o o xox c> o ; II NDUVE par GEORGES EEKHOUD Ma contrée île dilection n'existe pour aucun touriste et jamais guide ou médecin ne la recommandera.,. ; Kermesses, Ex Voi<\ BRUXELLES chc\ Mme Vve MON NO M RL'E dr r.'iNnL'STRIE, 26 188- Il a été tiré de ce livre 5 exemplaires sur papier du Japon, numérotés de 1 à 5. 10 exemplaires sur papier de Hollande, numérotés de 6 à 15. 200 exemplaires sur papier ordinaire, numérotés de 16 à 215. Tous ces exemplaires portent la signature de l'auteur. Œuvres de Georges EEKHOUD MŒURS FLAMANDES I. Kees Doorik, 2 vol. chez Henry Kistemaeckers. II. Kermesses, 1 vol. id. III. Les Milices de Saint François, 1 beau vol. chez Monnom. IV. Nouvelles Kermesses, 1 vol. gr. form., chez Monnom. EN PRÉPARATION : La Nouvelle Carthage. A Max Waller, Au frère darmes, à l'artiste je fais hommage de ces Nouvelles Kermesses écloses dans les plis du drapeau Jeune Belgique qu'il arbore avec tant de fierté. MARINUS i A Georges Kaiser. Comme autrefois!... Elle n'avait prononcé que ces deux mots, je ne sais à quel propos, ma ménagère, tandis que nous réglions les comptes du mois, et fatalement cette allusion au cher passé, à l'adorable là-bas, réveilla chez moi des nostalgies incompatibles avec ces calculs prosaïques. La bonne créature, la payse qui partage mon exil, essaya en vain de me rappeler au grimoire de nos fournisseurs, je ne l'écoutais plus et repoussais machinalement ces fâcheuses paperasses. Comme celle des morts dédaigneux du Ciel qui reviennent aux patries terrestres, mon âme vaguait déjà, parmi l'or pâle des genêts et la lie de vin des bruyères. Tonia, la fanatique campinoise, gardant au milieu des gens civilisés le costume et le langage des landes natales, respecta mes évagations et finit même, comme toujours, par les flatter. A mon intention, l'excellente paysanne se rappelle tous les incidents de son enfance et exhume aussi les traditions merveilleuses, les poétiques légendes racon^ tées jadis par les anciens de son village. Elle débuta, ma féale, comme simple gardeuse de vaches à Plinck. Je connais par ses souvenirs la ferme de boer Duffels comme si moi-même en avais été commensal : La joubarbe et la mousse l'encapuchonnent, les murs effrités dissimulent leurs lézardes derrière l'enchevêtrement du chèvre-feuille et de la vigne folle. Dans la cour, des porcs s'ébattent, près du fumier, entre des poules qu'ils effarent et des pigeons blancs qui s'envolent sur le toit avec ce frou-frou plaintif que font leurs ailes ; un sj^zYsnoir bâille dans sa niche et, par la chatière ouverte dans la porte de l'étable, s'estompent deux vaches mastiquant le trèfle nouveau. J'évoque même les alentours de la borde familière : un fossé se perd derrière le courtil dans les pacages marécageux, et les vertes drévilles d'aulnes hirsutes et de saules gibbeux accompagnent en chaperons jaloux la course de la douve argentée. Je sais qu'il est derrière l'enclos défriché, plus loin que le pré, en plein sablon, un petit renflement où des genévriers noirs et difformes s'accroupissent comme un conventicule de Cabouters, taquins farfadets de la bruyère, autour d'un hêtre hospitalier, arbre rare dans ces régions, si rare même qu'un oiseau de passage dût en laisser choir la graine. Cet arbre miraculeux appelait évidemment une de ces figurines de la Vierge, renfermées sous verre, dans une miniature de reposoir, que les simples appendent, avec un instinct étonnant, aux endroits les plus romantiques de leurs paroisses. Elle combattra les maléfices des cabouters. Voyez plutôt : au souffle frais qui passe sur la varenne ils génu-fléchissent, les mécréants, devant la madone souriante dans sa niche. En pensée je m'assieds à l'ombre du hêtre et, dominant la plaine éternellement suggestive, j'écoute râler les rainettes dans les flaques, et me délecte à l'incomparable arôme des brûlis de racines, de ces feux de scaddes que la brise porte à des lieues. Bivacs du berger accusant au crépuscule leurs fumées tire-bouchonnantes et à la nuit leurs pâles flammes éparses. Ames de la plaine infinie, navrante! Parfum sauvage, évocatif, avant-coureur de la farouche région, que n'oubliera jamais plus quiconque l'a respiré ! De ce monticule on aperçoit par les temps clairs, les murs rouges de l'abbaye de la Trappe, Avec les grille-pied, le berger de feu, la grange du diable et l'immersion de Bats dans les profondeurs de l'Escaut, cette abbaye fournit à ma bonne Tonia les plus attachants thèmes rétrospectifs, ces thèmes qui ont généralement pour ritournelle deux mots lentement scandés : — Comme autrefois... Voici l'histoire qu'elle me conta pas plus tard qu'hier ; que ne puis-je conserver à ce récit naïf et pieux la piété et la naïveté de la narratrice ! II L'abbaye de la Trappe de Westmalle, située à quatre lieues d'Anvers, au bord de la chaussée de Turnhout, ne date que de la Révolution française. Quelques moines étrangés brutalement par la débâcle, vinrent chercher dans cette thébaïde un asile contre la haine des sansculottes. Avec les armées triomphantes de Dumouriez, les persécuteurs devaient envahir jusqu'à ce pauvre coin de terre et disperser les saints laboureurs qui en avaient commencé le défrichement ; puis, la Cam-pine se trouvant momentanément purgée de ces démagogues, les Trappistes retournèrent à leur établissement ; telle, une famille d'hirondelles harcelée par les oiseleurs attend que leur horde soit passée pour reconstruire le nid dévasté. Nos « sauveurs » reparurent une seconde fois sous une autre forme ; les Bonapartistes remplacèrent les Jacobins, et un décret de Napoléon supprima en 1811 l'ordre déjà tant éprouvé. Opposant à ces coups la patience et la ténacité de gens convaincus que « Dieu a son heure », ils se reconstituèrent définitivement vers l'an 1818. Dès le commencement du siècle, nombre de Flamands grossissaient les rangs des premiers fondateurs ; la colonie diligente s'étendit et prospéra rapidement ; ils arrachaient arpent sur arpent aux sablons séculaires; leurs mains calleuses ne lâchaient les mancherons de leurs araires que pour défiler leurs chapelets de buis. Reportons-nous aux approches d'un tiède soir automnal de l'année 1802. Les dernières lueurs du couchant avivent jusqu'au sang les murs de briques des bâtiments disposés en carré. Alentour, des cultures et des prés, des soles régulières comme les cases d'un échiquier, brunes, gavées d'engrais, mordues par les coutres, trouées par les herses, emprennent la zone infinie des brandes. Des exhalaisons humides, l'haleine de la glèbe, montent des sillons et rendent encore les objets — arbres perdus, mamelons de dunes,halliers hérissonnés, lointains clochers d'églises — plus vagues et plus attirants. Dans le crépuscule, à mesure que la vision perd de sa netteté, l'oreille perçoit mieux les rumeurs : le jappement d'un chien, le timbre de l'angelus, le croassement d'un corbeau. C'est à cette heure que les pionniers abandonnent, pour rentrer au couvent, la garigue où ils fatiguent depuis les mâtines. Encapuchonnés, silencieux, leur froc blanc marbré de tuf ou de bouse, ils conduisent leurs chevaux, les outils déposés sur le traînoir. D'autres mottent la houle des moutons, très blancs dans la vesprée. L'un des laboureurs, malgré le coup de cloche avertisseur, ne se hâte pas de quitter la tâche : le pied appuyé sur la bêche plantée dans le sol, les bras croisés sur la paume de l'outil et le menton dans les mains, il médite, l'œil fixe, perdu. Son capuchon ravalé démasque une physionomie jeune encore, distinguée ; des traits demeurés fins malgré le hâle et les gerçures; une tête basanée rappelant plutôt le portrait d'un templier belliqueux, bon gentilhomme, que le type du moine paysan et cultivateur. Des minutes s'écoulent ; tous les travailleurs sont rentrés, lorsqu'avec un profond soupir, ayant promené une dernière fois ses yeux sombres sur la plaine si triste, si navrante de quiétude et d'abandon qu'elle en semble compatissante, traînant le pas il se décide à regagner à son tour l'enceinte du cloître. La lourde porte massive se ferme sur lui. Têtes baissées, les mains enfoncées dans les manches, la file des frères se rendent dans la chapelle, par de longs corridors, et chantent complies. De là leur procession muette se dirige, sous les voûtes sombres et basses, vers le réfectoire. Au moment de franchir le seuil de cette salle, le retardataire se sent retenu par le pan de son froc. Il tressaille comme un dormeur subitement réveillé et aperçoit dans l'encoignure une haute et grave silhouette qui lui fait signe. Reconnaissant frère Didier, son supérieur, le très révérend abbé, il l'accompagne dans un parloir meublé de quelques nattes, d'escabeaux taillés comme des tronchets et d'un grand christ d'ébène et d'ivoire. La lumière tremblotante d'un flambeau appelle sur le mur blanc, humide comme une roche, une danse d'ombres inquiétantes. — Mon frère, dit l'abbé, — le seul qui possède avec le droit de parler à volonté celui d'ouvrir la bouche à ses moines — je t'observe depuis plusieurs jours au travail et à la prière. Ce matin, pendant la messe, tu ne te signas pas au moment de l'élévation et quand le célébrant prononça le Domine non surit dignus, tu omis de te frapper la poitrine; cette après-midi, encore, ta bêche effondrait indolemment le sable, tu oubliais de l'en retirer et béais, oisif, aux nuées d'étourneaux offusquant le soleil rouge. Quelle pensée profane t'a distrait du soin de ton salut, toi dont je dus plus d'une fois réfréner les macérations excessives et les labeurs outrés? Cette tiédeur m'alarme ; n'oublie pas que Satan veille et que la mort approche ; redouble de dévotion et de vigilance, mon pauvre frère. Les saints Sacrements éloignent le mauvais esprit ; aussi j'entends que demain tu t'approches du tribunal de la pénitence... Et solennellement, de la main, le supérieur congédie le frère, mais celui-ci, avec une impétuosité qui fait reculer de deux pas l'admonesteur, étend les mains jointes, tombe à genoux et, la voix étranglée, supplie : — Laissez-moi me confesser sur l'heure, à vous, mon père... Un poids étouffe ma conscience ; la nuit ne m'apporte plus qu'insomnies et cauchemars... Je souffre trop. L'abbé, avec douceur, l'invite à se relever, puis il ajoute en manière de consolation : « Chérir la souffrance est une des lois de notre ordre. Dieu éprouve volontiers ses élus : bénis la torture qu'il t'envoie... » — Hélas! celle-ci, trop cuisante, me détournerait de lui... Jugez vous-même... Sans attendre d'autre encouragement, il se met à narrer, fébrile : — Vous vous rappelez cette nuit de gel où vos convers ramassèrent dans les brandes et transportèrent ici, un voyageur presque mort de froid et d'inanition. Ce malheureux, moi-même, s'était volontairement mis dans cet état. Le désespoir me — 10 — poussait au suicide depuis le jour où la femme qui portait mon nom, un des plus illustres de France, — pardonnez-moi, mon père, cette dernière vanité, — m'avait trahi avec mon ami le plus cher... Je les surpris aux bras l'un de l'autre. Pistolet au poing, le cerveau hanté par je ne sais quelles imaginations facétieuses et sinistres, au lieu de les tuer je parodiai les rites d'un mariag'e, je la cédai à mon rival devant la valetaille sonnée à grand fracas ; et ne les chassai ignominieusement du château qu'après les avoir tenus, des minutes durant, blottis au fond de l'alcôve, matés plus encore par mes sarcasmes que par l'arme braquée sur eux. Ce n'était pourtant pas un lâche, cet homme, il avait affronté plus d'une fois la mort du soldat et il ne devait pas même broncher sur les marches de l'échafaud. Eh bien, ce jour maudit il ne trouva pas une parole de révolte ou de défi. Après cette scène, je congédiai mes domestiques et quittai à mon tour cette demeure dont les premières années de notre mariage avaient fait un paradis et que mon déshonneur transformait en un enfer. Aucune affection, aucun devoir ne m'attachait au monde ; du moins je me le persuadais. Je m'éloignai, au hasard, sans but et sans projet ; j'errai de pays en pays, dévoyé partout, jusqu'au jour où je vins agoniser à vos portes. Ce que je vous confiai alors de mon affligeant passé et ce que je viens d'en récapituler, cessa peu à peu de me torturer; vos consolations, l'atmosphère saine et pieuse de ce cloître, lénifièrent ces blessures. Mais je vous cachais d'autres circonstances de ma vie, des circonstances où, de victime et de justicier qu'il semblait, mon rôle devient celui d'un bourreau ; des circonstances dont le souvenir me plonge dans l'état où vous me voyez aujourd'hui. Vous saurez tout à présent : Un enfant était né la dernière année de notre mariage, six mois avant la catastrophe. A cause de l'infidélité de la mère un doute horrible se logea dans mon esprit. Cet enfant, que j'adorais, était-ce bien le mien? Ceux qui avaient applaudi à une ressemblance entre lui et moi, n'étaient-ils pas de détestables complices? Mes yeux mêmes, en retrouvant dans sa physionomie les traits de famille des Thérouagne, n'avaient-ils pas menti comme le reste? Ainsi la félonie qui me détachait à jamais de la comtesse, me fit prendre en haine la créature issue de son flanc. Et, le croirez-vous, raffinant ma rancune, je prétendis garder ce petit être, afin de me venger sur lui de la trahison de la mère. « Ah bâtard, œuvre de l'adultère, m'écriai-je, devant le berceau où il sommeillait, tu ne porteras pas mon nom. A l'ombre l'usurpateur, l'intrus exécré ! La race des comtes de Thérouagne est pour jamais abolie! » Dans cette idée je l'emportai avec moi, bien loin, au fond de la Hollande, jusque chez une infime population de pêcheurs de la Frise où je l'abandonnai aux soins des premiers venus de ces rustres. Je leur dis que c'était un orphelin sans famille et sans ressources auquel je m'intéressais, et que je viendrais le réclamer un jour si, pauvre caporal dans l'armée républicaine, je n'étais pas troué d'abord par l'ennemi. Avant de partir je leur laissai une poignée d'or et leur fis promettre d'élever l'enfant comme leur propre rejeton. Je comptais bien le leur laisser pour toujours ; jamais sa mère ou l'un de nos parents ne le découvrirait dans cette contrée perdue. Au lieu de pouvoir prétendre à une riche et illustre succession, il lui faudrait labourer sa vie comme un serf; gagner à force de luttes et de combats un pain avare ; heureux encore si l'inondation ou un sinistre l'emportait à la fleur de l'âge et lui épar- gnait la rebutante et infirme vieillesse des manants. Tandis que je consommais cette lâcheté, le destin s'était chargé du châtiment de l'adultère, un châtiment tel que je n'aurais jamais osé le rêver. A ma rentrée en Belgique un journal me mit au courant de l'atroce expiation. La comtesse, avec son amant, s'était rendue à Paris, alors en pleine fermentation sanguinaire. Mon larron d'honneur, le chevalier d'Eurbville, ancien officier des gardes de Louis XVI, figurait sur les listes de proscription, on le dénonça et on l'arrêta avec sa maîtresse passant pour sa femme. Elle périt sous les piques des septembriseurs et lui sur 1 echafaud. Telle était ma rancune que je n'éprouvai pas le moindre sentiment de pitié à cette épouvantable nouvelle. Seulement, à présent que ma vengeance était complète, je jugeai ma tâche finie ici bas et résolus de mourir à mon tour. Les Jacobins me facilitaient les formalités de ce voyage suprême. La même gazette qui m'apportait avis de la fin tragique du chevalier et de la comtesse, m'apprenait à la page suivante ma mise hors la loi et la confiscation de mes biens. Ni testament à écrire, ni dernière volonté à signifier ; je ne disposais plus d'unécu vaillant; quant à monnom j'entendais l'enterrer avec moi. Mon intention était de regagner — i4 — Paris et de me livrer aux Jacobins pour obtenir d'eux le coup de couperet que me promettaient leurs scribes au cas où je rentrerais en France. Telle était ma démence à cette époque que j'estimais, presque à l'égal de juges intègres, ces régicides, ces assassins. Un instant j'avais songé à me rendre au camp des alliés à Coblence et à me faire tuer à la tête des gentilshommes fidèles aux Bourbons, mais dans mon aberration, voulez-vous croire que j'hésitais à tirer l'épée contre des scélérats? que je les ménageais comme mes vengeurs?... C'est à cette époque que vous m'avez rendu la vie et rappelé à la raison. Tandis que vous compatissiez à mes malheurs vous ignoriez cette ignominie. Vous m'avez plaint comme une victime, vous vous êtes apitoyé sur mon sort et m'avez ouvert les portes de ce cloître, sans suspecter en ce pénitent un pécheur, un criminel, le plus abominable de tous. Longtemps j'ai savouré ma lâche vengeance; dans le calme et le recueillement, puis, un jour mes entrailles de père se sont révoltées et mes yeux dessillés. Oui, les traits de l'enfant ressemblaient aux miens, c'est bien mon sang que j'ai renié. Sa physionomie douce, résignée, ses yeux baignés de larmes, me poursuivent sans répit. D'autres fois il m'apparaît affamé, battu, pitoyable, — horreur ! il y a des nuits où je me reproche sa mort : lorsque souffle l'ouragan je me le représente s'enfonçant sous les vagues en m'appelant à son secours. Quelque chose aurait dû m'avertir de mon erreur et me prouver que si au moment où je la congédiai, la mère n'osa pas me supplier de le lui céder, c'est qu'elle savait bien qu'il m'appartenait, c'est qu'elle ne voulait pas entraîner l'innocent dans sa vie de hasard à la suite d'un étranger pour lui, c'est qu'elle ne voulait pas affronter, elle, l'épouse coupable, le clair et tranquille regard de notre enfant! Mon père, je n'ai plus qu'une idée, retourner en Hollande, partir au plus vite, retrouver ma victime... — C'est ton devoir, dit l'abbé vivement remué par cette confession. Que n'as-tu parlé plus tôt! Mais Dieu aura pitié de toi, ton enfant vivra, j'en ai le pressentiment. Frère Bavon, le comte de Thérouagne, baisa la main de l'abbé, mais celui-ci ouvrit les bras et l'infortuné père s'y précipita, appuyant la tête contre la robuste poitrine du vieillard. — Adieu donc, mon père, dit-il, je m'en irai à l'aube, demain. [RssnsRSSl — i6 — — Reste, dit le supérieur au moment où le moine se retirait. Voici un peu d'argent qui te facilitera le voyage... Une inquiétude me prend, mon pauvre frère, les Jacobins ayant confisqué tes biens, comment vivrez-vous désormais, toi et ton enfant? — J'ai appris ici à retourner la terre, répondit le comte. Je m'engagerai comme garçon de charrue chez quelque paysan, près de France, où j'attendrai les événements et je gagnerai le pain du petit. — En ces temps agités, il se peut que la tourmente te sépare de nouveau de lui, à peine serez-vous réunis, ne crains-tu pas qu'elle te l'enlève une seconde fois et pour toujours? Tout à l'heure, en entendant ton récit, je ruminais un projet dont la réalisation dépendrait du sexe de ton enfant. Dans ce coin perdu, les Jacobins nous oublient, et si les vagues de la tempête déferlent jusqu'ici, elles se retirent bientôt sans s'acharner sur une plage si pauvre et si lointaine. Notre dénuement nargue leur cupidité... D'ailleurs des paysans fidèles nous avertissent de l'approche des pillards et la Bruyère nous offre un asile certain contre leur rage... Nous pourrons élever ton enfant sous tes yeux, en attendant des jours meilleurs, mais à condition que ce soit un garçon... — C'est un garçon. Nous l'avions appelé Marin... Il aurait dix ans aujourd'hui! dit le comte avec une emphase contrastant avec la simplicité de ces mots. Cette disparate n'étonna pas le bon abbé qui poursuivit : — A merveille. Veux-tu le conduire ici? Si la fortune de ses aïeux vous est rendue, ou si le goût du monde le sollicite, libre à lui de nous quitter lorsqu'il le souhaitera. De même si notre genre de vie lui agrée, à l'âge d'homme rien ne l'empêchera de suivre ton exemple. Tant qu'il n'aura pas dix-huit ans il ne sera pas astreint à la règle sévère de notre ordre, il sera libre d'aller et de venir, et de prendre ses ébats avec des enfants de son âge. — O mon père, fait le comte de Thérouagne, vous me sauvez une seconde fois! Si je retrouve mon fils vivant, je le conduis ici... Mais j'en crois votre pressentiment, mon fils vivra, car vous êtes un juste, un saint... — Paix, paix! mon pauvre frère, murmure l'abbé. Voici l'heure du repos et du silence... Jamais je n'ai autant bavardé depuis mon entrée dans l'ordre... Si vous désirez partir avant les matines, à jour ouvrant, je vous y autorise. Repo- sons-nous, faibles pêcheurs... Adieu, nous vous attendrons avec le petit Marin... L'abbé prend le flambeau. Sur les murs salpétrés d'humidité, des ombres surgissent, se dissipent pour reparaître plus loin. Les deux moines sortent ; leurs pas se perdent et meurent jusqu'à leurs cellules, dans le silence complet du cloître. Frère Bavon passe toute la nuit en prières, agenouillé sur la dure, mais une seule oraison jaculatoire monte constamment de sa poitrine à ses lèvres : « Mon Dieu, faites que je retrouve mon enfant ! « Et haletant, angoissé, il défalque de cette nuit qui n'en finit pas, les longues, longues heures lentement révolues. III Trois mois se sont écoulés depuis le départ du frère Bavon et il y a presque aussi longtemps que l'abbé s'inquiète de ne pas recevoir de nouvelles du voyageur. Il a instruit la communauté d'une partie du passé du comte de Thérouagne pour la préparer à l'arrivée de l'enfant du trappiste. Par ses soins, un second lit plus douillet que le peautre des moines se dresse dans la cellule de l'absent; il s'enquiert auprès du frère jardinier du coin de verger le plus ombreux durant la canicule et le moins exposé aux bises de décembre ; couchette rembourrée, jardinet tiède et fleuri, sont réservés au pensionnaire attendu. L'abbé s'informe même de la population des fermes disséminées aux alentours, afin de choisir parmi les jeunes rustres les compagnons de jeu de son pupille. Frère Didier arpente chaque jour la grand'route allant vers Bréda ; il fait mainte lieue à la rencontre des retardataires, puis après avoir mélancoliquement consulté l'horizon, cherché à reconnaître le comte et à deviner son fils dans les points noirs du lointain, il rebrousse chemin, plus lentement qu'à l'aller, quitte à recommencer le lendemain. L'absence se prolonge tellement que l'abbé appréhende de nouveaux malheurs. A l'idée d'un suicide du père, trop désespéré pour survivre à son enfant, le cœur de l'excellent trappiste pantelle d'angoisse, il égrène son psautier et recommande le pauvre pécheur aux prières de la communauté. Un soir, une carriole bâchée et poudreuse arrête à la porte de l'abbaye. Deux personnes en descendent : un homme et un enfant vêtus comme des villageois. Le frère portier, un novice, les dévisage et laisse presque échapper la lanterne qu'il tient à la main en s'écriant : « C'est notre cher frère Bavon!... Quelle joie pour le révérend père supérieur. Venez, j'ai reçu ordre de vous conduire directement auprès de lui... « L'abbé congratule frère Bavon et s'émerveille devant Marin, un bout d'homme, de taille svelte et nerveuse, aux membres potelés, au visage ouvert et avenant, où le nacarat d'un sang généreux dispute les pommettes à l'ambre du hâle. En le considérant de près on retrouve dans cette face encadrée de boucles de cheveux noirs, les traits fiers et doux des Thérouagne, leur nez évasé, d'une ligne harmonieusement aquiline, aux ailes frémissantes, leurs profonds yeux bruns, veloutés, pétillants de courage et d'héroïsme, le menton un peu carré, signe de volonté. L'abbé prend plaisir aux réponses naïves et franches du petit Marin ; mais songeant aux étapes parcourues par ses amis, il trace du pouce sur le front de l'enfant le signe rédempteur, et les engage à prendre du repos. Voilà le calme rentré dans la conscience du frère Bavon ; ce rapprochement le béatifie ; ce baume étendu à pleines mains sur les anciennes blessures, il se reprend vaillamment à l'existence. Pour ce cas extraordinaire, l'abbé s'en est référé au chef de l'ordre et, par une haute dispense, frère Bavon consacrera désormais certaines heures à l'éducation de son enfant. Le petit l'accompagne aussi aux réfections et aux offices de commande. Les autres heures Marin les passe au dehors, vaguant comme un jeune fauve avec les rustres de son âge. Il a fallu lui donner la clef des champs, car le coin du verger ceint de hautes murailles, mélancolisait les jeux de ce lutin des grèves illimitées et le bon frère Didier se rappelle avoir eu jadis— oh! il y a bien des lustres — une autre famille que celle de ses moines; maintenant cette petite tête ébouriffée et pétulante lui évoque les anciens petiots envolés au ciel et pour l'amour de qui, père esseulé, il essaya aussi de se rapprocher de Dieu en se retirant du monde... — Va donc, sauvageon ! a dit le vieillard, ouvrant la cage à Marin. Oh! les belles heures passées dans la Bruyère,à cueillir des mûres, à ramasser des faînes et des pommes de pin; à se rouler dans le sable des dunes ! un sable si léger et si blanc ! ressemblant à celui de la mer et qui s'échappe comme de l'eau entre les petits doigts fermés pour le retenir. Souvent la bande aventureuse se répand à de telles distances qu'ils entendent à peine le coup de cloche. Alors il s'agit de couper court à travers les brandes, en laissant de ses nippes et de sa peau aux ronces, pour arriver essoufflé et en nage, trop tard, au réfectoire, à la bibliothèque ou à la chapelle. Frère Bavon grondait mais, avec des indulgences d'aïeul, l'abbé excusait le coupable. L'hiver c'étaient de grandes batailles à coups de balles de neige, des forteresses blanches érigées dans la lande, où s'enfermaient des « sans-culottes » et qu'emportait d'assaut Marin à la tête des paysans « vendéens » ou « brabançons ». Marin atteignant ses quatorze ans, le comte de Thérouagne exigea qu'il se rendît utile. Le jeune gars, solide et éveillé, affena les vaches à l'étable ou les garda dans la prairie. Il apprit aussi à houer, à essarter, à effondrer les sables, à diriger la charrue et la herse, et même à ensemencer les novales. Aux côtés de son père on le voyait en août, tracer de sa faux mignonne un arc livide dans les blés mûrs; puis il aidait à dresser les récoltes en meules compactes ; plus tard encore, du faîte d'un char croulant de moissons, il présidait, rissolé, radieux, à la rentrée en grange. Dirigé de cette façon, il ne tarda pas à connaître tout ce qui concerne les bêtes et les fruits de la campagne. Les moines, et même les gens du dehors, raffolaient de Marinus, — ils latinisaient son nom, — de cette ouverte et bouillante nature. Aussi ressentirent-ils vivement un changement survenu dans les allures de leur favori. Il s'effarouchait, ses joues se cavèrent, il eut les yeux tirés, évita la société de ses compagnons et se relâcha dans ses travaux corporels pour s'isoler plus souvent que de coutume dans la bibliothèque, où il dévorait tome sur tome de la Vie des Saints. D'autres fois, musicien d'instinct, il s'amusait à toucher l'orgue et rêvait, maladivement, aux sons prolongés et mourants. — C'est la mue ! disait le comte de Thérouagne à l'abbé qu'alarmait cette métamorphose. — L'adolescence tourmente l'enveloppe de l'enfant. C'est le papillon prêt à trouer la chrysalide. La chenille aussi cherche l'ombre pour filer son cocon. Au prochain soleil elle s'envolera... — Oui, approuvait l'abbé, papillons nous sommes tous. Seulement, nos métamorphoses sur la terre, nos différents âges, sont de vaines appa- rences ; en vérité, nous restons chenille et chrysalide toute notre vie et ce n'est que la mort qui nous fait papillons. Frères, il faut mourir ! Chaque jour les deux moines enlevaient une pelletée de terre de la tranchée qui les attendait et qu'ils avaient ouverte depuis leurs vœux définitifs ; le vieillard et l'homme robuste accomplissaient cette tâche avec une résignation stoïque, sans le moindre serrement de cœur, et ils mettaient même une certaine coquetterie funèbre à garder au trou béant une forme bien oblongue, avec des parois droites et lisses. Mais quand leur regard s'arrêtait sur Marin, taciturne, las et pâlissant, tous deux songeaient moins familièrement à la Mort. Pourquoi menaçait-elle cet épi naissant, la fantasque moissonneuse, quand tant d'autres grains desséchés s'inclinaient vers la terre avec une sorte de désir ? Cependant l'abbé insista pour que Marinus reprît de l'exercice. C'étaient ces veilles studieuses qui l'étiolaient ainsi. Mais comme l'enfant manifestait une répugiance trop grande pour la culture, l'excellent religieux, le voulant réjouir, lui fit cadeau d'un fusil de chasse et le mit de rechef à la porte avec les paroles d'antan, mais avec une bonne humeur forcée : — Va donc sauvageon ! Et de fait le sauvageon, menaçant de se faner comme une frêle petite fleur de serre, se ranima, recouvra l'appétit, l'entrain et les jambes. Le fusil à l'épaule, infatigable, il battit de nouveau la contrée. Il lui resta de cette crise de la puberté un teint amati, une voix plus veloutée, de chauds rayons dans les yeux, moins de babil, plus de réflexion; ses amis constatèrent aussi que l'ovale de son visage s'allongeait et que ses mouvements de poulain gagnaient en grâce et en harmonie ce qu'ils perdaient en rapidité et en nerf. Dans son équipement de chasseur rustique, le sarrau bleu bombant sur sa poitrine, la culotte de tripe brune enfoncée dans ses bottes, son bonnet de loutre campé sur l'oreille, la gibecière battant sa hanche élastique, c'était pour les braves gens qu'il rencontrait une apparition consolante, dégageant on ne sait quel charme vainqueur. Souvent fatigué par la course, il se reposait au bord des venues, ces grands étangs immobiles, à fond de gravier et de lichen, dont les eaux recèlent la carpe et la tanche. Il remplaçait la chasse par la pêche, et se montrait aussi adroit, aussi avisé dans ce paisible exercice que dans l'autre. Des enfants pieds nus, s'approchaient du pêcheur; parfois même les jeunes paysannes s'en allant au travail ou regagnant la ferme, s'arrêtaient près de lui, amorcées comme le poisson des venues. Il les entendait derrière lui qui chuchotaient : « C'est Marinus, le fils de la Trappe! » et il n'avait pas besoin de se retourner pour les voir, car la nappe unie et calme de l'eau lui montrait, penchés derrière son épaule, des visages rougeauds et souriants de blondes filles. Il arriva que, plus hardie que ses compagnes, une de ces dirnes l'interpellât : — Que deviendras-tu Marinus, quand tu seras un homme pour de bon ? — Trappiste, comme mon père le frère Bavon, disait-il. Etait-ce parce qu'il souffrait de voir s'assombrir dans l'eau indiscrète la face radieuse des dirnes, qu'il se levait, rassemblait son attirail et partait après un rapide « bonjour » ? Elles, sans bouger, le voyaient s'éloigner à grands pas ; plus d'une attendant qu'il fût parti et qu'elle fût seule pour pousser un profond soupir. Marin était complètement guéri et l'abbé crut devoir consulter le comte de Thérouagne sur ses intentions quant à l'avenir de son fils. Le père argua que par suite de la révolution le jeune comte se trouvait sans fortune et que, d'autre part, tous les adolescents valides et séculiers étaient impitoyablement enrôlés comme chair à canon dans les milices de Bonaparte. Ces considérations, et surtout la vocation que Marin, consulté à son tour, déclara se sentir pour la vie monastique, firent qu'on l'admit à prononcer ses premiers vœux. Il déposa son fusil, sa carnassière, sa canne à pêche et ses bottes dans un coin de sa cellule et vêtit un costume semi-religieux, une sorte de longue blouse à capuchon ceinte d'une corde. Son opulente chevelure tomba sous les ciseaux. Désormais l'onde des venues ne refléta plus son visage en même temps que celui des fraîches paysannes et la bruyère morne cessa de répercuter ses coups de feu. Pour faire œuvre d'humilité, il retourna à la tâche des défricheurs; ses doigts désapprirent le jeu de l'orgue et eurent fini de froisser les feuillets des vieux livres latins. Frère ! il faut mourir ! Ce n'était pas un vain avertissement qu'il entendait depuis son enfance. Comme il venait de se promettre à Dieu, ce maître jaloux lui enleva son père. En même temps le monde lui offrit ses consolations. L'abbé recevait de France la nouvelle que les émigrés rentraient en masses dans leurs foyers, un décret leur restituait leurs biens. Le frère Didier crut devoir informer l'orphelin de cette situation nouvelle; il lui révéla son rang et ses droits à la fortune de ses ancêtres. Marin répondit à ces perspectives mondaines par la résolution de ne jamais quitter l'asile où son père avait trouvé le refuge et la consolation. Les scrupules de l'abbé cédèrent devant une vocation si arrêtée. Le jeune convers entra définitivement dans l'ordre : on chanta l'office des trépassés, et vêtu du froc, du cilice et de la haire, pour jamais le dernier comte de Thérouagne abdiqua son titre et dit adieu aux vanités de la terre. Frères, il faut mourir ! La seconde des deux fosses, si stoïquement entretenues, reçut son fossoyeur diligent et se combla sous les sourdes pelletées, comme se ferme une gueule implacable sur la proie qu'elle dévore. Frère Didier, le paternel abbé de Westmalle, rejoignit frère Bavon. Il y avait huit jours que Marinus venait d'enlever d'un premier coup de bêche la terre que d'autres rejetteraient sur lui. IV Un matin, de graves nouvelles révolutionnèrent l'abbaye. Napoléon était arrivé à Anvers accompagné d'un brillant état-major de princes et de maréchaux. Il levait un nouveau corps d'armée ; des détachements de troupes campaient dans la région environnant la ville, raccolaient les conscrits, pressaient les réfractaires. Jusque là rien d'inquiétant, mais on racontait qu'instigué par les ennemis de la religion, l'empereur d'un trait de plume supprimait l'ordre de la Trappe et que ses troupes seraient chargées de l'exécution de ce décret. Des vedettes avaient déjà été signalées à Westmalle. L'apparition des uniformes dans le voisinage de l'abbaye prêtait quelque vraisemblance à ces rumeurs et avait suffi pour plonger dans la panique les paysans de la paroisse qui se rappelaient les horreurs accompagnant les passées des gens de guerre par leurs villages : leurs récoltes, leurs celliers et leurs huches en proie aux traînards, et surtout ces boute-feu qui pénétraient, le visage mâchuré, dans les fermes et se faisaient délivrer les épargnes des cultivateurs en leur infligeant une torture atroce, ce supplice renou- velé des questionnaires, qui valait aux bourreaux le nom significatif de Voetbranders, grille-pieds. Frère Gratien, le nouvel abbé, réunit la communauté tremblante et lui répéta ce que racontaient les métayers venus de la ville. On allait disperser à coups de baïonnette leur paisible colonie, piller et brûler leur cloître. Les moines tinrent conseil. Quelques-uns, des rustres belliqueux qui avaient peut-être fait le coup de feu quelques années auparavant dans les bruyères d'Herenthals et de Diest proposèrent d'attendre les soldats de pied ferme et de leur disputer chèrement la vie. Marin s'était rapproché instinctivement de ce groupe d'anciens héros du Bocage flamand. Aux premiers mots de l'abbé, des éclairs avaient lui dans les yeux bruns du jeune frère, cabré comme un cheval de sang que menacerait l'aiguillade d'un toucheur. L'héroïsme latent de sa race le requérait. Mais l'abbé, soutenu par la majorité des opinants, dompta cette ardeur guerrière. On convint de quitter la maison, à l'aube, sous un déguisement, après avoir mis en lieu sûr les vases sacrés et les reliques, et de se partager en petites bandes dans toutes les directions, pour se retrouver trois jours après à Anvers, dans une maison amie où ils — 3o — attendraient la fin de cette nouvelle tourmente. Marinus reprit son équipement de chasseur ; il avait même passé en bandoulière sa bonne arme d'autrefois, mais au moment du départ l'abbé inspecta le troupeau et ordonna à son jeune frère de déposer cet engin de guerre en rappelant la parole du Christ à Caïphas. Le bouillant Thé-rouagne, qu'instiguaient les ombres d'anciens croisés, cacha à regret son fusil avec d'autres souvenirs de son père et de l'abbé défunt, et le remplaça par un bâton de cornouiller. Le soir de cette dislocation, deux voyageurs se présentaient à l'auberge de l'Aigle bleu de Wes-terloo et demandaient le souper et le gîte. Ils se faisaient passer pour des marchands de bestiaux revenant d'une assemblée et surpris par la nuit après une longue journée de marche. L'un rond, gros, court, trapu, séjourné, portant toute sa barbe, semblait être l'aïeul du second, un adolescent svelte et de visage avenant. A la vérité, le plus jeune était Marin, et l'homme barbu, son mentor, le frère Bruno, une excellente pâte de moine, pieux et placide comme les premiers solitaires. On leur servit à manger dans la salle commune, où deux autres personnes venaient de repaître et, tapageurs, digéraient en buvant et en jouant aux cartes. Ces quidams, dont la piaffe et l'esbrouffe auraient suffi pour révéler la profession, portaient l'uniforme des hussards français, réduit pour le moment à sa plus simple expression, car pour se mettre à l'aise ils s'étaient débarrassés de leur sabre et de leurs buffleteries, ne gardant que leur culotte, leurs grandes bottes et leur chemise. Ces gaillards, d'une stature énorme, le visage couturé et balafré, sacraient à faire écrouler le plafond de la salle, en dépit de l'écriteau appendu derrière le comptoir et intimant cette défense — rédigée en flamand, il est vrai — : On ne blasphème pas ici. Ils sifflaient ferme le genièvre hollandais et s'échauffaient de plus en plus. L'un d'eux, la langue pâteuse, commençait à hocher la tête, pris d'un impérieux besoin de sommeil. L'aubergiste, un gros homme loquace et baissé, avait accueilli l'entrée des nouveaux venus avec une satisfaction mal dissimulée, attendant de ' ceux-ci du renfort au cas où ces terribles cavaliers passeraient des cris et des jurons aux voies de fait. En mettant le couvert et la nappe, il leur tenait des discours à voix basse : — 32 — — Le village en est bourré de ces marchands de tracas. Ah! compagnons, quelle aubaine! Ils cassent, pillent et bradent cent fois plus qu'ils ne consomment et qu'ils ne paient. Aujourd'hui il s'en est abattu tout un détachement sur notre pauvre monde. Ceux-ci viennent de Maestricht et sont attendus après-demain à Anvers, où il paraît que l'empereur doit les inspecter. Vrai, j'en deviendrai fou ! Et des réquisitions ! Leurs chevaux dévorent tout ce que nous épargnions d'avoine et les nôtres jeûnent en attendant. Leurs trompettes vous feraient croire à la fin du monde! Jésus chéri, quel temps!... Vous autres, vous êtes de braves gens, des paysans, des chrétiens comme moi. On peut vous confier ses embarras. Le plus grand malheur, c'est que, resté veuf, je sois seul ici avec ma fille Antje. Elle est un peu innocente, la pauvre ! — et il mit l'index aux tempes pour mieux se faire comprendre. — Elle s'assote du premier porte-culottes venu ! Ces grandes moustaches semblent la séduire autant qu'elles m'épouvantent. Tout à l'heure elle parlait d'accompagner les soldats et de se faire cantinière ! Il ne manquerait plus que cela. Et dire que ces diables d'hommes sont capables de la prendre au mot ! - B4 - Dès son entrée, en apercevant les militaires, Bruno avait voulu rebrousser chemin et heurter à une autre porte, mais son cadet l'avait poussé en raillant ses hésitations. Les confidences du baes attirèrent leur attention sur Antje, — une pataude d'une vingtaine d'années, avec des lèvres rouges et grasses comme des bigarreaux, des joues purpurines piquées de son et des yeux bovins — qui venait de rentrer porteuse d'une platée fumante de pommes de terre étuvées au lard et qui s'approcha pour les servir. Elle riait en se renversant ; sa gorge faisait craquer l'étoffe, deux fossettes creusaient ses pommettes et des lueurs sensuelles pailletaient ses prunelles. L'entrée des deux faux paysans avait rendu les traîneurs de sabre d'autant plus rodomonts et plus entreprenants, que la jeune fille avait remarqué de son côté les intrus et dévisageait particulièrement le plus jeune. Elle les servit avec une certaine complaisance et, pendant qu'ils mangeaient, continua de se tenir dans leur voisinage sans plus s'occuper du premier écot. Naturellement ceci ne faisait pas le compte des soldats, qui se mirent à narguer d'abord par des phrases détournées, des clignements d'yeux, des toux moqueuses, puis par des allusions directes, les deux paysans, le nez enfoncé dans leur assiette et paraissant ne pas entendre ces provocations. Avant de commencer, les prétendus rustauds avaient récité le bénédicité ce qui avait fortement diverti les gausseurs. A la longue, un des miliaires battit la table du poing et interpella Marinus : — Ah ça, blanc-bec, as-tu fini de te moquer de moi, ou je te saigne comme un veau? Et d'abord, dit-il à la jeune fille, toi, tu vas nous faire le plaisir de reprendre ta place à côté de nous. Comme il s'approchait d'Antje pour venir la chercher, Marin changea de couleur et, déposant la fourchette, fit passer prestement la jeune servante derrière lui, puis il regarda le hussard d'un air de défi. Le soldat courut à son fourniment déposé dans un coin de la salle, mit sabre au clair et marcha en flageolant un peu des jambes, sur le faux paysan. Mais le gars avait empoigné son gourdin et, avant que le fier à bras eût eu le temps de frapper, d'un moulinet il lui en asséna un coup si violent sur le poignet que le sabre tomba par terre. Marinus l'avait ramassé et se mettait en garde, l'œil plein de superbe et de mépris, prêt à embrocher le soldat qui allait se ruer sur lui. ... — 36 — — Marinus ! gémit Bruno. Le houzard hésita un moment, puis, en lâchant une bordée d'imprécations, il avisa le sabre de son compagnon endormi, ivre mort, la tête sur la table. — Attends un peu, cagot, brigand ! Nous allons t'apprendre l'escrime ! faisait-il en tirant sur la latte pour la faire sortir du fourreau, mais il était gêné par son poignet contus. Les premiers incidents de cette querelle s'étaient suivis comme une série d'éclairs sans qu'aucun des témoins, le baes, Anne ou Bruno, eût songé à intervenir. Tandis que le soldat s'efforçait de dégainer, la jeune fille dit à Marin : « Partez, prenez le premier sentier à votre gauche, il conduit à Voldhem. Partez, car ils vous tueront ! « Marinus semblait ne pas comprendre et attendait l'autre de pied ferme. — Marinus, obéissez ! Je vous ordonne de me suivre ! commanda à son tour le pacifique Bruno, en élevant la voix pour la première fois de sa vie. Marinus céda et laissa échapper le sabre de ses mains ; Bruno l'entraînait vers la porte que venait d'ouvrir Antje et qu'elle referma sur eux, comme le houzard de nouveau armé fonçait vers son adversaire. Les deux moines s'éloignèrent à pas précipités. A présent une réaction violente se déclarait chez Marinus et il pleurait comme une femme, secoué par des sanglots. Dans le cabaret, Antje calmait le matamore. Les moines l'entendirent qui disait dans un jargon composé de flamand et de français : « Eh bien, pourquoi rager encore, maintenant qu'ils sont partis? » La crise nerveuse de Marinus s'apaisa. Les deux moines suivaient depuis un quart d'heure, sans se parler, un sentier à peine tracé à travers les broussailles, lorsque soudain ils entendirent comme le galop d'une bête lâchée. Aussitôt une ombre dévala des dunes encaissant le chemin et Marinus se trouva étreint dans les bras d'Antje, la fille de l'Aigle bleu. — Viens, disait-elle, en cherchant à l'embrasser sur les lèvres, retournons à la maison ; ils sont saoûls comme la guerre et ne se réveilleront plus avant le matin... Tu m'aimes bien, dis? Le cher garçon! Il allait se battre contre ce Goliath ! Et cela pour moi ! Oh ! tu es plus brave et plus gentil que ces soldats... Je me moque d'eux à présent... C'est toi que je veux ! • —w — 38 — Elle ajoutait d'une voix plus basse, haletante, suspendue à son cou, la bouche collée contre son oreille : « Tu sais, voilà trois jours qu'il me fait la chasse. Je succombe. Il m'a dit que ce serait pour cette nuit... Il me battra demain, mais tu m'auras aimée d'abord ». L'assaut avait été si brusque que le jeune homme fut quelque temps avant de se dégager. 11 détacha ces mains qui l'enlaçaient et, les tenant dans les siennes, il répondit avec une douceur dont se rappela plus tard Bruno : « Pauvre fille, ma sœur, tu ne sais pas à qui tu parles; tout homme de cœur, se trouvant à ma place, t'aurait défendue contre ce bourru et, si tu me gardes quelque reconnaissance de cette action très naturelle, prouve-le moi en te respectant et en demeurant vertueuse ». Elle eut un rire cassé de lubrique : « Me respecter ! Demeurer vertueuse ! Tu plaisantes sans doute, camarade ! Quel est ce gars dégourdi et crâne qui bredouille à présent comme un enfant de chœur devant son curé. As-tu compris? Viens coucher chez moi ». Cette fois, Bruno ne laissa pas à Marinus le temps de répondre : — Va-t-en, misérable impudique, qui oses tenter un élu du Seigneur, le saint frère Marinus de la Trappe ! mugit-il avec des gestes d'exorciste. Et il entraîna rapidement son compagnon. Elle demeura immobile, écarquillant des yeux de somnambule qu'on vient de réveiller ; voyant s'envoler là-bas son désir dans les ténèbres de la lande, toujours éperdûment amoureuse, abêtie par le refus. — Marinus ! Un frère de la Trappe ! répétait la possédée. Les silhouettes des faux bouviers avaient disparu depuis longtemps qu'elle cherchait encore à les discerner à travers l'ombre, parmi les pins et les genévriers. Peut-être reviendraient-ils sur leurs pas? Puis, lorsqu'il n'y eut plus rien autour d'elle que du noir et du silence, elle se laissa choir, enfonça son visage dans le sable, attendant un calmant et une fraîcheur; et elle mâchait avec rage des racines de bruyère. V Ce n'avait été qu'une alerte ; l'empereur entretenait d'autres projets pour l'heure que l'abolition des ordres religieux ; aussi, après trois jours d'exil, les — 4o — moines de la Trappe regagnaient-ils leur cloître. Quelques mois encore, et il n'est plus question de ces alarmes. La quiétude accoutumée préside aux rustiques travaux des colons. De nouveau ils n'entendent rien du monde. Le canon tonne, la fusillade crépite trop loin pour les inquiéter. Marinus n'a soufflé mot de l'aventure de la nuit d'exode et son compagnon n'a pas cru devoir s'en ouvrir davantage. Le dernier levain d'indiscipline semble épuisé chez le jeune homme. Ses mortifications et son labeur édifient la communauté. Son noble visage s'émacie, l'ovale s'en allonge, ses traits de plus en plus accentués prennent une patine ascétique et, dans son masque sérieux, ses grands yeux bruns brillent d'une lumière presque surnaturelle. — Frère Marinus est un saint! proclame fréquemment l'abbé avec une sorte de pieuse envie et il propose le jeune cénobite en exemple aux novices. — La même perfection de vertus que chez son père ! murmurent avec admiration ceux des vieux moines qui connurent le frère Bavon. Il advient qu'en méditation dans sa cellule, après une laborieuse journée de semailles, les bras démolis par le geste large du semeur et aussi par le — 4i — poids du semoir, Marinus est arraché à ses pieux exercices par un ordre de l'abbé, qui l'attend au parloir. Il trouve son supérieur en conférence avec un paysan que le clair-obscur l'empêche de reconnaître d'abord, mais dans lequel il finit par retrouver un des comparses du profane épisode qui se joua un soir à l'auberge de l'Aigle bleu de Westerloo. Ce paysan qui le dévisage de son côté avec un mauvais vouloir très transparent, représente l'aubergiste en personne, le père d'Antje, la pauvre affolée. Devant cette mine rébarbative, extraordinaire sur cette face de pleine lune, mais surtout devant l'air à la fois sévère et attristé que lui fait l'abbé, Marinus ne sait quoi penser. Quel motif déterminerait ce rustaud à venir dénoncer une algarade d'ailleurs sans conséquence? L'abbé perçoit ce malaise et son front se plisse davantage. — Reconnaissez-vous cette personne? demande le frère Gratien au villageois. — Oui, répond celui-ci avec une colère mal contenue, c'est le paroissien qui vint un soir chez nous en trousse de bouvier... — C'est vrai, déclare franchement Marinus, je vis ce gros homme à Westerloo, où il tenait l'auberge de l'Aigle bleu. — Ouais! fait l'abbé goguenardant, c'est un commencement d'aveu. Voyons si vous confesserez aussi facilement ce qui se passa après votre entrée à l'Aigle bleu? Marinus se redresse, ce persiflage échauffe le sang des Thérouagne : — Je ne vois pas, mon père, dans la suite de ce voyage, de faute qu'il m'eût fallu confesser ailleurs qu'au tribunal de la pénitence... Mais il se reprend aussitôt, sa damnée fougue allait l'entraîner dans une passe effroyable ; c'est d'un ton brusquement adouci qu'il ajoute : — Oui, vous avez raison mon père... Il est un péché dont j'aurais dû m'accuser publiquement, ou du moins sur la gravité duquel j'aurais dû prendre votre avis... Oui, ce soir-là ma mauvaise tête fit de nouveau des siennes; le vieil homme ressuscita en moi. Voici, je me pris de querelle dans cette hôtellerie avec un soldat et m'oubliai jusqu'à le frapper... J'ajouterai pour ma seule excuse que ce braillard... ce soldat veux-je dire— menaçait de maltraiter une faible femme... la fille de ce paysan même qui me dénonce en ce moment. — Vous ne manquez pas d'aplomb, mon frère, intervient l'abbé, glacial et méprisant... Puisque vous invoquez une excuse, pourquoi ne feriez-vous pas valoir aussi l'intérêt très vif porté à cette jeune fille par son paladin... — Mon père! interrompt Marin, les poings crispés, blême, se soutenant à peine. — Or ça, continue l'abbé, cette conduite violente qu'un moine ne pourra jamais tolérer, je doute fort qu'un chevalier l'eût approuvée; car, enfin, vous défendiez cette femme à peu près de la façon dont un chien dispute l'os à un autre chien. Je le répète, pareille prouesse n'est ni monacale, ni même chevaleresque. — Qu'entendez-vous par ces insinuations? fait Marin, devenu aussi blanc que ses aïeux de marbre, couchés, mains jointes, dans l'église de Thérouagne. — J'en ai dit assez, même trop, Monsieur... Accordez-moi qu'il répugne à un homme de mon caractère d'approfondir et de détailler certains sujets loin de mes pensées et encore plus loin de mes lèvres. Mais puisque vous tenez à vous faire répéter la narration de vos hauts faits, voici quelqu'un pour vous apprendre le reste. « Parlez, mon brave... Et l'abbé s'efface derrière le paysan, qui apostrophe rageusement Marinus : — 44 — — Ma fille a été mise à mal par vous, démon à figure de saint... Pauvre moi, qui accueillais comme un .allié ce scélérat pire que les troupes. Quel malheur que ces gens ne portent pas leur perfidie écrite sur leur mine!... Mon Antje est devenue mère... J'étais si furieux contre la misérable créature que je l'ai battue, oui battue, comme une truie. Moulue de coups, elle s'est alitée. Alors j'en ai pris pitié. C'était mon sang, n'est-ce pas? Mais je faisais des provisions de haine pour le séducteur ! Jusque-là elle ne me l'avait pas nommé. Devenue gravement malade, pendant ses accès de délire elle appelait toujours le même personnage, Marinus le Trappiste, et d'une voix qui eût arraché des larmes aux sablons les plus arides... Ah! c'est vous ce Marinus! Apprenez alors que votre victime est morte. Je suis venu ici pour vous rendre odieux à vos frères et aussi pour vous dire que je tiens l'enfant à votre disposition, car quant à l'élever, j'aurais plutôt envie de le massacrer, ce bâtard d'un mauvais moine et d'une perdue ! Toute impatience, toute fierté semblent avoir abandonné Marinus. Il baisse les yeux et s'appuie à la paroi. — Ah! les malheureux! murmure-t-il. — Ainsi vous avouez vos rapports avec cette femme? dit impitoyablement l'abbé. — Mon père! fait Marin, d'un ton suppliant et en étendant les mains vers son juge. — Avez-vous entendu ma question? insiste l'austère supérieur en reculant pour ne pas être touché par ces mains trempées dans la luxure. — Eh bien oui, j'avoue ! répond d'une voix raffermie le jeune moine. — Justice sera faite ! conclut sourdement frère Gratien, dont l'indignation fait place à de l'abattement. Cependant, une idée lui vient au moment où il va couper court à cet interrogatoire. — N'étiez-vous pas accompagné du frère Bruno? dit-il à Marin. L'inculpé fait un signe affirmatif. — Attendez, je veux entendre ce témoin. Frère Bruno, mandé à son tour, raconte la halte à l'auberge, les provocations de la soldatesque, le commencement de bagarre ; mais, lorsqu'on l'interroge sur le crime commis par Marin, le digne religieux tombe des nues. En vain l'abbé le menace et le presse, le traite presque comme un complice des turpitudes de Marin, le placide Bruno ne . U" revient pas de ce qu'il doit ouïr et de ce qu'on lui demande de corroborer. Nature honnête et droite, Bruno défend plutôt Marinus contre ses propres aveux : — Il est vrai que nous avons revu cette créature dans la campagne et qu'elle s'est jetée comme une diablesse au cou du frère Marinus. Mais nous accueillîmes ses abominables attaques comme l'exige notre caractère; moi, je la renvoyai vertement et Marin aussi la congédia, un peu mollement peut-être... Un peu mollement peut-être! C'est la charge la plus lourde qui pèse jusqu'à présent contre Marin dans le témoignage du bon moine. — Après, raconte Bruno, nous avons trouvé un gîte dans une grange, où nous dormîmes côte à côte, et je ne sache pas que Marin ait encore revu cette fille de malheur ; en tout cas, le matin il sommeillait paisiblement, étendu près de moi, et il ne m'a plus quitté depuis... Le paysan grogne en entendant de quelle façon Bruno qualifie son Antje. Des doutes gagnent l'esprit de l'abbé. La malheureuse n'aurait-elle pas été engrossée par les hou-zards? Puis encore, que prouvent des paroles _ 46 - prononcées dans la fièvre? Mais alors quel but poursuivrait Marin en s'accusant d'un attentat dont il est innocent? Il l'avoue cependant, même avec plus d'entêtement et de résolution qu'au début. — Je me suis levé pendant la nuit, affirme-t-il, elle nous avait suivis et je l'entendais gémir à la porte. Je l'ai rejointe, mais tout doucement pour ne pas réveiller Bruno. — Ne pas me réveiller, moi, qui ai le sommeil du lièvre ! dit Bruno d'un air incrédule et en hochant la tête. L'abbé s'adresse de nouveau à l'accusé : — Vous persistez à vous déclarer coupable ; vous renoncez à vous défendre? Songez aux conséquences qu'entraînera cet aveu... — Cet homme a raison ! répond Marin en désignant le paysan. — C'est votre condamnation irrévocable que vous venez de prononcer ! constate en soupirant le frère Gratien. Amen. Et il congédie ses interlocuteurs. Ce même soir encore on rassemble la communauté dans la chapelle. Devant les moines debout dans leurs stalles, Marin, agenouillé au milieu du •■jmm - 48 - chœur, confirme d'une voix ferme ce qu'il vient de confesser à l'abbé. Alors celui-ci, plus ému que le patient, fulmine la sentence : — Indigne de demeurer parmi les honnêtes serviteurs de Dieu, qu'il soit à jamais exilé des saints pourpris! Brebis galeuse dont le contact souillerait le troupeau, qu'il erre dans le monde tentateur où le rappelle sa faute ! Le banni se lève, traverse lentement le chœur et la nef, gagne la porte ouverte précipitamment à son intention par un novice qui s'est écarté et détourné à son approche. Personne ne lui dit adieu. C'est par cette grande porte qu'on l'introduisit le jour où, sa probation terminée, il prononça ses vœux définitifs. Il a déjà fait quelques pas dans la campagne noire, lorsque le novice se risque à s'approcher de nouveau de la porte et à en fermer les deux battants ; et cet être méprisable, le moine renié qu'est devenu Marin, les entend gémir sur leurs gonds et se rejoindre avec un fracas lugubre pendant que l'abbé et ses trappistes demeurent prostrés dans leurs prières et que des larmes tombent dans plus d'une barbe grise. VI Le jour va poindre — un pâle jour de février — lorsque, le froc chargé du givre de la nuit, l'expulsé heurte à la porte de l'Aigle Bleu de Westerloo. L'aubergiste, rentré le soir même, en carriole, reconnaît à peine, dans l'apparition blafarde et grelottante, l'adolescent nerveux qui se présenta l'an dernier chez lui ou même le moine fier et presque dédaigneux qu'il entrevit, la veille encore, dans le parloir de Westmalle. Les cheveux noirs ont grisonné, un tel air de souffrance s'épand sur ce visage si avenant — trop avenant! — que le père, malgré sa rancune et son désespoir, ne trouve plus d'injures à lui jeter. Hier il l'aurait tué, à présent c'est avec une dureté voulue qu'il lui dit : — Que désirez-vous de moi, malheureux? — Je voudrais voir mon enfant... Le bcies accède à ce désir et, tandis qu'il va chercher le poupon, il fait entrer l'ex-trappiste dans la salle, la même où Marin se querella avec le houzard et, en la reconnaissant, le jeune homme tressaille. — 5o — Il a reçu l'enfant, des mains de l'aubergiste, et contemple, longuement, avec une expression qui sort des sources mêmes du cœur, ce petit être emmailloté. C'est une figure assez vulgaire, poupine et plate, avec des yeux de faïence et un gros nez. Feu le comte de Therouagne n'aurait certes pas reconnu, dans cette tête mafflue, les traits de sa noble lignée. L'enfantelet ne s'alarme pas devant cette figure jeune et sérieuse, dont les profonds yeux noirs s'arrêtent si obstinément sur lui. Voilà même que s'épanouit la petite face moufflarde. A ce rire de bienvenue la bouche contractée de Marin se détend et esquisse un mélancolique sourire, et sa paupière s'humecte ; puis, dans un transport fébrile, il embrasse la douce créature. Devant ce tableau l'aubergiste attendri regrette sa véhémence et sa furie de l'autre soir ; encore un peu il se repentirait de s'être plaint à l'abbé. — Asseyez-vous un peu, mon frère!... hem!... mon ami — dit le paysan... Rapprochez-vous du poêle et prenez ce verre de liqueur en attendant que je réchauffe une jatte de lait et vous coupe un quignon de pain... Ecoutez, je vous en voulais, mais je ne vous crois pas foncièrement mauvais, et vous voilà suffisamment puni ; je vous pardonne... oui, là, de tout cœur... je vous pardonne même au nom de la morte... et enfin je souhaite qu'un jour Dieu en fasse autant... Et ce pardon, et ce vœu, sont si bien la conviction du brave homme, qu'il en devient tout ému et qu'il a peine à finir ce discours tant il suffoque. Marin ne semble pas l'entendre; il continue de regarder, d'un air concentré et pénétrant, la pauvre créature qu'il presse dans ses mains. — Frère Marinus ! Voyons ! Du courage ! insiste le baes en lui touchant amicalement l'épaule. — Me promettez-vous de garder l'enfant quelques jours encore? articule lentement Marin, sortant de son rêve, sans répondre au brave homme qui l'exhorte. Si je ne viens pas le chercher moi-même... d'autres se présenteront en mon nom. Aurez-vous cette bonté pour la morte et pour lui, sinon pour moi? Le baes a déjà refoulé, loin de lui, ses préjugés comme ses rancunes ; il était précisément en train de décider intérieurement qu'il garderait et qu'il élèverait ce bâtard de sa fille, malgré toute la réprobation qui s'attache à une créature née d'un moine parjure ; et il fait part de ses intentions à Marin. — 52 — — Merci, mon ami, dit le père avec effusion; certes l'enfant aura besoin d'une affection de cette trempe, mais je crois aussi qu'il vous dédommagera des peines que sa mère vous a causées... En tous cas, vous ne serez pas seul à vous charger de lui... Puis-je encore vous demander un bout de papier et une plume?... Il rend l'enfant à l'aïeul et se met à écrire. Le baes, de plus en plus démonté par cette douleur, si pleine de noblesse et de dignité, se trouve même sur le point de chérir de toute son âme ce séducteur, le meurtrier de sa fille, qu'il a maudit, démasqué et fait exécuter ; il s'évertue à retenir à son foyer cet hôte de malheur transformé presque en un visiteur bienvoulu. Le brave homme ne sait comment il se fait que depuis les quelques minutes que dure cette entrevue, c'est lui-même qui a l'air d'un coupable, d'un mauvais chrétien, et que c'est l'autre qui réclame la sympathie et la compassion. — Voyons, ne partez pas encore ; attendez au moins que ces giboulées aient fini leurs cabrioles ; reposez-vous une heure, le temps de vous restaurer ; la bise fauche les jambes et creuse le ventre. Pourquoi cette hâte? Rien ne presse plus à présent. Et il dit ces dernières paroles avec honte; oui, avec remords. — On m'attend là-bas! reprend d'une voix paisible Marin qui a fini d'écrire, et son regard et sa main indiquent, derrière les brouillards neigeux qui chassent en hurlant, une destination connue de lui seul et de laquelle il n'aime pas à parler. L'hôte, du moins, a cette impression, car il n'insiste plus, et le voyageur franchit le seuil et affronte l'horrible intempérie. La bourrasque a empiré. A présent la neige tombe à flocons si serrés qu'elle forme comme une trame immense, une tenture livide masquant le ciel et que l'ouragan agite en la faisant siffler et claquer. L'infortuné refait, mais plus lentement, son trajet de la nuit en se traînant, au risque d'être emporté avec la trombe. Cependant, ses pensées ne s'arrêtent guère au froid et à la faim. Marin se dit seulement que la nuit où les trappistes recueillirent son père il devait faire à peu près le même temps. La tourmente redouble de furie. Le jeune homme ne sait plus s'il avance ou s'il recule ; il y a des moments où il perd pied et où la rafale le balaie. Impossible de s'orienter. Des hallucinations causées par la vacuité de son estomac ajou- tent leurs fantômes aux horreurs réelles. Il perd conscience de son état; ses oreilles tintent, ses yeux se troublent ; il sombre dans les vertiges. Au concert sinistre de la tempête dansent des traînées de moines gris, des squelettes affublés du froc grimacent et le narguent. Puis il lui semble que son sang afflue à son cœur et se fige, que ses pulsations ralentissent comme ses pas. Dans une dernière éclaircie d'intelligence il essaie encore de réagir, mais à présent il est à bout de forces. Il tombe dans la neige : le duvet pervers le couvre, le couvre avec un empressement sinistre. Bientôt son visage seul émerge encore du tapis glacial, un visage si blanc que la couleur n'en tranche plus sur celle du linceul. — Alerte ! Qu'est cela ? dit une voix dans la tourmente à un autre passant. — Il m'a semblé heurter une forme humaine. — Bast ! Ce sera une taupinière ou un arbre renversé ! Continuons, j'ai hâte de rentrer ; on s'inquiétera de nous au couvent. Mais le premier interlocuteur s'arrête et, penché sur le sol, hêle son compagnon. Une même exclamation échappe aux deux novices. C'est que les rayons jaunes traversant la tempête de neige leur permettent de reconnaître, dans ce corps inerte, le frère mis la veille au ban de la communauté. Ils essaient de ranimer et de réchauffer l'infortuné en le frottant, en approchant ses lèvres violettes de leurs bouches, en lui soufflant leur haleine dans les poumons. Mais la mort a l'étreinte encore plus froide que l'hiver, et le soleil qui fond la neige ne ravivera pas ce sang coagulé. Lesconversse demandent un moment s'il ne vaudrait pas mieux, pour tout le monde et surtout pour lui, laisser là cette carcasse de maudit. La Trappe rouvrira-t-elle ses portes à l'anathème? Mais ils sont jeunes encore et, partant, accessibles à la pitié; vigoureux ils enlèvent facilement cette dépouille ; ils hâtent le pas et regagnent l'abbaye heureusement voisine de l'endroit de leur découverte. Ils eurent raison d'obéir à leur généreux instinct. Ce trépas du pécheur désarme ses frères. L'abbé autorise la rentrée du corps de Marinus dans ce couvent qu'il illustra de ses vertus ; on oublie son crime pour ne plus songer qu'à ses mérites. Purifiée par cette fin, son enveloppe charnelle reposera en terre consacrée dans la fosse fouie de ses mains, à côté du frère Bavon et de l'abbé Didier. En attendant, on l'a couché dans sa cellule et ses — 56 — anciens compagnons vont procéder à l'ensevelissement. Or, comme ils l'ont débarrassé de ses vêtements de dessus, sur le point d'enlever la haire et le cilice, les frères occupés à cette funèbre besogne sursautent, jettent les bras au ciel. En manipulant, silencieux, ce corps rigide et jeune, encore admirable malgré les souffrances et les affres, les rudes ensevelisseurs viennent de mettre à nu deux globes de chair harmonieux et fermes, deux seins résistants de vierge. Un instant leurs doigts gourds ont palpé, mortes, ces merveilles destinées par la Vie à tressaillir, roses et blanches, sous les idolâtres caresses de l'amant et que la haire de crin meurtrissait comme à regret, et dont la discipline ne put dégrader la courbe idéale. Les moines, pris d'inquiétude et de respect, quelques-uns se rappelant les antiques prestiges de Satan, ont reculé en se signant; seul, un jeune convers de l'âge de Marinus n'a pu se défendre ; ébloui, la gorge serrée, l'épiderme frémissant, il se sent rougir jusqu'aux oreilles et n'a plus la force de fuir. Une main autoritaire le bouscule. C'est l'abbé, accouru au bruit de ce prodige, armé du goupillon et remâchant quelques formules d'exorcisme. Va-t-il subir, lui aussi, l'indicible fascination de la beauté nouvelle et tragique de Marinus? On le croirait. La douceur angélique et souffrante qui se dégage de ce corps irréprochable l'attendrit et son geste conjurateur s'arrête. Pourtant, comme à regret, il aspergera ces formes suspectes, lorsqu'il avise un sachet de soie attaché au cou du cadavre et reposant dans l'intervalle de cette gorge trop damnante pour sortir du moule de Dieu. Avec des tâtonnements de sacrilège qui touche à l'hostie pure et sans tache, il se décide à détacher ce sachet et à l'ouvrir. Il n'en retire ni mandragore, ni autre maléfice, mais il s'en échappe plusieurs parchemins jaunis; puis un papier moins fané, portant ces quelques lignes d'une écriture récente et tremblée : « Thérouagne n'a qu'une parole. J'avais promis sur l'honneur à mon père de taire et de cacher mon sexe tant que je vivrais. J'ai subi l'opprobre plutôt que de révéler ce secret que le comte emporta dans la tombe et qui ne sortira que de la mienne. Je savais l'histoire sombre de ma mère et j'offris ma vie pénible en expiation de sa faute. Puisse Dieu me pardonner cet impérieux mensonge en raison de ma filiale tendresse. Je lègue mon nom et tous mes biens à Frans, l'enfant de la pauvre Antje : Priez pour moi. - Marie de Thérouagne, « en religion Frère Marinus. » Telle est l'histoire de Marinus. Tonia et les simples paysans de la Campine qui la narrent aux simples poètes, béatifient sans le secours de Rome la sereine martyre de la parole engagée. Pour mieux se conformer même à la volonté de la chère héroïne, ils persistent à l'appeler Marinus et taisent son doux nom de vierge et de châtelaine bretonne, Marie de Thérouagne. Ces charmants esprits qui se rient de nos logiciens et de nos positivistes, n'admettront jamais que la noble demoiselle fût une femme semblable aux autres femmes ; leur imagination la dote d'une mystérieuse virilité, du sexe héroïque des archanges. Je répéterai donc avec Tonia : « Telle est l'histoire du bienheureux Marinus ! » LA FIN DE BATS A Francis Nautet. Aujourd'hui encore, à marée basse, on voit émerger de l'Escaut le sommet du clocher de Bats. En jetant ses filets dans ces parages le pêcheur retire des ossements et des têtes de morts ; il s'empresse de les restituer aux abîmes et récite unpater pour conjurer le mauvais présage. Il y a quelque cinq cents ans, les paysans de Bats étaient les plus riches du Polder entre Sant-vliet et Ossendrecht ; ils possédaient les meilleures terres, des chevaux énormes, du bétail gras et les riverains vantaient la beauté de leurs filles et la force de leurs garçons. Dans ce coin béni de Dieu, coulant de blés et de fruits, le moins pourvu cultivait son propre fonds et on ne se rappelait pas à Bats qu'un habitant eût dû s'exiler pour se subvenir ou fût allé tendre la main sur les routes. Industrieux autant que vaillants, ils arrondissaient leurs possessions en asséchant les couches d'alluvion de l'Escaut converties d'abord en schorres et ensuite en polders. Des moissons drues comme un pelage, jaunes comme du soleil et plus hautes que leurs fiers moissonneurs, levaient, à l'endroit où depuis les premiers âges stagnaient les baissières et où les plantes palustres expiraient les fièvres; ou bien c'étaient des pommiers croulant sous leur charge de fruits, entre lesquels des vaches, pis gonflés, semblaient brouter des rayons d'éme-raude. Longtemps les vertus de ces laboureurs privilégiés reconnurent les complaisances du ciel mais par la suite, le diable aidant, ils paressèrent, devinrent durs, orgueilleux, sensuels et cupides. Ils ferrèrent d'or leurs chevaux, incrustèrent de pierreries les cornes de leurs bêtes aumailles, armèrent leurs charrues de socs et de coutres d'ar- — 60 — gent, vêtirent des sarraux en soie et en satin bleu, ceignirent leurs hautes casquettes de cercles de métal fin, parèrent leurs femmes de chaînes, de pendeloques, de cuirasses, de fronteaux plus massifs et mieux orfévris que les châsses des saints. Et de jeunes farauds allèrent jusqu'à clouter de diamants leurs sabots de fatigue. Lorsque baes Quaihackx, leur bourgmestre, se rendait aux marchés de la région, il déployait plus de pompe que les patriciens hanséates de Bruges. Une cavalcade de chars, les ridelles craquant sous la blonde récolte, précédait la carriole bâchée de soie écrue où se prélassait le notable compère, escorté de ses fils poupins et fessus et de sa coterie de valets farouches, tous équipés comme des gens de guerre, chevauchant des étalons de forte taille, chargés de protéger le convoi contre les embuscades des malandrins. En vain le curé de Bats qu'affligeait cette ostentation, tâchait de rappeler ses ouailles aux mœurs patriarcales, aux fières et honnêtes traditions de jadis. Les voluptueux désertaient l'église ou s'y rendaient par dérision, haussant les épaules et ricanant aux objurgations du vieillard, ne songeant guère à s'amender. — 62 — Un jour le saint homme apprit que, non contents de gagner à la culture les prairies jadis inondées, ils prétendaient imposer un autre cours au fleuve, combler son ancien lit pour le transformer en guérets. — Malheur! prédit le prêtre du haut de la chaire, malheur à l'insensé qui barre le passage à l'éternel voyageur, ancêtre de tous les hommes et contemporain de la création. Dieu lui-même fraie sa route à ce passant mystérieux, tour à tour paisible et houleux, ne racontant son rêve qu'aux étoiles et se plaignant sous le ciel par les nuits de tempête ! Malheur au sacrilège ingrat qui étrangera des Polders le fleuve origine de leur fécondité, le majestueux Escaut bienvoulu de Dieu !... » Cette menace renforça l'hilarité des paroissiens ; les bourines mêmes chuchotaient, incrédules et moqueuses, et devant le portail, mains en poches, les joyeux pitauds pouffaient en se tenant les lombes pour ne pas éclater. Despotes têtus ils contraignirent les infimes défricheurs des landes à ériger la digue par laquelle ils espéraient allonger leurs terrages d'une centaine d'arbaletées. Et terrassiers faméliques, hâves, pourchassés dans leurs sablons, trimèrent rudes pour ceux de Bats. Beau- coup de Campinois outrés et strapassés périrent des fièvres paludéennes à force de séjourner les jambes nues dans l'eau, la tête exposée au soleil ; et trois fois la jetée à moitié achevée s'abîma avec ses ouvriers. L'entêtement des villageois de Bats n'en devenait que plus féroce ; et leurs serfs de recommencer le funeste travail. Outre le curé, un seul homme à Bats déplorait cette annexion impie, c'était un simple chaloupier, vivant du produit de sa pêche et du péage qu'acquittaient les ruraux traversant l'Escaut dans sa barque. Alors qu'autour de lui tous s'enrichissaient et se corrompaient, Tyle demeurait candide, pauvre et croyant. Il avait crâne encolure; la peau gercée n'enlevait aucun charme à sa virile et pourtant bénigne physionomie dans laquelle s'ouvraient deux grands yeux bleus, un peu glauques comme les flots, mais s'allumant comme ceux-ci à de fréquentes phosphorescences. Le ferme garçon s'était attaché à une orpheline indigente comme lui. Sa Liévine cueillait les osiers de l'Escaut ; elle en tressait des paniers et des nattes. Lorsqu'elle leur présentait cette piètre marchandise, les maroufles de Bats la repoussaient avec force injures et mépris, et des paillards prétendaient 64 lui acheter mieux que ces babioles. Alors elle s'enfuyait, plus peureuse des invites sensuellement tendres que des rebuffades brutales. Elle était blonde et potelée, la toute jeune vannière, avec des yeux vaguement verts pailletés d'or, un teint plus rose que les coquillages rejetés par la barre et des cheveux fauves se rapprochant du sol comme les branches de l'yeuse. Un mauvais larron aurait fini par la prendre de force si elle n'avait rencontré dans Tyle le pêcheur un protecteur déterminé. Les patauds moufflards se défiaient des muscles agiles de ce compagnon. Tyle, qui ne vendait pas sonpoisson à Bats, offrit timidement à la jeune fille de l'emmener dans sa barque lorsqu'il desservirait les autres campagnes de l'Escaut ; elle accepta avec gratitude, et depuis ce jour elle pourvut de sa mignonne marchandise les paysans étrangers, meilleurs chrétiens que ceux de son bourg. Maintes fois en voyant virer au dessus de l'Escaut, avec des cris d'adieu, un couple de blanches mouettes , ils songeaient à émigrer ensemble, mais ils l'aimaient, malgré tout, le rivage ingrat et la nostalgie les ramenait toujours au pied du clocher natal. C'étaient presque deux enfants : lui, dix-huit ans ; elle seize. Tyle, tout à son rôle de protecteur, n'apprécia que plus tard la beauté de sa protégée, et la pauvrette, reconnaissante et respectueuse, se prit à aimer cet être fort et bon ne croyant d'abord que l'admirer. La fraîcheur et la grâce de leurs rapports étaient telles que le curé, leur seul ami, se faisait un scrupule de parler déjà du banal et vulgaire mariage. Ainsi leurs idylliques fiançailles se prolongèrent malgré le dévergondage de ceux qui les entouraient. Lorsqu'ils cheminaient par les rues, elle à son bras, lui charriant sur l'épaule l'aviron et la drague et aussi une partie des corbeilles confectionnées par sa compagne, les gars alléchés criaient de loin à la jeune fille : — Viens avec nous, Liévine, la rousseaude appétissante ; abandonne ce Zébédé à la vertu gênante, à la huche et au gousset creux; viens, belle, tu seras la badine de mon cœur, ou mieux, la reine de ma chair, ou mieux encore, la seule Madone, la vraie Gente-Dame à qui je ferai un manteau de mes étreintes, un voile de mes baisers, un encens de mes sèves et une Assomption de ma volupté !... Viens, nous sommes jeunes et copieux, tu es capiteuse, le sang nous démange et les escalins carillonnent dans les tass profondes de nos grègues... Ainsi blasphémaient les tentateurs rauques, allumés par le désir. Tyle les défiait de son clair regard et la bande lascive s'enfuyait. Et de belles filles, non moins franches, accourant sur le pas des portes, poursuivaient Tyle de leurs avances, et avec des gestes d'abandon soupiraient : — Tyle, Tyle ! Beau garçon, fort et sain, doux et cruel. Secoue loin de toi cette fragile et maigre fillette, impassible, rebutante de froideur ; un jour tu le casseras dans un spasme, ce sècheron friable ; prends-nous plutôt, nous sommes autrement taillées et résistantes. De riches épouseurs halètent devant nos portes, mais jamais nous ne nous vendrons, car celui que nous voulons, c'est toi Tyle, savoureux pêcheur, toi dont nous, les babines, accepterions si volontiers le servage ; frappe-nous, massacre-nous, tes poings nous feront de déli-cieuses blessures, mais d'abord aime-nous un peu, très peu, veux-tu ? Liévine se rapprochait frileusement de Tyle et baissait la tête en rougissant ; lui, vaguement troublé, se signait et, l'étreignant plus fort, pressait le pas. Et, d'autres fois, c'étaient des débauchés hâves, les yeux plombés, les hanches balancées, qui voulaient entraîner le garçon ignorant dans leurs louches ribotes, — et c'étaient encore les filles pâles et mates comme l'ivoire, aux yeux emplis de flamme diabolique, qui donnaient à la naïve Lié-vine des noms passionnés. Ces tentateurs-là, ils ne les comprenaient même pas. Depuis longtemps le prêtre découragé ne menaçait plus ses folles ouailles qui abrogeaient le sixième commandement et contrariaient les desseins du Créateur. Ils semblaient avoir exhumé les rites des premiers Anversois, le culte de Semen, l'idole normanique, le Priape Scandinave, emblème de l'abondance, père des races prolifiques. Enfin, la digue s'éleva. L'Escaut refoulé ne balaya plus cet obstacle et sembla se résigner à élargir son cours vers la Flandre. Reconquérant de ce côté le terrain qu'on leur arrachait à Bats, les eaux ravagèrent les villages des Flamands, noyèrent les troupeaux et les récoltes et le cri de détresse poussé par ces malheureux paysans arriva jusqu'à ceux de Bats, mais loin de bourreler de remords et de pitié ces mauvais chrétiens il les amusa, comme la réussite d'un tour plaisant joué à des rivaux. Et les inondés se lamentèrent plus fort encore pour que leur cri atteignît les cieux et accusât les gens de Bats au tribunal divin. Ceux-ci résolurent de célébrer le couronnement du môle encaissant l'Escaut par une kermesse extraordinaire à laquelle, passés maîtres en inventions de cruauté, ils convièrent les bourgs mêmes que ce barrage avait ruinés et décimés. Ces malheureux refusèrent avec indignation car ils préféraient leur pain noir trempé de larmes à leur part d'une cocagne offerte par des méchants. Les pâlots de Bats grincèrent des dents à cet affront et jurèrent d'en tirer vengeance en mettant à sac les paroisses prospères du Polder, leur voisines, qui s'abstenaient d'envoyer des députations à la fête. L'inauguration tomba un dimanche et, saufTyle et Liévine, pas une âme à Bats ne se rendit le matin à l'église. Le vénérable pasteur dit la messe avec les fiancés pour acolytes; il voulut même prêcher comme à l'ordinaire, mais sa parole toujours réconfortante remplit cette fois les enfants d'une indicible inquiétude : — Malheur à Bats, ne cessait-il de s'écrier, malheur au village infâme et idolâtre, malheur à la chair triomphante, ils en ont fait leur seule préoccupation; aussi, c'est dans la chair que je les frapperai d'abord. Voici venir la colère de Dieu et aucune prière, aucune intercession de son serviteur ne pourrait la détourner. Ils croient, les superbes, endiguer le grand fleuve, mais qui élèvera un rempart contre l'Océan de tes colères, ô Seigneur ! Maudit soit Bats ! Il disparaîtra avec son peuple et ses richesses pour toujours — la tour de l'église seule demeurant debout, attestera aux poldériens de l'avenir la fureur de Dieu et l'opprobre de ses ennemis !... L'exaltation prophétique du saint homme vainquit ses dernières forces. Après ces effrayantes paroles, il chancela et s'affaissa dans les bras de Tyle et Liévine. Il recouvra encore assez de souffle pour communier et exhorter ses jeunes amis à fuir le jour même, loin du village anathème; puis il les bénit, poussa un soupir et... passa. A cette heure, environ midi, la kermesse tapa-geait et turbulait dans chaque maison du village. Un fracas lointain de tanquards et de vaisselle enveloppait le silence désolé de l'église. Tyle secoua le premier ses pensées douloureuses pour dire à Liévine : — 7° — Cours avertir le bourgmestre de la mort du pastoor ; moi je sonnerai la cloche des âmes ! La fillette se rendit à la ferme du bourgmestre Quaihackx. Le vacarme des bâfreurs empêcha qu'on entendît les coups frappés à la porte. Elle se meurtrissait les poings à force de heurter les battants de chêne. Enfin un licheur titubant entrouvrit l'huis, mais à peine eût-elle prononcé un mot qu'avec une malédiction il lui battit le vantail au visage en ajoutant que lorsque le bourgmestre florissait peu importait que le pastoor crevât. La jeune fille, ainsi repoussée, courut frapper à un logis voisin; elle rencontra le même accueil. Cependant elle s'opiniâtra à colporter la triste nouvelle de ferme en ferme. Partout on se moqua de son chagrin ou des lurons émêchés essayèrent de la retenir en leur compagnie. Il avait été décidé que le matin chaque fermier festoyerait ses commensaux sous son propre chaume. Le soir, après la sieste obligée, la population entière se réunirait dans la grange du bourgmestre, une grange immense comme les halles des cités de Flandre, où serait servie une — 7i — ventrée digne des géants. Les piffres n'en étaient qu'à la ripaille intime et pourtant ils se carrelaient le ventre comme s'ils ne devaient pas recommencer cette partie avant la fin du jour. Ils ouvraient la brèche dans les montagnes d'œufs, de poissons, de jambons et de viandes fraîches ; jetaient en sable tonne sur tonne de cervoise et d'hypocras. Des disputes et des rivalités éclataient, et on se promettait bien, le soir entre deux bourrées, de se crever la paillasse à coups de couteau. Tyle avait allumé les cierges jaunes et tendu l'autel de noir; puis étant monté sur la tour, il s'attela à la cloche et sonna le glas. La période de pleine lune s'ouvrait ; le soir l'Escaut soulèverait sa haute marée. Il faisait une tiède et calme température de septembre; les nuages immobiles semblaient figés dans l'horizon pommelé et aucune haleine n'agitait les feuillages roussis. Or, à peine Tyle eut-il mis en branle la cloche des morts qu'un vent se leva, d'abord faible et caressant comme une bouffée, puis soufflant comme une brise, puis comme un vent d'étalé, puis augmentant encore, se déchaînant avec l'impétuosité de l'ouragan, tellement que la cloche, bien- tôt secouée par une impulsion surhumaine, sonna le tocsin au lieu du glas. Lorsque Liévine rejoignit Tyle sur la tour, elle le trouva s'efforçant, avec une rage jalouse, de refréner les battements de sa cloche affolée. Elle lui conta l'impiété des villageois et les scènes de débauche entrevues ; il l'écoutait à peine, acharné dans son duel avec la rafale. Comme les regards de la jeune fille interrogeaient l'Escaut, elle sursauta et harpant le bras du sonneur : « Regarde! » fit-elle, angoissée. Saisi, il lâcha brusquement la corde et regarda à son tour dans la direction du fleuve. Le soir tombait plus tôt que de coutume ; la maline devançait également l'heure prévue. Le fleuve, repoussé par le barrage à près d'une lieue de son ancienne rive, préparait une revanche, ses flots chassaient vers le môle; montaient, montaient. C'était là ce qui avait arraché son exclamation à Liévine. Non moins alarmé que sa compagne, Tyle voyait la barre courir à l'assaut de l'orgueilleuse œuvre ; parfois, ainsi que les béliers servant à enfoncer les portes des forteresses, elle ne reculait que pour prendre une plus formidable escousse. Au dessus de leurs têtes la cloche, livrée désormais à la seule volonté de la tourmente, continuait de battre son tocsin fatidique. Les gens de Bats ne s'inquiétaient ni de la mort du pastoor, ni des pleurs de Liévine, ni du glas sonné par Tyle, ni du tocsin sonné par la tempête, ni de cette marée anormale que les fiancés découvraient de la tour. A peine dessoûlés, après un somme dérisoire, ils s'acheminaient vers la grange du bourgmestre. Ils s'attablèrent devant des troupeaux entiers de bêtes grasses sommairement dépecées ou s'écroulèrent, vautrés à pan des tonneaux, la trogne levée vers les robinets pissant sans trêve. Gavés ils se guédaient encore ; ivres ils grenouillaient à nouveau ; veules et énervés ils s'acharnaient quand même après leurs pataudes dépoitraillées ; et dans les coins sombres de la halle où ne dansaient pas les reflets des torches fumeuses, des lifrelofres allaient choir, accouplés au hasard, pour s'aimer ou se saigner à blanc. Les plus résistants formaient une sarabande et gigottaient comme des crapauds, aux sons aigres des flûtes et des crécelles, en invoquant l'infâme dieu Semen. Dans l'église morne, devant le corps du prêtre, le 74 - pêcheur et la vannière récitaient le De profundis ; ils soulevèrent ensuite la dalle du caveau sous le chœur et, avec des précautions filiales, ils descendirent au fond de la crypte la dépouille du dernier pasteur de Bats ; ce devoir accompli ils regagnèrent le faîte du clocher. La cloche clamait toujours comme une éperdue secouée par le vent devenu si fort, à présent, que les enfants s'accrochaient aux abat-son pour ne pas être lancés dans le vide. L'ombre épaisse masquait tous les objets du dehors et ils ne distinguaient du village et du pays alentour que les fenêtres illuminées de la grange du bourgmestre devant lesquelles passaient des salta-tions de possédés. La houle se rapprochait de Bats; Tyle et Liévine ne la voyaient plus,.mais ne l'entendaient que trop. Et, subitement cette rumeur intermittente des flots fit place à un vacarme énorme, à un unisson prolongé de toutes les clameurs du fleuve : l'Escaut venait de s'élancer dans la plaine ! A la fois les adolescents eurent la même poignante certitude : l'Escaut venait de s'élancer dans la plaine ! Ils se signèrent et se blottirent instinctivement l'un contre l'autre. Et voilà que des hurlements éclatèrent dans la grange du bourgmestre, des hurlements de gens pris à la gorge et qui se débattent, et qui râlent et dont la plainte va s'affaiblissant jusqu'à suffocation totale. Et la Main qui étranglait les danseurs avait dû renverser en même temps les torches, car les fenêtres de la grange devinrent noires comme le reste de l'espace. Depuis cette minute, Tyle et Liévine ne virent, n'entendirent plus rien d'humain. Comme s'il n'attendait que ce signal, le vent venait de tomber ; du même coup la cloche se tut, seul le tonnerre sourd de l'inéluctable cataracte se prolongea. A mesure que la marée montait et que la hauteur de la chute diminuait, ce fracas, aussi, s'apaisait. Les deux derniers vivants de Bats pressentaient l'immersion définitive ; les eaux gagnèrent les contreforts, le toit de l'église, lechauguette du veilleur, la cage des cloches et léchèrent enfin les pieds de Tyle et de Liévine. Alors le gars, se recommandant à Dieu, plongea dans le fleuve ; il nageait d'une main et de l'autre soutenait la bien-aimée évanouie. La pleine lune, rougeâtre, ensanglanta l'opaque nuit. A perte de vue, il n'y avait plus que du ciel et de l'eau. Tyle nagea longtemps avant d'atteindre la rive de Waes. A l'aube, les Flamands les recueillirent comme des miraculés... Aujourd'hui, encore, à l'étiage, on voit émerger de l'Escaut la flèche de l'église de Bats, et les mariniers prétendent en reconnaître le tocsin par les nuits de tempête. if' II LA FETE SS. PIERRE ET PAUL A mon amie Anna Cornélie. Au pays campinois, le vingt-neuf juin, jour des SS. Pierre et Paul, les contrats entre maîtres et valets sont abrogés; les uns recouvrent la liberté de remplacer leurs serviteurs, les autres, de changer de patrons. Cette séparation ne s'opère point à l'improviste. A la fin de mars, le fermier et la fermière ont posé cette question, lui à ses hommes, elle à ses femmes : « Restez-vous? » .i - a $ $ i> a m II v. i' si 11 ! H 1 f 11 I rrr^r-ri I^V^TTN^ | Bfo»^ - 78 - Suivant la réponse de leurs gens, les chefs les engagent pour une autre année ou avisent à leur remplacement. D'ordinaire le^es accorde au sujet actif et entendu la grosse paie que celui-ci gagnerait chez le voisin et pour peu qu'elle tienne à sa servante, la bae^ine lui assure un plus haut gage, tant en numéraire qu'en aunes de grosse et de fine toile filée aux veillées d'hiver. Quant aux aides à demeure, que les maîtres n'interrogent pas sur leurs intentions, ils sont avertis par ce silence même d'avoir à se pourvoir ailleurs. Tel garçon ou telle fille de ferme, dont le caractère ne subira aucune atteinte s'ils quittent leur service à la Saint-Pierre, seraient fort mal notés si leur patron ne leur avait point permis d'attendre la date traditionnelle pour faire leurs paquets. Ces mutations générales de domestiques servent chaque année de prétexte à l'une de ces fêtes si topiques, presque païennes, que n'oublient jamais ceux qui y ont assisté. Pour ma part, l'été, à l'approche de la Saint-Pierre, je me sens pris, où que je sois, d'un désir effréné de retourner au pays. Il suffit de l'odeur des seringats et des sureaux pour me repré- senter le cadre et les acteurs de ces pompes rustiques. Mais cette évocation irrite ma fièvre au lieu de la calmer et je ne trouve de soulagement qu'après avoir été respirer quelques bouffées de l'air natal. Un beau soleil active les fragrances des haies et des bosquets. La caille, blottie dans les blés, piaule sensuellement. Personne ne travaille aux champs. Dans leur empressement à prendre du plaisir, les hommes ont abandonné, çà et là, la faux et la serpe. Si les cultures sont désertes, par contre, le long des routes vicinales, c'est une procession de voitures maraîchères bâchées de blanc, chargées non point, comme les vendredis, de légumes et de laitage, mais peintes à neuf, tapissées de fleurs, les cerceaux tressés de rubans, menées grand train par des chefs d'attelage endimanchés, ébaudis et fanfarons, et au fond desquelles se trémoussent des dirnes non moins réjouies et parées de leurs plus coquets atours. Ce sont des valets qui ont été chercher le matin, en cérémonie, les servantes à leur ancienne résidence pour les conduire chez leurs nouveaux maîtres, et comme les gars ne doivent être rendus à destination que le soir, ils profiteront de la 8o longue journée estivale pour lier connaissance avec leurs futures compagnes de charrue et d'étable. Souvent les journaliers d'une même paroisse, les salariés de petits paysans, empruntent un char à foin à un gros fermier et se cotisent pour la location de l'attelage. Toute la coterie, batteurs en grange, vanneurs, aoûterons, vachères, faneuses, prennent place sur ce chariot transformé en un verger ambulant, où les faces rouges et joufflues éclatent dans les branches comme de rondes pommes luisantes. L'émouchette caparaçonne les forts chevaux, car les taons font rage le long des chênayes ; seulement les mailles du filet disparaissent sous les boutons d'or, les marguerites et les roses. Des cavalcades se forment. Les voitures se rendant aux mêmes villages ou revenues des mêmes clochers, cahotent à la file, trimbalent de compagnie leur nouvelle légion de servantes. Défilé éblouissant et tapageur ; apothéose des œuvres de la glèbe par ses affiliés. Sur leur passage l'air vibre de parfum, de lumière et de musique. Bouviers et garçons de charrue, le sarrau festonné d'un ruban écarlate, la casquette ceinte d'un rameau feuillu, une branche pour aiguillon, précèdent le cortège en manière de piqueurs, ou caracolent sur les accotements ; d'aucuns affourchés à la genette, les jambes très écartées, tant leurs montures ont le dos large ; d'autres assis en travers delà selle, les jambes ballant du côté du montoir, comme on les rencontre au crépuscule, par les chemins, après le labeur. Leurs voix éclatantes se répercutent d'un village à l'autre. « Voilà encore un ro\enlandl un « pays de roses ! » disent les gamins que leur approche ameute près de l'église. Car on a dénommé * pays de roses » ces chars de joie, à cause du refrain de la ballade que les compagnons ne chantent que ce jour-là : Nous irons au pays des roses, Au pays des roses d'un jour ! Nous faucherons comme foin les fleurs trop belles Et en tresserons des meules si hautes et si odorantes, Qu'elles éborgneront la lune Et feront éternuer le soleil ! Des sarabandes se nouent à la porte des cabarets. Les « pays de roses » envahissent la salle en vacarmant comme un sabbat. A chaque étape on emplit de bière et de sucre un énorme arrosoir, et après en avoir détaché la gerbe, on le fait circuler à la ronde, de couple en couple. La fille, aidée par son galant, trempe la première les lèvres au breuvage, puis, d'un geste retrouvé des temps druidiques, elle se cambre, son bras nu, presque aussi robuste que celui des mâles de la bande, saisit l'anse de l'original vaisseau, le brandit, le soulève au dessus de sa tête, puis l'incline vers son cavalier. Un genou en terre, le soiffard embouche le tuyau du réservoir et pompe sans relâche avec des mines béates de chrétien qui reçoit son Dieu. > Les coteries se sont fait accompagner d'un ménétrier ou d'un joueur d'orgue ; mais, indifférents à la mélodie et au rythme raclés ou moulus, c'est toujours la même sabotière que dansent les drilles, c'est le même choeur que braillent leurs voix psalmodiantes : Nous irons au pays des roses Au pays des roses d'un jour ! Nous faucherons comme foin les fleurs trop belles Et en tresserons des meules si hautes et si odorantes, Qu'elles éborgneront la lune Et feront éternuer le soleil ! Les serfs sont les seigneurs et les pauvres sont les riches! Le salaire de toute une année sonne, contre leurs genoux, dans les poches profondes comme les semoirs. Jour de frairie, jour de kermesse révolutionnant les prêtres résignés de la terre ! Chaudes matinées qui font éclore les idylles ; soirs orageux instigateurs de carnages! Ce n'est pas sans raison que les gendarmes surveillent à distance les caravanes de « pays de roses ». Ils sont pâles et tortillent nerveusement leur moustache, les gendarmes, car, vers le tard, à l'heure des réactions sournoises, les farouches et les jaloux leur en font voir de rouges. Ces bons drilles qui trinquent avec effusion sont prêts pour un rien à se jeter les pintes à la tête et à se déchiqueter comme des coqs. A force d'accoler son voisin, cet expansif compère a fini par le presser si étroitement contre sa poitrine qu'il l'a terrassé et un peu meurtri. Tous ces festoyeurs ne s'ébaudissent pas mais tous s'étourdissent. Ils noient leur souci dans la bière et l'étouffent dans le tapage. Ils boivent, les uns pour oublier, peut-être pour calmer le regret - 84 du toit et des visages familiers qu'ils délaissent ; les autres, au contraire, pour célébrer leur affranchissement du joug ancien et saluer, pleins de confiance, le foyer nouveau. La plupart fraternisent d'emblée avec leurs camarades de demain et se déclarent sur le champ aux pataudes embauchées avec eux. Et ces excellentes pâtes, ces irresponsables que la pensée fatiguerait, savourent sans se défier et sans se ménager, jusqu'à la licence, à corps perdu, le charme puissant de cette journée de trêve où ils sont libres de leurs paroles, de leurs mouvements et de leur chair. Ils ont des frénésies de chien qu'on détache, ce vertige que doivent éprouver, à leur premier essor vers l'espace, les oiseaux nés dans une cage ; et l'infini de leur bonheur rend celui-ci presque aussi poignant qu'une extrême souffrance. On ne sait par moments s'ils pleurent ou s'ils rient aux larmes, s'ils se trémoussent d'aise ou s'ils se cabrent dans les convulsions. Comme le voyage est long et la journée pleine, vers le midi, on arrête devant la principale her-berge de la bourgade, et l'on dételle. Les blousiers s'abattent sur les bancs de la grande salle, devant les platées fumantes. Mais malgré leurs fringales et l'ivresse de leur émancipation qui se traduit le jour durant par des défis d'une crudité féroce envoyés à Dieu, à ses Saints et à sa Vierge, ils n'omettront pas, entre deux signes de croix, de rapprocher quelques secondes leurs larges mains calleuses. Après la ventrée, lorsque repus et trop paresseux pour retirer de sitôt leurs gros poteaux de dessous la table, les gars allument leurs pipes et ruminent silencieusement, souvent sur l'invitation d'une commère, l'un ou l'autre ancien berce la torpeur des digestions par quelques souvenirs des fériés d'autrefois. II C'est la fête des SS. Pierre et Paul. Deux carrioles fleuries se croisent à l'aube sur la grand'route. Les conducteurs se hèlent : — Bonjour, l'ami! Bonne Saint-Pierre! Est-il permis de savoir à quelle paroisse tu te rends? — Je suis de Rostal et vais me charger d'une servante à Plink. — Et moi je viens de Plink et roule vers Rostal pour en ramener une génisse du même poil. — 86 — — Trinquons, veux-tu, à la bonne qualité de la viande? Et tout à l'heure lorsque nous nous rencontrerons, riches, chacun, d'une paroissienne dodue, nous leur paierons un arrosoir de bière au sucre et une couple de quadrilles. — Oui. Et taisons jusque-là le nom et le foyer des deux commères. Ils ont mis pied à terre, le temps de s'humecter le gosier, puis repartent en se disant de nouveau : « Bonne chance ! » Dans l'après-midi les deux carrioles s'abordent à peu près au même endroit. Les conducteurs joviaux se sont reconnus. Et voyez le hasard : Frans, chef d'attelage de maître Kobus de la ferme la « Chapelle Brûlée », à Plink, est allé prendre Stanne, fille d'étable chez baes Van Brée, à Rostal, en même temps que Dwyn, le batteur en grange de ce dernier prenait livraison de la petite Willie, manouvrière de baes Kobus. Stanne, déjà apprivoisée par Frans, salue gaîment le digne Dwyn, et Willie faite à son camarade des jours futurs, envoie de son côté un sonore bonjour à son compagnon d'antan. Ces gars ne sont pas des songe-creux. Ils n'ont rien compris à la fin mélancolique de Luik de Bouwel qui languit et se dessécha comme un hareng fumé du jour où, pris dans les filets de la conscription, on le transporta de ses bruyères natales dans la grande, grande ville. Pour eux un clocher vaut l'autre, toutes les fermes sont semblables, la caserne les a pincés ou les pincera sans qu'ils se rongent l'âme et poussent jusqu'à leur dernier soupir ; ils dorment, peinent, mâchent bien partout et n'ont jamais aimé qu'à la façon des oiseaux sans y mettre de leur cœur ou seulement de leur pensée. De même les deux servantes ne distinguent pas entre les galants, pourvu qu'ils soient membrus, solides et de bon caractère. Elles changent aussi facilement de coucheurs que depeautres. N'est-ce pas leur destinée à eux, pauvres domestiques, de s'accoupler comme les halbrans au hasard des migrations? Les voilà engagés, à quatre, dans un quadrille furieux. Les chassés-croisés de cette danse symbolisent leur vie au jour le jour : les deux rustaudes passent indifféremment des bras de Frans dans ceux de Dwyn et les deux boulots se les cèdent quitte à les reprendre avec la même complaisance et la même sérénité, avec la même provision de gaillardises, d'œillades, de baisers et d'étreintes, la même ample mesure d'amour. Après chaque figure ils choquent fraternellement les verres, se rajustent, et s'essuient le front du revers de la manche comme lorsqu'ils labeurent au champ. Pas de jalousie, pas de regret. Ils jouissent de ce temps de répit et se débrident sans vergogne, mais aussi sans malice et sans arrière-pensée. Des instincts merveilleux, pas l'ombre de sentiment ; superbes brutes, outils solides, vrais enfants de la Nature à la fois dévergondée et indifférente. Demain il leur faudra de nouveau battre en grange, tirer les vaches, motter les brebis, clapoter dans la noue. Aujourd'hui ils ont le temps de chiffonner les filles et ils y vont avec la même vigueur et le même entrain qu'à la tâche journalière. Allons, encore un quadrille, le dernier, puis en route, chaque couple de son côté, pour les bordes de Plink et de Rostal ! Ils se séparent, rieurs, comme ils se sont rencontrés. Après avoir mordu les lèvres et pincé la croupe à son ancienne voisine de soupente, après une allusion polissonne et reconnaissante au plaisir pris ensemble, chaque garçon guindé sur sa char- rette sa nouvelle commère. Ils démêlent les brides et se souhaitent un bon retour, non sans mettre dans cet adieu une intention gaillarde : « Ne perds pas ton temps, camarade ! » Et fouette cocher ! Hue les roussins! Les deux carrioles se séparent au grand trot. Mais, au sortir du village, les garnements ralentissent l'allure des bêtes. La nuit tombe. L'air si tiède chatouille et picote les dermes échauffés. Travaillé depuis des heures, le désir s'exaspère. Les valets entendent bruire derrière eux, et sentent courir sur leur nuque comme une énervante brise d'équinoxe. C'est la respiration chaude de leurs danseuses dépoitraillées. Elles soupirent, ils halètent. — Il fait trop bon pour se hâter, n'est-ce pas? dit chacun des galants en se tournant vers sa compagne. O combien elles sont de cet avis ! Alors ils plantent le fouet dans la douille et abandonnent la longe. Ils causent, balbutient, cherchent leurs mots et se comprennent encore mieux lorsqu'ils se taisent. Le cheval va de plus en plus lentement, digérant à l'aise un double picotin. Sous la bâche fleurie les jeunes rustres se rapprochent ; les mains se cherchent, puis les bouches... Et c'est à présent, sur la grand'route, entre Dwyn et Willie, Stanne et Frans, la même scène que jouaient il y a un an, à pareille heure, dans la nuit comme parfumée par ses floraisons d'étoiles, Dwyn et Stanne, Frans et Willie ! 111 C'est la fête des SS. Pierre et Paul. Deux carrioles bâchées de blanc et tapissées de roses se croisent sur la grand'route, entre Oostmalle et Rykevorsel, à la porte d'un cabaret. Les deux conducteurs, muets et renfrognés, descendent pour boire un demi-litre. Mais ils avalent sans soif et même sans gourmandise, car ils n'ont pas le cœur à la fête. S'ils ont pavoisé et fleuri leur véhicule, c'est parce que le veut l'usage et qu'ils en ont reçu l'ordre de leurs baes. — Parbleu ! leur dit le cabaretier, à chacun en particulier, en les servant, vous ne me semblez pas gai, mon garçon. — Och ! dit Maris de Wortel, je vais à Halle — gi — chercher une autre servante pour notre bae^ine et à cette heure un étranger emmènera Lise, mon amie, sous un toit inconnu ! — Las! geint Ariaan de Halle, je me rends à Wortel pour en rapporter la remplaçante de notre pauvre Trine qu'un faraud de là-bas doit venir enlever aujourd'hui. Les deux pitoyables blousiers ne se parlent pas. Ils remontent sur leur siège en se dévisageant, et froncent les sourcils à l'idée commune que celui qu'ils viennent de rencontrer pourrait être le ravisseur de leur amie. Dans l'après-midi les deux charrettes se recroisent à Rykevorsel ; chacune contient deux personnes à présent, mais elles n'en sont pas moins mornes pour cela. Au fond de chaque carriole se blottit une femme boudeuse et dolente. Et les deux conducteurs, non moins moroses, ne s'occupent pas plus de ces femelles que des poules et des canards qu'ils charrient, au marché, le vendredi. Cependant, comme les véhicules vont s'accoster, les rêveurs tressaillent en se retrouvant, et leur second mouvement est de se pencher anxieux pour scruter l'ombre et dévisager réciproquement la villageoise que voiture le paroissien suspect ren- contré le matin. Et voilà que chacun des défiants garçons a reconnu la silhouette aimée : — Lise ! — Trine ! Se sont-ils écriés à la fois. Et les deux servantes de sursauter et de s'exclamer en même temps : — Maris! — Ariaan ! Les quatre dégringolent à présent de l'échelette. Lise a volé dans les bras de Maris et Trine dans ceux d'Ariaan. Eux, le geste fier et protecteur, les narines frémissantes ; elles, rouges et satinées comme des pivoines à l'aube, surtout que des larmes tremblent à leurs joues ainsi que des gouttes de rosée. Rassurés du coup sur la constance de leurs dirnes, les gars ne se toisent plus avec la hargne de ce matin; ces farouches se sont apprivoisés et, un peu confus, après s'être observés, ils s'avancent l'un vers l'autre, se sourient et se tapent rondement dans la main. Puis, afin de sceller cette amitié par des libations, ils entrent de compagnie dans l'estaminet du cantonnier. Là, ils se confient, en les raillant, leurs défiances et leur antipathie premières. — 92 — De leur côté les femmes, édifiées sur la fidélité de leurs hommes, se sont rapprochées et babillent comme d'anciennes connaissances. Ils se mêlent aux déduits d'un « pays de roses » qui met en trépidation les murs de Fherberge. Us ne sont plus désespérés, mais leur gaîté est moins forcénée, moins démonstrative que celle des lurons et des luronnes qui fringuent et se déhanchent autour d'eux comme poulains et pouliches en prairie. Ils dansent avec une mélancolie douce et attendrie, le cœur gros, la gorge serrée, un sourire mouillé dans les yeux et aux lèvres, et parlent en soupirant, et s'essoufflent vite. Quand apparaît, entre deux quadrilles, le traditionnel arrosoir, salué par les hourrahs et les trépignements de toute la coterie, Ariaan et Maris mettent galamment la main au gousset et paient leur écot. Lise et Trine boivent à petites gorgées, et s'interrompent pour sourire à leurs danseurs, puis elles les aident à s'abreuver, et ne s'impatientent pas du temps qu'ils mettent à cette opération : on dirait de deux mères qui donnent à téter à leurs nourrissons. Avant de se rendre chez leurs nouveaux fermiers en compagnie de leurs nouveaux camarades, les deux filles ont tenu à cheminer au dehors, en tête à tête avec le promis. La promenade à petits pas, les haltes fréquentes sous les arbres, derrière des mamelons de sable, par les sentes bordées de genévriers et de jeunes rouvres, se prolonge bien après le lever de la lune. Le bruit du bal lointain les accompagne, mais va s'assourdissant et leur devient une musique compatissante qu'ils n'oublieront plus jamais. Combien de fois se jurent-ils de toujours s'appartenir? Ils se rencontreront tous les ans aux kermesses de leurs deux paroisses ; au moins... Après une station plus longue et plus décisive que les autres, ils regagnent lentement, — oh ! si lentement ! — l'auberge où les « pays de roses » continuent de baller, de chanter et de s'arroser la luette. Mais ils ne rentrent plus dans la salle ; ils veulent se séparer sous l'impression du tendre entretien qu'ils eurent là-bas, à l'orée du bois. Un dernier baiser d'adieu qu'ils prolongent aussi longtemps que dure le refrain de la ballade : Nous irons au pays des roses !... Les deux gars se donnent une énergique poignée de main dans laquelle ils se promettent franchise et loyauté. — 94 — Et les kermesses retrouvent Maris et Lise, Ariaan et Trine aussi étroitement unis, aussi fidèles. Avant que le jour des SS. Pierre et Paul soit revenu quatre fois, nos deux paires d'amants se sont mariés et établis. Chaque ménage a sa ferme et son lopin de terre, l'un à Wortel, l'autre à Halle. Baes à leur tour, ils prospèrent si bien que toute une brigade de serviteurs mangent et gîtent sous leur chaume. Au jour traditionnel ils goûtent un certain charme à se rappeler les angoisses et les crève-cœur de la séparation d'autrefois. Et souvent à la veillée, en filant son rouet, la jeune bae\ine fredonne la ballade aux sons de laquelle ils se faisaient de si pantelants adieux ! A l'encontre de ce qui arrive pour le commun des parvenus, le souvenir des épreuves lointaines a rendu ces deux couples très humains pour leurs aides, surtout très sympathiques aux saines amours des plus jeunes de leur monde. Dans la contrée on dit proverbialement : « Bienheureux les humbles que les pays de roses déposent à la porte de ces dignes baes : ils descendent du char pour ne plus jamais y remonter ! » IV C'est la fête des SS. Pierre et Paul. Deux carrioles, dont la bâche blanche disparaît sous des arceaux de feuillage et des guirlandes de roses, roulent à la rencontre l'une de l'autre, sur la grand'route. L'une, qui vient de Sassenhout, va grand train, arrache des étincelles aux pavés de la chaussée et menace même d'accrocher l'autre, aussi lente qu'un fardier, qui vient de Vorsselaer. Tandis que le conducteur de la première siffle et fait claquer sans cesse son fouet, celui de la seconde, absorbé dans sa rêverie, n'a eu juste que le temps de se garer, au cri d'avertissement du casse-cou. Le gars de Vorsselaer se réveille de mauvaise humeur et invective celui de Sassenhout. — Mille excuses ! » fait le vivant gaillard lorsqu'il est enfin parvenu à maîtriser son cheval presque emballé, « quoique c'était à vous de me céder le pavé... Sans rancune, pourtant... On ne se querelle pas aujourd'hui... Faisons la paix en trinquant... Et où allions-nous avec si peu d'empressement ? — Cela ne te regarde pas. Quand tu sauras que je me rends à mon malheur en seras-tu plus avancé? — Peste soit du lugubre pèlerin ! C'est qu'il y tient à sa bile. Il se croit au jour des Morts plutôt qu'à la Saint-Pierre... Dis donc, l'ami, ce sont des immortelles et des branches de cyprès que tu aurais dû attacher à ta guimbarde. Que n'as-tu enduit en même temps de poix ta bâche trop blanche pour ton humeur?... Allons, viens... Trêve de taquineries... Trinquons, te dis-je... Moi je cours au hasard, c'est-à-dire à la nouveauté, à la surprise... Mais au fait, ne viendrais-tu pas de Vorsselaer ? Tu pourrais me renseigner alors sur la petite Isa de pachter Goris et me dire si c'est un présent acceptable que me font les grands saints Pierre et Paul ? Le gars atrabilaire s'est dressé vivement sur son siège et a pris une attitude de défi : — Comment, tu serais, toi, ce Wim de Sassen-hout, qui viens nous enlever notre Isa? — Lui-même. Et voilà du dépit qui te nomme en même temps qu'il me vante la paroissienne en question. Ah, ah ! c'est toi ce bon Roel de Vorsselaer qui vas me remplacer auprès de notre Lotje, et qui devras t'en contenter. 7 — M'en contenter ! Comment dis-tu cela? — Comme tu viens de l'entendre?... — Eh bien ! je prends à témoins les deux grands saints du jour que tu ne toucheras pas à notre Isa... — Oho ! On est jaloux alors... — On aime; donc on est prêt pour la haine... — Compris... — Arrive... Et les deux valets dégringolent du marche pied. Mais se ravisant : — Roel, camarade, dit Wim, ne brusquons rien. Comme nous devons nous rencontrer cette après-midi, allons d'abord dénicher nos poules, et si ta jalousie tient encore, nous aurons tout le temps de nous trouer la peau avant le soir... Nous ne nous comporterons que mieux devant elles. Roel a eu un instant l'envie de rebrousser chemin et d'empêcher que sa maîtresse accompagne cet esbrouffeur, mais il dévore sa rage, consent à la trêve proposée et pousse même la courtoisie jusqu'à trinquer avec son rival. Au départ ils se saluent cérémonieusement de la main. Trois heures après, les attelages se recroisent. Chevaux et conducteurs ont la même allure qu'à l'aube. On est même plus gai et plus turbulent dans la voiture de Wim et dans celle de Roel plus morne, plus lugubre si possible. Le garçon de Vorsselaer a reconnu de loin le rire perlé d'Isa, et il se prend décidément à haïr l'enjôleur qui est parvenu déjà à la consoler du départ de son amoureux. De même, Lotje voiturée par Roel, a distingué la voix conquérante de ce Wim qu'elle aime de toute son exigeante nature et qu'elle n'a pas fini d'aimer. Malgré une année entière vécue côte à côte, ses jupes toujours collées à ses bragues, elle n'a pas encore son saoûl du copieux gaillard et maintenant qu'il lui échappe, elle le désire, elle le reveut éperdûment. Depuis Sassenhout elle n'a pas plus accordé d'attention à son nouveau compagnon que celui-ci ne lui a témoigné d'intérêt. Et cependant sous le rapport des avantages, Roel n'a rien à envier à Wim ou Lotje à Isa. En revanche, dès son arrivée à Vorsselaer, le galant Wim n'a cessé de s'occuper de la grosse Isa. Il lui a raconté, le malin, la mauvaise humeur de Roel, et sa verve et ses charges ont paru beaucoup amuser la pécore. — Ah ! ah! ah! fait le déluré compère de Sassenhout, lorsqu'il arrive à portée de voix de son 100 — quidam du matin... Et comment vont les amours? Une gentille capture que Lotje, pas vrai ? Potelée et ronde à souhait. De quoi occuper les mains; dis? Ah ! ah ! ah ! Descendons. J'ai des fourmis dans les jambes et le gosier sec comme plusieurs lieues de bruyères... Roel et Lotje, suivent machinalement, dans l'auberge, Isa et Wim. Roel se rappelle les paroles de son ennemi : « Nous aurons le temps de nous trouer la peau avant ce soir ». Certain de soulager tout à l'heure sa rage, il se contient à présent. Il consent même avec la pauvre Lotje à leur faire vis-à-vis dans le quadrille. Il observe, stoïque en apparence, le manège des deux inconstants. Isa témoigne une insultante indifférence à Roel, et lorsque les figures de la danse veulent qu'elle tourne avec lui, la mauvaise se rebiffe et se roidit dans ses bras, tandis qu'elle s'abandonne et se pâme, la tête renversée, contre la poitrine du gars de Sassenhout. Dans ces moments où elle se dérobe et fait la mijaurée avec lui qu'elle adorait il y a deux jours, le pauvre Roel a des envies de l'étrangler sur le coup et, à la ritournelle suivante, de ne plus rendre qu'un cadavre à son danseur préféré. Wim a trouvé, pour torturer ses anciennes amours, un moyen peut-être plus cruel encore que celui employé par Isa. Lorsque c'est son tour de faire sauter Lotje, le mauvais sujet affecte de l'aimer toujours, il enchérit de galanteries, prend des poses de soupirant, l'accable de déclarations ironiques, risque de temps en temps une caresse timide, un baiser furtif; il parodie, le vilain, le prélude de la comédie amoureuse qu'il joua à la Saint-Pierre passée avec la pauvresse. Et ces pantalonnades sont d'autant plus cruellement ressenties par la malheureuse Lô qu'elle y retrouve en même temps la satire du sentiment sincère et ardent du perfide pour sa nouvelle aimée. Elle est prête à pleurer d'humiliation et de rage, la benoîte délaissée, sous ces baisers grimaçants et ces étreintes tortillées. Elle comprend qu'il s'est détaché d'elle pour toujours, qu'il s'est repris pour se donner complètement à l'autre. Tout ce qu'elle souhaite, c'est que l'an prochain cette voleuse soit moquée et abandonnée à son tour pour la grande joie d'une troisième amante... Elle ne peut s'empêcher de se reporter, attendrie, même en ce moment, à cette époque bénie des moissons, où le crâne faucheur s'approchait d'elle, la gerbeuse, et la retenait longtemps sous prétexte de retirer de ses pauvres doigts les barbes pointues qui s'y étaient logées. C'était là trop d'attentions. Elle en convenait alors. Mais c'est bien trop de mépris, à présent Cette situation crispante ne peut se prolonger. Tous n'ont pas ta résignation et ta timidité, petite Lô, et ne s'en remettent pas à la Providence du soin de les venger dans l'avenir ! Roel est las de souffrir. Voilà un quart d'heure qu'il grince les dents, qu'il renâcle et qu'il tourmente son couteau au fond de sa poche. Wim, encouragé par la coquette, s'enhardit au point de lui plaquer un sonore baiser sur la bouche. Attention, petite Lô, on va vous venger, tous les deux ! Roel lâche brusquement sa compagne et n'a fait qu'un bond vers le provocateur : — Halte-là! Camarade! Nos conventions du matin tiennent toujours, hein? A nous deux, alors. En un instant, le bal est sens dessus dessous. L'orgue s'arrête court, au milieu d'une ritournelle, avec un couac prolongé. Les hommes écartent les femmes et font cercle autour des batailleurs pour — io3 — leur ménager une lice. Le baes du cabaret a voulu protester. C'est tout au plus si les « pays de roses » lui ont permis de répandre du sable, afin de nettoyer plus facilement le carrelage après la tuerie. — Franc jeu ! Franc jeu ! Laissez faire ! crient-ils, alléchés. La soirée est orageuse et incite au carnage. Wim a de suite fait passer Isa derrière lui. Parbleu ! S'il comprend de quoi il s'agit ! Beau buveur, bel amoureux, il est non moins beau batailleur. En un rien de temps, il a le couteau au poing et se trouve comme Roel en posture de combat. D'abord ils balafrent d'une croix la chaux de la muraille. Kriss! kriss! Et les voilà partis ! La joute sera chaude. On trouverait difficilement compagnons plus dignes de se mesurer, mieux bâtis, plus nerveux et plus robustes. La partie est chaude en effet. Plusieurs coups ont déjà été portés. Les sarraux enroulés en guise de bourrelet autour du bras gauche, s'ensanglantent, mais cela ne compte pas encore. Ce sang, les batailleurs ne le voient pas. C'est tout au plus s'ils en hument l'odeur affolante : il faut que l'un des deux reste sur le carreau... Les voilà qui s'agrippent, s'acharnent, ne se lâchent plus, roulent — io4 — ensemble par terre. Qui se relèvera? Halte! Ne frappe plus, Wim ! L'autre a son compte. Tous se précipitent à présent pour désarmer le vainqueur et secourir le blessé. Trop tard. Il n'y a déjà plus de blessé. C'est un mort qu'ils ramassent, la gorge ouverte. Il n'y a pas à dire, le coup a été loyalement porté! Isa repentante de sa coquetterie, se jette en sanglotant au cou de Lô. Mais celle-ci la repousse durement du côté du mort et vole vers son Wim, son Wim ingrat et criminel, et s'accroche à lui, et lui a tout pardonné. N'est-il pas son premier homme, son seul amour, son baesl — Ah Wim! cher Wim! mon Wim !... Ce pendant que, là-bas, un « pays de roses » attardé, cahote sur la route, et roule plein de clameurs vers le cabaret du crime : Nous faucherons comme foin les fleurs trop belles, Et en tresserons des meules si hautes et si odorantes Qu'elles éborgneront la lune Et feront éternuer le soleil I BON POUR LE SERVICE ! A Fernand Brouez. Pauvre Barbel Goor!... Il est parti Frans, son brave garçon, la prunelle de ses yeux, le battement même de son cœur; — parti depuis huit jours pour la garnison, — loin du village, loin du pays ! — perdu, transporté, là-bas, dans la toute grande ville !... Elle ne peut se .faire à cette réalité, la simple femme, et, levée la première, chaque matin elle grimpe, comme par le passé, à la mansarde où couchait son garçon. Elle ne se convainc de la séparation qu'en palpant le lit défait depuis l'oreiller jusqu'au pied et en cherchant vainement, sous la couverture, ce bras musclé qu'elle secouait, mais — io6 — pas trop fort, de crainte de faire mal — je vous le demande un peu ! — à ce gaillard solide comme du chêne. Ah ! la bénigne créature du Bon Dieu ! — Bonjour, mère ! Qu'est devenue cette voix du gaillard tant aimé ! Comme il tarde à s'étirer, à lui jeter les bras autour du cou ! Cependant sa défroque d'ouvrier charpentier, sa veste et ses bragues de velours tramé, sa serpilière de toile grise, sa casquette molle s'écroulent sur la chaise, près du chevet, comme s'il venait de les dépouiller. Mais le parfum de résine et d'encaustique, dont ces nippes étaient imprégnées, s'est éventé un peu plus depuis la nuit dernière ; mais les plis contractés à la charnure saillante et aux coups de rein du travailleur vont s'effacer ; et le jour approche où la sainte idolâtre, qui hume ces frusques comme un encens et les baise comme des reliques, n'y retrouvera plus trace du cher absent. Après une prostration elle se décide enfin à descendre. Elle allume le feu, moud le café. Bientôt l'eau chante dans la bouilloire. Aux sons de cette musique du foyer et aux arômes avifiants du café, l'illusion revient la leurrer ; Voilà qu'elle verse l'eau bouillante comme s'il devait avoir sa part du breuvage. Elle coupe les tartines, dont trois grosses, destinées à Frans, qu'elle empile à côté de sa jatte. Elle emplira même la gourde de fer blanc qu'il emporte d'ordinaire, passée en sautoir, au chantier. Puis, elle attend, l'oreille allant à la rencontre du remue-ménage habituel. Rien. La maisonnée continue de dormir au dessus de sa tête. Et à la fin le deuil de l'escalier devient si absolu qu'il la fait sursauter comme au fracas d'une explosion. — Pauvre, moi ! Où donc voyageaient, encore une fois, mes idées? N'est-il point parti... Och Frans! Frans! La gourde s'échappe de ses doigts. Elle s'affale sur sa chaise et, seule au bord de l'âtre, des larmes roulent, le long de ses joues parcheminées, dans sa tasse. II Il lui reste d'autres enfants, mais pourquoi la nature a-t-elle voulu que celui-là fût son préféré? Non seulement elle l'aime mieux que trois garçons plus âgés que lui, mieux que quatre excellentes pâtes de filles, mais elle ne chérit pas autant ses — 108 — deux tout jeunes enfants : le petit Rup, un bonhomme qui vient de faire sa première communion, et la petite Dâ, une blondine de sept ans. Il ne coûta presque rien à Barbel Goor de voir partir les aînés, l'un après l'autre, pour Anvers où les garçons se mirent en apprentissage et les filles en condition. Plusieurs se sont mariés sans que cet événement l'impressionnât; et malgré les charges nouvelles ceux-ci continuent de trimer pour leur mère et de lui envoyer une partie de leur salaire ou de leur gage. Ce sont là de dignes, de braves enfants que beaucoup de vieux envieraient à Barbel et affectionneraient de leur mieux, tandis que leur mère les aime tout juste ce qu'il faut, sans excès, d'une affection raisonnable. Comme la plupart de ses pareilles du pauvre monde, la mère Goor a suivi ses instincts et ses impulsions sans jamais songer à les analyser. Tout ce qu'elle sait des causes de sa prédilection pour Frans, « c'est que le garçon ressemble tant à feu son père ! « Il existe à cet attachement exalté d'autres motifs dont elle a par moments la vague intuition. Elle se laisse aller à ce sentiment comme il arrive souvent à des âmes moins simples de subir le charme d'une — 109 — musique ou d'un parfum sans connaître l'instrument ou la fleur qui les exhalent. Barbel était fille d'un sabotier de Ranst, égoïste et thésauriseur, qui mourut fort à point pour lui permettre, avec les économies du ladre, de se payer l'époux de son choix, simple voiturier chez un marchand de bois de Schilde. Ils se mirent à la culture, louèrent une ferme et des terres à Kessel, près de Lierre. Ils auraient prospéré, mais ils faisaient trop d'enfants. La femme, une brune ardente, ayant sans doute dans les veines une gouttelette de ce sang espagnol que les passées des reîtres du duc d'Albe et de Farnèse inoculèrent de force à la complexion blonde et rassise des Flamands de Campine, ne ménagea pas son homme; au contraire, elle en consommait comme du pain. Elle retournait aussi souvent à l'alcôve qu'à la huche, apaisant ses fringales, mangeant à sa faim. Comment supposer que ce vigoureux « cadet » prendrait mal à ce commerce permis, surtout qu'il ne restait pas à court d'appétit, et que c'était généralement lui qui revenait à la charge. Puis, il mâchait ferme et se vantait de rattraper à table ce qu'il perdait au lit. Sept enfants attestèrent cette trop bonne entente. Frerik Goor n'était pas moins brave à l'ouvrage ; il peinait dur pour ses petits. Un jour le bon houleux eut une sorte de syncope ; il s'était écroulé à plat, dans le sillon, derrière la charrue, assommé comme d'un coup de fléau dans la nuque. Les mugissements insolites de ses bœufs donnèrent l'alarme. Des manouvriers le portèrent à la ferme où l'émoi dura jusqu'à ce qu'il eut repris connaissance. Ne comprenant rien à cet avertissement, Frerik, si solide sur ses quilles, fut le premier à rire de sa culbute. Mais à quelque temps de là, un matin au saut du lit, il se sentit oppressé, et au lieu de glaires, sa toux ramena des caillots de sang. Cette fois, inquiète pour du bon, Barbel quérit le médecin de Lierre. Ayant examiné le malade de mine assez débilitée et interrogé la commère, le médecin leur prescrivit une continence rigoureuse. Le cas de son baes n'était pas désespéré, dit-il, à la bazine, mais elle ferait bien de le laisser dormir la nuit, si elle ne voulait le coucher pour jamais, là-bas, sous la folle avoine, à l'ombre du clocher. Barbel ne fut pas peu ébaubie. Elle connaissait quelques vivants qui s'étaient desséchés du chagrin de ne pas aimer, mais elle n'aurait jamais cru qu'on s'en allât aussi souvent à force de trop bien se comprendre ! Quelque temps elle jeûna. Frans, son dernier venu avait déjà une dizaine d'années. Barbel se promit que cet enfant serait le dernier. D'autant plus que la culture ne rapportait guère. La maladie de Frerik aidant, il leur avait fallu abandonner la ferme, louer une masure et ouvrir boutique au village, en ne gardant de labour qu'un lopin pour y faire les pommes de terre du ménage. Cependant, Frerik se radoubait ; il récupérait sa belle mine et sa vigueur d'autrefois, et avait accepté philosophiquement du travail, comme journalier, chez ses anciens égaux. En même temps la sève redevenait exigeante. Ce n'était pas chose facile à Barbel de bouder ce ressuscité qui la lutinait, marri de ses refus, les yeux pleins de suppliques et de promesses. Ils s'étaient privés si longtemps, et un peu de bonheur dans leur chair les consolerait de leurs déboires. Frerik ignorait ce que le médecin avait dit à sa femme. Un jour qu'il la serrait de près et qu'impatient de la voir toujours se dérober, il allait la violenter, elle lui conta la chose en pleurant. Lui de se moquer d'elle et de la convaincre que ce docteur, un malin de la ville, avait voulu s'amuser à leurs dépens. Si bien que tous deux se reprirent et ne s'épargnèrent pas plus qu'aux premières possessions. De nouveaux enfants leur vinrent : le petit Rup, puis la petite Dâ. Celle-ci avait quelques mois, lorsqu'un soir d'avril qu'il revenait de herser leur champ, les symptômes alarmants reparurent chez Frerik Goor. Il avait empêché sa femme de courir cette nuit même à Lierre. Le lendemain, le médecin reconnut que le cas était désespéré. Avisant les deux petiots dans un coin de la salle, il ne put maîtriser un mouvement d'irritation et dit à la mère en les lui désignant : « Ce sont ces petites mains-là qui ont foui la terre pour y coucher votre homme ! » Deux jours après, Frerik était mort. La malheureuse se résigna à lui survivre, mais ne se pardonna jamais d'avoir désobéi au médecin. Son Frans la rattacha à l'existence. La mémoire remplie de l'image du meilleur des hommes elle retrouva dans cet enfant, surtout à partir de l'âge d'adolescence, une ressemblance extraordinaire avec le défunt. Il lui semblait revoir le voiturier fringant, le mollet bien pris dans sa guêtre de cuir, une chanson aux lèvres, claquant du fouet, qu'elle allait attendre sur la grand'route, lorsqu'il menait du bois à la ville. C'étaient bien les cheveux noirs comme la fourrure d'une taupe, les yeux bruns, la bouche un peu grande, le menton ferme et carré, les joues fournies de Frerik Goor ; c'étaient aussi la franchise, la vivacité, la vaillance, tout le grand coeur du père. Frans tenait encore de son auteur ses brusques effusions, ses accès de gaieté, son goût pour la plaisanterie. Le fils prenait plaisir comme jadis le mari, à faire des niches à la bonne femme, à mettre le ménage sens dessus dessous, à la harceler comme un taon. A table, il feignait d'avoir à redire sur la man-geaille, trouvait à la garbure un goût de brûlé, déclarait les pommes de terre mal bouillies. Elle était prise chaque fois à ces farces, s'ingéniait à se justifier, à défendre sa cuisine. Souvent elle faisait mine de se fâcher et donnait la chasse au cher lutin. Ne parvenant pas à le rattraper, elle lui jetait son balai entre les jambes, ses couvercles de casseroles à la tête, mais en ayant soin de ne le toucher jamais. Au fond, elle était ravie de 8 ce remue-ménage ; elle bénissait son persécuteur, l'amusait par ses fureurs comiques ; s'il se tenait coi elle prenait peur. Le soir, il lui portait les nouvelles de l'atelier et de la rue. Point badaud, il inventait d'invraisemblables commérages et faisait avaler à la bonne femme, friande de potins, une série de charges de plus en plus carabinées jusqu'à ce qu'une bourde par trop colossale ou le rire que le mystificateur ne parvenait plus à étouffer, l'eût enfin avertie. A présent, tout cela manquait à Barbel. La maison était devenue triste comme après la mort du baes. Oh ! cette conscription ! Elle n'avait rien négligé pourtant afin de se rendre propices Dieu et ses saints le jour du tirage au sort. L'année d'avant, à la Pentecôte, elle avait accompagné, avec son Frans, la « procession » de leur village à Montaigu. Plus tard, à l'approche du jour fatal, elle fit une neuvaine à Saint-Gom-maire de Lierre. Le matin de la grave opération, lorsqu'il se rendit, fiévreux et pâlot, à l'école communale, elle lui avait passé un scapulaire au cou, un chapelet béni à l'avant-bras droit, et logé dans les poches de son sarrau et de sa culotte tout un arsenal d'amulettes : un champignon cueilli pendant la nuit des Saints-Innocents, une dent de chat noir, un marron, sur lequel Pois le berger, sorcier avéré, avait gravé au couteau, pour quelques liards, une série de chiffres cabalistiques destinés à conjurer le nombre libérateur. Vrai, elle n'avait rien négligé. Lorsqu'elle se plaignit à ce voleur de Pois du peu d'effet des talismans, il lui reprocha d'avoir mêlé les manœuvres orthodoxes aux pratiques condamnées par le curé : car on ne recourt pas, à la fois, aux saints et aux démons. Frans avait tiré un des numéros les plus bas, un numéro aussi précaire que leur fortune. Elle essaya d'obtenir l'exemption du maladroit en invoquant qu'elle était veuve et que ce garçon la nourrissait, mais il se trouva, comme toujours, des officieux de son village, ou même des paysans, qui disputaient non moins âprement leur fils à la caserne, pour révéler aux enrôleurs qu'il restait d'autres enfants à la veuve. Alors elle songea à faire valoir des motifs de santé. Le médecin de Lierre consentit à attester par écrit que le père de Frans était mort étique. Ce n'était pas tout à fait cela, mais repentant de ses paroles sévères d'autrefois au lit de mort de Frerik Goor, le brave docteur s'était prêté à une petite supercherie. Malheureusement le garçon était fait en conscience, comme on les fait encore en Campine. Lorsqu'on l'introduisit de la chambre où il s'était déshabillé, pêle-mêle avec les autres recrues de la levée, dans la salle du conseil, il fit sensation. Les juges se récrièrent en connaisseurs qui viennent enfin de rencontrer un sujet de valeur. Sans prendre garde à son ahurissement, à sa confusion de se trouver nu comme un ver, devant ces personnages dorés, — avec des plaisanteries braques, ils vous le tournèrent et le retournèrent dans tous les sens. Il fut palpé, mesuré, pesé, toisé, inspecté de l'orteil aux cheveux, dans ses parties les plus intimes, puis, avec une claque sur l'épaule, déclaré « Bon pour le service ». Qu'attendait-il pour se retirer? Il parvint à reprendre contenance et demanda à leur soumettre sa demande d'exemption. Ils rirent beaucoup de cette prétention. Mais, en belle humeur, ils l'autorisèrent à se rhabiller et à aller chercher la paperasse. Lorsqu'ils eurent pris connaissance du billet, ils faillirent crever de rire. Menacé de consomption, ce pandour râblé et joufflu! Avec des pectoraux pareils! Quelle plaisanterie! Le confrère se moquait d'eux. Les recruteurs ne demandaient pas mieux que d'avoir toujours à livrer de la viande de cette qualité-là ! Bon pour le service ! Frans s'en retourna tout chagrin, surtout en songeant à sa mère. Il enviait Bald Vinck, un gaillard tourné comme lui, que les experts venaient de réformer sur la simple inspection de ses poteaux. Ce chançard avait des varices et ne s'en était jamais vanté ! Un autre gars de Kessel, Tiste, du « Moulin », devait sa liberté à une hernie. Encore une tare ignorée du fils de Barbel Goor et qu'il n'était pas loin de considérer comme un présent du ciel. Le lendemain il dut se rendre au dépôt de Be-veren, sous la conduite d'un officier, où il passa une nouvelle visite corporelle. Puis on lui prit mesure, on l'immatricula, et on le renvoya dans sa famille muni d'une feuille de route. L'hiver s'écoula, les mois d'été passèrent à leur tour. La veuve s'imaginait que ces hauts messieurs du pouvoir oubliaient son garçon, lorsqu'un matin d'octobre, Frans allant au chantier, se croisa avec le garde champêtre, qui lui tendit un grimoire, visé par le bourgmestre, dans lequel on l'invitait à partir sans tarder pour le dépôt de Beveren. C'était l'ordre de joindre. Il fallait marcher ou gare aux gendarmes. Bazine Goor n'eut que le temps de nouer dans une pièce de cotonnade rouge quelques hardes et un peu d'argent cousu au fond d'un bas de laine. O le matin des adieux! Il avait passé son paquet au bout de son bâton posé sur lépaule. Elle le revit souvent, comme à cette heure-là, la bonne femme, le visage très rouge et très blanc par places, un air effaré, vêtu de son « meilleur » pantalon, d'un propre kiel bleu et de sa casquette des dimanches. Elle voulait qu'il fît une bonne impression sur messieurs les officiers et ne fût pas confondu avec les vagabonds pris dans les filets de la conscription en même temps que les fils de braves gens. Elle l'accompagna jusqu'à Lierre, quoiqu'il eût essayé de l'en dissuader pour lui abréger les émotions : « Non, avait-il dit, le cœur gros et les yeux rouges, je serais moins raisonnable, tu m'enlèverais tout mon courage ». En route, ils s'arrêtaient comme à des stations de chemin de la croix, devant ces mignonnes chapelles accrochées au tronc des plus beaux arbres. Elle s'agenouillait, commençait une prière, mais elle n'achevait pas et finissait par se retourner vers son fils, lui prenait la tête entre les mains et le regardait dans les yeux comme si elle ne devait plus le revoir. Puis elle éclatait en sanglots. — Ne pleure donc pas, mère. Ce n'est pas au bout du monde que je vais... Je passerai mes congés au village. Il vous faudra venir aussi là-bas... Puis j'écrirai, et Rup lira mes lettres, n'est-ce pas Rup? Embrasse encore une fois le grand frère, capon ! Et c'est notre Rup qui me répondra comme un sage garçon... Et en disant : « Ne pleure pas ! » il avait l'air si peu certain de pouvoir rencogner ses propres larmes que la pauvre mère se reprenait à sangloter de plus belle. Les enfants qui trottinaient à leurs côtés avaient des petites mines graves et intriguées. Il essaya de la plaisanter comme en ses bons jours; mais cela n'allait plus! Cette fausse gaieté était plus navrante que le reste ; et il prévoyait que son rire menteur se noierait dans un déluge qu'il sentait monter, monter de son cœur à ses yeux. Alors il pressait le pas, détournait le visage, affec- 120 - tait une certaine brusquerie : « Vite.... Dépêchons.... Car j'arriverai trop tard ». Et en se frappant la poitrine de son poing, il marmonnait entre les dents : « Es-tu un homme, oui ou non, à la fin? Alors ne pleure pas, que diable! » Ils arrivèrent à la ville. L'approche de la gare était encombrée de conscrits émêchés, déambulant bras-dessus bras-dessous, sans soif, de cabaret en cabaret. Urbains et ruraux fraternisaient. Tous, pauvres diables ! sentaient le labour ou l'atelier. Il y en avait qui gardaient à la casquette ces coques et ces papillotes de couleur dont on pare les boeufs gras destinés à l'abattoir et les gars bien portants envoyés à la caserne. Les Goor entrèrent dans une « herberge » et demandèrent à boire ; mais la bière leur restait dans la gorge. Des mères, des soeurs, des promises, avaient résolu, comme Barbel, de ne se séparer des partants qu'à la dernière minute. Ces femmes se dévisageaient avec sympathie; un apitoiement réciproque les gagnait en se montrant l'une à l'autre, du regard, celui qu'elles allaient perdre. C'étaient, dans les coins de la salle, des exhortations, des soupirs, des mains enlacées, des regards entrant profondément l'un dans l'autre. Parfois, le conscrit, avec cette cruauté des êtres trop aimés, semblait s'impatienter de ces caresses, écoutait à peine les tendres conseils, pris de l'envie nerveuse de se trémousser et de hurler avec ces braillards tristes qui passaient par bandes devant les fenêtres. Les dernières minutes s'envolèrent. Il fallut se séparer devant les guichets. Barbel et d'autres obstinées coururent jusqu'au premier passage à niveau. Accoudées à la barrière elles verraient passer le train. La locomotive siffla. Le convoi s'était mis en marche, et approchait, lentement, comme avec effort. ' — Les voilà ! les voilà ! On les avait entassés dans des fourgons. Des têtes se pressaient aux portières. Des cris de reconnaissance, des appellations se croisaient, mal étouffés par le fracas de la machine. — Frans ! Frans ! — Mère! Elles regardèrent s'éloigner le serpent noir et agitèrent leurs mouchoirs même après que se fût dissipée la banderole de fumée que le monstre déroulait après lui. Il n'y avait plus rien; elles regardaient encore. Cette cargaison de chair que — 122 — le train emportait, c'était comme si on venait de la leur couper, toute vive, autour du cœur. IV En regagnant son clocher, Barbel se sentit presque devenir mauvaise pour le prochain : « Ah! pourquoi n'étaient-ils pas pécunieux comme les gros épiciers du Navet dOr, qui se vantaient au pauvre monde d'avoir racheté leurs six garçons ». Et c'est qu'ils faisaient comme ils disaient les privilégiés! Afin de secouer cette humeur peu évangélique elle essaya de vaquer aux soins du ménage. Cette après-midi-là, le lendemain, le surlendemain encore, la besogne alla de travers; Barbel errait comme une perdue par la maison. Et un désir de le revoir, lancinant, impérieux à l'égal d'une envie de femme grosse, la prenait aux moelles. Elle se persuada qu'ils s'étaient mal embrassés, qu'elle n'avait pas été assez aimante au moment des adieux dans la gare. Elle en vint même à se reprocher un mot vif qu'elle lui avait dit la veille du départ et la minute de bouderie qui en était résultée au milieu de leurs épanchements. — 123 — , Puis elle aurait eu tant de recommandations à lui faire encore! D'excellents prétextes à exode lui venaient à l'esprit : il n'avait emporté qu'une paire de chaussettes de laine, il se trouverait sans argent, peut-être manquait-il de pain? Le septième jour, ne tenant plus en place, elle résolut de le rejoindre à toute force. Il serait encore au dépôt, car on y reste toujours plus d'une semaine, avait-elle appris. Vite, elle fit un nouveau paquet bourré de linge, de vivres, héla Rup et Dâ qui se roulaient dans la poussière de la route, les débarbouilla et les nippa en un tour de main, se fit belle à son tour. — Où allons-nous, mère? — A Beveren ! Retrouver notre Frans ! Ce n'étaient pas les marmots qui auraient protesté contre ce voyage. Ils dansaient rien qu'à l'idée de partir en chemin de fer. En voyant Barbel fermer à double tour la porte de sa boutique : — Tiens! firent les voisines... Voilà la vieille Barbel qui se donne un jour de repos! Les commères brûlaient de la questionner. Pourquoi son chapeau des dimanches, son bonnet le plus blanc, son jupon de lainage, sa nouvelle 124 mante de drap noir? Elle, d'habitude si loquace, se contenta de distribuer des bonjours, sans quitter le milieu de la chaussée et pressa le pas. A Lierre, ils n'eurent que le temps de prendre leurs billets. Des gardes bourrus aidèrent à guinder ce trio de voyageurs novices dans un wagon de troisième classe. C'était la première fois que Barbel se décidait à affronter l'inconnu de ce moyen de locomotion. Il est vrai que son Frans venait de lui donner l'exemple. Rup et Dâ béaient, littéralement miraculés, le nez collé aux vitres ; regardaient le paysage courir plus vite que les scènes de leurs rêves. L'horloge de la cathédrale d'Anvers sonnait deux heures de l'après-midi, lorsque, après bien des allées et venues, et des rebuffades de bourgeois, et des polissonneries de gamins, et des anicroches de tout genre, la paysanne et ses deux paysannots mirent enfin le pied sur le petit bateau de passage. Ils n'avaient jamais vu l'Escaut, auparavant, les simples! Barbel, trop absorbée dans ses songeries maternelles, n'accorda pourtant à cette imposante masse d'eau verdâtre, sillonnée d'étranges maisons de bois, qu'une attention vague ; elle ne regardait rien que sa pensée, et tout ce décor maritime qui l'aurait émerveillée, un autre jour, lui était indifférent, voire invisible. Les petiots, par contre, tombaient d'extase en extase. A chaque instant ils tiraient la rêveuse par sa mante pour lui faire admirer une voile, une hélice, une mouette qui sautillait sur l'eau, un détail de la manœuvre, le béret d'un marin basané. Le carillon se mit à chanter et ils crurent que cette musique tombait du ciel. Sur la rive de Flandre il leur fallut monter dans un nouveau train. — Sommes-nous arrivés à Beveren? demanda Barbel à ses compagnons de route, dès le premier arrêt. Elle était déjà blasée sur la rapidité des locomotives. Son esprit voyageait autrement vite! Ils atteignirent enfin leur destination. Elle se fit indiquer, sans peine, le dépôt, une grande bâtisse rouge, à l'écart de la villette. Elle se croisa avec des escouades de conscrits déjà complètement équipés que des caporaux conduisaient en sacrant. Gauches, empruntés, embarrassés de leurs membres, ils se tâtaient comme mal fixés sur leur propre identité. D'autres semblaient naïvement glorieux de l'uniforme neuf. Le cœur serré, Barbel cherchait à reconnaître 12 6 — son Frans sous ces bonnets ronds bordés de rouge, parmi ces culottes grises. Elle voulut accoster une des têtes de ce troupeau humain, mais un gradé la poussa de côté. Elle se rabattit sur de nouveaux arrivants, non encore internés au dépôt, et qui profitaient de leur dernière heure de liberté. Elle s'informa de Frans auprès des moins turbulents. Mais hébétés, abîmés dans leur propre préoccupation, ces pauvres hères ne l'entendaient ou ne la comprenaient pas. Frans Goor? Ce nom ne leur disait rien. A la vérité, ils étaient aussi dépaysés qu'elle-même, en ce coin des Flandres. Expédiés en masse de tous les points du pays, jetés là par fournées, ils n'avaient pas encore eu le temps de se reconnaître, de bien se rendre compte de ce qui leur arrivait. C'était un pêle-mêle d'urbains et de ruraux, de sarraux de valets de ferme et de vestes de manœuvres, de Flamands et de Wallons, d'aide-bateliers et de terriens. Leurs déhanchements, leurs hourvaris, leurs accès intermittents d'hébétude et de frénésie, tenaient de la fièvre d'oiseaux de plumage et de pays divers réunis brusquement dans la même volière. Ils fraternisaient au hasard, s'interpellaient sans se connaître, se tapaient dans la - 127 - main, se payaient pintes, quittes à se lâcher l'instant d'après, à se perdre dans un autre groupe, à improviser de nouvelles amitiés. Pas deux de ces miliciens qui se fussent jamais rencontrés avant ce rendez-vous au dépôt. Quelques uniformes se mêlaient à ces recrues en casquette. Ils étaient très entourés, on leur faisait des politesses, on les écoutait comme des oracles, et les plus familiers se coiffaient de leur bonnet de police ou tiraient leur coupe-choux du fourreau. Enfin Barbel parvint à se frayer un passage à travers la cohue, jusqu'à la caserne du dépôt. Elle s'apprêtait à enfiler la poterne. Une sentinelle l'en empêcha. Par bonheur c'était un garçon de la Campine et la mante à capuchon, le vaste bonnet et le chapeau cylindrique de la paysanne l'avaient déjà prévenu en sa faveur avant qu'elle eût ouvert la bouche. La consigne interdisait de laisser pénétrer des femmes dans le dépôt, mais il se flattait de mettre la payse en rapport avec le particulier demandé. Comme lui-même ne connaissait pas le conscrit de Kessel, il avisa un autre soldat attaché au dépôt, un Montois franc luron : — Frans Goor? dit celui-ci. Attendez un instant. J'ai vu ce fantassin. Un noir, assez grand, carré des épaules... pas vrai?... Pas de chance alors, la petite mère. En ce moment le lignard file à toute vapeur sur Ostende, où garnisonne son régiment... Barbel ressentit une commotion violente, mais ne se donna point pour battue. Où était Ostende? Elle s'y rendrait sur le champ. Pardine ! Ce n'était pas facile à expliquer où se trouvait cette diablesse de ville. Tout ce que le Campinois et le Borain en savaient, c'est que c'était au bord de la mer, très loin, et qu'il fallait encore plusieurs heures de chemin de fer pour y arriver. C'est à peine si elle y toucherait le jour même. La dernière correspondance pour Ostende était filée, croyaient-ils. Puis, en admettant que la villageoise fût rendue aujourd'hui encore à destination, ce ne serait jamais avant la nuit, bien après l'appel, et alors il lui faudrait gîter dans une ville inconnue et attendre le lendemain pour embrasser son « fieu ». Elle écoutait ces sages objections en martyre dont une torture plus attroce que les autres aura raison. Durant le voyage l'idée de revoir son Frans l'avait soutenue. Ses nerfs se détendaient à présent, elle se sentait bien lasse et la pesanteur de l'après-midi pluvieuse contribuait à l'exténuer. Ses interlocuteurs eurent pitié de la voir si découragée. — Croyez-nous, bazine, dit la sentinelle, remettez votre visite à plus tard et retournez chez vous. 11 y a encore un train pour Anvers dans une demi-heure. Un peu de courage, on ne va pas vous le tuer, votre enfant ! C'est dur, le service, mais on n'en meurt pas, à preuve que nous voilà, le camarade et moi, solides sur nos flûteaux. Eh bien, alors? Et en soupesant l'énorme paquet qu'elle trimbalait depuis le matin, des provisions à ravitailler toute une compagnie, il s'offrit de le faire parvenir à Frans par des miliciens de son régiment qui devaient partir le lendemain. D'ailleurs, les petits dont elle ne s'occupait guère, tombaient de fatigue et de faim. Les soldats le lui firent remarquer. Depuis longtemps les objets nouveaux cessaient d'intéresser Rup et Dâ, et ils se faisaient traîner, maussades. Ceci la décida. Elle défit son paquet, en retira quelques tartines, une couple d'œufs durs pour les enfants, et força les obligeants soldats d'accepter quelques-unes des belles pommes destinées à son Frans. Elle prit ensuite Rup et Dâ sous les pans de son manteau, 9 — i3o — et retourna lentement sur ses pas, après avoir embrassé dans un regard médusé, les hautes murailles rougeâtres qui semblaient frissonner sous la course des nuages gris et livides comme des couperets. V Frans Goor n'avait pas été fâché de quitter le dépôt. La garnison, c'était l'inconnu, mais aussi le changement, et tout gîte devait être préférable à ce fétide caravansérail. Ce qui l'avait le plus rebuté au début de son initiation au service, c'était la malpropreté qu'annonçait ce nouveau régime. Il avait dû coucher sur un sac à paille auquel plusieurs levées de miliciens avaient essuyé leur carcasse poudreuse et suante. Faute de couvertures, il s'allongeait tout habillé sur ce peautre. Et pas moyen de se débarbouiller le matin. Non seulement on lui refusait du savon, mais l'eau même était rare. Le jour il errait, désœuvré, avec ses camarades, à travers les salles et les préaux de cette prison, et ses regards ne rencontraient que des murs rougeâtres ou des parois blanchies à la chaux, noires de crasse et suintant l'humidité. Pas une heure de liberté. Ils ne devaient plus communiquer avec le monde extérieur avant leur transformation complète de paysan en soldat. Aussi poussa-t-il un soupir de soulagement en franchissant la poterne de la déplaisante bâtisse. Il ne resta que deux jours à Ostende. On l'y avait envoyé par erreur. Heureusement le paquet envoyé par sa mère lui parvint au moment où il se remettait en route. A présent Frans est arrivé à Bruxelles, dans la grande, grande ville. Il parque avec des centaines d'autres serfs militaires dans une très vieille abbaye, moisie et croulante, aux murs salpêtrés comme ceux d'une étable, infestée par les rats, mal convertie en caserne, à peine suffisante pour servir d'entrepôt de marchandises. Cette vilaine baraque, en forme de quadrilatère, est située au centre d'un labyrinthe de ruelles lépreuses formées d'un côté par l'une des hautes murailles de l'habitacle militaire et de l'autre par des rangées de masures affectées à des cabarets borgnes, débits de liqueur et d'amour frelatés. Dans ce quartier grouillent les plus pauvres d'entre les pauvres. Son initiation continua. Il connut peu à peu le règlement d'ordre intérieur. Un instructeur lui apprit à se tenir au port d'arme, à marcher dans la cour, à compter ses pas, à s'arrêter au commandement « fixe ! » à pivoter sur l'un ou l'autre talon pour faire par le flanc. Venu à bout de l'école du soldat, il apprit le maniement de l'arme. Plus tard on l'envoya deux fois par jour, avec le régiment, à l'exercice, sur la plaine gâcheuse ou poudreuse. Ils y restaient des heures à patauger ou à rôtir, à tourner et à manoeuvrer dans tous les sens. Passe pour les promenades militaires et les parades. Mais il y avait encore les revues où l'on se morfond des heures l'arme au bras; les gardes à monter devant les palais et les ministères ; des fêtes et des cérémonies publiques où la troupe figurait pour la vanité des grands et pour l'ébaudissement des badauds, des centaines de corvées extraordinaires ajoutées à la servitude de tous les jours. L'ordre venait, il fallait marcher. Des chicanes sans fin, des punitions écoliêrespleuvaient, quelque peine qu'on se donnât pour ne pas être pris en défaut. Les chefs passaient leurs quintes sur le dos des troupiers. Gare à qui bronchait d'une semelle. Le code pénal militaire, dont on avait donné — 133 — lecture à Frans dès son entrée à la caserne, tenait en réserve un choix de moyens catégoriques pour rappeler au devoir les réfractaires et les indisciplinés. On se racontait de sinistres histoires sur les pelotons de punition. La pensée seule d'un internement dans un fort d'Anvers, de l'envoi à la « correction » faisait pâlir les plus intraitables. Il s'y appliquait des châtiments si féroces que la bonne volonté manquait même aux gardiens de ces bastilles. Malgré l'appeau d'une double solde, des sous-officiers, peu sensibles cependant, refusaient d'être détachés à la « correction ». C'était une punition déjà que d'y être envoyé comme surveillant des pionniers. Il fallait de vraies dispositions pour l'état de bourreau à ceux qui commandaient dans ces lieux de douleur. Frans employait ses loisirs à la caserne, avant le coucher, à graisser son fusil, à astiquer les boutons de son uniforme ; il s'attardait rarement à la can: tine, préférant garder ses quelques sous d'argent de poche pour les heures de sortie. Lorsqu'il était fatigué de jouer de la brosse et de la patience, il s'étendait tout habillé sur son lit, attendant l'appel. L'officier et le sous-officier de semaine entraient. « A l'ordre ! » Chaque homme se portait au pied de son lit. L'énumération des noms commençait, les « présent », diversement modulés, tombaient jusqu'à l'épuisement de la liste. La retraite sonnée ou battue, les feux s'éteignaient. Les premières nuits, Frans n'avait pas dormi. Jusque vers les minuit, d'ailleurs, on tapageait, on s'amusait à des farces obscènes, à des jeux topiques, à des parades de collégiens vicieux. Les jours de calme, on demandait une histoire graveleuse ou tragique, au bel esprit de la compagnie. A mesure que la narration avançait, le nombre des écoutants diminuait. Aux cric, dont le conteur ponctuait son récit pour contrôler l'attention de l'auditoire, répondaient des crac de moins en moins nombreux. Usage de toutes les chambrées, de celle des dépôts de mendiants comme des écoles pénitentiaires ! Quand le sommeil avait enfin renversé sur le sac à paille et le saucisson, turlupins et narrateurs, il se faisait un intervalle de silence, durant lequel Frans n'entendait que le jeu des respirations qui se mêlaient à contretemps. S'il ne s'endormait pas alors, il courait grand risque de ne plus pouvoir fermer l'œil, car, peu à peu, le dortoir entrait dans une nouvelle période de rumeur. Des ronflements s'élevaient. Et à mesure que les rêves visi- taient les dormeurs, il y avait des plaintes, des rires, des bredouillements. D'un coin à l'autre de la salle, des somnambules semblaient s'interpeller et se répondre, et jouer aux propos interrompus. Par les clairs de lune, Frans observait l'étonnante expression des visages, les postures bizarres, les masques grimaçants ou effarés, les membres tortillés. L'un souriait, semblait rêver de la maison et du pays, balbutiait d'une voix enfantine des noms aimés. Dans un autre coin éclataient des jurons, des sanglots. Un noctambule se redressait à moitié, battait des bras, mâchait quelques mots inintelligibles, d'un accent étrange, puis retombait comme mort. Frans voyait des jambes se projeter violemment de dessous les draps, des poings crispés menacer le tourmenteur invisible. Les plus inquiétants peut-être étaient des râles d'amour, des soupirs d'oppressé, des baisers dans le vide, des pâmoisons provoquées par des fantômes. Frans retenait son souffle, se sentait frémir d'horreur et de compassion. L'hiver on respirait difficilement, l'atmosphère était odieuse, mais l'été, les émanations de cet entassement humain empoisonnaient et entêtaient comme des haleines de plantes trop capiteuses. Souvent il était réveillé par un ivrogne sacrant et titubant, un permissionnaire rentrant de congé, qui avait trompé les rigueurs du poste de garde et qui s'écroulait sur quelques lits avant de regagner le sien. Ou bien encore c'était une ronde de l'officier de semaine : le faisceau de rayons de la lanterne sourde, projeté de visage en visage, l'arrachait un instant au sommeil, et les yeux écarquillés se refermaient avant que la patrouille se fût retirée. Si la caserne, ce phalanstère d'hommes rapprochés, quoi qu'ils en aient, au hasard du recrutement est, en général, déconcertante pour l'individu, elle est surtout en abomination aux ruraux, de mœurs plus sédentaires que les habitants des villes et des centres industriels. Ceux qui ont passé par la vie des grandes usines sont habitués à une sorte de promiscuité, à un coude à coude continuel, et aussi à un semblant de discipline. Leur libre arbitre, leur esprit d'initiative s'est émoussé. Mais entre tous les paysans, les plus à plaindre sont ceux qui viennent des campagnes flamandes. D'abord, la langue qu'ils parlent n'est pas celle de l'instruction et des commandements. Au régiment tout se fait à la française. Il en résulte que les i37 - Wallons montrent, dès leur entrée au service, un aplomb et une assurance dans lesquels leurs instructeurs ne sont pas loin de reconnaître une supériorité intellectuelle sur leurs camarades de l'autre race. On n'était que trop porté à prendre pour de la stupidité, la mélancolie, l'ébahissement de ces grands nostalgiaques, taciturnes et rêveurs comme tous les Germains, et à s'en laisser imposer par la loquêle de bavards sans consistance, les pantalonnades de faubouriens et de loustics de barrière. C'est aux ruraux flamands qu'échoit le gros des avanies et des brimades. Les sous-officiers et les anciens ne se contentent pas de brusquer mais s'oublient jusqu'à molester ces patauds ébaubis au point de ne pouvoir plus distinguer, les premiers jours, leur gauche de leur droite. Encouragés par les supérieurs, les troupiers daubent, à leur tour, les recrues des campagnes. Longtemps ces terriens servent ainsi de bardots à la chambrée. Plus tard on est surpris de leur compréhension, de leur mémoire, du service correct et sérieux qu'ils font, sans zèle exagéré, sans bruit, mais avec intelligence et régularité. Les gausseurs ont fini de s'amuser alors, ou, humiliés dans leur mérite superficiel, ils prennent en haine sourde ces êtres calmes et pro- fonds. Au cours de ses épreuves, plus d'un Campi-nois, comparant son sort à celui des vaches et des moutons qu'il gardait, n'hésite pas à envier ses bêtes à l'étable. Frans, comme tous les autres, eut à subir ces vexations. Toutefois, plus dégourdi, il pénétra facilement les rouages du service. On avait contre lui des préventions aussi féroces que contre les autres gars venus du Nord, mais on le respectait davantage, on se contentait de l'insulter à la can-tonnade dans un patois qu'il ne connaissait pas : « Tiesse de flamin! Flamin de mes c... ! » Frans avait le gros humour du flamand, si prompt à s'effaroucher dans un autre milieu que celui des siens. Lui, la joie du foyer de Kessel, se hérissait devant ces cyniques. D'aucuns essayèrent de se le concilier. Le genre d'expansion voulue, de familiarité crapuleuse de ces « bons garçons » le dégoûtait. Il repoussa assez nettement leurs avances, ne se prêta point à cet encanaillement à vif et à cru, n'abdiqua jamais son individualité dans un com-père-et-compagnonnage dégradant. Seul de son village dans sa compagnie, il trouva heureusement au régiment et dans d'autres armes de la garnison, quelques Campinois et d'autres honnêtes sujets souffrant comme lui, d'être confondus avec la lie des villes et des grand'routes, les propre à rien, les paresseux, les vagabonds, les hommes de balle. A la rue, lorsque Frans, après avoir observé son entourage se repliait sur lui-même, il éprouvait une certaine inquiétude. C'est que chez tous ces trôleurs en uniforme, il retrouvait le même caractère passif et désorbité. Lui aussi devait avoir dans les yeux cette expression de bête en cage, loin du pays. Chez ceux de toute arme, il constatait des allures moutonnières et baissées. Tous offraient quelque chose de gauche, d'humilié, de penaud. Instinctivement ils s'effaçaient et cédaient le haut du pavé au bourgeois. Ils portaient non pas l'uniforme du guerrier, mais la livrée du paria. Au lieu de représenter une armée, d'émaner du patriotisme d'un peuple, d'incarner le meilleur de son sang et de sa jeunesse, ils avaient conscience de leur rôle de mercenaire. On les considérait partout comme un rebut, comme une charge, comme des fainéants. En temps calme, on n'était pas loin de confondre ces soldats du pays neutre avec les indigents secourus par la bienfaisance publique, avec les pensionnaires des orphelinats et hospices. « Bouches inutiles ! que l'Etat a bien tort d'entretenir, et qui se nourrissent de l'argent des contribuables! » décrétaient l'odieuse engeance des gens repus. Cela n'empêchait pas ces bourgeois de compter qu'au jour de grèves, ces enfants du peuple, enrôlés de force, ces soldats contre leur gré tireraient sur leurs frères des mines et des fabriques. Ou s'ils n'y comptaient pas trop, ils n'en considéraient les conscrits qu'avec plus de défiance et de rancune. Heureusement qu'on recourait rarement aux services de ces pauvres diables! Il eût été téméraire de renouveler fréquemment cette expérience contre nature. A la vérité, ces soldats mangeaient le pain d'une oligarchie de sentiments égoïstes et vulgaires. Comment exiger d'eux le civisme et l'esprit chevaleresque qui manquaient totalement à leurs exploiteurs? La monstrueuse anomalie d'une pareille armée chez une nation libre se prolongeait en dépit du cri qui montait des classes lésées et menaçait de se perpétuer malgré les remontrances de puissants voisins. Si d'aventure une rixe éclatait entre soldats et bourgeois, c'était toujours le soldat qui avait tort. Pas de légende héroïque pour les enorgueillir, pour les attacher à leur drapeau. Au contraire, autour d'eux les privilégiés ne se cachaient pas de leur scepticisme en la matière; les heureux ne faisaient pas même à ces pauvres la charité de leur laisser une illusion sur le discrédit et l'abjection de leur métier. Sans raisonner aussi froidement les causes de cette situation d'inégalité, Frans, très impressionnable, s'en rendait compte. Au village, il n'aurait jamais eu le cœur mordu par des affronts de cette sorte, quelque chose comme une goguenardise, un mauvais gré latents. Il lisait, sinon de l'hostilité, du moins une humiliante pitié dans les yeux des passants bien mis. C'étaient partout d'insupportables airs de protection et de supériorité. Entrait-il dans un café fréquenté par les pékins, il se sentait intrus, déplacé, rien qu'à la façon dont les consommateurs le dévisageaient et dont les garçons prenaient sa commande. Un fluide d'antipathie le faisait déguerpir non sans qu'il éprouvât des révoltes, mais il avait conscience de sa faiblesse devant la coalition des castes heureuses. VI Les dimanches ! Il les connut ces dimanches où le soldat bat dans tous les sens le pavé de la ville, où il traîne les pieds dans les flâneries sans fin : — les badauderies autour d'un camelot, les haltes devant les étalages, l'isolement dans la foule indifférente, l'au-petit-bonheur des rencontres de camarades, le va-comme-je-te-pousse des itinéraires. Les lendemains de prêt ou de nouvelles du pays quelques tournées dans les estaminets; une ou deux danses dans un musico. Par les temps de pluie, la promenade obligée des Galeries Saint-Hubert. Plutôt que de rentrer manger l'ordinaire à la caserne, vers le soir il soupait suivant la saison, d'une jointée de cerises, de noix ou de marrons. Ennui pour ennui, mieux vaut s'ennuyer à l'air, en liberté. Quand il fait du soleil, ce sont des excursions dans la banlieue, par des sentiers bordés d'aunaies, le long des prés et des champs. Cet air vif chargé de fragrances, active le regret latent du pays. N'importe, cette torture fait du bien, puisqu'elle rappelle au conscrit une vie plus fière. Les pas se - i43 - ralentissent, on s'assied au bord des fossés; on fait plonger les grenouilles sous les nénuphars, et en taillant des baguettes, on sifflote une chanson de là-bas. Puis, au crépuscule, on rentre dans le faubourg. Les orgues de barbarie et les pétarades des kermesses requièrent les patrouilles désœuvrées. Les uniformes bariolent de tons vifs l'endimanchement noir des flâneurs. Les soldats tombent en arrêt et s'immobilisent dans une torpeur d'ivresse et de fatigue devant les tréteaux, et béent aux quinquets qui piquent la pénombre des auvents, et ricanent des coups de pied qu'embourse le pître, et soulignent en dodelinant de la tête et en jouant des coudes, les saillies des boniments, et ne se disent mot jusqu'à ce que l'un ou l'autre bayeur s'étant arraché au charme, et ayant secoué les copains, tous « déclanchent » et le suivent machinalement, quittes à aller s'hypnotiser plus loin. Il va falloir rentrer au quartier. Et au pas accéléré, encore ! En masse, serrés, balançant les bras, inondés de sueur, ils galopent, farouches, renâclant, ne proférant que des jurons. A plaindre serait le pékin qui leur chercherait une affaire à présent ! Ils regagnent la région casernière, mal famée, mal pavée, humide et croupissante, où des évaporations suspectes voilent de crêpe jaunâtre des lanternes patibulaires. L'appel, n.... d.... D.... ! Dans le lointain le tambour marmonne des menaces, ou bien le clairon fignole sa plainte prolongée et semble se lamenter d'avance sur le sort des manquants. Et de toutes les ruelles vers la voie principale convergent des traînards, les ivrognes soutenus par les durs à cuire ; et les bouges riverains vomissent des tapées de retardataires, mal rajustés, qui bouclent leur ceinturon et accrochent leur latte en sacrant, et grossissent le troupeau ; tous anxieux de répondre à l'appel de leur nom, avant que les fenêtres des dortoirs aient éteint leurs prunelles de braise au faîte des murailles ténébreuses. A son arrivée au régiment, Frans ne connaissait pas encore la femme. L'été, aux kermesses, et l'hiver, aux assemblées des ghildes, il avait souvent dansé avec Wanske, la fille de Jennis, le charron-cabaretier. La dernière fois ils s'étaient embrassés à pleine bouche et, pour employer l'expression flamande, il l'avait étroitement « pressée contre son gilet », trouvant une infinie douceur à ce contact. L'occasion ne lui avait pas permis d'aller plus loin et il n'avait d'ailleurs rien fait pour suppléer l'occa- sion. S'il prenait plaisir à voir la blonde Wanske et à la lutiner, le bal fini, attelé à la tâche, il n'y pensait plus. Barbel continuait à le traiter comme un enfant, prise d'une certaine crainte et même de jalousie à l'endroit de celles qu'il élirait. La mère se rappelait les causes de la mort de Frerik Goor et redoutait pour son fils des amours gourmandes. Aussi, lorsqu'il partit, l'avait-elle instamment prémuni contre les sirènes de la ville, avides grugeuses d'hommes à moelle. Le premier jour que Frans et les autres miliciens de sa classe sortirent en uniforme, les anciens, à qui ils payaient leur bienvenue, et qui, roublards, leur arrachaient entre deux chopes la confidence de leur chasteté, les entraînèrent au quartier des femmes à soldat. Soûlés au préalable, excités par toutes sortes de descriptions paradisiaques, ces conscrits campagnards, fiancés novices et croyants, catéchisés par leur curé ou, comme Frans, par leur mère, emboîtaient le pas, non sans reculades, chantaient pour se donner du cœur, riaient faux, un peu anxieux, rouges jusque derrière les oreilles. Leurs conducteurs, remplaçants déniaisés depuis l'enfance, servants assidus mais non désintéressés des ribaudes, les poussèrent dans le bouge violem- 10 ment éclairé, et, glorieux comme devaient l'être les prêtres de Vénus lorsqu'ils offraient des prémices de virilité en holocauste à la déesse, clamaient : « Du nanan, les belles! A qui la fournée de puceaux ! » Lorsqu'ils sortirent des bras de ces femmes, banales mais adroites comme une mécanique, ils étaient initiés, et le volontaire qui avait mené l'expédition, tapa familièrement sur l'épaule du gars de Kessel, en lui disant : « Eh bien, conscrit, te voilà un vrai Belge à présent ! » Frans ne répondit pas. Il connaissait donc 1' « amour », ou du moins ce que les troupiers décorent de ce nom; mais, songeur, il continuait de désirer la « femme ». Et depuis ce moment il aima Wanske, la fille du charron, si bien qu'à la kermesse suivante, lorsqu'il obtint d'aller en congé, la saine réjouie eut beau se débattre le soir, dans le courtil, derrière le hangar au bois, elle fit la connaissance d'un nouveau Frans. Et ce fut là le vrai début du rude mâle. Cependant il retourna au grand numéro, de loin en loin, par besoin, en fermant les yeux, et en évoquant l'absente. Puis, il en prit un éternel dégoût. Un jour, à la suite d'une de ces visites corporelles qui l'avaient tant humilié la première fois, mais dont il allait comprendre, hélas ! l'urgente nécessité, — sur des symptômes trompeurs, le médecin le fit immédiatement conduire à l'hôpital et reléguer dans le quartier affecté au traitement des maladies honteuses. Il n'était pas atteint et on s'empressa de l'élargir. Mais les heures qu'il passa dans cette gehenne suffirent pour l'éloigner à jamais des vendeuses de plaisir. Il garda la vision de spectacles abominables, de maux indescriptibles, dont l'imitation seule épouvante le visiteur d'un cabinet anatomique. Il avait assisté à des opérations désespérées. Des hommes de son âge, de son pays, de sa foi avaient été charcutés et tenaillés sous ses yeux. O les cris et les grimaces de ces damnés ! Heureux encore s'ils n'en sortaient que stigmatisés, s'ils n'étaient point perdus à tout jamais pour la promise qu'ils avaient laissée au village, s'ils n'étaient point condamnés à tomber en pourriture! Frans en fut quitte pour retourner plus souvent à Kessel. D'ailleurs, il venait de se fiancer à sa blonde et fraîche potelée et il n'attendait que l'expiration de son terme pour l'épouser et oublier avec elle, tous les jours un peu plus, les cauchemars de sa vie de soldat. Pour le faire patienter, sa mère vint le voir quelquefois avec la bonne dirne. C'étaient alors des journées de ravissement ; des bavardages où les cœurs se débondaient, des silences plus expansifs encore. Et Frans en arriva à prendre presque en affection le quartier de la gare du Nord. La chaussée d'Anvers toujours en kermesse, avec sa physionomie bien flamande ; Laeken et son parc royal sous les futaies duquel se morfondent ces grands diables de grenadiers de la garde, leurs têtes d'enfant mafflu et candide, si peu faites pour coiffer l'imposant kolback de la livrée militaire; leur mine placide et résignée contrastant avec leur équipement belliqueux, et à qui le vent dans les feuilles parle doucement des arbres de leurs villages; — le canal de Willebroeck et ses chalands noirs remorqués vers l'Escaut ou qui viennent de traverser, portés par le grand fleuve natal, les plaines aimées du pays d'Anvers ; — devenaient le but de sa promenade avec les deux femmes, aussitôt qu'il était allé les prendre à la gare et qu'il les avait régalées, dans un de ces caveaux avoisi-nants, fréquentés uniquement par les gens de la campagne et les soldats, d'un demi litre de faro. — i49 — Car n'était-ce point en continuant de marcher dans cette direction là qu'on toucherait au pays? Le dimanche suivant il refaisait la promenade, seul, en se rappelant leur dernière visite. Marcheur intrépide il s'aventurait plus loin, alors. Une après-midi il poussa jusqu'à Trois-Fontaines. Mais ayant dépassé le sas, comme il obliquait à gauche, avec le canal, il aperçut, droit devant lui, offusquant l'horizon de sa masse trapue et pesante, un énorme édifice badigeonné de jaune ocre et percé de fenêtres innombrables, étroites comme des meurtrières. C'était encore plus laid qu'une caserne, plus froid, plus morne, d'une régularité plus implacable, d'une immensité plus encombrante. Cela outrageait la campagne environnante, salissait l'azur du ciel, portait un défi au bon air libre, à l'espace verdoyant peuplé de chants d'oiseaux, de refrains de canotiers, de rires de buveurs et d'amoureux attablés sous les tonnelles ; c'était une menace à la vie, une profanation de la nature. C'était le bagne militaire, la bastille des soldats : la prison de Vilvorde. Frans, le cœur serré, la poitrine houleuse, la respiration coupée, ne fit plus un pas en avant. Le funèbre édifice semblait lui barrer la route qui conduit à Anvers; il lui coupait la vue de l'horizon du côté de la Campine. Défaillant, indiciblement consterné, il s'en retourna sur ses pas dans la paix du crépuscule vibrant et balsamique. Il eut beau lui tourner le dos, évoquer tout ce qu'il chérissait, appeler à la rescousse les hantises consolantes, songer à la libération prochaine, à Wanske, à Barbel : le fantôme de pierre se dressait toujours devant lui. Les jours passent, bien lentement, mais ils passent! La date de la libération arrivera à son tour. Frans, de plus en plus impatient, retourne chaque fois plus morne de ses congés, il en rapporte des provisions de souvenirs, de regrets, d'appréhensions, de désirs, ruminés aux longues heures de faction. Mal du pays! Incurable maladie! L'autre jour, il a suffi d'un pas redoublé, joué par la musique de son régiment, pour lui gonfler le cœur à le faire éclater, car cette mélodie alerte, mais attristante, il l'a entendue la dernière fois à Y Etrille, chez Wanske, à la répétition de la fanfare de Kessel. Frans Goor n'est pas impunément du suggestif — 151 - et croyant pays, où l'épaisseur et l'apparente torpeur de l'enveloppe cèlent des âmes ardentes jusqu'au fanatisme. Combien de fois ne fredonna-t-il pas ce refrain, le jeune ouvrier devant son établi. Au village tout le monde le chantait. Le bouvier le sifflotait machinalement en marchant derrière sa charrue. Le faneur, assis sur un char à foin, en marquait la mesure en entrechoquant ses sabots. Wanske du charron le gazouille en rinçant ses verres. Frans l'entendit à la dernière kermesse et il servit à ouvrir le bal. C'était l'air qu'on chante inconsciemment, par contenance; qui berce la rêverie, comme le parfum de la fleur cueillie au bord du chemin, et dont on mâchonne la tige par désœuvrement. Un refrain vous possède comme un démon taquin. C'est le raccourci le plus impérieux des moments capitaux de la vie. A Frans, cet air guilleret évoquait la chère et douce bruyère, l'âcre parfum des sabines, le susurrement des abeilles dans les genêts, le froufrou des fougères, la fraîcheur de l'herbe à l'aube, les brûlis d'essarts dans la lande, et surtout et toujours, la coiffe et le visage de la mère en même temps que les joues potelées de Wanske du charron. Il aurait voulu raconter ses pensées dans les lettres adressées régulièrement à Kessel. A combien d'influences contradictoires il cédait, par combien d'alternatives de confiance et d'inquiétude, il passait! Que de sentiments fugaces et subtils, de choses pressenties, dont il ne se rendait pas compte et qui le navraient. Le poignant soulas de ces heures d'attente ! Aussitôt qu'il se mettait à écrire à Barbel, toutes ses impressions se dérobaient, et force était au brave garçon de se renfermer dans ces formules banales, dans ces phrases naïves et stéréotypées, qu'on retrouverait, depuis cinquante ans et plus, dans toutes les lettres de soldats. Même commencement, même fin : « Je mets la main à la plume pour vous informer de mon bon état de santé et j'espère qu'il en sera de même chez vous... Envoyez-moi quelque argent, car il ne fait pas agréable ici... » Mais qu'importe cette apparente sécheresse de la phrase; les absents comprennent et devinent. Souvent une larme, mal ressuyée, et qui a fait pâté avec l'encre fraîche, en dit plus long à ces simples, sur les nostalgies du soldat. Cependant, à la différence du commun des troupiers, Frans n'importunait pas les siens de m/yr+r^g*} i ^. wiU tvnriivsn — 153 - demandes d'argent. Loin d'exploiter sa mère, de lui « tirer des carottes » en prétextant, comme c'est l'usage au régiment, des maladies, des amendes, des effets perdus ou déposés chez le prêteur sur gages et qu'il s'agissait de dégager ou de remplacer sous peine de passer devant le conseil de guerre, le brave garçon parvenait non seulement à épargner sur sa masse d'habillement, mais encore sur sa solde. A l'occasion il rendait des petits services à quelque fils de famille, engagé par coup de tête et que cet « aristo » lui payait libéralement. Il offrait cet argent à Barbel et celle-ci était obligée de se fâcher pour qu'il consentît à en retenir de quoi se donner un peu de bon temps. Une fois, le premier mois de son séjour à Bruxelles, il avait jeté l'argent par les fenêtres : joli soldat il ne résista pas à la coquetterie de se faire photographier au rabais dans son uniforme flambant neuf. Le portrait envoyé à Kessel plongea dans l'extase Barbel, Wanske, les enfants et toute la paroisse : Debout, bien astiqué, ganté, l'air fringant, les bottes foulant un tapis à ramages, un rideau derrière lui, la main droite appuyée au dossier d'un fauteuil, la gauche tourmentant la garde du coupe- i lyfî M! I 9 il l'ïîl t H p V.'li , I • » -i r : 1 k pli, i.. Wr.V ! «M lV fe 11 1 iMj « i f choux, le shako de grande tenue déposé sur une table sculptée : Frans ressemblait à un baron. Barbel n'était pas loin de remercier Dieu qui avait placé son enfant dans une si belle chambre ! A la bonne heure, voilà qui valait mieux que l'intérieur du dépôt. Et la bonne âme devait garder jusqu'à son premier voyage à Bruxelles cette illusion sur le faste entourant le soldat à la caserne. Courage conscrit ! Quelques mois encore et tu seras libre. Un autre que toi se serait fait à la vie de caserne. Ainsi, tu n'as plus à souffrir du mauvais gré de ton entourage. La généralité de tes camarades ont fini par t'estimer. Lorsque les consignes pleuvaient et que tu étais « pincé dans le tas » pour des peccadilles commises par d'autres, jamais tu ne protestais, trop fier pour te plaindre, trop loyal pour faire office de délateur ou même pour exiger que les coupables se dénoncent. Tu mangeas même, dans de pareilles circonstances, de la salle de police, voire du cachot. Dès lors, tes égaux en grade ont vu qu'ils avaient à faire à un caractère et que ce taiseux peu démonstratif était un crâne lapin, un bon bougre franc du collier. Tes chefs aussi t'apprécient. Même ils t'ont offert les chevrons du sous-off., à condition que tu signes un engagement. Non, jamais. Tu ne voudrais même pas de l'épaulette ! Tu n'as qu'une ambition : t'en aller au plus vite. Quelques mois !... Quelques semaines !... Quelques jours!... Ah! pauvre conscrit, trop impatient de partir! Prends garde, tu tentes le malheur ! Tu montres trop ta joie. Les hommes n'aiment pas cette ostentation. Et tu as commencé par faire des jaloux. Ces galons dédaignés, un autre s'en est paré, et par une contradiction trop commune dans le caractère humain, cet autre, qui devrait te savoir gré de ton refus, en est humilié, et t'en veut d'avoir été, lui, moins dédaigneux que toi. Jamais, d'ailleurs, pour parler son langage, « il n'a pu te sentir ». Il existait, d'abord, entre vous, antipathie de races; puis, incompatibilité de caractère. C'est un méchant manœuvre du pays industriel, un massacre, renvoyé de partout; avec cela faraud et hâbleur, pilier de cabaret, voltairien de carrefour. Il a fini par s'engager. On est toujours assez propre pour être soldat. Dans ce monde sa faconde a été goûtée ; par sa drôlerie et sa souplesse de singe il s'est insinué dans la confiance de son capitaine. Frans s'était contenté d'éviter ce sauteur sans lui témoigner d'autre antipathie. Mais passer inaperçue ne faisait pas le compte de cette espèce. Elle veut compagnonner coûte que coûte avec le « Flamin », ne fut-ce que par vanité, afin de se vanter d'avoir eu raison de la fierté de ce mufle et pour pouvoir dire avec dédain, après quelques noces faites de compte à demi : « Vous savez, ce paysan flamin, il n'en faut pas; il est rien drôle, oh là, là ! » Toi, Frans, les gens que tu n'aimes pas, tu préfères ignorer leur existence, les confondre avec le vide, passer sans les voir. Aussi toutes les avances de cette soudrille ont été vaines; tu as répondu d'un air distrait à ses saillies ; plongé dans ton rêve campinois tu ne t'es pas plus occupé de cette « gouape » que d'une mouche; et ce sont les âmes renfermées comme la tienne, tes pays, des maroufles, des bestiasses, ainsi que les appelle le facétieux Haulqueur, que tu recherches et dont tu aimes la voix. Ah ! il ne t'a point pardonné ! Ce furet a des rancunes de femme coquette. Son engagement n'expirait que dans quelques années. De plus, il a secoué contre sa province natale la poussière de ses bottes éculées. L'armée, XVXl l ^/7 xxzvll à la bonne heure ! Il a donc accepté avec empressement le grade que tu refusais. Attention! il est ton chef à présent. Mais seulement pour trois jours... Frans vient d'écrire à sa mère. Dans son allégresse il a même trouvé une variante à la formule ordinaire de ses lettres : « Mère, c'est la dernière fois que je mets la main à la plume pour te donner des nouvelles de ma santé. Dans trois jours je viendrai prendre des nouvelles de la tienne. Trois jours, septante deux heures. Quatre mille trois cent vingt minutes.... » Il a ces minutes indiquées par un trait sur une page, et c'est un bonheur de les biffer à mesure qu'elles s'écoulent. Au moment où il termine sa lettre, il n'en reste plus que quatre mille trois cent quinze. Et de rayer jovialement ces défuntes. Le clairon a sonné. Que se passe-t-il? Appel extraordinaire. Le sergent Haulqueur se présente devant les hommes plantés dans la cour et d'une voix éraillée et criarde : — Garde à vous ! A droite alignement... Numéros deux, trois, rentrez... Numéro sept, sortez... Ouvrez les rangs... Les troupiers obéissent, automatiquement, au port d'armes. — Bon. On m'a fait un porte-monnaie contenant trois francs. Quelqu'un de vous connaît-il le voleur? Naturellement l'escamoteur est ici, mais n'aura garde de se dénoncer. C'est cependant ce qu'il aurait de mieux à faire, le bougre de salaud... N... de D...!... Personne ne dit mot... Alors, pendant que vous êtes ici, je vais passer la visite des sacs et des planches à bagages... Mais procédons d'abord à une petite inspection directe... Numérosun, deux, trois... retournez vos poches... Les hommes désignés obtempèrent à cette injonction. Puis d'autres s'exécutent à leur tour. Ils ne retirent de leurs goussets que des pipes, de la poussière de tabac, une lettre graisseuse, parfois un peu de billon, des mouchoirs à carreaux. — Hé, vous, numéro neuf, l'Flamin! Frans Caniverchtone, vous m'avez entendu? Videz vos poches, et rapidement... Le pauvre garçon était bien loin, en pensée, du théâtre où se jouait en ce moment cette dégradante comédie. Il supputait les minutes envolées en contemplant, devant lui, le port, le hâvre du - 15g - salut, presque atteint. Il n'entendit pas l'interpellation du rossard. — Tonnerre de D... ! Ce ne sont pourtant pas les oreilles qui lui manquent à ce pendard là! M'as-tu compris, à la fin, il s'agit de montrer patte blanche, fiston... Les hommes rient pour faire leur cour au sergent. Comme Frans ne bronche pas, Haulqueur marche vers lui et le secouant par le bras : — Retourne tes poches ! Qu'est-ce qu'il radote, le sergent? Les poumons déjà gonflés par l'air intrépide de la bruyère, tout son cœur d'irréprochable garçon révolté par cette épreuve, Frans ne veut pas comprendre encore et hausse les épaules en signe de protestation. — Quoi, il a l'air de mou/ter, le sacripant! Je te ramasserai toi ! Collez-moi ce gaillard à la salle de police! Mais d'abord, tu vas obéir, ou je te fais mettre à poil! Ah, ah! on est capable de s'être pourvu pour le voyage. Parions, que je tiens mon voleur ! Il n'a pas lâché le mot, que Frans, éperdu, ne songeant plus ni à la discipline, ni à la loi, ni au code pénal ; se croyant et se sentant redevenu homme libre a saisi une jarre en grès qui se trouvait sur le pavé et l'a lancée à la tête de l'insulteur. Haulqueur tombe, un trou à la tête, débagoulant des potées de sang. Il n'y aurait plus eu que quatre mille trois cent douze minutes. O les fatales minutes qui viennent de passer, que ne peux-tu, pauvre milicien, les rajouter au total, et les revivre d'une autre façon! Tandis que le peloton ramassait le sergent évanoui, d'autres sur l'ordre d'un officier de garde entraînaient le mutin à la salle de police. Et Frans entendait sur son passage des hommes de sa classe, qui devaient partir le surlendemain avec lui, lorsque les clairons donneraient le signal de la délivrance, chuchoter en hochant la tête : « Son affaire est claire. Il en a au moins pour cinq ans de correction ! » Demeuré seul dans la geôle, il s'est jeté en sanglotant sur le lit de camp, et se vautre en s'arra-chant les cheveux, et se cache le visage dans les mains pour ne pas voir l'infâme bâtisse jaunâtre qui se dresse devant lui, comme par ce beau soir d'été où elle déshonorait la nature libre et heureuse. Cinq ans à Vilvorde, combien de minutes cela fait-il ? Dis ! La nuit vient ; la ronde a passé ; le clairon sonne le coucher. Les sons s'éteignent. Attendre encore? Non, il n'en aura pas la force. Autant en finir d'un coup. Pardonnez-lui, les aimées, et toi aussi, mon Dieu qui n'as pas eu pitié de lui ! De la prison? C'est trop peu pour son crime. Devançant la sentence du conseil de guerre, il s'est condamné à mort. La lettre, partie de la caserne avant l'algarade, était arrivée à Kessel, et Rup, un grand garçon à présent, la lisait et la relisait à la bonne femme. Quatre mille trois cent vingt minutes! Que dis-je? Rup sait calculer. Il n'y a plus que deux mille huit cent quatre-vingt minutes, puisqu'un jour s'est écoulé depuis le départ de la lettre. Demain le grand frère sera de retour ! Le matin, alors qu'il fait encore nuit, Barbel a grimpé, comme tous les jours, jusqu'à la mansarde où logeait son garçon. Elle va refaire le lit pour du bon ; car il aura fini, après la nuit prochaine, de coucher sur la paille du gouvernement. Comme elle retient longtemps entre ses mains décharnées ce drap qui enveloppera de nouveau son favori, ce drap très blanc à la clarté de la lune pâlissante! Cette toile antique, tissée par la mère, est si douce, si caressante le soir aux membres fatigués du travailleur ! Cependant, les frusques d'ouvrier charpentier, la veste et les bragues de velours tramé, le tablier de toile grise, la casquette molle s'écroulent sur la chaise près du chevet, comme si Frans venait de les dépouiller. Le parfum de résine et d'encaustique, dont ces vêtements étaient imprégnés, s'est éventé pour jamais, les plis contractés à la musculature saillante et aux coups de rein familiers du gars vont s'effacer, et le moment est venu où la pauvre idolâtre qui les hume, comme un encens et les baise comme des reliques, n'y retrouverait plus trace du cher absent. Mais qu'importe? Ne va-t-il pas les réchauffer, les façonner de nouveau à sa jeune et vivante personne ? Elle les secoue, puis elle les pend flasques, raides, étirés à l'espagnolette de la fenêtre. Elle achève de faire le lit, de bien étendre le large drap blanc. — Adieu, mère! C'était la voix du gaillard tant aimé. Elle se retourne et un instant, aux derniers rayons de la lune agonisante, elle a cru voir pan- — 162 — teler le corps de Frans dans la défroque qu'elle vient d'accrocher. — Pauvre moi! fait-elle, troublée par cette bizarre hallucination et voulant réagir contre une vague détresse. « Où donc étaient mes idées ! Frans ne sera ici que demain ; il dort encore là-bas ! » Oh oui, là-bas, loin du village, loin du marché, loin de la grande, grande ville, transporté dans l'éternelle Cité ! CLOCHETTES DE HOUBLON [daprès Auguste Snieders) A Georges Rodenbach ^ ux rayons d'un gai soleil le rivelet serpente / % à travers l'aunaie, comme une faveur _ _ d'argent festonnant une palme de gloire, après avoir fait tourner, là-bas, la roue du vieux moulin de bois coiffé de chaume. La roue tapageuse, son pulvérin, ses girandes d'escarboucles et sa blanche écume où le soleil arbore les sept couleurs de l'arc-en-ciel, rappellent le disque et les rayons de ce même soleil. Non, cette roue m'évoque plutôt l'écolier turbulent dont les bras qui s'agitent, l'œil qui étincelle — 166 — et la voix qui fanfare, troublent la campagne d'alentour. Le polisson taquine le rivelet dormant, il le bat, le fouaille, le berne, en disperse les ondes dans tous les sens, le fait écumer de colère en l'arrachant à son délicieux nonchaloir. Vois, renfrogné, bougonnant, ridé par le dépit, le souffre-douleur se hâte de quitter l'endroit où on le traite avec si peu d'égards, pour se rendormir et se perdre là-bas, parmi les ronces, sous la saulaie. L'enragé tourmenteur n'interrompra ses déduits que ce soir. Alors il somnolera à son tour, les palettes dans l'eau, sous les rayons d'argent de la lune. Je n'en veux pas à la roue mutine ; je n'aime pas les dormeurs de l'espèce du rivelet. Puis, combien le paysage était animé et vivant, tandis que le lutin culbutait, pirouettait, lançait l'eau et s'auréolait des couleurs du prisme. II Au liseré du sentier, aussi étroit qu'un promenoir destiné aux farfadets, au liseré du sentier répétant les méandres décrits par le rivelet se masse l'aunaie touffue. La coquette plante de houblon jaillit de ce massif, s'élève en spirale, grimpe toujours plus haut, jusqu'à dépasser la cime de ses graves tuteurs. Que le vert tendre du houblon s'harmonise agréablement avec le feuillage sombre des aunes. On dirait des nervures claires sillonnant un jaspe foncé ; on dirait aussi des fleurs de soie et des applications de guipure se détachant sur l'ample manteau de velours d'une princesse. Au terme de son ascension la plante vivace dresse sa couronne de fleurs dentelées rappelant celles de la vigne, comme si elle voulait établir par cette similitude la parenté du houblon avec la noble famille du raisin. Ses cônes, d'une forme irréprochable, d'une couleur réjouissante, courent d'arbre en arbre et font au massif, en réunissant leurs fleurons, comme une coupole. A d'autres poètes le houblon épanoui représentera la corbeille riante portée sur la tête d'une solide comtadine. D'aucuns plus sensuels s'imagineront voir déjà la mousse couronnant le demi-litre de bière. — 168 — Je ne sais pourquoi — mais le houblon, grimpeur turbulent et sympathique me rappelle à moi, de folles entreprises de cerveau brûlé, des prouesses de casse-cou... III Les abeilles chassent en bourdonnant au dessus de ce parterre aérien, — le merle chante dans l'ombre : — la campagne embaume. Après avoir baigné leurs petons nus dans le rivelet les enfants se massent sous le haut bouquet d'aunes. D'abord ces arbres leur imposent comme des géants ; puis s'enhardissant, se faisant chacun de ses mains rapprochées une visière pour mieux voir, ils découvrent le houblon reposant au dessus des plus hautes branches. Ah ! s'ils pouvaient s'emparer de cette guirlande radieuse ! Grimper jusque là? Les branches fragiles casseraient. Attaquer la plante par les racines? Oui, si le garde champêtre ne tenait les yeux braqués sur leur troupe suspecte et ne les menaçait de ce soupirail béant sous le perron de l'hôtel communal, si noir, si profond qu'il rappelle la gueule de l'enfer représentée sur le paravent du marchand de complaintes. En ce moment l'enfant convoite la jolie plante comme un princillon halète après un trône ! Hochets et joujoux ! IV Voyez s'avancer à son tour, un garçonnet mal couvert, les pieds nus, les cheveux en broussaille, les yeux brillants, la bretelle unique passée en sautoir retenant tant bien que mal la culotte ajourée. Plus hardi que ses compagnons il vient d'arracher une des grappes convoitées. Voilà qu'il s'en enguirlande. Les clochettes du houblon ceignent sa fruste tignasse et, l'œil plus luisant que jamais, la lèvre orgueilleuse, le front illuminé, il marche à présent à la tête de la bande et parcourt la campagne en criant : « Je suis roi ! » Ils passent maintenant à d'autres jeux. Le roi loqueteux de tout à l'heure joue un rôle plus probable. C'est un voleur que ses camarades entraînent et les sarments de son apothéose servent à lui lier les mains. Enfin, le bandit se transforme en coursier et la guirlande de houblon devient une paire de brides. Sarments de houblon, jolis sarments! quelles ressources vous offrez à ces petits pillards. Je leur ai dit pourtant : « Laissez croître les sarments et fleurir les cônes ; car un jour s'égouttera de ces clochettes le plus délectable des vins populaires ! » V Mais ce coin de nature attire d'autres visiteurs que les petits vagabonds. L'approche de nouveaux venus vient de mettre en fuite cet essaim de guêpes. Un crâne garçon et une jeune fille rose, s'engagent, côte-à-côte et les mains unies, dans l'étroit sentier — ce sentier où semblait ne pouvoir cheminer à la fois qu'une seule paire de petons. L'enivrante journée estivale ! O l'ombre molle que le feuillage de l'aunaie répand sur leurs joues purpurines ! Les oiseaux gazouillent, les insectes grondent, de mystérieux vagissements s'élèvent de la prairie, de l'eau et du bois ; — mais les cœurs du jeune couple concertent plus éloquemment encore que toutes les voix de la nature ; — en peut-il être autrement à la veille des épousailles? — « Tiens, regarde », dit le brunet, relevant sa tête gaillarde et crépue, « les admirables clochettes de houblon que voilà ! Attends que je m'en empare et t'en fasse, chère mienne, une couronne pour enlacer tes tresses blondes... » Et, bouillant, il se met en devoir de dépouiller les arbres de leur parure : — Non, répond-elle en le retenant par la blouse, laisse croître et fleurir le houblon, et dans sa gratitude il nous offrira de la bière mousseuse pour le jour de notre mariage... — Tu as raison, au fait! Il faut que tout soit destiné à cet heureux jour ! jubile l'éveillé garçon. Pourquoi la fiancée pâlit-elle en ce moment? Pourquoi, le cœur battant plus vite, presse-t-elle aussi plus étroitement dans ses doigts délicats la main loyale du promis? Lui-même en fait la remarque : — Oui, pourquoi? demande-t-il, taquin. — Las, pour rien ! Une image qui me venait à l'esprit ! — Et quelle image ? — Comme je disais « pour le jour de notre mariage », une méchante voix ajoutait : « ou pour celui des obsèques ! » — Bière festive ou bière mortuaire! murmure le gars, un peu démonté à son tour. — 172 — Mais il n'est pas cerveau à broyer longtemps du noir et à héberger des diables bleus. Il a bientôt secoué cette pensée biscornue : — Des bêtises ! Des dictons de vieille femme ! s'écrie-t-il avec la belle fougue des vingt ans. Pourquoi songer au suaire et au glas lorsqu'on est en train de tisser sa robe d'épousée et que vont tinter les cloches de la noce! — Ce ne sont pas des dires de vieilles gens ! insiste la jeune fille. Tu sais bien que les fleurs du houblon logent deux génies contraires. — Bah ! ce n'est pas dans le houblon que logent ces lutins, mais bien ici — ici, dans notre tête folle ! dit le jeune homme en riant de bon cœur et en portant à son front les doigts de la fiancée. Pourtant, le cœur de la fiancée reste douloureusement crispé, et lorsqu'ils rencontrent la pauvre veuve, la besace jetée sur l'épaule, elle lui fait l'aumône pour conjurer par son intercession l'effrayant présage de la bière de deuil... Quelle dévastation ! Voilà que jonchent le sol les sarments brutalement arrachés du houblon ; et les cônes ont disparu. Pour aller plus vite en besogne les maraudeurs ont brisé les branches des aunes ; dispersé les feuilles aux quatre vents, piétiné sans merci le joli tapis de gazon. A qui imputer ce carnage? A l'ouragan, à un troupeau de taureaux furieux, aux méchants gamins déjà entrevus? Ah ! si ce sont eux les coupables la branche de l'aune mutilé crie vengeance et interpelle le magister : « Taillez-moi en un bon gourdin, ô maître redoutable, et administrez de mon bois, une bastonnade en règle à ces petits vandales! » Mais non, ils sont innocents de ce dégât, les écoliers aux yeux d'émerillon, aux cheveux mal peignés, aux minois barbouillés ; elle est innocente la tempête ; innocent aussi le taureau affolé. C'est la pauvre veuve qui a récolté le houblon. Son petit garçon tira les sarments vers le sol et grimpa sur l'aune dont la rude écorce mit en sang les pieds nus du ravisseur. Pendant que le gamin farouche conquérait le houblon, la vieille men- — 173 — diante songeait au Dieu qui fait tomber un peu du superflu de la terre dans le giron des petits, en réponse à la prière : « Donne nous aujourd'hui notre pain quotidien ! » Lorsque la veuve porte le houblon au brasseur, celui-ci se récrie d'admiration, car les cônes sont vraiment de belle venue. Il ne cesse d'en passer et d'en repasser une poignée sous les narines en répétant : « Voilà un arôme qui ferait éternuer un mort! » Puis, réjoui, il se parle à lui-même : — Voici déjà le houblon odoriférant ; ajoutons-y l'orge couleur d'or attendant, là-bas, dans le champ le coup de serpe des moissonneurs; et encore de l'eau claire et limpide puisée au rivelet!... Tourne gaîment ta meule, ô meunier! Et toi, garçon, mon aide, fais brûler entretemps ton four comme un enfer! » Ainsi bavarde le brasseur tout joyeux de son aubaine. — Hopheisa! clame encore le brasseur, en jetant le houblon parfumé dans la vaste chaudière en cuivre remplie d'eau bouillante. Et l'eau se ride, ondoie, tourbillonne, écume, se précipite contre les parois de la cuve. — Hopheisa! clame le brasseur. Et il commande à son aide : « Attise la fournaise à l'aide de la branche d'aune desséchée ! » C'est en souffrant le martyre du feu que le fer brut se transforme en acier, que la pierre grossière s'enrichit d'un prisme d'éclatantes couleurs; que l'eau se métamorphose en bière mousseuse et perlée et que les noirs enfants de Bélial deviennent des anges ailés de blanc! Oui, mais en même temps que les principes réconfortants, une force meurtrière s'infuse dans le breuvage. Bière de fête ou de deuil? Laquelle des deux? IX La fiancée craintive a fait la nuit dernière un rêve terrible. Pierrot-la-Mort lui apparut, — le squelette enguirlandé de sarments, la tête camarde ceinte des fleurs du houblon, — qui dansait avec autant d'extravagance qu'un hôte de kermesse. Elle n'aurait jamais cru que la mort pût se montrer si folâtre et si leste ! Par moments la laide visiteuse se débarrassait de ses jambes et de ses bras. Alors comme des pattes de faucheux arrachées du tronc ces os s'agitaient convulsivement. Les doigts et les pieds tâtaient, grattaient, couraient pour se rejoindre tandis que la tête, toujours couronnée de houblon, continuait de toupiller comme une tête de marionnette que la fiancée vit un jour dans une baraque à la foire. Puis les membres dispersés se rassemblaient d'un bond et le squelette recomposé battait de nouveaux entrechats. Comme des perles rouges découlaient des fleurs de houblon — non, c'étaient plutôt des gouttes de sang. Ce cauchemar bouleversa tellement l'impressionnable promise que son cœur battait encore à coups précipités, à l'aube, pendant qu'elle ourlait la blanche pièce de lin déposée dans la corbeille par sa vieille mère. Ce cauchemar pesait encore comme un fardeau sur sa poitrine, chaque fois qu'elle relevait la tête pour épier par la vitre l'approche du bien-aimé. Comme il tardait ce jour là ! N'y tenant plus, elle sortit, espérant que l'air et la marche la calme- — '77 — raient. Mais, au dehors, la vision lugubre continua de l'obséder. Par l'étroit sentier tracé pour une paire de petons, Pierrot-la-Mort marchait, en sautillant, à côté d'elle. X Demain ! C'est fête demain ! Les façades des maisons sont décorées de vertes guirlandes de houx. A l'intérieur régnent des trophées de rameaux, des chapelets d'écaillés d'œufs et des bannières en papier à l'image de la Mère de Dieu. Le dallage de pierre rouge resplendit sous le plafond enfumé et les parois sont blanches comme le lait. Le ménétrier boiteux accorde déjà son violon. Le corpulent brasseur, de plus en plus radieux, expose à la lumière un verre de vin d'orge, le premier qu'il vient de tirer du tonneau — du vin d'orge à la fois limpide et doré, pétillant et couronné de neige. — Garçons experts, un ferme hourrah pour exalter le vin d'orge ! Déjà les verres s'emplissent et se vident à la file ; les voix se font plus éclatantes, et au lieu de fer- 12 menter dans la tonne la boisson maligne cuve dans la tête — dont elle finira par faire une tête folle. Le brasseur s'accoude à la fenêtre, et voit, un sourire moqueur aux lèvres, s'éloigner les buveurs éméchés. Tant mieux, leur démarche titubante prouve qu'il y a du corps dans les fleurs de houblon odorantes et veloutées et dans les épis de l'orge hérissés comme le poil avare au menton des sorcières. Mais par quel oubli le drapeau ne flotte-t-il pas au sommet de la tour? Or, un clocher veuf des trois couleurs qui claquent et faseyent au vent, ne vaut guère mieux qu'un endormi, qu'un deuillant? C'est sans doute pour cette raison que le battement de la cloche me parut bien lourd et bien dolent la veille de la kermesse. Hopheisa ! Qu'on me réveille ce vieux géant, qu'on lui plante la hampe comme une aigrette au bord de son capuchon bleu, et que l'ancien, notre ancêtre à tous, ait au moins l'air de partager la gaieté des autres paroissiens ! Mais qui fera la toilette du vieux clocher? Oui, qui osera grimper sur la tour ! Belle demande! N'est-il pas là, lui, le crâne fiancé, le matelot qui servit dans la marine du roi et qui percha si souvent, par les tempêtes, au sommet du grand mât ? — C'est folie ! avertissent les vieux. Un chrétien se romprait le cou à ce jeu ! Comme on se moque d'eux, ils s'éloignent en secouant la tête. — Houzée! Houzée! s'écrient les gars en excitant le plus intrépide de leur bande. Certes qu'il plantera la hampe au sommet du clocher ou il y perdra sa réputation. Donnez-lui le drapeau et vous verrez s'il a froid aux yeux ! La tour prendra sa part de la fête comme si elle avait goûté, avec les autres joyeux gaillards, de ce délectable vin d'orge, et les couleurs du pays flotteront à son vieux capuchon bleu comme le panache au cimier d'un casque. Hardi ! XII Et il s'exécute, en effet, le fringant camarade. Houzée ! Le voyez-vous grimper, agile comme un écureuil, et ne s'arrêtant que de temps en temps, non pour respirer, mais pour agiter avec forfanterie le drapeau des grands jours — le voyez-vous repartir avec une nouvelle ardeur comme s'il s'agissait d'escalader le ciel? Les femmes détournent la tête ; les buveurs commencent à se sentir mal à l'aise ; seuls les gamins sans vergogne et sans pitié demeurent sur la place, le nez en l'air, hélant l'intrépide gaillard. — Pauvre fiancée! marmonnent les timorés, en bas. — Elle sera d'autant plus fière de toi ! chuchote, là-haut, sur la tour, l'esprit malicieux à l'oreille du téméraire. — Quel besoin avais-tu de planter cette hampe à une pareille hauteur ! dira la fiancée railleuse et déconcertante. — Je voulais plonger mes regards dans ta fenêtre par dessus les toits et les arbres ! suggère le mauvais conseiller en réponse à cette objection. — Vilain flatteur ! pourrait dire encore la blonde fille. — Puis, je voulais voir si tu avais ourlé déjà, pour le jour du mariage, la toile blanche déposée par la mère dans ta corbeille ! ajouterais-tu, grand \ VV. surpris par une déflagration de mofette, les voyageurs broyés dans un coup de tampon, les mômes écrasés par une voiture, les victimes des escarpes et aussi les mêmes escarpes à l'heure de l'expiation. Le cœur représentait l'article de luxe par excellence, le monopole des Crésus. Les prix montaient en raison de la jeunesse et de la vigueur du sujet. La spéculation s'en mêla ; le cœur humain fut coté à la Bourse comme toutes autres valeurs. Malgré les sommes inouïes auxquelles revenait cet engin, l'offre restait invariablement en dessous de la demande. La guerre seule provoquait une baisse. C'était l'unique occasion de raccommodage offerte aux marmiteux des classes moyennes. Aussi, assistait-on alors au plus extraordinaire des spectacles. Cacochymes et incurables se faisaient charrier à la suite des corps d'armée, haletant après les lendemains de boucheries, attendant leur longévité de la suppression violente de milliers de valides et de crânes. Sur les échiquiers sanglants des hommes noirs cravatés de blanc, les chirurgiens et les notaires de ces messieurs, trimbalés dans des litières, se penchaient armés de leurs trousses et de leurs écri-toires au dessus des jeunes recrues et des conscrits \ — i95 — blessés à mort. A ceux de ces blonds éphèbes qui râlaient déjà, les vampires ne demandaient même plus le consentement signé ou prononcé devant témoins. Le chirurgien se passait du ministère de l'homme de loi et trouait et charcutait en toute diligence le soldat expirant. Ils allaient ainsi, d'un corps à l'autre, préludant aux mutilations des grolles et des vautours. Fatalement des abus se produisirent et la justice s'arma de lois nouvelles. En temps de paix maint industriel sans vergogne ne recula pas devant le crime pour s'approprier le trésor que la politique tardait à lui livrer. Les assassins suppléèrent les conquérants. Les tribunaux instruisirent d'abominables affaires de rapts et de tueries d'enfants. Ainsi, la découverte du docteur Van Kipekap ne profita qu'à l'infime minorité des humains et aggrava le sort du peuple en exposant sa robustesse et son sang même aux convoitises féroces des grands. Et l'ilotisme subsista sous des formes aussi variées que dans le passé : graines de bagne, larve d'hôpital, gibier de potence, chair à canon, chair à plaisir, chair à scalpel. En ces temps-là le docteur Van Kipekap de N... sur l'Escaut avait pour concitoyen un pauvre diable de paveur nommé Tony Wandel. C'était une âme simple et chrétienne dans un corps digne des siècles homériques. Uni à une blonde pauvresse, son équivalent par la résignation et belle à l'égal des légendaires bourgeoises d'Anvers et de Bruges, père de trois petiots joufflus comme des aquilons rubé-niens, il peinait ferme durant les six jours, sa hie ou sa maillote retombant en cadence, sans cesse, sur les cadettes à paver. Il ne connaissait d'autres chômages que ceux de commande; il aurait cru voler les quatre candides créatures composant son paradis sur terre en distrayant seulement, au profit de l'ivresse, un quart d'heure du jour ouvrable et un sou de son salaire. Tony Wandel n'éprouvait ni envie ni rancœur en comparant son sort à celui des patriciens de N... Il prenait le temps comme Dieu l'envoyait, s'estimant sans rival tant qu'il pourrait nourrir, loger et vêtir les siens. Les dimanches d'été et aux fériés, après vêpres, l'humble maisonnée se promenait amoureusement le long du fleuve. Ils humaient les brises salines, les fra- grances des foins fauchés en contrebas des digues, et aussi les odeurs iodées des varechs et la fleur avifiante des goudrons. Leurs yeux suivaient le vol d'une voile blanche sur la nappe verdâtre des flots ou la tirebouchonnante fumée d'un paquebot. Moins contemplatifs, les enfants dévalaient des talus, cueillaient des brassées de fleurs gourmandes, tandis que des bestiaux vautrés et des chevaux farouches les saluaient d'un hennissement ou d'une lamentation. Vers le soir, après la marche bienfaisante, ils se blottissaient sous la tonnelle d'un cabaret de barrière, tenu en vibration par l'orgue et la danse, et se partageaient une water-{oei, cette bouillabaisse des Flandres, et des tartines au fromage blanc relevé d'ail, le tout accompagné d'un délectable uit\et, la bière des bières. Ils rentraient à la nuit fermée, sympathiquement taciturnes, les parents portant sur leurs bras les deux derniers nés. Ainsi ils labouraient leur vie, coulaient des semaines grises et monotones comme un ciel d'averses que les dimanches traversaient d'arc-en-ciel. Mais cette humble félicité de paria s'éclipsa. Un jour la ménagère attendit plus longtemps que d'habitude le paveur à l'heure de la soupe. Inquiète elle courut au chantier. Elle y apprit des camarades d'équipe de son homme, que celui-ci, secou-rable à son ordinaire, en donnant un coup de main pour dégager un camion, avait été renversé au moment où le cheval, fouaillé par le conducteur impatient, tirait du collier et réussissait à ébranler le lourd véhicule dont une roue passa sur les jambes du paveur. Elle trouverait le blessé à l'hôpital et, ajoutèrent les compagnons en hochant la tête, peut-être — avec deux membres de moins. Ayant entendu la triste antienne, Nélie se hâta de voler à la recherche de son homme. On avait exagéré. L'amputation des jambes du paveur ne serait pas nécessaire, mais le pauvre diable resterait perclus toute sa vie et ne pourrait se mouvoir sans béquilles. Il guérit, mais à quoi bon? Plus de travail les six jours, plus de promenade le septième. Peu à peu, ils mangèrent leurs économies, vendirent les plus coquettes de leurs nippes ; à un moment, ils étaient obérés, la taille du boulanger se couvrait d'innombrables encoches ; puis les privations attaquèrent la florissante complexion de la femme et des enfants ; alors il ne resta d'autre ressource au paralytique que l'aumône. Tous les jours, laissant le malade à la garde des petits, le béquillard entreprenait son douloureux et humiliant pèlerinage. Lui, dont les bras musclés auraient encore pu soulever si allègrement le pic ou la mailloche, en était réduit à tendre la main, au risque de passer, confondu avec les truands et les gueux, pour un imposteur. Une fois qu'adossé au porche d'une église il se mâchait le cœur et, songeant à ses pauvres anges, se disait que pour l'amour d'eux il s'ouvrirait les veines et les nourrirait de son sang, Tony fut accosté par un petit homme dans la force de l'âge, au teint reposé, aux lèvres fines, à l'œil vairon, le visage encadré dans des côtelettes poivre et sel, l'air malin, bedonnant, vêtu de noir, décoré et portant lunettes. D'une voix métallique et saccadée, ce personnage fit passer une sorte d'interrogatoire au jeune invalide. Le confiant Tony s'ouvrit volontiers de ses peines à l'étranger ; quoique le garçon fût assez prolixe en narrant son aventure et qu'une blésité chronique allongeât encore ce lamentable récit, l'inconnu prêtait une oreille complaisante à cette complainte et, par un hochement de tête approbateur, engageait le paveur à continuer. Le mystérieux interlocuteur n'était autre que l'illustrissime docteur Van Kipekap. En écoutant le gars, le chirurgien dévisageait minutieusement sa nouvelle connaissance; ses yeux inquisiteurs semblaient vouloir pénétrer sous les téguments pour analyser le sang et les humeurs. Le mendiant se taisant, le docteur reprit ses questions : — Et, en dehors de ce petit malheur..., pardon de cette catastrophe, qui vous prive de l'usage de vos flûteaux... dites, cher ami — passez-moi cette familiarité car votre mine m'agrée infiniment — fîtes-vous déjà une maladie grave? — Je ne connaissais mon lit que pour l'amour ou le sommeil, avant que cette calamité m'eût apprisses autres fonctions... A présent je me porte trop bien pour un être inutile, ajouta avec un profond soupir le bénin garçon ; j'en veux à mon estomac qui réclame impérieusement une nourriture que mes bras ne gagneront plus... — Vraiment, vous éprouvez de la faim ! Adorable jeune homme!... Providentielle rencontre! Montrez-moi la langue? Je voudrais en manger... Me permettrez-vous de tâter le pouls ?... Excellent. Et d'approcher mon oreille de votre poitrine? Là ! parfait ! Un cœur à battre cent ans sans dévier d'une pulsation. Soixante-quinze battements par minute; le chiffre normal... Il les avait comptés sur son chronomètre. Le naïf Tony se prêtait à cette auscultation avec toute sa déférence originelle. Le docteur paraissait de plus en plus enthousiaste et expansif; il se frottait les mains, son visage s'émerillonnait, il prononçait avec volubilité des paroles sans signification pour le paveur. — Merveilleuse constitution !... Coffre solide !... Irréprochable eucrasie! Vingt-trois ans, donc en dehors de l'âge climatérique ! Pas de bile... Sang généreux, ni trop épais, ni trop fluide !... Voilà qui ferait notre affaire ! Il n'y a que ces las d'aller, mal nourris et mal couverts pour réunir un concours semblable de vertus physiologiques ! Brusquement, il interpella le cul-de-jatte : — Ainsi, garçon, si je saisis la moralité de votre intéressante histoire, nous ne tenons plus grandement à cette diablesse de vie et nous la quitterions sans regret, à condition que notre entrée dans le royaume des taupes profitât à notre veuve et à nos orphelins ? — Hélas, Monsieur, c'est bien là mon idée. Malemort vaut mieux que malêtre ! — Eh bien, camarade, si je vous prenais au mot et vous demandais l'abandon d'un reste de jours désastreux contre une fortune garantie à ceux que vous laisserez après vous. — J'accepterais ! répondit résolument le souke-laire ; à condition que vous me montriez une porte chrétienne pour sortir de la vie... Le suicide entraîne la damnation... — Mais un sacrifice comme celui que vous consommeriez pour sauver votre famille ne s'appelle plus un suicide ! dit le rusé docteur en se rappelant sa casuistique. — Vous croyez, Monsieur ? Au fait, un personnage de votre importance discerne mieux le juste de l'injuste que nous autres, simples ouailles. Dites-moi ce qu'il faut faire ; je suis votre homme... — A la bonne heure : Voilà un crâne ! J'avais raison d'incliner pour vous et votre caractère ne dément point votre physionomie. La main, tope-là ! Votre veuve gagnera cinq cent mille florins avant le coucher du soleil ou je veux y perdre mon nom. — Ma veuve!... Cinq cent mille florins ! répéta le mendiant et une angoisse lui poignit le cœur, mais une espérance le lui dilata aussitôt. — 203 — — Ah ! nous menons rondement les affaires, mon jeune ami. Marché mis à la main, marché conclu... C'est aujourd'hui même qu'il faudra vous défaire... Mais avant que je vous expose cette transaction par le menu et la façon dont nous tiendrons réciproquement nos engagements, veuillez m'accompagner en un endroit plus favorable à la confabulation... ; surtout que nous épient des badauds bien intrigués par le colloque d'un dépenaillé comme vous avec le célèbre docteur Van Kipekap... Vous comprenez, il nous faut garder les dehors... Justement ils se trouvaient à proximité d'une taverne à la mode. Van Kipekap entraîna sa placide capture dans un salon à l'abri des indiscrets et tous deux s'attablèrent devant une collation réconfortante et un délicieux flacon de vin de liqueur qui mettait dans leur verre comme un spinelle liquéfié. Alors ce fut au docteur de raconter. III Le grand homme, fidèle à sa patrie et bourgeois endurci de N... sur l'Escaut, comptait aussi parmi ses concitoyens son principal client le richissime banquier Trekkenpluk, un sexagénaire moribond, qui voulait à tout prix retrouver une santé et une jeunesse nouvelles afin de jouir des biens fabuleux dont le trépas menaçait de le séparer. Depuis plusieurs années il quêtait un maroufle de bonne volonté qui lui vendît un cœur solide, garanti sans défaut par les médecins. Malheureusement la fatalité reculait le moment de cette acquisition. Les suicides diminuaient et les suicidés trop adroits au gré du banquier se tuaient sur le coup et se frappaient au cœur même, ne voulant pas que le précieux viscère profitât aux survivants. Lorsqu'à la nouvelle qu'un paupérien s'était branché, Van Kipekap, toujours d'aguets, dépêchait vers le galetas ses plus fidèles limiers, ceux-ci arrivaient trop tard et le pendu qu'ils détachaient complètement refroidi avait déjà dansé la bourrée suprême. Les assassins achevaient trop consciencieusement leurs victimes et dépistaient malicieusement les pourvoyeurs de l'échafaud. Jusqu'aux blessés transportés à l'hôpital qui s'avisaient de trépasser sans prévenir le financier animé des sentiments les plus larges à leur égard. En parcourant dans le journal le nécrologe de ces physiciens ingénus de couvreurs et de plâtriers qui vérifient à leurs dépens \ les lois de la pesanteur et de la chute des corps, le malade ressentait cette rancœur des capitalistes qui, consultant la liste des numéros sortis au tirage, s'aperçoivent qu'au chiffre des unités près, un de leurs lots décrochait la prime. Maussade il abordait la lecture des « accidents, méfaits, sinistres « : Rue Morgue, ce matin, un jeune (ici, il dressait l'oreille) manœuvre, natif de la campagne (la campagne ! De la robustesse, de la sève, alors! Le liseur s'affriolait), âgé de dix-huit ans (le meilleur âge pour se rendre utile au vieillard millionnaire en opérant sa crevaille), se trouvant exceptionnellement en état d'ivresse (digne alcool, secourable ivresse !) est tombé à travers les solives d'un second étage. (Le banquier se ranimait). Grièvement blessé à la tempe gauche (ah ! ah !), ce malheureux a été transporté dans une maison voisine (je le tiens, rustique adolescent, à moi ta santé pataude !), au n° 7, où notre éminent praticien, le docteur Van Kipekap, se trouvant à proximité du théâtre de l'accident (a-t-il du flair ce cher docteur!) est accouru charitablement pour prodiguer au jeune prolétaire les secours gratuits de son art. (Hé ! hé ! farceur de Van Kipekap ! On sait ce que valent tes secours dans \r/> i l'espèce!) Malheureusement (hein? Qu'est-ce à dire?) l'illustre physiologiste n'a pu que constater le décès (Au secours! A moi... j'étouffe) de l'imprudent goujat ! La feuille échappait des mains du banquier écu-mant, épileptique, poussant des cris de chat en folie. — L'imprudent goujat ! répétait-il. Vraiment ces gazetiers abusent de l'euphémisme. C'est le voleur, la canaille, le ravisseur, qu'il eût fallu imprimer. Dix-huit ans ! Malheur ! Et ce Kipekap accourant pour constater le décès ! Encore un aigle celui-là ! Qu'attendre d'une société où de pareilles monstruosités se produisent... Voilà le troisième cœur de maraud perdu pour moi ! Pour comble de guignon, aucune menace de guerre ou de révolution ne couvrait l'horizon politique. Les rois ne se jalousaient plus, les peuples semblaient définitivement domptés ; socialistes, fénians, nihilistes chômaient depuis un temps immémorial. Les diplomates se faisaient risette et l'épée des capitaines prussiens se rouillait avec les pointes du compas des stratégistes. La France renonçait à civiliser ses voisins et à faire leur bonheur malgré eux. Elle n'entreprenait même pas la 207 moindre occision' d'entraînement chez les Cochin-chinois ou chez les Kroumirs. Et le vieux Trekkenpluk baissait comme la flamme d'une lampe sans huile ; il risquait de défiler la parade devant Pierrot-la-Mort ainsi que le plus infime gagne-denier. Epouvanté à l'idée d'un dénouement dont les pronostics s'accumulaient d'heure en heure, il se cramponnait désespérément à l'existence. Ses héritiers, des cousins à un degré éloigné, s'impatronisaient chez lui pour s'abattre sur ses dépouilles dès qu'il trépasserait. Ses larbins n'attendaient pas qu'il eût rendu l'âme pour le voler : un coulage fantastique régnait dans la demeure du mauvais riche; la valetaille faisait un dégât effrayant de vins et de viandes. Ses compagnons de débauche, des épicuriens aussi égoïstes et aussi durs que lui, se gardaient bien de venir troubler la quiétude et l'insouciance animales de leurs derniers jours au spectacle écœurant de ce jouisseur qui s'en allait. IV Pendant que le docteur racontait ces faits à son interlocuteur, Tony ébloui répétait en a parte ce chiffre fantastique : « Cinq cent mille florins! » dont les syllabes sonnaient comme un cliquetis de pièces d'or. L'importance delà somme offerte vainquait ses hésitations. Il se représentait l'avenir opulent des siens, sa femme logée dans un palais aussi grand que le Beffroi ; elle et les mioches vêtus de soie et de dentelles, couchant dans la couette, la table mise pour une cocagne éternelle, une kermesse à boudins qui ne finirait qu'au jugement dernier; il les voyait trinquer du broc rempli de délectable uit\et et boire, attendris, au salut, sinon à la santé, de leur pauvre père. Le docteur arracha l'évangélique garçon à sa rêverie panachée de regret et de consolation et, comme s'il en pénétrait la nature, il porta un toast aux futurs orphelins et à la prochaine veuve. — Et maintenant, jeune homme, si vous le voulez, nous nous rendrons chez mon client le notable banquier Van Trekkenpluk, en ce moment le plus riche homme de Flandre, mais aussi le plus pitoyable. — Marchons! dit simplement le paveur. Un avançage se trouvait près du parvis de l'église où les deux hommes s'étaient rencontrés. Les pauvres locatis, la tête plongée jusqu'au chanfrein dans la musette, broyaient leur picotin avare, tandis que leurs cochers s'alcoolisaient de compagnie, par tournées, devant les comptoirs. Van Kipekap avisa un fiacre, y fit monter l'écloppé et s'assit à côté de lui, puis il jeta au cocher le nom du Crésus flamand. La voiture arrêta devant une porte à mascarons prétentieux, celle de l'hôtel Van Trekkenpluk. Un heiduque leur ouvrit et les conduisit par des vestibules et des corridors immenses comme des nefs de cathédrale, des escaliers de marbre ophite, des enfilades de salons tendus de gobelins, meublés de cabinets de laque, de dressoirs d'argent orfévri chargés de porcelaine caraque ; des tapis de Perse étouffaient le bruit des pas du docteur et des béquilles du cul-de-jatte. De palier en palier, ils rencontraient des valets glabres et renfrognés, le houssoir sous le bras, avec qui l'heiduque échangeait des clins d'œil épouvantés. C'était la présence insolite de ce gueux qui les inquiétait. Mais le docteur Van Kipekap était une puissance ; on tremblait devant son habileté, et, quoique les parents du banquier connussent ses projets sur le moribond, nul n'aurait osé encourir la rancune d'un homme aussi prodigieux et fermer la porte à quelqu'un de sa compagnie. «v» na^ i I I Après une longue promenade, Tony et son introducteur pénétrèrent dans la chambre à coucher du vieillard. Ils le trouvèrent étendu dans une chaise longue, enveloppé de fourrures, respirant péniblement, et présentant, avec sa peau jaune collée sur les os, l'expression vitreuse de ses yeux, l'inertie de ses membres, le rictus amer contractant ses lèvres violettes, l'aspect d'une momie vivante. En usant de force ménagements, le docteur mit Trekkenpluk au courant de l'emploi de sa matinée et lui présenta sa nouvelle et précieuse connaissance. — Une occasion qui ne se retrouvera plus ! chu-chota-t-il en se penchant sur le moribond. Cinq cent mille florins pour lui, autant pour moi. C'est marché donné ! Le malade paraissait se ranimer à cette suprême chance de salut ; une flamme avivait son œil cave et il inspectait Tony des pieds à la tête, avec une expression de convoitise si féroce, si safre, que le paveur faillit s'enfuir. — Dites, docteur, glissa-t-il tout bas à l'oreille de son ami, il semble bien endiablé après ma vie, votre client ! Un vilain moineau, sauf respect... — Mais un magnifique payeur, par contre... — Vous avez raison, docteur. Et il se résigna. On ne perdit pas de temps. Deux formules de contrats sur papier timbré, depuis longtemps préparées, furent remplies par les deux parties; Tony signa d'une croix comme les chevaliers du moyen âge. Puis Kipekap munit le patient d'un chèque d'un demi-million, à toucher par la prochaine veuve Wandel le jour même à la Banque Trekkenpluk. — Pourrais-je remettre moi-même ce billet doux à ma chère âme? demanda l'honnête gars avec son confiant sourire. — Vous avez entendu nos conventions, mon camarade? Vous ne verrez plus votre femme... — Och God! Mourir sans embrasser une dernière fois mes irrésistibles capons!... Mais je me soumets; pour sûr leur vue m'enlèverait toute résolution!... Dites, docteur, vous remettrez l'héritage à ma femme? — Volontiers. Avant ce soir le trésor sera chez vous... — Merci, le meilleur des docteurs; je suis confus du tracas que je vous donne... — Pas du tout, mon garçon, objecta le chirurgien peu impressionnable de sa nature et de sa pro- I H|K----! 11»-. fession, mais un brin démonté devant tant de mansuétude et de candeur. — Et maintenant en route, car l'honorable M. Van Trekkenpluk me semble au plus bas aujourd'hui, et nous ne jabotons que depuis trop longtemps... Sur l'ordre de Kipekap les domestiques, avec infiniment de précautions, enlevèrent sur une civière le vieux banquier, qui ne cessait de piailler et de geindre et le déposèrent plus emmitouflé que jamais au fond du carosse attelé dans la cour d'honneur. L'opérateur et le « sujet » s'installèrent, le dos tourné au cocher. — Où allons-nous docteur? demanda le jeune homme, comme deux vigoureux carossiers ébranlaient la voiture. — Dam ! mon excellent ami, à la recherche d'un endroit paisible, un peu isolé, à l'abri de toute surprise importune, où nous puissions expédier proprement nos petites affaires... Et riant d'un bon rire encourageant, il tapa familièrement sur l'épaule carrée de Tony. Pelotonné devant eux, le vieux Trekkenpluk râlait la face convulsée. En le regardant, le docteur gagnait peur et consultait sa montre ; ou bien il collait le nez aux glaces des portières, pour se rendre compte du chemin parcouru. Une élégante trousse et une pharmacie portative avaient été transbordées du fiacre du chirurgien dans le carosse du banquier. Kipekap fit prendre au moribond une forte potion dormitive dont l'effet fut foudroyant. Il ne se réveillera plus ou bien il se réveillera rajeuni ! dit le savant avec une certaine solennité. — Dans notre métier, on appelait « repiquer » l'action de remplacer les cadettes usées des routes par des pierres neuves. La route devenait mauvaise pour le vieux monsieur ; c'est à un repiquage que nous allons procéder, pas vrai docteur? Et Tony gringotta ce refrain des anciens labeurs : Dame, dame, franc paveur, Creuse et nivelle la route. Lorsque sonne l'Angélus A la tour lointaine, Ton outil retombant avec une plainte Argentine et vibrante Dit amen à la prière... Entretemps les chevaux brûlaient l'espace. Après une heure de cette traite échevelée, ils atteignirent la lisière d'une forêt de hêtres. On fit halte, et le docteur invita Tony Wandel à descendre et à le suivre. Ils quittèrent aussitôt la chaussée et s'engagèrent dans les fourrés. Tony portait la redoutable — 214 — trousse à peu près comme Jésus avait traîné la croix. Après une centaine de pas, Van Kipekap retint son compagnon par le bras : — Que vous semble, ami Tony? L'emplacement vous convient-il? Un poète incompris n'en choisirait pas d'autre pour exhaler un suprême sonnet objurgatoire... Ah ! ah! L'endroit représentait une sorte de clairière. Au milieu d'un pré, enclavé dans les futaies compactes trônait, isolé, un hêtre magnifique. A son pied la terre s'exhaussait. Le noble marmenteau projetait à plusieurs mètres alentour une grande ombre sur l'herbe ; car l'ardent soleil d'août ne parvenait pas à traverser de ses flèches les frondaisons séculaires. Tony ne répondit pas à l'interrogatoire du docteur. Il comprenait que le moment approchait de dire son in manus. Ici ou ailleurs, peu lui importait. Le nez en l'air, Van Kipekap avisa une mère branche à deux mètres du sol, et presque parallèle à celui-ci. — Hé! clama l'aimable savant, voici qui ferait un adorable gibet? — Comme vous voudrez, Mijnheer! soupira le gars, résigné, mais quand même légèrement mélancolique. Songez donc, il n'avait pas encore l'âge de consistance; et ce soleil ardent, radieux, ces oiseaux s'ébattant dans les feuilles au dessus d'eux, et ce coin de ciel d'un immuable bleu, lui rappelaient les heureuses parties d'antan, le long de l'Escaut. Il soupira longuement et, dans sa poitrine, ce grand cœur qu'il allait abandonner se serrait et se détendait convulsivement. Cependant le docteur, fort de l'acquiescement du stoïque garçon, enfonça dans le tronc de l'arbre une demi-douzaine de clous, qui devaient servir de montants au suicidé, pour atteindre la maîtresse branche. Puis il tira de sa poche une élégante cordelette de chanvre et de soie, mince comme un lacet, mais d'une solidité éprouvée, et la tendit avec son sourire le plus engageant à son compagnon. — Lorsque vous serez prêt, cher ami, je suis à vos ordres... — Docteur, prononça le gars, pâlissant mais résolu, puis-je vous demander une faveur encore?... — Parlez, mon brave, mais dépêchons ; car vous savez qu'on m'attend... — Vous direz à Nélie combien je les adore, que c'est pour l'amour d'eux que je pars et que je n'ai pas voulu les voir... Vous leur donnerez de sages — 215 — conseils aussi, n'est-ce pas docteur? .. Car cette fortune inopinée les affolerait... — Reposez-vous sur moi... Je prends à tâche votre famille... Est-ce tout? — Dieu vous récompensera, docteur!... Per-mettez-moi de vous embrasser... — Volontiers... Car vous êtes le gaillard le plus déterminé que j'aie rencontré!... Pas de récriminations et de pleurnicheries, j'aime ça! Nous y sommes, hein?... Pour votre facilité et la mienne, vous feriez bien de vous débarrasser de votre sarrau. Tony, toujours déférant, se mit en manches de chemise. Le placide garçon jeta ses béquilles, non sans les considérer avec une certaine émotion, puis, soutenu par le docteur, il parvint à se hisser jusqu'à la branche, sur laquelle il se tint à califourchon. Van Kipekap avait préparé le nœud, un nœud coulant irréprochable, à rendre jaloux un bourreau anglais. Tony fixa la corde à la branche et se la glissa autour du cou. — Docteur? balbutia-t-il en cet instant. — Qu'y a-t-il encore? fit l'autre avec une certaine impatience, car le moribond laissé dans la voiture le préoccupait bien plus que cette excellente pâte d'ilote. — Docteur, que Dieu vous bénisse, et que mon cœur profite au vieux monsieur... — Amen ! — Attention! Une... deux... trois... Il ne compta pas jusqu'à quatre; ses doigts s'ouvrirent ; il perdit l'équilibre, pivota autour de son siège, ses jambes lâchèrent prise et il tomba, retenu à quatre pieds au dessus du sol par la corde brusquement tendue sous le poids. La corde, plutôt les os craquèrent. Le pauvre hère tricotait atrocement; et ses jambes mêmes, les cataleptiques, se réveillaient pour ce suprême cavalier seul. — L'excellent soukelaire! murmura devant cette scène pénible le dur-à-cuire. Abrégeons au moins son agonie et occupons-nous de l'autre. Son scalpel entre les dents, il prit, avec l'agilité de l'écureuil, le chemin que venait de suivre le paveur ; il rejoignit le patient, l'opéra en un rien de temps et, muni du précieux viscère, il rejoignit en courant le banquier, endormi dans la voiture. Là, il consommait l'œuvre prodigieuse déjà si souvent accomplie avec succès. La voiture reprenait à fond de train le chemin de l'hôtel. Penché sur le corps : 3 13 de l'opéré s'affalant dans les coussins, flasque comme une défroque, Van Kipekap présentait constamment une spatule d'argent à ses lèvres flétries. Après quelques minutes d'une anxiété terrible, le docteur lança un formidable hourrah : la lame > polie se ternissait : Trekkenpluk respirait. Lorsque le banquier se réveilla le lendemain au petit jour, après dix-sept heures .de sommeil égal, le vieil homme n'existait plus. Des cheveux noirs, plantés drus, garnissaient son occiput comparable la veille à un récif constamment lavé par la vague ; les ornières de son front s'étaient remplies ; une chair ferme étoffait ses joues flasques, un sang vif les colorait de la façon la plus avenante ; les yeux caves et cernés se rallumaient dans leurs orbites ; disparue également la patte d'oie qui en outrageait les contours; au lieu d'une lippe exsangue et livide il récupérait ses lèvres incarnadines d'autrefois, et même ses dents, ses chicots branlants et déchaussés qu'il fallait remplacer par un râtelier osanore s'emboîtaient solidement dans leurs alvéoles et présentaient un émail irréprochable. Ce rajeunis- sement ne s'arrêtait pas à la tête mais s'étendait à la carcasse entière : la taille se redressait, les muscles adipeux, ballotant autour du cartilage, saillaient renforcis comme à vingt ans ; son thorax bombait; il retrouvait ses solides poteaux de l'adolescence. Aussi, lorsqu'il se fut jeté à bas de son lit, c'est à peine s'il reconnut dans la haute glace devant lui le gaillard bien découplé qui lui souriait l'air bon enfant. Avec cela une humeur adorable le possédait et jonglant avec ses chaussures, se douchant comme un gamin, étourdi, passant les bras dans ses culottes et les jambes dans ses manches, il finit pourtant par s'habiller, ioulant, gringottant, ballant, sans même prendre la peine de sonner son valet de chambre. Cependant celui-ci, ronflant dans la pièce à côté, se réveilla en sursaut très intrigué par cette aubade. En le voyant accourir, la bouche en O, Trekkenpluk battit un nouvel entrechat et partit d'un formidable éclat de rire. — Ah ! ah ! Hi ! hi ! Poufpoum ! La, la, la ! L'ineffable tête ! Qu'a-t-il donc à me regarder ainsi, le sublime pendard ! Aliho ? Le vieux domestique ne pouvait en croire ses yeux de batracien. C'était bien là son maître à - 220 — trente ans, l'âge qu'avait Trekkenpluk lorsqu'il engagea ce maraud. Mais non, le Trekkenpluk hilare et funambulesque qui surgissait ce matin on ne sait d'où, à la place du lamentable paroissien d'hier, valait même mieux que tous les Trekkenpluk connus jusqu'à présent par Klaes. Jamais, en aucun moment de sa vie, le visage du riche homme n'avait revêtu cette expression accueillante et bénigne. — Eh bien Klaes, mon vieux serviteur, je vous prends en défaut, pas vrai? fanfara le banquier... Vous avez une singulière façon de veiller les moribonds ; j'aurais pu expectorer ma coquine de vie et râler comme une locomotive en délire avant que Klaes songeât seulement à venir me souhaiter bon voyage.... Aussi, n'ai-je plus envie de partir; farceurs que vous êtes ! Je demeure avec vous, et comme je hais les mines renfrognées je décuple tes gages! Entends-tu, voleur, scélérat... Et maintenant, décampe et cours beurrer mes dix tartines... Oui, dix, pas une de moins... Et mignoter mon café... Ail right! Et jouissant de la stupeur du vieux domestique, il passa devant lui, ingambe et nerveux, piaffant, quitta sa chambre et descendit l'escalier quatre à quatre. Et son rire de Titan en liesse, et sa chanson tintamarresque entrecoupée de cris d'animaux apocalyptiques, se répercutaient de palier en palier, emplissaient les corridors mornes, éveillaient des échos d'une allégresse pyramidale que le somptueux palais ne connaissait plus depuis longtemps, n'avait même jamais connue. Tous les larbins s'estomaquèrent ; mais ils prirent assez philosophiquement leur parti de cette résurrection, car tous eurent à se louer des nouvelles conditions que leur fit Trekkenpluk. On aurait crié au miracle si le docteur Van Kipekap n'eût pas habitué depuis longtemps la Flandre et le monde à des phénomènes aussi invraisemblables. Les héritiers grincèrent des dents. Voilà qu'ils retrouvaient frais comme un gardon et capable de toutes les fugasses, le richissime grigou dont ils se partageaient à l'avance les copieuses dépouilles. Le ressuscité, après s'être amusé de leur déconvenue, les prit en pitié et leur servit depuis ce jour une pension dont plus d'un roi en exil se serait contenté. Et sa générosité s'étendit de sa famille à l'armée formidable de commis trimant dans ses bureaux. Jadis il les outrait comme des nègres et jamais commandeur ne se rendit plus odieux à son bois d'ébène. A présent il fit pleuvoir l'or sur ces pauvres hères ; accorda de splendides invalides aux plumitifs usés à son service ; et, au lieu du patron hargneux, bougon, implacable, dont la seule apparition dans l'enfilade des bureaux donnait la petite mort à la famélique légion, les gratte-papier regaillardis, bien lestés du ventre et du gousset, connurent un baes idéal, un roi de Cocagne, épanoui et vivifiant comme un soleil. L'âme pétrée d'antan n'existait plus. Avec le cœur de l'humble Tony Wandel le mauvais riche incarnait toutes les vertus de l'évangélique paveur. Le résultat de cette transposition de viscères avait même dépassé cette fois les plus hardies prévisions de Kipekap lui-même. Les qualités nouvelles de Trekkenpluk paraissaient d'autant plus considérables qu'elles se manifestaient au milieu d'une oligarchie bourgeoise, cupide et matérialiste, n'adorant plus que le veau d'or et cent fois plus dure au pauvre monde que la pire des aristocraties féodales et des autocraties absolues. Aussi ses collègues du haut négoce, les boursiers, les brasseurs d'affaires le croyant fou, essayèrent de l'exploiter et de faire passer ses millions dans leurs poches. Ils revinrent bientôt de leur erreur. La bonté ne nuisait pas à l'intelligence du banquier ; ils ne le dupèrent pas plus facilement que dans le passé, et leurs spéculations déloyales tournaient même au profit du « pigeon » qu'ils entendaient plumer en famille. Il resta doublement supérieur à ces arabes et par le génie du commerce et par une absolue probité. Mais de toutes les conséquences de l'opération pratiquée en partie double par le docteur Kipekap la plus imprévue, la plus abracadabrante fut sans conteste le mariage du banquier avec la veuve de Tony Wandel. Cette union inouïe en apparence fut déterminée par des phénomènes psychiques que le docteur Kipekap ne laissa point échapper à ses observations et qu'il consigna dans les Mystères de la Survie, ouvrage recueilli dans les Chroniques saturniennes après la fin de la Terre. Il arrivait fréquemment que le banquier radoubé songeât à Tony Wandel, son doux et bénin sauveur, mais contrairement à ce qu'on supposerait il n'éprouvait aucun remords d'avoir cherché chape-chute au généreux gars ; il ne se considérait nulle- ment comme l'instrument de la fin horrible du paveur. Non, il reportait avec une sereine mélancolie sa pensée sur cet humble martyr, il le pleurait comme un frère tendrement chéri, un autre lui-même, arraché par une inéluctable loi aux préoccupations terrestres ; il ne se représentait jamais l'ombre de Tony sous la figure d'un fantôme lamentable et courroucé venant lui reprocher son atroce marché, mais bien sous les traits sympathiques d'un jumeau, d'un double, spiritualisé, intervenant pour l'inspirer dans tout acte de sa vie nouvelle. Le banquier se prêta même avec tant de docilité à cette influence d'outre-tombe que le soir où Tony Wandel engagea le rêveur solitaire à épouser Nélie il accueillit cette étrange injonction comme la solution la plus rationnelle du monde. Dès le lendemain le célibataire endurci chargea le docteur Van Kipekap d'aller proposer cet hymen à la veuve du paveur. L'inconsolable créature repoussa avec horreur la proposition impie et n'attendit pas que le docteur eût fini de parler pour lui montrer la porte. Kipekap assez penaud rapporta ce résultat négatif à son fantasque client. — Il le faut pourtant, soupirait le banquier. L'autre le veut ; il est encore revenu à la charge la nuit dernière ; j'affronterai moi-même la vue de cette lionne blessée... Trekkenpluk se rendit donc chez Nélie. Il pénétra sans s'annoncer dans la pièce où elle se tenait. Lorsqu'il se nomma elle l'avait déjà dévisagé et les syllabes du nom exécré ne purent détruire l'indicible sympathie qu'elle ressentait pour l'intrus à son seul aspect. En vain, elle appela à son secours le souvenir de l'horrible marché qui la priva du meilleur des hommes, la répulsion ne venait plus et un instinct impérieux, plus puissant que sa raison, étouffait sa rancune, et lui montrait dans le bourreau même du premier époux, celui qui allait fatalement remplacer cet époux tant chéri dans son cœur affolé. Quelle illusion infernale l'abusait? A quelle aberration était-elle livrée? Mais dans les caressantes inflexions de la voix du visiteur si longtemps abhorré, dans le regard de ces humides et émollientes prunelles ; dans le bienveillant sourire de toute la face, elle retrouvait un rappel saisissant du mort tant pleuré. Les deux hommes différaient notablement par îa taille, les traits et la couleur. Tony était aussi blond que le banquier était noir ; et pourtant ils se ressemblaient d'une façon incontestable; leurs traits n'accusaient aucune concordance ; et malgré cela l'ensemble du galbe, l'expression, les allures s'identifiaient : la lumière surnaturelle éclairant leurs deux masques devait être la même. C'était comme si l'âme du défunt habitait le corps du visiteur présent. Et cette impression sur la faible femme devint si pressante, si obsédante que toute sa haine contre Trekkenpluk se fondit comme un simple préjugé, et qu'à l'instant même où il lui tendait la main, elle avançait la sienne. Il ne dut même rien demander; en tombant dans ses bras elle acceptait. Ils s'aimèrent comme Tony Wandel et Nélie s'étaient aimés. Lorsque Nélie l'eût rendu père il affectionna ses enfants autant mais pas plus que ceux du paveur. Maintenant lorsque l'ombre souriante et radieuse de Tony apparaissait au banquier, il la voyait s'approcher des jeunes Wandel comme des petits Trekkenpluk et les embrasser tous avec une égale et virile tendresse. Et avant de se résoudre en vapeurs, avec le cortège des lémures, escorte des crépuscules gris, le fantôme bienvoulu finissait par toucher longuement des lèvres le front irréprochable de la mère. Et le banquier, extatique, trouvait cette dernière caresse aussi naturelle que les — 227 — autres, n'en éprouvait aucune jalousie. Cela devait être ainsi. Jamais remords ou pensée mauvaise ne séparerait le mort et le vivant. N'avaient-il pas à présent le même cœur? Trekkenpluk venait d'atteindre une seconde fois quarante ans. Le matin de cet anniversaire, la conscience en repos, tout à la joie de vivre, il se rendait allègrement à ses affaires et priait mentalement la Providence qu'elle lui permît de procurer à ses semblables autant de bonheur qu'il en goûtait lui-même. Un mouvement insolite dans la rue l'arracha à cette édifiante rêverie. Les passants s'abordaient, échangeaient quelques mots, puis partaient en courant. Et, d'un coin de la ville à l'autre, se propageait cette sinistre rumeur : « Au feu ! » Le banquier n'attendit pas d'autres renseignements pour emboîter le pas à la suite des badauds. Le feu s'était déclaré dans une de ces ruelles sinueuses des quartiers plébéiens où de hautes masures abritent de prolifiques ménages de besoi-gneux. Une de ces bicoques' flambait comme un brasero géant et les pompiers ne songeaient plus qu'à l'isoler des constructions voisines. La chaîne des policiers et le cordon des soldats livra respectueusement passage au riche bourgeois, investi d'ailleurs des plus importantes dignités civiques. Trekkenpluk apprit que tous les chambrelans avaient pu s'échapper à temps à l'exception d'une femme et de deux enfants gîtant sous les combles. Ceux-ci étaient condamnés ! prononçaient les sauveteurs jurés. Impossible de parvenir jusqu'à cette hauteur. Les flammes ronflaient dans la cage de l'escalier et d'un moment à l'autre les murs lézardés s'écrouleraient. Depuis longtemps les croisées du premier étage avaient éclaté et, rouges comme des gueulards de hauts - fourneaux, elles dardaient des langues enflammées. L'incendie, parti du rez-de-chaussée, montait conquéramment à l'assaut du faîte. Trois paliers, trois enjambées encore et il atteindrait ses victimes; trois étapes et, implacable Moloch, il étourdirait, asphyxierait, lécherait et dévorerait ensuite ces innocents holocaustes. Le grand cœur de Trekkenpluk se serrait à cette pensée. Chaque fois qu'un coup de vent dégageait le toit des nuages amoncelés, le banquier interrogeait anxieusement la lucarne du galetas habité par ces infortunés. Il stimulait les pompiers, les soldats, le peuple. Autour de lui, des jeunes gens robustes, nerveux, se croisaient les bras, ébaubis ou geignaient comme des vieilles femmes. Qu'attendaient-ils pour se conduire comme des héros? A leur place, Trekkenpluk n'eût pas hésité une seconde. Mais avait-il le droit, lui, de risquer sa vie ? 11 se devait non seulement à ses propres enfants mais encore à la veuve et aux orphelins du paveur. En vain, désespérant de réveiller chez ces trem-bleurs un sentiment de vaillance et de dévouement, tâchait-il au moins d'amorcer leur cupidité en promettant une fortune à quiconque sauverait un de ces hères. Personne ne bougeait. Les pompiers continuaient flegmatiquement leur stricte besogne. On en voyait qui, la hache au poing, des paquets de corde enroulés au bras, sapaient les murs voisins de la fournaise. L'eau, projetée de loin, fusait dans la gehenne avec un sifflement rageur et les flammes, exaspérées par cet élément hostile, se redressaient aussitôt comme pour le défier. On entendait le râle rhythmique des pompes, le craquement des poutres, les signaux des clairons ; et des odeurs acres vous prenaient à la gorge. — En arrière ! commanda un officier. Trekkenpluk n'entendit pas. Il venait d'apercevoir à la lucarne menacée une silhouette enfantine et blonde, agitant des bras potelés. — S'il vous plaît, monsieur l'échevin, écartez-vous ; on craint l'écroulement ! répéta l'officier à Trekkenpluk. Mais celui-ci, n'y tenant plus, s'est élancé sur l'échelle volante. Plus moyen de le rejoindre. Par acquit de conscience, on darde dans sa direction la douche des pompes. Voilà qu'il disparaît dans l'opaque tourbillon. Il est perdu! Quelques secondes d'angoisse. Au miracle ! La fumée se dissipe. Il reparaît, portant sur son dos une femme et tenant un enfant dans chacun de ses bras. Il est redescendu au milieu de l'échelle. En ce moment, les craquements sinistres redoublent. Les murs ont oscillé; à l'intérieur les poutres s'émiettent ; le fléau qui voit sa proie lui échapper décuple son activité. Trekkenpluk n'a que le temps de précipiter successivement les enfants et la mère dans les couvertures, que des centaines de mains étendent maintenant au pied de l'échelle. Son noble exemple a regail- lardi ces timorés. Les trois condamnés échappent. A son tour il va se garer. Trop tard ! Le pan de mur contre lequel s'appuie l'échelle de fer s'éboule avec un grand fracas, envoyant vers le ciel, comme le bouquet d'un feu d'artifice, une girande de flammèches et de fumerons. Là-bas, cette masse noire inanimée ; émergeant des cendres et des gravats : c'est Trekkenpluk. Deux crânes l'ont aperçu. Ils peuvent parvenir jusqu'à lui ; car la chute du mur a étouffé les flammes de ce côté. Le ramasser, l'emporter, ne prend qu'une seconde. Une triomphale acclamation le salue. Mais privé de connaissance, les paupières rabattues, tandis qu'on le conduit à son hôtel, le sublime échevin N... n'entend pas ce vox populi et n'aperçoit pas cette mère en larmes qui s'est agenouillée sur le passage de la civière et qui, pleine d'une ferveur reconnaissante, en embrasse les brancards comme ceux d'une fierte miraculeuse. VIII — Qu'en pensez-vous docteur? C'est la voix excessivement douce de Trekkenpluk étendu sur son lit, son corps ne présentant, de la plante des pieds à l'occiput, qu'une seule hor- rible plaie. Kipekap vient d'arriver et contemple d'un œil professionnel ce cas rarement rencontré, ce superbe brûlé-vif. A la vue de son médecin, un indéfinissable sourire a illuminé le visage escharifié du malade. Kipekap hoche du nez, tousse, bredouille et prononce : — Un nouveau transcordiaque vous sauverait peut-être ? — Non, plus de cela... Au demeurant j'expire volontiers. Pour combien de temps en ai-je encore ? — Oh ! pour quatre heures... Mais je le répète... D'ici là je pourrais mettre la main sur un autre blessé, moins entamé et plus jeune que vous... — Vous connaissez ma résolution... N'insistez pas... D'ailleurs à quoi servirait l'introduction d'un cœur nouveau? A me pourvoir d'une âme scélérate, à ressusciter le Trekkenpluk de la première manière, à me convertir en un spécimen plus déplaisant encore?... Non, je vous propose autre chose, opérateur enragé que vous êtes... Dites-moi d'abord si jusqu'à présent mon cœur... le cœur de Tony Wandel demeure intact ? — Aussi intact, quoique moins vigoureux, qu'il y a dix ans. — 233 — — Eh bien, ce cœur de quarante ans, garanti sans défauts, ferait peut-être le bonheur d'un de vos clients... surtout que je le lui abandonnerais gratuitement. Parlez Kipekap, ne connaissez-vous personne?... — Vous n'y songez pas, mon vieil ami... — Absolument. A une condition pourtant. Si je désire que le cœur de Tony Wandel profite au donataire de votre choix, j'exige aussi que mon désintéressement contribue au bien de l'humanité, comme ce fut le cas la première fois. Ainsi, docteur, vous en doterez votre client non seulement le plus abîmé au physique mais dont lame gangrenée a surtout besoin de rédemption. Vous me comprenez?... — Si bien que je crois tenir déjà l'individu en question. Que pensez-vous de l'académicien Fou-drapiot?... A l'évocation du grotesque et fielleux métro-mane, le patient oublia ses cuisantes douleurs, son martyre abominable et ne put s'empêcher de rire aux éclats. — O la farce serait excellente ! et il tenta même de rapprocher ses mains écorchées pour applaudir. Je me demande qui le Foudrapiot régénéré esto- maquera le plus de l'Académie, sa concubine officielle qui l'entretient comme un Sigisbé, ou de la Jeunesse qui le nasarde et le crible d'épigrammes. Docteur, hâtez-vous d'avertir la pédante perruque... et revenez presto avec elle... Deux heures après, le transbordement accompli, Trekkenpluk expirait et l'on charriait jusque chez lui, plongé dans un sommeil anesthésique, le rimeur septuagénaire, nanti du cœur de feu le très noble Mijnheer van Trekkenpluk, amman de N... sur l'Escaut. IX Le surlendemain de la mort du banquier, cinq jeunes gens, cinq artistes, menant généralement une vie quadragésimale, étaient assemblés dans une taverne de la rue des Chats, à N..., celui de leurs locaux où ils gargotaient le moins frugalement. Cette fois le repas avait pris les proportions d'une bâfrée à en juger par le nombre de flacons décachetés et « décapsulés » jetés, à la débandade, sur la table. Tous, la minerve en feu, s'ingéniaient, depuis le potage, à entretenir un intarissable flux d'esprit, de paradoxes, d'épigrammes, de charges, etc. Aucun ne bavardait comme le pour- voyeur de ce festin, Frank, un peintre dont la crâne et intransigeance artiste contrastait délicieusement avec son physique de dandy, son galbe allongé, vaguement lamartinien, des cheveux longs et fins, un œil bleu très vif, une bouche spirituelle, un peu contractée par le pli de la pensée, qui est généralement le pli de la souffrance. Aujourd'hui, il exultait (pensez, il venait de vendre un tableau et de manger et boire, avec sa bouillante coterie, la moitié du prix) ; — il hâblait sans perdre haleine et sa voix âpre, stridente, sonnait du grêle comme un cor : — Mes féaux, mes Leudes puisque Germains sommes... Je vous propose une énigme : Patte-pelu, roux, papelard, cauteleux, mellifïu, poète postiche mais fort réel grimaud, conventionnel brandissant à la tribune des meetings de buveurs de bière un poignard en carton doré, crachant sur les décorations obtenues par ses amis, mais arborant le lendemain à sa boutonnière le ruban honni la veille. — Colir abominable, critique à la foi punique, anatomisant les tentatives d'art jeunes et patriales, ayant recours à de malignes interpolations pour nuire aux vrais poètes... Ecumeur, fagoteur de cantates, compilateur de faragos, philosophe gaga, fripier d'écrits, gâte papier, Chevillard... Qu'Apollon nous délivre de cette malebête !... On gratta à la porte du cénacle. — Entrez ! dit Frank. — Messieurs, balbutie, en le saluant, le nouveau venu, un gros homme à figure ronde et joviale, à l'oeil vairon comme celui d'Uilenspiegel, — pardonnez-moi cette intrusion. Je demande à être des vôtres... Depuis vingt-quatre heures je me suis refait une virginité littéraire, j'ai envoyé ma démission à l'Académie et à la Jaune Belgique... J'ai brûlé mes cantates, mis au pilon mes quinquennales élucubrations... Me voilà dépalmé... Je fais amende honorable et jure Que mes vers léonins pour tomber l'Art vénal Trouveront la vigueur mâle des Juvénal. — Well roared lion ! Pour un académicien, cela n'est pas trop mal. Mais qui êtes-vous donc, personnage cent fois plus énigmatique, plus anormal que l'énigme que je proposais à ces messieurs?... — Je suis, ou mieux j'étais le mot de l'énigme. — Foudrapiot, alors? clamèrent les Cinq tout camus. — Lui-même, messeigneurs ! wsj l LfZ^f^l I nSrZ^T — 237 — — Elle est bien bonne ! s écria Frank, remis le premier de cet ébahissement assez naturel et, pris d'un accès de gaîté nerveuse, il flaqua son Champagne au visage du récipiendaire en disant : —, Jaune Belgique te voilà baptisé Jeune Belgique! Et maintenant, raconte-nous, je te prie, les étapes de ta stupéfiante conversion..... Ici les Chroniques saturniennes accusent une solution de continuité. Dans le cataclysme suprême où disparut la Terre, probablement les documents se rapportant à la suite des avatars du cœur de Tony Wandel, auront-ils été anéantis avec d'autres traces importantes du passage de l'Homme dans le Cosmos. Nous ignorons les services que le docteur Fou-drapiot, rajeuni et converti, rendit aux lettres de son pays ; mais tout nous porte à supposer que le birbe devint aussi généreux artiste qu'il s'était montré autrefois pleutre cuistreux. On ne sait pas davantage comment il périt et quel fut le quatrième détenteur du viscère merveilleux. Ce que nous n vi l CV* I garantissons, c'est que celui-ci ne disparut pas avec le poète Foudrapiot. Ainsi, il ressort de quelques feuillets échappés à la destruction que, vers les 2640, le cœur du prolétaire de N... sur l'Escaut entra dans l'économie du tsar Esbrouffripofï. Subitement encanaillé, l'autocrate fit usage de son pouvoir absolu, dès le lendemain de l'imprudente acquisition, pour proclamer la république démocratique dans toutes les Russies et abdiquer aussitôt après ce mirifique ukase. Esbrouffripofï s'en fut planter des choux dans la Sibérie défrichée par quelques générations de nihilistes et fumée avec leurs dépouilles. Un boyard fanatique, plus tsariste que le tsar et ruiné par le nouveau régime, rejoignit dans son ermitage le tyran en rupture de trône et le perfora de son couteau. Cette fois encore, le viscère, cause de tant de perturbations, ne fut pas entamé, car nous le retrouvons, en 2700, dans son pays d'origine, en Flandre, où il bat sous la tunique d'un général goutteux et bougon. Le vétéran chiragre, remis sur pied par l'influence de cette emplette, ne survécut pas longtemps à l'opération. Chargé par un monarque philanthrope d'aller — 239 civiliser une peuplade de soi-disants sauvages, il prit au sérieux son rôle de législateur et ne massacra point ces barbares pour les humaniser plus vite. Un jour, les moricauds, mal conseillés par des traîtres, se révoltèrent contre leur bénin conquérant. Le général refusa la bataille que les rebelles lui présentaient et défendit même à ses troupes de les canarder. Lui-même, les bras croisés sur la poitrine, marcha seul au devant des mutins et, après quelques paroles d'apaisement et de paternel reproche, il se déclara prêt à mourir sous leurs sagaïes s'ils jugeaient sa mort profitable à leur pays et à leur race. Les sauvages, déconcertés par ce stoïcisme, firent aussitôt leur soumission. Ce résultat, dont aurait dû s'enorgueillir le roi civilisateur, fut, au contraire, fort mal accueilli. Un des officiers du magnanime général, envoyé au pays natal pour rendre compte de ces événements, desservit son chef à la Cour et le représenta non seulement comme une poule laitée, indigne de commander une armée, mais comme un ambitieux briguant la souveraineté absolue de la colonie. Nouveau Colomb, le guerrier trop pacifique, rappelé en Europe, comparut devant un conseil de guerre, fut convaincu de désertion devant l'en- nemi, passé par les armes et le dénonciateur hérita de son grade et de son pouvoir, à la plus grande joie des militaristes de la métropole. Car, se disaient les grosses épaulettes et les képis très galonnés, à quoi sert un chef de corps qui n'extermine pas quelques milliers d'individus pour la plus grande gloire de la stratégie, de la tactique et du prrr...ôgrès! Le fusillé eut-il affaire à des recrues ou bien les soldats du peloton d'exécution, tous ses amis, ses enfants, tremblèrent-ils, les yeux obscurcis par des larmes? Aucune des balles ne toucha au cœur. Et ce cœur d'achoppement subsista pour protester contre l'iniquité triomphante. Le docteur Van Kipekap, appliquant ses découvertes sur sa propre charpente, avait également prolongé son existence, mais sans atteindre au perfectionnement moral obtenu d'un seul coup par le banquier Trekkenpluk. En possession de son troisième cœur, il demeurait toujours le même savant sceptique, matérialiste, assistant avec une sorte de joie méchante à la perversion de l'humanité. Il aimait, au moyen d'une étude et d'un choix raisonné de viscères, greffer un vice sur un défaut, gonfler un mauvais penchant jusqu'aux explosions du crime. Nouveau Juif-Errant, il voyageait de continent en continent, comparant entre eux les sujets, inventant des combinaisons de scélérats et de cuistres inédits. Cependant ce préparateur diabolique constata bientôt que les différences entre les viscères devenaient de moins en moins sensibles.Tous se ressemblaient par la laideur : Van Kipekap transformait un avare en un voluptueux, un hypocrite en un homicide, un médisant en un calomniateur, mais il ne parvenait plus à convertir un de ces « cas » en un être foncièrement bon. Bientôt le docteur acquit la conviction qu'il n'y existait plus d'honnêteté et de vertus humaines que dans le cœur de Tony Wandel, dont, grâce à son cosmopolitisme et à ses relations avec toutes les classes de la société, il suivait les pérégrinations. Il constatait que, là au moins, l'immuable bonté chrétienne de l'élément réagissait toujours avec le même triomphe dans tout corps où on l'introduisait. Un jour que Kipekap se trouvait à Bornéo, il apprit que deux colons, voisins de plantations, 16 s'étaient querellés au sujet de traitements barbares infligés par l'un d'eux à ses esclaves ; l'autre avait pris le parti de ceux-ci et, leur maître n'entendant pas raison, leur défenseur l'avait provoqué en duel. Ce don quichottisme, auquel il n'était plus habitué, fit rêver le docteur! Me serais-je trompé, se demandait-il, et trouverais-je dans ce pays nouveau un pendant au cœur de Wandel? On était venu prier Kipekap d'accompagner les adversaires sur le terrain. Il consentit, mais demanda à faire au préalable la connaissance du provocateur. — Un individu qui consent à risquer sa vie pour la cause des parias c'est évidemment un fou, ou bien l'actuel détenteur du cœur de Tony ! Et dare dare il courut chez le chevaleresque colon. Kipekap ne se trompait pas. Ce néo-Batave était bien l'héritier moral du prolétaire flamand. Il s'appelait Kemps de Salardinge. Il raconta comment, noble déchu et ruiné, soldat faisant partie du peloton d'exécution qui fusilla le général et se sachant malade et condamné par les médecins, il avait eu l'idée sacrilège de s'approprier du cœur du supplicié. Avec l'aide d'un chirurgien juif de ses amis l'opération réussit. Tandis que le docteur v^ii g/yyss* i 11 V/Cfs» écoutait le récit des aventures dejonkhéer Kemps, enrichi et radoubé, pour la première fois il lui venait une singulière et exigeante envie : — Jusqu'à présent, songeait-il, cette diablesse de pochette spongieuse a complètement métamorphosé les individus où elle s'est logé. Mais il ferait beau voir que, mise en contact avec le sang du docteur Van Kipekap, elle fît perdre à cet esprit fort, l'impassibilité, la froide et mathématique raison, la volonté qui signaleront son passage sur notre planète ! « Si j'essayais pourtant ! Au moins voici une expérience concluante et je pourrais en noter toutes les phases... Quant aux conséquences, je ne les redoute pas... Kipekap se sent d'une autre trempe que ses frères décrépits. Je mets au défi ce cœur biscornu de me réduire au rôle bonasse de toute cette série de Wandelisés et de me faire agir d'une façon que réprouveraient mon expérience et mon amour de la logique!... Et plus il réfléchissait, plus cette épreuve suprême le tentait ; plus cette idée l'obsédait et le sollicitait : — Providence, Être suprême que je nie, s ecria-t—il, acceptes-tu la gageure? Mon âme en est l'en- jeu. Je croirai en toi si tu me réduis au rôle moutonnier de tes Chrétiens. Sinon je mourrai comme j'ai vécu, en te blasphémant! A partir de ce moment, le docteur souhaita que son nouvel ami eût le dessous dans la rencontre. La chance l'exauça. Dès le premier engagement, Kemps de Salardinge eut la poitrine trouée d'un coup de fleuret. Il tomba sur le carreau, rendant abondamment le sang par la bouche. Kipekap, qui s'était précipité, anxieux, pour examiner la blessure, reconnut — mais sans rien en dire et en cachant toute sa satisfaction — que la lame, côtoyant le poumon, n'avait perforé aucun des organes essentiels. Le blessé en réchapperait, mais le docteur exagéra, au contraire, la gravité de la saignée. — Conduisez-le chez moi, laissez-moi seul avec lui, que personne de sa famille ou de ses amis ne l'approche plus ; et à cette condition je le sauverai peut-être. Tous, ayant foi dans le génie de l'homme illustre, se soumirent à sa volonté et le bénirent même, pleins d'effusion. — Dans huit jours vous pourrez prendre de ses nouvelles, dit-il, en les quittant. Renfermé dans son habitation, n'ayant avec lui, / — 245 — outre le pauvre Kemps de Salardinge, qu'un domestique qu'il terrorisait et qu'un élève, son âme damnée, le docteur exécuta son projet abominable avec tout le soin, toutes les précautions, toute la méthode, tout le calme qu'il apportait dans la moindre de ses expériences. Lorsque, le délai écoulé, les proches du blessé se présentèrent chez le praticien, celui-ci, atrocement pâle, la physionomie tirée, les yeux rouges, la mine révélant pour la première fois peut-être l'existence d'une émotion, les conduisit sans parler auprès du lit sur lequel reposait le corps refroidi du noble Kemps de Salardinge. Le docteur reçut avec embarras les remerciements de la famille et refusa tous honoraires. Il fallait, disaient-ils, que la blessure fût inguérissable pour que ce magicien n'eût pu sauver leur trop généreux parent. Ils héritaient d'une fortune et s'empressèrent d'oublier ce bon Kemps et les allures insolites de Kipekap. XII Le chirurgien bravache, l'athée positiviste, perdait le pari engagé avec la Providence. A peine en possession du cœur de Tony Wandel, il dépouillait — 246 le vieil homme. Il se réveilla complètement démonté. Il se rappela le passé, mais, au lieu de se complaire dans ces souvenirs et d'y puiser la force, d'y trouver l'enchaînement logique avec le présent, il reculait, pris d'horreur et de dégoût, épouvanté. La science acquise, ses travaux mûrement élaborés, ses documents irréfutables, tout se brisa, se pulvérisa comme vagues contre une force nouvelle, impérieuse, ayant absorbé son être. Lui, l'éternel rieur, le calculateur solide comme une démonstration d'algèbre, toujours le sarcasme et la négation à la bouche, avait éprouvé d'abord des scrupules, des remords ensuite, même versé des larmes, après l'assassinat du blessé confié à ses soins. Car c'était bien un assassinat — un mot dont il se gaussait jusqu'alors — qu'il avait commis et il ne parvenait plus à faire taire sa conscience à l'aide de sophismes et de casuistique. Cette conscience niée parlait aujourd'hui en justicière implacable. Non, la science ne purifiait pas le mal ; non, la science ne justifiait pas le crime ! C'était donc là ce que contenait le cœur de Tony Wandel, cette chose bourrelante et despotique : la conscience. Et, contre-partie de tous ses antécédents, au mépris de lui-même, de son idéal d'autrefois, s'ajoutait maintenant une profonde pitié pour l'humanité, tant haïe, dégénérée, avilie, passée au rang de machine, de chiffres, d'automates. L'idée qu'il ne parviendrait pas, malgré toute sa bonne volonté, au prix d'efforts héroïques, à rendre à ses frères leur noblesse primordiale, exaspérait encore cette pitié tardive. Ah ! s'il disposait pour cette tâche sublime d'un millier de cœurs de l'espèce abolie, peut-être conjurerait-il la fin du monde et de ses habitants ! La veuve de Tony Wandel, les enfants du paveur, ceux du banquier, étaient morts ; les autres belles âmes héritières de ce viscère d'élection n'avaient pas eu le temps de faire souche à leur tour. Et le docteur, dernier détenteur du trésor, s'avouait avec désespoir que ce qu'un banquier, un artiste, un général, un pasteur de peuples, un colon, tant d'autres puissants mortels n'avaient pu réaliser sous l'impulsion du cœur de Tony Wandel, lui, un simple médecin, un homme d'études et de théories, l'accomplirait encore plus péniblement. Alors, il rêva de se sacrifier pour le salut de l'humanité ; il connut la sublime soif de la mort... ■ ■c-M.1 d'une mort rédemptrice comme celle d'un second Nazaréen. XIII — 248 — A cette époque, le cardinal Willebrord Gelof occupait le siège archiépiscopal de N... sur l'Escaut, et, prélat maniaque, autoritaire, intolérant, obstinément cramponné à la vie, tout vieux, tout perclus, il faisait encore trembler sous sa crosse le lâche troupeau diocésain. Le moment vint où Gelof demanda aux chirurgiens un renouveau de vigueur et de santé. Seulement, l'orthodoxe entourage de monseigneur, connaissant les bouleversements causés depuis plusieurs siècles dans le monde par le cœur de Tony Wandel, et le chapitre de chanoines n'entendant pas qu'une opération changeât en un apôtre digne des premiers temps du christianisme ce prince de l'Eglise militante, des mesures minutieuses avaient été prises pour s'assurer de la provenance du viscère à incarner dans la charpente débilitée de leur maître. C'est à ce cardinal que le docteur Van Kipekap songea. Un prêtre digne du Christ parviendrait peut-être à retirer les derniers enfants d'Adam de leur abjec- — 249 ~ tion. Il s'agissait de tromper la vigilance des familiers et des espions de l'archevêché, et de nantir précisément le prélat moribond de ce redoutable cœur évangélique abhorré des Pharisiens et des Riches. Un soir, en errant, songeur, par les rues, il fut arrêté par une barricade de gros pavés. Une équipe d'artisans était en train de repiquer la voie. Ils avaient ouvert une tranchée et, penchés, à la file, croupe en l'air, les bras nus, en manches de veste, chemise béante, ils damaient et jouaient tour à tour de la hie et de la mailloche. Des manœuvres évoluaient, charriant sur les brouettes le sable et la pierre, accourant obséquieux aux appels bougons des anciens. La clarté rouge de quelques torches résineuses, plantées à même dans les terrassements, éclairaient ces travailleurs bruns et pileux. Les vestes de velours, les casquettes, les gourdes et les havresacs s'amoncelaient des deux côtés de la chaussée. Il y avait là de vieux oncles efflanqués et parcheminés, secs comme des cotrets, à côté d'adolescents nerveux, dont des yeux brillants et des bouches vermeilles marquaient fébrilement dans le masque terreux et déjà ridé par le labeur rude et précoce. L'heure sonna à une église, la cloche battant à l'unisson des lourdes « demoiselles ». Brusquement, le docteur se rappela Tony Wandel et son navrant refrain : — 25O — Dame, dame, franc paveur, Creuse et nivelle la route. Lorsque sonne l'Angélus A la tour lointaine, Ton outil retombant avec une plainte Argentine et vibrante Dit amen à la prière... Tandis qu'il contemplait ces travailleurs nocturnes, bercé au rythme suggestif de leurs mouvements, il avisa dans leur brigade un pauvre diable, l'air plus démoli, plus famélique, plus outré que les autres. En un fugace éclair de la pensée, il tint la réalisation de son projet. Il s'approcha des bons bouleux et prit à part le las d'aller : — Veux-tu gagner une fortune, coucher dans la couette, manger et boire à ton envie? lui dit-il avec rondeur. Il dut répéter la question, tant l'autre semblait perdu. — Oui? Eh bien, ramasse tes pelures et suis moi. Le paveur obéit avec des gestes de somnambule et marcha aux côtés du docteur. Les autres, trop occupés, ne remarquèrent pas cette éclipse. D'abord, Kipekap rentra chez lui, écrivit quelques lettres qu'il cacheta et laissa sur son bureau. Elles étaient adressées à ses aides et renfermaient ses dernières volontés et instructions. Il ouvrit un tiroir, en retira une poignée d'or et la coula dans la main calleuse du soukelaire. — Voici un à-compte. Dans trois jours tu te représenteras ici et tu diras venir de ma part. La personne qui te recevra a ordre de te remettre cent mille francs en bel argent... Il te reste à gagner cette fortune. Je t'ai fait les honneurs de mon hernie. Une politesse en vaut une autre ; aussi, je veux te rendre ta visite. En route pour tes pénates... L'autre, toujours flegmatique, croyant rêver debout, détala avec son extraordinaire bienfaiteur. Ayant enfilé la rue des Va-Nu-Pieds, puis l'impasse des Roses, il s'arrêta devant le numéro quarante huit, une masure sordide, moisie et déplâtrée, rongée de cryptogames. — C'est ici que tu niches. A deux pas de l'archevêché; tout s'arrange à merveille. Ah! une question encore : tu es célibataire ou veuf j'espère ; sans enfants, sans concubine? — Seul comme un pestiféré ! — Montons alors. — 252 — Us s'engagèrent dans un couloir sombre, au bout duquel ils trouvèrent un escalier tortueux, vrai chemin de chèvres, auquel une corde graisseuse servait de rampe. Ni les ténèbres, ni l'odeur nauséabonde ne répugnèrent au docteur. Sous le toit, le paveur poussa une porte; ils entrèrent dans le taudion et le maître du gîte alluma une chandelle de suif. Le docteur promenait des regards satisfaits autour de lui ; ce misérable logis semblait lui agréer infiniment. Il consulta sa montre : — Dix heures!... Bon. A présent, mon brave Tiest Tinkeltang, débarrasse-toi de tes grègues boueuses, de ta veste rapetassée, de ta casquette graisseuse, de tes bas... pardon, ils manquent à l'appel; de tes souliers éculés. Moi, je me déshabille de mon côté; je vêts ta défroque et te cède la mienne, y compris les accessoires : diamants, épingle, montre et chaîne... Cela fait, tu t'en iras, et comme te voilà riche, tu ne seras pas embarrassé pour trouver à te loger... Ne songe pas à remettre le pied ici ou à parler, à âme qui vive, de ton aventure, et dans trois jours le trésor promis t'appartient. C'est entendu? — Oui, Mijnheer ! — 253 — Leur déguisement prit à peine quelques secondes. — Et maintenant bonsoir, Tiest Tinkeltang ; je ne te reconduis pas. Demeuré seul, Kipekap prépara avec une fermeté superbe la mise en scène du drame sur lequel allait tomber le rideau de sa vie séculaire. Cependant, des phrases attendries, incohérentes, des éja-culations d'une verve fantastique, des prières folles partaient de sa bouche, tandis qu'il allait et venait, costumé en meurt-de-faim, dans son dernier appartement : — La forêt était plus belle, mon doux Tony, et le hêtre auquel tu te balanças valait bien cette solive crasseuse... La corde également manque d'élégance... Mais le pendu d'aujourd'hui ne te vaut pas, mon sublime ancêtre... Grimpé sur l'escabeau, la tête prise dans la cravate de chanvre, il jeta un long regard par la fenêtre en tabatière. Le jour se levait, gris et sale, sur la houle des toits. — Il doit être six heures du matin... Voilà les chambrelans qui dégringolent l'escalier pour aller trimer... Mon aide a l'ordre d'avertir l'archevêché en ce moment même. D'un instant à l'autre les opérateurs peuvent arriver... Commençons ! — 254 — Il ajouta avec une ferveur passionnée : — Que le Dieu de Tony Wandel me pardonne ! Et que mon cœur profite au cardinal Willebrord ! Personne ne dit amen, comme jadis sous les majestueuses frondaisons des hêtres. D'un coup de pied il fit rouler l'escabeau, se débattit, gambilla, en proie aux suprêmes visions de l'avant-mort. Au plus fort de la danse spasmodique, une bande de laquais en livrée pénétrait dans la chambre, coupait la corde et emportait le pendu dans une voiture où attendaient les chirurgiens, compères et héritiers du docteur. Personne ne reconnut dans ce pendu loqueteux et grimé de crasse, l'opulent, l'éternel et réjoui Van Kipekap. Le grand vicaire, le plus défiant, objecta bien que ce paveur suicidé pourrait être un second Tony Wandel. — On se moqua de lui, et le viscère extrait du coffre du pendu encore vivant fut encastré, sans autre enquête, dans la poitrine du prélat valétudinaire. Lorsque, huit jours après, la supercherie eût été ébruitée, il était trop tard ; le prélat, parfaitement ingambe, n'entendait pas courir une seconde fois l'épouvantable épreuve et se trouvait trop bien de l'emplette. Il n'avait, d'ailleurs, pas attendu aussi i r/^xx^ » ri | •h ' — 255 — longtemps pour continuer dignement ses prédécesseurs en Wandelisme. XIV Willebrord Gelof commença par renoncer aux robes de pourpre, aux appartements cossus, à la chère délicate, aux agréments de son palais. Il vendit ses chevaux, ses carosses, sa vaisselle plate et dota les hospices du produit de cette liquidation. On le vit se promener dans les rues de la grande ville, errer dans les campagnes, vêtu comme un simple pasteur, faire l'aumône aux misérables, exhortant les révoltés, confessant la religion du Christ. D'abord, les chanoines et le grand-vicaire crurent à un califourchon passager, mais chaque jour la folie généreuse et l'humilité chrétienne de leur supérieur s'accentuait. L'incandescence de son clergé fut portée au comble lorsque Gelof eût fait maison rase, en congédiant ses parasites, et rendre gorge aux détenteurs de grosses prébendes ou de pieuses sinécures. Ils n'osaient pas encore le mettre en accusation, ouvertement, mais chargeaient, en attendant, calomnieusement et dans l'ombre, sa vie privée d'imputations abominables. Il il 51 m i : "Il i' i M| : • , , II i m Gelof avait la vision nette des anciennes théogonies ; les Eddas, les Védas, les Corans lui révélaient le sens symbolique de leurs mystères bafoués au profit des religions nouvelles et il trouvait le lien éternel, unique, rattachant tous ces cultes incomplets à la seule vérité. Gelof, disciple du Christ, prêcha publiquement ces doctrines. Il osa soutenir que Jésus était le fondateur de l'école socialiste et le premier des républicains. Alors les Pharisiens hurlèrent et secouèrent ouvertement son autorité. Ils dénoncèrent au pape son enseignement comme chaire de pestilence et le traitèrent de parpaillot. Ils affectaient de s'écarter sur son passage, crachaient devant lui, et s'éloignaient. Gelof les entendait qui murmuraient avec des sifflements vipérins : — C'est un impie ; ôtons-nous, car il empoisonne ! Bientôt il fut révoqué. L'intronisation de son successeur à N... sur l'Escaut se fit en grande pompe et depuis ce jour on ne l'épargna plus. Dans ses sermons aux pastoureaux et aux malandrins des campagnes, le doux apôtre exaltait surtout la charité. Les sophistes ordonnèrent une punition de mort contre celui qui serait assez hardi de prêcher les vertus théologales. — 257 — Son hérésie s'appela Wandelisme. Travaillés par les ministres des religions, les gouvernements, les potentats, voyaient également d'un mauvais œil cet évêque dépossédé qui prenait le parti des humbles et des faibles. Cependant Gelof avait toujours condamné les révoltes et empêché la guerre civile. La jacquerie le somma vainement de se mettre à sa tête. Depuis lors les petites gens, la plèbe affamée se tourna contre lui. Il leur parlait de vie future, du dédommagement de leurs épreuves, d'éternelle récompense. Ils se moquaient de lui et s'en défièrent comme d'un complice des riches oligarques ; d'autant plus que des prédicants de toutes sortes surgirent comme une vermine d'un cloaque pour exploiter les mauvaises passions de ces désespérés. Aucune autorité humaine, aucune philosophie n'aurait pu contenir cette marée. Les discordes atteignaient leur période. Les peuples se dévergondaient à la suite de leurs oppresseurs et les libérés de la veille devenaient les persécuteurs du lendemain. Bientôt tout nagea dans le sang, tout fut en proie. Cependant un seul homme restait debout, appor- tant des paroles d'espoir et de paix, invoquant l'Évangile et l'Amour Infini. Pieds nus, sans trêve il parcourait le monde , s'interposant chez ses frères armés les uns contre les autres. Son âme pâtissait au spectacle de ces débordements universels et il versait des larmes de sang sur tous ces affolés. Mais partout on le conspuait, on l'exécrait. Les faux prêtres voyaient en lui un dangereux compétiteur, les despotes un complice des revendications de la foule, et le populaire l'espion, le transfuge de ses tyrans. Et tous crièrent Noël! le jour où cet homme dont on ne pouvait suspecter la vertu chrétienne ou nombrer les bienfaits, fut arrêté en Flandre. Ils allaient donc être débarrassés de ce gêneur, de ce moqueur cynique qui osait encore confesser Dieu et le Ciel quand la terre retournait au Chaos. On le livra de commun accord à la vindicte de son ancien chapitre épiscopal et ceux-ci condamnèrent au bûcher le placide apôtre que les griffes des engris et des tigres avaient épargné dans les déserts extrêmes. Le jour de son exécution, annoncée depuis longtemps aux quatre coins du monde, on fit trêve au massacre, pour jouir en paix, béatement, du sup- plice de l'ennemi commun que l'humanité entière supprimait. De toutes parts affluèrent des myriades de curieux dont le pullulement se répandit dans les plaines et sur les versants des collines environnant le champ de supplice. Et ceux qui ne verraient pas ses affres dernières, espéraient au moins que le vent leur apporterait, délicieuse flagrance, l'odeur de la chair grillée et, musique suave, ses appels déchirants! Environ la cinquième heure de l'après-midi d'hiver, le cortège, très scéniquement ordonné, le conduisait sur un des monts dominant la ville. Pour arriver au sommet du bûcher, plus haut que le trône des Empereurs, le vieillard dut gravir soixante marches. Lorsqu'il parut, en robe blanche, attaché au poteau, un formidable hosannah monta de la foule innombrable et ce cri, poussé par ceux qui voyaient l'holocauste, se propagea durant des mois, répercuté de bouche en bouche, jusqu'aux confins des contrées les plus vagues, par delà les océans, chez l'humanité entière, immobilisée dans la même anxiété féroce, dans la même expectative sacrilège. La flamme prenait au bûcher. Elle monta len- tement, avec des coquetteries, puis rapide, frénétique. Le martyr regardait devant lui, noyé dans une sérénité douloureuse. Au plus profond du paysage il voyait, écrasant la colline en face, une Babel aux dômes extravagants, que le soleil couchant zébrait de cinabre et d'ocre et qui se détachait sur un horizon noir de lave. Le prêtre distinguait les colonnes géminées des portiques hauts comme des flèches de cathédrales et, au dessus du principal pylône, devant la succession formidable des terrasses s'étageant jusqu'aux nuages, un buste blanc de la Justice. Et cette glorification de la Justice des hommes vis-à-vis du plateau sur lequel se consumait la chair du dernier Juste, était comme la suprême ironie, l'irréparable défi lancé au Créateur par cette tourbe de créatures déchues. Par intervalles, des fulgurations livides striaient le firmament sépulcral ; le feu de joie, allumé par l'humanité délirante, projetait jusque sur les murs lointains du Temple, l'ombre des langues énormes de ses flammes avec la silhouette agrandie du patient au milieu. Vaguement d'abord, cette silhouette noire, fan- 261 — tastique, démesurée, parut se détacher des murs, puis, nuageuse comme une trombe descendant dans la vallée, elle passa au dessus de la ville, surplomba, ainsi qu'un vélum funèbre, les toits des Bourses, des Entrepôts, les mâts des navires, les cheminées des usines et les donjons des arsenaux. Les myriades d'yeux intrigués, distraits du supplice, regardaient maintenant du côté d'où s'avançait cette nuée terrifiante ; et les assistants tour-» 1 naient le dos au bûcher. Ce météore, poussé par un vent de colère, avec le fracas de la foudre, allait vers le plateau de l'auto-da-fé. A mesure qu'il en approchait, les flammes s'allongeaient, avivées ainsi que sous l'haleine d'un soufflet formidable. Mais cet orage prit une forme. La nue drapait d'un manteau de ténèbres un personnage de haute stature, avec un visage phosphorescent, un rostre de vautour, des yeux injectés, une bouche sans lèvres. L'apparition gagna, en une enjambée, le faîte du bûcher. A la main elle tenait une flambe qu'elle plongea dans la poitrine du martyr, brûlé jusqu'à la ceinture. Lorsqu'elle l'en retira, le cœur rouge, dégouttant, faisait comme une — 2Ô2 — mouche à la pointe de l'épée. Le bourreau rabaissa son arme, le viscère pantelant se décrocha, roula par terre. Alors l'effroyable personnage broya sous sa botte le cœur de Tony Wandel, le dernier cœur immaculé. La clameur du Monde s'arrêta, car l'instrument de sa haine s'appelait l'Ante-Christ. LES VACHERS DU MEER A mon ami Ch. H. de Tombeur. Le petit vacher de la ferme du Moulin nous accompagnera au Meer, but de notre excursion ; il nous servira à la fois de guide et de commissionnaire, car la patache qui nous charrie depuis Cappellen, par la chaussée de Bergen-op-Zoom, ne peut nous conduire à travers les dunes. Drôle d'hommelet que ce Ton, le vacher. Douze ans; plutôt maigre que gras, la face large, le nez crochu; l'œil gris, malin et froid; l'air spéculatif, la bouche trop fendue, les allures régulières ; quelque chose de vieillot, de précoce, épandu dans toute sa petite personne vêtue de la défroque de son maître. Un panier de provisions sous chaque bras il ouvre la marche : — Fumez-vous, Ton ? — Jci, Mijnheer ! Il allume méthodiquement, avec une lenteur et des précautions de fumeur émérite, un des pâles régalias achetés à la frontière. En cheminant, de loin en loin nous parvenons à arracher un mot à notre guide. Il ne parle que lorsqu'on l'interroge. Nous apprenons qu'il gagne trois florins par semaine chez le baes du Moulin. Il est né à Ossen-drecht, du côté des Polders, neuvième enfant d'un manouvrier ; son père et ses frères triment dans une fabrique de chicorée. Il ne sourit que par condescendance, lorsque nous nous efforçons de le dérider. Ce sourire est silencieux, presque protecteur. Tout dans sa physionomie, dans son regard sec, dans son intonation claire mais sans timbre, semble dire : « Il faut être peu sérieux pour venir de la ville et se promener en plein midi dans les ronces et les sablons ! » Il nous conduit au sommet des dunes encaissant les deux lacs ; là, il s'arrête et dépose ses paniers. I Ç/^ ^XX VII v — 265 — Nous sommes arrivés ; si notre guide ne nous le fait entendre que par sa pantomime, le spectacle devant nous l'annonce sans équivoque. Voilà bien les nappes d'eau tant vantées. Dans cette nature septentrionale, généralement plane, les moindres monticules permettent au spectateur d'embrasser une région de plusieurs lieues. Des bords du Meer nous découvrons la contrée adorablement farouche, l'étendue sablonneuse tachetée de bruyères roses comme l'améthyste et de sapinières sombres comme le jaspe. Un silence presque absolu enveloppe cette immensité : le bruissement des ailes de la sauterelle, le sautillement et le cri de quelque poule d'eau parmi les broussailles ; la sourdine incessante des moucherons, voilà tout ce qu'on entend. En face de nous, un héron, mélancolique pêcheur, campe sur une patte. Nous sommes bien loin de la ville, bien loin des beaux parleurs et des fâcheux. L'eau que fait miroiter le soleil d'août est si claire qu'on en distingue partout le fond couleur de rouille. Et l'élément exerce sur nous sa graduelle et irrésistible attraction. La dame du Meer nous murmure à l'oreille de ces invites que notèrent les ballades primitives. D'abord nos mains sont allées au devant des caresses de la nixe, puis débarrassés de nos vêtements, nous plongeons dans l'eau pure comme celle des glaciers alpestres, mais tiède comme un golfe méditerranéen. Des heures se passent ensuite à déjeuner, à paresser, à admirer. Ton a mangé de bon appétit avec nous. Le reste du programme — bain, sieste, contemplations — a dû lui paraître absurde. Nous regagnons le Moulin et allons remonter en voiture non sans avoir glissé quelques sous dans la main de notre guide. Un incident nous attarde : Sur la grand'route s'avancent, chantant et dansant, sept à huit jeunes drilles en blouse bleue, la haute casquette de soie noire renversée dans la nuque ou posée la visière de travers. L'un d'eux arrache à un accordéon catarrheux les quintes d'un air triste comme le sont tant de refrains de kermesses ; un second bat du triangle ; le reste clame et balle à contretemps. Rouges, poupins, ces gars approchent et en nous dévisageant avec des yeux dilatés et humides de somnambule, se poussent par les épaules, l'un derrière l'autre envahissent le cabaret, trahissent l'impatience agitée d'ouailles mottées par un Berger Invisible. — 267 — Là, toujours aux sons de leur musique élémentaire, un quadrille s'engage entre les quatre couples de pâlots émêchés. La bae\ine du Moulin, en train de leur verser à boire, nous apprend que les vachers et les valets de ferme du pays passent de cette façon les après-midis dominicales. Ils se sont cotisés pour la location de leur orchestre et réunissent leurs semaines afin de gobeloter de compagnie. Ils se rendent dans tous les cabarets de leur clocher, même dans les herberges les plus écartées au fond des varennes. Joie démonstrative, mais sans entrain ! Poignants déduits rappelant les gaîtés menteuses des conscrits les soirs du tirage au sort ; rire forcé qui grimace et qui dissonne ; pirouettes de victimes qui tournent sur elles-mêmes avant que les fasse s'effondrer le coup irrémissible ; fallacieuses réactions des profondes douleurs, des nostalgies longues comme l'existence, qui cherchent à se donner le change, à s'étourdir quand même! Ton les a vus passer comme nous et je crois qu'il les a regardés, en faisant une moue répulsive, l'air d'un sage au dessus des communes faiblesses. Il semble même étonné de notre hésitation à escalader le marche-pied et à nous arracher à cette énervante orchestrique. C'est plus fort que moi ; j'ai la gorge serrée ; ils ne me sont pas indifférents ces passants de la grand'route. Tandis que la patache retourne à Putte et que nous nous taisons, j'écoute encore — je l'écouterai longtemps — le bruit grêle du triangle, les hoquets de l'accordéon et la chanson plus crispante qu'un miserere. Avec le crépuscule, des vapeurs blanches sour-dent comme une haleine des campagnes navrées. En s'élevant elles revêtent des formes fantastiques et s'accrochent échevelées ou caressantes aux dentelures des sapins, et se dissolvent et se recondensent. On dirait d'une traînée de fantômes pourchassés mais tenaces. Puis, derrière les bois, la lune se lève et monte, lentement, blanche, solennelle, triste comme le Viatique porté à l'agonie du jour. Aux approches de Putte des gens se tiennent devant leurs portes ; sur les seuils les commères conversent languissamment ; les vieux pipent, les bras croisés ; la turbulence des gamins assaille notre impassible cocher et son fouet leur impose à peine. A l'écart, sur les accotements, au bord des fossés, les gars haletants courtisent les pataudes rougissantes, et je devine des couples furtifs qui s'éloignent, par les sentes, tendrement enlacés. Mais, las, ma pensée attendrie retourne irrésistiblement aux danseurs golfes de tout à l'heure. Je les revois s'avancer en fringuant et nous dévisager avec quelque chose de suppliant dans leurs grands yeux bénins et de douloureux dans leur grosse bouche convulsée. Encore une fois, que me veulent ces batteurs de cabarets ? La lune plane; je me dis qu'elle les voit et je l'envie. Je me représente à présent leurs silhouettes telles que l'astre les reproduit en les agrandissant le long des arbres ou sur le sol. J'assiste à leurs gauches ébats ; leurs déhanchements balourds me requièrent; je voudrais être là-bas, derrière nous, d'où nous venons, plus loin même, en pleine campagne, entre les enfilées d'arbres obscurcis où ils se trémoussent en ce moment, la voix fêlée, les gestes spasmodiques... Alors me vient tout à coup cette pensée singulière que Ton avec son air de vieux, prévoyant et thésauriseur, et son énigmatique rire silencieux, ne déambulera pas, lui, lorsqu'il aura leur âge, le long des routes solitaires, vers les cabarets perdus, aux sons d'un triangle et d'un accordéon. Je pressens qu'il ne restera pas au nombre des trimeurs passifs et résignés que leurrent et que daubent les possesseurs de la terre. Va, laisse baguenauder sous les étoiles la kyrielle des garçons de charrue et des batteurs en grange; laisse-les liés par je ne sais quelle camaraderie douloureuse de forçats, s'enivrer chaque dimanche de bière, de saltations et de musique ; toi, petit Ton, vacher de la ferme du Moulin, esprit positif et pratique — mets patiemment à rémotis sou par sou, épargne et ruse, dissimule, caponne, tu iras loin. Des fous que ceux qui se grisent d'alcool comme ces lugubres pâlots — déplus grands fous, dirais-tu, si tu les connaissais, que ceux qui se saoûlent d'art et de poésie. N'est-ce pas Ton, déconcertant petit vacher, futur bourgeois, futur baes aux champs comme à la ville? Ah ! je sais à présent pourquoi l'afflux de sympathie pour ces pendards fut si impétueux qu'il me suffoquait ! Je sais toutes nos affinités, ce qui me rend solidaire de ces maroufles. Si je les aime à ce point, c'est parce que je te hais. ; ■ ' ® MEMORANDUM M' A Eddy Levis. ercredi i3 août 1884 (avant-midi). Beve-ren, en Waesland, fut notre dernière couchée. De cette claustrale mais riche et proprette commune qu'animaient seuls, le soir de notre arrivée, par le train d'Anvers à Gand, des tapées de conscrits se rendant au dépôt, part le matin une diligence, liet Postje, desservant une des régions les plus fertiles de nos Flandres, terres coulantes de blés et de fruits ! Le nombre réglementaire de voyageurs que doit contenir la malle-poste est de huit ; nous sommes six et nous étouffons. Nos compagnons : i° une jeune fille, moitié dame moitié grisette, blonde, pâle. Des plaisanteries sur le véhicule rompent la glace. Elle parle un français de femme de chambre ; caquète, raconte la vie à Saint-Nicolas, son terroir ; s'enhardit même jusqu'à effleurer la question politique... Elle n'en raisonne pas plus mal que le journal du canton. 2° une grosse dondon, compagne du primo, hom-masse, l'air vilainement peuple, une colporteuse nous dit-on plus tard ; 3° et 40 une paysanne, en costume campinois, — à la bonne heure — d'âge mûr, physionomie douce, réfléchie, sympathique, et un gamin d'une dizaine d'années, son fils, un collégien poupard, de noir habillé, qu'elle est sans doute allée chercher à la pension. — 272 — Au sortir de Beveren, le pays est très fourré; à droite et à gauche se prolongent de superbes plantations, des parcs, des vergers ; puis s'étendent les polders sous forme de pâturages et de champs cultivés en contre-bas de la route qu'ombragent des ormes plus que centenaires. Des fermes cossues, entretenues comme des gentilhommières s'éparpillent dans ces luxuriantes campagnes et présentent parfois jusqu'à quatre et cinq corps de bâtiments. Malgré leur opulence, elles continuent de s'enca-puchonner de mousse pour le plus grand régal de nos yeux. Une impression de richesse, d'aisance, de santé, de quiétude, se dégage de toute cette nature. Ici on engrange, là-bas on javelle et on gerbe encore. Lieurs, faneurs, botteleurs et batteurs fatiguent courageusement. Des canaux d'irrigation, artères du polder, entrecoupent les prairies où paissent d'innombrables vaches ; souvent nous apercevons une grosse rougeaude occupée à soulager les pis gonflés d'un lait qui fuse impétueusement dans le seau. Une couleur d'or, chaude, enveloppe l'étendue à cette heure ; le soir et le matin les brouillards amortissent ces tons de maturité et poudrent d'argent tout ce qui éclate triomphalement au plein soleil. De délicieuses fragrances s'échappent des fenils où s'entassent fauches sur fauches. Et quel beau sang dans ce pays ! Nous nous faisons cette réflexion presque à chaque tour de roue en rencontrant les paysans à leurs travaux. « Voilà donc ces pignoufs, ces têtes de pipe, ces charrues bien pensantes dont se gobergent complaisamment d'affreux scribes blêmes et ignards ! « Ce ne sont pas non plus les mendiants foireux, mal jambés, sordides, repoussants que peignent de préférence certains naturalistes qui se représentent le paysan flamand sous les traits des ouvriers d'industries malsaines. Charpentés à grands coups, sans élégance efféminée, renforcés sur la culasse, les reins tordus, le tronc vigoureusement élargi, le biceps arrondi comme un boulet, les joues enluminées, les traits avenants, l'œil clair, la mâchoire forte, les cheveux bien plantés : de superbes mâles ! Et leurs compagnes à ces forts ! Faut-il vanter ces belles chairs duvetées, mordues par le soleil friand, où le sang affleure avec une intensité de vin bordelais ; ces fières poitrines, ces hanches pleines, ces lèvres appelantes, ces yeux dont l'expression ne trompe jamais et qui vous retournent les moelles!... Chaque ferme a son courtil planté de dahlias, de roses trémières et de tournesols. Parfois, au bord d'un champ, oubliés dans un désordre décoratif, les instruments du cultivateur : une herse, une charrue, la faux, le traînoir ; ou encore tiré par d'admirables chevaux un de ces chariots du polder, d'une forme si gracieuse et si originale, chargé des dernières rentrées et qu'escorte, rateau et fourche sur l'épaule, l'armée des aoûterons... — 275 — Et encore : un tènement de maisons proprettes, un hameau perdu, un pré où le dimanche les tireurs à la perche du communal dégotent les pape-gais couronnant le sommet du mât ; — des vergers de pommiers laissant pendre leurs branches disloquées, tirées à quatre sous la charge des fruits rougeoyants, que guignent les gamins à travers les échaliers; — un berger poussant devant lui ses ouailles dispersées par le sillage de notre voiture... A Calloo, halte de cinq minutes. Le temps de se rafraîchir et de se déraidir. Nous voyageons à Y aube des mouches comme écrivait Rabelais, et ailleurs qu'à la campagne patriale, nous trouverions cette chaleur insoutenable ! Remontés en voiture, nous traversons le pont jeté sur le Melkader, petit affluent de l'Escaut; nos derniers compagnons, la brave paysanne et son bambin, descendent au Ploeg, hameau de Calloo : Comme nous passons devant une ferme, le bruit rythmique des fléaux battant l'airée et déjà perçu de loin s'arrête brusquement ; et notre conducteur retient ses chevaux. Une fille, un peu dépoitraillée, la face en sueur, accourt, escalade le talus de la chaussée, et haletante, reçoit une enveloppe des mains du postillon. Elle a pâli, la saine et fraîche enfant, sous son hâle de fruit mûr. Et les travailleurs immobiles, visibles dans le clair obscur de la grange, attendent aussi la nouvelle avec une certaine solennité. Est-ce une lettre du frère, soldat à Anvers? Peut-être, compromis dans une échauffourée, languit-il en prison à Vilvorde ? Peut-être a-t-il déserté ou gît-il à l'hôpital, malade, blessé à la suite d'un coup de torchon, en danger de mort? Nous ne le saurons jamais. Tandis que rapide, essoufflée, sans oser décacheter encore la missive, la jeune paysanne est rentrée dans la ferme, notre voiture poursuit sa course serpentine et nous laisse à nos hypothèses. Les artistes possèdent la seconde vue et, tous deux, le cœur angoissé, nous jurerions que la nouvelle est mauvaise. Même jour. Etendus sur la Digue de l'Escaut, au Doel, depuis plusieurs heures, silencieux, nous admirons. Si jamais je gagne sur mon âme qu'elle aime la vie, la fantasque Immortelle m'imposera pour condition de couler cette vie sur les rives natales dont f^WtllxM WSji\ I 'Ss^SX - 277 - je suis exilé ! Jouissons du présent, trompons l'implacable nostalgie par ce passager retour au pays. Demain, affolé de grand air et d'horizons infinis, je m'aheurterai comme un fauve aux murs de ma prison. Si j'avais attenté le plus grand de tous les crimes, la société ne pourrait me punir plus sévèrement que de la façon dont elle me traite : en ne m'accordant du pain que là où j'en perds le goût. Avec mes angles, mes passions frustes et farouches, me voyez-vous dressé à l'école de la dissimulation ? Plongeons, courbettes, salamalecs, jolis cœurs, sourires au benjoin, coups d'épingle, parfums français, cité de Lilliput où tout est motif à blague et à amusettes ! Pouah ! Etirons nos membres, dilatons-nous la poitrine, sans crainte de mettre les pieds dans un plat de civilités et de loger le poing dans une vanité en baudruche ! Que la nature te béatifie durant quelques heures, Ame évictée de ses Sources! Abstrais-toi de l'idée du lendemain ; pour quelques heures, exulte!... De grands navires remontent l'Escaut. En face du fort Frédéric ils larguent. Le canot du service de la quarantaine les a accostés, le docteur a pris connaissance des papiers du bord et des lettres de santé; ceux qui viennent d'Espagne ou d'Orient où le choléra règne à la façon d'un roi de Dahomey, s'arrêteront là durant trois jours. Ils guindent le sinistre pavillon jaune. Personne de l'équipage ni aucun passager ne peut descendre à terre. Il leur a fallu mouiller. L'ancre grince, descend, tire sur la gumène jusqu'à ce que ses pattes aient agrippé le fond. Depuis, les Léviathans stationnent immobiles, silencieux, les feux éteints, la cheminée dépouillée de son long panache de fumée, en vue du port auquel aspirent, qu'appellent depuis de longs jours, leurs voyageurs impatients. Sans sa toison de fumée un vapeur désole comme une beauté chauve. Tenez, à l'aide de mes jumelles, je viens d'apercevoir sur le pont, penchée au bastingage, et contemplant le cours somnolent du fleuve, une passagère habillée de noir, jeune, délicate, anon-chalie. Vient-elle, éprouvée par l'exil, demander à l'air natal de fermer ses blessures, ou, étrangère, veut-elle essayer d'une transplantation pour oublier une patrie ingrate?... Le baes de la patriarcale auberge où nous dînâmes tout à l'heure et où nous gîterons à la pay- il II! f!1! j U'Kj] . — 279 — sanne — délices ! — dans ces alcôves bizarres, propres comme un autel, en retrait dans le mur, le baes nous a averti que l'annonce de l'entrée d'un H i? r î.iifc 1 : j ' l'y grand trois-mâts dans l'Escaut a attiré une horde de signors au Doel. Ces signors sont les agents, les commissionnaires des industriels de toutes sortes qui provignent à Anvers avec plus de facilité que dans les autres grands ports et vivent du marin comme les poux du cuir chevelu : logeurs, victuailliers, embau-cheurs, tenanciers de mauvais lieux. "* I N' 1, Généralement les patrons ne valent pas lourd ; quant à leurs satellites, ce sont de francs drôles. Portefaix sans ouvrage, ribleurs, rôdeurs de quai, ' aide-bateliers, mousses, pilotins en rupture d'engagement, d'affreux bonshommes rusés comme des félins, insinuants comme des filles. En attendant que les mâts du vaisseau pointent du côté de Bats, les plus avisés roupillent couchés sur la Digue, croupe en l'air, les mains jointes sur la nuque; d'autres baguenaudent, se chamaillent, barbotent, jambes nues, dans la vase et en sortent comme chaussés d'un noir cothurne. D'aucuns luttent à main plate, se collètent, se daubent, roulent dans l'herbe, enchevêtrés, comme 1 )i | If ■ s 1 — 28o - un nœud de vipérions. Un grand flandrin, entrepris par un mousse éveillé, s'effondre complaisamment et feint de geindre et de supplier, tandis que ce dégourdi lui appuie le genou sur la poitrine. Mon compagnon venant à déballer son attirail dans l'intention de prendre à l'aquarelle une vue du fleuve, c'en est assez pour que cette gueusaille s'amasse autour de nous. Sous la large visière de leur casquette marine ce sont des têtes bretaudées, polissonnes, jolies mais vicieuses, qui nous dévisagent et chuchotent et s'esclaffent derrière nous, d'un rire mal étouffé, jusqu'à ce qu'un grand leur impose silence par un juron, un geste comminatoire ou une bourrade. Les plus minuscules, des enfants, chargent déjà gravement d'énormes fourneaux de pipe, et fument, les mains en poche, en se dandinant comme de vieux loups de mer. Quelques-uns, moroses, ont l'air abalourdi, précoce, défloré par les frasques, les coups de garcette et la crapule. L'approche du trois-mâts, qu'un petit steamer du pilotage traîne en ouaiche, nous délivre de cette nuée de crapoussins que j'avoue, prêter un charme malsain de plus, à cette atmosphère de lazaret. Et en fait d'aquarelle je n'eusse pas été fâché d'em- 281 porter un croquis de ces jeunes cyniques. Mais mon aquarelliste ne peint que la nature normale et les honnêtes gens ! Les dormeurs se relèvent. Tous, avec des cris et des jurons variés, courent à la petite crique, port du Doel, qui sert de refuge aux bateaux de pêche. Quelques secondes après, une véritable flotille de canots, montés par ces pirates, se détache de la rive et nage à toutes rames à la rencontre de leur proie. Rythmiques et mélodieuses, des gouttes diaman-tées s'égrènent des pales à chaque coup d'aviron. Force est toutefois aux ruffians d'accorder la préséance à la patache de la quarantaine. Après les formalités légales, le navire étant autorisé à continuer son voyage vers Anvers, nos écu-meurs espèrent qu'on va les accueillir à bord et accepter leurs propositions, et écouter leurs boniments, et se prêter à leurs câlineries perfides. Mais il faut croire que les matelots commencent à se défier ou que leurs chefs se défient pour eux, car aucun vaartkapoen (capon de rivière, pourrait-on traduire) n'est admis à grimper sur le pont. Le grand vaisseau dédaigneux poursuit sa course majestueuse, tandis que tenaces, enragées, les pirogues de nos louches entremetteurs le harcèlent de cris, d'offres, de promesses, voire de menaces argotiques. Sans doute l'escadrille importune lui fera escorte jusque dans les bassins d'Anvers, car nous ne les voyons plus revenir, ce dont mon aquarelliste ne se plaindra pas..... Quelques pêcheuses du Doel se risquent maintenant à descendre la berme et à venir aiguayer les nippes du ménage. Leur aigre glapissement de commère succède au rogomme des pilotins. A son tour cette théorie de lavandières s'éclipse. Le soir tombe. Un grand calme descend, on n'entend que le clapotement de l'eau, la chanson lointaine des matelots de quart sur les steamers immobiles ou les cris d'un courlis dans les roseaux. Une balsamique senteur de marine, de varech et de goémon, charge les fraîches bouffées de la brisé nocturne. Le moulin à vent met en rotation ses ailes longtemps paresseuses. Les feux colorés s'allument dans les mâts des steamers et sur les deux rives ; et les astres d'abord très pâles, très nébuleux, s'avivent à mesure que la nuit resserre les mailles de ses filets. En regagnant l'auberge, il me prend des envies de rimer un sonnet en l'honneur des étoiles ; mais — 283 — j'ai mieux fait que versifier, j'ai vécu de la poésie aujourd'hui, et je n'accouche que de ce méchant tercet : Avec leur persistance et leur sérénité Ressemblent, à travers le firmament lacté, Aux yeux de l'Infini qui surveillent les Ames. LES DÉBONNAIRES Heureux les débonnaires ; car ils posséderont la terre! (Matth. V, 3-io ; Luc. VI, 20-25. A Francis Nautet. Nelis l'Oiseleur et Fons le Bancal, sont allés ce dimanche matin à la ville, pour vendre des chardonnerets, au Marché de la Grand'Place. Nelis est un mastoc de vingt-deux ans ; Fons, un gamin de douze ans. Ils s'entendent comme jumeaux, quoiqu'ils ne soient, en réalité, qu'oncle et neveu. Nelis connaît leur parenté véritable et le secret de la naissance de Fons ; mais on tait ces choses au petit. i rx — 286 — Voici l'histoire : Une sœur de Nelis, la belle Kée, servante à la ville, s'en laissa conter et fauta avec un garçon boucher. Honteuse, elle cacha son déshonneur aux siens, s'accoucha et mit son bâtard en pension, chez des étrangers. Lorsque par l'indiscrétion d'une amie de Kée, la veuve Godziel apprit la honte de sa fille, l'honnête campagnarde entra dans une violente colère et ferma désormais sa porte à la perdue. Mais après quelques mois, la mère Godziel s'attendrit à l'idée de son petit-fils, et brûlant de l'envie de l'embrasser, elle s'en fut à la recherche du pauvret. Lorsqu'elle l'eut déniché, dans un affreux galetas des faubourgs, son cœur saigna tant le pauvre être avait été négligé. Il était maigre, tout jaune, des croûtes plein le corps, et ses jambes trop faibles pour le porter, avaient poussé de travers. Elle se hâta de payer l'arriéré de la pension que réclamaient les mauvais nourriciers et emporta la triste créature, comme un trésor. — Voyez Nelis — dit-elle, le soir à son fils, un fort gaillard déjà, qui rentrait de sa besogne d'apprenti menuisier, — le pauvre agneau du bon Dieu que voilà ! Dites Nelis, cela ne fait-il pas ^11gzym m. - 287 - pitié? faut-il le rapporter chez les gens qui l'ont élevé ainsi? Parlez Nelis! — Non certes, gardez-vous en bien, mère. Une sainte idée que vous avez eue, au contraire, d'aller le chercher. Il y aura toujours assez de pain pour trois chez nous. Et bientôt je gagnerai davantage ! répondit le bon Nelis, non sans jeter un regard d'impatience sur ses bras nus et son biceps naissant. Et soulevant l'enfant, en signe d'adoption, il lui faisait de gauches risettes. On pardonna à Kée pour l'amour du pauvre innocent. Seulement, afin d'éviter les médisances, la mère ne se fit pas connaître à l'enfant. Il était inutile d'initier les voisins à une tare de la famille. Fons grandit, se fortifia, mais il avait été si maltraité au début que, malgré les soins de sa grand'mère, une de ses jambes était restée maigre, tortue, plus courte que l'autre, et que, pour marcher, il devait s'aider d'une béquille. La mère Godziel se désolait, mais l'infirmité du petiot le leur rendait d'autant plus cher, à elle et à son grand garçon. Fons, de son côté, ne savait et ne sait encore que faire pour leur prouver son affection. Il les comble de caresses et de prévenances ; ses grands yeux bleus d'ange pâle déchiffrent leurs pensées. Quand la mère Godziel le gronde, ce qui arrive parfois, Nelis prend son parti, et si Nelis bougonne, c'est au tour de la grand'mère d'intercéder. Après sa première communion on l'a mis en apprentissage chez un tailleur, un bon métier qui n'exige pas de jambes ; et le gamin rapporte déjà des semaines à sa grand'mère. La bonne femme lui abandonne une partie de son salaire en lui recommandant l'économie. Elle le met en garde contre la société des camarades qui dissipent leurs sous au cabaret. Fons suit ses conseils comme ceux de la sagesse incarnée. D'ailleurs, pourquoi aurait-il des camarades ? Pour leur servir de souffre-douleur ? Le grand Nelis lui suffit. Ils sont toujours ensemble le temps qu'ils ne travaillent pas chacun de son côté, l'un de la scie et du rabot, l'autre de l'aiguille. Et quels coups de poing le franc bougre a distribués aux polissons qui taquinaient son cher protégé ! Toujours le petit béquillard clopine aux côtés du gros pitaud demeuré aussi candide, aussi naïf que le gamin. Les dimanches d'été, Nelis va attraper les oiseaux et c'est Fons qui porte les pièges et les captures ; l'hiver, il l'aide à confectionner les cages. Tout ce qui intéresse Nelis requiert Fons. Tout ce qu'aime le premier fait aussi le bonheur de l'autre. Ce blondin débile déborde d'admiration pour ce brunet solide et trapu. Il n'a rien à lui refuser, il se noierait pour l'obliger. Depuis quelque temps le ménage s'est augmenté d'un nouveau commensal : un petit épagneul arraché par Nelis aux anciens tourmenteurs de son Fons et qu'il a hébergé et gardé en dépit des protestations de la mère Godziel soucieuse de la propreté du logis. Nelis s'attache presque autant à ce nouveau protégé qu'au premier, et Fons, loin d'être jaloux de ce rival, l'a pris aussitôt en affection. Nelis utilise une partie de ses heures de liberté à apprendre des tours à Bol. La patience de Nelis autant que l'intelligence et la bonne volonté de Bol, plongent Fons dans un ravissement sans bornes. Ce matin, donc, Nelis et Fons se sont rendus de bonne heure au marché dominical pour y vendre de jeunes chardonnerets et faire quelques emplettes. Comme ils ont pris le train, par exception le fidèle Bol a dû tenir compagnie à la mère Godziel. Tous deux sont habillés de leurs effets du ■9 dimanche. Nelis a une haute casquette, gonflée comme une vessie de porc, campée sur l'oreille, une vareuse en gros drap bleu, une culotte rousse à raies chocolat, une chemisette empesée et une cravate verte. Il marche en se balançant, son gourdin de frêne dans une main, l'autre main plongée dans la poche de sa culotte. Fons exhibe son uniforme de premier communiant, un peu étriqué, court des bras et des manches, mais très propre encore. Et c'est lui qui s'est chargé des chardonnerets. La mère Godziel ne les attend que pour le soir. Elle leur a dit de s'amuser, mais en restant bien sages. Le petit a dans son porte-monnaie un demi-franc en monnaie, outre une belle pièce de deux francs. Il a la permission de dépenser tout son bil-lon, mais grand'mère lui a recommandé de ne pas faire changer son florin d'argent. Recommandation assez inutile, puisque c'est toujours le « grand frère » qui régale. Dès la descente du train, Nelis l'a conduit non loin de la gare, dans un caveau, renommé pour son faro, a dit le généreux garçon. Et il s'y connaît « notre Nelis! » En effet, Fons déclare n'avoir jamais bu si délicieux breuvage. Puisqu'ils goûtent la bonne bière bruxelloise, pourquoi n'en repren- — 291 — draient-ils pas ? Le Bancal ne veut pas ruiner son frère, mais l'Oiseleur ne fait qu'escompter une faible partie du gain que lui rapporteront les chardonnerets. Désaltérés, ils se remettent en marche. Ils ont le temps et en profitent pour badauder devant tous les magasins ; se montrant du doigt l'un à l'autre les objets étranges, s'ingéniant à en deviner l'emploi. Qu'est-ce que cela peut bien être? A quoi cela pourrait-il servir? Lorsqu'ils découvrent le mystère, ils rient ; s'ils ne trouvent pas, ils rient encore en s'appliquant d'affectueuses bourrades. Nelis se blouse assez souvent dans ses conjectures, mais pour Fons c'est un oracle que l'Oiseleur et il ne se lasse pas de le questionner. Non seulement Nelis est le gars le plus fort et le plus beau du village, si bien que l'estropié ne le quitte pas de ses yeux fervents, tandis qu'ils cheminent dans la rue où il y a cependant tant de belles choses à admirer, — mais pour le digne petit, ce boulot est aussi la plus forte tête de la paroisse. A la vérité, le pataud est loin d'avoir l'esprit aussi délié que le gamin. L'amitié ardente accomplit de ces miracles : Fons attribue tout le mérite de ses trouvailles et de ses joviales saillies au contact du rude compagnon. Il faut être soi-même un zébédé et un nicaise pour contester le génie de l'Oiseleur. Ah ! la touchante paire de féaux ! Après s'être débarrassés avantageusement des bestioles, ils se remettent à flâner, tombant en arrêt de vitrine en vitrine, jusqu'à ce qu'ils arrivent devant ces bazars tapageurs, providence des petites bourses. Les aigres « Voyez la vente ! » des criards les allument et les étourdissent comme des boniments de marchands de pain d'épices, aux kermesses. Enhardis à la vue des blousiers qui circulent entre les étalages, en quête d'occasions, sans faire leur choix, l'Oiseleur et le Bancal se mêlent à la procession. Que tout cela est beau ! Ici des jarretières, là des lunettes, plus loin des cartes à jouer, des cannes, de la ferblanterie, des canifs et des éponges, des poupées et des tambours ! La pièce de deux francs de Fons lui brûle la cuisse. Il tâte de temps en temps le précieux écu, enclin à l'échanger contre l'une ou l'autre de ces merveilles. Mais il se souvient de sa promesse à grand'mère et de peur de désobéir : — Allons nous-en ! fait-il en poussant du coude le gros Nelis amorcé depuis des minutes par l'exposition des pipes. — 293 — Il y a longtemps que Nelis rêve dune autre pipe ; la sienne « jute » et le fait cracher. Voici le moment de faire une emplette : cette grosse « tête à l'huile », avec un tuyau de mérisier et un bout d'ambre, ne coûte qu'un franc cinquante ! C'est peu pour les gens de la ville, mais beaucoup pour un garçon de la campagne, un garçon de métier comme « notre Nelis ! » Il la montre à Fons qui ne lui trouve pas moins belle mine. Les deux se concertent. Nelis hésite, prend la pipe, la soupèse en connaisseur, la dépose, la reprend, en examine une autre, revient à la première. Le vendeur blafard redouble de glapissements et s'impatiente des lenteurs du paysan; Nelis devine qu'on les engage à se décider. Ils obstruent la circulation de la chalandise. Il met la main à la poche, mais au dernier moment il se ravise. Leur mère l'a chargé de quelques petits achats pour lesquels son gousset, même lesté du prix des chardonnerets, ne contient rien de trop, surtout que la journée est longue encore et qu'il faudra manger tout à l'heure. Il prend le bras de Fons et passe outre. Au moment de quitter le bazar, une tentation autrement forte les cloue sur place : Pour reconnaître la docilité de Bol, son maître s'est proposé de lui faire cadeau d'un collier. Or, en voici des colliers et des plus coquets. Bol — demandez plutôt à Fons — est déjà le plus joli chien de la terre, il ne lui manque qu'un collier de ce genre pour en devenir le plus glorieux. Cette fois le combat que se livrent le désir et la raison de Nelis, est réellement douloureux. Ce n'est, encore une fois, pas plus d'un franc cinquante que lui coûterait cette fantaisie. Il est irrésistible ce collier en cuir rouge, orné d'une plaque de cuivre et muni d'un grelot ! Lorsqu'il ne s'agit que de lui-même, Nelis se prive assez facilement d'une fantaisie; mais Bol est en jeu cette fois! Fons est plus perplexe encore que Nelis. Conscient de l'envie que son meilleur ami avait de la pipe neuve, il brûlait de la lui offrir et de la payer avec son « double franc ». L'idée de contrarier l'aïeule l'a arrêté. Et maintenant la même envie lui revient plus pressante, plus impérieuse encore, car en achetant le collier il ferait deux heureux : Nelis d'abord, Bol ensuite. Ouf! Il y a autant de regret que de soulagement dans le soupir qu'ils poussent lorsqu'ils s'éloignent du bazar; vainqueurs, tous deux, de leur tenta tion. Mais, du moment qu'il n'a pu faire présent du collier à Nelis, Fons est presque heureux que l'autre ne l'ait pas acheté. Cependant, au dehors, le mouvement de la rue les distrait ; d'autres spectacles détournent le cours de leurs idées ; ils ont oublié la pipe et le collier, et Nelis avoue que, décidément, il calomniait sa vieille bouffarde, qu'elle n'a jamais été meilleure qu'aujourd'hui. Il est midi, depuis longtemps. Après qu'ils ont fait les emplettes pour la mère, Nelis accoste une colporteuse de victuailles et lui achète quelques œufs durs et un saucisson. Accompagné d'un quignon de pain et arrosé d'un demi-litre, c'est là un dîner exquis que font les inséparables, attablés à la porte d'un estaminet. Repus, ils s'amusent à voir défiler les promeneurs endimanchés, les bourgeoises au bras de leurs maris, les enfants marchant devant les parents, les poupons sur les bras des bonnes, et les bandes de soldats éméchés, et les ballons en baudruche planant au dessus de la houle humaine. Ils sont fatigués d'avoir trotté tout le jour; savourent leur silence et leur immobilité dans le brouhaha de la cohue. Ils ont décidé d'attendre, ici, 1/ r.'l «M K! il 11 6 ? : à proximité de la gare, l'heure de rentrer au village. Le sifflet d'un train en partance, le halètement d'une locomotive qui chauffe, le fracas d'un convoi qui stoppe ou qui s'ébranle, les tire par intervalles de leur torpeur. Ils vérifient alors l'heure au cadran du cabaret, puis, rassurés, ayant encore du temps devant eux, retombent dans leur contemplation. Peut-être sentent-ils peser sur eux cette mélancolie de la chute d'un jour de fête, à la ville ; le déboire des fins de congé, des retours de parties de plaisir contrastant d'une façon si poignante avec la gaieté et la confiance du matin, lorsque les gens débarquent, pimpants et guillerets, avec la perspective de consacrer un jour entier à leur distraction? Le corps débile logeant souvent un rêveur, au moins ce graduel changement d'atmosphère et de décor doit-il solliciter les nerfs plus éveillés du Bancal. Au matin : les ablutions et les savonnées intrépides, les cheveux bien peignés, les visages frais, les yeux clairs, les blouses lustrées, les pavés nets, les pas redoublés des fanfares, le marché aux fleurs, les promeneurs allègres, la bourse garnie, les saines fringales, l'orgue et l'encens des églises..... Au soir : les vêtements moites et poudreux, les tignasses échevelées, les figures échauffées, la sueur, la lie, les yeux injectés, le gousset vide, les lentes allures, les jambes qui flageolent, les bouquets fanés, les chiens perdus, les trottoirs déshonorés, l'assaut des urinoirs, les orchestrions des cafés, la débandade des orphéons, époumonnés, dans l'éner-vement des crépuscules..... Peu habitués à la boisson, car il est rare qu'ils se paient un verre de bière les jours ouvrables, les Godziel commencent aussi à se sentir la tête lourde ; Nelis surtout, qui a lampé depuis le matin quelques litres de plus que Fons. Tandis qu'ils s'abandonnent ainsi à la douceur du rien faire, survient une bande de paroissiens de leur bourgade. On se reconnaît et on se hèle. Histoire de trinquer avec ces nouveaux venus, de célébrer l'agréable rencontre. A cet effet, Nelis commande une tournée. Les verres servis et vidés, un des paysans de la bande lui rend sa politesse. De plus en plus gris, et en veine de prodigalités, le fils Godziel revient à la charge et offre à la compagnie le coup de l'étrier, mais sur le point de commander le genièvre, le brave garçon s'aperçoit qu'il n'a plus assez de mon- naie et communique son embarras à son compagnon. Fons n'a gardé que sa pièce de deux francs. Presque aussi marri que le matin, mais tout aussi ferme, il refuse de la changer. En un autre moment, Nelis approuverait l'obéissance et la sagesse de son pupille et n'aurait même pas songé à lui demander un service incompatible avec son devoir filial ; mais la bière a dérangé momentanément sa tête, au digne garçon, et au lieu d'entendre raison, il insiste, non sans humeur, — Oh fi ! c'est la première fois ! — auprès du petit Fons. Le Bancal tient bon, non sans que la dureté inaccoutumée du « grand frère » lui fasse venir les larmes aux yeux. Si Fons chérit Nelis comme jamais être fait de chair et d'âme n'aima son semblable, il ne porte pas une affection moindre à la grand'mère Godziel et il encourra plutôt l'injuste déplaisir du cher bourru que de mériter les reproches de la sainte femme. — Nelis ! Nelis !... Tu sais bien que grand'mère me l'a défendu..... Le pauvre enfant ne trouve que cette réponse à — 299 — faire au grand ami qui le met à la torture. Si sa foi dans l'intelligence de Nelis pouvait être ébranlée elle le serait de ce coup ! Les autres que l'ivresse insolite de l'Oiseleur, le compagnon le plus sobre du village, divertit comme un phénomène, comme un miracle, et que dans ses effusions de pochard il a mis au courant de son embarras et des scrupules du petit, se gaussent fortement de lui et leurs railleries ne font que l'entêter dans son absurde lubie. Heureusement, l'horloge sonne l'heure du départ et met fin à cette scène; sinon, dans son ivresse, Nelis se livrerait peut-être sur le Bancal à des extrémités qu'il expierait toute sa vie par des larmes de sang. Encore une fois Fons a sauvé la belle pièce blanche. Et les paysans regagnent le train sans avoir humé cet alcool que le fils Godziel entendait leur offrir. Lorsque Fons a voulu marcher comme toujours aux côtés de Nelis, celui-ci l'a repoussé en lui disant : « Va-t'en, mauvais cœur ! capable de laisser ton frère dans l'embarras ! » Jamais Fons n'a souffert autant de sa vie. Montés dans leur compartiment il a beau se blottir tout — 3oo — près du boudeur et lui envoyer les plus tendres caresses de ses grands yeux bleus, Nelis lui tourne le dos et affecte d'ignorer sa présence. C'est leur première querelle ! Que dira la grand'mère ! — Et pourtant j'ai raison ! se répète le petit, sans que cette conscience d'avoir raison parvienne à le consoler. C'est même fort douloureux d'avoir raison contre Nelis? La rancune de Nelis persiste lorsqu'ils sont arrivés au village. Ils approchent du logis. Nelis a toujours l'air de ne plus connaître son inséparable, son bien-voulu. La mère Godziel les attend sur le seuil. — Eh bien, les garçons? De quel enterrement revenez-vous ? — J'ai subi un affront devant les farauds du village ! répond Nelis à sa mère. Pour quelques centimes il a livré son frère au ridicule. C'est un avare, un Judas... Et l'Oiseleur regagne sa mansarde, sans embrasser le petit et en rabâchant des reproches. — Bah ! se dit la mère, il aura bu un coup, notre Nelis... Demain il n'y paraîtra plus... — 3oi — Et au cadet qui lui narre l'origine de la brouille : — Ne pleure plus, petit homme. Notre Nelis n'est pas sérieux ce soir ; il raconte des bêtises dont il ne pense pas un mot... Tu t'es conduit comme un brave enfant. Embrasse-moi!... Et pour ta récompense je te permets de dépenser tes deux francs à ta guise, la première fois que tu iras à la ville. Cette permission parait avoir un peu calmé le désespoir de Fons. — Mère ! fait-il en la câlinant, je voudrais bien y retourner demain, à la ville. Le temps d'aller et de revenir. Oh! dis oui... — Pourquoi faire? — Oh! Rien de mal... Tu verras. Il a eu tant de chagrin le petit béquillard que la bonne femme ne peut que lui accorder sa demande. D'ordinaire, en semaine, les deux garçons ne se voyaient pas avant le dîner ; Nelis se rendant plus tôt à l'ouvrage que Fons. Ce lundi, lorsque le charpentier rentra le premier à midi, honteux, mécontent de lui-même, cherchant le meilleur moyen de mettre un baume sur le cœur qu'il avait meurtri, il ne pensa point à appeler son chien pour lui faire répéter son répertoire de tours. Peu habitué à cette indifférence de la part de son maître, Bol accourut et, pour attirer l'attention du songeur, joignit à ses jappements bien connus, un accompagnement de grelots, tout à fait inusité. Et Nelis, arraché à ses réflexions, vit alors au cou de son favori le collier si ardemment convoité la veille. Il comprit, courut à l'apprenti qui rentrait à son tour, le souleva de terre, et le pressa contre sa poitrine sans trouver d'autres paroles que : « Mon Fons, mon cher petit... » If/^WIH^ w; 11 I DIMANCHE MAUVAIS A Henry Maubel. Un dimanche de septembre, vers huit heures du soir, six jeunes gens étaient attablés dans le cabaret de la Chasse Ducale à Pouderlée. Ouvriers de la localité, ils se retrouvaient au hasard de leurs stations, dans les nombreux estaminets de la paroisse. Sans doute, leur demi-litre vidé, allaient-ils continuer, chacun de son côté, la revue obligée des enseignes à bière, ou bien regagner leur matelas. Ils se connaissaient comme tout le monde se connaît au village. C'est-à-dire qu'ils se saluaient par un bonjour ou par un bonsoir et s'appelaient par leur nom ou du moins par leur sobriquet. Plusieurs travaillaient chez le même patron, mais ils n'étaient pas plus amis pour cela. Fatigués de trimbaler, depuis midi, d'une « her-berge » à l'autre ; la tête alourdie par les fumées du houblon et de l'orge; la langue épaisse, d'humeur maussade, ils étaient allés choir devant des tables différentes d'où ils s'observaient à la dérobée et n'échangeaient, de loin en loin, d'un ton traînard et comme à regret, que des phrases incohérentes sur le dernier concours de pigeons voyageurs, le sermon du curé, les bans de mariage publiés à l'église, un gros fermier qui se mourait et pour qui 1 e pastoor avait demandé des prières, le braconnier cueilli par la gendarmerie. L'un s'était rendu le matin à la ville pour y vendre des poules ; un autre avait vu, au village, le fils du charron très fringant dans sa culotte rouge et son dolman vert de guide. Entre ces propos décousus ils buvaient sans soif et tétaient leur courte pipe aux trois quarts éteinte. D'autres, les mains plongées dans les poches, béaient au plafond. Lorsque le silence se prolongeait, le — 3o5 — baes, assoupi lui-même derrière" son comptoir, se dévouait pour placer un mot. Tout le jour il avait fait lourd et humide, et maintenant encore, malgré le soir, l'atmosphère restait grasse. Un vent tiède soufflait du sud-ouest et charriait une odeur de feuillage expirant et de tombes remuées. On avait ouvert les deux fenêtres du cabaret, donnant sur la grand' route, déjà déserte à cette heure, car les jours devenant plus courts, les promeneurs de la ville cessaient leurs excursions à la campagne. Un paysan complètement saoûlfit irruption dans le cabaret et faillit donner de la tête contre le comptoir, comme il demandait, entre deux hoquets, une goutte de genièvre. Sans se fâcher, sans même répondre, avec un flegme trahissant une certaine habitude de cet exercice, le baes prit le pochard par les épaules et le mit dehors. L'ivrogne essaya de rentrer mais il ne retrouvait plus la porte et se cognait, à côté, contre le mur... On l'entendit s'éloigner en sacrant. — « NeelekeMinis a son compte! « constata le baes en se remettant à rincer des verres. « Il y aura kermesse à la maison, quand il rentrera. » — 3o 6 — Les autres ricanèrent de l'air de supériorité de buveurs dont l'ivresse latente et sournoise ne fait point scandale. — « Vous savez que les Minis sont tout à fait par terre ? » hasarda le baes, après quelques minutes, heureux d'avoir trouvé de quoi parler. « Les huissiers arrivent mercredi pour les chasser de la ferme, sur l'ordre du baron. Leurs bêtes et leurs outils sont déjà vendus... Jetés sur le pavé, avec quatre enfants sur les bras, au commencement de l'hiver : c'est dur tout de même !... » — Oui, on racontait le cas, après la messe, Aux trois Rois. Après tout, c'est leur affaire ! Ils n'avaient qu'à prendre garde ! marmonna en bâillant et en s'étirant, un des buveurs. — C'est juste ! opinèrent les autres du même air ennuyé. Le silence reprit possession de la route. On n'entendit, quelque temps, que le bruit de l'eau dans laquelle le baes trempait ses verres, le tictac de l'horloge, le poufpouf des lèvres renvoyant la fumée; et le frisson des arbres. La perspective du dur travail à reprendre le lendemain contribuait sans doute à l'humeur taciturne de ces gars. Un d'eux, Sus Bolpap, dit le Louche, un roussaud fûté et nerveux, âgé de dix-neuf ans, venait d'évoquer les ennuis du métier. Manœuvre-maçon, il avait eu la veille une contestation avec son baes à propos du salaire. — Godverdoumme ! Il finira par me payer tout mon dû ! cria-t-il en tapant du poing sur la table et en se tournant vers un robuste gaillard, du même âge que Sus, blond, avec de grands yeux bleus, l'air très doux, Loïe Dalziel, le fils même du baes mis en cause. Loïe surveillant de travaux au chantier paternel, était connu pour un des bons sujets de l'endroit. Il ne buvait que le dimanche, ne jurait que lorsqu'il se fâchait, c'est-à-dire par exception, ne chômait qu'un des lundis de l'année, le fameux « Lundi perdu ». Interpellé par le braillard, Loïe intervint, mais sans passion, pour justifier la conduite de son vieux. Il essaya de démontrer ses torts à Sus et s'offrit même d'arranger le malentendu avec l'entrepreneur; mais l'autre continuait de récriminer, et, très mal embouché, élevait toujours le ton. Il cherchait évidemment une querelle au brave garçon qui prit le parti de ne plus répondre à ses sorties et — 3o8 — se mit à siffloter en tambourinant des doigts sur la table. Cette attitude dédaigneuse acheva d'exaspérer le Louche. Il lança au placide maçon une épithète tellement immonde que Loïe, qui ne se piquait jamais, sursauta et devint blanc comme la muraille. Cela allait trop loin, à la fin, et aussi endurant qu'il fût, le digne compagnon sentait la patience l'abandonner. Puis, il avait bu plus que de coutume aujourd'hui et n'était pas certain de rester maître de son sang. Ce bougre, vicieux et malfaisant, un peu repris de justice, ne venait-il pas d'attribuer à une infirmité morale et corporelle la réserve de son camarade auprès des filles. Les quatre autres, et le baes, s'abstenaient de prendre parti pour l'un ou l'autre des maçons, ou ne les calmaient que mollement. Au fond, la supériorité de fortune et de caractère de Loïe les irritait, et ils applaudissaient, à part eux, à la conduite de ce méprisable Bolpap, renvoyé de tous les ateliers de la contrée et toléré, par pitié, chez baes Dalziel. Puis les rustauds n'auraient pas été fâchés de voir ce faubourien d'une malice et d'une agilité de singe aux prises avec ce brave Loïe, musculeux et gigotté comme un étalon. I I CS/î VlsA I * — 309 — C'était depuis quelques moments une odeur de boucherie qu'apportait le tiède vent d'ouest et tout faisait prévoir une de ces belles rixes qui ensanglantent au village la torpeur grise des soirées dominicales. Loïe s'était levé : — Répète ces paroles, crapule ! Et je te saigne comme un porc ! Bolpap se tut, hésitant peut-être devant le ton décidé dont cette menace fut lancée et surtout devant l'extérieur vigoureux de Dalziel ; ou bien se ramassait-il, comme un félin, pour mieux bondir et voulait-il prendre son ennemi en traître ? A cette minute crispante, où la querelle allait se vider, deux étrangers entrèrent dans le cabaret : un jeune monsieur, l'apparence d'un calicot endimanché, la boutonnière fleurie, des habits étriqués et trop neufs, flave, l'air avantageux ; accompagné d'une grosse fille blonde, de formes agréables, assez fraîche de carnation, sans doute une demoiselle de rayon dans un magasin de nouveautés, mise avec un goût tapageur qui séait à sa physionomie cascadeuse. L'apparition de ces intrus fit refluer la colère encore contenue de Loïe Dalziel. D'ailleurs, la menace ayant semblé produire de l'effet, il se rassit et ne croyant plus devoir retrousser ses manches reboutonna les poignets de son sarrau, s'estimant heureux de ne pas avoir dû se salir les mains à cette espèce. Sus le Louche, aussi, paraissait calmé; probablement plus heureux encore que Loïe d'une diversion qui lui évitait les risques d'un combat inégal. Chez Sus cette colère, qui n'avait pu faire explosion, tournait en fiel, se condensait en une haine vindicative contre le fils Dalziel, tandis que chez celui-ci, ce mouvement de rage brusquement comprimé, déterminait un énervement, une certaine détente, une langueur. Loïe sentait quelque chose le piquer et le chatouiller; cela lui serrait la gorge, lui gonflait le cœur, lui donnait des envies de pleurer. Les autres, friands de massacres, comme tous les villageois, sans être mauvais garçons pourtant éprouvaient le dépit d'une envie contrecarrée et considéraient les trouble-fête avec des yeux de dogue à qui on vient d'arracher son os. Et, plus que jamais, des effluves empoisonnés, un fluide pervers, un courant de mauvais conseil circulaient dans l'air. — 311 — Aucun des six rustauds ne se rendait compte de ce qui se préparait autour d'eux depuis une heure, mais une anxiété indicible, l'angoisse voluptueuse de l'extraordinaire les clouait sur leur chaise, devant leur verre de bière. Ils restaient là, d'instinct, sans savoir pourquoi, attendant quelque chose qui arriverait fatalement ce soir. Us continuaient de garder un silence apathique, mais leurs sens s'éveillaient comme se déroulent lentement les serpents après les longues léthargies. Ils observaient les citadins du coin de l'œil, en apparence de la façon indifférente qu'ils s'étaient regardés l'un l'autre tout à l'heure, mais ils leur portaient un réel intérêt. Loïe Dalziel lui-même, non seulement ne parvenait pas à se distraire de leur présence mais aspirait à s'approcher d'eux, à compter pour quelque chose à leurs yeux, à se mêler d'une manière ou l'autre à leur vie. Sympathie ou répugnance, il y avait des deux dans le sentiment bizarre que ces passants lui inspiraient. Le seul chez qui ces impressions vagues commençaient à se débrouiller et à s'élucider était Sus Bolpap, le fouinard. Il se rendait compte de l'importance que prenaient ces étrangers ; il compre- nait les suggestions mystérieuses de l'air ambiant et pressentait dès l'entrée du couple quel serait le méchant tour à leur jouer en même temps qu'à une troisième personne. Comme ses compagnons, il paraissait absorbé, mais ses petits yeux obliques allaient des amoureux à Loïe Dalziel, et un fatidique sourire de sphynx relevait ses lèvres étroites et démasquait ses dents pointues. Les deux promeneurs s'étaient assis à la table du milieu, la seule inoccupée, et affectaient de ne pas faire attention à ces rustres, assez portés, d'ailleurs, à prendre pour une marque de déférence, le calme que leur entrée avait rétabli. Même, cédant à ce besoin d'épate des freluquets à la campagne, le jeune homme blême demanda au baes des consommations à noms exotiques qu'il savait introuvables dans ces parages et à cette distance de la ville. Le baes obséquieux s'excusa, non sans goguenardise, et le poseur consentit à se contenter de la bière du pays. Enchérissant sur son dédain pour cette galerie de pandours, il en prenait à l'aise avec sa « demoiselle s, la chiffonnait un brin, l'embrassa à plusieurs reprises, et sa piaffe de cabotin en bonne fortune — 313 — semblait leur dire : « Oyez, gens de peu, comme s'aiment un artiste et son élue ! » Elle encourageait ces privautés par des petits rires chatouillés et se trémoussait sur sa chaise ; tapait, de son ombrelle, ses jupes poudreuses ; montrait un bas de jambe bien prise ; coquetait, s'amusait peut-être à éveiller des désirs chez ces six robustes blousiers. Ce manège dura quelque temps. Les paysans continuaient de piper et de ruminer en silence. Aucun ne songeait à partir. Ils avaient redemandé à boire. Les dédains des tourtereaux les irritaient mais ils n'en laissaient rien paraître. Ils entretenaient contre ces étrangers la prévention de tous les ruraux contre les citadins, mais ils leur en voulaient moins à présent, d'être venus empêcher la petite frottée entre les deux maçons. Ils se réjouissaient presque de leur arrivée ; cela, sans bien savoir pourquoi, mais de plus en plus sous l'empire du pressentiment que ces passants allaient leur fournir une récréation autrement rare. Le spectacle du calicot becquetant sa maîtresse exerçait une influence de plus en plus crispante sur Loïe Dalziel. Il oubliait son emportement contre Sus Bolpap, et se sentait envahi par le désir de luttes à la fois pleines de douceur et de cruauté; de besoins de se livrer tout entier à la proie convoitée et brutalement conquise. Son sang ne s'était calmé qu'en incendiant sa sève épaisse d'adolescent vierge. Il aurait voulu se placer entre ces deux amants et tâter aussi de cette femelle ; palper ce cou charnu, fourrager cette poitrine. Cela devait être drôle d'embrasser une dame, de la meurtrir, de friper un peu son plumage comme celui d'un pinson serré dans une main calleuse. Il lui tardait de faire cesser ce caquetage énervant sous un baiser qui lui clorait le gros bec rose ! Jusqu'à présent, Loïe s'était peu inquiété des filles. C'était un de ces dadais comme il en existe beaucoup à la campagne, qui lutinent et tourmentent longtemps les pataudes avant de s'accoupler pour du bon et qu'une crainte presque superstitieuse arrête au moment des véritables prises de possession. Mais ce soir, Loïe irait jusqu'au bout, ses oreilles bourdonnaient, les objets dansaient devant ses yeux, la grosse demoiselle et son galant, semblaient s'éloigner et se rapprocher de lui comme pour le narguer. Il cherchait sa salive, serrait les dents, ses genoux s'entrechoquaient sous la table. Ah! tenir cette femme à sa merci, lui mon- trer sa force, la faire crier, se vautrer avec elle ! Il la voulait, il l'aurait, dût-il l'avoir malgré son consentement, dût-il la détériorer à moitié, l'étourdir à peu près comme il aurait assommé ce maçon tout à l'heure ! Ce maçon, lui, se doutait du trouble sensuel causé chez Loïe et riait sous cape : — Allons, le tour sera réussi ! Cela s'annonne à merveille ! Le fluide criminel que dégageaient ce dimanche, le temps pluvieux, l'heure nocturne, le vent chargé d'odeurs troublantes, les ferments de la bière, les humeurs accumulées dans les corps farouches ou chastes, fit-il enfin sentir son influence aux deux promeneurs? mais il se turent à leur tour, promenèrent autour d'eux des regards inquiets et se levèrent d'un commun accord. Elle avait pris son bras en se rapprochant de lui comme si elle cherchait protection, tandis que plus blanc encore qu'à son entrée, il payait, oubliait de ramasser sa monnaie et l'entraînait précipitamment au dehors en bredouillant, cette fois, un respectueux bonsoir. A peine étaient-ils sortis que les six paysans se regardèrent et se comprirent. Avant de s'être dit un mot, ils se trouvaient de connivence. D'un bond, presque à la fois, ils s'élancèrent dehors, puis se mirent à courir dans la direction de la ville. Un instant, comme Loïe Dalziel restait en arrière, Sus Bolpap lui prit la main ! — Viens, dit-il, nous aurons du plaisir! — Oui, allons! balbutia Loïe en serrant sans rancune la main du tentateur. Et ils redoublèrent de jambes...... Dans les journaux : « Le 24 septembre 188... une jeune fille nommée Aline B... et le cavalier qui l'accompagnait à la campagne, venaient de s'arrêter pour se rafraîchir dans un estaminet de la route de Pouderlée, lorsque, peu d'instants après leur sortie, ils furent assaillis par une demi-douzaine de jeunes voyous. « Tandis que son compagnon était roué de coups et laissé pour mort sur la voie publique, MUe B... fut entraînée à l'écart et devint victime des derniers outrages de la part des auteurs de cette lâche et criminelle agression. « La justice fut quelque temps avant de pouvoir tirer cette affaire au clair et de connaître les noms de tous les coupables. « Enfin, à la suite d'une laborieuse instruction, les six inculpés furent renvoyés devant le tribunal correctionnel, et c'est hier qu'ils y ont comparu. Les débats ont eu lieu à huis clos. « Le tribunal a çondamné les deux principaux prévenus : « i° Louis Dalziel, 19 ans, surveillant de travaux, à Pouderlée, à quatre années de prison pour crime de viol étant à plusieurs, et à six mois pour coups et blessures infligées au sieur Gontran D... « 20 François Bolpap, 19 ans, ouvrier maçon à Pouderlée, à trois années de prison pour le viol, et à six mois de la même peine pour extorsion d'une somme de quatre francs au préjudice de la victime. « Les quatre autres ont été condamnés pour viol à deux ans d'emprisonnement. « En vain, Me Glose, l'avocat de Loïe Dalziel a-t-il invoqué les irréprochables antécédents de son client, et plaidé un brusque coup de folie, les charges établies par l'instruction contre ce criminel étaient trop fortes. Il résulte des dépositions unanimes de ses complices que Dalziel avait non seulement abusé le premier de la fille B..., mais qu'il avait aidé, ensuite, à maintenir la victime pendant que ses compagnons s'assouvissaient. « Un incident a douloureusement affecté le public présent à la levée du huis clos. Pendant la lecture du jugement, le père de Dalziel, un honorable entrepreneur maçon de Pouderlée, est tombé en syncope après avoir crié : « Loïe ! Mon pauvre fils ! ». On craint, vu son grand âge, que M. Dalziel ne survive pas à cette terrible épreuve. « Les six prévenus qui avaient été laissés en liberté provisoire, en attendant leur comparution, ont été arrêtés séance tenante sur l'ordre du tribunal ». Les journaux ignorèrent ce détail : Tandis que Loïe, entraîné par les gendarmes vers la voiture cellulaire, sanglotait comme un enfant et se cachait le visage, le Louche lui coula ces mots à l'oreille : — Qui aurait dit à baes Dalziel que son fils, le brave Loïe, serait logé à la même enseigne que ce coquin de Sus Bolpap, hein, camarade? CHEZ LES LAS-D'ALLER A André Fontainas. Durant le voyage, les bruyères rouilleuses et les sapinières entre Schilde et Oost-malle, les vastes plaines avec leurs flaques couleur de plomb appelées venues, et l'horizon gris zébré d'intermittentes averses, me prédisposaient à des spectacles poignants, mais depuis mon arrivée à Hoogstraeten, une embellie ajoute un sourire de plus à la physionomie de l'avenante bourgade. Derrière l'église j'enfile une longue « drève » de tilleuls et de hêtres qui mène droit à l'ancien château des hauts et puissants seigneurs de Cuyck, de Salm-Salm et de Lalaing, converti aujourd'hui en un asile pour les vagabonds. Quelques minutes après je me présente au directeur du Dépôt et nous lions cordialement connaissance. Avant la visite du morose établissement, mon hôte tient à me faire les honneurs du plus coquet et du plus confortable des home. Dans le salon aux arceaux gothiques artistement restaurés, polychromé comme une chapelle byzantine, je cède à des évagations moyen-âgeuses, que combat seulement le délectable anachronisme d'un cigare et d'un verre de porto. Je sursaute. Ce long appel de clairon a-t-il été lancé par l'homme d'armes se promenant sur la courtine et annonce-t-il l'approche des reîtres espagnols? Mais le directeur me rappelle aux choses de ce siècle : — Voici le contingent du jour... Vous tombez bien... Allons les voir défiler sur le pont... La cloche a répondu au clairon. Un mouvement de gardiens et de soldats s'est produit vers l'entrée. Comme nous arrivons, les truands viennent d'être extraits de deux vieilles guimbardes cellu- laires qui les ramassèrent à Turnhout. Nous nous postons sous le porche, en nous effaçant. Ils s'avancent cahin-caha, traînant la jambe, presque trébuchants, ankylosés par la longue étape, aveuglés par le brusque passage des ténèbres de la voiture au plein jour du dehors. La pitoyable caravane ! Ils sont bien une cinquantaine d'individus de tout âge et de tout poil le disputant en délabrement : pieds poudreux, coureurs des grèves, batteurs de pavé, rôdeurs de barrière, mendiants endurcis, canapsas, malandrins, tous les irréguliers, tous les las-d'aller de la ville et des champs... Ils portent des souliers sans semelles, des pantalons effilochés, des sarraux déteints, des casquettes sans visière, ou des chapeaux déchus, des complets souillés, révélant encore l'art d'un bon faiseur. Leur masse tire sur le fauve, sur le brun de la glèbe ou sur la poussière des routes. Elle dégage cette puanteur spéciale des bosquets infestés de hannetons. Les recrues se reconnaissent à leur allure inquiète, à leur mine contrite, à la façon dont elles détournent la tête ou dont leurs regards interrogent rapidement l'aspect des lieux. Les chiens scrutent ainsi l'inconnu d'un nouveau domicile. Les récidivistes, les « chevaux de retour », par contre, en passant devant le directeur, lui disent bonjour de la main ou lui sourient d'un air de forfanterie. Mais le triste bonjour et la fausse gaieté, l'atroce grimace de ce sourire! Les piteux cyni ques ! Où donc ai-je vu ces silhouettes? S'il y en a d'épouvantables comme celles des cauchemars, il y en a de troublantes et d'amies comme celles des héros enfantés dans mes livres. Un instant, que je me souvienne! Celui-ci, conscrit fringant, mit à mal un brigadier qui le tyrannisait; cet autre, milicien, déserta trois fois pour respirer l'arôme des brûlis dans la Bruyère natale ; — cet autre encore, pilotin congédié, ballait dans les musicos du port, où ses bourrées ne provoquaient pas uniquement les filles; — les mésaventures de ce jeune garde-barrière, dont la corne achevait d'endeuillir un morne paysage faubourien, commencèrent une nuit que les lèvres de sa maîtresse, collées aux siennes, l'empêchèrent de signaler un train sournois qui profita de cette négligence pour supprimer un vieux couple lamentable; — ce maraud jouait crânement de la truelle et gagnait de beaux salaires, lorsqu'un soir dominical, après des libations faites dans tous les cabarets de la paroisse avec cinq goujats de sa trempe, il avisa une gourgandine de la ville, la trouva belle, et la gorge serrée, des chaleurs dans le dos, lui courut sus, aida à démolir le calicot qui l'accompagnait, et s'assouvit le premier, tandis que ses compagnons la maintenaient en attendant leur tour. Ils passent, vieillis, mais encore reconnaissables, malgré leur long temps de prison et le fallacieux élargissement qui suivit. Forçats libérés, voués au vagabondage ; finis, brûlés, tarés, flétris, que la société, jugeant l'expiation insuffisante et indélébile le déshonneur, s'obstine à rejeter comme l'estomac vomit l'émétique, comme la mer renvoie les épaves. Beaucoup ne furent criminels qu'un moment, dans un coup de passion ; beaucoup ne furent que malheureux. Oui, la plupart sont les indolents, les bayeurs, les effarés, les éblouis, les éperdus, aux grands yeux humides et visionnaires, qui ne comprennent rien au monde et à la vie, au code et à la morale, qui ne savent pas ce qu'ils sont venus faire sur cette terre ; entraînés de « gaffe » en « gaffe », les faibles, les pas-de-chance, les moutons toujours tondus, les passifs, les exploités, les dupes qui ont coudoyé toutes les scélératesses et sont restées candides comme des enfants; débonnaires qui ne tueraient pas une mouche, quoique des escarpes les aient associés à leurs entreprises ; viciés mais non vicieux, souffre-douleurs autant que souffre-plaisirs. Ils passent, d'autres suivent... Et les visages me paraissent de plus en plus connus. Je retrouve même, dans cette traînée, des êtres furtifs et sympathiques qui ne m'apparurent qu'une seule fois, le temps de graver pour toujours leurs traits et leur démarche dans mon souvenir ; des passants dont je n'ai pas même entendu la voix, dont les yeux n'ont pas seulement rencontré mes regards durant cette conjonction éphémère. Abor-derais-je enfin à ce havre de grâce où mouillent les voile inquiètes pleines de souffles haletants, à qui les houles contrariantes de l'océan social ne permirent jamais d'appareiller et de naviguer ensemble ?... Voici le matelot éveillé, qui nous promena pendant une lointaine saison en barquette et que je n'ai plus rencontré les étés suivants sur l'estacade parmi ses camarades empressés et importuns... Ce blousier me fascina en novembre aux approches du crépuscule, par son superbe geste de semeur; cepitaud me navra lame et me tordit les nerfs une après-midi de tirage au sort, où il gambillait et beuglait par les rues, la casquette fleurie, le teint allumé, les yeux fous, bras dessus bras dessous, avec d'autres conscrits aussi émêchés que lui ; — j'entrevis cet autre colon à la portière d'un wagon de troisième classe, comme nos deux trains se croisaient : c'était près d'un viaduc et il y avait dans l'air une odeur d'eau stagnante et une chanson de haleur... Ils sont donc revenus tous ceux que je souhaitais revoir, mêlés à ceux que j'ai pressentis et devinés au point de leur donner la vie de l'art : ce brunet crépu n'est-ce pas Kees Doorik, le garçon de ferme affolé de sa fermière jusqu'à étriper le valet que la coquette lui préférait ; et plus loin, larves farouches et ricanantes, déambulent les trois frères Mollendraf, qui chaponnèrent Marcus Tybout, le dégourdi paillard ; et voici venir Kors Davie, qu'ensorcela Rika Let', et tous les héros des tragiques kermesses, et toutes mes belles brutes, vautrées dans l'orgie, la chair et le sang... Avec eux il ferait bon vivre encore, même entre quatre murs, même dans ces préaux lugubres, dans ces sordides chauffoirs. Ils t'accueilleraient comme un des leurs, comme un frère plus timoré, mais plein de bonnes intentions, eux, qui illustrèrent tes romans avec de larges et tranchantes plumes non fendues et de belle encre rouge... Je les appelais, je les faisais surgir dans mes rêves ; à présent ils me conjurent à leur tour... A quoi bon résister à leur geste fatidique. Ne viendrai-je pas échouer ici de par mes affinités, de par mon étoile ; un peu plus tôt ou un peu plus tard, inévitablement... Que ce soit donc aujourd'hui?... Allons, emboîte le pas à ces bons artistes... Et hue donc, traînard ! Un jaune rayon de soleil, un rayon humide du couchant, qui affine la mélancolie du tableau, me comprend dans leur procession, m'affilie à ces las-d'aller, m'embrasse avec eux dans sa suprême caresse. J'ai fait deux pas. — Halte-là ! me dit le directeur en me retenant par le bras. Songeriez-vous par hasard à faire dresser votre écrou?... Il plaisante et je m'efforce de rire de ce qu'il prend pour une méprise. Las, ce sera pour la prochaine fois... TABLE Pages. Marinus.............. i A Georges Kaiser. La Fin de Bats........... 59 A Francis Nautet. La Fête des SS. Pierre et Paul...... 77 A mon amie Anna Cornélie V... Bon pour le service!..........io5 A Fernand Brouez. Clochettes de houblon.........165 A Georges Rodenbach. Le cœur de Tony Wandel........187 A Edmond Picard. Les Vachers du Meer..........263 A Ch. Henry de Tombeur. Mémorandum............271 A Eddy Levis. Les Débonnaires...........285 A Francis Nautet. Dimanche mauvais...........3o3 A Henry Maubel. Chez les Las-d'aller......... . A André Fontainas.