ML A 413Z (l...... .....^.mmm ^^ v-r I . IMS-v JW WVWW OW.ïWS-USJflrA XXJ.W.....OAisffcZRMWWi ', yjjjWpalWijg Offert au Maître GEORGES EEKHOUD -- PAR SES ÉLÈVES -- à l'occasion du XXme Anniversaire de son professorat aux cours de Littérature de Schaerbeak et de Saint-Gilles -- LE 23 AVRIL 1923 - Mlle Aline Becquart. M"0 l.éontine .Tamagne il. Hubert Beenkens. M"1* Henri Kerels. M. Antoine Beenkens. M. Henri Kerels. M. E. Bernard. Mn"> M. Langaskens. M"* L. Blondi au. M. M. Langaskens. M"" Yvonne Blyau. M"* Félicienne Martin. Mmo Marcel Charles. M"° Louisette Miele. M. Marcel Charles. M"" Marie Parent. M. Albert Colinet. M. Marcel Porto. M. Declercq. M. Léopold Pousset. M. Georges I)e Cock. Mme F. Poutrain. Mme Léon De Gauquier. M"5 G. Poutrain. M"0 M. De Meulenaere. M. Léopold Rouvrov. Mme Louis De Muyser. Mme Raoul Ruttiens. M. Louis De Muyser. M. Raoul Ruttiens. M. Josse Deny. Mme L. Simar. M"8 Valérie Deny. il. J. Simeon. Mme Arthur Fievez. Mlle AV. Spaan. M. Arthur Fievez. M. Joseph Sterckx. M. Arthur Fievez (fils). M"* Maria Tenaerts. M1" L. Francq. M. Van Campenhout. M. Gaston Geulen. M1" C. Van Derveken. Mme E. Heine. Mm* Clara Verly. M. E. Heine. M"e Louise Vervloet Mlle Jeanne Hoerée. Mlle Maria Vervloet. M"e Laure «Tamagne. M. Zeghers. OtUuûw^:. OAJJ- Georges EEKHOUD e JSe terroir Jticarné ÉDITIONS DE LA RENAISSANCE D'OCCIDENT BRUXELLES MCMXXIII IMPRIMÉ EN BELGIQUE. DU MEME AUTEUR : POESIES Myrtes et Cyprès (épuisé.) Zigzags poétiques (épuisé.) Les Pittoresques (épuisé.) ROMANS Kees Doori\. La Faneuse d'Amour (Milices de Saint-François.) La Nouvelle Carthage. Escal-Vigor. L'Autre Vue. Le Buisson des Mendiants (à paraître.) CONTES ET NOUVELLES Kermesses (épuisé.) Nouvelles Kermesses (épuisé.) Dernières Kermesses. Le Cycle Palihalaire (épuisé.) Mes Communions (épuisé). La Danse Macabre du Pont de Lucerne (hors commerce). HISTOIRE Au Siècle de Shakespeare (épuisé.) Les Fusillés de Malines (épuisé.) Les Libertins d'Anvers. BIOGRAPHIE ET CRITIQUE Henri Conscience. Peter Benoit. Les Peintres Animaliers Belges. THEATRE La Duchesse de Malfi, traduit de John Webster, Philaster, traduit de Beaumont et Fletcher. Edouard 11, traduit de Christophe Marlowe. L'Escrime à travers les Ages. Per\in Warbecq. EN PREPARATION Préfaces et Conférences. Etudes Elisabéthiennes. La Patrie Ambiguë. Témoignages et Souvenirs. DURANT la Grande Guerre, à Bruxelles, occupé par les Allemands, quelques artistes et poètes prirent l'habitude de se réunir pour se procurer, grâce à d'intelligentes et cordiales causeries, un dérivatif à l'épouvantable souci. Comme dans le Décaméron d'élégants Florentins se retrempent le moral en se narrant d'édifiantes ou voluptueuses histoires et en parviendront à oublier, ne fut-ce que durant dix pleines journées, les horreurs de la Peste, nos amis réagissaient au moyen de ferventes communions éthiques et esthétiques contre la folie, le: pessimisme, le lucre et la rage engendrés par le Fléau suprême au sein d'une capitale naguère aimable ef réjouie entre toutes. Or en l'une de ces réunions la conversation ayant été mise sur le chapitre de la patrie et sur le caractère que peut revêtir l'attachement au pays natal ou au terroir d'élection, Charles Merliane, un des derniers rejetons de cette glorieuse lignée à laquelle la Belgique dut les Leys, les Rops, les De Braekeleer, les De Groux, les Stevens, les Mellery et les Meunier ; mais qui sera parvenu peut- — IO — être à surpasser ces maîtres sinon par le prestige du métier du moins par une sensibilité plus éveillée et une psychologie plus aiguë tenant pour ainsi dire d'une divination mystique, nous fit ces dramatiques confidences, auxquelles je me suis efforcé de garder l'émotion et le lyrisme du narrateur. Je devais d'ailleurs m'aider pour cette narration pathétique des « mémoranda » qu'il voulut bien tenir à ma disposition. — Oui, commença notre ami, certains coins de terre nous tiennent au cœur comme une maîtresse. La nostalgie n'est pas un mal chimérique ou anodin. Moi qui vous parle j'en fis une expérience si crispante qu'elle faillit m'emporter : La Campine anversoise me hantait par mes premières lectures et de plus loin encore. En effet, petit enfant, j'avais eu pour bonne une paysanne de cette région, et, après la mort de ma mère, lorsque je demeurais seul avec cette humble femme, le soir, en l'absence de mon père, elle me racontait les légendes de sa province ou m'en chantait les cantilènes, entr'autres telle romance sur une mélodie de Paesiello. J'adore la musique, je la sens, je me l'assimile comme pas un. Or à présent encore c'est cette mélodie de Paesiello qui représente le motif conducteur de ma vie sensuelle et sentimentale; mon mal du pays était une mélodie — je dirais presque une maladie, de Paesiello ! Ma bonne me lisait aussi les Veillées flamandes et d'autres récits du bon Conscience, qui se passent en Campine. Un des villages autour duquel se déroulaient quelques-unes de ses plus sentimentales ou fantastiques histoires, Varlonyssel, au nom ruisselant, berceur, ensorcelant, de source qui sourd, de musique en sourdine, me sollicita tout particulièrement. Ma digne bonne le prononçait ce nom, si doucement, je dirai presque si doucereusement qu'il me pénétrait comme une incantation et que bien souvent je me surprenais à en faire gazouiller les troublantes et spécieuses syllabes en les associant à la cantilène italienne. Plus tard à ce que ce nom de village me suggérait d'innocent et de puéril, voilà que se juxtaposa par un mystérieux caprice de ma sensibilité je ne sais quelle angoisse, quelle lancinance, quelle sournoise et féline menace qui en pervertissait la caresse. C'est à Varlonyssel ou du moins dans ses environs, disais-je, que se passaient les plus touchantes histoires de notre Bonhomme, et les effrayantes, les sanguinaires aussi : le Conscrit, RiWe-Ti\k.e Ta\, le Berger Incendiaire... J'évoquais sans cesse cet hallucinant Varlonyssel en me susurrant le Paesiello. Avant de l'avoir jamais visité, j'en subissais la nostalgie. Aussi dès l'âge où je sortis seul je m'efforçai de m'en rapprocher. Combien de fois ne débouchai-je pas des glacis au Nord-Est d Anvers, vers Merxem et Austruweel, pour m'enfoncer le pl us possible jusqu'aux approches de la Bruyère campinoise. L'heure m'empêchant de pousser plus loin, je m'arrêtais dans la solitude et, du haut d'une digue ou d'une dune, j'interrogeais, je conjurais l'horizon dans la direction de mon Varlonyssel comme, de la cime du Sinaï, Moïse scruta les confins de la Terre Promise; avec cette différence que ma terre promise à moi au lieu d'être une Cocagne revêtait déjà en mon imagination un aspect de Thébaïde. Je me représentais Varlonyssel au coeur d'une glèbe aride et fauve, aux teintes roses vite roussissantes, fallacieuse nourricière d'une race de blousiers, en perpétuelle délicatesse avec nos usages trop policés. Il n'y avait eu autrefois conscrits plus réfractaires, à présent n'y naissaient rustauds à la fois plus sensitifs et plus farouches. De mon observatoire je me dilatais les narines â renifler les arômes des feux d'essarts et des écobuages que m'apportait l'acre vent d'est, je m'hypnotisais à discerner les clochers au bout de la plaine. Enfin, certain dimanche d'été — j'avais alors seize à dix-sept ans — je parvins à pousser jusqu'à cette obsédante paroisse. J'étais parti seul, de très bonne heure, en longeant la vieille chaussée de Turnhout. Je la quittai au hameau de St-Antoine (Sinte-Teunis, comme ils disent là-bas familièrement, en câlinant presque le bénin patron) pour tourner à droite et m'en-gager dans un chemin sablonneux que nos « Ponts et Chaussées » auront converti depuis en grand'route menant à cet ensorcelant Varlonyssel .Une chaude averse tomba comme j'en étais encore éloigné d'une demi-lieue. Elle mit en liesse la végétation altérée. L'odeur capiteuse que l'ondée fit s'exhaler des rouvres et des mélèzes ! Ce fût même sous une impression de griserie pour ne pas dire d'intoxication que j'atteignis les premières maisons du village. Très distantes d'abord l'une de l'autre, ces maisons basses et capuchon-nées de chaume s'aggloméraient à mesure que je me rapprochais du cœur de la paroisse. Sur l'une d'elles, un estaminet, je lus l'enseigne « Au Chasseur » et ce nom Boordenagels. Boordenagels ! J'épelai plusieurs fois ce nom sonore en en faisant alterner machinalement les syllabes avec celles de Varlonyssel. Et pour un motif mystérieux et fatidique qui ne me fut révélé que plus tard, ce nom ne devait plus sortir de ma mémoire. M'étant enfin décidé à poursuivre, je débouchai aussitôt après, à un dernier tournant de la route, sur un carrefour devant l'église. Quelque intéressante que m'apparut celle-ci en sa rusticité même, elle se trouvait éclipsée par le voisinage d'un autre monument, naturel celui-ci : un tilleul grandiose, le plus beau que j'eusse jamais rencontré de ma vie. Non seulement ses maîtresses branches avaient l'épaisseur du tronc d'un arbre ordinaire, mais elles se déployaient en arceaux jusqu'au-dessus du chevet de l'église, d'une grande partie du cimetière, des maisons de la place et même de celles bâties à l'entrée des trois grand'routes. En ce moment, au pied de cet arbre géant, sans doute plusieurs fois séculaire, s'attroupaient tous les jeunes culs-terreux de l'endroit, sortis de l'église avant la fin de la messe pour assister au défilé des jolies paroissiennes. C'était bien ainsi que je me les étais figurés ces jeunes gars de Varlonyssel. Drapés de blouses bleues, coiffés de provocantes casquettes, la visière un peu de travers, en pantalon de drap noir bien cati, roses ou saures, délurés, la plupart n'arboraient que de naissantes moustaches ou qu'une mouche de poils follets. L'élément brun ou châtain 1 emportait sur le blond. Même les yeux bleus étaient sombres comme des yeux noirs à cause du velours profond des prunelles. En les dévisageant, je ne sais pourquoi j'arrivai à me demander s'il n'y avait pas un ou plusieurs fils Boordenagels parmi ces adolescents qui se calaient mains en poches ou bras croisés, le ventre en offrande, dans la posture avantageuse du cochet de village qui se sait la cible des plus convoiteuses œillades des commères de sa paroisse. Les quelques secondes que dura ma confrontation avec cette jeunesse suffirent pour me la rendre singulièrement affective. Ils m'avaient cependant considéré d'un air gouailleur en échangeant quelques sarcasmes sur ma personne et mon apparition insolite. Je leur en aurais même pardonné de plus risqués. Je ne sais ce que je ressentais au cœur; il se gonflait et se contractait tour à tour. Avec cela je me trouvai interloqué comme je ne l'avais jamais été auparavant. Quand, cédant à je ne sais quelle suggestion, partagé entre du désir et de l'angoisse, j'eus suivi ces «varlonysselliens» à l'estaminet pour leur payer une rasade je ne parvins qu'à trinquer avec eux sans trouver les mots qu'il m'eut fallu prononcer pour leur faire excuser mon intrusion en faveur de ma sympathie. « I loved them better than they could devise », aurait dit Shakespeare. Plus tard ce passage de Roméo me revint à l'esprit dans des circonstances encore plus climatériques. Plus tard aussi je me suis expliqué cette mystérieuse impuissance. Pour l'instant j'étais tellement saturé de sympathie que j'en suffoquais. C'est à peine si pour me donner une contenance je choquai du verre avec ses simples avant de me résigner à sortir après les avoir salués d'un bref « au revoir ». Quand sous l'empire d'une effervescence qui me picotait les yeux, me faisait bourdonner les oreilles et tituber comme un pochard, j'eus tourné le dos à cette paroisse et en eus laissé l'églisette et le tilleul à une centaine de mètres derrière moi, je faillis rebrousser chemin pour relancer cette hypnotisante smala de blou-siers, de la crainte, une bizarre pudeur, je ne sais quelle appréhension l'emportèrent sur ma soif de frayer un peu plus longtemps avec ces garçons si décoratifs. Tout en me fascinant ils m inspiraient une angoisse. Remis de ce trouble que la plupart de mes contemporains auraient trouvé souverainement ridicule je m'étais juré de retourner là-bas le plus tôt possible, mais dès que l'occasion s'en présentait une crainte pour ainsi dire superstitieuse revenait me harceler, si bien qu'il s'écoula plusieurs années avant que j'eusse renouvelé l'expérience d'une confrontation avec ces paysans aussi hallucinants que leurs paysages. Absents ils ne m'obsédaient qu'avec de plus en plus d'intensité. D'impérieuse qu'elle se manifestait ma nostalgie en devenait cuisante. Néanmoins je tenais bon et peut-être ne me serais-je même plus jamais risqué en ces parages trop suggestifs, si un de nos bons confrères, Philippe Derboise ne s'était installé là-bas et n'avait insisté pour que j'allasse l'y relancer. Je comptai sur la compagnie de mon ami pour me désensorceler, c'est-à-dire pour qu'il m'empêchât de subir trop despotique-ment la possession de ce pays ultra capiteux. Derboise s'y trouvait avec tous ses élèves, dames et jeunes gens. Une colonie quoi ! Une jeunesse expansive, bruyante, enthousiaste, accommodante mais assez superficielle, à la recherche du motif le plus spontanément pictural. Varlonyssel ne comptant ni hôtel, ni auberge, Der-boise, grâce à des prodiges de séduction et à l'influence du curé qui se trouvait être de ses parents, était parvenu à loger tout son monde « chez l'habitant ». On se retrouvait à table pour le souper et le dîner chez les sœurs Lauveryns, deux boutiquières, bonnes filles, à qui Derboise avait garanti la moralité et les sentiments religieux de ses disciples. C'étaient d'ailleurs de charmantes gens, n'ayant rien du débraillé des rapins. Avec son affabilité qu'un tact exquis empêchait de dégénérer en sans façon, une bonhomie pour ainsi dire élégante, ce diable d'homme était même parvenu à apprivoiser les naturels de l'endroit. Cette seconde visite de quinze jours me rendit plus épris encore de cette terre et de ces terriens, peut-être même à cause du contraste qu'ils présentaient avec mes dilettanti. Ceux-ci se montaient le coup, s'en faisaient accroire, s'évertuaient à se mettre au diapason de cette nature. Ils lui faisaient mille risettes. Du moins ne la brusquaient-ils pas. Mais en somme ils avaient l'air d'être en pénitence et, en dépit de leurs m amours, si le pays leur imposait, il était loin de les charmer. Pour ma part, je m'enhardissais à communier de plus en plus à fond avec ce décor et ce monde. Ils me devenaient de plus en plus familiers. Je m'assimilai le pays, dans sa couleur, voire dan-; son arôme, sa température, son mode, son style. Mon enthousiasme artistique me donna même le change sur des sympathies plus profondes, sur des affinités bien autrement majeures qui ne devaient pas tar der à se concrétiser... En attendant, je faisais force promenades avec Derboise et sa bande, sans trop souffrir de ce que leur présence comportait d'anachronisme sinon de disparate et d'incompatibilité. Quand les discussions devenaient trop banales ou que nos goûts menaçaient de discorder, j'avais toujours la ressource de m'isoler et de me recueillir. Pour le reste, je le répète, on n'aurait rêvé société plus agréable. Lorsque l'atelier Derboise ne peignait pas il faisait de la photographie, histoire de se documenter au plus vite sur le pays, en vue de compositions à réaliser quand on serait retourné à la ville. Derboise lui-même ne dédaignait pas de recourir à la collaboration de son ko-dak. Les scènes pittoresques et topiques le requéraient. Au besoin, il les provoquait. Ainsi un jour que l'essaim des polissons grossissait autour de nous au point d'en devenir importun, comme il allait braquer son appareil, il m'engagea à disperser nos badauds en leur lançant des sous à la gribouil-lette. Il en résulta une série d'instantanés mirifiques ! Les plaques s'impressionnèrent à des ruées de gamins déguenillés s étalant à plat ventre pour couvrir le plus possible de ces précieux nickels. Les grands s'étaient mis de la partie ! Leurs poings s'accrochaient aux tignasses, aux pans de veste et aux fonds de culottes des plus faibles vautrés sur le métal. La bataille enchevêtrait bras, jambes, têtes et fesses. Les coups résonnaient dans cette mêlée de chair. Quand les plus petits se relevaient, des pleurs lavaient la crasse des visages et les mains des grands essuyaient à leurs grègues trouées, le sang qui poissait leur butin. D'autres fois, Derboise photographiait nos lutins juchés sur une charrette d'où ils lui faisaient force grimaces, ou bien l'endiablée partie de saut de mouton dont ils égayaient leur aller en classe. C'était encore la sortie de l'Ecole des Petites Soeurs, les rassemblements sous le tilleul après la messe, une baignade dans l'étang du Meer, au cœur de la Bruyère des Vanneaux, ou la respectable tante Line, une de mes logeuses, vêtue de blanc tout comme une première communiante, se rendant à l'église, sous les regards narquois d'une couple de jeunes drilles, pour porter, avec d'autres pucel-les de son âge, la statue de la Vierge dans la procession du quinze août. Derboise devait tirer un savoureux parti de tous ces documents de mœurs, mais en dépit de son incontestable talent, de sa pâte consistante, de son coloris passionné, du ragoût de sa technique, il ne me semblait point s'en assimiler la poésie cordiale avec la sympathie qu'ils m'inspiraient à moi-même. C'est à peine si la peinture relèverait l'accent de ces instantanés. De ces scènes il n'appréciait que le réalisme, le pittoresque, — 2 1 — l'intérêt anecdotique et transitoire, tout au plus la mise en page et la couleur. Il n'y apportait aucun esprit de communion. De même, il brossa quantité de paysages dont nul ne vibrait, ne rendait le fluide ou l'âme des ambiances. Dans tous les cas je le jugeais incapable de synthétiser les visages de mon pays de dilection quoique, par contre, je lui eusse envié plus d'une fois la fidélité et la puissance matérielle de ses « rendus. » A l'époque où nous vivons combien de peintres, pour ne pas dire tous, sont aveugles à la vie vivante, à l'esthétique de la rue, des passants, du travail, à toute sélection de formes ou de gestes, aveugles à la beauté en général, mais surtout à la beauté de leur sexe et, ga-lantins jusqu'à la niaiserie, ne peignant des mâles que la laideur, la vulgarité plus ou moins robuste, ce qu'ils appellent le caractère et qu'ils outrent jusqu'à la grimace, la difformité et la charge. Quoique Derboise ne flattât point les exagérations ou les préjugés de la confrérie, il s'amusait beaucoup de mes ferveurs et de mes emballements. Encore me serais-je bien gardé de lui en avouer toute la portée ! En matière d'art il n'était pas loin de partager les idées de Leconte de Lisle, de Flaubert et des Parnassiens, faisant de l'artiste un interprète lucide mais désintéressé jusqu'à l'impassibilité de tous les spectacles ou phénomènes de l'univers. C'est à peine s'il me concédait la variété fatale de toutes ces interprétations, c'est-à-dire un minimum d'intervention de la personnalité. « Tout ce que nous peignons, ou écrivons, ou chantons est une interprétation, m'accordait-il. Chacun voit juste ou du moins comme il peut. L'imagination, la sensibilité, et, en peinture surtout, la sensualité jouent un très grand rôle dans nos œuvres. Le tout est de ne pas s'exagérer l'importance des facteurs spirituels dans les arts plastiques, et de ne pas subordonner l'esthétique à l'éthique. Gardons-nous, les peintres, d'attribuer à des êtres ou à des objets une vertu morale et psychique réalisable par nos pinceaux. Encore moins de prêter à nos simples modèles, des drôles ou des rustres plus ou moins plastiques, les sentiments raffinés et subtils, l'idéal auquel nous songions en les peignant ! Vois-tu par exemple, les paysans de Millet comprendre l'Angélus ou nos maroufles d'ici se pénétrer de l'importance de leur rôle au point d'endosser le semoir en se répétant les vers de Victor Hugo et de s'attendrir eux-mêmes sur ce que leur geste comporterait d'ineffable. C'est même ce qui me gâte les paysanneries de Georges Sand, ses meuniers d'Angibault, ses compagnons du Tour de France. » Je devais me rappeler par la suite, et j'y reviendrai d'ailleurs, ces conversations et bien d'autres où Derboise, ce beau tempérament, ce peintre de race, m'avait prémuni contre ce qu'il appelait la peinture littéraire, philosophique ou sociale : « Ne cherchons point midi à quatorze heures. Pas Un matin, Derboise prit sa volée avec tout son monde. Il ne devait plus revenir à Varlonyssel. Il se flattait d'en avoir tiré tout ce que l'endroit pouvait lui donner. C'était d'ailleurs sa coutume de ne jamais retourner planter son chevalet dans une même contrée. Bien au contraire, ma ferveur pour ce coin de pays était devenue de plus en plus grande, au point que plus d'une fois la désinvolture et le détachement avec lesquels Derboise affectait de nous le rendre m'avaient choqué comme une profanation, voire un sacrilège. Dirai-je que mon fanatisme s'était exaspéré en raison même du scepticisme et de l'indifférence de mon ami ? Cependant, à cette époque, ma religion semblait d'essence exclusivement artistique. Les mystérieuses et troublantes sollicitations d'autrefois qui me poussaient vers ce terroir s'étaient données un but, une raison d'être. Loin de juger accomplie mon initiation à cette nature et d'estimer que celle-ci s'était suffisamment confessée à ma sympathie, lorsque je me séparai d'elle ce fut en me promettant bien de venir la retrouver à la première occasion pour lui demander des épanchements encore plus intimes. Cette occasion me fut fournie pour tout un été dès l'année suivante, par un surmenage, un commencement de neurasthénie. Avec quel empressement je retrouvai ma petite chambre proprette et ma frugale pitance chez les soeurs Lauveryns ! Les tableaux que j'avais rapportés à Bruxelles de ma précédente villégiature eussent soutenu honorablement la comparaison avec les plus savoureuses pages de mon ami Derboise; de l'avis des connaisseurs « elles allaient même un peu plus loin » un peu plus profondément au cœur de la contrée et de ses naturels. Toutefois je ne les tenais que pour des préparations, des ébauches ou des études fragmentaires. Ce que j'ambitionnais c'était de concentrer, de symboliser tout le pays en un personnage unique mais essentiel, quitte à l'entourer d'une figuration suggesti-vement harmonieuse quoique accessoire, vaguement estompée à l'arrière plan et dans de spécifiques ambiances. Pour cette synthèse j'étais décidé à choisir un personnage masculin, le caractère du pays se résumant plutôt, à mes yeux, en force taciturne et concentrée qu'en grâce accueillante et expansive. C'est un mâle qu'il me faudrait pour me quintessen-cier la vigueur opiniâtre de ces austères défricheurs, le geste rude et farouche, l'humeur réfractaire, les repliements, les ardeurs refoulées, le mysticisme et la consis- tance, la tangibilité de l'âme ou plutôt du sang campi-nois. La véritable incarnation de cette glèbe aride et rebourse serait l'homme musclé mais plus nerveux encore, cambré, galbeux mais pas du tout bouffi, ce qui le différencie considérablement des paysans du Polder e; des alluvions de l'Escaut. L'élément viril et actif devant l'emporter pour mon symbolisme, sur la com-plexion féminine et passive, il me semblait quant aux modèles n'avoir que l'embarras du choix. Les jeunes gens étaient toujours aussi beaux que ceux assemblés sous le tilleul trois fois séculaire, lors de ma première visite à Varlonyssel. Derboise et sa petite colonie n'avaient pas été des derniers à convenir de leur prestige anatomique, mais trop pressés pour leur demander des séances de pose, ils s'étaient contentés de les surprendre et de les fixer à la dérobée en une série d'instantanés photographiques. Je n'aurais su par qui commencer. J'exécutai force croquis et ébauches. Mais en dépit de la plastique de ces divers garçons à mesure que je les comparais entre eux et les analysais dans leurs agréments respectifs, aucun ne me paraissait réunir assez d'achèvements pour ma synthèse. Il m'aurait fallu idéaliser encore les plus accomplis. J'en étais là quand la tâche me fut singulièrement facilitée. J'allais mettre la main sur l'être digne de me spécifier tout le cachet du type campinois. En lui se distillerait, se secrèterait le meilleur de son sang et de sa sève. La première fois qu'il me fut donné de l'apercevoir, il passait et repassait devant la porte ouverte de l'estaminet Au Cygne, à l'intérieur duquel j'étais attablé. Il soutenait les pas de deux mioches de quatre et de deux ans, ses frère et soeur nés de la seconde femme de son père, à ce que je devais apprendre par la suite. C'était un jeune homme d'environ dix-huit ans. A ses allées et venues il m'arriva de l'entrevoir, encadré furtivement dans l'ouverture 5e la porte, éclairé par la pénombre smaragdine sous les branches du tilleul, apparition mystérieuse et presque occulte qui me frappa non seulement par sa stature à la fois robuste et élégante, mais surtout par sa beauté quasi-classique, la régularité et la gravité de son profil, le sourire d'un ange ou d'un Saint Sébastien de l'Ecole italienne. Je guettai anxieusement le moment où il repasserait. Au rythme de sa démarche, un tablier blanc, un peu maculé de sang, s entr ouvrait pour dénoncer un pantalon de gros velours roux à côtes et rapiécé, s'écrasant sur de lourds sabots rouges; et le contraste était flagrant entre cette physionomie pensive et débonnaire, la sollicitude puérile de l'athlétique garçon pour chacun des mioches qu'il tirait par une menotte, et la violence du métier que me révélait son vêtement ensanglanté. Je sais que l'on vante aujourd'hui la dureté et la force brutale, on s'entraîne à l'effusion du sang, on se cuirasse d'insensibilité, on s'endurcit les nerfs, on recherche même les spectacles barbares. N'avons-nous pas lu dès la veille de la Guerre, force pages ingénieuses et d'un paradoxe fleuri sur la profession et le geste des bouchers, ces belluaires en chambre ? D'autre part, on raille nos nerfs trop sensibles, notre impres-sionnabilité, et les femmes mêmes ne sont pas les dernières à reprocher à l'ère récente influencée par un romantisme humanitaire, son horreur de la souffrance physique, son dégoût des supplices et de la peine capitale, répugnances dans lesquelles nos compagnes ne sont pas loin de voir une sorte de dégénérescence et de lâcheté. A l'encontre de tant d'esprits forts je ne vous dissimulerai pas mes méditations souvent pénibles sur l'immolation des animaux dont nous nous alimentons et la profession de tueur patenté, de boucher ou d'abat-teur m'a toujours causé une indicible rancœur. J'estime encore aujourd'hui, la bonté, l'amour, la charité, les plus belles prérogatives de l'espèce humaine et le seul sentiment qui nous distingue de la brute, qui nous exhausse même au sommet de la création, qui nous rende, en dépit de notre éphémérité, les légitimes usurpateurs des dieux. Oui, ce seul évangélisme m'apparait même la raison d'être perdurante du christianisme, je dirai même la seule raison d'être de l'humanité, je rêve pour paradis un monde d'effusions et de caresses... Aussi l'apparition de ce garçon de mine avenante et d'allure placide, condamné à la pratique d'un métier sanguinaire, me crispa-t-elle comme une anomalie, dé-rangea-t-elle mes idées et, un instant bien court, je fus partagé entre de l'aversion et de la bienveillance pour ce jeune sacrificateur. Je le répète jamais la nature n'avait revêtu égorgeur de porcs et saigneur de veaux d'une physionomie et d'une démarche plus incompatibles avec ses fonctions et ses gestes professionnels. Mais la sympathie reprit le dessus et l'idée du carnage quotidien auquel cet avenant garçon était forcé de se livrer, contribua même pour une part en m'inspirant une certaine compassion à me le rendre plus cher. C'était lui que je plaignais et non pas ses victimes. Plus tard quand il m'arriva bien malgré moi d'entendre les cris atroces des bêtes désespérées sous le couteau. C'était plutôt leur tueur qui m'inspirait une pitié crispante et c'était lui que j'aurais voulu entraîner loin de l'abattoir. En ce moment n'allais-je pas jusqu'à me le figurer comme un bourreau d'Hérode réfractaire au massacre des innocents et prenant même deux des petits sous sa protection. Dès sa première apparition ce gars m'avait tellement bouleversé que je m'informai de lui auprès de tante Line, une des soeurs Lauveryns, en lui disant la jolie scène dont j'avais été témoin devant la porte du Cygne : dans un coup de lumière tamisée par la feuil-lée du tilleul les apparitions périodiques de ce beau grand ouvrier au tablier ensanglanté, à la culotte rutilante comme le bronze un peu doré de ses cheveux, aux mèches rebelles débordant la visière de sa casquette et offusquant un tantinet l'éclat de l'un de ses yeux. Tante Line eut de la peine à reconnaître en dépit ou plutôt à cause de mon lyrisme le paroissien objet de mon admiration. Le signalement donné par un garde champêtre l'eut fixée tout de suite. Il fallut mon allusion aux deux enfants que le grand garçon menait par la main, pour faire comprendre à la bonne femme de quel phénomène il s'agissait. — Mais c'est Monn ! Monn le journalier ! Le fils aîné de Boordenagels ! finit-elle par se récrier avec je ne sais quelle intonation de sympathique dédain, tandis qu'à ce nom de Boordenagels tout un frisson électrique m'avait parcouru car je me rappelai subitement l'im- mense afflux de ferveur que je m'étais senti contenir pour ce village et ses habitants dès ma première visite, il y avait des années — et le charme incantatoire que ce nom, assez banal en somme, avait exercé sur mon imagination. Avais-je donc pressenti dès ce moment l'impression majeure qu'un personnage ainsi appelé produirait sur moi ? Surprenante coïncidence. L'apparition de ce simple boucher venait-elle de synthétiser en une seule figure, pour la proposer à ma palette et à mes pinceaux, le prestige troublant que toute la jeunesse virile de l'endroit avait exercé sur ma fantaisie, dès ma première excursion à Varlonyssel ? — Monn Boordenagels ! répétai-je en scandant les syllabes. Le garçon de l'estaminet Au Chasseur, un fils du garde ? interrogeai-je encore. — Non, un neveu du garde. Ces Boordenagels-ci sont de tout pauvres diables. Mais un si brave garçon, ce Monn... En effet, c'est mardi aujourd'hui, le jour où il travaille chez le boucher Verwulp, son baes du Cygne... C'est qu'il en a plusieurs de patrons... Il peine tantôt chez l'un, tantôt chez l'autre. On vous le met a toutes les corvées. Aucune ne le rebute. Et tout cela pour un salaire dérisoire. Trente sous par jour. Il est vrai que ses employeurs le nourrissent. Mais c'est bien le moins. Sans cela il n'y arriverait pas... Le père est journalier comme lui... hum... hum... moins intéressant que son fils toutefois... Figurez-vous que veuf cin- 34 — quantenaire, père de deux grands enfants, Monn et sa sœur Caroline, le barbon a commis la bêtise de se remarier et que sa seconde femme ayant rejoint la première dans la tombe, lui a laissé sur les bras deux autres enfants, garçon et fille, Annette et Claude, précisément les petits que Monn promenait tout à l'heure.. Ce serait au père à les nourrir et à les élever... Ah ben ouiche ! Le vieux bouc s'est déchargé de ce soin sur sa brave pâte d'aîné... Quant à la grande fille elle s'est mise en service à la ville, Monn s'évertue sans se plaindre... C'est même lui le véritable soutien du ménage. A lui seul il rapporte deux fois autant que le chef de la maisonnée... Le bout de champ qu'ils louent pour faire leur provision de « patates » c'est encore Monn qui le retourne, le fume et le cultive... Ils engraissent un porc... La voisine leur a cédé une chambre, uri1-soupente et une bauge... Ah ! ils n'en mènent pas large, nos Boordenagels, mais grâce à Monn ils se débrouillent tout de même... » Je ne saurais dire combien m'intéressait tout ce radotage de la bonne femme à propos de Monn Boordenagels ! V. A deux jours de là, n'ayant pas le temps de me rendre comme d'habitude chez le figaro assez bien installé, de la bourgade voisine, je m'informai s'il n'y avait pas à Varlonyssel un artiste capable de me barbifier proprement. Le quidam auquel on m'adressa me reçut dans un taudis, meublé d'une commode vermoulue, de deux ou trois chaises défoncées, d'une table boiteuse, poissée par des culs de verre mal rincés, sur laquelle chancelaient un bassin ébréché et une aiguière éculée. De l'étable attenante partaient des beuglements. Une échelle montait à la soupente, dortoir de la maisonnée. Un petit crucifix de laiton orne la tablette de la cheminée. C'est l'intérieur sans ménagère... Dès qu'il m'entreprend je constate que le maître de céans, a la main mieux faite pour étriller des chevaux ou tondre des ouailles que pour épiler des chrétiens. Il me racle outrageusement le derme du menton. Comme son rasoir émoussé m'arrachait de sourdes protestations, le bourreau s'excusa d'assez mauvaise grâce, alléguant qu'il ne faisait des barbes que par occasion mais que son fils travaillant en journée en ce moment, avait la main autrement légère. Réduit, une fois encore à me contenter des ressources de l'endroit, j'eus soin de réclamer les offices du fils de mon opérateur de l'autre jour. Quelle ne fut ma surprise quand je reconnus en lui le jeune homme avisé près du Cygne, Monn Boordenagels, le doux et radieux égorgeur de porcs et gardeur d'enfants, dont la vue avait tant flatté et réjoui ma sensualité esthétique. La bonne Line tfvait donc négligé de me parler de tous les talents du brave gars. 11 m'accommoda avec une adresse et une dextérité dignes des meilleurs figaros de la ville dont il n'avait pas l'insupportable bavardage. De plus en plus conquis par sa bonne mine, sa vaillance, tout ce que je savais et tout ce que je devinais de son caractère, je me plus à me faire raser une fois de plus; j'en arrivai même à multiplier les occasions d'offrir ma gorge à son rasoir comme les porcelets exposaient la leur, mais bien malgré eux, à ses couteaux; et l'opération terminée, je causais avec lui, séduit par sa réserve, sa mélancolie souriante, sa voix sourde mais extrêmement musicale. Loin de m'inspirer du dédain ce jeune rustre m'imposait. Aussi mis-je quelque temps avant de lui demander de me servir de modèle. — Monn, j'ai bien envie de te peindre... Tu poseras une heure ou deux, veux-tu, les jours où tu en auras le temps ? Le digne garçon a paru d'abord un peu gêné, ne comprenant pas trop ce que je lui voulais. — Vous « tirerez » mon portrait ? — Tu l'as dit, même plusieurs portraits... et tu auras deux francs par heure... Ça te va-t-il ? — Si ça me va!... mais, Monsieur est trop bon. Nous avons installé un atelier dans la grange. La première fois Monn avait fait toilette et mis son costume des dimanches, un complet gris, acheté à la foire de Pulderbauge, un col droit, une écharpe, des bottines jaunes, sa casquette neuve. — Que te voilà beau !... mais tu vas me faire un plaisir ? C'est de te déshabiller au plus vite et de remettre tes frusques de travail. Et 1' ayant rejoint dans sa soupente, je lui choisis moi-même ses hardes les plus usées. Je l'accoutrai à peu près comme la fois où il m'était apparu tenant par la main son frérot et sa sœurette. 11 se prêta à mes exigences mais lin peu marri sans doute de ne point être tiré à quatre épingles. Je m'attelai allègrement à la besogne. 11 s'arrangea pour me donner les matinées où il ne travaillait pas chez l'un ou l'autre de ses patrons. Je commençai par plusieurs études pour lesquelles je le représentai en pied, les bottes passées par dessus ses grêgues de velour bouffantes, la veste de treillis ouverte sur son chandail, le fouet à la main, comme lorsqu'il se rendait à la ville. Pendant la pose je me plus à le faire causer : — Ainsi tu cumules les métiers d'égorgeur de bêtes et de tondeur de chrétiens ? lui disais-je en riant. Une fois je l'avais surpris en train de lire en fredonnant, une feuille de complaintes achetée le dimanche au chanteur ambulant devant l'église. — Tu lis, tu aimes lire ? Oh, oui, monsieur, beaucoup... Je sais écrire aussi, j'ai fréquenté l'école. Mais il n'a guère le temps de reprendre la plume ; et trouve à peine celui de déployer un journal car le turbin l'accapare. Et s'il lui arrive de devoir écrire pour faire ses comptes ou dresser la liste des clients, il a la main gourde et lente d'un petit enfant. Cependant il va se décider à revoir ses cahiers et ses livres de classe afin de pouvoir aider plus tard ceux qu'il appelle ses enfants à apprendre leurs leçons, à faire leurs devoirs, et surtout à répéter leur catéchisme. Une autre fois je le mets sur le chapitre de son salaire et de ses profits. Les paysans ne se font raser qu'une fois par semaine le samedi soir ou le dimanche matin. C'est un sou, rien qu'un petit sou par barbe. Or ces maigres recettes représentent les seuls bénéfices du garçon, car il remet intégralement ses semaines d'abatteur à son père. Je parviens peu à peu à reconstituer sa vie touchante et précaire, car à chaque séance, j'entre un peu plus avant dans son intimité. Il ne se plaint pas de sa condition, encore moins de son intérieur. Et cependant il s'en faut que son auteur le ménage. C'est par mon hôtesse que j'ai appris la vie dure que lui fait celui-ci qui n'a pas volé son surnom De Zwadder : Le Poison. Monn ne m'a parlé que de sa tendresse pour sa sœur, servante à la ville, qui lui ressemble comme une jumelle à ce qu'il dit et à ce que m'en révèle une méchante photo. Tous deux tiennent d'ailleurs de leur sainte et toute bonne mère. Il me fait part aussi de 1 attachement que lui portent ses petits frère et sœur, les enfants du second lit, sans ajouter combien il mérite leur reconnaissance car sans lui ils courraient nu-pieds, en haillons, le ventre vide, et leur père leur distribuerait plus de taloches que de pains. C'est aussi grâce à Monn qu'ils iront à l'école et si le grand frère demeura sous le toit paternel c'est par pitié pour ces deux innocents qui n'ont plus d'autre protecteur que lui. VII. Quand je fais allusion à leur père je vois Monn s'assombrir, il se hâte de détourner la conversation. J'en devine encore plus sur ce tyran que ne m'en ont révélé mes hôtesses et d'autres voisins. A la fois hypocrite et cynique, dévot et débauché, tenu à distance par le curé, il pateline le vicaire plus sensible aux adulations et chez qui, en s'implantant dans les bonnes grâces de la servante il s'acquitte des fonctions de jardinier. L'âge et le travail ne l'ont pas usé; il grisonne à peine, il est encore alerte et dégourdi, il paraît même très jeune et, non content de courir le guilledou, après avoir hâté la mort de ses deux premières femmes, il songerait à se marier pour la troisième fois. Le Zwadder et son grand garçon se parlent à peine mais l'exiguité de leur logement les astreint à partager le même grabat. Depuis que je me suis intéressé à Monn, son père me témoigne plus d'obséquiosité que jamais et me le prône, sur un ton attendri, comme il vanterait un porc gras, une vache laitière ou tout autre animal de rapport. Sans doute engage-t-il Monn à m'exploiter... Ce bougre m'écœure et si je ne le rabroue, c'est par égard pour le jeune homme sur qui retomberait sa mauvaise humeur. Avec son sourire faux, ses yeux louches, sa lippe libidineuse, il me fait songer à~un satyre. Plus tard une parole échappée à Monn confirmera mes pires soupçons. Soucieux de sauver les apparences devant des tiers, le jeune homme se montre déférent à son égard, ne s'impatiente même pas de ses rebuffades, mais je ne sais quelle rancœur se devine sous cette résignation. Monn est d'ailleurs très bien vu de toute la paroisse, mais dans cette sympathie il entre de la pitié et de la protection. « Monn, un si brave garçon ! » diront-ils avec ce sourire supérieur que je surpris déjà chez mon hôtesse et qui m'indisposa même un instant contre cette honnête personne. Tous, à commencer par les notables, parlent de ce peinard comme d'un animal utile et bénévole, à peu près, en somme, comme en parlait son père, mais sans exagération, sans cet attendrissement hypocrite du paysan pour la bête qu'il exténue. A les entendre chacun lui veut du bien, mais en attendant c'est à qui exploitera sa complaisance. Il n'est pas jusqu'aux enfants qui ne l'interpellent familièrement, comme ils flatteraient leur dogue de trait. Eté comme hiver, par tous les temps, le lundi et le jeudi, Monn se rend à Anvers pour y livrer les porcs égorgés et habillés, à la clientèle. Il part la nuit pour arriver à l'abattoir dès la première heure. Quand il a fait poinçonner sa viande, il ne peut dételer et se reposer car il lui faut parcourir la ville dans tous les sens et fournir la marchandise aux bouchers et aux charcutiers. Aussi, enfin rentré dans l'après-midi au village, il s' écroulera, harassé, sur son pauvre grabat rembourré de fougères. Sa seule distraction est de rouler à bicyclette, le dimanche. Ce qu'il lui aura fallu épargner pour payer cette bécane ! Après avoir dépéché ses barbes et entendu la grand'-messe, il astique sa machine, avec la sollicitude du cavalier bouchonnant sa monture; puis, le plus souvent seul, il pédale vers les villages voisins dont il fréquente les kermesses à moins qu'il ne préfère assister à des courses sur route ou qu'il ne se fende d'une entrée au vélodrome de la ville quand des « professionnels » de sa connaissance se disputant un championnat ou un record, l'honneur de la Campine s'en trouve un peu engagé. 11 lui arrive d'être surpris par le mauvais temps, en pleine campagne, et je me rappelle un lundi matin qu'il m'exhiba son pantalon de la veille tellement trempé de boue que les jambes en étaient devenues aussi raides que des tuyaux de poêle et tenaient debout comme s'il les avait eues au corps. Or, il ne possède que deux grimpantes, toutes deux de gros velours, l'une rousse comme de l'or, à côtes, l'autre d'un brun chocolat uni et satiné comme de la peluche. 11 se distrait aussi à élever des pigeons voyageurs et à les faire concourir. 11 craint Dieu, se signe avant les repas et n'empoigne son couvert qu'après avoir joint les mains, le temps de dire un ave. J'admirais son ingénuité, je respectais sa foi, je me serais fait un remords de dévelouter cette âme. C'est ainsi qu'il est le plus représentatif, le plus adéquat à son pays, c'est ainsi qu'il me l'incarnera avec le plus de fidélité, en toute plénitude. Avant de m'accorder des séances de pose, les fois où il ne travaille point chez le marchand de porcs, il fait d'autres journées, aidant à défricher les sablons, se livrant aux opérations de l'écobuage, charriant des tinettes de purin ou les bruyères pour la litière des bêtes. Quand il a fini chez les autres, il s'occupe dans i'étable de son père, il va travailler à leurs propres champs. Mais la plus grosse partie de son existence se passe encore au service du prochain, à lui louer des bras infatigables. Ce n'est même que grâce à moi qu'il connaîtra un peu d'aisance à défaut de superflu. Il y a des moments où en dépit de ma sympathie pour tant d'honnête indigence je me sens humilié et offensé à sa place. Je m'indigne de cette vie précaire; il m'en coûte de savoir cet etre décidément le plus beau et le meilleur du village, en demeurer aussi le plus infime, le plus rafalé. Son inconsciente philosophie me semble duperie ou lâcheté. Effet de mon éducation et de mes habitudes d esprit bourgeoises. Je m'oublie alors jusqu'à me gausser intérieurement de sa résignation, et il m'arrivera même de lui vanter la ville aux dépens de ses sablon-nières, de lui prôner la capitale au moment même où je me réjouis, grâce à sa saine et sainte présence, de m en trouver si loin. Je pique sa curiosité, son ambition, j'éveille en lui l'esprit de lucre et la vanité, quitte a me faire ensuite de sanglants reproches et à me trouver bien méprisable. Telle est sa discrétion qu'il ne m'a jamais parlé encore de sa vie sentimentale et érotique. Il rougit quand je fais allusion à sa crânerie et quand je lui prete des bonnes fortunes. Comme il est tourné il doit plaire au sexe. Et cependant s'il songeait à s'accoupler il ne pourrait même pas choisir sa compagne. Lui faut-il se contenter des faveurs clandestines que lui accordent telles vachères et filles de ferme pour peu qu'elles estiment sa beauté pensive autant que les appas du premier maroufle venu ? Je doute qu'elles l'apprécient à sa valeur et certes, jamais le rut ne le leur montra sous le jour avenant dont suffit à le parer mon seul sens esthétique, mon goût du beau quel qu'il soit. Il aura d'ailleurs tout le temps de songer au mariage car il entre à peine dans sa dix-neuvième année. C'est seulement l'hiver prochain qu'il devra tirer au sort. On ne rêverait plus magnifique soldat. En attendant il fait partie de la gilde de Saint-Sébastien. J'assiste régulièrement aux exercices de ces tireurs à l'arc au fond d'un berceau du jardin de son oncle, le baes d'estaminet près de l'église. Ses confrères l'ont choisi pour porte-drapeau ce qui témoignerait chez ces rustres d'un certain souci plastique, à supposer qu'ils l'aient élu pour sa bonne mine. Mais ils auront plutôt apprécié sa vigueur et son endurance car le poids de la bannière qu'il lui faut déployer à leur tête dans les processions de la Fête Dieu et de l'Assomption essoufflerait un gonfalonier moins d'aplomb sur ses jarrets. Cette année il me fut donné de l'admirer dans l'exercice de cette pieuse gymnastique. Mantegna ou Mem-linck n'eussent point trouvé modèle plus digne de leur poser le grand saint dont il agitait la bannière. Sans prétendre marcher sur leurs brisées je l'ai rapidement croqué tandis qu'il défilait devant ma fenêtre, tant me requéraient le rythme de sa démarche, la crânerie de son allure, et plus encore la candide exaltation de son visage. Ce visage généralement sérieux, incline parfois à un excès de gravité que j'attribue à ses soucis domestiques, aussi durant nos séances ne me fais-je pas faute de le plaisanter gentiment, histoire de dérider son front d'archange : — Dis, Monn, en te rendant à la ville n'as-tu pas peur de passer si souvent à minuit par le hameau et devant la chapelle de Saint-Antoine, toi qui défiles avec des charretées entières de cochons écorchés et saignés, les compagnons favoris du grand saint immolés par toi-même... ? — Que nenni, monsieur, fait-il. en me rendant son bon sourire, ce n'est pas le saint ermite qui nous cherche noise, mais bien la police de Borgerhout, quand il m arrive de m'endormir sur ma charrette et de lâcher les rênes de mon cheval en me fiant à son intelligence pour nous conduire à destination sans écraser les passants... Ah, sacrebleu, ce que cette maudite flemme m aura déjà valu de procès-verbaux, voire d'amendes. Dame ! Ces persécuteurs ne font qu'appliquer les règlements. Une engeance moins excusable, de francs mau- vais coucheurs, par exemple, ce sont les abatteurs mêmes de la ville et des faubourgs, surtout ceux du Pot-hoek et de Deurne. De vrais apaches, Monsieur, toujours à jurer, à nous provoquer et à nous chercher misère à nous simples compagnons villageois. Pour un oui ou pour un non, ils vous saigneraient comme leurs boeufs. Heureusement, sans m'être jamais mesuré avec eux, il faut croire que ma viande de chrétien leur en impose. Est-ce parce qu'ils m'ont vu décharger les porcelets de ma voiture, en les soulevant par couples et à bras tendus, qu'ils hésitent à me molester ? Les Flandrins de l'autre côté de l'Escaut ne valent pas mieux. Un jour l'un d'eux me subtilisa mon porte-monnaie. Comme je n'en avais pas la preuve j'en fus pour toute la valeur de ma cargaison qu'il me fallut rembourser à Verwulp, mon maître, par une kyrielle de retenues sur mes semaines. Je ne mis pas moins de trois ans à m'acquitter. Le baes ne m'aurait pas fait remise d'un centime. Que voulez-vous ? C'était son droit à cet homme. Ah, ce ne fut pas drôle, je vous jure. Mais basta, nous sommes enfin quittes, n'en parlons plus... Et comme ce souvenir l'a rembruni je m'empresse de changer la conversation : — Tu étais bien jeune, Monn, quand je vins ici pour la première fois ? — La toute première fois, vous étiez seul, n'est-ce pas, monsieur, et vous ne fites que passer par notre — 5o — — 5i — paroisse ? Et cependant je crois m'en souvenir. C'était un dimanche, après la grand'messe, et vous vous êtes arrêté longuement devant le tilleul sous lequel tous nos hommes étaient rassemblés comme d'habitude. — Tiens, je ne t'ai pas vu, moi. — J'étais caché derrière des camarades. Un peu plus loin vous fîtes de nouveau halte pour lire l'enseigne Au Chasseur, de l'estaminet de mon oncle... — Quoi! Tu m'as remarqué dès lors... ? — Certes. Il venait si peu de messieurs de la ville qu'ils ne passaient jamais inaperçus. J'étais encore tout petit, cependant. Et plus tard, quand vous demeurâtes au village pour une huitaine de jours, avec cet autre monsieur, qui faisait de la photographie, je courais sur mes quinze ans... Je disputais même à mes camarades le nickel que nous devions à ses libéralités. Tenez, j'en étais aussi de la baignade dans le Meer, au milieu de la Bruyère aux Vanneaux, ce dimanche après-midi quand votre ami nous «tira» tous, en bande. Il nous disait de battre des bras afin de faire rejaillir 1 eau autour de nos torses et de nos cuisses, et de courir dans l'herbe pour replonger ensuite, de nous ébattre comme les grenouilles... oui, j'en étais... A un moment vous vous êtes rapproché de la berge et Stann, le fils du cabaretier A la Roue, avec qui je batifolais dans 1 eau, en est sorti pour venir se planter effrontément devant vous, tout nu qu'il était, comme moi-même d ailleurs, et il vous a interpellé : « Bonjour, monsieur. Vous ne me reconnaissez pas ?... Vous êtes venu pour- tant prendre une pinte chez nous après la messe ». Je l'entraînai en riant, un peu confus de sa familiarité.,. Et une autre fois encore j'étais de ces polissons juchés sur la charrette du boucher qui vous faisaient des grimaces, tandis que le même monsieur prétendait, nous photographier en groupe. Pour l'embarrasser, toujours instigués par cet incorrigible Stann, ils lui tiraient la langue tandis que moi seul je demeurais coi en les exhortant à prendre une pose plus convenable... — Vraiment ? me récriai-je, flatté d'être demeuré dans sa mémoire. Et quel effet te faisais-je, à toi ? — Ma foi, vous m'aviez l'air d'un gentil monsieur, comment dirai-je, un peu bizarre, et à la différence de vos pareils de la ville pas fier pour un brin. Cela, surtout, m'allait bien et à tout le village avec moi, car ils avaient remarqué — ceux qui travaillent aux champs comme ceux que vous croisiez poussant leur brouette ou conduisant leur attelage sur la route, — avec quelle bonne grâce vous répondiez à leur bonjour. En voilà un, au moins, disaient-ils, pour qui le paysan est un homme... Quand Monn s'épanchait ainsi, je l'écoutais parler, distrait au point d'en oublier de m'escrimer du fusain ou du pinceau car, chose singulière, si mon modèle demeure à mes yeux, l'être le plus digne de symboliser en un tableau tout mon coin de pays préféré, à mesure que je le pratique, je Fapprécie de plus en plus pour lui-même, intrinsèquement pour ainsi dire, et c'est son identité, son individu qui me requiert au point d'en éclipser le prestige de son terroir. Il y a même des moments où je le sépare de son décor, où je ne vois plus que lui; quitte la séance d'après à l'associer à toutes ses ambiances, en attendant que, la fois suivante, je l'en isole de nouveau, presque jalousement, en me le réservant, en ne le rêvant que pour ma seule ferveur d'artiste. Pour la synthèse dont il devait me fournir l'élément, j'avais même renoncé à mon premier projet de le peindre nu comme dans toute allégorie; j'y renonçai, moins par crainte de l'effaroucher que de tomber dans la convention et de lui enlever de sa réalité quotidienne. Dans mes dernières esquisses je répugnais même à le styliser, tant je tenais à lui. Je m'en voudrais d'altérer son image sous prétexte de l'idéaliser. Je suis résolu à le peindre tel qu'il est le plus souvent, vêtu, comme pour mes premiers croquis, de ses nippes de travail, et même les plus patinées et les plus délavées. X En dépit de certaine école plus académique que pré-tenduement spiritualiste ou mystique, j'estimais d'ores et déjà que les frusques de l'homme du peuple lui confèrent un prestige intime, pathétique et même sacré, disons inviolable. Il y a quelque chose de puéril et de touchant dans le contraste entre un corps jeune et florissant de santé, et la liquette défraîchie, le bourgeron fripé, la culotte rapetassée qui le revêtent. Troublant et insidieux mystère. A la vue de ces haillons on se demande depuis combien de temps ils protègent cette belle pousse humaine ? Combien de défroques s'élimèrent sur ces pectoraux d'athlète, ces cuisses de lutteur et ces biceps d'acier ? Puis, ces habits se façonnent au rythme des corvées et s'enfièvrent, se consument pour ainsi dire aux ardeurs de cette chair active. Les guenilles proclament éloquemment les travaux accomplis par ce corps intact et superbe. Elles révèlent 1 infini et les persévérances du labeur. Imprégnées de la sueur et des émanations de la vie ce deviendront des trophées et des reliques. Il est à remarquer qu'à aucune époque le costume du manœuvre ne fut ridicule. Il ne se démode pas plus que le corps même du travailleur. A travers les siècles il préserve une sorte de simplicité primordiale, quasi hiératique. Les pièces de son accoutrement ont pu changer de nom, elles s'en tiennent à peu près à la même forme et aux mêmes plis que sayons, cottes, bragues et chausses d'autrefois.Au surplus la chair hâlée s'harmonise avec le velours de ses grègues, avec leurs cassures, leurs godets, ou leur satiné. Combien de ces étoffes l'ouvrier foulera-t-il encore aux angles et polira-t il aux méplats et aux rondeurs de sa charnure ? Son costume fait partie de son essence. C'est mieux qu'une enveloppe, un véritable tégument inséparable des formes et des habitudes de son corps. « Beaux ouvriers des chantiers ou de la glèbe, au tragique inconscient, saurez-vous jamais en quelle ferveur je vous tiens, au point d'avoir collectionné souvent de vos hardes ou de vos outils à l'égal d'insignes et de reliques que j'aurais baisés au défaut de vos mains durillonnées ? » Mais cette religion, ce culte fraternel, je le reportai sur l'un des vôtres, sur l'élu d'une race et d'une contrée de dilection !... » C'est ainsi que je priais en peignant le jeune Boordenagels, en copiant jusqu'aux déteintes de la sueur, ces larmes du travail, sur son visage, soit qu'il m'écoutât lui vanter avec un lyrisme assurément nouveau pour lui, cette race et cette contrée dont il s'avérait le parangon, soit qu'il me fit sur lui-même et sur ses entours de rares mais suggestives confidences. Tels que j'ai rapporté plus haut quelques-uns de ses dires, ils sembleraient faire croire qu'il fût loquace. Ce n'est que peu à peu, à de longs intervalles avec des hésitations et après des pauses qu'il rassemblait ses souvenirs à mesure que je pénétrais dans son intimité et qu'il s'enhardissait à m'ouvrir ses pensées. Sa parole était mesurée, scandée, lente et sonore avec des silences recueillis comme les soupirs de la musique. Ah oui, combien capiteux et magnétiques ces silences sous lesquels fermentait et bouillonnait à ce qu'il me semblait, une constante réplique de mes communions patriales... Nous nous entendions plus que nous nous en serions doutés et plus que nous en aurions convenu, si bien que la fin de ma villégiature à Varlonyssel sonna sans que ] eusse avoué à ce simple la moindre part du rôle prépondérant qu'il jouait dans ma vie d'artiste et de penseur, sans que je lui eusse autrement exprimé que par la fièvre de mes pinceaux et de mes crayons, tout ce qu'à la fois mon esthétique et mon éthique s'assimilaient de sa personne ; tout ce que je lui devais d'éléva- - 58 tions, combien il illuminait mes jours en m'embellis-sant encore des sites et un sang depuis longtemps préférés. Nous nous séparâmes un samedi soir, sur une poignée de main après qu'il m'eut aidé à faire mes paquets, à rouler mes toiles, à nettoyer mes pinceaux avec le dévouement d'un rapin ou mieux d'un de ces créati dont Benvenuto Cellini parle dans ses mémoires. Je ne partais que le lundi matin mais le dimanche il devait se rendre à la ville. Ce dernier dimanche de mon séjour il pleuvait et la température couvait l'orage. Néanmoins le matin je me promenai par les champs où la spergule saignait au milieu des bruyères, et où le canon du polygone de Brasschaet confondait son tonnerre avec la menace des nuées. L'après-midi en flânant dans les rues du village je rencontrai une bande de jeunes gens qui me parurent à la fois plus dégourdis et moins farouches que les autres naturels de leur âge. Monn m'avait parlé d'un écart situé sur la route de Westmalle au milieu des sapinières autour de la Butte du Moulin, habité par les plus pauvres d'entre les pauvres. Jusqu'à présent je n avais pas encore dirigé mes pas de ce côté ; non pas, bien au contraire, par répugnance pour ces miséreux, mais parce que je croyais leur présence et leurs mœurs de nature à détonner dans l'harmonie essentiellement rustique de mon Varlonyssel. A ce que j'avais cru comprendre il s'agissait même d'une engeance originaire de la banlieue anversoise, d'ouvriers de fabrique, gagne-petits, braconniers et contrebandiers. Et voilà qu'à leurs allures dégingandées, à leur lan- — 6o — gage pimenté, à leur accent canaille je devinai que mes baguenaudiers appartenaient à la population interlope du hameau en question. Comme je les croisais ils me dévisagèrent avec des ricanements et en se poussant du coude, non sans échanger sur mon compte quelques réflexions graveleuses ou tout au moins saugrenues. Nomades et irréguliers, seul le manque de pécune ou d'expédients pour se procurer celle-ci, les avait retenus aujourd'hui au village, et l'atmosphère électrique contribuait aussi pour une part à les rendre d'humeur irritable et agressive. Ce n'étaient plus tout à fait des paysans et ce n'étaient pas encore des citadins. N'importe, contrairement à ce que j'aurais attendu de cette confrontation, ils m'intéressèrent précisément par leur caractère équivoque; à la fois par ce qu'ils préservaient de leur origine faubourienne et par ce qu'ils tenaient déjà de leur adaptation au terroir agreste. Je me souvins aussi qu'à ce que m'avaient raconté les soeurs Lauveryns, le père de Monn fréquentait un des estaminets de ce hameau excentrique où il aurait entretenu une intrigue avec la bazine, une veuve plus que quadragénaire, mère d'une ribambelle de vauriens dont plusieurs en âge de se marier. Deux des garçons allaient travailler dans les fabriques et les briqueteries de Brecht, de Saint Léonard, de Beerse ou de Rykevor-sel, les deux autres se rendaient dans des usines plus lointaines encore, vers Moll et le Limbourg. En dépit de leur fâcheuse réputation, de leurs airs rogues, quoi- que, je le répète, leur présence ici eût dû me choquer comme un anachronisme ou une disparate, je me sentais porté pour ces ouvriers à de l'indulgence, je les considérais avec plus de pitié que de rigueur, car, somme toute, ils faisaient tout de même partie de mon Varlonyssel; ils subissaient son influence et ils étaient marqués à son cachet. « Ne sont-ils point les camarades et les voisins de Monn ? » me disais-je. Puis, dans les dispositions évangéliques où je me trouvais, on serait difficilement parvenu à m'indisposer contre n'importe qui ou n'importe quoi de ce village. Bien au contraire, lorsque j'eus rencontré mes drôles une troisième fois dans la rue principale où ils erraient de plus en plus énervés, je me risquai à interpeller le plus rogue de r équipe un grand gaillard, aux yeux noirs cernés, au teint olivâtre, en chandail, en espadrilles et en casquette de cycliste, le tout du plus beau vert, qui croquait, évidemment sans se douter le moins du monde du friand rappel de valeurs qu'il ménageait à mes yeux de peintre, une grosse pomme encore plus outrageusement verte que le reste. Peut-être cet agrément plastique contribua-t-il même dans une certaine mesure à me prévenir en sa faveur ? En dépit de son air farouche c était d'ailleurs un assez joli garçon. — Smaakt het, jongen ? (La pomme est-elle à ton gout, mon garçon ?) lui demandai-je familièrement. Le sauvage me répond, la bouche pleine, par un grognement, mais il a daigné me répondre tout de même. « Grand sot ! songeais-je. Tu me plais quoique tu fasses, que tu dises ou que tu penses. Toi, et tes copains aussi, apprentis des usines, sentinelles perdues de l'offensive industrielle, pauvres jeune ilotes, gal-beuse main d'oeuvre, déflorée et abrutie par le machinisme. Quoique vous mêliez déjà à ses arômes et à ses effluves balsamiques, les relents, le fumet et la touffeur des ergastules, vous ne m'en faites peut-être que mieux apprécier le salubre oxygène d'ici ! » Ils ne laissent pourtant pas de m'inquiéter pour eux-mêmes, mais surtout pour l'avenir de cette région, ces patauds mâtinés de faubouriens. Leur cynisme ne corrodera-t-il point peu à peu ce croyant village ? Mais ils sont encore bien prenants tout de même; ils ont la grâce des fleurs sur le point de se flétrir, des beaux fruits picorés et imperceptiblement véreux, et je leur aurais appliqué la parole de Roméo à Tybalt, cette parole de solidarité et de communion qui m'était déjà montée aux lèvres lors de mon premier contact avec la jeunesse de Varlonyssel : « I love them better than they could devise »... N'importe j'ai le cœur gros, la gorge serrée; cette rencontre m'aura mélancolié sous des impressions contradictoires; j'en aurai tiré je ne sais quel pressentiment de déchéance pour Varlonyssel, quelque inquiétude à l'égard de Monn Boordenagels, et c'est non sans angoisse que je serai rentré le lendemain à Bruxelles... Aux vacances suivantes je m'empressai de retourner au cher village. Durant toute une année j'avais repris et retouché force études d'après Monn mais sans parvenir à tirer de tous ces documents la composition symbolique et synthétique en laquelle je prétendais le fixer pour la postérité. Loin d'arriver à cette concentration, j'enchérissais encore sur la variété de ces ébauches, en remettant à un prochain voyage les études définitives. Quelle joie à la descente du « vicinal » ! Je reprends possession. D'abord une ardente promenade de reconnaissance, histoire de me remettre au ton et de m'as-similer de nouveau toutes les ambiances familières. C'est la même abondance de toits de chaume dévalant jusque vers le sol et se parant de joubarbe. Les glaïeuls fleurissent dans le verger du presbytère, les oseraies bruissent autour du puits à bascule dans le courtil de mes logeuses, les pinsons s'égosillent tout le jour; les grolles tournoient autour du clocher, s'abattent ensuite en se pourchassant dans les frondaisons du tilleul à l'ombre duquel gîte le brave Monn. A l'autre bout du village, le moulin à vent tourne toujours ses ailes brunes et, gaminant comme les polissons de ce quartier interlope, semble se livrer à des culbutes ou faire le poirier derrière les sapinières. Les masures de torchis au pied de la butte présentent les mêmes lézardes et les nippes de leurs habitants autant de déchirures et de rapiéçages. Les «Sauvages», c'est-à-dire la colonie des ouvriers de fabrique, sont toujours aussi rogues, débraillés et pointant de crâne allure, foncièrement de ce pays, malgré l'emprise des moeurs et du contact industriels. Puisse le soleil me ménager une série de prestigieux couchants derrière l'abbaye de la Trappe, dressée tout au fond de la Bruyère aux Vanneaux qui étale jusqu'au bout de la perspective son tapis de pourpre liséré de genêts... Ah! rien n'a changé! Merci, mon Dieu, je vais être heureux quelques semaines... Me revoici ou peu s'en faut à la même époque que l'an dernier. On a rentré les fourrages et les derniers blés. Sur certains champs on procède déjà à de nouvelles façons ; les hutt-om ! (à droite) et les har-om ! (à gauche) des valets de charrue stimulent les chevaux de labour. Ailleurs les fléaux tambourinent allègrement l'aire des granges. La procession de la Vierge sortira dans trois jours. Le dimanche d'après il y aura la foire de Pulderbauge, plus tard se trémoussera la Kermesse de Rykevorsel, puis viendra celle de Vlimmérenne, en attendant celle d'ici que ramènent seulement les der- niers jours de septembre, c'est-à-dire quand je serai reparti, hélas!... C'est le même timbre des cloches. Le plus argentin est celui des Trappistes mais si on l'entend jusqu'ici, à la vesprée, c'est que le vent a tourné et qu'il pleuvra demain... Au matin, les gamins se rapprochent de l'école en jouant au saut de mouton et les | élèves des Bonnes Sœurs s'acheminent en traînant par la main leurs petits frères claquant des sabots et achevant leur dernière tartine. Les mélèzes isolés sont toujours à leur place aux méandres de la route sablonneuse menant vers le bois du Bruul; les chênayes vers Wechel s'avèrent les plus belles du monde et alternent avec quelques hêtres qui semblent faire la roue en déployant leurs branches jusqu'à fleur du sol. Mais le tilleul de la placette devant 1 église demeure leur doyen d'âge, leur maître à tous, il porte plus gaillardement que jamais ses trois à quatre siècles. Les branches mères, aussi grosses que des arbres ordinaires, lorsque la brise les agite, donnent l'illusion du voisinage de la mer. Pour quelques nuits cette futaie sonore bercera mon sommeil comme elle s'est inclinée sur les rêves de Monn Boerdenagels depuis la naissance et les premiers vagissements de celui-ci... Et je m'informe auprès de mes bonnes hôtesses, des gens de la paroisse. Bien des drames se passent en un an, même en un paisible village... La vaillante et réjouie cabaretière de Zalphène, au carrefour des chemins d'Oostmalle et de Wechel, près de la chapelle sous bois, — la mère d'une ribambelle de petiots dont telle gentille vachère aux yeux noirs comme les siens — se meurt d'un cancer et a été administrée la veille de mon arrivée : le glas sonnera ce soir. -Et ce petit lignard que j'ai rencontré tout à l'heure outrageusement ivre, ce soldat que les autres regardaient sans paraître scandalisés le moins du monde, même sans en rire, plutôt avec une sorte de pitié ? — Ce soldat ? Voici : sa promise a profité de ce qu'on le rappelait sous les drapeaux pour se marier avec un autre. — Quoi ? Une infidèle. Au pays du Conscrit de Conscience. Et le brave Jan et sa Trinette n'en frémissent pas dans leur tombe ! Il est vrai que cette infidèle, à ce que m'apprend Line Lauveryns, est une fille des taudis de la Butte du Moulin... A proprement parler elle ne compromet pas le village... Par pudeur c'est de l'être le plus intéressant, du moins pour moi, que je m'informe en dernier lieu, quoique j'en aie le cœur plein et que je songeasse tout le temps à lui durant cette année de travail... Les aurai-je assez reprises, les études faites d'après lui ? Combien de fois ne me proposais-je pas d'en tirer enfin une composition définitive. Il faut croire que mon projet n'a pas mûri suffisamment, que ma con- ception est laborieuse, à moins aussi que mon rêve ne soit trop ambitieux pour mes moyens, car j'eus beau méditer devant cette profusion de croquis représentant Monn dans toute sorte de poses naturelles et toutes souverainement plastiques, je ne suis pas encore parvenu à arrêter le tableau synthétique dont il doit me fournir les éléments. Bizarre ! Mais je ne sais quelle infuence occulte, quel génie fatidique contrarie et empêche cette synthétisation. Je demeure indécis. Oui, comment parvenir à créer une œuvre qui m'évoque Monn Boerdenagels avec son terroir, aussi intensément, aussi spécifiquement que je le voudrais ; une œuvre à la fois très picturale et très psychologique, pour ainsi dire de vertu centrifuge où le personnage prendrait par exemple l'impérieuse signification du Gille de Watteau ? 11 n'est pas jusqu'à l'air de candeur et d'ineffable innocence de ce Gille qui ne me l'apparente à mon Campinaire... Combien de fois au cours de ce dernier hiver, dans les milieux de confort, de luxe, d'art raffiné ou même de studieux et modeste bien-être, ne me suis-je pas senti distrait de mon travail ou étranger aux conversations et aux ambiances — transporté à Varlonyssel dans la grange d^Boerdenagels ou dans l'unique chambre de leur logis. Etant ici, j'avais négligé de peindre ces intérieurs pour ne m'occuper que de leur maître, mais à Bruxelles, l'obsession m'en devint si tyrannique et si suggestionnante que je parvins à les représenter de mé- mqire. Je me serais encore cru dans notre atelier de fortune : la vitre encrassée n'y laisse pénétrer qu'une lumière glauque et verdâtre tamisée par le feuillage du tilleul; clair obscur, suffisant toutefois pour me montrer le mobilier vétusté et sommaire, l'échelle montant vers la soupente, le petit crucifix sur la cheminée, la table poisseuse, la cuvette ébréchée du pauvre barbier, et la porte entr'ouverte qui communique avec l'étable où mugissent les vaches de la propriétaire. Et dans ce milieu mes pinceaux, de plus en plus rebelles à l'allégorie, ont évoqué tout bonnement Monn lui-même tel qu'il m'arriva de le relancer à l'impro-viste, un après-midi, Monn tellement éreinté par sa longue matinée de travail qu'en dépit du vrombissement des mouches il s'est affalé lourdement sur une chaise pour dormir à poings fermés, les coudes sur la table, le torse ployé, le visage reposant dans l'entrecroisement de ses bras. Il se livrait à cette méridienne quand le bruit de la porte l'a fait sursauter; il se frotte les yeux en maugréant puis, l'ayant reconnu, sourit bénévolement à son peintre... _ t9 - XIV — Ah, Monn, Monn Boordenagels ! s'exclame la boutiquière, ma logeuse, sur son invariable ton de protection quand je me suis décidé à faire allusion à son pauvre voisin. « Le cher garçon peine toujours ferme... Il lui en faut pourtant du courage, car, entre nous soit dit, son père devient de plus en plus difficile et grognon. Vrai, ils n'ont pas de chance ces enfants Boordenagels... mais aussi avec un pareil père!... » — Leur serait-il arrivé malheur ?... Monn aurait-il ?.. — Non pas précisément à Monn... Il tient tête à toutes les traverses. Il se porte toujours aussi bien que possible. Jamais une plainte ou un mouvement d'impatience... Il a même tiré un bon numéro à la conscription, mais sa sœur... — Qu'en est-il ? fis-je, rassuré sur le compte de mon modèle, mais le cœur tout de même serré à la mention de sa sœur, la gentille brunette qu'il ne me fut pas donné de voir, mais dont il me traça un portrait si avenant et dont il me parlait avec tant de sollicitude. — Eh bien dîtes, qu'est-il arrivé à sa sœur ? insis-tai-je, comme tante Line se taisait, un peu embarrassée. — Volcî... Comme vous le savez sans doute Caroline, moins endurante que son frère et non seulement exposée, de la part de son père, à des avanies mais à des amabilités plus odieuses encore... Et ma logeuse de s'arrêter craignant de s'expliquer trop clairement. Mais sous ses réticences j'ai deviné déjà une scabreuse histoire à la Cenci : Mon interlocutrice poursuit : — Donc, la pauvrette sur les pressantes instances de son frère, se décida à s'engager comme servante à la ville. Hélas elle n'échappa à un danger que pour tomber dans le malheur... Son maître la séduisit et, chassée par la dame, elle s'en vint mourir au village en donnant le jour à un bébé que Monn a encore sur les bras. Le brave garçon a tenu d'autant plus à endosser cette nouvelle charge qu'il se croit en partie responsable de ce qui est arrivé... Les premières jours II en fut comme fou... Pour la première fois il avait osé tenir tête au Zwadder, qui poussé plutôt par une abominable jalousie que par une vertueuse indignation, menaçait de mettre la malheureuse à la porte. Les deux hommes faillirent même en venir aux prises... mais, sachant qu'il aurait le dessous, le vieux bouc se soumit et passa par toutes les exigences de son fils. Voilà comme quoi Monn sera devenu presque trois fois père pour le compte des autres... Je dirai même CAROLINE BOORDENAGELS 1892-1912 Vingt ans ! La pauvre enfant n'avait donc qu'un an de plus que son frère ! qu'il se sacrifie pour ces petits et que sans cela il se serait déjà séparé depuis longtemps de son père ! — Comme c'est bien lui ! pensais-je tandis que Line m'avait suggéré plutôt que raconté ce drame inouï dans lequel mon modèle jouait un si beau rôle. Et sans ajouter un mot, remué jusqu'aux entrailles, je me rendis sur le champ au cimetière, où je lus, parmi les tertres funéraires les plus récents, sur une humble croix de bois noir : Décidément ce pâtiras finira par m'intéresser, non seulement comme un héros mais même comme un saint, et ce tableau dont je le veux l'âme, en revêtira le caractère d'une apothéose. Quand je l'ai revu et que nous avons repris nos séances, il a reçu mes condoléances à propos de la mort de sa sœur et mes discrètes allusions à sa vie pénible, avec un sourire de martyr résigné, toujours sans une plainte, sans la moindre récrimination, tout au plus avec le soupir d'un peinard déplaçant d'une épaule à 1 autre la charge trop pesante. Comme je l'ai dit, l'an dernier déjà Tante Line, ma logeuse avait fait allusion à une intrigue que le Zwadder a nouée avec une veuve qu'il demanderait en mariage. Je l'ai remise sur ce chapitre. Il s agit d une femme Palingstraks qui tient là-bas près du Moulin un estaminet achalandé par les ouvriers et les apprentis de fabriques mais surtout par cette population interlope dont je vous ai déjà parlé. La bazine Palingstraks est chaisière à l'église, garde malade, accoucheuse et veilleuse des morts. Elle est adroite, insinuante, gaillarde et joviale comme la plupart de ses pareilles que leur profession met en contact permanent avec les misères et les infirmités humaines. Ses enfants ont mauvaise réputation mais leur mère les excuse de son mieux. Elle a quatre garçons et une seule fille. Emma, une bien jolie fille à ce qu'il paraît. Une enfant gâtée ! Le père Boordenagels épouserait la mère et d'accord avec celle-ci, il se flatte d'endosser la fille à son fils. Jusqu'à présent Monn ne semble pas vouloir se prêter à cette combinaison, la demoiselle passant pour coquette, légère et même émancipée. En ces dernières années elle fit la saison comme chambrière dans un hôtel d'Oostmalle où, au service des freluquets et des belles madames, elle prit le goût de la toilette, du parler, des façons et des idées de la ville. Des bruits fâcheux ont même circulé sur elle : à la fin de l'été elle aurait disparu tout un temps et ne serait rentrée que depuis peu au bercail où, loin de se remettre au ton de ses entours, elle exagère encore ses allures de petite maîtresse, affecte de dédaigner les paysans, vantant la vie libre et ne parlant que d'aller habiter Anvers et même Bruxelles. — Dans ces conditions je m'explique la réserve de Monn Boordenagels, déclarais-je aux soeurs Lauwe-ryns. Mais aurait-il d'autres vues ? Les belles et honnêtes filles ne manquent pas autour de lui... — Il n'a pas encore été cueillir la noisette au Bois du Seigneur, insinua tante Line avec un pudique sou- rire. Et comme je ne comprenais pas ce qu'elle voulait dire, elle m'expliqua que par ce poétique euphémisme elle entendait qu'en dehors d'Emma Palingstraks, l'on ne connaissait pas encore au jeune abatteur une fiancée ou une amoureuse pour le bon motif, avec laquelle il se serait promené, selon l'usage, les après-midi des dimanches d'été par les drèves et les clairières du bois en question. — Il est possible que Mademoiselle Emma trouve ces promenades platoniques un peu enfantines !... Mais bast ! ajoutais-je en riant, non sans scandaliser un brin mes respectables interlocutrices, je m'imagine qu'aux kermesses dont il ne rate pas une, à ce qu'il m'a dit, notre coquebin se rattrape de sa continence, avec des danseuses plus complaisantes, conformément aux pratiques des lurons de son âge. Je gagerais même qu'il n aura que l'embarras du choix... « D'ailleurs qu'importe !... me disais-je en gardant ces réflexions pour moi. Ce dont je suis tout à fait certain c est que Monn répugne à la débauche et aux excès, surtout qu'il n'abuserait jamais de l'innocence et de la faiblesse d'une pucelle. En somme la chasteté est une vertu bien relative, bien conventionnelle, et même un peu ridicule comme l'estimait Remy de Gourmont, comparée à cette autre vertu, une vertu capitale celle-là et le commencement de toutes les autres, une vertu dont le nom aussi s'écrit en trois syllables et qui en représente l'assonnance : Charité!...» Et pourtant en ce moment j'étais encore loin de me douter que cette vertu-là le digne garçon devait la pratiquer un jour jusqu'au sublime ! En attendant qu'il se marie, j'ai donc tout lieu de croire qu'il ne se comporte pas autrement que ses compagnons de Kermesses. Si nos galants partent en bande le matin, au retour la plupart s'égaillent. Ayant fait leur choix, ils s'attardent sous la coudraie, dans les fossés à sec ou parmi les meules de foin. A son adolescente robustesse Monn joint sans doute une sève exigeante... Une hypothèse se présente encore : aurait-il une liaison sérieuse en dehors du village ? Les jeunes filles de Varlonyssel le plaisantent et l'agacent à l'envi. Les héritières de cultivateurs aisés, que leurs parents n'autoriseraient pas à épouser le pauvre diable se sentent tout de même un peu dépitées, à ce que me confia ou plutôt m'insinua tante Line, de ne pas provoquer le moindre hommage, la plus simple marque de convoitise, de la part du fringant garçon. Serait-ce froideur ou fierté ? Les occasions ne lui manqueraient pas de s'ébaudir, même en dehors de la saison des fêtes votives, car si le Bois du Seigneur sert de promenoir aux liaisons régulières, prélude des possessions légitimes, les chênayes et les sapinières enclavant la lande des Vanneaux, tout comme la forêt de Varlonyssel vers Magerhalle et le Bruul, sont fréquentées par des amoureux plus expéditifs dont les rencon- très n'engagent pas plus l'avenir que les pariades des faisans et des perdreaux n'accouplent pour la vie ces oiseaux ingénus. Au hasard de mes promenades dominicales il m'arriva souvent de faire lever d'un fossé sous la saulaie ou déboucher d'un fourré de genêts et de fougères, des amants qui se préparaient au déduit. Un gars détalait à mon approche et se rajustait tout en pressant le pas. Une fois, salué au passage d'un fanfaron bonsoir, il me sembla reconnaître la voix d'un des gaillards rencontrés l'autre saison, la veille de mon départ, celle du jeune homme au chandail vert, Zidore, l'aîné des Palingstraks, en tête à tête des plus intimes avec quelque émancipée de son voisinage. Afin de ne plus troubler ces églogues, j'ai renoncé à mes promenades de ce côté, le dimanche après-midi. Je demeurai plutôt au village. Ce n'est pas que les distractions proprement dites y abondent ce jour-là plus que les autres. Sauf en temps de Kermesse, les naturels y sont sevrés de toute espèce de concerts, de bals ou de spectacles. Un écriteau planté au bord de la route intime même aux forains l'ordre de stationner avec leurs roulottes au moins à un kilomètre de la « cuve » du village. C'est exceptionnellement que le bourgmestre autorise ces nomades à donner une représentation en plein air, le soir, sous le grand tilleul. La marmaille fait cercle. Les voisins s'asseyent sur le seuil de leurs portes ou sur la tablette des fenêtres. Il m'arriva d'assister à l'un de ces spectacles où je me plus moins aux exercices des bateleurs, une tribu de bohémiens crépus et basanés, qu'au décor fantastique et surtout aux spectateurs : toutes ces têtes de rustres dont quelques torches fumeuses et une puante lampe à acétylène dramatisent ou drôlatisent l'ahurissement. Et comme toujours, en ce grouillis, s'accusait surtout à mes yeux le masque pensif et volontaire de mon modèle préféré. Les autres n'avaient pas plus d'importance que des figurants et des comparses. Un dimanche soir pourtant, moi, qui n'étais jamais entré dans un cinéma à la ville, je pris ma part d'une séance à projections qui se donnait dans le principal cabaret de l'endroit; évidemment moins attiré par ce que les films comporteraient de facétieux, de dramatique ou d'instructif que par l'effet de ces prestiges sur des simples dont la plupart s'en ébaudissaient pour la première fois. Il y a pleine chambrée. Je me mêle aux spectateurs du fond de la salle, valets et servantes de ferme qui s'amusent au moins autant que le grouillis de la marmaille aux premiers rangs. Ils s'esclaffent, enchérissent de bourdes et de réflexions saugrenues sur les boniments de l'opérateur, en se tapant les cuisses, en se poussant du coude, en pinçant ou chatouillant leurs voisines. Après la représentation je m'attardai avec les trainards car c'était l'occasion de voir le gros de la paroisse réuni presque au grand complet, Monn n'était pas encore rentré de la ville ou d'une promenade à bicyclette. Cependant l'assistance s'étant clairsemée, je finis peu à peu par me rapprocher du comptoir devant lequel une demi douzaine de jeunes drôles qui avaient contribué à égayer le spectacle par des commentaires plutôt risqués, se provoquaient maintenant à des libations variées. Il se trouvait précisément que les plus bruyants fussent les fils de la Vve Palingstraks. Ma curiosité étant piquée à cause de Monn, au sujet de cette famille, je n'étais pas fâché de les examiner de plus près. En l'un d'eux, je reconnus même mon ancienne con-aissance Zidore, le dégourdi maroufle en chandail vert dont j'avais troublé l'autre jour le déduit érotique. Les autres, ses cadets, différant de seize à dix-huit ans, s'appelaient Gérard, Dolf et Baaf. Ils se ressemblaient tous, sauf que l'un était un peu plus efflanqué, hâve et déhanché que l'autre ; tous avaient des yeux noirs, la mine gouailleuse, l'air en somme de bons lurons. Dans leur accoutrement ils affectaient une dégaine citadine. Ils parlaient haut, buvaient sec, grillaient des cigarettes, payaient avec ostentation en faisant sonner les thunes sur le comptoir. — Ah! c'est Monsieur le peintre ! dit Zidore, dès qu il m'eut avisé et en me tirant sa casquette : « C'est lui qui fait le portrait de notre Monn » apprit-il à la galerie. Et déjà habitué à me voir au village, d'ailleurs enhardi par la boisson, il me proposa de vider une chope avec eux. Non seulement j'acceptai mais je prétendis payer une tournée à mon tour. — Et ne tirerez-vous pas notre portrait aussi à nous autres ? demanda Zidore, en se rengorgeant et en portant les mains à ses hanches. — Certes, et cela quand vous voudrez. Je leur proposai même de les pourtraire en groupe. Non seulement je n'aurais voulu désobliger ces drilles, mais ils devaient me fournir à leur insu les éléments d'une composition plutôt poignante et âpre dans laquelle j'aurais tenté de fixer la transition du rural au faubourien, le métis de la ville et de la campagne, en comptant y mettre un peu de la sympathie apitoyée d'un De Groux père pour ses chômeurs et ses batteurs du pavé de Bruxelles. En outre, ces polissons m'auraient fourni l'étoffage du fond de tableau dont l'ingénue figure de Monn devait occuper l'avant-plan... J'étais enchanté aussi de connaître de plus près les membres d'une famille dans laquelle une double alliance allait faire entrer les Boordenagels. Aussi lorsque mes nouveaux camarades m'engagèrent à venir prendre un « tout dernier verre » chez eux à l'enseigne du Moulin, je ne me fis guère prier, car ils me ménageaient ainsi l'occasion de voir leur mère et leur sœur. Celle-ci m'intéressait plus encore que tout le reste de leur smala. Malgré l'heure avancée et la menace du garde-champêtre on veillait encore chez les Palingstraks. Mais la porte et les volets étaient clos et les garçons se firent ouvrir en cognant l'huis d'une certaine façon. Le Zwadder faisait la causette avec la cabaretière, une gagui frisant la cinquantaine, mais rose, à peine ridée, fraîche et potelée, étalant encore ces rondeurs charnues qui représentent les majeurs appas aux yeux des pacants. A mon entrée, le vieux céladon me salua en clignant de l'œil d'un air de connivence. Sa commère s'était levée et, renseignée sur mon compte par son galant et par Zidore ,elle me fit sa plus belle révérence non sans me dévisager avec curiosité. Tout en m'attablant avec les fils de la maison j'écoutais à peine leur bavardage n'ayant des yeux que pour leur sœur qui était venue prendre notre commande et qui nous apporta les verres. Quand ses frères me l'avaient présentée, elle me gratifia à son tour d'un salut à la fois plein de grâce et de dignité que n'eussent pas désavoué les pimbêches les mieux élevées, et son sourire aussi mêlait je ne sais quelle provocation à de la réserve. D'emblée je démêlai ce qu'il y avait de naturel et d affecté dans sa mine et dans ses manières. Un beau brin de fille ! Incontestablement. Plus belle même que je me l'étais imaginé. J'admirai et j'appréhendai à la fois en sa personne la Campine de l'avenir. Elle ne m incarnait pas encore tout à fait la ville, mais ce qu elle préservait de son origine, surtout une adorable carnation et une chair épanouie, s'harmonisait parfaitement avec son élégance. Il régnait aussi dans sa physionomie quelque chose d'ouvert et de loyal qui tempérait ce que sa moue et son sourire auraient eu de dédaigneux et de provocant. Ses lèvres sensuelles gardaient la fraîcheur d'une pulpe et d'une corolle. Son opulente chevelure châtain bouclait avec luxuriance et s'ébouriffait en frisons garçonniers sur son front. Ses yeux tour à tour fébriles et langoureux rappelaient les ténèbres bleues du mois de juillet. Grande et admirablement faite, Varlonyssel eut pu lui opposer des rivales en beauté, mais Emma les surpassait toutes en naturel et devait s'entendre à faire valoir ses avantages, à en tirer un parti plus conscient. Grâce à son tact et à son goût elle avait dû s'assimilier immédiatement ce qui fait le prestige des beautés de la ville. Ce soir-là, pour sobre que fut sa toilette, elle la vêtait on ne peut plus favorablement. Si je n'avais été prévenu, je me serais cru bel et bien devant une transfuge de la cité. Et cependant sa présence en ce village ne laissait pas de me choquer comme une anomalie. Peut être y était elle encore plus incompatible que celle de ses frères. Quelque séduisante qu'Emma m'apparut, je ne la trouvais pas à sa place. J'avais l'intuition que par politique et pour me donner le change elle s'efforçait de se mettre au ton, de s'effacer le plus possible, de ne pas recourir à toutes les ressources de sa coquetterie. Un chose me frappa encore : certain air de malaise et de souffrance qu'elle s'efforça à maintes reprises de dissimuler sous des éclats de rire nerveux et un langage volubile. Zidore lui ayant dit que j'allais faire leur portrait à lui et aux autres garçons. — Et moi, Monsieur, ne me peindrez-vous pas aussi ? me dit-elle en un français assez correct. — Comment donc, Mademoiselle ! me récriai-je. Je me tiens entièrement à votre disposition. — Ce sera beaucoup d'honneur pour moi, reprit-elle, car à la ville, Monsieur doit trouver des figures bien plus intéressantes que celle d'une simple paysanne. Et comme je protestais : « Mais peut-être, Monsieur, tient-il précisément à montrer aux gens de là-bas, quelques échantillons de notre Campine ? Je m'expliquerais alors le choix que vous avez fait, pour commencer, de Monn Boordenagels qui est bien un paysan et surtout un paysan d'ici, des pieds a la tête, un vrai bêta de Varlonyssel, n'est-ce pas, comme il disent de nous à Westmalle ? » Je ne relevai pas ce qu'il y avait de désobligeant pour son fiancé dans ces paroles de la belle enfant, ni ce que ces paroles contenaient de persiflage à mon adresse. J'en demeurai même légèrement interloqué, surtout que le Zwadder, la bazine Palingstraks et les garçons me regardaient d'un air de triomphe un peu narquois, flattés en somme de me voir au milieu d'eux, flattés de ce que j'eusse franchi leur seuil décrié. — Oui, finis-je par répondre, Monn Boordenagels est un excellent modèle pour un peintre et de plus un brave et honnête garçon qui fera sans doute le modèle des maris après s'être montré le modèle des frères et des fils... En prononçant ces dernières paroles, je n'avais pu m'empêcher d'en souligner par une intonation la portée agressive pour le Zwadder. Celui-ci loin de relever cette attaque affecta d'abonder hypocritement dans mon sens : — Monsieur fait bien de l'honneur à notre Monn en le prenant à son service, mais le garçon, je puis bien le dire quoique je sois son père, mérite qu'on s'intéresse à lui... Emma apprendra d'ailleurs bientôt à le connaître plus particulièrement, n'est-ce pas, Emma ? La jeune fille rougit un peu à cette grivoiserie et feignant d'être plus intimidée qu'elle ne devait l'être en réalité, elle s'empressa de donner un autre tour à la conversation. Nous reparlâmes de ma peinture et nous convîmes avec elle et les garçons que je les ferais poser le dimanche, si, bien entendu, rien ne les appelait ailleurs. Je fis quelques études d'après mes quatre garnements et je leur permis de choisir chacun une de celles qui leur paraîtrait leur ressembler le mieux. Quant à Emma je ne me bornai pas à lui offrir un portrait proprement dit mais elle m'inspira plusieurs ébauches en vue d'une composition dans laquelle j'aurais représenté la Cam-pine en train de s'urbaniser et de s'industrialiser. Emma se déclara enchantée du portrait mais, fine comme elle l'était, en avisant les études très fouillées et très poussées que j'avais brossées pour mon propre usage, elle me témoigna un jour un peu d'étonnement qui confinait à de la méfiance, sinon à du dépit. Comprenait-elle que je m'efforçasse de lire au fond de sa pensée et que découvrant la friponne sous la jolie femme, je voulusse la peindre aussi au moral tout en feignant ne m'inspi-rer que de son teint vermeil, du pur ovale de son visage, de ses traits à la fois réguliers et expressifs, de l'éclat troublant de ses yeux, des formes scupturales de son buste ? Après deux ou trois séances elle me pria de les interrompre sous prétexte qu'elle aurait à s'absenter. XVII Je n'attachai pas grande importance à cette éclipse mais il n'en avait pas fallu davantage pour remettre toute la gent potinière en effervescence. Emma inspirait au village des sentiments contradictoires. Tous se gardaient de l'approuver mais, en la blâmant, beaucoup y apportaient quelque indulgence et les plus vergo-gneux ne pouvaient s'empêcher de tirer quelque vanité de cette enfant terrible qui n'était pas loin de produire en cette calme paroisse l'effet, comme disait le Zwadder, d'une crécerelle qui aurait été couvée par un pigeon. Ces sauvages, ces ruraux irréductibles auraient même pardonné à cette transfuge de passer à l'ennemi, mais pourvu que ce fut pour le dauber, l'exploiter, le berner. En attendant ils lui savaient un certain gré de les venger par sa coquetterie et ses impertinences de tous ces méprisants et prétentieux bourgeois. La matine vous était de force à démentir la réputation de sottise et de barbarie faite à leur clocher ! Certes ils ne 1 aimaient, ils ne l'estimaient pas plus qu'il ne le faisaient de la veuve Palingstraks et de ses fils, mais un sourire mitigeait leurs rechignements et leurs moues scandalisées, et ils ne la voyaient pas sans sympathie. Chez les jeunes gens il y avait même de l'admiration pour cette émancipée. Ils la trouvaient irritante mais désirable. Ils eussent même été capables de l'entreprendre et de la serrer de près si elle n'eut été gaillarde à leur tenir tête. Puis pour les mater il y avait aussi ses quatre frères Zidore, Gérard, Dolf et Baaf véritables gardes du corps de leur sœur; plus dévoués et plus agressifs que des dogues; bons garçons ou mauvais coucheurs selon les circonstances, aussi prompts à vous accoler qu'à vous porter un mauvais coup. Leur facilité à jouer du couteau leur avait même déjà valu plus d'une méchante affaire. Comme de juste, les femmes se montraient moins conciliantes précisément à raison des convoitises que cette péronnelle allumait parmi les plus fringants de leurs mâles. Puis elles lui enviaient un peu de son linge et de ses affiquets. «Une diablesse, sans contredit!... Une bête de Vénus, een Venusdier comme chantaient les cordiers dans leur complainte de la « Fille Perdue », mais un animal bien aguichant tout de même!» se répétaient les gars en s'en faisant claquer la langue. Emma Palingstraks avait donc beau déblatérer contre la Campine et ne point tarir en sarcasmes contre ses « pays », ceux-ci voyaient plutôt un hommage dans ces railleries. Si elle bafouait le terroir et les terriens, dame ! c'est qu'ils lui tenaient encore à cœur, qu'ils ne lui étaient pas indifférents. Ou sinon ne se serait-elle pas désintéressée complètement de son berceau et de ses frères en émigrant pour de bon à la ville ? Et lorsqu'elle s'y décida par la suite, sa fugue bénéficia d'une certaine indulgence. L'indignation des Campinaires se calma à la pensée que la transfuge userait de ses charmes pour ruiner et déshonorer les beaux messieurs. Et les jeunes villageois lui pardonneraient ses dédains en raison des folies et des excès auxquels elle entraînerait ses adorateurs de là-bas. En attendant, et surtout depuis qu'on la savait fiancée à Monn Boerdenagels, en se gaussant de la simplicité du prétendu la paroisse rendait une certaine estime à sa future moitié. Elle s'était d'ailleurs montrée toujours indulgente pour les frères de la belle. Certes la conduite de ces bougres paraissait fâcheuse et même incompatible avec l'esprit et les mœurs du reste de la population, mais on leur passait cette apparente défection, cette façon de s'être laissés embaucher par 1 industrie capitaliste, à raison de leur fidélité à leur clocher. Ils vont bien travailler là-bas, au diable vau-vert, ils font souvent la bombe à Anvers; il leur arrivera même après l'une ou l'autre récidive d'aller turbiner malgré eux dans les ateliers pénitentiaires de Merxplas et d'y faire tourner la meule du moulin des vagabonds, mais n'importe, ils demeurent tout de même d'ici, ils restent « nos garçons », ils n'abandonneront jamais leur mère et à moins de purger quelque peine dans la « colonie de bienfaisance » ils ren- trent toutes les semaines au foyer, ils y passent presque tous leurs dimanches. Oui, ils continuent même à pratiquer et se réclament de leur qualité de croyants. Les autres garçons ne fraient pas ouvertement avec eux, leurs camaraderies sont aussi clandestines que leurs amourettes, les fils de notables les tiennent à distance, mais comme ils sont dégourdis et costauds, vachères et matirornes se laissent prendre à leurs façons de gigolos et d'adonis de barrières. Ils représentent l'abcès de cette chair saine, la purulence du beau sang campinois, la piqûre de ces fruits savoureux. Leur sœur les traite carrément de voyoux, cela ne les empêche de l'adorer comme ils adorent aussi leur vieille. Tout en se posant en victime de garçons si compromettants, celle-ci ne se gène guère pour les exploiter et prélever une partie de leur salaire sans toujours s'enquérir de l'origine de cet argent. Elle n'aime que sa fille et les gamins trouvent cette préférence toute naturelle. C'est par inquiétude pour l'avenir de son Emma que la Veuve Palingstraks aura songé à la marier coûte que coûte avec un jeune homme d'ici. Ce sera le seul moyen de la retenir auprès d'elle. A cette fin elle s'est tournée vers les Boordenagels. Après tout ce qui m'est revenu sur le compte du Zwadder, je ne m'étonne pas de l'empire qu'il a pris sur cette femme, une gaillarde taillée plutôt pour lui tenir tête. La nécessité les a rapprochés comme .les alliés ou plutôt des complices. Ce Zwadder est une puissance. On le déteste et on le méprise mais on le craint et on le ménage. D'aucuns le tiennent même pour sorcier. Il en est arrivé à balancer l'autorité du bourgmestre, voire du curé. On passe l'éponge sur ses vices et ses turpitudes car, lui aussi, comme les fils Palingstraks demeure dévoué à sa paroisse. Si l'on blâme sa conduite à 1' égard de ses deux femmes et de ses enfants, si on ne l'évoque qu'avec des mines de réprobation, ce n'est pas sans une certaine admiration pour sa rouerie et sa duplicité. Ne dément-il point la proverbiale stupidité de Varlonyssel ? Il représente le génie malicieux de l'endroit : une sorte de farfadet ou de kobold ayant pris figure humaine. Lubrique, sournois, vindicatif, égoïste, féroce mais adroit, débrouillard, laborieux et opiniâtre : tous doivent compter avec lui. Ce n'est pas pour rien qu'on le fait descendre de Frans Langemus, un vacher qui aurait été pilorié sur le Grand'Marché d'Anvers au commencement du XIXe siecle, pour avoir trempé dans un vol et un assassinat. Les juges tinrent compte de sa jeunesse et de l'état de servitude auquel l'avait réduit son maître, l'accusé principal. Lorsque vint le matin de son exposition, du haut de ses tréteaux d'infamie, le jeune bougre enchanté d'en être quitte à si bon compte, amusait les maraichères par ses gaudrioles et ses chansons, lancées à tue tête, — Ç>2 — si bien que pour le plus grand scandale de la justice, durant toute la matinée ce populaire, dont beaucoup de paysans de son village, défila devant l'échafaud comme devant l'autel, à l'offrande, et que les pièces d'argent ne cessèrent de pleuvoir dans ses sabots tandis que ses pieds nus se livraient sur place à la plus endiablée des bourrées. Le Zwadder n'a pas moins d'esprit que cet ancêtre. Il fronde et chansonne le curé tout en protestant de son zèle pour la religion à laquelle il immolerait en effet sans hésiter tous les voltairiens de la ville. C'est une sorte de pape des fous, de bouffon communal à qui le pouvoir passe ses épigrammes et jusqu'à ses blasphèmes. On ne l'en tient pas plus responsable que d'un tic ou d'une grimace. Cet arétin de village, dispose surtout d'un prestige occulte. Il règne dans la coulisse. Sans avoir voix au chapitre il suggestionne les conseillers et les fabriciens, il souffle l'opinion publique. Lui-même ne se fera jamais élire au conseil, il n'obtiendrait aucun suffrage : en revanche c'est lui qui désigne les éligibles. Si le Zwadder est une puissance, la veuve Paling-straks en est une autre. La rumeur publique attribuait de très rondes économies à cette commère joviale, caustique, la langue toujours prête à la risposte, confidente par ses divers métiers de tous les secrets du village, depuis ceux de la cure jusqu'à ceux du plus infime taudis de la Butte du Moulin. Or, le Zwadder convoi- tait à la fois ses écus et son influence, sans négliger sa personne grassouillette et encore suffisamment appétissante en dépit des approches de la cinquantaine, pour un satyre impénitent et vorace de sa trempe. La luxure entrait même presque autant que la cupidité dans les poursuites matrimoniales du Zwadder. L'intérêt avait donc fini par rapprocher les deux fortes têtes du village. Leur alliance deviendrait une sorte de pacte. Toutefois la veuve Palingstraks avait mis comme condition formelle à ce mariage que le même jour Monn épouserait Emma. Cet établissement couperait court aux médisances, calmerait l'humeur aventureuse de l'émancipée. D'ailleurs toutes deux gouverneraient le jeune époux. D'accord avec la chaisière le Zwadder entreprit aussitôt son fils. Il fit le bon apôtre, patelin et melliflu. Il parla de leur dénuement perpétuel, de la misère plus noire encore qui les attendrait dans leurs vieux jours, de la nécessité qu'il y avait pour Monn de prendre femme. Mais il joua surtout du sentiment. En épousant Emma Palingstraks on assurait l'avenir des jeunes Claude et Annette, et aussi du petit Frans, l'enfant de l'infortunée Caroline. Or, sans éprouver de passion pour Emma, le jeune Boordenagels la trouvait charmante. 11 était loin de la juger avec le pharisaïsme des autres habitants, et s'était gardé de croire aux aventures que lui attribuait la rumeur publique. Plus d'une fois il avait été amené à prendre son parti contre les médisants, car il y avait en lui un besoin chevaleresque, de protéger la faiblesse et d'excuser les erreurs. Aussi du moment que la jeune femme se montrerait maternelle pour ceux qu'il aimait comme ses enfants, ses dernières répugnances étaient vaincues. Il s'était donc prêté à ce que son père attendait de lui et commença à faire sérieusement sa cour à Emma Palingstraks. Celle-ci parut calmée et assagie; elle avait repris sa fJace derrière le comptoir de leur estaminet; elle mettait une certaine réserve dans ses manières, plus de discrétion dans sa toilette, semblait s'accommoder de l'existence villageoise. Tout le monde fut dupe de la comédie et le brave Monn tout le premier. Peut-être demeu-rais-je même le seul à me méfier de tant de sagesse et d'une si édifiante métamorphose. J'étais loin toutefois de me douter de toute la cautèle que cachait cette conversion. XVIII Pendant les séances de pose que m'accordaient les Palingstraks il nous était arrivé de causer du jeune Boordenagels et j'avais fait discrètement allusion au mariage de mes deux modèles. En me parlant de son prétendu Emma avait renoncé à ses airs de protection ; elle ne tarissait même pas en éloges du caractère et de la conduite de Monn, mais non sans lui reprocher son excès de mansuétude. Une fois mariés elle comptait bien lui voir mener une vie moins précaire. Elle ne me confiait ses perspectives qu'à mots couverts et je ne jugeais pas devoir lui demander de plus amples explications sur les ressources qu elle escomptait ainsi. En apprenant que je peignais Emma Palingtraks, Monn ne m'en avait témoigné ni surprise, ni satisfaction, c'est tout au plus s'il avait rendu hommage à la vénusté du modèle. Et comme il ne croyait pas devoir me faire part de leur mariage, je me dispensais de l'interroger à ce sujet, quelque appréhension que j entretinsse quant à ce grave événement. Je me serais bien gardé de lui avouer que j'aurais rêvé pour lui une compagne mieux assortie. En attendant je prenais plus de plaisir que jamais à le peindre quoique je fusse de moins en moins satisfait de mon travail. Mes études très poussées et assurément vivantes eussent contenté les meilleurs de nos réalistes et nos idéalistes mêmes en auraient apprécié la poésie. Mais mon ouvrage demeurait tellement en deçà de tout ce que je me flattais d'y mettre. Souvent au cours de la séance je le négligeais pour n'attacher les yeux que sur mon personnage et absorbé dans une contemplation qui tenait de l'hypnotisme, je cessais de transporter sur la toile les lignes, les couleurs, les valeurs, les agréments plastiques que ses simples dehors fournissaient amplement à ma sensualité picturale. Je me ferai peut-être mieux comprendre en disant que devant les Palingstraks, même devant la troublante Emma, je n'étais que peintre tandis qu'en présence de ce pauvre hère j'en arrivais, sans que je m'en rendisse compte à m'intéresser bien plus à son individualité qu'à la création d'art dont il me fournissait les éléments. Pour moi l'être moral en était arrivé à primer l'être corporel. A l'encontre de ce que m'avait prêché Derboise l'éthique l'emportait sur l'esthétique. Ou, phénomène plus inexplicable encore, j'en étais venu insensiblement à apprécier Monn lui-même comme j'aurais admiré une impérieuse oeuvre d'art. Combien de fois, en train de le peindre ou plutôt de me l'assimiler, ne fus-je sur le point de lui faire part de l'exaltation que je lui devais et de lui avouer tout ce que je voyais en lui. Mais je me rappelais en quels termes Derboise m'avait prémuni autrefois contre la confusion du modèle avec l'œuvre. Ce que j'éprouvais, je ne pouvais, je ne devais pas le dire â ce simple. L'art exige certaine pudeur. Ce paysan ne m'aurait probablement pas compris, à moins qu'il n'en eût tiré vanité. Ah, c'est le délice, c'est le privilège, mais c'est aussi la torture des êtres raffinés, des sensitifs, de ceux qui s'assimilent trop passionnément les choses, qui voient les plus belles encore plus belles qu'elles ne sont et qui en arrivent même à parer de charmes, de séductions, de prestiges, de fluide sympathique, d'ineffable splendeur des êtres et des objets que le commun des mortels dédaignerait ou honorerait à peine de son attention. Ne serait-ce la rançon du génie ? Généralement les artistes, poètes, peintres ou sculpteurs, découvrent la beauté, l'idéal, la merveille des merveilles, dans leur oeuvre réalisée — or, pour moi 1 œuvre existait avant d'avoir été œuvrée, c'est-à-dire que je la trouvais déjà dans mon modèle. Je voyais celui-ci par mes yeux d'artiste aussi beau, même plus beau que je ne l'aurais rendu sur la toile. Et cette œuvre d'art vivait. La nature même collaborait avec moi. Bien plus elle prévenait mon travail, elle ne me laisserait plus rien à faire. Je fus longtemps néanmoins avant de m'avouer cetu. singulière impuissance. Je m'opiniâtrais à identifier Monn avec l'image que je prétendais fixer par mes pinceaux et dont il me proposait le parangon suprême. Mais en somme, j'avais beau le prendre et le reprendre pour modèle, c'était lui-même qu'il me semblait avoir imaginé, créé et parachevé. Un jour devait venir où je m'expliquerais cette sympathie tournée en une véritable possession. En attendant je ne raisonnais pas ce magnétisme, j'admirais mon modèle tout naïvement, autant que j'aurais admiré les plus purs chefs d'œuvre; je me réjouissais en lui comme je l'aurais fait de ma meilleure création d'artiste. Je m'étais pris tout inconsciemment à le chérir comme un heureux père chérit le fils en qui il aurait trouvé réunies toutes les qualités qu'il lui souhaitait, ou même, affection plus jalouse encore, comme une mère d'autant plus attachée à son enfant, qu'elle aura mis de soin, de complaisance, d'ardeur, de passion, de volupté, voire de souffrance, à le concevoir. Mais alors qu'une mère se serait bornée à le nourrir de son sang, je le nourrissais moi, de toute ma pensée, de toute mon âme : je le concevais moralement. C'est vous dire que dans ce culte intervenait encore bien plus que de l'amour maternel. Il répondait à un besoin de fructification intellectuelle. En exaltant ce jeune paysan je m'exaltais moi-même par la communion de nos deux sensibilités. A entretenir ce culte mon propre individu s'était aggrandi, ma signification à moi aussi s'était étendue; je me croyais en droit d'at- tribuer une bien autre portée à mon rôle que celle d'un simple peintre. Je devenais le générateur suprême de ce terrien, je me substituais à son terroir, à la nature qui l'avait engendré. Je le voulais plus Campinaire que la Campine même. Aussi mon culte pour lui s'exaspérait de la tristesse éprouvée en voyant se métamorphoser cette province, en la sachant condamnée à disparaître, sur le point de se dissoudre dans un univers uniforme et égalitaire où régneraient peut-être des floraisons unanimes mais où ne s'épanouirait qu'une flore unique. L'agonie du terroir entraînerait celle de son vivant symbole mais du moins mon art aurait-il fixé l'image du dernier témoin de sa race et de son sol, avec une telle intensité et une telle ferveur que cette image en paraîtrait divinisée. Oui, la disparition d'une contrée originale s'il en fut me rendait celle-ci d'autant plus chère et m'attachait encore plus étroitement à l'être qui me la résumait, qui m'en quintessenciait l'originalité... En attendant je me sentais devenir une sorte de Pro-méthée ne se bornant plus à peindre ou à sculpter des hommes auxquels il insufflait la vie, mais les prenant tout vivants, pour les rendre plus vivants encore, pour les douer d'une seconde vie encore plus logique que la première, pour les pétrir et les modeler d'après leur propre idéal. C était à toute une ethnographie que mon art ferait concurrence en dotant ce terroir farouche d'un autochtone encore plus irréductible. Il va sans dire que je me vouais à cette œuvre sans la raisonner, à telle enseigne que je m'imaginais de la meilleure foi du monde peindre encore d'après le modèle quand depuis longtemps c'était sur le modèle même que je travaillais. Mon Campinaire enchérissait sur les moindres spé-cifismes de la race, il en représenterait le type par excellence, l'aboutissement, l'expression suprême : il serait le Terroir Incarné... — IOI — XIX. Mon initiation campinoise avait passé par plusieurs stades. D'abord je m'étais renseigné sur tout ce qui concernait ce coin de pays, sur tout ce qui s'y rapportait de souvenirs, de légendes, de traditions. J'avais eu recours à l'histoire comme au folklore. Plus que toute autre contrée celle-ci avait engendré des héros et des bandits, les uns servant de repoussoirs aux autres, et les ombres faisant valoir les jours. Si Var-lonyssel avait joué certain rôle durant la Guerre des Paysans contre les terroristes du Directoire en 1798; son Bocage avait aussi servi de quartier général à des bandes de chauffeurs dont les crimes défrayaient les veillées au moins autant que les exploits des conscrits réfractaires. A la ville les bourgeois parlaient encore de Varlo-nyssel comme si ce paisible village fût demeuré un repaire de brigands. A telle enseigne que quand j'avais fait part à des Anversois de mon projet d'aller planter mon chevalet en ces parages, ils s'étaient récriés d'effroi : — A Varlonyssel ? Y songez-vous ? Mais c'est l'en- droit le plus farouche de cette inhospitalière Campine. •— C'est précisément pourquoi je m'y rends. — Vous ignorez donc l'histoire des « chouans » du bois de Varlonyssel ? Et voilà que l'un de mes interlocuteurs, folkloriste des plus érudits, m'enfile la légende de ces grille-pieds qui finirent par se faire guillotiner à Anvers, du temps de Bonaparte. Pour la plupart fils de fermiers notables ces sournois menaient une double vie. On les découvrit par une pièce d'or médiévale volée à un châtelain numismate, et qu'un des leurs avait offerte en change au marché de la ville. — Ouais ! m'étais-je exclamé, Varlonyssel couva tant de scélératesse sous sa placidité. Ces loups font patte de velours si pateline... C'est dit. Je pars tout de suite, déclarai-je en jouissant de la consternation du brave philistin. « Fanatiques et hors-la-loi. Voilà qui fait mon affaire. » Et exagérant ma partialité jusqu'au paradoxe, avec cet air de gageure et de bravade qui m'aura valu depuis longtemps auprès du troupeau conforme une réputation à peine moins fâcheuse que celle des naturels de Varlonyssel, je laissai mon conseilleur partagé entre de la pitié et de l'indignation. Durant nos séances j'avais mis plus d'une fois Monn Boordenagels sur le chapitre des grille-pieds et des chouans de la Campine. Il m'apprit qu'aux derniers jours de la Terreur un sien arrière grand oncle, bûcheron et braconnier, avait caché le curé de la paroisse ( 1 ) au fond des bois où le saint vieillard, disait la messe et communiait onze jongens, «nos garçons», c'est-à-dire les conscrits réfractaires. Par contre, ainsi que je l'ai déjà dit, les Boerdenagels comptaient parmi leurs ascendants maternels ce Frans Langemus, pilorié pour sa complicité avec un assassin, mais que les bonnes femmes de son village étaient venues consoler et même combler d'aumônes au pied même de ses tréteaux d'infamie. Et mon admiration pour les brigands proprement dits et surtout pour ce déluré Langemus n'était pas loin d'égaler celle que j'éprouvais pour les paysans rebelles à la conscription, ces Vendéens de Belgique que les Jacobins traitaient de brigands. Les uns m'expliquaient les autres. Et dans ces chroniques ou traditions orales les tares et même les crimes de la race ne m'en faisaient que mieux valoir les vertus et les exemples. Si pour les bourgeois de la ville, Varlonyssel demeurait encore un repaire de bandits et, comme disaient leurs gazettes, un « foyer d'obscurantisme», par contre (i) Le curé Peetermans, condamné à la déportation, arrêté, conduit à la citadelle d'Anvers, s'en échappa et passa en Hollande. la population des villages circumvoisins tenait mes pa-cants préférés, pour des simples d'esprit, des Aberri-tes, des Jocrisses. A supposer qu'ils eussent mérité cette réputation ce qui n'était certes pas le cas, ils ne m'en devenaient que plus intéressants. Mais comment accorder ces deux renoms contradictoires : objet de terreur pour les citadins, de dérision pour les autres Cam-pinaires. Redoutés de ceux-là, bafoués par ceux-ci. — Stoum Varlonyssel! Varlonyssel la Bestiasse ! disait-on couramment à Westmalle comme à Grobben-donck, à Viersel comme à Pulderbauge. L'intention que la belle Emma avait mise l'autre jour en accolant l'épithète de grand bêta au nom de son prétendu ne m'avait pas échappé. Dans les kermesses, provoqués par les danseurs des autres clochers, ceux d'ici voyaient rouge et il s'ensuivait des bagarres et des rixes au couteau, mais la plupart du temps mes bons bougres prenaient aussi philosophiquement leur parti de ce renom de sottise que de leur réputation de mauvais coucheurs. En somme on nous les représentait à la fois comme les êtres les plus doux et les plus violents. Leur placidité et leur endurance proverbiales pouvaient faire place, à une révolte et à une frénésie non moins légendaires. Dans le passé n'était-ce pas une injustice qui avait converti le chouan en chauffeur, le héros en bandit? Candide et débonnaire d'une part, violent et forcéné le jour où on abuserait de son évangélisme, par ces — io5 ~ deux extrêmes encore le jeune Boerdenagels me quin-tessenciait son terroir et son sang. Ainsi en ce coin de terre la sève dormait comme une lave, et sous les dehors calmes et résignés de ces plastiques « taiseux » couvaient des instincts qu'un grave préjudice ou une iniquité sociale effrénerait jusqu'aux jacqueries. XX. Quelle intransigeance règne encore ici. Qu'ils semblent intraitables, irréductibles, mes gars ! Loin de toute annexion. Qu'ils défendent opiniâtrement leur cachet et leur autonomie : Monn m'en a même fourni de bien édifiants exemples. Les villages des environs, ai-je dit, connaissent déjà la saison des villégiatures. Peu à peu les auberges, les anciens relais s'y transforment en hôtels. Aussi, le boucher Verwulp, le patron de Monn, conçut-il à la suite du séjour que firent à Varlonyssel, Derboise et ses élèves, le projet de suivre l'exemple de ses confrères d'Oostmalle et de Santhoven, et ayant exhaussé d'un étage son vieil estaminet, se mit-il en devoir d'aménager et de meubler tout un carré de chambres pour pensionnaires. Mais quand tout fut prêt, il ne tarda pas à se raviser. Après avoir hébergé quelques citadins durant un mois, il condamna ses chambres nouvelles .éteignit ses fourneaux et renversa la marmite. Quelques sérieux profits que lui eût rapportés l'extension donnée à son commerce, il ne crut pas devoir pousser 1 expérience plus loin. Les citadins à qui il avait eu — io8 — à faire ne ressemblaient guère par le tact, l'éducation et les manières à nos aimables peintres de l'autre saison. Mais à ce que m'apprit Monn à supposer que Ver-wulp n'eut eu qu'à se louer de ses clients, il lui aurait tout de même fallu fermer son hôtel, pour ne pas s'attirer l'hostilité de la paroisse. En effet, celle-ci avait député un jour le Zwadder auprès de Verwulp pour lui enjoindre de ne plus loger les intrus de la ville. Le premier mouvement du boucher avait été de mettre le Zwadder à la porte ; il avait sorti d'abord ses plus grands airs, tempêté tant et plus, pour finir par filer doux et par se soumettre. Monn me confirma aussi ce qu'il m'avait raconté au sujet de la tolérance exceptionnelle dont j'avais bénéficié à Varlonyssel, et dont, en dépit de la protection du curé. Derboise et ses amis mêmes n'auraient pas joui une seconde fois, à supposer qu'ils eussent voulu faire une nouvelle saison en ce farouche village. En ce cas on eût exercé la même pression sur les sœurs Lau-vereyns que sur le boucher. Moi, j'avais donc été traité en privilégié ou mieux en égal. A ces terriens ombrageux j'étais d'abord apparu comme un indésirable mais ma discrétion, mon aménité les rassurèrent, finirent par me les rallier sans quoi il auraient bien trouvé moyen et cela sans me chercher ouvertement noise, de me faire déguerpir, en pesant au besoin sur mes logeuses. — ioç — Loin de me froisser voulez-vous croire que cette hargne de Varlonyssel à l'égard des citadins me rendait l'endroit et ses naturels encore plus sympathiques, et que je me sentais même extrêmement flatté de la faveur exceptionnelle dont je me voyais l'objet de leur part ? Mais c'est sourdement, presque sournoisement que s'opère la conquête de ces barbares par nos civilisés. L'emprise du soi-disant progrès se manifeste peu à peu sur le caractère, le moral et l'humeur des êtres. Pour combien de temps encore ces paysans à la fois concentrés et impulsifs préserveraient-ils ce double caractère ? En les étudiant, je constatais certains accommodements. Ces fauves finiraient-ils par déchoir et s'apprivoiser ? Attaqués, cernés de toutes parts, la ville ou plutôt la société entière aurait bientôt raison de leur fidélité ? Toujours farouches, ils me paraissaient vaguement troublés. S'ils s'opiniatraient dans leur foi, c'était avec quelque chose de stoïque. Ils me produisaient l'effet d'amants chevaleresques et pleins d'honneur à la veille de se brouiller avec la passion de toute leur vie. Si leur Dieu leur partait encore ils ne l'entendaient plus aussi bien. A force d'acuité psychique, je discerne d'imperceptibles symptômes d'abdication jusque chez celui-là même qui me résumait sa race. Il m'est arrivé de lire une angoisse au fond de ses yeux. A quoi rêve-t-il ? Qu'a-t-il à scruter l'horizon ? Son allure dénote moins d'assurance; il y a de l'hésitation dans ses dires. De même que des bouffées d'acres acides se mêlent parfois aux effluves aromatiques des sapinières, la sueur des peinards exsude de la fièvre. J'ai fait entendre que les dimanches la jeunesse masculine allait chercher au dehors jusqu'à Anvers, les distractions dont elle était sevrée à Varlonyssel où les estaminets se fermaient le soir dès dix heures, l'heure du couvre-feu. La vogue de la bicyclette, à laquelle Monn lui-même finit par sacrifier, flatte et facilite leurs escapades et leurs randonnées. L'hiver et le gros temps même ne les retiennent plus autour de leur clocher. Ils pédalent l'après-midi vers les vélodromes, les cirques, les music-hall, et les ciné, mas. Au contact des coureurs professionnels, favoris, dans les concours, batteurs de records mondiaux, ils risquent de devenir sportifs, hâbleurs, cabotins, parieurs, vaguement cosmopolites ou bien leur fidélité à leur sol menace de dégénérer en un chauvinisme puéril, tout de surface, qui les rend fiers des champions campinois à telle enseigne que la fin tragique de l'un d eux écrabouillé un jour sous une motocyclette dans une arène bruxelloise prendra les proportions d'une calamité nationale, jusqu'au fond des écarts les plus indifférents à toute illustration profane ! Oui, Varlonyssel même s'en émut tout un dimanche et Monn aussi m'en avait parlé comme d'un deuil personnel !... Le cas d'Emma Palingstraks avait été bien autrement inquiétant en ce sens qu'il indiquait l'emprise des mœurs et du caractère de la ville sur la femme, c'est-à-dire sur le cœur même de la population, sur ce que celui-ci a de plus intime, de plus profond, de plus pudique. La beauté, la grâce, la séduction menaçaient donc de passer à l'enenmi ? Emma n'avait-elle pas été sur le point de répudier les rudes et frustes prétendants de sa paroisse, pour se tourner vers les galants urbains, parleurs insidieux, à la fois flatteurs et méprisants, vicieux et ravalant tout amour à l'épate et à la débauche ! Combien de temps cette jolie serveuse d'hôtel aurait-elle encore résisté aux entreprises de ces freluquets ? Ce qui l'avait retenue sur la pente, ce qui me la rendait presque encore plus tragique que ses frères, les jeunes ouvriers déflorés par l'industrie, c'était une sorte de fierté et de franchise dans ses attitudes mêmes. N'avait-elle pas confessé tout un temps son amour du plaisir, son besoin de luxe, d'une vie plus libre et plus expansive ? N'avait-elle pas fait profession de foi voluptueuse et matérielle ? La rouerie, la cupidité n'intervenaient pas dans ses rêves d'avenir. Serait-elle encore capable à présent d'amour et d'abnégation; obéirait-elle à un humble et simple devoir ? Je l'espérais de tout cœur pour elle et aussi pour Monn. Serait-il son sauveur, son rédempteur ? Et s'opposerait-il avec elle à l'envahissement de l'esprit nouveau ? Suffiraient-ils à deux, à régénérer un terroir prêt à transiger ? Quoiqu'il en soit, averti par ma sympathie ombrageuse, je démélai une vague et sourde mais très réelle dépression dans la température morale de la région. Les caractères fléchissaient. La population entière sacrifiait à une sorte d'opportunisme. Elle touchait à l'âge critique, à un tournant de son existence. Elle allait entrer dans une période climatéri-que. Et l'avouerai-je ? Cet avatar, cette menace, ce premier déveloutement contribuaient à me rendre mes villageois plus précieux, plus affectifs encore. Cet ambigu, cette hésitation entre deux mondes, ce sacrifice du passé à l'avènement d'une ère nouvelle, comportait une poésie plus pathétique que l'idylle et I'églogue des temps révolus. Sur le point de dévorer les fruits de l'arbre de la science, mes pacants n'en étaient qu'à leur premier coup de dent. Ils en auraient pour quelques lustres encore avant de se banaliser, de déchoir, confondus avec l'ilote des modernes ergastules ou de tourner en gouapes, en arsouilles, en soi-disants esprits forts, — leurs femmes en courtisanes encore plus cupides que dévergondées. A la veille de leur éclipse ils étaient si beaux, si fiers et si touchants encore ; tous, même les plus entamés, s jusqu'à ces Palingstraks aux allures cyniques, ingénus fanfarons de vices. Plus d'une fois ils m'apparurent contrits, sur le point de rougir de leurs énormités de langage, voire de geste. Oui, je ne songeais pas sans une certaine sympathie apitoyée, à ces jeunes drilles du Moulin! J'étais rassuré à présent sur le compte de leur sœur. Ne rentrait-elle pas dans l'harmonie ? Son mariage avec Monn la rattacherait au pays. Même à l'époque où elle scandalisait son entourage en adoptant les idées et les modes de la ville j'avais été séduit par sa crânerie. Elle mettait à braver les paysans autant de courage que ceux-ci en déployaient dans leur résistance aux assauts du prétendu progrès social. Le jour ne viendrait-il pas où elle se retournerait avec les siens contre les bourgeois ? Mais entre tous ces villageois, Monn me paraissait l'enjeu le plus important de la partie définitive qui se jouait entre la campagne et la ville. Aussi se paraît-il à mes yeux d'un charme occulte et fatidique. Est-il tragédie comparable au crépuscule d'une race ? Devant la douloureuse splendeur de ce couchant d'humanité mon art fébrile et angoissé menaçait d'avouer son impuissance ! Comment parvenir à transporter sur la toile, cette suprême protestation d'une infime tribu contre la conjuration de tout un monde ? La métamorphose du terroir s'accomplirait peut-être plus rapidement encore que celle des terriens. Le décor chavirait avant les âmes. Jamais je n'appréciai comme en cette fin d'été la noble et grave mélancolie des bruyères et des chê-nayes. Les horizons rivalisaient d'immensité avec les plaines. La procession des nuées s'accordait plus étroitement que jamais à l'allure de mes rustres et au rythme de leurs travaux. Les colorations blafardes et équivoques de l'atmosphère concordaient avec l'expression ambiguë et le morne éclairage des physionomies. Le temps orageux traduisait nos angoisses. Ces paysages, je les contemplais déjà par les yeux de la nostalgie. Que représenteraient ces memes sites avant que vingt ans se fussent écoulés ? D année en année il m'a fallu voir les landes céder peu-a-peu la place aux labours. Les Trappistes de Westmalle ont déjà défriché des lieues de bruyères. Mais du moins leur austère et taciturne présence sympathisait-elle avec ces ambiances pathétiques. De meme les vagabonds, les las d'aller des pénitenciers de Merxplas et de Wortel s'harmonisaient plutôt avec l'âpreté et la désolation des glèbes aussi farouches et aussi intraitables qu'eux-mêmes. N'était-ce pas leur propre poussière que la justice pénale les condamnait à attendrir et à fertiliser ? L'ironie de ces besognes pour ainsi dire fratricides ajoutait même au sardonisme des steppes agonisantes. Sous la charrue des moines ou la pioche des forçats, autour de Varlonyssel les terres vaines se convertissaient peu à peu en de vastes guérets utilitaires. Mais bientôt ces cultures plus ou moins fleuries et verdoyantes feraient place à des chantiers de charbonnages et à des corons de houilleurs. Le sol éventré, fouillé, violé, jusqu'au fond des entrailles se couronnerait de terrils funèbres, flanqués de cheminées déployant des crêpes fuligineux. Et ce seraient les catafalques et les lampadaires du trépas de la Campine. Aussi le paysage semblait-il m'implorer et me conjurer pour la dernière fois : « Regarde, Ami, ce que l'on fait de moi... Regarde moi bien, emplis-toi les yeux et le cœur de mes charmes, car bientôt j'aurai cessé d'exister... Ton asile, ta thébaïde ne représentera plus qu'une réplique du Pays Noir et si tes paysans ne se résignent pas à s'enterrer vivants dans ces nouvelles houillères, des milliers de troglodytes étrangers auront bientôt délogé et exproprié les aborigènes, et la métamorphose de l'habitat aura fatalement entraîné l'exil ou le suicide de ses habitants ! » « Frères, il faut mourir ! » ne cessent de psalmodier les Trappistes. « Frères, il nous faut pourrir ! » leur répondent peut-être en écho sardonique, les hors la loi et l'écume des villes internés à Merxplas. Et je prête à cet écho la voix gouailleuse et les gestes cyniques des fils Palingstraks. Ce n'est plus le tocsin qui sonne, c'est le glas!... Le pays agonise. Que dis-je ? Il expire. En effet j'avais été frappé plus d'une fois le soir en m'attardant dans la Bruyère aux Vanneaux ou dans les déserts de Pulderbauge par une éclaircie livide arrachant tout le fond de la perspective aux ténèbres de l'automne. Cette lumière insolite m'intriguait vu qu'aucune grande ville ne devait s'illuminer par là. C'est à peine si au Sud-Ouest, une pâle coupole argentée s'arrondissait la nuit au-dessus de la lointaine agglomération anversoise. Que signifiait cet écran lumineux, a l'autre bout de l'horizon, vers l'Allemagne?... De ce côté ne régnait à ma connaissance que la Cam-pine la plus nue et la plus stérile. Or, un samedi soir que je me trouvais sur la route un peu à l'écart du village, hypnotisé, conjuré en quelque sorte par ce mystérieux météore et vaguement choqué par son éclat trop crû au milieu de la sérénité du ciel profondément bleu et à peine étoilé, je fus interpellé par un jeune paysan qui allait passer devant moi, de l'allure à la fois accélérée et harassée, quasi mécanique du peinard parvenu à la fin de sa semaine. 1x8 — — Eh bien, monsieur Merliane, à ce que je vois, on admire nos illuminations ? m'interpella une voix rauque et haletante. Je me détournai en tressaillant et reconnus Isidore Palingstraks, et à la faveur du jour crépusculaire que nous ménageaient précisément ce qu'il venait d'appeler « nos illuminations », je démélai sa silhouette déhanchée, son échine allongée, ses vêtements souillés de sueur et de graisse collés au corps, son teint blafard, sa bouche contractée en une expression gouailleuse, ses yeux caves et cernés, brillant d'un éclat fébrile, correspondant au rouge trop enflammé des pommettes. Et comme son apparition plutôt fantastique me coupait la parole, il me répéta sa question d'une voix plus rauque et plus sourde encore. — En effet, mon garçon, parvins-je à dire, mais qu'est-ce donc que ces illuminations ? — Dame, les nôtres... celles de nos fabriques... — Tes fabriques... quelles fabriques ? — Mais celles où nous turbinons... les usines des Allemands, quoi !... Cela va de Neerpelt à Overpelt et jusque Baelen-Wezel... Ah, nous nous mettons bien. C'est tout lumière électrique ce que vous apercevez là-bas... Tel que vous me voyez, j'en reviens... je prendrai même une semaine de congé... une semaine qui m'est payée pourtant comme les autres... et même d'avance, ajoutait-il avec une sorte de jactance, de navrante bravade, en battant l'enflure de sa poche qui rendit un son métallique, plutôt sinistre. Aussitôt je fus édifié. Je me rappelai ce qu'il m'avait dit de son métier, les fois où je l'avais pris comme sujet d'études avec ses frères — et aussi ce que m'avait révélé autrefois un écrivain de mes amis, fixé dans les environs de Moll, entre le Limbourg et la Hollande. Comment n'y avais-je songé plus tôt ? La néfaste industrie sévissait déjà de ce côté, sous sa forme la plus délétère par le fait de capitalistes d'outre Rhin. N'ayant obtenu en aucun endroit de leur immense empire, l'autorisation d'établir leurs manufactures de toxiques, ils s'étaient adressés aux gouvernants belges lesquels leur avaient concédé bénévolement avec la possession du sol le droit de s'y livrer en toute liberté à leurs manipulations homicides. Le lucre et l'incurie ouvraient et livraient la Campine à ces mercantis. Ils y rencontraient double avantage : ces plaines stériles ne leur coûtaient que quelques deniers et la main d'œuvre y serait moins exigeante que partout ailleurs. A nos pauvres aborigènes le moindre salaire représenterait le Pactole. Et c'est ainsi que s'étaient érigés sur près d'une centaine d'hectares, c'est-à-dire sur le territoire de plusieurs villages, des fours à cuivre et à zinc, des fabriques de produits chimiques, d'engrais artificiels, d'acide sulfurique, d'arsenic blanc, de sulfate de cuivre cristallisé... Oui, je me rappelais à présent le cri d'alarme jeté — 120 — par mon ami : « Viens voir, toi, Merliane, ce que l'on a fait de ton pays de dilection. Viens t'en rendre compte par tes yeux ». Mais je n'avais pu me décider à affronter l'horreur de ce spectacle. La description qu'il m'en donnait me suffisait. Toutefois en la lisant je l'aurais presque taxé d'exagératon. Comment croire à pareils crimes ? Et tandis que je jouissais ici de la plénitude de mon bonheur et que j1y apaisais mes nostalgies, j'étais loin de me douter que le Moloch industriel eût fait flamber ses gehennes à quelques lieues de mon paradis, que des chantiers d'empoisonnement, que des laboratoires de fléaux dirigés par des alchimistes plus néfastes que les Locuste et le les Exili, fussent si proches de Varlonyssel et du coeur même de la pauvre et noble Taxandrie. L'irréparable se consommait. On achetait la terre et les terriens pour les réduire à un servage pire que le suprême ilotisme; ces plaines revêches mais salu-bres, berceau d'une race vigoureuse et frugale, étaient vouées à la mort mais la donneraient d'abord à leurs enfants. « Ces fabriques je les abomine — m'écrivait mon ami, et pourtant elles dégagent une grandeur tragique. Que ne viens-tu pour en tirer quelques tableaux vengeurs de nature à illustrer Ylnjerno du XXme siècle, c'est-à-dire des cycles de damnés dont le visionnaire florentin n'aurait jamais osé soupçonner la férocité sournoise, la sordide cruauté... De mes fenêtres j'aperçois les gueules de ces fournaises. Une trentaine de cheminées vomissent leurs fumées opaques qui retombent en suaires asphyxiants sur les campagnes d'alentour. Ces fumées sont chargées non seulement d'anhydride sulfureux, gaz extrêmement nuisible à la végétation, mais aussi de composés de zinc, d'arsenic et de plomb qui se déposent sur les fourrages, les fruits et les autres produits du sol. Plus de légumes, plus de prairies, plus même un brin d'herbe. Sur une étendue de plusieurs kilomètres la bruyère même s'étiole et finira par disparaître. L'atmosphère saturée d'acides ronge jusqu'au chaume des toitures. Mais ces toxiques ne s'attaquent pas seulement à la flore : la faune même en est décimée. Ils n'épargnent pas plus les hommes que les bêtes. Leurs ravages ne s'exercent pas exclusivement sur les ouvriers de ces gehennes mais s'étendent jusqu'à la population agricole. N'a-t-on pas ramassé sur les berges du canal de pauvres petits vachers qui étaient allés pêcher à la ligne et que les effluves maudits avaient foudroyés ?.... « Si l'on n'y met bon ordre c'en sera fait bientôt de la race même. Les survivants ne représentent plus que des larves, à moins que par une infernale dérision, avant de les emporter, la fièvre ne s'en amuse avec une joie sadique en les leurrant, en les parant de tous les dehors de la santé, en répandant sur leurs visages une séduction factice, en prêtant plus de fleur et de mon- tant à leur jeunesse. Jamais on n'aura vu sourire plus jolies filles, folâtrer enfants plus potelés et se trémousser apprentis plus fringants. » Et comme je me rappelais ce passage de la lettre de mon ami, Zidore à la fois déplorable et avenant me le confirmait par son masque et toute sa dégaine. 11 me donnait avec son air faussement enjoué l'illusion de la force et de la santé. Mais ces apparences rassurantes ne duraient qu'un éclair. « Lommel ; Baelen ; Neerpelt ; Wezel ! me répétais-je, tandis que mes regards se ramenaient de l'horizon diabolique sur ce pauvre Zidore Palingstraks. Je le considérais un peu comme un escapé de l'enfer, un possédé ou un revenant. « Pieuses et saines bourgades ! Est-il possible que vous vous soyez attiré pareilles calamités ? O, dîtes, mes pauvrettes, quelles divinités inexorables avez-vous tentées pour que se soit abattu sur vous un châtiment plus atroce que celui qui dévora Sodome et Gomorre... Ce n'est plus le Berger de Feu, le coupable isolé et exceptionnel, c'est toute une région convertie en une fournaise, ce sera bientôt tout un peuple de damnés... C'est la Campine maudite ! » Et Zidore, lamentable et séduisant, continuait à me rire de ses lèvres, de ses prunelles, de ses pommettes enflammées. Son visage s'allongeait sans disgrâce. Les cernes de ses yeux en soulignaient le regard troublanf. D'olivâtre qu'il était autrefois son teint était devenu livide, son chandail vert avait des luisants d'écaillé et de métal, et l'odeur de ses hardes imprégnées des acides de là-bas me prenait à la gorge et me suggérait le roussis des échappés de l'enfer. « Nous gagnons cinq francs par jour », bluffait-il en battant ses cuisses, toujours pour rendre plus ostensible l'enflure de ses poches... « Bast. On ne meurt qu'une fois... alors autant crever quand on est jeune... mais après avoir usé de la vie, s'pas, monsieur?... Boire... jouer... jouir. Du vin, des dés, des filles », Il pirouettait comme une flamme, crépitait comme une fusée, se tortillait comme une salamandre. Mais son rire sonnait faux. Se sentait-il déjà touché par les griffes de la lémure ?... — Baaf, mon petit frère, le plus jeune de la maisonnée, est au lit... mais ce ne sera pas encore pour cette fois-ci... du moins à ce que j'espère... Vous savez, m'sieur, de temps en temps on nous alloue un congé de huit jours, soi-disant pour se reposer... Connu... C'est pas qu'on en ait besoin de ce congé... Oh la la... non peut-être?... Mais on en a vite assez du plumard... On tient à s'amuser que diable!. Le temps presse et les thunes demandent à rouler... » Et il en puisait une poignée dans sa poche : « Et quand on est arrivé au bout de son rouleau... et à peu près débarrassé de la fièvre, on va passer quelque temps au sanatorium des purotins, à Merx-plas, comme nos frères Dolf et Gérard, ou l'on s'en retourne au turbin respirer du feu et du vitriol... » — 124 — Et avisant la gerbe de bruyère attachée à mon chevalet : (( Y en a pus là-bas, d'ces fleurs », gouailla-t-il encore. Les abeilles ont cessé de piquer. « Y a même pus d'abeilles... mais y a qui pique plus fort... les acides remplacent les abeilles... » Et sur cette plaisanterie macabre, Zidore partit er riant aux éclats et en faisant tinter ses thunes comme des grelots de folie. Mais comme il s'éloignait vers le village, un éclair, une exhalaison fulmina et c'était comme s'il avait laissé derrière lui une odeur méphitique, une bouffée de ces acides délétères dont il me parlait à l'instant. L'âcreté en fut même si véhémente qu'elle me contraignit à fermer les yeux. Alors, avant que je les eusse rouverts, à la fois aveuglé et écœuré, la durée d'une seconde ou d'un instant plus fugace encore, j'eus la révélation d'une prairie étalant à l'infini des myriades de cadavres dont le sang rougeoyait à l'unisson de la bruyère incendiée... XXIII. Cependant l'absence d'Emma se prolongeait, elle ne donnait plus signe de vie depuis des semaines au plus grand plaisir des commères surtout que sa fugue s'était produite à la veille de la publication des bans du double mariage qui devait unir les Palingstraks aux Boordenagels, lorsque une couple de jours après ma rencontre avec Zidore on me signala le retour de la fantasque enfant chez sa mère. Sans doute avait-elle été appelée au chevet du jeune Baaf dont, contrairement aux pronostics de son frère, l'état s'était empiré et qui devait même succomber à son intoxication. Moi-même, je reçus un petit mot d'Emma par l'entremise de Zidore, dans lequel elle me priait de la recevoir chez moi pour quelques retouches à son portrait. Elle commença par s'excuser de m'avoir dérangé. - Le portrait est fort joli, déclara-t-elle, et pour ma part je me trouve même considérablement flattée. J ai eu l'occasion de le montrer à des amis de la ville qui, eux aussi, ne tarissent pas en éloges sur les mérites de cette peinture... Toutefois l'un d'eux m'a signalé un peu de dureté dans le regard et dans le pli de la bouche... — Qu'à cela ne tienne, me récriai-je, en me disposant à prendre mes pinceaux et à déballer mon attirail... ce sera l'affaire d'une couple de minutes. Elle reprit la pose après s'être placée sous le jour le plus favorable, mais elle se montrait extrêmement nerveuse, si bien qu'à deux ou trois reprises je me vis forcé de l'exhorter à un peu de calme. Elle ne cessait de bavarder en chiffonnant ses manches ou en tourmentant sa chevelure. — C'est bien gentil à vous de vous donner cette peine, minauda-t-elle, mais vous me permettrez de vous dédommager dans la mesure de mes moyens... — Pas de ça, mademoiselle, protestai-je, il reste convenu que je vous offre ce portrait, car je me trouve suffisamment payé par les études que vous m'aurez permis de prendre d'après votre charmante personne... et ce portrait, si vous le voulez bien, sera mon présent de noces... — Non, vrai, c^er monsieur, je ne puis accepter un si beau cadeau... mon ami est décidé à vous en payer le prix... — Votre ami ! m'exclamai-je. Quel ami ? Monn Boordenagels, votre fiancé ? Elle éclata de rire, mais son rire sonnait faux: — Allons, fit-elle, assez de cachoteries. Si j'ai demandé à vous voir, c'est parce que j'ai à vous parler... à vous parler de Monn et de moi-même... Je sais que vous vous intéressez à ce garçon et vous avez raison... Encore que le brave « snul » dépasse vraiment les limites de la candeur et découragerait les amis les mieux intentionnés à son égard... Aussi, je vous souhaite bonne chance ! Non, on n'est pas soukelaire à ce point On n'est pas à ce point de Varlonyssel la Bestiasse ! 11 exagère ! J'allais protester mais elle ne me laissa pas le temps de placer un mot... — Nous aussi, à commencer par moi, nous lui voulions du bien, à telle enseigne que je me trouvais, comme vous le savez, sur le point de l'épouser... Elle s'arrêta un peu pour reprendre avec chaleur : — Oui, je l'avais distingué, il me plaisait par sa naïveté même; je l'aurais dressé, secoué, arraché à son esclavage... Par amour pour lui je me serais résignée à vivre ici. Et cependant!... Vous devez me connaître, on a dû vous parler de moi..., je devine même ce qu'on vous aura dit... Mettons qu'il entre une grande part de vérité dans ces clabauderies... Quant à leurs appréciations, c'est une autre affaire... Je m'en moque, na ! t-Jle employa même un terme plus énergique. — Libre à ces culs terreux de mener une vie plus misérable que leurs bêtes! Affaire de goûts... moi, j'en ai assez, j'en ai soupé comme on dit à la ville ; surtout qu'il m'a été donné de tâter d'un autre régime... Aussi étais-je formellement décidée à ne jamais finir mes jours en ces parages... Epouser un de ces nigauds, m'enchaîner, m'attacher un boulet pour la vie!... Que nenni ! Et pourtant, en dépit de mes résolutions je fus sur le point d'aliéner ma liberté et de galvauder mon avenir en associant mon sort à celui d'un paroissien de ce clocher; et même du plus misérable d'entre eux... Encore était-ce dans la ferme intention de le libérer, de le mettre au-dessus de ceux qui l'exploitaient; de nous procurer à tous deux l'aisance et même la fortune!... Oui j'aurais bien consenti par amour pour lui à croupir au village, mais à condition de compter un jour parmi les notables... Notez que je n'avais pas confié mes ambitions à mon prétendu... Il ne savait que mon intention de prendre chez nous, ses jeunes frère et sœur, et même le petit enfant de sa sœur... La chose était décidée, il n'y avait plus que le pas à franchir quand, au moment de passer par chez le bourgmestre et le curé, des scrupules me sont venus... En voyant ce pauvre diable, si simple, si confiant, si droit, j'ai fait un retour sur moi-même. Il y avait un aveu délicat, une confession à faire à Monn Boordenagels avant le mariage... Oui, monsieur, nous avons encore de l'honneur et de la conscience, la franchise est peut-être mon défaut, mais c'est aussi ma qualité. J'ai toujours joué cartes sur table... Jamais je ne tricherai.•• Avant de m'épouser, Monn devait me connaître tout entière... Etant donné sa candeur je n'avais déjà que trop d'avantages sur lui ! Emma s'arrêta de nouveau avant de poursuivre après un long soupir et non sans un effort : — Vous vous serez déjà demandé quelle raison nous poussait ma mère et moi à me marier à un pauvre hère comme ce jeune Boordenagels?... Vous comprendrez quand vous saurez qu'il m'est arrivé à peu près la même aventure qu'à la sœur de Monn, avec cette différence que la pauvre Caroline fut trompée et bel et bien séduite, tandis qu'en me donnant à mon galant, un riche viveur de Bruxelles, je savais quel risque je courais, à quelle réprobation et à quels dangers m'exposait ma fugue... Mon type m'avait promis le mariage. Je comptais sur sa promesse, mais il était déjà engagé ailleurs. Il offrit de m'entretenir et de se charger de notre enfant. Or, je tenais à me faire épouser... Aussi comme il menaçait de me «plaquer » si je n'acceptais ses conditions, un instant je songeai à imiter beaucoup de filles qui se trouvant dans mon cas, sont allées vitrioler leur séducteur, ou tout au moins faire du pétard à ses noces... Des bêtises!... C'est moi qui aurais écopé. D'ailleurs je n'étais rien moins que jalouse. Je ne l'aimais pas assez pour le tuer... Une autre combine se présentait. J'avais fait part de ma grossesse à ma mère avant qu'elle se fut aperçue de mon état... Elle aussi songea d'abord aux moyens extrêmes et parla de me faire avorter, mais il y avait mieux. De connivence avec le Zwadder, le père de Monn, qui en pince pour ma vieille au point de {vouloir l'épouser, elle manigança mon mariage à moi avec le garçon de son galant. La chose devait se bâcler avant que mon snul eut découvert mon excès d'embonpoint... J'avais commencé par me rebiffer, puis je me prêtai à leurs projets. Tout compte fait c'est encore Monn qui aurait été mon obligé. Mais ne voilà-t-il pas qu'après n'avoir éprouvé d'abord pour ce nicaise qu'une indulgence plutôt méprisante, le pauvre diable commença à m'inspirer, à défaut d'une toquade dont je me suis sentie incapable jusqu'à présent, un très sincère, je dirai même un très profond attachement. Et c'est à cause de ce béguin même qu'au moment de conclure le pacte, ma conscience se révolta et que renonçant à la tromperie que le Zwadder et ma vieille exigeaient de moi, en me gardant bien d'ailleurs de les en prévenir, je résolus d'avoir une explication avec mon prétendu et de tout lui avouer... Etant donné la propreté du garçon c'était aller certainement au- devant d'une rupture... Eh bien, monsieur, je ne connaissais pas encore toute la bonté, tout le cœur de ce pauvre diable... Croiriez-vous qu'il ait passé outre, qu'après m'avoir écouté d'un air attendri, il déclara persister, pour sa part, dans ses intentions, et, en souvenir de sa pauvre sœur, loin de me repousser comme une indigne ou une perdue, il prétendit ne m'en témoigner que plus de tendresse?.., « Oui, monsieur, c'est comme je vous le raconte... Je n'en revenais pas ! Moi qui m'attendais à ce que l'entretien en serait resté là... et à ce que mon puceau n'aurait pas hésité un instant à reprendre sa parole... Aussi, en ce moment, mon estime pour lui, touchait-elle à de la vénération ! Et cependant, explique cette contradiction qui pourra, je me sentais partagée entre du mépris et de l'enthousiasme, j'avais envie de me moquer de lui et de pleurer sur son cœur, de lui sauter au cou et de le gif fier. — Vrai, bien vrai ? le câlinai-je en lui faisant un collier de mes bras, et en l'embrassant, je crois, pour la première fois. Et aussitôt je lui donnai une petite tape sur les joues, je le secouai même un tantinet comme je l'eusse fait d'un grand bêta qu'il me représentait somme toute : — C'est donc sérieux ? Tu reconnaîtras l'œuvre d'un autre. Mais alors c'est une marotte chez toi que d'adopter ainsi tous les enfants du prochain?... D'abord les deux mioches que ton père eut de ta maratre, puis le bâtard de ta pauvresse de sœur, et maintenant celui de ce Bruxellois... Cela nous en fera quatre avant d'en avoir enfin un de ta façon, mon chéri... Ah ça, t'es donc l'adopteur par excellence... C'est Joseph qu'y faudrait t'appeler. Oui une bonne grosse bête de Varlonnyssel. — Vrai, monsieur, je le trouvais ridicule mais délicieux et en ce moment l'admiration l'emportait. Aussi quelle reconnaissance je lui témoignerais ! Plus que jamais je le voulais riche, son propre maître, et un jour à la tête du village, envié de ceux qui se croyaient le droit de le traiter en pâtiras... Le bon ménage, le fier couple que nous aurions fait !... — Donc, c'est entendu Monn ? Tu y consens vraiment ? Nous nous marions ? — Quand je te le dis. Et cela sans tarder. — Ah la bonne vie ! m'écriai-je en battant des mains, gagnée moi-même par tant d'innocence... quoique résolue à le déniaiser. Et nous louerons toute une maison, la plus jolie, en attendant que nous en achetions une plus belle encore, ou mieux que nous la fassions construire à notre goût... Mais pour commencer tu donneras aussitôt congé à ton patron et tu fermeras ton échoppe de barbier... Il ouvrit de grands yeux et me serrait doucement les mains en détachant mes bras de son cou. — Tu dis?... Je n'ai pas bien compris... — Mais, oui, c'est bien simple pourtant. Nous nous établirons..., je t'établirai pour ton compte, nous ferons le commerce des coissots, ou, si tu veux, il y a peut-être mieux encore, tu apprendras le métier de diamantaire. Je verserai le cautionnement. Il y a des milliers à gagner dans la partie ! A ton choix !... Tu as contribué à enrichir ces Verwulp, c'est bien le moins que tu travailles un peu à t'engraisser toi-même... Tu connais mieux que pas un le secret de leur sacré commerce. Le moment est venu de leur faire concurrence ! — M'établir ! se récria Monn à plusieurs reprises, en se grattant derrière l'oreille. M'établir ?... Parles-tu sérieusement, Emma ? — Un peu, là ! Tu ne prétends pas nous mettre en ménage et nous nourrir, la marmaille et nous, avec ce que tu gagnes à présent... — C'est que pour s'établir, Emma, il faut de l'argent et beaucoup d'argent. Or, je ne sache pas qu'il nous en soit tombé du ciel. — T'en fais pas. L'argent se trouvera; quand je te dis qu'il est même tout trouvé... Donc à ton choix : diamantaire ou marchand de coissots... Voyons tu adoptes l'enfant que je t'apporte en dot pour l'ajouter aux autres moutards... C'est bien le moins que le véritable père intervienne dans notre établissement... il ne demande même pas mieux... A ces mots je vis mon homme changer de couleur. Il se leva, sans lâcher mes mains qu'il serrait même plus fort : « Emma ce n'est pas sérieux ce que tu me chantes-là ? — Au contraire, mon gros, tout ce qu'il y a de plus sérieux. — Tu m'offres l'argent de ce monsieur ? — L'argent n'a pas d'odeur. Ne fais donc pas de manières... Accepte. — Ah pour cela non, mille fois non... Il continuait à m'étreindre les poignets, et me repoussait un peu pour mieux me regarder au fond des yeux : — Voyons sois raisonnable, calinai-je encore. Cest pour les mioches., pour le bébé de ta sœur, un peu pour le mien... pour les nôtres ? — Jamais. — Il le faut... — Non, Emma, plutôt mourir... — Mourir, le grand mot que voilà... vraiment ? mais apprends alors, mon poulot, que moi je ne veux pas de votre vie de misère et d'esclavage... jamais, entends-tu je ne me résignerai au sort de ces vachères ou même à celui de leurs patronnes... Et je dirai comme toi et même plus fort que toi : plutôt crever tout de suite... — En ce cas, Emma, mon parti est pris... je ne veux pas manger du pain de la honte. — La honte ? Cette parole gâta la situation. Je me rebiffai à mon tour. — Ah, c'est ainsi, lui dis-je, en retirant mes mains des siennes. Monsieur est si fier... toutes mes excuses... mais si monsieur croit qu'il me suffirait à moi de vivre d'air pur, d'eau claire et même d'amour... qu'il se détrompe... non, en ce cas, je dis comme lui, rien n'est fait... « Mais me ravisant encore, tant il avait l'air navré, je tentai de l'amadouer. Inutile. Comme j'allai l'embrasser il m'arrêta par les mains, secoua celles-ci et me dit : « Adieu, Emma ». — Adieu... et sans rancune. » Là-dessus je gagnai la porte et sortis sans me retourner. Nini, fini. Nous nous quittions à l'amiable. Il ne me méprise pas et moi je l'estime plus qu'homme au monde. Réflexion faite c'est encore le meilleur parti que nous avions à prendre l'un et l'autre. Jamais nous n'aurions pu vivre ensemble. Autant accorder l'eau et le feu. « A supposer même que par la suite il se fut montré le plus docile des chauffe-la-couche, telle que je me connais, un jour serait arrivé où je l'aurais lâché pour retourner à la ville détestable et détestée, mais... mais amusante, enfiévrée, ne fut-ce que pour continuer à m'y moquer de ces bourgeois jeunes ou vieux, pour les gruger, les affoler, faire danser leurs écus jusqu'au fond de leur caisse et les ayant ruinés et détraqués, les envoyer dans l'autre monde... » En écoutant cette furie je croyais rêver, partagé entre de l'horreur et de l'admiration. Elle m'irritait et m'épouvantait, mais je ne me serais pas cru permis de lui jeter la pierre. Elle était cynique et incendiaire, mais ni banale, ni vile. Elle mettait de la logique et même de l'abnégation dans sa révolte. Je ne pouvais même m'empêcher de reconnaître sa crânerie, sa bravoure, je dirai presque son héroïsme, et de lui savoir gré de sa conduite à l'égard de son prétendu. D'ailleurs tous deux sortaient à leur honneur du combat de générosité auquel ils s'étaient livrés et si la magnanimité du jeune homme l'emportait de beaucoup sur le cynisme de la jeune femme, néanmoins je le répète cette effronterie, cette attitude scandaleuse, ce défi jeté à l'opinion publique, la rapprochaient par son outrance, son paroxysme même 3u caractère de sa race. Une qualité leur était commune à tous deux : l'intransigeance. Elle, non plus, n'y allait par quatre chemins. Elle se montrait et se livrait toute entière. Le croiriez-vous ? Elle m'imposa tellement qu'elle m'enleva toute velléité de lui faire de la morale ou de la rappeler à la sagesse, à la raison du commun des mortels ? Aussi elle était sortie avant que j'eusse eu le temps de me ressaisir et de lui exprimer une opinion quelconque sur le dénouement de l'aventure. Tandis qu'elle me parlait j'avais été frappé aussi par le caractère fatidique que l'exaltation avait fini par communiquer à sa physionomie. Ce qui s'était passé entre elle et Monn Boordenagels, semblait même reculer tout à l'arrière-plan d'une tragédie bien autrement pathétique, d'un drame occulte dont son masque extraordinairement ennobli quoique crispé, me faisait pressentir l'atmosphère orageuse sans m'en révéler encore les péripéties et les conflits. Elle aussi m'incarnait son terroir, mais avec une vertu inattendue, un prestige plutôt paradoxal. Je ne sais quelle portée acquérait son geste, à quel point elle sortait de son cadre, quelle grandeur insoupçonnée elle prenait tout à coup. Et comme l'autre jour, son frère, Emma Palingstraks me laissa sous une impression d'angoisse peut-être plus poignante encore que celle que m'avait produite ma conjonction avec ce jeune homme. Il y avait plus que la rupture de deux amants pour me plonger dans une si accablante tristesse. Il y avait des événements bien autrement fatals et irréparables ; il y avait même plus que le crépuscule d'un simple terroir, il y avait la débâcle et la détresse de tout un monde. A ce que j'appris le lendemain, Emma était repartie le soir même pour la ville. On ne devait plus jamais la revoir au village. XXIV. Comme il fallait s'y attendre la rupture de son mariage avec Monn Boerdenagels entraîna en même temps celle de l'union matrimoniale entre la mère Palingstraks et le Zwadder. Elle eut pour résultat de creuser plus profondément encore l'abîme entre le père et le fils en exposant plus que jamais celui-ci à la haine et à la rancune de son vieux. Aussi, je le répète, tout en me réjouissant de ce dénouement au point de vue de l'avenir de mon protégé, je ne laissai pas de concevoir de graves appréhensions au sujet de ce qu'allait devenir sa vie au foyer paternel. — Je sais ce qui est arrivé, lui dis-je, le cœur gros, la première fois qu'il me fut donné de le voir après mon entrevue avec Emma. « Je savais tout... vous avez bien agi... d'aucuns vous diront que vous avez mal compris vos intérêts. Moi, je vous félicite au contraire. Et de tout cœur... Je ne vous en estime... je ne vous en aime que davantage... Vous êtes un garçon d'honneur... Aussi tenez-moi pour votre ami... pour votre grand ami... » J'aurais voulu lui dire encore : « Mon pauvre cher garçon, tu as ajouté un réconfort moral, un adjuvant — 140 — spirituel aux arômes balsamiques, aux effluves vivifiants, à la santé suprême que me procure ton indigent mais honnête pays... Jamais je ne me suis trouvé si calme, si apaisé ; si complètement réconcilié avec les hommes et moi-même qu'auprès de toi, mon sublime enfant. » Mais je me tus car cette exaltation l'eut effarouché. Je ne lui en avais que trop dit. 11 me regardait visiblement flatté mais un peu étonné et même intrigué par une condescendance témoignée en des termes dont le sentimentalisme dépassait sa jugeote ou du moins ne ressemblait en rien à tout ce qu'il avait entendu jusqu'à présent dans son loyal mais fruste entourage. — Je vous veux réellement du bien, Monn, repris-je dans un mode plus familier, car j'ai appris à vous apprécier... Je sais combien vous êtes laborieux, patient et dévoué... oui, dévoué jusqu'au sacrifice... Je sais même quel sacrifice vous alliez faire encore pour les trois enfants,,» mais je sais aussi que le sort en a décidé autrement... Peut-être vaut-il mieux qu'il en soit ainsi. Et comme il protestait du geste, rougissant, confus de ces éloges : — Ah, ne dites pas non. Je sais tout de votre caractère, de votre vie, de vos souffrances, c'est-à-dire beaucoup plus que vous ne m'en auriez confié, mon cher garçon... Aussi pouvez-vous compter sur moi... Je lui remis une enveloppe avec quelque argent des- tiné à l'indemniser du temps que je lui avait pris, et aussi à lui assurer un supplément de ressources pour l'hiver. Je m'étais entendu aussi avec un notaire voisin qui devait dorénavant lui verser des mensualités égales à ce que lui avaient rapporté les séances de pose durant mes vacances. — Merci, grand merci, monsieur, balbutia-t-il, c'est vous qui êtes bien trop bon, vous n'avez eu déjà que trop de bonté pour moi, en payant bien au-delà de leur valeur les petits services que je vous rends... Aussi me tiens-je à votre entière disposition... Affranchi de toute contrainte je m'abandonnai de plus en plus à lui exprimer ce que je ressentais et à lui faire part de mon enthousiasme, en m'efforçant bien entendu, de me tenir à son niveau. Mais ma parole devenait souvent aussi impuissante que mes pinceaux pour lui exprimer mes sentiments surtout que je tenais à les lui interprêter sous une forme simple, droite et presque austère car je me serais fait un cas de conscience de troubler cette âme, étrangère à nos raffinements et à nos subtilités. Depuis ces événements il me semblait auréolé de nouveaux prestiges. Il se parait d'une atmosphère de sacrifice allant jusqu'aux gloires des martyrs. Et de nouveau je m'appliquai à célébrer cette transfiguration par mes pinceaux. C'est dans ma peinture que j'extérioriserais le mieux ma ferveur de plus en plus exaltée. J'y ferais passer tout ce fluide, tout ce magnétisme. Mais constamment j'interrompais ma tâche, plus préoccupé du moral de mon modèle que du parti pictural à tirer de son physique. Après tout ce que je savais de sa vie, des tentations auxquelles il était exposé, des embûches qu'on lui suscitait, mais surtout des persécutions que sa conduite à l'égard d'Emma allait lui attirer de la part de son félin de père, je tremblais pour lui. Il m'arrivait de craindre qu'à la longue il ne consentît à des compromissions, qu'il ne cédât comme les frères Palingstraks au désir de gagner ou simplement de se procurer plus d'argent, qu'il consentît à se déraciner et à se livrer aux pires métiers. Comme l'origine de mon affection pour lui provenait de mon culte pour son terroir, je me substituais de plus en plus à celui-ci et j'aurais retenu ce terrien par excellence de toute la force du sol, des éléments et des ambiances... Explique qui pourra cette contradiction : athée je le voulais croyant, ultra civilisé je ne l'admettais que barbare, et je ne serais parvenu à l'exalter par mon art que buté dans une foi farouche et irréductible. Depuis tout un temps j'en étais arrivé pour ménager les légitimes susceptibilités de la paroisse mais surtout par égard pour les convictions de Monn, à ne plus manquer la grand'messe du dimanche. Je m'arrangeais pour pénétrer à sa suite dans l'église, sans qu'il s'en aperçut et me frayant un passage à travers le grouille- ment des fidèles, rapprochant de lui autant que possible ma chaise poussée derrière la sienne, je me surprenais à prier moi-même au rythme de ses effusions ; à l'élévation je me penchais sur lui au point de le caresser de mon haleine et de respirer la sienne. Après le drame qui s'était joué entre Emma et lui et d'où il était sorti à son honneur mais blessé jusqu'au fond de l'âme, je prenais ma part de ses affres, mon cœur saignait pour lui, et je croyais ferjnement en un Dieu qui lui fût venu en aide. Oui, je me l'assimilais jusque dans sa religion. Ma tendresse m'inclinait au mysticisme. Vous vous rappellerez que l'année d'avant, lors de la procession du 15 août, j'avais pris, de ma chambre, un croquis du porte bannière, comme il passait devant ma fenêtre à la tête de ses confrères, les tireurs à l'arc. Cette fois encore, à l'Assomption, je voulus le dessiner à son insu. Mon Saint Sébastien portait plus crânement que jamais le gonfalon de soie verte frangé d'or. Mais sur son visage levé vers le ciel il me sembla que des pleurs se mêlaient à la sueur de l'effort. Je compris ce que se passait en lui et en oubliai mes crayons, car je m'attendais à voir l'azur s'entr'ouvrir au-dessus de sa tête et des anges descendre de là haut pour l'éventer à la caresse de leurs palmes et recueillir les perles de ses larmes comme un dictame agréable à son Dieu... XXV. Ce fut encore sous l'empire de cette hallucination aussi céleste que mes derniers colloques avec Zidore et Emma avaient été maléfiques et angoissants, que je fis le lendemain mes adieux à mon modèle. — Voilà mes vacances finies, Monn! lui dis-je... Vrai, je quitte Varlonyssel avec plus de regret encore que l'autre fois, mais c'est peut-être toi, mon garçon, que je regretterai le plus... ? — Moi, monsieur ? — Oui, Monn» toi même... C'est entendu n'est-ce pas? Désormais tu me tiendras pour ton ami... Pour ton grand ami... le plus grand? insistai-je, tandis que ma gorge se serrait. — Vous êtes bien bon, monsieur, vous n'avez déjà que trop fait pour moi... Vous me voyez confus de vos largesses. Aussi, croyez bien que je vous en serai toujours reconnaissant... Mais non, reprit-il, après un silence, comme s'il lui avait fallu chercher ses paroles au tréfond de son cœur. Puisqu'il faut vous parler tout net... je dirai mieux... Je vous vois volontiers, aussi, monsieur..., oui, bien volontiers... Na! proféra-t-il, avec la brusquerie d'un cœur qui se débonde, — 146 — presque rageusement, parvenu à se soulager enfin d'un poids qui l'étouffait « Il n'est rien que je ne fasse pour vous... Mettez-moi seulement à l'épreuve... Je suis tout entier à votre disposition... Je vous suivrais jusqu'au bout du monde!... » Jamais le pauvre diable n'en avait tant dit à âme qui vive. C'était la première fois qu'il se déclarait à ce point. — Vrai ? — Vrai !... Une bonne poignée de main... Tope-là, mon garçon... Pour le moment tu ne peux me faire plus grand plaisir que de demeurer là où tu es... de vivre comme tu le fais... de continuer à t*attacher à ton métier, à ta paroisse... à tes enfants... car ils sont bien à toi ces petits êtres sans mère... de faire ton devoir, de supporter les épreuves... de persévérer dans ta foi et ta charité!... dans ton sacrifice, oui, ton sacrifice!... Et surtout je t'adjure... n'imite pas les Palingstraks ; il y va de ta santé !... de ta vie !... de ton salut!... Mais un peu plus tard nous nous arrangerons pour que tu viennes me voir à Bruxelles... — Sans doute !... Il hésitait, non par répugnance, mais par tact, par crainte d'être indiscret. — Dis plutôt certainement... — Eh bien c'est entendu... Après notre kermesse, dans un mois au plus tard, je serai de parole ! fait-il en me regardant jusqu'au fond des yeux. Ma main s'oublie longtemps dans cette rude poigne, tandis que nous ne nous lassons pas de nous dévisager — i47 — comme pour nous saturer l'un de l'autre. En ce moment oubliant ce que je venais de lui recommander j'aurais voulu l'emmener avec moi sur le champ, l'ar racher à l'indigence et aux persécutions de son père, mettre des barrières entre lui et les Palingstraks, le soustraire à leur exemple, et d'autre part je m'avouai qu'il n'aurait plus raison d'être si je le déracinais, si je le sortais de son élément, de sa vocation. Sa place était ici. Elle y était plus que jamais. Ne venais-je pas de le lui déclarer solennellement ? L'existence de ce pays dépendait de sa seule présence. Il lui était indispensable. Il m'en prolongeait le mirage. Un jour il en deviendrait, mieux que l'histoire, la légende et même le mythe. Du moins telle était la vertu que je lui attribuais. Lui parti, la Campine n'aurait, elle aussi, plus qu'à mourir. Elle achevait d'agoniser, tout ce qu'elle possédait encore d'homogène se concentrait en la chair et en l'âme de cet autochtone. Il en serait la dernière pulsation, le souffle suprême. En ce moment il me sembla la voir cette Campine, la voir sourire désespérément sur ses lèvres... Une énergique étreinte encore de nos mains avant de nous dérober à ce magnétisme. — Au revoir, Monn... Sans adieu!... — Oui, à bientôt, Monsieur... mon ami!... Le cœur gros, un nuage devant les yeux, la gorge nouée, frémissant d'un malaise indicible, délicieux pourtant, je touche déjà la porte, mes doigts sont sur le loquet, quand je me retourne pour voir une dernière fois celui que je considère comme mon oeuvre, ce paysan transfiguré en symbole, cet idéal réalisé en lequel j'ai fixé tout ce que je rêvais d'arrêter sur la toile, cet être qui me tient lieu d'art et même de patrie... Mais je ne parviens pas encore à m'éclipser. 11 me faudra coûte que coûte prolonger notre communion, obtenir encore un signe de sa présence corporelle, de son souvenir physique. L'artiste réclame cette dernière satisfaction, en attendant le recul et les nostalgies. Il me vient une idée puérile. Mais qu'elle était loin de me paraître telle en ce moment. Au contraire j'y attachais tout le pathétique de mes sentiments. — Monn, lui dis-je, Monn, ce soir tu te rends à la ville... Il sera près de minuit... Eh bien, quand tu passeras, sur ta charrette, siffle ou chantonne quelque refrain !... N'aie crainte de me réveiller car je ne dormirai pas. Je t'entendrai de mon lit et je me réjouirai du son de ta voix. Oui, il me faut encore une fois ta voix... ton âme extérieure... Ce sera le signe de notre pacte, un gage de notre communion plénière !... car tu sais ce que j'attends de toi!... Courage!... Il m'en faut aussi... Presque autant qu'à toi!... Oui, chante!... fais-toi entendre encore une fois à ton ami ! Il m'écoute presque solennel, pénétré de tout ce que je mets d'incantation dans ces paroles pour ainsi dire hiératiques, dans ce rite sacramentel. Puis, après avoir réfléchi, je croirais plutôt prié ui» instant, la tête baissée, voilà que son visage contracté se redresse, s'illumine, et qu'il s'écrie avec une exaltation que je ne lui avais jamais vue : — Je ferai mieux, ami. Je ferai claquer mon fouet au tournant du cimetière, et je le ferai retentir aussi longtemps que son clic-clac parviendra à vos oreilles... Cela vous va-t-il ? — Si cela me va!... Merci, Monn..., fais cela pour l'amour de moi ! Et cette fois je me précipite au dehors, ravi 3e nous être compris à fond... XXVI. Cette dernière après-midi, chaude, lourde, sous un ciel orageux je suis sorti, car il me tardait d'être seul et d'autre part je ne tenais plus en place, sous prétexte de prendre congé aussi de quelques-uns de mes coins de bruyères et de bocages préférés dont je veux m'im-prégner comme de son, ou plutôt de notre atmosphère. Mais à peine ai-je dépassé les dernières maisons, telle est mon exaltation qu'elle concentre tout ce qui m'environne et que je démêle à peine les détails du paysage. Je presse le pas, je parle à haute voix, je m'épanche, je converse avec moi-même ou j'interpelle les sablons et j'atteste les nuées. Je me sens si heureux, tellement saturé de félicités qu'il me semble n'avoir plus rien à désirer. Je touche au but auquel j'aspirais ; je ne souhaite, je n'espère plus rien au delà. Pour un peu je m'écrierais: tout est consommé! Et je briserais mes pinceaux, je brûlerais mes toiles, j'abjurerais mon art à peu près comme Prospéro renonçait à la magie ou plutôt Shakespeare à la poésie. J'ai réalisé mon idéal. Arrêtons-nous. Au delà je perdrais pied et m'a-bimerais dans le vertige. Pour le moment je ne songerais guère à la réaction et au réveil. Toute ma vie ou même toute la vie se résume dans l'illusion présente, j'y fais tenir l'éternité et l'infini !... Je m'étais totalement fondu en l'idée de ce Monn Boordenagels. Mon cœur battait la charge!... Quel trésor d'impressions, de sentiments, de communions j'emporte d'ici ! De quoi me griser, me leurrer, me béatifier pour le reste de mes jours ! Pensez donc : j'ai trouvé l'âme partenaire, la réplique de moi-même, que j'avais demandée jusqu'à présent à l'art. J'adorais cette nature et voilà que Monn exprime, incarne mon adoration. Il me remplace à la fois l'art et la nature. Oui, il résume, il passionne, il s'incorpore la Campine mieux que n'auraient pu le faire le plus suggestif des tableaux, le poème le plus lyrique, le chant le plus pathétique. Il est parvenu à en concrétiser le fluide. Ma Campine c'est lui. Littéralement éperdu de gratitude, quelles actions de grâces s'exhalent de mon être entier. Elles auraient pu se traduire ainsi : « Dans mon rude mais exubérant pays il m'était une contrée chérie entre toutes : et dans cette contrée, un village qui me synthétisait, qui me quintessenciait la province élue — et dans cette paroisse, un être rêvé, un parangon, un idéal. En lui se résumait le caractère prestigieux, affectif, souverainement hallucinant et charmeur de toute une génération de plastiques et troublants terriens de ce terroir. En lui le sang si généreux et si florissant de toute cette région est encore parvenu à se sélectionner. C'est l'être fatidique que je n'eusse jamais osé espérer. 11 m'apporta la plus haute révélation terrestre, le suprême viatique de ma nostalgie. Race, province, paroisse, me hantèrent depuis l'enfance. J'en fus originellement possédé : Dès ma première course jusqu'au tilleul tri-séculaire, depuis ces syllabes sonores épelées à l'entrée du village, sur une enseigne d'estaminet, ce nom capiteux et nombreux que j'attribuais indifféremment à tous ces adolescents assemblés sous les frondaisons légendaires... Oh, Dieu, et dire qu'il me restait à découvrir plus beau, plus prenant et plus poignant que tout cela : le sublime même de cette race et de ce berceau, le légitime possesseur et détenteur du nom enivrant comme une incantation... Il y avait sous ce nom ensorceleur, ce nom musical, quelqu'un de souverainement harmonieux, un être eurythmique dont j'ai fait mes délices, un sylphe qui s'est humanisé pour me résoudre le problème de ma vie... tout ce que je souhaitais je le possède, je le saisis, je m'e» désaltère... » Mais au plus fort de cet éréthisme, voilà qu'intervient une voix sarcastique et dissonnante : — Ouais. Doucement, mon artiste. Ce que l'on s'emballe. Nous n'y sommes pas du tout, mais là plus du tout. Ce n'est pas de jeu. Car d'abord, comment concilier ton culte pour cette vivante synthèse de ton pays de dilection avec ton projet de déraciner ce rustaud de ses brandes natales ?... Ou bien aurais-tu oublié ta dernière conversation avec lui, quand tu l'invitas à venir te relancer un jour à Bruxelles, où, sans en convenir toi-même, tu te flattais peut-être de le retenir ? Hélas, ce que cette voix avait raison. La présence du jeune Boordenagels menaçait de me devenir indispensable comme une partie, la meilleure, de ma propre essence. Et alors comment accorder la façon dont je concevais, dont je créais ce symbole vivant, avec son transfert en la grande ville ? Aussitôt l'incompatibilité entre ce fier sauvage, ce barbare sanctifié, et nos citadins sceptiques et blasés, me rappelle à nos misérables mais inéluctables contingences. — T'associer inséparablement ce jeune macellier ? proteste encore ma froide raison. Pure démence ! D'ailleurs comme tu viens de le constater, n'as-tu pas tiré de lui tout ce qu'il pouvait te donner ? Inutile de pousser l'expérience plus loin. L'œuvre est terminée. Que le modèle cesse désormais de t'intéresser. Laissons ce brave garçon à son milieu, à son métier, à son lot. Qu'il continue à égorger des porcs, à faire des barbes à un sou, à fumer et à retourner la terre. Qu'il pourvoie aux besoins de sa petite famille adoptive en attendant de faire souche à son tour... Et me replongeant de plus en plus dans la prose et dans la norme, je me le représente marié : Il aura des enfants, beaucoup d'enfants. Pardi. Il ne pourrait mieux servir sa Campine qu'en engendrant de robustes Campinaires. Oui, il n'aura qu'à suivre l'exemple de son père... et à prendre femme, cette femme fut-elle la première venue, incapable de le voir en beauté tel que je le vois, tel que je le crée, c'est-à-dire tel qu'il s'est transfiguré pour moi en un être d'art, en un être de luxe et d'idéal. Et tant pis pour le symbole, pour la création qu'il te représente. — Mais, intervient à son tour mon esthétique om-biageuse et jalouse comme une ardente maternité, si nous lui avions du moins trouvé et choisi cette compagne ?... — Bah, la rabroue ma raison, c'est au mâle à se pourvoir de son complément indispensable. Ce choix le regarde. Rien de plus raisonnable en effet et pourtant je me révolterais moins à l'idée de son mariage avec la perverse mais intelligente Emma qu'à celle de le savoir accouplé avec l'une de ces maritornes, ces gaguis qu'il me semble entendre glapir de cette voix aigre quand, parlant toutes à la fois, elles se pressent le dimanche après la messe dans la boutique de mes logeuses pour y faire leurs emplettes en sirotant le café et en médisant du prochain... — Bah, me dis-je encore, il aura eu son heure de beauté, le gars... ensuite il achèvera sa tâche, son rôle d'obscure mais saine et sainte abnégation. 11 demeurera anonyme et unanime, comme les fleurs, les abeilles, les nuages et tous les humains de son pays... Loin de constituer une déchéance, pareil mariage 6era la fin logique de sa destinée... Ah ça, quelle étrange jalousie me prenait. Prétendais-je m'empêtrer éternellement de ce rustre ? Et à supposer que tu continues à t'intéresser à ce modèle — poursuivait ma sagesse — le meilleur service à lui rendre en reconnaissance pour tout ce qu'il t'inspira et dans l'intérêt même de l'idéal qu'il te représentait — c'est de le laisser tranquillement à son pays. S'il est, tel que tu te l'imagines, l'aboutissement, le résumé, la fleur de toute une race, tu commettrai» un sacrilège en le transplantant dans la cité banale et vandale où il ne tarderait pas à s'étioler et à dépérir. J'en conviens. Aussi ne le ferai-je même pas venir pour un seul jour à Bruxelles. Encore moins l'y atti-rerai-je pour de bon. Car supposons un moment qu'il soit venu m'y retrouver. Quel métier y exercerait-il ? Barbier ? Boucher ? Je me représentais ses confrères, les coiffeurs et les abatteurs de chez nous, surtout no» merlans avec leur bavardage et leurs airs avantageux... Quelle déchéance. Pauvre garçon ! Tes confreres de la capitale te feraient rougir de tout ce que je prisais en toi, de ta gaucherie, de ta réserve, de ton accoutrement, de tes grégues rapiécées, de ta tournure agreste, de ton parler chantonnant, de ta discrétion et surtout de ta piété... Ils t'amèneraient à mentir, à blasphémer, à élever la voix, à gouailler à propos de tout, à trancher d'importance, à parler leur méchant français, pouacre mixture du patois local et de l'argot des camelots et des escarpes parisiens. C'en serait fait de ton cachet et de ton originalité. Tu en arriverais après quelques mois de cette promiscuité à bafouer les coutumes et les traditions ancestrales, auxquelles tous les tiens durent, depuis tant de générations, la paix du cœur et la vie sans remords. Ils plaisanteraient les pratiques de ton terroir, ta vie continente et frugale, ta foi, ta conscience et ton honneur. Ils te feraient repentir de ta noble conduite et après avoir repoussé avec horreur l'argent d'une Emma te ravalerais-tu au niveau des marlous. Ah ! plutôt mille fois alors t'unir à la maritorne que j'évoquais tout à l'heure, la pataude féconde et fidèle. Plutôt cette saine animale que la gigolette vicieuse et rouée qui se repaîtrait de ta copieuse jeunesse en te pourrissant l'âme à défaut de la chair. La ville t'entraînera à mépriser les femmes tout en les adulant et même en vivant de leur prostitution et pour peu qu'elles valaient mieux que le commun des rouleuses, à les séduire et à les perdre comme ce bourgeois abusa de ta sœur, de la pauvre morte qui te ressemblait... A supposer que l'aventure tourne pour le mieux, tu t'établiras, tu t'enrichiras peut-être... et après ? Tu seras devenu un capitaliste, un gavé, un ventre, une ventouse de plus. Tu auras perdu tout ce qui te rendait intéressant. Plus rien du réfractaire, de l'insurgé, du barbare. Tu ne sereyplus Monn Boordenagels. Du fond de mon cœur je le conjure : « Oh non, ne te déracine pas. Demeure où tu es. Reste à l'ombre du tilleul qui t'a imprégné de ses fragrances. 11 est loyal le sol où de tels arbres plongent aussi profondément leurs racines et survivent à des siècles. Continue à t'acagnarder dans ta fumeuse bicoque, sustente-toi de pommes de terre et de bouillie, de pain noir étendu de lard. Allonge-toi dans ta soupente, sur ton grabat de fougères, bercé par les branches du tilleul sacré. Accomplis ton humble destin, mon garçon. Homme de devoir, de geste auguste, de stoïque vertu... Epanouis-toi, embaume et provigne... Et ne t'avise même pas de me relancer une seule fois à Bruxelles. C'était de ma part un rêve égoïste sous son apparente générosité. Ainsi j'ai vu des promeneurs rentrer de la campagne avec de pleines brassées de fleurs et de feuillage; ils les respirent, ils s'en caressent les yeux et les narines, mais avant d'arriver aux portes de la ville, boir quets et palmes flétris joncheront lamentablement la grand'route... Oui, Monn, en prétendant te servir je t'aurais desservi. Le vœu social nous a séparés. Comment justifier aux yeux de ma caste l'attachement porté à ce jeune -villageois ? M'empêtrer de ce rustre ! On me taxerait pour le moins d'excentricité, pour ne point parler des interprétations fangeuses. Aujourd'hui se déclasser est un vice ou une folie. A courir les chemins avec leurs disciples le Christ, ou François d'Assises, son petit pauvre, se feraient sûrement ramasser par les gendarmes... Loin de l'attirer à la ville, je n'irai même plus le rejoindre l'été prochain à Varlonyssel. Dussé-je me broyer le cœur et me déchirer la fressure, Monn, c'est moi qui m'exile de ton pays et m'ampute de ta personne, car mieux vaut ne jamais plus te revoir.. C'est même la meilleure preuve d'amour que je puisse te donner. Adieu, ton cher, notre cher village!... Adieu toi! Oublie!... Pour moi tu ne vivras plus qu'en mon œuvre. Il faut que cette œuvre t'absorbe et t'efface. Que la créature fasse place à la création. Celui-ci l'emporte au moins sur les autres rêves en ce sens que l'art l'aura réalisé!... Mais si le sentiment esthétique, voire éthique se résigne à ce sacrifice réclamé par les préjugés, les conventions et le respect humain, ma ferveur pour le pauvre hère qu'il me faudrait répudier comme on rejette l'orange après en avoir exprimé tout le jus, ma ferveur s'insurge contre cet ostracisme. Et aux arguments que je faisais valoir pour réléguer à jamais mon créato dans ces campagnes, derechef ma sympathie humaine et même artistique en oppose de tout aussi impérieux et certes plus crânes pour que je continue à frayer avec lui, fut-ce même à la ville. Monn exploité et persécuté plus que jamais par son père et presque réduit à l'indigence continuera-t-il par mon fait et pour flatter ma marotte à végéter toute sa vie ? L'esthétique même proteste contre ce ravalement et revient à la rescousse de ma tendresse. Si mon modèle quittait le foyer paternel pour se marier ici, ce serait simplement changer de misère. Je m'évoque les couches périodiques de sa triviale compagne, les enfants jetés sans trêve sur les chantiers faméliques. La bonne mais prosaïque épouse n'appréciera jamais la beauté de ce miséreux, les nobles lignes de son profil, le bonheur de ses attitudes, son relief et ses cambrures scupturales, le style à la fois langoureux et énergique de ses mouvements, l'harmonie de ses proportions, l'équilibre de sa charpente, de ses nerfs et de ses muscles, cette fraîcheur et cette robustesse, cette puérilité et cette crânerie, et encore moins ce sourire mélancolique, cette poésie subconsciente qui s'exhale de toute sa personne et qui me faisait songer à quelque esclave de Michel-Ange, à tel galérien de Puget, ou à quelque dieu en exil, à quelque Apollon fore? de garder les troupeaux d'Admète et même de saigner ses pourceaux. Combien de fois en le contemplant, oubliant de le peindre, trop pris, trop ému par tant de détresse occulte et de mystérieuse expiation, ne me rappelais-je certains passages de la Chute d'un ange, de Lamartine, évoquant Cédar, prisonnier des géants ? Et maintenant encore, tandis que mon allégresse de tout à l'heure a fait place au plus crispant des dilemmes, et que je me sens le cœur gros, gonflé de larmes, je me répète ces vers où le sublime idéaliste parvint — i6i - aussi à revêtir d'une forme plastique les indicibles aspirations de son cœur : Ce corps qui tressaillait aux reflets du flambeau Comme un dieu rajeuni qui sort de son tombeau; Ce front qu'ennoblissait sa tristesse divine; Ce cou penché, ces bras, cette mâle poitrine Où le duvet naissant de l'homme à son été Relevait de la peau, le marbre velouté; Et l'éclair de ses yeux voilés par la paupière Dont la splendeur humide aurait fendu la pierre Et ses lèvres s'ouvrant en volutes de lis Dont la mélancolie attendrissait les plis... Mais le penseur et l'altruiste accourus à la rescousse de l'esthète, menacent à présent de le supplanter s'il persiste dans un attendrissement purement platonique. J'en oublie le rôle idéal que je prêtais à ce paysan, le nimbe surnaturel dont je l'illuminais pour ne plus voir en lui que le paria social, que le serf de la glèbe. Ma pitié l'emporte sur mon admiration, à tel point que sous le prestigieux modèle je ne vois plus que le mannequin. L'inspirateur a fait place au pâtiras. J'en arrive même à brouiller l'éthique et l'esthétique. Je m'insurge presque autant contre sa continence que contre sa frugalité. Je m'apitoie à la fois sur le serf conjugal et sur le forçat de la glèbe. Eh quoi ! les glapissantes commères m'apparaissent comme des mé-nades grotesques, moins féroces mais tout aussi funestes que celles qui déchirèrent Orphée. Elles ne déchire- raient pas le demi-dieu mais elles le ravalent et le diminuent. Saines et bonasses, goulues, avachies avant l'âge elles auraient des droits sur Monn. Et comme leurs chèvres et leurs génisses elles ne l'estimeraient guère au dessus du bouc et du taureau auquel on ne demande que des saillies. Pour le reste incapables de voluptés, de caresses, d'effusions et de sentiment. Comme elles se moqueraient de moi les plantureuses gaupes si je m'avisais de leur révéler la valeur spirituelle de ce paysan, de les édifier sur sa signification, sur le chef d'oeuvre qu'il m'inspira ou plutôt qu'il me réalisa, qu'il m'incarna. L'auraient-elles seulement bien regardé ? Je n'avais qu'à me rappeler l'ahurissement de ma logeuse quand je lui traçai la première fois le signalement de mon héros. D'ailleurs disons à la décharge de ces paysans que c'est à peine si mon ami Derboise, un artiste cependant, l'aurait apprécié moins matériellement. Et moi-même, hélas, ne devais-je pas finir par capituler ce soir même avant de rentrer pour la dernière fois chez mes logeuses ! Le sens pratique, les convenances et les conventions l'emportèrent sur toutes les autres voix, soufflèrent mes flammes, coupèrent les ailes à mes chimères. AH, je n'avais plus lieu d'être fier ! Judas ne trahissait plus son Christ, Pierre ne le reniait même pas : ils se bornaient à le lâcher... XXVII. Ma résolution était irrévocablement prise quand Je me mis au lit vers l'heure où les bouchers sont accoutumés de partir pour la ville. Raccommodé avec ma norme d'homme social ou plutôt de bourgeois, tout à mon rôle conforme et timoré, presque fier de ma sagesse ou du moins apaisé, rentré dans le rang, ma passion altruiste aussi bien que ma ferveur esthétique ayant tourné en un égoïste apitoiement sur moi-même, sur ce pauvre moi en qui venait de se livrer un si orageux conflit, je me flattais de goûter promptement un someil réparateur qui m'apporterait dès ce soir l'oubli de mon obsédant modèle, quand l'orage qui avait couvé tout le jour et dont la menace n'avait pas peu contribué à m'énerver, s'avisa d'éclater, et cela avec une telle violence que sur le point de m'endormir, mes pensées retournèrent impétueusement au jeune abatteur qui aurait dû se mettre en route, à ce Campinaire encombrant que je me flattais de rayer une bonne fois de mes préoccupations ou du moins à qui je m'abstiendrais désormais de témoigner autrement ma platonique sollicitude qu'en le transposant en mes œuvres. « Ne créons que de l'art, le reste regarde la nature » telle était la devise que m'aurait proposée Derboise. Mais j'avais compté sans ce formidable et trop inquiétant orage. Aux éclats de la foudre, je ne parvins à me désintéresser du parti auquel s'arrêterait mon jeune voisin. « Pourvu qu'il ne soit pas encore sorti ! me disais-je. Ce serait folie d'affronter une tourmente pareille. Généralement, à cette heure, il roule avec son tombereau à mi-chemin de St-Antoine, entre deux lisières de bois opaque loin de la moindre habitation. T ut dort déjà, les dernières lumières se sont éteintes lorsqu'il arrive au hameau de Brecht... Voyez-vous que cette tempête l'ait surpris au milieu des sapinières ? Il n'aurait même plus trouvé un hangar sous lequel s'abriter... Au lieu qu'à présent il attendra la fin de la danse avant de se risquer au dehors. » Il n'en avait donc pas fallu davantage pour que toute ma pensée se retournât vers lui. Voilà qu'au plus fort de la bourrasque tandis que les cieux se lézardaient d'éclairs, que la toiture de la maison menaçait de s'envoler, que les branches du tilleul se trémoussaient avec le mugissement des vagues, que la pluie tombait à torrents, que le tonnerre grondait sans interruption — voilà que tout à coup, malgré cette furie et la dominant, s'approche le fracas cahoté d'un tombereau lancé à fond de train. Une charrette de boucher ! Mais alors ?.. Oui ce ne peut être que l'attela- ge de Monn. En effet, étouffant tout autre vacarme, un fouet cingle l'air, un fouet intrépide, un fouet qui semble battre la mesure et s'accorder aux rythmes de la foudre ! Les clic-clacs effrénés redoublent à mesure que le véhicule se rapproche de la maison. L'essieu grince. C'est qu'au risque de s'enliser l'endiablé conducteur a ralenti sa course au moment de passer devant ma fenêtre. Tout en retenant les chevaux qui se cabrent et font feu des quatre pieds, il redouble encore du fouet en s'éloignant comme s'il s'était avisé de chasser les éclairs attelés aux nuages et de faire galoper ses bêtes de conserve avec les coursiers électriques. C'est une ivresse. Hourrah ! Evohé!... C'est le bonsoir de Monn à son ami. C'est le gage de notre pacte. C'est le signe dont nous étions convenus. C'est la réponse que ce garçon tout d'une pièce et d'une seule parole oppose à ma casuistique. Je frémis d'horreur et de plaisir ; une angoisse délicieuse me noue la gorge. Clic ! Clac ! Encore et plus fort !... Le fouet continue à flageller les ténèbres orageuses. Il disperse les éléments. L'orage fuit en déroute comme pris de panique devant le crâne garçon — hélas un orage moins lourd, moins haletant que mon cœur tragique. Quoi décider ? Ce simple rustre devinait-il ce qui se passait en moi, et raillait-il ma pusillanimité ? Il a tenu à me montrer ce qu'il oserait!... Il est de parole. « A toi d'en faire autant ! semble-t-il m'enjoindre. Moi j'irai jusqu'au bout à travers tous les obstacles. A nous deux ! Me voilà ! » — i66 — Les derniers roulements du tonnerre se sont tus, avant même que le fouet ait cessé de me stimuler et de me saluer de ses cinglades, et la rafale s'est lassée depuis longtemps de battre les lances de la pluie contre mes volets, quand je ne cesse de répandre des larmes à la fois de bonheur et de détresse: «Veillez sur mon brave Monn, o mon Dieu... Et prenez pitié de moi!... Dispensez-moi la force de créer une oeuvre qui l'exalte, qui l'immortalise en l'art et qui le tue pour moi... » Ici Charles Mer liane s'arrêta ; il avait eu de la peine à articuler cette prière et des sanglots lui obstruaient la gorge. Il reprit après quelques minutes encouragé par notre silence qu'il devinait sympathique à sa tragédie : « Je m'endormis, mais au matin je persévérai dans ma résolution. Dieu avait-il entendu ma prière ? Je quittai Varlonyssel en me faisant violence, en contemplant aussi longtemps que je le pus les vitres poudreuses de la masure sous le tilleul. Mon départ silencieux était encore plus tragique que sa course tumultueuse de la veille. Je vainquais une bien autre tourmente. Je quittais la Terre Promise sans esprit de retour. Rentré à Bruxelles, je me gardai donc bien de lui écrire et de l'appeler comme il avait été convenu. Les jours passèrent, puis les semaines. Finie la saison des kermesses. On entrait en plein dans l'hiver. Monn m'écrivait, s'étonnait de mon silence, s'en alarmait, risquait de timides reproches sous des protestations de reconnaissance : « N'importe. Je me sens tout heureux et tout fier, quand je pense que vous vous inquiétez de moi ; que je compte pour quelque chose à vos yeux, et que vous avez même daigné vous dire mon ami. Votre ami ! Moi ! Tout pauvre diable qui peinais dur pour ne gagner que quelques centimes. A présent, grâce à vos largesses après avoir procuré des nippes, des douceurs et des livres aux enfants, j'ai pris ma part des divertissements de mon âge. je me suis amusé comme vous m'y engagiez, surtout en sachant que çà vous ferait plaisir... » Il m'énumérait les fêtes votives auxquelles il s'était rendu à vélo : « Dimanche c'était la foire de Pulder-bauge et j'y fus acheter des souliers avec lesquels pour mieux les adapter à mes pieds je courus danser jus-qu au matin. Puis nous aurons la Kermesse de West- malle, de Wechelderzande, de Vlimmérenne, de Cas-terlé, de Gierlé, de Pouderlé, de Viersel, pour finir oar celle d'ici, la toute dernière, et puis avec votre permission j'irai vous voir n'est-ce pas, à Bruxelles, et ce sera la meilleure des Kermesses, celle-là... » Il attendit en vain mon invitation. L'hiver s'écoulait, les jours raccourcissaient, il gelait, il tombait de la neige. Monn ne se décourageait pas encore. « C'est !e soir, m'écrivait-il en novembre, j'ai fini mon travail, le feu s'éteint, les enfants sont couchés, le père ronfle déjà au-dessus de ma tête; j'en profite pour causer avec vous, car nul n'a besoin de fourrer le nez dans nos affaires. Cela ne regarde que nous, n'est-ce pas mon grand ami ? » Entretemps, je m'étais remis à mon tableau synthétique, à la vaste composition, à ce Terroir Incarné qui devait me faire oublier mon modèle, le terrien. Et quoique je m'évertuasse pour montrer Monn, serein, triomphal et majestueux, au centre d'une toile radieuse et prestigieusement symbolique — son image réelle, toute terrestre, simplement humaine s'interposait chaque fois entre mon tableau et mon imagination, et je me représentais le pauvre garçon, touchant, puéril et pitoyable, au moment même où il m'écrivait ses lettres et tel que celles-ci tendaient à me l'évoquer : C'est donc le soir, Monn, attablé, sous l'indigente clarté d'une lampe à pétrole, les yeux gros de sommeil, le nez presque collé, par l'effort auquel il se contraint, sur le papier gras et un peu maculé de sueur, se pen- che tellement qu'il en bombe le râble et que le charnu de ses reins déborde sa chaise. Sa main gourde trace péniblement les caractères, il s'applique à la tâche comme à l'époque où l'écolier traçait ses premières lettres en se mordant la langue et en retenant son haleine. La plus suggestive, je dirai presque la plus incantatoire de ces lettres, était peut-être le chiffon de papier sur lequel, lors de mon dernier séjour là bas, il avait griffonné quelques mots au crayon et qu'il m'avait envoyé par sa petite sœur, à l'heure de midi, comme j'allais me mettre à table, pour m'avertir que le tueur de porcs ayant terminé se besogne matinale, le barbier se tenait à ma disposition : « Monn is daar zeg het aan rnijnheer » (Monn est là, avertis monsieur). Longtemps j'eus la faiblesse de garder toutes ces missives comme des reliques, puis le cœur trop bourrelé à leur propos, je les jetai au feu comme des maléfices. Mais le charme continuait à opérer, car au grand jamais je n'aurais pu me résoudre à me séparer des portraits, ébauches et croquis pris sur le vif et dans l'intention d'en tirer parti pour mon « Symbole de la Campine » ou « Le Terroir Incarné ». XXIX Derboise les trouvait supérieurs à tout ce que j'avais peint ou dessiné jusqu'à présent. Peut-être au point de vue du métier et de la mise en œuvre n'avait-il pas tort, quoique dans mon esprit ils ne représentassent que de simples documents. — Fichtre ! se récriait-il. C'est parfait. Tu te surpasses... Que veux-tu de plus? — Une œuvre plus prenante, plus pathétique encore. — Diable, je te trouve exigeant. Sais-tu bien que je me contenterais de ces tableaux-ci ? Je ne crois pas qu'il y aurait moyen de tirer un parti plus définitif de ton modèle. — Et pourtant, mon cher, ces interprétations ne me satisfont pas encore : il y manque l'âme ! — L'âme ? Comprends pas... — Mais oui, l'âme de cet homme et même quelque chose de mieux encore, l'âme de son pays. — Décidément, je n'y suis plus... La littérature et surtout la métaphysique n'ont rien à voir dans la peinture. Ah ça, tes anciennes lubies te reprendraient-elles, mon bon Charles? Casse-cou! mon cher!... Prends bien garde de gâter ton œuvre, prends même garde de gâter ton métier, de dénaturer ta vision en l'embarrassant de ces foutaises ?... Crois-moi, la plupart de nos modèles, les paysans et les ouvriers surtout, ne sont intéressants pour nous que par leur seule anatomie et tout au plus par leur dégaine. Ils ne possèdent (Je prestige et d'autorité que ceux que leur prêtent nos pinceaux. Leur beauté morale ? Cela ne nous regarde pas... Oui, cela ne regarde pas même les littérateurs. N'est-ce pas Anatole France qui dit dans l'un de ses contes : « Ils peuvent être admirables, ils ne sont pas touchants ». Point touchants, entends-tu, rêveur, poète? Et France ajoute encore : « Ils se ressemblent tous et rien de particulier ne disparaît avec chacun d'eux ». • — Jugement erroné ! protestai-je. Parole d'un citadin, d'un bourgeois, d'un très délicieux esprit, je te l'accorde, mais qui juge les humbles par les préjugés et les traditions de sa caste ! D'ailleurs, ce n'est pas France même, c'est un médecin de campagne, un bourgeois qui parle ainsi. Un peu plus haut, ce médecin concède tout de même que dans leur physionomie morale les paysans gardent très pures les grandes lignes de l'humanité. — Soit. Jusqu'à présent pourtant il n'y a eu que l'élite, c'est-à-dire des bourgeois, pour donner aux gens >!u peuple une beauté artistique. — Heu ! Heu ! De grands artistes, des plus grand-3, étaient sortis du peuple et s'inspirèrent magistralemeiï de leurs frères, de leur métier et de leurs mœurs. Le peintre Millet était le fils de toutes petites gens. Dickens, le Balzac anglais, avait eu l'enfance la plus précaire et la plus famélique. Burns, le poète écossais, était un simple laboureur, un miséreux. Et il y a bien d'autres exceptions à la règle générale. Mais je t'accorde que le plus souvent c'est à des bourgeois ou plutôt à des aristocrates intellectuels que le peuple aura dû ses confesseurs les plus autorisés. — Que de pages émues, notamment dans l'œuvre des Tourguénieff et des Tolstoï ! constata Derboise. — Halte-là ! m'écriai-je. En parlant des grands Russes tu oublies le plus grand : Maxime Gorki. Celui-ci sortit bel et bien du prolétariat, voire des bas fonds. 11 communia aussi fervemment avec les pauvres diables que le firent les grands seigneurs ou les intellectuels bourgeois que tu viens de citer. Il aime peut-être à meilleur escient, en plus parfaite connaissance de cause ces parias dont il est sorti. Encore plus observateur et réaliste que Dostoïevski ou Tolstoï, il s'avère non moins profond psychologue, liseur d'âmes, devin et même divin par la sympathie. Ses vagabonds ont la puissance de forces élémentaires et primordiales. Ils sont complexes» contradictoires, déconcertants et cependant logiques comme la nature même. Quels types inoubliables et hallucinants, par exemple, que son Konovalow ou son Tchelkade ! Et plus près de chez nous, en France, n'avons-nous pas eu un Charles-Louis-Philippe, un infime et presque infirme rejeton de sabotiers, pour nous illuminer et nous réchauffer à sa ferveur les plus troubles régions sociales, les castes les plus décriées? (1) — Ces exceptions confirment la règle ! promulgua Derboise. En général et pour le quart d'heure les écrivain de souche et d'éducation plébéiennes sont peut-être les derniers à dégager tout ce que la frustesse et la rudesse des leurs dissimule et sécrète de beauté et de bonté. Mais pour en revenir aux peintres que nous sommes et à la position de ces interprêtes devant le modèle j'estime qu'il importe de nous prémunir contre une ferveur trop grande, de nature à nous troubler, à nous enlever de notre sérénité olympienne, de notre surhumanité pour ne pas dire de notre divinité... Oui, je serais même tenté d'étendre cette loi aux romanciers et aux poètes. Comme je crois te l'avoir dit autrefois, ils n'avaient pas tout à fait tort les Parnassiens, Leconte de Lisle, Flaubert, poètes ou prosateurs, ceux qu'on appela les Impassibles. « Encore une fois, pour ne pas sortir de notre domaine, le véritable artiste n'interprète pas le modèle, il le crée tout d'une pièce, car franchement, si le bonhomme ou la bonne femme possède la ligne, c'est par hasard, c'est parce que le peintre la lui découvre, mais le plus souvent la beauté plastique n'existe pas, c'est nous qui la créons. (i) Au moment où se passe ce récit, n'avaient pas encore paru les œuvres d'un simple ouvrier carrier, M. Jean Tousseul, sans quoi il est certain que Merliarie les eut lues et citées. G. E. » La beauté morale est peut-être plus rare encore. A plus forte raison le poète aura-t-il tort d'attribuer une belle âme, une noble pensée, une sensibilité aristocratique, à ses rustres ou à ses ouvriers ou du moins si tel rustre lui semble l'enveloppe adéquate à une âme exquise et touchante, qu'il se garde de croire lui-même à cette illusion, qu'il se borne à nous en donner le mirage, ou, pour m'expliquer plus clairement, qu'il n'aille pas s'imaginer pouvoir réaliser virtuellement son idéal en ce beau garçon fruste, simple et candide, impulsif et primesautier, certes intéressant à ce titre, mais sans rien de plus. » Artistes ou poètes, n'oublions pas que c'est précisément parce qu'il s'ignore et ne s'analyse d'aucune façon que ce modèle nous requiert et nous semble si touchant. S'il se découvrait une délicatesse de sentiment analogue à celle que tu lui attribues, si tu t'apercevais chez lui de la moindre intellectualité ou surtout d'un soupçon d'esthétisme bourgeois, tu le prendrais aussitôt en horreur et tu ferais bien, car il n'y a de pires imposteurs que ceux qui se réclament de la candeur et de la virginité ! » Rappelle-toi certains paysans qui avaient posé pour Millet. Après sa mort tels naturels de Barbizon, de Chailly ou de Marlotte, anciens modèles du maître de l'Angelus ou descendants de ces modèles, paysans roublards et avisés, au courant de ce qui avait fait la gloire de l'artiste, et par contre coup, la réputa- tion, la vogue, l'attrait de cette région désormais historique, s'ingénièrent à poser devant les voyageurs et les villégiateurs, s'entraînèrent à prendre les attitudes des personnages silhouettés dans les immortels tableaux ! Horreur ! Monstruosité ! C'était la nature contrefaisant l'art ! Le paysan copiant le modèle. Une boutade paradoxale de Wilde devenue réalité... » Te rappellerais-je encore, la cause de la décadence des représentations de la Passion par les paysans tyroliens d'Oberammergau ? Naïfs exercices de foi ! Acte d'adoration de croyants ! La chose tourna en pur cabotinage dès que le lucre, la gloriole, la réclame s'en mêlèrent, dès que les Agences Cook amenèrent à ces fêtes des caravanes de snobs et de badauds!... Et sans aller bien loin, songeons à ces insulaires de Marken dans le Zuiderzee, si délicieusement peints autrefois par Xavier Mellery. Un service régulier de vapeurs entre leurs rives et Amsterdam, aura tué leur poésie. 11 y a longtemps qu'ils ont adopté les modes du jour. Mais dès que la cloche ou le sémaphore leur signale l'arrivée du paquebot qui leur amène des visiteurs entichés de couleur locale, nos naturels s'empressent de revêtir leurs costumes et les colifichets du terroir. Ces pittoresques défroques, ces patriarcales reliques, ne sont plus que des oripeaux... » Au cours de cette conversation où je me sentais souvent d'accord avec Derboise, il en vint aussi à parler de l'affection que des poètes célèbres avaient portée à leurs modèles, des camaraderies nouées entre aristocrates intellectuels et infimes peinards. Il me rappela l'amitié de Paul Verlaine pour Lestinois, de Walt Whitman pour Peter Doyle, de Fitzgerald pour John Fletcher, dit Posch. « Ni ce paysan de Coulommes, ni le cocher d'omnibus de Brooklyn-New-York, ni le simple marchand de harengs et pêcheur de Lowestoft n'auraient compris — et c'est même cela qui les rend intéressants et qui justifie et explique la ferveur de leurs amis artistes — la fascination qu'ils exerçaient sur ces poètes raffinés, ne se sont rendus compte du charme que ces âmes complexes et ultra-civilisées goûtaient en la rudesse et en la simplicité, en la droiture, en la franchise plénière de ces plébéiens renforcés. L'illusion que Fitzgerald se faisait des mérites de Posh l'infime matelot, dépasse toute imagination. Titania ne s'était pas éprise plus fanatiquement de Bottom. Fitzgerald n'allait-il pas, dans ses lettres, jusqu'à assimiler les qualités morales de son protégé à celles d'un Thackeray et d'un Tennyson ? Pour Posh qu'entrevirent plus tard des reporters ou des esthètes américains, Fitzgerald était un « bien bon Monsieur ». Et voilà tout !... — Mais n'est-ce pas suffisant ? m'écriai-je. Et ne vaut-il pas mieux que ce simple, tout comme Peter Doyle, ait toujours ignoré la gloire ou plutôt le génie de son protecteur?... Après tout, poursuivis-je, non sans une émotion dont ne s'aperçut pas Derboise, Posh, Lestinois, Peter Doyle, découvrirent peut-être ce qu'il y avait de mieux, de plus divinement humain chez ces trois poètes qui les honoraient de leur affection. S'ils furent incapables, ces beaux et humbles ouvriers de goûter en critiques ou en simples lettrés la poésie de leurs amis, ils les chérirent sans doute pour eux-même, ils subirent le prestige de leur sensibilité, de leur sympathie, de leur fluide affectif. Et qui nous dira, si ce ne fut pas la meilleure part de ces trois poètes ? — A merveille, fit Derboise... Mais alors ne voyons en ces pauvres diables que des inspirateurs. Certaines ferveurs d'artistes pour leur modèle tiendraient plutôt d'une profanation ou d'un sacrilège. L'art se dérobe alors ou bien il se venge de ne plus être que l'accessoire, de se voir subordonné à d'autres influences... — A moins, conclus-je. la gorge, nouée par je ne sais quelle sombre tristesse, « que ce soit à la nature d'infliger un châtiment à l'artiste qui lui en demande trop et qui s'avise de prêter aux plus simples enfants de la terre des prestiges incompatibles avec leur candeur et leur ignorance sacrée ! » Notre conversation en resta là. Je me dispensai de montrer à Derboise les projets de compositions dont les études tant louées par lui ne devaient me fournir que les éléments. Ces projets ne me satisfaisaient point et j'étais certain qu'ils auraient satisfait encore moins mon ami. Après son départ je m'avisai de me planter devant une de ces ambitieuses synthèses. Elle me parut plus pâle et plus guindée que jamais. «Elle fout le camp », aurait dit un rapin dès que je la confrontais avec les naïves et primesautières études préparatoires. Aussitôt toutes celles-ci s'animaient, donnaient l'illusion d'une vie impérieuse et passionnée, tournaient en dérision la vaste machine à laquelle je prétendais les faire collaborer, à telle enseigne que cette dernière finissait par en paraître aussi truquée et aussi amphigourique qu'un opéra ou une cantate. Alors je m'empressai de retourner cette académiade du côté du mur. En dépit de toutes mes résolutions durant des heures je me plongeais dans la contemplation des simples ébauches et croquis d'après Monn Boordenagels. Je finissais même par les multiplier, par m'en imaginer d'autres, peut-être plus topiques encore, dans le genre de ceux dont j'illustrais en pensée, ses pauvres chères lettres, au point d'en demeurer comme hypnotisé, n'attendant à voir bouger ces images, à les entendre parler, espérant et redoutant à la fois un signe, un miracle, un geste télépathique qui me ressusciterait et me conjurerait, en chair et en os, celui que je m'étais flatté d'ensevelir ou de dissoudre dans l'idéal et la chimère — un fluide qui fît tous ces portraits d'après nature me sourire et me parler pour de vrai. Cent fois je fus sur le point de répondre enfin à ses lettres, de l'appeler à moi, mais au moment de prendre la plume, recommençait le dilemne devant lequel je m'étais trouvé la veille de mon retour à la ville, et la raison l'emportant de nouveau sur mon sentiment, je persistais à faire le mort — oui, je dis bien, à faire le mort, et pas seulement au figuré, car à ce jeu je me tuais... La fin de ma dernière conversation avec le très raisonnable Derboise n'avait pas été étrangère à mon opiniâtre renoncement. Mais il me fallait réagir, tenter de me distraire, de secouer mon idée fixe. Je sortais, je descendais en ville, me mêlais aux passants, mais, fatalement, cédant à une perversion inconsciente, je recourais précisément à des distractions de nature à aviver mes nostalgies, et à me rendre l'absent plus cher, plus désirable, plus obsédant, plus hallu- cinant encore. Invariablement je rapportais tout à lui. Pour communier de loin avec sa misère, de la ville je ne hantai plus que les quartiers des miséreux. Je prenais plaisir à entretenir ma peine comme une rançon noble et sacrée. Je me promenais dans les rues menacées par le progrès autant que les villages de la Campine. Je m'abouchai sous prétexte de les peindre avec des chômeurs, des batteurs de pavé, je me mêlai aux rassemblements des baguenaudiers, aux jeux des voyous des impasses et culs de sac, de ces sentines dont la laideur sordide et pitoyable m'implorait, cruelle ironie, par les noms les plus poétiques: rues du Sureau, de l'Eglantier, du Liseron, des Fleuristes, du Paradis, cité des Dahlias, de la Perle d'Amour... Si les naturels de ces faubourgs n'avaient rien de Monn Boordenagels, en revanche ils se rapprochaient de ses voisins de la butte du Moulin, de ceux qui avaient failli devenir ses frères, Gérard, Dolf et Zidore Palingstraks, et je me plaisais à démêler sous les stigmates de ces musards pelotonnés et accroupis autour de dés, de cartes et d'osselets, les vestiges de leur origine villageoise, tout comme leurs repaires cambriolant en quelque sorte la campagne m'évoquaient la Campine industrialisée avec ses Campinois fondus tôt ou tard dans les légions ouvrières, ravalés à la main d'oeuvre du machinisme. Il m'arrivait aussi de hanter les quartiers de casernes et de guetter au passage, les conversations des soldats m —182— où j'aurais retrouvé le parler et l'accent de Varlonys-sel, appréhendant et souhaitant à la fois, de reconnaître en l'un ou l'autre de ces conscrits, le modèle que d'autre part j'étais résolu à ne jamais plus revoir. Ne m'avait-il pas donné à entendre que las des tracasseries paternelles il avait songé plus d'une fois à se faire soldat? J'avais même combattu ces projets en l'exhortant de mon mieux à la résignation. Mais, aujourd'hui, en songeant aux épreuves endurées par le stoïque garçon, celles-ci me semblaient devenues plus intolérables que jamais et je n'aurais pas été surpris qu'il fît un coup de tête. XXXI Précisément à cette époque les journaux relatèrent avec forces détails un parricide commis à Hérinnes, dan s un coin du Brabant, à la fois limithrophe de la région flamande et de la zone wallonne de la Belgique. L'équivoque, l'ambigu même de cette contrée m'avait souvent attiré au cours de mes explorations d'artiste. C'est un de ces terroirs étranges, interlopes, qui vous requièrent autant qu'ils vous rebutent, vous laissant partagé entre de la sympathie et de la répulsion. On voudrait y passer quelques jours, mais, à peine arrivé, on se hâte de le quitter, sous l'impression d'on ne sait quelle occulte menace. On le déteste et on l'aime. Il m'intrigue comme les Palingstraks. Il vous charme et il vous énerve ; on le désire et on en a peur. Il vous parle de rut et de tuerie, de stupre et de sang. Gammerages, Tholenbeek, Hérinnes, Lierde, Viande, il n'est pas jusqu'aux noms mêmes de ces bourgades qui ne vous démangent et vous irritent l'imagination par on ne sait quelles mystérieuses synesthésies. Zone morbide et hybride de ce Brabant si varié qu'il en résume, partagé entre des plaines et des collines, des bocages et des cultures, des sables et des paturages, toute l'ethnographie de cette Belgique dont il représente le cœur et le centre — zone où les deux races, la flamande et la wallonne, se touchent, se frôlent, se coudoient et s'exaspèrent mutuellement, se mélangent même parfois, mais sans parvenir à se confondre, où elles se violent plutôt qu'elles ne s'accouplent. Hérin-nes, nom de talion et de vindicte, d'hérédité vengeresse, qui fait penser aux chiennes d'enfer, aux Eryn-nies. Contrée androgyne, angoissante où les villages ont deux noms. Pays de métis, de litiges entretenus et attisés systématiquement par des politiciens sans vergogne, courtiers électoraux, agents provocateurs qui pousseraient les pauvres bougres à s'entredéchirer après boire comme des coqs de la pourtant même basse-cour... A Hérinnes, de connivence avec leur mère, des fils et des filles maltraités et outrés par leur père, cultivateur avare et despotique, avaient pris le parti de le tuer. Et pour faire le coup ils avaient attendu le congé du frère aîné, milicien, en garnison à Lillo, dans un fort de l'Escaut, près d'Anvers. Ce crime d'Hérinnes me bouleversa, car j'avais établi aussitôt un rapprochement entre la situation de l'assassin et celle de Monn Boordenagels. Le même drame ne se corsait-il pas depuis longtemps au fond de la Campine et ne se dénouerait-il pas comme celui qui s'était passé là-bas à la lisière du Brabant ? J'assimilai Charloïe à Monn, surtout que les antécédents du Brabançon étaient irréprochables comme ceux du Cam-pinois, et qu'il s'agissait aussi d'un garçon simple, honnête, laborieux et de mœurs paisibles. Le major du régiment de l'assassin était même venu déposer en sa faveur et ce vieux dur-à-cuire, dissimulant à peine son émotion, avait rendu hommage à son soldat. Non seulement Charloïe avait fait d'excellent service, mais il s'était même distingué dans le sauvetage des victimes d'une catastrophe de chemin de fer, et ensuite aux ambulances où il se montra infirmier admirable, pansant les plaies des patients « avec de vraies mains de sœur de charité », c'étaient les propres termes dont s'était servi l'officier. Et à l'audience cette déposition émouvante de son supérieur, avait arraché à Charloïe un flot de larmes, les premières qu'il eut versées depuis son forfait. Aussi ce rustre Brabançon, cet enfant perdu de la race flamande, ce misérable en détresse, me devenait cher, pour l'amour même de mon Campinaire. En lisant les débats de son procès je me l'évoque antérieurement à la sinistre et déplorable veillée : il astique son uniforme, blanchit ses galons et ses brandebourgs, s'escrime de la patience, parle peu et presque sentencieusement, ne boit guère; il est doux, puéril, rêveur, concentré, taciturne et un peu farouche, plutôt dolent : tout comme l'autre. Encore une fois je fus sur le point d'écrire à Monn, pour l'adjurer à la résignation, pour le prémunir contre toute révolte; encore une fois je n'en fis rien. XXXII Mon obsession n'en devint que plus irritante. Et voilà que pour mettre le comble à ces lancinances et à ces phantasmes, je m'avisai d'assister à je ne sais plus quelle adaptation lyrique de VElefytra de Sophocle. Je m'étais rendu à TOpéra en me fattant de secouer mon idée fixe. C'est à croire que le démon de la perversité s'en mêla car je n'aurais pu tomber plus mal. Dans les dispositions où je me trouvais une partition ultra chromatique contribua plutôt à aggraver mon éner-vement et par surcroît je ne tardai pas à transporter la tragédie des Atrides à notre époque et dans notre pays. C'était bel et bien, en dépit de quelques apparents anachronismes le parricide d'Hérinnes qui se répétait devant moi. Le décor même une cour derière le soi-disant Palais d'Argos, une façade morne à peine percée d'étroites fenêtres, me paraissait le chantier de telle vieille borde que j'avais rencontrée au midi de Bruxelles. Comme de juste les Erynnies, les occultes puissances du drame me suggéraient l'atmosphère d'Hérinnes. Le mode, le fluide de la pièce grecque corsé, comme je l'ai dit, par une musique modernis-sime, aux dissonances implacables et presque incendiaires, prêtaient on ne peut mieux à cette assimilation de l'antique légende au fait divers contemporain. Les Furies, Némésis et la Fatalité qui pèsent sur les Atrides se manifestent aujourd'hui encore dans des influences ataviques, culturelles et ethniques, non moins acharnées et inéluctables. Oui, c'est bel et bien du parricide d'Hérinnes qu'il s'agit sur la scène. La saignée sacrilège s'accomplit aux portes de Bruxelles, au fond d'une arrière cour de ferme, et mes Atrides s'apparentent à nos rustres fanatiques, superstitieux, impulsifs, rumineurs de perverses idées fixes, songeurs moroses, volcans à éruptions périodiques, couvant sournoisement les laves avant de jeter des flammes... Et lorsque Oreste se présenta vers la fin de la pièce il me fit l'effet d'un permissionnaire. En dépit de son costume grec, d'ailleurs assez sobre, je le voyais sous l'uniforme d'ici. Il se faisait aussi que l'acteur eût le type rural, au modelage charnu mais cambré de chez nous. Cette bizarre association d'idées s'était déjà opérée dans mon esprit dès les scènes antérieures. Ils étaient bien décoratifs aussi les deux figurants, les deux porteurs de torches en maillot et en calotte rouge, encadrant la porte du palais d'Argos, durant le grand duo entre Clytemnestre et Electre. Pour ces deux comparses il n'y avait même pas à s'y tromper : c'étaient irré- — 188 — cusablement deux soldats de la garnison engagés pour leur plastique par le régisseur de notre opéra. Et me désintéressant de la scène d'ailleurs un peu longuette, dont ils ne représentaient que de simples accessoires, je m'imaginais plutôt ce qui devait se passer dans la caboche de ces deux candélabres vivants, illettrés comme la plupart de leurs pareils, mais d'autant plus ima-ginatifs. D'où vient-elle cette paire de gaillards musclés, carrés, à peine dégrossis ? Deux garçons de ferme, pour sûr. Il y a quelques mois encore ils gardaient les vaches et trimbalaient des tinettes, battaient en grange, s'escrimaient du fléau. A moins que comme Monn Boor-denagels ils n'égorgeassent des cochons. Tombés à la conscription, à la veille d'être immatriculés, nos pacants étaient à cent lieues de se douter de leurs débuts sur un théâtre. Savaient-ils seulement ce que c'est qu'un theâtre ? Gageons qu'à l'heure actuelle la grande ville et la caserne ne sont pas encore parvenus à les déniaiser. De là cet ahurissement qui persiste sur leur physionomies, tandis que, tout en réprimant un bâillement, ils se tiennent comme figés, au port d'armes... Eux aussi me rappellent Charloïe le principal instrument des parricides d'Hérinnes, et leur contenance placide, rien moins que subversive, ne m'empêche de me récapituler les détails inouïs révélés au cours des débats ou dans l'acte d'accusation : la mère et les enfants agenouillés autour du cadavre non encore- refroidi de leur tyran domestique, le chapelet qu'ils égrènent sur ces restes de leur victime, le sillage de sang que laisse sur la route vers Gammerages (O leurs rages, leurs gammes de rages !) la charrette dans laquelle la tribu homicide convoyait la victime, ce tapis plus rouge et plus compromettant que celui que Clytemnestre s'obstinait à dérouler sous les pieds d'Agamemnon... Et qui sait ? Le soldat assassin ne prit-il pas l'idée de son geste, un soir que pour sa bonne conduite autant que pour sa belle mine, il avait été désigné par son marchef pour faire partie de la figuration. Dame ! Les bons bougres se disputent cette faveur. Cela leur fait une permission de minuit avec un petit supplément de solde. Et je me figure ensuite le brave sujet se rendant en congé. Les lettres de sa sœur, une Electre en sabots, l'entretenaient constamment des brutalités et de l'arbitraire du vieux grigou, du pée «Eh bien quelles nouvelles ? lui demande dès son arrivée cette gaillarde, la forte tête du ménage, plus déterminée que le garçon. Que fait-on à la caserne ? » Il est amené à lui raconter ce qu'il a vu et entendu au théâtre (il lui décrit celui-ci tant bien que mal) ce soir d'un « Portez fixe » plus fatigant qu'à l'instruction où, au lieu du flingot, il vous tint cette torche allumée, au-dessus de sa tête, durant plus d'une mortelle demi-heure, si bien qu'il en avait le bras tout ankylosé ! Mais bast ! Et il lui raconte 'a pièce à sa façon qui est précisément celle dont je la — I9I — comprends moi-même : Oreste est comme qui dirait le plus grand des garçons dont le père qu'ils adoraient a été assassiné par leur marâtre et le galant de celle-ci. L'Electre d'Hérinnes a pris la balle au bond et va vous entreprendre son frérot : « Mais c'est tout à fait comme ici, ton histoire, à celà près que c'est notre vieux l'être impossible, et non notre pauvre chère vieille... Ah, si tu voulais Charloïe ! Auras-tu autant de cœur que ton histrion en prodigua pour la frime, dans la coïonnade que tu viens de me raconter ? Auras-tu enfin pitié de nous et de toi-même ? La vie n'est plus tenable ici. Le pe'e devient de plus en plus méchant. Si nous n'avisons, il nous enterrera tous!... » Il n'en aura pas fallu davantage pour entraîner le permissionnaire à l'irréparable. Il va de soi que si Oreste ou Charloïe me trotte tellement en tête ce soir, que si je reconstitue à ma façon les préliminaires du crime d'Hérinnes, c'est que je suis de plus en plus hanté par Monn Boordenagels. Lui aussi pourrait devenir parricide. Combien de fois ne le vis-je changer de couleur et répondre d'une voix trop sourde, beaucoup trop orageusement calme à une observation du Zwadder ? Le tortionnaire n'aurait qu'à le pousser à bout. Un mauvais coup est si vite porté. Surtout que Monn est habitué au rouge du sang, à ouvrir des veines, à tailler dans la chair vive et qu'