- ■ ' beîeS DÉLIRES A 1LA JXVHE P^LRQVÏ: r Ce firage de DÉLIRES, en édition originale, ne sera, pas réimprimé. Il a été limité à 1100 exemplaires numérotés : 2s sur Japon, 7s sur flol^ lande, 1000 sur t>élin liane, plus LX. exemplaires de présent. Exemplaire n° 2 2 6 DELIRES Si Yi VtVu DU MÊME AUTEUR Chez. jF. Rieder et C'e : HISTOIRE D'UNE MARIE EN SABOTS PAR FIL SPÉCIAL UN HOMME SI SIMPLE CHALET 1 Éditions de la. Soupente : MOI QUELQUE PART Chez. Ferenczi et Fils : ZONZON PÉPETTE Éditions Lumières : LE POT DE FLEUR DELIRES A LA JEY1E P^LKQVX Marcel SÉNAC, libraire-éditeur 5, -place de l'Odéon, 5 PARIS 192/ Tous droits de reproduction et de traduction réservés pour tous les pays y compris la Russie Copyright ly André Haillon, igZ^ A Qekmaine LIEVENS PRE TA C E Mesdames, Messieurs, L'auteur de cette future préface arfoue son embarras. Entendez, qu il sait parfaitement où il %)eut en t>enir. Seulement il ignare par quelle x>oie. En comptant sur les doigts, il y a trois caté-~ gories de lecteurs. Ceux, qui lisent un li-Ore de bout en haut en commençant par la préface; ceux, qui négligent cette préface; ceux qui n y pen>~ sent qu à la fin. IJauteur x>ise ces derniers. Il ■Coudrait leur démontrer qu une introduction n est pas une table des matières, qu il est contraire à toute logique datteler la charrue devant les bœufs, que... Et comment le leur dire d temps, puisque par définition ils liront cette démonstration lorsqu'il sera trop tard? Supposons le problème résolu. Ce liï>re s appelle DÉLIRES. Délires ax)ec un vS. Celle lettre en soi n a rien d antipa>-thique. Elle prend ici un petit air de pluriel qui ne laisse pas d inquiéter. Encore s il s'agissait de délires amoureux.. jL homme et la femme n'en jont pas d quelques délires près, paraît^il- et dix S contiendraient mieux qu un seul. Hais, dans les deux récits qui suident, il est question du x>rai délire, celui que les dictionnaires sérieux définissent par l expression : perdre la houle. Si dans la première histoire, un personnage perd réellement la houle ,-' provisoirement, espérons^le,-' dans la seconde, mon Dieu, les choses se passent d une façon si simple, telles ment dans l'ordre, que l'on se demandera: où est le délire P Il est recommandahle d chacun d'être en rela— lion a-Oec un ou deux psychiatres. Ce sont des gens charmants. Autrefois, ils portaient les cheveux longs, ramenés en arrière à la Charcot, afin de ne rien cacher du front, Sorlonne au-~ ÎO guste de la pensée. La crinière ne se parle plus en psychiatrie. JPas plus que l hystérie, d'aile leurs. JBaiinski (grand saint Antoine, est-ce lien Labinski?) Liabinski a changé tout cela. L'hystérie est une blague et le psychiatre monder ne ressemble à tout le monde. Même on en doit qui inclinent leur chapeau légèrement sur le côté dans un charmant laisser-aller, au goût du jour. Seulement, il y a leur regard. Par exemple, leur premier coup d'oeil, quand ils enveloppent et jugent un malade qui ne se doute pas que la consultation est déjà commencée. Le spectacle est très beau, pourvu que l on n y soit pas direc-tement intéressé. Il devient encore plus h eau, quand le malade, sans en a-Hoir l'air, sait parfais tement que son médecin l observe. Et le drame touche au pathétique, quand le médecin, et toujours sans en ax)oir l air, poursuit son observation en sachant que le malade jait. De l'un à l autre, c est une guerre éternelle de petites ruses, tantôt cordiales, tantôt féroces, toujours chargées d'intelligence, car, si le psychiatre a de la finesse, il n est pas de malades plus malins, plus éveillés et, pour tout dire, plus sultilement sur leurs gardes que ceux, qui se livrent... ou ne se livrent pas d sa direction. Pour en retenir d L'S de DÉLIRES, le connaisseur d âmes, au regard lucide, tous dira, en termes plus étudiés lien entendu, qu'entre ce qui se toit et ne se toit pas, entre l'écoulement d eau goutte à goutte et la cascade d gros louil— Ions, entre le délire forcené et le raisonnement qui suit en paix son lonhomme de chemin... sur une fausse piste, c est comme dans certaine faite où « le plus âne des trois n'est pas celui 3 qu on pense ». Voild lien des détours pour deux pautres petites histoires qui ne cachent pas tant d'indien fions. L auteur eût été mieux atisé en ali<~ gnant simplement quelques-uns de ces dictons qui arrangent tout et ne proutenf rien. Par exemple : Telle mère, tel mari. Plus on est de fous, plus on rit. flâte-toi lentement. X-e baptême est un sacrement. Tout faitfarine au moulin. JSTe fais pas aujourd hui ce que tu peux remettre à demain. A. 3. DES MOTS DRAME CÉRÉBRAL QJQJQJÇUQjQJÇUQJQJ i POUR autant qu on puisse le savoir, cela commença comme ceci : Ils tournoyaient dans la cuisine. Il comprit : /——* Ardent levier. Il fit: y—^ Qu'est-ce que tu dis? ^ Ardent levier. /-' Qu'est-ce que tu dis? Elle répondit : ,-' Il ne faut pas jeter le marc dans l'évier. Certes, il ne faut pas jeter le marc dans 1 évier : le marc bouche l'évier. Ce sont des conversations de ménage. Il rit : ,—-Tu as raison. Il ne faut pas jeter de marc dans l'évier. Il ne faut pas jeter de... Tiens! pourquoi, coup sur coup, répétait-il : »' line faut pas j eter de marc dans l'évier. Il avait un peu mal, dans la tête, là par derrière, sous l'os. C'était un long très maigre, avec une tête de bon chien triste. Il s'amusait parfois devant une glace : « Tiens Fox, un su-sucre. s> Il souriait et dans la glace, avec sa tête de bon cbien triste, Fox souriait aussi. D' autres ainsi se découvrent un bouton ou s'arrachent un poil dans le nez : petites manies quand on est seul avec soi. Pour le reste,son but était : des livres. Avec le même but, il y en a qui s'appellent : « H omme de lettres. s> On dit de même : « Femme de ménage. » Il était plus modeste. Il avouait : ^^ Je vis mes histoires. Le lendemain, il écrivait. Une petite cbambre, une table, une cbaise et, parce qu'il faisait froid, un poêle dans la fumée. Toujours son mal dans la tête. 3a plume traça : Il ne faut pas jeter de marc dans 1» ! • 1 evier. / Zut! une bourde!... Ecrire des bourdes, c'est qu'on est fatigué et même davantage. Oui, peut-être ! Les amis conseillaient : ' Mon cber, repose-toi. Tu t es surmené. 3urmené comme surhomme! Quel grand mot! Mais non, il ne s'était pas surmené. Comment l'eût-il été? Depuis des mois, il n'avait plus touché sa plume. Il avait soigné sa Germaine. Voyons ! se surmène-t-on à soigner sa Germaine?... Allons! sa phrase. Il médita. Il commença : ' Il ne faut pas... Ah! non, alors ! Allait-il gâcher son temps à des enfantillages? Des mois sans écrire. Toujours laborieuses, ces mises en train. Il pensait trop à Germaine. C est vrai qu 'elle avait été malade. Et fort! Elle parlait tout le temps. Elle annonçait : « Je vais me taire » et recommençait à parler. Un esprit parlait en elle. Elle était son epouse en D ieu. Folle!... un si beau cerveau et lui : le cocu d'un Es-prit !Bah! c'était fini. Plus folle, bien guérie, bien d'aplomb. L'usine, comme ils disaient, en pleine activité : elle,à son piano et ses notes; lui, à sa table et ses pbrases. Elle travaillait. Il l'entendait : Boum... boumboum ! Quelle poigne! Une poigne pour Beethoven. Toujours grand ce Beethoven! --- Allons, vieux, travaille comme elle. Il aligna des mots. Cela fît une phrase. Il l'essaya. A la bonne heure, elle marchait bien. Il aimait les phrases venues d'un coup et marchant bien. « Une phrase qui d'un pas égal pose les pieds où il faut pour arriver où elle doit, écoutez comme elle marche : elle marche avec rythme... » II avait écrit cela un jour. La nouvelle phrase se campait. Avec son marc dans l'évier, ce qu'il était bête tantôt. En avant la suivante... Quand même sa Germaine! Il paraît,c'est toujours ainsi. Pendant qu elle était malade, comme elle le détestait ! Un assassin ! elle le croyait un assassin : il avait tué une femme. « Assassin ! Maudit, va crever à la rue!... » Comme elle lançait ces mots! Ils frappaient dur /-' la nuit surtout. Et quand, par pénitence, elle ne voulait pas avaler sa salive. D es deux mains, elle retenait sa langue : «Je n'avalerai pas ma salive; je n'avalerai pas ma salive, je n'avalerai pas ma salive. » La langue prise, cela gargouillait! Quel cauchemar!... Tatata! Oublié tout cela. Les derniers temps, elle l'appelait : « Mon petit fïeu du Bon Dieu. t> C'était pénible, mais il aimait bien ce nom. x-' Allons! petit fïeu du B on Dieu, travaille! Et les amis! Ah! s'il les avait écoutés ! Ils parlaient sur le seuil, sans entrer : s Mon cher, comment va-t-elle? Et toi? 5ois prudent. On ne vit pas impunément dans une telle atmosphère. s> A les entendre, sa Germaine, on l'eût enfermée. Ah ! non, n'est-ce pas ?I1 se devait à sa Germaine. 3on cerveau à lui, il l'eût sacrifié pour sauver celui de sa Germaine. D'ailleurs, il avait un cerveau so-lide, ayant fait déjà d'autres pirouettes et retombant toujours sur ses pattes. La preuve : après des mois, il le tenait entre ses doigts, devant sa table, à fabriquer des phrases... Il écrivit : Marie était... Mon Dieu! écrire « Marie », quand on pense « Germaine », on n'y est pas. Marie était celle du roman en cours, une brave femme, une grosse maman de femme, dans le genred'une Marie qu'ilavait aiméeautrefois... Eh! oui, on se quitte, l'affection reste, il voyait encore cette Marie. Mais c'est loin « autrefois ». Plus volontiers, il eût écrit « Germaine ». Bah! on a commencé, il faut bien qu'on achève... Voilà : ' Marie était... D u diable ! qu'est-ce qu elle était Marie? Ce mot qu'il cherchait, ce sacré mot s'obti-nait à s'enfuir. Sans doute à cause des boum... boum de Germaine. Quelle poigne! Toujours grand ce Beethoven! Tout de même, elle avait peut-être tort. C'est beau, le piano, mais quand on a eu le cerveau malade, il est bon de le ménager... 3'il allait la distraire un instant : Il alla : ,-' Eh bien? Tu es contente? Il marchait bien ton Beethoven. Comment? Elle ne jouait pas du B ee~ thoven : /-'J'ai cru cependant... Elle dit , ,-' Tu t es trompe. Elle ne jouait même rien du tout. Le piano clos, elle feuilletait un livre : ,—'Tu vois, je lisais... Ettoi, cela marche? Tu es si rouge! Rouge ! Quoi rouge? Qu'est-ce que cela fait que l'on soit rouge? Quand on travaille, on est toujours un peu rouge. Il dit : t'inquiète pas. Repose-toi. Moi, je retourne à mon roman. Gomme c'est bizarre ! On entend des notes : elles ne vivent que dans la tête. D'où viennent-elles? Et puis rouge! Il se planta devant sa glace. ' Bonjour, Fox. Nous sommes rouges, paraît-il. Prends ton su-sucre. Et maintenant au travail. Tiens ! que s'était-il passé? 3a phrase, sa bonne phrase de tantôt, on la lui avait bif-fée !... Qui? Qui donc lui avait biffé sa phrase? Allons! allons! il n'allait pas s'énerver. Personne ne vous biffe une phrase. Il 1' avait biffée lui-même sans y penser : une distraction. 11 n y avait qu a la recrire. Voilà... Il prit sa plume, il réfléchit, il écrivit : »' line faut pas jeter demarc dansl'évier. II IL dormit mal. Ah ! ces nuits ! Il ne l'eût pas dit à Germaine, mais depuis quelques nuits, il dormait de plus en plus mal ; il ne voulait plus dormir. L'horreur déjà de se glisser dans ce lit ou, des jours et des jours, elle avait crié : « Assassin! Tueur de femmes! Va crever dans la rue ! » Tous ces cris que l'on a entendus, que l'on recommence à entendre, dès qu'on s'oublie à fermer l'œil ! Il regarda Germaine. Elle dormait bien, elle. Plus agitée du tout, calme, au bout des doigts ces petites secousses comme toujours, parce qu'une main de pianiste, même en dormant, frappe encore sur les touches. Unebelle artiste ! Un beau cerveau ! 3'il l'embrassait? Il se pencha. Eh! qu'allait-il faire? Caresser ce front, en avait-il le droit ? Ce sont des choses qu'on ne s'avoue pas : si elle avait été malade sous ce front, à qui la faute ? A qui? ParhleuL. N' est-ce pas? on est écrivain, on combine des histoires, on imagine des personnages, certains, on les aime si fort qu'on les devient. Par exemple ce Valère dont les pouces se serraient en amour autour du cou d'une vieille femme. 3i, si. Il l'avait senti si fort que ses mots en écrivant s'étaient enfoncés comme des pouces dans ce cou de vieille femme. Il en avait même pris de la joie, une joie venue du diable, de réaliser sur le papier le mal qu'il n'eût osé dans la vie. Avec cela, on est lâche. Ce beau cerveau de Germaine que 1 on aime, on le connaît depuis l'enfance, on le sait un peu naïf, on s'amuse à le chipoter : voir ce qui arrive. Un jour, n'avait-il pas essayé? « Tu sais, quand Valère étranglait cette femme, c'est arrivé, c'est vrai ! » Un autre jour : ce A toi, je l'avoue, ce Valère, c'est moi... » Ou plutôt non, ce n'était pas ainsi. Ce livre que l'on écrit, ce livre dont on parle, que l'on vit : on mêle le vrai et le faux. Elle, la premxere, avait dit : « Ce Va-1ère, c'est toi s et lui, encore tout chaud : « Oui ! » Voir ce qui arrive ! Ce qui arriver Ah ! bien oui... Pendant des mois, une femme se replie dans la terreur,le dégoût parce que... et 1 homme n'y pense plus. Puis folle! « Assassin!... Tueur de femmes!... Va crever dans la rue ! » Encore ces mots, s'il les avait simplement entendus. Mais les voir ! Plein la chambre, sur les chaises, accrochés aux barreaux du lit, sur l'armoire. Comme elle quand elle les prononçait, ils avaient les joues de Germaine, le nez de Germaine, ce masque horriblement boursouflé, qui était le visage de Germaine et ne ressemblait plus en rien au visage de Germaine. Et ils roulaient des yeux, tordaient la bouche, se te- naient des deux mains la langue, parce qu'ils ne voulaient pas avaler leur salive. On a beau dire que de tels mots n'existent pas. Quand même il les voyait. Et puis: « Assassin !... Tueur de femmes... Va crever dans la rue!...» Qui lui prouverait, après tout, qu'il n'avait pas tué une femme? Hein ! sa joie quand, mot par mot, il écrasait sous les pouces le cou de cette vieille femme ! Et puis, il avait promis : « Mon cerveau, pour sauver le sien, je donne mon cerveau. » C'était justice. Maintenant, le cerveau était sauvé. Alors ces mots qu'il entendait, ces mots qu'il voyait, s'ils venaient réclamer ce qu'il avait promis. Il dormit mal. Il se tenait sur ses gardes. Quelque cbose allait se produire. Il sentait plus violent déjà dans la tête son mal : là par derrière, sous l'os... Le lendemain, il ne pensait a rien. Il regardait Germaine. Il entendit : ,-- Il ne faut pas jeter le marc dans l'évier. Zut ! On ne jette pas du marc dans l'évier. Qui est-ce qui jetait du marc dans l'évier? Qu'est-ce que cela lui faisait que l'on jetât du marc dans l'évier. Elle n'allait pas recommencer, cette blague! Germaine, devant son piano, ne jetait pas du marc dans l'évier. Elle étudiait son Beethoven : Pam... pam-pam ! Toujours grand ce Beethoven! Il dit : ,-' Je vais faire comme toi. Je vais travailler. Il s'enferma dans sa chambre. Il alla vers son miroir : ,-' Un su-sucre, Fox? Nous avons les yeux tristes, un peu hagards. Qu'est-ce qu'il y a? Bah ! Au travail, Fox. Il reprit sa phrase de la veille. ,-' Marie était.. Qu'est-ce qu'elle était, Marie? Tiens! « Marie, » le mot sur le papier bougea, se souleva, prit un corps, puis deux ailes, s'envola et, droit par l'oeil, lui entra dans le cerveau. Cela se mit aussitôt à ronger. Mais non ! Que les mots, la nuit, fissent des grimaces il le savait. Mais en plein jour, les mots ne prennent pas d'ailes, les mots sont des signes,les mots ne deviennent pas des mouches qui entrent par un oeil pour vous ronger le cerveau. La preuve : il courait là, sur sa page. Du bout du doigt, il l'aplatit. Mort! Cela fit une tacbe. Certes, non, il n'avait pas peur ! Voir ce qui arrive? Il essaya d'un autre mot : --' Etait Vraiment oui, le mot vivait. Des pattes, une carapace, un bout de trompe, on aurait dit de ces bêtes qui percent le bois. Elle grimpa le long du porte-plume, puis droit par l'œil lui bondit dans le cerveau. Cela se mit aussitôt a ronger. Ak!ah! une bête. Elle se traînait d'ailleurs sur le papier : ,-' Tiens bête ! 3ous l'ongle, il l'écrasa. Cela fît une deuxième tacbe. Voir ce qui arrive? Au basard, il traça : /-—s II ne faut pas jeter le marc dans l'évier. Cela grouillait ! Ce n'était pas des vers, puisqu 'ils agitaient des pinces et aussi des pattes comme des bomards. Mais ils avaient un corps de ver. Il eut tout juste le temps. Il abattit le poing : Tenez vers! Quelle bouillie ! 3a page en fut souillée. Le singulier roman qu'il écrivait là ! Il pensa : Je vais montrer mon ouvrage à Germaine. Pam-pam-p... Beethoven resta une main en l'air. Elle regarda. Elle dit s ' Eb ! bien, c'est à cela que tu travailles ? Des pâtés d'encre! Où voyait-elle des pâtés d'encre? Il expliqua : ' C'est du jus de mots. Elle fit : ' Evidemment! L'encre, c'est du jus de mots. Pauvre Germaine ! Elle était guérie : quand même, il restait quelque cbose. Il précisa : ^' Comprends donc : ce n'est pas de l'encre. Ces mots vivaient. Je les ai tués. Tu vois? Là et là. Il montra les places. Puis il se fâcha parce qu'elle soutenait : --'Tu dis des bêtises. Après, oui, il dut en convenir : /—En effet, c'est de r encre. Il en avait plein les doigts. Elle dit alors : -—A la bonne beure. D'ailleurs, tu le sais bien, on ne tue pas les mots. _ 1 i On ne tue pas les mots? Evidemment, on ne tue pas les mots. Mais si on ne tue pas les mots, ils vivent et s'ils vivent... Ils etaient dans son cerveau. Il les sentit, ja pauvre tête,mon Dieu ! comme les mots y rongeaient. Il comprit et tout aussitôt comprit autre chose. Il avait dit : « Je donne mon cerveau. » Les mots lui prenaient son cerveau. Il prononça : ^ Ce qui arrive est juste. Et ces mots comme les autres entrèrent et lui rongèrent le cerveau. Il retourna dans sa chambre et miroir fut un mot avec un chien qui sourit et vous mord le cerveau. Il ne fut pas surpris : il fit quelques pas et, comme s'il avait marché dans une fourmilière, des mots coururent sur ses pieds, des mots coururent sur ses jambes, des mots coururent sur ses mains, des mots montèrent vers sa tête, des mots qui cherchaient et trouvaient son cerveau. Ils etaient comme ils sont quand les mots vous cherchent le cerveau : avec des dards d'abeille, avec des griffes de lion, avec des ailes comme des oiseaux, avec d'ignobles barbes d'homme, avec le masque boursouflé qui ne ressemblait plus au visage de Germaine : là un mot qu'elle avait lancé, là un mot qu'il avait écrit, là un mot qu'il avait pensé, là un mot qu'il avait dit. Mon Dieu! pourquoi, dans sa vie, avait-il animé tant de mots? Mais, il n'était pas fou. Germaine avait été folle. Tandis qu'elle était folle, elle annonçait : « Je vais me taire » et ne cessait de parler. Lui, il pouvait se taire. Il dit : ,-' Il ne faut pas jeter de marc dans l'évier. Mais ce qui arrive est juste. Et d abord, plus jamais je ne m'assoirai sur une chaise. Ma place n'est plus sur une chaise, ma place est par terre, humblement près du poêle. Il s'assit près du poêle. Il était libre de se taire. Il continua de parler : ' ... et poêle est un mot qui porte dans son ventre des intestins de flamme, et flamme est un mot qui vous brûle le cerveau avec sa langue de flamme. Ce qui arrivait était juste. Ces mots, puisqu'ils voulaient son cerveau, il ne repoussa pas ces mots. Il était toujours libre de se taire. Il dit : /—' Je laisse entrer ces mots. Il y a les mots et mot est un mot avec trois pinces à me pincer le cerveau. Il y a les mots : on leur dit : C< V iens ici, gentil petit mot. » Avec un peu d'encre, sur le papier on le colle : cela fait un mot. Avec un peu d'encre sur le papier, on colle d'autres mots : cela fait d'autres mots. Encore des mots : de mot en mot, cela fait des phrases en mots. Encore des mots : de mots en mots, cela fait des livres en mots. Des livres en mots avec des Valère en mots et leurs pouces en mots qui vous cherchent et vous étranglent le cerveau. Mais les mots dans des livres sont des mots qui vivent. Alors comme des mots qui vivent, ils sortent de votre livre, car on ne tue pas les mots. Pourquoi ces mots qui vivent sortent-ils de mes livres, pourquoi me rongent-ils le cerveau? Parce qu'on ne tue pas les mots. Parce que j'ai dit : « Voilà, je donne mon cerveau. » Et ce qui arrive est juste. Il pensa à Germaine. Il expliqua : ' Chère Germaine, tu m'as dit : « Ce mot vous saute aux yeux, s> alors ce mot vous saute dans les yeux. Chère Germaine, tu m'as dit : « Ce style est vivant, » alors ce style est vivant, chacun des mots de ce style est vivant. Les mots ne sont morts que dans les dictionnaires. Mes livres ne sont pas des dictionnaires. Et ce qui arrive est juste, parce que j ai dit : « Voilà, je donne mon cerveau. » Ainsi les mots me rongent le cerveau ; ils copulent dans mon cerveau ; ils piquent leurs oeufs dans mon cerveau ; ils éclosent dans mon cerveau ; il y en a qui meurent dans mon cerveau. Pouah! ceux qui meurent, comme ils puent dans mon cerveau! Mais ce qui arrive est juste. Il eut un souvenir et pour mieux y penser s'allongea par terre, là où c'était désormais sa place pour que les mots pussent plus vite ronger son cerveau. Un jour avec un ami, il avait été à la chasse. Il n'eût pas tiré sur un lièvre, même étant Valère il n'eût pas tiré sur une femme. u ami avait tiré sur le lièvre, il l'avait blessé, ils ne l'avaient pas trouvé. Plus tard seulement, lui, il r avait trouve. 11 ne restait que des os. Les fourmis l'avaient rongé. Les fourmis sont des mots a vous ronger le cerveau. Ainsi comme le lièvre, ils rongeaient son cerveau. Il n'en resterait que des os. Mais cerveau est un mot. Il n'avait pas de cerveau. Il avait un mot comme cerveau. Il alla trouver Germaine. Il dit : ' Je n'ai pas de cerveau. J'ai un motet d'autres mots mangeront ce cerveau. Elle ne pouvait pas comprendre. -' Ne blague pas. Tu dis des bêtises. Il ne disait pas de bêtises. Et bêtises fut un mot qui rongea son cerveau. Pourquoi discuter? Elle était guérie, mais restait toujours un peu folle. Et ce qui arrivait était juste. Il retourna dans sa cbambre. Il y courait plus de mots. Il reconnut Valère et ses deux pouces en mot pour étrangler son cerveau. Il se remit par terre et c'était maintenant sa place. Il n'était pas fou. Il était libre de se taire. Il annonça : ' Je vais me taire. Il dit : III ILS étaient au lit. Germaine dormait. Par une fente, sur le plancher, goutte à goutte, la pluie gouttait. C'était la pluie... Les autres nuits, oui, c était la pl uie. Mais aujourd'hui !... Une goutte toquait... une goutte toquait... puis a la file ■' trois... Une goutte toquait... une goutte toquait... puis a la file y—trois... Une goutte... La première était pour l'œil, la deuxième était pour l'œil, puis à la file trois pour la tête, dans le trou qu'il avait. Déjà très grand dans la tête le trou qu il avait!... Les mots rongeaient, c'était la nuit... Chut! Germaine dormait. Les mots rongeaient, c'était la nuit... Chut ! Germaine dormait. Déjà très grand dans la tête, le trou qu'il avait. Un mot venait, une goutte toquait. Un mot venait, une goutte toquait. Puis à la file /—' trois... Germaine dormait... Plus grand dans la tête, le trou qu'il avait. ' Germaine ! Chut! Germaine dormait. Une goutte toquait, un mot venait. Une goutte toquait, un oeil pleurait. Puis à la file trois, dans le trou de la tête où les mots rongeaient, des mots tombaient. ' Germaine!... Germaine! Chut! Germaine dormait. /-—■'' Germaine!... Germaine! Chut ! Germaine dormait. La peur venait... Germaine dormait. Par une fente sur le plancher, goutte à goutte, la peur toquait... Les autres nuits, oui, c'était la pluie. Mais aujourd'hui!... Une goutte toquait, un mot rongeait. Une goutte toquait, un cœur tremblait. Puis à la file trois ! Oh ! dans la tete le grand trou qui s'ouvrait. ■' Germaine! Germaine!! Germaine!!! Ghut! Germaine dormait. ' Germaine! Ghut! Germaine dormait. IV El ce fut tout pour les mots. Vint un jeudi. Quand Germaine était malade, elle se raidissait : « Je vais tout à fait bien, je vous l'assure, » Mais lui, sans se raidir, il allait tout à fait bien, je vous l'assure. 3a tête, soit, elle lui faisait mal, là par derrière, sous l'os. Mais il avait ce droit... Pour le reste •. tout à fait bien, je vous l'assure. Le jeudi, il passait unebeure chez. Marie, celle de ses livres, oui, pas une maîtresse, pas sa femme comme Germaine, une espèce de maman. Germaine le voulait bien 'tout à fait bien, je vous l'assure. Quand il entra, Marie cousait des chemises. Qu'eût-elle fait, Marie, sinon coudre des chemises? Plus exactement dans la chemise, elle surfilait une boutonnière. Elle demanda : ,-' Gomment vas-tu? Mieux? Mieux? Pourquoi mieux? Il répondit : ✓—' Mais oui, Marie, je vais tout à fait bien, je te l'assure. Elle pensa à Germaine. Elle demanda : ,-' Et chez toi? Cela va bien? x-' Tout à fait bien, je te l'assure. Elle sourit : ,-' Alors, je suis contente. Moi, tu VOIS... ' Oui, Marie, je vois : tes chemises. C'était parfait. Elle aussi, elle allait tout à fait bien, je vous l'assure. Chez Marie, il aimait de venir, puis il aimait de s en aller. Il regarda l'heure à une petite montre qui pendait au mur. Il avait oublié la sienne. Neuf heures. Il attendit un peu, il s'informa : —' C'est de la flanelle? ^-' Non. Du coton. ^^ J'aurais juré de la flanelle. Et de nouveau, il regarda l'heure. Toujours neuf heures. Ah? Le temps ne passait pas vite. Il regarda autour de lui. Marie cousait dans sa cuisine : la tahle, le poêle, une cafetière, naïvement trop grande pour une Marie toute seule, l'évier. Il sentit un petit choc. Il dit : ,—' Tu sais? Il ne faut pas jeter du marc dans l'évier. ^-' Bien entendu, fit Marie. Je boucherais l'évier. Pourquoi dis-tu cela? ,-' Pour rien,Marie. J'ai dit cela,comme j aurais dit autre chose. Cela crée des malentendus quelquefois : ardent l'évier. Tu comprends? ,-' Non, dit Marie, je ne comprends pas. ,-' Ne t'inquiète pas. Je dis cela pour... Et pour la troisième fois, il regarda l'heure. __ DELIRES Tiens! toujours neuf heures ! Il observa : ,-- Elle ne marche pas, ta montre. Non, dit Marie, elle est cassée. Bon, cassée. A cela rien à répondre. Ce ne fut qu'un peu plus tard. Pourquoi Marie accrochait-elle au mur une montre qui ne pouvait indiquer l'heure puisqu elle était cassée? Et puis, on ne casse pas comme cela une montre. Il dit : —' Peut-être n'as-tu pas donné à manger à ta montre. Donne-t-on à manger à une montre? Non. Il savait bien comment on fait marcher une montre. Il avait dit cela pour rire, pour gagner du temps, et aussi parce qu'il avait faim. Marie aurait dû comprendre. Elle ne comprit pas : elle fît celle qui ne comprend pas. Elle achevait une boutonnière. Elle l'approcha de sa bouche et en coupa le fîl avec ses dents. Il vit bien, elle mordit ce fîl avec rage. Elle dit : ,-' On ne donne pas à manger à une montre. Et aussitôt montre fut un mot avec des roues qui tournèrent pour ronger son cerveau. Ce qui arrivait était juste. Mais il ne voulait pas que cela se produisît ici. Il essaya de se défendre : /—'' Ne te fâche pas. , c'est qu'on pourrait penser a elle autrement. Et alors gare ! Surtout quand cette femme n'est pas une femme comme beaucoup, mais une lumière pour laquelle on a sacrifié son cerveau, et qu'il ne faut pas se laisser enlever, de crainte de ne plus voir clair dans son propre cerveau. D u reste, il ne s agissait pas de cela. Il y avait autre cbose. Cbez lui, quand il en parlait, on lui répondait ! s Tu te trompes » ou bien : « Tu dis des bêtises, » Des bêtises! Sa femme elle-même ce matin l'avait rabroué : « Tatata. » Pourtant, il avait le droit de savoir; si, si, Docteur, strictement le droit. Mais avant tout, qu'est-ce qu'il était? Ecrivain. Oui ou non, puisqu'il était écrivain, sa tâcbe se résumait-elle en ce mot : écrire? Alors, si telle était sa tâcbe, il était libre d'écrire tant qu'il lui plairait. Et lors-qu il tenait sa plume, même fatigué, même torturé dans la tête, il n'y avait ni la Vie, ni Dieu, ni les mots, eussent-ils des pinces, ni même vous, Docteur, pour lui dire: « Cher Monsieur, vous travaillez trop, ménagez-vous... » Donc comme les autres jours, il avait travaillé. Il était libre aussi de traiter tel sujet qu'il lui plaisait, de passer de tel sujet à tel autre et si le matin, puis l'après-midi, il avait délaissé, vous savez bien, Docteur? le sujet Marie, pour travailler à son conte que, pour certaines raisons, il appelait: La JMiorl de Valère, ni le Docteur, ni la Vie, ni D ieu n'y pouvaient rien redire. S'il lui plaisait dans ce conte de parler d'un type qui lui ressemblait un peu, qui, ma foi, lui ressemblait beaucoup et, pour tout dire, lui ressemblait absolument, encore libre à lui. S'il lui plaisait de raconter que, pour certaines raisons, ce type avait mal agi, qu'il se pouvait par exemple qu'il eût étranglé une vieille femme, encore une fois, il était libre. Si ce type, après ce crime probable et pour les mêmes raisons, avait mal dans son cœur, et même mal dans sa tête, ne sourcillez pas, Docteur, encore une fois il était libre. Si ce type, pris de remords, finissait par avouer à sa femme qu'il n'avait pas commis ce crime, qu'il l'avait rêvé, qu'il s'y était délecté et si, malgré cela, pour les mêmes raisons, il avait de plus en plus mal dans la tête et aussi dans le cœur, c'était pour de nouvelles raisons et, encore une fois, les amis auraient beau dire : « Ménagez-vous » ou faire semblant de parler de Taine, personne ne pouvait contester à lui, l'auteur, le droit de raconter cette histoire. Si, en fin de compte, toujours, pour les mêmes raisons, ce type finissait par se jeter sous une automobile et s il était mort, le docteur avait beau jouer 1 indifférent et se regarder les ongles, lui, 1 auteur, il avait le droit d'en faire un mort. D ailleurs, vous le savez bien, Docteur, à une lettre près, mort est un mot, un mot qui peut vous entrer dans la tête pour ronger le cerveau, mais un mot également qui a un sens. Si, bourgeoisement parlant, on enfermait cet bomme dans un cercueil, si on le fourrait sous terre, si on se lamentait : c< Voilà, il est mort ! » cela ne prouvait pas que cette force qu il portait en lui, qui était peut-etre de l'amour, un suicide par automobile eût pu la mettre à néant. Cela ne prouvait pas que cette force d'amour fût perdue, qu elle ne pût plus être utile à celle qui lui avait donné naissance. Mais enfin, bourgeoisement parlant et la cbose, bi ! bi ! dûment constatée par un médecin, Docteur, ce type ayant roulé sous une automobile était mort. Notez, D octeur, que ce type lui ressemblait un peu, que, ma foi, il lui ressemblait beaucoup, et pour tout dire, lui ressemblait absolument. Alors, si le docteur voulait se donner la peine de le suivre, voici la cbose : Comment savoir qui, du type ou de lui, était I) E L 1 I î S mort? Que ce fût lui n'était pas probable, puisqu'il vivait et, à première vue tout au moins, vivre pouvait sembler une preuve relativement convaincante. Mais enfin, mort ou vivant, puisqu'il ressemblait à ce type, il s'était jeté, comme lui, sous une automo-bile. A quel moment, Docteur? Ma foi, il n'en savait rien. Les siens soutenaient qu'il n'avait pu se jeter sous la voiture, puisqu il n'avait pas été dans la rue. Et pourtant si. La preuve : il avait vu cette voiture arrêtée, mais après r 11 avait senti contre la joue la cbaleur du moteur, il avait senti le cboc, il avait entendu un agent : « Rien à faire, il est mort » et maintenant encore, quand il se regardait marcber, il avait le corps tout raide du côté du coeur. La preuve encore, si mesquine qu'elle pût paraître, c'est que le jour de sa mort, par une miraculeuse exception, Docteur, il portait sa montre et, entre nous, vous qui vous occupez du cerveau, vous savez ce que l'on donne à manger à une montre. La preuve donc, c'est qu'il portait cette montre, que le verre sous le choc avait été brisé, tué si l'on veut, et que, s'il se trompait comme on le prétendait, il eût été simple de lui montrer ce verre de montre non pas brisé, mais entier. Gomment, Docteur, il était entier? Mais précisément, s'il était entier, cela prouvait qu'il avait été cassé et remplacé par un autre qui ne l'était pas. Alors, voilà ! la démonstration était faite. Bonsoir, Docteur. VI ASSEZ! assez! Il ne penserait plus aux mots; il ne penserait plus à la montre. Il voulait la paix. PAX : deux lettres, et deux os en croix sur une tête de mort. Il tenait le remède. Chut ! Ce ne serait pas Germaine et ses ce Repose-toi s ; ce ne serait pas le docteur et ses... Dans quelques instants, il se retiendrait de bouger; il fermerait les yeux, il aurait l'air de dormir. Et alors... Ab! uneeloebe. Un., deux...trois... quatre... cinq... Parfait! Cinq heures. C'est à cinq heures que l'on se met en route pour conquérir la paix. Mais pas tout de suite. D'abord, u compterait jusque... D u diable! jusqu'à combien compterait-il ? Jusque mille? Ce seraittrop. Jusque cent ? Encore trop. J usque cinq simplement, mais sans se presser, un deux, trois, comme les coups de la cloche. /-' Un... deux... trois... quatre... cinq. Et maintenant attention, ne bougeons plus. Je ne bouge plus,je ne bouge plus. Gela prend très bien. Ma femme se lève déjà. Chère Germaine! Comme elle s'efforçait de marcher en douceur! Et cette façon de lui ramener la main. Et cette sollicitude : /-' Tu dors? ,-- Eh! oui,je dors. Va ; va donc!... Ouf! partie... Ce qu'elles sont peu clairvoyantes les femmes. Fermer une fenêtre! Comme si cela ne s'ouvrait pas. Et sans bruit encore bien. Tiens! comme il était haut ce mur et la rue comme elle s'allongeait. Tant pis! on connaît sa gymnastique. Une escalade, un saut de chat, et maintenant au trot jusqu'à l'église. Ah! vous voyez bien! C'est Dieu qui lui avait donné son idée. D îeu lui -meme avait envoyé ce prêtre dans l'église. ■' Bonjour, mon père. Quoi ? Ce n'était pas la peine de sursauter, mon père. Ce qu'il voulait? La paix, mon père. S'entendre dire : « Allez en paix. » Pour cela se confesser, se confesser tout de suite, là dans le... dans votre... oui, vous dites le mot, dans votre tribunal de la pénitence. ,-' Mon pere, je m accuse... jj accuser de quoi ? Depuis le temps ! Mon Dieu, il s'accusait de tout, mon père; pécbés véniels, pécbés mortels, pécbés en action, pécbés en pensées. En pensée, surtout mon père. Par exemple,en pensée,il avait tué une femme. Mais il ne s'agissait pas de cela. A la bonne beure, c'était un brave bomme, ce prêtre. Pas de ces tatillons qui vous tourmentent : « Combien de fois? ». s Bien mon enfant... Bien, mon enfant... Bien mon en- fant... » Tout était bien. Et avec cela, indulgent : x——' Gomme pénitence, vous réciterez trois At>e. Comment, rien que trois? Eb! oui, il les réciterait avec recueillement, mon pére. ^ Et maintenant, allez en paix. Enfin ! la paix,la paix, il tenait la paix. Le prêtre l'avait dit. Etait-il bien certain que le pretre 1 eut dit? ,-' Vous l'avez dit, n'est-ce pas mon père : « Allez en paix » r ^—' Oui, mon enfant. Trois A^e et puis allez en paix. ^ Merci, mon père. Cette fois, il la tenait. II... ou plutôt non, il ne la tenait pas. 11 ne la tenait pas tout a fait. Le prêtre avait dit : « Trois A^e, et puis allez en paix. » Il avait donc d'abord à réciter ses trois AVe. Bast! trois A^e, ce ne serait pas long. Attention ! N'y avait-il personne? Un homme qui sort d'un confessionnal a toujours un peu l'air d'une bigote. Que dirait Germaine? Que penseraient les amis? Lui une bigote! Parce qu'il avait mal dans la tête?... Parce qu'il s'était fait dire : « Allez en paix! » La paix, entendez-vous ! Les autres seraient bien surpris. H ier, il avait épié Germaine. Elle se touchait le front, elle disait : « Ce pauvre petit,je crains bien que... » Non, Madame, on ne se toucbe pas le front; on ne craint pas que... » Votre petit cbercbe la paix; votre petit déraillait à droite, puis à gauche. Mais maintenant, Dieu, Madame, Dieu lui-même lui avait montré la voie. Hein? Il était dans une église. N'avait-il pas crié trop haut? Et pourquoi n'eût-il pas crié? Il en avait le droit : il parlait de Dieu. -—Parfaitement! Dieu, Madame, Dieu, lui-même. Comme cela sonne, quand on invoque le saint nom de Dieu dans une église. Mais il ne s'agissait pas de cela : d'abord ses trois At>e. Là... sur cette cbaise.il serait bien. Bien, mais si l'on entrait, trop en vue. S'il prenait plutôt celle-ci?... Ou cette autre plus loin? A la bonne beure. Un petit coin tranquille, quelques bougies, et là devant soi, pas trop baut, pour accueillir vos A Je, la statue de la Vierge. Heub! pas très belle cette statue. Trop de rouge, trop de vert et quels yeux! Vraiment des yeux de poupée et son Jésus comme une autre poupée dans ses bras de Sainte-Vierge en poupée. Eb ! s'arrete-t-on à ces balivernes? Trop rouge, trop verte, poupée si cela vous plaît, cber Monsieur, elle n'en représente pas moins la Vierge,l'Immaculée, Celle qui recevra vos trois A^e et vous donnera en retour la paix. En attendant, dites-les... .—' Au nom du P... Ak! mais, à quoi donc pensait-il? Assis, il était assis : se pavane-t-on sur une ckaise, quand on récite les trois JL te de sa peni-tence? « Allez en paix ! » O est bel et bon. Cettepaixon la mérite. On la mérite à genoux. A genoux, pécbeur ! Sur les dalles? Non, ce serait ridicule. A genoux quand même. ' Au nom du Père et du Fils et du Saint-Esprit. T'ainsi soit-il ! Si ce n'était pas stupide! Petit, il disait déjà s « t'ainsi soit-il. » On avait beau le reprendre. Et après? Qu'est-ce que cela pouvait faire? Dieu était-il un professeur de diction?Non? Alors tant qu'il lui plairait, il dirait : T'ainsi soit-il... T'ainsi soit-il... et encore : T'ainsi soit-il. Et maintenant, en route : Je vous alumaripleine de graceleseign... Hélà! bélà ! que bafouillait-il là? Il priait sapristi ! .rrier ce n est pas courir la poste, v-'n pense a ce que 1 on dit. Y pensait-il r Non. Il le devait, sinon sa prière ne valait rien et au diable sa bonne paix. Ainsi en s'exprimant : « Je vous salue, Marie... »que faisait-il? Comme l'ange, il... Quel ange? N'importe:comme l'Ange Macbin, Rapbaël, Gabriel, c'est cela, comme l'Ange Gabriel, il arrivait en visite cbez Marie. Il saluait Marie. On montre qu'on la salue que diable! Par exemple, en inclinant la tête, comme ceci : « Je vous salue, Marie... » Bon. De même il aurait à prononcer plus loin le nom de Jésus. Que font les prêtres, quand ils prononcent le nom de Jésus? Ils baissent un peu la tête. Eb bien ! lui aussi il baisserait la tête, légèrement, moins que pour le salut de la visite, mais avec le respect que mente le nom de Jésus. A la bonne beure, avec ces deux points de repère, sa pensée ne courrait plus le risque de se fourvoyer en route. D'abord sa croix : ' Au nom du Père et du Fils et du Saint-Esprit. T'ainsi soit-il. T'ainsi soit-il, évidemment. N'importe. 1' Je vous salue, Marie. Saluait-il? Oui, il saluait. La preuve : son front était encore penché. Mais cher Monsieur, qui saluait-il? Marie, mais quelle Marie? Pas une Marie quelconque, pas la Marie de son livre, pas cette grosse dame à genoux devant lui et qui peut-être s'appelait aussi Marie. Il saluait la vraie Marie, la Vierge Marie, celle de la statue. On le précisé que diahle, par exemple en donnant un coup d'oeil à la statue. Comme ceci : le front penché pour le salut, les yeux levés vers la statue : « Je vous salue Marie... s» Parfait. Et pourtant non. Le salut était bien indiqué, mais « Jevous... », ces deux mots aussi avaient un sens. Il fallait y penser. Ainsi «Je», c'était lui; « vous » représentait la Vierge. Comment le savoir, s'il ne se donnait pas la peine c de préciser? Par exemple, pour e Je s, en se touchant du bout de l'index la poitrine, il indiquerait ce ce Je s. Puis « vous », cet index, il le tournerait vers la Vierge. Discrètement, bien entendu, pour ne pas avoir l'air de la montrer du doigt. Gomme ceci : «Je» l'index sur la poitrinej « vous » l'index vers la statue; puis la tête et les yeux pour «salue Marie. » Ob! cela se compliquait. Evidemment le prêtre aurait pu le dispenser. Mais enfin voulait-il, oui ou non, la paix? Oui? Alors on fait le nécessaire. D'ailleurs, trois J\.te seraient vite dits. Allons, en route ! D'abord la croix, sans s inquiéter du t'ainsi soit-il. ,-' Je 5e toucbait-il la poitrine? Oui : son index s'y trouvait. ,-' Vous Que devait-il faire? Ab ! oui : tourner l'index vers la Vierge. /-' Salue Attention : passage dangereux! La tete en bas pour « salue », les yeux en l'air vers la Vierge. Ça y était-il? Incontestablement : son front était presque à terre, les yeux lui faisaient mal a force de se lever pour regarder la Vierge. '' Salue Marie pleine de... Halte! Encore des mots! Cber Monsieur, il ne suffit pas de s'en tenir à quelques points de repère, il faut réfléchir au sens de tous les mots. Ainsi « pleine ». Evidemment pour la Vierge, « pleine » ne signifiait pas « pleine » comme on l'eût dit d'un... par exemple : d'un tonneau. Mais enfin, il prouverait mieux son attention si, en prononçant le mot, il se figurait un tonneau. Ob! très vite, en sachant bien qu'il ne s'agissait pas d'un tonneau ; et aussitôt après, il compléterait : —Au nom du Père et du Fils et du Saint-Esprit, t'ainsi soit-il. T'ainsi soit-il ! évidemment : ça ne faisait rien. ,-' Je Là ! là ! l'index vers la poitrine, deux bons coups pour bien montrer le « Je ». —' Vous Que devait-il faire? Bon ieu de Bon Dieu ! ce n'était pas si simple que cela. Et dire qu'au bout de cet Jl-âe, il devait en mettre un autre, puis un autre. Enfin, tant pis. Re- commençons. ,-' Au nom du père du fils et du saint- espritainsisoit-il... Je La poitrine, parfait. /——' Vous... Disait-il « vous » ? Voyons,disait-il « vous »? Oui, vous, vous, vous. ' Salue Zut, il n'avait pas tourné le doigt pour « vous ». A refaire... Je... Non ^ Je Bien : la poitrine. ,-' Vous Très bien, la statue. /—^ Salue... salue. Aïe ! La grosse dame avait bougé. Juste au moment où cela marchait si bien. Fallait-il recommencer?Non. Où en était- il? Ab! oui. ^ Salue... Se toucbait-il la poitrine? Oui. La preuve : son doigt y était. Eb bien ! il avait tort. Il ne devait pas se toucher la poitrine. Il devait saluer. Raté : a refaire. —1' Je vous salue, Non, trop vite. /—' Je vous salue, Marie, Encore trop vite. ' Je vous sa... Non! ' Je vous... Non!! — Je Que devait-il faire? Les doigts? les yeux? la Vierge? « Je » Qui ça? ce Je » ? Bon Dieu de bon Dieu, qui? ' Je.... Je... Je... VII JE... je... Il quitta l'église. Il rentra dans sa chambre. Germaine était inquiète : /—Gen'est rien,Germaine.Penseà « Je » avec sérénité. Je veux travailler dans ma chambre. Je... je... Qui je? Ah ! ces mots ! Ce n était pas Germaine avec son inquiétude, ce n'était pas le médecin avec ses drogues, ce n'était pas le prêtre et son ce Allez en paix s qui empêcheraient ces mots de ronger son cerveau. .—- Et paix est un mot avec deux os en croix sur la mort de mon cerveau et paix est un mot qui ronge jusqu'aux os les os de mon cerveau. Et ce qui arrivait était juste. 11 se mit par terre où c'était désormais sa place quand ce qui arrive est juste. Et juste fut un mot et « je » fut un mot et Marie fut un mot qui se mettaient un doigt sur la poitrine et saluaient son cerveau. Mais il était content. Il avait dit à Germaine : « Tu joueras du Beethoven. » Elle jouait du Beethoven. Il avait livré son cerveau pour qu elle pût jouer ce Beethoven. Alors il n'avait qu'à la rejoindre et lui dire : Je vous salue, Germaine. Comme c'est grand, ce Beethoven. Il alla. Et voilà : elle ne jouait pas duB ee-thoven. Elle causait avec un ami. Pourquoi, au lieu de jouer du Beethoven, causait- elle avec un ami ? Quand elleétait malade, on causait aussi avec des amis qui n'étaient pas tous des amis. Certains voulaient qu'on l'enferme. Il dit : .—- Tu as mal agi. Tu as appelé un médecin, parce que tu veux qu'on m'enferme. Elle soutint : Non, je n'ai pas appelé de médecin. Mais il savait tien : elle avait appelé un médecin. Il fallait à tout prix eviter qu on 1 enferme. Il appela l'homme dans un coin. Il cligna vers Germaine : ' Quand elle était malade, elle ne pouvait pas avaler sa salive et je ne voulais pas qu'on l'enferme. Moi, vous allez voir... Avec la gorge, il fit ce qu'il faut quand on veut avaler sa salive. Mais il y avait un mot, il y avait Valère et ses pouces sur sa gorge : il ne parvint pas à faire passer sa salive. Il ne voulait pas montrer au médecin qu'il craignait qu'on l'enferme. Il rit. /-' Docteur,je plaisante. Patientez. Vous verrez comme je vais avaler ma salive. Il refit ce qu'il faut. Il y eut un mot. Il ne put faire passer sa salive. Il dit : ' Cela ne fait rien. ni offrir la feuille du papillon qu 'elle avait cependant conservée pour cela. Elle prit sa mine la plus sage : ' Bonjour p'pa. Il ne répondit rien. Il adressa quelques mots à l'agent, puis il se plaça entre Eve et Kiki : « Toi, là. Vous, là a et l'une devant, 1 autre derrière, les poussa dans l'escalier, ensuite chacun à part dans une cbambre, sous clé. Ce qu'il advint de K-iki, Eve ne le sut que longtemps après. Ce qui est sûr, c'est qu'entre ses quatre murs, il eut tout le loisir de s'imaginer qu'on l'avait jeté dans un cachot. Il en fut encore plus certain quand le père d'Eve, avec sa figure de geôlier, lui lança, pour déjeûner, quelque chose qui était une vilaine tranche de pain sec. Un peu après, le geôlier lui jeta une autre tranche. Tout de même, comme c'était encore du pain sec, on y avait étalé une couche de confiture : »' Bonne prison, pensa K.iki. La confiture était aux fraises... II IL faut cependant que l'on y pense : tandis que les enfants s'amusent à regretter les menottes, il se passe autre chose du côté des parents. Il est un fait certain : toutes les mamans affirment que leurs petits sont les plus beaux, les plus intéressants,les mieux doués de tous les petits de ce monde. Mais oui,braves mamans, c'est entendu.Nous avons toutes passé par là. Jouissez d'être aveugles! Il sera toujours temps de vous apercevoir que votre enfant a le nez de travers ou des idées qui louchent. Mais pour la mère de K.iki, pour la mère d'Eve, elles pouvaient dire à bon droit l'une de sa fille: «Ma fille est une merveille, » 1 autre de son garçon : « Mon garçon est un trésor, s> car ils possédaient chacun une qualité dont nul autre enfant n'eût pu se targuer, c est qu 'ils étaient, K.iki, le fils de la mère de 1 \ V ICiki, Eve, la fille de la mère d'Eve. Elles ne les gâtaient pas pourtant. Suivant les bons principes, elles étaient « sévères mais justes ». Sévères? Bien sûr : elles savaient montrer à l'occasion que ce n'est pas toujours aux parents d'obéir. Justes?Encore plus sûr : car une merveille,un trésor ont des nerfs qu'il est dangereux parfois de contrarier. Et ce n'est pas pour dire : quand elles eurent rappelé les enfants et qu'au lieu de venir ces vauriens décampèrent, elles montrèrent qu'elles réprouvaient ces caprices et pensèrent, l'une : « Ma petite, situ crois que je vais te courir après, » l'autre : « Il faudra bien que tu reviennes. » Quant aux pères, on sait bien, ils sont de nature plus rude et bien a tort, à cause de ces mêmes questions de nerfs, reprochent aux 116 mamans de n'être ni sévères ni justes. Celui de K_iki se trouvait pour le moment en Angleterre. A part l'idée de son fils de le rejoindre, il n'eut aucun rôle dans cette histoire. Pour V celui d'Eve, la visite de Kiki r avait dérangé au milieu de son travail. Quand les mères rentrèrent seules parce qu'elles n'avaient pu se faire obéir, il pensa : y—' Sacrés rossards! Si j'avais été là! Toujours la même cbose : pour peu qu 'ils traînent, ce ne sera pas aujourd'hui que je terminerai ma correspondance. Après quoi, ils firent ce qu'eussent fait tous les parents qui sont sévères mais justes: ils poussèrent trois fauteuils sur le balcon et attendirent. Il faisait d'ailleurs très agréable, en plein air, devant les arbres d'un beau parc de l'autre côté de la rue. Et puis la mère de Kiki n était pas pressee de partir. Comme elle venait rarement, il lui restait à placer un gros arriéré de nouvelles qu'elle eût dû rem- porter sans cela. Il était alors cinq heures. A six, ils nés împatienterentpas trop a constater qu'ils attendaient depuis une heure. Le pere ne dit rien. Ils tardent un peu, dit la mère d'Eve. — Ils ne tarderont plus, dit la mère de Kiki. Et aussitôt elle déhalla un nouveau lot de nouvelles. Quand celles-ci furent placées, on ne s'étonna pas encore d'avoir attendu vingt minutes de plus. Ce ne fut que quelques moments après. La mere de Kiki, qui racontait de nouveau, s arrêta tout a coup. Elle dit : ' Méchant garnement; il n'aura pas volé sa fessée. ' Pour sûr, répondit la mère d'Eve. ' Et solide, précisa le père. Mais enfin, pour administrer cette fessée, il fallait bien attendre que les enfants fussent là. Gela fit quelques secondes toujours assez courtes. Et voilà que brusquement celles qui suivirent parurent beaucoup plus longues. On avait réfléchi. En donnant la fessée, on prononcerait une réprimande : des mots,beaucoup de mots, des mots très durs, et ces mots pour les recevoir bien chauds, il eût fallu que les enfants rentrassent, pas dans une demi-heure, pas dans un quart d'heure, mais tout de suite, à la minute. Un peu plus tard, les mères cessèrent de parler. Il était six heures trois quarts. L'air du balcon était aussi doux que tantôt. Cependant on le savourait moins. On se levait, se rasseyait, s'accoudait parfois à la balustrade pour voir plus loin. L'idée de la fessée avait fait son chemin. Bien entendu, ils ne l'auraient pas volée. Pourtant, elle pouvait attendre; la réprimande aussi; mais les enfants, mon Dieu! que faisaient-ils,les malheureux? Ce fut la mère d'Eve qui prononça la parole dangereuse. Elle dit : ^ Je crois que nous n'avons aucune raison d'etre inquiètes. Et aussitôt, parce qu'elles n'en avaient aucune, elles en eurent cent. La plus urgente était que les sept heures s'en allaient et qu'à neuf il ferait noir. Le père qui n'oubliait pas la fessée, pensa qu'il devait profiter de ce dernier morceau du jour, pour faire mieux que rager. Il abandonna son fauteuil. '' Je vais, annonça-t-il, voir où se cachent ces rossards. /—' Oui, dirent les mères, ramenez-les nous. Il poussa jusqu'au sentier par où ils avaient décampé. Rien. Puis jusqu'à la ferme d'une paysanne que l'on connaissait par là. Rien. Puis du côté du Bois, avec un serrement de cœur à cause du lac. Ouf! rien. Après chaque tour, il revenait vers le balcon et d'en bas criait : ,—' Eh ! hien? Et les femmes de là haut jetaient : ^ Eh! hien? Après le Bois, il fit un tour plus long. Il était un peu gêné, comme le serait tout homme dont la fillette désobéit sans qu'il y soit pour quelque chose. Il n'aurait pas voulu avoir l'air; pourtant,en rencontrant la fermière qui fournissait le lait, il demanda : ,—'A propos, y a-t-il longtemps que vous avez vu notre petite fille? r—-' Mais, Monsieur, je crois bien l'avoir entrevue hier. H ier ! Cette fois, quand il revint sous le balcon, il n'eut plus besoin de demander aux femmes : « Sont- ils là? » Elles ne s accoudaient plus, elles se penchaient par-dessus la balustrade, jusqu'à tomber. Elles connaissaient maintenant les accidents qui guettent les petits, comme de méchantes bêtes : l'eau dont on s'approche, où l'on glisse, l'eau hypocrite, l'eau vorace qui ouvre une bouche juste où l'on tombe et la referme sans plus rien montrer des lèvres; les arbres qui mettent leur plus beaux fruits exprès au bout des branches pour que l'on y grimpe et que l'on tombe en se cassant la jambe; les chiens qui mordent; les sablon-nières avec leur gueule de sable; les paysans avec leurs fourches ; et certains hommes, mon Dieu! qui rôdent après les petites filles, après les petits garçons pour leur ouvrir le ventre et... --' Mais ou sont- ils? Où? ,-' Ils reviendront. Il répondait cela,le père; il ne disait plus « les rossards ». Il n'était pas inquiet, non. u eau, les arbres, les sablonnières,il ne croyait pas à ces méchantes bêtes. Des enfants partent et puis reviennent : c'est l'histoire de tous les jours. Mais quand reviendraient-ils? Ce pourrait être tard. Ce pourrait être... Et les femmes avec leur inquiétude! Il pensait: Elles sont trop bonnes. Ça leur apprendra. Mais il pensait aussi : '' Pourvu que la leçon ne leur soit pas trop dure. Il voulut gagner du temps. Il connaissait une Mme Vatenne. Il dit : ' C'est évident! Eve aura voulu montrer Kiki à Mme Vatenne. ,Si vous alliez jusque-là? Mme Vatenne était une brave dame cbez \ qui Eve passait quelquefois ses dimanches. Elle habitait à une vingtaine de minutes à travers champs. Les mères partirent. Vingt minutes pour aller, vingt minutes pour revenir, sans compter letemps de raconter à Mme Vatenne comment les enfants avaient décampé; de lui demander si par hasard elle ne les avait pas vus; d'apprendre de la bouche de Mme Vatenne ce qu'elles devinaient déjà à sa mine, que non, vraiment non, elle ne les avait vus; de la supplier que, si elle les voyait, elle voulût bien les ramener aussitôt; d'entendre la réponse que oui, vraiment oui, il en serait ainsi, mais qu'auparavant elle enverrait quelqu'un pour prévenir, pendant qu'elle ferait manger les enfants qu 'elle ramènerait ensuite. Il fallut, en plus, beaucoup de minutes à cause de quelque cbose de blanc qui bougeait sur une butte et de loin ressemblait à la blouse blancbe de K_iki; qui, plus près, mon D ieu ! oui, fut la blouse blancbe de K.iki; qui, tout près, quand on eut péniblement grimpé jusqu'au baut de la butte, se trouva n'être qu'une cbemise sale sur le dos d un vagabond. Toutes ces minutes mises ensemble, quand elles revinrent, il était presque neuf beures. Le père les guettait au balcon. Il ne se demanda pas : c< Les enfants sont-i ls là?» Il lui suffit de voir les femmes. Il eut une singulière idée. Il pensa : — La mere de Kiki est epaisse. Elle me déplaît tant elle est épaisse. Ma femme est mince, elle a de l'allure, c'est une belle femme. Aujourd'hui, elle me semble aussi lourde que l'autre. Elle traîne les pieds; son corps, a gaucbe et à droite, se balance; et celles qui arrivent là, ce n'est pas ma femme, ce ne sont pas deux femmes; ce sont deux mères, pas même des mères : des mamans, un ventre et des seins, de pauvres mamans pesantes, et belles seulement de leur beauté de mamans. Il descendit vers elles. Il regarda sa femme. Il était plein de pitié. Il ne put cependant s'empêcher de lui dire : /—Ce n'est pas une raison, parce que ta fille vagabonde, de mettre ton chapeau de travers. Après, il eût voulu n'avoir pas prononcé cette parole. Non qu'il fut inquiet : les enfants, il en était certain, rentreraient. Mais puisque l'obscurité ne les avait pas ramenés, il faudrait attendre le jour, et quelle nuit se préparait pour les mères ! Il n'aurait pas dû la commencer en se montrant si brutal. r eut-etre a cause de ce cbapeau, ou parce qu'elles faisaient de grands gestes, tout le monde dans la rue savait que la voisine et l'autre dame qui était son amie,avaient perdu leurs enfants. Des gens s'arrêtaient pour voir comment c'est fait une mère qui a perdu son enfant. autres pensaient : ,-' Pas moi qui perdrais mon enfant. Il y eut un gamin qui trouva l'aventure amusante : ,—- Eb! celles-là, elles ont perdu leur enfant. H eureusement, elles n'entendirent pas ces mots. Elles étaient en train de se consulter : < Peut-être ferions nous bien d'avertir la police? Avertir la police, c'est grave. vec les mots que l'on prononce, il devient tout de suite certain que l'on a perdu son enfant, que l'on est inquiète parce que l'on a perdu son enfant et que l'on a cent raisons d'être inquiète, puisqu'on s'adresse à des gens qui s'occupent de malheurs et de crimes. D'autre part le commissaire est quelquefois une espèce de médecin qui soigne les mères quand elles ont perdu leur enfant. Il arrive qu'il dise : ^ Ab! c'est vous, Madame... Parfaitement! nous avons cela... Une minute : entrez donc. Nous allons vous rendre votre enfant. Pas plus qu'aux sablonnières, aux étangs, le père ne croyait aux remèdes de la police. Mais les mamans voulaient. --- Allons ! dit-il. La mère de K.iki resta pour accueillir les enfants s'ils rentraient. Elle demanda : ' 01 on vous rend Kiki , ne le brusquez pas trop. Et la mère d'Eve répondit : ,-' Si vous voyez notre Eve, ne soyez pas trop dure. Chez le commissaire, le commissaire qui aurait du etre là, n'était pas là. Ou plutôt il dormait. Ses agents ne dirent pas : x-' Attendez donc, Madame, nous allons vous rendre votre petite. Ils jouaient aux cartes. Quand ils surent qu'il n'y avait pas d'accident, pas de vol, pas de crime, qu'il s'agissait d'un garçon et d'une fille, qu'ils avaient décampé au moment où on les rappelait, ils répondirent ce que répondent en ces circonstances de bons agents qui jouent aux cartes : ' La nuit, rien à faire. Vous repasserez demain. Tout de même, il y en eut un qui trouva : ,-- Écoutez, Madame. Ces bistoires-la, on nous les raconte tous les jours. Soyez tranquille : ils reviendront. Ce qui fournit à un troisième une excellente idée : ■' Moi, à votre place, puisque vous habitez près du Bois, j'irais au commissariat du Bois. Le commissariat du B ois, c est peut-etre là que loge le bon docteur qui vous rend les enfants perdus... Al5 entrée du B ois, devant son commissariat, le commissaire du Bois ne dormait pas. Il veillait devant sa porte. Il avait l'air de dire : Dépêchez-vous, Madame... Moi, vous voyez, je fume une cigarette. Votre enfant est là : il s'impatiente. Elle commença : /—' Monsieur le Commissaire... Il ne la laissa pas poursuivre. C'était un homme qui procédait avec méthode. Il dit d'abord : ' Vos noms et prénoms? Il dit ensuite : ^—' Ali! ali! Il s'agit de deux enfants. Il dit après : ,-'Ak! bon : sexe masculin, sexe féminin, je vois cela d'ici. Il dit encore : ^ Gomment ! vous êtes les parents de la fille, pas du garçon : cela s'embrouille. Il dit, pour finir : ' Non, nous n'avons pas cela. Comme c'était un brave bomme, il ajouta: — Ils ne sont pas davantage dans le B ois. Grâce à leurs cbiens,mes agents les auraient découverts. ,-' Mais plus loin, Monsieur le Commissaire, il y avait le lac; il y avait la forêt ; il y avait les broussailles, il y avait les voleurs !... y-' Ça, Madame... D'ailleurs, moi, à votre place, j'avertirais le commissaire de votre quartier. Ils en venaient, ils retournèrent. Pour une maman, cela n'est pas stupide. Les mêmes agents jouaient avec les mêmes cartes et les accueillirent avec les mêmes paroles : /——' La nuit, rien à faire. Le bon qui avait dit : «Soyeztranquilles» précisa : ,-- S'ils ne sont pas rentrés demain, il sera toujours temps. Mais le troisième qui avait parlé du commissariat du Bois, jugea bon de n'en plus reparler : /-' Bonsoir, Madame, Monsieur. Ils sortirent. La mère se traînait. Mon Dieu ! Mon Dieu ! ces gens avec leurs cartes,ces gens avec leur demain, ces gens avec leur bonsoir, ne comprenaient pas que c'était tout de suite, tout de suite que cette mère voulait son enfant; qu'ils auraient dû tout de suite boucler leur ffl I ! Il (il i <1 I DELIRES ceinturon, décrocher leur sabre, tout de suite avec des armes, avec des torches, courir à droite, courir à gauche, fouiller des buissons, enfoncer des portes afin que cette mère avant demain pût ravoir son enfant... Le père la soutenait par le bras. Il l'embrassa sur le front, là où les idées d'une mère lui font mal dans la tête. Comme les agents, il répéta : ^ Ecoute, sérieusement, je crois que tu peux être tranquille. Ah! si ç'avait été hier. Hier il avait fait de l'orage : de la pluie, de la grêle, des coups de foudre à épouvanter des enfants. Cette nuit-ci était bonne. Une brise soufflait très douce, bien tiède. Même s'ils ne trouvaient pas d'abri, il n'y avait pas grand mal à passer une nuit en plein air. D'ailleurs... ' Je t'assure, s'ils ne sont pas rentrés, c'est qu'ils ont trouvé un abri. Le croyait- il? L' écoutait- elle? 1 32 ,-' Mon Dieu! Mon Dieu! Et les bêtes qui rôdent. u air comme un couteau froid dans la poitrine. La pneumonie qui guette ! Les bommes qui ouvrent la nuit des yeux pour le mal. Et s'ils étaient morts ! Un agent avait dit : « S'ils ne sont pas rentrés, il sera toujours temps demain. » Temps de quoi? Et demain? Si ce demain ils ne rentraient pas !... Et puis, elle pensait autre cbose. ce fut néanmoins un beau ratage. Il se l'avoua et certes tout cela eût tourné beaucoup mieux si, au lieu de rouler Dieu sait où par la ville, les femmes se fussent trouvées la pour le soutenir. Les femmes sont des sottes. Qu'avaient-elles besoin de courir si loin, alors qu'avec un peu de patience on eût pu être tous ensemble à jouir du retour des enfants. A cause d'elles, il dut se planter une nouvelle fois, dans le balcon et, après avoir attendu toute la nuit, recommencer a attendre! Mais dès qu'il les aperçut, il oublia sa colère. Il ne prit pas le temps de regarder si elles étaient tristes, il ne songea pas que si l'une de ces. femmes était la sienne, l'autre était la mère d'un monstre: il se mit à sauter pour leur signifier qu'il y avait de la joie, il montra avec ses doigts : « Deux! Deux! » que de cette joie il y en avait pour deux. Les pauvres femmes ! Elles n'étaient pas à l'étage qu'elles savaient déjà tout. Puis il devint sérieux. Il dit : '' Comme vous n'étiez pas là, dans ma surprise, je n'ai pas voulu être trop dur. Vous êtes averties : j'espère que vous vous montrerez sévères. Elles répondirent : x—■' Bien sûr ! Et en effet ! Quand la mère d'Eve revit sa fille, elle gronda : ,—- N3 es-tu pas honteuse d'avoir fait de la peine à ta mère? Et la mère de K.iki dit à son fils quelque chose du même genre. III VOILA beaucoup de mots pour deux enfants qui reviennent cbez leurs parents, après une escapade. Parlons un peu de l'agent. Cet agent était un bonnête bomme, très jeune, des yeux clairs, des mots limpides, comme l'eau qui jaillissait, sans doute, de la fontaine publique sur la grande place de son village. Vraiment ce qu'on peut appeler un brave garçon. Comme il ne portait pas sa tenue d'agent, on n'aurait même pas pu dire : —' Quoi d'étonnant s'il paraît bon? C'est parce qu'il est agent de police. Et pas tant qu'il eût ramené ces vauriens, mais le père avait été beureux de serrer la main à cet bomme, d'insister : »' Asseyez-vous... si... si... vous avez le temps. Ces clames vont rentrer. Nous fumerons un cigare. Quand l'agent eut raconté comment il avait trouvé puis logé les enfants, qu'il eut dit incidemment, en regardant le Monsieur : « Je crois déjà vous avoir vu quelque part, » il resta encore quelques instants pour causer comme on cause et c'est ainsi qu'une heure plus tard, du fauteuil au balcon, ils causaient toujours. Les mères revinrent. Ce fut pour lui r occasion de recommencer son récit. Naturellement, avant tout, il leur laissa le temps de faire le nécessaire avec les petits. 11 écouta l'une qui commençait : « N'es-tu pas honteuse?... », l'autre qui disait quelque cbose du même genre. Ensuite, il annonça aux dames ce qu'ilavait déjà révélé au Monsieur: « Il me semble vous avoir déjà vues quelque part. » Et pour les enfants aussi il lui sem- blait les avoir déjà vus quelque part. Il devait être très perspicace. Il sut d'ailleurs se montrer modeste avec noblesse. Gomme on le remerciait, il dit : ■' Ob! je n ai fait que mon devoir. Et à propos de ses collègues qui avaient également soigné les enfants et fait leur devoir, il affirma : ,-' Ob ! cbez nous, on les reçoit tous très bien : qu'ils soient voleurs ou vagabonds. Après cette vérité, on aurait pu croire qu'il prendrait congé, et les parents, sans doute, l'espéraient un peu. Mais, comme il l'avoua, il n'était pas de service, il avait encore du temps de reste. Il raconta quelque cbose à son propos. Comme les petits, qu'il s'était fait un de-voir de ramener, il avait été jeune. Un jour, lui aussi, il avait commis-une faute. C'était la foire. Une charrette passait. Vous savez, Monsieur? une de ces charrettes pleines de ces bonbons rouges, jaunes ou verts qui fondent dans la boucbe avec un goût de fruit et de sucre. Oui, c'est cela, des fondants. Alors de ces fondants, il en avait cbipé un. Rouge, vert, il ne savait plus. Mais sa mère l'avait vu. Ob! non, elle n'avait pas dit : « N'êtes-vous pas bonteux de faire de la peine à votre mère? s> Mais vous ne vous imaginez pas, Madame, ce qu'il avait été battu. Avec la main ouverte, avec le poing, des coups dans le dos, des coups dans les jambes, des coups sur le derrière, à ne pas croire que l'on pût rassembler à la fois tant de coups sur un meme point. Après, ce fut le tour du père. Celui-là, Monsieur, ne cria pas : « 5'il revient, je l'étrangle, a mais partout où la mère avait passé avec sa main, il repassa avec son pied. Ce n'avait pas été tout. On le mit en pénitence à genoux, pas sur les paves : sur le bois de ses sabots, vous savez, Monsieur? du côté où cela coupe. La leçon avait été dure, trop dure peut-être pour un fondant. N'importe ! Il n'avait eu que celle-là. Elle avait suffi : il l'avait retenue et il en était bien content, car grâce à cela, au lieu d'un voleur de fondants : --' Voyez, Mad ame, ce que je suis de- venu. Ce qu'il était devenu?Un bonnêtebomme, assurément. Le Monsieur et les dames s'en rendaient compte. Mais à quel propos racontait-il cette histoire de coups? Où voulait-il en venir ? On lui avait donné cependant un gros billet en récompense... Pour la véracité de l'bistoire, il sied d'ajouter que les garçons qu'on nomme K.iki les fillettes qui s'amusent à se faire appeler Eve, ou, par raccroc, Proserpine, prennent en grandissant un autre nom qui est le vrai. Quant à l'agent, bonnête comme il était, rien d'étonnant s'il devint le commissaire en cbef de son village, plus tard quand les événements eurent suivi leur cours. C'est ainsi qu'il eut, un jour, à donner un coup de main, chez un pauvre Monsieur, plus jeune que lui, qui n'en finissait pas d'écrire des mots et des mots, ce qui pouvait être dangereux « rapport au porte-plume ». Il fut introduit par la dame. Quand il l'eut regardée, et ensuite le Monsieur, comme entree en matxere, il dit : '' Je crois vous avoir déjà vus quelque part. Bien que commissaire, il était resté très TiBLÏ DES MATIÈRES Préface........ 9 Des Mots....... 10 JDrame céréhral ève et klki.......95 JDrame familial ACHEVÉ d'imprimer le 3novembre 1927 en caractères Naudin par DUCKOS ET COLAS M aitres-lmprimeurs à Paris. I I