EEKHOU D Nouvelle A BRUXEL'.E'S EC\ERS, éditeur 73, rue Dupont, DROITS 11 188! GEORGES EEKHOUD LA Nouvelle Carthage A BRUXELLES chez Henry KISTEMAECKERS, éditeur 73, rue Dupont, 73 TOUS DROITS RÉSERVÉS 1888 ■ I. BRUX. - IMP. A. LEFEVRE, RUE ST-PIERRE, 9. ■ j > cA j 1 cnt-if clilol'cn-iacclleto MON ÉDITEUR ET AMI JE DÉDIE CE LIVRE Le iO«™ île sa collection EN SOUVENIR D'ANVERS, NOIRE BERCEAU COMMUN. iil La Nouvelle Cartilage PREMIÈRE PARTIE I M Guillaume Doboiiziez régla les funérailles , de Jacques Paridael de façon à mériter l'approbation de son monde et l'admiration des petites gens. « Cela s'appelle bien faire les choses ! » ne pouvait manquer d'opiner la 1 galerie. Il n'aurait pas exigé mieux pour lui-même : Service de deuxième classe, (mais qui, hormis les croque-morts, s'y connaît assez pour discerner la nuance entre la première qualité et la suivante?) messe en plain-chant ; pas d'absoute, (inutile de prolonger ces cérémonies crispantes pour les intéressés et fastidieuses pour les indifférents); autant de mètres de tentures noires larmées et frangées de blanc; agitant de livres de cire jaune. De son vivant feu Paridacl n'aurait jamais espéré pareilles obsèques, le pauvre diable! Quarante-cinq ans; droit, mais grisonnant déjà, nerveux et sec, compassé, sanglé militairement dans sa redingote, le ruban rouge à la boutonnière, M. Guillaume Dobouziez marchait derrière le petit Laurent, son pupille, fils du défunt, plongé dans une douleur aiguë et hystérique. Depuis la mortuaire l'enfant n'avait cessé de sangloter. A l'église il fut plus pitoyable encore. Les regrets sonnés au clocher, et surtout les tintements saccadés de la clochette du chœur, lui donnaient des secousses convulsives. Cette affliction ostensible impatienta même le cousin Guillaume, ancien officier, un dur à cuire, ennemi de l'exagération. — Allons Laurent, tiens-toi !... Sois raison- nable !... Lève-toi !... Assieds-toi !... Marche !. ne cessait-il de lui dire à mi-voix. Peine perdue. À chaque instant le petit compromettait, par des hurlements et des gestes intempestifs, l'ordonnance irréprochable du cérémonial. Et cela quand on faisait tant d'honneur à son papa! Avant le départ de l'humble maison paternelle, M. Dobouziez, en homme ayant la tête à tout, avait remis à son pupille une pièce de vingt francs, une autre de cinq, et une autre de vingt sous. La première était pour le plateau de l'offrande ; le reste pour les quêteurs. Mais cet enfant, décidément aussi gauche qu'il en avait l'air, s'embrouilla dans la répartition de ses aumônes; contrairement à l'usage il donna la pièce d'or au représentant des pauvres, les cinq francs au marguillier, et les vingt sous au curé. Au cimetière, en faisant tomber sur le cercueil la pelletée de terre jaune, d'une odeur si odieuse, et qui s'éboule avec un bruit plus lugubre encore, il faillit sauter dans la fosse. Enfin, on le mit en voiture, au grand soulagement de M. Dobouziez, et la clarence à deux chevaux, où tuteur et pupille se faisaient vis-à-vis, fut emportée bon train, en dehors des fortifications, dans le faubourg, oii les Dobouziez avaient leur hôtel attenant à leur usine. Au dîner de famille on parla affaires, sans s'attarder à l'événement du matin et en n'accordant qu'une attention maussade à Laurent placé entre sa grand'tante et M. Dobouziez. Celui-ci ne lui adressa la parole que pour l'exhorter au devoir, à la sagesse et à la raison, trois mots bien abstraits pour celte cervelle et ce cœur de tout petit garçon; car Laurent venait à peine de faire sa première communion. La bonne tante de l'orphelin eût bien voulu lui dire une parole plus tendre mais elle craignait par là de le desservir et d'être taxée de faiblesse par les maîtres de la maison. Elle s'efforça même de le calmer de peur que ce désespoir prolongé ne parût désobligeant à ceux qui allaient, désormais, lui tenir lieu de père et mère. Mais à onze ans on n'a pas ce tact et cette compréhension, et les injonctions, à voix basse, de la vieille dame ne faisaient (pie provoquer des recrudescences de pleurs. A travers le brouillard de ses prunelles, pantelant comme un oiselet déniché, l'enfant examinait les Convives. Mme Dobouziez, la cousine Lydie, trônait en face de son mari. Courtaude, jaune, nouée, démanchée, aux cheveux, noirs et luisants, coiffés en bandeaux lisses comme des ailes de corbeau, aux grands yeux ronds, à fleur de tête, noirs mais glauques, aux regards mornes, aux traits hommasses; trop de duvet à la lèvre supérieure; à la voix gutturale et impérative. Cœur sec et blindé plutôt qu'absent, devait constater, par la suite, le jeune Paridael. Guillaume Dobouziez, brillant capitaine du génie, l'avait épousée pour son argent, comme on se racontait dans les milieux médisants, et la dot de cette fille de bonnetiers bruxellois, retirés des affaires, servit de premier jalon à leur fortune. Mais une autre personne distrayait avec plus de succès, et par intervalles, Laurent, de son chagrin : Régi lia ou Gina, enfant unique des Dobouziez. D'une couple d'années l'aînée du petit Paridael, élancée et nerveuse, sa beauté naissante offrait ceci de particulier que s'y retrouvaient, retouchés et transfigurés, les défauts de sa mère. Elle avait aussi de grands yeux noirs, mais mieux taillés et plus expressifs; ses cheveux ondulés sur le front lui tombaient en boucles opulentes dans le dos. L'ovale du visage était irréprochable; le nez un peu aquilin, évasé, avec des ailes frétillant d'impatience; la bouche mutine et d'une expression volontaire ; le menton marqué d'une délicieuse fossette, le teint rose et mat avec des transparences de camée. Jamais Laurent n'avait vu d'aussi jolie petite fille. Cependant il n'osait la regarder en face; ses mines d'enfant espiègle où se répercutaient un peu de la solennité et de l'importance du cousin Guillaume ne laissaient pas de lui imposer. Il en était ébloui et il en avait vaguement peur. Surtout qu'à deux ou trois reprises elle le dévisagea rapidement, en accompagnant cet examen d'une petite moue dédaigneuse, comme si elle n'eût pas jugé ce nouveau commensal digne d'une attention prolongée. Consciente, aussi, de l'effet favorable qu'elle produisait sur le gamin, elle se montrait plus remuante que d'habitude ; elle exagérait ses petites manières d'enfant gâtée. La cousine Lydie ne parvenant pas à la calmer, et répugnant à des gronderies qui lui eussent attiré la rancune de ce petit tyran, dirigeait vers son mari des regards de détresse. M Dobouziez résistait le plus longtemps possible aux sommations désespérées de son épouse. Enfin il intervenait. Sourde aux remontrances de sa mère, répondant poliment mais d'un air ennuyé aux autres convives, avec son père, Gina se montrait caressante et câline. Elle daignait lui sourire, elle le lutinait et se rendait d'un petit air de martyre, des plus amusants, à ses très bénignes injonctions. Laurent perçut vile l'affectueux accord entre le père et la fillette. Homme de tenue, esclave du décorum et de la représentation, nature en rien démonstrative, M. Dobouziez se départissait en faveur de Gina de ses manières distantes, raides et guindées. Le changement eut peut-être échappé aux sens d'un autre observateur que cet orphelin qui savait par l'exaspération de son regret même combien un père sait aimer ! Laurent devinait que le cousin Guillaume se faisait violence pour ne pas céder aux agaceries de sa mignonne et qu'il la reprenait à son corps défendant. Quelle douceur inaccoutumée dans cette voix et dans ces yeux ! Intonations et regards rappelaient au petit quelque chose de l'accent et du sourire que quelqu'un de désormais disparu prenait avec lui, quinze jours auparavant, durant une suprême promenade à la campagne ! A tel point que Lorlci — c'est ainsi (pie l'appelait le doux absent — reconnaissait à peine dans le cousin Dobouziez semonçant sa petite Gina, le même personnage rigide qui lui avait recommandé, à lui, tout à l'heure, durant la lamentable cérémonie, de faire ceci, puis cela, et tant de choses qu'il ne savait à laquelle entendre. Et toutes, ordonnées d'un ton si bref, si péremptoire! N'importe, si son cœur d'enfant se serra à ce rapprochement, le Lorki d'hier, le Laurent d'aujourd'hui, n'en voulut pas à sa petite cousine Gina d'être ainsi préférée. Elle était par trop ravissante! Ah! s'il se fut agi d'un autre enfant, d'un garçon comme lui, par exemple, il eût ressenti à l'extrême cette révélation de l'étendue de sa perte; il en eût éprouvé non seulement de la consternation et du désespoir, mais encore du dépit et de la haine, il fût devenu mauvais pour le prochain plus heureux que lui; l'injustice de son sort l'eût révolté. Mais Gina lui apparaissait àlafaçon desprincesses et des fées radieuses des contes, et il est naturel que le sort se montre plus clément envers des êtres d'une essence si supérieure ! La pôtite fée ne tenant plus en place : — Allez jouer, les enfants! lui dit son père en faisant signe à Laurent de la suivre. Gina l'entraîna au jardin. C'était un vaste enclos entouré de murs crépis à la chaux, sur lesquels s'écartelaient des espaliers, tracé régulièrement comme un courtil de paysan; à la fois légumier, verger et jardin d'agrément, spacieux comme un parc mais n'offrant ni pelouses vallonnées ni futaies ombreuses. il y avait cependant une curiosité dans ce jardin : Une sorte de tourelle en briques rouges adossée à un monticule, au pied de laquelle stagnait une petite nappe d'eau, et qui servait d'habitacle à deux couples de canards. Des sentiers en colimaçon, enchevêtrés et sinueux, convergeaient an sommet de la colline d'où l'on dominait l'étang et le jardin. Cet ornement bizarre s'appelait pompeusement le Labyrinthe. Gina en fit les honneurs à Laurent. Elle lui montrait et lui nommait les objets, d'un air détaché, avec des gestes de cicérone affairé. Elle le prenait avec lui sur un ton protecteur : « Prends garde de ne pas tomber à l'eau ! Maman ne veut pas qu'on cueille les framboises! » Elle riait de sa gaucherie. A deux ou trois phrases peu élégantes qui sentaient leur patois, elle le corrigea. Laurent, peu causeur, devint encore plus taciturne. Sa timidité croissait ; il s'en voulait d'être ridicule devant elle. Ce jour-là, Gina portait son uniforme de pensionnaire, une robe grise garnie de soie bleue. Elle raconta à son compagnon, qui ne se lassait pas de l'entendre, les particularités de son pensionnat de religieuses à Malines; elle le régala même de quelques caricatures de sa façon, contrefaisant, par des grimaces et des contorsions, certaines des bonnes sœurs. La révérende mère louchait; sœur Véronique, la lingère, parlait du nez; sœur Hubertine s'endormait à l'étude du soir. Le chapitre des infirmités et des défauts de ses maîtresses la mettait en verve. Jusque-là elle n'avait presque pas regardé le petit Pari-dael. Elle marchait devant lui, courait, gambadait, se retournait de temps en temps pour voir s'il la suivait. Elle lui posa quelques questions embarrassantes : « Est-il vrai que ton père était un simple commis?... Il n'y avait qu'une petite porte et qu'un étage à votre maison?... Pourquoi donc, que vous n'êtes jamais venus nous voir?... Ainsi, nous sommes cousins... C'est drôle, tu ne trouves pas?... Je ne croyais pas que j'avais un cousin pareil... Paridael, c'est du flamand, cela? 11 y a bien Eugène et Paul les fils de l'oncle Saint-Fard ier, l'associé de papa, mais ceux-là ont une belle maison, comme nous. Ils apprennent à monter à cheval... Ils crient et se remuent. Ils ne portent plus de casquette... Ce n'est pas comme toi... Papa m'avait dit que tu ressemblais à un petit paysan..., avec tes joues rouges, tes grandes dents et tes cheveux plats... Qui donc t'a coiffé ainsi?... Moi je trouve que tu as plutôt l'air d'un curé... » Elle s'acharnait sur Laurent avec une malice implacable. Chaque mot lui allait au cœur. Cependant il rencognait ses larmes, à présent, et faisait un effort pour rire, comme au portrait des bonnes sœurs. 11 ne trouvait rien à lui répondre. Elle lui faisait mal, mais elle était si belle ! Leste et vive, nerveuse, elle donnait, tout en parlant, de grands coups de baguette dans les buissons. Etranges impressions, celles du petit Paridael. M se sentait bien triste, bien isolé, bien humilié surtout, mais n'était pas loin de se complaire dans cette torture. Son deuil était tout aussi cuisant que depuis deux jours, mais il ne se désintéressait plus autant de la vie; il n'était pas indifférent à ce qui se passait autour de lui. Gina le piquait; et si on lui avait proposé de la quitter, il eût refusé. Son petit amour-propre se réveillait. Il aurait voulu prouver à celte railleuse qu'on peut porter une blouse taillée comme un sac; une culotte à la ibis trop longue et trop large, faite pour durer deux ans et godant, aux genoux, au point de vous donner une allure de cagneux; une collerette empesée d'où la tële pouparde et penaude du sujet émerge comme celle d'un Saint-Jean-Baptiste après la décollation; une casquette de première communion dont le crêpe du deuil dissimulait mal les passementeries extravagantes, .les macarons de jais et de velours, les boucles inutiles, les glands encombrants, qu'on peut être vêtu comme un fils de fermier, et ne pas être plus niais et plus bouché qu'un Saint-Fardicr. La bonne Siska n'était pas un tailleur modèle, tant s'en faut, mais du moins ne ménageait-elle pas l'étoffe. Puis, son père, le trouvait si bien ainsi! Le jour de la première communion, le cher homme lui avait encore dit en l'embrassant : « Tu es beau comme un prince, mon Lorki ! » Et c'étaient les mêmes effets qu'il vêtait à présent; sauf le crêpe ceignant sa casquette triomphale et l'autre crêpe remplaçant à son bras le glorieux ruban de moire blanche frangé d'or. Les idées venaient nombreuses au petit et s'il ne ripostait pas aux moqueries de (Jina c'était par grandeur d'âme et surtout à cause de ce mystérieux attrait qu'elle lui inspirait. D'ailleurs elle eût un bon mouvement. En parcourant les parterres, elle se pencha, cueillit une jolie reine-marguerite aux pétales ponceau, au cœur jaune : « Tiens, paysan, fit-elle, passe cela à ta boutonnière! » Paysan, tant qu'elle le voudrait! Il lui pardonnait. Cette fleur éclatante piquée dans sa blouse noire était le premier sourire illuminant son deuil. Emu de gratitude cette fois, plus impuissant encore à traduire, par des mots, sa joie que son amertume, s'il l'avait osé, il eût fléchi le genou devant la capricieuse enfant et lui aurait embrassé la main comme il avait vu faire à des chevaliers dans un volume du Journal pour tous qu'on feuilletait chez lui, autrefois, les dimanches d'hiver, en croquant des marrons grillés... Agile comme une chevrette, Regina battait déjà les plates-bandes, à l'autre bout du jardin d'où sa voix claire arrachait le petit à son ravissement consolateur. A cet appel trop joyeux, l'enfant farouche eut un remords de s'être laissé apprivoiser. Il s'empressa, au risque de déplaire à Gina, d'enlever de sa Mo use la fleur tapageuse, mais il la serra précieusement dans sa poche. Et, demeuré à l'écart, il songea à cette bonne Siska, la fidèle et dévouée servante. Elle vivait. Mais la reverrait-il encore? La maison paternelle était à louer. Le chien, le brave Lion, avait été abandonné au premier venu de bonne volonté qui consentit à en débarrasser la mortuaire. Ses gages payés, Siska s'en était allée à son tour. Lorki ne lui avait pas dit adieu ce matin. Il revoyait sa figure à l'église, tout au fond, sous le jubé, sa bonne figure aussi gonflée, aussi défaite, aussi ravinée que la sienne. On sortait; il avait dû passer, talonné par le cousin Guillaume, alors qu'il aurait tant voulu sauter au cou de l'excellente créature. Monté en voiture, tandis qu'on prenait une direction inconnue, l'enfant avait timidement hasardé cette demande : « Où allons-nous, cousin? — Mais à la fabrique, pardienne! où veux-tu que nous allions... » On n'irait donc plus à la maison ! Il n'insista point le petit ; il ne demanda pas même à revoir sa bonne! Devenait-il dur et fier, déjà? oh que non ! Il n'était que timide, dépaysé, et certain que M. Dobou-ziez le rabrouerait s'il mentionnait encore des gens si peu distingués que Siska... Gina, lasse de l'appeler, se décida à retourner auprès du rêveur. Elle lui secoua le bras : « Viens, que je te montre les brugnons. Ce sont les fruits de maman. Félicité les compte chaque matin... Il y en a douze... N'y touche pas... » Elle ne remarqua point que Laurent avait ôté la fleur. Cette indifférence de la petite fée, ragaillardit le scrupuleux enfant, et pourtant, au fond, il eût préféré qu'elle s'informât de ce qu'était devenu son présent? Cette soirée au jardin compta, en somme, au nombre des heures tièdes de Paridael. La présence de Gina l'étourdissait. Il se laissait mener, se prêtait à ses jeux. Elle semblait trouver naturelle sa complaisance ; le traitait en chien docile, et ne lui laissait pas le temps de ruminer ses pensées. Ils jouèrent à des jeux garçonnière. Pour lui plaire, i! fit des culbutes, jeta des cris sauvages, se roula dans l'herbe et le gravier, souilla ses beaux habits et la poussière marbra de crasse ses joues humides de sueur et de larmes : « Oh la drôle de tête ! » s'exclama-t-elle. Elle trempa un coin de son mouchoir clans le bassin et essaya de le débarbouiller. Mais elle riait trop et ne parvenait qu'à le maculer davantage. Il se laissait faire, heureux de ses soins dérisoires, chatouillé par son rire. Perfide, voilà qu'ellelui dessinait des arabesques sur le visage si bien qu'il avait l'air d'un peau-rouge tatoué. — Mademoiselle ! glapit au milieu de cette opération, une voix aigre et rogtte, Monsieur vous prie de rentrer. Le monde va partir... Et vous, venez par ici. Il est temps de se coucher. Demain, on retourne à la pension. C'est assez de vacances comme ça! Mais à l'aspect du jeune Paridael, Félicité, la redoutable Félicité, la servante de confiance, se récria comme devant le diable. « Fi! l'horreur d'enfant ! » Elle était venue le chercher au collège de Louvain et devait l'y reconduire. Acariâtre, bougonne, servile, rouée, flattant l'orgueil de ses maîtres en exagérant leurs défauts, elle devinait d'emblée le pied sur lequel l'enfant serait traité dans la maison. La cousine Lydie se déchargeait sur cette vilaine servante de l'entretien et de la surveillance de l'intrus. A Félicité' incombait le soin de sa toilette, de son coucher et de son éducation familiale. Le petiot venait de ménager à Félicité un magnifique début dans son rôle de gouvernante. La harpie n'eût garde de négliger cette aubaine. Elle donna libre carrière à ses aimables sentiments. Cina, continuant de rire comme une petite folle, abandonna Paridael aux bourrades et aux criailleries de la servante, et rentra, sans plus s'occuper «le lui, dans le salon oii elle mit ses parents au courant de l'aventure. Paridael avait fait un mouvement pour rejoindre l'espiègle, mais Félicité 11e le lâchait pas. Elle le poussa vers l'escalier et lui fit d'ailleurs une telle peinture des dispositions de M. et M'"c Dobouziez pour les petits gorets de son espèce, qu'il se hâta, terrifié, de regagner sa mansarde et de se couler dans ses draps, sans affronter le courroux des tuteurs. Félicité l'avait pincé et taloche. Il fut stoïque, ne cria point : se tint à quatre devant cette ennemie. Ce dénouement orageux de la journée fit diversion au deuil de l'orphelin. Les émotions, la fatigue, le plein air lui procurèrent un lourd sommeil visité dé rêves où des images contradictoires se mêlèrent dans une sarabande fantastique. La jolie Gina armée d'une baguette de fée, conduisait la danse et le livrait et l'arrachait tour à» tour, aux entreprises d'une vieille sorcière incarnée par Félicité. A l'arrière-plan les fantômes doux et pâles de son père- et de Siska, du mort et de l'absente, lui tendaient les bras. Des cloches sonnaient; Paridael jetait dans le plateau de l'offrande, la reine marguerite, présent de Gina. La fleur tombait avec un bruit de pièce d'or accompagné du rire cristallin de la petite cousine, cl ce bruit mettait en fuite les larves moqueuses et aussi les pitoyables visions... Et telle fut l'initiation de Laurent Paridael à sa nouvelle vie de famille. II A sa deuxième visite, et à celles qui suivirent, lorsque les vacances le renvoyaient chez ses tuteurs, Laurent ne se trouva pas plus acclimaté que le premier jour. Il avait toujours l'air d'un intrus, de tomber de la lune, de prendre de la place. On n'attendait pas qu'il eut déposé sa valise pour s'informer de la durée de son congé et on se préoccupait plus de l'état de son bagage, et de ses nippes que de' sa personne. Réception sans effusion, sans transports : la cousine Lydie lui tendait machinalement sa joue citronneuse ; Gina semblait l'avoir oublié depuis la dernière fois, quant au cousin Guillaume s'il était à la besogne, il n'entendait pas qu'on le dérangeât pour si peu de chose que l'arrivée de ce galopin. Il le verrait au prochain repas, et c'était bien assez tôt. « Ah ! le voilà, toi ! Deviens-tu sage ?... Apprends-tu mieux?» Toujours les mêmes questions posées d'un air de doute ; jamais d'encouragement. Si Laureut rapportait des prix, voyez le guignon ! c'étaient précisément ceux auxquels M. Dobouziez n'attachait aucune importance. A table les grands yeux de la cousine Lydie, implacablement scrutateurs, semblaient lui reprocher l'appétit de ses douze ans. Vrai elle faisait choir le verre de ses doigts et les morceaux de sa fourchette. Ces accidents ne valaient pas toujours à Laurent l'épithète de maladroit, mais la cousine avait une moue méprisante qui disait assez clairement sa pensée. Cette moue n'était rien, comparée au sourire amusé de Gina, ne sortant de sa belle sérénité de jeune déesse que pour revêtir cet air persifleur. Le cousin Guillaume, du moins, n'embarrassait pas le petit par ses chicanes. 11 arrivait, à chaque repas, le front chargé de préoccupations, la tète à une invention nouvelle, supputant les résultats, calculant le rendement probable de l'un ou l'autre perfectionnement, le cerveau bourré d'équations. Avec sa femme M. Dobouziez parlait affaires ; et elle s'y entendait admirablement, lui répondait en se servant de termes tecli- niques qui eussent démonté un homme du métier. Il ne faussait compagnie à ses chiffres et ne se déridait que pour admirer et cajoler sa fille. De plus en plus, Laurent constatait l'entente absolue et idolâtre régnant entre ces deux êtres. Si l'industriel grave et positif s'humanisait en s'occupant d'elle, réciproquement Gina abandonnait avec son père, ses airs de supériorité, son petit ton détaché et avantageux. M. Dobouziez prévenait ses désirs, satisfaisait ses moindres caprices, la défendait même contre sa mère. A cloaque vacance, Laurent la trouvait plus belle, grandie, mais aussi plus froide. Ses parents l'avaient retirée de pension. Des maîtres habiles et mondains la préparaient à sa destinée d'opulente héritière. Trop demoiselle, trop grande fille, pour s'amuser avec ce gamin d'une condition inférieure, elle recevait des amies de son âge et sortait beaucoup. Les petites cousines Saint-Fardier, de blondes et vives caillettes, lui faisaient une compagnie digne de son rang. Et si par désœuvrement, elle s'oubliait au point de s'occuper du petit paysan, la cousine Lydie trouvait aussitôt un prétexte pour interrompre cette récréation. Elle envoyait Félicité avertir mademoiselle de l'arrivée de l'un ou l'autre professeur, ou bien madame emmenait mademoiselle à la ville,, ou bien la couturière attendait pour essayer une robe, ou il était l'heure de se mettre au piano. Le plus souvent Félicité prévenait les intentions de sa maîtresse. Elle s'acquittait de ce genre de commission avec un zèle des plus louables. Laurent n'avait qu'à se distraire comme il le pourrait. La fabrique prospérait au point que chaque année les installations nouvelles, hangars, ateliers, magasins, empiétaient sur les jardins entourant l'habitation. Laurent ne constata pas sans regret la disparition du Labyrinthe, avec sa tour, son bassin et ses canards. Cette horreur lui était devenue chère à cause de Gina. Mais ces métamorphoses ne s'arrêtaient pas à la fabrique. Les Dobouziez transformaient la maison en vue de l'entrée dans le monde de leur petite fille. Ils édifiaient un véritable palais, présentant une enfilade de salons décorés et meublés par les fournisseurs des gens de la haute volée. Le cousin Guillaume semblait présider à ces embellissements, mais il s'en rapportait toujours au choix et au goût de la fillette. Il avait déjà ménagé à l'enfant gâtée un délicieux appartement de jeune fille; deux pièces, argent et bleu, qui eussent fait les délices d'une infante. L'appartement de Laurent aussi n'était pas sans changer de physionomie, comme le rest«. Sa mansarde sous les toits n'avait jamais eu l'air d'une installation définitive; mais elle gagnait un aspect de plus en plus provisoire. Il semblait qu'on l'eut affectée de mauvaise grâce et en rechignant, au logement du petit Paridael, Félicité 11e l'avait déblayée que juste assez pour y placer un petit lit de fer. A présent, le grenier ne suffisant plus à remiser les vieilleries provenant de l'ancienne fourniturcde la maison; plutôt que d'encombrer de ces épaves les mansardes (les domestiques, Félicité les' transportait dans le réduit de Laurent. File y mettait tant de zèle que l'enfant voyait le moment où il lui faudrait émigrer sur le palier. Au fond il n'était pas fâché de ces vexations apparentes; converti en capharnaùm son gite lui ménageait des découvertes charmantes d'im-prévu. Il s'établissait, entre l'orphelin délaissé et les choses ayant cessé de plaire, une certaine sympathie provenant de la similitude de leurs conditions. Déranger l'ordre fallacieux que la terrible servante entendait maintenir parmi ces objets disparates devint une de ses distractions, mais il suffit que Laurent s'amusât avec ces vieilleries pour que l'aimable gouvernante les tînt autant que possible hors de sa portée. Il en résulta naturellement de fréquents orages. Entre Laurent et sa persécutrice s'engagèrent des parties de cache-cache et de furet, où, piqué au jeu, l'enfant déployait, pour dénicher ses trésors et dissimuler ses trouvailles, de vraies ruses de contrebandier. 0 celte mansarde chez le cousin Guillaume ! Laurent se réjouissait de la regagner. Notamment les soirs d'hiver, pendant le congé de Noël, où on le retenait, après le dîner, jusqu'à neuf heures, en bas, dans la salle à manger. Il se sentait importun et gêneur; que ne l'envoyait-on coucher alors? Au lieu de cela, s'il réprimait mal l'envie de s'étirer, s'il bâillait, s'il détachait les yeux de son livre de leçons ou de son cahier de devoirs, avant que neuf heures, l'heure sacramentelle, eût sonné à la pendule, la cousine Lydie roulait ses srands veux terri-blcs et Gina, assise auprès d'elle, comme une grande, à l'autre bout de la table, Gina, pour qui Laurent existait de moins en moins et qui ne lui cachait pas son aversion, se /engorgeait et prenait un air plus éveillé que jamais, un air qui flétrissait la paresse du gamin. Même pendant la journée, après l'une ou l'autre meurtrissure, le petit courait se réfugier sous les toits. Il ouvrait la fenêtre en tabatière, montait sur une chaise, et regardait, à ses pieds, le paysage de banlieue ; les maisons rouges et basses du faubourg s'agglomérant en pâtés fantastiques, les champs menacés par la ville grandissante — quelques cultures déjà bordées de trottoirs et désignées comme terrains à vendre et à bâtir, par de grands écriteaux en bois, sinistres comme des piloris, — des fermes trapues et ramassées rejointes par les éclaireurs de l'invasion urbaine, des cabarets à étages, neufs et déjà d'aspect sordide, s'emparant des bons coins — la rencontre triste et crispante de la cité et de la campagne, — ce combat d'avant-postes ; cette population de barrière, louche et hybride, moitié rurale, moitié urbaine, à la fois plus brutale que l'homme des champs et plus maligne que la racaille des villes;... 1111 air souffreteux, contraint, borgne et pourtant attachant dans ce paysage borné par des talus de fortifications, des portes à créneaux, des casernes rougeâtres, dont les clairons plaintifs répondaient à la cloche de l'usine. Trois ou quatre moulins à vent épars dans la plaine tournaient avec un clapotis sec. Libres, •farauds, défiant les annexions et les empiétements. Mais il y en avait un cinquième, dont la maçonnerie dominait piteusement le blocus auquel le soumettait un tênement de bicoques ouvrières, et à qui, en signe de possession, les assiégeants de mine parasite et d'allure sournoise avaient coupé les ailes. Les moulins libres tournaient à pleine volée... Et Laurent compatissait au sort du pauvre moulin de pierre déplumé, surtout que des histoires sinistres couraient sur la population des ruelles qui l'étroignaient : tape-durs et vauriens déterminés que la police n'osait pas affronter dans leur repaire... Sentiment bizarre, quand Laurent était loin de Gina, même lorsqu'elle l'avait le plus mortifié, il ne pouvait s'empêcher d'évoquer les mérites et la supériorité de la fantasque cousine. Parfois, touché trop cruellement, ressentant à l'extrême les mille piqûres qui, en se répétant chaque jour, affolaient le petit « paysan » comme si le harcelaient un essaim de guêpes;— oppressé, ruminant et récapitulant dans son imagination d'orphelin, sensibilisée encore par » son deuil, tous ces griefs que grossissaient son énervement, lorsqu'il avait contemplé durant des heures ce paysage navrant, cl songé... songé... songé, il s'arrachait, saturé de tristesse, à ces spectacles, tombait à genoux devant son petit lit de fer et sanglotait à l'aise. Et le bruit guilleret des moulins, clair et détaché comme le rire de Gina, et le grondement de l'usine, bougon et sourd comme une semonce de Félicité, accompagnaient et entretenaient la chute lente et copieuse de ses pleurs. Et cette musique narquoisaet bourrelante semblait répéter : « .Encore !.. Encore !.. Encore !.. » 0 la pourtant chère mansarde de refuge à côté du grenier !... Combien d'heures .passées à épier les souris se pourchassant avec de petits sifflements d'intelligence... Il y avait-aussi dans celte mansarde d'asile la bibliothèque où s'entassaient les livres jugés trop frivoles par M. Dobouziez. Fruit défendu comme les framboises et les brugnons du jardin ! Les souris en avaient déjà grignoté les tranches poudreuses et Laurent se délectait de ce que les voraces bestioles voulaient bien lui laisser de cette littérature. Souvent il s'absorbait tellement dans sa lecture qu'il en oubliait toute précaution et que Félicité, marchant sur la pointe des pieds pour ne pas lui donner l'éveil, venait le relancer dans son asile. Si elle ne le prenait pas en flagrant délit de lecture prohibée, cette diablesse s'apercevait qu'il avait dérangé la friperie et provoqué des ébou-lements et des avalanches. C'étaient alors des piailleries de pie-grièche, des cris de suppliciée, qui faisaient accourir, à la rescousse Mme Lydie. Une fois on le pinça en train de lire Pend et Virginie. — Un mauvais livre !... Tu ferais mieux d'étudier les arithmétiques ! lui dit sa tutrice. Mis au courant du forfait de Laurent, son tuteur confirma l'opinion de cette femme de sens. En cette occasion M. Dobouziez émit, une fois de plus, l'avis que ce galopin, précoce, trop grand liseur et bayeur aux chimères, ne ferait jamais rien de bon, resterait toute sa vie un pauvre diable comme son père. Un bayeur aux chimères ! Quel mépris le cousin coulait dans ce mot. Le jardin réduit, d'emprise en emprise, aux dimensions d'un préau sur lequel regardaient les fenêtres de la maison, lorsque Laurent était expulsé de sa mansarde il profitait d'un moment favorable pour se jeter dans l'usine. L'étourdissaient le vacarme et le mouvement des œuvres multiples que nécessite la confection des bougies, depuis le traitement des fétides matières organiques, graisses de bœuf et de mouton, d'où se sépare non sans peine la stéarine blanche et marmoréenne, jusqu'à l'empaquetage, la mise en caisse et le chargement sur les camions. Laurent descendait dans les chambres de chauffe, s'introduisait dans les salles des machines; allait des cuves où l'on épure la matière brute en la fondant et en la refondant encore, aux presses où, dépouillée des substances viles, elle se solidifie à nouveau, serrée entre des peaux de bêtes. Il visitait l'usine dans tous ses recoins, hantait les ateliers délétères et s'aventurait dans les endroits meurtriers. Il grimpait aux échelles, traversait d'étroites passerelles. Les chaudières lui soufflaient au visage leur haleine humide. Les machines, bielles et volants en pleine activité, sifflaient, grondaient, mugissaient, mettaient en trépidation les cages épaisses de maçonnerie dans lesquelles leurs masses de fonte, de cuivre et d'acier, monstrueuses et cyclopéennes, aux formes inquiétantes,plongeaient jusqu'à mi-corps comme des géants enmurés vifs. Là, il n'y avait rien à craindre. Laurent savait que c'est précisément à l'endroit où le monstre se démène et s'agite comme un Ence-lade sous son volcan qu'il est le moins redou- table. La vigilance de ses gardiens est tenue en éveil par ses rugissements. Et prêt à l'aire explosion, à tout ruiner et massacrer autour de lui, il est trahi par son flotteur d'alarme, ou la vapeur accumulée s'échappe, inoffensive, par les soupapes de sûreté. Le danger existe plus loin: dans les- chambres oii le monstre mécanique semble recourir à la ruse. N'obtenant rien par ses clameurs et ses gestes terrifiants et ne parvenant pas à se venger, d'un seul coup, dans une catastrophe générale, des hommes qui ont asservi sa force, il cache son jeu et atteint ses victimes une à une. Par des trous pratiqués dans les parois et les plafonds, de simples rubans de cuir se dé tavellent de la masse principale comme les longs bras d'un poulpe, et actionnent les appareils à l'étape. Ces longues bandes se bobinent et se D cj débobinent avec une grâce et une légèreté1 qui éloigne toute idée de force et de violence. Elles vont si vite qu'elles semblent immobiles, et il y a même des moments où on ne les voit plus. Elles s'échappent, s'envolent, rendent avec une docilité rassurante les services qu'on leur demande, retournent à leur point de départ, repartent sans se lasser pour leur même voyage et leurs mêmes travaux. Elles accompliront des millions, tics milliards de fois, la fastidieuse opération, avec une adresse et une discrétion adorables. Dans leurs courses elles font à peine plus de bruit qu'un oiseau qui bat des ailes ou què le ronron d'une chatte lascive et, lorsqu'on est tout près de leur passage, leur souffle vous effleure, doux et presque caressant. Si bien qu'on ne se défie plus de leurs atteintes, et qu'elles vous bercent, comme la chanson du rouet. Mais toujours d'aguets, toujours attentives à l'occasion, patientes comme la panthère à l'affût, elles profitent de la moindre distraction, d'un oubli, d'un moment de rêverie et d'abandon, de la nonchalance fortuite de leurs dompteurs ; d'un fugace besoin de s'adosser et de se détendre un brin. Il n'en faut pas môme autant : Une chemise bouffante, une blouse lâcho-, un faux pas, voire 1111 faux pli suffit pour amener un terrible changement de scène. Les courroies de transmission ont aggripé leur homme par un pan de vêtement, puis l'ont attiré à elles et voilà qu'elles l'entraînent dans leur vertige, malgré ses cris, malgré son poids, malgré sa résistance. Et en un rien de temps elles épuisent sur ce sujet la série des supplices. Il est étendu sur les roues, éeartelé, écliarpé, charcuté, réduit en bouillie, scalpé, déchiqueté, amputé, projeté membre à membre, par tronçons, à quelques mètres de là, comme la pierre d'une fronde, ou exprimé comme un citron entre les engrenages qui font pleuvoir son sang, sa cervelle et ses moelles sur les camarades terrifiés. Heureux ceux qui en réchappent, avec un membre de moins, un bras démoli, une jambe cassée en dix endroits, estropiés pour la vie. Quant à courir à la machine et à arrêter le mouvement, il n'y faut pas songer. L'homme est entamé ou expédié avant qu'on ait .seulement eu le temps de s'apercevoir de l'inégal corps à corps. Si on arrête la mécanique astucieuse c'est uniquement pour la nettoyer ; c'est pour enlever toute trace de son exploit, lui curer les dents, et lui rendre ses engrenages bien astiqués, ses lanières si lisses, ses rouages luisants de propreté, son air de félin domestique. Et on s'étonne alors que, poussés à bout, aux heures de grève et de visions rouges, les travailleurs détruisent la machine qui, non contente de ruiner et de ravaler la main-d'œuvre, la broie et la supprime ! Mais l'usine ne réglait pas toujours leur compte à ses servants, d'une façon si ouverte et si expéditive. Au nombre des chambres où se trituraient les graisses, une des mal famées était celle des acréolines, substance incolore et volatile dont les vapeurs corrosives s'attaquaient aux yeux des préparateurs. Les patients avaient beau se relayer toutes les quarante-huit heures et prendre de temps en temps un long congé pour combattre et neutraliser les effets du poison, à la longue l'odieuse substance déjouait leurs précautions et leur crevait les prunelles. Dans les dispositions où se trouvait Laurent il inclinait à s'assimiler les revers de la vie industrielle. En général, les spectacles et les scènes de l'usine lui inspiraient plus de terreur que d'admiration. Il prêtait à cette fabrique, établissement modèle, où se trouvaient appliqués tous les progrès de la mécanique et de la chimie, où se réalisaient des prodiges d'invention, — - une influence occulte, fatidique et perverse. Il se prit d'une profonde pitié, d'une affection instinctive et absorbante pour ce monde de parias peinant avec tant de crànerie et d'abnégation, et bravant, pour 1111 maigre salaire, les mutilations, la maladie, les infirmités et la mort; les outils formidables qui se retournaient contre eux, et l'hostilité même de l'atmosphère qu'ils respiraient. C'était comme si la Nature, l'éternel sphvnx, furieuse de s'être laissé arracher ses secrets, s'en prenait à ces simples auxiliaires des défaites que lui infligeaient les savants. Avec ces travailleurs l'enfant farouche devenait communicatif. Lorsqu'il les rencontrait, noircis, en sueur, haletants, et qu'ils lui liraient leur casquette, il s'enhardissait à leur parler. Leur langage pittoresque et gras, leurs allures rudes et libres, lui procuraient, après les petites persécutions à mots couverts, les ironies, les réticences, et les sourdes tortures subies dans l'intérieur des Dobouziez, comme la sensation d'une bouffée d'air vif et agreste, après un séjour dans une serre chaude, au milieu de plantes étriquées et de senteurs qui entêtent. Il les savait infimes et se considérait comme leur solidaire; sa faiblesse opprimée communiait avec leur force passive; ce déclassé allait à ces exploités. Et eux, ces grands et carrés gaillards, chauffeurs, machinistes, chargeurs, manœuvres, si robustes et si doux, étaient bons à l'enfant solitaire, moralement négligé, sevré de tendresses, au petit cousin du patron Guillaume, dont les larbins et la valetaille, prenant exemple sur Félicité, parlaient en haussant les épaules, comme d'une charge pour la maison, comme d'un « quart de monsieur ». Aussi, fut-il bientôt connu de toute la fabrique. Une des régions lui plaisait particulièrement, mais non sans le déconcerter un peu. C'était au premier étage d'un corps de bâtiment principal, la « coulerie, » halle immense où travaillaient trois cents ouvrières. La plupart, de fraîches, potelées et rieuses lîlles; l'air propret; en jupe de baie bleue, en corsage de cotonnade violette, la chevelure tordue en chignon, ou ramassée sous un petit bonnet plat et tuyauté. Comme il faisait très chaud, au-dessus des machines, et qu'elles mettaient de l'entrain à la besogne, pour respirer plus à l'aise, beaucoup se dépoitraillaient, bravant la sévérité du règlement et la pluie des amendes, clamées à contre-cœur, pour les besoins de la discipline par un bonhomme de contre-maître, ancien sous-officier. C'était là dedans un babil de volière qui dominait le coassement monotone et régulier des mécaniques. Ces femmes étaient employées à mettre la dernière main aux bougies sortant du moule ; à les polir, à les lustrer, à les classer. Elles se pressaient autour de deux à trois rangées de tables reliées par divers appareils, et les bougies, portées par ces engins, passaient d'une tablée à l'autre, et de main en main, se rapprochant à chaque manipulation du type achevé destiné à orner lustres et girandoles... Le parquet constamment ciré par les déchets de stéarine était glissant comme celui d'une salle de bal. Les grosses filles et leurs métiers s'y reflétaient comme dans une glace et ce miroitement, cette multiplication, ajoutée au brouhaha n'était pas étrangère à l'impression d'ahurissement qui prenait Laurent chaque lois qu'après avoir monté le haut escalier en colimaçon, aussi gras que le plancher même, il débouchait dans cetie halle. C'était généralement le soir, après le dîner. Son entrée faisait chaque fois sensation. Les minois un peu effrontés se relevaient et se tournaient vers le petit intrus. Lui, un peu gêné par ces regards, s'engageait pourtant bravement entre les longues taillées et se rendait au fond de la salle, où trônait dans une sorte de chaire, le contre-maître, son ami. Là, sous la protection de ce braque, qui lui faisait accueil, il reprenait bientôt confiance. 11 osait soutenir l'inquisition de ce millier d'yeux noirs ou bleus, et se prenait aussi à sourire à tous ces "visages allumés aux pommettes. 11 s'enhardissait jusqu'à s'approcher des rayons et à suivre la manœuvre agile de ces mains roses aussi satinées que la stéarine même. Souvent l'une d'elles, autorisée par le chef, le conduisait dans nne salle voisine, servant de magasin d'étiquet- les, el l'invitait à prendre un échantillon dans chacun des nombreux casiers; lorsqu'il n'y atteignait pas, elle puisait pour lui. Laurent se retirait alors avec son assortiment de jolies-étiquettes dorées ou chromolithographiées. Malheureusement, deux jours après, Félicité les lui avait confisquées. Comme elle parlait d'enquête et de vol, Laurent finit par renoncer à sa collection pour ne pas attirer des désagréments aux braves donatrices. Des gaillardes peu rassises, ces ouvrières! Le soir on les lâchait un quart d'heure avant la sortie des hommes. De son lit, Laurent entendait sonner la cloche de délivrance. C'était aussitôt une trépignée, une bousculade, un vacarme de perruches qui s'évadent. Mais au dehors elles lambinaient, traînaient la semelle, revenaient sur leurs pas. La cloche sonnait de nouveau. Les hommes détalaient à leur tour, plus lourdement mais en se ralliant d'une voix moins aigre. Et après quelques instants, au bout de la rue, s'élevaient desclameurs, confondues, de femmes violentées et de braconniers bourrus. Laurent en gagnait la chair de poule : « Ali les cruels! Voilà qu'ils les empoignent ! » L'innocent ne comprenait rien à ces jurons, à ces rires saccadés et hystériques, à ce hourvari qui rendait plus sinistre,. après le tumulte, la mélancolie de celte banlieue diffamée. Le lendemain, celles qui avaient glapi et clamé le plus fort, paraissaient enjouées, hardies, rayonnantes comme si rien ne s'était passé; et, dans les halles du rez-de-chaussée, les mâles semblaient repus, allègres, contents d'eux-mêmes, se heurtaient le coude d'un air de connivence, échangeaient des clins d'œil, claquaient de la langue avec gourmandise. A quelles mystérieuses prouesses faisaient-ils donc allusion, ces gars dégingandés? III Un matin, le petit Paridael vaguait selon sa coutume par les ateliers et les hangars, lorsqu'il s'entendit appeler par une grosse voix qui essayait de se (aire toute menue : « lié, monsieur Laurent... Monsieur Lorki... » Lorki, on ne lui donnait plus ce petit nom depuis la maison paternelle. 11 se retourna comme s'il allait voir un revenant et quelle ne fut pas sa grosse joie, en reconnaissant dans le particulier trapu, basané, à l'œil brun clignotant, à la barbiche anneléc, Vincent Tilbak, le brave Vincent Tilbak! — Vincent ! s'écria-t-il. Vous ici !,.. Rien de plus naturel que le bonheur de cette rencontre. Vincent venait souvent chez M. Paridael, tenir compagnie à Siska, de préférence les soirs ï où Monsieur retournait au bureau. Laurent restait avec eux dans la cuisine. C'était le « bon ami » de Siska, avait dit le père au petiot. Et Laurent ne voyait évidemment pas de mal à ce que Siska eût un « bon ami ». Tilbak était un marin du village de la bonne, qui aurait bien voulu épouser sa payse et l'enlever à ses maîtres; mais outre que celle-ci redoutait un métier qui fait trop de veuves, elle préférait encore ses « bons amis » les Paridaelà ce brunaud maroquiné et boucané comme un vieux cuir, surtout que notre « pauvre Monsieur » descendait rapidement la pente et que, depuis la mort de « Notre Madame » le malade et le petiot n'avaient plus que Siska pour les soigner. Tilbak ne se décourageait pas. Entre deux voyages au long cours il tombait à l'improviste chez les Paridael. Il portait dans ses vêtements quelque chose de l'air intrépide du large, un fort parfum de marine, et son être fruste et solide dégageait le plus loyal caractère qu'on pût rêver. Pour se faire bien venir il avait toujours les poches pleines de curiosités de l'Océan et des parages exotiques : coquillages carnés, fruits étranges et musqués, pour Laurent; et pour Siska une étoffé, un bijou des antipodes, un mocassin de Patagon, une pantoufle d'Es-quimeau. Tilbak racontait des histoires arrivées et en inventait lorsqu'il touchait à bout de ses aventures. Les unes et les autres ravissaient Laurent. Siska, aussi, la chaise assez rapprochée de celle du narrateur, semblait y prendre intérêt. Laurent était même 1111 auditeur despotique. Lorsque Vincent avait épuisé tout son répertoire, son bagage de réalités et de choses vécues, il lui fallait recommencer la kyrielle. El gare à lui s'il s'avisait d'abréger son histoire 011 d'altérer un détail. Laurent n'admettait pas les variantes et était là, pour le rappeler, implacablement à la version primitive. Heureusement pour le complaisant narrateur qu'il arrivait au petit tyran, malgré sa vigilance et sa curiosité, de céder enfin au sommeil, même aux endroits les plus pathétiques. Siska le transportait dans son petit lit au fond de la chambrette à côté de la chambre de i\Ion-sieur. Alors, les deux pays, débarrassés de ce témoin aimé, mais parfois gênant, pouvaient se parler d'autre chose que de naufrages, de cannibales et de monstres marins. Une fois qu'ils le croyaient bien endormi, avant que Siska l'eût porté au premier, Laurent se réveilla à moitié, au bruit d'un baiser sonore et, tout à fait, au bruit d'une claque non moins bruyamment plaquée. Attaque de Vin- cent, riposte de Siska. Digne Vincent! Laurent prit son parti et il réconcilia les «pays» avant deserendormir pour du bon. D'autres Ibis celte taquine de Siska chicanait le brave gars à propos de l'acre tabac qui la faisait tousser, disait-elle, et qui empestait toute la maison. Il fallait voir la tête contrite et suppliante, à la fois ra- Et c'est ce Vincent-là, que le jeune Paridael revoyait, ce matin, dans la terrible usine du cousin Dobouziez, Comment cela se faisait-il? dieuse et penaude de la « culotte de goudron », comme l'appelait Siska. Il brûlait de l'apprendre. Mais avant de demander l'explication de cette rencontre inespérée, Laurent s'informa de Siska. A présent que le malade n'était plus et que l'enfant avait été confié à d'autres soins, les «bons amis » s'étaient mariés. Malgré sa passion pour la mer et les aventures dangereuses, mais si ennoblissantes, contribuant à dilater le cœur et à en éloigner les spéculations mesquines et viles, Tilbak s'était résigné à dépouiller ses bragues goudronnées et son tricot de laine bleue, à reprendre pied sur le plancher des vaches et à redevenir terrien comme ceux de son villase. Avec ses économies et celles deSiska ils achetèrentun petit fonds de victuaillier de navires, et s'établirent aux envi- rons du port. Sur la recommandation de son ancien capitaine, très porté pour son gabier, Vincent venait d'entrer comme contre-maître chez les Dobouziez. — Et Siska? demandait continuellement, le petit Paridael. — De plus en plus jolie, Monsieur Lorki, Monsieur Laurent, veux-je dire, car vous êtes un homme à présent... Comme elle serait heureuse de vous voir ! Il ne se passe pas de jours sans qu'elle me parle de vous. Depuis les trois semaines que je suis ici, elle m'a demandé au moins mille fois si je ne vous voyais pas, si je ne savais pas ce que vous deveniez, quelle mine avait son Lorki, car, sauf respect, elle continue de vous appeler du nom qu'on vous donnait chez feu votre cher papa... Mais, dame, je ne savais auprès de qui m'informer... Les patrons, outre qu'on ne les voit pas souvent, ont — excusez ma franchise, — quelque chose qui vous ôte l'envie de leur adresser la parole... Vrai, il n'a pas l'air commode votre cousin M. Dobouziez... Mais, vous voilà, dites-moi bien vite ce qu'il faut raconter à Siska de votre part, et quel jour elle peut attendre votre visite? Et le brave brunet, toujours carré, toujours franc et réjoui comme aux bons jours, un peu plus barbu, un peu moins hâlé, les oreilles en core percées d'anneaux d'argent, et fermement planté sur ses hanches; se balançant tantôt sur une jambe, tantôt sur l'autre, croyait devoir se récrier aussi sur la bonne mine du petit Laurent, quoique celui-ci n'eût plus son air confiant et heureux d'autrefois. Mais en ce moment, sa joie de revoir Vincent était si grande, qu'un rayon passager débrouillait les ombres de son front. il ne se plaignit même pas auprès de son bon ami de son isolement de cœur. Mais quant à venir voir Siska, il n'y fallait pas songer! Ah ! le candide Vincent ne connaissait pas les Dobouziez ! Tandis que le petit Paridael essayait de faire comprendre à son cordial interlocuteur l'impossibilité de cette visite, de manière à ne pas froisser les sentiments des Tilbak et aussi de ne pas les mettre en peine sur son changement de vie, il se représentait, à part lui, la voix moqueuse de la belle Gina s'il s'était avisé de lui parler de ces humbles gens ! « Je ne sors jamais seul, expliquait-il, non sans balbutier, à son ami Tilbak; et on ne me conduit même pas chez la famille... Le cousin trouve que c'est temps perdu, et que ces visites me distrairaient de mes études... Les études! Le cousin ne voit que cela... — Vrai, là, c'est dommage! dit Vincent, un peu défrisé... Mais si c'est pour votre bien !... Donc, nous remettrons celte visite à plus tard... De sorte que nous devenons un vrai savant, Monsieur Lorki?... Que Lorki eût voulu sauter au cou de Vincent et le charger de baisers pour son excellente Siska, et bien lui recommander de lui dire que s'il ne venait pas il n'y avait pas de sa faute. Mais entre ces murs de l'usine, sur ce chantier encombré de caisses, à portée des bureaux où régnait le cousin positif et autoritaire, non loin des lieux hantés par la terrible Félicité, notre collégien se sentait mal à l'aise, gêné, contraint. Et il était honteux aussi, il éprouvait quelque remords, en songeant que depuis les funérailles de son père, il n'avait plus prononcé le nom de la fidèle Siska. Ce n'est certes pas à cette odieuse Félicité qu'il se fût avisé d'en parler... Malgré tout le soin qu'il mettait à le dissimuler, Vincent sentait l'embarras du petit et devinait les impressions qu'il lui cachait. A l'âge de Laurent on déguise mal ses sentiments, et Vincent dut les lire sur sa physionomie et dans sa voix noyée, un peu rauque, et dans ces regards si caressants, si extatiques, qui se régalaient de la présence du cher visage du bon temps d'autrefois : — Patience, Monsieur Lorki... Ne nous affligeons point pour cela ! répétait l'ex-marin. On doit obéissance à ses tuteurs...L'obéissance et la discipline, ça me connaît ! Et il s'efforçait de rire. « Au moins pourrons-nous nous voir ici, de temps en temps, et Siska aura ainsi de vos nouvelles par moi. » Ils se revirent quelques fois, en effet. Laurent s'échappait de la maison dès que sa surveillante avait tourné le dos et que la petite porte de communication entre les jardins et les terrains de la fabrique était entrebâillée; et il passait tout son temps dans la région placée sous la surveillance de Tilbak. Un jour, son grand ami lui demanda s'il aimait encore tant les histoires. « Oh ! plus que jamais », répondit Laurent. Et de fait, les mille vexations par lesquelles on contrariait, tant chez les Dobouziez qu'à la pension, son amour de la lecture, n'avaient fait qu'exaspérer cette curiosité. — J'y ai songé, reprit le digne gars d'un air un peu embarrassé... Je n'ai plus à vous raconter des aventures à présent toutes mes journées se ressemblent par le calme. Voilà même l'ennui du bonheur, Monsieur Lorki... Au surplus, vous savez lire aujourd'hui. J'ai pris la liberté,., vous m'y autorisez, n'est-ce pas?... de vous apportez deux livres qui en savent plus long que votre serviteur, le marsouin échoué, sur les voyages et les merveilles de la mer... Et il tira de dessous sa veste de gros hleu les deux volumes de Robinson Suisse, qui lui bos-suaient l'estomac, et les remit à Laurent, en rougissant sous son hâle : — Gardez-les en souvenir de Siska et de Vincent ! dit-il... Je les héritai d'un maître d'équipage hollandais qui mourut de la fièvre jaune aux Antilles... Moi je ne sais pas lire, Monsieur Lorki ; à douze ans je gardais les vaches avec Siska, et j'étais mousse à seize ans... Acceptez-les; car je possède encore la pipe du camarade, et celle-là ne me quittera jamais... Digne Tilbak ! Il avait deviné l'isolement du petit. Comme Siska avait bien fait de l'épouser ! — Oh ! oui, je les accepte ! Merci... et remerciez bien votre femme... Laurent ne prévoyait pas les conséquences de ce présent. Cette espionne de Félicité eut bientôt déniché les deux pauvres volumes si bien cachés au fond de sa malle de collégien, parmi ses livres de classe. Dépareillés plus que de nature, ils dégageaient en outre cette odeur de cale et de tabac, qui imprègne avec obstination le fourniment des matelots, et la 54 LA NOUVELLE CARTIIAG-E soupçonneuse créature se douta bien qu'ils ne provenaient pas de la bibliothèque hermétiquement close depuis les dernières vacances. Le débraillé peuple et le fumet d'aventure de ce Robihson Suisse contribuèrent à exciter l'indignation et l'horreur de Félicité. Les âmes de sa sorte se montrent d'autant plus dures et plus orgueilleuses vis-à-vis deshumbles qu'elles voudraient donner le change sur leur extraction plus que basse. Elle se livra à une véritable procédure de juge retors. Laurent subit interrogatoire sur interrogatoire, et comme, malgré les tortures, il se renfermait dans un silence opiniâtre, elle en parla à ses maîtres. Laurent tint bon, longtemps encore. Il ne pouvait décemment prétexter un cadeau de ses autres parents. Non seulement il ne les' avait pas vus depuis les vacances, mais ceux-ci avaient reçu ordre des Dobouziez de ne jamais lui donner de livres. « Et cependant ces alfreux et stupides volumes ne sont pas tombés du ciel ! » insistait le cousin Dobouziez. On le priva de dessert, on le mit au pain sec : Laurent s'entêta. On le menaça de la maison de correction. Il se dit qu'il n'y serait pas plus mal que sous la férule de Félicité. En vain Tilbak lui-même, à qui, poussé à bout, le cœur saignant, il se décida à confier ses peines, lui conseilla, et même lui enjoignit de parler. La révolte et la surprise de Vincent, et aussi son désespoir, étaient immenses. Cependant, comme le petit s'obstinait à braver les foudres du tuteur, et que M. Dobouziez, nargué dans son omnipotence, allait recourir aux moyens extrêmes dont la loi l'armait. Tilbak prit le parti de se dénoncer lui-même auprès du patron. Cette démarche devait naturellement entraîner la disgrâce du contre-maître, mais elle conjurait l'internement du petit dans une prison d'enfants insoumis, et l'honnête Vincent, lorsque le petit était en jeu, se moquait bien du mécontentement d'un Dobouziez, aussi riche et aussi puissant qu'il fût. Fort de sa conscience, un matin Vincent se fit annoncer au patron. Introduit dans le sanctuaire du riche industriel, par déférence pour le tapis de Tournai, il quitta ses sabots et se présenta la casquette à la main. L'accueil fut boréal. M. Dobouziez l'ayant rapidement dévisagé sous son binocle d'or, l'autorisa à lui dire quel fait l'amenait, et sembla se replonger dans l'étude d'une épure de machines, déployée sur son bureau. Aux premiers mots de Vincent, M. Dobouziez l'interrompit par un « c'est bien ! » auto- matique. Et sans daigner répondre encore ou quitter son travail, il pressa le bouton de la sonnette électrique placé à portée de sa main. — Faites demander, je vous prie, à Mlle Félicité les objets confisqués au jeune Paridael ! dit-il au saute-ruisseau qui était accouru d'un bureau voisin. Les pièces à conviction apportées par le plumitif, M. Dobouziez se leva d'un air ennuyé, considérant quelque temps avec dégoût ces piteux bouquins, comme s'ils lui représentaient une étoile de mer ou quelqu'autre gluant et gélatineux habitant des vagues, et n'ayant pas de pincettes pour y toucher, il lit signe au coupable qu'il pouvait reprendre son bien. Puis, M. Dobouziez signifia à Tilbak, respectueux, mais ferme, — planté sur ses hanches en loup de mer soumis à la discipline, mais incapable de servilisme, — d'avoir à s'abstenir désormais de faire des cadeaux au pupille de son patron. Vincent proféra un grognement en signe d'obéissance. — Faites excuse, Monsieur, crut pourtant devoir dire le contre-maître avant de se retirer, après avoir mis sous le bras le malencontreux liobinson Suisse, mais puis-je espérer que le jeune Monsieur Paridael cessera d'encourir plus longtemps votre déplaisir pour une action dont je dois porter seul la responsabilité;... oserai-je vous prier de lui rendre cette précieuse affection qui remplace celle de feu Monsieur son père. M. Dobouziez ne lui laissa pas poursuivre son plaidoyer, mais lui montra la porte ; et mit lin à l'audience par cette phrase sèche : — Que le contre-maître nous fasse grâce de ses conseils... Le tuteur de M. Paridael sait la conduite qu'il a à tenir... — Pardonnez-moi, monsieur, insista Vincent, blessé par la façon dont le patron faisait allusion à son petit Laurent... Puis, mon im-portunité vous paraîtra peut-être moins grande si vous savez que ma femme a servi M. Paridael père depuis la naissance du petit Laurent, et qu'elle avait pris l'enfant en grand attachement... Cette fois M. Dobouziez eut un a Ah! » si dur et si agacé que le bon Tilbak comprit enfin qu'il faisait fausse route et qu'il se décida à rentrer dans ses sabots et à se retirer après un dernier salut militaire. Laurent échappa pourtant à la maison pénitentiaire. Le cousin Guillaume ajouta aux nombreuses interdictions qui pesaient déjà sur son pupille celle de circuler désormais dans l'usine et de frayer avec des ouvriers : « Comme s'il n'était déjà pas assez mal élevé et commun, comme cela ! » se récriait Félicité, chargée de tenir la bride plus courte que jamais à cet enfant dénaturé. Laurent essaya, plus d'une fois, d'enfreindre la défense et de revoir Tilbak, pour savoir de lui ce qui s'était passé, et protester de son affection fidèle, mais on fermait les portes à clef, à présent, et la date de sa rentrée au pensionnat sonna avant qu'il eût pu serrer la loyale main calleuse du mari de Siska. Paridael avait raison de s'inquiéter des suites que cette peccadile entraînerait pour le contre-maître. A son retour,Félicité lui apprit avec quelque satisfaction, que son ami n'avait plus fait long feu à la fabrique, et que, pris une fois de plus en défaut, il venait de se faire congédier. C'était une façon de souhaiter la bienvenue à l'orphelin. Dans sa désolation, Laurent eut l'idée d'intéresser la belle Régina au sort de Tilbak et des siens. Car ils avaient des enfants, les pauvres ! Durant le drame qui venait de se dénouer par le renvoi du contre-maître, Gina sans s'associer aux reproches et aux récriminations infligés à son cousin, l'avait affecté bien plus (pie la cousine Lydie, le cousin Guillaume et la mai- tresse servante, par son indifférence à ce qui se passait. Loin de chercher à excuser la prétendue faute du contre-maître elle n'avait pas même intercédé en faveur du petit. Au contraire, depuis qu'elle avait appris ses relations avec des gens du comuun elle enchérissait de froideur et de répulsion. Elle n'avast pas dit un mot de ces incidents au jeune coupable; comme s'il n'eut même plus valu la peine qu'on essayât de le détourner de ces acoquinements. Durant tout le temps de sa punition, jamais elle n'était venue le voir dans sa mansarde; jamais elle ne lui apporta, en cachette, quelque friandise pour en étendre son pain sec. Elle prenait ses leçons, étudiait, s'amusait, allait et venait, sans s'informer du prisonnier. Les arrêts levés, elle lui dit à peine bonjour. Et pourtant, si Laurent souffrait de cette indifférence, il ne parvenait pas, lui, à se désintéresser de la fière enfant. Elle seule, dans cette maussade maison de ses tuteurs lui demeurait bienvoulue. Il mettait sur le compte de son éducation cette sécheresse, cette insensibilité qui le faisait tant souffrir ! Comment eut-elle pu sympathiser avec des gens en dessous d'elle? Jamais elle ne les voyait de près. Dans les conversations on n'en parlait que comme d'outils plus ou moins exercés et fragiles. Les quinze cents têtes de la population de la fabrique se courbaient sous un règlement d'une sévérité draconienne. C'étaient des amendes pour le moindre manquement, des retenues qu'on ne levait jamais, des expulsions contre lesquelles il n'y avait pas d'appel. Une justice stricte; pas d'iniquité, mais une discipline implacable, un code de pénalités mal proportionnées aux offenses, une balance toujours penchée du coté des maîtres. Survenait-il un accident déterminant la mort d'homme, un malheureux tombait-il sur les plaques tranchantes d'une presse, ou -s'embarrassait-il dans les engrenages d'une machine, on ne considérait l'accident qu'au point de vue des responsabilités et de l'indemnité à accorder à la veuve ou aux parents que soutenait l'ouvrier mis à mal. Dans ces occasions, Laurent, qui connaissait souvent la victime et le théâtre du drame et qui se représentait avec une réalité crispante les péripéties tragiques, épiait souvent une trace de commisération sur le visage de Gina. Elle écoutait d'un air à peine morose, plus ennuyé que chagrin, stéréotypé sur l'expression du visage paternel. Ces gens tués à deux pas de son luxe, de son bien-être, de son joli nid tiède et bleu de jeune fille, étaient aussi loin d'elle que le héros du premier faits-divers raconté dans le journal de la ville. Le sang restait calme et rose sous I'épiderme marmoréen. Simple influence du milieu familial où tout se rapportait à la balance du doit et de l'avoir, du profit et de la perte. Impassibilité plutôt que mauvais gré et égoïsme. Mais dans le cas de Tilbak, le mari de sa regrettée Siska, Laurent, quoiqu'il eût été si durement séparé de ce brave homme, ne put consentira rester témoin passif de cette exécution. Il profita d'un moment où Gina se trouvait seule, dans la salle à manger en train d'arroser avec une grâce proprette et ménagère, les plantes de jacvnthe, fleurissant sur l'accotement des fenêtres, pour lui glisser un mot en faveur de son ami. — Gina, cousine Gina, oh demandez à cousin de rendre sa place à Vincent Tilbak... Les yeux gonflés de larmes il espérait que ceux de la belle enfant allaient s'humecter et s'attendrir aussi. — Vincent Tilbak! fit-elle, en continuant son coquet manège, qui est cela? — Ce chef d'équipe à qui le cousin a donné congé... — Ah, je sais à présent qui tu veux dire... L'homme au Robinson Suisse... Vrai, tu n'as pas encore oublié l'individu qui a mis papa en colère contre toi !... 11 paraît, que c'était un joli sujet. Il ne s'est pas tenu à te donner à lire des fadaises ; il a mis à bout la patience de papa... Je ne sais plus au juste ce qu'il a fait; mais on a dû le mettre à la porte... Et M. Dobouziez était bien fâché ce jour là !... Crois-moi, ne t'occupe plus de cette espèce... Je n'aurai garde, pour ma part, en rappelant à papa le nom de cet intrigant, de réveiller sa colère, surtout qu'elle risquerait de retomber sur toi... D'ailleurs les enfants ont tort de se mêler de ce qui ne les regarde pas... Et sur celte sage maxime, Gina acheva sa besogne en fredonnant l'ariette qu'elle venait de déchiffrer avec son maître de chant. Eh bien, même en ce moment, Laurent ne se révolta pas et ne se mit pas à détester la petite fée. Elle était si appétissante dans son coquet déshabillé d'enfant prête à s'épanouir en jeune fille. 11 était bien venu, en vérité, de lui parler de ce marin vulgaire et inexistant ! En effet ce qu'il advenait de ces subalternes ne la regardait pas ! Et sa plaidoirie restée dans la gorge, ses bonnes et éloquentes raisons préparées d'avance, noyées comme par une douche, scs larmes refluant au cœur, il ne pût que la contempler, dans le doux jour printanier des pàques, son beau profil aussi droit, aussi fier et aussi impassible que les jacyntbes écloses entre la mousse des cache-pots. 11 ne revint plus à la charge et se contenta de commémorer, en secret, au fond de son âme aimante, le brave Tilbak... Ces vacances là, passèrent comme les autres, sauf que Laurent fut encore plus négligé que d'habitude et abandonné plus souvent à lui-même, dans la grande maison repeinte et meublée à neuf, où il semblait lui, de moins en moins acclimaté. Il en arrivait même à envier le sort des vieux meubles, mis au rancart et voués au repos, dans l'ombre et la poussière des greniers; eux avaient cessé de plaire et on les écartait, tandis que lui n'ayant jamais plu, continuait de figurer comme une disparate dans cet assortiment de choses cossues, favorites et bien vues, et n'avait le droit de s'en aller retrouver les autres disgraciés, que la nuit, dans son coin de mansarde sous les toits. Et pourtant, aussi mornes etvidesque lussent ces journées de vacances, à peine parti, il les regrettait, et sa pensée retournait à la Fabrique et se repaissait du souvenir des rares moments passés dans la présence de Régina. Et les êtres, les circonstances et les objets malfaisants même lui devenaient regrettables, parce qu'ils se liaient étroitement à la radieuse jeune tille. Ainsi il gardait dans les narines l'odeur de la Fabrique, surtout cette odeur du fossé bornant l'immense enclos et dans laquelle se déchargeaient les résidus butyrreux, les acides pestilentiels, provenant de l'épuration du suif. Ce relent oncteux et fade, relevé d'exhalaisons acres le poursuivait des semaines à la pension. Ce fossé qui longeait la fabrique était la première chose topique du domaine de Gina qui s'annonçait à lui, lorsqu'il arrivait. Il venait de très loin à sa rencontre, même avant que le petit collégien vit poindre, au-dessus des rideaux d'arbres et des toits du faubourg, les hautes cheminées rouges et rigides, agitant en signe de bienvenue dérisoire, leurs longs panaches de fumée. Il était aussi le dernier, ce vilain fossé, à lui donner la conduite, comme un chien galeux et perdu qui s'opiniâtre sur les pas d'un pr om en eu r p i t oyabl e. Cet égout affreux, à la surface sombre striée de couleurs morbides, s'écoulait à ciel ouvert tout le long de la voie lépreuse conduisant à l'usine, mettant comme une lenteur insolente à regagner le canal dont il déshonorait les eaux normales. H empoisonnait à des lieues. Souvent en pleine ville, lorsque le vent soufflait du N.-E. on en aspirait les bouffées putrides. Les riverains, de petites gens, dépendant de la puissante fabrique, murmuraient à buis-clos, mais n'osaient se plaindre trop haut et feignaient de s'être accoutumés à ce délétère voisinage. Et forts de cette résignation, les patrons ajournaient la grosse dépense de cet assainissement. Laurent en était presque arrivé à chérir ce cloaque effroyable. 11 y associait, peu galamment en apparence, mais d'une façon bien touchante, le souvenir acre et lancinant des dédains tant pardonnés et des railleries presque désirées de la belle enfant dont cette vase en-ceignait l'héritage. Le fossé demeura lié indissolublement au souvenir de scs années de collège. Un épisode contribua surtout à doter ce fossé, dans son imagination, d'une vertu étrange et obsédante : C'était au mois d'août, durant un été où le choléra faisait rage dans la métropole et ses faubourgs. Il va sans dire que le fléau éprouvait les parages de l'usine plus cruellement que n'importe quel autre quartier de l'agglomération. Les faubouriens tombaient comme des mouches. Tous les jours Borgerhout seul apportait une dizaine de mortuaires pour son compte dans le funèbre nécrologue. Et les survivants n'osaient se plaindre de la peste de peur d'appeler la famine. Provoqués par l'opinion, les Dobouziez répandaient plus de largesses, mais sans plus de grâce et de commisération que d'habitude, et comme si tous ces maux s'en prenaient surtout â leur fortune. Cette épidémie obstinée n'était pas pourtant sans plonger le désarroi dans l'ordre de la maison. Ainsi, l'angélique Félicité avait été déchargée de ses fonctions tutélaires auprès de Laurent, pour être commise à la distribution des aumônes et à l'envoi des secours aux familles du personnel décimé. 11 en résulta que, par extraordinaire, Laurent envoyé chez d'arrière-parents et de rares connaissances, sortit quelquefois seul. Or, il rentrait un soir d'une visite, faite à une grand'tante qui l'avait retenu, l'esprit hanté d'images funèbres inspirées par la calamité. 11 appréhendait les réprimandes qui l'attendaient pour s'être attardé, car Félicité avait coutume de supputer les minutes du trajet, aller et retour, et de la durée de la visite. il s'engagea ainsi, pressant le pas, malgré la pesanteur d'un soir opaque et cuivreux, dans la longue rue de la Fabrique. Il était déjà près de dix heures. La nuit, ces parages déplaisants étaient lugubres; même malfamés à cause du voisinage du terrible « moulin de pierre. » A mesure cpie Laurent s'avançait dans la rue éclairée sordidement, de loin en loin, d'une lanterne fumeuse accrochée à une manière de potence, son attention très effilée, plus subtile encore qu'à l'ordinaire, fut frappée par un murmure continu, un bourdonnement traînard et dolent, d'une nature mystérieuse. Comme il longeait le terrible fossé, Laurent crut un instant à la présence d'un concert de grenouilles, mais il songea aussitôt que jamais être vivant ne hantait cette vase. Angoissé, il avança encore. La rumeur étrange se rapprochait aussi et devenait plus nette. Enfin,au tournant de la rue, près d'un carrefour proche de la fabrique, il se trouva dans un violent coup de lumière. Au fond d'une petite niche à console, ornant, suivant la coutume anversoise, l'angle des deux rues, une madone en plâtre peint, trônait, nimbée de centaines de petits cierges et de chandelles de suif. La profonde obscurité ambiante rendait cette illumination partielle, ce foyer isolé d'autant plus brillant et fantastique. Les indigentes du quartier avaient fait les frais de ce luminaire dans l'espoir de conjurer par l'intercession de sa Mère, le Dieu qui déchaîne et retient à son gré les plaies dévorantes. Au pied du tabernacle étincelant, devant lequel ne brûlait généralement qu'une modique veilleuse, sous la gloire de cette apothéose, si bas que les langues de feu, dardées avec 1111 imperceptible frisson dans la nuit immobile et suffocante, parvenaient à peine à rayonner jusque là, grouillait, se massait, prosternée, la foule des pauvres hères, toutes les femmes du quartier, en mantes noires et en béguin blanc, marmottant des litanies et défilant des rosaires, de cette voix dolente des pauvres qui racontent leur misère; qu'ils la geignent aux passants ou au ciel. Et c'étaient ces navrantes doléances qui avaient frappé Paridael attardé. Les ténèbres s'apaississaient comme chargées des décès de la journée. A quelques passe dressait la fabrique, plus noire encore que cette ombre et semblable au temple de la divinité hostile au dieu du pauvre monde. Et le terrible fossé, en dérision des orémus, paraissait à Laurent, empoigné aux jambes et pris à la gorge, empester plus que jamais à cette heure équivoque, et neutraliser, par ses effluves maudits, l'encens de ces prières et de ces éjaculations... Mais pour renforcer encore cette impression désespérante il sembla à Laurent, qui regardait, comme pour en scruter les desseins, le visage souriant de la petite madone, y retrouver le masque impérieux et trop régulier de sa cousine Gina. Se pouvait-il que, pour mieux faire avorter ces prières, le génie de l'usine Dobouziez se fut substitué à la Reine du ciel. Régina Cœli ! psalmodiaient en ce moment les pauvres mères, épouses et filles, à la suite d'un vicaire en surplis... Laurent fut tenté de se jeter entre le tabernacle et la foule et de leur crier : « Arrêtez ! Vous vous abusez cruellement, mes pauvresses, mes sœurs ! Celle que vous invoquez, c'est l'autre Reine, l'aussi belle mais la plus impitoyable! Kilo n'aura pas plus de compassion pour vous que pour moi, qui l'ai déjà tant implorée du fond de l'âme... Arrêtez, c'est Gina, la Nymphe du Fossé, la fleur superbe du cloaque. Il l'enrichit et la fait saine et belle; et vous, il vous empoisonne et il vous tue... » Mais il hésita entre les deux blasphèmes et rentra résolument dans la zone ténébreuse, marchant au devant de l'usine dont le fossé venait de tressaillir comme pour l'annoncer. Aux grandes vacances suivantes, ses tuteurs apprirent à Laurent qu'il ne retournerait plus au pensionnat de Louvain, niais qu'il partirait pour quelques années dans un grand collège international de l'étranger. Laurent avait quinze ans, à présent, et Ilé-gina courait sa dix-huitième année. Lui, en plein âge ingrat, l'air plus rural, plus empâté, plus balourd que jamais ; avec cela sanguin et précoce; les premiers troubles de la puberté ajoutant à son air contraint et à ses allures farouches. Chez Gina, au contraire, la période critique était passée, l'enfant avait complètement disparu pour faire place à la jeune fille, et son caractère joignait à la fierté de la pensionnaire les dehors espiègles et enjoués qu'avait montrés la fillette. Cet hiver M"e Dobouziez entrerait dans le inonde. En prévision de cet événement, ses parents avaient loué une loge à l'Opéra. Les journées se passaient en courses et en emplettes, en conférences avec la couturière et la modiste, en longues séances d'essayage, en stations fréquentes chez le bijoutier. Gina se faisait confectionner de coûteuses et raffinées toilettes de jeune fille. La mère qui allait être forcée de la chaperonner et de l'accompagner se sentait 1111 regain de coquetterie. Malheureusement, cette nabote souillée, aux yeux glauques, à la peau jaune; ressemblant assez à un bouddha européanisé, joignait à nombre de ridicules celui d'oublier le total de ses lustres. Elle entendit s'habiller comme une jeunesse; porter des couleurs claires, assortir ses robes et ses coiffures à celles de sa fille. Elle poussait à l'excès l'amour des fleurs artificielles et des rubans tapageurs. Lorsque la cousine Lydie et sa fille s'arrêtaient chez la modiste, elles s'y impatronisaient. La marchande en avait pour des heures, grâce à la mère qui mettait le magasin sens dessus dessous, déroulait tous les rubans, déballait tous les cartons d'oiseaux artificiels, se trempait comme dans un bain de plumes d'autruche, de marabouts, de brides et de coques. Si Régina 11'eùt point été là pour prendre à part la fournis-seuse, au moment de sortir, et lui décommander, à l'oreille, une partie des agréments choisis par la bonne dame, elle eût arboré sur ses chapeaux et ses coiffures de quoi garnir les vases d'un maître autel de cathédrale et enrichir un musée de botanique et d'ornithologie. Ce n'était pas sans luttes et sans peines que Gina, très sensible au ridicule, parvenait à élaguer de quelques arbustes le jardin ambulant que Mme Dobouziez se proposait d'offrir à l'admiration du grand monde commerçant. Gina était le goût incarné. Cependant elle révélait déjà des velléités et des impatiences de jeune femme, des tendances à s'émanciper promptement. Pour le milieu où elle les produirait, ses toilettes de jeune fille manquaient un peu de modestie — comme dit la pruderie provinciale — mais elles possédaient tant de cachet et elle les portait avec une allure si crâne et si souveraine. Laurent se sentait de plus en plus fasciné par la radieuse cousine; mais il se sentait aussi de plus en plus loin d'elle car à mesure que le prestige de la jeune héritière s'accusait, le parent pauvre, de fortune nulle et de mine désavantageuse, reculait à l'arrière plan des préoccupations de la maison. 11 se promenait comme une âme en peine dans les la nouvelle carthage chambres. On ne le traitait plus tout à fait en enfant mais on lui témoignait ces égards relatifs, des riches pour un précepteur, une gouvernante, un être tenant le milieu entre le commensal et le domestique. Cependant il arrivait un moment où la perspective de distractions et de succès nouveaux, enfiévrait Gina et la rendait plus communica-tive, plus aimable avec son entourage. Laurent se hasarda à demeurer auprès d'elle; dans sa joie de vivre, jamais elle nes'était montrée aussi indulgente à son égard. Laurent ne se faisait guère d'illusion sur ces bontés; mais il en jouissait, il les acceptait; il pressentait que ces dispositions favorables ne dureraient pas; il en profitait comme le vagabond transi se réchauffe avec délices au coin d'un âtre hospitalier, sachant, toutefois, que dans une heure, il lui faudra reprendre sa course à travers la neige et le gel. A présent quand il se tenait à distance, dans un coin, elle l'appelait, lui racontait ses projets, le nombre des invitations qu'on lancerait pour le premier bal, lui montrait ses emplettes, daignait le consulter sur la nuance ou le chilfonnage d'une étolfe ; sur le choix d'une bague : « Voyons, approche, paysan! Montre que tu as du goût. » Elle lui décrochait cette épithète de paysan avec une belle humeur qui enlevait sa portée désobligeante au sobriquet. Lorsque Laurent assistait, dans le vestibule et jusque sous le porche de l'allée cochère, au départ de ces dames pour la ville ou une petite fête moitié intime, de prélude au grand événement de l'entrée dans le monde, Gina acceptait ses attentions, consentait à prendre de sa main la sortie de bal, l'éventail, l'ombrelle. Il la voyait monter prestement en voiture, relever d'un geste adorable le fouillis coquet de sa jupe : « Viens-tu, mère?... lîon-jour paysan !... » La cousine Lydie se hissait essoufflée, le marche-pied criait sous son poids et la caisse de la voiture penchait de son côté. Enfin, avec un soupir, elle s'installait. Nerveuse, la petite main gantée de Gina abaissait la glace du coupé ; le portier, casquette à la main, poussait les deux battants de l'entrée et saluait ces dames... Elle était partie... Le virement de Gina en faveur de Laurent se traduisit même d'une manière plus sérieuse que par des paroles. Au plus fort des préparatifs de l'entrée de Gina dans le monde, il fallut songer aussi au trousseau du jeune Paridael ; car il ne s'agissait plus, pour le collégien, le déplacement devenant fort coûteux, de revenir ia nouvelle cartilage! tous les ans de son pensionnat lointain, à Anvers. A cet effet, la cousine Lydie et l'inévitable Félicité se livrèrent à des fouilles actives dans la garde-robe de M. Dobouziez. A deux, avec une minutie d'archéologue, elles inspectèrent, pièce par pièce, les nippes que Monsieur ne portait plus. Les deux femmes, se les repassaient de main en main, pesaient, tataient, se concertaient. Madame Dobouziez, amadouée aussi par l'atmosphère de fêtes emplissant la maison, se montrait assez large, et se déclarait prête à sacrifier, pour les faire arranger à la taille de son pupille, par un petit tailleur du faubourg, créature de Félicité, quelque redingote presque neuve ou quelque culotte plutôt démodée qu'usée, de son époux. Mais Félicité trouvait toujours les vêtements beaucoup trop beaux pour un garçon si négligent. C'eut été dommage de les gâter. Mieux valait attendre, encore une couple d'années, que le destinataire devint plus raisonnable. En attendant, les mites ne s'y mettraient pas... A la vérité, la prévoyante créature eut été enchan-téede s'approprier ces frusques de coupe respectable, mais d'étoffe de bonne qualité. Un de ses griefs contre Laurent provenait précisément de ce qu'avant l'arrivée de l'orphelin, elle recevait tous les articles de toilette délaissés par les maîtres, et qu'elle augmentait considérablement ses gages en revendant cette défroque aux fripiers. Laurent était forcé d'assister à ce conseil des deux femmes. Mis sur la sellette par Félicité, il se résignait; assez indifférent, en somme, au plus ou moins de fraîcheur des bardes que sa généreuse tutrice tentait de disputer pour lui aux convoitises de sa puissante conseillère. Avant de lui adjuger un lot, on retournait la pièce dans tous les sens. Pour celle-ci, les boutons pourraient encore servir; pour celle-là, le dégraisseur aurait à accomplir des chefs-d'œuvre. La cousine Lydie arrachait presque par serment, à l'heureux Paridael, la promesse de bien ménager ces beaux effets, si on consentait à les lui abandonner. C'était des « bien sûr? » et des « tu te corrigeras, n'est-ce pas? » comme si on -lui eût confié les reliques de la Passion. A tel point que devant la grave responsabilité qu'il allait endosser en même temps que cette redingote du cousin, Laurent n'osait répondre et eût préféré décliner <;ette lourde et trop flatteuse investiture. 11 fallut plusieurs séances pour compléter l'équipement du voyageur, car dans les cas la nouvelle carthage litigieux, Félicité obtenait qu'on remit la décision au lendemain. Enfin, on touchait au terme de ces importantes délibérations. Il ne restait plus qu'à disposer de certaine culotte café au lait, à côtes, une horreur de culotte que le cousin Guillaume lui-même, peu exigeant sur le chapitre de la toilette, avait répudiée dès la troisième épreuve. Félicité guignait ces bragues désastreuses et Laurent les lui aurait cédées volontiers, mais il n'osait témoigner ouvertement sa répugnance, la cousine Lydie s'étant mis en tête de lui causer une grande joie. — N'est-ce pas que tu aimes cette couleur? Réponds, malhonnête... — Oui, cousine. — Mais, madame, il la couvrira de taches... —- Allons, je veux le mettre à l'épreuve et voir combien de temps il la portera... Mais c'est qu'il n'a pas seulement l'air de la regarder... et c'est à peine s'il me remercierait... — Oh oui, cousine ! — Gomme il dit cela ! Fi, l'endormi... Croyez-moi, madame, vous êtes bien trop bonne... 11 n'y a rien dans ce garçon... Il ne vaut pas ce que vous faites pour lui. — Voyons, Laurent, en prendras-tu soin, si je te la donne? — Oui, cousine. En ce moment Regina qui cherchait sa mère se présenta sur le palier du grenier où s'agitait cette question capitale. On la prit pour arbitre. D'autres fois, elle aurait donné raison, au hasard, à sa mère ou à Félicité, sans même regarder de quoi il s'agissait, avec sa belle insouciance de petite fée, mais il arriva, aujourd'hui, qu'elle consentit à abaisser les yeux vers le carreau . — Oh ! le cauchemar, fit-elle avec conviction. J'espère bien, maman, que lu ne vas pas en embarrasser Laurent. C'est pour le coup qu'il aurait l'air d'un laitier endimanché... Et, prise d'un bon mouvement fraternel, Gina, ayant examiné le tas de vieilleries destinées à son cousin, déclara que le paquet contenait, à la rigueur, de quoi tailler quelques vêlements de classe et de fatigue, mais rien dont on put retirer un costume de dimanche. Et comme Félicité voulait protester et se récrier, Faîtière petite lui coupa la parole par un : « J'ai dit! » prononcé sur ce ton tranchant et péremptoire, que personne dans la maison, sinon la toute puissante Gina n'osait prendre vis-à-vis de la maîtresse-servante. Et pour mettre le comble au dépit de Félicité, et mieux accentuer sa volonté : « Viens nous-en, mère, dit-elle, j'ai deux courses à faire en ville, et en passant nous verrons les fournisseurs des cousins Saint-Fardier. Ils trouveront bien moyen de décrasser un peu, ce bonhomme... Allons, arrive, toi ! » Pas moyen de résister à Gina. Félicité resta seule, dévorant son dépit et se consolant de son humiliation en ramassant la dépouille café au lait que personne ne lui disputerait plus. C'était la première fois que Laurent accompagnait ces dames, en voiture. La joie d'être d'une partie quelconque, avec elles, lui montait à la tête. Assis à côté du cocher, il se retournait de temps en temps pour montrer à Gina un visage qu'il savait moins maussade que , de coutume et la remercier par ce rayonnement inusité. Mais elle regardait rarement de son côté. Il comptait donc enfin pour quelque chose dans la famille Dobouziez ! Cette subite rentrée en grâce faillit le rendre vaniteux. 11 se sentait venir au cœur un peu de morgue et regardait les passants du haut de sa grandeur. Pourtant sa plus grande satisfaction provenait des premières marques d'intérêt que lui eût témoignées sa jeune cousine. Sous l'impression du moment, il en oubliait les dédains passés ; il était prêt à trouver très affectueuse la cousine Lydie et à reconnaître sans peine et spontanément les bienfaits de son tuteur. Bref, tout l'intérieur la nouvelle carthage des Dobouziez devenait plus intime et moins rébarbatif. Et il n'en voulait même plus autant à la malicieuse Félicité. Charmante matinée de conciliation ! Il faisait beau et les rues semblaient en fête; les gens dans les équipages que croisait la victoria des Dobouziez confondaient presque le petit Paridael dans les saluts adressés à ces dames. Les piétons n'avaient pas l'air d'envier sa haute position à Laurent. Ils lui souriaient et se garaient d'assez bonne grâce, lorsque le « hé hioup ! » avertisseur du cocher, imposant et solennel dans sa livrée bleu barbeau à boutons dorés, troublait leur sécurité et les arrachait à leur admiration béate. On arrêta tour à tour chez le tailleur, chez le chemisier, chez le bottier et chez le chapelier des cousins Saint-Fardier, ces arbitres de suprême élégance. Le tailleur prit mesure au petit Paridael d'un complet dont Gina choisit l'étoffe, la plus chère et la plus riche, naturellement, malgré les protestations de Mm0 Lydie, qui commençait à trouver ruineuse et vexatoire cette sollicitude subite de sa fille pour ce petit rustaud. A quelles libéralités la capricieuse enfant n'allait-elle pas l'obliger avant de rentrer? A tout instant, la tutrice économe consultait sa montre et rappelait à Gina l'heure du déjeuner. Mais Gina s'était mis en tète de s'occuper à son tour de la toilette de son cousin. Et elle mettait dans la réalisation de ce projet sa hâte et son obstination habituelles. Chez le chemisier, outre six chemises de fine toile commandées à la mesure de son protégé, la jeune fille acheta une couple de délicieuses cravates. Chez le chapelier il échangea son vieux feutre contre un couvre-chef plus élégant et chaussa aussi chez le bottier des bottines faites à son pied; il garda au corps les chaussures et le chapeau neufs; c'était un commencement de métamorphose. Gina était aussi enfant, aussi puérile qu'une petite fille qui habille" sa poupée : — Vois donc, maman, il n'a plus l'air aussi paysan. 11 est presque bien, n'est-ce pas? Ce presque gâtait un peu le bonheur de Laurent; mais il pouvait espérer que lorsqu'il serait habillé de neuf des pieds à la tète, Gina le trouverait irréprochable. Illusion, leurre, mirage! cette journée n'en fut pas moins une des meilleures que Laurent eût rencontrées. Comme Gina donnait le ton, ce jour-là il sembla aussi que tout le monde, à la maison, même le cousin Guillaume, y compris l'inconciliable Félicité lui faisaient meilleur visage ou ne le morigénaient pas aussi souvent. Il n'était pas au bout de cette embellie. Le tailleur lui livra ses vêtements neufs la veille d'une excursion champêtre, organisée par les Dobouziez, en' attendant les fêtes plus cérémonieuses et officielles de l'hiver. Le matin de très bonne heure on remonterait l'Escaut en bateau à vapeur jusqu'à llemixem, village où les Dobouziez avaient une propriété. A l'arrivée on déjeunerait sur l'herbe et après une promenade dans les environs, on reviendrait dîner à la campagne; puis le soir on regagnerait la ville en voiture. Le petit Paridael n'avait jamais participé à une expédition de ce genre. Depuis quatre ans qu'il était placé sous la tutelle du cousin Guillaume il n'avait jamais vu la campagne d'Hemixem. Il ne se rappelait même plus l'Escaut. Pupille rebours et morose, comme il faisait peu d'honneur à ses nourriciers et aux soins maternels de Félicité, on se dispensait de l'exhiber dans ces occasions. De même lorsque les Dobouziez recevaient des invités un peu formalistes, on mettait le couvert de Laurent à l'office. On coupait court par là aux explications et aux présentations oiseuses, et on gagnait de la place. Mais cette fois Gina obtint que le paysan, urbanisé, du moins quant au costume, accom- s2 la nouvelle carthage pagnât les excursionnistes. Comme il devait partir le lendemain pour l'étranger, et y rester deux ans sans revenir au pays, les parents Dobouziez se prêtèrent à cette nouvelle fantaisie de leur fille à condition que l'objet de cette faveur spéciale s'en rendît digne par des prodiges d'application et de sagesse. Décidément Laurent sentait ses préventions et ses rancœurs se dissiper une à une. Age privilégié du pardon des injures, où la moindre attention compense, dans la mémoire de l'enfant , des années de désaffection et d'indifférence. Heureux Laurent! Il eût fallu le voir sur l'embarcadère des paquebots, exultant dans ses vêtements neufs, portant liaut la tête, se mêlant aux invités avec un sentiment de confiance et d'égalité inéprouvé jusqu'alors. Il y avait au moins trente personnes de la partie. Dames et demoiselles en fraîches et claires toilettes de villégiature ; cavaliers en négligé élégant, chapeau de paille et pantalons de piqué. Non seulement Laurent était aussi bien mis que ceux-ci, mais il était même mieux mis, trop correctement peut-être ; et les deux jeunes Saint-Fardier, deux messieurs de son âge, habillés tout de flanelle blanche, à qui Gina le présenta connue un petit sauvage réputé incorrigible mais en passe de s'apprivoiser, le toisèrent en échangeant avec leur cousine un sourire d'intelligence — d'intelligence, du moins pour cc cpii concerne Gina — qui eût peut-être défrisé le candide Paridael en tout autre moment. Ce sourire disait clairement l'anomalie de sa toilette de ville. Mais il s'agissait bien des Saint-Fardier ! Gina avait daigné lui accorder un coup d'œil approbateur, avant le départ, et il ne lui en fallut pas plus pour se sentir au-dessus de la critique des autres. Les présentations faites sur le quai, on s'occupa peu de lui. D'ailleurs, la cloche sonnait le départ, on avait retiré la passerelle, la machine s'étirait les membres, et tout le monde s'empressait de se rendre à bord et de s'y caser de son mieux sur le pont, à l'avant, tendu d'une toile pour protéger les passagers de première classe contre les ardeurs insdiscrètes du soleil d'août. Le temps servait à souhait les excursionnistes. Pas un nuage dans le ciel d'un bleu éteint de turquoise. Le large fleuve olivâtre et blond avait son aspect dominical. Vers le Nord, en rade et dans les bassins, les grands navires de commerce, voiliers et vapeurs, reposaient, délaissés par le gros de leurs équipages. Les manœuvres étaient suspendues. Les brigades de débardeurs chômaient. C'est tout au plus si on achevait de charger un navire devant gagner la mer dans l'après-midi. 11 n'y avait (l'autre mouvement sur le fleuve que celui des embarcations de plaisance, des canots de ballade, des yachts d'amateurs et de sportsmen, gréés et taillés pour la course, et des paquebots offrant aux désœuvrés de la petite bourgeoisie des traversées à prix réduit vers les principaux villages riverains. Des sociétés entières, accompagnées de fanfares s'embarquaient à bord de ces petits vapeurs. Une grosse gaîté, bourrue et démonstrative, une hâte, une fièvre, mettait en mouvement tout ce peuple endimanché, celte légion de navigateurs d'occasion, de marins novices. Sur le quai, des cris, des appels, des familles qui se ralliaient, des exclamations à propos de bagages oubliés dans un cabaret. Et des fanfares partaient, en pas redoublés allègres, après le coup de canon du départ, tandis que l'un ou l'autre paquebot, démarré, quittait la rive et virait majestueusement, avant de gagner le milieu du courant. Le yacht à vapeur sur lequel étaient montés les Dobouziez et leurs invités, appartenait à M. Béjard, richissime armateur et négociant de la ville, un des hommes les plus importants de sa caste. Il avait mis son élégant et spacieux bateau à la disposition des Dobouziez et accepté en revanche leur invitation à la partie de campagne. Le yacht leva l'ancre, à la grande et candide joie de Laurent. L'Escaut! comme il le retrouvait avec émotion. Encore une ancienne et bonne connaissance du vivant de son père. Combien de fois ne s'étaient-ils pas promenés, les deux Paridael, sur ses quais plantés de grands arbres ; en faisant halte, de temps en temps, dans un de ces cabarets tellement achalandés le dimanche après-midi, que la porte ne suffisant pas à l'afflux des consommateurs, ils y grimpaient aussi par les fenêtres en gravissant un petit escalier portatif appliqué contre le mur au dehors. Là, si on trouvait moyen de s'attabler, qu'il faisait bon suivre le mouvement des flâneurs sur la rive et les voiles sur J'eau! Quelle douce fraicheur à la tombée du jour ! Que d'années écoulées maintenant sans avoir revu ce fleuve tant aimé ! Mais c'est la première fois que Laurent navigue et les impressions nouvelles amortissent ses regrets. Le yacht après avoir tourné une couple de fois sur lui-même, avec la coquetterie d'un oiseau qui essaye ses ailes avant de prendre son essor,a trouvésa voie, ets'éloigne délibérément, sous la pression accélérée de la vapeur. Le panorama de la grande ville se développe g la nouvelle carthage d'abord dans toute sa longueur et accuse ensuite les proportions audacieuses et grandioses de ses monuments. C'est comme si la ville sortait de terre : les arbres des quais élancent leurs cimes feuillues, puis les toits des maisons dépassent la futaie; les vaisseaux des églises émergent par dessus les plus hautes maisons : entrepôts, marchés, halles historiques; puis, plus haut, toujours plus haut, les tours, les donjons, les clochers pointent, montent, semblent vouloir escalader le ciel; jusqu'au moment où tous s'arrêtent vaincus, essoufflés, sauf la flèche glorieuse de la cathédrale. Celle-là seule continue son ascension laissant ses sœurs loin en arrière.. Encore, encore ! Mais elle abandonne, à son tour, la partie. Elle l'emporle suffisamment sur ses rivales, la tour aérienne et dentelée; si haute qu'on ne voit plus qu'elle à présent. Anvers s'est éclipsé derrière un coude du Fleuve; la tour par excellence marque comme un phare superbe, l'emplacement de la puissante métropole. Laurent la contemple jusqu'à ce qu'elle se fonde, lentement, dans les lointains si lointains que l'horison bleu en pâlit. Alors, il regarde la campagne : les polders gras; les briqueteries rougeoyant parmi les digues verdoyantes; les villas blanches encadrées de rideaux d'arbres, mais auxquelles de vastes pelouses, dévalant doucement jusqu'à la rive,ménagent une vue féerique sur le fleuve... Ou c'est le fleuve même que contemple le collégien. Il s'en remplit le cœur par les yeux, par tous les sens, avec l'avidité d'un proscrit à la veille de l'exil; il fait provision de tableaux qui seront ses mirages et ses rêves de demain et de là-bas. Accoudé au parapet, à l'arrière, il s'amusait du remous écumant causé par la machine foulant les vagues paresseuses, d'un vol de mouettes s'abattant sur l'eau et s'appelant d'un cri aigre, des chalands lourds et pansus avec lesquels le yacht se croisait, des voiles qui marquaient comme des points de repère dans la perspective du fleuve. Puis il revenait à son entourage; au mouvement sur le pont, à la manœuvre exécutée par trois ou quatre marins de fière mine, triés parmi les plus robustes de la flotte marchande de M. Béjard, car le propriétaire du yacht possédait des bâtiments autrement sérieux que cette embarcation joujou. Béjard avait fondé presque entièrement de ses capitaux, une double ligne de navigation entre Anvers et Melbourne et viee-versa, d'une part, et Anvers et Batavia d'autre part. — Vous voyez cette rouelle, disait-il à M"e Dobouziez, en lui indiquant des chantiers de construction de navires. Pardon, mademoiselle, rouclie est un mot technique qui veut dire la carcasse d'un navire en construction... Elle vous représente l'embryon de ce que deviendra un bâtiment de neuf cents tonnes, agencé et outillé comme cela ne s'est jamais vu, la perle de nos voiliers et qui s'appellera Régina, si vous voulez bien, nous faire l'honneur,dans un an, d'en être la marraine... Et il s'inclina galamment. — Dans un an ! Nous avons le temps d'en parler, Monsieur Béjard... Puis, ne me trouvez-vous pas un peu lluette et pensionnaire pour tenir sur les fonds baptismaux un poupon de la corpulence de votre nouveau vaisseau, un navire de neuf cents tonnes ! Et moi qui ne pèse pas même un tonnelet... Car je me suis fait peser l'autre jour à la Fabrique comme un simple tourteau de stéarine!... Songez donc, s'il arrivait malheur à mon filleul ! — Oh ! dit Béjard avec un ricanement de joueur à coup sûr, il n'arrive jamais malheur aux bâtiments de la Croix du Sud. Ils naissent sous une bonne étoile... Puis, ils sont assurés... — C'est égal, dit Gina, j'ai mon amour-propre de marraine... et toutes les assurances du monde ne me dédommageraient pas du chagrin que j'éprouverais en sachant mon gros filleul englouti au fond de la mer, au royaume des madrépores... Pardon, je vous rends votre rouche de tout à l'heure... Et rieuse, elle courut se mêler à un groupe voisin où jacassaient les petites Saint-Fardier. En entendant la voix claire de Gina, Laurent s'était tourné du côté des interlocuteurs. Il dévisagea plus attentivement le propriétaire du yacht : Béjard avait, outre l'air orgueilleux, distant et protecteur, commun à la majorité des gros négociants d'Anvers, quelque chose de fuyant dans le regard et de sourd dans la voix. Agé de trente-cinq ans, de taille moyenne, sec, la peau jaunâtre, le nez crochu, la harbe longue et rousse, les cheveux châtains rejetés en arrière, les lèvres minces, les yeux gris, le front bombé, l'oreille contorsionnée ; il régnait dans son allure et dans sa physionomie de la cautèle du juif, moisi derrière un comptoir dans une gasse sordide de Francfort ou une straat d'Amsterdam, et de l'audace de l'aventurier qui a écume les mers et opéré, au grand jour et au grand air, dans les pays vagues. Mais ce mélange de cynisme et d'urbanité mielleuse, crispait par son atroce discordance. Chez cet être, l'expression était mixte ; les yeux éteints démentaient la parole caressante ou, réciproquement, la voix papelarde et mcllifluc contredisait l'éclair dur et malicieux des prunelles grises. Avec cela, correct; homme de savoir vivre, causeur facile, hôteprodigue,amphytrion royal. Dans le monde on ne l'aimait pas, mais on le recherchait assidûment; on le craignait et pourtant on s'effaçait pour le mettre en avant. Par sa fortune, son activité, son entregent, il avait pris un réel ascendant, une prépondérance capitale non seulement dans le domaine des affaires, mais il était en train de se tailler un rôle dans la politique et même dans ce qui s'entreprenait à Anvers, sous couleur d'art et de littérature. Il affichait la plus complète tolérance, se disait cosmopolite, libre-échangiste, utilitaire, jurait par Cobden et Guizot, affectait en affaires des allures de Yankee, mais exagérait en société, une fois sorti de l'atmosphère du négoce, une étiquette et un cant britanniques. L'origine du personnage et de sa fortune était assez vague. Dos légendes couraient sur son compte. Du temps que le père Béjard, un Français naturalisé Belge, était directeur d'un grand chantier de construction de navires — cc chantier Fulton même dont l'armateur venait de signaler le dernier ouvrage à M"e Dobouziez — des abus graves et des scandales d'une nature monstrueuse, s'ils ne l'entraînèrent pas sur les bancs de la cour d'assises, l'avaient rendu impossible et déterminé à passer à l'étranger avec sa famille. Cédant on ne sait à quelles imaginations néroniennes, les ouvriers du chantier s'amusaient à martyriser leurs jeunes apprentis, à les ligoter, à les mettre en croix, à les livrer à mille pratiques d'inquisiteurs, en les menaçant de tortures plus atroces encore et même de la mort, s'ils s'avisaient de révéler ces mauvais traitements. Les souffre-douleurs ne parvenaient à échapper à ces cruautés qu'en abandonnant le gros de leur salaire à leurs bourreaux. A la fin, pourtant, une des victimes, plus outrée que les autres, se décida à parler. L'affaire s'ébruita, le scandale fut immense. Les principaux meneurs parurent devant le tribunal. Les débats révélèrent des scènes d'un raffinement sinistre, dont les terrains isolés et reculés du chantier devenaient le théâtre. Des simulacres de crucifiement, des enfants flagellés, d'autres enterrés des heures, jusqu'à mi-corps, les patients forcés de se gourmer et de se colleter jusqu'au sang sans qu'ils eussent entre eux le moindre sujet, d'animosité. On ne put prouver la complicité ou la tolérance du directeur, mais sa négligence et son incurie ressortirait clairement. La compagnie l'ayant cassé aux gages, la conscience publique ne se déclara pas satisfaite et, confondant le père Béjard avec les sataniques tortionnaires de son personnel, le força même de changer d'air. L'imagination populaire, encore frappée de cette épouvantable aventure, où se trouvaient ressuscités dans l'Anvers moderne, les cruautés et les excès de l'inquisition espagnole, entretenait des préjugés tenaces à l'endroit du nom de Béjard. On voulait même que le fils du directeur disgracié, un enfant de quelques années, eût assisté à ces scènes monstrueuses, et qu'il y eût pris un certain plaisir de jeune tyran. Son nom avait été mêlé à l'instruction du procès, et il dut à son extrême jeunesse de ne pas être envoyé en prison. La précocité du gamin n'avait pas été étrangère à l'animadversion dirigée contre le père Béjard. Vingt ans rien n'avait transpiré sur le sort des émigrés. Après la guerre de sécession des Etats-Unis, un jour on apprit que le fils Béjard revenait dans sa ville natale. Son père s'était enrichi au Texas et en Californie, et lui avait laissé des plantations superbes de riz et de cannes à sucre, des domaines immenses comme un royaume, cultivés et exploités par un peuple de nègres. Freddy Béjard avait épousé une Américaine, morte également là-bas, en ajoutant à leur fortune. A la veille de la guerre civile, Béjard put liquider une partie de ses grands biens et en placer le produit sur les principales banques d'Europe. 11 resta pourtant là-bas au début de la campagne, moins par solidarité politique que pour défendre le reste de ses propriétés. 11 fit le coup de feu, en guerillero, dans la Prairie, contre les hommes du Nord. Enfin, après la guerre, plusieurs fois millionnaire malgré de grosses pertes, il rentra à Anvers, songeant peut-être à venger son nom de l'humiliation et des tares du passé. Voilà ce qu'on savait de plus clair sur l'origine de sa fortune, et c'est ce qu'il en avouait lui-même avec une certaine forfanterie dans ses moments de belle humeur. Sa philanthropie actuelle, ses allures de nabab, les magnifiques et importantes entreprises par lesquelles il collaborait à la prospérité de sa ville natale, lui ouvrirent toutes les portes, du moins celles du monde, assez mêlé, du négoce, car l'aristocratie et la grosse bourgeoisie patricienne le tinrent en si piètre considération que le menu peuple. Si les flatteurs du succès, admirateurs des élus de la chance, les brasseurs d'affaires, les spéculateurs, s'inclinant devant le million d'où qu'il provienne, oublièrent ou enterrèrent le passé, les castes plus essentiellement locales, la population stable, les Anversois de vieille roche se remémoraient les scandales anciens et vouaient à Freddy Béjard un mépris et une haine inconciliables. De plus, des récits qui avaient passé la mer, on ne sait comment, ajoutaient des torts plus récents à ces faits peu honorables, mais pour lesquels il aurait dû y avoir prescription. Ainsi, on alla jusqu'à prétendre que, dans sa rage de la victoire des gens du Nord, dont la campagne humanitaire entamait sa fortune, loin de rendre la liberté à ses nègres, après la conclusion de la paix, il les avait vendus à un négrier espagnol des Antilles et que c'était même pour avoir éludé ainsi les décrets du vainqueur qu'il dût quitter sa seconde patrie. Pour ceux qui prêtaient créance à ces racontars, les idées libérales et les principes égali-taires, les mamours du personnage au progrès et à la liberté, étaient particulièrement crispants. Mais les gros commerçants haussaient les épaules à ces histoires qu'ils traitaient de contes de vieille femme. Circonspects, réservés autant qu'il le fallait, sachant intérieurement à quoi s'en tenir, en public ils attribuaient ces versions désobligeantes aux envieux et aux ennemis politiques du parvenu. M. Dobouziez était du nombre de ces esprits non prévenus et un de ceux qui, sans s'éprendre pour Béjard d'une sympathie qu'il n'entrait d'ailleurs pas dans ses habitudes de prodiguer, se plaçait au-dessus de l'opinion des petites gens et des « nobilions » et ne pouvait admettre qu'on rendît le riche et entreprenant armateur responsable d'une faute ou plutôt d'un accident expié assez durement par son père. D'après M. Dobouziez, vingt-cinq ans d'exil avaient suffisamment châtié le directeur maladroit sans qu'il fallut tenir encore rigueur à son fils. Le cousin Guillaume était homme à apprécier les qualités d'activité, l'esprit sûr, le flair, la connaissance des affaires, l'habileté, le jugement, la clairvoyance de Béjard. Fils de ses oeuvres, M. Dobouziez était assez enclin à admirer un parvenu comme lui. Aussi Béjard avait-il été reçu par les Dobouziez, et ceux-ci fréquentaient-ils chez lui, avec toutes les sommités commerciales de la métropole. 98 la nouvelle carthage Laurent n'avait jamais vu cet homme important; il ignorait tout ce qui se colportait en bien et en mal sur son compte, et, par conséquent, il ne nourrissait à son égard aucun sentiment préconçu. Mais le mouvement de répulsion et la contraction désagréable qu'il éprouva en voyant cette face séreuse, sourire à Gina, compromirent presque le début réconfortant de la journée. 11 ne respira que lorsque la mutine jeune fille eût planté là son déplaisant interlocuteur. On s'était dispensé de présenter le jeune Paridael au propriétaire du yacht, et plusieurs fois celui-ci jeta un air méfiant à ce gamin gêné aux entournures de ses vêtements trop neufs, et se tenant à l'écart, contemplant avec une conviction naïve et presque béate le paysage trop plan et trop peu accidenté au gré des touristes de profession. 11 s'était informé de cet intrus prêt à le faire déposer à terre sur le champ : « Laissez, lui dirent les élégants Saint-Fardier... c'est un petit parent pauvre des cousins Dobouziez... On l'expédie à l'étranger, et c'est sans doute là, ce qui le rend si contemplatif... » — Compris! fit M. Béjard ne prétendant point, par cette interjection, comprendre la nature des impressions de l'orphelin, mais approuver simplement l'isole- ment dans lequel 011 le laissait. Et, rassuré sur l'identité de cette non-valeur, il cessa de s'en occuper. Dans l'ordre des probabilités le petit passager oublié, de l'arrière, ne possédait aucun titre à l'attention du Crésus. Et pourtant... s'il avait prévu le rôle décisif que cette non-valeur jouerait dans son existence! Les autres passagers renseignés à peu près dans les mêmes termes peu engageants n'accordèrent guère plus d'attention à Laurent. Mais il ne souffrait pas de cette indifférence aujourd'hui, au contraire. 11 avait tant à voir, à respirer, à entendre dans la Nature! Il se réjouissait de pouvoir s'imprégner, tout à l'aise, des enivrants effluves du terroir aimé. La cousine Lydie, en rob^ vert d'eau, s'essoufflait à donner ses instructions à la valetaille qui accompagnait la société, avec des paniers bondés de provisions. Le cousin Guillaume conférait avec M. Béjard et les hommes graves, et s'il faisait à l'Escaut et à ses rives l'honneur de les regarder, c'était pour invoquer les avantages que retirerait d'une fabrique d'allumettes chimiques 011 d'un magasin de guanos, la société de capitalistes qui prendrait l'initiative de pareil établissement. Quant à Regina, vêtue de mousseline rose thé, la tôle houclée prise dans un large chapeau de paille, retroussé à la Lamballe et garni de fleurs et de rubans tendres, comme décolorés, assortis à la robe, elle formait le centre et l'âme d'un cercle de jeunes filles, qu'elle amusait par un impitoyable débinage des jeunes gens, freluquets et muscadins, fils de banquiers, courtiers, armateurs, princes du négoce, au milieu desquels trônaient les maigres Saint Fardier, hauts sur jambes, pâles, coiffés à la capoul, suçant le pommeau d'argent de leur canne, après avoir laissé tomber d'un air ennuyé une déplorable banalité, une ineptie flagrante entendue la veille dans un café-concert à la mode. De temps en temps, un de ces jeunes gens, plus hardi que les autres, provoqué par les rires des demoiselles, s'approchait des rieuses et s'efforçait de lancer un trait empenné. Malheureusement, la pointe en était émoussée, et les plumes trop lourdes, et prompte à la riposte, M"e Dobouziez, devançant ses amies, avait déjà renvoyé, mais mieux effilée et plus légère, la flèche au tireur malhabile. Et le rire redoublait, général, impertinent, sonnant en plein la jeunesse, le plaisir de vivre... A plusieurs reprises, ces fusées de gaité attirèrent l'attention de Paridael. Il eût voulu s'associer à cette hilarité, mais elle lui semblait fausse ou éclater mal à propos. Même le rire lumineux de Gina lui paraissait sceptique et frigide dans celte expansive et chaude matinée d'été. Ce rire était trop absorbant et se célébrait trop lui-même. Sur l'Escaut, en présence de l'immense nature, Régina se comportait comme chez elle en reine, en dominatrice. Son rire, ses exclamations tenaient du froissement des billets de banque et de la chute des pièces d'or, et cette mélodie mal en situation empêchait le jeune Paridael de prendre un plaisir sans partage et sans déboire à cette beauté radieuse et écrasante. Elle n'offrait point de prise aux suggestions de la majestueuse nappe d'eau, à l'éther pur et suave qui avivait d'un rien de fard sa peau nacrée, à la poésie tranquille et pénétrante des campagnes anonchalies dans le rien-faire du dimanche. De celte journée d'été, elle n'avait vu que l'alerte du départ, le flirtage sous la tente, l'inauguration d'une toilette nouvelle, des compliments à recevoir, des épigrammes à décocher. Inaccessible même au joli désordre, au pittoresque, au piquant anachronisme de ce coin de monde frivole, entouré d'un cadre tellement infini. M. Béjard avait fait circuler des vins du ma- tin et des biscuits. Comme, sa ronde terminée, le serveur présentait le plateau à Paridael, Gina, passant à côté de son cousin, cpii prenait un doigt de madère, lui coula cette recommandation, à l'oreille, en contrefaisant le ton de Félicité, la bête noire : « Ne tachez pas vos beaux • habits ! » Plaisanterie innocente, dut supposer la folle enfant. Et pourtant, ce mot jeté à l'improviste dans les évagations balsamiques de Laurent, le piqua cruellement et enleva momentanément à la taquine le bénéfice de ses bons mouvements des derniers jours. On arrivait à Hemixem. Le yacht stoppa graduellement et vint accoter d'une façon irréprochable au pied du débarcadère. Le marin jeta la corde, la passerelle s'abaissa. « [Iemixem, tout le monde descend ! » cria l'aîné des Saint-Fardier ou le cadet. Mais celui qui ne le cria pas, le pensa. A terre, le programme s'accomplit sans accroc . Pendant la promenade, les excursionnistes s'informaient principalement du nom des propriétaires des villas et des châteaux rencontrés sur la route. Les jeunes gens estimaient la contenance des écuries; les hommes graves supputaient la superficie; les jeunes liiles, surtout Angèle et Cora Saint-Fardier, se récriaient devant les beaux cygnes si blancs, et aussi devant les roses si... roses. Et comme toute la troupe s'attardait, avec quelque respect, devant une grille dorée, au bout d'une avenue seigneuriale, à travers laquelle on apercevait, au delà d'une pelouse de ray-grass, un bijou de château renaissance : — Oui, c'est très beau, fit Béjard qui les rejoignait, avec M. Dupoissv, son inséparable... Au baron de Waerlant... Très chic, en vérité... mais hypothéqué aux trois quarts... On aurait la bicoque pour cinquante mille francs en sus des hypothèques qui montent bien à cent mille... Avis aux amateurs. — Juste châtiment d'un aristocrate fainéant et libertin ! approuva M. Dupoissy d'une voix nasillarde de chantre d'office funèbre. Ces chiffres jetés à travers l'admiration de ces gens bien élevés, prétendant tous à une position solide, la firent tomber aussitôt. Ils se hâtèrent de poursuivre leur chemin, avec une moue choquée, honteux de leur condescendance envers cet immeuble grevé; un peu comme si le propriétaire aux abois allait déboucher d'un quinconce et leur emprunter de l'argent. Après une heure de marche, en devisant de mille sujets frivoles ou prosaïques, sous la cou- polebleueoù viraient des allouettes tirelirantes, parmi les champs où le regain faisait parfum de toutes ses meules, et comme, sans oser se l'avouer, tous commençaient à en avoir assez de ce vert, de ce bleu, de ces fermes closes et de ces domaines de gens dont ils ne connaissaient pas les habitants ; on fit halte dans un petit bois de sapins, le seul de la région, un malheureux bosquet artificiel, planté là tout exprès par le propriétaire, premier commis des Dobouziez, un garçon comprenant les « plaisirs de la campagne » et les « déjeuners sur l'herbe » ; or, tous les villégiateurs s'accordent à proclamer qu'il n'y a pas de déjeuner sur l'herbe sans un petit bois. On avait longé de superbes avenues de hêtres et de chênes généreusement ombragées, tout indiquées pour une balte. Mais il fallait un bois, ce bois fut-il minable et dégarni ! Grâce aux ombrelles de ces dames, on parvint à suppléer l'ombre avare des conifères. On déballa les provisions ; on mangea froid et on but chaud, l'ingénieux appareil à frapper le Champagne ayant refusé tout service, comme c'est le cas de la plupart des appareils perfectionnés. Le déjeuner fut très gai cependant, et on ne manqua pas de sujets de conversation, grâce au maudit appareil et à la chaleur. Les chenilles et les coléoptères qui tombaient dans les assiettes et dans le cou des demoiselles permettaient aux jeunes gens d echeniller leurs voisines. En se relevant et en se rajustant, chacun déclara ce pique-nique tout à fait réussi. Et champêtre, donc ! A la vérité, beaucoup des sybarites de la société, manquant d'entraînement et de cœur à cet exercice, auraient fini par abandonner leur part aux bêtes et à la poussière, s'il ne s'était présenté d'amateurs plus intéressants dans la personne d'une compagnie de petits paysans revenant de la grand'-messe. En quête de la soupe qui les attendait, ils regagnaient leur hameau au pas accéléré. Laurent proposa de les hêler au passage. On leur tendit les vivres et les bouteilles non vidées. D'abord défiants, timides, les jeannots s'arrêtèrent; puis, après s'être concertés, rouges commedes gorges de dindons, ils approchèrent, l'un poussant l'autre, et on chavira dans le tablier des filles et lés poches des sarreaux des garçons, le reste des pâtés de viande, des sand-wiches, les os mal déchiquetés et les carcasses des volailles, et comme ils se retiraient, on les rappela pour leur loger sous les bras les flacons à peine entamés. Ces dames auraient bien voulu les voir repaître et tâchaient de leur exprimer ce désir en flamand. Mais les pitauds ne comprenant pas ou ne voulant pas entendre, remercièrent sans phrases, tournèrent les talons, redoublèrent de jambes, moins persuadés encore que les sybarites de la compagnie des agréments d'un petit bois de sapins comme salle à manger. Cet intermède divertit les promeneurs jusqu'au moment de gagner la campagne des Dobouziez. Le cousin Guillaume, bon marcheur aurait voulu revenir au point de départ par un chemin plus long. Ses hôtes désirèrent savoir d'abord s'il y avait plus d'ombre, dccecôté, et autre chose à voir que des champs et des arbres. Mais comme, en cherchant bien, M. Dobouziez ne se rappelait point d'autre « curiosité », dans cette direction, qu'une brûlerie abandonnée et que le Dépôt militaire de Saint-Bernard, la majorité préféra rebrousser par le chemin le plus court, au risque de se buter au baron sans le sou. Rentrés, en attendant l'heure du dîner, les dames montèrent s'épousseter et se rafraîchir, et les hommes visitèrent la propriété. Au dîner, servi de manière à satisfaire les gens réfractaires à la gastronomie pastorale, on fut unanime à célébrer le déjeuner sous-bois et les jeûneurs, lestés à présent, feignirent de s'étonner de leur appétit. Il est vrai que la promenade, l'air vif... On prit le café sur le perron. Béjard conduisit Gina au piano et la pria de chanter. Laurent descendit au jardin, séduit par la soirée délicieuse, la brise soufflante de l'Escaut, les exhalaisons nocturnes des bosquets, le sensuel et capiteux silence que lutinait le cri-cri des grillons et que berçait le vol oblique et velouté des chauves-souris effarouchées par la présence exceptionnelle des maîtres de cette campagne délaissée. La voix de Gina lui arriva claire et perlée, au fond du parc anglais. Elle chanta la valse de Ilomco et Juliette de Gounod, divinement. C'était bien le chant de la jeunesse, de sa jeunesse à elle. Il y a peu d'âme dans cette ariette, piètre contrefaçon du monologue shakespearien. Chaleur artificielle, enthousiasme factice, aucune profondeur, rien de pénétrant et de ressenti, mais le leurre du sentiment, le cabotinage aimable substitué à la sobre comédie. C'est souple, frais, content de soi, guilleret, émoustillant. De la coquetterie à défaut de tendresse, cela grise sans enivrer. Et roulades et notes piquées s'y moquent assez agréablement des paroles niaisement sentimentales et coupées au petit bonheur. L'interprète fut supérieure au morceau. Elle lui donna la sincérité qui lui manquait, elle le virlnosa à plaisir. Elle parodia cette valse frelatée, en exagéra le rhylhme à tel point qu'on aurait pu la danser. Ironie outrageante pour la nuit shakespearienne du dehors, mais bien méritée par les écouteurs du perron et de la véranda. Paridael, cependant, ne savait trop s'il devait en rire ou en pleurer. Il est vrai qu'il l'écoutait du jardin. Laurent trouvait que Gina se montrait trop la femme de cette valse : la femme du vide, du tourbillon, du vertige, de la curiosité, du changement de place. Sans qu'il eût encore lu Shakespeare, Laurent détestait ce clinquant musical et trouvait ces roucoulades déplacées. Ce chant était trop gai, trop rieur, d'une vivacité et d'un éclat insolents. Ça devenait pis qu'un air de bravade. Les auditeurs, Béjard, les Saint-Fardier en tête, applaudirent et bissèrent. Laurent, à son tour, tâcha d'arriver jusqu'à la belle cantatrice pour la féliciter, et aussi lui faire ses adieux, car un train devait l'emporter, de bonne heure, le lendemain. Il avait tant de choses à lui dire ! Il tenait à la remercier pour les bontés de cette dernière semaine ; à lui demander un souvenir de loin en loin, puis il désirait lui parler de son chant, exprimer son admiration sincère quoique un peu inquiète ; sa préférence pour des morceaux moins agités et qu'elle chantait aussi bien, même mieux. Tant de pensées lui vinrent à la fois qu'elles s'embrouillèrent et il ne put que balbutier un simple adieu. Il faut même croire que rien de ce qu'il éprouvait ne passa dans ce mot, car elle abandonna négligemment le bout des doigts aux mains ferventes qui les cherchaient, ne se tourna pas même vers lui, continuant d'escarmoucher avec M. Béjard —décidément très importun, pensa Laurent — et quand, désespérant d'attirer son attention et d'obtenir d'elle un dernier mot, une parole douce à retenir, et dont la caresse l'aurait accompagné partout, là-bas... tout là-bas, le collégien allait se retirer, elle lui jeta avec un sang-froid, un à propos, une présence d'esprit vraiment atroces un : « Bonsoir, Laurent ; soyez sage et surtout étudiez bien ! » M. Dobouziez n'eût pas mieux dit ! esta Régina Dobouziez va entrer dans le inonde! Six cents invitations ont été lancées. Jamais ce nombre n'avait été atteint à une réception anversoise. Quinze jours avant l'événement il n'est plus question que de cela, en ville. Si Mme Van Belt rencontre Mme Van Bilt, après les salutations d'usage elles abordent le grave sujet de conversation. Elles s'informent réciproquement des toilettes que porteront leurs demoiselles. Mme Van Bal rêve d'éclipser M'"e Van Bol, et Mn,c Van Bul se réjouit de parler de la fête à son amie M'"8 Van Brul qui n'a pas été invitée, par oubli sans doute. M"'° Van Brand, également omise, prétend avoir remercié quoique n'ayant pas reçu le moindre carton. Mais toutes sont friandes de détails et lorsqu'elles n'en obtiennent pas de leurs amies, elles tâchent de tirer les vers du nez aux fournisseurs. Fleuristes, traiteurs, confiseurs : les Dobouziez ont tout monopolisé, tout retenu. On ne travaille que pour eux. Les autres clients ne parviennent plus à se faire servir, et les plus huppés, s'ils insistent, s'attirent cette réponse: « Impossible, Madame, car ce jour-là nous- avons le bal chez les Dobouziez! » Le traiteur Balduyn, chargé de l'organisation du buffet et du souper, prépare des prodiges. Toutes les banquettes des tapissiers et entrepreneurs de fêtes ont été mises en réquisition. Mais rien n'égale l'activité et le coup de feu chez les couturières. A Bruxelles même on coupe, on taille, on coud, on ajuste, on ourle, on brode, on chiffonne des kilomètres d'étoffe en prévision de cette inauguration de la saison mondaine anversoise. Ce que ces intéressantes tailleuses ont à. subir de mauvaise humeur, de mouvements d'impatience, de caprices, de la part de leurs belles clientes leur sera compté dans le Paradis et, en attendant, en gros billets de mille francs sur cette terre. Ceux qui donnent la fête ne sont pas moins enfiévrés que ceux qui y sont priés. Félicité n'a jamais été plus désagréable. Elle exerce son autorité tyrannique sur le renfort de domestiques et d'ouvriers chargés des prépara- 112 la nouvelle cartilage tifs. M"'c Dobouziez ne tient plus en place; son embonpoint croissant la désolait ; grâce à ce remue-ménage et à cette gymnastique, elle perdra quelques livres. Gina et le cousin Guillaume se montrent les plus raisonnables. Ils ont arrêté, à deux, la liste des invités. Gina est radieuse, le mal qu'on se donne autour d'elle la flatte; de temps en temps elledaigne approuver. Elle est surtout préoccupée de sa toilette. L'événement qui se prépare défraie même les conversations des commis de la maison, et il n'est pas jusqu'aux ouvriers de la Fabrique, qui en parlent, aux heures de trêve, en buvant leur café froid et en retirant leur « briquet » du bissac. Ceux-ci ne savent pas au juste ce qui va se passer, mais depuis quelques jours c'est sous le porche de l'entrée une procession de tapissières, de cartons, de boites, de caisses, comme il ne s'en était jamais vu auparavant. Heureusement que Laurent est en pension ; car c'est pour le coup que sa mansarde est encombrée. Le personnel du bureau est plus directement intéressé à la fête que les ouvriers, car une invitation est parvenue aux trois premiers commis : .au teneur de livres, au caissier et au correspondant. Cela flatte la corporation, et le saute-ruisseau, lui-même, ressent quelque orgueil de la faveur échue à ses supérieurs hiérarchiques. Ces trois élus représenteront leurs collègues. Entre les heures de besogne, quand on sait le patron dans la maison, ces messieurs discutent sérieusement des points d'étiquette, de convenances, de tenue. Les trois privilégiés consultent d'abord leurs camarades sur la rédaction de la lettre à envoyer à M. et M",e Dobouziez. Faut-il l'adresser à Madame ou à Monsieur? D'accord sur la formule, il s'agit de s'entendre sur la nuance des gants; seront-ils paille ou gris-perle? Mettra-t-on une fleura la boutonnière? Faut-il, oui ou non, parfumer son mouchoir?' Le saute-ruisseau ayant parlé de patchouli comme d'un parfum très aristocratique, a soulevé un tel haro que, depuis, il n'ose plus risquer une remarque. Et après? Fait-on une visite? et à quel moment?... Oh après; nous verrons! dit le caissier, l'ami des champs, l'homme au petit bois de sapins. C'est la veille... c'est le jour... c'est le soir même de la fête. Le parquet est ciré, les lustres allumés; les larbins, en mollets, sont à leur poste. A neuf heures, dans la rue tortueuse, et mal pavée conduisant à la Fabrique, s'engage un premier équipage, puis un second, puis il se forme une véritable file. On dirait d'un Longcliamps nocturne. Le vilain fossé stagnant ne fut jamais cotové par pareille cavalcade. Dans son ahurissement il en oublie d'empoisonner l'air hivernal. Les commères, leurs poupons sur les bras, s'amassent au seuil de leurs masures, à voir passer les voitures et s'efforcent vainement de discerner au passage, dans l'ombre, derrière les glaces embuées, les belles dames blotties dans ces chambrettes roulantes. Mais les pauvresses ne voient que les feux des lanternes, le miroitement des harnais des chevaux, l'éclair d'une gourmette, un galon d'or au chapeau d'un cocher. Les bêtes hennissent et envoient dans la nuit leur haleine blanche. La petite madone du carrefour, a l'air pauvre et délaissée, derrière sa modeste veilleuse. Son peuple de béats la néglige pour admirer la procession qui va rendre hommage à sa rivale. La fabrique ne chôme pas, cependant. La brigade de nuit a remplacé les travailleurs du jour et s'occupe d'alimenter les fours, car les matières ne peuvent refroidir. En descendant de voiture sous le porche, les invités emmitouflés ont un moment, devant eux, au fond de la cour noire, la vision des vastes murailles et entendent le mugissement sourd des machines assoupies mais non endor- mies; et une odeur de graisse intrigue leurs narines. Mais déjà la grande porte vitrée s'ouvre sur le vestibule chargé de fleurs et d'arbrisseaux et les bouches à chaleur leur envoient, dès l'entrée, de tièdes et caressantes bouffées. Les trois messieurs du bureau sont arrivés les premiers. Sous les armes, dès l'après-midi, ils ont loué à trois un beau coupé de remise, quoique la fabrique se trouve à un quart d'heure seulement de leurs logis. Mais il s'agit de représenter dignement le bureau. Ils laissent leurs paletots au vestiaire, très confus des prévenances que leur témoignent des messieurs, les favoris en côtelettes, mis comme des invités. Il faut même que les huissiers insistent avant que les trois amis consentent à accepter leurs bons services. Mme Dobouziez qui achevait sa toilette s'empresse de descendre au salon. Un larbin annonce le triumvirat, et l'introduit. La dame fait un mouvement pour se porter à la rencontre de ces arrivants trop exacts. Leurs noms ne lui disent rien, mais dès qu'ils se sont présentés comme trois des colonnes de la maison Dobouziez et C°, le sourire accueillant de M"'c Dobouziez se pince visiblement. Elle condescend pourtantà rassurer ces trois employés sur l'état de sa santé; ceux-ci s'inclinent et s'inclinent encore pour expri- 116 la nouvelle carthage mer leur satisfaction. À ce moment de la conversation, M"10 Dobouziez prétexte un ordre à donner et s'excuse. Elle remonte pour ajouter une rose et une pluie d'or à sa coiffure, décidément trop simplifiée par Régïna. Cependant le monde, le vrai monde arrive. M'"e Dobouziez répète à satiété une des trois ou quatre formules de bienvenue congruantes au rang de ses invités. Il y a M. le bourgmestre et Mmc la bourgmestre d'Anvers, M. le commandant de place Mme la commandante de place, M. le général commandant de la province et M"10 la générale; M. le président du tribunal de 1™ instance et Mme la présidente, M. le colonel de la gardé ci-viqueetMn,ela colonelle, les grades supérieurs de l'armée, mais surtout M. du Million et Mme du Million et ces jeunes MM. du Million et ces demoisellesdu Mil lion, avec particule allemande, flamande, française ou même sans particule, tous les Van du commerce, tous les Von de la banque, des Janssens, des Yerbist, des Meyers, des Stevens, des Peeters en masse. Tout ce qui porte un nom négociable, un nom escomptable à la banque; le gros marchand de tableaux coudoie l'usurier déguisé. Chaque invité pourrait justifier de ving-cinq mille francs de rente ou de deux cents mille livres d'affaires. Judi- cieuse et sagace proportion. Si les noms classés par l'huissier se ressemblent, les liens d'identité sont encore plus notoires chez les personnages. Mêmes habits noirs, mêmes cravates blanches, mêmes claques. Mêmes physionomies aussi, car la similitude des professions, le culte commun de l'argent, leur donne un certain air de famille. Les stigmates de labeurs et de préoccupations identiques font se ressembler les apoplectiques et les secs, les gras et les maigres. Il y a des faces épaisses, imperturbables et solennelles, contentes d'elles-mêmes, plus fermées que le coffre-fort de leurs possesseurs; il y a des têtes inquiètes et futées, mobiles, des têtes de coulissiers, des têtes de limiers de finances, d'enfants de chœur qui se gavent des restes des plantureuses hécatombes dévorées par les grands-prêtres de Mercure. Des nez pincés à l'arête, des yeux qui clignent, des regards qui se dérobent. Ces gens ont la tentation mal repoussée de se gratter le menton comme lorsqu'ils méditent une affaire et un bon coup; des bouches sensuelles, le rictus vaguement sardonique, la patte d'oie, les tempes dégarnies, des bijoux massifs et consistants à leurs doigts courts et gros et à leur ventre de pontifes. Ceux qui vivent généralement au fond de leurs bureaux ont le visage plus pâle ; MM d'autres remuants et voyageurs gardent sur eux le hâle de la mer et du plein air. Malgré leur habit uniforme, on les distingue à certains tics : ce jeune agent de change, embarrassé de ses bras ballants manipule son carnet de bal comme son carnet de bordereaux; ce courtier en marchandises, cherche dans ses poches des sachets d'échantillons; les doigts de cet industriel marchand de laines, se portent magnétiquement vers l'étoffe des portières et des banquettes. Tous sont savants dans les arcanes du commerce, dans les complications et les escamotages qui font passer l'argent des autres dans leurs propres coffres, comme en vertu de ces phénomènes d'endosmose constatés par les physiciens; tous pratiquent la duperie et le vol légal ; tous sont experts en finasseries ; en accommodements avec le droit strict, en l'art d'éluder le code. Riches, mais insatiables, ils voudraient être plus riches encore. Les plus jeunes, leurs héritiers, ont déjà l'air fatigué par des soucis et des veilles précoces. Ils ont des fronts vieillots et séreux de viveurs mornes excédés de calculs autant que de plaisirs. Quoiqu'ils soient dans le monde, leurs yeux se scrutent et s'interrogent, leurs regards s'escriment, comme s'il s'agissait de jouer au plus fin et de « mettre l'autre dedans ». La pratique du mensonge et du commandement, l'habitude de tout déprécier, de tout marchander, l'instinct cupide et cauteleux enveloppe leur personne d'une température de fièvre ; ils réfrènent à peine leur brusquerie sous des démonstrations de politesse ; leur bienséance est convulsive : leur poignée de main semble tâter le pouls à votre fortune, et leurs doigts ont des flexions douces, sournoises d'étrangleurs placides qui tordent le col à des volailles grasses. Et chez les tout jeunes, les blancs becs, les jolis jeunets, 011 sent la timidité et l'humiliation de novices beaucoup plus ennuyés de ne pas encore gagner •d'argent que de ne pas en dépenser à leurguise. Il existe autant de monotonie ou de ressemblance professionnelle chez les femmes. Seulement la variété du plumage déguise et masque les préoccupations collectives. De grosses mamans boudinent dans leur corset trop lacé, des matrones bilieuses semblent sortir d'un long jeune quoique le prix des cabochons incendiant leurs lobes suffirait pour nourrir durant deux ans une cinquantaine de ménages pauvres. Quant aux jeunes filles, 011 en frôle de longues, de maigres, de précoces, de naïves, de sveltes, de potelées, de blondes, de brunes, de sentimentales, de rieuses, de mijaurées. Elles ont les sens affinés, mais les sentiments étroits. Pour éclipser leurs amies, elles déploieront, dans leurs relations mondaines, autant de machiavélisme que leurs pères, frères et maris, pour « rouler » leurs concurrents. Les salons s'étant remplis, Régina que la couturière, la femme de chambre, le coiffeur et Félicité sont parvenus à parer, vient de faire son entrée au bras de son père. Parmi tous ces hommes graves, ses pairs et ses égaux, M. Dobouziez paraît le plus jeune et le moins rébarbatif, du moins ce soir, tant son contentement paternel éclaire son visage généralement soucieux. Toutefois, en présentant sa fille, de groupe en groupe, son enivrement ne l'empêche pas de respecter la hiérarchie de ses invités dans l'ordre administratif et financier. L'apparition de Gina provoque un murmure et des chuchotements approbateurs. C'est pour le coup que Laurent serait ébloui. Dans sa robe de mousseline et de gaze blanches semée de minuscules pois d'argent, du muguet et du myosotis à l'épaulette et dans les cheveux ; sa beauté régulière aux lignes irréprochables se drape avec des mouvements, des flexions, une harmonie de gestes et de contours qui feraient damner un sculpteur. Son visage de médaillon antique, ce galbe taillé dans une agathe d'un rose mourant qu'avivent et que modernisent cependant de grands yeux noirs, des lèvres ronges et humides, et qu'entourent d'une auréole d'insurrection les torsades de son opulente chevelure, couronne les proportions admirables, le modèle délicieux de son col et de ses épaules. Cependant, les petits crayons coquets ont fini de courir sur le bristol satiné des carnets de bal ; les belles enfants se montrent l'une à l'autre, en chuchotant, la liste de leurs engagements, et se jalousent en secret d'y retrouver le même nom, et se rassurent de le rencontrer moins souvent sur le carnet de la petite amie. MM. Saint Fardier sont très demandés. Ils tutoient tous les hommes et sont amoureux de toutes les jeunes filles. Élevés à Paris, car leur mère est parisienne, ils ne sont pas plus forts mais certes moins imbus de l'esprit mercantile et moins positifs que leurs camarades. L'œil noyé, la bouche et le gilet en cœur, ils ont fait provision de mots qu'ils serviront et colporteront suivant les circonstances. M. Saint Fardier père, l'associé du cousin Guillaume, un petit gentleman, asthmatique, d'une soixantaine d'années, vient de conduire son épouse, la « Parisienne », comme on l'appelle, avec respect. Quoi qu'elle ne soit jamais sortie, avant son mariage, du faubourg Saint-Antoine, où son père dirigeait une des plus importantes fabriques de meubles, M",e Saint Fardier est une des arbitres du goût. Les petites Saint Fardier, entrant aussi dans le monde, leur mère acquiert plus d'importance que jamais. Potelées, roses, câlines, les yeux perçants. précoces, déjà très femmes, le regard impudent, Angèle et Cora portent, avec désinvolture, des toilettes savantes, composées par leur mère. M. Béjard est là aussi, brillant, l'air à la danse, bavard, nerveux, comme on ne l'a jamais vu. A tout instant, il quitte le groupe des bommes graves pour faire sa cour aux dames ; et les veuves et les fdles menacées de coiffer Sainte Catherine constatent, non sans dépit, que le riche armateur s'adresse de préférence aux toutes jeunes filles, surtout à M"e Dobouziez. On a appris, car tout se remarque et se sait dans cette cité pourtant si vaste, que, depuis l'excursion à llemixem, M. Béjard est venu souvent à la fabrique. 11 s'y rend sous prétexte de conférences d'affaires avec le chef de la maison, mais il accepte à dîner, sans trop se faire prier. Dilettante enragé, il ne consent à se retirer que lorsque Gina a chanté un air ou une mélodie, un n'importe quoi, de n'importe qui : car M. Freddy Béjard, cosmopolite et libre échangiste, est fatalement éclectique. Tous les arts se touchant, M. Béjard professe aussi quelque estimé pour la danse. 11 a même évincé de jeunes compétiteurs et a obtenu une polka de Régina. En attendant cette polka, M. Béjard a des fourmis dans les jambes. Il est accompagné de M. Dupoissy, son familier, son ombre, son homme de paille, disent les méchantes langues. M. Dupoissy est la planète qui ne reçoit de chaleur et de lumière que du soleil Béjard. Ce qu'il est il le doit au puissant armateur. Les commerçants seraient assez embarrassés de déterminer la « partie » dont s'occupe M. Dupoissy, de dire s'il « fait » dans les grains, les cafés, les sucres? On le rencontre toujours avec Béjard, et si, par exception, on l'aborde sans son maître, il s'empressera de s'informer de lui. Dupoissy est parvenu ainsi à se faufiler partout, à la suite de son puissant protecteur. Factotum, homme de confiance de Béjard, Dupoissy ne répugne à aucune des commissions dont le charge l'omnipotent armateur. Il méprise les gens avec qui Béjard ne fraie point; il exagère la morgue de l'armateur ; il fait siens ses opinions et ses jugements. Banal, poisseux, doucereux, gnangnan, prud'- la nouvelle carthage hommesque, lorsque Dupoissy ouvre la bouche, on dirait qu'il se donne le la pour chanter une chanson de Béranger. Venu de Sedan, il se fait passer pour négociant en laines. Caractéristique : il professe pour le petit pays qui l'héberge le dédain protecteur d'un sujet de la grande nation ; il se croit chez lui comme Tartuffe chezOrgon; il se mêle de tout, découvre les gloires locales, se pique de littérature, envoie des articles aux journaux. Un jour, pour se faire lire, il intitula une de ses élucubrations : L'incendie du Musée. Le titre imprimé en gros caractères. C'était une simple hypothèse, mais les lecteurs du journal, fiers de leur Louvre, ne pardonnèrent pas le moment de consternation et d'angoisse que ce facétieux pédant leur avait causé. En France, pays de centralisation à outrance, le drainage des valeurs vers Paris est formidable ; il s'ensuit qu'il n'existe pas de plus plate et de plus mesquine province que la province française, et c'est de celte province-là que le Dupoissy s'est exilé pour initier les Anversois à la vie intellectuelle et contribuer à leur prospérité. Dupoissy ne dansera pas, mais pendant que son patron polke, non sans souplesse de jarret, avec M"e Dobouziez, il vante auprès de la galerie le pouvoir de Terpsichore et avec des mines confites et gourmandes, de calicot obèse, il se rappelle son jeune temps. Et il parle dévotement du beau couple formé par M. Béjard et Régina ; cela lui évoque, entre autres allégories neuves, la Beauté activant l'essor du Génie. De pareils efforts poétiques l'altèrent et l'affament, aussi profite-t-il de l'absence du maître pour faire de fréquentes visites au buffet et pour mettre l'embargo sur tous rafraîchissements et comestibles en circulation. Le bal s'anime de danse en danse. Les trois commis, présentés à quelques jeunes filles, peu riches,de fonctionnaires envers qui les Dobouziez ont des obligations, s'acquittent consciencieusement de leur tâche, et comme ces jeunes personnes sont aussi jolies et aussi aimables que les héritières opulentes, les plumitifs s'estiment aussi heureux que les Béjard, les Saint-Eardier et les Dupoissy. L'empressement de Béjard auprès de M110 Dobouziez ne laisse pas de préoccuper les mères, qui convoitent l'armateur pour leur filles ou la fille du gros industriel pour leurs fils. La Parisienne fait observer à son mari que leur nièce adéjà dansé trois fois avec M. Béjard, alors que l'armateur n'a engagé ni Angèle ni Cora, et que Paul et Eugène en sont réduits à se partager la valse obtenue à grand peine de la fière Gina. — Ce Béjard pourrait être le père de Gina!... fait Saint-Fardier pour rassurer son épouse. — Mais ses millions le rajeunissent ! insiste la Parisienne sceptique. Parmi les danseurs distingués par Gina, à ce bal mémorable, on remarque le peintre Willem Marbol. Recommandé aux Dobouziez par un de ses mécènes, avec son ami le musicien Rombaut de Vyvaloy. il représente le « monde des arts » à cette fête. Grand, blond, nervo-sanguin, chevelu ; des yeux bleus à la fois très doux et très pénétrants, de ce bleu qui pâlit ou s'avive à l'action des pensées comme une nappe d'eau sous le jeu des nuages ; la bouche fine, la voix vibrante et chaude, une tête à la Van Dyck, Marbol représentait une de ces personnalités harmonieuses dont la mine recommande le caractère, mais chez qui la valeur morale justifie ces dehors avantageux. Depuis deux ans il s'était acquis quelque notoriété en s'atta-chant surtout à peindre ce qu'il voyait autour de lui ; à traiter les objets et les êtres de son terroir, à les représenter sincèrement comme il les voyait, sans ces préoccupations d'idéali- sation affadissante, de poétisation dans le goût bourgeois mais aussi sans exagération des ombres, des angles et des violences de la réalité. Lui seul dans cette grande ville littéralement infestée de rapins, de colorieurs, myopes et poussifs, dans cet ancien foyer d'art presque totalement déchu de sa réputation — nécropole plutôt que métropole comme disait Mar-bol, avec plus de pitié que de rancœur et, persuadé qu'il était de refaire circuler la vie dans ces catacombes — lui seul, saisissait, percevait et rendait l'atmosphère, le type, la couleur, l'accent de ce milieu pittoresque entre tous. Au début, les routiniers et les pasticheurs n'avaient pas eu assez de quolibets à son adresse. De plus, en quittant, à la veille des concours de Rome avec un certain éclat, l'antique académie fondée par Teniers et les savoureux naturalistes du XVIe siècle, mais tombée à présent sous la direction de flamands abâtardis, peintres aussi timorés et aussi incolores , sans trouver jamais à qui parler. Les commis, des allemands pour la plupart, me renvoyaient d'Hérode à Pilate, me leurraient, et devant mon insistance, avaient fini par me recevoir comme un chien dans un jeu de quilles... Je me décidai un jour à m'adresser directement au patron, et à cet effet, je nie rendis à son hôtel du boulevard Léopold. Je sonne, on m'introduit dans le vestibule; j'attends au pied d'un escalier de marbre, tout à coup s'ouvre la porte du palier, une belle dame descend ; je m'efface pour la laisser passer; elle s'informe de ce que je désire. — Ne puis-je faire la commission à mon mari? dit-elle. Moi, enhardi par sa voix, car elle nie parle sans fierté, par son air charmant et un peu triste... je lui dis mon nom et le désir d'entrer dans les bureaux de l'armateur, — Félix Tilbak !... Tilbak ! Ce nom ne m'est pas inconnu, dit-elle. Scriez-vous le fils de Tilbak qui fut contre-maître à la fabrique Dobouziez. — Lui même, pour vous servir, Madame ! Elle hésite, me regarde encore, puis d'un air indifférent et monlanl dans le coupé qui venait d'avancer dans l'allée cochère. — C'est bien, mon ami ! lit-elle. Je parlerai à M. Béjard. Deux jours après, une lettre du commis principal m'invitait à passer aux bureaux de l'armateur, je m'y rendis, et après un examen sommaire, sans même que j'eusse vu M. Béjard, je fus engagé el attaché à la correspondance étrangère... Laurent ne savait que penser ! Un mot l'avait surtout frappé dans le récit de Félix : Gina avait l'air un peu triste !... On lui avait donc changé sa Gina ! Et cette orgueilleuse et insouciante mondaine se rappelait Tilbak, ou plutôt son nom, car elle ne l'avait jamais vu. Que se passa-t-il? Et tout son amour d'enfant, son amour qu'il supposait bel et bien aboli, lui revint plus intense, à l'idée d'une Gina compatissante , d'une Gina devenue sensible, de dédaigneuse qu'elle était...? — Et vous, qu'allez-vous devenir, à présent, sans indiscrétion? dit Vincent. Laurent l'ignorait lui-même. Il n'avait rien à attendre des gens de sa parenté, et ses cent francs eussent-ils représenté une rente suffi- santc, qu'il n'était pas (l'âge à paresser. — Si je vous ai bien compris ! reprit le mari de Siska, vous préféreriez à un emploi sédentaire, une besogne qui vous permettrait d'aller et venir et de vous donner du mouvement... En vous contentant de peu, je tiens peut-être votre affaire... Un de mes camarades, un baes de « Nation » a besoin d'un employé qui voulût bien l'aider dans ses calculs et dans la surveillance de la besogne, au chantier et à l'entrepôt. M'autorisez-vous à lui parler ? Laurent ne demandait pas mieux ; il fut convenu entre eux qu'il reviendrait prendre des nouvelles le lendemain. Félix Tilbak avait bien lu sur le visage de M"'e Béjard : elle n'était pas heureuse. Malgré les supplications de son père, qui, en dépit de sa tolérance et de son estime pour l'armateur, ne voyait pas en lui un époux assorti à son enfant adorée, elle s'était entêtée, par orgueil, souffrant de la défection de Marbol, lasse aussi de sa vie de jeune tille. Après tout, ce Béjard valait bien le Falk et le Lesly des cousines Saint-Fardier ; à preuve (pie l'assiduité de l'armateur excitait des jalousies. Elle ne l'aimait pas, mais il lui paraissait très supportable, et l'influence, le rôle prépondérant, la fortune de ce poursuivant flattaient chez Gina le besoin de paraître et de trôner. Les premiers temps, tout alla bien; elle retrouvait dans l'hôtel de son mari un luxe égal à celui ayant entouré sa jeunesse. Mais peu à peu, Gina si friande d'égards et de prévenances, remarqua que soii mari était moins empressé et la négligeait. 11 s'excusait de sa froideur et de ses moments d'humeur, en les mettant sur le compte de la politique et des préoccupations financières. Elle ne le voyait qu'à l'heure du dîner, puis, vers le matin; il passait le reste du temps au club, à la Bourse, dans ses bureaux. Madame sortait beaucoup, menant, même avec plus de turbulence mais peut-être moins d'agrément une vie d'élégante désœuvrée. Elle avait, pour l'entraîner dans ce tourbillon, les deux sœurs An-gèle et Clara, décidément, très à la mode, très lancées. C'était, plus qu'autrefois, des bals et des dîners, l'été des séjours à la mer, une partie de l'hiver des vacances à Nice et à Monte-Carlo, tout le temps des exhibitions de toilettes coûteuses. M"'es Falk et Lesby ne feignaient pas une bien grande affection pour leurs maris, et du jour où elles s'aperçurent, chose qui ne les surprit pas, d'ailleurs, de l'entente très modérée existant entre Gina et Béjard, elles ne se gênèrent plus devant leur jeune et belle parente, et commencèrent, à mots couverts, puis plus ouvertement, de lui vanter les joies du flirtage, la saveur du fruit défendu, comme elles lui avaient chanté autrefois un chœur à l'hyménée sautillant et fringant digne de celui de Guillaume Tell. Elles amusaient et distrayaient Gina, sans parvenir pourtant à l'entraîner dans leurs petites intrigues galantes. Ces dames trompaient leurs laborieux maris avec une désinvolture et un laisser-aller ravissants. Gina était trop fière pour les imiter; son affection filiale, le souvenir de Marbol, compliqué d'on ne sait quel vague désir de rester digne et honnête aux yeux de l'homme aimé; puis, aussi sa fierté, l'empêchèrent de choir au niveau de ces sensuelles écervelées qui ne trouvaient plus assez de moulins auxquels jeter leurs bonnets. Gina se dispensait de leur faire de la morale. Que lui importait la conduite des autres femmes? Et elle mettait même une certaine coquetterie à jouer avec le feu, à frayer et à s'acoquiner avec ces petites folles, au point que la gent cancanière au courant des frasques de M",os Falk et Lesly, lui attribua plus d'une fois des aventures analogues. Dans le tourbillon des fêtes, elle espérait rencontrer Marbol, mais le peintre s'était claustré ou du moins ne se répandait plus dans les salons; il rompait ouvertement en visière à ce monded'oligarques. On le désignait comme le compétiteur de Béjard aux prochaines élections législatives. Gina eût elle-même voulu inviter cet ancien commensal de la fabrique que ces circonstances l'en auraient empêchée. Tout achevait donc de les séparer! Et d'autrefois elle s'imaginait, non sans complaisance, que c'était uniquement la haine de son rival qui lançait le peintre dans la politique. Lorsque M. Dobouziez lui apprit le coup de tête de Laurent, elle étonna l'homme droit et juste par son manque d'indignation. Elle ne risqua pas de plaider la cause du parent renié mais elle garda un silence embarrassé, dans lequel le père put lire comme une désapprobation de sa sévérité. Au fond, le « paysan » lui manquait quelquefois, elle commençait à ouvrir les yeux aux choses, elle les laissait retomber avec moins de hauteur sur le monde qui peinait à ses pieds, et c'est dans un de ces moments d'humanité qu'elle avait accordé sa protection au jeune Tilbak. Ajoutons qu'elle se fut mise en quatre à présent pour obliger et aider un malheureux, mais à condition de ne pas être connue de son obligé. En prenant directement fait et cause pour Laurent, elle eût eu ——■•' ' — « l'air de faire amende honorable de reconnaître d'anciens torts et jamais son orgueil ne consentirait à pareille réparation. Le jeune Paridael aurait pu s'adresser à Marbol, mais outre qu'il ne se sentait pas encore assez revenu de son chimérique amour pour supporter, sans souffrance, la vue et les bons procédés de l'homme aimé par Gina; il répugnait à demander service à quelqu'un qu'il s'était abstenu de servir. Il préféra mettre à contribution l'obligeance et le dévouement de Tilbak. Jan Vingerhout le baes de « Nation », ami de l'ex-marin, l'engagea sur le champ. C'était un cadet de notable fermier du polder, plus habitué à ouvrer de ses dix doigts, qu'à s'escrimer du crayonetde la plume. Joyeux vivant, faraud, solide, levant volontiers le coude, il venait d'acheter une part d'actionnaire dans la « nation » d'Amérique. Laurent s'initia rapidement à ses fonctions. Chaque matin, à six heures et demie, l'après-midi, à une heure et demie, Laurent stationne avec les simples ouvriers, voituriers, mesureurs, porte-faix devant la porte du local de la nation; en attendant les instructions de Jan Vingerhout qui conféré, à l'intérieur, avec les autres baes et \euv doyen, sur la besogne à expédier. Le doyen repartit la tâche entre ses collègues, et leur indique, en même temps, combien d'hommes ils doivent embaucher. Les travailleurs attroupés au dehors composent le contingent habituel, ce sont presque des salariés à demeure. Mais par le temps de presse, lorsque leur nombre ne suffit pas, pour compléter leurs équipes les baes se rendent au fameux « coin des paresseux », rendez-vous des musards, des buveurs, des lazaroni, des pis-aller, des bouche-trou. Là, Paridael attaché aux talons de Jan Vingerhout, assistait souvent à force scènes caractéristiques. La première fois, Laurent fut étonné de ce que son maître, qui n'avait besoin que d'un renfort de cinq hommes, s'embarrassât d'une vingtaine de ces maroufles, solidement bâtis, mais laissant s'aveulir la fermeté de leurs muscles, et mêlant trop d'alcool à leur sang riche. — Attendez ! lui dit en riant le baes, qui connaissait son monde. Après de longs pourparlers et fastidieux débats des conditions du travail, s'ébranlant comme à regret, indolents, traînant leurs gros piliers, les mains frileusement enfouies dans les poches, à une vingtainedemètresde leur stationnement l'un ou l'autre de ces « loufres » — Rabelais appelle « lifre-lofres » les gens de leur capacité liquide — s'arrêtait net, déclarait ne plus pouvoir continuer, se plaignait de la soif. — N'en paie-tu pas une? demandait-il au baes. Une ! Une goutte ça va sans dire. Le bacs ne répondit même pas à cette demande fallacieuse et pressa le pas. Quelques pas plus loin le traînard revint à la charge. Même silence; quoique cette fois, deux autres des pandours eussent appuyé la supplique du camarade par des grognements et des gestes de voyageurs agonisant dans le désert. A la troisième fois, en grommelant quelques imprécations, et flétrissant d'importance la ladrerie des patrons, le soiffard s'avoua vaincu, et entra dans le « bac-à-schnick. » Quelques-uns des lcndores s'arrêtèrent à la porte de cette chapelle comptant que le baes consentit à la payer ; la goutte, le fatidique alcool, s'entend. Puis, comme Jan Yingerhout demeurait de plus en plus sourd de cette oreille, les deux drilles, après s'être mis d'accord sur celui qui régalerait, se poussèrent dans le bouge. Laurent commençait à comprendre l'apparente prodigalité du patron. — Soyez tranquille ! dit-il à son employé. Ceux-ci sont les pires, les fainéants incorrigibles. Il y a longtemps que je ne les engage «pie pour la forme, histoire de ne pas les décourager ou de m'éviter leur mauvais gré. Nous en voilà débarrassés; comme je m'y attendais, il est même rare (pie le cœur ne leur manque pas plus tôt... Mais je ne suis pas sûr des autres. En effet, comme l'endroit où le baes devait amener son équipe de renfort était situé à deux ou trois kilomètres de leur rendez-vous, quelques défections se produisirent encore, l'un lâcheur débauchant l'autre, si bien qu'à l'arrivée, il ne restait plus qu'une demi-douzaine de ces boudeurs du travail. Et, à ceux-là, pour se les attacher autant que possible, et empêcher qu'ils ne désertassent au milieu de la corvée, il paya une tournée du mirifique genièvre et promit 1111 litre du liquide, en sus de la paye, s'ils se comportaient gaillardement. — Bienheureux lorsque tous ne m'ont pas planté là, avant que je sois arrivé, ce qui me force de retourner sur mes pas et d'essayer un nouveau recrutement ! conclut le philosophique Poldérien, en guise de moralité de cet édifiant épisode. La nation d'Amérique entreprenait tout genre de besogne se rapportant à la manuten- lion du port. Elle comptait des peseurs et des mesureurs chargés de l'expertise du poids et du volume des grains importés par les grands navires. Ils déchargeaient le grain en le transbordant d'abord sur des allèges d'une contenance invariable. D'autres équipes desservaient spécialement les navires chargés de bois, ils déposaient à quai les planches, poutres et grumes, en réunissant les produits de la même essence et de mêmes dimensions, puis ils convoyaient ces marchandises dans les magasins. Cette nation, la plus riche, avait les plus beaux chevaux, de gros flamands dignes des palefrois fabuleux, l'installation et l'outillage le plus complet et le mieux.entretenu : bâches, bannes, grues, leviers, de première qualité. La réunion de ces corporations, dernier vestige des anciennes ghildes communales, formait dans la cité moderne une puissance avec laquelle devait compter le clan des forts commerçants. Coalisées, elles disposaient d'une armée de gaillards peu formalistes, pouvant même entraîner une stagnation complète du trafic et tenir en échec le pouvoir communal. La nation d'Amérique, par son ancienneté et sa richesse, occupait le premier rang dans leur collectivité. Là, du moins, on sauvegardait les droits des enfants du terroir, les gars d'Anvers n'étaient pas supplantés par des étrangers, la concurrence et l'invasion disproportionnées de l'étranger n'opprimaient et ne spoliaient pas les travailleurs indigènes. Et Laurent, attiré d'emblée par la nouveauté du métier, apprécia aussi le pittoresque, la noble activité, la grandeur de ces associations. Que de journées passées à l'air à présent, à la porte des immenses entrepôts, sur les quais des docks. C'était Laurent que baes Vinger-hout chargeait de contrôler les chiffres du poids et des mesures constatées par les peseurs et les mesureurs de nations concurrentes. Il s'acquitta consciencieusement de sa tâche, heureux d'être mêlé à cette activité, se bombant la poitrine, respirant avec volupté celte atmosphère maritime. Plusieurs fois, sa « nation » travailla pour le compte de la maison Dobouziez et ce n'était pas sans émotion qu'il avisait les caisses blanches balafrées au pinceau noir d'un énorme D. B. Z. Ah ! si Gina l'avait vu dans ce monde nouveau ! Et après? Il se trouvait aussi heureux de travailler pour le compte de ces baes d'une carrure et d'un abord aussi réconfortants, que de pâlir dans un bureau lugubre, à la solde d'un Béjard ou même d'un Dobouziez. Devant ces navires, le commerce ne lui paraissait plus une abstraction, mais une puissance, une force tangible et grandiose. D'ailleurs Gina ne venait jamais de ce côté et personne des négociants ne reconnaissait dans ce marqueur docile et taciturne, le petit parent pauvre du riche industriel. Puis, c'est à peine si on l'avait connu. « À l'œuvre, Laurent! » clamait ba es Verhulst qui venait le chercher au saut du lit. « Il s'agit de donner du collier, mon sarçon ! » o * In négociant en cafés, client de Y Amérique, avait repris 1,700 balles à un confrère, fidèle d'une autre nation. Il s'agissait, pour Laurent, de recevoir le stock des mains de la corporation concurrente; il lui fallait peser à part et enregistrer le poids de chaque balle et ne pas se laisser flouer par ceux de la ghilde rivale. Les opérations commençaient; les balles successivement poinçonnées et numérotées de I à 1,700 défilaient devant lui. Le soleil menaçait de se coucher avant que Paridael n'eut épuisé la fastidieuse série. Et gare aux erreurs ! Si le client ne trouvait pas son compte de kilos, le total déclaré par son confrère et les gens de l'autre nation, et si la différence n'avait pas été constatée dès le pesage par Laurent et ceux de Y Amérique, ces derniers étaient tenus responsables et devaient rembourser l'écart. Ces opérations valaient donc la peine qu'on y apportât du soin et de la vicilancc. C1 Les soirs qu'il ne passait pas chez les Tilbak, par faveur spéciale, Paridael était admis à la réunion que les baes tiennent dans un cabaret du Port, pour se rendre compte des travaux. Les mangeoires sont remplies, les litières renouvelées, fardiers et camions remisés sous les hangars, les chevaux broient le picotin, le caissier a fermé son bureau, et les grosses portes massives, vraies portes de forteresses, protègent la fortune de XAmérique contre les coups de main des mauvais loufres. Il n'y a plus de créature humaine dans le vaste établissement que les gardes d'écurie. On les enferme comme des chevaux, pour qu'ils ne soient pas tentés d'abandonner le poste. Les bruyantes assemblées, le brutal déboutonnage, le délassement violent, alors, au cabaret.Tudieu, ces rudes gars des Bassins, ces bacs à peine mieux équarris que leurs subalternes, en lâchent de fortes ! Il fait beau les voir se nettoyer la bouche d'unerasade en conséquence, après une gaillardise énorme entre toutes, qui a fait se trémousser leurs collègues ! Laurent sortait de ces séances, abasourdi, assommé, comme si on l'avait gavé de forts quartiers de viande. Et il n'était plus tenté alors de suspecter comme exagérées l'exubérance sanguine et la belle licence animale des coloristes du passé. '214 la nouvelle cartilage D'autres t'ois il accompagnait les Tilbak au Doel, à la rencontre des navires oii des commis de victuailliers allaient recommander leur maison aux capitaines. Il lui fallait partir le jour ou la nuit, suivant la marée, le plus souvent la nuit. Ils chargeaient quelques victuailles frugales à bord, se munissaient de tabac et de genièvre. L'amarre détachée, d'abord on ne pouvait «pie godiller l'embarcation, car il fallait sortir du bassin de batelagc, puis du port, sans aller donner contre les navires à l'ancre. Un silence impressionnant planait sur la terre et sur le fleuve; on n'entendait que le bruit de l'eau dégouttant des palettes ou glougloutant à fond de cale, ou parfois le « Qui vive? » partant d'une patache de la douane ou de la police maritime. Le nom de Tilbak rassurait ces limiers. La frêle embarcation passait entre deux grands navires, comme dans une gorge étroite. Les carènes énormes semblaient des carcasses de monstres somnolents dont les fanaux clignaient comme des yeux glauques. Que de bonnes siestes, au Doel, sur l'herbe, le navire signalé étant en retard, ou de veillées dans la salle enfumée d'une maison de bois, unique et primitive auberge du village, en compagnie d'une gent pittoresque et bizarre : commis de rivière, agents et commissionnaires de logeurs, d'embaucheurs, de tenanciers, de trafiquants de tout acabit; ribleurs,rôdeurs de quais, aide bateliers, mousses, pilotins en rupture d'engagement, d'affreux bonshommes rusés comme des félins, insinuants comme des filles ! — N'ayez pas peur, Monsieur Laurent! se disait Tilbak. Avec moi vous n'avez rien à craindre ! Et de fait, le brave Tilbak tenait ces gaillards en respect; ils lui cédaient même le pas, lorsque les mâts 011 la cheminée du navire retardataire pointant du côté de Bats, l'escadrille se portait à sa rencontre. Ces gens roupillaient, ou jouaient aux cartes; schniquaient, pipaient et chiquaient comme des grands, entremêlant leur argot local du slang, des marins anglais. Vantards, lubriques, ils se portaient des défis, se racontaient leurs exploits de pirates d'eau douce. Sous la large visière dans le coup de soleil de la digue ou à la lueur rembrandtesque des quinquets du bouge, c'étaient des têtes bretaudées, polissonnes, jolies, mais vicieuses. Tilbaiksignalaunjour à Laurent un de ces précoces écumeurs ; un gamin de quinze ans : — Il a déjàencouru six condamnations. Le plus gros de son salaire provient de la contribution ar- u bitraire qu'il lève sur les patrons de chalands. Capitaine de bande, la nuit il s'approche du bateau d'intérieur; il prête l'oreille aux bruits partant de la cabine. Un ronflement sonore et profond comme un rugissement de bœuf.... Bon, le ronflement du patron, dit-il. Mais il lui faut encore celui de l'aide-batelier : une clarinette plus timide, d'un timbre moins assourdissant. Lorsque les deux ronfleurs concertent, notre gaillard et ses complices se hissent sur le bateau d'intérieur, pénètrent dans la cabine, ramassent tout ce qu'ils trouvent par terre, — car vous savez que les bateliers rangent leurs effets d'une façon sommaire — et se retirent comme ils sont venus. Cette vie active et mouvementée, cette rencontre journalière d'objets et de caractères nouveaux pour lui, qui faisaient de Laurent une sorte d'ouvrier dilettante, en haine et en aversion des dirigeants, le distrayaient de la pensée de Gina. D'autres spectacles allaient alimenter sa curiosité et l'émouvoir, au point de lui faire vivre, en quelques minutes, un siècle de sensations et de pensées. Un samedi soir, Félix Tilbak l'entraîna vers la Place Verte oii devait s'inaugurer, par une cantate, les fêtes jubilaires de la naissance de Rubens. Rien de magique comme cette soirée d'août, un ciel drapé de velours indigo, des milliers de spectateurs s'écrasant sur le forum autour de la statue du peintre illustre, et pas un souffle, pas un murmure. On attend patiemment depuis deux heures, on attendra encore. Pressentiment d'une chose unique et supérieure ! Fluide magnétique qui immobilise ce grouillement de têtes houleuses, de poitrines haletantes, et leur a dit : « Ecoutez! » 11 y a des enfants sur les bras des mères : pas un ne geint. Des chiens rôdent entre les jambes des curieux : ni aboiements, ni plaintes. Tendu de cordes appuyées sur des piquets, le square est ménagé aux bourgeois et, dans les rues d'alentour, l'afflux ininterrompu des arrivants a beau pousser sur les premiers rangs, cette multitude effrayante, respecte la démarcation, si bien que la police massée près des jalons, n'a pas à intervenir, et que les gendarmes, sur leurs grands chevaux, paraissent plus séditieux que le populaire. Tout Anvers est là. Les riches, non loin de la statue, sur une estrade à gradins faisant face à celle de l'orchestre et des chanteurs. C'est extraordinaire, mais au dehors, le menu peuple, voire la populace, paraît plus recueillie que les gens de l'estrade. La cohue où se trouvent Paridael et le jeune Tilbak halète, attentive, comme dans un temple. Tandis que si les riches se taisent, c'est, i'air contraint, peut être gagnés par l'attitude de l'océan lm-main qu'ils dominent, par cette absence de brouhaha dans la cohue. Les pauvres ont le silence convaincu, et ce sont tous ces appelés qui donnent le ton aux élus. Et dans cet imposant et formidable silence, au-dessus de cet océan dormant, aux vagues figées, sur lequel l'ombre bleue qui descend doucement, pleine de caresses, met une paix, une solennité de plus, — tombèrent, tout à coup, de la plus haute galerie de la tour, où les yeux essayaient en vain de discerner les hérauts d'armes, quelques martiaux éclats de trompettes à l'unisson. Et les soprani des Villes Sœurs — Gand et Bruges — hélèrent et acclamèrent à plusieurs reprises la Métropole. Leurs vivats de plus en plus chauds et stridents, étaient chaque fois suivis des appels un peu rauques de l'aérienne fanfare. Puis, après ce dialogue, le carillon se mit à tintinabuler; d'abord lentement et en sourdine comme un bosquet qui s'éveille à l'aube dans le brouillard de la rosée, puis s'animant, élevant la voix, lan- çant à la volée une pluie d'accords de jubilation. Un ensoleillement. Alors, l'orchestre et les chœurs entrèrent en lice. Et ce fut l'apothéose de la Richesse et des Arts. Le poète vanta le grand Marché par de sonores et hyperboliques lieux communs, auxquels la musique, la mise en scène, l'extase de la foule et tout cet ensemble festif prêtaient une portée sublime. Les cinq parties du Monde venaient saluer Anvers, toutes les Nations du globe lui rendaient humblement hommage, et comme s'il ne suffisait pas des temps modernes et du moyen âge pour frayer à l'orgueilleuse cité sa voie triomphale, la cantate remontait à l'antiquité et engageait pourmassiers et licteurs les quarante siècles des pyramides. Tout, l'univers et le temps,. la géographie et l'histoire, se rapportait, dans cette œuvre, à la ville de Rubens. En somme, panégyrique bien anver-sois, il y était moins question du peintre que de son berceau. Et si poète et musicien chantèrent, non sans complaisance la Flandre guerrière et héroïque, ce fut pour l'amener, aussi, aux pieds de la vil le d'Anvers, pour faire figurer Bruges et Gand, les villes sœurs, les aînées, plus honnêtes, d'une meilleure renommée, plus féales, plus glorieuses, dans le triomphe de la richissime et insolente parvenue. Bruges et Gand ! ces communes farouches et belliqueuses, ces fanatiques de liberté, déchues deleur ancien éclat mais non de leur honneur, venaient célébrer leur astucieuse, rouée et souvent punique rivale. Borne fléchissait le genou devant Cartilage... Et ce fut dans cette musique cossue, corsée, superbe, taillée en pleine pâte, avec des turbulences des envolées, des essors de fresque, traversée de fulgurations, brossée comme par des ailes d'aigles, ou estompée aussi de douceurs berçantes comme par des plumes blanches de cygnes et de colombes; — comme une longue procession de mages, de tribuns, de rois, de déesses chargés d'or, d'encens et de myrrhe, de cornes d'abondance, d'écrins et de fleurs, défilant pourvenir adorer la Nouvelle Cartilage. 0 ce fut capital et exact : à la fois lyrique et candide ; grandiloquent et sincère. Toujours la richesse et l'art, le million à côté du chef-d'œuvre. L'un n'allait pas sans l'autre. A la fois l'apothéose de Bubens et de sa Fortune. Bégina était aux premières places. Elle comprenait. Les narines frétillantes, son port de tête plus altier que jamais, aux lèvres son étrange sourire. Laurent ne la vit pas ce soir là; il l'eût trouvée embellie par cette grâce 220 la nouvelle carthage mélancolique et réfléchie sans laquelle il n'y a pas de beauté absolue. Quand ce fut fini, pris jusqu'aux moelles, les fibres travaillées par on ne sait quel vertigineux enthousiasme ; ayant envie de crier, de pleurer, de rire, de se battre et d'aimer; quand les musiques de la garnison ouvrant la retraite aux flambeaux, reprirent la marche des Nations, extraite de la cantate, Laurent leur emboîta le pas, s'ébranla avec une foule aussi surexcitée, aussi secouée que lui, et dans laquelle, exceptionnellement, bourgeois et ouvriers confondus, bras dessus bras dessous, tous entonnaient à l'unisson, à pleins poumons le chant dithyrambique. Infatigable, Laurent parcourut tout l'itinéraire prescrit au cortège. L'escorte ondoyante avait beau se renouveler, se relayer à chaque carrefour, l'exalté ne parvenait pas à la quitter. Cette musique de Vyvé-loy l'eût conduit au bout du monde. Des enthousiastes moins tenaces, des badauds moins convaincus, se lassaient, s'éclipsaient, par les rues latérales, faisant défection; lui restait toujours, raccolant même des stationnaires, chantant à s'enrouer, clamant comme les trompettes sur la tour. Il marchait, compère et compagnon, avec la population différente de chaque quartier. Le long de la rade et des bassins, il sentit le coude à des matelots et à des débardeurs ; aux environs des casernes, il se mêla aux soldats narguant l'heure de la retraite, sur les boulevards fashionables il se retrouva avec des fils de famille et des commis de « firmes » souveraines, enfin, dans lesdédales du quartier Saint-André, habitacles des claque-dents cl des va-nu-pieds, des filles en cheveux, lui prirent familièrement le bras et des gavroches le bousculèrent avec enthousiasme. Tout à Anvers, tout à Rubens, Laurent n'entendait que la cantate; il en était rempli et saturé; il en vibrait comme les instruments du prestigieux orchestre. 11 reconduisit les soldats à la caserne, presque triste, et déçu lorsque les canonniers descendirent de cheval et soufflèrent les lanternes vénitiennes accrochées à leurs lances de bois. Les dernières torches de résine s'étouffèrent sous les bottes. La lourde porte de la caserne se referma derrière les militaires. Il fallut cependant se résigner; mais son besoin d'expansion, sa fringale d'enthousiasme, n'étaient pas encore calmés; Laurent, enhardi, profita de l'occasion pour aller retrouver Marbol et Rombaut de Yylevoy dans leur taverne de prédilection. Dupoissy eut aussi son triomphe lors de ces fêtes, mais, pour employer son expression, devant un public choisi, mieux trié. Il figurait au programme comme organisateur d'un Congrès littéraire international. C'était une des plus cyniques plaisanteries de Béjard que d'avoir fait nommer ce rastaquouère, ce négociant marron, président de la « Section littéraire » d'une Société pompeusement intitulée Cénacle artistique, littéraire, scientifique et militaire. Cette « Section littéraire » se composait de bacheliers de la classe moyenne, de professeurs, d'avocats, d'amateurs séniles. Des touristes attirés par la réputation des festivités flamandes adhérèrent à ce Congrès littéraire, histoire de voyager à prix réduit, de banqueter, de s'introduire partout sans bourse délier. Dans la légion de ces passe-volants sans titre et sans mandat, — sans mandats-poste surtout — se trouvèrent quelques littérateurs en sous-ordre, mais authentiques dont des discours et les toasts donnèrent un semblant d'importance aux « travaux » de ce ramassis d'amateurs, de fumistes, et de congressistes de profession, gens qui adhèrent indifféremment, avec la même sérénité, à tous les Congrès. C'est d'ailleurs au Congrès littéraire que les profanes couraient le moins de danger d'être démasqués; car ces Congrès représentent des volières où les geais déguisés sont en plus grand nombre que les paons. Durant plusieurs jours, de l'aube à la nuit, Anvers vit passer dans ses rues sillonnées par toutes sortes de musiques, de cavalcades, de bandes en liesse, un cortège d'hommes graves, en habit noir et cravate blanche, pilotés par l'imposant Dupoissy. Aux bonnes gens d'Anvers qu'intrigue la solennité de ces visiteurs, les personnes bien renseignées disent qu'ils forment un « Congrès de littérature ». Les dignes passants font un « vraiment » de gens qui comprennent, sans savoir au juste ce que cela représente, un littérateur. Au fond, cela leur est bien égal. C'est tout au plus si l'un ou l'autre fournisseur de Dupoissy dit, le soir, sur l'oreiller, à sa femme : — Tu sais, Nelleke, ce gros homme, aux yeux de cabillaud, malade, qui nous doit cent francs; il paraît que c'est un littérateur. — Un littérateur? fait Nelleke... — Je ne saurais t'en dire davantage, fait Jef. Mais ça ne doit pas rapporter lourd à en juger parleurs allures. Figure-toi que j'en ai rencontré une troupe ce matin; ils se promenaient par la pluie, « en queue de morue, » et s'arrêtaient à chaque Ah, ville superbe, ville riche, niais ville égoïste, ville de loups si âpres à la curée qu'ils se dévorent entre eux, lorsqu'il n'y a plus de mouton à tondre jusqu'aux os. Ville selon le cœur de la loi de Darwin. Ville féconde mais marâtre. Avec ta corruption hypocrite, ton tape-à-l'œil, ta licence, ton opulence criarde, tes instincts cupides, ta haine du pauvre, ta peur des mercenaires ; tu m'évoques Cartilage.... N'avez-vous pas été frappés, vous autres, du préjugé qu'ils entretiennent, ici, contre le soldat. Même les gens qui ont de leurs garçons à l'année, sont impitoyables et féroces, à l'égard des troupiers... Nulle part en Belgique on n'entend parler de ces terribles bagarres entre militaires et bourgeois; ces guet-à-pens, où des assommeurs tombent dessus au permis- sionnaire ivre, regagnant la caserne faubourienne ou le fort perdu à l'extrémité de la banlieue?... Qui avons-nous, à la tête d'Anvers? Des magistrats vaniteux, sots, gonflés comme des suffètes. Le dernier trait, Rombaut, le connais-tu, leur dernier trait ? Un jour n'ayant plus rien à démolir et à rebâtir, chose qui a toujours ennuyé des magistrats communaux, ils décrètent de supprimer la tour bleue, un des derniers spécimens, en Europe, de l'architecture militaire du XIVe siècle ? Tout ce que la ville compte encore d'artistes et de connaisseurs ici, s'émeut, proteste, envoie à la « Régence » des pétitions... Devant cette opposition, que font nos augures, ils daignent consulter l'expert par excellence, Yiollet-Le Duc, je crois. Cet archéologue conclut avec tous les artistes, en faveur du maintien de la vieille tour. Voyez-vous cet original qui se permet d'être d'un autre avis que ces marchands omnisapients ! Aussi, n'ont-ils rien de plus pressé que de raser, sans autre forme de procès, la vénérable relique !... Et pourtant, ville sublime. Tu as raison, Paridael, de vanter son charme indéfinissable, qui clôt la bouche à ses détracteurs. Nous ne pouvons lui en vouloir de s'être donnée à cette engeance de parvenus. Nous l'aimons comme la nouvelle carthage une femme lascive et très bête, comme une courtisane bestiale et adorable. Et ses parias mêmes ne consentent pas à la maudire. C'était, au cabaret, le peintre Willem Mar-bol qui déblatérait ainsi devant Rombaut et Paridael. — Bon, voilà Willem qui prend le mors aux dents ! dit Vyveloy. Et tout cela parce que ce jeune « compagnon de nations » a trouvé que dans ma cantate je faisais trop large la part <îu chauvinisme, aux dépens des communiera de Bruges et de Gand... — On exalte Bubens, continua Marbol, rien de plus juste. Mais franchement, la plupart de ceux qui l'encensent me le feraient détester. .. — Mais l'enthousiasme, répartit Bombaut, a gagné les masses, il a fait sortir de leurs béguinages les vieux-bourgeois sédentaires et boudeurs, les mécontents platoniques... Un souffle d'émancipation et de jeunesse a traversé la foule. Vous le verrez, Marbol, il y a plus ici qu'une belle et superbe ville; il y a un peuple non moins intéressant qui commence à se fatiguer des mandataires qui le desservent et le compromettent. Bombaut avait raison et sa cantate chauvine mais héroïque aussi, n'avait pas été étrangère à l'agitation qui se manifestait chez la population. Les Riches, en prenant l'initiative d'un jubilé de Rubens ne s'attendaient pas à provoquer cette fermentation. Et les peintres de la Renaissance évoquaient fatalement les pasteurs d'hommes de ce xvi° siècle, les Guillaume le Taciturne, les Marnix de Sainte-Aldegonde. On exhuma pour s'en parer ce quolibet insultant jeté aux patriotes de l'époque de Charles-Quint et de Philippe II, ce nom de gueux dont les vaillants ancêtres, aussi, s'étaient taillé un titre honorifique. L'effervescence, la réaction, se manifestaient surtout dans le peuple des travailleurs. La noblesse, elle, momifiée, désintéressée de tout, et de plus orthodoxe, se réjouit peut-être des désagréments que le courant nouveau préparait aux parvenus, mais n'osa patroner un parti placé sous le vocable et le drapeau des adversaires victorieux de la catholique Espagne. Marbol prenant la tète de ce mouvement, Paridael s'y jeta avec tout le fanatisme et l'exaltation dont il était capable. Des conflits isolés avaient déjà éclaté entre Béjard et les nations. Ce furent d'abord des tiraillements à propos d'un mémoire à payer par l'armateur à l'une de ces ghildes. L'armateur refusait toujours de régler son compte, lors- qu'arriva de Riga un bateau-grenier avec chargement à la consignation du payeur récalcitrant. Béjard s'adressa, pour le déchargement de ces marchandises, à une nation rivale de sa créancière, mais dans dépareillés circonstances, les corporations font cause commune et lanation sollicitée refusa l'entreprise à moins que le négociant ne s'acquittât auparavant auprès de leurs concurrents. Il s'adressa à une troisième, à une quatrième nation, partout il se buta au même refus conditionnel. Entêté et rageur, il fit venir des ouvriers de Flessingue, le port de mer le plus proche. Les débardeurs anversois jetèrent plusieurs des Hollandais dans les bassins et les en retirèrent à demi-noyés pour les y replonger encore, à plusieurs reprises, si bien que tous reprirent le même jour le train pour leur patrie, en jurant bien qu'on ne les reprendrait plus à venir contrecarrer, dans leurs affaires, ces terribles Anversois. De fait, lorsque ces êtres aussi placides que vigoureux s'avisaient de devenir méchants, ils le devenaient à la façon des félins. Béjard se rongeait les poings de colère. Entretemps, son blé menaçait de pourrir et ses frais de quai et de séjour augmentaient. Il céda rêvant de se venger de ces têtes de Flamands. Et, pour commencer, il préconisa l'adoption des « élévateurs » appareils d'invention américaine, à la fois grues, allèges et compteurs, dont l'emploi supprimerait une grande partie de la main d'œuvre. Cela se passait à la veille d'une élection au Parlement ; Béjard, qui se portait candidat pour la première fois, rencontra du même coup un compétiteur de taille dans-Marbol, le chef même de cette çiueusaille comme l'appelait Béjard jouant les Berlaymont. Lutte passionnante, mouvementée d'épisodes orageux : Un soir que se débat, au conseil communal, la question des « élévateurs », l'invention américaine qui doit ruiner les nations, les compagnons, les baes, les doyens, avec leurs équipes, rognes, trapues, l'élite de leurs forts, des gens à affronter une armée, se massent sur la Grand'-Place, et ils attendent, là, en groupe, poings sur les hanches, le nez en l'air, les yeux braqués vers les fenêtres illuminées de l'hôtel communal. Autour de ces forts, les femmes, les gamins, toute la population des Bassins, l'honnête et l'interlope, la seconde prête à profiter de l'initiative que prendra la première. Jan Vingerhout ne manque pas à la fête. L'air réjoui, pipe aux dents, radieux, quoiqu'il n'ait pas besoin de secrétaire, pour la besogne 232 la nouvelle carthage de ce soir, il s'est fait accompagner de Laurent Paridael, enchanté d'ailleurs, d'assister à une petite explosion. Siska a retenu, non sans peine, son homme à la maison. Quelques voyous de mine louche, du genre des jeunes corsaires du Doel, s'approchent aussi des solides compagnons, mais ceux-ci n'entendent pas s'embarrasser d'alliés compromettants. Ils les écartent d'une chiquenaude. Ils suffisent à la besogne. Des alguazils ont essayé de les disperser, mais n'insistent pas devant la façon très personnelle et très expressive dans son calme dont les accueillent les mutins. Une rue assez longue, le Canal au Sucre, sépare la Grand'-Place de l'Escaut, mais deux cents mètres ne sont pas une distance pour ces gaillards, et les alguazils, de futés gringalets, ne sont pas lourds à porter jusqu'à l'eau. Que vont-ils faire? se demandent les policiers, alarmés par ce calme, par l'air résolu et vaguement goguenard de ces bons houleux. Les musards du coin des paresseux ne sont pas plus offensifs, en attendant le bacs qui les abreuve. A ceux qui les interrogent, ils répondent par un congé aussi bref qu'énergique, intraduisible dans un autre idiome que ce terrible flamand, et auquel la façon de le faire sonner ajoute une éloquente saveur. Les croisées de l'aile gauche, au deuxième étage de l'antique hôtel de ville, sont illuminées. Il paraît qu'on délibère encore. Le vote est imminent : tous ces gens s'entendent comme marchands en loire. Neuf heures sonnent. Au dernier coup, voilà que simultanément les compagnons se penchent, et flegmatiquement, se mettent en devoir de déchausser les pavés, devant eux. Ils vont même vite en besogne ; si vite que les alguazils s'essoufflent inutilement à vouloir prévenir ce mouvement. Et alors, Jean Vingerhout, pour montrer comment s'emmanche la partie, envoie adroitement un pavé dans une des fenêtres du Conseil. D'autres bras s'élèvent, chaque bras tient son pavé avec la fermeté d'une catapulte. Mais à un signe de Vingerhout, les hommes remettent leur charge par terre : Tout doux, il suffira peut être d'un simple avertissement. En effet, un huissier accourt sur la place, et tout essoufflé, avisant Vingerhout, il lui dit que ces messieurs du Conseil ajournent leur décision. — Que restent-ils faire alors? demande y Vingerhout, toujours sollicité par les croisées illuminées. Au fend, ce terrible Vingerhout est un malin compère, mais un bon compère; il connaît les êtres de l'hôtel de ville, il savait que le pavé lancé tomberait dans un espace vide de la salle. Mais il n'avoue cela qu'à Laurent. Les croisées rentrent dans l'ombre. Bourgmestre, échevins, conseillers sortent du palais communal^ penauds, entourés de leur nuée de policiers; on a mis en réquisition la gendarmerie et la grand'gardc, télégraphié aux commandants des casernes... Mais les « Nations » jugent suffisant le résultat de leur petite manifestation ; et, abandonnant leurs pavés, se dispersent lentement, comme de bons géants qu'ils sont, en se contentant d'envoyer une huée bien significative aux conseillers, surtout à M. Béjard, qui a cru très sérieusement qu'on allait le traiter comme le diacre Etienne. Ce n'est là que le commencement de la danse. Intimidé, le Conseil décide sagement d'enterrer la question par trop brûlante jusqu'après les élections. Aussi, ces diables de débardeurs réservent, pour rendre leurs magistrats plus coulants, des arguments autrement péremptoires que ceux de M. Viollet-Leduc. La popularité Je Marbol croissait. Lauréat était entré dans une société d'exaltés de son âge, la Jeune Garde des Gueux. Félix Tilbak s'empressa de s'affilier à ce groupe, malgré les objections de Laurent. — Tant pis si le Béjard me met à la porte ! disait le gars avec une conviction admirable. A mesure qu'elle avançait, la période électorale s'exaspérait. Les Biches maîtres des journaux se livraient à une orgie d'affiches, tirant l'œil, multicolores, énormes, de brochures, de pamphlets, imprimés en grosses lettres. L'agitation se propageait dans les classes inférieures : — Qu'importe ! rageait Béjard, ces maroufles ne sont pas électeurs. Je serai élu tout de même. En effet, la plupart des censitaires en tenaient pour les Biches. Mais ceux-ci, craignant que l'impopularité de Béjard, ne compromît le reste de leur liste, essayèrent d'obtenir de l'armateur qu'il remit sa candidature à des temps meilleurs. 11 refusa net. 11 attendait depuis trop longtemps; on lui devait ce siège pour le dédommager des longs et précieux services rendus à l'oligarchie. Ils n'insistèrent point. D'ailleurs, il les tenait. Mille secrets compromettants, mille cadavres existaient entre eux et lui. Ses doigts crochus de marchand d'ébéne, tenaient l'honneur et la fortune deses collègues. Puis ce diable d'homme possédait le génie de l'organisation, au point de se rendre indispensable. Lui seul savait mener une campagne électorale et faire manœuvrer les cohortes de censitaires en chatouillant leurs intérêts. Sans son concours, autant se déclarer vaincu d'avance ou s'abstenir. Peu scrupuleux, quant aux moyens, ses suppôts multipliaient les tournées dans les cabarets, et les visites à domicile. Ils avaient mission de voir les boutiquiers gênés et suspects, de leur promettre des fonds ou des garanties. Aux plus défiants, on alla jusqu'à remettre une moitié de billet de banque, l'autre moitié devant leur être délivrée le jour même du scrutin, si le directeur de la Croix du Sud l'emportait. D'autres employés de son imposante administration électorale, compliquée et nombreuse comme un ministère, confectionnaient des billets de vote marqués destinés aux électeurs suspects; d'autres encore se livraient à des calculs de probabilités, à la répartition du corps électoral en bous, mauvais, et douteux. Les prévisions donnaient au moins un millier de voix de majorité au Béjard. Il continuait pourtant d'en acheter, répandant à pleines mains l'argent de l'association, puisant même dans sa caisse. Pour réussir il se serait ruiné. Ses courtiers travaillaient l'imagination des campagnards de l'arrondissement, gent orthodoxe comme la noblesse et, de plus, superstitieux. Ignorant l'histoire, ces ruraux prenaient au pied de la lettre le nom de gueux. Le moindre petit terrien entretenu dans ses terreurs par les récits des vieux, aux veillées, se voyait déjà mis au pillage, battu et incendié comme sous les cosaques, et, par anticipation, la plante des pieds lui cuisait. Pas souvent qu'il voterait pour des grille-pieds et des chauffeurs! Au village, les courtiers colportaient naturellement sur Marbol et les siens, des fables monstrueuses, des calomnies extravagantes, d'un placement difficile, à la ville, mais qui passaient auprès de ces rustauds, comme articles d'Évangile. Marbol n'avait à opposer à ces menées que son caractère, son talent, sa valeur personnelle, ses convictions chaudes, son éloquence de tribun, sa figure avenante ; dans la bataille à coups tic journaux, d'affiches et de brochures, il avait le dessous; en revanche, dans les réunions publiques, autrement dites meetings, où se discutaient les mérites des candidats, il tenait le bon bout. D'ailleurs, il fallait être inféodé au clan de Béjard, pour prendre encore au sérieux sa prose et son éloquence, ou plutôt celles de Dupoissy, car c'était son familier qui lui confectionnait ses discours et ses articles. Bien d'écœurant comme ces tartines humanitaires, collections de lieux communs dignes des pires gazettes départementales, ramassis de clichés, aphorismes creux, mots redondants et sans ressort, rhétorique si basse et si déclamatoire que les mots mêmes semblent refuser de couvrir plus longtemps ces mensonges et ces saletés. L'avant-veille du scrutin, il y eut un grand meeting aux Variétés, immense salle de danse, où les parades politiques alternaient avec les mascarades des jours gras. Pour la première fois depuis des années qu'il régalait les gobets et ses créatures de ses harangues doctrinaires, prononcées toujours de la même voix nasarde et monocorde, Béjard y fut hué d'importance. On ne le laissa même pas achever. La salle houleuse, électrisée par une brève et virile déclaration de principes de Willem Marbol, se porta comme une terrible marée à l'assaut du bureau, sur l'estrade, en passant par dessus la cage de l'orchestre, renversa la table, foula aux pieds et mit en loques le tapit vert, inonda le parquet de l'eau des carafes destinée aux orateurs, fit sonner la cloche du président à coups de bottes et peut s'en fallut qu'on n'écharpât les organisateurs du meeting. Heureusement, qu'en voyant approcher le cyclone, ces gens prudents avaient battu en retraite,, patrons et candidats réunis, et cédé la place au peuple. Il se leva enfin, le jour des élections, un jour gris d'octobre! Dès le matin, les tambours de la garde civique battant l'appel des électeurs, la ville s'animait d'une vie extraordinaire qui n'était pas l'activité quotidienne, l'affairement des commis et des commerçants, le camionnage et le trafic. Des électeurs endimanchés sortaient de chez eux, montrant sous le tuyau de poêle la physionomie grave, un peu pincée, de citoyens conscients de leur dignité. Ils gagnaient, le bulletin à la main, d'un pas rapide les bureaux électoraux — bâtiments d'école, foyers de théâtres et autres édifices publics. De jeunes gandins, fils de Riches, exhibaient à la boutonnière une cocarde bleue, couleur du parti, réquisitionnaient les voitures de place pour charroyer les électeurs impotents, malades ou indifférents. Ils se donnaient de l'importance, consultaient leurs listes, s'abordaient avec des mines mystérieuses, mordillaient le crayon qui allait leur servir à « pointer » les électeurs. Des omnibus étaient allés prendre très tôt dans les bourgades éloignées les électeurs ruraux. Ils rentraient en ville avec leur chargement humain. Ebaubis, rouges, les paysans se groupaient par paroisses; et des soutanes noires allaient de l'un à l'autre de ces sarraux bleus pour leur faire quelque recommandation et contrôler leurs billets de vote. Des groupes se formaient devant les portes des bureaux. On lisait les affiches encore humides, où l'un ou l'autre des candidats dénonçait une « manœuvre de la dernière heure » de ses adversaires et lançait une suprême proclamation, laconique et à l'emporte-pièce. Presque tous ces manifestes commençaient par « Electeurs, on vous trompe ». Des marchands braillaient les journaux fraîchement parus. De chaque côté de la porte se tenait un voyou, porteur d'un écriteau engageant à voter pour l'une ou l'autre liste. De groupe en groupe, de cocarde bleue à rosette orange, s'échangeaient des regards de défi ; des gens généralement inoffensifs prenaient un air terrible, et des mains tourmentaient fiévreuse- ment le pommeau de leurs cannes. On causait beaucoup, mais à voix basse, comme des conspirateurs. Cependant, chaque bureau étant pourvu d'un président et de deux « scrutateurs » les opéra- \ lions du vote commençaient. A l'appel de leurs noms, dans l'ordre alphabétique, les volants se frayaient un passage à travers l'attroupement, passaient derrière une cloison, se présentaient devant les trois hommes graves. Ceux-ci siégeaient derrière la table, recouverte du traditionnel tapis vert et supportant une vilaine caisse, noire et cubique, pompeusement qualifiée d'urne. L'éleeteur promenait un instant sous le nez soupçonneux et binoclé du président, son bulletin plié en quatre et timbré aux armes de la ville, et le laissant choir dans l'urne fendue comme un tronc, une tire-lire ou une boîte à lettres. 11 y en avait que cette simple action impressionnait terriblement; ils perdaient contenance, laissaient tomber leur canne, se confondaient en salamalecs et s'obstinaient à vouloir loger leur papier dans l'encrier du scrutateur. A la cloison, du côté de la salle d'attente, s'étalaient les listes électorales ; des myopes s'y collaient le nez et des doigts sales s'y promenaient comme sur l'horaire affiché dans les gares. Il puait le chien mouillé et le bout de cigare éteint, dans cette salle de classe où traînaient aussi des relents d'écoliers pauvres et de cuistres mangeurs de charcuterie. Il y avait des abstentions. Des « jeunes gardes » des deux partis, de faction à l'entrée, reconnaissaient leurs hommes et envoyaient prendre, en voiture, en prévision du contre-appel, les manquants de leur bord. La kyrielle des noms, la procession des votants se déroulait lamentable. Des incidents en relevaient de loin en loin la monotonie. Des quidams omis ou rayés se fâchaient; des homonymes se présentaient l'un pour l'autre ; on insistait à appeler des morts qu'on aurait absolument voulu voir voter, en revanche on tentait de persuader à des vivants qu'ils étaient bel et bien enterrés. Les opérations du vote, appel et contre-appel, duraient jusqu'à midi ; puis commençait le dépouillement. On ne savait rien, mais on supputait les résultats. « Peu d'abstentions ! » Les cocardes oranges se plaignaient à la fois de l'alïluence des blouses, des gens gantés, et des tricornes ; en revanche les bleus s'inquiétaient du contingent extraordinaire de baes de nations, de petits commerçants et d'officiers. Personne ne rentrait chez soi ; tous mangeaient mal dans les tavernes bourrées de consommateurs et la fièvre, l'anxiété séchant les gosiers, ils s'enivraient à la fois de bière et de paroles. On commençait à se masser, le nez en l'air, sur la Grand'Place devant le local de 1' « Association », le club de Béjard et des Riches, où viendraient s'encadrer tout à l'heure, entre les châssis des huit fenêtres du premier, les résultats des vingt-six bureaux; et aussi au Port, devant l'estaminet delà Croix Blanche, où se réunissaient les « Nationalistes » partisans de Marbol. Une pluie fine trempait les badauds, mais la curiosité les rendait stoïques. Des camelots continuaient de glapir la marchandise du jour, les cocardes bleues ou oranges. Il y avait de l'orage et de la menace dans la foule nerveuse et taciturne; grossie à présent de beaucoup d'ouvriers, de petits employés, d'étudiants, ne payant pas le cens ; ennuyés de ne pas avoir pu donner leur voix à Marbol, ils nourrissaient, au fond de leur cœur, un vague désir de manifester d'une autre façon leurs préférences. A présent, les cocardes oranges dominaient, dans la foule. Les ouvriers les piquaient à leur gilet de laine. Des rixes avaient éclaté dans la matinée, aux abords des bureaux où votaient les campagnards; aussi, intimidés par les regards de haine que leur jetaient les compagnons des Bassins, les sarraux s'empressaient-ils, leur voix donnée selon le cœur de leur curé, de regrimper en toute hâte sur les impériales de leurs omnibus et de mettre des lieues de polders ou de bruyères entre eux et les poternes de la métropole. Les affiliés s'entassaient dans les salons mêmes de l'Association, où siégaient, attendant les résultats, les chefs et lescandidats du parti: Béjard, dont la voix métallique et acerbe dominait le bourdonnement des colloques; Dupoissy, bénisseur et inspiré ; des conseillers communaux; M. Saint Fardier, qui s'épongeait ou tortillait ses côtelettes à les arracher ; M. Dobouziez, sobre de paroles, vieilli, l'air soucieux, peu mêlé à la politique active et maugréant, à part lui, contre l'ambition coûteuse de son gendre; il faisait semblant d'écouter M. Lesly qui lui racontait comment se passait une élection en Angleterre; M. Falk et les jeunes Saint Fardier, bâillant à se démantibuler la mâchoire, regardaient, en tapotant les vitres, le populaire s'amasser sur la place. A la Croix Blanche, Marbol n'avait pas assez deses mains pour presser toutes celles qui tenaient à secouer les siennes. L'affection, l'exubérance, la sincérité de ces natures peuples, le touchaient vivement. Laurent, les Tilbak, Jan Vingerhout, ne restaient pas en place, sortaient, allaient aux renseignements, courraient au bureau central où se faisait le dépouillement général. Les premiers résultats favorables tour à tour à Béjard et à Marbol étaient accueillis suivant le contenu, par des huées à l'Association, par des vivats à la Croix Blanche, ou réciproquement. Mais les manifestations de la réunion des Biches trouvaient chaque fois un écho contradictoire sur la Place. Ainsi, l'affichage aux fenêtres de l'Association, des chiffres de majorité attribués à Béjard fit partir des applaudissements timides promptement étouffés sous des grognementset des sifflets ; le contraire se produisit lorsque la chance avait favorisé Marbol. Quelque temps les suffrages se balancèrent. La majorité des censitaires de la ville se déclaraient pour Marbol. Déjà la foule, dans la rue et à la Croix Blanche, se trémoussait d'allégresse ; on se donnait l'accolade ; on félicitait Marbol, Paridael voulait même qu'on arborât le drapeau des Gueux, orange blanc et bleu, avec les deux mains fraternellement enlacées; — les mains amputées etécartées sur l'écusson d'Anvers. Marbol, moins confiant, eut de la peine à empêcher ses amis (le triompher trop tôt. Il avait raison de se défier. Nos enthousiastes comptaient sans les campagnes. Non seulement les bureaux ruraux comblèrent rapidement l'écart des voix entre les deux listes, mais le total de ces suffrages campagnards grossissant, s'enflant toujours, comme une stupide marée, engloutit, submergea, sous ses flots, les légitimes espérances de la majorité des citadins. Ce fut d'abord de la consternation, ensuite de la rage, qui s'emparèrent de la population anversoise, à l'issue définitive de la lutte. Les Riches l'emportaient, mais avec le concours de la corruption et de la bêtise. Les paysans avaient opposé leur veto à la volonté de la grande ville. Les vainqueurs, qui ne pouvaient se dissimuler l'aloi équivoque de ce triomphe, commirent la faute de vouloir le célébrer et, assez penauds, intérieurement, ils payèrent d'audace, affectèrent de la jubilation et déterminèrent, chez la foule, par leurs bravades et leurs défis grimaçants, l'explosion des sentiments hostiles qu'elle contenait, à grand peine, depuis le matin. Toutefois ils n'osèrent pas se montrer au balcon de leur club où les appelait ironiquement la fourmillière, la houle de tètes convulsées, pâles et blêmes de dépit, ou rouges et échauffées, rictus sardoniques, lèvres pincées, yeux qui rencognent des larmes de rage. Cinq heures. La nuit est tombée. Les Riches regagnent leurs hôtels de la ville-neuve, en se glissant timidement à travers la foule qui continue de stationner sur le forum. Tous, restent là, angoissés, ne sachant à quoi se résoudre, les poings fermés, certains que « cela ne se passera pas ainsi », mais ignorant comment « cola se passera ». En prévision des troubles, le mayor a consigné la garde civique, les postes-sont doublés, la gendarmerie est sous lcsarmes. Marbol traversant, la place a été reconnu, acclamé, porté en triomphe. 11 se dérobe comme il peut à ces ovations; depuis le matin, il exhorte au calme et à la résignation tous ceux qui l'approchent : « Nous vaincrons la fois prochaine! » mais il craint bien de prêcher en pure perte. Le drapeau bleu flottant au balcon de l'Association nargue et exaspère ses amis. Dans les premiers moments, après la nouvelle de la défaite, la consternation d.es vaincus a permis aux Riches d'arborer impunément leur pavillon. Tout à. coup, une ppussée se produit. Plusieurs jeunes gens, Paridael, Vincent Tilbak et des membres de la« Jeune Carde des Gueux. », travaillant des coudes, sont parvenus jusqu'au club. Porté sur les épaules de Paridael, leste comme un singe, Félix s'aidant des pieds et des mains, s'accrochant à des aspérités chimériques, parvient jusqu'au balcon, l'escalade empoigne la hampe, essaie de la dégainer, finit par s'y suspendre, en tirant sur l'étoffe : on entend un craquement, le bois se brise, le drapeau est conquis. L'action a été si rapide que le jeune gars remis sur ses jambes, l'agite avant que la foule songe à l'acclamer. Des agents de police essaient de prendre le gamin au collet et de lui enlever son trophée. Des centaines de mains le dégagent, bousculent les policiers, les dispersent ou les tiennent en respect. Les jeunes gens prennent la tète d'une colonne immense qui s'ébranle après trois bordées de sifflet envoyées au balcon dégarni, en chantant à pleins poumons l'hymne des Gueux composé par Vyveloy. Mais au loin, une musique entonne l'air du parti des Riches. D'où peut partir ce défi? Un frisson électrique parcourt l'immense cortège. Sus aux téméraires! Et de traverser au pas gymnastique la Place de M«ii\ Au tournant de la place à l'endroit où elle s'étrangle, les Gueux tombent sur une bande de jeunes manifestants à cocardes bleues, accompagnés d'un orphéon et de torches. Avec une clameur terrible, ils s'abattent sur ces provocateurs. En un rien de temps, les torches sont arrachées des mains des porteurs, la grosse caisse trouée d'un coup de gourdin, la bande balayée, culbutée, sans que les assaillis aient opposé la moindre résistance. Et quand le gros et la queue de la colonne débouchent à leur tour à l'endroit où vient d'avoir lieu la bagarre, les fuyards sont déjà loin. Cependant les Gueux apprennent que dans la ville-neuve, au boulevard Léopold, les riches ont pavoisé et illuminé leurs façades. — Chez Béjard ! braillent les manifestants. Depuis la Place de Meir, la manifestation revêt un caractère sinistre. Les rangs des ouvriers et des petits bourgeois décents se sont éclaircis, pour faire place à une traînée de gaillards borgnes, à cette écume de la population qui ne remonte à la surface que les soirs de désordres. On ne chante plus 1' « hymne des Gueux ». On hurle des refrains exotiques et cannibales. Félix Tilbak a fini par abandonner le drapeau à un autre. En route, avenue des Arts, ils jettent un pavé à travers la porte de M. Saint-Fardier qui a garni ses fenêtres de lampions. Les vitres volent en éclats. En agitant un rideau de soie, le vent le rapproche de la flamme des lampions ; l'étoffe prend feu. La foule féroce se trémousse et acclame l'incendie, ce complice inattendu. — C'est cela. Faisons flamber la baraque ! Mais un peloton de gendarmes, la police et une compagnie de gardes civiques les empêchent de pousser cette plaisanterie jusqu'au bout. Tandis qu'une partie de la colonne s'attarde et donne du fil à retordre aux gendarmes, les autres en profitent pour déboucher, au boulevard Léopold, par des rues latérales, pres-qu'en face de l'hôtel Béjard. — A bas Béjard!... A bas le marchand d'âmes!... A bas le négrier!... A bas le tour-menteur d'enfants !... Des explosions de cris effrayants et sanguinaires saluent la demeure de l'oligarque. A-t-il eu vent de ce qui se préparait, mais Béjard, l'étranger, l'élu des paysans s'est abstenu d'illuminer. Les volets du rez-de-chaussée sont clos et il semble qu'il n'y a pas de lumière à l'intérieur. Mais cette modestie ne désarme par les manifestants. Ils se sont rués comme des fous sur la maison maudite. Les vauriens et les goujats composant, à présent, le gros du cortège excellent surtout dans les démolitions. Les volets fendus sont arrachés des fenêtres, les glaces mises en pièces. — A mort! A mort! hurlent les émeuliers. Paridael s'interpose et veut les empêcher de se jeter dans la maison, car il songe à Gina! Qu'on écharpe et qu'on pende Béjard, il ne s'en soucie guère, mais il donnerait jusqu'à sa dernière goutte de sang pour épargner une frayeur et une émotion à son adorée cousine. Ah ! misérable, comment n'a-t-il pas prévu plus tôt ce danger! Il appelle Félix à l'aide. Mais ils sont impuissants. Les furieux les poussent brutalement de côté. 11 n'y a plus qu'à les suivre, ou mieux à les devancer dans la maison, afin de porter secours à la jeune femme. Laurent saute par la croisée dans le salon. Déjà une nuée de forcenés s'y démènent comme des épileptiques, brisent les bibelots et les meubles, déchirent les rideaux, décrochent les cadres, percent et trouent les coussins, arrachent les tentures et les réduisent en charpie, jettent les débris dans la rue, saccagent, dégradent tout ce qui leur tombe sous la main. Laurent les a devancés dans la pièce voisine elle est obscure et déserte; il pénètre dans un troisième salon,'personne; dans la salle à manger, personne encore ; il fouille l'orangerie, la serre, sans rencontrer âme qui vive. Cependant les autres le suivent, fatigués de tout casser, ils voudraient faire son affaire à Béjard ! Laurent se lance dans le vestibule, avise l'escalier, le monte quatre à quatre. Il atteint le palier du premier étage, pénètre dans les chambres à coucher, dans un cabinet de toilette, inspecte une autre chambre! Personne, il appelle: Gina! Gina! Pas l'ombre de Gina. Il continue ses perquisitions, fouille tous les coins, ouvre les placards, et les armoires, regarde sous les lits. Toujours rien. Elle n'est pas dans les mansardes, elle n'est pas dans le grenier. En descendant désespéré il se cogne aux meneurs, qui lui demandent Béjard ? Où diable l'armateur s'est-il niché? Cependant, au dehors, le tumulte augmente. Laurent descend au jardin, visite les écuries, sans plus de succès. Enfin, il se résoud à quitter cette maison déserte. Dans la rue, où (les centaines de badauds, mêlés aux émeu-liers, assistent, avec une curiosité béate, au sac de cette demeure luxueuse, il apprend par les domestiques de Béjard, réfugiés chez les voisins, que leurs maîtres dînent chez Mmo Falk. Rassuré, il va s'éloigner avec le jeune Tilbak du théâtre de celte écœurante saturnale, 254 la nouvelle cartiiage lorsque des battues furieuses résonnent dans le lointain. — La garde civique à cheval ! Sauve qui peut ! Pillards et destructeurs interrompent leur besogne. Le demi-escadron approche au galop. Arrivé à une centaine de mètres de la cohue, le capitaine, M. Van Frans, le banquier, ami de la famille Dobouziez, commande halte. Tous riches et lils de riches, excellents cavaliers, montés sur des bêtes de race, fiers de leur bel uniforme vert sombre, de leur tunique à boutons d'argent et à brandebourgs noirs, de leur pantalon à bande amaranthe, de leur tal-pak d'astrakan à flamme rouge et à gland d'argent. Leurs montures ont des chabraques assorties à l'uniforme, aux coins desquelles sont brodés des clairons d'argent, et le manteau d'ordonnance s'enroule sur le devant de la selle. Pâles, l'air ému, les yeux brillants, rageurs, ils font caracoler et piaffer leurs chevaux. Comme ils se sont arrêtés, les voyous s'enhardissent et leur lancent des moqueries : Soldats de carton ! Polichinelles ! cavaliers de parade! Laurent reconnaît Eugène et Paul Saint-Fardier et entend le premier, qui pousse son cheval en avant, dire à Van Frans : « Charge- rons-nous bientôt ces ctgiailles, commandant? » En passant avenue des Arts, les deux frères ont aperçu le dégât causé à la maison paternelle, et ils brûlent d'impatience de venger cet affront. Jusqu'à présent, leur service avait été une récréation, un simple sport, un prétexte à promenades et à excursions, à parties-de campagne. Ce n'était pas de leur faute, à ces jolis diletlanti de l'uniforme, si cette gueusaille les obligeait de se prendre au tragique. — Sabre... clair !... commande Van Frans d'une voix un peu émue. Et les lames vierges tirées du fourreau avec un bruissement métallique , mettent une flamme livide au poing ganté de chaque cavalier. Il n'en faut pas plus pour que la panique gagne la bande des émeut iers. La masse fonce en avant et se jette, à droite et à gauche, dans les rues latérales. Les plus hardis courent se garer sur le trottoir d'en face ou entre les arbres de l'avenue. — Chargez ! commande alors seulement Van Frans... En avant ! Et le demi-escadron part au grandissime galop : étriers et fourreaux s'entrechoquent, le pavé s'incendie comme une enclume. Après avoir dépassé les rassemblements et feint de donner la chasse aux fuyards, les cavaliers font halte, demi-tour, et chargent une seconde fois dans la direction opposée. La police achevait de disperser les derniers rassemblements et, en nombre à présent, opérait des arrestations, pinçait les voyous dans le tas. Dérangés de ce côté, les démolisseurs se résignaient à aller « manifester » ailleurs. En tournant le coin d'une rue, Laurent se trouva nez à nez avec Bégina. La nouvelle des émeutes venait de les surpendre à table, et tandis que son mari se rendait à l'hôtel de ville pour se concerter avec ses amis, Mme Béjard, malgré les efforts de M'"e Falk pour la retenir, était sortie seule, anxieuse de constater l'impopularité de l'élu. Laurent la prit par le bras : — Venez, Régina... Vous ne pouvez rentrer chez vous; votre hôtel est une ruine, la rue même est mauvaise pour vous... Betournez plutôt chez votre père... Elle vit qu'il portait à la casquette les couleurs des partisans de Marbol : — Vous faites cause commune avec eux; vous étiez de la petite expédition chez moi... Vrai, Laurent, il ne vous manquait plus que cela... C'est du propre ! — Ce n'est pas le moment de récriminer et de me dire des choses désagréables ! fit Pari- » dael avec un aplomb qu'il n'avait jamais eu de la vie en lui parlant. Venez-vous? Frappée par son air de résolution, matée, elle se laissa entraîner et prit même son bras... Il la fit monter dans la première voiture qu'ils rencontrèrent, jeta au cocher l'adresse de M. Dobouziez et s'assit en face d'elle, sans qu'elle eût risqué une observation. — Excusez-moi ! dit-il. Je ne vous quitterai que lorsque je vous saurai en lieu sûr. Elle ne répondit pas. Ils ne desserrèrent plus les dents. Les genoux de Laurent frôlaient ceux de la jeune fille; leurs pieds se rencontrèrent, elle se retirait avec des soubresauts effarouchés et se rencognait clans le fond de la voiture, ou affectait de regarder par la portière. Laurent retenait sa respiration pour mieux écouter la sienne; il aurait voulu que ce trajet durât toujours... Ils croisaient des bandes ivres, brandissant des cannes au bout desquelles étaient attachés des lambeaux d'étoffes arrachés aux meubles et aux tentures des hôtels dévastés. Quand la voiture passait devant un réverbère, Laurent avait la rapide vision de la jeune femme, pâle, énervée, songeuse. Arrivés à la Fabrique, il descendit le premier et lui offrit la main. Elle mit pied à terre sans son aide et lui dit, par politesse : « Vous n'entrez pas? » — Vous savez bien que votre père a juré de ne plus nie recevoir... — C'est vrai. Je n'y pensais plus... Au fait, je vous dois des remerciements, n'est-ce pas? M. Béjard compte des ennemis chevaleresques... — De grâce, ne raillons pas, cousine... Si vous saviez combien vos railleries sont injustes?.,. Et surtout ne croyez pas que j'ap prouve ces stupides pillages... M. Marbol les désavouera tout le premier... Il y a gueux et gueux... Et puisque je suis seul avec vous, et que je puis vous dire un mot, croyez à mon inaltérable dévouement et à ma profonde... admiration. Il avait, sur les lèvres, adoration. — Vous parlez comme une fin de lettre! fit-elle, avec une tendance à reprendre son ancien ton persifleur, mais cette pointe manquait de belle humeur et de sincérité. « C'est égal... Encore une fois, merci. » Et elle entra dans la maison. A trois mois de là, M. Freddy Béjard, le nouveau député, donne à ses amis politiques le grand dîner retardé par le sac de son hôtel et l'effervescence populaire. L'émeute n'a pas duré. Dès le lendemain les bons bourgeois que le tumulte de la nuit empêchait de dormir et faisait trembler dans leurs lits, prenaient, les principales maisons ravagées par la populace comme but de promenade. Un cri de réprobation s'élève de la population laborieuse et régulière contre ces actes de sauvagerie, et, comme les Biches les imputent à Marbol et à ses partisans, malgré les protestations et les désaveux énergiques de ceux-ci, M. Freddy Béjard bénéficie de l'indignation des gens honnêtes et timorés. Les gazettes persécutées par M. Dupoissy publient durant des semaines des considérations de 1' « ordre le plus élevé » sur « l'hydre de la guerre civile » et le « spectre de l'anarchie, » et nombre de bons Anversois, détestant Béjard et les étrangers, et portés pour Marbol craindraient, en continuant d'appuyer celui-ci, provoquer de nouveaux tumultes. Comme il incombait à la ville de dédommager les propriétaires en proie aux avanies de citoyens trop turbulents, M. Béjard n'a rien perdu, non plus, de ce côté là, et en a profité pour grossir l'évaluation des dégâts. De sorte que c'est dans un hôtel repeint et meublé à neuf, plus cossu que jamais, où rien ne porte trace de la visite des manifestants, que M. le député traite ses féaux et amis ; ses collègues du « banc » d'Anvers au Parlement, ses égaux, les Biches : Dobouziez, Lesly, Saint-Fardier, Falk, Van Frans et autres Van, les Peeters, les.-Willema, les Janssens, sans oublier l'indispensable Dupoissy. La belle M'nc Béjard, préside à ce dîner; plus en beauté que jamais. On l'accable de compliments et de félicitations et Dupoissy ne peut lever son verresans s'incliner galamment du côté de M™ la Représentante. A la vérité, Mme Béjard se sent malheureuse comme les pierres et se souhaiterait à cent lieues de là. Ce mari, qu'elle n'a jamais aimé, elle le déteste et le méprise, à présent. II y a longtemps que leur ménage est devenu un enfer; mais, par fierté, devant le monde, elle se fait violence et parvient à « représenter » de manière à tromper les malveillants et les indiscrets. Elle sait que son mari entretient une Anglaise (lu corps de ballet du théâtre; une grande fille commune et triviale, qui jure comme un caporal-instructeur, fume des cigarettes à s'en brûler le bout des doigts, et boit le gin au litre. Honnête et droite, orgueilleuse mais d'un caractère répugnant aux actions malpropres, il lui a fallu subir les confidences cyniques de cet homme; il la traitait en complice. Des choses de la vie privée ou publique des gens de son monde, — car ce sont là les-gens de son monde ! — lui ont été révélées par cet ambitieux! Et, d'un coup, elle a vu clair dans celte société si brillante au dehors; et elle a compris complètement Marbol, elle l'en a aimé davantage, allant jusqu'à épouser, au fond du cœur, elle, la fi ère Gina, ses convictions et ses idées. C'a été en elle une transformation radicale. Ah ! Laurent avait raison de ne pas la croire mauvaise et cruelle ! Son intervention inattendue en faveur du jeune Tilbak révêlait cette métamorphose. Le monde commerçant cl le peuple du Port n'oubliera pas de si tôt ce cpii advint l'année dernière, un peu avant le retour de Paridael à Anvers. Un matin, au déjeuner, Béjard, sans ménagement pour les nerfs et la sensibilité de la jeune femme, lui tendit le journal,à la rubrique Sinistres maritimes, service du bureau Veritas, et Mmc Béjard y lut, rapportée en termes laconiques et brefs, mesurés au lignomètre, la nouvelle du naufrage, corps et biens, de la Gina. — Perte sèche de cent mille francs! fit Béjard avec humeur, quoique les assurances interviendront pour une grosse part ! C'était bien au dommage matériel que songeait Gina! —Le navire était assuré? oui? Tant mieux ! répondit-elle. Et que comptez-vous faire pour les familles des marins... — Les adresser à la charité publique, chère amie ; je paie annuellement deux cents francs à la Société philanthropique et je verse cent francs à la Caisse de secours des marins. En voilà bien assez, n'est-ce pas? Gina jugea inutile d'insister. Mais elle se procura, par Félix Tilbak, la liste complète des naufragés et prit sur sa cassette particulière de quoi subvenir aux besoins des veuves et des orphelins de l'équipage. Elle s'était rappelé le lancement du fier navire, et sa maladresse, et le mauvais présage que les assistants lurent dans ses hésitations. Et elle se reprocha, cette catastrophe, comme s'il y avait eu de sa faute et qu'elle eût en effet porté malheur à ces marins qu'elle revoyait, massés sur le pont, endimanchés et crânes, agitant leurs bérets et leurs mouchoirs de couleur en l'honneur de la belle marraine. Et ce soir d'émeute, qu'elle rencontra Laurent Paridael, si elle s'était montrée distraite et railleuse c'était par habitude, par une sorte de pudeur, par une dernière fausse honte qui l'empêchait de paraître convertie à des sentiments de générosité qu'elle avait méprisés et blâmés chez lui. En réalité, lors de l'élection, elle forma des vœux ardents pour Marbol et maudit le succès de son mari ! Et le sac de leur maison, avait même répondu ce soir d'orage à son état d'énervement, de dépit et de déconvenue! C'est qu'elle appartient, à présent, à Marbol, qu'elle est sienne de pensées et de sentiments. Mais comme elle ne sera jamais son épouse, elle tiendra jusqu'à la mort ces sentiments renfermés au plus profond de son cœur. Elle ne vit plus que pour son fils, un enfant d'un an, qui lui ressemble; et pour son père, à n elle, le seul Riche qu'elle aime et qu'elle estime encore. Les petites tentatrices, Angèle et Cora, continuent de perdre leurs peines en voulant lui inculquer leur philosophie spéciale. Prendre la vie, comme une perpétuelle partie de plaisir, ne se forger aucune chimère, s'attacher modérément de façon à se détacher facilement, profiter de la jeunesse et du sourire des occasions; fermer les yeux aux choses tristes ou maussades, à la bonne heure. Voilà comment ces jeunes dames comprennent la vie! Voyez-les à ce dîner, appétissantes, décolletées, la chair heureuse, rire et bruire comme des plantes vivaces aux souffles conquérants de l'été ; piailler, coqueter, agacer leurs voisins, et se lancer, par moments, d'un côté à l'autre de la table, des regards de connivence. Rien naïve leur cousine Gina d'héberger des diables bleus et des papillons noirs ! M"10 Béjard, souffrant d'une migraine atroce, préside, avec un tact irréprochable, ce dîner qui n'en finit pas. Elle parvient à sourire, et glisse de temps en temps un mot aimable dans les conversations. Combien elle voudrait relever les vilénies dont, pour flatter le maître de la maison, ses familiers, Dupoissy en tête, sau-«oudrent la renommée de Marbol. — Oh très drôle! Très fin... Avez-vous entendu, Madame? Et Dupoissy s'empresse de répéter, à mots discrets, à Gina la petite malpropreté. Si elle n'y applaudit pas, du moins lui faut-il approuver du sourire, d'une flexion de tête. Le menu exquis, se déroule avec une sorte de gravité officielle. Béjard s'essaie à son rôle nouveau. Il disserte et papote à l'envi avec ses nouveaux collègues, jargonne comme eux : rapports, enquêtes, commissions, budgets. M. Dobouziez parle encore moins que d'habi-tude; savoir sa fille malheureuse, l'a vieilli, et elle a beau faire bonne figure et affecter du contentement, il l'aime trop pour ne pas deviner ce qu'elle lui cache. Veuf depuis un an, ses cheveux ont blanchi, sa poitrine ne se bombe plus si fièrement qu'autrefois ; et son chef autoritaire s'incline. Au dessert, on prie Mme la Beprésentante de chanter. Bégina a encore sa belle voix, cette voix puissante et souple de la soiréed'Hemixem, mais enrichie aussi de cette expression, de cette mélancolie, de ce charme de maturité qu'a revêtu sa physionomie autrefois trop sereine. Et ce n'est plus la valse capricante de Bornéo qu'elle gazouille aujourd'hui, c'est une mélodie large et passionnée de Schubert, VAdieu. Assis dans un coin, à l'écart, M. Dobouziez est suspendu aux lèvres de sa fille, lorsqu'une main se pose sur son épaule. Il sursaute. Et Béjard, à mi-voix : — Passons un moment dans mon cabinet, beau-père, j'ai un mot à vous dire... L'industriel, un peu désappointé d'être arraché à une des seules distractions qui lui restent encore, suit son gendre, frappé par l'étrange intonation de la voix de M. le député. Installés, l'un en face de l'autre, devant le bureau-ministre, Béjard ouvre un tiroir, furète dans un casier, tend à Dobouziez une liasse de papiers... — Veuillez prendre connaissance de ces lettres ! Il se renverse dans son fauteuil, ses doigts tambourinent les coussinets de cuir, tandis que ses yeux suivent sur la physionomie de Dobouziez les impressions de sa lecture. Le visage de l'industriel se décompose; il pâlit, sa bouche se plisse convulsivement, tout à ooup il s'interrompt. — Me direz-vous ce que cela signifie? fait-il en regardant son gendre avec plus d'angoisse que de courroux. — Tout simplement que je suis ruiné, et qu'on proclamera ma faillite, avant huit jours, à moins que vous ne veniez à mon aide... — A votre aide ! Et Dobouziez se relève : Mais, malheureux, je me suis déjà enfoncé, pour vous, dans des difficultés dont je ne sais comment sortir !... Et, en ce moment même, le désastre qui vous frappe m'englobe... Vous êtes fou, ou bien impudent de compter encore sur moi !... — Il faudra pourtant que vous vous exécutiez, Monsieur... A moins que vous ne préfériez passer pour le beau-père d'un homme insolvable, d'un failli... Mais vous n'avez pas fini de lire ces lettres... Je vous en prie, continuez... Vous verrez que la chose mérite, tout au moins, réflexion... Avouez que ce n'est pas de ma faute. La débâcle de Smithson et C°, à New-York, une banque si solide, qui pouvait prévoir cela?... Ces mines de cuivre de Sgreveness! dont les actions viennent de tomber à huit, au-dessous du pair, ce n'est pas moi, pourtant qui vous les ai vantées ? Soyez de bonne foi et rappelez-vous votre confiance en ce petit ingénieur, votre camarade du Génie, qui vint nous proposer l'affaire... —Taisez-vous, interrompt Beibouziez... Ah, taisez-vous ! Ces spéculations effrénées, sur les cafés qui ont englouti, en moins de quatre jours, la totalité de là dot de votre femme ! Dites, est-ce moi, aussi, qui vous les ai conseillées ? Etccjeusurles fondspublics, auquel vous employez votre Dupoissy? Croyez-vous les gens qui fréquentent la Bourse, assez bêtes, pour supposer un seul instant que les cent mille et les deux cents mille francs de différence payés par ce mérinos, qui n'a jamais possédé de laines pour son compte, que celle que porte sa tête cafarde, — soient sortis de ses propres coffres ? Et votre politique, est-ce que j'ai songé seulement à vous la reprocher ! Dites, est-ce moi peut-être, qui puise dans votre caisse les pièces d'or et les billets de banque à l'aide desquels vous vous êtes fait élire député... Je ne vous rappellerai pas avec quel enthousiasme et quelle sincérité... Et terrible, retrouvant son beau port de tête d'autrefois et son ton souverain et acerbe, Dobouziez jetait à la face de son gendre tous ses griefs... — Et comme si cela ne vous suffisait pas, reprit-il, non content de vous ruiner sottement, de disposer avec une légèreté criminelle du bien de votre femme et de votre enfant, vous rendez Gina malheureuse; vous ne la sacrifiez pas seulement à vos ambitions politiques, mais vous avez des maîtresses..., il vous faut entretenir des actrices... Sous prétexte que cela pose un homme! ça! Ah tenez, si je m'écoutais, dès ce soir, je reprendrais 268 la nouvelle carthage Gina chez moi, avec son enfant, et je vous laisserais, grimacer vos grands airs de représentant, devant votre coffre-fort vide et votre crédit épuisé... — Votre fille! Parlons-en de votre fille! ricana Béjard qui tirait et mordillait rageusement ses favoris roux. Vous ne comptez donc pour rien les exigences et les fantaisies de Madame ? Fichtre ! il m'a bien fallu recourir à des spéculations, pour faire face à son luxe de lorettte. Mes bénéfices d'armateur n'y auraient pas suffi... Mais, c'était à prévoir, après la jolie éducation que vous lui avez donnée !... — Pourquoi ne me l'avez-vous pas laissée, alors ? fit Dobouziez. Si j'étais heureux et fier, moi, de la voir bien mise, rayonnante, entourée d'objets coûteux et à son goût ? Ah, si je n'avais eu à solder que ses frais de toilette, qu'à la pourvoir de distractions, de bijoux, de bibelots ; je ne serais pas aussi bas, entendez-vous, Monsieur, que depuis qu'il m'a fallu intervenir dans les frais de votre sport politique, et couvrir de ma signature vos sottes et extravagantes entreprises? Vrai, ne me parlez pas de ce qu'elle m'a coûté ; des gaspilleurs et des faiseurs de votre espèce, ne me tiennent pas quitte à si bon compte, ils m'enlèveraient jusqu'à l'honneur. .. Et Dobouziez se laissa tomber, épuisé, dans son fauteuil. Béjard ne semblait que vexé par cette sortie. Il avait écouté tout le temps, en se promenant de long en large, et en opposant une sorte de sifflement., aux vérités les plus cinglantes. Au-dessus, dans les salons, on entendait la voix de Mme Béjard. Et cette voix remuait l'industriel jusqu'au plus profond des entrailles. Car, si Dobouziez souffrait dans sa probité et sa prudence de négociant de s'être mépris à ce point sur la vertu commerciale de son gendre, il s'en voulait surtout d'avoir exposé le bonheur et l'avoir de sa fille aux risques et aux accidents de pareille association ! Dobouziez avait songé au divorce mais il y avait l'enfant, et la mère craignait qu'on l'en séparât? En invoquant les difficultés de sa propre situation, le fabricant n'exagérait pas. A des années de prospérité, succédaient un marasme et une accalmie prolongée. Depuis longtemps l'usine fabriquait à perte; elle n'occupait plus que la moitié de son personnel d'autrefois... Dobouziez s'était saigné à blanc, dix fois, pour remettre à flot les affaires de Béjard. La suspension de paiements de la maison américaine notifiée à Béjard, l'atteignait aussi. Comment ferait-il l'ace à cette nouvelle complication? 11 ne pourrait se tirer d'affaire, lui-même qu'en hypothéquant la fabrique et ses propriétés. Mais pouvait-il laisser mettre en faillite le mari de sa fille, le père de son petit-fils et filleul Guillaume? Béjard l'attendait à ce silence. 11 l'avait laissé se débattre, et expectorer sa bile, il lisait sur le visage contracté du vieillard les pensées qui se combattaient en lui. Lorsqu'il jugea le moment venu de reprendre le débat, il prit son ton doucereux, de juif qui ruse : — Trêve de récriminations, beau-père, dit-il. Et nous nous jetterions durant des heures nos torts réels ou prétendus à la tête, que cela ne changerait rien à la situation. Parlons peu, parlons bien. Bien n'est désespéré, que diable? Bien entendu si vous ne vous obstinez point à me plonger vous-même dans le bourbier où je me sens enfoncer! J'ai calculé sur cette feuille — et vous pourrez l'emporter pour vérifier, à loisir, à tête plus reposée, l'exactitude de mes chiffres, — (pie ma dette et mes obligations s'élèvent à deux millions de francs... De grâce, plus de secousses électriques, n'est-ce pas?... j'achève au moins de vous exposer la situation... J'ai de quoi, en caisse, faire face aux quatre premières échéances, représentant près de huit cent mille francs... Cela nous mène jusqu'au premier du mois prochain... — Et alors? — Alors, je compte sur vous... — Vous comptez sérieusement que je vous procure plus d'un million? — On ne peut plus sérieusement. Le même mortel et crispant silence, pendant que le piano, là-haut, jouait de douces et harmonieuses ritournelles allemandes. Dobouziez se prend le front, à deux mains, l'étreint comme s'il voulait en exprimer la cervelle, puis il le lâche brusquement, se lève, ferme les poings, et, sans s'ouvrir autrement, auprès de Béjard, d'une résolution extrême qu'il vient deprendre, il lui dit : — Laissez-moi huit jours... et ne vous empêtrez pas davantage d'ici là... L'autre comprend que le beau-père le sauve, et marche vers lui, la main tendue, confit en douceâtres formules de gratitude... Mais Dobouziez se recule, porte vivement les mains derrière le dos: — Inutile!... Si vous êtes réellement capable de quelque reconnaissance, c'est à Gina et à l'enfant que vous la devrez... S'ils n'étaient pas en cause... Et il n'achève pas; Béjard ne manquant pas d'entendement n'insiste plus. Tous deux remontent dans les salons et feignent de poursuivre une conversation indifférente. M. Dobouziez va se retirer. Gina aide son père à entrer dans sa pelisse, puis elle lui tend son front. Dobouziez y appuie longuement les lèvres, lui prend la tête dans les mains, la contemple avec orgueil et tendresse : — Es-tu heureuse, mignonne? — Mais oui, papa? — Et serais-tu heureuse de demeurer encore avec moi? — Tu le demandes ! — Eli bien, si tu te montres bien raisonnable, surtout si tu reprends un peu ta gaîté d'autrefois, je m'arrangerai pour venir m'ins-taller chez toi... Mais garde-moi le secret de cette combinaison... Bonsoir, petite... A l'entrée d'une des rues riveraines du Marchô-aux-Chevaux, où des hôtels un peu froids, habités par des praticiens, voisinent, comme en rechignant, avec des bureaux et îles magasins de négociants, théâtre d'un va-et-vient continuel de ruche prospère, — court, sur une quarantaine de mètres, un mur bistré, effrité par deux siècles au moins, mais assez massif pour supporter, durant de longues périodes encore, les assauts des désaffectations. Au milieu, une grande porte charretière s'ouvre sur une vaste cour fermée de trois.côtés par des constructions remontant à l'époque des archiducs Albert et Isabelle, mais qui ont subi, depuis, des aménagements et des restaurations en rapport avec leurs destinées modernes. Un des solides battants noirs étale une large plaque de cuivre, consciencieusement astiquée, sur laquelle on lit en gros caractères : J.-13. Daelmans-Deynze et C°. Le graveur voulait ajouter denrées coloniales. Mais à quoi bon ? lui avait-on fait observer. Comme deux et deux font quatre, il est avéré, à Anvers, que Daelmans-Deynze, les seuls Daelmans-Deynze, sont commerçants en denrées coloniales, de père en fils, en remontant jusqu'à la domination autrichienne, peut-être même jusqu'aux splendeurs de la Hanse. Si l'on s'engage sous la porte, profonde comme un tunnel de fortifications, et qu'on débouche dans la cour, on avise d'abord un petit vieillard alerte, quoique obèse, rouge de teint, monté sur de petites jambes minces et torses, arcboutées plus que de nécessité, mais qui sont en mouvement perpétuel. C'est Pietje le la nouvelle carthage portier, Pietje de Kromme —- le cagneux — comme l'appellent irrévérencieusement les commis et les journaliers de la maison, sans que Pietje s'en offusque. Aussitôt qu'il vous aura aperçu, il ôtera sa casquette de drap noir à visière vernie et, si vous demandez le patron, le chef de la firme, il vous dira, suivant l'heure de la journée : « Au fond, dans la maison ! » « S'il vous plait, Monsieur, » ou bien, « à droite, sur son bureau ». La cour pavée de solides pierres bleues, s'encombre généralement de sacs, de caisses, de tonnes, de futailles, de dames-jeanne, d'outrés et de paniers de toutes couleurs et dimensions. Mais Pietje, jouissant de votre surprise candide, vous apprendra que ceci ne vous représente qu'un dépôt infime, un stock d'échantillons. C'est à l'entrepôt Saint-Félix, ou dans les docks, aux Vieux Bassins, que vous en verriez des marchandises importées ou exportées par Daelmans-Deynze! En attendant, de lourds chariots, attelés de ces énormes chevaux de « nations » aux croupes rondes et luisantes, attendent, dans la rue, qu'on les charge ou qu'on les allège. M. Van Liere, le magasinier, en veston, fluet, rasé de la nouvelle carïiiage près, l'œil douanier, le crayon et le calepin à la main, prend des notes, aligne des chiffres, remplit les formules, empoigne des lettres de voiture, parcourt les factures, saute parfois, agile comme un écureuil, sur le monceau des marchandises dont il constate la condition en poussant des cris et des interpellations, gour-mandant ses aides, pressant les charretiers dans une langue aussi inintelligible que du sanscrit pour celui qui n'est pas initié aux mystères des denrées coloniales. Les débardeurs, de grands diables, taillés comme des dieux antiques, avec leur tablier de cuir, leurs bras nus où les muscles s'enroulent comme les fibres d'un cable, rouges, empressés, soulèvent, avec un « lian ! » d'entrain, les lourds ballots et, le poids assis sur leurs épaules, ne semblent plus supporter qu'un faix de plumes. Le charretier en blouse bleue, en culotte de velours brun à côtes, le feutre rond déformé et déteint par les pluies, son court fouet à longue corde sous le bras, écoute respectueusement les observations de M. Van Liere. — Minus! dérangez-vous un peu! Laissez passer Monsieur! dit ce potentat avec un sourire de condescendance, en comprenant, d'un coup d'œil, l'embarras de votre situation, alors que vous enjambez les sacs et les caisses sans savoir comment cette gymnastique finira. Un des colosses déplace, comme d'un revers de sa main calleuse, un des barils persécuteurs et avec un « Merci » de naufragé recueilli, vous poussez, enfin, dans l'angle du mur de la rue et du corps de bâtiment à droite, une porte vitrée sur laquelle se lit ce mot : Bureaux. Mais vous n'entrez encore que dans l'antichambre. Une nouvelle poussée, courage! La porte capitonnée de cuir à l'intérieur glisse sans bruit. Vingt plumes infatigables grincent sur le papier épais des registres ou frôlent la soie des copies de lettres; vingt pupitres adossés, deux à deux, se prolongent à la file sur toute la longueur du bureau éclairé du côté de la cour par six hautes fenêtres aux vitres dépolies jusqu'à hauteur du vasistas; vingt commis juchés sur un nombre égal de tabourets, les manches en lustrine aux bras, le nez penché sur la tâche, semblent ne pas avoir entendu votre invasion. Vous toussez, n'osant pas recourir à une interpellation directe...—Arlie étrangère? M'sieur?... — Orrespondance? Caisse?... L'article corinthes... Dattes... Pruneaux... Huile d'olive?... Vous demandent machinalement, sans même vous dévisager les ministres de ces département divers, jusqu'à épuisement de la vingtaine. — Non! dites-vous, au moins imposant de la série... un jeune homme à l'air doux et novice, graine de saute-ruisseau, vêtu de chausses trop courtes pour son long corps, ses bras en steeple-chase continuel avec la manche de sa veste battant de la longueur d'une main, d'un poignet, et d'une partie d'avant-bras, l'étoffe poussive; — Non ! dites-vous je désirerais parler à M. Daelmans... — Daelmans-Deynze! corrige le jeune homme effaré... M. Daelmans-Deynze... la porte du fond devant vous... Permettez que je vous précède... 11 peut être occupé... Votre nom, Monsieur?... Enfin, la dernière formalité étant remplie; vous avancez, longeant la file des pupitres, passant pour ainsi dire en revue, et de profil les vingt commis gros ou maigres ; chlorotiques ou couperosés, lymphatiques ou sanguins, blonds ou noirs, variant de soixante à dix-huit ans — l'âge du jeune homme effaré — mais tous également préoccupés, tous profondément dédaigneux du motif profane qui vous amène, vous, simple observateur, artiste, travailleur intermittent, dans ce milieu d'activité incessante, un des sanctuaires de dilection du Mercure aux pieds ailés. la nouvelle carthage l.a. nouvei.i.e caktiiaue 279 El c'est à peine si M. Lvnen, le vieux caissier,.i relevé vers vous son iront chauve et ses lunettes d'or,et si M. Bietermans, son second, en importance, le correspondant pour les langues étrangères, a campé pour vous lorgner un instant, son pince-nez japonais sur son nez au buse diplomatique. Mais ces comparses comptent-ils encore lorsque vous êtes en présence du chef suprême de la « firme »? — Entrez, a-t-il dit de sa voix sonore. Il est là devant vos yeux, cet homme solide comme un pilier, un pilier qui soutient sur ses épaules une des maisons-mères d'Anvers. Il vous a dévisagé de ses yeux bleuâtres, gris et clairs; cela sans impertinence; d'un seul regard, il vous jauge aussi rapidement son homme qu'il combinera en Bourse une affaire lucrative; il a non seulement le compas, mais la sonde dans l'œil ; il devinera de quel bois vous vous chauffez, et éprouvera, avec une certitude aussi infaillible que la pierre de touche, si c'est de l'or pur ou du doublé que porte votre mine. En terrible homme pour les consciences véreuses, les financiers de hasard, que Daelmans-Deynze ! Mais un ami de bon conseil, un aimable protecteur, un appui intègre que Daelmans-Deynze pour les honnêtes gens, et la nouvelle cartiiage vous en êtes, car c'est avec empressement qu'il vous a tendu sa large main et qu'il a serré la vôtre. La plume derrière l'oreille, la bouche souriante, la physionomie ouverte et cordiale, il vous écoute, scandant vos phrases de politesse de « très bien ! » obligeants, en homme sachant qu'on s'intéresse à ce qui le concerne. Sa santé! Vous vous informez de sa santé. Pourrait-on porter plus gaillardement ses cinquante-cinq ans ! Ses cheveux correctement taillés et distribués des deux côtés de la tête par une raie irréprochable, grisonnent quelque peu, mais ne désertent pas ce noble crâne; ils lui feront plus tard une auréole blanche et donneront un attrait nouveau à ce visage sympathique. Les longs favoris bruns, que sa main tortille machinalement, s'entremêlent aussi de quelques fils blancs, mais ils ont grand air, tels qu'ils sont. Et ce front, y découvre-t-on la moindre ride; et ce teint rose, n'est-il pas le teint par excellence, le teint de l'homme sans tiel, au tempérament bien équilibré, aussi loin de la phtisie que de l'apoplexie.. Il ne porte même pas de lunettes, Daelmans-Deynze. Un binocle en or est suspendu à un cordon. Simple coquetterie! Il lui rend aussi peu de services (pic le paquet de breloques attaché à sa chaîne de montre. Son costume est sobre et correct. Le drap très noir et le linge très blanc, voilà son seul luxe pour l'habillement. Grand, large d'épaule, il se tient droit comme un ?', ou plutôt, comme nous l'avons dit, un pilier, un pilier sur lequel reposent les intérêts d'une des plus anciennes maisons d'Anvers. Digne Daelmans-Deynze, à la rue, ce sont des coups de chapeau à chaque pas. Depuis les écoliers qui se rendent en classe, jusqu'aux ouvriers en bourgeois, tous lui tirent la casquette. Et jusqu'au vieux et hautain baron Van der Dorpen, son voisin, qui le salue, souvent le premier, d'un amical « bonjour Monsieur Daelmans C'est que son écusson de marchand n'a jamais été entaché. Recommandez-vous de cette connaissance et pas une porte ne vous sera fermée dans la grande ville d'affaires, depuis la Tète de Grue jusqu'à Austruwcel. Dans les cas litigieux, c'est lui que les parties consultent de préférence avant de se rendre chez l'avocat. Combien de fois son arbitrage n'a-t-il pas détourné des procès ruineux et son intermédiaire, sa garantie, des faillites désastreuses. — Vous vous informez de sa femme... Elle se porte très bien, grâce à Dieu, Mme Daelmans... Je vous conduirai auprès 2s2 la nouvelle cartilage d'elle... Vous déjeunerez avec nous, n'est-ce pas?... En attendant midi, nous prendrons un verre de Sherry. Il vous met sa large main sur l'épaule en signe de possession ; vous êtes son homme, quoique vous fassiez. On ne refuse pas, d'ailleurs, une si cordiale invitation. 11 pourrait vous conduire directement du bureau dans la maison par la petite porte dérobée, mais il a encore quelques ordres à donner à MM. Bie-termans et Lynen. — Une lettre de notre correspondant de Londres? dit Bietermans en se levant. — Ah ! de Mordaunt-llackey... Très bien !... Très bien !... L'affaire des sucres, sans doute... Ecrivez-lui, je vous prie, que nous maintenons nos conditions... Messieurs, je vous salue... Oui fait la Bourse aujourd'hui? Vous, Torfs?... N'oubliez pas alors de voir M. Banvoets... Excusez-moi, mon ami... Là, je suis à vous... 0 l'aimable homme que Daelmans-Deynze. Ces ordres étaient donnés sur un ton paternel qui lui faisait des auxiliaires fanatiques de son peuple d'employés. Une remarque à faire, et ce n'était pas là une des moindres causes de la popularité de Dael-mans à Anvers, — c'est que la firme n'occupait que des commis et des ouvriers flamands et surtout anversois, alors que la plupart des grosses maisons accordaient, au contraire, la préférence aux Allemands. Le digne sinjoor ne voulait même pas accepter les étrangers comme volontaires. 11 ne reculait pas devant une augmentation de frais pour donner du pain aux « gars d'Anvers » aux « jongens van Antiuerpen », comme il disait, heureux d'en être de ces gars d'Anvers. Les autres négociants trouvaient originale cette façon d'agir. Le banquier rhénan Fuchskopf haussait les épaules et disait à ses compatriotes, résidant à Anvers, « Cé ger Taelmann vé tela boézie », mais le digne flamand « faisait bien et laissait dire » et les bourgeois d'Anvers parlaient avec attendrissement du patriotisme du millionnaire du Marché-aux-Chevaux, et ils faisaient miroiter aux yeux de leurs moutards studieux cette perspective : « Toi, tu entreras un jour chez Daelmans-Deynze. » Il vous a entraîné au fond de la cour dans la maison dont la façade antique est tapissée d'un lierre pour le moins contemporain de la bâtisse. A gauche, en face du bureau, sont les écuries et la remise. On gravit quatre marches, ménageant une sorte de marquise devant la grande porte. — Joséphine! voici un ressuscité... 284 la nouvelle carthage El une bonne tape dans le dos, de la main de votre bôte, vous met en présence de Mme Daelmans. Celle-ci, qui travaillait à un ouvrage au crochet, jette une exclamation de surprise, et s'extasie sur « l'heureuse inspiration à laquelle on doit votre visite. » Si le mari a bonne mine et l'abord sympathique, que dire de sa « dame » ! Le type par excellence de la ménagère anversoise, soigneuse, proprette et diligente. Elle a quarante ans, Mu,c Daelmans. Des bandeaux bien lisses de cheveux noirs encadrent un visage réjoui, où brillent deux yeux bruns affectueux et où sourient des lèvres appétissantes. Les joues sont fournies et colorées comme la chair d'une pomme mûrissante. Elle est petite, la bonne dame, et se plaint de devenir trop épaisse. Cependant, ce n'est pas la paresse qui est cause de cette corpulence. Levée dès l'aube, elle est toujours sur pied, active et remuante comme une fourmi. Elle préside à toutes les opérations du ménage, avoue-t-elle, mais ce qu'elle ne dit pas, c'est qu'elle met elle-même la main à toutes les besognes. Rien ne marche assez vite à son gré. Elle en remontre à sa cuisinière, dans l'art de bouillir le pot au feu, et au domestique, dans celui d'épousseter les meubles. Elle court de l'étage au rez-de-chaussée. A peine a-t-ellc l'envie de s'asseoir et mis la main sur le journal ou le tricot entamé, que lui vient une inquiétude sur le sort du ragoût,qui mijote dans la casserole, ou de la provision de poires du cellier. Lise aura fait trop grand feu et Pier négligé de retourner les fruits qui commençaient à se piquer d'un côté. Avec cela pas d'humeur; la bonne dame est vigilante sans être tatillonne. Elle fera largement l'aumône aux pauvres de la paroisse, mais ne tolérera pas qu'on jette au baquet d'ordures un morceau de pain, petit comme le doigt. Aussi comme elle est tenue, la vieille maison de Daelmans-Deynze! Dans la grande chambre, où l'on vous a introduit, vous ne serez pas frappé par un luxe de la dernière heure, un mobilier flambant neuf, des peintures auxquelles un décorateur à la mode vient de donner le dernier coup de pinceau. Non, c'est l'intérieur cossu et simple dont vous avez rêvé en voyant les maîtres. Ces meubles ne sont pas les compagnons d'un jour, achetés par un caprice et remplacés par une lubie, ce sont de solides canapés, de massifs fauteuils en acajou, style empire, garnis de velours pistache. On en renouvelle les coussins avec un soin jaloux ; on polit consciencieusement le bois séculaire; on les entretient comme de vieux serviteurs de la maison, on ne les remplacera jamais. La dorure des glaces, des cadres et du lustre a perdu, depuis longtemps, le luisant de la fabrique, et les couleurs de l'épais tapis de Smyrne ont été mangées par le soleil, mais les vieux portraits de famille prennent quelque chose d'intime et de patriarcal dans ces médaillons de vieil-or et le tapis laineux a perdu ses couleurs criardes, ses bouquets éclatants ont pris lestons harmonieux et apaisés d'un feuillage de septembre. Il y a bien des années que ces grands vases d'albâtre occupent les quatre encoignures de la vaste pièce; que ce cuir de cordoue revêt les parois, que la table ronde en palissandre occupe le milieu de la salle, que la pendule à sujet, au timbre vibrant et argentin, sonne les heures entre les candélabres de bronze à dix branches. Mais ces vieilleries ont grand air; ce sonl les reliques des pénates. Et les housses ajourées, œuvre du crochet diligent de la bonne dame Daelmans, prennent sur ces coussins de velours sombre des plis sévères et charmants de nappe d'autel. C'est devant ce Daelmans-Deynze que Guillaume Dobouziez se présente, le lendemain du dîner politique chez M. Freddy Béjard. Introduit par Félix Tilbak, qui n'a pas attendu que la nouvelle carthage M. Béjard lui donnât congé pour se séparer d'un patron si impopulaire, c'est non sans embarras que le fabricant expose au négociant l'objet de sa démarche. Ces deux hommes, camarades de collège, s'estimaient beaucoup et se fréquentaient assidûment, il y a des années ; et c'est le luxe trop ostensible, le train de maison tapageur, et surtout les relations remuantes et cosmopolites de l'industriel qui ont éloigné M. Daelmans d'un confrère dont il apprécie les connaissances solides, l'application et la probité. Autrefois même, il fut sérieusement question entre eux d'une association commerciale. Daelmans comptait mettre ses capitaux dans la fabrique. Mais c'était à l'époque de la pleine prospérité de cette industrie et Dobouziez préférait en demeurer propriétaire principal. Aujourd'hui il vient proposer humblement au négociant de reprendre ses actions. Daelmans-Deynze sait depuis longtemps que l'usine périclite, il n'ignore pas moins les sacrifices auxquels se résigna Dobouziez pour établir sa fille et venir en aide à Béjard; il pourrait manifester à son interlocuteur un certain étonnement devant une pareille proposition, et ravaler l'objet offert afin de l'obtenir Si des conditions léonines; mais Daelmans-Deynze y met plus de discrétion et moins de rouerie. Au fond, il ne nourrit pas grande envie de s'embarrasser d'une affaire nouvelle par ce temps de crise et de stagnation, mais il a deviné dès les premiers mots de l'entretien, voire par la démarche même à laquelle s'esl décidé Dobouziez, que celui-ci se trouve dans des difficultés atroces, et Daelmans appartient à la classe de plus en plus restreinte de commerçants qui s'entr'aident. Non, admirez le tact avec lequel M. Daelmans débat les conditions de la reprise. Afin de mettre M. Dobouziez à l'aise, il ne feint aucune surprise, il ne prend pas ce ton de compassion qui offenserait si cruellement un homme de la trempe du fabricant; il ne lui insinue même pas que s'il consent à racheter la fabrique, de la main à la main, c'est uniquement pour obliger un ami dans la détresse. Pas une récrimination, pas un reproche, aucun air de supériorité ! Oh ! le brave Daelmans-Deynze! Et ces bons sentiments ne l'empêchent pas d'examiner et de discuter longuement l'affaire. Il entend concilier son intérêt et sa générosité; il veut bien obliger un ami, mais à condition de ne pas s'obérer soi-même. Quoi de plus équitable? C'est à la fois strictement commercial et largement humain? Cependant ils vont conclure. la nouvelle carthage Reste un point que ni l'an ni l'autre n'osent aborder. Il faut bien s'en expliquer cependant; tous deux l'ont au cœur. Mais Dobouziez est si fier et Daelmans si délicat! Enfin, Daelmans se décide à prendre, comme il dit, le taureau par les cornes : — Et sans indiscrétion, Monsieur Dobouziez, que comptez-vous faire à présent? L'autre bésite à répondre. Il n'ose pas exprimer ce qu'il souhaiterait. — Ecoutez, dit M. Daelmans, vous accueillerez mes ouvertures comme vous l'entendrez, et il est entendu d'avance que vous me les pardonnez, au cas où elles vous paraîtraient inacceptables... Voici. La fabrique changeant de propriétaire, il serait désastreux qu'elle perdît du même coup son directeur... Vous nie comprenez? Je dirai même que cette éventualité suffirait pour faire hésiter l'acquéreur. Des capitaux se remplacent, Monsieur Dobouziez, l'argent se gagne, se perd, — se gaspille, allait-il dire, mais il se retint—se regagne. Mais ce qui se trouve et ce qui se remplace difficilement, c'est un homme de talent, un homme instruit, actif, expérimenté, un homme du métier... C'est pourquoi je vous demande, M. Dobouziez, si vous verriez quelque inconvénient à demeurer à la tête d'une industrie que vous avez édifiée la nouvelle carthage cl que vous seul pouvez maintenir et perfectionner... Nous comprenons-nous? S'ils se comprenaient! Ils ne pouvaient mieux se rencontrer. C'était précisément la solution qu'espérait M. Dobouziez. Entre gens si honnêtes et si droits, on convint avec tout autant de facilité du chiffre des appointements du directeur; sauf ratification par Saint-Fardier et les petits actionnaires, une simple formalité. Il va sans dire que M. Daelmans mit ces appointements à un chiffre très respectable. Il voulait même que le directeur continuât d'occuper la somptueuse maison aliénante à la fabrique. Mais le père esseulé désirait retourner auprès de son enfant. Ah ! personnecomme Daelmans-Deynze n'aurait pu adoucir à Dobouziez l'amertume et l'humiliation de ce sacrifice! Qui s'imaginerait pareille délicatesse et pareilles nuances de procédés chez cet homme de négoce! Dobouziez dut se l'avouer au fond de son cœur si blindé, si fier, si peu accessible aux émotions. Et, au moment de prendre congé de M. Dael mans—son patron — comme il articulait quelque correcte formule de remerciements, il sentit se fondre brusquement comme des glaçons dans sa poitrine, et, se ravisant, se précipita dans les bras de son ami, son sauveur. — « Courage ! » lui dit l'autre, avec sa simplicité et sa rondeur habituelles. Une heure ! L'heure réglementaire de l'ouverture de la Bourse a sonné à l'horloge, dernier vestige de l'ancien édifice incendié, — à la diligente horloge cpii s'obstinait de donner l'heure à la ville marchande, lorsque les flammes la serraient de près et avaient tout dévoré autour d'elle. Une heure! Dépêchez-vous, retardataires, déjeuneurs, joueurs de dominos, achevez de siroter votre café, plantez-là le journal, ou gare à l'amende. Une heure! Ils affluent de tous les points de la ville et surtout de la cité, les riches d'aujourd'hui, les riches de demain, même les riches de la veille, millionnaires en herbe ou millionnaires dont l'herbe a fait du foin qu'ils serrent dans leurs bottes. Tous s'engouffrent par les quatre portes de l'élégant édifice, d'un gothique panaché de coquetteries mauresques, à la fois aryen et sémite, compromis bien digne du temple du commerce. Les rites commencent. Le bourdonnement sourd s'élève parfois jusqu'au brouhaha. Tous, debout, chapeau sur la tète, s'entassent, jabotent, fument. Et, graduellement, l'atmosphère se vicie. Voici le coin des gros négociants, se rendant la nouvelle carthage encore à la Bourse, par habitude. Ils traitent les affaires en parlant d'autre chose, ou se déchargent de ces soucis sur quelques commis de confiance qui, de temps en temps, s'approchent et prennent le patron à part pour lui demander une consigne, un mot d'ordre. Piliers du négoce aussi solides que les piliers mêmes de la Bourse. Armateurs, courtiers de navires, banquiers pontifient, mains en poches ou sur le dos, et parlent peu, parlent diplomatiquement. Augures ventrus et redoutables, leurs oracles sybillins entament ou rehaussent le crédit du voisin. A leur haleine tournent les girouettes de la fortune, et spéculateurs à la hausse et à la baisse, consultent comme un baromètre les rides de leur front, le pli de leur bouche et la couleur de leur regard. Autrement bruyants, remuants, criards, sont les agents de change. Pimpants, astiqués, sémillants, ils vont et viennent. Les trafiquants en fonds publics, tout aussi fébriles, ont des tics nerveux, des gestes moins larges, la locomotion raisonnable. Des commissionnaires en marchandises, couverts de complets anglais de fatigue, bricolent des saéhets d'échantillons, trimbalentdans leurs poches un entrepôt en miniature. Sous les galeries, de hauts pupitres d'où dégringolent, pour s'y jucher aussitôt après, comme atteints d'un prurit et d'un vertigo simiesques, des êtres à figure humaine, s'égo-sillant à hurler et à glapir les chiffres delaeote. Et les mille manœuvres pour arriver au même but. Ceux-ci ont l'air taciturne, polis, presque funèbres ; ils parlent affaires avec componction et gravité; ceux-là traitent Mercure par dessous la jambe et semblent jouer à la main chaude et au cheval fondu. Des bateliers, baes de beurts, de chalands d'intérieur, des anneaux aux oreilles, des visages briquetés, se tiennent à part, dans un coin et crachent, chiquent, pipent, en attendant l'affréteur. Des capitaines de navire anglais élèvent la voix comme pour commander une manœuvre et crispent désagréablement, un conciliabule de jeunes faquins, genre Saint-Fardier, fils à papas, qui se chuchotaient, non loin de là, la chronique scandaleuse de la ville, leurs lionnes fortunes de la veille et liaient des parties fines pour la soirée. Beaucoup de mouches du coche, de pseudo-négociants, de financiers véreux. Beaucoup de chasseurs qui reviendront bredouille tout à l'heure ! Potins et médisances farcissent et interrompent le dialogue commercial : — Eli bien? le Béjard remonte sur l'eau, la nouvelle carthage Le l;racli est conjuré... Combien font les métalliques ? — Oui, grâce au beau papa Dobouziez qui a vendu ses biens et jusqu'à sa part dans l'exploitation de la fabrique... La baisse sur les sucres est imminente... — C'est Daelmans-Deynze qui le remplace comme capitaliste dans cette industrie. — Je vous prends vos Consolidés... Dobouziez reste directeur, n'est-ce pas? — Oui, on n'est pas honnête à ce point. — C'est bête, que vous voulez dire... — Cé Taelmans-Teynze, engore un orichinal... un ardiste... Si dans le monde des boursiers et des boursicotiers en général, on blâme et on raille grossièrement la conduite de Dobouziez, il existe encore en cette ville, si outrageusement marchande des êtres moins carthaginois, pour apprécier comme elle le mérite, l'abnégation de ce père soucieux de lhonneur commercial de son gendre, parce qu'il est jaloux de l'honneur de sa fille et de son petit-fils. Laurent, que le jeune Tilbak a tenu au courant de ces grosses nouvelles, admire de la meilleure foi, cet homme austère qui ne l'a jamais honoré d'un encouragement. 11 rêve même de lui témoigner cette admiration ! Il venait d'atteindre sa majorité et M. Dobouziez l'invita, par lettre cérémonieuse, à passer par son bureau, à la Fabrique. Laurent retrouva son tuteur comme il l'avait quitté. Sur le bureau ministre déshonoré, il y a des années, par les malencontreux Robinson Suisse, s'étalaient maintenant une liasse de billets de banque et une feuille de papier, couverte de chiffres et d'écritures. M. Dobouziez répondit à peine au « bonjour cousin ! » que Laurent essayait de rendre aussi repentant, aussi admiratif que possible. — Veuillez prendre connaissance de ce tableau, et vérifier l'exactitude des opérations... Il vous représente mes comptes de tutelle; d'un côté vos revenus, de l'autre les frais de votre entretien et de votre éducation... Vous m'accorderez que je me suis abstenu, autant que possible, d'ébrécher votre petit capital... Lorsque vous aurez examiné ce travail, et si vous l'approuvez, je vous prierai de signer, ici, de votre nom. Voilà un double de cette pièce, que vous pourrez emporter... Laurent fit un mouvement pour s'emparer de la plume et signer, de confiance. M. Dobouziez lui arrêta le bras et de sa voix frigide : « Pas de cela... Vous me désobligeriez... Lisez d'abord... » 296 i.a nouvelle carthage Quoiqu'il en eut, Laurent s'assit devant le papier, et fit mine de revoir attentivement le détail. En attendant, son tuteur lui tournait le dos et regardait par la fenêtre, en tambourinant les vitres... Laurent n'osa pas couper court trop vite à son simulacre de vérification. Il attendit cinq minutes; puis se risqua à appeler l'attention de son tuteur : — C'est parfait, cousin... Et il signa de son mieux ce tableau dressé avec tant de netteté et de minutie. M. Dobouziez se rapprocha du pupitre et serra la pièce dans son tiroir. — Bon. Il vous revient donc vingt-deux mille huit cents francs. Voyez, là, si vous trouvez votre compte... Laurent se sentait pris à la fois de rage et de chagrin. Impatient, il empochait les billets et les espèces. — Comptez d'abord ! arrêta M. Dobouziez... Il obéit de nouveau, se mit en devoir de ramasser l'argent, puis d'un mouvement brusque repoussa le tas. — Eh bien? Y a-t-il erreur ? Le féroce honnête homme ! Laurent aurait voulu lui dire : « Gardez cet argent, tuteur,... placez-le vous-même; je n'en ai pas besoin, je le dépenserais en folies... Il vous viendra peut-être à point, pour un meilleur usage... » Mais il craignit que Dobouziez, allier et superbe, habitué à manipuler des millions, ne prit pour une ironie insultante l'offre de ce capital dérisoire,... l'héritage de feu Paridael, ce pauvre commis. Et pourtant, comme le malvoulu eût prêté de bon cœur les économies du commis défunt à ce patron d'hier, — devenu commis à son tour. — Dépêchons! répéta M. Dobouziez, d'un ton irrémissible. Force fut à Laurent de prendre son bien. Il s'attardait encore : « Permettez-moi au moins, cousin, de vous remercier et de vous demander... » balbutia-t-il, la gorge serrée, un nuage devant les yeux. — C'est bien ! c'est bien ! Et le geste et le masque de Dobouziez continuaient de lui répéter : « J'ai fait mon devoir et n'ai besoin de la gratitude de personne. » Ah! il ne se doutait pas, l'inflexible M. Dobouziez de la façon exceptionnelle dont l'orphelin lui témoignerait bientôt sa reconnaissance! Sinon, il l'aurait peut-être rappelé en criant : « Soit, malheureux enfant, laisse-moi ton petit pécule; et, surtout ne te crois jamais notre obligé, le débiteur de Gina et de son père! » VI Ie Riet Dyk : une venelle étroite s'étranglant J derrière la bordure des maisons du quai de l'Escaut, aboutissant d'un côté à une façon de canal, bassin de batelage et garage de barquettes, de l'autre, à une artère plus large et plus longue, le Fossé-du-Rourg. Riet Dyck et Fossé-du-Bourg agglomèrent les lupanards. C'est le « coin de joie » le Blyden iloek des anciennes chroniques. Dans la ruelle, les maisons galantes hautement tarifées ; dans la rue large, les gros numéros pour les fortunes modiques et précaires. Chaque caste, chaque catégorie de chalands trouve, en cet endroit, le bordel congruent : Riches, officiers de marine, matelots, soldats. Les uns joignent au confort et à l'élégance modernes, le luxe des anciennes « étuves » et 300 la nouvelle carthage des maisons de baigneur, bateaux de fleurs où le vice se complique, se raffine, se prolonge. Dans les autres, sommaires, primitifs, on cherche moins le plaisir que le soulagement ; les gaillards copieux, que congestionnent les continences prolongées, y dépensent leurs longues épargnes des nuits de chambrées et de carreau, sans s'attarder aux fioritures et aux bagatelles de la porte, sans entraînement préparatoire, sans qu'il faille recourir aux émoustillants et aux aphrodisiaques. Ces derniers sont aux premiers ce que sont les bons débits de liqueurs où le soiffard se tient debout et siffle rapidement son vitriol sur le zinc, aux cafés où l'épicurien s'éternise et sirote, en gourmet, des élixirs parfumés. Les soirs, harpes, accordéons et violons, crincrinent et graillonnent à l'cnvi dans ce béguinage de l'ordre des hospitalières par excellence; et intriguent et attirent de très loin le passant ou le voyageur. Mélodies précipitées, rhythmes canailles, auxquels se mêlent comme des sanglades et des coups d'éperon, des éclats de fanfare et de fifre : musique raccrocheuse. C'est, à la rue, le long des rez-de-chaussée illuminés, un va-et-vient de kermesse, une flâne polissonne, une badauderie sensuelle. C'est, à l'intérieur, un entrain de concert et de bal. Des ombres des deux sexes passent et repassent devant les carreaux mats garnis de rideaux rouges. Sur presque chaque seuil, une femme vêtue de blanc, penchée, tête à l'affût, épie, des deux côtés de la rue, l'approche des clients et leur adresse de pressantes invites. Matelots ou soldats déambulent par coteries, bras-dessus bras-dessous, déjà éméchés. Parfois ils s'arrêtent pour se concerter et se cotiser. Faut-il entrer? Ils retournent leurs poches jusqu'à ce que, affriandé par un dernier boniment de la marchande d'amour, souvent l'un, souvent l'autre donne l'exemple. Le gros de la bande suit à la file indienne, les hardis poussant les timorés. Ceux-ci, des recrues, miliciens de la dernière levée, conscrits campagnards, fiancés novices et croyants que leur curé met en garde contre les sirènes de la ville, courbent l'échiné, rient faux, un peu anxieux, rouges jusque derrière les oreilles. Ceux-là, crânes, esbroufeurs, durs à cuirs, remplaçants déniaisés, galants assidus de ces belles de nuit, poussent résolument la porte du bouge. Et l'escouade s'engloutit dans le salon violemment éclairé, retentissant de baisers, de claques et d'algarades, de graillements, de bourrées de locmans et de refrains de pioupious. D'autres, courts de quibus, sinon de désirs, baguenaudent et, pour se venger de la débine, se gaussent des appareilleuses en leur faisant des propositions saugrenues. A l'entrée du Riet Dyek, la circulation devient difficile. Les escouades de trôleurs et de ribauds se multiplient en même temps que se relaient les prêtresses. Outrageusement fardées, vêtues de la liliale tunique des vierges, les fdles complaisantes se balancent au bras de leurs seigneurs de hasard. Les gros numéros, à droite et à gauche se succèdent de plus en plus vastes et luxueux, de mieux en mieux achalandés. De chapelles ils se font temples. Aquariums dorés que hantent les sages Ulysse du commerce et leurs précoces Télémaque, desservis par des sirènes et des Calypso très consolables ; bien différents des viviers squammeux où se dégorgent les marins pléthoriques. Maisons célèbres, universelles; enseignes désormais historiques: chez Mme Jamar on vantait la « grotte », chef d'œuvre peu orthodoxe de l'entrepreneur des grottes de Lourdes; chez Mme Schmidt on appréciait le mystère, l'incognito garanti par diverses entrées donnant accès à des petits salons aménagés comme des triclinium; Mme Charles se recommandait par l'éclectisme de son personnel, un service irréprochable, la nouvelle carthage et surtout les facilités de paiement ; le Palais de Cristal, monopolisait les délicieuses et neuves Anglaises; au Palais des Fleurs florissaient les méridionales ardentes et jusqu'à des baya-dères de l'extrême-Orient, créoles lascives, mulâtresses volcaniques, quarteronnes capiteuses et serpentines, négresses aléacées. Les façades, hautes comme des casernes, croisent les feux de leurs fenêtres. Des vestibules pompéiens, dallés de mosaïque, ornés de fontaines et de canéphores, claironnent les surprises de l'intérieur. Derrière de hautes glaces sans tain, incrustées de symboles et d'emblèmes sous les lambris polychromés à l'égal des oratoires byzantins où les cinabres, les sinoples et les ors affolants, hurlent et se démènent à l'éclat des girandoles, le passant devine les stades de la débauche, depuis les baisers colom-bins et les pelotages allumeurs, sur les divans de velours rouge, jusqu'aux possessions intimes dans les chambrettes des combles, grillées comme des cellules de nonnains. Ce quartier se saturait d'un composé d'odeurs indéfinissables où l'on retrouvait à travers les exhalaisons du varech, de la sauvagine et du goudron, les senteurs du musc et des pommades. Et les fenêtres ouvertes des alcôves dégageaient, à travers leurs carreaux, les miasmes du rut, forts et contagieux. A mesure que la nuit avançait, les femmes, plus provoquantes, entraînaient, presque de force, les récalcitrants et les temporisateurs. Des hourvaris accidentaient le brouhaha de la cohue, et toujours dominaient le raclement des guitares barcarollantes, les pizzicati chatouil-leurs des harpes, les grasses et catégoriques bourrées des musicos, et par moments des cliquetis de verre, des rires rauques, des détonations de Champagne. Jusqu'à onze heures, les pensionnaires des abbayes avaient la permission de circuler, à tour de rôle, dans le quartier et même d'aller danser au Waux-Hall et au Frascati, deux salles de bal du Fossé-du-Bourg. Passé cette heure, couvre-feu partiel, ne vaguaient plus que les habitués sérieux sur qui, peu à peu, les bouges tiraient définitivement leurs huis. Les crincrins s'assoupissaient aussi. Bientôt on n'entendait plus que la lamentation du fleuve à marée haute, les vagues battant les pilotis des embarcadères et les giries intermittentes d'un vapeur tisonné dans sa chambre de chauffe, en prévision du départ matinal. C'était l'heure des parties en catimini, des priapées hypocrites, des conjonctions honteuses. la nouvelle cartiiage Noctambules, collet relevé, chapeau renfoncé sur les yeux, se glissaient le long des maisons jaunes et tambourinaient de maçonniques signaux aux portes secrètes des impasses. Toute régalade, toute assemblée, se terminait par un pèlerinage au Riet Dyk. Les étrangers s'y faisaient conduire le soir, après avoir visité, le jour, l'hôtel de l'imprimeur Plantin-Moretus et les Rubens de la Cathédrale. Les orateurs des banquets y portaient leurs derniers toasts. Les hauts et les bas de ce quartier original concordaient avec les fluctuations du commerce de la métropole. La période de la guerre franco-allemande représenta l'âge d'or, l'apogée du Riet Dyk. Jamais s'improvisèrent tant de fortunes et ne surgirent parvenus aussi pressés de jouir. Les contemporains se rediront encore les lupercales célébrées dans ces temples par des nababs sournois et d'aspect rassis. A certains jours fastes, les familiers appelaient à la rescousse, réquisitionnaient tout le personnel par une habitude de spéculateurs accaparant tout le stock d'un marché. Ils se complaisaient en inventionscroustilleuses, en tableaux vivants, en poses sadiques, en chorégraphies et pantomimes scabreuses; prenaient plaisir au travail des lesbiennes, mettaient aux prises l'élé- pliantcsque Pâquerette et la fluette et poitrinaire Lucie. On composait des sujets d'invraisemblables fontaines ; saoûles de Champagne, les nymphes finissaient par s'en asperger et consacraient le vin guilleret aux ablutions les plus intimes. L'armateur Béjard organisa dans les salonnets multicolores de Mme Schmidt, surtout dans la chambre rouge célèbre par son lit de Boule, à coulisses et à rallonges, véritable lit de société, des orgies renouvelées à la fois des mièvreries phéniciennes et dés exubérances romaines. Dans ces occasions, le Dupoissy, l'homme à tout faire, remplissait les fonctions platoniques de régisseur. C'était lui qui s'abouchait avec Mlle Adèle, la gouvernante, débattait le programme et réglait l'addition. Pendant que se déroulaient les allégories de plus en plus corsées de ces « masques » dignes d'un Ben Johnson paroxyste, le glabre factotum, la mine d'un accompagnateur de beuglant, tenait le piano et tapotait des sallarclles de cirque. A chaque pause, les. actrices nues ou habillées de long bas et de loups noirs, geu-saient l'approbation des détraqués béats et, à quatre pattes, comme des minets, frottaient leur chair moite et poudrederizéé, aux funèbres habits noirs. Telle était la prestigieuse renommée de ces bordels, que pendant les journées de carnaval les honnestes dames des clients réguliers, se rendaient, en domino, dans ces ruches diligentes, aux heures de chômage s'entend, et inspectaient, sous la conduite du publicain et de la publicaine, les cellules douillettes et capitonnées, dorées comme des reliquaires, les lits machinés et jusqu'aux peintures érotiques se repliant comme des tableaux d'autel. Et, s'il fallait en croire les médisances des petites amies, MMmes Falk et Lesly, n'avaient pas été des dernières à mettre à une si extravagante épreuve la complaisance et la docilité de leurs maris. En possession de son petit pécule, Laurent devint un visiteur assidu de ce quartier. 11 s'y déphosphorait les moelles, sans parvenir à déloger de son cerveau la pensée de Gina. Au moment des spasmes, l'image tantalisante s'interposait entre sa vénale amoureuse et ses postulations éternellement leurrées. Tous les soirs., il battit les gros numéros. Il négligeait les Tilbak, craignant d'avoir inspiré une passion à la petite Henriette et il sentait qu'il ne pourrait jamais payer de retour, comme elle le méritait, cette candide et aimante enfant. — Oh, la cruelle incompatibilité amoureuse! s'écriait-il. Les atroces chassés-croisés ! Les êtres épris, à en perdre la tête et la vie, des êtres qui, aimant ailleurs, les éluderont éternellement!... L'amitié raisonnable offerte comme l'éponge dérisoire du Golgotha à la soif du frénétique ! Les ferveurs et les délicatesses de l'amour se fanant à la suite des possessions brutales ! ta nouvelle carthage Au Riet Dyk, des types curieux, des composés interlopes de la civilisation faisandée de la Nouvelle Cartilage, lui ménagaient de pessimistes sujets d'observations. Après des nuits blanches, il assistait à la toilette de ces dames, surprenait leur trac, leur instinctive terreur, à la visite imminente du médecin; il notait en revanche leur familiarité, presque de femme à femme, avec l'androgvne garçon coiffeur. Plus que les autres commensaux ou fournisseurs de ces parcs aux biches l'intéressait Gay, le vvaterklerk, Gay le Dalmate. Cet industrieux célibataire, commis à cent cinquante francs par mois, chez un des notables courtiers de navires, touchait annuellement de quinze à vingt mille francs de commission, dans de bonnes maisons du Riet Dyk. Il amenait aux numéros recommandables les capitaines auxquels les courtiers, ses patrons, l'attachaient comme guide et drogman, durant leur séjour à Anvers. Gay parlait toutes les langues, même les patois, les idiomes des pays vagues, jusqu'à l'argot des populaces reculées. Gay apportait une probité très appréciée dans ses transactions délicates. Jamais d'erreurs dans sa comptabilité. Lorsqu'il passait, de trimestre en trimestre, chez les patrons de gros numéros, pour percevoir les tantièmes convenus, ces négociants payaient de confiance leur éveillé et intelligent proxénète. Gay acceptait à ses occasions, un verre de vin, pour boire à Madame, à Monsieur et à leurs pensionnaires. La discrétion de Gay était proverbiale. Avec ses petits favoris rouges, son large sourire, sa tenue proprette, ses manières affables, Gay ne comptait même pas d'envieux parmi ses collègues. On lui appliquait respectueusement l'adage anglais : Tlie right man at tlie riglit place : l'homme digne de sa place, la place digne de l'homme. Au hasard de ses pérégrinations, Paridael échouait dans un des bouges mineurs du Fossé-du-Bourg. A un moment la maquerelle, une gagui materne, lippue continuant de basculer, d'une main, la berce d'osier dans laquelle vagissait un enfant, plongeait l'autre main, par la fente de son jupon de baie bleue, au fond de sa poche, pour rendre la monnaie de deux francs à une ribaude blondasse, le visage piqué de son, plantureuse, l'allure d'une génisse, que venait de saillir, dans un des galetas du dessus, un aide batelier membru offrant la contenance piteuse des mâles au retour de la manœuvre vénérienne. L'homme prenait une abominable quincaille des mains de la garse et, le compte vérifié, lui abandonnait, comme à regret, deux sous de pourboire. Au moment où sa large carrure s'encadrait dans l'entrebâillement de la porte, la patronne lui jetait machinalement un Dank uwell, skipper, lot naaste keerl (Merci, batelier, à la prochaine occasion !) et l'ouvrière un peu errénée par l'assaut de ce maroufle s'affalait sur un banc en se rajustant, prête à de nouveaux labeurs. Cependant, l'enfant pleurant toujours, la bonne mère reprenait la berceuse interrompue, dans laquelle il s'agissait d'enfançons bien sages qui mangeront au Paradis, la rijspap, le riz au lait safrané, dans des assiettes d'or, avec le petit Jésus. Les prédilections de Paridael pour le peuple, ses affinités tournaient à la manie morbide. Il gobelotait les lundis avec les maçons; participait, les jours de tirage au sort, aux mélancoliques beuveries des conscrits, visitait les coupe-gorges et les taudis des fortifications. la nouvelle carthage Les anciens pronostics de M. Dobouziez pesaient sur lui comme une malédiction. Incapable de réagir, il allait à la dérive; fataliste, il se sentait prédestiné, gaspillait au jour le jour son avoir précaire. Des fois, il se souhaitait irresponsable, enviait les internés criminels ou fous, qui n'ont plus qu'à se laisser vivre ! Une visite qu'il fit un jour à une maison pénitentiaire exaspéra ces délétères nostalgies. Il lui arrivait à présent de taxer d'orgueil et de dureté Marbol qui refusait de se passionner comme lui pour les las-d'aller et les irréguliers. « Des malades et des malheureux ! plaidait Paridael. Les bayeurs, les effarés, les éblouis, les éperdus, aux grands yeux humides et visionnaires, qui ne comprennent rien au monde et à la vie, au Code et à la morale ; des faibles, des pas-de-chance, moutons toujours tondus, instruments passifs, dupes qui cou-doyeront toutes les scélératesses et resteront candides comme des enfants, débonnaires qui ne tueraient pas une mouche quoique des escarpes les aient associés à leurs entreprises ; viciés mais non vicieux, souffre-douleurs autant que souffre-plaisirs... » Sans ressort, sans foi, sans but, il aurait voulu mourir et se perdre, se replonger clans le grand tout comme une pièce ratée que le fondeur remet au creuset — mais à condition de rendre un suprême service à Gina. Le parfait équilibre des facultés, la belle eucrasie, le prestige, l'énergie, la lucidité de Marbol irritaient parfois le fantasque dévoyé. Il allait, maintenant jusqu'à trouver ses convictions trop tièdes et à le taxer' d'opportunisme. Marbol traitait son critique en grand enfant, en doux visionnaire, en convalescent trop susceptible, il le calmait avec bonté et ne se fâchait pas de ses sorties et de ses incartades. Entre tous les prolétaires, Laurent estimait le pfolétaire flamand le plus digne d'intérêt. Paria par le dénuement, il l'était aussi, à cause de sa langue. On le persécutait à la fois dans sa race et dans sa conviction. Aussi Paridael assimilait les riches exploiteurs à des traîtres et des félons. Il lui arrivait de danser jusqu'à l'aube dans les guinguettes des faubourgs fréquentées par les garçons bouchers et les grisettes et dans les bals du quartier des Bateliers. Durant des semaines, il s'accostait de rôdeurs faméliques, braconniers, déserteurs, gaillards en délicatesse avec la loi, rencontrés devant un comptoir et qu'il hébergeait ou défrayait de leur passage à l'étranger. Ah ! la danse, la danse furieuse, les loures, sous les quinquets fumeux, accompagnées d'un triangle, d'une clarinette et d'un accordéon. Une crevasse dans le soufflet de l'accordéon, déterminait une lamentable fuite de mélodie et, à chaque reprise, à la même note, le son s'échappait avec un couac dé moribond, comme un borborygme posthume. Retombée des gros souliers et des sabots. Entre deux danses, pour abattre la poussière, l'arrosoir d'un domestique dessinait des festons humides sur le plancher. Des gaupes, très parées, majestueuses, les pommettes allumées, daignent fringuer avec de petits apprentis calfats qui se frottent *gou-lument à leurs cottes. D'autres, lamaneurs, gabariers, mousses, gens de mer, marsouins en belle humeur, fleurant l'iode, le goudron et le varech, s'attablent, pintent, chacun une complaisante amoureuse sur les cuisses. Dans la cohue, des marins d'eau douce, moins gercés, plus roses, plus mous, éclusiers désertant sas et biefs, bermes et balises. Casquettes marines, chapeaux goudronnés, tapabors, brûle-gueule, cols évasés, écharpes rouges. Houle de croupes et de fesses aux méplats luisants comme de vieux bronzes, ballonnement de jupes courtes, montrant, sous le bas grossier mais bien tiré, des mollets pleins et résistants. la nouvelle carthage Moutonnement de têtes mafflues et lialées, enfantines, rudes, ou précoces. Souvent Laurent soupait au coin d'une table marbrée de ronds poisseux. Il bêlait une colporteuse de crevettes, de saucissons et d'œufs durs. D'aventure, la marchandise manquait de fraîcheur : le poisson était pouacre et l'œuf midoreux. — Hé l'ami, est-ce un œuf que tu pèles ou ton ballon qui se dégonfle? l'interpellait un loustic. Un timonier barbu vient à la rescousse d'une fille hystérique que molestent des pilo-tins trop bourrus. Dans un autre coin on se pouille pour le plaisir du coup de gueule et du corps à corps. Et, ivres, des farauds se culbutent avec des feintes de lutteurs lubriques. D'autres fois, un revenez-y d'élégance et d'é-picurisme le remontait à son niveau originaire. Une nuit de carnaval il régalait, dans un restaurant à la mode, des environs de la Bourse, deux ou trois viveurs chagrins de son espèce et de jaunes figurantes, du théâtre qui, sans son invitation, se seraient peut-être couchées à jeun. On soupait aussi, et non moins joyeusement, dans le cabinet à côté du leur; ou, du moins, avait-on soupé, car Laurent et ses amis entendirent leurs voisins fermer la porte à clef. Des explications au bas de l'escalier, une bousculade, des pas dans le corridor. Les pas s'arrêtent devant le numéro huit. Les nouveaux venus se concertent. — Ouvrez, au nom de la loi ! fait une voix grave. C-ris mal étouffés dans le cabinet ; mais pas de réponse. Bruit d'une porte qu'on enfonce. Laurent, instinctivement porté pour les victimes de l'esclandre, s'est précipité au dehors. Par-dessus les épaules d'un commissaire et de MM. Béjard, Dupoissy, Falk et Lesly, il aperçoit, à sa profonde stupeur, Angèle et Cora, blotties au fond de la pièce, et s'efforçant de dissimuler, dans les plis des rideaux, la simplicité païenne de leur toilette. Non loin d'elles, deux hommes en qui Laurent reconnaît, malgré l'absence d'uniforme et d'épaulettes, deux fringants lieutenants de la garnison. D'un coup d'œil professionnel, le commissaire a saisi la topographie de la chambre où se joue le drame. Il a vu qu'une porte donnant accès sur un escalier dérobé est ouverte, et que la table porte six couverts. — Il y avait six personnes ici! constate Béjard, en paraissant ne pas se préoccuper de celles qu'on vient de surprendre, mais bien des deux fugitifs. — ia nouvelle carthage En quoi cela peut-il vous intéresser? lui dit Laurent, frappé d'une pensée horrible. Vous oseriez insinuer... — Monsieur, je ne vous connais pas! répond Béjard — Monsieur, retirez-vous! insiste le commissaire. Laurent sort du restaurant, la tête en feu, ne voyant, n'entendant, ne vivant plus. La troisième ! Quelle était la troisième? 11 court par la ville, s'arrête devant l'hôtel Béjard, sonne. — Madame Béjard... — Vous Laurent !... Et dans quel état !... - Répondez-moi vite Gina, étiez-vous ce soir au restaurant Casti? — Pourquoi? Perdez-vous la tête, Laurent? Vous êtes ivre, sans doute. 11 lui raconte le scandale, l'équivoque entretenue par Béjard. — Le misérable ! fait-elle en pâlissant, prête à défaillir, en portant les mains à son cœur. Je ne suis pas sortie, ce soir; mon père vient seulement de me quitter... Faut-il que je vous 1 prouve mon alibi. — Pardonnez-moi, cousine, pardonnez-moi... Ah! si vous saviez... Quel changement s'était opéré en elle? Pour la première fois, Laurent la voyait pleurer. Elle, la fière avait daigné se justifier, se disculper? — Ah! dit-elle, Laurent... je le déteste. L'autre jour, il a levé la main sur moi... Il a osé me battre... Mais, s'il ne s'était pas sauvé, armée d'un couteau, je le tuais comme un chien... Ah ! cet homme, tu as raison de le haïr; c'est l'ennemi, c'est la bête malfaisante... Non content de nous ruiner, mon père et moi, il cherche à me déshonorer; je n'ai plus rien, je lui suis à charge et il voudrait reconquérirsa liberté, et épouser une autre héri-tière... Ah ! si j'avais écoulé mon cœur, je serais, aujourd'hui, la femme heureuse de Marbol. Ce regret de Gina fut le moment le plus douloureux des épreuves de Laurent. Un combat atroce, se livrait en lui. « Soit, se disait-il, je trouverai assez de force pour l'aimer mieux que personne au monde, mieux que lui! » Gina sanglotait : « Oh, les erreurs de mon passé ! disait-elle, n'étais-je pas cruelle avec tout le monde,et indifférente,et coquette? Avec loi, aussi, pardonne-moi, et sois moi pitoyable, j'ai bien besoin à présent qu'on m'épargne... Puis mon amour-propre fut cruellement blessé lorsque Marbol se retira... Et, dans ma rancune, pour me venger de lui, je me suis rendue éternellement malheureuse... Laurent, j'ai songé au divorce, mais le divorce ne punirait que notre fils... Le scandale rejaillirait sur notre nom. Mon père en mourrait... la nouvelle carthage — N'ajoute plus un mot, Gina... S'ilvenaità disparaître., tu consentirais à épouser Marbol? Et une idée lui venait, généreuse et extravagante, idée de fou : débarrasser Anvers de ce spoliateur exécré et faire le bonheur de la chère idole... — S'il disparaissait n'importe comment?... répétait Laurent, somnambule. A-t-il mis trop d'insistance dans ces paroles. Ses yeux ont-ils pris cette expression inquiétante (pie Béjard dénonçait autrefois avec tant de légèreté? Il semble à Laurent que Gina tressaille. Devinerait-elle? Alors pourquoi ne pas tout lui dire. Mais non, il se trompe; elle est à cent lieues de ce qu'il vient de résoudre. « Elle ignore que je l'aime, se dit Laurent, elle ignore aussi ce que je ferai pour elle. Il ne faut pas que le chagrin de n'avoir pu encourager ma folle passion, attriste le bonheur que je lui prépare. 11 ne faut pas que le moindre remords empoisonne sa vie. Je ne veux pas qu'elle soit coupable. Je ne veux pas non plus qu'il le soit, Marbol, mon ami... mon rival. Tous deux ignoreront mon sacrifice. Au besoin, qu'ils me détestent, qu'ils me méprisent, mais qu'il Ici rende heureuse. » Comme elle continuait de le dévisager, il reprit d'un ton détaché : — Ah ! si quelque malheur pouvait vous débarrasser de cet être... — Je le bénirais, ce malheur, j'en rendrais grâce au ciel ! s'écria Gina avec conviction. Ce cri, où perçait la rancune de la femme outragée, décida du sort de Béjard. — C'en est fait, je suis transformé en justicier, murmura Laurent; et je vais frapper un être irrévocablement condamné. Allons Paridael, à l'œuvre! D'abord il songea à un duel. Le provoquer? Mais si Béjard était homme à battre une femme, il était aussi de force à reculer devant un homme. « 11 se retranchera derrière notre différence de conditions » réfléchissait Paridael. « Puis, s'il acceptait, il parviendrait peut-être à me tuer. Et cela ne se peut pas. Qu'aurions nous gagné alors? Comment faire? Comment faire? Un guet-à-pens. L'assassiner? Etre lâche, moi-même. Mon Dieu! .. Allons, pas de scrupule! Quand il s'agit de Régina et d'Anvers, je n'ai pas le droit d'être preux et courtois... Il ne faut pas lui laisser la moindre chance d'en réchapper. Je veux le frapper à coup sûr. » partir de ce moment, Laurent, pour occu- per sa fièvre et calmer son impatience, tenait un journal de ses impressions. Il écri- te Ah ! si elle m'aimait! Si je supprimais Béjard pour me mettre à sa place! Mon courage serait peut-être plus grand. Mais alors, pourquoi tuer? Elle n'aimerait jamais un homicide. Moi-même répugnerais à ensanglanter sa main au contact de la mienne ! Hier quand elle me racontait qu'il l'avait battue, étrange contagion, je faillis sauter sur elle et la battre aussi... pour commencer... Ces femmes nues que je venais de voir me donnaient envie de la déshabiller et de m'en emparer quelques minutes... » Les feuillets se succédaient ainsi, sans date, incohérents, mais explicites : « De Bruxelles, j'engage une correspondance en anglais, avec le Béjard. (Le cousin Guil- YII vait : laume approuverait cet anglais commercial !) Je suis citoyen des Etats-Unis, d'origine irlandaise, et m'appelle O'Dounoghey. Sa cupidité a été promptement amorcée, mais il finasse et joue de son mieux pour me tirer les vers du nez... » Depuis plusieurs jours, je me déguise et sors en mon accoutrement, histoire de m'habi-tuer au postiche. » Hier, à Anvers, je l'ai rencontrée, elle ; elle ne m'a pas reconnu, sous mes lunettes bleues, ma barbe noire et ma perruque filasse. Le même jour, j'allai sonner à sa porte et demandai son mari. Il m'a reçu dans son cabinet où nous avons longuement conféré. Je me suis surpassé. A un moment donné, elle est entrée sous un prétexte. Je me tus. Cependant, comme Béjard m'interpellait, il m'a fallu répondre. Ma voix tremblait un peu. Elle n'a rien remarqué pourtant. Mais j'ai failli me trahir. Il ne faut plus m'exposer à ces émotions. » Payé aujourd'hui un trimestre de loyer du petit hôtel de l'avenue Louise et un acompte sur la note du tapissier et du garnisseur. Le cabinet où je l'introduirai est au fond d'un corridor, la maison isolée, entourée de terrains vagues; pas de voisins... Les parois, capitonnées de tentures. Il me reste deux mille francs, assez pour mener l'entreprise à bout. Je lire au pistolet et fais passer balle sur balle dans un as, à trente pas... Non, pas de duel! » Depuis quelque temps Marbol, Rombaut et les Tilbak me trouvent l'air singulier. « — C'est que je rumine de vastes projets de fortune, mes cliers amis... Vous verrez. » — Ob ! oui, de bien vastes projets! Cela ne pouvait plus durer. Il y a longtemps que ce Rcjard est de trop. » Me tuer après? Non pas. Je pourrais être utile, indispensable même, aux deux autres. Il faut que l'on établisse le vol, qu'on ne se doute pas du vrai mobile. » Lu hier un journal ouvrier, racontant tout au long l'affaire du restaurant Casti. Le divorce des petites Saint-Fardier sera prononcé dans quelques jours. La troisième dame l'échappe belle. Grâce à l'abominable Béjard et à cause des anciennes relations de Gina avec Angèle et Cora, les cancans et les commentaires l'ont mêlée à ce scandale pour lequel le peuple a trouvé ce sobriquet pittoresque : « Le Riet Dyk en famille.. » » C'est fait. Il est venu me retrouver le soir et n'est plus sorti. Mon adresse lui a épargné des souffrances. La voilà libre et vengée!... » Des journaux me parviennent ici, de l'autre la nouvelle carthage côté de l'Océan, oii je me cache, non pas pomma sécurité, mais pour mieux dérouler la justice sur mes mobiles. Il faut qu'on me recherche, qu'on me considère comme un voleur, que, pour tous, j'aie cédé à l'impulsion la plus vile! L'intérêt, le vol! Ah ! j'ai bien préparé mes batteries. » Les affaires se gâtent. Les derniers articles des journaux me rappellent au pays. C'est le moment de me faire pincer... Vite une maladresse, pas trop maladroite pourtant; ayons l'air de ruser, de jouer au plus fin. On savait son antipathie pour son mari ; des domestiques auraient déposé contre elle et rappelé des querelles de ménage, des scènes surprises par le trou de la serrure, des menaces écoutées aux portes. Pouah ! La rumeur la désigne comme ma complice. Il est temps qu'on m'arrête et que je la dégage... Chère, chère Gina ! Sauvée, délivrée! Mais plus perdue que jamais pour moi... » Me voici aux Petit-Carmes. C'est bien lent, bien fastidieux, cette procédure; mais je continue de me débattre et de chercher à me disculper, c'est-à-dire que je m'embourbe du mieux que je puis, et seul... » Naturellement tous les journaux me trouvent une tète à ça, une physionomie suant le vice et le crime. On me l'avait déjà dit auparavant. On me le répète depuis le berceau. Béjard n'a pas été le moins clairvoyant de ces physionomistes. Begard d'assassin! C'était son bonjour. Parole d'honneur, je crois même lire à travers leur prose vertueuse, le regret que je n'aie pas ajouté quelques crimes à celui-ci, pour justifier les diagnostics de tous ces Lavaters. Physique oblige! » » Journée rude et émouvante. Mes bons amis les Tilbak, Marbol, Vyveloy, Vingerhout, d'autres encore, sont venus déclarer que j'étais un digne, généreux, compatissant garçon. Tête chaude, exalté, incapable de faire du mal à une mouche. Il fallait savoir me prendre! Ne pas me caresser à rebrousse poil. Ils ont cité mille traits de mon caractère. Siska a rappelé des bienfaits que j'avais oubliés... Ils n'ont pas eu peur de se dire les obligés d'un voleur et d'un assassin... Ah ! pauvre, pauvre Siska ! Tous ont vanté ma douceur pour les humbles; mes visites aux meurt-de-faim, durant l'hiver! Ils m'ont fait peur en risquant de trop me blanchir. Les jurés avaient la larme à l'œil. Braves amis, ils ne m'ont jamais été si chers qu'aujourd'hui. Par moments j'avais envie de me disculper ou de dire la vérité, du moins pour l'amour de ces chères âmes. Mais j'eusse compromis tout mon plan. » Heureusement, pour la réussite, que les témoins à charge sont venus m'accabler. Mes amis, malgré leur accent de sincérité et leur voix émue, ont eu presque l'air de témoins vendus, tandis que l'abominable Félicité semblait publier la vérité. Sa déposition a été un chef-d'œuvre de rancune, de mauvais gré, de duplicité; chaque mot calculé pour me perdre. Toutes les peccadilles de mon enfance, des vétilles oubliables, ont été exhumées, présentées souple jour le plus odieux. Elle ne m'a pas fait grâce d'un seul de ces méfaits de gamin qui annonçaient chez moi le monstre précoce et endurci que je suis. » Dieu merci ! mes amis n'ont pas réussi à me sauver. Régina, aussi, est venue déposer. Digne, hautaine, répugnant à feindre le deuil, elle a indiposé le public qui ne la trouvait pas assez émue, assez voilée, pour la veuve de la victime... N'importe, malgré ce que son attitude avait de discordant, on n'est point parvenu à établir qu'elle était pour quelque chose dans le drame... Elle n'a pas été forcée de s'asseoir à mes côtés. Elle aussi, ô chère Régina, — a tout fait pour me disculper. Et son indulgence n'a pas peu contribué à lui aliéner la badaude-rie vile et bornée. Vrai, j'éprouvais une réelle volupté à lui entendre dire, sans phrases, tant de bien de moi. C'était même la première fois qu'elle m'honorait d'une si impartiale analyse. Elle, si fière, si distante ! Je me considère payé, et au delà, de mon sacrifice. Elle parlait d'une voix calme, avec assurance, mais toujours avec supériorité. Elle méprisait le tribunal èt la foule. Son témoignage aura contribué à m'a perte. Il a dû me retirer les dernières sympathies. 0 la consolante oraison funèbre ! » A Louvain, depuis deux ans, j'ai appris ce matin, la nouvelle du mariage de Régina avec Marbol, député d'Anvers, l'élu des Gueux. » Il y a quelque espoir, à présent, que ma ville soit régénérée. Ma toute chère est ralliée à notre cause et mon sacrifice n'aura pas été perdu... » Et maintenant, meurs, abominable voleur, débauché, assassin... Meurs, enterrant avec toi, ton romanesque et patrial secret. Ou raconte-le, s'il t'oppresse... 11 est tellement invraisemblable, tellement en dehors de l'ordre des choses de ce monde et de ce temps, que personne, pas même Gina et Marbol, n'y croirait. » w Ce qy.i recommande tout particulièrement nos éditi d l'attention des lettrés, c'est qu'el-lis ne se vendent,pas d, Us gares des chemins de fer. DANS CETTE, MÊME COLLECTION La Gouine — roman parisien — par A.-J. Boyer d'Agen, i vol.......fr, 3 5c Autour d'un Clocher — roman sur la Terre c tes Paysans, condamné par le Jury de la Sein — par Fèvre-Desprez. 1 vol. . . fr. 35 scènes naturalistes de la ,r Léon Gandillot. 1 vol. Entre Conjoints vie maritale — Nous supprimons de nos catalogues environ 200 volumes divers, complètement épuisés dans nos rayons, et qui ne seront pas réimprimés. Nos publications soni envoyées franco dans tous Pays faisant partie de l'Union postale universelle.