ÉDITION DE LA SOUPENTE ermeres ermesses eorueS leKhoa — 1920 — Dernières J^ermesses Les éditions de « LA SOUPENTE » ne sont pas une entreprise commerciale. Elles sont soutenues exclusivement par leurs souscripteurs, qui, coope'rateurs avisés, sont en somme éditeurs eux-mêmes. Il a été tiré de cet ouvrage 530 exemplaires numérotés à la presse : N0B 1 à 30 sur Papier à la Cuve des Papeteries d'Arches N0B 31 à 530 sur vergé spécial. ÉDITION DE LA SOUPENTE eroieres ermesses eorqeS — 1920 — DÉDICACE En témoignage d'une affection et d'une gratitude infinies, et selon le vœu de ma bien-aimée Comélie, ma sainte compagne défunte, soient dédiées ces DERNIÈRES KERMESSES, à nos excellents Raoul et Constance Ruttiens. Georges Eekhoud. Bruxelles, 5 juin 1920. tous droits de traduction et de reproduction réservés a Georges Eekhoud LES CLOUS DE MALÉDICTION A Victor De Mcyere. C'EST à Niel, sur le Rupel, au pays des briquetiers, uii lundi de septembre, vers quatre heures, par un temps gris et lourd qui semble oppresser jusqu'au courant de la rivière limoneuse et qui salit et roussit la couleur rouge de la contrée. Depuis huit jours le Saint-Willibrord, amarré un peu en aval de la bourgade, attend sa charge de briques pour le pays de Charleroi. Kor Baltus, le batelier, profite de cette escale prolongée pour se dégourdir les jambes et se trémousser dans les kermesses des environs. Aujourd'hui encore il a prétexté celle de Schelle pour s'éclipser après la soupe en laissant le chaland à la garde de Fina sa femme et de son aide Ivo. L,a batelière, une fort avenante blondine d'une trentaine d'années, a préparé sa lessive, versé le café du garçon, beurré les tartines des deux mioches, un bambin de cinq ans et une fillette de trois; mais aujourd'hui elle vaque sans entrain à ces besognes. Elle n'a pas chanté un seul couplet de sa complainte favorite et elle ne cesse de soupirer sans répondre aux agaceries de la marmaille. Ivo, l'aide-batelier, un brunet bien découplé et de mine agréable, un peu poupine, arpente le pont, les mains dans les poches, en fumant sa pipette et eu coulant à la dérobée des regards tendrement apitoyés vers sa patronne, car s'il respecte sa mélancolie, il n'en devine que trop la cause! A mesure que le jour décline, le trouble de la batelière augmente. Jamais cette région si différente de sa Campine natale ne lui a paru si lugubre et si hostile. Le temps orageux active les senteurs à la fois âcres et fades des fours à briques toujours allumés, quoique cet après-midi les ouvriers aient suspendu le travail plus tôt qu'à l'ordinaire à l'occasion de la kermesse voisine. I/air ne retentit plus des piailleries des femmes, des attrapades entre apprentis, des rogues appels des chefs d'équipe. A peine l'aigre cri d'une mouette trouble-t-il un silence opaque comme le ciel. Sur la rive industrielle, les flaques de la récente averse font songer à des taches de sang dans lesquelles les briques mêmes prennent des apparences de caillots. A la fin la batelière se sent tellement accablée qu'elle éprouve le besoin, dit-elle à Ivo, de descendre à terre et d'aller respirer un air plus pur dans la campagne. Elle a bientôt dépassé les terres à briques et gagné les polders cultivés. Se rend-elle à la kermesse pour y relancer son homme et l'en ramener en affrontant les quolibets de la galerie? Non, la fière Fina se garde même du moindre reproche à son mari et jusqu'à présent elle n'a confié sa peine à personne. Encore moins se donnerait-elle en spectacle aux badauds friands de scandale. Au carrefour d'où rayonnent les routes de Schelle, de Boom, d'Artselar et d'Hémixème, se dresse un tilleul isolé auquel est suspendue une petite chapelle dédiée à la Vierge. C'est là que s.'arrête la bazine Baltus comme si elle était arrivée au but de sa promenade. Elle s'agenouille sur le petit banc au pied de l'arbre; elle se débonde le cœur en prières et ce qu'elle cache aux hommes, elle se décide à le confier à la Reine du Ciel : « O Vierge miséricordieuse, protectrice des bons ménages, gardienne de la fidélité des époux, confusion de l'adultère, j'implore ton secours et ta justice : Kor, mon homme, se dérange... Hélas, pour me l'attacher en propre, jamais pourtant je ne négligeai de mêler de mes cheveux à la laine des bas que je lui tricote. Dire qu'il me préfère à présent les plus infimes coureuses de ce pays! Ou'ont-elles donc de si capiteux ces briquetières de malheur? Effrontées comme des cliiennes, à force de se frotter aux hommes, elles ont fini par leur ressembler et elles n'observent pas plus de retenue dans leurs gestes que dans leurs propos. Ce sont même elles qui provoquent leurs compagnons de travail. Ceux-ci ne leur suffisent donc plus qu'elles s'attaquent à présent aux étrangers? Quel sort ont-elles jeté à mon baes pour l'engluer, lui, un homme si propre? De chute en chute il s'est accouplé à la pire de toutes, à Yette, l'aînée de ces Branckaert, des propres à rien de bon qu'à traîner des brouettes sur les chantiers et qui, rongés de misère et de vices, n'en continuent pas moins à engendrer de nouveaux crève-la-faim. Elle est si brune cette Yette qu'on la dirait pétrie de terre cuite, elle court pieds nus et porte un tricot et des culottes comme ses frères. C'est à peine une femme. Dans tous les cas, elle n'en éprouve guère les sentiments. Ne trans-porte-t-elle point chaque matin son tout jeune frère, un bambin de cinq ans comme mon Rik, jusqu'à la briqueterie? De pauvret, encore éreinté des fatigues de la veille, dort d'un sommeil de plomb sur les bras de sa grande sœur et pour l'atteler à la corvée, il faut d'abord qu'elle le réveille en lui flaquant de pleines potées d'eau au visage! Et c'est pour une pareille sans-cœur que Kor me répudie, moi la mère de ses enfants ! Depuis midi il courut la rejoindre là-bas et à cette heure ils s'empiffrent et se saoulent sans doute ensemble avant de se ruer à la danse... Ah! le jour funeste où le Saint-Willibrord aborda ici pour la première fois! » A Schelle, au loin, les orgues de Barbarie et les orchestrions, dans un mode plaintif et presque lugubre, rabâchent d'entraînants quadrilles. Sur la route, des couples d'amoureux qui se rendent à la kermesse sans se hâter passent un peu intimidés devant cette femme en prière et dénouent leur étreinte trop impatiente. Par contre, des bandes d'apprentis qui se sont débarbouillés et endimanchés à la hâte après le travail et qui allongent le pas pour arriver au moment où les bals battront leur plein, interpellent et plaisantent l'éplorée : « Holà, la petite mère, toujours à prier? Tu retardes d'un jour. C'est lundi. Viens plutôt danser. Les cavaliers ne manquent pas, comme tu vois. Tu n'auras que l'embarras du choix. Rien ne t'empêche même de nous prendre à tour de rôle. Ce que l'on s'amusera! Essaie... pour voir? » La pauvrette ne daigne répondre à leurs offres saugrenues et lorsqu'ils se sont éloignés en chantant et en esquissant un en-avant-deux, bras-dessus bras-dessous, elle reprend ses douloureuses confidences : « Tu sais pourtant, sainte Vierge, que je ne mérite point cette trahison. L,a langue des pires commères ne trouverait moyen de médire de mon ménage. Je suis brave, honnête et fidèle, économe comme pas une. C'est même en épargnant sou par sou que nous avons pu acheter notre bateau. Mes enfants ne manquèrent jamais de pain ni de souliers; je n'attendais pas qu'elles fussent trouées pour remailler la vareuse et rapiécer les culottes de mon baes. Il me trouva toujours complaisante à ses caresses et, comme il a cinq ans de moins que moi, j'entretiens jalousement la fraîcheur de mon corps et je me montrai aussi soucieuse de lui plaire que s'il lui avait encore fallu me demander en mariage. Aussi les hommes ne renoncent-ils pas à me reluquer avec une certaine insistance. Si j'avais voulu tromper Kor, combien de fois n'en eus-je pas l'occasion! Je ne devrais même pas m'adresser bien loin : » Depuis quelque temps Ivo, notre garçon, me regarde d'un air singulier. Comme il venait à peine de faire sa première communion à l'orphelinat quand nous le prîmes à notre service, je me suis habituée à le traiter en gamin ne tirant pas à conséquence. Mais quoiqu'il ait toujours son rose et doux visage d'enfant de chœur, Ivo a grandi, le duvet lui pousse à la lèvre, il est solide et copieux; cette année il tira même à la conscription. Et quel sujet modèle! Au gré de beaucoup il ne pèche même que par excès de sagesse. Il ne boit que quand il a soif et il ne s'attarde le dimanche au cabaret que le temps d'y jouer une partie de quilles. » Voilà des années qu'il peine pour un gage dérisoire. Combien de fois n'a-t-on pas essayé de nous le débaucher, car il ne manque pas sur nos canaux de heurts où h se fût trouvé au moins aussi bien que chez nous. Il repoussa invariablement les offres les plus avantageuses. Ce n'est pourtant pas qu'il ait si bonne vie auprès de nous! » Notre baes ne le ménage point. Ne m'arrive-t-il pas à moi-même de passer ma mauvaise humeur sur son dos? Mais Ivo accepte toutes les rebuffades. Des enfants s'amusent avec lui comme avec leur chien ; ils le roulent par terre, il se prête à tous leurs caprices. L'orphelin tient-il simplement à acquitter une dette de reconnaissance envers ceux qui l'ont recueilli? Je le crus tout un temps, ô bonne Vierge, mais je ne le crois plus depuis ce qui se passa l'an dernier dans le sas de Trois-Fontaines :- » J'avais envoyé Ivo sur la berge en le chargeant de me détacher une motte de gazon pour la cage de l'alouette. Or, il se trouva que, pendant la courte absence du garçon, mon homme eut besoin de lui pour la manœuvre. Furieux de ne pas l'avoir eu sous la main, à son retour il l'agonit d'injures et lui décocha même un coup de pied. A cet affront, je vis Ivo changer de couleur et fouiller vivement dans sa culotte pour y chercher son couteau, mais en ce moment ses yeux rencontrèrent les miens et il y lut sans doute avec ma pitié pour lui une intercession en faveur du brutal, car il retira sa main vide de sa poche et se contenta de crisper le poing, tandis qu'un triste sourire tiraillait sa bouche et qu'un voile humide passait devant ses prunelles, puis il se détourna en haussant les épaules comme pour secouer toute rancune et se dérober à mes remerciements. » L,e généreux garçon avait supporté cet outrage par amour pour moi! Car ce n'est pas un trembleur que notre Ivo, malgré son clair visage de premier communiant! Les rares fois qu'il se mesura avec de mauvais bougres, il eut toujours le dessus, à telle enseigne que les tape-dur de la Petite Turquie, près de Willebroeck, n'osent plus railler sa timidité et sa gentillesse de fillette. Oui, bonne et sainte Vierge, sans me vanter, je suis certaine que si, à ce que prétendent les débauchés, ce joli garçon ne connut jamais les caresses d'une femme, c'est parce qu'il n'a encore éprouvé de goût que pour moi, toute mûre et toute mère que je suis. Hélas, loin de flatter son penchant, j'ai toujours feint de ne pas m'en apercevoir, et tu sais, Mère de Jésus, si je continue à garder ma foi à mou homme, quoiqu'il soit ivre tous les soirs et que je ne serre plus dans mes bras que le fantôme de mon fringant coucheur d'autrefois! Dire que je l'aime encore et que je serais capable de lui pardonner s'il revenait à moi! » Tandis que Fina s'épanche ainsi dans le sein de Marie, le soir est tombé. Au loin, la kermesse fait rage, les musiques exaspèrent leurs charivaris que déchirent des pétarades et que dominent parfois des hourvaris féroces. A ces rumeurs canailles, Fina évoque l'image de Kor et de Yette étroitement embrassés, et sa jalousie se remettant à bouillir, elle se décide à mettre à exécution le projet auquel elle songe depuis le matin, et peut-être depuis plus longtemps encore. Mais d'abord elle regarde autour d'elle et scrute les diverses routes. Elles sont désertes et elles le resteront au moins jusqu'au milieu de la nuit, car il est trop tard pour se rendre à la kermesse et trop tôt pour en revenir. Fina a donc du temps devant elle, personne ne la dérangera. Elle commence par ôter un de ses sabots, puis elle retire de sa poche une poignée de clous de toutes les dimensions. « Plus de pardon, plus d'amour! s'écrie-t-elle. Sainte Vierge, je te supplie de diriger les clous de mes malédictions vers le cœur de Kor Baltus, l'époux adultère, le père dénaturé! » Et appliquant un clou contre l'écorce du tilleul, elle l'enfonce en se servant de son sabot comme d'un maillet. Pan ! Pan ! Elle martelle avec rage, en rythmant cette besogne aux éclats de ses anathèmes : « Notre-Dame que l'on invoque contre les méchants lutins et à qui on voua cette chapelle pour protéger le pays contre leurs persécutions, je te conjure, au contraire, de les déchaîner sur Kor, le traître... Maudit soit-il! » Et elle tape ferme de son gros sabot de frêne sur les clous pointus comme des poignards, et à chaque clou qui plonge jusqu'à la sève du tilleul, c'est un nouveau verset de ces litanies de malédictions : « Que la bière lui brûle les entrailles! Qu'on lui serve des moules empoisonnées et des harengs pourris!... Que Yette Branckaert soit atteinte de la pire des maladies et qu'il cueille la peste sur ses lèvres!... A la danse, il se prendra de querelle avec les autres galants de la clonzelle... Pan! Pan! Des poings travaillent. Kriss! Kriss! Des lames sortent des manches et des étuis. Sus à Kor! Hardi, les briquetiers... Ils le terrassent! Ils le criblent de coups de couteau ! Ils lui perforent la fressure comme je loge ce clou dans le cœur de ce tilleul! Hourrah! » Il a son compte. Mais puisse-t-il ne pas expirer trop vite! Qu'il agonise en se souvenant de moi et en m'appelant au secours ! » Et, à défaut des briquetiers, que Kludde, le kobold, Nekkar, l'ondin, Grippe Gris, l'homme de feu, les mauvais génies de la contrée, le pourchassent ce soir pour l'enterrer, le noyer, le brûler ! » Qu'il crève cent fois au lieu d'une ! » Clous de deuil! Clous de rage! Clous de malédiction, bour-relez sa chair infidèle et parjure! » Le dernier clou est enfoncé, le sabot échappe de la main de la batelière; elle se laisse choir sur le banc et sous l'empire de la réaction, elle donne libre cours à de nouvelles larmes. Absorbée dans ses incantations, elle n'a pas entendu s'approcher des pas. Depuis des minutes un jeune homme se tient derrière elle, qui prête une oreille complaisante et même ravie aux explosions de sa haine. Quand elle a troué le tilleul pour la dernière fois et qu'il l'a vue s'abattre éplorée aux pieds de la petite Madone, il a fait un mouvement pour se précipiter vers elle, mais il s'est ravisé et, après l'avoir enveloppée d'un ardent regard, il se replonge sans bruit dans les ténèbres. Fina demeure longtemps prostrée à cette place. Une détente s'est produite eh elle. De nouveau le chagrin l'emporte sur la colère ; elle se repent presque des pratiques sacrilèges auxquelles elle vient de se livrer contre le père de ses enfants. Le souvenir des petiots achève de l'attendrir et, pour l'amour d'eux, elle incline au pardon. Voilà qu'à présent, elle s'évertue à extraire les clous du tronc de l'arbre. Vains efforts! Ils tiennent comme si le diable même les y avait rivés, et la batelière se mettrait les doigts en sang avant de parvenir seulement à les retirer de l'épaisseur d'un cheveu. D'ailleurs, on doit s'inquiéter de son absence. Elle avait perdu toute notion de l'heure et de l'endroit. Autour d'elle règne une obscurité profonde. N'est-ce pas l'angelus de sept heures qui sonne à la tour du village? Les petiots auront faim. Après s'être signée, Fina se décide à regagner le chaland. Sur la berge, elle se croise avec Ivo. Il l'attendait, dit-il, pour aller se promener à son tour et il s'éloigne en lui souhaitant la bonne nuit sur un ton presque aussi orageux que l'atmosphère. Quand les enfants ont mangé leur bouillie et qu'elle les a couchés, elle se sent tellement accablée de fatigue et rompue par tous ces combats intérieurs qu'elle s'allonge sur son lit et ne tarde pas à dormir comme une masse. Aux approches de l'aube, des aboiements furieux la réveillent en sursaut. On frappe à la porte de la cabine; on est entré avant que Fina ait eu le temps de passer ses jupons et de tordre sa chevelure : — Bazine, c'est moi. — Vous, Ivo! Que se passe-t-il? — N'avez-vous rien entendu? — Oui, Spitz hurlait... Il gronde encore. — Il y a de quoi. Il vient d'arriver un malheur. — Ciel!... Au baes? — Vous l'avez dit, bazine... Ne pouvant dormir, je me promenais sur le pont. Deux ombres, venant du village, s'approchèrent de la berge. D'une était le baes, l'autre un inconnu. Celui-ci avait empoigné votre homme par le collet et l'entraînait avec une force irrésistible vers la rivière. J'allais me précipiter au secours de mon maître quand soudain je reconnus dans son agresseur, Nekkar, l'ondin du Rupel. La terreur m'engourdit les jambes et me noua la gorge et quand je pus bouger et crier, Kor Baltus gisait déjà au fond du fleuve... et Nekkar s'était évanoui, avec un éclat de rire infernal. A mesure que l'aide-batelier avance dans son récit, il balbutie et se trouble de plus en plus. Il a fini par un ricanement vraiment diabolique. A la clarté de la veilleuse, la batelière le dévisage anxieusement. Des traits bouleversés d'Ivo, le désordre de ses vêtements, sa main meurtrie et un peu ensanglantée, mais surtout son rire de l'autre monde, font entrevoir à la veuve un drame moins fantastique, mais bien plus atroce. — Malheureux, tu mens! s'écrie-t-elle. C'est toi qui l'as tué... Kor! Kor! Et elle s'écroule sur le lit en se couvrant le visage de ses mains. Alors, les bras croisés sur la poitrine, se rengorgeant, d'une voix tout à fait raffermie et presque sur un ton de triomphe et de défi, Ivo reprend : — Eh bien, oui, c'est moi qui l'ai tué, mais, avec ton assistance, Fina... J'ai tué Kor avec les clous de tes malédictions. Elle courbe la tête, mais pour se redresser 'aussitôt, secouée par l'horreur et elle écarte les mains de ses yeux, afin de pénétrer toute la pensée d'Ivo sur sa physionomie. Mais ce n'est point de la réprobation ou de la menace qu'elle découvre dans ses traits. Elle y chercherait vainement aussi des stigmates repoussants. Le garçon n'offre rien de patibulaire. Il s'en faut même de beaucoup : cette expression farouche ne l'enlaidit point, ses cheveux noirs gagnent au désordre de sa coiffure, ses yeux ajoutent des éclairs de passion à leurs caresses, cette lumière tragique manquait vraiment à sa figure trop placide. Quoi qu'elle en ait, Fina le contemple avec plus d'admiration que d'horreur. — Rassurez-vous, bazine, reprend-il à mi-voix, et pour ainsi dire câlin. Dans une couple d'heures, on le retirera de dessous le bateau, et comme son corps ne porte pas de trace de violences, pour vous, pour moi, et pour tout le monde, il aura bu encore plus que de coutume, de sorte qu'en voulant remettre le pied sur son bord, il aura trébuché et sera tombé dans le Rupel... Fina porte un doigt à ses lèvres comme pour l'adjurer de ne pas en dire plus long. Décidément, elle ne parvient pas à lui en vouloir, au contraire, elle se sent impérieusement sollicitée par son sourire d'archange déchu, et, toute humble, déjà possédée, sa complice, mais aussi sa compagne, elle tombe pâmée contre sa poitrine, altérée de stupre et de sacrilège, et la chair travaillée par mille clous de délices. L'AVENTURE D'UN BUVEUR DE BIÈRE DONT LES PINTES NE MOUSSAIENT PLUS miracle bruxellois A mes amis le Docteur et Jeanne Hautekiet. Qu'avait donc Frik Bullens ou plus familièrement dit Frik Saperladjou, Frik le fils des Trois -Eléphants rigo-leurs, le gars massif et râblé, à la face de pleine lune, au nez drolatique fait en pied de marmite, aux yeux « capons », ainsi que disaient les filles de boutique du quartier, qu'avait donc ce Frik le fameux, à se montrer si abattu et si « enterrement de 7 heures », lui le boute-en-train, l'être « farce » par excellence, bien digne de figurer en effigie, comme quatrième proboscidien facétieux, sur l'enseigne adoptée par ses ancêtres et maintenue par ses parents, notables droguistes du Marché-aux-Porcs? Oui, sur quelle herbe avait-il marché, l'impayable Frik, pour qu'il fût devenu moralement presque méconnaissable aux yeux de ses camarades tous bons vivants et royaux buveurs, hantant les réputées brasseries à lambic qui, aussi odorantes et aussi modestes que dame violette, se dissimulent, cachottières et patriarcales, au fond de longs couloirs, dans les rues populeuses des quartiers autochtones de la soiffarde cité brabançonne? C'était à ne pas le croire, mais Frik renonçait aux veillées gambriniques, aux épiques beuveries où il tenait toujours tête aux plus intarissables videurs de brocs de son clan, il renâclait aux kermesses à boudins, aux gogailles de « choezels » et de « waterzoei »; il n'allait plus danser les lundis — contre le gré de ses parents — avec les faubouriennes du Coin du Diable et de Molenbeek, gaillardes au parler gras comme leur chevelure, qu'il disputait à leurs Marolliens, s'amusant à provoquer d'énormes assauts de gueulées où son diable-au-corps et son bagout, comme aussi l'imprévu et la virtuosité qu'il apportait dans l'engueulade finissaient par désarmer et même par lui concilier ses adversaires les plus copieusement embouchés. Pour comble, Frik Saperladjou en était arrivé à bouder Magdelive ou Divette, la mignonne piqueuse de bottines du Rempart-des-Moines, sa bonne amie, son caprice pour de vrai, la complaisante maîtresse dont il comptait bien faire Mme Frik Bullens ou, pourquoi pas, Mme Saperladjou, et, ceci encore, en dépit des airs dégoûtés et recliigneurs de ses vieux, entichés de cette sorte de patriciat que leur conféraient l'ancienneté et la solidité de leur commerce. A présent le digne Frik errait seul comme une âme en peine par les venelles de la rue de Flandre; il battait même des régions urbaines où jamais il n'avait songé à mettre le pied tant elles sécrètent la contrainte et l'ennui. Ainsi on l'avait rencontré, jusque dans la fastidieuse rue de la Doi, une rue où tout Bruxellois du « bas de la ville » ne tarderait pas à succomber au marasme et à la nostalgie. Il marchait l'air préoccupé, la tête basse, comme un qui prépare un mauvais coup ou que le remords galope implacablement. Lui le garçon sociable et expansif par excellence évitait toute compagnie, et n'adressait plus la parole à personne ! En vérité, il avait fallu un événement et des causes peu ordinaires pour produire pareille métamorphose en cet irrésistible bon garçon, le lion et la coqueluche du vieux-Bruxelles ! Une nuit qu'ayant déjà assisté à la fermeture des volets et au couvre-feu dans quatre des estaminets les plus longtemps ouverts aux buveurs attardés, il cherchait, quoique fort éméché, une dernière occasion d'ingurgiter un pot de bière, il s'enTvint échouer, passé minuit, sur le Grand Marché en face de l'Hôtel de ville. Furieux de ne plus apercevoir de lumière dans le moindre bouge, Frik s'écria, après avoir proféré un graveleux — 1.3 — blasphème : « Ah, pour ce verre de bière je donnerais bien mon âmë"au diable, ou tout au moins je lui permettrais de me priver ma vie durant, d'un des éléments qui en composent les délices... Oui, je le jure, foi de Frik Saperladjou; et je ferais comme je le dis, aussi vrai que je m'appelle Frik Bullens des Trois Eléphants rigoleurs ! » Et en prononçant ce serment, il tendit le poing vers le groupe symbolique de l'archange et du diable coiffant le beffroi communier. Etait-ce un mirage produit par les fumées du houblon, mais il parut à Saperladjou qu'un sourire de feu illuminât un instant la gueule du démon et qu'un ricanement diabolique fît écho au hoquet dont il avait souligné son vœu impie. Néanmoins il persista à s'écarter de son logis et s'engagea dans la rue de l'Êtuve. Un peu plus loin, il sembla aussi au noctambule qu'une voix de gamin, le fausset un peu rauque d'un mignon voyou, l'interpellait avec un pur accent de terroir, et comme, touché par ce langage ami, Saperladjou se tournait vers l'enfant, un mince filet d'eau froide lui fouetta le visage. Avec la permission du Ciel, Mannekepis avait pu donner plus de force à son jet puéril et avertir par cette onde rafraîchissante un chrétien, et de plus un concitoyen en danger de sacrilège. Mais le gentil benjamin des Bruxellois en fut pour sa miraculeuse intervention; cette douche ne dégrisa pas encore notre entêté pochard qui s'éloigna sans même être frappé par le côté surnaturel de cette aspersion, et non sans maugréer quelque imprécation à l'adresse du charmant populo par lequel Duquesnoy symbolisa la polissonnerie et la franchise du libre Bruxelles. D'ailleurs aussi radieux que le marin apercevant un phare, Frik avait vu briller de la lumière aux lucarnes d'une sorte de sous-sol qui ne pouvait être affecté qu'à un débit de boisson. Descendant quelques marches et polissant le battant d'un soupirail par lequel il se glissa avec une élasticité féline qui ne fut pas sans le surprendre, il se trouva dans une vaste crypte, quelque chose comme une cathédrale souterraine que des mécréants auraient consacrée au culte de la boisson. Ce temple était couvert de dorures encore plus outrageuses que ces cafés neufs où les damoiseaux endimanchés, autrement dit les « stouffers », se prélassent avec leurs bonnes amies et où des- alchimistes malins font payer très cher des philtres à base de salicilate, véritables élixirs de courte vie. Aussi, Frik se méfiait; mais comme il se trouvait dans la place et qu'il avait fait vœu de ne point se coucher avant d'avoir bu un tout dernier verre, il héla un serveur auquel il commanda une potion semblable à celle que dégustaient les très nombreux habitués de cette paradoxale taverne. Le service était fait par des nains, ou plutôt des gnomes, robustes, l'air vieillot et égrillard, aussi agiles que difformes, bedonnants et velus, hirsutes, la trogne rougie, dont la nudité complète, falote et brune comme l'acajou, se masquait avec plus de cynisme que de pudeur, sous des guirlandes et des sarments de houblon encore garnis de leurs clochettes. Avec une rapidité et une adresse stupéfiantes ces kobolds mettaient en perce des tonneaux innombrables superposés de manière à former de longues files de pyramides, ou se répandaient entre les tablées, portant sur des plateaux la légion des brocs spumeux sans cesse renouvelés devant les insatiables soiffards. Au fond de la salle plus vaste que la nef de Sainte-Gudule, trônait sur un tonneau dans lequel Frik se dit qu'on eût pu encaquer des baleines au lieu de harengs, — un géant à barbe blanche, la couronne sur la tête, le vidre-come à la main, le costume d'un roi de jeux de cartes. Constamment lui-même présentait son hanap vide, de la contenance d'une tonne ordinaire, aux flots de bière qui s'échappaient avec un grondement de cataracte du robinet monstre, introduit dans les flancs de l'immense réservoir. Et à chaque rasade, Gam-brinus, car c'était en personne le dieu de la bière, un dieu païen, donc un diable, — Gambrinus roulait des yeux béats et débonnaires, exprimant une félicité olympienne ou plutôt walhal-lienne, puis il claquait des babines, frottait sa bedaine de la main restée libre ; et à chaque rasade aussi, avec un formidable : « Le roi boit! » signal de lampées générales, comme un grand coup de tonnerre faisait tintinnabuler en un carillon prolongé tous les verres des dressoirs et des tablées. Frik huma la chope qu'on lui sénat et à la première gorgée, subodorant le fumet savoureux du breuvage, il lui sembla que Livette, son amie, frottait contre son palais un pan de la belle jupe de satin ponceau qu'il lui avait achetée pour sa fête. Non, jamais il n'avait rien bu de pareil, ni au Saint-Pierre, ni chez Onkelaar, ni à la Jambe de Bois, ni aux Trois Perdrix, ni au Vieux Château d'or, ni même chez le Duc Jean le Victorieux. 1/arôme délectable comme effluves de fenaison ou de pommeraie, lui montait du palais aux narines, jamais bouquets des crûs les plus vantés n'avaient chatouillé aussi voluptueusement son âme charnelle, le cœur de ses sens, le foyer de ses désirs. Il redemanda une chope que le gnome lui apporta avec la même célérité, mais avec des précautions et des prudences d'échanson sacerdotal. Puis Saperladjou voulut payer, un peu inquiet de l'effet que ce breuvage surexquis pourrait produire sur son cerveau, et craignant surtout de n'avoir en poche qu'à peine de quoi payer ces deux pintes inoubliables. Le kobold ricana et repoussa l'écu de cinq francs que lui tendait Frik, il lui fit signe que rien ne pressait, qu'il lui fallait boire encore et, pour le convaincre, il courut lui remplir un nouveau broc. Frik n'eut pas la force de repousser ce calice insidieux. « A quelle heure ferment-ils donc ici? » se disait-il, n'éprouvant aucune envie de regagner ses lares, d'autant plus que les autres consommateurs paraissaient aussi indifférents que les serveurs à la fuite des heures nocturnes. L'énorme Gambrinus continuait d'ailleurs à leur faire raison, et, sans cesse la tonne précipitait des cascades de bière dans le profond vidrecome, que celui-ci vidait ensuite dans les abîmes gastriques du dieu des ivresses. Une circonstance agaçait Frik, c'était ces intermittents tonnerres, ces borbo-rygmes orageux qui se déchaînaient dans le ventre fabuleux du colosse, chevauchant, sans jamais en descendre, la tonne plus que myrialitrique. Entre deux gorgées, Frik considérait ses voisins de tablée. L'ensemble de cette réunion de buveurs représentait une sortie de bal de carnaval, tant étaient variés les costumes et les physionomies. Mais, malgré ses connaissances fort relatives de l'histoire et de la géographie, Saperladjou constata que presque tous ces piliers de taverne étaient gens du Nord, Russes, Scandinaves, Irlandais, Anglo-Saxons, Germains, Hollandais et Flamands. Les uns portaient des costumes nationaux d'à présent, mais beaucoup, la plupart même, semblaient des modèles de seigneurs et de bonnes gens que Saperladjou avait vus un jour dans un Musée où l'avait chassé la pluie. Il y en avait de tous les âges. Des enfants joufflus repoussant les mamelles de gorgiases matrones, tétaient des biberons remplis dans les hanaps de leurs pères. Des vieillards rajeunissaient à chaque lampée pour retomber après dans une sorte de torpeur ; et leurs yeux brillaient ou s'éteignaient ainsi que la surface d'un réchaud s'avive ou pâlit au jeu des soufflets de la forge. Cependant une lumière bleuâtre se montrait, peureuse, moucharde, derrière les vitraux. C'était donc l'aube. Frik héla le gnome qui s'était occupé de lui, mais l'original serveur repoussa de nouveau et cette fois, avec un regard sévère et cruel, l'écu de cinq francs que le consommateur lui tendait. Et plutôt par une pantomime expressive que par des mots sinistrement articulés, le kobold lui demanda en paiement la valeur d'un demi-litre de sang, soit une minime fraction de la quantité de bière incomparable absorbée par Saperladjou. Frik se rebiffa : « Du sang! De mon sang pour de la bière! Jamais! Ah ça, il faut pas vous moquer de moi, s'tu! » Puis décontenancé par l'air solennel du gnome, il voulut marchander comme il le faisait à la minque, quand d'aventure il régalait ses vieux d'une riche pièce de turbot ou de saumon. « Un demi-litre de mon sang, de mon sang à moi; quoi c' que tu penses dô! Pas dégoûté l'ami! Pas encore un quart! Vingt gouttes, si tu es bien raisonnable. Non pas même dix gouttes, cinq gouttes suffiront! » Pour toute réponse, le gnome lui montra ce qui se passait autour de lui. En manière de règlement de compte, tous les clients se laissaient très docilement tirer une pinte de sang par le nain qui les avait servis. Puis munis du liquide fumeux, les kobolds grimpaient à des échelles et ils allaient le déverser dans une cuve aussi haute et aussi large que la salle, dressée derrière le trône de Gambrinus. Et chaque fois qu'ils alimentaient de cette façon le magique brassin, celui-ci se couronnait d'une crépitante couronne de feux follets. Frik était le seul qui persistait à ne pas vouloir se laisser puiser une pinte de bon sang, lui qui pourtant, avait l'air de dire le gnome, s'était fait tant de pintes de ce bon sang dans la vie et s'en ferait encore bien d'autres sans doute! A la fin, lassé de ces refus, le gnome saisit le récalcitrant et de ses griffes pointues et solides comme des lancettes, il se mit en devoir de lui ouvrir les veines du bras. Frik se débattait désespérément, mais l'autre l'étreignit avec une force irrésistible dans ses pattes velues et Frik sentait déjà les serres du monstre entamer sa bonne viande de sain garçon de Brabant, quand instinctivement, le Brusseleer sceptique et gouailleur se rappela les prières de son enfance et voilà qu'au premier verset du Pater qu'il se mit à clamer avec une voix d'orphéoniste à un concours international, toute l'infernale pagode, cette brasserie de bière faite avec du houblon humain, du sang et de la sève de chrétiens, ce pandémonium, avec ses gibbeux vampires, ses buveurs damnés, et son idole balourde, s'abîma sous terre comme dans une trappe, et Frik se réveilla, aussi boueux qu'un baquet destiné à la voirie, au pied de la tour Saint-, Michel. Parbleu, il n'était que temps! L'aube allait poindre. Au loin les charrettes des maraîchers du marché de la première heure s'annonçaient par leurs cahots sur le pavé de la ville endormie. Les crémeries pour fruitiers et gagne-petit déverrouillaient leurs portes. Quelle chance qu'une patrouille de police n'eût conduit Frik à deux pas de là, à l'amigo, lui Frik des Trois Eléphants rigoleurs! A quelle honte, à quel scandale l'insoucieux compère venait d'échapper! En ce moment même, le dégoût de sa « soulographie » et la perspective du déshonneur qui avait failli l'atteindre, firent même pâlir les impressions et les fantasmagories du cauchemar par lequel il avait passé. Il devait s'être affalé tout à l'heure, en apostrophant le démon terrassé par le chevalier du Seigneur. Frik se traîna jusqu'à chez lui et fut quelques jours sans se montrer aux camarades. Le dimanche après-midi, qu'il relança à l'heure de l'habituelle séance dans la cour du Duc Jean le Victorieux, un des estaminets exaltés dans les fastes de la brasserie nationale, — ses amis inséparables Flup, Door, Toon et Jaak, il leur expliqua sa longue éclipse par un surcroît de besogne : ses parents lui avaient demandé un coup de main pour servir les clients, tenir les livres, faire la caisse et emballer et ficeler galons, boîtes et paquets. Mietje, la grosse servante aux bras nus constamment pincés et patinés par les grivois habitués de la place, avait déjà apporté aux amis de Saperladjou le grand verre d'un demi-litre rempli d'une bière couleur d'ambre, pétillante et perlée, que couronnait une appétissante « jarretière » de mousse. Alléché par la vue de ce délectable breuvage dont il avait été privé depuis ses excès de la nuit sonmambulique, Frik se hâta de demander sa chope et quand la bonne la lui eut présentée, il empoigna cette vieille chope avec quelque chose de la volupté que le mâle éprouve à étreindre sa maîtresse, la souleva à hauteur de ses yeux en l'exposant à la lumière et ayant pris plaisir quelques secondes à s'en régaler la vue, il s'apprêtait enfin à lui demander une jouissance plus grande encore, quand au moment où il y trempait les lèvres, voici qu'avec un pschitt fugace, un bruissement effarouché se fondit instantanément la jarretière ou si vous aimez mieux la collerette de mousse blanche, cette mousse qui floconnait généralement aux moustaches des buveurs, et venait ensuite, après la première lampée, leur chatouiller familièrement les narines. Oui, cette mousse qui persistait à pétiller dans les verres de ses camarades, même après plusieurs gorgées, s'était dissipée à l'approche des lèvres de Frik, ne laissant dans le verre qu'un liquide buvable mais terne et glauque, agréable au goût mais ne l'émoustillant plus. Frik, un peu désappointé, n'attacha pas d'autre signification à ce phénomène qu'il crut dû à une cause plausible et qu'il ne fit même pas -remarquer à ses amis. « Je serai tombé sur le fond d'un tonneau! » pensa-t-il. « Bast! On se rattrapera au prochain verre! » A la seconde tournée — car au Duc Jean le Victorieux, les buveurs de marque ne faisaient pas remplir moins de quatre fois leurs demi-litres en gros cristal — tandis que la bière écu-mait folâtre et guillerette au bord des verres de ses compagnons et venait même, d'humeur espiègle, s'accrocher à leurs moustaches, avant même que Frik eût porté son verre à sa bouche, la mousse s'était enfuie effarouchée, dépouillant encore une fois la bière, de cette vie et de cette physionomie conquérante — ig — qui attisent la soif comme les manèges d'une coquette affriolent la chair. Cette fois Frik ne put dissimuler son dépit. Ses amis ayant même observé son mutisme et sa mine exceptionnellement allongée, il leur montra son verre maussade où ne perlait plus la moindre mousseline. Et comme ils le plaisantaient sur l'importance qu'il accordait à cette vétille, il leur dit que le même cas s'était présenté tout à l'heure, pour son premier verre. Les amis se regardèrent non sans un peu de surprise. Le fait était curieux tout de même. Ils cherchaient à l'expliquer de la façon la plus simple : « Bah, dit Toone, on t'aura donné un verre mal rincé ou bien Mietje pour te punir de ta longue absence s'amuse à te faire boire les fonds de tonneau! » Frik appela la servante boulotte qui, au premier mot de ces conjectures, protesta de toute son énergie. Elle avait servi à Frik absolument la même bière qu'à ses compagnons, et avant de puiser au tonneau, elle-même avait soigneusement vérifié la propreté du verre. Comment supposer Mietje capable de servir de la rinçure à un client de l'importance de mijnheer Frik des Trois Eléphants rigoleurs! Et pour mieux prouver sa bonne volonté, elle s'empressa de reprendre le verre suspect et de rapporter triomphalement sur son plateau d'étain, un verre plein, écumant, plus mousseux que tous ceux qu'elle avait servis. « Essayez de celui-là, mijnheer Frik, et vous m'en direz des nouvelles? » Saperladjou, la mine friande, le lorgna, le reluqua, le balança une couple de fois devant ses yeux, se mirant voluptueusement dans ce Ilot de topaze liquide et scintillante. Quoiqu'ils eneussent, les autres éprouvaient aussi une certaine émotion, et attendaient non sans anxiété le résultat de cette épreuve. Mietje, les poings sur les hanches, souriait, convaincue que l'événement établirait sa complète innocence. Frik porta le verre à sa bouche afin « de dire deux mots », comme il s'exprimait, à la souveraine cervoise, mais, malédiction! il n'en fallut pas plus pour que toute cette joyeuse effervescence de la bière fraîchement tirée prît subitement fin. En moins d'une seconde la bière cessait de mousser et de pétiller. Décidément les choses prenaient une tournure au moins désa- gréable. Cette fois Frik posa son verre avec une telle violence sur la table qu'il éclaboussa sa culotte et celle de ses voisins. C'était trop fort à la fin! Mietje elle-même n'en revenait pas, et, bouche bée, eut grand'peine à réprimer l'envie de faire un signe de croix. Les autres d'esprit plus fort, entreprirent de rassurer leur camarade, en cherchant des motifs naturels auxquels attribuer cette bizarre conduite de leur bonne bière. Frik n'avait-il pas mangé quelque victuaille odoriférante peu faite pour plaire à leur breuvage? Hypothèse assez absurde, vu que le lambic s'accommodait des voisinages les moins distingués et, compère de la même paroisse, s'entendait fort bien avec les fromages, les carrelets, les harengs, les crabes et les œufs durs! Peut-être aussi, Saperladjou avait-il mauvaise haleine et « éteignait-il la mousse comme d'autres tuent des mouches » — supposait l'un des loustics. Mais Frik, aussi propre extérieurement que sain et immaculé dans ses organes, Frik que n'avait jamais souillé la moindre tare, eut un haussement d'épaules à cette insinuation d'ailleurs toute plaisantine. Tout de même le digne garçon se sentait devenir de plus en plus mélancolique et loin de le distraire leurs facéties commençaient à l'irriter et portaient à faux. Un moment il crut même à une mystification de la part de ses inséparables, de complicité avec cette mijaurée, cette sainte-n'y-touche de Mietje. « Allons, leur dit-il, presque rassuré à cette pensée, avouez que vous avez voulu rire à mes dépens. Elle est bien bonne, elle est même réussie, mais à présent la « zwanze » a duré assez longtemps. Mieke, allez me chercher un autre verre et n'y mettez plus cette fois de drogue pour empêcher la bière de mousser! » — Par tous les saints du Paradis! s'écria la servante avec une exaltation de victime injustement mise en cause, je veux être condamnée à ne plus jamais servir que de l'eau à de vieux messieurs grognons et constipés, si j'ai jamais ajouté un grain ou une goutte de médecine à votre lambic! Les amis de Frik, aussi, se défendirent d'avoir trempé dans la moindre fumisterie. « Si notre ami était la victime d'un farceur, déclara Flup, il faut proclamer celui-ci notre maître à tous! car la blague serait impayable! Et, ajouta-t-il en riant, je ne vois guère pour manigancer des « zwanzes T) aussi carabinées, que le grand Malin, le diable, qui cherche de temps en temps à se venger sur les bons Brusseleers de la défaite que lui infligea autrefois l'archange Michel, l'associé de Sainte-Gudule et de Manneke-Pis, pour la protection de notre bonne ville! » A cette réflexion émise en manière de grosse facétie, une terrible lumière se fit dans la cervelle de Saperladjou. Comment n'y avait-il pas songé plus tôt! Sans s'en douter, Flup venait de le mettre sur la piste. Oui, son persécuteur était le diable en personne. Il n'avait pas rêvé l'autre nuit avant de se réveiller sur le pavé de la Grand'Place. Il avait bel et bien vidé des chopes dans le royaume de Gambrinus, le démon de la bière, et, qui pis est, des chopes qu'il avait refusé de payer. Oui, Frik avait fait un « pouf » dans le cabaret du diable. Et à présent son créancier se vengeait. C'en était fait; tant qu'il serait marqué à la craie sur l'ardoise de baes Lucifer, celui-ci continuerait à lui jouer des tours pendables. Aussi pourquoi n'avait-il pas payé son écot? Une pauvre petite pinte de son bon sang! La belle affaire pour un gaillard sanguin comme lui, un rougeaud ayant assez de sang à revendre ! Son infernal créancier devait lui en vouloir d'autant plus que pour se faire accueillir dans la taverne maudite, Saperladjou avait promis au diable de lui céder pour toute la vie « un des éléments qui en constituent les délices! » Et à présent Frik se rappelait les termes de son vœu. Vraiment, en se contentant de ne le priver que de bière mousseuse, le créancier se montrait assez traitable. Tout mortifié qu'il était, Saperladjou en convenait à part lui. Naturellement le fils des Trois Éléphants rigoleurs se garda bien de faire part à ses compagnons de la découverte qu'il venait de faire. Edifié enfin sur l'origine et les auteurs des tours qu'on lui jouait depuis sa rentrée au Duc Jean le Victorieux, Frik se prêta avec une certaine bonne grâce à des épreuves décisives que ses compagnons voulurent tenter afin de lui prouver leur absolue innocence. Ainsi, ils l'invitèrent à choisir un verre préalablement nettoyé par lui, puis à descendre à la cave et à y tirer lui-même sa bière au tonneau qu'il choisissait. Ce qu'il fit. Eh bien, malgré toutes ces précautions, au moment où il allait boire, la mousse abondante et tapageuse se dérobait subitement au contact de ses papilles buccales comme une gente et légère beauté cherchant à esquiver les baisers d'un malotru, et cette fois dans le frisselis de la mousse fugitive Frik reconnut le timbre du rire goguenard qu'il avait entendu partir, l'autre fois, de la gorge du dragon terrassé par saint Michel. C'était à présent au tour des camarades de se casser la tête pour découvrir la source de ces inexplicables tracasseries. Toone proposa une dernière expérience. Il s'agissait de voir comment se comporterait de la bière en bouteille, très mousseuse, versée dans le verre de leur ami. Celle-là, pour sûr, persisterait à « travailler ». Mieke apporta deux bouteilles. La bière y fermentait tellement que les bouchons partirent avant qu'on les eût tirés, et que les verres débordèrent à peine les eût-on remplis au quart. Frik saisit le verre dans lequel la mousse montait avec le plus d'impétuosité. Et cette fois encore, l'approche de ses lèvres suffit pour pacifier instantanément les folles effervescences du breuvage. Personne n'avait plus le cœur à la plaisanterie. Même les gausseurs incorrigibles cessaient de rire. Pour la première fois ils avaient l'ivresse sombre et, s'acharnant à vouloir délivrer leur ami de l'incroyable charme qui le tourmentait, ils l'entraînèrent dans d'autres brasseries, ils lui firent goûter à toutes les bières imaginables : partout se renouvelait l'insolite et crispant phénomène. A la fin, malgré leur nationale goguenardise, ils commençaient à la trouver mauvaise. N'était-ce pas plutôt Frik qui les faisait poser? Histoire de boire « à l'œil ». Mais non, le pauvre diable avait l'air trop piteux pour cela. Alors quoi? Il y avait donc du louche là-dessous... De guerre lasse, tous rentrèrent se coucher, presque heureux, mais sans le dire, de se débarrasser du phénoménal Saperladjou. Ils songeaient qu'un buveur, affligé de pareille infirmité, deviendrait désormais d'une fréquentation gênante. Le lendemain ils parlèrent et, le commérage aidant, la nouvelle du mafheur arrivé à Frik se répandit dans toute la zone où l'on boit. Saperladjou fut « celui qui empêche la bière de mousser ». Les gamins mis au courant de sa déplorable influence sur le lambic qui rit et qui chante, se le montraient du doigt avec des airs dégoûtés et le poursuivaient des huées et des épithètes réservées aux voleurs de chiens, aux pourvoyeurs des fourrières ! Il jetait un froid dans les cercles de buveurs où, avant sa mésaventure, il était le commensal indispensable et bien voulu. Dans certains estaminets les patrons mirent sou verre à part, pour le réserver à son usage exclusif, tout comme s'il s'agissait d'un lépreux. Dans d'autres on refusa même de lui donner encore à boire. Longtemps le malheureux Saperladjou s'entêta à se concilier cette bière qui le boudait sans pitié, mais chaque fois qu'il renouvelait la désolante expérience, il surprenait dans la mousse fugitive le persiflage aigrelet du kobold aux doigts griffus qui avait voulu lui tirer une pinte de bon sang! Le brave Frik, l'orgueil de ses respectables parents, leur était devenu un perpétuel sujet d'angoisse et de honte. Quelle drogue de leur magasin auraient-ils bien pu essayer sur lui pour le guérir de ce mal dont aucun médecin n'était parvenu à établir le diagnostic? Même l'amour de la bénigne Magdelive ne prévalait contre l'hypocondrie du presque trop polissonuant luron de l'autre saison. Ah! lui-même se rendait compte de ce qu'il aurait fallu pour l'exorciser ! Le jour où ilpourraits'acquitter envers son infernal créancier, la paix lui serait rendue et la bière, cette gaîté et cette quiétude en bouteille et en tonneau, lui redeviendrait secourable! Aussi retournait-il souvent à minuit, rue de l'Êtuve, dans l'espoir de voir flamboyer les fenêtres de la taverne fantôme. Hélas, aucune lumière insolite ne piquait plus les bourgeoises et patriarcales façades des antiques maisons ! Lui qui avait toujours professé une salutaire aversion pour l'alcool échoua, peu à peu, dans les « bacs à schnick » et les « cavitjes ». En permanence devant les zincs, il ingurgitait force bobines et clamottes. L'alcool, du moins, ne dénonçait point son infirmité, son vice, la tare qui le rendait suspect aux honnêtes buveurs. Malheureusement au lieu de le rendre plus calme et de le distraire de son idée fixe, ce vitriol achevait de l'aigrir et de le désespérer. Combien de nuits, noctambule rôdeur, à l'heure des chats en folie, des fantômes et des suicidés, n'avait-il pas songé à se jeter dans le canal de Willebroek, quitte à engraisser les anguilles des futures matelotes de l'Amour et du Marly! Il faut croire que les neuvaines et les pèlerinages entrepris secrètement par la pieuse Livette pour la guérison de son bon ami, écartèrent les larves du désespoir prêtes à s'emparer de lui. Peut-être aussi, ces pieux exercices de la bien-aimée inspirèrent-ils un soir à Saperladjou l'idée d'invoquer l'archange Michel, lui qui avait autrefois, si étourdiment demandé le secours du Malin! Agenouillé sur la Grand'Place, il récitait l'oraison dominicale, quand soudain il lui sembla qu'avec un large geste d'apothéose et de transfiguration, le grand saint tout en or s'illuminait comme un soleil et déployait des ailes auxquelles venaient s'accrocher les étoiles. Cessant une minute de régler son compte au vilain dragon qu'il venait d'étourdir par une estocade bien conditionnée, saint Michel descendait majestueusement du haut de son glorieux piédestal, en planant vers la place où s'était prosterné l'humble pécheur. L'archange ayant mis pied à terre s'approcha de Frik qui levait vers l'éblouissante apparition ses yeux mouillés de grosses larmes enfantines, et doucement il prit le bras du gros garçon, retroussa la manche de la veste et de la chemise et avant que le patient eut eu le temps de se rebiffer, le pur esprit lui piqua le biceps, de la pointe de sa flambe divine. A cette blessure Frik se sentit défaillir, mais sans toutefois éprouver de douleur, et il goûtait même un infini délice, une douceur, un bien-être singulier; quelque chose de mauvais s'échappait de lui et faisait place à un étrange soulagement, à une invasion de baumes et de caresses; c'était comme si on pansait avec des doigts d'aurore et d'avril sa pauvre âme fripée et endolorie, comme si on enlevait un poids brûlant de son cœur si joyeux et si candide autrefois... — Fichtre, votre garçon l'aura échappé belle. Eh, voyez donc quel trou le malheureux s'est fait à la tête en tombant sur le pavé... Un autre aurait au moins perdu un litre de sang... Or, votre Frik n'en a pas versé une goutte... De l'avis de ceux qui l'ont ramassé, le pavé, autour de lui, ne portait pas la moindre tache rouge... Quant à l'hypothèse d'une hémorragie interne, il faut la repousser; car elle eût certes entraîné l'apoplexie... Ainsi pérorait le médecin de la famille Bullens au chevet du blessé qu'avaient soigné sa mère et aussi sa Livette. Frik,réveillé depuis quelques instants, avait entendu ces paroles, mais il se garda bien, lui qui devinait où était passé son litre de bon sang, d'élucider ce mystère au bavard docteur. Grâce à l'intervention du grand saint Michel, le pauvre ensorcelé avait pu payer sa dette au diable. Respectueux envers les desseins de la Providence, il ne s'ingénia point à s'expliquer comment une piqûre au bras lui avait fait un trou à la tête. Par reconnaissance pour le Ciel, il rompit avec le délétère genièvre ; et la noble bière brabançonne s'étant remise à pétiller dans son verre, il n'en but plus jamais que pour trinquer les dimanches avec sa petite femme, avec Magdelive aux prunelles et au rire plus pétillants encore que le meilleur brassin du Duc Jean le Victorieux ou même que la perfide bière du diable. PRINCESSE FRAWYDE DE PIRNAPONT noël anversois % An poèie Max Elskamft. Princesse Frawyde de Pirnapont, toi la Dulcinée des petits Don Quichotte en sabots et en haillons du vieux quartier vSaint-André, à Anvers, sur l'Escaut, tableau ou statue des mécènes sans argent, poésie de ceux qui ne savent pas lire, je veux conter la ferveur que tu inspiras à l'un d'eux, et peut-être après ce récit plus d'un lecteur se demandera avec moi, ô poupée des simples au cœur de poupon, fantoche et fétiche, marionnette de guignol souterrain, échouée aujourd'hui dans un musée de folklore, — si ta place ne serait pas plutôt sur un reposoir de madone miraculeuse et si l'étoile du théâtre aux polichinelles n'était pas une des incarnations de la sublime Maris Stella? Elle régna près d'un siècle, cette puppazza, au cœur d'un empire si pouilleux qu'on l'avait même dénommé Marché-aux-Poux, paroisse vermineuse autant que pliaramineuse, aux sen-tines prolifiques, aux galetas grouillants dont, pour comble d'ironie topographique, la voie principale s'intitulait ruelle du Livre, sans doute parce qu'on n'y soupçonnait même pas l'invention de la lettre moulée, et dont les impasses et culs-de-sac latéraux répondaient à ces appellations pittoresques : rues du Glaive, de la Clef, du Rosier, de la Nacelle, de la Cuiller, des Chiffons, des Êtuves, des Cheveux, du Coude-Tortu, du Vent, Saint-Antoine et Saint-Roch... Nel, le petit dernier de Bett, la chiffonnière, veuve de Jef le maçon, Nel était né dans une venelle au nom plus suggestif encore : la rue Nu-Pieds. Est-ce par souci de la couleur locale qu'il ne porta jamais de sabots que le dimanche? Malgré sa misère, Nel déborde de santé dans sa veste trouée comme la pelure des reines-Claude et dans sa culotte aussi souvent rapiécée que son bonhomme de père avait remis de moellons aux façades délabrées. Le samedi soir, quand Bett plonge le petit tout nu dans la cuve d'eau tiède, le barbouille de savon noir au risque de l'aveugler, le frictionne au point de lui enlever la peau, elle se dit que son Nel est mignon comme un Jésus, et que les mioches du baron habitant l'hôtel au coin de la rue riche la plus proche ne le valent certes pas, le petit brunet, aux yeux couleur de café noir, aussi joufflu et fessu que s'il mangeait tous les jours à sa faim, ce qui n'a pourtant pas été toujours le cas depuis la mort du maçon, survenue quand l'enfant était encore au maillot. Le benjamin avait eu une dizaine de frères et sœurs beaucoup plus âgés que lui. La veuve se consolait de cette progéniture exagérée en songeant que leurs voisins de palier ne s'étaient arrêtés qu'à la douzaine. D'ailleurs les aînés ont pris leur volée depuis longtemps, l'un vers le mariage, l'autre vers l'Océan, un troisième vers la caserne, le quatrième vers la prison et la fille unique vers les bouges. Bett n'en entend même plus parler. Après sa première communion le petiot fera l'apprentissage du métier de son père. Il partira dès patron-minet, emportant deux quignons dans sa musette et du café froid dans sa gourde de fer-blanc. En attendant il s'amuse, comme tous les gamins de son âge et suivant la saison, à jouer aux billes, à la balle, à la marelle ou aux osselets. Mais un lundi soir ses camarades l'entraînèrent dans la Cave aux Polichinelles et il y fit la connaissance de la princesse Frawyde de Pirnapont. Il l'aima cette princesse en bois dès sa première apparition aux lueurs fumeuses d'une rampe composée de cinq chandelles de suif piquées dans autant de pommes de terre crues en manière de lampions. Il la voyait à travers une buée d'haleines, de sueur, de fumée et de crachats. Il était serré comme dans un étau entre ses voisins. Leurs coudes lui enfonçaient les côtes, leurs genoux lui pétrissaient les cuisses. Aux effluves de leur robustesse s'ajoutaient des relents professionnels : goudron, crottin, cuir échauffé, limaille, argile, poisson ; une odeur de nippes humides, de graillon, de friture rance qui le suffoquait à moitié. N'importe, ce qu'il gardait de conscience était plongé dans un tel ravissement qu'il faisait bon marché du reste. Il ne vivait plus que par les yeux. Nel avait six ans à peine. La dame datait de l'époque de Charles de Lorraine; mais elle avait été fraîchement repeinte et vernie; elle était rose et luisante comme une pomme, sa bouche souriait, ses yeux caressaient, le rouge de sa robe éclairait la scène et son manteau bleu à étoiles d'or évoquait le ciel des nuits d'été. Désormais pour la revoir, pour acquitter l'entrée au spectacle, Nel épargnait sa cens du dimanche; il n'achetait plus ni noix, ni « couques », ni sucreries ; il se priva même de « scholle » odoriférante et de ces moules que l'on avale, la tête rejetée en arrière, en s'attardant devant la brouette du colporteur. Il eut beau grandir, il ne parvenait à se distraire qu'aux représentations de la princessa Frawyde. Elle fit pour ainsi dire son éducation. Elle lui tiendra lieu d'idéal, car tout ce qu'il a de bon, de tendre, d'ému sous sa rudesse, tout ce qu'il entretient de sensibilité sous son parler saugrenu et ses gestes à l'emporte-pièce lui viendra de la princesse aux yeux clairs. A telle enseigne que lorsque le curé lui serina son catéchisme, il en avait déjà pressenti la morale dans le rôle de sa favorite. Mais aussi parmi cette compagnie turbulente, batailleuse, féroce et mal embouchée, elle seule se montre charitable, réservée et décente. Autour d'elle les marionnettes font assaut de brutalité et de cynisme. Elles se provoquent aussi longuement que les héros. d'Homère, mais en des termes autrement croustilleux. On déclare son amour sur le ton de gens qui vont se couper la gorge. Quand on s'embrasse, on a l'air de se colleter. Frawyde seule ne jure, ne tempête, ne débite des incongruités. Elle ne prononce même que de rares paroles, et toutes de modestie et de charité. Dans cette atmosphère de tourmente, elle représente l'arbitre, la médiatrice, la douceur incarnée, la piété filiale; elle réunit toutes les vertus. Vierge et presque martyre, elle ne méconnaîtra l'autorité paternelle que pour repousser, à l'exemple des Godelive et des Ursule, quelque fiaucé mécréant et païen. Providence des pauvres, elle se rapproche aussi de sainte Elisabeth. Au prestige de la couronne elle ajoutera peu à peu celui de l'auréole. Les montreurs se transmettaient la tradition du rôle. Dès qu'ils prenaient la parole pour Frawyde, ils surveillaient leur verve, gazaient leur réalisme, se mordaient la langue au moment de laisser échapper une sortie trop pimentée. Faute d'interprètes féminins, la princesse gardait la grosse voix de ces dignes garçons, mais cette voix se dépouillait de son rogomme, baissait le ton, s'étranglait même un peu, et le trouble, le scrupule, la réticence de ces gaillards plutôt sans vergogne donnaient l'illusion d'une pudeur et d'une candeur virginales. Pour Nel il n'y eut plus de belle sur la terre que la princesse Frawyde de Pirna-pont. Dès son entrée il s'abîmait dans l'extase. Entassés sur les gradins, les spectateurs avaient beau s'ébaudir et se trémousser, se héler à coups de sifflet ou jouer de la trompette à la façon des diables du chant XXIe de YInfemo, Nel hypnotisé ne voyait, n'entendait, ne sentait plus rien d'étranger à la scène, et même les interpellations du tape-dur chargé de la police dans cette cave de Thespis souvent aussi effervescente qu'une caverne de larrons, même les coups de gaule distribués au petit bonheur par ce gardien de l'ordre et qui s'égaraient sur la caboche de Nel au lieu d'atteindre les tapageurs, ne parvenaient à le distraire de ses dévotions. Par contre, les pièces dans lesquelles Frawyde ne figurait pas lui arrachaient des bâillements. Des scènes dont elle était absente, les autres personnages ne l'intéressaient plus. Cliarlemagne, Napoléon, voire le Géant ont cessé de lui en imposer. Les facéties de Spitom s'émoussent sur son indifférence, et Snoef lui-même, l'irrésistible Snoef, dont le nez énorme suffit à faire s'esclaffer la chambrée, déride à peine la gravité de son ancien admirateur. L'entrée des Quatre Fils Aymon sur leur cheval Bayard n'accélère plus les battements de son cœur. Les grognements d'Ourson, le frère de Valentin transformé en homme sauvage, lui inspirent plus d'ennui que de terreur. Bref, il n'en tient que pour la princesse Frawyde de Pirnapont. Les petits camarades de Nel ne tardèrent pas à s'apercevoir de sa toquade et, pour le faire enrager, ils affectent d'exalter les autres princesses du guignol : Belle-Flore, Bélisande, Pieavia et Viviane. Des cabales se montent contre Frawyde. Un soir, un manœuvre de batelier poussa l'irrévérence jusqu'à cracher sa chique au visage émaillé de l'idole. Cette fois Nel, d'ordinaire si placide, attendit le sacrilège à la sortie et lui infligea une telle raclée qu'il n'eut garde de recommencer. Les autres félons n'osèrent même plus s'en prendre isolément à un paladin aussi redoutable, mais ils attendirent une occasion de lui tomber dessus tous à la fois. La veille de la Saint-Nicolas, la ruelle du Livre allonge une foire aux spikuloos, que les gamins du quartier ont l'habitude de parcourir en bande, bousculant les flâneurs, lutinant les filles, renversant les éventaires, égarant leurs doigts dans les bocaux de sucreries ou les promenant dans les bassines, au risque de se faire échauder et d'attraper de pleines cuillerées de la pâte qui sert à la confection des boules de suif. Voilà qu'au cours de leur expédition ils ont aperçu le petit Nel qui boude à leurs déduits en errant au hasard, la tête remplie de son idole. Aussitôt les polissons de nouer une sarabande et de se mettre .à tournoyer autour de lui. Je me rappelle une danse de ce genre, un soir d'hiver, par un temps de gelée, dans un quartier relativement désert. Des chants et des rumeurs de pas pesants se levaient dans le lointain. La chanson rythmée au battement des pieds se rapproche. Une imposante colonne d'enfants du peuple de douze à dix-huit ans débouche de l'autre bout de la rue en se tenant par la main. Où allaient-ils? Au hasard. Pourquoi cette allégresse? Pour rien ou simplement parce qu'ils trouvaient la vie bonne et qu'ils s'étaient rencontrés sous l'empire de ce sentiment. La plupart ne s'étaient même jamais vus auparavant, mais la joie les avait rapprochés et aussi la connaissance d'un même refrain qu'ils répétaient à satiété, de plus en plus fort en tapant de leurs sabots en cadence, grands et petits confondus fraternellement. J'ai rarement goûté pareille impression de bonheur, de concorde, de santé, d'harmonie et de solidarité... Mais ce soir de la Saint-Nicolas nos polissons témoignaient d'une humeur moins pacifique. Leur danse autour de Nel ressemblait à celle de sauvages autour d'un poteau de guerre. Leur chant dégénérait en huée. Ils avaient improvisé ce couplet injurieux pour le fils de la chiffonnière : C'est le prince transi, I,e galant refroidi, L'adorateur frigide, L'amoureux dans le vide De la dame Frawyde. C'est le poupon De la poupée, De la Frawyde De Pirnapont! Comme ils le harcelaient de trop près, mais surtout parce qu'ils blasphémaient sa religion, le gamin vit rouge et fonça sur eux à bras raccourcis, boxant dans le tas. Cette fois, comme ils étaient au moins cent contre un, le chevalier de Frawyde eut infailliblement le dessous. Il rentra la frimousse ensanglantée, l'œil au beurre noir, n'ayant plus qu'une manche à sa veste, qu'une jambe à sa culotte et, pour comble de guignon„ sa mère, plus irritée des déchirures de ses nippes que des écor-chures de sa peau, profita de son débraillé pour lui administrer une retentissante fessée. L'histoire de ses amours s'était répandue dans le voisinage et arriva même aux oreilles de la vieille Bett, mais la bonne femme se réjouissait de cette passion inoffensive : « Il aura tout le temps de s'acoquiner pour de bon plus tard, se disait-elle. Pendant qu'il reluque sa bonne amie de bois doré, il ne court pas les estaminets et les salles de danse, il n'arrache pas les sonnettes et n'attache non plus la queue des chats aux casseroles! » Quand il s'en alla servir les maçons, puis louer ses bras aux corporations ouvrières du port, il demeura toujours assidu aux spectacles de la cave aux polichinelles; il admirait la princesse. Frawyde de Pirnapont comme au premier jour et pour se rapprocher d'elle il ne trouva rien de mieux, sous prétexte d'ajouter à son salaire, que de se faire embaucher dans l'équipe des montreurs. Simple manœuvre, même trop simple pour prétendre jamais à l'art d'un ouvrier, Nel ne ménage pourtant point ses forces. Mais il lui faut des besognes routinières et peu compliquées, comme de porter des sacs d'un bateau à la rive ou vice versa. Quant au poids des sacs, peu lui importe, il les soulève comme un fétu de paille. Tandis que ses compagnons imaginent se donner du cœur en ingurgitant force genièvre, il s'entraîne par sa dépense musculaire même, il se grise de grands gestes décoratifs. Et le soir quand, après avoir soupé à la hâte, il s'empresse d'aller rejoindre ses artistes de bois, à les voir évoluer avec cette aisance et cette légèreté, on ne se douterait guère que leur montreur a passé une pleine journée à charger et décharger des milliers de kilos. Aussi est-ce le soir que Nel s'éveille pour de bon. Quand il fait parler Frawyde, il enchérit encore sur la discrétion et la réserve des autres gaillards. Il s'acquitte si bien de la tâche qu'il a été chargé presque exclusivement du rôle de la douce ingénue. Il lui arrive d'improviser. Où donc cet ignorant — d'aucuns diraient cet idiot ■— cherche-t-il de si touchantes répliques? Lui-même s'en étonne après coup. Il prononce des mots qu'il n'aurait su lire, qu'il n'a même jamais entendus, et cela avec des intonations qui imposent silence aux perturbateurs. Il a fini par se persuader que cette prétendue marionnette possède une âme meilleure que celle des femmes ordinaires et que cette âme blanche, chaste, exquise, se communique par moment à la sienne. Est-ce à cette influence que Nel doit de garder, en dépit de sa carrure terrible et de ses biceps ronds comme des boulets, son visage rose et imberbe de premier communiant, la lèvre à peine ombrée par un frison de moustache et des yeux limpides comme une aube quoique noirs comme la nuit? Derrière son dos,car il en coûterait au malveillant de l'affronter de face, on raille de plus en plus sa vertueuse conduite et son innocente marotte. Les jolies filles dépitées par ses dédains se mettent même de la partie : « En voilà-t-il un benêt! Serait-il du bois dont on fait ses marionnettes? » Aussi quelle stupeur à la nouvelle de son mariage ! Le jour où sa mère lui avait dit de quitter la maçonnerie, métier réclamant une certaine intelligence, et de chercher de l'ouvrage aux Bassins où sa force trouverait meilleur emploi, il avait obéi comme un petit garçon. De même le jour où la chiffonnière lui conseilla de prendre femme et lui présenta sans retard une accorte blondine, la fille d'anciens voisins tenant une boutique de colifichets pour matelots à l'autre bout de la ville, près de la rade, il se prêta avec la même docilité à ce qu'elle attendait de lui. Pour mettre le comble à la surprise des commères, Nel se montra même le meilleur des maris et, lorsqu'une couple de délicieux mioches taillés à son image eurent mis un trait d'union de plus entre les époux, il se comporta aussi comme le plus tendre des pères. Le docker était allé vivre avec sa mère et sa femme dans le quartier de ses beaux-parents. La blondine, qui s'était d'abord appliquée à lui donner le change sur son caractère, ne tarda pas à se montrer sous son véritable jour. Acariâtre, négligente, gaspilleuse, potinière, jalouse, elle semblait mettre tout en œuvre pour 1 asser la patience et décourager la bonne conduite du débardeur. Loin de la molester, à peine risquait-il de temps en temps une timide observation, non pour lui, mais en faveur des petiots que leur mère traitait en marâtre. Pour endurer pareille situation, était-il dépourvu de tout caractère? Etait-ce une nature molle jusqu'à la lâcheté? Oh! que non! mais il vivait pour ainsi dire hors de ce monde, d'une ardente vie intérieure dans laquelle entrait pourtant une grande part d'inconscience. C'est à peine s'il s'expliquait lui-même, s'il se rendait compte de ses sentiments et de ses sensations. La Fable nous rapporte que des dieux durent subir des épreuves sur la terre, garder les troupeaux des hommes, filer la laine aux pieds des femmes. Déchéance provisoire et apparente. Les mythes de l'Inde et de la Grèce sont remplis de ces avatars. Nel était-il un poète, un mystique incompris, un immortel expiant quelque faute parmi les éphémères? Par ses allures, ses deliors, il ne tranchait guère sur les autres peinards. Il se recommandait à la rigueur par une plus jolie mine et une plastique plus élégante. A peu de chose près son langage était aussi saugrenu, sinon aussi rogue, ses façons aussi bourrues, ses privautés aussi risquées. Il avait leurs vêtements, leurs habitudes du corps, les mêmes tics, le même fumet canaille. Seulement il parlait moins, demeurait plus longtemps pensif, souriait mieux et écarquillait des yeux encore plus ingénus, ou s'il lui arrivait de lancer des énormités, c'était sans cynisme, même sans avoir l'air de se douter de ce qu'il disait, pour mettre, semblait-il, les autres à leur aise. Il ne se trouvait vraiment dans son élément, il ne se îetrou-vait lui-même que dans sa cave à polichinelles. Il s'y consolait des réalités. Il s'y découvrait la meilleure part de son être. Sou état tenait de celui des somnambules, du prêtre ou de l'oracle de quelque divinité. Comme du trépied des sybilles et des pythonisses antiques, un fluide occulte se communiquait à sa personne dès qu'il faisait manoeuvrer et parler la princesse Frawyde de Pirnapont. Par une pudeur de dévot et pour se ménager un asile, il cachait à sa femme l'emploi de ses soirées. Il alléguait des suppléments de corvée aux docks, des arrimages à la lueur des torches, tel navire devant lever l'ancre à la première marée. Il lui versait d'ailleurs sans en rien retenir son salaire de montreur tout comme l'autre. Mais au retour de ses besognes nocturnes, elle lui trouvait un air étrange, un peu ahuri et attendri qu'elle attribuait à la boisson. Elle ne serait édifiée sur ce mystère que par la suite. En attendant, cette sérénité l'intriguait et l'exaspérait. Ees ivrognes ont pourtant l'habitude de battre leur femme, de casser la vaisselle et de faire crier les enfants? — Fainéant! Soûlard! D'où sors-tu? Où as-tu été t'abrutir à ce point? Sa mansuétude humiliait la mégère. Elle lui en voulait de ses ménagements. I/infortune s'acharna sur Nel : d'abord il perdit sa bonne , mère, inconsolable de s'être trompée à ce point sur la furie dont elle avait empêtré son pauvre garçon; puis une de ces épidémies qui sévissent surtout dans les quartiers populeux et de préférence dans les milieux sordides emporta coup sur coup son fillot et sa fillette. Malgré le désespoir de Nel, sa femme lui reprocha la mort de ces anges. Le pauvre diable redoubla d'égards pour une douleur qu'il supposait atroce, à en juger par la sienne. Il s'abstint quelques soirs de vaquer à ses fonctions, dans la cave aux polichinelles, mais connue, au lieu de calmer sa féroce moitié, sa présence semblait la pousser à bout, il ne tarda pas à reprendre ses anciennes habitudes. Lui-même avait besoin d'être réconforté, et où aurait-il puisé soulagement plus efficace qu'auprès de sa touchante princesse? A sa rentrée, après quinze jours d'absence, Frawyde trouva des accents empreints d'une telle sympathie, d'une si généreuse pitié, que l'engeance la plus intraitable, celle des petits bateliers et mareyeurs, en fut remuée jusqu'aux entrailles et se découvrit des fibres plus pantelantes que des anguilles écorchées quand elle fit allusion aux petits enfants rappelés au paradis et arrachés à la tendresse maternelle. Et lorsqu'elle évoqua aussi la douleur paternelle, c'est à peine si l'interprète de la bonne Frawyde put aller jusqu'au bout de sa tirade. Il sanglotait pour de bon. Le bruit des spectateurs qui se mouchaient dans leurs doigts ou au revers de leurs manches afin de déguiser et de sécher leurs larmes lui fournit heureusement le prétexte de suspendre la représentation et de faire une pause dont il avait grand besoin. Comme il sortait du soupirail de la cave, le bas du corps encore engagé dans l'escalier, il se sentit saisir au collet et une voix trop familière, celle de sa femme enfin avertie par la visite d'une bonne âme, se mettait à l'agonir : — Ah! c'est ainsi que tu travailles aux Bassins? Je t'y prends enfin! C'est pour t'amuser avec une marionnette que tu abandonnes ta femme et que tu as laissé mourir tes enfants de faim !... Fi, n'as-tu pas honte!... Un homme de ton âge! Et marié, et père de famille! Encore jouer à la poupée! Les badauds commençaient à s'ameuter autour du couple. Un revirement défavorable au pauvre Nel se produisait chez les polissons. Leur naturel malicieux un instant refoulé par un mouvement charitable allait reprendre le dessus. Déjà se nouait une ronde et se levait l'injurieux refrain d'autrefois : C'est le poupon De la poupée De la Frawyde De Pirnapont. Afin de prévenir un scandale, pour la première fois Nel brusqua presque sa femme et, l'empoignant par le bras, il s'éloigna rapidement avec elle vers leur nouvelle paroisse. Un peu déconcertée par cette quasi-violence, elle s'était tue en chemin, mais quand la porte se fut refermée derrière eux et que le débardeur, déjà repentant du réveil de son énergie, se fut laissé tomber piteusement sur une chaise, les rôles furent de nouveau intervertis et elle se mit à lui faire une scène terrible. Tour à tour elle l'invectiva et le bafoua. Depuis longtemps elle le soupçonnait de la tromper. D'hypocrite, le faux bougre! Il lui faisait trop de mamours pour être sincère. C'était pour mieux cacher son jeu et pour pouvoir mieux la trahir tout à l'aise. Mais, par exemple, elle ne se serait jamais doutée du caractère de sa rivale. Une marionnette, une poupée, une femme de bois! Il était donc fou! Et elle ricanait de rage. Il essuyait la bourrasque sans broncher. Mais elle enfla encore la voix, se fit tragique. Elle l'accusa d'avoir tué leurs enfants. De grotesque adultère se doublait d'un infanticide. Cette poupée n'était-elle pas quelque abominable idole, quelque créature forgée par le diable? Nel n'était pas fou, mais bel et bien possédé, ensorcelé. Et pour le punir de son exécrable passion, le bon Dieu leur avait repris le petit Pol et la mignonne Disette. A cette accusation, le pauvre garçon fut ébranlé pour la première fois dans la quiétude de sa conscience. Une lumière terrible l'éclaira. Comment ne s'était-il pas rendu compte plus tôt de son aberration, de son crime? Il se fit horreur. Il s'arracherait à ce joug détestable; s'il en était temps encore, il rachèterait son âme. Il romprait avec cette princesse d'enfer... Il tint parole, mais à partir de ce moment quelque chose lui nianqua.il parut plus distrait,plus absent, plus égaré que jamais. La vie semblait se retirer de lui. Et un jour qu'on avait négligé de fermer une écoutille, il ne vit point l'abîme sous ses pas et dégringola à fond de cale d'un transatlantique avec la charge qu'il portait sur le dos et dont le poids aggrava encore sa chute. Ramassé avec une jambe cassée et des lésions internes, 011 le transporta à l'hôpital. La jambe guérit, mais le coffre était gravement atteint. Le moral était peut-être plus attaqué encore. Nel était accablé de remords et, d'autre part, il était aussi torturé par des regrets impies. Le démon continuait sans doute à le tenter. Il avait la nostalgie de sa cave aux polichinelles. Frawyde de Pirnapont hantait ses cauchemars. De plus, il attribuait son accident au courroux céleste; idée dans laquelle les visites plutôt irritantes de son épouse contribuaient charitablement à l'entretenir. Cependant, vers la Noël, un mieux sembla se déclarer dans son état. Il avait tant supplié le Ciel qu'il éprouvait aussi un soulagement moral. La veille de la grande fête, il obtint d'être transporté dans la chapelle de l'hôpital pour assister au salut. Devant l'autel, on avait représenté l'étable de Bethléem : Jésus dans la crèche, entre l'âne et le bœuf; Joseph agenouillé veillant sur l'Enfaut, les anges planant dans la nue, leur gloria in excelsis avertissant les bergers, les mages guidés par l'étoile; Marie, debout, tournée vers les fidèles et, les mains tendues, semblant leur présenter son divin Fils. Or, tandis que Nel, bercé aux accords de l'orgue et des cantiques, priait avec une ferveur plus grande que jamais et s'extasiait devant le pieux simulacre, voilà qu'il s'aperçut tout à coup d'une étonnante ressemblance entre la Madone et certaine image qu'il s'était flatté d'avoir enfin oubliée. D'abord il avait été frappé par une analogie de costumes; c'était la même robe rouge, le même manteau bleu à étoiles d'or. Et, à l'indicible effroi du pauvre diable, c'était aussi les mêmes yeux clairs, le même regard, la même bouche, le même sourire. Nel se signa à plusieurs reprises pour conjurer le démon, car il se croyait de nouveau tenté. Il se cacha le visage dans ses mains, il ferma les yeux pour ne plus voir et il s'efforçait de repousser cet abominable mirage qui opérait le rapprochement sacrilège de la Vierge avec une idole, d'une marionnette du diable avec Marie, reine des anges. Quand il se risqua à regarder de nouveau, la ressemblance était devenue plus saisissante encore. Mais quelle beauté, quelle bonté aussi répandue dans les traits de la sainte Vierge! Et pourtant, quelque effort qu'il fît pour repousser le témoignage de ses yeux, ce galbe ineffable était celui de la princesse Frawyde de Pirnapont. Alors une nouvelle révélation éclaira l'esprit du brave docker. Non, une idole, une possédée, une servante de l'enfer ne pouvait sourire avec cette pudeur, cette grâce et cette sublime tendresse. Une physionomie aussi auguste ne masquerait jamais l'iniquité. Comment Nel ne se l'était-il pas dit plus tôt? D'identité de la marionnette avec la Madone lui parut toute naturelle à présent. Ees deux ne faisaient qu'une même personne. C'était sous les traits de l'humble fantoche que la Consolatrice, la Dame de Bon Conseil se manifestait à lui depuis sa tendre enfance. Il s'expliquait comment Frawyde était devenue de plus en plus sainte à ses yeux, comment elle l'avait caressé de baumes et de dictâmes, imprégné de ce chrême occulte qui fortifie les gladiateurs du bon Dieu. Et tout comme il avait demandé pardon à la Vierge d'une méprise sacrilège, il supplia Frawyde de lui pardonner sa trahison et son apostasie. Cependant l'image lui souriait de plus en plus et le confirmait dans sa foi nouvelle. C'était la Vierge même qui lui avait inspiré cette ferveur pour la poupée de la cave aux polichinelles. Son extase fut suivie d'un tel apaisement que le blessé se fondit en une béatitude éperdue. Il ne sentit pas qu'on le transportait dans son lit; mais, s'étant réveillé vers le matin, dans ce petit jour livide que teintent le givre et la neige, il aperçut Frawyde ou plutôt Marie, car l'auréole avait remplacé la couronne, qui s'avançait doucement vers son chevet. Elle se penche sur lui, elle lui prend tendrement les mains, elle l'aide à les joindre, et avant la suprême défaillance, il n'a que le temps de prier : « Princesse Marie... Le jour point... Dans le vide... Sainte Frawyde... J'expire... Notre-Dame de Pirnapont! » m H ii m LA MONTAGNE DES HUSSARDS légende du polder Hcnnan Van Puymbrouk. Je profitai du beau temps des fêtes de Pâques pour aller revoir ces savoureuses contrées d'entre les Polders et la Bruyère, au nord d'Anvers, où je vécus autrefois et où se passent plusieurs de mes romans et de mes contes. Malgré les transformations fatales amenées par un surcroît de population et des communications plus rapides avec la ville, j'ai retrouvé mon ancienne résidence et surtout les campagnes d'alentour en grande partie telles que je les avais laissées il y a une trentaine d'années. L,es rangs de mes camarades se sont quelque peu éclaircis, les jeunes gens d'alors sont devenus des aïeux et les jolies filles des grand'mères, à moins qu'ils n'aient rejoint déjà leurs ancêtres. Mais n'importe, ce sont pourtant les physionomies familières. Gars et jouvencelles ressemblent à ceux d'autrefois. A quelque nuance près leur costume est demeuré le même. I,es femmes, pourtant, répudient les bonnets et les chapeaux si originaux d'il y a cinquante ans pour adopter les modes urbaines qui les enlaidissent, mais les hommes se coiffent aussi crânement de la casquette cycliste que de la casquette marine de jadis et ils demeurent fidèles au chandail de laine qui n'a fait que changer de couleur, la nuance café au lait étant plus demandée que le bleu. J'eus le temps de les observer à loisir ces fringants garçons, ce dimanche de Pâques où je fis la promenade jusqu'à Putte et où ils brûlaient la grand'route en pédalant à outrance, leur turbulent cortège nous humiliant un peu, mes deux amis et moi, piétons endurcis, qui n'avions pour seule excuse que de vouloir jouir plus longtemps de la beauté du paysage. Car elle est toujours ravissante cette Capellesschestraat qui présente des deux côtés de sa large avenue une succession de châteaux et de parcs enchanteurs. Putte, la bourgade en partie belge et en partie hollandaise, célèbre par sa kermesse tumultueuse et le séjour que Jordaens y fit à la fin de sa vie, mériterait surtout d'être connue par le vaste domaine dit le Ravenhof, à cheval sur les deux pays et dont les bois de toutes essences s'étendent à des lieues jusqu'à Beiren-drecht, Stabroeck, Santvliet et Ossendrecht. Justement, le jour où nous nous promenions dans ce parc merveilleux dont un Moretus, le propriétaire actuel, accorde gracieusement l'accès aux excursionnistes et aux pèlerins paisibles, des nuées de corbeaux s'abattaient dans les clairières et sur les pelouses, s'y livraient à un concert assourdissant, sous prétexte de saluer le renouveau et justifiaient le nom suggestif du domaine : château des Corbeaux. Mais ce château contient une autre curiosité : une colline artificielle ou une butte au bout d'une digue, érigée au milieu des futaies séculaires et d'où l'on domine tout le pays. On l'appelle le Hoezaerenberg ou mont des Hussards et, quoiqu'il soit de création relativement récente (il daterait de 1848), il a déjà sa légende et une bien jolie légende qui me fut contée ce jour même. En ces temps-là, à en croire les anciens du village, la misère fut grande à Anvers et même dans les Polders environnants si riches et si fertiles. L,es récoltes avaient manqué à cause de la sécheresse et des gelées tardives. Ce désastre coïncidant avec une crise commerciale, le port voisin ne recevait plus de vaisseaux et il n'y avait de travail ni aux champs ni à la ville, ni pour les « dockers », ni pour les cultivateurs. L,a châtelaine de Ravenhof, attachée à son pays, à ses fermiers et étendant même sa sollicitude à tous les villages de la région, compatissait vivement au sort de ces journaliers et manœuvres. Comment procurer du travail et du pain à ces chômeurs malgré eux? se demandait la bonne dame. Comment les secourir sans les blesser, leur faire du bien sans les traiter en mendiants? Car il s'agissait d'y mettre des formes pour obliger ces braves gens, très probes, très vaillants mais assez farouches et que le malheur rendait sans doute plus ombrageux encore. Il fallait donc procéder avec infiniment de tact et déguiser l'aumône sous l'apparence d'un salaire. Cependant, la dame avait fait distribuer des secours aux plus pauvres. Elle inventa des prétextes de réjouissances, des événements heureux qui seraient survenus dans sa noble famille, pour leur offrir des repas plantureux dans les auberges de la région. Les intendants de la châtelaine lui rapportaient que, malgré leur faim, ces malheureux mangeaient à contre-cœur et boudaient pour ainsi dire à ses largesses. Ils étaient démoralisés. On les voyait vaguer par la campagne ou se morfondre au seuil de leurs chaumières, comme embarrassés de leurs membres, honteux de leurs forces inutiles que la généreuse baronne persévérait à entretenir. C'est à peine s'ils remerciaient leur bienfaitrice. La population robuste et plantureuse préservait sa bonne mine, elle gardait sa fleur, son teint rose, ses muscles d'acier, mais elle n'en paraissait que plus piteuse. On aurait dit que ces travailleurs comprissent l'anomalie dont ils donnaient le spectacle : leurs corps athlétiques réduits à l'oisiveté, au repos forcé. En vain, pour les réconforter, la châtelaine leur fit donner à boire. Des tonneaux furent mis en perce à leur intention dans tous les cabarets de la contrée. Les gars mettaient les futailles à sec, mais ils n'en devenaient que plus apathiques et plus moroses. Le houblon ne les émoustillait plus. Autre chose était la kermesse, les libations et les déduits après le bon travail, quand les bassins d'Anvers sont encombrés de navires et qu'il manque presque des bras au village pour rentrer les moissons. Mais de quel labeur, de quel exercice profitable les récompenseraient ces largesses? Ils s'agitaient sans parvenir à s'égayer. Leur joie factice grimaçait et sonnait faux, car on ne s'amuse pour de bon que par réaction après la corvée et pour avoir le cœur au plaisir, il faut l'avoir eu d'abord à la besogne. C'est surtout le cas sur les rives de l'Escaut qui fournissent à Anvers ses plus solides débardeurs, ses plus résistants porte-faix et au Polder «et à la Campine leurs meilleurs défricheurs et terrassiers. Entre temps, la châtelaine se désolait de l'inanité de ses efforts pour consoler ces pauvres diables. Elle arrivait même à s'impatienter : — Les ingrats! disait-elle à ses intermédiaires. Ils ont du pain à discrétion, et de la bière tant qu'on en brasse! Oue puis-je de plus? — Hélas ! madame, répondaient les intendants. Ils ne digèrent plus le pain et la bière leur abat le moral au lieu de le leur remonter. —- Leur enverrai-je de la musique, des violons, des fifres poulies faire danser? — La danse ne suffirait plus à leur dégourdir les jambes. —- Leurs femmes sont toujours appétissantes et belles? — Les yeux des commères se détournent de ces gaillards inactifs. — Quoi ! des mâles si robustes et si passionnés ! — Aucun plaisir ne les tente. Ils boudent l'amour même. Rien ne les attache plus à leurs foyers. Loin de songer à créer de nouveaux ménages, les jeunes parlent d'émigrer en Amérique. C'est la fin... — Êmigrer? se récrie la châtelaine. Jamais! Autant se suicider en masse, car leur race s'étiolerait ailleurs. Cette flore humaine appartient à cette terre. Elle en a pompé les sucs. Les blonds en représentent le pur froment et les bruns le seigle savoureux. Je les retiendrai coûte que coûte. Je dois cela à mon pays. Elle avait songé déjà à leur faire faire des travaux de terrassement. Ils creuseraient des canaux, érigeraient des digues. Mais encore fallait-il que ce travail eût son utilité. Sinon ces ouvriers trop fiers se prendraient pour des forçats. Réduits au sort de Sisyphe ou des Danaïdes, ils auraient souffert plutôt de l'inutilité que de l'éternité de leur supplice. Enfin leur infatigable protectrice crut tenir le moyen de conjurer leur exode. Si les Poldériens sont courageux et tenaces, ils sont aussi crédules et imaginatifs comme des enfants. Un jour la dame convoqua les notables de tous les villages éprouvés. Elle joua l'alarme et l'épouvante. — De terribles nouvelles! dit-elle. Comme si ce n'était pas assez de toutes nos misères, voici que de nouveaux fléaux menacent de fondre sur nous. Il ne s'agit de rien moins que d'une invasion de l'étranger. Une horde de cavaliers sauvages accourt des steppes lointaines. Ce sont des hussards plus barbares que les Cosaques. Ils brûlent les villages, ravissent les enfants, abusent des femmes. N'est-ce pas que nous leur opposerons une barrière? Vos pères ont endigué l'Escaut. Vous n'avez point dégénéré. C'est le moment de faire vos preuves à votre tour, mes garçons ! Il faut surtout qu'on les aperçoive de loin. Construisons une digue plus solide que celles du fleuve, un rempart escarpé qui arrêtera la ruée des chevaux, une colline d'où l'on signalera l'approche de l'envahisseur, une montagne plus haute que tous nos clochers! Ea parole émue de leur bonne suzeraine les a convaincus. Les gars se le tiennent pour dit. Ils accueillent presque cette menace avec joie. Enfin voilà de quoi occuper leurs bras. A l'œuvre donc ! Et qu'ils y viennent, les hussards ! Ils trouveront à qui parler. La population entière de mettre la main aux pioches, aux pelles, de s'atteler aux brouettes. Tous les Poldé-riens sont un peu terrassiers. Nous sommes habitués dans nos. grandes villes à voir leurs brunes équipes hâlées, saurées, comme dorées au four, leurs nippes de velours assorties à leur teint, les reins ceints de flanelle rouge, le pic sur l'épaule. Les femmes et les enfants se mettent de la partie. Ils peinent en chantant pour rythmer le jeu de l'outil. Ils s'entraînent et se stimulent en riant et en s'allongeant de fraternelles bourrades. Et la montagne s'élève, grandit, au point de dominer bientôt toute la contrée. Cependant, au plus fort de leur activité, la crise commerciale s'était résolue dans la grande ville. La châtelaine en fut informée la première. Aussitôt elle fit l'ascension de la butte : — Eu voilà assez, s'écria-t-elle. Vous pouvez couronner votre œuvre et célébrer en même temps une pacifique victoire, car dès demain vos occupations ordinaires vous attendent à la ville et nos fermiers ne tarderont point à vous embaucher à leur tour. Les cavaliers de malheur ont tourné bride, intimidés sans doute par vos bras robustes et vos cœurs héroïques ! Vous, vous êtes aidés, mes braves, voilà que le Ciel vous aide! Des hourrahs frénétiques saluent ce discours. Les terrassiers jettent les pioches, tombent dans les bras les uns des autres, nouent de folles sarabandes. Le faîte de la colline se pavoise comme une flotte et le soir venu, des tonnes de poix enflammée font ressembler la montagne à un volcan. La kermesse s'improvise plus frénétique que l'ordinaire fête votive. Les gars ne boudent ni à la bière, ni à la danse, ni à l'amour. L'ennemi dont ils fêtaient la retraite n'était autre que l'oisiveté. La dame laissa toutefois ses Poldériens dans l'idée d'avoir établi un rempart contre de nouveaux fléaux de Dieu et la colline en prit ce nom de Hoezaerenberg sous lequel on la connaît encore dans toute la région. Telle est la légende que me conta un bon folkloriste de là-bas comme nous contemplions du haut de cette butte, par-dessus les sapinières et les bouquets de rhododendrons, l'immense étendue des alluvions bornées d'un côté par l'Escaut et de l'autre par les sablons de la Campine. LA NOËL DU BRACONNIER A mes amies Simar et Virly. IL, y a une dizaine d'années, Charles Vhmmers, jeune docteur en droit que le ministre de la Justice d'alors, philanthrope des mieux intentionnés, avait associé à son œuvre de réforme du système pénal et des lois répressives, était allé passer, vers le milieu de décembre, quelques jours en Campine, nous ne dirons pas malgré les rigueurs de la saison, mais plutôt à cause de celles-ci, car, originaire des environs de Wechelder-zande, il entretient toujours pour la contrée natale une ferveur presque nostalgique. Aussi, s'empresse-t-il de retourner au pays chaque fois qu'il en a le loisir, ne fût-ce que quelques heures, entre deux trains, le temps de s'emplir les poumons d'air pur et de se réjouir les yeux au spectacle d'une véritable campagne et de vrais paysans. Il affectionne la Campine en toute saison, autant sous le manteau d'hermine dont la recouvre la neige que sous la robe de pourpre que la bruyère en fleur étale sur ses sablons. Ce jour-là — la fin de son congé — il avait parcouru une grande étendue de pays par un temps clair et de persistante gelée on ne peut plus favorable à la marche. Il prenait plaisir au craquement de la neige sous son pas intrépide. Le soir allait tomber. Le jeune homme s'arrêta pour embrasser d'un regard amoureux la poétique étendue, éclairée par les suprême rayons du soleil dont le disque rouge descendu derrière un mélèze plusieurs fois séculaire, et isolé au milieu de la lande, mêlait des rubis aux diamants que le givre avait accrochés à ses branches fantastiquement tordues. Les dernières étincelles du merveilleux incendie s'étaient éteintes et Charles contemplait encore l'horizon obscurci, quand il fut arraché à son extase par une rumeur qui partait d'une ferme voisine, la seule qu'il eût rencontrée depuis sa dernière étape. On aurait dit des lamentations et aussi de plaintives psalmodies. Un peu intrigué, mais plutôt mû par une vague compassion que par une curiosité indiscrète, et ayant aperçu d'ailleurs une enseigne d'estaminet au-dessus de la porte, le jeune homme se risqua à soulever le loquet et à pénétrer dans la place. Un feu de tourbe et de brindilles de sapin éclairait par intermittences la chambre assez vaste mais basse et enfumée, livrée déjà en grande partie aux ombres du crépuscule. A cette vague lumière, Charles Vlimmers distingua cinq personnes assises sous le profond manteau de la cheminée, autour de l'âtre sur lequel était suspendue l'énorme marmite contenant la pouture des vaches : une vieille femme, une autre très jeune encore, une bambine de deux ans à peine et deux petiots, l'un de cinq, l'autre de trois ans. A l'entrée de Vlimmers, les psalmodies entendues du dehors avaient cessé. Les deux femmes s'étaient levées et avaient répondu au goeden avond du visiteur. La vieille alluma une petite lampe à pétrole qu'elle déposa sur la table devant lui, tandis que l'autre descendait par une trappe à la cave d'où elle lui rapporta un verre de bière puisée au tonneau. Charles apprécia la touchante et saine beauté de la jeune femme, une blondine aux joues roses, mais il fut frappé aussi par l'expression navrée de son visage, par le sourire forcé dont elle accompagna les quelques paroles de bienvenue prononcées en le servant. De plus en plus porté vers ces humbles gens, il entama la conversation, s'informa de leur condition, du temps qu'il avait fait pour leurs récoltes, de l'âge de la vieille, des bêtes qu'ils avaient à l'étable; il complimenta la jeune mère sur sa bonne mine et aussi sur celle des petiots, enfin il demanda des nouvelles du baes, du maître de la ferme et patron de l'estaminet. A cette dernière question, la jeune femme tressaillit et porta vivement la main à ses yeux comme pour dissimuler son émotion, mais elle ne put y parvenir et, éclatant tout à coup en sanglots, il lui fallut donner libre cours aux pleurs qui l'auraient suffoquée. — Pardonnez-moi, bazine, balbutia Charles Vlimmers, d'avoir ravivé votre chagrin par cette malencontreuse question. Déjà veuve?... Pauvres orphelins! — Non, monsieur, leur père n'est pas mort, répondit la blondine avec la volubilité des humbles pressés d'épancher leur cœur dans celui d'une personne amie. Mais nous sommes bien malheureux tout de même, car il est... ah! j'ose à peine le dire... il est en prison! — En prison? se récria le citadin. — Oui, Monsieur, en prison, mais non point pour ce que vous pourriez croire. Il n'a volé ni assassiné personne, notre Stann. En prononçant ces paroles, elle avait séché ses larmes et elle se rengorgeait avec une certaine fierté. — C'est le meilleur, le plus brave des hommes, n'est-ce pas, mère? C'est sa mère, Monsieur. Depuis près de six ans que nous sommes mariés, il n'eut jamais une mauvaise parole contre moi! Et quel travailleur! Toujours aux champs ou auprès de nous. A peine s'il boit un verre de bière le dimanche, au village, après la messe. Tenez, Monsieur, voici son portrait en militaire, dit-elle, en allant décrocher un petit cadre suspendu dans l'alcôve. Il est toujours le même, il n'a pas changé! — Et pas une seule punition de tout le temps qu'il passa à la caserne ! constata à son tour la vieille mère. L,a photographie, qu'elles montrèrent à Vlimmers, représentait un gars robuste et de ferme encolure portant avec crânerie son uniforme d'artilleur. — Notre Frans est l'image vivante de son père. Il ne lui manque pour lui ressembler tout à fait qu'un pinceau de moustache à la lèvre! reprit la jeune femme en passant la main dans la tignasse frisottée de l'aîné des mioches, un brunet qui, après beaucoup d'hésitation, s'était décidé à se rapprocher de l'intrus et, un doigt fourré dans la bouche, le considérait à la dérobée en osant à peine relever vers lui ses yeux couleur de café clair ombragés de longs cils. — Ah! Monsieur, poursuivit la jeune femme après avoir embrassé le bambin qui lui rappelait le mieux l'absent, dire que notre baes fait de la prison pour avoir tué un lièvre ! Entre nous, je vous avouerai que ce meurtre n'était pas le premier, car Stann n'a qu'un seul défaut : le braconnage. Mais cette passion-là lui tient au sang, elle le possède tout entier comme si la sorcière du Mont Brûlé lui avait jeté un sort! Hélas! je me demande même s'il en guérira jamais. Mais je lui fais injure, au pauvret! N'est-ce pas, Monsieur, qu'il ne recommencera plus? S'il lui arrivait d'oublier ce qu'il a dû souffrir lui-même, là-bas, du moins m'aimera-t-il assez pour ne plus vouloir m'exposer aux tortures que j'endurai loin de lui! Quelle leçon!... Combien de fois ne lui ai-je point dit : «Stann, attention! Mil, le garde du baron, t'a dans l'œil et n'attend que l'occasion de te pincer comme les autres. Cela finiramal !» Stann ne voulait rien entendre. Les menaces et le danger l'excitaient au lieu de l'engager à la prudence. C'était comme une gageure entre le garde et lui à qui jouerait au plus fin. Mon homme a fini par perdre la partie. La chose est arrivée une nuit qu'il m'avait promis pourtant de ne pas aller au bois. Nous nous étions même couchés. Il faut croire qu'il ne parvint pas à s'endormir tant son envie était forte, car il profita de mon sommeil pour se relever, passer sa culotte, décrocher son fusil et courir à son malheur ! » Pris sur le fait par le garde, Stann perdit la tête et, comme l'autre avait ramassé le fusil, il le lui arracha des mains et lui en asséna un tel coup de crosse qu'il le laissa étendu pour mort dans les fougères. Puis il courut à toutes jambes jusqu'à la maison... » Ah, Monsieur, quel réveil!... » Heureusement la casquette de cuir du garde avait amorti la violence du coup et il en fut quitte pour une semaine de repos. Touché par notre affliction et le repentir de Stann, ce Ml qui n'est pas un méchant diable au fond n'aurait même pas porté plainte en ce qui le concernait, si le baron, son maître, très jaloux de ses droits, n'avait tenu à faire un exemple et à profiter de ce moment de folie du malheureux braconnier pour le confondre avec les assassins. » Notre Stann fut donc appelé devant les juges à Anvers. Nous nous décidâmes à l'accompagner et afin de bien rtjontrer à ces messieurs de la ville que nous n'étions pas des vauriens, — 5i — nous nous vêtîmes de notre mieux. Je vois encore mon homme avec son sarrau et sa casquette de moire des dimanches; son pantalon de drap noir du jour de notre mariage. Les petiots avaient des bas et des sabots neufs, la mère son manteau à capuchon avec fermoir d'argent, moi mon bonnet de dentelles et ma croix de diamant. Le voyage jusqu'à la ville fut presque gai. Nombre de gens de la paroisse étaient de la partie. Tous, à commencer par le garde-chasse lui-même, nous rassuraient de leur mieux. A les en croire, mon homme ne s'attirerait qu'une réprimande, une amende tout au plus. » Au tribunal, Mil tint parole et s'abstint d'accabler notre Stann; il ne rapporta même que ce que son serment et son emploi l'empêchaient de taire. Les témoins aussi ne trouvèrent que du bien à dire de nous. Confiants dans la tournure que prenaient les choses, nous comptions déjà rentrer paisiblement au village tous ensemble, comme nous en étions partis. « Stann, fais un salut à M. le juge et allons-nous-en, » murmu-rai-je à l'oreille de mon baes en le tirant par le pan de son sarrau, tandis que les mioches, impatients, s'accrochaient à ses jambes. « Un instant, on ne s'en va pas ainsi! » vociféra le juge en lançant à mon mari un regard qui le cloua sur place. « Attendez au moins que j'aie prononcé la sentence! » » Alors, avertie par un pressentiment, la vieille mère de Stann éleva subitement la voix et, posant les mains sur la tête des petits : « A genoux, mes agneaux, fit-elle, à genoux, car le » malheur plane sur votre père. C'est le moment d'appeler le » Père céleste à son secours! » » Et l'aïeule nous donna l'exemple. Agenouillés tous les cinq, nous nous mîmes à réciter le Notre Père à haute voix en tendant les bras vers le Ciel, comme nous le faisions aux stations du chemin de la Croix quand nous nous rendions en pèlerinage à Montaigu. « Silence! » gronda le juge, peut-être le seul chrétien dans l'auditoire que nous ne fûmes parvenus à émouvoir, alors que Mil, le garde-chasse du baron, mordait sa moustache grise et qu'autour de nous le monde des vagabonds et des misérables en guenilles, qui n'avaient non plus rien de bon à attendre de ce méchant, se mouchaient ou toussaient par contenance, oubliant leur propre détresse pour s'apitoyer sur nous. « Silence! Assez de comédie! » tonna l'homme noir. » Un murmure courut dans la salle à ces paroles impies; mais, alors, d'une voix rageuse qui étouffait cette timide protestation, il se mit à marmotter précipitamment une kyrielle d'hocus pocus en collant le nez sur ses paperasses et en évitant, comme s'il eût tout de même eu honte de ses vilains offices, de rencontrer les yeux de mou homme, qui ne cessaient de l'interroger avec une surprise et une angoisse croissantes. » Ni l'aïeule, ni les enfants, ni moi ne comprenions nou plus ce que le juge dégoisait ainsi, car nous nous étions relevés, muets et atterrés. » Mais je ne saisis que trop clairement la portée de ce discours quand deux gendarmes s'approchèrent de notre Stann et, l'empoignant chacun par un bras, le poussèrent ou le tirèrent vers une sortie... Je criai... je ne sais plus ce que je criai!... Les petits appelaient leur père, la mère son fils. Le pauvret tint la tête constamment tournée vers moi tout en essayant de se dégager, jusqu'au moment où il disparut avec les gendarmes par la porte basse qui se referma vivement derrière lui. Je revois toujours son visage, très blanc mais rouge aux pommettes. En se débattant, sa casquette était tombée; la sueur lui perlait au front, une sueur d'agonie qui défrisait même un peu ses beaux cheveux satinés! Ses grands yeux bruns étaient devenus plus grands encore, ils s'agrandissaient même à mesure qu'on l'éloignait de nous! Et le regard qu'il m'adressait, le regard lourd et tendre, comme s'il y eût mis tout son cœur pour me le laisser et me le faire tenir tout le long temps où nous serions séparés... Six mois! Pour avoir tué un lièvre! » Hélas! Monsieur, je n'ai jamais su me rappeler comment je rentrai dans notre maison... Il y a seulement deux mois de cette journée funeste, deux mois qu'on le retient loin de nous, que la ferme réclame son maître, que sa mère et moi nous nous rongeons l'âme, que les enfants attendent les caresses du père à leur réveil et qu'à leur coucher sa main ne leur a plus tracé la petite croix sur le front! Dire que ce sera la première Noël qu'il ne se trouvera point au milieu de nous! Ah! si Jésus, notre Sauveur, daignait nous rendre le baes à l'occasion de la grande fête! Ce que nous l'avons déjà prié! Quand vous êtes entré, tout à l'heure, Monsieur, nous étions en train de le supplier de nouveau... Il nous entendra, n'est-ce pas? — Oui, ma bonne femme, répondit Charles Vlimmers en se levant, très ému par ce récit. Oui, Dieu vous exaucera! Une voix d'en haut me le promet. Vous reverrez Stann à la Noël... En attendant, continuez à prier. Aux approches de l'anniversaire mémorable entre tous, les routes du Paradis se font plus augustes, plus suaves et plus évangéliques que jamais. Les anges les parcourent comme durant la nuit où ils descendirent avec la Bonne Nouvelle. Un éther mystique sature les espaces et les ailes de la prière s'élèvent plus rapidement jusqu'à l'Éternel. Priez donc et espérez ! A la Noël, Stann sera de retour. Charles Vlimmers prononça ces paroles sur un ton inspiré et avec une exaltation prophétique qui firent ouvrir de grands yeux à ces pauvres gens et dont lui-même demeura émerveillé. Une puissance occulte semblait lui avoir. soufflé cet adieu solennel. Il sortit précipitamment. Deux jours après, la veille de Noël, vers l'heure où le jeune ami du ministre avait visité cette famille éplorée et s'était fait confier leur peine, les deux femmes et les trois enfants récitaient le bénédicité autour de la table sur laquelle fumaient la bouillie et la platée de pommes de terre quand Spits, le chien de garde, éclata en aboiements joyeux en tirant sur sa chaîne de toutes ses forces. Un pas alerte approcha de la porte, quelqu'un gratta ses pieds au seuil; puis on entra avec une exclamation d'allégresse. C'était Stann. — Le Monsieur avait raison! s'écria la jeune femme en volant dans les bras du bien-aimé : Dieu a fait un miracle. Noël ! Noël ! La démarche de Charles Vlimmers chez le ministre avait réussi. D'accord avec son excellent chef, le jeune homme jugea inutile de se vanter de ce succès auprès de ses protégés lors de la visite qu'il leur fit quelque temps après. Il préféra laisser à l'événement son caractère merveilleux et providentiel, estimant avec raison que rien d'heureux ou de bienfaisant n'arrive sur la terre qu'avec l'agrément et par le pouvoir de la Divinité. — Et ce n'est pas tout, Monsieur, ajouta la femme de Stann en terminant le récit du miraculeux retour de son homme. Non seulement le bon Dieu l'a délivré de la prison, mais il l'a guéri de sa maladie : Stann ne braconne plus!... LA MÈRE DES SOLDATS A Pierre Hamelrijckx. C'était entre 1875 et 1880, à Anvers, aux environs de l'Esplanade, un faubourg rien moins qu'élégant, mais bien représentatif de nos agglomérations urbaines : on y rencontrait un gazomètre, une caserne, une maison d'aliénés et une prison, le tout enclavé dans un réseau de ruelles sordides, mais sympathiques tout de même par la belle humeur, l'endurance ou la bravoure d'une surpopulation de miséreux fraternels. A l'angle de l'ancienne plaine d'exercices et d'une de ces ruelles, à cette banale enseigne La Belle-Vue, un estaminet point banal du tout, et moins banale encore la patronne ou bazine. Demandez plutôt aux soldats de la garnison? Toutefois, si vous leur parliez de la Belle-Vue, beaucoup de pousse-cailloux 11e vous comprenaient pas, ou bien, après avoir réfléchi en se grattant le menton : — La Belle-Vue?... Connais pas. Ah si! tout de même; mais c'est chez maman Fontaine, chez la mère des soldats que vous voulez dire! Et votre interlocuteur souriait d'un air entendu. Oh! n'allez pas penser à mal. Il ne s'agissait pas d'une... de celles que vous savez. Le sobriquet de Mme Fontaine était un brevet de bonté écartant toute ironie. La mère des soldats tenait donc un petit « staminet » prenant vue, même belle vue, sur les vieux tilleuls de la place. Trois fenêtres. Pas de plancher, mais un rouge carrelage saupoudré de sable blanc. Pour mobilier : quelques tables de sapin récurées au savon vert, une douzaine de chaises rempaillées; un petit billard, dit chinois, jeu d'enfants ou de soldats — car y a-t-il plus grands enfants que les militaires et les marins? — une vieille horloge au timbre adorable, une de ces horloges dont la sonnerie s'attendrit et se bonifie avec l'âge, comme le vin de France; enfin, un comptoir derrière lequel s'étagent des brocs, des flacons, et, sur la cheminée, une naïve garniture en verre soufflé que la bonne femme tenait d'un sien cousin, maître verrier au Val Saint-Lambert. Car elle est Wallonne, la digne veuve Fontaine, qui, sans enfants, s'est faite la mère de tous les soldats de la garnison. Réjouie, rose et saine, avenante encore en dépit de ses cinquante-cinq ans et solide comme un homme : une maîtresse femme, quoi ! Combien de « classes », de « levées » a-t-elle déjà vu passer par son établissement ! Les anciens, les libérés la recommandent aux novices, aux « bleus ». Nulle ne s'entend comme elle à vous retaper le moral du conscrit nostalgique, à vous le chapitrer affectueusement. Ils lui racontent leurs affaires; elle lit leurs lettres, et aux illettrés, elle sert parfois d'écrivain public, ou bien elle leur dicte ce qu'il faudra mettre sur le papier. C'est chez elle que le permissionnaire rentrant de congé dépose ses provisions, son tabac, voire ses épargnes; c'est chez elle aussi qu'aux époques de licenciement les pioupious paient leur dernière tournée, car c'est en serrant la main de maman Fontaine qu'ils font leurs adieux à la vie militaire. Leurs adieux? Pas encore définitifs. Car voilà les rappelés en pantalon blanc, en veste d'intérieur, le livret passé entre deux boutons ; poupards, fessus, un rien désorbités : — C'est encore une fois nous, mâme Fontaine?... Ne nous reconnaissez-vous pas? — Si je vous reconnais!... Toi, Jean-Jean!... Et toi, Gros-Louis!... Et quelles nouvelles, m'fi? Elle aura vite remis leurs noms sur tous ces visages. Et cependant ce qu'elle en aura vu défiler! Artilleurs avec leur tunique à pans ornés d'une grenade enflammée, le talpak à plumet, les fourragères rouges! Lignards ou piottes à culottes grises! Petits carabiniers verts et jaunes! Chasseurs à cheval, lanciers désinvoltes, guides plus fringants encore, jolis hommes culottés de carmin, sanglés dans le dolman et presque aussi élancés sinon plus trapus que ces interminables grenadiers presque embarrassés de leur stature humiliante pour le commun des mortels, et dont de candides visages d'enfants couronnent des charpentes athlétiques! Maman Fontaine les connaissait tous, tous! Elle savait leurs noms, leurs surnoms, voire leur signalement, à ces innombrables guerriers; elle eût pu rétablir leur matricule jusque dans ses moindres détails. C'était à la Belle-Vue, ou plutôt chez maman Fontaine, la mère des soldats, leur mère qu'ils venaient parler de leur autre mère et aussi de la gentille payse; d'autres fois, s'épancher des vexations du service, des persécutions, des brimades qu'il leur fallait endurer de la part de l'un ou l'autre gradé qui les « cherchait >;. Et quelle puissante médiatrice que cette simple cabaretière! Quelle redresseuse de torts! Son honnêteté était un prestige imposant, même aux officiers. Que d'injustices elle prévint, que de différends elle aplanit, que de coups de tête elle conjura! Les mauvais sujets, les remplaçants, les soudrilles ne franchissaient pas son seuil. Voisine des bouges qui entourent souvent les casernes, la sienne était la maison honnête et familiale, sentant bon l'ordre, le devoir et l'honneur. Souvent, lorsque pris d'une de ces furies prétoriennes qui s'emparaient d'une partie de la garnison à la suite de conflits avec les « pékins », les soldats mettaient à sac toutes les « boîtes » du quartier, à commencer par ces débits interlopes, ces forcenés n'épargnaient que la Belle-Vue. Bien plus, la rage des démolisseurs, ivres de représailles, se fût reportée sur le malavisé qui eût seulement fait mine de frôler de son bancal la porte ou les vitres de la maternelle auberge. On vous l'eût écharpé illico. Malheur même à celui des leurs, à l'étourdi qui se. fût avisé de manquer, en parole, à la providence des soldats. Le compte du blasphémateur eût été réglé mille fois plutôt qu'une. Aussi les vadrouilles, les traînards d'éperons, les ivrognes, les « losses », les batailleurs, les rossards, ne s'aventuraient-ils jamais à la Belle-Vue. D'ailleurs, été comme hiver, n heures sonnant, maman Fontaine bouclait les volets, mettait les verrous, et elle n'eût plus ouvert au commandant de place en personne. Un jour que la mère des soldats humait le frais sur le seuil de sa porte, elle avisa un gringalet de caporal très en peine de reconduire à la caserne un grand diable de disciplinaire libéré de la veille et qui, outrageusement ivre dès sa première sortie, se remettait dans le cas de se faire renvoyer à la correction. Le petit caporal suait sang et eau. Pas moyen d'emmener la mauvaise tête. C'est plutôt l'autre qui l'eût entraîné avec lui. La patronne de la Belle-Vue a saisi d'un seul regard la situation perplexe et passablement ridicule du caporal; elle prévoit surtout la vilaine affaire que va s'attirer le récidiviste. Le gradé est de sa connaissance; elle le hèle : « Une idée, Pidoux. Va-t'en chercher du renfort et confie-moi ton homme quelques minutes ; je me charge bien de lui faire entendre raison ! » Le caporal Pidoux court en effet au quartier, proche de là. Et voilà maman Fontaine qui, tour à tour bourrue et caressante, entreprend le mutin, au demeurant le meilleur enfant de la terre, et parvient à le faire entrer dans l'estaminet. Là, maternelle à souhait, lui parlant de tout ce qui tient au cœur des plus durs à cuire : le cher clocher, les vieux, la promise, qu'il risquerait de ne plus jamais revoir, elle vous l'amuse, vous l'admoneste, vous l'attendrit et vous le retourne si bien que lorsque Pidoux s'en revient, flanqué de deux solides bougres, il aurait suffi de la menotte d'un tout petit enfant pour reconduire le redoutable réfractaire. Il était redevenu doux comme les ouailles qu'il gardait autrefois en son hameau ardennais, quelque part du côté de Bastogne ou de Bertrix... — Et surtout pas un mot de cette petite « subornation » (elle voulait dire insubordination) sur le rapport, hein? Vous me le promettez, n'est-ce pas, fieu? recommanda-t-elle au caporal. — Soyez tranquille, maman Fontaine! Le gaillard est tout à fait blanc. Demain, il viendra vous dire lui-même si j'ai tenu parole. — A la bonne heure, Pidoux, vous êtes un brave ! * Telle était l'excellente renommée de la Belle-Vue et de sa cligne patronne, que plusieurs officiers, de bons braques, pas fiers, se mirent à fréquenter régulièrement cet humble cabaret pour y faire leur partie de cartes. La « Mère des Soldats » ne tarda même pas à être aussi populaire dans la région des épaulettes que dans celle des simples sardines. Cette clientèle plus distinguée n'imposait cependant pas plus à la bonne femme que le conscrit le moins dégourdi, et son parler demeurait aussi franc avec le capitaine qu'avec ses hommes. Une après-midi, après force parties de piquet arrosées d'un nombre inusité de petits et de grands verres, voilà que de la table des officiers résonna la grosse voix du capitaine Thibaut : — Changez-moi 20 francs, hein, mâme Fontaine? — Impossible, mon officier... Plus un sou de monnaie dans mon tiroir. Mais Flimart que voilà pourrait aller jusque chez l'épicier du coin. N'est-ce pas, Flimart? Déjà le Flimart, un artilleur poupin et candide comme un premier communiant, qui, avec quelques copains, suivait respectueusement et silencieusement, d'une table pas trop proche de celle des chefs, les péripéties de la revanche et de la « belle » de plus en plus animées, Flimart s'était levé, et, en position, attendait que le capitaine disposât de lui : — Tiens, Flimart, et dépêche-toi! Le canonnier, jambé à souhait, 11e tarda pas à revenir avec la monnaie. Sans compter, Thibaut a coulé le numéraire dans sa poche, non sans distraire toutefois du total une piécette blanche qu'il tend au grand Flimart : — Aboule, conscrit, voilà pour ta peine. — Mais, auparavant, capitaine, voyez si vous avez votre compte! conseille la sage patronne de la Belle-Vue, sans doute parce qu'elle s'est aperçue que depuis un quart d'heure, il l'a — 6o — en effet, son compte, mais un autre compte, le gros capitaine Thibaut. — BastaL. Sufficit! baragouine notre homme en haussant les épaules et en ramassant les cartes. — Et vous, Flimart, avez-vous eu soin de vérifier ce que vous rendait l'épicier? — Oui, oui, madame Fontaine. — Alors, c'est bon, mon garçon. D'appel du soir a sonné depuis une heure. Flimart et sa coterie ont regagné le quartier. Les officiers, eux, ont cessé de jouer, mais s'éternisent à deviser et à boire. Thibaut semble de plus en plus lancé. Il en raconte de bien bonnes, il en tient encore de meilleures en réserve, intarissable. — Voyons, mes officiers, Messieurs, intervient la bazine, c'est la belle heure, il va être temps de se coucher ! — Encore une tournée, maman Fontaine ! — Que nenni ! — Pour moi ! insiste Thibaut. — Pas même pour le Roi ! Thibaut se résigne. Il a rebouclé son ceinturon; il va démarrer; mais au moment de régler : — Tonnerre de Dieu! s'écria-t-il. Il me manque cent sous. — Voilà ce que c'est de ne pas compter! fait remarquer la mère des soldats. — Pour sûr, c'est ce sournois d'artilleur, — comment l'appelez-vous donc, Flimoux ou Filou, — qui me les aura filoutés ! — Flimart, voler 5 francs?... Jamais, capitaine. — C'est ce qu'il lui faudra prouver demain ! grogne l'officier, devenu tout à fait rageur. Maman Fontaine n'insiste pas. De moment serait mal venu. Car les camarades de Thibaut, aussi éméchés que lui, font chorus et flattent son indignation. Il n'est décidément pas blanc, le pauvre Flimart. Gare au réveil ! Da bonne femme n'en dormit pas de la nuit. Il fallait à toute force empêcher le scandale. Elle ne s'expliquait point comment les 5 francs avaient disparu, mais elle était sûre de la probité du long Flimart. Elle le connaissait comme si elle avait été sa mère pour de vrai ! Le matin, debout à la première heure, elle s'habille prestement, et sans avoir pris le temps de lisser ses bandeaux grisonnants, le chapeau de travers, le châle mal ajusté, elle sonne chez le capitaine Thibaut, elle carillonne comme s'il y avait le feu. — Hé, hé! Doucement, la mère, que désirez-vous? Elle ne répond pas à l'ordonnance scandalisée et ahurie; elle la bouscule même, monte l'escalier, ouvre sans frapper la première porte venue, et fait irruption dans la chambre; celle où: Thibaut cuve encore ses consommations aussi variées que nombreuses de la veille : — Capitaine!... Mon capitaine ! Elle secoue le ronfleur, sans y aller de main morte. — Eh bien, crénom! Que se passe-t-il? fait l'officier, se remettant sur son séant, rageur, et se frottant les yeux. — Il y a... Ecoutez, capitaine; je n'ai pas voulu vous le dire hier soir, devant les autres, pour ne pas vous faire affront; mais vous aviez tellement votre... comment dirai-je,... votre petit jeune homme... vous me comprenez?... que vous avez donné 5 francs de pourboire à Flimart... — Hein, quoi? A ce soldat?... Cinq francs de pourboire! Moi jeter cent sous à la tête de cet abruti? Ah çà, vous vous f... de moi, la petite mère? se récrie Thibaut dont la prodigalité est certes le moindre défaut. — Pas le moins du monde ! Je parle on ne peut plus sérieusement et suis certaine de ce que j'avance. Voyons, tâchez de rassembler vos souvenirs... Il y va de la carrière et de l'honneur, peut-être de la vie d'un brave garçon. — Milliards de tonnerres!... Voilà qui est fort!... J'aurais donné 5 francs, moi! Ah! par exemple... Pour faire la bête à ce point, il m'aurait fallu être ivre comme toutes les Polognes... — Eh bien, d'accord; vous l'étiez... comme toutes les Polognes... Ceci, entre nous... Je suis, moi, tellement certaine de mon fait, que je vous redirai même vos paroles à ce Flimart : « Aboule, conscrit, voilà pour te coller une « tamponne ». Le capitaine proteste, jure, sacre, rugit, écume, se démène,, jette les bras en l'air, menace de devenir épileptique. Maman Fontaine tient bon. Elle ne lâclie prise pas plus qu'un bull-dogue qui aurait agrippé le charnu d'un mollet. Enfin, la première crise passée, le capitaine se montre plus traitable. Honnête et brave homme au fond, des doutes, des scrupules lui viennent. Si réellement il avait été pochard? Dame! Ce ne serait pas la première fois!... Et alors... Non, il ne pourrait décemment envoyer ce soldat devant un conseil de guerre, le faire condamner à la prison, à l'infamie... — Le chiendent, Madame Fontaine, c'est qu'il va falloir me lever et courir à la caserne. A l'heure qu'il est, on a peut-être déjà mis notre homme au cachot et son déshonneur a-t-il été rendu public. Et, en pans de chemise, de plus en plus perplexe, il allait et venait par la chambre. — J'ai prévu le cas! insiste la bonne femme, sans se montrer le moins du monde effarouchée par la toilette sommaire du capitaine. Elle avait bien d'autres idées en tête : — C'est moi qui me rendrai à la caserne. Voici plume, encre et papier. Signez-moi un billet comme quoi vous déclarez l'artilleur Flimart innocent du vol dont vous l'accusiez hier. Faites mieux : attestez que vous lui en avez fait cadeau de cet écu de 5 francs, à ce soldat... — Mais, ma bonne dame, on dira que j'avais une cuite... — N'importe, on dira la vérité! Signez... Thibaut se rebiffe, mais finit par s'exécuter. — Merci... Dormez bien, capitaine. La digne femme de voler à la caserne d'artillerie. — Ah! c'est vous la mère Fontaine... Passez... Pas de consigne pour la bazine de la Belle-Vue. Elle a demandé à parler au lieutenant de service, ami de Thibaut, et son partenaire au piquet de la veille. — Lisez, mon lieutenant. — Ah çà! maman Fontaine, j'ai donc eu la berlue, les choses ne se sont point passées ainsi. — Ta ta ta! Moi je vous affirme, au contraire, que c'est la pure vérité. — Mais le capitaine jurait ses grands dieux qu'on l'avait, volé et que Flimart était son voleur... — Le capitaine avait tort... Il en convient. C'est écrit. Noir sur blanc ! — Mais, encore?... — Il n'y a pas de mais... L'après-midi du même jour, Thibaut accourait essoufflé à la Belle-V ne. — Milliards de bombes, Madame Fontaine. Vous m'avez outrageusement berné. Oue me chantiez-vous donc de ce pourboire de 5 francs, de cette libéralité de millionnaire?... Flimart ne m'avait pas volé, en effet... Mais j'ai retrouvé les 5 francs dans la doublure de ma tunique... — Fh bien? De quoi vous plaignez-vous encore? — De quoi je me plains, sacrebleu?... Mais je passerai désormais pour un pocliard invétéré devant tout le régiment. Car ce n'est ni plus ni moins qu'un brevet d'ivrogne patenté que vous m'avez fait signer!... — Dame! Tant pis! Je n'avais que cette ressource-là. Fallait-il laisser aller ce brave garçon à la discipline?... C'est que j'aurais donné ma vie, moi, en garantie de son innocence, à ce Flimart. Ah! je m'y connais en physionomies, capitaine. D'ailleurs, libre à vous de réclamer ce billet au lieutenant et de le détruire, ce billet qui n'apprendrait, au surplus, rien de neuf à ceux qui vous connaissent... — Madame Fontaine!... — Eh bien! quoi? Il fronça les sourcils, la dévisagea, puis, sur le point d'éclater, la bonne face loyale et souriante de son interlocutrice rien moins qu'interloquée le désarma. Avec un large rire d'honnête homme et de bon vivant, mais les yeux un tantinet humides, le grognard pressa longuement la main durillonnée de cette simple patronne d'estaminet. — Topez là!... Vous êtes tout de même une maîtresse femme, Madame Fontaine, et qui n'avez certes pas volé le nom qu'ils vous donnent, nos soldats!... Et tenez, reprit-il, après avoir plongé la main au fond de sa poche. Voici les cent sous du litige... Remettez-les à Flimart à titre de réparation pour le moment désagréable que lui aura valu ma... (il allait dire ma... cuite, mais il se reprit)... ma distraction. LA JOURNÉE DES MARCHANDS DE SABLE W RKTY le Bancal se réveilla dans son trou à charbon aussi éreinté et fourbu que la veille, les pieds endoloris, tout courbatu de s'être allongé sur la dure avec ses guenilles trempées, sans la moindre énergie devant la perspective d'une nouvelle journée qu'il lui faudrait passer encore à se morfondre ou à rôder sous les averses. En se mettant debout, les clous de son soulier lui pénétraient dans la plante du pied droit, tandis que les orteils du pied gauche passaient à travers la semelle et tâtaient le carreau glacé. Et, comme chaque matin, sa logeuse se mit à l'invectiver : — Holà, sac à pous! à la besogne! Il se traîna en geignant dans la chambre. Sa ration de pain l'attendait, à côté de sa jatte de café. Attablé devant cette frugale pitance, ses regards épiaient les allées et venues de la mégère. Ayant englouti sa dernière bouchée, il profita d'un moment où cette femme lui tournait le dos, pour escamoter le talon du pain sous sa veste, puis il gagna la rue sans se hâter et de l'air le plus indifférent du monde. Mais, arrivé au dehors, il se mit à courir aussi vite que le lui permettait sa claudication jusqu'à ce qu'il eut tourné le coin où il reprit sa démarche accoutumée. Il évitait les flaques et gardait le haut du pavé afin de ne pas mouiller ses petons meurtris. L,e nez en l'air, il cherchait à scruter l'étroite bande de ciel visible entre deux sordides rangées de maisons. Partout régnait la même obscurité, (i) D'après Naar Buiten, de Stijn SïREUVEl^S. le même brouillard humide. ' Suffisamment édifié sur le temps qu'il ferait, le gueux dirigea ses regards de la bonne femme en train de débâcler ses volets, à Toppy, le chiffonnier, lequel, sa besace sur le dos, commençait sa ronde en sonnant de la corne dans la ville encore endormie. Il salua cette connaissance en clignant l'œil et poursuivit sou chemin clopin-clopant. Arrivé au bout de la ruelle, il avisa la vieille Lotte se livrant, ployée en deux, au triage des escarbilles qu'elle jetait dans son petit panier. — Hé, Lotte, la cendrillon, a-t-on fait bonne récolte? rica-na-t-il, s'arrêtant une seconde, planté comme un héron sur une seule jambe. La vieille releva son visage ravagé : — Ah ! c'est toi, Tréty le Bancal, glapit-elle à son tour, mais pour se remettre aussitôt à ses fouilles. — Fichue rencontre que celle d'une vieille au matin! lança encore le gamin à la pauvresse quand il l'eut dépassée d'une centaine de mètres. Elle grommela quelques invectives entre ses chicots, mais il ne les comprit ou dédaigna d'y répondre; d'ailleurs, il n'était déjà plus à la portée de sa voix. A présent, il longeait la palissade bornant le chemin de fer. Une sourde rumeur annonça l'approche d'un train, puis la locomotive souffla et renâcla de plus en plus distinctement. Tréty tomba en arrêt. Bouche bée, adossé à la tablette d'une fenêtre, il assista au rapide défilé des wagons, d'où les gens semblaient le narguer du haut de leur grandeur. Le train s'engageait en sifflant dans la ville et en arborant un long panache de fumée derrière la dernière de ses voitures. — Les veinards! que ne suis-je à leur place? se disait le gamin. La chaleur et l'abri dont jouissaient ces voyageurs réalisaient à ses yeux le comble des délices inhérentes à l'opulence. Mais le train disparut aussi promptement de sa pensée qu'il s'était évanoui à ses yeux et le pauvre diable fredonna sa première chanson en traînant la jambe jusqu'à la gare, i Près de la grille du quai de déchargement des bagages une traînée de claque-dents de son espèce attendaient déjà la pra- tique. Il les reconnut du premier coup d'œil, chacun à quelque trait particulier, à un tic, à un détail de l'accoutrement, à l'une ou l'autre difformité. En somme, il n'était pas fâché de retrouver une fois de plus ses compagnons d'une longue série de mauvais jours. Tous étaient accroupis ou allongés près de la grille, béant d'un air morne aux salles et aux bureaux encore fermés. Tréty s'assit, jambes ballantes, sur une borne en pierre de taille, heureux de laisser reposer ses pieds endoloris. En consultant de nouveau le ciel, il constata avec un certain soulagement que les nuées avaient suffisamment épanché leur trop-plein la veille. Les pauvres bougres ne seraient donc plus aussi copieusement arrosés aujourd'hui! Cependant les tombereaux commençaient à rouler dans les rues, les chevaux hochaient leurs têtes dolentes, les charretiers marchaient à côté comme des somnambules, sans regarder autour d'eux. D'autres ouvriers se rendaient par équipes à la besogne, les mains en poche, le bidon de fer-blanc sous le bras et la musette en bandoulière. Ils remontaient frileusement les épaules et tendaient l'échiné en marchant. Des portefaix interpellaient ces peinards au passage, mais n'en tiraient généralement pas la moindre réplique. Tréty attendait stoïquement, à son ordinaire, l'aubaine qui lui rapporterait sinon de quoi dîner, du moins de quoi boire la goutte. Le temps passait cependant sans qu'il se présentât la moindre occasion de gagner quoi que ce fût, et tous ces claque-dents demeuraient allongés ou accroupis, en se dévisageant l'un l'autre, non sans éprouver une certaine rancœur à l'idée qu'ils seraient tout à l'heure une légion de purotins à devoir se disputer deux ou trois maigres clients. Tout à coup une charrette chargée de sable et attelée de quatre molosses déboucha de la porte d'un entrepôt; un grand gaillard ayant mené à pied cet équipage jusqu'au dehors sauta prestement dessus et fit prendre le trot à ses bêtes. — Manès! Hé, Manès! lui cria Tréty. Le compère ayant regardé du côté où on l'appelait : — Ah! C'est Tréty le Bancal! se récria-t-il en lui faisant signe de venir. — vSerait-ce l'aubaine attendue? se demandait Tréty en se laissant glisser rapidement de sa borne et en courant aussi vite qu'il le pouvait vers la charrette de Manès, battant même des bras pour arriver plus tôt à ce but. Manès avait stoppé pour l'attendre. — Viens-tu avec moi? lui demanda-t-il de loin. Aboule alors! — Sur la charrette? s'informa le pauvre hère, affriolé à la seule pensée d'être trimballé sans devoir jouer des guibolles, et de ne plus sentir ses petons lui faire mal. — Oui, nous roulerons à la campagne pour y vendre du sable ! — Et les conditions? s'informa Tréty qui, certain d'un premier avantage, tenait à s'en assurer d'autres encore. • — A midi de la bouillie, plus un quignon de pain de seigle fourré de petit salé, le tout arrosé d'une pinte de bière. — Et ce soir? — Dame! ce soir, repartit le marchand de sable en riant, ce soir nous nous régalerons dans le plus grand hôtel de la place avec les chics messieurs en nous fendant de quelques flacons de vin sur nos bénéfices. Mais Tréty avait déjà lancé sa jambe tortue par-dessus la roue et il s'installa de son mieux, à côté de Manès, les jambes écartées, tout à l'aise et éprouvant une volupté à sentir ses fesses s'imprimer dans le sable douillet. La charrette se remit à rouler en cahotant sur les pavés et Tréty se réjouissait franchement de se trouver commodément assis et transporté par les routes sans qu'il lui en coûtât le plus minime effort et la moindre souffrance aux pieds. Il se régalait d'avance du petit salé promis par le marchand de sable; il ne se souvenait point d'avoir jamais tâté de cette friandise, de nature, présumait-il, à lui capitonner chaleureusement la panse. Il en arrivait à toiser à son tour les piétons qu'ils croisaient des deux côtés de la route ou bien il promenait ses regards à la ronde comme pour prendre tout le monde à témoin de sa béatitude et de sa bonne fortune. — Holà, le gratte-papier, ton chapeau a beau reluire, cela ne t'empêche de grelotter sous ta pelure! cria-t-il au clerc du notaire qui se rendait à son étude. Manès riait de le voir si glorieux. — Nous ferons deux villages aujourd'hui, lui expliquait-il. Pendant que je me mettrai en quête de futailles, tu te chargeras de débiter le sable, un sou la mesure. Tréty avait déjà saisi l'écuelle de fer et la plongeait dans le tas de sable entre ses jambes. — Pas plus difficile que ça! se disait-il. Manès tirait la longe et guidait ses chiens à droite et à gauche par les rues en claquant de la langue contre le palais pour leur faire accélérer le trot. Entre temps il racontait à son copain ce qu'il y avait de curieux à voir et à entendre chez les paysans, ou bien il l'entretenait de son commerce et de ses profits. Manès se prélassait comme un marchand bien calé, tenu chaud dans sa large veste et sanglé dans son pantalon de velours, une ample mèche de cheveux blonds soigneusement frisée et pommadée, ramenée en travers du front au-dessus de l'oreille et faisant remonter la visière de la casquette bleue. Tréty guignait aussi la chemise de flanelle, sous la veste, avec son col rabattu et la cordelière de soie jaune nouée par deux houpettes sous le menton. Au gilet du faraud brillaient deux rangées de petits boutons de cuivre extraordinairement au goût de Tréty, et il reporta assez piteusement les yeux sur ses propres pieds après avoir lorgné et reluqué sans parvenir à s'en détacher les bottines à clous et à semelles imperméables de l'heureux Manès. Tréty connaissait son compagnon depuis l'époque où, aussi faméliques et déguenillés l'un que l'autre, ils guettaient avec une égale angoisse la chance de gagner quelques centimes en portant la marmotte d'un commis voyageur ou en glanant le crottin. Mais les bras, les jambes et la poitrine de Manès s'étaient si solidement arrondis ; les vêtements de velours flottaient avec tant d'aisance autour de la robuste carcasse du compère et celui-ci avait en outre un nez si déluré, les yeux lui étaient si résolument et si profondément plantés dans la tête! Aussi, avec son aplomb et sa dégaine, tout lui avait réussi. — Il était né coiffé! se disait Tréty. Lui-même était demeuré le même benêt, le même malchanceux; ses bras et ses jambes étaient longs comme un jour sans pain et ses yeux troubles, son regard fuyant, inspiraient une certaine méfiance à la clientèle qui lui préférait des gaillards plus râblés et plus dégourdis. -—- Comment diable t'es-tu procuré cette charrette et ces chiens? demanda Tréty. Manès sourit d'un air avantageux1 en se mordillant la moustache, puis il imprima un coup sec à la longe. — Hue, Baron! Hope là!... Heu! c'est toute une histoire, mon garçon!... Il n'en dit pas plus long pour le moment. — Tout cela t'appartient, mon vieux? insista l'autre. Tu as fait un héritage, pour sûr? Dans tous les cas te voilà riche. -— Peuh! Cela se trouve comme le reste... Une occasion!... Il ne s'agit que de mettre la main dessus... Tréty attendait toujours qu'il lui apprît où rencontrer pareille occasion. Mais l'autre se tut de nouveau. A présent, ils roulaient dans une rue dont les maisons devenaient plus basses et au bout de laquelle il n'y avait plus que deux rangées d'arbres. De vent soufflait plus libre et plus frais et à droite et à gauche de la chaussée des cultures maraîchères s'étendaient autour de modestes chaumines. On passait aussi devant des « cités ouvrières », vastes mais revêches et dolentes comme des casernes. — Il ne pleuvra pas, Manès? -— Non, le vent est à l'est. Tréty ignorait où Manès puisait sa science, mais il se plaisait à le croire, car c'eût été jouer de malheur que d'être arrosé par la pluie la seule fois qu'il fût donné au pauvret de rouler si confortablement en voiture ouverte par les routes. Et c'est qu'ils roulaient bon train, nos garçons! Des quatre chiens trottaient de concert, si régulièrement et si rapidement que leurs pattes touchaient à peine le sol, et les roues viraient avec un fracas tellement assourdissant que les deux amis devaient crier à tue-tête pour s'entendre. Des arbres semblaient s'écrouler derrière eux et Tréty s'étonnait de ne point leur voir de feuilles. Jamais il ne s'était encore aventuré aussi loin dans le monde et ne l'avait vu s'étendre à de telles profondeurs à l'entour de lui. Il en était même un peu intimidé et il aspirait vaguement à retrouver des maisons et des gens. Les paysans et les chevaux — 7i — entrevus au bout de leurs labours l'intrignaient par leur petitesse et leurs travaux revêtaient à ses yeux un caractère mystérieux et fantastique. — Est-ce encore loin, Manès? L,e compère avait bourré sa pipe ; il se pencha et se détourna pour ne point donner prise au vent en tenant l'allumette dans le creux de la main; les spirales de la fumée flottaient comme des panaches autour de son visage et il ne se lassait d'envoyer joyeusement de nouveaux nuages bleus dans les airs. — Encore un quart d'heure! répondit-il. Et il se mit enfin à raconter par bribes l'origine de sa fortune. — Tes pauvres diables sont bien bêtes de rester végéter et croupir à la ville. Oue ne se rendent-ils à la campagne! J'en avais depuis longtemps assez de me serrer le ventre et de grelotter devant les grilles du chemin de fer, en attendant le plaisir de trimballer de lourds paquets. Il devait y avoir autre chose!... Mais il s'agissait de le trouver. Or, un jour que j'avais perdu mon dernier sou en jouant aux cartes sur un tonneau vide, il me vint tout à coup une idée... Ici, Manès s'interrompit et se pencha plus près de Tréty pour mieux le pénétrer de l'importance de ses paroles qu'il soulignait encore à grand renfort de gestes : — Mes compagnons m'avaient planté là et j'étais demeuré seul comme un idiot devant la futaille creuse, quand l'idée me vint, dis-je, de rouler ce tonneau par les rues... pour le garer quelque part. Je le pousse donc devant moi en m'aidant des pieds et des mains jusqu'à la brasserie voisine à la porte de laquelle se tenait précisément la patron en personne. Comme il lorgnait ce tonneau, je porte la main à la casquette et je m'adresse en ces termes au bonhomme : « Pardon, Monsieur Moot, je vous rapporte cette barrique de la part de Elup, le marchand de fromage... » Ive brasseur avait lu son nom sur la tonne, sans le savoir je ne mentais qu'à moitié. Et le voilà qui m'invite à rouler cette carcasse dans la cour de sa brasserie. Puis il m'allonge deux sous pour ma peine... Manès retira sa pipe de la bouche et se mit à rire aux éclats. — Ce n'était pas plus difficile que cela. Je connaissais donc un nouveau métier. Je me mis en quête de tous les tonneaux vides, je les rapportais aux brasseries et... le quibus afflua si bien dans mes poches, mon bon Tréty, que je pus même me payer de temps en temps un tonneau plein... — Tu es donc riche, Manès? — Pas encore, mon garçon, moi pas, mais Dompe Kleerik est là pour me donner l'exemple. Il a colporté du sable toute sa vie et à présent il demeure paisiblement les pieds sous la table, dans sa propre maison. De sable lui arrive par batelées et pour ainsi dire sans qu'il lui en coûte un radis. Moi et d'autres encore, nous allons remplir nos charrettes chez lui ; nous sommes ses commissionnaires. Cela n'est pas mal, mais il y a mieux à faire cependant... Crois-moi, mon petit, la campagne vaut de l'or, on y débite tout ce qu'on veut... Ah! si j'avais de la galette!... La grande intelligence de Manès émerveillait le jeune Tréty et il comptait bien tirer quelque parti de l'expérience de sou copain. — Oui, c'est le capital qui me manque, mon fieu! le capital!... Tréty hocha la tête d'un air d'approbation, mais il eut une moue imperceptiblement railleuse en se disant à part lui : —- Manès, mon ami, je ne conteste pas ta malice, mais tu t'en vantes par trop! Cette grimace gouailleuse fut si furtive que lorsque Manès dévisagea son interlocuteur, tout scepticisme avait disparu de la physionomie de celui-ci et elle ne respirait plus qu'une admiration sans réserve. — Un jour, poursuivit le marchand de sable, je me tins ce raisonnement : les bateaux qui viennent charger des briques ici nous débarquent du charbon, du bois, de la chaux ou toute autre denrée. Et moi quand j'ai transporté mon sable dans les villages, je rentre en ville avec ma charrette creuse. De sorte que la moitié du voyage ne me rapporte rien. Depuis, dès que je me suis défait de ma marchandise là-bas, je recueille les fûts à pétrole vides et je les revends à la ville. Encore autant de gagné. Mais il me tarde de faire les affaires en grand! Si j'avais des sous, je me procurerais dix charrettes à chiens et j'enverrais mes hommes dans toutes les directions avec du fromage, du savon, du riz, des jouets et toutes sortes d'articles qui coiitent les yeux de la tête aux paysans s'ils s'avisent de s'en fournir dans les magasins. D'autre part, je me munirais de tout ce que la banlieue produit en fait de légumes et de fruits, et je tirerais un gros bénéfice de ces victuailles sur le marché de la ville. Tréty approuvait toujours d'uu air ébahi. — N'aurais-tu pas une tante de sucre ou quelque autre parente à héritage, Manès? demandait-il. En ce cas, sitôt que cette bonne âme se sera décidée à regagner le paradis, je m'embauche chez toi et je ne roule plus qu'en équipage à quatre chiens pour te rapporter tout ce que nos paysans cultivent de navets, d'oignons et de carottes... Mais, vois donc, qu'est-ce là? — Nous voilà arrivés!... La charrette venait en effet de déboucher sur la place du village, devant l'église entourée de maisonnettes. — Descendons! commanda Manès et il vida sa pipe en la attant contre une des roues de la charrette. — Sable! Saboli... Sabolo! cria-t-il aussitôt." Il donnait en même temps l'expression la plus sérieuse à son visage canaille de gagne-petit, il rajustait sa casquette et tortillait sa moustache. Les chiens, haletants, laissaient pendre la langue. — Voici, mon petit, comment procéder. Tu te rendras avec la charrette le long des maisons, en commençant par ce côté de la rue jusqu'au poteau indicateur, ensuite tu retourneras en prenant par l'autre côté pour t'arrêter près du tilleul derrière l'église. C'est là que nous nous retrouverons... Moi, je vais me mettre à la chasse des tonneaux... Un sou la mesure! Compris? Et il lui montrait la façon de ne remplir la mesure qu'aux trois quarts en ayant l'air toutefois de la faire déborder. Il ne s'agissait que de la masquer partiellement en repliant les doigts de certaine façon : — Tu saisis le truc? Les bonnes âmes n'y voient que du feu. D'ailleurs, tu sauras vite à qui tu as affaire. Il convient avant tout d'être très poli... Chez le curé, ne manque pas de te frotter les pieds et de demeurer sur le paillasson, la casquette à la main... Colette, la sacristaine, aime bien qu'on lui débite une gaudriole, sinon elle vous renvoie sans rien vous acheter... Et, là-bas, à la maison du coin, il importe de ne point tirer trop fort à la sonnette si l'on ne veut pas se faire houspiller comme un échappé du dépôt de Merxplas... Ce qui n'empêche qu'il te faudra élever la voix pour t'aunoncer, car la particulière a l'oreille dure... A propos, pour ne pas nous embrouiller dans nos comptes, je t'engage à couler tous les sous dans la même poche... — Sois tranquille, ricana Tréty, toutes mes poches étant vides, pas de danger que je prenne ton argent pour le mien!... Hiue! Baron!... Le bancal secoua la longe et continua à marcher à côté de la charrette sur l'accotement ou sur le trottoir, le long de la rue que lui avait indiquée sou maître d'occasion, en s'arrêtant à chaque porte qui s'ouvrait à son cri : — Sable! Sabolil Sabolo! La matinée s'écoula pour le pauvret à passer en revue toutes les maisons du village et à comparer entre eux les divers intérieurs, tant ceux dans lesquels il était admis à pénétrer que ceux qu'il n'entrevoyait qu'à la dérobée. Autant de foyers proprets habités par des gens paisibles et repus. K i L'eau lui vint à la bouche dans la boutique du boucher où les jambons étaient suspendus à des crochets étamés. Sur l'étal s'entassaient des platées d'autres succulences. Il fit un bout de causette avec la femme du tailleur, badina avec la sacristaine comme il lui avait été recommandé, bref il suivit consciencieusement l'itinéraire et les instructions que lui avait données Manès. Les chiens le suivaient docilement et s'arrêtaient d'eux-mêmes à chaque porte. — Sable! Saboli! Sabolo! C'était à qui apporterait un baquet, une hotte, une petite caisse, un panier, ou un récipient quelconque dans lequel le gaillard versait une ou plusieurs mesures de sable, non sans tricher, comme le lui avait enseigné le patron. Tout en se livrant à cet escamotage, Tréty se demandait si Manès avait rigoureusement évalué sa charretée de sable, et s'il n'y aurait pas moyen d'en détourner quelques mesures à son propre bénéfice. Mais il se défiait de la malice du gaillard qu'il croyait bien capable de découvrir la fraude par quelque contrôle connu de lui seul. Une brèche profonde avait déjà été creusée dans la cargaison, et Tréty devait encore fournir tout l'autre côté de la place : le boulanger, l'épicier, le maréchal ferrant. Au Faucon il reçut une pinte de bière, à condition d'ajouter une poignée de sable à la mesure. Manès n'y manquait pas, à ce que lui apprit la patronne. Devant la cure Tréty se gratta les pieds, flatta la servante en lui donnant de la « mademoiselle » long comme ses bras et fit rouler ses yeux louches de la façon la plus édifiante. Il joua la même comédie pour la bonne du médecin. Bref, il fut convaincu que toutes les ménagères seraient enchantées du nouveau marchand de sable et Manès de son nouveau domestique. Chez le bourgmestre, il lui fallut franchir une grille et traverser un jardinet. Or, voilà qu'au tournant du sentier courant entre les plates-bandes bordées de buis, il avise une paire de sabots flamblants neufs que le jardinier avait déposés à côté de sa bêche. Tréty se décide à passer outre, quoique la tentation lui brûle le cœur. — Sable! Saboli! Sabolo! La servante accourue au dehors a permis au gamin d'apercevoir par la porte entr'ouverte le jardinier fumant sa pipe tranquillement attablé devant une pinte, dans la cuisine. Du coup la résolution du miséreux est prise. Ta convoitise le tenaillait par trop. Puis, l'occasion est si belle! Enfin il y a l'attrait du danger. Aimant irrésistible! Lorsqu'il a rendu l'écuelle remplie de sable à la servante, Tréty regagne le sentier tournant, de sa démarche la plus placide. Le^cœur lui bat à se rompre; il a coulé des regards anxieux autour de lui et lorsqu'il a entendu la porte se refermer sur les talons de la servante, il juge le moment venu. Ses mains sont prises d'un tremblement nerveux. — Elle est retournée auprès du jardinier, se disait-il. En même temps, il se baisse et fait semblant de ramasser un objet qu'il aurait laissé choir, mais quand il s'est redressé, il tient les jolis sabots, il les presse contre sa poitrine. Arrivé dehors, il a vite fait de les jeter au fond de la charrette et de les enfouir sous sa marchandise. Après quoi, il poursuivra sa ronde, d'un air aussi candide que possible. Toutefois il avait jugé prudent de ne pas s'arrêter aux quatre maisons suivantes afin de s'éloigner plus tôt du théâtre de son exploit. Ayant tourné le coin, il fit une nouvelle halte, le temps de tasser plus de sable encore sur sa prise, et, se croyant à présent assuré contre tout soupçon, il put enfin se livrer à la joie d'avoir conquis ces chaussures protectrices dont ses pauvres petons avaient un si urgent besoin. — Sable! — Sabots jolis! Sabots beaux! était-il tenté de crier à présent en adoptant une variante tout indiquée. Près de l'église il s'arrêta pour de bon, s'assit près de sa charrette et consulta le cadran au-dessus de sa tête. Il était près de midi et Manès demeurait invisible quoique Tréty commençât à éprouver des tiraillements d'estomac. Alors se rappelant fort à propos le larcin par lequel il avait commencé sa journée, il retira le quignon de pain de dessous sa veste et y mordit à belles dents. Tes chiens s'étaient allongés par terre et couvaient le jeune gueux de leurs yeux ronds en bavant de convoitise. Le sacristain sortit de l'église, en ferma la porte avec sa grande clef et regagna ensuite sa maison en traversant le cimetière à pas chancelants. Puis, rien ne bougea plus autour de Tréty de plus en plus pressé de s'en aller, la nouveauté de ce calme dans un village inconnu et aussi les vagues reproches de sa conscience ne laissant pas de lui causer un certain malaise. Il n'y avait de vivant qu'un coq qui se promenait avec ses poules dans l'herbe du champ des morts, derrière la haie de hêtres, et chaque fois qu'il s'arrêtait sur un tertre, il tendait le cou avant de lancer sa stridente fanfare. Enfin Manès déboucha de derrière le coin. — En route, garçon! Vers le prochain village!... Il n'y a plus rien à faire ici! Les chiens se relevèrent"et la charrette démarra pour regagner la rase campagne. Sur ces entrefaites le soleil avait dispersé les nuages et Tréty n'ayant plus à craindre l'averse ou la bruine s'abandonnait langoureusement aux caresses de la brise printanière. Ils roulaient de nouveau sur la chaussée, entre les arbres; de nouveau les labours alternaient avec des prairies, et autour des rares chaumières la plaine s'étendait à l'infini, plus loin encore que les clochers à peine visibles au bout de l'horizon. Manès ayant repris leur premier sujet de conversation entama l'exposé de ce qu'il y avait à gagner en colportant de bourgade en bourgade, des moules, des lainages, des cotonnettes, des statuettes et des chaises d'osier. Le métier de remouleur n'était pas à dédaigner non plus. Du jour où il disposerait de l'argent nécessaire, il exercerait toutes ces industries à la fois... Mais Tréty ne l'écoutait plus, il se sentait saturé d'air vif, cette vaste plaine étalée à l'infini finissait par lui peser, par l'excéder et il aspirait intérieurement au moment où il serait débarrassé de cette solitude et de ce silence plutôt accablants et où il se verrait enfermé de nouveau dans les rues bordées de maisons et grouillantes de passants. Tout ce qu'il trouvait encore d'agréable dans cette excursion imprévue était la perspective de se régaler de viande de porc et aussi l'idée qu'il recélait sous le sable une paire de sabots qui lui appartenait en propre, de sorte que demain, confortablement chaussé, il affronterait les pavés de sa ruelle sans se mouiller et surtout sans crever les ampoules de ses pieds. — Sable! Saboli! Sabolo! Du joli sable de mer, blanc et fin, comme l'étain! chantonnait Manès en entrant dans le village suivant. Chacun prit un côté de la rue et ils remplissaient la mesure à tour de rôle. Tréty profita d'un moment où Manès négociait chez l'épicier le rachat d'une futaille vide, pour tirer les sabots de dessous le sable et les attacher sous la charrette avec une corde entre les deux roues. — Où irons-nous boulotter? s'enhardit à demander le bancal. D'autre fit la sourde oreille. Cependant les gamins sortaient déjà de l'école et se tenant à distance respectueuse considéraient ces chiens décharnés comme des squelettes et leur jetaient des miettes de leurs tartines en s'amusant de leur voracité. Parvenus à un carrefour désert au sortir du village, Manès tendit brusquement sa main ouverte à son aide en disant : — En effet, c'est le moment de bouffer, mais si nous réglions •d'abord, hein, mon garçon? Voyons la recette. — Comme tu voudras. J'ai fourré le tout dans la poche de mon gilet. Et Tréty lui compta l'argent pièce par pièce dans la main. — Est-ce là tout? Rien dans les autres poches? — Non, sur mon âme. C'est tout. — Retourne un peu les poches pour voir? Tréty s'exécuta pour bien montrer qu'il ne retenait pas un liard, — mais Manès n'avait pas encore ses apaisements et il crut devoir procéder lui-même à une inspection minutieuse de la défroque du garçon, promenant ses mains de sa veste à sa culotte, le tâtant sur toutes les coutures, lui faisant même retourner la doublure de toutes les nippes qu'il avait sur le corps. Enfin, après avoir compté et recompté l'argent, il se décida non sans grommeler à le serrer dans une petite bourse qu'il replongea ensuite dans les profondeurs les plus secrètes de son costume de velours. — Et à présent, aux provisions! dit-il, comme à regret. . — Il est presque temps ! songeait Tréty. Ils roulèrent dans la cour d'une ferme et Manès étant entré en familier à l'intérieur en revint avec deux quignons de pain fourrés de viande. Les deux hommes s'assirent dans la grange ouverte et se mirent à dévorer leurs vivres à belles dents. — Oui, oui, c'est bon, fort bon; ce serait même excellent si ce n'était si salé! se disait Tréty, sans perdre une bouchée cependant. — Et tes chiens, Manès? Vivent-ils de sable et de. vent?... — Une minute! La cour était déserte, les domestiques prenaient leur repas dans la ferme. Manès s'en fut puiser un seau d'eau au puits, ensuite après avoir regardé autour de lui, il courut retirer un demi-pain de seigle du coffre à avoine dans l'écurie. Il le rompit en morceaux qu'il jeta dans le seau et les quatre bêtes se mirent à avaler cette pitance. Cependant les valets ayant expédié leur repas reparurent dans la cour et tandis que les aînés se mettaient en quête d'un endroit convenable pour faire la sieste, les vachers et les gamins de la ferme s'attroupèrent devant la charrette. Ils connaissaient Manès de longue date, mais l'autre, ce landore à la jambe tortue, les intimida d'abord un peu. Ils ne tardèrent pas à s'enhardir et après s'être entraînés par des chuchotements, ils donnèrent libre cours à leurs moqueries. Mais Tréty n'en avait cure, car, ayant le ventre bien capitonné, à présent il se sentait porté à l'indulgence. Il était allé boire une gorgée d'eau au puits et il considérait avec curiosité tous les bâtiments et les objets de la ferme si neufs pour lui, lorsqu'il avisa un des valets, qui, les poings sur les hanches, la tête et le torse rejetés en arrière, semblait vouloir exécuter un tour de force ou d'adresse. En se rapprochant, Tréty constata que le rustre avait posé un sou sur son front et que ses efforts tendaient à faire sauter d'un seul coup cette pièce de monnaie dans un entonnoir appliqué contre son ventre et dont le goulot était enfoncé sous sa ceinture. Le tour réussissait quelquefois, mais il ratait encore plus souvent. Tréty suivit ces exercices avec le plus grand intérêt. D'autres garçons faisaient cercle avec lui : — Tu saisis le truc? lui demanda le domestique. Si le sou tombe dans l'entonnoir, il est pour le joueur; mais s'il tombe à côté, le maladroit double la mise et cède le tour à un autre. Tréty hésita un peu, mais il brûlait de tenter la chance. Il avait étudié les mouvements de ce lourdaud et il se croyait au moins aussi preste que lui. — J'ai tout à gagner! se disait-il... Allons-y ! Tréty se laissa donc planter l'entonnoir dans la ceinture de sa culotte et, le sou collé contre son front, il se renversa en arrière comme il avait vu faire à l'autre. Puis il se redressa lentement sur ses reins, tout en louchant vers le bout de son nez, et il allait baisser la tête d'un coup sec quand... une potée d'eau froide lui dégoulina subitement sur le ventre et le long des jambes, et tandis qu'il demeurait tout pantois, les nippes ruisselantes, les paysans de se tordre et de s'esclaffer. Tréty se rendit compte de sa stupidité, lança l'entonnoir loin de lui et pensa tomber à poings raccourcis sur ces pitauds, mais il comprit que la partie serait trop inégale. Il s'en serait pris cependant au farceur principal si Manès ne l'avait appelé en ce moment pour aider les chiens à ébranler la charrette embourbée dans la cour. Il se hâta donc de rejoindre son compagnon, tout confus de s'être laissé berner avec tant de complaisance par ces maroufles, alors qu'il se flattait de faire passer leur enjeu dans sa poche. Ses grègues plus mouillées que par les averses de la veille lui collaient aux cuisses. Aussi s'esti-ma-t-il heureux de s'enfoncer dans ses coussins de sable et de s'éloigner au plus vite de ces polissons qui le saluaient de leurs huées. -— Il ne faut pas se fier à cette engeance! ricana Manès. Tréty ne répondit rien et dévora sa rage. Ils retournèrent par une autre route au premier village où Manès chargea les tonneaux à pétrole qu'il avait achetés en passant. Tout à coup un doigt cogna de l'intérieur à la vitre d'une gentille maisonnette et une bonne femme, , accourue l'instant d'après sur le seuil de la porte, fit signe à Manès de pénétrer chez elle. Quand il ressortit après une assez longue éclipse, il tenait un sac en toile d'emballage dans lequel se débattait un objet vivant. — Vous ne le ferez pas souffrir, dites? suppliait la vieille. Elle considérait Manès d'un air éploré et en joignant les mains. — Dame ! Puisqu'il doit tout de même y passer ! bougonnait le marchand de sable. — Il est devenu aveugle de vieillesse, geignait la bonne femme. Pour le reste, c'était une si bonne, une si fidèle bête... Elle parlait encore, quand Manès brandit tout à coup le sac au-dessus de sa tête pour le cogner ensuite de toutes ses forces contre une des roues de la charrette. Un miaulement atroce était parti du fond du sac et avec un cri de désespoir la vieille se précipita à l'intérieur de sa maison dont elle battit la porte derrière elle. — Adjugé! conclut Manès en lançant le sac désormais inerte à l'arrière de sa charrette. Ta bête n'aurait pu souhaiter mort plus douce! ricana-t-il d'un air sinistre. Encore une aubaine.. mon petit... La gibelotte de matou n'est pas un plat à dédaigner. Je sais un marchand de gibier qui vend ses lapins de gouttière pour des lapins de garenne. Au surplus, l'apothicaire me paiera encore quelques sous de la peau! Tréty demeurait de plus en plus ébahi de la malice de ce Manès. A qui serait-il venu à l'esprit de battre monnaie de la carcasse d'un chat crevé? En avait-il de la veine aujourd'hui! se disait le bancal. Et il palpait avidement le sac contenant le cadavre de l'infortuné minet. Aussitôt une nouvelle idée lui germa dans la caboche. Il cligna de l'œil et s'appliqua l'index contre le front, d'un air entendu. — Mais motus, mon garçon, s'exliortait-il. Garde bien la chose pour toi ! Au fond, Tréty n'est pas aussi idiot qu'on aurait pu le croire après la farce de l'entonnoir. Et réconcilié avec lui-même, pour mieux donner le change à son compagnon, il se mit à fredonner un joyeux refrain. — Sais-tu lire, fiston? lui demanda Manès en rendant la bride aux chiens. — Au Pin-son a-veu-glé... On vend de la li-queur! ânonna Tréty les regards dirigés vers l'enseigne de l'estaminet que désignait le marchand.de sable. — A la bonne heure! apprécia Manès. Il y aura moyen de t'employer dans mon commerce... Nous en reparlerons. Ils roulèrent vers la brasserie où Manès avait encore à conclure une affaire. •—■ Tréty, demeure auprès des chiens... Je reviens à l'instant. Tréty profita de l'absence de son compagnon pour retirer les sabots de dessous la charrette, les enfoncer dans le sac avec la dépouille du chat, et pousser ce sac sous le siège du côté où il serait assis pour rentrer en ville. Puis, comme il commençait à trouver le temps long, il s'en fut rôder autour de la brasserie. Il se risqua même à plonger la tête par le soupirail béant de la cave où les tonnes ventrues calées sur des tréteaux faisaient monter l'écume par leurs bondes dans des cuves de levure. Les ouvriers allaient et venaient, transportant la bière dans des cruches de cuivre. Tréty s'étant aventuré à descendre une couple de marches, un des garçons l'aperçut et lui tendit une de ces canettes remplies de bière. L,e gamin la porta rapidement à ses lèvres, but à tire-larigot, et ne s'arrêta que pour reprendre haleine; après quoi il recommença. De la bière! Jamais il n'en avait autant bu de sa vie, aussi tenait-il à profiter de la chance qui lui était offerte et à ne pas laisser une goutte dans le pot. Des brasseurs riaient et l'encourageaient de leur mieux. Il ne se résigna à déposer la canette que lorsque la bière, au lieu de lui passer par la gorge, se mit à lui découler de la bouche et du menton j usque dans le cou. — Hardi, garçon! Il y en a encore!... Entonne!... —- C'est facile à dire,... mais je n'en puis plus, sacrebleu! C'était bien la première fois que Tréty eût été servi au delà de ses capacités. Il s'essuya la bouche du revers de la manche, remonta l'escalier non sans regret, et arriva au jour juste au moment où Manès, ayant roulé jusqu'à la charrette les tonneaux vides qu'il venait d'acheter, se mettait en devoir de les y attacher. Tréty fit semblant d'aider à* la manœuvre, mais il ne se tenait plus trop droit sur les jambes et quand il s'agit de se remettre en route, il eut peine à retrouver l'équilibre et à se jucher sur son siège. De capiteuses bouffées lui montaient à la tête, et, très excité, il perdait peu à peu conscience de la situation. Il se sentit emporté à travers le village désert, en s'apercevant vaguement que le jour baissait autour de lui. Pour le reste, il ne se rendait plus nettement compte de son identité. Aussi ne comprenait-il un mot de ce que lui baragouinait Manès qui s'était repris à lui parler de commerce et de trafic. Sous l'empire d'une ivresse joyeuse, Tréty ne répondait guère au raseur, mais, éclatant de rire hors de propos, chantait à tue-tête, donnait libre cours à sa belle humeur. Affalé entre deux tonnes, les jambes plus haut que la tête, il répétait à satiété le couplet qu'il avait entendu brailler l'autre jour par des vadrouilles en revenant en voiture de la kermesse : Rouler, rouler en voiture... Ah! pourvu que cela dure!... S'arrêter pour boire un coup... Repartir comme des fous... Boire comme des trous!... Au bout du refrain, il recommençait avec un nouveau courage et en criant encore plus fort, comme s'il le chantait pour la première fois ou s'il s'agissait d'une chanson nouvelle. Il s'imaginait que le chant continuait à retentir, mais il n'entendait plus ni sa propre voix, ni les cahots de la charrette, ni quoi que ce fût de vivant et de bruyant sur la terre. Il était emporté éperdument à travers des campagnes et des villages et la ville avait disparu pour toujours... Manès avait beau continuer à lui corner les oreilles de ses bénéfices et des spéculations auxquelles il se livrerait quand il aurait palpé l'héritage de sa marraine, Tréty ne lui faisait même plus l'honneur de lui porter envie. Savoir que cette providence en jupons habitait une grande ville au bout du monde et qu'elle avait atteint la plus extrême vieillesse n'aurait rien ajouté à la béatitude du Bancal. A la longue, bercé par ses chansons et les propos monotones de Manès, Tréty finit par s'assoupir. Il n'entrevoyait plus les objets que dans une sarabande folle menée des deux côtés de la charrette par les arbres de la chaussée balayée à présent par un vent impétueux. Mais comme il allait se mettre à pioncer pour de bon, il sentit tout à coup une main se promener le long de son corps; cette main tâta son veston, fouilla sa chemise, plongea dans les poches de sa culotte. Trop paresseux pour se fâcher, Tréty ne bronchait pas et riait sous cape : « Cherche toujours, camarade, se disait-il. Quand même tu me chatouillerais jusqu'à demain, tu ne trouverais pas un sou de plus! » La sensation désagréable de sa culotte mouillée contrariant son envie de dormir, il se décida à ouvrir les yeux et, les ayant frottés, il se trouva transporté en ville comme par enchantement. Il aperçut de nombreux passants, compta les réverbères pour s'orienter, et reconnut même la pompe en pierre au coin de la grand'rue. Aussitôt il se rappela le sac et son contenu. Il glissa la main sous son séant. Le sac y était encore. Il ne le lâcha plus. A présent, il s'agissait de descendre son butin sans donner l'éveil au rusé Manès. Mais où cela? — Là-bas... Au pont? Non, il y faisait trop clair... Puis il passait trop de monde. Il attendit encore, serrant le sac dans sa main crispée, mais sans oser le ramener à lui. Ils étaient arrivés au chemin de fer et aux poteaux du télégraphe. Pas d'endroit plus obscur. C'était le moment, car un peu plus loin s'ouvrait l'entrepôt et Manès serait rendu à destination. Tréty se hâta donc de soulever le paquet par-dessus les tonneaux et de le jeter hors de la charrette. La masse s'abattit avec un bruit sourd. Manès n'avait rien remarqué. —■ Adieu, Manès, je descends à la troisième lanterne. — Au revoir, mon petit... C'est convenu, hein? Manès retint ses chiens et Tréty parvint non sans peine à se dépêtrer des futailles et à mettre pied à terre... Il demeura quelque temps sur place, attendit que la charrette fût hors de vue, et s'achemina alors vers le terrain vague, le long de la palissade. Non sans ramper, en tâtonnant, il parvint à mettre la main sur le sac. Puis il se redressa, envoya un pied de nez à Manès, se tordit de rire et se battit la cuisse. — A malin, malin et demi! dit-il. Il eut bientôt retiré les sabots du sac et fourra à leur place auprès du chat de la vieille, ses lamentables débris de chaussure. En regagnant son trou à charbon, avec une joie puérile il faisait claquer les sabots neufs sur les méchants pavés de la ruelle. Il se réjouissait de tout ce qu'il avait vu et appris ce jour-là, mais surtout de ce qu'il avait rapporté de la promenade. — Demain on t'enlèvera la peau, mon petit minet, et on en fera de bel argent pour Bibi! Avant de s'endormir, il récapitula les moindres incidents de la journée. Il se voyait lui-même à la tête d'un commerce bien autrement lucratif que tous ceux dont avait voulu l'éblouir ce vantard de Manès. Pour ce commerce-là point ne serait besoin de battre les campagnes des environs. — Des chats, mon garçon, les chats, voilà ton affaire!... Il en grouille dans le voisinage. Ils sautent par les fenêtres, grimpent sur les toits, et leurs cris de moutards égorgés t'empêchent souvent de dormir. Rien de plus facile que de les attraper : un collet au grenier, un autre dans le trou au charbon, un autre encore sur les tuiles et les matous gros et gras viendront s'y prendre !... Tréty les voyait déjà dépiotés et vendus. La peau allait à l'apothicaire et la chair au marchand de gibier qui la prendrait lui-même pour du lapin. Mais soudain la tête du matou écorché apparut à Tréty dans fles ténèbres. Les yeux luisaient avec un éclat sinistre dans cette tête ronde, et la gueule béante faisait grincer des dents pointues et fines comme des aiguilles. Et voilà que sur cette tête s'en greffèrent d'autres, dix, vingt, cent, un tel nombre que Tréty renonça à les compter et tous ces museaux de chats enragés couronnaient la carcasse du prétendu lapin. Et tous ces spectres de narguer la malice de Tréty! Son truc était débiné à présent. Comment se débarrasser de cette hydre d'une nouvelle espèce? — Manès me dira bien ce qu'il faut faire! pensa Tréty, et il jugea inutile de s'alarmer outre mesure de cette fantasmagorie. Mieux valait goûter le lourd sommeil dont le pauvre diable avait bien besoin après une journée si bien remplie au plein air de la campagne! LES TERRASSIERS DU DIABLE A Dolf Ledel. Ne creuse point plus bas, tu trouverais-l'Enfer. Victor Hugo. Est-il ouvriers plus décoratifs que les terrassiers? Gaillards de la campagne, nippés de velours et de boue, passés à la couleur de la glèbe qu'ils défoncent et brouettent six jours durant sur les chantiers de la grande ville. Bien découplés, musclés à souhait, avec de ronds visages ambrés ou fardés par le hâle; des blonds avec des yeux clairs et des cheveux filasse, des bruns aux prunelles de la nuance de leurs hardes, à la tignasse noire et frisée, plus nerveux et aussi charnus que les autres. Ils se ceignent souvent les reins d'une large écharpe de flanelle rouge qui leur prête une magnifique cambrure et qui s'accorde au ton de velours boucané de leurs culottes. Certes, ils font plaisir à voir et pour un peintre il n'existe modèles plus pittoresques, de plus de galbe et de ragoût. Il en est cependant qu'il vaut mieux ne pas rencontrer si j'en crois cette vieille, très vieille légende : Au temps des Burgraves, il y a donc bien longtemps, le castellau de Gierlé en Campine ne craignait ni Dieu ni diable. Il éreintait ses paysans, abusait de leurs femmes et de leurs filles. C'est lui qui s'avisa de creuser les fossés entourant encore le moderne manoir et qui présentent cette particularité, que vous signaleront, non sans faire un signe de croix, les paysans de ces campagnes : de se trouver toujours à sec même à la saison des pluies continuelles. Oui, il n'y a jamais d'eau dans ces fossés et c'est depuis des siècles qu'ils se présentent sous cet aspect. Afin de rendre son castel inexpugnable, le seigneur de Gierlé avait voulu le ceindre de douves s'enfonçant jusqu'aux plus profondes entrailles de la terre. Il requit ses vassaux pour fouiller et éventrer la glèbe, les fit piocher par tous les temps, par les gelées comme par les averses, sous le soleil comme dans les ténèbres, l'hiver autant que l'été, sans jamais leur accorder la moindre trêve. Il ne leur permettait même plus de rentrer dans leurs chaumières ou d'aller bêcher ou labourer leurs propres champs. Durant des années, ils barbotèrent dans le limon et la vase, les jambes et les bras nus, ou même tout à fait nus, leurs grègues ayant été réduites en haillons et leur blaude en charpie. C'est à peine s'il les nourrissait. Dui-même passait le temps à la chasse ou dans les orgies, entouré de bandits qui lui servaient de bourreaux. Au moindre murmure, il faisait fouetter et pendre les terrassiers récalcitrants. Avec les cadavres des suppliciés, il obligeait leurs compagnons à faire du mortier pour consolider les fondations de son castel. De sorte qu'il entra pour le moins autant d'os et de chair humaine dans la maçonnerie que de briques et de chaux. Cependant, un jour que la chaleur était plus accablante que jamais et que plusieurs vieillards et même quelques robustes garçons avaient succombé, foudroyés par les rayons de l'implacable midi, voici qu'un chœur sinistre s'éleva tout à coup du fond de l'abîme que représentaient à présent les fossés de Gierlé. Les terrassiers, ayant rejeté leurs outils loin d'eux, levaient les bras vers le ciel : — Seigneur Dieu, gémissaient-ils, viens à notre aide. Frappe ce baron cruel. Nous endurions la faim avec résignation, mais notre soif est intolérable! Notre maître ne nous donne à boire que la vase dans laquelle nous pataugeons!... La fièvre emporta les meilleurs et les plus forts d'entre nous. Nous n'avons plus ni femmes, ni enfants. Et il nous faut bêcher, piocher toujours, ployés en deux, la tête basse et la croupe en l'air, comme le bétail et les pourceaux. Hélas, notre sort est plus lamentable encore que celui des brutes! L'heure du soulagement ne sonnera-t-elle jamais, ô Seigneur tout-puissant? Si tu daignais compatir à notre misère, tu détruirais le tyran et son œuvre... Jamais une goutte de pluie, de rosée ou de source n'humecterait ces fossés maudits trop arrosés de nos sueurs, de nos larmes et de notre sang!... En attendant, permets que ces abîmes soient déjà notre tombe! Terreux à souhait, que la terre nous engloutisse et nous reprenne dans ses entrailles. Depuis assez longtemps nous portons sa livrée. Nous sommes retournés en poussière plus qu'à moitié. Frappe-nous, mon Dieu, nous ne demandons qu'à mourir!... Si nous ne nous sommes pas tués de désespoir, c'est par crainte de ta justice, car tu as interdit à tes créatures de se défaire et tu t'es réservé à toi-même le droit de couper le fil de leurs jours!... Or, l'Eternel entendit et exauça leur déchirante prière. Tout à coup le ciel se couvrit, l'orage éclata, les éclairs se succédèrent aussi drus et rapides que les traits lancés par le soleil. Il tonnait sans discontinuer et la foudre ne cessait de dévorer l'espace comme pour confondre ces campagnes avec les fournaises de l'enfer... Mais le plus étrange et le plus insolite de cet orage, c'est qu'il n'était accompagné de la moindre averse. Il ne tomba même pas une goutte de pluie. Au contraire, comme celles des hydres diaboliques, les langues de flammes eurent lapé en moins d'une seconde jusqu'à la dernière gouttelette humectant les fossés du château et, pour finir, une trombe de vent, plus cuisante que le sirocco, convertit en des monceaux de poussière tout ce qui restait de vase et de fange. Quant aux terrassiers, ils avaient été foudroyés comme ils achevaient leur prière, et, morts sans souffrance, leurs cadavres dévorés jusqu'à la dernière parcelle de leurs os, ils semblaient être allés retrouver le repos avec le néant. Le castellan de Gierlé, au contraire, avait survécu à ses victimes. Si la Providence l'avait épargné, c'est sans doute qu'elle voulait laisser au pécheur le temps de se repentir et de faire pénitence. Le château même ne s'était pas écroulé. — go — Aux premiers éclats de la tourmente, les complices du maudit l'avaient fui, pris de panique. Il était demeuré seul dans son repaire. Mais loin de profiter de cet avertissement céleste, il s'opi-niâtra dans son impiété et aux roulements du tonnerre, il avait répondu par une bordée de blasphèmes à l'adresse du trouble-fête qui lui arrachait ses souffre-douleur. Loin d'abdiquer, il était résolu plus que jamais à poursuivre son œuvre impie, et puisque le ciel venait de le priver de ses ouvriers, il réclamerait la collaboration de l'Enfer. Il conjura donc le démon. • Aussitôt Satan lui envoya des équipes infernales, des terrassiers dégourdis à plaisir, mais sentant encore le soufre et le bitume des lacs asphaltides, des manœuvres aussi puissants que des athlètes, mais aussi puants que les maudits de Sodome et de Gomorrhe. Certaine nuit, il en surgit des milliers qui se mirent au travail et s'engagèrent à amener dans les fossés de Gierlé les eaux de toute la contrée, dussent-ils pour les remplir détourner le cours de l'Escaut et de tous ses affluents. Or, cette nuit même, certain de son triomphe, le castellan avait tenu à le célébrer par un nouveau forfait. Parmi ses prisonniers, il détenait une douce et jolie pucelle qu'il avait épargnée jusqu'à présent, non point par compassion, mais parce que, raffinant sur sa luxure, il ne voulait consommer l'attentat qu'après avoir fait passer sa victime par toutes les affres de l'angoisse et de la terreur. A cet effet, le tortionnaire pouvait-il souhaiter mieux que cette nuit où les puissances infernales, déchaînées à la fois, faisaient rage autour du castel, comme si le démon y avait transporté tous ses chantiers? Etant descendu dans le cachot où gémissait la pauvrette, le sire de Gierlé la traîna par les cheveux jusqu'à la chapelle devenue le théâtre de ses pires sacrilèges. E'enfant éplorée le suppliait en vain; il se réjouissait de ses larmes et de ses convulsions. Elle appelait au secours ses défenseurs naturels, mais sa mère était morte de douleur, son père avait succombé un des premiers aux fièvres paludéennes au fond de la tranchée, — 9i — et le dernier de ses frères, un adolescent de son âge, avait vu la fin de son martyre avec les autres terrassiers quand Dieu avait suscité l'orage libérateur! Hélas, pourquoi n'avait-elle pas expiré avec eux? Dieu voulait-il que le monstre mît le comble à ses iniquités? Autour d'elle, cette nuit, comme l'autre soirée d'orage, les éclairs ne cessaient de crépiter et les ténèbres rougeoyaient ainsi qu'un immense incendie. C'était aussi du feu que respirait la pauvrette. Au lieu de sauveurs, un vol de démons était venu s'abattre sur la chapelle profanée; le mufle collé aux vitraux, pour narguer la détresse de la jeune fille, ils encourageaient leur suppôt à sacrifier sa victime, et leur très abominable odeur de bouc se mêlait aux phosphorescences de la tempête. Suffisamment exaspéré par la luxure, le burgrave saisissait la blondine pour en finir, quand elle adressa un appel suprême au Très Haut, à la Vierge et aux Saints... A peine eut-elle prononcé leurs noms qu'un éclair l'emporta au ciel, et, simultanément, renversa le château, plongea le châtelain avec tous les terrassiers du diable à travers le lit des fossés jusqu'au fond de la fournaise éternelle... Dix siècles se sont écoulés. Des œuvres du castellan de Gierlé ne demeurent plus que ces fossés, toujours à sec, pour attester à la fois la puissance divine et la confusion de l'enfer. Tes paysans vous diront que Satan et ses acolytes n'avaient eu le temps d'amener l'eau que d'un seul côté. C'est dans cette partie seulement que croupit une onde stagnante. A en croire encore les rustres des environs, les terrassiers dont Dieu exauça la prière n'auraient pas été réunis au paradis avec leur sœur, la dernière victime du castellan. Certes, leur détresse était extrême, mais ils péchèrent en maudissant leur bourreau, car l'Évangile nous ordonne d'aimer notre prochain, de pardonner tout au moins à ceux qui nous haïssent et nous persécutent. Leur sœur était morte en pardonnant à son bourreau. C'est pourquoi elle monta directement au Ciel. Quant aux terrassiers, tout en leur épargnant les épreuves du Purgatoire, le Seigneur les condamna à revenir certaines nuits au théâtre de leurs misères. Pour quelques heures, ils reprennent la pioelie et la bêche. Ils s'évertuent, bandent leurs muscles, se plient et se déhanchent. L'hiver, en les entend souffler, gémir et ahaner plus haut que le vent du nord; l'été, au clair de lune, des coassements plus rauques que ceux des grenouilles s'élèvent des roseaux du bourbier. Des larves humaines émergent de la vase. Bruns et boueux, déguenillés, à moitié nus, cuits comme des briques,, leurs yeux de chiens battus font mal à voir... Les paysans de Gierlé et du pays d'alentour redoutent de les rencontrer par les routes, l'outil sur l'épaule, la culotte et les manches retroussées, aux heures où les travailleurs de ce monde sont revenus depuis longtemps de la besogne, car autant croiser le fossoyeur et s'apprêter à mourir dans l'année. L'ARCHANGE ENFARINÉ A Henri Kerels. I Monseigneur François de Valois, duc d'Anjou, invité par le Taciturne, fait sa « Joyeuse Entrée » comme duc de Brabant, dans sa bonne ville d'Anvers. Une flotte de cinquante-quatre galères pavoisées, aux rameurs décoratifs, fut le prendre avec sa suite à Flessingue et, remontant l'Escaut, il a débarqué au Kiel où l'attendaient vingt mille bourgeois armés, en harnois si splendides que ces prudes gens éclipsaient les damoiseaux de France. Te Duc, ayant subi la rhétorique du Magistrat que lui présente le prince d'Orange, jure de respecter les franchises et les chartes de la commune; il accepte les clefs d'or, revêt le manteau bordé d'hermine et le chapeau ducal; puis, au signal des trompettes, les hérauts font largesse au populaire qui clame : « Tongue vie au duc de Brabant! » Te plus joli mois de l'hiver flamand, février, prête une perspective d'argent et de grisaille à cet avant-plan historique. Un superbe cortège se déroule : les marchands hanséates empanachés qu'on dirait dessinés par Albert Durer; les trafiquants d'Albion en soutanelle de velours; les milices civiques avec leurs bandes de musiciens, la Régence, au complet, depuis l'écoutête, l'amman, les deux bourgmestres et les échevins jusqu'aux verges et aux massiers; tous les doyens de confréries et de ghildes drapés dans de somptueux manteaux, étranglés. par leurs fraises et de triples chaînes d'or auxquelles pendent de massifs insignes ou emblèmes, dragons ou papegais. Voici, sous un baldaquin, le Duc lui-même, caracolant sur un cheval blanc caparaçonné de drap d'or, le Duc qu'entourent les grands d'Angleterre, de France et des Pays-Bas, tels que Deicester, favori d'Elisabeth; Sir Philippe Sydney, poète et guerrier ; le Taciturne et Maurice de Nassau, son fils, le dauphin d'Auvergne,, le maréchal de Biron. A leur suite déferlent en un remous guerrier les Serments de l'Arc et de l'Arbalète, sanglés dans leur pourpoint de parade et piaffant sous les plis des étendards. Enfin, derrière ces prudes gens, éblouissants d'or et de couleurs chatoyantes, se bousculent trois cents malfaiteurs, fauves et terreux, d'âme aussi âcre que la rouille de leurs fers, braillant merci et attendant que le Duc leur fasse remise de leur peine. Malgré le plein jour, des torchères et des pots à feu disposés à des intervalles de cinq pieds dardent leurs bouquets de flammes depuis le débarcadère jusqu'à l'arc de triomphe dédié d'abord à Saint-Georges, mais qui s'appellera dorénavant porte d'Alençon en l'honneur du héros du jour. Lorsqu'il a franchi cette porte, une représentation décorative guette le nouveau souverain sous les espèces' d'un char d'or encombré de ces fastidieuses allégories dont les rhétoriqueurs néerlandais ne cessèrent jamais d'accabler leurs hôtes de distinction : une débauche de vertus prolixes venant toutes rendre hommage à François-Hercules Valois : la Religion, en satin rouge, une bible à la main; la Justice, en velours orange, armée du glaive et de la balancera Prudence, appuyée sur un coq; le Patriotisme, incarné dans un pélican, et la Patience, clans une poule couveuse. Da foule grouille et se trémousse autour de la cavalcade et des tréteaux historiés; les polissons et les jeunes ribauds ajoutent des guivres et des gargouilles vivantes à la moindre saillie des pignons, et toutes les fenêtres encadrent ces floraisons féminines que passionnera un jour Rubeus. Sur la Grand'Place, la statue du géant Druon Antigon, le légendaire tyran d'Anvers, s'incline devant le nouveau seigneur de la ville et, au même instant, campé au pied du colosse, un Ni nerveux adolescent représentant Salvius Brabon, c'est-à-dire l'éphèbe qui, nouveau David, débarrassa la ville de ce Goliath, arrache à la statue le bouclier aux armes cle l'Espagne pour le remplacer par l'écu fleurdelisé des Valois. Le Duc sourit à cette marque de vasselage dont un geste gracieux rehausse la flagornerie, et son regard ambigu se croise avec les yeux loyaux et francs du jeune Salvius Brabon incarné en un simple garçon boulanger, mais modelé comme une statue florentine et vraiment digne de tenir le rôle du héros fabuleux, libérateur et premier burgrave d'Anvers... II Près d'un an s'est écoulé! Ce n'est plus le carillon et le bourdon des fêtes qui gazouille ou mugit dans les dentelles du beffroi; c'est le tocsin, c'est la cloche H or rida, au nom sinistre comme l'horreur même, ajoutant sa voix calamiteuse aux rappels des tambours de la garde bourgeoise. Le Valois convoite cette ville de Cocagne dont il n'était que le suzerain très platonique et il a tenté de s'en emparer par surprise. Mais, instruits par de précédentes camisades ou furies, les Anversois veillaient et, à la première alerte, la population entière s'est insurgée. Gueux et papistes ont oublié leurs querelles et fraternisèrent dans les mêmes milices. On lève les ponts, on abaisse les herses, on tend'les chaînes à l'entrée des rues. Les ouvriers quittent précipitamment leurs chantiers et se font une arme de tout ce qui leur tombe sous la main. A ce brouhaha, un jeune gindre en train de pétrir son pain s'est jeté dans la rue sans prendre le temps d'enfiler ses grègues, nu comme un ver, ou vêtu tout au plus de son blanc maillot de farine. C'est le Salvius Brabon de l'autre jour qu'on associa bien malgré lui, pour sa belle mine, à la courtisanerie officielle et à l'adulation publique. Le gentil mitron n'a pas oublié le vilain regard du prince : « Un regard de Judas et d'efféminé! » disait-il à ses camarades en leur faisant part de ses impressions après la cérémonie. Ht voilà qu'il avise une chevauchée de seigneurs qui chargent en criant : « Vive la messe!... Ville gagnée! » Le petit devine quelque maie œuvre. Leste comme un chat, il saute en croupe du cavalier qui ferme la marche et l'assomme non moins prestement d'un si formidable coup de sa pelle à enfourner qu'il lui fait vider les arçons. Il a jeté son outil pour brandir l'épée de sa victime. « Ville gagnée? Tu crois, messire... C'est ce que nous allons voir!... A moi les fils de Salvius Brabon!... Haro sur les traîtres!... » A ces cris les gentilshommes du Valois se retournent. Oui donc s'est jeté à leurs trousses et les serre de si près qu'il leur taillera des croupières? O terreur! D'où surgit cette prodigieuse statue animée, ce cavalier de marbre blanc affourché sur un cheval d'onyx? Malheur sur eux, saint Michel ou saint Georges en personne est descendu du ciel pour prendre le parti de la cité trahie. Da panique s'empare de ces damoiseaux. De gentil boulanger est tourné en un miraculeux épouvantail. — A moi, fils de Salvius! clame-t-il toujours. Et, maintenant, à sa suite, grossissant toujours, se précipitent les vagues du populaire. Des Anversois eux-mêmes, à la vue de ce cavalier de neige, crurent d'abord à une intervention surnaturelle eu leur faveur et ils se jetaient avec d'autant plus d'exaltation dans le sillage de l'apparition. Mais, revenus de leur surprise et retrouvant en ce bonhomme enfariné leur Salvius Brabon de l'autre jour, ils ne se serrent pas en rangs moins compacts à sa remorque. Bien au contraire. Deur ardeur s'en redouble. Ils acclament le joli marbre équestre : — Vive le nouveau Salvius! Hourrah! Et le cavalier improvisé de se trémousser sur sa selle et de faire décrire à son épée de tels moulinets qu'elle en semble une flambe allumant des éclairs vengeurs. Et derrière, roule et gronde toute la population ingambe. Des femmes, et même les tout jeunes enfants, se sont attelés aux canons. Faute de balles, les arquebusiers chargent leurs armes avec des pièces de monnaie. Des fenêtres on tire sans merci sur la cavalerie du Duc qui se rue à la débandade vers la porte de Kipdorp pour fuir les foudres célestes. Ainsi tourbillonnèrent les mauvais anges précipités du paradis. Beaucoup se jettent avec leurs chevaux dans les fossés. Devant la porte fermée, la plupart culbutent les uns sur les autres et se foulent, s'étouffent, s'écrasent, se massacrent mutuellement. Presque aucun n'en réchappa. Cependant, aussi couard que fourbe, le Valois était allé attendre hors des portes le résultat de sa camisade. Aux premiers cavaliers qu'il vit tomber à l'eau, François au Long Nez éclata de rire, croyant que c'étaient des Anversois. Mais un de ses mignons lui ayant fait remarquer que ces affolés n'étaient pas des bourgeois, mais bien des seigneurs de sa suite, le nez du félon s'allongea encore plus et tout le fiel que distillait sa méchante carcasse lui reflua au cœur. Et pour l'édifier complètement sur la signification de la journée, une blanche statue à cheval couronna subitement le rempart. De prince superstitieux blêmit et se signa, prêt à défaillir. L,ui aussi crut à un miracle. Mais une atroce grimace crispa sa face anguleuse en reconnaissant dans cette apparition l'effronté mais avenant maraud qui n'avait pas baissé l'autre fois son regard loyal sous l'œillade ambiguë du nouveau duc de Brabant. Et à présent le nouveau libérateur d'Anvers nargue de son sourire espiègle le tyran maladroit; puis, acclamé par les siens, il dévale des glacis et rentre au galop dans le cœur de la ville préservée. L,à, le populaire exultait à tel point qu'à un certain moment le favori, le vivant palladium de la cité fut soulevé et porté avec son cheval sur les épaules des portefaix et débardeurs du port, qui leur firent faire ainsi, au cavalier et à la monture, quatre fois le tour de la place. Da chemise de farine s'étant dispersée au vent de la course, il tardait au mitron, pudique et un peu confus à présent, de revêtir un habit moins sommaire. Aussi se déroba-t-il le plus tôt qu'il put aux expansions de la foule pour retourner à son four et à son pétrin... Par la suite, le Magistrat le remercia publiquement du signalé service qu'il avait rendu à la cité, et lui alloua une pension de trois cents florins. Le héros n'en fut pas plus fier. Il continua à travailler; d'apprenti il passa compagnon, puis maître, et ses concitoyens se disputèrent son pain aussi blanc que l'était le boulanger lui-même le soir où il leur était apparu comme un archange enfariné ! ! LES PARIAS BOSTENDE -s- Aît bon peintre James Ensor. No human creatures were left save tlie wife of a freebooter and lier paramour, a journey mail blacksinith. This unsavoury couple to whom entrance in the purer atmosphère- of Zeeland was denied, thence-forth shared with the carrion crows the amenities cf Ostend. (MoTr.EY, The United Netherlands.) OSTENDË s'était rendue après un siège de trois ans et soixante-dix-sept jours, qui avait coûté aux belligérants près de cent mille vies humaines et plus de 8 millions de florins. Le 20 septembre 1604 l'acte de capitulation fut signé des deux parts. La garnison était autorisée à sortir de la place avec les honneurs de la guerre, tambours battants, fifres et clairons en tête, enseignes et bannières déployées. Avant le départ des vaincus, Spinola, le général vainqueur, festoya leurs officiers dans un magnifique banquet pour célébrer l'héroïsme dont ils avaient fait preuve durant leur longue résistance. Puis les troupes des États défilèrent en grande pompe devant l'armée catholique et s'embarquèrent sur des voiliers, avec les survivants de la population ostendaise, pour gagner les ports de la Zélande ou rejoindre l'année de Maurice de Nassau, campée autour de l'Écluse... Alors Albert et Isabelle firent leur entrée triomphale dans la ville conquise. Mais s'agissait-il d'un triomphe et pouvait-il bien être question encore d'une ville? Autant Isabelle avait « exulté à la nouvelle de la victoire si longtemps différée, autant le spectacle qui l'attendait sur le théâtre de cette défense opiniâtre devait la remplir de commisération. Pas de tableau plus affligeant. La sape et la canonnade avaient consommé leur œuvre. Attaquée à la fois par l'eau et le feu, sans parler des autres fléaux, Ostende ne présentait plus qu'une masse confuse de décombres et de gravats submergés en majeure partie par les marées et ménageant à peine une voie praticable à ses augustes visiteurs. C'était tout au plus si un pan de mur ou un reste de pignon permît à Spinola de s'orienter à travers ce dédale marécageux dont il s'était chargé de faire les honneurs à ses princes. L'air salin et les souffles du large ne parvenaient à combattre l'effroyable pestilence de ce charnier, d'où l'approche des royaux intrus faisait lever des hordes de corbeaux croassants, troublés dans leur immonde curée, et que surplombaient de lugubres nuées d'équinoxe gonflées d'averses, tandis qu'à l'horizon endeuilli les dernières voiles ostendaises se hâtaient de fuir des lieux d'une détresse tellement indicible qu'ils semblaient abandonnés à la fois par la Terre et par l'Océan... Spinola et ses officiers s'efforçaient de réagir contre ces ambiances démoralisantes qui menaçaient de convertir le triomphe des archiducs en une procession de pénitents. L'un rappelait les faits d'armes, un autre les épisodes burlesques de ce siège désormais fameux à tant de titres. Tel endroit où ils pataugeaient à présent avait été conquis sur la nier et les assiégés par les célèbres « saucisses » de l'archiduc. Afin de combler un bras de mer et d'approcher des redoutes ostendaises, on descendait dans l'eau de profondes corbeilles d'osier de forme oblongue, mesurant vingt pieds de long, remplies, ou plutôt farcies, de briques et de pierrailles. Ces saucisses de l'archiduc avaient fait l'ébahissement de toute l'Europe militaire, à laquelle les opérations du siège d'Ostende servaient d'expériences et d'enseignement. Mais les assiégés contrariaient l'action de ces ingénieux engins eu rompant les digues, de sorte que la mer engloutissait les saucisses avec leurs -charcutiers. L'archiduc remplaçait les victimes par de nouvelles recrues. Jour et nuit, terrassiers et plongeurs barbotaient dans la vase, les jambes nues jusqu'aux cuisses et ne se lassaient point de bourrer les crépines de leurs immenses saucisses. A tout instant on les voyait balayés avec leur encombrant attirail par la canonnade ennemie ou par l'irruption subite d'un flux impétueux. De sorte que beaucoup creusèrent leur propre fosse, en attendant que leur chair servît plus tard, faute de terre et de sable, à réparer les brèches des remparts. L'archiduc ne ménageait point ses soldats plus qu'il ne regardait à la dépense. N'avait-il point juré, pour employer son expression, d'extraire l'épine de la patte du lion belgique? Pour se procurer ces fabricants de saucisses, ces charcutiers convertis eux-mêmes en hachis, en charcuterie, il avait fini par leur accorder la solde, énorme pour l'époque, de cinq sols par jour. Une fois il en périt plus de cinq cents en moins d'une demi-heure. Leur prodigue embaucheur les avait envoyés bénévolement à l'assaut d'une position inexpugnable, avant même que l'artillerie l'eût entamée ou qu'il se fût assuré la moindre garantie de succès. Tous ces aventuriers n'étaient point des meurt-de-faim. Il s'y mêlait des cadets de familles nobles d'Espagne et d'Italie, reconnaissables à leurs chaînes d'or, à leurs gants parfumés, à leurs poches honnêtement rembourrées. Après le carnage, les chirurgiens hollandais se joignirent aux détrousseurs, non point, à ce que raconta Haestens, pour dépouiller les cadavres de leurs vêtements, mais pour remplir des sacs entiers de graisse humaine ou d'adipocire destinée à entrer dans la composition d'onguents et d'électuaires souverains. En entendant évoquer ces souvenirs, Albert se renfrogne davantage, car devant cette conquête dérisoire il en arrive à déplorer son effrénée consommation, son gaspillage de chair chrétienne. Comme sous l'empire de son énervement il laboure le sol bourbeux du talon de sa botte éperonnée, voilà que sou pied ramène tout à coup une grimaçante tête de mort. D'archiduchesse aperçoit cette boule qui, après avoir roulé à quelques pas devant elle, s'est retournée comme pour la narguer. Un frisson la parcourt et elle pense se trouver mal. Sa camera-mayor n'a que le temps de la soutenir. Mais elle s'est prompte-ment remise et, au bras de l'archiduc, elle recouvre son maintien majestueux et son port arrogant. Spinola s'empresse d'entraîner le cortège plus loin et, pour dérider ses maîtres, il leur rappelle la mésaventure de l'épieier Barthélémy Thysen. Au début du siège, le digne homme, prenant le frais sur le pas de sa porte, avait eu la tête emportée par un boulet de canon. A peine eut-il été décapité que les Anglais de Sir Francis Vere, qui commandait alors la garnison d'Ostende pour les États — un ramassis de ruffians, embauchés dans les prisons de Londres et accoutrés de rouge comme le bourreau auquel ils avaient échappé, — que ces Anglais se précipitèrent sur le magasin d'épiceries, dont ils ne laissèrent que ce qu'ils ne pouvaient enlever. Et comme la famille du défunt s'avisa de se plaindre au général, elle s'attira, en guise de condoléances, cette mirifique fin de non-recevoir : « Ea ville d'Ostende, aux trois quarts submergée, se trouve dans la situation d'un navire échoué, par conséquent il lui faut payer tribut aux naufra-geurs! » Pour comble de guignon, comme on conduisait le bonhomme Thysen à sa dernière demeure, un nouveau projectile envoyé par les batteries espagnoles escamota le couvercle de son cercueil... Albert et Isabelle ne daignent même plus sourire à cette anecdote dont le burlesque macabre comme la peinture drolatique de Jérpme Bosch, si chère au père de l'Infante, avait diverti autrefois les assiégeants autant que les assiégés. C'est à peine s'ils ont écouté le narrateur. De plus en plus impressionnés par l'aspect sinistre des lieux que leur général se hâte de leur faire parcourir pour abréger d'autant cette malencontreuse visite, ils aspirent à fouler un sol et à respirer un air moins fétides. Vers la fin du siège, après l'écroulement de leurs maisons, les habitants s'étaient terrés comme des mulots. Puis les digues et les remparts ayant été renversés par les bombes et par les flots, il avait fallu de la terre pour en édifier d'autres, et les vivants avaient été délogés de leurs terriers. Plus tard, la terre avait même manqué pour inhumer décemment les morts. Des retranchements avaient absorbé ce qui en restait. Enfin, les derniers jours, ce furent les cadavres mêmes que les pionniers triturèrent pour consolider les suprêmes remparts. Mais les morts s'étaient vengés en empoisonnant les profanateurs. Aujourd'hui encore la puanteur devenait de plus eu plus into- lérable, et les pieds des archiducs foulaient plus de fange humaine que de terreau. L'Infante a beau détourner ses regards pour échapper à l'horrible obsession, de tous côtés elle rencontre le même désert putréfié. Le cœur lui lève à la fois de pitié et de dégoût. — Quoi! songe-t-elle, tous ces trésors, cette bravoure, cet enthousiasme, ce sang, ces hécatombes humaines sacrifiées pour la possession de pareil pourrissoir! Et pour la première fois la fille de Philippe II éprouve le remords de l'acharnement qu'elle mit à cette conquête. Elle s'était encore plus entêtée que son époux, allant jusqu'à subordonner son salut à la prise de cette ville, multipliant les neu-vaines, les vœux, les pèlerinages aux madones de Hal et de Montaigu afin d'intéresser le Ciel à son entreprise. Pour stimuler le zèle de ses troupes, il lui était arrivé de pointer et de tirer elle-même le canon. Et, par contraste, elle se reporte à la Noël de l'an dernier, où, sur la foi d'une reddition imminente, elle avait revêtu ses atours de gala, sa fraise à dentelle d'or, ses vertugadins de brocard. Avec son époux au casque empanaché et à la cuirasse damasquinée, elle avait pris la tête d'une cavalcade de seigneurs et d'amazones allant à la rencontre des magistrats qui devaient lui apporter les clefs de la ville. Entre temps, une kermesse s'était improvisée dans la campagne d'alentour. Paysans et citadins endimanchés, accourus de plusieurs lieues à la ronde, se livraient à de naïves actions de grâces sous forme de danses, de ripailles et de beuveries. Comme par enchantement, une foire avait surgi, avec ses montreurs d'ours ou de marionnettes, ses gaufrières,ses fritures de harengs et de boudins, et surtout ses tréteaux croulant sous les tonnes ventrues. Les traîneaux s'étaient mis de la fête et le soir même les patineurs traçaient de capricieuses arabesques sur la glace de la plaine submergée. Hélas, comme elle et comme son armée, ce populaire en fut pour ses espérances. Mais que n'avait-elle exaucé le vœu de tous ces braves gens et levé ce siège de malheur! Et Isabelle, comparant cette joyeuse journée de Noël d'antan à la ruine et à la désolation d'aujourd'hui, ne parvient plus à • contenir son émotion et deux grosses larmes coulent lentement le long de ses joues fardées. — Plus un foyer!... Plus une âme! soupire-t-elle. Aussi bas que la princesse ait prononcé ces paroles, Albert les a entendues. — Eh quoi, Madame! se récrie-t-il. Nous nous attendrissons sur des hérétiques? Pour purger le pays de cette vermine, il nous a bien fallu détruire la pouillerie. Une ville nouvelle l'aura bientôt remplacée. Mais si, pour peupler celle-ci, je m'avisais, à l'exemple de Romulus, de l'ouvrir à tous les malandrins, jamais je n'y tolérerais la présence d'un seul parpaillot! 1/archiduchesse ne l'écoute même pas, hypnotisée par le lugubre paysage. —- Pas une maison! Pas un vivant! répète-t-elle. Mais elle a parlé trop tôt. En ce moment, comme pour lui infliger un démenti, une troupe d'arquebusiers débouche sur la place, traînant ou poussant devant eux deux figures blêmes, décharnées, déguenillées, un homme et une femme. Sous leur crasse et leur pâleur effrayante se démêlent cependant de la jeunesse et de la beauté, car leurs yeux préservent la lumière et leurs lèvres l'incarnat des vingt ans. Au cours de leurs perquisitions et de leurs fouilles, les soudards les ont découverts dans une cave, sous un monceau de décombres. La femme se débat en gémissant; l'homme, impuissant à la défendre, se retranche dans un mutisme et une immobilité farouches. — Serait-ce déjà le premier couple de larrons destiné à repeupler notre conquête, Monseigneur? fait remarquer jovialement Spinola. Et, pour ne pas soumettre à une nouvelle épreuve les nerfs si crispés de l'archiduchesse, il va donner l'ordre à ses hommes d'entraîner ces deux prisonniers, en se réservant de les interroger plus tard. Mais Isabelle les a déjà aperçus et à leur aspect elle s'est sentie bouleversée jusqu'au plus profond de l'âme. On dirait des revenants sortis de leur sépulture avant d'avoir été complètement rendus à la vie. Ils semblent concentrer en leurs misérables carcasses toutes les calamités de la guerre. Ils résument la détresse environnante et se dressent devant Isabelle comme l'incarnation de ses remords. Sans trop se rendre compte de ses actions, du geste la princesse arrête les soldats et les fait approcher avec leur capture. — Qui êtes-vous?... D'où sortez-vous? demaude-t-elle de cette voix blanche que nous prenons au milieu des cauchemars pour nous entretenir avec les visiteurs de l'autre monde. D'homme garde le silence, mais comme la princesse répète sa question, la femme se jette à genoux et répond en sanglotant : — Tels que vous nous voyez... les seuls vivants qui n'aient pas quitté la ville!... Encore n'y sommes-nous demeurés que malgré nous. Et avec une volubilité fébrile elle enfile une histoire à la fois écœurante et tragique. Elle avait été l'épouse d'un flibustier qui profitait du désarroi régnant dans la place investie pour s'y livrer à toute sorte de rapines et de coups de main. Quand le butin manquait, rentré le soir, il passait sa mauvaise humeur sûr sa femme et l'accablait d'avanies, si bien que la victime résolut de s'enfuir et d'aller rejoindre un manœuvre de forgeron qui avait pris plusieurs fois son parti contre le brutal et chez qui la compassion s'était bientôt muée en un sentiment plus tendre. Elle le paya de retour. Ils vécurent ensemble. Cet amant, c'était l'homme avec qui on venait de l'arrêter... — Dites plutôt le complice avec qui vous vous livriez à l'adultère! rectifie la princesse en faisant le signe de la croix. En d'autres circonstances et d'autres dispositions elle n'aurait pas voulu en entendre davantage, mais depuis une heure, étrangement disposée à l'indulgence, elle domine sa vertueuse réprobation et engage la coupable à poursuivre. De flibustier, tenu en respect par l'athlétisme du forgeron, n'avait pas osé réclamer sa compagne. D'ailleurs, les événements se chargèrent de les débarrasser de lui. Huit jours avant la capitulation, il avait été ramassé par une patrouille et pendu haut et court à l'enseigne de la maison même dans laquelle il s'était introduit avec effraction. Cette mort acheva de rapprocher les amants. D'amour leur faisait oublier les privations et la misère encore aggravées par l'hostilité des bourgeois de la ville, car, scandalisés par leur concubinage, ceux-ci refusaient de procurer du travail à l'homme et de donner l'aumône à la femme. Dans ces conditions, nul n'accueillit la nouvelle de la reddition avec plus d'espoir et d'allégresse que nos éprouvés. Ils se flat- taient de se joindre aux émigrants pour se mettre à la recherche d'une terre plus hospitalière et de compagnons plus humains. Mais leurs charitables voisins les avaient dénoncés au rigorisme des troupes protestantes et quand ils voulurent s'embarquer, celles-ci les repoussèrent comme des pestiférés à coups de plats d'aviron et de crosses d'arquebuse. Il s'en fallut de peu qu'on les assommât comme des bêtes enragées. Ils s'étaient alors rejetés dans la ville et, affamés, meurtris, mais tendrement enlacés, ils y attendaient la mort quand les Espagnols les avaient exhumés de leur tanière. Durant ce récit, la pieuse et rigide Isabelle se sent partagée entre de la répugnance et de la compassion. Toutefois, celle-ci l'emporte. Et ce sentiment se double d'une généreuse indignation contre tant de pharisaïsme. D'intolérance protestante la réhabilite à ses propres yeux. Quoi ! A peine arrachés eux-mêmes à une situation désespérée, ces assiégés avaient proscrit deux de leurs compagnons d'infortune. Au sortir de la géhenne, leur premier geste avait été d'y replonger deux de leurs frères. Oui, en ce moment la fanatique Isabelle se pénètre de l'esprit du Christ. Elle se rappelle les paraboles du Sauveur, son pardon accordé à la femme adultère, son compagnonnage avec les plus pauvres, les plus déchus. Quelle occasion pour la princesse de donner une leçon de charité aux zélateurs de Luther et de Calvin. — Relevez-vous ! dit-elle à la femme toujours agenouillée. Rassurez-vous tous deux! Vos misères vont finir : vous vous marierez sans retard et, pour expier votre liaison si longtemps criminelle, vous continuerez à habiter ces rivages. Des pauvres hères ne sont que trop heureux de souscrire aux exigences de leur protectrice. Eperdus de gratitude, ils se prosternent à ses pieds et portent à leurs lèvres la traîne de son manteau royal. Aussitôt, on les pourvoit de vivres, on leur fait revêtir des habits décents, les soldats leur ménagent tant bien que mal un logis habitable, l'aumônier même des archiducs leur donne la bénédiction nuptiale, Albert et Isabelle les assistent en qualité de témoins; la princesse dote libéralement la mariée, le prince attache le forgeron en qualité de maréchal au service de ses écuries. . Ce couple dont l'iiistoire 11e nous a point laissé les noms, mais que cet anonymat rend d'autant plus délicieusement légendaire, nous représente les premiers citoyens de la ville ressuscitée. A l'appel de l'archiduc, aux faveurs qu'il leur promettait, les aventuriers affluèrent de toutes parts et tel qui se serait enrôlé la veille pour aider à abattre les murailles de la ville vint louer à présent ses bras pour contribuer à les rebâtir. Une touchante poésie préside, comme on le'voit, à la résurrection d'Ostende. Et l'on évoque à l'origine de cette ville nouvelle, si prospère et si accueillante aujourd'hui, certes de style rien moins que farouche et ascétique, l'asile que la cité croulante et démantelée, assura, sous la garde d'Isabelle, à deux pauvres hères, à deux épaves humaines. En relisant ce trait, emprunté par Motley à Fleming, le témoin et le chroniqueur du siège, nous nous plaisions à des rapprochements et à des conclusions qui n'eussent pas laissé de chiffonner le généreux mais quelque peu sectaire historien américain. Il nous est doux de songer que l'hospitalité accordée par la ville elle-même agonisante aux deux plus misérables de ses enfants, devait porter bonheur à l'Ostende future. En dépit des politiques austères et des moralistes chagrins, Ostende, fidèle à une lointaine tradition et à un auguste exemple, nargue encore aujourd'hui les vertus moroses et l'hypocrisie puritaine. En somme, l'interdit fulminé par la Zélande luthérienne sur ces pauvres irréguliers de l'amour aura contribué à jeter les fondations de la superbe capitale balnéaire d'aujourd'hui. Que les viveurs et les baigneurs élégants s'en doutent ou non, peu nous importe ! Il n'est même pas nécessaire que la plage, enrichie par sa vogue cosmopolite, se rappelle le geste de pitié auquel le remords d'Isabelle associa la ville même qu'elle venait d'exterminer. Ce geste s'impose aux méditations du philosophe et aux rêveries du poète. Après s'être acharnée à la ruine d'une bourgade plutôt infime et obscure, l'archiduchesse, par sa clémence envers deux parias, aura présidé du même coup au relèvement de leur berceau et inauguré pour celui-ci l'ère d'une éblouissante prospérité. TYL KARTOUSS cauchemar historique A Kurt Pciser. Au hasard de mes lectures, j'étais tombé, ce soir-là, sur des chroniques anversoises se rapportant aux séditions qui préludèrent, sous Joseph II, à la conquête définitive de notre indépendance. J'avais lu les abus de l'Intendance autrichienne, les attentats contre les fonctionnaires et les partisans d'un régime honni, le pillage et le sac de leurs hôtels, la répression momentanée, les fusillades, les supplices, le terrorisme finissant par déchaîner la guerre civile. Ces pages d'histoire me mettaient un peu la minerve en ébullition. Un épisode de cette époque troublée me sollicitait entre tous : le massacre à Anvers d'une créature de l'Autriche, d'une figue comme les mécontents appelaient les suppôts de l'étranger. L,a victime, Mathias Dieltjens, gros épicier du marché Saint-Jacques que la rumeur publique accusait d'avoir fait enchérir les huiles de lin, le riz et autres denrées, en avait été quitte une première fois pour la perte de sa cave à vin, mise à sec par la soif patriotique des mutins. Mais ceux-ci étaient revenus à la charge quelques années après, et le malheureux avait été exécuté avec un cannibalisme dont le récit assez laconique suffisait à me donner la chair de poule, tout en m'inspirant une curiosité vaguement perverse et le désir d'en apprendre plus long. En attendant,, mon imagination suppléait à la sécheresse du document. Je me représentais d'abord le cadre et le milieu de la scène, les quartiers mal famés d'alors : le Boereukwartier ou faubourg des Paysans,, dans les marécages de l'Escaut, la montagne aux Corneilles,la paroisse Saint-André, d'où avait déferlé sans doute cette marée subversive. Puis je m'imaginais les acteurs du drame. Ce devaient être en majorité de ces jeunes garnements que l'on trouve mêlés à toute effervescence populaire. — Tout à l'heure, me disais-je en me rappelant ma lecture, trois polissons de treize à quatorze ans étaient en train de jouer à la marelle sur la place. Passe une élégante drapée dans sa faille de soie noire. La haute stature plus encore que la mise recherchée de la dame attire l'attention d'un des gamins et, précoce, il la saluera de l'une ou l'autre gravelure, quand il se récrie de surprise. Sous ces atours féminins, il a reconnu le vicomte Du Toict, un haut fonctionnaire autrichien. La veille celui-ci n'a eu que le temps de se sauver de son hôtel envahi par la populace et il se flattait à présent de sortir de la ville à la faveur de ce travesti. Mais il a compté sans les yeux de furet de ce vaurien qui s'empresse de donner l'éveil à ses camarades. En vain, la figue tente-t-elle de les amadouer en leur offrant sa montre et sa bourse. Leurs instincts féroces priment leur cupidité et ils lui feraient un mauvais parti si des patriotes plus âgés et moins sanguinaires n'étaient survenus à temps pour dégager Du Toict et le conduire, sur sa propre demande, à la prison du Steen, où il se sentait plus en sécurité. — Il est bien possible que les mêmes garnements auront trempé, quatre ans plus tard, dans l'assassinat de Dieltjens! Je me faisais cette réflexion quand on frappa violemment à la porte. Un peu irrité d'être dérangé à cette heure indue, je courus ouvrir moi-même, bien décidé à renvoyer l'importun. Mais la surprise me cloua sur place et me ferma la bouche à la vue d'un grand drôle en haillons, la mine impudente, les yeux cernés, le teint pâle avec des rougeurs fébriles aux pommettes, en somme bien découplé et assez joli garçon malgré la patine dont le vice et les excès de toute sorte avaient déjà marqué son adolescence dé veloutée. — Oui es-tu? Que me veux-tu? lui demandai-je enfin, enroué par la colère et une vague angoisse. — Tu le demandes? ricana l'autre. Celui que tu attendais, Tyl Kartouss! — Tyl Kartouss? — Mais oui! Te bâtard des Florkyn, tu sais bien... les recé-leurs près des remparts, à la Porte de Boue, dans le Boereti-kwartier... Je suis venu te raconter l'affaire qui te tarabuste... J'y étais, je te dirai même que j'en étais... — Quelle affaire? demandai-je encore, quoique je comprisse parfaitement ce dont il s'agissait. — Voyons, ne fais pas la bête. T'assassinat de Dieltjens, parbleu ! A cette déclaration, j'aurais dû repousser ce sordide visiteur, mais il me fascinait, il m'hypnotisait, la curiosité l'emportait sur mon horreur, et je n'étais même pas loin de me féliciter de cette présence insolite. Ce Tyl Kartouss ne répondait-il pas à mes incantations d'il y a quelques instants? — Bizarre! me disais-je en le dévisageant, à la fois séduit et dégoûté. Gomme il ressemble à nos voyous d'aujourd'hui! C'est le même sourire cynique sur des lèvres flétries, le même regard sournois et gouailleur dans ses grands yeux bruns, le même roulement de hanches, la même voix rauque et canaille. Au demeurant, le prototype de la pire racaille contemporaine. On rencontre sur les quais de l'Escaut des maraudeurs et des écu-meurs de sa ligne, de sa couleur, et je dirai même de son odeur ou de son fumet, car le pendard sent outrageusement le tabac, la sueur et les guenilles, qui ne quittent le corps qu'à la façon •du poil des fauves, à la saison de la mue. Ses mains dans ses poches ou plutôt dans les trous de sa culotte, il me regardait d'un air narquois. — Eh bien, j'écoute! dis-je pour en finir, après être allé refermer la porte, de l'air d'un complice. Il se laissa tomber sur une chaise et s'esclaffa : — Ah! ah! Cela va bien, ça chauffe!... Tes Autrichiens sont allés se promener. On en profite... Figure-toi, ce matin nous étions rassemblés, à quelques voisins, dans le cimetière Notre-Dame, devant les tréteaux du marchand de complaintes qui nous chantait la Priegelkas, la chanson du jour. Je contemplais l'image : un patriote nu recevant la bastonnade, et nous répétions le refrain : Maudite soit l'Intendance! Au lieu de battre le fer Elle s'exerce en cadence A nous attendrir la chair! (r) quand Djommi me donne du coude dans les reins en criant : — Mais voilà Dieltjens! Je regarde le passant qu'il me désigne du doigt. C'était bien, en effet, le marchand d'huile dont, avec d'autres bougres, j'avais aidé à nettoyer la cambuse, il y a quatre ans. Mais la figue était parvenue à s'échapper! — C'est le moment de prendre notre revanche, dis-je à Djommi. Il a eu une fichue idée de sortir de sa tanière. Comme notre homme s'était aperçu de notre conciliabule, il pressa le pas afin de s'esquiver par une rue latérale, mais Djommi, le Chien, l'Asticot et moi nous nous étions mis à ses trousses, suivis bientôt par les autres camarades. Et de crier pour ameuter la foule, qui ne tarda pas à faire boule de neige : — Sus à Dieltjens! Haro sur l'Autrichien! Mort aux figues! Hawou... ooûrtt!... Hawou... ooûrtt. Et tout en le houspillant, on lui jetait des pierres, comme à un chien enragé. Mais, aiguillonné par la terreur, l'épicier courait plus vite qu'un lièvre. Il put même atteindre l'évêclié et, la grande porte étant ouverte, il faillit se réfugier auprès de M81' de Nélis. Mais pas de blague, hein? Il nous fallait notre homme. Il n'allait pas recommencer l'histoire de l'autre jour. Ni l'évêque ni le pape ne nous empêcheraient cette fois de lui faire son affaire et de prendre notre plaisir jusqu'au bout. Ah! nous étions résolus à nous en payer une pleine tranche. (i) 'k Gedenk der Intendentie! Die Duivelsche inventie Laes, d'ijzer eeuw erleeft Die zulke rampen geeft! — H3 — Le prélat tente tout de même de nous faire abandonner la partie. Malgré ses exhortations, nous étions parvenus, Djommi, le Louche, l'Asticot, le Chien et moi, à relancer le gibier jusque dans la cour du palais. Le saint homme aurait eu beau jeu avec d'autres; mais il avait beau nous implorer, nous ne voulions rien entendre. Au besoin, nous aurions été disputer notre proie à l'enfer même. Les diables ne l'auraient qu'après nous! — Il faut qu'il y passe! hurlait l'Asticot. Et tous de faire chorus. Nous nous y prîmes si vigoureusement que l'évêque, ses larbins, ses suisses et ses acolytes durent nous abandonner leur pénitent. Nous agrippons donc notre homme, plus violet que la soutane du monseigneur et claquant des dents, grelottant de toute sa peau, pleurant, miaulant comme un matou échaudé, — nous le happons qui par un bras, qui par une jambe, qui par le reste de ses cheveux. Ainsi nous le traînons à la rue, où la foule, un instant amollie par les prières de son pasteur, s'est retrempée et se trémousse, avide de prendre sa part du plaisir. En nous disputant le Dieltjens, nous l'avions déjà quelque peu entamé à la tête : le sang lui coulait à flots d'un grand trou qu'il avait au-dessus du front. Une procession d'ecclésiastiques envoyés à son secours par Nélis nous relancèrent pour tenter de nous l'arracher. On se bousculait ferme, sans égard pour les tonsurés. Mais à la faveur de la bagarre voilà que notre homme nous échappe. Les curés nous avaient entrepris avec une telle vigueur que pour leur tenir tête et recouvrer l'usage de nos pieds, de nos poings et de nos coudes, il nous avait fallu lâcher le marchand d'huile, qui, libre de ses mouvements, en avait profité pour se perdre dans la mêlée et nous brûler la politesse. Le découragement gagnait les chasseurs. Avec mes camarades j'étais seul à tenir bon. — Hardi! m'écriai-je. La figue n'a pu aller loin! Mon flair ne me trompait pas. Dieltjens, rebroussant chemin, s'était traîné, tant bien que mal, vers l'évêché; mais, épuisé par la perte du sang, après quelques efforts, il était allé s'accroupir sur un tas de décombres. En nous dépêtrant enfin des porte-soutanes qui avaient continué à s'accrocher à nous et à nous retenir par nos frusques, nous avisâmes le fugitif au moment où un père dominicain que le hasard avait emmené en cet endroit se penchait vers lui et se mettait en devoir de le confesser et de lui donner l'absolution, car, la frousse aidant, la figue paraissait déjà à toute extrémité. Presque au même instant, le sous-pléban de la cathédrale s'amena à son tour pour l'administrer. Aïe ! Ees choses faillirent encore une fois se gâter pour nous. Ce malencontreux prêtre parvint à trouver des paroles si melliflues que le gros de la foule manqua de cœur, dans le véritable sens de cette expression. Malgré nos protestations et nos invectives, les foireux consentirent à ce que Dieltjens fût transporté à l'hôpital Sainte-Elisabeth, tout près duquel il était allé s'échouer. — Djommi! dis-je à mou féal. Attention! Veillons au grain! ou nous aurons fait de nouveau buisson creux ! — Prenons les devants! conseilla Djommi, et guettons l'occasion de le repincer. Mais ouiche ! nous eûmes beau courir à la tête de la procession, ils arrivèrent à l'hôpital presque en même temps que nous, et nous allions décidément être refaits, quand la victime vint se jeter d'elle-même dans nos griffes. Oui, au lieu de demeurer auprès de ses protecteurs, ne voilà-t-il pas qu'il s'échappe de leurs mains pour s'élancer seul dans la cour de l'hôpital d'où il se réfugie dans l'église... Nous nous arrangeons pour y être en même temps que lui. Aussi incroyable que cela paraisse, à notre tour nous fûmes pris de scrupules et d'une crainte pusillanime ! Dame ! il y a des moments où l'enfer épouvante et où l'on reculerait devant un sacrilège!... En un mot, tout crânes que nous nous croyions, nous ne pûmes prendre sur nous de l'arracher à son asile. « Attendons qu'il soit sorti, car on ne va pas le laisser là! » Tel est le raisonnement que je me tins et le conseil que je donnai à Djommi et aux autres. Nous attendîmes donc dans la cour de l'hôpital, sous le porche de la chapelle, que l'on eût eu fini de lui administrer les derniers sacrements. Ainsi patientent les bourreaux. — n5 — Mais quand ses protecteurs, l'ayant muni de son viatique, le soulevèrent sur les épaules et se mirent en devoir de traverser le préau pour le coucher dans un lit de l'infirmerie, nous jugeâmes le moment venu. A peine le cortège est-il sorti de la chapelle - que je crie : « Garçons, à la besogne! » Ils ne se le font pas dire deux fois. Aussitôt de sauter sur les clercs et les infirmiers pour leur enlever le moribond. A notre vue, celui-ci, qui allait rendre l'âme, se ranime, émoustillé par la terreur. Il se débat et s'échappant des mains de ses amis, il bondit comme un écureuil, gagne la cage d'un escalier et grimpe tout seul jusque dans les combles. Encore une fois nous y fûmes avant les autres, que sa fugue avait un peu déconcertés, et comme nos camarades s'impatientaient en bas et que, de plus, nous craignions que tous ces trouble-fête ne nous le reprissent, nous résolûmes d'en finir et pour aller vite en besogne, ayant ouvert la fenêtre, nous le précipitâmes tout bonnement dans la cour. Puis nous redescendîmes au plus vite, dégringolant quatre marches à la fois, comme s'il s'était agi d'aller le recevoir. A la vérité, nous tenions à jouir de son agonie, car il devait avoir son compte et ne durerait guère. Eh bien, figure-toi que, brisé aux trois quarts, il respirait et pantelait encore. Sans perdre de temps, nous le ramassons et le transportons dans la rue pour empêcher que les aumôniers et les nonnettes de l'hôpital viennent nous le ravir. Eâ, nous le lions par les jambes à une charrette de jardinier qui passait en ce moment et nous le traînons ainsi, couvert de sang et de boue, vers le marché Saint-Jacques, pour le pendre à la porte de sa propre maison. Il doit y être encore, à moins que les sergents de ville ne l'aient décroché. Ah, l'ami, ç'a été un plaisir fou. Jamais nous n'avons jubilé à ce point. Pense donc, quelles grimaces et quelles contorsions ! Il se tortillait comme un ver. Et hurler!... Parfois il imitait la flûte, sa voix montait et retombait comme l'air dans un tuyau d'orgue. Une femme ou même un enfant ne donnent des notes aussi aiguës ! Ee malheur, c'est que nous l'avons expédié trop vite. Il y en a toujours de trop pressés, qui.ne connaissent pas le talent de jouir d'une bonne et longue torture!... Gâte-métiers, sabrenauds, va! I,e coup fait, Djommi, l'Asticot, le Chien et moi, nous n'avons pas attendu notre reste, et nous sommes allés nous mettre à l'ombre, car s'il y a des poursuites, c'est notre quatuor qu'on inquiétera les premiers pour avoir mis le bal en train... Mais nous n'en aurons pas pour longtemps à nous cacher : à ce que l'on criait dans la rue, les Français ont passé la frontière. Fes Sans-Culottes seraient déjà à Bruxelles. Des Sans-Culottes? Des frères. N'en ai-je pas endossé l'uniforme? ajouta-t-il avec un salut rien moins que militaire, eu portant la main à ses guenilles. Mais, en attendant, citoyen, reprit-il, tu voudras bien me garder ici, c'est bien le moins après tout ce que je t'ai raconté. Un journal m'en aurait donné des ors... Faut pas que ça te gêne. On s'arrangera. Je m'accommoderai parfaitement de cette chaise pour la nuit. — Ah, pour ça, non! protestai-je, reprenant enfin possession de moi-même. Tu vas déguerpir comme tu es venu. Ouste ! — C'est ce que nous verrons. Si l'on fait le méchant... Il n'acheva pas sa menace. Je l'avais pris à la gorge, mais il se dégagea, leste comme un chat sauvage et aussi musclé que nerveux, il m'eut bientôt renversé, me tenant sous lui, un genou sur ma poitrine, et se mettant en devoir de m'étrangler. Il haletait; je râlais, je me sentais mourir sous son regard sinistre, son haleine m'empoisonnait; je parvins cependant à crier et... Du coup, je me réveillai, dans l'obscurité de ma chambre, le nez collé sur mes livres, trempé de sueur, encore tout pantelant. Je fus même quelque temps avant de me persuader que cette aventure n'était qu'un simple cauchemar provenant de l'abus des lectures dramatiques, de mon imagination déréglée et surtout de la mèche charbonneuse de ma lampe épuisée qui avait évoqué à mon odorat le roussis d'un apache anversois du xvme siècle. JAN VOGELZANG ET FRANS PRINTEMPS 'habitat fait l'habitant. » Troublant aphorisme! Qui nous révélera le sourd travail auquel se livre un terroir pour former, pétrir, modeler les êtres, les adapter à son écorce, à son atmosphère, à sa température? Chimie redoutable! Assimilation lente, mais progressive et fatale! « Une race, écrivait Remy de Gourmont, c'est un peuple qui s'est établi dans une région et en a subi l'influence. Te sol qui crée les races animales crée aussi les races humaines et s'il y a importation de sang étranger chez une race déjà fixée, cette race l'absorbe et se l'assimile sans rien perdre du caractère qu'elle doit à la terre qui la nourrit. En somme, le climat, la latitude sont encore plus influents sur le type que l'atavisme. » Nous dirons donc à notre tour : c'est la Flandre qui fait le Flamand, et il n'est pas jusqu'à la langue populaire de cette région qui ne dérive de ses sucs nourriciers, de sa sève, de l'humidité de ses nuées, des rythmes de ses fleuves et de sa mer du Nord, tout comme sou blé, son lin, son lait, ses bières, tout comme la vigueur de ses gars et la beauté de ses filles. Tes politiques ont vite prononcé le gros mot de bâtard pour flétrir quiconque ne se présente pas comme un type de race pure, de sang non mélangé! Mais combien existerait-il encore en Europe de ces types? En fait, la nature ne connaît pas de bâtards. T'expression même, enfant naturel, le synonyme du A mes amies Valérie Deny et M aria Vervloet. mot bâtard, condamne l'idée de réprobation que notre société attache à la bâtardise. L,es croisements, les métissages, les déracinements sont non seulement utiles, mais même indispensables à la sélection humaine. Étude captivante niais un tantinet mélancolique que celle des commencements de cette évolution, de cette lente métamorphose! Oui suivra les stades de la conquête du terrien par le domaine qu'il se flattait de conquérir et constatera les résultats de la greffe d'un rameau exotique sur le tronc autochtone? Des fois, avant que la fusion se soit complètement opérée, on se croirait en présence d'une sorte d'androgynat où l'ambigu de la race nous intrigue tout autant que l'équivoque du sexe. Je ne ressentis jamais cet attrait un peu pervers aussi manifestement qu'il y a de longues, longues années. C'était à H..., dans les polders de l'Escaut, au nord d'Anvers, où je résidais à cette époque. Par une de ces après-midi du mois d'avril, à la fois tièdes et fraîches, âpres et doucereuses, grises et ensoleillées qui caractérisent notre climat, l'orphéon de l'endroit, dont j'avais accepté la « présidence d'honneur » pour me rapprocher des naturels et les étudier plus à l'aise, célébrait la première kermesse de la saison en se rendant d'estaminet en estaminet, où nos musiciens vidaient force pintes, après avoir régalé les notables des plus fringants pas redoublés de leur répertoire. Selon l'usage, j'accompagnais les orphéonistes dans cette tournée, non sans intervenir dans la dépense. Nous en étions déjà à notre dixième ou onzième halte et, sous l'influence de la bière d'orge, nos braves trompettes commençaient à souffler de moins en moins juste quoique de plus en plus fort, en prodiguant les couacs et en perdant trop souvent la mesure, quand l'un d'eux proposa de nous rendre, pour finir, tout au bout et un peu à l'écart du village, où se trouvaient quelques débits de boisson tenus par les plus pauvres de nos artistes. A cette proposition d'aucuns rechignèrent; mais je vainquis leur résistance, d'abord par esprit démocratique, puis parce que le hameau habité par ces miséreux représentait, en dépit de son nom fâcheux Krabbershoek (coin des Pouilleux, ou, littéralement, de ceux qui se grattent), de loin le plus pittoresque et le plus caractéristique de la région. Il éparpille ses masures de toreliis couvertes de chaume et entourées de vergers, jusqu'au pied de la digue de l'Escaut par-dessus laquelle un moulin à vent agite ses ailes pour saluer les bateaux remontant ou descendant le fleuve. Parvenu à destination avec notre bande, je ne fus pas fâché de m'asseoir dans une salle basse et enfumée, la dernière de notre pèlerinage. Un peu somnolent, alourdi par la marche et les libations, je me laissais aller à mes rêveries, bercé aux sonorités intempestives et saccadées de nos infatigables bucci-nateurs, et pas trop incommodé par l'acre fumée des pipes, lorsque tout à coup, comme les cuivres s'étaient tus, remplacés par le chant des pompes à bière, je m'entendis interpeller en un français correct et avec le plus irrécusable accent de Montmartre ou de la Villette : — Eli bien, Monsieur le président, est-ce qu'on s'amuse? Je sursautai comme si l'on m'avait réveillé en me décochant une bourrade. Ne dormais-je pas plutôt? Rêvais-je encore? Était-ce une hallucination de l'ouïe? M'étant tourné du côté d'où était partie cette voix, j'avisai, crânement planté devant moi, un jeune rustre endimanché, en sarrau ballonné, raide d'empois, en pantalon de drap noir bien cati, eu haute casquette de moire. Devant ma mine ahurie, sa bonne face joufflue me riait de toutes ses dents. Est-ce toi qui viens de me parler français? lui demandai-je en flamand. — Moi-même, Monsieur le président, pour vous servir, me répondit-il à deux reprises, avec une sorte de salut militaire, d'abord en son français de parigot, puis en le plus sonore et copieux dialecte hollando-belge du Polder. Je tombais des nues. Mais mon émerveillement redoubla lorsque, sur mon invitation, ce jeune polyglotte m'eut expliqué ce miracle en me racontant, avec infiniment de bagout et eu un français crous-tilleusement farci d'argot, comment son père, Karel Vogelzang, engagé par un entrepreneur avec toute une équipe de terrassiers pour travailler à d'importants ouvrages dans la banlieue de Paris, avait fait là-bas la connaissance d'une jeune faubourienne et comment ces deux êtres s'étaient si bien compris d'amour qu'ils n'avaient pas attendu pour s'épouser d'être initiés chacun au langage de l'autre, de sorte que, le turbin étant terminé, la Française avait suivi le Flamand aux rivages de l'Escaut. Ils tenaient ce petit estaminet même où nous nous trouvions en ce moment dans le quartier excentrique de la bourgade, toujours pauvres de pécune, mais riches de santé, d'endurance et de progéniture, car il leur était venu une flopée d'enfants, dont Jan, mon interlocuteur, qui courait sa dix-huitième année, représentait l'aîné. Tous parlaient également la langue paternelle et l'idiome maternel, et, particularité tout à fait extraordinaire, dont mon gamin continuait à me fournir la preuve, chacun avec le plus subtil ragoût du terroir d'origine, à telle enseigne qu'il eût pu aussi brillamment donner la réplique à quelque gavroche que tenir tête aux plus mal embouchés des rôdeurs de l'Escaut. Tandis qu'il parlait l'une ou l'autre langue, j'observais mon bonhomme et je démêlais en sa physionomie, voire en toute sa personne, quelque spécifisme des deux berceaux qui se le partageaient. Du Parisien il tenait la cambrure dégourdie, le dandinement avantageux, des attaches fuselées, les traits un peu chiffonnés, mais mobiles, les yeux bruns, mais clairs et vifs, l'expression spirituelle et délurée; mais du Flamand il avait déjà adopté la carrure épaisse, la croupe et le râble plus arrondis et plus étoffés, les joues pleines et rougeaudes, les grosses lèvres, un sang moins fluide et plus morne quoique plus riche, mais surtout les jambes si caractéristiques de nos Flamands, cette charnure fémorale dont l'ampleur et la courbe servent si généreusement les peintres et surtout les sculpteurs de Belgique. L'ensemble était cependant des plus harmonieux. Un charme singulier émanait de ce jeune villageois. Il semblait qu'en sa personne composite les nerfs du Français combatissent la consistance un peu lourde du Flamand et, réciproquement, que la pondération, la solidité de celui-ci fissent contrepoids à l'instabilité et à la turbulence méridionales. En l'observant longuement, je démêlai même de brèves alternatives de la domination des deux caractères. A tour de rôle l'une origine s'accusait aux dépens de l'autre. Taciturne \ ) et songeur, par intervalles, comme ses congénères clu Polder, pipant et dégustant sa bière en silence (on aura déjà deviné que pour analyser mon phénomène plus à loisir, j'avais fait renouveler les consommations), tout à coup il se trémoussait, comme galvanisé, réagissait contre la torpeur ambiante, se reprenait à discourir avec volubilité, quitte à retomber un peu plus tard dans de très septentrionales ruminations de pensées. Il n'y avait pas jusqu'à son masque, et cela suivant qu'il s'interprétât en flamand ou en français, qui ne changeât complètement d'expression. Tantôt le pli contracté des lèvres révélait de la réserve, tantôt la bouche se détendait en un rire provocant; tour à tour le nez se pinçait ou les narines frétillaient d'impatience, et suivant que dans les yeux se reflétât de l'attendrissement ou de la malice, je voyais les prunelles passer des profondes ardeurs du bronze aux éclairs de l'or. Et tout en le scrutant avec cette indiscrétion plutôt sympathique, je me demandais non sans quelque naVrance ce que deviendraient ses enfants à lui, à supposer," selon toutes les probabilités, qu'il se mariât au pays de son père et le sien. Sans doute, chez sa progéniture, la langue flamande dominerait avec les autres caractéristiques de la race ou plutôt du terroir paternel, à telle enseigne que les petits-enfants de la Française seraient presque fondus dans la masse des aborigènes poldériens. En attendant, chez Jan Vogelzang, le Nord et le Midi se donnaient successivement la réplique, ou bien, s'il leur arrivait de concerter comme en un duo, une émission latine adoucissait une diphtongue flamande, un soupir se mariait à un sourire, le regard s'illuminait et se voilait à la fois, le rire aigu s'enrouait brusquement. Cependant mon suj*et ne cessait de me faire ses confidences, non sans s'interrompre de temps en temps pour se recueillir et contempler les images qu'il m'évoquait. Il me donnait des détails sur sa mère, la Parisienne. Ne portait-elle pas ce nom adorable, ce nom de bravoure, de clarté et de joie : Printemps, Rose Printemps? Combien de fois ne lui avait-elle pas raconté Paris, la grande, grande ville, la Seine, les boulevards, les omnibus, les théâtres, l'éclairage éblouissant, les femmes parées. les magasins, les cafés, les halles, les équipages, le luxe, la fièvre, les bois de Boulogne et de Vincennes, le faubourg Saint-Antoine, le Père-Dachaise et la Roquette, le Dépôt et la guillotine, Soixante-Dix, la Commune, que sais-je encore? — Ah! je voudrais bien aller un jour à Paris, souhaitait le jeune homme. Mère a souvent l'envie d'y retourner pour un petit temps, pas davantage. Je l'accompagnerais. Mais qui sait? Peut-être resterais-je là-bas comme elle se transporta ici?... Da vie y est plus facile et plus rose, à ce qu'elle dit... Et à se représenter Paris, il s'animait, précipitait son débit, se montait le coup. La nostalgie lui dictait des paroles françaises. A mesure qu'il s'illusionnait, ses yeux pétillaient, sa voix chantait, ses genoux s'entre-choquaient, ses mains tourmentaient ses poches ou battaient la table, il redoublait de gestes, ne tenait plus en place, ne cessait de m'interpeller et de me demander conseil. Puis, après s'être débondé en un flux de paroles, il se calmait et, sur le point de reparler flamand, préludait par le silence et un profond soupir; il soulevait sa casquette, en redressait l'échafaudage, rectifiait le débraillé de son vêtement, se passait la main sur le front comme pour en chasser ses rêves, un peu gêné de s'être épanché à ce point, rappelé sur la terre, à sa terre. — Chimères! Enfantillages! proférait-il en flamand avec un haussement d'épaules. C'est impossible... N'y pensons plus. Demeurons sérieux. Voilà des années que notre mère me parle de ce voyage. Mais elle se fait vieille et caduque. Je crains bien qu'elle ne bouge plus d'ici... D'ailleurs son ménage, son homme, ses enfants, mes frères et sœurs, la réclament, et père a besoin de mes bras... Puis, où irions-nous chercher l'argent pour cette escapade? Non, non, demeurons doucement à notre métier. Faisons des journées de terrassier ou allons nous louer comme débardeur sur les quais d'Anvers... D'Escaut est un bien beau fleuve aussi, n'est-ce pas, Monsieur? Ses navires valent bien les « hirondelles » de la Seine... Ici nous sommes tout près de la mer, de la grande eau... Je suis fort, je suis jeune, pourquoi cesseraisqe de me plaire au pays? » Jan Vogelzaug ne dit pas tout cela, mais il l'exprime par ses réticences mêmes, par son sourire voilé, la gravité de son mâle et franc visage. Sa voix aussi, pour venir avec effort, mais avec conviction du plus profond de sa poitrine, respire tout un héroïsme obscur, tout un persévérant devoir. Il secoue et penche la tête, se croise les bras, en mettant une certaine complaisance à se tâter les biceps comme pour s'assurer qu'ils tiennent encore à leur place et prêts à fournir de rude et long travail. Décidément il avait refoulé ses postulations méridionales; ses affinités flamandes reprenaient le dessus. Je l'observais autant que je l'écoutais, plus attentif et sensible aux flexions et aux modulations de sa voix qu'à ses paroles mêmes. J'en devinais encore plus qu'il ne me disait et je commençais à attribuer à ses confidences une portée dont ce simple "rillageois était certes à mille lieues de se douter. A la longue je cessai même de suivre ses discours et me plongeai dans des réflexions sur la bizarrerie de cet être mixte en qui se conciliaient les extrêmes des deux races qui se partagent le monde. Et j'en arrivai graduellement'à opérer un retour sur moi-même. E'aventure de ce Poldérien mi-français mi-flamand, à la fois gaulois et thiois, me symbolisait, m'incarnait mon propre cas et, avec le mien, celui d'une notable partie de l'élite belge. — Mais, me disais-je, notre dualisme, notre duplicité, notre sorte d'hermaphrodisme racique ou plutôt culturel, est bien autrement tragique. Chez ce fruste enfant du peuple, chez ce travailleur manuel, l'équilibre se rétablira tout naturellement. "C'est à peine si le brave garçon se doute de ses disparates et de ses anomalies. Il ne se raisonne, ne s'analyse pas, ni ne cherche midi à quatorze heures. Si deux atavismes se combattent en lui, c'est inconsciemment; la plupart du temps il ne se rend même plus compte de leur antagonisme. Il n'en ressent le moindre malaise. Ou s'il songe à sa double hérédité et à ses contradictions ethniques, c'est pour prendre gaillardement la chose, pour s'en amuser, tout à tour Parigot et Poldérien, trouvant son cas très drôle et l'exposant avec bonhomie, -comme à moi-même tout à l'heure, aux curieux qui lui agréent. Tandis que nous autres, hélas! artistes, poètes, gallo-flamands, de double culture sinon de double race, que nous nous appelions Maeterlinck ou Verhaeren, Rodenbach ou Giraud (il va sans dire que ces noms ne s'associèrent à mes réflexions que par la suite), nous nous voyons attirés et repoussés tour à tour par nos mystérieux générateurs! Que ne partageons-nous l'insouciance de ce pauvre diable issu de la conjonction charnelle, de l'amour sans phrases et sans arrière-pensée d'un peinard poldérien et d'une midinette de Eutèce ! De plus en plus plongé dans mes songeries, j'avais même complètement détourné mon attention du brave garçon qui m'en avait fourni le thème. Or, voilà qu'en ramenant mes regards sur lui, — j'ignore après combien de temps, — je constatai qu'un autre paysan d'une couple d'années plus jeune que mon phénomène, s'était assis en face de moi, à ses côtés, et qu'ils étaient engagés dans une conversation assez animée. C'étaient même leurs éclats de voix qui avaient dû m'arracher à mon soliloque. Le nouveau venu ressemblait manifestement à l'autre, mais par ce que j'appellerai ses dehors gaulois, voire parisiens : chez, celui-ci presque plus rien du Flamand robuste et membru, sanguin et musclé à l'envi. Fluet, plutôt élancé, le galbe du visage plus allongé, rosé, mais un peu pâlot, moins poupin, joli garçon, dégourdi et un peu déhanché, il avait des traits plus mobiles qu'expressifs, les yeux alertes, la bouche mutine et luronne. Je remarquai que lui aussi parlait français et cela avec un accent plus parisien encore que l'autre, qui, je ne comprenais d'abord pour quelle raison, affectait de ne lui répondre qu'en flamand. Jan interrompit leur entretien pour me présenter cet adolescent : — Mon frère Fraus. Notre benjamin, Monsieur. De nous tous c'est lui qui tient le plus de notre mère. Plus rien d'un Vogel-zang. Printemps des pieds à la tête... Figurez-vous que ce gamin ne parle de rien moins que de nous quitter, non pas pour un simple voyage comme je le ferais moi-même, mais de s'en aller pour de bon. Il partirait même sans sa mère... Et cependant nous l'aimons tant, l'ingrat! Un véritable enfant gâté. C'est à qui le choiera. Il paresse, baguenaude et batifole à son gré. Nous lui passons toutes ses fantaisies. En retour,. nous ne lui demandons que de la belle humeur. Et jusqu'à ce jour il était, en effet, la joie de la maison, le boute-en-train, notre rayon de soleil. Vif comme de la poudre, mais le cœur sur la main. Pas toujours commode, par exemple! N'importe, nous lui pardonnions ses lubies... Et voilà qu'il ne nous aime plus. Il ne lit que des gazettes françaises et ne jure que par Napoléon... Il a même menacé de s'engager dans la légion étrangère. Ea légion étrangère! Je vous demande un peu! Et s'adressant au cadet : — Voyons... Parle... Que veux-tu? Que te manque-t-il? — De l'air, de l'espace, de la vie! répondait l'autre. Ee monde, le vaste monde! On végète, on étouffe ici... Par un phénomène inexplicable, voilà que je retrouvais dans leur dialogue, mais avec autrement d'intensité et de passion, les deitx notes que Jan Vogelzang m'avait proposées tout à l'heure : d'une part, l'attachement au pays; d'autre part, le désir d'émigrer. Cependant la discussion avait repris entre eux et menaçait de tourner à l'aigre. Il y avait de la révolte chez le cadet, du despotisme chez l'aîné! Ees sarcasmes de l'un blessaient la conviction de l'autre. Ils n'en appelaient même plus à mon arbitrage, comme s'ils me jugeaient impuissant à les accorder ou s'ils suspectaient même mon impartialité. Et peut-être n'avaient-ils pas complètement tort de se méfier de ma sagesse, car, sans prendre parti pour l'un ou pour l'autre, je me retrouvais à la fois en chacun d'eux. Ma propre conscience devenait le terrain de leur conflit. C'était moi, l'être double : Vogelzang et Printemps réunis. Je souffrais autant que le grand et que le petit, mais plus encore de mon côté Jan que de mon côté Frans. J'allais être déchiré, écartelé, amputé d'une moitié de moi-même. En moi le curieux, le raffiné, le cosmopolite, le Datin menaçait de lâcher le rêveur, le sentimental, l'autochtone, le Flamand. Oui, le dissentiment des deux frères se répercutait en moi, mais en revêtant une bien autre gravité. Embarrassant dilemme qui m'étranglait, qui ne me laissait même pas la liberté de me prononcer. Faudrait-il vraiment me franciser davantage pour mieux m'humaniser,. afin de vivre plus largement, de vivre toute ma vie? En. ce cas, je n'aurais qu'à prendre exemple sur Frans Printemps. Car il s'était levé, résolu. Il s'étirait, battait des bras comme un oiseau captif essaie ses ailes, prêt à s'envoler. Ee voilà qui marche vers la porte en sifflant d'un air crâne. Arrive qui plante ! Ee sort en est jeté! Suivrai-je son impulsion? Mais avec un cri, un cri de détresse plutôt que de fureur, Jan le rappelle et le conjure. Oui, sa colère était tombée; il n'avait plus que de la douleur. Aussitôt mon désespoir égala le sien, le dépassa même. Erans, n'entendant rien, ne voulant rien entendre, fit encore un pas; il allait s'évader... Il avait ouvert la porte. Quel obstacle l'arrêta sur le seuil? Ee soleil couchant l'éclairait en plein. Frans plongeait déjà dans sa lumière. Par contre, Jan, relégué au fond du bouge, semblait se noyer de plus eu plus dans l'ombre où buveurs et musiciens mêlaient le brouhaha des cuivres au choc des verres. Je ne sais s'ils s'en doutaient, tous ces rudes virtuoses, mais en ce moment ils exécutaient une poignante musique de circonstance, ou du moins leur pot-pourri favori perdait son allure canaille pour revêtir un caractère solennel, et, comme par un fait exprès, leur exécution prodiguait les dissonances encore plus que de coutume, et de leurs cuivres quelque peu obstrués de salive — peut-être même de larmes — ils ne tiraient plus que des accords rauques comme un râle, haletants comme des sanglots. Entre temps, mes yeux allaient de Frans à Jan, de l'un, volage et aventureux, à l'autre, victime de sa constance, martyr de sa fidélité, écrasé sous sa force vaine et dérisoire comme un esclave de Michel-Ange ou un galérien de Puget. Autour de Jan, les ambiances saturées de cette grande détresse accumulaient de la menace et de l'angoisse. Ee fluide se communiqua au dehors, car tout à coup le soleil perdit de sa gloire. Ee crépuscule semblait le lubrifier et l'attendrir. Une traînée de nuages voila son orbe trop radieux et, après avoir surplombé de sa masse de plus en plus opaque la plaine jaunâtre, la verdure naissante des digues, le limon de velours de la glèbe, elle éclata en une averse copieuse comme une crise de larmes. Le paysage pleurait et sanglotait avec le grand frère. Il venait à sa rescousse. Et, pour la première fois peut-être, Frans en sentit la poésie. Cette plaine morne, presque rébarbative, sans rien d'engageant et de flatteur; cette digue herbue, à peine plus haute qu'un talus, au pied de laquelle quelques saules accroupis plutôt que dressés bordaient un fossé d'irrigation si glauque et si stagnant qu'il ne devait jamais s'y mirer que de la tristesse : toute cette perspective se drapait d'où ne sait quelle beauté austère, d'autant plus impérieuse qu'elle avait mis plus de temps à se révéler... C'en était fait : Frans subissait à son tour le charme de son pays. Prêt à franchir le seuil de la porte, il embrassa d'un regard circulaire et pour ainsi dire expiatoire l'horizon à la fois fuligineux et embrasé, ainsi que la plaine ruisselante et pâmée; puis, se retournant vers l'intérieur du cabaret, il reporta les yeux sur le grand frère, sur l'abandonné... Et voilà que la fanfare sonna comme un hallali triomphal. Jan s'est brusquement redressé, Frans se précipite à son cou. Ees bras de l'aîné encerclent l'enfant prodigue. A force de s'étreindre, les deux frères ont fini par se confondre, par ne plus former qu'un seul être, comme ces patients que le Visionnaire florentin vit s'entre-dévorer pour mieux s'unifier. Des deux je n'aperçois plus que Jan. Le cadet a disparu. Ou plutôt c'est la grâce, la lumière de Frans qui baigne et éclaire Jan, comme c'est la chaleur cordiale de Jan qui aura consumé le transfuge repentant. Désormais ce feu et cette lumière n'auront plus qu'un seul foyer. Que m'arrivait-il à moi-même? A quel point m'étais-je assimilé toutes ces péripéties? N'assistais-je point à ma propre apothéose? A quel climax m'avait suggestionné ce couple magnétique? Mais ne s'agissait-il que d'une simple répercussion? Le drame essentiel ne s'était-il pas déroulé en ma propre nature déchirée par des postulations contraires et aspirant à l'équilibre, à l'harmonie, à l'unité? N'est-ce pas en mon sang, en mon cœur, en mon cerveau que la crise venait de se résoudre? Ah! jamais je n'aurai connu 9 rien de plus pathétique, d'à la fois plus cuisant et plus délicieux. Je souriais comme Frans Printemps, je sanglotais comme Jan Vogelzang. Oui, je pleurais de joie et je riais de douleur. Torture ineffable que je n'aurais pas échangée contre la suprême volupté. Comment la définir et démêler exactement ce qui s'était passé en moi? Je ne devais y arriver que bien plus tard; mais pour l'instant je compris seulement que le drame de toute ma vie venait de se résumer en ces quelques minutes. Oui, mou sort s'était décidé. F'honmie instruit, raffiné, la partie ultracivilisée de mon être avait été reconquise par ses éléments bruts,, par sa frustesse originelle, par sa barbarie primordiale. Ainsi que le jeune Frans Printemps, combien de fois n'avais-je pas été sur le point de rompre avec mon pays et ma race, de dépouiller l'essentiel de mon être comme une chrysalide pour prendre mon essor vers le Midi et m'envoler à la conquête des chimères? Mais le sort en était irrévocablement jeté. Je me garderais désormais de répudier les forces mêmes auxquelles je devais mon génie et ma seule raison d'être. Me voilà de plus en plus ancré dans les flancs de ce terroir. J'en respire avec fanatisme jusqu'aux moindres effluves :: « Non, non, je ne m'en déracinerai plus. Je veux prospérer ou pâtir avec ma grande nourricière, me consumer à son foyer,, me projeter avec ses flammes, m'exalter à son essor. Si je m'élève, ce sera comme ses plantes et ses chênes, ses souffles et ses arômes. J'ai compris qu'en la reniant, c'est moi-même que je trahirais. La vie ou le néant, mais avec elle! » Les buveurs avaient vidé leurs chopes, les musiciens, s'étant tus, renversaient le pavillon de leurs cuivres ou dévissaient leur embouchure pour en secouer la salive; les bugles rentraient dans leurs fourreaux. Quelqu'un me toucha l'épaule : — Ah çà, Monsieur le président, ne songeons-nous pas-encore à la retraite? Je me frottais les yeux, arraché à mon rêve ou plutôt à ma vision. Ahuri, non encore complètement réveillé, je serrai la main du jeune Vogelzang en lui disant comme pour reprendre notre entretien : — Tu as raison, Jan, de rester au pays. Il importe avant tout de nous connaître nous-mêmes et de cultiver notre propre jardin. — C'est bien là ce que je fais et ce que je continuerai de faire, ratifia le digne Poldérien sans se montrer autrement surpris de mes paroles. De mon côté, je ne m'étonnai pas de le trouver seul, car je compris que, tout comme moi, il avait cessé pour de bon de se disputer avec son jeune frère ou plutôt avec son autre identité. Des deux rustres de tout à l'heure n'en faisaient qu'un et c'était seulement dans mon imagination que le fils du Flamand et de la Française s'était dédoublé : Printemps s'était réincarné pour toujours en Vogelzang. Comme Jan avait tenu à refaire un bout de chemin avec moi et que nous marchions dans la campagne humide et aromatisée par l'averse : — Notre terre est excellente, Monsieur, me fit-il remarquer en suivant son idée de cultivateur. Nulle part les fleurs n'ont plus de parfum et les fruits de saveur. Vous viendrez bien voir nos roses à la Saint-Jean et croquer nos pommes avant la Toussaint? — Tu peux compter sur moi, mon garçon... Oui, Jan, oui, mon brave, notre terre est bonne; pour nous elle est même la meilleure qui soit, parce qu'elle est la nôtre. Tels que nous sommes faits, toi et moi, elle nous tiendra toujours! Je l'arrêtai par le bras et, lui montrant du geste l'horizon crépusculaire encore baigné d'une lumière fine et subtile, d'un rideau d'argent fluide derrière lequel continuaient à passer des nuages merveilleusement colorés : — Et ce ciel aussi, nous appartient, ami. Où en trouverions-nous un aussi suggestif, si prodigue d'imprévu et de mystère, concertant aussi bien avec les aspirations qu'avec les angoisses de notre âme?... Ah! que l'azur serait vide et plat sans la course des nuées! Elles sont pour le ciel ce que les rêveries sont pour l'esprit. Elles en représentent la poésie. Mais rabaissant les yeux sur le chemin, sur le sol gras détrempé par la pluie et d'où s'élevait comme une haleine la mousseline bleuâtre du brouillard vespéral : — Sais-tu à quelles viriles caresses furent pétries et fécondées ces alluvions? m'écriai-je la gorge un peu serrée. C'est notre chair qui pantelle et transpire en cette terre, et nous ne la chérissons à ce point que parce que nulle autre patrie ne fut aussi tragique, n'aura lutté, souffert et grandi autant qu'elle! Et avec une sorte de volupté sacrée, je piétinai cette grasse argile au point de m'en enduire les chaussures, comme pour me mouler, m'incruster en ce terreau symbolique. Sans doute mon simple compagnon ne saisissait-il point toute la vertu de cette incantation, mais son visage, à la fois loyal et farouche, me résumait la beauté trop longtemps incomprise de notre pays. Mars rç)r5-juillet 1918. DES HOMMES? -5» A Léon Bazalgette. C'EST au Tir National de Bruxelles que les Allemands fusillèrent nombre de Belges convaincus d'avoir entretenu des intelligences avec les Alliés. La liste de ces victimes est longue. On les a exhumées pieusement pour leur faire d'imposantes funérailles nationales. Journaux et orateurs ont exalté leur courage, leur patriotisme, leur talent, leur adresse et leur ingéniosité d'informateurs. Rien de mieux; rien de plus juste. Je m'associai de grand cœur à ces témoignages d'admiration. Liais en lisant les articles dévolus à ces braves, il m'arriva de tomber sur un alinéa où l'on faisait entendre, sommairement et presque négligemment, qu'à côté de ces patriotes dont le journal ne se lassait de publier les noms et de ressasser les états de service et les titres à notre reconnaissance, avaient été enfouis une demi-douzaine et peut-être plus, de soldats allemands — oui, des Allemands que leurs propres compatriotes avaient passé par les armes parce qu'ils refusèrent de faire l'office de bourreaux ! Le journal n'en disait pas davantage sur le sort de ces fusillés allemands. C'est à peine s'il les félicitait. Il ne citait pas leurs noms, à ceux-là. Mettons qu'il les ignorait. Et à supposer qu'il les eût connus, sans doute ne les eût-il pas jugés dignes d'être mentionnés. Il est probable que leurs compatriotes même les avaient voués comme odieux et méprisables à l'obscurité et à l'anonymat... On les avait jetés dans une sorte de fosse commune. Voués pour jamais à l'oubli, au néant... Pour ma part, j'avouerai que le paragraphe ou ne peut plus laconique enregistrant cette insubordination de soldats allemands et le châtiment qu'elle leur avait valu, m'arrêtèrent dans ma lecture pour me plonger dans des méditations à la fois douloureuses et consolantes. L'auréole de mes courageux compatriotes ni'apparut quelque peu ternie à côté du nimbe dont se paraient ces six martyrs anonymes qu'il me semblait voir surgir, pâles et sanguinolents, dans la pénombre de l'apothéose réservée aux fusillés belges, à ceux dont ils avaient partagé volontairement le sort plutôt que de tremper dans leur assassinat. Ah! quel courage, quelle volonté, quel caractère autrement résolu, il leur avait fallu à ces héros obscurs pour aller au-devant du trépas, pour le choisir, le conjurer, le préférer à la vie!... Les autres, les nôtres, se savaient désormais glorifiés par la patrie; leurs exécuteurs mêmes leur témoignèrent somme toute certaine estime, certaine professionnelle et franc-maçonnique admiration, de belligérants à belligérants... Mais ces six Allemands, ces six mauvais Allemands? Quelles avanies ne leur aura-t-il pas fallu subir avant le coup de grâce! Quelles affres leur furent réservées! Les reproches, les insultes, les sévices dont les accablèrent leurs supérieurs et même leurs camarades! Ne les aura-t-on pas traités de traîtres, de renégats? Ne pactisaient-ils pas avec l'ennemi? Ne blasphémaient-ils pas la patrie? Il n'est outrage ou torture qu'on leur infligea. Si l'on songe aux atrocités commises par les soudards dans tant de nos cités et de nos villages, à quelles extrémités cette écume du militarisme ne se livra-t-elle pas sur des transfuges chez qui l'uniforme n'avait pas étouffé tout sentiment d'humanité! Crachats, coups de pied, et le reste... Songez à Aerschot, à Tamines, à Gelrode... On tenta préalablement de les faire revenir sur leur incroyable détermination. On feignit d'attribuer leur rechignement à une pusillanimité passagère, à une réaction nerveuse, à une crise de sentimentalisme indigne d'un mâle, d'un dur à cuire. Cette faiblesse ridicule leur passerait. Ils finiraient par se faire une raison comme les autres et par se résigner aux inéluctables nécessités de la discipline. Certes, il répugne à un vrai soldat d'être réduit à devoir descendre froi- dement des civils, des hommes désarmés, de faibles femmes! Mais ces civils n'ont-ils pas contribué à compromettre le succès des armées allemandes?... Puis, pour ces exécutions, le soldat n'est qu'un instrument de la loi martiale. Il n'encourt aucune responsabilité. Menaces, sophismes, tentatives de persuasion ou d'intimidation ; rien n'eut de prise sur ces âmes droites, butées dans leur foi humanitaire! Nos réfractaires tinrent bon... Représentons-nous cependant l'indicible amertume de leurs dernières réflexions. En dépit de leur constance, des combats se livrèrent certainement en eux, et s'ils n'en laissèrent rien paraître, stoïques, sublimes, ils passèrent par des alternatives de révolte et de soumission. Eeur geste n'irait-il pas à l'encontre du vœu de toutes leurs armées, du credo de toutes les populations germaniques? Ils seraient seuls à braver l'opinion publique dans un empire de soixante millions d'âmes! Ils portent un défi à la voix du peuple, donc à la voix de Dieu. Ils ne doivent compter sur aucune approbation. Ees leurs, leurs proches, leurs femmes, leurs parents, leurs enfants mêmes rougiront de leur monstrueuse compassion, de leur pitié contre nature. Ils auront déshonoré leur famille et leur race. Et qui nous dit que ces six fusillés faisaient partie du même peloton d'exécution? Que leur révolte fut collective? En ce cas, ils purent s'exhorter, se réconforter mutuellement, s'encourager, se stimuler dans leur protestation contre le pire des homicides. Mais, si comme nous avons lieu de le croire, ils furent isolés, s'ils firent partie de différentes escouades de fusilleurs, leurs derniers moments auront été bien plus atroces encore. Hélas, ils n'auront peut-être même pas connu la sympathie, le remerciement fraternel, la gratitude de ceux dont se détournaient leurs fusils! N'importe. Ils auront éprouvé la suprême volupté des grands stoïques, des confesseurs sublimes : celle d'avoir tout un monde contre eux, de se sentir menacés par tout un océan de préjugés et d'erreurs — mais de se savoir seuls justes, d'être seuls à avoir raison contre tout un monde. Oui les guide, qui les inspire? Le seul amour de l'humanité. Ali, les pauvres diables, mais les bons bougres! Encore une fois, nul plus que moi, n'admire les fusillés belges du Tir National — le Tir National, quelle sinistre ironie dans ce nom! quelle cible patriotique que ces coeurs et ces poitrines! — Nul ne lira et relira leurs noms avec plus de piété, nul ne rendra hommage plus fervent à tant de beaux Belges! Mais c'est pourtant à vous, soldats de l'ennemi, que je songe peut-être avec plus de solidarité et de communion encore. Eux, les nôtres, savaient que les attendaient la gloire, la reconnaissance de tout un peuple. Désormais l'immortalité serait acquise au moindre de leurs noms. Tandis qu'à vous les pauvres, répudiés ou méconnus, ne demeure que l'approbation de votre conscience ! Des nôtres furent de vrais Belges, vous fûtes, vous, de vrais Hommes ! Des hommes comme j'en souhaite à l'Humanité future, au monde nouveau, à un univers de chaleur cordiale et de spirituelle clarté... Oui, les Six ou les Sept, — on ignore même jusqu'à leur nombre, mais ils représentent tout de même un formidable total — vous fûtes de dignes Allemands de la patrie de Schiller, de celui qui chanta avec Beethoven, la fraternité des peuples en son « Ode à la Joie ». C'est à pleines gerbes que je voudrais répandre des fleurs sur votre fosse commune et en baisant les lèvres de vos plaies, j'exalterais un des plus beaux gestes de protestation et d'exécration que le véritable courage osa dresser contre la Guerre 1 2j janvier 1919. THÉORÏA A Pierre Broodcoorens. près environ cinq ans d'absence elle nous est enfin rendue. Qui, elle? L,a Paix? L,a Paix, sans doute, mais une autre aussi; celle qui en st la compagne inséparable, car à quoi nous serviraient le calme et le repos, sans le plaisir et sans Oui, avec la Paix sont revenues Opoura, déesse des plantureux automnes, et fhéoria, la reine des cortèges et des processions, des théories sacrées ou profanes, des foires et des orphéons, des kermesses flamandes comme des « ducasses » wallonnes, notre sainte, notre déesse favorite, la véritable . patronne de la Belgique. Il me fut donné d'assister à sa résurrection ou plutôt à son exhumation, car ainsi que dans la délicieuse comédie d'Aristophane, la Guerre avait précipité la Paix et ses compagnes dans un grand puits dont elle avait bouché l'ouverture sous un amoncellement de pierres. C'est aux environs de la porte de Hal, au bout de la rue Haute, dans le quartier le plus populaire et le plus spécifiquement bruxellois que furent entreprises des fouilles, promptement couronnées de succès, grâce à la vigueur, au zèle et à l'enthousiasme d'une légion de Marolliens : lutteurs forains, débardeurs, ouvriers de plein air, abatteurs, garçons bouchers, forts de la minque, commandés par l'imprésario d'un théâtre de marionnettes. Une foule de badauds, une galerie aussi imposante que l'armée la joie? des acteurs faisait le cercle comme autour d'un chien écrasé ou d'un autre drame de nos rues. Aux premiers rangs se pressaient des gamins en bretelles et mal mouchés, des midinettes à qui leurs galants font chevaucher des hippogriffes de carrousels; des Beulemans et des Kaekebroeks bedonnants, joueurs de cartes, politiques d'estaminets à faro et à boudins. Dans leur empressement à délivrer les déesses, nos équipes se ruèrent à la besogne en un pêle-mêle, un enchevêtrement endiablé; non sans vociférations, chamaillis et bousculades éminemment locales, puis, efficacement admonestés par leur chef, ils s'attelèrent, bras nus, aux cordes, tirant les câbles, la jambe tendue, l'échiné renversée, en chantant Yaho! Yaho ! comme des haleurs ou des maçons au cabestan d'une bâtisse. Cependant j'avise un apprenti en chandail et en espadrilles, aussi éperdu d'allégresse que tel polisson d'Aristophane, qui compromet la manœuvre par des pirouettes et des ronds de jambe intempestifs. — Auras-tu bientôt fini de gigoter ainsi? l'admoneste le patron. — C'est pas moi qui danse, m'sieur; mais de joie mes guibolles gambadent toutes seules. Et de toupiller de plus belle. — En voilà assez... Compris? — Un entrechat encore, not' maître... Un seul ! Il s'est arrêté pour s'éponger le front, mais le voilà reparti. — Le tout dernier, quoi?... Je lève la jambe droite comme ça... — Sacrebleu de gosse!... Arrête ou je cogne... —- T'en fais pas... A présent au tour du pied gauche. Na!... Oue voulez-vous, c'est plus fort que moi... Je rigole à m'en faire crever la peau... Pour un peu notre Marollien se montrerait aussi croustilleux de langage et même de geste que le gavroche athénien d'Aristophane. Enfin l'enfant terrible est rentré dans les rangs et l'obéissance. Sous les efforts combinés de nos atlantes, les trois déesses surgissent de leur crypte. La foule acclame la Paix et Opoura. L'apparition de Théoria porte le comble à la frénésie populaire. Certes toutes trois sont îavissantes et rivalisent d'appas, mais Théoria s'avère plus copieuse en chair que la Paix pourtant bien imposante, et plus glorieuse en sang que la vermeille Opoura en laquelle l'automne épanouit ses plus appétissantes maturités. — La revoilà enfin! m'écriai-je, en luttant de lyrisme avec les parabases du poète grec. Sois la mieux venue, oh la plus aimée!... » Que ton visage est beau, que ton haleine est suave ! Tu fleures comme l'encens même des kermesses, tes messes à toi, ô déesse! Tu sens bon comme les beignets, les gaufres, les frites, la levure, les harengs, le cramique, les pommes, le tabac de la Semois, les vers de Max Elskamp et la prose de Demolder... » J'ignore où m'aurait encore transporté cette imagination d'enchanteur, à quelle débauche d'images riantes, gracieuses, familières, gourmandes, elle se serait livrée, si je ne m'étais réveillé brusquement, secoué par la furie même de mon lyrisme. — N'importe! comme disait tout à l'heure l'apprenti en chandail et en espadrilles. Mon rêve s'est réalisé. Voilà l'essentiel! La Paix ressuscitée, mais mal réveillée, tarde à rayonner sur tout l'univers, mais au moins tenons-nous Théoria, sa sœur, la réjouie, qui élit de nouveau pour résidence notre patrie, la patrie par excellence des « sociétés », des orphéons, des cavalcades, des réjouissances ostensibles et des pompes plastiques et décoratives. Dès Pâques on l'a signalée à Dieghem, à Schaerbeek et à Daeken ; puis aux champs de foire des boulevards Jamar et du Midi. Elle présida le mois dernier à la kermesse d'El Blad dans les Marolles; elle dansait, il y a quelques jours, avec nos bons géants Janneken et Mieke, et présidait à la plantation du mai au bas de la rue des Sables, pour le plus grand divertissement des journalistes les plus sceptiques; enfin, hier encore, à l'Assomption, invisible mais toujours présente, elle exultait aux côtés des Madones sous le dais des processions ; elle s'exhalait dans l'encens et les fleurs; elle chantait dans les accords des fanfares, dans le faux-bourdon des curés, dans le fausset des enfants de chœur, elle se pâmait dans la béatitude de la foule, sous toutes les formes de la joie populaire et éminemment nationale. Août 1919. TABLE PACES Dédicace..............................................................................................v Les Ci,ous de malédiction............................................................i L'Aventure d'un buveur de bière dont les chopes ne moussaient plus........................................................................il Princesse Frawyde de Pirnapont............................................27 La Montagne des Hussards........................................................41 La Noël du braconnier................................................................47 La Mère des soldats....................................................................55 La Journée des marchands de sable......................................65 Les Terrassiers du diable..........................................................87 L'Archange enfariné......................................................................93 Les Parias d'Ostende....................................................................99 Tyl Kartouss....................................................................................io9 Jan Vogelzang et Frans Printemps..........................................117 Des Hommes!....................................................!3[ Tiiéoria..................................................................................................i35 N° 755. — llrux. Inipr. de I'Officb de Praucrré, imp. du Sureau, 7. MUSÉE DE LÀ LITTÉRATURE