Georges Eekhoutf Cycle patibulaire \ BRUXELLES chez Hemiî KISTRMAECKEKS, éditeur "3;>ïiie Diipon(. "3 1892 Georges Eekhoud Cycle patibulaire BRUXELLES chez Henry KISTEMAECKERS, éditeur 73, rue Dupont, 73 1892 DU MÊME AUTEUR Kees Doorik. Kermesses. Les Milices de saint François. Nouvelles Kermesses. La Nouvelle Carthage (iro série). Id. (2e série). Id. (3e série). Les Fusillés de Malines. Eïf PRÉPARATION : Au Siècle de Shakespeare (essai d'ethographie). La Nouvelle Carthage (édition définitive). Le Citnte de la Digue (roman). Il a été tiré de ce livre 200 exemplaires sur vélin et 25 sur papier de Hollande. Tous numérotés de 1 à 225 et parafés par l'auteur. oA oArnold Go fin Le Jardin Allons, Monsieur Jules... Un petit tour de jardin... Il est dans son beau à présent... Fille, ouvre donc la porte à monsieur... car il a l'air de ne pas savoir le chemin..... Ah ! oui, le jardin ! Il s'enfonçait, oblong et assez vaste, derrière la maison sans étage. On poussait une petite claire-voie peinte en vert qui le séparait de la cour et empêchait les poules d'y pénétrer. Par-dessus la haie vive émergeaient le clocher du village et la plus haute croix du cimetière. Une gloriette tressée de liserons, de capucines, d'aristoloches et de pois de senteur, occupait un des angles du fond. C'est pourtant dans cet enclos rustique, trop régulier, à la fois courtil, jardin et potager, tracé au cordeau, propret et symétrique jusqu'à la manie, semé de plantes prolifiques et voyantes, arborant de gros fruits rubiconds et peu délicats, fleuri de roses perpétuelles, de dahlias, de tournesols, de pivoines; des carrés de choux alternant avec des buissons de groseilliers ; c'est dans ce jardin vulgaire que vaguent obstinément mes souvenirs, à chaque printemps, quand il fait très doux et que cet air tiède vous serre tendrement la gorge et vous donne envie de pleurer..... Avec ses légumes violets, ses poiriers taillés en pyramides, à la fois luisant et haut en couleur, il me faisait l'effet d'un pataud endimanché, faraud et guindé, cachant sous des étoffes trop caties et peu coûteuses son grand corps charnu et taillé à grands coups. En fîmes-nous souvent le tour, dans tous les sens ; l'avons-nous parcouru de toutes façons ; me suis-je extasié, pour flatter ton brave homme de père, devant les puériles arabesques de buis et d'œillets nains, devant ces petits chemins en spirale et cette statuette en plâtre portant sur la tête un vase de clématites, — dis, ma bien-aimée d'alors, ma plantureuse idole d'autrefois, ma taure bénigne aux fortes hanches, aux yeux confiants, aux joues framboisées !... Si ce jardin d'un mauvais goût si recherché et si barbare avait quelque chose de toi, mon fruste animal rose, à la fois vulgaire et appétissant ! Les grandes fleurs rondes s'y épanouissaient glorieusement ; roses et giroflées embaumaient à outrance ; cerises et groseilles y foisonnaient et les abeilles gloutonnes le pillaient sans vergogne. Jardin radieux et candide ! Comme toi, chère enfant, il éclatait d'un rire sonore, que d'aucuns eussent trouvé canaille. Et dans ton corsage de cotonnade, étreignant ta taille opulente, tu me semblais ces gros boutons de pivoines au moment de s'ouvrir à l'humidité de la rosée fraîche. Qui me définira ta beauté copieuse et-tes charmes si bien ordonnés, jardin élu des sèves ? Du jour où tu connus le jeu d'amour, mon aimée, tu le jouas avec la conscience que tu apportais à un beau travail profitable, aux fonctions saines et rémunératrices de la vie rurale. Autant que toi ce jardin faisait l'orgueil de ton père le cabaretier : — Allons, Monsieur Jules, un petit tour de jardin !.... Et tu m'y pilotais et m'en montrais les métamorphoses progressives, ô ma Chair non pareille! Je m'intéressais, avec toi, aux végétations les plus discréditées. Charme du temps, atrocement cru mais point banal, où fleurissent les pommes de terre ! Temps humide, temps de gésine, temps gros, où la glèbe transpire et sent la luxure. Oh ! je n'oublie pas l'odeur fétide et pourtant irritante de ces fleurs, ce parfum de racines qui tètent... C'est par un jour de pluie chaude de juin que tu te ployais pour me cueillir des fraises et en te relevant ta croupe craquait et ondulait, comme chez une pouliche qui se trémousse, et je me penchai, et ton visage frôla le mien, si à propos, que, bouche à bouche, nous confondîmes longtemps nos souffles, éperdus..... Baiser sain, savoureux, abondant... Mais si tes lèvres avaient le goût amb'rosiaque de la fraise, elles avaient aussi l'arôme un peu terreux et suret des fleurs dédaignées, des fleurs de la pomme de terre... Parfum de touffeur, d'orage et de sol détrempé..... Combien de fois dans la gloriette me suis-je promené autour de toi, avec des haltes fréquentes, après avoir fait le tour du jardin ! Amour reposant et sûr, viriles débondes, harmonieuse et pleine réfection des sens. Cela devint une habitude. Jamais de jalousie, de bouderie ou d'humeur. Je te retrouvais toujours secourable et complaisante comme je t'avais laissée la veille..... C'est à peine si au mois des sureaux ou vers la chute des feuilles nos prostrations normales, longues, absolues, sans subterfuges et sans artifices, dignes de la Nature qui n'entend pas malice en ses œuvres, furent un peu plus violentes, ton rire moins joyeux et ta prunelle plus fiévreuse ! Une année, une pleine année de totales et copieuses possessions, ma sœur, ma libre et candide maîtresse! Pourquoi ne me demandas-tu ni promesses, ni gages? Il ne me fallut rien te jurer. Tu t'étais donnée comme je t'avais prise, tacitement, après quelques visites, sans préambule apparent, sans que nous ayons parlé de cela... Je crois même que nous parlions de bien autre chose : de la vieille servante du curé, si bavarde; de ton voisin, le fils du charron, ce rougeaud dont tu te moquais de si bonne foi, ou d'objets moins notables encore, de la voiture du baron d'Armelbrang, qui venait de passer avec un fracas despotique sur la grand'route silencieuse... Midi. Les mouches pâmées et moribondes battent des ailes au bord de la vitre. Tu me tends une allumette enflammée pour rallumer ma pipe, tu ris de ma maladresse et de ma distraction, je prends tes mains, je les presse, tu ris toujours, mes dents crissent, j'ai froid dans le dos, et comme tu te recules derrière le comptoir, je te renverse et hume, cueille et m'approprie les irritantes prémices de ta jeunesse. . Damnation !... A ce seul souvenir mon sang s'insurge et se cabre comme un coursier de guerre dresse l'oreille à la fanfare de la charge... Et ce jour-là, je revins te voir, au crépuscule... Et comment se fait-il que rien de ce jour ne me fut indifférent, que je revois jusqu'au sarrau bleu de ton polisson de frère, qui rentra ce soir, un peu éméché, son foulard rouge sortant de la poche, et qui crut devoir me distraire en me proposant une partie de billard... Le brave garçon ! D'où vient que je te regrette, ma blonde potelée, crème de femme, fraîche et moelleuse, ferme et tendre, douce à respirer comme les simples, sapide comme une mûre sauvage mordue à même les buissons, d'une saveur presque fraternelle, aussi caressante au toucher que l'étoffe satinée des martagons du jardin ! Me faut-il apprécier seulement aujourd'hui ton amour sûr et reposant, le seul qui ne me laissa ni rancoeur, ni déboire? Dis, faut-il que ce soit seulement aujourd'hui? Et le sentiment de cet amour qui ne me démolit point, qui m'assouplit et me fortifia même comme un massage, qui n'eut rien d'artificiel et de corrodant, se met à fermenter maintenant dans mon cœur. Ainsi l'anodine et rafraîchissante bière blanche du pays devient capiteuse et traîtresse dans les cruchons de grès hermétiquement clos. Lorsque je partis pour la ville, tu ne te plaignis même pas, fille incomparable. Devant les tiens ta main secoua cordialement la mienne. Demeurés seuls un instant, ton baiser ne fut ni plus exaspéré ni moins balsamique que de coutume... Tu demeuras bonne, rieuse, accorte, comme toujours. C'était pourtant en mai, amie point comédienne, et le jardin que me vantait ton père serait si glorieux cette année et recommencerait avec tant d'exubérance et de prodigalité sa carrière dont nous avions suivi les progrès avec tant de sympathie l'autre été... Et tu n'avais point démérité, tu n'avais point vieilli. Pas une allusion à la vie nouvelle qui commençait pour moi et aux conséquences de notre séparation... Nous nous quittions bons camarades, comme nous nous étions rapprochés... Les premiers mois de l'absence, je m'échappai, de loin en loin, de la ville, pour te faire visite. Heureux, dans mon égoïsme, de te trouver toujours rose, rieuse et vaillante. La dernière fois, c'est d'un air très simple, et avec une pudique rougeur bien loyale, nullement affectée, que tu te levas à mon entrée... J'interrompais ton tête-à-tête avec le fils du charron... Vous étiez attablés près de la fenêtre... Assis à ma place habituelle, le gars me tira gauchement sa casquette... Et devant ton bon sourire, et devant la façon dont tes yeux clairs me désignaient, pour ton fiancé, le ferme et crâne gaillard dont les grosses cuisses et le visage de pleine lune te mettaient en gaieté autrefois, je fus sur le point d'oublier que rien ne se fut passé entre nous, de croire, mon enfant, à ton innocence, bien entendu à cette innocence de la chair, dont parlent le catéchisme et la poésie surannée — car pour celle de ton cœur, de ton bon cœur, je n'en ai jamais douté... Cette fois, pourtant, profitant d'une sortie de ton futur baes, le mâle de mine prolifique, je voulus t'embrasser et te traiter comme devant. C'était mal, pervers cela, et sortait de notre honnête commerce des jours passés. Aussi tu ne me dis rien, tu ne te rebiffas pas avec colère, mais sans effarouchement, sans pruderie affectée, tu me regardas d'un air surpris, d'un air indifférent, de l'air inconsciemment cruel dans son affabilité même d'une personne renseignant un visiteur qui se trompe d'adresse... Pas d'autre changement en toi. Tu restais mon bon camarade, ma blonde réjouie. Tu te laissas embrasser, tu te laissas embrasser... : si passive, que je n'eus plus envie de recommencer. Et sans qu'il y eût eu reproche ou autre explication, toute velléité de renouveau amoureux avec toi me passa... Cela fut si simple, si digne, si dépourvu de mise en scène et de posture que dans le moment je fus conquis a la situation nouvelle, sans un regret, sans un dépit, même pris de vénération pour l'extraordinaire fille. Je lus même de belle humeur, je riais et te racontai, un peu en hâbleur et en gascon, des histoires merveilleuses de la grande ville, et le soir, quand ton frère rentra, accompagné du charron membru, je perdis royalement, au billard, deux tournées de bière blanche ; et tu pus croire, — oh! le complément suave de ma chair! — que je te perdais, toi, avec autant de résignation et de sérénité que le reste de l'enjeu... Vois, la contagion de ton insouciance et de ton tempérament peu romanesque ; l'après-midi, je ne songeai pas même à faire un tour au jardin, où à aller seul m'asseoir, élégiaquement, sous la tonnelle... J'entrevoyais, au delà de la cour, les rouges pivoines enrichies de diamants par la dernière averse et je respirais des bouffées de terre humide et de fleurs potagères... — Allons, Monsieur Jules, un petit tour de jardin!... — Tout à l'heure, baes, tout à l'heure !... Mais à présent, rentré à la ville, ce n'est plus la même chose. C'en est fait de mon beau calme, de mon indifférence, de mon dédain, de mon renoncement. Veux-tu croire, 6 succulente fille, amoureuse au ragoût inoubliable, que je souffre à l'idée de ton mariage avec ce rustre aux étreintes victorieuses! Je me le représente à l'œuvre, le gaillard expéditif. Un voile passe devant mes yeux. Vrai, s'il était ici, je lui chercherais querelle, moi qui l'ai complimenté sincèrement, moi qui ai mis, et sans arrière-pensée, alors, vos mains l'une dans l'autre, et qui ai promis d'assister à la noce... Pardonne, cette déclaration, la première, mais depuis, je commence à croire que je t'ai aimé. C'était donc de la passion pour du vrai, et non de la bagatelle, du simple plaisir, de l'amusement corps à corps que nous prenions sous la tonnelle du banal jardin... Heureusement, positive campagnarde, que tu n'as jamais lu de livres et d'autres bêtises où des gens, sous prétexte qu'ils se voient volontiers de près, se lamentent, rêvassent, pérorent, se rongent le cœur, se boudent, se jalousent au lieu de profiter de l'occasion et du temps, et de s'accoler, et de se mêler... D'ailleurs, tu n'y comprendrais rien. C'est la ville qui réveille et entretient chez nous ces lubies, ces chimères d'enfant gâté, ces recherches de midi à quatorze heures, et qui nous fait regretter, — oh ! ne ris pas trop! — comme des trésors de bonheur, des périodes culminants de béatitude, des paroxysmes de félicité, l'habitude, le passe-temps, le plaisir machinal, le pis-aller d'autrefois... Tu ne ressasseras pas le passé, toi, ma placide et simplice compagne des francs jeux, tu ne rumineras point ta vie morte et ne connaîtras jamais les lancinantes nostalgies, ma simple et rose femelle, quand des enfants, beaucoup d'enfants, te seront venus... — Un tour de jardin, Monsieur Jules... Ah ! baes, je ne hausserais plus les épaules et ne ferais plus le fort, l'homme raisonnable à présent. Le jardin ! Je m'y précipiterais, j'y courrais en fanatique, je m'y plongerais, comme dans un sanctuaire miraculeux, à la fin d'un mélancolique et fervent pèlerinage... Ah ! ce jardin ! Ce que je m'y promène, d'ici, en pensée; ce que j'en hume les parfums violents, ce que j'en admire les fleurs barbares, ce que j'en croque les fruits rêches. Autant ces objets étaient passifs, couchants, effacés, tout à ma dévotion, là-bas, au temps de ma liaison avec ta fille, digne baes, autant à présent ils me hantent, m'obsèdent, me bourrèlent, impérieux, narquois, désirables. Pas un détail que ma mémoire ne me rabâche. Les plus futiles sont les plus acharnés. Le revers de la main dont le charron s'essuie le front et rejette en arrière sa casquette de soie; la couleur saurette de ses bragues rapiécées, la camisole rose de la petite, les turquoises de ses boucles d'oreille. Une touffe de pensées qui expiraient, dans un verre d'eau, sur le comptoir. L'odeur de la pipe. L'orteil qui passe par le bas troué du pacant, mon rival, lorsque, assis en _ LE JARDIN 21 balançant les jambes, il a laissé choir son sabot. Et l'air de petite ménagère en perspective, de petite femme qui soignera bien son homme, l'air un peu dégoûté mais compatissant et prometteur aussi, dont I elle a regardé l'orteil du robuste ouvrier. Les bouffées lourdes qui soufflent du jardin... Le clapotis de l'eau dans le bac où elle rince les verres ; le glouglou du robinet... Leurs yeux d'une bêtise si affolante, le claquement de lèvres luron du gaillard, sa façon de se caler sur ses hanches et de se cambrer... et l'ostensible appétence de la fiancée, devant ce prochain coucheur. Toutes ces choses, toutes, toutes, bien d'autres encore me suffoquent, compactes et pesantes, et se résolvent en larmes contre les parois de mon cœur. Et je rapproche de ces scènes récentes les choses anciennes, celles de mon règne, de mon pouvoir sur elle. Minutes incomprises, minutes méconnues, minutes si chères à présent ! Riens que je voudrais revivre au prix du restant de ma vie ! Au jardin du cabaret sur la grand'route de Hollande, mes souvenirs butinent comme des abeilles ; mais le miel qu'ils en rapportent tourne à l'amertume. C'est une assiettée de soupe au lard que tu mis un soir d'hiver devant ton lendore de frère et que tu plantes à présent devant ton baes fessu, aux cheveux filasses, aux yeux d'enfant, aux bras terribles. Et le chemin bordé de saules, qui me conduisait à ta porte; l'accotement étroit et poudreux, longeant le fossé stagnant, et, par delà les blés, l'éclair d'une faux qui fait lever les sauterelles. Et le soir qui tombe, et la cloche du village qui te fait dire : « Déjà neuf heures! » et la nuit fermée, sans un réverbère, sans une lanterne, quandjesorsdu cabaret. Et nos mains et nos lèvres qui se concertent une dernière fois dans l'ombre, après que tu as poussé les volets... Et les longs silences, quand tu te penchais sur ta couture avec, pour les scander, cet éternel : « Oui, Monsieur Jules, ainsi vont les choses de ce monde ! » 0 chère bête qui me manque !... Dire que je sais même à présent, à quel moment tu soupirais! Dire que tout cela est passé, bien passé; que tu ne me seras jamais plus ce que tu m'as été, que je vieillirai, que je vieillis... — Allons, Monsieur Jules, un petit tour de jardin !... Ah oui ! Le JARDIN ! Au dieu de 1 esprit et de la discipline s'oppose le dieu de la nature et de Iivresse, àyla force purifiante, la force orgiastique au grand éducateur de Vhonitiie, le grand troubleur deslàmes, 'Vardent excitateur des êtres. Edouard Schuré. Te le rappelles-tu, chère] âme,"1 ce dimanche, en Campine, il y a trois ans... Nous descendions du tramway à vapeur à Saint-Antoine, — Sinte Teunis, comme ils disent là-bas, familièrement, en câlinant presque le bénin patron. Oui, nous avions usé de ce tramway à vapeur qui dessert à présent, dans les deux sens, la réfractaire contrée à l'orient d'Anvers. Je nous vois encore quitter la chaussée, pour détourner, à droite, derrière une ferme, puis nous engager, à travers la bruyère, dans un sentier sablonneux menant à cet écart de Zoersel, dont le nom seul, musique de source qui sourd, nous captivait. Comme nous marchions, allègres mais taciturnes, non sans nous enliser dans les ravines, la pensée du prosaïque véhicule que nous venions d'abandonner persistait à m'irriter l'esprit. Ainsi le déboire s'attache au palais. Pensée très latente et pressentiment plutôt que sentiment. Fâcheux point de départ, tout de même, car, à propos de ce tramway de malheur,'je me remémorai la récente indignation d'un journal très éclairé contre les brutes de la Campine. N'avais-je pas lu quelque chose dans ce genre : « Savez-vous ce qui arrive maintenant dans nos consciencieuses campagnes? (Consciencieuses, l'epi-thète y était, et juste, quoique le scribe ne l'eût pas fait exprès.) C'est édifiant. On s'est imaginé que le chemin de fer vicinal est le diable en personne (pourquoi pas?) et l'on oppose tous les obstacles possibles p PARTIALITÉ 27 à la construction de son réseau. Tous les jours on signale des actes, de mauvais gré, qui vont parfois jusqu'au crime. On accumule sur les voies des troncs d'arbres, d'énormes pierres, et l'on arrache les rails là où on (la-on-on! la-on-ou!) croit pouvoir le faire sans être surpris. On dérange aussi les aiguilles des excentriques pour provoquer des déraillements ; de grands malheurs ont déjà failli arriver. « Enfin, dimanche dernier, deux villageois croyant faire œuvre pie, ont tiré un coup de pistolet sur le machiniste qui fait la navette entre Schilde et Wyne-ghem. Tous ces faits, qui montrent, sous un jour si révoltant, l'ignorance et la brutalité de nos ruraux, sont attestés par le clérical Phare de l'Escaut qui les déclare dignes de peuplades sauvages. Ce journal ajoute, ce qui est plus caractéristique encore, que ces méfaits se commettent avec la complicité morale de toute la population qui y applaudit, j> La diatribe né me revint pas intégralement à 1 esprit en cheminant dans les varennes hantées par ces pseudo-vandales. Cependant, je parvenais à en reconstituer les principales beautés. Je me répétais ces phrases topiques et les ruminais avec un singulier délice. Ces voltairiennes doléances me rendaient _ encore plus chère l'atmosphère de cette matinée dominicale au cœur du fruste pays. D'ailleurs, pour exalter mes amours jusqu'au paroxysme, il me suffit d'imaginer le pire opprobre dont la foule réprouvée accablerait mes élus!... Si je ne te communiquai pas, à mesure qu'elle se développait, cette méditation en quelque sorte apéri-tive, c'est que je craignis à une méprise de ta part devant l'indéterminé, et peut-être à une injustice, devant l'apparente férocité de ma pensée. Peut-être appréliendai-je que, traduite en paroles, elle ne s'éventât comme un bouquet compliqué et subtil. Pudeur de la très intime pensée ! Peur de la voix qui trahit ce que la parole déguise. Silence gardé non par crainte de trop bien se comprendre, mais par crainte de ne pas concerter assez..... Que de circonstances entretinrent et rehaussèrent ces évagations ! A mi-chemin de l'étape une pluie chaude tomba. Trop anodine pour friper ta légère toilette de barège, elle suffit pour mettre en liesse la végétation altérée. L'odeur aromatique et pénétrante que cette aspersion fit sortir des arbres ! Ma ferveur patriale s'en réjouit comme d'une caresse arrachée à ce ciel renfermé et à cette plaine exclusive. Le pays m'assimilait à ses crânes réfractaires. Il me savait épris de longue date, de la pluie, des glorieuses pluies d'été de la Saint-Médard qui despotiquement pourrissent les foins et avarient les moissons, mais qui flattent et satinent les feuillages et allaitent les grands arbres au choc des nuées mamelues. Ce dimanche faste, lourd d'accalmie, je me sentis presque défaillir de gratitude au parfum réveillé, au parfum vierge des sèves. Les essences pubères, titillées par l'averse, s'efforçaient de précipiter, à force d'effluves capiteux, les spasmes d'un orage lent à venir. Chaque rideau d'arbres émettait son arôme particulier. Dans ce concert, le parfum des chênes était le plus fort; fleur viril de l'hercule des arbres. Les bouleaux expiraient des senteurs moins âcres, moins effrénées. Les pins religieux et continents, trop tentés, trahissaient leurs angoisses par des bouffées d'encens mystique ; tandis que bruyères et genévriers, non moins effervescents, se livraient aux abeilles éperdues. Comme, par ce temps équivoque, pays et paysans étaient corrélatifs ! Et ce ciel verdâtre où des qua- drilles de nuages s'entraînaient pour la chevauche'e décisive ou s'évitaient, avec des feintes de lutteurs qui tardent à en venir aux mains et qui, avant le corps à corps, amusent et exacerbent l'anxiété du tapis ! Et, par moments, cet horizon plombé, opaque, tout d'une teinte, traversé d'obliques éclairs et de fallacieux coups de soleil !... Autant d'annonciateurs des faces mystérieuses, délicieusement énigmatiques, de mes braves bagaudes campinois, de ces faux apathiques, aux félins et inquiétants sourires, aux poses languides, aux lents regards capons ! Et, plus bas, la verdure mouillée, en sueur, luisait comme après la rixe, l'amour ou la corvée, les roses joues pleines. Et, sourdant du sol, comme d'une croupe fumante, cette vapeur si lourde, si oppressive qu'elle ne montait pas jusqu'aux branches ragaillardies, mais n'ouatait que les broussailles !... Qui dira jusqu'à quel point, mon aimée, nos sensations se rapprochèrent durant ce houleux silence Aujourd'hui, je tenterai de te confesser les miennes malgré que je râle et que je suffoque encore en les imaginant : Te sentant menacée, environnée de désirs hostiles, j'aurais dû t'aimer mieux, n'est-ce pas? Eh bien, non ! d'occultes rivaux, d'imminents ravisseurs m'incitaient à je ne sais quelle félonie, à quel partage de mon unique trésor. Je perçus des déclarations bourrues bruissant à tes oreilles, c'était comme si les plus entreprenants te soufflaient leur haleine au visage; les froissements des branches devenaient des attouchements de sylvains. Qu'importe ! Je n'en éprouvais aucune jalousie. Nous avancions. Sans m'échauffer tu te blottissais contre moi. A l'entrée de cette sente à travers la chènaye où les feuillages rapprochaient tellement leurs ramures qu'un char de moissons y avait accroché au passage des épis et des brindilles de loin, tu t'arrêtas net comme si des bras allaient t etreindre et t'emporter. Je vis ce mouvement mais n'y pris point garde. Je t'entraînai en avant. Plus loin, tu frissonnas à l'alerte d'un écureuil grimpant au faîte d'un sapin. Je ris de tes transes. Depuis ce moment tu semblas te résigner. Ce ne fut plus, jusqu'à notre arrivée à Zoersel, dans ton cœur comme dans le mien, qu'un doux et mystérieux serrement, qu'une angoisse étrangement voluptueuse. Et ce clocher qui avait eu, tout le temps, l'air de nous conjurer ! Après avoir passé quelques tènements de maisons, au tournant d'un dernier coin qui nous masquait la perspective, nous débouchâmes dans une sorte de carrefour, devant le cimetière, à l'heure où finissait la grand'messe. Et, brusquement, de tomber sur un attroupement de jeunes blousiers, campés sous un tilleul centenaire pour voir défiler leurs savoureuses paroissiennes, avant de se répandre dans les estaminets..... C'était eux : Les patauds très entreprenants, ennemis jurés de la ville et des œuvres urbaines, les gaillards exubérants, mais sans aucune urbanité, les réfractaires que nous signalaient, depuis des heures, à la suite du cuistreux journal, le ciel bougon, la campagne haletante, la pluie trop tiède et les sèves exaltées. Montés en couleur, les pommettes et les oreilles avivées par les ablutions dominicales et le raclage chez le frater, sanglés dans leurs bragues de drap noir bien cati; la casquette de moire rafalée dans le cou, ou posée de travers en éborgnant de la large visière les plus dégingandés de ces farauds ; les sarraux bleus empesés, fronçant à l'encolure et ballonnant comme une cloche ; mains en poches ou bras croisés ; tous u J._ PARTIALITÉ 33 calés comme des lutteurs, dans la posture avantageuse et luronne du cochet de village qui se sait la cible des plus convoiteuses œillades de sa paroisse. La plupart n'arboraient que de naissantes moustaches ou qu'une mouche de poil follet. Il y avait dans ce rassemblement des cadets de seize ans comme des gars de trente; de grands poupards, un peu veules, blonds comme le chanvre, aux yeux d'un bleu de faïence, l'air timide et passif, coudoyaient des brunets musclés et trapus, frisés comme des moutons, aux prunelles ardentes et veloutées. Et dans le tas de ces gaillards de complexion normale, s'insinuaient un ou deux rousseaux chafouins et grêlés, puis l'invariable bossu, le loustic de la bande, et enfin, le non moins fatal innocent, le mystérieux prédestiné, ayant poussé à la pluie et au vent, maltraité ou choyé suivant la superstition dominante, tantôt objet de terreur, tantôt fétiche bienfaisant, tenu tour à tour pour'un visité de Lieu et pour un possédé du diable, battu comme plâtre et lapidé pendant lepizootie ou après la grêle ou le feu ; entretenu et dorloté à la veille des moissons, et, sous ses guenilles, plus beau, plus sain encore que les plus plastiques de ses compagnons, tellement beau que les faneuses aux champs se signent et s'enfuient lorsqu'il rôde autour d'elles, autant par crainte de polluer l'œuvre divine que de tenter le démon..... Et pourtant elles ne sont pas filles à se laisser facilement rebuter ! Mannequinées dans leurs cottes bouffantes, fières de leur fichu de damas ou de laine frangée, des coiffes ailées ou des bonnets enrubannés encadrent leurs visages ronds. Leurs galbes évoquent plutôt le fruit mûrissant, un peu rêche et acidulé, que la fleur satinée aux fragiles pétales. Pataudes à l'épiderme résistant, préparées, par les morsures du soleil et les gelées corrodantes, aux non moins âpres baisers de leurs galants. Hanches fournies, gorges fermes et protubérantes défient rudes étreintes, accolades intempestives, inopinés corps à corps parmi les foins nouveaux des meules ou les foins plus suborneurs encore des granges. D'avance leurs yeux hardis et lascifs scrutent et palpent sans vergogne les formes de leurs épouseurs. Femelles solides comme les mâles, aussi libres que leurs compagnons de charroi et de culture, trayeuses sans préjugés; pour peu que le poursuivant temporise, elles sont capables de lui déclarer à brûle- sarrau leur légitime envie et même d'essayer leur coucheur avant les noces. Dam! on ne connaît pas le divorce au village! et, comme elles disent, on n'achète pas un bœuf pour un taureau ! Lourdes dévotes, pour se donner contenance, elles manipulent des missels graisseux imprimés en caractères d'abécédaires à l'intention de ces liseuses ânon-nantes et leurs doigts gourds défilent machinalement des chapelets de buis. Il nous fallait passer, couple intrus, entre la procession des femmes et l'immobile carré des regardants. Appariés, nous déréglions la communauté ; nous manquions à l'édifiante séparation des jupes et des blouses. Surpris par notre présence insolite et presque dévergondée, on nous dévisagea, à droite et à gauche, d'un air torve et pantois. Cette confrontation ne dura que quelques secondes; en me la rappelant, j'en ai froid jusqu'aux moelles; mais j'en regrette la délicieuse angoisse et le charme pervers. Ce monde m'était plus affectif que sinistre. Massés sur le mamelon au pied de l'arbre, affriolés au passage de leurs pataudes, n'est-ce pas que ces laboureurs en parade dégageaient un fluide plus impérieux et plus magnétique que les grands chênes de tout à l'heure? J'augurai d'emblée leur solidarité dans n'importe quelle entreprise, et un terrible danger pour moi; mais surtout pour toi, trop désirable citadine! Sans doute, avant d'arriver jusqu'à toi, ils me passeraient sur le corps. Mais après? En se dédommageant de leur longue continence, en se dégorgeant jusqu'au soulas, ils assouviraient du même coup leur haine contre la cité... Eh bien, sous la menace d'une catastrophe, je refusais d'abhorrer les prochains ravisseurs. Aberration, détraquement, monstruosité; appelle cela du nom que tu voudras, mais je jure que, durant ces minutes climatériques, je ne t'aimai plus qu'en eux; oui, dans mon for intime je leur savais gré de te trouver à leur goût ; misérable que j'étais, la perspective de la consécration suprême, oui, de la tragique et dernière consécration de ta beauté, par ces connaisseurs expéditifs, au prix de mon sang, au prix de notre sang et de tout le reste, m'ouvrait je ne sais quelle perspective de criminelle béatitude... Pardonne-moi la révélation d'une faiblesse aussi irrémissible que le vertige !... Par un étrange dédoublement de la conscience ou par la force de l'habitude et du préjugé, mon allure et mes dehors réagissaient de leur mieux contre le mental abandon de ce que je croyais posséder de plus précieux au monde. Rien ne transpira de cette préméditation. Ma conduite continua de démentir ma pensée. Combien emprunté et menteur mo.n air de supériorité et de bravade en présence de tous ces rustauds déterminés, gaillards du premier mouvement, buttés dans leur frénésie charnelle, qu'une impulsion, oh! un rien d'impulsion, un geste, un pas de l'un d'eux, précipiterait tout d'un bloc vers l'attentat ! J'essayais de leur en vouloir et n'y parvenais pas ; au fond, j'étais presque humilié et chagrin de me sentir confondu dans leur générale réprobation des gens de la ville. Pour tout dire, la fin de l'aventure, me porterait à croire que je ne parvins pas à leur donner le change sur mes sentiments, qu'ils ne furent pas dupes de ma crânerie, et que s'ils feignirent de se laisser prendre à mon abord résistant et agressif et de s'en laisser imposer, ils lurent et sentirent combien étroitement je tenais pour eux, combien indélébile se révélait notre communion. Pour toi, comme pour n'importe quel profane, je devais avoir l'air de les tenir en respect et de les pétrifier sur place. Tu sais à présent à quoi t'en tenir sur l'héroïsme de ton chevalier! A la vérité, loin de méduser ces blousiers, le regard que j'opposais au choc de leurs prunelles, à la fois lubrifiées par la luxure et enflammées par une promesse de carnage, les flattait et les suppliait. Quant aux paroissiennes, furieuses de voir se détourner à ton profit l'attention des plantureux garçons, elles nous témoignèrent peut-être des sentiments moins équivoques; leurs physionomiesmafflues exprimaient une haine sans mélange. Leurs sourires pinces, leurs clins d'œil obliques luisardaient comme des braises. Sois sûre, pauvre amie, que si mes pronostics se fussent réalisés, jaloures, ces Katto, safres comme des chiennes, n'auraient jamais permis à leurs Jann ragoûtants de te posséder vivante. Aussi, tu baissas la tête sous l'anathème de ces prunelles!.. .. Ce qui m'entraînerait décidément à supposer que les villageois nous épargnèrent parce qu'ils flairaient mon faible pour eux, c'est qu'à mon simulacre de défi quelques-uns des blousiers répondirent en me tirant ironiquement leur casquette. « Sois tranquille, avaient-ils l'air d'insinuer, nous te connaissons, mon beau monsieur. Faux citadin, âme rurale, transfuge repenti! Au besoin, plutôt que de nous contrarier, tu nous prêterais main-forte et ferais notre jeu ; car en toi commande notre race, bouillonne notre sang et couve notre humeur. » A peine les eûmes-nous dépassés, en leur tournant le dos, qu'ils nous gratifièrent de quelques quolibets soulignés par des rires égrillards Aussi, tu pus croire que je les avais réellement matés..... Seule, une terrienne plus effrontée que les autres, encouragée et poussée par ses compagnes, se détacha de la file en courant, nous rejoignit, se tint en travers de notre route et avisant la brassée de bruyères que tu avais cueillie, nous décocha cette boutade plus gracieuse qu'offensive : — La petite signorine, prenez garde que les abeilles de Campine ne viennent vous réclamer tout à l'heure les fleurs que vous leur dérobez! Et elle s'en retourna, plus interloquée que nous, ce qui n'empêcha pas la galerie de l'accueillir à son retour par des vivats et des effusions de gestes ; con- vaincus que la pataude nous avait gratifiés d'une de ces énormités qu'engraisse et que farcit la langue flamande. Quelques grasses huées furent lancées sur nos talons par acquit de conscience. Hors de danger, nous n'échangeâmes pas un mot. Plutôt troublé que gêné, sans la moindre rancune contre ces rustauds, je m'abstins de te parler de l'incident, craignant autant d'épiloguer sur leur licence, que d'avouer ma blâmable partialité à leur égard. — Franchement, me disais-je, elle n'a pas à se plaindre ! Les lurons sont restés platoniques tout de même! Ils lui devaient un hommage, et tant pis si l'expression en est un peu crue ! Et, pour rester sincère, j'avouerai qu'il y eut chez moi, après l'inoffensive issue de cette aventure, plus de déconvenue que de soulagement. Il recommençait de tomber une tiède et intermittente pluie d'orage, d'un orage honteux et contraint. Tout ce que notre terre contient de désir morne et refoulé, de leurre poursuivi et d'amour éludé, de forces aux prises avec l'inertie, se résumait, à cette heure, dans ces solitudes, dans la cloche qui balbutiait l'angelus de midi, dans la terre qui suait, dans cette chaleur blanche comme certaines colères, dans les arbres flagellés par l'ondée et ne cessant d'expirer leurs sèves sans parvenir à en saturer l'impassible, l'implacable espace, mais surtout dans notre accablant silence trahissant une gêne réciproque et mettant entre nous un secret ou plutôt une sécrétion. Sans souci des représailles annoncées par la terrienne, pour te donner contenance, tu complétais ta moisson d'améthystes fleuries. Que craindre encore? Un essaim d'abeilles autrement farouches et gloutonnes t'avait guignée et menacée là-bas, au tournant du cimetière. Tacitement nous prîmes un autre chemin pour regagner la grand'route banale et le non moins banal railway. En retournant sur nos pas, nous n'aurions plus trouvé, assemblés au carrefour, tes inquiétants admirateurs... Pourquoi éprouvais-je le besoin de mettre des lieues entre nous et le tilleul de Zoersel? Plus nous nous en éloignions, plus l'arbre tutélaire et sa nichée de rustres florissants m'obstruaient la mémoire. Et, durant toute cette journée de pathétique villégiature, tant au départ qu'au retour, la nature panthée fut de connivence avec nous, ou mieux, elle nous tourmenta de son malaise, de sa crise, de sa passion sourde qui n'éclatait pas. Et nous nous boudions, par contagion, comme le soleil boudait la terre; et nous aspirions à je ne sais quel redoutable inconnu ! Hélas, pauvres nous, venus dans cette contrée vivifiante pour y ragoûter notre mutuelle tendresse, sentions s'y fondre, s'y anéantir, tout ce qui nous restait d'ardeur l'un pour l'autre! Nous ne nous suffisions plus..... Le souvenir d'un stupide article de journal ! Telle l'origine de notre inavouable malentendu. Les éléments avaient pris un malin plaisir à entretenir, d'heure en heure, ce germe de dissentiment, en me suggérant, dès la descente du tram, une anormale et pernicieuse admiration pour les destructeurs. L'aspect sous lequel s'annonça leur contrée justifia leur excessive originalité. Sous peine de discordance, c'était bien ainsi que devaient se comporter envers les civilisés les terriens de ce terroir! Ils ne pouvaient mentir à leur milieu farouche et hallucinant. L'après-midi déclinait lorsque nous nous aventurâmes dans la vaste « Bruyère des Vanneaux i>. Il avait fait, je ne saurais assez insister sur ce point, gris, opaque et énervant, tout le jour, avec des éclair-cies ambiguës, des sourires faux, des rages en dedans. PARTIALITE La température affectait des accablements et des suffocations, comme d'un cœur qui voudrait s'ouvrir mais qui n'ose, et qui se dissout faute de s'épancher. Et voilà que, tout à coup, le soleil boudeur et taquin, las de son jeu cruel et de ses éternelles refuites, sur le point de quitter l'horizon, se décida à en finir une bonne fois avec sa victime et, déchirant enfin sa tunique de nuages, vautra la plaine navrée, mit l'horizon à feu et à sang, consomma son rouge viol. Alors seulement, chère ange, débarrassé de mon idée fixe, de ma délétère obsession, je te jetai à la dérobée un regard réconcilié, un regard de compassion et de tendresse, tandis que la bruyère t'éclabous-sait de ses rubis..... Et ce fut comme si quelque victime d'expiation venait d'être livrée à ta place, aux amoureux en peine, sous le tilleul fatidique. v^l t 7 p retwa mu La ferme du Boschhof ou « Maison Forestière » était située entre Wortel et Ippenroy. Pays désolé mais plein de caractère, comme disent les peintres d'aujourd'hui : des bruyères couleur de rouille, des sapins d'un vert noirâtre, des genêts d'or, Ça et là un de ces marais glauques et figés, entourés de genévriers, que nos paysans appellent venues, de rares chênayes, des cultures plus rares, trois ou quatre clochers ayant l'air de se faire des signaux par-dessus des lieues de landes, et presque toujours un grand ciel nuageux, aussi mobile, aussi tourmenté que la plaine est quiète et amortie. Le contraste s'étend du décor à la population : au noyau des habitants primitifs, gens résignés et laborieux, sont venus s'ajouter, à cause du voisinage de la frontière hollandaise et du Dépôt de mendicité d'Hoogstraeten, quelques rafales, d'humeur moins chrétienne, vivant de contrebande, de braconnage et de maraude. Les Overmaat, habitants du Boschliof, de père en fils, fermiers et gardes forestiers des comtes de Thy me, grande famille néerlandaise aujourd'hui éteinte, passaient pour les paysans les plus aisés de la contrée. Jakkè Overmaat, le dernier garde, était un superbe gaillard de vingt-cinq ans. « Solide comme le chêne, droit comme le sapin, sain comme les bruyères! » dit-on là-bas de ceux de sa trempe. La mort subite de son père et d'un aîné qui devait hériter des fonctions paternelles rappela Jakkè du séminaire de Malines où, comme la plupart des cadets de fermiers flamands, il se préparait à devenir curé. Il rapporta du collège des manières déférentes, et les livres avaient fait lever dans son imagination ce grain de merveilleux qui germe au fond de toute âme campinoise. L'air réservé, plus grave que son âge, il était une sorte d'oracle pour sa paroisse. Le caractère ecclésias- tique qu'il avait failli revêtir ajoutait à son prestige. Les réfractaires même vantaient son humanité et son esprit de justice. S'il tenait à distance les familiers, il ne se connaissait aucun ennemi et pas une mère qui ne l'eût rêvé pour gendre. Sa vieille mère à lui aurait bien désiré qu'il se mariât, mais le jeune homme un peu farouche ne se pressait pas, sincèrement convaincu de n'être jamais plus heureux qu'auprès d'elle. Tout alla bien jusqu'au jour où l'appoint des irréguliers s'augmenta d'une pauvresse et de sa fille, exilées d'on ne sait combien de patries et qui obtinrent de la charité du comte de Thyme, la jouissance — puisque cela s'appelle ainsi — d'une masure abandonnée, sur la lisière des bois, de l'autre côté du Boschhof. Comme leurs pareils, ces étrangères vivaient de rares aumônes, d'un peu de travail et de continuelles rapines. Leurs ressources avouables consistaient dans la récolte des champignons et des faînes et dans la fabrication des paillassons. En outre elles avaient ouvert un débit de liqueurs dans leur taudis et la vieille disait la bonne aventure à sa clientèle de pieds-poudreux et de claque-dents. La fille était une grande pièce, dégingandée, maigrichonne, les cheveux ébouriffés luisant comme du charbon, l'ovale allongé du masque troué de deux yeux noirs comme l'orage, toute sa personne serpentine, travaillée par un brasier intérieur. En somme, une femelle peu engageante pour les terriens honnêtes, friands de blondines potelées et d'humeur placide. Aussi elle ne recruta de galants que parmi les manouvriers de passage, les porte-balles, les forains, les valets infimes ou parmi les braconniers qui l'associaient comme recéleuse ou comme chienne de garde à leurs entreprises. Encore fallait-il qu'elle les provoquât ouvertement, car, aussi décriés qu'ils fussent, ces gueux avaient trop de vergogne pour tirer vanité de leur aubaine. Au demeurant, la gaillarde avait bon caractère. Comme ceux de sa gent, elle n'en voulait qu'à l'autorité, au garde champêtre, au gendarme, au juge, aux riches et à leurs salariés, en général à ces heureux qui détiennent la terre et l'argent ou qui traquent, pourchassent et vexent de mille laçons les ventres creux et les goussets vides Mais ceux-là, elle les haïssait pour toute la chrétienté et il n'est pas de méchant tour qu'elle n'eût voulu leur jouer. Les villageois l'avaient appelée Hiep-Hioup! à cause de ses interjections favorites qu'elle accompagnait d'un entrechat et d'un claquement des doigts, et bientôt elle ne fut connue que sous ce sobriquet. Cette paroissienne devait avoir fatalement maille à partir avec Jakkè Overmaat. La sorte de respect et de sympathie que le garde inspirait jusque-là aux plus incorrigibles vauriens irritait particulièrement la mâtine. Elle n'admettait pas qu'on isolât cette casquette galonnée de la légion des tourmenteurs du pauvre monde. Un jour elle était en train, la cognée au poing, de faire subir aux bouleaux du domaine confié à la surveillance du garde, un émondage de sa façon, lorsque le fils Overmaat arriva de ce côté. Au lieu de fuir, elle rassembla, de l'air le plus insouciant, une abondante provision de ramée. Il la tança sans colère, l'engageant à venir demander plutôt à la ferme les bûches dont elle aurait besoin. La noiraude le regarda dans le blanc des yeux, et lorsqu'il eût fini de bredouiller sa semonce, elle lui rit au nez d'un rire aigre comme un trille de fifre, puis tourna les talons et s'enfuit en sautant et en brandissant la cognée : « Hiep-Hioup ! » Ce rire strident causa au garde un embarras et un ___ malaise qu'il n'avait jamais éprouvés. Le reste du jour il l'entendit grincer à son oreille. Pour la première fois de sa vie il fut mécontent de lui-même et se trouva inférieur à son poste. Sa mauvaise humeur durait encore, lorsque, quelque temps après, à l'aube, il trouva Hiep-Hioup accroupie dans les taillis, occupée à dénicher des œufs de faisan. Il bénit presque cette occasion de se réconcilier avec lui-même; sur un ton qui n'admettait pas de réplique, il lui ordonna de vider le contenu de ses poches et de remettre les œufs dans le nid. Comme elle n'en faisait rien, il lui prit le bras et le serra assez fortement. Elle cria comme une taupe mordue par un chien, laissa choir les œufs qu'elle cachait dans son tablier, les écrabouilla sous son sabot, puis, se dégageant de sa poigne, elle détala à toutes jambes, non sans lui jeter son : « Hiep-Hioup! » le plus moqueur. Jakkè la vit s'éloigner, ahuri, sans se résoudre à la conduire chez le garde champêtre. C'est à peine s'il marmonna une menace de procès-verbal. Son beau zèle et son désir de revanche étaient loin et il demeurait tout camus, plus démonté que la première fois, par cette physionomie troublante et ce je ne sais quoi d'effronté et d'agressif qu'il n'avait jamais connu à une ..H '/ ._ femme. Et ces yeux de braise, et cette voix grêle et rauque lui causèrent des insomnies. Encouragée par les deux premiers avantages remportés dans sa campagne contre le garde des comtes de Thyme, la mauvaise engeance chercha maintenant à se trouver sur son chemin. Elle ne se mettait plus en frais de ruses pour lui cacher ses délits. Elle rôdait de préférence aux alentours du Boschliof et opérait pour ainsi dire à la barbe de Jakkè. Lui, au contraire, n'avait pas encore recouvré sa sérénité et son calme, et le résultat piteux de ses démêlés avec la maraudeuse, loin de l'engager à affronter une nouvelle affaire, lui faisait craindre de se mesurer une troisième fois avec elle. Il l'évitait ou détournait la tête et les regards à son passage. Il leur arrivait cependant de tomber nez à nez, et Jakkè avait alors une mine si étrange, un tel air de matou échaudé à la fois penaud et rancunier, il répondait si piteusement au bonjour impertinent de la dessalée, que s'il n'avait pas eu la réputation de ne jamais lever le coude, on l'aurait cru sous l'influence du genièvre. — Suis-je bête ! se dit à la fin Hiep-Hioup. Mais c'est qu'il m'aime, le nigaud! Et cette découverte la plongea dans une terrible bonne humeur. Les gagne-deniers à qui elle en fit part crurent qu'elle plaisantait, mais cela ne les empêcha pas de trouver l'invention exquise et de la corner à tout venant. Un dimanche, à l'heure de la première messe, Jakkè avisa Hiep-Hioup en train de chasser le lapin au furet dans les labours avoisinant le Boschhof. Avertie de l'approche du garde, l'incorrigible bra-connière avait sifflé la bestiole lancée au fond du terrier et l'ayant saisie et logée, sans trop se hâter, sous son corsage, elle attendait de pied ferme, le trouble-fête. Jakkè commença par insinuer rapidement le poing entre l'étoffe et la chair, dénicha le furet et lui tordit le cou. Puis, après avoir rejeté loin de lui l'aninal et secoué ses doigts sanglants cruellement mordus par la victime, il se mit en devoir de conduire Hiep-Hioup chez le garde champêtre de Wortel. Cette exécution avait fait l'affaire d'une seconde. Hiep-Hioup n'en pouvait croire ses yeux. Pour sûr on lui avait changé son complaisant Overmaat. Ce fut bien pis lorsqu'elle fut revenue de la stupéfaction causéee par ces procédés expéditifs et qu'elle essaya de ses grimaces habi- tuelles. Menaces, défis, cabrioles, cris de rage, regards de basilic ne parvinrent pas à intimider le justicier. Il fallut qu'elle emboîtât le pas. En route il lui fit de la morale sur un ton très calme qui mit le comble au dépit de sa capture. L'instinct de la braconnière la servait mal; il lui eût suffi, en ce moment, encore, d'un mot de douceur pour amollir la résolution du garde, pour qu'il la relâchât de nouveau. Car elle avait deviné plus juste l'autre fois : Jakkè aimait Hiep-Hioup. L'honnête garçon, d'humeur un. peu apathique, que n'impressionnaient pas lesyeux bleus si caressants des paroissiennes de sa condition,' avait été retourné jusque dans les moelles par les simagrées de cette créature. Mais la chose était si anormale, si odieuse, qu'il n'osait se l'avouer à lui-même et qu'il se fût tué plutôt que de la confesser. Seulement, depuis quelque temps, lorsque sa mère vaguement inquiète insistait pour qu'il prît femme, il répondait à ses propos avec une brusquerie et un air rogue qu'il n'avait jamais montrés autrefois. De là aussi, des luttes, des remords, et l'énergie jnattendue dont, voulant réagir a toute force, il venait de faire preuve. Mais il se trouva que l'aventure qui devait affranchir le gars des enchantements de Hiep-Hioup tourna à sa confusion et le perdit à jamais. Procès-verbal ayant été dressé, la picoreuse citée devant le juge de paix et Jakkè appelé en témoignage, celui-ci, revenant sur ses premières déclarations, tenta de blanchir la coupable. Il se contredisait à tel point dans ses deux dépositions, qu'il faillit se compromettre lui-même et que le juge eut envie de le mettre en cause. Ceux d'Ippenroy et de Wortel, accourus pour assister aux débats, constatèrent que le garde avait eu plutôt l'air d'un accusé que d'un plaignant. Affligée d'un casier judiciaire très fourni, où les récidives ne se comptaient plus, Hiep-Hioup fut condamnée au maximum, c'est-à-dire à quinze jours d'internement au Dépôt d'Hoogstraeten, en dépit des rétractations de son accusateur. Avant de les entendre énumérer à l'audience, Jakkè ignorait le total et la variété des condamnations pour vagabondage, vol, affaires de mœurs et autres peccadilles, encourues par la gourgandine. Ce dossier aurait dû guérir un brave garçon comme lui de son obsession maladive; au contraire, ces tares ne firent que ragoûter son penchant, et la sentence prononcée, il s'en voulut amèrement de valoir ces nouveaux ennuis à cette « cavale de retour » comme l'avait appelée le juge. Hiep-Hioup prit gaîment la chose. La prison, elle en avait assez mangé pour ne plus s'en effrayer! La mine contrite et repentie de Jakkè l'avait amusée plus que les autres A présent elle était sûre de le tenir! Cette certitude compensait largement la honte d'un nouveau voyage à Hoogstraeten ! Non pas qu'elle sût le moindre gré à Jakkè de ses sentiments! Elle n'y voyait que le moyen de lui faire payer cher sa dénonciation, plus tard, et d'assouvir une haine aussi inexplicable mais aussi violente que l'amour du garde. Au retour du tribunal la sequelle des pieds-pou-dreux et des irréguliers, qui avaient fait escorte à leur commère, ne manquèrent pas de colporter, par tout le village, la narration de ces débats édifiants. Ces lurons, amants honteux et dégoûtés de la ribaude, commençaient à présent à tirer vanité de leur conquête Auparavant ils se l'étaient passée et repassée sans jalousie, sans rivalité ; ils se la partageaient en bons zigs au bord des fossés, comme le reste du butin commun. Du jour où un garçon propre haletait après 5 sa part de ce gibier, Hiep-Hioup, ce rebut, ce pis-aller, devenait presque une maîtresse avouable. Il en advint que ces pendards commencèrent à considérer Jakkè comme leur égal et leur affilié. Ayant fait son temps à Hoogstraeten, Hiep-Hioup encourageait leur insubordination. Et quand Jakkè intervenait et les menaçait du juge : « Pas d'enfantillages! faisaient-ils. Le juge! Tu en as plus peur que nous. Nous ne sommes que les valets de Hiep-Hioup. C'est à elle que tu dois t'en prendre ! » Jakkè se sentant lui-même en défaut, lié par ses complaisances premières, n'avait garde d'insister. Une fois qu'il avait simplement menacé un braconnier de profession, quatre de ces gueux l'attendirent la nuit, à l'heure de la ronde, foncèrent sur lui avant qu'il eût eu le temps de prévenir cette ruée, le battirent comme un chien, le dépouillèrent de ses vêtements en ne lui laissant, par ironie,que son képi galonné aux armes des comtes de Thyme, et, l'ayant lié à un arbre, son fusil chargé passé entre ses entraves, ils le laissèrent là, à la merci de la froidure et de la bruine de décembre. Et le matin il lui fallut parlementer longtemps avec les ruraux timorés et méfiants qui se rendaient au marché de la ville, avant qu'ils consentissent à le détacher. Quoiqu'il eût reconnu ses ngresseurs sous la suie dont ils s'étaient mâchurés, au grand étonnement de toute la paroisse il s'abstint de porter plainte et fit même son possible pour étouffer l'affaire. Hiep-Hioup ne lui sut aucun gré de cette coupable longanimité et quant à ses agresseurs, ils lui rirent au nez et se vantèrent même en plein cabaret, et devant lui, de cette excellente farce. Il continuait pourtant de fuir la maraudeuse, mais sans parvenir à en détacher sa pensée. Et des souvenirs de ses livres du séminaire, des « vies de saints » lues autrefois au réfectoire achevaient de le troubler. Il n'était pas loin de se croire possédé du démon. Hiep-Hioup s'était juré de mener au désespoir ce grand blondin si sage et si honnête. Bien décidée à n'être jamais à lui, elle aurait voulu qu'il se rendît à merci, et pour l'assoter, pour exaspérer son désir sournois, elle se livrait au premier venu, de préférence au plus débraillé, au plus misérable. Lorsque Jakkè la rencontrait, elle était toujours accrochée à l'encolure d'un de ses galants. Une fois, comme le garde la croisait au tournant d'un sentier, le batteur en grange à qui elle se cramponnait comme la flamme à une branche résineuse, la repoussa d'un poing brutal, en glouton repu qui demande une trêve, ou peut-être, garçon à scrupules, se montrait-il vexé d'être surpris accolé à cette paillarde. Jakkè qui pressait le pas entendit la femme dire au bourru : « Ce n'est pas celui-là qui ferait le dâgoûté! » Et de sa voix rauque et stridente, elle héla le fuyard : « Hein, que tu ne dirais pas non? hé! toi! la Sainte-Nitouche? » Il passa, stoïque, sans plus lui répondre que les autres fois. Et pourtant il voyait rouge. Des fumées à homicides lui brouillaient l'entendement.Tuer l'amant de Hiep-Hioup? Lequel? Celui de la veille ou celui de demain? On ne les comptait plus. Un massacre alors. Presque toute la population mâle du village y eût passé ! Il cachait sa passion comme un mal innommable; il espérait mourir avant de se déclarer. A la vérité aucune preuve n'existait de la toquade que lui attribuaient les bavards de la paroisse et si les commères et les envieux se déclaraient suffisamment renseignés par les allures équivoques du jeune Overmaat, les bonnes âmes doutaient encore d'une folie claironnée seulement par Hiep-Hioup et les mécréants de son espèce. Mise au courant par une voisine charitable, la mère Overmaat, la toute première, quoique tourmentée du changement survenu chez son garçon, se refusait à attribuer ses lubies à une passion déshonorante. Elle se fût même fait un reproche de l'interroger sur ces fables. Seulement, elle craignait que ces histoires forgées par des compétiteurs du garde ne vinssent aux oreilles de « leur seigneur ». Un dimanche de kermesse, Jakkè rencontra Hiep-Hioup à la danse dans le principal cabaret de la paroisse. Entourée d'un trio de blousiers, garçons de charrue ou botteleurs fortement éméchés, la noiraude se prêtait aux privautés les plus expansives. Elle sautait à tour de rôle avec l'un de ces compagnons. On demanda un quadrille. Mais comme il n'y avait pas dans l'assistance de femelle assez oublieuse de son bon renom pour faire vis-à-vis à la braconnière, force fut à deux de ses cavaliers de gambiller ensemble. De plus en plus allumés, les trois lurons ne la ménageaient pas : ils la trituraient comme une pâte, la pinçaient à la faire glapir, l'étreignaient avec des contorsions lubriques, puis, feignant l'assouvissement, se la renvoyaient comme un paquet de chair. Les autres danseurs, se souciant peu de se frotter à ces falots, leur laissaient le champ libre, faisaient cercle, et s'ébaudissaient, narquois, égrillards, mais méprisants. Avisant Jakkè dans la salle, Hiep-Hioup encouragea ses partenaires à corser encore leur pantomime et elle-même redoubla de laisser-aller; elle gigotait, se pâmait, se renversait entre les bras des maroufles, roulait des yeux hébétés ; puis, après une prostration, se dégageait brusquement, galvanisée, se tortillant comme une pouliche en folie. Echauffé par plusieurs gouttes de genièvre qu'il avait sifflées coup sur coup, pour noyer ses derniers scrupules, Jakkè profita d'une pause, écarta les regardants, marcha délibérément sur Hiep-Hioup et d'une voix qui démentait l'assurance de sa démarche, il lui demanda la première polka. Dans la salle on se trémoussa; on salua ce scandale par d'ironiques bravos. Jamais à la kermesse, en présence des honnêtes filles du village, un gars qui se respectait n'aurait engagé cette perdue. Et voilà que Jakkè Overmaat, le garde des comtes de Thyme, convoité par plus d'une de ces héritières, s'oubliait, se ravalait à ce point ! Pas une protestation ne s'éleva. Mais quel anathème dans ces trépignements et ces vivats féroces de la galerie ! Jakkè n'entendait point le tollé Déjà, il faisait tourner Hiep-Hioup Lui, pantelant, ravi, se croyant élu pour du bon ; elle, triomphante, mais implacable, heureuse de l'esclandre, savourant la stupeur des honnêtes gens, l'affront infligé aux filles à marier, enchantée surtout de la chute de ces orgueilleux Overmaat. Aussi se montra-t-elle presque aimable pour le vaincu. La danse finie, elle accepta de boire à son verre. Pour la valse suivante elle lui donna la préférence sur le plus irrésistible des polissons de tout à l'heure. Toutefois, elle se fit un plaisir cruel de ne pas négliger complètement ces boute-en-train ; elle força Jakkè de s'entendre avec eux; ils lui cédèrent leur tour de danse pour quelques verres de bière, pris, en trinquant fraternellement, sur le comptoir. Or, ces jolis galants n'étaient autres que les drilles qui l'avaient si bien arrangé l'hiver d'avant! « Sans rancune? » lui dirent les drôles en choquant leur verre contre le sien. Il dévora sa rage et se prêta à leurs railleuses effusions. Enfin, après lui avoir infligé ces écœurantes humiliations, la guenipe se fit prier et supplier, avant de lui permettre de la reconduire. En route, dès qu'ils se trouvèrent assez loin de la salle de bal, il voulut l'embrasser et la lutiner à son tour. La nuit de juillet dans laquelle les meules de foin exhalaient leurs senteurs poivrées, aiguillonnait son morne désir. Hiep-Hioup lui donna sur les doigts et, comme il continuait de la chiffonner, elle le souffleta. — Tu te laisses bien toucher par les autres, des pouilleux, des crapules ! Il les énumérait avec jalousie. Sa fureur rentrée, son humeur refoulée rompait les digues. Elle, très calme, le défiait et le matait encore. — Tout beau, mon petit! Des va-nu-pieds, des vauriens, dis-tu! S'ils t'entendaient ! Et n'as-tu pas honte de disputer leur seule possession à ces récidivistes! Ah! tu les méprises! Ils ne valent pas moins que moi pourtant. Tu fais le fier, toi, raison de plus pour moi, de te tenir à distance. Je les console, ils n'ont que moi. Toi, tu pourrais les avoir toutes; toutes celles qui leur crachent dessus et leur tournent le dos... Eh bien, au contraire, moi j'en veux de ces gaillards, et ne veux pas de leurs tourmenteurs, ét ne te prendrai jamais, entends-tu bien? Je me régale de ces pauvres bougres;-et toi, leur ennemi, tu me dégoûtes! Alors il changea de tactique, s'abaissa jusqu'à mêler le sentiment à cette aberration charnelle. Il s'offrait de l'aimer toujours. 11 lui procurerait un logis plus décent et pourvoirait à son existence. Elle serait heureuse, elle verrait... Pourquoi n'essayait-elle pas? Plus il se montrait tendre, plus elle ricanait et lui chantait turlutaine. On avait dû les suivre, on les épiait, car lorsqu'il élevait la voix, des rires mal étouffés et des chuchotements moqueurs faisaient écho, dans les taillis, à l'hilarité de la coquine Un chœur invisible reprenait le crispant refrain. Ils approchaient de la masure de Hiep-Hioup. Et Jakkè, le cœur serré, la sève en ébullition, voyait ses chances diminuer à chaque pas et cette occasion tant attendue lui échapper. Brusquement il empoigna Hiep-Hioup, la coucha par terre. Elle appela au secours, mais sans trahir beaucoup d'alarme. Ses trois suppôts du bal débouchèrent des taillis, agrippèrent le galant et le maintinrent tandis que la gaupe se relevait. Comme il se débattait ils le daubèrent; il éâimait comme un épi-leptique; ils finirent par l'assommer et le rouler, sans connaissance, au fond d'un fossé. Une troupe de pay- sans approchaient, sinon ils l'eussent traité comme la première fois. Ils ne s'étaient même plus donné la peine de se noircir le visage. Sorti de son évanouissement et parvenu à se désem-bourber, il entendit les voix railleuses de la rosse et de ses rossards qui se perdaient au loin. Ils accompagnaient Hiep-Hioup dans son bouge dont on voyait rougeoyer les lucarnes à travers les arbres. Un instant il songea à les poursuivre, à les rejoindre dans leur repaire, mais démoli, maltraité comme il l'était, comment recommencer cette lutte inégale? Ils l'auraient achevé. Ils se résigna donc à rentrer. Au Boschliof aussi il y avait encore de la lumière. Il poussa la porte de la grande chambre. Sa mère veillait, assise dans un fauteuil, auprès de l'âtre éteint, frileuse malgré cette étouffante nuit de juillet. On l'avait avertie du scandale. Pourtant elle ne s'attendait pas à cette apparition atroce. Jakkè, sans casquette, le sarrau déchiré, le pantalon presque arraché du corps, meurtri, sanglant, boueux, ignoble : l'image de la crapule et du déshonneur. On lui avait dit le mal, elle se trouvait en présence du pire. Le coupable lut l'angoisse, le reproche, l'horreur dans les yeux de la pauvre femme. Il n'osa pas approcher, se retira sans mot dire, et alla s'effondrer dans le fenil, en sanglotant de rage et de douleur. C'en était fait. Il ne devait plus se relever. L'aveu de son mal lui avait coûté ; mais à présent qu'on savait toute son abjection, il se trouva presque heureux de ne plus rien avoir à cacher. Sa mère ne lui fit point de reproche et il ne provoqua aucune explication, convaincu que les meilleures et les plus saines raisons ne parviendraient pas à le sauver. Il retourna lâchement auprès de celle qui avait failli le faire massacrer mais n'en obtint rien de plus que la première fois. Il revint à la charge, l'importuna de ses attentions; mais loin de se laisser fléchir, elle redoubla de cruauté. Pour la mère Overmaat, la déchéance de Jakkè était tellement inexplicable qu'elle ne pouvait admettre que cette honteuse affection lui eût été inspirée sans le secours d'un maléfice. Inquiète non seulement pour la position de son enfant mais encore pour sa santé, elle se résigna à faire une démarche pénible. A l'insu de son fils elle se rendit, elle, fermière honnête et considérée, chez ces étrangères de malheur, chez ces voleuses et ces sorcières, et les supplia, la mère et la fille, de retirer le sort jeté sur son pauvre garçon. Les deux coquines, la vieille et la jeune, toujours de connivence, feignirent une violente colère d'être prises pour des associées du diable, et congédièrent la veuve Overmaat en lui conseillant d'envoyer son fils à Gbeel. En sortant de cette masure, le cœur saignant, persuadée de plus en plus des pratiques infernales de ces femelles, elle rêva un instant de les enfumer et de les brûler dans leur taudis. A quelques mois de là, le malheur redouté par la mère arriva. Après plusieurs avertissements et sur les dénonciations répétées des gens du pays, le comte de Thyme se décida à donner congé aux Overmaat et à retirer à Jakkè la surveillance de ses domaines. Il leur accordait jusqu'au prochain terme pour trouver un autre logis. Mais cette éviction n'était plus qu'un malheur secondaire. Les Overmaat n'avaient pas à craindre de se trouver sur la paille le jour où « leur seigneur » leur retirait sa confiance. L'état de son fils alarmait autrement la digne femme! Il dépérissait de jour en jour, perdait l'appétit, dégoûté de toute occupation, toujours plongé dans ses rêveries malsaines. Alors la mère qui n'avait que cet enfant, eut recours à un sacrifice suprême : « Eh bien, dit-elle au malade, un moyen nous reste de te guérir et de désarmer celle qui te tue lentement... Comme il nous faudra quitter cette ferme dans quelques mois, cette ferme où tous les Overmaat naissaient et mouraient depuis tant d'années, mieux vaut nous fixer dans un autre pays... Tu guériras, tu es jeune encore, tu travailleras et ne seras pas même forcé d'entamer ton héritage. S'il te faut cette femme à toute force, épouse-la Elle s'amendera peut-être ; puis on ne les connaît pas hors d'ici... Moi j'en mourrai; mais tu vivras, mon Jakkè, et il faut que tu vives .. Jakkè remercia à peine la sainte femme. Déjà il volait à la recherche de Hiep-Hioup. Ah! cette fois, elle lecouterait! Il la rencontra trôlant par la campagne. Elle reçut cette proposition inouïe sans broncher. Son visage blafard exprimait à peine une joie équivoque. Lorsque le pauvre garçon eut cessé de parler, elle le regarda quelques secondes, puis elle éclata de son rire de taupe rageuse et claqua des doigts en poussant son fameux : « Hiep-Hioup ! » Et comme il la conjurait, elle se fit un porte-voix 6 de ses mains et clama: « Hé, vous autres, approchez, entendez ce que me veut celui-ci ! » Les tâcherons qui retournaient la terre à quelques mètres delà, délaissèrent leurs herses et leurs bêches et accoururent, affriandés : — Non, vous ne savez pas ce que Jakkè Overmaat me propose très sérieusement. Sa main ! Entendez-vous? Sa main! Je n'ai qu'à dire oui, pour être sa femme. Moi Hiep-Hioup, la vagabonde, la fille de la jeteuse de sorts, la perdue, le rebut du village, la paillasse des braconniers et des rôdeurs de frontières! Et comme les autres interrogeaient Jakkè d'un air apitoyé, le temps de rire de sa folie étant passé, pour tous, sauf pour l'implacable Hiep-Hioup, il hocha la tête, tout piteux, confirmant ce que la diablesse venait de publier. — Dites, est-ce assez sale, est-ce assez vil? continua Hiep-Hioup. Eh bien, je serai plus propre que lui, moi! Et s'il veut de moi pour épouse, je persiste à ne pas vouloir de lui, pas même pour mari, pas même pendant un jour, dût-il même crever et me débarrasser de sa personne, sur l'heure, après la bénédiction du curé ! » Tous se taisaient consternés, partagés entre de ait i _ l'horreur pour la méchanceté de cette gale et de l'estime pour son désintéressement, ne sachant au juste quel était en ce moment le plus fou des deux, de celui qui recherchait cette ribaude, ou de la rien-du-tout qui refusait ce parti inespéré. Alors, pour mieux accentuer son refus, avisant dans le groupe des laboureurs interloqués un gamin de mine copieuse, un petit vacher, une graine de réfrac-taire, en manches de chemise, la culotte rapiécée et mal soutenue par une ombre de bretelle, elle lui sauta au cou, l'embrassa à pleines lèvres, puis se retour, nant vers Jakkè : — Tiens, regarde .. Plutôt que d'être ton épousée!... En voyant chanceler Jakkè, deux des manouvriers le prirent chacun par un bras et le ramenèrent au Boschliof. Il s'était laissé faire comme un qui vient de tomber du haut mal et qui ne sait pas trop ce qui lui arrive. On dut le coucher, il tremblait la fièvre et délirait. Sa mère le veilla trois jours et trois nuits. Le quatrième soir, comme il dormait bien, sans crier et sans se débattre, la pauvre femme, cédant à la fatigue, s'était assoupie à son tour dans l'alcove contiguë à la sienne. Il se réveilla, consulta l'horloge. Elle marquait quatre heures, l'heure de sa ronde habituelle; il s'habilla en tapinois de peut d'éveiller sa mère, décrocha son fusil chargé, et sortit, presque dispos, ce qui s'était passé ne lui laissant pas même, sous le crâne, le souvenir confus d'un cauchemar. Cependant, à mesure qu'il s'engageait dans les sapinières, sous l'influence de cette brise presque froide qui précède la pointe du jour, et qui donne tant de lucidité à la mémoire, l'image de Hiep-Hioup se levait dans le crépuscule de son esprit. Cette image montait et grossissait comme là-bas à l'horizon, derrière des nuées légères, le disque rouge du soleil. Et il se rappelait bien des phases de son désolant amour, mais les plus lointaines, pas celles des derniers jours, pas les émotions qui l'avaient jeté sur le flanc. Il se rapprochait cependant des scènes récentes. Il allait se souvenir de la conversation avec sa mère, du consentement accordé à son mariage, de sa suprême démarche auprès de Hiep-Hioup. Et sa vaillance ressuscitée à l'atmosphère guillerette et saine de l'aube, diminuait, à présent, à chaque pas. Un froissement prolongé de branches et de broussailles... Quelque braconnier sans doute. Il redressa son arme, épaula, marcha dans la direction d'où venait la rumeur. Deux ombres sortirent d'un fourré et galopèrent pour prendre le large. Dans l'individu mal rhabillé qui détalait à toutes jambes, le garde reconnut le petit vacher, le dernier favori de Hiep-Hioup. Avant de la voir, il savait quelle était la seconde ombre... Et maintenant il se rappelait tout... — Halte! râla-t-il. Quoique le gamin eût une forte avance sur sa compagne : — Dépêche, petiot! cria-t-elle, ne craignant que pour lui. Elle-même s'exposait, prenait son temps. Elle se retourna, tordit d'une main, pour la réunir en torsade, sa longue chevelure de jais qui lui battait les hanches ; releva de l'autre main son corsage dégrafé. Jakkè entrevoyait son sein brun et irritant. Les yeux humides, mal réveillée de la volupté, elle était cruelle et désirable. Jakkè en oubliait le fuyard. D'ailleurs, sa première balle ne l'atteindrait plus. Alors, rassurée, capable de dévouement pour le galopin vicieux ramassé au bord d'un champ, mais éternellement mauvaise pour le garde, elle éclata de ce rire que Jakkè ne connaissait que trop. Il tira. ■ ■ _ Le long du littoral, entre Nieuport et Dunkerque, les douaniers donnent la chasse à Kriel Pintloon dit l'Esprot à cause de sa petite taille et de son teint mordoré. Lorsque chôme son aventureux métier, Kriel, ordinairement terré dans les dunes, quitte, à l'exemple des lapins, ses garennes sablonneuses, pour descendre dans les plaines fertiles du Veurne-Ambacht et rançonner les fermes émaillant la plaine. Il prélève la dîme sur la huche, le saloir, le poulailler et même, à en croire les grigous, sur le magot enfoui dans les mystérieuses cachettes. l Les déprédations de Kriel lui ont aliéné les terriens assez portés cependant pour les irréguliers de sa trempe auxquels ils servent souvent d'entremetteurs et même de receleurs. Mais audacieux et bravache, vrai trompe-la-mort, Kriel se moque bien de leur mauvais gré. 11 méprise trop le rustre sédentaire et servile pour le ménager et s'en faire un allié et ne se fie, depuis de longues années, qu'à son complice à quatre pattes, son fidèle chien Dapper. Jamais il ne s'embrigada, non plus, comme un subalterne, dans le troupeau de ses pareils, sous les ordres d'un conducteur. Le soleil disparaît sous l'horizon. Par couple les douaniers s'embusquent derrière les haies. Attention ! Un homme vient à passer dans le sentier voisin; la mine d'un valet de charrue regagnant le chaume où l'attend sa platée de pommes de terre. Personne ne songerait à soupçonner ce porte-blaude qui déambule du pas le plus paisible, mains en poche, sifflant avec nonchalance la complainte de la dernière kermesse. Et cependant ce pitaud n'est autre que notre Kriel. Quoi, ce boulot? Kriel, le futé en personne. Pour la circonstance il est râblé et guêtré de tabac, son bedon n'est qu'un bidon et sous l'enflure arrondie de sa blouse bleu,e il charrie une outre d'alcool flamand... Ou la nuit est sombre et pluvieuse. Kriel armé d'un court fusil et Dapper d'un collier à pointes, se glissent comme des ombres dans une maison isolée. L'homme en ressort portant sur les épaules une charge attelée comme le sac des fantassins. Il s'avance l'œil et l'oreille tendus, en décrivant de bizarres zigzags le long des bois, dans les chemins creux, au fond des fossés à sec, en évitant avec soin les éclaircies de la plaine, les côtes dénudées et les métairies dont le chien de garde signaleraitle passant inconnu. Une silhouette suspecte se dessine au loin. Kriel se couche à plat ventre, Dapper tombe en arrêt et s'efface de son mieux. On ne voit, on n'entend plus rien. C'était une fausse alerte. En avant! déjà la frontière est franchie, le contrebandier traverse la périlleuse zone de la première ligne-, encore une lieue, rien qu'une lieue et les voilà en sûreté, l'Esprot, son chien et leur marchandise. Après les « bons coups » l'été, musard insouciant, vautré ou couché sur le dos, au flanc des talus herbeux des canaux ou entre les mamelons des dunes, il passe des journées entières à s'étirer les membres, tandis qu'alentour les grillons noirs et jaunes comme lui, râclent leurs élytres, et que l'humide et vibrant paysage semble se dissoudre par instants dans le blanc soleil fantôme... Et souvent, en hiver, goguenard et d'humeur sociable, gardant l'incognito d'un prince, il parcourt le pays, au grand jour, s'éternise dans les cabarets, au jeu de cartes, lampe sec et ses mains ramassent et rabattent sans trêve les cartes poisseuses. Et si d'aventure, après les parties, la conversation s'engage sur les exploits attribués à l'Esprot, loin de perdre contenance et de s'esquiver, le matois, avec une verve intarissable, enchérit encore sur ces hauts faits et les partenaires haletants ne se doutent pas que c'est l'Esprot qui leur fait ses mémoires. — Kriel fraude par terre et par eau. Sur une bouée, à peine plus solide qu'une allège, il transporta jusqu'à Rouen, pour plus de cinq mille francs de tabac d'Har-lebeke et de Roisin ! raconte un pêcheur de Coxyde, attablé avec l'anonyme fraudeur. Et comme les autres écarquillent les yeux : — Peuh ! Kriel accomplit bien autre chose ! intervient le vantard. Il a traversé la mer de Gravesend à Dunkerque pour frauder des couteaux et des lainages d'Angleterre. Kriel ment et se moque de son auditoire, mais il prend plaisir à bâtir sa propre légende, à entretenir le prestige qu'il inspire. Il n'aurait garde de rectifier les portraits d'une laideur repoussante qu'on fait de sa personne. — On dit Pintloon fils du diable? Et Kriel d'enchérir : « Non, c'est le diable même ! Moi, qui vous parle, je l'ai souvent rencontré dans Adinkerque lorsqu'on le recherchait à Lombardzyde ; on lui tendait des pièges sur l'estran et en même temps on le signalait en pleine contrée fertile ; on le guettait sur mer et il opérait à la côte. » Aussi, les vieux rajeunissent en son honneur les histoires de flibustiers, de loups-garous et de coureurs de grèves. Depuis l'époque des chauffeurs, des grille-pieds, des bandes de Jan de Lichte et de Baekeland, on n'ouït jamais parler d'un scélérat plus subtil et plus audacieux. II Même les amoureux, dans leurs tête-à-tête, s'entretiennent du terrible bandit et les exploits de l'Esprot émeuvent les jeunes filles et les font se rapprocher peureusement du rusé coquin qui les narre. C'est souvent de ce gueux que Sander Bischbosch, surnommé « Cierge de Neuvaine » par ceux de Lam-pernisse, tant il est droit et rond, parle à sa promise Gentillie, une des plus appétissantes filles du village, avec ses tresses blondes, ses grands yeux d'un bleu sombre, un peu troubles comme l'océan, l'air sage et même fier. Mais il faut croire que le bon Sander s'y prend maladroitement, car ses fréquentes allusions à l'Esprot ne semblent pas alarmer la fille potelée. Chaque soir, au retour de son champ, assis sur Jabikel, son grand cheval flamand, qui charrie le traînoir chargé tour à tour de la herse ou de la charrue, il met pied à terre devant la porte de Gentillie et entre dans la maison sous prétexte de rallumer sa pipe. Et pour faire apprécier la rudesse de son cuir de bon travailleur, il cueille dans 1 atre, entre ses doigts calleux, la braise dont il a besoin, et la met, sans se dépêcher, en contact avec le tabac. Gentillie ne se récrie pas plus à cet exploit qu'au récit des aventures de Pintloon. Jamais elle ne tremble-pour les durillons du faraud, et la main de son Sander flamberait comme celle de Mucius Scœvola, avant qu'elle songeât seulement à lui tendre les pincettes. Un gaillard, de l'avis de tout le monde, ce Sander Bischbosch, quoiqu'il soit un bien petit garçon devant Gentillie. Un qui n'a pas froid aux yeux! Peut-être le seul paroissien de la paroisse qui ne reculerait pas à l'apparition de l'Esprot ! Au contraire, il attend ce mécréant de pied ferme, ne cesse-t-il de déclarer à Gentillie, et voudrait bien se mesurer avec lui ! Ah ! si on le laissait faire ! s'il était gendarme, le brave Sander ! Fils unique, Cierge de Neuvaine possède de la terre au soleil, trois vaches à l'étable, sans parler du fameux Jabikel, le plus grand cheval du pays, le vrai support, le vrai chandelier qu'il faut à ce Cierge de Neuvaine. A la procession, le ferme gonfalonier plonge dans l'extase les filles du village, en portant, sans fléchir les hanches, la bannière de sainte Véronique. Aussi la mère de Gentillie, femme positive dont la ferme périclite depuis la mort de son baes, Nonkel Verjans, pleure de joie en inventoriant et en supputant sur les doigts les richesses qui écherront à sa fillette. La commère passe le temps à tourner et à retourner, en esprit, la belle robe bleue, de vraie soie, comme pour une reine, et le voile blanc, aussi long que celui d'une Notre-Gentille-Dame, et les lourds pendants d'oreilles, descendant jusqu'aux épaules, et toutes les merveilles dont Sander a promis d'adorner Gentillie dans quelques jours, aussitôt après la rentrée des moissons. Cependant Gentillie garde sa contenance réservée. « Ma fille a toujours été un peu timide ! » dit la mère Verjans. « C'est un agneau de douceur ; vous verrez, Sander, quelle tendre badine vous aurez là ! » En attendant, Sander voudrait bien la presser un peu contre son gilet. Mais il a beau revenir à la charge et lui parler constamment de cette canaille de Pintloon, en donnant de grands coups de poing sur la table et en sacrant comme un cosaque, lui, le pieux xavérien et l'édifiant congréganiste, Gentillie ne fait pas un pas pour venir chercher protection dans ses bras contre le détestable mécréant. Gentillie sursaute à ces explosions, mais regarde le braillard d'un air singulier, plus dédaigneux qu'admiratif. — Save^-vous quoi? dit un jour la vieille Verjans à son futur gendre, vous avez l'air trop résolu, trop crâne pour que Gentillie prenne peur à l'idée d'une visite de l'Esprot. Vous lui communiquez votre vaillance et elle rougirait de paraître si poltronne que ses pareilles à côté d'un mâle de votre espèce. — C'est vrai, la mère! opina le grand garçon. Et il se promit de changer de tactique. Ce soir, à sa visite habituelle, concurrence faite à la salamandre légendaire, il dégoisa, mais sans jactance : — Les récoltes rapporteront de l'or cette année. Je n'aurai pas assez de mes greniers pour les loger. A condition toutefois que ce misérable... — Voulez-vous que je vous dise une chose, Sander Bischbosch ! l'interrompit cette fois Gentillie. Ce n'est pas pour vous chagriner, car vous êtes un honnête garçon, mais à votre place je ne descendrais plus de cheval avant d'arriver à votre ferme du Dyck-Graaf, et je ne perdrais pas mon temps à faire des contes à une particulière qui ne veut pas se marier... Le pauvre Cierge de Neuvaine demeure camus, bouche bée, comme s'il venait d'attraper un coup de soleil. La vieille mère de Gentillie fait sauter dans le feu la pleine marmitée de pommes de terre qu'elle n'entendait que secouer. — Qu'a-t-elle dit, notre fille! Elle veut rire, Sander, pour sûr! clame la vieille. — Je pense ce que je dis! confirme Gentillie. Croyez-moi, tout est fini entre Sander et moi. Suffoqué, l'amoureux ne trouve pas un mot à articuler, et après quelques gloussements qui ne sortent pas, et de grands gestes dans le vide, il se retire, les jambes se dérobant souS lui, ployant pour la première fois sous le faix, lui,le droitCierge deNeuvaine! La veuve court pour le rappeler, mais Gentillie . arrête sa mère par le bras. — Inutile, ma mère! J'en tiens pour Pintloon et ne veux d'autre homme que celui-là ! — Ah ! vocifère la vieille paysanne, qui voit s'écrouler son rêve de fortune. Ah ! gémit la commère en sautillant de la chambre à la cour et de la grange à l'étable, tant ses bras et ses jambes lui démangent. Ah! c'est ce que nous verrons, ma fille! Et lorsqu'elle rentre dans la chambre, trouvant Gentillie toujours aussi sotte, aussi extravagante,voilà qu'elle ne parvient plus à se contenir et qu'elle se met à la battre, à la trépigner, à la traîner par terre, sans que la grande bestiasse se défende et se révolte, si bien qu'elle-même doit s'arrêter, exténuée, plus démolie encore que l'impassible rebelle. Alors, la vieille se met à geindre, à soupirer, à se tâter, comme si c'était sa fille qui l'avait battue. Le lendemain elle essaie de gagner la têtue par la douceur : — Dis, mon enfant, dis-moi, il est venu ici ce réprouvé, il t'a jeté un sort, raconte-moi tout, veux-tu? — Non, répond Gentillie qui n'a plus desserré les dents depuis la veille, en jetant sur la paysanne son troublant et mystérieux regard couleur de mer houleuse; non, dit-elle avec une farouche résolution, Pintloon n'a jamais mis le pied chez nous... — Où l'as-tu vu alors, malheureuse? Parle. — Je ne l'ai vu, ni entendu !... Je ne le connais que par tout le mal que le village raconte. Et pourtant il me semble que je l'ai toujours là, devant les yeux. Et sa pensée me remplit tout entière .. Et cela bourdonne dans ma tête comme la si douce musique de l'orgue et j'en suis toute parfumée, comme si- je m'étais couchée dans les foins.. Oui, plus ils le disent laid, repoussant et sordide, plus je me le représente aimable, appétissant, plein de ragoût... — Oh ! tais-toi, perdue ! Oh ! tu vois bien qu'il t'a ensorcelée, le Lucifer! Sainte-Marie, c'est le diable même qui parle par la bouche de mon innocente enfant! Et elle s'arrache des mèches de cheveux gris, et tombe à genoux, et tord les bras vers le ciel. Cependant Gentillie s'entête. Elle paraît sourde, aveugle, insensible à tout ce qui se passe autour d'elle. Exhortations, menaces, bourrades, autant de moyens essayés en pure perte. C'est comme si plus rien n'avait prise sur son être ensorcelé. Elle rappelle à Sander une maugrabine de la foire, une de ces bohémiennes acoquinées avec l'enfer, qu'un sacripant de son espèce traversait de longues aiguilles à tricoter, sans que la mâtine perdît une goutte de sang, ou poussât un gémissement ou fît seulement la grimace... Il revient pourtant à la charge, le grand Sander. Il n'a garde de passer son chemin le soir, comme elle le lui a conseillé. Mais elle ne l'écoute même pas. Alors, exaspérée, bazine Verjans ne la ménage plus. Elle congédie ses filles de basse-cour et impose à Gentillie les corvées, les gros ouvrages, les labeurs rebutants. — Je briserai bien ta mauvaise tête! gronde la fermière aux abois. Tant pis, si c'est le seul moyen d'en déloger le diable! Tu crèveras ou tu te remettras avec Cierge de Neuvaine. En vain, elle lui a représente que cette rupture avec Sander entraîne leur ruine et qu'elles vont devoir quitter la ferme et mendier par les routes. Cette extrémité n'a rien de redoutable pour Gentillie. Foulée comme la dernière des serves, elle peine, labeure, s'exténue vaillamment, sans une plainte, sans un mot, soutenue par on ne sait quelle force surhumaine. Cependant, la nouvelle de l'inqualifiable toquade de Gentillie s'ébruite, se propage, et engendre presque autant de scandale et de rumeur que les déprédations de l'Esprot, quoique la mère Verjans et le digne Sander aient tout fait pour cacher cette honte. Les veuves trop mûres et les filles montées en graine qui avaient envié à Gentillie les récoltes prospères, les vaches laitières, la ferme du Dyck-Graaf, le grand cheval Jabikel, et surtout le superbe blondin qui porte si crânement l'étendard de sainte Véronique sans plier les reins, glosent, et cancanent, et brodent à l'envi sur le compte de cette puante et s'en vont colportant toutes sortes de vilaines et atroces histoires. A les en croire, il ne s'agit pas de « simples imaginations » ou d'un califourchon, l'Esprot en personne vient bel et bien trouver Gentillie la nuit dans sa soupente. Il prend le chemin des toits comme les matous. Parbleu, cet exercice n'offre aucun danger aux amoureux de son espèce. Jef Maalbank affirme l'avoir épié et suivi un soir, comme le gaillard sortait de chez sa sorcière, et comme ce Jef le suivait de près et allait l'atteindre, le sacripant prit l'apparence d'un mulot et s'évanouit dans une rigole. Sur les instances de la veuve Verjans, le curé intervient pour rappeler la malheureuse au devoir et à la raison. La mère demanda même au sage pasteur de recourir aux exorcismes, mais celui-ci, moins crédule que ses ouailles, prétend que sur les âmes troublées une bonne parole exerce plus d'effet que des incantations d'un autre âge. Et pourtant le digne prêtre échoue aussi dans ses tentatives, quoiqu'il ait trouvé, pour ébranler la monomanie de cette malheureuse, de ces accents évangéliques qui illuminent et régénèrent les consciences. Quant au grand Sander, il court et rôde dans la campagne ; presque aussi fou que sa triste fiancée ; mais aussi agité qu'elle est impassible. Il ne désespère pas encore de faire revenir Gentillie sur sa détermination. En cachette, il voit la mère, car il n'ose plus affronter la physionomie frigide et pleine d'aversion de son ancienne promise. Et, en secouant le poing, il a juré de tuer cet exécrable Pintloon. Naturellement, la maladie de la jeune Verjans ajoute à la célébrité de l'insaisissable bandit. Plus que jamais on s'occupe de ses méfaits et de ses prouesses. Sur les conseils de Cierge de Neuvaine, pour que la malheureuse n'entende plus parler de ce damné dont la réputation lui a tourné la tête, à bout de remèdes, la veuve se décide à séquestrer Gentillie dans sa soupente. Mais de son galetas la recluse surprend tout ce que les gens de la ferme se chuchotent sur l'Esprot, lorsque l'heure des repas les rassemble dans la salle d'en bas. Elle pâlit ; seules ses pommettes s'enflamment comme si l'enfer lui soufflait constamment au visage le feu de ses forges éternelles. La captivité de Gentillie dure depuis une semaine, lorsqu'un soir, l'oreille collée à la trappe, elle entend causer Sander au pied de l'escalier, avec la badine Verjans. Sander raconte d'un ton réjoui que cette fois on tient Kriel Pintloon, bloqué dans les dunes non loin de Coxyde : « Pour lui couper toute retraite les pêcheurs ont brûlé l'allège avec laquelle l'aventureux gaillard se risquait sur les flots, quand on le serrait de trop près. On a tiré des coups de fusil. Un soldat de la ligne été tué dans l'escarmouche. Après avoir envoyé force mitraille au bandit, les traqueurs ont suivi une traînée de sang. Mais après une heure d'une course enragée, ils n'ont ramassé que le chien Dapper. Blessée à mort, la maudite bête, au lieu de se traîner sur les pas de son maître, s'était lancée d'un autre côté, afin de dépister les chasseurs. Grâce à cette ruse, l'Esprot n'est pas encore pincé. Mais la chasse continue et il faudra bien qu'il se rende, à moins que le diable, son maître, ne l'ait emporté ! » — Brave Dapper! murmure Gentillie avec une sorte d'admiration envieuse. Et la mort du fidèle chien la décide : L'Esprot est seul à présent. Ce même soir elle attend que tout le monde soit couché, puis elle enjambe la fenêtre, tombe sur le fumier, se relève sans s'être fait de mal et s'engage dans la campagne. III Elle marche à l'aventure, tout droit, vers les dunes. Quelque chose l'avertit qu'elle arrivera encore à temps. Les battements de son cœur redoublent, elle presse le pas, gravit les sablons : il doit être là. Ses suggestions ne l'ont pas trompée. Exténué de fatigue, hâve, poudreux, ensanglanté, à demi vautré, dressé sur ses coudes, le menton dans les poings, sacanardière à portée de la main, l'Esprot apparaît tout à coup à la jeune fille. C'est bien ainsi que Gentillie l'avait rêvé. Brun, crépu, plus basané qu'un pêcheur de la côte, nerveux comme un lynx, efflanqué comme un chat de gouttière, des yeux aussi noirs, mais aussi inflammables que la poix : le voilà, ce Kriel Pintloon, ce mauvais bougre! Et Gentillie trouve ce noiraud, ce sècheron autrement magnifique que le grand Sander. En la voyant venir à lui, résolue, foulant le terrain croulier d'un pied aussi sûr qu'une coureuse de grèves, indifférente aux piqûres des épines noires et des argousiers, dans la clarté douteuse du matin, Kriel Pintloon se dresse d'un bond, atteint son fusil, épaule : — Holà, que veux-tu? Que viens-tu faire ici? —Vivre avec toi ! répond-elle avec simplicité, comme si c'était chose convenue depuis longtemps entre eux. « C'est bien toi Pintloon? » — Si c'est moi ! Et après ? Les cent florins de la prime t'auraient-ils alléchée, par hasard ? Dans ce cas tu as compté sans ton homme, ma mie... Allons, haut le pied ou je tire ! — Je veux vivre avec toi ! répète Gentillie sans se laisser intimider. — Ah ça, te moquerais-tu de moi? ricane le bourru. Vivre avec Pintloon! Tu n'est pas dégoûtée, la génisse? Pourquoi pas t'offrir tout de suite au diable... Assez de balivernes! Allons, décampe... Pour toute réponse elle continue de marcher vers lui. — Par exemple! s'exclama Kriel. En voilà une qui a du toupet! Puis, comme elle le rejoint, après l'avoir dévisagée un instant : « Eh bien ! » fait l'irrégulier, d'un air perplexe, en se grattant l'oreille, lui, le gaillard qui ne s'étonne de rien, « si c'est là ta diablesse d'envie, et quoique toutes les femmes de la terre ne valent pas le chien que les salauds m'ont tué; approche, et on verra!... Au fait, tu arrives peut-être à propos... Tu sais marcher à ce que je vois... On me serre de près ; les bonnets à poils se vantent déjà de me tenir! Je crève de faim... » Justement elle avait eu le bon esprit de se munir de son souper de prisonnière et elle lui passe le quignon de pain noir. En le dévorant à belles dents, il poursuivait, sans même la remercier : — Ce n'est pas tout. Je vais manquer à mes engagements... Veux-tu filer pour Adinkerque?... Demande Zele, dit la Tonne; mande lui que tu viens de la part de l'Esprot. Il te remettra soixante kilos de Wervicq, avec lesquels tu t'arrangeras pour passer de l'autre côté; d'ailleurs, il t'instruira en conséquence ; si j'en réchappe, tu me trouveras chez la Tonne, à ton retour. Pour ta gouverne, les habits verts ont des fusils et leurs chiens des crocs. Salut et bonne chance. Sans rien dire Gentillie dévala de la butte. Lui se dirigea d'un autre côté. Lesté, redevenu indifférent, sceptique, il sifflotait une bourrée. Six jours se passèrent. Parvenu encore une fois à dépister ses traqueurs, l'Esprot se trouvait dans l'ar-rière-boutique de la Tonne à Adinkerque. Gentillie était en retard, mais l'Esprot ne s'inquiétait que delà provision de tabac. L'aurait-elle volé? se disait le contrebandier. Le septième jour, elle reparut souriante, radieuse, mais blanche comme une morte. Elle traînait la jambe et ses vêtements de paysanne aisée s'effilochaient à présent comme ceux d'une bagasse. Avant de prendre le temps de la dévisager, il l'interpella d'un ton rogue : « Ah! c'est toi? Là, vrai, ce n'est pas malheureux ». Puis, remarquant sa pâleur et le désordre de son équipement : « Ah! ah! que dis-tu du métier, ma fine. Pas commodes les gabe-lous, hein? Heureusement que la perte n'est pas grande. C'est égal, mauvais début, et si tu m'en crois, nous arrêterons les frais... » — Tu te trompes ! Ils ne m'ont rien pris. Voici l'argent... Kiel agrippe et compte rapidement la poignée de numéraire, lé coule dans son gousset, et, un peu radouci, examinant son auxiliaire : — Pourtant ils t'ont troué la peau... Tu as les jupes passées à l'amidon rouge... — Peuh! leurs chiens m'ont fait des agaceries... — Et tu as pu leur échapper... — Au moyen de ceci... Et elle lui montre un méchant couteau de poche. Kriel daigne sourire d'un rire approbateur et même s'informer encore des bobos faits à la petite : — Où es-tu blessée? — A la cuisse. Une simple éraflure... — Et cela ne t'empêchera pas de marcher? — Oh ! que non ! — A la bonne heure... En route, alors! Et c'est par ce coup d'essai que Gentillie obtint de pouvoir accompagner l'ombrageux Pintloon. IV Elle le suivit toute déguenillée, pieds nus, tremblant la fièvre, mettant à le servir, à deviner ses intentions un empressement qui ne se relâchait pas ; ambitieuse de lui faire oublier le chien Dapper, qu'il regrettait et dont il ne parlait jamais, en ses fréquents accès d'humeur, sans tourner à l'avantage du quadrupède la comparaison entre celui-ci et Gentillie. Elle lui épargnait les risques et les corvées; pour qu'il ne s'exposât pas, c'était elle qui, en pays découvert, allait puiser de l'eau potable. Elle gueusait pour lui, d'étape en étape, ou se rendait même en maraude. Lorsqu'elle revenait les mains vides, après avoir essuyé les rebuffades, les insultes, et même les brutalités des paysans, ou après des démêlés avec les gardes- côtes et les gabelous que ses attitudes louches et vagabondes commençaient à intriguer, son amant exaspéré par les fringales, en proie à une colère blanche, la battait sans pitié. Il la jetait par terre, la daubait en plein visage. Elle ne murmurait pas, ne détournait pas la tête, se laissait défigurer ; mais de grosses larmes coulaient de ses yeux fixés sur lui avec une tendresse à toute épreuve. Il l'aurait tuée qu'elle eût trouvé cette fin naturelle et, venant de ses mains bénies, enviable. C'était son chien de garde. Pendant que l'Esprot dormait à la belle étoile ou dans une grange mal fermée, elle faisait sentinelle mieux que ne l'eût fait Dapper. Elle en était arrivée à oublier son sexe. D'ailleurs, Pintloon ne lui témoignait pas plus d'attention qu'à une bête. Ils vécurent des mois ainsi, souvent séparés par les expéditions. Jamais elle ne songea à profiter de la bifurcation de leurs routes pour s'arracher à cette servitude; au contraire, lui absent, elle se rongeait l'âme, angoissée, haletante après son retour. Il la retrouvait douce, baissée, aimante, comme il l'avait quittée. Elle accourait et obéissait au moindre signal; ne se plaignait jamais sous la charge ; souvent foulée et strapassée comme une bête de somme. A part lui, Pintloon finissait par se féliciter de cette acquisition. Il ne lui parlait que rarement ou s'il s'adressait à elle c'était pour la rabrouer. Cependant, une nuit d'hiver, à Dunkerque, comme ils se retrouvaient après une expédition très lucrative où elle s'était particulièrement distinguée, et que Pintloon s'était payé le luxe d'un vrai lit dans une auberge à peu près habitable du port, en entendant sa vigilante complice claquer des dents et grelotter sur le carreau, il céda à un mouvement de pitié, et sans aucune idée de paillardise, il l'appela auprès de lui, sous les draps. N Respectueuse, un peu craintive, ne pouvant croire à une telle condescendance, elle hésitait; alors il la somma par un juron. Toujours grâce à sa belle humeur, il se fit qu'en la sentant près de lui, il commença par la taquiner, puis s'échauffant, la trouvant plus potelée qu'il ne le croyait, pour la première fois depuis leur vie commune, il la traita en femme, pro-digalement ; et cette nuit, tant fut immense la félicité de Gentillie qu'elle eût voulu agoniser contre sa poitrine. Le lendemain pourtant, il ne lui témoigna pas plus d'égards ; elle, par contre, loin de se montrer exigeante, fut plus prévenante et plus humble que jamais. Depuis ce rapprochement il la traitait à la fois en maîtresse et en bête de somme. Les raclées finissaient par des caresses et, réciproquement, les étreintes amoureuses dégénéraient en effroyables tueries. Mais pour mieux mériter les faveurs du mâle, elle endurait les mauvais traitements du bourreau. C'était à la fois son souffre-douleur et son souffre-plaisir. Cependant, à Lampernisse, le grand Sander se représentait les formes désirables de la fugitive. Souvent il parlait de courtiser une autre paroissienne. Il n'aurait eu qu'à choisir. Il avait même commencé à exaucer les souhaits d'une belle soupirante. Mais le grand Jabikel continuait à s'arrêter à la porte de Gentillie. Alors Sander, mettant pied à terre, entrait et s'entretenait de l'enfant perdue, avec la veuve Verjans, et n'avait plus le cœur à de nouvelles poursuites. C'était le troisième été que l'Esprot et Gentillie passaient ensemble. Un soir que la lune éclairait l'étendue, un de ces soirs trop clairs, funestes aux travailleurs de l'ombre, Pintloon, amolli par la tiédeur parfumée et chatouilleuse dé l'atmosphère, avait traité sa compagne avec une douceur plus continue que d'habitude. Peut-être son cœur allait-il enfin se fondre et payer autrement que d'amour matériel le dévouement de sa compagne? Tout à coup le contrebandier dressa l'oreille et murmura avec une certaine sollicitude : « Ne bouge plus !... Ils viennent! » Gentillie n'eut que le temps de s'étendre sur le dos parmi les genévriers, comme elle faisait en ces moments d'alerte, tandis que son homme courait se blottir plus loin. Mais on les avait vus ! Pantelante, elle entendit des détonations ; elle reconnut la voix brève et corsée du vieux fusil de Kriel, le bruit d'une planche qu'on déchire; puis d'autres coups de feu plus grêles, mais nombreux et répétés. Des lueurs blanches déchiraient la nuit bleue. Une balle siffla non loin de sa cachette, et Gentillie aperçut, dans les rayons lunaires,Pintloon trébuchant comme un ivrogne et s'appuyant à un buisson pour recharger son arme. — Foutu ! murmura-t-il d'u.ie voix rauque, en lui jetant un regard dont elle devait se rappeler la détresse mêlée de rage, et vaincu, il s'abattit dans les h oyats. En le voyant tomber, les agresseurs, gendarmes et paysans, qui s'étaient tenus prudemment à distance, accoururent et l'empoignèrent à la fois. Le grand Sander, à la tête de quatre à cinq gars de Lampernisse, voulut l'achever à coups de sabots, comme on écrase une bête puante, mais Gentillie se jeta devant lui, avec un cri atroce, et Cierge de Neuvaine s'arrêta net, en se voilant la face, tant elle avait l'air d'un spectre. A l'aube, on charroya Pintloon, tout blessé qu'il était; par les routes vicinales dans un de ces tombereaux où les toucheurs alignent les veaux menés au marché. Il s'agissait de le conduire à la prison de Bruges. On prit à peine le temps de panser sa blessure ; épuisé par l'hémorragie, il gisait sans connaissance au fond de cette caisse, sur un peu de paille et, malgré sa faiblesse, quoiqu'il n'eût pu seulement lever la main, les gendarmes l'avaient ligoté. A la nouvelle de sa capture, les ruraux, que son seul nom avait si longtemps terrorisés, s'ameutaient sur son passage. Aux étapes, les badauds payaient la goutte aux gendarmes pour pouvoir s'approcher du brigand. Grimpés sur les roues et l'échelette, ils se penchaient, riaient à présent de le voir, si chétif, si piteux, si misérable, à la merci du premier venu. Ils s'enhardissaient à le pincer, à lui arracher un frison de cheveux et ses soubresauts de douleur les mettaient en joie, et ils se vengeaient par ces privautés de toute la chair de poule qu'il leur avait donnée. A Lampernisse, l'arrestation du pendard déchaîna une véritable kermesse. Des sarabandes se nouaient autour du tombereau d'infamie. — Wel! Wel! C'était donc pour ce vilain moineau que Gentillie avait éconduit le crâne Sander Bischbosch, dit Cierge de Neuvaine ! Et le rimeur de l'endroit ajouta à la complainte composée sur les exploits du « Fléau de la West-flandre » un couplet de circonstance, dans lequel on associait Gentillie à la gloire du bandit : l'Esprote à son Esprot 1 Quelle honte ! Quel opprobre ! Seul Sander Bischbosch ne jubilait plus. Revenu de sa stupeur à la vue de sa misérable amante, faite comme une brûleuse de moissons, le bon Sander, incapable de rancune, avait voulu ramener Gentillie à la veuve Verjans, mais les gendarmes s'étaient interposés en exhibant un mandat d'arresta- tion lancé aussi contre elle ; complice de son détestable amant. — Oh ! folle, folle Gentillie, comment en était-elle arrivée là? Instrument d'un homicide et d'un voleur, elle, la promise du riche Sander Bischbosch qui se réjouissait de la doter de plus de bijoux et d'atours que n'en possèdent les madones les mieux achalandées de la côte des Flandres. Gentillie, les mains attachées sur le dos, marchait derrière la charrette, entre les gendarmes. Elle se renfermait dans un mutisme d'idiote, et, habituée aux coups, elle ne sentait même pas la crosse du soldat qui lui labourait de temps en temps les épaules. Elle ne tressaillait qu'en entendant le patient se plaindre et demander « à boire ! » Quand la sinistre cavalcade traversa Lampernisse, Sander Bischbosch alla se réfugier chez la vieille mère de Gentillie et ne se montra pas, comme si c'était à lui de rougir et d'avoir honte. Et les honnêtes gens blâmèrent le pauvre garçon de s'être rendu en un tel moment chez la mère d'une voleuse. . GENTILLIE io5 Ce Sander fut encore plus déraisonnable en avançant à la veuve Verjans, complètement ruinée à présent, un peu du bel argent destiné à Gentillie, pour payer l'avocat de cette indigne espèce. Le défenseur plaida l'inconscience de sa cliente et réussit à la faire acquitter après trois mois de détention préventive. Un matin, les gens de Lampernisse la virent rentrer au village; jaune, maigre, les yeux cernés et creux. Et, à l'inexprimable scandale de toute la paroisse, elle portait sur les bras un petit diablotin crépu, noir comme un pruneau, aussi remuant qu'elle semblait énervée. La digne progéniture de Pintloon,rien que ça! Absorbée dans la contemplation de son petit, elle ne parut même pas remarquer lehourvari que causait ce retour. Elle ne témoigna aucune joie de son élargissement, mais accompagna machinalement sa mère. Peut-être eût-elle préféré partager le sort de son homme, condamné aux travaux forcés pour le meurtre du lignard? Les caresses de la vieille Verjans, qui sautait de joie, malgré ses rhumatismes, dans la cour du Palais, après l'acquittement, avaient laissé Gentillie aussi indifférente que les corrections d'autrefois. Volontairement elle se confine avec son bébé dans cette soupente d'où elle s'évada, une nuit néfaste Ne la rencontrant jamais et les sachant sans ressources, les bonnes gens prétendent qu'elle vague la nuit et continue le métier de son abominable amant. Et la réprobation frappe peu à peu la veuve aussi bien que la fille. Malgré les criailleries et les indignations, Cierge de Neuvaine, le riche fermier du Dyck-Graaf, continue de s'occuper de ces pauvres gens. Encore si ce n'était que par charité; mais, croirait-on que, ensorcelé à son tour, il veuille encore du bien à cette fille-mère! Et, ce qu'il y a de plus inconcevable, c'est que la pécore continue de le rebuter. Impatienté par sa froideur, le bonasse Sander se risque à lui dire : . — Ah! Gentillie, tu mériterais bien qu'on brisât cette mauvaise tête pour le mal que tu t'es fait à toi-même et à ceux qui t'aimaient ! — C'est vrai! répond Gentillie. Mais si Dieu le voulait ainsi? Profitant de cette douceur encourageante, le brave Sander continue : — Eh bien, si tu te repentais et essayais de redevenir brave et raisonnable, tout pourrait encore s'arranger. Oui, nous partirions, nous irions vivre ailleurs, loin des mauvaises âmes... Gentillie, reviens à toi, n'auras-tu pas une bonne parole?... Mais elle, de hausser les épaules, de courir à son enfant, et d'embrasser ce fils de Pintloon avec une exaltation qui ne laisse plus aucun espoir au jeune fermier. Mordu de jalousie, il n'a pu retenir une exclamation de dégoût : — C'est à ce vilain Esprot que vont ces caresses ! Malheureux Cierge de Neuvaine! Il est temps qu'il sorte. Elle lui arracherait,les yeux! Quelques mois après, la vieille mourut de chagrin. Il fallut vendre la bicoque, le lopin de terre et les instruments de labour. Les dettes payées, il ne resta plus à Gentillie que quelques écus. Sans avoir rien communiqué de ses intentions, elle quitta furtivement le pays, comme elle y était rentrée, le poupon sur les bras, ne daignant pas même se retourner pour voir une dernière fois le chaume sous lequel elle avait dormi tant de nuits heureuses et où sa mère venait de fermer les yeux pour de bon. Elle s'en alla demeurer à la ville, aux environs de la prison où était enfermé Kriel Pintloon. Elle n'apercevait que les hautes fenêtres étroites comme des meurtrières et obstruées d'épais barreaux, trouant de leurs lignes noires la maussade muraille de briques sales. Lorsqu'elle s'éternisait sur le trottoir, le nez levé, essayant de flairer derrière laquelle de ces fenêtres se morfondait son maître, les sentinelles, dont elle contrariait la promenade de long en large, la repoussaient brutalement et répondaient par des charges à ses informations suppliantes. Pourtant une recrue, plus compatissante que les autres soldats du poste, apprit à la pauvresse que Pintloon avait été transféré de la prison cellulaire dans une maison de force au cœur du pays, d'où il ne sortirait probablement que vêtu de bois de sapin et les pieds en avant. Sa résignation imprévue à cette nouvelle ne fut pas la chose la moins déconcertante de la vie de l'Esprote. Peut-être n'y croyait-elle pas? Quelle que fût son impression, elle continua de vaguer aux environs de la première prison de Pintloon sans songer un instant à émigrer à sa suite. Son bâtard grandissait et, pour le nourrir et l'élever, ses derniers écus mangés, elle chercha du travail. A présent elle s'employait à rendre des services aux soldats du poste, aux geôliers, aux commis. Elle faisait les commissions, fourbissait les armes, astiquait les buffîeteries ou rangeait le ménage des guichetiers célibataires. Elle finit par faire partie du grand édifice morose et désolé. Elle éprouvait une sorte de tendresse respectueuse pour les gendarmes qui avaient blessé et capturé son homme. Sentiment de grossière admiration pour la force armée et victorieuse. Les jours de fête, lorsqu'elle voyait les pandores en grande tenue, luisants, bien peignés, la peau rose, moustaches cirées, le colback irréprochablement brossé, le baudrier blanchi a la craie, elle les dévorait des yeux, fière d'avoir collaboré à ce gala. On aurait dit qu'elle essayait de se concilier ces soldats tout-puissants en faveur de son fils, à l'exemple des pauvres dévots qui s'approvisionnent d'indulgences pour les jours de tentation. Mais lorsqu'elle les voyait certains soirs, au retour des expéditions, poudreux et couverts de sueur, l'air implacable, sabre au clair, cavalcadant aux côtés des 9- paniers à salade, et que leurs hautes silhouettes s'engouffraient, deux par deux, sous le portail béant et noir, et que les battues de leurs chevaux résonnaient dans le préau derrière les murailles, elle gagnait peur, appelait le polisson qui jouait dans la rue, fermait sa porte à double tour et pressait le gamin contre elle avec une sollicitude et des angoisses de poule qui tremble pour son poussin. D'autres fois aussi lorsque, se prenant de dispute avec le fils de Gentillie, les méchants voyous, pour le réduire a quia, lui jettent à la face ce sobriquet déshonorant : « Fils d'assassin ! Fils de voleur ! Fils de l'Esprot ! » la bougresse fonce comme une lionne sur la bande agressive, dégage, en distribuant force taloches dans le tas, le gamin écrasé par le nombre, et ne rentre que lorsqu'elle les a mis en fuite à coups de pierre. VI Des années se passent encore. Le fils de Pintloon devient un grand garçon, bien découplé, de figure éveillée, mais de mine réfractaire comme celle de son auteur. Choyé, gâté par sa mère, il a contracté des habitudes de paresse et de débauche, boudant les métiers réguliers et rêvant bamboches et escapades. Les soucis et les tracas de la mère redoublent. Et chez l'Esprote se produit ce sentiment bizarre : plus le garçon prend la taille, les habitudes du corps et la physionomie du condamné, plus Gentillie se désintéresse du souvenir de son terrible amant. Son amour maternel se double d'une tendresse plus exaspérée, moins quiète. Insensiblement Gentillie confond le jeune gars, rôdeur de carrefours et batteur de pavé, le voyou précoce et impudent, avec le hardi malfaiteur d'autrefois. Maintenant, lorsque devant elle on fait allusion au prisonnier, la rude travailleuse regarde son interlocuteur d'un air hébété comme si elle ne savait pas ce qu'il veut dire et elle continue sa besogne. Une pièce administrative tombe chez elle, par la poste, et l'avertit officiellement du décès du contrebandier. Pas plus de larmes qu'à la mort de sa mère. Elle regarde son sacripant de fils à l'air rogue et effronté, comme pour dire que ce trépas lui est égal à présent. Dans sa maladive faiblesse pour le gamin, elle ne sait quoi inventer pour le retenir auprès d'elle. Elle n'a rien à lui refuser, elle se prive, se saigne pour lui, elle travaille nuit et jour, nettoie, « fait des quartiers », ravaude, repasse ; tout cela pour qu'il puisse aller boire, fumer dans les bouis-bouis et jouer au bouchon avec les bonneteurs et les jolis efflanqués de sa trempe. Elle le veut aussi propret, bien coiffé et bien chaussé. Elle entretient leur petit ménage comme un nid d'amoureux ; et toute vieille, fourbue, ratatinée, courbatue, sa belle fleur de santé et de femme, flétrie par les privations, les brutales aventures et les quotidiennes dégelées, elle redevient coquette, soigne sa mise, se nippe, s'attiffe, comme s'il s'agissait, pour elle, d'épouser le gros Cierge de Neuvaine. Et tous ces frais de coquetterie, et toutes ces attentions séduisantes, pour le jeune Esprot. Ah! n'est-ce pas ainsi qu'elle se représentait Pintloon, le contrebandier, durant ses veilles mal-conseillères à Lamper-nisse, dans les ténèbres de sa mansarde ! Lassé par ces chatteries, et ces caresses, et ces baisers importuns, le jeune drôle ne se gêne pas pour la repousser durement; et comme elle insiste, peu à peu, lui aussi prend l'habitude de la battre. La première fois que le vaurien s'oublia à ce point, la pauvre femme se mit à rire : à présent la ressem- blance avec le passé devient complète ! L'autre Pintloon n'avait-il pas commencé ainsi ! Le gamin prit goût à l'exercice. Rentrait-il ivre, après une perte au jeu, il passait son déboire et sa colère sur le dos de la pauvre femme. Et la résignation presque extatique de ce misérable corps, renversé et immobile, la prière de ces yeux, l'imploration sans rancune et même sans impatience de cette bouche qu'il achevait d'édenter, ne faisaient que le mettre hors de ses gonds. Cependant le jeune coq tirait sur ses seize ans. Il s'amusait à des jeux plus agréables. Le poil lui venait aux lèvres. Et les polissonneries entre mauvais capons, manquant de ragoût, il commençait à pincer les petites gaupes du quartier. Un samedi, Gentillie rentrait exténuée d'un terrible nettoyage dans une maison de la rue passante sur laquelle débouchait leur impasse. Oubliant les ampoules saignantes à ses pieds, et ses bras ouverts par les corrodantes lessives à l'eau de javelle, heureuse de rapporter un peu plus d'argent à son fiston et maître, elle surprit le gaillard, vautré sur son propre lit, avec une petite souillon du voisinage. Alors, emportée par la colère, aiguillonnée par une monstrueuse jalousie, son instinct maternel s'étant perverti, et devenant une véritable appétence d'amou-jeuse, elle se jeta entre eux, au grand ébahissement des polissons. Précoce comme il l'était, le jeune Pintloon n'eut pas de peine à comprendre cette anomalie. La fureur de la pauvre femme était si risible, sa triste mine si falote, que ce devint un divertissement pour le jeune drôle de provoquer des scènes de jalousie entre les tortillons des ruelles environnantes et la pitoyable Gentillie. Les guenucjies rigolaient aussi comme des petites folles, et se prêtaient volontiers aux inventions scabreuses de leur galant. Une fois les cyniques questionnaires attachèrent la vieille au pied du lit, et débraillés et dépoitraillés, se livrèrent, sous ses yeux, aux ébats les plus lestes. La maniaque poussait des petits aboiements plaintifs de jeune chien à l'attache ; et les méchants gamins pouffaient tellement que leurs déduits devenaient un simple simulacre. Ingénieux, de jour en jour ils raffinèrent leurs persécutions. Mais un soir qu'ils l'avaient taquinée plus que de GENTILLIE 115 coutume, le gars revenant d'une partie de garouage, trouva la folle toute pelotonnée, comme une boule. 11 la secoua avec sa douceur habituelle :« Hé! la vieille rosse ! » Elle ne bougeait plus ; elle enfonçait sa tête grise dans un paquet de guenilles ; frusques roussies par le contrebandier ou défroques usées et tachées par l'enfant. Ces hardes étaient trempées de larmes, attiédies de baisers; et Gentillie avait fini par y noyer tout doucement son dernier souffle. Communion Nostalgique (TRANSPOSITION D'UN AIR CONNU) ♦ S'il n existe point de mal comparable à la nostalgie, qu'on se représente ce supplice : endurer l'exil dans son propre pays. Cette peine, que ne connaîtront jamais les inconscients bâtards et les papillons cosmopolites, ronge et dévore, comme une consomption morale, beaucoup d'altières et nobles âmes, seuls enfants légitimes de la patrie. (Henri Conscience à l'auteur de sa biographie). 21 juillet 1881. Oui, c'est bien là le procède inconscient gui caractérise mes propres écrits l 1 amour de ce que l'on fait, cette intensité de sentiment qui frissonne sous des -phrases en apparence banales, cette nature de peintre flamand qui fait que tout ce que noire plume touche, prend £ aspect et la couleur d'un tableau... Le poète Barthélémy Welaan fut un de ces patients. Qui n'a connu ce Flamand endurci et militant dont la tête majestueuse et inquiétante tenait à la fois du mufle léonin et de la hure du sanglier? En ses derniers jours, lorsque personne de son entourage ne se doutait encore de la fin prochaine de ce lutteur, il nous confessa ou plutôt il nous permit de deviner, à travers sa superbe enveloppe physique, le mal incurable qui devait arrêter les battements de son cœur. Son état critique transpira dans une circonstance solennelle que j'essaierai de rapporter avec une piété digne de cette grande mémoire : Nous étions quatre à cinq artistes, réunis chez lui par les hasards de la rencontre, qui discutions, rompions des lances, entassions force paradoxes, déraisonnions avec prodigieusement d'esprit. Le vieux Welaan, indulgent, l'œil vif, la main caressant sa longue barbiche de patriarche, prenait plaisir à ces passes d'armes, lorsque l'un de nous, assez épris d'exotisme, commit l'imprudence de jeter, en l'accolant à une épithète dédaigneuse, le nom d'Henri Conscience parmi notre carnage de réputations usurpées. Tudieu ! il eût fallu voir se redresser notre hôte. C'en était fait de l'étourdi dénigreur, tant l'indignation ardait dans les prunelles grises du poète! Mais son poing ne tomba que sur la table. Il y eut un tintin-nabulement de verres à bière, et les dernières syllabes d'une de ces formidables malédictions thioises mugirent comme un tonnerre lointain. Un simple éclair de chaleur : la foudre n'éclata pas. Le large front irrité de Welaan reprit sa gravité sereine et un peu mélancolique des horizons septentrionaux. Puis, presque repentant de cette velléité de violence, se rendant compte des égards qu'il devait à l'inexpérience de son juvénile interlocuteur, il l'interpella sur un ton de triste reproche où perçait comme de la compassion : — Henri Conscience ! Ne blasphémez pas ce nom, jeune homme! Vous ignorez l'œuvre de ce génie, de ce bon génie de notre Flandre. Notre intrépide, mais un peu téméraire ami, ne se tint point pour battu : — Pardon, mon cher maître. J'ai lu des traductions de ce grand homme. Minces! ses romans! Troubadours et pleurnichards. Beaucoup de bleu et vert quelconques ; pas l'ombre de coloris local. Ni terroir, ni racines. Ses paysages : des boîtes de Nurnberg; ses personnages : d'impersonnels fantoches taillés dans le même buis et au même couteau par les pensionnaires des Centrales; ses amoureux : de radieux béats de keepsakes... — Ah ! les traductions ! Voilà les conséquences de la traduction ! interrompit Welaan. Tenez, voulez-vous avoir une idée de l'œuvre de Conscience, de Y esprit de l'œuvre. . Ce disant, il alla vers sa bibliothèque et en retira une plaquette aussi usée, aussi jaunie que le paroissien d'une dévote indigente. Rikke-Tikke-Takl Voici qui convient. Quelques pages suffiront pour ma démonstration. Je ne verserai pas dans l'erreur —pour rester poli — que je reproche aux traducteurs français de Conscience, en traduisant phrase par phrase et mot par mot la médullaire prose flamande. Non, je transposerai cette nouvelle à votre intention ; je vous la raconterai telle que je la sens, je vous la ferai lire entre les lignes à l'aide d'équivalents français... L'épreuve vous convient-elle? Tous, sans en excepter le blasphémateur, nous protestâmes de notre curiosité et, à la façon d'un prédicateur s'inspirant d'un texte évangélique, Welaan consulta les premières pages du livre et commença, lentement, presque en psalmodiant : — Dans un site quiet et amorti de Campine, entre deux villages que le conteur appelle Desschel et Ral-leghem, se dresse une ferme qui ne dirait rien au passant non initié. Sous son revêtement de plantes grimpantes, la façade percée de deux fenêtres glauques offre la physionomie d'une aïeule qui sommeille, cligne des yeux, dodeline du chef derrière les dentelles de ses coiffes. La porte-charretière s'ouvre sur l'étable où des vaches'luisantes ruminent, dans un clair-obscur mordoré ; les poules picorent les restes de la pâtée du chien de garde; une perchée de pigeons couronne le toit de glui et, dans l'air vif, le purin s'évapore comme une cassolette. Le bonnet d'une fille de ferme paraît au-dessus de la haie et bat des ailes comme un grand papillon blanc. La voix rude d'un gars se mêle au cahot d'un attelage qui roule vers la ferme, toujours prêt à s'enliser dans le sable. Êtres et choses font relativement peu de bruit, ne se meuvent que lentement, comme à regret, et la nuit réduit facilement cette activité dérisoire, à un silence absolu... Immense, la plaine investit la borde solitaire : C'est d'abord un courtil planté de pommiers avares, puis des pacages bourbeux où s'épanche un avorton de ruisseau escorté de quelques aulnes; alors seulement commencent les garigues, les sablons tachés de genêts d'or, les nappes de bruyères vineuses, le tout trempé dans une atmosphère toujours humide, dans des vapeurs d'opale qui se dégradent à l'infini. Au premières années du règne de Napoléon Ier, de fort grand matin, il y avait toujours dans la chambre principale de la ferme une intéressante jeune fille aux yeux presque trop grands et trop noirs pour un visage si pâle et si allongé. Assise dolente, devant son rouet, elle chantonnait un refrain dont le rhythme fougueux et les paroles martiales contrastaient étrangement avec la voix chétive de la fileuse : Ric-tic Attaque Ric-tic A tout ! Hauts les bras ! Chauds les fers ! Francs les coups! Ric-tic! Atout!... Régulièrement, en descendant à son tour, la fermière gourmandait sa servante, une enfant abandonnée, une orpheline, et non contente d'exploiter son malheur, de l'outrer comme une bête de somme, la mégère s'oubliait jusqu'à la molester Il advint que le chien aveugle fut trouvé mort de vieillesse un matin dans sa niche. Du coup, l'avare bazine imputa cette crevaison à la négligence de la pauvre Lena et pour châtier la prétendue coupable, elle imagina de lui faire remplir l'office de la brute : — Ah ! fainéante bourrique ! Tu as laissé mourir de faim le pauvre Spits! Eh bien, pour t'apprendre, c'est toi qui le remplaceras et au lieu de t'endormir sur ton rouet, tes pattes feront tourner le moulin à battre le beurre ! Pour la première fois, la passive Lena se regimbe. C'est trop d'ignominie à la fin ! Devant cette résistance imprévue, la fermière écume de colère, s'élance sur la rebelle, la renverse, la roue de coups. La victime se laisse traîner sur la dalle, inerte, trop faible pour se défendre mais trop fière aussi pour se plaindre, et prête à mourir plutôt-que de consentir à cette abjection. — Allons, au moulin, la chienne! Tu y passeras... Dussé-je t'y pousser à coups de fouet. Mais soudain un troisième personnage se précipite dans la pièce et dégage la victime en empoignant vigoureusement la fermière par le bras. C'est Jan, le jeune baes, le fils unique de la veuve Daelmans : un solide blondin de dix-sept ans, tête ronde, physionomie à la fois douce et volontaire, des yeux bleus pleins de foi, des narines où palpite l'espérance, des lèvres débordant de charité ; la chair musclée, les membres épais et solides ; toute sa personne attachante dans sa gaucherie même et dans sa saine frustesse. Il était en train d'atteler son cheval à la charrue et le bruit de cette tuerie l'a rejoint dans la cour. — N'avez-vous pas honte, ma mère ! dit-il • en s'empressant de relever Lena. Ecoutez bien, je suis las de ces horreurs et c'est la dernière fois que je vous menace: si jamais vous levez encore la main sur cette pauvresse, je vous abandonne; oui, je le jure... Il va s'engager par un terrible serment, mais Lena lui met la main sur les lèvres : « Merci, Jan, fait-elle, c'est fini à présent ! » Et, sans ajouter une plainte, elle se rend à l'étable, détache la génisse, et la mène, le long du fossé, vers le pâturage. A l'endroit où la bruyère inculte rejoint les prairies marécageuses, se trouve un renflement de terrain planté d'un hêtre. Lena s'assied au pied de l'arbre, lâche la longe de la bête, et machinalement, ses lèvres rhythment le refrain bizarre : Hauts les cœurs ! Chauds les fers ! Francs les coups ! Les heures de la matinée s'écoulent sans qu'elle s'en inquiète. Elle oublierait de manger si Jan, son protecteur, ne lui apportait quelques aliments. Depuis longtemps ils se voient tous les jours ainsi, en tête à tête, assis côte à côte sur ce tertre, échangeant de naïves confidences. Le jeune paysan la trouvant encore toute bouleversée des avanies du matin, prend ses mains dans les siennes ets'efforce de la consoler: « Ohnon,Lena... Tu ne souffriras plus. Ma mère m'a promis de ne plus te toucher... Moi, je travaillerai un jour pour toi... Mon affection rachètera les torts des miens... Patiente donc, pour l'amour de moi... Sache bien que si tu te laissais mourir on me coucherait bientôt, à côté de toi, au cimetière... Ah! j'aurais tant de choses a te dire, mais je ne sais par quoi commencer. Je ne comprends rien moi-même à ce que je ressens. Mon cœur bat si vite !... C'est comme si j'étouffais... Tiens, ce matin encore, en te voyant échevelée et toute meurtrie, j'aurais voulu g.voir mille bouches pour te faire une robe de mes baisers, une robe balsamique qui aurait transformé les mauvais traitements de ma mère en autant de suaves caresses !... Et même maintenant je voudrais t'envelopper tout entière comme l'air tiède qui tremble autour de nous... Oh! ne t'effraie pas... Il m'en faut moins pour être heureux: Presser de temps en temps tes mains, te frôler au passage, entendre seulement ta voix, te regarder et rester seul sans rien dire, sans bouger, auprès de toi... — Et moi, cher Jan, j'endurerais toutes les haines de la terre à condition de garder ta seule affection... Crois-moi, ce n'est pas seulement la scène de ce matin qui me rend triste aujourd'hui... Les champs semblent pleurer sur moi, et me parlent de séparation... Quelques heures plus tard, un colonel de l'armée française chevauchait botte à botte avec son aide de camp à travers les landes de Desschel, lorsque tout à coup il arrêta son cheval en donnant des signes de la plus violente émotion. Au milieu du silence vespéral, une voix de femme s'élevait doucement et dans ce que chantait cette paysanne, le colonel venait de recon- naître un refrain que lui-même entonnait autrefois, en manoeuvrant le soufflet, en battant l'enclume, en étampant allègrement les fers des roussins, car ce soldat de fortune avait exercé jadis à Westmalle le métier de maréchal ferrant. En ces temps lointains, la présence d'une gentille fillette, suivant avec une filiale admiration les nobles et plastiques travaux du forgeron, et répétant, après lui, le refrain martial, achevait de lui donner du cœur à l'ouvrage. Mais le ferme travailleur perdit sa femme, et de chagrin se mit à boire, négligea son métier lucratif, mécontenta la clientèle, si bien que la forge périclita et qu'un jour les gens de justice mirent dehors le pauvre rafalé et son enfant. Il se vendit à un recruteur et rejoignit l'armée du premier consul, après avoir remis, avec l'argent de la prime, sa petite fille à des voisins. Plusieurs années s'écoulèrent. Déjà gradé, l'épau-lette à la manche et la croix des braves sur la poitrine, Karel Van Milghem revint au pays pour reprendre son cher dépôt, mais ses voisins avaient quitté Westmalle, et personne ne savait ce qu'ils étaient devenus, eux et la fillette confiée à leurs soins. Longtemps l'infortuné père parcourut les Pays-Bas, 11 s'informa de sa Monique dans les bourgades les plus reculées, interrogea les passants, visita vainement les orphelinats et les asiles. Toujours leurré, toujours déçu, sans se laisser décourager, il reprenait ses recherches à chaque trêve que lui accordait l'infatigable conquérant, son maître. Pour endormir sa préoccupation bourrelante, il se battait comme un lion, se complaisait dans les dangers et les entreprises les plus surhumaines, et, par une amère ironie du destin, plus son désespoir augmentait, plus la vie lui devenait à charge, plus il rencontrait de prospérités et d'honneurs. Vous aurez deviné que le colonel Van Milghem reconnaît sa chère enfant dans le souffre-douleur de la bazine Daelmans. Naturellement, il emmène sur le champ sa fille à Paris et pour Jan Daelmans, Lena est aussi bien que morte. C'était une intrigue jusque-là fort banale et fort anodine ; très peu de chose, en somme, que cette idylle de Jan et de Lena... — La Fille du Régiment, en néerlandais !... risqua l'incorrigible plaisant. Barthélémy Welaan ne l'entendit pas ou du moins fit semblant de ne pas l'entendre, en homme certain d'avoir le dernier mot. — Une liaison d'enfants, rien de plus, aurait-on pu croire — continua le conteur. Quelque cœur que vous accordiez à un paysan, encore n'est-ce là qu'un cœur de rustaud, enveloppé d'une membrane trop rude pour que des peines aussi subtiles que le mal d'amour accèdent à ce viscère ! Le rural florissant a perdu son amie, la belle affaire ! Il se consolera bientôt en lutinant une autre femelle. Ce gros soupirant a fait son devoir ; admettons même qu'il ait montré plus d'humanité et de chevalerie que ses pareils, mais pour cette raison même, nous n'en attendons pas davantage. Et je trouve très naturel qu'en fumant et labourant sa terre, en s'évertuant du matin au soir, le jeune homme oublie cette amourette et que le passé idyllique pâlisse devant les soucis du présent et du lendemain ; en un mot qu'à l'âge d'homme, las de son platonisme, la sève se montrant plus exigeante, notre robuste camarade, plus copieux, plus monté en ton, s'apparie honnêtement, sans répugnance et sans phrases, à une ronde pataude de sa paroisse, diligente et sanguine comme lui... Que vous connaissezmal, alors, nos paysans de Cam-pine! Il en alla tout autrement de Jan Daelmans et son cas n'est pas exceptionnel dans ce pays d'imaginatifs. Oui, depuis le départ de Lena, la chanson du joyeux ferrant de Westmalle hanta le jeune baes de la ferme Daelmans. Et, pour lui, ce chant ne fut pas le refrain sans conséquence que le roulier sifflote machinalement en entrechoquant ses sabots et auquel il n'attache pas plus de signification qu'à la fleur cueillie au bord de l'accotement et dont il mâchonne la tige par désœuvrement et qu'il rejette avec la même indifférence dans l'ornière. Jan Daelmans fut complètement possédé par cet air Comme autrefois Lena, il se lève avant les autres pour se trouver seul dans la grande chambre. Il s'éternise devant le rouet et l'escabeau abandonnés par la pâle fileuse. Peut-être attend-il que le rouet s'anime aux notes du refrain coutumier ? Mais on marche au-dessus de sa tête dans la soupente. Avant que sa mère le surprenne, il s'empare d'une houlette et s'esquive rapidement. Il va, —toujours comme l'absente,— le long de l'aunaie, au bord delà douve où s'abreuvait la génisse, il atteint le monticule où Lena s'asseyait, où il la rejoignait en cachette au milieu du jour, il se laisse choir à plat ventre sous le hêtre, et, redressé sur ses coudes, il embrasse longuement des yeux la morne varenne, jusqu'à ce qu'il batte des paupières, et qu'il revoie la désirée à travers le brouillard d'impérieuses larmes. Le susurrement des insectes, le friselis des feuilles lui chante le refrain fatidique. Alors, il s'enfonce le visage dans l'herbe, et se bouche les oreilles auxquelles la torturante mélodie bourdonne comme une guêpe maligne, mais il a beau faire, ses sanglots mêmes rhythment l'air fatal, et sa poitrine s'abaisse et se soulève convulsivement à ces notes martelées. La crise nerveuse passée, il se relève, fait un effort pour s'éloigner, mais ses pieds restent comme attachés à cette place. Il enfonce alors la houlette dans le sol, croise les bras sur lemanche, repose le menton sur les poings et demeure ainsi, immobile, en arrêt, les yeux interrogeant la grand'route sur laquelle il vit décroître la chaise de poste emportant Lena. La nuit le trouverait planté à la même place si une jeune paysanne, sa sœur, dépêchée par leur mère, ne venait le surprendre. La gamine s'est approchée de façon à ne pas être aperçue ; sournoisement elle se glisse derrière lui, elle lui frappe l'épaule le plus rudement qu'elle peut. Il sursaute et ne répond que par la plainte sourde d'un malade touché à l'endroit endolori. Alors, avec là cruelle joie d'une cadette autorisée à faire la leçon au grand frère, elle lui rabâche les doléances qu'elle entend proférer chaque jour par leur mère : — Jan ! Jan ! Sois'donc raisonnable... Elle est vraiment jolie la vie que tu mènes. Penses-tu que notre pain cuise pendant que tu comptes les nuages qui passent ! Depuis trois mois te voilà presque aussi fou que l'était cette paresseuse pièce qui partit avec ce soldat, son soi-disant père... Ah ! tu copies fidèlement ses lubies, à cette sorcière!... Comment tout cela va-t-il finir ? Fi Jan, à ta place je serais honteux ! Notre mère garde le lit et c'est à peine- si tu songes à elle. Veux-tu donc conduire la ferme à sa ruine, nous mettre tous trois sur la paille, et toi, finir à Gheel? Sans écouter cette litanie, docile, il marche devant elle, pour regagner le logis, toujours plongé dans ses divagations, toujours taciturne... — Hélas, cette blanche sorcière aux yeux noirs s'est vengée de nous sur le jeune baes! gémit la maisonnée. — Ah ! que n'ai-je tué la malfaisante pecque! glapit la fermière. Ils recourent au curé du village pour rappeler le malade à la raison. A son tour le pasteur surprend le gars sur la butte du hêtre et lui reproche son apathie inquiétante. Comme Jan ne s'émeut pas plus de ce prêche que des giries de la famille, le pasteur s'impatiente et lui montrant le hêtre : — Mais, malheureux garçon, tu veux donc que ta mère accomplisse sa menace et que, pour te guérir, elle abatte cet arbre de malheur ! Le jeune homme n'a fait qu'un bond, et secouant rudement le bras du prêtre : — Abattre cet arbre! Que venez-vous de dire? Ah! que personne ne s'avise d'y toucher, car aussi vrai qu'il y a un Dieu, la même cognée assommerait le hêtre et le bûcheron ! Mais se repentant de cet accès de révolte, une réaction subite l'agenouillant aux pieds de son pasteur, il se débonde, se soulage comme un pénitent au confessionnal : — Après le départ de Lena, je voulus l'oublier, oh ! bien sincèrement. Hélas!la plainte du soc retournant la dure me répétait son nom. Dans la grange mes fléaux cadençaient le désolant refrain de la fileuse. Le ramage des oiseaux s'ingéniait à imiter sa voix... Et comme le prêtre l'engage à quitter ces lieux hantés par le souvenir de la fille pâle, à partir pour Malines, à faire une retraite au séminaire. — Jamais ! s'exclame Jan, jamais je ne me résignerais à cet exil... Vous souvenez-vous de mon voyage dans les pays wallons, de cette absence de huit jours à laquelle me condamnaient les intérêts de la ferme ? Ah! vous ne saurez jamais la torture que j'endurais ! Libre de retourner au pays, chez nous, je marchais tout un jour et encore une pleine nuit, sans prendre de repos O ! le trop ineffable moment où l'odeur des brûlis me surprit, apportée par la brise matinale! Je dus m'arrêter, ma respiration s'embarrassait, je chancelai éperdu, enivré, oui, littéralement saoul. Et plus je humais l'incomparable arôme, plus ma poitrine se gonflait, plus mes oreilles bourdonnaient, plus je me sentais défaillir. M'étant engagé dans le premier bois de sapins, ce fut une autre béatitude. Je tombai à genoux comme à l'église, je remerciai Dieu à haute voix — j'ai dû crier comme un fou — de m'avoir accordé cette grâce sans pareille : retrouver mon beau pays. Et le rouge soleil levant parut s'avancer vers moi pour me communier !.. .Croirez-vous qu'en découvrant la première touffe de bruyère je sois tombé dessus comme un affamé, et que l'ayant cueillie, avide, safre, je l'aie portée à mes lèvres. Que dis-je? je l'ai mangée avec délices, uniquement afin de rapprocher davan- tage de mon cœur et de mêler à mon sang la plante tant adorée!... Et, arrivé ici, ne pensez pas que je me sois rendu directement à la ferme... Je courus d'abord reconnaître ce hêtre et ces buissons de genévriers... Je leur parlai, je les étreignis, je les arrosai de mes larmes, comme si j'avais eu affaire à des chrétiens comme nous... Ah! tout cela à cause d'elle... Et c'est alors que vous me proposez de m'exiler pour six ans!... Non, mon père; jamais, jamais, jamais! » A ce passage, Barthélémy Welaan s'arrêta et passa la main devant ses larges orbites comme pour en éloigner une mouche importune; mais oserait-il me garantir, le rude homme, que du même geste il ne cueillit pas une larme perlant à la pointe de ses cils hirsutes, comme tremble une goutte de rosée à la barbe des seigles? D'ailleurs, pourquoi nous en défendre; nous suffoquions tous et, plus encore que les autres, le blond mondain, celui que nous surnommions Fortu-nio. Appuyé contre la paroi, le visage caché dans ses mains, il se détournait de nous pour sangloter à son aise. Cette page amoureusement patriale exaspérait, intensifiait toutes les poignantes tendresses, les facultés aimantes contenues en nos âmes et remuait en nous des fibres que nous ne nous connaissions plus. Le narrateur se remit le premier, et alors, presque radieux de notre émotion, radieux à la façon des vagues ensoleillées, il poursuivit, mais en consultant de moins en moins le texte original, improvisant, décrivant de mémoire, avec une exaltation augurale : — Entretemps, la riche Monique, entièrement au bonheur d'avoir retrouvé son père, recouvrait, à Paris, les forces et la santé. Entreprise par des maîtres habiles, la jeune vachère s'était dégrossie. Bientôt elle put assister aux bals et aux réceptions. Sa robuste beauté flamande, alliée à une grâce et à un charme naïfs, en firent une des reines de la cour impériale. Jan Daelmans lui-même aurait à peine reconnu dans cette grande brune, rieuse, mutine, presque provocante, épanouie comme une rose thé, sa liliale et dolente amie d'enfance. Mais, brusquement, la métamorphose s'arrêta et, par gradations insensibles, ce regain de santé, cette exubérance s'amortirent, cette turbulence, cette jcie de vivre se calmèrent, et, dès le second hiver, son ancien penchant à la rêverie reparut, penchant discret, petits airs penchés que YOssian de Macpherson allait mettre à la mode et qui paraient Lena d'un nouveau montant. Aux accords de la musique de bal, emportée dans le tourbillon de la danse, elle demeurait subitement distraite, perdait la mesure, s'arrêtait sur place. Au milieu d'un entretien aimable et frivole elle oubliait de répondre à son interlocuteur, le regardait sans le voir avec une étrange obstination, et, interpellée, rendue au sentiment du salon où elle se trouvait et des cavaliers qui lui faisaient leur cour, elle semblait se réveiller, sortir d'un rêve, choir de quelque ciel. Elle-même était la première à rire de ses évagations. Mais elle cachait la nature de ces « absences ». Peut-être ne se rendait-elle pas compte des influences qui l'arrachaient à son milieu et à son nouvel entourage. Ces retours en arrière furent très vagues, très inoffensifs en commençant : En pleine assemblée mondaine surgissait le grand hêtre ombreux, isolé dans les sablons. Ce n'était plus les pas cadencés des danseurs et les soupirs des archets qui faisaient frémir et vibrer le cristal des girandoles, ce n'était plus des vétérans en uniformes chamarrés qui se confondaient en révérences devant d'éblouissantes maréchales : la brise passait dans la lande, éparpillant la poudre d'or des genêts, et les bruyères frissonnaient, frileuses et parfumées. Monique, ou plutôt Lena, revoyait-elle le hêtre et le mamelon, hantés comme ils l'étaient depuis son départ, par la figure pitoyable d'un jeune rustre qui tendait vers elle ses mains terreuses et la conjurait de ses prunelles humides? Mais plus d'une fois, au moment où un glorieux muscadin en habit bleu barbeau à boutons d'or, cravaté de dentelles, venait l'engager cérémonieusement à la danse, la fière demoiselle s'emparait de ces mains formalistes avec une avidité fiévreuse, les pressait énergiquement dans les siennes, dévisageait avec une persistance étrange le cavalier très interloqué, puis, déçue, sans s'excuser de sa méprise, le repoussait brusquement et se hâtait de quittait la fête. De passagères et anodines qu'elles étaient, ces visions devinrent de plus en plus fréquentes et redoublèrent d'intensité. Sous cette obsession, Monique prit en horreur la vie brillante où elle s'était jetée avec une sorte de frénésie; bouda les cercles aristocratiques, s'abstint de paraître à l'Opéra et à la Comédie-Française, et rechercha, comme en son enfance, la solitude et le recueillement. A présent, elle demeurait de longues heures dans le coin le plus sombre de ses appartements où, assise à la fenêtre, ses yeux suivaient le vol des nuages chassés vers le Nord. Et ses lèvres, s'entr'ouvrant sous l'action d'une occulte puissance, murmuraient le refrain rhythmique de la blanche fileuse d'autrefois. Peu à peu sa carnation d'opulente rose thé se fondit, s'effaça pour faire place à la pâleur liliale et diaphane; ses yeux parurent de nouveau trop grands et trop noirs pour son blanc et mince visage. Legénéral Van Wilghem, qui n'avait que combattu mollement les dispositions bizarres de son enfant gâtée, finit par reconnaître la gravité du mal, et sur l'avis des médecins, songea à marier sa fille avec son aide de camp, vaillant et loyal garçon qu'il chérissait à l'égal d'un fils et qui portait depuis longtemps à la fantasque héritière un amour aussi ardent et aussi inépuisable que sa bravoure. Consultée, la jeune fille déclara à son père qu'elle n'éprouverait jamais, pour ce soldat d'élite qu'une affection toute fraternelle. D'ailleurs, elle prétendait ne ressentir aucun malaise; elle ne convenait pas de la peine sourde et implacable que révélaient ses pâles couleurs. Enfin, un jour que son père éploré était parvenu à. 1 émouvoir, à force de supplications, elle lui avoua, 13 avec la pudeur d'une vierge qui trahit son secret d'amour, son désir impérieux, inéluctable, de revoir la Campine. Le voyage, décidé sur le champ, ajourné malheureusement par les événements politiques, finit par s'accomplir. Il était grand temps : l'état de la malade empirait à vue d'œil. Les frontières flamandes sont franchies ; ils atteignent Anvers, une berline les conduit à leur nouvelle demeure, un de ces nobles et superbes hôtels de la place de Meir déserté par un patricien proscrit sous la Terreur. Au moment où la voiture s'engage dans l'allée cochère du palais, Monique jette un grand cri. Le général l'interroge avec anxiété: — Oh! ce n'est rien, mon père... Mes yeux ont rencontré ceux d'un mendiant, posté contre une borne, et telle était l'expression obstinée de ses regards, qu'ils me traversaient le cœur ; si j'ai crié, c'est que ce pauvre ressemblait à Jan Daelmans... Mais ce n'est pas lui, j'en suis certaine à présent... La faiblesse et la fatigue de Monique empêchent les voyageurs de poursuivre leur voyage jusqu'en Campine. La moindre aggravation du mal la tuerait. Le père, assis auprès de la malade, épie, l'âme ulcérée, les ravages de la consomption sur cet idéal visage. Obstinément, la jeune fille ne sort de ses longues prostrations que pour fredonner d'une voix très douce, presque éteinte, le fatidique couplet du maréchal ferrant. Même pendant son sommeil, les syllabes mortelles persécutent ses lèvres. — Toujours cette chanson ! Elle alimente ta tristesse, chère enfant ; tu m'aimes donc bien peu que tu persistesàte faire du mal... Ah! si tu voulais!... Et, de nouveau, son père la conjure d'épouser l'aide de camp. — Non, je resterai libre... je ne veux appartenir à personne... Laisse-moi rester comme je suis ou plutôt redevenir ce que j'étais, mon père! Il insiste. Lorsqu'ils habiteront Desschel, dans leur natale Campine, quelle jouissance pour elle, de parcourir la contrée élue, en compagnie d'un époux digne de son rang et de ses perfections... de visiter à deux le hêtre favori, les genévriers bizarres, tous ces objets qu'elle ne cesse d'évoquer et qu'elle pourra bientôt bénir, qu'elle pourra palper de ses mains ferventes ! — Oh! oui, père, que ce serait un grand bonheur! Mais le compagnon que tu me recommandes n'est pas un fils de notre Campine!.. Comprendrait-il la chanson suggestive du grillon? L'ombre et les murmures des sapins ont-ils présidé aux ébats de son enfance? L'infini de la plaine et son incommensurable horizon ne sembleraient-ils pas monotones à ce nomade et capricieux enfant des monts, avide de déplacements et d'aventures... Elle s'interrompt. Elle a changé de couleur, son teint s'est subitement avivé, un sourire extatique s'épand sur ses lèvres frémissantes. Elle joint les mains, lève les yeux au ciel. Elle semble un de ces anges de marbre, immobiles sur les tombes; elle est blanche, elle est belle, mais sa beauté fait mal. Quelle musique plonge la malade dans ce ravissement? Le général prête l'oreille à son tour. Et de la rue, sous les fenêtres, monte très distinctement jusqu'à eux le refrain hallucinant, modulé avec un accent de mélancolie et de tendresse indéfinissables par une voix d'homme jeune, un peu rauque, un peu étranglée. Quoi, toujours cette chanson maudite! Une nouvelle dose de l'implacable poison qui lui reprend sa fille! Puis, n'est-ce pas de l'humble origine du général Van Wilghem que se moque l'impudent refrain ! Furieux, le vétéran sonne ses laquais et leur ordonne de lui amener, de gré ou de force, le maraud qui les nargue et les persécute de son abominable complainte. Le pauvre hère que la valetaille empoigne et traîne non sans le rudoyer devant le maître, n'est autre que le mendiant loqueteux que la malade entrevit par la fenêtre de sa voiture. En reconnaissant, non sans peine, dans cette apparition lamentable, l'ancien protecteur de sa petite Monique, la colère du général tombe brusquement ; il recule consterné, presque honteux de son humeur : — Vous, Jan Daelmans! Vous, dans cet état!... Vous, réduit à ce point!... Ah! c'est mal de ne pas avoir songé à vos amis ! Que ne nous informiez-vous de votre dénuement? N'êtes-vous pas notre créancier pour la vie? Et, s'approchant d'un meuble, il fouille dans les tiroirs : on entend bruire des pièces d'or. De l'or à Jan Daelmans ! De l'orà ce féru d'amour? Vous n'y songez pas, général! 11 désirait simplement vous confesser le secret de sa vie, et dire ensuite, Ml ' avant de partir pour de bon, un suprême adieu à son amie d'enfance : Ah ! général, ces insultantes largesses le chassent plus brutalement que ne pourraient le faire vos estafiers! Et Jan se traîne, le cœur brisé, vers la porte. Mais cette crispante épreuve a vaincu les dernières hésitations de Monique. Impossible de se contraindre plus longtemps! Mue par une force surnaturelle, elle se précipite pour couper la retraite au paysan et s'affaisse devant lui en s'écriant : « Reste! Reste! .. » avec un accent qui révèle au jeune homme une passion au moins aussi ardente que celle qu'il lui porte. Cette minute ineffable le paie largement de son long purgatoire. Le père a compris, et, pantois, sourcilleux, ne sait encore à quoi se résoudre. Alors, entraînant son Jan, elle tombe, avec lui, aux pieds du vieux soldat, et elle le conjure avec des paroles et des accents qui réduiraient en fleuves de larmes les montagnes de granit : — O père, pardon !.. Retenez-le ou j'expire ! C'était ce Jan, lui seul, toujours lui, que je voyais et que je regrettais, et que je voulais... C'est son absence qui me tuait... Il est mon frère, mon doux protecteur, mon bien-aimé ! O Dieu, il s'en irait une seconde fois, je ne l'aurais retrouvé que pour le perdre à jamais! N'est-ce pas que vous ne voulez pas qu'il parte, mon père?... Voyez, Jan me sauve, Jan me rend la vie; donnez-le moi... donnez-le moi!... Et, se relevant, sans attendre la réponse du père, Lena se précipite éperdue dans les bras du paysan. Le cœur sous les haillons, le cœur sous les dentelles, battent l'un contre l'autre. Des regards, comme jamais n'en échangèrent les plus violents possédés d'amour, se disent l'accablant infini de leur mutuel désir. En les voyant accolés, haletants, oppressés, si amoureux qu'ils en râlent, si jeunes, si beaux, si émaciés, si pâles, tristes pénitents d'amour, épuisés par le plus cruel des jeûnes, le général sent fléchir son orgueil et sa volonté. Pauvres êtres! Ils sont tellement à bout de forces que s'il disait non, en ce moment, ils expireraient dans les bras l'un de l'autre. C'en est fait. Deux larmes lentes et lourdes comme le givre qui s'égoutte des branches chenues, au premier rayon printanier, tombent lentement sur sa moustache de grognard, et, tout autre consentement lui restant dans la gorge, il ouvre des bras paternels à Jan Daelmans. Après quelques minutes de poignant silence, Barthélémy reprit avec plus d'onction encore : L'histoire de Jan Daelmans et de Monique Van Wilghem, cette idylle passionnée symbolise pour moi, les amours du Flamand et de la Flandre. Un jour la Flandre candide s'enfuit au bras d'un tuteur puissant qui l'étourdit dans les fêtes, la grise de luxe, la leurre d'une apparente félicité, et rêve de l'unir au Welche. D'abord, l'appétissante et plantureuse héritière prend goût à ces distractions, à ces passe-temps frivoles, à ces déduits superficiels. Heureuse et fière de ces hommages, de ces adulations, de ce changement survenu dans son existence jusqu'alors laborieuse et guerrière, traversée de périls, pleine de luttes et d'héroïsme, la fille préférée de la Germanie semble renier son origine et son passé. Mais un jour, la chanson des terribles ferrants de Gand et de Bruges, des virils communiers, des Klauwaerts, grands tombeurs deWelches, lui remonte aux lèvres : Hauts les bras! Chauds les fers! Francs les coups! Elle se réveille. La nostalgie lui étreint le cœur : elle se consume en regrets et en désirs. Elle halète après son simple et rude compagnon d'enfance; il lui tarde de se régénérer dans ses viriles étreintes, de n'appartenir qu'à lui. De son côté, l'ami féal rappelle aussi, de toute la force de ses farouches tendresses, l'inconstante et désirable créature. En vain, pour le guérir de cet amour inextinguible, des conseillers timorés et de sang rassis ont-ils voulu le consacrer au service du Seigneur et l'arracher aux félicités profanes. — Oublie ton ingrate Flandre, lui ont suggéré ces conseillers, tourne tes regards vers Rome. N'aie plus de Patrie en dehors de l'Eglise. Applique-toi cette parole évangélique : « Ma Patrie n'est pas de ce monde ! » Mais, efforts stériles! Paris n'agit pas avec plus d'influence sur la Flandre que Rome n'a d'action sur le Flamand. On a beau parler une langue étrangère autour d'elle, la parer d'ornements hybrides, l'affubler d'une toilette d'emprunt, tenter de la défigurer peu à peu, exiger d'elle le mépris de son ancienne condition, à certaines heures, de plus en plus fréquentes, la Flandre se rappelle ses travaux, ses victoires, et va jusqu'à regretter son long martyre. ' M I • l5o CYCLE PATIBULAIRE Entretemps, furieux de n'avoir pu l'attacher immuablement à Rome, les conseillers du Flamand l'expulseront de son bien, le voueront au vagabondage et à la mendicité. Et seuls les pauvres gens, les braves cœurs du peuple, les humbles femmes prendront pitié du gueux flamand qui se consume d'amour pour sa Flandre! Jusqu'au jour où elle te sera rendue, ta brune Patrie, ô mon féal garçon, mon blond Germain aux yeux bleus! Jusqu'au jour promis où, à ta vue, la Flandre aussi exposée que toi aux séductions et aux convoitises de l'étranger, la Flandre qui rompit les chaînes fleuries dé la France comme tu tins en échec la Rome pontificale, jettera ce cri rédempteur : 0 Dieu ! rends-le moi, lui seul peut me sauver! Puisse le Ciel écouter alors cette prière et vous réunir pour jamais, ô Frère, ô Patrie! Le vieux Welaan prononça ces derniers mots avec une exaltation prophétique. Chacun de nous dit amen, à cette patriale invocation. Et, comme à Jan Daelmans, il me sembla que le soleil natal ■— mais un soleil couchant — venait de me communier... Croix Processionnaires Nous roulions péniblement dans les ornières de la route sablonneuse et apercevions depuis longtemps les écrasants corps de logis du Pénitencier, lorsque mon compagnon me désigna du bout de son fouet quelques croix de bois noir groupées au milieu de la bruyère. — Le cimetière des colons ! proféra-t-il. Et il ajouta en souriant : « Il y a douze croix. Il n'y en a jamais eu, il n'y en aura jamais une de plus... C'est beau l'administration. Puis redevenant grave et raccourcissant les guides : Là seulement le vagabond dort son premier bon sommeil. Les abeilles lui chantent leurs douces berceuses et la nature drape de violet — couleur adoptée pour le deuil des rois — la tombe du plus infime des mendiants ! Combien de dépouilles gueuses engraissent déjà ce sol inculte : carcasses ravagées de routiers endurcis ou savoureuses pulpes de novices!... Pas plus que le couperet ne nombre les têtes des guillotinés, ces douze croix ne comptent les tertres qu'elles foulent en passant... A chaque décès le fossoyeur déracine la croix du plus ancien des douze derniers morts, et en surmonte la nouvelle tombe anonyme... Mieux que moi vous savez combien le paysan de cette contrée incline au merveilleux. Aussi les mouvements de ces croix dans la plaine ont-ils frappé son imagination. Il prétend que l'humeur nomade et réfractaire des bougres enfouis s'est communiquée, par une vertu diabolique, au signe rédempteur qui devait protéger leur guenille corporelle. C'est de leur propre gré que ces croix s'ébranleraient une à une pour rôder à travers la campagne. Croix errantes, croix en peine ! Elles arpentent la lande féée comme m> I _ CROIX PROCESSIONNAIRES 155 les batteurs d'estrade et les hors-la-loi tournaient dans le préau, ou viraient attelés à la meule du moulin Le paysan leur a donné ce nom suggestif : Croix Processionnaires. Moi-même en les apercevant aux heures ambiguës, complices des mirages et des hallucinations, je les confondis bien souvent avec une compagnie de corbeaux repus frileusement serrés l'un contre l'autre. Cette comparaison me hanta surtout il y a trois ans, pendant une épidémie de typhus qui faillit dépeupler tout le camp des bagaudes. Dans l'infirmerie, encore plus sinistre que les autres quartiers du Dépôt, pour cette raison que les horreurs du lazaret s'y greffent sur celles de la prison, toute la truandaille, tant les vieillards que les jeunes garçons, expiraient par totales chambrées. Là-bas, dans les sablons, les macabres défricheurs ne faisaient que fouir et tasser la terre, que planter et déplanter les arbrisseaux de la croix. Mais ils avaient beau s'évertuer, le fléau chômait encore moins et leur envoyait tombereau sur tombereau d'engrais humain. Aussi mes douze corbeaux noirs n'avaient jamais été à pareille curée! Le carnage fut même tel qu'afin de ne pas alar- mer les honnêtes villageois d'alentour le directeur du Dépôt ordonna de ne plus procéder que la nuit à ces inhumations en masse. Mais en dépit de la prévoyance administrative, les bergers noctambules, isolés dans la plaine, assistèrent à des apparitions terrifiantes : Les Croix Processionnaires si lentes et si graves se mirent, une nuit, à courir comme des éperdues. Elles allaient tellement vite qu'elles prenaient à peine le temps d'imposer leurs mains noires sur les fosses fraîchement remuées. Elles trébuchaient contre les tertres, battaient des bras, tombaient pour rebondir aussitôt. Et leurs sournois porte-cierges, les feux follets, au lieu de les calmer et de les rallier, s'amusaient de leurs gambades et de leurs culbutes, exaspéraient leur panique en les enlaçant dans de livides spirales d'éclairs. Aujourd'hui encore, lorsqu'on mentionne ce prodige, à la veillée, les fileuses récitent un pater et un ave pour les âmes du Purgatoire et les gars les plus résolus tirent de fiévreuses bouffées de leurs longues pipes de Hollande. Cependant, depuis que la mortalité est redevenue normale, comme disent les rapports officiels, les croix ont repris leur allure mesurée, elles se remettent à marcher lentement, résignées... — Oui, murmurai-je à mon tour, en embrassant d'un regard presque nostalgique la plaine violette et le buisson des Croix Processionnaires ; oui, rappelez-vous les vers du Dante : Tacendo e lagrimendo al passo che fanno le letane in questo mondo! Le Moulin-Horloge • p II Et le Verbe s'est /ait Chairl Je sais un moulin broyant aux infâmes le pain de l'expiation. Point d'ailes qui batifolent au vent salubre et frisquet des espaces. Rien du moulin à toit pointu comme un capuchon, par-dessus lequel les belles filles jettent leur blanc bonnet, — du moulin campé sur la butte ou la digue, regardant croître les moissons et la marée; — ni du moulin romantique, du moulin à eau des ballades, trempant ses palettes dans les cascades folles et s'éclaboussant avec un grondement de tonnerre bon enfant; — du moulin montagnard qui réduit gaves et ruisseaux en écume plus blanche que la farine. Jamais de bergamasques mitrons n'en prennent allègrement le chemin, un sac sur l'épaule ; jamais de pimpantes meunières, affligées d'un meunier jaloux, n'y coquettent avec les chasse-mulets égrillards... Non, c'est le pire moulin de Sans-Souci, car de quoi pourraient bien se soucier les patentés et inamovibles canapsas? Je sais une horloge palpitante et convulsive, une horloge en peine comme une âme, marquant l'heure, exclusive et spéciale, à des trappistes involontaires qui firent un emploi subversif de leur temps et de leurs bras. Mouvement de l'horloge, mouvement du moulin se confondent, battant le même tic-tac. C'est de la farine qui s'écoule dans ce sablier fatidique. Horloge et moulin ne font qu'un. Il y a cinq ans, je vis ce moulin-horloge, et depuis, ne parviens pas à l'oublier, et depuis, mon pain pétri de farine peu suspecte a contracté une indélébile amertume de larmes et de sueur; et depuis, toutes mes heures sonnent au cadran des irréguliers, et comme une épave, je flotte à la dérive..... Je sais un moulin sinistre que desservent d'incompatibles moulants maillotés de gris terreux et de fauve comme des bêtes puantes. N'osant les détranger, la société les étrange. Ils sont jeunes, copieux, pleins de vie, mais tarés pour le reste de leurs jours. Il n'est anabaptiste assez efficace qui leur confère une nouvelle virginité légale. Il n'existe eau lustrale assez lénitive, eau régale assez corrosive pour laver leurs stigmates. Et telle, la contagion de leurs turpitudes que leurs rédempteurs deviennent leurs complices ! Manutention unique! Meuniers contre nature, ne moulant de blé que celui de leur propre pain! Depuis ma naissance, j'appréciai bien des appareils, découvris nombre d'engins funèbres, d'ustensiles et d'outils plus condamnables et plus meurtriers que des armes avérées, souvent je parcourus des ateliers ressemblant à des arsenaux ou à des champs de torture, mais nulle part rien ne me troubla comme ce moulin-borloge, dont la grouillante épure me délabre... Mon guide préjugeait-il mon impression? Il usa de précautions oratoires, recourut à d'extrêmes ménagements avant de me conduire devant cette suprême scène d'ilotisme. Le digne homme m'y prépara, comme à la nouvelle d'une catastrophe. Il paraît que tous ceux qui affrontèrent la même géhenne en sortirent blêmes et défaits. Dans ces conditions qu'adviendrait-il de moi ? Conformément à l'itinéraire, on monte d'abord dans les combles. Le grenier ne contient, outre la provision de céréales, qu'une manière d'auge, en forme d'entonnoir, de la contenance d'un setier, et dont la pointe s'engage, à travers le plancher, dans le corps de la machine fonctionnant en-dessous. Les meules invisibles mettent le plancher en trépidation. Il est temps de remplir la trémie lorsque cesse le ronflement souterrain. Aussi, en attendant que la mesure se soit écoulée, deux servants apathiques, affalés sur des sacs, sommeillent ou baguenaudent. Et si le brusque silence du moteur, cessant de leur chanter sa berceuse, ne les arrache pas à leur indolence, un coup frappé contre le plafond ou un juron caverneux, venant d'en bas, les rappelle en sursaut à leur office périodique. C'était la trémie banale et anodine de tous les moulins, et les deux faîtards chargés de l'alimenter ne risquaient guère de succomber à la tâche. A notre entrée, empressés, mais maussades, ils s'étaient mis debout et en position militaire, par respect. Je fis la moue, ébauchai un imperceptible mouvement d'épaules voulant dire: « Peuh ! le terrible moulin et les pitoyables meuniers, en vérité » ! Mon inquisitorial conducteur surprit ma pensée, et avec ce séreux et frigide sourire professionnel des gardes-malades et des geôliers : — Doucement, cher Monsieur, n'augurez pas trop favorablement de ce préliminaire. Comme j'ai eu l'honneur de vous en avertir, le moteur de ce moulin est extrêmement particulier, je dirai même excessivement particulier... Puissiez-vous vous familiariser aussi promptement avec les autres organes de l'appareil, avec la cause qu'avec l'effet. Notez bien que vos répulsions probables seront toutes physiques, toutes nerveuses... Lorsque nous sortirons du laboratoire, pour peu que vous réfléchissiez au motif de cette révolte sensorielle, vous conviendrez que c'est surtout l'apparat, la mise en scène, et peut-être le symbolisme de ce travail qui rebutent et crispent vos fibres affectives... En y regardant de plus près, il n'y a pas là de quoi fouetter un chat ou plaindre un malandrin ! Mirage ! simple mirage, je vous assure ! Illusion d'optique sentimentale ! Mais nos contemporains envisagent le réel à travers une lentille grossissante, se montent le coup, nourrissent de si subtiles délicatesses, préjugés si morbides, et, appréhendant d'occultes actions dans les conjonctures les plus naturelles, deviennent plus irritables, plus chatouilleux qu'un écorché ! » Pendant ce nouveau préambule, mon introducteur soulevait une trappe et nous descendions un escalier en colimaçon. Arrivés au bas, il s'arrêta encore, la main posée sur le loquet, comme pour m'accorder une dernière minute de grâce. Puis il poussa brusquement la porte et la battit après m'avoir fait passer devant lui, pour me couper la retraite. Nous nous trouvions dans une vaste pièce carrée, relativement basse, qu'éclairaient fallacieusement un rang de quatre fenêtres offusquées par de poudreuses toiles d'araignées, — mais il y flottait encore plus de brumes que de ténèbres. D'abord j'avais écarquillé les yeux sans rien voir. Je perçus le courant d'air d'un mouvement giratoire, des ailes ou des volants passaient en me frôlant de leur haleine, j'entendis rauquer et corner une sorte de locomobile, sans suspecter le LE MOULIN-HORLOGE 167 moins du monde que cette rumeur haletante, rhythmi-que pouvait provenir d'une batterie de poitrines humaines. Puis, autour de l'arbre de souche, emboîté dans le corps du moulin, masqué par un travail de charpenterie, je distinguai une énorme roue horizontale, une lourde roue sans jantes et à dix rais. A mesure que cette masse tournait, de compacte elle devint grouillante et articulée ; j'y démêlai des tronçons humains et vivants; tantôt un torse, tantôt une cuisse, maintenant une paire de mollets, aussitôt après des poings convulsés, et encore un profil, un galbe, l'attache d'un col athlétique, la rondeur d'un menton, le méplat d'une tempe, et souvent rien que le rictus d'une bouche, la grenade rouge des lèvres, l'émail d'une mâchoire, la flamme d'une prunelle. Un instant encore et ces ébauches se précisèrent, les silhouettes prirent corps, les membres épars se réunirent et me représentèrent une trentaine de garçons robustes, de fière encolure, actionnant, trois à chaque rais, la roue immense et pesante. Penchés en avant, empoignant les rais comme des bras de levier et de treuil, pesant de toute leur énergie sur le manche, ils poussaient, marchaient au pas, balançaient les hanches, la croupe levée, de l'allure moutonnière et pas- sive d'une bête de somme. Ils rôdaient, rôdaient, sern-piternellement, sans proférer une parole, mais non sans renâcler comme ces rosses aveugles qui manœuvrent des chevaux de bois et pour qui le carrousel forain représente le vestibule de la fourrière et de l'enclos d'équarrissage. » Uniformément vêtus de vestes courtes, découvrant la saillie et la rondeur du râble, leurs têtes glabres et rases coiffées d'un bonnet rond, ils viraient, pour virer encore et toujours. Leurs cheveux soyeux ou crépus, ces cheveux d'adolescents, orgueil de leurs mères imprévoyantes, tombèrent pitoyablement sous les ciseaux affectés, en cette colonie, à la tonte des ouailles. Et, aussitôt, à les voir bretaudés et poupards, on se demande quelles Dalilas de grands chemins livrèrent ces Samsons à la rancune de notre bourgeoisie philistine ?... Pour plus de commodité, la plupart ont retroussé leurs manches et quitté leurs sabots. Ils sont donc trente pendards charnus, trente frelam-piers dans la fleur de l'âge, qui émeuvent le moulin ! Chaque fois qu'il passe devant moi, un de ces moteurs humains, toujours le même, lance à haute voix le chiffre des révolutions exécutées par l'équipe. I,E MOULIN-HORLOGE 169 Il est l'aiguille principale de cette horloge, l'annonciateur des minutes révolues, le timbre monotone et discord, funèbre comme un glas. Ainsi tintent les clarines aux fanons des vaches égarées et coassent les clarinettes funambulesques. Et chaque fois qu'il braille : un... trois... sept... treize..., c'est une minute à la sinistre horloge. Et chaque fois qu'il arrive à deux cents, c'est une heure à l'horloge de la Malchance. Alors il se tait et s'arrête tout court. Le surveillant réveille les deux clampins du grenier. Au-dessus un sac de grain s'écroule dans la trémie. J'ai remarqué qu'en nous jetant le chiffre de ses rotations, le compteur se détournait de notre côté et que ses partenaires, en virant, nous dévisageaient à leur tour. Malgré le clair-obscur, la brume et la poussière, ces yeux m'ajustent et me pénètrent. Il y en a de phosphorescents et de veloutés, de mouillés comme une pelouse crépusculaire, d'aigus comme la bise de décembre. Les uns câlins et raccrocheurs évoquent le luminaire des alcôves, d'autres angoissent et. fascinent ainsi qu'une lanterne de coupe-gorge. Et dans ces visages glabres, blanchis par les longues claustrations, les yeux les plus pâles, les yeux 14. d'azur et de rosée paraissent ténébreux et nocturnes. A mesure que le nombre des révolutions augmente, le marqueur clame d'une voix de moins en moins assurée. Et, conjointement, ses compagnons ralentissent le pas, élargissent leurs enjambées, s'arcboutent, se calent avec plus d'effort, et en s'arrêtant sur moi, les prunelles deviennent de plus en plus appelantes. Aux derniers tours la roue gémit, s'enlise, ne démarre qu'à peine ; les propulseurs piétinent sur place, marquent le pas. Ceux qui se déhanchaient et se carraient avec une certaine jactance, s'alanguissent, se relâchent. Sourires ambigus, moues veloureuses dégénèrent en une grimace de détresse. — Deux cents!... Halte! Un tour de plus et ils croulaient. Trente nouveaux colons, dispos et séjournés, qui, adossés aux murs, badaudaient, bras croisés, en attendant le moment de tourner à la meule, relèvent leurs camarades exténués. Ces remplaçants se bousculent avec un empressement inconcevable. Ils se disputeraient même les places à la roue, ils se battraient pour entrer dans la coursière, si le roulement n'avait été réglé d'avance, et si des gardiens n'intervenaient dans les compétitions. La corvée rapporte à ces bannis les quelques centimes nécessaires pour se procurer, à la cantine, le tabac et d'autres douceurs. A la fin de la semaine, ils palpent leur mouture en ces grossiers méreaux de plomb, monnaie fictive des colonies pénitentiaires. Et voilà pourquoi, jamais en notre matériel pays, limiers de trait jappant de plaisir, frétillant de la queue, prodigues de caresses, au moment où le maraîcher brutal ou le garçon boulanger sournois les attelle sous la charrette surchargée, ne témoignèrent impatience plus fébrile et plus inattendue, que ces fils de chrétiens appelés à remplir cet office bestial. L'état lamentable de ceux qu'ils suppléent ne les rebute pas. Et même si de nombreux relais ne guettaient l'instant de s'atteler à la machine, à peine relevés de corvée, leurs frères rendus, à bout de forces, retourneraient avidement à ce supplice rémunérateur. Remontée après chaque heure, l'horloge se remet en mouvement avec une intrépidité nouvelle, les aiguilles fraîches évoluent sans accroc, les barres craquent sous les poignes affermies, les pieds se lèvent et retombent en cadence, la voix du nouveau marqueur, le timbre de l'horloge résonne plus franchement. Mais, peu à peu, la gorge du compteur se resserre et se voile, l'impulsion se ralentit, les visages épanouis se contractent ; je vois des gouttelettes sourdre à leurs fronts, les muscles se bandent moins facilement, la respiration s'embarrasse, les yeux affleurent aux orbites et les têtes penchent vers les croupes qui les précèdent. Quelques tours après, les corps charnus fument comme des chevaux de labour et se noient dans leurs propres effluves. Une troublante vapeur d'étuve et de chambrée sature le manège. Le crissement des dents, le anhèlement des poitrines couvre le ronron félin des meules. La psalmodie du compteur n'est plus qu'un râle... Combien nombrai-je de fois deux cents tours, combien s'écoulèrent de ces heures excentriques, combien de fois les moteurs rompus, écartelés, firent-ils place à des organes nouveaux? J'ignore aussi bien la somme des voix sonores et cuivrées que fêla cette horloge patibulaire ! Et cette procession de physionomies qui me sourirent moitié sardoniques, moitié filiales, qui m'implorèrent en se dirigeant obstinément de mon côté, qui repassèrent chacune deux cents fois, toujours plus pressantes et plus pitoyables, avant de se dissiper, — dans quels limbes — inexaucées ! Sans cesse se reformaient ^'autres cortèges de patients, et les nouveaux venus rappelaient, sans les répéter, leurs obsédants prédécesseurs. A chaque relais, je regrettais ceux qui ne défileraient plus, et pourtant, à peine les fraîches recrues s'étaient-elles mises en marche que je ne vivais plus que par elles et me suspendais à leurs mouvements ! Pupilles dilatées où alternèrent tant de lumière et tant de nuit ! Regards inconciliables qui désarmèrent et s'attendrirent peu à peu! Sueur plus lamentable que des larmes de vierges! Fluide des aberrations majeures!... Aux approches du deux centième tour, les meules cessant de broyer le grain semblaient se retourner contre leurs moteurs, et moudre, et mordre avec la rancune de la matière électrisée, cette chaude et copieuse levée humaine ! Mais le moulin avait beau réduire et fouler ses moulants, la liste en était inépuisable. Il y avait toujours des ressorts et des mouvements de rechange. Je restai sur place, ne pouvant, ne voulant bouger, me remettant à compter, à chaque nouvelle répara- tion, les deux cents minutes de l'heure abominable. Et lorsque la voix du marqueur s'étranglait, que la buée s'épaississait jusqu'à me dérober les formes de ces patients bien-aimés, je souffrais, m'épuisais, me fondais comme eux. La langueur de ces jeunes corps descendait dans mes reins, le long de mes vertèbres, ces yeux vidaient mes os, pompaient ma moelle, ces bouches aspiraient mon reste de souffle, ces regards conjurateurs m'avaient imprégné de leur détresse, ces lèvres jaculatoires m'enduisaient de leurs tièdes et poignantes implorations, les effluves de cette adolescence déchue, me damnaient, me réprouvaient avec elle. A quelles extrémités m'aurait entraîné ce vertige? Leur rédempteur deviendrait leur complice... Quand mon guide, effrayé de mon mutisme et de mon inertie, me signifia que les ateliers se fermaient et m'arracha, presque de force, à cette dissolvante atmosphère, j'étais plus ivre qu'après une valse effrénée, j'avais vieilli d'au moins dix ans et je ne sais quelle force, quelle énergie, quelle sève j'avais dilapidées, quelle portion de mon être avaient neutralisée ces patients et s'était éventée à leur approche. Un immense dégoût m'avait pris de tout autre milieu et de tout autre temps. Le soleil m'offusqua, je trouvai la liberté superflue, et même la vie... Désormais, nul exorcisme ne serait assez puissant pour combler le vide universel. Je sais un moulin broyant le pain de l'infamie, je sais une horloge aux rouages de chair pantelante, aux mouvements saccadés comme un spasme. Horloge et moulin ne font qu'un. Le moulin-horloge marque une heure exclusive à des trappistes involontaires, les honnêtes gens diront à la plus abjecte des peautrailles. C'est à Merxplas, là-bas, tout au fond de la Campine... On les a parqués et numérotés, ils sont plus de deux mille... Et depuis ma confrontation avec ce mirifique phénomène du moulin-horloge, mon pain a contracté une amertume indélébile, et quoi que j'entreprenne, toutes mes heures sonnent au cadran de la Malchance. ___ Les passants bicn-aimés gui ne repassent plus. G. Iî. Après une nuit de cruelle insomnie mal combattue ou plutôt exaspérée par la lecture trop irritante et trop évocative d'un procès de jeunes violateurs, et surtout par l'obsédante chanson au moyen de laquelle ils se ralliaient : — Blanclielive... Blanchelivette, quand voudras-tu m'aimer? — Quand de tes doigts soigneux me feras un collier. et que je m'étais chanté au rhythme tour à tour précipité et traînard de la fièvre, — au saut du lit, avide d'air respirable, de sérénité, d'un changement de scène, voulant secouer la hantise de ces révélations criminelles, je m'enfuis tout d'une traite vers un grand parc dans la banlieue. Je jouai vraiment de malheur. Autant chercher le frais dans une serre chaude, dans une cloche à plongeur descendue au fond d'un océan en ébullition. O ce ciel bas, oppresseur comme un couvercle de plomb ! Tout ce vert sous ce gris. Ce vert de gris! Et les arbres convertis en essences tropicales, en épices arborescentes ! Les lilas puant la vanille et même la drogue d'hôpital ! Et la symphonie furieuse, stridente, d'oiseaux éperdus pressentant le danger... Ne sachant à quelle cause attribuer les paniques de ce petit peuple, j'allais pénétrer dans un bouquet de frênes. Un craquement, suivi de la chute d'un objet pesant, se produit dans les branches. Aussitôt un être furtif et fringant débuche du bouquet d'arbres et se campe, moite, lubrifié, dans l'éva-poration opaline de la rosée : La dégaîne et la mine d'un apprenti sans atelier, d'un jeune batteur d'estrades, d'un dénicheur d'oiseaux. Dix-huit ans tout au plus. Les cheveux courts et drus avançant sur un front bas et tirant sur le pelage de la loutre, un de ces teints basanés ragoûtants comme le pain de seigle, da grands yeux mordorés frangés de longs cils, le regard veloureux et magnétique; le nez busqué aux ailes mobiles, aux narines frétillantes; la bouche vineuse et friande, une ombre de moustache, le menton imberbe et carré, les pommettes saillantes (les zygomes prononcés diraient les signalements criminalistes), les oreilles menues et bien ourlées quoique magisters et patrons, sans parler des geôliers, les aient mises à de cuisantes épreuves; le corps admirablement découplé, harmonieux, mem-bru, cambré, et que ne déparent pas, au contraire, des guenilles à la coupe aventurière, trouées en maint endroit, moussues, roussâtres, râpées comme les vieux troncs d'arbres auxquels il vient de grimper. En le considérant de plus près, je ne constate qu'une seule difformité : les mains énormes, toutes rouges, d'une musculature effrayante avec ce pouce démesurément long que Lombroso attribue aux assassins de profession. Lui aussi me dévisage et me scrute longuement : — Encore un de ces bourgeois, de ces puants qui ne nous toucheraient pas avec des pincettes! dut-il marronner entre ses dents, furieux d'être dérangé, l'air à la fois effronté et sournois dans lequel il y avait de l'hésitation du .fauve qui détaille sa proie avant de l'attaquer. La confrontation m'intéresse et m'irrite. Nous finissons cependant par déambuler chacun de notre côté, moi, presque contrarié, je l'avoue, d'avoir donné, si mal à propos, l'alarme à cet avenant polisson. Rassuré quant à mes dispositions, ne me trouvant sans doute pas la figure d'un espion ou d'un délateur, il se mit en devoir de reprendre sa tâche prohibée et je le vis s'enfoncer sous les ombrages, pleinement désinvolte, la hanche roulante, les mains en poches, la culotte très sanglée, la casquette sur l'oreille, un peu tortu, un peu claudicant, mais si peu, juste assez pour le rehausser d'un condiment de plus. Il se retourna, me cria, en flamand, d'une voix rêche à laquelle la raucité prêtait l'âcre saveur des pommes vertes, une gravelure de forçat, et me tira narquoisement sa casquette. — Bon ! Manciniste par-dessus le marché ! me dis-je en constatant qu'il m'avait salué de la main gauche. Une autre présomption que le médecin légiste établirait contre lui! Mais moi-même ne suis-je pas gaucher et de plus, ultra-sensible à l'aimant, à l'atmosphère et aux parfums? Et ne sont-ce point là autant de caractéristiques morbides, au dire des physiologistes? ajoutai-je pour excuser le gaillard. Lui, après cette bravade, se mit à siffloter un refrain appris sans doute dans l'une ou l'autre colonie pénitentiaire. Co'incidence étrange, cet air, maintenu dans le mode mineur comme toutes les chansons de gueux, s'adaptait exactement aux paroles qui m'avaient obsédé durant la nuit : — Blanchelive... Blanchelivette, quand voudras-tu m'aimer? — Quand de tes doigts saigneux me feras un collier. Après quelques circuits dans le parc, je fus pris de l'envie de me rapprocher du sifïïeur. En regagnant le bosquet où je l'avais rencontré, j'aperçus sur un banc, non loin de là, une femme blonde, d'une quarantaine d'années, de physionomie agréable et même distinguée, mise avec une extrême élégance. Les bestioles criaillant et s'égosillant de plus belle m'avaient averti déjà que le garnement n'avait pas encore renoncé à les traquer. Je le découvris, à l'affût au pied des arbres. La survenue et le voisinage de la dame l'empêchaient sans doute de regrimper dans les branches, mais il épiait, d'en bas, les pinsons sautillant de ramure en ramure, et il n'attendait que le départ de cette gêneuse pour opérer le rapt des tièdes couvées. Et c'est qu'ils pépiaient les oisillons comme si les doigts du dénicheur les eussent déjà palpés! Celui-ci gardait pourtant ses terribles mains d'étran-gleur dans ses poches, et, le nez en l'air, tout en observant les ébats de ses futures victimes, continuait de siffler sa dolente complainte, la mélodie — je l'aurais juré à présent — des patibulaires paroles qui ne cessaient de tournailler dans ma tête, comme d'autres oiseaux affolés! Je stationnais à un endroit d'où je pouvais observer, sans être aperçu, le^manège de l'oiseleur; plutôt que de l'interrompre une nouvelle fois, j'aurais même donné gros pour le voir à l'œuvre, et j'étais prêt à maudire, autant que lui, la dame pourtant si belle et si distinguée. Je la croyais absorbée de plus en plus dans la contemplation de la seigneuriale pelouse s'éta-lant devant elle entre des marmenteaux deux fois centenaires, lorsque, regardant de son côté, je constatai qu'elle aussi s'occupait moins du paysage que des manœuvres du jeune braconnier. Et j'en vins, malignement, à entrevoir une mystérieuse et insolite corrélation entre ces deux êtres créés, par la société sinon par la nature, pour se repousser avec haine et mépris, placés à l'antipode l'un de l'autre, aux deux bouts de l'échelle, séparés par un infini de privilèges et de conventions ! Au lieu de se dissiper, ce soupçon vraiment biscornu se fortifia de plus en plus.'Grâce à la surexcitation de mes nerfs, je me découvris une force d'intuition presque désespérante. Sans qu'il eût l'air de s'en douter, ce charmeur de pinsons était bel et bien en train de fasciner et de troubler jusqu'au tréfond de la conscience, cette femme riche, mondaine, occupant, certes, une haute position sociale. Bientôt je fus même intimement convaincu que c'était malgré lui que le luron débraillé excitait l'attention intense de cette hautaine promeneuse. Aussi extraordinaire que paraisse ce phénomène, le gars ignorait absolument la perturbation qu'il causait, lui, le maraud surflétri, en cette aristocratique et considérable personne. Pourtant le gaillard n'en était pas à sa première aventure galante. Il n'avait pas même toujours attendu qu'on lui fît des avances. Il pratiquait tous les genres d'effractions ! Le soir, avec quatre nerveux bougres de sa trempe, elle y aurait certes passé, la bagasse! Ils se seraient assouvis à tour de rôle ! Mais s'imaginer qu'elle le convoitait, qu'elle se donnerait volontiers à lui, là, en plein jour, qu'elle brûlait de se pâmer entre ses bras ! Non, malgré sa fatuité de jeune souteneur, il était loin de s'attribuer des appas tellement irrésistibles! Aussi, ne s'arrêtait-il pas un instant à l'idée d'interrompre sa chasse aux pinsons pour palper et plumer une proie plus dodue et plus tendre. Et ses beaux yeux de violateur et de vagabond, des yeux fugaces et chatoyants comme le vent, l'onde et les nuages, de ces yeux où se mire la poésie héroïque des grands chemins, ne cessaient d'envelopper les battements d'ailes dans la couronne des futaies, ou s'il coulait à la dérobée un regard vers la bourgeoise, celui-ci n'était rien moins que langoureux et cajoleur. Au diable les promeneurs et surtout les promeneuses ! Impossible de rien attraper ce matin. Il fallait en prendre son parti. S'il en profitait pour « battre une flemme ». Lui aussi n'avait dormi que d'un seul œil à la façon des chiens errants guettés par la fourrière. Il tira une pipette de sa poche, se mit à la bourrer en dardant des regards rancuneux et dépités vers l'importune flâneuse, et, haussant les épaules, résigné, il se dirigea vers un banc voisin sur lequel il se laissa tomber avec un soupir de béatitude. Il frotte l'allumette à sa cuisse, met le feu au tabac, s'entoure voluptueusement d'un âcre nuage, puis, de plus en plus indolent, il se renverse, s'allonge, se couche alternativement sur le ventre et sur le flanc, étire et replie les jambes, entrechoque ses souliers éculés, sifflote une dernière fois sa poignante chanson, tire une lente et finale bouffée de sa pipe, et la casquette sur les yeux pour ne pas être incommodé par la lumière, il se vautre dans un sommeil quasi bestial. Moi, de plus en plus accaparé, requis par cette scène, en même temps que je surveillais les gestes de l'oiseleur, j'analysais le tempérament et pénétrais l'âme de la dame. Jusqu'à présent ostensiblement, son attention se partageait entre le paysage et le jeune rôdeur. Lorsqu'il fut bien endormi, je la vis se lever comme à grand'peine et s'acheminer lentement vers lui. Ses dehors gardaient en ce moment même toute la sérénité, toute la noblesse de la vertu, une souveraine distinction native enrichie des accomplissements de l'éducation ; j'étais fou, j'étais sacrilège, je blasphémais en lui attribuant un seul instant le moindre goût pour ce dépenaillé couvert de totales souillures, pour cet opprobre incarné, pour ce dépravé et criminel adolescent, ce pouilleux de bonne mine, ce frétillant nourrain des funestes viviers. Eh bien, en ce moment même, sous sa cuirasse adamantine de superbe et de majesté, je déchiffrai en cette femme, la pire, la plus dévergondée des tentations, mais aussi une telle lutte, une telle souffrance, un si épouvantable martyre que je n'eusse pas souhaité pareil supplice à une marâtre assassine et que loin d'arracher la pécheresse à sa perverse contemplation, j'aurais voulu la pousser dans les bras de son abject bien-aimé, et me faire l'entremetteur de cette patricienne et de ce larron. La frénésie de ses postulations, la ferveur de son culte, les rites inouïs qu'elle se suggérait, auraient pu se traduire par ce discours : « Je te veux à n'importe quel prix, en payant même de ma vie, de mon salut, de tout espoir et de tout rêve, le délire de cette possession ! Après toi, rien qui vaille! La race dont tu sors, mon copieux réfrac-taire, disparaîtra sans retour ! La terre sera couverte d'usines et peuplée de manœuvres. Les implacables industries, les philanthropies énervantes nous auront tué nos beaux gars d'exception, fils de la sainte Aventure et du divin Imprévu! « D'ailleurs, les jours de la planète sont comptés et l'univers se meurt de mensonge. Moi, du moins, avant de mourir, pousserai la sincérité jusqu'au scandale ! « Si tu savais, mon amant absolu, ma Grâce, mon Salut, dont l'ordre, le code, la vertu rectiligne proscrivent l'existence et la personne asymétriques; si tu savais depuis combien de temps je languis et me consume, — je te le demande un peu, par respect pour qui et de quoi ! — ce que les nostalgies m'ont étreint le cœur à le fracasser, et cela surtout aux heures panthéistes, aux époques climatériques où la nature se dévergonde fatalement, où elle rutile tapageuse et inassouvie comme une ménade... O ne te fâche pas, puisque tu n'eus jamais de rival, jamais de précurseur, puisque je n'ai jamais péché que par l'espérance, dans l'attente du pitoyable Messie des Possédés. « Des nuits, à la fenêtre, je sanglotais, enviant les explosions de la tempête. Les nuages se cherchaient comme des lèvres, entrechoquaient leurs croupes et iG leurs mamelles, et le tonnerre des baisers prolongeait le spasme des éclairs ! En ces heures tellement lascives que les cratères éteints rentrent en éruption et que les Cordillères volcaniques avivent leur rouge crête de coq ; moi, je parvenais à refluer mes laves, tant je te souhaitais à l'exclusion de tout autre ! « Partons, nous nous aimerons, jusqu'à l'aube prochaine, sur un grabat, le tien, ô bienfaisant malfaiteur ! Dans une pouillerie, dans une soupente de tapis-franc ! Je goûte les plis et la patine dont les guenilles boucanent ton corps ; elles lui font un fauve et croustilleux pelage, leur couleur saurette s'harmonise avec ta personne errante et galopée, ces haillons sont trop imprégnés de toi pour que j'en évite le frôlement et que je répugne à leur fumet sauvage ! Mais, écarte pour cette fois l'inséparable et plastique défroque, car d'autant plus douce à ton égard que tu as été flétrie et foulée, ô victime, je veux oindre à mes papilles les meurtrissures des menottes, des poucettes, des ceps et des camisoles de force que t'infligèrent les policiers et la chiourme; te venger, à force de samaritaines caresses, de leurs infâmes et outrageantes mensurations, du joug abominable de la toise, de leurs attouchements cyniques et glacés, de leurs rudes et crispantes manipulations ; épeler aux accidents de ta chair, les tatouages, hiéroglyphes de tes stupres, et les déclarations, plus effrénées encore, dont te lardèrent, à coups de couteau, des partenaires exigeants et jaloux! « O toi l'homme numéroté, l'étalon des haras stériles, l'innocent farci de gros casiers judiciaires, toi qu'on surnomme mais qu'on ne nomme pas, souffre-plaisir, flore des préaux, éphèbe des chambrées, fétiche des chauffoirs, les mornes Othellos t'écrivaient-ils, avec leur sang, des lettres aussi jaculatoires que mon cantique, ô Desdémon ? « Viens, je serai ta femelle expiatoire, ton instrument de représailles, ton amour rédempteur, ton extrême-onction ! « Comme nous commettrons pourtant un crime aux yeux des magistrats, un sacrilège aux yeux des prêtres, nous mourrons à la première alerte, avant l'arrivée des gendarmes et les indiscrétions des juges, et nous irons voir dans l'autre monde si les vrais dieux entretiennent autant de préjugés que les hommes ! « C'est convenu. Tu m'étrangleras après. Et de tes doigts saigneux me feras un collier ! « O nous éperdre dans l'éternité comme un météore dans les vertiges du firmament ! Mourir l'âme inhalée par la tienne, mon souffle fondu dans ton haleine, mon regard, ma lumière agonisant dans l'infini de tes yeux tragiques ! N'avoir rien qui ne soit à toi !... N'être rien qu'à toi !... Ne plus être que toi !... Enfer de salut ! » Et voilà ce que commettrait, ce que forferait l'épouse rassise et conventionnellement impeccable. A ce discours effroyable comme une confession, ce discours latent que je lus de loin en traits de feu dans les ténèbres de sa conscience, je me portai au secours de la misérable femme ; il y allait de sa vie, il fallait coûte que coûte leur faire consommer cette union incompatible, et ma pitié était telle que j'étais prêt à légitimer cette exécrable passion, au besoin à m'en rendre complice. Je n'étais pas à bout de prodiges : Lâcheté ! Courage ! Qui oserait se prononcer ? Mais, certes, surhumain, sublime, l'effort de dissimulation qu'elle fit à mon approche. Retrouvant ses plus grands airs, à la foi indifférente et impérieuse, ce fut elle qui vint à moi et me dit, de sa vraie voix à présent : « Un bien joli parc, Monsieur, mais infesté de méchants gamins qui s'en prennent aux'oiseaux en attendant l'occasion de s'attaquer aux promeneuses!» Et elle passa outre, me laissant foudroyé par ce mensonge ! Plus que jamais droite, officielle, voire sacerdotale, elle s'éloigna pour du bon cette fois, se donnant complètement le change, réconciliée avec sa conscience par cette prodigieuse imposture, par cette délation, ce reniement à la saint Pierre doublé d'une félonie à la Judas... Car elle ne se retourna même pas pour voir le gal-beux oiseleur, réveillé en sursaut sous des poignes brutales et familières, — s'effarer, panteler, gémir, se débattre, aux prises avec une escouade de policiers qui le recherchaient depuis la veille et allaient le réintégrer dans la grande volière de Merxplas. _ Le Quadrille du Lancier _ .....in iv hic h places I saw and practised such villainy as is abominable to déclaré. Robert Greene. (Repetitance.) Pur à force davoir Purgé tons les dégoûts. Tristan Corbière. (Le Renégat.) I A l'impression métallique et rèche du ciel crépusculaire surplombant la caserne du 45e lanciers, les clairons qui sonnaient au rassemblement ajoutèrent comme des gouttes de cuivre fondu. Les consignés, environ une centaine, à la fois anxieux et affriolés, avertis d'une conjoncture point banale, dégringolèrent des chambrées dans la cour. ].] il' Soldats médiocres ou franches soudrilles, il n'y en avait aucun qui ne s'estimât un troupier modèle comparé au salaud dont ils allaient faire justice. Avant de procéder à un nettoyage exemplaire, le commandant avait attendu que le jour fût tombé et que les bons sujets fussent dehors, estimant superflu et presque malsain de les employer pour exécuteurs des plus basses oeuvres. D'ailleurs, cette expérience du caractère humain que possèdent les chefs de troupes lui garantissait que le condamné ne rencontrerait pas tortionnaires plus acharnés et plus implacables que les arsouilles et les remplaçants retenus au quartier. Ils se placèrent en ordre de bataille sur deux rangs se faisant face à vingt pas d'intervalle. Grave, tordant les crocs de sa moustache, important mais agacé, le capitaine souffla quelques mots à l'oreille d'un maréchal des logis qui, avec deux cavaliers, se rendit dans l'aile du bâtiment que couronnaient les cachots. En esprit, les hommes suivaient l'ascension du piquet vers les combles ; ils se représentaient la sommation faite là-haut au très principal intéressé, les dispositions sommaires qu'il prendrait avant de descendre avec sa garde. Mais, comme il arrive toujours en semblables attentes de palpitants spectacles, leur imagination courait la poste et il s'écoula des minutes, durant lesquelles le commandant brossait à coups de cravache la chimérique poussière de ses bottes, avant que le protagoniste du drame promis débouchât avec son escorte. Un murmure comparable au bruissement des feuilles sèches chassées par le vent de novembre courut parmi les troupiers haletants. Puis prévalut un de ces silences permettant de surprendre la distillation des pensées et le pantèlement des coeurs. Malgré sa condition fâcheuse et l'opprobre de cette confrontation, le coupable, tout jeune encore, demeurait un cavalier fort plastique, de taille avantageuse, d'une jolie physionomie, pour ainsi dire moulé dans son uniforme paille et grenat garni de jaune orange. Il portait la grande tenue, mais sans le sabre, les éperons et le czapska. Il écarquillait les yeux comme un oiseau de nuit brusquement exposé à la lumière et quelques brins de paille mêlés à sa chevelure noire et crépue donnaient à croire qu'on l'avait surpris dormant étendu sur sa litière. Quoique libre de ses mouvements, il s'avançait avec la lenteur et la gaucherie d'une recrue. Il semblait essoufflé, et comme il s'arrêtait pour reprendre haleine, les soldats qui le flanquaient l'entraînèrent par les bras jusqu'à dix pas du capitaine. Désireux d'éviter ces prunelles hostiles et sarcas-tiques opiniâtrement braquées vers lui, le jeune homme levait les yeux et affectait de suivre le vol de quelques moineaux qui regagnaient en pépiant leur nid situé dans les toits mêmes sous lesquels on l'avait incarcéré, lorsque soudain il entendit hennir là-bas à l'autre bout de la caserne et s'ébrouer l'instant d'après en battant des sabots avec l'impatience d'une monture fringante, trop longtemps retenue à l'écurie, un cheval, son propre cheval, le joli alezan si bien ajusté au cavalier. La noble bête appelait-elle son maître? L'idée qu'il ne la monterait jamais plus lui rendit plus cruel encore le sentiment de son déshonneur et, pour la première fois depuis son arrestation, il eut peine à refouler ses larmes... Cependant, après avoir toussé, le capitaine déploya une pièce adm.nistrative et lut, non sans bafouiller, le procès-verbal du flagrant délit. Les yeux humides toujours tournés vers le faîte, les bras ballants, le patient s'efforçait de n'écouter que le guilleri des moineaux, le hennissement de son brave cheval et aussi les premiers accords d'un bal de guinguette qui turbulait non loin du quartier, mais il avait beau s'évertuer, les périphrases pudibondes et ronflantes du réquisitoire dominaient toutes les autres rumeurs, et les termes de sa condamnation : «... attentat aux mœurs... dégradation ignominieuse... mise au ban de l'armée... » lui brisaient le tympan comme des percussions de cymbales ou le lui déchiraient comme des éclats de fifres. Arrivé au bout de sa lecture : « Faites votre office! » proféra d'une voix plus sourde le commandant en s'adressant au maréchal des logis. Celui-ci, après une pause crispante, se décida enfin à aborder le condamné et, à gestes précipités, il lui arracha tout d'une tire les chevrons et les galons des manches, les torsades des épaules, les brandebourgs, les passements et jusqu'aux boutons du dolman. Afin de faciliter cette opération infamante, au préalable insignes et ornements avaient été décousus puis rattachés légèrement à l'uniforme. Malgré cela l'opérateur suait à grosses gouttes; plusieurs fois il fut forcé de s'y reprendre ; il voyait trouble; sa main lâchait prise ; pressé d'en finir il allait trop vite. Avant d'entrer au service ce gradé avait été valet de mareyeur et, à chaque broderie qu'il enlevait au misérable, il. se souvenait du sifflement que produisait la peau des anguilles vives ramenée au bout de son couteau ébréché. Il n'était pas ; usqu'à la pâleur livide et surtout les convulsions du dégradé au contact de son poing qui ne rappelassent à l'exécuteur les bestioles violâtres qui se tordaient, écorchées et tronçonnées, sur l'étal. Le sourire de bravade et de forfanterie que les lèvres de l'anathème étaient parvenues à dessiner, au commencement, dégénérait, de stade en stade, en un sardonisme tellement atroce, que l'exécuteur se détournait pour ne plus le rencontrer. Ce rictus faussement hilare était d'ailleurs démenti par l'inépuisable détresse qui vitrait, dilatait et humectait les yeux de la victime. Pour finir, le tourmenteur emporta d'un coup sec et précis les larges bandes orange faufilées à la culotte. Et à cette suprême avanie, lorsque le misérable ramena vers l'exécuteur ses yeux lamentables, une fièvre brûlante les avait subitement séchés : ils n'étaie.it plus noyés de larmes mais ils étaient injectés de sang. Cette fois le maréchal des logis recula et battit en retraite, hanté pour le restant de ses jours par l'expression vengeresse de ces prunelles sanguinolentes. Le capitaine aussi s'était retiré de la scène. Pour les formalités qui restaient à accomplir il répondait de la très bonne volonté de ses hommes. Point n'avait été besoin de les styler. Les deux rangs se rapprochèrent de façon à former un long et étroit couloir depuis l'endroit où se trouvait le condamné jusqu'à la grande porte ouverte à pleins battants. Le pauvre diable pressentit qu'une autre épreuve, un surcroît de torture lui était réservé. A quelle gymnastique vont-ils se livrer tous ces rossards, alignés à quelques pas l'un de l'autre pour avoir plus de jeu? La jambe droite portée en avant, on les croirait prêts à se fendre comme à la salle d'armes. Mais jamais ces faciès ne trahirent pareille préoccupation agressive. Us prennent donc leur mission bien au sérieux ! Ces lèvres pincées, ces regards épieurs, ces têtes carnassières obliquement tendues vers sa piètre personne! On dirait autant de spadassins ou plutôt de coupe-jarrets appostés sur la grand'route... Tzim la la ! Les croque-notes de la guinguette attaquent le finale de l'endiablé quadrille dont la pastourelle vient d'accompagner la dégradation du misérable... En avant deux! Et en cadence!... Non, ils sont trop de monde à lui en vouloir. Pitié, les anciens copains ! Tout, mais pas cela ! Qu'on le ramène plutôt au cachot pour ne plus jamais l'en extraire; qu'on l'y dérobe à la vue de ses semblables, qu'on l'y laisse même crever de faim et de soif. Tenez, il y retourne de son propre mouvement... M; is les pitauds qui étaient allés le dénicher tout à l'he:.re et qui, postés derrière lui, n'ont cessé de le surve lier, répriment cette velléité d'indépendance et, rattraj ant le gaillard par les épaules, le font pirouetter sur lui-même et, d'une double ruade décochée au bas du dos, l'envoient entre les deux colonnes mal intentionnées. Dzimla! En avant deux ! De file en file, les coups de pieds pleuvent drus et rhythmiques, scandés par la musique forcenée, à temps et à point voulu, presque avec le une... deuss .. de l'école de peloton : replié vers la fesse, le bas de la jambe fait ressort du jarret et projette la botte dans les reins du pâtiras. D'aucuns mais combien rares, manquent la cible, à dessein, et se bornent à esquisser le geste. La masse truculente de ces mouflards aigris par les punitions et les corvées prend un âpre délice à ce jeu féroce. Ils frétillent et piaffent en attendant leur tour. A l'approche du souffre-douleur ils tirent la langue, la serrent entre les dents, bandent leurs muscles, contractent tout le corps, en vue d'une action unique. Ils sont littéralement hors d'eux-mêmes. Pas souvent qu'ils rateraient le pékin ! Et avec la malice hypocritement salace de chenapans employés à des oeuvres d'équité sociale, ils lui décochent la pen-nade juste entre les jumelles. Les plus agiles, après l'avoir fouillé de la jambe droite, le rattrapent de la gauche. Et tous ricanent, trigaudent, joignent l'invective aux voies de fait, applaudissent aux atouts les mieux rabattus, et se répandent en interjections rau-ques, en ahanements de goujat qui bat la semelle pour se réchauffer les abatis. Jamais les bélîtres n'apportèrent tant de zèle et d'émulation à la manœuvre. Cette rigolade sera la plus carabinée de leur temps de service ! Il y a jusqu'au fracas étrangement mat et étouffé de cette volée de coups assénés à la défilade qui les a mis en liesse. Un ancien débardeur compara ce bruit à celui d'une pile de ballots s'écroulant à fond de cale. A un bûcheron, il rappela l'aigre bise d'hiver qui secoue rageusement la forêt effeuillée. Mais un manutentionnaire trouva mieux encore: par la suite, chaque fois qu'il jouait des pieds dans le pétrin, il songeait à la plainte sourde de la pâte humaine ce soir à jamais fameux!. Inerte, privé de toute pensée, durant plusieurs secondes l'homme ricoche et bondit. Une escaffe le renverse, une autre le ramasse. S'il s'abat c'est pour se relever aussitôt comme une haridelle sous le fouet du charretier. Enfin, il touche à la limite de cette voie de douleurs. Quatre à six tourmenteurs encore à dépasser et il sera dehors, libre, au large. Mais le large et la liberté l'épouvantent bien autrement que les épreuves qu'il a subies dans ce préau. Cette rue faubourienne, ces terrains vagues, ces enclos lépreux piqués, çà et là, de quelque bec de gaz palpitant comme une chauve-souris enflammée, cette atmosphère vespérale ne lui a jamais paru aussi farcie d'embûches. Un horrible imprévu le guette... Et plutôt que de sortir avec empressement, il se bute, il se rebiffe, il ne bronche plus sous les coups. Au besoin il repasserait entre les deux haies de tour-menteurs pour réintégrer son cachot de miséricorde. Mais, exaspérés par cette inertie, d'ailleurs pressés d'en finir, les derniers partenaires réunissent leurs efforts et, lé visant à la fois, le projettent sur le pont-levis au delà de la porte. Avec un fracas sépulcral, les vantaux massifs battirent derrière lui, tandis qu'une huée prolongée le salua par-dessus les créneaux de la muraille. II Il se tint blotti dans l'encoignure, sous la voûte ténébreuse, pesant contre la porte, haletant après les quatre murs, après la clémente solitude de la geôle. Au fond il mit du temps à se rendre nettement compte de ce qui lui arrivait. Incapable de toute volition, il ne se découvrait plus que de vagues instincts. Il claquait des dents, il était aveuglé et fourbu, mille chandelles giraient sous ses paupières, il ne cessait de frissonner, mais parfois des sanglots d'asphyxié, des hoquets d'épileptique le secouaient et le tordaient tout entier. Le haro de ses ennemis se répercutait encore en ses oreilles et il lui semblait que leurs pieds continuassent de le fouler. Sa tenue, si glorieuse il y avait à peine cinq minutes, à présent dégarnie de ses affiquets et de ses passemen- teries, défaite comme une guenille, trouée par places, ne tenant presque plus à son corps, représentait une livrée de honte, une caricature de l'uniforme, une de ces friperies de carnaval qui boivent la sueur et proclament la crapule de plusieurs générations de masques, un paillasson auquel s'étaient raclées avec rage les plus boueuses semelles du régiment Et dire que son équipement était moins avarié encore que l'épave humaine qui le revêtait. Impossible de tomber plus bas, d'être plus abject, plus odieux que ce rebut de l'armée. Sous l'uniforme il ne comptait plus un seul camarade. Aucun de ceux avec lesquels il avait roulé, grenouillé de bouge en bouge, les soirs de vadrouille, avec lesquels il s'était cependant vautré dans de dégradantes promiscuités, ne lui pardonnerait cette turpitude suprême à côté de laquelle les pires infamies devenaient des bonnes oeuvres. Les plus mauvais drôles s'étaient cru le droit et même le devoir de le jeter à la voirie! Et son châtiment ne faisait que commencer : Désormais le meilleur samaritain se détournerait de lui. Le lépreux aurait peur de lui toucher la main. Il était irréparablement interdit, hors la loi, hors la société, hors la famille ! Pour lui plus de parents, plus de sœurs, même plus de mère!... A cette pensée, la première qui lui revint, il recouvra aussi l'usage de ses membres et fit un mouvement pour enjamber le garde-fou de la douve, mais, tout à coup les dissonnants accords du quadrille raclé et soufflé pendant son supplice secouèrent de nouveau la torpeur cauteleuse de la banlieue. Et les discordances, la couleur fauve, la frénésie, la continuelle fêlure de cette musique digne du rogomme et des gueulées du voyou, ces cuivres aussi mal embouchés que des escarpes, ce cancan provocateur et cynique sur lequel on venait de lui faire danser le plus macabre des cavalier-seul, viola brusquement sa conscience et convertit son désespoir en un démesuré besoin de représailles ! — Quelle bêtise j'allais commettre! se dit-il, en s'éloignant allègrement de la caserne. Une vaste blague, la vertu ! Et les honnêtes gens, autant d'hypocrites qui ne punissent que le scandale... J'eus tort de me faire pincer : voilà tout... La nature se moque bien des lois humanitaires et des convenances sociales... Les gueux pour lesquels brille le beau soleil et verdoient les arbres des grands chemins sont plus nombreux que les promeneurs rassis et poussifs et si les nuits obscures protègent les liaisons permises, elles ne favorisent pas moins lès amours frauduleuses!... Il ferait beau voir les animaux domestiques réduire à l'impuissance les rapaces et les carnassiers .. Imbécile qui me croyais l'exception, le seul dérogateur de mon espèce!... Quoi, j'ai vingt-trois ans à peine .. et pour une peccadille, pour une mésaventure, je me serais appliqué à moi-même cette peine de mort que l'excellente justice de ce monde épargne souvent aux chourineurs effrénés... C'en est fait... Si l'ordre et la règle me condamnent sans rémission, je m'enrôle au service de la fantaisie et du bon plaisir; je passe à l'armée des francs vauriens et des insoumis... Pas de danger, ma fine, que les coucheurs des pouilleries et les turlupins des correctionnelles me vomissent, m'expurgent de leur milieu pimenté... En voilà qui ne disputent point sur les goûts ou les couleurs!.. Je sais une franc-maçonnerie dans laquelle mon caractère et ma jeunesse me vaudront une cordiale hospitalité!... Et tandis qu'il s'étourdissait de sophismes jetés en phrases saccadées, entrecoupées de ricanements, il se suggérait des mystères et des rites qu'il n'aurait su poétiser en termes assez spécieux. Aux confins du monde rationnel, au delà des extrêmes tolérances, les stigmatisés, les incurables de son espèce se réfugiaient en des lazarets clandestins, pour y trouver un soulagement au seul mal que ne pourraient adoucir nos sœurs de toutes les charités I De trop explicites gazettes lui avaient révélé les mœurs ségoriennes des colonies pénitentiaires. A côté des chambrées de mendiants et de frelampiers, celles de la caserne avec leurs farces risquées et leurs indécentes brimades étaient de virginales nurseries. Les chauffoirs des dépôts de vagabonds perpétuaient les priapées des antiques étuves. Et, comme dans des serres torrides établies pour la culture la plus forcée, on y voyait fleurir des végétations monstrueuses res-suscitées du paganisme ou importées de l'Orient. L'atmosphère y régnait plus suffocante que l'ozone et plus délétère que la mofette. De livides désirs crépitaient à fleur de peau comme les feux follets sur la tourbière. Ici, le feu de l'enfer prévalait contre le feu du ciel, car nulle part ailleurs les salamandres des ardeurs maudites et des lacs asphaltides ne se traînaient et se mêlaient avec autant d'effronterie. Et à présent le dégradé aspirait à cette vie patibulaire et goûtait par anticipation la cuisante et sinistre tendresse du galérien pour son compagnon de boulet.., III Il était tellement obsédé par ces mirages néfastes, qu'en passant devant l'entrée du bal où le quadrille ne cessait de vacarmer il bouscula deux danseurs, passablement gris, qui en sortaient bras dessus, bras dessous. La lanterne rouge de l'enseigne leur permit de dévisager le maladroit. Ses traits décomposés, ses yeux hagards, l'expression farouche et incendiaire de sa physionomie les frappèrent aussitôt; mais ce qui les estomaqua au point de les dégriser, ce fut l'extraordinaire état de son accoutrement. Ce débraillé, à lui seul, constituait un attentat au décorum et à l'ordonnance. — Où diable ce paroissien avait-il été s'arranger ainsi? Subitement, ils comprirent : son aventure avait fait du bruit. La rencontre était vraiment piquante. Une aubaine ! Attention ! On allait rire ! Et l'un des deux faubouriens lui vitriola la face du même sobriquet que venaient de lui hurler les échos de la caserne. Cette fois encore, la résolution l'aban- \ _ LE QUADRILLE DU LANCIER 2i3 donna; il demeura lâche, baissé, sous l'injure. Et avant qu'il eût repris connaissance, songé à repousser ces agresseurs ou du moins à s'enfuir, d'autres gaillards, attirés à la porte par les exclamations et les sifflets de ralliement de leurs camarades, se massaient autour du dégradé et lui coupaient la retraite. Un mot les mit au courant. Leur mauvais gré se compliquait de cette hostilité que les gens du peuple, principalement les faubouriens et les ruraux investisseurs de la ville, nourrissent contre tout ce qui porte l'uniforme. Des guet-apens et des rixes ensanglantaient sans cesse les abords de la caserne. Plusieurs fois le bouge même où les galants de barrière faisaient sauter leurs dulcinées, avait été démoli de fond en comble par la soldatesque en manière de représailles et par esprit de corps, à la suite d'avanies infligées à l'un ou l'autre lancier. Si le cavalier qui venait de tomber dans cette bande de batailleurs avait déserté ou reçu la cartouche jaune pour un autre motif, sans doute ils l'auraient accueilli en triomphateur, mais, quelque peu pointilleux sur le chapitre de la morale, cette fois, la / nature de son offense les indisposait plutôt contre lui et ils se réjouissaient cruellement de pouvoir justifier 18 leurs préventions à l'égard de l'arme entière à laquelle avait appartenu l'expulsé, et à laquelle ils attribuaient les mêmes déshonorantes pratiques. Ils seraient encore moins cléments pour le coupable que ses anciens frères d'armes. Déjà ils l'entraînaient à l'écart pour le mettre à de nouvelles questions, le coucher longuement sur la claie, le torturer avec ces atermoiements au moyen desquels les virtuoses de la brimade allongent la crevaison d'un chien galleux. Un des principaux marlous s'interposa : — Ne salissons pas nos mains à ce bougre : accordons lui plutôt l'occasion de se racheter. A cet effet fondons-le dans note basse-cour et voyons s'il se montrera coq ou chapon ! Exultant à ce mirifique programme, la bande charria, sans plus tarder, le sujet à l'intérieur du bal. Si les femelles de ces lurons ne demandaient pas mieux que d'accorder une revanche à ce joueur par trop grec, par contre le patron de l'établissement, soucieux d'éviter de ruineuses mises en contravention, se fit un peu tirer l'oreille avant d'autoriser ce sport passablement décolleté, mais comme il dépendait exclusivement de cette clientèle excentrique et qu'en somme en irritant ces détestables coucheurs il courrait plus de péril qu'en s'aliénant la rousse et les pandores, il finit par se rendre à leurs injonctions comminatoires. En conséquence on ferma les portes, on bâçla les fenêtres pour empêcher les indiscrétions; on suspendit les danses. Quelqu'un imposait même silence aux gagistes, mais la majorité insista au contraire pour que le divertissement fût assaisonné de musique. Leur avis prévalut, et les croque-notes furent invités « à mener le plus de boucan possible » afin de donner le change aux mouchards du dehors. « Puis, qui sait, ce bacchanal ficherait peut-être du gingembre au refroidi ! » — Attention ! clama le boute-en-train qui venait d'émettre cette hypothèse profonde, — l'honneur est aux doyennes du sérail. Allez-y, chacune, de votre boniment ! Mais, jusqu'à nouvel ordre, bas les pattes ! Pour tenter la conversion du renégat on n'accordait à chaque prêcheuse que la durée d'une figure de quadrille. Au signal l'orchestre entama avec rage le « pantalon » de la danse fatidique et on vit s'avancer sur la piste une chiffonnière édentée, une pierreuse qui tenta de circonvenir le patient avec des grimaces de guenon amoureuse et lui débita des ordures camardes. La galerie souligna ces lugubres lazzi par des bourrades et des huées. Après cette maugrabine, aux premières mesures de « l'été » s'amena une colporteuse presque aussi mûre, qui entretint l'indulgente hilarité des comparses mais n'obtint aucun autre succès. Pour la « poule » cette vétérane du trottoir céda le terrain à une harengère un peu moins marquée, plus propre aussi, dont, au milieu de fort profondes ténèbres, un permissionnaire ivre se fût peut-être rassasié, quitte à l'étriper ensuite. Celle-ci fit place à une commère rondelette, vraiment accorte, un morceau friand sur lequel il ne fallait pas cracher; toutefois le mijauré ne répondit pas plus à ses avances qu'à celles des trois précédentes gorgones. Les assistants commençant à le trouver difficile, se remirent à l'interpeller sans expurger leur vocabulaire. Il ne se laissa pas démonter par leurs reproches et opposa la même froideur, le même dédain aux paroissiennes qui défilèrent après cette favorite de la corporation. Brunes ou blondes, amazones imposantes ou gamines délurées, sirènes serpentines ou boulottes _ LE QUADRILLE DU LANCIER 217 douillettes, vampires décharnés ou goules ventrues, aucune ne parvint à lui tisonner le tempérament. La toute dernière, celle que les juges du tournoi tenaient en réserve: un trottin de modiste, une rous-seaude encore mineure, l'air d'un collégien précoce, sans poitrine et sans hanches, n'obtint pas plus de résultat que la kyrielle qui l'avait précédée. Quand cette maigrichonne se retira en s'avouant vaincue, ce fut un tollé, un hourvari, une explosion de sarcasmes et d'invectives. — Eh bien, s'il en est ainsi ! — hurla le chef de la bande, à toutes ces femmes horriblement mortifiées, — il y passera de force ! A la curée les mâtines ! — A la bonne heure ! se dit le dégradé. Mieux vaut subir leurs violences que leurs fadaises ! Et comme toutes, vieilles et jeunes, se ruaient à la fois dans l'arène, il leur décocha un regard tellement frigide, tellement rébarbatif, qu'elles tombèrent en arrêt, matées par sa superbe, confondues par l'énormité de son aversion. Mais il se ravisa subitement sous l'afflux d'une inspiration satanique: le moment était venu de s'amuser à cette expérience tout autant, même mieux que les facétieux récidivistes. Bientôt, avec l'aide du mauvais génie, le lancier déchu serait peut-être le seul à se divertir. Oui, rirait bien qui rirait le dernier ! Les candides repris de justice ne se doutaient guère de ce qui les attendait, du tour abominable que ce cachotier était résolu à leur jouer. On le vit se départir de son attitude répulsive, de sa contenance hargneuse. Allait-il s'humaniser à la fin ? Ses traits se détendirent ; il se rengorgea, se campa avantageusement, et, les bras croisés sur la poitrine, laissa errer sur son houleux entourage des regards ressemblant à des œillades. Où voulait-il en venir ? Il songeait tout simplement à prolonger l'épreuve, à gagner du temps en leurrant ces bagasses, en les promenant par des alternatives de confiance et de déception, jusqu'à la minute fatidique où sa conspiration éclaterait à tous les yeux Rien n'avertit les matériels Philistins et leurs rouées Dalilas de la catastrophe que leur préparait ce méchant Samson, pas même le sourire faux et sybillin effleurant furtivement ses lèvres. Oui, il joua tellement bien la comédie que les femelles s'y laissèrent prendre et rentrèrent momentanément leurs griffes, malgré les objurgations des mâles avides de carnage et pressés d'en finir. Voilà qu'elles se reprirent à le supplier en choeur, à lui chuchoter de tendres et humbles déclarations : leurs paroles impatientes, leurs rogues reproches expiraient en soupirs langoureux. C'est tout au plus si elles s'enhardirent jusqu'à l'embrasser, à l'étreindre dans leurs bras, à le presser contre leurs gorges palpitantes. A la longue, comme il demeurait calme, souriant, énigmatique, sans se prononcer encore, en cette crispante posture d'un bellâtre que sa fatuité empêche de désigner son élue, — les mieux tournées abandonnèrent jupes et corsages, recoururent à des attitudes savantes, à des pratiques jusqu'à présent souveraines et irrésistibles. Lui continuait de les berner en secret.... Alors, toujours sans le brutaliser, elles achevèrent la besogne de ceux qui l'avaient dégradé et le débarrassèrent pièce par pièce de son uniforme dépareillé. Loin de leur opposer la moindre résistance, il semblait encourager ces privautés, si bien qu'elles finirent par le réduire au costume sommaire du conscrit examiné par le conseil de revision. A l'époque où il passa cette visite, véritable parangon de beauté mâle et adolescente, ses formes nerveu- ses et musclées avaient arraché des jurons approbateu rs aux grognards chargés de jauger et de trier la viande àcanons. Mais aujourd'hui, une influence mystérieuse, un pouvoir occulte étrangement suggestif était intervenu pour enchérir encore sur ses perfections naturelles, pour le transfigurer, le parer d'une splendeur surhumaine. Aussi devant ce nu impeccable, les femmes demeurèrent quelques moments éblouies, tenues en suspens, ne sachant plus quel parti prendre, muettes, retenant même leur haleine, sentant leurs jambes se dérober sous elles, sur le point de tomber à genoux... Puis le désir l'emportant sur la dévotion, leur nostalgie charnelle s'invétérant jusqu'au paroxysme, elles fondirent sur lui, toutes le voulant à la fois, toutes résolues à s'en emparer coûte que coûte, à en prendre leur part, dussent-elles pour cela le lacérer et se disputer les lambeaux de sa personne comme elles venaient de se partager les bribes de son reste de tenue. IV Les hommes de l'assemblée, presque tous jeunes et athlétiques gaillards de plein air : braconniers, valets d'abattoir, tape-dur, rôdeurs de barrière, s'étaient égosillés à flatter et à stimuler leurs compagnes. Fiévreux, trépignant d'impatience, avec des rires, des grognements, des exclamations, des battements de pied, des claquements de langue, des jurons, des tortillements et des dislocations de mancheur, ils semblaient des villageois intéressés dans un combat de coqs, avec cette différence qu'ici chacun pariait pour sa poule contre ce coq récalcitrant. Peu jaloux, même partageux par industrie, ces galants ne demandaient pas mieux que de céder, en passant, les faveurs de leurs gourgandines à ce joli bénêt. Celle qui triompherait de sa froideur n'en acquerrait que plus de prestige. A la longue, cependant, les marauds s'échauffaient à la place de cet homme de bois et ils refoulaient à grand'peine leur envie de s'élancer sur les tentatrices et de les venger de sa frigidité par un tribut surabondant. Et en même temps qu'ils se trtmoussaien d'ardeur et râlaient de convoitise, ils ne trouvaient plus d'imprécation assez énorme pour en agonir le piteux damoiseau. L'épreuve se prolongea D'insinuantes et de câlines qu'elles s'étaient montrées jusqu'à présent, les femelles se firent agressives et malignes; une rancœur, une âcreté acheva d'encanailler leurs grâces banales et leurs appas publics. Le dépit les enlaidissait à tel point que l'attention . angoissée et tendue, la solidarité fougueuse et venge-.resse de la galerie se relâchèrent. Graduellement les drôles en vinrent à partager la ré-■ pugnance que ces maritornes grimaçantes et gorgiases, l'écume aux lèvres, rauques de lubricité, inspiraient à cet adonis. Oui, peu à peu, et en leur for intérieur, ils désavouaient leurs violentes complices. Comment en arrivèrent-ils à se rappeler avec un regret attendri, avec presque l'envie de les revivre et de rattraper les occasions négligées, tant de polissonneries commises en manière de récréations à l'époque de leurs baignades d'apprentis lâchés parles fabriques? Leurs flopées gagnaient à pas accélérés les rives du canal de batelage. Par les crépuscules caniculaires leurs plongeons troublaient les eaux stagnantes et ravageaient les îlots d'algues et de fétides nénufars ; puis, mettant de spéculatives lenteurs à se rhabiller, prenant plaisir à se voir au naturel, leurs ébats licencieux, leurs jeux outrés sur les berges poudreuses scandalisaient la digestion des pudiques merciers gavés de fritures et de matelotes. La nudité de ces vauriens, leur carnation spéciale persistait à trahir les efforts et les attitudes du métier, le jeu de l'outil, les tics et les manœuvres professionnels ; leurs membres s'étaient façonnés à la gymnastique artisane; leur chair, imprégnée des poussières et des suées du labeur, gardait le flottement, la cassure, les bourrelets, le ragoût topique, quelque chose de l'usure, du foulage et de la patine des haillons dépouillés. Ce déshabillage vicieux se tonalisait avec la gréion usinière. Il marquait l'heure ambiguë de cette « pleine eau » clandestine, abrégée et dramatisée par l'apparition des bonnets à poil. Garçons de peine et goujats correspondaient physiquement aux torpides effluences du serein. Ils s'assimilaient le charme paludéen, la douloureuse et toujours convalescente beauté de cette nature suburbaine. Leur dégaîne efflanquée et blafarde, leurs muscles émaciés par places, remplis et presque trop fournis en d'autres, leurs bras maigres, leurs vertèbres saillantes, leurs mollets variqueux, leur suggérait mutuellement de morbides comparaisons, les induisait en de scabreuses espiègleries. De furieux corps à corps aboutissaient à des rapprochements douillets et frileux, à des tendresses détournées... Oui, comment en arrivèrent-ils, tous ces garnements rogues et fortement émoussés, à se 'remémorer à présent les tiédeurs veloutées et les insidieuses caresses de l'adolescence? Comment leurs narines peu subtiles retrouvèrent-elles l'odeur spéciale de ces soirs glauques où la campagne fausse s'électrise comme une chambrée de fiévreux? Mais qui expliquera jamais le dynamisme de nos êtres? Et la complaisance du fer que la rouille dévore... Et la limaille s'accrochant à l'aimant ?... Au surplus, depuis longtemps appâtés de force musculaire, friands d'exploits intrépides, de rixes bien rouges et de défis téméraires, capables d'envier à un rival ses prouesses de fracasse et de pugiliste plutôt que ses équipées galantes, capables aussi de sacrifier une maîtresse à un féal compagnon, à mesure que leur attention se détachait des sirènes échevelées et glapissantes, ils se prirent à admirer le courage et l'impassibilité du patient et à mesure aussi que s'invé-térait leur répulsion pour leurs amantes de tout à l'heure, ils se sentirent non seulement indisposés de moins en moins contre cet original, mais trouvèrent son tempérament fort plausible, se prirent même à son égard d'un commencement de compassion, lequel ne tarda pas à dégénérer en une affective indulgence. Ce mystérieux retour d'affinités s'accusa de minute en minute. Jamais ces forcenés n'avaient rencontré ce genre de force, cette bravoure-là, ce mépris des pires ignominies, cette assurance, cette radieuse crânerie, cette désinvolture de jeune dieu supérieur à toutes les lois et à tous les pactes du commun des créatures. Et le calme céleste qu'il puisait dans son abjection, sa nonchalance féline, son impavide jeunesse, surtout l'ostensible et blasphématoire dégoût de la femme dans ce corps viril d'une cambrure épique, d'un moule ineffable, servi par des attitudes sculpturales, flattait à la fin un penchant qu'ils n'avaient jamais découvert sous leurs rugueuses carcasses et démêlé dans la houle et l'effervescence de leurs postulations. C'était plus qu'en peintres et en statuaires vibrants, même plus qu'en acrobates et en lutteurs de carrefour '9 qu'ils appréciaient la supérieure plastique de ce mécréant. Non seulement ils l'avaient absous mais ils l'aimaient d'une ambiguë tendresse, ils étaient prêts à embrasser sa cause. Ils s'abstinrent de joindre plus longtemps leurs invectives et leurs reproches orduriers aux gravelures dont le criblaient les bourrèles ; leurs pieds cessèrent de battre la mesure du chahut incendiaire et leurs poings de se crisper au fond de leurs poches ou de se tordre, brandis vers lui comme des casse-tête ; l'angoisse serra leur gorge, son fluide leur empoisonna les moelles, leurs entrailles souffrirent pour lui, leur chair pâtit dans sa chair, leurs corps s'incorporèrent au sien..... Détourner chez ces copieux sacripants le torrent des instincts sexuels, déplacer le siège de leurs affections, fomenter l'érotisme le plus subversif : c'était donc là ce qu'avait tramé l'infâme. Le maléfice opérait au delà de ses plus vindicatives espérances : Il s'était produit en ces natures plantureuses et massives un de ces répréhensibles et véhéments transports qui fanatisaient les paiens à la vue des tortures superbement endurées par les martyrs et qui dictent , aujourd'hui une impérieuse vocation d'assassin aux __ LE QUADRILLE DU LANCIER 227 gavroches grelottant d'un spasme sanguinaire dans les livides aubades de la guillotine... Le perturbateur avait suggestionné de tout son fluide ces'faubouriens intraitables et bourrus, ces luxuriants sauvageons. Et à présent, en retour, il sentait les ondes de leur monstrueuse sympathie envahir l'espace et l'envelopper, lui-même, des pires baisers et des plus secrètes caresses. Une expression de jouissance sublimée s'épandait sur son visage. On aurait cru assister à l'apothéose d'un confesseur de la foi ravi dans l'invisible choeur des anges. Sa capiteuse agonie troublerait à jamais les sources amatives de ceux qui en avaient été les témoins et ces barbares qui venaient de le livrer aux représailles de leurs femelles devenaient ses premiers néophytes, ses disciples passionnés et vengeurs ! La rage, la haine, la soif de revanche qui avait succédé tout à l'heure en lui à ses remords et à son désespoir, faisait place à son tour à une sensation de béatitude infinie, d'éperdue félicité, de triomphe suprême. Il était fier de lui-même, réconcilié avec sa faute au point d'en tirer gloire : sa conscience légitimait et exaltait ses erreurs... Les buveurs oubliaient de pinter, les pipes s'éteignaient l'une après l'autre, les voix rudes et mâles se taisaient. Envahis par l'angoisse ambiante, les musiciens renonçaient à torturer leurs cuivres bos-sués et leurs boyaux de chat, et dans la salle on n'entendait plus à présent que les sinistres glapissements des louves aboyant à la lune par une nuit de gel, ou de faux ricanements d'hyènes tenues en respect par une comminatoire effigie tombale..... Quelque temps, trop occupées de leur victime, elles ne remarquèrent pas le silence réprobateur dans lequel se renfermait la chambrée si tapageuse et si rutilante du commencement de la partie. Mais la possession magnétique s'établissant de plus en plus étroitement entre les regardants et la victime, le fluide qu'ils échangeaient devenant de plus en plus intense, ce calme et cette immobilité autour d'elles leur causèrent une vague inquiétude, puis elles furent intriguées par l'air extatique dont leur proie les narguait, puis, elles découvrirent la crise inouïe qui s'était produite dans les sens de leurs souteneurs. Damnation ! Non content de se dérober à leurs avances et à leurs pratiques, l'aberré passionnel leur volait, leur arrachait les tendresses de ces bons mâles. S'il défaillait, s'il se pâmait ainsi, c'était eni- vré par le bouquet de leur abominable tendresse. Désormais elles, les coucheuses et les nourricières fidèles, n'existeraient plus pour ces ruffians débridés! Se pouvait-il ? Plus moyen d'en douter. Alors, avant de se retourner contre les lâcheurs, elles voulurent en finir avec l'androgyne qui les avait débauchés. Avec une recrudescence de rage, elles se mirent à le griffer, à le mordre, à lui tirer les cheveux. Quelques-unes le percèrent de leurs épingles, de leurs broches, le déchiquetèrent à coups de ciseaux. Les hideuses vieilles proposaient de le mutiler, mais les jeunes les en empêchèrent, ne désespérant pas encore de leurs prestiges. En attendant, elles le faisaient mourir à petits coups. A défaut de sève elles se gorgeraient de sang. Lui, cependant, continuait de rire aux démons. Son exaltation le rendait disvulnérable ou plutôt, à mesure qu'elles le criblaient de blessures, il lui semblait que ses idolâtres y promenaient des lèvres balsamiques et on n'aurait su s'il se débattait dans les affres du trépas ou dans un spasme de félicité divine. Ses complices demeuraient stupéfaits, cloués sur place, partagés entre l'envie de le délivrer et la jouissance de cette sublime agonie. Ainsi, les prêtres sacrifient dans la messe le rédempteur qu'ils adorent. L'ayant vu chanceler, car elles lui avaient ouvert les veines et il perdait le sang en abondance, ils firent un mouvement pour se porter à son secours. Il eût été aussi difficile de parvenir jusqu'à lui que de retirer un fétu de paille du milieu d'un feu de prairie. N'importe, ils l'arracheraient mort ou vif de leurs serres et ils immoleraient toutes ces harpies sur le corps du seul bien-aimé. Devinant leur impulsion, il eut encore la force de leur faire signe de s'arrêter. Pourquoi subsister plus longtemps? N'avait-il pas épuisé en ces quelques minutes la somme de joies terrestres, vidé jusqu'au tréfond la coupe des voluptés majeures? Il étendit vers eux des mains conjuratrices pleines d'onction et de charité. Avant de les fermer pour toujours, par-dessus l'enchevêtrement et les replis des ménades, il laissa reposer ses yeux d'ombre et de vertige sur le cercle de ces possédés. O ce qu'il y avait de délicieusement félon, d'inef-fablement sacrilège, d'amoureusement sinistre dans ces mémorables yeux d'archange déchu !... Alors, aspirant, inhalant dans un dernier effort de ses poumons toute la dévotion qui émanait de ces ensorcelés, pour s'en griser comme d'un vin eucharistique, pour s'en oindre comme d'un chrême efficace _ LE QUADRILLE DU LANCIER 23 I entre tous, n'espérant nul viatique plus digne de son paganisme, lui-même sentit s'épancher, avec la vie, tout ce qu'il couvait de désirs et de nostalgies, tout ce qu'il distillait de sèves, et l'essentiel de son être aller vers eux et se consumer dans les flammes de leur perdition. TABLE Le Jardin.......... . • 5 Partialité.......... ..........23 Hiep-Hioup !.....................45 Gentillie..............................75 Communion Nostalgique ..................117 Croix Processionnaires....................151 Le Moulin-Horloge........................159 Blanchelive... Blanchelivette !..................177 Le Quadrille du Lancier....................195 Achevé d'imprimer par les soins de Mme VEUVE MONNOM a bruxelles le 30 mars mdcccxcii HUSfc t. V k kH •aIURE ! l I