ÉDITION DE LA SOUPENTE 01 daelqae p^rt". il B Préface par Georges EEKHOUD eX LIBRI5 WITHOUD WGCKHOUD CIKHOUD CCKHOUD Ui Cvu C. icUf wv (a\ Cl o * u ( 5,oe> „ ■f -ria-t^i k 'Ce £/ii /"t V^ W oiib uwwi ^ : v cvv V PUH J+ t-HuA. <')■ « vv vi -Ci > <*«. oii\ u4 CM- A Y eu* ^{uwii^ Vu ^ i. t>ui<ùi ^ILI^KOC CLL- fet^t-t> UA. V c vU-Àxs) c/t ■ni e >1 • û t |/iium>» XiW uA rJU if-eviuyi,/' /"viu.-! iruu-veisui IC^U-i^nA^ CU4A.CW Jî ? o/^1"^ > ^"oJ) I^-Li^ e\daicU -Ce-rvA.' Vciasi a ^vi^i^yic t\ 7r~l <■ jf^L^ÀSi. u ^ ;lsL CL CcKc^l t) lyvC b'c-VXsf 1/ C WI OK.?' G ,/ ' ' ni ; -, ; rt > . , ■■•■>:.■ :V Mji 1S VA' -S i 4 \ . J-l A '. I '. tV-J j J , t Jitt ». • « 3 A x . i* j ) 7 J" jjiV ij-jxa iHï-r ïtrft .j. i) -3 Q J-t Vk 11 .-a N \ J si IM-CV Moi quelque part Les éditions de « LA SOUPENTE » ne sont pas line entreprise commerciale. Elles sont soutenues exclusivement par leurs souscripteurs, qui, coope'rateurs avisés, sont en somme éditeurs eux-mêmes. Charité bien ordonnée commençant par soi-même, la présente édition, la première d'une œuvre inédite, leur a été entièrement réservée et ne sera pas mise dans le commerce. Il a été tiré de cet ouvrage 535 exemplaires numérotés à la presse : Nos 1 à 5 sur Japon des Papeteries Impériales. N0B 6 à 35 sur Hollande van Gelder. Noe 36 à 535 sur vergé spécial. ÉDITION DE LA SOUPENTE [^oi quelque pait. n^ r . Il y a entre nous des épingles qui piquent. Et puis, comment voulez-vous qu'un Monsieur de la ville cultive à son gré sa bonne terre? Elle goûte de l'œil mon purin. Quoique je mange, il est toujours trop maigre. — Tiens, remarque-t-elle, vous avez semé là des carottes, moi, j'y aurais mis des betteraves. D'enclos de mes volailles l'inquiète. Il n'y pousse rien. Que de terre perdue! — Ensemencez cela, conseille Phrasie; le sol se repose trop, la bruyère va le reprendre. — Mais non, Phrasie, mes poules l'engraissent, vous retrouverez cela plus tard. — Vous croyez, Monsieur? Elle s'en va rassurée. Mais dans huit jours, elle reviendra avec ses inquiétudes. Le panier au bras, comme si elle portait au village le beurre et les œufs de la semaine, Phrasie vient rôder autour de son bien. Elle croit que je ne la vois pas. Elle se donne l'air de marcher vite, mais tous les trois pas, elle s'arrête. Elle vérifie si le grand cerisier a conservé toutes ses branches, si rien ne cloche à la potence du puits, si le vent n'a pas définitivement raflé cette tuile qui branlait l'autre jour. Elle dédaigne mes choux qui sont plus gros que les siens. Je l'appelle pour qu'elle entre Contente de voir, elle est furieuse de ce qu'elle voit. Le trou du plancher n'a-t-il pas grandi depuis la dernière fois? Et tous ces clous qui martyrisent son mur! — Tiens, fait-elle, vous avez pendu un nouveau cadre. — Oui, Phrasie, et j'en ai d'autres. Phrasie pince les lèvres. Un mois durant nous avons boudé. Une nuit le vent avait raflé la tuile. — Il faut la remplacer, Monsieur. — Cela vous regarde, Phrasie. Ni l'un ni l'autre ne bougeant, la pluie par le trou pourrissait le plancher. Un matin, encore au lit, j'entends qu'on marche au-dessus du grenier. Phrasie parlait bas à la grosse voix de son aîné qui est maçon. Ouand je me lève, il y a une tuile neuve. Phrasie passait par là : — Eh bien, Monsieur, vous l'avez remise. — Oui, oui, Phrasie, et elle tient, je vous l'assure. Phrasie sourit. Nous sommes tous deux contents. La centenaire. Celle-là, je ne la connaissais pas encore. Je bêchais. Sa grande forme me prend tout à coup mon soleil. Plantée droit, elle m'examine avec des yeux ronds qui brillent en bleu comme les cailloux qu'on ramasse dans le sable, après la pluie. Elle a passé cent ans. Si elle connaissait le mot, elle me dirait : — D'âge est une convention. Fi du fauteuil, où les gâteux de la ville tiennent leur rôle de centenaire. Elle est debout — sans bâton puisqu'elle a ses jambes. Elle n'a pas le nez crochu, ni le menton d'une sorcière. Elle ne crache pas; elle ne tousse pas; ses lèvres découvrent trois dents qui feraient encore leur effet dans le sourire d'une jeune fille. Sa peau se crevasse comme le fond desséché d'un marais, mais elle n'a pas plus de rides que les vieilles, plus jeunes, et Fons, son fils, en montre autant. Elle dédaigne le bonnet; de loin on croirait qu'elle en porte, tant ses cheveux sont blancs ; une mèche restée rousse lui tient lieu de ruban par derrière. Elle parle et sa voix ne chevrote pas comme chez les artistes qui jouent les vieilles au théâtre. — Elle m'appelle : Mon petit. — Vous avez soixante ans, juge-t-elle de Marie qui en compte trente à peine. Pour elle, jusqu'à cinquante, les hommes sont des enfants; à quatre-vingts on commence à vivre. Vieillir, on ne le fait pas : on meurt. Une fois, elle a cru mourir : il y a longtemps, le jour où son homme est revenu mort sur une charrette. Elle n'a pas réussi. Maintenant elle ne pense qu'à une chose : vivre. — Dans cinq ans, le fils de ma Trees fêtera ses noces d'argent. J'y serai. Elle a vu beaucoup de choses : des vaches crever, d'autres venir et des cochons de quoi remplir l'église. Que de foin elle a retourné, que d'épis noués en gerbe! Elle a vu défricher la bruyère où se dresse maintenant le château du baron qui est mort. Elle a vu restaurer le couvent des Trappistes, rebâtir le clocher de Westmalle, la foudre précipiter sur sa ferme, la cime du grand chêne, qui a eu le temps de refaire ses branches. Et les gens dont elle se souvient et que l'on ne connaît plus ! Elle a dansé avec Fritz le braconnier qui en son temps canarda deux gendarmes : — Ou lui a coupé la tête : j'en rêve encore. Je ne lui demande pas, comme aux centenaires de la ville, ce qu'elle pense de Napoléon. Je suppose qu'elle s'en moque. Les Baerkaelens Comme leur nom, ils sont bien de leur pays. Ils tiennent une auberge. L'enseigne dit : A mi-chemin, parce qu'on est toujours à mi-chemin de quelque chose. C'est en plein champ, à ras de la chaussée, près de la route qui mène au couvent des Trappistes. Le train s'arrête en face. La première fois que j'y buvais ma chope : « Qu'on le surveille, » ont-ils dit. Us se méfiaient de ce monsieur. A présent qu'un étranger survienne et qu'ils aient à faire, ils me le confient d'un clin d'œil. Nous sommes amis. J'ai cru d'abord que le grand gaillard qu'on appelait Fons était le père; celle qu'on appelait Mélanie, sa femme; et Benooi, un long maigre, leur enfant. En réalité, ils sont frères et sœur, presque du même âge, tous trois célibataires. Il y a encore le père Baerkaelens, mais il est un peu vieux pour qu'on en tienne compte. On le respecte autant que la patraque d'horloge qui depuis longtemps oublie de marquer l'heure; mais il n'a pas plus d'importance. Sa seule mission semble d'empêcher ses enfants de vivre de leurs rentes. Us sont riches; à trois, ils ont bien cinquante mille francs. — Quand le père sera mort, dit Benooi, nous bâtirons une petite ferme et nous vivrons à notre aise avec une seule vache. — Et pourquoi pas dès à présent? — Ah ! voilà. Ce serait sans doute trop long à expliquer. En attendant, ils triment comme des pauvres. Us ont sept vaches, un cheval, plusieurs veaux, trois cents poules, des nichées de porcs. Ils cultivent des champs, vendent des graines, des semences, des épices. Ils logent des voyageurs, ils entreprennent des charriages. Le soir Fons rentre de son labour, harassé; Mélanie dans son comptoir a pris la migraine ; Benooi, le moins solide, ne sent plus ses jambes, qu'ils doivent encore établir des comptes, rafistoler leurs outils, allumer le four et cuire le pain pour les voisins qui ne se donnent pas cette peine. L'auberge sert également de salle d'attente aux voyageurs. Il y a clans un coin une table avec de l'encre pour les écritures qu'on fait quand on expédie des marchandises. C'est Mélanie qui s'en charge, quelquefois Benooi, rarement Fons, car Fons, qui est distrait, laisse filer le train sans lui confier les bagages. On en retrouve quelquefois au bout d'une semaine, sous des ballots de foin, dans la grange. — Je ne suis pas chef de gare, répond Fons. Les dimanches d'été 011 sort les tables pour les promeneurs de la ville. Ils arrivent en vélo; ils veulent boire de la bière des Trappistes, du vin des Trappistes, et aussi de ce lait qui ne serait peut-être pas si bon s'ils savaient qu'en semaine on le verse aux pourceaux. Tout le monde se mêle de servir, Mélanie, Fons, Benooi, Vader lui-même qui prend son temps. Le soir chacun vide sa poche sur le comptoir : cela fait beaucoup de sous. Ils ne détestent pas l'argent, car puisqu'ils travaillent, il faut que ça rapporte. Mais ils 11e sont pas avares. Qu'une vache crève : — Bast, on en rachètera une autre. F.t si la tête d'un voyageur leur déplaît, qu'il cherche ailleurs : ils n'ont pas de place. Ce sont les Baerkaelens qui ont facilité mon établissement dans le pays. Benooi m'apprend comment on élève des poules, Fons comment on s'y prend pour avoir un beau jardin. En hiver, ils m'enseigneront à tresser des paniers. Je suis libre d'acheter mes denrées où je veux. Mais il n'y a rien qu'ils ne vendent. Tout mon argent passe chez eux. Cimentée d'intérêt, notre amitié se calle, solide. Le père Baerkaelens. Sa place est dans un fauteuil à l'auberge. Tout le monde l'appelle « Vader » sauf les vieux qui savent encore son nom : Martin. Les gens de la ville disent : « Monsieur Baerkaelens ». Ce « Monsieur » le flatte, mais en même temps l'exaspère. Il a quatre-vingts ans. L'an dernier, il en avait soixante-dix-neuf, l'an prochain, il en aura quatre-vingt-un, mais on le retrouvera toujours le même. Ce patriarche a la peau rose d'un enfant. Tendue sur le front, elle y brille comme une vitre. A la fin de la semaine, il est un peu plus vieux, à cause des picots blancs de ses joues qu'il ne rase que le dimanche. Quand il marche, il se tient droit, mais il ne déplace plus très vite ses jambes. Depuis qu'un vertige l'a culbuté au fond d'un ruisseau, on le force à se servir d'une canne. Il s'en sert : il la porte sous le bras; ailleurs elle serait gênante. Vader n'est jamais malade, seulement, comme il dit, il a quelquefois des fadeurs. Au déjeuner il se taille dans un grand pain quatre tranches qu'il beurre grassement et enfourne avec deux œufs. Les autres, qui se contentent de leur lard sur une croûte, le regardent manger. Tout à l'heure, dans un coin de la cour, le front contre le mur, il ira rendre le surplus qui lui pèse. — Vader vomit, dira Mélanie. Mais elle ne se dérangera pas. Puisqu'il a su s'empiffrer, il saura bien lui-même chercher le verre d'eau pour se remettre. Quand ils parlent d'affaires, les enfants écartent leur père comme un marmot, car loquace et vantard, il répète tout ce qu'il entend, et de travers. Pour le reste, il est libre. Qu'il fasse son tour au champ ou se carre dans son fauteuil, il ne compte plus. Il est si peu intéressant qu'il le devient. A l'auberge, pour qu'il serve à quelque chose, on a mis à sa portée une clochette. Quand des clients entrent, il sonne avec majesté. Après le dîner Vader se met au lit et fait sa sieste. Sa chambre n'a qu'une issue : sur la salle de l'auberge. A son réveil on peut le voir entrer par une porte, sortir par une autre, tenant son vase qu'il veut vider lui-même. Automate d'une horloge, il montre ainsi qu'il est 2 heures. Benooi. Le dimanche soir en hiver, Benooi frappe à notre porte et vient nous tenir compagnie. Quand il n'y a pas de lune, il en amène un peu dans sa lanterne. Il la souffle en entrant. — Bonsoir à tous deux, dit Benooi. Sans autre façon, il enlève son manteau, retire ses sabots, glisse les pieds bien au chaud dans le four de la cuisinière. Quand ses chaussettes fument, il trouve tout naturel de les tirer. Il arrive que ses pieds soient assez propres. Il chipote ses cors : — Ils sont durs, dit-il. Il nous faut les tâter.. Pour peu, il nous inviterait à lui montrer les nôtres. Ainsi à trois autour du feu, Benooi qui se grille les pieds, Marie qui aime la société, et moi que celle de Benooi ne dérange guère, nous faisons la causette. Si nous ne trouvons rien à dire, sans nous creuser la cervelle, nous nous taisons. — Vous soupez avec nous, n'est-ce pas, Benooi? — Ça dépend, dit Benooi, qu'est-ce qu'il y a? Si je disais : «des tartines, » Benooi aurait juste fini de souper. — Du riz au lait, Benooi. — Bon ça, fait Benooi. Vite dans ses sabots, il est le premier à table. Ni Fons ni Benooi ne portent la moustache. Rasé de frais, si son costume allait mieux, Benooi aurait assez bien l'air d'un Anglais très maigre. Peut-être bien qu'il se serait marié, si la chose s'était trouvée ainsi, mais il avait déjà sa sœur : une femme, c'est assez dans un ménage. Resté chaste, Benooi est devenu gourmand. — Sucrez votre café, Benooi. — Tout cle même, je veux bien. Il s'en donne trois morceaux et en garde un quatrième comme cuiller pour tourner dans sa tasse. Ce qui intrigue Benooi, ce sont mes cadres et mes sculptures. Il n'a jamais vu de statues que dans les églises ou sur des cheminées, sous des globes : des vierges ou des saints. Il désigne une Joconde : — Une belle Vierge, dit Benooi. — Une belle Vierge, fait-il encore, pour une Princesse Inconnue. J'ai beaucoup de ces Vierges, il me croit très dévot. Mais pourquoi, à toutes ces Vierges, n'a-t-on pas mis une auréole? Un Penseur de Michel-Ange l'a longtemps chiffonné. A cause du siège, il a d'abord pensé à saint Pierre. Mais saint Pierre tient des clefs et puis il porte la barbe. — C'est plutôt un guerrier, dit Benooi; voyez sa cuirasse; peut-être saint Sébastien. — Oui, Benooi, saint Sébastien. — Ou plutôt saint Donat, qui préserve de la foudre. — Oui, Benooi, plutôt saint Donat. / A 9 heures, quand passe le tram, Benooi paraît toujours surpris. Il se lève : — Et moi qui dois encore verrouiller toutes mes étables! Tandis qu'avec une allumette il refourre un peu de lune dans sa lanterne, il pense à la joie de se mettre au lit : — Ou se fait un bon creux. On tire la couverture jusqu'au-dessus de la tête, 011 ne laisse qu'un petit trou pour respirer, puis 011 dort. C'est bon... — Exquis, Benooi. — Oui, mais quelquefois les draps sont bien froids... Il frissonne, il regarde Marie qui chauffée pour le lit, cherche déjà les boutons de sa jupe. — Vous, dit-il, vous avez de la chance ; vous êtes deux. Vous pouvez vous toucher tant que vous voulez, vous réchauffer l'un à l'autre, comme des poussins, ou de petits cochons. Et quand il dit : « Petits cochons, » il ne pense pas, je vous l'assure, ce que vous pensez. Mélanie et Fons. Qu'elle torde son linge, remmaille des bas, porte dans un seau le lait de ses vaches, je la vois en empereur romain. Elle en a le profil, la lèvre qui méprise, les joues où se boursoufle la graisse des décadences. Sourcils froncés, c'est Tibère qui se fâche. Costumé en femme, dans un comptoir, Caligula s'amuse à vendre, Dieu sait quel poivre aux paysannes. Un jour, j'ai vu Néron sourire au ventre étripé d'un chrétien : on avait tué le cochon. Avec de petites loques, de petites rognures, des bouts de chemise qu'elle coud ensemble, Mélanie confectionne quelque chose. Je la complimente sur ce paillasson. — Ce n'est pas ça, dit Mélanie; c'est une couverture pour cette pauvre Pélagie qui est malade. D'aumône serait mince, s'il n'y avait pour l'accompagner un paquet de linge neuf, une bouteille de vin rouge et un gros jambon, dont je bave. L,es mardis, Mélanie part avec ses paniers livrer le beurre et les œufs, aux clients de la ville. Elle a sa jupe à plis des dimanches, son châle à pointe et sur sa toque une rose en tissu rouge. Quelquefois une migraine l'empêche de partir. Benooi la remplacerait très bien, mais personne n'y songe, et c'est Fons, le distrait, qui va. Jusqu'à son retour on tremble dans la ferme : Fons s'embrouille dans ses comptes, Fons remet le beurre où il faut les œufs, Fons acquitte la note et oublie de ramasser l'argent. Un jour il est revenu sans beurre, sans argent, sans paniers : il les avait déposés quelque part. Ce paysan a des distractions de poète : son poème, c'est la chasse. Quand Fons part pour le labour, il emporte son fusil qu'il dépose à portée dans le creux d'un buisson. L,es yeux au ciel où passent les perdrix, il oublie la terre où traîne la charrue. Heureusement que Lice la jument s'y entend à tirer toute seule un sillon bien droit. Le soir, Fons accroche son fusil dans l'espèce d'armoire qui lui sert d'alcôve. Soudain il se lève : — J'entends des voleurs, annonce Fons, qui file en braconnier. Quand il entre chez nous, il tire de sa carnassière tantôt une grive, tantôt un lapin, parfois un lièvre : « Voilà pour vous, » et va droit à la cheminée où se trouve mon tabac. Crotté de boue ou trempé de sueur, Fons à la chasse n'a jamais ni chaud ni froid : il a une température spéciale : il chasse. L'une après l'autre, il sort ses bêtes, qu'au bout de leurs pattes, je les soupèse. J'en ai les doigts tout rouges. — Celle-ci, dit Fons, je la guettais depuis huit jours. — Oui, Fons, comment cela? Et le voilà parti. Il raconte, il mime. Les chaises deviennent des buissons; sous la jupe de ma femme il y a un gîte; il recommence son affût derrière la table; il épaule, son chien attend que le coup parte. Poète, il introduit dans ma chambre la Campine entière, avec ses bêtes, ses terriers, ses sapins et Fons, le chasseur, qui chasse au milieu. — Et maintenant, si vous mangiez quelque chose? — Je veux bien, dit Fons, si vous avez du hareng. Pour Fons, il y a toujours du hareng. Il le veut bien grillé, croustillé dur, et d'une seule pièce, de la tête à la queue, il croque ce charbon. — Quand j'ai mangé du hareng, dit Fons, je me sens fort comme un bœuf. Bien d'aplomb sur ses bottes, Fons se redresse, puis il s'en va, fort comme ce bœuf. Le chien de Fons s'appelle Black, ce qui signifie noir. Il le sait mieux que moi. Il connaît l'anglais et le cultive en de vieux journaux qu'on lui rapporte de la ville. Il aime à lire. Je lui passe des livres, qu'il étudie les soirs d'hiver, près de l'âtre. Il a lu tous mes Balzac : — Ce que j'aime dans Balzac, dit Fons, ce sont les paysans. — Et ceux de Zola, Fons? — Peuli! fait Fons. Quand Fons parle à Benooi, il dit : « Garçon. » — « Garçon, « répond Benooi. Pour Mélanie, « Garçon » serait faux, et « Fille » peut-être ■ indécent. Elle reste « Mélanie ». Mélanie dit tantôt « Garçon », tantôt « Fons », ou « Benooi ». Mais il y a une différence. Elle ne dirait pas à « Garçon » ce qu'elle confie à « Fons ». L'un de l'autre devant les étrangers ils disent « notre Fons », « notre Benooi », « notre Mélanie. » C'est doux comme des frères qui s'embrassent. La cuisine. Dans la cuisine où ils mangent : — Regarde, dit Marie, ces cendres sur le pavé; c'est sale. — On a fait un grand feu, Marie. — Et sur les chaises, tous ces sacs de farine... — Benooi va cuire le pain, Marie. — Il y fait noir. — C'est la faute à l'auvent qui chipe le jour de la fenêtre. — Cela pue la vache. — Elles sont à côté, Marie. — Et ce plafond qui sème son poivre dans les assiettes. — Il est vieux, Marie. — N'importe, dit Marie, je ne comprends pas comment ils peuvent manger dans cette cuisine. — Us ont faim, Marie. Repos. Pour dormir, les Baerkaelens ont chacun leur réduit. Us l'appellent une chambre et en effet, sans compter les murs, les planchers, les portes, il reste un peu de place pour une chaise et le lit. Chacun a la sienne dans la partie de la ferme dont il tient la surveillance : Vader au rez-de-chaussée près du coffre-fort, Mélanie contre l'étable où sont les vaches, Benooi non loin des hangars aux cochons. La chambre de Fons est en bois; c'est une ancienne armoire. Le matelas en remplit le bas. Pour que ce soit vraiment une chambre, Fons y a pendu un Christ avec son buis et tous les soirs il y accroche son fusil. Seulement pour tirer sa culotte, il doit se tenir dans la chambre à côté, qui n'est elle-même qu'un couloir fort encombré parce que Benooi y remise sa farine. — La nuit, dit Fons, je dors mes portes ouvertes. Comme les autres, Fons couche sur de la paille d'avoine qui est plus douce que celle du blé. Les matelas, les vrais, bourrés de laine, sont dans les chambres où logent les étrangers. Cette laine où l'on se vautre, qui sert indéfiniment, dégoûte Fons. — Moi, dit-il, quand j'ai sué plein ma paillasse, on la rechange. N'approchez pas de Fons le matin quand il sort de son armoire. Si amis que l'on soit, il vous regardera de travers. Laissez-le d'abord déplier ses jambes, aller jusqu'au bout des champs refaire connaissance avec le soleil, les nuages et la terre. Après il reviendra de lui-même vous sourire : — Bonjour. Comme on pourrait, la nuit, leur voler un cochon, une vache ou des poules, ils ont dissimulé dans les étables, à la grange, à l'auberge, des contacts électriques. Il y en a partout, aux fenêtres, aux portes, aux guichets, à tout ce qui dans une ferme peut s'ouvrir ou basculer. Nombreux, les fils s'enroulent à des poteaux, passent sous le sol, se croisent dans l'air. On se croirait dans une vraie gare. Toutes ces complications aboutissent à la sonnerie dans la chambre de Benooi qui, plus nerveux, a le sommeil très léger. Au premier tintement il serait debout. C'est une installation magnifique : un spécialiste de la ville est venu tout exprès. Seulement, il ne faudrait pas le dire, mais depuis le temps, on aurait dû renouveler les piles. — 3i — La table. — J'aime fort les Baerkaelens, mais ils manquent un peu d'ordre, me dit Marie, qui, elle, a beaucoup d'ordre. Elle me montre dans la cour, près de la porte de la cuisine, une table où il y a en effet beaucoup de choses : Il y a du soleil et de la poussière, du sang qui sèche, une poule sans tête. Il y a trois blouses roulées en torchons, un bonnet de Mélanie, un cigare de Benooi. Il y a une mâchoire de porc, un peu de farine sur une tasse, une lanterne rouillée. Il y a des verres, des mouches qui se régalent, des guêpes mortes, d'autres qui pillent les raisins tombés du mur. 11 y a une chatte qui allaite ses jeunes, deux vases de nuit, l'un en porcelaine sans rien, l'autre émaillé, rempli de sable pour écurer les cuivres. Il y a le panier de beurre qu'on expédiera tantôt à la ville. Il y a deux choux verts, une betterave cuite, le réticule en soie qu'une promeneuse a confié parce qu'il était trop beau pour l'emporter dans les bois, et que Fons a jeté là. Elle sert à tout le monde. Mélanie s'y coiffe, Vader s'y rase, Fons y laisse ses cartouches vides, Benooi sa casquette, moi ma pipe quand je me lave les mains dans le seau de la citerne. Marie elle-même, lasse d'être debout, y a déposé un jour son gros derrière. — Tu vois, ai-je dit, tu n'as pas d'ordre. Elle s'est levée tout de suite. Trees. Elle est de la famille puisqu'elle est la servante. Deux yeux tirés tout chauds hors de l'âtre. Orpheline, elle a vingt-trois ans et plus de bien que ses maîtres. En ville, avec sa dot elle serait une demoiselle à corset, à gouvernante, à leçons de peinture, beaucoup trop belle pour un monsieur de huit mille francs par an. Heureusement pour Trees, elle n'est pas de la ville. Elle vient « de l'autre côté du bois », ce qui est encore plus loin que Westmalle. Elle trait les vaches. Elle bat le beurre. Elle porte sur le dos des sacs à renverser Un homme. Et son gars pour l'avoir aura les bras plus solides que les rentes. Déracinés. Un dimanche de kermesse, dans l'auberge pleine de monde, Mélanie m'appelle auprès de deux messieurs, à tête de rustre, mais habillés comme en ville. D'un s'accompagne d'une femme et d'enfants, l'autre est seul. — Mon frère Jérôme, mon frère Ernest. D'où sortent-ils, ceux-là? De premier est chef de gare à Bruges, le second est « professeur » à Bruxelles. Il faut entendre instituteur. Je ne les aime pas; ils ont beau, les jours suivants, tirer leur redingote, fendre du bois, manger du lard, l'un garde son air de cuistre, l'autre ses allures de bureaucrate. Ils ne sont plus d'ici. Ce ne sont plus des Baerkaelens. La vieille EUE est toute mince : de dos, un satyre la prendrait aisément pour une fillette; de face, il faudrait être aveugle. Elle est vieille, elle est sale. Ea même poussière qui s'encrasse dans le creux de ses meubles, remplit les rainures de son visage en bois mort. Qu'a-t-elle fait de ses cils? Des dents parties, ses joues s'écroulent vers l'intérieur. Trop de choses ont passé sur ces lèvres, on ne trouve plus rien de ce seuil usé. Elle vit seule et sa ferme est loin. Jamais elle n'en sort, personne n'y passe. Elle ne sait certainement pas qu'il existe des villes. Si on lui affirmait qu'il y a un train aux Trappistes, elle vous demanderait : « Un train, qu'est-ce donc? » — C'est loin, dit-elle, de Westmalle qui est cependant sa paroisse. C'est tout là-bas de l'autre côté des sapins, où l'on ne voit plus que de la bruyère. Si loin qu'il chasse, Fons ne se risque jamais jusque-là. Pas dé chemin : un bout de sentier qui va boire à tous les marécages. En été, avec des bottes, on irait encore; mais l'hiver, après les pluies, il faut craindre les fondrières, sans parler de ces mousses qui vous aspirent jusqu'aux genoux en vous crachant leur eau d'éponge sale. M. le curé, qui une fois l'an lui apporte le Bon Dieu, parce qu'elle est trop vieille pour le chercher elle-même, a failli un jour s'y noyer : il s'enfonçait déjà. De sacristain en le dépêtrant, y a laissé un sabot et sa lanterne L,a ferme a le même âge que la vieille, ce qui pour une masure en torchis est un bel âge. Elle ne tombe pas tout à fait en morceaux. Elle n'est guère compliquée. Quelques tuiles pour le toit, de la glaise comme murs, une vitre qui sert de fenêtre entre deux ouvertures qui sont des portes. A l'intérieur, un lattis divise la pièce en deux parts : celle de droite pour la femme1 celle de gauche pour sa vache. Dans sa chambre, où elle est seule à meugler, la vache a plus de place que la vieille, qui dans la sienne, doit non seulement, comme sa bête, manger et dormir, mais cuire son pain, remiser du fourrage, battre son beurre. Sa maison étant si petite, ses enfants n'ont pu y tenir : ils sont partis, morts. Son homme aussi, il y a vingt ans. Un soir avant de se coucher, il a pendu sa culotte contre le mur, à un clou : il ne l'a plus reprise; elle y est encore. Autrefois, elle avait son homme pour l'aider; à présent, elle n'a plus qu'une brouette dont les brancards sont brisés. Elle fait tout par elle-même : on n'est jamais trop vieille pour travailler. Elle met cinq semaines à remuer un champ d'un jour. J'entre chez elle sous prétexte qu'au-dessus de sa porte une enseigne annonce « Herberg », ce qui signifie « auberge ». — Ce n'est pas ça, dit-elle, c'est du bois pour boucher un trou. — Tout de même, vous me donnerez bien un verre de lait. Sa tête branle : « Non... non... » de sa bouche, il sort : — Oui, je veux bien. Elle va jusqu'à l'armoire pour prendre un bol, et ce n'est pas très long. Mais pour le lait, il faut qu'elle s'agenouille devant sa table, déplace une chaise, enlève deux paniers, farfouille entre des sâcs où,.Dieu sait pourquoi, elle a caché sa terrine. Au moment de me l'offrir, elle reprend le bol parce qu'il y nage une mouche, elle la sauve avec son doigt; j'aurais préféré la mouche. — Si vous avez faim, dit-elle, voilà l'armoire. Elle regarde comment je bois. Trois poules sont entrées et regardent aussi. Je sauve à leur intention une deuxième mouche. Elle aime beaucoup bavarder; mais ses idées vont plus vite que ses mots qui se perdent en route. Je lui montre ses poules : — Vous n'en avez que trois? Elle lève un doigt, puis un autre, puis un autre : cela fait bien trois. Elle ajoute : — Il faudrait un coq et mon mari est mort. Elle veut dire : — Si mon mari vivait, il me chercherait un coq, ce qui me permettrait d'élever de nouvelles poules. — Alors, dis-je, voulez-vous que je vous en procure? — Oui, fait-elle, un tout blanc et qui boite. — Qui boite? Pourquoi? Elle ne répond plus. Comme je vais partir, elle s'étonne de me voir rouler du tabac dans un papier, au lieu de le bourrer dans une pipe. Elle pense à son homme, et à sa pipe. — Il en avait une, fait-elle. Elle refuse mon argent, car sans pipe on est pauvre. — Alors, je vous apporterai un coq. Avec sa tête, elle fait « non ». — Oui, dit-elle, un tout blanc et qui boite. Le forgeron Laid, tordu, en tablier de cuir, Léonard a façonné toutes les charrues du village. Il fait noir dans sa forge, noir avec une grande flamme et le forgeron comme une ombre parmi les étincelles. Quelquefois au-dessus du brasier sa face apparaît tout entière, rouge et nette, avec des yeux qui clignotent et sa barbe remplie de lumière. On voudrait emporter ce Rembrandt pour son mur. Il vit avec une femme qui n'est pas sa femme et à laquelle il a façonné une série de Vulcains noirs et crépus comme lui. Au village, pour un autre ce serait un scandale. Mais il est si matois, Léonard, il vous rafistole si volontiers, pour rien, une bêche tordue ou les tronçons d'une chaîne, que les paysans pointilleux ont oublié sa faute. M. le curé lui-même, qui le confesse, feint de tout ignorer. Il habite non loin de la forge et quand il passe, il entre une minute et va jusqu'au fond dire un bonjour à la mère qui tend à son dernier un beau sein nu de Madone. L'abbé Brûlant Nous sommes de la même ville, mais il a fallu que nous fassions un crochet, lui par la Chine, moi par Bruxelles, pour nous rencontrer ici et faire connaissance. Il portait déjà la culotte du jeune homme quand je n'étais pas encore né. Il a connu le collégien qui devait devenir mon père et folâtré avec une de mes tantes que je croyais une personne plus austère. — Oh! pas si austère, dit l'abbé. Missionnaire, il a révélé le saint nom de Dieu aux Mongols, des sauvages qui ne croient qu'en Bouddha. — J'étais seul de mon espèce. D'hiver, je me taillais une hutte dans la neige, je grelottais sous des fourrures. En été, je vivais nu, sous une pellicule de soie. — Et vous aviez une église, une école, des catéchumènes? D'abbé fait un grand geste qui ne dit rien. On le dit un peu fou : il ne pense plus comme ici. D'Occident est beaucoup trop discipliné pour un homme qui a moralisé les sauvages. Malgré Bouddha, je crois qu'il regrette l'Orient, ou peut-être, sont-ce les Mongols qui ont converti leur missionnaire. Rentré au pays, il a commis une faute. Quelle? Je serais curieux de le savoir. Des paysans ne la précisent pas. — D'abbé, dit Benooi, est venu un jour avec sa valise. Il a raconté qu'il venait faire une retraite chez les Trappistes. En réalité, son évêque l'avait envoyé en pénitence. Sa retraite finie, il a pris une chambre chez nous; le pays lui a plu, il est resté. La Campine le console de l'Orient. Il y vit libre, comme là-bas, sans remords, en bohème. Croit-il encore en Dieu? I/abbé enjambe un ruisseau. De loin il me crie : — Je rentre vite : c'est l'heure de mou bréviaire. Le temps de venir à sa haie et je le surprends qui martyrise du bois à coups de hache : — Travailler, c'est prier. Et han ! il tape dur. — Voyez, je suis comme saint Joseph, fait l'abbé qui rabote une planche. Demain il forgera du fer et saint Eloi n'aura pas travaillé mieux. Le paradis est peuplé de personnages dont il imite les saints exemples. Il les cite en souriant. Mais qu'y a-t-il derrière ce sourire? Ët comme il expédie sa messe! Il la dit tous les jours, aux Trappistes, sur un petit autel qu'on lui a réservé. Y assiste qui veut. Courtisan familier, il bouscule le Bon Dieu qu'il ait à s'incarner lestement dans l'hostie. A peine a-t-il quitté l'Évangile, qu'il lève déjà le calice pour l'Offertoire. C'est très commode, le dimanche, pour les chasseurs qui ne veulent pas perdre un long temps à la messe. Leurs chiens attachés tous ensemble dans la cour, ils se rangent autour de son autel, bottés, carnassière au dos, le fusil en travers sur leur chaise. Plus il y a du monde, plus l'abbé se dépêche. A la fin, il crie : « lté missa est, » comme s'il souhaitait : « Bonne chance. » Ba figure de l'abbé est reliée en un vieux cuir brun, mangé de crevasses. Cela résiste à tous les temps. Mais qu'il soulève son tricorne, sa peau en dessous apparaît d'un parchemin si pur qu'on a envie d'y écrire une belle phrase. Si la soutane de l'abbé avait tous ses boutons, elle en aurait trente-trois. Un jour elle en a quatre, quelquefois deux, mais elle a toujours autant de taches. Il craint de la salir. Chez lui, quand il travaille, il met, pardessus, une belle robe de mandarin, en soie bleue, frangée d'or et de boue. On le voit ainsi, dans son jardin, tirant le rateau, entre ses légumes. — Il faut, dit-il, respecter la tunique du Christ. De son voyage en Chine, il a ramené une collection de bibelots dont il est très fier : idoles au ventre d'ivoire, paysages sur, papier de riz, menues obscénités en bois qu'il manie avec innocence entre ses doigts consacrés. Il les montre volontiers aux visiteurs qui ont de l'argent. Il tient à ces souvenirs, mais il ne refuse pas d'en vendre : il connaît d'ailleurs tel endroit de la ville où se procurer de nouveaux bibelots, qu'il aura également ramenés de la Chine. D'abbé est un malin : — Regardez mon four à pain, dit-il, j'en ai imaginé le modèle. Il me mène au fond du jardin, devant un tumulus de glaise, avec une cheminée de locomotive et un grand trou au milieu. — Les paysans ne savent pas cuire leur pain. Le mien est excellent. Goûtez. Il me tend quelque chose. C'est noir, c'est dur, ça croque : comme charbon, c'est assez réussi. L'abbé connaît tous les métiers : laissez-le faire. Les ouvriers qui maçonnaient sa maison n'en seraient pas venus à bout, s'il ne leur avait, lui-même, gâché le plâtre. Ingénieur, il ravine son jardin pour y lancer des ponts. Il cultive les tomates, il sélectionne des volailles, il a toujours de grands travaux en train. Il ne lui manque qu'une chose, c'est de les continuer. Pendant qu'il cajole ses tomates, ses poules prennent la morve, et quand il s'occupe de les soigner, ses ponts s'écroulent. Il semble surtout construire des ruines. Sa maison toutefois en complète. Elle est même double : deux vestibules, deux balcons, deux fois ce qu'il lui aurait fallu de pièces. Il espérait en louer une partie aux villégiateurs d'été. La première année, ils ne sont pas venus : maintenant c'est lui qui ne veut plus. Ces chambres, où les souris sèment leurs pilules, ne lui conviennent pas : elles sont beaucoup trop grandes. Il s'en maçonne à sa manière, avec d'anciennes fenêtres, des briques de rebut qu'il achète à mesure chez les démolisseurs. La porte de son salon provient d'un restaurant : elle est vitrée : la glace de gauche renseigne : « Entrée des ... »; sur celle de droite deux amours se sucent les lèvres. L'un est une petite fille, l'autre très visiblement le contraire. L'abbé n'aime pas le gaspillage. Son sucre, il l'achète en pain, ce qui est moins cher que de l'acheter en morceaux. Le bloc trône au milieu de la table, reléché par les mouches. Quand il en veut, avec un maillet et un ciseau, il frappe dessus comme un sculpteur qui taille une statue. Les éclats volent par terre où la servante les retrouve et les balaie aux ordures. Au fait, est-ce bien une servante? Forte et jeune, elle a la poitrine un peu lourde pour servir un. abbé. — C'est sa nièce, dit Benooi, dont la figure tout à coup devient un morceau de bois. — Et le petit garçon, Benooi? Car l'abbé se réserve, également pour le service, un petit garçon grassouillet, dont les reins comme ceux de la servante sont bien rebondis. Pour dix francs, chez les Baerkaelens, l'abbé s'est procuré deux bécanes qu'un couple anversois leur avait laissées en gage. A cause de la soutane, il a gardé pour lui la bicyclette de la dame. L'autre, qui est grande, sert à la bonne quand elle se rend au village. Il l'accompagne quelquefois. Les mollets découverts, la servante file grand train. Rouge, le tricorne dans la nuque, la soutane pleine de vent, l'abbé zigzague au loin, en détresse, derrière elle. -Un jour, chez un brocanteur de la ville, l'abbé découvre une auto, la trouve à son goût et, la machine étant un peu vieille, se décide à la ramener lui-même sur un camion. Ce fut un gros émoi au village : la charge était lourde. On ne reconnut pas d'abord ce charretier qui s'était déguisé en prêtre et tapait sur ses bêtes en leur lançant des « Nom de Dieu... » C'était une antique guimbarde, haute sur patte, dont le moteur semblait loger l'âme rétive de Rossinante. A force de limes et de marteaux, il en fait quelque chose qui bouge. Tout à coup sur la chaussée à cent mètres, j'entends une fusillade, puis un grand ballottement de ferrailles. C'est l'auto de l'abbé qui arrive. Je la saluerai, tout à l'heure, au passage. Mais rien ne presse. Je puis flâner, finir cette lettre, bourrer ma pipe, quand je viens sur ma porte, il est toujours trop tôt. D'abbé aimait le canotage. Il avait découvert une barque et pour ne pas ramer, y avait adapté une hélice avec le moteur de son auto. Cela marchait très bien. Un jour, avec sa bonne, comme il voguait sur un canal, aux environs de la Hollande, les douaniers se méfièrent. Us le hélèrent au bord : — Vous fraudez. — Pardon, je suis abbé, voyez nia robe. — Contrebandier. — Prêtre. — Nous verrons bien. On l'enferma dans un cachot : on le retint pendant trois jours. Et aussi la servante. — Dans le même cachot, Monsieur l'abbé? — Oui, et rien que de la paille pour nous deux. Ce qu'il y a de plus grave, c'est qu'à tant chercher s'il était prêtre, les douaniers oublièrent de visiter la barque. — Et naturellement vous ne cachiez rien? — Rien, dit l'abbé qui m'offre en souriant un bon cigare de Hollande. N'importe. Cette mésaventure l'a dégoûté du canotage. Il a démonté sa barque. Quille en l'air, au fond du jardin, elle sert de toiture au poulailler. Il n'a d'ailleurs plus de poules. -f- Sélection Gilles est venu au monde avec des jambes inégales : la droite plus longue que la gauche. Quand il marche et qu'il s'appuie sur la droite, il paraît très grand, puis tout à coup il s'effondre et devient très petit. Après quoi il remonte : c'est la jambe droite qui est la bonne. Mais au repos, qu'il veuille des deux pieds à la fois se camper sur le sol, il faut qu'il croque cette bonne jambe ou se déhanche pour l'arrondir en cerceau; elle le gêne si fort qu'elle devient la mauvaise. Il frappe dessus. — Sans cette garce, je serais devenu Trappiste. Il avait la vocation. Mais l'abbé ne l'a pas voulu et l'admet — 4i — simplement comme ouvrier de la ferme. Alors, il a pris femme, une laideron, sa cousine, qui louche et que l'on dit un peu idiote. Ils s'aiment, comme on s'aime ici, pour la progéniture. Chaque année, en même temps que la vigne, l'idiote donne son fruit. Ils en sont au septième. Un boiteux avec une idiote, 011 s'imagine quels monstres. Et en effet : morveux, campés droit, les yeux francs, ils sont si beaux, ces monstres,que les mamans de la ville en bavent. P'tite Jeanne est leur avant-dernière. Elle a trois ans, elle est déjà boulotte. Quelquefois elle s'aventure chez le Monsieur et s'amuse à courir sur les pierres rouges du carrelage. Elle n'a pas encore beaucoup d'équilibre. Ronde et soufflée comme une balle, à chaque instant je m'attends à la voir rebondir et la voilà qui se répand comme un bol de lait. Eux-la ne sont pas d'ici, ni d'ailleurs, ni de nulle part. Ils arrivent un soir avec leur maison, l'arrêtent au bord de la route et deviennent pour un jour des voisins. Trop serrés dans la roulotte, ils se répandent en plein air. Iveur marmite bout sous les arbres; les femmes se lavent dehors comme si elles se trouvaient derrière une muraille, sous un toit. P'hiver ils sortent moins; la porte close, leur cheminée fume. Ils n'ont pas besoin de charbon; leur combustible, ils l'achètent à coups de hache dans les sapinières. Très réservés, ils ne parlent que si le premier on leur souhaite bonjour. Et encore, si ça leur plaît. Les Bohémiens Il y a parfois plusieurs femmes pour un seul homme ; souvent plusieurs hommes pour une seule femme, rarement autant d'hommes que de femmes. Mais il y a toujours beaucoup de gosses. Ces femmes, que sont-elles à ces hommes? Sœurs, cousines, ou épouses, on ne sait. Peut-être un peu de tout cela en même temps. Les gosses jouent avec les chiens, ceux-ci revêtus de leur poil comme ceux-là de leurs nippes. Mais tandis que pour les bêtes on hésite, pour les enfants ou voit tout de suite si l'on a à faire à la petite sœur ou à son petit frère. Les grandes, quand elles ont arrangé la frange de cheveux qui doit se trouver sur le front, le reste peut pendre, elles sont coiffées. Pour se vêtir, elles aiment les couleurs éclatantes, le rouge qui fait bien dans les arbres, le vert qui accompagnera ce qu'elles ont déjà de rouge. D'ailleurs, elles ne sont pas difficiles; qu'une haie au passage, leur offre quelque frusque ni rouge ni verte, « Merci bien », elles l'acceptent. Les hommes s'habillent comme tout le monde, eu plus sale pourtant, avec un grand luxe de trous et de déchirures. Il n'y a qu'une chose; pour être tout à fait beau, le pantalon doit s'évaser par le bas. Us travaillent de préférence à rien ne faire. I > i ! 1 r L1 » i 11 : 'H> /A < fi \ ' ! f 1 • ' î | , f ri — 90 — dont elle 11e voit pas l'éclair, celui-ci très près, d'une seule chute, celui-là long et qui roule... Et le suivant, que sera-t-il? — Oh! papa! papa! Elle ne trouve que ces mots, mais elle en dit beaucoup, trois par éclair, et cela s'enchaîne : « Papapapapapa... » comme s'il fallait ce bruit de plus clans l'orage. Gagné par cette frousse, l'oncle va s'assurer dans l'âtre si la foudre, des fois, ne pourrait entrer par là, mais il veut rester crâne... — Quel dommage, fait-il, une si belle journée! — Oui, mon oncle... et qui finit si mal. — Praff... Cette fois, c'était pour nous. Je laisse le coup donner son effet : — Je me demande, dis-je, mon oncle, comment nous allons faire pour arriver à la gare : il est presque temps. — Déjà? fait l'oncle. — Oui, je pense même qu'il serait bon, tout doucement, qu'on se prépare... Poliment, comme cela se doit, je vais rassembler leurs petites affaires. Je les connais de les avoir portées : ici le sac, là l'ombrelle, là une canne. Je découvre une voilette : — Elle est jolie, ma tante, voulez-vous une glace? — Oh! papa! papa! » Pa pauvre femme! Elle se laisserait nouer un torchon. — En somme, réfléchit l'oncle, nous pourrions loger ici. Qu'en pensez-vous? Pe malin, il s'adresse à Marié. Mais c'est moi qui réponds : — Voyons, mon oncle, cela vous dérangerait trop, vous avez vu notre lit... Et un peu brusquement, car voici l'heure, je lui sangle son sac, j'épingle la jupe de ma tante, je leur pousse Marie, qu'ils l'embrassent, et « Après vous, mon oncle », je leur ouvre la porte. J'ai mis moi-même une vieille bâche. — Nom de nom de nom ! — Oh! papa! papa! Il pleut, il tombe aussi des grêlons. Toute en dentelle, ma tante commence à s'effeuiller comme un arbre. Ce que l'eau n'atteint pas par au-dessus, la erotte le lui souille par en dessous. Avant le bout du jardin, ils sont déjà trempés. — C'est étonnant, dis-je, ma tante, comme le sable de la Campine fait aussi de la boue. — Oh! papa papa! — Et ma maison, mon oncle, regardez donc, ce que l'on pisse là-dessus: — Nom de nom de nom! fait l'oncle. Je les mène au plus long par des ornières que je sais, puis par un champ plein de boue, puis sous les arbres de la chaussée qui sont de dangereux paratonnerres. Et je veux qu'ils courent ! Pauvre tante! Sait-elle encore qu'elle marche? A chaque éclair, nous devons stopper, car elle mourrait dans sa frousse, si elle ne dégorgeait tous les « papa » qui l'étouffent.. Une main dans son dos, je la pousse par derrière, l'oncle, par devant, tire : nom de nom de nom! honteux de ramener cette vache Nous finissons quand même par arriver. — Huit heures, constate l'oncle, qui est si trempé qu'on s'étonne que sa montre ne soit pas fondue. — Oui, mon oncle, plus qu'un petit quart d'heure; il fait d'ailleurs bon, cela nous fera du bien d'attendre. E'orage en effet s'est calmé. Ea campagne sent bon. Entre les nuages, le soleil ouvre un œil tout rouge, pour voir. Ees arbres s'égouttent. Eux aussi. — Papa, gémit la tante, pourquoi sommes-nous partis si tôt? Pauvre sœur de ma mère! E'a-t-on retirée de l'eau? Presque nue, je lui vois le rose des épaules et sais maintenant comment sont faites ces deux choses mobiles, qu'elle appelle peut-être ses nounous. Et mon oncle! Qu'en reste-t-il dans sa flanelle? Mais son chapeau, pour un chapeau de photographe, a pris des plis bien esthétiques. — Nom de nom de nom! — Patience, mon oncle, le train ne peut tarder. Il tarde quand même et lorsqu'il arrive enfin, je les pousse dedans, je les regarde se torchonner, je multiplie les «Au revoir », « Bon voyage », « Bon retour » ! Et que le diable les emporte... Quand je rentre, Marie m'a préparé un gros feu : — Comme tu es méchant, dit Marie. — Et eux, Marie? Un jour pourtant, l'oncle revient, sans sa femme, en bohème, avec un ami qui est peintre. Cette fois, devant un artiste, il est fier d'avoir dans sa famille un original qui ne vit pas comme tout le monde. Je l'entends d'ici : «Mon cher, vous allez voir... » Mais je ne le fais pas à la pose, moi. Et jusqu'au soir, grave, l'œil pesant, la phrase en manchette, je leur débite ce que l'on dit en ville de la politique et des ministres. Point de vue CE cousin n'est pas comme les autres de ma famille. Il a des idées plus larges, plus carrées, ou pour mieux dire plus cubiques. Il a fait des études, il est ingénieur, il comprend tout — parce que tout se mesure. J'apprends de lui beaucoup de choses. A trois gracies près, ma maison devient l'hypoténuse d'un rectangle dont mon enclos dessine la base et cette haie la médiane. E'orifice de mon puits développe trois mètres soixante-quinze et mon seau y descend, non pas au bout d'une perche, mais suivant une perpendiculaire. Ma bêche, que je croyais une simple bêche, est un levier; ma brouette en est un autre. J'en ai presque peur. Pensez donc. Quand je la pousse, la roue tourne tangentiellement au sol et ce sol est la base d'une ellipsoïde infinie. — Quels beaux arbres, dit-il des chênes de la chaussée, on en ferait de si belles planches ! Modèle — f" E bouge plus. J Pol recule à trois pas, incline la tête, me regarde, un œil ferme. — Avance un peu la jambe. J'avance. ... Pol, mon ami, qui est peintre, va tenter mon portrait. Nous étudions, pour commencer, quelques poses : d'abord au coin du pré, avec une casaque rouge, comme Fons quand il laboure; mais je ne suis pas Fons et j'ai l'air d'un acteur. Ensuite devant ma brouette, la main sur la roue, comme si j'avais roulé dans de la merde ! Puis derrière, entre les brancards, ce qui vaut déjà mieux. Seulement la brouette était trop verte. Enfin, nous trouvons une attitude plus simple, tout bonnement tel que je viens de me laisser aller sur une chaise, entre les choux, dans le jardin. Et cela marche... Je souris. Pes doigts aux genoux, je suis un paysan heureux qui se repose. Comme repère, j'ai sous les pieds deux cailloux; en face, dans la muraille, une brique où raccrocher mes regards. Je ne bouge pas. De profil, je sens, plus que je ne vois, le travail sournois de Pol qui, à petits coups, tantôt sur la bouche, tantôt à l'oreille, me chipe un rien de ma ressemblance, puis le colle sur sa toile. Au bout d'une heure, on peut deviner déjà ce que sera le portrait. Dà, mes arbres; ce rose : mon front. — Pà mes choux? — Non, ton béret. Pol est heureux : je suis un modèle excellent, je n'ai bougé qu'une fois, histoire de mettre un peu de calme entre deux coqs qui se battaient. Pe lendemain, à peine levé, Pol installe son chevalet : — Mon vieux, quand tu voudras. Je fendais une bûche. Pes pieds à mes cailloux, je tâche de redevenir ce que j'étais la veille. Mais hier, je n'avais pas cette bûche et cela me tracasse. Malgré moi, du regard, je la fends. Mais enfin, au bout de deux heures, ma figure, les arbres, la chaussée ont trouvé leur place. Le troisième jour, Pol me rattrape : — Quand tu voudras, mon vieux. Je n'ai plus seulement que ma bûche : il y aurait à remuer ce coin de terre; il y a mes légumes qui ont soif; il y a Spitz qui s'embête ; il y a tout ce qui, derrière ma chaise, existe de ce monde et qu'il me faudrait voir : — Tu permets, Pol, je vais jeter quelques graines... — Oui, mon vieux, dépêche-toi. — PTne minute, Pol, j'entends un poussin... — Reviens vite, dit Pol. Ainsi de jour en jour, tantôt le matin, tantôt l'après-midi, quelquefois encore un peu le soir : — Quand tu voudras, me dit Pol. Scrupuleux, il travaille à petites touches. Il ne va pas vite. Quelquefois, il efface. Pié sur ma chaise, je regarde Marie aller où elle veut, je perds ma brique et après mes cailloux : — Attention, dit Pol, la tête à droite, l'épaule plus effacée. Je tourne, j'efface; mais les jambes me repartent toutes seules; dégoûté de ma brique, je ne la trouve plus qu'en louchant. Enfin le dixième jour : — J'ai fini, annonce Pol. Mais l'œuvre est vraiment bien. A ne pas aller vite, ce sacré Pol, il a tout vu : tout y est; mes arbres y sont, mes choux y sont, moi au complet avec le brun de ma veste, le rose de mon front, la tache de soleil qui faisait de mon nez un beau morceau de couleur — et même, sans qu'il s'en rendît compte, ce quelque chose de mauvais à mes lèvres, qui pendant dix jours, injustement, se sont serrées : — Crétin! Marie a plus de chance. A peine Pol l'a-t-il campée devant la porte, une gerbe de blé sous le bras, en gaillarde qui revient des champs, que voilà Marie qui devient blanche, lâche sa paille, doit s'appuyer à la muraille en faisant : «Ouf! » Il faut que je lui apporte un grand verre d'eau. — C'est plus fort que moi, dit Marie, je ne pourrais pas me tenir tranquille, quand un homme me regarde comme ça. LES GRANDES AVENTURES A Monsieur et Madame Raoul Eut tiens. Le fusil Fons, qui s'y entend, me l'a choisi. Il a fait tout exprès le voyage jusqu'en ville. C'est une vieille arme de soldat, simplifiée à l'usage des braconniers : une gâchette que l'on ouvre, une cartouche qu'on y glisse, la gâchette qu'on referme et pan! si l'on vise bien, vous mangez du civet. Sa crosse est lourde. Quand on tire, elle vous décroche un coup de poing dans l'épaule : on file en arrière, on ferme les yeux, honteux de tout ce bruit. Il ne sert pas. Contre qui? L,es bêtes? Elles ne sont pas mauvaises. A la chasse, quand j'accompagne Fons en traqueur, c'est pour découvrir des bruyères. Mon gourdin, qui fouille les buissons, n'a jamais dérangé un seul lièvre. Quant aux hommes... mieux vaut les oublier. Accroché au-dessus de l'âtre, mon fusil annonce à ceux qui entrent : « Prenez garde, il y a un fusil dans la maison. » Ee vagabond, qui serait dangereux, peut le voir. C'est un peu comme pour Spitz : il impressionne. Et puis une arme, ça fait bien sur ma cheminée, entre mon Christ et mes assiettes à fleurs. Une seule fois, je m'en suis servi. Un camarade était venu, des premiers, voir comment se comporte un citadin qui s'est retiré à la campagne. Je l'avais reçu, sans faux col, en homme simple revenu des complications de la ville. Je lui montrais mes poules. Mon chat près de l'enclos guettait les poussins. Les guettait-il? Plutôt, il les regardait de loin, avec prudence, connue on se méfie des choses qui vous attirent des coups de baguette, quand on les touche. Je l'avais dressé : nous étions des amis. N'importe! Il les guettait. Il suffisait d'un camarade : la ville en me touchant m'avait refait injuste. Devant ce Monsieur, il me fallait, cabotin, montrer que j'avais une arme de paysan, que je savais m'en servir en paysan, et comme un paysan, tirer juste. J'ai tiré juste — comme une brute. Ce n'était pas difficile. Pe nez sur les pattes, le chat ne regardait même plus mes poussins. Pe soleil lui donnait chaud sous les poils. Il dormait comme sur mes genoux. D'accroupi qu'il était, il a versé sur le flanc — sans un bond. Il ne saignait pas. Quelques larmes lui sortaient des yeux — meilleures que les miennes — car je pleurais maintenant. Le miracle J'ai l'œil qui pleure, je suis très gros de la joue gauche. J'entre chez les Baerkaelens. — Tiens! fait Mélanie, vous avez mal aux dents? — Oh! oui, Mélanie. — Tiens! dit Vader, vous avez mal aux dents? — Oh! oui, Vader. — Tiens! commence Trees... — Voui, Trees... — Monsieur, demande Benooi, voulez-vous que je vous l'arrache. Quand Benooi a mal aux dents, il va dans le hangar aux outils, choisit des tenailles, attrape sa dent, puis tire dessus jusqu'à ce que ça vienne ou que ça casse. Il nie montre sa rangée de chicots. Non, merci, Benooi; aujourd'hui vraiment, je n'aurais pas le courage. — A votre service, dit Benooi. Il sort et c'est Fons qui arrive. Fons a fini de rafraîchir la litière de Lice; il tire dans un coin ses sabots qui jutent. Il va droit à ma joue : — Je vois, dit Fons, c'est une dent qui pourrit. — Oui, Fons, si vous saviez comme elle est longue ! — Tant mieux, dit Fons, je vais vous la guérir. Il va dans sa poche et en sort quelque chose qu'il a toujours sur lui. — Qu'est-ce que c'est, Fons? Tiens! une dent?... — Oui, dit Fons, elle vient du cimetière. — Du cimetière, Fons? Oui, dit Fons, je l'ai trouvée... Alors voilà, je vais en frotter la vôtre, pendant ce temps vous prierez pour les pauvres âmes et vous serez guéri... — On peut voir, Fons? — Mais certainement, fait Fons. C'est lourd, un peu jaune, on dirait un vieux dé, avec du noir dans les creux. Ive type qui portait ça devait avoir une fameuse mâchoire. — Et ça vient d'un cimetière, Fons... Ça n'est pas très.. — Oh! dit Fons, je l'ai lavée... et depuis le temps qu'elle me sert... Le moyen, en effet, d'être dégoûté? — Soit, dis-je à Fons, nous pouvons toujours essayer. — A la bonne heure, fait Fons. Surtout, n'oubliez pas votre prière, pour la pauvre âme. — Celle de la dent, Fons? — De préférence. Fons opère comme un vrai dentiste. Il m'installe sur une chaise, devant la fenêtre, du côté de la lumière, m'ouvre la bouche, écarte avec son pouce ma langue qui gêne un peu, puis s'applique avec sa dent à toucher juste. — Vous priez, n'est-ce pas? s'informe Fons. Des doigts plein la bouche, je dis « oui » de la gorge, je me laisse faire une minute et dès que je le puis, je me retire, parce qu'en même temps que son pouce, il m'a mis sur la langue un fort goût de crottin : — C'est drôle, dis-je à Fons, je suis guéri. — Je savais bien, dit Fons qui essuie la dent à sa culotte et la refourre en poche. Mélanie, Vader, Trees, un paysan qui se trouvait là, ont suivi en cercle l'opération. Ma dent guérie leur rappelle des miracles. Vader a connu une femme qui partie pour Dourdes toute courbée, en est revenue aussi droite que lui. — Moi, commence le paysan... — Moi, raconte Trees... Elle parle... tous parlent. Prétexte oublié de leurs histoires, je suce en silence clans mon coin, ma dent miraculée — qui est toujours aussi longue. Le brigadier UNE gale! Tout le monde dit : « Il est mauvais. » Nous nous détestons. Une première fois, je venais d'arriver, il a vu sur la route, mal vêtu, en sabots, une espèce de vagabond qui ne devait pas être en règle, puisqu'il se cachait en faisant mine de ramasser des glands. Il l'a hélé : « Hé là-bas! » et le vagabond, au lieu de présenter des poignets à menottes, l'a nargué... « Dites donc, brigadier, je suis M. Bâillon... vous savez, là-bas... qui tient des poules. » Une autre fois, il a rencontré ce Monsieur qui poussait une brouette sur une voie réservée aux cyclistes, il lui a dit : « Si je vous repince, » et le lendemain, d'autres fois, tous les jours, il l'a repincé, sans pouvoir le pincer, car en somme cette route, permise aux roues des cyclistes, n'était pas interdite à celles des brouettes. Une autre fois, ce même Monsieur ayant hébergé un peintre, lequel s'accompâgnait d'un modèle, il s'est fait que le modèle s'appelait Chapelier; que Chapelier était le nom d'un anarchiste à surveiller par les gendarmes; que le Monsieur interrogé avait répondu : « Débrouillez-vous »; mais qu'après de longues recherches, de minutieuses enquêtes, d'autres démarches désagréables à faire pour un brigadier, il avait été établi que ce nommé Chapelier n'avait du Chapelier anarchiste que le nom de Chapelier. Considérant ces faits et d'autres trop longs à rappeler, quelle joie pour un brigadier qui boit à l'auberge une chope, de voir passer le Monsieur avec son chien, ce chien n'ayant pas de muselière, alors qu'un cas de rage a été signalé dans le pays ! De temps d'enfourcher sa bécane... Mais le Monsieur aussi a vu le brigadier, et quand le brigadier arrive : « Cette fois, je vous ai, votre chien n'a pas de muselière, » le chien a sa muselière. Et je crie très fort : « C'est vous, brigadier, qui êtes en défaut ; vous entrez dans, les auberges, vous ne pouvez pas, j'avertirai le procureur du roi. » Je n'écris d'ailleurs pas au procureur. Mais voici : peut-être pour une plainte sérieuse, un mois après, le brigadier attrape sa feuille de route et doit partir pour une commune où c'est moins gai d'être gendarme. Comme j'ai crié très fort, tout le monde a su que j'écrirais au procureur, et le nouveau brigadier, quand il arrive, l'apprend de tout le monde. Alors, quand il rencontre le Monsieur, le brigadier sourit; il ne touche pas, il tire son képi et si par hasard, quand ce n'est pas la chasse, le Monsieur porte sous la veste quelque chose de gros, avec des oreilles de lièvre qui dépassent, le brigadier, d'un clin d'œil, ferme l'œil pour le Monsieur. L'évadé A Charles Vildrac. JE n'en suis pas bien sûr, mais, je erois, ou appelle cela des colonies de Bienfaisance. Ce n'est pas loin d'ici, après des bruyères et des bois, du côté de la Hollande. Ne faisant rien, ils ne faisaient de mal à personne. Ils tendaient la main. Us ne savaient pas que d'être venu au monde, cela vous crée des devoirs. Ils n'avaient pas de métier. vSavaient-ils lire? Us ne vendaient rien. Ni prêtre, ni soldat, pas même banquier ou fumiste. Us ne servaient ni plus ni moins que les fils à millions qui traînent, dans les bordels, un cerveau creux et des doigts gourds. Us n'avaient pas leur chance. Ce n'était pas leur faute si, devant une jolie table, en des verres bien rincés, ils ne se grisaient pas avec de bonnes choses qui moussent. Us ne savaient pas, comme les messieurs, avancer les lèvres vers une gorge à pommade en murmurant : « Je vous désire, » et leurs gouges à eux ne se cachaient pas d'être les roulures à tout le monde. Ils traînaient par les routes; ils dormaient dans les granges. Us avaient besoin de tout leur cœur pour aimer la paille qui tient chaud, la pierre si elle n'est pas trop dure, peut-être un chien. Be baluchon au dos, ils n'avaient pas toujours la piécette qui prouve aux gendarmes que l'on a de quoi se payer un logis et que, malgré ses pieds nus, on est un honnête homme. Alors un juge leur a dit : « Un an. Trois ans. Sept ans. » — Mais, Monsieur!... — C'est bon. Allez!... Us n'ont pas eu besoin d'aller : on les poussait, on les fourrait dans des wagons et, debout dans une boîte, ils ont fait le grand voyage. Us ont vu, puis revu ce pays, ces laudes, ces bois, où peut-être 011 serait bien, s'il y avait moins de murailles et pas tant de barreaux. Les barreaux, n'est-ce pas? c'est utile, et aussi les verroux, et aussi les gardes qui, les mains dans le dos à ne rien faire, vous montrent, sacré nom de Dieu ! comment on travaille quand on n'a pas de revolver à la ceinture, ni de bottes à vous fiche au derrière. De la route, ceux qui vont libres peuvent les voir. Misère! Pour qu'on sache qu'ils sont moins que des hommes, on leur a tondu la tête, rasé les joues et collé sur le dos une casaque dont les raies jaunes se distinguent de loin. — Demi-tour à droite! Demi-tour à gauche! Halte! Fixe! Us tournent, se détournent, s'arrêtent, les vieux dont les mains tremblent, les jeunes qui auraient vraiment autre chose à faire. Us remplissent de terre des brouettes, puis les vident, puis de nouveau les remplissent. Avec la pioche, dans le sable, ils creusent de grands trous qui ne servent à rien, et qu'ils bouchent avec de l'autre sable. Et pendant un an, pendant trois ans, pendant sept ans, ils travaillent, tant que le juge les retrouve et qu'ils recommencent. Us apprennent ainsi qu'il faut aimer le devoir, aimer les hommes qui les choient, aimer le logis où il fait bon sous la lampe, près de la femme qui brode et de l'enfant qui rit. Quelquefois, l'un d'eux reste en arrière. Il saute dans un de ces grands trous qui, tout à coup, sert à quelque chose. Des camarades 11e disent rien; il les écoute partir, puis la grande porte se refermer sans lui. Libre ! Il est libre, libre comme les loups, de marcher la nuit et par les bois, ou très tôt quand les gardes sont encore à cajoler leurs femmes. Il dort dans les fossés. Une vie! il donnerait une vie pour se mettre, sur le dos, une blouse qui ne ferait plus dire aux gendarmes : « Hé ! hé ! voilà du gibier pour nous sous ce buisson! » Quand il a faim, il se risque vers un seuil, non vers les grands dont 011 compte les marches, mais vers les plus humbles et par la porte de derrière, là où sont des gens presque comme lui, qui ne s'étonnent pas qu'on ait la tête rase et des lignes jaunes sur la casaque. On lui donne du pain, qu'il en mange... à boire parce qu'il a soif. — Dieu soit avec vous! Et vraiment, le bougre, il en a bien besoin. Celui qui frappe à ma porte n'a pas à me dire d'où il vient. Il a frappé trois petits coups en s'assurant, derrière lui, que personne n'était là pour le voir, et maintenant il attend, l'œil sur cette porte qui pourrait ne pas s'ouvrir. C'est un matin brumeux de septembre qui s'égoutte en bruine. Il n'a déjà plus sa veste de colon. Encore jeune, bien découplé, il serait droit si le froid du brouillard ne le secouait pas si fort. Il a une figure restée fraîche, des mains trop intelligentes pour un paysan qui rôde en blouse à 4 heures du matin. Comme j'ouvre la porte, il les cache. — Entrez. — Après vous. Il fait des manières : un ancien quelqu'un de la ville. Je fais • signe à Marie qu'elle nous laisse. Il n'a pas vu beaucoup de fermes. Il examine celle-ci : ce plafond bas en planches, ce Christ au mur, ces choses de pauvre qui ne ressemblent pas à celles des pauvres de la ville. Et puis ce grand trou noir avec des flammes. Mais cela réchauffe; on trouve, là, une brave bête de chat auquel il fait bon se caresser les doigts tout le long de la peau. — Asseyez-vous. Je l'installe devant la table, près de la fenêtre, d'où l'on peut voir la route ou, si l'on préfère, la surveiller. Je ne lui demande pas : « Avez-vous faim? » Je suis un bon homme de paysan qui ouvre sa porte quand on frappe. Qu'ai-je besoin de savoir pourquoi sa blouse pend trop large; et ces brindilles, partout dans sa culotte, est-ce que cela me regarde? C'est un voyageur, n'est-ce pas, qui manque d'argent parce que cela arrive, et qui partira tout à l'heure. En attendant, qu'il mange : voici le pain, voici du lait, voici le grand couteau, de quoi se tailler des tranches à sa guise. Et le beurre que j'allais oublier ! Voici le beurre, et maintenant arrangez-vous : j'oublie que vous êtes là; j'ai à faire. Lui, il n'a pas faim. Oh! non. On peut le regarder. Il a mangé hier, ou certainement un autre jour. Voyez comme il se coupe sans hâte sa tartine, comme il la brise juste par le milieu, comme lentement il la porte à sa bouche, et ce n'est pas sa faute si le gosier a faim, s'il happe les morceaux tout entiers, si au goût de ce pain, on ne peut lui en fourrer assez vite et si la tasse, qu'il faudrait boire à petites gorgées, se trouve vide au premier coup. J'en verse une autre toute pleine, j'arrange un coin du rideau, puis, mon Dieu ! parce qu'il fait froid, d'un coup de genou je vais pousser à fond la porte. C'est que j'ai vu, cheminant sur la chaussée, deux ombres, deux cavaliers qui ne doivent pas, tous les jours, savoir ce qui se passe dans une baraque. Us vont côte à côte, à l'aise, en gendarmes dont la mission est de faire du chemin et qui en font. Leur mousquet les accompagne, à portée, en travers de la selle. Us ont le temps et, comme il se présente là un sentier vers la maison du Monsieur, ils s'y engagent, histoire d'ajouter ce petit bout de route à tous les bouts qu'ils doivent faire. L'homme aussi les a vus. Mais s'arrête-t-on pour des gendarmes? Non, n'est-ce pas? Sa tartine finie, il s'en coupe une deuxième, remet la miche où elle était... Seulement, voilà, il garde le couteau. Les autres sont maintenant très près. Us s'intéressent à mes choux, car un gendarme doit tout voir. En longeant l'enclos, celui qui vient le premier se tourne vers son camarade et lui crie quelque chose qui finit par « poule ». Ce doit être drôle : ils se mettent à rire et voilà les quatre yeux de leur trogne qui se braquent en même temps sur ma porte. Vont-ils entrer, comme il arrive, pour rien, pour agacer le Monsieur, lui dire qu'il y a du brouillard, mais qu'après ce brouillard il fera beau? L'homme continue à mâcher. Le couteau dans son poing, il ne s'occupe même plus de ce qui se passe derrière la fenêtre; ses yeux sont tout à la porte et c'est simple : si elle bouge, il sautera sur ses pieds et tant pis si du sang tout plein doit rougir ces murailles. — Encore du lait? — Je veux bien. Il tend sa tasse : ce que je verse file à côté. Il me regarde. — Merci! Houp! Ees gendarmes ont vu ce qu'il fallait. A l'aise, ils vont jusqu'au bout du jardin, où mon cerisier les intéresse; ils s'en permettent chacun une branche, ce qui n'est pas voler, puis ils tournent vers la gauche et je ne les vois plus. Seulement ils sont toujours là : je les entends d'abord sur le côté de la maison, le long de l'étable, où Spitz aboie; puis sur le derrière, où il y a une porte, puis houp ! houp ! de plus en plus vite, en plein galop, à travers la bruyère. Partis! A deux mains, cette fois, l'homme empoigne son bol et le couteau reste sur la table. Il a fini, d'ailleurs; il lève les yeux et voit alors ce paysan tout pâle. Devine-t-il que j'ai compris? Lentement debout, il va jusqu'à l'âtre où sont le chat et la flamme. Il me tourne le dos. Je lui fourre ce qui reste du pain. Ensuite du tabac. — Merci. — Prenez aussi la pipe. — Oui. Tout cela, il le fourre dans sa poche. Puis il s'en va. Les crêpes — T^h bien, Marie, qu'est-ce que tu as ? lv —Moi...? rien. Elle ne se retourne même pas. Le front à la vitre, elle regarde vers le champ où Gille le boiteux s'acharne si fort, sur sa bêche, qu'il en paraît presque droit. Il fait un matin maussade de printemps qui hésite à venir : sans neige, sans pluie, mais aussi sans lumière. La brume stagne autour (les choses qui n'ont pas de couleurs; on ne voit que du gris et la vie semble un peu triste, parce qu'après ce long hiver, le soleil ferait bien de sortir et que d'un matin à l'autre ce n'est jamais lui. — Oh! ce brouillard! fait Marie. — Oui, Marie, mais, derrière, il est là, tu sais, le soleil. Moi, je le devine; il est en train de fourbir ses cuivres; un de ces jours tu le verras flamber avec tous ses rayons remis à neuf... Voici Pâques bientôt. — Oui, Pâques, réfléchit Marie... Demain, mercredi des cendres... Il faudra que j'aille à la messe. — Oh ! oh ! et M. le curé te mettra sur le front une belle croix de cendre. — Peuh! dit Marie, cela n'est pas amusant. — Pas amusant, Marie? Tout est amusant. Ainsi cette petite croix, si tu essayais de la garder sur le front jusque l'année prochaine, voilà qui serait drôle. — Tu plaisantes, dit Marie. D'ailleurs, comment voudrais-tu que je me lave? En ville, on s'amusait mieux. Rappelle-toi le dernier carnaval; nous avons dansé, tu portais un faux nez, tu faisais le fou... — Da bête, Marie... Tu te souviens : le lendemain, quelle migraine ! — C'était bon quand même... 7— Marie... Marie... le carnaval te fait regretter la ville. — Oui, avoue Marie, aujourd'hui je suis triste : mais cela ne doit pas te fâcher. — Me fâcher, Marie! Au contraire.Tiens! puisque tu y penses, nous allons fêter le carnaval. Ce soir je m'entortillerai dans un drap; tu m'appelleras «Beau masque»; je t'intriguerai : « Je vous connais, Madame. » — Ce n'est pas la même chose, dit Marie. — Alors veux-tu que je te chante, que je danse devant toi. Je me mettrai tout nu si ça te plaît. — Ce n'est pas ça, fait Marie. — Si grave?... Alors... si nous faisions des crêpes. — Si tu veux, dit Marie. — Oui, mais, Marie, nous n'en ferions pas qu'une poignée, nous en ferons beaucoup, des piles, de quoi en manger toute la semaine. — Oh! alors, je veux bien, dit Marie que je parviens toujours à consoler par le ventre. Pendant toute la journée nous sommes ceux qui vont se régaler de crêpes. — Oh! oh! des crêpes, fait Benooi qui me pèse sa farine, largement, parce qu'il en retrouvera sa part. — Hé ! hé ! des crêpes, se pourléche le brasseur qui me verse, hors d'une belle cruche, plus que pour mes trois sous de levure. — Des crêpes, dis-je à Spitz. — Des crêpes, Fox. — Des crêpes, mes poules, dis-je le soir en les chassant une heure plus tôt dans leur lit. Ba lampe allumée, Marie commence sa besogne. Pour que ce soit fête entièrement, elle a rangé sa cuisine, ondulé ses cheveux, mis sa belle jupe et je parie qu'en dessous elle s'est lavée toute nue. Moi, j'ai invité Spitz. C'est l'heure où les malins de la ville se font, avec du carton, une autre gueule. Marie n'y pense plus : elle est toute à sa pâte. Banal de dire qu'elle officie, et pourtant M. le curé n'est pas plus sérieux quand il dit sa messe. Voici le beau lait que l'on verse, tout blanc, dans la terrine ; voici la farine que l'on délaie, la cannelle que l'on dose, « juste assez », le sucre, « beaucoup » : — Parce que tu l'aimes. Par moments, elle avale sa salive, tant ce qu'elle prépare sera bon. — Il ne s'agit pas, dit Marie, de mêler tout cela au hasard et de croire qu'on aura des crêpes : il faut des soins. — Oui, Marie, beaucoup de soins. Heureuse d'être comprise, Marie continue à tourner dans sa pâte. C'est doux, c'est blanc, moelleux à l'œil; cela fait : « cloc, cloc », comme un beau ventre de femme qu'on tapote. — Chut, gronde Marie, ne parle pas de cela... maintenant. De moment en effet est grave. Marmiton docile, j'attends les ordres : — Vite, le sel. Je passe le sel. — Encore du sucre. Je passe le sucre. Pour rien au monde, je ne passerais le poivre quand elle réclame du safran. — Et maintenant, dit Marie, goûte. Pa langue dehors, je reçois un peu de cette crème. J'avale : — Délicieuse, Marie. — Oui, mais, insiste Marie, tu es sûr, il ne manque rien? Une seconde fois, je goûte, les yeux fermés, parce qu'on juge mieux. — Non, Marie, elle est parfaite, et même, dis, Marie, si tu veux, nous pourrions la manger tout de suite. — Ne blague pas, fait Marie, tu sais bien, il faut d'abord qu'elle lève. Respectueusement, nous transportons la pâte sur une chaise, près du feu, où elle devient tout à coup un important personnage. On l'a recouverte d'un linge. Elle a besoin de chaleur et de calme. Elle accepte de se gonfler, de remplir à elle seule sa terrine, mais qu'on n'y touche pas ou, boudeuse, elle s'affalerait et ne recommencerait plus. — Ici, Spitz, ici. Il faut que je retienne mon invité qui voudrait savoir de trop près ce qui se passe dans ce plat. Marie seule a le droit. Religieusement elle le découvre : « Ça commence, » dit-elle. Un peu plus tard : « Ça monte. » Bientôt, sans qu'elle l'annonce, ça déborde. C'est alors qu'il devient amusant de faire des crêpes. Versée dans la poêle, « Pchttt » siffle la pâte furieuse d'avoir si chaud. Elle n'a pas assez de bouches pour souffler sa colère et par tout le corps s'en ouvre de nouvelles, chacune avec son juron de vapeur. Mais, bientôt, elle se calme et se résigne à durcir; elle ne blasphème plus, elle rissole. Devenue croustillante, on peut la chipoter, lui arracher un morceau de son ventre, la jeter en l'air, la rattraper comme une sotte : elle est crêpe. La première a raté. — Attrape, Spitz. — Hap, engloutit Spitz dont la gueule est blindée contre les brûlures. La seconde, nous la mangeons pour savoir; les autres, que nous mangerons plus tard quand elles y seront toutes, je dois les répartir sur plusieurs assiettes : — Afin qu'en se refroidissant, elles ne se ramollissent pas. Car Marie pense à tout. Animée, les yeux rouges, elle s'amuse en plein coup de feu. Si je lui affirmais que ce matin elle était triste, elle me dirait : « Tu te trompes. » Son poêlon bien brûlant, elle n'a que le temps de le graisser, d'y verser la pâte, de la détacher, de l'envoyer « Hep » en l'air, puis « Encore une » toute chaude sur la pile. Une belle fumée bleue remplit notre cuisine et file sous la porte raconter à ceux qui 11e le sauraient pas encore, que l'on fait des crêpes chez nous. Le nez hors de ses plumes, Fox trouve à ce fumet quelque chose qui lui rappelle la ville. Il l'interroge à petits coups. — Hum! on dirait de la viande, oui vraiment de la viande, mais ce n'est pas de la viande... Et il se rendort dans ses plumes. Plus simple, Spitz rêve, sur son derrière : déjà une de ces rondelles lui est tombée bien chaude dans la bouche : une autre pourrait venir, ce serait bon. A chacune qui saute, il se lève et, comme Marie tout à l'heure, il avale sa salive. — Encore une. Puis : — Encore une. Elles se suivent de près. D'après ma fonction, je les place dans leur assiette, puis je les compte. Quand une pile est assez haute, je descends cette tour à la cave. Pendant les intervalles, je scie du bois; je mets la nappe; je range les tasses. Au bout d'une heure, je me décide à les déranger pour les ranger à nouveau, car je trouve décidément cette cuisine un peu longue. Je dis à Marie :• — Il y en a beaucoup. — Beaucoup de quoi? — De crêpes, Marie. — Bien sûr, dit Marie, je suis contente. Tiens, descends cette pile à la cave. C'est la quatrième. Je triche un peu : je me permets un bout de crêpe, puis toute la crêpe, parce qu'elle est bonne. Cela prend dix minutes. Quand je remonte, je jette un coup d'œil dans la terrine : elle est toujours aussi pleine... -— Marie? — Quoi donc? — Tu en as encore bien pour une heure. — Au moins, la pâte monte toujours. — Ah! Trois crêpes plus tard : — Marie, ne trouves-tu pas? Une autre fois, nous pourrions en faire un peu moins. — Oh! non, dit Marie; des crêpes, ce n'est gai que s'il y en a beaucoup. Encore une... — Marie, dis-je tout à coup, qu'en penses-tu : si j'allais bêcher un peu, au jardin? — Bêcher le soir. Mais non, regarde celle-ci, comme elle se gonfle. Elle se gonfle en effet très fort, mais pas plus que les autres. Celle-là placée, je vais jusqu'au bout de la cuisine, je reviens à Marie, je m'éloigne un peu plus et, doucement, sans en avoir l'air, — puisqu'elle s'amuse : — Ça va, Marie, ça va? me voilà dans mon coin de tous les soirs, avec un livre. — Encore une, annonce Marie. Puis : « Encore une... » Puis : « Encore une... » Je réponds : « Oh! oh! » ou bien « Ah! ah! » puis plus rien, parce que le passage que je lis est un peu difficile à comprendre. Je n'entends vraiment bien que lorsque Marie annonce : — Attention, je commence la dernière. Ces mots, je les attendais, je sors de mon livre, et près du feu je retrouve ma brave Marie, comme tantôt parée pour la fête, avec ses cheveux qui ondulent et ses joues qui ont chaud. Seulement, qu'est-ce qu'elle a? D'une sur l'autre, les larmes lui sortent des yeux, et, au long de son nez, vont tomber dans la poêle, comme si elles voulaient devenir de petites crêpes. — Eh quoi, Marie, tu pleures? — Oh! non, fait Marie. — Voyons, grande sotte, ça ne t'amuse donc plus, les crêpes? — Si... mais... Pourquoi le dirait-elle, puisqu'elle ne le pense même pas. Pourtant, espèce de mufle, fallait-il que je l'oublie pour un livre, un soir de carnaval, alors qu'elle fabriquait des crêpes? — Pardon, Marie. Debout derrière elle, sur ses joues, dans la nuque, sur le cou, je promène un long chapelet de petits « Pardon ». Sa jupe est si courte que, sans qu'ils le sachent, mes doigts passent en dessous. Et ce que j'y trouve! — Non, fait Marie, pas ça... pas ça... ma crêpe... Mais je sais bien, moi, que c'est ça et encore autre chose. « Si... si... Marie... » — Ma crêpe, se défend encore Marie. Mais elle a beau jurer, cette crêpe, quand on y repense enfin, elle est devenue quelque chose de noir, qui ne ressemble pas mal à la figure d'un nègre furieux. — Pour toi, Spitz... — Hap, fait Spitz... — Maintenant, tout le monde à table, annonce Marie, la gourmande, qui a déjà pris le meilleur. s Père Raphaël. Nous sommes à table un midi, quand il entre sans frapper, pieds nus, un gros ventre, un panier à chaque bras, en brave homme de moine qui est partout chez lui. — Je... commence-t-il. Puis il s'arrête, surpris. C'est notre première année. Pa dernière fois, il a trouvé ici une petite vieille avec un petit vieux; il ne connaît pas ces deux-ci, mais ils ont l'air bon quand même et à ce qu'il peut voir, ils sont en train de se régaler d'une fameuse salade. Il y pique un regard : — Hum ! dit-il, on se fait du bien ici. C'est en effet une superbe salade. Nous l'avons cultivée. Pour qu'elle soit plus moelleuse, Marie y a semé du lard en croûtons et versé par-dessus trois cuillerées de cette bonne huile qu'elle a ramenée, tout exprès, d'Anvers. Gêné de paraître gourmand, j'attends, sans répondre, ce que me veut ce moine à paniers. — Je viens, explique-t-il, pour le beurre. — Pe beurre, s'étonne Marie, je ne fais pas de beurre. Nous n'avons pas de vaches. — Pas de vache? Tiens! Un fermier sans vache c'est comme qui dirait un capucin sans sa corde. Nouveau coup d'œil à ces gens, puis sur leur table où ce qu'ils mangent est décidément une gaillarde de salade. — Alors, fait-il, donnez-moi des œufs. Si vous n'avez pas de vaches, vous avez des poules. — Des poules, dis-je de plus en plus agacé, oui, j'en ai. Seulement je ne vends pas mes œufs. — Alors, fait-il, donnez-moi de l'argent. — De l'argent, pourquoi faire? Cette fois, j'ai sauté debout. Il comprend alors à mon air qu'il y a quelque chose que nous ne savons pas : — Je suis le père Raphaël, dit-il. N'avez-vous pas entendu le sermon de M. le curé, dimanche? — Non, dit Marie, dimanche je n'étais pas bien. J'ai raté ma messe. — Et vous? Mais il ne me plaît pas de répondre que si je vais à la messe, ce n'est pas à l'église du village. — C'est dommage, fait-il. Si vous aviez été, vous auriez su que je devais venir. M. le curé l'a annoncé. Je viens chaque année : on me donne ce qu'on veut; en retour c'est moi qui prêche la retraite. Il nous explique cela simplement, comme à des gens qui savent ce que l'on doit aux ministres de Dieu et qui n'y manqueront pas, puisqu'au surplus ils sont à manger une si bonne salade. Il y goutte de l'œil de temps en temps et quand il a fini, son regard y reste planté, droit comme une fourchette. — Donnez, dit-il, ce que vous voudrez : un franc, deux francs; ce sera jusqu'à l'année prochaine. Déjà Marie se levait pour chercher sa bourse... Pourquoi, subitement emporté, ai-je dit : « Rassieds-toi, Marie, » et mis à la porte, comme un chien, ce brave homme qui avait bien le droit d'apprécier ma salade? Littérature La truculente Johanna, qui avait des joues si roses, est morte pendant la nuit. On a planté devant sa ferme une croix de paille en attendant celle en bois que le bedeau apportera tout à l'heure de l'église. C'est Phrasie, ma propriétaire, qui m'annonce la nouvelle. Elle a lavé le corps, comme elle le ferait pour moi si je venais à mourir, et depuis le matin, elle trotte à travers les bruyères, d'une ferme à l'autre, pour avertir les voisins. — Quel grand malheur! dis-je à Phrasie. Et son pauvre Guido, que va-t-il faire? — Songez donc, répond Phrasie; toute une étable à soigner : quatre vaches, un bœuf et un veau. — ii4 — — Il y a aussi les enfants, Phrasie. Us sont cinq, je crois? — Sept, Monsieur. Pourtant les enfants, c'est le moins : ça pousse tout seul. Mais les grosses bêtes : les vaches, le bœuf... — ... le veau! Phrasie. Très sérieuse, Phrasie pense au veau. — Vous savez, dit-elle, le rosaire, ce sera pour ce soir, à 8 heures. Vous viendrez? — Oui, Phrasie. C'est une baraque, comme la mienne, du côté des Grandes Mares. Quand j'arrive le soir, je ne suis pas le premier. Voisins et voisines attendent déjà sur des chaises, silencieux, leurs sabots rangés près du seuil, avec les lanternes pour le retour. Par convenance, j'avais mis des bottines et je pose mes pieds en douceur, honteux de mes semelles sur le sable qui grince. Guido n'a pas levé la tête. Il se tient près de l'âtre, courbé connue s'il se chauffait. Seulement l'âtre est éteint. Une grosse marmite pend toute noire au bout de sa crémaillère. Elle fume un peu. Près de lui, sur un banc ses quatre garçons laissent pendre leurs huit petites jambes nues. On a couché les fillettes trop jeunes pour rester si longtemps les mains jointes. Peurs lits se suivent au long du mur, sous deux cadres, où Jésus et sa Mère tiennent, chacun dans la main, un cœur tout rouge qui brûle. D'autres voisins arrivent, enlèvent leurs sabots et en chaussettes ou pieds nus, cherchent une place. On a réservé la meilleure pour Gille qui récitera le rosaire parce qu'il est le voisin le plus proche. Chacun assume ainsi sa tâche. Pe jour des funérailles, Fons ira sonner les cloches, Nelis prêtera sa charrette pour le corps, Benooi sa jument. Pes autres prieront. A 8 heures, Gilles, le boiteux, arrive en boitant comme toujours, très grand d'abord, puis très petit, puis comme tout le monde quand il s'assied. Avant que l'on commence, Guido ouvre à côté la chambre de la morte, afin qu'elle soit plus près. On ne voit qu'un trou noir, avec quelque chose de blanc, sans doute un coin du lit où elle dort. — Au nom du Père... Gille fait un grand signe de croix appris chez les Trappistes. — H5 — Il entame lentement le début des prières que les autres continuent après lui, à haute voix, comme cela se fait le dimanche à l'église. On distingue le fausset des enfants et le bourdonnement de Guido, qui arrive le dernier, parce qu'eu même temps que ses mots, il doit traîner sa peine. Gille le laisse finir, puis il recommence. Quand il a fait trois fois le tour de son chapelet, il récite une dizaine d'Ave, dont il précise pour chacun, une intention spéciale. Au dernier il annonce : — Pour celui d'entre nous qui mourra le premier. — Amen. » C'est fini. Chacun se lève. Sur le seuil les hommes allument leur pipe à leur lanterne. Des femmes partent en avant. Guido n'a pas bougé. Je suis allé voir la morte en plein jour. Tout de son long, dans le lit, elle n'avait plus ses joues roses, et dans sa bouche ses dents semblaient des graines jaunes de maïs. vSon ventre, sous le drap, faisait une grosse bosse : son dernier qu'elle emporte. Avec le buis, je lui jette un peu d'eau bénite et voilà tout à coup Johanna qui pleure. Tandis que je la regarde, Guido, à genoux devant l'âtre, souffle la flamme sous la marmite de ses bêtes : — Il faut qu'elles mangent. Turbulents dans un pré, les enfants poussaient tout seuls. Lorsque nous revenons le soir, pour le rosaire, le cadavre est déjà dans ses planches. Le cercueil est tout frais : cela sent bon la résine, comme dans une sapinière lorsque l'on fend du bois. Puis je surprends une autre odeur, ô truculente Johanna! Le matin de l'enterrement, Guido a mis sa culotte et sa belle blouse des dimanches. Il a gardé son visage de tous les jours, un visage en terre trop cuite pour y sculpter encore de la tristesse. Il fume sa pipe. Comme le monde arrive, il la retire et la fourre dans sa poche, pour tout à l'heure. Il n'a rien oublié : ni la pièce pour l'offrande, ni le sou de sa chaise, ni le grand mouchoir rouge — également pour tout à l'heure. Il s'intéresse aux efforts des hommes qui empoignent le cercueil pour le hisser sur la charrette. C'est un peu difficile : ils n'ont pas l'expérience des croque-morts de la ville, mais s'ils bousculent Johanna, c'est de bon cœur et han! la voilà en place. Lice, la jument, part aussitôt d'un bon train. Ce qu'elle tire est généralement plus lourd ; Benooi, qui la mène par les brides, est presque forcé de courir. N'était-ce son habit des dimanches, il aurait l'air de revenir des champs. Guido se hâte derrière, à grandes enjambées, entre ses quatre garçons qui trottinent, puis le groupe des femmes en mante et les hommes qui s'échelonnent à distance. Personne ne parle. Chacun se dépêche pour soi. La bruyère seule chuchote et quelquefois le coup sec d'une roue dans l'ornière. Il me faut réfléchir beaucoup pour imaginer qu'il y a un mort sur cette charrette qui n'est pas un corbillard. Pourtant le cercueil se trouve là, couché en travers sur deux bottes de paille, et aussi la croix prête à planter sur la fosse. A la chaussée, Benooi ralentit pour donner le temps à Fons qui part en avant sonner les cloches. On les entend bientôt, accourir à pleins sons, par-dessus les grands chênes, à la rencontre de la morte. Près de l'église, les femmes vont s'accroupir contre le mur et pissent. Il n'y a rien à dire : c'est l'usage. Guido aussi s'arrête — contre un arbre. C'est M. le curé lui-même qui chante la messe. On a déposé Johanna, à ras des pierres, près du banc de communion, comme une humble morte qui n'a pas le droit d'aller plus loin. Guido se tient à genoux un peu en avant. Il prie : il ne prie pas autrement les dimanches dans son livre et tourne sa page, en même temps que le prêtre, pour l'Evangile. A l'Offrande, il regarde longtemps sa pièce avant de la lâcher dans le plateau, mais en revenant il se trouble parce qu'il a pris le cercueil à droite, au lieu de le prendre à gauche, ce qui l'oblige à contourner tout à fait le corps de sa femme. Puis il ne bouge plus. Pe cimetière entoure l'église. C'est meilleur pour les morts. Us entrent d'un bond dans la tombe, tout chauds encore de prières, et les bénédictions qu'on a versées dessus, n'ont pas le temps de s'éventer. Devant la fosse, Guido a déplié son mouchoir. Ses mains tremblent, ses jambes tremblent, son sarrau tremble sur son dos. Il n'a pas songé à tirer sa casquette. Il se penche vers le trou et trois fois appelle : «Wanne!... Wanne!... WanneL. » toujours plus fort, avec angoisse, vers Wanne qui ne peut plus répondre. Des petits à leur tour hurlent après leur mère; les femmes reniflent, les hommes se détournent ou se mouchent. Raide près de moi, Fons se mord la lèvre et fixe, immobiles, ses rudes yeux, remplis d'eau. Pleurer comme eux ! Comme eux renâcler de chagrin, grimacer de détresse, sentir bêtement les larmes au long de ma figure, et les boire ces bonnes larmes à m'en purger l'âme!... Mais je ne suis pas assez d'ici, j'ai trop à voir et mes yeux sont trop loin de mon cœur. M'auras-tu pardonné, toi, ô pauvre morte? Il faut que je note la trogne du bedeau, Guido qui, à genoux maintenant, gratte la terre, ces arbres qui bougent, ce soleil si chaud qu'il aurait tôt fait craquer ton cercueil, si on ne le couvrait bien vite dans sa fosse. Plus tard peut-être, un jour en trempant ma plume... Ton Guido qui te pleure, tes enfants, les autres qui gémissent t'auront sans doute oubliée. Tu seras « feue » Johanna. Et pour moi, tu vivras. Tu auras tes joues roses, tes dents pures comme le lait que tu tires à tes vaches ; tu couperas la bruyère à genoux, ton bonnet blanc à ras des fleurs; tu porteras le seau de ton puits et peut-être alors, trouverai-je tout à coup cette larme, en pensant que tu viens de mourir, en voyant qu'on te rend à la terre, ô pauvre Johanna qui 11e sera déjà plus qu'un peu d'os, dans un cimetière, au fond de la Campine ! QUELQUES-UNS Sommations respectueuses Son service militaire achevé, François, qui plus tard saura façonner des charrettes, passe chez le meunier lui demander sa fille Louise. La chose est possible : ils ont dansé ensemble, ils sont du même âge et leurs fortunes, une couple de bras à chacun, s'équivalent. — Moi, a dit le meunier, j'ai mon moulin, voyez ma Trees. Et sa Trees, on ne sait pourquoi, a déclaré : — Un charron! Jamais je ne donnerai ma fille à un charron. — Bon! a pensé François qui en sortant fait un signe à Louise, l'attend dans le petit bois, la renverse, la retrousse et, pour la première «fois, la prend, comme une vraie femme. Une deuxième fois, sur une meule François recommence, puis une troisième, au moulin, entre des sacs, non loin de la Trees qui dort. Louise enceinte, quand cela commence à se voir, François retourne chez le meunier offrir de réparer sa faute. C'est la règle au village. — Moi, dit le meunier, j'ai mou moulin, voyez ma Trees. ~ii9 — Trees tournait dans sa soupe. Elle ne s'est pas arrêtée de tourner : — Un charron, a dit Trees, jamais je ne donnerai ma fille à un charron. — Bon, dit François, qui en partant caresse d'un clin d'œil le beau ventre de sa Louise. Le poupon né, baptisé, reçu comme il convient par toute la famille, les amoureux reprennent leur promenade. On les rencontre par les champs, derrière des granges, sous le bois et pour l'automne quelque chose, sous la jupe de Louise, se remet à gonfler. Cela se remarque surtout à l'église les dimanches quand Louise ayant communié regagne sa place, les mains dévotes, sur son ventre qui pointe. Pour le coup, pensent les voisins, la Trees n'osera plus refuser. Mais Trees l'autre jour a juré : « Tenez, sur la sainte Vierge qui m'entend, » que jamais elle ne donnerait sa fille à un charron. Pes parents de François se désolent. Son premier sur le bras, le second sous la jupe, Louise dans tous les coins se traîne et pleure : — Bon! pense déjà François, il faudra essayer d'un troisième. Le meurtrier HÉ! Monsieur! — Quoi donc, Benooi? — Vous savez que le boulanger Joseph, le frère de Cordula... — Comment, Benooi, Cordula avait un frère... — Oui, dit Benooi... Joseph. — Elle a de bien belles joues, Benooi... — Ça, fait Benooi, je ne sais pas. Ce que je veux dire, c'est que son frère Joseph... En ce temps Joseph le boulanger, le frère de Cordula qui a de si belles joues, aimait beaucoup la danse... — Moi, dit Benooi, même à vingt-deux ans, je ne dansais pas. — Ce n'est pourtant pas un crime, Benooi. — Non, fait Benooi, mais il ne dansait pas souvent avec la même. — Alors, c'est grave? — Très... dit Benooi. Un soir à la kermesse, il finissait de danser avec la Marie du charron... — Celle qui boite, Benooi? — Justement. ... quand un camarade vint la demander pour la danse suivante. — Oh! oh! Benooi. — Oui... Peut-être, pour cette fois, Joseph tenait-il à sa boiteuse, ou bien n'aimait-il pas qu'on l'invitât sous son nez : — Encore cette danse, fit-il. — Alors, demanda l'autre, ce sera pour tantôt? Joseph comprit-il mal, on ne sait, mais il devint rouge. Il but un grand coup, le cracha et vlan! le couteau qu'il portait bien fermé dans sa poche, passa tout ouvert dans la poitrine en face. — Mort, Benooi? — Comme un cochon, dit Benooi. C'était son premier... Et puis il avait bu, les juges n'ouvrirent que la moitié d'un œil : cinq ans. Ees cinq ans sont passés et ce matin, je l'ai vu qui passait clans le train qui le ramène au village. — Vous aurez été le premier, Benooi. — Oh! dit Benooi, ce n'est pas un honneur. — N'importe, dis-je à Benooi, je ne suis pas curieux, mais je voudrais bien savoir comment on a reçu là-bas cette brute. — Allez voir, dit Benooi. J'y vais, je dois même dire, j'y cours. Pourtant ce qu'il a fait, Joseph, c'est simple. Son train s'est arrêté à 7 heures. Il est entré chez lui, il a vu la farine dans la huche, il l'a pétrie et au moment où j'arrive, curieux de voir Westmalle en révolte, sur le pas de sa porte, il attend que ça cuise. — Eh bien? s'informe Benooi. — Peuh! il a de moins belles joues que Cordula. — Ça!... fait Benooi. La soupe aux raisins Dans sa cour, sous la vigne, Mélanie égrappe des raisins. Elle ne connaît qu'une façon d'en manger : les faire cuire dans la soupe. Une première fois, je me suis étonné; elle m'a dit : « Venez donc en goûter »; et comme j'ai déclaré cette soupe excellente, jusqu'à la fin de sa vie elle se croit obligée. Soupe ou légumes, ce que Mélanie prépare n'est jamais compliqué. Sa marmite à la crémaillère, ses raisins là dedans, elle y vide, au jugé, un paquet de sucre, flanque-par là-dessus un gros seau de son puits, arrange en dessous ce qu'il faut de bois pour que ça flambe jusqu'à midi, puis elle s'en va à d'autres affaires. Qu'après cela, la soupe brûle ou que le feu s'éteigne : « Us n'avaient qu'à s'entendre, » pensera Mélanie. Quand j'arrive avec Marie, Vader, qui a toujours faim, a déjà faim sur sa chaise. Ees garçons sont aux champs; Trees, la servante, dispose les assiettes. Comme nous sommes invités, elle écarte la table du mur pour nous faire de la place : — Ah! Monsieur. Ah! Madame... C'est tout. A la vérité, la pièce où l'on dîne, n'est pas très luxueuse. Il y fait noir, ça sent la vache, on y voit le morceau de miroir qui sert à Mélanie, le matin, quand elle se démêle les cheveux, et devant l'âtre il serait difficile de dire : « Celles-ci sont les mar- mites pour les bêtes; celles-là, les marmites pour les gens. » Pourtant, il n'en faut pas davantage à des paysans de bon appétit, pour qui manger est une chose que l'on accomplit gravement et toujours en silence, comme nourrir son bétail, faire des enfants et les autres devoirs imposés par Dieu. A midi, les hommes entrent et jugent par le nez qu'au lieu de poireaux, on a mis des raisins dans la soupe. Us n'ont pas besoin de faire là-dessus des phrases. — Garçon, dit Fons à Benooi, tantôt nous faucherons l'avoine. — Oui, garçon, répond Benooi. On s'installe, on se signe, chacun prie Dieu à sa manière : Vader le nez dans sa casquette, Fons, sérieux en se frottant la tête, Benooi les yeux en l'air, Mélanie les mains jointes, Trees tout en cherchant le sel qui manquait sur la table. — La soupe! dit Trees. Vader le premier, et après lui les autres, tendent leur assiette, la reçoivent bien pleine sans dire « merci », plongent la cuiller, aspirent à petits coups le jus limpide, au goût bénin de sucre et de vinaigre. C'est chaud, on souffle, on se tait. L'assiette vide, Trees en sert une seconde; puis une troisième; puis la dernière, plus épaisse à cause des peaux et des grains qui sont restés au fond. Celle-là, ou la mâche et, s'il se peut, on se tait encore plus. Seulement, aux dernières cuillerées, les femmes s'arrêtent, Benooi est blanc, Fous cramoisi, Vader ne suffit pas à toutes les gouttes de chaud qui lui viennent sur le front. C'est la faute aux raisins. En ville, après cette soupe, il faudrait du vacarme. Ici pas : — Garçon, réfléchit Fons, tantôt nous faucherons l'avoine. — Oui, garçon, répond Benooi. ... Mais ils sont saouls. •S. Les idées de Claes ]i, en a beaucoup; un jour il en eut une excellente. Il se dit qu'au lieu de ces vilaines ornières qui reliaient sa ferme à la grand'route, il serait bien plus commode d'avoir à soi, à travers ses propres champs, une jolie petite chaussée bien droite. Tout l'hiver sans consulter personne, Claes étudia son idée : quel serait le trajet le plus court, combien ça lui coûterait en pavés, comment pour les placer il aurait à s'y prendre. Puis, au printemps, sûr de soi, ayant fait un tour par où les cantonniers rapiéçaient leur route, Claes se mit à piocher, niveler, jalonner, puis à caler l'un contre l'autre ses cubes de pierre. Il pavait depuis deux mois, quand un matin il s'avisa de quelque chose : c'est que le vieux sapin, sous lequel tous les jours il prenait une sieste, allait se trouver juste au milieu de sa route. A force de le savoir là, il l'avait oublié. Tonnerre! Il n'allait pas pour ce maudit sapin défaire ses pavés et les placer ailleurs; il ne pouvait pas davantage tirer sa route au travers de cet arbre! Claes jeta là ses outils et médita longtemps. Après huit jours, il tenait son idée. Il reprit sa route où elle était, et quand il fut arrivé à l'endroit qu'il savait, Claes fit comme le ruisseau qui contourne une pierre, il contourna son arbre. Seulement sa belle route droite eut, par le milieu, un gros ventre. — Je devine, dis-je à Claes, ce vieux sapin, vous y teniez. — Non, fait Claes. — Mais alors, il me semble, Claes, il eût été plus simple de le flanquer par terre. — On a son idée, répond Claes, on n'en a pas une autre. — Bon, bon, Claes. Pourtant sans vous fâcher, je crois m'apercevoir, Claes, que cet arbre, l'arbre pour lequel vous avez détourné votre route, je ne le vois pas. — Non, dit Claes. B'hiver suivant il a gelé très fort, le bois était cher. Alors, j'ai eu mon idée : j'ai abattu cet arbre pour en faire des fagots. Éloquence ader me raconte l'aventure. Elle date de loin, du jour même où l'on enterra sa brave Trees, dont Dieu ait l'âme. On était au cimetière, et pour sa femme, vous pensez bien, Vader pleurait très fort, quand un gros chien noir, cjui avait pris place dans le cortège, se mit à pisser sur une tombe. A un autre moment, Vader aurait dit : « C'est un chien qui pisse. » Mais aujourd'hui, si près de sa Trees ! — Sale bête, pensa Vader, mais aussi pourquoi n'a-t-on pas bâti un mur autour du cimetière? Puis il se remit à pleurer. De tout ceci, il ne souffla mot à personne. Mais à la première réunion du conseil de la commune, M. l'échevin Baerkaelens eut quelque chose à dire. En ce temps, c'était feu M. le baron, le bourgmestre. Que Dieu ait son âme! Vader ne l'aimait pas. — Monsieur le baron, dit-il, nous avons en caisse trois cents francs. Nous sommes riches. Je propose qu'avec cet argent la commune fasse bâtir un mur autour du cimetière. Ce serait plus convenable. Convenable ou non, M. le baron détestait les idées quand elles ne venaient pas de lui. — Un mur, trancha-t-il, c'est inutile. — Inutile, ratifia le conseil, qui devant un baron, n'eût pas osé faire autrement. Mais Vader osa, lui. Il pensait à sa Trees. Ce qu'il dit à M. le baron, après tant d'années, il s'en souvient mot à mot. — J'étais assis, j'ai sauté debout, comme ça, raconte Vader qui essaie péniblement de se remettre droit. J'ai mis mes poings sur la table : « Vous, ai-je dit, Monsieur le baron, vous ne voulez pas d'un mur et moi, j'en demande. Vous, ai-je dit, Monsieur le baron, vous dites : « C'est inutile, » ce qui n'est pas une raison; moi, je vais vous donner les miennes. Allez, ai-je dit, Monsieur le baron, allez à Zoerzel, allez à Brecht, allez à Oostmalle, vous y verrez un mur autour du cimetière et ce sont des communes pauvres. Nous, ai-je dit, [Monsieur le baron, nous avons trois cents francs en caisse, nous avons un bourgmestre qui est baron, mais nous n'avons pas de mur pour protéger nos morts. Voyons, ai-je dit, Monsieur le baron, est-il convenable de refuser aux trépassés qui ont été des hommes ou des femmes, ce que l'on donne comme abri au moindre cochon, quand il vit? Vous, ai-je dit, Monsieur le baron, vous avez autour de votre château un mur, et non seulement vous avez un mur, mais, devant ce mur vous avez une haie et devant cette haie, vous avez un fossé rempli d'eau. Ce n'est pas chez vous, ai-je dit, Monsieur le baron, que les chiens entreront sans sonner à la porte. Mais votre tour viendra, ou ce sera Mme la baronne. Vous n'aurez plus votre mur, votre haie, votre fossé; vous serez au cimetière et alors, si vous avez refusé mon mur, que direz-vous, ai-je dit, Monsieur le baron, quand le chien qui a pissé sur ma Trees viendra chier sur la vôtre ? » Je ne sais si depuis, Vader n'a pas ajouté quelques mots. Mais le mur fut bâti. Il y a trente ans. Il est toujours là. On peut le voir : haut, massif, en briques un peu frustes, comme les arguments qui l'ont créé. LA DERNIÈRE LEÇON DE MÉLANIE Elle disait : — Quand Vader sera mort, nous vivrons de nos rentes. Kt c'est elle qui va mourir. On sait maintenant d'où lui venaient ses migraines. Ce n'était pas clans la tête, cela venait de plus bas, à l'intérieur du corps, de l'estomac où le mal la rongeait. Mais est-ce bien sûr? Le médecin, qui le dit, n'a vu cela que sur la langue. — Le cancer, explique Benooi, c'est quand on mange du jambon mal salé,où les mouches ont trouvé la place pour piquer un ver. Le ver se creuse un nid dans l'estomac et le mange, comme un jambon. Il y a longtemps que Mélanie ne touchait plus au jambon, ni au lard, ni aux tartines. Elle ne prenait plus qu'un peu de lait battu, à peine une tasse et encore cela ressortait comme elle l'avait pris. D'abord, elle ne voulait pas se mettre au lit. Elle se tenait près de l'âtre, pressant son estomac, pliée sur elle-même, comme une vieille femme. — Vous devriez vous coucher, disaient les garçons. — Non, faisait Mélanie. Puis un matin, à bout de forces, elle est restée : — Mélanie, ont dit les garçons, vous feriez bien de vous lever. Après une nuit, elle a cru qu'elle le pourrait, et en effet, elle a pu. Mais vers 10 heures, elle râclait une betterave, quand : — Jésus-Dieu! ça tourne, a dit Mélanie, qui est tombée par terre. Pendant que Trees, la servante, la couchait, Mélanie était bien triste; juste ce jour, on allait tremper tout un mois de lessive. Dans leur trou, les cochons se disputent et grognent, parce que Mélanie, qui les gâtait, ne leur apporte plus leur dessert quotidien de mauvaises herbes. Mélanie malade, qui livrera le beurre et les œufs aux clients de la ville? Fons y va la première fois et, comme toujours, distrait, néglige la moitié de ses courses. — J'irai, moi, dit Benooi. Ht Benooi, si méthodique, revient le soir avec ses paniers, tout son beurre, tous ses œufs, ayant oublié le carnet où Mélanie inscrit les adresses. — LTn ménage où manque la femme, dit Marie, n'est plus un ménage. Elle va pour donner un coup de main; elle y met les soins dont elle est coutumière : — Madame, dit Benooi, si vous pelez si minutieusement les pommes de terre, elles ne seront jamais prêtes. Dès le début, le P. Isidore, qui sauve les âmes, est venu voir 9 Mélanie. Il a compris tout de suite qu'il avait le temps. Il revient néanmoins tous les jours, le matin; le docteur aussi, l'après-midi. J'ai deux médecins, fait Mélanie qui veut rire. En apprenant la nouvelle, Pélagie, la mendiante, pour qui Mélanie a toujours été si bonne, veut à son tour se montrer bonne. Elle accourt un matin avec un œuf, le premier que Mieke, sa poulette, vient de pondre. — Mangez-le, dit Pélagie, cela vous fera du bien. — Mais, je ne puis pas, dit Mélanie, le docteur le défend. — Tatata, un œuf frais, un œuf de Mieke, voyons! Mélanie fait un effort et mange la moitié de l'œuf, battu dans du lait, avec un peu de sucre. Mais à peine avalé, elle le rend comme un vilain œuf pourri. Depuis que sa sœur est malade, Fons plus fréquemment, tâte sa jambe où sont les rhumatismes. De son fauteuil à l'auberge, Vader voit passer le docteur, Fons qui est maussade, Benooi qui secoue des fioles. Vader voudrait bien savoir, mais on ne lui dit rien. C'est la quatrième fois que Vader reçoit la mort dans sa maison. Ea première fois, ce fut il y a trente ans, pour la brave Trees, sa femme ; puis ce fut pour Marie, sa fille, puis Antoine, un garçon, déjà fort, qui était militaire : — C'est étonnant, dit Vader, ce que les jeunes sont faciles à mourir. Quand elle est sur le côté gauche, Mélanie croit qu'elle serait mieux sur le côté droit. Elle s'y met et aussitôt le côté gauche serait meilleur. — Le docteur, explique Benooi, lui a d'abord fait boire quelque chose de blanc, puis ç'a été jaune, maintenant c'est vert. S'il croit la guérir avec toutes ces couleurs. Marie entre chez elle : — Ah ! Madame, souffle Mélanie, je suis bien contente de vous voir. Puis elle ferme les yeux. J'y vais à mon tour, très ému. C'est la première fois que j'entre dans sa chambre, qui est en somme une chambre de vierge. Elle sommeille, blanche, la bouche ouverte, l'air déjà morte. Elle tourne un peu la tête. — Bonjour, Mélanie, vous allez bien? Je n'ai rien trouvé de mieux. Je me heurte à Benooi : — Eh bien, Monsieur, qu'en pensez-vous? — Oui... Benooi... oui. Et je file. — Benooi? — Mélanie? — Vous savez que les beaux draps blancs se trouvent dans la grande armoire. Benooi va voir : il s'assure en même temps que le cierge qui a servi la dernière fois à l'agonie de son frère, est encore assez long. — Tant que le docteur ne prescrit pas de poudre blanche, a dit Fons, il reste un peu d'espoir. Et ce matin, le docteur, qui prépare lui-même ses ordonnances, rapporte dans une boîte, trois petits paquets gonflés d'une poudre blanche. — Si elle a faim, dit le docteur, donnez-lui tout ce qu'elle désire. Mélanie, qui a sans doute entendu, ne profite pas de la permission. Pes mots qu'elle soufflait ne tenaient plus ensemble. Elle ouvre les yeux en sursaut : — Garçon, dit-elle, qu'on n'oublie pas de mener le Bourgmestre au taureau. Ne croyez pas qu'elle déraisonne : elle pense à sa vache, celle qu'on appelle le Bourgmestre. — Ce sera pour demain,, me dit le père Isidore qui s'y connaît, demain avec le coucher du soleil. Et cela se passe comme il l'a dit. Un merle sifflait tout seul, les fenêtres étaient rouges, quand Benooi, très pâle, est venu en hâte pousser les volets. Dans l'armoire on a trouvé les beaux draps blancs. On lui a joint les mains et mis entre les doigts le chapelet qui était le sien. Elle n'a plus son grand air d'empereur romain. En maigrissant, elle a commencé à ressembler à Fons son cadet, puis à Benooi, le plus jeune, et maintenant, elle est retournée à Dieu avec la face apaisée d'un tout petit enfant^ — J'étais là, dit Fons. J'avais un trou dans ma culotte, au genou. Et elle regardait ce trou... elle regardait... Au dernier moment, on ne trouva pas l'eau bénite. — D'eau, l'eau, s'énervait Benooi. Entendant cela, Fons est sorti, puis revenu portant à bout de bras un seau plein d'eau de son puits. Tandis que le P. Isidore priait, elle tenait si mal son cierge, qu'un peu de cire lui est tombé sur les paupières et d'avance lui a cacheté l'œil. Mélanie est morte un vendredi. Pour la première fois, depuis l'hiver de ses grands rhumatismes, Fons manquera sa chasse un dimanche. Mélanie partie, Trees la servante est perplexe. Benooi se mariera-t-il, ou prendra-t-on une seconde servante? Fons ne dit rien. Il a sa figure du matin, quand il se lève de mauvaise humeur. Comme en entrant, je lui dis : « Bonjour, Fons, » il regarde hargneusement cet étranger. Benooi est moins rude : il a les yeux rouges. Mais ce 11e sont pas des larmes, c'est son cigare. Voyez : il fume comme tous les jours; plus, puisqu'il reste à ne rien faire. Et pour aller plus vite, pendant que son cigare brûle par un bout, de l'autre il le mâche. Tandis qu'ils sont tous là dans la salle de l'auberge dont les volets sont clos, quelqu'un frappe à la porte. Fons va ouvrir : — Mélanie, commence une voix, voulez-vous remettre... C'est le frère Udefonse, l'ancien amoureux de Mélanie, qui arrive avec son petit paquet. Il ne savait rien. Maintenant, il sait : — Benooi, reprend-il, voulez-vous remettre ce petit paquet au premier tram? Ernest et Jérôme, les deux frères citadins, descendent du même train. Us sont en deuil de ville, costumes noirs, manchettes, large crêpe au chapeau. En route, ils ont dû s'entretenir de l'héritage, mais je sais que Fons, Mélanie et Benooi ont pris leurs précautions et que ce qu'ils ont gagné à eux trois, n'ira pas aux deux autres. Pour le chapelet du soir les voisins sont tous là, pieds nus ou sur les chaussettes. C'est Gille le boiteux qui récite les prières. A la fin, comme il annonce : « Un Ave Maria pour celui d'entre nous qui mourra le premier, » Vader lève la tête et regarde les quatre enfants qui lui restent. A qui le tour? Qui sonnera les cloches? Suivant les lois du voisinage, ce serait moi. On n'ose me le demander et je 11e veux pas m'offrir. Les bras me tomberaient à tirer sur les cordes, tandis que la pauvre Mélanie, dans sa boîte, passerait près de moi. Dans la cour, on attend qu'il soit l'heure de lever le cercueil. Il fait un chaud soleil de fin d'août. Huit jours de plus, les raisins étaient mûrs. Pas de soupe aux raisins cette année ! Black, qu'on tient enfermé, hurle derrière une porte. Il y a beaucoup de monde. Avec son coude Trees, qui est en sabots, s'ouvre un chemin jusqu'au puits, d'où elle tire un seau pour ses bêtes... Voici la charrette. Vader part en avant par le train, jusqu'au village. Il a son costume brun des dimanches, ses sabots et sa canne. Il choisit sa voiture : — Un coup de main, Vader? Laissez donc, dit Vader. Il est vivant, lui; pas besoin qu'on le hisse. C'est Guido qui mène la charrette, les Trappistes ont prêté un cheval : il ne conviendrait pas que Lice, la jument des Baerkaelens, traîne sa maîtresse. On marche très vite, comme toujours. Devant ma maison, Marie, qui attendait sur la porte, nous rattrape et sans me regarder, se joint aux groupes des femmes. Mélanie nous aimait beaucoup. Elle était si bonne que puisqu'elle est morte, il faut bien qu'il y ait un paradis. Elle bourrait Marie de fromage à l'en rendre malade, parce que Marie avait dit : « Je raffole du fromage. » — Benooi, disait-elle, portez donc à Monsieur ce pot de confiture. Elle-même n'eût osé. Elle disait aussi : « Monsieur est un si brave homme. » Elle y mettait beaucoup du sien. Et maintenant voilà!... A l'église quand on apporte Mélanie, Vader, qui se trouvait déjà à sa place, se met debout comme pour l'arrivée d'un grand personnage. Il va le premier pour l'offrande. Il a laissé sa canne et marche à petits pas, un sabot devant l'autre : tout le défilé qui le suit, doit marcher comme lui. En traversant le cimetière derrière le corps de sa fille, Vader pense-t-il au fameux mur qu'il a fait bâtir ? Il tire un grand mouchoir rouge. C'est à quelques croix de feue Johanna, sur la même rangée. Nous sommes tous là, comme alors : Guido, ses enfants qui ont grandi, Nelis, Fous, Benooi, moi... Seulement, il y a des années; et cette fois, je pleure... Merci, Mélanie! LES TRAPPISTES A Georges Eekhoud. « Si non pœnitentiam egeritis, omnes peribitis. » C'est gravé en lettres d'or, au-dessus de la porte du couvent et cela veut dire que si nous ne faisons pas pénitence, nous périrons tous... Tous? Fichtre... Il y a les pères et les frères, ceux-ci vêtus de brun, ceux-là de bure blanche. Us sont encore à la mode de saint Benoît, leur fondateur. Le crâne rasé de près, les frères portent tous leurs cheveux dans la barbe qui est en vérité très longue. Les pères n'ont pas de barbe, et de cheveux on ne leur en laisse que juste assez pour en faire une auréole tout autour de la tête. Leur toilette n'est guère compliquée : un sac avec des manches pour le corps, un capuchon qui se rabat sur la tête, une ceinture de cuir où pendent une corde, un chapelet et, chez les frères, un grand couteau fermé. Pour les cérémonies à l'église, ils passent, par-dessus le premier, un second sac, sans manches cette fois, mais plus large et très long qui ne laisse à découvert que la tête. Sur le côté droit, à hauteur de la hanche, chaque moine porte dans sa robe un accroc, reprisé d'ailleurs. Même quand la robe est neuve, l'accroc y est. Il veut dire : « Nous sommes pauvres. » « Us sont, dit un pieux livre, les Pénitents de Dieu. Us continuent pour leur compte la souffrance de Jésus et portent dans leur chair, qui les clous, qui les épines, qui un autre instrument de la divine Passion. » Je veux bien le croire; je ne m'aviserai pas de leur soulever la soutane pour savoir ce qui se passe en dessous. Tels quels, ces moines m'impressionnent très fort. Des premiers temps, quand j'en apercevais, je faisais un détour et si je ne pouvais autrement, je saluais de loin cet homme qui, pour l'amour de Dieu, s'était levé la nuit à 2 heures et ne mangeait jamais de viande. C'est Benooi qui m'apprend à les connaître. Il m'introduit une première fois, un dimanche pour la messe et je m'étonne que ce soit si simple : on sonne à la grand'porte et l'on entre. — Us sont, m'explique Benooi, cent vingt : quarante pères, quatre-vingts frères. — C'est beaucoup, Benooi, et que font-ils, les pères? — Rien, dit Benooi, ils font pénitence. — Comme sur la pierre? — Oui, dit Benooi : ils chantent les offices, ils méditent, ils reçoivent les confessions, ils prient. — Et les frères, Benooi? — Oh! ceux-là ont la vie plus dure : ils ont une imprimerie, ils cultivent des champs; ils dirigent la ferme, ils fabriquent de la bière, du fromage, et encore du vin : chacun a sa tâche. — Et par-dessus le marché, ils prient, ils méditent? — Oui, dit Benooi. C'est beaucoup, mais il ne faut pas être sceptique, ni compter avec les chiffres du monde : en religion, quatre-vingts frères qui travaillent, pour quarante pères qui méditent, cela ne représente pas quatre-vingts domestiques pour quarante fainéants. L'office. Plus vaste que l'église du village, la chapelle ne sert que pour les moines. Pe milieu reste vide; aux deux côtés de la muraille, il y a des stalles. Pes pères sont là-bas, clans le chœur, derrière ces deux autels où l'on n'aperçoit que le blanc de leurs manches qui bouge. On voit mieux les frères alignés sur deux rangs, un à droite, un à gauche. Us ne bougent pas, on croirait qu'ils sont morts. Rai des déjà, on les a roulés dans leur manteau et plantés debout, sur leurs pieds, à leur place. Quelques-uns ont le corps qui s'affaisse; d'autres lèvent au ciel une face dont on ne retrouve plus le regard ; il ne doit plus y avoir qu'un trou sous ces paupières : il y a longtemps qu'ils sont morts. Tout à coup, quelque chose s'agite sous le froc à l'endroit où doivent être les mains et ces cadavres, une seconde animés, se jettent à genoux, s'allongent par terre, vivent comme des hommes, puis de nouveau se figent. Pes pères chantent dans le chœur. Ce n'est pas le vacarme orgueilleux du musicien qui se place sous l'oreille de Dieu et lui dit : « Êcoutez-moi, quel génie! » Peur chant fait pénitence, il ne pense pas à soi : il prie. A la fois très triste et très doux, il appelle le Maître et n'ose monter jusqu'à lui. Un malheureux s'est égaré sous la terre; il appelle, il voudrait bien qu'on l'entende; il craint cependant qu'on l'entende. Visite. Aux étrangers qui le demandent, le frère hospitalier a mission de montrer les principales places du couvent. Un coup de cloche l'appelle au parloir. Barbu et noir, il se présente sur le seuil, salue d'un mouvement de tête, sait ce qu'on lui veut et sans un mot, fait signe qu'on le suive. Il se rend d'abord à l'église, parce que dans une maison celui qu'on salue en premier lieu c'est le maître. Il s'agenouille un instant pour son compte, sans se demander si les autres font comme lui. Comment pourraient-ils ne pas croire en Dieu? Il n'y pense même pas. Quand il a fini, il ouvre un de ces gros livres que les pères ont devant eux dans leurs stalles, puis il commence son véritable itinéraire, toujours le même : le réfectoire, la salle du Chapitre, la bibliothèque, le cloître, l'imprimerie, les étables... Toujours sans rien dire et lentement afin qu'on ait le temps de tout voir, il traverse des places, pousse des portes, les referme : il s'arrête aux bons endroits et désigne du menton ce qui lui paraît le plus remarquable. Au dortoir, où chaque religieux a son alcôve, il découvre un coin de paillasse et pousse dessus, pour qu'on sache bien qu'elle est dure. Le cloître. Sur une petite porte, une inscription eu lettres gothiques annonce « Clôture ». C'est le cloître, le cœur, l'endroit saint du couvent. Les religieux, quand ils y passent, s'enferment dans leur manteau et tirent plus avant leur capuchon sur la tête. Au long des murailles, d'autres inscriptions parlent de la Mort. Mais ceux qui doivent les lire ne sont déjà plus que des fantômes. Le réfectoire. Une grande salle, froide, dallée, croirait-on, avec de la glace. Au long des murs, trois tables en bois nu, deux très longues pour les frères et les pères, la troisième plus petite et toute seule pour l'abbé, entre le prieur et le maître des novices. Chaque Trappiste a devant soi une cruche en terre avec de l'eau, un gobelet d'étain, un petit cube de pain, celui de l'abbé pas plus gros que les autres. Comme pour les grands banquets, les tables sont dressées d'avance : on peut venir quand on veut, on retrouve toujours exactement à leur place, les petites cruches, les gobelets et les morceaux de pain qui semblent, eux aussi, toujours les mêmes. Les religieux mangent en silence, la tête couverte, les mains à peine sorties de leur manteau, pendant qu'un père, à son pupitre, leur lit un récit, hors d'un livre. Celui-là, on ne sait pas quand il mange. D'ailleurs, pour ce qu'il y a... La salle du Chapitre. Ou ne pourrait encore se croire au réfectoire, seulement au lieu de tables, ce sont des stalles, comme à l'église. Celle de l'abbé domine un peu les autres. Nue, sans cadre, avec un grand Christ suspendu au milieu, la place est austère comme un tribunal. Ce qui s'y passe, on ne le dit pas. Mais à la fin de la journée, si un religieux a péché contre la règle, il quitte sa place, se prosterne devant l'abbé, se couche à plat ventre et à cet homme qui le juge, aux autres qui écoutent, demande humblement qu'on le châtie de sa faute. r La bibliothèque. Il y a plus de livres que dans la bibliothèque de Westmalle qui n'en possède qu'un, mais il n'y a pas plus de lecteurs. Les mots sont vains. Un seul suffit : Dieu. Le promenoir. L'architecte l'a conçu très sévère : des galeries voûtées qui se perdent dans le noir, des fenêtres à barreaux, des portes à lourdes ferrures et passant là dedans, costumés en moines, des hommes dont on n'entend pas qu'ils marchent. Otez la foi, c'est du théâtre. L'horloge de la mort. C'est au tournant d'un couloir. On tombe là-dessus, tout à coup, en surprise. Ciel! Des crânes par monceaux, des larmes comme des œufs, un ange furieux qui souffle dans une trompette, un squelette qui serre les dents et montre l'heure avec ses doigts en os. C'est tellement effrayant, qu'on n'a plus peur. Le chemin de croix. Frère Modestus, qui est peintre, y a vidé, avec son âme, ses plus beaux tubes de couleurs : du bleu vraiment bleu pour la robe de Marie; son blanc le plus chaste pour la tunique de Jésus, un rouge cruel pour les braies des soldats, puis du violet, de l'or, du vert, suivant le caractère des autres personnages. Les couleurs entrent dans l'œil à éborgner un vrai peintre. Mais comme il souffre, Jésus, dans le pur vermillon de ses plaies, et sa pauvre Mère serait-elle encore aussi triste, si on • ne lui avait fignolé, une à une, ses larmes, rondes et blanches, presque aussi grosses que ses yeux? Le cimetière. Morts pour du bon, on ne les transporte pas au cimetière du village : ils ont le leur, sous les ifs du jardin, près du cloître. On les enterre sans cercueil, sur une planche, les mains jointes sous leur manteau, exactement pareils à ce qu'ils étaient à l'église. Seulement, on leur ferme le capuchon par-dessus la figure et ils ne sont plus debout. L'étable. Quatre-vingt-dix croupes de vaches, bien alignées, bien nettes, avec des pis très gros et des queues qui s'effilochent par le bout, comme la tresse d'une jeune fille un peu sale. Seul à l'autre bout, un taureau, à l'œil rouge, hume avec délice le parfum de ses quatre-vingt-dix femmes. Dans ce couvent d'où l'amour est exclu, lui, il peut. Hospitalité. Sans que vous disiez votre nom, si vous entrez, le frère hospitalier vous offrira de la bière, du fromage et du pain. Si vous restez quelques jours, vous devenez un hôte. On supposera que vous suivez les offices, on vous donnera un petit tableau avec les heures, mais vous êtes libre. Vous aurez une chambre, un lit pas trop dur, des légumes comme les pères, avec des œufs et du lait en plus, si ce qu'ils mangent ne vous suffit pas. Au moment de partir, aucun maître d'hôtel ne s'enquerra si Monsieur a été satisfait du service et on ne présente pas la note. Ce que vous pourriez donner, ce sera pour les pauvres. Un jour des peintres sont venus, à plusieurs, en veston de velours, avec des barbiches, beaucoup de gueule, en vrais artistes. Evidemment, s'ils daignaient se goberger à l'œil, c'était pour se distraire, casser des assiettes, mener grand bruit, se moquer, au nom de l'Art, de ces hommes qui n'auraient pas su foutre du mauve dans un paysage. La noce dura huit jours; après quoi ils s'en allèrent, artistes plus que jamais, n'ayant rien compris de la Beauté de ces moines, qui n'entendirent même pas leur vacarme. Quelques-uns Leur second manteau enlevé, les Trappistes se transforment : ce sont encore des moines, mais ce ne sont plus des morts. Les frères travaillent clans les champs; ils retroussent leur froc et l'on voit alors qu'ils ont des jambes, de grossiers pilons en sabots, entortillés de bandelettes, qui sont des bas. Les pères ont des bas blancs, des chaussures noires, quelques-uns des sandales, comme nous des pantoufles. Us se promènent quelquefois autour de leur couvent, sous les allées de chênes. Mi-blancs, mi-noirs, on dirait des oiseaux. Peu sauvages, ils se laissent approcher. On leur tend une parole, aussitôt ils répondent. L'Econome. Presque tous les jours, père Anselme doit aller en voyage. Il n'aime pas beaucoup cette façon d'être moine. Avant de partir, il entre chez les Baerkaelens, reposer un instant ses bras à valises. Il porte le paletot noir et le tricorne du prêtre, niais le blanc de sa robe le trahit par en dessous. Il peut converser puisqu'il est hors du couvent, et tient à la bouche un gros cigare. Il connaît par leur nom tous les Baerkaelens et sait de chacun ce qui l'intéresse : les lièvres pour Fons, les vaches et les cochons pour Benooi, le ménage pour Mélanie, des généralités confuses pour Vader qui a des souvenirs. — Et vos poules? ne manque-t-il pas d'ajouter quand je suis là. — Et vous, mon père, toujours en route? Alors le bon père met ensemble ses mains et lève au ciel des yeux qui louchent un peu. — Ne m'en parlez pas, dit-il, hier j'ai vendu deux wagons de fourrage, aujourd'hui je pars pour un procès. Quand je pense que mes parents tenaient un commerce et que j'y ai renoncé pour prier le Bon Dieu à mon aise... Enfin, c'est notre père abbé qui veut. Et comme il entend siffler son tram, vite, au premier il allume un deuxième cigare et court se caser dans la voiture qui, une fois de plus, va le rejeter dans les tracas de ce monde. Le noceur. Ça dégouline comme par tonneaux; ce que, dans ce pays où il n'en tombe jamais assez, Fons appelle : « une bonne petite pluie sucrée ». Il me tire par la manche jusqu'à la fenêtre et me montre, sur la chaussée, au milieu de ce déluge, un bon père, sans parapluie, qui se morfond après le train. — Mais il va se noyer, Fons, pourquoi n'entre-t-il pas? — Il n'a garde, répond Fons; il y est venu trop souvent, autrefois, quand il était de ce monde. Il arrivait d'Anvers. Il s'installait pendant des heures, buvait, goinfrait, devenait l'ami de tout le monde et le soir balançait si fort qu'il fallait se mettre trois pour le refourrer dans le train. Et maintenant, regardez-le. I/air un peu bénet, s'égouttant comme un arbre, l'ancien noceur accepte avec résignation toute cette eau qui lui tombe. Ses lèvres remuent; il 11e voit pas l'auberge; il ignore qu'il y en ait une et comme Fons, son- ancien camarade, se risque dehors et lui tire sa casquette, il répond du tricorne, d'un geste grave qui ne se souvient plus. Le Père Isidore. Le père Isidore est un moine très pieux : c'est le saint du couvent, mais il chante faux. Pendant sa messe, à peine a-t-il ouvert la bouche pour chanter « Oremus », qu'il n'a déjà plus le ton, tantôt trop haut, tantôt trop bas. Le père Herrnan, qui le soutient à l'harmonium, a beau lui tendre l'une après l'autre ses notes, il les rate avec une si belle précision, que l'on se demande, en fin de compte, si ce n'est pas l'organiste qui bafouille. — Je suis, dit le père Isidore, le Terre-Neuve du bon Dieu. Il entend par là qu'il a déjà sauvé beaucoup d'âmes. Lorsque, dans la région, quelqu'un va mourir, ce n'est pas au curé, mais au père Isidore que l'on pense. Comme pour le médecin, on p/îut arriver à n'importe quelle heure : il prend son chapelet, son bréviaire, une croix — sa trousse à lui — et part. Il a de si bonnes lèvres qu'en le voyant on a moins peur de mourir : — Prenez courage, dit-il, vous verrez Dieu bientôt. Il eu a soigné tant qu'il juge, mieux qu'un médecin, si la fin est proche ou s'il faudra revenir. Il sait quand il doit commencer les prières des agonisants, allumer le cierge, le fourrer entre les doigts du malade. Et tandis que celui-ci tantôt semble expirer, tantôt reprendre un peu de souffle, le bon père précipite ou ralentit ses prières, de façon que son dernier « Amen » tombe tout chaud, à la sortie, sur cette âme et que le diable ne la puisse prendre. A ceux qui restent : — Ne pleurez pas, dit-il, il est au ciel. Le Prieur étant mort, il est question de nommer le père Isidore à sa place. Tout le monde le sait au couvent, même le père Isidore qui est cependant un moine très modeste. — Je suis, dit-il, une flèche entre les mains de mon supérieur. Où on me lance, j'irai. Mais je devine où le saint homme voudrait qu'on lançât cette flèche. Jaloux de sa dévotion, je savoure un instant la joie mauvaise du critique. Le Père Herman. C'est lui qui tient l'harmonium, au milieu du chœur, où les plis de son manteau tombent en de si belles lignes. 11 a fait des études. C'est l'érudit du couvent, le seul qu'on aperçoive quelquefois à la bibliothèque. Ses parents vivent à Forest, aux environs de Bruxelles. Gille, mon ami, qui est également de Forest, vient un jour me voir, chargé de présenter au père les compliments de sa famille. Nous l'attendons un long temps au parloir. — Je viens, commence Gille, de Forest... — Forest... Forest... réfléchit le père, c'est possible... je ne me souviens pas... Puis il part, en saluant de la tête, car il est poli... Père Joseph. Père Joseph est si petit qu'on a beau lui rogner les manches, elles sont toujours trop longues. Les bras pendants, elles traînent jusqu'à terre et quand il entre ainsi à l'église, on voit s'avancer quelque chose de blanc et de bas, comme une poule qui marcherait sur ses ailes. Signes. Depuis que je les fréquente, les frères qui ne peuvent converser entre eux que par signes, ont dû en trouver un nouveau 10 \ et lorsqu'avee ceux qui me connaissant, j'en rencontre un qui ne me connaît pas encore, les premiers me montrent d'un doigt, puis avec la main tout entière se dessinent un petit rond sur l'estomac. Il faut comprendre : « C'est le Monsieur qui vient de Bruxelles. » Frère Bruno. A la suite d'un malheur, frère Bruno porte une jambe de bois, un simple pilon attaché par une courroie à ce qui lui reste de la cuisse. Elle lui permet de marcher à peu près comme les autres, mais avec plus de bruit et l'on entend de loin par où il passe. Comme elle le gênerait à l'office, pour rester debout dans les stalles des frères, les pères lui ont fait une place dans le chœur, où il peut, à sa guise, se lever ou s'asseoir. Quelquefois, au milieu du silence, un grand coup sur les planches annonce que frère Bruno a remué sa jambe. Il avait encore les deux, lorsqu'un jour, conduisant une charrette, il roula par terre. Il entendit quelque chose comme une branche qui craque et sentit un grand mal au milieu de la cuisse, à l'endroit où sa robe se mouillait de rouge. Il se traînait sur les mains, quand on le ramassa. Ee médecin, qui habite assez loin, arriva au plus vite, deux heures après. Il n'eut que le temps d'ouvrir sa trousse, mais le bon frère refusa la drogue qu'on voulait lui fourrer sous le nez. Roulant sou chapelet, il se laissa découper la peau, tailler la chair, scier l'os, serrant les grains plus fort quand ça brûlait. Il en dit deux dizaines : la première pour Jésus, la seconde pour la Vierge; à la troisième seulement, en voyant partir sur un linge ce grand morceau de jambe, qui était en somme sa jambe, il fit : « Ouâah! » et le chapelet tomba. Frère Joachim. Je ne sais si frère Joachim profite d'une dispense spéciale, mais dans cette maison où chacun est tenu à se taire, il parle tout le temps. Il ne parle d'ailleurs que de ses poules. C'est lui qui eut l'idée d'organiser la basse-cour des Trappistes. Avant lui, les pères ne possédaient qu'une vingtaine de poules : des sauvages qui vivaient à l'écart dans un coin d'une grange. Personne ne s'en occupait, elles n'avaient pas de coqs, leurs œufs pourrissaient dans le foin : — J'ai dit à notre père abbé : « Eaissez-moi faire. » Je leur ai d'abord donné un coq... Et maintenant, voyez; Elles sont plus de deux mille. Eeur coin de grange est devenu la grange tout entière, et mord déjà sur le bâtiment voisin, qui fut autrefois une chapelle. A l'en croire, les pères supprimeraient leur ferme, aboliraient l'imprimerie, ne fabriqueraient plus de bière, pour laisser à lui seul la charge de les entretenir — rien qu'avec ses poules. Je suis son ami, parce que comme lui je m'occupe d'aviculture. D'une semaine à l'autre, quand je vais le voir, le dimanche avant la messe, le frère m'explique ses améliorations de la semaine. Devant une mère avec ses jeunes, il me fait m'accroupir et, la main tendue, appeler : «Djip... djip!...» pour qu'un poussin y saute et que je pèse comme il est lourd. — Et ce coq, fait-il, quel gaillard. Regardez-le sur cette poule, et tenez le voilà, déjà, après une autre. Ea cloche a sonné pour la messe, le frère décroché son manteau qu'il me rattrape pour me montrer une poule qu'il a guérie, cette autre qu'il opérera demain et, quand nous arrivons enfin à l'église, en retard, moi au jubé, lui dans sa stalle, s'il prie le Bon Dieu, je suis sûr que c'est encore pour ses poules. Un été, une épidémie s'est abattue sur les basses-cours de la région : beaucoup de poules mouraient. Benooi en a perdu vingt, moi quinze, Guido une. Peuh! qu'est-ce cela? Sur ses deux mille, le frère en a perdu, en trois nuits, dix-neuf cent quatre-vingt-dix-sept. Voilà ce qui peut s'appeler un beau chiffre! Dans la tête de frère Joachim, quand on sonne à la grande porte, ce n'est ni un visiteur, ni un pénitent, ni un pauvre. C'est un Monsieur qui vient voir ses poules. Et le frère se prépare. Frère Joachim, qui s'occupe de la basse-cour, et frère Raymond, qui dirige la ferme, ne s'entendent pas très bien. - Vos vaches, dit le premier, on devrait les supprimer, elles coûtent gros et ne rapportent rien. Vos bêtes, riposte le second, elles sont contentes assez de chercher leur nourriture hors de ce qui tombe du cul des miennes. Et tout cela, suivant la règle, ils doivent se le dire avec des signes. Frère Antoine. Frère Antoine, qui est maintenant presque aveugle, a vu autrefois une chose très laide. Il 11'aime pas en parler. Dans le parc des volailles, tandis qu'à tâton il froisse de l'osier pour tresser des corbeilles, je me pose devant lui. Vraiment, frère, ce que vous avez vu, c'était si laid que ça? — Oui, dit le frère, sans relever la tête. — Et vous ne voudriez pas me le dire? Non, dit le frère, c'est trop laid. Je ne le dis à personne. Jamais je n'oserais... — Oh! à moi, frère, vous savez... Les paupières clignotantes, le frère tâche d'y voir si je suis sérieux. — Eh bien, dit-il, voilà. Il était jeune alors. Pour le compte de son père qui était négociant, il visitait les petites épiceries de village. Un jour, Dieu sait comme, il arrive dans cette mauvaise ville de Bruxelles et le soir donne dix sous pour entrer dans un théâtre. — Je me trouvais tout en haut, dans une espèce de jubé d'église, où il y avait beaucoup de monde. En dessous, il y avait aussi beaucoup de monde, et au bout, dans une partie très claire où se voyait un jardin, un homme, dans un drôle de costume, parlait avec une femme, dont la robe ne tenait pas aux épaules. — Us jouaient la pièce, frère. Je ne sais pas. Da dame remuait beaucoup et alors ce que j'ai fait, c'était mal, mais je 11e pouvais m'empêcher de voir... de regarder... Mais non vraiment, c'est trop laid. — Voyons, frère, dites... -— De regarder, achève le frère, ce qu'une mère 11e peut montrer qu'à son enfant, quand elle allaite. —- Vraiment, frère, vous avez vu cela? — Oui, avoue le frère. L,es premiers jours, au couvent, j'en ai beaucoup souffert. Je revoyais toujours la chose. Le diable, vous comprenez? Je brûlais comme en enfer. — Et maintenant, frère? De frère sourit : — Maintenant, je n'y pense plus. Je ne la vois plus. Ee Bon Dieu a été bon : il m'a crevé les yeux. Frère Ildefonse. En son temps, frère Ildefonse portait un nom moins compliqué : il s'appelait Jan comme beaucoup de gars de Westmalle qui était aussi son village. Il courtisait la Mélanie des Baerkaelens qui, toute jeune, n'avait pas encore pris sou masque de Néron. Certes, à choisir un mari, elle eût préféré Jan, mais elle 11e voulait d'aucun. Alors sans désespoir, parce qu'aucune femme n'eût mieux convenu dans sa ferme, il s'est tourné vers Dieu. Pendant vingt ans, Mélanie n'entendit plus rien, puis un jour elle vit entrer à l'auberge un Trappiste à longue barbe, les cheveux ras, connue tous les Trappistes. C'était Jan qui, devenu frère, s'appelait maintenant Ildefonse. Il portait au bout d'une ficelle un de ces petits colis comme les pères en expédient presque tous les jours vers la ville : — Mélanie, a-t-il dit, voulez-vous remettre ceci au premier tram ? — Certes, frère, a répondu Mélanie, en trempant déjà sa plume pour la lettre de voiture. De lendemain, il est revenu, puis d'autres jours, avec d'autres paquets, car c'était maintenant sa charge. , Chaque fois : — Mélanie, dit le moine, voulez-vous remettre ceci au premier tram? — Certainement, frère, répond Mélanie, qui s'assied à la table, pendant que le frère, dans son dos, surveille ses écritures. Sujette aux congestions,Mélanie rougit quelquefois. Dui jamais. Frère Modestus. Il est vieux, droit comme un jeune. C'est lui qui a mis ces belles couleurs sur le Chemin de Croix dont les pères sont si fiers dans leur chapelle. Mais dans quel tube a-t-il pris ce blanc d'argent pour sa barbe, ce rose pour ses joues et la lumière de ce bleu qui, dans un autre œil que le sien, serait du bleu qui ment? On lui a vidé un coin dans la grange pour qu'il en fasse un atelier. Il a déjà peint un Christ au sortir du tombeau, maintenant il travaille au portrait de la Vierge. Il ferme les yeux pour la voir. Elle porte une rose sur chaque pied; elle joint les mains, elle regarde le ciel, un peu comme le père économe quand il se plaint : « Ne me parlez pas de ces voyages. » — Vous faites, ai-je dit, mon frère, de l'Art. J'aspire le mot, pour qu'on en sente ie grand A. — De l'art, souffle le frère, je ne sais pas... Je peins la Vierge. Et son pinceau glisse à petites touches : — Je vous salue, Marie... Da vieille Pélagie a pris froid et va peut-être mourir. — Je connais un bon remède, dit frère Mathieu. — Oui, frère? Dequel? — C'est une espèce d'eau jaune, explique le frère. Cela mousse quand on le verse. On en prend une tasse, le matin. On laisse piquer sur la langue, on avale; puis on fait un renvoi et l'on est guéri. — Si vite que cela, frère? — Comme je le dis... J'en ai pris une fois. Cela s'appelle... C'était sur la bouteille : du lamp... du camp... — Du Champagne, frère? — Peut-être bien, dit le frère. Il faut savoir qu'entré au couvent, à six ans, comme orphelin, il n'en est plus sorti. Un jour, frère Louis a vu voler un aéroplane et cela ne l'a pas surpris plus que d'un oiseau, puisque cette machine avait des ailes. Il sait aussi qu'il y a des trains. Cela marche à la vapeur, sur des rails. Mais qu'il y ait des voitures qui roulent par terre, toutes seules, sans cheval et sans rail : — Farceur, dit le frère. Novice. Quelquefois, il arrive un nouveau, jeune gars venu des champs, de bonnes joues rouges, l'œil franc, tout joyeux de devenir Trappiste. On peut le voir à la chapelle, où les frères lui ont fait une place dans leurs stalles. Seul vivant parmi ces morts, il a gardé la petite veste et le col de toile qu'il avait en entrant. Ses regards filent droit devant lui et il se campe bien ferme, bras croisés, comme il se tenait dans son église, au village. Un peu gauche, il tâche d'imiter les gestes de ses compagnons et à leur exemple, se prosterne, se relève, joint les mains ou se signe. Mais il le fait très vite parce que son corps est jeune, et quelquefois, il se trompe. Le frère qui le dirige, lui lance alors un regard dur. La semaine suivante, il est toujours bien droit, mais on dirait qu'on lui a cassé quelque chose dans la nuque : sa tête pend. Il ne regarde plus devant lui : il ferme les yeux et s'il lève encore les paupières, c'est pour les rabattre tout de suite. Son instructeur le surveille moins. Huit jours après, la tête pend davantage et entraîne un peu le haut du corps. Il a perdu son air joyeux. Il connaît maintenant les gestes qu'il faut, mais ils ne sont plus à lui : ils ressemblent à ceux de tous les autres frères. Quand il s'agenouille, il ne doit plus se contraindre pour ne pas être debout le premier. Le moine instructeur le regarde à peine. Ainsi de semaine en semaine, on le voit se transformer, fléchir et s'éteindre. Un mois, deux mois. Une volonté du dehors ronge la sienne qui dépérit. Ses joues se fondent, sa barbe pousse. Il vit encore, mais à l'intérieur. Bientôt, il n'appartient plus au monde que par ses vêtements qui s'éraillent aussi. Et cela même disparaît. Un jour, plus de veste, plus de col blanc, plus de jeune gars. A leur place un froc brun, une longue barbe, une tête rase : un moine, — un cadavre parmi les autres. Leur règle C'est fête aujourd'hui chez les Trappistes. Au déjeuner, après quatre mois d'abstinence, chaque religieux trouvera dans sa miche une pincée de corintlies, et au lieu de deux, l'office durera trois heures. — Benooi, ne trouvez-vous pas, père Anselme a le ventre bien gros? — Pas étonnant, dit Benooi, toujours des légumes, ça vous gonfle. — Et père Hermann, comme il est maigre! -r- Pas étonnant, dit Benooi, toujours ' des légumes, ça dessèche. Je dis à Benooi : — En somme, leur règle est accommodante. Voyez père Anselme. Il ne fume pas au couvent, niais dehors il se rattrape. Pes autres aussi. — Essayez, dit Benooi. J'essaie. Je ne fume plus que dehors. Mais j'ai beau être libre, sortir à ma guise et plus souvent qu'un Trappiste, c'est tellement dur que je préfère ne plus fumer du tout. Pes frères, eux, ne fument jamais. Mais ils prisent. A la chapelle, tandis qu'ils ne bougent pas dans leur stalle, il faut quelquefois s'abstraire bien fort pour ne pas dire que ces cadavres empestent rudement le tabac. — Ce qu'il y a de plus dur, me confie un frère, ce n'est ni de jeûner, ni de se taire, ni de se lever tous les matins à 2 heures. C'est de ne pas se déshabiller pour dormir... Les Trappistes gardent en effet la nuit leurs vêtements du jour. Us ne défont que leurs chaussures. — L'hiver, explique le moine, cela passe encore. S'il a plu, si mouillé que l'on soit, on a froid, mais les vêtements à la longue se resèchent. En été, il n'y a pas moyen; on transpire; plus on a chaud, plus on se mouille : on finit par coller. MOI, JE.. JE ne serais pas ce que je suis, si sachant comment vivent les Trappistes, je ne voulais vivre quelque peu comme les Trappistes. La première fois qu'avec Benooi, j'ai visité le couvent : — Benooi, ai-je dit, je crois que j'ai raté ma vocation; j'aurais dû me faire Trappiste. Benooi m'a regardé, mais il n'a rien dit, parce qu'il sait se taire. Je deviendrais volontiers un ascète dans le genre de Ruys-broeck, parce qu'on l'appelle l'Admirable. « Si vous voulez être parfaits... » C'est la parole du Christ : les Trappistes ont fait ce qu'il faut : ils sont parfaits. C'est agaçant de savoir que d'autres sont parfaits, alors que soi-même on ne l'est pas. J'interroge le père Isidore : — La vie monastique est très belle, n'est-ce pas, mon père? — Oui, mon enfant, très belle. — Moins belle cependant que la vie du prêtre dans le monde. — Plus, mon enfant, et suivant le Christ la seule parfaite. — Et vivre simple, mon père? Avoir une petite ferme, quelques poules... — C'est très bien, mon enfant, mais la vie monastique... — Et la vie conjugale, mon père? Avoir une femme, élever des enfants, se dévouer... — Pas mal, mais... — Pourtant le mariage est un sacrement. — Certes... — Et un beau... — Oui, mais de deuxième rang; rien ne dépasse la vie monastique. Ainsi, j'ai beau tourner mes questions, jamais je ne parviendrai à faire dire à ce moine que ma vie égale au moins la sienne. Cela m'irrite. Au tour de Benooi. — -Benooi, tous les hommes peuvent-ils se faire Trappistes? — Oui, dit Benooi. — Même les voleurs, les assassins? — Il y en a, dit Benooi. — Et les hommes mariés? — Pour ceux-là, ce n'est pas possible... à moins que leur femme ne soit morte. — Ah!... — Peut-être, insinue Benooi, que si de son côté la femme se décidait à entrer au couvent... Je regarde Marie. Solide comme on l'a faite, la bouche pleine de pain, elle en est à son troisième déjeuner. Elle peut durer longtemps et vraiment je ne la vois pas sous la jupe d'une Carmélite. Pendant une grosse minute, je la déteste. En attendant, je m'arrange. Quand je travaille au jardin et que j'entends la cloche sonner les trois coups de la Consécration pendant la messe, je lâche ma bêche, joins les mains et me recueille un instant pour réciter une prière. Ainsi font les Trappistes que leurs travaux retiennent aux champs pendant l'office. Mais qu'à 2 heures de la nuit, cette même cloche tire les moines hors de leur lit pour les matines, je me retourne dans le mien et fais le sourd. Après tout, est-ce que je suis un Trappiste? Pour entrer au couvent, Benooi n'a plus besoin de sonner. On lui a remis une clef. Il entre comme il veut. — Je voudrais beaucoup, dis-je à Benooi, avoir la clef comme vous. — Demandez-la, vous l'aurez. Jamais je n'ai osé. Pourtant à Bruxelles, tous les amis savent que Bâillon, qui s'entend si bien avec les Trappistes, entre au couvent comme il veut, grâce à la clef qui lui a été remise par le Père Abbé en personne. Entre nous, je 11e connais pas le Père Abbé. Ce saint homme m'épouvante. J'assiste à la messe le dimanche et quelquefois en semaine. Peut-être aurais-je moins de dévotion, s'il me fallait rester avec les paysans que l'on tolère dans un petit réduit à l'écart, d'où l'on voit à peine l'église et de loin, à travers une vitre. Mais grâce à Benooi, je connais une place meilleure et par des escaliers et des couloirs, je me faufile à l'étage, au jubé, où l'on accepte les « hôtes » qui sont déjà plus de la maison. Bà, je prie bien. Dans leurs stalles, les frères sont toujours aussi morts. Quelquefois, je m'imagine parmi eux, pareil au frère Joachim dont la barbe est si belle, les yeux levés dans l'attitude de frère Bernard qui est un saint, tandis qu'un ami, venu tout exprès, serait à me contempler de la place où je suis. Puis je me souviens que ce n'est pas possible et j'envoie au diable ces vieilles bigotes à barbe... J'écris aux amis. Je les sermonne : « Soyez simples. » Je me fais humble avec ostentation. Je dis « mes » moines, « mon » couvent et à la même page, « nies » poules et « mes » chiens. De ces hommes j'analyse la vie, les mœurs austères et tâche — i55 — d'insinuer que cette austérité est devenue quelque peu la mienne. Seul au centre d'un tableau, je me détache en grand sur le clocher des Trappistes, les champs des Trappistes, les bois des Trappistes, accessoires minuscules pour mettre en relief l'important personnage qu'est mon « Je ». Les idées religieuses de Marie UNE première fois, elle a été à la messe pour accompagner Mélanie, mais cela ne lui plaisait guère. Une seconde fois, ce fut à cause d'une voisine. Et maintenant, comme M. le curé pourrait se dire : « Tiens, mais je ne vois plus cette dame », elle se croit obligée. Elle serait bien scandalisée si quelqu'un affirmait : « Moi, je ne vais jamais à l'église. » Elle a sur la religion ses idées de Marie. Au sermon du curé, elle ne saisit pas tout. Elle connaît sur la façon dont notre mère Eve a commis sa première faute, une histoire de caleçon et de bain qu'elle n'a certainement pas trouvée dans la Bible. Elle me la conte, naïvement sérieuse. Comme toutes les femmes qui pratiquent, Marie communie le premier dimanche du mois. Pour communier, il faut n'avoir plus mangé depuis minuit, lire dans son livre à telle page telle prière, se glisser vers le banc, recueillie, les yeux fermés. Le matin, elle se refuse de se rincer la bouche de peur d'avaler une goutte d'eau; à la Sainte Table, elle sort une langue à la mesure des autres; elle regagne sa place, avec respect, comme les autres; et ce serait mal, si elle gardait les mains sur la figure plus longtemps que les autres. Mais que pense-t-elle de ce cachet de pain qu'on lui a posé sur la langue? Peut-être rien. Or, voici qu'à l'exemple des Pères, son mari devient pieux, porte un chapelet, suit les offices, se montre pointilleux sur ce qui se peut et ne se peut pas. M Alors Marie s'achète un chapelet, médite plus fréquemment, et, comme lui un saint, aspire à devenir une sainte. Et lorsque le soir, comme cela se fait, la lampe soufflée, nous allumons deux bougies et prions devant notre Vierge, ce n'est pas Marie la moins sérieuse. Le scapulaire Nous sommes au lit sous la couverture, quand Marie, qui promène les doigts sur ma poitrine, trouve entre la chemise et la peau, quelque chose de mou, comme une petite loque... — Tiens! fait-elle, qu'est-ce que tu as là? — Moi, Marie, rien. — Mais si, voyons, il y a même une corde... — Cela, Marie, c'est un scapulaire... — Oh! oh! Tu portes un scapulaire à présent. — Oui, Marie. C'est frère Joachim qui me l'a donné. J'en portais d'ailleurs quand j'étais enfant. J'ai eu tort de perdre l'habitude. Cela préserve des malheurs. — De tous? — Des vrais, Marie. Tu vois, il y a dessus une petite Vierge. Sur l'autre morceau, il y a saint Bernard, avec une prière, là, dans mon dos. — Je veux, dit Marie, lire la prière que tu as dans le dos. — Dis... Mais il ne faut pas pour cela que tu me chatouilles. Marie prend son temps, parce que sous une couverture il ne fait pas très clair. Elle en sort, un peu rouge, mais sérieuse : — Ecoute, dit-elle, tu es sot. Tu as un chapelet, tu portes un scapulaire, tu vas à la messe, tu veux tout faire comme un Trappiste... — Moi! par exemple... — Oui, toi. Et même si je n'étais pas là, tu deviendrais Trappiste. — Oh! non, Marie. — Si, si, je sais... Mais grand saint que tu es, as-tu seulement songé à faire tes Pâques?... — Oh! dis-je, Marie, c'est que pour moi faire ses Pâques, se confesser, n'est pas une chose si simple. — Non? — C'est même une chose très compliquée. Il faut raconter tous ses péchés, par conséquent s'en souvenir. Il faut promettre de ne plus recommencer, avoir pour l'amour de Dieu, le regret de ses fautes. -— Je ne sais pas, réfléchit Marie, comment ça se passe pour les hommes. Moi, je n'y mets pas tant de manières. Au curé, je donne les petites fautes qui me reviennent : ça lui suffit. Quant aux autres, tu sais, les grosses que nous faisons ensemble, je les garde pour toi. Elle m'embrasse et vraiment pour les choses saintes dont nous parlons, elle a les yeux trop brillants. Je cache ce qu'on découvre quand on montre un scapulaire : — Et après ta confession, tu es contente? — Oui, très contente : j'ai fini... — Et tu n'as pas d'inquiétudes? — Non, dit Marie. — Tu te sens absoute, enfin?... Pardonnée? — Dame, puisque le prêtre a fait sa croix. — Oui, Marie, tu es une brave fille, et solide... Tu restes en équilibre. Mais moi, si je me décidais, tu verrais quelle affaire! Ma confession CEivA ne commence peut-être pas très bien. J'ai examiné ma conscience loyalement, comme je fais toutes choses, niais en gros, pour ne pas allonger. Au fond, sans être un saint, je me croyais un brave homme et voilà qu'à la lumière d'ici, je me découvre tout ce qu'il faut pour ni'appeler une crapule. Tant mieux : il y a dans le ciel plus de joie pour un pécheur qui se convertit que pour dix saints qui persévèrent. Je le sais. Et peut-être, étant ce pécheur converti, le sais-je un peu trop. Je me repens d'ailleurs. A l'avenir, c'est entendu, je mènerai une vie meilleure. Mais comment? Dans le confessionnal, je regarde avec tendresse le bon père Isidore qui aura le bonheur de sauver mon âme. Très vite pour en venir tout de suite aux gros péchés : — Mon père, je vais vous faire une confession générale. Ma dernière date depuis longtemps et, même, je ne sais si elle était bonne. Mais le père : — Pardon, mon enfant, si cette confession n'était pas bonne, elle était sacrilège, il faut le dire... Et les précédentes? — Des précédentes? Je ne sais pas, mon père. Supposons-les mauvaises, et les autres aussi, toutes, cela n'a pas d'importance. — Si, mon enfant. Il n'est pas possible que de votre vie vous n'ayez fait une seule bonne confession : il faut savoir laquelle. — Mais, mon père, puisque celle-ci que je veux bonne, les effacera toutes. — Non. Il ne faut pas plus s'accuser de fautes qu'on n'a pas commises, qu'omettre celles dont on est coupable. Tâchez de vous souvenir. — Heu!... Heu!... Il me faut réfléchir longtemps et le père, qui m'aide, se donner beaucoup de peine, avant que nous tombions d'accord sur ce point : qu'à part trois ou quatre, plus ou moins, toutes mes confessions ont été exécrables. — Bien, mon enfant, continuez. — Mon père, je vous raconterai ma vie à longs traits; c'est celle d'un grand pécheur. Mais je me repens... c'est bien, cela, n'est-ce pas? — Continuez, dit simplement le père. — Ce pécheur a blasphémé, menti, négligé ses messes le dimanche, usé de viande le vendredi, enseigné des choses impures à une jeune fille. — Mon enfant, dit le père, vous allez beaucoup trop vite. Pour vous absoudre, je dois peser séparément chacune de vos fautes. Vous me dites avoir blasphémé... Combien de fois? — Je ne sais plus... Quand j'étais en colère... — Tâchez de vous souvenir. Est-ce bien mille fois?... — Heu... Oui, c'est ça, mille fois, mon père, plus ou moins... — Et les messes que vous avez manquées? — Oh! beaucoup. Des fois j'y allais en semaine et pas le dimanche, d'autrefois le contraire, d'autres fois pas du tout. Mais maintenant je vais presque tous les jours. C'est bien, n'est-ce pas, mon père? — Dites simplement celles que vous avez manquées, fait le père. — Eh bien, mille fois, mon père, plus ou moins. Et autant pour la viande du vendredi. Quant aux mensonges, dix mille fois... Plus ou moins, bien entendu. — Bien, mon enfant. Et cette jeune fille, à laquelle vous enseigniez le péché d'impureté, combien de fois? — Je ne sais plus... — Tâchez de vous souvenir. Je vais vous aider. Cela n'a été qu'une fois? — Plus, mon père... Par semaine trois ou quatre fois. Et il y en avait d'autres. — D'autres, mon enfant? Et à celles-là aussi vous enseigniez le péché d'impureté? J'oublie presque où je suis : — Sincèrement, mon père, il ne m'est pas possible de préciser. Pourtant, je crois que certaines en savaient plus que moi... Pour la première fois, le père sort la figure de son mouchoir. 11 Peut-être reconnaît-il ce M. Bâillon qui est venu dans la contrée pour élever des poules. — Ce que vous dites là, souffle-t-il, est très laid. Par mes études, je savais que ces choses existaient et j'ai failli tout laisser là pour ne pas en apprendre davantage. Rien que ces mots. Et me voilà beaucoup moins fier. — Pardon, mon père, je comprends à présent. D'ailleurs, je vois que je m'embrouille, voulez-vous m'aider un peu ? Humblement cette fois, je me laisse interroger sur mes autres fautes, dont je tâche de préciser la gravité et le nombre. Puis le père : — Etes-vous marié? — Oui. —- Vous êtes fidèle? — En action, mon père. — Et en pensée? — Pas toujours. — Vous n'avez pas pris le bien du voisin? — Non. — Vous ne l'avez pas convoité? Mais à mesure qu'il m'interroge il me vient d'autres fautes, plus subtiles, auxquelles ce brave homme ne songera pas et qu'il faut cependant que je dise pour que cette confession ne rate pas comme les autres. — Mon père, j'avais autrefois de la fortune : je l'ai gaspillée; c'est mal, n'est-ce pas, d'abuser ainsi des dons de Dieu? — Il ne vous a pas trop puni, puisqu'il vous a fait la grâce d'être pauvre. — Et puis, mon père, les pensées qui me viennent, peut-être sans que je le veuille et si rapides que je n'ai pas le temps de savoir si je m'y complais. Faut-il les compter? — Mon enfant, soyez simple... — Oui, mon père; cependant quand j'y pense, je crois qu'au début de cette confession, je faisais encore fausse route. Ainsi je vous ai dit que j'enseignais le péché d'impureté, trois ou quatre fois par semaine à une jeune fille, mais ce n'est pas exact. Au bout de quelques leçons je n'enseignais plus, puisqu'elle savait. Quant à mes messes du dimanche, mes viandes du vendredi, j'ai compté : « mille fois » pour être quitte, mais est-ce juste? Et mes dix mille mensonges? C'est peut-être trop, et il faudrait distinguer les graves de ceux qui ne le sont pas... Et puis, je me souviens, j'ai pris un jour le bien, non d'un voisin, mais d'une tante... — Combien, mon enfant? — Cent francs. — Etait-elle riche? — Oui. — Alors c'est moins grave... — Oui, mais après, elle a été pauvre. — Alors il faudrait peut-être restituer... — Oui, mais elle est morte... Jamais nous n'en sortirons. — Ecoutez, mon enfant, répète le père, soyez plus simple. Et surtout pas de scrupules : ils viennent du diable. — Oui, mon père, pourtant il y a encore ceci. Plus j'en sors, plus il en vient; on vide une mare : de la fange, des herbes, des grenouilles l'une dans l'autre, long comme chaîne. — C'est tout, mon enfant? — Oui, mon père. Pourtant quand j'y pense; avant mon mariage, je me suis confessé; peut-être cette confession n'était-elle pas bonne; alors mon mariage était sacrilège, et tout ce que j'ai fait avec ma femme... — Passez, mon enfant. — Oui, mon père. Pourtant il y a encore ceci. J'ai une bibliothèque. — Oui, mon enfant. — Dans cette bibliothèque, il y a des livres qui ne sont pas tous bons. — Brûlez les mauvais, mon enfant. — Mais j'y tiens. — Comment pouvez-vous tenir à ce que vous-même dites mauvais? Brûlez. Ce sera votre pénitence. — Bien, mon père. — Et maintenant, est-ce tout? Il faut bien une fois que ce soit tout... Le père me sourit avec ses bonnes lèvres qui souhaitent « Paix à vous » quand il entre dans la maison d'un mourant. Que va-t-il dire au si grand pécheur? — Écoutez, mon enfant, vous avez beaucoup péché et vous vous repentez, n'est-ce pas? — Oh! oui, mon père. — Et vous promettez de ne plus recommencer? — Jamais, mon père. — Eh bien, Dieu est bon. Il vous aime, il faut l'aimer. Quand on aime quelqu'un, on ne voudrait pas lui faire de la peine, n'est-ce pas? — Oui, oui, mon père... non, non, mon père... oui... oui... Ce qu'il dit est si grandement simple! — Et maintenant, mon enfant, faites un bon acte de contrition. — Je me repens, mon père, je ne le ferai plus. — Pas ainsi, mon enfant, récitez la formule. Et ceci pour le grand converti est plus humiliant que le reste : — Je ne la connais plus, mon père. — Bien, mon enfant. Alors je la dirai pour vous. Répétez après moi : Acte de contrition. — Acte de contrition, mon père... — Mon Seigneur et mon Dieu... — Mon Seigneur et mon Dieu... — Je me repens de tout mon cœur... — Je me repens de tout mon cœur... — De vous avoir... Mais je me repens trop, et cela finit, comme il faut, dans les larmes. Comme je sors du confessionnal, je tombe sur Benooi, qui attendait son tour depuis une heure. Il a fini tout de suite. Nous partons ensemble : — Le père Isidore, dis-je, s'intéresse beaucoup à mes poules. Nous en avons parlé, il n'en finissait pas... — Bon, bon, fait Benooi, qui réfléchit pour son propre compte. Moi, comme pénitence je dois réciter un « Ave ». Que penserait-il si je lui parlais de mes livres? — Eh bien, dit Marie, ça a marché? — Oui, Marie, pas mal. Mais si tu veux, je dcsire me recueillir. Va donc dire bonjour aux Baerkaelens. Marie partie, j'allume un gros feu. Je trie mes livres : les mauvais d'abord, puis les douteux, plus quelques bons pour être sûr. Da flamme monte très haut clans l'âtre. Quelques Zola de plus, toute ma baraque flambait. Puis je m'installe à ma table, pour l'ami-confident : « Je viens de me confesser : je ne sais comment cela s'est produit, mais vraiment, je me suis senti empoigné par la main de la Grâce... » Je biffe cette phrase trop prétentieuse, puis je la remets parce qu'elle fait bien. Si bonne, ma confession ne valait pas grand'chose. on âme lavée à neuf, je veux avec l'aide du père Isidore la polir dans les coins. Je retourne le voir. -— Mon père, est-il permis d'écrire des livres? — Peuli ! mon enfant ; occupation inutile, souvent dangereuse. — Mais de bons livres, mon père; des histoires édifiantes... par exemple la vie d'un saint. Le père se méfie : — Avec prudence, mon enfant, avec prudence... — Et développer un sujet que j'aurais trouvé dans la Bible? — Dans la Bible, mon enfant!... Mais la Bible a été écrite sous l'inspiration du Saint-Esprit; vous ne prétendez pas faire mieux que le Saint-Esprit, je suppose? Le coup de pouce Habitué aux péchés de ses paysans, de bonnes betteraves simples et rondes, le père finit par s'effrayer de la forme biscornue des miennes. — Écoutez, mon enfant, je ne suis guère versé dans tous ces problèmes. Peut-être pourriez-vous consulter un autre confesseur. Mais je suis fidèle, moi. Je préfère me damner avec sa morale que me sauver avec une autre plus accommodante. Ee lendemain, me revoici au parloir. Au-dessus de la porte une inscription avertit : « Souvenez-vous que vous aurez à rendre compte de toutes vos paroles inutiles... » Et je parle... je parle... Et c'est Marie qui trouve le dernier mot. — Mou père, avais-je demandé, en faisant œuvre de chair, peut-on prendre plaisir à cet acte? — Peuh ! mon enfant ; peuh ! Faites cela très vite, pour créer des enfants et à la plus grande gloire de Dieu. De soir, je fais cela très vite, pour créer des enfants et à la plus grande gloire de Dieu. Marie m'a laissé aller, un peu surprise : — Tu sais, me dit-elle après, tu avais l'air plutôt bête... Je ne pensais pas comme je faisais : on a toujours l'air bête. Des jours plus tard : — Mon père, excusez-moi, je crois qu'après cette fois, je vous dérangerai moins souvent. — Qu'y a-t-il, mon enfant? — Voilà, j'ai trouvé ce qui m'inquiétait. J'ai vu clair. Je croyais être simple, j'étais vain. Je voulais entrer par une porte, parce que cette porte m'était fermée. Et puis je posais : je dansais pour les amis le pas sacré de la dévotion... — Comment, mon enfant, vous dansiez? — Pardon, mon père, je m'exprime mal et c'est peut-être encore un péché. Plus clairement : je voulais être ce que je n'étais pas. Pour cela je me servais de votre vie, de celle des frères. Je galvaudais votre nom... Je ne le ferai plus. Rester ec que je suis, comme Benooi... — C'est un bon enfant... — Oui, mon père... Quand je viendrai dans votre église, je ferai comme lui : je regarderai moins et prierai davantage... Et maintenant si un de ces jours vous voulez venir voir mes poules... — A la bonne heure, dit le père qui sourit... Un ciel immense à couvrir toute la toile : en dessous des bruyères, des bois, des mares, un petit couvent, de petits Trappistes, de petits paysans et, là dedans, pas plus grands que les autres, moi quelque part. FIN Il TABLE li H» kf ii » si1 pages Préface..............................................................................................................i le village dans i,a bruyère................................................................5 Ma maison .............................................;............15 Mes voisins......................................................................................................18 Entre nous ....................................................................................................46 Spitz ....................................................................................................................54 Poules..............................................................................................67 Passants............................................................................................................83 ives grandes aventures............................................................................96 Quelques-uns ................................................................................................118 I,a dernière leçon de Mélanie........................................................126 I,es Trappistes..............................................................................................134 Moi, je................................................................................................................152 ! 1 l! ! N» 04s. — Brus, linpr de I'Office pe Publicité, 7, imp. ilu Sureau.