?MJM 7m Jm M i r — IBS»: rrwwwi ML | LES LIBERTINS D'ANVERS DU MÊME AUTEUR : Roman ICEES D00RIK.............épuisé. KERMESSES..............épuisé. NOUVELLES KERMESSES..........\ Vol. LA NOUVELLE CARTHAGE.........i VOL LES FUSILLÉS DE MALINES........1 VOL au SIÈCLE DE SHAKESPEARE.......1 Vol. LE CYCLE PATIBULAIRE.........i Vol. MES COMMUNIONS...........1 Vol. ESCAL-VIGOR..................1 Vol. la faneuse d'amour..........1 Vol. l'autre VUE.............1 vol. Théâtre philaster, de Beaumont et Fletcher. ... -1 vol. edouard ii, de Marlowe................1 vol. perkin WARBECK........................1 vol. KHWHWMWMtliMkWMI GEORGES EEKHOUD Les Libertins d Anvers Légende et Histoire des Loïstes PARIS MERCVRE DE FRANCE XXVI, RVE DE CONDÉ, XXVI M C M X 1 I A mes chers AGIS BRAUNS ARMAND EGGERMONT ALPHONSE GOETHALS GEORGES RENS En toute ferveur G. E. ^ ^^ /Le if;ti. : : :■■"■•■■■ I-. ; L.. . i : i ; : les origines fabuleuses d'anvers tanchelin et les enfants de priape Anvers fut de tout temps la ville païenne de ,1a Cocagne belge. Son catholicisme de décor n'a guère plus de fond que celui de son illustre interprète, le grand Pierre-Paul Rubens, qui peignit les drames du Golgotha, hanté par les splendeurs de l'Olympe. De temps immémorial aussi, Anvers fut un foye,r de libertinage, voire d'anarçhisme erotique. Alors que ses sœurs cles Flandres, Bruges et Gand, déchaînaient des révoltes motivées par des raisons d'ordre exclusivement politique, Anvers ne cessa de fomenter les hétérodoxies,. Son histoire nous déroule une chaîne presque continue d'agitateurs, d'hérésiarques et de prêtres hors des rangs, prêchant les libertés de la chair en même temps que celles de l'esprit, la réconciliation des corps et des âmes, la croisade contre les préjugés et les épouvantails bibliques. Aucun historien n'a encore, que je sache, entrepris l'étude de cette succession de prophètes libertins ; les pages suivantes tenteront de les mettre en lumière et de les situer dans leur milieu. Afin de mieux faire comprendre l'atmosphère et la température morales toutes particulières de la bonne ville d'Anvers, nous commencerons par raconter ses origines aussi savoureusement fabuleuses que celles des plus illustres cités païennes. RuedesNattes,une des venellesdémoliesily a une trentaine d'années avec tout le pittoresque quartier riverain de l'Escaut, s'élevait entre autres édifices de lointaine antiquité la maison dite du Géant (hel Beuzenhuis), construite au treizième siècle par les chevaliers de l'ordre teutonique sur un terrain concédé par le duc de Brabant Jean II. Ce terrain tenant du côté du fleuve au mur du Burg, le premier château fort d'Anvers, le duc autorisa les chevaliers à bâtir sur ce mur. Leur « Beuzenhuis », qu'ils occupèrent durant plus de cinq cents ans, avait été renouvelé en grande partie dans le cours du quinzième siècle. S'il faut en croire la légende à laquelle se rapporte son nom, cet édifice datait d'une époque bien autrement reculée. Il aurait été contemporain de Jules César et d'un géant appelé Druon Antigon. De ce château Druon guettait les nefs qui descendaient ou remontaient le fleuve et exigeait des nautoniers la moitié dé leur cargaison. Malheur au téméraire qui comptait sur la vitesse de ses rames ou de ses voiles pour tromper la vigilance du péager. Le géant enjambe le fleuve ; un pied sur chaque rive, le corps penché, les bras tendus, les poings trempés dans l'onde, il vous a bientôt péché la barque, et, après en avoir opéré le déchargement, il punit les marins en leur coupant la dextre qu'il lance dans l'Escaut. Puis il rend les pauvres diables ainsi mutilés et ruinés à leur bateau qu'il renfloue, non sans avoir provoqué au préalable un remous impétueux, rien qu'en agitant le fleuve du bout de son orteil... Longtemps, Druon Antigon a pressuré ainsi les mariniers de l'Escaut ; longtemps il a jeté leur poing sanglant en pâture aux poissons du fleuve. Même en se coalisant, les bateliers n'oseraient s'attaquer au monstre. Mais certain jour un tout jeune pêcheur, Sal- vius Brabon, s'en fut, nouveau David, provoquer ce vivant fléau. En voyant approcher l'adolescent, Druon éclata d'un rire si formidable qu'on crut entendre le tonnerre. Le géant avait une cuirasse, un casque, la lance et le glaive ; l'éphèbe, presque nu, était muni seulement d'un méchant coutelas et d'un paquet de cordes rejeté sur l'épaule. A la façon du chat qui taquine le souriceau avant de le croquer, le géant leurra le petit Salvius en feignant de s'exposer à ses coups ; toutefois l'enfant manœuvra si bien que les jambes du géant s'embarrassèrent dans les cordes, et qu'après avoir trébuché il s'abattit tout de son long. Salvius,ne laissant pas à l'ennemi le temps de redresser sa masse énorme, se jeta sur lui, l'égor-gea, lui coupa la main, puis brandissant celle-ci et criant : Victoire ! il courut de toutes ses forces jusqu'au rivage où l'attendait un grand concours de peuple. Après avoir montré la main monstrueuse à ses compagnons émerveillés, il la jeta le plus loin qu'il put dans l'Escaut. Ravi de cet exploit, l'empereur Jules César — la légende lui confère le titre qu'il mérite — donna en mariage au jeune héros sa propre •cousine Silviana, sœur d'Octave, et le créa duc de Brabant et roi de Tongres. Et, depuis lors, l'endroit où le géant avait été immolé s'appela Antwerpen, de Hand werpen, ce qui signifie, en flamand, jeter la main. Cela se serait passé cinquante et un ans avant Jésus-Christ. Pour expliquer le nom flamand d'Anvers, archéologues et étymologistes se sont moqués de cette merveilleuse histoire clel'ogre coupeur de mains. D'après eux, Antwerpen proviendrait simplement cls aant'werp (à lajetée, sur la rive) ? Mais la sagesse populaire s'en tient à la version des poètes. C'est, d'ailleurs, à celle-ci que donnent raison les armoiries de la ville. Que signifierait, sinon, le château fort flanqué de deux mains coupées qui figure sur cet écusson ? Loin de renoncer à cette origine fabuleuse, la bonne gent d'Anvers ne songea qu'à perpétuer le souvenir de l'héroïque fondateur de son berceau. Peu à peu le peuple se réconcilia même avec la mémoire de Druon, son premier bur-grave. On lui pardonna sa férocité à cause de l'occasion de s'immortaliser qu'il offrit au jeune Salvius ; on alla jusqu'à s'enorgueillir d'un ancêtre aussi peu commode,aussi protectionniste, aussi égoïste, disons « envers soi » pour employer le méchant calembour commis par les envieux de la prospérité anversoise. Désormais, la même popularité s'attache au mythe de Druon Antigon qu'à celui de l'épi que cousin par alliance, de Jules César. Par une bizarre anomalie, le libérateur fut éclipsé dans la faveur de ses descendants par le fléau dont il les avait délivrés. Après la prise dWnvers par Alexandre Far-nèse, les ingrats autorisèrent les Jésuites à substituer à la statue de Salvius Brabon, décorant le frontispice de l'Hôtel de ville, une statue cle la Vierge qui s'y trouve encore. Il est vrai que,depuis,le sculpteur anversoisJef Lambeaux, le Jordaens de l'ébauchoir, érigea en pleine grand'place de sa ville natale, sous les espèces d'une fontaine, un superbe monument à la gloire du jeune paladin, qui avait fourni autrefois à Quintin Massys le motif couronnant sa fontaine en fer forgé du Marché-aux-Gants. En ces derniers temps on ajouta aussi l'effigie de Brabon aux colosses de 1' « Omme-gang » ou cavalcade de la kermesse. Mais à partir du seizième siècle, lé géant Druon et sa noble épouse — car on lui avait trouvé femme — paradaient déjà dans ce cortège historique. Le peuple ingénu s'amuse ainsi de ses terreurs lointaines et prend plaisir à donner un corps aux êtres chimériques qui présidèrent à sa naissance. D'ailleurs, il s'en faut que l'esprit de merveil-losité se soit stérilisé avec les siècles. Une nouvelle légende n'avait pas tardé à se greffer sur la première. Le vox populi attribue, en effet, la construction du géant de la cavalcade à un prisonnier de l'Inquisition qui, enfermé dans le Steen, la vieille bastille espagnole, aujourd'hui restaurée et convertie en musée d'antiquités, aurait obtenu la liberté en fabriquant à lui seul, de plâtre, de papier mâché et de bois, l'énorme statue du plus ancien habitant d'Anvers. Mais l'historien, désespérément positif, souffle sur cette attachante fiction et il vous fait lire sur un des côtés du piédestal : Anno CIOIOXXXIII petrus van aelst Pictor Fecit ce qui revient à dire que le géant naquit simplement en 153Z|, et qu'il eut pour père le peintre et sculpteur Pierre Van Aelst, qui ne s'attira jamais les moindres démêlés avec le Saint-Office. Jusque vers la fin du siècle dernier, l'Omme-gang sortait les jours de la Pentecôte et défileit après les six milices urbaines ou « serments », savoir : les Escrimeurs, les Arquebusiers, le Jeune et le Vieux Serments de l'Arbalète, l'Ancien et le Nouveau Serments de l'Arc, les confrères, tous en pourpoint de fête, armes et baudriers scintillant au soleil. Ils marchaient derrière la procession de l'église Notre-Dame, la cavalcade profane emboîtant immédiatement le pas au cortège sacré. J'ai rendu ailleurs (i) les impressions d'un garçon du peuple d'Anvers, assistant à une sortie du fameux Ommegang : « Flup Borlander salua d'un juron de belle humeur la baleine aussi haute qu'une maison et éclata d'un rire sonore et contagieux lorsque le petit populo, attaché sur le dos du cétacé en carton-pierre, darda malignement ses lances d'eau dans toutes les directions, sur les bonnets à fanfreluches des paysannes, sur les tuyaux de poêle des bourgeois et parles croisées ouvertes encadrant de blanches théories d'héritières bien qualifiées, jusqu'au fond des somptueuses enfilades. « Les petites mains gantées rapprochaient trop tard les battants des portes-fenêtres et, ruisselantes, les jolies patriciennes riaient de (1) Kermesses. Voir la nouvelle : La Pucelle d'Anvers. leur mésaventure en privilégiées que le naufrage d'une toilette n'inquiète pas. « Le petit génie aspergeait déjà leurs voisines. Jamais pompier ou fontainier ne manœuvra avec autant de diligence etd'adresse que ce polisson. Il faisait pleuvoir sans répit le contenu du réservoir dissimulé sous la carapace du monstre. Et tant pis pour les grincheux. Plus ils rageaient, plus l'espiègle les inondait et plus la foule se trémoussait. La douche dardée avec une précision désespérante vers la partie la plus glorieuse de leur harnois dominical s'acharnait après les fuyards. Et c'était, sous l'ondée, une bousculade qui mettait le comble à l'enthousiasme cle Flup Borlander. « Lorsque parut le géant Druon Antigon, Flup éprouva une allégresse nouvelle, et, se découvrant, agitant sa casquette, il s'écria : « — Salut au grand seigneur, au plus vénérable bourgeois ! Bonjour l'homme au casque ! Vive l'ancêtre ! « Le colosse s'amenait lentement, traîné cahin caha par huit chevaux des « nations », — les corporations des débardeurs du port, — assis dans sa chaise curule, la lance au poing, l'autre main reposant sur son bouclier, vêtu comme un consul cle Rome, la poitrine cuirassée, la jupe rouge drapant ses cuisses, les mol- lets ceints de bandelettes, basané, barbu, sour-l cilleux, le poil noir, tournant la tête à droite etj à gauche, promenant des regards de croquemi-taine sur ce fourmillement de lilliputiens sans ' rancune qui le poursuivaient de leurs vivats. « Ses épaules dépassaient le deuxième étage des hôtels de la place, et le phénix aux ailes déployées ornant le cimier de son casque pointait au-dessus des toits et semblait prêt à prendre la volée pour rejoindre le coq d'or couronnant la tour de Notre-Dame. « La géante marchait derrière son époux, debout, plus hautaine que lui, regardant droit devant elle, sans détourner la tête, indifférente aux hommages tonitruants île son peuple de i pygmées. Aussi, justement froissée par ces dédains et cette morgue, la bonne gent acclamait-elle moins cordialement la première châtelaine du Burg que le châtelain son époux... » Une des dernières fois que messire Druon -Antigon cavalcada par les rues de sa bonne ;< ville, fut lors de la Joyeuse Entrée du roi Léo-pold II à Anvers, en 1873. Le farouche tranche-poignet conçut-il quelque ombragedes honneurs rendus à cette majesté constitutionnelle ? Toujours est-il qu'il en perdit la tête et pas seulement au figuré, car, à un cahot de son trône am- bulant, son chéf mobile se dévissa, se déboulonna et s'en vint rouler aux pieds des chevaux, comme décollé par un nouveau Salvius. On le récapita tant bien que mal, mais un peu plus loin, de plus en plus mortifié, le pauvre géant faillit s'étendre de tout son long sur les dalles et éprouva de nouvelles avaries. Les accidents arrivés à leur vénérable « Reus », à leur antique palladium, ne laissèrent pas d'impressionner le populaire anversois. Un singulier vent de suicide soufflait avec obstination ce jour-là : Un jeune ouvrier, celui-là même qui me « posa » mon Flup Borlander, se tua sur le parcours de l'Ommegang, parce qu'il avait reconnu sur un char sa fiancée sous les traits de la « Pu-celle d'Anvers », rôle généralement dévolu à de décoratives prostituées. Toutes ces belles ne sont pas déchues toutefois. D'honnêtes et de laborieuses se laissent séduire par l'appeau de la prime accordée à ces déesses et héroïnes d'un jour ; il en est même de vierges, de vraiment pucelles. Mais ces figurantes jouent de malheur. Il y a quelques années la « Pucelle d'Anvers » périt horriblement. Son char ayant pris feu, la pauvrette, une rosière authentique, fut brûlée vive, et se tordit, enchaînée à son trône, sous les yeux horrifiés de la foule incapable de lui porter secours. A la suite de ces épisodes tragiques, Druon Antigon, convaincu de malveillance occulte, de « jettatura », fut consigné pendant plusieurs années avec sa suite dans ses pénates, une cour des environs de la caserne Falcon. Garda-t-il rancune à ses geôliers et à son peuple pour cette humiliante séquestration ? Voulut-il prendre la clef des champs ou songeait-il à périr comme Samson, son biblique émule, sous les ruines de sa prison ? Une nuit, l'incendie éclata dans le chantier où on le tenait enfermé. Soldats et pompiers attelés aux chars des colosses eurent toutes les peines à arracher le digne couple aux flammes qui les entouraient. El ce fut un étrange spectacle que la fuite éperdue de ces statues énormes, illuminées par l'incendie, à travers les rues ameutées ou balayées parla panique, la fournaise faisant se réfléchir en ombres encore plus gigantesques les silhouettes démesurées sur les murs des entrepôts et des casernes du quartier menacé. Cette cavalcade nocturne suggérail quelque cérémonie du culte phénicien et Druon m'évoquait le Moloch de Salammbô charrié vers son festin d'enfants brûlés vifs, ou ce non moins affreux Vitzliputzli, l'idole mexicaine décrite par Henri Heine, et à laquelle Montezuma, n'usant que de trop atroces représailles, sacrifia des centaines d'Espagnols, compagnons de Fernand Cortez. Lors des fêtes du troisième centenaire de la naissance de Rubens, après une longue bouderie, le géant Druon avait consenti à reparaître aux yeux des Anversois. Pour le fléchir, 011 l'avait rabobeliné, habillé et peint à neuf, et même doté d'une tête nouvelle. Cette fois il parcourut sans accroc son long itinéraire. Il ne jeta aucun sort aux curieux. Cependant, il aurait été en droit de jouer un mauvais tour à un autre vénérable citoyen d'Anvers, Teune Cou-queloure, le petit marchand d'œufs qui décore une pompe publique dans un angle de la place où se tenait le marché de cette denrée. Teune se qualifie le plus ancien bourgeois d'Anvers après Druon. C'est une sorte de Pasquin, qui ne dément point ses origines, car il est rusé et madré comme les paysans. Il eut longtemps pour commère et voisine Lyne, l'accorte laitière si fâcheusement délogée de la pompe qu'elle surmontait au Marché-au-Lait, pour être reléguée près du Steen, dans une manière de square qui ressemble bigrement à un cimetière ou, pis encore, à ces bouts de jardins grillés dans lesquels les fauves et les girafes du Jardin Heureusement, le terrible Druon était de bonne humeur ce jour-là, sinon il aurait pu en coûter cher au railleur. Le géant se contenta, pour toute vengeance, de détourner la tète en passant devant son compère, au lieu.de le saluer, comme il en avait l'habitude. Depuis, les vieux camarades se sont réconciliés, ce qui tendrait à prouver qu'avec l'âge le vindicatif Druon s'est fait philosophe et, qui sait, s'est peut-être converti, lui, païen endurci à cette religion du Christ qui nous ordonne le pardon des injures. On se souvient qu'il y a nombre d'années, à la suite de la catastrophe de la cartoucherie Corvilain, à Anvers, Druon et son épouse prirent passage à bord du même bateau qui con- (1) Is de Beus nen groolen mari ftubens is'en andren Jan Waar de Reus niel aan en kan. zoologique promènent leur nostalgie d'exilés. Pour en revenir aux démêlés de Teune avec Druon, l'incorrigible plaisantin n'avait-il pas improvisé et arboré une méchante épigramme flamande que je traduirai tant bien que mal par: Si Druon est homme grand Rubens est un autre Jean Auquel n'atteint pas géant (1) I duisait Salvius à Paris, où ces augustes fantoches devaient présider la fête de bienfaisance organisée au profit des veuves et orphelins des sinistrés anversois. Salvius et Druon revinrent de compagnie et en bonne intelligence comme ils étaient partis. Druon avait sans doute tenu à son vainqueur, le jeune beau-frère d'Octave-Auguste, ce langage cornélien tout à fait en situation : Soyons amis, Brabon, c'est moi qui l'en convie ! L'origine fabuleuse d'Anvers fournit, on l'a vu, une des étymologies de son nom flamand : Antwerpen. Une autre étymologie de ce nom, pour être un peu tourmentée, s'accorderait assez bien avec ce sensualisme, cette complaisance éro-tique, inséparable de la plupart des hérésies anversoises, entre autres de celle d'Éloi le Couvreur, peut-être la plus topique, dont je parlerai longuement plus loin, et aussi de celle du fameux Tanchelin, dont il sera question dans ce chapitre. Cette étymologie nous est proposée par plusieurs auteurs sérieux, entre autres par Grain aye. Celui-ci, se basant sur l'existence au-dessus de la porte du Bourg, près du Steen, d'une statuette de Sémini, ou deFrico, le Priape Scandinave, dont le nom Sémini Goçl ! (Dieu Sémini !) revient encore constamment sur les lèvres des bonnes femmes lorsqu'elles se récrient de surprise ou de compassion, et se retrouve aussi dans le sobriquet « Enfants de Sémini «/désignant les libertins et les paillards — a prétendu que le nom d'Anvers se compose des mots « Adversa » et « Ve'rpum », surnom de Priape. Le savant en conclu! qu'Anvers aurait été consacré à ce dieu des jardins. D'après le notaire Ketgen, un des chroniqueurs anversois, la statuette de Sémini aurait été mutilée en 1586, sous les archiducs Albert et Isabelle, par ordre des Jésuites, les attributs trop ostensibles de l'idole offusquant la pudeur des bons pères. Le Karageuz occidental ne levaitpas que les mains. On rabota, on réduisit, on aplanit le relief extravagant de la divinité représentée sous les traits d'un jeune satyre. Lors de la restauration de Steen, cette statuette fut remisée dans le musée qui remplace l'antique prison espagnole.La pierre porte visiblement les traces de la pudique amputation. Les outrages du temps étant venus s'ajouter à ceux des hommes, le pauvre Sémini a fini par ressembler à une grenouille ou à un crapaud écartant les pattes, plutôt qu'à une figure humaine. Malgré les persécutions des ministres du Christ, Sémini devait demeurer populaire à Anvers, où il garda, ainsi que nous le verrons, d'innombrables adeptes à travers les âges et où, s'il fut dépouillé de ses images et de ses autels, les simples continuent à l'attester aussi souvent que le Dieu des chrétiens. Tant il est vrai qu'en dépit de sa conversion au christianisme, Anvers ne démentit jamais complètement ses origines païennes. Il y a même plus significatif. Faudrait-il voir non pas une simple coïncidence due au hasard, mais bien une revanche du dieu déchu, dans la nature, pour le moins bizarre, de certaine relique du culte catholique à Anvers : un fétiche empruntéaux attributs mêmes dePriape? En effet, jusqu'au jour où les Iconoclastes commandés par Herman Modet saccagèrent en grande partie l'église Notre-Dame,on y conservait dans un précieux reliquaire le saint Prépuce de Notre-Seigneur Jésus-Christ, sous l'autel dit de la sainte Circoncision, l'autel même que décorait la Mise au Tombeau de Quintin M'as-sys. Annuellement, on promenait le saint Pré,-puce dans une procession magnifique qui sor- tait le dimanche après la Pentecôte. A cette occasion, tous les abbés du pays, invités à Anvers, marchaient derrière la relique, enfermée dans une châsse d'argent recouverte de riches fourrures et encadrée de quatre gros cierges fournis par la ville. Remarquons que d'autres églises encore prétendirent posséderla parcelle du Prépuce de Notre-Seigneur, détachée à la Circoncision, pour ne citer que l'abbaye de Char-roux, en France, dont il est question dans Rabelais. Le plus ancien document où la ville consacrée à Verpum se trouve mentionnée est un acte daté de Brème, en l'an 726, par lequel un seigneur du nom de Rohingus, qui s'intitule prince d'Anvers, et sa femme Bebelina donnent à saint Willibrord, le missionnaire anglo-saxon, l'église des saints Pierre et Paul, construite par l'apôtre saint Amand, dans le château d'Anvers, et le tiers du droit de tonlieu ou du péage établi sur l'Escaut par Salvius ou ses premiers successeurs. Quel est ce Rohingus ? Quelle est la valeur de ce titre : prince d'Anvers ? Ces questions n'ont pu être élucidées. La légende même est muette sur ce personnage au nom sonore. Quant au château d'Anvers, c'est évidemment celui dont quelques vestiges encore subsistent encastrés dans le musée du Steen et des terrasses duquel Eisa de Brabant aura vu l'esquif de Lohengrin, le chevalier au Cygne, remonter l'Escaut. Après Rohingus, le premier burgrave ou châtelain d'Anvers dont les chroniques fassent mention est Alaric, qui vivait au douzième siècle, et dont la fille Walburgé épousa, vers 1124, Raymond dePierrepont. Le burgrave Alaric fut mis à mort par l'hérésiarque Tanchelin. Vers l'an 1100, ce prophète avait surgi des îles de la Zélande pour entrer en Flandre, d'où il se rendit à Anvers, qui se donna complètement à lui. Il prêchait à la fois contre l'intolérance du clergé opprimant les consciences et contre la tyrannie des burgraves accablant les corps. A travers les diatribes que nous lais-, sèrentles moines et où il nous est représenté comme un simple «pourceau d'Épicure »,nous admettrons, avec des historiens comme Gens et Altmeyer, que cet illuminé entretenait de hautes visées, qu'il caressait même le rêve d'un bouleversement complet des idées asservissant le monde depuis l'interprétation des doctrines du Christ par sa politique Église. Tanchelin préconisait, comme devait le faire Éloi le Couvreur, la fusion des corps et des âmes. Il était païen et, de plus, communiste. Anvers, où couvaient aussi les anciennes croyances, ne comptait, malgré sa population assez dense pour l'époque, qu'un seul prêtre chrétien, honni par la foule. Un peu en dehors de l'enceinte du bourg, il y avait une petite église dédiée à saint Michel, desservie par un chapitre de chanoines,fondé en 1096 par Gode-froy de Bouillon. Or, ces chanoines, isolés du reste de la chrétienté, retournaient sans doute au culte primitif, quand apparut Tanchelin, en qui ce culte retrouvait un nouvel apôtre ; aussi s'empressèrent-ils de se déclarer pour lui. Encouragée par leur exemple, la masse des pêcheurs anversois ne tarda pas à élever Tanche-lin sur le pavois et à le saluer comme un messie, libérateur des corps en même temps que des âmes. Ce peuple était merveilleusement préparé à l'adoption de ses doctrines. Engeance aventurière, on les rencontrait au bout du monde, sous tous les cieux, partout où il y avait des coups à donner et du butin à conquérir. Ainsi, en 1066, plusieurs de ces fougueux et débridés Enfants de Priape répondirent à l'appel de Guillaume de Normandie et participèrent à la conquête de l'Angleterre. Certain Richard d'Anvers accomplit même force prouesses qui lui assurèrent les largesses de l'envahisseur, lorsque celui-ci partagea la terre saxonne entre ses hommes de proie. Par esprit belliqueux, plutôt que par zèle mystique, nombre d'Anversois accompagnèrent leur marquis Go-defroy de Bouillon à l'assaut de Jérusalem". Mais à la même époque, un plus grand nombre encore de corsaires de l'Escaut terrorisaient les côtes d'Afrique et delà Syrie. « Ils s'approchaient des rivages de cette dernière contrée, raconte l'archiviste Génard dans son Anvers à travers les âges, au moment où les croisés se présentaient sous les murs d'Antioche. Les hauts mâts de leurs vaisseaux firent croire à des renforts d'infidèles accourus au secours de la ville. Les soldats de Godefroy de Bouillon se précipitèrent en foule vers le rivage pour s'opposer au débarquement. Grande fut leur surprise lorsqu'ils reconnurent des compatriotes. La voix de la patrie, plus encore que celle de la religion, triompha de cés rudes caractères. On les vit bientôt aux pieds de leur marquis, demandant en grâce de pouvoir prendre la croix et de partager la gloire et les travaux des Anversois fidèles. » Un autre fait atteste le caractère aventureux du peuple que devait séduire Tanchelin : « Pendant la première croisade, trois navires anversois sous le commandement de Wilhelm Sterkhoff et Ber- nard, rencontrés par une escadre musulmane, déjouèrent les attaques de l'ennemi par l'habileté de leurs manœuvres. » Représentons-nous Tanchelin, tel que devait le peindre, au seizième siècle, Bernard Van Orley, l'artiste bruxellois. Vêtu d'habits magnifiques, sa chevelure noire relevée en tresses avec des rubans et de l'or, longue par derrière, coupée assez court sur le devant, une ivresse dionysiaque illumine son visage un peu hâlé, aux yeux de velours, aux longs cils, aux lèvres captivantes. Il orne sa longue barbe en la partageant en une infinité de petites touffes autour desquelles il enroule des fils d'or. D'autres fois, il maintient les cheveux sur la nuque au moyen d'un tressoir enrichi de perles et de pierreries. Et pour le situer au milieu de son entourage, rappelons l'époque : celle des rudes Kerels de Flandre, presque païens eux aussi, en révolte contre leur comte Charles le Bon, un saint qu'ils finiront par massacrer. Comme ces Kerels, la population anversoise qui suit le prophète est plutôt brune que blonde. Elle appartient, en majeure partie, à cet élément petit et noir qui aurait, au dire de Quatrefages, été fixé sur le sol d'Anvers bien avant l'arrivée des Germains et même des Aryens. Par la suite l'affluence des Italiens et des Espagnols à Anvers devait assurer définitivement la prédominance du type brun sur le type blond. Jamais Tanchelin ne paraissait en public sans être escorté de 3.000 hommes armés qui marchaient devant lui l'épée nue. Sa vue seule exerçait un prestige irrésistible sur la jeunesse et surtout sur les femmes. Qu'était-ce alors qu'il ajoutait la séduction de sa parole à celle de sa physionomie ? Il les fascinait à ce point qu'elles se donnaient à lui presque publiquement, répudiant leurs mères, fuyant un mari, persuadées d'accomplir une œuvre agréable à la nature. La presse était telle autour du prophète que pour ne pas être broyé par ses fanatiques il se vit forcé de prêcher du haut des toits ou dans une barque depêcheur détachée du rivage. Au dire des chanoines d'Utrecht, dans leur réquisitoire adressé à l'archevêque de Cologne, dès qu'il apparaissait la multitude tombait à genoux. D'après les mêmes chanoines il abreuvait son peuple de l'eau de ses baignoires, prétendant leur administrer un sacrement plus efficace que le baptême. Sans doute fut-il grisé par l'encens trop capiteux de ses fidèles, ce qui nous rend excusables ces extravagances somme toute assez inoffensives. Semblable à tous les simples mortels divinisés par leurs frères, il dut tomber de l'exaltation dans l'abattement et même le désespoir. Il passait par des alternatives de triomphe et de dégoût. Le Nazaréen ne douta-t-il pas de lui-même et de son père céleste au Jardin des Oliviers et sur l'arbre de la Croix? Ainsi que nous le verrons parla suite, Eloi le Couvreur, un autre prophète, s'en fut consulter Luther, le pape de Wittenberg, sur la valeur et la légitimité de sa doctrine. A un moment Tanchelin excédé de prestige aspira à l'obscurité ; il éprouva le besoin de se jeter aux pieds du Saint-Père, à l'exemple de Tannhaeuser transfuge des voluptés du Vénus-berg. Fut-il maudit par le vicaire du Christ comme cet autre païen, ou comme Eloi le Couvreur devait être interdit par le pontife delà Réforme ? Il y a lieu de le supposer, mais les détails manquent. Dans tous les cas, Tanchelin regagna la ville de Priape, ainsi que Tannhaeuser avait repris le chemin du Mont Horsel, en requérant, comme dit maistre Antoine Ga-get, « de faveur et d'amoureuse merci sa doulce dame Vénus ». L'anathème ne fit qu'exaspérer Tanchelin ; il prêcha et pratiqua de plus belle l'érotisme. Mais un revirement s'était produit en son absence chez une partie des enfants de Sémini. A son retour, en 1122, il fut arrêté et jeté en prison par l'archeveque de Cologne. Parvenu à s'évader, il se sauva à Bruges, mais là il fut condamné à l'exil par le clergé et par un peuple moins épris de paganisme que celui d'Anvers. Il revint alors auprès de ce bon peuple : libres marchands, pêcheurs insoumis, poissonniers fauves recourant aux rapines et à la piraterie quand leur industrie ne leur rapportait pas de quoi subvenir aux exigences de leur tempérament, à leurs fantaisies et à leurs appétits. Une de leurs principales ressources consistait dans le droit de varech et d'épave. Ce droit attribuait au premier occupant le bateau naufragé et tout ce que l'Escaut rejetait sur ses bords. Parfois ils suppléaient les tempêtes et suscitaient des naufrages. Mais ces naufrageurs n'étaient pas méchants en somme. A ces grands enfants voluptueux, épris de vie plantureuse, Tanchelin donnait l'exemple de la joie et des désirs assouvis. Il les amusait par ses facéties dionysiaques. Ainsi ses détracteurs rapportent encore ce trait mirifique : Un jour que le peuple était assemblé autour de lui, il se fit apporter une image de la Sainte Vierge et en mettant la main dans celle de la statue il se fiança à la mère de Jésus. D'une voix que nous nous plaisons à évoquer insidieuse comme celle de tous les tribuns, il invita ses fidèles à offrir des présents aux nou- veaux mariés et à se charger des frais de la noce, et ayant fait installer deux troncs, l'un à droite, l'autre à gauche de l'image : « Que les hommes déposent leurs offrandes de ce côté, et les femmes de l'autre, afin que je voie lequel des deux sexes nous porte le plus d'attachement, à ma fiancée et à moi. » Et la multitude d'accourir chargée de présents de toute nature. Les femmes allaient jusqu'à se dépouiller de leurs colliers et de leurs pendants d'oreilles. Un forgeron nommé Manassès, qui avait partagé la captivité du prophète à Cologne, institua une association ou gilde dans laquelle douze hommes représentaient les apôtres. Une femme jouant le rôle delà Vierge était menée de l'un à l'autre, et, racontent les chanoines d'Utrecht dans une longue lettre à leur métropolitain, « pour insulter par ces infamies à la très Sainte Vierge et comme pour fortifier le lien fraternel, elle avait commerce avec chacun d'eux ». « Un prêtre apostat, est-il dit dans la même lettre, nommé Everwacher, renonçant à la dignité sacerdotale, a embrassé la doctrine de cet homme exécrable : il le suivit à Rome et tenta d'annexer, avec l'autorisation du pape, les parties maritimes, c'est-à-dire le quart de notre diocèse, à l'évêché de Thérouanne dans le royaume de France. Nous avons été heureux d'apprendre que Sa Sainteté l'avait fait emprisonner. Ce même ecclésiastique, partisan de Tanchelin en toutes choses, s'était emparé des dîmes des frères de l'église Saint-Pierre et avait chassé à main armée de l'autel et de l'église un de leurs prêtres. » Ces lignes naïves nous édifient sur l'influence et le lustre de l'apôtre. D'Anvers son hérésie s'était répandue clans la Flandre et en Hollande et elle menaçait de gagner toute la chrétienté. Alaric le premier burgrave d'Anvers, qui avait tenté de le faire arrêter, fut immolé de la main même du prophète. En 1115, le duc de Brabant, Godefroy le Barbu, se décida à lancer une sentence cle bannissement contre lui. Malgré les prières de ses fidèles, il obéit à ce décret et s'embarqua sur l'Escaut pour gagner la rive cle Flandre. Un prêtre qui se trouvait parmi les passagers le frappa d'un coup mortel. l'abbaye saint-michel L'assassinat de Tanchelin n'avait pas mis fin à son hérésie. Les Anversois demeuraient fidèles i leur prophète. Les chanoines de l'église saint-Michel,après avoir partagé quelque temps .'engouement de leurs concitoyens pour une morale plus libre, finirent par abjurer leur paganisme et s'appliquèrent même à ramener e troupeau au bercail de l'Église. A cet effet, ls s'adressèrent à leur métropolitain, Burchard, êvêque de Cambrai. Celui-ci leur conseilla l'appeler à la rescousse l'apôtre Norbert qui menait d'opérer de nombreuses conversions en France et d'y fonder l'ordre des Prémontrés, iestiné surtout à enrayer les progrès de l'héré-. L'événement prouva que Burchard n'avait pas trop présumé du prestige de ce missionnaire qui arriva à Anvers au commencement de l'an 112/i, suivi de douze religieux de son Ordre. De toutes parts on accourut pour l'entendre. En moins d'un an un revirement complet sembla s'être produit dans les croyances de la population. Toutefois, conscients de leur faiblesse devant la tentation et se méfiant à bon droit de la sincérité de cette conversion en masse, les chanoines cle Saint-Michel avaient supplié Norbert cle demeurer parmi eux. « Mais ses destinées l'appelaient ailleurs, dit l'historien Eugène Gens. Il consentit seulement à laisser à Anvers ses douze compagnons auxquels les chanoines cédèrent leur église avec trois petites chapelles qui se trouvaientsur leur cimetière. A cette cession ils joignirent un bonnier de terre, trois fermes aux environs de la ville et quatre prébendes dont les titulaires revêtirent l'habit blanc des Prémontrés ouNorbertins. Ainsi se trouva fondée en 1125 la célèbre abbaye Saint- Michel qui ne tarda pas à devenir un des plus riches et des plus puissants monastères des Pays-Bas .» Les destinées de cette abbaye furent aussi mouvementées que glorieuses. A son histoire se rattache intimement celle cle la ville qu'elle enrichit et qu'elle illustra. Durant une succès- sion de près de huit siècles, elle en représenta le centre intellectuel et artistique, elle en incarna le faste, l'esprit hospitalier et prodigue, elle en flatta même les goûts sensuels, l'exubérance décorative, le catholicisme païen. Elle devint presque une abbaye de Thélèmes, un séjour de délices habité par des moines sociables et savants, humanistes et grands seigneurs, mécènes des artistes, hôtes et amphy-trions des rois. Aujourd'hui il ne reste plus le moindre vestige de ce foyer de civilisation exquise et pourtant rien n'eût été plus facile que de conserver au moins l'élégante tour, rivale de celle de la cathédrale, qui demeura longtemps debout au milieu des ruines et des gravats, unique survivante de tant de bâtiments augustes. Elle méritait bien, n'est-ce pas, de perpétuer par un geste altier comme celui du bras pontifical levé pour le serment ou la bénédiction, la mémoire d'une série de doctes et bienfaisantes générations? Épargnée par la guerre, l'incendie et même par les sacrilèges, elle avait compté sans l'arbitraire administratif et les vandales de cabinet. En une nuit de terreur, les bombes s'étaient contentées cle bourdonner autour d'elles comme des oiseaux d'enfer. Au siècle des lumières, les pioches municipales la rasèrent jusqu'à la base. En 1126 une bulle du pape Honorius ayant confirmé sa fondation, l'abbaye prospéra si rapidement que, du vivantde Waltman, son premier prélat, elle créa déjà trois colonies, celles deMid-delbourg, d'Averbode et de Tongerloo, appelées à devenir d'opulentes abbayes à leur tour. Les deux dernières existent encore au milieu de sites merveilleux du Hageland et de la Cam-;>ine, l'une dominant la vallée du Démer et l'autre représentant une oasis dans les bruyères, jolies continuent à compter les siècles au milieu d'ombrages luxuriants et chenus aussi imposants que leurs édifices. (En ce moment je ne sais où je préférerais être : dans l'avenue des tilleuls, devant Tongerloo, ou au pied des or-maies d'Averbode P) L'abbé de Saint-Michel d'Anvers était le suzerain des prélats de ces succursales et de celles de Postel, de Corsendonck et de Throon qu'elles fondèrent à leur tour. Dans les cérémonies il a le pas sur tous les dignitaires ecclésiastiques du marquisat d'Anvers; il siège dans les États du Brabant, il est seigneur de sept villages et jusqu'au treizième siècle il nomme les échevins de la ville, privilège exorbitant qui lui assure la haute main dans les affaires publiques et que la jalousie du chapitre canonical de Notre-Dame finira par lui faire enlever au profit des. ducs de Brabant. 3 Institué par un saint pour extirper l'hérésie et combattre les derniers partisans de Tanchelin l'Ordre des Norbertins ne tarda pas à se relâcher de sa discipline et, sans retourner ostensiblement aux erreurs dans lesquelles avaient verse les chanoines de Saint-Michel, leurs prédécesseurs, Us menèrent bientôt une existence rien moins qu'édifiante. Un couvent de Norbertines n'a pas tardé à s'élever non loin de celui des Norbertins. Ce voisinage prête tout au moins à des suppositions égrillardes. Aussi en 1155 l'autorité diocésaine engage-t-elle ces dames à transférer leur monastère à Santvliet. En l'an 1232, soit un siècle à peine après ,1a fondation de l'abbaye Saint-Michel, le pape Grégoire IX se vit obligé de confier aux évêques le soin de -rétablir la discipline et l'abstinence parmi ces moines accommodants et exempts de pruderie. De son. côté le Magistrat écrivit en 1243 une lettre au père provincial des Dominicains qui tenait alors à Strasbourg un chapitre de l'Ordre peur le prier d'envoyer à Anvers quelques-uns de ces zélateurs féroces qui ne s'étaient que trop distingués dans la fameuse croisade contre les Albigeois de Provence. Pour donner plus de for«e à leur invitation, les échevins la firent appuyer par des lettres de Guy de Laon, évêque de Cambrai, et de.Henri VI, duc de Brabant. Tanchelin prévalait donc contre saint Norbert. L'hérésie et le libertinage provignaient de plus belle. Les chanoines de Notre-Dame comptaient même parmi eux un hérésiarque déclaré nommé Guillaume Cornélis. Il prêchait le retour à la pauvreté chrétienne, celle-ci primant toutes les autres vertus. La courtisane pauvre serait sauvée plutôt que la femme chaste mais riche. La damnation attend infailliblement tous les moines parce qu'ils nagent dans l'abondance. Loin de le mettre en interdit, ses collègues approuvèrent ses audaces ou du moins leur fallut-il se soumettre au vœu de la population qui le vénérait comme un nouveau Tanchelin depuis que, conformant ses actes à ses paroles, il avait distribué tout son bien et jusqu'aux revenus de sa prébende aux indigents. Sa popularité fut même telle qu'à sa mort, survenue en 1248, il fut enterré en grande pompe dans le chœur de Notre-Dame. Mais, trois ans après, l'évêque de Cambrai, Nicolas de Fontaine, étant venu à Anvers, fit déterrer son cadavre qui fut brûlé sur la place publique. Les Anversois se dépouillaient de toute contrainte. Le culte se relâchait autant que les mœurs. Les formalités précédant le mariage semblant trop longues aux marins qui ne sé- journent à terre qu'entre deux traversées ou pendant la mauvaise saison, alors que les intempéries les retiennent au rivage, ces gaillards expéditifs et de nature exigeante avaient fini par se passer du sacrement et trouvaient plus simple de vivre en concubinage. Afin de parer à ce scandale, le Magistrat le dénonça à l'autorité suprême. Les archives de la ville d'Anvers conservent encore la bulle, munie d'un sceau de plomb etdatée du 10 juillet 1225, par laquelle le pape Honorius III réduit à trois jours l'intervalle entre la publication des bans et la célébration du mariage. Leconcours desDominicainsrigoristes nesuf-fit pas à rappeler le clergé de Notre-Dame ou les moines de Saint-Michel à plus d'austérité et de retenue. Loin de se mortifier, les chanoines prenaient largement leur part du banquet de la vie. Comme toutes les corporations religieuses, ils recevaient en franchise de droitsles marchandises destinées à leur consommation. Ils en profitèrent d'abord pour se former une vaste cave à vins attenante à l'église même et que la population narquoise ne tarda pas à baptiser de ce nom pittoresque, Papen Kelder (la cave aux frocards) ; puis, sacrifiant sans doute au génie mercantile de leur bonne ville, ils s'avisèrent d'ajouter à leurs celliers un débit de vin qui défiait toute concurrence, puisque leur marchandise n'ayant pas acquitté de droits, ils pouvaient la livrer à d'autant meilleur compte. Aussitôt les autres marchands de jeter les hauts cris et d'en appeler au Magistrat. Mais les civils n'exercent aucun pouvoir sur les chanoines. Ils ne sont justiciables que de leur métropolitain, et encore l'autorité de celui-ci n'est-elle que purement nominale, surtout que d'autres chapitres en usent de la même façon et que l'Église a fini par regarder cet abus comme légitime. Nos chanoines pourront donc continuer leur commerce durant plusieurs siècles, bravant jusqu'aux interdictions des souverains. Nous les voyons narguer les princes les plus puissants et de l'humeur la moins tolérante. Vainqueurs sur les champs de bataille, implacables réprimeurs de séditions, nos potentats semblent n'avoir aucune prise sur ces marchands sacrés. Ni les ducs de Bourgogne, ni les ducs de Brabant, Philippe le Bon pas plus que Jean Ier ne pourront les obliger à fermer boutique. Arrêts, chartes, ordonnances, demeurent lettre morte. Lepapenkelder n'en livre pas un muid ou une mesure de moins. Aux interdictions de l'écoutète et des échevins les chanoines ripostent par des excommunications. L'official de l'évêque de Cambrai à Bruxelles fait relâcher les contrebandiers au service des pieux négociants. Au début du quinzième siècle, si les chanoines parurent faire leur souniision et renoncer au commerce des vins, ce fut pour spéculer sur la bière dont le débit et la consommation avaient pris une extension énorme. Mais cette fois ils s'attirèrent la colère de la redoutable corporation des brasseurs. Ceux-ci ne parlaient de rien moins que de saccager la cave et de défoncer les futailles. La lutte menaçait de prendre des proportions épiques ou plutôt héroï-comiques,et il est étonnant qu'elle n'ait pas inspiré quelque Boileau, quelque Arioste ou quelque Pope anversois. Les chanoines parvinrent toutefois à traîner les choses en longueur et il fallut un commencement de révolution en 1524 pour les décider à renoncer à leur privilège; encore se réservèrent-ils la franchise des droits pour trois cents aimes de vin et sept cents tonneaux de bière annuellement. Le Grand Schisme d'Occident au quatorzième siècle n'avait pas peu contribué à entretenir l'esprit d'indépendance du clergé anversois. Il en avait même profité pour s'émanciper complètement. En s'appuyant sur la bulle du pape de Rome, ces prêtres se soustrayaient à l'obédience de leur évêque, mais ils se refusaient, d'autre part, à reconnaître son compétiteur nommé par le pape d'Avignon. Les moines de Saint-Michel, réformés une première fois au début du treizième siècle, étaient retombés dans leurs habitudes de luxe et de sybaritisme. Il ne semble même pas que les farouches Dominicains aient exercé à Anvers l'influence régénératrice qu'en avaient attendue ceux qui les avaient appelés. Dans tous les cas,en 1501,il fallut denouveau réformer ces Norbertins voluptueux et élégants, de plus en plus réfractaires à l'austérité et au rigorisme. Cette nouvelle réforme n'aboutit pas plus que la première. Jusqu'à la Révolution,ils demeureront fidèles à leur rôle d'arbitres des lumières et la Renaissance stimulera leur besoin de vie haute, claire mais friande. Ils sont les patriciens par excellence, les véritables seigneurs de la ville, et même après qu'ils auront cédé aux ducs la nomination des échevins, leur influence persiste, occulte, impérieuse. D'ailleurs ils en font noble usage et la population, cependant très ombrageuse et tracassière, leur pardonne leur sybaritisme en raison de leur générosité et aussi du prestige qu'ils assurent à leur bonne ville. C'est à peine si les annales rapportent deux ou trois émeutes dirigées contre eux ! Puis,leur science de la vie conciliant la culture de l'esprit avec l'éducation des sens devait flatter le tempérament de cette cité essentiellement marchande mais où, de tout temps, on aura certes moins trafiqué par lucre que pour le plaisir de convertir en art et en beauté la fortune gagnée par le génie ou le talent mercantiles. Cependant,vaincu par saint Norbert,il semble que Tanchelin suscite de l'autre monde force contretemps et tracasseries aux successeurs de l'apôtre et que, de complicité avec Sémini, le dieu déchu, il leur ait joué des tours pendables : Le clocher de la première église construit au onzième siècle s'écroule en 124o pendant que les moines chantent l'office ; reconstruit entre 1503 et -15'U, il est de nouveau détruit en 1528, cette fois par un incendie dû à la négligence d'un plombier, mais où la superstition ne fut pasloin de voir la main du diable. « L'église, dit Louis Torfs, présentait d'abord cette particularité que son portail s'ouvrait sur l'Escaut de sorte qu'en s'y rendant de la ville les fidèles étaient forcés de faire un détour par la rue du Coude; mais en 1611 ce portail fut maçonné et deux portes latérales furent construites derrière le chœur, ce qui amena cette nouvelle anomalie que tous les autels tournaient le dos aux arrivants. » Mais ces accidents et ces bizarreries, dans lesquels les Enfants de Sémini inclinaient à voir la vengeance occulte de leur dieu, n'empêchèrent pas les moines de prospérer et leur résidence de devenir une des plus belles abbayes de l'Europe. De siècle en siècle, les Norbertins agrandiront et embelliront leur domaine. A en juger par les plans et les descriptions qui nous en restent, c'était une abbaye unique au monde que celle de Saint-Michel. L'architecture de ses cloîtres et cle ses pavillons le disputait en fantaisie et en élégance à celle de ses jardins dévalant par gradins jusqu'aux berges cle l'Escaut. Au dix-septième siècle elle était arrivée à l'apogée cle la prospérité et cle la magnificence. Seul le palazzo à l'italienne de Rubens, moins vaste cependant, aurait pu rivaliser à cette époque avec ce déploiement de constructions monumentales, de portiques, cle colonnades, de terrasses balustrées, alternantavec des quinconces, des avenues plantées de grands arbres, des pelouses creusées cle bassins, des fontaines, des vasques égayées de jets d'eau. De l'église si souvent rebâtie, reprise, restaurée de fond en comble, Rubens contribua à faire un temple d'un style à part, précurseur du rocaille, qu'on pourrait appeler le Renais- sance flamboyant et auquel on a aussi donné son nom, un temple de proportions imposantes mais de lignes peu austères, d'un ensemble presque mondain. Après la mort de Marie Pype-lincloc, sa mère bien aimée, dont un caveau de l'église abbatiale reçut la dépouille, Rubens, inconsolable, vécut quatre mois parmi les Norbertins, dans le deuil et la retraite, et c'est alors, sans doute, pour se distraire de son chagrin et aussi par reconnaissance pour les bons moines, qu'il aura conçu et exécuté en partie ces plans qui devaient faire de leur monastère la merveille que nous ne connaissons plus que par quelques gravures. Il dessine notamment la façade de l'entrée principale, une sorte d'arc ou plutôt d'arcade de triomphe, surmontée, comme la tour, de la statue de l'archange Michel. Quoique le zèle apostolique et le prosélytisme militant de nos Norbertins se soient beaucoup relâchés depuis les jours où saint Norbert extirpait l'hérésie de Tanchelin, ils s'enorgueillissent toutefois de leur origine et ils confient aux meilleurs peintres le soin de célébrer les exploits de saint Michel, leur patron, vainqueur de Satan, et aussi les victoires remportées par leur fondateur sur un des plus redoutables suppôts de l'enfer. Déjà Bernard Van j Orley avait représenté l'apôtre discutant avec l'hérésiarque, tandis qu'un des personnages, ; dans lequel on a voulu voir le peintre lui-même, i semble hésiter entre les deux doctrines, hypo-! thèse que rend très plausible le commencement ; de poursuites pour hérésie dirigées contre Van Orley, sous la régence de Marguerite d'Au-[ triche. Rubens et ses élèves, Corneille De Vos, abra-; ham Van Diepenbeek, Erasme Quellin le-| Jeune, se montrèrent plus orthodoxes, plus fran-i chement acquis à saintNorbert dans les scènes de la vie du missionnaire, dont ils illustrèrent le vaste réfectoire et l'église de l'abbaye. Une composition de Van Diepenbeek, aujourd'hui à la cathédrale d'Anvers, arbore même cette inscription latine : Quod Amandus inchoarat, quod Eligius plantarat, Willebrordus irrigarat, Tan-chelinus deoastarat, Norberlus reslituit. Les sculpteurs rivalisaient avec les peintres. Arnold Quellin décora l'église de deux autels en marbre et cle superbes boiseries. A Jérôme Duquesnoy, les moines commandèrent les statues des douze apôtres, anéanties aujourd'hui, sans se clouter qu'à quelques années de là, l'infortuné sculpteur serait brûlé vif pour ura-nisme, malgré l'intercession du vertueux évêque J riest, dont le tombeau à Gancl est son cheî- (l'œuvre. En dépit de saint Michel et de saint Norbert les artistes ayant orné la brillante abbaye ne se recommandaient donc pas toujours par leur orthodoxie et c'était, aurait-on dit, plutôt l'esprit subversif et dissident de Tanchelin qui couvait en eux ! Quand elle disparut, l'abbaye présentait l'aspect d'une véritable petite ville, d'un Versailles moins étendu, moins imposant, mais certes plus affable et plus coquet, où la profusion, parfois un peu puérile et exagérée des fioritures, témoignait de goûts délicats et raffinés, poussés jusqu'à la gageure et à la manie. Qui nous restituera ce fouillis, cette rocaille en délire, cette débauche de mascarons, de volutes contournées, d'arabesques éperdues quieussenl émerveillé Baudelaire, déjà si requis par ce qui subsiste du style jésuite : flammes, lyres, pompons, paraphes, revêtements de marbre bigarrés, autels qui semblaient des façades d'opéras, chaires baroques, stalles de chœur ou confessionnaux divertissants où s'entassaient une ménagerie d'animaux sculptés ? Mais la principale originalité de Saint-Michel consistait dans le Prinsenhof, la Cour ou mieux l'hôtellerie des Princes. C'est un palais isolé des autres, le plus riche, le plus somptueux de tous, encore plus cossu que les appartements de l'abbé, où les Norbertins sont astreints,en retour des libéralités dont les comblèrent les ducs cle Brabant, cle les héberger non seulement eux et leur suite, mais aussi leurs hôtes et visiteurs couronnés. Les moines ont pris goût à ce rôle d'aubergistes des princes. Il justifie leur propension au faste, à l'apparat, à l'existence la plus décorative et la plus somptueus'e.Voilà désormais un prétexte tout trouvé pour faire naître les occasions cle bombances, de cérémonies, de joyeuses entrées, d'audiences, de déduits variés. Loin cle considérer ce rôle d'hôtelier des rois comme une servitude, ilslerevencliquent comme un privilège. Ils s'en acquittent avec orgueil et de façon à éblouir leurs augustes pensionnaires. Aussi, aucun affront ne leur sera plus sensiblequela goujaterie avec laquelle Josephll, ce philosophe malotru, ce mufle couronné, dérogeant à un usage consacré par tous ses prédécesseurs, fera fi de l'hospitalité abbatiale pour prendre ses quartiers dans l'auberge publique. Cependant, les moines se pénétrèrent si consciencieusement de leurs devoirs, ils mirent un tel amour-propre à traiter les princes on ne peut plus princièrement, qu'ils finirent par se ruiner aux trois quarts. Dans tous les cas, leurs prodigalités excessives furent une des principales causes cle la situation très obérée dans laquelle les surprirent les événements de la Révolution. C'est dans ce Prinsenhof, rebâti splendidement en 1538, que séjournèrent d'âge en âge nombre des potentats les plus célèbres de l'histoire européenne. Edouard III, roi d'Angleterre, et sa femme, Philippine de Ilainaut, s'y installèrent à demeure durant près de trois ans. Ils s'y trouvaient si bien, quoique les installations fussent loin d'y réunir le confort auquef le Prinsenhof devait atteindre par la suite, qu'ils y avaient pour ainsi dire transporté leurs foyers et même leur cour. L'abbaye de Saint-Michel devient une succursale de la Tour de Londres. La reine y accouche d'un de ses nombreux garçons, le duc de Clarence, qui en prendra le nom de Lionel d'Anvers et d'où sortira cette ambitieuse maison d'York, fomentatrice de la guerre des Deux Roses, qui finira par détrôner la dynastie des Lancastre. Le sinistre Richard III descend donc de ce prince anversois, que l'abbé de Saint-Michel, GuillaumeCabelliau, a tenu sur les fonts baptismaux. Au festin offert par le parrain pour célébrer cette illustre naissance,Edouard III, reconnaissant,confère au fastueux prélat l'avouerie d'une église dans le diocèse de Lincoln et lui remet sa coupe d'or fin en signe d'investiture. Un autre personnage, à la fois brillant et traque, de l'histoire d'Angleterre, un héros aussi la poésie anglaise, doit l'origine de sa for-une d'abord à Anvers, et ensuite au séjour Edouard III dans cette ville. Pour faire face frais de la guerre qu'il va engager contre France, Edouard aura besoin de beaucoup argent. Or, il trouvera son banquier à Anvers e, dans la personne d'un de ses sujets sur ce marché et qui y a réalisé une for-fabuleuse par le commerce des draps, de la Poole, ainsi s'appelle ce Cré-prêtera d'un seul coup à son royal maître somme équivalente à 10 millions de francs, reconnaître ce service, Edouard l'a fait , son fils Michel est devenu comte, puis c de Sufïolk, et c'est son petit-fils William la Poole que nous voyons figurer, avec les ork dont il est l'adversaire déclaré, dans la Henri F/, de Shakespeare. Lionel d'Anvers et le marchand anversois de Poole auront donc pour descendants deux figures les plus néfastes de l'histoire d'Al-: Richard III et le duc de Sufl'olk. Celui-ci le favori tout-puissant de Marguerite d'An-, l'épouse du piteux Henri VI. Shakespeare fait un personnage à la fois voluptueux, "ruel et superbe. En quels termes passionnés il se déclare à la princesse française, prisonnière, qu'il donnera pour reine au roi son maître : « O beauté incomparable, ne crains point et ne t'enfuis pas, car je ne te toucherai qu'avec des mains respectueuses (1) !... » Et, après ce coup de foudre, quelle progression dans toute la scène avec la troublante princesse ! Quels apartés incendiaires ! Plus ambitieux encore qu'amoureux, par son ascendant sur la reine adultère, Suflblk gouvernera le roi et foulera le royaume jusqu'à ce qu'il tombe, objet de l'exécration générale, massacré par d'obscurs marins, en une de ces scènes à la fois réalistes et pathétiques où Shakespeare rend encore l'histoire plus saisissante et plus véridique. Et ces insultes imagées dont les matelots abreuvent l'agonie du petit-fils du drapier d'Anvers, les calembours qu'ils font sur son nom patronymique : « Poole! Sir Poole! Lord ! Oui, ruisseau, marais, cloaque dont l'ordure et la boue troublent la source argentée où boit l'Ane-le- O O terre » (2)— Et les larmes que la reine répandra sur la tête de son amant, en présence même (1) 0 fairesl beauly, do not fear nor fly. (Henri VI. Première partie. Acte V. Scène III.) (2) Poole! Sir Poole ! Lorcl! Ay, Kennel, puddle, sink whose fillh and dirl troubles Ihe silver spring wliere England drinks! (Henri VI. Deuxième partie. Acte IV. Scène I.) de son époux : la'première (de ces villes, à l'exécution des sires flugoïunet et Imbercourl échappés sous les yeux 'de la duchesse. A Anvers la révolte ,revêt un caractère plus général. La corporation qui da ;fomente est celle d«es bateliers.. Engeance xiécro-rative que ces skippers ! Leur gilde, la phis ancienne, la plus XMxmbreuse de la .cité, en est aussi la plus intraitable. Race fruste, encore 'proche des ganerbiens 'primitifs, pûpulationana-phibie, la tête-près du bonnet, nous l'avons viue fermenter déjà aux temps de Tamclieliji. C'est 'chez elle que le prophète recruta ses :plus zélés partisans. (Leurs "barques lui servaient aie chaire 'de véri té 'quand la foule de ses :fidèles le contraignait :à s'éloigner du rivage pour ne:pas ae faire écraser par leurs masses trop expansives. Aussi est-ce dans leurs ménages que se perpétuent les traditions subversives, nous dirions presque libertaires, de l'hérésiarque. C'est chez eux que nous découvririons les derniers « Enfants de Sémini»,les descendants de ces corsaires à moitié païens qui précédèrent les croisés de leur marquis Godefroy de Bouillon dans les mers du Levant, les héritiers aussi de ces libertins qui avaient rejeté le sacrement du mariage pour contracter des unions plus expé-ditives. Que dis-je, Salvius Brabo, le vainqueur de Druon Antigon, devait être des leurs ! Au quinzième siècle, leur corporation exerce une sorte d'hégémonie sur les autres métiers. Elle incarne l'opulence démocratique de la ville, en même temps que ses instincts aventureux, et comme la commune dépend du port, comme la tçrre vit cle l'Escaut, les autres gildes sont les tributaires de ces mariniers. Pour nous représenter ces gaillards, arrêtons nos regards sur les matelots d'aujourd'hui, bien entendu sur ceux cles voiliers. Il faut ne plus avoir des yeux ou les avoir singulièrement faussés à l'esthétique bourgeoise et protestante, pour ne pas être conquis par la fleur de santé, la carrure, la candeur de ces patrons et valets de barques. Avec cela têtus, superstitieux, catho- iiques, certes, mais encore plus mécréants, impulsifs, ombrageux, taciturnes, comme tous ceux qui naviguent en ruminant des idées fixes et des parti-pris. Patients, même stoïques, mais avec de subits emportements. Leur fleuve aussi est têtu, presque sournois, mais se prend de convulsions et de frénésies inattendues. Batailleurs, jouant du couteau pour un oui ou pour un non, histoire de se dégourdir le biceps et ie poignet; et après s'être chamaillés entre eux, tombant au cou les uns cles autres avant cle se ruer en bloc, comme un seul homme, contre l'ennemi commun. Leur imagination grossissant les torts à plaisir, ils ont fini par .en vouloir atrocement à leurs magistrats, aux représentants cle l'autorité invariablement recrutés dans les familles patriciennes dites même, pour cette raison, échevinales. Cette gilde se sait la plus puissante cle la cité. En avance sur nos coopératives, dès le moyen âge, elle était devenue richissime. En attendant qu'au siècle suivant elle se construise une superbe maison, la plus belle cle tous les métiers, déjà au quinzième siècle son siège social écrase par son luxe tous les palais voi-sms — ceux cles Poissonniers, cles Rubanniers, du Jeune-Serment clé l'arc — par un luxe voyant, tapageur, voire barbare, mais solide tout de même et touchant comme l'endimanchement de leurs femmes. A l'hospice fondé pour leurs membres invalides, les bateliers ont ajoute, en 1443, une vaste chapelle dans la rue qui porte encore leur nom; ils possèdent un autel dans l'église de Notre-Dame et un autre dans celle de Sainte-Walburge. Ils marchent en tête de l'ommegang, le cortège profane, derrière la procession, et leur cartel, arborant une barque toutes voiles dehors, défile immédiatement après les statues des saints. A cette époque, Jean Pels, leur doyen, résume leur énergie, leur tempérament pléthorique, ■couvant la révolte sous l'ombrage. L'aristocratie les craint tout en affectant de les mépriser. Elle les appelle la Quaey Werelcl, le mauvais monde. Ces méchants garçons n'auront attendu qu-e la mort du Duc de Fer pour ouvrir les vannes à un long mécontentement qui a, d'ailleurs, gagné les autres corporations. Par une charte de 1420, qui se trouve encore aux archives, Jean IV, duc de Brabant, avait autorisé les Anversois à percer une porte dans l'enceinte et à jeter un pont de bois sur les fossés du burg, afin de faire communiquer directement le port avec l'intérieur de la ville. En 1477, cette porte n'avait pas encore été ouverte, quoique la commune l'eût payée d'avance | <'undon de deux mille florins d'or. La population n'avait cessé de réclamer l'exécution des clauses du marché. Aussi, le 2h avril, à la nouvelle de la mort du duc Charles, le premier mouvement isterajusqu'au commencement du dix-septième siècle, donne lieu aussi à toutes sortes d'abus. Les bouchers engraissent eux-mêmes les animaux destinés à la consommation ; les boulangers et d'autres gildes les imitent. Les pourceaux finiront par grouiller tellement que la ville interdira d'en élever plus de douze par ménage. En 1525, un édit défend de les mener sur la Grand' Place et dans les rues adjacentes, leurs grognements troublant les délibérations des gildes ou des magistrats assemblés dans leurs locaux (1). En 1618 encore, une ordonnance interdit de paître les porcs dans les rues où ils vaguaient jusqu'au coucher du soleil sous prétexte d'honorer les saints Antoine, Hubert et Jacques, patrons de la race grognante. En 1543, on avait prohibé une première fois les flâneries de ces citoyens passablement encombrants, au moins durant la première octave après Pâques, mais cette mesure dut déjà être rapportée l'année suivante, tant les bouchers s'en irritaient et tant le nombre des contraventions la rendait dérisoire. (1) Edward Poffé, De Anlwerpsclic Beenhotuvers. Une curieùse ordonnance et bien révélatrice du caractère des bouchers est celle de 1587, qui interdit à leurs apprentis de se livrer à leurs ébats, de faire aboyer leurs chiens, de se quereller et de se battre pendant les offices dans la chapelle de la Boucherie. Nos macelliers devront aussi s'abstenir aux mêmes heures de hacher de la viande et des os pour ne pas troubler l'exercice du culte. Les commères de ces compagnons enchérissent sur la rudesse et l'irascibilité masculines ; elles ont la langue si bien pendue que leurs hommes mêmes en viennent difficilement à bout et qu'ils ont fini par les exclure de la halle. Plus galants, les échevins ont ramené ces dames à leurs étaux. Si ces « mâcheurs de saucisses » se bornaient à se chamailler et à se houspiller entre eux ! Mais ils s'en prennent à l'autorité même. On les a vus s'oublier jusqu'à insulter les bourgmestres et échevins ou se porter à des voies de fait sur leurs officiers. Bien pis, il leur arrive de violer ouvertement les lois de l'Église. Le mercredi des cendres, l'an 1514, trois bouchers ont mangé de la viande en public, malgré les remontrances des honnêtes gens, et pour comble,, après cette impiété, ils sont allés causer du scandale dans un bordel de la rue du Boc. La jeunesse des autres métiers ne se montre 1-ES LIlîERTINS D ANVERS pas moins émancipée. En 1396, un vannier, un reur de vins, un voilier et un compagnon dont 13s archives ne disent pas le nom, mais qu'on urnomme le Petit Chien, subissent une forte condamnation pour paillardise et désordre public. Les ribauds et les filles de la Montagne aux Corneilles se livrent à une persécution en règle contre les Récollets, qui ont eu la malencontreuse idée de s'établir dans le quartier mal aîné. On frappe aux portes de leur chapelle et on menace de mettre le feu à leur couvent, si bien qu'après quatre ans les bons pères ont pris le parti de se transporter ailleurs. Les apprentis des environs ne mènent pas une conduite plus exemplaire. Des paysans sont fréquemment cités devant l'écoutète, dont la juridiction s'étend en dehors de la ville: Ainsi deuxgars de Santvliet serontpoursuivis, en 1/|00, pour avoir démoli un éventaire et maltraité le. domestique du forain à la kermesse de leur village (-]). Pour toutes ces contraventions, offenses ou délits, nos gaillards sont condamnés à des amendes, à des pèlerinages aux Rois Mages à Cologne, à Rome ou à Saint-Jacques de Galice, et à la construction de plusieurs verges des murs de fortification, y compris les échau- (1) Voir les Clementyn et Correctie Boeken, registres de condamnations. guettes. Grâce à ces maçons malgré eux, nos justiciers, doublés de bons, administrateurs, épargnent sur la main-d'œuvre. Le langage populaire appelle les brouettes, dans lesquelles les condamnés charroient les briques et les moellons, des pygegallen, par harmonie imitalive à cause du piaulement ou du pépiement mélancolique que font entendre en roulant ces chariots aux essieux mal graissés et qui gémissent sans doute à l'unisson de leurs bardeurs d'occasion. Et c'est qu'il s'agit de s'exécuter. En se dérobant au pèlerinage ou à la corvée, le coupable risque de se faire amputer une phalange, un doigt ou même un poing par le bourreau. Combien de récalcitrants subirent cette mutilation! Depuis le géant légendaire l'histoire d'Anvers est pleine de mains coupées. Mais tels ([ue nous connaissons nos bouchers, ces impulsifs n'en tinrent pas rigueur au justicier et à ses exécuteurs. Dame ! Tandis qu'ils s'escriment du hachoir sur le tronchet, un moment de distraction ou de maladresse suffit souvent pour qu'eux-mêmes se soient charcutés ainsi. Par ce que nous venons de voir, la méfiance des sénateurs hanséates à l'égard de la population anversoise se justifiait donc jusqu'à un certain point, mais, au fond, commc l'explique Altmeyer, les griefs invoqués contre Anvers par •es pontifes rassis et vertueux n'étaient que des prétextes et de mauvaises chicanes. Pour :out dire ces moralistes auraient fait bon marché ;u libertinage., de l'indiscipline; de la violence, oire de l'impiété des jeunes Anversois. Il y avait d'autres raisons à l'hostilité de ces protectionnistes endurcis, de ces burgraves du monopole, comme les appelle Eugène Gens : la prospérité naissante d'Anvers était due, en majeure partie, à une application des principes du libre-échange-, c'est-à-dire à un système diamétralement opposé à celui auquel LubecU, Hambourg, Brème et Bruges même avaient dû leur omnipotence. En somme, le grand crime des Anversois était de favoriser la liberté du commerce, une des seules que Maximilien leur eût laissées, et qui leur avait même fait oublier les autres. Frédéric III étant mort en 1493, le Roi des Romains, appelé à ceindre la couronne impériale, ne tarda pas à abandonner la régence des Pays-Bas, qu'il n'avait exercée qu'au nom cle son fils mineur. Celui-ci avait à peine quinze ans, en montant sur le trône. Bruges, épuisée et démoralisée, ne songea même pas à profiter cle la tendre jeunesse cle ce prince pour recommencer la lutte. Durant son règne, interrompu par une mort prématurée, Philippe le Beau poursuivit la politique paternelle au profit d'Anvers. Ainsi il avait conclu, en 1503, un traité de commerce avec Henri VII d'Angleterre, traité dit del'Entrecours, en vertu duquel les pêcheries des côtes de l'Angleterre étaient ouvertes aux marins des Pays-Bas. En souvenir de ce traité, les deux souverains offrirent à la cathédrale d'Anvers deux verrières qu'on y admire encore en partie. Le fait que ces vitraux enrichirent Notre-Dame d'Anvers plutôt qu'une église de Bruges suffirait pour attester dès cette époque le crépuscule du grand port médiéval et l'aube radieuse du grand marché de la Renaissance. Un autre événement avait encore souligné celte déchéance de Bruges : en 1504, Philippe le Beau se trouvant à Anvers, deux galères vénitiennes abordèrent au Werf et furent reçues avec une solennité digne de leur opulente patrie. En échange, le duc, qui les attendait au burg, accepla des Vénitiens l'invitation d'assister à un banquet sur l'un des navires, dont le patron vint à sa rencontre jusqu'au Tolhuys, à une lieue environ en amont d'Anvers. La Venise du Nord ne comptait donc plus aux yeux de sa sœur du Midi. Avant la fin du quinzième siècle, la marée : îontante de la prospérité anversoise avait atteint ■ étiage de celle de Bruges. Quelques années eprès, elle le dépassa et avant la majorité de Charles-Quint, sous la régence de Marguerite d'Autriche, Anvers était devenue la véritable capitale du commerce occidental. La nouvelle route des Indes inaugurée par les Portugais, la découverte de l'Amérique et d'autres terres iocondes en richesses de toutes espèces n'avait pas peu contribué à l'essor formidable que prit ce port, en quelque sorte adapté aux exigences et à l'orientation nouvelle des affaires. La physionomie morale de la parvenue se métamorphosait en même temps que son aspect physique. Une atmosphère de bien-être, de luxe, d'élégance, une culture littéraire activée au renouveau de l'humanisme ne tarda pas à y endormir les rancunes, les révoltes, les mécontentements politiques. L'activité et le génie artistique de Bruges se transportaient aussi à Anvers en même temps que ses chantiers, ses comptoirs et ses factoreries. Aux acquéreurs de richesses parfois usurpées el frauduleuses, à des forbans cà peine dégrossis, sorte-de hobereaux du commerce, succédèrent des générations de patriciensraffinésetinstruits, ayant voyage en curieux et non plus en conquis-tadors, ayant fréquenté les universités de Lou- vain et de l'étranger, mais civilisés surtout à force de frayer avec les commerçants mécènes, les banquiers poètes, les facteurs artistes de républiques et des principautés de l'Italie. Nos tempéraments âpres, rugueux et trop exclusi vement matériels s'initiaient à des douceurs, à des joies moins triviales, à des passe-temps sociables importés de tous ces foyers de civilisation exquise : Gênes, Lucques, Venise, Pise, Florence et Sienne. Les familles échevinales anversoises se dégrossissaient par des alliances avec leurs visiteurs : une sorte de patriciat intellectuel ne tarda pas à se greffer sur l'aristocratie héréditaire et les imprimeurs Moretus, héritiers et élèves du fameux Plantin, primèrent bientôt la noblesse de robe el d'épée. Au commencement, du seizième siècle, le premier secrétaire ou greffier de la ville d'Anvers, Petrus ./Egidius ou Pierre Gille est un des hommes les plus lettrés de l'Europe, l'ami d'Erasme, de Quentin Massys, du grand chancelier d'Angleterre, Thomas Morus. A un moment, avant la prépondérance espagnole, l'Italie donna même le ton à la ville délicieusement cosmopolite. Les dames anversoises, au moins aussi lettrées que les cavaliers, assouplissaient leur organe un peu guttural au parler mélodieux del bel paese dove il si suona. Vers a fin du quinzième siècle et au commencement du seizième siècle, Anvers aurait pu s'appeler ;.a Florence du Nord. Les plus grandes familles de la cité des Médicis y envoient leurs fils ou de ieurs parents. Les Buonsivi,* les Portinari, Sal-iati, Dozzi, Deodati figurent à la tête des maisons dirigeantes. Cette florissante colonie tos-eane, important les qualités mais un peu des vices de l'élite transalpine, ne sera pas étrangère à cet épicurisme, à cette frénésie, à celte piaffe dont s'effarouchera, autant que de la turbulence des junge gezellen, l'austérité vaguement phari-sienne des chefs de la Hanse. Il semble que les ardeurs et les laves du Midi se soient communiquées à ces tempéraments certes robustes et exigeants, niais plus lourds et moins expansifs de la cité scaldéenne. Bientôt des rivalités ensanglanteront la galanterie; les jaloux barreront les rues, les donneurs de sérénades auront à se méfier des spadassins el des bravi ; il leur faudra jouer du stylet et de la dague aussi adroitement que du luth el de la guitare et telle sombre intrigue d'empoisonneur vaguement magicien, ébauchée aux bords de l'Arno ou du Canale Grande, trouvera son épilogue aux rives de l'Escaut ; telle cause célèbre, l'assassinat on ne peut plus machiavélique de Giulio Deodati par Simon Turchi, s'intercalera dans les nouvelles essenliellenient florentines de Matteo Bandello en attendant de fournir un roman à Henri Conscience. Avant les Italiens, les Anglais avaient fait fortune à Anvers dans le commerce cles draps. Nous avons vu William cle la Poole ouvrir ses coffres à Edouard III. Au quinzième siècle et au seizième siècle, il n'est pas un monarque européen qui ne dépende d'un bailleur de fonds anversois ou du moins établi sur la place d'Anvers. Pour s'y être implantés plus tard, les Allemands n'en acquirent pas moins une importance considérable. Les Hochstetter, les Welser, les Lazare Tucher éclipsèrent même sous le règne de Charles-Quint les grandes maisons italiennes. Les Fugger d'Augsbourg, anoblis par Maximilien, n'avaient quitté Bruges qu'en 1505, mais d'emblée ils tiennent le tout premier rang clans leur nouvelle patrie d'adoption. Nulle part cette famille, aussi prolifique que richissime, n'aura déployé tant de faste, à telle enseigne que clans la langue du peuple anversois leur nom est encore synonyme de milliardaire et que l'on ne dira pas un crésus, mais un focker. Les palais cles Fugger et des Welser dressent des tours rivalisant cle hauteur et d'élégance avec celles cles patriciens anversois Van Spangen et Van Straelen. Toutefois, le palais du bourg- mestreVan Liere n'aura point son pareil et c'est devant ses merveilles que se récriera l'admiration naïve d'Albert Durer visitant Anvers. Les factoreries et les entrepôts des étrangers le disputent aussi en grandeur et en beauté aux Maisons des serments et des gildes. Les négociants de la Hesse érigeront bientôt, pour les besoins du formidable roulage qu'ils exploitent entre Anvers et l'Allemagne, un ensemble d'écuries et de remises si vastes qu'il pourrait encore servir de caserne à toute une garnison, ues potentats de la Hanse, pour s'être fait prier, s'implantent d'autant plus solidement dans la nouvelle Babylone, objet de leurs pieuses dénonciations. Le campanile de leur immense palais, récemment détruit par un incendie, aurait fait l'office d'un phare, tout comme la flèche de la cathédrale; et ils pousseront la coquetterie jusqu'à se rendre chaque jour à la Bourse en appareil de gala et précédés d'une bande de musiciens. Les plans qui nous restent d'Anvers au com-mencement du seizième siècle permettent à peine de nous représenter la splendeur de cette ville où, durant quelque cinquante ans, l'architecture médiévale s'apparia en un harmonieux ensemble aux monuments de la Renaissance. Quant au tableau classique que Guicciardini nous trace ■de son commerce, il est tellement copieux, pléthorique, que nous serions tentés de le trouve grossi à plaisir, par une complaisante imagina tion italienne, si un compatriote, le jésuite Scribani, ne nous en exposait un second presque toul aussi éblouissant de lyrisme. C'est à peine si l'Anvers d'aujourd'hui, plus étendu cependant, nous représente l'équivalent de la vie, de l'initiative, mais surtout du luxe, du pittoresque et de la beauté que nous évoquent ces pages dithyrambiques... Sous Charles-Quint, Bruges tentera un dernier effort pour se relever. Lancelot Blondeel, peintre doublé, comme Léonard de Vinci, d'un ingénieur et d'un architecte, conçut un projet tendant à la création d'un port de mer nouveau pour remédier à l'ensablement du Zwyn. C'est ce projet que l'on a réalisé aujourd'hui à Zee-brugge. Mais quand Blondeel le présenta, la ville déchue recula devant la dépense et surtout devant le travail, d'une exécution évidemment plus pénible qu'à notre époque d'industrie et d'outillage perfectionnés. D'ailleurs ces temps n'étaient guère favorables aux vastes entreprises pacifiques. Déjà la Réforme divisait l'Europe, les événements se précipitaient, les guerres de religions allaient ruiner le commerce de tous les Pays-Bas. Si Bruges s'endormit, Anvers pensa succomber. Après avoir connu une fortune aussi rapide ue fabuleuse, la reine de l'Escaut paya une ierrible rançon à la jalouse Némésis : les exploits bourgmestres et aussi des poètes. Plutôt que de compulser les écrits des gens de lettres, mieux vaut s'aboucher avec les petites gens, les faire causer, se mettre à leurs niveau, s'entraîner à leurs raisonnements et à leur langage. Ces traditions se sont transmises de génération en génération ; elles complètent et raccordent les données véridiques que l'érudition a puisées dans les archives sur cette mystérieuse et troublante figure d'hérésiarque. Le folkloriste supplée l'archéologue-Ces contes, ces fables et même ces dictons en font deviner plus long qu'ils n'expriment. On découvre la réalité sous des allusions, on procède par induction,puis par déduction,et l'on finit par rétablir les faits dans leur logique. Il suffisait à Cuvier d'un minuscule ossement fossile pour reconstituer quelque monstre antédiluvien. Les devins de la poésie et les voyants de l'exégèse accomplissent chaque jour bien d'autres miracles en ressuscitant maint personnage par l'interprétation lumineuse d'un texte infime et obscur. Peut-être est-il présomptueux de ma part de tenter semblables thaumaturgies en faveur d'un illuminé méprisé, sinon houspillé par les historiens graves ? Mais que l'on me pardonne cette expérience en raison du plaisir qu'elle me procura et de la jouissance que je goûtai à évoquer dans son milieu et sous des traits plausibles un personnage désigné, comme Tanchelin, tout particulièrement à la haine dès puritains de toute secte. Henri Conscience s'arrêtait souvent à portée de voix d'une dopée d'apprentis polissant leur fond de culotte au seuil d'une porte et qui,fatigués de jouer aux osselets, se racontaient ces aventures merveilleuses auxquelles l'imagerie et les guignols assurent une sorte d'authenticité. Vautrés ou accroupis sur une marche de pierre, avec leurs jreux curieux et sages, ils entr'ou-vrent leur petit cœur attentif, comme cette chambre rose à laquelle le compare Charles-Louis Philippe, afin que les jolies histoires puissent y entrer. Qu'importent la venelle étroite, la crasse des murailles, les flaques d'eau ménagères ou les humidités plus suspectes encore, les tas cle détritus fermentant aux avares visites du soleil ! Quoi qu'en disent hygiénistes et statisticiens, ce fumier est favorable à la flore humaine. J'ai hutiné çà et là,au passage,devant ces parterres de gueusillons,plus d'un détail,avec les arômes duquel je tentai de composer à mon tour sinon le miel des poètes, du moins la cire des historiens. Mes petits narrateurs très imaginatifs et d'une exubérance pittoresque, documentés par leurs aïeules, enchérissent à l'excès sur les données véridiques qu'ils leur doivent. Il m'était parfois difficile de recueillir leurs paroles,car,àmon approche,s'ils nesedispersaient avec les moineaux picorant le crottin, ils se taisaient subitement et me scrutaient, aussi farouches que si je les avais surpris dans un passe-temps prohibé, par exemple quand ils risquent aux dés le produit de leur travail ou de leurs larcins. Assis en cercle sur les talons, le nez presque collé sur leur mise, dans leur débraillé,avecleurscroupes arrondies sous leurs haillons fauves, avec leurs bourrelets de linge ou de chair, leur masse à la fois élastique, fongueuse et turgescente nous évoque plutôt une champignonnière qu'une roseraie. Ce fut pourtant un de ces vauriens germés dans les ruelles du Glaive, des Cygnes ou du Paradis qui m'adressa à sa mère un jour que, l'entendant faire allusion à Loïet le Couvreur, j'avais tenté d'en apprendre plus long sur l'hérésiarque : « Ah ! monsieur, en voilà une qui ne tarira point sur ce chapitre ! Elle vous en conterait jusqu'à demain ! » A ma profonde surprise je tombai sur la femme d'un violoniste de talent, dont une modestie excessive et une nombreuse fa- mille avaient fait un déclassé et que le seul culte de l'art distinguait, avec les aînés de ses enfants, desgagne-pelit,fripiers et chiffonniers du voisinage. Quant à sa femme et à leur cadet, le polisson qui m'avait renseigné, ils demeuraient réfractaires à la musique, elle trop absorbée par les soins du ménage, lui trop adonné aux plaisirs de la rue. Je me liai avec toute cette smala; mais l'avouerai-je? malgré ma dévotion pour Beethoven, quand le père, deux de ses fils et trois de ses filles exécutaient des duos, cles quatuors ou d'autre musique cle chambre du maître, le plus souvent je leur faussais compagnie pour aller relancer la brave maman au fond de la cuisine, où elle trônait au milieu d'une tribu de chats, sa seconde famille, encore plus choyée que ses enfants. Le gamin n'avait pas exagéré la science maternelle. 11 n'aurait pu me recommander plus précieuse collaboratrice. Documentée comme un musée de folklore et clouée d'une de ces extraordinaires mémoires de pauvresses qui, pour n'avoir rien lu, n'en entendent, n'en pensent et n'en retiennent que davantage, sachant à fond et s'assimilant, à l'égal d'une seconde nature, tout ce qu'elles ont appris. Quoique bonne catholique, Mme Williams, c'est ainsi qu'elle s'appelait, me parlait du Couvreur avec une sympathie manifeste comme d'un original un peu paillard, mais jbon garçon tout de même. Avec ce qu'elle m'en a dit je suis parvenu à rétablir la partie romanesque de la vie d'Eloi Pruystinck, je sais ses amours el ses passades; le rôle qu'une femme ai mante,tel disciple préféré et aussi un traître jouèrent dans son existence, car,comme tous les messies et fondateurs de religions, Eloi devait rencontrer sa Marie-Madeleine, son Jean et son Judas. Grâce à Mme Williams,je saisies péripéties du drame qui ensanglanterait le beau rêve de Loïet : la réconciliation de la chair et de l'esprit, du paganisme et de l'évangile. Véritable répertoire des anecdotes locales, elle était parvenue à recomposer fleurette par fleurette la guirlande des traditions se rapportant au Couvreur, son « gentil petit voisin », car c'est ainsi qu'elle en parlait, se faisant presque sa com-temporaine. A certains moments on l'aurait crue capable de double vue. Elle parlait comme une pythonisse. Il n'y avait pas jusqu'aux âcres pissats cles matous qui ne suggérassent des vapeurs d'antre sibyllin. On songeait à Mme Cagliostro ou à quelque comtesse de Saint-Germain. Oui, la bonne dame en était arrivée à voir, à sentir, à frôler, je dirai presque à ressusciter Loïet le Couvreur,ou du moins: à me l'évoquer, à me le suggestionner intensément. Et l'expression si banale: « Tenez, je le vois,comme je vous vois!» représentait dans sa- bouche mieux qu'un artifice de langage. « Le voilà! c'est bien lui! » o o s'écria-t-elle un jour en désignant un savoureux petit marchand de moules, patiné et déguenillé à souhait, aussi parfumé que sa marchandise et qui, poussant sa charrette en même temps que la tirait un chien famélique, modulait son cri guttural et plaintif. « C'est tout à fait l'âge, la touche,la dégaine,et le galoubet du Couvreur! » Tue autre fois elle avise un garcon-boucher ro- O » buste, d'assez avenante tournure, de jolie mine en dépit d'un teint un peu bilieux et d'un léger strabisme qui accentue encore l'expression inquiétante de ses grands yeux, mais aussi cynique du geste que du langage, sanglé dans son tablier blanc et sa veste de rapatelle, le fusil battant la cuisse, le panier rejeté sur le dos. Et comme ce polisson moleste et brime un écolier plus jeune et plus faible que lui, la bonne femme qui me parlait de Pierre de Breeder interrompt son récit pour l'invectiver: « Vas-tu finir, grand lâche ! Ou tu auras affaire à moi ! Si ce n'est pas dégoûtant d'abuser ainsi de sa force ? » Puis, s'adressant de nouveau à moi : «N'est-ce pas qu'on dirait le mauvais compagnon de Lo'fet, celui qui le vendit? » Ma foi, j'en de- meurais aussi persuadé qu'elle-même, surtout qu'en s'empressant de lâcher sa victime et de décamper,tant Mme Williams,taillée en virago, lui imposait,il nous avait lancé un regard sournois et presque maléfique. A quelques jours de là, une petite blanchisseuse, droite, réservée, frêle, proprette, un peu rêveuse, les yeux clairs, passait sans se préoccuper des hommages sincères mais scabreux que lui rendaient un attroupement de vauriens: « LanobleetfidèleDillette! medisaitMme Williams en me la désignant. C'est bien son parfum d'honnêteté! Sa démarche! Son profil!... Mais vous ne savez pas... Elle me rappelle la maîtresse de Loïet... Ah ! quelle femme ! Presque meilleure que lui ! Mais je vous apprendrai à la connaître... » Cependant la musique de Beethoven nous arrivant un peu en sourdine contribuait à l'illusion. Combien de récits de la narratrice ne furent-ils pas accompagnés par un très intense adagio du musicien passionné par excellence, à tel point que ces évocations du Libertin et de ses disciples me seront désormais inséparables des accords de mes sonates et de mes quatuors préférés. L'arrière-petit-fils du tailleur anversois ne se doutait pas en les écrivant que ces mélodies représenteraient autant de motifs conducteurs de ces figures plutôt décriées. La rue de la Nacelle est d'ailleurs toute proche de celle où Loïet passa ses années d'apprentissage et même d'apostolat. Les traditions se l'apportant à son aventure s'étaient perpétuées dans cette populeuse paroisse. On se les transmettait de génération en génération comme les bonnes femmes de l'époque du Couvreur se les étaient racontées, de porte en porte, parfois scandalisées ou rechignées, en caressant la panse de leur jatte de café chaud, en épluchant des noix ou en faisant courir l'aiguille dans les nippes rapetassées de leurs hommes ou cle leurs garçons; l'une comptant les points de son tricot, une autre se grattant derrière l'oreille avec une aiguille, histoire de se tisonner les souvenirs. D'aucunes dévidant l'écheveau de laine avaient des gestes fatidiques cle Parques. Plus d'une fois, tandis que je faisais causer Mme Williams, prenant le frais, elle interpella quelque voisine pour lui faire confirmer un détail ou l'appeler à la rescousse, quand, par extraordinaire, les souvenirs venaient à lui faire défaut. Ainsi renseigné, la seule difficulté pour moi fut cle mettre un peu d'ordre et cle logique dans ces histoires, et de choisir entre plusieurs variantes se rapportant au même trait. Nous avons vu que, malgré son humeur fan- tasque et vagabonde, Loïet avait l'âme douce et compatissante. Aussi pour rien au monde n'aurait-il assisté à l'abattage des bœufs ou à l'égorgement des moutons. Il offrait même sous ce rapport une saisissante antithèse avec son inséparable Peer de Breeder, l'apprenti cordonnier qui rageait de ne devenir boucher, le métier paternel lui étant trop sédentaire, et qui se dédommageait des heures où il lui fallait demeurer immobile à tirer l'alêne, en profitant de tous ses loisirs pour hanter les abattoirs au moment des hécatombes et des saignées. Quand il s'avisait d'y entraîner ses camarades, il ne rencontrait guère cle résistance que chez le Couvreur. Il n'en insistait que plus vivement : « Tu verras comme c'est beau, le sang rouge qui jaillit en fontaine ! » Ce galopin sanguinaire, âgé d'une couple d'années de plus que Loïet, exerçait une véritable tyrannie sur la marmaille du quartier par sa forfanterie, son humeur batailleuse, sa méchanceté et sa force. Plus encore que les autres, le Couvreur subissait l'ascendant cle ce polisson. De leurs disparates mêmes semblait résulter leur harmonie. Leurs caractères n'avaient de commun qu'une même humeur impatiente de tout joug et qu'un même besoin de vaguer par les rues. Puis le gentil Loïet ne pouvait s'empêcher d'admirer ce robuste adolescent, aux épaules carrées, au teint olivâtre, aux noirs cheveux crépus, aux lèvres épaisses, presque trop rouges, aux yeux d'un noir étrange tirant sur le grenat ou la lie de vin, l'un un peu bridé et de travers, ce qui rendait leur expression encore plus troublante. Ce n'était certes point là un luron taillé pour moisir dans une échoppe de savetier. Eloi en avait peur et il ne pouvait se passer de lui, quoique Peer le choisît de préférence à d'autres pour exercer sa malice et ses muscles, s'amusant à le molester ou à le soumettre à des tortures dont la moindre consistait à le pincer jusqu'au sang. Le tourmenteur roulait alors des yeux d'épilep-tique, se mordait la langue, de l'écume lui venait aux lèvres et, à travers ses larmes, Loïet le trouvait atroce, mais très beau tout de même. Souvent il se jurait de ne plus revoir ce méchant, mais, après une bouderie passagère, il courait à sa recherche, magnétisé en quelque sorte par sa voix rauque, son langage graveleux, ses gestes effrontés, la rousseur ardente de ses nippes et même par certain parfum, certain fumet de fauve assorti à sa couleur et combiné avec les relents du cuir et de la poix Loïet subissait ces émanations subtiles, ce lluide mystérieux dont les savants et même les poètes ne tinrent pas suffisamment compte dans l'analyse de nos affinités. Aussi Oscar Wilde a-t-il fort bien dit dans son Sébastien Melmoth, en faveur de nos sens trop négligés, que « leur véritable nature n'a jamais été bien comprise, et que s'ils sont demeurés sauvages et animaux, c'est simplement parce que le monde a cherché à les réduire en soumission ou à les tuer par la douleur au lieu de viser à en faire les éléments d'une nouvelle spiritualité, dont un subtil instinct de beauté sera la caractéristique dominante. » Après que Peer fut parvenu à conduire Loïet dans un abattoir, il n'eut de cesse avant de l'avoir traîné jusqu'au Galgeveld, le jour d'une exécution capitale. Les suites devaient exercer une influence fatale autant sur l'avenir du petit couvreur que sur celui du jeune cordonnier. C'est sur cet épisode, utilisé en partie par Henri Conscience dans son Fils du Bourreau, que la bonne Mme Williams me renseigna avec le plus de complaisance. Pierre de Breeder avait donc appris qu'un batelier appelé Herman devait avoir la tête tranchée pour l'assassinat de sa femme adultère et de l'amant de celle-ci. « Le bourreau s'appelle Machiel, avait rapporté Peer la veille à ses camarades. C'est un ancien cordonnier dont ce sera le début comme exécuteur. Il se prête à cette besogne pour tirer LES LIBERTINS D'ANVERS 181 I 1-3 Magistrat de peine et toucher une forte prime. îon père l'a bien connu. Puisse-t-il opérer plus I adroitement que son prédécesseur le bourreau lianskens, vous savez, celui que l'on a noyé dans i Escaut, près de la tour de Kroonenburg, parce v.u'il avait dû s'y reprendre à trois fois pour décoller son client. » Et profitant d'un moment où Loïet n'était | point là : « Dites donc, vous autres, on y va, ! hein ? Et pour que la fête soit complète, nous y mènerons le Couvreur. Double plaisir, car la I poule mouillée ne manquera pas de se trouver mal et pensera crever de peur. Surtout n'allez pas le lui dire, car il se déroberait. Il faut le prendre par surprise ! » Par dérogation à l'usage, ce jour-là, un lundi de Pentecôte, l'exécution avait été fixée à sept heures du soir, afin de ne pas contrarier les fêtes de la kermesse, entre autres la sortie de Druon Antigon avec l'omme-gang. Ce fut même sous prétexte de voir le cortège que Peer de Breeder et sa bande attirèrent le j petit Couvreur hors de chez lui. Or, arrivés à la rue, rien ne fut plus facile à nos vauriens que de livrer leur souffre-douleur sans méfiance a l'irrésistible courant de la foule, qui se précipitait à flots pressés par la Porte Saint-Georges pour aller prendre sa part au Galgeveld d'un il spectacle autrement attachant que le défilé de Navires, du Dauphin, de la roue de la Fortune, de la Pucelle d'Anvers, et même des Géants. Quant Eloi reconnut l'endroit vers lequel la houle humaine l'avait charrié, il était trop tard. La sinistre clairière grouillait de badauds. Loiet aurait voulu fuir, mais il se trouvait serré comme dans un étau au premier rang de la cohue. Peer et les autres lui tenaient les bras par surcroit de précaution. D'ailleurs d'autres durs à cuire, ribauds de la Montagne aux Corneilles ou pillards d'épaves se trémoussaient autour de lui et se liguaient avec ses persécuteurs. Par fausse honte il cessa même de se débattre et de regimber. Le soir tombait. Les valets de justice se hâtaient de mettre la main aux derniers préparatifs. Ils venaient de caler le billot et de ranger leurs ferrailles. L'un d'eux vêtu de rouge, l'écus-son de la cité brodé en blanc sur la poitrine, les biceps et les mollets nus, le visage un peu soucieux, tête baissée, s'appuyait sur son glaive. — 11 n'a pas l'air trop crâne ! constatait Peer de Breeder avec l'importance d'un initié ! La frousse lui tordrait-elle déjà les tripes ! Fichues dispositions ! Que l'exemple de Hansken lui soit profitable ou sinon gare la noyade!... Cependant le brouhaha annonçait l'approche de la procession. Un mouvement d'oscillation se produisait dans la multitude fendue et refoulée par les milices bourgeoises. Le condamné apparut en effet affublé de serge noire, les mains liées sur le dos, entre deux valets de l'exécuteur. — O Peer ! J'ai peur! Laisse-moi m'en aller! supplia une dernière fois le petit Couvreur. — Motus! Ne fais pas la bête! le rabroua l'apprenti cordonnier. C'est maintenant que ça vaudra la peine d'être venus jusqu'ici. Et il se piétait retenant son haleine, les yeux injectés encore plus hagards que de coutume, les membres secoués par un spasme sanguinaire. Herman le Batelier était un solide et beau mâle : il faisait honneur à sa truculente corporation, à ces durs à cuire de l'ancien Quaey Wereld, ces mutins incorrigibles bien assagis pourtant depuis les jours de Maximilien au Long Nez. Herman était presque dépoitraillé pour faciliter la besogne au bourreau, il dévoilait sa puissante encolure, ses larges épaules. Il gravit lentement, mais sans hésitation, les marches cle l'échafaud comme s'il voulait laisser aux badauds tout le loisir cle l'admirer. Loiet, pris d'une compassion infinie, la gorge serrée, ES LIBERTINS D ANVERS tendant de son être entier vers cette, vivace plante humaine que le supplice allait faucher dans sa fleur, ferma les yeux pour ne pas assister à ce sacrilège. Mais il les rouvrit aussitôt, pressé de se distraire du silence orageux de cette multitude qui haletait d'impatience ou retenait une respiration saturée d'un fluide analogue à celui des orages. Les gamins s'entassaient si près de l'échafaud que Loiet entendit un des tourmenteurs dire à Machiel. — C'est ici qu'il faut frapper, patron ! Et il passait la main sur la nuque du patient que l'on avait fait s'agenouiller entre temps et qui semblait baiser le billot. En ce moment sept heures sonnèrent au clocher de Berchem. La Verge Rouge ou l'huissier de l'écoutète et du tribunal des Quatre-Bancs, qui présidait aux exécutions, donna le signal en baissant l'attribut de ses fonctions. Emoustillé jusqu'à l'éréthisme, Peer serra le bras de Loiet_ à le lui broyer. — C'est le moment!... Aïe!... Machiel saisit son glaive à deux mains par la poignée en croix, le brandit au-dessus de sa tête avant d'en surplomber celle du batelier. Le tranchant s'abattit. Le coup sourd fut suivi d'un horrible appel. La lame était allée se loger dans le bois tant l'opérateur avait frappé fort, mais LES LIBERTINS D ANVERS sans même éraflerla chair du supplicié. Cependant celui-ci avait senti le froid de l'acier et, redressé en sursaut, l'instinct de la conservation le faisait redoubler cle giries : « A l'aide ! Merci!... » Lesvalets du bourreau le forcèrent à se remettre en posture : il se tortillait désespérément, mais, garotté comme il l'était, ils le maîtrisèrent en un tour de main, lui firent fléchir les genoux et coller cle nouveau la tète sur le tronchet, au risque de lui rompre l'échiné. Entre temps Machiel avait relevé son glaive, non sans peine, car la lame s'était fortement engagée dans le bois, et il le tenait suspendu au-dessus de sa victime sans parvenir à se décider. Cependant la populace, d'abord terrifiée, s'indignait: — A mort le charcutier ! A mort le tourmen-teur ! clama Peer moins par pitié pour la victime que pour corser le spectacle et amener une péripétie nouvelle. Son entourage faisait chorus. Les drilles menaçaient d'escalader l'écha-faud et c'est à grand'peine que les confrères du Serment cle l'arbalète les tenaient en respect. — Faisons-lui son affaire!... Sur la claie!... A l'eau ! criaient les garnements parmi lesquels beaucoup, ayant sans cloute aidé à écharper et à noyer Hansken, étaient dorénavant entraînés à ce sport, comme nous dirions, assurément peu banal, d'occire les tueurs professionnels. Ma- chiel livide, claquant des dents, plus pileux que sa proie, se résigna à en finir, mais sa frousse était telle qu'il s'y reprit à peine avec plus' de résultat. Sans doute un voile passa devant ses yeux, car le glaive retomba sans porter le coup de grâce au martyr. Mais cette fois le batelier avait le cou entaillé. Il essayait de se soulever, le sang lui ruisselait sur les épaules. Les aides exhortaient leur maître à recommencer, ils offraient môme d'expédier la besogne, car le bourreau avait plus déplorable mine que le supplicié: il suait sang et eau, claquait des dents, tremblait de tous ses membres et on voyait le moment où, sur le point de défaillir, il lui faudrait s'appuyer sur ses acolytes. Ces tergiversa-Lions portaient à leur comble l'exaspération de la foule. On hurlait. Un instant les têtes s'effacèrent et on ne vit que les croupes levées des forcenés qui ramassaient des pierres. Peer gigotait de fièvre et de plaisir. Mort pour mort, il préférait voir lapider le bourreau. Machiel, éperdu, s'était mis à tourner autour du Ironchet sans prendre un parli, ne sachant de quel côté entamer son sujet. Un caillou lancé par Peer lui écorcha la joue, un autre lui ensanglanta l'oreille. On vit alors le misérable presque vautré sur son homme et le maintenant des genoux, reprendre son outil de malheur et s'en servir comme d'une scie tandis que le patient jetait des cris de porc égorgé. Mais ces cris s'arrêtèrent après n'avoir plus représenté qu'un râle et la tête se détachant enfin du tronc, Machiel la saisit par la tignasse, puis, tout aspergé du sang qui giclait avec impétuosité, il eut la malheureuse inspiration de la montrer au peuple. Les pierres volèrent de plus belle et l'une abattit le sabrenaud à côlé de son honteux ouvrage. Peer avait enfin forcé les rangs des arbalétriers et s'était précipité sur l'échafaud. En un rien de temps il s'empara du glaive de justice et, avant que Machiel futrevenu à lui, il lui scia la caboche comme le tollard avait fait à Herman, mais avec bien plus de dextérité. Et à son tour il présenta cette tête à la multitude. — Voilà, s'écria-t-il triomphant, pour laver la honte que ce massacre a fait rejaillir sur son ancien métier,celui de mon père et le mien ! Et tous,à commencer parles cordonniers assez nombreux dans la cohue et avec eux les bateliers et les bouchers d'applaudir, d'escalader la charpente, de se rougir les mains et le visage du sang de Machiel et de nouer une sarabande autour de cette boucherie. Quant à Loïet, l'horreur décuplant ses forces, il n'avait pas attendu ce dénouement pour se LES LIBERTINS D'ANVERS frayer un passage à travers ces cannibales qui ne faisaient d'ailleurs plus attention à lui, et pour fuir au plus vite et au plus loin. Il ne se rendit même jamais compte du chemin que la panique lui avait fait parcourir pour le faire échouer à l'autre bout de la ville, au delà du Klapdorp et de la Porte Rouge, dans les prairies de Borgerhout converties en marais par une crue du Schyn. Des vachers l'en avaient retiré tout ruisselant, de l'eau jusqu'aux fesses, les cheveux encore dressés sur la tête, car il revoyait toujours les deux têtes décollées, surtout celle d'Merman meurtrie, barbouillée, les cheveux et la moustache poissés de sang, vivante, quoique coupée, les narines pincées, le front blême, les yeux horriblement agrandis et reflétant déjà l'épouvante de l'autre monde, et surtout celte langue frétillante entre les lèvres convulsives, pendant que le corps écîmé décrivait en l'air une double trajectoire écarlate... A la suite de ces émotions, l'enfant fit une maladie. Quand il revint à lui, il s'informa d'abord de Peer de Breeder auprès de ses parents. Bout et Violette hochèrent la tête après avoir échangé un regard perplexe. Loïet insista. La vision sanglante revenait le hanter. Ce n'était pas un cauchemar, ce double meurtre auquel il avait assisté ! Quelles conséquences son crime avait-il eues pour l'apprenti cordonnier ? Craignant que la fièvre ne reprît leur garçon, les parents de Loïet s'étaient laissé arracher une partie des affligeantes nouvelles. Peer avait été arrêté le lendemain comme un batelier, frère d'Herman, allait le recueillir dans sa barque pour le déposer sur la rive de Flandre, jeté dans la prison du Steen, jugé par le -tribunal des Quatre-Bancs, condamné à mort... — Exécuté ? interrogea Loïet comme ses parents s'étaient tus etaprès avoir hésité lui-même à en demander davantage. — Non... — Alors, il vit, le markgrave l'a gracié?... —Non! — Comment ? Il serait mort sans qu'on l'eût supplicié ! — Peer de Breeder est mort pour les chrétiens et prudes gens ! proféra le compagnon Couvreur d'une voix si lugubre que Loïet se le tint pour dit, surtout que sa mère faisait le signe de la croix accompagnant chez le peuple l'évocation d'un défunt . L'enfant crut son camarade décédé pour de vrai et il en conçut un réel chagrin. Loin de l'oublier il en rêvait souvent et se suggérait cette étrange tète olivâtre, aux lèvres si rouges qu'elles en semblaient écorchées, aux terribles grands yeux lie de vin, un peu à fleur des orbites. A l'approche de l'orage il associait la touffeur de l'atmosphère aux effluences capiteuses, au fleur de fauve qui il. s'exhalaitdu corps farouche et frénétique de son tourmenteur tout de même chéri et pleuré!____ Plusieurs années s'écoulèrent, le petiot, devenu un adolescent, s'était remis au métier paternel avec plus de goût qu'autrefois. Cependant il sacrifiait encore à son besoin de flânerie et un après-midi qu'il s'était attardé clans le Pand, ce cloîlre entouré de galeries couvertes où l'on vendait cles livres, cles tableaux, des tapis et que, pressé par une fringale, il s'engageait derrière l'hôtel cle ville, dans le quartier des rôtisseurs, alléché par le rissolement des lèches-frites et par le fumet cles viandes à la broche ou cuites au gril sous des auvents établis au dehors des maisons, au tournant d'une de ces ruelles odorantes il tomba tout à coup nez à nez sur un personnage dont l'aspect lui fit récuser d'abord le témoignage cle ses yeux et qui le laissa ensuite comme pétrifié cle surprise. Ce grand gaillard, plus carré et plus robuste que jamais, plus farouche et plus sombre aussi que dans ses souvenirs, les yeux ténébreux, la bouche sanguinolente, le teint à la fois pâle et fiévreux, était-ce bien le meurtrier de Machiel le Bourreau ? — Peer ! s'écria-t-il enfin, transi de terreur, et pourtant prêt à lui sauter au cou, mon Peer ! Le jeune homme était flanqué de deux autres ■J,.....Il"»» I ilifâiîi/JL^âSffillISaajai LES LIBERTINS D ANVERS 191 garçons avec lesquels il marchait bras dessus, bras dessous, non sans tituber un peu. En s'entendant interpeller, il avisa Loïet et daigna le reconnaître : — Ah ! c'est toi, le Couvreur ! Et il prévint ses effusions en le repoussant avec une froideur qui se doublait d'une certaine dignité ; mais, quoi qu'il fit, sa seule présence opérait comme une possession. Cependant les questions se pressaient sur les lèvres de Loïet : — Ainsi, c'est bien toi, Peer ! On te -disait mort ! Tu en as donc réchappé ? Leurs bonnes parties de maraude, leur compagnonnage inséparable, et même les brimades dont il avait eu à souffrir, lui revenaient-ils à l'esprit ? Aussi, ne songeant plus guère à manger, la joie de celte rencontre lui ayant coupé l'appétit,accepta-t-il avec empressement la proposition que lui fit le ressuscité d'aller boire un pot de vin du Rhin dans une taverne voisine. Ils causeraient plus à l'aise. — C'est moi qui régale, déclarait Peer en faisant sonner les escalins dans son escarcelle. — Mais enfin m'expliqueras-tu ce que tu es devenu? demanda Loïet lorsqu'ils se furent a'.tablés. Es-tu passé compagnon ? Le métier va-t-il ? As-tu changé de maître? D'où vient que je ne t'ai plus vu depuis... Il n'acheva pas sa phrase. — Peuh ! ma vie est à peu près celle que j'avais toujours rêvée ! fit l'autre sur un ton singulier, et en mettant comme des sous-en-tendus dans ces simples paroles. J'ai pu me vouer au métier pour lequel je me sentais taillé. Le carnage et la boucherie me tentaient. Eh bien ! ça y est, je suis de la partie, j'aide à tuer. — Les bœufs, les veaux, les moutons et les porcs ? interrompit Loïet. — Mieux que ça. — J'ai peur de comprendre. Quoi alors ? — Les hommes ! — Comment ! après ce qui s'est passé ? Tu recommences ? Tu serais devenu bravo ? Les Italiens te soudoient?... Ah ! fi, mon Peer! Tu veux donc finir au Galgeveld ? Peer le fit se rasseoir : — Je n'ai plus rien à craindre de ce côté, ricana-t-il. L'échafaud me connaît. Je le pourvois et je l'abreuve. Le bourreau et moi nous sommes devenus inséparables. — Est-ce à dire que ?... — Dis toujours... Je suis devenu aide bourreau ! — Dieu Sémini ! se récria Loïet. Dieu Sé-mini ! Mon pauvre Peer... Il eût presque préféré son ami assassin à gages. — Eh bien! quoi ? reprit l'autre. On dirait que cela te chiffonne.Au fait,c'est un métier comme un autre. D'ailleurs je n'eus pas l'embarras du choix... Mais, ah ça ! mefais-tu poser? Tombes-tu de la lune ? Tu ne sais donc rien de rien?... — On te disait mort !... Ah! je comprends le silence que ma mère gardait sur le reste... — Vraiment ? On ne te raconta donc pas qu'après avoir servi le Machiel de la façon que Lu vis, je fus saisi, coffré, condamné à la hart? — Oui, mais j'ignorais la suite de tes mésaventures, les miens me donnèrent simplement à entendre que tu avais succombé avant d'être mené au supplice... — Buvons encore un pot et je te narrerai Loule l'histoire. Quand le tavernier eut rempli leurs brocs, Peer reprit : ( — En vain la corporation des cordonniers essaya de fléchir le Magistrat. En vain mes vieux firent appel à la clémence de la Gouver-nanle, en alléguant ma jeunesse et la complicité de la foule dont je n'avais été que l'instrument : le Magistrat se retrancha derrière la volonté de Mme Marguerite et celle-ci se montra inflexible, le massacre des bourreaux ten- dant à entrer dans les mœurs des bonnes gens d'Anvers. Machiel n'était-il pas le troisième exécuteur que l'on eût envoyé rejoindre ses clients ? A ce jeu et du train dont nous allions, la place eût été vacante après chaque exécution. Et les amateurs fussent devenus encore plus rares. « J'étais donc fichu. Ma mère se désolait et implorait le Ciel. Le Bon Dieu l'écouta, ou plutôt, comme tu vas voir, ce fut le diable qui se chargea de me secourir. « Huit jours après le meurtre de Machiel, l'après-midi, on vint m'extraire solennellement de la Tour des Boulangers. Jamais il n'y aurait eu tant de monde pour me faire escorte le jour de mes noces. Les cloches sonnaient à toute volée, mais hélas, si lugubrement ! La « Bamis » de Notre-Dame se distinguait entre toutes par ses crispants hoquets. On arriva péniblement au Galgeveld,aprè^ les stations obligées devant les vierges des coins de rue et les crucifix des carrefours. En somme je refaisais la route que le batelier Herman avait suivie huit jours auparavant. Seulement,au lieu d'être décapité, je serais pendu. Dame ! Supplice pour supplice,mieux valait encore la corde. Du moins ne risquais-je pas d'être martyrisé comme l'avait été le dernier patient. A chaque arrêtées pénitents me mettaient la torche en main ; ils l'allumaient, je marmonnais machinalement quelques oremus ; comme je prolongeais nies génuflexions et m'attardais, il y avait de quoi ! les aides me remettaient debout, non sans me houspiller, les confrères me reprenaient le cierge après l'avoir soufflé ; puis l'on se trottait pour recommencer les mêmes mômeries à la chapelle suivante. Hélas! je souhaitais qu'il y en eût autant qu'au chemin de la croix,et que ce pèlerinage suprême durât jusqu'à la fin du monde. En dépit de ma situation critique, jamais la rue ne m'avait intéressé à ce point. La forme et la couleur des choses redoublaient de netteté ! Je ris de bon cœur quand un de mes pénitents, ayant glissé sur une épluchure, faillit faire la culbute. Je me souviens du garçon boucher qui tirait sur la longe d'une vache meuglante; affolée par ce cortège elle échappa à son meneur,et la débandade s'étant mise dans la procession, un moment je pensais pouvoir aussi brûler la politesse à mes bouchers !... D'autres incidents encore nous attardèrent. Tu penses, si je m'en plaignais!... On n'arriva que trop tôt pour moi ! Par égard pour l'honorable gilde à laquelle j'étais affilié, on m'avait épargné la potence des larrons,c'est-à-dire le bras de fer qui s'allonge aux portes même de la geôle. 196 LES LIBERTINS DANVERS On me faisait les honneurs du gibet communal et de la procession. J'aurais affaire au successeur de Machiel,un certain Géry de Cambrai, dont c'était le début et qui avait assisté l'autre. En montant les degrés de l'échafaud, j'observai mon homme. Il avait l'air autrement résolu que le Malinois ; du moins ne me ferait-il pas mourir en détail, et rien qu'à la façon dont il m'agrippa j'eus tous mes apaisements sur sa pratique.Mais voilà qu'au lieu de se dépêcher à me passer le nœud coulant au cou et à me faire gravir les fatals échelons, il me toise, me dévisage, me fait pirouetter sur moi-même afin de mieux me considérer sous toutes mes faces. Non content de me reluquer ainsi, ne s'avise-t-il pas de me taper clans le clos et de m'allon ger une claque plus bas comme pour vérifier la charnure, puis il se met à me tâter les articulations, à me palper les biceps...Tu sais,Loïet, si je suis solide pour mes dix-huit ans ! Parmi les enfants de la Grue, les haleurs de gabarres, les porteurs de tourbe et même les abatteurs, il n'y en a guère de plus râblé, pas vrai ? Sans me vanter, le batelier Herman, lorsqu'il s'était rengorgé une dernière fois aux yeux de la foule, n'avait pas meilleure mine que moi. Aussi au moment de devoir la dépouiller, ne laissais-je pas de tirer vanité de ma carcasse périssable - .vdL. sg-sisn LES LIBERTINS D ANVERS 197 et les suffrages de ce bourreau, quoique ne va-iant pas les avances d'une gente commère, ne m'auraient pas offusqué s'il n'y avait mis une sorte d'indiscrétion. C'est qu'il n'en finissait pas ! Il me fit même ouvrir la bouche et je vis le moment où il allait me compter les dents comme à un poulain. Pour le coup et quoiqu'elles allongeassent ma dernière heure, je commençais à m'impatienter de ces privautés, et me demandais même où le bougre voulait en venir. S'agissait-il d'un surcroit de supplice ? Soudain il me mit les deux mains sur les épaules, m'attira presque contre lui et, plongeant son regard au fond de mes yeux, d'un air de convoitise, oui, la mine absolument affriolée, il me souffla ces paroles au visage : « Ah ça! garçon, veux-tu la vie? » Si je la voulais ! D'abord interloqué par l'imprévu de cette question, suffoquant d'espoir, la gorge aussi serrée que si le chanvre m'eût déjà cravaté, je ne trouvai rien à répondre ; puis, rappelé à l'instinct de la conservation, je lui soufflai un oui..., un oui éperdu. « Alors tu te donnes à moi ? » me demanda-t-il encore en me pressant de si près que nos haleines se rencontrèrent et que son souffle de taureau repoussait presque mon âme sur le point de s'exhaler. Je ne saisissais pas, je me reprenais à désespé- 1 « ï'. if. k i- i; I rer. Me leurrait-il, me faisait-il languir, amusait-il mon agonie, ce maître en torture ? « Me donner à toi ! » répétai-je comme un écho, d'un air hébété, en me demandant, hélas ! comment je pourrais être plus complètement à ce charcutier qui allait disposer de ma pauvre viande. « Mais oui, corbleu ! dit-il. Te mettre à mon service... D'ailleurs tu vas voir... Laisse-moi faire. « A quelque extrémité que je m'engage, son-geais-je, rien ne pourrait m'arriver de plus désagréable que la mort. — Faites de moi ce que voudrez ! râlai-je encore, las de tant de tergiversations et aspirant à en finir, n'importe comment, fût-ce en me A'ouant au diable. « Cependant la foule, énervée elle aussi de ces lenteurs, commençait à s'agiter comme l'autre jour. — Finissons ! clamaient les porteurs de tourbe et les poissonniers. Ah ça ! veut-il nous faire souper ici ? Qu'a-t-il donc à manipuler son client ? Craint-il de 1'enLreprendre trop vivement et de le détériorer ? « Des huées s'élevèrent et je vis le moment où les pierres se remettraient de la partie. « Mais Gislain Géry n'y prenait garde. H me considérait toujours d'un air approbateur. — Un crâne morceau, avait-il l'air de dire ! « Et voilà qu'au lieu d'en finir comme le populaire le lui enjoint, il me lâche pour s'approcher d'un pas délibéré de la tribune du Magistrat. L'ayant salué très bas, il échange quelques mots à mi-voix avec l'écoutète; celui-ci a comme un tressaillement de surprise, puis il dodeline approbativement de la tète et fait signe au héraut de la ville qui embouche la trompe des proclamations. Après la fanfare traditionnelle, au milieu du silence de la foule haletante, le sire écoutète prononce lentement ces paroles, tandis que Géry est revenu se planter à mes côtés et qu'il me saisit par le bras, car je ne tiens plus sur mes jambes : « Bonnes gens d'Anvers, un usage sacré introduit par vos plus lointains ancêtres confère à l'officier des hautes œuvres le privilège d'accorder la vie à un condamné âgé de moins de vingt ans, pourvu que celui-ci consente à entrer à son service et à faire l'apprentissage du métier, après s'être engagé par serment prêté entre mes mains de s'y consacrer corps et âme, sans espoir de jamais s'en affranchir ! » Et, s'adressant à moi : « Petrus cle Breeder, tu as entendu PGislain Géry, ici présent, te réclame pour son apprenti et successeur, à condition que tu renonces à toute autre perspective et que lu deviennes incontinent, pour le demeurer jusqu'à ton heure dernière, un bourreau et rien qu'un bourreau ?... » « Un cri de femme, le cri de ma mère, retentit du sein de la foule, devenue aussi muette que la mort. Ce cri voulait dire : « O mon enfant, choisis plutôt mille fois le gibet ! » Oui-cla ! Si la chose avait dépendu d'elle, la vieille m'eût elle-même passé la corde au cou ! Ah ! ouiche ! Pas souvent que je l'aurais écoutée ! Un pied déjà dans la tombe, s'imaginait-elle que moi, jouvenceau, affamé de jours, je m'y précipiterais encore avant elle ! Non, ma jeunesse, mon sang, ma sève se révoltait contre le néant. Tout m'était préférable à cette extrémité. J'en voulus même à ma vieille pour son cri ridicule; pour un peu je l'aurais vouée au gibet à ma place. Aussi, d'une voix raffermie à présentée m'empressai de prononcer le vœu qui me retranchait comme un lépreux de la communauté des citoyens et des prudes gens. Des acclamations et des noëls, où il entrait sans doute autant de mépris que de jubilation, saluèrent ce serment. « Bast! mon fieu, mon petit cousin », médit Gislain Géry quand,m'ayantentraîné hors de la cohue, il surprit une ombre sur mon visage, « à ce que j'appris par ton procès tu avais aspiré à r les libertins d anvers devenir boucher. Au lieu d'égorger des veaux et des moutons sans malice, les particuliers que tu expédieras dorénavant dans l'autre monde ne seront pas toujours des innocents. Boucher ou bourreau, c'est à peu près la même chose. Nous sommes même plus propres que ces concurrents. D'ailleurs tu n'en es plus à ton premier homicide, hein ? » « Ce dernier argument acheva de me réconcilier avec mon nouvel état. Et voilà, mon bon Loïet, comment Peer l'apprenti savetier a fait place à l'apprenti bourreau Cousinet, car renonçant, comme il est d'usage, aux noms de mes parents et de mes saints patrons et forcé de prendre un sobriquet, je choisis celui par lequel m'avait salué mon nouveau parrain. Petit Cousin, Cousinet, plus jamais je n'ai revu quelqu'un des miens. Ma vieille, à ce que l'on m'apprit, mourut huit jours après mon embauchage par le compère Géry, ajouta Peer à voix plus basse et un peu penaud. Mais il eut vite secoué cet accès d'humeur sombre et il conclut en riant et en battant la table : « A présent, tel que tu me vois, je suis heureux, parfaitement heureux ! Libreàtoi, mon petit, de faire le dégoûté comme l'ancienne, et de déplorer ma métamorphose, j'ai pris goût au métier, na... Il me semble même respirer aujourd'hui dans mon véritable élément!... Ah! si tu en avais tâté, tu verrais... La première fois cela me chiffonna quelque peu de donner la question... Mais tous les hurlements sont les mômes. On se fait à cette musique comme à tout autre. L'homme ne crie môme pas aussi fort que le porc... Et son sang n'est pas plus rouge... Puis nous buvons ferme avant et après pour nous donner du cœur... Le premier jour, le patron me fil ingurgiter une drogue qui me rendit presque enragé ! Mais il est rare que je recoure encore à un excitant. C'est à peine si je prends un coup de vin ! Je préfère même demeurer tout à fait lucide et opérer en conscience sans perdre un détail de l'ouvrage. Aussi ce que le maître m'apprécie!... Entre nous, c'est moi qu'il charge de faire des recrues... Si le cœur t'en disait, il ne tiendrait qu'à loi, fifille... Foi de Cousinet, il y a gros à gagner dans la partie. Décoller les hommes rapporte plus que couvrir leurs loits ! Et pas de morte-saison dans notre partie. On prête à la gouvernante l'intention de sévir contre les parpaillots. C'est alors qu'il y en aurait du turbin !... Nous ne chômerions plus... » Et Loïet frissonna au rire vraiment diabolique dont Peer accompagna ses macabres facéties. Peer était toujours le même garçon cruel et farouche, tandis que le petit Couvreur se sen- tait devenir de plus en plus pitoyable et voluptueux. Sous son teint olivâtre, Peer présentait à présent cette pâleur particulière aux abat-leurs et à ceux qui vivent dans les milieux saturés des eflluences du sang, cette peau satinée et un peu rose comme celle d'un pétale. Le cœur de Loïet débordait de sympathie et il lui tardait même de presser un jour l'univers entier sur son cœur, sans en excepter personne, même les plus féroces; surtout ceux-là, les soudards, les assassins, les bourreaux, ceux qui font profession de meurtre, les violents par métier et presque par devoir, il les aurait embrassés aussi, il aurait été au-devant de leur étreinte, au risque d'être dévoré par leurs caresses, quitte à expirer en se pâmant sur leur cœur. Peer de Breeder aussi devait rêver d'étreindre un monde dans ses bras, mais c'eût été pour le broyer comme un fruit énorme et juteux et en faire jaillir le suc jusqu'à la dernière goutte. Et avec douceur, pour ne pas le blesser, Loïet se mit à plaindre son ancien inséparable, d'en être réduit à vivre de la souffrance humaine.' « Peer ! Pauvre Peer ! » répétait-il sur un ton d'indicible tristesse en se rapprochant frileusement de lui comme autrefois; mais il entrait un peu d'hypocrisie dans ses regrets de le savoir enrôlé parmi les tueurs patentés ; le jeune bourreau en contractait ce prestige malsain qui s'attache aux êtres déchus, à quelques criminels dont les stigmates s'illuminent parfois comme des auréoles et qui paraissent encore plus tragiques que leurs victimes. Grand, nerveux, exubérant, tout muscles, au point d'être embarrassé de sa force, Peer était évidemment appelé à exercer une profession violente, mais puisqu'il aimait tant le carnage, Loïet affectait de déplorer qu'il ne se fût pas borné au rôle des bouchers et des soldats. Il aurait eu crâne mine dans son harnais à manches et à chausses bouffantes et sous le chapeau à panache des trabans de l'empereur. Mais Peer redoublait de forfanterie. A supposer qu'il n'y eût pas été contraint, il eût choisi ce métier de son plein gré. — Puis Géry est un excellent maître, disait-il. Avec nous il se livre même à des accès de bonhomie. Demande plutôt à ceux-ci, au Bancroche et au Rousseau que je t'ai présentés et qui travaillent sous mes ordres. Tu vois d'ailleurs que nous sommes bien nourris et proprement nippés. Que me dégoisais-tu de l'uniforme des lansquenets ? Notre livrée vaut bien la leur. Nous portons la pourpre comme les cardinaux, puis, n'étaient les armes de la ville à notre manche, on nous confondrait avec les simples macelliers. m • 'v.L' r:-. „:. ji fc if| ll-iik-fi WïM' fifeii Le Brancoche et le Rousseau, les deux autres tortionnaires, étaient aussi bien découplés que Cousinet et, sans avoir son physique d'archange (iéchu, ils avaient non moins crâne mine dans leurs livrées rouges, si ajustées qu'elles avaient Pair d'être cousues sur leur peau; et leurs traits respiraient cette candeur farouche, cette insouciance d'enfant impulsif que la fureur du meurtre, pas plus que celle de la débauche, ne dépouille cle leur sourire et qui, leur force dépensée dans les pires excès, s'endorment sans trouble et sans remords. Auprès d'eux Loïet éprouvait à la fois de l'aversion pour leur métier et de la sympathie pour leur personne, ou plutôt ces deux sentiments, arrivant à se confondre, faisaient place à une sorte de perversion analogue pour le moral à ce pica qui incite le palais à savourer des aliments, gibier ou fromage, que l'oclorat rebute. Encouragés par Cousinet,ces apprentis se familiarisaient; mais, sous prétexte d'effusion, il y avait pourtant clans leurs privautés quelque chose de la rudesse des bourrades dont ils auraient accablé un patient rétif, si bien qu'elles entretenaient Loïet dans un état équivoque participant de la terreur et de la volupté. Avant d'être croqué, le souriceau ne se pâmerait-il d'abord sous les griffes veloutées du chat ? Cependant l'angoisse reprenant le dessus sur la confiance, Loïet tenta de se dérober à cette camaraderie insidieuse. Une cloche avait tinté à Notre-Dame. — Voilà le couvre-feu ! dit-il. C'est le moment de battre en retraite. Au revoir mon pauvre Peer... Adieu, vous autres ! — Non, non ! protesta Cousinet, nous ne nous quitterons pas ainsi !... Ah ça qu'importe le couvre-feu à un couvreur de toits ?... Puis les règlements ne sont pas faits pour nous! Et faisant un clin d'œil au Rousseau et uu Bancroche : « Viens avec nous, poursuivit-il, nous ne nous séparerons qu'après avoir trinqué une dernière fois ailleurs. Je sais un endroit amusant où on nous recevra à bras ouverts, le vin y est plus doux et plus parfumé qu'ici... Et de plus 011 y rencontre des ribaudes pas trop fanées!... » ajouta-t-il en claquant la langue et en faisant la figue pour être encore plus explicite. En vain le Couvreur voulut-il regimber, il avait affaire à forte partie et nos trois bourreaux l'empoignèrent connue s'il s'était agi de le boucler sur le matelas de torlure. Il résistait d'autant plus mollement qu'il commençait à être gris, puis son étrange disposition s'accentuait et il se sentait vaguement flatté d'être d'ébauché par ces beaux jeunes adeptes de passe-temps sinistres, de pouvoir fraterniser avec ceux qui foui horreur et dont les poignets s'exercent plutôt aux tortures qu'aux caresses. Flageolant des jambes, plus enivré par les émanations de ces brutes que par le vin qu'ils lui avaient fait boire, il ne se rendait plus compte des chemins par lesquels ils l'entraînaient, surtout qu'ils se livraient à force détours et circuits, afin d'éviter les patrouilles. Comme ils s'arrêtaient devant le mur d'enceinte de la ville,. Loïet manifesta une dernière velléité de résistance, mais tandis que le Rousseau ouvrait une petite porte ménagée dans un redan, le Ban-croche poussait le récalcitrant à l'intérieur et Cousinet l'annonçait en criant : « Hardi, patron! Sus à ce damoiseau ! Nous t'apportons de la chair fraîche ! Pille! » Le pauvre garçon recule vers le seuil, mais les drôles se sont interposés entre la porte et lui. Pour leur échapper il leur abandonne sa casaque. « Peine perdue, ricane cet atroce Cousinet. Tu te mettrais nu que tu n'en vaudrais que mieux pour être présenté au maîtredecéans ! » Au bruit de la lutte celui-ci, qui jouait aux cartes avec trois ribauds,interrompt la partie, et lâchant une bordée de blasphèmes,il se porte vers les intrus qu'un épais nuage cle fumée et S' .■; '-.va . I; ■ - • .•• ' H ; l'rV'V' ' Kl: L' p ;, ; • d'exhalaisons l'empêche de distinguer, tout comme cette buée le rendait d'abord invisible au petit couvreur. — Ah ça, graine de ruffians, sacre-t-il. Vous en avez du toupet à venir vacarmer et faire de l'esclandre ici, sous le nez du bourreau! — Gislain Géry ! se récrie Loïet. — Eh oui ! maître Gislain Géry ! dit l'autre en se rengorgeant. Et toi ? Viens-tu me servir ou as-tu besoin de mes services ? C'est bien Gislain Géry ou Héret le successeur de Machiel le Malinois, comme il figure dans la liste des bourreaux d'Anvers dressée par l'archiviste Génard. Comme Machiel, ce Géry est étranger à la ville où il remplit son sinistre office. Une sorte de pudeur empêchait-elle ses pareils d'opérer dans leur cité natale et sur leurs concitoyens ? Géry, venu d'assez loin, du Cambrésis, fonctionne depuis plusieurs années et a rendu tout son prestige au métier. Ce quadragénaire congestionné, batailleur et paillard terrorise non seulement les larrons, les sorciers, les faux-monnayeurs et les hérétiques, mais aussi les garçons d'étuves el les ribaudes de la Montagne aux Corneilles, engeance sur laquelle il exerce le droit de haute police, une juridiction sans contrôle. Le bourreau gouverne à son bon plaisir le troupeau des filles de joie, >'V-V il les rançonne, il perçoit une dime sur leurs gages et de plus, elles lui doivent gratuitement leurs faveurs. Aux privilèges destinés à compenser l'opprobre de sa charge ajoutons celui de tenir un tripot à l'exclusion des autres tenanciers de bouges, rôtisseurs, baigneurs, taver-niers. Tous les irréguliers et les interlopes se donnent rendez-vous dans son logis voisin de la Porte Rouge, au nom bien approprié, car c'est le seul endroit qui ne soit pas soumis au couvre-feu. Noctambules cle toute couleur, rhétoriciens et confrères de Saint-Luc en ribote, matelots en bordée, porteurs de tourbe, mégissiers sans travail, saurisseurs, Enfants de la Grue, s'y acoquinent jusqu'à l'aube avecles mauvais garçons et les bagasses. Vauriens et dévoyés subissent l'attrait malsain, l'indicible fascination de ce foyer cle malheur. La vogue cle ce tripot tient même du vertige. D'avance les prédestinés viennent se fourrer clans la gueule du loup et les clients du brelandier finiront par devenir ceux de l'exécuteur. Explique qui pourra l'attraction qu'il exerce sur ce monde faisandé et rouillé. Est-ce l'odeur du sang qui les attire ? S'agit-il d'une influence analogue à celle cles reptiles sur les oiseaux? Batifolent-ils autour de la flamme comme autant de phalènes en attendant cle s'y brûler? Sont-ils de ces enfants qui redoutent les fantômes et qui les conjurent néanmoins en claquant des dents et en suant à grosses gouttes? Gislain Géry, très maltraité par la nature, se fit bourreau en haine cle la beauté et de la norme; incapable d'amour il s'assouvit, il souille, il pollue, il mutile et il extermine. A ses caresses les ribaudes préféreraient encore ses supplices et plutôt que de subir ses assauts elles lui paient un supplémentde taxe. Gislain,apprenti, effrayai! l'infortuné Machiel par le génie inventif qu'il déployait dans l'art de faire souffrir. Dans l'exercise cle ses fonctions de tortionnaire, de coupe-tête ou d'étrangleur, il s'acharne et il s'ingénie; il déguste la douleur d'autrui comme d'autres hument le bouquet d'un vin généreux. Il raffine sur les questions, il en crée de plus subtiles. Lorsque les condamnés sont jeunes, de mine avenante et cle formes parfaites, il se surpasse et il exulte ; il prend d'autant plus plaisir à les défigurer, à les estropier, à les détériorer peu à peu avant de les détruire pour de bon. Il lui faut des instruments et des victimes. Il semble chérir les uns autant que les autres. A la vue du jeune Loïet, il s'est senti d'emblée en présence d'un prédestiné au supplice. Oui, dès ce soir fatal où Géry aura aperçu le pauvre petit Couvreur amené traîtreusement clans son antre, il lui portera un intérêt abominable. Doué cle cette double vue dont tout nous autorise à doter des artisans d'un métier aussi diabolique, le compère a deviné, flairé, respiré la tragédie future dont cet enfant sera le héros et lui, Géry, l'instrument mortel. De son côté le regard de Loïet s'étant croisé avec le sien, en un instant le pauvret a conscience cle « la mort amère que fera demain», pour employer les propres termes du patient dans sa confession dernière conservée aux archives du Royaume de Belgique. Gislain Géry l'aborde avec un rire bestial et des façons de satyre. Il le reluque comme on guigne un fruit mûrissant. Écartant les trois polissons qui maîtrisent le petiot affolé d'angoisse, il l'empoigne à son tour, affriolé, goulu, jouissant de ses afl'res, le palpant ainsi cjue le boucher tâte, pince, soupèse et malaxe la chair du bœuf amené devant son étal, ou bien, fermant les yeux, presque pâmé, il le frotte contre lui connue on froisse entre les doigts cles feuilles d'églantier afin d'en irriter le parfum semblable à celui des pommes. La scène que l'exécuteur joua naguère sur l'échafaud avec Peer cle Bree-der, va-t-elle se renouveler ici ? Vrai, Gislain semble encore plus féru cle ce nouveau que de son aide favori. Et Cousinet pourrait se croire supplanté dans la grâce du maître, si son instinct subtil et l'expérience qu'il a du bonhomme ne l'édifiaient sur la véritable nature de la passion que lui inspire le petit Couvreur. Cousi-net sait les deux penchants contradictoires, aussi intenses l'un que l'autre, qui se partagent la nature de Géry et qui se manifestent de façon presque identique. En Peer de Breeder, le meurtrier de Machiel, Géry avait flairé un aide, un associé, un complice, il s'éprit du féroce galopin comme le démon de son damné ; tandis qu'en ce tendre et touchant Loïet il pressent un exalté, un martyr, un être de bonté sur lequel il n'aura moralement aucune prise, mais qu'il atteindra d'autant plus cruellement dans sa chair. Loïet lui appartiendrait un jour, mais non pas aussi complètement que Cousinet. Il avait perdu l'âme de l'un, il ne pourrait disposer que du corps de l'autre... Mais tous deux sont ses favoris ! Des affinités identiques à celles de son patron avertissent donc Cousinet que si le'bourreau manipule ainsi cet aimable Loïet, c'est qu'il le prépare en le marquant déjà d'un signe occulte pour le supplice de l'avenir. Loïet ne s'y trompe non plus. Sent-il son épaule nue grésiller en quelque 'sorte au contact de ces doigts crochus ? Aïe ! Voilà que le souffre-douleur éclate en sanglots. « Grâce, monsieur le bourreau... messire,... mon bon seigneur, lâchez-moi ! Je ne voulais pas... C'est eux qui m'ont traîné jusqu'ici, je vous le jure!... Pardon si je vous ai dérangé... Je ne recommencerai plus... Mais pour l'amour du Ciel ne me faites pas de mal ! » Géry s'amuse à ses cris, il goûte un délice majeur à sentir cette chair adolescente panteler comme frétillerait un goujon dans ses mains velues. Elles en pincent comme d'une lyre. Quelles cordes valent ces fibres ! Il n'a garde de lâcher cette harpe vivante ! Au contraire, plus l'apprenti gémit et se cabre, plus l'autre le patrouille. La galerie se trémousse à l'unisson, mais nul n'exulte autant que Cousinet. Joueurs, buveurs et ribaudes ont interrompu leurs déduits. Il leur semble voir la mouche aux prises avec l'araignée. Géry l'étourdissait à la fois du geste et de la parole. « Là, là! Tu pleurniches, fiston. La douce,bien douce voix, douce comme ta peau... Va, piaule encore !... Parle, tu dois être un païen ?... Tu es bien trop girond pour une progéniture orthodoxe. Gorniblaise !... C'est que le jeunet vous a un minois de fillette... Regardez plutôt vous autres! » LES LIBERTINS D'ANVERS [HHarti'Wnïi fc a? ; '! Wi - - f LES LIBERTINS D ANVERS Et il le désignait à l'assistance en le faisant pirouetter sur lui-même et lui passant le poing sous le menton pour le forcer à relever sa face éplorée : « Allons, mon cœur, fais risette à bon ami !.. Dis, ne vendrais-tu pas ta viande aux dames ?.. Combien en demandes-tu ? Quelques gouges de îua connaissance y mettraient bien le prix!... En ce cas tu serais déjà placé sous ma juridiction... côté des prostituées! je t'inscrirais sur mon rôle, fi fille, et tu porterais médaille! Ri-baud, te voilà mon vassal, je te réclame comme ma chose lige!» Et l'ayant repoussé vers Cousinet et les deux autres lurons, il faisait mine de le reprendre comme à ces jeux irritants où l'enfant attire et renvoie la balle élastique ou la bille de marbre. « Mais non, je te veux autrement. Malgré ta dégaine de fille, je te réserve le traitement des parpaillots. » A présent il lui empoigne la tête à deux mains, la lui fait fléchir au risque de lui tordre la nuque et le nez plongé dans ses boucles, il le renifle : « Ouais! C'est qu'il fleure le fagot, notre jeunet ! Sentez plutôt!... » Et il lui promène ainsi la tignasse sous le nez de chacun des assistants qui affectent d'éternuer pour flatter le maître. « Mais en voilà assez pour ce soir, l'ami ! Tu n'es pas en forme, il te faut profiter encore. Au revoir, mon p'tit ! Je te donne rendez-vous à la... Saint Eustaiche!» Et tout fier de ce calembour, l'eustaiche étant ce piquet de fer auquel on attachait les condamnés au bûcher... Géry éclate d'un rire formidable auquel'ses courtisans font écho. Puis il repousse Loïet d'un choc si violent que le pauvret culbute presque Cousinet, le Bancroche et le Rousseau qui lui coupaient la retraite et s'étale, par la porte ainsi enfoncée, au milieu de la rue. Tout étourdi Loïet a vite fait de se remettre sur les jambes et de fuir en se jurant de ne plus jamais se frotter à cet affreux Cousinet qui l'aurait encore rattrapé si Géry n'en avait eu son saoul pour le quart d'heure. Mais au fond du, cœur le petit Loïet n'en veut pas encore à Cousinet ; s'il pleure, c'est sur le tortionnaire, car les plus pitoyables sont les méchants; et plus tard il n'est pas de disciple à la conversion duquel le prophète attachera autant de prix. les dernières fêtes et les premiers supplices Après cette rencontre de sinistre augure, dont les traditions populaires nous ont conservé les péripéties, des événements plus aimables et de nouveaux spectacles n'avaient pas tardé à distraire Loïet le Couvreur et à flatter sa sensibi-lité, en même temps qu'ils l'encourageaient dans sa vocation. De plus en plus porté à se réjouir par les sens, à prendre sa part des régals terrestres, à s'assimiler la plus grande somme de félicité matérielle, il aspirait non moins ardemment à répandre le plus de bonheur autour de lui, à convertir ses concitoyens à cette religion de la joie, de la volupté, de l'amour, de la communion sous toutes les espèces. Charles, le jeune archiduc d'Autriche, fils de Philippe le Beau et de Jeanne la Folle, avait fait une première entrée solennelle dans sa bonne ville d'Anvers, en 1515, c'est-à-dire l'année même où Loïet revit son camarade Pierre De Breeder devenu l'apprenti et le « cousinet » du bourreau. Charles n'était alors que roi d'Espagne, de Naples, de Sicile et de l'hémisphère austral, et c'est en qualité de duc de Brabant qu'il se présenta aux populations des rives cle 1 Escaut. Cette visite à grand apparat, que les pinceaux de Leys se plurent à nous évoquer au siècle dernier, opéra une diversion salutaire au trouble et aux alarmes ressentis par le jeune libertin après sa conjonction avec Gislain Géry. Mais l'entrée cle Charles-Quint, comme empereur, le 23 septembre 1521, fut bien autrement originale et réjouissante. Anvers connut ses derniers jours d'insouciance, d'abandon, d'exubérance païenne. Gildes, confréries, Magistrat, moines de Saint-Michel, riches marchands, gentilhommes et facteurs firent assaut d'imagination et cle largesse pour rendre le séjour d'Anvers le plus radieux et le plus cordial à leur jeune marquis devenu le plus puissant monarque du monde. Par une coïncidence assez ironique, nous devons la principale relation de ces fêtes d'une allure olympienne et profane au maître 13 allemand dont l'art s'imprégna plutôt de l'austérité et de la morale de la Réforme : Albert Durer, l'hôte d'Anvers en même temps que Charles-Quint. Si le penseur s'effaroucha parfois, l'artiste ne put se défendre d'un sentiment d'admiration et d'un mouvement d'enthousiasme. Si ses pinceaux ne nous décrivirent point ces décors et ces personnages triomphaux que Rubens devina et ressuscita bien après comme par nostalgie, du moins sa plume leur a-t-elle rendu un hommage naïf d'autant moins suspect que celui-ci émane d'un esprit plutôt biblique que dionysiaque. Durer, connue il l'a raconté lui-même, s'était mis en route le 12 juillet 1520. Quoique Anvers représentât un intense foyer d'art et de lettres, ce n'était ni la curiosité, ni la soif des jouis-: ances esthétiques, ni le désir de se perfectionner dans son métier en s'assimilant quelque peu le coloris, la bravoure et le lyrisme cles peintres flamands, qui l'avaient décidé à entreprendre un. voyage aussi long, et plus difficile que l'est aujourd'hui une excursion aux sources du Nil ou aux plateaux de l'Himalaya. La peste régnait à Nuremberg, et ceux cles citoyens que leur profession ou leurs ressources ne contraignaient pas à demeurer clans leur ville la désertaient pour se réfugier dans les campagnes et les cités d'alentour. A défaut d'un Décaméron, cette peste de Nuremberg nous a valu les curieux mèmoranda d'Albert Durer, qui profita de l'apparition du fléau pour s'absenter avec son ménage, composé de sa femme Agnès Frey et de leur servante Suzanne. Durer, profond ar-l ste doublé d'un marchand avisé, avait résolu aussi de tirer parti de la Joyeuse Entrée de Charles-Quint à Anvers pour s'aboucher avec le jeune empereur et obtenir de lui la confirma-lion des faveurs et des commandes qu'il devait à Maximilien. Constatons à ce propos que Maximilien, surnommé Sans-Argent par les Italiens et justement impopulaire dans les Pays-Bas, trouva cependant toujours dans son trésor obéré de quoi encourager le talent des grands artistes de son pays. A lire ses propres confidences, la question financière préoccupait tellement notre peintre qu'il prit soin de joindre à son bagage un assortiment de gravures à placer avantageusement chez les patriciens anversois. Durer se rendit d'abord à Bamberg où le prince-évéque lui fit un accueil empressé et le munit d'un sauf-conduit, destiné à lui aplanir les innombrables obstacles que les frontières, les douanes et les péages suscitaient à cette époque aux voyageurs. Aussi notre Nurembergeois ne mit-il que trois semaines pour arriver à Anvers, où il descendit le 3 août à l'hôtellerie de Joost Blanckvelt, appelé ailleurs Planckfeld, rue aux Laines. Ce fut là qu'il logea tant qu'il séjourna à Anvers. De savoureux détails domestiques nous sont rapportés par le peintre sur la façon dont il régla sa vie. C'est décidément un bourgeois pratique et regardant que ce contemporain et concitoyen de cet autre grand bonhomme de Nuremberg, Mans Sachs. Lorsqu'il n'est pas invité ailleurs, il prend ses repas avec son hôte, tandis que par économie l'épouse et la servante font leur « popote » dans leur chambre. Dès le soir de l'arrivée du peintre, Bernard Steicher, le facteur des Fugger d'Augsbourg, s'est présenté à son auberge et l'a invité à souper chez lui. Dame Agnès Frey ne fut point de la partie, son caractère acariâtre, c'est encore une fois Durer même qui nous initie à ces particularités intimes, la rendant désagréable en société. De l'hôtel des Fugger le voyageur admira surtout les jardins, les écuries et les chevaux. Le lendemain Steicher le présente au bourgmestre Aart Van Liere qui le retient à dîner. Charles-Quint est attendu incessamment chez cet amphytrion et doit y loger avec sa suite. L'hôtel Van Liere représente, comme nous l'avons vu plus haut, la plus splendide demeure qu'un particulier possédât en Europe. On se l'imaginerait difficilement dans son état primitif, aujourd'hui, après les vicissitudes par lesquelles elle devait passer. Converti au siècle dernier en hôpital militaire, ce palais ne préserve plus le moindre vestige de son ancienne magnificence. La rue du Prince, où il subsiste encore, réduit à une déchéance plus banale et plus humiliante qu'une ruine complète, allait devoir son nom à la gloire de l'hôte impérial attendu. Aujourd'hui la façade de l'hôtel Van Liere, délabrée et noircie par l'action du temps, percée irrégulièrement de fenêtres étroites comme des meurtrières, complètement mutilée par les restaurations successives qu'elle a subies, ressemble à une prison et projette un air de tristesse sur cette rue d'ailleurs intéressante, et qui s'enorgueillit encore de quelques jolies architectures du dix-huitième siècle. Au moment où Durer y fut invité, le chevalier Arnold Van Liere venait à peine d'en compléter l'aménagement, car le gros œuvre ne datait que de 1517 et avait été édifié sur les plans du fameux Dominique De Waghemakere. L'enclos recouvrait une superficie de cent soixante-dix verges. La façade, large de soixante-dix mètres, présentait trois portes cochères. Comme d'autres habitations patriciennes ou seigneuriales, ce palais était surmonté d'une élégante tour. « Le samedi après la fête de Saint-Pierre-ès-liens, rapporte Albert Durer, mon hôte me conduisit à la maison du bourgmestre d'Anvers. Elle est vaste et bien ordonnée,avec une infinité de grands et beaux salons, une cour richement ornée et des jardins fort étendus. En somme, c'est une demeure tellement magnifique que je n'ai jamais rien vu de sem- blable en Allemagne. » Un fait témoigne des goûts artistiques et du mécénisme d'Arnold Van Liere : pour retenir son hôte à Anvers, il lui aurait offert de l'héberger et de lui servir une rente annuelle de trois cents florins, somme considérable pour l'époque. Ls 5 août, Durer fut invité à la fête donnée en son honneur par la Gilde de Saint-Luc, en son local du « Manteau bigarré », Grand'Place. Vu le caractère officiel de cette agape, il ne put se dispenser d'y conduire sa désagréable épouse. La servante Suzanne accompagna même sa maîtresse. Les doyens de la Gilde reçurent au bas de l'escalier d'honneur l'illustre visiteur, qui fut profondément touché des marques de sympathie qu'on lui prodigua à son entrée dans la salle du festin, où l'attendaient les peintres et leurs femmes paréesde leurs plus beaux atours, et étalant ce luxe un peu lourd, mais souverainement" pittoresque du pays et de l'époque. En ce repas digne des traditions pantagruéliques de la corporation, on mangea dans la vaisselle d'argent et on but dans les vases précieux gagnés aux concours dits Landjuweelen par la chambre de rhétorique des Violiers attachée à la Gilde de Saint-Luc. Adrien Herbouts fit verser quatre cruches de vin au Nurembergeois, dont l'imposante stature et la chevelure épaisse tombant en boucles sur ses larges épaules avaient excité l'admiration des artistes flamands, épris de force physique et de mâle beauté. Il fit honneur au grand vin de la bonne ville, ainsi qu'aux deux cruches que lui versa le maître charpentier communal Frans Peters. La fête joyeuse s'étant prolongée fort avant dans la nuit, les peintres reconduisirent leur hôte à la lueur des flambeaux. Le lendemain il rendit visite à Quentin Massys qui habitait alors, dans la rue des Tanneurs, la maison dite De Simme. L'Allemand admira entre au très dans l'atelier de Quentin letableau,peint en 1519, représentant l'entrevue à Anvers d'Erasme, de Thomas Morus et Pierre Gille, trois gloires littéraires du siècle. Durer s'abouche aussi avec Bernard Van Orley dont il fait plusieurs por- traits : « J'ai pourtrait Bernard de Bruxelles, écrit-il; il m'a donné pour cela huit florins, il a fait cadeau d'une couronne à ma femme, et à ma servante Suzanne d'un florin de la valeur de vingt-quatre sols » ; — il se lie avec Joachim Patenir, il assiste même à son mariage et, toujours économe, il pousse la familiarité jusqu'à lui emprunter ses couleurs et ses rapins. Les confrères de Saint-Luc le promènent par toute la ville, il complimente les bouchers dans cette halle merveilleuse nouvellement construite par Herman de Waghemakere, un autre membre de cette famille d'architectes qui joue à Anvers le rôle de Sanmicheli à Vérone ; à la célèbre foire aux chevaux il voit vendre deux étalons pour sept cents florins et il consigne ce détail dans son journal ; l'église Notre-Dame l'arrête longtemps, il s'extasie sur le noble édifice et sur l'excellente musique qu'il entend exécuter par les chœurs de la maîtrise ; les trésors artistiques accumulés déjà dans l'abbaye de Saint-Michel le retiennent plus d'une journée; il se repose de ses courses sous les futaies des jardins de l'un ou l'autre Serment, tantôt chez les Arbalétriers, tantôt chez les Escrimeurs, et il assiste au défilé d'une procession ou d'un omme-gang en attendant le cortège de l'entrée impériale, dont les préparatifs grandioses l'inté- ressent tout particulièrement. Ainsi il liante les ateliers de l'Eekhof où deux cents peintres travaillent en toute diligence aux pièces du portique sous lequel chevauchera le jeune souverain. « Cet ouvrage, note-t-il, est composé de iOO arches, dont chacune de 40 pieds d'ouverture, rangées des deux côtés de la rue par où le cortège doit passer. L'ordonnance est très belle et les arches auront deux étages sur lesquels se dérouleront les représentations dramatiques. Tout cela est fort beau et fort riche et coûte ensemble en ouvrages de menuiserie et de peinture, 400 florins. » A quelques jours de là, du haut d'une tribune, Durer vit s'avancer le souverain escorté de cinq cents cavaliers tous uniformément vêtus de velours et de satin, tous jeunes gens de crâne mine représentant l'élite de la population. Mais de cette Joyeuse Entrée le « clou », comme nous dirions aujourd'hui, consista dans une exhibition inouïe, sans exemple depuis la peu vergogneuse Antiquité. Une théorie de jeunes femmes presque nues se pressa à la rencontre du nouveau César, l'entourant et le divinisant pour ainsi dire comme les nymphes et les néréides dans un triomphe mythologique. Les bavardes chroniques nous entretiennent àpeine de cette apothéose, d'une nature d'ailleurs si exceptionnelle que nous nous serions méfié du témoignage des indigènes. La relation nous en laisserait quelque peu sceptique sinon tout à fait incrédule, si elle n'émanait d'un spectateur éminemment véridique, de caractère grave et plutôt enclin à une sorte de rigorisme biblique: Albert Durer assista à cet épanouissement de rose et blonde chair féminine et cette floraison dut être vraiment splendide pour que,loin de s'en montrer scandalisé ou seulement effarouché,il en ait été ravi au contraire et n'ait pu se dispenser d'en faire part à un correspondant encore plus chaste que lui-même, à un protestant pour de bon, Mélanchton, l'ciller ego de Luther. Les plus belles jeunes filles, les hanches à peine ceintes d'une gaze transparente, vinrent donc souhaiter la bienvenue à leur jeune empereur lequel, au dire un tantinet ironique de Durer, baissa modestement les yeux en passant devant elles. Il n'en aura pas été de même du peintre qui confesse à l'austère Mélanchton qu'en sa qualité d'artiste il ne laissa pas échapper cette occasion de regarder de près et avec beaucoup d'attention, « même brutalement », va-t-il jusqu'à dire, ce rare assemblage de beautés qui devait quelque peu le changer des académies plutôt anguleuses de sa mégère. Le brave Durer semble vouloir endosser au peintre pour en laver l'homme ce légitime accès de ferveur. A supposer qu'il ne s'agit que d'une impression esthétique il se borna pourtant à ne l'enregistrer que par quelques lignes épistolaires. Il ne nous en a même pas laissé un simple croqueton dans le carnet de dessins recueillis au cours de son voyage et dans lequel on trouve cependant de tout, depuis des portraits de bourgeois, de matrones et d'enfants, jusqu'à des têtes d'animaux et des études de plantes. Rentré dans sa biblique Allemagne, il se sera reporté plus d'une fois sans doute à cette vision charnelle, notamment en travaillant à sa Tentation de saint Antoine. D'ailleurs en 1521, Durer déclinait déjà; il n'avait même plus cinq ans à vivre ; à peine •cinquantenaire, pressé par la nécessité et un peu par la cupidité, il avait gaspillé prématurément son génie en force compositions allégoriques ou de circonstance auxquelles l'attelait la vanité de Maximilien. Mais même à l'apogée de sa puissance créatrice, ni ses pinceaux, ni sa palette, ni son burin, n'auraient été capables de nous rendre en toute leur harmonieuse opulence les contours, la couleur et le mouvement du triomphe anversois. L'interprète autorisé de scènes semblables ne devait naître qu'une cinquantaine d'années plus tard et ne se manifester comme un prodige, un météore unique, que quand la joie et l'optimisme charnels se seraient pour ainsi dire exilés des rives de l'Escaut et que les Enfants de Sémini, s'embé-guinant sous la férule des archiducs Albert et Isabelle, leur paganisme latent ne trouverait d'autre refuge, d'autres autels que dans l'art. Mais quel art!... Ainsi les triomphes que célébra Rubens et qui furent surtout des triomphes de la chair — pour ne parler que de sa« Galerie de Mé-dicis » ou de ses toiles de la Pinacothèque de Munich — se trouvèrent réalisés dans la rue, par des personnages vivants et dignes de ses plus radieux modèles, près d'un siècle avant qu'il les eût imaginés et transportés sur la toile. En attendant ce lyrique éperdu, pas plus que Durer, les contemporains de cette entrée de Charles-Quint, les Romanistes, Floris, Yau Cleef, Yan Orley, ou même Quentin Massys, n'étaient de taille à traiter ce spectacle avec le sublime du seul Rubens. Si j'en crois les traditions, Loïet Pruystinck fut bien plus ravi et ébloui par ce concours de nudités féminines que Durer, tenu malgré tout à une certaine réserve. Le pauvre petit couvreur se sentit devant celte échappée sur le paradis terrestre, sinon le génie assimilateur du moins les yeux nostalgiques du grand Pierre- Paul. Cette exaltation de la splendeur humaine décida certainement de son apostolat. Ses regards se portèrent d'une figurante à l'autre, se régalant de toutes ces formes incomparablement plastiques, rosées, nacrées, discrè-ement incarnadines, satinées ou imperceptiblement duvetées, veinées d'un sang pur, d'un fluide sans pareil : toutes ces déesses incarnées dont Jordaens aussi parvint à nous rendre, entre autres dans Y Allégorie de la Fécondité, la puissante sérénité à défaut des ardeurs et des exubérances que leur prête l'Olympien de la peinture. Et pourtant, à ce que prétend la légende, labien-aimée de Loïet le Couvreur figurait dans ce cortège païen et ce serait même sur ses instances que la chaste enfant aurait consenti à dévoiler ses charmes aux yeux de la foule avant même de s'être donnée à lui. On l'appelait Dillette, à ce que me conta la bonne Mme Williams. C'était une simple et douce vannière dont le Couvreur aurait fait la connaissance à l'époque de ses équipées avec Peer de Breeder. Lorsqu'il polissonnait sur la jetée il avisa souvent la fillette assise devant sa porte, ses doigts agiles tressant la paille de ses ban-nettes et de ses corbeilles. Comme la plupart des primes amours, leur liaison aurait commencé par des taquineries. Le cœur de l'ado- lescent volage se rebiffe d'abord contre l'être qui le fixera. Mais il suffit d'une larme de la petite pour désarmer l'espiègle. Son caractère rêveur, tendre, câlin,porté aux effusions reprit le dessus et Dillette s'enivra pour jamais aux séductions que le brunet exhalait pour ainsi dire par tous les pores, à son parler spécieux et enjôleur, à sa voix musicale, à ses regards de velours, à ses gestes de caresse. Elle fut même sa partenaire dans le bal fameux au faîLe de la tour de Notre-Dame enfin terminée. Jadis Bruges émerveilla la reine de France, Jeanne de Navarre, par les toilettes somptueuses de ses femmes, Anvers se piqua de n'exposer les siennes aux suffrages de Charles-Quint que parées de leurs charmes naturels. A juste titre fière de sa race et de son sang, elle avait fait appel à ses filles les plus belles. Dillette aurait voulu se dérober à ce scabreux honneur, mais sa réputation avait dépassé depuis longtemps les murailles du Burg ceignant encore sa paroisse de Sainte-Walburge, et les experts, véritables limiers, mis en chasse par Pierre Gille, l'humaniste épris de paganisme, à qui revient sans ■doute l'idée de ce spectacle mirifique, s'empressèrent de la signaler à leur maître comme la plus adorable nymphe de l'Escaut. Quoi qu'elle en eut, mandée par le bourgmestre Van Liere LES LIBERTINS DANVERS 231 même, il lui avait fallu se rendre à l'hôtel de ville et défiler avec ses compagnes devant maître JSgidius et une sorte de jury d'artistes, absolument comme nos conscrits s'exhibent in natu-ralibus devant un conseil de revision. Le Magistrat n'avait d'abord songé qu'à faire appel aux beautés du peuple, mais il avait compté sans la légitime jalousie des jeunes patriciennes qui prétendirent lutter de perfection plastique et de vénusté avec les saines enfants des bateliers et des pêcheurs. Elles intriguèrent et se remuèrent si bien qu'il fallut leur donner satisfaction et qu'elles mêlèrent leurs blancheurs éburnéennes aux appas plus rudes et un peu hâlés cles ouvrières. Aucun atour ne les distinguait les unes cles autres et c'est à peine si les écharpes des héritières étaient d'une mousseline, d'une gaze ou d'un linon plus fins que la ceinture des artisanes. S'il avait répugné à Dillette de comparaître en costume d'Eve devant quelques experts, elle aurait voulu échapper au devoir de se prêter presque sans voiles à la curiosité de tout un peuple. C'est Loïet, nouveau Candaule, qui l'y avait contrainte et cette exigence dénaturée, ou du moins insolite, fut même un des seuls griefs que Mme Williams nourrît contre la mémoire du libertin. La bonne femme ne comprenait point ce que le caractère du Couvreur offre parfois de paradoxal. « Généreux jusqu'au vice », écrit quelque part Nietzsche de ceux de sa sorte, et ailleurs : « C'est une chose curieuse à constater que l'excessive générosité ne va pas sans la perte de la pudeur. » « La pudeur est une réserve », déclare de son côté André Gide. Mettons que le Couvreur très généreux ait gaspillé ses réserves de pudeur. Ces largesses devaient scandaliser non seulement les thésauriseurs, les ladres, les égoïstes et les impuissants, mais froisser bien des âmes simplistes, de tendresse unique, fidèle et exclusive, à commencer par la touchante Dillette. — Comment ! s'était-elle récriée, c'est toi Loïet qui m'engages à me livrer ainsi en spectacle ! Toi ! Et elle demeurait confondue, presque épouvante de cette absence de jalousie et d'ombragé. — Parce que je suis fier de toi, parce que je te sais la plus belle et que tu les éclipseras toutes ! protestait le singulier partageux. Songe donc, Dillette... Il y aura de nobles dames, des filles d'échevins et de margraves. — Non, non, je ne veux être belle que pour toi ! — Enfant, je ne t'en aimerai et adorerai que davantage. L'enthousiasme de la foule stimulera ma ferveur et exaspérera ma passion! Je t'ai proclamée la plus belle fille d'Anvers ! Je défie toutes les autres. Je suis le piège, le champion de tes charmes, mais c'est à toi de paraître dans ce tournoi, de justifier ma préférence, de vaincre tes rivales et d'humilier leurs amoureux. Sois belle pour tous! Dillette se refusait toujours à comprendre. — Tu ne m'aimes donc plus ? lit-elle en se jetant à son cou, éplorée. — Je t'aime plus que jamais et t'aimerai toujours ! Je présume qu'à cette occasion il s'expliqua sur son apparente inconstance : —• Sans doute, Dillette, il m'arrivera d'en aimer d'autres, mais sans cesser pour cela de te chérir ! Je me partagerai entre plusieurs tendresses ! Me blâmeras-tu de me sentir le cœur si grand et d'entretenir des désirs trop vastes ?... C'est mon destin. Une ardeur, une soif insatiable me dévore... Que ne puis-je embrasser et posséder tout ce qui est aimable, communier sous toutes les espèces... Bien entendu je ne m'adresserai qu'aux êtres qui me comprennent et qui compatissent à ma nostalgie d'amour !... Hélas ! Hélas ! C'est mon rêve, peut-être ma chimère ! Confondre un monde dans mes caresses, m'épan- cher en toule la création, me pâmer au cœur même d'un univers de beauté puissante ou de grâce balsamique ! — Mais moi, je n'aimerai jamais que toi, mon Loïet, gémissait Dillette, je ne me partagerai, je 11e me reprendrai jamais ! Je mourrais s'il fallait me donner à un autre! ajouta-t-elle à voix basse et sur un ton déchirant comme si elle pressentait la catastrophe. C'est toi mon univers ! Toi seul m'importe ! Mon choix est fait jusqu'à mon dernier souffle et même, si Dieu exauce ma constante prière, pour la vie éternelle ! — Je t'ai fait le centre, le foyer de cet univers d'amour que je voudrais créer, Dillette, reprenait-il. Tu es ma préférée, mon élue entre toutes et je rapporterai mes autres tendresses à ma religion pour toi... Mais ces autres tendresses il me les faut aussi, car, je te le répète, je me sens entraîné dans un véritable vertige amoureux. Je veux goûter à toutes les nourritures terrestres. Ah ! la chair jeune tant appétissante! Ces yeux de lumière ou de rosée ! Ces lèvres de fruit !... L'infini de la beauté humaine me conjure, m'enivre, et je m'y plonge, éperdu... Mais pour l'instant cet infini se résuma en Dillette et le baiser de l'exalté n'en fut que plus capiteux. Ce baiser vainquit même les derniers scrupules de la femme. Elle parut donc dans la cavalcade. Les artistes, Durer et Massys à leur tête, confirmèrent le jugement de son amoureux. Elle fut la reine de la journée. Après ce douloureux triomphe, elle aurait voulu se retirer, mais comme Loïet y tenait un rôle, elle assista à la représentation d'un mystère soporifique que les rhéloriciens du Violier représentèrent devant Charles-Quint sur la Montagne aux Corneilles. Loïet, embauché cle force dans cette compagnie de poétastres ou de maçons rimailleurs, s'acquitta avec plus de conviction et cle goût d'un personnage badin, sorle de luron incarnant l'humour local, dans une cles treize petites pièces populaires qv.e Pierre Gille avait composées pour être jouées en plein vent. Ces aimables soties dédommagèrent Loïet et Dillette cle l'indigeste mystère et aussi cle la congratulation en vers latins que le secrétaire Corneille Grapphaeus, non conlent de la débiter, avait fait imprimer et laquelle, augmentée d'une description des fêtes, se vendait un sou dans les rues. Les Violiers festoyèrent à leur tour Albert Durer en un banquet auquel ils prièrent les autorités communales, d'autres notables, les acteurs du mystère et cles soties sans oublier les héroïnes de la Joyeuse Entrée. Dillette y occupa sans doute une des places d'honneur et nous nous la représentons à la fois radieuse et mélancolique, plus alarmée que grisée par son succès, ne gardant pas rancune à Loïet qui se penche derrière elle et lui sert d'échanson, mais sentant désormais une lancinante angoisse se mêler aux transports de sa sollicitude pour le Libertin... Cette inauguration de Charles-Quint fut aussi la dernière fête sans mélange, la dernière apothéose de la chair. Avec ce cortège de femmes nues déferlant en vagues lactées comme l'élément même d'Aphrodite autour de l'impérial mais morose cavalier, va se clore la Renaissance païenne à Anvers. Cette suprême pompe mythologique recouvrait à la fois une sourde fermentation protestante et une ombrageuse réaction catholique. Luthériens et calvinistes nasilleront leurs prêches ou leurs psaumes sur les rives encore bercées aux rimes anacréontiques du docte ^Egidius, en attendant que des processions de pénitents en cagoules flanquant, la torche à la main, des mascarades d'anathèmes à la fois sinistres et burlesques, parcourent les rues mêmes où étaient descendues les déesses de l'Olympe... L'ère de l'intolérance va commencer chez les libres Enfants de Priape. La chair au lieu cle se voir exaltée sera flétrie par les réformés, brûlée par les catholicjues. Ah ! ce n'est pas sans raison que le Habsbourg se détourna au passage des belles Anversoises. Il y avait plutôt du remords que de la pudeur clans cette attitude. Cette chair éblouissante, au lieu cle s'associer clans sa pensée aux voluptés fécondes ou béatifiantes, lui reprochait non seulement les farouches continences, mais protestait contre d'atroces hécatombes. En ce prince disgracié le bourreau allait primer le paillard. Ces belles formes lui évoquaient cles viandes à saigner ou à rôtir. A travers l'encens des cassolettes il humait le roussis cles autodafés. Car cette même année 1521, le fils cle Jeanne la Folle avait inauguré son avènement au Saint Empire en lançant de Worms, où s'était réunie la Diète, un édit contre l'hérésie, édit impérial dont il étendit les effets aux Pays-Bas, en dépit des conseils cle sa tante Marguerite qui, mieux pénétrée cle l'esprit national, ne tarderait pas d'ailleurs à abandonner la régence Dans cette Diète cle Worms les écrits cle Luther avaient été condamnés à être brûlés par la main du bourreau. Luther était mis au ban de l'empire. Défense cle lui donner asile ainsi qu'à ses adhérents. Le même éclit prohibe la vente des livres écrits par les Luthériens en ; . j i. ?•»«• LES LIBERTINS 1) ANVERS allemand, en flamand, voire en latin, l'impression de pasquinades ou de caricatures contre les rites orthodoxes, enfin toute reproduction ou mention irrévérencieuse des Saintes Écritures dans les imprimés quelconques, le tout sous peine de confiscation pour les ouvrages et de mort pour les éditeurs. Cet édit portait une atteinte flagrante non seulement aux immunités anversoises, mais à celles de toutes les communes belges. Jamais pouvoir judiciaire n'avait été attribué en Belgique à des étrangers, comme l'étaient les inquisiteurs d'Espagne, désignés dans les placards. Personne n'osa protester contre cette mesure arbitraire prise par l'Empereur hors des Pays-Bas, mais exécutoire dans toute l'étendue de ses États. Les Belges se refusèrent-ils à la prendre au sérieux ? N'y a-t-il pas quelque goguenardise dans la physionomie et une bravade dans l'altitude, une jambe enavant.etle poingà la hanche, que Leys prête à un jeune gars de son esquisse pour la Publication de Y Édit instituant Y Inquisition ? Cette pose et cette expression correspondraient bien au sentiment public anversois au début de l'ère des persécutions et je ne suis pas loin de nie représenter Loïet le Couvreur sous la mine de ce jeune narquois. Car, comme nous l'avons dit plus haut, sans- bienraisonner cette sympathie,le futur prophète s'était déclaré pour les religieux augustins dès leur établissement à Anvers. Ainsi, nous l'avons vu se joindre aux petites gens de son voisinage lorsqu'il s'était agi de manifester contre les adversaires des augustins, les chanoines du chapitre de Notre-Dame. Des raisons sentimentales, la simple bonté l'avait rapproché d'eux et quand ils se détachèrent de l'Eglise romaine il s'ingénia, bien à tort, à voir en ces protestants, îles émancipateurs, des révoltés, des ennemis de la tyrannie; Or, c'est précisément contre ces moines dissidents que l'on allait sévir d'abord. Loïet n'en épousa leur cause qu'avec plus d'ardeur. Dès 1519, deux ans après que Luther eul rompu avec Rome,ces religieux anversois, appartenant au môme ordre que lui, adoptèrent unanimement les nouvelles doctrines. Leur prieur, Jacques Spreng ou Probst, se vantait d'être l'élève et le disciple du réformateur. Erasme le louange en ces termes dans une lettre qu'il écrivit à Luther datée d'Anvers,le 30 mai 1519: « Il y a ici un prieur, un véritable chrétien qui vous aime de cœur ; il a été votre élève comme il le déclare publiquement. Il est pour ainsi dire le seul de la ville qui prêche véritablement la parole de Jésus-Christ. Les autres n'ont que des paroles humaines et ne s'occupent que de leur intérêt personnel. » Comme ceux de la Saxe, les Augustins d'Anvers attaquèrent le trafic des indulgences. Ce commerce simoniaque donnait lieu comme ailleurs à des spectacles curieux, d'un pittoresque quasi forain, à des tabarinades qui divertissaient les badauds, provoquaient des reparties saugrenues,mais scandalisaientles âmespieuses. Pour Anvers, la singulière marchandise avait été affermée à des marchands italiens, qui la débitaient à bureaux ouverts et même sur la voie publique au tarif fixé parla cour de Rome. A défaut de prédicateurs éloquents à qui louer les bulles dont ils étaient dépositaires, eux-mêmes se chargeaient du placement de la sacrée denrée et le jargon de leur boniment contribuait pour beaucoup à entretenir l'hilarité des impies et l'indignation des justes. Les augustins notamment avaient pris cet abus au tragique et, quoiqu'ils ne pussent ignorer le danger qu'ils couraient, ils s'acharnaient à le flétrir. Dénoncés à l'évêque de Cambrai, Robert de Croy, celui-ci en avisa le Conseil de Brabant, lequel envoya à Anvers une commission chargée d'informer contre l'hérésie. Tous les pères, Jacques Spreng à leur tête, furent conduits à Bruxelles. La peur du feu fit rétracter au prieur lout ce qu'il avait prêché à Anvers. Il fut relâché et envoyé dans un couvent d'Ypres. Là, se croyant en sûreté, il recommença ses prédications. Arrêté de nouveau il parvint à s'évader et passa à Brème où il devint un des plus ardents promoteurs de la foi luthérienne (1). A Bruxelles les autres augustins anversois abjurèrent, à l'exemple de leur chef, toute intention d'hérésie et furent, comme lui, condamnés à se rétracter publiquement du haut du jubé de l'église Notre-Dame. Mais comme leur prieur encore ils ne tardèrent pas à recommencer leurs prédications. Henri Yan Zutphen, leur nouveau prieur, s'enhardit même à prêcher hors de son couvent, sur une place voisine devant l'hôtel des Monnaies. L'écoutète Nicolas Van Liere le fit écrouer à l'abbaye Saint-Michel. Aussitôt une émeute formidable d'éclater dans le grouillant quartier entourant le couvent cles Augustins qui jouissaient d'une popularité cle plus en plus grande grâce à leur charité et à leur modestie. La rue où vivaient les Pruystinck faisait partie, ainsi qu'on l'a vu, de ce faubourg houleux et impulsif que le moindre grief mettait en ébullition. Il est toujours habité par cette engeance pittoresque et expéditive, le cœur sur la main, mais cette (1) Eugène Gens, Histoire de la ville d'Anvers. LES LIBERTINS L) ANVERS main non moins prompte à lancer des pierres ou à pointer du couteau, aussi bien prête à lapider les valets de l'écoutète qu'à leur trouer la paillasse. Au point de vue de la turbulence et de l'insubordination, ce monde n'a point dégénéré depuis les jours du « Quay Wereld». De nouveau Loïet qui est à présent un grand jeune homme de vingt et un ans vole à la rescousse de ses anciens protégés. Nous l'apercevons à la tète de la colonne de mutins qui déferle à l'assaut cle l'abbaye. La horde se compose d'autant de femmes que d'hommes. L'attitude de ce peuple débraillé et friand de carnage est si menaçante ; tous ces va-nu-pieds vacarment et se trémoussent tellement devant l'abbaye que les prémontrés affolés et d'ailleurs essentiellement pacifiques se décident à relâcher le prieur des augustins. Aussitôl le Couvreur organise un cortège. On porte Henri Van Zutphen en triomphe jusqu'à son couvent. Le soir laparoisse illumine ; une kermesse s'improvise avec des danses et des beuveries. Cependant la victoire populaire ne fut que de courte durée. Le magistrat responsable devant l'empereur se préparait à sévir énergiquement. Van Zutphen jugea prudent de prévenir la tourmente. Ne se trouvant plus en sûreté à Anvers, il prit la fuite et se rendit à Brème d'où la frousse le fit déguerpir aussi. A Melsdorf les paysans excités par des moines papistes le saisirent et le brûlèrent au milieu de la campagne. Le 6 octobre 1522, l'église des augustins d'Anvers fut fermée en dépit des petites gens d'alentour. Les moines conduits à Bruxelles y subirent la torture. La plupart se rétractèrent avec Lambert Thoren, leur troisième prieur, mais deux d'entre eux persévérèrent clans leur foi et les supplices ne parvinrent à leur arracher une abjuration. Ils s'appelaient Henri Yaes et Jean Eick. Condamnés à mort, ils furent brûlés ensemble, dit un historien protestant, au même pilier en récitant le Symbole cles Apôtres, puis le Te Deum dont ils chantaient alternativement les versets jusqu'à ce qu'ils eussent expiré en prononçant le nom de Jésus. Luther considéra Vaes et Eick comme les premiers martyrs du protestantisme. A cette occasion il écrivit son Epitre aux chrétiens de Brabant, de Hollande et de Flandre : « Oh ! s'écrie-t-il, que ces deux hommes ont péri misérablement, mais cle quelle gloire ils jouiront auprès du Seigneur ! C'est peu de chose d'être outragé et tué, pour ceux qui savent que leur sang est précieux et que leur mort est chère à Dieu ! » Luther composa même un hymne funèbre en leur honneur. A Anvers l'ordre des augustins fut aboli et leur 'V '• ".*'• :■ tm ■ - . - ■ m>,. feV;' |ipï« : 214 LES LIBERTINS D ANVERS belle église qui devait devenir la paroissiale sous le vocable de saint André demeura longtemps inachevée. La persécution n'entravait pas les progrès des nouvelles doctrines. Dispersés et traqués, les augustins eux-mêmes ne cessaient de les répandre. Ils prêchaient le plus souvent hors des murs de la ville dans un champ près du faubourg de Saint-Willebrord, ou au Kruiphol, une sorte de casemate sous les remparts vers Austruweel. D'autres ne sortaient point de la cité et péroraient dans les environs du béguinage, dans les impasses des quartiers populeux, entre autres dans cette allée du Pélican dont Henri Leys, assez porté pour les Réformés, semble-l-il, nous a ressuscité un conventicule. Ces prêches attiraient autant les campagnards que les citadins. Le jeune Loïet n'en manquait aucun. Il se sentait pourtant de moins en moins d'accord avec le prédicateur, notamment quand, s'attaquant à Rome, la Bête de l'Apocalypse, la Babylone, la Grande Prostituée, cet ascète flétrissait le bonheur des sens et les joies de la chair. Loïet commençait à trouver ses amis bien moroses et bien rigides. Leur règle cle conduite, leur abstinence allait directement à l'encontre de ses désirs, de ses besoins, de sa nature. Plus d'une fois ils l'entreprirent au sujet de son enthousiasme pour le monde extérieur et la matière périssable. Adversaires résolus de toute volupté, l'œuvre de la chair, surtout, leur était odiéuse. « Où donc est la vérité ? Qui publiera l'amour? se demandait le Couvreur. Les papistes ne pratiquent que la débauche et les augustins réprouvent toute caresse. Et moi qui voudrais n'en interdire aucune ! En inventer même de nouvelles ! » Mais comme ces moralistes abstèmes représentaient des proscrits en général doux au pauvre monde, le généreux Loïet continuait à servir leur cause : il aurait même confessé leur foi par protestation contre l'intolérance papiste plutôt que par solidarité. Au Kruiphol nous le surprendrions plus d'une fois se serrant avec les autres sous la voûte ténébreuse et suintant 1 humidité, pantelants, coude à coude, suspendus aux lèvres du ministre que l'on distingue à peine, ou bien avec quelques jeunes gens résolus il fait sentinelle sur lés remparts, prêt à signaler aux fidèles l'approche d'une patrouille suspecte... Cette vigilance s'imposait, car en présence de la recrudescence de l'hérésie, un placard impérial du h octobre 1522 ordonnait de poursuivre non seulement les prédicateurs, mais ceux qui 14. se rendaient à leurs prêches. Le 11 du même mois, on exposa sur l'échafaud devant l'hôtel de ville un imprimeur . et un graveur convaincus d'avoir assisté à ces réunions. Le 2 mars de l'année suivante, deux peintres et deux orfèvres sont piloriés pour le même crime. Néanmoins les prédications vont leur train. Le mystère dont les ministres sont obligés de s'entourer ne donnera que plus de poids à leur parole. En 152/i parut un nouveau placard confirmant l'interdiction d'assister aux prêches des augustins et attribuant une récompense de deux cents florins à quiconque livrerait un prédicant. Peu de jours après, un moine, se rappelant sans doute l'exemple de Tanchelin, s'avise de prêcher du pont d'une barque dans le bassin du Ivattendyk. Gomme il aborde pour descendre de cette chaire improvisée, le voilà saisi par deux compagnons bouchers avides de gagner la prime. Les fidèles s'interposent et il en résulte une bagarre. La plus grande partie des assistants, pour la plupart des bateliers, prennent le parti du moine, mais d'autres macelliers étant venusàla rescousse et ayant épousé la querelle de leurs confrères, avec leur aide ceux-ci parvinrent à conduire leur capture jusqu'à la prison de Steen. Le lendemain, les bouchers édifiés sur le caractère de cette arrestation en conçurent du remords et désavouèrent leurs deux compagnons qui avaient fait le jeu des papistes. La corporation les rejeta même de son sein etsansl'inter-cession des augustins mêmes on les aurait écharpés. Cependant les bouchers résolurent de réparer leur faute et suscitèrent un mouvement parmi les autres métiers notamment parmi la batellerie qui avait de tout temps lutté d'intransigeance et de subversion avec eux. On irait arracher le prédicateur de sa prison comme on était allé élargir naguère Van Zutphen, retenu par les norbertins. Mais averti de ce qui se tramait, le magistrat appela sous les armes les Serments de l'Arc, de la Jeune et de la Vieille Arbalète, des Escrimeurs et des Arquebusiers, auxquels se joignirent quelques corporations d'essence plus conservatrice que bouchers et bateliers. Force resta à la loi après une échauffourée dans laquelle un boucher reçut un coup de pique à la cuisse et les arbalétriers quelques contusions. Par crainte cle nouveaux soulèvements et afin d'en finir, le tribunal des Quatre Bancs s'assembla d'urgence et, après une procédure sommaire, le malheureux augustin fut transféré du Steen au Werf, enfermé clans un sac et noyé dans l'Escaut. Quelques jours après cette noyade, un autre protestant subit l'exposition et fut banni après avoir eu la langue fendue. Autour du Couvreur on s'entretenait de supplices plus terribles que l'empereur songeait à importer d'Espagne en pays belge. 11 y multiplierait ces exécutions par le feu, ces autodafés que les inquisiteurs des Pays-Bas n'avaient allumés qu'à de très rares occasions. Sur la place s'échafauderait presque en permanence le bûcher formé de deux à trois cents fagots arrosés de goudron, au sommet duquel le relaps solidement attaché par un carcan de fer à un poteau ou à une « estaiche » prendrait un avant-goût des tortures de l'enfer. L'Estaiche ! La Sainte-Estaiche ! Loïet songeait alors aux menaces de Cousinet, à la prédiction de Gislain Géry. C'est vers cette époque, en 1524, que le Couvreur s'aboucha avec David Jorisz, un protestant hollandais qui profita de son séjour à Anvers pour initier son ami aux poèmes de la Bible. Loïet ne savait lire l'Ecriture, car, quoique très intelligent, il était demeuré illettré. Doué d'une merveilleuse mémoire et surtout d'une fantaisie de poète, son génie suppléait à son ignorance. La traduction de la Bible par Luther avait paru en 1522. David Jorisz l'avait beaucoup étudiée. Il la lisait en flamand à Loïet qui la retenait verset par verset, jusqu'à en connaître bientôt des chants entiers par cœur. Sans se fixer à Anvers, Jorisz y demeura assez longtemps pour recruter de nombreux partisans dont beaucoup grossirent plus tard les rangs des Loïstes. Avant le départ de Jorisz, Loïet s'était mis à rêver lui aussi d'une religion nouvelle adaptée à ses propres penchants. Aucune de ces sectes protestantes ne le satisfaisait. Dans la Bible les réformateurs ne voyaient qu'un Dieu terrible, exterminateur implacable, farouche et capricieux, servi par des prophètes terroristes, toujours l'imprécation et l'anathème à la bouche. Mais Loïet en avait retenu les idylles orientales, la sensualité, les douceurs et les tendresses, la poésie répandue sur les faiblesses et les écarts de la chair, les ardeurs du Cantique des Can ' tiques, Ruth et Booz, les filles de Lolh, David et Jonathan, Jésus, Jean l'Evangéliste et la Madeleine. Même la fin des villes maudites le laisserait perplexe et troublé, incrédule quant à la prétendue cause de leur perdition. VIII l'entrevue d'ÉLOI le couvreur avec luther a wittenberg La bonté sans réserve avec l'érotisme considéré comme un des moyens d'expression de celle-ci, c'est-à-dire la luxure toujours subordonnée à la charité et à l'amour, la volupté sans violence, sans arbitraire, sans tyrannie, résultant du consentement mutuel des amants, devait inspirer la religion des « Loïstes » d'Anvers, comme elle avait justifié l'hérésie des « Hommes de l'intelligence », des « Turlupins », des « Picards », des « Yaudois » et, à l'origine, celle de Tanchelin et des Enfants de Sémini. Tout illettré qu'il fut,Loïet Pruystinck acquit bientôt un grand prestige sur ses voisins et son entourage par sa physionomie avenante, sa grâce familière, ses allures enjouées, sa parole fleurie. Après avoir embrassé la cause des moines augustins, les premiers disciples de Luther établis à Anvers, après les avoir servis, défendus, exaltés cle toute façon, il ne tarda pas à leur porter ombrage par son exubérance, sa sensualité, les exigences cle son tempérament. Ne crurent-ils point devoir le prémunir contre son amour cle la vie pour la vie ? Il leur arriva fatalement cle le chapitrer et cle lui prêcher leur morale chagrine. Il continuait cependant de frayer avec eux, car l'intolérance et les persécutions cles papistes les lui avaient rendus chers. C'est vers sa vingt et unième année qu'il com mença sans doute à recruter ses premiers dis-ciplesi parmi lesquels ceux impliqués clans le premier procès intenté contre lui, en février 1526, pour crime d'hérésie. Us étaient dix. Une chronique cle l'époque nous renseigne sur leur profession, mais sans les nommer tous. M. Jules Frederichs, professeur d'histoire à l'Athénée d'Ostende, emprunte la liste suivante à ce document dans un très intéressant travail publié en flamand sur Eloi Pruystinck et ses sectaires: 1) Un relieur qui avait converti ses valets à l'hérésie du Couvreur ; LES LIBERTINS L) ANVERS 2) Un certain Jan Schoeland; 3) La femme de Pierre Frimoli ou Formant; h) La demoiselle du Plat d'Etain(77nne/î Scho- tel); 5) Rochusde Kelnere, tondeur de draps (droog-scheerder)\ 6) Maître Pierre Barbier, de « taelspreker » (l'interprète ?); 7) Rut de Kousmaker (le chaussetier ?) : 8) Joos Blanckaert, lequel était malade. Comme il n'est plus question de ces loïstes après le procès de l'an 1526 et l'amende honorable, l'exposition et la pénitence publique par lesquelles cette première cause se dénoua, il y a lieu de supposer qu'ils rentrèrent dans le giron de l'Eglise apostolique et romaine. Mais l'année avant ses premiers démêlés avec la justice, comme il s'entendait de moins en moins avec ses amis, les luthériens augustins, Loïet résolut de se rendre à Wittenberg pour y voir Luther en personne et solliciter son approbation. Cette démarche nous permet de supposer que le jeune couvreur ne se faisait pas une idée bien nette de la réforme prêchée par Luther et qu'il entretenait d'étranges illusions autant sur le caractère du réformateur que sur l'essence du protestantisme. Ce panthéiste, cet épicurien renforcé qui pro clamait les droits imprescriptibles de la chair s'était fourvoyé en prenant le parti des pires moralistes contre Rome et la papauté de la renaissance païenne. Il avait fait fausse route et l'événement allait bientôt l'en convaincre, car s'il fut poursuivi, inquiété et enfin supplicié par les papistes, il fut d'abord dénoncé, honni et excommunié par les protestants. Les chroniques ne nous ont guère renseigné sur le voyage d'Éloi Pruystinck à Wittenberg, mais en nous représentant les rapports commerciaux et les voies de communications existant entre Anvers et l'Allemagne à l'époque où il fit ce pèlerinage, nous suppléerons au récit assez sommaire et embrouillé de l'historien Van Metteren et nous accompagnerons Loïet d'étape en étape pour assister à son entrevue avec Luther. Notre homme voyagea sans doute jusqu'à Wittenberg avec une de ces caravanes de marchands et de rouliers hessoisqui devaient bientôt se construire à Anvers un entrepôt ou plutôt un palais connu sous le nom de maison de Hesse. Le roulage entre l'Allemagne et Anvers avait déjà acquis une importance considérable en cette année 1525, où eut lieu le voyage en question. Chaque jour arrivaient aux rives de l'Escaut des chariots lourdement chargés, important de l'argent en barres, du mercure, du cuivre brut ou travaillé, de la laine et des objets de verreries, des futaines pour une valeur de plus de six cent mille couronnes par an, du pastel, des garances et autres matières tinctoriales, du salpêtre, des articles de bimbeloterie et de ménage, toutes sortes de métaux, des armes et autres objets d'équipement militaire, des vins du Rhin «blancs de couleur, disaient les prospectus de l'époque, et très recherchés dans le commerce, d'un goût excellent, très sains, d'une digestion facile et d'une nature telle qu'on en peut boire la double quantité d'autres vins sans que la tête ou l'estomac s'en ressentent ». Au mois de septembre 1516, les vins du Rhin abondèrent tellement à Anvers qu'on s'en procurait de l'excellent à dix liards le pot. D'Anvers, les chariots hessois emportaient pour l'Allemagne des bijoux et des perles, des drogueries, du safran, du sucre, des draps anglais et indigènes, des laines fines, des chaussures, des tapisseries, des lingeriesetdes quincailleries de toute espèce. Comme bien l'on pense, la caravane était accompagnée tant à l'aller qu'au retour par des hommes d'armes, reitres et lansquenets enrô- lés, équipés et entretenus aux frais des marchands hessois ou hanséates, car les routes n'étaient guère sûres. Il fallait compter avec les malandrins et aussi avec la formidable jacquerie qui venait de soulever les serfs de toute l'Allemagne contre leurs burgraves. Rappelons-nous l'esquisse rapide, mais suggestive, que Moethe nous trace de cette tourmente clans les dernières scènes de son Goetz de Berlichincjen : « Les temps sont durs et n'annoncent rien de bon. Depuis huit jours déjà, on voit s'élever cians le ciel une comète effrayante ; toute l'Allemagne tremble que ce 11e soit un signe de la mort prochaine de l'empereur,qui est très malade. « Il se passe dans notre voisinage des choses encore bien plus terribles. Les paysans ont fait une révolte sanglante. Au cœur de la Souabe, ils pillent, brûlent, égorgent. Il est à craindre qu'ils ne dévastent tout le pays. « Oh ! c'est une guerre effroyable! Déjà plus de cent bourgades se sont insurgées, et le nombre s'en accroît tous les jours. L'orage a,, dit-on, déraciné dernièrement cles forêts entières, et peu de temps après on a' vu, clans les pays où la révolte a commencé, deux épées de feu qui se croisaient en l'air. » Plus loin les Jacques s'écrient, en mettant un bourg au pillage : LES LIBERTINS D ANVERS « Le joli petit feu que cela va faire ! Tiens, de voir ces drôles culbuter les uns sur les autres, crier comme des grenouilles à la broche, ça me réchauffait les entrailles comme un bon verre d'eau-de-vie. Il y avait là un certain Ri-vinger : autrefois, quand le maroufle allait à la chasse, le panache et le nez au vent, il vous pourchassait devant lui avec sa meute comme des chiens !... Je ne l'avais pas vu depuis longtemps, mais je l'ai reconnu à sa mine arrogante. Crac, ma lance dans les côtes, et voilà mon homme étendu tout de son long sur ses camarades. C'était comme un abatis de lièvres: ils sautaient les uns sur les autres, ils gigotaient, les drôles ! » Mais la comète ne cesse d'alarmer ces rustres superstitieux, poussés aux pires extrémités par des siècles d'esclavage, de spoliations, de misères et de tortures: — « Si nous marchons cette nuit, nous la verrons sans doute. Elle se lève vers une heure et ne reste sur l'horizon que cinq quarts d'heure. A la voir, on dirait un bras levé qui tient une épée, moitié jaune, moitié rouge! — As-tu remarqué, demande un autre, les trois étoiles à la pointe de l'épée et sur la lame? — Et cette large bande couleur de nuage, avec des milliers de raies en forme de dards et au milieu de petites épées nues ? a constaté un troisième. — J'en ai le frisson par tout le corps, balbutie un autre encore. Tout ça est d'un rouge si pâle, entremêlé de flammes claires et ardentes, et puis de ces figures atroces, avec des têtes chevelues et de longues barbes !... Et puis tout ça nage comme dans une mer de sang et se remue pêle-mêle : les cheveux s'en dressent sur la tête. » Si Loïet aperçut aussi ces signes dans le ciel par les nuits où la caravane n'avait pas encore gagné l'étape, ils n'étaient pas cle nature à le rassurer sur l'issue de son voyage. Cependant sa foi dans sa cause, son enthousiasme juvénile, sa belle humeur d'enfant du peuple reprenaient le dessus. Il y a lieu de croire aussi qu'aux premiers jours de son voyage, tout au moins, les contrées qu'il traversait n'avaient pas encore été visitées par les terroristes des deux partis. Le jeune homme connaît, sans doute pour les avoir rencontrés dès ses années d'apprentissage aux prêches des augustins, quelques routiers au service des facteurs allemands, et il a obtenu de se joindre à l'une de leurs expéditions. Il monte en croupe d'un reître ou partage le siège d'un conducteur, ou encore s'al- longe parmi les marchandises sous la bâche d'un chariot. Rouliers et mercenaires, grassement payés, font bombance aux frais de leurs patrons tout le long de la chevauchée. Pour Loïet, l'escarcelle plutôt vide de pécune, il acquitte son écot en chansons ou en improvisations dans lesquelles il lui arrivera aussi de faire acte de prosélytisme. Ses compagnons, de cordiaux et frustes compères, d'une jovialité quasi professionnelle, n'appartiennent point à la secte chagrine et le petit prophète a rencontré parmi eux des voluptueux et des débonnaires de sa trempe, conteurs de gaudrioles dans le goût de celles que devait réunir le digne Bebelius. En somme la majeure partie de ce pèlerinage à Wittenberg se sera passée comme un rêve romanesque, sans trop de mésaventures et, dans tous les cas, sans une rencontre meurtrière pour la paisible caravane. Parfois les voyageurs devisent du mauvais temps et des astres sinistres. Des Jacques ou des troupes de hobereaux ayant été signalés sur les terres où ils vont s'aventurer, ils se tiennent sur la défensive, parlent et plaisantent plus bas. Une fois, leur belle humeur tombera même subitement. Loïet s'est senti navré jusqu'au plus profond du cœur: au milieu d'un champ que longeait la rjute, leurs éclaireurs signalent de grands épou-vantails, lesquels, reconnus de plus près, se trouvent être des paysans massacrés par les troupes de l'empereur et empalés sur des piquets, après que par dérision les vainqueurs se sont amusés à les affubler de loques et de haillons. De pauvres diables échappés au massacre le racontent à notre Anversois. Pour le moment règne une sorte de trêve. Seigneurs et paysans ont pris le pape de Wittenberg pour arbitre. Ceux-ci se leurrent sur le rôle que devait jouer le réformateur dans cette circonstance, et que feu le regretté Elie Reclus mit en lumière dans son ouvrage sur Martin Luther. Tel que nous le connaissons, le chevaleresque et fraternel Loïet partagera leur illusion. — Comme cela se trouve ! s'écrie-t-il. Justement je me rends auprès du saint homme. Comptez sur moi, mes braves gens, je lui exposerai vos griefs, je lui conterai les atrocités dont je viens d'être témoin. Votre bon droit est manifeste. Et en effet, à Wittenberg, le crâne garçon s'étant présenté au débotter chez Luther et ayant été admis en présence du réformateur, avant que d'entamer le sujet principal de son voyage il se sera fait l'interprète de la détresse de ces pastoureaux. Mais à la seule mention de ces marauds, Luther aura coupé la parole à leur can- dide avocat et flétri cette engeance scélérate, assez oublieuse de ses devoirs pour s'être insurgée contre l'autorité civile instituée par Dieu même et de laquelle par conséquent les bons chrétiens sont tenus de tout souffrir. On connaît les écrits de Luther, le doux médiateur que s'étaient choisis les rustres d'Allemagne : « A l'âne du chardon, un bât et le fouet; au paysan, de la paille d'avoine. Ne veut-il pas céder ? Le bâton et la carabine : c'est le droit ; si on ne fait pas siffler l'arquebuse ils seront mille fois plus méchants!... Un rebelle ne mérite pas qu'on fasse avec lui de la logique. C'est avec le poing qu'il faut répondre, jusqu'à ce que le nez saigne ; les paysans ne voulaient pas m'écouter, il fallait bien leur ouvrir les oreilles à l'aide du mousquet. Qui ne veut pas ouïr un médiateur armé de mansuétude ouïra le bourreau armé de son coutelas ; j'ai très bien fait, moi, de prêcher contre de pareils drôles la ruine, l'extermination, la mort... L'Écriture les appelle des bêtes fauves. Si vous laissez les paysans devenir des seigneurs, le diable sera bientôt l'abbé dû monastère. » Il mande aux paysans : « Que serait le monde si vous triomphiez : un repaire de brigands. Vous voulez vous affranchir de l'esclavage ? L'esclavage est aussi vieux que le monde ». LES LIBERTINS D'ANVERS Et en quels termes sanguinaires, avec quel lyrisme féroce, il excitera les hobereaux au massacre cle leurs serfs : « Allons, mes princes, aux armes, frappez. Aux armes ! Percez. Les temps sont venus, temps admirables où, avec du sang, un prince peut gagner plus facilement le ciel que nous avec des prières. Frappez, percez, tuez en face, ou par derrière, car il n'est rien cle plus diabolique qu'un séditieux. C'est un chien enragé qui vous mord si vous ne l'abattez ! » La réponse cle Luther à la démarche du petit couvreur correspondait certes à la pire intolérance aristocratique ayant dicté ces lignes. Aussi, clans ces conditions, il fut impossible à Loïet cle se méprendre sur la charité du nouvel apôtre. L'entrevue débute bien mal. Le couvreur se décide pourtantà aborder le sujet principal qui l'amène à Wittenberg. A ce que rapportent les chroniques d'Anvers et l'historien Van Metteren, le jeune Pruystinck exposa ses idées devant Luther; mais celui-ci, dédaignant d'abord de lui répondre ou de discuter avec lui, le mit aux prises avec son aller ego, le doux Mélanchton. Luther écoutait, hochait la tête, donnait, à mesure que le jeune homme développait ses doctrines, cles signes d'une impatience de plus en plus difficile à con- tenir. II ne manqua pas d'être scandalisé dès le premières déclarations du jeune libertin. Ce que lui, Luther, reproche à la Babylone romaine, à la Grande Prostituée, il le retrouve dans le confiteor de cet enthousiaste, assez naïf pour se réclamer de lui et pour venir solliciter son approbation. Représentons-nous encore une fois la morale protestante basée sur un devoir rigoriste, sur une vertu d'abstinence et de continence, de frugalité et de privation, sur la contrainte de nos sens et de nos instincts les plus impérieux, sur le mépris et l'horreur des joies de la chair, représentons-nous cette morale aux prises avec les revendications de cette chair, les révoltes de la sève, l'ivresse dionysiaque proclamée par ce jeune Flamand. Luther crut certes à une gageure, à une bravade. Mélanchton inclina peut-être à l'indulgence en se rappelant l'admiration naïve de son ami Durer pour les merveilleuses nudités anversoises. Dans tous les cas, je doute fort que l'entretien se prolongea. Je m'évoque, en cette journée de mars 1525, Luther tel que le peignirent Holbein et le baron Leys: glabre, épais, le teint bilieux, couleur de pain bis ou de papier mâché, avec de subits afflux de sang aduste. Son humeur morose et atrabilaire alterne avec des accès d'inquiétante bonhomie, avec des sorties triviales et crapuleuses, plus déconcertantes encore que son silence. Tour à tour familier et frigide, le Luther des Propos de table, gausseur, goguenard, de plaisanterie lourde, se double du Luther des ana-thèmes et des objurgations contre Rome et sa civilisation néo-païenne. Mélanchton me semble son reflet, son satellite timide et docile. Il est possible que pour donner audience à notre petit couvreur, Luther ait quitté pourune heure cette table de l'auberge de l'Aigle noir où il pérore et objurgue, entouré de disciples, devant des chopes pleines de bière d'Eimbeck. Devant eux en costume de voyage — suggérons-nous tel jeune ouvrier mêlé par Leys à ses imposants bourgeois, telle avenante figure d'oiseleur — un peu débraillé, rose, animé, crâne, élevant la voix, gesticulant, s'exaltant de plus en plus à chaque contradiction posée et réfléchie du doctrinaire Mélanchton, se dresse Loïet que les augures invitèrent d'abord à s'asseoir, mais qui n'a pas tardé à se remettre debout, impatient, fébrile, 11e tenant plus en place, presque tenté d'aller et de venir dans cette chambre maussade quoique blanche, sans ornements, sans une image, sans une fleur, sans un détail d'art, sans un sourire. Cependant Loïet avait commencé par se montrer aussi humble, aussi soumis, aussi conciliant que Luther même à la Diète de Worms. D'ici je crois entendre son touchant préambule : — C'est moi, Maître, un petit Anversois qui fut l'ami dès ses années d'enfance de vos grands amis, les Augustins, et qui aida même à les établir, avec l'aide d'autres pauvres gens de ma paroisse en notre bonne ville. Je viens à vous pour vous demander appui et conseil à mon tour. Ceux de chez nous, les orthodoxes aussi bien que les réformés, vous représentent comme un ennemi de la joie, des décors, de la beauté et des caresses,mais ils se trompent sans doute et puisque vous nous apportez la bonne parole, vous ne pouvez être que l'ami et le dispensateur de tout ce qu'il y a de beau_et de bon clans la nature et dans l'humanité. A cette allusion à la beauté, Luther esquissa une moue qui se convertit insensiblement en atroce grimace à mesure que Loïet continuait à vanter les mets succulents servis au banquet de la vie et dont nous sommes tenus, disait-il, cle prendre largement notre part, sous peine d'ingralilude envers le Créateur, notre généreux amphytrion. Il n'y a d'autres péchés que ceux de malveillance et d'égoïsme. Foin de la discipline qui tourmente inutilement notre pauvre enveloppe charnelle ! Pourquoi se ronger l'âme en se mortifiant le corps? Pourquoi placer la vertu clans l'ennui ? Pourquoi attacher cles idées d'opprobre et d'impureté à la luxure et qualifier d'infâmes les organes du plaisir et de la reproduction ? Le ciel en demande-t-il autant ? Et n'est-ce pas blasphémer l'œuvre merveilleuse du Tout-Puissant ? Mélanchton réfuta doctoralement et posément, article par article, cette profession de foi libertine. Le petit répliqua, tint bon. L'esprit de Bacchus s'exprimait par sa bouche. L'autre s'aigrit, se flatta d'étouffer le lyrisme cle ^l'illuminé sous les sarcasmes. Les deux finirent par parler à la fois. Mais Luther se leva. 11 en avait entendu assez, même trop. La rage le possédait au point de lui nouer la gorge. Ses mains crispées, des mains cle chiragre, tâtaient la table et y cherchaient sans cloute l'encrier qu'il avait lancé quelques années auparavant, en 1521, à la tête du diable en personne qui était venu le tenter dans sa retraite cle la Wartbourg,où l'on montre encore aujourd'hui la tache noire sur le mur. Ne trouvant rien à sa portée pour en lapider ce diable-ci, Luther le foudroya du regard. L'écume lui venait à la bouche. 11 menaçait de tomber en convulsions tant il faisait des efforts pour articuler des anathèmes. Enfin il cria : — Va-t'en, maudit, impudique, hors d'ici, car si tu n'es pas le diable, tu as certes le diable en toi ! — Oui, va-t'en! répéta l'officieux Melanchton en poussant sans trop le rudoyer l'intrus par les épaules jusqu'à la porte. Loïet, à la fois piteux et furieux, accablé par la détresse et enflammé par la révolte, demeura quelque temps abasourdi sur le seuil de la porte, une de ces portes profondes comme on en voit encore à Nuremberg, et telles que Durer en dessina. Puis, l'excommunié s'éloigna à grands pas, aspirant l'air à pleins poumons,et non sans se retourner plusieurs fois pour montrer le poing à la maison de l'énergumène : — Ah, c'est ainsi ? grommelait-il. La guerre? A nous deux, alors. Tant pis. Vilain défroqué, je continuerai, malgré tes foudres, à dire ce que je pense et à me conduire selon mes besoins et ma foi. Nous avons reconstitué la scène telle qu'elle se passa logiquement. Autant, à part la rencontre des Jacques massacrés avec l'approbation de Luther, le voyage d'Anvers à Wittenberg avait été joyeux et réconfortant, autant le retour fut lugubre, ou si Loïet le Couvreur chanla et se trémoussa encore, ce fut pour se donner le change et se distraire de sa déconvenue et cle ses désillusions. Peut-être revit-il les misérables dont il s'était flatté de faire épouser la cause par le nouveau prophète et leur rendit-il compte du double échec rencontré là-bas ? Je me plais même à me le figurer consolant ces pauvres gens de son mieux en leur communiquant son enthousiasme pour la vie, en les appelant à la conscience de leur valeur et de leur beauté. Il appert de deux documents parvenus jusqu'à nous que Luther fit à Loïet Pruystinck l'honneur de voir en lui un danger considérable pour la vraie religion et les bonnes mœurs. Sous l'empire de l'horreur que lui avaient inspirées les déclarations cle notre couvreur, il adressa aux « chrétiens d'Anvers », c'est-à-dire aux réformés de cette ville, une longue épitre dans laquelle il les prémunissait contre le rumpelgeist (l'esprit cles ténèbres, le suppôt cle Satan) qui s'était glissé parmi eux. La bibliothèque communale d'Anvers possède une copie imprimée, copie rarissime cela va sans dire, de cette lettre ajoutée comme pièce justificative à l'étude historique de M. Julius Frederichs sur la secte des Loïstes ou Libertins d'Anvers. Le nouveau saint Paul y fulmine contre le jeune hérésiarque dont il cite même huit propositions, notamment celle où Loïet étend en ces termes un précepte de l'Evangile : « La nature m'enseigne de faire à mon prochain ce que je voudrais qu'il me fit, et telle est ma foi ! » Luther fait suivre ces maximes d'une longue réfutation témoignant de la gravité qu'il attachait au mouvement inauguré par le petit Anversois. L'autre document se rapportant à l'entrevue de Wittenberg est une lettre adressée par Luther le 27 mars 1525 à son ami Georges Spalatin, chancelier de l'Électeur de Saxe, dans laquelle il lui signale aussi la présence à Anvers d'un faux prophète répandant des doctrines subversives. D'après la chronique anversoise de Van Met-teren, Luther aurait écrit une troisième lettre, celle-ci adressée au Magistrat d'Anvers même, dans laquelle il désigne Loïet le Couvreur par cette métaphore assez hardie mais savoureuse : « Un serpent qui se serait glissé parmi les anguilles ». Ni l'original, ni la.reproduction de cette lettre ne vinrent jusqu'à nous. Les poursuites contre Pruystinck et ses adhérents ayant commencé au mois de février 1526, donc moins d'un an après la malencontreuse visite de l'agitateur à Luther, il y aurait donc lieu d'en conclure que nos Libertins furent inquiétés à la fois sur les instances cles catholiques et des protestants : les Loïstes allaient être écrasés entre l'enclume luthérienne et le marteau papiste. Cependant, en cette même année 1525, une confrérie cle pénitents cle Sienne commandait à Giovantonio Bazzi, surnommé le Sodoma, un étendard cle procession représentant le martyre de Saint Sébastien, et le peintre, gracieux comme Raphaël mais profond comme le Vinci, représentait plutôt en cette composition le martyre de la Beauté, une sorte de Dionysos chrétien aussi beau qu'un Dieu et plus touchant qu'un ange, un mourant à qui une suprême extase révèle la réconciliation finale du paganisme et du christianisme, de l'Olympe et du Golgolha. J'ai contemplé trois années de suite cette figure sublime aux Uffizi de Florence : je me suis arrêté, remué jusqu'au tréfonds de l'âme, devant ce visage, le plus ravissant de tous ceux que la peinture italienne prêta au patron des archers et cles soldats, et clans l'expression de cette bouche entr'ouverte par la douleur, clans ces yeux adorables conjurant le ciel, et d'où s'écoule une larme plus précieuse que le diamant, j'ai lu toute la vocation, toute la nostalgie, tout l'espoir cle Loïet le Couvreur, qui devait mourir aussi pour avoir tenté de rétablir l'harmonie cle la Beauté et de la Bonté. le premier procès et la pénitence de loïet le couvreur Loïet, désavoué à la fois par ses anciens amis, les augustins luthériens, et par les catholiques orthodoxes, ne tarda pas à subir les conséquences de ses subversions. Rentré à Anvers et s'étant remis à son œuvre de propagande avec une ardeur encore augmentée par les affronts essuyés à Wittenberg, il se fit arrêter à la fin de l'an 1525 ou au commencement de 1526, avec neuf de ses disciples, ceux-là même dont nous avons déjà dressé la liste. Les comptes de Jean Micault, receveur général des finances cle l'empereur en Flandre, pièces conservées en France clans les archives du département du Nord, contiennent des particula- rités très intéressantes sur la procédure. Celle-ci fut conduite par des commissaires du Conseil 'le Brabant, assistés de l'inquisiteur Nicolas Coppin de Montibus (de Mons), doyen de l'église Saint-Pierre à Louvain,un des trois successeurs de Van der Hulst, et par Richard Tapper d'Enk-huyzen, docteur en théologie à Louvain, qui devait, par la suite,devenir inquisiteur,lui aussi. Ces personnages étaient accompagnés de Maître Jacques De Rouclc, chantre de Louvain et scribe de la Cour de Cambrai, Guillaume Caverson, notaire, de l'inquisiteur Coppin et de Jean Mac-quet, procureur fiscal de l'inquisition luthé-riane. L'ironie du destin voulut que Loïet et les siens, honnis par les luthériens, fussent englobés dans un procès monsLre intenté à une fournée d'hérétiques, parmi lesquels les partisans du pape de Wittenberg étaient en majorité. Les anguilles chères au cœur de celui-ci n'étaient donc pas mieux traitées que les venimeux serpents désignés à la réprobation générale des honnêtes gens ! On les avait confondus dans la même nasse. C'est du théologien Ruward Tapper d'Enk-huysen que Nesen, l'ami d'Erasme, écrivit dans sa diatribe contre les professeurs de l'Université de Louvain : « Le plus méchant de tous les hommes, malgré le bégaiement de sa langue de vipère. Partis de Louvain, Coppin, Tapper et Macquet s'arrêtèrent à Malines où ils conférèrent avec la gouvernante Marguerite d'Autriche et les membres du conseil secret. Coppin gagna cette ville le 8 janvier, Tapper le 17, Macquet le 25. Ils firent probablement route pour Anvers, le 27 du même mois avec Joost Laurensz, président du Grand Conseil de Malines. DeRouckn'arriva que le 20 février. Quant à Caverson, il s'était déjà occupé de cette affaire à Bruxelles et à Diest depuis le 14 janvier. Tous demeurèrent à Anvers jusqu'au 2 mars. Les détails nous manquent sur l'arrestation d'Eloi Pruystinck et de ses amis. Ils furent probablement confondus avec les autres hérétiques dans les razzias en masse opérées par les soins de l'écoutète. Les comptes précités ne font allusion qu'à la capture cle Roch de Kelnere, le tondeur cle draps. Ils mentionnent la somme de trente et un sols (stuivers), payés par l'écoutète aux sergents qui saisirent ce Roch à Oorderen près d'Anvers, et la somme cle trente sols déboursée par le même écoutète pour la charrette sur laquelle le prisonnier fut ramené à la ville. Nous déduisons cle ces postes que le tondeur cle draps aurait pris la fuite et se serait caché à Oorderen, le petit village des polders de l'Escaut, au nord d'Anvers, près de Hoevenen et d'Eeckeren. Rattrapé par les gens de l'écoutète, Roch fut garrotté et juché sur une charrette réquisitionnée chez l'un ou l'autre fermier, puis transféré à la prison du Steen, sous l'escortedes sergents à cheval. Au Steen, il aura partagé la captivité de ses coreligionnaires mâles et femelles. Les familiers des Polders se représenteront le voyage du pauvre de Ivelnere à travers ces campagnes d'alluvions, par une maussade journée d'hiver, la charrette s'enlisant dans les ornières argileuses. Les extraits des comptes reproduits par M. Frederichs ne mentionnent que les diverses sommes payées aux magistrats pour avoir procédé à « examination et correction de plusieurs personnes diffames et actains dicelle secte et hérésie luthériane à l'exemple d'autres ». Faut-il entendre par examination la torture qui intervenait généralement dans tous les procès et surtout dans ceux instruits par le Saint-Office ? Probablement, quoiqu'il n'en soit parlé en termes plus explicites, les Loïstes eurent affaire au bourreau Gislain Géry et la prédiction que, d'après une tradition populaire, celui-ci aurait faite au couvreur, commença-t-elle à se véri- fier? Géry tenait son gaillard et se flattait de le gêner tout à l'aise. La verve tortionnaire de Peer de Breeder ou Cousinet allait donc pouvoir s'exercer sur son ancien camarade ? Mais nous manquons de détails sur la procédure, la légende même est muette sur ce moment de l'aventure des Libertins, et, dans ces conditions, il y aurait lieu de supposer avec plus cle raison encore, étant donné le caractère de Marguerite d'Autriche, que cette princesse exhorta les inquisiteurs à la modération, sinon à la clémence. L'histoire rapporte seulement que Loïet et ses compagnons, de même que beaucoup de luthériens, rétractèrent leurs erreurs. Bien ne nous empêcherait de supposer qu'ils le firent avant d'être mis à la question et qu'ils frustrèrent ainsi Géry et ses aides du plaisir que ceux-ci se promettaient. Les Loïstes, on ne les appelait pas encore les Libertins, furent condamnés simplement à une pénitence publique pour crime d'hérésie et d'aucuns ausëi pour lecture de livres prohibés. Ceux-ci avaient ces livres figurés sur leurs manteaux et on brûla les dits grimoires de perdition en leur présence. La condamnation avait été prononcée le 25 fé' vrier, veille de la cérémonie expiatoire. Nous sommes autorisés à le croire enlisant dans les comptes très curieux parvenus jusqu'à nous et relatifs à ce premier procès clu Couvreur que les manteaux d'opprobre, dont les pénitents furent contraints de s'affubler le 26, furent confectionnés et peints durant la nuit qui précéda cet édifiant spectacle. Cet attirail aura donc été l'occasion, d'un coup de feu pour les artisans, dont un membre de la gilde de Saint-Luc, employés à cette besogne. Il fallut évidemment s'adresser à un peintre pour illustrer la toile de ces manteaux ou pectoralia, d'épouvantails et d'attributs terrifiants, entre autres du portrait de Luther entouré de diables ou de livres hérétiques. Ces manteaux ainsi enluminés coûtèrent la somme de vingt-quatre sols. Il y entra pour deux florins carolus et dix sols de toile, et le peintre reçut pour sa part cinq florins carolus. D'après les comptes cle l'écoutète, il passa toute la nuit à ce chef-d'œuvre. Ce qui ne l'empêcha sans doute pas le lendemain de se mêler aux badauds, afin de prendre sa part du spectacle et de juger cle l'effet cle sa peinture sur le dos des pénitents. Et Dieu sait si, dans ce barbouillage, n'entrait pas un peu de la fantaisie d'un Breughel ou d'un Bosch ! Voilà une branche de l'art industriel dont nos peintres continueront, espérons-le, de faire leur deuil ! Ce 26 février, une vaste tribune avait donc été dressée sur la Grand'Place. Le chancelier du Brabant, les commissaires du Conseil, les bourgmestres, les échevins et le markgrave d'Anvers y prirent place. Le curé de la paroisse de Notre-Dame prononça un sermon dans lequel il flétrit les hérésies, et adjura les bonnes gens delà cité de redoubler de zèle et de fidélité à l'égard de la vraie, delà seule religion catholique, apostolique et romaine. Pendant que ce prêtre prêchait, on amena les condamnés, parmi lesquels se trouvaient deux femmes. Chacun tenait un cierge, un seul portait une torche. Des dix condamnés loïstes, neuf seulement étaient présents, le dixième, absent pour cause de maladie, fut représenté en effigie par un chaperon promené au bout d'une perche, un chaperon de petit voleur, een huycxken van een diefkcn, disent les chroniques, en usant de diminutifs remplis d'indulgence. Comme la population, peu habituée à ces mascarades et encore imbue à cette époque d'un large espritde tolérance, commençait à gronder e'. à devenir houleuse, le prédicateur interrompit son sermon et rengaina son éloquence. La procession déboucha alors sur la Grand' Place. Les milices civiques ou « serments » étaient sous les armes et faisaient la haie depuis la rue Large jusqu'à l'hôtel de ville. On re- marquait aussi quelques compagnons de gildes. Mais la plupartdes «métiers » étaient demeurés dans leurs locaux ou leurs chambres. Le bourdon de Notre-Dame sonnait continuellement. A l'approche du Saint-Sacrement porté sous le dais, on jeta sur les épaules des condamnés les pectoralia peinturlurées dont nous parlions plus haut. Le Couvreur et ses compagnons suivirent le Saint-Sacrement dans l'église, où ils prononcèrent leur abjuration solennelle ; ramenés ensuite à l'hôtel de ville, ils furent autorisés à se dépouiller de leurs manteaux d'opprobre et à rentrer chez eux. On ne les inquiéta pas davantage ; leurs biens ne furent pas confisqués, ils ne payèrent même pas d'amende.! Il résulterait d'un passage de l'historien Van Metteren qu'Eloi Pruystinck aurait été condamné à porter une médaille d'étain ou de plomb sur la poitrine. D'après d'autres textes, il se serail agi d'une croix jaune cousue au-devant de sa casaque et que d'autres hérétiques pénitents étaient tenus d'arborer sur le dos. Van Metteren raconte aussi que le Magistrat aurait dispensé par la suite le Couvreur du port de cette plaque infamante, en raison de sa bonne conduite. Ëloi l'avait donc échappé belle. Cette fois le bourreau Gislain dut le relâcher, quoiqu'il se fût sans doute frotté les mains à l'idée de pouvoir le torturer et le mettre à mort. Il ne nous répugne aucunement à croire que la perspective d'horribles supplices effraya l'âme bonne et généreuse, mais nullement héroïque et encore moins stoïque cle Loïet. Et à supposer même que, comme l'affirme un auteur, d'ailleurs démenti par M. Frederichs, pour donner le change aux autorités ecclésiastiques, Loïet eût joué tout un temps la comédie cle la dévotion orthodoxe et se fût rendu fréquemment à confesse et à communion dans l'église St-Roch, sa paroisse, nous n'en conclurions point à la lâcheté et à l'indignité du libertin. Il y avait de quoi trembler. Rien n'est plus excusable, surtout cle la part d'un jeune homme que le fond même cle son hérésie nous présente avant tout comme un amoureux cle la vie et un passionné des jouissances qu'elle comporte. Les puritains cle toutes confessions sont donc mal venus de jeter la pierre à cet épicurien, parce qu'il céda avant tout à l'instinct cle la conservation. Et combien de ces détracteurs auraient montré plus de crânerie ? Comme les païens, comme les Grecs de la belle époque, Loïet estimait l'existence ter- restre le bien le plus rare et le plus précieux. Il pensait devoir la défendre et la prolonger coûte que coûte, fût-ce au prix d'une apparente palinodie et d'une attitude humiliante. De plus, s'il avait voulu épargner la douleur physique à ses frères, il était en droit de la redouter aussi pour lui-même. Sa sensibilité ima-ginative l'abhorrait peut-être encore plus que sa sensibilité physique. Il voulait vivre et jouir le plus longtemps possible. Pareille conduite s'accorde avec tout ce qu'il prêcha. Il fut parfaitement logique. Cet apôtre de la joie charnelle n'avait pas les nerfs grossiers qui conviennent aux martyrs et s'il finit par subir le supplice, la mort lui fut d'autant plus cruelle qu'il n'avait jamais rêvé d'autre ciel que le paradis terrestre. Dans ces conditions, on comprendra qu'il se rétracta et ses partisans avec lui. Au dire de Van Metteren, il protesta de son orthodoxie. A l'en croire, ses prétendus écarts n'avaient consisté qu'en des propos inconsidérés dont des malveillants avaient travesti et dénaturé la portée. « De sorte qu'il fut complètement réconcilié », dit encore Van Metteren. Ce fut, certes, sur les instances du curé de sa paroisse que le magistrat l'affranchit bientôt de toute marque extérieure et humiliante de sa réconciliation avec l'Eglise. Et qui nous dira, après tout, que son abjuration ne fut pas sincère ? Dans tous les cas ce repentir ne dura point. Ce premier procès, au cours duquel il avait vu pourtant de bien près la torture et le bûcher, ne le fit pas même renoncer pour cle bon à son prosélytisme. Ses premiers disciples rentrèrent-ils au bercail pour n'en plus sortir ? La leçon leur avait-elle profité ? Toujours est-il qu'il n'en sera plus ques tion. Mais Loïet recommencera bientôt ses prêches, d'abord en cachette, puis de plus en plus hardiment et ne tardera pas à se faire cle nouveaux et nombreux disciples. Le plus important cle ceux-ci devait être un hérétique français réfugié à Anvers, Christophe Hérault, bijoutier cle François Ier, sur lequel il exerça une grande influence et qui l'aida à foncier sa religion nouvelle. Après les événements cle l'année 1526, à part un passage cle Carnovianus dans lequel il constata l'existence cles Libertins anversois en l'année 1533, nous n'apprenons rien cle positif sur Eloi Pruystinck et sa secte jusqu'en 1535, époque où il se serait abouché avec ce Christophe Hérault, qui venait d'être inquiété à Anvers comme luthérien et qui, à peine relâché, non sans avoir subi la question, persévéra clans les voies LES LIBERTINS D ANVERS de l'hérésie, mais pour passer à la religion du Couvreur. Christophe Hérault était arrivé à Anvers au commencement de décembre 1534, forcé de fuir Paris, parce que François Ier commençait à y sévir contre les Réformés et que notre orfèvre avait été signalé comme dissident. Sa précaution fut vaine, car à peine avait-il gagné les rives de l'Escaut, qu'on l'arrêtait le 24 décembre et qu'on le poursuivait comme hérétique. Après avoir passé près de six semaines en captivité, le prévenu comparut les 5,6 et 7 février 1535 devant Pierre Du Fief, procureur général du Conseil de Brabant, assisté de Willem Van Lier, échevin de la ville d'Anvers. Le 17 du même mois, deux témoins furent interrogés par le même Du Fief et un conseiller, Go-defroid de Mayer. Le jour suivant, Hérault fit une confession complète que le professeur Fre-derichs résume comme suit dans le docte opuscule si souvent cité : Christophe Hérault était né vers 1490 à Meung-sur-Loire, près d'Orléans, de Pierre Hérault et de Jeanne Joudoing, dont il était fils unique. A l'âge de quatorze ans, il fut mis en apprentissage d'abord à Beauchy, chez un premier orfèvre, Godefroid Tichier, qui le garda cinq à six ans, puis à Haultin, chez un [autre orfèvre, Jacques Haultin, où il demeura deux ans et demi. Étant venu à Paris, il y épousa, vers 1522, Jeanne Ba-chier, fille d'un receveur au Parlement, dont il eut trois enfants et qui était même enceinte d'un quatrième, en 1535, au moment des démêlés du père avec la justice des Pays-Bas. Les actes du procès consignent ce joli détail archaïque: le logis des Hérault à Paris était sis vis-à-vis l'Horloge du Parlement où « soûlait pendre et encore peult pendre à présent la bannière de Bretagne ». Ce n'est que vers 1532 que Christophe se mit à faire le commerce des bijoux et des meubles de prixpourBon propre compte. Ainsi, avec deux confrères, il confectionna un lit de camp, incrusté de perles) qui fut livré au roi de France pour une somme de treize mille francs. A Paris, notre orfèvre suivit les prêches d'un moine au-gustin, frère Conrad et de Gérard, chapelain de Marguerite de Navarre, sœur de François I" et auteur cle l'Heptamcron. Conrad et Gérard fuirent arrêtés lorsque le Roi, en dépit de sa sœur très portée pour les Réformés, se fut mis à sévir contre « ceux dè la Religion ». Cependant, grâce au crédit dê la protectrice de Marot, ce£ deux hérétiques furent relâchés. Leurs coreligionnaires n'en furent pas quittes à si bott compte. Deux d'entre eux, dont le beaudrère du chapelain, périrent sur le bûcher. Sur ces entrefaites, on dressait une liste de nouveaux suspects. La femme de Hérault, ayant appris par celle d'un sergent de l'officier criminel que son mari figurait sur cette liste et qu'il pouvait être appréhendé d'un moment à 1 autre, le décida à partir sur-le-champ. Cela se passait vers le 20 octobre 153/i. Après s'être arrêté dans diverses villes et cela parfois durant plusieurs jours, entre autres à Arras, Lille et Cand, il atteignit Anvers, comme nous l'avons vu, dans les premiers jours de décembre, et il était arrêté la veille de Noël, sur l'ordre du mark-grave, sans cloute parce qu'il était dépourvu de tout certificat ou attestation tant cles autorités civiles que cles religieuses. Dans les premiers aveux très détaillés qu'on lui arracha par la torture et dont les procès-verbaux sont conservés aux archives du royaume de Belgique, il tenta de tromper ses juges sur le but cle son voyage et de son séjour à Anvers. Ce n'était pas la première fois que ses affaires l'appelaient clans cette ville. Il y était déjà venu jusqu'à deux fois en la seule année 1527, et, à présent, il y avait acheté cles pierreries destinées à l'ornementation d'un coffre auquel il avait déjà travaillé à Paris. Sa femme chargée de lui envoyer quelques marchandises telles que des miroirs, cles chemises tissées d'or et de soie wmu i M-- PU-:''"' •jtv'PJ ■...'.•:. ' " "te ■ tu-î fë/tf i ifrK-■ fS'Iî! jjkM ' ' ' qu'il aurait engagées à Anvers, afin de se procurer l'argent nécessaire au paiement de ces pierreries, en aurait été empêchée par les Inquisiteurs de Paris qui procédèrent à la saisie de ses biens et à la fermeture de sa boutique. Au moment de sa fuite, vingt-quatre luthériens avaient été arrêtés. Un des témoins, un certain Michel De Bruyne, avec qui l'orfèvre parisien avait fait des affaires huit années auparavant et avec qui il trafiquait encore, déclara par contre que le fugitif lui avait bel et bien manifesté le dessein de séjourner à Anvers durant six mois et même durant une année entière. Jean Davissche, un autre témoin, l'aubergiste du Mouton Noir, chez qui Hérault était descendu trois semaines avant la Noël, affirma que son pensionnaire lui aurait dit que s'il se trouvait bien à Anvers il s'y établirait pour de bon, y louerait une maison et enverrait un de ses fils à l'Université de Louvain. Dans un nouvel interrogatoire, Hérault s'efforça d'infirmer les dépositions de ces témoins. Ses dénégations se comprennent. En effet, s'il avouait avoir quitté Paris et la France sans esprit cle retour, il confessail le crime pour lequel il était poursuivi dans sa patrie, il se reconnaissait bel et bien hérétique. Aussi il persévéra, au contraire, dans ses premières déclarations et protesta cle son intention de quitter Anvers pour retourner en France à Pâques, dès qu'il se serait procuré les marchandises dont il avait besoin, c'est-à-dire dès qu'il aurait pu mettre en gage les objets précieux envoyés par sa femme et payer cle cette façon les dites marchandises. Hérault prétendit en outre ne point se rappeler ce que frère Conrad et le chapelain Gérard avaient avancé dans leurs prêches : toutefois, il croyait pouvoir affirmer que ni leurs sermons, ni leurs discours n'étaient entachés d'hérésie. Il lui était arrivé de discuter les doctrines luthériennes avec cles camarades, mais sans pour cela se rallier à celles-ci. On l'avait trouvé nanti d'une Bible française, imprimée à Anvers et d'une couple d'autres ouvrages suspects, mais cela ne l'empêchait de persévérer dans la foi orthodoxe et de scrupuleusement s'acquitter de ses devoirs. Sur l'ordre cles juges, des perquisitions ayant été opérées clans les appartements de l'orfèvre, au Mouton Noir, on n'y trouva qu'un lot de pierreries et quelques pièces d'habillement. Cela n'empêcha, dans ses conclusions, le procureur général Pierre Du Fief de déclarer que Hérault, « par ses abuz et démérites, avait four- fait auproffit de l'empereur nostre sire, son corps et tous ses biens, ou que du moins il seraitcor-rigé et pugni arbitrairement selon que mes diets seigneui's en bonne justice trouveraient convenir, faisant demande de dispens en cas d'adjudication... Conclusion, requérant néanmoins si avant que ils trouveraient la matière à ce dis-ponente, que en supplément d'approbation le dict prisonnier fut d'abord torturé (1) ». En conséquence, le malheureux subit probablement la question à la prison de Vilvorde, où il fut transporté du Steen ou de la Tour des Boulangers d'Anvers, et où il fut interrogé par deux conseillers du Brabant,Godefroid de Mayer, qui avait assisté Du Fief à Anvers, et Jacques Boone. Des autres pièces du procès, il résulte encore que les deux Conseillers précités s'étaient rendus à diverses reprises à Anvers et qu'ils passèrent chacun deux fois deux jours à Vilvorde. On nous dit le nombre de livres et de sols qu'ils touchèrent de ce chef, on nous rapporte aussi ce qu'emboursa le procureur général, ce qui lui fut compté pour ses frais de voiture, pour l'entretien de sa suite (dépenses et chariot par ensemble pour despens de ses gardes). Nous trouvons môme dans celte pièce les (1) Archivés de l'État à Bruxelles. noms et le salaire des bourreaux chargés de délier la langue au patient. Ces opérateurs étaient au nombre de trois, mais ils avaient commencé par n'être que deux. Le premier, Peer de Breeder, perçut, pour cinq jours de vacations à dix sols par jour, la somme de deux livres dix sols. Cinq jours de vacations ! Entendons par ces termes anodins que l'on tortura le malheureux Hérault pendant cinq jours. Du genre de torture le document ne souille mot. C'était là chose indifférente, ou tout au moins accessoire, laissée au choix et aux dispositions du tortionnaire. Il est probable que le torturé subit la question de l'eau. On l'étend sur le dos, et, par un entonnoir planté dans la bouche, on lui fait avaler graduellement des potées de liquide jusqu'à ce que le ventre lui ballonne à en éclater. Cette question de l'eau était d'application courante dans le monde des bourreaux. Pour varier, on recourait à l'estrapade ou au brodequin : celui-ci, en usage aussi dans les prisons de Paris, inspira connue on sait à Hugo de si crispantes pages dans Notre-Dame de Paris. Le salaire des valets de justice n'était pas excessif, on en conviendra, •eu égard à leur fatigante besogne. A Peer de Breeder était adjoint Bertoloineus Vanden Broeck, lequel ne fut payé qu'au taux de dix sols par jour, soit trente sols en tout. Sans doute ce Bertolomeus n'était-il qu'un novice ou qu'une mazette. L'autre élait déjà passé maître. Nous nous les figurons à deux, entreprenant Hérault avec cette gravité et cette correction quasi professionnelle des bourreaux de Gérard David dans son Supplice du juge prévaricateur, ou de ceux de Thierry Bouts dans Martyre de saint Erasme. Hérault se piquait au jeu, faut-il croire. 11 harassait ses persécuteurs. Il y eut des fois où le maître et son aide ne suffirent pas à la tâche. Gela résulte, du moins, d'un autre poste du compte en question, qui mentionne un homme de renfort, un certain « Henry Van Poelck,qui. par trois fois, a esté en ladile ville (Vilvorde) vacquant à raison de dix sols par jour ». Ce Van Poelck était donc un compagnon sérieux, un digne acolyte de Peer de Breeder, el non un simple manœuvre comme Van den Broeck. Malgré leurs efforts combinés et quoiqu 'ils s'évertuassent sans doute en conscience, Rik, Pier et Bert, si bien entraînés qu'ils fussent, ne parvinrent pas à arracher des aveux graves à leur client. Le Parisien endura stoïquement leurs questions ordinaires et même extraordinaires. Un aveu eût entraîné la peine capitale. Quoique LES LIBERTINS DANVERS 289 la conclusion de son procès nous soit demeurée inconnue, il est certain qu'il fut relâché et probable qu'il fallut l'absoudre. En eflét, par la suite, en 1544, lorsqu'un nouveau procès lui fut intenté, cette fois avec un dénouement fatal, nous ne le voyons pas désigné comme hérétique relaps, circonstance aggravante qui l'eût infailliblement voué au bûcher. Or, il fut simplement décapité. Les mots « par droit de modération », au bas de la pièce enregistrant sa fin tragique, sont de nature à confirmer l'hypothèse d'un premier acquittement. Après avoir victorieusement subi la torture, Christophe Hérault fut donc remis en liberté. Avant ou peu après son arrestation, l'orfèvre avait fait la connaissance d'Eloi le Couvreur et il lui avait même acheté quelque objet, ainsi qu'il appert de la dernière confession du prophète. Quoi qu'il en soit, neuf ans après ces premières poursuites (1535-1544) nous trouvons l'orfèvre du roi de France, affilié à la secte des Loïstes ou Libertins anversois, impliqué dans le procès qu'on leur intente et finissant avec plusieurs d'entre eux sur le champ des supplices. X marie de hongrie De grands changements s'étaient produits à Anvers depuis les poursuites dirigées contre le prophète et ses premiers partisans. En 1530 s'était déclaré aux rives de l'Escaut, un fléau appelé la peste bleue ou la suette anglaise, à cause du pays où il avait fait sa première apparition, et des taches d'un bleu d'ecchymose dont se couvrait la chair de ceux qu'il attaquait. Sitôt après l'apparition de ces plaques, les malades étaient saisis d'une transpiration abondante qui ne cessait que pour redoubler de violence. Ces suées ou suettes étaient suivies d'un état comateux que la mort terminait au bout de vingt-quatre heures. Cette épidémie emporta Arnold Van Liere, le les libertins d'anvers bourgmestre chez qui Durer avait été hébergé oi fastueusement quelques années auparavant et, pertes plus graves encore, Roger Van der vVeyden le Jeune ainsi que Quentin Massys, l'illustre peintre forgeron, doyen de la gilde de Saint-Luc. Plus de quatre cents personnes périrent en moins de trois jours. Les médecins succombaient, les uns à la maladie, les autres à la fatigue : il y en eut même qui se dérobèrent au devoir professionnel en prenant la fuite. Il ne restait de recours qu'au Ciel. Des prières publiques furent ordonnées : Marguerite d'Autriche réclama l'intercession de saint Michel, le vainqueur des fléaux et cles hérésies. Dès ce moment les partisans d'Eloi Pruystinck s'étaient multipliés, mais on ne les distinguait pas encore ouvertement cles réformés et des anabaptistes. Ces derniers, les plus turbulents et les plus subversifs, absorbaient presque exclusivement l'attention clu pouvoir. Marguerite d'Autriche,pressée par son impérialneveu, allait se décider à sévir avec plus de rigueur contre les dissidents. Le Magistrat promit au Ciel d'extirper l'hérésie s'il voulait bien aider les croyants à se débarrasser de la peste bleue. Loïet et ses amis, d'essence très prudente, se tinrent cois pour laisser passer l'orage. Sans la tolé- 292 LES LIBERTINS d'aNVERS rance de la gouvernante, il y a longtemps qu'on les eût traqués et exécutés. Ils ne perdraien rien à attendre ! Pour le quart d'heure les autorités se contentèrent de prières, de neuvaines,de pèlerinages, sans recourir encore à des proscriptions. Le jour de la Saint-Michel, une procession solennelle parcourut la ville, et au rapport d'Haraeus, le mal fut enrayé subitement comme par l'effet d'un miracle. Il allait falloir s'acquitter envers le Ciel et lui sacrifier les mécréants ! Mais l'année suivante, Marguerite d'Autriche abdiqua la régence pour la céder à sa nièce Marie, reine de Hongrie, sœur de Charles-Quint, en qui la vraie religion rencontrerait un soutien plus fanatique et le jeune empereur une auxiliaire plus docile de sa politique implacable et sanguinaire. Cette princesse,"qui gouverna les Pays-Bas jusqu'à l'abdication de son frère, devait faire regretter profondément la sage, la docte et tolérante Marguerite d'Autriche. Celle qu'Érasme appelle la « Veuve Chrétienne » était une virago au corps rude, à l'âme non moins dure. Comme Marie de Bourgogne, son aïeule, elle était passionnée d'exercices physiques, grande chasseresse devant le Seigneur, écuyère infatigable. Elle ressemblait à Charles-Quint, mais en laid, en plus masculin, pour ainsi dire, à telle enseigne qu'on l'eût souvent prise pour un homme déguisé en femme et cela malgré sa coquetterie et le soin qu'elle prenait de sa toilette. Le portrait d'elle qui figura en 1902 à l'Exposition des Primitifs à Bruges, et que l'on attribue à Van Orley, nous la montre en béguin blanc, en corsage noir serré jusque sous le menton, la chair pâle et maladive, les yeux extatiques ou plutôt égarés, affligée de ce monstrueux prognathisme défigurant tous les Habsbourg. La Veuve Chrétienne n'avait rien d'évangélique, et loin de pardonner les injures, elle recuisait sa vengeance et attendait patiemment l'heure des représailles. Aussi, à l'occasion, ses ennemis la payaient-ils de retour. L'historien Strada rapporte qu'ayant fait incendier par vandalisme le château de Folembray, domaine favori de Henri II, plus tard, quand les troupes françaises ravagèrent le Hainaut, le roi de France fit flamber le château de Binche, une des résidences de Marie, après quoi il grava cette inscription sur une des pierres des ruines: « Boyne folle, souviens-toi de Folembray ! » Marie devait encourager les arts, mais plutôt par tradition que par goût, pour complaire aux vœux de son entourage et afin de ne» point paraître plus profane que sa tante Marguerite. Au fond, elle détestait l'art et le beau, presque autant que la liberté. Elle demeurait insensible aux délices et aux raffinements de la vie et ne prenait plaisir qu'aux déduits meurtriers. Touc ce qui se montrait aimable et cultivé lui portait ombrage. Savants, humanistes, poètes, philosophes protégés par Marguerite, autant d'engeances suspectes à Marie. Elle ne connaissait, ne voulait connaître que la religion. Elle devait se faire détester radicalement dans les provinces de Belgique, mais elle exécrait encore plus les Belges qu'ils ne la haïssaient. Quelques semaines avant l'abdication de Charles-Quint et sa propre retraite, elle écrivait à son impérial frère : « Il m'était impossible de vivre parmi ces gens et pour rien au monde je ne consentirais à demeurer en fonctions. Je ne voudrais môme plus vivre ici en simple particulière, car il ne me serait pas possible d'y remplir convenablement mes devoirs vis-à-vis de mon Dieu et de mon Prince. » Dans la môme lettre faisant partie des papiers d'Etat du cardinal Granvelle, elle ajoute : « Et peut affirmer à Votre Majesté et prendre Dieu en témoin que les gouverner m'est tant abor-rible que j'aimeroy mieux gagner ma vie que de m'y mettre. » Elle était croyante jusqu'à la crédulité et religieuse jusqu'à la superstition. De toutes les villes des Pays-Bas, c'était peut-être Anvers qu'elle détestait le plus. Elle la considérait à juste titre comme un foyer per-manent d'hérésie. Tanchelin n'y avait-il pas tenu longtemps en échec les apôtres de la vraie religion ?Tout particulièrement dévote à saint Norbert, qui avait fini par l'emporter sur ce suppôt de Satan, la gouvernante descendait toujours à l'abbaye Saint-Michel, clans l'église cle laquelle étaient représentés les principaux épisodes delà vie cle l'apôtre. Si les fléaux ne cessaient de visiter Anvers, cette ville les devait à son dévergondage et surtout à son impiété. La suette anglaise, qui l'avait décimée la dernière année de la régence de Marguerite, était peut-être le suprême avertissement du Ciel, surtout qu'après l'éclatant miracle dû à saint Michel les autorités ajournaient le paiement cle la dette contractée envers le Très-Haut. Marie leur mettait l'épée dans les reins, et à supposer qu'elle eût besoin d'un prétexte pour affirmer son zèle apostolique et sévir avec une rigueur jusqu'alors inconnue clans ce pays tolérant et voluptueux, cette occasion lui fut fournie par un nouvel événement clans lequel elle ne manqua pas de voir un signe de l'impatience des créanciers célestes. L'église Notre-Dame, en partie reconstruite d'après des plans nouveaux, était à peu près achevée. On y travaillait depuis douze ans. Déjà le mur extérieur qui devait enclore le chœur ei. ses bas-côtés était arrivé à hauteur de la grande nef actuelle ; une forêt de piliers s'élevait jusqu'à la naissance des voûtes, quand la nuit du 6 octobre 1533 un incendie détruisit tous les travaux en cours et menaça même la basilique d'une ruine complète. Quand l'alarme fut donnée par le tocsin des autres paroisses, l'édifice flambait comme si le feu y avait été mis des quatre côtés à la fois. On se serait cru devant un volcan. Les soliveaux, les poutres, les toitures étaient déjà entièrement brûlés; le plomb fondu ruisselait des gouttières et les monstres des gargouilles crachant cette lave semblaient animés d'on ne sait quelle vie diabolique de nature à frapper les imaginations, à commencer par celle cle la gouvernante, à qui l'on fit un rapport détaillé du sinistre. Marie avait cru reconnaître clans cette catastrophe, à défaut du souffle occulte cle l'enfer, du moins la main cle ses serviteurs, les hérétiques, anabaptistes, luthériens, calvinistes et autres réprouvés. Plus tard, seulement, son attention devait être attirée sur le Couvreur et ses Libertins. Telle avait été la violence de l'incendie que l'on désespéra cle préserver quoi que ce fût de l'Église. La plupart des autels étaient réduits en cendres ; les boiseries du portail provisoire ayant pris feu, déjà les flammes montaient en épaisses volutes vers la tour inaugurée une quinzaine d'années auparavant par ce bal aérien auquel avaient pris part Éloi Pruystinck et sa Dillette. Cette flèche glorieuse, érigée à tant de frais et cle peine, se verrait-elledéjàcondamnée? Les traverses et les contreforts allaient flamber quand arriva le bourgmestre même,le sire Lan-celot d'Ursel, qui se montra digne de son prénom de paladin. Il entreprit d'éteindre l'incendie en faisant appel au courage et à la bonne volonté des Anversois. La tâche était critique et semblait même impossible. La multitude, frappée de stupeur, avait déjà perdu tout espoir de conserver l'église, racontent Mertens et Torfs dans leur Histoire de la ville d'Anvers. Le noble d'Ursel ne se laisse cependant pas décourager; il se hâte de rétablir l'ordre et de diriger les moyens de secours. Ses paroles, mais avant tout son exemple et son dévouement,retrempent tous les zèles. Trois cents hommes intrépides sont là. Parmi eux se trouve Éloi Pruystinck, dont le cœur saigne en voyant cette merveille, à laquelle il avait collaboré, menacée de destruction totale. Aussi, avec deux ou trois camarades de sa 17. secte, il se joint à l'équipe des héros stimulés et aiguillonnés par la voix du bourgmestre. Dressant une échelle vivante et faisant ensuite la chaîne,ils versent l'eau à pleins baquets et maîtrisent peu à peu la tourmente des flammes. Enfin, grâce au zèle,au sang-froid,à l'habile direction dusired'Ursel,mais grâce aussi àl'héroïsme, aux efforts surhumains de Loïet et de ses Loïstes qui pensèrent cent fois rester dans la fournaise, au point du jour on était maître du feu. Nous nous plaisons à attribuer au Couvreur et à ses amis, non seulement le sauvetage de la célèbre Pieta de Quintin Massys, mais aussi celui de la relique du saint Prépuce, qu'en dignes enfants de Sémini ils conservèrent à la vénération des fidèles. Le petit Couvreur, barbouillé de suie et de fumée, devait être méconnaissable,quand il regagna l'étuve la plus proche pour s'y baigner et s'y restaurer en compagnie de ses Loïstes. Puis il dormit du lourd sommeil des héros. Cette fois il avait dompté le feu, mais celui-ci prendrait une atroce revanche sur son vainqueur : le bûcher de Gislain Géry l'attendait. Eteint et mal trisé, l'incendie avait terriblement éprouvé la somptueuse église. La tour d'Appel-mans avait été épargnée , mais, carbonisée, la toiture de la nef s'était écroulée sur le pavé, sous un monceau de cendres. Cinquante-sept autels ne représentaient plus que des masses calcinées. Plusieurs piliers, fendus de bas en haut attestaient la fureur des flammes. Le zèle des fabriciens et des habitants en général se trouva à hauteur de la catastrophe. A forced'au-mônes et cle dons, dès l'année suivante la coupole était reconstruite. Confréries, gildes, serments, corporations de tout genre rivalisèrent de ferveur et de luxe pour relever leurs autels respectifs. Il ne nous étonnerait pas que le Couvreur se fût remis à son ancien métier pour aider à réparer la toiture de l'édifice. De cette façon aussi il se serait assuré une manière d'alibi, de plus en plus efficace en ce moment où l'indignation publique réclamait à cor et à cris le châtiment des auteurs de cette calamité. La cause en était attribuée à la malveillance des hérétiques ou des impies. Ce soir on avait vu rôder des mendiants, des vagabonds, des êtres louches et déguenillés dans le cimetière où s'étend aujourd'hui la Place Verte. La reine douairière de Hongrie n'en demandait pas plus pour être persuadée que cette nouvelle catastrophe fût l'œuvre de ces pauvres hères. Il y eut une recrudescence de persécutions. Loin de réclamer une atténuation des rigueurs pénales, la Veuve Chrétienne engageait son frère à s'enfoncer de plus en plus dans la voie des supplices. Cette même année 1533, elle écrivit à Charles-Quint que, dans son opinion, « tous hérétiques, qu'ils fussent ou non repentants, devaient être poursuivis avec une sévérité suffisante pour que leur erreur fût d'un coup extirpée, et sans autre considération que celle de ne pas entièrement dépeupler les provinces ». O douceur féminine! En 1535, elle fit publier à Bruxelles un nouvel édit impérial qui condamnait à mort tous les hérétiques. En cas de repentir les hommes seraient exécutés par le glaive, les femmes enterrées vives. Quant aux obstinés des deux sexes, l'édit les livrait au bûcher. Le 23 février 1535, un anabaptiste originaire de Cologne fut décapité sur la Grand'Place d'Anvers, son cadavre brûlé, sa tête exposée au bout d'une pique. Le h mars de la même année, un armurier et un maçon subirent le même supplice. La même année encore, la veille du dimanche des Rameaux, quatre femmes furent nouées dans des sacs et précipitées à l'Escaut du haut du Werf, la jetée ou promontoire qui s'avançait dans le fleuve. Bientôt les anabaptistes devinrent si nombreux que, poussés à bout, exaspérés par les persécutions, ils menacèrent de se rendre maîtres d'Anvers comme leurs coreligionnaires de Hollande et d'Allemagne s'étaient emparés de Munster. Le 11 mai, ils tentèrent un coup de main pour conquérir l'hôtel de A'ille. Mais les bourgeois et les gildes coururent aux armes, dispersèrent les factieux et en retinrent soixante-dix, qu'ils livrèrent à la justice. « Leur sentence fut bientôt prête, dit Eugène Gens. Elle était atroce. A ceux que l'on considérait comme les chefs, on arracha, vivant, le cœur de la poitrine. Les autres furent brûlés vifs, pendus, décapités ou noyés dans l'Escaut. » Un mois après (2h juin 1535), Munster, la nouvelle Sion, fut repris par les impériaux, et les massacres, puis les supplices mirent fin à la royauté de Jean de Leyde, le nouveau Messie, et au pouvoir temporel des Anabaptistes. La terreur les réduisit à l'impuissance, mais ne les fit point disparaître pour cela. Le 19 mai 1537, quatre anabaptistes furent encore brûlés sur le Grand Marché à Anvers, entre autres un étainier qui avait laissé mourir son enfant sans baptême. Le 26 du même mois, on en brûla deux autres, dont l'un était un ancien dominicain qui s'arrogeait le titre cl'évêque. Ces violences n'eurent d'autre résultat que cle forcer les anabaptistes à se cacher. Le nombre de ceux qui s'étaient fait administrer en secret le second baptême était trop considérable pour qu'on pût sévir contre tous. Les événements politiques détournèrent quelque peu l'attention de Marie de ces anabaptistes et autres ennemis de la vraie religion. Il importait cle faire face à un fléau plus immédiat. Une nouvelle guerre avait éclaté entre Charles-Quint et François Ier. Le duc Guillaume de Gueldre, prenant parti pour le roi de France, lâcha sur la Belgique le fameux Martin Van Ros-sem. « En juin 1542, le Condottiere envahit la Campine, où il exerça ses plus affreux ravages contre les fermes, les couvents et les châteaux, amenant prisonniers les notables dont il espérait tirer rançon et achevant de détruire, par l'incendie, les villages complètement saccagés. Oirschot, Hilvarenbeek, Baerle, Hoogstraeten avaient été livrés aux flammes. Le maréchal de Gueldre (c'est le titre que lui avait donné le duc) pénétrait dans le pays de Byen et marchait sur Anvers, dont il avait promis le pillage à ses soldats. Ces nouvelles produisirent à Anvers une grande agitation. On y connaissait les princes cle Gueldre cle vieille date. En 1511, notamment, le duc Charles avait arrêté et lourdement rançonné plusieurs marchands qui se rendaient à la foire de Francfort. Les démar- ehes des magistrats pour obtenir réparation étaient demeurées vaines. Quant à Van Rossem, c'était de tout point un adversaire redoutable. A une bravoure incontestée il joignait un esprit délié, capable de toutes les ruses. Avide, :ruelet licencieux, aucun scrupule ne l'arrêtait. 1 estimait que tout mal fait à l'ennemi était de bonne guerre, et que la guerre doit nourrir ceux qui la font. « La ville était forte et bien munie, les troupes dont elle disposait étaient de beaucoup supérieures à celles de Van Rossem, mais une surprise ou une trahison pouvaient introduire l'ennemi dans la place •: il fallait empêcher l'une et prévenir l'autre. De promptes et énergiques mesures furent prises en conséquence. « Il y avait à Anvers beaucoup de Gueldrois, qu'y avaient attirés le commerce et la facilité avec laquelle on y gagnait sa vie. Il y avait surtout une multitude d'ouvriers que la misère avait chassés de leur pays. A l'approche de Van Rossem, ils commencèrent à s'agiter. A tort ou à raison, on les crut capables de nouer avec lui des intelligences pour lui livrer la ville. Par une défiance peut-être excessive, le Magistrat rendit une ordonnance, datée du 19 juin, qui enjoignait à tous les étrangers, et particulièrement à ceux qui étaient nés dans les duchés de Juliers, de Clèveset de Gueldre de venir prêter serment de fidélité entre les mains de l'échevin. Ceux mêmes qui avaient obtenu le droit de bourgeoisie étaient tenus de renouveler leur serinent. 11 leur fut interdit de quitter leurs demeures en temps d'émeute ou d'incendie, et de sortir en aucun temps avant six heures du matin et après six heures du soir. Ceux qui n'observeraient pas ces dispositions seraient considérés comme traîtres (1). » Ces vexations blessèrent vivement ceux qui en étaient l'objet. Plus d'un millier s'en allèrent, en promettant de revenir, et s'en furent grossir les bandes du Condottière, déjà fortes d'environ seize mille hommes. Cependant le Magistrat mettait la ville en état de soutenir un siège. L'écoutète Guillaume Van de Werve, les bourgmestres Nicolas de Ster-mere et Lancelot d'Ursel, celui-là même qui avait payé cle sa personne lors cle l'incendie cle Notre-Dame, se concertaient pour organiser la défense. Le commandement des forces militaires fut remis à l'échevin Corneille Van Spangen. Le peintre Henri Leys a représenté cet épisode dans une de ses fresques cle l'Hôtel de Ville d'Anvers. La scène se passe sur le Grandit) Eugène Gens, Histoire de la ville d'Anvers, pp. 323 et suivantes. Marché, devant le palais municipal. Au bas du perron, le bourgmestre, en robe, et paré des indignes de sa dignité, harangue messire Van Spangen. Celui-ci, un homme jeune et vigoureux, à la physionomie virile et avenante, se campe crânement, la jambe droite un peu en avant, le bras droit le long du corps, la main gauche à la hanche. L'attitude est élégante, martiale, sans forfanterie ; la personne du jeune chef respire un courage tranquille, la fermeté et la droiture d'une belle conscience confiante dans sa bonne cause. Derrière, un page, une charmante figure d'adolescent, tient son bouclier. Les milices civiques, armées de lances et de targettes, se pressent en rangs serrés sur la place, autour du groupe principal. Dans le nombre se remarquent de rudes et énergiques types populaires, dont Leys racola sans doute les modèles dans la population maritime et ouvrière de sa chère ville d'Anvers. Les antiques maisons de la place primitive et un coin du palais communal 'ménagent un cadre sévère et pittoresque à cette scène impressionnante traitée dans un style superbe, avec une rare puissance d'évocation. C'est bien ainsi que dut se passer la chose. La famille à laquelle appartenait le jeune général cles forces urbaines était une des plus an- ciennes. Son écusson représente une bande d'azur horizontale sur champ d'or. Leur domaine occupa longtemps de vastes terrains que l'on déblaya pour ouvrir cette place du Vendredi, au fond de laquelle s'élève encore ce magnifique hôtel Plantin-Moretus, converti en un musée unique au monde. Ce n'est qu'en 15/i7 que le steen féodal et ses dépendances passèrent de lafamille des Reyniers -à celle des Van Spangen. Et ce fut l'échevin Corneille, seigneur de Spangen et de Terlist, qui devait en faire l'acquisition. Au dire des chroniqueurs, ce défenseur d'Anvers fut un cles hommes les plus distingués cle son époque. De 1536 à 15/i7 on lui confia à quatre reprises les fonctions du premier bourgmestre. En cette année 15/i2, chargé de protéger la ville contre le condottiere, Van Spangen, d'accord avec le conseil, ordonna que les bourgeois cles douze quartiers se rendraient en armes, sous la conduite cle leurs quartiniers, à la partie des remparts qui leur serait désignée. Parmi les chefs de ces milices, l'historien Papebro-chius nous cite deux gentilshommes de cette famille Van Berchem, dont deux membres influents s'étaient affiliés aux Libertins du Couvreur. Van Spangen, ses officiers et ses hommes se multiplièrent. Les terrassiers ou gastadours élevèrent des retranchements à tous les abords de la ville, et pour rendre les remparts accessibles de l'intérieur, les habitants sacrifièrent les jardins qu'ils avaient tracés à leur pied. Dans leur zèle les femmes mêmes travaillaient aux retranchements. Les habitants fabriquèrent des armes, coulèrent des balles et fondirent même des canons. D'après Papebrochius on coula dans une prison des canons de fer etde bronze de vingt-deux pieds de long. Van Spangen avait aussi donné l'ordre d'inonder toutes les terres basses des environs, mais sur les représentations des intéressés qui invoquaient le dommage excessif causé par la destruction des récoltes sur pied, il ajourna l'exécution de cette mesure extrême. Bien plus tard, Marnix de Sainte-Aldegonde aussi, ayant à défendre la ville assiégée par Farnèse, ne put obtenir du patriotisme des vachers et bouchers le sacrifice de leurs pâturages et de leur bétail à la sécurité publique. Les étrangers dont la fortune n'était pas moins menacée que celle des négociants indigènes s'étaient empressés de collaborer à la défense commune. Ainsi les Espagnols fournirent un contingent de mercenaires; les Italiens en équipèrent plus de trois cents à leurs frais. Parmi les Italiens se distinguèrent surtout deux opulentes familles cle banquiers, les Salviati, don. la belle Cassandre a rendu le nom cher à tories admirateurs de Ronsard, devenus acquéreurs du magnifique hôtel d'Arnold van Liere, le bourgmestre défunt, et les Aflaitadi, ces autres patriciens florentins établis sur les rives de l'Escaut dès l'année 1498. A l'œuvre du salut commun s'associèrent aussi le facteur ou le consul du roi de Portugal, les Fugger et les Welser, de la « nation » allemande. A ce que nous apprennent Mertens et Torfs, chaque nation avait son capitaine, ses cent dix hommes armés, ses bannières et ses tambours. Il régnait entre elles une véritable émulation d'ardeur belliqueuse. « Non contents de tous ces préparatifs, le Magistrat fit lever à Bréda une troupe de cinq cents cavaliers et de trois mille fantassins, qui devaient venir fortifier la garnison d'Anvers sous le commandement du burgrave Regnier de Châlons, prince d'Orange. Le prince eul bientôt rassemblé ses hommes, mais quand il fallut les conduire à Anvers, il rencontra sur son chemin la horde de Martin Van Rossem qui, en apprenant son départ de Bréda, avait quitté Hoogs-traeten et était venue se poster à Brasschaet, c'est-à-dire plus près de la ville. Les lanciers brabançons avaient pour capitaine Lubbert Turck. Celui-ci attaqua brusquement la cavalerie guel-droise et la mit en déroute. Mais lorsque le prince d'Orange déboucha à la tète de ses fantassins, il fut tout à coup enveloppé par les Gueldrois embusqués derrière les haies et les taillis. Il parvint à grand'peine à se frayer un chemin à travers les ennemis avec un millier de soldats et grâce à l'appui de ses lanciers. Le reste de ses hommes fut tué au fait prisonnier. Le prince d'Orange arriva le même jour à Anvers, vers sept heures du soir, avec les débris de sa troupe et y fut accueilli aussi chaleureusement que s'il l'eût amenée entière. Le brave capitaine Turck, que l'on avait cru perdu, entra bientôt avec ce qui restait de ses lanciers. « Van Rossem fit alors un mouvement en avant. Le 24 juillet, il vint prendre position à Dambrugge, sur une ligne qui s'étendait du Dam à Borgerhout; du haut des remparts, les Anversois pouvaient voir flotter la bannière de Gueldre sur la tour du château de Vordenstein, près de Merxem, où il avait établi son quartier général. « Dès lors, on s'observa des deux côtés avec une vigilance extrême : les Anversois craignant une attaque de Van Rossem, ceux de Gueldre redoutant une sortie des Anversois. De part et d'autre, cependant, on se bornait à se tenir su la défensive (1). » Payant d'audace le condottiere s'avisa de de-pêclier à Anvers un parlementaire pour somme ceux qui tenaient la place de la livrer aux roi de France et de Danemark, ce dernier s'étant mis du côté de François Ier. Ce héraut fut mené devant le prince d'Orange, qui le chargea de répondre à son maître qu'Anvers ne reconnaissait pour souverain que le seul empereur. — Il y a longtemps que votre empereur a été mangé par les poissons ! riposta effrontément le soudard, voulant insinuer par là que dans son expédition contre les pirates d'Alger la flotte de Charles avait coulé à fond. Regnier de Châlons ne crut môme pas devoir relever ce mensonge. — Dites à celui qui vous emploie,fit-il, que je rie le regarde pas comme le représentant de deux nobles monarques, mais comme le chef d'une bande de malandrins. Et, pour vous, l'ami, vous ferez bien de partir sur l'heure et de ne plus remettre les pieds à Anvers, si vous ne voulez être pendu à la plus haute branche de l'arbre le plus proche! Après quoi on le renvoya. Cependant, si on ne crut point devoir recourir (1. Eugène Gens, voir l'ouvrage précité, p. 326. au moyen de défense désespéré préconisé d'abord par Van Spangen, et qui consistait à submerger tous les polders environnants, on 'arrêta à des mesures à peine moins extrêmes,. an vouant aux flammes quantité de maisons et de dépendances situées hors des portes, constructions dans lesquelles l'ennemi aurait pu se retrancher, établir des batteries à portée des remparts, ou capables, tout au moins, de lui servir de points stratégiques. Un couvent de Yictorines, un autre de Chartreuses, un autre encore de Béguines avec son église, furent brûlés et rasés jusqu'à leurs fondations. Ces incendies ordonnés par Van Spangen, d'accord avec ses collègues du Magistrat, s'allumèrent en dépit des protestations des moines et cles religieuses. Le salut public l'exigeait. Mais par la suite la gouvernante considéra ces mesures de préservation générale comme autant de sacrilèges qu'elle ne pardonna jamais à la population d'Anvers. Ah ! c'étaient bien là les descendants de Tanchelin et sans doute s'étaient-ils réjouis de tenir un prétexte pour faire flamber tous les cloîtres ! Usant de représailles, elle eût voulu leur faire expier le sacrifice de ces pourpris consacrés en ne faisant qu'un seul feu de joie de l'ensemble des monuments civils et des entrepôts de cette ville iin- LES LIBERTINS D ANVERS pie ! Son vœu ne s'accomplit que trop largement par la suite. En attendant, ne pouvant s'en prendre au Magistrat, elle se rabattrait sur les parpaillots... Un renfort de douze cents Flamands était encore arrivé à Anvers, du pays de Waes, par l'Escaut. On les avait armés de piques comme les milices urbaines. La ville s'était donc mise en mesure de faire une chaude réception à l'envahisseur. Mais il se trouva que cette fois du moins, le condottiere fut au-dessous de sa réputation. Dans tous les cas, l'aventure d'Anvers prouverait qu'il ne se faisait aucune idée de l'art d'assiéger une place, car, comme le constate Gens, il ne tenta môme pas de l'enfermer dans une ligne de circonvallations ni d'ouvrir des tranchées. Comptant peut-être sur une surprise ou sur une trahison, il avait même négligé de se munir du matériel nécessaire à un siège en règle. Les opérations se bornèrent donc de part et d'autre à quelques canonnades tapageuses, mais plutôt inoffensives. Et les assiégeants ne songèrent pas plus à donner l'assaut que les assiégés à tenter la moindre sortie. Ayant compris qu'il n'avait aucune chance d'emporter la place, Van Rossem se résigna à lever le camp. Le 27 juillet au matin, il donna LES LIBERTINS D ANVERS le signal du départ, mais il devait un dédommagement à ses mercenaires appâtés d'un copieux butin. La banlieue paya la rançon de la ville. Toutes les maisons, tous les châteaux, les moulins, les fabriques, même les hôpitaux situés à la ronde furent livrés au pillage, puis aux flammes. Et de nouveau les plus éprouvés furent les monastères. Ceux que Van Spangen n'avait pas cru devoir raser le furent par Van Rossem. Il n'épargna que le château de Vordenstein à Merxem par reconnaissance pour le bon vin qu'il y avait sablé ! Buvant sans doute le coup de l'étrier, du sommet de la tour de ce manoir, il vit se dérouler à ses pieds, autour de la ville, une vaste conflagration; mais moins artiste que Néron il n'en apprécia pas toute la poétique horreur ! Quant aux Anversois, quelque- affligeant que le spectacle de cet embrasement fût pour eux, leur affliction était compensée par la joie que leur causait le départ de cette soldatesque. Ils respiraient enfin. Malgré leurs précautions et leur vigilance, ils avaient passé plusieurs jours dans des transes, craignant surtout que le Gueldrois fût parvenu à entretenir des intelligences dans la place. Aussi, sous l'empire, faut-il croire, de leurs angoisses, ils LES LIBERTINS D ANVERS terrorisèrent les malintentionnés el deux mal heureux, plutôt soupçonnés que convaincus d'avoir voulu livrer la ville à la faveur d'un incendie qu'ils auraient allumé, furent pendus le-lendemain à un gibet dressé sur la Grand'PIace et ensuite écartelés. En somme les dommages subis par la ville d'Anvers se chiffraient surtout en pertes matérielles. Dans leur affolement, les habitants avaient utilisé, pour la réfection de leurs remparts, les pierres déjà taillées destinées à l'édification d'un nouvel hôtel de ville. Si Anvers se consola assez rapidement cle ces épreuves, Marie cle Hongrie recuisait plutôt sa rage. Des raisons personnelles venaient s'ajouter à la fureur cle la dévote. Grande chasseresse devant l'Eternel, comme son aïeule Marie cle Bourgogne, elle possédait cle nombreux pavillons cynégétiques en Gampine. Or, Van Ros-sem les avait saccagés de fond en comble avec leurs équipages, chenils, fauconneries, faisanderies et louveteries. Un instant,le soudard avait même menacé Turnhout, la résidence favorite de la gouvernante. Celle-ci ne manqua pas d'attribuer ce concours de calamités au courroux céleste. Les signes cle celui-ci se multipliaient vraiment de façon alarmante. Les hérétiques de tout genre qui provignaient à Anvers paieraient pour Van Rossem et sa horde. Comme le constate l'historien Gens, clans le pressant danger que les Anversois avaient couru, leur jeune souverain, trop occupé à combattre les forbans d'Alger, ne leur avait envoyé aucun secours. La reine de Hongrie, aussi, les avait abandonnés à leurs propres ressources et elle avait attendu, de Bruxelles, la tournure que prendraient les événements. Malgré son fanatisme bigot, elle n'avait même pas trouvé moyen de protéger ses chers couvents contre les incendies. Quand l'ennemi se fut enfin retiré, le mois suivant, en août, la gouvernante se rendit à Anvers et y assista à la procession de l'Assomption. Pour bien voir défiler le célèbre cortège, la princesse était descendue chez un opulent Florentin, nommé Julien Dozzi, qui demeurait rue des Tanneurs. A cette occasion, Dozzi invita aussi la princesse à son château de Hobo-ken, où il lui fit servir un banquet dépassant tout ce qu'on pouvait rêver, en splendeur et en magnificence. Ainsi, à ce que nous rapportent les chroniqueurs, les écailles cles huîtres étaient dorées, les bords des plats ornés de pierreries et dans l'âtre flambait un feu de cèdre et de bois de cannelle que l'amphytrion lui-même < ■ HSÏiSSi avait pris soin d'allumer avec..... une reconnaissance de plusieurs millions souscrits par Charles-Quint à son profit. Et ce banquier prodigue aurait encore ennobli ce geste rare en disant galamment à son auguste convive que l'honneur de la recevoir à sa table le payait amplement de la dette contractée par son frère. Durant le repas, l'entretien roula sans doute sur les derniers événements et aussi sur les progrès inquiétants d'une hérésie nouvelle, celle de Loïet le Couvreur. L'indignation de la gouvernante fut portée à son comble en apprenant par Dozzi que le Libertin prêchait sa doctrine au grand jour et qu'il recrutait des partisans aussi bien parmi les riches que dans la populace, chez les Anversois que chez les étrangers. Des facteurs italiens avaient embrassé la foi nouvelle. Le jour même, la procession de Notre-Dame avait croisé un cortège de Libertins et celui-ci, approuvé dans son irrévérence par une foule goguenarde, ne s'était rangé que de mauvaise grâce pour céder le passage au Saint-Sacrement. Marie passa une nuit agitée au Prinsenhof, mais le lendemain elle fit longuement ses dévotions dans l'église de l'abbaye, devant l'autel et les reliques de saint Norbert,l'exterminateur de l'hérésie de Tanchelin. Elle implora le secours de l'apôtre dans la croisade qu'elle allait entreprendre contre Loïet, ce nouveau Tanchelin, non moins infâme et sacrilège que le premier. Elle s'arrêta ensuite, pensive, devant les tableaux où Bernard Van Orley avait représenté quelques épisodes de la vie du saint .fondateur de l'abbaye. Le peintre venait de mourir de sa belle mort. De même que son confrère Van Conincxloo, il avait été impliqué autrefois dans une affaire d'hérésie et il n'avait échappé au bûcher, que grâce à la modération, à la tolérance de Marguerite d'Autriche. Marie de Hongrie lui avait cependant continué la faveur de sa tante. Dans ses présentes dispositions d'esprit, il lui venait des scrupules de conscience et presque des remords au sujet de sa longanimité à l'égard de cet artiste dont l'orthodoxie était toul au moins suspecte. Elle en arrivait même à regretter de l'avoir gardé à son service. Ne songea-t-elle point à le faire déterrer pour brûler ses ossements eL les jeter aux quatre coins du ciel? Au fond, ce devait être un hérétique,pensait-elle, en scrutant minutieusement ses tableaux, car sinon il n'aurait point représenté l'imposteur sous des traits aussi aimables! Ailleurs Van Orley s'était peint lui-même sous la figure d'un jeune homme assistant à une con- férence entre le saint et l'hérésiarque, et ii avait mis clans la physionomie cle ce troisième personnage une expression de cloute et d'hésitation. Etait-ce que le saint ne l'eût point convaincu? Yan Orley ne croyait-il pas plutôt à la parole du faux prophète? La sœur cle Charles-Quint multiplia ses oraisons ce matin-là clans l'église abbatiale. Elle évoquait l'image de Loïet le Couvreur à côté de son trop fameux ancêtre et elle promettait à saint Norbert et à saint Michel cle faire périr tous les Libertins et au besoin toute la population d'Anvers indulgente aux dévergondages de ces païens... le loisme La popularité de Loïet le Couvreur avait grandi cle jour en jour. Les humbles du quartier Saint-André, son berceau,le reconnaissaient depuis longtemps pour un prophète. Quand il sortait, la foule se prosternait sur son passage et lui faisait une escorte comme à un nouveau Tanchelin. Sa bonne mine, sa voix musicale,sa parole fleurie lui valaient d'innombrables prosélytes.De beaux enfants lui servaient de pages, les fillettes jonchaient de fleurs la voie que foulaient ses pieds, ses licteurs étaient recrutés parmi les portefaix, les «Kraankinders, » les porteurs de tourbe, les abatteurs et les bateliers les plus décoratifs. S'il rencontrait un adolescent extatique, aux LES LIBERTINS D ANVERS yeux de caresse et aux lèvres de dévotion, au milieu d'une bande de marmousets vulgaires, à la conjuration de son regard, l'élu quittait aussitôt les autres apprentis pour le suivre et ne plus retourner ni à l'atelier ni même au foyer paternel. L'hérésiarque ne tarda pas à enrôler des héritiers de familles patriciennes et s'appliqua à nouer des liens d'amitié fraternelle entre des va-nu-pieds et des gentilshommes, entre des ri-bauds et des clercs. D'opulents facteurs ou directeurs de factoreries de comploirs étrangers, Lombards, Florentins, Hanséates, s'empressaient d'adopter sa règle et de répudier ce que leur avaient enseigné leurs prêtres ou leurs dominés. A ce que dit Van Meteren dans son Histoire des Pays-Bas, ces riches adeptes du Loïsme menaient entre eux une vie joyeuse, toute épicurienne, estimant avoir retrouvé la véritable philosophie, assuré le repos de la conscience et s'être affranchi le cœur de tout souci, de toute contrainte morale (1). D'autre part les maximes que proclamait Pruystinck lui ralliaient fatalement la soi-disant lie de la population, tout le frai, tout le nourrain de l'engeance maritime, tout ce monde am- (1) Voir aussi dans le livre de M. Frederichs la déposition de Juriaen Kerel aux magistrats de Deventet. phibie des barques et des bouges de l'Escaut, pillards d'épaves, garçons d'étuves, naufrageurs urtifs et prolifiques comme les anguilles, classes subtiles, impressionnables et impulsives entre toutes. Les disciples lui arrivaient de la campagne aussi bien que de la ville. Il recruta des haleurs de Sempst et de Petit-Willebroeck, de ce bourg appelé la Petite Turquie à cause des mœurs farouches de ses habitants. lien arriva de Thisselt, sur le canal de Bruxelles à l'Escaut : on les surnommait corbeaux parce qu'un jour ils déterrèrent dans un village voisin un cadavre qu'ils voulaient voir inhumé dans leur propre cimetière. Sans jamais avoir su lire, ce diable de Couvreur était si intelligent et possédait une telle mémoire qu'il retenait et récitait par cœur ce qui avait été lu une seule fois à haute voix devant lui. Il composait de petits traités fleuris comme des poèmes ; il les dictait à Dominique d'Uccle, un de ses partisans, qui les imprimait pour les besoins delà cause. Les pièces du pro-c;s cles Loïstes présentent même ce Dominique d'Uccle comme P« escripvain cle tous les livres» traitant de leur religion. Il aurait en quelque sorte été l'évangéliste de l'évangile nouveau. Le verbe de Loïet était de plus en plus doux et flatteur; ses discours ressemblaient à . cle LES LIBERTINS D ANVERS mélodieuse musique. Ils faisaient des bouquets parfumés, à des brises caressantes, au miel, à l'encens, aux baisers, mais aussi aux caresses viriles et un peu âpres du large. Ces propos racontaient les plaisirs des jeux sexuels, mais s'ils étaient propres à entretenir le goût de la vénusté corporelle, ils exaltaient aussi la bonté de l'âme, la charité, la première des beautés morales. Quand Marie de Hongrie, à la suite de l in cendie de Notre-Dame, édicta des peines draconiennes contre les vagabonds el les mendiants, Eloi Pruystinck leur ouvrit son église. Il les accueillait presque de préférence aux riches et les réunissait avec ceux-ci dans les tavernes et les étuves aux bords de l'Escaut, ou bien il les entraînait confondus en un étroit coude-à-coude dans ces excursions champêtres qu'il chérissait au moins autant que les aimèrent le Christ et saint François d'Assise. Eloi'avait inventé des rites bizarres mais touchants. Au cours de la cérémonie d'initiation, il appariait le gentilhomme et le gueux, substituant les haillons de l'un aux précieuses nippes de l'autre. Les nobles troquaient leurs noms historiques contre les sobriquets des enfants trouvés. Des unions fraternelles se consommaient. Ainsi, trois jeunes gens des illustres maisons Van Bercliem et Van Liere auraient donné lac colade à d'obscurs coureurs de grèves et ramas-seurs de moules. — Toi, messire Corneille Van Liere, seigneur de Bercliem, prends-tu pour frère Pol le Tors que voici ? — Oui, de tout mon être terrestre et pour toute la vie. — Et toi, Pol, accordes-tu désormais ton dévouement et ta ferveur entière à ce genlilliornme? — De mon plein gré et totalement. — Échangez alors le baiser qui vous unit et vous confond. Pour ses propres vêtements, Pruystinck avait gardé la coupe dégagée et gaillarde de son costume de maçon : il en préservait même les nuances et il en entretenait la patine et les cassures, mais l'étoffe en était aussi précieuse que celle cles habits cle l'empereur. C'étaient des velours et des brocards mordorés, superbes comme les feuillages d'automne, et la maturité très avancée de la défroque des turlupins. Et clans ces étoffes somptueuses, cles déchirures savantes, des rapiéçages ostensibles simulaient l'usure, la trace des accidents, les cicatrices et les stigmates copiés sur les sayons et les braies des va-nu-pieds. Des traînées cle rubis jouaient les éclabous-sures de sang, des rangées cle perles fines et des irisations d'opales imitaient ces coulées de fiel dont poissonniers et pêcheurs visquent leurs blouses en manipulant la marée et les anguilles. Tel de ses costumes de parade était calqué, mais avec des draps d'or et des pierreries, sur d'authentiques guenilles. C'était sa façon de tourner en dérision le luxe et la richesse égoïstes. Une pensée profonde, disons sublime, se cachait sous cette pratique biscornue. Aujourd'hui Loïet portait de vrais haillons et le lendemain il endossait leur reproduction en matières plus coûteuses que celles du manteau impérial. Un jour le. prophète était réellement maculé de sang, de boue, d'écume et de bave ; le lendemain cette friperie sordide ne représentait qu'un trompe-l'œil et ces prétendues guenilles eussent payé un trône. C'était son disciple, Christophe Hérault, le bijoutier parisien poursuivi, puis relâché, comme nous l'avons vu, qui lui confectionnait ces tuniques insolentes et insoliles, dont la fantaisie pa-roxyste eût fait crever de dépit les plus extravagants bragards. Aussi ce chapitre de la légende de Loïet le Couvreur éclipse-t-il dans l'imagination populaire anversoise les plus éblouissantes visions des Mille et une Nuits. Les frais de ce luxe étaient supportés par les Libertins riches. En entrant dans la confrérie, tous ces opulents facteurs qui, d'après les historiens, se seraient affiliés au Loïsme, versaient sans doute leur fortune entre les mains du prophète. Si du décor ou du culte loïstes nous passons à l'esprit de la doctrine, il résulte des documents compulsés par M. Frederichs que Pruystinck prêchait l'amour libre, la polygamie, la polyandrie, les rapprochements sexuels sans entraves, ce qu'il appelait l'affranchissement complet des âmes et du corps. Ni pénitences, ni jeunes, ni mortifications. A chacun de réaliser de son mieux son paradis sur la terre, sous la seule réserve de ne pas empiéter sur la liberté du prochain. De quel droit avilirions-nous le corps humain, ce vase merveilleux dans lequel le Créateur a logé son esprit? Loïet prêchait encore que l'être entier, impérissable, retourne à la nature, au grand Tout, que les religions bibliques appellent Dieu et dont émane chaque créature. La mort nous replonge dans l'éternel creuset d'où sortent toutes les formes et toutes les pensées. Une seule chose importe : vivre avec gratitude, avec ardeur, mais avec lucidité, se réjouir en la plus extrême bonté de la beauté et de l'excellence v,- vifi: j.j -f : : . ; . ... rj;f 1 326 les libertins d ANVERS Kf' • mm f " : ' . i f» f'î M ii'iiî-fj l) fe. - ' V.1^ i te ip -1 de la Création ; jouir de la chair et des fleurs, des livres et des fruits, de l'art et de la lumière, de l'esprit et du soleil, de Tout!... Ainsi prêchait Loïet le Couvreur. Religion de volupté? Oui, certes, mais d'autant plus belle. La Volupté n'est-elle pas l'amour intelligent, l'enfant de l'Amour et de Psyché, la rencontre sublime et ineffable de la Chair et de l'Ame, la fille de cette union merveilleusement chantée et célébrée par tant de poètes, de peintres., de musiciens, depuis les Mystères orphiques, les Fables milésiennes et Apulée jusqu'à Prud'hon et César Franck en passant par le Corrège et le divin Raphaël? Hélas, depuis l'Age d'Or, et sauf à de rares retours au paradis perdu, Psyché, si noble et si intelligente dans la Fable, devint pédante, bégueule, salace et hypocrite et se comporta à la fin en marâtre à l'égard de sa délicieuse enfant, ce qui fait s'écrier Henri Heine : « Pénitence de près de deux mille ans ! Est-ce pour avoir entrevu un instant la radieuse nudité de l'Amour que Psyché n'a cessé depuis de jeûner et de se mortifier ? » Loïet rêva donc d'affranchir la Volupté, l'enfant sublime de l'Ame et de l'Amour ! Ce fut son crime, c'en est encore souvent un aujourd'hui. ri Il l; Des bruits calomnieux ne tardèrent pas à se répandre sur son compte et sur celui de ses adhérents. Des femmes abandonnées par leurs maris, des époux répudiés par leurs femmes, des parents lyranniques reniés parleurs enfants, tous imbéciles ou méchants, colportèrent des rumeurs fantaisistes et attribuèrent à Loïet et à ses Loïstes les pires extravagances. S'il comptait autant de pauvres que de riches dans son église, il y eut aussi autant de pauvres que de riches pour le diffamer et conspirer contre lui. Les maîtres l'accusèrent de débaucher leurs apprentis et de les rendre, comme les femmes, vains de leurs corps. Le corrupteur ne se contentait pas de pêcher dans la vase et la tourbe, mais il troublait les eaux pures de l'aristocratie et il y jetait le filet et le harpon. Sans douLe usait-il de magie, car sinon comment de jeunes gentilshommes comme les Van Liere et les Van Bercliem, des fils d'opulents facteurs, se seraient-ils laissés amorcer et étourdir au point de fraterniser sans vergogne avec des loqueteux dont ils se seraient autrement détournés avec dégoût ? Quelle promiscuité fut jamais comparable à ce Loïsme ! Quoi, des gueux el des patriciens s'étreignaient fraternellement, les uns abdiquant toute envie et les r autres tout mépris, devenaient inséparables, même confondus ! Entre ces êtres séparés, on aurait pu croire, par des abîmes d'incompatibilités morales, de préjugés sacro-saints, politiques, sociaux, religieux, il se nouait spontanément des liens de sensibilité et de tendresse tellement inattendus que par la suite les juges de nos Libertins n'auront pas hésité à assimiler ces compagnonnages de nobles et de mendiants à des stupres aussi abominables que ceux des anges et des filles des hommes aux jours racontés par la Genèse. Ces déclassements mutuels prêtaient aux interprétations aujourd'hui encore les mieux faites pour exaspérer les âmes moyennes et conformes. Sodome seule avait connu des liaisons aussi monstrueuses que celle d'un crésus et d'un vagabond! Les ennemis du Couvreur rapportèrent aux sbires de la gouvernante que les Libertins, réunis chaque nuit chez un étuviste affidé, s'y livraient jusqu'au matin à de véritables sabbats, à des cérémonies luxurieuses préparées par des prêches, des danses et des hymnes dans lesquels on exaltait la guenille humaine dans tous ses détails et jusque dans ses parties infâmes ! Après en avoir dévoilé graduellement les formes les Libertins finissaient par l'exposer dans ce qu 'ils appelaient toute sa triomphale et radieuse nudité. Gomme aux Templiers, aux Vaudois, aux Hommes cle l'Intelligence on leur reprocha des viols, des abus de mineurs, cles infanticides. Du dehors, les voisins prétendirent avoir entendu leurs blasphèmes, leurs rires cle démons, couvrant à peine les hurlements et les plaintes des victimes. Les Loïstes auraient passé cles nuits entières à chanter, à boire, à se livrer aux pratiques les plus abominables, dont la moins dénaturée consistait dans le sacrifice cles enfants. Ils étaient couronnés cle fleurs, nus comme les mauvais anges et les faux dieux. Bref, il n'est pas de bourde,d'extravagances, cle carnaval idiot dont on n'aura accusé ces illuminés, plutôt candides, débonnaires et puérils. Tout ce que peut inventer la malveillance d'une population grossière, crédule, dépourvue de goût et cle culture, fut attribué à ces originaux. Ils avaient ressuscité jusqu'au culte cles idoles du paganisme. Ils retournaient à Sémini, le Priape Scandinave, en lequel ils adoraient non seulement l'emblème cle la fécondation, cle la vie sans cesse renouvelée, mais aussi du désir toujours renaissant. En admettant qu'on les ait surpris plus d'une fois agenouillés devant la mignonne statuette taillée dans la pierre au-dessus d'une des portes du vieux burg roman, où aurait été le mal, le scandaleux sacrilège ? jgpp^Wfêiff iffj'h^a:■ 'tvf:"rnffi-: - f !%:..!!:!• ) mi^ 330 les libertins d'anvers La millième partie de ce qu'on rapporta sur leur compte eût suffi pour les envoyer au bûcher. Quand ces faits arrivèrent à la connaissance cle Marie cle Hongrie, eile résolut cle fairè périr jusqu'au dernier de ces effrontés viveurs, cle ces nouveaux pourceaux d'Epicure. Mais elle tenait à les prendre tous à la fois. On les laissa faire. Forts cle cette tolérance, ils s'enhardirent et s'affichèrent de plus en plus. Eux-mêmes allaient gâter leur cause et faire le jeu cle leurs ennemis. La discorde précéda la délation. Les brebis galeuses empoisonnèrent le troupeau. Une tradition veut que le rôle de Judas ait été joué par Peer de Breeder, l'ancien ami de Loïet le Couvreur, et le supplice du prophète aurait été précédé de tout un drame dans lequel la figure d'une femme dévouée jusqu'au sacrifice joue un rôle comparable aux plusnobles idéalités de Shakespeare. Piqués au jeu, frustrés au moment où ils croyaient tenir leur proie, après le premier procès intenté aux Loïstes, le ressentiment, la haine de Gislain Géry et cle Cousinet contre le Couvreur s'en serait doublée. Ils auraient leur revanche. Quand l'hérésiarque se remit à prêcher, ils jubilèrent, comme cle juste. Hérétique, relaps, son affaire était claire. Ils auraient pu le dénoncer, mais ils attendirent qu'il se compromît sans retour. A cette fin son ancien ami Cousinet, d'accord avec Gislain Géry, aurait recouru à une imposture infernale. Pour se rapprocher de sa victime, il joua la comédie du repentir. Un jour il est allé relancer Loïet dans l'une ou l'autre étuve où se réunissaient les Libertins : il se jette aux genoux du prophète, baise1 la poussière de ses souliers, implore son pardon en s'accusanl d'ingratitude, proteste avec des larmes et des effusions d'une tendresse presque canine de son dévouement à son inséparable d'autrefois. La millième partie de ces démonstrations aurait suffi pour désarmer Loïet, à supposer qu'il eût été capable de rancune. Emu, lui-même pantelant, il s'empresse de relever son persécuteur, de l'étreindre avec passion. Ainsi accolés, ils confondent même leurs larmes. Tel que nous connaissons Pruystinck, nous nous représentons le cruel délice qu'il éprouva de cette réconciliation, surtout que Peer demande à être reçu parmi les Loïstes. Si jamais conversion d'un pécheur réjouit les anges au paradis, qu'on se représente l'accueil que fit le Couvreur à cette recrue inespérée. Au cours de leurs épancbements, Peer lui cou- les libertins d'anvers les libertins d anvers fie ses dégoûts et ses remords, l'horreur que lui inspire à présent son atroce métier. A l'en croire, depuis longtemps il traite ses victimes avec une sorte d'humanité. Il lui arrive [de les tuer pour abréger leurs souffrances. Hier encore Géry l'a secoué et gourmé pour le punir de sa maladresse. Il en a l'œil poché. Cette cicatrice au bras, c'est celle un coup de couteau. N'importe. Cousinet recommencera à la première occasion. En somme, achever les suppliciés vaut mieux queprolonger leur agonie. Mais ce charitable homicide répugne encore au voluptueux tourmenteur d'autrefois. 11 n'aurait plus rien à envier à Loïet. La seule vue du sang l'écœure à son tour. Il en est arrivé, à l'insude son maître, à demander le baiser de pardon aux lèvres qu'il va sceller pour jamais. Qu'il voudrait être à la place de sa victime! Il envie même à présent le sort cle Machiel et cle Hansken et ne demanderait pas mieux que cle se faire écharper comme ces anciens collègues. Ce serait aussi une façon d'expier ses erreurs. Une seule considération l'a retenu sur la pente du suicide et l'a même empêché de se libérer par un exil volontaire de son atroce métier : le sincère désir cle se convertir au Loïsme, la religion d'amour par excellence, et de pouvoir vivre auprès cle Loïet, en complète ferveur et com- munion d'esprit et de sentiment, après avoir obtenu son pardon. Loïet n'en pouvait croire ses oreilles. Au fond il n'avait jamais cessé de le chérir et l'image du j 'une tortionnaire était venue le hanter bien souvent. S'il avait plaint le bourreau par vocation, il compatirait encore bien plus chaudement au bourreau malgré lui. Trouble pitié où la douleur se confond avec le plaisir ! De son mieux Loïet réconforte Peer, et craignant de le perdre de nouveau, il le réconcilie avec la vie et avec son métier. Présenté aux Loïstes qui lui ouvrirent leurs rangs comme au plus misérable des hommes, depuis ce jour Cousinet mènera une double vie. Après avoir vaqué à ses horribles besognes, moite et fumeux, maculé de sang, trempé de sueur, les poings souvent luxés par de terribles eflorts, il se confesse à ses coreligionnaires, sollicite leur balsamique indulgence, se fait absoudre chaque fois de ses déplorables offices. Et après les sinistres vacations dont il leur faisait l'aveu, il leur paraissait en efïet plus pitoyable, plus bourrelé, !plus détraqué que ses victimes. Aussi, ce qu'il était cher au prophète qui respirait sur lui les angoisses des torturés encore exaspérées par les affres de leur questionnaire. Entré dans la place le néophyte n'a pas tardé 1 ffffill tel ;!%> r, •• , ir ' " mMU mît! Më - :: à se distinguer par un zèle presque outré. Cet.e exagération entre dans sa politique. Peu à peu il affecte même d'enchérir sur les libertés prê-chées par le prophète. 11 dénaturera et corrompra l'œuvre du Couvreur. 11 agira comme un dissolvant : il sème la discorde, flatte les nié-contents et intrigue si bien qu'il finira par faiie taxer Loïet de timidité et de tiédeur. Certes la sensualité jouait un rôle majeur dans le Loïsme, mais Loïet l'avait toujours subordonnée à la bonté évangélique, tandis que sourdement d'abord, puis à visage de plus en plus découvert, Peer de Breeder flattait les seuls instincts charnels et légitimait les pires tourmentes de la sève. Les circonstances favorisaient ces menées,car tout n'était pas inventé à plaisir dans ce que la rumeur publique commençait à colporter sur le compte des Loïstes. Bien avant l'affiliation de Cousinet, d'impurs intrus s'étaient mêlés au noyau des fervents. La cause était compromise L'élément des gueux pour de vrai, des larrons, des paillards, des prostitués débordaient les croyants. C'est cette tourbe que Peer se ménagea. Il devint leur conseiller, leur flatteur, leur chef. Tout en demeurant dans la coulisse, il les instiguait, quitte à les désavouer devant le prophète. Le déchirement s'accuse de plus en plus Les maniaques, les hystériques, les satyres, i; :' v LES LIBERTINS D ANVERS ceux que l'on a appelés depuis des sadiques et qui auraient abusé de la faiblesse de la femme et même de l'enfant, devaient fatalement entrer en conflit avec les apôtres de la bonté. D'après la légende, le conflit aurait éclaté sur la question de la communauté des femmes. Loïet en avait admis le principe, mais en garantissant aux intéressées le droit de se donner ou de se refuser. Or, Cousinet et son parti pré- ■ tendirent obligée la femme à assouvir le premier venu. Désormais elle serait tenue de se prêter au désir de n'importe quel amant II est vrai qu'à titre de réciprocité le mâle aurait à répondre à toute avance. C'était le communisme charnel érigé en tyrannie, la promiscuité obligatoire avec ce qu'elle entraine de situations répugnantes et grotesques si auda-cieusement mises à la scène par Aristopàane dans son Assemblée des Femmes, Éloi Pruystinck, fidèle à s a .mature exigeante, avait entretenu un commerce amoureux avec nombre de ses affiliées, mais tout en réservant sa plus grande affection pour sa Dillette, sa première maîtresse,. 11 eût même soufferte!'être abandonné par elle, souffert plus cruellement qu'il ne l'aurait cru, mais il se fût résign-é, sa religion ayant aboli la fidélité imposée comme une servitude tant à l'homme qu'à la femme, cette fidélité par contrainte ou par hypocrisie dans laquelle la sensualité émoussée finissant aussi par blaser les sentiments, convertit en enfer le tête à tête conjugal. Par contre la promiscuité préconisée par Cousinet serait pire encore en ce sens qu'elle attentait au véritable amour et faisait litière de tout sentiment. Aussi quand après avoir agité longtemps ses partisans dans l'ombre Cousinet se fut décidé certain soir à braver ouvertement son maître et à appuyer les revendications des dissidents, le prophète s'opposa-t-il formellement à une réforme dont il fit ressortir l'odieux et l'arbitraire. Pour être imprévue l'attitude de Cousinet ne surprit point le Couvreur outre mesure. Depuis quelque temps l'hérésiarque commençait à voir clair dans le jeu de son prétendu disciple. L'amant était averti par une vague jalousie, le prophète flairait une conspiration contre son œuvre. Si Cousinet avait agi brutalement selon sa nature,Loïet l'eût peut-être excusé tout en déplorant de n'avoir décidément rencontré que de la violence et du vice chez cet impulsif,mais l'astuce et la trahison de celui qu'il chérissait comme un frère, lui enlevèrent sa dernière illusion. — Non, cent fois non, répondait Loïet à Peer de Breeder. Nul n'a le droit de plier le prochain à son caprice ! LES LIBERTINS D ANVERS — Nul n'a le droit de se dérober aux aspirations d'autrui ! proclamait au contraire le valet du bourreau. La femme et l'homme se doivent à quiconque les désire ! C'est la charité suprême ! — Tu veux dire la pire des cruautés ! Il n'existe pas de communion amoureuse sans réciprocité ! — Tous à toutes ! Toutes à tous ! vociférait l'aide bourreau sans répondre aux arguments du Couvreur. Et les énergumènes de faire chorus. On se compta et ceux-ci l'emportèrent. Loïet, débordé, se soumit, la mort dans l'âme. Mais il n'était pas à bout de ses épreuves. Des hourras avaient salué la victoire de Cousinet. Les dissidents parlaient de le porter en triomphe et de l'élever sur le pavois à la place de Loïet. Le traître se souciait bien de tous ces honneurs. Ce qu'il voulait c'était provoquer la chute de Loïet et corrompre, ruiner son œuvre. Auparavant il réservait au prophète une autre avanie. Donc se dérobant aux effusions de sa séquelle : — Vous avez entendu... Vous avez juré ! s'écria-t-il.Laloi est proclamée. Tous doivent s'y soumettre. Elle est faite pour tous. En conséquence je réclame les faveurs de la femme du prophète... Je veux Dillette! L'inouï de cette prétention consterna jus- qu'aux partisans les plus effrontés de l'aide-bourreau. Si l'ascendant de Loïet avait été entamé depuis longtemps grâce aux manœuvres de Cousinet, le prestige de Dillette était demeuré intact. Quadragénaire, presque aussi âgée que son époux, elle restait aussi belle, aiissi désirable qu'au jour où sa triomphale nudité avait ébloui Albert Durer. Jusqu'à présent, en dépit de l'encouragement accordé aux amours les plus libres, les Libertins avaient respecté Dillette, la compagne de leur prophète. Sa fidélité, la dignité de sa vie, sa pudeur, sa noblesse conféraient à son union avec Loïet un caractère plus sacré que celui des mariages célébrés devant un autel. D'autre part la préférence constante que Loïet témoignait à sa première aimée, en dépit de ses nombreuses passades, situait Dillette au-dessus de toutes les autres femmes de la communauté. Les paillards les plus dévergondés n'auraient osé la toucher du bout des doigts ou seulement lever les yeux sur elle. Et maintenant même qu'on venait cle renverser les derniers obstacles à la lubricité, il ne serait venu à l'idée de personne de s'arroger des droits charnels sur la vertueuse Dillette. Et voilà que Peer de Breeder attentait cette énormité. Aussi ribauds et prostituées en demeurèrent stupéfaits. Maisce ne fut que l'affaire de quelques secondes. La consternation fit place à de l'enthousiasme. Quel gaillard ce Cousinet ! Son audace tenait du sacrilège ! Il aurait profané des reliques et pollué des hosties consacrées qu'il n'en eût point paru plus formidable aux yeux de ces énergumènes. Et tous de se trémousser de plus belle, aussi éperdus de fanatisme que quelques années après les iconoclastes d'Herman Modet fracturant les tabernacles et lacérant les chefs-d'œuvre. Loïet ne trouvait plus une parole. Dillette s'était rapprochée de lui comme pour se mettre sous sa protection. Il la pressait contre lui, le cœur aussi pantelant que celui de la jeune femme, mais décidé à tenir tête à l'orage. Cousinet s'avança vers le couple et/ sa voix domina de nouveau le tumulte : « Au nom de notre loi je réclame Dillette. Elle sera ma femme d'une nuit. » Et comme il allait porter la main sur elle, Loïet la fit passer derrière lui, prêt à s'élancer sur le traître, décidé pour la première fois de sa vie à une agression : mais il se ravisa et se contint encore, tenta de fléchir le misérable en faisant appel à leur camaraderie d'autrefois: «■ Peer, au nom de notre amitié ne viole point LES LIBERTINS D ANVERS les droits de l'amour ! Respecte au moins le vœu de Dillette ! » L'autre ne voulait rien entendre : « J'ai dit... Il me la faut... J'en veux ma part. » Les deux hommes en venaient [aux prises. Leurs adhérents les séparèrent, en attendant d'épouser leur querelle. On se divisait en deux camps. Si l'engagement était devenu général, Loïet et ses amis auraient eu infailliblement le dessous. Il ne restait au prophète qu'une poignée de fidèles, ceux-là môme qui devaient partager son sort tragique : Germain Bousseraille, le tendre et mystique Campinois; Corneille van den Bossche, Jan Van Ileer, Gabriel Van Hove, Adrien Stevens, De Smet, Jean Davion, Dominique d'Uccle, et sans doute, les deux Berchem. La majorité faisait défection. Peu s'en fallut que le Loïsme eût vécu. Loïet même recourrait à la violence. Il défendrait Dillette au prix de sa vie et même de sa foi et de son œuvre. Devant cette révolte, le cœur de la jeune femme se réjouit sans doute. Jamais Loïet ne l'avait tant aimée. Mais elle ne voulut pas demeurer en reste de sacrifice et de magnanimité. C'était assez qu'il l'eût préférée au rêve de toute sa vie. Elle défendrait son œuvre contre lui-même. Au moment donc où les adversaires allaient se mêler, Dillette se jeta entre les deux chefs : « Arrête, Loïet... Et toi aussi, Peer. Songez à votre religion ! à vos serments ! N'engagez pas une lutte fratricide ! Je ne veux pas quevous vous exterminiez pour moi \ Peer je me donnerai à toi ! Loïet entendra raison ! Je ne te demande qu'une heure ! Laisse-moi seule avec le prophète ! Je me rendrai chez toi de mon propre gré ! Je t'en donne ma parole. — Bravo Dillette ! Noël ! Hosanna ! A la bonne heure ! Et les mauvais Libertins du bord de Cousinet se trémoussaient comme des épileptiques: « Oui, oui, laissons-les seuls ! » Cousinet entraîna les siens et sur le désir du prophète ses amis aussi se retirèrent. Une version veut que dans ce tête-à-tête avec sa maîtresse, Loïet, l'aimant enfin avec la jalousie inséparable des grandes passions, l'ait tuée pour ne point la voir à un autre, et qu'il ail hâté de cette façon l'action de la justice, mais outre que cette version ne concorde point avec ce que nous savons de positif sur la fin du prophète, elle est loin de revêtir la beauté tragique d'un autre dénouement, celui que me conta Mme Williams. Demeurée seule avec Loïet, Dillette aurait vainement tenté de l'amener à la céder à Pierre de Breeder. Elle invoqua l'intérêt de l'œuvre commune, il y allait de tout l'avenir du Loïsme. Ici encore se serait affirmée l'abnégation amoureuse de la femme, cette supériorité .morale que l'on ne rencontre que dans les créatures idéales du théâtre de Shakespeare et des Elisabéthians. Dillette se ravalait. Elle feignait de croire que le prophète tenait à la garder par amour-propre et non par amour. « Si tu ne veux me partager avec ce Cousinet, répudie-moi. Je te devenais à charge. 11 est naturel que tu me passes à un autre. De cette façon tout s'arrangera ! » Mais en s'ingéniant à détourner l'orage de la tête de son amant, elle ne faisait que réveiller l'amour du prophète. Il ne voulut rien entendre. Dillette fit semblant de céder, puis elle se rendit en secret auprès de Peer de Breeder. La pauvrette se flattait de désarmer Le traître. Elle se sacrifia pour Loïet et le Loïsme. Holocauste perdu ! Dillette n'acheta même pas la discrétion de l'aide bourreau. Après avoir abusé d'elle, Peer la renvoya comme il eût fait d'une ribaude, et il n'eut rien de plus pressé que de publier ce qui s'était passé, redoublant même d'insultes et de provocations à l'adresse du prophète. Averti par les ricanements, les félicitations ironiques de ses mauvais disciples, Loïet ne rêvait plus que carnage et suicide : il disparaîtrait de la scène, il enterrerait son œuvre avortée, après avoir assassiné l'infâme aide-bourreau. C'est dans ces dispositions que le trouva Dillette. Il commencerait par elle, mais il lut tant de splendeur morale, de religion pour lui, d'ineffable amour dans les yeux de sa maîtresse, qu'après l'avoir traînée par les cheveux, il ne put que confondre ses larmes avec les siennes. Puis, l'on ne sait quelle pâleur sacrée répandue sur le visage de la sainte lui fit cesser ses violences. Il se bornait à lui reprocher l'atroce sacrifice. . — Ils voulaient te tuer ! Te livrer aux inquisiteurs ! disait-elle. — Qu'importe ma vie ! — Ils auraient tué ton œuvre ! — Moi-même je la maudis ! — Ah ! ne blasphème pas ! — Oui, mon œuvre est infâme! Je l'abjure! J'abdique ! Je rentre dans le giron de l'Église romaine!... Luther même avait-il raison? Suis-je encore plus abominable que cet hérétique? Mais elle lui fermait la bouche : — Non, non, mon Loïet. C'est toi qui as raison. La vérité, le droit seront toujours de ton côté. Qu'importe ceux qui gâtèrent ton œuvre ? Tu voulais le bonheur de l'humanité. Tu rapportais le paradis sur la terre... Les hommes n'en sont pas encore dignes... Il y en a d'indignes, comme ce Cousinet... Mais il y en a encore de faibles, d'aveugles... d'arriérés. Et peut-être même étais-je de ceux-là ? Oui, oui, tu ,as raison, l'avenir t'approuvera... Toute volupté, toute caresse est bonne, licite et bienfaisante... « Mais voilà, j'ai'pensé, je pense encore, c'est même ma faiblesse, que par-dessus ces joies légitimes et ces entraînements de la chair, que par delà ces transports fugaces et ces ardeurs transitoires, il y a des sentiments durables qui se prolongent durant toute une vie et qui puisent leur origine dans des affinités d'une nature moins éphémère !... Tu m'objecteras avec raison que ces sentiments-là ne sont réservés qu'à des créatures sans tempéraments,et que la moyenne, c'est-à-dire la grande masse des hommes les ignorera toujours. A la foule il faut d'autres consolations!... Or, c'est à l'humanité entière que tu songeais avant tout, n'est-ce pas, Loïet ?.. . La règle chrétienne n'est bonne que pour des âmes exceptionnelles. Et j'en étais! J'en suis même restée malgré moi ! Et c'est ce qui a fait ma fidélité, ma constance. Je m'y suis opiniâtrée, je ne voyais rien au delà !... Mais de ce que je ne rêvai d'autre joie terrestre, il ne faut pas conclure que ces autres besoins n'existent pas, ou surtout qu'il ne faille pas les satisfaire. La liberté des sens et des goûts est sacrée. Impies sont les juges et les prêtres qui proscrivent les joies de la chair. Il est absurde d'exiger de tous l'abstinence. La plupart des natures ne vivent qu'à condition de varier leurs amours et leurs voluptés. Presque tous se lassent de leur passion, leur tendresse s'émousse, leur ardeur se refroidit !... Peut-être ces inconstants sont-ils les plus normaux et entre-t-il trop d'égoïsme, de vanité dans la fidélité, dans ma fidélité ? « Encore une fois, tu as raison, mille fois raison, Loïet... Et pourtant, sotte et faible femme que je suis... je me réjouis de mon lot... Pardonne-moi mon aberration, mais à cette heure suprême, je m'estime heureuse de n'avoir aimé qu'une seule fois dans ma vie, de m'être donnée tout entière et pour toujours... Oui, c'est dans cette foi que je voudrais vivre encore... Aussi crains-je bien de mourir dans l'impénitence finale, en chérissant mon erreur, cher Loïet... mais tu me pardonnes mon amour obstiné, dis ? » Elle parlait sincèrement, mais cette déclaration d'amour sublime faisait au malheureux prophète l'effet d'une ironie atroce. — Te pardonner! gémissait-il en s'efforçant de réchauffer dans les siennes les mains de la pauvresse, extraordinairement glacées. Toi, égoïste et vaine ! Ah! ne m'accable point... Tu es la meilleure, la plus noble des créatures! Bienheureuses celles qui te ressemblent ! Toi seule sus aimer! Tu vaux mieux que nous tous, que moi surtout ! Hélas, je n'ai même pas le droit de me plaindre ! C'est ma folie qui a fourni des armes aux méchants... Sous prétexte d'affranchir les âmes, je n'ai fait qu'exaspérer la bête ! Elle se retourne contre nous !... Elle va nous dévorer. « Mais il est temps encore, reprit-il sur un ton énergique. Fuyons, évadons-nous de cet antre avant que la bête nous ait tués ! Elle t'a souillée, ma pauvre Dillette, partons avant qu'elle t'achève ! » — Il est trop tard, murmura-t-elle douloureusement, mais si bas qu'il ne put l'entendre. Et plus haut : « Non, Loïet, demeure à ton poste, fais ton devoir. Suis ta mission jusqu'au bout ! Encore une fois ta religion est belle ! De meilleurs disciples te viendront un jour, et alors en plus grand nombre! L'avenir t'appartient. En ce qui me concerne, j'étais trop imbue encore des préjugés chrétiens. Je m'imaginais avoir des droits sur toi et c'est moi qui t'aurai valu cette hostilité !... Ah ! que ne suis-je partie plus tôt ! C'en est fait !... Te voilà encore plus libre !... Adieu !... LES LIBERTINS D ANVERS Elle défaillait dans ses bras. Il comprit. — Que veux-tu dire ! Qu'as-tu fait? Dillette ! C'est impossible. — Pardonne-moi, mon Loïet, je t'ai donné out ce que je pouvais, et si je me suis reprise, c'était pour me donner plus totalement encore... Mais en sortant des bras de ce Pierre, je me suis crue indigne de toi!... Toujours la Chrétienne, et alors... Elle n'acheva point, le poison l'étouffait. Dillette mourante s'efforçant de réconcilier le Libertin avec son hérésie et humble, s'excu-sant, rougissant de sa constance : voilà qui achève d'illuminer cette image que nous ébaucha la tradition et que seul l'art d'un Shakespeare parviendrait à rejoindre dans le ciel. Consentant à redescendre sur terre, cet art compatirait au remords et au désespoir de Loïet. Le malheureux se faisait horreur, il abjurait son rêve et maudissait son œuvre, surtout après s'être découvert des mobiles inconnus et en voyant, peut-être pour la première fois, clair en lui-même. Sa religion était-elle si désintéressée qu'il le prétendait? N'avait-il pas obéi souvent à des impulsions perverses ?... Par exemple, cette pitié pour Cousinet ne dépassa-t-elle pas les bornes? Et en se rappelant le fluide magnétique, l'influence presque capiteuse de ce drôle, il se confessa qu'à certain moment, pour peu que le fourbe s'y fût pris avec plus de féline astuce, il lui aurait même abandonné sa sublime maîtresse. A ce souvenir, Loïet se crut bel et bien ppssédé du diable et quand les sbires de l'écou-tète vinrent l'arrêter, ce fut presque éperdu de reconnaissance qu'il vola vers l'expiation. LE SUPPLICE DE LOÏET ET DE SES DISCIPLES Un certain Juriaan ou George Ivetel avait été arrêté à Deventer par ordre du stadhouder ou gouverneur de la Frise et d'Overyssel. Cette arrestation fut opérée aux approchés de la Pentecôte, d'aucuns prétendent le jour même de la grande fête, un 1" juin 15/|4. Juriaan, allongé cinq 011 six fois sur le banc de torl ure, fut questionné avec une telle insistance qu'il en perdit l'usage de plusieurs membres. Il résulta de sa confession qu'il avait été lié avec David Jorisz, l'hérétique et chef de secte que nous avons vu de passage à Anvers où il avait lu ou raconté la Bible au jeune Loïet. George Ivetel avait accompagné Jorisz dans un voyage de celui-ci à Spire puis à Baie et il était retourné ensuite à Anvers avec lui. D'après l'historien Brandt, Ketel n'aurait dénoncé que cles affiliés à la secte de David Jorisz, très répandue dans la Frise orientale. A la vérité, il chargea aussi nombre de ses coreligionnaires d'Anvers, des Loïstes proprement dits, savoir les nobles Corneille van Lier, seigneurs de Bercliem, Joachim et Regnier van Bercliem, beaux-frères de ce gentilhomme, et aussi la mère de ceux-ci. George Ketel désigna en outre Geerit Kerssemaker, fabricant de cierges en bois (een houten kaarsen-maker), le bijoutier Christophe Hérault, etenfin un couvreur en ardoises dont il s'abstint toutefois de direle nom (1). Il s'agissait d'Eloi Pruystinck. Ketel aurait-il voulu arracher le prophète aux atteintes de leurs persécuteurs? Mais ce qu'il leur en dit devait bien leur suffire, car le Couvreur n'était que trop connu à Anvers. Le Magistrat de Deventer informa le 8 juillet la Gouvernante Marie de Hongrie et le Magistrat d'Anvers de l'arrestation de Juriaan Ketel, joignant à cette information une copie cles aveux du prisonnier. Il n'est question de Pruystinck, de Hérault et cle Geerit que clans la copie adressée au Magistrat d'Anvers. (1) Een leydedecker oder schaliedecker die hy anders nyet noemen kan (voir les pièces justificatives à la fin du travail de M. Frederichs;. D'une lettre du 16 juillet des autorités anver-soises à la reine douairière, il résulte qu'elles avaient reçu le 14 juillet la lettre de Deventer accompagnée de cette confession de George Ketel. Aussitôt les sergents de l'écoutète se mirent en devoir d'arrêter les hérésiarques, mais ils ne parvinrent d'abord à s'assurer ]que cl'Eloi Pruystinck et de Christophe Hérault. Le Couvreur fut arrêté le 1 h ou le 15 juillet. Enfermé d'abord au Steen, il y subit un premier interrogatoire le lendemain ou le jour même de son incarcération. Ordinairement, à ce que nous apprend l'archiviste Génard, vers minuit l'écoutète, accompagné au moins de deux échevins, un chirurgien, un apothicaire etle bourreau se rendaient à la prison. On réveillait le détenu pour le descendre dans la chambre ou plutôt la cave de torture. Lorsqu'on l'a déshabillé, on l'étend sur un banc de bois pour lui disloquer les membres et lui écraser lentement les jambes entre des planches. Parfois on le pend par les mains à deux anneaux scellés dans la voûte, on lui attache des poids aux pieds et les aides-bourreaux le fustigent jusqu'au sang à coups cle verge. S'il défaille on le faitrevenir, puis pour le faire souffrir davantage (om meerte doen lyden) les valets de l'exécuteur versent cle l'eau salée dans les plaies béantes. On lui plante aussi clans la bouche le goulot d'un entonnoir par lequel on lui fait avaler de l'eau jusqu'à ce qu'il gonfle à en éclater. La torture en vogue au temps de Pruystinck nous a été décrite parles historiensMertens et Torfs: Le prisonnier dépouillé de ses vêtements est placé sur un trépied devant un feu ardent, les mains liées sur le clos, les pieds attachés derrière son siège, le cou pris clans un carcan, hérissé cle pointes. Ce carcan est retenu par des cordes aux quatre coins de la salle. Le bourreau frappe les cordes avec un bâton, les pointes pénètrent dans le cou du patient, le sang ruisselle cle toutes parts. Avant de subir l'une ou l'autre cle ces « ad-motions » , Loïet avait dû comparaître devant le tribunal des Quatre-Bancs ou du Vierschare. A l'origine ce tribunal était établi dans un bâtiment adossé à l'église Sainte-Walburge ou du Burg. Il n'existe plus le moindre vestige du tribunal ou même cle l'église. Le Vierschare avait été transféré en 1/|99 lors de l'agrandissement de Sainte-Walburge dans une maison en face cle celle-ci. Sous le règne cle Charles-Quint il fut installé sous la forme qu'il devait conserver jusqu'aux approches de l'an 1850. LES LIBERTINS D'ANVERS D'après une chronique, la première condamnation prononcée dans le nouveau local le fut le 28 mai 1540 contre Liévain Teerlinck, un faussaire que l'on pendit devant l'hôtel de ville à un gibet au-dessus duquel une pancarte arborait ce distique flamand dont aucune traduction ne rendrait la naïveté : Omdal ik veel valscheydt heb bedreven (/) Darom werd ik aldus herheven... Conformément à la coutume des anciens Germains, la justice se rendait sous le ciel ouvert. Les quatre bancs de pierre auxquels le Vier-schare empruntait son nom étaient disposés dans une sorte de cour et seulement protégés par un petit auvent contre les intempéries. Sur l'un des bancs prenaient place les échevins, c'est-à-dire les juges, en face siégeait l'écoutète chargé du maintien de l'ordre et de l'exécution des jugements; l'un des bancs latéraux était occupé par le plaignant et l'autre par l'accusé ou le défendeur. Le jour fixé pour les débats, de préférence un vendredi, le sergent ou massier juré annonçait à sons cle trompe « aux portes et carrefours (1) C'est pour l'audace de mes faux Que l'on me suspendit si haut. 20. du Burg, l'enceinte du premier château d'Anvers, qu'on allait tenir vierschare afin qu'un chacun put y venir et entendre le droit et la justice qu'on y faisait et que nul ne pût dire qu'il était possible que quelque simulation pût être commise dans l'administration de la justice du Vierschare. » La cloche banale dite banklok convoquait aux audiences ordinaires. Trois fois l'an le magistrat s'assemblait en une cour plénière et pendant une demi-heure ces assises solennelles étaient annoncées à la ville par le gros bourdon cle Notre-Dame. A toutes ces audiences cles Quatre-Bancs, le Magistrat se rendait solennellement à l'hôtel de ville. Les Verges courtes, huissiers de l'écoutète et six hallebardiers ou arquebusiers tous vêtus de livrées rouges et blanches, les couleurs delà commune,ouvraient la marche: l'écoutète et le bourgmestre venaient ensuite, puis tous les autres échevins. Jusqu'en 1550 les membres du magistrat portaient le tabbard, sorte cle toge brune. Le dialogue suivant, que l'archiviste Génard nous a conservé dans son Anvers à travers les âges, s'engageait à l'ouverture des débats: L'écoutète (au bourgmestre) : Le jour est-il avancé pour proclamer Vierschare ? Le bourgmestre (au massier) : La trompe a-t-elle circulé ? Le sergent ou massier ayant répondu affirmativement le bourgmestre déclarait : — Le jour est assez avancé pour proclamer Vierschare, pour y faire à un chacun droit comme il appartient selon le droit de haut Vierschare. L'écoutète : Je proclame donc de la part de notre clément seigneur l'empereur et duc Charles pour que droit et justice soient administrés à un chacun qui le requiert selon le droit de haut Vierschare, avec défense à qui que ce soit de prendre la parole si ce n'est avec permission et avec droit. Quiconque fera autrement sera cha-langé. Avis au bourgmestre et aux échevins. Et à présent que parle quiconque a besoin de droit. Montrant ensuite de sa verge le prisonnier qui se tenait debout devant lui, débarrassé de ses liens, l'écoutète disait encore : — Je me présente contre cet homme! — Seigneur écoutète, constatait le défenseur de l'inculpé, il se tient pour attrait. — Je l'accuse de tel crime. Et le margrave rapportait verbalement les faits incriminés qu'il faisait suivre de ses conclusions. C'était aussi l'écoutète qui prenait ses conclusions aux fins que l'accusé fût mis à la tor- ture ; mais il ne pouvait pas torturer un bourgeois d'Anvers, soit forain, soit interne, sans l'autorisation du Large Conseil (Breede Raad) ; il fallait de plus une sentence d'échevins prononcée dans le Vierschare pour qu'il fût procédé à la question. Au surplus les aveux ou la confession arrachés par la torture n'étaient valables, à moins qu'il ne s'agît de paillardise ou d'autres impudicités, que confirmés par le patient à voix haute devant l'échevin, hors du Steen, voire môme hors du Burg, sous le ciel bleu et ouvert : Onder den openen en blauwen hemel, stipulait la loi. Pour en revenir à la procédure suivie aux Quatre-Bancs, quand l'écoutète avait terminé son réquisitoire, le bourgmestre lui posait cette question : « Vous plaît-il d'entendre ce au sujet de qui vous m'avez semoncé ? — Prononcez ce qui est de droit ! répondait l'écoutète. » Alors s'il approuvait l'accusation et jugeait l'accusé coupable, le bourgmestre disait : « Je sentencie [l'écoutète complet en son action. » L'écoutète s'adressant par son nom à chaque échévin lui demandait : « Un tel, suivez-vous cela ? » C'est-à-dire : Pensez-vous comme le bourgmestre ? Si tous se ralliaient à cet avis,c'était la condamnation capitale. Par ce qui précède on se rendra compte de la procédure suivie en 15hh à l'égard d'Eloi Pruystinck et de ses complices. Il importe d'observer que si le premier procès des Libertins avait été instruit par le Saint-Office, celui-ci le fut par la magistrature civile. En effet les Loïstes furent poursuivis pour désobéissance aux édits de l'empereur contre l'hérésie. Le Couvreur ayant été mis à la torture après que les formalités énumérées ci-dessus eurent été remplies, le magistrat ajouta une copie de son interrogatoire à la lettre adressée le 16 juillet à la Gouvernante. Les aveux de Christophe Hérault ne furent pas joints à ces pièces, peut-être parce que l'orfèvre n'avait pas encore été arrêté à cette date ou parce qu'il n'avait pas encore été interrogé. Mais le Magistrat adressa à Marie de Hongrie la minute complète des aveux cle Juriaan Ivetel auxjuges deDeventer. Dans une lettre, les éche-vinsd'Anvers mandentaussi àla gouvernante que l'un d'eux, Adrien Vledinckx, s'est rendu à De-venter afin cle s'y renseigner plus complètement sur les hérésiarques Le 16 juillet, la gouver- riante qui résidait à Bruxelles avait reçu la lettre de Deventer contenant les aveux de Ketel et datée du 8. La lettre d'Anvers, avec une nouvelle copie de ces aveux, qui lui avait été expédiée le 16, ne pouvait encore lui être parvenue â cette date. Il semblerait même que le premier texte de cette confession ne lui fût point arrivé, car le 16 juillet elle écrit à Pierre Du Fief, procureur général du Brabant, pour lui ordonner de se rendre à Anvers, de s'y faire délivrer en double la confession de Ketel et de lui mander copie de cette confession. Il veillera aussi à ce que les prisonniers soient gardés à vue et sévèrement poursuivis. Entre temps la reine douairière reçut la lettre d'Anvers datée du 16 juillet et accompagnée de la confession de Ketel. Le 19, elle résume en un seul écrit la teneur de trois nouvelles pièces (le brouillon de cet écrit est conservé aux Archives) : une lettre pour le magistrat d'Anvers, une autre pour Du Fief et un placard à éditer au nom de l'empereur Charles. Outre le brouillon en question,nous possédons aussi la minute des deux premières pièces (1). Or, voici ce que ces pièces nous apprennent : (1) Nous traduisons ici en grande partie l'analyse et le commentaire que M. Frederichs a fait des pièces du procès des Loïstes dans son travail si documenté. Marie cle Hongrie avait donc reçu les lettres d'Anvers avec les aveux de George Ketel. Sur ces entrefaites, Pierre Du Fief, le procureur général, était arrivé à Anvers. La gouvernante ordonne au magistrat cle signaler sur-le-champ les hérétiques fugitifs à ce procureur. De plus, il faudra questionner les hérétiques prisonniers avec plus d'insistance encore et les interroger avant tout sur leurs conventicules ainsi que sur les livres qu'on lisait en ces réunions. Corneille van Liere et ses deux beaux-frères, ainsi que la mère de ceux-ci, et Gerrit n'ayant pas été mentionnés comme étant appréhendés, la Reine en déduit sans cloute que ceux-ci ont eu le temps de passer à l'étranger, et elle donne l'ordre cle faire demander aux Libertins détenus s'ils n'ont pas eu de relations avec ces fugitifs ou avec David Jorisz 011 s'ils n'ont lu le Wonderboek ou Livre des merveilles de celui-ci ou s'ils ne savent pas où cet ouvrage a été imprimé (1). A Du Fief la princesse intime l'ordre cle citer les fugitifs à comparaître, cle saisir et cle confisquer leurs biens après en avoir dressé l'inventaire. Il importe aussi que Du Fief interroge les prisonniers avec plus de rigueur. Marie lui envoie un exemplaire du Wonderboek, lequel avait été imprimé en 1542 chez Dirk van (lj Deurwadere ofle andere machlhebbende lexploilerene. Borne à Deventer, mais qui ne fut édité qu'après janvier 15M- Du Fief montrera ce livre hérétique aux détenus, il leur demandera s'ils l'ont lu, s'ils savent où il a été imprimé et par qui. Après quoi il le lui renverra. Le placard impérial est adressé à toutes les autorités compétentes. Elles ont pour instruction d'arrêter les « davidjoristes » Corneille van Lier, ses deux beaux-frères et leur mère et d'inventorier leurs biens. Si elles 11e parviennent à arrêter ces hérétiques, elles les citeront à comparoir endéans les huit jours devant le conseil du Brabant, quoique ledit tribunal soit en vacances pour le moment, et s'ils se dérobent ils encourront la peine de mort et la confiscation cle leurs biens. A ce que l'on voit, Marie cle Hongrie avait pris les mesures les plus énergiques pour extirper l'hérésie cle Loïet le Couvreur. L'ordonnance en question équivalait à la mise à prix cle la tête des Loïstes fugitifs. Le 20 juillet, la Reine répondit aussi à la lettre de ceux cle Deventer. Auprès cle ceux-ci elle insiste également pour que George Ketel soit interrogé sur le Wonder-boek. O11 lui demandera encore si, en dehors des personnesdésignées par lui, il n'en a pas connu d'autres qui auraient été en relation avec David Jorisz. Peu cle temps après cet échange cle let- très le magistrat d'Anvers avait mis la main sur d'autres Loïstes avérés, comme il résulte d'une missive du 14 septembre 1544 adressée par le procureur général Pierre du Fief à Van Schore, président du Conseil du Brabant. Plusieurs disciples du Couvr'eur avaient été enfermés au château de Vilvorde, l'endroit où les hérétiques étaient généralement mis à la torture et interrogés par les commissaires du Conseil du Brabant. Cette prison joue un grand rôle dans le martyrologe du protestantisme. Guillaume Tindal, hérésiarque anglais, qui avait fui l'Angleterre et les persécutions de Henri VIII et s'était réfugié à Anvers, futarrêté dans cette ville et transféré du Steen à Vilvorde. Il y fut brûlé vif en 1536 en même temps que Martin Vyer. Vers la même époque, trois'luthériens furent exécutés à Vilvorde : Yserant le Curé, Michel le Chartreux et maître Corneille le Cordelier. Adophe Van Wezele était alors lieutenant ou gouverneur du château. En 154'1, le châtelain de Vilvorde était Philippe de La-laing, seigneur de Mollembaix. 11 l'était probablement encore en 1544 quand la gouvernante ordonna au Magistrat d'Anvers d'envoyer Pruystinck à Vilvorde pour le confronter avec quel-ques-uns de ses adhérents. Le Couvreur y arriva déjà le 14 septembre, 21 comme il résulte d'une lettre du Procureur général au Président du Conseil du Brabant. Le même jour, Du Fief qui se trouvait à Alseniberg près de Beersel, aux environs de Bruxelles, y fut relancé par l'écoutète d'Anvers. Celui-ci avait procédé depuis son départ à l'arrestation de quatre autres Libertins, mais il n'avait pas voulu instruire leur procès en son absence. Deux heures après, le fermier des prisons d'Anvers d'accourir dare dare à son tour à Alseniberg pour apporter à Du Fief des nouvelles de ces quatre prisonniers. Qui étaient-ils ? Nous ne les connaissons pas tous quatre; mais ce que nous savons, c'est que l'on avait déjà arrêté les trois suivants : Jean Davion, riche négociant des environs de Lille qui était venu s'établir à Anvers et dont les grands biens qu'il laissa après sa mort devaient être saisis par l'écoutète; JeanDorhout, unhum-ble fripier d'Anvers, et Dominique d'Uccle, le-quel, nous l'avons vu, était l'éditeur de tous les livres imprimés et répandus par les Loïstes. Par ordre de la gouvernante, Dominique d'Uccle avait été rattrapé à Roosendael où il avait fui à la première alerte. Ramené à Anvers et incarcéré dans la prison du Steen, ayant appris que le Couvreur, son maître, avait été mis à la torture, la perspective de subir le même sort lui causa une telle terreur qu'il préféra se tuer plutôt que d'affronter les horribles supplices dont nous avons donné l'énu-mération plus haut. Il profita d'un moment où la surveillance de son gardien s'était relâchée pour s'étrangler dans son cachot. Ce suicide s'était accompli le 14 septembre ou peu de temps auparavant. Le fermier des prisons, fort marri de cet événement dont il avait à porter la responsabilité, courut donc exposer son embarras à Du Fief et lui demander conseil. Il redoutait surtout la contagion de l'exemple. Le Couvreur l'avait menacé de se laisser mourir de faim et de soif. Davion et Dorhout parlaient d'en faire autant. Du Fief résolut de se rendre le lendemain à Vilvorde, puis à Anvers sans doute pour s'enquérir de vive voix de l'état et des dispositions des prisonniers. L'écoutète d'Anvers n'était pas moins embarrassé que le fermier des prisons. Il ne savait que faire du cadavre de Dominique d'Uccle. Dans sa perplexité, il s'adressa à Du Fief qui lui conseilla d'attacher le cadavre à une « es-taiche » et de le consumer à petit feu, afin de prévenir la décomposition, et en même temps de faire justice de l'hérésiarque. L'écoutète avait craint que le Sire de Bréda sur les terres de qui l'éditeur des Loïstes avait été arrêté ne réclamât son cadavre. Toutefois la nature du crime dont le misérable était accusé n'aurait pas rendu probable une intervention de ce genre. Le récit de ces péripéties, démarches, formalités et avis où le macabre le dispute au grotesque, nous a été laissé dans une longue lettre adressée d'Alsemberg par Du Fief au président du Conseil du Brabant, lettre conservée aux archives de Bruxelles. A la fin de son épître, le procureur général demande son approbation et des instructions nouvelles au dit président, son supérieur hiérarchique. « Monseigneur, je vous prie quant à ce point, je vous seron trop avanche qu'il vous plaise me advertir comment je le pourroy dresser pour le mieulx, ensemble ce que je avroy à faire pour les détenuz pour éviter plus ample confusion des nouveaulx appréhendes et dudict Eloy. Monseigneur je vous supplie semblablement dung mot de ce que aurey à faire des noveaulx cristiens détenuz dont jay aussi ung messager exprès que ils jouent à la désespérée pour aulcuns d'eux et même certains apprehendez par lescoethet lesquels estoient partis de la ville d'Anvers à cha-rioz préparant leur retraicte et fuge, dont comme ledict escouthet ma rapporte aulcuns LES LIBERTINS IXANVERS sont des derniers venus et aultres qui auparavant estoient résidens en la dicte ville. » Il ressort aussi de ce charabia dont nous avons respecté la syntaxe et l'orthographe archaïques que d'autres hérétiques ou nouveaux chrétiens encore, avaient tenté de fuir en chariot, mais qu'ils avaient été rattrapés et appréhendés par les hommes de l'écoutète. Le 22 septembre commença le procès de Hérault et de Davion devant le Magistrat d'Anvers, donc devant le tribunal des Quatre-Bancs dont nous avons évoqué une audience plus haut. L'ancien orfèvre de François Ier, roi de France, fut autorisé à prendre pour avocats, maîtres Claus Schat et Antoine Goetheyns. Mais pas plus qu'à Dorhout il ne lui fut donné copie des placards impériaux sur lesquels le magistrat s'appuyait pour les poursuivre; on se contenta de lui lire ces édits (24 septembre). Au commencement d'octobre, relate la Chronique d'Anvers du notaire Bertryn, on procéda à de nombreuses arrestations d'hérétiques dans cette ville. Beaucoup avaient fui en Angleterre et dans d'autres contrées. Parmi les Loïstes capturés, ladite chronique mentionne Adrien Ste-vens, Gabriel Van Hove, riche poissonnier, et Germain Brousseraille, « un fils de paysan ». Brousseraille comptait sans doute parmi les mmmm Loïstes indigents, les pauvres diables que nous avons vus fraterniser avec leurs opulents coreligionnaires. Gomme il résulte des comptes de l'écoutète, sa veuve ne put solder les frais du procès et il la laissa avec leurs enfants dans une affreuse misère. A l'exemple des apôtres du Sauveur, ce fils de paysan avait-il quitté son village, sa chaumière et les siens pour suivre le nouveau prophète ? Une tradition en fait môme le disciple préféré, l'inséparable du Maître. On avait arrêté aussi Henri de Smet ou Smits, peintre ou faïencier ou potier [schotelere) qui aurait acheté un livre prohibé, à Pruystinck, comme il ressort des termes de la condamnation prononcée le 24 décembre contre lui par le conseil supérieur du Brabant, et un certain Aerden Steenaerts, que mentionne une lettre du 18 octobre de la gouvernante. Par la Chronique d'Anvers nous savons que le pauvre Brousseraille comme le riche Van Hove étaient des Loïstes avérés. Le procès de Stevens commença avec le leur et se termina le même jour. Les comptes de l'écoutète nous les renseignent indistinctement comme hérétiques. De Smet et Steenaerts sont désignés comme Loïstes dans les lettres et les registres de la cour de Brabant. La secte du Couvreur avait dû compter d'innombrables affiliés à Anvers. Ils s'étaient répandus dans d'autres localités de la Flandre et du Brabant, à en croire la Summa doctrine qui les appelle môme permulii. On en arrêta sans doute à Anvers bien d'autres que ceux dont les noms sont parvenus jusqu'à nous. L'historien Van Meteren prétend que beaucoup parvinrent à s'évader de leur prison et à gagner l'Angleterre, l'Allemagne ou d'autres contrées plus hospitalières où ils n'auraient pas tardé à se multiplier. Parmi les contumaces figure Corneille Van der Bossche, graveur et sculpteur, que le Conseil du Brabant condamna par défaut et cela avant le 13 janvier 15^5, vu que les comptes de ses biens confisqués s'ouvrent à cette date. Jan Van Heer aussi s'enfuit avec toute sa famille à Londres où il s'établit comme commerçant. Banni du Brabant « pour certaine conversation qu'il aurait eue avec Eloi Pruystinck », disent les actes, il fut acquitté et amnistié le 20 décembre 1561 à raison de son édifiante conduite en Angleterre et après avoir abjuré enlre les mains de l'inquisiteur. Ces fugitifs s'étaient bien gardés de chercher un asile en Hollande, dit l'historien Dircksens, car les hérétiques y étaient poursuivis avec tout autant de rigueur qu'en Belgique. Depuis la persécution dirigée à Amsterdam contre les « Hommes Nus » et contre les Davidjoristes, on s'y montrait très sévère et on veillait à empêcher le retour du scandale. Le magistrat d'Anvers, craignant sans doute que l'hérésie se propageât et voulant faire un exemple, condamna le 8 octobre Christophe Hérault et Jean Dorhout à la peine de mort. Ils furent déjà décapités le lendemain, un jeudi 9 octobre, comme il ressort des comptes de l'écoutète, et leurs corps exposés sur des roues à l'extérieur de la ville, à ce-que dit la Chronique d'Anvers. Marie de Hongrie parle de cette double exécution, la première des Loïstes, dans la lettre qu'elle adresse le 18 octobre au magistrat d'Anvers. Hérault, qui avait été un riche négociant, du temps où il vivait à Paris, mourut à Anvers dans l'indigence. 11 laissa même des dettes. Les persécutions l'avaient réduit à ce dénuement et plus encore, serions-nous tenté de croire, les largesses dont il avait comblé, comme les autres Loïstes aisés, ses frères de la classe laborieuse ou même indigente. Durant de nombreuses années il avait mené grand train à Paris. Il y entretenait un domestique considérable. Une preuve de son opulence nous est fournie par ce qu'il rapporta dans sa confession au procureur général Du Fief : durant vingt ans il avaitfait célébrer chaque ^emaine une ou deux messes pour le repos des Trépassés. Lorsque ses biens furent saisis en France, sa femme parvint à rentrer en possession de safortuneperson-nelle en en abandonnant une part assez importante. Mystérieuse etattachante figure que celle de cet artiste d'abord au service du roi de France, et consacrant ensuite sa richesse et ses talents à la cause d'un illuminé anversois! Courageuse et stoïque figure aussi qui après avoir été torturée et avoir vu la mort de près retourne la braver en épousant une hérésie nouvelle plus subversive encore que sa première foi ! Davion, Bousseraille, Van Hove et Stevens reçurent aussi (17 octobre) maître Claus Schat pour avocat. Il semble que celui-ci ait été le défenseur d'office de tous les hérétiques anversois à quelque secte qu'ils appartinssent. Il assista Pierre Schudematte,le maître d'école dont l'hérésie avait rallié de nombreux adeptes. Davion et ses compagnons d'infortune n'obtinrent point qu'on leur remît sous les yeux les aveux faits aux commissaires du Conseil du Brabant. On leur communiqua seulement le texte des édits impériaux qu'ils avaient enfreints et on leur expliqua aussi de quelle façon ils avaient commis cette infraction (2h octobre). 21. LES LIBERTINS D'ANVERS Une partie des Loïstes avaient donc été jugés et condamnés par le Magistrat d'Anvers. D'autres, dont Pruystinck, Smitset Steenaerts, furent examinés et sentenciés par le Conseil du Brabant. Par une lettre du 18 octobre, la reine douairière demande au magistrat d'Anvers de faire diriger Smits sur Bruxelles afin de l'y confronter avec d'autres prisionniers, détenus sans doute dans la prison du Treurenberg. En même temps la reine croit devoir stimuler le zèle un peu refroidi du Magistrat d'Anvers. Il importe de faire prompte et sommaire justice de tous ces mécréants qui ont attenté aux lois de la Sainte Église apostolique et violé les décrets cle l'empereur. . Aerden Steenaerts est cité par le procureur général en personne, à qui il sera livré et qui instruira son procès. La première victime cle ces nouvelles instructions fut Éloi le Couvreur, le chef même cle la secte. Nous avons vu qu'il avait été transféré à Vilvorde où il subit sans cloute cle nouvelles tortures. Le pauvre diable ne devait plus représenter que l'ombre cle lui-même. Après une crise cle désespoir qui avait failli le pousser au suicide, le prophète s'était-il retrempé ? Quelque impatient qu'il fût sans doute à présent cle rejoindre Dillette, il dut se rappeler les dernières exhortations de la noble femme, et, réconcilié avec lui-même comme avec son œuvre, il accepta de vivre encore quelques jours avant de mourir en confessant publiquement sa foi. Le 18 octobre la reine annonce au Magistrat d'Anvers qu'elle lui renvoie Pruystinck avec le texte de ses interrogatoires, d'où il résulte qu'il est coupable d'hérésie et qu'il est même un hérétique relaps. Le Magistrat, ordonne la gouvernante, aura à procéder sommairement contre lui en vertu des édits impériaux, et le condamnera au bûcher. Pruystinck parut le 2/t octobre devant ses juges d'Anvers. Maître Claus Schat présenta une dernière fois sa défense. Sous la pression de la gouvernante même, le tribunal des Quatre-Bancs prononça la sentence capitale et le condamna à la peine la plus afflictive, quoique le relaps se déclarât prêt à abjurer de nouveau. Voyant sa dernière heure venue, il fit une ultime confession en faveur de son ami Jean Davion, contre qui, par peur de nouvelles tortures et aussi afin de prolonger sa vie, il avait porté diverses accusations non fondées : « Par pavor de torture comme aussy pour détention et rallongement de sa vie », comme il est dit dans la pièce conservée aux archives. Le « couvreur dardoyses » innocenta donc Davion «pour purger sa conscience, sur sa part de paradis, sur sa baptesme et mort amère que demain sera», et il fit cette déclaration devant trois frères jacobins, quatre bourgeois de la ville d'Anvers et Guillaume, « le panetier de la Royne » . Les extraits du recueil des sentences des Quatre-Bancs contiennent encore une toute dernière rétractation du patient dans laquelle il retire aussi tout ce que la torture ou la peur de celle-ci lui avait arraché sur le compte d'Adrien Stevens. Il n'aurait conversé avec ledit Adrien que cinq ou six fois, et au cours de ces entretiens il ne lui parla jamais de sa doctrine et s'abstint de disputer avec lui sur des articles de la foi et les saintes Ecritures. Éloi étendit cette déclaration à « l'advantaige » de tous les autres Loïstes retenus en prison à ce moment. Tout au plus l'avaient-ils entendu parler des choses de la religion sans discuter avec lui. On verra que cette rétractation ne profita qu'à Stevens. Davion, Bousseraille — appelé ailleurs Bostoreille, mais dont le véritable nom pourrait être Boschtruil — et Van Hove suivirent bel et bien leur chef dans la mort tragique. « La mort amère que demain sera ! » gémissait le pauvre Loïet dans sa suprême confession. Elle devait être bien amère en effet cette mort, voire la plus amère de toutes : celle par le feu. Avec le Couvreur on aura brûlé sans doute la majeure partie de son dossier, comme c'était d'usage le plus souvent à la suite de procès dans lesquels intervenaient des outrages aux mœurs. C'est ce qui expliquerait la disparition des premiers interrogatoires. Nous sommes donc autorisés à supposer que Pruystinck fut condamné surtout pour avoir proclamé les droits absolus de l'homme physique, le droit à l'amour, aussi sacré que le droit à la vie, l'inviolabilité des besoins de la chair tant que la satisfaction de ces besoins ne causait ni dommage ni préjudice à autrui et résultait d'un consentement mutuel de la part des intéressés. A cet exalté qui s'était réjoui passionnément les yeux et tous les sens de la beauté du prochain,les aveugles ou du moins les mal voyants, les malsentants, devaient fermer envieusement cles yeux trop lyriques. Nul n'avait pris plus naïf plaisir à la lumière, à l'azur,aux irradiations cles nuées, aux caprices des éléments, aux fleurs, aux arbres, aux animaux caressants ou redoutables, mais surtout aux formes humaines. Il affirma les droits imprescriptibles delà Beauté, en dépit des catholiques alarmés de l'irruption du paganisme jusque clans les conseils de Saint Pierre, en dépit aussi des protestants de toute trempe hostiles à l'art et par conséquent à son éternelle inspiratrice : la Forme humaine, la Chair, le Nu, source cle désir et,partant,d'émulation, d'essor vers l'idéal. Oui, Loïet le Couvreur avait scandalisé et exaspéré les pharisiens de toutes les religions bibliques : calvinistes, luthériens, tout comme il aurait encouru l'opprobre des catholiques jansénistes, tous vandales, iconoclastes, Latins dégénérés. Il avait aimé de toute façon, communié sous toutes les formes cle l'Amour, partagé et prodigué d'inépuisables tendresses, longtemps idolâtré d'ailleurs de tout un peuple. Caressant etonctueux, subtil et vibrant, il distribuait à tous et sans jamais compter les tré-sorsdeses sympathies absolues. II osaproclamer à la suite des Anciens, philosophes, artistes et poètes delà Grèce et de Rome, après lesPindare, les Phidias, les Eschyle, les Sophocle, les Platon, les Virgile,les Horace, les Pétrone, la religion de la beauté, le culte indispensable de cette beauté, les amours plénières, absolues, affranchies de toute idée cle caste, cle race, de fortune, de sexe. Les politiques ont peur cles hommes trop aimants ; ils ont intérêt à alimenter les préjugés et les équivoques, à entretenir une confusion absurde entre les écarts cle la conscience, c'est-à-dire cle la seule morale, avec les caprices et les jeux de la chair. A combien de monstrueux arbitraires, d'attentats à la liberté essentielle ne donnèrent-ils force de loi ? Que de crimes inventés par législateurs et légistes ? Et, en nos temps encore, tant de penseurs soi:disant libres n'ont point osé rejoindre Marc-Aurèle et Diderot pour réduire toute l'immoralité majeure, conspuée parla Bible et les moralistes judaïques, au simple frottement voluptueux de deux intestins..-« L'immoralité ne serait-ce pas la souffrance ? » se demande M. Remy de Gourmont dans un de ses Epilogues, nous donnant à entendre par là que la morale suprême est le Plaisir,ou mieuxla Joie. « Qui donc, s'écriera-t-il, qui donc fondera une ligue pour la liberté absolue, la liberté folle,, la liberté impudique, franche, naturelle, humaine, la liberté comme sous le roi Louis XV,. la liberté comme sous le pape Léon X? » Hélas, nous en sommes encore à devoir rêver libertés et ligues pareilles ! Loïet paya cher sa tentative de réalisation de ce rêve.Les politiques et les moralistes de son temps lui envièrent sans doute l'intensité lyrique de ses forces vitales ! Comme ceux d'aujourd'hui, gens de peu d'appétit, d'estomac débile, de tempérament rassis, de sens émoussés, trou-vaient-ils qu'au festin delà vie pour ce poète en action, ce complet vivant, les nourritures avaient trop de saveur, les vins trop de bouquet, les sèves et les fluides trop de dynamisme ? In- tinctivement ces abstèmes et ces impuissant.; étaient jaloux de sa charitable luxure. Son ivresse dionysiaque leur portait ombrage. Les pires égalitaires se rencontrèrent avec les plus farouches autocrates. La souveraine flatta le vœu de la populace, celui des âmes mornes et stagnantes. Marie de Hongrie, rude chasseresse, virago couronnée, trouvait impertinent et irrévérencieux cet aimable prophète d'un nouvel âge d'or, cet apôtre de la lumière et du sourire, ennemi de toute abstinence, s'amusant mieux que les rois et les reines, et de prestige plus universel que celui de l'empereur des deux mondes. C'était un crime de lèse-majesté que de mener une vie d'églogue et d'idylle, de ferveur et de caresse, quand seuls les supplices et les curées intéressaient encore la royale chasseresse ou l'auguste bourrèle... Puis, autres forfaits encore, Loïet avait violé les conventions par lesquelles les mortels se créent des supériorités impies et factices : les privilèges de la richesse et de la naissance, ou du moins les avait-il dépouillés de leur prestige en les ravalant, en les subordonnant aux dons naturels, aux valeurs réelles, en les mettant à la portée des élites, des génies et môme des simples bonnes âmes, en supprimant toute démarcation sociale, en faisant communier les gentilshommes et les gueux, les premiers vidant leur escarcelle dans la besace des seconds, et ceux-ci mettant leur force et leur cœur au service de ceux-là ! Un instant, à en croire les traditions, pour sauver Loïet, ses partisans demeurés encore très nombreux à Anvers, mais astreints à la plus extrême discrétion, avaient compté sur une antique coutume du pays brabançon. Il y avait un autre moyen d'échapper aux supplices, que celui auquel s'était résigné Peer de Breeder. Délivrer le Couvreur par un coup de main, le soustraire de force aux milices et aux exécuteurs, il n'y fallait pas songer. On n'était plus en 1526, l'époque de son premier procès. La réaction avait fait du chemin depuis. Le gros peuple anversois, bateliers et bouchers truculents, porteurs de tourbe, débardeurs ou enfants cle la Grue, tous Enfants cle Sémini, s'étaient bêtement retournés contre leur ancienne idole. Mais voici à quoi avaient songé ses derniers fidèles: Loïet étant célibataire, si, au moment de l'exécution, là-bas, sur le champ même du supplice, il se trouvait une jeune fille qui le réclamât, en déclarant vouloir l'épouser, il serait aussitôt remis en liberté. Cette chance fut sérieusement examinée en conseil secret des Loïstes dans une des caves de poissonniers où ils se tenaient depuis les persécutions, car ils n'osaient plus s'afficher chez les étuvistes. Mais il leur fallut renoncer à l'espoir de sauver leur chef par ce moyen. L'épouseuse se serait facilement trouvée, ils n'avaient même que l'embarras du choix, car nombreuses étaient encore les femmes dévouées au prophète, surtout qu'à la veille de sa mort, c'est-à-dire à quarante-quatre ans, la légende nous le montre encore aussi jeune, élégant et robuste qu'à l'époque où Quentin Massys et les Romanistes le prenaient pour modèle! Mais cette touchante coutume avait été abolie depuis 1518, cette,même année où Loïet avait dansé avec sa'Dillette au sommet de la tour de Notre-Dame inaugurée par ce bal dans les nues. Cette année-là trois frères attablés dans un cabaret à Deurne, près de la ville, s'étaient pris de querelle avec le. patron; des gros mots, on avait passé aux coups et le baes avait même été tué dans la rixe. Les trois gars furent condamnés à mort par les Quatre-Bancs. Deux avaient été étranglés et le troisième, le cadet, allait faire à son tour le plongeon dans l'éternité, le bourreau lui passait déjà la corde au cou et le poussait vers la fatale échelle, quand une belle fille qui se trouvait dans la foule réclama le pauvre garçon pour mari. Aussitôt le populaire d'applau- dir et de sommer les exécuteurs de relâcher leur proie en invoquant l'antique coutume. Ceux-ci obéirent, mais le Magistrat n'entendait pas de cette oreille-là. Il ordonna même à ses happe-chair d'aller reprendre le malheureux qui avait été se mettre avec sa fiancée sous la protection du Vieux Serment de l'arbalète ayant son local sur la Grand'Place. L'écoutète exigea des confrères qu'ils lui livrassent leur hôte. Force leur fut d'obéir, mais avec les autres gildes et confréries, ils adressèrent aussitôt une requête en grâce auprès du magistrat. Rien n'y fit. La coutume était abrogée. Rendu aux sergents cle l'écoutète, le condamné fut exécuté nuitamment à l'intérieur de la prison de l'Eeckhof. Pourquoi le procès du Couvreur ne s'était-il pas décidé un Vendredi Saint ? Ce jour-là les juges des Quatre-Bancs avaient le droit de faire grâce et ils en avaient toujours usé. A trois heures, l'heure de la mort du Christ, au moment même où à cette époque on faisait commencer l'année, s'il y avait un condamné à mort, celui-ci était remis en liberté, quel que fût son crime, sous le nom cle Barabas. Hélas, on était loin de l'année nouvelle et Loïet ne put bénéficier non plus de cette pieuse tradition qui n'avait pourtant pas été abolie, comme l'autre! Il lui fallut bel et bien marcher au bûcher. D'après les documents compulsés par M. Fre-derichs, le prophète fut brûlé vif le 25 octobre 1544, et d'après les traditions populaires, par le plus admirable temps du monde. L'arrière-saison avait été particulièrement bénigne cette année-là. Le cortège passait devant des vergers où les gamins faisaient la cueillette de » dernières pommes. Ils se pressaient pour voir passer le Couvreur, lié sur sa charrette, dans sa robe soufrée et sous sa mitre bariolée de diablotins noirs et de flammes rouges. On le huait. L'un des polissons, juché dans un arbre comme celui du triptyque de Massys, lui jeta une pomme pourrie qui lui éclaboussa la face, mais un autre, un joli adolescent, touché par le noble visage de Loïet qui regardait le ciel bleu comme pour s'en approvisionner, s'en saturer les yeux, fit des reproches à son compagnon, ce que le Couvreur ayant entendu, il cessa de béer à l'azur céleste pour noyer, aussi longtemps que le défilé du char d'opprobre le lui permit, ses regards suprêmes dans les yeux compatissants de ce dernier disciple. Mariette Eymhof, la femme de Germain Bous-seraille, s'était arrangée aussi pour se trouver sur le passage du prophète. Elle lui lança force malédictions, élevant tour à tour sur ses bras, ses deux enfants pour le leur montrer et les exciter à cracher sur le débaucheur de leur père, sur ce sorcier du diable, l'instrument de sa perte, le ravisseur de son salut, la cause de sa damnation ; car c'était en ces termes qu'elle le dénonçait et le flétrissait. Et autour d'elle la multitude, tout à fait retournée, faisait chorus, enchérissant d'outrages. Loïet n'opposa qu'une moue dédaigneuse à la mégère, mais il caressa d'un ineffable sourire les deux jolis petiots en lesquels il revoyait l'image fervente et féale du bon rustre, leur père. D'ailleurs les mioches le regardaient de leurs grands yeux effarés et un peu tristes, ne comprenant point ce que leur mère leur voulait. La frénésie haineuse de Mariette leur fit même peur, si bien qu'au lieu de s'associer à ses outrages, ils se mirent à pleurer et à jeter de hauts cris... Loïet, monté sur l'échafaud, se sera rappelé la prédiction du bourreau Gislain Géry, lors de leur première rencontre dans la logette de l'exécuteur près de la Porte Rouge. Gislain était aidé de ses trois valets : Peer, Rik etBert, les mêmes qui assistaient à cette prophétie et qui avaient donné la question à Loïet et aux autres Libertins au Steen ou à Vilvorde. Ce Peer, le principal de ces manœuvres de bourreau, n'était autre, tout nous porte à le croire, que Peer de Breeder, le Cousinet, le traître qui joue un rôle si important dans la légende du Couvreur. — Enfin, se serait écrié Gislain Géry, en poussant Loïet vers le bûcher. Nous le tenons !.., Ce que nous allons nous amuser !... Cette fois, mon petit, tu n'en seras plus quitte à si bon marché et il me sera permis d'endommager ta peau et le reste... Je vais m'en donner pour ton argent, mon beau sire, car ton brûlement me rapportera deux florins et treize sols, tandis que si on t'avait décapité comme tes complices, l'orfèvre français et le marchand de poissons, je n'aurais touché que vingt-deux sols... Et de ricaner en stimulant ses trois acçolytes qui ajustaient le patient à l'estaiche plantée au milieu du bûcher, qui lui attachaient les mains derrière le dos et qui, après avoir rabattu la chemise sur les chausses, lui nouaientaussi une chaîne en guise de ceinture pour l'empêcher de s'affaler trop vite quand les flammes monteraient à l'assaut de sa chair. — Garçons ! jubilait-il, tout àl'heure nous bob rons un plein broc sur nos bénéfices! Je ne sais, maugréait-il encore en donnant un coup de mains à ses aides dont l'impatience compromettait l'adresse, je ne sais quelle pitié déplacée a pris nos magistrats des Quatre-Bancs, mais on a accordé à la plupart de ces bougres une mort bien trop prompte... On leur coupe simplement la tète... Si on ne voulait accorder les honneurs du bûcher qu'à leur chef, du moins aurait-il fallu pendre tous les autres, de cette façon j'aurais touché au moins onze sols pour chaque parpaillot. L'écoutète fut vraiment bien mal inspiré à user de tant de ménagements à l'égard de cette engeance de Sodome... Enfin, Loïet, camarade, tu paieras pour les autres ! « La mort amère que sera demain ! » avait gémi le torturé lors de son « admotion » dernière. Amère en effet, la plus atroce' de.toutes. D'après la tradition,Géry. et ses suppôts se divertirent à prolonger l'agonie du patient. Avec intention ils firent un tout petit feu de bois a'ert mêlé seulement à quelques copeaux de bois sec. Longtemps les flammes lui échauffèrent les jambes sans les entamer. Puis la chemise flamba, les chausses prirent, mais la chaleur n'était encore qu'intolérable. En voyant le martyr transpirer : — Attends, gouaillait le facétieux Cousinet, ceci n'est que de l'eau. Nous faisons bouillir la sueur. Tout à l'heure ta graisse grésillera comme le beurre d'une friture d'anguilles. A ce mot d'anguilles, le Couvreur se souvint sans doute de la lettre de Luther, au Magistrat d'Anvers dans laquelle il le dénonçait comme un serpent parmi les anguilles. Quelle friture l'inquisition avait déjàfaite des anguilles chères au pape de Wittenberg ! Et voilà qu'on ajoutait le serpent à la matelote ! Aux murmures de la foule, les bourreaux exhaussèrent le bûcher. Mais il y avait toujours trop peu de bois. En outre le vent détournait la fumée, de sorte que le misérable perdit l'espoir d'être asphyxié. Les quatre démons — les plus jeunes étaient encore plus émoustillés que leur maître, Cousinet les ayant stylés et façonnés à son humeur — se promettaient grand plaisir du moment où le feu monterait au-dessus des cuisses. C'était là le période le plus atroce du supplice, comme bien on se l'imagine. Le plus souvent on épargnait cette torture inouïe au supplicié et on l'étranglait comme par maladresse, on l'étouffait sous les bûches en faisant mine d'activer le feu. Mais on s'acharnait sur Loïet. Les cannibales guettaient ses grimaces et ses convulsions. — Voyez comme il danse ! jubilait Peer de Breeder. — Parole ! Il frétille comme un amoureux ! constatait Rik en se trémoussant lui-même. Le grésillement de la chair se mêlait au crépitement des tisons. — Méchant homme ! pleurait Loïet en avisant Géry qui présidait à toute la manœuvre. Que t'ai-je fait?... Et toi, Peer, que j'aimais comme un frère... Ah, fi ! Il se flattaitd'attendrir leurs subalternes, plus jeunes, moins cruels peut-être : — Du bois, hein !... Mettez plus de bois... Pour l'amour du ciel, du bois, mes garçons... Augmentez le feu, vous serez des anges ! Mais ils n'en faisaient rien et répondaient par des plaisanteries, même par des obscénités, à ces supplications qui eussent attendri des tigres. — Le voilà puni par où il a péché le plus ! constatait grivoisement Cousinet. Éperdu de douleur, exaspéré, Loïet rassembla encore assez de force pour adresser d'une voix ferme et solennelle,]ces paroles à Gislain Géry : — Barbare, je voudrais te pardonner, t'em-pêcher de souffrir à ton tour et d'expier les abominations dont tu aggraves tes meurtres que je ne le pourrais... L'Éternel veille et juge!... Déjà tu es marqué toi-même pour la mort violente !... Écoute ce que te prédit à son tour ta déplorable victime : « Tu mourras dans vingt ans torturé et mutilé par ton confrère de Bruxelles, et retiens encore ceci : pour purger tes crimes, ton propre fils, forcé de te succéder dans ton abominable emploi, ne te survivra que d'un an et agonisera plus affreusement encore que toi-même ! » Ses jambes et ses cuisses étaient grillées. Ses chaînes était tombées il eut la force de soulever la dextre en un geste de malédiction. L'autre main était déjà réduite en cendres. Les misérables l'avaient fait durer ainsi près d'une heure quand il expira... Sa prédiction devait s'accomplir : le 16 janvier 1565 l'implacable Gislain Géry fut condamné à mort pour assassinat et participation à •plusieurs vols. Il subit la peine capitale au Pont de Meirà Anvers, de la main même de son compère le bourreau de Bruxelles, et son fils et successeur rencontra le même sort en 1566. D'après les chroniques, ce qui aurait contribué à faire de Gislain un artiste en cruauté, c'est qu'il avait à maintes reprises eu à répondre lui-même devant la justice de ses violences ou d'autres écarts de conduite. Le 4 avril 1544 donc, l'année même du supplice cle Loïet, « il avait supporté victorieusement, dit l'archiviste Gé-nard, devant le tribunal des Quatre-Bancs, l'épreuve delà purge criminelle pour un meurtre commis dans la rue de l'Empereur ». Depuis qu'il lui avait fallu subir la question à son tour, il avait redoublé de férocité, les suppliciés payant pour les Magistrats. C'est sur leur chair qu'il se vengerait. Pour le malheur de Loïet,. son procès arriva au moment où les plaies du bourreau s'étaient à peine cicatrisées. Gislain passa sa rancune sur lui. Quant à Peer de Breeder, la légende est muette sur sa fin. Le mépris de Loïet pour le traître l'emporta sur son indignation. Il ne lui fit même pas l'honneur de le citer au tribunal de Dieu. A ce que rapporte la chronique du notaire Bertryn, Loïet avait été brûlé hors des portes de la ville, sans doute au Galgeveld, l'endroit même où il avait assisté à l'exécution du batelier Her-man et à l'assassinat du bourreau Machiel. Il s'était confessé pour en finir, « espérant en sa part de paradis », comme on lui fait dire dans la dernière pièce de son dossier. D'après Van Meteren, il aurait espéré mourir le plus vite possible (1), mais il avait compté sans les lenteurs perfides des bourreaux. Il nous reste à parler de la fin ou de la suite cles aventures des autres principaux Libertins. A la différence cle ce qui est arrivé pour Loïet, nous possédons toutes les pièces du procès de (1) ... bktdende God om een corle doot, die hy nœmde het cordel. Davion, Bousseraille, Van Ilove et Stevens qui comparurent devant les Quatre-Bancs. Ce procès traîna tellement en longueur qu'on serait en droit de supposer que le Magistrat d'Anvers jugeait l'exemple suffisant et inclinait à la clémence à l'égard des compagnons du prophète. Nous avons vu que le banc des échevins se réunissait presque chaque vendredi. Or il se fit que dans l'affaire des Loïstes en question, l'audience criminelle dut être fréquemment ajournée, les juges n'étant pas en nombre pour cause de maladie ou pour d'autres motifs (1). Le 12 septembre 15kh, Davion avait été questionné avec insistance (2). Le même jour il fut décidé que le demandeur ou l'écoutète rédigerait ses conclusions et que celles-ci seraient communiquées verbalement aux intéressés. Les Libertins avaient aussi demandé à être mis en liberté sous caution. Cette faveur leur fut refusée. Ils auraient présenté leur défense par écrit, comme il résulte d'un document du 19 décembre, d'après lequel l'écoutète a été mis en possession d'une copie de ces pièces. Le 22 décembre Stevens seul fut mis en liberté à condition de comparaître chaque vendredi devant (1) Mits des crancken ende cleynen getale van den schep-nen. (2) Ter scerper examinatien. les Quatre-Bancs et de payer une caution de mille florins carolus. Jean Schat, un drapier, fut son fidei jussit. Le 31 décembre,les trois derniers prisonniers, Bousseraille, Davion et Yan Hove, firent une nouvelle démarche pour être remis en liberté : de nouveau ils furent déboutés de leur demande. Ils adressèrent alors un recours en grâce à la gouvernante, mais jamais ils n'auraient pu tomber plus mal. Loin de les épargner, elle-même eut allumé leur bûcher, et ce n'est pas de sa faute si ces trois Loïstes ne subirent pas comme leur maître le supplice majeur. Aussi au lieu de faire remettre ces hérésiarques en liberté, il lui tarde de les voir livrés aux exécuteurs. Au nom de l'empereur Charles, elle fait même écrire, le 20 janvier 1545, au Magistrat d'Anvers, qu'elle est toute surprise d'apprendre par le procureur général la lenteur avec laquelle avance la procédure contre les complices du Couvreur. Elle charge Jacques Boone, conseiller du Brabant, de porter cette lettre à Anvers et de s'y renseigner sur la marche du procès. Afin d'aller plus vite en besogne Boone a même pour instructions d'assister les juges des Quatre-Bancs dans une rapide expédition de cette affaire. Tout indique donc que l'écoutète et les échevins n'y mettaient guère de zèle. La 22. lettre cle la reine leur enjoint de faire prompte et sommaire justice. Le Magistrat reçut le conseiller avec les égards dus à son rang et à la souveraine qui l'avait député. Il l'autorisa à assister aux débats, mais jaloux cle ses immunités et privilèges, il lui interdit formellement de prendre part aux délibérations. Là-dessus Boone de se plaindre à la princesse qui en réfère à l'empereur; Charles-Quint ordonne aux échevins récalcitrants de se conformer au désir de sa sœur et, le 8 janvier, celle-ci signifie la volonté formelle de leur souverain aux juges récalcitrants. Cette fois il leur fallut céder. Il est regrettable que l'on n'ait pas de renseignements plus complets sur ce conflit, car il eût été curieux de connaître la cause cle la répugnance cles échevins à envoyer ces trois Loïstes au supplice, alors qu'ils n'avaient pas fait la moindre difficulté de livrer tant d'autres dissidents au gibet, au glaive et au bûcher. Le vendredi 17 février 15/|5, Davion, Bous-seraille et Yan Hove furent condamnés à mort, et ie lendemain on les décapita, sans doute au Galgeveld où avait été brûlé leur chef. Leurs troncs, surmontés de leurs têtes, furent exposés sur des roues. Adrien Stevens fut condamné à son tour le 17 février, mais seulement à une amende et aux frais du procès. Le lendemain à neuf heures, tandis que ses compagnons se préparaient à mourir, il eut simplement à comparaître devant le magistrat dans la chambre du Conseil. Les échevins et l'écoutète lui ordonnèrent de verser aux aumôniers de la ville une somme de vingt florins carolus pour être distribuée aux pauvres, et il fut tenu de présenter endéans les six jours quittance de cette somme au Magistrat. Il lui fut aussi défendu à l'avenir de frayer avec des individus suspects, de lire ou d'entendre lire des livres prohibés,sous peine de se voir appliquer sans rémission les peines prévues dans les placards impériaux pour l'extirpation de l'hérésie. En ce qui concerne Henri de Smet ou Smits,. bourgeois aisé ou poorter cle la ville [d'Anvers, voici ce que nous apprennent les registres du Conseil du Brabant : Lorsqu'il fut arrêté, tant "de Libertins et d'autres hérétiques avaient subi le même sort, que les prisons de la ville étaient encombrées. II n'y avait même plus place au Steen. Cette circonstance consignée dans un rapport détaillé indique l'extension considérable que l'hérésie avait prise à Anvers. Il fallut donc confier Smitsàla garde d'un serviteurde l'écou- tète, un certain Jooris, qui le tint enfermé dans sa maison. Cependant Marie de Hongrie avait intimé l'ordre à ceux d'Anvers d'envoyer l'inculpé à Bruxelles pour y être interrogé. Quand le magistrat se mit en devoir d'obtempérer à ce commandement, on constata que le prisonnier était parvenu à déjouer la surveillance de son gardien et à frustrer ainsi la justice de la gouvernante (1)! A cette nouvelle, la princesse dépêcha de nouveau Du Fief à Anvers. Celui-ci cita le fugitif à comparoir devant le Conseil du Brabant, le 19 novembre, sous peine de bannissement pour la vie et de confiscation de tous ses biens. Le Loïste se garda bien de se rendre à cette convocation. En conséquence, le 24 décembre, il fut banni à perpétuité du duché de Brabant et des pays placés sous la juridiction du Conseil de cet Etat; en outre ses biens furent confisqués au profit de l'empereur. Le 18 mars 1545, Adrien Steenaerts, un autre Loïste, fut condamné à la peine capitale par le Conseil du Brabant et ses biens furent saisis ; mais nous ne possédons aucun détail sur l'exécution de la sentence. Les comptes de Guillaume Yan de Werve, (1)... voorsehrcven Hendrik met de subtiliteyt zyn gevan-ckenisse hadde gevioleert ende ware gegaen loopen frus-teerende in aider manieren dejusticie. margrave et écoutète d'Anvers, chargé de poursuivre les Libertins, sont très intéressants à consulter. Ils vont du 25 décembre 1540 au 24 juin 1550 et du 28 février 1545 à février 1549. Nous y trouvons renseignées des exécutions en masse, dont maintes par le feu. Les anabaptistes sont implacablement brûlés. Parmi ceux-ci figurent Jean Plaetmans,passementier,Henri Van Mierik, tailleur, et Bernard Janssens. Deux autres, Rogge Geeraert de Borgerhout et Jean Pennewaerts, tailleur, condamnés à la même peine, avaient pris la fuite. Les frais du brûlement d'Éloi Pruystinck et de celui des trois anabaptistes précités sont portés globalement en compte par l'exécuteur à l'écoutète, de même ceux de la décapitation de Dorhout, Bousseraille, Hérault, Van Hove et Davion, sont ajoutés au coût du supplice cle Jacques Van Liesvel et cle Pierre Schudematte, hérétiques d'une autre secte, également exécutés par le glaive. Nous apprenons aussi ce que le bourreau toucha pour avoir examiné tous ces patients (1). Un autre poste cle la note payée par l'écoutète au bourreau nous renseigne sur ce qui entrait (1) Item betaalt derscherprechter van tôt diverschen ston-den de voorszeide persoonen geexamineerd ende getor-queert te hebben : xxx sch. grotem. dans la confection d'un bûcher pour un bon petit brûlement d'hérétique : Il fallait de la paille (strooff), de la poudre à canon (buspoedev), du bois (hout), des chaînes de fer (ysere kelenen), des crochets (haecken), des fagots (matsaerd), cles estaiches(sfa/a?nen) et bien d'autres ustensiles ou ingrédients encore que l'honorable fonctionnaire et fournisseur renonce à énumérer (1). Pour le supplice de Loïet et des anabaptistes, on consomma ou on employa pour 2 livres ca-rolus cle ces combustibles ou de ces engins. Un autre Loïste encore, Jan Van Ileeren dit le Barbu (met den Baerde), épicier cle la rue du Gage, à Anvers, près de la Grand'Place, était parvenu à passer en Angleterre. Il y séjourna jusqu'au 20 décembre 1561, date à laquelle il fut gracié et réconcilié par un rescrit de Philippe II. Cet acte cle rémission conservé aux archives de Bruxelles nous apprend qu'à Londres le proscrit avait continué à exercer le négoce. Il avait fui sur les instances de sa femme et de ses amis, soucieux de lui épargner le sort de» autres Libertins. A Londres, avec sa femme et ses enfants, il mena la vie la plus édifiante et y remplit ses dévotions de bon catholique en dépitdes injures, des moqueries et cles menaces (1) En de andere nootlicke dinghen gebewicht. des hérétiques si nombreux en Angleterre et parmi lesquels devaient se trouver nombre de Loïstes, fugitifs comme lui. C'est en raison de son repentir et de sa bonne ■conduite, sur des rapports envoyés par les soins de la reine môme, Marie Tudor, épouse de Philippe II, et sur des certificats et autres attestations d'ecclésiastiques, que le roi d'Espagne lui accorda sa grâce longuement motivée eu l'autorisant à rentrer au pays. Nous ne savons rien de la fin de sa vie, nous ignorons môme s'il revint à Anvers. De même rien ne nous est parvenu sur ce que devinrent les nobles sires cle Berchem et cle Liere qui -avaient jugé prudent, eux aussi, cle mettre la Manche entre leurs personnes >et l'implacable justice de Charles-Quint et de Marie cle Hongrie. 1898-1911. TABLE DES MATIÈRES I. — ORIGINES FABULEUSES D'ANVERS. — TANCHELIN ET LES ENFANTS DE PRIAPE Anvers, ville païenne. — Catholicisme de décor. — Néopaganisme. — Pierre-Paul Rubens. — Anarchisme éroti-que. — Une lignée d'hérésiarques. — La maison du Géant. — Le Burg. — Druon-Antigon. — Les mains coupées. — Salvius Brabon. — Etymologies : « Iïand werpen ! — Aan't werf ! » — L'Ommegang ou la cavalcade. — La Pu-celle d'Anvers. — Kermesses tragiques. — Pasquinades. — Le marchand d'oeufs et la laitière. — Druon à Paris.— Adversa et Verpum.— Le dieu Sémini, Priape Scandinave. — La statuette du dieu des Jardins. — Pudeur et vandalisme orthodoxes. — Le Saint Prépuce. — Rohingus. — Tanchelin. — Son hérésie. — Ses partisans. — Les Enfants de Sémini. — Le type anversois primitif. — Prédominance du brun sur le blond. — Pirates et aventuriers. — Naufrageurs. — Droit d'épave. — Anversois à la conquête de l'Angleterre et à la première Croisade. — Popularité de Tanchelin. — Liberté sexuelle. — Tanchelin à Rome. — Il meurt assassiné.......... 7 ii. —l'abbaye saint-michel : Les Norbertins. — Leurs goûts artistiques et épicuriens. — Norberlins et Norbertines. — Le chanoine Cornélis. — Communisme. — La cave à vin des Chanoines. — Luxe et magnificence de l'abbaye. — Malveillance occulte. — Rancune posthume de Tanchelin. — L'hôtellerie des Rois. — Edouard III.— Origine de deux héros de Shakespeare. — Lionel d'Anvers. — Guillaume de la Poole. — Les artistes parpaillots. — Bernard Van Orley. — Jérôme Duquesnoy. — Rubens et ses élèves. — La Révolution. — Bonaparte. — L'abbaye devient un bagne. — Un tableau de Schaefels. — Henri Conscience. — Le bombardement d'Anvers. — Les dernières pierres, le dernier moine......31 III. —vaudois. - lollards. —hommes de l'intelligence. — turlupins. — Adamites : Robert le Bulgare. — La Vauderie à Anvers. — Porte-sabots ou Kloeffers et Klompdragers. — Bonté charnelle. — Les Vaudois et le folklore. — Ballades flamandes. — Le sire de Vorsselare. — Le bûcher de sabots. — Apiculture. — Un dessin de Breughel. — Josequin. — Cyphonisme ou supplice par les abeilles. — Confusion des bourreaux. — Les abeilles fidèles et vengeresses. —' Les Hommes de l'Intelligence. — Un hérésiarque campinois : Guillaume de Ilildernisse. — Egide Cantor. — Pelsken ou la Petite Pelisse. — Influence du costume. — Les Turlupins. — Amour du nu. — Scandales à Bruges et à Anvers. — Deux cités subversives. — L'hérésie se concentre à Anvers à la suite du commerce et des arts. ..... 63 IV. — le duel d'anvers et de bruges : Bruges vaincue par la Fatalité. — Sujet d'épopée. — Mercure et Neptune se déclarent pour Anvers. — L'ensablement du Zwyn. — Mort du Téméraire. — Les bateliers d'Anvers. — Le « Quaey Wereld ». — Beuveries et mutineries. — Magistrats populaires. — Supplices. — Maxi- les libertins d'anvers V. — l'enfance et l'adolescence de loiet le couvreur : Anvers sous la régence de Marguerite d'Autriche. — L'hellénisme. — La Renaissance païenne. — Beauté d'Anvers. — Harmonie des architectures. — Les peintres romanistes. — Progrès de l'anatomie. — Cellini. — Calcar. — Apothéose du corps humain. — Apparition d'Eloi Pruystinck dit Loïet le Couvreur. —Le quartier Saint-André. — L'apprenti. — Métier pénible. — Une page de Virgile Josz sur Watteau. — L'enl'ant déserte le chantier. — Baguenaude •et flâneries. — Décor suggestif. — La Grue. — La maison milien d'Autriche, époux de Marie de Bourgogne. — Répression. — Veuvage et régence de Maximilien. — Révolte -des Brugeois et opposition des Anversois. — Progrès de l'ensablement du port de Bruges. — Incurie des édiles. — Sculpture satirique à l'hôtel de ville de Damme. — Le Habsbourg châtie Anvers mais en la ménageant. — Sa vengeance s'acharne sur Bruges. — 11 oppose une ville à l'autre. — Echaufïourèes et razzias. — Traite des Flamands à Anvers. — Magnanimité des Anversois. — Les Brugeois tentent de fermer l'Escaut. — Le fort de Ivloppersdyck. — Victoire d'Anvers. — La Saint-Georges. — Origine d'une kermesse.. — Une statue et un tableau. — Les mangeurs •de gaufres. — Maximilien, roi des Romains. — L'empereur Frédéric III à Anvers. — Bataille d'Arnemuyden. — Défaite des Brugeois. — Tentative incendiaire. — Exode ■du commerce à Anvers. — Les chefs de la Hanse fidèles à Bruges. — Mauvaise réputation des Anversois. — Le libertinage. — Les étuves. — Scandales auxquels ces maisons donnent lieu. — Enfants naturels. — Turbulence ■et méfaits des bouchers. — La Hanse protectionniste et Anvers. — Port libre. — Philippe le Beau. — Traité de commerce avec l'Angleterre. — Les verrières de Notre-Dame d'Anvers. — Hommage de Venise à Anvers et aux Habsbourg. — Dernière tentative de Bruges pour se relever. — Lancelot Blondeel. — Redoutable prospérité d'Anvers. — Le sommeil protège Bruges. — Anvers paie la rançon de sa fortune............81 TABLE DES MATIÈRES des Barges. — Le Rouissable. — L'Enfant aux Mouettes. Les spectacles du fleuve et de la rue. — Joyeuses entrées. — Les caravelles de Dirk Van Paeschen. — Retour de Palestine. — La Chambre de Rhétorique « Les Violiers ». — Abus de l'allégorie. — Le goujat préférable au cuistre. — La tête d'àne de Bottom. — L'âme poétique de Loïet — Sa sensibilité. — Horreur du sang. — Un pressentiment sinistre.— Souvenirs de la guerre contre Bruges. — Perkin Warbe'ck.— Les moines Augustins. — Leurs démêlés avec le chapitre de Notre-Dame.— Leur popularité. — Emeutes en leur faveur. — Loïet prend leur parti. — Achèvement de la tour d'Anvers. — Un bal dans les nuages . . 132 VI. — les favoris du bourreau : Manque de documents écrits sur les débuts d'Eloi Pruys-tinck. — Les traditions suppléent les chroniques. — Essai d'exégèse populaire. — Loïet, héros local. — Sa légende. — Le folklore. — Le Couvreur défraie les veillées et les narrations du cru. — Les voisines du Couvreur. — Le mauvais génie de Loïet. — Peer de Breeder. — Apprenti cordonnier. — Enfant sanguinaire. — Antithèse du petit Couvreur. — La grande kermesse. — Une exécution capitale au Galgeveld. — Maladresse du bourreau Ma-chiels.— Soulèvement de la foule. — Peer tue le bourreau. — Terreur de Loïet. — Maladie. — Une mauvaise rencontre. — Récit de Peer, devenu aide-bourreau. — Le logis de Gislain Géry. — Terrible intérêt que Loïet inspire à ce Gislain Géry. — Ce que Gislain Géry prédit à Loïet. — Ce que les chroniques anversoises rapportent sur les bourreaux...................169 VII. — les dernières fêtes et les premiers supplices : Albert Durer à Anvers. — Son journal de voyage. — Son ménage. — Sa parcimonie. — Détails intimes. — Anna Frey. — Banquets et réception. — Promenades par la ville. — Préparatifs de la Joyeuse Entrée de Charles-Quint. — Le cortège de femmes nues. — Du Rubens vivant ! — L'héroïne de la fête. —Sa pudeur. — Loïet en a raison. — Projets de Charles-Quint. — Les commencements de la Réforme. — Les augustins d'Anvers. — Vente des indulgences. — Arrestations. — Persécutions. — Les martyrs protestants. — Conventicules. — Troubles. — David Jorisz. — Comment Loïet comprend la Bible......216 VIII. — loïet le couvreur et luther : Les premiers disciples d'Éloi Pruystinck. — Commencements du loïsme. — Voyage de Loïet à Wittenberg pour voir Luther. — Il accompagne une caravane de rouliers hessois. — La révolte des paysans en Allemagne. — Pitié de Loïet. — Luther prend le parti des seigneurs contre les jacques. — Entrevue de Luther et d'Éloi Pruystinck. — Indignation et courroux du pape de Wittenberg contre le jeune prophète anversois. — Il fulmine l'anathème contre lui. — 11 le dénonce, dans une lettre, aux chrétiens d'Anvers. — « Un serpent parmi les anguilles ! » — Giova-nantonio Bazzi et le martyre de saint Sébastien . . 250 IX. — le premier procès et la penitence de loïet le couvreur: Rupture de Loïet avec les protestants augustins. — Arrestation de Loïet et de neuf de ses disciples. — L'Inquisition instruit son procès. — Roch de Kelnere. — Condamnation bénigne. — Pectoralia ou manteaux enluminés. — Amende honorable. — La cérémonie publique. — Procession. — Loïet et ses amis remis en liberté. — Explication de son attitude. — Paganisme de Loïet. — Son amour de la vie. — II se remet à prêcher. — Nouveaux disciples. — Christophe Hérault, l'orfèvre de François I'r. — Ses antécédents. — Sa vie à Paris. — Arrêté à Anvers. — Mis à la torture. — Détails sur les tortionnaires.— Hérault relâché. — Il se convertit au loïsme..........270 X. - MARIE DE HONGRIE : Les derniers jours de la régence de Marguerite d'Autriche. — La peste bleue ou la suette anglaise. — Procession en l'honneur de saint Michel. — Prétendu miracle. — Avènement de Marie de Hongrie. — Son portrait et son caractère. — Vandale et incendiaire. — Sa haine des Pays-Bas et surtout d'Anvers. — Sa dévotion à saint Norbert et à saint Michel. — Incendie de l'église Notre-Dame. — Le bourgmestre Lancelot d'Ursel. — Le saint Prépuce sauvé par les Enfants de Priape. — Les hérétiques et les vagabonds rendus responsables de l'incendie. — Persécution contre les anabaptistes. — Martin Van Rossem. — Invasion de la Campine. — Le condottière devant Anvers. — La défense. — Corneille Van Spangen. — Une fresque de Henri Leys. — Incendies allumés par Van Spangen et ensuite par Van Rossem. — Le condottière lève le siège. —Marie de Hongrie chez le banquier Dozzi. — Provocation des loïsles. — La gouvernante se prépare à sérir. — Les tableaux de Van Orley.......290 XI. - LE LOISME : Popularité d'Éloi Pruystinck. — Sa suite. — Abolition des castes. — Propagande du Couvreur. — Raisons de son prestige et de sa popularité. — Communisme. — Internationalisme. — Réhabilitation et liberté de la chair. — Loïet poète, mais illettré. — II dicte ses poèmes et sa doctrine. — Dominique d'Uccle, l'évangéliste de ce messie. — Vénusté et charité. — Partialité pour les infimes. — Rites bizarres et touchants. — Cérémonies d'initiation. — Échange de noms et de costumes. — Les costumes de Loïet. — Haillons brodés de pierreries. — Symbolisme. — Luxe et merveilles dignes des Mille et une Nuits. — Le fond de la doctrine loïste. — L'amour libre. — Les droits imprescriptibles de la chair sous réserve de l'agrément du prochain. — Religion de volupté. — La Volupté fille de l'Amour et de l'Ame. — Le mythe de Psyché. — Les ennemis des Ioïstes. — La rumeur publique. — Leur réputation. — Leur perte est décidée par la gouvernante. — Légende dramatiqne et romanesque brodée sur leur fin.— L'hypocrisie de Cousinet et sa trahison. — Le sacrifice et la mort sublimes de Dillette. — Douteset remords de Loïet...................319 XII. — LE SUPPLICE DE LOÏET ET DE SES DISCIPLES : Arrestation de Jurian Ketel à Deventer. — Mis à la torture, il dénonce Loïet et d autres loïstes. — Éloi Pruystinck et Christophe Hérault arrêtés à Anvers. — Correspondance de Marie de Hongrie avec le magistrat d'Anvers et les juges. — Le Tribunal des Quatre-Bancs. —Une audience. — La procédure au seizième siècle. — Fuite de loïstes à l'étranger. — Le château de Vilvorde. — On y torture le Couvreur. — Arrestation des loïstes Davion, Dor-hout et Dominique d'Uccle. — Suicide de Dominique d'Uccle. — Embarras des magistrats instructeurs. — Loïet menace de se laisser mourir de faim. — Arrestation de Stevens, Van Itove, Bousseraille, de Smet et Steenaerts. — Loïstes contumaces. — Hérault et Dorhout décapités. — Le procès du Couvreur. — Marie de Hongrie presse les magistrats. — Son impatience. — La dernière confession du Couvreur. — Il tente de sauver ses amis. —Loïet condamné au bûcher.— Ses derniers moments.—Résumé de son rôle et de sa doctrine. — Tentatives pour le sauver. — Usages abolis. — La marche au supplice. — La femme et les enfants de Bousseraille. — Acharnement des bourreaux. — Loïet brûlé à petit feu. — Ses dernières paroles. — Sa prédiction à Gislain Géry. — Lenteur du procès des autres loïstes. — Mécontentement de Marie de Hongrie. — Elle tance le magistrat d'Anvers. — Remises et retards. — Davion, Bousseraille et Van Hove décapités. — Comptes de bourreaux. — Conclusion.........349 ACHEVE D'IMPRIMER le huit décembre mil neuf cent onze pau E. ARRAULT ET Cie a tours pour le MERCURE DE france 3023. MUSÉE DE LA LITTÉRATURE i/r^S^r-v) /r^-ir^U /r^- yrèv/5? /M kmml «I ^v/rv (kl! /<\J/ s» m^frm Jf QSf 'r )f SMSmmirn ..... ; ;