- " • w zr ANDRÉ BAILLON PAR FIL SPÉCIAL Carnet d'un Secrétaire de Rédactior\ 15D1TI0N ORIGINALE PROSATEURS FRANÇAIS CONTEMPORAINS k A F. RIEDER ET O, ÉDITEURS 7, place saint-sulpice PARIS /ytç > l Pi» »ll SPÉCIAL. , Chez F. Rieder et C" : (Collection des Prosateurs français contemporains) HISTOIRE D UNE MARIE EN SABOTS Éditions de la Soupente : MOI QUELQUE PART (éptrné) Chez J. Ferenczi et Fils ZONZON PEPETTE ANDRÉ BAILLON PAR FIL SPÉCIAL Carnet d'un Secrétaire de Rédaction Edition originale PR OSATE URS FRANÇAIS CONTEMPORAINS F. RIEDER ET O, ÉDITEURS 7, place saint-sulpice PARIS 1ICMXXJY IL A ÉTÉ TIRÉ DE CET OUVRAGE UNE ÉDITION ORIGINALE QUI COMPREND : 10 EXEMPLAIRES SUR HOLLANDE VAN GELDER ZONEN, NUMÉROTÉS DE A A J, NON MIS DANS LE COMMERCE ; 30 EXEMPLAIRES SUR HOLLANDE VAN GELDER ZONEN, NUMÉROTÉS DE 1A 30; 200 EXEMPLAIRES SUR VERGÉ PUR FIL DES PAPETERIES LAFUMA, DE VOIRON, NUMÉROTÉS DE 31 A 230. 800 EXEMPLAIRES SUR ALFA. Droits de tradaction et de reproduction réservés pour toiis pays-Copyright by F. RUder et O. !9Sb PRÉFACE M. Sinet est le secrétaire du jour dans le journal où je suis le secrétaire de nuit. Il sait que j'écris un livre sur le métier : — Il ne faut pas, déclare-t-il, cracher dans l'écuelle où l'on mange. — L'écuelle, Monsieur Sinet ! Qui vous dit que j'y cracherai ? — Çà !... Comme des pas approchent, la conversation en reste là. A. B. Un pantalon usé, des sabots, des cheveux qui s'en fichent. Pour vivre, j'élevais des poules. Je leur préférais mes chiens ou mes chats — qui n'étaient pas « pour vivre ». Quand des visiteurs m'agaçaient, j'étais libre ; je disais : — Ces gens m'agacent. Je conversais avec mes amis, les paysans ; plus volontiers, avec les sapins, leurs frères, dont, les manteaux avaient de si beaux trous sous le soleil. Je lisais l'Imitation où « tout le reste est vain ». Y avait-il des villes, des hommes qui se bousculent, des femmes qui s'envient, des métros dont la bouche a la mauvaise haleine ? Je passais sur une route. Je pensais : « Elle est ma route ». J'aurais pu nommer chaque pierre ; je savais dans quel creux le printemps pousserait son premier doigt de verdure, quel» fossés le premier gel mettrait d'abord sous verre. J'étais sûr que je reverrais, un matin, la fourmi pour laquelle j'avais détourné ma brouette — et qui n'avait qu'une antenne et cinq pattes. Je me disais : « Tout de même, ce coin de mousse où tu te reposes, ce nuage là-haut, eette cloche là-bas qui rêve à Dieu... Laisse les autres, tu es dans le vrai. » Ouais ! Un jour je quittai cela. Adieu, fourmi ; bonne chance, les poules ; plus de sabots. Un veston, un faux col, la ville, et dans la ville ce que l'on trouve quand on n'est pas riche : « une boîte à mouches ». ★ A 9 heures, j'arrivais : — Bonjour, Monsieur le Receveur ; bonjour, Monsieur Poncin. Quand « cette chipie » était là : — Bonjour, Madame le Receveur. Je m'installais, j'ouvrais un registre ; je regardais mes chiffres d'hier, j'y ajoutais me6 chiffres d'aujourd'hui. Cela durait jusque midi. — Merci, Madame le Receveur. Madame, pour le déjeuner, fournissait la boisson. Moi, le manger. Trois tartines et une pomme. Les tartines comme fond, la pomme comme dessert. Je pouvais permuter : la pomme comme fond, les tartines comme dessert. Cela durait une demi-heure, plus un quart d'heure pour le pipi. Puis : — Bonjour, Monsieur le Receveur ; bonjour Monsieur Poncin ; bonjour, Madame le Receveur... ...je reprenais mon registre, je regardais mes chiffres du matin ; j'y ajoutais mes chiffres de l'après-midi. Cela durait jusqu'à 7 heures. Quand c'est ainsi, on trouve des amis qui vous disent : — Mon cher, avec ton instruction !... Nous allons te trouver mieux. Ils trouvèrent mieux : une place à prendre dans un journal. Je dus courir. J'avais très peur. Mes tartines et ma pomme : que dirai-je de ma vie ? Du latin et du grec : qu'avouer comme études ? Je trouvai deux messieurs : un grand maigre qui avait l'air de sourire, un petit gros qui n'avait l'air de rien : — Savez-vous écrire ? — Oui, enfin, rédiger, comme on écrit une lettre. J'étais gêné : quand je parlais à l'un, c'est l'autre qui écoutait. A la fin, j'entendis : — C'est convenu. Venez à 4 heures. Vous prendrez contact. Ils se levèrent en même temps. Le grand avait toujours l'air de sourire ; le petit, l'air de rien. Vers 4 heures, je revins. Un couloir sombre. Il y avait un réflecteur, mais pas la lampe. Des portes à gauche, une seule au fond. — Toc !... — Quelqu'un ! Je n'avais pas vu une autre porte : — Toc ! — Toc-toc ! — Toc-toc-toc ! — ...trez ! — ...spèce d'idiot. Le ...spèce d'idiot, c'était moi. Je ...trai : — Pardon, Messieurs. Les « Messieurs » étaient deux : un vieux gris, derrière une table, en train d'écrire ; un jeune blond, debout, qui le regardait faire. Je m'adressai au vieux gris : — Monsieur le Secrétaire, sans doute ? — ...faitement. — Les directeurs m'ont engagé. Ils m'ont dit de venir à 4 heures et de prendre contact : — Fort bien. Prenez. Il se remit à écrire. Je vis une chaise, je m'assis. Je ne disais rien, on ne disait rien. C'était « prendre contact ». Le lendemain, je ne me trompais plus de porte ; je ne frappais pas pour ...trer. Le vieux me dit : — Ah ! bonjour, cher ami. Le jeune. — Ah ! bonjour, mon petit. Le contact était pris. On m'avait expliqué : •— Vous travaillerez, la nuit, au secrétariat. Attendez M. Duvard, il vous mettra au courant ; il viendra vers les 7 heures. Il vint vers les 8 heures. Il était jeune, ni gros, ni maigre, l'air important, parce que, le menton dans le col, il portait ce menton sur la gorge. Il dit : •— Ah ! c'est vous ! Nous allons travailler. Il enleva d'abord ses bottines, les remplaça par des savates. Il mit, sur sa tête, une casquette ; dans sa bouche, une courte pipe. A cause du faux col, il garda le menton sur la gorge : •— Et maintenant, qu'avez-vous fait ? Il était arrivé des enveloppes. Je les avais mises en tas. — Ah ! bon ! Vous ne connaissez rien. Il faudra vous jeter à l'eau. Il me jeta à l'eau. Il dépouillait les enveloppes : — Lisez ça. Je lisais ça. — Trouvez un titre. Je trouvais un titre. — Arrangez de votre mieux. J'arrangeais de mon mieux. J'étais ému, parce qu'en même temps que de petites, j'arrangeais de grosses nouvelles. Au petit jour j'entendis, sous nos fenêtres, un bruit de foule : — Rouler...roule pas encore... rouler bientôt... On répétait ce mot. — Qu'est-ce que c'est. — Les vendeurs ! Ils attendent qu'on roule... que le journal sorte de presse, quoi ? Et tout à coup, en effet, on roula. Après le silence de la nuit, quel vacarme ! Je fus très fier. Je pensais à mes poules. Je dis : — Quand même, travailler ainsi, c'est beau. M. Duvard éteignit les lumières ; cela fit clair aux fenêtres. Il dit : — Ouais ! Il avait repris ses chaussures. Il tenait toujours le menton sur la gorge. J'aurais pu me vanter, mais pour devenir secrétaire, ce fut tout. «F NOTRE JOURNAL PAR FIL SPÉCIAL. 2 Nous sommes un grand journal. Nous l'affirmons au faîte de notre façade. Le titre et, en dessous : LE JOURNAL LE MIEUX INFORMÉ De grosses lettres. L'homme qui les fixait est dégringolé avec un I. Par terre, il semblait tout petit à côté. L'UPRÈME n'est pas notre nom. Le vrai était trop long ; les marchands qui le criaient, attrapaient mal à la gorge. Ils ont retenu deux syllabes. C'est mieux. Rond hors de la bouche, cela vous entre pointu, dans l'oreille. Les directeurs, eux-mêmes, disent : — L'UPRÈME. Certains journaux font les modestes. Où sont leurs locaux ? Comment fonctionnent leurs machines ? Ils cachent tout. Ils ont tort. Un journal-le-mieux-informé se doit au public. Larges enseignes, belles vitrines, nombreux étages. Sans la rentière qui s'obstine à vieillir au 9, nous aurions un bloc d'une seule pièce, sur les boulevards. Etre un journal-le-mieux-informé n'est pas simple. Il faut des locaux : de petits locaux, de grands locaux, de beaux locaux, des locaux avec des cuivres comme de l'or, des tapis comme du velours, d'autres où c'est le contraire de l'or et de ce velours. Dans ces locaux, il y a des sous-locaux : grands bureaux, petits bureaux ; dans ces bureaux, des armoires : armoires où fourrer des livres, armoires où classer des journaux, armoires dont on ne saura jamais que faire. Il y a des coffres-forts. De gros coffres-forts, de petits coffres-forts, de grandes caisses, de petites caisses ; tous les jours, pour le public, la grosse caisse. Il y a des divisions : l'administration, en guerre avec la rédaction ; la direction, en guerre avec la rédaction et l'administration ; l'expédition, en guerre avec l'administration, la rédaction, la direction. Il y a des ateliers : l'atelier où l'on compose, l'atelier où l'on grave, l'atelier où l'on cliché, celui où l'on met en pages, celui où l'on imprime. Dans tous ces locaux, il y a des gens. Des gens qui entrent, des gens qui sortent ; de grands bonshommes, de petits bonshommes, de gros bonshommes, de sales bonshommes. Il y a des gens qui écrivent, des gens qui pensent; dans un bureau,un type qui se gratte le nez ; quelque part, sur une chaise, un type qui pleure. fca*, Il y a le personnel : des directeurs, des secrétaires, des rédacteurs, des correcteurs, des administrateurs, des metteurs, des entremetteurs. Quand on entre, il y a des huissiers qui disent : « Où allez-vous ? » quand on sort : « D'où venez-vous ? » Il y a des portes où c'est défendu d'entrer ; ■d'autres s'ouvrant toutes seules : « Venez donc : entrée libre ! » Il y a des téléphones, des oreilles pour les cornets de ces téléphones, des mains qui portent aux oreilles ces cornets de téléphone. Il y a des machines. Des machines à écrire, des machines à calculer, des machines à dicter, des doigts pour ces machines, des cerveaux et des yeux pour les doigts de ces machines. Après les petites, il y a de grandes machines : des rotatives, des foreuses, des fraiseuses, des transporteuses, des linotypes. Il y a des moments : des moments où l'on court, des moments où l'on rit, des moments où l'on se tait si fort que l'on pense à la mort. A cause de ces moments, il y a des horloges. ■Ciel ! comme il y a beaucoup d'horloges ! De grandes horloges, de petites horloges, de sournoises derrière une porte, de graves sur des planchettes, et, à certaines minutes, des yeux sévères pour ces horloges. Il y a des halls où ça sent tout le monde, des salons où ça flaire la poudre, des cours où ça pue l'urine. Il y a l'odeur qui se lève de ces tonneaux d'encre, celle qui couvé dans ces bobines de papier, celle, puissante, qui monte des machines dont les bielles ont des sous-bras en sueur. Il y a des femmes : de grandes femmes, de jolies femmes, de petites femmes, de vilaines femmes et — comme, pour les hommes, de sales bonshommes, — de sales bonnes-femmes. Il y a des choses qu'il n'y a pas : l'allumette quand on voudrait du feu, un livre qui aurait toutes ses pages, le coin de verdure où l'on serait bien, une conviction, un confrère vraiment confrère, un oiseau qui chante, une cloche qui prie... Grand bonhomme, petit bonhomme, sale bonhomme, quand on entre là dedans, on est très fier — le premier jour. LA LANGUE Les premiers temps, je ne comprenais pas. J'entendais : — Auguste. Je pensais : « Il s'agit d'un homme ». Pas du tout, il s'agissait d'une machine. On disait : — Un strapamouf. Un Monsieur entrait, il annonçait : — Je vous apporte mon article. Un autre Monsieur répondait : — Ah ! oui ; votre papier. Ce papier, il le passait à quelqu'un : — Voici de la copie. Et ce quelqu'un interrogeait : — Un filet ou un écho ? A moins qu'un autre n'intervînt : — Ah ! voilà de la belle information ! A présent, je sais. L'Information. Nos patrons ont proclamé : «Je...!» et « Je...!! » et « Je...!!! » Ce n'est plus vrai, car jamais on ne traduira : « Je vends du papier », ce qui, seul, est vrai. Sur ce papier, pour qu'on l'achète, ils impriment de l'information. L'information n'est pas exactement la nou- velle. Ce n'est pas toujours ce qui arrive ; ce peut être le contraire de ce qui arrive ; ce peut être ce qu'Un Tel ou Tel voudrait qu'il arrive. Dans ce qui arrive, ce n'est pas non plus tout ce qui arrive. Ainsi : Je suis au lit. Chastement nue comme il sied après une nuit, sans chemise, mon amie soupire : « Chéri, je ne la trouve plus ». Il n'y aurait pas d'information. Mais, dans son cabinet de toilette, MUe Marenne, la liliale, la talentueuse pensionnaire de la Comédie-Française, a soupiré : « Où c'est-y qu't'as fourré ma chemise ?... », voilà de la bonne information. Un banquier a besoin d'un million : il rêve qu'il a découvert une mine. Il se rend à l'U-PRÈME ; il paie. Qu'il ait payé, ce n'est pas de l'information. Qu'il ait rêvé, ce n'est pas de l'information. « Le banquier a découvert une mine ». Voilà notre information ! Il arrive qu'une information soit vraie : ce n'est pas nécessaire. Qu'elle soit fraîche et, si possible, sensationnelle. D'un journal à l'autre, on trouve l'information qui sert à tous : le prix du bœuf à l'Abattoir, le satyre, la catastrophe de chemin de fer, l'éruption du Vésuve. Mais il est des informations plus scabreuses. Si, pas son banquier, notre journal peut avoir son ministre, son candidat ministre, son futur cnndidat ministre. D'où certaines règles. Telle chose, on peut la dire ou ne pas la dire. Telle chose, on doit la dire ; telle chose on ne peut pas la dire ; telle chose on ne peut pas la dire, pourtant on ne peut pas... ne pas la dire. Dire, ne pas dire : il y a des informations en trois colonnes et de minuscules tassées en une ligne. Il y a l'information, bonne fille, la jupe au vent ; et la sournoise, la jupe serrée, les dents qui mordent. Il y a l'information, le cœur sur la main, et l'autre, exactement le contraire de son sourire. Il y a l'information qu'on donne comme ça, où elle tombe ; et celle qu'à sa place on ajuste, comme dans un fusil, près du chien, la cartouche. Telles quelles, ces informations, nous devons les donner nombreuses et vite. Plus nombreuses et plus vite on les donne — plus on devient un « journal bien informé ». Remarquez-le : Nous sommes « le journal le mieux informé ». Nos confrères se disent aussi « le journal le mieux informé ». Ne cherchez pas à comprendre. Le Secrétaire. Informations, articles, écho, prix du beurre, critique de théâtre, ce qui entre dans notre journal devient de la copie, en passant d'abord sous le crayon du secrétaire. Modeste crayon ! Il met les titres. Il arrange, triture, corrige. Il applique certains principes, les uns qu'on explique dans la grammaire, les autres qui ne sont pas de la grammaire. Un trait par ci, et cette phrase qui boite se redresse : cela, c'est de la grammaire. Une virgule par là, et ces trois lignes qui suggéraient « noir », affirment « blanc » ; cela, ce n'est plus de la grammaire. Demi-confident des patrons, le secrétaire connaît le « Je vais là » du journal. Parler de ceci, pas de cela, ailleurs glisser, il sait beaucoup de choses ; il ne sait pas toujours le « pourquoi » des choses qu'il sait. Les patrons, non plus, ne savent le pourquoi de certaines choses que, lui, il sait. On peut le dire : le secrétaire est un vieux renard qui la connaît dans les coins. Aux patrons, le gibier des grandes chasses ; pour lui, modestes, bons quand même, hier une poule, demain un faisan. Problème. Pour le secrétaire, le problème se pose tous les jours. Peu ou beaucoup de nouvelles, les pages de notre journal doivent être pleines et ne peuvent être que pleines. Une fois, trop de matière ; une autre, pas assez. Cependant, régulièrement, le journal a son nombre de pages. Comment cela se fait-il ? Chut... Le Plomb. Sorti des mains du secrétaire, l'article, dont l'auteur est si fier, ne reste même pas de la copie. Il entre à l'atelier, où l'opérateur le compose à la linotype et en fait du plomb ou de la composition. C'est sous ce nom, ou, si l'on préfère, sous celui de filet, d'écho, de fait divers que l'article sera introduit dans ce qu'on appelle la forme. Il prend de la place : on le mesure à la ficelle. Bien qu'en plomb, la composition veut être manipulée avec délicatesse. Tout à l'heure on la soulèvera pour la placer dans la forme Mal prises entre les doigts, trop serrées, ou pas assez, les lignes dont elle est faite se disjoindraient et s'éparpilleraient en désordre. Ces accidents arrivent. Ils sont fâcheux. On grogne : — Zut ! voilà l'article en pâle. Les Formes. Des cadres d'acier, en rectangle, de la grandeur d'une page. Il y a la une, la deux, la trois : chaque forme, quand elle sera garnie de ses articles devenus plomb, correspondant à une page. Comme de juste, puisqu'il sert à l'impression, le texte, dans une forme, se lit de votre gauche à votre droite, avec les lettres la tête en bas. Cela s'appelle : lire sur le plomb. C'est peut-être cette façon, plus lente mais plus réfléchie, de lire à l'envers qui donne à mes confrères l'idée exacte qu'ils auraient de leur métier — s'ils étaient moins fats. Mise en page. Les articles étant composés, puis corrigés, voici le moment de les loger à la place qui leur revient dans la forme : l'opération s'appelle : la mise en page. Elle se fait sur de grandes tables, dont le dessus, en acier, était autrefois en marbre, et qui ont gardé leur nom de marbre. Dans certains journaux, un collaborateur spécial surveille la mise en page. Chez nous, il est moins coûteux d'en charger le secrétaire. Il y travaille avec un ouvrier qui s'appelle le metteur, ou plus souvent le chef. Le secrétaire indique la place à donner aux plombs que le chef attrape et loge à mesure : — Ça, dans la une ; ça, en bonne place ; ça, dans les chiottes... Ne vous offusquez pas ; les chiottes sont les coins perdus, dans le bas des colonnes : le contraire d'une bonne place. A travailler à deux, le secrétaire et le chef ont sur leur besogne des idées qui se ressemblent. Pour le premier, cette copie est du texte qu'il a chipoté, trituré, corrigé, pouah ! Pour le second, c'est du plomb qu'il mesure à la ficelle, qui prendra une colonne, une demi-colonne, un tiers de colonne. Pour l'un comme pour l'autre, c'est quelque chose d'embêtant. Ils disent : — Les imbéciles qui liront ça. Serrer une forme. La forme étant remplie, le chef, sur un mot du secrétaire, la fixe en quelques tours de clé, puis l'envoie vers d'autres ateliers pour de nouvelles opérations. Il la boucle, ou plus exactement la serre. L'opération est importante. Mal serrée, une forme peut — comme un simple article — tomber en pâte. La catastrophe est rare. Le journal devant paraître à des heures précises et avec les informations de la dernière minute, les formes se serrent le plus tard possible, à des moments, calculés sévèrement, une fois pour toutes. Serrées plus tôt certaines informations n'y seraient pas ; plus tard, elles rateraient la poste. Il se produit ainsi des coups de feu où le secrétaire et le chef se dépêchent, l'œil sur l'aiguille aux secondes de l'horloge. C'est l'instant que choisissent certains rédacteurs pour découvrir sur leur bloc-notes des informations qu'ils y gardaient depuis longtemps. Suivant son humeur ou le temps, le secrétaire accepte ou fait signe, avec la main, d'agiter quelque chose au bout d'une ficelle : — Ta copie vient trop tard ; elle ne passera pas : elle pend. La copie qui pend diffère de la morue qui pend : elle peut redevenir fraîche à l'édition suivante. Le Marbre. Les formes parties, il reste le marbre : ce fameux marbre qui est de l'acier. Le marbre est intéressant en ce qu'il produit : la copie qui reste sur le marbre et la copie qu'on retrouve sur le marbre. La copie qui reste sur le marbre est la copie qui, faute de place, faute de temps, faute de soin, n'a pas trouvé son coin dans la forme, et, par conséquent, est restée de côté : sur le marbre. Cette copie était peut-être intéressante ; le lecteur aurait aimé savoir... Tant pis, que le lecteur ignore... La copie qui reste sur le marbre peut devenir la copie que l'on retrouve sur le marbre. Cela se produit les jours de calme, quand la vraie copie est rare, et que, pour remplir sa forme, le secrétaire rafle ce qui traînait. Cela n'est plus intéressant ; le lecteur pensera peut-être : «J'ai déjà lu cela...» Tant pis! qu'il relise. Il y a de la copie qui ne reste jamais sur le marbre : la copie des patrons, la copie du secrétaire, la copie de certain manuscrit qui portait, dans un coin, certain petit signe... Il y a de la copie qui risque fort de périr sur le marbre. Par exemple : l'article où certain chroniqueur chante les grâces d'une actrice par qui tel ou tel ami du secrétaire aurait été, si l'on peut dire, laissé sur le marbre. Il y a une espèce de copie qui ne traîne même pas sur le marbre. On la découvre, sous forme de manuscrit, dans le bureau des directeurs, sur leurs chaises, sur leurs tables, dans les tiroirs, dans leur corbeille. Aussi, dans la corbeille du secrétaire. Ou simplement par terre. Parfois, dans la poche d'un rédacteur ; mais alors, quand il la retrouve, c'est embêtant. Copies imprévues. Au moment d'entrer dans la forme, un article peut se présenter trop long ou trop court Il se crée ainsi une sorte de copie dont les « imbéciles-qui-liront-ça » ne se rendent pas compte. 'i Si l'article est trop long, le chef l'a mesuré à la ficelle. Il montre, entre ses pouces, le bout en trop. — Il faudrait couper ça. — Bon. Le secrétaire prend les épreuves et désigne, par-ci par-là, quelques lignes dont l'article peut se passer. ■— Jetez. Et le chef jette. Mais que le secrétaire soit occupé par ailleurs, il dira : « Faites, chef », et le chef fera. Dix lignes de trop ? Vlan ! ce paragraphe ! et tant pis, s'il arrête dans son élan un cheval qui ira se jeter on ne saura jamais où. La copie ainsi supprimée s'appelle : la copie à la fonte. Si la copie est trop courte, le chef y glissera de lui-même de petites lignes de cuivre qui l'allongeront. L'opération s'appelle blanchir un article. Savamment blanchi, un article long d'un pauvre petit bout de ficelle en mesurera facilement deux. C'est très utile, les jours où la vraie copie vient mal. Ces lignes, où l'on ne lit rien, sont la copie du chef. A mon avis, la seule qui vaille. PAR FIL SPÉCIAL. 3 Ou l'on entre, le nez précède. Quel dommage! Cette petite cour ne sent pas bon. Cet escalier pue le papier ; il sent aussi l'encre, puis ce quelque chose d'aigre et de fort, le relent des machines qui ont chaud. Au bout de l'escalier, le couloir sombre. On le connaît. Là-haut, le réflecteur, sans la lampe. Au fond,la porte, où il y a toujours quelqu'un. A droite, une plaque : SECRÉTARIAT Allez-y franchement. Si, timide ou poli, vous frappiez, le Monsieur, de l'autre côté, vous répondrait : — ...spèce d'idiot. Le ...spèce d'idiot ne serait plus moi. C'est là. Existe-t-il des mares, des bruyères, des champs ? Une grande salle, parce qu'il faut de la place pour ces grands murs. Mur à droite, mur à gauche, mur derrière, mur devant ; celui-ci troué de fenêtres pour qu'on sache que, tout de suite après, il vient encore des murs. Dans le mur à gauche s'ouvre la porte à laquelle on ne doit pas frapper. Le secrétaire, les directeurs, les rédacteurs, les raseurs, trop de monde passe par là. C'est une porte très utile. Si j'ose dire : il pend une aventure au nez de cette porte ! Dans le mur à droite, une autre porte. Clic... clic... clic clic clic:on dirait qu'il pleut sur des vitres. Ce sont les linotypes. L'atelier est à côté. Murs, portes, fenêtres, ce qui reste de place est occupé par des meubles. Ils sont nombreux et, tous, très nécessaires. 1° Le mur du fond. Notre page d'agenda. Elle est grande. On y lit des adresses, des dates, des numéros de téléphone. M. Sinet y enregistre les noms dont l'orthographe est difficile II y a des pense-bête de ce genre : « Demain, à neuf heures... » Il signale en grosses lettres rouges qu'un certain Robusse est un cochon ; en lettres non moins grosses, mais bleues, que celui qui a écrit cela en est un autre. Il porte encore un dessin dont le sujet vigoureux dénote sans qu'on s'y trompe qu'il s'agit cle certain rédacteur paillard qui s'appelle Jean Lhair. 2° Le casier à journaux. Une liasse de journaux vient d'arriver — Prends, petit. Le secrétaire les passe au groom qui a mission de les ranger dans le casier pour qu'au besoin on les retrouve. Mais justement, sur un journal, on voit une belle image, et c'est bien amusant... Nouvelle liasse. — Prends, petit. Cette fois, il n'y en a pas qu'une image : il y en a beaucoup... Le secrétaire n'a garde de gronder. Il sait : le journal que l'on cherche, on ne le trouve jamais. Et d'ailleurs, à quoi bon ? 3° La bibliothèque. A quoi sert-elle ? Un soir, j'y ai laissé un reste de fromage. Le lendemain, M. Sinet y avait piqué au bout d'une allumette ce simple commentaire : Pouah ! Les souris ont bien voulu du fromage, mais pas du commentaire. Dans dix ans, il y sera encore. Tout de même, on trouve quelques livres. Voici A. L. P., trois tomes d'une Encyclopédie qui possédait probablement d'autres lettres. Ce triste cartonnage enveloppait un Allas dont survit, bien conservé, un morceau de l'Afrique. Ces quelques feuillets sont les reliques d'une brochure : Guerre à l'alcoolisme, avec « hommage respectueux de l'auteur ». En somme, ce qu'il faut pour que le secrétaire, qui doit tout savoir, apprenne ce qu'il ne saurait pas. Il n'a garde. Comme pour le casier, il est fixé : le renseignement que l'on cherche, on ne le trouve pas. D'ailleurs à quoi bon ? 4° La table. Les pieds vissés, elle se campe au milieu de la pièce. Six grands journaux étalés ne s'y gêneraient pas. C'est là-dessus que nous transformons en copie ce que les naïfs appellent leur article. Bien que ne travaillant pas ensemble, nous aimons chacun notre coin ; M. Sinet, à gauche, là où le linoléum du parquet porte, en ronds noirs, le souvenir de ses cigarettes ; moi, à droite, où le bois est brûlé par les miennes. Notre outillage est simple. Ni roues, ni bielles. Des ciseaux, un crayon, au bout d'un pinceau une larme de colle. Tout est là, en bonne place. Ces deux appareils ? Des téléphones. Pour les profanes, le petit est un téléphone privé. Rébarbative, pour nous, c'est une bouche que les patrons allongent jusqu'ici avec des ordres. Le grand est plus sympathique, le cornet en oreille sur les rumeurs du monde. Il arrive que, l'esprit tendu sur notre copie, nous devions planter tout là pour nous entendre demander : — Allô ! Nous sommes au café. Nous tenons un pari. Voulez-vous nous dire en quelle année, quel mois, un certain M. Pascal a inventé la brouette ? Dame ! un journal bien informé. 5° Le strapamouf. Les rédacteurs ont à remettre au plus tôt leur copie au secrétaire, qui doit la passer, sans retard, aux linotypes. C'est important. Comme contrôle, on marque l'heure : le rédacteur, dans un coin, au crayon ; le secrétaire, officiellement avec un cachet-montre, dit le strapamouf. Dans quel bazar a-t-on déniché ce monument ? Haute poignée de bois, armature de cuivre, conscient — croirait-on — de son importance, il domine la table, comme un clocher son paysage. Le pot à colle est un vague édicule, à côté. Il opère avec fracas. « Stra » son ressort qui s'écrase ; « Pa » le cachet qui tamponne ; « Mouf » le ressort détendu qui se remet en place. Il dit son nom. Ou plutôt, il le dirait ; car. instrument si utile, il ne parle jamais. Les autres rédacteurs ont, en plus petit, des pièces dans le même genre. Même table, mêmes ciseaux, même casier, et pour la biblio- thèque que l'on consulte, le même « à quoi bon ? » Jean Lhair, qui fait la politique, conserve dans la sienne un extrait du Code pénal ; le fait-diverser Cédron, le revolver d'un suicidé ; les autres, des romans, des cigarettes, des billets, le tome S de l'Encyclopédie, h cause d'un certain mal qui commence par cette lettre. Un seul rédacteur a beaucoup d'ordre : Ranquet. Il fait les Sports et le Sénat. Portraits, discours, performances, il classe tout. On le sait. Quand on a besoin et qu'il est loin, on se faufde, on bouleverse. Si bien qu'avec son ordre. Ranquet, en fin de compte, a le plus grand désordre. Ceci pour les bureaux que le public ne voit pas. Les autres, on les connaît. C'est un peu comme chez certaines jolies femmes : un beau sourire, les dents fausses. VISITE INDISCRÈTE Le public passe par là : un escalier de velours. Attention à la cinquième marche ! Restez couvert : le dieu est absent. DIRECTION Une porte comme elles sont toutes, une autre capitonnée. Une grande pièce. Pas de tapis. Pas de divans. Ce linoléum suffit ; ce bureau-ministre est plus austère ; et puis, sur le mur, cela fait bien, la carte de l'Europe. Cela dit tout et cela ne dit rien. — Asseyez-vous. Vous aimez ce fauteuil ? Du moelleux, du ressort, on est à l'aise. Vous, du moins, un visiteur... Quand un rédacteur est appelé et qu'on l'invite : « Asseyez-vous », il se serre d'avance : — Quelle gaffe ai-je commise ? Vous lorgnez le coffre-fort. Imposant, je ne dis pas ; mais le gros de l'argent est ailleurs. Ici vous trouveriez : papiers, papiers, papiers ! Ce n'est pas ce qui manque. Mesurez ces piles, sur les tables, sur les chaises, sur le haut des armoires, en bas sur le parquet. N'y touchez pas ! Ce porte-plume est tombé tout exprès. Et ce crayon presque en équilibre sur sa pointe ! Lisez de loin : Epreuves, Cor- respondanis, Contentieux, Articles à lire, Articles à réserver ; par terre, dans la corbeille : Articles lus, Articles à ne jamais lire. Ça ? Des revues en anglais. Elles viennent d'Amérique... Zut ! on téléphone. Vous permettez ? — Allô ?... Non, Madame, ce n'est pas lui... Parfaitement, Madame... Oui, à côté du grand, voilà le petit téléphone. Le frère de l'autre, la bouche qui s'allonge avec des ordres. Elle vous intrigue, dans le mur, cette petite fenêtre ? Soulevez le rideau. Pas comme cela ! Un petit coin. Vous apercevez tout l'atelier par cette fenêtre. Devant sa lampe, sous sa visière, le correcteur. Le pauvre homme, il a mal aux yeux. Ces dos en rang : les hommes des linotypes : le deux bat sa flème. Là, le chef qui se dégourdit, d'un peu de boxe, avec un rédacteur. Il ne se doute pas qu'on l'épie. Si : il tousse. Voyez comme l'atelier est sage ! Quoi encore ? La pendule ? Ouvrage soigné, réglée au centième de seconde. Dans un journal, on vit sur des secondes. Qu'arriverait-il si, au lieu de sortir à l'heure trente, il sortait à trente et une ? Là, dans ce coin... Mais j'entends le dieu ; décampons. Il est double? Oui. Le maigre avec son grand nez ? M. Dufour. Le gros et ses moustaches ? M. Siburd. Ils ont l'air rêches?... Ce n'est pas de leur faute. Vous allez comprendre. Glissez-vous dans ce réduit. Voici, cartonné par trimestre, ce qui a paru de l'UPRÈME. Première année. Des titres simples, des ru- briques sans vacarme. Un ministre est tombé, on constate : « Un ministre est tombé ». Un crime : cinq lignes. Sans doute, y avait-il des satyres : on ignore le satyre. Par contre, lisez cet article : La vie de l'Europe. C'est plein d'idées. Nos patrons en avaient. Je ne me souviens plus desquelles, mais c'était quelque chose comme le Bonheur Social. Voici d'autres idées : dans cette étude, dans celle-là. Et puis, de belles promesses : « Dire la vérité, quelle qu'elle soit... » « Ne pas transiger... » Aussi le pauvre format ! ce maigre petit papier ! Qui eût acheté cela ? Deuxième trimestre, troisième année. Tiens ! Tiens ! LE CRIME DE LA RUE UNE TELLE. Un gros titre : LE MYSTÈRE DE LA FEMME SANS TÊTE. Le portrait d'un nageur, la photo d'un collier dérobé, un satyre en dix lignes. Mais où les idées ? Le format est plus grand ; et, pour elles, moins de place. Sautons quelques trimestres. Septième année. Oh ! oh ! DU VICE ! DU SANG ! LA MORT ! Ça, c'est pour un satyre. Un autre MYSTÈRE DE LA FEMME SANS TÊTE, sur trois colonnes. Voici, dans son maillot, un cycliste ; avec ses poings, un boxeur ; par hasard, le portrait d'un savant, homme du monde. Un fond sur l'origine du mouchoir ; cela ne choque personne. Des lieux communs sur la vie internationale, ragoût sauce officielle. Autrefois, on eût poivré cela. Quant au Bonheur Social, creusez-vous la tête :• est-il « blanc » ou « pas blanc » ? Tout le monde y trouve son compte. Aussi, voyez : le grand format ! le solide pa- pier ! que de pages ! et sous la manchette, cette phrase : « Le plus gros tirage des journaux... » La seule peut-être qui ne soit pas un mensonge. Comment s'étonner, après cela, si nos patrons ont l'air si rêches ! « ILS » PAR FIL SPECIAL. Pour le public, des gens qui ont proclamé : «Je...!» «Je...!!» et «Je...!!!» On les salue : — Messieurs les Directeurs. Pour leurs collaborateurs, des gens qui prennent notre temps et, en retour, nous donnent des francs : — Les patrons... Siburd... Dufour... Quand nous sommes furieux : — Ils. Ils sont deux : c'est plus compliqué qu'on ne pense. On a un mot à leur dire. On frappe, on entre : — Bonjour, Monsieur Dufour. Je... — Attendez une minute. Seul, M. Dufour n'est que M. Dufour et doit en référer à M. Siburd. De son côté, M. Siburd devrait en référer à M. Dufour. Les voici deux. Vous avez à parler ? Parlez. — Asseyez-vous. Un visiteur fait son entrée. Il s'épanche. M. Siburd chipote un porte-plume. M. Dufour se tait... Le visiteur parti, M. Siburd se tourne vers le coffre-fort, en retire un cahier, tantôt rouge, tantôt vert, mais pas indifféremment le rouge ou le vert. Il inscrit quelque chose. Comment font-ils ? M. Dufour habite au sud ; M. Siburd, au nord. Quand la journée commence, on entend le pas de l'un, voici le pas de l'autre. On dit : « Monsieur Dufour... », M. Siburd répond. Le pigeon et sa colombe seraient moins unis. Par les jours de gros tracas, il arrive à M. Dufour d'avoir la migraine dans le crâne de M. Siburd. — Asseyez-vous 1 Cette fois, c'est pour un rédacteur. Tandis que M. Dufour le gronde de derrière sa table, M. Siburd surveille, derrière la sienne, prêt à intervenir. Pourquoi répondre ? On n'aurait pas tort, qu'on n'aurait pas raison, et au lieu d'un, deux directeurs vous gronderaient. La belle avance ! Ils diffèrent cependant de manières. M. Dufour est diplomate. Il sourit, mielleux : — Cher Monsieur. Acide, M. Siburd mord : — Monsieur. Mais, sucre ou vinaigre, que nous désirions quelque chose, le résultat est le même : — Non. Pourtant, M. Siburd comprend certaines choses : — M. Siburd, je suis malade ! — Rentrez vite vous soigner. Cela part d'un bon cœur. Oui, mais ce bon cœur a de l'imagination. Ce qui fait mal aux autres peut nuire à M. Siburd : — Rentrez vite vous soigner. Tout de même, mettez-vous à leur place. Diriger l'UPRÈME est autrement compliqué que de faire mûrir des betteraves ! Il n'y a pas que le papier que l'on vend. Il y a, d'abord, le papier que l'on fabrique. Il y a ce que l'on montre dessus, ce que l'on cache en dessous. Il y a les rédacteurs, les raseurs que l'on reçoit, les marchands qu'on surveille. Quels tracas ! Le matin, ils travaillent ; à midi, ils travaillent ; le soir, ils partent harassés. Ils ont le téléphone à portée dans leur chambre. Depuis longtemps, nous sommes au lit, qu'ils se tracassent encore dans le leur : n'aura-t-on pas laissé de coquilles ? ce gros événement sera-t-il bien commenté? et cette encre, dont on leur a promis l'essai, comme elle tarde à venir ! Us sont riches. Les seuls à ne pas avoir besoin du journal, ils sont peut-être les seuls à ne pas s'en f... Us se plaignent : — Nos collaborateurs ne travaillent pas assez. Nous nous sommes donnés, tout entiers, à notre UPRÈME. Bien sûr ! La leur : pas la nôtre. Il y eut un gros événement dans la vie des patrons. C'est le jour où ils découvrirent que dans certaines revues les business-men d'Amérique dévoilent comment on s'y prend avec l'auxiliaire toujours trop paresseux qu'est « l'outillage humain... » Cela s'appelle, je crois, le système Taylor : une merveille ! M. Siburd. qui ignorait l'anglais, l'étudia tout exprès. Le fameux fauteuil doit être du Taylor. Certaines « fiches » où nous justifions, heure par heure, notre travail : du Taylor. Certains placards qui prêchent un peu partout : « Faites ceci... ne faites pas cela... » ; conseils directs de Taylor. Très psychologues d'ailleurs, les bussines-men d'Amérique ! Un soir de pluie, je patauge dans une rue : — Hé ! Monsieur... Une auto s'arrête ; une tête en sort : M. Siburd : — Montez donc ! — Mais, non ; je... — Si... si : je vous ramène. J'étais flatté. Ouais ! quelque temps après, je tombe sur une de ces revues. Je lis : Sachez au besoin mettre à profit les faiblesses de vos collaborateurs. Si vous êtes en auto, el que l'un d'eux... Je ne sais comment les « mécaniques humaines » de là-bas s'accommodent du Taylor. Celles d'ici renâclent : elles fonctionnaient assez bien, elles ne fonctionnent plus du tout. N'importe ! Malgré Taylor, ils ont gardé de l'ancien Bonheur Social, des rêves démocratiques. Ainsi, pour un roi, défense d'écrire : Sa Majesté. Pas même : le souverain. — Le peuple seul est souverain. Ils disent aussi : — Nous ne faisons pas du sentiment, nous faisons du commerce. Ils disent encore : — Si vous ne nous aviez pas, où seriez-vous ? Dans la rue : sur la paille. Ce qui explique, peut-être, pourquoi les confrères pensent de nous : — Ah ! oui, les forçats de l'UPRÈME. Bast ! Ne suis-je pas injuste ? « Notre en- nemi » c'est, si facilement, « notre maître ». Comme les autres, j'ai mon tour de fauteuil. Je les laisse aller. Ne les ai-je pas vus tout à l'heure : M. Siburd, dans la rue, le bras pour sa femme ; M. Dufour, dans une pâtisserie, où ce qu'il préfère, c'est : — Un baba au rhum, Mademoiselle. Baba ! papa ! Si le reste n'était que le masque ? Des hommes ! ,H»iî>ÎÔt>l M. fTfjëïS uv;;. IM< }»J\> ■■ -U . '■ , "UJdx ii- : tri |o .vlâti !utH -r..H : , ï-éU Ût, i •<> fi : . 'g- d .'.. . On ne le croirait pas : elles formaient de petits morceaux et sont arrivées dans des caisses sur de la paille. Il a fallu des mois pour les monter en machines. Elles sont grandes ; elles sont hautes ; on se promène sur leur passerelle comme autour de la machinerie d'un paquebot. Leur âme est électrique. On pousse un petit bouton, et la bête s'éveille — un peu gauche, et encore engourdie. Quelque chose comme une bouche s'entr'ouvre et reste à bâiller; une bielle s'étire, paresseuse ; une autre essaie sa force ; indécise, une roue hésite si elle tournerait à droite ou pas plutôt à gauche ; là-haut, un lourdaud de cylindre fait un tour sur lui-même et se rendort dans ses draps. On entend : « Clac... » puis : « Clac... » : une petite fille saute sur un sabot ; longtemps après, sur l'autre. Un deuxième bouton pour un peu plus d'âme : la bête prend de la vie : la bouche qui bâillait, se referme, s'ouvre, se referme ; ce qui doit tourner, tourne ; ce qui doit glisser, glisse ; devenu tourbillon, le lourdaud agite, autour de lui, les autres. « Clac-clac-clac-clac », il y a dix petites fdles, cent petites fdles, mille petites filles qui vous envoient, en pleine vi- tesse, tournoyer leurs deux mille sabots dans la tête. Comme on dit : on roule. Elles ont l'air de savoir. Pour avoir jusqu'aux dernières nouvelles, tant qu'on a pu on les a retenues et maintenant, clac-clac-clac-clac, elles se dépêchent à des centaines d'exemplaires à la minute. Le papier entre par un bout et sort par l'autre, collé, plié, découpé, prêt à être lu : journal. A l'endroit où il sort, un couteau monte-des-cend,monte-descend,rapide et oblique comme le couperet d'une guillotine qui ne trancherait pas la tête, mais la hacherait menu — et tout le corps, après. Elles sont trois. Leur nom n'est pas très compliqué. Voyez ces plaques : N° 1, N° 2, N° 3. Elles ont des hommes qui les astiquent, un conducteur qui les surveille, plus un conducteur-chef pour les trois. N° 1 est rapide et légère. Ce qu'on lui demande, elle l'exécute sans rechigner. Elle fournit ses journaux, plus prestement que ses sœurs. Dans les coups de feu, on compte sur elle. Mais sa besogne terminée, vite qu'on la tamponne, car elle a transpiré et pourrait prendre froid. Gentille aussi, N° 2 est très salope. Elle plie mal son papier. Elle l'encrasse de graisse et si on ne la surveille, traîne, tout du long, ses gros doigts maculés d'encre. — Mais elle n'a pas de doigts, chef ! — Oh ! c'est tout comme. Quant à N° 3, cette garce, si avant sa mise en marche, on ne la gorge d'huile, si, par-dessus le marché, on ne lui chatouille certain petit écrou qu'elle a particulièrement sensible, au troisième tour de roue, elle enverra au diable son papier et ne voudra plus rien savoir. Rétive et méchante, quand on lui demande un service, c'est qu'on ne le peut autrement. — La putain ! dit le conducteur-chef. Si j'étais les patrons, depuis longtemps je l'aurais envoyée, je sais bien où. — A la ferraille, chef ? — Non. Du secrétariat où je travaille, je n'ai pas besoin de les voir. Je reconnais, au bruit, celle qui marche. Dans le claquement de sabots, ce bourdon d'orgue où siffle le sol aigu d'une petite flûte, c'est N° 1 qui se dépêche. Ce souffle court de vieille qui traîne son fardeau, c'est N° 2 qui se fatigue et plie, par le bord, le journal qu'elle devrait plier au milieu ; et ce bruit de pilon, à contretemps, c'est N° 3 qui renâcle et prépare une blague : — Hé ! Stop ! Arrêtez ! Qu'est-ce que je vous disais ? — Chaque fois qu'on crie comme ça, me dit le chef d'ate'ier, je sens un froid dans le dos. C'est, en effet, avec N° 3 que les malheurs arrivent. Elle n'était pas encore montée, quand un mécanicien, grimpé tout en haut, plissa et alla donner de la tête sur une dent de luauvaise bête qu'elle pointait là tout exprès. Elle a mangé un pouce du conducteur-chef, plus deux doigts de sa main droite : — La salope, je la surveille. A présent elle en a à ma jambe ! C'est un autre qui écope, et pas à N9 3 : à N° 1. Un aide de N° 2 passe trop près. Elle n'avait l'air de rien. Han ! Elle l'attrape au pantalon, avale le pied, bouffe la jambe, croque la cuisse, s'arrête de mauvais gré pour le reste. — Ouah ! Aux cris, les patrons accourent. On emportait déjà l'homme. Us lui donnent un regard, puis un plus long à leur machine si peu faite pour digérer de la viande humaine : elle n'avait aucun mal. Sortis des rotatives, les journaux passent dans la salle d'expédition. Ils n'y vont pas tout seuls : il faut une machine. Voyez ces roues, ces chaînes, ces mandibules à soulever des bœufs. C'est le transporteur mécanique. On lui dit : ■— Prenez ces petits paquets, transportez-les jusque-là. Bon ! Les mandibules happent, les roues grincent, les chaînes se tendent et les petits paquets, lourds comme trois mille kilos, s'enlèvent à la file, montent jusqu'au plafond, descendent au long d'une poutre, s'abattent au but ; quelquefois ils le manquent et s'en retournent d'où ils sont venus. La distance n'est pas grande : avec ses jambes et ses bras, un homme, autrefois, faisait ces roues, ces mandibules et ces chaînes ; et il marchait plus vite. Seulement des journaux plus modestes avaient leur transporteur ; c'eût été humiliant de ne pas avoir le nôtre. Intempestif, menant grand bruit pour peu de chose, on pense à l'idiot du cirque. On dit : — Auguste. M. SINET M Sinet est le secrétaire-qui-fait-le-jour. Je • suis le secrétaire-qui-fait-la-nuit. A son avis, le travail du jour est autrement important que le travail de nuit. A mon avis, le travail de nuit est autrement important que le travail du jour. Mais, pour lui comme pour moi, c'est un travail bien ennuyeux. Et nous voilà d'accord. J'arrive à cinq heures quinze. M. Sinet n'est pas encore parti, mais il tient déjà sa canne. A cinq heures dix-neuf, il serre sa dernière forme. A dix-neuf heures et demi on ne le voit plus. Pendant toute la journée, il s'est démené : — Attention !... Grosse nouvelle... Doit passer... Je lui demande la consigne : — Eh bien, Monsieur Sinet, quoi de neuf ? On aurait assassiné le pape : .— De neuf? Rien... Je pars, répond M. Sinet. Au début, les patrons étaient jeunes ; ils eurent besoin d'un secrétaire qui « la connût dans les coins ». D'un journal qui sombrait, ils repêchèrent M. Sinet. — Ce qu'il nous faudrait, Monsieur Sinet... — Je sais, je sais, laissez-moi faire, a répondu M. Sinet, qui, en effet, a fait. PAR FIL SPÉCIAL. 5 Avec le temps, les patrons sont devenus moins jeunes. Ils ne suggèrent plus : — Ce qu'il faudrait... Ils ordonnent : — Ce que nous voulons... Et ce qu'ils veulent est rarement dans la manière de M. Sinet : — Bast ! Ils veulent des choux ? Va pour les choux ! Demain des raves ? Va pour les raves ! Car M. Sinet, qui la connaît dans les coins, la connaît jusque dans ceux où l'on est philosophe. Gris de poils, pauvre en cheveux, des lunettes, M. Sinet saute d'un bond par-dessus sa grande table. — Quel âge me donnez-vous ? — Peuh ! Quarante... quarante-cinq ans. — Plus, mon cher ! — Cinquante ? — Et le reste ! — Voyons, M. Sinet, vous ne me direz pas que vous avez cinquante-cinq ans. — Bientôt, cinquante-six, mon cher. En ce moment, passe le comptable, M. Meunier. Vingt-cinq ans, muscles de sportif, œil balourd de celui qui ne léserait pas, d'un sou, ses patrons — C'est lui, Monsieur Sinet, qui a cinquante-six ans Il se frappe le front : — C'est par là qu'on est jeune. — Monsieur Sinet, les Chinois vont faire ceci... Les Américains préparent cela... Les patrons ont décidé que :... — Je sais, je sais. Il a une façon d'ignorer qui sait tout. — Je suis un journaliste né, déclare M. Si-net, comme un amputé qui se vanterait d'être manchot de naissance. Piètre consolation ! Jeune, il a suivi des cours. Il voulait devenir un savant, à l'exemple de son père, un grand professeur. Il a voyagé ; il est docteur en beaucoup de choses. Il a écrit deux livres. Il en a rêvé quelques autres. Et maintenant, son pot à colle, son crayon, ses ciseaux... il est ici. Il ne sera plus jamais qu'ici. Qu'est-ce qui l'a mené là ? le jeu ? les femmes ? l'alcool ? Sans doute, un peu de tout cela et quelque chose de pire. M. Sinet était pauvre, il a eu de l'argent, il en a voulu davantage. Maigre, le teint rouge, le nez fort, il n'y a pas que ce M. Sinet. Voici venir les patrons. Ah ! mon Dieu ! Ces dépêches ! ces téléphones ! ces lettres ! ces papiers ! Il en a plein la table, plein la tête. Messieurs. Voyez, comme il se démène, pour l'unique plaisir de vous servir. Les patrons partis, il reçoit un confrère : — Bonjour, mon cher. Ça va ? M. Sinet offre une cigarette, bavarde un peu, se détend — avec de la réserve cependant, car être secrétaire, ce n'est pas rien ! Puis le voilà au « marbre », avec le secrétaire de nuit ou le metteur en pages : des compères. Tiens ! tiens ! Qu'est-ce qui bouge là de si drôle, dans le coin de sa bouche, où pend sa cigarette ? N'y a-t-il pas un autre Sinet, sans sourire, sans cigarette, qui réfléchit, seul avec lui-même, par exemple, devant sa bibliothèque où se trouvent deux livres d'un certain Louis Sinet et, à côté, la place pour quelques autres ? Celui-là, qui le connaît ? Peut-être pas lui même, car, après tout, sa femme est gentille, son chien est... un beau chien, et puis : — Tu sais, ma chère, la maison que nous avons achetée, dans deux ans elle vaudra le double. A son travail, M. Sinet n'est jamais saoul. Il est simplement plus ou moins rouge, avec une haleine plus ou moins à l'alcool, à la bière ou au vin, suivant ce qu'il a trouvé, quand il vient de dire : — Eh ! petit ! guette une minute ; je reviens. Crac ! Il tombe à M. Sinet une grosse enveloppe. Un raz de marée. Des milliers de morts ! Quelle catastrophe ! Pour vous, peut-être. Pour M. Sinet, c'est une vague copie qui le submerge ; c'est du français d'Agence à redresser ; et ces milliers de morts, peut-être bien qu'en s'arrangeant il pourra en tirer quelque joli sous-titre. A grands coups de ciseaux, M. Sinet découpe dans un journal peu lu deux colonnes d'article : — Que faites-vous là, Monsieur Sinet ? — Moi ? J'écris une étude. — Ouais, Monsieur Sinet ; un démarquage. — Oh ! dit M. Sinet, j'y mets beaucoup du mien. Mais que regarde-t-il, si loin, droit devant lui, de l'autre côté du mur ? De ses études, M. Sinet a gardé l'amour du mot en usage chez les savants. Il dit : — L'accoutumance de la défécation postméridienne est nocive. Une fois pour toutes, M. Sinet qui fait l'édition-ville, a décidé que les informations-province ne le concernaient pas. Si graves qu'elles soient, il ne prend pas la peine de les lire et les entasse en réserve pour moi — dans ce qu'il appelle : le bac du chien. Hé ! je vois bien : ce bac est un presse-papier sur le coin de la table. Tout de même, « bac du chien », c'est humiliant ! Chaque année, quand approche le printemps, il pousse quelque chose dans l'œil droit du secrétaire. Il lui faut quinze jours de repos pour le soigner. Celui qui le remplacera s'informe : — Eh bien ! Monsieur Sinet, et votre œil ? Très grave, M. Sinet va, du côté de la fenêtre, tourner son œil dans la lumière. Il y a déjà un peu de bleu dans le ciel : — Ce sera pour bientôt. Un matin, M. Dufour eut son plus beau sourire : — Cher Monsieur Sinet, notre journal est terne. Nous devrions, de temps en temps, donner une petite illustration : un portrait... un paysage... Vous trouverez, n'est-ce pas? Le mois suivant, M. Siburd passa en coup de vent : — Illustrer, c'est très bien. Mais il faut des clichés tous les jours : deux pour le moins. La semaine suivante, ce fut un petit mot : c Prière à Monsieur Sinet de donner tous les jours au moins trois photos ». Et quelques jours après, une lettre : « Cher Monsieur Sinet, nous sommes en voyage ; veillez à donner tous les jours quatre à cinq photos pour le moins... » Depuis ce temps, M. Sinet sent une épine, dans sa joie d'être secrétaire. On a beau, comme journaliste, chipoter les événements, on ne les domine pas, et certains ne prêtent pas à l'illustration. Encore, s'il était libre ! Mais les patrons s'en mêlent. — Et ces gens sont des bougres à vouloir la photo d'un navire quand je ne puis leur offrir que la trogne d'un cabot. A peine arrivé, M. Sinet mobilise les photographes, fouille dans les revues, attrape ce qu'il peut, puis, sa camelote étalée, attend les acheteurs ! — Voici une montagne, Monsieur Dufour. — Peuh ! il y a un lac en dessous : il ferait mieux notre affaire. — Voici une belle photo... — Floue, Monsieur Sinet... — Mais non ! c'est du fondu ; regardez ces... Il faut, à M. Sinet, des boniments avec des mots dans le genre de sa « défécation post-mé- ridienne». Après quoi, il respire. Mais, à la fin du jour, son épine recommence à piquer. Une nuit passe si vite ! Si du moins on renversait un roi ou coupait le cou à une rentière : quelle avance ! 5 h. 15. M. Sinet travaille à sa dernière forme qu'on serre à 5 h. 19. Coup de feu : Il a des gestes de passe-passe, des mots que tout le monde ne devrait pas entendre : — Ça en tête... C'est bon, assez... Coupez... Blanchissez... Ça y est? — Oui. — Serrez. Sa canne, son chapeau, M. Sinet reprend son pas alerte de renard libre. Il fde droit vers un café. Il y a sa table, il y rencontre des amis, il s'y trouve aussi seul que s'il n'y avait personne. — Garçon, un vermouth !... Garçon, un whisky !... Garçon, un gin !... Un peu plus rouge, il a les mains qui tremblent. Il sourit, il regarde devant lui. Sans doute, aperçoit-il ce qu'il cherchait tantôt, si loin de l'autre côté du mur ? — Garçon, un re-whisky ! Oui... mais demain ! — Garçon ! tonnerre de Dieu ! Versez donc du gin dans mon whisky... Pauvre M. Sinet ! Un matin, il serre la main à son ancien copain de bohème, cette vadrouille de Galerville, devenu le poète élégant, M. Ga-lerville. Ils échangent une cigarette : — Prends celle-ci. — Toi, celle-ci. Un bout d'or, contre un bout sansjrien. ...Toute sa vie ! JEAN LHAIR Au fond, qu'est-il, Jean Lhair ? Notre aîné à tous ? Bien. Et après ? Un journaliste-né ? Il le prétend ; mais entre sa naissance et son premier papier, que rêvait-il, ce journaliste-né ? On ne peut dire que Jean Lhair soit un triste. Ecoutez-le : il rigole. Ni un homme joyeux : voilà sa grosse voix qui ronchonne. Ni un pessimiste absolu, car il finit par plaisanter : — Après tout, ce sont des foutaises. Ni triste, ni joyeux, ni pessimiste, il est un peu de tout cela et — chose curieuse — un peu de tout cela en même temps. — Oh ! les femmes ! hume Jean Lhair, les narines en naseaux de cheval. Il ne s'en cache pas : il est paillard. Pour un rien, il se tape sur les cuisses ou même ailleurs. Pourtant, regardez la lumière de son œil. On s'imagine très bien Jean Lhair devant une femme, candide et nu comme un petit enfant. D'autres fois, on pense à un moine, assez pieux pour dire : — L'abstinence a du bon, mon enfant : mais la bouteille vaut mieux. Puis, tout à coup, ces peaux qui pendent, ce ventre mou, ce regard lourd : où donc a-t-om rencontré ce vieillard ? Pour le Jean Lhair maussade, il y a des vérités réglées une fois pour toutes. Si la pluie est de l'eau, le vent de l'air, le soleil du feu, c'est uniquement pour mouiller, glacer, ou brûler, ce pauvre être appelé Jean Lhair. Pour lui, si bien qu'aille une affaire, elle va toujours très mal. — Notre journal se vend. Tant pis. Plus il y a d'acheteurs, moins il y en aura, quand il n'y en aura plus ! Quant aux autos, aux avions, à toutes ces découvertes de l'engeance humaine, quelles foutaises ! Ainsi le téléphone ! Certes, ces demoiselles sont gentilles. La bouche en cœur, Jean Lhair s'y entend à minauder : — Mademoiselle, vous qui êtes si aimable, tel numéro, s'il vous plaît. Même à la surveillante que l'on peut s'imaginer revêche, avec des lunettes, il dira qu'elle est belle. Mais ce récepteur qu'on se colle à la bouche ! Votre corps qui se morfond sur une chaise pendant que votre voix se promène seule au long d'un fil ! Autrefois, cette promenade on la faisait et Jean Lhair aime le grand air où l'on est libre. Et les patrons ! En voilà des bougres ! Pires que le vent ; plus hargneux que le soleil ou la pluie. Quand il y a un banquet, qui envoient-ils ? Cedron, ce paresseux ? Villiers qui n'écrit que des foutaises ! Non, ils envoient Jean Lhair ! Vite dans son habit, il faut qu'il aille ! Bien entendu, on ne mange pas mal. •— Une timbale financière, c'est délicieux, mon cher ! Mais le papier à rédiger, ces discours qu'on écoute, et cela juste au moment où il serait si bon de digérer en humant sa coupe de Champagne ! Et puis, on fume là dedans, et la fumée lui brûle les yeux : — Tenez, dit Jean Lhair, qui se vide les poches. Si ce n'est pas scandaleux ! Regardez-moi ces cigares ! Je les ai chipés pour vous. Un jour, avec d'autres journalistes, Jean Lhair eut mission de visiter un pays à vignobles. Ces cochons de marchands s'honorèrent de faire déguster à ces Messieurs des échantillons de leurs vins : du blanc, du rouge, du rosé : une bouteille de chaque cru. — Tu comprends. J'ai dû les vider toutes, et il n'y avait pas que les grandes ! Il y en avait de petites, mais remplies de je ne sais quel marc du diable. Si c'est pas dégoûtant ! Me charger d'un tel reportage. A mon âge ! Chef d'information, Jean Lhair n'aime pas qu'on le commande ; plus volontiers, il commande les autres : — Toi, mon petit, tu feras ce compte rendu ; toi, mon vieux, celui-là. Il se réserve les reportages politiques. Quelle misère ! Les idées qu'il répand sont le contraire des siennes. Il en a des crampes de conscience : — Les Jean-foutre ! hurle-t-il en parlant des patrons. Moi je suis pauvre : je dois me taire pour gagner mes croûtes. Mais eux, avec leur galette, ils pourraient tout. Et au lieu de cela !... Quand il se fâche ainsi, il devient soudain très vieux. — Mon cher, tu exagères. Ils l'ont dit : un journaliste mène l'opinion. — L'opinion ? fait Jean Lhair. L'as-tu vue, l'opinion ? Ça vole dans l'air : aigle, oison, colombe. Nous l'attrapons, nous l'habillons, plumes blanches, plumes noires au goût du jour. Puis on la lâche : « Le bel oiseau ! Le bel oiseau ! » Le lendemain, du blanc, du noir, le goût a passé au vert. Vite les plumes vertes : « Le bel oiseau ! Le bel oiseau ! » — Tout de même, il y a des idées : on pousse au choix d'un ministre ; on préconise un rapprochement avec un peuple voisin... — Ballon d'essai ! Quand le vent est bon et que ça monte, avec le gros bout du porte-plume, on pousse : « Le beau ballon ! C'est moi qui l'ai lancé ». Le vent tourne ; vite le porte-plume du côté de la pointe : « La baudruche ! Je l'avais dit. La voilà qui crève ! » — N'importe, il y a des idées qu'on affirme... — Ouais ! Celles que, d'avance, on sait au gré des lecteurs : Napoléon est mort... Un et un font deux... Celles-là, on y va carrément : «Un et un font deux... Un et un... » Et encore ! Pour les idiots qui nous lisent, un et un, ça fait peut-être deux plus quelque chose. Dans les couloirs de la Chambre, Jean Lhair devient fringant. Il est chez lui. Moins enfant, au lieu du journaliste qui interroge, il eût été le député qui répond. — Eh ! quelle nouvelle, Monsieur le Ministre ? Jean Lhair l'a connu, marchand de savon, gratte-papier, ou moins. Certains jours, M. le Ministre se déboutonne. Il parle... parle. Et ce que Jean Lhair, vieillard, serait tenté de ne pas croire, Jean Lhair, enfant, le gobe et le répète. Il y eut un moment solennel dans la vie de Jean Lhair. C'est le jour où descendit dans un Palace, avec ses malles armoriées et un jeune homme qui ne l'était pas, une fille de roi, en rupture de cour. Les journalistes se ruèrent. Jean Lhair seul fut reçu : — Altesse ! — Oh ! ne m'appelez pas Altesse... — Elle était étendue, poursuit Jean Lhair, les bras nus, tout de son long sur un divan. Et belle ! Elle m'a tout dit, comme à un ami... oui, comme à un ami, répète Jean Lhair qui larmoie, puis, tout à coup, se met à rire. — Eh bien ! qu'est-ce qui te prend ? — Peuh ! Les grandes dames, on sait d'avance qu'elles ont pris leur bain et que leur linge sent bon. Tandis que... Et il rêve, les narines en naseaux vers je ne sais quels « tandis que » à surprises, qui n'auraient pas pris leur bain. Un matin, Jean Lhair découvrit sur le mur de son bureau une affiche à inscription morale, système Taylor. Chacun avait la sienne. Passe chez les autres. Celle de Sinet était très bien. SOYEZ BREFS, VOS MINUTES SONT AUSSI PRÉCIEUSES QUE LES NOTRES Elle visait, en somme, les raseurs ! Mais la. sienne ! RESPECTEZ VOS DEVOIRS, SI VOUS VOULEZ QU'ON RESPECTE VOS DROITS C'était une attaque directe ! Des heures durant, on entendit un Jean Lhair très vieux parler de démission, hurler que c'était indigne, accueillir les arrivants d'un lugubre : — Mon cher, as-tu vu leurs affiches ? Puis, sans doute, il n'y songea plus. Quelques jours après, il eut à s'enfermer dans le vestiaire, qui, satyre comme il l'était, lui servait à autre chose qu'à suspendre sa canne ou son chapeau. Mieux qu'une Altesse l'accompagnait. Il était fort ému et, déjà, levait un œil que troublait un commencement d'extase, quand il vit l'affiche choisie pour l'endroit : UNE PLACE POUR CHAQUE CHOSE CHAQUE CHOSE A SA PLACE — Hé ! hé ! pensa Jean Lhair. Et cette fois, il sourit... et obéit. Tel quel, Jean Lhair est un cynique. S'il n'emploie pas les mots grossiers, c'est qu'il en connaît de bien plus gros ; quand on lui dit : « Tel bougre a fait une blague ; la famille demande le silence » ses doigts font signe : « A-t-elle payé ». Et cela n'est pas beau ! Mais voici qu'un jour, il s'amène, tenant par la main une fillette, vraiment trop verte, même pour un Jean Lhair satyre : — Oh ! ■— Hé ! c'est la mienne ! Il l'installe sur ses genoux et, par les yeux qui la regardent, il n'est pas plus vieux que s'il était son petit frère. Ce sont ces yeux-là qui comptent. PAR FIL SPÉCIAL. 6 Jeune, Villiers était poète. Il portait la barbiche, la cape, le grand feutre, une redingote dont les pans scandaleux indignaient son père : — Quand donc nous débarrasseras-tu de ta redingote à la grecque ? En venant offrir ses services, il crut bon de s'arranger ainsi : — Hum ! un casseur d'assiettes, hésitèrent les patrons. Ils auraient eu tort. Depuis longtemps, la Vie avait cassé l'échiné à ce casseur d'assiettes. Quelque service qu'on lui demande : — Mais oui, Monsieur, répond Villiers. Que Jean Lhair, qui fait la Chambre, prenne la grippe : — Mais oui, Monsieur. ...Villiers va écouter les raseurs de la Chambre. Au printemps, quand ce renard de M. Sinet a besoin de quinze jours pour soigner le quelque chose qui lui pousse dans l'œil : — Mais oui, Monsieur. ...Villiers sacrifie son printemps à l'œil du secrétaire. — Mais oui, Monsieur. ...Villiers se rend aux Halles et mieux qu'une ménagère s'y entend : — A combien ces carottes ? Quel est le prix des choux ? — Mais oui, Monsieur. ...Villiers écrit trois colonnes sur le grand homme qui va mourir. C'est lui qui rédige les mots d'esprit, demande à l'Observatoire le temps qu'il fait ; au théâtre, à quelle heure le spectacle ; à l'actrice en tournée, si elle a bien dormi. — Mais oui, Monsieur. Villiers répond au « lecteur assidu, qui voudrait bien savoir... » Suivant la paresse de ceux qui en ont la charge, il flotte entre la piste où le cycliste agite ses jambes, et la salle où le pianiste, ses doigts. Une fois, il y eut une guerre. Villiers copia les vingt pages d'une Encyclopédie au mot Stratège et les découpa en autant d'articles... — Que vous signerez : colonel Pington. — Mais oui, Monsieur. Archives. En vue de leurs polémiques, les patrons lisent beaucoup. Articles, bouts de phrases, dessins, ce qui pourrait servir, ils l'encadrent de bleu ou le marquent d'un grand C : qu'on les conserve. — Mais oui, Monsieur. Villiers est, naturellement, le conservateur. Il découpe ces papiers, en devine l'idée, leur donne une fiche, les classe. Mais, quelquefois, deux lignes renferment trois, quatre idées dif- férentes. Laquelle est la bonne ? Pour n'en perdre aucune, Villiers les reprend toutes et, au lieu d'une, fait deux, trois, quatre fiches. Cela devient une besogne très longue. Pour les patrons, mettre un trait bleu ou dessiner un C est une chose fort simple : ils en dessinent à tort et à travers, et ils sont deux. Tous les matins, Villiers voit arriver sa pile de journaux. Un autre se lamenterait. Villiers, par principe, ne réclame jamais. Tant qu'il peut, il découpe. Ceux qu'il ne peut pas, il les entasse sur le paquet de ceux que, hier, il n'a pas pu, auquel, demain, s'ajoutera le paquet de ceux qu'il n'aura pas pu. Cela fait, de jour en jour, une montagne plus haute. Heureusement, le samedi, la femme qui nettoie juge très laids ces journaux un peu partout, et rouf ! elle y va du balai. Ainsi, Villiers trouve sa besogne terminée d'un seul coup. Pas besoin qu'il sache comment. Il respire... Mais, le lendemain, sa pile recommence à monter. Contrôle. Les correspondants de province sont des carottiers. Ils ratent des informations. Il faut qu'on les surveille : comme de juste, c'est Villiers le surveillant. Le matin, il arrive avant les autres, s'enferme là-haut, attrape les Echos, les Messagers, les Gazettes et se met à les lire. Il ne lit pas tout ; il lit les Faits Divers. Il se fourre dans la tête ce qui se raconte, en province, de jambes broyées, de montres volées, de femmes torturées, puis il vérifie si ces femmes, ces montres, ces jambes ont été torturées, volées ou broyées dans notre journal. Si oui, le correspondant a fait son devoir et c'est bien. Si non, la mission de Villiers est de se fâcher et, brave garçon, il se fâche. Il écrit : Monsieur et cher correspondant, Veuillez nous faire savoir au plus tôt et le plus brièvement possible pour quelle raison vous avez négligé de nous signaler que Mme X... a été assassinée la nuit dernière. Ou bien : Monsieur et cher correspondant, Veuillez nous faire savoir au plus tôt et le plus brièvement possible pour quelles raisons vous avez négligé de nous signaler qu'un satyre, jusqu'à présent inconnu, a violé la fillette des époux Z... Cela fait tous les jours beaucoup de lettres, avec des timbres pour beaucoup d'argent. Les premiers temps, très effrayés, les correspondants envoyèrent, par retour et le plus brièvement possible, leurs réponses : « Ce n'est pas de ma faute », ou : « Je ne le ferai plus ». Les patrons les reçurent, pensèrent : a Cela regarde Villiers ». les 'ui transmirent, et Villiers, auquel on avait dit de relever les fautes, non de s'occuper des excuses, s'en débarrassa dans la corbeille aux vieux papiers. Les fois suivantes, quelques messieurs et chers correspondants se risquèrent à répondre moins vite et, un peu plus tard, à ne pas répondre toujours. Comme c'était bon aussi, Villiers qui, pour rien au monde, ne négligerait d'envoyer ses « pourquoi ? » n'a plus la peine de jeter leur «parce que...» Les secrétaires, aussi, peuvent être des ca-rottiers. Telle information a paru dans les autres journaux, pas chez nous. Pourquoi ce ratage ? Villiers, un jour, a posé la question. La réponse est venue immédiate, une fois pour toutes. Un mot. On le devine. Vieux souvenirs en faux hors-d'œuvre. En ce temps, sa barbiche, ses cheveux comme d'une femme, sa redingote, il n'aurait pas fallu dire à Villiers : — Tatata ! mon vieux. Quelque jour tu seras journaliste. Villiers était poète, plus que poète : mage comme le plus mage des Mages à cette époque de Mages. Les cheveux comme les siens, j'étais son ami bien que, plus modeste, j'ignorasse les secrets magiques et n'écrivisse qu'en prose. Le soir, nous nous retrouvions dans le café qui nous avait vus la veille. C'était, chaque fois, la même chose. — Mon vieux, disait Villiers, aujourd'hui, nous serons sages... — Oui, vieux, très sages... — Et d'abord, nous nous coucherons tôt. — Oui, vieux, très tôt... — Et comme boisson... — ...du lait chaud. •— Garçon !... •— Boum, Messieurs ! Je sais. Le garçon apportait nos laits chauds. •— Tout de même, rêvait Villiers. Regarde ton voisin. C'est un bourgeois, mais ce qu'il s'en tasse une ! — Oui, vieux, et soignée. Elle embaume ! •— Si on en risquait une. — Tu crois?... Mais alors, rien qu'une petite. — Oh ! toute petite !... Garçon ! •— Boum, Messieurs ! Je sais. Il enlevait d'abord les laits chauds. En ce temps, on buvait encore de l'absinthe. Celle que nous prenions avait deux particularités. La première : qu'en chauds antibourgeois comme nous l'étions, nous devions l'avaler d'un seul trait — et sans eau. Ensuite : qu'une absinthe, ainsi prise, pouvait être dangereuse, si nous ne la noyions aussitôt dans une seconde... Après quoi, venaient les suivantes. De tels principes sont dangereux : à la nuit, nous rentrions saouls. Un soir, nous en étions à la troisième absinthe. Villiers défendait les vers, je défendais la prose. •— Tiens, s'interrompit Villiers, voilà Loi-deau qui passe. •— Loideau ? Qui ça ? Loideau ? — Loideau, le poète, voyons. — Poète ? Peuh ! — Oui ! mais qui écrit en prose. — Prose ! Appelle-le, alors. Hé ! Loideau ! Loideau entra : grande lavallière, veston de velours, autant de cheveux à lui seul que nous deux ensemble. Mais il était lugubre : — B'jour. — Eh bien ! mon vieux, qu'est-ce que tu as ? ■— Ne m'en parlez pas ! Un drame. •— A la bonne heure ! Tu écris un drame ? •— Non, je n'écris pas un drame. Je parle d'un vrai drame. Je vis un drame. J'ai un chagrin ! ■— Un chagrin, Loideau ? Alors, prends une absinthe... Garçon ! Je ne sais quel était le chagrin de Loideau. A la première absinthe, il écouta Villiers qui défendait les vers, et moi qui défendais la prose. Il dit : — Je suis de votre avis. Mais il resta lugubre. A la seconde, il ne fut pas surpris quand Villiers déclara que, somme toute, elle avait du bon, la prose ; et moi, que je voyais une grande beauté aux vers. Il dit : — Je suis de votre avis. Mais il resta lugubre. A la troisième, était-ce Villiers qui montait sur une table pour jurer qu'il n'écrirait plus que de la prose, ou moi qui lui déversais dans le cou l'eau d'une carafe, la preuve que je n'écrirais plus qu'en vers ? Il dit : — Je suis de votre avis. Mais il resta lugubre. Aux suivantes, il ne distingua plus si son verre n'était pas de la prose ; la table, une chaise ; et la chaise quelque chose qu'on traîne sous le bras quand on veut, pour sortir, ouvrir une porte. Mais, sans doute, resta-t-il lugubre. Toujours est-il qu'à un moment : — Où est Loideau ? bafouilla Villiers. Je crus répondre : — Où ? Je n'en eus plus la force : cela fit : — Ouf ! Le lendemain, je m'éveillai dans un lit. Ce lit était le mien, puisqu'il se trouvait dans ma chambre. Mais où avait passé ma chemise ? Et pourquoi ce gant blanc, si correctement boutonné à l'envers ? On frappa à ma porte ; quelqu'un entra, timide : — Bonjour, Monsieur. Je suis Loideau. — Qui? — Loideau, Monsieur. ■— Loideau?... Ah! non, mon vieux, pas de blague. Hier, tu étais noir, maintenant te voilà blond !... Loideau, tu n'es pas Loideau ! — Loideau, quand même, Monsieur. Je suis le frère, le peintre. — Ah ! Loideau a un frère qui est peintre ? — Oui, Monsieur. Ne l'avez-vous pas vu ? — Si. Il est ici. — Ici ! Où ça, Monsieur ? — Là... où vous êtes : c'est vous le frère, le peintre. — Vous plaisantez, Monsieur. Je veux dire : N'avez-vous pas vu, mon frère ? — Si... Hier. — Mais aujourd'hui, Monsieur ? — Ma foi ! non. — Nous, non plus, Monsieur ! Il a décou- ché. Nous sommes très inquiets : c'est sa première fois. — Bast ! Il faut bien qu'il commence. •— Croyez-vous, Monsieur ? — Mais oui..., mais oui... Et tenez ! ne connaîtriez-vous pas la main de ce gant ? •— Hélas ! non, Monsieur... Au revoir, Monsieur. Le soir, il me fallut beaucoup de mots pour expliquer à Villiers l'histoire de ce gant et aussi du Loideau qui n'était pas Loideau, mais son frère. Le lendemain, Villiers, dans sa mansarde, soignait à l'eau froide une tête à migraine. On frappa à sa porte. — Qui est là ? — Loideau, Monsieur. — Ah ! Loideau. Le frère ou l'autre ? — Le frère, Monsieur. Ne l'avez-vous pas vu ? — Non 1 Je l'entends. — Vous l'entendez, Monsieur ! Où ça ? — Là où vous êtes. C'est vous le frère. •— Vous plaisantez, Monsieur. Je veux dire : N'avez-vous pas vu mon frère ? — Si... Avant-hier. •— Mais hier, Monsieur ? — Ma foi, non. — Nous, non plus, Monsieur. Nous sommes très inquiets ! Voilà deux jours ! — Deux jours ! Bigre, en effet !... Courons chez notre camarade. Ils m'arrivèrent. — Ouvre, mon vieux. Vite. Je suis là avec Loideau. — Loideau ? Qui ça, Loideau ! Le frère ou l'autre ? — Le frère, Monsieur ? N'avez-vous pas vu mon frère ? — Si : avant-hier. — Mais depuis, Monsieur ? Deux jours ! Mon frère n'est pas rentré. — Deux jours ! Fichtre ! Il faudrait tout de même savoir. Nous courûmes. Nous téléphonâmes. D'abord à des commissaires : — Non, rien. Puis à des cliniques : — Non, rien. Puis chez des amis : — Non, rien. Enfin, dans un hôpital : — Loideau ? Attendez donc. Nous avons une espèce d'ivrogne. Venez voir. L'espèce d'ivrogne gisait sur un lit. Des linges sur le front, des linges sous le menton, des linges autour des joues, on ne voyait qu'un œil ; et encore, cet œil n'était-il pas ouvert. — Est-ce toi, Loideau ? Quelque chose bougea qui était l'œil de Loideau. — Eh bien ! mon vieux ; qu'est-ce que tu as ? — Sais pas... Roulé par terre... Trous dans la tête... Boupé les v'cheux... — Tu dis ? — Pécou les v'cheux ! — Hein ! — Fièvre, prononça l'infirmier ; on lui a coupé les cheveux, pour le recoudre. Pauvre Loideau ! Nous revînmes le voir, avec des oranges. Mais que se passe-t-il dans une tête dont on a pécou les v'cheux, tandis qu'elle se rafistole, dans du linge, sur un lit d'hôpital ? Loideau guérit. La première fois qu'il nous rencontra, il eut l'air d'avoir oublié quelque chose et rebroussa chemin. La seconde fois, il s'intéressa très fort à un méchant citron dans une vitrine. Les fois suivantes, il nous vit si bien qu'il ne nous vit plus. Sans doute nous en voulait-il à cause des absinthes. En quoi il eut certainement tort. Car : Ayant les cheveux coupés, Loideau les porta courts. Ses cheveux étant courts, il n'eut plus d'idées de poète. N'étant plus poète, il ne fit plus de vers. Ne faisant plus de vers, il fit du commerce. Faisant du commerce, il épousa une héritière. L'héritière héritant, il fut heureux et eut beaucoup d'enfants. Tandis que nous !... Pauvre Villiers. Les «v'cheux pécou», je lui vois le rose de la peau, sur le crâne. Il griffonne quelque chose : — Qu'est-ce, mon vieux ? — Ça ? De la copie pour la page de la femme : une nouvelle corvée. — Tout de même, je t'admire ! Tu t'attelles à n'importe quoi. Tu es le journaliste type. — Moi?... Tu sais bien, au fond, que je m'en f... — Précisément, mon cher ! iUKi .■>*':< :.....- CEDRON PAR FIL SPÉCIAL. 7 On me l'avait adjoint comme aide pendant les coups de feu. Il parlait trop. J'ai suggéré aux patrons : —- Vous cherchez quelqu'un pour les faits divers. Prenez Cédron : un malin. Ils l'ont pris. Un jaloux vient d'étrangler sa femme, un incendie éclate, Gédron l'apprend. Il va. Il arrive avec les juges, parfois avant. Le cadavre gît par terre, l'incendie flambe : Gédron flaire, palpe, interroge. Psychologie du meurtrier, état de sa fortune, étendue du sinistre, il ne savait rien : il sait tout. Ge qu'il ne sait pas, il l'invente. Gela fait des lignes. Peut-être se trompe-t-il ; peut-être décou-vre-t-il des histoires qu'il vaudrait mieux recouvrir, et cela n'est pas propre : — Que voulez-vous, dirait Cédron. Il faut que les lecteurs sachent. Il faut surtout que Cédron vive, que demain les patrons, brandissant un bout de ficelle — ne puissent gronder : — Tel journal nous a battus de tout cela. Ceci pour les affaires importantes. Les petites nous arrivent par les agences, rédigées sur papier carbone : montres volées, chevaux qui s'emballent, enfants noyés, il s'en rencontre, tous les jours, et beaucoup. Depuis le temps, le gratte-papier de l'Agence ne se met plus en peine. Un noyé s'appelle un macchabée ; le blessé gît dans une mare de sang ; le suicidé tient son revolver dans une main qui se crispe ; et le passant, surpris par une automobile, a de la chance si on ne le transporte pas à l'hôpital, où il expire peu après, malgré les meilleurs soins, dans des douleurs atroces. Les premiers jours, Cédron s'est dit : — C'est idiot ! Je vais arranger cela. Il a arrangé. Mais bientôt, il a été submergé. Sauf le mae-chabée par trop cynique, le blessé qu'on ramasse gît dans sa mare de sang, le suicidé tient son revolver dans une main qui se crispe, et si quelque jour — à Dieu ne plaise — Cédron est attrapé par une automobile, il est presque certain qu'on le mènera à l'hôpital où, suivant la formule, il mourra peu après, malgré les meilleurs soins, dans des douleurs atroces. Un jour, dans la rue, avec une barre de fer, un homme assomme un passant. On l'arrête, on l'identifie : c'est un ancien aliéné, fraîchement relâché de l'asile. Les patrons s'emparent du fait et, dans leur éditorial, réclament la tête du docteur qui a signé le permis de soi'-tie. Une année se passe. Un jour, dans la rue, avec une barre de fer, un homme assomme^un passant. On l'arrête, on l'identifie : c'est un ancien aliéné, fraîchement relâché de l'asile. Fort de l'avis des patrons, Cédron corse sa copie de quelques lignes empruntées à la leur. On l'appelle à la direction ; on lui montre le fauteuil : — De quoi vous mêlez-vous, Monsieur Cédron ? Pourquoi avez-vous dit... — Messieurs, vous-mêmes, l'an passé... — Hé ! ce n'est point la même chose... Pas la même chose, en effet. Le second docteur n'était plus le premier. — Cédron, à la direction ! Cédron arrive inquiet, parce qu'on lui montre le fauteuil : — Monsieur Cédron, notre journal est bien terne. Depuis huit jours, pas le moindre beau •crime. — C'est qu'il n'y en a pas, pense répondre Cédron. — Très ennuyant, Monsieur Cédron... Très •ennuyant. Vexé, l'œil mauvais, Cédron serre les dents. Va-t-il, pour son compte, entreprendre ce crime ? — Cédron ! Direction ! — Encore ! Cédron va. — Asseyez-vous... Monsieur Cédron, avant-hier, la famille Une Telle a été empoisonnée par des boudins du charcutier Un Tel. — En effet : botulisme. Je l'ai annoncé : la mère et un enfant restent en observation à l'hôpital. — Hier, c'est la famille Une Autre, également par les boudins du charcutier Un Tel. — Parfaitement. Le père et une vieille tante... — En voilà trop, Monsieur Cédron, les boudins ne sont pas intéressants. Vous fatiguez les lecteurs. — Ah ! bien. Si vite qu'il se retire, Cédron a le temps d'entendre une porte s'ouvrir et s'en aller un Monsieur :. — Oh ! merci, merci, Messieurs les Directeurs. RANQUET Ranquet est un garçon charmant, mais il prend tout à cœur. Pour un rien il se fâche ; quand il se fâche, il faut qu'il crie. A la mise en page qu'il fait avec le chef, il s'y entend mieux que cet homme, et l'engueule. Très obligeant, le correcteur lui signale une gaffe. De quoi se mêle-t-il ? Ranquet l'engueule. Et cet esclave qui lui apporte de la copie, en voilà un gêneur ! Ranquet l'engueule. Dans l'esprit de Ranquet, il est un fait certain : au téléphone, les employés, hommes, femmes ou, s'il en existe, d'un troisième sexe, se sont mis d'accord pour lui jouer de vilains tours. Le numéro qu'il demande : « Pas libre » ou « Dérangé ». S'il l'obtient, Ranquet s'y attendait : il y a un contact ; on lui envoie de la friture. Pour son service, Ranquet use de communications à longues distances. Elles sont difficiles à obtenir, coûteuses et il faut se presser, car on ne dispose que de quelques minutes. Ranquet gâche les siennes, en conversations de ce genre. — Allô, le correspondant! Vous dites?... Attendez, j'ai un mot à dire à... Parfaitement, à vous, Mademoiselle... Hein ? Je réclame toujours ? Nous verrons bien ! Passez-moi la surveillante... Pendant ce temps, le correspondant s'énerve, les frais courent, les rédacteurs, derrière lui, s'impatientent : — Mon vieux, nous avons besoin de l'appareil. — La paix ! hurle Ranquet. Et vous, Mademoiselle, je ne raccrocherai pas avant d'avoir votre numéro. — Il est du genre vociférateur, dit notre collaborateur M. Yachard qui est psychiatre et pense à ses piqués. Le dos en voûte, les mollets gros, Ranquet fait le Sport et le Sénat : le mollet pour le Sport, le dos pour le Sénat. Le Sport, on s'imagine des gens qui courent, des gens qui sautent, des gens qui s'aguerrissent les muscles et cultivent leur courage. Pour les patrons, le Sport est de l'information : une source d'argent ; pour Ranquet, c'est de l'ouvrage et — suivant que ces gens révèlent leur courage : à coups de poings sur la figure, à coups de pieds sur une balle, à coups d'orteils sur une pédale — ce travail se divise en rubriques, sous-rubriques, sous-sous-rubriques. Et puis, c'est de la copie très minutieuse à écrire. Il y a des précisions : un saut en hauteur : combien de mètres? de centimètres? de millimètres ? l'instant d'un départ ; le temps d'un record ; les minutes qui s'indiquent par une virgule, les secondes par deux virgules, les fractions de seconde qui s'indiquent aussi par une virgule, mais en dessous : — En Sport, affirme Ranquet, une seconde c'est comme... — L'éternité pour Pascal ? — Bien sûr, dit Ranquet, qui ne sait plus au juste quel record a battu ce Pascal. Ces minuties, Ranquet les note avec des scrupules de notaire. Sa copie finie, il serait temps qu'il la remette aux linotypes. Mais est-elle assez claire ? La pointe du crayon à la langue, il se relit : les o, dont il arrondit le ventre ; les a, qu'on pourrait confondre avec les u ; les t, dont on ne renforcera jamais assez la barre. Et puis, ne faudrait-il pas un point et virgule, où il n'avait mis qu'une virgule ? Et cette phrase, ne la lirait-on pas mieux, s'il la séparait de la suivante, non par un point, mais par plusieurs ? A force de retouches, on trouve chez Ranquet des phrases terminées de la sorte : quelques points, point d'interrogation, fermez les guillemets, quelques points, point d'interrogation. Les dimanches sont pour Ranquet les jours de grosses informations. Une équipe d'esclaves travaillent sous ses ordres — et très bien. Mais que vaudrait leur copie si Ranquet ne repassait au crayon les a, les u, les points et les virgules ? Pendant ce temps, les hommes des linotypes s'impatientent, parce que, tantôt, la copie leur tombera d'un seul coup. Pas la peine, qu'ils réclament : Ranquet gueulerait. Ce serait encore plus long. Sa forme finie, Ranquet devrait s'en aller : les patrons le lui ont dit. C'est plus fort que lui : il tourne, chipote, se réfugie, en fin de compte, dans l'endroit où l'on devient quelqu'un. Qu'est-ce qui le retient, puisque, sa besogne terminée, plus rien ne peut se produire ? Pourtant, s'il se produisait quelque chose. A la longue, lorsqu'il se décide, sorti de cinq minutes, le re-voilà, au téléphone : — Allô ! Tout est-il en ordre ? D'un autre, les patrons supporteraient mal ces lubies. Ranquet est leur ami. Etudiants, ils ont nocé ensemble, ils se tutoient, ils s'appellent : « Louis » ou « Georges ». Deux noms pour les trois. On pourrait s'y tromper si quelquefois les choses ne se remettaient au point. Quand Georges-rédacteur fait une gaffe — Georges et Maurice-amis disparaissent : « Monsieur Siburd... Monsieur Dufour... Monsieur Ranquet ». Et on ne se tutoie plus. — Plus souvent ! hurle ensuite Ranquet, que je resterai dans leur boîte : demain je démissionne. Depuis des années, il démissionne, trois fois par jour. Avec ses gros mollets, Ranquet a-t-il jamais roulé en bicyclette ? Cela n'est pas sûr, mais il s'y entend mieux que les coureurs dont c'est le métier. Au vélodrome, Ranquet, qui est là en journaliste, se mêle aux groupes en organisateur. Il discute, crie des ordres et, le départ donné, devient le plus sensible des spectateurs. Impartiaux, dans leur tribune, ses confrères enregistrent ce qu'ils voient. Emballé, Ranquet houspille les traînards, stimule ceux de tête et si, par hasard, son favori l'emporte, pousse autant de clameurs que les mille bouches du public toutes ensemble. Une fois, il y eut une Course de Six Jours. Pour tenir, les coureurs se groupent par deux et se relaient. Plus endurant, Ranquet tint bon, tout seul, avec sa copie pendant six jours et six nuits. Aux dernières heures, amaigri de cinq kilos, il trouva la force d'ameuter les populaires, parce qu'on infligeait, à son favori, quelques francs d'amende qui ne lui semblaient pas mérités. On cassa des banquettes. Cette fois, les patrons intervinrent : — Vous nous ridiculisez, Monsieur Ranquet. Vous n'irez plus aux vélodromes. — Mais, Louis... Voyons, Georges... — Non, Monsieur Ranquet. Quant aux courses que le reporter suit en auto le long des routes, elles lui sont interdites aussi, parce qu'un jour, de sa voiture, où flottait la banderole de l'UPRÈME, Ranquet poussa des « Hardi ! Allez ! » si violents qu'un bougre de coureur ne sut plus où donner de la tête et l'envoya contre un arbre, où il resta pour mort. C'est un autre qui va. Un « crétin » comme de juste. Et Ranquet qui serait si heureux de voir, seconde par seconde, ce que font ses cyclistes, doit se contenter de ce que le « crétin » lui en dicte, mot par mot, à travers un cornet, au bout d'un fil : — Plus souvent, que je resterai dans cette boîte. Demain, je... Sorti de ces rubriques, Ranquet raconte quelquefois des souvenirs. — En ce temps, le journal n'allait pas fort. Petit format, quatre pages, pas de réclame. Je cherchais des Echos-Ville. Un dimanche, je passe devant un vélodrome, j'entre, et ma foi ! autant ça qu'autre chose, j'écris là-dessus dix lignes : c'était je ne sais quelle course. Le lendemain : Drelin ! le petit téléphone : —- Ranquet, à la direction ! J'accours : — Bonjour, Louis. Bonjour, Georges. — Asseyez-vous, Monsieur Ranquet. Est-ce vous qui avez donné ça ? — Oui, Louis : un petit compte rendu de vélodrome. — Qui vous a donné l'ordre ? — Personne, Georges. J'ai cru bien faire. — Voyons, Monsieur Ranquet ! Nous sommes un journal sérieux. Nous négligeons le Sport. Nous n'abrutissons pas nos lecteurs. Laissons cela aux imbéciles. — Ah ! bon. Le dimanche suivant, il y avait course. Mais vous pensez, quel détour ! Le lendemain, drelin, le petit téléphone : — Ranquet à la direction... — Asseyez-vous... Monsieur Ranquet, hier on a couru au Vélodrome. — Je ne sais pas, Louis. — Voyons, Monsieur Ranquet. Une réunion si importante ! Pourquoi ne l'avoir pas signalée. — Dame, Georges. Toi-même... — Comprenez donc, Monsieur Ranquet ! Le Sport, c'est de l'information ! Nous la devons à nos lecteurs. Les patrons pointaient-ils les chiffres de leur vente ? Ranquet le dira une autre fois, car voici le moment de vérifier ses épreuves à virgules ? Toujours est-il que les dix lignes dont on ne voulait pas en sont devenues cent, cinq cents, mille, une page pleine. Et ces courses, « bonnes tout au plus pour les imbéciles » quand il en manque, l'UPRÈME, journal sérieux, en organise — pour en parler. Depuis, les uns plus vite, les autres moins, les rédacteurs ont mordu au Sporl. Personne n'y échappe, pas même Jean Lhair, chroniqueur politique, et ce pauvre Cerdagne, qui eut beau se défendre : « Je suis engagé pour les grandes interviews », passe deux après-midi sur sept à regarder comment des gens se lancent une balle que d'autres leur relancent. Seuls, M. Sinet et moi, nous sommes de la vieille école. Même en deux lignes, du Sport nous n'en voulons pas : — Pour toi, Ranquet. Quelquefois, certains faits sont d'une attribution imprécise. Quand un aviateur se tue et que noire copie est rare : — Une belle information, pensons-nous. — C'est du Sport, réclame Ranquet. Autour du mort, on se chamaille. Au début, les rédacteurs manquaient : la copie était rare. Heureusement, les secrétaires savaient où l'on en découvre de l'excellente, toute faite. Un habile coup de ciseau, et le lecteur retrouvait, dans son UPRÈME, ce qu'il savait, depuis la veille, par ailleurs. Il se plaignait. Mieux organisé, le journal eut plus de collaborateurs. Mais les secrétaires gardaient un faible pour leurs coupures. C'était encore déplorable. Alors, pour y mettre bon ordre, les patrons décidèrent qu'en plus des correspondants de province, on en aurait qui téléphoneraient de l'étranger. Il fallut, pour cela, renverser des murailles, installer des cabines, dénicher des correspondants, styler des sténographes. Et maintenant, cela marche ! Il n'y aura que de non-initiés pour ne pas le croire. Parmi nos sténographes, il en est deux : Grégoire et Céruse. L'un souffre de la gorge, l'autre a l'oreille un peu dure. A peine dans leurs cabines, dites des silencieuses, on les entend s'égosiller, le sourd : a Mais, Monsieur, je ne vous entends pas », le rauque : « Mais, Monsieur, écoutez-moi donc ! » Les correspondants, nous ne les avons pas vus. Celui de Londres est un Grec, qui mêle à son français de Grec un peu des th d'Angle-tei're. A Bruxelles, c'est un excellent confrère qui se décharge de son trop-plein de besogne sur ce qu'on appelle un « nègre ». Ce nègre d'où vient-il ? Il lui arrive de dire : — Ecoutez donc ! Il y a là le nom d'un miniss. J'sais pas l'iire : j'vas vous passer aut'chose. Par contre, à Berlin, nous avions un homme sérieux. Quelle discipline ! Seulement, il était Juif. Il épelait les mots difficiles, par les initiales de sa race : — La première de Isaac, Jéroboam, Mathu-salem. On s'y perdait. Un pur Allemand le remplace. Mais cet Allemand est peu sûr de son français, et le Français qui l'écoute, l'est encore moins de son allemand. Aux correspondants les patrons ont recommandé : •— Téléphonez jusqu'aux moindres nouvelles. Et aux secrétaires : •— Cette copie coûte cher : n'en gaspillez pas. Cela fait trop de copie pour nos formes. Nous commençons par rogner quelques lignes sur les menues nouvelles. Puis nous passons à de moins petites, puis aux grosses, puis aux toutes grosses. Tantôt, jusqu'en ses moindres détails, le lecteur apprendra, par fil spécial, comment, en Irlande, une conduite d'eau a crevé. Qu'au centre de la ville, la rivière soit sortie de son lit, s'il est curieux, qu'il y aille. La Machine à dicter. Un jour, il y eut du nouveau. Nous savions que cela viendrait, puisqu'ils en avaient parlé. Mais quand ? Ils ne l'avaient pas dit. Lorsque cela vint, on fit la bête. Ce fut M. Du-four qui apporta la chose, toute montée sur une petite table. Il semblait content, comme toujours, quand on allait innover. — Tiens, fit quelqu'un, on dirait un phonographe. — Non, dit M Dufour, ce n'est pas un phonographe : c'est une machine à dicter. C'était, en effet, une machine à dicter : c'était même, tant on en avait parlé, la machine à dicter. On sait ce que c'est. Un pavillon en cuivre, un cylindre qui peut tourner, de petits tubes en caoutchouc, on s'installe là devant, on fait mouvoir le cylindre, on parle dans le pavillon, puis, les caoutchoucs dans les oreilles, on réentend ce que l'on a dit. Une machine à dicter, cela sert, dans certains bureaux, à la correspondance ; mais, pour nos directeurs, cela pouvait servir à autre chose. — Voilà, dit M. Dufour, on ne sténographiera plus les communications téléphoniques, on les prendra avec cet appareil. Une machine travaillant pour eux ! On aurait pu croire que les sténographes seraient contents. Pas du tout! Ils étaient là, Céruse le sourd et Grégoire le rauque. Céruse ne disait jamais rien ; Grégoire regarda la machine ï — Heuh ! ce ne sera pas commode. — Pas commode ? Pourquoi ? •— Mais... risqua Grégoire, dans une machine à dicter, on dicte de près. Londres, Berlin, sont loin... Jamais la voix... — Voyons, Monsieur Grégoire, c'est évident. Les correspondants ne parleront pas directement dans l'appareil. Vous serez là, vous écouterez, et répéterez dans l'embouchure ce que vous aurez entendu. — Ah ! bon !... Mais... écouter au téléphone, parler dans l'appareil, ne se peut en même temps. — Le correspondant fera une pause après chaque phrase. — Ce sera long. — Vous parlerez plus vite. — Ah ! bon !... Mais... les correspondants savent-ils ? — Vous les avertirez. — Ah ! bon... Mais... la machine en marche pendant que je dicte, devra s'arrêter pendant que j'écoute... •— Là, ce levier. — Puis se remettre en marche... — Là, ce ressort. D'ailleurs, Monsieur Grégoire, ne vous effrayez pas. Je vais faire l'expérience avec M. Siburd. Vous verrez comme c'est simple. On vit, en effet : c'était simple. Le téléphone à l'oreille, le pavillon à portée, M. Dufour s'installa, pendant que d'un poste voisin, M. Siburd se préparait à dicter quelque chose. M. Dufour commença par dire : — Hé ! Louis, ne va pas si vite ; je dois me mettre en train. Mais une fois en train, il écouta ce qu'il fallait, répéta comme il devait, poussa, tira, puis, les caoutchoucs dans les oreilles, reconstitua ce qu'il avait pris ; peu de chose, il est vrai : deux lignes. Mais aller plus vite serait une question d'habitude : — N'est-ce pas, Monsieur Grégoire ? — Ah ! bon ! l'habitude, fit la voix blanche de Grégoire. Le patron parti, on examina la machine. Ces caoutchoucs en tuyau d'injecteur, ce pavillon avec sa gueule de crachoir. Jean Lhair trouva le mot, — Un sale truc. 7 — D'ailleurs, ajouta Sinet, sale truc ou non, les patrons sont les patrons et puisqu'ils le veulent... Le soir, au moment d'inaugurer le truc, tout le monde se trouva là. On ne s'étonna pas trop, si près de la première machine, on en trouva une seconde. Une pour Grégoire, une pour Céruse, cela faisait le compte. Ce que l'on vit ensuite, c'est qu'avec Bruxelles la communication s'annonça moins bonne que d'un poste à l'autre, entre les directeurs. Grégoire dans sa cabine, les rédacteurs à la lucarne, on entendit : — Allô !... Bruxelles ? C'est vous, Monsieur Pierre?... Non?... C'est le nègre?... Tant pis... Dites donc, vous, il y a du nouveau... Il faudra vous arrêter après chaque phrase... Après on n'entendit rien. Puis : — Nom d'un tonnerre ! Puis : — Mais, Monsieur Puis : — Mais, nom d'un tonnerre, Monsieur ! Puis : — Mais, nom d'un tonnerre, Monsieur, puisque je vous dis que c'est une machine à dicter... une machine à dicter, Monsieur !... A... die...ter... On ne sait ce que le nègre pensa de la machine. Pour Bruxelles, ce fut tout. Sur Londres, il y avait toujours un peu de friture. Céruse, d'un trait, lança la consigne : — ...vous arrêter après chaque phrase. Et on le crut mort. Il ne disait plus rien. Mais, par la lucarne, on le vit, en lutte avec quelque chose d'implacable, l'oreille au cornet, la bouche au pavillon, essayer d'écrire, essayer d'écouter, essayer de parler, finalement mettre la bouche où c'était la place pour l'oreille, l'oreille où c'était la place pour la bouche. Là, aussi, ce fut tout. Mais pour Berlin !... On a beau dire : « Ces Allemands sont agaçants, ils bafouillent : « L'Ammbérèr ». Leur discipline a du bon. Grégoire n'avait pas fini : — ...vous arrêter après chaque phrase... qu'on devinait l'Allemand : « Ja woll » de la tête, « Ja woll » de la voix, « Ja woll » de tous les.« Ja woll » de son corps de « Ja woll ». Et en effet ! Grégoire écouta, répéta, tira des ressorts, poussa des leviers, mieux et beaucoup plus vite que ne l'avaient fait les patrons. C'était même agaçant, ce truc qui donnait si bien. La communication prise, Grégoire se fixa les par Fil spécial 121 caoutchoucs et se prépara à transcrire. Il avait pris la mine de celui qui écoute. Et voilà que, tout à coup, il eut la mine de celui qui s'étonne, ensuite la mine de celui qui s'effare, ensuite de quelqu'un... à croire qu'il devenait fou. — Qu'as-tu donc, Grégoire ? On lui arracha les tubes, on écouta pour lui et — à peu de choses près — voici ce que l'on entendit : — Berlin... Aujourd'hui, à trois heures, en présence des membres du gouvernement a eu lieu l'inau... linono... linonononô... chu-u-u-uu... boum ! Vraiment, il y avait trop de ressorts à ^ce truc. L'histoire se termina, comme toutes les histoires chez nous. Cette nuit — pour nos lecteurs, du moins — une violente tempête souffla sur l'Europe : communications téléphoniques coupées. Le lendemain, M. Dufour ne parla plus de ces machines, pas même pour dire : — Qu'on les enlève. Il y a longtemps. Elles sont toujours là. Une coûte tant : pour deux, cela fait le double, et c'est beaucoup d'argent. A présent qu'elles ne servent plus, on sait à quoi elles servent. On installe un ami : — Là, mon vieux ; pousse ce bouton, tire ce levier, crie quelque chose. — Salaud !... Cochon !... Puis on se tord comme de petites folles, à s'entendre appeler : — Salaud !... Cochon !... Quelquefois cela cesse d'être drôle. Alors, que font-elles là, ces machines ? Un qui ne fait rien. Les patrons lui ont dit : — Vous nous chercherez des nouvelles dans les journaux anglais. Mais, depuis, ils ont trouvé là-bas un correspondant qui leur téléphone ces nouvelles ; ce qui est, en effet, plus pratique. Alors, ils ont dit : — Laissez là ces journaux. Un de ces jours, nous fixerons votre service. En attendant, soyez régulier. Il l'est. Il arrive à 9 heures, s'installe, bâille. A midi, il s'en va ; à deux heures, il revient. Quand on lui dira quoi, il le fera. Les autres sont parfois très occupés : — Mon vieux, tu ne fais rien. Va donc nous chercher du tabac. Mais si, pendant ce temps, on avait besoin de lui ? Une fois, c'est arrivé. Passant en coup de vent, M. Dufour lui a jeté : — Vite, le Figaro. Cherchez-moi le carré satirique. Un Figaro, il sait ce que c'est. Mais un carré satirique ? Depuis des mois, il cherche. xjneip. — Allô ! c'est Gneip ici Cela lui sort par le nez et va toucher quelqu'un à l'autre bout du fil. On sait. Il note ce qu'on lui dicte : de petits chiffres qui vont par deux : 0-3 ; 3-4 ; 1-2. Puis, à un autre numéro, il recommence : — Allô ! C'est Gneip ici ? Il est lourd ; il est gras ; un peu comme un cochon. On le palpe : — Dis donc, vieux. Et le saloir ? — Allô ! C'est Gneip ici. C'est tout comme réponse. Vers 5 heures, à force de chiffres, il en a plein des pages. En ce moment, les rédacteurs se démènent pour faire passer leur dernière copie. Ses chiffres sont sa copie à lui ; il s'agite plus que les autres, court aux machines, pointe les épreuves, agace le correcteur, car ce serait grand dommage si les milliers de gens qui attendent, pour cela, le journal, pouvaient croire que c'est quatre fois, et non trois, que le G. V. B. a foutu sa balle entre les poteaux du R. V. P. Gustin. Il a des doigts pour s'en servir ; il s'en sert. — Tu serais gentil, Gustin ; veux-tu te charger de ce petit reportage. — Moi ! s'indigne Gustin. Primo, je fais les Conseils généraux. Il lève le pouce. — Secundo : le cours des Halles Il lève l'index. — Tertio : des traductions pour quand il y a de la place. Il lève le médius. On peut faire le compte : par semaine, le pouce lui prend une heure ou deux ; l'index pas davantage ; quant au médius pour « quand il y aura de la place », il n'y a jamais de place. — Voyons, Gustin. Pour cette fois... — Primo, recommence Gustin. Et, déjà, son pouce se lève... Marchand. — Marchand, avez-vous lu ce livre ? — ...m'en fiche !... — Que pensez-vous, Marchand, de ce nouveau ministre ? — ...m'en fiche ! — Tiens, sur le toit, un moineau ! — Je le guettais, dit Marchand. Regardez son ergot et cette plume : ce n'est pas un moineau ; c'est un... Il disserte ; il s'anime. Classe, famille, sous-famille, il donne un cours. Pour Marchand, si le Bon Dieu a pris la peine de créer le monde, c'est pour y lancer des canards, des alouettes, des éperviers et que Marchand les observe. Il en a plein ses chambres. Où il passe, ça sent la plume, la fiente et aussi le camphre, car pour les oiseaux, de Marchand, la vie n'est pas obligatoire. Marchand se frotte les mains. — Après-demain, je suis en congé. Il a des enfants, un peu d'air leur .ferait du bien. Il ira seul. Il mettra de grosses bottes et traînera dans les bois, sous les taillis qu'il sait. Il a découvert un nid. Quoi de plus intéressant qu'une mère qui distribue un ver à ses petits ? Il ne s'émeut pas ; il observe. Il connaît les mare« où les oiseaux se baignent. Quand il les a bien vus, il les attrape. Il les aime si fort qu'après les avoir étudiés à l'extérieur, il les ouvre pour voir comment ils sont faits à l'intérieur. Un jour, un garde forestier s amène au secrétariat et jette, sur la table, six pauvres grandes bêtes, avec de jolis becs de'perruche, tuées au nid. Eperviers ? Milans ? Marchand les identifie, trouve le coup étonnant, demande qu'on photographie l'homme avec ses oiseaux, écrit là-dessus cent, deux cents lignes. Il y va de si bon cœur qu'on serre le reste pour donner en entier son article. Ce jour-là, pour Marchand, il y eut qù'elque chose de vraiment bien dans le journal. Le Bibliothécaire. ...Car il y a une bibliothèque, une vraie, avec des livres : les « hommages respectueux » que s'obstinent à envoyer les pauvres auteurs. Une vaste salle. Sauf, le bibliothécaire, personne n'y peut entrer. D'où vient-il ? Une verrue sur le nez, il porte une bosse sur le dos, comme une verrue plus grosse. Il aime la symétrie. Il se tracasse pour ses volumes. Comment les ranger ? Il a essayé par sujet : le coup d'œil n'était pas beau. Puis, suivant la teinte des couvertures ; cela ne valait pas davantage. A présent, il a trouvé : les grands avec les grands, les petits avec les petits, par rang de taille. C'est mieux. Mais si, de format pareil, il pouvait les réduire à la même épaisseur ! Grand reportage. Sur la fenêtre, la neige en rideau. Le gaz brûle. Roupie au nez, bleu de fièvre, Robusse tape comme un fou sur sa machine à écrire. Je lis par-dessus son épaule : ...foule en délire. No-Ire aulo file en quatrième vitesse. Il fait chaud : par-dessus le parfum des orangers en fleurs, nous arrive le souffle embaumé de la Grande-Bleue... — T'en as de la veine, Robusse. Il est trop rauque. A peine, si on comprend : « chameau ». C'est Robusse qui traduit en long ce que les télégrammes lui transmettent en court. Un mot en devient cent ; plus, s'il le faut. Il possède dans la tête les accessoires qui font bien : drapeaux en berne, drapeaux au vent, temps magnifique pour les fêtes, brouillard pour les deuils, sourire entendu du diplomate, assemblée nombreuse, foules en délire, applaudissements sur tous les bancs. Il trouve aussi des mots. A soleil, il préfère Phébus, ce qui flatte le lecteur; ou l'astre rayonnant du jour, ce qui remplit une demi-ligne. Les aviateurs deviennent les Bois de l'air, comme les cyclistes les Bois de la roule. — Mais pourquoi, Robusse ? — Peuh ! ça fait bien PAR PIL SPÉCIAL. 9 Ils sont encore : ceux-ci, les lénors de la pédale ; ceux-là, les soprani de l'altilude. Au-dessus de sa copie, Robusse n'oublie pas, entre parenthèses et souligné pour qu'on le compose en italique : (De noire envoyé spécial.) Une dépêche arrive : « Le Pape a un clou sur la cuisse gauche ». La dépêche suivante : « Le Pape a un clou sur la cuisse droite ». A gauche ? A droite ? Robusse est perplexe : — Prends la moyenne, Robusse : « Le Pape a des hémorroïdes ». On arrête, au saut du lit, un assassin de marque. On fouille les tiroirs, on trouve un revolver hors d'usage, dans l'un ; dans l'autre, un paquet de cartouches. Version de Robusse : On arrête un assassin de marque. Il s'est défendu avec rage. Il tenait un browning chargé, il en avait un autre en réserve. Tout ceci, en plus des mots et avec des : « Je t'arrête ». «Tu m'arrêtes...», bien entendu. — Qu'est-ce que tu feuillettes-là, Robusse ? — Un nouveau Code télégraphique. — Ah ! — C'est bien combiné et moins coûteux que des mots. Chaque fait est représenté par un chiffre. Tu feuillettes cela comme un dictionnaire. Regarde : voici pour les réceptions officielles : 03 signifie accueilli, 04 acclamé. — Et si on le ramène à coups de pied ? — Ça y est : 09. De même pour d'autres faits. Voici le chapitre aviation : moteur en panne, descend faute d'essence, tué. — Et jamais on ne se trompe ? — Gela peut arriver. — Ah ! — C'était avant toi. Il s'agissait de quelque chose comme la traversée de la Manche en avion : une grosse affaire — Blériot ? — N'importe ! On avait envoyé des reporters, de vrais. Jean Lhair à un bout, Ratin à l'autre. — Ratin ? — Un drôle de bonhomme. Gomme cela traînait à cause du vent, il envoyait des télégrammes d'attente. Le dernier du soir se terminait par ces mots : « Note pour la Direction : envoyez fonds ». — D'après le Gode ? — Ce n'était pas prévu. Un matin, je reçois une dépêche de Ratin : 0131, il est parti et, beaucoup plus tard, de Jean Lhair : 0132, il est arrivé. Mon vieux, je ne sais si tu t'en souviens : cette aviation qui commençait, nous emballait. Je m'emballe ; je décris le départ, le vol au-dessus de la mer, la foule sur la falaise, un petit point qui approche dans le ciel, les cris qui montent, les chapeaux qui s'envolent, l'aviateur qui descend. C'était très beau. — Ton article ? — Mon article et le reste. La copie donnée, je traîne un peu, je fume une cigarette, puis je pars. Dans l'escalier, je rencontre un porteur avec un télégramme : « Donne-moi ça, petit ». J'ouvre et qu'est-ce que je lis ? Jean Lhair avait bu du vin ; il avait pris un numéro trop bas. Il rectifiait : au lieu de 0131, il esl arrivé, il fallait lire 0132, il n'est pas arrivé. — Fichtre ! Ta belle copie au diable ! Tu cours aux machines, tu la retires ? — On allait rouler. J'avais mis trois heures à l'écrire. J'y tenais ; et, après tout, qui aurait pu prouver que j'avais reçu ce deuxième télégramme ? — Et tu as laissé passer une nouvelle qui était fausse ? — Oh ! fait Sinet qui a entendu ; il y a des nouvelles qui sont vraies avant qu'elles arrivent. Agences. Oue fait-on au Chili ? Que se passe-t-il en Polynésie ? Où irait-on s'il fallait, dans tous les coins du monde, envoyer des reporters ? Les Agences y suppléent. Reliées par fil à leurs, correspondants, maniant, au surplus, avec sagesse, les ciseaux et la colle, elles centralisent les nouvelles et deviennent, si l'on peut dire, le journal des journaux. Cette copie nous arrive, tapée à la machine sur un papier à l'odeur aigrelette, dans un vilain français que l'on peut appeler du français d'Agences. C'est fort bien. Mais pourquoi, certains jours, cette dissertation sur les blés d'Amérique et cette tirade diplomatique, à quoi tend-elle ? Travail subtil pour le secrétaire. Un jour. Au secrétariat, certain jour. Trois heures, Robusse arrive, Gneip arrive, Cédron arrive. Ce n'est pas leur heure : ils arrivent. Voici M. Léfîme qui arrive ! Voilà M. Galerville qui arrive ! Ceux-là, rarement, ils arrivent ; aujourd'hui ils arrivent. M. Sinet qui, à trois heures, travaille généralement seul, ne s'étonne pas de tout ce monde qui arrive. — Tiens ! mon cher Galerville !... Bonjour, Monsieur Léfîme... Hé ! Robusse, mon petit... A chacun suivant son rang... On prend une chaise. On cause. Pas beaucoup : — Ça va ? — Oui. — Pas de nouvelles ? — Heu ! Un peu comme des gens qui attendent. On lorgne le petit téléphone qui, d'aventure, pourrait dire quelque chose. On n'en parle pas : ce serait gênant. — Il fait beau, annonce quelqu'un. — Oui. M. Léfîme tire son mouchoir et sent bon Il fait la critique des concerts : — Hier, commence-t-il, j'ai entendu... Mais le petit téléphone intéresse bien plus ; c'est lui qu'on surveille. Trois heures et demie. Jean Lhair arrive. Un autre jour, il serait à la Chambre: il a raté la Chambre. Jean Lhair est cynique. Il montre l'appareil ; ses doigts font un signe : — Est-ce que ? — Pas encore, répond Sinet. — M..., alors ! Le mot n'atteint pas le sourire délicat de M. Galerville qui est poète et continue de sourire : — Ah ! bonjour, Jean Lhair. A deux, ils rejoignent M. Léfime, qui sent toujours fort bon. — Elle avait une de ces robes... raconte M. Léfime. On l'écoute, on répond. Mais ce sacré petit téléphone ! On est distrait. — Drelin ! C'est lui ! Non, c'est l'autre, le grand. On se tait pour ne pas troubler le secrétaire — Allô ! Il prend des notes, puis raccroche : — Des blagues. Un autre jour, on demanderait : « Quelles blagues ? » Aujourd'hui, on est sérieux. On regarde M. Sinet partir à l'atelier. Comme il revient, par la porte qui retombe, on entend la voix de M. Dufour. Elle est perçante : elle vient de loin : — Il est aux machines, suppute quelqu'un. — Il serait mieux ailleurs, grogne Jean Lhair. Et, tout à coup, la voix arrive de cet a ailleurs ». — Ça brûle, dit Jean Lhair, qui perd son droit d'être maussade. Hélas ! ça brûle, mais ça s'éteint. ...Quatre heures ! Après quatre heures vingt, on le sait, le téléphone ne dit jamais rien. M. Léfime marche de long en large. Partout cù il passe, cela sent bon. Robusse et Cédron se regardent avec l'air de se dire... Le poète Galerville s'accoude à la table, la joue dans la main, comme s'il avait mal aux dents. — Nous faire attendre !... s'indigne Jean Lhair Je trouve ces procédés... Quand soudain : « Drelin », ça y est ! M. Sinet n'a-t-il pas entendu ? C'est à lui de répondre. Comme il tarde ! Si, pendant ce temps, à l'autre bout, on s'impatientait ! Enfin, il décroche et ce n'est pas long. — Allô !... Oui... Bon... Il ne se presse pas. Il regarde parmi tous si quelqu'un est là. Il rallume sa cigarette. — Monsieur Léfîme, on vous demande. M. Léfîme ne s'informe pas : « Qui me demande ? » Il sait. Il va, le pas alerte. C'est même étonnant comme, certains jours, M. Léfîme a le pas alerte. Et ce qu'il sent bon ! Les autres se sont épanouis. Ils ne causent plus, ils bavardent, Jean Lhair, le cynique, s'est tapé sur le ventre. — N'aura du nanan. Seul, M. Galerville, qui est riche et poète, reste riche et poète. Il parlait tout à l'heure, il continue de parler ; mais quelque chose de léger comme une aile frétille au bout de ce qu'il dit : après M. Léfîme, c'est à M. Galerville ■«f feilpti; IlSIfc ■ÈfeiÊ Rogniez est notre metteur en pages. Il faut se méfier : il est bavard : — Rogniez, si nous commencions la une± Ou : — Rogniez, voici un bel article. — Ce que vous me dites là, répond Rogniez, me rappelle une histoire. Les histoires de Rogniez arrivent à propos de tout et se passent invariablement dans un café : « Vous savez bien, Monsieur, ce café au coin de la rue où l'on vend du si bon cognac », en compagnie de quelque vieux copain : ® Mais si, Monsieur, vous le connaissez : un gros, avec de grandes moustaches... » — Oui, Rogniez, je vois cela d'ici. Mais la une... — Tantôt, Monsieur... Tantôt, à force de bavardage, la une frisera le retard et Rogniez grognera. Cela lui rappellera d'ailleurs une histoire. A 10 heures du soir, entre deux éditions, Rogniez a quelques minutes : il casse unt croûte. Il m'arrive avec ses tartines, tourne autour de ma table, s'installe en vis-à-vis, attend que je dise quelque chose. En ce moment, je suis très occupé : — Regardez, risque Rogniez, là une belle illustration ! Par précaution je me tais. — Dites-moi, Monsieur, avez-vous lu cet article ? Je ne dis rien. — Ouf ! gémit le chef, mes reins. — Comment ? Vous avez mal aux reins ? Aïe ! me voilà pris : — Oui, Monsieur, figurez-vous que... Depuis le temps, je connais son médecin, ses médicaments, ses cafés, ses amis... Mais comment dire à ce brave homme qu'il m'agace ? Un soir, Rogniez devant ma table, M. Si-burd passe en coup de vent, très rogue comme de coutume. Il n'a rien dit. Le lendemain, je confie au chef : — M. Siburd n'est pas content. Il nous a vus. Il estime qu'au lieu de bavarder, nous ferions mieux de penser à notre besogne. — Il a dit ça ! — Oui. Les soirs suivants, le chef casse la croûte devant son marbre. Oui, mais alors, c'est moi qui m'ennuie ! Je le rejoins à l'atelier : — Si nous commencions la une. Le chef mord dans sa tartine. — Vous pensez à mon article ? Il hausse les épaules. — Et les reins, chef ? A la bonne heure ! Mais c'est lui, pas moi, qui accroche une histoire. Au secrétariat, du moins, je l'écou-tais assis. Je finis par lui dire : — Après tout, on est mieux chez moi. Venez. Et si M. Siburd n'est pas content... — Oui, a répondu Rogniez. Et, un de ces jours, j'apporterai un jeu de cartes. — Moi, dit Rogniez, je lis la Bible : je suis protestant. Un Rogniez protestant, cela m'intrigue. Il doit tenir cela de naissance. Mais combien de cafés devrions-nous traverser pour remonter jusque-là ? Je préfère ne rien savoir. Quand il ne pense pas à ses amis, les histoires de Rogniez sont quelquefois très courtes : — Dans le temps, j'étais metteur en pages, dans un autre journal. Tout le monde fait des gaffes : je faisais les miennes. Le directeur me consolait : « Ce n'est rien, mon ami ; un journal qui n'a pas sa gaffe, n'est pas un journal ». — Ça ! conclut Rogniez ; ça, c'était un directeur ! Comme Latude. Un dimanche morne. Peu de copie. Derrière ma table, je bâille. Rogniez casse la croûte : — Tiens ! fait Rogniez : elle est là ! — Qui ça, Rogniez ? — La mouche. Là, sur la table, près de votre main. — Eh bien ? Qu'est-ce qu'elle a fait, cette mouche ? — Depuis longtemps, je l'observe. Elle est là, tous les soirs. La voilà qui s'envole. N'ayez crainte : elle reviendra près de votre main... Là ! Qu'est-ce que je disais ? — Elle revient, parce qu'il y a une miette. — Non, non ! Je souffle sur la miette : la re-voilà ! — Parce qu'elle cherche sa miette, Rogniez. — Non, non ! Je couvre la miette. Vous, déplacez votre main... Hein ! vous voyez. Elle reprend sa place. Elle vient pour vous : c'est votre mouche. — Allons donc, Rogniez ! Vous n'allez pas me dire... — Comment ? a Vous n'allez pas me dire ? » Je vous assure, Monsieur, cela arrive... Ainsi tenez : en quatre-vingt-quinze, non en quatre-vingt-seize, ou plutôt en quatre-vingt-qua-torze, vous vous rappelez l'année où il y avait tant de mouches ? — Ma foi, Rogniez... — Mais si, voyons. L'année où le grand Michel... — Ah 1 oui, j'y suis... Je le laisse bourdonner comme la mouche... ...Le lendemain, Rogniez revient : — Ah ! vous voyez : elle est là ! — Qui ça, Rogniez. — Votre mouche. — Vous croyez, vraiment, que c'est la mienne ? — Bien sûr ! Dans toute la rédaction, il n'y en a pas d'autres. — En effet, on n'en voit guère. — a Guère »? On ne voit que celle-là. Tenez ! elle fait un petit tour, et, ce n'est pas long, elle revient, près de votre main. — Et pourtant, aujourd'hui, pas de miettes... — Bien sûr : elle vient pour vous. — Curieux, quand même, Rogniez ! — Pas si curieux que cela. Les animaux ont du sentiment : ils s'attachent. Ainsi vous connaissez mon Loulou, n'est-ce pas. Un brave chien, c'est M. Sinet qui... Que Rogniez s'égare derrière son chien, je regarde la mouche. ...Le lendemain : — Dites donc, Rogniez ! Venez voir : elle est là, ma mouche ! Les pinces. Deux petites branches d'acier qui s'écartent en ressort et se rejoignent en pointes d'ongle pour saisir de petits objets. Un typo sans ses pinces ne serait plus un typo. Prenez-les, mêlez-les dans une caisse ; vous n'y verrez que des pinces. Chaque typo retrouvera les siennes. Un coin de rouille, un peu plus souples, un rien plus dures, elles ont quelque chose de « mieux en main » que n'ont pas celles des autres : — Voilà, mes pinces. Quand on y réfléchit, cela devient très beau. Les pinces de Rogniez se reconnaissent à l'une de leurs pointes qui est cassée. Il l'a cassée, exprès. Quand il en prend des neuves, il commence par là. — Pourquoi, Rogniez ? Il me semble que deux pointes bien égales, bien prenantes... — Mes premières pinces avaient le bout cassé... Après tout, peut-être a-t-il raison. — Tiens ! fait Rogniez, qu'ai-je fait de mes pinces ? — Elles sont dans votre main. Elles y sont naturellement, sans le gêner, comme deux doigts qu'il aurait de plus, en acier, parmi les autres en viande. Ces doigts d'acier lui servent à tout : Dans la composition, une lettre s'écarte, les pinces la ramènent. Nom de nom ! une ligne de blanc se rebelle : les pinces l'extirpent ou l'enfoncent. Sur le plomb, une virgule doit devenir un point : un pinçon des pinces la corrige. Une démangeaison ! Mieux que l'ongle les pinces la grattent. Un doigt qui saigne. Quoi de plus commode que des pinces pour nouer une jolie poupée en loque ? ■— Une cigarette, Rogniez ? Délicates, les pinces l'acceptent. C'est plus propre qu'avec les doigts qui ont touché le plomb. Les pinces de Rogniez servent à autre chose : Lorsqu'à la fenêtre de la direction, le rideau bouge, Kling ! les pinces de Rogniez tombent. Tout l'atelier connaît ce bruit. Inventeur. Comme pour ses pinces, Rogniez a pour ses formes des idées bien à lui. Les formes qu'il emploie, ne diffèrent pas des autres : un cadre d'acier quatre roulettes à engrenages qu'au moment de serrer on fixe d'un tour de clé. Cric-Crac-Cric-Crac. L'opération, je l'ai dit, est délicate. Mal serrée, une forme peut, comme un simple article, tomber en pâte. Rogniez eut une idée : — Quatre roulettes, quatre tours de clé, quand déjà le temps presse ; je vais simplifier cela. Pendant beaucoup de jours. Rogniez me négligea à l'heure de son casse-croûte : — Que se passe-t-il, Rogniez ? — Heuh ! je bricole. Puis un soir, il m'appela. — Voilà ma forme. Au lieu de quatre j'ai une roulette. Et ça serrera. Cela serra, en effet, très fort.Cric! on entendit comme un coup de marteau, puis la dégringolade, Kling, Klang, Kling, de toutes les lignes qui s'échappaient en pâte. — Je m'en doutais, fit Rogniez. J'en mettrai deux : ce sera toujours plus simple. Au bout du mois, Rogniez eut sa forme à deux roulettes : — Vous allez voir ! Cric !... Crac... Il y eut le coup de marteau, puis Kling, Klang, Kling, toutes les lignes filèrent en pâte. — Qu'à cela ne tienne, fit Rogniez, deux roulettes, c'était peu. Trois feront le compte. Au bout du mois, Rogniez eut combiné sa forme à trois roulettes. — Voyez, Monsieur. Cric !... Crac... Cric... Cette fois, les lignes ne s'échappèrent pas en pâte ; elles tombèrent d'un seul bloc : boum ! — Les garces ! sacra Rogniez. J'en aurai raison. Je leur donnerai quatre roulettes ; si PAR FIL SPÉCIAL. 10 quatre ne suffisent pas, je leur en flanquerai cinq. — Cinq, Rogniez ! mais votre forme sera plus compliquée. — Oui, mais celle-là, je l'aurai inventée. Un mot heureux. Sans doute, ne l'a-t-on pas cherché. A l'UPRÈME, il n'y a pas d'ouvriers : on dit : — Les hommes. Il y a les hommes des linotypes, les hommes des machines, les hommes de la clicherie. Entre eux, ils sont « Camarades » ou « Compagnons ». Ce mot sonne plus vrai qu'entre les journalistes qui s'appellent « Confrères », ce qu'ils sont si peu. Pour moi, ils deviennent Edmond, Charles, Rogniez. Les patrons n'aiment pas que les rédacteurs, le cerveau du journal, fraient avec les hommes, qui en sont les bras. Pensez donc ! Si le cerveau et les bras parvenaient à s'entendre ! Ces raisons ne sont pas les miennes. Dès que je le puis, je vais les voir. Les Clicheurs. Bonjour, Dominique. Le nez de M. Dufour, la taille de M. Dufour, il donne assez bien l'idée de ce que serait le vrai M. Dufour à qui, pour toute chemise, on aurait laissé la culotte. Seulement, il sourit mieux. — On peut entrer ? — Bien sûr ! La main qu'il me tend ne remplit pas la mienne à cause d'un index qu'il a laissé aux machines. Il est le chef-clicheur. Il travaille au fond d'une courette, sous les fenêtres du secrétariat. Une pauvre lumière sous un toit vitré. Une cuve où bout du plomb ; par terre, des machines qui surprennent, les unes parce qu'on pense à des gaufriers, les autres, sournoises, basses sur pattes, avec des dents de mauvaises bêtes. •— Qu'est-ce que c'est, Dominique ? Il me dit de jolis noms, presque des noms de femmes, mais plus difficiles à retenir. Ils sont là quelques hommes, le torse nu, les mains gantées de feutre, car ce qu'ils touchent, brûle. Qui pense à eux-? Cachés loin, sans les cli-cheurs, le journal ne paraîtrait point. Une forme serrée, ©n la leur envoie. Cette forme était plate : peur épouser les cylindres des rotatives, elle doit devenir courbe. Cela n'a l'air de rien ; il faut en prendre l'empreinte, en couler une nouvelle, la limer, la rogner, la tailler, et très vite, car les formes se suivent, les rotatives attendent et, s'il y a du retard, la faute en est aux clicheurs. ' De ma fenêtre, je les regarde se dépêcher d'une machine qui fume vers une autre qui grince. L'air est d'un bleu qui serait beau, par un soir d'automne, au bord d'une rivière. Ici il empeste la corne et donne la colique. Par les jours de forte chaleur, le ventilateur m'en souffle ma part. J'aurais tort de me plaindre : la leur est la plus forte. Quelquefois, je surprends, par là, un fumet qui n'est pas précisément de la corne ou du plomb. J'ai dit à Rogniez : — Qu'est-ce qu'ils mitonnent ? — Ça ? C'est Dominique qui cuisine à ses hommes un plat de son pays : du lard, du madère, des échalotes, des... — Cela sent rudement bon ! Rogniez n'a rien répondu, mais cinq minutes après, un grand diable, presque nu, est entré avec une assiette : — Mangez vite, tant que c'est chaud. Et maintenant, quand le fumet en est à un point que je sais, je guette la porte. — Et vous savez, me confie Rogniez, depuis qu'il y en a pour vous, ils ont renforcé le madère Les Linotypes. Dix hommes, sur des tabourets, les mains au clavier. On pense à des pianistes. Dos au public, ils jouent un petit air. Au lieu de notes, on entend des « clic ». Chaque coup de doigt amène une lettre ; quand il y a assez de lettres, cela fait une ligne ; assez de lignes, un article. C'est leur musique à eux : elle sort en plomb, chaude, presque brûlante. — Laissez ça, dit Sinet. Ces hommes sont des mécaniques. Us sont ici pour composer des lignes : ils composent des lignes. Mais j'ai serré la main à ces mécaniques ! Je les connais, ces hommes, ils ont leur nom ; pas besoin que je cherche le signe qui marque leur travail sur les épreuves : chacun a sa manière, son doigté et, si j'ose dire, son style. Cette épreuve où le correcteur ne relève pas une faute, c'est le travail d'Auguste, qui exécute ses morceaux, en virtuose sûr de soi, sans une fausse note : c'est net, c'est propre, mais un peu froid. Sur celle-ci, des lignes entières sont biffées. Ce sacré Paul ! Il joue en vitesse, mais, tête en l'air, rate son-trait et l'achève au hasard. Cela fait des lignes en ce genre : constitutfrep ?, fzplm !!xxz Ce qu'on appelle des Zul. Le cerveau de Léon court plus vite que les doigts. Il saute des mots et, dans les mots, des lettres. Le petit Pierre s'évertue en apprenti bien sage. Coudes au corps, le buste droit, il est en progrès. Seulement ces diables d'infinitifs ! Il a la faute dans les doigts. Sa tête a beau l'avertir : « Attention : er », la main s'est déjà trompée : é. Siméon est l'acrobate des virtuosités brillantes. A lui la copie où Ranquet multiplie ses points, ses virgules, ses barres, comme les attrapes sur le manuscrit savant d'un musicien moderne. Quelquefois, coup de feu ! Ensemble, ils se dépêchent. Quel vacarme ! Dix pianistes s'acharnent sur une note, pour tous la même : clic-clicclic-clicclicclic... Assez ! Assez ! Louis. Ne lui dites pas : — Dépêchez-vous ! Il est lent, il est lourd : il composerait tout de travers. A lui le feuilleton que l'on tape à son aise, en fumant une bonne pipe. Avant le lecteur, il sait quand la marquise retrouvera sa fillette enlevée par le vicomte. Ses personnages l'intéressent. Quand il se hâte, c'est pour savoir plus tôt. Il vit, avec les doigts, leur existence. Regardez-le. Il se frotte un œil : son héroïne doit se trouver dans une vilaine impasse. Jacques. Il est puriste. Avant de le composer, il s'assure que le texte n'offense pas la grammaire. Si quelque chose le choque, où M. le Rédacteur a mis sa syntaxe, Jacques mettra la sienne. Elle est souvent meilleure. Charles. Quand on est nerveux, huit heures sur un tabouret, quel supplice ! Heureusement, il y a des prétextes. Il se lève et m'arrive : — M'sieur, je lis là Léon. N'est-ce pas lion qu'il faut lire ? — Bien sûr : lion. — Merci, M'sieur. — A ton service, vieux. Ce n'est pas long. Le re-voilà : ■— M'sieur, quel drôle de mot ! Je ne parviens pas à le lire. Là, voyez. Je ne regarde pas : — Moi non plus, vieux. — Tiens ! c'est curieux ! Je le vois tout à coup. •— Bon, bon, mon vieux ! Puisqu'il a besoin de se dégourdir les jambes cet homme ! François. François a découvert une autre manière. Chef d'équipe, il a la responsabilité des machines. Il les surveille. Un « clic » qui n'est pas net, une roue qui ne susurre pas à son goût, il y va, il chipote. Il chipote si bien qu'il détraque. Tant mieux ! le voilà par terre, sur le dos, sous la machine. Mais alors, c'est un plomb qui saute ! Il arrangeait une machine, les voilà toutes en panne. Vite, avec sa lampe, le long du mur où sont les fils : — Où diable niche-t-il ce plomb ! Il y avait aussi ce pauvre Gaston, si maigre, si complaisant : •— Gaston, je n'ai pas le temps de relire : tu arrangeras bien cela... Gaston, tu serais gentil si tu restais une heure de plus... Une fois, il n'est pas venu. Un peu plus tard, il était mort. Tels quels, nous nous entendons. Depuis le temps que nous travaillons ensemble, nous savons comment on s'y prend lorsque obéir ou commander, c'est quand même obéir. Si je crie, ils pensent : — Notre secrétaire a ses nerfs. S'ils réclament, je me mets à leur place.. Je ne fais pas comme M. Sinet qui, l'air débordé, étale et garde autour de lui la copie qu'il devrait fournir à mesure. Je m'arrange pour qu'ils s'arrangent, et lorsqu'en coup de feu il m'en tombe trop : — Passez moi cela. Us se l'arrachent. Aux Machines. John est arrivé d'Angleterre avec les pièces qui devaient former la N° 2. Il l'a montée, puis est resté comme conducteur. Son collègue Hans vient d'Allemagne. Il surveillela N°3. Us s'entendent mal : ils sont rivaux. Hans prétend que « la schmutzige mekanik de John pave de l'engre sur la sienne et la met tuchur en redard ». John riposte que « les trépidèchonns du pîoutain à vô détrèquent ses rouèdges ». Us crient très fort. Leurs machines prenant parti mêlent leur bruit à ce vacarme. Or, voici que la guerre éclate. Hans doit partir à droite, John à gauche, ennemis tout de bon pour le compte de leur patrie. Une dernière fois leurs rouèdges vérifiés, ils vont prendre congé du chef, et les voilà nez à nez, puis dans les bras l'un de l'autre. — Aoh ! Hans ! farewell ! ■— Ach ! John ! Auf wiedersehen. Se sont-ils jamais wiedergesehen ? Petits.. Un seul nom pour tous le même : Petit. C'est commode. Comment s'y retrouver, quand le Petit Jean d'hier est devenu le Petit Charles d'aujourd'hui ? Dix ans, douze ans, jamais quinze. On leur passe un costume à boutons, une casquette à l'avenant et marche ! Une course à faire au domicile d'un rédacteur : ' — Cours, petit. Un homme a soif : — Va me chercher un litre... Un mot à remettre chez une cocotte. — Ouvre l'œil, petit : tu me diras ce que tu as vu. On leur parle comme à des hommes. Ils répondent comme des hommes. Et quels hommes ! Le temps qui leur reste, ils s'exercent à placer, l'un à côté de l'autre, des caractères d'imprimerie — en futurs typographes. Ce n'est jamais bien long : — Hé ! Petit ! Quand un objet disparaît, c'est un Petit : ■ouste, à la rue ! Les Vendeurs. L'architecte n'a pas prévu qu'à certaines heures, il viendrait tant de monde dans cette cour. Ou peut-être lui a-t-on dit : — Ne gâchons pas le terrain. Ils s'entassent et se poussent. Combien sont-ils ? Chandails usés, châles à trous, casquettes sales, certains avec une manche sans rien, d'autres avec une jambe où manque le pied : des pauvres. — Cela pue, dirait M. Lefime, dont les mouchoirs sont parfumés. Tantôt, leur ballot de journaux sur l'épaule, ils se disperseront : — ...vient d'paraître !... Sortant d'presse !... En attendant, ils s'écrasent vers le guichet d'où leur viendra ce qu'ils appellent le papier. Les premiers servis sont les premiers qui vendront. Onleurabien remis un numéro d'ordre, mais une bonne place semble plus sûre. S'y maintenir ne va pas sans quelque attrapade et, dame ! dans cette petite cour, cela sonne. — Eh bien ! là-bas ! vos gueules ! C'est M. Floris ou, comme ils disent, M. Alphonse. M. Alphonse est leur chef. C'est lui qui distribue les fameux numéros d'ordre, lui qui fournit le papier ou, si l'on ne marche pas droit, le refuse. Sorti de leur rang, il connaît les mots qu'il faut et les roule avec des r qui donnent la frousse. Un seul mot, et la querelle s'apaise ; mais bientôt, dans un autre coin, cela recommence. Quand j'arrive à cinq heures, je dois passer par là. Comment, entre ces dos et ces jambes, insinuer un corps de plus ? ■— Pardon... Permettez... J'ai mon faux col, mon veston. Us ne bougent pas. Que leur importent ces chichis du Monsieur. Avec son chapeau et ses manchettes, n'est-il pas du genre de ces rapaces de directeurs qui leur répondent avec les r de M. Alphonse : — Mon papier est trop cherr ! Cherrchez en d'autrres ! Mais non ! mais non ! Que de malentendus en ce monde ! Que gagnent-ils ? Pas lourd sans doute. Mais enfin, ils gagnent quelque chose... Un jour, dans la rue, un bougre me raccroche. D'un homme à l'autre, il ne faut guère de mots quand on n'a pas mangé. Que faire ? Lui donner quelque argent ? Et après ? Je l'amène à Floris ; on lui remet un numéro d'ordre avec une liasse de journaux : — Vous comprenez, Floris ? Il vendra ces journaux, il aura un bénéfice... — Bien sûr, dit Floris. — Avec le bénéfice, il mangera. — Ouais... — Avec le reste, il prendra d'autres journaux... — Ouais... — ...les vendra, aura de nouveaux bénéfices... Et ainsi de suite. — Ouais. Que peut contre la vie l'arithmétique d'un secrétaire ? — Vous savez, me dit le lendemain M. Floris, votre ... ainsi-de-suite, il n'est pas revenu. La Femme de charge Vraiment ! quel drôle de métier, ces journalistes ! Ces papiers qui traînent, ces taches d'encre, ces casiers en désordre, ces cigarettes qui brûlent le linoléum, ces gens qui s'agitent à des deux heures du matin en semant leurs pas de -boue ou leurs pelures d'orange ! Comme s'il n'était pas plus simple de gagner sa vie honnêtement, en se couchant avec le soleil du Bon Dieu comme tout le monde. •— Je suis de votre avis, ma bonne dame. Richard le photographe. Ni tout à fait rédacteur, ni tout à fait ouvrier, Richard est entre les deux, photographe. Simplicité de l'un, complication de l'autre, il a quelque ohose en plus qui n'est qu'à lui seul : son bagout. Il connaît son métier : laissez le faire ! Prendre à l'aise une photo ? Peuh ! Ce qu'il faut, c'est la vie saisie au clin d'œil de l'instantané : le diplomate — quand il sourit, le personnage de marque qui va lever son chapeau, le joueur de football, quand, les jambes en l'air, il saute après sa balle. A l'en croire, même les rois reconnaissent en lui, Richard, le photographe de l'UPRÈME. Un signe de lui : ils prennent la pose. Toujours en route, les aventures de Richard ne sont vraiment des aventures que parce qu'elles arrivent à Richard — qui les raconte. — Ce bonhomme, qui est-ce, Richard ? — Ça ? Le roi d'Espagne ! — C'est flou ! — Flou 1 Richard hausse les épaules : — J'arrive ! Comme toujours, il y avait des pedzouilles ! Je suis au dernier rang, je me fraie un passage... Avec les coudes, Richard se fraie ce passage. — ...Je me heurte à un flic. Richard s'abat sur l'épaule, la main de ce flic. •— ...Je lui réponds : «Et ça, mon bonhomme ! Service de presse ». Il fait signe de montrer son service de presse. •— Tout de suite il me laisse passer. Le Roi m'aperçoit. Je lui lance un clin d'œil... Il répète son clin d'œil. — ...Je lui montre mon objectif. Il le montre. •— ...Clic : ça y est ! Je salue : Merci, Majesté !... Le chapeau de Richard salue très haut sa Majesté. Comment voulez-vous que sa photo soit un peu floue ? — Et celle-ci, Richard ? — Belle, n'est-ce pas ? Le cortège passait. J'étais sur une échelle. Il aurait pu ne pas me voir, et puis un roi qui regarde en l'air, c'est bête. Je redescends, je me glisse jusqu'au cordon des gardes, je me couche entre les pattes d'un cheval : comme ceci, et, clic. — En effet, Richard. Mais il me semble, que ce que l'on voit le mieux, c'est quelque chose de rond, on dirait le ventre d'un cheval. — Bien sûr. Les lecteurs verront que je me suis donné du mal. •— Oui, Richard. Mais voici une photo de votre collègue. On voit tout, la reine, le roi, le landau, les chevaux, leurs gourmettes : c'est net. — Net ? Et après ? Qu'est-ce que cela prouve ? Ce que Richard préfère, ce sont les reportages dans les foules, avec Richard au-dessus, dans un arbre, comme une pomme. — Fort bien, Richard. Mais pour aujourd'hui, on a assassiné une dame : il nous faudrait la maison du crime. Rien qu'une maison ! Maussade, Richard monte prendre son appareil, le plus lourd, celui dont les pattes raclent avec rage la rampe de l'escalier : •— Je pars. Et jusqu'au lendemain, on ne le voit plus. •— Eh bien, Richard ? Ma photo ? Richard tombe sur une chaise : — Figurez-vous... La maison a-t-elle pris la fuite ? A-t-il arrêté l'assassin ? Son histoire n'en finit pas. On croit qu'il va dérouler un beau ruban de film. — Et ma photo ? — Je n'en ai pas. — Quel dommage, fait Richard ! Si au lieu d'imprimer on pouvait filmer l'UPRÈME ! C'est alors qu'on verrait un Richard, en auto, en avion, ou suspendu par une corde au-dessus d'un noir précipice. Il méprise les vrais opérateurs : — Ces veaux. Quand un cortège passe, ils s'installent dans un balcon et n'ont plus qu'à tourner la manivelle de leur moulin à café. PAR FIL SPÉCIAL. 11 VEILLEUR DE NUIT On l'appelle Papa, sans l'offusquer. Il est vieux. Il est devenu veilleur, parce qu'à son âge c'est un métier facile qui vous repose la nuit des petites fatigues que l'on a prises pendant le jour. — Je commence à cinq heures. Je me tiens dans la salle d'expédition, près de la cour, d'où je vois qui entre et qui sort. En arrivant, je n'ai rien à faire : je donne un petit coup de main à M. Alphonse qui est en plein dans son travail, avec ses vendeurs. Il me laisse un ballot de journaux pour dormir. — Ça n'est pas trop dur ? — Je ne me couche pas tout de suite. Je fais ma première visite à la chaufferie : l'hiver ça doit brûler ; l'été, ça ne peut pas. Il y a aussi la cave aux vieux papiers qui se trouve à côté : une allumette est si vite jetée ! — Ensuite, vous gagnez votre lit ? — Les vendeurs sont partis. Il traîne dea bouts de papier, des ficelles, des croûtes. M. Alphonse n'aime pas cela. Je donne un coup de balai. C'est le moment où les rédacteurs qui ont travaillé le jour, lâchent leur service. Ces Messieurs sont pressés : ils oublient leur électricité. Quand on en brûle trop, on m'en fait la* remarque. — A vous, papa ? — Un veilleur doit surveiller les lampes r Monsieur. Comme je suis quand même debout, je complète mon tour à travers les autres locaux. J'en fais un toutes les heures : il y a un petit truc aux portes pour le contrôle. — Votre tour fini, vous vous couchez ? — Neuf heures, c'est un peu tôt. En hiver, je redescends à la chaufferie : le coke, ça coûte moins cher, mais ça prend plus mal. En été, M. Alphonse m'a demandé que je rentre ses-pots de fleurs. Après cela, on m'amène le dernier courrier pour la poste. En passant, je réclame vos journaux d'Angleterre. •— Bon ! Ensuite vous gagnez votre lit ? — Il n'y est plus, Monsieur. Il part avec les-ballots que l'on tire pour la première édition de province. Ça fait de gros colis. Je donne un coup de main. Je colle les étiquettes. C'est ma charge : un veilleur doit surveiller la colle. Elle mitonne, sur un peu de gaz, à la cliche-rie. Quand elle est trop épaisse, on m'en fait la remarque. Ou bien, quand elle est trop liquide. Entre temps, je grimpe jusqu'à la direction, parce que, des fois, M. Siburd ou M. Dufour sont revenus une minute. Ces Messieurs aussi sont pressés. Je dois penser à leur lampe. •— Après cela, vous êtes tranquille ? — J'ai une chaise. Je dors, sans dormir. A l'atelier, on change les équipes : les uns viennent, les autres partent. Les clicheurs vont boire un verre. Ce n'est rien avec les gens que l'on voit tous les jours : la moitié d'un œil suffit. Mais ceux qu'on ne connaît pas. Que veulent-ils ? Où vont-ils ? Que cachent-ils dans leurs poches ? Un veilleur doit surveiller les poches, Monsieur : toutes. — Oh ! — Je ne dis pas, que pour les vôtres... Mais il y a, quelquefois, des gens avec de vilaines têtes. — Vous êtes armé ? — Mon gourdin. — Pourquoi pas un chien ? — Un chien, ça s'oublie quelquefois dans un coin : je ne pourrais pas, Monsieur, — Bon ! La nouvelle équipe au travail, vous profitez d'une accalmie. — On circule moins : précisément, il faut surveiller davantage. Une tournée tous les trois quarts d'heure. En plus la chaufferie. N'est-ce pas, Monsieur ? dès que la chaleur descend, vous êtes là, avec votre petit téléphone : « Hé ! papa : on gèle ici ». L'été, c'est le contraire. Un petit arrosage, ça rafraîchit tout le monde. •— Oui, mais à minuit, vous vous reposez. — Oh ! à minuit, cela ne rate pas. Je me dis : « Voilà M. le Secrétaire qui part : il est minuit ». Dans l'escalier, vous allumez une cigarette ; votre allumette file où elle veut. J'y vais, Monsieur... — Ah ! sapristi. — Ne. vous mettez pas en peine. J'irais quand même : votre édition roule. Elle en a fait du vacarme ! Et des paquets ! Et des étiquettes ! Et de la colle ! — Oui, un gros coup. Mais le restant de la nuit, à part vos tournées... — Ma foi ! j'attraperais bien par-ci par-là une minute. Mais il y a les Agences. — Vous n'avez rien à voir avec les... — Un veilleur doit surveiller les Agences. A minuit, elles congédient leurs porteurs. Quand il y a un pli, elles téléphonent : je vais. Le dimanche, c'est plus calme. Mais il y a des congrès, des banquets. Votre gros rédacteur... — Jean Lhair ? — Oui, M. Jean Lhair. Il n'aime pas à se déranger d'un banquet au moment où l'on verse les liqueurs. Je vais jusque-là. Il me passe sa copie : il y ajoute un cigare. — Bon ça ! Vous le fumez ? — Un veilleur, Monsieur !! — D'ailleurs, je comprends, vous préférez dormir. — En effet, on est tranquille. Mais alors, M. le Secrétaire qui vous remplace... — M. Nolont ? — Oui, M. Nolont. Ça l'ennuie d'être tranquille. Il m'appelle : « Dites donc, papa, nous allons faire une blague à Ranquet. » En ce moment, M. Ranquet est dans le dancing où il a une petite amie. M. Nolont écrit un mot, soi-disant que l'on a besoin de lui. — Et vous allez ? — Je me dépêche. Ces dames me connaissent : elles disent : « Ah ! voilà le papa de l'UPRÈME ». Elles me font boire quelque chose, mais c'est trop chaud ou bien trop froid. Et, pendant ce temps, les aiguilles tournent... — Bon. La blague finie, vous pouvez enfin vous installer. — Ça n'en vaut plus la peine. On roule pour l'é- dition du matin, M. Alphonse se lève : voilà les vendeurs. C'est pour moi l'heure de partir : je donne un coup de main : je distribue les numéros d'ordre. — Ça ! Vous avez tort, papa ! Vous devriez partir. — Je resterais quand même. La femme de M. Alphonse est gentille. Le soir, elle me passe un bol de café. J'attends sa laitière ; je vais chez son boulanger : elle aime le pain tout chaud. — Et, en fin de compte, vous rentrez ? — Un fameux bout de chemin, Monsieur... C'est l'heure où ma femme se lève. Ses jambes ne sont plus solides. Je lui donne un coup de main. Nous déjeunons ensemble. — Et alors, enfin... — Comme vous dites, Monsieur. Il n'est pas loin de sept heures — juste le temps de filer à mon travail. — Comment ? A votre travail ? — Mon métier n'est pas veilleur. Je suis jardinier. On ratisse, on plante, on bêche. C'est assez dur, mais on se repose, à l'air du jour, des petites fatigues que l'on a prises pendant la nuit. RUBRIQUES Une nuit, j'eus trop de copie. Avec mes idées de campagne, je dis au chef : — Gagnons de la place. Le meilleur des « Echos » ne vaut rien. Supprimez. Le lendemain, je passe à la Direction ; je m'assieds dans le fauteuil ; j'apprends ce qu'est cette chose qu'on ne supprime jamais : une rubrique. Les Faits Divers, les Communiqués de Théâtres, les Echos sont des rubriques. Le lecteur en veut tous les jours. Comme conséquence, quand elles manquent, on en fait. Par extension, certains articles quotidiens deviennent des rubriques : l'Editorial, la Chronique de l'Etranger, la Nouvelle Littéraire. Grandes ou petites, mouches bourdonnantes, araignées venimeuses, les rubriques ont leur façon de naître, de grandir, quelquefois de mourir. Prenons la loupe : L'Editorial. — M. Vachard est-il là ? — Non, Messieurs, pas encore. Il faut que, trois fois, les directeurs se soient informés : « M. Vachard est-il là ? » et que le secrétaire ait répondu : « M. Vachard n'est pas là », pour que M. Vachard arrive. Il arrive à son aise, une bonne balle, pas de moustaches, un nez qui lève et des lèvres qui rient. Il dit au secrétaire : — Je suis en retard. Je viens de ma clinique. Aujourd'hui, figurez-vous, il y avait un de ces maboules !... Il vient tous les jours de sa clinique et, tous les jours, il y a un de ces maboules !... Il raconte son dernier. — Etonnant ! fait le secrétaire... A propos, les patrons vous attendent. — Ah ! oui. Il va. Les patrons qui, en effet, attendaient, respirent : « Ah ! voilà Jacques ! » et se mettent aussitôt à parler. Ils font de grands gestes, puis de petits. Ils frappent sur la table. Ils prennent un air finaud, ensuite un air terrible. Tantôt ils criaient, maintenant ils chuchotent. Sa bonne balle, M. Vachard les écoute et, sans doute, il n'écouterait pas autrement ses « maboules ». Il répond : — Oui... Non... Bon... Parfois, il prend une note. Puis il va s'enfermer seul. Il écrit. Deux feuillets, trois feuillets, cinq feuillets — d'un jet. Cela prend trente minutes, parfois quarante, mais alors, c'est très long. Il remet son papier au secrétaire : — Voilà Y Editorial. Aujourd'hui, c'est tapé ! Puis il s'en va, sa bonne balle, le nez qui lève et les lèvres qui rient. La Soupe. Ce n'est pas que de la soupe : c'est du gigot, c'est une tomate farcie, c'est du macaroni au fromage. Cela s'appelle : « La bonne cuisine ». Nous préférons : « La soupe ». J'en ai la charge. Une fois pour toutes, j'ai dit au chef : — Rogniez, voici un livre de cuisine. Tous les jours il faudra une recette Arrangez-vous. — Bien, M'sieur. Le chef n'est pas opportuniste. Il a partagé le livre entre les hommes des linotypes qui l'ont composé jusq'uau bout. Suivant le trou à boucher, il sert le civet de lièvre ou la compote de pommes. Que la chasse soit fermée ou les vergers sans fruits : — Tatata ! C'est bon assez. Quand le livre est au bout, on recommence. Une fois, le chef malade, son remplaçant m'arrive : — M'sieur, nous ne trouvons pas la soupe. — Qu'à cela ne tienne ! J'écris : Œufs a la coque. — Plongez dans l'eau bouillante et ne laissez pas durcir. Bulletin de l'Etranger. Aurons-nous une nouvelle guerre ? Qu'a dit ce diplomate ? Que sied-il de penser du nouveau cabinet chinois ? En plus long que dans les dépêches, des lecteurs aiment que l'on discute ces questions. Mais notre chroniqueur est oublieux et, déjà, dans certains journaux moins lus... : Cric-crac-crac-cric, quatre coups de ciseaux sont vite donnés. Avec de l'adresse, trois suffisent. Un peu de colle achève le reste. Critique Théâtrale. Elle est tenue par M. Galerville qui a du si bel or au bout de ses cigarettes. Il fait les générales, pas toutes, celles dont on dit: «Dans l'assistance, remarqué M. Galerville... » M. Galerville est le poète des élégances. Ses comptes rendus sont comme ses poèmes et ses poèmes comme ses mouchoirs : très parfumés et de la morve. Rien à redire : c'est correct, c'est soigné, avec cette réserve que M. Galerville poète sera,quelque jour,M. Galerville auteur dramatique. Alors : «Bravo,les directeurs! Exquis, les acteurs ! Quant à la pièce, peuh !...» Un jour, sur la table de Villiers, je trouve un calepin avec des notes : «Succès éblouissant... Incomparable tragédienne... » — Qu'est-ce ? Tu épingles les bourdes de M. Galerville? — Non, fait Villiers qui se donne la peine de rougir. Il faut savoir. Les générales que M. Galerville refuse sont pour Villiers. Quelle chance ! Villiers va au théâtre pour s'amuser. Il amène sa femme, se paie un souper et ce serait gâter son plaisir s'il devait penser aux lignes à écrire. Vite, dans son calepin, au petit bonheur : « Succès éblouissant... l'incomparable tragédienne... » Chronique Littéraire. J'en demande pardon aux confrères : à l'U-PRÈME, nous connaissons le sport, la politique, les beaux crimes... Quant à la littérature, ce qui dans une copie semble trop long ou inutile, c'en est : on le supprime. Il y a cependant le Conte qu'on nomme aussi la Nouvelle Littéraire. Pauvres auteurs ! Elle passe entre les Faits Divers et la Bourse, dans la page trois, que fait le sous-chef Edmond. Edmond a de l'initiative. Il lui arrive de dire : — Monsieur, le conte avait vingt lignes de trop : je les ai supprimées. — Bon, bon, Edmond. Chronique Artistique Les beaux tableaux, la belle musique. M. Léfime les commente. C'est lui qui, lors d'une panique monétaire, a sorti ce mot : — Heureusement j'ai quelques réserves d'or. Je n'en suis pas sûr, mais je le crois : cela n'a rien à voir avec l'Art. La Bourse. Des chiffres et des commentaires : « Les pétroles sont demandés, les caoutchoucs durs, les métaux mous. » La copie nous arrive après un petit séjour dans le bureau des directeurs. Qui la rédige? Est-ce ce grand maigre que l'on rencontre, des papiers, tout plein, hors d'une serviette et les orteils hors des chaus- PAR FIL SPÉCIAL. 12 sures ? Ou plutôt ce gros avec ses brillants, sa bague, et sa chaîne de forçat en réduction, sur le ventre ? Nécrologie. Le fonctionnaire retraité, la dame à la fleur de l'âge dont les pères, mères, oncle, époux ou cousins bien aimés ont la douleur de vous annoncer la perte irréparable. Il faut un mort par jour, à seule fin d'encadrer la réclame d'un Monsieur dont les cercueils sont de première classe et les corbillards du dernier confort. L'administration — bureau des annonces — le fournit. Quelquefois l'administration en manque. Le chef pique une tête chez le secrétaire : — M'sieur, nous n'avons pas de mort. — Ah ! bon. Le secrétaire attrape un journal, cherche quelque chose, découpe, puis tend un carré de papier à la pointe des ciseaux : — Tenez, chef. Voilà votre mort. Les chroniques du D1 Zed. Le Dr Zed, c'est moi. Quand telle revue médicale s'étend sur le croup, le croup prend quelque chose pour son rhume dans l'UPRÈME. La semaine suivante, gare à la tuberculose ! Ensuite, guerre au tabac, parce qu'une dame s'est plainte de ce que son mari soufflait une mauvaise haleine. Le Dr Vachard vérifie-t-il mes chroniques ? On me l'a promis, mais ses « maboules » lui donnent déjà tant d'ouvrage ! Un hiver de forte grippe, le Dr Zed prescrivit une drogue étonnante. Que se passa-t-il ? Quelques centigrammes de trop ? A la direction, il y eut un « Asseyez-vous » très sévère et le Dr Zed disparut, emporté à jamais par le remède qui devait guérir ses malades. Un autre le remplace. Je dois le dire, un vrai. Faits Divers. La rubrique de Cédron. On la connaît. Les patrons ont dit : — M. Cédron, ne négligez rien. Le moindre fait a son importance. Un soir, un commencement d'incendie se déclare dans nos locaux. Grand branle-bas de zèle : les rédacteurs, les extincteurs, les ouvriers, les pompiers et, comme de juste, Cédron. L'alerte passée, il sort son bloc-notes. Les patrons interviennent. Ah ! non, un incendie chez nous, ça ne regarde personne. En quelques lignes. La ramasette pour le coup de balai quotidien de la vie. — Une jeune fille s'est jetée à la Seine. Elle portait un chandail bleu. Dans une poche on a trouvé ce mot : « Voilà qui fera plaisir à Louise. » A quelle Louise ? Quel plaisir ? De quoi rêver pendant des mois. Dernières nouvelles Sportives. Le dimanche, jour de sport, Ranquet a beaucoup de copie : trop pour sa page. Il m'arrive avec le reste : — Mon vieux, cède-moi un coin pour mes Dernières Nouvelles Sportives. — Hé ! Tu m'ennuies: j'ai mes téléphones, mes faits divers, mes... Les Dernières Nouvelles Sportives ne trouvent leur coin qu'après force engueulades. Mais quelquefois, comment faire pour remplir mes garces de pages ? — Mon petit Ranquet ! Si tu étais gentil, tu me céderais quelques Dernières Nouvelles Sportives. Les Hauteurs du Rhin. Un jour, à la direction, entra un Monsieur. Bonjour Monsieur le Directeur : il était un fidèle lecteur et "aussi un pêcheur à ligne. Ce qu'il péchait ? De préférence, le brochet, Monsieur le Directeur. Alors il aurait voulu qu'on le renseignât, d'un jour à l'autre, à quelle hauteur le Rhin coulait à Mayence, à Cologne et, aussi à Bonn, s'il y avait moyen : ces variations avaient, sur les poissons d'ici, une très grande influence. Pour un directeur, il y a toujours moyen. Il fallut seulement quelques lettres, quelques coups de téléphone et, aussi, un certain nombre de télégrammes. Après quoi, M. Dufour entra chez Villiers : — Voici, Monsieur Villiers, une Zeitung de Cologne. Elle vous arrivera régulièrement, par express. En page trois, là, vous voyez ? vous trouverez ces quelques chiffres. Vous les copierez, les porterez à l'atelier, veillerez à ce que cela passe. Nous appellerons cela les Hauteurs du Rhin. — Bien, Monsieur. Une rubrique qui commence est toujours la rubrique la plus importante. Sur le coup de minuit, M. Dufour se souvint de ses Hauteurs, sauta bas de son lit, prit un taxi et arriva juste à temps pour s'assurer que son Rhin cotant 28,5 à Cologne, accusait 28,53 à Bonn, 28,59 à Mayence. Le lendemain, il se donna la peine de monter chez Villiers : — N'oubliez pas le Rhin ! Puis il eut d'autres soucis. La rubrique se trouvait d'ailleurs en bonnes mains. Recevoir sa Zeitung, copier ses chiffres, blaguer avec le chef : « Soignez mon rein », pour Villiers, c'était facile. Mais voilà qu'un jour, Jean Lhair tomba malade, et Villiers, qui remplaçait tout le monde, mais que personne ne remplaçait, dut négliger son Rhin pour aller à la Chambre. Heureusement, le chef se souvint qu'une nuit le patron s'était dérangé pour la rubrique, et, plutôt que de paraître sans, reproduisit, avec ses chiffres, la composition de la veille. Le lendemain, Jean Lhair ne fut pas guéri. Un peu plus tard, Villiers prit ses vacances, et, au retour, trouva toutes sortes de choses à faire. On ne sait ce qu'en pensèrent les brochets d'ici. A la fin d'un été, pendant l'automne qui suivit, puis durant tout l'hiver, le Rhin demeura presque à sec. Il'eut, ensuite, une crue et, pendant dix mois, faillit déborder. Puis il descendit brusquement et stagna ainsi. Cependant, régulière comme le Rhin, tous les jours, à grand frais, une Zeitung est lancée dans un train, traverse des paysages, arrive au journal, passe aux mains d'un employé qui laisse tout là pour le monter à M. le rédacteur Villiers. Villiers sait. Il attrape le paquet, et d'un beau geste l'envoie dans le coin où meurent les papiers inutiles. Un soir, le chef a pour la rubrique un' geste du même genre. ...Et c'est, pour les brochets d'ici, comme s'il n'y avait jamais eu de Rhin en ce monde. Quelques notes biographiques. Rubrique intermittente : les renseignements que l'on donne sur la carrière du grand homme qui vient de mourir. Le lecteur aime savoir. « Un Tel est mort. » Fort bien. Que faisait-il de son vivant ? Sa politique ? Ses enfants ? Ses petites amies ? Si c'est une tragédienne, quels furent ses rôles ? Si c'est un pape, ses encycliques ? A cause des imprévus, ces notes sont prêtes d'avance avec un titre choisi une fois pour toutes. Chaque personnage a les siennes. Il mourrait à cinq heures quinze, que, dans l'édition de cinq heures^trente, ça y serait. C'est consolant. Il arrive, pourtant, des mécomptes. Je me souviens d'un bonhomme, grand ami du journal. On tenait prêt un article avec des seaux de pleurs. Le bougre mourut brusquement, d'une arête de brochet, avalée de travers. Cela survint le soir. C'était si bête que le chef, qui disait justement : « Plus souvent, si je mange encore du brochet ! » empoigna mal son article, le répandit en pâte et n'eut jamais le courage d'en rassembler les lignes. Gomme de juste, Villiers est le rédacteur de ces notes. Grave affaire. Il ne suffît pas de les rédiger : il faut les tenir à jour. Il y a celui-ci que l'on croyait presque mort et qui guérit, en voie de devenir un petit vieux bien propre ; il y a cet ami qui, avec le temps, a cessé d'être cet ami. Il faut tenir compte aussi des nuances : un homme de guerre mérite plus de lignes qu'un savant ; un cardinal plus qu'un évêque ; un ministre assassiné plus que son collègue qui se liquéfie, pipi-caca-gâteux, dans son lit. Tels quels, ces articles, il ne suffît pas de les avoir prêts. Encore faut-il savoir que le grand homme est mort. S'il meurt à l'étranger, il n'y a pas lieu de craindre la concurrence : l'Agence avertit les journaux en même temps. Si le défunt habite le pays ou la ville, mieux vaut se renseigner par ses propres moyens. Cela regarde Jean Lhair. Laissez-le faire : il n'est pas très beau, mais il trouvera le moyen d'enjôler quelque jolie soubrette ou quelque grasse cuisinière pour lui téléphoner : « Il va moins bien... » « On apporte l'oxygène... » et finalement : « Chéri, ça y est ! » — Et tu ne crains pas, mon vieux, qu'un journaliste plus beau, ou bien un fumiste... — Oh ! dit Jean Lhair, ce qui m'est téléphoné par l'une, m'est confirmé par l'autre... Car Jean Lhair est de taille ! Un jour, on annonça l'agonie du « Vieux ». Le « Vieux » était une Majesté dont la mort importait non seulement au pays mais à l'Europe. Cette fois, pas de soubrette, pas de cuisinière. Jean Lhair dut aller. Sa Majesté agonisait dans un château, loin, au milieu des champs. Il tombait de la neige. Beaucoup de confrères attendaient devant la porte. Un majordome vint leur dire : — Rangez-vous le long de ce mur. Quand ce sera le moment, on vous avertira. Le premier jour, Sa Majesté n'alla pas mieux, mais il neigea plus fort. Le deuxième jour, il neigea davantage. Le troisième jour, ne voulant pas mourir avant le Vieux, les journalistes s'achetèrent une roulotte et quelques jeux de cartes. Bien leur en prit. La neige s'élevait à deux pieds et Jean Lhair s'exclamait : — Zut ! j'ai perdu cent balles ! Quand le majordome entra : — Messieurs, Sa Majesté est morte. Venez La voir. Sa Majesté n'avait jamais été gentille pour les journalistes : — Le salaud ! grogna Jean Lhair, il nous aura ennuyés jusqu'au bout. Puis il mit la dernière larme à un très bel article. Cette fois, M. Sinet trouva banal son Quelques notes biographiques. Il sortit un mot de luxe : Curriculum vitae. Des lecteurs réclamèrent... RASEURS On a multiplié les concierges, les veilleurs, les portes avec Défense d'Entrer. Qu'est-ce que cela peut leur faire ? On se bouclerait au centre d'un labyrinthe, sous quatre tours de clef, qu'ils trouveraient la serrure et passeraient par le trou. Ceux qui ne viennent pas, écrivent. Si écrire les dérange, un coup de téléphone est vite donné. — Monsieur, rien qu'une minute... — Monsieur, pouvez-vous me dire... — Monsieur, comment se fait-il... Dame ! un journaliste ! Il n'a pas le temps ? Eux bien. Ils arrivent timides ou grossiers, la casquette à la main, le chapeau dans la nuque, sentant bon, puant des pieds, une cravate au cou, un bandeau sur la joue, en redingote, en guenilles, de la ville, des champs, les uns qu'on bouterait dehors à coups de pied dans le derrière, les autres qu'on... ne bouterait pas et qu'il faut éconduire quand même. Voici le jeune homme timide : — Pourriez-vous me placer ce bout d'article ou bien ce conte ? Pauvre petit ! Il y a le Monsieur qui a sauvé un chien — J'ai failli me noyer. Annoncez-le. ...Et celui qui jouait aux cartes : — Pas de jeu : le valet, le dix et le sept. Et j'ai gagné ! Celui-ci, reçu une fois par hasard, amène des amis, se colle sur une chaise, vous taperait sur le ventre : — Té, mong bong, je suis de la boîte. Il y a la somnambule et son barnum qui tantôt s'exhiberont en public : — Pour vous montrer, Messieurs et dames, nous allons procéder à nos plus belles expériences... Un mouchoir, s'il vous plaît. Il y a le Monsieur, au vaste front, qui déballe sur votre table un jeu de petites roues et de gentils engrenages : — Cela ne demande qu'à marcher. Il ne manque qu'un million. ...Et le bon vieillard dont la voix et les mains ont la tremblote : — Vous imprimez là le chiffre 5.889. Ne li-rait-on pas plus exactement 5.888 ? Celui-ci ne boit que de l'eau : — Aussi, tâtez ces muscles ! Celui-là ne mange que des carottes : — Donnez-moi la main. — Aïe ! — Hein ? Quelle force ! Cet autre est calculateur : — Prenez 1.235.695.874 allumettes. Mettez-les bout à bout, vous encerclez la terre, ce qui, à raison de quatre sous les soixante allumettes, représente un capital dont le revenu à 4 %... Il y a le Monsieur qui trouve que tout irait mieux, si... — J'explique cela dans cette brochure. J'y mets une dédicace. Et voici un petit résumé... — ...qu'il me sera facile de publier: je sais. Il y a, avec son grand bâton et ses souliers à clous, le globe-trotter qui, aux trois quarts de son tour du monde, a eu le temps d'apprendre son boniment : — Dès mon départ je me proposais de venir vous voir, Messieurs... Ce qui lui permet d'encaisser sans scrupules l'argent d'une collecte pour la suite d'un voyage qu'il défraye rien qu'avec la vente de son portrait en carte postale : •— Dix sous, Messieurs. Et plus, si vous voulez. Après le globe-trotter, voici le boxeur qui va lancer un défi, le cycliste qui prépare un record, le Roi de l'air qui... — ...m'en fous, Monsieur. Rédaction sportive : porte en face... Il y a le Monsieur dont on a refusé le droit de réponse et cet autre qui se campe : — Quel est le Jean-foutre dont la plume fielleuse ?... Il y a la jolie dame qui ne comprendra jamais que la rédaction n'est pas l'administration et s'obstine à me fourrer ses vingt francs pour une demande de servante : — Ici ou là, mon argent, c'est de l'argent. ...et sa pareille qui m'encombre de ses parfums, de ses volants, de son réticule, et me trouve peu galant, parce que, pour s'abonner, on prend la porte à droite, escalier de gauche, guichet 3. Il y a ceux de la famille : le cousin expansif : — Bonjour, mon cher, tu connais la nouvelle, je me marie... ...l'oncle qui voudrait que je laisse tout là pour entendre comment est morte une arrière-grand'tante oubliée depuis longtemps. ...le neveu qui s'en ira irrémédiablement brouillé, parce que : — Vraiment, non, mon cher, je n'ai pas le temps. Nous prendrons ce verre, un autre jour. Suivant la saison, il y a le Monsieur qui a vu la première hirondelle, le dernier papillon, un singulier effet de la foudre, une betterave qui rappelle, à s'y méprendre, la tête d'un vieux ministre : — Regardez si je mens ? Il y a, trois fois par semaine, le Monsieur exaspéré : — C'est indigne ! J'étais dans le tram. J'ai un mot avec le receveur. Il m'a dit : « Allez-vous faire pendre ailleurs... » — Je comprends cela, Monsieur. Il y a les copains d'antan, qui ont dit : « Le malheureux ! Il est fichu. Il vend sa liberté » et me trouvent moins fichu, parce que : — Je publie un roman, mon cher... — Je donne une conférence, mon vieux... — J'expose mes tableaux. Il y a même les vrais amis — hélas! aussi avec des conférences, des tableaux, des livres. Mes pauvres amis, une fois pour toutes : à l'UPRÈME, je ne suis pas votre ami ; je suis un secrétaire : un esclave, un mufle, ce qu'il vous plaira. Et que ce soit dit. Le Flic. Il a frappé : — ...spèce d'idiot ! Il se présente bien gentil, grosses moustaches, grosses semelles, gros doigts pour former de gros poings. — Bonjour, Monsieur, je suis l'agent Untel. — Han ! — Oui, Monsieur. C'est moi qui ai prrrocédé à l'arrrestation du crrriminel de la rrrue Noirrre. — Han ! — Grosse affaire ! M. le Rédacteur vous a sans doute remis son article ? — Han ! — Alors si c'était un effet de votre obligeance, vous citerrez mon nom dans votre journal : l'agent Untel, Monsieur. U-n, un, t-e-1, tel. Pour ma femme et mes chefs, vous comprenez ? Il me tend la main. Tiens ! tiens ! Où donc ai-je vu cette main, en marteau sur un dos ? PAB FIL SPÉCIAL. 13 Le flic sorti, j'appelle Rogniez, je réclame des épreuves, je donne cinq coups de crayon et, glorieux, «l'agent Untel» devient, pas même anonyme, «un agent». Dieu. Il entre à petits pas, trop parfumé, redingote, haut de forme, grosse rose à la boutonnière : — Jé vé qué vous ne bougez pas ! On avait un pied en l'air, ou la main sur le front : on reste ainsi, il est content. — C'est bien, mon enfant. Vous pouvez bouger. Autrefois, il était quelque chose dans la cavalerie du roi de Grèce. Sa femme était folle, il la rossait comme son cheval, elle en est morte. Par chagrin, il est devenu Dieu. On l'appelle : — Monseigneur Dieu. Il est descendu du Ciel pour rétablir son règne sur la terre. Le Pape, les évêques sont ses enfants ; les chefs d'Etat, les ministres le sont aussi. Ces ingrats refusent de reconnaître leur Père. Il leur envoie des télégrammes : au pape, « qu'il est un âne »; aux autres : « Corri-gez-vous, ou vous mourrez sous les balles ». Il en a, tous les mois, pour beaucoup d'argent. Il nous montre ses quittances ; il voudrait qu'on en parle : — Poubliez, mes enfants. Quand jé sérai réconniou, vous sérez mes ministres. En attendant, il renouvelle ses miracles : — Jé vé qué vous ne bougez pas. Un jour, très affairé, je l'ai rabroué. — La paix ! Nom de nom !... — Jé comprends, a répondu Dieu : vous n'avez pas lé temps. Vous pouvez bouger. Jé vous pardonne. Quand il y a de l'orage, Dieu cesse de croire en lui-même. Il jette par terre le chapelet où il est cloué en croix et lève le talon sur son image. On lui dit : — Jé vé qué vous ne bougez pas. Surpris, il reste le pied en l'air — puis se calme. Quelquefois, Dieu se manifeste par téléphone : — Jé vé qué... On ne répond pas, on raccroche en douceur. Satisfait, à l'autre bout du fil, Dieu écoute tant qu'il veut qué vous né bougez pas... La Divette. La tête était jolie. J'ai la charge d'un Supplément illustré. Je l'y reproduis : Mlle Clara La gracieuse divette qui... La phrase habituelle. Le lendemain, Mlle Clara fait son entrée : du rouge, du blanc, du parfum et — après le portrait — décevante : — Oh ! Monsieur... Je suis en bras de chemise, la bouche au téléphone . •— Une seconde, Madame. — Oh ! Monsieur ! Quelle gentillesse ! Et ce compliment si flatteur... — Mais, Madame !... — Quel est l'aimable rédacteur qui a bien voulu... Pourriez-vous me présenter? — Certainement, Madame. Je grimpe chez Villiers : — Mon vieux, il y a chez moi Mlle Clara... Oui, celle dont j'ai donné le portrait... Dis que c'est toi. — Avec plaisir, mon vieux. Le lendemain, je vois un Villiers qui rayonne. Difficile de savoir si l'on fait une bonne ou une mauvaise action. L'Ancien. Il manquait de souplesse ; on l'a mis dehors. Il vient me voir, une fois..., deux fois... d'autres fois... •— ...? — Non, toujours rien trouvé. Et je t'en prie : ne te montre pas. Attends dans la rue ; demande qu'on m'appelle... Tiens ! prends pour tes cigarettes... Au revoir. Huit jours après : — Rentrer dans la boîte ! Tu les connais, voyons. Bien sûr que je cherche. Mais file... Tiens, prends... De semaine en semaine, au téléphone privé. — M'sieur, votre... ami vous demande. — Bon ! Dites que je descends. Puis un jour : — Sapristi ! Tu es monté quand même ! Je t'ai déjà dit!... Hein ? Ça ne va pas ?... Diable ! Et c'est la fin du mois !... Descends, je te suis. Puis un autre jour, au grand téléphone : — Allô ! Vous dites ? Salle Une Telle. Lit 3 ? Bon. Et pour conclure : — Allô?... Oui !... Le bougre, il fallait s'y attendre. A six heures ? Ça se passe tôt chez vous ! On y sera. Singulier personnage ! Il se tient debout sur un pied, certains de ses organes dans une boîte au haut du mur, ses deux sonnettes dehors, toutes nues. Sa bouche qui vous parle pend au bout d'un fil et ressemble à une oreille. Par contre, son oreille est une bouche, une bouche toujours ouverte pour qu'on y fourre la sienne, comme dans celle d'une maîtresse qui aimerait cela. Un poète moderne écrirait là-dessus de belles choses. Mais zut ! les sonnettes marchent trop : entre cinq heures et minuit, elles énervent. Les jours de Grand Prix. Voix quelconque : — Allô ! Le X... 23-75 ? — Oui, Monsieur. — Je suis un abonné. Voulez-vous me dire qui a gagné la troisième course ? — J'ai autre chose à faire. Le récepteur qui se raccroche : — Kling ! ...Deuxième voix : — Le X...23-75 ? Je suis un abonné : voulez-vous me dire... — Kling ! ...Troisième... Cinquième... Dixième voix : — Allô ! Je suis un... — Kling ! ^ISjme voix, si jolie qu'on croit en respirer l'haleine : — Je suis une abonnée, Monsieur. Vous seriez bien aimable de me dire... — Certainement, Madame. Je cherche l'épreuve... Voici : Mameluck premier à 4/1. •— Merci, Monsieur. •— ...monté par Mac Ferlane ; Gipsy deuxième à 7/2 ; troisième Roultabosse... Allô ! je n'ai pas fini. Le terrain était bon, quoique un peu mou... Voulez-vous les autres courses ? Non ? Les pronostics pour demain ? — Merci, Monsieur. Vous êtes trop aimable ! — A votre service, Madame ! ...Aussitôt après, une voix qui se veut fine : — Allô ! Je suis une abonnée, m'sieur ! — Ah ! non. Ça ne prend pas, mon petit. Kling ! Les jours de Générales. La voix fiévreuse de M. Galerville : — C'est vous, mon cher ? Ecoutez donc : faites sauter mon compte rendu. La Générale est remise. ...Quelquefois : — C'est vous, mon cher ? Avez-vous reçu mon compte rendu ? — Oui. — Ecoutez donc ! Mme Sylvia n'a pas joué. Mme Blanchette la remplace. — Ah ! bon. Faut-il modifier votre texte ? — Non, non... Rien que le nom. Les jours de Crise Ministérielle. Dix fois à l'heure, des voix de toutes odeurs : — Allô ! Votre rédacteur politique est-il là ? ...Voix impatientes : — Allô ! Monsieur Dufour ? Monsieur Si-burd ? — Demandez la Direction. — J'en viens. On ne répond pas... — C'est qu'ils sont absents, Monsieur. — Ah ! sapristi de sapristi... Le nouveau Ministère se présente : — Mmmonsieur !... Pou-pouvez-vvvous mme dire sssi Mmmonsieur le mi-ministre a dddéjà poprononcé sa dé-dé-déclararation mmmi-mi-nistérielle ? — Il attend vos leçons, M'sieur. Les jours de football. Voix haïes entre toutes. Deux par minutes : — Voulez-vous prendre note : résultats du match de... — Match ! A la rédaction sportive. — Occupé, Monsieur. — Tant pis !... Kling ! Au hasard des jours. La voix sympathique de M. Sinet : — Allô ! mon cher ! Je relis le canard. J'ai fait une gaffe... — C'est arrangé, mon cher. ...Une voix qui fait du zèle : — Allô ! Le X...23-75 ? Il y a un incendie. Vous devriez envoyer quelqu'un ! — Bon ! bon ! Avisez les pompiers... Kling ! ...Une voix de maman : — Allô ! Monsieur. Mon fils a fait une bêtise. Je vous en prie, ne citez pas son nom. — J'y veillerai. •— Et si... Enfin, on m'a dit... S'il faut payer quelque chose... — Jamais, entre cinq heures et minuit, Madame. ...La voix d'un journaliste d'une autre boîte. — Allô ! L'UPRÈME ? Qui est là ? •— Le secrétaire, Monsieur. •— J'entends. Mais qui, cher confrère ? — Le secrétaire, Monsieur. — Voyons, cher confrère, vous allez bien me dire votre nom. — Le secrétaire, Monsieur. ...Une voix qui se trompe d'adresse : — La maison Henriette-Henriette ? Ma voix de croque-mort. — Non, Madame. — Oh ! ...La voix parfumée : — Est-il vrai que l'on a découvert un crime ? — Oui, Madame. Epouvantable ! Figurez-vous... Un long récit. Un jour où il aurait fallu se taire. Une mitrailleuse à mots : — Qui v's a permis ? V'f't'd'dans ! V's apprendrez, moi ! Trahir les s'crets d'I'Etat Ma-jorrrrr ! Ranquet, le Don Juan, est en congé : Voix de femme : — Monsieur Ranquet est-il là ? — Non, Madame. Il est en reportage. ...Deuxième voix de femme : — Monsieur Ranquet, s'il vous plaît. — En reportage, Madame. ...Troisième voix de femme... On juge un assassin de marque. — Allô ! Je suis un abonné... Pouvez-vous me dire... — Kling ! Comme pour le Grand Prix. Y compris la voix parfumée : •— Allô, cher Monsieur. Où en est-on ? — Toujours rien, Madame. Le jury délibère... Je vous appellerai. — Ça, c'est gentil. Le 26-09, n'est-ce pas ? ...De quart en quart d'heure, Cédron qui suit les débats : — Patiente, vieux ; ce que ça dure ! ...Puis, tout à coup : — Ça y est. Mets un gros titre. — A mort ? — Oui. Ce qu'on nous a fait poireauter ! — N'a-t-il rien dit ? — Si : « Je suis innocent ». Comme toujours. ...Le temps de couper : — Mademoiselle, le 26-09, s'il vous plaît. La scie quotidienne. Je commence mon travail. Voix connue : — Ecoutez donc ! On a laissé une coquille. Je ne la retrouve pas. Vous corrigerez, n'est-ce pas ? Ça, c'est M. Dufour qui aime qu'on épluche son canard, d'une édition à l'autre. ...Au milieu de la soirée, un gros « Allô ! » de Jean Lhair : — Mon vieux, j'ai comme qui dirait une petite information. Tu prends note ! — C'est que je suis très occupé. Demande un sténographe. — Ils sont si bêtes. — Un petit bleu. — Je suis en pantoufles ; tu m'obliges à sortir ; trois lignes, voyons... — Allons, vas-y .................................... .............................. Hé ! mais dis donc ! Tes trois lignes, j'en ai quatre feuillets ! — Je finis. Plus que cinq lignes. ...Une demi-heure après : — Mon vieux ! J'ai comme qui dirait une petite information... ...En plein coup de feu, pour notre dernière forme. Voix sèche. — Dites-moi ! Ma montre s'est arrêtée. Quelle heure est-il ? Ça, c'est M. Siburd dont la montre tend à s'arrêter quelques instants avant le minuit-départ du secrétaire. ...Et, depuis quelque temps, à ce minuit, la voix dont l'haleine est si fraîche : — Allô ! C'est toi ? Je suis à la brasserie en face. — J'arrive !! Tiens ! Que se passe-t-il ? Jean Lhair sifflote, Robusse est rouge, Ranquet tout pale. — Qu'est-ce qu'ils ont, Monsieur Sinet ? — Rien, mon cher. Mais, féminins et pressés, a'u bout du couloir, un bruit de talons qui s'éloignent... Mlle Hélène est dactylo : elle appartient à l'Administration. Sauf à Villiers à cause du service, défense aux rédacteurs de lui dire un mot. Elle n'est pas belle. Petite et maigrichonne, dans la cage de verre où elle travaille, elle ressemble à un petit singe qui saurait faire aller ses doigts sur une machine à écrire. Mais! elle a de grands yeux. On l'a dit ardente. Hystérique, précisent ceux qui savent et, à la rédaction, tout le monde sait. A quelque chose dans le regard de Mlle Hélène, je comprends que ce sera bientôt mon tour. Soit. Après tout, suis-je moins cochon que les autres ? Je m'arrange pour la rencontrer ; je lui déclare qu'elle est adorable, je me monte le cou assez pour que ce ne soit pas trop sale ; puis, un jour, après juste ce qu'il faut de déclaration, je parle d'un rendez-vous. — Quand vous voudrez, répond Mlle Hélène. Dès que vous serez libre. — Alors, après-demain soir ? PAR FIL SPÉCIAL. 14 — Oui, après-demain soir. Montage de cou à part, tout cela est parfaitement conforme à la règle. Le surlendemain, nous sortons. Que peut-on faire quand on aime une petite Hélène ? — Si nous dînions ? ■— Mais oui, dînons. Petit restaurant où l'on s'embrasse, petit théâtre où l'on entremêle les doigts, bouquet de roses : « Pour toi, mignonne... » Mlle Hélène est enchantée. A minuit, me voilà perplexe. Je sais comment cela finira. Le petit singe y pense aussi. Mais où ? Chez moi, il y a les miens. A l'hôtel ? — Oh ! a fait Hélène, très rouge. Nous tournons : elle guide. Une rue, deux rues : un verre. Une avenue, d'autres rues : un re-verre. Puis tout à coup, une maison : •— C'est chez moi. Tu vois, là haut ! Oh ! oh ! Le petit singe aurait-il si bien combiné les choses ? — Alors, c'est chez vous ? — Oh ! non. Voyez la lumière : c'est maman. — Ah ! maman ! Mais alors ? — Eh bien, voilà. Après tout, cela vaut, mieux. Un peu déçu, quand même, je la regarde sonner, je la suis sous le porche, j'arrive, avec elle, au pied d'un escalier. Elle s'assied, je m'assieds. Je l'embrasse, elle m'embrasse. Je recommence, elle recommence, et, pour des baisers d'escalier, je trouve qu'elle recommence un peu trop. Puis : « Au revoir, ma chère Hélène», je me retire — bredouille. Au journal, tout le monde a su que j« sortais avec Mlle Hélène. Le lendemain, Ranquet m'interroge. Je n'ai rien à cacher. Je raconte le dîner. — Bon ! Et après ? Le théâtre. — Bon ! Et après ? Le petit tour ; les petits verres. — Bon ! Et après ? L'escalier. — Bon ! Et après ? — Après ? c'est tout. — Tout ! Et voilà Ranquet qui se met à rire, qui appelle les autres : — Hé ! Robusse... Hé ! Villiers... Hé ! Si-net... Il est sorti avec Hélène ; il est arrivé au pied de l'escalier, et il n'a pas... — Comment ! Au pied de l'escalier, et tu n'as pas... — Non ! Je vous assure... — Mais, mon cher, avec Hélène, c'est toujours au pied de l'escalier. — Ah ! Il advint une fois à Villiers d'être embarrassé. Ce fut le jour où M. Siburd lui commanda les Quelques notes biographiques pour le Pape... Villiers débutait : — Un Pape, songea-t-il, ça vit à Rome ; un Pape, ça fait des bulles ; on dit aussi les c... du Pape. Mais après ? — Qu'à cela ne tienne, lui suggéra M. Sinet. Voici une collection de vieux journaux. Cherchez ce que l'on a fait pour le Saint-Père précédent ; faites de même pour celui-ci. Pendant une semaine, Villiers transporta de gros livres, étudia, compulsa, fut pour nous « le biographe du Pape ». Puis il descendit chez M. Sinet. — Qué qu'c'est ? — La biographie du Pape. M. Sinet ne lut pas : il soupesa le papier : — Trop court, mon cher. Un Pape, ça vaut trois colonnes. Pendant de nouveaux jours, Villiers transporta, étudia, compulsa en biographe du Pape. Puis il revint chez M. Sinet : — A la bonne heure, fit Sinet, le papier a son poids. Seulement, le Pape, c'est de la politique. Cela ne me regarde pas. Remettez cela aux patrons. Au bout de huit jours, l'article revint annoté de rouge par le crayon de M. Dufour. Tel passage était trop long ; tel autre, trop court. M. Villiers n'avait rien dit de la famille. Il s'étendait trop sur cette encyclique, pas assez sur celle-là. La famille ajoutée, l'encyclique allongée, l'autre raccourcie, Villiers remit l'article aux directeurs. Au bout d'un mois, il lui revint, annoté de bleu par le crayon de M. Siburd. Ces détails familiaux étaient complètement inutiles. Pourquoi M. Villiers parlait-il tant d'une encyclique, si peu d'une autre ; tel passage était trop résumé, tel autre trop allongé. Gela prit encore des jours... Villiers n'eut aucune chance avec cet article. Le Pape, qui souffrait de la goutte, guérit, lança de nouvelles bulles et pas mal d'encycliques. Quand il mourut vraiment, une histoire politique tracassait les patrons. Ils se trouvaient en conférence avec M. Vachard. Villiers entra pour les prévenir : — Messieurs, le Pape est mort ! — Qui ça est mort ? — Le Pape, Messieurs... — Ah !... Eh bien ! qu'il repose en paix, le brave homme. Il n'y eut pas de place pour l'article. Dans le bureau de M. Sinet, on entend beaucoup de choses : par une porte, le bruit d'averse des linotypes, par les fenêtres la danse en sabots des rotatives, à travers le parquet le transporteur mécanique et son charivari d'Auguste. Cela fait beaucoup de bruits. — C'est intenable, déclara M. Siburd. Nous allons chercher un remède. Le lendemain, en traversant le couloir, M. Si-net donna dans un homme qui avait décroché la porte. Cet homme rabotait. — Que fais-tu là, mon ami ? — Moi, M'sieur, je rabote. — J'entends. Mais pourquoi rabotes-tu ? — Je vais mettre un verrou, M'sieur. — Un verrou à cette porte ! Pourquoi faire ? — Ça, M'sieur !... M'sieur Siburd m'a dit : « Mettez un verrou ». Moi, je mets le verrou. — Bon, bon, mon ami. Mets ton verrou. Sur le coup de midi, M. Siburd vint inspecter si on avait mis le verrou. On l'avait mis, On ne l'avait pas poussé : M. Siburd poussa le verrou. — Cette porte, Monsieur Sinet, servait à trop de monde : les télégraphistes passent par là, les rédacteurs, les raseurs, nous-mêmes quand nous sommes pressés... A présent, vous serez tranquille. M. Sinet ne répondit pas qu'une porte qui servait à tant de monde était une porte nécessaire. M. Siburd y voulait un verrou ? Bon ! on respecterait le verrou. Quelques minutes après, il reçut un grand coup de pied dans sa porte. C'était Jean Lhair qui, s'y cassant le nez, devina tout de suite pourquoi le secrétaire s'enfermait ainsi chez lui. •— Hé ! satyre, ce n'est que moi. Ouvre donc ! — U y a un verrou, dit M. Sinet. — Un verrou ? Pas de blague ! J'ai à te parler. — Il y a un verrou, dit M. Sinet. Un peu plus tard, ce fut Robusse : — Hé ! Monsieur Sinet, je dois passer. — Il y a un verrou, dit M. Sinet. — Je suis pressé, Monsieur Sinet ; j'ai de la copie ! — Un verrou, dit M. Sinet. Tout de suite après, ce fut Ranquet, qui s'emporta : qu'on l'arrêtait dans son travail, •qu'il manquait à sa copie des virgules, que Sinet était un cochon et que, nom de nom ! ce n'était pas à faire. — Un verrou, conclut M. Sinet. Il y eut encore quelques « Bah ! » des télégraphistes. le « Tiens ! » d'un inconnu, plus le « Ah ! c'est vrai ! » de quelqu'un qui avait oublié son verrou. Le lendemain, M. Sinet trouva, dans son bureau, une échelle, avec un homme monté dessus. L'homme tapait sur le mur. — Que fais-tu là, mon ami ? — Moi, Monsieur, je fais un trou. — Un trou dans le mur ! Pourquoi ? — Ça, Monsieur ! On m'a dit : « Faites un trou » ; je fais un trou. — Bon, bon, mon ami, fais ton trou. A midi, deux hommes tapaient sur le mur pour le trou et, vers le soir, un troisième arriva qui, sur une autre échelle, dans un autre coin, se mit à taper pour ouvrir un autre trou. — Les rédacteurs, expliqua M. Siburd, ont réclamé. — Pas possible ! — Le verrou les obligeait à un détour. Nous allons prendre sur votre bureau de quoi leur donner un couloir : là et là une porte, une cloison tout du long ; et vous serez tranquille. Les jours suivants, on agrandit les trous, on emporta des moellons, on apporta des briques, on rabota du bois, on accrocha des portes, on commença la cloison. Cela dura deux mois, au milieu des échelles et du plâtre, sans parler d'un chapeau de Sinet qu'un paquet de mortier lui brûla. Mais après, il serait tranquille. La cloison achevée, il fallut passer aux travaux accessoires : la pièce, ayant changé de forme, démonter et remonter la table qui n'en tenait plus le milieu ; la table mise en place, en scier un bout parce qu'elle parut un peu trop longue ; le bout scié, la démonter, puis reculer, parce qu'elle avait reperdu le milieu de la pièce ; ce milieu trouvé, faire suivre le gaz qui ne venait plus juste au-dessus delà table; ce gaz enfin fixé, éventrer le plafond, à cause d'une poutre qui, trop près de la flamme, aurait pu prendre feu. Après quoi, tout fut en ordre, le gaz, les portes, le couloir, le mur, même le papier qu'on a collé sur ce mur. Il est cependant question de remplacer le gaz par des ampoules électriques et la table par des... — Et le verrou ? ' — ...bureaux-ministres qui feront bel effet dans les nouveaux locaux, quand les plans seront prêts. Au secrétariat, un matin. M. Sinet s'occupe de sa corvée la plus désagréable : l'illustration. Il n'a qu'une photo : il en faut quatre. Quel ennui ! Cédron entre : — Voilà, Monsieur Sinet, j'ai les photos ! Et d'une et de deux ! — Bon ! Et après ? — Comment « et après ? » Vous ne voudriez pas qu'à moi seul... — Bien sûr, mon petit. Mais il me faut mon nombre. Les deux vôtres, celle-ci, il m'en : manque une. — Bast ! Monsieur Sinet, vous avez des ressources. — Bien entendu ! Mais c'est embêtant. Enfin... Il se décide pour le tiroir à ressources, prend des photos, les rejette : — Pas ça... pas ça. Il en retient une : — Peut-être, celle-ci. Air de doute. — Qui est-ce, Monsieur Sinet ? — Peuh ! Un bonhomme... * M. Sinet a étalé ses photos. Les patrons entrent : PAR FIL SPÉCIAL. 15 — Eh bien ? Monsieur Sinet, qu'avons-nous de rare ? — D'abord ceci. Première photo. — Un enfant ? Qu'a-t-il fait, ce petit ? — Battu par une marâtre. Il en est mort. — Excellents, les enfants martyrs ! Peut passer. Ensuite ! — Ceci. Deuxième photo. — Que nous veut cette dame ? ■— Etranglée pendant la nuit. — Parfait ! Dommage qu'elle soit si laide. Peut passer. Et après ? •— Ceci. Un curieux modèle de jupe. Là, la hanche ; là, une couture. Trois rangs de boutons... très chic. •— Heuh ! Enfin, soit. Et après, vous n'auriez pas quelque... ■— J'ai beaucoup mieux, Regardez-moi ça ! Quatrième photo : celle du tiroir à ressources. Geste de l'escamoteur qui va cacher une carte dans sa manche. — Hé ! Monsieur Sinet, pas si vite ! Qui est-ce ? — Le général Amalfi Bomarossa, Monsieur Dufour. — Amalfi quoi ? — Amalfi Bomarossa. Le chef de l'expédition italienne en Tripolitaine. Ce qu'ils avancent, ces bougres ? — Non, Monsieur Sinet. — Ils n'avancent pas ? •— Qu'ils avancent ou reculent, cela m'est «égal ; mais hier nous avons donné un autre Italien... — Dame ! ils... — Avant-hier encore ! — Un Turc, Monsieur Dufour ! — Italien, Turc, c'est de la rengaine. — Dame, Monsieur, ces gens se battent. — Possible. Mais nos lecteurs en ont assez. — Comment ! Mais c'est de la pleine actualité. Les autres photos : cette dame, cette jupe, peuh ! Nous devons soigner notre information internationale... Et puis, je vous ferai, là-dessus, un de ces articles : j'ai de quoi ! M. Dufour, qui se méfie de ce « de quoi ». — N'abusez pas, Monsieur Sinet. Et pour le portrait, soit. Mais demain plus d'Italien. — Soyez tranquille. * M. Sinet, comme un renard qui saurait se servir du téléphone : — Photogravure ? Les documents sont prêts. ★ Le même jour, au marbre. M. Sinet et le chef terminent la une. Dialogue habituel : — Ça peut aller... L'Italien en bonne place... Jetez ça... Blanchissez... Un coup de vent amène Ranquet : — Hé ! Monsieur Sinet. Ne serrez pas ! J'ai quelque chose pour la une ! — Quoi ? Qu'est-ce que c'est ? — Un record de Cyclard. Très important : 2 minutes 7, au lieu de 3 minutes 2. — C'est du sport, ça ! — N'fait rien. Ordre de la direction : doit passer dans la une. Et on donne le portrait : voici le cliché. Le chef qui l'a déjà casé bien des fois : — Encore cette brute ! Où mettrons-nous ça, Monsieur Sinet ? — Ne vous en faites pas. Nous allons ouvrir un trou.Tenez, là : à la place de l'Italien et de l'article. — Qui ne passent pas ? — Non ! Pas intéressants. A la fonte ! L'article avec ses quelques cent lignes : — Kling ! Klang ! Kling-Kling ! Le cliché d'une seule pièce. — Bing. ★ Des jours plus tard. M. Sinet, a très chaud devant la une : — Embêtant, Rogniez ! Jamais nous ne la remplirons. — Je vous l'avais dit, Monsieur. La copie venait mal : il fallait prévoir. — Nom de Dieu de nom de Dieu ! Qu'al-lons-nous fourrer dans ce trou ? Rogniez, en chef qui connaît son métier : — Dites donc, Monsieur Sinet. C'est encore « le petit chef » qui devra sauver son secrétaire... Et l'Italien de l'autre jour ? — L'It... Tiens, oui : ces bougres se battent toujours. Ils ont même pris un patelin. Ça va. Comme texte, euh !... comment s'appelait-il, Rogniez ? — Ma foi, Monsieur... — Moi non plus ! Du diable, si je me souviens. Tant pis ! allons toujours... Il réfléchit une seconde, griffonne quelque chose qu'il répète à mesure : — Voilà : « Por-trait du-gé-néral... heuh J... Ben-ti-vo-glio, qui a pris Homsk ». Que l'on compose ce texte en gros caractères. — A la bonne heure. Le public saura à quoi s'en tenir. Quelques secondes après, les rotatives : — Clac... clac... claclaclaclac... claaac... Puis sous le porche, dans la rue, dans deux rues, dans toutes les rues : — ...UPRÈME... sortant d'presse !... ande victoire !.. Bentivoglio !!.. Demain, jour d'élection : corvée. Gn affiche le tableau de service : M. Cédron de 9 h. m. à 0 h. M. Ranquet de 11 h. m. à 2 h. Pour chacun, beaucoup d'heures. Nous ne le disons pas, nous le pensons : — Salaud. Comme nos confrères, l'UPRÈME a som candidat. Cela n'est pas venu d'un coup. Nous avons recommencé à parler du Bonheur Social, puis des moyens de ramener ce Bonheur Social sur la terre, puis de ceux qui étudient les moyens de ramener ce Bonheur Social sur la terre, enfin d'un certain, disons M. Durant qui, mieux que personne, connaît les moyens de ramener ce Bonheur Social sur la terre. Cette prose, d'abord, a pris quelques lignes, puis cent, puis le double ; maintenant elle remplit des colonnes, sans compter les placards, un peu partout, e» ïouche-trous. VOTEZ POUR DURANT Plus que jamais, il a fallu distinguer les choses que l'on dit et celles que l'on ne dit pas. Hier, nous avons failli paraître en retard, parce que Jean Lhair, rendant -compte d'un meeting, avait écrit cent lignes de trop et ne savait où les couper. M. Durant est avocat. Il se présente pour la première fois. Il est l'ami des patrons : — Charles... Louis... Georges... Quand ils passent à trois, cela gazouille. Le chapeau à la main, il a pour nous des mots qui se font aimer. Il nous écrase les doigts : — Vous allez bien ? Si nous répondions : « Très mal ! » sans doute préconiserait-il un remède. D'où sort-il ? — Le petit Durant, dit Jean Lhair, qui connaît son monde. M. Durant a toujours eu des opinions. Du lycée au barreau, on a le temps d'en prendre. Il n'est pas nécessaire qu'elles soient restées les mêmes. Elles sont comme sa personne : le ventre déjà d'un gros, les joues encore d'un maigre... — Eh bien ! Cédron ; voteras-tu pour Durant ? — Bulletin blanc, mon cher ! — Et toi, Jean Lhair ? — Tu ne voudrais pas, hein ? — Pourtant, ton compte rendu ? — Foutaise ! Le jour venu, grand branle-bas. Il n'y a pas que l'élection de M. Durant, il y a celle des autres. A cinq heures, malgré le tableau de service, M. Sinet me lance un clin d'œil : « On se passera bien de moi », et décampe. Les autres sont à leur poste, en ville, plus loin ou devant les téléphones, Villiers m'aidera au-X... 23-75. Il arrive, mené par sa femme, qui, très jalouse, trouve étrange que, pour des élections, on ait besoin, toute la nuit, de son homme. — Mais si, Madame, je vous assure. — Jusqu'à quatre heures ? — Et peut-être au delà. Villiers a le sourire. Jusqu'à neuf heures, nous travaillons dans le calme. Le téléphone lance un chiffre, puis se tait ; Jean Lhair s'amène avec « comme qui dirait une petite information » ; par-ci par-là, une dépêche. Puis cela se tend : le téléphone, coup sur coup, des télégrammes en pluie, des chiffres à n'en pas sortir. Je tâche d'y mettre de l'ordre : paquets pour les résultats-ville,, paquets pour la province, paquets pour... C'est un peu compliqué, car voici les patrons. Un autre jour, ils s'enfermeraient dans leur bureau. Aujourd'hui, mes paquets sont plus que de l'information. Ils veulent savoir, prennent dans le tas, embrouillent, supputent. Comme toujours, ces premiers chiffres sont la balançoire : un parti l'emporte, un peu plus tard, c'est l'autre. A dix heures, coup de feu : les résultats de vingt côtés à la fois, les téléphones sans arrêt, des bousculades. Il y a une querelle avec Jean Lhair : « Je t'assure, c'est une grosse information », une autre avec Ranquet qui pleure après un petit coin pour ses « Dernières Nouvelles Sporlives ». C'est le moment qu'a choisi M. Durant. Pauvre homme ! L'an dernier pensait-il aux élections? On l'a poussé : «Mais si... mais si... » et maintenant, quelle catastrophe, si l'électeur répondait : «Mais non!...» Il n'a pas eu la force de rester chez lui. Il arrive, énervé d'avoir attendu, énervé de marcher, ■énervé d'être ici et, par-dessus le marché, rauque de son dernier meeting. — Eh bien ! où en sommes-nous ? Cela sort comme s'il voulait expliquer quelque chose à un sourd, dans une église. — Heuh ! Un tel semble élu ; notre parti pourrait l'emporter. — Oui, mais moi ? Pour M. Durant, il n'y a pas Un tel ou le parti, il y a M. Durant. Vlan ! dans mes papiers : — Ça, c'est pour moi... ça, c'est pour moi. Pour peu, il jetterait au' panier les autres. — Voyons, Charles, ce sont des informations... — C'est juste. Mais il y a aussi les téléphones ! On sonne : il arrache le cornet à Villiers : — Allô! Vous dites?... Des résultats?... Oui, mais moi... les résultats de M. Durant... — Voyons, Charles, le correspondant ne sait pas ; il téléphone de la province. — C'est juste. Au coup suivant, il recommence. D'après la balançoire, on voit un Durant et son ventre, puis un Durant et ses joues. A un moment, elles sont bien maigres. Moins rauque, il semble qu'on l'entendrait : — Foutu ! Honteux de leur candidat, les patrons finissent par lui dire : — Allons à la direction, Charles. Nous empêchons ces Messieurs de travailler. Mais là aussi, un homme travaille, et bientôt on l'entend : « Oui, mais moi... oui, mais moi » dans un petit réduit de l'autre côté du mur, où les cannes et les chapeaux ne laissent pas de place au téléphone. Le candidat bouclé, je fais un tour à l'atelier. Une élection ne se met pas en pages, sans quelque mauvaise humeur. Rogniez grogne. Je l'attrape par la manche : — Je viens de la direction, Rogniez : si Durant est élu, on boira du Champagne. Les hommes savent. Quand un chiffre est bonr — Du Champagne ! Du Champagne ! chantent les linotypes. Quand ça flanche, ils tapent dessus, un peu comme ils taperaient sur ce c... de Durant qui n'est pas fichu de leur gagner du Champagne. Devant sa trois, Edmond se balance. Sans doute a-t-il fêté le candidat de l'UPRÈME. A pleines poignées, il attrape ses articles si dangereux à tomber en pâte, et, comme il voit entrer M. Dufour, il regarde avec tendresse venir ce bon M. Dufour; il se retient mal d'embrasser cet excellent M. Dufour, et celui-ci tout près : — N'est-ce pas ? s'émeut Edmond, si notre Durant l'emporte, nous aurons le Bonheur Social ? Puis il va, contre un mur, s'ouvrir, dans l'estomac, une place pour ce futur Bonheur Social. Minuit: M. Durant. Sera-t-il élu? Les derniers scrutins ont parfois des chiffres à surprises. On attend. Sa bonne balle, M. Yachard arrive ; il écrira l'article. Victoire, défaite, ballottage, sa plume est prête. On passe des sandwiches. Villiers, qui va partir, se bourre. Dans le réduit, de l'autre côté du mur, on entend une voix de maboule : — Oui, mais moi... Oui... mais moi... M. Vacharcl me regarde... Je regarde M. Va-■chard. TABLE DES MATIÈRES Pages COMMENT JE DEVINS SECRÉTAIRE..............9 NOTRE JOURNAL..............................17 QUELQUES BUREAUX..........................35 VISITE INDISCRÈTE............................43 « ILS » ......................................49 LES ROTATIVES..............................57 M. SINET....................................63 JEAN LHAIR..................................73 UN QUI FAIT TOUT............................83 CÉDRON . .....................................97 RANQUET . . . .......................103 PAR FIL SPÉCIAL..............................113 QUELQUES AUTRES ............................123 ROGNIEZ......................................137 LES HOMMES..................................147 VEILLEUR DE NUIT ..........................163 RUBRIQUES..................................171 RASEURS ......................................187 AU x..v 23-75 ................................199 AMOUR......................................207 LE BIOGRAPHE DU PAPE......................213 LE VERROU..................................217 LA GLOIRE....................................223 ÉLECTIONS....................................231 ACHEVÉ D'IMPRIMER POUR LA PREMIÈRE FOIS POUR F. RIEDER ET C" PAR NICOLAS, RENAULT ET C A POITIERS, EN MARS 1924, RUSÉE DE LÀ LITTÉRATURE