' ,'W " 1®1M vm M») Kn • GEORGES EEKHOUD Les Fusillés de Malines BRUXELLES PAUL LACOMBLEZ Editeur RUE DÉS PAROISSIENS WITHOUQ I wecKHuuD: eil^HOUD ! ££KHO UD j CX LIBRI5- DU MEME AUTEUR La Nouvelle Cartilage, édition complète et définitive, considérablement augmentée. Lettres pour les Illettrés. Cycle Patibulaire. Kees Doorik (épuisé). Kermesses (idem). Les Milices de Saint François (idem). Nouvelles Kermesses (idem). La Nouvelle Cartilage. EN PRÉPARATION : GEORGES EEKHOUD Les Fusillés de Malines àtct.Je.f'LnjL ii*ê &M* & eJ~ LA.VS-C- Xj» Cl ' A~Lsi*Jr-(J 5 £ h un «/t/iwJt'Ct cU /ItpolaïKi - —K/ BRUXELLES l'AUL LACOMB L E Z Éditeur RUE DES PAROISSIENS MDCCCLXL1 Tous droits réservés cAej ÇcMyy&f 't^wwrùa ïritfJk. frù Waux&r monyd / ojhl g/ulyu*, fk^e^dicUceu^-f^"-' w'funv&lirf^U&tv&rt/ eh- bi. ^'CKIAL^ BM 01 rrur*ne eli, fiMilAj oO. fr&dxsuu, et -f'Mh Hruj £& fi&vfe- & talvixu W^? rXjnùn u*fm^td oi'fLùfirvX' ïn 'otU tax^-ee^ . Ccla. c aUôù^n. ta. oU l'Hiiîtrùt( UL'QM'U^ f'o^djunwi. cy^t^éllicwi^i.^z&ujisr M'tLùJvKM, V- oU tu. m,^ou>Le. n&irivTje, CM iuJvn C^LU'zou. f • KM/ f'tê2aj>Ccru olctuM- loti, ïtJ'ayô/aie fxatjja^ h-n fouy, crui {ru. cotoov /wua tux. trlcuu irh taxe, j frthocj&yn&Kj- fcZ teruk àtbt Hé™? fu> vtufiruj ejfM U tede a. et tù, (jlusl lu ^ùd u^t filial. Xt cLviùoc rr£*nt ait Ù4 ttmvfiaAt*- à 0/xu^n^oi ■ (fî-^tCfi)ù cj/A'^«W fuzPUo+ùiwt c^/Lu* eLasno fej &t <£asiu a-tuî-oî frZus (/c/i^w^x- f^coo (ha^ùjtAje. . Û&w c^ue- fa- /JUo^maJ ûsusctalw ^oyi^ù^y h 'âurfw cCt l^ôUbiÙL «J funu el^Unrxj ftrzu filou /ru menlo* cû* 0CCLW4 (Ww^i^a/A^ c&suU&siz fotaJ! , /u. ÛÎm, 'ftast OWUslftcu^t czu- K^lrvvUfA- ml fuMlù -fri*. e^fastUA ■ % / figsiÏÏTu^Le. wr!f Hocofi^uJl^i âsïuti, CZM. cù^v7 au ff^t ywjrùïet etf ■yrunte&ef Xùct/-m*. ,otxusne. truu/n inModï ai 'cwu. ^JlWriWJ! thjué ofasu, , (Çbolvyi taAw, eTeMs, ■yuiêlt. -îull jdUio Ùrv™, -Ai CL* esKu-oT*- fvnvL cibUriLi/ Ct^i^j^i^ eJ U f^Lf^^u^i aU* fflton. faxsuri/ f «m itLùcvU / «ug^ q/A^rzèjjuA ^fo-w^+u) / ftV /t^o^ ^uWî^ïctW ^tt cù^oyaZ^' ex. ejju ' • n/rùt cA^ 'Un fe* zouhuAsa hjudns, e/ /ovn^ne-, aU- A? (LaMJ*srv&f j 'y inx* Sum jjnyu- , {)U/r In^JUjUty ksyuxjJL / C&uMj ^aaJaM, hrttàU, tJ (xijA-tUf , c/4, ^^t-^t vru^njt, dU Je? Heu, y h' Jl^r -- IrxXt^ô , Ci -Cc^ / ^ r * S-ÀsCi 'f cM^cl^iXx , s *-«. e^ -tf cf. * ^cXto, ^ ( (J-S (rL*ï Cs^ JsVlSlsL^ I J f — < , , [s* Cc^*. / S m-t+ Je / ' / 2 Ct- firv A ^ y-/C4.A ( t- JUstsui -f-a ) / ^ 'l^c^u. a-e^t^iytV d^tfa'izîLt'y ^to^ J ^ Cistf a t-pisi x J-e. ■ JU ^ ^ PREMIÈRE ÉTAPE Matines. Je ne me rappelle pas vacarme comparable à celui de cette nuit. On n'entendait, à trois ou quatre lieues à la ronde, que le son des cloches, des tambours et des cornes, les hurlements des chiens et des hommes, et les coups de fusil. [Lettre écrite de Waelhem (Malines), le 21 octobre ij<)8.) Après avoir fait subir aux Belges, annexés sous prétexte d'affranchissement, le pillage de leurs biens, l'abolition de leurs coutumes, le mépris du sentiment national, des attentats réitérés à la liberté de conscience; après la proscription politique, la persécution religieuse, la récompense des traîtres, l'investiture des renégats, l'apos- tasie imposée aux prêtres, la félonie érigée en civisme, l'anarchie substituée à la légalité et l'arbitraire à la justice, les Jacobins venaient de sommer leur œuvre de régénération par une mesure plus impopulaire et plus odieuse encore que les énormités qui l'avaient précédée. En vertu de la loi sur la conscription, tout Belge âgé de vingt à vingt-cinq ans devenait le soldat, le défenseur armé, le mercenaire de l'oppression. On l'arrachait à ses foyers, et on l'envoyait combattre ceux-là mêmes auxquels il aurait voulu s'allier pour secouer de conserve un régime à côté duquel la tyrannie de l'Espagne aurait paru bénigne et paternelle. Promulguée le 5 septembre 1798, cette loi avait été suivie, le 23 du même mois, du décret de mobilisation d'un corps de 200,000 hommes comprenant les conscrits de la première classe, c'est-à-dire les jeunes gens de vingt à vingt et un ans. Contrairement à ce qui s'était produit pour d'autres édits, cette fois loi et décret affichés le 5 octobre, en français et en flamand, soulevaient non seulement une ré- les fusillés de malines probation platonique, mais rencontraient une résistance inattendue dans tous les rangs de la population Nul ne se faisait inscrire sur les rôles. Inquiétés par les recruteurs, les fils de famille passèrent en Angleterre, les pauvres diables fuirent aux halliers. De véritables campements de bagaudes se formaient dans la Campine et le Pays de Waes. D'abord les conscrits se contentèrent de refuser le service et de dépister leurs tra-queurs; c'étaient des réfractaires et pas encore des insurgés. Lorsque les rabatteurs s éloignaient, les fugitifs, avertis par leurs parents, quittaient leurs cachettes, regagnaient leurs toits et reprenaient leur métier, quitte à disparaître à la première alerte. Aucune rencontre n'avait encore eu lieu entre paysans et limiers Jacobins. Mais on prévoyait que cette partie de cache-cache ne durerait pas, et que la collision était prochaine. Ces feintes et ces refuites, cette fastidieuse randonnée, ces défis réciproques ne pouvaient guère se prolonger. Le malaise, la tension augmentait de part et d'autre. La température morale s'alourdissait. C est sous la suggestion' de cette atmosphère orageuse que se trouvaient, dans la soirée du samedi 20 octobre 1798, ou, comme on était tenu de s'exprimer alors, le 29 vendémiaire de l'an VIP de la République, quatre villageois de Bonheyden, localité des environs de Malines. Attablés plus tard que de coutume, surtout en ces temps de troubles, cloués sur leurs escabeaux, ils ruminaient sans cesse les mêmes crispantes conjectures, proféraient de loin en loin, entre deux soupirs, une parole de menace ou de désolation, et telle était leur préoccupation, qu'ils laissaient s'éteindre leurs pipes et boudaient la bière houblonneuse. Une commune angoisse, un grave pressentiment qu'ils craignaient de se communiquer par la parole, leur tournait le sang et leur étreignait la gorge. Il est de ces espérances tellement ardentes, qu'on n'ose les exprimer, peur de les effaroucher et d'en ajourner la réalisation. Dans ces dis- positions on se comprend à mots couverts, tacitement, et les silences sont plus éloquents que les discours. Ces paysans, tous quatre dans la fleur de l'âge, l'aîné n'ayant que trente-trois ans, étaient Michel ou Chiel Van Rompaeye, surnommé, par une intelligente abréviation, den Romp ou le Torse, et qui, poitraillé, reinté comme un étalon, portait admirablement ce sobriquet ; Henri ou Rik Scha-lenberg, dit, avec non moins d'à propos, den Schalk, ce qui signifie l'espiègle; un autre Henri Heratens, appelé den Witte, le Blanc, à cause de sa toison couleur filasse, enfin Guillaume Tuytgen, à qui sa tignasse noire, sa caboche tomenteuse comme la robe d'une taupe, valait ce nom de guerre, Willem de Mol ou Guillot la Taupe. Quatre robustes garçons, quatre excellents garçons aussi; les meilleurs sujets de la paroisse, compagnons éprouvés, hon nêtes chrétiens de Campine, s'opiniàtrant dans leur rage et dans leur foi. Le Torse était valet de meunier, l'Espiègle travaillait chez le maréchal-ferrant, le Blanc, simple ouvrier agricole, battait en 12 les fusillés de malines grange, semait, labourait ou moissonnait, suivant la saison, et Willem la Taupe, fils de notable, principal clerc de la paroisse, aidait son père dans la direction de leur terme. Ils prolongeaient leur critique veillée, quoique neuf heures eussent sonné depuis longtemps à l'horloge de chêne. Par égard pour de bons clients et d'intimescoreligion-naires, le baes ne les engageait pas à se retirer. Enervé lui-même, parles influences ambiantes et les occultes présages, il ne tenait pas en place, bâillait ostensiblement, toussait avec éclat, mouchait à tout bout de champ la chandelle. Il venait de clore les volets et de tirer les verrous, lorsque des pas s'arrêtèrent sur le seuil, au dehors, et qu'on frappa violemment à la porte. Nos quatre songeurs sursautèrent et se redressèrent sur leurs pieds. Les avait-on dénoncés? Les patrouilles républicaines s'aventuraient rarement dans ces écarts encore mieux défendus par leur aridité que par leur esprit incompatible. Le baes souffla le lumignon. En s'elfaçant contre le mur, dans l'angle de la porte, les gars retenaient leur haleine et serraient leur rondin de frêne, résolus à assommer tout visiteur malintentionné. Mais ils se remirent bien vite de leur émoi. Une voix connue leur cria par le trou de la serrure : — Ouvrez, ouvrez garçons ! Pour l'amour du ciel ! C'est moi TiestVervloetd'Elewyt ! Grandes nouvelles!... Bonnes nouvelles! Ils s'empressèrent de débàcler le vantail, et le baes ayant battu le briquet et rallumé la chandelle, ils se trouvèrent en présence du nouveau venu. Un dégourdi brunet, ce Tistiet Vervloet, singulièrement affectif, avec sa mine luronne et florissante, ses joues saines et fournies, sa large bouche aux commissures relevées par un pli gouailleur et câlin, de beaux yeux marrons pétillant de hardiesse ou subitement radoucis et songeurs ; le nez droit aux narines évasées, le menton carré, la chevelure broussailleuse et désordonnée, dont les mèches frisaient jusqu'au bas du front bien modelé et masquaient de menues oreilles de jeune faune. De stature moyenne, bien découplé, les membres agiles et ro- les fusillés de malines bustes, il portait presque avec élégance des guenilles sentant bon la feuillée, le foin, la sève et la grume. L'encolure et les bras nus se dégagaient d'une sorte de sac en toile grossière, lui tenant lieu de chemise et de blaude et dont il ramenait les pans dans une culotte élimée qui lui venait à peine jusqu'aux mollets. Il allait pieds déchaux, en toute saison. Orphelin, livré à lui-même dès le berceau, ivre de plein air, on ne lui connaissait de métiers plus lucratifs que ceux de taupier et d'oiseleur. Les cultivateurs lui payaient un liard par bête puante crevée sur leur champ. Avant l'occupation française, les dimanches il se rendait à Malines. Un rameau feuillu à la main, sifflotant une chanson pour entretenir le gazouillis de ses petits captifs, assis devant le portail de Saint-Rombaut, il guettait la sortie des patriciennes passant, au bras des marguilliers ventrus, emmitouflées dans leurs failles de moire. Avec des paroles engageantes, mais non serviles, il faisait valoir ses pinsons et ses chardonnerets. Malgré ses allures irrégulières et sa vie nomade, un tel parfum d'honnêteté et de m les fusilles de malines droiture se dégageait de son inculte personne que jamais fermier ne lui aurait refusé la platée et le gîte. Il s'acquittait envers ses hôtes en donnant le lendemain, suivant la saison, un coup de main aux moissonneurs ou aux batteurs en grange. Patriote et chrétien exalté, trop jeune pour être incorporé lui-même dans l'armée républicaine, depuis les promulgations de la loi militaire et la chasse aux conscrits, il servait de messager et de pourvoyeur aux réfractaires du pays, et les prévenait de l'approche des colonnes mobiles. — Hourrah les hommes ! cria-t-il en entrant dans l'estaminet. C'est fini de gémir et de gronder. On en vient aux mains. On se cogne, et ferme, de l'autre côté de l'Escaut! Les nôtres triomphent à Beveren et guignent la grande ville d'Anvers... Cela chauffe en Campine comme en Flandre... Avant une heure toute la contrée sera debout... Voyez... Ecoutez plutôt. Ils se précipitèrent sur la chaussée. Par cette tiède, un peu humide soirée, à cette ........._. - les fusilles de malines heure avancée, d'ordinaire si calme, plus recueillie que partout ailleurs; ici, dans cette contrée paisible entre toutes, des bourdonnements insolites annonçaient le passage d'un immense essaim d'abeilles. Mais en octobre, la Bruyère a cessé de fleurir et lessphynx seuls butinent pendant la nuit ! A l'exemple de Tiest l'Oiseleur, les quatre paroissiens de Bonheyden s'étendirent à plat ventre, l'oreille collée au sol. Le murmure anormal gonfla, s'accrut, devint un souffle de rafale emplissant les espaces lointains. Les ondes sonores s'élargirent et se déployèrent sur la plaine immense. Et familiarisés avec ce tintamarre, nos paysans y démêlèrent peu à peu des roulements de tambours, des sonneries de trompes rustiques, les stridences du fifre, des aboiements de chiens, des percussions d'armes à feu et jusqu'à des vivats et des huées. Mais ce qui dominait, c'était le tintement continu et précipité des cloches. Toutes les campanes du pays semblaient convoquées à ce carillon nocturne. Quelle turbulence s'emparait de ces voix solennelles ou sereines ! On les brimbalait, on les coptait à décrocher leurs battants et à fêler leurs panses. Et le vacarme grandit et se rapprocha tellement que les villageois ne furent plus obligés de s'allonger par terre pour en distinguer les facteurs. Il aurait fini par leur briser le tympan. Si ces volées rageuses n'avaient rendu toute méprise impossible, les écoutants auraient pu se croire à l'aube des Pâques, lorsque les voyageuses étrangées par les Ténèbres de la Semaine-Sainte s'en reviennent de leur migration à Rome, avec les hirondelles et les cigognes bienvoulues. Seulement on était plus proche de l'octave des Morts que du temps pascal, et les Ténèbres jacobines avaient duré plusieurs années. Aussi, jamais cloches retrouvées, cloches rapatriées n'avaient déchaîné pareils alléluias ! Nos rustauds se régalaient de cette musique comminatoire. Les sanglantes matines de Bruges et les vêpres de Palerme, ne prêchèrent plus impérieusement l'extermination des Erançais oppresseurs ! Les opprimés inhalaient, à pleines bouf- fées, ces effluves insurrectionnels, de la manière dont les pionniers, attardés dans les brumes crépusculaires de l'automne, respirent la ragoûtante odeur des pommes deterre cuites au feu des sarts, ce fumet qui fait s'ouvrir machinalement les bouches et claquer gouluement la langue contre le palais. Ils ne se parlaient pas les pitauds affriolés! Ils piaulaient de plaisir, hennissaient comme poulains au pacage, se trémoussaient, humaient à pleins naseaux Vozone de la tempête ! Au cours de leur rude vie de défricheur ils avaient essuyé bien des temps contraires, à commencer par les sécheresses prolongées alors que, sirocco des sablons campinois, le vent du sud-est souffle sans trêve et, sans rassembler les moindres nues dans le ciel, chasse devant lui des tourbillons de poussière. L'immuable azur de l'horizon est souvent aussi funeste aux terriens que le calme plat de l'Océan aux navigateurs. Le soleil se ligue avec l'haleine enflammée de l'espace pour dessécher les fusilles de malines la terre et ruiner le cultivateur. Avec quelle détresse les patients interrogent le radieux infini au-dessus de leurs têtes! La sérénité de l'éther nargue leur désespoir. La nuit même, les étoiles bénignes dardent d'obliques rayons sur la moisson brûlée à petit feu, et la lune est plus sardonique que la pire des lunes rousses. Chaque heure diurne ou nocturne ajoute ainsi au désastre inéluctable. Les rustres voient leurs récoltes se fondre épi par épi. Mais, farouches, hagards, s'arrachantles cheveux, plutôt que de blasphémer le Dieu juste de Job et de Lazare, ils se cramponnent à sa providence qui se détourne d'eux, aspirent à s'anéantir comme leurs guérets et appellent sur le chaume qui les abrite avec leur bétail, leurs femmes et leurs nichées faméliques, le feu des holocaustes agréables au Seigneur !... Tout à coup le vent tourne, d'imperceptibles flocons blancs amatissent le bout de l'horizon! Ils ont bien vu, ils ne divaguent pas : un léger voile de vapeur gaze un coin du ciel. Sous les coups de la brise occidentale, les brumes se condensent en nuages les fusilles de malines qui déroulent un long cortège, s'entassent houleux et compacts comme des ouailles que le chien-loup mordille aux jarrets. A présent les nuées envahissent toute la campagne d'azur. Encore une.halenée, ô vent secourable! Voilà le salut, le pain, la vie! Les premières gouttes de pluie, les gouttes de la guilée, à la fois rondes comme des florins et aussi religieuses que 1 eau bénite filtrant entre les doigts qui se signent ! Alors, pouvaient croire ces blousiers, rien de comparable à l'élan de leur reconnaissance. Quelle explosion de sauvage allégresse répondait aux crépitements de la foudre ! La terre gercée s'abreuvait à pleins sillons, pompait l'averse d'abondance par toutes ses brûlures, et les terriens dépoitraillés présentaient leur chair cortiqueuse aux lanières des lavasses, se laissaient lapider par les cataractes, se complaisaient dans les sanglades polissonnes des éléments. Trempés jusqu'aux os, c'était avec une volupté nonpareille qu'ils secouaient leurs hardes ruisselantes, trépignaient, barbo-, sabotaient dans ce déluge ! Ils participaient de l'allégresse de la nature, célébraient, par une orchestique spontanée, la rédemption de leurs cultures et de leurs vergers. Eh bien, jamais, après les plus néfastes sécheresses, à l'heure où les Rogations étant finalement exaucées, les pacants se livraient à des démonstrations d'énergumène, jamais, au grand jamais ils ne ressentirent commotion aussi formidable, ne manifestèrent allégresse aussi effrénée qu'à l'appel de ces cloches comparables aux trompettes du Jugement! Le tumulte continuait à se propager. Des cloches cle plus en plus rapprochées entraient dans la danse. La bourrasque grondait, tonnait à tel point, que l'on aurait juré ce tocsin sonné par toutes les cloches d'Anvers, du Brabant et de la Flandre. L'oredle tendue, sur le qui-vive, les cinq villageois reconnaissaient nombre de ces voix d'airain et se nommaient les clochers. Etaient-ils le jouet d'une hallucination? mais ils prétendirent avoir entendu, en cette nuit du 20 au 21 octobre, véritable nuit des merveilles, jusqu'aux cloches fon- les fusilles de malines dues et monnayées par les sacrilèges. Avec la permission du Créateur des choses baptisées, les âmes de ces martyres auraient repris possession des clochers dépouillés, pour les remplir de leurs voix prophétiques. Quoi qu'il en soit, les survivantes suppléaient ènergiquement les mortes et semblaient se multiplier comme une race prolifique. Leurs clameurs redoublaient d'intensité, rayonnaient dans toutes les directions, gagnaient l'un clocher après l'autre, comparables aux flammes d'un incendie fouettées et tendues par l'ouragan. Les premiers tintements étaient partis de Duffel. Les communes riveraines de la Nèthe, tant en amont, à commencer par Lierre, qu'en aval, à partir de Waelhem et de Rumpst, y avaient répondu de proche en proche, d'une part jusqu'au Demer, même au fond du llageland, d'autre part le long du Rupel jusqu'à l'Escaut, et, par delà, au cœur des Flandres. Au nord, vers Anvers, c'était le fertile pays de Contich avec Waarloos, llove, Reeth et Mortsel; au nord-est c'était la mystique et mystérieuse Campine, des lieues de bruyères et de sablons, où les esprits cuvaient le plus d'opprobre et de sainte colère, dont les religieuses paroisses devaient s'insurger presque simultanément, où la conflagration chasserait avec la rapidité d'un feu de prairie clans le Far-West, pays exalté et loyal, race de complexion volcanique, où l'incendie ressemblerait à une explosion. A l'est de Malines, la Campine et le Ilageland, les deux indigentes et nobles régions se rejoignent, s'embrassent comme deux amants fidèles et déshérités, et de leur conjonction naît un site participant, en 1 intensifiant encore, de leur affective désolation. C est précisément ce terroir de Bonhey-den auquel appartenaient nos fermes gars. Entouré de parages fertiles, il fait l'effet d'un désert dans une oasis. Il ne couvre pas une importante superficie, mais tel est son caractère abrupt qu'il donne une impression grandiose et soufflètepar son attachante frus-tesse la banale et grasse cocagne d'alentour. 24 les fusillés de malines Depuis les événements de la fin de l'autre siècle, il n'a pas changé. J'y vaguais récemment, en m'en assimilant la durable intransigeance contre laquelle ne prévalent ni l'hypocrisie provinciale, ni l'urbanité voltairienne. Les terres vaines l'emportent encore aujourd'hui sur les cultures. Ces landes d'une présence si suggestive et si mélancolique prédisposent à la rêverie, au recueillement, aux visions rétrospectives, à une sorta d'examen de conscience historique. Au milieu de cette nature inviolée on évoque le passé, on devine des fastes obscurs et tragiques. Pas de plus saisissante antithèse que celle de ce décor ravagé et atrabilaire, avec les noues et les pacages avoisinants de la Dyle et de la Nèthe, favorables aux plantureux nourrissages, et avec la ville même de Malines que la rivière limoneuse, des bras morts, des canaux et de nombreux fossés entretiennent dans une claustrale humidité. C'est surtout en gagnant Bonheyden par la bourgade de Neckerspoel, habitacle de gros vachers où, durant les époques prospères de l'élevage, lorsque laitiers et engraisseurs faisaient les succulentes nourritures, ces parvenus sifflaient après les marchés fameux, plus de Champagne qu ils ne lampaient de bière, — c'est surtout passé Pasbrug, après avoir traversé cette banlieue bouffie, crevant dans sa graisse, puant la bouse et le beurre, que la région légendaire vous étreint, vous capte et vous halluciné. Rien ne m'est plus cher, dans son acre et rèche saveur, que cette étendue de gari-gues mamelonnées çà et là de dunes sablonneuses, enserrée dans les sapinières dont le vert jaspé tranche sur le gris uniforme de la plaine. Des laies droites et myriamétriqLies traversent ces futaies rigides, s'enfoncent à perte de vue et se coupent de lieue en lieue, pour ménager d'imprévus et mystérieux carrefours, où le poète errant est tenté de s'agenouiller comme le fidèle au centre de la croix formée par la nef et le transept des cathédrales. A la différence des agglomérations du pays fertile, dans cette région les villages ne se rapprochent et ne voisinent pas. Quelques écarts aux noms rogues : Bon- heyden, Keerbergen, Rymenam, Beersel se disséminent comme des sentinelles perdues et leurs clochers, pointant à l'horizon, font songer à des baïonnettes. Ce coin immaculé, vierge de toute pollution civilisatrice, fournit à la cause patnale le premier noyau de partisans et de martyrs. C'est notre Terre-Sainte, à nous gens de race flamande. Il y a près de cent ans une hécatombe le consacra pour jamais. Le sol est demeuré réfractaire, les sillons se rebiffent et refusent de produire des céréales utilitaires à l'endroit où les genêts burent la sève rouge des paysans. Souvent, au coucher du soleil, la floraison des brandes s'avive, bouillonne, scintille, rougeoie; la nappe déferle comme un lac tragique et les améthystes religieuses se convertissent en rubis sanglants !... Aussi, le soir du 21 octobre 1798, elles ne devaient pas être les dernières à sonner, les cloches du cher pays. Beerlaer.., Heyst... Schrieck... Putte... les deux VVavre : Notre-Dame et Sainte-Catherine... Keerbergen... Beersel... Rymenam! entraient en branle. — Elewyt! s'écria le jeune Tiest, radietix. — En avant Bonheyden ! mugirent ses compagnons. Et avec celui d'Elewyt, ils filèrent à toutes jambes clans la direction de l'humble église paroissiale. C'était à leur tour de se faire entendre. Les bourgades du Petit-Brabant allaient les distancer. En route, ils se rappelèrent fort opportunément que leur temple avait été fermé et mis solis scellés comme tous ceux de la contrée. Rik l'Espiègle, forgeron et serrurier, détala d'un tel bond pour chercher son attirail chez lui qu'il rejoignit encore ses camarades sous le porche. En un tour de bras il crocheta la porte et fit s'écarter les battants. Cependant, d'autres habitants, réveillés par le tintamarre, accouraient, pieds nus. vêtus à moitié, avec des lanternes. Mis rapidement au courant cle ce qui se passait par les habitués de la Feuille de Trèfle, les nouveau-venus se jetèrent à la fois sur le câble de la cloche et tirèrent dessus, de toLites leurs forces, au risque cle le rompre sous leur poids. Non sans brimbaler les fusilles de malines d'abord, l'humble cloche de Bonheyden, d'un joli timbre argentin et persuasif, entra dans la symphonie, éleva le ton, elle aussi, et trouva peut-être, pour la première fois depuis son baptême, des accents de menace et de colère. Voilà de longs mois que les paroissiens ne l'avaient plus entendue et ce leur fut une béatitude de retrouver ces résonnances familières, deux ou trois notes tout au plus, mais aux nuances infinies, contenant tout ce qu'il faut pour aller à ces âmes primitives, compatir à leurs épreuves, sourire à leurs déduits. Au moins une douzaine de sonneurs improvisés s'agrippant les uns les autres, formant une véritable grappe humaine, tâchant d'empoigner un bout de câble, sonnaient maintenant à toute volée. Il s'en ameutait d'autres, non moins zélés, avides d'émouvoir à leur tour le bronze si longtemps taciturne. Et, pour tromper leur attente, ils excitaient l'ardeur de l'équipe, clamaient, dansaient d'impatience et leurs flexions de reins, et leur souffle d'ahan, rythmaient les mouvements des sonneurs. Schalenberg, Van Rompaeye, Heratens, Willem Ttiytgen et Tiest Vervloet, avaient escaladé quatre à quatre l'escalier en limaçon, jusqu'au-dessus de la chambre des cloches : Les multiples clameurs saturant l'espace nocturne, se confondaient dans un tutti formidable. Arpèges de l'ouragan pinçant des arbres séculaires, comme de simples fibres. Fracas des vagues sur les brise-lames. Ce concert ne semblait s'apaiser par instants que pour s'élever ensuite avec une recrudescence, une furie, des transports nouveaux. Mais, de la pointe du clocher, un spectacle non moins pathétique exaspérait la commotion de l'ouïe. Des feux, des bûchers flamboyaient et s'éparpillaient dans la Bruyère comme si les volées de tocsin s abattant de toutes parts sur les campagnes, avaient été des grenades et des flammèches. Le long des grand'routes, au fil des sentiers, hameaux et tènements déflagraient comme une traînée de poudre. A mesure que la rumeur grossissait, ces brasiers se multipliaient et, en moins d'une heure, le pays entier revêtit l'aspect d'un immense bivac. Sur les hauteurs de Heyst-op-den-Berg et de Beersel, seules collines du pays, deux feux de joie déployaient de telles gerbes de flammes que les observateurs redoutèrent d'abord des représailles jacobines et des prouesses de chauffeurs. Bientôt au faîte des églises, au palier des moulins à vent, des vigies agitèrent des brandons allumés. Tiest Vervloet, ne voulant pas demeurer en reste d'enthousiasme avec ces conjurés lointains, exécuta dans l'air, au risque d'incendier l'empoutrure du clocher, de furieux moulinets avec une de ces torches de galipot qui servaient à éclairer aux musiciens les soirs de bals et de sérénades. Les autres, là-bas, tout là-bas, répétaient les mêmes signaux. D'un bout à l'autre de l'horizon, fulguraient d'analogues arabesques; aux échos des clameurs se mêlaient des répercussions de lumière, et ces caractères de feu traçaient peu à peu sur le ciel d'un gris d'ardoise, un alphabet d'héroïsme et d'épopée. les fusilles de malines Une commune aspiration dilatait les poumons, des milliers de cœurs campinois pantelaient à la fois, palpitaient du même espoir, battaient à l'unisson ; et ces pulsations véhémentes et généreuses se précipitaient, sans cesse stimulées, au rythme saccadé et frénétique des cloches; et les cœurs de ces rudes hommes se sentaient aussi fermes, aussi solides, coulés d'un métal aussi éprouvé que les cœurs de leurs beffrois... Cependant la nuit s'écoulait. L'orient se zébrait d'ocre et de cinabre poudrés d'or. On commençait à distinguer les sombres orées des sapinières; des chaumes, des arbres surgissaient çà et là; les feux couleur sang rosissaient dans le crépuscule, et peu à peu les cloches échevelées ralentirent leurs oscillations, les voix furibondes s'apaisèrent, les tocsins s'exhortèrent mutuellement à moins de frénésie et se résol-vèrent en un frémissement. Une seule élevait encore la voix. C'était celle de Bonheyden. Mais elle chantait doucement, elle cessait de mugir pour se mettre en prière. Que sonnait-elle ainsi? 32 les fusillés de mal1nes Les quatre paroissiens, juchés au sommet de la tour, cherchaient à reconnaître ces tendres et intimes modulations. — Mais c'est dimanche aujourd'hui, garçons, et la cloche nous appelle à la messe !... Et comme Heratens venait de retrouver la signification de ces tintements étouffés depuis près d'tin lustre, voilà que, plus bas, sous leurs pieds, s'élevant du jubé, les lents accords de l'orgue se mêlèrent aux vibrations du bronze. Nos jeunes gens se regardèrent, à la fois radieux et abasourdis, se détendirent à leur tour. A présent, de la dévotion se mêlait à leur colère et des larmes leur montaient aux yeux. Oui, c était bien dimanche, le dimanche religieux et patrial, leur dimanche à eux, et non plus le décadi républicain, plus abominable que le sabbat des juifs ! De toutes parts, des quatre coins du pays, par les chaussées impériales ou vicinales, parles routes, par les sentes et les traverses, les fidèles vêtus de leurs beaux habits dominicaux, munis de chapelets, tendaient à larges enjambées vers leur église. La cohue grossissant à chaque carrefour, roulait d'une poussée au cœur du village, où ses premières files venaient battre, au risque de la renverser, les fragiles murailles du temple. Tous les arrivants ne parvenaient pas à s'enfourner par l'étroit portail. Ils assiégeaient le sanctuaire avec une irrévérence touchante, ils y apportaient l'ardeur fauve et bourrue de naufragés sur le point d'atterrir, de pèlerins fourgonnés à I approche des reliques. Aimantées à leur tour, les cinq vedettes dégringolèrent précipitamment l'escalier. II était temps. A grand'peine nos amis arrivèrent à se tasser sous le jubé. L'église refoulait ses visiteurs dans le cimetière et jusque sur le parvis. Tous étaient là, même ceux des hameaux lointains, des fermes perdues, même ceux des paroisses circum-voisines. D'ordinaire ils arrivaient au premier office, encore hébétés par le sommeil, trébuchant, tournant les poings dans les orbites, et se pinçant pour ne pas se ren- dormir. Mais ce matin, des tiraillements se produisaient au coin des bouches, les narines frétillaient, les paupières se contractaient, les prunelles se dilataient, les membres avaient des mouvements reflexes, les jambes tricotaient, les poings s'ouvraient et se fermaient, et les gorges étranglées cherchaient leur salive. Convoqués à cette place par un même mot d'ordre, qu'attendaient-ils, pressés les uns contre les autres, comme des épis dans une meule, avec cette persistance et cette anxiété? Depuis la soirée on marchait de surprise en surprise. Quel ferment s'ajouterait encore à cette cuvée humaine ? La porte de la sacristie s'ouvrit lentement. Une longue oscillation se produisit depuis les premiers jusqu'aux derniers rangs de la foule. Appréhendant un prodige, personne ne respirait plus. Deux secondes, trois secondes s'écoulèrent, et une figure de prêtre vêtue seulement d'une soutane et d'un rochet marcha ou plutôt sembla portée vers l'autel. Etait-ce un vivant, ce vieillard voûté et chancelant, plus blanc qu'un linceul, aussi décharné qu'un squelette? L'apparition s'agenouilla au pied du tabernacle et deux acolytes, deux garçonnets du village, ceux-ci parfaitement en vie, vinrent se placer de chaque côté du mystérieux desservant. Après une courte prière, il se releva, se tourna vers l'assemblée. En le dévisageant, les fidèles ne purent réprimer un murmure de stupeur mêlée de ravissement. Ce visage émacié qu'achevaient de creuser deux prunelles incandescentes, était celui de leur propre pasteur, le vénérable octogénaire déporté dans les pourrissoirs de Cayenne avec l archevêque de Frankenberg, primat de Belgique, et les prêtres insermentés du diocèse. Sous l'empire de cette surexcitation nerveuse où les merveilles remplacent les lois ordinaires, où le surnaturel n'a plus rien que de plausible, ses paroissiens crurent certainement à un miracle, à une résurrection. Et comme le fantôme vénéré étendait ses mains amaigries vers l'assistance et faisait lentement le geste de les bénir, tous simultanément, hommes, femmes, enfants, confondus, tant ceux qui s'écrasaient dans les fusillés de malines 35 l'étroit sanctuaire que ceux qui se piétaient, tête nue, au dehors, devant le porche : tous, sans exception, tombèrent prosternés, d'un seul bloc, leurs genoux cognant la dalle avec un cliquetis farouche, comme si le souffle même de Dieu les eût abattus. Quelles mains prévoyantes avaient paré l'autel dénudé? Des chandelles ménagères brûlaient dans ces flambeaux de cuivre qui décorent les âtres rustiques, et les fleurs de l'arrière-saison masquaient l'usure de la seule nappe blanche laissée par les traînards républicains dans les armoires du bourgmestre. Quant aucalice, au corporal et aux burettes, le saint homme les avait sans doute empruntés au trésor des anges? Aux trois coups de la clochette sonnés par un des enfants de chœur, le vénérable célébrant entonna l'introït, et le silence était si profond, si absolu, que sa voix éteinte et chevrotante résonnait avec l'éclat d'une fanfare. Ce que fut cette messe? Pour se la représenter il faudrait remonter aux premiers jours de l'Eglise, à ces offices célébrés dans les catacombes, parmi les cendres encore n1' __ les fusilles de malines chaudes des martyrs, au milieu des confesseurs et des vierges élus pour les holocaustes futurs. Au moment habituel du prône, le prêtre se rendit à l'entrée du choeur et prononça cette lyrique allocution : — Rassurez-vous, mes chers enfants, ne reculezpas àmavue. Qu'aucune inquiétude ne se mêle à votre joie de me revoir. Réjouissez-vous en toute franchise. J'appartiens encore à ce monde. Gloire à Dieu, louanges au Tout-Puissant, qui a soustrait son serviteur aux embûches des impies et des régicides! Grâces soient rendues au Seigneur! Par l'entremise de pieux chrétiens de la grande cité, il m'arracha, comme jadis son prophète, aux tortures et aux supplices des suppôts de l'Antéchrist.... » Dieu me renvoie parmi vous, mes bien-aimès ! Je suis porteur de la Bonne Nouvelle ! » Partout sur mon passage les opprimés rompent leurs entraves, et s'apprêtent à courir sus aux oppresseurs. » Déjà, se répand la nouvelle de premières victoires : les fusilles de malines » Dans le pays de Waes, les patriotes de Saint-Paul et de Kemseke se sont emparés de Hulst, d'Axel et du Sas... On les dit maîtres de la plaine depuis Termonde jusqu'à Gand... Nos milices marchent sur Saint-Nicolas et la Tête de-Flandre... De l'autre rive elles correspondent avec Anvers et y fomentent la révolte... D'autres partis traversent l'Escaut, occupent le Tolhuys, soulèvent Bornhem, Saint-Amand et Wil-lebroeck. Ceux-ci s'avancent vers nous. Encore un effort et les braves garçons de Flandre et de Brabant pourront se donner la main à Malines ! » Ainsi me renseignenten haletant, en me baisant les mains, les partisans que j accoste à chaque étape. » Ils voulaient me retenir, mais j'avais hâte cle me trouver parmi vous, et pressai le pas après les avoir bénis. Si ceux-là sont si bouillants et si déterminés, me disais-je, quels seront l'ardeur et le zèle de mes chers enfants! Ah! je savais bien que lorsque la Campine et le Hageland se levaient en masse, comme autant d'épis d'un même guèret, vous ne seriez pas les derniers à ■ >Kr\ V-Vfk SA1 *■ les fusilles de malines vous croiser contre les nouveaux déicides ! » Hourrah! mes braves ligueurs ! Vivent les blouses, haro sur les carmagnoles ! Conscrits réfractaires au service de l'étranger et de l'impie, la cause de la Patrie et de la Religion trouvera en vous ses soldats les plus filiaux et les plus braves! En avant donc pour Dieu et pour la Patrie. Voor God envoor het Vaderland! » Ici, les paysans, chauffés à outrance, littéralement saturés de fanatisme, enflammés par chacune de ces incendiaires paroles, réfrénant depuis longtemps un inéluctable besoin de clamer, de bondir, de se soulager par des vociférations et des gestes, ne parvinrent plus à se posséder et, malgré la sainteté du lieu, une effroyable clameur éclata sous les voûtes du temple, un rugissement, un tonnerre prolongé que dominait cette devise adoptée spontanément pour cri de guerre : Voor God en voor het Vaderland! Ce fut durant plusieurs minutes un toile, un hourvan, une trépidation indescriptibles. Non contents de hurler à tue les fusilles de malines tête, ils ruaient, soubresautaient, se cabraient, se tortillaient avec la frénésie d'étalons affolés par un essaim de guêpes, montraient le poing à des ennemis invisibles, crissaient des dents, projetaient les bras en l'air, brandissaient leurs bâtons, exécutaient de vertigineux moulinets au-dessus de leur tête. D'aucuns, pour se communiquer leur ravissement, se décochaient d'amicales gourmades en pleine poitrine, ou menaçaient de défoncer, à violents coups de ctmde, les côtes de leurs voisins. Cependant, d'un signe magnétique le prêtre calma cette trombe humaine. — Avant que vous vous mettiez en campagne, reprit-il, — cette fois avec une onction qui acheva ' d'apaiser le dernier tumulte, — j'ai tenu à vous prodiguer les saints Sacrements de l'Eglise. Ils entretiendront votre énergie et votre valeur. Ils vous seront un gage de triomphe et le signe de l'alliance que le Dieu des armées conclut avec vous! A genoux, pauvres pénitents, humbles laboureurs;àgenoux, soldats du Christ! les fusilles de malines De nouveau la masse des genoux choqua les dalles. En se martelant la poitrine, les héros des prochainscombatspsalmodiaient, à l'unisson, les versets que leur lisait le prêtre. Ils s'humiliaient, écrasés par l'honneur qui les attendait, eux,lesinfimes, eux, les indignes que la grâce avait abandonnés depuis tant d'années ! Et, lorsque le pasteur prononça la formule de l'absolution, lavés de toute macule, purs comme à l'aube de leur baptême, dignes enfin de servir la grande cause, ils se relevèrent allégés, désormais invincibles et même invulnérables, aussi radieux que les élus. Mais la communion allait leur administrer le suprême confort. Longtemps sevrés de la nourriture spirituelle, ils se ruèrent faméliques et safres vers la Sainte-Table. L'instinct brutal reprenait le dessus. Pour arriver premiers ils se seraient passé sur le corps. Les plus faibles étaient soulevés du sol et portés par les plus solides. Au premier abord on aurait pu croire cette cohue frappée de panique. Rogues et torves, des jurons affleurant aux lèvres, ils joignaient les mains et jouaient furieusement des genoux et des épaules. Femmes et enfants, serrés à étouffer, dévoraient leurs cris sans une révolte. D'irascibles pâlots se laissaient bousculer, quitte à traiter leurs voisins de la même façon. Un sourire conciliant revenait aux lèvres après une fugitive expression d'amertume, et si un éclair de mauvaise humeur ou de défi jaillissait furtivement des prunelles, aussitôt en se rencontrant les regards pleins de mansuétude se pardonnaient, se rassuraient mutuellement. Même au plus fort du remous, les communiants se réjouissaient de cette véhe-mente poussée, de cette solidarité étroite et virtuelle, heureux de se trouver en masse compacte, de se sentir les coudes, de se confondre dans une même pensée, de se mouvoir sous la même impulsion. Ils se complaisaient dans cette promiscuité chaude et magnétique. Un même fluide leur chatouillait les moelles; ils effluaient l'enthousiasme par tous les pores. Il y en avait dont l'expansion se traduisait en larmes tièdes, en paroles inarticulées, en soupirs câlins les fusilles de malines comme des caresses. Les muqueuses dis-tilaient le dictame de mystiques et sapides baisers. Repus de la chair d'un Dieu, il tardait à ces béats de se mêler, au dehors, pour se congratuler et s'étreindre fraternellement. Le flux des arrivants jalousait le reflux des partanls et en frôlant leurs camarades, les premiers ressentaient le choc en retour du coup de foudre eucharistique. Ce n'étaient que bras musclés, épaules carrées, piliers charnus, croupes renforcées sur lesquelles bridaient des houzeaux brunâtres et luisants comme un labour; com-plexions blondes, filasses, avec des faces moufflardes où s'azuraient de ferventes prunelles germaniques, ou tempéraments de bruns, le poil noir, des nerfs plus actifs, la chair plus dense, tètes résolues, basanées jusqu'à l'encolure, les traits décis, grands yeux félins à l'affût sous le velours des cils. Ces légions dégageaient une effervescente odeur d'étable et de grange, mais aussi les séveux effluves d'une potée de corps luxuriants et copieux, secoués par quelques lieues de marche après la tiédeur de la couchée, puis malaxés, pétris, bouleversés jusqu'aux moelles par le contrecoup physique de toutes ces commotions morales. Et, fouettées de péripétie en péripétie, de stade en stade, les humeurs n'étaient pas moins troublées et moins virulentes que les esprits. Le prêtre semblait abecquer une couvée de poussins truculents et voraces. Manquant d'hosties, il lui fallut consacrer le pain bis que ses acolytes quérirent dans les fermes voisines. Cependant le crépuscule ambigu faisait place au jour. Le soleil automnal montait lentement et coulait sur ces éperdus une lumière humide et tremblée, apaisante et balsamique, projetait sur ce grouillement de fiévreux un ruissellement d'or pâle en gouttelettes, une rosée de lumière, humectant la masse violâtre et renflée des sarraux, oignant les visages exaltés, amortissant le feu des pommettes, lubrifiant les yeux visionnaires, soulageant de son humide baiser les lèvres brûlantes des communiants. Et, lorsque le prêtre, ayant enfin communié tout son troupeau, éleva sur la patène la dernière fraction du pain consacré pour l'offrir à l'adoration des théophores, à ce moment précis de la bénédiction, le disque du soleil vint s'encadrer dans le vitrail du retable, et fit au saint Sacrement une auréole autrement éblouissante que l'ostensoir volé par les Jacobins. DEUXIÈME ÉTAPE Dimanche. Ce que j'avais prévu dans ma lettre du 29 vendémiaire dernier (20 octob-e), ne s'est que trop réalisé. Le 30. qui était en même temps un |our de dimanche, a vu éclater une rébellion furieuse sur pretque tous les points de ce jépartement. (Rapport de Lèvêque, commissaire central des Deux-Nèthes, au ministre de la police générale.) Après la messe, au lieu de s'écouler, la foule stagne obstinément dans le champ des morts et sur la place d'alentour. Au moment où le pasteur sort de l'église, les "vivats partent de toutes les poitrines. Casquettes et bonnets volent en l'air. Le saint homme se fraie, à grand'peine, un passage à travers son troupeau. En vain essayerait-il de se dérober à ces démonstrations. Ses ouailles l'entourent, l'emprisonnent dans leur masse grouillante, le pressent à l'étouffer. Tant de mains cherchent les siennes! Les mères lui tendent leurs enfants, c'est à qui lui arrachera un signe cle reconnaissance, une parole d'intérêt. Tous parlent à la fois, s'égosillent, interpellent le -vieillard, se nomment à lui : « Heer Pastoor, c'est moi Jann,... Voici Frans!... Vous souvenez-vous de Nardine, la femme du sacristain !... — Heer Pastoor, voici le petit Klaas de chez Mastboom... Ne connaissez-vous plus le vieux Verbist que vous avez administré et qu'un miracle a guéri... Mon petit dernier, baptisé par vos soins!... Heer Pastoor, Stann, l'aveugle, ne manque pas encore à l'appel... Soupesez le petiot, heer Pastoor !... Que Stann, l'aveugle, sente encore Line fois la caresse de vos chers yeux !... L'enfançon doit cette chair au bon lait et aux œufs du presbytère !..... » Le curé ne timive cle paroles pour répondre à chacun de ses paroissiens. Il ne peut que dodeliner de la tête, abandonner ses pauvres doigts amaigris à la pression les fusilles de malines de ces phalanges calleuses. 11 bégaie, balbutie, un voile lui passe devant les yeux, il va se trouver mal. Heureusement, Chiel le Torse et Guillot la Taupe l'ont vu chanceler et changer de couleur. Hopsa ! Ils juchent le vieillard sur leurs larges épaules et le portent en triomphe, acclamé par la paroisse et bien d'autres fidèles encore qui lui font escorte, à travers la campagne, jusqu'à la ferme de baes l'uytgen, où il se remettra de cette émotion trop violente. Revenus au cœur du village, les rustauds se congratulent entre eux. Compagnons de charrue et de lit, prochains frères d'armes se tapent clans la main, se trouvent plus rapprochés encore depuis l'aube et préludent par des simulacres de lutte aux étreintes meurtrières, aux féroces corps à corps avec l'engeance excommuniée. Farauds, ds retroLissent leurs manches, se calent, les poings aux reins, se fendent, se cambrent dans des postures avantageuses. Des ennemis feignent de se prendre à la gorge, et, après quelques feintes belliqueuses, de nature à donner le change aux regardants, tombent dans les bras l'un de l'autre, et vident leLir querelle dans une longue accolade. Des camarades brouillés se regardent, se comprennent, se rapatrient et vont sceller, bras dessus, bras dessous, au cabaret, leur chaleureuse réconciliation. Si rien n'est plus intense que l'esprit de solidarité de ces villageois, natures frustes, expansives, exubérantes et de premier mouvement, ils ne sont pas moins saturés de rancœur accumulée, d'affronts longtemps dévorés, et l'extrême exaltation sympathique côtoie la haine violente. La sève et le sang leur démangent à la fois. Chiel le Torse parcourt les rassemblements qui continuent de trépigner et de se trémousser sur la place, avise le sapin précaire planté en face de l'église, sous prétexte d'arbre de la liberté, et, sans embarras, comme pour se faire la main, déracine ce mai républicain, et avec un moulinet le lance à dix mètres de là, par dessus les tètes effarées. Depuis longtemps ce soliveau ne représentait que du bois mort. Le tailler en pièces, entasser les bû.ches, y mettre le feu est l'affaire d'un instant pour ces émancipés mis en appétit de destruction. La flamme s'élève, la résine crépite, rustauds et rustaudes se prennent par la main et. en chantant, dansent une ronde échevelée autour du bûcher. Avant que le bois ait cessé de flamber, Rik l'Espiègle se détache de lachaîne, et exécutant un leste cavalier seul, pirouette, fringue au milieu du cercle, en plein brasier. C'est comique de le voir protéger, avec des mines poltronnes et des tortillements convulsifs, ses chausses trop larges et les pans de sa blouse, contre les familiarités des flammes que la frénésie et 1 inattendu de ses virevousses semblent vraiment refouler et déconcerter. D autres fois il les nargue, les provoque, les traite de sans-culottes jaloux, qui voudraient bien l'habiller à leur mode et de chauffeurs désireux de lui chatouiller la plante des pieds. Sa langue frétillante imite le dardement des langues de feu. Ses grimaces sont aussi fantastiques que ses cortorsions. Prouesses d'un saint Georges déluré, qui finit par étouffer sous ses sabots la bave enflammée du dragon. Le vent chasse les cendres vers les murs du cimetière, où s'étalent encore impudemment les affiches proclamant la levée et les inscriptions de milice. — Par ici les hommes! s'écrie le Blanc. Voici bien d'un autre jeu. De letirs doigts crispés, les tâcherons se mettent en devoir d'arracher l'amphigourique et melliflue proclamation, mais usés, émoussés par les rudes labeurs, les ongles ne parviennent pas à entamer le papier. Dans leur rage impuissante, ils couvrent l'imprimé d'une grêle de crachats. — Un instant, garçons, laissez-moi faire. Nous allons rire ! C'est de nouveau Rik Schalenberg. — Place à notre Rik! llourrah pour le Schalk! Vraiment l'Espiègle n'est jamais à court cl inventions cocasses. Il n'aurait qLi'à montrer le bout cle son nez frisé et mobile comme celui d'un lapin, pour mettre en gaieté l'assemblée la plus morose. Avant qu i 1 ait ouvert la bouche, sa seule contenance, le retroussis de ses lèvres, le pétillement de ses yeux déchaîne une bordée les fusillés de malines 53 de rires. Il a surtout une façon à lui, absolument irrésistible de se gratter l'oreille et de pouffer en dedans, pour lui-même, en cachotier, et de tenir son public en suspens. Aussi, rien d'étonnant que la réputation du Schalk ait dépassé les confins de son clocher. A la veille de l'annexion française et de la suppression en bloc des gildes, confréries, métiers et sociétés de toute sorte, la chambre de rhétorique La Pivoine de Malines, lui fit offrir par ambassade, la succession de son boullon attitré. Mais, campagnard endurci, le Schalk craignit que l'air de la ville ne fît tourner son humour en nostalgie et refusa de troquer le tablier et le marteau de forgeron contre le hoqueton mi-parti et la marotte à grelots. — Que va-t-il bien imaginer encore ? En le voyant se dessangler, rabattre le pont-levis de ses bragues et mettre culasse au vent, on devine son intention. Un rire égrillard secoue l'assistance affriolée et peu vergogneuse. — Mais il n'ajustera jamais l'arbalète à hauteur de la cible ! objecte Guillot la çjtj JtVL. l^le ashfc-, ( — ! - Taupe, le plus fort tireur de l'ancien Serment de Saint-Sébastien, aboli, hélas, comme tous les autres. — Attendez! fait Chiel le Torse... Va toujours, Schalk ! Celui-ci s'accroupit, glorieusement. On fait silence. Le ventre libre, en bon cultivateur habitué à éprouver sans répugnance la qualité de l'engrais, le luron se torche des doigts et avant de se rajuster, barbouille d'un odorant et majestueux paraphe, les fleurs de rhétorique jacobines. — Cet impayable Schalk! clame la galerie en se tenant les côtes. — A mon tour! dit un autre. — Place! Garde à vous!... — A moi ! à moi! que je bande mon arc! Stimulés, tous imitent cette prouesse et y vont de leur badigeonnage à l'ocre. — Gare que je tire ! — ^/o^e. ... — — Rose ! — Bien décoché ! L'un n'a pas fini que l'autre lâche l'aiguillette, prend sa place et se met en position. On dirait qu'il vient de se déclarer une courante épidémique. Les gars se les fusilles de malines piquent d'émulation comme à un concours de tir. L'incagade s'accomplit au feu roulant des gaillardises et des polissonneries où reparaissent les privautés des narquois de Jan Steen et d'Adrien BraLiwer. A court de mitraille, lecompère se fend d'un simple arrosage. L'assistance juge de l'apport de chacun et des progrès de ■ l'embrênement. Le tournoi ne cesse que lorsque le placard honni a disparu sous ces estampilles à la cire brune. Emoustillés, mis en liesse par cet intermède égrillard, les lurons ne perdent point de vue la gravité de leurs desseins. Guillot la Taupe entraîne ses amis à la Feuille de Trèfle. — Attention! Il s'agit de remplacer les proclamations de nos ennemis, par un manifeste de notre cru. — Qu'à cela ne tienne! fait le Schalk en se rengorgeant, avec ce tic qui lui est familier de plonger les mains au fond cle ses-poches et de se piéter. — Je me charge cle vous le rimer! Le maréchal ne se vantait pas. Il tournait les fusilles de malines aussi facilement les sentimentales complaintes que les couplets satiriques; aussi, après s'être recueilli un instant, le nez en l'air, comme un qui suit le vol des pigeons, il déclama sur un ton emphatique : Jeunesse catholique, flamande et romaine. Bonnes gens du Brabant et des Flandres aussi, Compagnons du village, amis de la cité, Si les Français partaient, quelle félicité! Ils pillent les cojjres des riches. Arrachent les saints Je leurs niches ! Fondent les cloches en canons, Entassent dans les cabanons Les prêtres dignes de ce nom. Et pour peu que cela continue, Je vous le dis, en vérité. On verrait, diables eJJ'rontés, Ces républicains, ces sangsues. Regorgeant du sang des proscrits, Mettre les socs de nos charrues Aux guillotines de Paris ! Bravant du Seigneur Vanathème Après avoir au pauvre même Volé son dernier sol sous prétexte d'impôt. Voici qu'ils réclament sa peau! C'est au profit de la vermine Qui nous réduit à la famine Et nous mettrait nus comme un ver Qu'il nous faudrait, en plein hiver, Combattre pour l'amour de ces bêtes sauvages Des gens dont nous n'avons jamais vu les visages, mm, -v 1EMHMI les fusilles de malines Des Russes, des Prussiens qui ne nous ont rien fait, Des chrétiens comme nous, dont l'unique méfait Consiste à détester comme nous, les Français! Ce serait un péché, ce serait même un crime, Plutôt marcher alors contre qui nous opprime. Ces tyrans ont voulu 'tous changer en soldats! Mais c'est pour les chasser que nous armons nos bras! A bas les Jacobins, assassins de leur roi! En avant pour la Paix, la Patrie et la Foi! Plutôt mourir ici qu'ailleurs ! Le Schalk fut obligé de réciter trois fois ces ïambes belliqueuses à son auditoire ravi, subjugué par cette versification rudi-mentaire. Et comme, pareil à ses précurseurs, les premiers rhapsodes, Rik ne savait écrire ses épopées, le grand clerc Willem la Taupe aligna ces vers ingénus de sa main la plus large et la plus calligraphique. — Je mets ton nom au bas du morceau! dit Guillot au poète. — Non, pas de ça! Je n'ai fait qu'exprimer nos sentiments, à nous tous. A toi 1 honneur de signer d'abord, objecte le Schalk, montrant autant de désintéressement que de génie. — Le Schalk a raison! insiste le Blanc. 58 les fusillés de malines Nous signerons tous, mais le chef passe d'abord. Or, ce chef, quel est-il, sinon notre Willem, le fils de baes Tuytgen, le bourgmestre déposé par ces chiens de Français, Guillot, le roi du serment Saint-Sébastien..... — Oui, oui! opinent tous les autres. Nommons Willem... Le commandement lui revient! Accepte, Guillot. Tu ne peux refuser. C'est entendu. On le presse si fort, on l'étourdit de si cordiales instances, on couvre sa voix de telles vociférations en son honneur, lorsqu'il essaie de décliner cette suprématie, qu'après un court combat de générosité entre Schalenberg et lui, le fils Tuytgen, féal garçon de bon sens et de judicieux conseil, consent à être élevé sur le pavois. Il signe donc, en tête de son état-major, et accompagne son nom de ce titre : capitaine de l'armée flamande et catholique. Schalenberg continuant de refuser tout grade sous prétexte qu'il n'est pas assez sérieux et qu'il sera mieux à sa place pour les mettre en gaieté et les distraire aux heures difficiles, Guillot choisit pour lieu- tenant son ami, le vigoureux et déterminé Chiel le Torse, qui signe après lui. La proclamation, copiée et recopiée quatre fois, en caractères énormes, le Schalk court la coller sur les murs de 1 église et dans les principaux estaminets. Aux illettrés, comme lui, le poète qui la sait par cœur à présent, la récite. Ils l'écoutent religieusement, bouche bée, se poussant du coude, faisant courir des murmures approbateurs, tirant, aux bons endroits, des bouffées plus opaques de leurs pipettes. Les autres, massés devant les placards, les épèlent,ànonnant,leurs gros doigts promenés de syllabe en syllabe, de peur de perdre le mot commencé, et se récrient ébahis, le cœur chaud, chaque rime les secouant ainsi qu'un ressort. Dans tous les groupes, le choix du brave Guillot comme chef rencontre une sanction non moins spontanée. Devant les comptoirs, autour des tables, brocs et pintes s'entrechoquent à la santé du commandant. Depuis longtemps la bière n a plus paru aussi délectable et les bras potelés des servantes n'ont eu tant de peine à servir la clientèle. A la Feuille de Trèfle s'écrasent, se foulent une cuvée de buveurs. La grande salle regorge cle monde comme un jour de vente publique par ministère du tabellion. Pouf n'être pas débordés dans l'arrière-pièce, Willem et ses amis posent une table en travers de la porte ouverte, et derrière cette barricade recouverte d'un méchant lambeau de serge, ils siègent, constitués en bureau de recrutement. Les conscrits ne se font pas tirer l'oreille, comme lorsqu'il s'agit de la « réquisition » française ! Ceux qui se cachaient dans les bois sont accourus, haletants, empressés de se faire inscrire. Ah ! ce n'est point par couardise qu'ils se dérobaient, non ça ! leurs insulteurs l'éprouveront bientôt ! Quel tapage, quels éclats cle voix ! Quel train ils mènentces réfractaires, ces jeunes patriotes ! Tout ce que le pays compte d'hommes valides à trois lieues à la ronde, se comprime, se bouscule, s'échauffe à boire, à rire, à clamer dans la salle de la Feuille de Trèjle. C'est le pendant delacommunion du matin, mais on a moins petir à présent de s'allonger des bourrades et de se marcher sur les pieds, pour arriver jusqu'à la table, à l'appel de sa paroisse et de son nom. ^'inscription a commencé par les gars de Bonheyden même. Et tous, au grand complet, se sont présentés, en se rengorgeant, déjà raides.comme au port d'armes, une bouffée de noble orgueil leur rougissant le front et avivant leur hàle. O ! les braves ! Les pères qui auraient donné jusqu'à leur dernier liard, qui ont risqué leur vie, qui se sont exposés aux avanies des sans-culottes plutôt que de conscrire leurs héritiers, brûlent à présent d'enrôler le meilleur de leur chair et de leur sang clans cette armée de guerilléros, et les mères, les pauvresses, n'ont pas trop geint ou bien elles se sont cachées pour ne point troubler la force d'âme de leurs hommes. — Faites donc place à la petite mère Vaneylen ! G estunepauvressechenue, toutecourbée, clopinant au bras d'un grand gars, son seul soutien, son unique bâton de vieillesse. 1 ony Vaneylen a l'air moins résolu que cette stoïque aïeule. C'est elle qui semble 1 entraîner. 11 a hésité longtemps, en son- géant à cette tant affectionnée grand'mère, quand son ami Tistiet l'Oiseleur est venu le relancer et lui raconter ce qui se passait. La vieille lieuse de balais ayant écouté toute grave, s'est roidie, et a dit à son petit-fils : « Va, mon enfant! Puisque c est Dieu qui te réclame ! » Abraham se résignait ainsi au sacrifice d'Isaac. Et ils se sont mis en route avec Tistiet. L'Oiseleur et le Joufflu sont du même âge et de la même paroisse d'Elewyt. Mais Tony Vaneylen est aussi blond, aussi stable que Tistiet est brun et d'humeur vagabonde. Cela ne les empêche pas de former une solide paire d'amis. Tony, un hercule poupard, est la douceur même, malgré ses jambes de granit, son encolure de taureau, ses bras d acier. Son visage de fille s'empreint d une inaltérable sérénité, ses yeUx céru-léens ne connurent jamais la colère, sa bouche conserve le sourire ingénu du berceau. D'abord ils se sont rendus chez le baes de Tony. Afin de permettre à leurs valets de marcher pour la bonne cause, les fermiers les tiennent quittes des engagements contractés à la Saint-Pierre et Paul (i). Rien n'empêche donc Tony-ci imiter l'exemple de l'Oiseleur. Et le placide travailleur, qui ne tuerait pas une bestiole, va devenir tueur d'hommes. En se présentant, il regarde, d'un air dépaysé, ses larges mains momentanément oisives, ses mains vigoureuses, comme si c'étaient celles d'un autre! Et peut-être ce serf patient et résigné de la glèbe éprouve-t-il déjà la nostalgie du labeur et du foyer! Tistiet le raille et le réconforte. Ils seront les deux benjamins de la troupe. Pendant que Guillot s'échine, au milieu du brouhaha et de la fumée, à coucher sur les rôles cette fournée de volontaires, sous les chaumes, mères et sœurs, séchant leurs yeux rougis, font courir l'aiguille dans les nippes de leurs fils et de leurs frères, reprisent les bas, empèsent et repassent les sarraux, rapiècent les culottes patinées comme de vieilles monnaies. Elles se sont fait une raison! Elles veulent les miliciens pimpants, farauds et braves comme pour (i) Voir, dans les Nouvelles Kermesses, la Fête des SS. Pieure et Paul. leurs noces! Elles leur confectionnent jusqu'à des écharpes voyantes pour ceindre leurs reins par dessus les longues blouses bleues, cousent une cocarde rouge au rebord de leurs chapeaux ou y attachent un panache de plumes de coq, un sca-pulaire, une médaille bénite à Monta igu. Bazine Tuytgen a retrouvé le riche collier de cérémonie du serment de l'Arbalète, le collier en argent massif, formé de plaques incrustées, grandes comme des écus d'Autriche, et que le bourgmestre Tuytgen mit au cou cle Guillot, le jour où celui-ci décrocha le papegai. Le jeune chef compte s'armer de sa fidèle arbalète et se parer aussi de son collier royal. Sous les yeux du pastoor, installé clans la meilleure chaise de la ferme, la diligente femme nettoie, à la craie, avec des précautions quasi - sacerdotales , le précieux trophée soustrait aux rapines des Français, et son cœur maternel se serre de notiveau, en comparant les pacifiques victoires d'autrefois aux sombres périls de demain, et, défaillante, elle cesse de remémorer à (IHBmMffji les fusilles de malines l'hôte vénérable la journée du triomphe de l'adroit tireur. Les vétérans exhument des profondes cachettes quelques-uns de ces fusils dont 1 empereur Joseph II décréta la saisie après la révolution brabançonne. De leurs doigts raidis, les partisans de Vander Noot en font jouer la batterie et en apprennent le maniement aux novices. D'autres remettent au jour des tromblons, de vieux pistolets, des sabres rouillés, ornements d'antiques panoplies. A l'exemple de Willem, les membres des gildes et des serments supprimés reprennent leurs armes courtoises, qui vont devenir armes à outrance, et, avant de viser des cibles plus conséquentes, les compagnons s'exercent sous les berceaux et les charmilles, dont les ramures enchevêtrées n ont guère été taillées depuis l'invasion. Rentrés chez eux, les tâcherons inspectent leurs instruments de labeur : houes, fourches, fauchets, piquets, fléaux et pioches. L Oiseleur et le Joufflu assujetissent au bout de leurs bâtons les tranchants de 1 araire condamnée au repos. Il s'agit de prévenir les desseins des sans-culottes, capables, comme l'a proclamé Rik Schalenberg, de Mettre les socs de nos charrues Aux guillotines de Paris. Une partie de la matinée se passe pour chaque maisonnée à fourbir, à décaper, à huiler les pièces de l'armement. Au lieu de la musique coutumière des fléaux battant l'airée, du ronron des tarares, du grincement des meules, du clapotis des vans contre les genoux durillonnés, on perçoit, par les portes des granges, un cliquetis de ferraille, un bruissement d'acier, et çà et là, d'un courtil ou d'un verger, partent des détonations d'armes à feu. Les chefs siègent en permanence à la Feuille de TrèJJe. Ils ont des soldats, et à défaut d'armes des engins pouvant en tenir lieu : il s'agit d'arrêter un plan de campagne à présent. Heratens le Blanc préconise de se tenir simplement sur la défensive. On abattrait les arbres des grand'-routes pour empêcher le passage de la cavalerie française. Schalenberg propose les fusilles de . malines de rallier le contingent de Duffel ; mais Chiel le Torse parle de courir directement sus à l'ennemi et de marcher sur Ma- lines. Ils n'étaient point encore tombés d'accord, lorsque, vers onze heures, un cavalier déboucha tout à coup, au grand trot, devant l'église. Il avait des bottes à revers, une blouse endossée par dessus la tunique, la mine d'un fils de famille. Les buveurs intrigués sortirent des cabarets, s'ameutèrent autour de lui en le dévisageant d'un air torve, à la façon des molosses hargneux qui flairent et perscrutent un intrus. Il fit caracoler son cheval avec aisance et poussa ce cri, en brandissant un grand sabre de dragon : « Leven de Patriotten! » Le malentendu n'était plus possible. La foule, qui menaçait il y a un moment de lui faire vider les étriers, aida hospitalièrement le cavalier à descendre de cheval, une flopée de gamins glorieux de jouer aussi un rôle en ce jour d'agitation, conduisirent la bête à l'écurie, et l'inconnu s'étant informé de leurs chefs, en un pur dialecte des environs d'Anvers, il s'acheminèrent vers la salle des délibérations. Il se nommait Marguerie, et le curé de Duffel, fauteur de l'insurrection dans cette partie de la province, le dépêchait vers eux. Marguerie confirma les nouvelles apportées par le pastoor de Bonheyden. Le mouvement était général et l'issue de la lutte paraissait favorable. Partout les agents républicains fuyaient, chargeant sur des charrettes leurs femmes, leurs enfants, la caisse communale et les registres de l'état civil. Les partisans ne leur laissaient pas toujours le temps d'accomplir cet exode, et de mettre en sûreté les livres de la population servant à dresser les listes de conscrits. Ainsi, à Wavre-Sainte-Catherine, les insurgés venaient de brûler en bloc toutes les archives. De plus, ils s'étaient emparés du collecteur des contributions directes et le gardaient en otage. Cependant pas un cheveu ne tomberait de la tête cle ce fonctionnaire. Les patriotes avaient reçu pour instruction de respecter, en dehors des combats, la vie des transfuges et de n'immoler que les traîtres. On se contenterait de faire une belle peur aux « fransquillons » et de les mettre hors d'état de nuire. Le bouillant Chiel et quelques autres des plus montés contre les étrangers et leurs créatures, poussèrent un grognement en entendant cet appel à la modération. Pour les faire taire, leurs voisins leur appliquèrent, sans violence et comme en badinant, la main sur la bouche. Au fond, ces irréconciliables se fussent montrés les plus perplexes et les plus humains au moment d'en venir aux extrémités qu'ils préconisaient. « Vis à vis de la propriété, continuait de leur apprendre Marguerie, on entretient moins de scrupules. Il faut de l'argent pour s'organiser, pour équiper et nourrir les enrôlés sans ressources. C'est bien le moins qu'on fasse dégorger les exacteurs. A Putte, on a mis à sac et pillé la demeure de deux concussionnaires : Borré, l'agent municipal, et l'huissier Lambert. La même danse se mène à Lichtaert et à Berlaer. Dans cette dernière commune, les blousiers se rangent sous les ordres de Caeymax, un ancien notaire. Un autre notaire patriote, Anlhoni de Broechem, s'est mis à la tête du mouvement dans la canton de Santhoven et conjointement avec les paysans de Leest, de Viersel, de Ranst, d'Oeleghem, cle Bouwel et de Nylen, il vient de prendre la ville de Lierre. » D'énergiques trépidations accueillirent la nouvelle de cet important fait d'armes. Les rustres se trémoussaient, tapaient des pieds et des mains, montaient sur les bancs et sur les tables, enfiévrés par cette victoire de bourgades peu éloignées des leurs, avides d'imiter, le plus tôt possible, leurs frères de la Campine. Cette circonstance que des notables et des bourgeois se liguaient avec les simples pacants doublait leur confiance. Chiel le Torse et Rik Scha-lenberg parlaient de se mettre en route sur-le-champ , criaient : (■ Naar Mechelen ! A Malines ! A Mali nés ! » Marguerie prémunit ces ardents compagnons contre leur belle turbulence. « Le tumulte de la nuit a déjà donné l'éveil aux Français. Trente dragons détachés de la garnison d'Anvers, envoyés par Contich et Duffel, poussèrent ce matin une reconnais- sance dans les environs de notre camp. Voyant que nous étions en nombre, ils se sont prudemment repliés sur le pont de Waelhem, qu'ils gardent dans le but de nous couper les communications avec Anvers; mais nous comptons bien les en déloger avant ce soir. Peut-être, au moment où je vous parle, sommes-nous maîtres déjà de ce point... Oui, je suis de votre avis, nos efforts, à nous, doivent tendre à s'emparer de Maiinés, et cela le plus tôt possible. Mais encore faut-il choisir le moment. Fortifiée comme vous le savez et, de plus, occupée par une forte garnison, ce n'est pas une poignée d'hommes qui pourraient la conquérir. Pour ce motif, j'en arrive au principal objet de ma mission, il s'agit de réunir une armée assez imposante, et le curé-doyen, mon commandant, propose à vos milices de rejoindre, à Duffel, le gros des patriotes de ce canton. Là-bas nous sommes forts d'environ cinq cents hommes, en y ajoutant le renfort des vôtres, ici, nous en aurons sept cents ; enfin, avant la nuit, avec les recrues des autres points de la province, je compte sur un c. millier. Ce contingent-là permettrait de risquer l'aventure! » Après avoir consulté les principaux de ses camarades, Guillot la Taupe, au nom des conscrits deBonheyden et des paroisses environnantes, chargea Marguerie de rapporter au curé-doyen de Duffel leur adhésion à son plan de campagne. Ils se mettraient en route après minuit de manière à gagner le quartier général, avant l'aube. Pour épargner au pasteur de Bonheyden une nouvelle marche forcée pendant la ntiit, Willem réquisitionna le roussin et la carriole cle son père; on revêtit le véhicule de sa bâche imperméable et on y installa le saint octogénaire qui partit sous la conduite de Marguerie, escorté de quatre gars du pays, entr'autres de Tony le Joufflu. Tistiet l'Oiseleur souhaitait d'accompagner son camarade,mais Guillot lui réservait un autre voyage. Tony prit donc congé de sa grand'mère et de son féal. Sous les yeux de .Marguerie, dont l'uniforme et l'allure lui imposaient, il se tenait à quatre, tâchait de prendre une contenance martiale. —En route, garçon ! commanda l'officier, sautant en selle. La vieille femme toute fière du début de son enfant, de cette confiance placée en lui, l'embrassa tendrement et, comme il se penchait un peu, lui traça de ses doigts séreux une petite croix sur le front. Lui, pâle, voyant trouble, presque suffocant, brusqua la séparation par un rauque : « Adieu, mère! », allongea délibérément le pas et sans se retourner — le fanfaron de crànerie ! — rejoignit la carriole qui s'engageait en cahotant dans la traverse sablonneuse. — Une ferme recrue, petite mère! disait Rik Schalenberg à la vieille lieuse de balais fascinée par ce long chemin où Tony devenait invisible. — Le meilleur des enfants! murmura 1 aïeule. — Toi, dit Guillot en prenant l'Oiseleur à part, tu courras d'une traite à la ville. On est habitué de t'y voir le dimanche avec tes volières. Epie les soldats, ouvre les yeux, renseigne-toi. S'il se passe quelque chose, reviens nous le dire..... — Compris ! Et l'Oiseleur détala de la proverbiale vitesse de ses pieds nus et de ses jarrets nerveux. Cependant, à cette heure même, comme pour le tenter et lui rendre son devoir pénible, des fumées de délectable augure tire-bouchonnaient au-dessus des toits, de ragoûtantes odeurs de mangeailles s'éventaient par l'entrebâillement des portes. Le brave enfant, sans déplorer le moins du monde l'ordre qui l'étrangeait des tablées fumantes, retira philosophiqLiement de son bissac un frugal quignon de pain noir, y mordit à belles dents, se garda même de ralentir le pas, et, la conscience victorieuse, laissa bientôt derrière lui les foyers de cocagne et de tentation. Il se rappelait la force d'âme inattendue déployée par son cher Tony et cette pensée achevait de l'agaillardir. Les préparatifs terminés, Willem la Taupe permettait à ses hommes de godailler, de se donner du bon temps jusqu'à la nuit, et de célébrer par anticipation la délivrance promise. Ce furent, chez les chefs, des ventrées et des rôtisseries auxquelles participèrent tous les conscrits. Ils burent et mâchèrent comme aux plus copieuses frairies de l'âge d'or, même mieux qu'à ces annuels teerdagen, à ces repas de corps des confréries prohibées par la République. Les hôtes ne comptaient, ne thésaurisaient plus; ils traitaient prodi-galement leur monde. Les meilleurs morceaux du porc ou du veau tenus en réserve, sautèrent dans les poêles ; pigeons et poulets se dorèrent à petit feu au tour régulier des broches. Avec une rondeur attendrie les parents engageaient les camarades de leurs fils à vider les plats. La grosse matérialité du festin se tempérait de mélancolie; il participait de la cène et de ces repas que les anciens servaient aux condamnés à mort Beaucoup de rieurs forçaient leur jactance : l'inconnu, le vague pressentiment serrait la gorge aux moins rêveurs. Il se pouvait que cette bombance fût la dernière! Le Schalk lui-même perdait de sa verve et ses saillies ratèrent plus d'une fois Résultat vraiment anormal de la bonne chère ! constatait le bout-en-train. Quelques piffres profitaient de l'aubaine, se regoulaient avec complaisance, mais à la longue, malgré leur capacité, ils s'avouaient vaincus. Les bazines, pour en finir, affectaient de mettre double les morceaux que les sanglots empêchaient de passer. Alors elles se moquaient de leur prétendue gloutonnerie! Vers la fin du repas elles se rapprochèrent de leurs garçons. Que de choses à leur recommander encore!... En réalité c'était pour mieux graver l image adorée dans leur souvenir et pouvoir se représenter, avec son timbre unique, la caresse des voix filiales. ... Mais des chansons retentissent au dehors, et, même une fanfare de bal, un crincrin de bourrée. Les grands enfants fiévreux n'écoutent que d'une oreille les puériles et touchantes exhortations, répondent machinalement, ne tiennent plus en place, pressés de rejoindre leurs compagnons et aussi leurs compagnes, là-bas, sous le tilleul, à l'ombre duquel s'improvise un bal : toujours comme au bon temps. Le réveil dominical est complet. On assiste à une de ces débridées après-midi de kermesses interdites par les Jacobins, car scribes, robins et soudards proscrirent comme superstition les fêtes votives célébrées en l'honneur du patron du village. Heratens le Blanc tire de son chalumeau des trilles et des notes piquées à déconcerter un pinson; le piston, âpre, détonne en basses rageuses, le martèlement de la caisse claire se précipite. Le bal se déchaîne, ivre, furieux. Affolés par le rythme, les couples tournoient éperdûment ; les filles trides, allumées, se pâment au cou des garçons; les mentons lisses se râpent aux mentons rugueux ; les cottes ballonnent, les pieds ne touchent plus la terre, où les sabots marquent le pas louré. La course saccade le rire, il semble aux femelles que leur souffle s'abîme et se fonde dans l'haleine forte des mâles. Au contraire de ce qui se passe d'ordinaire, frénétiques au début, les ébats perdent peu à peu de leur véhémence. Et, ici encore, se produit un étrange retour des choses. L'atmosphère insolite qu'on mœmMm ^ 4 . y.' :_ i ^i. les fusilles de malines 77 respire depuis l'autre nuit, altère, dénature, transpose, pour ainsi dire, l'allégresse accoutumée. Ou plutôt, on dirait que patauds et pataudes brûlent leur plaisir, vivent plus vite, escomptent la sensation à venir. Pourquoi déjà cette détente qu'amenait seulement l'approche de l'aube? Ils ne sautent plus aussi lourdement ; pas de ces taquineries, de ces persécutions luronnes, de ces privautés prolongées, intermèdes de la danse, et qui ajournent ou tiennent en suspens les faveurs dernières. Ce qu'il y a de grossier étalage, de parade triviale, de veule promiscuité, de dévergondage extérieur après les carrousses et les lippées villageoises, se dépose insensiblement, comme la lie au fond d'une capiteuse liqueur. L ivresse des sens, débarrassée de son licencieux et brutal cortège, n'en est pourtant que plus grave et plus impériéuse. Les commères ne s'y trompent pas. A mesure que le jour baisse, que la campagne octobrale s'embrume, elles se sentent moins harcelées et pourtant plus sollicitées. La volupté tragique du sacrifice les gagne inconsciemment. Elles parlent à voix basse, ne rient plus, s'apitoient sur elles et sur eux; elles ont peur, et moins que jamais elles ne songent à se dérober au trop doux voisinage. Encore une fois, le mystère du lendemain exaspère la jouissance présente. Le crépuscule tombe navrant et fatidique. A présent, sous les arbres, il fait à peu près la même lumière que dans l'église, ce matin... Les sauvages instruments se taisent. A quoi bon ce tapage ! On ne danse qu a peine. Les couples s'écartent peu à peu. Le vide se fait autour du tilleul..... Comme le jour déclinait, que la musique du bal tremblotait avant de s'éteindre ainsi qu'un luminaire épuisé, Tistiet l'Oiseleur regagnait, à larges enjambées, les premières maisons de Bonheyden rendu à une apparente accalmie. Une ombre adossée au mur lui dit doucement : « Bonsoir Tistiet ! » Il reconnut Linette, la petite vachère de baes Tuytgen, une sauvageonne de son âge qu'il « voyait volontiers », tout en la taquinant beaucoup. Un jour il lui offrait un oiselet, le lendemain il pourchassait ses vaches ou lui fourrait des orties dans le cou. — Bonsoir, Linette ! fit-il, et il poursuivit son chemin. Mais elle, l'arrêtant par le bras : — Entends-tu la musique ? Allons danser aussi! Je t'attendais. — Il s'agit bien de danser. Mes jambes font d'autre service aujourd'hui ! Laisse-moi, je dois voir ton maître. — Eh bien, Tistiet, après, il sera temps encore..... Il la repoussa, assez dédaigneux, haussant les épaules, sans rien promettre. Arrivé à la Feuille de Trèfle, il raconta que dans l'après-midi, après un conseil présidé par Meurice, le commandant français, un porteur de dépêches était filé à bride abattue sur Bruxelles. — Es-tu fatigué? demanda Guillot au jeune coureur. — Fatigué ! De ça? — Retourne là-bas alors et ne reviens ici qu'avec des nouvelles fraîches. Quelques minutes après, Tistiet repassait devant la petite vachère. Croyant qu'il venait la prendre, elle l'accosta, sautillante et joyeuse. — Impossible, Linette! Un autre jour si tu veux. Quand nous aurons chassé les Français... Je repars à l'instant même... D'ailleurs, il n'y a plus personne sous le tilleul. Les musiciens sont couchés..... — C'est dommage, na ! — Quel gros soupir!... Bonsoir Linette! — C'est-il longtemps que tu seras parti? Si nous nous embrassions? — Quelle folle tu fais ! Les deux enfants échangèrent une chaste et franche caresse, la première... La petiote aurait eu envie de recommencer. 11 devinait juste, l'Oiseleur! Elle se sentait la tète à l'envers, toute déroutée ce soir. Cette musique, dans le lointain, peut-être? Mais Tistiet avait déjà repris sa course. A dire vrai, un instant trouvant Linette plus a son goût que jamais, il aurait bien voulu s attarder auprès d'elle, simple histoire de jouer. Mais la chair framboisée de la sauvageonne ne le retint pas plus que les fumets du midi dominical. Il était dit qu'il résisterait à toutes les tentations... Et pourtant, disséminés dans la campagne complice, cette nuit fatidique tant cle couples épris vaguent et s'attardent indéfiniment. Il semble qLi'en communiant les paysans se sont approchés d'un sacrement nouveau, plus extrême qLie l'onction et plus lustral que le baptême, sacrement qui purifie et qui sublimise tout. En conversant, les patauds revêtent une indicible élégance d'allures. Leur parole si volontaire et si farouche il y a quelques instants encore, serpente en irrésistibles flexions qui s'insinuent dans l'âme et s'inoculent sous la peau. Et, sans qu'ils y fassent allusion, même lorsqu'ils parlent d'autre chose, surtout lorsqu'ils ne parlent pas, le proche danger nimbe ces fronts halés d'une clarté héroïque, affine ces visages mafflus, dégourdit les membres, équarrit les bustes, fait saillir ces traits et ces formes, palpiter ces narines ; la prédestination illumine ces prunelles, oint l'incarnat des lèvres d un chrême occulte et parfumé. Ainsi qu'une fleur prête à s'effeuiller, comme un fruit mûr oscillant à la branche, leur com-plexion menacée semble plus chaude, plu's friande et plus désirable. A la fois ravies et anxieuses, les aimées traversent des alter- natives de silences pantelants et d'effusions orageuses. Au fond de ce sentiment un désir religieux comme l'abnégation et, chez les coquettes, le repentir de leurs manèges taquins et de leurs résistances. Les fiancées, même celles qui n'avouèrent pas encore leur amour, sentent arrivée l'heure des épousailles imminentes. Le moyen de se dérober à la péremptoire assiduité de ces élus. L'acte consommé sous la suggestion de cette heure tragique aura toute la vertu du mariage. Et s'ils ne reviennent pas, les séducteurs, leurs aimées porteront le deuil des veuves, et les bâtards de ces martyrs seront plus glorieux que des fils légitimes! Ce soir climatérique, comme aux temps antédiluviens, les filles des hommes purent se croire visitées par les archanges. Et pour beaucoup de patriotes cette veillée d'armes fut une veillée d'amour! Vers minuit, l'Oiseleur reparut devant son chef. Cela devenait sérieux: un général, Béguinot, était entré à onze heiires à Malines avec du canon et des troupes de 7. Bruxelles. Cela devenait si sérieux que Guillot crut devoir dépêcher sur-le-champ un courrier à Duffel. Il allait envoyer un autre homme en observation à Malines. — Tu dois avoir faim, soif et sommeil! dit-il affectueusement à l'Oiseleur. Assieds-toi, je vais te faire servir à manger, et tu dormiras ici jusqu'au moment de partir ensemble. — Une croûte de pain et je suis « bon » encore pour quatre voyages ! lit le courageux brunet. Il ne prétendit pas qu'on lui donnât un remplaçant. En sortant seul du village, pour son troisième pèlerinage à Malines, il croisa clans l'ombre à l'endroit où il avait rencontré Linette, un couple d'amoureux, étroitement enlacés. 11 se rappela le velouté de cette joue fraîche et l'indéfinissable frisson ressenti au contact de ces lèvres ! « C'est ainsi que j'aurais dù la tenir embrassée ! » songea-t-il avec Lin commencement de contraction du cœur. Jusqu'à présent il ignorait l'amour, et s'était moqué des amoureux, leur trouvant la mine cle lunatiques. les fusilles de malines A trois heures, le courrier revint du camp deDuffel. En prévision d'une attaque imminente, Marguerie réclamait Willem la Taupe avec cent hommes de renfort. Aussitôt le capitaine fit battre et sonner l'assemblée. Les paysans, équipés et armés à la diable, s'alignèrent en bon ordre sur la place. Willem divisa le contingent en deux ; confia la réserve à son sous-ordre Chiel le Torse et se rendit, en toute diligence, avec les autres, à l'appel de Marguerie. Chiel avait pour consigne de rester sous les armes prêt à donner avec ses hommes. Cette nuit était aussi calme que celle de la veille avait été tumultueuse. Quelque temps ceux qui restaient entendirent s'éloigner et mourir les pas cadencés des partants. Puis un silence absolu plana sur la campagne. Plus même l'aboiement d'un chien ou le craquement d'une branche sous le poids d'un oiseau. Les hommes, immobiles dans les rangs, ne se parlaient pas. Ils rongaient leur frein, aspiraient impatiemment à l'action, tendaient l'oreille pour surprendre la rumeur révélatrice d'une ba- I taille. On avait cessé de veiller dans les fermes et plus une fenêtre n'était éclairée. A part ces cent braves, dont la masse noire s'étoilait de luisants métalliques, le reste du village dormait. Après quelques heures de ce silence et de ces ténèbres, le chant réitéré d'un coq demeura sans écho. Et graduellement, l'opaque obscurité se dissipa. A présent, les hommes parvenaient à se dévisager dans le jour livide et oblique. Affamés de prouesses, les plus briquetés étaient roses, presque pâles. Ils se comprenaient du regard et du bout des lèvres. Leurs yeux battus et cernés brasillaient pourtant comme la vague phosphorescente. Une moitié de soleil spectral et sanguinolent émergeait déjà d'un linceul violâtre, lorsque les paysans perçurent des battues de cavalerie. Un moment le bruit parut se rapprocher, ils se redressèrent sur leurs reins, respirèrent plus librement, poussèrent un soupir de satisfaction. Las de l'expectative et de l'incertitude, ils grillaient même de faire la moitié chi chemin et de pousser à la rencontre des éclaireurs. Mais la galopade s'éloigna en obliquant dans la direction d'Anvers. Allaient-ils se morfondre ici jusqu'à demain? Sans doute on les oubliait et on vaincrait sans eux. Sept heures du matin. Rien encore. Chiel le Torse, le plus impétueux peut-être, avait peine à les retenir. A la fin Tistiet, qui, ne pouvant plus rentrer dans Malines après le couvre-feu, avait passé la nuit à rôder autour des remparts, apporta l'explication delà chevauchée entendue tout à l'heure : Le général Béguinot était sorti de la ville, par la porte d'Anvers, à la tète de toute la garnison, se flattant de surprendre les brigands et de les exterminer dans leur principal foyer. Seulement, dans leur précipitation, les Français avaient négligé de fermer les portes après eux. A cette nouvelle, Chiel le Torse bondit de joie, et secouant le messager, de toutes ses forces, n'entendit plus le reste de son rapport. Malines, que Marguerie déclarait hier le but principal de leur campagne, Malines qu'il s'agissait de conquérir aux patriotes, Malines qu'il aurait fallu assiéger avec un millier de soldats et du canon, c était lui, Chiel, qui allait s'en emparer sans coup férir, à la tête de cette poignée d'hommes résolus ! Jamais pareille occasion ne se retrouverait. Décidément la Providence aidait les siens! A condition de ne point perdre une minute, dans une heure ils seraient maîtres de la place ! D'urgence, le Torse n'attendit point l'approbation du commandant général et se contenta de lui envoyer avis de l'initiative qu'il prenait. A peine eut-il commandé « marche! », que ses hommes fonçaient en avant en poussant un sauvage hourrah ! Son contingent était composé pour la plupart de gars de Bonheyden et des villages riverains de la Dyle, même d'au delà, dans le Brabant. C'étaient tous gaillards d'élite, musclés, gigottés, se modelant avantageusement dans leurs frusques : ouvriers agricoles, faneurs, gagne-deniers, simples goujats. Le plein jour éclairait des visages ambrés, rougeauds, brunis, recuits par les intempéries, gercés à l'évent, les fusilles de malines ou présentant ce luisant de couverte et d'émail, cet incarnat rissolé particulier à l'adolescence des rustauds flamands. Un fleur irrésistible de jeunesse, de santé et cle bonne conduite illuminait ces physionomies à la fols viriles et touchantes ! Leur bataillon formait une masse fauve : pieds poudreux, jambes brunes, torses bleuâtres, faces épanouies, — au-dessus de laquelle luisardait l'arsenal hétéroclite des instruments de travail convertis en attirail guerrier. A eux tous ils possédaient bien dix fusils, pour la plupart hors d'usage, et c'est à peine s'ils emportaient de qLioi charger ces armes de rebut. Les mieux lotis de la bande étaient Chiel le Torse et Rik l'Espiègle, tous deux armés d'une façon de canardière. Le petit Tistiet, le pupille, ne trahissait pas encore la moindre fatigue après ces allées et venues, il paraissait même plus éveillé, plus alerte que jamais, quoique ses courses multipliées eussent mis ses petons en sang. Il marchait en tête, portant un drapeau taillé dans un rideau rouge de la ferme Tuytgen, sur lequel se détachait, en lettres de carton doré, la devise du laba-rum : In hoc signo vinces, et auquel son bâton armé du coutre servait de hampe. Heratens, le joueur de fifre, venait ensuite, apparié à un apprenti maçon, battant la caisse. Quant au piston, qui avait tenu la troisième partie dans le trio instrumental accompagnant les loures et les bourrées de la veille, il appartenait au détachement de Willem la Taupe. Les autres emboîtaient le pas, en colonne, quatre sur chaque rang. Une sarbacane se cognait contre une fourche. Des carquois de fer blanc peint en vert, heurtaient les fourreaux veufs de leurs sabres. Les terrassiers, couleur de glèbe et de feuille morte givrée, portaient des pioches et des maillets. Un gindre avait les bras nus, comme s'il allait triturer la pâte dans la maie. Le bissac et la gourde des manoeuvres qui se rendent en journée leur battaient les fesses. Et à leur mine radieuse, presque débonnaire, guillerette, on les aurait pris pour une coterie de travailleurs matineux qui se hâtent de gagner le chantier ati premier coup de cloche, et non pour des les fusillés de malines gi jacques et des bagaudes montant à la conquête d'une cité. De temps en temps la musique sommaire entamait des marches sautillantes et pastorales, plutôt enfantines que belliqueuses. Pour suppléer à ce grêle galoubet et à cet anodin tam-tam, les patauds entonnaient à l'unisson une chanson du Schalk. Ou bien ils causaient et riaient aux éclats, comme d'ébaudis familiers de kermesses se racontant leurs escapades et leurs bonnes fortunes. A de courts intervalles ils devenaient subitement graves et taciturnes, détournaient la tête, se mouchaient bruyamment dans leurs doigts et se frottaient les yeux : de la poLissiére les avait aveuglés, ou une mouche importune leur bourdonnait aux oreilles. « Que peut faire notre Tony à présent? » disait l'Oiseleur à Chiel le Torse, mais il pensait encore plus à Linette. Leur peloton grossissait à chaque croisée de chemin. Ces recrues cle la dernière heure étaient parties le dimanche de bourgades lointaines, jusque de la banlieue de Bruxelles et de Louvain, sans se préoccu- per de la longueur des étapes, guidées seulement par les appels des cloches, accour-cissant à travers les labours et les pâturages, dérobant leur pérégrination suspecte aux traqueurs français. Ils s'agenouillaient pieusement au pied des colonnes crucifères et devant les madones de plâtre appendues, dans Line caisse vitrée, aux plus beaux arbres. Agréés sans formalités par Chiel, après un sincère vivat de bienvenue, ces nouveaux alliés prenaient la file. Beaucoup avaient longé des chemins fâcheux, traversé les prairies inondées de la Senne et du Démer; la boue les éclaboussait jusqu'à la croupe, leurs sabots étaient restés dans la vase. Habitués, comme l'Oiseleur, à courir pieds nus, dès leur enfance, il y en avait qui, s étant chaussés pour faire honneur à la bonne cause, finissaient par attacher leurs souliers au bout de leur bâton de pèlerin. Au seuil des chaumes isolés, femmes, infirmes, vieillards, empêchés de se joindre à la caravane, acclamaient ces soldats en sarrau et leur souhaitaient bonne chance : « Ons jongens julien wel wintîen ! Nos gar- çons l'emporteront bien ! » répétaient-ils avec une certitude prophétique. Un bar-rager refusa de les laisser passer avant qu'ils eussent mis deux tonneaux à sec. Le guilleri des moineaux leur inspirait confiance dans l'issue de leur coup de main. Par contre, une compagnie de corbeaux s'étant avisés de voleter en croassant au-dessus de leur colonne, à coups de pierre Rik Schalenberg dispersa ces fâcheux augures. L'air gris était tissé de minces filandres. Les nues opalines cardées par le vent d'ouest finirent par se résoudre en une pluie fine et insidieuse qui perçait leur défroque : mais leur enthousiasme était bien à l'épreuve de cette humidité. Depuis longtemps, ils avaient beau se retourner, ceux de Bonheyden n'apercevaient plus l'humble tour natale. Le massif et trapu beffroi de Saint-Rombaut, carré comme un monolithe, leur montrait le but de plus en plus proche. A un quart d'heure delà ville, Chiel commanda : « Malte! » pour leur permettre de se rajuster, cle rectifier leur équipement, de porter d'une manière uniforme leurs armes disparates, car il s'agissait d'inspirer confiance et respect aux citadins. Lorsqu'on se remit en route, Chiel leur imposa silence et les fit marcher au pas. Ils avaient détourné par Rymenam, puis Muysen, pour mieux dépister les ennemis. Au moment où Tistiet l'Oiseleur, agitant glorieusement sa bannière, enfilait la porte de Louvain, les premiers rangs d'une autre bande de ruraux, venus de Hombeek, de Sennegat et des confins de la Flandre, s'engagaient par la porte de Bruxelles. TROISIÈME ÉTAPE A Malines. Ce qui détermina Fabrice à rester, c'est que les hussards, ses nouveaux camarades lui faisaient bonne mine ; il commençait à se croire l'ami intime de tous les soldats avec lesquels il galopait depuis quelques heures. Il voyait entre eux et lui celte noble amitié des héros du Tasse et de l'Arioste... Il défaisait un à un tous ses beaux rêves d'amitié chevaleresque et sublime comme celle des héros de la Jérusalem délivrée. Voir arriver la mort n'était l ien entouré d'âmes héroïques et tendres, de nobles amis qui vous serrent la main au moment du dernier soupir; mais garder son enthousiasme, entouré de vils fripons ! I ! (De Stendhal, la Chartreuse de Parme.) Malines embéguinè dans l'évaporation grise et lourde de la Dyle et de ses canaux, dormait encore d'un sommeil torpide. Il ne se trouva personne pour disputer le passage aux visiteurs matineux. A mesure qu'ils défilaient siir le pont de bois, la trépidation que causaient leurs pieds, leur paraissait presque une irrévérence. Il y en eut qui marchèrent sur la pointe des orteils comme dans un dortoir d'hôpital. De l'autre côté de la poterne les premières files s'arrêtèrent, hésitantes, déconcertées par cette paresse. Un doigt sur la bouche, ceux de la tète s'interrogèrent du regard pour savoir s'ils avanceraient, tant cette extrême sécurité leur paraissait suspecte et mensongère. Sur le point de franchir le seuil de la cité, l'Oiseleur lui-même demeurait sur place, regardant devant lui, se prolonger la grand rue léthargique, presque reptilienne. Ainsi, d'un regard déjà troublé par le vertige, le désespéré embrasse l'étendue .et sonde la profondeur d'un abîme. Il lui semblait que derrière lui quelqu'un le retenait par un pan de la blouse. Le Torse cria : « En avant ! » et cette voix loyale rompit le charme. Poussés et talonnés par la masse, les. chefs de files dépassé- les fusilles de malines rent résolument la voûte sombre. Coudes au corps, relevant d'une saccade des reins et des jarrets, l'étendard dont il serrait la hampe contre sa poitrine, Tistiet repartit à larges enjambées, tandis que le Blanc et le gâcheur de plâtre attaquaient la marche des anciens patriotes de Van der Noot. A cette dissonnante aubade des portes bâillèrent avec des grincements de gonds, les façades jaunes et ridées écarquillèrent leurs fenêtres palpébrées de persiennes et de jalousies, des volets s'étirèrent et derrière la cornée vitreuse des carreaux, parurent, en guise de prunelles, des tètes rondes, bouffies, hydropiques. Une relative conscience se démêla laborieusement, sous les espèces d'une curiosité hargneuse, dans ces masques effarés. Les maisonnées se montrèrent sur le pas des portes. Matrones en saindoux, hommes caséeux, marmaille mucilagineuse, assistèrent à la procession avec une sorte de méfiance mêlée de goguenardise, sans manifester leur pensée autrement que par des moues, des sourcillements et des sourires. Ils comprenaient à la longue ce les fusilles de malines que venaient faire chez eux de si grand matin, ces rustauds de leur banlieue, mais dès l'instant qu'ils comprirent, ils décidèrent du même coup d'affecter non seulement l indifférence, mais la plus profonde inertie. Race éduquée ils ne pouvaient rien •avoir de commun avec ces intrus, avec ces pagnotes débraillés qu'ils dévisageaient comme des bêtes curieuses. Les pkis hardis avec des chuchotements, des rires mal étouffés, se désignaient dans le cortège l'un ou l'autre va-nLi-pieds, cheminant les mains vides ou armé, tout au plus, d'une gaule taillée en chemin. — Mais c'est le dénicheur d'oiseaux! s'exclama, à la vLie de Tistiet, une marchande de mopftes et de pains d'épices... Le joli porte-drapeaLi, ma foi! C'est le cas de dire : Tant vaLit l'enseigne, tant vaut la confrérie. Sans se laisser rebuter par ces mines dégoûtées, ces regards qui les déshabillaient, ces narines scandalisées, Tistiet et ses compagnons agitaient leur drapeau, brandissaient leurs casquettes au bout de leurs armes oli cle leurs outils, poussaient des iMM^WiSIM ïiis is. " :' ' •" "IT''""';. M_il les fusilles de malines cris: Leven de -patriotten! Weg met de Franschen ! s'efforçaient de se concilier ces spectateurs, se donnaient pour leurs alliés, leurs milices secourables, tournaient vers eux leurs francs et radieux visages, si loyaux, si affectifs, les saluaient de leurs voix mâles, tentaient de leur réchauffer 1 âme à la flamme généreuse de leurs prunelles ! Efforts stériles ! Ils eussent plus facilement fait lever des épis dans la neige. Pas un regard, pas un geste ne répondit à leurs avances, pas une main ne s'ouvrit aux leurs, aucune bouche ne leur souhaita la bienvenue, nul ne fit un pas pour entrer dans leurs rangs et leurs acclamations ne rencontrèrent aucun écho. Avec des gloussements de poule craignant pour ses poussins, les femmes retenaient l'un ou l'autre bambin plus commu-nicatif qui, séduit par ces mines ouvertes, aurait voulu danser devant la troupe. Les tsiganes, voleurs d'enfants, n'auraient pas inspiré plus de terreurs à ces bourgeoises. Les moins prévenus, les moins bouchés éprouvaient pour ces gueux enthousiastes l'égoïste et rationnelle pitié des docteurs pour les illuminés et les apôtres. Pas souvent que ces citadins établis, ces boutiquiers, ces fonctionnaires, ces bourgeois mitonnant dans leur bien-être, pactiseraient avec ces meurt-de-faim, ces brûlots, ces pouilleux qui ne risquaient d'autre enjeu dans la partie qu'une existence précaire et que des jours sans pain ! Respectueux du fait accompli, las des aventures, ils estimaient que, régime pour régime, puisqu'il fallait des maîtres autant valait subir cles tyrans à peu près repus, que payer cle nouvelles contributions de guerre à cles libérateurs faméliques et héberger ces pieds poudreux. Il flottait clans cet air de la ville des miasmes de lâcheté et de compromission. Et aussi convaincus qu'ils fussent de l'excellence de leur cause, cette hostilité ambiante, cette attitude rètractile cle la population ne laissait pas d'énerver ces braves et ferventes âmes. Ils n'avaient point prévu pareil accueil. Ah ! leurs cris patriotiques résonnaient autrement, hier, au village, sous les voûtes cle l'église, aux tablées du cabaret, autour du tilleul, sur le les fusillés de malines parvis. Et le navrement du soir amoureux les avait doucement étreints, mais sans les glacer. A présent ils se montaient un peu le coup. Leurs poumons se dilataient avec effort. Une vertu maligne assourdissait le timbre vibrant de leurs voix! Un froid funèbre leur pénétrait l'âme. Et cette brusque dépression de la température morale les faisait vaguement douter d'eux-mêmes sinon de leur devoir. Mais il s'agissait de réagir. Un de ces démons qui possèdent les villes, venait les tenter. Sans se rendre exactement compte cle ce qui se tramait cl'occulte et cle malé-lique autour de leur entreprise, ils se signèrent, et leur foi triompha des fluides délétères. Aussitôt après, l'appoint de quelques gens du peuple, débardeurs, bateliers, marchands de moules, garçons poissonniers, les réconcilia avec Malines. Conjonction plus réparatrice encore : Ayant pris par la rue Notre-Dame d'Hans-wyck, la rue d'Or et les Bailles de Fer, au moment de déboucher sur la Grand - Place, au tournant de la Halle aux Poissons, devant la cathédrale, ils rencontrent la colonne venue du Petit-Brabant et des Flandres. Impossible de se méprendre sur les sentiments de ceux-ci! Ils portent les mêmes blouses, les mêmes armes précaires, poussent des vivats dans la même langue barbare et d'une voix tout aussi fruste! Dès qu'elles se sont aperçues, les deux bandes courent l'une vers l'autre, fraternisent, se fusionnent de manière à n'en former qu'une seule. A la bonne heure! Rien n'entamera plus leur confiance à présent. Tandis qu'ils se réjouissent de leur réunion et lient, le demi-litre en main, plus amplement connaissance, surviennent quinze artilleurs et une dizaine de gendarmes français que Béguinot a laissés pour garder la place. Aussitôt les rangs se reforment, on se prépare à recevoir honorablement ces indiscrets. —En joue, camarades ! commande Chiel, reconnu aussi poLir chef par les ruraux du Petit-Brabant. Devant cet imposant effectif, et ignorant que la plupart des fusils qui les ajustent ne sont pas chargés ou sont hors d'usage, les soldats lèvent la crosse en l'air, demandant à se rendre. On les désarme et on les fait prisonniers, mais, loin de les maltraiter, les paysans, enchantés de ce premier avantage remporté sans effusion de sang, témoignent aux Français des égards presque affectueux. Ces militaires réguliers, les premiers qu'ils rencontrent, leur inspirent un certain respect et plus d'un adolescent dépenaillé, ouvrant de grands yeux, jalouse les éclatants uniformes, tout en se moquant cles grandes bottes, des moustaches terribles, des chevelures pendantes de ces soudards. Moitié narquois, moitié déférent, Rik le Schalk s'excuse de devoir les reconduire sous bonne garde dans leurs propres quartiers. En chemin, il baragouine quelques mots de français qu'il leur entend échanger et s'efforce de les initier à la prononciation du flamand. D ailleurs, il y a moyen de s'entendre avec des soldats; Rik et les siens n'useraient pas de pareils ménagements à l'égard de sans-culottes et cle motionnaires. les fusilles de malines Jusqu'à présent, le succès est une liqueur généreuse qui les grise agréablement, les incline à la conciliation et à la réjouissance. La conduite de ces paysans rappelle davantage celle d'écoliers indisciplinésqtiis'amusent aux dépens des cuistres et des porte-férule, que celle de rebelles décidés à en venir aux extrémités. Ils en veulent à la Terreur avant de s'en prendre aux Français, et songent plutôt à secouer l'oppression qu'à se venger des oppresseurs. A chaque occasion se manifeste leur véritable sentiment. Il y a un instant, ils épargnèrent leurs prisonniers, voilà qu'ils se jettent avec la furie de taureaux qui ont vu rouge, sur l'arbre de la Liberté érigé sur la place. Ils l'attaquent, à la fois par le fer et par le feu, le ligotent àgrand renfort de câbles, jouent de la hache et de la cognée, mais en viennent moins facilement à bout que du maigre soliveau de Bonheyden. Quel concert de malédictions et de huées vengeresses, lorsque, scié à la base, le hêtre récalcitrant vient s'abattre sur la place au risque d'écraser ses les fusilles de malines bûcherons! La clameur est tellement féroce, que les riverains qui assistaient, de leur porte, aux progrès de l'exécution, rentrent précipitamment dans leurs masures, croyant cet attentat le prélude de leur propre supplice. L'arbre couché par terre, les exécuteurs s'y attellent à dix, à vingt, à cinquante, et en ahanant, avec des coups de rein, parviennent à émouvoir la lourde masse et la traînent trois fois à leur remorque autour de la Grand'Place. Ensuite, ils fendent l'arbre en pièces, enduisent ce bois vert de poix et de térébenthine, requises chez un droguiste, et en font un vaste feu de joie autour duquel ils fringuent et se dégin-gandent furieusement, comme la veille, au village. Si leur première rencontre avec les Français a bien tourné, c'est grâce à leur aplomb et à leur sangfroid, car sinon, armés d'une façon aussi pitoyable, malgré leur forte supériorité numérique, la capture de ces quelques soldats exercés et pourvvis du nécessaire leur eût coûté autrement de les fusilles de malines besogne, et peut-être quelques chrétiens cle la bande. Chiel le Torse songe à remédier au plus vite à ces conditions déplorables et se fait conduire, par une de leurs recrues malinoises, avec une fraction de son clan, au magasin à poudre et à l'arsenal des Français, situés au dehors de la Porte de Diest. Ces magasins, sommaires baraques, étaient établis dans un petit fortin entouré de palissades et de fossés. Un seul factionnaire en avait la garde. En Lin tour de main, les gaillards, déjà dressés à cet exercice, désarmèrent gentiment cette sentinelle et la confièrent avec délicatesse à un trio capable de lui inspirer le respect. Puis, ils enfoncèrent la porte, firent irruption dans l'entrepôt, éventrèrent caques, barils, boîtes à cartouches ; firent s'écrouler des piles de boLilets, et remplirent de poudre, de pulvérin, de relien, de balles, de cartouches, de mitraille, de tout ce qu'ils empoignaient et palpaient, leurs poches, leurs goussets, leurs bissacs, et jusqu'aux coiffes de leurs feutres. D'aucuns convertissaient en flasques et en fourniments, les vessies de porc, contenant leur tabac, et jusqu'à leurs bas. Ils se fourrèrent même de la poudre au fond de leurs chaussures, sous la plante des pieds. Tous ces pillards savaient-ils seulement la terrible propriété de cette sournoise poussière noire qu'ils manipulaient plus cavalièrement que les meuniers leur blanche farine? — Sainte-Marie! On n'y voit goutte dans cette bauge! fit un gars de Rymenam, Jacques Villeux, et il se mettait tout bonnement en devoir de battre le briquet. Chiel, avec un juron terrible, lui, qui ne sacrait jamais, n'eut que le temps de saisir le bras du téméraire-et le lui broya tellement que l'autre lâcha la pierre. Autrement, tous sautaient. L'ingénu, un gaillard peu commode, digne de se mesurer avec le 1 orse, se cabra et demanda raison de cette violence. Edifié sur son imprudence, il n'insista pas. Après cette émotion, Chiel s'empressa de ramener au plein jour, ses auxiliaires par trop novices. Entretemps Rik Schalenberg entraîne 9. un autre détachement au pas de course, vers la prison où sont détenus des prêtres insermentés et des gentilhommes. PoLir se faire ouvrir les portes cles cachots ils sont obligés de recourir à la menace et de secoLier d'une manière significative le géô-lier Verhulst. A l'aspect de ces hommes misérablement vètLis, à leur abord brusque, à leurs façons âprement franches, aux formules un peu crues de leur langage, at; timbre rèche de leur voix, ceux qu'ils viennent délivrer, gent policée et délicate, se reculent avec effroi dans le fond de leur cellule et prennent leurs libérateurs pour les valets des bourreaux. Les éclats de voix et la débauche des gestes les rassurent imparfaitement sur la mission de ces prétendus amis, et redisant cle croire aux sublimes intentions animant ces infimes, les prisonniers se cramponnent désespérément à leurs barreaux. Ali point que pour gagner du temps les paysans se résignent à brusquer leurs gracieux châtelains et pasteurs. Avec Lin comiqLie et touchant mélange de crainte révérentielle et de familiarité brutale, l'action expéditive contrastant avec la physionomie penaude, Rik l'Espiègle et ses aides chargent sur leurs épaules et déposent dans la rue, malgré leurs protestations, une légion d'otages et de proscrits : prêtres insermentés attendant leur déportation aux îles de Rhé et d'Olé-ron ou à Cayenne, gentilshommes, nobles dames, patriciens, banquiers, répondant sur leur fortune et même sur leur tête de la soumission de quelque jeune héritier réfractai re. Reconnaissant leur méprise, les aristocrates remercient leurs sauveurs, mais il s'en faut qu'ils manifestent leur gratitude avec autant d'ardeur que ces humbles envoyés de la Providence en témoignèrent à les extraire de leur prison. Quelle circonspection, quels termes mesurés, quel ton de condescendance ces gens de qualité emploient pour reconnaître le capital service que ces manants leur rendent sans barguigner ! — Et vous êtes partis ce matin de votre village?... Et vous n'étiez que cent pour risquer ce coup ! Et vous croyez l'emporter définitivement? C'est bien, c'est digne cela ! Ils accordent une approbation platonique à ces obscurs champions du droit ; parlent en étrangers, en simples témoins des chances d'une entreprise qui devrait leur tenir étroitement au cœur. Pas de danger que ceux-ci se passionnent, gesticulent et élèvent trop la voix! Maints de ces hobereaux et de ces dignitaires, encore fort valides, pourraient se joindre à ces porte-blaude ou s'acquitter envers eux en leur dépêchant pour les commander le réfractaire de qualité qui a mis entre les enrôleurs et lui la frontière d'Allemagne ou la mer du Nord. Mais quel préjugé, quel sot orgueil les en dissuade? Le peu qu'ils entendent de l'organisation et des ressources des insurgés n'inspire pas plus de confiance à ces nobles qu'aux bourgeois. Ils jugent la cause perdue d'avance. Après quelques bons conseils, quelques encouragements., quelques souhaits formulés du bout des lèvres, une négligente poignée de main, abbés et gentilshommes se détachent de ce rassemblement servile les fusillés de malines ifl^HB&tfi les fusilles de malines et se hâtent de rejoindre les nobles dames qui se tenaient à l'écart. Galants cavaliers, courtisans ayant l'usage du monde et des salons à la française, avec quelle aisance ils offrent le bras à leurs compagnes de captivité! Ils s'éloignent par couples irréprochables, mais après quelques pas, les marquises daignent se rappeler la présence des rustres qui les suivent des yeux, se retournent négligemment, et, par dessus l'épaule, gratifient d'un sourire approbateur et d'une imperceptible flexion de tête, ces braves vilains pantelants, émus, encore essoufflés par leur équipée, mais se sentant la vocation des chevaliers d'autrefois, débordant de la joie héroïque des paladins! Ils ne demandaient rien en retour de leur cordiale action : une poignée de main, un sourire et surtout l'approbation de leur conscience les paie et largement! Mais, c'est égal, ils trouvent tout de même leurs obligés bien pressés de partir. Dans le tré-fond de leur âme inculte mais si probe, si droite, une fibrile s'est contractée pour toujours..... Et lorsque les prisonniers de droit corn- ■ J ...y.. les fusilles de malines mun, larrons, truands, mauvais sujets qu'ils ont relâchés pèle-mèle avec les aristocrates et auxquels ils ne prenaient plus garde; lorsque ces sacripants, fatigués de rôder atitour d'eux, se décident aies aborder, et, pour prouver leur reconnaissance, leur demandent en grâce d'un ton humble, contrit, en balbutiant, l'air d'un chien battu, à servir la sainte cause patriale, Rik Schalenberg, le joyeux Rik, s'exclame avec une gaieté Lin peu forcée, un peu rogue: « Topez-là, et soyez des nôtres. Au moins, ces paroissiens-ci ne rougiront pas de leurs noLiveaux camarades! » La prison vidée, la petite troupe du Schalk et leurs nouveaux alliés, tombent sur Heratens qui, à la tête d'une autre équipe, assaillit l'hôtel de ville. Après des pourparlers sans résultat et une résistance dérisoire opposée par quelques zélateurs municipaux, nos gaillards gravissent les escaliers qLiatre à quatre, se déchaînent dans les couloirs, enfoncent et battent des portes, pénètrent avec la violence de projectiles dans les bureaux abandonnés. Là, les fusilles de malines ils font main basse indifféremment sur tous les livres qui leur tombent sous la main, balaient les tables, basculent et culbutent les bibliothèques, crochètent les cadenas des coffres, fracturent tiroirs et layettes, fourragent et fouillent dans les dossiers, et soulèvent par leur pantomime effrénée, une trombe de poussière aussi suffocante que séculaire. En consommant l'anéantissement complet des documents de l'état-civil, ils se flattent d'empêcher, pour jamais, la confection des rôles de miliciens; et comme le triage prendrait trop de temps, ils procèdent à la destruction, en bloc, des archives quelles qu'elles soient, sans en vérifier le contenu. De plus, incommodés par l'obscurité, l'exiguïté et la poussière des bureaux, ils ouvrent les fenêtres ; puis, afin d'aller plus vite en besogne, ils ne trouvent rien de mieux que de jeter à leurs camarades stationnant dans la rue, lesrayonsdepaperasses et d'imprimés qu'ils n'ont pas le loisir de déchirer eux-mêmes. Etats, fastes, contrôles, matrices, lourds infolio, piles de registres, s'écroulent et s'abattent dans le tas et menacent de défendre chè- rement leur existence, en lapidant et décimant leurs impitoyables destructeurs. Ceux de l'intérieur font pleuvoir sans cesse sur le pavé des liasses de parchemins, de grimoires, de formules, et vident sur la tête des agités du dehors, le contenu de centaines de cartons et de casiers. Ils parlent de faire prendre le chemin de ses refuges à souris à un greffier moins accommodant que ses collègues, mais, devant leur air déterminé, le bonhomme file doux et Malines n'aura pas de « défénestration » à opposer à celle de Prague. En bas, aii pied de l'édifice, les mains levées, moins pour attraper les bouquins que pour s'épargner des bosses, le populaire frondeur s'acharne sur ces tomes jaunes et moisis, qui lui représentent des siècles de vexations et de chicanes. On tire à quatre, on écartèle les plus solidement reliés. Et lorsqu'ils n'ont pas assez de leurs doigts pour les mettre en pièces, les gamins, que ce jeu amuse entre tous, les lacèrent à coups de dents. En moins de dix minutes, le sac des bureaux de l'etat-civil est terminé. les fusilles de malines Les soulevés se sont procuré de la poudre ; ils ont élargi les otages et paralysé la conscription, il leur reste à se pourvoir de finances. Poussant du collier, du poitrail, cle la croupe, des genoux, cle tous les membres, se relayant sans cesse, la horde entière trimbale un canon qu'une de leurs bandes a fait rouler du haut des remparts, vers l'impasse des Récollets, non loin de la métropolitaine, au fond de laquelle est installée la recette des contributions. Edifiés pour servir cle màison-mère aux Récollets, ces bâtiments gardent de leur ancienne affectation une porte massive condamnant l'entrée cki cul-de-sac, Line cle ces portes abbatiales, à l'épreuve des béliers et des catapultes, qu'il s'agira d'enfoncer à coups de canon. Mais pointant la pièce devant l'obstacle et s'apprètant à la charger, les canonniers novices constatent, à leLir profonde mortification, qu'elle a été enclouée. Il leur faut pénétrer pourtant, coûte que coûte, dans la trésorerie publique, car, ainsi que Marguerie le proclamait dimanche à Bonheyden, s'ils respectent la pro- 1D priété privée, ils feront rendre gorge aux concussionnaires officiels. Ils se morfondraient peut-être longtemps à cette place si ce dégourdi de Schalk, décidément plus ingénieux que tous ces pâlots réunis, mesurant d'un coup d'œil la hauteur de la porte et de la maçonnerie dans laquelle elle s'encadrait, ne se fût écrié : « Mais rien de plus simple que de nous introduire dans la cage! Vous allez voir! Allons, cinq hommes de bonne volonté, pour faire la courte échelle à Tistiet, qui s'engage — n'est-ce pas l'Oiseleur? — à nous ouvrir la porte quand il sera passé de l'autre côté. » Voilà les cinq auxiliaires demandés. Chiel le Torse se plaçant à combreselle, son lieutenant Heratens, avant de monter sur ses épaules, profite de cette posture favorable pour lui appliquer sur les fesses une claque retentissante. Chargé du Blanc, le Torse s'arcboute, les jambes un peu écartées, et les poings sur les hanches, se redresse lentement, de manière à servir de soubassement à l'édifice en construction. Gilles Bull, un polderien trapu et rebondi de Sennegat, s'aide comme marche-pied les fusilles de malines des mains rapprochées et de la musculature saillante du Torse et dLi Blanc pour se caler sur les épaules de celui-ci et lui prendre le cou entre les talons. C'est, ensuite, au tour d'un aide-batelier de la Dyle, Michel De Golder, ancien mousse au long cours, qui opère l'ascension de ses trois camarades superposés comme s'il grimpait à la gabie. Alors le Schalk, en personne, gravit l'échafaudage charnu adossé au pied-droit de la porte, et, loustic incorrigible, s'amuse même en route à tirer le nez des atlas que son poids fait grimacer. Rik le Blanc renâcle, l'effort et la tension arrachent des bruits insolites au gros Gilles Bull et au nerveux De Golder, le Schalk pouffe tellement de rire qu'il fait chorus avec ces personnages flatueux, tandis que des fondations de cette tour pantelante et orageuse montent par la voix de Chiel, des admirations pitoyables : « Vite Tistiet ! Pauvre moi! Aïe! Dépèche ou je croule! Grâce! » Enfin, avec une élasticité féline, l'Oiseleur se guindé de palettes en palettes, jusqu'à l'étage supérieur. Mais là, instiguè par le Schalk, avant de lâcher le dernier point d'appui que celui-ci lui offre, Tistiet repousse malicieusement, d'une nerveuse ruade, le gaillard du sommet, et patatra! la masse recrue, essoufflée, suant à grosses gouttes, s'effondre, les uns par dessus les autres, et c'est devant la porte un culbutis de grenouillante chair humaine, un carambolage de tètes et de fesses, des ricochets de nez et de culasses, des caboches prises entre des cuisses comme dans un casse-noix, des lèvres bouquant ce que les sorciers s'embrassent à la Messe-Noire, un enchevêtrement de jambes et de bras, une barricade de tronçons vivants cherchant à se déblayer de cette collectivité incohérente et à recouvrer leurs fonctions individuelles, un patrouillage féroce que Tistiet, à califourchon sur le fronton de la porte, salue d'un rire de kobold égrillard ! Puis, hop ! l'Oiseleur saute d'un élan dans la ruelle et avant que ses aides se soient ramassés, il retombe sur ses pattes, fait jouer les verrous et tire les battants de la porte. Avec' 1 impétuosité des eaux d'un canal se précipitant entre les vannes qui s'entr ouvrent, la foule déferle dans les bâtiments conventuels, ratisse, boLileverse, fracture le mobilier, se livre à un nouveaLi carnage de paperasses, mais n'agrippe et ne râfle qu'une dérisoire quantité de numéraire oli même de ces assignats tant dépréciés, connus du peuple sous le nom de « pampière d'argent ». Aussitôt que les bourgeois apprennent le pillage de la recette, leur cupidité l'emportant sur leur couardise, ils jugent l'occasion excellente cle rentrer clans la possession des sommes versées. Mais les paysans n'ont pas attendu leur arrivée pour nettoyer la caisse, et ils s'en reviennent de la recette, en affectant de s'être rempli les goussets, ou jonglent ostensiblement avec les florins et les jaunets. Les contribuables entourent les picoreurs et réclament une part, au moins, du butin. C'est, en somme, leur argent, leur bel argent dont les ruraux s'accaparent ; dLi moment que les exacteurs révolutionnaires l'ont perdu, il laLit qu'il retourne à ses anciens détenteurs. Avec cles criailleries, des tremblantes mains d'usu- 10. riers, ils s'acharnent sur les pas des ruraux, s'accrochent à leurs blaudes, s'enhardissent même jusqu'à les fouiller, deviennent presque agressifs ! Les lurons opposent une attitude railleuse et ironiquement complaisante à ces fallacieuses exigences, et ne repoussent d'un geste péremptoire les importuns, que lorsque leurs obsessions deviennent par trop irritantes. En ce moment ces bourgeois évoquent un avorton essayant d'écarter de ses doigts débiles les mâchoires d'un molosse pour lui reprendre un os à moelle. Le bon dogue dédaigne lui happer les phalanges et se borne à l'avertir d'un grognement comminatoire si le quidam dépasse les limites, D'autres, plus avisés, apprenant le maigre butin ramassé par les paysans aux Récollets, se sont rendus directement à la distillerie du receveur Van den Berg, sise au Casque Rouge, Marché au Bétail, pour lui réclamer leurs contributions. Avec le fonctionnaire, ces gens d'ordre se montrent plus arrogants, se comportent en tranche-montagne, singent même les façons rogues et expéditives des ruraux. Si bien que devant la métamorphose de cette gent placide et moutonnière en avaleurs de charrettes ferrées, le receveur ahuri leur délivre les contributions encaissées. Et plus tard on imputera ces extorsions considérables aux bandes rurales. Pendant que les blousiers se partagent les quelques maigres cent francs trouvés à la Recette, un chasseur français, dépêché en estafette par Béguinot, rentre à cheval par la porte de Louvain et, ne remarquant rien d'anormal sur son passage, car tout le mouvement converge au cœur de la ville, trotte sans méfiance jusqu'à la Grand'-Place, où se tient le marché. Mais ce n'est pourtant pas jour de marché ! se dit le cavalier en trouvant le centre du pavé occupé par un fort rassemblement de campagnards. A mesure qu'il approche, il constate l'absence des carrioles maraîchères à bâches blanches ou des petites charrettes de laitier alignées généralement aux quatre côtés de la place. Pas un bidet broyant le picotin dans les mangeoires devant les hôtelleries, pas même un chien de trait lapant la potée d'eau froide péniblement gagnée. Les véhicules ont peut-être été garés et les bêtes, mises à l'écurie? Mais où, diable, alors, les campagnards cachent-ils leurs paniers de légumes, leurs jarres de cuivre, leurs mottes cle beurre. Auraient-ils déjà vendu toutes leurs provisions? Il faut le croire, car plus une feuille de chou ou une botte de carottes ne traîne sur le carreau et les marchandeuses ont cessé d'énerver les vendeurs parleurs dépréciations cles lots de mauvaise défaite. Que restent fagoter alors ces pacants? Autre bizarrerie : on ne voit que blouses et souquenilles. Ni cottes, ni bonnets blancs. Que deviennent les contadines? De plus, depuis qu'il garnisonne dans ce pays, jamais le soldat n'a remarqué chez ces villageois allures aussi dégagées. D'où proviennent ces mines échauffées, cette débauche cle gestes, cette loquacité intempestive? Leurs gourdins jettent des lueurs étranges. On dirait des fourches, cles faulx! A quoi ces outils leur serviraient-ils bien à la ville? Voilà qu'il distingue cles fusils à présent... Mais alors, ce qu'il prenait pour un marché est une chouannerie !... Au moment même oùlesoldatvientdese reconnaître, sa présence a été signalée et les colloques s interrompent. Les blousiers interpellent le survenantet le menacent de leurs armes. Plusieurs foncent à sa rencontre pour se jeter à la tête de son cheval ou pour le désarçonner. Il y en a qui épaulent en s'excitant mutuellement à tirer. Mais encore une fois chacun hésite à descendre ce soldat isolé. Il a mine si martiale, il est si crânement ficelé dans son uniforme chatoyant! Conscient de l'attention flatteuse qu'il suscite parmi ces brigands, le Français l'entretient encore en faisant piaffer et virevolter sa monture, puis après avoir amusé leur curiosité et de crainte qu'à la longue ils ne se résolvent à le tirer comme un gibier sans conséquence, il tourne brusquement bride et détale au grandissime galop. Alors seulement nos béats se décident à faire feu, mais sans application, sans humeur, plutôt par acquit de conscience et pour la forme, histoire de s'amuser, de donner la frousse au beau soldat et de le voir déguerpir au plus vite. Quelques-uns le ménagent au point de tirer en l'air. Et le chasseur a tourné depuis longtemps le coin de rue que des fusils continuent à partir. Seul le bruit de ces détonations, véritables salves d'honneur, lui parvient, tandis qu'il regagne les champs par la porte de Diest. Si les paysans répugnent au meurtre et à des attentats contre les particuliers, pareils scrupules n'arrêtent pas une certaine catégorie de perturbateurs, populace louche, racaille intestine, pouacres vicieux, tourbe infâme, que l'agitation a fait remonter comme une lie à la surface, et qui comptent profiter du soulèvement pour satisfaire leurs appétits de cannibales. Des figures hâves et flétries, véritables larves humaines, se glissant dans les groupes de campagnards, s'efforcent de les débaucher, d'allumer leurs convoitises et de faire dégénérer le mouvement peitriotique en saturnales et en pirateries. Ils sont prêts à enchérir sur les pires exploits des septembriseurs. Leurs tentatives de corruption échouent partout, mais leur audace augmente avec leur nombre au point qu'ils pourront bientôt se contenter de leurs propres forces et ne recourir qvi'à leurs pareils. Ainsi les hyènes rôdent et se multiplient autour des charniers. Chiel voit le moment où il sera débordé. Les déprédateurs l'entourent et d'un ton de plus en plus menaçant lui désignent, pour en réclamer le pillage, les demeures cossues de prétendus traîtres. L'autorisation se faisant attendre, des pierres volent dans les vitres. Déjà sous prétexte que le juge Vermeu-len tient ses fonctions des Français, les pillards ont mis sa maison à sac et lui-même aurait péri s'il n'avait eu le temps de se réfugier dans le voisinage. Avec l'aide de la bourgeoisie, le Torse tiendrait ces rapaces en respect, mais surtout depuis qu'il a ouvert-les prisons, les honnêtes gens ne sont pas loin de ravaler les partisans au niveau des malandrins, quoique les larrons mis en liberté se distinguent par leur discipline et répudient toute connivence avec leurs anciens complices. Il importe d'appeler cles ruraux à la rescousse. A cette fin, Heratens monte sur la tour de Saint-Rombaut et vers neuf heures et demie la grosse cloche du beffroi convoque à la ville de nouveaux contingents cle patriotes avec lesquels le Torse mate le vandalisme et s'assure des principaux énergumènes. Cependant, l'énergique répression des désordres ne rassure pas encore Malines sur les intentions de ses hôtes ruraux et dans leur effroi deux notables, Charles Squedin, maître du bureau des logements, et son compère, Antoine Van Iveerbergen, huissier, sont sortis en toute hâte cle la ville afin d'avertir la soldatesque française. Mais ils rencontrent, à un kilomètre des remparts, la brigade de Béguinot rejointe et déjà mise au courant par le chasseur à cheval. Le général a suspendu ses opérations contre le camp de Duffel pour aviser au plus pressé et arracher Malines à ses téméraires envahisseurs. La faute commise en laissant ouvertes les portes de la cité, contribuait à sa rage. Les deux messagers entament en bredouillant le chapitre de leurs doléances : « Que n'empêchiez-vous les choses de se gâter à ce point, tas de f... pleutres! Cœurs de poulets! Foireux! » s'écria-t-il en corsant ce compliment d'une kyrielle de jurons empruntés au vocabulaire du Père Duchêne et, sans vouloir en entendre davantage, rendit la main en même temps qu il piquait des. deux et partit ventre à terre suivi de son escorte de dragons. Les fantassins, chasseurs à pied et grenadiers, s'élancèrent au pas de charge. Vautrés dans l'ornière, presque foulés aux pieds, soulevés du sol pour être brutalement jetés sur l'accotement, aveuglés, èbaubis, le recors et le publicain restèrent longtemps à se tâter, à s'écarquiller les yeux, hochant la tête sans parvenir à digérer les compliments dont les avait gratifiés l'ire du général : « Pleutres ! Coeurs de poulets ! Foireux ! » Jamais on ne leur en avait tant dit. A cette heure, les paysans, dispersés dans tous les quartiers de la ville, croyaient les Français trop vigoureusement entrepris par leurs amis de Duffel, pour trouver le temps ou le moyen de venir les inquiéter dans leur facile conquête. Aux sons du tocsin, les villages circum- MM voisins déversaient dans Malines l'arrière-ban des patriotes, mais y lâchaient aussi des tapées de trôleurs et de baguenaudiers. Vieillards, infirmes, estropiés, ayant appris la conquête, se béquillaient, clopinaient jusqu'à la ville. Des femmes, leur marmaille accrochée à leurs cottes ou le poupon sur les bras, plantaient là leur ménage. Quelques promises s'aventuraient à relancer les héros de leur cœur. Et, commensales des champs de kermesse, des colporteuses aux paniers nappés de linge à carreaux, circulaient de groupe en groupe, criant les petits pains, les œufs durs, saucisses de cheval, crabes, salicoques, harengs fumés, noix et noisettes, que leur achetaient les innocents tenaillés depuis l'aube par les fringales mais trop honnêtes pour percevoir la moindre contribution en nature chez les marchands de comestibles ou inquiets aussi du prix fort que leur demanderaient boulangers et traiteurs. Ils pochetaient les fruits secs, en distribuaient des jointées à leurs belles, non sans leur jeter les écailles au visage et s'interrompaient de croquer une noisette pour goûter aux cerises de les fusillés de malines leurs lèvres. Les plus argenteux se répandaient clans les « herberges » et arrosaient leur collation de quelques pots de bière. Des familles, des inséparables, des couples amoureux s'accroupissaient sur la pierre bleue des portes et dévoraient, en silence, un hareng et un quignon de pain, chacun mordant à tour de rôle, à même le pain et le poisson. Les appétits s'accordaient autant que les pensées. En se réconfortant l'estomac, de chaudes illusions leur pénétraient au cœur. Ils ne doutaient plus de rien. En vain, Chiel le Torse s'efforçait cle garder sous les armes le contingent de Bonheyden, pour parer aux coups de surprise. Les garçons ébaudis se prélassaient clans leur consistance sanguine, s'abandonnaient aux suggestions matérielles et conciliantes cle leur nature, riaient au nez de leur chef et se moquaient cle ses précautions : <■ Allons ! Allons ! La guerre est fin ie! C'est assez jouer au soldat! » Et ils le menaient pinter avec eux. Un tel parfum cle bâfrée, de réfection jubilaire, saturait l'air à présent que Tistiet 130 les fusillés de malines ne se méfiait plus de la ville et oubliait les pressentiments du matin, les effluves empoisonnés, les façades des maisons aussi rébarbatives que des mégères, la main invisible qui l'avait retenu par un pan de la blouse..... Finalement, Chiel lui-même écouta le porte-balle imaginatif, un peu émêché par les étapes, qLii prétendait avoir fourni le trajet depuis Anvers, par Contich et Duffel, sans rencontrer l'ombre d'un Liniforme républicain. Survint un atitre colporteur, phis positif encore, qui enchérit sur les avis rassurants de son confrère. Le premier, piqué cl'ému-lation, ajouta des détails à sa version primitive. Ils se prenaient réciproquement à témoin pour attester la vérité de leurs fariboles. De la meilleure foi du monde, en répétant ce qu'il glanait de la boLiche des passants, un troisième, pour se donner de l'importance et se faire bien venir des écoutants, corsait et poivrait des inventions aussi saugrenLies que contradictoires, transformait les hypothèses en flagrantes cer- titudes, et lui-même, complice de ses illusions, finissait par prendre à la lettre ses improvisations et s'enthousiasmait comme un augure. Aucun de ces simples ne trompait délibérément la galerie, qui buvait ses paroles. Tous demandaient à croire, tous étaient amenés à conniver. Souvent ce qu'avançait timidement la bouche d'or, les auditeurs le proféraient déjà du bout des lèvres ; il lui fallait affirmer ce qu'elle n'osait encore que conjecturer. On eût même fait mauvais parti aux incrédules. Il n'entrait dans l'esprit de personne de contrôler et de comparer les assertions. On avait bien le temps, ma parole, de remonter à la source! Les commères, surtout, se distinguaient par des relations d'un optimisme fleuri, et. défilaient des chapelets de victorieux faits d'armes et de prises copieuses. Une laitière de Contich affirma sincèrement que les troupes du révérend curé de Duffel venaient de défaire l'armée de Béguinot aux environs de Linth, et que bientôt les vainqueurs rejoindraient leurs alliés à Malines pour célébrer, avec eux, la les fusillés de malines double victoire. La bonne femme donnait même le signalement des chefs : Marguerie, Tony le Joufflu, Willem la Taupe. Et Tistiet, Heratens, jusqu'à ce malin Schalenberg, ne remarquaient pas qu'eux-mêmes, dans l'interrogatoire haletant qu'ils faisaient subir à la messagère, lui fournissaient le portrait de leurs compagnons bien aimés. Mais seuls des indifférents, des apathiques eussent noté ces vétilles! Plus moyen de rester incrédule! Le but était atteint dés à présent. Ceux des autres banlieues avaient dû se comporter dans leur rayon de pays, comme les ruraux de Bonheyden. Toutes les cités appartiennent aux insurgés. Aussi, lorsqu'un dernier courrier, en sabots, proclama la prise d'Anvers même, il n'apporta rien d'inespéré et la jubilation n'atteignit pas au délire. Au degré d'excitation où ils en étaient arrivés, après les péripéties, les secousses des deux journées précédentes, forts de leur droit, ne poursuivant rien que de juste, d'équitable, de légitime, ce foudroyant triomphe représentait le résultat logique et fatal de leur soulèvement. Un élément sur lequel ils ne pouvaient guère compter, et dont l'hostilité narqLioise pesait depuis le matin sur leur vocation, contribua maintenant à les rassurer et endormit leurs dernières méfiances. Voici que, pour compléter le mirage, la renfrognée et malaugurale popLilation s'humanisait à leur égard. Non seulement Malines appartenait aux patriotes, mais les Malinois aussi leur étaient acquis. Aux premières rumeurs concernantl'écra-sement de Béguinot, les bourgeois, esprits forts, haussèrent les épaules. Le brait prenant plus cle consistance, les sceptiques devinrent perplexes et se demandèrent s'il convenait de boLider aussi ostensiblement les dominateLirs possibles? Ali moins s'agissait-il cle sortir pour s'assurer d'où soufflait le vent. Insensiblement, les citoyens se mêlèrent, en curieux, puis en hâbleurs, aux colloques des blousiers et des tâcherons tant conspués, prêtèrent l'oreille aux con-fabulations, enfourchèrent même ce ptiéril dada patriotique! Jamais girouettes ne tournèrent avec tant de complaisance au souffle d'une bourrasque. La conversion fut si catégorique qu'on vit bientôt de gros bonnets payer chopine aux goujats et trinquer avec eLix. Loin de vouloir arracher le nanan aux bons molosses, on les flattait, on les caressait à l'envi. Et se livrant, s'épanchant, définitivement rassurés, éprouvant une félicité SLiprême, les braves campagnards n'attendaient plus que les camarades de l'aLitre armée pour ouvrir le bal général. « C'est à présent que je fringuerais volontiers avec Linette ! » pensait l'Oiseleur, des fourmis aux mollets. « Oui, mais pas avant que le Joufflu soit arrivé aussi pour nous faire vis-à-vis avec la vieille lieuse de balais! » Aussi rien ne rendra la stupeur, l'épouvante, l'affolement qui s'empara de cette ville émancipée, grouillante de populaire, quand, vers dix heures, des battues de chevauchée, un fracas de belliqueux équipages, un cliquetis d'étriers et de fourreaux domina ce brouhaha de réjouissance. Le sol tremblait, les vitres dansaient entre leurs châssis. La ruisselante fonte humaine coulée dans le moule presque trop étroit des vieilles rues parut figée du coup, puis reflua violemment, avec des bouillons de lave vers le marche. — Les Français!... les Français! Ce cri retentit d'un bout à l'autre de la ville, se répercuta de carrefour en carrefour. — Aux armes! rugit Chiel le Torse. Aux armes! Où les prendre? Qui les a sous la main ? En un clin-d'œil trois mille âmes, au bas mot, paysans et citadins, confondus, les badauds et les indifférents l'emportant en une écrasante proportion sur les vrais patriotes, se démènent, se pressent, s'empêtrent, se barrent le passage. La panique tumultueuse des éperdus prévaut contre le sangfroid des braves disséminés clans ce tourbillon. Impossible de garder pied, le flot soulève ou renverse quiconque tente de s'opposer à son passage. — A moi Bonheyden ! A moi ! rugit encore le Torse ! tentant cles efforts surhumains pour se dégager. Une note stridente et prolongée lui répond. C'est Heratens, qui parvient à porter son fifre jusqu'à ses lèvres. Et des voix connues se hèlent, des divers points de la place, par dessus les vagues : « Tiens bon Chiel... Courage Tistiet!... Polisse à droite, le Blanc! Bon-heyden à nous ! » Ils ne se voyaient pas ; bientôt ils ne s'entendent plus. Les remous de cette marée humaine les projettent à une plus grande distance les uns des autres. Souvent les ramassent deux courants contraires ; au moment où les emporte une vague, survient une autre lame qui les charrie à leur point de départ. Une perspective atroce leurglace le cœur; celle de la défaite, de la débâcle avant même que l'ennemi ne soit entré sur la scène. Ah! ville trompeuse, voilà bien de tes embûches ! Après un ressac plus formidable encore que les autres, la cavalerie française apparut simultanément aux angles opposés du Marché, poussant l'une contre l'autre 1 avalanche que chaque escadron roule devant lui depuis les portes d'Anvers et de Lou-vain. Montés sur leurs chevaux énormes, im- mobiles aux issues de la-place, le sabre au clair, balafrant leur droite d'une strie blafarde et miroitante, depuis la cuisse jusqu'à l'épaLile, avec leur casque de cuivre jaune à chenille rouge, à crinière noire aussi longue qu'une chevelure d'amazone, moustachus, sourcilleux,chaussés débottés longues, roides dans leur habit bleu et leurs culottes en peau de daim, la brume automnale qu'épaissit l'haleine et la transpiration des montures OLitrées par la galopade, leur prête un mystère inquiétant, et ils évoquent cle démesurées statues équestres. A leur aspect, le peuple angoissé leur attribue un pouvoir occulte qui ne lui laisse aucun espoir de salut. Ce calme, cet arrêt est le répit, la minute de grâce accordée aux victimes. Les dispositions sont prises pour un massacre général. L'enfer a lâché ses mauvais archanges. Trois rues restent encore ouvertes ; rues tellement étroites que quatre hommes n'y pourraient passer de front. L'instinct de la conservation reprenant le dessus, les désespérés s'y jettent à la fois. Ils s'en disputent l'accès à coups cle poings. Plutôt que de se tourner contre leurs exterminateurs, les victimes s'ècharpent les unes les autres. Des femmes, des enfançons hurlent, râlent de détresse, et ces larmes qui étoufferaient les flammes des gehennes et désarmeraient les éternels brûleurs, n'apitoient même pas les soudards jacobins! Nombre parviennent à s'évader de ces étouffoirs en n'y laissant que quelques lambeaux de leurs vêtements et de leur charnure. Leur chance redouble l'acharnement de ceux qui restent. Au plus fort de la poussée en avant, la masse rutilante est refoulée en arrière : l'infanterie a rejoint les dragons et un peloton de chasseurs à pied obstrue à présent les derniers dégagements. Aussitôt après, à la voix de Béguinot, les deux demi-escadrons s'avançant l'un vers 1 autre, à travers la place, il se produit un phénomène incroyable : aussi compacte, aussi serrée que soit la mêlée humaine, elle parvient à se condenser davantage. Les corps se tassent, s'étranglent, menacent de crever comme du raisin dans un pressoir. On s attend à voir gicler une nappe de sang au-dessus de cette fumante purée. Eh LES FUSILLES DE MALINES bien, malgré l'abominable foulage, il y a place encore pour livrer passage aux chevaux. Un sillon se creuse à mesure qu'ils avancent de part et d'autre, et, sans trop d'encombre, la cavalerie parvient à réunir ses deux détachements au centre du forum. Cette manoeuvre a même pour effet de leurrer une fois de plus ces milliers de pauvres diables. Ils se ruent vers les débouchés que les dragons semblent leur ouvrir, mais, hélas ! pour rencontrer, de chaque côté, une compagnie de fantassins, qui attendait, masquée par les chevaLix, le moment de reprendre la garde pour leur compte. C'en est fait : le blocus est irrémédiablement consommé. Quelque temps Béguinot, capitaine très anonyme mais bureaLicrate fielleLix et bravache, s'amuse à entretenir les affres de ces désespérés en commandant des caracoles et des changements de main, sans se soucier de leurs giries et de leurs alertes, ballottant ces chrétiens en peine d'un coin à 1 autre de la place, comme s'il manoeuvrait dans un manège. 12 Puis, les cavaliers, qui avaient fait l'office de traqueurs et de rabatteurs, laissèrent à l'infanterie le soin de couronner la fête. A cette fin, sur l'ordre du général, on commença par rendre une partie de la foule à la liberté, moins par clémence que pour s assurer plus facilement des paysans. Par groupes de cinq ou six à la fois, badauds et badaudes s'esquivent entre les rangs ouverts des soldats ; ceux-ci, dignes de leur général, prenant non moindre plaisir à prolonger les transes de ces misérables qui, renvoyés, bernés d'un peloton à l'autre, arpentent la place, rôdent, s'essoufflent, prodiguent les implorations, protestent de leur civisme avec des allures rampantes de chat échaudé ou des toupille-ments de rats éprouvant les fils de fer de leur prison. A la longue le piège n'enferme plus que des campagnards et du menu peuple. Le premier mouvement des paysans avait été de se défaire de leur armement, d'arracher insignes et cocardes, de retourner, pour les vider, poches et gibernes. Les armes ne leur étaient d'ailleurs d'aucun usage, au sein de cette multitude qui réduisait leurs bras à l'impuissance. La confusion était telle, qu'en jouant du couteau ou du sabre on eût risqué d'éventrer un ami. Même dans des circonstances favorables, la guerre des rues n'aurait pas convenu à ces villageois. Mais les conjonctures présentes étaient désastreuses. Les consciences sombraient dans un rapide de lâcheté. Terrifiés par l'implacable physionomie des pavés et des murailles, la plupart de ces ruraux, si braves d'ordinaire, perdirent le courage en même temps que la présence d'esprit et se portèrent pitoyablement vers les soldats, à la suite des suppliants urbains. Leur accoutrement, leur parler, le hâle de leurs faces, leurs mains cortiqueuses proclamaient leurs accointances avec la sédition, et les gardes les culbutaient parmi les bien vivants destinés au supplice. Toutefois, il s'en fallait que tous fussent démoralisés à ce point. La mesure adoptée par Béguinot pour trier les suspects, eut pour conséquence de réveiller l'énergie chancelante des vaillants. Une partie de la les fusillés de malines 141 les fusilles de malines foule évacuant la place, Chiel le Torse profita des vicies qui se produisaient, pour se rapprocher de ses amis, et autour cle ce noyau se rallia bientôt Line importante fraction des « sarraux bleus » partis avec ceux de Bonheyden. Voués à la mort, en dépit de leLir soumission, les défaillants rougissant d'un moment de faiblesse et ramassant la carabine ou l'outil, rentraient dans les rangs des braves. S'ils n'avaient pas été paralysés par la débâcle, Chiel et les siens n'auraient pas attendu aussi longtemps pour tenter l'évasion de cette aire cle malheur. Du moment qu'ils eurent les coudées franches et la liberté de leLirs mouvements, ils se décidèrent à agir. Soudain cinq coups de fusils partirent de la place, cinq gendarmes français roulèrent sur le carreau. A la faveur du trouble causé par cette offensive subite, sans attendre la riposte, avec une clameur assourdissante, les ruraux foncèrent au pas de course et passèrent, d'tme escousse, à travers la barricade Le troupeau, déjà bloqué et parqué dans l'abattoir, s'engouffra par la brèche à leur suite et se répandit dans les rues latérales. Mais, après une centaine de pas, s'étant écarté pour laisser passer cette ruée de fugitifs, le bataillon de Chiel le Torse s'arrêta pour protéger.leur fuite, et l'infanterie française, revenue de son abasourdissement, tomba, rue du Bruul, sur un carré de gaillards, déterminés, malgré leur infériorité numérique et leur armement précaire, à lui refuser le passage à leur tour, et à se faire tuer jusqu'au dernier plutôt que de reculer d'une semelle. Exaspérés par la résistance inopinée qu'ils rencontraient de la part de ces méprisables bagaudes, ils se mirent à tirer dessus, à coups redoublés, à les cribler de mitraille, comme s'il s'agissait de les pulvériser, de les réduire en bouillie. En dépit de la frénésie de l'attaque, ceux-ci, les fermes garçons, ne bronchèrent pas. Il en tomba déjà de ceux qu'avaient communié le prêtre et épousé les plus belles ! Leurs camarades serraient les files et se retranchaient derrière les cadavres. Au premier rang, Chiel, le Schalk, 12. Heratens et Gilles Bull chargeaient et déchargeaient leurs fusils sans perdre une seconde, et leur adresse, suppléant leurs armes défectLieuses, chaque balle portait coup. Derrière eux, se massait le gros de la troupe, moins bien armé encore, et, au centre, le jeune Tistiet déployait, en l'agitant, l'étendard rouge à croix d'or. Le moment vint où les francs-tireurs flamands brûlèrent leur dernière cartouche. Ils ne fléchirent point pour cela, continuèrent à braver la fusillade. S'apercevant de leur détresse, les Français crurent déjà les tenir à merci, et, pour en finir, fondirent sur eux, baïonnette au canon. Mais combien ils connaissaient mal ces crânes joûteurs ! Tout beau, citoyens! La partie n'est pas encore gagnée! On volis invite simplement à un nouveau jeu. Dam ! En cette passe critique, les conscrits réfractaires, trahis par leurs armes d emprunt, se sont rappelé leur honnête métier, et, simultanément, de lâcher leurs méchantes carabines pour reprendre leurs fidèles OLitils! Pioches en l'air, en garde les faulx, aux boyaux les fourches ! Le Schalk empoigne son marteau de forgeron. Rik le Blanc manœuvre du fléau et Chiel le Meunier soulève, à défaut d'un sac de farine, le corps pansu d'un gendarme. Fléau, pilon et lourde carcasse s'abattent sur les approchants. C'est donc de la blanche cervelle humaine, Chiel, que tu veux moudre aujourd'hui ! Schalk, c'est du feu liquide que tu fais jaillir de l'enclume, et, sur ma parole, ce sont des cheveux et des poils, mon brave Rik, qui restent collés, au lieu de bâle et de bourriers, à la verge de ton fléau ! Longtemps encore, nos manoeuvres auraient abattu leur effrayante besogne, si la cavalerie, après avoir opéré un mouvement tournant, n'était venue tomber sur le dos de l'intrépide équipe. Les grands sabres secouraient les baïonnettes. En quelques secondes le carnage réduisit à une dizaine, les cent braves manieurs d'outils. Sommés de se rendre, pour toute réponse les survivants continuaient leur formidable escrime en tâcherons consciencieux qui n'entendent pas voler leur salaire. Leurs forces s'épuisaient. Tant pis. Jamais ils n'avaient plaint leur peine. D'ailleurs, ce surmenage serait le dernier. Ils se sentaient mourir, sans douleur, dans le coup de feu d'un travail agréable au Ciel. Ils ne laisseraient tomber les bras qLie pour ouvrir cles ailes, et leurs ennemis ne désarmeraient que des cadavres. A la fois féroces et fervents, un sourire séraphiqLie illuminant leurs visages lubrifiés, leurs bras nus contractés par les spasmes cle la tuerie, les mains pleines d'homicides et des prières aux lèvres, ils recommandaient leur âme à Dieu en même temps qu ils rendaient aux démons celles des sacrilèges. Et le vol oblique des faulx et le jeu vertical des maillets traçaient de fulgurants signes de croix au milieu cle la nuée sanglante ! Cette poignée de pacants avait beau mettre hors de combat des pelotons entiers de réguliers, il s'en présentait toujours de nouveaLix. Chiel trébLicha sur un cadavre, perdit l'équilibre, manqua son nouvel adversaire, et fut aussitôt pris au corps et désarmé. Il suffit aussi d'un faux mouvement ou cl une parade moins prompte pour réduire au pouvoir des républicains Gilles Bull, De Golder, Heratens et quelques autres. L'Oiseleur, ayant plongé le coutre armant la hampe de son drapeau dans le poitrail d'un cheval lancé sur lui, ne put se garer à temps et, s'étant abattue, la bête expirante le renversa sous elle. Béguinot, qui avait suivi, non sans jalouse admiration, cette héroïque résistance, ordonna de surseoir à l'immolation. Il n'aurait garde pourtant de gracier ces chouans et de les traiter en prisonniers, de guerre. La haine du sophiste jacobin l'emportait sur la magnanimité du soldat. Le bourreau se substituerait simplement au général. Il les frustrait de la mort des braves et leur réservait la peine des déserteurs et des espions. Il ne fit que grandir leur prestige. A leurs lauriers s'ajouteraient des palmes autrement glorieuses ! Les meilleurs, soumis : la dernière lutte cessa. Ils n'avaient pas occupé assez long- les fusilles de malines temps les soldats pour assurer le salut cle tout leur monde. Alors s'ouvrit une furieuse chasse à l'homme. La meute débûchait le gibier, le joignait, l'acculait malgré la longLieLir cle ses randonnées. Le gros de la bande s'était réfugié entre les Bailles cle Fer. place tendue de chaînes et, par conséquent, à l'abri d'une attaque de la cavalerie, mais où vinrent les pincer en bloc quelques piquets cle fantassins. Le reste se fit arrêter un peu partout. On en repêcha qui s'étaient jetés à la nage clans la Dyle ; on en prit qu'un chaland cachait ati fond de sa cale. Les ingrats cabaretiers expulsaient sans vergogne les plus prodigues des' buveurs, et, pareils à des grives s'embarrassant dans les tenderies, beaucoup de pauvres diables ahuris, hébétés, complètement ivres, ignorant le retour des Français, allaient se jeter en titubant sur les gendarmes. Ailleurs les soldats envahissaient la brasserie, renversaient tables et pintes, cueillaient, derrière le comptoir ou le culbutis des escabeaux, le bougre trop conscient du sort qui l'attendait pour se précipiter dans la gueule des loups. Toute porte ouverte représentait une porte de salut. A la suite des fugitifs les chasseurs grimpaient les escaliers, jusqu'aux galetas, prenaient même le chemin des gouttières ou dégringolaient au fond des caves. Les baïonnettes sondaient les matelas, jaugeaient les futailles, lardaient de piqûres, harpaient, ramenaient par le fond de la culotte et non sans endommager la chair, les malheureux blottis sous les lits. Vainement, engagés dans un corps à corps inégal, les simples essayaient de s'esquiver en dépouillant leurs nippes entre les mains des soudards. Les gendarmes confisquaient la défroque et traînaient leur capture à moitié nue jusqu'à l'écrou. Latente et sournoise le matin, l'hostilité du milieu urbain éclatait à présent dans son entière hideur. Beaucoup de rustres s'attachaient aux pas des habitants, s'accrochaient à leurs basques et à leurs jupons, leur demandaient asile, mais ces Malinois qui venaient de trinquer avec eux, les les fusilles de malines répudiaient et les renvoyaient à présent comme des pestiférés. Les matrones ne se montraient pas moins inhumaines que leurs époux. Dans leur hâte à mettre la porte de la rue entre elles et ces fâcheux, elles leur broyaient les doigts crispés désespérément au vantail ainsi que ceux d'un noyé à une épave. Aucun de ces boutiquiers, de ces fournisseurs à l'âme vénale et arithmétique ne se souciait de désigner son toit à la vindicte des sans-culottes en recélant de maladroits sauveurs, de calami-teux messies. Des publicains s'avilirent jusqu'à prêter main forte aux Français, en arrêtant les fuyards dans leur course et en les maîtrisant jusqu'à l'arrivée des soldats. Incarcéré avec ses amis, dans la prison dont ils avaient extrait les nobles et les prêtres, Rik le Schalk ne pLit s'empêcher d'en faire, en plaisantant, la constatation au guichetier Verhulst. — Parbleu! disait-il, nos obligés de ce matin eurent bien raison de nous brûler la politesse. Franchement, ils ne gagnaient rien à rester avec nous ! Et, avisant un ou deux des gaillards auxquels ils avaient donné la volée : — Pas de chance, camarades, fit-il. Nous vous avons rendu presque un mauvais service. Votre affaire est claire à présent. Puis, d'un ton plus sérieux et leur tendant la main qu'ils serrèrent, non seulement sans rancune mais avec orgueil : « Nous voilà vraiment dignes les uns des autres et solidaires jusque dans la mort! » L'après-midi un calme énorme, un silence sépulcral prévalut dans la cité. Il ne restait plus trace de sédition. Des balayeurs nettoyaient la place jonchée de papiers et d éclats de verre. Au Bruul, des ménagères proprettes recuraient à grande eau ou saupoudraient de sable les pavés saigneux. On ne rencontrait dans les rues que des patrouilles prolongeant les transes des bourgeois claquemurés, et procédant, de porte en porte, à des visites domiciliaires. Sous l'œil défiant des perquisitionnaires, les maîtres du logis rivalisaient de civisme , se congratulaient à haute voix, exaltaient la déroute des pouilleux et courtisaient leurs tyrans jusqu'à piquer des cocardes tricolores à leurs bonnets de coton jouant les bonnets phrygiens. Ceux qui s'étaient compromis en frayant un instant avec les émeutiers, forgeaient un alibi, achetaient le silence des délateurs ou payaient rançon aux geôliers. On en inquiéta quelques-uns, qu'on relâcha ensuite. La politique conseillait de séparer complètement la cause des ruraux de celle des citadins et de garder à ce soulèvement la couleur d'une jacquerie. Malgré leurs platitudes et leurs palinodies, un placard signifia aux Malinois la mise en état de siège de leur ville. Durant neuf semaines les portes resteraient fermées, et personne n'aurait le droit de sortir des murs sans permission du commandant. Après la retraite les habitants ne circuleraient dans les rues que munis de lumière. « L'arbre sacré de la liberté a été coupé sur la place, le drapeau tricolore a été arraché, les prisons ont été ouvertes, le sanctuaire des lois a été violé et les archives qu'il renfermait ont été lacérées et brûlées, des républicains ont été assassinés et ces scènes affreuses se sont passées sous vos yeux ! » proclamait le rhéteur proconsulaire. A Bruxelles, la municipalité félicitait l'autorité centrale poLir cette belle victoire. Un cortège aux lumières témoignait de 1 allégresse publique et au théâtre, où on jouait une contrefaçon de Macbeth, muscadins et merveilleuses acclamaient la tyrannie préservée. QUATRIEME ETAPE Le cimetière de Saint-Rombaut. ... et au même moment les ailes noires s'arrêtèrent aussi, et formèrent une grande croix présentée par Notre Sauveur au dernier regard de son ferme soldat. (Les Fusillés de Malines, ch. iv. G. E.) Le lendemain, dans la matinée, les prisonniers entendent tonner l'artillerie. Ils apprennent que nombreux, cette fois, au point de former une armée, leurs amis ont investi la ville pendant la nuit. Béguinot vient de sortir à la tête de ses troupes. Une bataille en règle s'engage. A genoux sur les dalles de leur cachot, les prisonniers adressent au Ciel d'ardentes supplications en faveur de leur cause. L'anxiété les dévore. Sans cesse, ils interrompent leurs prières à haute voix, pour prêter l'oreille aux progrès de la canonnade. Partant de cette idée que les efforts de l'armée nationale tendront à pénétrer dans la ville, selon que la tourmente s'éloigne ou se rapproche, ils en augurent que leurs amis ont le dessous ou le dessus. Combien de fois les prisonniers tombent du plus enivrant espoir clans le plus morne abattement! A la longue, l'avantage paraît devoir rester aux patriotes. On se bat près des remparts mêmes. Oui, les insurgés 1 emportent. Leur feu, continuellement nourri, étouffe celui des Français, et à en juger par la faiblesse de leur fusillade, ceux-ci cherchent, en fuyant, à regagner la place. Reste à savoir s'ils ne seront pas taillés en pièces par les assiégeants. Mais que signifie ce fracas d'artillerie intervenant clans le lointain! Sans doute, un renfort d'insurgés pour consommer la déroute des républicains. Pourquoi, dans ce cas, la fusillade reprend-elle avec tant de vivacité de part et d'autre? Il serait étrange que cet appoint ..:______ donné à leurs ennemis eût ranimé le courage des Français ! A quelle tactique obéissent les paysans en transportant le théâtre de Faction loin de la ville convoitée? Comme tout à l'heure, la fusillade languit d'un côté Mais duquel? Sur le point de vaincre, les patriotes ont-ils fléchi subitement? A présent le feu cesse de part et d'autre et meurt sans s'éloigner. Après une demi-heure d'angoisses, durant laquelle aucune rumeur du dehors ne leur arrive plus, les prisonniers discernent le brouhaha des troupes entrant ou rentrant clans la ville. Lesquelles? Celles de la sainte cause, pour sûr. La garnison ne mettrait pas ce temps à défiler. Voilà qu'une partie se dirige vers ce quartier; sans se hâter, toutefois. Pourquoi cette lenteur? Les libérateurs touchent aux portes de la prison. Leurs pas résonnent dans les escaliers Ils approchent en grand nombre, mais toujours sans accourir ; sans s'annoncer par le moindre cri d'allégresse à ceux qu'ils viennent délivrer. Les prisonniers agenouillés se relèvent les fusillés de malines les fusillés de malines pour voler à la rencontre de leurs frères. Ils les hèlent à travers la serrure. Pas de réponse. Cependant les arrivants se rapprochent à pas mesurés. On leur ouvre. Les voilà! Guillot la Taupe, Tony Van Eylen et les autres ! Mais leur pâleur, leurs regards, leur physionomie, toute leur contenance proclame leur défaite avant qu'ils desserrent les lèvres et avant même que surgissent derrière eux les fusils de l'escorte qui les réunit aux autres prisonniers! A peine les gardiens se sont-ils retirés que Chiel, en proie à une violente exaltation, se jette au pied de Willem : « C'est ma faute, s'exclame-t-il! Mes amis, c'est moi qui vous ai perdus! Je suis cause de tout le mal. Sans ma négligence, notre cause triomphait. Criminel imbécile que je suis de m en être fait accroire par le premier ivrogne venu, qui racontait notre triomphe sur toute la ligne ! » — Non, c'est faux! Chiel s'accuse à tort. Il n'y a de coupables que nous! déclarent le Schalk et le Blanc. Chiel restait incrédule jusqu'à la dernière heure. C'est nous qui nous efforcions d'endormir sa vigi- rvnr^SlÊltÊÊÊÊtBÊ les fusilles de malines lance, et de lui faire partager nos illusions. Hélas ! Nous n'y sommes que trop parvenus ! — Va, mon brave Chiel, console-toi! disait Guillot en s'efforçant de calmer son ami. Notre malheur n'est pas irréparable. Il n'y a plus en pays flamand un seul hameau soumis aux Français. Les villes imitent les campagnes. Anvers nous appartiendra. Nous tenons toujours Lierre. Nos amis reviendront à la charge avec des troupes nouvelles. Tu n'as péché que par une trop grande confiance, mais qui pourrait t'en faire un grief? Autant alors te reprocher ta foi de chrétien! Cesse de te désoler, mon bon Chiel, et sois bien persuadé que tous, à commencer par ton ami Willem, nous aurions fait comme toi! Ces bonnes paroles ayant calmé le Torse, Guillot fit à ses amis le récit de ce qui venait de se passer. La nouvelle de la reprise de Malines par les Français avait été portée au camp de Duffel au moment où on s'y réjouissait de la réussite du coup de main tenté par Chiel. les fusillés de malines Sans perdre de temps en lamentations et en giries, sur la proposition de Guillot, on décida de marcher immédiatement sur Ma-lines et de s'en rendre maîtres pour délivrer les camarades. Le camp fut levé. Le soir même, l'armée nationale, forte d'un millier d'hommes, entourait la ville. Sans se douter de l'importance des troupes insurgées, Béguinot opéra une sortie, mais, attaqué simultanément du côté des portes d'Anvers, de Diest et des Vaches, il avait été forcé de morceler la garnison pour tenir tête aux assaillants. Servis par leur supériorité numérique, non moins que par leur bravoure, dès le prem ier engagement ceux-ci firent éprouver des pertes considérables aux Français. L'issue de l'action était certaine, la retraite allait même être coupée à la garnison, un carnage se préparait, 1 orsq u' un corps de gen darmes et d'infanterie, envoyé d'Anvers sous le commandement du chef de brigade Mazingant, pour opérer sa jonction avec Béguinot, rencontra les patriotes au Bruinkruis, près de la porte d'Anvers, les chargea avec impétuosité et mit en déroute l'armée nationale. •■a w les fusilles de malines Beaucoup de paysans auraient pu gagner Haecht et ensuite Louvain avec le gros des fugitifs ralliés par le curé de Duffel et Marguerie, mais comptant retrouver leurs amis clans les prisons de Malines, ils avaient préféré se rendre au vainqueur, après lui avoir tenu tète le plus longtemps possible. De ce nombre étaient, avec Chiel et Tony, un cultivateur septuagénaire de Leest, Philippe Van Elcke, Pierre Bos-mans et François De Becker de Keer-bergen, Ange Geerts et Jacques Rombaut de Ilever, enfin, Jean-Baptiste Selder-slaghs de Hombeek sur la Senne. L'après-midi, on mena tous les prisonniers dans une salle antique de l'hôtel de ville, où siégeaient, derrière une table drapée de noir comme un cercueil, cinq officiers constitués, par Béguinot, en tribunal, sous la présidence du chef de brigade Mazingant, le vainqueur du Bruin-kruis. L'appareil solennel entourant cette comparution, les physionomies dures et implacables, la tenue sévère de ces personnages en grand uniforme, n émurent pas outre mesure les prisonniers. Quelques heures de tourmente avaient suffi pour aguerrir et tremper le moral de ces villageois, si promptement intimidés auparavant, et, sous les regards menaçants qui les dévisageaient, aucun ne baissa les yeux. Après lecture d'un rapport, en français, sur les événements des deux dernières journées, les accusés furent mis, l'un après l'autre, sur la sellette. Le président leur posait à chacun les mêmes questions. Un employé municipal traduisait, à peu près, ces questions en flamand et donnait une version, plus approximative encore, des réponses flamandes. On demandait aux paysans leurs nom et prénoms, le nom de leur mère, leur lieu de naissance, leur domicile, leur profession. Ces noms de terriens et de terroirs flamands, prononcés à la diable par le juge et l'interprète, n'étaient pas orthographiés avec plus de soin par le greffier. Dam! on n'y regardait pas de si près avec des brigands ! L'interrogatoire des prévenus roulait, en outre, sur les motifs de leur arrestation, l'époque de leur enrôlement et de leur départ. On essayait de leur faire nommer leurs chefs, leurs compagnons, les auteurs des manifestes et des proclamations, ou ceux qui, par des discours et des conseils, les avaient engagés à s'armer contre la République. On cherchait à savoir le montant de leur solde et l'origine de leurs finances. On les confrontait avec les soldats qui les avaient arrêtés, et des bourgeois, espions et délateurs, témoignaient contre eux. Tous avouèrent, en en tirant gloire, les actes qu'on leur imputait à crime, et poussaient la crànerie jusqu'à trier eux-mêmes, parmi les pièces à conviction, les armes, les outils, les insignes qui leur appartenaient; mais tous aussi se refusèrent obstinément à désigner leurs chefs, leurs frères d'armes ou à révéler le moindre détail de leur organisation et de leurs projets. Rik le Schalk se moqua des interrogateurs en se donnant pour le Fou de la Chambre de rhétorique « la Pivoine » de Alalines. Et comme le président du Conseil lui faisait observer qu'il n'existait plus ni chambres de rhétorique, ni fous, ni « institutions d'un autre âge » : — Heu ! heu ! dit le Schalk. Vous avez beau déraciner et ravager les pivoines, on en a gardé la semence. Et quant aux fous, il en court plus que jamais ; les plus grands, les fous enragés étant ceux qui se flattent de supprimer les autres ! Quant Tistiet et Tony parurent devant la barre, ils excitèrent, chez les plus renfrognés et les plus rébarbatifs de leurs juges, un visible mouvement d'intérêt et d'admiration. Leur adolescence, leur heureuse physionomie plaidaient en leur faveur. Sans doute, on ne rencontrait pas beaucoup de conscrits d'aussi avenante et loyale mine dans les armées de la République. Mazingant se consulta un moment avec ses collègues, puis, abrégeant l'interrogatoire des deux jeunes gens, il leur tint un long discours, emphatique comme toute l'éloquence de cette époque, mais empreint d'une modération inaccoutumée. L'orateur mettait leur participation à la révolte sur le compte de leur extrême jeunesse et réduisait la gravité de la faute aux propor- les fusilles de malines tions d'une fugue d'écolier, d'un simple coup de tête. La commission militaire était prête à les gracier, quoiqu'on les eût pris les armes à la main et signalés l'un et l'autre comme se trouvant constamment à la tête des rassemblements dans Malines ou dans les environs. Il leur accorderait la vie sauve et même la liberté, s'ils promettaient, dorénavant, de rentrer dans le devoir et de joindre, dès maintenant, comme volontaires, les régiments en campagne. Il les engageait paternellement à apporter, au service de la grande cause républicaine, le zèle et l'ardeur qu'un coupable égarement, résultat de pernicieux conseils, leur avait fait prêter aux factieux, aux suppôts du fanatisme ! En s'adressant aux jeunes gens, Mazin-gant se départissait de son ton rogue et péremptoire. Tistiet et Tony auraient pu se croire, plutôt que devant un conseil cle guerre, devant un conseil cle milice appelé à se prononcer sur leurs aptitudes pour le service. L'interprète leur ayant traduit en substance cette admonestation clémente, ces les fusilles de malines tout jeunes hommes, spontanément, de commun accord, répondirent à ces avances par un refus énergique et, au lieu de répéter la formule du serment de fidélité à la République, ils s'écrièrent : « Leven de Patriotten ! Voor God en voor het Vader-land! » Tous ensemble leurs compagnons répétèrent les mêmes vibrantes et enthousiastes exclamations. — Vivent les patriotes! En voilà toujours un lot qui n'auront plus longtemps à vivre! grommela Mazingant et, sur le point de biffer de la liste fatale les noms de Tistiet et de Tony, il déposa la plume. Après un semblant de délibération, il fit donner lecture d'un long jugement élaboré d avance et condamnant les quarante et un « brigands » à être passés par les armes. L'arrêt portait que la sentence recevrait « tout de suite sa pleine et entière exécution ». Ils entendirent, sans témoigner grande stupeur, la lecture cle cette sentence draconienne. Ils comptaient que letirs amis reprendraient la ville et les délivreraient avant le lendemain. Ils se laissèrent reconduire à la prison, docilement. Beaucoup prirent leurs dispositions pour la nuit. Harassés par trois nuits blanches et près de trois journées d'excitation et de fatigues, ils ne tardèrent pas à s'endormir aussi tranquillement que dans leurs granges et leurs soupentes. Au dehors, cependant, se réglaient les préparatifs de leur supplice. Avant de repartir pour Bruxelles, Béguinot avait laissé des ordres détaillés et précis afin que cette exécution fût entourée d'un appareil redoutable. Ainsi, pour augmenter l'effet de terreur, devait-elle avoir lieu cette nuit même, à la lueur des torches, avec le concours de toute la garnison. Depuis la séance du Conseil de guerre, aux quatre coins de la Grand'Place, se tenait une pièce de canon flanquée de ses servants, la mèche allumée. Le quart après dix heures, une escouade de soldats se rendit à la prison, avec mission d'en extraire, pour les conduire au n. supplice, un premier convoi de quinze condamnés. On réveilla ceux qui dormaient et on les fit marcher sans rien leur dire de leur destination. Les paysans n'auraient jamais cru ces soldats bien armés capables d'assassiner de sang froid des ennemis sans défense. Les bourreaux mêmes chôment pendant la nuit. A quelques paroles surprises de la conversation des guichetiers avec les soldats, les condamnés pensèrent qu'on allait les diriger sur Anvers. En conséquence, ils se munirent cle leurs menus bagages renfermés dans un foulard de cotonnade et du bissac contenant leur reste de pain bis. Ils cheminèrent entre deux rangs de soldats et de porteurs cle torches. Une escouade ouvrait la marche, une autre la fermait. Ils arrivèrent dans cet ordre au cimetière cle Saint-Rombaut. Là, on adossa ces quinze hommes, au mur de l'église, à environ un mètre l'un de l'autre, et six soldats s'alignèrent à dix pas, en face de chacun des condamnés. Devinant alors seulement la vérité, chez beaucoup de ces pauvres diables que HEHE1 , ..........-i_____ les fusilles de malines n'échauffait plus l'entrain de la prise d'armes et de la bataille, une réaction s'opéra; l'instinct de la conservation reprit le dessus. Des scènes atroces se produisirent. Plusieurs tombèrent à genoux, invoquèrent le Ciel, se traînèrent jusqu'aux pieds des exécuteurs, essayèrent de leur embrasser les mains. Ne parvenant à les apitoyer, ils réclamèrent l'assistance des .Malinois accourus en spectateurs et chez qui la curiosité l'emportait sur la poltronnerie. Les cavaliers avaient peine à tenir à distance ces badauds féroces. L'officier chargé de ce vilain service, sentant peut-être fléchir son courage, coupa court à ces scènes, brusqua la représentation en commandant : « Feu ! » On avait désigné pour cette répugnante besogne, les soldats mal notés, traînards, soudrilles, rebut de l'armée, piètres tireurs par dessus le marché. Par malheur aussi, pour les condamnés, il bruinait. Le vent éteignait les falots ou rendait leur lueur plus tremblotante encore, ce qui mettait les soldats accessibles à un sentiment de miséricorde, dans l'impossibilité de bien viser. Les cabrioles auxquelles se livraient les misérables empêchaient aussi le peloton d'exécution de dépêcher proprement sa besogne. Les fusils crépitèrent avec un bruit de toile qu'on déchire. Plusieurs paysans ne furent que blessés ou simplement éraflés. Ils se roulèrent par terre et se débattirent dans d'atroces contorsions. Une deuxième décharge générale ne mit pas encore fin à ces affres. On entendait gémir. Des membres remuaient. Les soldats se rapprochèrent des agonisants et, à coLips de pistolet et cle sabre, les réduisirent au silence et à l'immobilité. La foule des curieux, semblait à peine moins immobile, moins silencieuse que les morts. Quinze ombres mamelonnaient cle tertres l'herbe du cimetière. A côté de ces formes humaines, gisaient des ombres accessoires : un bissac, une gourde, un paquet de hardes. Tandis que dragons et chasseurs à cheval demeuraient autour du cimetière, les fantassins accompagnés des porteurs de les fusilles de malines torches allèrent chercher les quinze victimes suivantes. Celles-ci avaient continué de dormir, lourdement, du bon sommeil qui suit les journées cle semailles ou de fenaison. Le bruit des fusils et les lamentations des suppliciés n'étaient pas arrivés jusqu'à la prison. Les gars se levèrent, emportèrent leur pauvre bagage, sans entretenir plus d'appréhension que les premiers. Mais au terme du trajet leur détresse fut autrement terrible. Les corps des pauvres diables étendus par terre apprirent à leurs compagnons le sort qui les attendait. On ne les réveillait que pour les endormir d'un sommeil bien autrement profond! On n'entendait pas la respiration des dormeurs, et jamais chambrée cle valets et de journaliers, lourde de sueurs et d'haleines, n'effluait cette écœurante odeur d'abattoir et de boucherie! On aurait même dit que le halo entourant la flamme des torches et avivant leur rougeur, provenait cle sang évaporé. Quoique, pour éviter les horreurs précédentes, l'officier eût rapproché les soldats de leurs cibles, ils se montrèrent plus maladroits encore qu'à la première série et s'y reprirent jusqu'à trois fois, en s'aidant finalement du sabre et des pistolets, pour arrêter le râle et les palpitations tenaces de ces pauvres corps. On fut quérir, avec le même appareil, les onze qui restaient. C'étaient les meilleurs, les vrais, les braves des braves, savoir : Willem Tuyt-gen, Jean Michel Van Rompaey, Henri Schalenberg, Henri Heratens de Bonhey-den; Jean-Baptiste Vervloet et Antoine Van Eylen d'Elewyt; Gilles Bull de Sen-negat, De Golder de Malines et Pierre Bosmans de Keerbergen. En arrivant sur le sinistre préau, jonché déjà de trente cadavres, ne pouvant les enjamber tant ils étaient rapprochés, forcés de les fouler,- de patauger dans leur sang, ces dignes garçons, mus par un même sentiment de piété et de vénération, laissèrent leurs sabots à l'entrée de la place pour ne point trop peser sur ces restes. Ainsi se déchaussent les manouvriers avant de pénétrer dans la grand'chambre de la ferme, orgueil de la bazine. C'est dans ce cortège de la mort que consistait le véritable supplice. Les plus stoïques eussent senti leurs nerfs se révolter à l'aspect de ces dépoLiilles inanimées, de cette chaude et luxuriante floraison humaine, brutalement fauchée et vouée avant sa maturité à la pourriture souterraine ! Mais entre tous ces jeunes hommes, nul plus que Chiel le Torse ne devait ressentir l'anomalie, l'arbitraire atroce de cet attentat à l'œuvre du Créateur. Aucune nature ne proclamait aussi plantureusement que celle de Chiel ses droits à la vie, à de longs jours sous le ciel natal, aucune nature ne devait se cramponner aussi opiniâtrement à l'existence ! Son esprit ouvert et lucide, sa conscience sans reproche, sa santé robuste, sa superbe musculature, tout ce qu'il y avait en lui de sève, de ressort, d'énergie, protestait contre cette suppression cle son être, contre ce trépas anticipé, contre cette annihilation d'un corps d'élite bâti pour durer un siècle. Cet homme qui, la veille, dans le combat, avait affronté mille morts, mais les mains libres et certain de n'expirer qu'en se vautrant sur une litière de cada- vres ennemis, ne pouvait se résigner à se laisser saigner comme une ouaille, sans se défendre, en tendant même la gorge aux bouchers. Soudain il écarta les toucheurs qui l'acheminaient vers la fatale muraille et fonça en avant, tête baissée, taureau qui se retourne contre les abatteurs. Il troua un premier rang de soldats, mais la haie était double et les hommes du second rang lui barrèrent le passage et se jetèrent sur lui. Continuellement il échappait à leurs étreintes. Tenu par les mains, il ruait; saisi par les pieds, il mordait, et telle était sa vigueur herculéenne, que désespérant s'en rendre maîtres, les soldats se virent dans l'alternative de devoir le sacrifier sur plaçe. Enfin on l'assomma d'un coup de crosse sur la tête et on profita de son court étourdissement pour le ligoter et le ramener auprès des autres patients. Mais il ne cessait d'invectiver ses bourreaux et, dans sa rage, s'oubliait jusqu'à blasphémer et à désespérer de Dieu. — Chiel ! Chiel ! Ne fais pas comme le mauvais larron! l'adjurait Guillot. Songe à ce que souffrit le divin crucifié ! les fusilles de malines A ce reproche, le Torse cessa de regimber. Il se détendit. La crise se résolut en d'abondantes larmes. Derrière le voile de ses yeux, le rude garçon meunier vit se dresser le moulin, chantier de son énergique et manuel travail, le cher moulin entre Rymenam et Bonheyden. Isolé comme une vedette, de la chaussée les passants apercevaient ses ailes aussi noires que celles des chauves-souris, au-dessus d un rideau de sapins, devant lesquels régnait, au milieu d'une étendue de bruyères et de genêts, une mare glauque toujours coassante de grenouilles pâmées à fleur d'eau ou à cropetons sur les larges feuilles des nènufars. C'était un moulin très vieux et très noir. Il parut à Chiel plus vieux et plus noir que d'habitude et ses ailes tournaient par saccades comme au rythme des sanglots du meunier... Les soldats prenaient leurs distances et s'alignaient pour la dernière fusillade. Rik Schalenberg, facétieux jusqu'à la fin, — n'avait-il pas promis à ses camarades, là-bas, de les distraire aux heures critiques ? — Rik le Schalk, cria aux soldats : — Un instant !... que je fasse place à vos balles ! Et il se déboutonnait, voulant se donner le suprême plaisir de traiter les Français comme il avait traité leurs placards à Bonheyden. Guillot la Taupe comprit son idée et ne put réprimer un sourire ; mais au seuil de l'éternité une certaine décence lui semblait de mise. — Rik ! se contenta de dire doucement Guillot au loustic en levant la main vers le Ciel. Le Schalk se rajusta d'un air boudeur : « Tu es bon, toi! On prend ses précautions avant de partir en voyage ! » Mais se ravisant aussitôt et pressant les mains de son chef : — Au fait, tu as raison, Willem. Ce n'est plus la peine Nous touchons à l'étape où nous serons allégés pour du bon. Autant alors abandonner cet engrais-là en même temps que le reste de notre guenille... Puis, ils auraient pu croire que je mourais en sans-culottes... Les amis se donnèrent une suprême accolade et se recueillirent, en posture de se présenter devant leur juge. Sans s'appuyer au mur, le corps droit et fier, la tête levée, la jambe avancée pour mieux prendre son aplomb, son feutre à la main, ses abondants cheveux noirs satinés comme le pelage de la taupe lui retombant sur le front en mèches ébouriffées, son franc et droit regard arrêté sur les canons des fusils, Willem Tuytgen, le fils du bourgmestre, semblait aller au devant de la mort. D'une voix ferme il s'écria : « Voor God en het Vaderland ! » Les éclairs jaillirent des fusils avec un accompagnement de tonnerre grêle qui étouffa le bruit sourd des balles perforant les poitrines. Tistiet et Tony s'étaient tenus embrassés et au moment où les soldats épaulaient, Tistiet avait essayé de protéger son ami de son corps. Mais chacun fut mortellement atteint. Pivotant sur eux-mêmes, ils glissèrent lentement le long du mur, les bras se délacèrent, ils se détournèrent l'un de l'autre ainsi que deux frères inséparables qui se sont souhaité le bonsoir. Ils tentèrent de ramener leur blouse sur leur visage, puis, n'y parvenant pas, se cachèrent la tète sous leur bras replié. On les avait souvent vus ainsi, allongés côte à côte, le brun Oiseleur et le blond Joufflu, dans les guérets dorés, à midi, l'heure de la sieste des moissonneurs, et comme ils se garantissaient alors contre les rayons trop brûlants du jour, maintenant ils cherchaient à se défendre du froid de l'ombre éternelle. Plus heureux que les trente autres, pour ces onze braves le premier coup avait été le coup de grâce. Quelques secondes au plus, les fonds et les horizons de leurs payasages familiers s'éloignèrent, se fondirent, décrurent jusqu'à disparaître dans le vide. Emportés dans une course rapide, il nous semble que ce soit la campagne traversée qui nous fuit et se dérobe, alors que nous-mêmes dévorons l'espace... Eux, avaient dévoré la vie ! C'était eux qui passaient. Les ailes du moulin de Chiel tournèrent de plus en plus lentement, le tic-tac du moulin de Chiel et les battements du cœur de Chiel se confondaient, se ralentissaient ensemble, s arrêtaient en même temps, et au même moment les ailes noires s'arrêtèrent aussi et formèrent une grande croix présentée par Notre Sauveur au dernier regard cle son ferme soldat... Un seul survivait cependant; Chiel De Golder le batelier : A peine effleuré par une balle, il eut la présence d'esprit de se laisser tomber et, après quelques minutes de complète immobilité, il profita de l'entassement des cadavres autour de lui, pour se traîner à quatre pattes en dehors de la zone éclairée par les torches et arriver à se perdre dans la foule. Déjà il approchait de la ligne des curieux, il touchait au salut. Les specta-teui's haletants, qui avaient vu ramper cette masse noire, allaient doucement s'écarter et le masquer derrière leurs files. Mais une femme que démangeait cette rage d'indiscrétion, ce besoin cle tout déceler, communs à la généralité de ses pareilles, ne put réprimer un bruyant mouvement des lèvres en même temps que du doigt elle montrait machinalement le malheureux aux soldats en train de débourrer leurs fusils. Les bourreaux coururent à l'évadé et le sacrifièrent dans les rangs même des spectateurs. Un sourd grondement, une huée mal contenue, s'éleva de la multitude, jusqu'alors témoin impassible sinon complaisant de ce massacre. La conscience populaire allait-elle enfin protester? Commençaient-ils à se douter, les glabres citadins, que ces bons pacants de la campagne circum-voisine, ces simples, abattus, de sang froid, comme une volée de pigeons, étaient — mieux que des hommes, plus que le prochain, —• des compatriotes et des frères; que cette blonde et rose chair à fusils français, que ces rondes et larges cibles de chair épanouie, représentaient la fleur de leur sang, le meilleur de leur race ! L inepte action de cette boutiquière acheva d'édifier les Malinois sur leur propre lâcheté. Mais il était bien temps de s'opposér à présent à ces horreurs. L'immolation était consommée. Honteuse, rougissant d'elle-même, une grande partie de les fusilles de malines la foule s'écoula en silence, s'évitant les uns les autres comme des complices qui se méprisent et se font mutuellement horreur. La misérable commère, aussi bourrelée de remords que Judas, s'était empressée d'abandonner la place. Une légende veut qu'elle devint folle et que, maudite dans sa descendance, plus jamais le malheur ne sortit de sa maison. Quarante et un cadavres gisaient sur le champ de repos converti en champ de supplice. Ecartant par moments les nuages qui la voilaient de leurs crêpes funéraires, la lune montrait sur le mur gothique, éraillé, labouré par les projectiles, un étrange espalier, un plant de vigne qui avait crû spontanément ; des lambeaux de haillons, des chairs déchiquetées, des portions de cuir chevelu, des éclisses d'os fracturés, s'étaient aplatis contre la paroi et dessinaient des sarments et des enlacements feuillus, où les caillots et des gouttes de sang jouaient les grappes de raisins. La garde des morts ayant été confiée au gros des troupes, une escouade pilotée par quelques porteurs de falots se rendit au logis du fossoyeur métropolitain. Introduits, après force sommations et bourrades, dans un réduit humide et plein de touffeur, le gradé commandant la patrouille apprit au terrassier macabre la corvée que la République réclamait de son civisme. Mais le minable bonhomme se rebiffa avec une vivacité inattendue, alléguant que lui, Pierre-Joseph Gooris, n'ayant jamais inhumé que les prélats et prudes gens de la ville, ne pouvait, après soixante ans d'honorables services, salir ses mains et ses outils à des voiries de manants ! Les Jacobins, peu démontables cependant, demeuraient pantois devant si fantastiques scrupules de dignité et, dérogeant à leurs habitudes, se retirèrent sans violenter cet aristocrate cl une espèce encore inconnue! Ils se rabattirent sur une troupe cle bourgeois qu'ils cernèrent et contraignirent à creuser la tranchée destinée aux fusillés, en mettant précisément aux mains des fossoyeurs improvisés les bêches et les houes abandonnées par les paysans ! Avant d'enterrer les victimes, les soldats les fouillaient, retournaient leurs poches, commençaient par s'approprier quelques pauvres bijoux, et, de prise en prise, en arrivaient à les dépouiller de leurs nippes, à les mettre complètement à nu. Suivant un usage répandu parmi nos gens de mer, l'aide-batelier De Golder portait de petits anneaux d'argent aux oreilles. Pour aller plus vite en besogne, les profanateurs tiraient si brutalement sur ce précaire objet de leurs convoitises, que le lobe se fendit et qu'ils ramenèrent un bout d'oreille accroché à la bélière. En procédant à ces rapines sacrilèges, les soudrilles, mises en verve par quelques rasades et leur entrevue avec l'impayable fossoyeur, plaisantaient les infortunés possesseurs de cette quincaillerie, et ne trouvant plus rien à leur arracher, se livraient môme à d'infâmes mutilations sur ces cadavres. Enfin, ils prirent les fusillés par les pieds, les traînèrent jusqu'à la tranchée, les y précipitèrent, pêle-mêle, et sautèrent à talons joints dans la fosse pour mieux les tasser; puis, ayant recouvert le tout de quelques pelletées de terre, ils finirent par danser une carmagnole féroce sur le remblai. De loin, en voyant tournoyer et vaciller les torches entre leurs mains, on aurait dit d'un sabbat ou de quelque danse du scalp. Or, ces quarante et un blousiers du pays de Malines furent les premiers martyrs de la cause patriale. Une chronique sommaire, un froid procès-verbal consigné dans les archives de la ville, ne nous a perpétué leurs noms qu'en les estropiant, et l'annaliste n'a pas songé davantage à rebouter l'orthographe de leurs paroisses d'origine. De monument, bronze ou marbre? Point. Ni pierre tumulaire, ni même de croix expiatoire. Mais qui donc, en dehors des archéologues qui leur portent un intérêt professionnel, et témoignent à leur endroit une docte et frigide curiosité, entendit jamais mentionner ces obscurs pâlots ! A la différence des classiques victimes du duc d'Albe, ces va-nu-pieds marchèrent à la mort sans marcher à la postérité. Moi, qui chéris et vénère la mémoire de ces patriotes impolitiques, j'essayai de fixer IBWTOiriWff les fusilles de malines leurs traits et de reproduire leur rôle en ces pages votives. A cette fin, je ne recourus point à des incantations redoutables. Aux cœurs aimants, l'intensité de la tendresse suffit pour conjurer les élus. Non, j'ai simplement entrepris le pèlerinage aux campagnes qu'ils hantèrent. Là, m'étant imprégné de leur atmosphère natale et cle l'immuable mélancolie de leurs garigues ; convaincu de l'atavisme des terriens autant que de la perpétuité du terroir, j'ai retrouvé la chair de leur chair et le sang clé leur sang! Que de fois, en cette arrière-saison, aux lueurs d'un couchant qui transforme en rubis les améthystes des bruyères, à cette heure humide et crépusculaire, où les voix des angélus prennent de rauques intonations de tocsin, ai-je pressenti l'approche d'une occulte présence, exaspérant encore l éloquence farouche et la poésie troublante de ce pays suggestif entre tous! Dédaigneuses du ciel même, les âmes nostalgiques revenaient à leur patrie terrestre et chez un plastique moissonneur, les fusilles de malines chez un braconnier qui me dévisageait au passage et me saluait d'un pathétique bonsoir, je retrouvais la voix passionnée, les yeux héroïques, les lèvres frémissantes, l'allure intrépide, l'incarnation complète des fusillés du 23 octobre 1798. Bruxelles, 18 août 1890 PIECES JUSTIFICATIVES Extrait des Chroniques Malinoises de 1798 à 1814. Mechelen 21 october 1798. Eenen alderdroefsten voorval is hier binnen Mechelen geschiet ter oorzake van de requisitie van het jaer 7 der Fransche Republiek welke droeve is geschied als volgt : Zondag den 21 october 1798 verzamelde op de dorpen in het ronden dezer stad eene me-nigte van jongelingen toebehoorende aan de vijf classen der requisitie die als gevraegt was door de wet voor soldaet te dienen onder de fransche troupen ; men hoorde den zelven zon-dag avond op verscheyde dorpen het stormen der klokken, met geschreeuw en getrommel, hetwelk duurden den geheelen nagt, maer 's maendags wezende den 22 derzelve maand trok het ligt garnisoen dat hier lag, hier uyt, langs de Antwerpsche poort om te vervolgen, aile degene die hun in de waepens gesteld had-den of bijeen vergaedert waeren om hun te stellen tegen de zoogenaemde requisitie, maar terwijlen het militair uyt de stad getrokken was, zag men langs de Lovensche poorte eene menigte van gewaepende en ten deele onge-waepende boeren hier binnen komen tusschen half hacht en hacht uren met trommelen en blazende hôrens en trok langs de Hanswijck, L. Vrouwe straet en Guide straet en ijzere Leene troupsgewijs naar de groote Kerk alwaer een deel van dezelve den boom van vrijheyd afkapte die geplant was in het midden derzelve, een deel van dit rot begaf hun buiten de Diester-sche poort naer het fransche poeder magazijn dat stond ten deele in houd op het kleyn gesloten bolwerk naer den kant van de Lovensche poort en plunderden hetzelve, een ander deel derzelve begaf hun naer het gevangenhuys die met gewelt den scipier Verhulst dwongen om aile de gevangene los te laten met bedrey- les fusilles de malines ging van zijn leven indien hij hetzelve wey-gerde en dewelke ook seffens los gelaeten zijn, van daer liepen zij naer het Stadhuys om aile de kerste boeken te verscheuren maer inge-raekt zijnde op den bureau van Vermeulen huy-devetter die dan vrederegter was, verscheurde aldaer aile papieren werpende de Slukken door de venster op de straet, en andere liepen naer de huysen van degene die in bediening waren hun uytscheldende met duuzende verwijtingen. Eenige van dezelve waren op St-Rombouts thoren geraekt en tusschen negen uren en half tien begonsten zij op denzelven te stormen, alsdan kwam te been en naer de merkt geloo-pen met menigte en in denzelven oogenbliek komteenenfranschen j aegerlangsdeDiestersche poort hier binnen gereden en gekomen zijnde niet wetende als dat de Stad in opstand was ; tôt ontrent den halven van de merkt riep den eenen boer op den anderen schiet ! en seffens ontfing hij eene menigte van geweer scheuten naer hem, waar op hij ongehindert in vollen galop de Diestersche poort uytgereden is ; een weynig hiernaer zag men eene menigte van volk afkomen met een vernagelt stuk kanon, trok naer de Minderbroeders gang omtrent St-Rom-bouts thoren alwaer den bureau was van den Borger Vanden Berg, brandewijn stoker woo- nende op de veemerkt « in den Rooden helm j> alsdan ontfanger der Contributies, maer alzoo de poort van den gang gesloten was, en met het kanon niet konnende schieten, beklommen zij den muer met op malkanderen te staen en alzoo daer in geraekt zijnde, opende de poort en drongen met geweld in huys, waer voor desen, de moeder der Minderbroeders woonde, en daer den bureau was van den genaemden Vanden Berg, en namen weg het weynig dat daer was. Maer in den grootsten woel, zijn twee borgers langs de Koey poort vertrokken naer het fransch garnisoen dat hier uyt getrokken was, die den Commandant derzelve waer-schouwde van ailes hetgene in de Stad gebeur-den, welke met naemen waeren Charles Sque-din, meester van den bureau der logementen en Antonius Yan Keerbergen huissier, tusschen welken tijd verscheyde borgers nog geloopen zijn, naar het huys van den bovengenaemden Vanden Berg, om hun gegeven gelt der Contri-butiën terug te eysschen, maer rond tien uren van den zelven morgend, drong het zelve garnisoen wederom de Antwerpsche poort in, met den toom in den mond, met de sabel in de eene hand en het geweer in de andere. Twee kwae-men vooruyt gereden de Stad in, recht naer de merkt, waer op het oproerende en bijeengeko- men volk hun op de vlugt begaven, worpende hun geweiren en stokken op den grond, waer door een menigte gepakt zijn en op het gevangen-huys gezet ; hier en daer is er ook al eenige borgers gekapt naer hun huys gaende, en op weynigen tijd was ailes stil en gerust. Des namiddags omtrent den avond wierd gepubli-ceert dat de Stad in beleg verklaert, diensvol-gens de Stadspoorten negen weken gesloten bleven ; zoodat niemand uyt de Stad konde gaen zonder een schriftelijk biljet van den Commandant. Den dag daer naer wesende 23 octobre 179S (2 Brumaire) vergaederde hier naer middag eenen krijs-raed die vonnisten ter dood een-en-viertig van de gene die den gepasseer-den dag gepakt waeren, en op de bezonderste hoeken van de merkt stond het kanon met kannonniers met de brandende lonten, ende het garnizoen onder de waepenen, welke ongeluk-kige des avonds het kwaert naer tien uren, de eerste vijftien, van het gevangen huys gehaelt zijn, tusschen twee linien van soldaeten met brandende tortsen, en wagt voor en agter geleyd zijn naer St-Rombouts Kerkhof, niet wetende dat zij aldaer zouden ter dood gebracht worden, want vele van deze naemen hun brood datsij hadden, mede, niets anders denkendeofzij les fusillés de malines les fusilles de malines wierden op Antwerpen getransporteert. Maer aldaer gekomen zijnde en hoorende dat zij moesten doorschoten worden, riepen om bij-stand den hemel aen, en seffens is het teeken gegeven en zijn aile aldaer doorschooten. Naer de eerste executie hebben zij wederom vijftien andere gehaelt en dan nog elf. Welke eenenviertig menschen op eene halve uer daer hun leven gelaten hebben. Het is niet moge-lijk te beschrijven het droevig gehuyl en ge-schreeuw van deze ellendige. Onder dezelve was er eenen of twee die ziende hun droevig eynde, hun lieten vallen voor dat de scheuten op hun gelost wierden, deze zijn daar doorschooten ; geheel het kerkhof en den omtrek derzelve was afgezet met soldaeten en terwijlen die een en viertig dooden menschen daer lae-gen, gingen eenige ligte borgers die de fakke-len droegen, met eene wagt van franschen, naer het huys van Pet. Jos. Gooris, grafmaeker van St-Rombauts, om hem met gewelt te dwingen van die dooden komen te begraeven, hij zeggende, dat indien imand konde getuygen dat hij dit voor desen gedaen hadde, hij gereed was het te doen en dat den grafmaker woonde op het algemeen kerkhof buyten de Stad, en het direct nog indirect zijn werk niet en was; — hierop zijn zij aile vloekende weg gegaen en hebben onder hun eenen grooten put gemaekt en naer hun aile berooft te hebben van dat zij aen hadden, zijn altemaal in een en hetzelve graf gedompelt, tôt schrick en verbaestheyd van aile de inwoners dezer stad is hetzelve geschied. Op waerheyd alzoo dit geschreven is. Texte du Jugement de la Commission militaire. Ce jourd'hui 2 brumaire, an -j™ de la République française, une et indivisible. La commission militaire, créée en vertu de la loi et composée des citoyens Mazingant, chef de brigade, président; Chameau, chef de bataillon, Lefebvre, capitaine, Carnaud, capitaine, et Da-lon, sous-lieutenant, tous nommés par le général de brigade Béguinot, commandant les départements de la Dyle, de Jemmappes et des Deux-Nèthes. La Commission convoquée à l'effet de juger les auteurs, instigateurs et complices de la révolte qui a éclaté à Malines et environs, tous pris les armes à la main dans les rassemblements contre lesquels s'est portée la force armée. ! (iï ■ ■ ' -■ les fusilles de malines La séance ayant été ouverte, et lecture donnée du procès-verbal d'information, le Président a fait amener les prévenus au nombre de quarante-un et leur a fait particulièrement prêter interrogatoire; La Commission, après avoir entendu les accusés dénommés ci-après, savoir : 1. Philippe Vanelcke, 70 ans, fils de Jean et d'Anne Brekaers, natif de Liest, y domicilié. 2. Jean Sleutz (Sluyts), 56 ans, fils de Pierre et de Marie Wins, natif de Elewyt, y demeurant. 3. Jean Teurfs, 21 ans, fils de François et de Claire Timermans, né à Muysen, y demeurant. 4. Jean-Michel Van Rompoy, 33 ans, fils de Matthieu et de Marie Gorens, né à Bonheyden, y demeurant, 5. Henri Schalenberg, 28 ans, fils de François et de Jeanne Vanoten, naiif de Bonheyden, y demeurant. 6. Marc Vanderseypen, 38 ans, fils de Jean et de Pétronille Getz, né à Hornebeck (Hoore-beke, près d'Audenarde), domicilié à Ilever. 7. Henri Grevarts (Gevaeris?), 42 ans, fils de Christian et d'Anne Balieux, natif de Saven-them, domicilié près de Malines. 8. Henri Iieratens, 24 ans, fils de Charles et de Claire...., né à Bonheyden, y demeurant. les fusilles de malines 9. Baptiste Geelaerts (Geeraerts), 35 ans, fils de Jean-Baptiste et de Susanne Verbiest, natif de Perck, y demeurant. 10. Antoine Vaneylen, 19 ans, fils d'Antoine et de Pétronille Culemans, natif d'Elewyt, y demeurant. 11. Jean-Baptiste Vervloet, 19 ans, fils de Pierre et d'Anne Lésinel, né à Hewys (Elewyl), y demeurant. 12. Corneille Briets. 28 ans, fils de François et d'Anne-Catherine Desanges, né à Sumegt (?), département des Deux-Nèthes, y demeurant. 13. Gilles Bull, 36 ans, fils de Jacques et d'Elisabeth Van den Broeck,né à Campenhout, domicilié à Sumegaet (Sennegat). 14. Pierre Goossens, 41 ans, fils de Jean et d'Elisabeth Praes, né à Wavre-Sainte-Cathe-rine, domicilié à Reymenand (Rymenam). 15. Ange Geets (Geerts?), 25 ans, fils de Corneille et de Catherine Vanhoeren, né à Iiever, y demeurant. 16. Antoine Lambrechts, 31 ans, fils de Rom-baut et d'Elisabeth Keulemans, né à Heren, département des Deux-Nèthes, y demeurant. 17. Jean-André Papen, 20 ans, fils de Pierre et de Thérèse Hontens, lié à Westerloo, domicilié à Bruxelles. 18. Joseph Boeten, 26 ans, fils de Jean et d'Elisabeth Vanolken, né à Keerberghen (Dyle), domicilié à Reymenand. 19. Jacques Villeux, 26 ans, fils de Jean et de Marie Vervloet, né à Keerberghen, domicilié à Reymenand. 20. Michel de Golder, 26 ans, fils de Gilles et de Barbe Mater, né à Bruges, domicilié à Malines. 21. Guillaume Meussemans, 39 ans, fils de Pierre et de Barbe Leviaux, né à Humbeck (Deux-Nèthes), domicilié à Hombeck. 22. Pierre Jacobs, 49 ans, fils de Jacques et d'Anne-Marie Mulder, né à Liesens, domicilié à Wavre-Sainte-Catherine. 23. Pierre Verlieven, 23 ans, fils de Guillaume et d'Elisabeth Gonon, né et domicilié à Hever. 24. Guillaume Peeters, 32 ans, fils de Jean-Baptiste et d'Anne Verlinck, né et domicilié à Malines. 25. Gérard Meutendeck, 49 ans, fils d'Adrien et d'Elisabeth Deremmé, né à Hynhoremen en Hollande, domicilié à Malines. 26. Henri-Joseph Knops, 22 ans, fils de Jean-Baptiste et de Pétronille Dénoué, né à Malines et y domicilié. 27. Jean-Bapiiste Van der Auwera, 20 ans, fils de Jean-Baptiste et de Jeanne Jacobs, né à Muysen, y domicilié. les fusilles de malines 28. Jean-Baptiste Peeters, 22 ans, fils de Jean et de Thérèse De Vos, né et domicilié à Muy-sen. 29. André Lemmens, 36 ans, fils de Jean-Baptiste et de Jeanne De Boester, né à Desmert (Deux-Nèthes), domicilié à Reymenand. 30. François De Becker, 28 ans,fils d'Antoine et de Marie De Peuter, né à Walher (W'alhain?), dép. de la Dyle, domicilié à Keerbergen. 31. Pierre Bosseman (Bosmans?), 26 ans, fils de Jean et de Jeanne Van Wyck, né et domicilié à Keerberghen. 32. Jean Geez (Geerts?), 26 ans, fils de Jean-Baptiste et de Françoise Faucominy, né à Malines, y demeurant. 33. Henri Dewys, 65 ans, fils de Jean et de Barbe Soomers, né à Eppeghem et domicilié à Malines. 34. Jean-Baptiste Knops, 23 ans, fils de Jean et d'Anne-Marie Flashuyt, de Vilvorde, demeurant à Malines. 35. Guillaume Tuytgen, 31 ans, fils d'Henri et d'Anne Smetz, né à Malines, domicilié à Bonheyden. 36. François Tilleux, 60 ans, fils de Pierre et de Marie Gellem, né et domicilié à Malines. 37. Jacques Rombaut, 24 ans, fils de Jacques et de Jeanne Geets, né à Hever et y domicilié. 17 38. Adrien Van der Kaux, 28 ans, fils de Laurent et de Gertrude Antoine, né et domicilié à Malines. 39. Jean-François Kasseux, 27 ans, fils de Rombaut et d'Anne-Catherine Kasseux, né et domicilié à Malines. 40. Pierre-Joseph Teuget, 46 ans, fils de Joseph et de Pétronille Van Beveren, né à Hum-beck et y domicilié. 41. Jean-Baptiste Selderslaghs, 23 ans, fils de Liévin et d'Adrienne Dennuya, né et domi-lié à Humbeck. Reconnaissant qu'ils ont fait partie de rassemblements et qu'ils ont tous été pris les armes à la main, les déclare à l'unanimité coupables de révolte et attentat contre la République, et les condamne comme tels à la peine de mort, conformément aux articles I, II, III du titre icr de la 2rae section du code des délits et peines du 25 septembre 1791 : Article premier. Tout complot et attentat contre la République sera puni de mort. Article second. Toutes conspirations etcomplots tendant à troubler l'Etat par une guerre civile en armant les citoyens les uns contre les autres, ou contre l'exercice de l'autorité légitime, seront punis de mort. Article trois. Tout enrôlement de soldats, levée de troupes, amas d'armes et de munitions, pour exécuter les complots et machinations mentionnés en l'article précédent; Toute attaque ou résistance envers la force publique agissant contre l'exécution des dits complots ; Tout envahissement de ville, forteresse, magasin, arsenal, port ou vaisseau, seront punis de mort. Les auteurs, chefs et instigateurs des dites révoltes et tous ceux qui seront pris les armes à la main, subiront la même peine. ORDONNE que le présent jugement aura de suite sa pleine et entière exécution, et qu'il en sera envoyé une expédition au général commandant les départements de la Dyle, de Jemmappes et des Deux-Nèthes. Ordonne en outre l'impression , l'affiche et la distribution du dit jugement au nombre de 3,000 exemplaires en langue française et flamande, et que la plus grande publicité lui sera donnée dans les départements qui sont le théâtre de la révolte et environnants. Fait, clos et jugé sans désemparer, en séance publique, à Malines, les jours, mois et an que dessus, et les membres de la Commission ont signé la minute du jugement. Signé : Mazingant, Chameau, Lefebvre, Carnaud et Dalon. La pièce officielle porte : « A Bruxelles, de l'imprimerie républicaine, placé de la Liberté, hôtel du Lotto. » En tête : « Egalité, liberté. » On a omis fraternité, le mot n'étant pas de circonstance. ma my m Extrait du Rapport de Lévêque, commissaire central, au Ministre. Anvers, le 6 brumaire an 7. Le Commissaire central près le département des Deux-Nèthes. Au Ministre de la Police Générale. Citoyen Ministre, Ce que j'avais prévu dans ma lettre du 29 vendémiaire dernier (20 oct.) ne s'est que trop réalisé. Le 30, qui était en même temps un jour de dimanche, a vu éclater une rebellion furieuse sur presque tous les points de ce dépar- 204 les fusillés de malines temènt. Prévenu de grand matin de ce qui se passait à Boom, commune située à l'embouchure du Rupel et de l'Escaut, j'y fis passer sur-le-champ le détachement venu la veille de Bruxelles avec les canons. La révolte éclatait au même instant à Duffel et à Lierre, communes sur la Nèthe, et c'était à Duffel qu'elle avait été concertée. Je fis porter sur-le-champ trente hommes sur Duffel par Contich et Waelheim, mais les brigands se trouvant en force, ce détachement fut obligé de se borner à la garde du pont de Waelheim, poste important qui établit la communication entre Anvers et Malines. Le matin Lierre fut occupé par les révoltés, ils y commirent toutes sortes d'excès, ainsi qu'à Duffel. 11 paraît qu'ils devaient s'emparer la nuit de Malines, mais le général Béguinot, commandant de Bruxelles, prévenu à temps, y arriva à onze heures du soir avec du canon. Cependant ayant quitté Malines le icr brumaire au matin pour balayer la campagne jusqu'à Anvers et venir à notre secours, les rebelles occupèrent alors Malines, qui fut repris aussitôt par lui. L'administration centrale était en permanence à son poste depuis le 30 au matin et prenait de concert avec moi les mesures commandées par les circonstances. Avec 250 hommes au plus. nous contenions cette grande commune où des placards incendiaires affichés avec profusion nous annonçaient un soulèvement prêt à éclater. On approvisionnait à la hâte la citadelle, pour s'y retirer au cas qu'on y fût forcé. Le 2 (23 octobre) nous renvoyâmes à Malines, pour se joindre au général Béguinot que les rebelles y tenaient bloqué, le dit détachement qu'il nous avait fait passer, et nous y ajoutâmes un renfort en gendarmerie et infanterie. Ce détachement le dégagea en opérant sa jonction et le mit à même de repousser une attaque des rebelles. Mais alors la révolte avait embrassé presque tous les cantons ruraux, et les communications furent coupées par les attroupements révoltés dans les villages, entre Anvers et Malines. Il paraît que c'était le premier projet des brigands, pour isoler Anvers et y tenter un soulèvement ou une surprise. Nous avions écrit de tous côtés pour demander des secours. Le général Desjardin nous amena heureusement le 3 un renfort de 8 à 900 hommes. Le 4 au matin il en détacha 600 sous les ordres de l'ad-judant-général Durutt pour marcher sur Lierre et Duffel. Il ne nous est pas encore parvenu de nouvelles officielles de ses opérations, les brigands interceptant les courriers et ordonnances. Nous savons cependant qu'il a occupé Lierre et que les brigands avaient quitté la ville, mais dont il a été obligé d'enfoncer les portes avec le canon, les habitants ayant refusé de les ouvrir. Un autre détachement de 100 hommes entra dans Boom que les rebelles évacuèrent à son approche. Extrait des « Origines de la France contemporaine » par H. Taine. A quoi bon raconter la tragi-comédie qu'ils jouent et font jouer à l'étranger? — C'est une représentation à l'étranger de la pièce qu'ils jouent à Paris depuis huit ans, une traduction improvisée et saugrenue en flamand, en hollandais, en allemand, en italien, une adaptation locale, telle quelle avec variantes coupures, abréviations, mais toujoursavec le même finale, qui est une grêle de coups de sabre et de crosse sur tous les propriétaires, communautés et particuliers, pour les obliger à livrer leur bourseet tousleurs effets devaleur quelconques : ce qu'ils font jusqu'à rester en chemise et sans le sou. Règle générale : dans le petit Etat qu'il s'agit d'exploiter à fond, le général le plus proche ou lç résident en titre ameute contre les pouvoirs établis, les mécontents qui ne manquent jamais dans aucun régime, notamment les déclassés de toute classe, les aventuriers, les bavards de café, les jeunes gens à tête chaude, bref, les Jacobins du pays; désormais pour le représentant de la France, ils sont le peuple du pays, ne fussent-ils qu'une poignée et de la pire espèce. Défense aux autorités légales de les réprimer et de les punir; ils sont inviolables. Par la menace ou de vive force, le représentant français intervient lui-même pour appuyer ou consacrer leurs attentats; il casse ou fait casser par eux les organes vivants du corps social, ici la royauté ou l'aristocratie, là-bas le sénat et les magistratures, partout la hiérarchie ancienne, les statuts cantonaux, provinciaux ou municipaux, les fédérations ou constitutions séculaires. Sur cette table rase, il installe le gouvernement de la Raison, c'est-à-dire quelque contrefaçon postiche de la Constitution française; à cet effet, il nomme lui-même les nouveaux magistrats. S'il permet qu'ils soient élus, c'est par ses clients et sous ses baïonnettes ; cela fait une République sujette, sous le nom d'alliée, et que des commissaires expédiés de Paris mènent tambour battant. On lui applique d'autorité le régime révolutionnaire, les lois antichrétiennes, spoliatrices et niveleuses. On fait et on refait chez elle le 18 fructidor; on remanie sa Constitution d'après la dernière mode parisienne ; on purge, à deux ou trois reprises et militairement, son Corps législatif et son Directoire; on ne souffre à sa tête que des valets ; on ajoute son armée à l'armée française; on lève en Suisse, vingt mille Suisses pour combattre contre les Suisses et les amis de la Suisse; on soumet à la conscription la Belgique incorporée; on opprime, on pressure, on blesse le sentiment national et religieux, jusqu'à soulever des insurrections religieuses et nationales, cinq ou six Vendées rurales et puissantes, en Belgique, en Suisse, en Piémont, en Vénétie, en Lom-bardie, dans l'Etat Romain, à Naples et, pour les réprimer, on brûle, on saccage, on fusille... Naturellement, on ne peut opérerainsiqu'avec des instruments de contrainte; il faut aux opérateurs parisiens des automates militaires « des manches de sabre » en quantité suffisante. Or, à force de frapper, on casse beaucoup de manches de sabre, et on est tenu de remplacer ceux qu'on a cassés; en octobre 1798, il en faut deux cent mille nouveaux, et les jeunes gens qu'on requiert pour cet office manquent à l'appel, se sauvent, et même résistent à m lin armée, en Belgique notamment, par une révolte de plusieurs mois, avec cette devise : 1V, « Mieux vautmouiir ici qu'ailleurs. » Pour les faire rejoindre, on leur donne la chasse, on les amène au dépôt, les mains liées... {La Révolution, t. III. Le gouvernement révolutionnaire, pp. 6l2 et SU1-vantes.) ï Dans la Belgique récemment incorporée, où le clergé séculier et régulier vient d'être proscrit en masse, une grande insurrection rurale a éclaté. Du pays de Waes et de l'ancienne seigneurie de Malines, le soulèvement s'est étendu autour de Louvain jusqu'à Tirle-mont, ensuite jusqu'à Bruxelles, dans la Cam-pine, dans le Brabant méridional, dans la Flandre, le Luxembourg, les Ardennes et jusque sur les frontières du pays de Liège; il a fallu brûler beaucoup de villages, tuer plusieurs milliers de paysans, et les survivants s'en souviennent.» (Le Régime moderne, t. I.) Extrait des « Epoques » de Beaumarchais. « Au commencement de mars dernier, un étranger m'écrit et me demande un rendez-vous au nom de mon pairiotisme, pour une affaire, me disait-il, très importante pour la France; il insista, se présenta chez moi, et me dit : » Je suis propriétaire de soixante mille fusils et je puis, avant six mois, vous en procurer deux cent mille. Je sais que ce pays en a très grand besoin. — Expliquez-moi, lui dis-je, comment un particulier comme vous peut être possesseur d'une telle quantité d'armes? —Monsieur, dit-il, dans les derniers orages du Brabant, attaché au parti de l'empereur, j'ai eu mes biens incendiés et fait des pertes considérables; l'empereur Léopold, après la réunion, pour me 18 212 les fusillés de malines dédommager, m'a concédé l'octroi et le droit exclusif d'acheter toutes les armes des Brabançons, soumis à la seule condition de les sortir toutes du pays où elles portaient de l'ombrage. » (T. V. Première Époque, pp. 138 e! 139. OEuvres complètes de Beaumarchais, Paris, chez Léopold Collin, 1809.) Extraits des « Conscrits belges en 1798 et 1799, » par Augustin Thys. Ce qui manquait à l'insurrection, c'était des chefs doués d'intelligence et de circonspection, des hommes d'élite qui, dans les circonstances révolutionnaires, dominent la foule par leur prestige, leur caractère, leur énergie. La Vendée avait les Henri La Rochejacquelein, les Gigot d'Elbée, les de Lescure, deBonchamp, Stofflet, Charette, d'Autrichamp, de Bourmont, de Cha-tillon, Georges Cadoudal, et tant d'autres encore, moins connus; nos pauvres villageois se trouvaient entièrement abandonnés à eux-mêmes, tandis que les habitants des villes étaient comme pétrifiés par la crainte et la terreur et n'osaient souvent même pas montrer leur sympathie envers ces vaillants et glorieux patriotes qui défendaient au péril de leur vie la cause na- Brabantsche jongers, schept nu weer moet, Om voor 't geloof te strijen Gaet gij naer Vlctendren toe En will u niet vermeyden. tionale. D'autre part, le défaut d'organisation, le manque de munitions et surtout de canons, constituèrent une grande cause d'infériorité pour la révolte. C'est à ces diverses circonstances qu'il faut attribuer l'insuccès de Malines... » (P. 63. Éditeur Paul Beerts, Anvers, 1885.) J'emprunte aussi à l'intéressant livre de M. Augustin Thys, ces appels aux armes, ri-més en la langue originale et d'une naïveté presque intraduisible, dont je me suis efforcé de donner un équivalent dans la complainte de Rik le Schalk, à la page 56. Regeej-ders van dorpen en sté, Waren de Franschen eens wech, hoe had 11 daermél Nederlanders blijfl nu bij een Wij moeten standvastigwezen Om tewaegen ons lijf en bloed, Voor de Franschen zijn wij le goed, Om met schelmen en dieven te strijden Dat zijn wij niet van zin : Liever den kogel of te guillotien. (Segd het voorts.) Et cette autre proclamation non moins savoureuse : TABLE Première étape. Matines . Deuxième étape. Dimanche. Troisième étape. A Malines............ Quatrième étape. Le cimetière de Saint-Rombaut..... PIÈCES JUSTIFICATIVES. I. — Extrait des Chroniques Malinoises de 1798 à 1814......... II. — Texte du Jugement de la Commis- sion militaire........ III. — Extrait du Rapport de Lévêque, com- missaire central, au Ministre . . . IV. — Extraits des Origines de la France contemporaine, par H. Taine. . . V. — Extrait des Epoques de Beaumarchais. VI. — Extraits des Conscrits belges de ij<)8 et 1799, par Augustin Thys . . . 187 195 203 207 211 21} ___ EENE BIJDRAGE TOT DE GESCHIEDENIS van den Boerenkrijg (i798) door Ad. REYDAMS mechelen L. & oi. GOVEIsL'KsE, "Dmkkrs - Uitgtmn 28, Groote Merkt , 28 EENE BIJDRAGE tot de Geschiedenis van den Boerenkrijg 1798 \ et vonnis der 41 te Mechelen, op 23 October 1798 voor den kop geschoten, is in meer dan één werk gedrukt, doch daar men met den schrijver van « Les fusillés de Matines » niet alleen het lot dezer slachtoffers betreurt, maar 00k dat het nageslacht slechts hunne verminkte namen kent, hebben wij getracht er de echte schrijfwijze van op te zoeken en zijn hierin gedeeltelijk gelukt. De namen van 3i dezer, zooals zij in de doopregisters hunner ge'boortepiaatsen werden ingeschreven,tzijn de volgende : 1. Jan Sloodts, zoon van Pieter en van Maria Wyns, geboren te Elewyt, 9 Juli 173g. 2. Jan-Baptist Torfs, zoon van Frans en van Clara Timmermans, geboren te Muysen, 3 October 1782. 3. Jan-Michiel van Rompay, zoon van Mathys en van Maria Goris, geboren te Bonheyden, 20 Novem-ber 1766. v 4. Hendrik Schallenbergh, zoon van Filips-Frans en van Joanna Vannoten, geboren te Bonheyden, 3i Au-gusti 1770. 5. Mjarcus Vandersypen, zoon van Jan en van Petro-nella Van Buggenhoudt, geboren te Hombeeck, 6 Maart 1760. 6. Hendrik-Josef Hoghsteyn, zoon van Jan-Karel en van Isabella Chapron, geboren te Bonheyden, 25 fanu-ari 1776. (Deze, de held van Georges Eekhoud's roman, noemt zich Heratens, volgens het doodvonnis. Deze naam is zeker onecht; in de doopregisters van Bonheyden, van 1770 tôt 1780, komen maar drij Hendriken voor, hunne familie namen gelijken niet op Heratens, noch beginnen met eene H, dan alleenlijk Hoghsteyn. Deze Duitsche naam werd waarschijnlijk door de dorpelingen slecht uitgesproken en de ongeletterde Franschen zullen hem noch meer verminkt hebben). 7. Antoon van Eylen, zoon van Antoon en van Pe-tronella Ceulemans, geboren te Elewijt, 16 Augusti t'-"7cï x/ /j- 8. Jan-Baptist Vervloet, zoon van Pieter en van Anna-Maria Serneels, geboren te Elewijt, 25 Fe-bruari 1778. g. Willem Bulens, zoon van Jacob en van Elisabeth Vanderschriek, geboren te Campenhout, 10 Februari 1765. 10. Pieter Goossens, zoon van Jan en van Elisabeth Broers, geboren te Ste-Catharina-Waver, 18 September 1758. 11. Engel Geets, zoon van Cornelis en van Catharina Vanhorébeeck, geboren te Hever, 12 Juli 1774. 12. Jin-Andreas Spapen, zoon van Pieter en van Eleonorta-Theresia Huypens, geboren te Westerloo, 12 Februaili 1775. 13. J;icob Willems, zoon van Jan en van Joanna-Maria Yervloet, geboren te Keerbergen, 24 October 1773. 14. Willem Meuldermans, zoon van Pieter en van Barbara Leemans, geboren te Hombeeck, 16 October 1760. 15. Pieter Jacobs, zoon van Jacob en van Anna-Maria ws&m v. M •• V' n»vni* VAN DEN BOERENKKIJG Nuytkens, geboren te Leest, 26 October iy5y, woonach-tig te Ste-Catharina-Waver (1). 16. Pieter Verlinden, zoon van Willem en van Elisabeth Goossens, geboren te Hever, 20 September 1776. 17. Willem Peeters, zoon van Jan-Baptist en van Anna Verheyen, geboren te Mechelen (O. L. V.parochie), 19 Juli 1766. 18. Hendrik-Jozef Knops, zoon van Jan-Baptist en van Petronella De Roy, geboren te Mechelen (Ste-Cathe-lijne parochie), 21 Mei 1777. ig. Jan-Baptist Van der Auwera, zoon van Jan en van Joanna-Maria Jacobs, geboren te Mùysen, 25 Ja-nuari 177g. 20. Jan-Baptist Peeters, zoon van Jan en van Theresia De Vos, geboren te Muysen, 6 Juni 1777. 21. Pieter-Frans De Becker, zoon van Antoon en van Maria De Peuter, geboren te Wechter, 10 Mei 1771. 22. Jan-Frans Bosmans, zoon van Jan-Frans en van Joanna Van Huyck, geboren te Keerbergen, 26 Juni 1770. 23. De geboorte akt van Jan Geez is niet te Mechelen ingeschreven, doch men vindt er op 12 Augusti 1764 de doopakt van Maria-Theresia, dochter van Jan-Baptist Guiette en van Anna-Maria-Francisca Focconier. (1) Hierbij zijn akt van overlijden, uit den burgerlijken stand der ge-meente Cathelijne-Waver : Aujourd'hui cincq Germinal l'ait sept de la républicque française, à neuf heures du soir, par devant moi Jacques de Swert, agent municipal de la commune dé Wavre-Ste-Catherine, sont comparu en la maison commune, le citoyen Jean-Antoine Van Keerbergen, officiant publique de l'état-civil du canton de Matines, qui déclaré que le citoyen Pierre Jacrbs, âgé de quarante-neuf ans, fils de Jacques et d'Aune Meulders, lequel est fusillé le deux brumaire, exemplaires sur Hollande à 2 françs.) Waller (Max). La Flûte à Siebel un vol. in-8". v....... (Il a été tiré 75 exemplaires sur papier impérial Van Gelder, à 10 francs.) 3 >0 o 30