'ihSH Uiï * ..ffe-1'" v $ J2S y» ;tli ■ . V. •■ - - •• » ...................: •• . • . j tA-jVi Kees Doorik (édition définitive) par Georges EEIvHOUD Nous arrivons Tord-le-Cou Wou! AVou! (Ballade des Gan.sryders) i 1SS6 kistemaeckf rs Éditeur I! R u -X E l l !•: s /{ps L-<- > -t cA-esi ro-ùL^f'i est c iruiJ é/rï7 du même auteur : Kermesses, 1 volume. Kistemaeekers, éditeur.......Prix : 5 fr. en préparation : Les Milices de Saint-François (roman de mœurs campinoises). La Nouvelle Carthase (roman anver-sois). Kermesses (2* série). njni&ïuJflEflttflMA tL/K^x- A CAMILLE LEMONNIBR dédie cetle Étude do paysan de l'Entrc-Foldcr et Campine, mon terroir d'élection. Qu'il se rappelle, le cher camarade, l'impression cueillie [un soir d'octobre, du haut de la Digue, i\ la limite du village en.. ! La plaine verditre, sombre, immense sous la brouée cré-luculaire ; les corps de fermes éparpillés ; les neuf coups [de l'angélus au clocher ardoisé ; ce chien de garde intrigué ? par nos silhouettes immobiles il la crête du monticule, tirant sur ta chatne et hurlant; ces plaintes prolongées des ruminants attendant la pouture, battant de leurs cornes les bois de l'ctable ; juis, à nos pieds, ce char cahotant ■ sur le pavé inégal, le conducteur astis en travers, les | jambes ballant au dehors.... £ntends-tu — toi, dont la phrase émet les sons intradui-I Bibles dans la langue ordinaire du musicien — s'entrecho-E quer les sabots boueux de ce manant ; siffler entre ses dents I le " Hlûe ! " aigre et tratnard lancé par lui & son gros I cheval de labour en môme temps qu'il imprimait un coup e à la longe ; et ronfler le " gotdcn avoiid", son bonsoir ■ guttural, presque caverneux..... Le cheval, obliquant, fit tourner le véhicule ; l'essieu I grinçait : l'attelage et l'homme disparurent derrière le metière. Le In que donnait ce soir mon rudo coin de pays, j'ai 1 essayé de le soutenir Apre et pesant, dans ces pages oil | la fantaisie n'intervient que pour raccorder les réalités | obsédantes. Georges EBXQOUD. M IH 1 : Il il H ! ] livre premier LA FERME-BLANCHE I 1 L y avait sept mois et six jours que 1 le vieux Nelis Cramp, dit le Tors, fer" «lier de la AVithoef ou Ferme-Blanche, dormait son long et dernier somme dans la bonne bière en bois de cliène, payée vingt florins par Annemie, sa jeune veuve, à Pier Gouda, le menuisier de la paroisse. Ce soir pesant de la fin d'août, la fermière assistait dans la cour à la rentrée des moissons. Toute la journée le soleil | avait ardé boudeur derrière de grands | nuages blancs et gris. Annemie, sur pied dès l'aube, avait I envoyé Kees, le valet de confiance, ! j avec quelques moissonneurs, o ivriers ji! de passage, chercher le blé à la pièce si- Ej tuée dans le polder d'Ylwaal, près de l'Escaut, c'est à-dire à une heure de la ferme. La besogne avançait. Trois attelées avaient suffi pour charger les meules, et maintenant, la dernière voiture s'en revenait conduite par Kees en per- ; sonne. Le jeune paysan, leste comme un 11 poulain, sautait sur la charretée d'où il K lançait les gerbes tassées et comptait 1.1 les dizeaux. Rangés au bas, les aoûte- j rons les recevaient sur la pointe de I leurs fourches et se les renvoyaient jus- |j qu'au plus proche de la grange où elles g plongeaient par la porte béante. Le corps nerveux de Kees se déta- ij Reliait en noir sur la muraille de l'aire frappée des clartés rouges du couchant. Labaom(') Annemie prenait un plaisir ^Riconscient à suivre le travailleur dans >||es diverses attitudes. Il se penchait, se Redressait, jouait des bras; tantôt plié, "la croupe en l'air; tantôt la poitrine en Hvant, la tôte haute." Cette gymnastique exerçait sur la sanguine fermière l'impression fascinante qu'on éprouve devant certaines danses. Lasse, énervée, elle se laissait aller à la contemplation de cette activité corporelle d'un gars dévoué et bien fait. Et l'idée que cette flère pâte de mâle ramait pour elle, au prolit de la Ferme-Blanche, achevait de JHittendrir. I JjDe l'étable joignant les chambres de la ferme s'échappaient de gras et laiteux ferments, de chauds effluves, chassés des litières par les souffles haletants des [1) Bazin (prononcez bazinc), maîtresse, jtronne; baas, maître, patron. brutes vautrées. A cause de l'air orageux, ces émanations restaient flotter f longtemps à l'intérieur. Enfin, elles se I fondaient au dehors avec le parfum g plus vif de l'écurie, le bouquet safrané I des foins et des céréales exhalé de la 1 grange. De la terre surchauffée mon- I taient des halenées de soufre et d'ozone, I sentant le roussi des batailles élee- I triques. Les courtils, plantés d'arbustes et 1 d'herbages fleurant ferme, comme les J aiment les paysans; roses-thé, œillets- il nains, jasmins, giroflées, camomilles, 9 expiraient aussi leurs poivres; et, dans jl le verger, les fruits encore verts, brûlés a et cotis sur les pommiers, rendaient des I senteurs acides, exaspérées, arrachées ■ à la torture des sèves. Dans l'étable, les poules perchées sur |9 les traverses, au-dessus des stalles des j J bêtes à cornes, gloussaient en dormant, j 1 Les vâches pâmées meuglaient sourde- ■ ment. Au loin, le seul bruit qu'on en:en- I - 13 - îIéb5 lit encore, était la crécelle aiguë des grillons ou le coassement des gre-houilles râlant au bord des douves asséchées. Janneke, le vacher, neveu de la Sapin, gamin fùté, l'air en dessous, avait pételé tant bien que mal les deux forts chevaux hollandais, aux croupes rondes pomme une boule de jeu de quilles, aux flancs aussi luisants que les casseroles de la Ferme-Blanche, et les conduisait près (les trois autres couples broyant déjà le picotin. I.e bruit plaisant de ces mâchoires agitait d'impatience les derniers venus jet le garçonnet avait peine à les contenir. En les débarrassant, sans trop se pulter, de leurs chovètres, Janneke sacrait comme un grand et poussait de colères haàt-uh! hahutl ! ! Rendus, les moissonneurs se taisaient, Kees, plus vaillant, fredonnait et sif- fiait tour à tour un refrain de Jak Core-pain, le ménétrier : Venez amis, faisons encore, un tour Dans la lande embaumce Avec la bien-aimée... s'interrompant rour stimuler ses camarades : — Hallo ! toi le Louche, encore un effort ! Est ce pour demain, Bast? Hopsa! Attrape Dirk Fap..... Jan, que je te prenne encore à taper les chevaux. Mauvaise race!. . Tassez,tassez, Liévin le Pioupiou, il y a place à droite, derrière la porte.....Eh bien , bazin, qu'en dites-vous î Annemie, directement interpellée, sortit de sa somnolence : — Je dis que vous êtes d'éveillés cadets qui peinez dé votre mieux !... Paulke, donnez une bonne goutte à nos hommes Faulke, la servante rousse et adipeuse qui venait de suspendre aux cro- liets surplombant Pâtre une grande armite de cuivre Jaune, entra dans la ièce de devant et en rapporta un cru-lion et un verre. La dernière gerbe tassée dans l'aire, [Fanneke roula le chariot sous l'appen-is. Kees rassembla les outils dans un oin de lu grange et ferma la porte Il la clef. I Paulke attendait les hommes. Kees Des Ht approcher et, le verre en main, se lourna vers la patronne : R — Santé, bazin ! dit-il avant de le vi-Ber d'un seul trait, et, claquant de la langue, il le rendit ù la servante. I Les hommes burent à la ronde. Ils ^Etaient en manches de chemise; la toile ^Kise oula flanelle rouge béait, sur des I^Bncolures robustes, des poitrines cliar-.Siues où la sueur tamisée perlait en ■fouttelettes. Une odeur de gousset B'éehappait de ces forts errénés. I Par suite des déhanchements du labeur, les chemises bouffaient au-dessus des ceintures serrantes. Et quelques-uns des gars écartaient les jambes, et dessanglés, la main à l'enfourchure, ramenaient avec un geste libre les pans dans leurs grôgues terreuses. C'étaient tous gaillards massifs, râblés comme les bœufs du terroir. Dans leurs visages poupards, aussi rissolés qu'un pain de kermesse, s'ouvraient de grosses bouches béates e; des yeux d'un bleu de faïence. Ils ne parlaient que par monosyllabes traînards et leur rire gros montrait de blanches et solides mâchoires de louveteaux. La fermière, continuant ses observations, les dévisageait d'un air de supériorité. Insensibles aux dédains de la maltresse, les mercenaires se rabattaient sur la grosse Paulke qu'ils pinçaient sournoisement, pendant que ce laideron leur versait une nouvelle tournée de genièvre. Et les yeux de la veuve revinrent, at- - 1C - irés irrésistiblement, à Kees Doorik, le domestique de confiance. Ses allures ifféraieiit de celles de ces patauds ga-és de lard, de pommes de terre et e lait de beurre. Il y avait plus d'intel-igence dans cette figure joufflue sans xagération, dans ces yeux, noirs, dans e nez légèrement aquilin, fendu de naines mobiles comme des naseaux, dans jles plis de cette bouche sérieuse. Mais en ce pays de blonds et de chsl-ins, ce qui tranchait le plus chez Kees oorik c'étaient ses cheveux franchement noirs, soulevant de leurs mèches [le bord de la casquette, cachant les reilles bien modelées et débordant sur De front en frisons indisciplinés. 3 Ie directeur de l'Hospice des Enfants-J Trouvés de la ville n'aurait plus reconnu dans ce robuste paysan, le petit pensionnaire débile, confié dix ans auparavant au fermier Nelis Cramp. Si lointain que fût ce souvenir, Kees Doorik se rappelait encore la scène de son départ. Dans le parloir sombre, sentant le remeugle, meublé de six chaises de crin et de la table d'acajou, dans le parloir claustral avec son regard d'un Christ et d'une Vierge et le grand crucifix d'ivoire - 19 - letd'ébène, planté sur la vieille chemi-Inée espagnole comme sur un calvaire, ■l'enfant condamné par le médecin de ■ l'orphelinat avait été mis un matin en I présence du paysan. Il arriveque le bureau de bienfaisance lurbain envole à la campagne, comme Ivalets à demeure ou apprentis agri-Icoles, les enfants que les hospices ne I peuvent tenir. I.es Villageois chez qui Isont placés ces pauvrets, ont droit aux 1 services gratuits de leurs pupilles, que |le bureau continue de défrayer. Nelis Cramp était trop avisé pour ne Ipas saisir les avantages que cette com-1 binaison de la charité officielle rapporte ■ au rural besoigneux ou avare. Nelis I appartenait à l'espèce des ladres et s'il lue proflta pas à l'origine de ce moyen de ■thésaurisation, c'est qu'un vague scru-|puled'amour-propre le retenait encore. Que dirait-on dans ce village de Din-glielaar envieux et bavard si Nelis ICramp, le gros terrien de la Ferme- 20 Blanche, renonçait aux honnêtes services d'un fort garçon du pays pour exploiter les bras débiles d'un paupérien de la ville? Quelles clabauderies ! Quelle réprobation ! Cependant après avoir essayé tous les parias et tous les rafalés de la région qui le quittaient plus faméliques qu'à leur entrée, à moins que lui-même ne les chassât, trouvant encore le mauvais liard et la croûte dure trop larges pour leurs labeurs - il résolut, dût sa lésine lui coûter son dernier prestige au pays, d'embaucher un de ces orphelins rebutés. Non - seulement Nelis l'outrerait comme un adulte, mais il mettrait en poche la pension servie par ces excellents philanthropes de la cité. — Voici le petiot! avait dit le directeur en poussant Kees entre les jambes du grigou. — Peuh ! Un objet fragile ! grommela Nelis, tournant et retournant l'enfant, - 21 - tàtant ses bras et ses cuisses, le manipulant comme une volaille. • La campagne le radoubera, la carène tient encore ! plaidait le directeur, qui avait été capitaine de navire. - A moins que la fièvre du polder ne l'achève ! ricana btes Cramp. Et qui paiera dans ce cas la caisse et l'eau bénite? ajouta t-il. Vous savez, mijn-heer (1', nous avons déjà hébergé pas mal de ces oiseaux-là ! A peine installés, couïc! plus rien... Pas même de quoi les rendre ù leur dernier logis. . Demandez plutôt à Lamine Stevens... Il vous racontera la farce qui lui est arrivée... - Vous vous trompez, Lamme fut indemnisé... . - Possible! Mais je ne crois pas. Moi, je prendrais mes précautions ; j'exigerais une somme en garantie... Et (1) Mljnheer, monsieur. (1) Kees, diminutif de Coruclis, Corneille. surtout si je m'embarrassais de cet agneau-ci ! Et l'impitoyable pacant fouillait de plus belle les pectoraux lamentables de l'oiselet déprécié et marchandé. Celui-ci se prêtait docilement à celte auscultation et fixait sur le rustre de grands yeux noirs, fiévreux, pleins de mélancolie. Au fait, les hésitations du prévoyant Nelis ne manquaient pas de raison. C'était un triste bout d'homme que maître Kees. On l'avait trouvé dans la rue le jour de la Saint-Corneille. De lù, son nom de Kees (1). Il devait à son apparence fat-blote son autre nom, celui qui lui tenait lieu de nom de famille : Doorik, corruption de Dooden Rili ou Doeijen Rili. ce qui signifie Henri-le Mort ou la camarde en patois anversois. Le directeur initiait Nelis à ces par- cularilés que le matois écoutait, l'air istrait, continuant à palper de ses oigts noueux la denrée vivante. Kees revit souvent, par les yeux du ouvenir, Nelis Cramp, tel qu'il était ce our mémorable, âgé de cinquante-cinq ins, poussif et ragot, brèche-dents, «lieux, ratatiné comme une nèfle, les reux chassieux, la lippe sardonique, le lez écachê. Des mèches poivre et sel, oisseuses collaient à ses tempes, et à es oreilles velues, écartées de la téte, endaient des anneaux d'argent, un réservatif pour la vue. 11 cessait de se récrier sur la pauvre aine de l'orphelin pour tirer des bouf-ies d'une courte pipe de terre, noire et uteuse, coiffée d'un couvercle en flli-rane de cuivre retenu au tuyau par ne chaînette, ou pour envoyer dans le rachoir des flegmes érugineux. Une groupe joignait ses sourcils frustes ous lesquels ses prunelles grises semblaient dormir ainsi que des flaques Gagnantes entre les oscraies. (1) Stuyver, valeur d'un sou. Cependant, le directeur le pressait : — Il sait déjà lire! Il est doux comme un petit mouton et soumis comme un chien .. Allons, combien me donnez-vous du mousse? Les qualités morales de Kees laissaient le positif rural assez froid. 11 apprit avec un intérêt plus visible le faible appétit du sujet. Et à partir de cette révélation, on put aborder la question d'indemnité. Le citadin familiarisé de longue date avec ces maquignonnages ne s'impatientait pas et défendait le terrain point par point. — Ce sera dix stuyvers (1) par jour: disait Nelis. — Cinq, baes ; cinq, mon ami... Soyons raisonnables... — Dix! Ou je ne suis plus votre homme. Le directeur se rendait et passait à | d'autres articles. Nelis Cramp poursuivi par son lugu- Ibre pronostic exigeait encore un papier signé du directeur et stipulant qu'en cas de mort du valet de ferme les frais d'inhumation incomberaient à l'Hospice. - Tôpe! Les deux compères se tapèrent dans |la main comme font les marchands de bestiaux pour conclure un marché, et sur un signe du vendeur, Kees courut chercher son trousseau préparé de la (veille. Lorsqu'il rentra, il avait dépouillé Bluniforme il la militaire de la maison pour endosser un costume improvisé de Villageois : le pantalon de ce gros 'elours brun il côtes appelé dimUle lans les Flandres, la blouse bleue, les labots, la casquette de soie haute et îouflante. Et, après uno exhortation, lue l'ex-capitaino s'efforça de rendre paternelle, consacrée spécialement il 4 l'éloge de la société si bonne à ses déshérités, le fermier prit possession de sa recrue. La grande porte monastique livra passage à l'enfant et à son nouveau tuteur. Ils marchèrent, la menotte du petit dans la pince du pandour. Nelis faisait de larges enjambées, une main appuyée sur son rondin de néflier, et Kees peu familiarisé avec les chaussures de bois, trottinait, clopinait. Le vieux ne desserrait les dents que pour le talonner par un juron péremptoire. C'était jour de marché. Le pavé de la Grand'Place livré aux maraîchers dis paraissait sous les tréteaux et les éven-taires de légumes bigarrés exhalant au soleil de juin ces parfums rafraîchissants des herbes arrachées nouvellement à la terre. Des comtadines hom-masses, hautes en couleur, le visage emprisonné dans leurs profonds chapeaux cylindriques — les brides et es bavolets claquant à la brise — attiraient les bourgeoises à grand renfort de chatteries, quitte à invectiver la pratique trop regardante. C'étaient des » Bon-j jour, ma gentille petite dame », alternant avec des » Hé, vas-t' en, marchande | de tracas! On te fera cadeau de ces choux, pour sûr... Eh, n'oublie pas de | me donner ton adresse ; que je te les | envoie, » Des charrettes à deux roues, peintes en vert, bâchées de toile blanche stationnaient le long des trottoirs devant les estaminets. Les hennissements des roussins se mêlaient aux criaillerics îles verdurières et aux jappements des I chiens de trait. Les campagnards s'accostaient et s'allongeaient des tapes amicales; et l'on voyait des dos ronds s'enfoncer sous les | porches des maisons historiques de la I l'iace converties en brasseries. Du de-| hors, par les fenêtres ouvertes, on en-I tendait les buveurs supputer bruyam-I ment le produit du marché. - 28 - Kees n'avait jamais assisté à pareil spectacle. A la remorque de son maître, il fendait tant bien que mal cette cohue de gaillards brusques et pattus dont les lourds sabots menaçaient de pulvériser les I siens. A tout instant, entraîné par le baes, il bousculait les étalages, écrasait une carotte, chiffonnait une laitue et s'attirait une bordée d'imprécations de la part des légumières irascibles. En passant, Nelis Cramp distribuait des bonjours ennuyés et se dérobait aux invitations à boire des bons vivants de son village. Dans une ruelle, derrière l'Hôtel de Ville, il s'approcha d'une carriole peinte et bâchée comme les autres et avisa un palefrenier d'hôtellerie à qui, non sans rechigner, il paya un happer ou la mesure d'un quart de litre de bière. Lui-même se fendit d'un autre happer et il eut la générosité d'y laisser sucer le jeune Kees. Alors, Nelis, aidé par le garçon, se mit - 29 - len devoir d'atteler son porte-choux à la [carriole. Cette opération terminée, Nelis prit lia longe et le fouet, fit asseoir Kees ■ sur la banquette, à côté de lui, puis \clic, clac! la voiture roula par les quartiers marchands de la ville. On s'arrêtait devant les bureaux de I négoce ménagés au rez-de-chaussée I d'hôtels séculaires, — anciens patri-! moines de nobles déchus — aux façades |salies, aux carreaux dépolis. Par la porte cochère, arborant sur lune plaque de cuivre le nom d'une ! firme renommée, le paysan pénétrait I délibérément, confiant à Kees la garde I de l'équipage. C'est que Nelis Cramp, I cultivateur et blatier, se recommandait I aux marchands de grains, en vue de la Irécolte prochaine. Ali! devait-il les cir-! convenir ces roués spéculateurs anver-I sois; lui, simple trafiquant du Polder! 111 fallait voir l'air radieux et moqueur ! du penard lorsqu'il sortait de ces impo- - 30 - sants « comptoirs », la façon dont il frottait ses mains loupeuses. Ii en devenait presque bienveillant pour le déshérité placé sous sa férule: — Allons, petit ; courage ! disait-il, en se hissant sur le siège... Nous tâcherons de te gagner une croûte de pain aujourd'hui. Ce sont encore lessi - X, ' «tf1 • il- fl • D 4 1 t € ' :rt . - 39 - Salaire d'un ouvrier. En apprenant cette lpromition, Kees. alors figé d'une quin-izaine d'années, eut comme un éblouis-|Bement. I.es gages eussent semblé déri-jsoires h tout autre, mais pour le déshérité c'étaitune première faveur de la fortune. Nelis Cramp lui parut le [plusgénéreux des patrons. Il le voyait Isous un autre jour que le village et le ■chérissait à l'égal d'un bienfaiteur. Au ■fait, le malade condamné par les oracles ldela ville ne devait-il pas la vie à ce |paysan i I.e finaud ne manquait pas de se [vanter de cette cure digne des miracles Ide H al et de Montaigu. Il tapait sur la |carre solide de l'adolescent : - Vois-tu, Kerel (i); il y a cinq ans |tu aurais à peine rempli de ton personnage le fourreau de ta trompette.. Ceux |ds la ville t'enterraient. Moi-même je (1) Kerel, appellation familière équivalant lit gaillard,compagnon, zig. - 10 - (1) Duyte, un centime. n'aurais pas mis une duyte (1) sur ta tête. Et vois comme tu la portes haute et droite maintenant, ta boule frisée... Ces joues, ces cuisses, ces bras, c'est la Ferme-Blanche, c'est le vieux Nelis qui les ont engraissés ! Et quoique le rôle du nourricier eût été très sommaire dans cet avatar opéré surtout par l'exercice, le grand air, et l'atmosphère des étables, Nelis s'extasiait à bon droit. A quinze ans, Kees Doorik représentait déjà un crâne garçon. Le dimanche, au sortir de la messe, les femmes dévisageaient complaisain-ment le petit domestique de la Ferme-Blanche, avec son sarrau bleu, plissé dans l'encolure et empesé à point, son col très blanc, sa casquette coquettement calée, sa culotte de drap noir tendue sur son râble bombé et surtout son teint rose et frais, sa tignasse crépue et - 41 - ses grands yeux noirs, des yeux d'Espagnol, de signor. En dehors des répétitionsdela fanfare Amicitia, qui avaient lieu les mercredis, Kees prenait peu de distraction. Les jours fériés, après les offices, il lui arrivait d'entrer au Hibou, en face du cimetière, tenu par l'aide-fossoyeur Sipido, pour vider le demi-litre apéritif. L'après-midi ses camarades s'attardaient dans l'inévitable ronde des enseignes. L'été ils dégotaient des quilles dans le jardin de la Cornei.le ou a'ix Trois Tilleuls, lançaient le palet au Coin chez Kobe Moor, tiraient & l'arc au berceau chez Dyckman, le charron, 'à moins qu'une kermesse ne les attirât en compagnie de leurs aimées dans les paroisses des environs. L'hiver ils battaient les cartes ou plantaient le dard empenné dans le vogel-pilt, la cible de liège. Le plus souvent, Kees passait les di-munches seul itla ferineets'exerçaitsur G son beau bugle luisant comme un jau-net. Ses coups de langue et ses tri les arrêtaient les musards ; ceux-ci hélaient l'infatigable soliste par-dessus la haie d'aubépines et continuaient leur ronde, sans avoir pu le débaucher, en haussant les épaules devant cette profanation du paresseux dimanche. Parfois, cependant, sa qualité de membre de VA micllia lui imposant une dépense dans les cabarets tenus par des sociétaires, il se joignait aux compagnons. La tournée finissait toujours par VEtrille, chez le bourgmestre Flup Sap, où 1 s jeunes gens étaient attirés parla bonne bière et surtout par l'aimable servante, Bella Sap, une blonde de vingt ans, courtaude et boulotte, rieuse, avec des yeux clairs, des lèvres charnues, des joues potelées, un peu piquées de son, ce qui faisait dire galamment à Chiel Dhaenens, le batteur de cuivre, un des soupirants de Iîella, que : « Iyait les hommes d'ouvrage et trouvait I encore le temps de miclier au gros bourgmestre la besogne apportée chaque - 48 - matin de la maison communale. Celait elle qui répondaitauxlettres, qui congé diait les importuns et les vagabonds et qui conférait avec le garde champêtre. Oui, Flup Sap la connaissait mieux! Lorsque Kees Doorik fréquenta l'Etrille, Bella ne parut pas le distinguer du reste de la bande. Elle le traitait avec la familiarité bourrue d'un camarade plus ;\gé, plaisantait sa réserve, l'intimidait par des fusées de rire et des interpellations saugrenues, affectait de ne pas entendre sa commande et lui servait de la bière brune pour de la blonde et réciproquement. Kees éprouvait pour la grosse fille un respect mêlé d'une vague inquiétude. En sa présence, il rougissait et balbutiait comme une recrue devant l'instructeur. C'était même à contre cœur qu'il franchissait le seuil de Y Etrille. Il i' avait des moments où le rire de la jeune fille lui aurait arraché des larmes d humiliation et où le clair regard de Bella I s'enfonçait dans ses yeux comme des j aiguilles. Farouche et novice, Kees fut loin de soupçonner que i ette dragonne lui portait depuis longtemps une sympathie inconsciente et qu'elle luttait à présent pour empêcher que ce sentiment ne se transformât en une affection décisive. I .e visage avenant et la taille avantageuse du petit valet de la Ferme Blanche l'avaient séduite, mais moini pourtant que la bonne et flatteuse réputation du sujet. Kees Doorik passait déjà pour un des cultivateurs les plus initiés du Polder ; il en remontrait aux adulte- et même aux vieillards. Le digne Klup Sap vantait sans cesse à Bella le merveilleux instinct et le génie dece morveux. Souvent le résultat des assolements sur les |cliamps du vieux Crarnp, démentait les jpronostics du bourgmestre et d'autres [anciens. Des affinités sponlanées remplaçaient chez cet apprenti l'expérience 7 - 40 - - 50 - chevrotante des augures de la contrée. La terre reconnaissante pour ce fringant laboureur toujours occupé d'elle, se laissait ravir un à un ses précieux mystères. On ne triture pas journellement la pâte terrestre, on ne prête point à celte productrice éternelle l'aide constante de ses bras musclés, la rosée de ses sueurs, on ne lui déchire pas les entrailles â coups de coutre et de soc pour y déposer les germes des moissons, on n'en protège point les récoltes contre les caprices des saisons, l'étouffement des herbes gourmandes, la dent des rongeurs, les inondations, le feu, sans la considérer un peu comme sienne, la vaste glèbe nourricière. De là, chez le rural le plus intime, une envie opiniâtre de posséder en propre son coin au soleil, sa parcelledc l'alluvion rémunérateur. Tout l'objectif de sa vie réside dans le fonds <]uil façonne ; le sol dispense les grands bon- heurs et les plus cuisanles déceptions du terrien. Et Kees commençait à son tour »\ éprouver cette convoitise du rustre. Il rêvait d'assoler un jour pour son compte ces jachères et ces pâturages que ses lourds sabots pilaient à leurs rudes caresses ; — car la terre réclame de ses amants des voluptés féroces, et elle nG récompense que le brutîil qui la I piétine et l'éventrc. Cette ambition, ce désir, l'obsédait sans partage. 11 ignorait la femme ; n'atteignant pas l'Age où elle s'impose au mitle complet, il trouvait encore à dépenser ses forces, à mater sa chair pubère dans le3 exercices éreintants de 'a ferme. I.es yeux pénétrants et les façons nerveuses de Bella Sap lui faisaient peur, j Et un jour que tout Dinglielaar se gaussa des fiançailles de son maître avec une jeunesse de la Bruyère, il ne comprit pas ce que cette expérience IE bu'.i avait ramené sa femme du ■i hameau de la Carte, près de Calmpt-i hout, où elle habitait avec son frère AVannes Andries, petit fermier besoi-gneux,- un.» paysan à vaches -, comme | disent les cultivateurs du Polder, qui, riches en-chevaux, méprisent leurs pareils forcés d'attele- des bètes au-, mailles à la charrue et à la herse. Annemie Andries était une poulette qui avait déjà mis en appétit plus d'un coehet de la contrée. Grande, sanguine, charnue,il s'échappaitd'elle un parfum - 54 de santé animale,tiède et grisante comme les bouffées d'avril lorsque travaillent les sèves. Elle avait un de ces teints de paysannes flamandes à la fois roses et ambrés, semblant une crème dans laquelle on aurait écrasé des fraises et fondu du miel; les cheveux châtains séparés en nattes sur le front court; un nez droit et évasé ; des yeux d aventu-rine d'un brun clair ; une bouche plus rouge que du sang fraîchement tiré ; le menton un peu carré, le cou charnu. Deux globes jumeaux, fermes, sans cesse haletants, venaient mourir au bord de sa jaquette roso entr'ouverte jusqu'à la naissance de la gorge. A ses mouvements brusques, sa croupe arrondie et ses hanches opulentes faisaient craquer ses jupons et 1 étoffe tendue montrait au-dessus delà cheville, la cambrure agaçante de la jambe. Les manches retroussées, elle étalait avec une complaisance de travailleuse gaillarde, de gros bras rougis - 55 - et gercés par les âpres caresses de l'hiver et de longues immersions dans [ l'eau glacée, mais appétissants quand j même. | Oui, Annemie était plantureusement belle. Les jeunes vachers de la Bruyère ! rôdant autour d'elle, le lui répétaient ! depuis longtemps dans ce langage pitto-! resque et brutal, dépeignant telles qu'ils | les éprouvent les convoitises charnelles des gueux. Intérieurement flattée, elle repoussait en riant ces avances, car ambitieuse et intéressée, elle rêvait i d'un riche mariage et attendait mieux | pour prétendants que ces crève-la-faim. ' Nature faible et mo le, peut-être qu'à 1 la longue elle se serait laissé attendrir au retour d'une kermesse ou d'une veillée de flleuses par un batteur en grange fringant et bien découplé mais de cette famélique espèce à qui cent coups de fléau ne rapportent qu'un liard, si son frère, plus rapace et plus prévoyant, n'avait fait bonne garde. Avec cette sœur, "Wannes se flattait de créer la fortune des Andries. I.e tendron - retournerait les sangs » à d'autres épouseurs que ces dépenaillés de la Campiue. Et, en effet, un jour sur la route, après un marché, Annemie avait allumé ce vieux ladre de Nelis Cramp, le célibataire incorrigible. D'abord ce triomphe n'enthousiasma point la commère outre mes are. Le prétendu était par trop disgracieux! Passe pour un homme mûr. Mais un vieillard ! Non, plus le birbe devenait tendre, plus la belle fllle le trouvait grotesque. Cependant, "Wannes la persuada. Mieux valait qu'elle épousât le tes e-matthieu. < e sacrifice lui permettrait de choisir lorsque, jeune encore, elle hériterait du magot ! En attendant la crevaison du gêneur, elle ne serait plus la pauvre Annemie forcée de vendre à la ville, conduite par un attelage de trois chiens teigneux, les ; strobilles ramassées dans les sapinières, les paillassons, les cônes et autres denrées ridicules ; mais elle deviendrait | bazin Cramp, de la Ferme-Blanclie, | maltresse d'une des bordes les plus vastes entre Eeckeren et Santvliet. Pourvu que le lit lût moelleux et d'aplomb, le coucheur importait peu ! j EtWannes, pour la dégoûter des époux trop assortis, lui rappelait l'exemple de leurs parents qui les avaient laissés, lui l'alné, Annemie la cadette, et trois I autres enfants — enterrés depuis, grâce à Dieu - avec un lopin de sable et de Benêts, deux vaches bréhaignes, et leur bénédiction pour tout héritage. Il n'avait même qu'à citer son propre cas, le veuf loti d'une demi-douzaine de marmots de quatre A douze ans, dont la potée déguenillée, malfaisante comme un nid de guêpes, maraudait tout le jour à travers la région et attirait à leur | l'ère les procès-verbaux du garde S - 58 - champêtre ! "Wannes avouait payer cher le plaisir marital pris avec Lotte, une pouliche ardente mais aussi pauvre que les sablons. Et Annemie passa sur le physique et les lustres du prétendant. En sa qualité de chef de la famille Andries, "Wannes eut soin de stipuler dans le contrat que la fortune entière reviendrait au survivant des conjoints. L'entrée de la jeune bazin à la Ferme-Blanche n'apporta d'abord aucun changement dans l'existence de Kees Doorik. Il s'appliquait à contenter deux maîtres au lieu d'un, ce qui ne lui fut pas pénible, car, mise au courant par son mari, la jeune femme prit l'habitude de se reposer pour l'économie de l'exploitation sur cet auxiliaire actif et silencieux. Ses occupations appelant le domestique au dehors, elle ne le voyait qu'aux repas et à la veillée, respectueux, farouche, presque torve. Deux années s'écoulèrent dans ces rapports paisibles. Un liomme poussait dans l'adolescent. Il venait de tirer à la conscription et, favorisé par la chance, il galopait depuis l'Ecole communale en agitant sa casquette, pour annoncer la grande nouvelle au l/aes, lorsqu'on lui apprit sur le seuil du logis, la mort subite de Nelis Cramp. Le vieil égoïste était parti sans assurer l'avenir de son protégé, envers qui se croyait quitte. Il léguait Kees, il la veuve, comme un outil de bon rapport dans l'ensemble de l'héritage, avec les six chevaux, les neuf vaches, la basse-cour, la ferme et ses dépendances, et les vingt bonniers de terre achetés dans le Polder. Le village feignit de s'indigner de l'ingratitude du ladre, et des fermiers rivaux crurent en vantant l'abnégation de Kees si mal appréciée par le patron, détacher ce précieux auxiliaire de l'hé-ritière unique de la Ferme-Blanche. Si le trépas de Nelis était survenu que'ques mois auparavant, le fidèle serviteur, désillusionné sur le compte de son prétendu bienfaiteur, aurait cédé sans doute à un mouvement de révolte et cherché des maîtres plus généreux. Mais d'autres convoitises que celle d'une langue de terre cultivée pour son propre compte, troublaient maintenant sa robustesse ardente. La grande tendresse du gars pour l'âpre et savoureux pays du Bas-Escaut ne pouvait rester indifférente aux appas d'une créature telle que la sanguine Annemie, en qui s'incarnaient toutes les séductions de cette nature flamande, lourde, grasse, féconde, portant aux satisfactions matérielles. Et, le moment venait où les travaux de la glèbe ne suffisaient plus à l'absorption quotidienne de ses forces; où ses luttes à coups de fléau,-les trépidations du van sur son genou déguenillé, ses courses à travers les labours gâcheux, ces longues heures qu'il passait dans la brouée glaciale de novembre, ou dans la fournaise de juillet; jouant de la houe, de la faux ou de la fourche, ne parvenaient pas à le jeter, le soir, errené, courbattu, sans pensée, sur son grabat, livré pieds et poings à un de ces sommeils pesants comme en dormaient les brutes bistournées, dans l'étable, au-dessous. La revendication de ses sens s'annonçait par des insomnies, des rêves agités, des vertiges. Et il devinait maintenant, durant ses nuits blanches, lorsqu'il se roulait sur la paillasse, pourquoi, à l'heure où reposaient stupidement les autres bêtes de la ferme, Kouss, son favori, le fier étalon moreau, donnait de furieux coups de sabot dans sa stalle et poussait des hennissements d'appel. Cette puberté aurait couvé longtemps encore, s'il n'y avait eu sous le toit de la Ferme-Blanche que des commensales rougeaudes et veules, dônt cette gagui de Paulke réalisait le type réfrigérant ; - 62 - mais l'apathie de Kees ne pouvait durer en présence de la délectable Annemie. Lorsque Nelis -le-Tors trépassa, il y avait des mois que le bon Kees désirait la fermière, mais la reconnaissance le forçait de dissimuler cette passion et même de la combattre. Aussi, en apparence, ses sentiments pour la bazin n'avaient pas changé. 11 se contenait, lui témoignait le même empressement de chien couchant, mais se trouvait plus souvent sur son passage, restait collé ù ses jupes en airec-tant d'exiger de plus longues instructions et leurs m lins se rencontraient dans les mêmes besognes. S'agissait-il de soulever un poids, de déplacer une charge, ses doigts touchaient les siens comme par hasard, et ce contact produisait un frisson délicieux dans ses moelles. La jeune veuve eut bientôt remarqué cette métamorphose chez le sauvage, que ses cottes mettaient auparavant en fuite. Ses instincts de coquetterie se réveillèrent. Elle affectait même de plaisanter Kees sur son air intimidé et ses rougeurs subites. Elle s'amusait de la persistance de ses yeux noirs à chercher les siens avec une expression hardie et suppliante tour à tour. Elle prenait plaisir à écouter cette voix jeune qui parfois s'arrêtait rauque dans la gorge, ou qui chantait plus doucement que l'orgue à l'église touché par le maître d'école. 11 n'était pourtant question dans leur entretien que du cochon qu'on tuerait à la kermesse, de la vache noire qui ne vêlait pas et pour la délivrance de laquelle la bazin se proposait d'aller en pèlerinage à Brasschaet. Et Kees, revenu de sa dévotion pour ce ladre de Nelis Cramp, trop laid, trop vanné — il se l'avouait aujourd'hui — pour la fraîche Campinoise, rêvait de devenir le compagnon de la séduisante fermière et aussi le fermier de cette Ferme-Blanche non moins désirable. - 61 - gK- C'est dans ces dispositions que les surprit cette lourde soirée d'orage i la rentrée des moissons. Les moissonneurs ayant bu, Paulke était rentrée dans la grande pièce et avait déposé sur la table en bois blanc, consciencieusement récurée, un plat de terre brune dans lequel elle lit rouler une marmitée de patates étuvées avec îles légumes et du lard. - Venez-vous, les hommes ï cria-t-elle de sa voix de fausset. Les garçons se précipitèrent vers la table, s'affalèrent lourdement sur les escabeaux; les mains calleuses posées sur les genoux, les pieds rapprochés, 'es jambes et les coudes écartés. 9 - 6(5 - Quoiqu'il n'y eût pas de boue aux champs, ils avaient laissé leurs sabots dans la cuisine, par un excès de déférence pour les arabesques de sable blanc dessinées par Faulkesurle dallage de briques rouges lavées au fiel de bœuf. Leurs yeux doux de belles brutes affamées, où la fatigue mettait plus de langueur encore, jaugeaient l'épaisseur de la couche de victuailles; leurs narines se dilataient caressées par les vapeurs grasses qui s'élevaient vers le plafond, et leurs oreilles de faunes, écartées de la tète, écoutèrent quelques secondes le Assolement du lard prolongeant sur le plat la cuisson de la casserole. La bazin prit place en face de Kees. Elle se signa, joignit les mains. Les paysans l'imitèrent, penchèrent la téte. On entendait à présent le tic-tac régulier de la grande horloge enfermée dans sa haute cage de chêne, à vitrine. Puis, armés de leurs fourchettes, les hommes et les deux femmes piquèrent à même le plat, creusant devant eux autant (1e brèches dans le ragoût. Ils mangeaient sans rien dire, mâchaient bruyamment, engloutissaient avec une voracité do poisson, des goulées de légumes et de viande ou échancraient d'épais chan-teaux de pain de seigle, savoureux, légèrement acidulé. Par les deux fenêtres, ouvertes à cause de la chaleur, on apercevait au premier plan le puits avec sa bascule inclinée comme une vergue, puis s'étendait un pré planté de quelques grands poiriers et où pâturaient les vaches. Au fond courait la chaussée bordée de cases d'ouvriers. A côté de cette rangée de constructions s'élevait le moulin de Zander Vlogel, dominant le pays du haut de sa butte gazonneuse. Plus loin, derrière la chaussée et le moulin, il n'y avait plus que la plaine immense, quelques fermes, le clocher d'Eeckeren, et l'horizon infini. 1-e paysage s'évanouissait lentement - GS - dans la nuit. Les ténèbres avaient attaqué la chambre, s'emparant d'abord des coins. Les contours et les angles s'émoussaient. Sur l'entablement de la cheminée un christ de cuivre poli et des assiettes à sujets historiques furent des derniers à piquer de taches luisantes l'obscurité victorieuse. Sous le large manteau du foyer tendu de sa nappe festonnée comme un autel, le réjouissant carrelage de faïence blanche à dessins bleus, simulant le Delft, était noyé depuis longtemps. Les fourchettes cessèrent leur va et-vient. Repus, les hommes coulaient lentement leurs mains ouvertes de leur poitrine à leur cuisse, en poussant un, soupir de sensualité satisfaite. Le souper leur avait fait oublier la chaleur; maintenant ils se remirent à souffler ou exprimèrent leur accablement en secouant la tête de droite à gauche, à la façon des vaches agacées par les mouches, et d'autres passaient leur manche sur leur front en sueur. - 09 - Un apaisement inquiétant s'était produit au dehors. Le ciel prenait des tons de sôpia et au-dessus du moulin s'amoncelaient les plus opaques des gros nuages. Devant la ferme, sur la chaussée, les fenêtres de l'estaminet la Corneille s'illuminèrent. Cette lumière rouge frappa le regard d'un des mercenaires. Gagnant aussitôt soif, celui-ci crut devoir rappeler il ses compagnons qu'ils avaient encore il faire plusieurs lieues, pour rentrer à Oorderen, près de l'Escaut. - Hop! les hommes! dit-il, je régale d'une pinte de I.ouvain ! 11 se leva; les autres l'imitèrent; la paie sonnait dans leurs goussets de toile. - Surtout jouez des jambes car il va tomber de l'eau et du feu tout à l'heure ! Ht Kees. - Sois tranquille, la Boule-Frisée répondit le plus loquace en rentrant dans sa blouse et ses sabots. Comme ils bourraient leurs pipes, retirant le tabac de la vessie de porc, Paulke leur présenta du feu. — Bonsoir, bazin ! Bonsoir, tout le monde. — Bonsoir, garçons, jusqu'à la prochaine fois ! Ils sortirent. Un instant après, ils passaient devant les fenêtres et tournaient le pré par le sentier de desserte après avoir refermé la claire-voie. Ils atteignirent la grand'route. Le rougeoi-ment de leurs pipes, leurs voix traînardes et leurs pas sourds, se perdirent dans la nuit. - 70 - V V V V V V V V V V VI Kees s'était approché de la fenêtre. Au sud-ouest, dans la direction de la ville et de l'Escaut, un cclair griffu de sa touche phosphorée l'ardoise som -bre du ciel. — Cela commence, dit Kees. - La pluie ne giltera rien î interrogea la bazin, demeurée assise, molle et songeuse devant la table. Le domestique dit qu'il allait s'en assurer et allumant une lanterne, il sortit, bien qu'il fut certain d'avoir tout garé. Il éprouvait le besoin de se déplacer. Mie l'avait regardé si singulièrement ! Ses tempes battaient, son sang brillait, ses moelles menaçaient de faire sauter ses os, ses oreilles bourdonnaient, il voyait rouge, comme s'il était en colère. Machinalement il ouvrit l'écurie. I.es chevaux étaient couchés. Kouss, seul, restait sur pieds malgré ses fatigues. I.es oreilles droites, il tourna vers lui sa téte intelligente en s'ébrouant au bruit lointain du tonnerre et un frisson rayait sa robe d'ébène. De l'écurie, Kees se rendit dans la grange. I,&, encore, il n'y avait aucune menace de dégât. I/averse ne parviendrait pas à traverser l'épaisse toiture de glui. Les instruments aratoires luisaient dans l'ombre; rangés, en place, en bon état, ils attestaient la diligence et les soins du maître valet. Il hésita ensuite, ne sachant s'il retournerait dans la salle où la ôn;»11 était seule. Il aurait pu se coucher ainsi qu'il le faisait tous les soirs. Uneattrac- - 73 - tion inéluctable le rappelait auprès d'elle. Un souffle passa inopinément, agita les arbres, froissa les feuilles, balaya les chemins et jeta dans la pièce une bouffée chaude. La campagne lourdement endormie tressaillit. Des beugle-mentsde désolation partirent de l'étable. Les cigales s'étaient tues. Les éclairs se succédèrent rapidement, ï.es nuages entraient en collision, avec des grondements sourds, jusqu'au moment où l'électricité accumulée dans leurs masses se déchargeait formidable. La tourmente se rapprochait. Maintenant le ciel entier s'embrasait. Mais il se fit brusquement une pause, puis un second coup de vent agita comme d'invisibles crotales au-dessus des plaines. Quelques grosses gouttes de pluie s'aplatirent sur la terre assoiffée; bientôt cette chute s'accéléra, les lances de la guilée se resserrèrent 10 - 74 - et, sur le toit, les gouttières rendirent leur trop-plein en glougloutant. I.es fulgurations livides arrachaient de l'ombre le visage animé de la bazin. Elle se signait et égrenait son chapelet. Une peur vague l'avait gagnée. Elle ne s'était jamais trouvée si faible, si lâche devant les sollicitations de sa chair.. Elle résistait pourtant et mettait son trouble sur le compte de la température. — Tout est en ordre ! fit ICees, après quelques secondes d'un embarrassant silence. Y a-t il encore quelque chose pour votre service 1 Elle essaya de l'éloigner. — Paulke et Janneke sont couchés. Vous aussi, vous devez être fatigué, Keesl .. Ocli God (1), quel éclair!.. H tombe... Qu'allons-nous devenir! — Rassurez-vous, bazin, dit le jeune homme en se penchant au dehors, les (1) Och God ! 0 Dieu ! - 75 nuages roulent vers la Montagne-aux- Cigales. Cependant, le logis tremblait sur ses bases et Kees ferma la fenêtre. - Faites de la lumière, dit Mie. Le garçon exécuta cet ordre, heureux de pouvoir rester encore. Elle se leva, marcha vers l'alcôve du lit, une espèce de placard ménagé dans la muraille, écarta les courtines et prit, au-dessus de l'oreiller, un rameau de buis qu'elle trempa dans la cuvette du bénitier. Alors, elle ouvritun petit volet pratiqué au-dessus de la ruelle. La lumière de la lampe que Kees tenait derrière elle, alla donner par ce vasistas dans l'étable noire, et des rayons jaunes s'accrochèrent aux mufles de bètes qui remuaient lourdement. I.cs émanations capiteuses des litières pénétraient en même temps dans la chambre. Cependant, Mie s'accroupit sur le lit, Passa le bras par l'ouverture, et, lente-ment, pour conjurer la foudre, elle aspergea l'étable d'eau bénite. (1) Nondckeu ! Corruption île juron français. Le domestique assistait muet à cette pratique. Mais lui, dont la piété exaltée avait souvent fait rire les quelques esprits forts de la paroisse, ne marmottait qu'un Ave machinal ; entièrement possédé de la désirable femme, il ne voyait plus qu'elle. C'était bien le fruit mollet, la chatte dodue, comme on disait au village, en parlant des belles paysannes. Nonde-lieu! (1) la viande ne manquait pas il ht carcasse de cette mûtine ! Son corps ne connaissait ni angles, ni loupes et en la croquant on ne rencontrerait pas ses os. Presque couchée sur le lit, elle lui tournait le dos. Ses jupons et son corsage craquaient. Les regards du gars en folie la déshabillaient. Ils allaient de son cou rose où frisaient de petites mèches échappées de la cornette, à sa taille élastique, -71 - à ses larges hanches, à sa croupe mon-tueuse, à ce mollet rond et nerveux émergeant du jupon. Et son désir s'irritait aussi à la vue de cette couche où elle avait dormi de longues et vides années, perdues — il ea était sûr — pour.les vraies besognes du mariage, avec le vieux Nelis Cramp. l'impuissant ; où elle reposait seule maintenant; où dans quelques minutes elle s'allongerait de nouveau paresseuse, satisfaite ou du moins émoussée sans éprouver l'obsession des miles qui tournent, halètent, la gorge sèche, se tiennent à quatre autour des femelles de cette perfection. Aie! il connaissait un de ces mâles, le bon Kees, depuis longtemps prêt à commencer la bataille fécondante, fi faire oeuvre consciencieuse de paysan, laboureur et semeur! Cela ne dépendrait que d'elle. Aussi, trouvait-il imprudent de la part de la veuve, d'écarter devant lui ces rideaux nuptiaux, Il n'était pas de bois, que diable ! - 78 - Un domestique n'a pas moins de sang que les maîtres 1 L'aspersion terminée, elle ferma le vasistas et se redressa. Elle non plus n'avait trouvé pour cette pieuse pratique, la ferveur, la sérénité voulue. En se retournant, ses yeux cMtoyants, humides, interrogateurs, rencontrèrent les prunelles du jeune homme. Ils se comprenaient. Ces mots : « Qu'allez-vous entreprendre 1 » restèrent dans sa gorge. Kees s'était déjà débarrassé de la lampe. Hrusquement, avec un rire convulsif, il bondit. Simultanément une main s'abattit sur le corsage entr'ouvert de la femme pantelante et l'autre empoigna la croupe; ces mains la renversaient sur le lit, attouchaient, palpaient, har-paient, avidement. - Ah!... Ah!... Alil... C'était un rire d'oppressé qui touche au soulagement. — Kees!... Non, Kees!... soupirait-elle en se trémoussant. 11 lui ferma la bouche d'un baiser vorace et leurs lèvres ne se détachèrent plus. Et à présent on pouvait faire rage là-liaut, tonner et mettre le feu aux quatre coins du ciel... La femme s'abandonnait lorsque la porte s'ouvrit brusquement. Janneke entra pieds nus, sa chemise tombant jusqu'à ses maigres tibias. Il semblait incommodé par ce passage sans transition des ténèbres de l'escalier à la lumière de la chambre, et il affectait de se frotter les yeux. Ils avaient eu le temps de se dégager. Kees fut sur ses pieds d'un saut, et de rage, lui qui ne jurait point, blasphéma les Sacrements de Dieu. Le neveu ne paraissait pas remarquer le trouble causé par son apparition. - J'avais peur tout seul... Je ne pouvais dormir, les éclairs traversaient (1) Sémini divinité Scandinave que le peuple anversois invoque dans une interjection exprimant l'alarme ou la surprise. mes paupières... Il brûle... Entendez-vous sonner la cloche du feu? — Dieu Sémini (1)1 murmurait-elle, quelle nuit! — Foireux! grondait Kees, toujours sacrant. Tu rêves de feu... N'as-tu pas voulu l'éteindre dans ton lit ! Et il se sentait une envie indicible de saisir à la gorge le doucereux galopin, ayant l'instinct que celui-ci jouait la comédie et riait en pleurnichant. Annemie reprenait connaissance : — Nous avons béni l'étable, disait-elle... Voilà comment Kees n'est pas encore couché... Puis, vous savez bien, petit couard, qu'il y a une croix peinte au dehors sur le mur... Reconduisez ce peureux, Kees, et couchez-vous aussi, garçon, car la journée sera rude encore demain... ■ :'. Wi 1 Si : l'I - 81 - Une réaction opérait sur elle. Son ton redevenait commandeur et distant. Le charme était rompu. Force fut à Kees d'obéir et de la laisser seule. Alors refroidie, tout à fait rendue au sentiment de sa supériorité sur ce domestique, elle frémit au danger qu'elle venait de courir. Elle se réjouissait presque de l'intervention du jeune An-dries. La fermière notable se commettre avec cette souche de gueux, cette graine de bâtards! Quel cauchemar! Elle se déshabilla et avant de se coucher, entièrement dégrisée, elle prit soin de pousser le verrou de sa porte. La tante Mie, marraine de Janneke, s'était chargée de son filleul, e' voulant faire grandement les choses, l'avait envoyé dans une pension à Turnhout en Campine. Mais, au lieu do profiter, après un an le mauvais sujet se fit mettre il la porte, à la suite d'une de ces aventures scabreuses qu'entraîne la promiscuité des dortoirs. Comme le mal menaçait l'établissement entier, il fallait un exemple, et le directeur, ayant le choix entre des (Us de bourgeois et le petit paysan, sacrifia ce dernier. Andries, qui aurait pu pardonner ses vices, au coupable, lui en voulut de son expulsion. En proie à une rage froide et blanche, de lymphatique bilieux, il fouailla chaque matin les reins du maladroit, durant huit jours consécutifs. Après l'exécution, il l'enfermait une couple d'heures dans l'auge à porcs, où Janneke pleurait toutes ses larmes, le râble cuisant au sillage des houssines. Le malin paysan exagéra même son indignation. Il faisait à sa sœur des peintures effroyables. Pour sûr, son aîné abrégerait ses jours, serait le clou (le son cercueil. 11 roulait des yeux féroces, fermait et levait le poing, ou, avec un rire de croque-mitaine, il cinglait le vide, en cadence, de verges invisibles. H disait s'entraîner pour la correction à infliger en rentrant à sa victime. La marraine, bonasse au fond, s'alarmait et intercédait en faveur du filleul. Puis, comme Andries ne voulait plus voir le gamin, Ne^is Cramp, tourmenté par sa femme, finit par prendre le mauvais sujet à la ferme sous prétexte d'aider Kees. Janneke était un petit bonhomme blond, à la chair rosàtre, avec des traits réguliers,un visage affadi, auquel manquait l'animation des saines fatigues. Il avait des yeux bleus troubles, les paupières plombées. Sa gracilité de fillette gigottait dans ses vêtements de vacher, grossièrement empris sur les hardes amples de l'oncle Nelis. Janneke ne rapporta, au village, de son séjour h la pension, que des sens précoces et dégradés; des instincts maladifs, une cruauté féline qui s'exerçait sur les mouches, les grenouilles et les oiseaux, et plus tard lorsqu'il n'avait à craindre ni ruades, ni coups de cornes, sur les chevaux et les vaches. Le retour, plusieurs fois l'an et aux mêmes époques, d'une tuerie de cochon l'amusait comme une kermesse. Il aidait les égorgeurs à tirer la - SI - bête rte sa cahute, heureux, si en résistant, elle prolongeait son agonie, riant de l'entendre pousser ces cris pitoyables qui vont réveiller jusque fort loin le calme de la campagne, et qui font dire aux voisins : « Un tel va manger saucisses et boudins ! « Indolent, il ne travaillait que lorsqu'il se savait surveillé. Aussitôt seul, il rêvassait, les mains enfoncées dans ses poches. L'été, rampant sur le ventre entre les hautes herbes, il demeurait des heures entières tapi au bord des chemins, épiant les passants, surprenant les dialogues expansifs des amoureux, dont il livrait ensuite le secret aux médisances du village. Avant le départ 4e Janneke pour la Ferme Blanche, son père l'avait longuement catéchisé. C'était un ennemi que les Cramp recueillaient dans leur intérieur. Le rôle oblique du gamin prit surtout de l'importance à la mort du vieux Nelis. Il s'agissait d'empêcher - SG - que la riche veuve se remariât et d'assurer ainsi aux enfants d'Andries, la possession de l'héritage du ladre. Janneke comprit parfaitement ce que le père attendait de lui. Son intelligence rebelle à l'étude des livres de classe était large ouverte aux duplicités. Il caponna si bien que personne ne se douta de son jeu, sauf peut-être Kees Doorik, qu'une répulsion instinctive pour ce blême garçonnet avertissait vaguement. Le morveux minaudant, avait beau faire le gracieux et l'empressé auprès du franc garçon, celui-ci restait insensible à ces jolivetés. Un jour, Kees l'avait surpris polissonnant dans la grange avec une couple de petits drôles de son espèce. Le domestique, dont le caractère loyal répugnait à la délation, s'était contenté de fesser ces gueusillons. Janneke, leur chef, ne sut aucun gré à Kees de son silence. Depuis ce moment, la sympathie malsaine que l'avorton avait éprouvée pour l'adulte avenant et robuste, tourna en une haine vindicative et jalouse. S'il continua de toupiller autour du premier domestique, de se coller à ses sabots, ce fut pour mieux épier ses mouvements, pour le desservir, pour déprécier son travail auprès de la bazin. Mais c'était bien du travail qu'il s'agissait maintenant. Janneke avait fait une découverte certaine, autrement efficace que toutes ses inventions, pour perdre le domestique : Kees Doorik, le maître valet, aimait la tante Mie. Voilà qui intéresserait le vieux "Wannes ! Aussi, le lendemain de sa constatation l'espion se leva-t-il plus tôt que d'habitude, se liàta de conduire les vaches au gagnage ; là, il leur faussa compagnie pour courir tout d'une traite vers la Carte, et au lieu de prendre la chaussée, où l'auraient pu croiser des commensaux de la Ferme-Blanche, il accourcissait à travers les sapinières et les essarts. TTTTTTTTTTTTt UN jeudi matin, quinze jours après l'orage, tandis que Paulke faisait marcher le chien dans la roue de la machine à battre le beurre, la fermière se trouvait déjà dans la laiterie, située en contre bas de la cuisine, et surveillait avec une satisfaction égoïste les progrès de l'opération. Les pilons s'agitaient dans la baratte tendue de linge très blanc, sur lequel se déposaient les parcelles du beurre nouveau. A cété, s'alignaient des vaissoaux de terre brune, remplis jusqu'au bord d'une crème, blonde comme le chaume d'août. Kees était parti pour verser la pièce d'Ywaal, près de l'Escaut. On entendait la voix aigre de Paulke excitant le chien Spits, et le bruit ronflant de la machine en rotation. Une odeur aigrelette de lait de beurre emplissait la pièce. La clenche de la porte joua. Annemie se retourna. Dans l'entrebâillement, elle aperçut la tète, en lame de couteau, déchiquetée comme un vieux buis, de "NVannes Andries, son frère. — Un bon matin, petite sœur ! C'est marché demain et je venais prendre vos commissions..... Pas d'empêchement j Tout va bien» Et sans attendre la réponse, il descendit d'un coup les trois marches du sous-sol. C'était un grand falot, haut enjambé, sec comme un o.otret, glabre comme un bedeau, de douze ans plus âgé que sa sœur. Dans sa physionomie, toute en profil, ce qui frappait princi-12 - 90 - paiement, c'étaient des petits yeux verts, un nez crochu, une bouche de batracien, rejoignant les oreilles énormes, contractée dans un rire perpétuel par une surdent noire. Cette hilarité contrastait plaisamment avec la gravité sentencieuse de ses paroles. En marchant, il balançait de longs bras maigres sortant de manches trop courtes. Son pantalon de lasting dessinait des plis en pas de vis autour de ses fuseaux de sauterelle, et son large fond de culotte rapiécé, pendait comme un capuchon ravalé, ce qui faisait dire aux jeunes gars, fiers de leur rable : » La maison de Sessa Millédiue est vide; le monde est au salut! « On l'appelait Sessa Millédiue à cause de la locution « c'est ça! « et du juron Milledieux! qu'il avait retenus de son temps de service au régiment des grenadiers. L'ainé des Andries rencontrait chez sa sœur plus de crainte que d'estime. Elle détestait ce finaud, mais n'osait se - 91 - soustraire à son joug. Sur un point seulement, elle lui avait tenu tête : c'était, lorsqu'à la mort de Nelis Cramp il proposa cle se fixer à la ferme et d'en prendre la direction. La veuve comprit qu'accepter cette proposition équivaudrait à une abdication complète cle sa part, aussi, elle rassembla le peu de volonté dont elle disposait, pour prononcer un refus formel. Wannes feignait d'abandonner son idée; au fond, il y tenait plus que jamais et n'attendait que son heure. Etant descendu dans la beurrerie, il baissa un peu le chef, coiffé d'une casquette enfoncée sur les oreilles, pour ne pas heurter le plafond. Il avisa une cuillère de bois, et sans attendre d'invitation ou remarquer l'air mécontent de sa sœur, il enleva une légère couche de beurre qu'il se passa lentement sur la langue. - Un beurre ferme..... excellent..... Parfait! approuvait il sensuellement. Vi-2 - Et, quelles autres nouvelles? Pas d'ennui?... Et la récolte? — Dieu soit loué ! Il ne nous reste plus qu'à rentrer les seigles et le regain... Remontons, un instant, dit-elle, comme il allait attaquer une seconde fois la jarre de beurre, — vous prendrez une tasse de café chaud !... — Ce n'est pas de refus, sœur... Mais je n'ai pas beaucoup de temps... Vous savez... toujours pressé... agité... Je vais à Stabroeck, charger des betteraves... La charrette et le cheval de Nard Lips m'attendent à la porte... ici, tout près... Je n'ai pas voulu passer sans prendre de vos nouvelles... — Asseyez-vous un peu! dit-elle, lorsqu'ils furent entrés dans la grande pièce... Et comment tournent les choses chez vous, Wannes? — Ne m'en parlez pas... Je la mène rude, la vie... Ah! Mie, vous êtes une heureuse mâtine ; l'enfant môme du bonheur. Ilein, que mon conseil était bon ? Ce défunt chrétiende Nélis Cramp - que Dieu ait son àme — les tenait, les écus, dites î - A propos, vous conservez toujours votre premier aide? reprit-il, comme (lie versait le café et beurrait une tartine... Kees? Oui. Pourquoi ne le garde-rais-je plus? Je trouverais difficilement son pareil,répondit-elle, non sans rougir un peu, surprise par cette demande. - D'accord ! C'est ça!... Quoique un valet se remplace... Il y aura encore des enfants trouvés et des bâtards après lui... Ce que j'en dis est seulement à cause de son âge ; il me semble bien jeune pour diriger un héritage comme celui-ci... Et vous vous fiez entièrement à lui, oui? - Comme par le passé... Mais pourquoi ces questions? murmura Annemie, impatientée, et restant debout pour que l'autre se levât. 11 ne se dépêchait pas, l'importun..* - 04 - Le café était bon, il s'en reversa une tasse, et comme elle ne l'engageait plus, il se coupa un second quignon qu'il étendit de cet excellent beurre de la Ferme-Blanche. Il buvait et mâchait lentement, posément. — Hé ! hé ! Pourquoi ces questions, demandez-vous, chère petite sœur,., Mais tout simplement à cause de l'intérêt que je vous porte... pour rien d'autre. Vous êtes jeune, très jeune... 11 faut tenir l'œil ouvert... Là, voulez-vous que je vous le dise franchement... Millédiue ! Il se leva, atteignit la porte en trois larges enjambées de ses échasses; poussa sa tête conique dans la cuisine pour s'assurer que personne n'écoutait et se rassit dans l'intention de continuer son repas... — Il ne convient pas que ce joli brunet de domestique habite avec une fraîche fermière comme vous! déclara t-il froidement entre deux bouchées, en se rejetant en arrière et en scrutant de ses yeux en trous de vrille le visage de sa sœur. Annemie caclia son trouble dans un grand éclat de rire. — Voilà bien de vos idées folles, mon pauvre Wannes, dit-elle. "Wannes le défiant, on vous a parfaitement nommé... Je devine déjà ce que vous voulez de moi... C'est un homme comme vous qui conviendrait ici... pas vrai ? — Annemie ! Annemie! croyez à la sagesse de votre frère, de votre aîné... Depuis la mort du pachter Cramp, — un prudent compère, celui-là, — la position de ce Kees Doorik n'est plus possible sous ce toit... Dieu me garde de me mêler des affaires qui ne me concernent pas...Vous êtes restée libre et maîtresse,» Mietje !... Faites ce que vous voulez; moi, à votre place, je chercherais un autre domestique ! — Encore une fois, Wannes, je ne vous comprends pas ! balbutia la veuve, - 96 dominée par l'accent sérieux du prêcheur, et, assise maintenant en face de lui, car ses jambes avaient fléchi et son cœur battait. Elle se regimbait cependant contre le trouble-fête : — Feu mon homme, dont vous vantiez la flnesse, s'y connaissait en serviteurs et il m'a souvent recommandé ce pauvre diable comme l'outil le plus précieux de son héritage. — Heu ! je ne conteste pas cela. J'en veux seulement à sa jeunesse. Ne pour riez-vous pas engager un domestique plus ilgé!... Justement on me parlait à Wilmersdonk de Sus Bellemans, un sujet respectable et labprieux. — Quoi ! le vilain bossu aux yeux rouges ï — Lui-même. La terreur des femmes enceintes; mais vous n'êtes pas du nombre, je suppose... Il ricana, s'arrêta un instant, pour savourer sa plaisanterie, reprit haleine comme pour donner plus de poids à ce qui allait suivre , puis ses prunelles froides comme un coutre, s'illuminèrent d'une flamme livide; il ajouta lentement en accompagnant presque chaque syllabe d'un coup du manche de son couteau sur la table : — ... Au moins, le séjour ici de pareil épouvantail dérouterait les soupçons des gens. Est-ce clair maintenant? — Les gens! Quelles gens? Plus souvent que je m'inquiéterai de leurs ela-bauderies ! Je vois ce que c'est : vous vous serez laissé persuader par les envieux de Dingelaar; des fainéants que les affaires prospères de la Ferme-Blanche font crever de dépit... S'ils veulent m'enlever Kees, c'est parce qu'ils savent combien il me sert. — Aussi, va-t-on jusqu'à dire que, pour être plus sûre de ne jamais quitter ce cultivateur modèle, vous songeriez à l'épouser. La veuve baissa la tête. Un violent combat se livrait en elle. Elle pouvait 13 parler, relever le défi, tenir tête à son frère et au village entier, en avouant son affection. Mais aimait-elle réellement le Adèle garçon jusqu'à lui sacrifier ses préjugés î Elle se souvint de tout le dévouement dont Kees avait fait preuve depuis tant d'années prospères, de sa contenance toujours respectueuse, de son désintéressement, qui cachait, au fond, un amour comme elle n'en inspirerait plus, elle en était certaine. Un soir seulement, cette tendresse platonique avait failli se révolter, mais cette fois, elle-même fut sur le point cle s'oublier. Ali! il devait bien l'aimer, tandis qu'elle n'éprouvait tout au plus qu'une appétence charnelle dont le mariage aurait payé la satisfaction trop cher. Le Millédiue scrutait la physionomie de sa sœur. Combien il lui en voulait d'être jolie et fringante. Laide et vieille, elle se fût résignée au veuvage et aurait du moins éloigné les vrais mâles. Il continua — On dit même plus, on dit que vous avez envie de ce drôle... J'aime il croire que lui-même colporte ces saletés dans le village... Il espère ainsi vous forcer la main... Bazin Doorik ! Non, ce serait trop baroque... Songez, il n'a morne pas de nom... Dites-moi, Annemie, il n'y a rien de vrai dans ces histoires, n'est-ce pas I Vannes s'était lové, et marchait vers sa sœur atterrée; il la prit par la main. Il voulait sortir de l'incertitude, et savoir si elle avait fauté. — Au moins, lui soullla-t-il à l'oreille, ce vagabond ne vous a pas touchée î Nous ne sommes pas menacés d'un scandale... — Oh pour cela! je le jure! s'écria-t-elle avec un accent si sincère que le questionneur osa respirer. Aussi, comme la jeune femme, humiliée par ces explications, pleurait à chaudes larmes, il jugea prudent de changer de ton. — Il n'y a rien de commun entre Kees et moi! répétait-elle. Mensonge que tout cela! Comme domestique, il m'était précieux, voilà tout! Faut-il que je le mette à la porte!.., — C'est ça ! Mais pas d'impatience... Il serait maladroit de chasser Kees comme un chien. Cela ferait du bruit, et en voilà assez. Attendez une occasion, trouvez un prétexte pour le remplacer sans qu'il crie... Nous chercherons ensemble si vous voulez î Voilà qui est entendu. Elle ne répondit rien, consentant tacitement à cette lâcheté. Un bruit de voix s'élevait dans la cour. — J'y songe !... dit le cauteleux Andries d'un air ragaillardi, en secouant le marc dans le fond de sa jatte ; que dois-je vendre en ville pour votre compte 1 Annemie s'essuya les yeux du coin de son tablier, et avant d'accompagner son frère au dehors, elle avait eu le temps de composer sou visage. - 100 - Elle fit porter par Paulke dans la charrette quelques mottes de beurre enveloppées de feuilles de choux verts et trois douzaines d'œufs. La cour résonnait de coups de fouet rageurs et de rauques appellations. C'était Janneke, chargé de diriger un cheval qui, en tournant dans le moulin, mettait en révolution la vanneuse fonctionnant à l'intérieur de l'aire. La tarare ronflait, et par la porte large ouverte on voyait la balle danser comme une nuage de poussière jaune, tandis que le grain tombait dans la trémie. Le père et le fils échangèrent un clin d'œil significatif, Andries détacha la longe, joua du fouet à son tour, et s'éloigna avec sa carriole dans la direction de Stabroeck. fin du tome premier. Chez le même Éditeur : L. A CHAIR par Oscar Météxiek 1 volume. - Prix : n fr. s». La Chair est une histoire du quartier SaintSulpice que la rue Cassette ne trouvera assurément pas édifiante. 11 s'agit de la vertu d'un bon jeune homme élevé sur les genoux de l'Église, d'un élôve en droit vivant sous le toit sacré d'une pension d'ecclésiastiques, dînant avec des chanoines et des prédicateurs, vertu terrassée, une belle nuit, par la volonté d'une créature absolument étrangère à toute réserve et à toute considération de respect pour les tables d'hôte sanctifiées. Le récit est pittoresque, non écrit pour les petites filles qui mangent leur pain en tartines, comme dit Théophile Gautier dans l'épigraphe de Mademoiselle de Maupin. On voit que l'auteur a pénétré dans bien des milieux parisiens et qu'il sait l'art de rendre ce qu'ont vu ses yeux, ce que ses oreilles ont entendu. Mémoires d'un trottin, Petites vieilles et petits vieux, etc., dénotent aussi un flair d'observation délicat et exercé. L'auteur est un curieux que rien.n'intimide, que rien n'arrête, à qui, au besoin, rien ne répugne quand il s'agit de noter les faits et les sensations dont s'alimentent la psychologie moderne dans ses études courantes. (République Française.) Jîruxclloa, — Iirip. A. Lcfovro.ruo St-Picrro. m $:mb cou.kitiox. LA.-T-TOU. I.c sMdat qu'il a vu, bomlant non ceinturon, nu sortir du fourré. chantait IivT-tou, le refrain en vogue. Dans oc fjurré, il y avait le cadavre d'une petite fille, que, lui, le bambin, a bahéau front, la croyant endormie, l'uis il s'e«t enfui il t.mtes jambe*. Et, cause de ce baiser, il n'a pas dit qu'il y nvait, là-bas, dans le fourré, une petite fille, tuSe, sans doute par le soldat qui chantait La-ï-tou. Tins tard, longtemps plus tard, quiri l il sera un homme, il aura un voisin qui ressemblera il ce soldat. Et ce voisin chantera La-ï-tou. Il passera des nuits il l'épier. Si c'était l'assassin. Il se fera son ami pour mieux surprendre ses secrets. Il connaîtra les angoisses de ce doute affreux. In* vinssent du doute. 11'a procédé par inductions, par remarques psychiques et psychologiques, mais sans pédanterie, ("est l';inalysc étrange d'une obsession qui finit par envahir tout l'.'.tre. Je ne sais pas de leoturo plu* troublante. On éprouve, il suivro lus péripéties passionnantes de ce drame cérébral, un malaise indéfinissable. Sans beaucoup de talent, l'auteur aurait sombré ; il a réussi, et son livre d'une note ni- personnelle est un régal pour les lettrés. C'est il leur intention d'ailleurs qu'il a été tiré il petit nombre, par Kistomaeckers, en un f.irmat et aveu un >oin qui en f.ini ainsi, il tous égards, un bijou de bibliothèque. (l'.triiji .^XW^if l /V'^'X \ H ..'..* N '! \ 'Jj „.(»%f.. , Ç|j>jÈJ* ..s^.-.vSi ,.vï\ W»Kt,h\*\ tajMËî •jtt^A.l ■A . V V' lï'SSfi \ \ °V vc» «V&L. „, »Y v. » \/ - ,t \ ' « \ t * .v \ \ ' , . .„ \ :W ! • ' • ? ^tv sÉ^ N 4Lv ) ^ I................................................1 i i|...........;............................... jj tt.iM.v .. s**awe*i i,'»V ■ Imiqueque la fermière ne put s'empê-Icher de sourire quoique énervée et ■ ayant le cœur à l'envers depuis le ma-Itia. A la ferme, personne n'avait appris leacore le congé du premier valet; Jan-| neke lui-môme l'ignorait. - Cela vous étonne tant que cela! re-| prit Annemie. - MUlédiue! Vous avez été bien pres-Isie... Le garçon avait des qualités ; on I n'agit prs ainsi avec d'anciens ser-| viteurs; puis, on consulte ses amis... - Ne m'avez-vous pas conseillé de Ime déba-rasser du sujet! Ma réputa-ltion courait des dangers, prétendiez-Ivous. Eh bien, alors! J'ai profité de la ■ Première occasion: nous avons eu des Imots à propos de l'ouvrage. Il s'entè-I (ait, je lui ai fait entendre que la porte I était ouverte. 11 a compris. Voilà qui |est bien fini! - Kn attendant, vous vous trouvez |Ms maître-valet! 13 - 74 - — Oh ! pas pour longtemps J'ai quelqu'un en vue ! Le Millédiue n'en pouvait croire ses oreilles recroquevillées. Non-seulement on chassait les valets sans 1 avertir, mais on en embauchait de nouveaux sans le consulter davantage. C'était une rébellion ouverte contre sa tutelle! Et il n'était pas à bout de surprises : — Et cette personne que vous avez en vue, peut-on savoir son nom — Sans doute; vous la connaissez: Jurgen Faas, de Beirendrecht. Elle le nomma sans trembler, même avec insistance. — Jurgen Faas! Mais, c'est impossible! s'exclama Wannes en agitant ses longs bras au-dessus de son chef blême. Autant valait garder l'autre, un simple qui ne vous compromettait que dans les radotages des vieilles; tandis que ce capon-ci... — Me perdra effectivement! Merci,.. - 75 - Tariez, frère chéri, qu'allez-vous me dire encore d'aimable ï Ecoutez, c'est le moment d'en finir une bonne fois. Je suis fatiguée d'être traitée comme une petite dite. Sur vos instances, je viens de renvoyer cet « enfant du pauvre -, ! votre béte noire d'hier et votre toquade ! d'à présent... Qu'ar.ive-t-ill Au lieu de me féliciter, vous me regardez comme si je portais la tête en carton des petits géants de Vomme'janj (1) de Borger-| hout... Puis, on m'accable de sottises. Grand merci !... Dorénavant, j'en ferai à ma guise. - Anneini.!! Malheureuse! balbutia le tuteur tout pantois; vous entendrez raison avant que ce dissipateur mette le Pied ici. En quoi ce fainéant do Beiren-drecht vous touche-t-il? choisir pareil vaurien quand tant de travailleurs manquent de pain ! Vous voulez donc (1) Ommegang, nom qu'on donne aux ca-| valcades il Anvers. - 76 - vous ruiner!... Non, il no franchira pas ce seuil, j'en réponds... — Et moi, je vous dis qu'il viendra; et dès demain... Au besoin, j'irais même le chercher... Ne m'avait-il pas offert ses services le soir de notre dernière pi'omenade à Putte ! — Innocente ! qui prenez au sérieux les bourdes de ce moqueur ! — Et j'ai raison. U'a lleurs, il faut qu'il vienne... absolument... Intendez-vous î Ces paroles étaient p: ononcées avec tant d'àpre énergie que le Millédiue, ébaubi, recula de deux pas et n'ajouta plus un mot. Quinze jouis après, à la profonde surprise de tout le pays, ce réjoui do Jurgen Faas entrait comme valet de I confiance à la Ferme-Blanche. Quant à Kees, dès le lendemain de son départ de chez Annemie, il se mit | en condition chez le bourgmestre FIup Sap. Et "Wannes Andries, convaincu que ses lamentations, pas plus que ses menaces ne produiraient d'effet sur sa folle de sœur, feignit d'accepter la situation nouvelle, mais ruminait, en attendant, des projets hardis pour en finir d'un seul coup avec ces domestiques de mine avenante, capables de souiller aux petits Millédiue les écus du vieux Nelis Cramp. Tannekb n'avait qu'une grande ambi- " " tion: celle d'atteindre sa dix huitième année et de s'engager alors dans la confrérie joyense drs Gansryders, ou des « Chevaliers de l'Oie », de Din-ghelaar. En attendant, il assistait chaque hiver avec une âpre curiosité à l'ordonnance et aux péripéties de la course. Le dimanche avant la Mi-Carême, le grand jour, il savait que cette fois les cavaliers seraient une vingtaine. 11 11 - 82 - les citait à qui l'interrogeait, sans en omettre aucun, en commençant par les notabilités: Tist Sap, le flls du bourgmestre; KrisPotter, de la brasserie la Feuille de Trùtle, Boud Arrewyn, l'aîné de l'éclievin, entrepreneur; StanLieter, le neveu du secrétaire ; Chiel Daenens, le « batteur de cuivre ■ ; Hein Vlogel, le meunier ; Rob Maes, de la ferme des Bouleaux d'Argent; Guile Servyn, de celle des Trois-Sentiers ; PierVandrom, de celle de la Tremblaio ; Dolf et Roel Gouda, les jumeaux du menuisier; Jas Kalf, le bouclier juif. 11 ajoutait à l'énu-mération de ces cochets issus de coqs importants, Jurgen Faas, de Beiren-drecht, « notre Jurrie », le Jurg de la F'erme-Blanclie. Puis il nommait les personnages secondaires : Manus et Stoffel Maus, les valets de cliarrue (lu bourgmestre; Iluib Coryn, le vacher de la Tremblaie ; Rik, lluig et Sus Dras, les trois aide-maçons de l'entrepreneur Arrewyn ; et enfln, le vingtième, Lou»' Zanders, dit Sipiclo, le fossoyeur. Janneke racontait qu'ils étaient partis de compagnie le matin afin d'habituer leurs gros chevaux de trait au poids de la somme humaine. Ils retourneraient le soir avec l'oie achetée chez un laitier de "Wyneghem, car on n'élève pas ce volatile en Polder. Le samedi suivant, veille de la course, au carrefour devant la maison communale, il voyait comment Dolf et Eoel Gouda plantaient dans le sol deux poteaux auxquels ils fixaient une corde assez lâche pour que le Gansryder, passant au trot en dessous, pût saisir en étendant le bras la tète rte l'oie suspendue par les pattes. La dernière nuit, Janneke dormait ù peine. Debout avant le chant du coq, il courait sur la place. Au coup de huit heures, les cavaliers débouchaient des routes et des chein ins de desserte, dansant lourdement en selle, mais crânes, donnant aux gamins ameutés et aux femmes matineuses le - 84 - spectacle d'un galop d'entraînement. La chabraque. les brides, le front»!, les oreillères et jusqu'à la queue des montures, les coiffures et les vestes neuves des écuyers, leursvêtementsdes I'âques dernières, étaient ornés de galons d'or, de coques de rubans voyants, de franges, de plumes ou panaches en papier découpé. Tist Sap,le roi de l'année précédente, celui qui avait décollé la volaille, portait la nouvelle condamnée attachée à l'arçon. La piteuse bestiole, étourdie mais vive encore, essayait à chaque réaction du cheval, de battre des ailes, tordionnait du cou, cacardait et son œil rond, bonasse, se dilatait ou se fermait dans les affres d'une lente agonie, dont les phases atroces ne faisaient que commencer. Aux côtés du roi caracolaient Kris Potter, le capitaine, et PierVandroin, le héraut ou lieutenant mariant les appels stridents de son cornet de cuivre à la fanfare rauque de la bête. Tous les "garçons de p'aisir », (Ils de fermiers affourchés à la genette sur leurs larges -hollandais», valets courant pour l'honneur des maîtres, formaient le cortège deux par deux. Mais aucun cheval ne valait Kouss, 1 entier moreau de la tante Cramp, sur lequel le gros Jurgen; épanoui comme un tournesol, faisait assez conquérante ligure. Avant la course, les éveillés " cadets» de Dinghelaar devaient se montrer aux amies et aux camarades des villages d'alentour, le long des diguesdu Polder ou dans les dunes camplnoises. Leur promenade, coupée de haltes fréquentes aux coins recommandables, durerait trois heures. Et srtrs de se rafraîchir 'a gorge ils entonnaient ù. tue tête de leurs voix étranglées et traînantes, en se dandinant pour marquer le rhythme, - la ballade des Gansrydcrs, des M'cux chevaliers de l'oie : « Ça ! les amis, qu'on se réunisse pour ne plus se quitter. « Il s'agit de courre l'oie. Le bon moyen de dilater nos jeunes cœurs, de les ouvrir à la bombance et au plaisir. Hi ! hi ! « Voyez comme elle balance gentiment, la petite oie ! Comme elle s'étire au milieu d'une « charmante» corde! Chevauchons, en attendant, comme de riches compères. Le roi ouvre la mar- ; che avec son capitaine et son lieutenant, j Amis, buvons le vin doux comme du miel; c'est seulement après que nous serons gaillards ! » A toi, bon trompette, de sonner ta | joyeuse fanfare ! Jeunes hommes, apprêtons-nous à honorer la bière qu'on pompe. Notre roi nous accompagne : lu boisson ne manquera pas. Donc, aux verres ! « A toi, docteur malin, de traiter notre monarque. Ouvre ton livre, docteur des bons vivants ! Lis sans crainte: - 87 - •Il guérira comme vous le voyez, mais sa maladie est la santé! » Heisah! ■ Y a-t-il encore des garçons de notre bord, artisans ou paysans, qu'ils se présentent! Libre à chacun de s'engager dans la ghilde dégourdie. Les ehevaux ne manqueront pas ; je m'en porte garant. Oh ! oh ! ■Et quels chevaux! Sont-ils gentl-j ment attifés ! Se parent-ils assez volontiers de rubans, les mignons ! Et nos eliapeaux, & nous, chargés do plumes, qu'en dites-vous, bonnes gens? Cela ne mérite-il pas un coup d'oeil i j Ah! ah! » Et chevauchant, cavalcadant par les routes, nous arriverons droit aux Trois-Tilleuls. Craignons seulement de j "e plus quitter la cordiale enseigne ! Prends garde, camarade, car la boisson | )' est délectable ! ' Nous passerons aussi par le coin du Puy, par la Carte, et la Montagne-aux-Cigales, les Coins d'Argent et des - 88 - Barbouilleurs, sans oublier les chapelles achalandées de la chaussée large et le pèlerinage au bois de Putte. Mais Dinghelaar est la dernière station. Ah ! ah ! « Lorsque nous rentrerons à Dinglie- : laar, ils se trouveront là bas, les amis, pour nous accueillir, la pinte à la main. Jubilerons-nous assez, dites? De loin, nous entendons pleurer la petite bête! • Oui, ma mie, nous voici de retour. ; Montés sur nos coursiers, de vrais j lions, nous arrivons de Tord-le-Cou! j Hou, hou ! » Et si l'un de nous culbute, l'entrain calmera sa peine. Il remonte à cheval j et rentre dans nos rangs. Houpsa! Mais si parmi nous il est des poltrons, pour une ou deux tonnes nous les libérerons, j En attendant, crions : « llourrah ! notre capitaine ! » » Attention! Quiconque arrache tête à cette bestiole, celui-là recevra la couronne. Et, sur son chapeau :e lira j - 89 - en lettres d'or qu'il est bien le roi de toute notre compagnie. Hi ! hi !... « Et nous le couronnerons, notre roi, d'un bandeau d'or le plus fin! A boire! Au prochain roi ! Les dragons se gorgent indifféremment de rhum et de bière ! » A toi, serviable échanson, de décupler ton courage! Aux pompes, vaillant garçon! Tes bénéfices n'appauvriront personne ! Et ceux qui ont confiance en toi sont des braves ! « Et vous, filles, soyez contentes. Oyez comme les francs gars de Dinghe-laar vont courre l'oie. Surtout ne vous éloignez pas. Vous le savez : cavaliers aiment la danse ! Graissez vos jambes rondes pour les déraidir. Mais en attendant buvez un coup à nos verres, et répétez avec nous que Suske Dras est notre bedeau ! Allo ! Leur colonne décroissait dans l'air gris de mars. Les dernières strophes de la ballade se perdaient, avec les bat-12 tues, derrière l'église et le cimetière qu'ils tournaient pour gagner la rase campagne. Avant d'abandonner le territoire de la paroisse, ils acquittaient un péage, les altérés chanteurs, à l'estaminet de la veuve de Neefs le barrager; et, du carrefour de Dinghelaar, on les entendait encore clamer : « Jeunes hommes, apprêtons-nous à honorer la bière qu'on pompe... Notre roi nous accompagne... La boisson ne manquera pas... Donc, aux verres!... « - 90 - Jusqu'au moment de leur retour, Din-ghelaur recevait de leurs nouvelles par les paysans qu'ils croisaient aux étapes successives. Vers les neuf heures, ils trinquaient à Stabroeck chez le sacristain Cose Kalpan et devant le presbytère, Boucl Arrèwyn avait vidé les étriers, mais sans se faire aucun mal. A Putte, des gens du « hollandais» leur cherchèrent noise ù propos de l'oie et les traitèrent de •♦mutins». Pourtant, le conflit fut évité; les » tètes de fromage », devant l'attitude déterminée des nôtres, repassaient leurs frontières. Dans la rue de Cappellen les retinrent longtemps les joues potelées de I.iske, du cantonnier Camiel, et aussi les cent pintes dont les régala un généreux étranger pendant ciu'il se faisait clwnter leur ballade. Et lorsqu'ils traversaient bourgades ou hameaux, les vieilles collaient le nez 41a vitre et les jeunes filles, accourues sur le pas des portes, qui reconnaissaient dans le nombre leurs danseurs des kermesses de l'été dernier, leur souriaient tt disaient: «Ce sont ceux de Dinghelaar ! » Et ainsi jusqu'à onze heures et demie. Alors, sur la route de Cappellen à Dinghelaar, dans la direction opposée 4 celle de leur départ, leur chevauchée ^apparaissait. On les comptait en les nommant; pas un ne manquait à l'appel. Kees Doorik qui s'était mélé aux envieux, fut déçu dans son espoir : Kouss n'avait pas cassé les eûtes à son cavalier novice. Et, pour montrer qu'il était bien vivant, Jurgen, le seul qui eût encore de la voix, détonnait : « Car Dinghelaar est la dernière station. Ali ! ail ! De loin, nous entendons déjà pleurer la petite bête. Nous arrivons de Tord-le-Cou. Hou ! liou ! » - 02 - Cependant, Suske Dras, le knaap ou bedeau, mettait pied à terre et, s'appro-chant humblement de Tist Sap, il lui demandait l'autorisation de procéder au concours. Le roi daignait consentir. Alors, Sus détachant la patiente de la selle royale courait la lier par les pattes, au milieu de la corde, entre les deux poteaux. Et aux appels du cornet de Fier Vandrom, les gars se rangeaient au commencement de la piste. Ils partaient, à un nouveau coup de - 93 - langue, dans l'ordre de leur importance, piquant des deux. Hou! hou; Le vent s'engouffrantdans leurs oreilles rouges. Au moment de passer sous la corde, ils se tenaient debout sur les étriers, ramenant les rênes d'une main, — les novices s'accrochant il la crinière pour ne pas perdre l'équilibre, - ils empoignaient de l'autre le cou de l'oie pantelante et lui imprimaient une courte et nerveuse secousse, comme un visiteur impatient agiterait un cordon de sonnette. L'oiseau arraché ù sa léthargie se démenait dans des soubresauts grotesques et crécellait de douleur. Les vingt cavaliers procédaient chacun delà même façon, et après Suske Dras, le bedeau, dernier de la bande, le défilé recommençait avec le roi Tist Sap, et ainsi de suite, deux fois, dix fois, trente fois. Si bien qu'on ne comptait plus les Passes. Aux premiers tours, aussitôt lâchée 91 - par la main du Gansryder, la l)éle rentrait spontanément sa tête dans sa poitrine; ainsi se détend un ressort. Mais, inutile pour la victime de se pelotonner : la main du cavalier suivant dénichait la této peureuse du fond de son mollet refuge de plumes. Le col dépenaillé, meurtri, disloqué, se contractait chaque fois plus lentement. Il j en venait A ballotter, flasque, inerte, sans plus essayer de se soustraire aux atteintes de ces maroufles. Cependant, qu'un temps d'arrêt fut j accordé par les falots à leurs chevaux ayant besoin de souffler, la suppliciée j prenant cette courte trêve pour une ; grdee entière, ramenait à elle, lentement, péniblement, sa tète i» demi j broyée. Mais déjà les poignes calleuses des drilles retournaient à leur impitoyable besogne. Et du sang continuait de pleuvoir et des plumes de neiger sur les gamins massés au pied du gibet, le nez en l'air ! - 95 - ou.rant de grands yeux, la bouche béante. Des fois, on croyait la suppliciée endormie pour de bon. On avait compté des minutes, sur le cadran du clocher, depuis sa dernière convulsion. « Enfin! « faisaient quelques spectatrices apitoyées; * déjà! n grommelait Janneke, formant avec les autres petits Millédiue un groupe d'amateurs qui ne bronchait pas. Ce n'était pourtant qu'une alerte. La bête tombait en coma. Brusquement, un nouveau spasme agitait le corps estrapadé. Janneke se trémoussait : - Hardi ! au suivant ! Le suivant était cette brute de Hein Vlogel', le meunier. « Pas si fort, Hein ! », voulut lui crier le jeune Andries. Mais, trop tard. Couïc ! Cette fois, la martyre eut un dernier à coup; elle ne bougea plus. Avait-elle eu la vie rude, cette mâtine-là! - 96 - La partie ne cessait pas encore. Il s'agissait de décoller la dépouille. Le jeu devenait monotone pour beaucoup, et ils allaient attend-e aux Trois-Til-leuls le résultat final. L'incertitude ne durait pas. Tout à coup des « hourrahs ! •> faisaient refluer les buveurs au dehors du cabaret. L'un coup sec, les jugulaires et les carotides venaient de se rompre ; la tète informe restait dans la main du vainqueur. Celui-ci, exultant, le bras levé, montrait son trophée rouge. Une fanfare de Pier Vandrom proclamait le nouveau roi. C'était Jurgen Faas. Janneke, rivé sur place, les mains dans les poches, n'avait pas perdu un moment de cette longue exécution. Il humait l'odeur du sang abominablement douce, se grisait ù cet acharnement des lourds compagnons sur cette victime chétive, prenait plaisir la destruction ; graduelle de cette vie inférieure, mais tenace. - 97 - Ce réjoui de Jurgen mettant fin à la joute, Janneke lâcha un juron de dépit. Il se consola pourtant en songeant que dans deux ans la tante Mie lui prêterait le gros étalon moreau et qu'il gagnerait à son tour la course ; seulement, il se promettait bien de ne pas la gagner trop vite. Mis en belle humeur par cette perspective, le jeune Millédiue se dirigeait, sifllotant et sautillant, vers le cercle qui s'était formé autour de Jurgen, lorsqu'il avisa Kees Doorik, immobile, adossé au mur des Trois-7'illeuls. Kees Doorik avait assisté cette fois au supplice de l'oie avec un intérêt plus cruel encore que le, malfaisant gamin. A plusieurs reprises, il avait refusé de s'enrôler dans la confrérie des Gans-ryders, ne dissimulant pas devant ceux qui l'invitaient, sa répulsion pour ce carnaval stupide et barbare. Aujourd'hui, la jalousie et la haine l'empêchaient de compatir au sort de l'oie 13 - 98 - immolée, une déshéritée comme lui. Au contraire, il aurait voulu prendre sa part de la tuerie. Cela lui revenait de monter Ivouss, et avec cette vaillante bête, il eût plus proprement que ce balourd intrus de Beirendrecht, décapité la volaille. Kouss le connaissait mieux que ce présomptueux poldérien. Kees t'avait-il soigné, hé, noiraud î Le domestique se rappelait ces soirs au temps des labours où après avoir retourné toute la journée la terre près de l'Escaut, on remisait chez l'éclusier la charrue ou la herse pour épargner au brave Kouss la peine de convoyer le lourd ustensile à vide jusqu'au logis, p ir les chemins* vicinaux, et de le charrier le lendemain au même endroit. Kouss, sensible à ces égards de la part de son compagnon d'attelage, le payait en remplissant ces soirs là, l'office d'un cheval de selle et galopait d'une traite vers le chantier de la Ferme-Hlanclie. Mais Kouss avait sans doute oublié cet - 99 - heureux temps, sinon, comment pouvait-il tolérer sur son dos cet étranger, ce spoliateur? Kees s'imaginait, à un moment donné, que c'était lui qui montait la fringante bête et, à la fin de la partie, que c'était encore lui qu'on acclamait. Seulement, au lieu d'une tète d'oie, il brandissait le chef veule et poupard de Jurgen, ses doigts s'agriflaient dans la maudite tignasse de lin et il aspergeait la foule du sang débagoulé par les artères de son ennemi; il aspergeait triomphant, sans craindre plus que le gros Jurgen Faas de salir les flambants habits des Pâques! Janneke réveilla le somnambuled'une tape sur l'épaule et lui souffla dans l'oreille : - Bien Joué, n'est-ce pas? C'est tante Mie qui sera flère de la victoire de notre Jurgen. Tenez, la voilà qui arrive pour lui souhaiter pro/lciat... 11 a le sac aujourd'hui, il paie tout : le manger et - 100 - le boire. N'importe, j'aurais préféré pour roi des Gansryders de Dinghelaar, un ancien habitant de la paroisse, toi, par exemple. Jurgen Faas est encore un étranger. . Comment « l'avez-vous » chez LammeServyn? Moins d'ouvrage et plus de pain peut-être qu'à la Ferme-Blanche, hé? Kees, importuné, lit un geste d'impatience. Janneke se sauva, mais, à quelques pas, il lui cria de son aigre fausset : — Ce soir, on dansera à la Corneille. Le bourgmestre le permet. Tante Mie viendra... - Va-t-en avec la foudre: gronda Kees en faisant mine de ramasser une pierre. Pendant ce colloque, les cavaliers entouraient le vainqueur, agitaient leurs panaches, et reprenaient dans la ballade le couplet de circonstance : - 101 - ■ Notre roi nous accompagne : la boisson ne manquera pas... • Et nous le couronnerons, notre roi, d'un bandeau d'or le plus fin. A boire ! Heisa 1 n D'autres criaient : » Vive Jurrie ! Vivat Jurg 1 - Le poldérien, tout glorieux, étendit sa main sanglante ; on Ht silence. - Amis, clama-t-il, je vous accorde un quart-d'heure pour rentrer les petits chevaux; après quoi, chacun se rendra à la Corneille où le roi vous attend, la fourchette et le verre en main — Bravo ! Hourrah ! gueulèrent les dix-neuf sujets du nouveau monarque. ■ C'est accepté I » et, se débandant, tous tournèrent bride vers leurs écuries. Il y eut une longue accalmie dans le village. Sur la place, la corde du gibet de l'oie balançait légèrement au vent humide qui achevait de disperser les plumes et le duvet ensanglantés arrachés à la béte. L'heure du midi appelait les buveurs vers leurs foyers d'où montaient en tirebouchonnant les fumées bleuâtres. La soupe attendait Kees chez FIup Sap, son nouveau maître; mais il n'avait pas faim et, au lieu de se diriger vers l'Etrille, il tourna le dos au village et s'engagea dans les champs. La plaine s'étendait morne, bornée à - 103 — l'ouest par le remblai de la digue. Les soles gavées d'engrais fumaient sous les morsures des labours. Elles étaient séparées par des fossés, des sentes plantées de peupliers et d'aulnes où s'accrochaient, comme des ouates, les flocons de brume flottante. Les hochequeues se pourchassaient parmi les haies en travail. Une vague douceur se répandait dans l'air, une tiédeur moite qui appelait le sang t\ fleur de peau, causait des éblouissements, chatouillait les narines comme la mousse d'une bière frais tirée. Kees éprouvait plus Que jamais ce flou des fièvres accompagnant les transitions des saisons. Les regards du. jeune homme erraient machinalement sur l'étendue. Il se disait que bientôt le seigle et l'épautre pousseraient. Les verrait-il lever cette année dans les emblavures autour de la Ferme-Blanche ? Il s'attendrissait au souvenir des besognes d'antan. - 104 - Il se représentait ces jachères grasses dans lesquelles l'homme travaille presque constamment courbé, le pied pesant sur la bêche pour la faire pénétrer plus avant. Et c'était lui-même, qu'il revoyait piétinant l'alluvion qui adhère aux sabots, vêtu d'un pantalon aussi brun que le tuf, sans blouse, les bras de sa chemise de bai rouge sortant des emmanchures du gilet bis. Jurgen Faas, qui le remplaçait, possédait-il comme lui l'ouvrée du maître laboureur? Avec mars s'ouvre l'époque du semis de pois et de féveroles. Kees n'avait point son pareil pour planter les rames et démolir les couches usées au moment opportun. Et, sautant les mois de printemps et le commencement de l'été, la pensée de Kees se reportait à la période des récoltes. Là-bas, dans le Polder, aux ardeurs du midi, on s'étendait sur le dos, les jambes en compas, avec le champ moissonné pour matelas, la meule par- - 105 - fumée pour oreiller. Combien il méritait largement cette sieste ! Comme il travaillait après la trêve nécessaire ! Qui pourrait dire le nombre de faucilles ébréeliées par lui, et combien de fois ses pouces pelés par la tâche avaient dû faire peau neuve. Non, Jurgen Faas, qu'il distançait par son ouvrée, resterait tout à fait en arrière de son redan et de son andain ! Jamais, ce balourd n'abattrait autant d'arpents de blé ! Et il revenait à la femme. Pourquoi avait-elle troublé cette vie obscure et utile? La campagne suffisait à Kees; Annemie avait rompu l'harmonie entre le simple cultivateur et la glèbe cultivée, sa première maltresse. La nature prolifique, dédaignée pour cette créature sans entrailles, se vengeait. Elle se dérobait à ses revenez-y et c'était près d'elle seule qu'il aurait pu se retremper. Aussi, maintenant la mort lui serait meilleure que la vie. Les jappements d'un chien tirèrent 14 Kees de sa songerie désolante. Il se trouvait dans la cour de la Ferme Blanche, devant la niche de Spits. Le fidèle, reconnaissant l'ancien valet, tirait furieusement sur sa chaîne pour lui faire accueil. Un couple de pigeons roucoulaient au faite du toit. Une poule, prisonnière dans sa mue d'osier, appelait à elle ses poussins pépiants et ahuris. Kees marcha vers les étables; la parte étant fermée, il cogna. Un hennissement familier lui répondit. Kouss reniflait l'odeur du cher camarade à travers la brique et la planche. Et les ruminants réveillés mêlaient leurs voix graves à celles des deux bêtes préférées. Kees. éprouvant pour le quart d'heure p'usde douleur que de haine, flatta longuement de la main le bon Spits. L'habitation même dormait abandonnée. L'heure des vêpres venait de tinter au clocher, là-bas. La basin et Paulke assistaient sans doute à l'office. - 107 - Alors, remué Jusque dans les moelles, devant ces murs où s'étaient écoulées quinze années de sa vie, il éprouva le désir de revoir sur-le-cliamp celle qui l'avait étrangé pour toujours de ce toit. A la dn il embrassa dans un long regard noyé l'ensemble de la ferme et rentra délibérément dans le village. Il »o proposait de marcher i\ la rencontre de la bazin et de lui dire un dernier adieu; puis, il partirait loin de Dinghe-laar, comme elle le lui avait conseillé. Le soir tombait. En passant devant la Corneille, dont les vitr< s venaient de s'illuminer, il entendit les rires et les cris des Gansry-ders, que couvraient les éclats de voix de Jurgen Faas. Il n'en fallait pas davantage pour que toute sa résolution l'abandonnit et que les idées de vengeance reprissent le dessus. Il pénétra dans l'estaminet. Attablés depuis le midi, les vingt gaillards n'avaient cessé de bâfrer et de godailler. Ils avaient englouti d'imposantes platées de carbonates aux oignons, de saucisses aux choux verts sans omettre l'oie, un peu maigre, ud peu coriace à cause du supplice, mais très passable avec son accompagnement de bardes et de compote aux co-rinthes. Jurgen payait largement sa couronne en papier doré. Il prenait un ton autoritaire pour commander la bière, lançait des bordées de jurons et son poing tombant sur la table poisseuse faisait tintinabuler les demi-litres, à peine remplis, aussitôt vidés. Les Gansryders trinquaient, tiraient d'opaques bouffées de leurs brule-gueule, se trémoussaient, jubilaient aux sorties tonitruantes de leur monarque. Fatigué de la pipe, le prodigue demanda des cigares. La caisse circula et tous voulurent y puiser à la fois. Les - 108 - - 100 - doigts de Huib le vacher rencontrèrent le fond de la boite, et il protesta, réclamant sa part que Hein Vlogel avait volée. Alors, tous tombèrent sur le meunier et le fouillèrent, non sans le pincer. Hein protestait en ricanant. Il finit par restituer deux cigares à Huib de la « Tremblaie Cette contestation avait fait sortir les u garçons « de leur torpeur de ruminants. - Spel! Musique! Spel! cria Jurgen Faas. Les musiciens, trois utilités de la fanfare Amicitla, un trombone, un piston et un bugle, n'attendaient que cet ordre du roi. Ils se juchèrent avec leurs chaises et leurs pupitres, sur une table poussée dans un coin, entre la fenêtre et la cheminée. - Hardi ! clama Jurgen. On débarrassa la place au milieu. Et, sans préluder, les cuivres ronflèrent poumptata, poumptata, marquant un - 110 - mouvement de valse. Jurgen-le-Blanc se déhanchant donna un coup de poing dans le fond de sa casquette afin d'en élever l'échafaudage, la coiffa sur l'oreille, se tapa la cuisse, et, le cigare au coin des lèvres, les mains en a\ant, il sautilla vers Lôke, la fille de la maison, avec laquelle il se mit à tournoyer. Aussitôt, ce rousseau de Chiel Dae-nens empoigna la mère qui s'obstinait à rester derrière le comptoir. La valse en était à sa première moitié, lorsque ce furet de jeune Millédiue rapporta que la tante Cramp rôdait à la porte avec Paulke, Lena Potter, du brasseur, et Bella, du bourgmestre. — Qu'on les amène! .tfac Jw Annemie doit une danse au roi! s'écria Guile Servyn, un adolescent joulliu, découplé comme un homme fait. Les frères Dras, exécuteurs des ordres de Jurgen, coururent arrêter les curieuses, qui se laissèrent entraîner sans trop de grimaces. On les acclama. La valse interrompue recommença. Jurgen enlaçait la taille d'Annemie. Clnel Daenens s'était empressé de céder la bazin de la Corneille à Kriss Potter, taillé pour les exercices de force, et de s'approprier Bella, en train de gronder Kees, qui acceptait la semonce sans murmurer : - Vous m'aviez pourtant promis de redevenir raisonnable, et maître de vous-même, Kees! disait Bella. Au moins, mangerez-vous, ce soir? Guile Servyn ballait avec Lena Potter, et Paulke était échue à Tist Sap. — Demandons une polka! Cela fatigue moins ! dit Annemie, après trois tours de valse, et, rougissante, elle appuya la tète contre l'épaule carrée de son cavalier. La confidence qu'elle lui murmura tout bas, h l'oreille, mit sur la face de pleine lune de Jurgen une expression mêlée de confusion et de fatuité. -Ah bah ! Ce que vous me racontez - 112 - là! fit-il avec tout plein d'intentions dans sa voix de rogomme et dans ses œillades langoureuses, tandis qu'il se passait complaisamment la main sous le menton imberbe. Puis, retournant à son rôle, il interpella les musiciens qui reprenaient la valse : — Une polka, sacrément! Une polka, poddovjô! Le trio obéit, mais le bugle, un novice intimidé par les jurons du braillard, s'embrouillait, perdait le souille et la mesure. Kees Doorik s'approcha du poussif et lui prit l'instrument des mains. — Donne : l'argent restera pour toi! dit-il, afin de décider le croque notes. Il emboucha le bugle : — Attention... Assa! Cette fois, les accords éclatèrent francs de rhythme, nerveux et timbrés. Kees, avec son autorité de soliste de tecteur ce damné Jurgen, qui fringuait aussi- bien que le lui permettait sa charge de vivres et de liquide. Maintenant, tout le monde se mettait en branle. Guile Servyn ne lâchait plus Lena, Huib Coryn faisait sauter Paulke, Lôke avait passé des bras du roi dans ceux de son amoureux, Sus, le cadet des trois Dras de chez Arrewyn, le gâcheur de maçon de plus en plus avancé dans son intimité ; quant à Kriss Potter, il s'acharnait à rouler l'énorme bazin de la Corneille. D'autres, parmi les plus avisés des Gansryders, Boud Arrewyn, Stan Lieter et Guile Vandrom avaient réquisitionné des filles du voisinage. Enfin, quelques-uns, les gamins, dansaient entre eux. Dolf Gouda avec Rein, son jumeau, Jas Kalf avec Louwe Zanders, Janneke Andries avec ce fou de Hein Vlogel. 15 - 114 - Cette dernière paire de drôles dans laquelle le petit Millédiue représentait la femme, faisait l'admiration des buveurs abrutis. Parfois, ils se détachaient, exécutaient des cavalier seul, levant haut la jambe, arquant les bras; se provoquant avec des gestes canailles jusqu'au moment où ils s'accolaient pour pirouetter furieusement sur place, la casquette tombant dans le cou, en se regardant dans le blanc des yeux. Les talons grinçaient sur le sable du plancher humide de crachats et de fonds de verres. Les jupons ballonnaient, les blouses s'enflaient, les chausses et les corsages bridaient, et il s'échappait de ce remous des odeurs vagues de graillon, de jambon rance et de faguenas. Les cinq sens de la Boule-Frisée n'étaient pénétrés que de l'action de la bazin et du Jurrie. La fermière prenait goût à cette polka furieuse et se prêtait à l'étreinte peu dissimulée du blond Jurgen. Pour être - 115 - plus à l'aise, il s'était dépouillé de ses beaux habits du matin, avait endossé le 8arrau,et ne gardait des insignes royaux que sa couronne de carton doré ! Celle-ci, passée autour de sa casquette, finit par le gêner et il la jeta dans un coin. En dansant, les yeux de la bazin brillaient de ce feu qui avait affolé Kees; ceux de Jurgen nageaient stu-pides; il y avait encore du désir chez elle et chez lui presque de l'assouvissement. Elle était rose comme les « belles fleurs « favorites du grand pommier de feu le pachter Nelis Cramp, avec des flammes aux pommettes et de la rosée aux lèvres; lui, exsangue comme un veau écorché, flageolait sur ses poteaux et, à un moment donné, ce fut elle qui parut diriger cette tonne à bière, cette poche ù, tripes de Beirendrecht. Kees semblait remplir le pavillon de son bugle des tempêtes grondant dans sa poitrine. Tudieu, quelles saccades, luel martelé de dissonnances ! Il pressa - 116 - le mouvement de la polka jusqu'à ce qu'elle se fut transformée graduellement en un galop sauvage qui acheva tous les danseurs et les rejeta, hommes et femmes, inondés et haletants, au coin des tables, au bord des banquettes. La soif était revenue et le Jurgen, la main au gousset, recommençait de payer de nouvelles lampées à ses sujets et à leurs danseuses. Il venait de changer son dernier écu de cinq francs. - Partons, dit Annemie, que c« gaspillage commençait à révolter et aussi un peu tourmentée par la présence de Kees : Allo, garçon, « y sommes-nous t * - lieu ! heu ! Quel soin la baziit Cramp prend de notre Jurgen ! dit Manus Maus, menacé de se voir enlever le généreux payeur. Et son frère Stoffel, aussi pané que lui, ricanait : - Pas de ça, bazin ! Un peu de patienoe ! - 117 - — La reine porterait*elle les culottes du roi! ajoutait Sus Dras. Affalé sur un banc, contre le mur, Jurgen repoussa la main que lui tendait la lermière intimidée par ces lazzis : — Tout à l'heure, meilleure de mon sang! bredouillait-il. Notre lit ne s'enfuira pas ! Elle n'eut garde d insister en présence du rire formidable qui accueillit cette réplique édiflante et, ayant aperçu son finaud de frère, le Millédiue, l'air aussi goguenard que les autres, elle lui proposa de la reconduire à la Ferme-Blanche, ce que AVannes accepta. Si elle était sortie seule, ICeee l'aurait suivie. Maintenant, il resta. - Bonsoir, Kees. Vous ne rentrez Pas t lui dit Bella, dans un rire qui ne passait pas la gorge. Elle se retirait avec son frère Tist et l'inséparable Chiel. - Bonne nuit, Bella. Je n'ai ni faim ni sommeil. - 118 - — Si vous voulez danser, il serait j temps de commencer! remarqua la j bonne fille, et elle ajouta de façon que j lui seul pût l'entendre : — A quoi bon rester ici ; puisqu'elle est partie, elle?,.. Kees ne répondit rien. Elle n'insista plus; dévora son chagrin, et sortit en embrassant l'assemblée dans un dernier et sonore bonsoir, finissant par un éclat de rire et à la galté duquel tous se laissèrent prendre. Au dehors, elle devint grave, ne desserra plus les dents jusqu'à l'Etrille, et là, sur le seuil de la porte, comme Chiel pressait sa main et lui posait de nouveau la question sacramentelle : — Eh bien, oui, dit-elle, après un soupir ; j'accepte ; parlez à mon père... Je serai votre bazin... Mieux vaut en finir comme cela... Encore un peu, je devenais folle aussi. T k bugle remplacé par Kees reprit ses fonctions et les danses recommencèrent. Janneke, au courant des desseins paternels, abandonnadeux gamins, qu'il était en train de soûler en leur faisant vider le fond des verres à la régalade, pour s'approcher de l'ancien domestique de la Fenne-Blanche. Kees, cherchant l'ivresse, avait bu coup sur coup plusieurs drupels d'un méchant genièvre mélangé de poivre. - Grande nouvelle, la Boule-Frisée ! bourdonna la mauvaise mouche. En - 120 - voilà du frais ! Les bans de Jurgen Faas et de la tante Annemie seront publiés dimanche prochain. Oncle Jurgen ! Oncle Faas ! je m'y prends à l'avance pour que la langue ne me fourche point plus tard. D'abord, sur ses gardes, craignant un accès de rage chez le gars dolent, il se tenait debout devant lui et l'interpellait de loin; puis, encouragé par l'inertie de Kees, il s'assit sur le même banc, se glissa toujours plus près, jusqu'à ce qu'il pût lui parler dans l'oreille. Le souille du faux câlin montait directement au cerveau du désespéré. Le petit Millédiue s'était enhardi Jusqu'à passer le bras autour du cou de Doorik, et ses chatteries, ses confidences, devenaient plus pressantes. Voulant empêcher que d'autres que sa dupe entendissent ses paroles perfides, il portait la main ouverte devant sa bouche. Ses regards furtifs cherchaient parfois à travers le nuage de fumée et d'exhalaisons, ce tonneau de Jurgen qui aurait pu s'approcher et entendre dans quels termes le vilain furet parlait à Kees de son futur oncle. Mais, Jurgen ne bougeait pas plus que Kees. Les insinuations de cette vermine opéraient à l'envie. Elles paraissaient au valet congédié l'écho de ses propres pensées, et il goûtait un amer soulas à s'entendre répéter les raisonnements qu'il se tenait à lui même pour justifier ses rancunes. Un grognement sourd, un sanglot dans la gorge, une contraction du visage, apprenaient fréquemment au Judas qu'il avait piqué l'énamouré à l'endroit endolori. Il finit par le juger suffisamment monté contre Jurgen. - Garde-toi bien. Iveeske! De joyeux rêves, camarade ! Et il s'éclipsa, très amusé, à la recherche de l'ancien. Les musiciens s'étaient tu, on ne dansait plus. 16 (1) Sanctiu! Mot que les paysans emploient eu portant une santé. - 122 - Les buveurs sortaient par bandes de trois ou quatre à la fois, les moins bondés soutenant les autres. Il ne restait à la Corneille que Kees Doorik, Jurgen Faas, les Maus et les Dras, les plus altérés des Gansryders, se faisant un point d'honneur de ne pas abandonner leur roi. A ces parasites s'étaient joint quelques gosiers pavés du Coin-d'Argent l'habitacle des terrassiers et des canapsas. L'ivresse était arrivée à sa période d'abattement et de mélancolie ; Jurgen Faas s'attendrissait, mouillait ses paroles, fraternisait à la ronde. Il aperçut Kees, boudeur et renfrogné, et, en veine de générosité, marcha, titubant, vers son rival. - Sanctus (1), le Frisé ! Tous amis, hé ? Anonna le poldérien en choquant son verre contre celui de Kees. L'autre le repoussa et retira son demi-litre. - Tiens-toi tranquille, dis-je. Garçon, garçon, fais en sorte que tu sois parti... C'est le meilleur conseil que je te donne... Il n'y a rien de commun entre nous. Cependant, le Jurgen avait son idée fixe et répétait sur un ton de tendre reproche : - Nous sommes des amis... Tous amis, pas vrai ï - Va-t-en ! dit le Doorik, en employant le mot le plus sonore et le plus méprisant du patois. Jurgen s'obstina et s'assit à côté du jaloux, se collant contre lui, à peu près comme l'enveloppant petit Millédiue venait de le faire. - Je ne t'ai jamais fait de mal 1 Et, sans remarquer le visage bouleversé de Doorik, le maladroit se mit il parler d'Annemle.de la Ferme-Blanche, de son prochain mariage. S'il avait - 124 - remplacé Kees sur l'héritage de Nelis Cramp, c'était simple hasard. D'ailleurs, à preuve qu'il ne voulait que du bien à son camarade Kees, aussitôt devenu ba-s du patrimoine, son prenn* r soin serait de reprendre la Boule-Frisée comme intendant. Il en donnait sa parole d'honneur. Puis, il entra dans le détail de la future et du bien. Il demandait des renseignements à Kees et le consultait sur l'économie de la borde : — Hein, qu'en penses-tu? Une gaillarde, lié! Des écus, pas vrai?... Et il donnait du coude dans les côtes de son interlocuteur. A la fin, celui-ci n'y tint plus; les paroles du gros poldé-rien étaient autant de bravades, et il lui cria dans le visage : — Tu ne comprends donc pas? Je t'avais dit de ne pas me parler... Il se contenait encore, sa nature foncièrement honnête résistait, malgré - 125 - tout, à son éréthysme; mais, à bout de force, il se leva pour fuir, appréhendant des explications tragiques. Jurgen, que cette retraite contrariait, le retint par la blouse. - Lâche-moi ! cria Kees. Ne me tiuche plus ! - Ta main, alors? fit l'autre plaintivement, ne voulant p*s comprendre. Kees répondit par un juron et sortit après un geste obscène : « Voilà pour toi. « Jurgen le rattrapa dans la rue : - Je veux que nous soyons amis! rabâcha1 t-il. - Ces fadaises continuent, oui ?... Nous sommes deux, Jurgen,|et je te dis, crois-en mon avertissement : Ne me tente pas ! Tu joues un jeu dangereux, garçon, en ce moment... Tu ne sais pas combi n il est dangereux, ce jeu... Voici ton chemin, à gauche ; moi, je continue. Dieu aie pitié de nous ! - J'irai où bon me semble ! répliqua le Gansryder. - 126 - Par une nouvelle manifestation de la boisson, il devenait hargneux et agressif à son tour : - Je te suivrai. Me cherches-tu querelle? Dis-le franchement, alors?... En effet, c'est comme si nous « devions peler un petit œuf ensemble!... « - A la bonne heure, Jurgen ! dit Kees avec un rire atroce, j'aime mieux t'en-tendre parler ainsi. Ces enfantillages n'étaient pas de saison. Montre que tu es un vrai herel ! Nous allons nous comprendre. Ah ! tu veux régler, arrive alors... Kees pressa le pas. Jurgen, qui l'avait lâché, marchait, à côté de lui, presque droit maintenant. Ils entendirent s'ouvrir la porte de la Corneille. Sur le seuil, Rik Dras, se faisant un porte-voix de ses mains, les héla : - Laoûla! hé les hommes! Jurgen, Jûûû...rie ! Halli delidelô! Ils étaient déjà trop loin pour qu'il put les apercevoir. Ils se gardèrent de répondre, et s'engagèrent à gauche, dans les champs écrasés d'opaques ténèbres que les feux des fermes ne piquaient plus. La nuit fermée régnait déjà depuis des heures. Un vent presque tiède, haletant comme une haleine, agitait les rideaux de trembles. Le terreau du Polder détrempé par les dernières pluies de l'hiver s'enfonçait sous les pas des marcheurs, tous deux muets à présent. Ils arrivèrent au pied de la Digue. - Si nous nous arrêtions! dit Jurgen Faas. - Comme tu veux !.. dit Kees, et il reprit, cédant à une dernière bonne pensée : - Nous pourrions nous entendre, peut-être... Tu sais qu'une grande injustice ma été faite et que tu me menaces d'un tort plus grand encore. Jurgen Faas, Jurrie, sois bon ! Renonce à Mie Cramp! C'est moi qui te tendrai la main - 128 - et me dirai ton ami... Aie pitié! Je l'aime ! — Pour qui me prends-tu, Keeske ? Un franc garçon n'a qu'une parole : Je suis engagé. D'ailleurs, en quoi cette reculade avancerait-elle tes affaires i — Tu le demandes ! Mais, c'est ma vie en ce monde, c'est mon salut dans l'autre que tu me rendrais ! — J'en suis fâché pour toi, camarade, mais elle ne t'uimait pas; la place était libre; j'en profitai, nondekeu!... Oh lia place est prise à présent, trop bien prise... Voyons, là, sérieusement, tune consentirais pas, je pense, à t'attribucr mes œuvres ? .. Kees se prit la téte à deux mains, ne voyant plus rien, n'entendant qu'un grand fracas dans son cerveau démoli : — Que dis-tu là, Jurgen Faas!... Répète, pour voir... J'ai mal compris» n'est-ce pas? — As-tu vu, pauvre compagnon, comment elle me parlait à l'oreille avant la 129 danse !... Ce qu'elle me disait, souke-laire! Rien qui te concernât, mon garçon... Tout simplement que je serai père... — Oh non, Jurgen chéri !... Dis-moi, tu te vantes... C'est impossible! — Trop réel, au contraire; écoute plutôt... 11 y a cinq mois, nous nous sommes rencontrés à Putte, où vous nous avez perdus, Annemie et moi... Resté seul avec elle et le diable me tentant, je ne me suis pas contenté delà legarder... Voilà tout. I/impitoyable fat éclata de rire avant de poursuivre : — Attends quatre mois encore et tu verras... Ah ! le compte y est, à partir d'octobre... Quatre et cinq font neuf ou l'instituteur de Beirendrecht a menti... Tu peux le vérifier sur tes doigts. Il se tenait les flancs, dépouillant toute contrainte, jubilant au souvenir de sa conquête. Kees ne pouvait plus douter. 17 - m - — Ah! les cochons! ah! la sale chienne ! hurla-t-il. C'est donc vrai qu'elle l'aimait.. Alors à nous deux... Toi, il faut que je te tue... Et reculant de quelques pas, il prit son escousse pour fondre sur lui. L'autre, aux trois quarts dégrisé, avait eu le temps de se mettre en garde et d'un po-chon décoché entre les deux yeux, il repoussa l'agresseur. Kees ne sentit rien, quoique les poings de son adversaire, noueux comme des loupes de chêne, lui eussent enlevé toute une pelure de chair au front. Il revint à la charge. Agile et nerveux, il avait tombé deux ans auparavant, dans ce Putte maudit, un lutteur de profession, un grand Allemand aussi velu qu'un loup. S'il parvenait à saisir son adversaire à la taille, c'en serait fait du pataud. Jurgen, lui, se fiait à sa pratique du pugilat pour tenir le furieux en respect. Et, en effet, deux ou trois attaques de Ivees, qui tournait autour de lui, furent vigoureusement repoussées. Mais la vigilance du Poldérien se lassa, les feintes de ce brunet dégourdi le déconcertèrent et brusquement il se sentit étreint à bras le corps, enlevé du sol, puis couché sur le dos. — God ver!... sacra-t il en tombant; et il n'acheva pas. Kees touchait à son but, quoique le désespoir prêtât une agilité, des nerfs nouveaux au Gansrijder. Terrassé, Jur-rie se débattait comme jamais oien'avait gigotté à la corde. Il cherchait à crever les yeux au signor, à le mordre, à le prendre aux cheveux, ou à introduire le genou entre ses jambes pour lui broyer le bas-ventre. Feine perdue, Ivees tenait ferme et ne se laissait pas atteindre. Ils roulèrent plusieurs fois, l'un sur l'autre, entrelacés, rendant de l'écume, perdant du sang. A ce manège, les forces de Jurgen s'épuisaient, pressé dans les bras broyeurs du Doorik, il haletait. — Attends ! Maintenant ton affaire est faite, camarade ! disait le vainqueur. Le jeu de l'oie est fini... Tous les jeux sont finis, mon roitelet. Jeux d'amour et le reste... Nous arrivons de Tord-le-Cou. Hou ! hou : Jurgen se sentit perdu. Il put arriver à la poche de son pantalon et en retirer son lierenaar, son inséparable jam-bette lierroise. Kees, devenu félin, lui avait accordé à dessein cette facilité et il le désarma plus rapidement encore que l'autre s'était armé. Ce fut la fin. Il lui plongea le couteau dans le corps, retira l'arme, le frappa de nouveau. Il avait eu soin d'écarter les vêtements du malheureux au-dessus de la ceinture pour que la lame ne rencontrât pas de résistance. Au premier coup porté dans les reins, la victime supplia : — Och Kees!... Ne le fais pas! Pitié ? Ah maïeu. Kees n'écoutait plus. 11 se tenait à ca- - 132 - . • ». iSi.;V.'S'.'.v^v v.w \ , - 133 - lifourchon sur ce vivant dont il était absolument maître. Il serrait les hanches de Jurgen entre ses genoux comme il eût serré le bon Kouss, le cheval moreau. D'une main il empoignait son ennemi à la gorge pour étouffer ses cris et de l'autre il lui labourait les /lancs, en se servant de son couteau comme d'une houe dans la terre du Polder et en criant : « Ilarrè ! Et vlan, et encore ! « Les gémissements du vaincu diminuaient. Pour le faire taire complètement, Kees lui enfonça une dernière fois son lierrois dans la nuqu«î, comme on fait aux cochons sacrifiés. Tout râle cessa. Un flot de sang sortit par la bouche. Les membres se détendirent, rigides, refroidissant. Rien ne remua plus. Kees resta vautré quelques instants sur cette masse presque vide de sang, qui avait été le jovial Jurgen Faas. Puis, il se secoua ainsi qu'après une - 131 - besogne fatigante. Gêné par sa blouse aussi imbibée que celle du cadavre, il s'en débarrassa et la jeta sur ce visage blanc comme une lune d'hiver dont les yeux devaient le fixer dans l'ombre. Laissant là cette dépouille piteuse dont il gagnait peur, il courut sans se retourner, tout d'une traite jusqu'à la Ferme-Blanche. Spits gronda. — Tout beau, Spits, c'est moi! dit Kees à voix basse. Le chien rentradans sa niche. Kees tira un seau d'eau du puits, se lava sommairement le visage et les mains. Il fredonnait entre ses dents qui claquaient : « Nous arrivons de Tord le-Cou, liou ! hou! Entendez-vous pleurer la petite bête i « La porte de la grange était ouverte. » Le mauvais domestique! » murmura-t-il en songeant à l'immolé. Il se laissa tomber comme une masse sur le foin odorant et dormit aussitôt à poings fermés. Le coq chantait déjà. Derrière le moulin de Zander Vlogel, vers Eeckeren, un ruban rose, lamé d'argent, soutachait le bas de l'horizon où allait apparaître le disque rouge du soleil. - 135 - MIMMIIIIII La bazin, éreintée par la polka extravagante de la veille, avait dormi comme une souche et ne se leva qu'au grand jour. Elle fut surprise en inspectant le chantier, la grange et l'étable de ne point rencontrer Jurgen Faas. — Ho! hé! le Rik paresseux! cria-t-elle à plusieurs reprises. Elle grimpa l'échelle conduisant à la soupente où logeait le domestique. — Jurrie! Jurgen! répétait-elle à mi-chemin de son ascension, unsciu- — 137 — pule machinal l'arrêtant. Ne recevant pas de réponse, elle monta encore : — C'est la boisson ! songeait-elle. Allô, la besogne n'ira pas aujourd'hui. Arrivée au faite, elle souleva la trappe, passa la tête au-dessus du plancher, appela. Le lit vide n'avait pas même été défait. Les habits du Gansrijder étaient jonchés ça et là. — Où peut-il avoir dormi ? se demandait la jeune femme mortiflée et inquiète. Au bord d'un fossé I Sous une table de la Corneillel Elle redescendit à reculons. Au bas de l'échelle, en se retournant, elle reçut comme un grand coup dans la poitrine. Devant elle se trouvait Kees Doorik, la figure traversée d'éraflures sanguinolentes, des bouillonnements rouges et caillés dans les cheveux, en manches de veste, le pantalon déchiré, trempé 1S - 138 de boue. Il la regarda, croisant les bras, jouissant de sa stupeur. — Vous ne reverrez plus le Poldé-rien ! dit-il. Elle porta la main à son cœur, puis se cacha le visage dans son tablier bleu, défaillante, devinant l'affreuse vérité et ne trouvant rien à dire à l'assassin. Cependant, une rumeur s'élevait dans la campagne. Les exclamations se répercutaient d'un coin du village à l'autre. La nouvelle volait de porte en porte, ameutant les âmes. Janneke envoyé à Stabroeck, s'en revint de toute la vitesse de ses jambes, heureux d'être le premier à raconter l'affaire à la veuve Cramp. De plus loin que sa voix portât, il criait, déjà époumonné : - Tante! Tante! Notre Jurgen a été fait capot. On l'a trouvé près du Bou-leau-d'Argent, sur le champ de Bob Maes .. Il courut dans la maison, cherchant Annemie et continuant de glapir : — On croit que c'est l'œuvre de Kees... Le vagabond n'est pas rentré cette nuit chez le bourgmestre. 11 est sorti de la Corneille à trois heures du matin avec notre Jurrie... Rik Dras de chez Arrewyn les a appelés ; puis il est sorti pour les rattrapper, mais ils avaient disparu... Enfin, il pénétra dans l'étable. A la vue de Kees, il s'arrêta court, pris à la fois de terreur et d'allégresse, pouvant à peine en croire ses yeux. — Eh bien? Qu'attends-tu, vermine? C'est bien moi, Kees Doorik... Janneke, remis de son trouble, rebroussa jusqu'à la porte charretière et, les mains en entonnoir devant sabouche, il appela : — Hé! les hommes, par ici... Nous le lenons... Arrêtez ! Au meurtre ! Et comme ils n'arrivaient pas assez vite, il faisait de grands moulinets avec - 140 - ses bras. Quatre hommes accoururent, quatre des Gansrijclers du voisinage: Huib Coryn, Manus, de chez le bourgmestre, Chiel Daenens et Hein Vlogel, le flls du meunier. Eux aussi avaient du cuver leur bière et le bruit tragique les avait surpris au saut du lit. Ils s'approchèrent de Kees. Janneke, rassuré par ce renfort, osa les suivre. — Personne ne l'épousera; elle ne sera plus à personne ! murmurait Kees impassible, ne montrant aucune envie de s'enfuir ou de résister. Le garde champêtre Mile Pomp, déjà allumé par le genièvre, se présenta, suivi du bourgmestre, le gros Flup Sap, l'air toujours hilare malgré lui, la bouche fendue jusqu'aux oreilles. Le magistrat et le garde discutaient pour savoir où l'on conduirait le criminel en attendant la gendarmerie et le parquet. Le garde faisait valoir qu'à la maison communale il serait facile de rédiger le procès-verbal. - 141 - — Mais... mais... qui pourrait croire cela de ce garçon!... soupirait Flup en cherchant sa respiration. Ma fille en est comme foudroyée... Entretemps, la foule avait envahi l'aire de la Ferme-Blanche, laftiarmaille du village se faufilait jusque dans l'éta ble, on se bousculait pour apercevoir ce monstre de Kees inspirant autant de curiosité que d'horreur. Le petit Millédiue s'amusait mieux encore qu'à la course de la veille. Un sang autrement précieux que celui delà volaille donnait cette effrayante teinte de rouille aux chausses brunes du valet. Et, ricanant, il témoignait à ce saigneur de Kees une sollicitude ironique : - Dis donc, la Boule-Frisée, mon grand ami, te voilà propre ! On part pour l'herberge de la rue des Béguines,... tenue par le gouvernement-Bon voyage, gentil valet! Annemie, assise sur les échelons, dé- - 142 - robait toujours son visage et répétait secouée par des sanglots : - God!... God!... God!... Ce fourbe de "VVannes Andries, n'osait pas rire, mais il en éprouvait autant l'envie que son digne aîné. Il prenait sa mine de croque-mort, se tenait aux côtés de sa sœur pour lui prodiguer des consolations que celle-ci ne paraissait pas entendre. Dans les groupes, Hein Ylogel raconta comment on avait ramassé le corps du pauvre Jurgen, du roi d'un jour des Gansrijders, comment il était tourné, une jambe repliée sous l'autre, — quelle couleur avait son visage, le nombre de trous qui le criblaient. Et remués par ces détails, les villageois vociféraient : « Tue ! Tue ! A mort le Doorik ! » La tribu du Millédiue, au grand complet, raccolée par le grand frère, se distinguait par ses cris sauvages. — Une corde ! demanda Cliiel Dae-nens. - 143 - Ce rousseau de Chiel Daenens, le fils du « batteur de cuivre », était le premier cornet de l'Amicitia et le voisin de pupitre de Kees, le soir aux répétitions. L'apparition de la face générale ment moufflarde et maintenant allongée du franc camarade, faisait passer brusquement dans le cerveau malade du meurtrier, comme devant l'objectif d'une lanterne magique, les paisibles images de jadis : C'était — le jeudi à huit heures, -après le travail — le local : devant les pupitres peints en vert disposés autour du billard, sous les six lampes à pétrole suspendues au plafond, les musiciens debout, tournant le dos aux auditeurs, — membres honoraires — qui fumaient, buvaient, conversaient dans les coins ou manipulaient des cartes graisseuses. En jouant, les exécutants fermaient les yeux et leurs faces en ballon se gonflaient comme un soufllet. Aux pauses, ils retournaient les instruments, devis- - 141 - saient l'embouchure, pour leur faire rendre la salive... C'était encore un jour de sortie dans le village, un lundi do kermesse, ou une tournée à Cappellen, une excursion à Brasschaet. La phalange des trente-deux membres actifs marchaient par rangs de quatre au rhythme des pas-redoublés. Ils se dandinaient'en appuyant d'un mouvement d'épaule chaque temps fort de la mesure. l)e petits va-nu-pieds, sains comme des fauves; des faneuses, h l'œil hardi, au rire argentin, dansaient en se tenant par la main, devant et derrière le cortège. Après la grosse caisse suivaient les membres de la commission, importants, endimanchés, les insignes A la boutonnière, emboîtant le pas sur celui des fanfares. Ils dédiaient par les grandes routes où leur bande soulevait des nuages de poussière ; par les sentiers, entre les blés mûrs, hauts sur lige; et les flambées du soleil incendiaient les larges pavillons des tubas, accrochaient des escarboucles le long des tuyaux serpentins des trombones. Devant la porte des estaminets affiliés à la société, par un baes payant de sa poche ou par un des gars payant de ses poumons, la fanfare se déployait, en croissant, le chef au centre. Alors, tandis qu'on exécutait un morceau concertant, les notables pénétraient déjà dans la salle. Le président — un monsieur — passait devant et recevait sur le seuil, des mains de la servante, grosse et ronde comme un blaireau, le premier verre de bière auquel il l'invitait galamment à tremper ses lèvres, ce qu'elle faisait en rougissant très fort et en épiant du coin de l'œil Moske, le bombardon, son promis, un espiègle riant de ses confusions sans négliger une repique. Les clameurs « Tue l'assassin ! * i e-doublaient et tiraient la Boule-Frisée de ces évagations : — Ecoutez-moi, mes amis ! La partie 19 - 146 - était loyale, je l'assure... Il vous le dirait lui-môme... C'est Jurgen qui ouvrit son lierenaar contre moi... Je me suis défendu ! Une huée couvrait ses protestations. — C'est ce qu'il faut expliquer à ces messieurs d'Anvers, mon garçon! fit doctoralement Wannes Andries avec un mauvais sourire et tout plein de menaces dans sa mine trigaude. On tardait de prendre la direction de la maison communale. L'échevin Arrewyn rapporta que la logette réservée aux malfaiteurs, devait être déblayée de la provision de charbon et de pommes de terre du secrétaire Lieter. Le cachot n'avait jamais servi. C'était la première fois depuis un demi-siècle qu'un crime se commettait sur le territoire de Din-ghelaar. Et encore, était-ce l'œuvre d'un étranger à la paroisse. l'exaspération des paysans faisait craindre que le meurtrier ne fût écharpé en route ou môme extrait de cette geôle, peu solide La meute d'aboyeurs que le garde champêtre et deux ou trois gars contenaient à peine, recula de quelques pas ; le haro se calma. Un prêtre en cheveux blancs, avec une physionomie douce et réfléchie approchait péniblement, appuyé sur sa canne à bec de corbin. Ses paroissiens s'écartaient pour lui livrer passage et les hommes ôtaient leur casquette, non sans le regarder d'un air sournois qui - 147 - au dire d'Arrewyn. Les envies et les inimitiés qui avaient grandi avec les condisciples de Kees, mais auxquelles la conduite irréprochable du garçon n'offrait point de prise, se réveillaient maintenant implacables. Et on entendait, mêlés à cette épitliète d'opprobre "assassin », les injures et les sobriquets d'antan : « Maudit bâtard ! Rebut de si-gnor ! Fils de chienne! » — Voilà le curé! annoncèrent plusieurs voix. - 148 - voulait dire : « Hé ! curé, vous ne vous attendiez pas à celle-là ! « C'était, en effet, le même prêtre qui avait habillé Kees à sa première communion et lui avait appris ce catéchisme où il est dit : Hoinicido point ne seras. Alors que tout le village abreuvait d'injustices le garçonnet exilé de la ville, ce paria était le favori du saint homme. Qu'allait raconter ce juste au pécheur? Elles ricanaient en-dessous les charitables ouailles. La rencontre était édi liante. Le curé s'approcha de son triste protégé — il venait de voir l'autre à la morgue du cimetière — et il dit à Kees: « Malheureux enfant ! Dieu ait pitié de toi ! » Sa voix grave restait tendre et compatissante quand même. Le maudit retrouva des larmes et courba le front. Chose qui fut reprochée longtemps au prêtre, il étendit les mains comme pour l'absoudre. Puis, son clair regard bleu habitué à fouiller les consciences, se dirigea vers la femme accroupie derrière le meurtrier, et vaguement il devina à qui revenait la grosse part des responsabilités dans cette maie œuvre. Sur l'avis du pasteur, on se décida à conduire ailleurs le prisonnier. Enfin, deux gendarmes, dont un brigadier, étaient arrivés dare dare de la frontière. Chacun de ces soldats, la carabine en bandouillère, le bonnet de police à » floche» blanche sur l'oreille, prit Kees par un bras. — Permettez, camarade ! dit l'un d'eux, wallon gouailleur, en tirant une paire de menottes de sa poche. Au contact des uniformes le gars comprit et frissonna. Il se laissa attacher les mains. — En route! commanda le brigadier - 150 - en lui donnant légèrement de la crosse entre les épaules. Kees marcha, presque décidé. Une poussée se produisait dans la foule. Les gendarmes imposaient à la curiosité des paysans. Derrière l'ancien valet de la Ferme-Blanche marchaient le curé, le bourgmestre, l'échevin et le garde. En traversant le chantier, Kees Doorik se tourna encore une fois vers sa bazin trop aimée. Appelée, poussée par une force mystérieuse, elle s'était traînée jusqu'au seuil de l'étable, et maintenant, elle s'arrêtait, comprenant ce à quoi le regard navrant du misérable faisait allusion. Elle revécut en une minute ce soir de la rentrée des moissons où de cette même place elle l'avait suivi, le travailleur dispos et nerveux, s'enlevant désirable sur le mur empourpré par le couchant. Aujourd'hui aussi elle le contemplait fascinée et même lorsqu'il se fut dé- tourné, ses yeux de somnambule ne pouvaient se détacher du pauvre diable dont la Boule-Frisée dominait cette houle de têtes méchantes comme une épave émerge des vagues. Une flopée de jeunes maraudeurs, conduite par le petit Millédiue, poursuivait le prisonnier, et lui jetait des pierres et des mottes de gazon, en criant : « Hawoûrtt ! Hawoûrtt ! » Il ne resta dans la Ferme-Blanche que la bazin Annemie et derrière elle son digne frère Wannes qui l'observait avec une joie abominable. Kees avait disparu; elle regardait toujours devant elle, le mur de la grange. La matinée se montrait douce et bénigne à tous. La brume bleuâtre où le soleil nouveau mettait des globules d'argent montait ainsi que l'haleine du fonds en travail. L'avril palpitait déjà dans l'air émollient et flou. Et la veuve comprenait que tout Bruxelles. - Inip. A. Lefevre.rueSt-Pierre.'J - 152 - renaîtrait dans le Polder, cette année, celle qui suivrait, toutes celles à vivre encore, sans qu'elle pût rentrer avec les autres créatures, dans le concert du printemps. Ce cadavre et ce prisonnier, ces deux forces anéanties à cause d'elle , la séparaient à jamais de la nature prolifique. Rien ne remuait plus dans ses entrailles : l'enfant de Jurgen, aussi, était mort. FIN. M iOl K <"!:.!,UCTION'. rA-F-TOT'. L<5 » -Mât qu'il a vu, Immlant «on ceinturon, nu sortir du f jurrÉj olnntait Li-T-tou,' le refrain en vogue l>ans o<" f-urré, il y avait le cadavre d'une petite tille. nu • lui, le bambin, a baisé au front, la croyant endormie. J' ! >1 «'e^t enfui à toutes jambe». Kt, il' oause de ce •miser, il n'a paa dit qu'il y avait, IA-b&s, dan* le fourré, une petite fille, tuée, «ans doute par le BolJat qui chantait La-Mou. Plus tard, longtemps plus tard, qmnJ il sera un homme, il aura un voisin qui ressemblera il ce soldat. Et ce voisin chantera La-ï'tou. Il passera des nuits il l'épier. Si c'était l'assassin. Il se fera son umi pour mieux surprendre ses secrets. 11 connaîtra les angoisses de ce doute affreux. Lo voisin mourra une nuit, jurant, mais avec un singulier sourire, qu'il n'a pas tué la petite fille violée. Et cependant. LA-I-TOU est un récit poignant, fuit il la première personne, ce qui double son acuité; il est oorit à la fuynn d'KdgarPoii, mai» l'auteur, notre confrère Kdmond I.epel-letier, n'a pas visé il produiro la terreur, il a voulu que les sensations vinssent du doute. 11 a prooédé par inductions, par remarques psychiques et psychologiques, niais sans pédanterie. C'est l'analyse étrange d'une obsession qui finit par envahir tout l\ ne. Je no sais pas do lecture plus troublante. On éprouve, il suivre les péripéties passionnantes de ce drame oérébral, un malaise indéfinissable. I Sans beaucoup de talent, l'auteur aurait sombré ; il a réussi, et son livre d'une note si porsonnello est un ré^al pour les lettrés. C'est il leur intontion d'ailleurs qu'il a oté tiré A petit nombre, par Kistemaeckers, en un format et avec un soin qui eu f»aï ainsi, ù tous égards, un bijou de bibliothèque. (Parti)'. i v-v .> .«...vi,.,.f,y. •• 'V-W* lir/» * ' ................................-.............. "F lv: . k-v. | m | m ■ (" Ks V'i t\ m li m :|H tu», M y,,. WV V / V, V SE ?