ANDRÉ BAILLON HISTOIRE D'UNE MARIE PRÉFACE DE CHARLES V1LDRAC quatrieme édition PREMIÈRE SÉRIE DE PROSATEURS FRANÇAIS CONTEMPORAINS F RIEDER ET Ci4 7, PLACE SAINT-SULPICE PARIS PROSATEURS FRANÇAIS CONTEMPORAINS collection de volumes in-16 PREMIÈRE SÉRIE Henri Hertz. SORTIES. Neuf histoires. Un vol. in-16, broché : 6 fr. 50 ; relié : 10 fr. 50. Eugène Le Boy. MADEMOISELLE DE LA RALPHIE. Un vol. in-16, broché : 7fr. 50; relié : 11 fr. 50. Legrand-Chabrier. CHRISTINE EN LIBERTÉ. Un vol. in-16, broché : 6fr. 50 ; relié : 10 fr. 50. Emile Masson. UTOPIE DES ILES BIENHEUREUSES. Un vol. in-16, broché : 6 fr. 50 ; relié : 10 fr. 50. André Bâillon. HISTOIRE D'UNE MARIE. Un vol. in-16, broché : 7 fr. ; relié : 11 fr. Bené Arcos. CASERNE. Un vol. in-16, broché : 6 fr.75; relié : 10 fr. 75. Edilion originale sur vergé pur fil Lafuma. A. B. Açjceyv) •âuu -meu/iL Vvytt'U «STOIRE D'UfTMAHtE £<-/ /y;/. DU MÊME AUTEUR .-.- MOI, QUELQUE PART. (Édition de la Soupente, 1919.) Droits de traduction et de reproduction réservés pour tous pays^. Copyright by F. Rieder et Cic, 1921 ANDRÉ BAILLON HISTOIRE D'UNE MARIE PRÉFACE DE CHARLES V1LDRAC Quatrième édition PREMIÈRE SÉRIE 33E PROSATEURS FRANÇAIS CONTEMPORAINS ■F. RIEDER ET O, ÉDITEURS 7, PLACE SAINT-SULPICE PARIS M C MX XI IL A ÉTÉ TIRÉ DE CET OUVRAGE UNE ÉDITION ORIGINALE QUI COMPREND .- 6 EXEMPLAIRES SUR HOLLANDE VAN GELDER ZONEN, NUMÉROTÉS A A F, NON MIS DANS LE COMMERCE ; 20 EXEMPLAIRES SUR HOLLANDE VAN GELDER ZONEN, NUMÉROTÉS DE 1 A20; 250 EXEMPLAIRES SUR VERGÉ PUR FIL DES PAPETERIES LAFUMA, DE VOIRON, NUMÉROTÉS 21 A 270. PRÉFACE A NDRÉ Bâillon est mon aîné ; s'il n'a pas ** encore beaucoup publié, il a du moins beaucoup écrit. Et moi je n'ai aucun roman à mon actif. C'est dire que je suis loin d'avoir les titres qu'il faudrait pour présenter ce livre. Je ne puis le faire qu'en m'autorisant de mon attachement pour lui et de mon amitié pour son auteur. La première œuvre d'André Bâillon qui ail été imprimée, Moi, quelque part... est parue, l'an dernier, dans une édition malheureusement trop reslreinle ; elle n'a pu qu'enchanter quelques privilégiés et leur révéler un écrivain de race ; mais je ne doute pas qu'il soit bientôt donnai à tous de connaître ce très remarquable ouvrage qui (st à la fois d'un poêle, d'un philosophe et d'un bienveillant ironiste. Georges Eekhoud a écrit de Bâillon : « Ce sceptique se double d'un mystique et celle alliance n'est pas le moindre des côtés originaux de ce talent à la fois pondéré et primesaulier... Comme Jules Renard, mais peul-êlre plus souvent que lui, et s'apparentant aussi par là à l'humour anglais des Lawrence Slern et des Charles Dickens, André Bâillon s'élève au ion le plus poignant ; et pour être discret et contenu, ce dra-matisme ou ce lyrisme n'en est que plus pathétique... Et tout le temps, el quel qu'en soit le mode, on subil le charme du style même. On est séduil à tout instant par des bonheurs d'expression, des trouvailles de vrai poète, des images qui ne doivent rien à personne. » On ne saurait mieux dégager ce qui caractérise le talent de Bâillon ; et ces dons que Georges Eekhoud découvrait dans les brefs récits et les notations qui composent Moi, quelque part, on les retrouvera dans /'Histoire d'une Marie. Mais /'Histoire d'une Marie est une œuvre de longue haleine, un roman construit et conduit avec amour, où s'exerce une profonde connaissance de la nature humaine, et où Bâillon a mis avec des qualités d'écrivain, le meilleur et le plus vrai de soi-même. * * * Une vie est composée d'une infinité d'événements dont la juxtaposition peut nous paraître incompréhensible, si nous ne percevons pas les liens internes qui les relient, si nous ne savons pas découvrir en chacun d'eux, sous une apparente incompatibilité, la même loi profonde. Un personnage de roman n'est donc vrai et vivant qu'à la condition qu'il se meuve toujours et jusqu'en ses contradictions, non seulement selon son caractère, mais selon son rythme, son pas, son style, selon ce qui est comme la marque de son destin et que l'auteur doit nous imposer et adapter à loutes les circonstances. Cette adaptation, son degré de difficulté et de réussite, voilà ce qui fait pour une grande part l'intérêt d'un roman. Voilà ce qui e$l remarquable dans cette œuvre où, précisément, l'auteur se propose de fixer une certaine figure, de retracer te drame d'une existence. Tout ce qui serait orageux et angoissant dans line autre histoire que celle de Marie se décide et s'enchaîne dans la sienne naturellement et sans heurt, parce que Marie est simple et saine. Elle reçoit de la vie le bon et le mauvais, sans plus se contracter qu'une plante vigoureuse sous le soleil où sous la grêle. Elle est heureuse ou malheureuse, mais sans grands gestes. Le tragique n'a guère de prise sur elle el il semble que sa robuste acceptation désarme à demi la douleur. S'il arrive que le vice soit peint en rouge sur ses joues, la pureté habile quand même son cœur parce qu'elle est de ces êtres à qui s'applique la parole de saint Paul : Tout est pur pour ceux qui sont purs. Comme lanl d'histoires vraies, celle de Marie pouvait paraître invraisemblable. Une histoire est invraisemblable quand elle déroule la logique de nos sentiments ; quand, tout ne s'y passant point selon une certaine vérité conventionnelle, les faits n'apportent pas avec eux leur suffisante justification. Mais l'histoire de Marie, mais l'étonnant roman de Marie et de Iienry Boulant ne nous laissent ni incrédules ni scandalisés : c'est que nous comprenons ; c'est qu'André Bâillon nous fait tout comprendre et, par conséquent, toul admettre, et que le récit, sous sa plume, a trop de qualité humaine pour être jamais scabreux. Bâillon n'a pas besoin de longs commentaires, ùe développements psychologiques pour expliquer l'action : ItMl son pouvoir est dans la fa- çon — iendre ou malicieuse — qu'il a de la présenter ; dans son sourire qui nous met en cause ou requiert, sinon notre complicité, du moins notre compassion. Et c'est ainsi que nous sommes conquis. Nous aimons Marie, bonne comme le pain et dont l'âme est sans tache ; et nous aimons Henry Boulant que n'aveuglent point ses fautes et qui est faible sans laideur, parce qu'il demeure vrai dans son cœur. Tous deux nous témoignent de la toute-puissance de la bonté ; et que rien n'est bien grave en somme de tout ce qui est péché aux yeux du monde, là où subsiste la moindre flamme d'idéal. Au reste, comme le dit Flaubert, de quoi les hommes peuvent-ils être coupables, insuffisants que nous sommes pour le mal comme pour le bien ? CHARLES VILDRAC. a ... Et même le vice n'est pas toujours le vice : j'ai vu des femmes, sur les jouos desquelles le vice était peint en rouge, et dans leur cœur habitait la pureté du ciel. « J'ai vu des femmes... je voudrais les-revoir encore... » Henri Heine. PREMIÈRE PARTIE Devant sa porte : — Bonsoir, mère. — Bonsoir, Marie. Les autres dormaient déjà. Elle tenait une-bougie allumée. Elle tourna la clef et fut seule. C'était une mansarde pas bien loin de la rue parce que la maison n'avait pas d'étage, ni bien large parce qu'il fallait aussi de la place pour le grenier. La fenêtre se levait comme le couvercle d'une boîte. Il y avait le lit;il y avait une malle où les vêtements s'entassent, au lieu de pendre comme dans une armoire ; il y avait la bougie, mais très courte parce que les jeunes filles qui se couchent n'ont pas besoin d'une longue lumière. Dans la mansarde, contre le mur, se trouvait accroché un petit miroir. Si petits qu'ils soient, les miroirs servent aux jeunes filles à se regarder. Marie se plaça devant, enleva son corsage, fit glisser sa jupe. Comme elle n'était pas assez haut pour ce qu'elle voulait voir, elle grimpa sur une chaise et troussa sa chemise jusqu'au dessus des seins. Il y eut ainsi, dans la mansarde, encadré comme une peinture, un hôte de plus : le reflet d'un ventre nu dans une glace Cet hôte était inquiétant. De face, on n'y voyait rien : égal, bien rond, comme sont les ventres, avec un joli nombril qui riait au milieu ; de profil, il poussait une bosse dure à toucher, et qui, sous le doigt, s'enfonçait pour aussitôt reparaître. Depuis quinze jours, cette bosse avait grossi ; dans quinze jours elle aurait pris le double, ensuite elle grossirait davantage, soulèverait le corset, la jupe et alors... Alors, pour ne plus voir, on rabat la chemise, on souffle la bougie et c'est comme dans toutes lçs mansardes où les jeunes filles, avant de se coucher, ont éteint leur lumière. Pourtant la bosse reste et, avec elle, l'inquiétude. Ce qu'il adviendrait, Marie le savait bien. Un jour, Mère lui dirait : « Mais Marie, qu'avez-vous donc ? » Ou bien ce serait Père, avec des mots durs et des gifles. De cela, Marie n'en 'voulait pas. Ses parents, elle les quitterait plutôt ; elle leur inventerait une histoire, oh non ! pas pour mentir, mais parce que chagriner Mère lui ferait de la peine, parce qu'elle avait peur aussi des réprimandes de Père dont l'indignation marchait avec une canne. Marie était douillette des reins et de cœur sensible. Elle avait vingt-deux ans, une jolie taille svelte, une peau soyeuse d'un blanc lumineux. Elle s'aimait dans son corps, parce •que son corps était doux. Elle coiffait ses cheveux en bandeaux, comme on les coiffe au pays, mais eût préféré des frisettes, si son père l'avait permis. Il ne manquait à ses joues qu'un peu de rose et de chair. Ses yeux riaient doux. Même quand elle pleurait, ses lèvres semblaient arrondir un baiser, toujours prêt à tomber ; c'est lui qu'on voyait tout d'abord ; on avait envie de se mettre en dessous pour ne pas laisser se perdre ce beau fruit rouge. Elle n'avait goûté jusqu'à présent d'autres joies que l'amour dont elle portait déjà la peine. Elle ne disait pas la honte. La honte dérive de la morale et celle-ci est une richesse qu'on ne possède pas sans l'avoir reçue. On ne la lui avait pas donnée. Ancien instituteur, son père en détenait, sans doute, le trésor ; on peut le supposer. Mais il le gardait pour lui seul avaricieusement ou, tout au plus, l'émiettait en proverbes adaptés à son usage : — Les parents d'abord, les enfants ensuite, affirmait-il à table en se servant le premier, largement et du meilleur. — Chacun son métier, prêchait-il de son fauteuil, en regardant les autres besogner. Son métier, à lui, se résumait à ceci : avoir été instituteur. Cela coûtait cher, car ce métier entraîne à boire. D'une sévérité pédante, il se vengeait sur Marie de n'avoir plus d'autres victimes à fustiger. Sa gifle restait pédagogique et, si l'on peut dire, concentrée. La douzaine que chaque jour en mûrissait au bout de ses doigts de cuistre, il eût pu les répartir entre les dix joues que lui offrait sa descendance ; il les réservait à Marie, ainsi que le voulait sans doute le droit d'aînesse. Encore que brutales, de pareilles leçons sont insuffisantes. Mieux qu'avec des gifles, il sied •de planter, entre le Bien et le Mal, des barrières •diversement coloriées. Ou d'ériger des poteaux : Ici l'on passe — Ici l'on ne passe pas. Sans quoi, toutes les routes sont des routes. Faute de guide, Marie ne les discernait guère et passait de l'une à l'autre avec inconscience. Quant à sa mère, la bonne femme, elle eût pu l'éduquer. Mais Marie ne la voyait que le matin, endossant vite sa mante pour aller à l'ouvrage et le soir l'enlevant, pâle, endormie déjà, avant de se mettre au lit. Elle ignorait moins que les petites filles participent aux infortunes de leurs parents. Elle était née la première ; longtemps elle avait été la seule. Son père enseignait alors la grammaire aux enfants d'un hameau. Fillette aux tresses enrubannées, on l'appelait : ma jolie demoiselle, pour flatter Monsieur l'Instituteur : un personnage. Jeunes et heureux, ses parents la gâtaient. Une première sœur vint plus tard, dans la ferme où le père, qui avait démissionné, réunissait, à défaut d'élèves, des vaches. Plus de rubans dans les tresses. Chaussée de sabots, elle traînait, avec sa mère, des seaux remplis de lait. Moins heureux, Père la bousculait plus souvent : ses vaches crevaient. Trois fois encore, elle vit arriver un petit frère ; ensuite, une petite sœur ; longtemps après, toutes les bêtes étant mortes, un dernier trouvé dans la maison qu'ils occupaient maintenant aux confins d'une ville d'eau, à trois rues de la plage. Grands frères et jeune sœur, Marie les soignait, depuis la cadette dont il fallait encore laver les langes, jusqu'aux tartines des plus grands qui allaient déjà en métier. Mère n'avait pas le temps, trop occupée à soigner le ménage des autres, pour soutenir celui des siens. Le père se contentait de les avoir faits. Pas seulement les trois rues qui éloignaient Marie de la plage. La pauvreté est plus longue que trois rues. Marie n'avait pas aperçu deux fois la mer. La mer était là, derrière la digue, pour les étrangers. L'hiver, ceux-ci partis, elle envoyait, par-dessus la ville, des bourrasques ; l'été, elle se donnait aux belles dames et se fût certainement refusée aux filles qui ont pour tout luxe leur cheviotte du dimanche. Ce que les riches appellent la «saison «devenait pour Marie plus de besogne, quelquefois une tranche de viande.grâce à la mère qui travaillait davantage, plus de tracas aussi, à cause du père. Il connaissait l'anglais et ne refusait pas ses services d'interprète aux villégiateurs bien payants. Seulement, il exigeait de l'argent de poche, parce que l'argent vient à l'argent. Et saoul, le soir, il ramenait, en fin de compte, ses vomissures. De ses premiers rubans, elle avait gardé une fierté, une finesse d'allure et de goût qui la distinguait de ses frères, des lourdauds engendrés d'une matière plus épaisse, entre des draps moins souples. Elle préféiait le chapeau à la casquette. Elle aimait les casseroles qui reluisent, les chambres sans poussière, les habits bien brossés. Quand un régiment passait, elle sentait, au bout des cils, des larmes délicates la piquer : c'était, quoi qu'on en pense, une émotion esthétique. Cette sensibilité lui venait de sa mère qui n'avait pas toujours été une bête de somme. Par son père, elle savait que les hommes, la HISTOIRE D'DNE MARIE. 2 main rude pour les autres, douillette pour eux, peuvent de tout, et avant tous, prélever la grosse part, au moins de ce qui est bon. Elle tenait d'ailleurs autre chose de lui, dont les sœurs, des gaillardes à moustaches, traînaient beaucoup d'enfants. Très jeune, elle se montrait déjà particulièrement attentive à reboutonner la culotte de ses petits frères quand ils avaient fini de faire pipi. Un jour un voisin passa. En vareuse ou sous la casquette, il eût été l'ouvrier qui part à sa besogne, dont on ne pense même pas : « Tiens, il passe ». Mais celui-ci portait un veston bien taillé, une jolie cravate, des moustaches très fines retroussées par le bout. Et puis, quand il eut passé quelquefois,, elle sut qu'il s'appelait Hector, ce qui lui permit de se dire : — Voilà M. Hector qui passe. Il passait, quatre fois par jour : deux fois avant le dîner, deux fois après, et régulièrement aux mêmes heures. Aces moments, Marie trouvait souvent à faire quelque chose, à la' fenêtre, du côté de la rue : — Oh f père, ce store fonctionne mal. Mère, on a jeté de la boue sur la vitre... Ensuite Hector. Il souriait ; il avait une façon bien à lui de sourire, en clignant d'un œil : — Je sais que vous êtes là. Moi aussi je suis là, avec mon beau veston, mes cheveux fins, mes moustaches que je retrousse exprès pour vous, tenez, comme ça. Elle ne pouvait répondre avec des mots ; un jour elle répondit de la tête, à peine. Il ne le vit pas, il passa outre. Le lendemain elle osa plus fort, avec la tête et un peu de la main. Un autre soir, elle se lisqua sur le seuil, parce qu'elle avait vu, dans la main d'Hector, quelque chose de blanc qui tomba, qu'elle ramassa tout plié par terre. Une lettre, une écriture plus fine que celle du père qui appelait la sienne de la calligraphie. Hector disait : — Vous êtes une rose. Et jamais elle n'avait songé qu'elle pût ressembler à une rose. — Je pense à vous. Et Marie aussi pensait à lui. — Venez, ce soir, à dix heures, sur votre porte. Et elle aussi, ce soir, comme elle le souhaitait ! Heureusement, il est convenable que les jeunes filles dorment seules dans leur mansarde. Ses parents couchés, elle n'eut qu'à retirer les bottines qui font du bruit, descendre quelques marches, et, sur la pointe des bas, au bout du couloir, tirer un verrou : — Je suis là. Or cette voix ét-ait la voix d'un homme et pour la première fois, quelque chose en Marie eut peur. Non seulement parce qu'en tournant, la porte avait grincé, ou qu'on aurait pu se réveiller dans la maison. Cela venait d'ailleurs qu'elle n'aurait su dire. Elle alla s'appuyer du dos à la muraille et sagement Hector se mit auprès d'elle, comme un voisin pour la causette. Au ciel, le clair de lune montrait les choses de la terre autrement qu'en plein jour : on voyait les arbres de la chaussée et leurs feuilles étaient bleues ; un champ de trèfles avec des fleurs moins écarlates ; le mur du cimetière là-bas, si blanc qu'on eût pu voir à travers et, au-dessus, un grand Christ qui ouvrait tout larges les bras pour recevoir à plein corps la lumière. — Voulez-vous, dit Hector, que nous marchions un peu. — Oh ! non, fit Marie, pas cela. Elle le savait. Son père l'avait dit : « Celles qui se promènent la nuit avec des jeunes gens sont des chattes en folie.» Elle ne voulait pas être une chatte en folie. De plus, elle était sur ses bas et les convenances veulent des chaussures quand on marche. Mais elle ne défendit pas sa main. Elle avait cinq doigts et, avec chacun, Hector voulut faire connaissance ; d'abord le petit, si petit qu'à peine on le trouve ; puis un plus grand où il y a de la place, déjà, pour une caresse ; puis de plus grands, pour deux caresses ; puis ce méchant pouce, tout seul, à l'écart : — Viens ici, méchant pouce, qu'on te ramène. Puis ce fut la paume, de jolis coussins bourrés de chair moelleuse ; les ongles, qui sont les vitres par où regardent les doigts ; les bras, de beaux chemins blancs, aussi haut que le permet, la manche. Et après la main droite, Hector découvrit la main gauche, avec les doigts, avec la paume, avec le bras ; et quand il les eut connues toutes deux, elles étaient à lui ; il les garda. Etait-ce défendu ? Elles ne cherchaient pas à fuir. Elles habitaient là, bien au chaud, dans une maison nouvelle. Elles auraient voulu être plus nombreuses : dix mains, vingt mains, par tout le corps, où il aurait pu les chercher... ensuite les prendre. Mais ils ne restaient pas toujours seuls : il arrivait des pas. Ils devaient alors se séparer, lui, la cacher de son ombre, elle, par-dessus l'épaule, s'assurer qu'on ne la devinait pas. Elle constatait : — C'est le boulanger qui rentre. Il répondait : — Le boulanger rentre tard. Entre eux, il n'existait encore que cela pour en former des mots. Mais bientôt, ils découvrirent autre chose : — Je me souviens, racontait Marie. J'ai fréquenté, pendant quelques jours, une école de religieuses. — Tiens, moi aussi, répondit Hector. — Il tombait de la neige : un matin, un garçon en a fait une grosse boule et me l'a lancée en plein sur le nez. J'ai saigné. — C'est curieux. Moi, je ne sais plus si la petite fille a saigné : mais, pour sûr, ma boule lui est allée en plein milieu du visage. — Vous étiez déjà bien méchant. — Et vous déjà bien jolie. Elle voulut savoir ce qu'étaient devenues ces mains qui avaient si durement pétri la neige ; elles étaient grandes, elles étaient larges, elles avaient des os solides ; elles tenaient bien ce qu'elles prenaient : des mains de mâles... les mains d'Hector. Glissant sous un nuage, la lune avait pris congé des étoiles qui brillaient seules. Ce fut la nuit et même minuit. Hector le constata aux douze coups d'une cloche. A minuit on se sépare. — Déjà, soupira Hector. Leurs mains se lâchèrent, puis se reprirent, puis, de nouveau, plus longuement. Il restait quelque chose à dire, un mot qui ne venait pas tout de suite, qu'ils pensaient dans leur tête, qu'ils pensaient dans leurs doigts, un mot qui leur gonflait la bouche, qui devait en sortir pour que, l'un de l'autre, ils l'emportent, après quoi Marie pour Hector ne serait plus une voisine, ni Hector pour Marie un voisin. En attendant ce mot, leurs mains se goûtaient ; ils écoutaient la cloche sonner d'autres coups, la demie ou l'heure, ils ne savaient plus. Enfin Hector se pencha ; il se pencha sur Marie et lentement, comme s'il tirait le mot du plus profond de son cœur : — Je vous aime, souffla-t-il. Pour Marie, elle n'osa pas. Elle détourna la tête, il faisait noir cependant, mais elle n'eût pas voulu qu'il la vît. Très vite, elle répondit : — Moi aussi. Et pour que ce fût sûr absolument, bien pour lui, pas pour un autre, elle ajouta : — Hector. Ils n'avaient pas dit autre chose, et pourtant le lendemain, puis d'autres soirs, Marie quittait sa mansarde et, dehors : — Je suis là, chuchotait la voix. Leurs mains tout de suite se retrouvaient. Le premier jour, elle avait eu une aventure. Vers midi, elle arrangeait un pli du rideau qui tombait mal. Son père se trouvait là : — Qu'avez-vous, dit-il, vous êtes si rouge. Elle avait répondu : — Rién, père, un peu mal de tête. C'est vrai, elle avait mal de tête ; mais à la même minute, Hector passait. — Tu as raison, réfléchissait Hector, il faut être prudente. — Oui, répondait Marie, j'ai versé ce matin beaucoup d'huile sur les gonds. Au ciel brûlait la même lune, qui, à verser tant de lumière, s'usait comme une bougie qui fond. Un soir, il n'en resta pas plus haut qu'une mèche et le vent la souffla. Les mains se parlent plus à l'aise dans le noir ; les mains voient clair dans le noir. A plat dans le dos, elles disent à la taille : « Plie-toi », pendant que la bouche dit à la bouche : « Toi, je te prends ». Les mains vous parcourent jusqu'aux épaules ; les mains glissent sous le châle au long du corsage où sont les seins. •— Non, pas ça, disait Marie, pas ça. Mais si habiles pour voir, les mains sont très bêtes pour entendre : ■— Hé ! hé ! continuaient les mains, nous trouvons ici cinq petits boutons ; trois en porcelaine, puis deux autres plus moelleux. Des fois, Marie devenait toute rouge, d'autres fois, elle devenait toute pâle. Elle s'amusait de la différence. Elle-même avait besoin de connaître Hector, ces bras plus durs, cette poitrine plus large, ce corps de mâle si différent du sien. — Tu as encore mal noué ta cravate, disait-elle en s'étirant au long de lui, pour la refaire. Un soir, la pluie tomba. Ils durent se réfugier contre la façade, puis entrer dans le vestibule parce que l'eau les atteignait encore. Marie ferma la porte sur eux. Non, qu'elle l'eût désiré, Jtiais elle fit de la sorte une obscurité nouvelle qui entrait dans les yeux plus noire que l'obscurité de la rue, plus inquiétante aussi, parce qu'elle vous renferme, seule, avec un homme. Elle l'écoutait respirer ; elle devina tout à coup qu'il l'attirait contre lui, que ses mains la cherchaient où elles ne l'avaient pas cherchée encore. Et c'était plus que des mains ; c'étaient les bras tout entiers, c'étaient les jambes, c'était la bouche, c'était la poitrine, comme une volonté sur la sienne. Et pour la deuxième fois, Marie eut peur. Elle serra les genoux, elle voulut crier. Mais ses parents tout près !... N'osant crier pour se défendre, elle se défendit mal. Bientôt elle ne se défendit plus du tout et, d'elle-même, se laissa glisser sur les dalles, comme on accepte. D'ailleurs le mal n'eût-il pas été plus grand si, en se débattant, elle avait réveillé la canne de son père ? Quand elle fut debout, Marie pensa d'abord à son chignon, car elle n'aimait aucun désordre. Ses cheveux en place, elle n'eut plus de gêne ; elle ouvrit la porte pour que la nuit du dehors entrât comme une clarté. L'air était doux. Ayant accompli ce qu'il fallait, la pluie relançait sur d'autres seuils, au bras d'autres Hector, d'autres Marie. Il souriait. Elle eut un petit reproche : — Tu ne me l'avais jamais demandé. Il survint alors d'autres pluies, d'autres fuites dans les vestibules. Les mansardes sont plus sûres. Marie avait la sienne. Hector y vint. Elle se livrait avec joie. Il était l'homme qui prend tout;elle, la femme dont la chair fleurit pour qu'on la cueille. Elle ne réservait rien, ni dans son cœur, ni dans sa chemise : — Ce que tu voudras, mais pas de bruit. Faire du bruit eût été mal. Avant l'aube Hector s'échappait. Il n'y avait pas d'étage : il passait par la fenêtre et sautait. Une fois, comme il partait ainsi, elle perçut dans l'escalier la voix de son père. Elle ne sentit plus ses jambes et tomba sur le lit, où elle resta un long moment. Ce fut sa troisième peur : la plus forte. Il ne se passa d'ailleurs rien, sinon que, de ce jour, elle fut enceinte. II Quand il sut pourquoi : — Tu as raison de partir, dit Hector. Il ne faut pas que nous fassions de la peine à ta mère. — Mais où aller ? — A Bruxelles, tiens. Tu entreras en service. Il y a là des Maisons de Refuge où l'on s'occupera de te placer. Il lui griffonna une adresse. — Et ne plus se voir ! — Oh ! ce ne sera pas long. Pendant que tu seras là-bas, j'arrangerai tout pour notre mariage ; ainsi nous vivrons ensemble, toujours. Hector était ce qu'elle supposait : plus qu'un homme : un honnête homme. En cette occasion, le père se montra un ancien instituteur rempli de morale. Cela poissait un peu : — Marie, dit-il, vous allez à présent gagner de l'argent. N'oubliez pas que les enfants doivent à leurs parents la vie... et le reste. Quant à la mère, elle ne dit rien. Elle avait ses propres soucis. Comment songer à ceux de sa fille ? Emplumés des ailes, elle savait que les oiseaux quittent le nid et n'en voulait pas à Marie de quitter le sien, où la becquée était rare. Que son enfant fût heureuse ! Elle le souhaitait. Si elle en douta, elle ne découvrit à personne cette inquiétude et son oreiller absorba seul, dans la nuit, ses larmes de brave femme : — Petite Marie, toi qui m'a gonflé les flancs ; toi, dont je pressais avec espoir les lèvres contre mes mamelles ; toi, dont j'aimais découvrir au berceau les jambes joyeuses et les menottes vers moi tendues ; petite Marie, ma grande Marie, prends garde. Tu t'en vas et j'ai mal. Ton départ, c'est ta seconde naissance : ma chair, encore une fois, s'ouvre et saigne à cause de toi. Je t'ai donné mon sang, mon lait, mes fatigues, la vie : peu de chose, quand aucune autre richesse ne l'accompagne. Tu t'en vas et j'ai peur. Je me retrouve en toi, fraîche et belle, comme j'étais, avant le Mâle. Vois ce que je suis devenue à cause de Lui, façonnée par la misère aux mains creuses. Petite Marie, ma grande Marie, prends garde. Elle pensait cela, la pauvre mère, et d'autres choses encore, plus confuses. Mais il faut des paroles et douze heures de fatigue vous mettent une pierre bien lourde sur la langue. Alors on passe sans rien dire : on enlève, le soir, la mante que l'on avait mise le matin, et l'on pleure... seule. Hector n'avait pas menti. Dans la maison de refuge, on accueillit Marie comme une personne à qui l'on veut du bien. On lui donna, tout de suite, à repasser du linge, pour qu'elle ne restât pas inactive et on lui dit que pour manger ça coûterait deux francs par jour. Les dames de Bruxelles sont drôles. Dans le parloir elle en voyait par dizaine. Il en était de revêches, avec des lunettes sur une figure de chipie ; d'autres plus familières qui l'appelaient rç Mademoiselle » ; d'autres encore qu'il eût été bon de servir parce qu'elles étaient jolies, toutes fraîches, toutes neuves comme des épousées le premier soir. Pour celles-là, de préférence, Marie dépliait la feuille sur laquelle Hector avait écrit : « Je soussigné certifie que Marie a été à mon service, pendant deux ans, et que jamais je n'ai eu à me plaindre de sa conduite... » — Madame verra que Madame sera contente. Mais elle avait beau sourire. La dame jetait un petit coup d'œil sur le papier, un petit coup d'œil sur Marie, puis avec une moue : — Non pas vous, ma fille, à cause de certain pli que, chez mère, on ne lui avait pas deviné dans sa jupe. Un soir, il se présenta un Monsieur. C'était le premier. Il avait une pelisse, une grande barbe, deux yeux qui venaient sur vous, tout contre, parce qu'ils ne voyaient bien les choses que de près. Il examina le certificat simplement pour apprendre qu'elle s'appelait Marie. — Voilà, dit-il, Marie, je cherche une bonne. Vous aurez trente francs. Plus tard... hum... si vous avez besoin de vous arranger... hum... plus tard on s'arrangera. Elle voulut bien ; ils partirent tout de suite ; ils prirent une voiture parce qu'elle avait une malle. C'était une belle maison, avec beaucoup de fenêtres, deux étages, près de l'avenue Louise, un quartier de riches, à ce qu'elle apprit. — Votre maître, lui dit-on, est un coureur. Sa femme l'a quitté. Au contraire, elle le trouvait très sérieux, et comment une femme avait-elle pu se fatiguer d'une si belle barbe ? , Ainsi que cela se fait, Monsieur partageait sa maison avec des locataires. Au premier étage vivait un Turc, au second un général. Du Turc, Marie ne savait rien, sinon qu'il était Turc. Il avait un domestique tout noir, qui s'appelait Ali. Quelquefois le Turc, entr'ouvrant sa porte, criait : « Ali ». Le nègre sortait alors de la cuisine son personnage obscur et glissait dans le couloir à pas feutrés, en chantonnant. Le premier soir, dans l'escalier, elle eut peur en entendant cette voix dont elle ne distinguait pas le visage. Le général du second, Marie eût bien aimé le voir en tenue militaire. Mais il ne la mettait plus. Il portait un veston sans ornement, un pantalon comme tout le monde. Il était trop vieux. 11 devait être dans l'armée ce que le père de Marie était parmi les instituteurs : un retraité. Le dimanche, il recevait ses deux nièces, des dames à panaches, qu'elle devait saluer : « Madame la Comtesse, Madame la Baronne--. » En semaine, il venait d'autres visiteuses, pas précisément ses nièces : de petites filles moins cossues qui n'avaient pas de panache, ni même de chapeau. Quand elles partaient, Marie les entendait pouffer de rire dans l'escalier. — Vous voyez, écrivait Marie à ses parents, que je suis dans un milieu très bien. Mais elle ne soufflait mot des gamines. La nuit, Marie avait pour elle une mansarde. Les portraits de sa mère et d'Hector piqués au mur, il restait encore beaucoup de place. Vaste et moelleux, son lit aurait pu recevoir une seconde personne. Elle y songeait quelquefois, en pensant à Hector. Le jour, elle se tenait dans les sous-sols. De la rue, elle apercevait les pavés, les roues des voitures, l'angle qu'ouvrent et ferment lès jambes des passants. Aux fêtes, elle ne pensait pas : « Il y a foule. » Elle se disait : « Mon Dieu, que de jambes ! » Ce point de vue était réduit, mais suffisait à sa vie qu'elle savait inférieure. D'ailleurs elle possédait l'horizon de sa cuisine. Jamais elle n'avait vu à la fois autant d'ustensiles, tout en cuivre, rangés sur des planches, accrochés au mur, certains d'une forme si bizarre-qu'ils ne devaient servir qu'à une chose : briller. Elle s'enivrait à les fourbir. 30 HISTOirE d'une marie — On jurerait des soleils, disait Monsieur. — Pas des soleils, mais beaux quand même. Au bout d'une semaine, elle adorait Monsieur. D'abord, il ne lui avait pas dit : « Non pas vous, ma fille. » Et puis, cette belle barbe, longue, moelleuse, qui l'habillait comme une seconde pelisse ! Il passait les mains dessus pour sentir comme elle était douce. A cause de cette barbe, elle le choyait avec respect ; bien épicées, les viandes qu'elle lui servait saignaient à point ; on peut mettre de la tendresse dans la cuisson d'un rôti. Mieux nourries et moins pâles, les joues de Marie s'arrondissaient. Au lieu d'une, sa bouche devenait deux cerises. Et sans la bosse de ses flancs qui s'arrondissait aussi... Monsieur le lui disait quelquefois. Il la surprenait dans sa cuisine. — Hi ! hi ! cela pousse. Il pouvait plaisanter, puisqu'il était le maître. Pour le reste, elle appartenait à Hector : il le savait bien. Dans la cuisine, on voyait encore Ali. Dès qu'il trouvait une minute : — Peux zentrer ? demandait Ali. Il ne la gênait pas. Un nègre n'est pas un homme. Il s'installait dans un coin et demeurait sans bouger, avec ses joues de cirage et ses dents de porcelaine. — Tenez, Ali, un susucre. Ali tirait la langue et, comme un bon chien, en même temps que le sucre, léchait un peu les mains. A la fin du mois, Monsieur lui compta les trente francs de ses gages. Elle en garda cinq pour elle, contente d'envoyer le reste à sa mère qui avait besoin d'un châle. Elle l'apprit plus tard : profitant de l'aubaine, père s'enivra pendant huit jours et, le neuvième, brisa la moitié du ménage. Bien faire n'est pas toujours bon. Elle ne le savait pas. Le dimanche, Marie ne sortait pas. Où aller ? Comment d'ailleurs promener un gros ventre, quand on ne peut en même temps montrer à son bras celui qui l'a fait. Elle prenait son congé à sa manière, dans sa cuisine. Monsieur parti, Ali dehors, le général avec ses nièces, elle se mettait devant sa table. Elle en avait soigneusement récuré le bois, la veille^ Elle étalait dessus un vieux journal, puis ouvrait une feuille de son papier spécialement acheté pour Hector. Elle surveillait son écriture. Elle expliquait d'abord combien elle l'aimait et c'était bien fort, puisqu'elle remplissait, pour le dire, toute la première page. Sur la deuxième, elle parlait de l'enfant ; sur les deux suivantes, elle n'avait pas encore tout dit et revenait à son amour parmi d'autres nouvelles. En bas, elle mettait ses lèvres et dessinait autour un petit rond pour qu'il sût exactement où les prendre. Parfois elle ajoutait un cœur traversé d'une flèche, ou deux lettres entrelacées H. M. : Hector-Marie. Puis elle s'installait les pieds au feu, où la bouilloire, avec son bruit de locomotive, l'emportait, à toute vapeur, dans les rêves. Elle combinait leur mariage. Elle aurait des noces modestes, sans voitures, pour éviter les frais. Elle transformerait sa robe noire. Il h i faudrait un chapeau neuf. A cause de l'enfant, la fleur d'oranger eût prêté à rire ; mais elle aurait l'alliance, solide et coûteuse celle-là, pour toute la vie. Avec la tête d'une clef, elle essayait comment il la lui glisserait au doigt. Elle ne se rappelait plus bien si on la mettait à la main droite ou à la main gauche. Elle songeait aussi à leur intérieur, aux beaux ustensiles qu'elle achèterait, en cuivre comme ceux-ci. Mais que dirait Monsieur ? Il serait peut-être bien triste de la perdre. Que voulez-vous ? Elle le gâterait, en attendant. Hector répondait pour le mercredi. Sa lettre n'avait pas quatre pages, mais l'écriture était plus serrée, pleine de mots sucrés qu'elle laissait fondre lentement dans son cœur. Malgré tout son amour, elle n'aurait jamais trouvé d'aussi belles choses ; elle n'en comprenait pas certaines, tant elles se contournaient comme les phrases imprimées dans les livres. Celles-là, Marie les humait de confiance ; elle y ajoutait de son rêve. Lui aussi, il s'occupait de leur mariage. Il faisait beaucoup de démarches, et de coûteuses. C'est ainsi que, le troisième mois, il lui manqua vingt francs. ' Elle n'en avait que quinze ; elle demanda le reste à Monsieur. — Hâte-toi, écrivait-elle, car le petit s'impatiente... Ce mercredi, elle n'eut pas de réponse ; ni le jeudi, ni le vendredi. Pourquoi ? N'avait-il pas reçu l'argent ? Elle courut à la poste : on ne "pouvait rien lui dire. Elle attendait le facteur. Il portait des lettres plein sa sacoche et d'autres encore à la main : — Rien pour vous. Une fois, il fouilla plus longuement : une circulaire. Elle crut d'abord qu'il était malade ; elle envoya un express, le lendemain un télégramme. Il ne répondit pas plus que s'il était mort. Elle patienta pendant les sept jours de la semaine ; puis, le dimanche, elle fit un petit paquet avec ses affaires. Elle avait les yeux tout gros. — Je retourne chez moi, annonça-t-elle à Monsieur. Monsieur savait : — A votre place, dit-il, j'attendrais. Demain, sans doute, vous aurez quelque chose. Elle eut, en effet, une lettre, mais elle ne vint que le soir et n portait pas l'écriture qu'elle espérait . Cela venait de mère. -Un autre jour, elle eût écouté chacun de ces mots, comme si elle se fût trouvée à causer avec la brave femme. Aujourd'hui, elle eut fini en une minute. Père se portait bien, quoiqu'un de ses plus gros lapins fût mort ; le petit Romain avait eu la rougèole ; pour ce qui était de la mère, elle avait toujours autant d'ouvrage. La femme du boulanger était morte. Il se trouvait encore, dans un coin, quelque chose de griffonné en travers, comme une nouvelle sans importance du dernier moment. Elle ne pensait pas à la lire quand elle reconnut ce nom : Hector. Hector ! Le mot lui parut aussi grand que la page. Elle ne connaissait qu'un seul Hector. Elle dut s'y reprendre et regarder de près, tant les lettres se brouillaient. Elle lut : « Hector Van Dun s'est marié hier avec Louise Smeers : il y avait trois voitures... » HISTOIRE D'UNE MARIE. 3 Jésus-Dieu ! Elle devint tellement pâle qu'on ne peut même pas dire qu'elle fût blanche; elle n'avait plus de couleur. Elle mit les deux mains sur son ventre : la cuisine tournait, ses marmites lançaient des éclairs, ses yeux étaient remplis d'eau. Elle les essuya pour relire et, ploc ! une larme tomba juste sur le nom d'Hector. Elle connaissait aussi cette Louise, une rousse, laide, avec des taches de son à travers la figure. Elle compta sur ses doigts : hier pour la lettre, c'était samedi et samedi le jour où elle nettoyait son trottoir. Et ils s'étaient mariés, sans doute, à neuf heures, au moment où elle, en sabots... Elle se souvint : il faisait du soleil ce jour-là : ils avaient pu découvrir les trois voitures, revenir de l'hôtel de ville au grand trot, se faire admirer par les voisins : Hector avec ses moustaches, Louise en robe blanche, près de lui, à la place qu'elle avait volée. Elle ne lui en voulait pas et pourtant cette Louise, si elle avait été morte ! Comment Hector avait-il choisi celle-là ? Elle ne le comprenait pas ; elle ne comprenait plus rien, sinon que la chose était définitive, nouée par la loi et qu'elle se trouvait seule, seule, avec le petit qu'il n'aurait pas dû lui faire. Elle alla s'accouder à la table près du coin d'où elle lui avait écrit si souvent. Une tache d'encre était restée : elle la frotta du doigt, puis avec l'ongle ; elle s'obstinait là-dessus, avec ses yeux fixes qui ne cessaient de pleurer. A la fin,sa tête devint si lourde qu'elle ne put plus la soutenir : elle la laissa aller et mit ses deux mains sur le crâne, là où ses pensées lui faisaient mal. Beaucoup plus tard, on lui toucha l'épaule. Elle répondit : « Non », sans savoir. Puis elle reconnut Monsieur, Monsieur avec sa belle barbe et ses bons yeux qui ne voyaient bien les choses que de près. Il n'eut pas besoin de la lettre : — Ce qui vous arrive, arrive tous les jours. Il prit une chaise, parce qu'on est mieux pour parler. Il parla longuement. Que disait-il ? Des mots qu'elle ne saisissait pas toujours ; des mots savants, gonflés d'air, qui rebondissaient loin comme des balles élastiques ; puis d'autres, de pointus, qui pénétraient dans la chair et s'enfonçaient à ne plus en sortir : — Les hommes : des fourbes... Il ne faut pas les croire... aucun... sinon, ma fille,... on est comme vous... on pleure. Monsieur disait Gela des hommes, et il était un homme ! Elle le regarda avec frayeur. Quand il eut fini, il tira de sa poche une petite pièce, en or, vingt francs, et la mit dans sa main. Elle répondit : •—• Mais non, Monsieur, je vous dois déjà cinq francs. Après elle accepta : — Pour l'enfant, qui n'aura pas de père. — Bast, pour ce qu'un père lui servirait. Et c'est vrai: du sien, Marie n'avait eu que des tristesses : plus de coups que de pain, comme on disait là-bas. Il demanda encore : — Allons ! Vous serez sage ? — J'essaierai, Monsieur. III Mais il est difficile d'oublier un Hector qui vous a tenue dans ses bras. On y pense encore plus, maintenant qu'il en tient une autre. On connaît ses gestes, on le voit qui les recommence, là, sous-vos yeux, sur un corps qui n'est plus le vôtre. Vous faites votre cuisine, et vous songez à la viande que mangera Hector. Monsieur vous appelle : Marie ! et lui aussi il vous appelait « Marie ».Le soir, vous montez à votre mansarde, et son portrait que vous retrouvez, vous vous dites : « Je vais l'arracher ! » et vous n'en avez pas le courage. Elle pleurait dans cette mansarde ; elle pleurait en servant Monsieur ; elle pleurait dans sa cuisine. — As pas bobo, conseillait Ali, qui venait plus souvent la rejoindre. Pour montrer qu'il faut être gaie, il frottait l'une contre l'autre ses mains dont l'intérieur semblait toujours sale. Il astiquait les fourneaux de Marie, il lui nettoyait son trottoir. Mais les nègres ne sont pas susceptibles de comprendre : — Mon pauvre Ali ! Et puis, comment ne pas songer à Hector quand le souvenir qu'il vous a laissé est là, vivant, qui s'agite à coups de pieds dans votre ventre. Elle avait honte, à présent, de cette bosse qui la bourrait d'un bâtard, sous la jupe. Il vivaiten dehors d'elle, d'une vie à part, comme h:stoire d'une marie 37 une bête collée à ses flancs : il avait des contractions à lui, des secousses dont elle n'était pas maîtresse. Il la forçait à s'asseoir, quand il voulait ; il était lourd, il était gros ; dans le lit, il prenait toute la place. Un matin, elle se réveilla tant il lui faisait mal. Hier déjà, elle avait senti cette ceinture, mais pas si brutale, pas avec ces boucles de feu qui lui creusaient les reins. Son corps travaillait jusqu'aux os et, quand elle voulut se mettre debout, ses jambes ne la portaient plus comme des jambes;elles s'affaissaient, tels des ressorts, puis se tendaient pour la jeter en l'air. Elle crut qu'elle serait mieux sur le parquet. Elle appela au secours. Ali ne devait pas être loin. Il passa presque aussitôt la tête : — Oh ! bobo ! bobo ! Et ne cessant de crier, il dégringola l'escalier. Monsieur monta tout de suite : — Sapristi, ma fille, il était temps ! Sans l'habiller, en chemise, il la roula dans une couverture. Après, il se souvint qu'il aurait fallu des bas ; mais ils glissaient mal : il les fourra dans sa poche. —- Du courage, ma fille, nous allons descendre. Où la menait-on ? Elle mit ses pas l'un devant l'autre, puis l'un sous l'autre, aux premières marches. Monsieur la tenait sous le bras. Ali venait devant à reculons, reproduisant en noir chacune de ses grimaces. Au premier palier, comme elle soufflait un peu, il se mit à hurler; il ne voulait pas qu'elle souffrît ; il la porterait seul. Elle dut se laisser faire. Elle eut, tout contre sa bouche, la peau sombre du nègre. Elle ferma les yeux. En bas, une voiture attendait. Monsieur l'y poussa, s'installa : — A la Maternité. Les gens ne savent pas ce qui se passe dans une voiture. Ils font le gros dos sous la pluie : ils réfléchissent à leurs affaires, mais se disent-ils qu'il y a là de la souffrance qu'on traîne ?« A la Maternité. » Jamais, elle n'avait cru qu'on la mènerait là... Ah! si Hector... et son ventre, mon Dieu ! D'une main elle le contenait ; de l'autre, elle avait saisi quelque chose de mou, qu'elle serrait plus fort à chaque secousse, peut-être les doigts de Monsieur. Qu'est-ce que cela faisait ? Elle ne s'inquiétait plus de lui ; elle eût lâché son enfant, sous ses yeux, pour en être débarrassée plus vite. On roula si longtemps qu'elle ne s'en aperçut que lorsqu'on s'arrêta de rouler. Puis une cour où deux femmes la soutinrent chacune sous un bras, un escalier qui n'en finissait plus, une petite chambre toute blanche, où se trouvait un lit, Monsieur n'était plus là. — Une autre fois, ma petite, vous viendrez plus tôt. Une voix d'homme plaisantait. Que lui importait à celui-là qu'elle eût mal ? Des mains la découvraient, la palpaient, couraient sur ses flancs, travaillaient autour de ses jambes. Une très grosse tâtonna une seconde, avant d'entrer tout entière dans son ventre. On emporta quelque chose de rouge : elle crut que c'était l'enfant, mais les douleurs recommencèrent.. . Alors n'être plus qu'une bête, et pousser, pousser tant qu'on peut, pour que cela finisse, jusqu'à ce que cela sorte... Ce fut une petite fille, qu'on lui montra dans ses langes, comme si elle était venue tout habillée en ce monde. Elle avait de petits poings fermés, une bouche qui faisait déjà beaucoup de bruit, quelques cheveux noirs très fins. Elle ne ressemblait à personne. -—- Ça ne pèse que trois livres, dit la sage-femme, c'est peu. — Elle est si jolie ! répondit Marie. Avant de s'endormir, elle songea qu'elle l'appellerait Yvonne, un joli nom qui lui était venu comme ça, tout à coup. Ce qui suivit fut bon comme une récompense. On lui mit dans les bras son Yvonne. Elle avait faim, cette petite, elle remuait les lèvres. Marie se découvrit la poitrine. -— Bois, petite. D'abord Yvonne ne trouva pas. Elle tenait les yeux clos : elle était comme une petite bête qui promène un museau aveugle tout le long de ce qu'elle cherche. — Mais non, pas par là, petite ; ici, la pointe... Et alors, mon Dieu, ces milliers de baisers qui vous sucent, ces bonnes lèvres qui ne savent rien, ces lèvres d'enfant, ces lèvres de son enfant. Plus que le lait, le don de soi rend lourd le sein de la femme : — Prends, pensait Marie, prends ; je me donne à toi, comme je me suis donnée à l'autre : mieux. C'est ma chair que tu manges, près de mon 40 1 istoire d'une maiue cœur ; c'est mon amour qui coule en toi. Bois, mon Yvonne ; bois à ta fontaine, que tu deviennes ma belle petite Yvonne,, ma grande petite Yvonne. — Et maintenant, dit l'infirmière, reposez-vous. On lui reprit l'enfant. Elle se trouvait' dans une grande salle avec d'autres femmes, comme elle couchées dans un lit, chacune son poupon dans une berce. Elle s'ennuyait. La Charité publique ne sait pas la joie qu'auraient les mères à jouer constamment avec leurs enfants. Elle craint qu'il ne leur arrive quelque chose : elle est prudente, elle est sévère. Le matin, elle prenait la figure du Docteur. — Le pouls ?... Bon... La langi.e ?... Bon. — J'ai faim, Monsieur le Docteur. — Bon !... bon... la diète. Le soir, c'était encore le docteur ; le reste des heures, l'infirmière : — Reposez-vous. Ainsi pendant neuf jours ; neuf, le compte qui suffit aux jeunes mères pour retrouver leurs jambes. Après, la Charité publique les replante sur ces jambes, et au revoir, voici la rue... ou ce que l'on veut. Marie savait où aller. Elle sonna chez Monsieur. Ali vint ouvrir, le brave Ali qui l'avait portée seul dans ses bras. — Bonjour, Ali... La voici, Ali ! — Oh ! Mignon ! mignon ! Il riait avec toutes ses dents, dans sa figure de nègre qui voulait voir. — Je vais vous la montrer, Ali. Doucement... là !... elle entr'ouvrit un bout de son châle : « Vous voyez, Ali », puis le referma, car les enfants ont peur des gens dont la figure ■est noire. Monsieur lisait au salon. Il avait envoyé des •oranges et aussi du vin : — Je vous remercie, Monsieur. — De rien... Et c'est ça le moutard ? — Yvonne, Monsieur. — Ah ! Yvonne. Il la prit sur ses genoux, lui chatouilla le menton « Kiri Kiri » pour la faire rire. Mais il manquait d'habitude : -—- Tenez, Marie, reprenez-la. — Elle est jolie, n'est-ce pas? — Très !... J'ai beaucoup pensé à vous, Marie. ■—- A moi, Monsieur ? — Oui... Le moutard, nous" ne pouvons le garder ici. Il faudra le mettre en nourrice. J'en ai trouvé une bonne... des seins comme ça... elle s'appelle Pélagie. Il serait bon que vous alliez demain. Voilà « demain »et, d'aujourd'hui, il ne reste pas grand'chose. — Bien, Monsieur. Pour cette nuit, elle coucha la petite dans son grand lit. Marie ne dormit pas. Elle avait de la lumière ; dès qu'Yvonne bougeait : — Prends, prends... Marie tendait le sein. IV Sans compter Marie et son Yvonne, il se trouvait beaucoup de monde dans ce wagon : — C'est votre enfant, ce petit garçon là, Madame ? — Oui, Madame ; mais c'est une fille : Yvonne. Elle a dix jours. — Dix jours, Madame, et déjà en voyage ! — Oui, Madame. Elle qui tantôt referait seule le voyage. Yvonne dormait. Par moment elle souriait ou bien, avec sa bouche, elle rêvait qu'elle suçait quelque chose. Elle ne pleurait pas. Elle pleurait d'ailleurs peu. Ainsi, à la descente du train, on aurait pu croire que dans l'air frais de la campagne... Et pas du tout. Yvonne ouvrit à peine les yeux et il suffit que Marie lui montrât, sur le bord de la route, des fleurs qui étaient belles. Pas loin, au milieu d'un verger, souriait une maisonnette : très jolie, les volets peints à neuf, des roses en parterre devant le seuil, on n'aurait pas dit une ferme. Marie pensa : « Si c'était là ? » Et voilà : c'était là. Une grosse femme se tenait sur la porte : — Hé, Madame, c'est-il vous qui devez m'apporter votre petite ? — Oui, dit Marie, si vous êtes Pélagie. — Alors, entrez. Sur la table, se levait, toutes prêtes, un monceau de tartines. Mais elle voulut d'abord voir comment on avait arrangé la berce : elle était très propre ; en osier avec des draps, frais repassés. Elle sentait bon. Elle se trouvait sur deux chaises ; exactement pareille, il y en avait une autre où reposait un enfant. — Ça,c'est le mien, dit Pélagie. Il s'appelle Jean. Voyez comme il est beau. Pour faire plaisir, Marie regarda ce Jean : il avait une figure bouffie, un crâne chauve, des yeux qui ne paraissaient guère intelligents. Il semblait du même âge qu'Yvonne, mais comment la mère pouvait-elle le trouver - si beau ? — Oui, dit Marie, il est très beau. — Maintenant,-fit Pélagie, vous devez avoir faim. Tandis que Marie mangeait, Pélagie avait pris la petite et la déshabillait afin de prendre connaissance. Yvonne n'était pas grasse, mais très solide : — N'est-ce pas, Pélagie ? Le mari de Pélagie se trouvait là. Ce devait être un de ces paysans qui ne disent jamais grand'chose. La pipe en bouche, il regardait en remuant les épaules, mais il ne disait rien. Quand il s'en alla, il n'avait pas dit davantage. -— Voilà, conclut Pélagie, nous ferons notre possible. Elle tira hors de son corsage de quoi en effet faire son possible : deux calebasses, rondes, bien gonflées, et blanches comme si l'on eût vu à travers le lait qui les rendait si lourdes. Avant d'en donner à la petite, elle les prit, une dans chaque main, et pressant dessus en fit gicler deux gros jets sur la table, où le chat les jugea de son goût. — Vous voyez, dit Pélagie, il y en aurait pour trois. Après les tartines, Marie - voulut voir les pièces de la maison où grandirait son Yvonne. Elle fit un petit tour au jardin. — Yvonne y jouera, n'est-ce pas ? — Mais certainement, Madame. Puis au verger : — Yvonne y dormira, n'est-ce pas ? — Mais certainement, Madame. Et le jardin qui sentait bon les fleurs, le verger où les pommiers balançaient le dessin de leurs feuilles, étaient vraiment très beaux pour que son Yvonne y fût heureuse. Avant de partir, Marie avoua quelque chose : après, elle ne le pourrait plus ; elle aurait désiré, une fois encore, donner à boire à sa petite. — Vous voulez bien ? — Mais certainement, Madame... Elle se détourna un peu. Elle ouvrit son corsage. Après les calebasses de l'autre, ses seins lui parurent bien petits. V Bien sûr, son Yvonne grandissait ! Le laitier était du village. — Vous l'avez vue. — Oui, ripostait le laitier. — Elle se portait bien ? — Oui. — Très bien, n'est-ce pas ? Dites-moi, avait-elle l'air contente ? — Oui... voilà vos trois litres. A force d'être laitier, on compte ses mots comme on compte ses litres. Le dimanche, Marie savait où aller maintenant. Elle allait voir sa petite. — Aujourd'hui, annonçait-elle, c'est moi la mère. Oh ! cela se voyait. Il suffit qu'une femme entr'ouvre les genoux et le creux qui se forme dans la jupe est le meilleur des berceaux. Elle y couchait Yvonne ; elle commençait par les langes : les mères savent seules comme cela sent bon son enfant qu'on démaillote. D'une semaine à l'autre, Yvonne se développait. Elle ne grandissait pas beaucoup, moins que ce lourdaud de Jean dont la figure devenait de plus en plus grosse. Mais la petite mèche, qu'elle portait de naissance, voyez comme elle a poussé cette mèche. Elle devenait de fins cheveux et, alentour, il en venait d'autres qu'on pouvait ramener à droite ou bien à gauche. — Et son derrière, Pélagie ; regardez-moi ce petit derrière : un vrai derrière de femme, mais plus beau. Elle avait envie de mordre dedans. Yvonne comprenait un peu : elle était maligne, plus que ce Jean qui dormait vraiment trop. Quand vous montriez une fleur à Yvonne, elle la reconnaissait ; et partout où vous balanciez cette fleur, avec ses yeux elle la voulait. — Allons, faisait Marie, dis comme moi : Ma-man. — Bfff... bfff..., répondait Yvonne. Presque : « Maman ». Et les bulles qu'elle soufflait avec sa salive ! ses poings qu'elle ouvrait •et iermait comme une grande personne ! et ces petits bouts de chair, l'un près de l'autre, si blancs, si délicats et pourtant des doigts ! — A moi ! A moi ! Ces belles choses, qui les avait faites ? Maman. Oui, les petons ? Maman. Et aussi le petit ventre! Et aussi, sur la poitrine, ces deux mignonnes têtes d'épingles qui plus tard deviendraient de vrais seins : les seins d'Yvonne. Parfois la petite pleurait. Tous les enfants pleurent, mais la voix d'Yvonne vous entre dans la chair, jusqu'au cœur. — Dodo... dodo... chantonnait Marie. Mais cela ne servait à rien. Pélagie devait intervenir ; elle tirait une calebasse... et quelle tristesse alors de rester là, inutile, la poitrine sèche, pendant que votre enfant se console avec le lait d'une autre ! Un dimanche, dans sa berce, Yvonne ne dormait pas. On ne peut pas dire cependant qu'elle fût éveillée : les yeux fermés, elle avait dans les jambes et les bras de vilaines secousses, des mouvements faux comme si, de l'intérieur, on les avait tirés avec des ficelles. A diverses reprises, elle vomit quelque chose de blanc, ce qu'elle n'aurait pas dû faire, puisqu'elle n'avait pas mangé. — Ce sont les dents, affirma Pélagie. — Ah ! oui, les dents. Elle partit bien inquète. Le lundi : Tout va bien, annonça le laitier. Mais le mardi, il eut un regard de côté : — Pélagie a dit comme ça que vous veniez tout de suite. Monsieur la laissa partir. Elle ne voulait pas avoir peur. Partout où roulait le train, il faisait un de ces beaux temps d'automne, quand le brouillard tire un voile devant le soleil pour ne pas fatiguer les yeux aux petits enfants. Que pourrait-il arriver de mal en ces jours-là ? Pourtant,au village, elle fut anxieuse parce que l'homme de Pélagie, qui travaillait dans un champ, au lieu de l'attendre quand il la reconnut, planta là sa bêche, comme pour aller dire : « Attention, elle est là ». Pélagie vint à sa rencontre. Elle avait sa figure rassurante de tous les jours et tenait sur les bras son gros garçon endormi. — Et Yvonne ? — Yvonne, commença la fermière. Elle ne parlait jamais très vite. Aujourd'hui elle fut plus lente encore : elle parlait posément, comme elle marchait : Yvonne, n'est-ce pas ? n'avait jamais été solide ; elle poussait mal, cette enfant ; son mari, n'est-ce pas, l'avait dit, et ce n'était pas de leur faute si un malheur... Un malheur ! Déjà Marie n'écoutait plus. Elle courait en avant, se jetait dans la pièce et là... Jamais elle n'avait vu de mort, mais dans la berce, cet enfant qui ne bougeait plus, ces paupières fermées, cette bouche de travers : — Ma pauvre petite Yvonne ! -—■ Oui, dit Pélagie. De près, on avait de la peine à la recon- naître. Elle semblait fondue ; elle ne prenait presque pas de place ; on aurait dit aussi qu'elle avait d'autres lèvres. Ce qu'on retrouvait le mieux, c'était son bonnet, et, en dessous, sa mèche à cause de la pointe qui dépassait un peu. — Voilà, dit Pélagie, le malheur est arrivé, cette nuit, vers deux heures. Quoi, cette nuit? Ces mots n'avaient pas de sens. Elle ne pouvait pas croire, elle ne voulait pas croire : avant de mourir, un enfant est malade ; on le soigne, on est là quand il meurt, il ne meurt pas comme cela tout à coup, il ne meurt pas... — N'est-ae pas, Pélagie ? — Si, dit Pélagie, cette nuit, tout doucement, sans mal. Et l'autre, que cette femme tenait tout joufflu dans ses bras. Sa pauvre petite Yvonne ! Elle ouvrit grands ses yeux pour en faire sortir ses larmes ; mais les larmes ne vinrent pas ; elles restaient sèches dans sa tête et la brûlaient. — Que cela ne vous empêche pas d'enlever votre chapeau, dit Pélagie. Elle dut pour cela commencer une série de gestes : se mettre debout, traverser la place, se débarrasseï de quelque chose qu'elle tenait sous le bras, mon Dieu, le châle qu'elle avait tricoté pour que la petite eût chaud. Cela prit des minutes, et après ce temps Yvonne qui aurait pu se dresser, Yvonne qui aurait pu rouvrir les yeux, se trouvait toujours dans sa berce, morte comme tantôt. Alors elle n'eut plus qu'à se rasseoir et rester là. Les heures passaient. Les autres remuaient ; quelqu'un entra, puis sortit; on dressa la table, on mangea : — Je n'ai pas faim. Elle ne bougeait pas, elle ne vivait pas : elle était là. Le soir, on alluma la lampe, on poussa les verrous. — Votre chambre est prête. Elle se tourna vers l'enfant : — Je veillerai là. Elle fut seule. Elle dut s'occuper d'un gros chat qui rôdait autour de la berce : on dit que les chats mangent les morts ; ils commencent par les yeux. -— Partez, vilaine bête. Elle le prit sur ses genoux. Après, elle voulut voir ce qu'était devenue son Yvonne: à tâtons, par-dessus les couvertures, elle chercha les petites jambes, mais elle n'osa jamais découvrir ce corps qui n'appartenait déjà plus aux vivants. Tout ce qu'elle risqua, ce fut de déposer ses lèvres sur le front et encore, en les retirant vite, tant ce front était froid. Ensuite,, il n'y eut plus rien. Les larmes qui s'étaient refusées tantôt ne venaient toujours pas. Elle attendait sur sa chaise ; elle tenait les yeux ouverts : un chat sur les genoux, elle était là... Le lendemain un homme vint avec une caisse, si petite qu'elle semblait à peine un cercueil. En le voyant, elle n'eut plus peur. C'est votre chair, tout votre corps de mère, qu'avec l'enfant on va coucher entre ces planches. Elle pensa se jeter sur cet homme. On la retint. HISTOIRE D'UNE MARIE. 4 — Je suis pressé, dit-il. Alors, puisqu'elle ne pouvait le battre : — Mon bon Monsieur, attendez une minute ! Elle courut au jardin cueillir une rose pour son Yvonne. Elle choisit la plus grosse, une toute rouge. Elle la secoua parce qu'il y avait de l'eau dessus, puis la déposa dans le cercueil, près de la tête. — C'est tout ? — Encore une minute, Monsieur. Elle se tâta le corps ; elle aurait voulu donner encore quelque chose, quelque chose d'elle-même, mieux qu'une fleur, pour tenir compagnie à la petite. A cause de l'homme, elle ne trouva que sa broche, une hirondelle qui portait dans son bec une lettre : un cadeau d'Hector. Elle l'épingla près du corsage sous le menton. — C'est tout ? L'homme empoigna le couvercle : elle regarda dans le cercueil. Son regard tout entier qu'on vissa sous ce couvercle ! VI Elle n'avait pas pleuré. Yvonne partie, elle rentra dans sa cuisine : c'est là que votre enfant a poussé. Cette chaise vous a reçue un jour qu'il frappait trop fort aux parois de votre ventre ; dans ce miroir, on interrogeait la mauvaise mine qu'il vous donnait à manger si goulûment de votre vie. Et ces petits riens qu'on ouvrageait pour lui ! Ce bonnet où l'on a laissé l'aiguille ;et ces idées que l'on retrouve au fond de soi, ces projets, ces « Quand Yvonne sera grande » où le rêve reste piqué, également comme l'aiguille. Et les larmes qui ne voulaient pas, elles viennent enfin. On en verse tant qu'on peut;on crie, on laisse aller sa tête sur la table, à grands coups, et tant mieux, si elle saute !... Elle servit le dîner de Monsieur. Monsieur était bon : elle avait les yeux rouges. Monsieur lui dit : — Vous avez pleuré, Marie ? Elle descendit à sa cuisine. Elle revint avec la viande. Monsieur lui dit : — Il faut prendre du courage, ma fille. — Oui, Monsieur. Elle monta une bouteille : — Marie, dit Monsieur, buvez ce verre de vin. — Je veux bien, Monsieur. Elle vida ce verre d'un trait, comme un remède. — Encore celui-ci, ma fille. — Oui, Monsieur. Elle redescendit à sa cuisine ; elle revint avec le dessert. — Votre verre vous attend. — Oui, Monsieur. Le troisième. Après, elle fut moins pressée de partir. Il lui remplit une assiette, il lui montra une chaise. — Asseyez-vous, Marie, mangez cela. Des gâteaux : elle avait faim, elle s'assit : — Ma pauvre petite Yvonne, Monsieur... Il la regarda avec ses yeux qui devaient se mettre tout près pour voir les choses : — Voyons, vous avez donc tant de peine ? — Oh ! oui, Monsieur. Et pas seulement à cause d'Yvonne, la pauvre petite qui était morte. — Dites-moi cela, Marie. — Mais toute ma vie, Monsieur ! Son père, Monsieur, qui la battait ; sa mère, une brave femme, à laquelle elle ne pensait pas sans tristesse ; puis Hector, vous vous souvenez, Monsieur ? et cette Louise... Monsieur se souvenait : — Encore un gâteau, Marie, et votre verre. Elle mangeait le gâteau, elle vidait le verre. — Où en étais-je ? Ah ! oui, cette Louise... Il lui venait des trous dans le cerveau ; elle ne se rappelait pas toujours ; elle s'embrouillait. Et puis la Marie dont elle racontait ces misères, était-ce cette Marie, assise dans la^salle à manger de Monsieur, à boire son vin ? Toute cette histoire était vieille, presque l'aventure d'une ancienne camarade que l'on plaint, oh oui ! mais sans que sa tristesse vous poigne jusqu'au fond. Entre soi, on pouvait en rire. Elle éclatait : — A votre santé, Marie. — A la vôtre, Monsieur. D'ailleurs, elle n'avait pas que des souvenirs tristes : ainsi la première lettre d'Hector : il la comparait à une fleur : — Une fleur, Marie ? — Je vous l'assure, une rose. — Parce que vous sentiez bon ? — Je ne sais pas, Monsieur. — Dites donc, Marie, Hector, hé ! hé ! qu'est-ce qu'il faisait dans votre chambre. — Oh ! ça, Monsieur !... Elle ne le disait pas, mais ce devait être drôle ; elle pouffait; elle tenait mal sur sa chaise, elle avait soif. — Je vide mon verre, Monsieur. — A votre santé, Marie. Puis, de nouveau, elle voyait l'homme avec son cercueil, le berceau qu'on vidait, Yvonne avec sa figure de morte : — Oh ! Monsieur, je suis bien malheureuse ! Il lui pressait la main, elle sanglotait. Après, elle eut envie de dormir et bien sûr qu'elle dormit puisqu'à la fin elle s'éveilla. Et voilà: elle qui, depuis Hector, ne tirait jamais sa chemise, elle se trouvait sans ; elle se trouvait au fond d'un lit, dans une chambre qui n'était pas la sienne ; il y avait un second oreiller et sur cet oreiller dormait une barbe : — Oh ! Monsieur ! Et cette barbe pàrlait : — N'aie pas peur, ma chérie... Yvonne étant morte le mardi, ceci se passa le matin du vendredi et le soir, sur l'oreiller de Monsieur, Marie n'eut plus peur. « Il n'y a que le premier pas qui coûte » aurait constaté l'ex-instituteur, le père de Marie. Ce que ce pas avait coûté ? Peu de chose à Monsieur ; quant à Marie, l'enfant était mort à point pour que la mère eût soif. Elle avait là-dessus ses idées de Marie : Monsieur aurait pu l'inviter autrement, attendre quelques jours, mais au fond, Monsieur était bon. Au Refuge, où il l'avait choisie, dans la cuisine où il s'extasiait : « Des soleils, vos marmites ! » elle n'avait jamais cru parvenir aux lèvres d'un hoiftme, à travers la barbe de Monsieur. Elle ne le souhaitait même pas ; mais à présent qu'on lui avait ouvert ce chemin, elle y passait, ni surprise, ni triste. Triste ? Yvonne suffisait à sa tristesse, la pauvre petite qui était morte. Voilà pour le jour. Surprise ? Un homme passe les doigts dans sa barbe et cette barbe est belle ; il a des yeux qui, descendant au fond de vous, en ramènent des choses ; cet homme est votre maître ;il vous dit : « N'aie pas peur» ; on est docile ; on n'a pas peur, on reste dans ce lit ou, quand on n'y est pas, on y entre. Voilà pour la nuit. Dans ce lit, Marie entrait sans gêne, du moins pour elle. Certes, aux voisins, elle n'eût pas annoncé : « Je suis la maîtresse de Monsieur. » D'abord elle ne l'était pas ; voyez son tablier; elle restait la servante. Et puis, Monsieur n'agissait peut-être pas suivant les convenances des maîtres envers leurs sujets. A cause de cela, mieux valait se taire. Pour elle, on avait mis aux extrémités de son corps des pieds, des mains, une tête : les pieds étaient pour marcher, les mains pour frotter, la tête pour réfléchir à ces besognes. Et s'il s'étendait, entre les pieds et la tête, des intervalles qui la nuit convenaient au service du maître ? Ces intervalles, le jour, se cachent sous la robe. Celle-ci s'enlève le soir. Alors il reste de la chair, des épaules, des seins, des ronds et des creux, toute espèce de choses, bonnes à prendre, disait Monsieur. Il les prenait. Elle ne savait pas qu'outre les lacets ou les boutons fixés par les couturière, la Morale ferme les vêtements avec des attaches plus subtiles. On ne lui avait pas montré ces épingles. Elle n'eut donc plus jamais peur. Monsieur avait là-dessus des idées de Monsieur. Il en parlait comme un Monsieur. Cela ressemblait à des devinettes. On voyait dans sa chambre une jolie boîte en laque, avec un oiseau d'argent qui s'envolait sur le couvercle. — Dites, Marie, quand Hector, hé! hé!... prenait-il du plaisir ? — Mais, oui, Monsieur, beaucoup ! — Et vous ? — Moi, Monsieur ? Mais... j'avais du plaisir de lui en donner. — Et c'est tout ? — Mais oui, Monsieur... — Ah ! ah !... Eh bien, cette boîte, elle est pour vous, Marie, je vous la donne. — Pour moi, Monsieur, oh ! merci ! — Ouvrez-la, Marie. — Mais, Monsieur, la clef ? — Voici la clef. — Tiens, mais... elle ne s'ouvre pas. — Non, Marie, il y a un secret. Là, un petit bouton, hé ! hé ! je pousse. — Oh ! Monsieur, les belles pralines et les fondants. Tiens celui-ci goûte le sucre ; celui-là, on dirait de la liqueur, ça pique, mais c'est bon... — Et celui-ci, Marie, et celui-là. Mangez-en, Marie, mangez. Et regardez, moi aussi j'en mange, encore un, encore un, et c'est meilleur, parce que nous les mangeons ensemble et en même temps. Vous comprenez, Marie ? — Quoi donc, Monsieur ? — Le coffret, les fondants... — Non, je ne compiends pas, Monsieur. — Hector n'avait pas la clef, Hector ne connaissait pas le secret, Hector regardait l'extérieur du couvercle. — Et le regardait pour lui seul. Je comprends, Monsieur. Mangeons à deux. Il y eut, dans la vie de Marie, un gigot. — Vous voyez, Marie, comme je découpe ce rôti ? — Oui, Monsieur, c'est du gigot. — Non, Marie, un symbole. — Un ?... — Rien, Marie. D'un côté, l'os ; de l'autre, voici la viande. — Je vais vous débarrasser de l'os, Monsieur. — Pas encore, Marie. La viande, on l'assaisonne au beurre, au poivre, à l'ail ; on la mange ; c'est exquis. — Oh ! oui, Monsieur. — L'os, vous y avez mis des papillottes, pour qu'il soit plus beau : au fond, c'est un os. Gare aux dents!Vous saisissez, Marie ? Non ? L'os, je le regarde, et je l'appelle M. Hector ou M. l'Amour. La viande, petite, c'est moi : on s'amuse. Elle comprenait : il y a le plaisir, il y a l'amour; on est jeune, on n'a pas réfléchi, on les croit emmanchés l'un dans l'autre, mieux que l'os dans la viande. Et pas du tout. Voici l'os... voici la viande. Un couteau au bout d'un Monsieur a suffi. — L'intelligence vous rend bavarde, Marie. — Au diable les os, Monsieur. VII Il passait dans la rue un jeune homme. Et pas seulement aujourd'hui, mais hier, avant-hier et, sans doute, demain. Que fait dans la rue, tous les jours, ce jeune homme ? De loin, dès qu'il vous reconnaît, il touche son chapeau ; il est penaud quand vous le dédaignez, joyeux si d'un sourire vous voulez lui répondre. Un jour, il vient à vous. — Bonjour, Mademoiselle. Il a des cheveux noirs, des yeux bruns, de jolies dents qui luisent. Il vous parle galamment, comme à une vraie dame. Oseriez-vous le rabrouer ! D'abord, vous lui feriez de la peine et, à la rue, quel scandale ! Si pressée que l'on soit, on a toujours une minute. Et si, pendant cette minute, il vous propose une promenade, tenez pour dimanche, quand vous serez libre, comment connaît-il déjà vos habitudes ? Vous songez à votre belle robe qui serait bien plus belle au bras d'un cavalier. — Eh bien, oui, à dimafiche. Et ce dimanche vous l'attendez. Les jours, semble-t-il, sont devenus des visiteurs bien ennuyeux qui ne se décident pas à partir. Ce samedi surtout, qui n'en finit pas, avec ses brosses à préparer la demeure du dimanche. Celui-là, avant qu'il n'arrive, vous avez déjà interrogé la figure qu'il fera dans le ciel. Quelle chance ! Ce ciel est rempli de clartés et votre joie y ajoute de la lumière. Est-ce voler que d'emprunter sur la toilette de Monsieur son savon le plus fin ? Avec ses flacons, on se parfume en dimanche ; avec ses fers, on se frise en dimanche ; on passe, on ne sait pourquoi, sa plus belle chemise, celle en dentelles de dimanche, et : « Au revoir, Monsieur ! au revoir, Ali ! au revoir, tout le monde », on claque derrière soi la porte —en dimanche. — Je suis bien content de vous voir, Mademoiselle. Ce qu'il dit, il le chuchote ; pas les devinettes de Monsieur, de jolies phrases, des compliments, des promesses comme en trouvait Héctor. — Nous dînerons à la campagne, voulez-vous ? La campagne ! de la joie qui s'ajoute à votre joie. Voici les arbres, voici les blés, voici un coquelicot tout rouge, voici l'omelette appétissante et jaune, comme le cœur des marguerites. Et, ces oiseaux, écoutez donc, comme ils chantent ; et votre bonheur aussi, comme il gazouille, timide au fond de votre cœur, comme il monte à votre bouche, comme il sort par vos lèvres, et cela fait un baiser. Vienne alors le soir : il y aura sur un banc, près de vous, un jeune homme, sa main qui vous caresse, sa jambe qui vous frôle, tout son désir autour de vous, comme le vôtre autour de lui. Et quand on le revoit le lendemain, peut-être après une nuit où Monsieur eut tort avec ses devinettes, on rougit comme pour Hector, on balbutie comme devant Hector, on... on sent que l'on aime comme on aimait Hector... Celui-ci s'appelait Vladimir. Il habitait seul avec un divan, un lit et une armoire à glace. Une chambre de garçon, c'est bon parce qu'une femme peut, avec son amour, y laisser son bon ordre : — Tu vois dans ce coin, je range tes chaussettes; là, tes chemises. J'emporte celles-ci pour y faire, un point. Cela se passa dès le second dimanche. Comme son nom, Vladimir arrivait de loin. II racontait ses voyages. Il n'existe pas qu'Ostende où l'on a grandi, Bruxelles, qui est une jolie ville. Plus loin, on trouve Londres où c'est drôlei parce que tous les magasins sont fermés le dimanche ; ailleurs, Berlin, avec des soldats qui marchent haut les pattes, comme des chevaux savants ; ailleurs Paris, où des hommes, costumés en diable, vous donnent à boire, dans des têtes de mort. Les yeux qui ont vu ces merveilles deviennent les plus beaux yeux du monde : elle regardait ces yeux. Il lui montrait aussi Bruxelles. De sa cuisine d'où l'on voit les pieds, de sa mansarde, au-dessus des toits, on ne soupçonne pas Bruxelles, ni ses tavernes où l'on boit de la bière, ni ses bodegas où l'on savoure des vins sur les tonneaux, ni les concerts avec des chanteuses en jupes courtes pour mieux lever la jambe. Une fois, il la mena au théâtre : sur la scène, une femme pleurait parce qu'un sorcier, en redevenant jeune, lui avait fait un enfant ; un peu son "histoire. Vladimir connaissait la pièce. Il regardait les dames qui sont belles dans leur loge : — Les femmes, disait-il, ne sont pas faites pour travailler. — Celles qui sont riches... — On le devient. Ainsi toi, tu aurais pu être autre chose qu'une servante... Quoi ? Il ne le disait pas. Une autre fois, il lui expliqua comment on se frotte les joues d'un peu de rouge, les yeux d'un peu de noir, pour s'adoucir le visage. — Mais, chéri, ma peau est fraîche, pas besoin de couleurs. — Tu es beaucoup mieux, je t'assure. Ainsi peinte, il la présentait à des camarades. — Mademoiselle, enchanté !... C'étaient des jeunes gens bien vêtus, assez prétentieux, dont les manières l'inquiétaient un peu. Ils étaient presque trop bien vêtus. Elle ne les aimait guère, et encore moins leurs dames et leurs chapeaux à plumes, leurs bijoux en placard, leur façon inconvenante de boire en public, aux verres de leurs amis : — Chez soi tout ce que Ton veut, mais devant les autres... Vladimir ne les aimait pas non plus. Il était d'ailleurs beaucoup plus simple. Quand il manquait d'argent : — Prête-moi cent sous, disait Vladimir. Et ce que, de leur dimanche, il préférait : — Tu vois, c'est la fête que nous allons prendre de nous-mêmes, seul à seul, dans ma chambre et pour rien. Ainsi, il habita, dans le cœur de Marie, un grand •amour avec un grand bonheur. Aujourd'hui est un jour heureux, demain jour heureux, puis dimanche... Après? Quand on cueille des roses, va-t-on s'inquiéter de la neige plus tard ? Qu'elle tombe d'abord. Pendant ce temps, la pauvre petite Yvonne restait bien morte. Elle voulut, un soir, la ressusciter pour Vladimir : -— Tu sais, chéri, je ne veux rien te cacher : avant toi... — Bast..., trancha Vladimir. La petite, qui devait renaître, ne ressuscita pas plus avant. Et Monsieur ? Mon Dieu, quand elle rentrait à la nuit, une lumière l'attendait. Allait-elle, à cause de Vladimir, faire de la peine à Monsieur ? A cause de Monsieur, faire de la peine à Vladimir? D'ailleurs les devinettes l'avaient dit: d'un côté l'os, de l'autre la viande. Elle préférait se taire. Quant à un troisième... Un jour, un ami de Monsieur la suivit et brusquement, dans la nuque, lui planta ses deux lèvres. Deux lèvres dans la nuque vous chatouillent cependant ; eh bien ! non, elle n'en voulut pas et vlan ! sur le beau Monsieur, elle mit une gifle. Un autre jour, Ali se jeta à ses pieds: « Moi aimer vô. » Un nègre ! Marie ne se fâcha pas. Elle ne rit pas non plus. Elle se trouvait assise près de sa table, où refroidissait une crème. Comme il recommençait, la bouche ouverte : «Moi, aimer vô », elle y fourra une cuillerée, puis une autre, puis de nouveau... Tant qu'il n'en resta plus. — Et maintenant, va, mon brave Ali. Pourquoi Vladimir rit-il si fort quand il connut cette histoire ? VIII Il vint un dimanche de Carnaval. Comme c'était le premier, Vladimir voulut lui montrer comment, en un tel jour, on s'amuse. Ils iraient au bal. Monsieur lui avait dit : « Rentrez quand vous voudrez, ma fille. » Elle était donc libre, curieuse aussi, et cependant, au moment de partir, elle se sentit plutôt maussade. Non, ce n'était pas à cause de son costume. « Tu m'en as choisi un très beau » : des bas blancs, ■des sandales avec des rubans qui se croisaient sur les jambes, une culotte en soie verte, une chemisette blanche, une toque à plumes, et des bretelles aussi en soie verte. En tout, devant la glace, un joli bonhomme, bien qu'un peu gros du derrière et de poitrine trop rebondie. — Eh bien, alors ? — Je ne sais pas, disait Marie. — Peut-être parce que le devant de la chemisette ferme trop : il y a moyen ; il suffit d'une entaille. — Mais, dit Marie, on verra tout. — Ce tout est charmant ; d'ailleurs avec un masque... A la rue, ça n'alla pas encore mieux. On marchait serré. Tout le monde s'était dit : « Allons voir les masques » et comme chacun avait eu la même idée, on ne voyait en définitive que fort peu de masques et l'on se rattrapait sur les quelques-uns qui passaient. A cause de sa culotte, on regardait beaucoup Marie. « Eh ! le pâtre ! » Une femme en pâtre, cela doit être gai, faire aller ses jambes, dire des bêtises et, au lieu de cette joie, on reste Marie, on sent du plomb dans les bras, du plomb dans les jambes, du plomb dans la tête. Et puis elle était gênée ; dans cette soie qui serrait, on devait lui voir tout. — Mais non ! d'ailleurs, tu as ton masque. Ils entrèrent dans une taverne, puis dans une autre. Elle fut plus à l'aise : on est assise sur ce qui vous gêne. Elle étudia comment les masques parlent d'une voix aiguë et aussi ce qu'ils disent. Avec une voix pareille, on lance plus aisément des folies : une autre parle, ce n'est plus vous. « Bonjour, beau masque », elle salua une dame. « Bonjour, toi, je te connais », elle passa la main dans les cheveux d'un buveur, dont la tête ne lui parut pas trop effrayante. — On s'amuse ? — Mais oui, chéri, un peu. Après plusieurs tavernes, ils entrèrent dans un restaurant. Pour manger, elle dut enlever son loup et redevenir une Marie sérieuse. « Mais je suis gaie tout de même ! » Ils burent une bouteille de vin blanc, ensuite une bouteille de vin rouge. « Et des huîtres, chéri, c'est bon, les huîtres ! » Son masque remis, elle devint pour de vrai un pâtre. Elle se mit à gambader. La culotte, on s'en fiche. « Mais, saute donc, Vladimir !...»Elle voulut, comme les autres, avoir un de ces mirlitons qui font du bruit. Quand ils se présentèrent pour le bal, elle en chatouilla le nez du bonhomme à la caisse. — Turlu, turlu, turlu ! Au son du mirliton, voici un pâtre vert qui entre dans la salle. Puis : Oh ! tout ce monde qui s'écrasait là et semblait déjà fou! On aurait dû venir'plutôt. « Jamais je ne deviendrai si folle ! » On ne dansait pas ; on sautait. On sautait par couple ; on sautait par groupe ; ou, ce qui était plus gai, par longues chaînes en se tenant par la main. On s'embrassait beaucoup. Elle regarda. Le bal est une fête qui vous entre longuement parles yeux. Tant de lumières î On ne distingue pas d'abord : c'est une masse qui tourne, du rouge, du vert, du jaune, des étoffes qui brillent, des bras nus, des épaules, et, par-ci, par-là, à cause de sa teinte, une perruque, à cause de sa forme, un drôle de nez. Puis cela se sépare : on voit mieux : là bas cette femme tout entière avec sa jupe rouge et ses yeux noirs d'Espagnole ; et celui-là, chéri, sa figure enfarine et seslèvres desang;et celle-là, mais regarde donc ! on lui voit jusqu'en haut le rose de la jambe. Sur l'estrade, on voit le chef d'orchestre ; on entend les violons plus moelleux que des voix, les violoncelles qui leur font la cour, la flûte qui rit, la clarinette qui chante malgré son rhume, et, par-dessus la bataille delà grosse caisse et des tambours, les autres instruments, de toutes leurs forces, avec leur gosier de cuivre. Cela forme de la musique, un air que l'on connaît. Et ainsi, après les yeux, le bal est une fête qui vous entre par les oreilles. — Et maintenant, dit Vladimir, dansons. Us se prirent à la taille, tournèrent un instant sur place, et alors, dans ce bal, où tantôt manquait quelque chose, il y eut quelque chose de plus, quelque chose de rare, quelque chose de beau : Marie, en pâtre vert, qui dansait une valse ! Pourquoi en partant, avait-elle été si triste ? — Chéri, je m'amuse; chéri, dansons encore ; chéri, oh ! si nous étions seuls, une minute. Tous ces corps qui se montrent, tous ces corps qui se touchent, tous ces corps qui ont chaud : le bal, ça sent.l'amour. Puis elle eut soif. — Turelu, ! turelu ! Avec son mirliton, voici le pâtre qui se présente au buffet. Plus que dans le bal, on s'amusait. On ne se tenait pas assis autour des tables, comme dans les tavernes ; oh se hissait dessus, on criait. Et les femmes, difficile de dire à qui elles appartenaient. Elles roulaient de l'un à l'autre ! Elles taquinaient les messieurs et ceux-ci, par vengeance, exigeaient qu'on les embrassât. —t- Mais regarde donc, chéri, regarde. Elle riait : elle trouvait naturel qu'il commandât du Champagne ; elle avait des idées toutes drôles. Vos idées aussi portent le masque, une grosse perruque, un nez de travers et, pour peu, par-dessus ce qui n'est pas permis, vos idées, hop là ! lèveraient la jambe. D'ailleurs, elle ne l'eût pas fait.« Moi, tu sais, je reste convenable. » Et sur le visage, qu il faut cacher, elle serrait son loup. Il survint un homme. En manteau bleu, il avait une culotte bleue, une veste bleue et dans tout ce bleu, on voyait encore ses yeux qui étaient bleus. HISTOIRE D'UNE MARIE. 5 — Mademoiselle, m'accorderez-vous cette danee ? Elle regarda Vladimir : « Avec un autre ? — Mais certainement. » L'homme dansait bien, on peut même dire qu'il dansait mieux que Vladimir. Elle l'appelait « Mon Seigneur bleu ». Il l'avait prise à la taille et la guidait, en tournant légèrement, parmi les groupes. Sa poitrine était large, bonne à s'appuyer. Sous le manteau, ses bras serraient ferme. Après la première danse : « Encore celle-ci ? » Elle voulut bien. Il fallait en 9e balançant s'étreindre de toutes ses forces : on avait l'air de s'aimer : — Je suis sûr, Mademoiselle, que vous êtes gentille tout plein. — Vous croyez cela, Mon Seigneur bleu ? — Et qu'en soulevant ce masque... — Oh ! cela ne se peut. — Pourquoi donc^ Si les voix avaient une couleur, la sienne eût été bleue. — Et maintenant, ramenez-moi vers mon cavalier. Sa tête dansait encore. Ils ne virent pas tout de suite que Vladimir n'était plus là. Ils durent, en se tenant par le bras, faire le tour de la salle. Elle eut le temps de n'être plus inquiète : — Cela ne fait rien, dit le Seigneur bleu. Cela ne faisait, en effet, rien. Ils s'assirent quelque part. Sous la clarté d'un lustre, elle voyait mieux le bleu des yeux du Seigneur bleu. Elle avait chaud. Il dit, en montrant le masque : — Enlevez donc cela. Après tout, d'autres femmes montraient leur visage à découvert. — Voilà. — Je vous l'avais dit, Mademoiselle, que vous étiez gentille. Et vos lèvres, on peut ? Sur ce petit coin de sa personne, il put ce qu'il voulait. Après, à cause de ce baiser, elle pensa à Vladimir : — Mais vous avez le temps, Mademoiselle. Encore vos lèvres ; et votre coupe, vous oubliez le fond. Sans doute pas la faute de ce fond : « Ce n'est pas moi, ce sont les murs qui tournent. Cet escalier est saoul. » En rentrant dans la salle, il lui parut facile d'imiter une clownesse qui, de sa jambe, envoyait au lustre le chapeau d'un Monsieur : — Tenez, comme cela. Elle lança le pied, tourna sur elle-même et vlan! un chapeau s'envola. Seulement sa chemisette craqua ert l'on vit un sein nu. Elle l'avait bien dit, qu'on verrait tout ! ■—- Veux-tu rentrer, coquin ! — L'autre, cria quelqu'un. — L'autre ! l'autre ! Tous réclamaient l'autre. Ils étaient drôles : — Mais oui, Messieurs, ne criez pas si fort ; vous voulez l'autre, je l'entends bien. Celui-ci est mignon, mais l'autre, Messieurs, si vous le voyiez... Eh bien, le voilà ! Elle les tenait dans sa main, un à droite, un à gauche, joue à joue comme deux frères. — Bravo, le pâtre ! On l'acclamait. Parce qu'elle avait montré l'autre, on voulait savoir si les deux étaient vrais. On y goûtait avec les doigts, avec les lèvres, et puis aux jambes et puis au reste, qui se cachait mal sous le costume du pâtre vert. « Mais oui, Monsieur, c'est du vrai. Constatez. Oh ! pas tous à la fois, vilains chatouilleurs. » Elle sentit aussi des chatouilleuses : ça, c'était sale ! — Vive le pâtre ! Elle monta tout à coup très haut sur des mains, par-dessus les têtes. Elle tenait toujours ses deux seins et parce qu'elle les montrait, il ne pouvait exister que du bonheur en ce monde. Elle monta encore, si haut que son mirliton refusa de la suivre. Son mirliton ! son mirliton!... elle exigeait son mirliton... On est nue sans son mirliton ! Elle paya des baisers pour le ravoir, des baisers pour le garder, oui, oui, à tous, mais chacun à son tour. Ensuite elle dansa : Marie dans cette ronde, Marie à cheval sur des épaules, Marie comme une môme au bras d'un apache. Puis elle chercha Vladimir, simplement parce que, là-bas, elle venait d'apercevoir Vladimir. — Hé, Vladimir ! « Vladimir ! Vladimir ! Vladimir ! » La salle entière appelait Vladimir. « Vladimir! » à l'orchestre ;« Vladimir ! » dans les loges ; « Vladimir ! » jusqu'en haut dans les lustres. Appuyé contre une colonne, bien sage, Vladimir souriait. Elle n'eût pas aimé le retrouver avec une femme : — J'arrive, Vladimir. Elle arrivait :« Pardon, Monsieur, voulez-vous me laisser passer ? — On paie le passage, Mademoiselle.— Voilà... Aïe! mon pied... Pardon, beau masque, je rejoins Vladimir. «Tous ces dos, tous ces coudes, toutes ces jambes et comme ré- sultat ceci : « Eh mais ! je vous retrouve, mon Seigneur bleu ! » Avec le Seigneur bleu elle fit une danse ; une danse avec un diable rouge ; une danse sur la poitrine en fer d'un gros soldat. Et de nouveau, elle eut soif. Elle prit un bras qui montait au buffet. Tous connaissaient déjà le petit pâtre :« Eh! par ici, dans mon verre. Eh! par ici, pas dans mon verre : sur ma bouche. » Elle buvait dans les verres, elle buvait sur les bouches, on buvait sur la sienne. Plus triste. Un rêve vous transporte. Je suis sur des genoux; me voici sur une table ; je monte en chemin de fer sur un dos, pour chercher Vladimir. Moi une servante ? la Marie d'Hector ? la... Eh non ! un pâtre, Monsieur, un beau pâtre, un pâtre que tout le monde aime, parce qu'il a les seins nus. — Que je vous accompagne, beau masque, je veux bien, où allons-nous ? Sous la salle où l'on danse; on trouve dans un bal des coins où l'on n'est pas vu, quand on s'embrasse. « Respectez, mon mirliton, Monsieur. » Elle revint seule. Elle ne pensait plus à marcher droit, elle se laissait emporter par quelque chose de lourd dans sa tête : peut-être l'idée qu'elle cherchait Vladimir, peut-être qu'Yvonne... Sa tête la guida vers en haut. « Turluru ! Qu'a donc la musique à faire ce vacarme ? Silence, c'est moi l'orchestre.»Sa tête la guida dans une loge: « Bonjour Madame, vous pleurez. Mais non ! les hommes ne sont pas des cochons. Elles sont délicieuses vos pralines. » Après elle ne sut plus très bien. Est-ce Marie qui parla longuement avec un pâtre qui lui ressemblait et qu'elle ne parvint jamais à embrasser parce qu'il se dérobait derrière une glace ? Est-ce pour elle que deux hommes se donnèrent des coups de poing, tandis qu'elle filait avec un troisième, un gros ventre sous un froc ? Ce qui est sûr, c'est que ni là haut, ni en bas, ni nulle part où l'entraîna le poids de sa tête, elle ne découvrit Vladimir. Alors, zut ! Le bal est une fête d'où, faute d'air, on finit par partir. « Les autres sont saouls, moi seule je suis fraîche.» Elle lâcha le mirliton ; elle s-'efîondra, de son long, sur une banquette, elle suivit un groupe, elle se laissa pousser dans une voiture. « Tiens, un Monsieur ! » Il était très gentil. Vous êtes tous très gentils. Mais après tant de baisers, on aurait bien pu la laisser bâiller à son aise... Le lendemain elle eut mal de tête. Et puis cet homme dans la voiture ? — Tais-toi, grande sotte, fit Vladimir, c'était moi. Lui ? Elle pouvait en douter. D'ailleurs on ne recommence pas ces folies, et, le bal suivant : — Chéri, je ne suis pas libre, mentit Marie, qui passa la nuit calmement avec Monsieur. On devient sage. Ce carnaval, il faut croire, n'eut pas d'autres conséquences. Sauf une peut-être, par la faute d'un bouton. Petits boutons en os, humbles frères du nez de Cléopâtre, vous ne fixez pas que les boutonnières. Plus grands, plus petits, pour une simple Marie, la face du monde eût été changée. Il y a l'avenir, ce que dans l'existence on ne peut éviter et que, pour cela, on appelle le Destin. Celui de Marie voulut que le bouton de Vladimir fût trop gros pour son col. — Nom de nom, jura Vladimir, il n'entrera jamais. Il luttait devant la glace ; il lança du talon un grand coup sur le plancher. Ils allaient sortir. Prête déjà, Marie se leva pour l'aider. — Laisse-moi la paix, cria Vladimir. J'en ai assez. Chienne de vie. Bruxelles m'horripile... Je... je... un de ces jours, tu verras, je bouclerai mes malles. Marie sentit au cœur une secousse : le talon de Vladimir ne frappait pas que sur les planches. — Oh ! fit-elle. Avec ses yeux qui tournèrent autour de la pièce, elle regarda l'armoire, le divan, le lit ; ces meubles devenus un peu les siens puisqu'elle y avait été heureuse. — Et moi ? — Toi ?... Il avait vaincu le bouton et lustrait son chapeau, pour sortir. Il- ouvrit la porte : — Passe devant. Il tourna la clef comme d'habitude. — Tu es sotte, fit-il. T'ai-jedit que nous nous séparerions? Tu m'accompagnes,c'est entendu... A Londres, nous gagnerons de l'argent. Il ne demandait pas : « Veux-tu ? » Il affirmait : « Tu veux bien. » Pourquoi discuter ? La femme est la femme ; l'homme décide. A cause d'un petit bouton ! D'ailleurs on ne partit pas tout de suite. Elle prévint Monsieur : — Vous avez l'âge de raison, ma fille... Et peut-on savoir où vous allez ? — A Londres, Monsieur. — Oh ! oh ! Londres ! Seule ! — Non, fit Marie, pas seule. — Hum ! Et que ferez-vous ? — Ce que... ? On m'a promis un bel emploi. Monsieur fit la grimace. Les mots tirent hors de l'ombre des choses qu'il vaut mieux y laisser. Marie se tut, comme on souffle sa lanterne. Après Monsieur, elle avertit ses parents. Depuis sa grossesse, elle ne les avait plus revus, et, voici, elle revint un jour, la taille fine, des cadeaux plein sa malle, en jeune fille qui a fait du chemin et qui va le continuer avantageusement à Londres. — Une ville de riches, approuva le père. — Mais loin, pensait la mère, car pour une mère, cela compte, la distance. •— Bast ! Je t'écrirai souvent. Tu comprends, une place de gouvernante, dans une bonne famille... Et puis... et puis... Les mots qui sont des lanternes sont aussi des voiles : on peut parler beaucoup quand on ment... Avant de partir, elle revit également Hector. Hector : ce qui aurait pu être et qui n'est pas. Il avait grossi, enflé plutôt. 11 portait de moins belles cravates : un homme auquel manquent les doigts soigneux d'une Marie. Sa Louise le suivait, très laide. Plus rousse que jamais, elle étalait un gros ventre. Fi ! IX Vous entrez au restaurant. Vous demandez du melon : on vous sert du melon, mais au lieu de sucre, voici du poivre. C'est Londres. On se sent tout de suite loin, au delà de la mer, dans un autre coin du monde. Il y a plus. Regardez cette boucherie : de la viande y pend rouge, par grands quartiers à des crocs ; rouge aussi, dans son comptoir, la tête de veau de la caissière ; rouges les hommes qui découpent ; mais pouah ! leur tablier est noir, pas blanc comme chez vous : noir. Jamais on ne se décidera à manger de cette viande. Encore : Votre franc n'est plus un franc ; « oui » se prononce « yes » ; ce cocher a son siège non sur le devant, mais sur le derrière de sa voiture. Marie habitait une chambre tiès haut, après beaucoup de marches. Cela aussi vous change de Bruxelles où vous viviez dans la cuisine. Elle avait une fenêtre singulière qui se levait et s'abaissait « en guillotine », disait Vladimir. Chaque fois, elle pensait à sa tête. Elle ne voyait plus les passants par les jambes, ni par les roues le s équipages. Nouveau point de vue : elle les dominait:plate-formes et chapeaux,et beaucoup, les uns contre les autres, car chaque jour semblait un jour de fête. Dans la chambre, nouvelle chose aussi : Vladimir, presque un mari, la caresse à toute heure, le bonheur en pantoufles qui rôde autour de vous. Mais l'argent ? — Quand travaillerons-nous ? disait Marie. — Rien ne presse ; il faut d'abord bien connaître Londres. Elle ne le connaissait donc pas encore î Le matin on criait : « Meat, meat, cat's meat ! » On ouvre les yeux : Ah oui ! c'est vrai, je suis à Londres. Ensemble, ils poussaient leur tête sous la guillotine : — Regarde, petite, ces charrettes. Les Anglais aiment beaucoup les chats, hé ! hé ! -— Pourquoi : hé ! hé ? — Rien. On vend pour eux de la viande, tu vois, sur les petites charrettes. — Comme chez nous, les légumes. — Meat, meat, cat's meat ! — Oui.. — Et ce parc, en dessous, chéri ? Il était beau, ce parc, avec des arbres qui semblaient grands et des parterres d'une seule couleur, peints sur le sol. — Chéri, si on allait ? — On ne peut pas, petite. Vois la grille et la porte. Il faut une clef. On ne la donne pas, on la vend. — C'est drôle, Londres !... Et maintenant travaillons, je connais tout. — Non, pas tout. Ils sortaient : — Ça, c'est une église ; ça, le port; ça, un musée. — Oui, comme ailleurs. Elle vit le palais du roi, un beau palais, non à cause du roi, qui en ce temps était une reine,, mais à cause des gardes : bottés jusqu'aux genoux, en culotte blanche, jaquette rouge,, un grand panache sur le casque et à cheval. — C'est beau Londres, où l'on voit de- si beaux hommes. Elle vit mieux:un cri de métal, toute la rue qui s'arrête, un tourbillon écarlate qui passe, avec des cuivres et des tuyaux. — Tu as de la chance, tu as vu les pompiers. Après ce fut tout ? Non, elle apprit le principal : deux rues. Oxford street et Piccadily : la pi ornière qui importait parce qu'elle menait à la seconde. On pouvait se croire à Bruxelles, dans une de ces rues austères, autour du Parc. A gauche, vous voyiez ce Parc, à droite des maisons, de hautes fenêtres, de grandes portes, des pierres hargneuses, ce qu'il faut pour loger des riches n — Les clubs. Ayant dîné, les Anglais y entraient, rouges comme leurs quartiers de viande ; plus tard, ils en sortaient très blancs, ayant bu. Ils n'étaient pas soldats et portaient cependant l'uniforme : escarpins vernis, foulard de soie, manteau noir et, là-dessous, l'habit où l'on est tout à fait cor*-rect. Des. gens riches et même quelque chose de plus : « Rupins », disait Vladimir, et, par-dessus le marché, Anglais, pas Belges, pas Français, pas, Allemands : Anglais, ; raides, méprisants, la figure en pierre, de la pierre qui' serait un peu triste., Pour tant de Messieurs, il passait beaucoup de dames. Elles n'entraient pas aux clubs ; on sait bien que ces dames tiennent le trottoir, cent pas pour aller, demi-tour, cent pas pour revenir, chacune sur sa portion de dalles. On voyait celle en soie rouge, celle en soie verte, celle en soie orange, de belles soies comme pour les théâtres. Mais rouge, la veille, la dame en rouge était aujourd'hui encore en rouge, en rouge demain, en rouge les autres jours. Elles n'avaient- chacune que sa couleur, dans une seule robe et, à force d'être si belle, toujours en soie, toujours en vert, toujours en rouge, la dame à la longue semblait un peu pauvre. — Bonjour, leur disait Vladimir. — Tiens toi ! t'es donc revenu ? — Chéri, demandait Marie, tu connais ces femmes ? — Oh ! pas comme tu penses. Elles s'arrêtaient une minute pour causer. De près elles sentaient comme trop de violettes dans une chambre. — Et cela marche ? Elles répondaient : « Pas mal » ou « le guignon » ou «un lapin », des mots que Marie ne comprenait guère. Il y avait Suzanne et Clairette, des Françaises ; Edwig qui était Allemande ; Palmyre, une bonne Flamande, que Marie préféra. — Au revoir, faisaient-elles, voici du monde... Et de nouveau, sur le trottoir, cent pas pour aller, demi-tour, cent pas pour revenir. — Et voilà, dit Vladimir... Voilà : Londres, c'était une dame ou verte, ou rouge, ou jaune, pour des Messieurs cramoisis après la table, blancs après le club, mais toujours raides parce que toujours Anglais. A part la Palmyre, Marie ne les aimait guère. Elle ne les blâmait pas, mais faire comme elles, non ! Vladimir en parlait en riant : ■— Tu devrais essayer. — Moi ? Elle avait bien du plaisir : — Voyons, chéri, ces femmes sont très grossières ; elles ont de vilains gestes : as-tu remarqué celle qui l'autre jour, disait « zut » en se tapant sur les reins ? Me vois-tu ? — On n'est pas obligée, on peut rester polie. — Oui... on peut. Mais toi, Vladimir ? Tu sais bien que je t'aime... —Cela n'a pas de rapport. Pas de rapport ? Un jour, il la mena dans un parc, un de ces parcs, comme à Bruxelles, où l'on peut entrer sans clef. — Regarde. Sur un banc, une dame jouait avec ses deux enfants, embrassait l'un, embrassait l'autre et derrière eux, les embrassant tous les trois, se penchait le mari : un gentil ménage. — Regarde mieux, dit Vladimir. Elle regarda mieux. Tiens ! mais elle avait déjà vu cette dame ; elle l'avait vue un soir, d'autres soirs... Ah bah ! c'était la dame en jaune ! Cela n'avait en effet aucun rapport. On vend à tous ce que l'on donne à un seul. Le plaisir, vous savez ? La tranche de gigot, eût dit Monsieur. Pourtant s'isoler avec un étranger qui vous veut en cliemise, nue peut-être, puis avec un autre, quatre ou cinq dans la soirée. Si, du moins, on prenait le temps de se connaître ou de s'étourdir, comme le premier soir avec Monsieur ; mais si vite, cela n'est pas" convenable. Bah ! Les convenances sont des hypocrites qui, pour un peu d'argent, montrent comme les autres leur derrière de fausse maigre. Oui disait cela ? Vladimir, d'abord. Ses amies. Et aussi les amies que l'on porte en soi, qui s'appellent l'Expérience. Et encore, Palmyre, la Flamande, qui dans son langage vous rapporte un peu de pensées de là-bas.. — Pourtant, disait-elle à Palmyre, quand tu vois un agent, tu as peur : c'est donc défendu ? -—- L'agent, Jésus-God .! Eh bien quoi ? S'il vous pince, on paie l'amende : c'est pour la pipe-de laieine. Après on recommence. — La pipe de la Reine ? Voilà « Pipe de la Reine ». On ne sait pas au juste, on ne sait pas du tout. Peut-être que ça brûle, peut-être que ça fume, bouffarde, cheminée ou principe, mais :«Pipe de la Reine !» et ce qu'on croyait défendu devient permis. Alors on réfléchit à gauche, on réfléchit à droite. « Oui » à gauche, « non » à droite, cela se prononce « peut-être ». Certes, au pays de sa mère, une fois pour toutes elle eût dit « non ». Mais si loin, dans une île. On a des idées que l'on consigne derrière soi sur l'autre rive. On en prend de nouvelles, un peu gênantes d'abord, néanmoins confortables. On -est au pays des fenêtres en guillotine, des bouchers à tablier noir. On mange, en somme, de leur viande et, mon Dieu, à la longue, il n'est pas mauvais le melon au poivre. D'ailleurs il fallait de l'argent. Elle en reparla la première : — Et toi, Vladimir, ne seras-tu pas jaloux? Moi, à ta place... — Les -femmes ce n'est pas la même chose. — Oui, mais pense... — Je suis sûr. J'ai essayé. Tu te souviens : le bal de la Monnaie, l'homme de la voiture ? — Eh bien ? — Pas moi, petite... Et tu verras, de toutes, tu auras la plus belle robe. Il convient de le dire : la robe se trouvait prête. X Bonne chance, souhaita Vladimir, je t'attendrai chez ncus. Bonne chance et l'on va ! A son tour, on porte une toque à panache, des souliers qui craquent, une robe que d'autres Marie reconnaîtront de loin. On a été longue à réfléchir et maintenant, on voudrait réussir, mais tout de suite, du moins la première fois... et savoir ce qui se passe. Cependant la gorge vous pince : on est gauche, parce 'qu'on n'a pas l'habitude et que l'on est bien seule, exposée sur ce trottoir. Bonne chance 3 J'ai l'air de flâner, mais personne ne s'y trompe. Il semble qu'avant les mains, tous les regards vous déshabillent, devinent pourquoi vous êtes là, le découvrent dans vos yeux, dans votre démarche, dans votre jupe surtout, cette jupe faite pour tomber et dont la soie hurle la marchandise qu'elle renferme. Oh ! pouvoir s'effacer. Etre cette dame qui passe, un Vladimir à son bras, ou bien cette ouvrière, avec son repas d'ouvrière, qui trimballe dans un papier au bout d'une ficelle. Bonne chance ! Et l'on tremble. — Bonsoir, Palmyre. Palmyre, il est vrai, vous encourage parce qu'elle est bonne. — Jésus-God, il faut que chacun vive. Mais les autres, des bêtes mauvaises, jalouses de vos plumes qui sont neuves, jalouses du morceau que vous allez tantôt leur prendre. Et puis,-voilà le policier qui se plante juste au bord de votre trottoir. La pipe de la reine I On ne remarque pas un policier, quand on fait une simple course. Ce soir, il se multiplie ; ses yeux vous chassent vers un autre, un autre encore, là, sous cette lanterne, un autre contre cette façade, tous sournois, embusqués, avec des poignes à vous casser l'épaule. — Bonne chance ! voici des hommes. Mets du feu dans tes yeux, Marie, du sourire à tes lèvres. Pour qu'ils te prennent, il faut qu'ils te sachent ardente et gaie. Aguiche leur luxure au long de ta cheville. Joue de la croupe, qu'ils la souhaitent nue ; avoue tes seins, que leurs doigts les désirent ; révèle ta hanche, qu'ils en bavent. Qui sera-ce ? Dieu ! pas celui-ci qui a sur lui vous ne savez quoi qui vous épouvante ; ni celui-là au ventre trop flasque ; ni celui-là parce que son mufle de bête vous dégoûterait dans votre cou. Plutôt ce jeune, un peu timide, si grêle avec sa figure en pierre douce ; ses bons yeux vous mettraient à l'aise : « Psst ! bonjour. » Il a souri, mais il passe. On va, on rôde. Cent pas pour aller, demi-tour, cent pour revenir ; votre ombre qui tantôt vous suit et tantôt vous dépasse ; les dalles dont on apprend à connaître les jointures. Si je me risquais ailleurs. « Go on » « No ! » Pas besoin de comprendre. On sent ces mots tant ils frappent dur. — Bonsoir, petite ! — Ah ! chéri, comme je suis contente : j'étais si triste. Encore rien, tu sais ? — Patience, petite, ça ira. — Tu penses ? — Mais oui. — Et tu m'aimes ? — Mais oui, mais oui... au revoir... On envie la dame en jaune, celle du parc, qui rentre pour de bon au bras de son petit homme ; il y a la dame en vert qui a de la chance: la voilà qui revient pour la troisième fois ; il y a Palmyre, qui, en passant avec un homme, vous fait signe qu'après celui-ci, elle ne reviendra plus. Les heures aussi vous font signe et, l'une après l'autre, partent dans leur robe de soie. Celles qui suivent, comme elles sont froides ! La faim d'après minuit gronde au fond de leur ventre. A force de traîner, on ne sait plus qu'on marche. Le sourire vous tombe des lèvres : on a trop mâchonné cette fleur et vos œillades, bon Dieu, ce sont des larmes. HISTOIRE D UNE MARIE. 6 A quoi bon, d'ailleurs ? Vous êtes seule à marcher encore sur les pierres. Les fenêtres des clubs sont mortes. L'aube, qui refroidit les hommes, soulève dans le ciel sa paupière d'or qui vous nargue. Restons quand même. Encore cette demi-heure... encore ce quart... encore ces cinq minutes : il viendra peut-être celui qui pour une aumône... pour rien... vous débarrassera de cette attente. Mais personne : des voitures qui se hâtent ; des hommes trop ivres ; le policier qui vous épie moins, pour une faute que vous ne pourriez plus commettre. Alors, il faut bien que l'on s'en aille. On songe à sa chambre qui est loin, où il fera bon de s'étendre. Mais Vladimir et les mains vides?... On va... Une... deux...trois... on compte les dalles. Cela aide à marcher... Une... deux... trois... les maisons... Un... deux... le passage plus lent des réverbères. On file par des ruelles obscures où des individus rôdent et vous interpellent maintenant. Ceux-là, on sait ce qu'ils valent et l'on fuit sans répondre, l'on se fait toute petite, les épaules rentrées pour que leur poing, ou pis, n'y trouve pas de place. Enfin l'on reconnaît le parc, le jardin clos où l'on n'entre qu'en payant. Là haut, derrière la vitre, Vladimir vous attend... Non, il dort. « Eh bien, petite ? — Rien. » Et on se laisse tomber sur sa chaise, avec sa belle robe, son beau panache et, au fond de soi, quelque chose de ridicule qui vous est resté pour compte. XI Elle n'aurait jamais cru que ce serait avec celui-là. Elle l'avait regardé comme on les regarde tous, mais elle s'était dit d'avance : a Pas la peine, il ne me prendra pas. » C'était un de ces hommes, dont on pense, au premier coup d'œil : « Dieu, qu'il est maigre! » au second :« Dieu, qu'il est triste ! » Pas rouge comme ceux des clubs qui viennent de table, ni pâle comme ceux qui ont bu, il était sans couleur, plus morne à lui seul que tous les rouges et tous les blancs ensemble. Et pourtant ce fut cet homme-là. Il tourna vers elle un visage où tout, les moustaches, les lèvres, les paupières, pendaient vers en bas. — Etes-vous Française ?... Alors, venez. Elle pensa d'abord : « Ça y est ». Après coup, elle se dit qu'elle aurait dû l'avertir : « Je ne suis pas Française ». Mais elle le suivait déjà et puisqu'il voulait une femme, autant qu'il la prît, elle. Un peu plus loin elle fut gênée parce que, de nouveau, il s'informait : « Etes-vous Française ? » Cette fois, elle eut sur la langue : «Non, Belge ». Il n'écoutait d'ailleurs pas. On voyait qu'il n'avait parlé que pour lui-même, qu'il s'occupait bien plus à se regarder aller les pieds, la tête penchée, les yeux par terre. Au lieu de répondre, elle se murmura pour elle-même :« Le pauvre homme. » Il n'était pas laid, d'ailleurs. A cause de sa tristesse, elle l'aimait un peu déjà. Où irait-on ? Il ne ressemblait nullement à un homme qui se prépare à l'amour. Plutôt, entre les gens qui passaient, on l'aurait pris pour un veuf en deuil, derrière un corbillard. Il marchait lentement. Elle savait par Vladimir comment cela se passe. On cherche un hôtel, on prend une chambre... Elle calcula que puisque les affaires s'annonçaient bien, il serait moins coûteux d'avoir une chambre à soi. La maison qu'il choisit, on n'aurait pas dit un hôtel : cela ne se lisait que sur une petite plaque. — Entrez... Elle entra la première et alors, tout à coup, en montant l'escalier, elle sentit comme une main la pincer dans son cœur. Elle oublia qu'elle n'était pas Française ; elle oublia qu'il est plus commode d'avoir à soi une chambre ; elle oublia son compagnon ; elle ne pensa plus qu'à elle-même. Ce qu'elle voulait allait réussir. Ça y était. Contente, elle aurait dû l'être et, cependant, elle était triste. Elle avait peur aussi. C'est cela : « triste et peur », elle avait trouvé les mots.« Triste», elle gravissait une marche -« peur », elle gravissait une autre marche. « Triste et peur... Triste et peur... », tant qu'il y eut des marches, jusque dans la chambre. Dans une chambre, la porte close, entre l'homme et la femme, on s'embrasse. Elle vint à lui avec ses lèvres : — Non, dit-il. Elle ne fut pas choquée. Triste, il avait le droit d'être brusque et, parce qu'il était triste,. «lie pensa quelque chose qu'elle n'avait pas encore pensé jusqu'ici et qui lui fit du bien : elle pensa que l'amour qui n'est pas l'amour, quand soi-même on n'est déjà pas gaie, mieux valait l'essayer avec un homme triste. Les deux peines mises ensemble, ils auraient l'air de se consoler. Elle se promit d'y travailler de son mieux, et pour commencer, puisqu'il s'empêtrait à tirer son manteau, elle voulut l'aider : — Non, dit-il. Elle ne sut plus que faire, elle se tint devant lui. Elle attendit plus d'une minute ; elle songea que, n'étant pas Française, il était temps de l'avertir. Elle ouvrait la bouche quand, avec un doigt, il lui toucha la jupe. — Enlevez. Puis il tourna le dos. Tant mieux: elle put ainsi, comme si elle se trouvait seule, délacer ses bottines, ôter sa jupe, dégraffer son corset. Elle tira également fa chemise, pour ne rien refuser de son corps à cet homme si triste. Après, elle reprit ses bas, car il aurait pu se choquer à la voir nue tout à fait. Elle n'était pas la dame bleue ou la dame verte : elle aurait désiré qu'il le vît. Elle toussa pour annoncer qu'elle se mettait au lit. Elle se glissa dans le fond qui n'est pas la meilleure place. Elle se couvrit d'un drap afin, qu'en la trouvant il eût une surprise. Elle toussa une seconde fois. Dans son fauteuil, il lui tournait toujours le dos. Elle ne voyait que le bas d'une jambe et la pointe d'une bottine qui battait la mesure. Tout de même, s'il l'avait oubliée ? — Hum !. . — Oui, dit alors l'homme. Il se mit debout et tout en marchant, enleva sa veste. Il la plia sur une chaise, puis, sans raison, la porta sur une autre. Il allait à son aise, sans impatience, comme si, dans la chambre, ne l'attendait pas un corps de femme, ni des yeux. Quand il fut en chemise, il resta un moment les bras croisés comme quelqu'un qui s'absorbe et suit une idée. Puis il regarda vers le lit : il n'avait plus rien sur lui ; il était plus maigre qu'un pauvre. On dit qu'à cet instant on pense à sa mère, on pense à Vladimir. Ce n'est pas vrai. « Triste et peur... Triste et peur », pensa Marie. Sitôt près de la femme, avec les mains et les lèvres, l'homme prend pour lui tout de sa chair. Il ne fit pas ainsi ; il s'étendit de son long sur le dos, resta, les yeux au plafond, à l'attendre. Elle commença par où commencent les hommes : elle se pencha vers la bouche : — Non, dit-il. Elle lui glissa les mains sous le dos. Il s'écarta : — Pardon. Que fallait-il alors ? Elle se souvint de certaines leçons de Monsieur. Va, Marie. Ce qu'il voulait ! Un peu de joie lui passa par le corps, ses mains se mirent à vivre. Il dit : « Oh oui ! Française. » Ensuite, il devint comme Hector, comme Vladimir, comme Monsieur : il se mit, de lui-même, dans ses bras, et Marie fut bien contente. Sitôt après :« Non »;ilne permit plus qu'elle le touchât. Il sauta bas du lit et, pièce à pièce, recomposa l'anglais, ni pâle ni rouge, qui lui avait demandé : « Etes-vous Française ? » Quand il en fut au manteau, elle se leva pour l'aider. Elle en avait le droit, maintenant. Elle l'aida, comme on aide un malade et aussi un pauvre homme qui a pris de vous un peu de bonheur. Peut-être le comprit-il ainsi ? Il alla jusqu'au coin de la cheminée déposer quelque chose, puis il marcha vers la porte. Avant de l'ouvrir, il se retourna. Debout, près du lit, Marie se tenait, encore blanche et nue dans sa chair, telle qu'il venait à l'instant de l'étreindre. Il mit sur elle son long regard triste. Elle le regardait, triste aussi. Et vraiment, leurs peines, il n'y avait eu que cela de commun entre eux. Vladimir n'était pas couché. La première fois ne ressemble pas aux suivantes. Elle avait préparé un long récit : -— Eh bien, petite ? — Eh bien... Eh bien... ça y est. Elle en eut fini tout de suite. Il ne parut d'ailleurs pas surpris : — Je sais, petite ; on t'a vu partir et tu n'étais pas fière. Il ne faut pas... Combien ? Elle donna l'argent. Il avait toujours promis que, du premier, on enverrait quelque chose à mè're. Il fit sonner les pièces ; puis il les fourra dans sa poche. — Tu sais, fit Marie, Mère... — Mère ? Ah ! oui... tatata. Il l'embrassa. Quand même il garda tout. Cela n'était pas très beau. Alors, voulant penser à autre chose : — Jamais, commença-t-elle, je n'ai vu un homme si triste. Vladimir se mit à rire : — Petite sotte, ne fais pas tant d'histoires pour un type. Tu en verras bien d'autres. XII La parole est puissante qui d'un homme avec sa figure, ses manières, un corps qui est le sien, fait un être vague qu'on amuse un instant et qu'aussitôt on oublie : un type. Du deuxième qu'elle rencontra, elle pouvait certainement dire qu'il portait toute sa barbe, mais le troisième est-il bien sûr qu'il eût des lunettes ? Et les autres ? Vladimir avait raison : des types. Voici comment cela se passait. A la soirée, Marie sortait. Bon. On vaut tout de même un peu plus que la dame en rouge ou la dame verte, des femmes, en somme, grossières, pour qui le métier se résume à chipoter des hommes pour en tirer des sous. « Moi, je suis Marie, j'y mets ma fierté de Marie. » Cela se voyait à sa façon de marcher, de lancer une œillade, de ne pas faire de vilains gestes quand elle était mécontente. Il survenait un type : « Do you speak english ? » Elle répondait presque dans sa langue :« Ohlyes, very well in the bed. » Ceux qui savaient l'ire souriaient et alors c'était comme ils voulaient : à l'hôtel ou dans leur chambre. A tout ce qu'ils demandaient : Yes, disait Marie. Un peu plus, un peu moins, allait-elle commencer des marchandages ? « Yes » est simple ; elle disait même « Yes, sir » pour être plus polie. Ce n'est pas pour rien qu'on a servi chez Monsieur : elle les voulait contents ; elle les traitait respectueusement comme un homme qui vous paie, maig familièrement aussi et avec tendresse : — Yes. Comme elle était jeune, le plus souvent on la voulait nue. Nue, n'allez pas croire qu'elle fût impudique : elle était nue. Certes de la pudeur, il en faut;les hommes aiment la pudeur. Mais doit-on nécessairement la planter sur un sexe ? Son corps était bien fait, les cuisses rondes et roses, les seins qui tenaient droit, le dos avec une jolie ligne qui, depuis le haut jusqu'au bas, le partageait en deux parties bien blanches, également savoureuses. Où cacher la pudeur là dedans? Elle portait la sienne quelque part, comme une belle fleur qu'on tient pour soi, dans un vase, au fond de sa chambre. Ainsi le corset, pour rien au monde, devant des yeux, elle ne l'eût enlevé : elle se retirait derrière une chaise. Se recoiffer aussi était gênant. Pour le reste, en chemise ou sans, "elle trottinait, levait les b as, tendait la croupe, ne cachait, ni derrière ni devant, aucune fossette de sa personne : son'corps était là, on pouvait le prendre et s'en divertir. Mais, elle, oh ! non, elle ne se divertissait pas : le travail n'est pas une fête. Le divertissement, on le prend de son petit homme ; pour les autres, on fait les gestes qui donnent l'illu- sion ; elle n'aurait pas voulu tromper Vladimir ; c'était quelquefois difficile. Après, elle ne refusait pas un bout de causette. Elle s'assurait : — Etes-vous content ? Ainsi travaillait Marie. A l'aube, quand elle rentrait, cela faisait de l'argent. Et Vladimir ? Vladimir, le petit homme, des cheveux à l'eau de Cologne, de fines cigarettes, sur le divan la sieste : « J'ai loué ma terre, j'ai planté, dessus, de beaux arbres, de jolies fleurs, une grande maison. Cela m'a coûté, mais cela rapporte...» A ne jamais travailler, on se fatigue. Il bâillait : « Petite, si tu savais ce que j'ai mal aux jambes. » Elle sautait bas du lit sur les siennes. Elle lui soignait son chocolat : c'est bon, le chocolat que l'on soigne pour son petit homme ! — Petite, j'ai vu une bien belle bague. Pas pour elle, bien sûr ; les bagues scintillent mieux aux doigts à ne rien fiche du petit homme. Elle le taquinait : — Nous verrons. Le petit homme finissait toujours par avoir sa bague. Avec son brillant, avec sa raie, de tous les Vladimir, de celui de la dame en rouge, ou de la dame en vert, le Vladimir de Marie était le plus beau. — Hé ! hé ! Je voudrais bien être à sa place. Ainsi pensaient les autres, non pas avec des mots ; mais leurs yeux le pensaient, leurs manières, leurs bouches en cœur : «Bonjour, Mademoiselle Marie»,quand ils la rencontraient seule. Pourtant, voyez : l'homme de la dame jaune, celle qu'un jour Marie avait admirée dans le Parc, cet homme travaillait dans les mécaniques ; ils possédaient leurs meubles ; un jour ils auraient leur maison. Voyez encore Palmyre. Palmyre disait : — Jésus-God ! dans trois mois, je pourrai rapporter un magot au pays. A la bonne heure ! Vladimir qui ne gagnait rien dépensait tout ; il dépensait plus que tout ; il dépensait jusqu'à faire des dettes. Il jouait. L'argent qu'on perd au jeu est plus grave que les dettes : on le doit. Le corps de Marie n'y suffisait pas ; ni ses yeux, ni ses lèvres, ni aucune des voluptés roses et blanches de sa chair. Cela, c'était mal. Mais quoi ? Elle l'avait toujours vu : à la femme, le travail. Fais comme ta mère, Marie. Prends les hommes tels qu'ils sont, largement égoïstes, accrochés à la femme dès avant leur naissance : le ventre d'abord ; après, ses mamelles ; plus tard, son sang, ses bras, ses yeux, et, toujours, à s'en crever le ventre. Vladimir, du moins, y mettait-il de la douceur, petit homme en sucre et en caresse. Il n'était pas de ces brutes qui marquent leur domination en bleu sur le dos de leur maîtresse. Ceux-là, qu'on appelle des maquereaux, elle n'en eût pas voulu. Elle pensait cela, Marie, sans le dire : une pensée que l'on cache sous son front, toute prête, à portée, comme une arme. Et puis, flûte ! Vivrait-on en réfléchissant constamment à ces choses ? On a son petit homme parce qu'il faut un petit homme. Qui aimer ? Qui •dorloter ? Le petit homme, c'est un peu comme le gosse de celles qui par leur métier ne peuvent en avoir. On le choie, on l'habille, on a pour lui la bonté, bonne comme le lait qui vous vient aux mamelles. « Mais prends donc, prends, gorge-toi, il en reste. » Et en retour, quelle fête après l'ouvrage de lancer au diable sa robe, de bondir sur une chair, dont on reconnaît l'odeur : « Toi, tu sens bon, chéri !... » de se calmer avec celui-ci des autres qui vous ont énervée : « Vite, vite, chéri», et de prendre enfin, sous le corps de son mâle et pour rien : « 0 chéri, chéri », toute la joie qu'aux types on a vendue... Vers ce temps, Marie écrivit à Mère. « Ma chère Mère, je t'envoie un mandat. Comme tu vois, mes patrons sont très gentils ; ils paient bien. Ils vont déménager. En attendant, écris-moi poste restante. J'espère... » Poste restante, à cause du petit homme qui ne devait pas savoir. Et Mère répondit : « Ma chère Marie, c'est pour te dire que j'ai bien reçu le mandat. Ton père était sorti, heureusement. Tu le connais. Il serait plus sûr que tu m'écrives aussi poste restante... » Toujours l'homme ! Elle ne savait pas tout de Londre". Le nouveau qu'elle apprit, elle ne l'apprit que lentement, un peu comme on constate le temps qui change. Hier, on jouissait du soleil et de la joie qui, avec le soleil, s'épanouit sur la terre. Aujourd'hui des nuages... Demain... Il s'agit •d'ailleurs du temps. Un jour, à cause du brouillard, on ralluma dès midi les réverbères. On dit qu'il n'y a de ces brouillards qu'à Londres : ils sentent la cheminée, on tousse, ils sont roux, ils vous mettent au bout des cils on ne sait quelle eau sale. Le lendemain, à midi, ces réverbères brûlaient encore. Les dalles puaient : bleues, roses, couleur de fleur, les robes pourrissaient dans ces vapeurs d'automne. Les hommes passaient rauques : Go on ! Puis vint la pluie : de l'eau sur les jupes, de l'eau sur les pieds, de l'eau sur la figure. Avec cela, des larmes : Go on ! Elle avait un chapeau à panache, autrefois fier comme un panache, maintenant la queue d'une poule morte. Une voiture, un soir, lui cracha sur la robe une longue salive de boue. .Cela ne partit pas. A la rue, on ne voyait que cette tache : Go on ! Vladimir disait : — Qu'as-tu, petite, cela ne va pas? Il faut prendre du courage. La bague était allée où vont les bagues trop grosses pour les doigts à ne rien fiche du « petit homme ». L'eau de Cologne, mon Dieu, on s'en passait ; mais les cigarettes, les amis qui vous attendent avec leurs cartes !... Il ne grondait pas. Pis, il soupirait. — Chéri, ne crois-tu pas que si j'avais une nouvelle robe ?... Mais où l'acheter, cette robe ? — Pas moyen, petite, d'ailleurs celle-ci est délicieuse. Il arrangeait un pli, il arrangeait un nœud, il arrangeait surtout aux endroits où la chair est sensible. Elle riait, « Chéri, tu me chatouilles. »Un doigt qui chatouille, ça donne du courage. Mais à la rue : Go on ! Go on ! — Patience, disait Vladimir. Mais combien triste... Un soir il fit : — Tu sais, petite, fais un effort... L'épicier... le boucher... Il l'embrassa sur la bouche. On fait des efforts, lorsqu'embrassée sur la bouche, il y a l'épicier et le reste qui vous traînent. De Piccadily où la tache de sa robe se voyait trop, elle flâna par Oxford street, puis par des rues moins claires, au hasard. Devant une taverne, elle entendit : Psst ! Un jeune homme. Les jeunes gens, d'ordinaire, ne sont pas très sérieux. Elle l'accepta cependant. Il était pressé : il vida le fond de sa poche : un acompte pour l'épicier. Voici qui valait mieux. Un Monsieur, une grosse chaîne d'or sur un gros ventre. Peut-être, qui sait ? toute la note du boucher. Des yeux, il dit : — Tu n'es qu'une vieille baraque, à nous deux maintenant. On reste Marie-qui-a-de-l'ordre. Parce que dans votre maison l'âtre éparpille de la cendre, va-t-on la laisser malpropre ? Cette cendre, on la balaie ; cet âtre, on le décore ; on pend au-dessus un volant avec de jolis plis qui godent; on y range des assiettes ; on tâche qu'elles soient anciennes ; on accroche au milieu un Bon Dieu de cuivre sur sa croix. Comme tout, dans la ferme, la pièce était petite. Pourtant on trouva devant la fenêtre une bonne place pour la machine à coudre, dans un coin une place pour la table, le long du mur trois places pour les chaises, même une place pour l'armoire. Cela s'appela la cuisine. Les gens admiraient : — Jamais, Madame, vous n'avons vu une aussi belle cuisine. — Regarde, disait Henry, ce plafond noir, ce carrelage rouge où tu sèmes du sable, cette petite fenêtre à curieux petits carreaux, en ville, on paierait des architectes pour les avoir et encore ce serait en toc. Elle s'occupa ensuite de la chambre à coucher. Elle l'avait remarqué : à la campagne, dormir n'a pas d'importance. Ainsi à l'auberge, un des fils logeait dans une ancienne garde-robe, l'autre dans une chambre qui n'en était pas une, puisqu'on y remisait des sacs de farine. Marie ordonna la sienne, étroite il est vrai, avec de pauvres meubles, quand même une vraie chambre. Le soir, Henry blaguait : — Prends garde au plafond ; nous avons l'air de dormir sous le couvercle d'une caisse à cigares. ■— Oui, mais avec ces beaux draps, le lit est bon. — Pour sûr, faisait Henry. — Et ce que tu y trouves... Il ne disait plus : « Ça me dégoûte. » Après, ce fut, ici le pupitre, là tes livres, là tes cadres, la troisième pièce, la plus belle, où travaillerait Henry. Puis, pour finir, I'étable. Une étable pour des poules, cela représente des planches à clouer, des pieux qu'on enfonce, du treillis que l'on tend. Un jour, elle put dire : — Tu vois, Henry ; ici, j'ai mis le perchoir; il est grand, tu y logeras tes deux cents poules. Demain j'achèverai les pondoirs. Dans ce coin, je pends la bêche ; le marteau, quand il te le faudra, tu le trouveras dans cette caisse où sont les clous. Qu'aurait dit alors l'oncle ingénieur ? De sa vie Henry n'avait porté des sabots ; le premier jour, il avait sauté là-dedans et il marchait comme s'il n'avait jamais mis que des sabots en ce monde. A cause de l'estomac, trop cuite, trop rouge, trop grasse, la viande d'Henry filait au mur. Ici on mangea ce que l'on mange dans une baraque ; on cuisina du lard, on fit bouillir du chou. Henry disait : — J'adore ce gras... je vais me bourrer de ce chou. Voilà ce qui arrive quand on revient à la nature. Seulement, il faut la vraie nature. Il avait habité à Forest. Mais si près de Bruxelles, Forest c'est la campagne comme tout le monde. On a des camarades qui logent à Forest, on a des voisins, il y a des pianistes, on y rencontre des corbillards, on y voit avec son buste la sépulture d'un Monsieur qui s'appelle M. Chaudecuve. Dites ? Est-ce la nature quand on a constamment sous le nez la gueule en marbre d'un Monsieur Chaudecuve ? Ici : Frantz, ou Guido, ou Johanna, tels étaient les noms des gens. Ils vous parlaient dans une autre langue ; le vent même vous parlait dans une autre langue. Et puis, tenez : en ville, on a besoin d'eau, on ouvre un robinet et l'eau coule. Ici, on allait au fossé ou bien au puits ; on se servait d'un seau au bout d'une perche, et cette eau n'était pas bête, elle goûtait un peu la rouille ; il y nageait des brins de mousse. Tenez encore : en ville, un chien, c'est pré- tentieux, ou bien ça crève. Ici Henry avait un chien, un camarade. Des dents pour mordre, un poil rugueux, et là-dessous, comme chaque arbre ses fourmis, son chien avait ses puces. Et surtout ceci : on flâne, on compare. Un jour, il annonça : — Tu sais la ferme de Pélagie la mendiante, elle est pauvre. Eh bien ! la nôtre est encore plus pauvre. Un autre jour : — Tu sais la baraque que Gille s'est construite avec de la glaise et des planches, elle est pauvre. Eh bien ! la nôtre... Sa ferme était la plus pauvre de toutes les fermes du pays. Alors ces paysans, ce puits, ces puces, ces baraques, c'est la nature. Et puis, on est loin, on est ailleurs, cela vous change. Changer, du neuf, voilà, quand on a l'âme d'Henry Boulant, ce qui vous fait digérer le lard et adorer les choux. Dans la nature, on devient simple. Il pensait : « Je deviens simple.» Par malheur, on a des amis ; on ne se l'avoue pas, mais les amis sont des spectateurs dont on souhaite qu'ils vous admirent. On pose un peu, tel qu'on est bien entendu, mais avec un rien de plus, pour que ce soit mieux. Il écrivait : « Je deviens simple. » Hé ! hé ! Henry Boulant, devenir simple est quelquefois très compliqué. Tu avais à présent d'autres amis : les gens de l'auberge. Tu leur disais : « Bonjour, Benoît — Bonjour, Alphonse—Bonjour, Mélanie.» Et eux : « Bonjour, Monsieur. » En hiver, Benoît venait frapper à ta porte. Tu le regardais souffler 202 HISTOIRE D'UNE MARIE sa lanterne. Il s'invitait : « Il fait froid dehors, je viens passer la soirée. » Il mettait ses pieds au feu. Ses chaussettes, quand elles fumaient, il ne se gênait pas pour les tirer. On lui voyait ainsi les orteils. 11 disait : « Tâtez, il y a un cor qui pousse. » Pour un Benoît, un pied est un pied et ce que l'on trouve dessus, un cor ou bien un peu de terre. On n'a pas peur de le montrer. Tu pensais : « Comme Benoît est simple ! » Toi, Henry, montrer ton pied, tu ne l'eusses pas osé. Ce que l'on voit sur un pied n'est pas de la terre, c'est de la crasse ; un pied, c'est quelque chose que l'on enferme, dans des sabots soit, mais on l'enferme. Tout au plus, le montrais-tu à Marie, et encore, de ce que tu montrais, était-il l'accessoire. Henry, Henry, tu n'étais pas simple. Il y avait Mélanie, la sœur de Benoit, une vieille fille. Sans lui lever la jupe, il est sûr qu'elle portait intact ce qui fait la valeur d'une jeune fille. Dans la ferme,elle s'occupait des cochons: les porcelets qu'on engraisse, les truies qui mettent au monde les porcelets, les mâles qui en fournissent la semence. Le mâle de Mélanie s'appelait Woutte. A la saison, il venait pour Woutte beaucoup de truies. lien venait d'autres villages. Mélanie les présentait : « Hélà ! Woutte, voici de l'ouvrage. » Elle surveillait cet ouvrage ; «uelquefois elle y allait de sa main. Après, le constatait :« Aujourd'hui, Woutte a marché bon train. » Puis elle touchait cent sous. Mélanie était simple. Toi, Henry, tu avais assisté à ces rencontres ; tu savais que les Woutte travaillent de tout leur cœur, avec des cris de volupté et plus longuement que des hommes. Tu pensais : « Ils sont vraiment un peu cochons. » Alors tu disais à Marie : « Ce soir, je suis Woutte. » Henry, Henry, tu n'étais pas simple. Prenons encore Alphonse, le second frère de Mélanie. Alphonse s'occupait des volailles. Le matin, ses poules lâchées, il arrivait pour leur jeter des graines. Les poules ont toujours faim. En apercevant leur maître, elles arrivaient de partout ; elles lui volaient aux épaules, elles se tassaient devant les sabots d'Alphonse qui sacrait: «Ouste, laissez-moi passer, sales bêtes!» Comme Alphonse, puisque c'était ton métier, tu avais, Henry, des poules. Le matin, comme celles d'Alphonse, elles t'entouraient. Et voici : un jour, précisément un ami vint voir comment Henry Boulant se comportait à la campagne. Il vit Henry Boulant, des poules sur la tête, des poules sur les épaules, des poules sur les bras. Il ne savait pas qu'ainsi font toutes les poules qui ont faim. Il admira « : Tu ressembles à saint François. » Et toi, Henry, parce que tu ressemblais à ce saint bonhomme, tu te sentis fier. Henry, Henry, tu n'étais pas simple. Dans tout ceci, il n'est guère question de Marie. Marie ne connaissait pas ce mot : la Nature ; Marie ne s'occupait pas des amis ; Marie suivait sa tâche : rester maman. Une maman est naturellement simple... Alors voilà... VII Elle continuait cependant sa vie de Marie. On voyait dans l'enclos deux cents poules et ce qu'il faut de mâles pour être les coqs de deux cents poules. Toutes ces poules étaient blanches. Cela faisait dire aux passants : — Comme c'est curieux, Madame, toutes ces poules qui sont blanches ! On voyait ensuite des poussins. Les poussins, on les élève pour devenir poules à la place des poules qui meurent ; mais d'abord il en faut pour grandir, poussins, à la place des poussins qui meurent. Cela faisait en tout beaucoup de poussins. Les gens disaient : — Comme c'est curieux, Madame ; vous avez beaucoup de poussins. Toutes ces bêtes menaient un grand vacarme. On ne comprenait pas au.juste ; on entendait « Djip » ou « Kedâk ! » ou « Kourou ». Certaines criaient plus fort et volaient au pondoir. Après, il sortait un œuf. Le soir Henry comptait : — Tout va bien, aujourd'hui nous avons un cent d'œufs. Marie était contente... Mais la vie ne se truque pas comme un début de chapitre. Us étaient venus en septembre. Avant les poules qui pondent, ils eurent d'abord l'hiver. L'hiver est lamentable. Les poules rentrent le cou, gonflent les plumes et rêvent sur une patte. On croirait des oiseaux malades, on croirait des oiseaux tristes. C'est à cause de la neige, à cause du yent, à cause du gel. Il gelait dans l'étable aux poules ; il gelait dans la chambre aux maîtres ; il gelait dans la chambre à Marie. Au coucher, Henry promenait sa lampe : — Regarde, maman, tes murs, ils brillent ; ils sont en diamant. Pas des diamants, de la glace. Elle grelottait: — Couche-toi, vite. Alors un soir, il dit : — Tiens, maman, pourquoi as-tu les yeux salés ? Elle expliqua : « C'est le soleil » ; une autre fois : « Le grand air. » Soleil ou grand air, vous sentez bien, il se cachait là-dessous un mensonge : l'hiver les poules rentrent le cou et rêvent sur une patte. On dirait des oiseaux malades ; on dirait des oiseaux tristes ; on dirait, ma foi oui, des Marie qui rentrent le cou parce qu'elles rêvent à la ville. Décembre... Janvier... Février vaut déjà mieux parce qu'il ne porte que vingt-huit jours. Mars en arrive deux jours plus tôt. En mars, il vint un jour à bonne nouvelle. Henry rentra : — Je crois que c'est fini de geler. Les poules secouaient leurs plumes et se risquaient sur deux pattes. Il y eut ensuite toute une série de jours. Il y eut un jour le bord d'un fossé avec un tout petit brin d'herbe. Il y eut un jour une fourmi et là-bas un oiseau ; il y eut un jour avec dans l'air une bonne odeur ; il y eut un jour un paysan et devant lui sa charrue ; il y eut un jour... et le soleil était si bon qu'on n'aurait pu faire autrement que s'y étendre et ne rien perdre de sa chaleur ! On vit ainsi qu'à tout mouiller, ce vilain brouillard... mais où était-il ce brouillard ? On vit qu'à tout cacher, ce vilain brouillard avait tout respecté en place ; on vit qu'à s'y baigner, le ciel avait reteint son bleu, qu'à s'y tremper, les arbres portaient à leurs branches de singuliers boutons, qu'à s'y gonfler, ces boutons bientôt allaient s'ouvrir en fleurs. Il y eut ainsi dans leur jardin un cerisier tout blanc de fleurs ! Henry disait : — Mais regarde donc, Marie, comme tout pousse. Alphonse arrivait : — Mais, Madame, il est temps que vous semiez vos salades. Marie s'exclamait. — Et moi, vous savez, j'adore les salades. ...Il y eut ainsi un jour où, plumes dégonflées, deux cents Marie levèrent la crête et, joyeuses au soleil, ouvrirent leurs quatre cents ailes ! Qu'autrefois, en hiver, elle eut les yeux salés ? Peut-être. Quant à présent elle pensait comme Henry : — Il faut être abruti pour aimer la ville. Justement de la ville, ils avaient amené un tapis. Ce tapis recouvrait la table où travaillait Henry. Elle en avait choisi la couleur : rouge, un rouge vif, ce qu'on appelle du rouge grenat. Depuis, à cause d'un encrier, il était venu au milieu une grosse tache. Ici les femmes ne por- taient pas les jupes comme en ville. Elles les portaient courtes, jusqu'à mi-jambes. On montrait les mollets. On mettait aussi trois gros plis sur le derrière. Alors, Marie eut besoin d'une jupe. Henry dit : — Arrange-toi avec le tapis. Et rouge grenat, avec ses trois plis, jamais les gens n'avaient vu d'aussi belles jupes. Lorsqu'on est une Marie, — Vladimir, d'Artagnan ou François, — qu'un homme le veuille, on est d'étoffe souple. Et non seulement la jupe : elle eut le mollet pour le bas de cette jupe, aussi les sabots pour les pieds de ses mollets, encore le derrière pour les trois plis sur ce derrière. Henry disait : — Je t'assure, maman, je t'aime beaucoup mieux comme cela. Il le prouvait. Elles donnent le bonheur, ces preuves. Elle pensait à Mère, Mère qui aurait été surprise, et François, le pauvre homme, s'il avait pu la voir... et les autres. Elle croyait les entendre : — Ça, c'est curieux, toutes ces poules blanches ! — Oui, et ce qu'il en court, des poussins ! — Et là, voyez donc cette paysanne, quelle gaillarde ! — Mais c'est... -— Impossible, voyons... — Si... je vous assure. Mais oui, Messieurs tout ce que vous dites, je l'ai été. Pourtant les choses sont bien plus simples. Tout bonnement, je suis la paysanne de mon Henry, le paysan. Pour une paysanne d'Henry, il y a beaucoup à faire. Elle n'a plus la couture comme en ville, mais elle a la couture de la campagne. Elle a le ménage, elle a le jardin,et puis les champs, et puis les poules. Dans ses fonctions, Henry le paysan avait pris les poules. Il leur jetait le grain ; parmi celles qui mangeaient, il découvrait celles qui ne mangeaient pas, car elles pouvaient être malades. Il exerçait les poussins « Djip ! Djip ! » à lui sauter sur les doigts. Mais, pour le reste, il avait toujours besoin qu'on dise pour lui à la vie : « Non pas les cheveux, je viens pour la barbe. » D'ailleurs, il devait réserver ses forces. Il l'avait dit : — Maintenant que me voici libéré de la ville, tu verras les belles choses que je vais écrire. Marie l'entendait, comme là-bas, essayer des mots. Il avait abandonné l'histoire du jeune homme. Il écrivait maintenant l'histoire d'une femme, une juive, qui dansait devant un général pour le séduire et lui trancher la tête. Pendant qu'elle dansait on entendait le clic-clac de ses sandales. La phrase des sandales était prête. C'était même pour la placer qu'ij avait entrepris ce conte. Mais le reste venait mal. Il grognait : « Les poussins me dérangent. » Ou bien le vent. Parfois, il jurait : « C'est de ta faute. » Son pauvre gosse, pourquoi se tracassait-il de ces choses ? Cette juive qui dansait, connaissait-il cette juive?Avait-il jamais vu une femme danser en sandales ? Lui-même se lamentait. — Regarde Alphonse, regarde Benoit. Ces gens se fichent de la littérature. Ils sont ce qu'ils sont ; il vivent : ils ont de la chance. Elle croyait répondre : — Prends leur chance. Mais chut ! Marie. L'art est un peu comme à Londres la « Pipe de la Reine ». Peut-être que ça brûle, peut-être que ça fume ; l'Artiste doit souffrir ; autour de lui et par lui, les autres doivent souffrir. Alors : oui, c'est de ma faute. Ainsi vint le temps où plus de cent œufs par soirée firent des centaines d'œufs par semaine. Ici, les paysans ne mangeaient pas leurs œufs ; ils les vendaient, ils allaient en ville les offrir au marché: Marie dut aller... Je connais des femmes; pas un doigt, elles ne bougeraient pas un doigt pour épousseter un cheveu sur le veston de leur mari. Pour celles-là faire ce que tu fis ; maîtresse de François, épouse de Henry, avoir été Madame, puis te costumer en maraîchère, t'installer en pleine ville, sur une place, et crier : « Voulez-vous des œufs frais, Madame ? » fi ! ma chère, quel profond ridicule ! Henry, lui, n'avait pas ri. Il dit : — Ma pauvre bonne grosse petite maman ! Les premières fois elle eut besoin de tout son courage. —- Voulez-vous des œufs frais, Madame ? Elle se trouvait sur une grande place, et devant elle, ses œufs. Elle les avait comptés : histoire d'une marie. 14 huit cent vingt-trois. Pas seulement que des œufs, cela fût lourd à porter, qu'à se répartir entre deux paniers, cela fît quand même deux paniers qui pesaient dur, un sur chaque hanche ; mais elle pensait précisément au « fi » de ces dames. — Voulez-vous des œufs frais, Madame ? Devant cette nouvelle, les clients faisaient : « Hum » ! ou bien ils faisaient « Hem »! D'autres passaient sans « Hem » ni « Hum » un peu comme autrefois, devant les clubs de Londres. Là-bas c'était son corps, maintenant c'était des œufs. — Voulez-vous des œufs frais, Madame ? Dans le train, elle avait déjà souffert. Comme elle pour la ville, il se tenait là des hommes et des femmes. Les femmes mangeaient, les hommes crachaient, presque des brutes. Alors, à la servir au milieu de ce monde, le contrôleur l'avait rudoyée : « Ouste, avec vos paniers, n'encombrez pas le passage. » -—■ Voulez-vous des œufs frais, Madame ? Elle avait sa jupe à plis, un drôle de châle, un singulier bonnet avec un ruban rouge qui tirait la langue au milieu. Soit encore, devant les yeux simples de la bruyère, mais ici en pleine ville ! — Voulez-vous des œufs frais, Madame ? Les gens faisaient « Hem ! » ou bien ils faisaient « Hum » un peu comme autrefois, devant les clubs de Londres. Il s'arrêta tout de même une vieille : — Sont-ils vraiment si frais que ça, Madame ? Marie revint... Ce n'est pas seulement au départ que huit cents œufs sont lourds à traîner, mais au retour... Ni trois, ni deux, elle n'avait pas vendu le premier de ces huit cent vingt-trois •œufs. Un peu comme autrefois devant les clubs de Londres... Plus tard on prend l'habitude. VIII En ville, on n'en aurait pas le temps, et puis on courrait du danger et d'ailleurs pourquoi faire ? Mais enfin, supposons : vous flânez dans une rue, disons même une rue très large, et vous regardez vers en haut, où vous savez le ciel. Que voyez-vous ? D'abord, en ville, votre regard n'arrive pas comme cela jusqu'au ciel. Il y a sur ce mur cette affiche ; il y a ce couvreur qui pourrait culbuter de ce toit ; il y a devant sa fenêtre cette jolie fille avec son buste de jolie fille. Admettons cependant : aujourd'hui vous évitez l'affiche, vous sacrifiez le couvreur, vous dédaignez la jolie fille : vous voulez du ciel. Que voyez-vous ? Des corniches, des cheminées, un peu de blanc, un peu de bleu, un tiers de nuage et par là-dessus des majuscules : « Plus de glaires. » En ville, ce qui du ciel vous arrive dans l'œil, vous rappelle : « Ne l'oubliez pas, autour de votre âme, vous portez un ventre. » Filons maintenant à la campagne un dimanche du mois d'août. Au mois d'août, la bruyère est en fleurs. Quand la bruyère est en fleurs, elle est en fleurs, mais elle est aussi en abeilles. Il vole donc des abeilles, il en vole beaucoup, il en vole tant que le bruit qu'elles font n'est plus un bruit d'abeilles : c'est une vibration, c'est un chant, c'est, comment dire ? une musique qu'on entend sans l'écouter, parce qu'on l'entend toujours quand il fait bon, quand il fait chaud et que l'on dort parmi les abeilles, dans la bruyère en fleurs. Car vous dormez. Vous êtes sur le dos : votre chien dort aussi ; il s'appelle « Spitz »; vous, vous êtes Henry Boulant et vous ouvrez un œil. Que voyez-vous ? Du bleu comme là-basr du blanc comme là-bas, des nuages comme là-bas ; mais tout entier vous voyez ce blanc, tout entier ce bleu, tout entiers ces nuages ; et ce «bleu, ce blanc, ces nuages, vous les voyez tellement hauts que vous en êtes un peu saoul. Notez : vous n'ouvrez qu'un œil et vous en avez deux ; vous êtes sur le dos et vous pourriez être debout ; vous regardez à gauche, et à droite, pour vos deux yeux, devant vous, derrière — sans corniches, avec son soleil, avec ses nuages, — vous auriez encore le ciel. Alors vous pensez à quelque chose de grand, vous pensez à quelque chose de puissant, à quelque chose qui n'est plus des hommes, à quelque chose qui vous rend un peu saoul ; vous pensez un mot, vous dites : Dieu. Comment flâner par la bruyère et ne pas croire en Dieu ? Henry croyait en Dieu. Il suffisait de lire ses lettres aux amis : « Je crois en Dieu. » Il est noble, quand on a quitté la ville, quand déjà l'on a dit : « Je suis simple », d'avouer : « Mon Dieu, oui, je crois en Dieu. » D'ailleurs, sous le grand ciel, on trouve les petites fermes. Dans leur ferme, les paysans ont tous une armoire et sur cette armoire une Vierge. Le soir ils tirent un chapelet et, devant cette Vierge, ils prient. Alors on a cette armoire, on a cette Vierge, on a ce qu'il sied quand on prie devant une Vierge : on a la Foi. Comme en Dieu, Hem'y croyait à la Vierge. . Et celle-ci sur l'armoire, de la place où vous honorez l'Épouse, auriez-vous le courage d'éloigner l'Époux? Une grande barbe, un Jésus dans les bras, cela fait près de la Vierge un beau saint Joseph. Sainte Barbe aussi est intéressante parce qu'elle porte une tour, et encore plus sainte Catherine, à cause de sa roue dentée. Ce sont des images naïves, dites le mot : un peu simples.. Tantôt l'une, tantôt l'autre, vous en trouvez un peu partout sur les murs dans les fermes ; alors, vous qui arrivez de la ville, vous déjà' si simple, vous croyant de Dieu et dévot de la Vierge, vous n'allez pas compliquer les vôtres avec des Vénus et des Victoires. Vous y clouez ces images, et, puisqu'elles y sont, vous-y croyez. Comme en Dieu, comme en la Vierge, Henry croyait aux Saints. Que ces Saints sur l'armoire, un ami vienne, qu'à vous admirer entre vos poules, il vous ait appelé « Saint François » et que le soir vous lui disiez : « Mon cher, si tu veux, couche-toi, quant à nous, nous ne voulons pas manquer notre prière », ce Dieu, cette Vierge, ces Saints, comme vous les aimez ; comme, entre vos doigts, votre nez se recueille ; comme vous dites avec force : « Je vous salue, Marie », pour que la Vierge et un peu aussi cet ami vous entendent. Que cet ami parti, et avec lui la nouvelle de ce qu'il a vu, vous entendiez, un matin, sonner cette cloche de couvent... Certes, ce couvent vous ne donnez pas là dedans comme dans une fourmilière dont vous vous dites : « Tiens, je ne l'avais pas vue. » Un couvent, cela se voit dès qu'on arrive, surtout un couvent de Trappistes. Vous savez bien qu'il existe. Vous vous êtes même promis : « Un de ces jours, il faudra bien, j'irai voir ces moinillons. » Ainsi, ce matin, on se décide. On s'arrête à leur porte : « Des moinillons, bah !» ; on sifflote. Puis on sonne, on regarde cette porte qui va s'ouvrir, après on resonne et cette porte, qui devait s'ouvrir, refuse de s'ouvrir. Tonnerre ! S'appeler Henry Boulant, sonner à une porte et que cette porte refuse de s'ouvrir, voilà qui vous enrage. On voudrait savoir ce qui se passe derrière cette porte, on voudrait avoir le droit de pénétrer derrière cette porte, on voudrait avoir le droit de rester derrière cette porte et pour être sûr d'y rester, ne plus jamais se trouver qué de l'autre côté de cette porte. Le lendemain on retourne. Plus une porte qui doit s'ouvrir : une porte qui déjà ne s'est pas ouverte. A peine si l'on sonne, très humblement on resonne, et cette fois : « Merci, frère », on salue le moine qui vous reçoit à cette porte. Qu'il fait bon de ce côté-ci de la porte ! Cette belle cour, ces beaux arbres, ces allées de prières l Voilà dans sa grotte la Sainte Vierge, voilà devant la Vierge un moine ; voilà derrière ce moine une autre porte : — Que nous commencions par l'église ? Certainement, frère. On entre dans l'église et là, sapristi, tous ces moines ! On ne s'imaginait pas : on les a déjà vus ; ils travaillaient dans leurs champs en froc, oui, mais avec des saboté comme vous ; ils retournaient du foin, ils chipotaient du blé : en somme, des paysans travaillant dans leur champ. Mais ici dans leurs stalles, rangés contre le mur, ces longues barbes, ces grands manteaux, ces têtes qui pendent, mais on dirait des morts. Morts déjà, on les a plantés là. En voilà un qui avait la bouche ouverte, sa bouche reste ouverte. Celui-ci regardait le ciel et ses yeux encore le regardent. Et celui-là, tout penché, si on ne se dépêche, il va se fiche par terre ! Vous en comptez ainsi quatre-vingts ; vous pensez : « Ces hommes qui font le mort pourraient être des hommes qui font la vie » ; vous en écoutez d'autres, au fond du chœur, comme on pousse une plainte, chanter leurs psaumes ; vous en distinguez un tout blanc, drapé comme dans un tableau, devant les orgues ; et il y a ces orgues ; il y a l'encens, il y a les vitraux, il y a les cierges, il y a l'ombre où se recueillent les couleurs de ces vitraux et les lumières de ces cierges, et alors ce que vous contemplez devient beau, devient émouvant, plus que beau, plus qu'émouvant, devient... presque littéraire ! Dites : un spectacle littéraire ! Avoir sa place dans ces stalles, la barbe de celui-ci, l'extase de celui-là ; ne pas écrire, mais vivre cette belle page. Le voyez-vous, Henry Boulant, la tête rasée, enfermé dans son manteau, mort parmi ces morts, simple parmi ces simples et humble, oh ! beaucoup plus humble que ces frères qui sont déjà si humbles ! « Henry Boulant s'est fait Trappiste. » Pas curé, entendez-vous, cè serait banal ; pas Jésuite, ce serait laid : Trappiste ! Quelle nouvelle ! Les amis le sauraient ; les amis viendraient voir ; les amis seraient à regarder Henry Boulant, précisément comme, de sa place, Henry Boulant est à regarder ces moines. Mais fi ! Pense-t-on aux amis ? Ces moines croient en Dieu ; quand on croit en Dieu le reste est vain, on renonce à ce reste, on pousse son idée jusqu'au bout. Pousser une idée jusqu'au bout, entrer dans l'Absolu, ainsi, d'après une parole que l'on sait, devenir parfait, en ville, dans la bruyère, devant ses livres, entre ses poules, voilà ce qu'on voulait, n'est-ce pas, Henry Boulant ? D'ailleurs, non seulement depuis toujours on croyait en Dieu : on l'aimait. Si... si... dès l'enfance. On renversait leur couronne, mais on faisait mémé aux petits Jésus ; on avait sa tante Louise, on avait sa brave Tante-Nonne. Bien entendu, on a fait des bêtises ; la gifle de sa tante, on l'a méritée ; on s'est encanaillé avec des femmes. Justement : s'encanailler avec des femmes, baiser des femmes, encore des femmes, c'est Dieu que l'on cherche dans la bouche des femmes. On s'est trompé, soit ; on n'a donné que du stupre et bu delà salive, soit ; on est devenu un pêcheur dégoûtant, soit ; tant mieux, ce stupre, cette salive, on les expie et le Trappiste est celui qui expie. Et puis vous connaissez un mot qui vous plaît: la Grâce. La Grâce : un troupeau passe : moutons, moutons, moutons ; et dans ce troupeau, entre ces moutons, l'œil de Dieu cherche, l'œil de Dieu découvre, l'œil de Dieu choisit Henry Boulant, pas un mouton comme les autres : un bélier noir. « N'est-ce pas, Seigneur, que vous avez discerné ce bélier noir ; que votre Grâce l'a touché ; que vous l'avez mené ici ; que vous allez l'y garder, bélier le plus noir parmi ces béliers noirs ?... » Après on ne sait plus : cette porte, cette église, ces moines, cet Absolu, cette Grâce, on sort ; peut-être que l'on marche dans la bruyère ; on médite, puis on rentre. Henry rentra. Dans le jardin Marie chipotait des légumes. Mon Dieu, oui, quand une Marie dans un jardin chipote des légumes, la tête en bas, elle met la croupe'en l'air. Une croupe en l'air, voilà qui vous rappelle que vous n'êtes pas encore Trappiste, que vous avez une femme, que jamais, à cause de cette femme, vous ne deviendrez Trappiste. Elle demanda : — Eh bien, as-tu vu le couvent ? — Mais tais-toi donc ; tu me dégoûtes ! Pauvre Marie ! Elle était là avec sa croupe, oui, que l'on met en l'air, mais aussi avec les doigts qui cousent, aVec les bras qui traînent les œufs, avec sa poitrine de maman, où il fait bon pour un gosse de reposer la tête. Alors, Henry, pourquoi hier, même pour cette croupe... et aujourd'hui : « Tu me dégoûtes » ? Il disait : « Les Trappistes ont dans les yeux quelque chose de bleu que l'on ne trouve que dans les yeux des Trappistes. » A cause de ce bleu, le matin il se levait : « Je vais chez les Trappistes. » L'après-midi : « Je vais chez les Trappistes. » Quand Benoit arrivait : « Dites-moi, Benoit, est-ce que les Trappistes...?» Tant qu'un soir, il annonça :-« Ecoute, Marie, l'homme et la femme dormir ensemble... je trouve cela malpropre... » et voulut un lit pour lui seul —• comme un Trappiste. Elle était dans le sien. Ces Trappistes, mon Dieu, elle les connaissait. Du bleu dans les yeux, peut-être ; quand même des hommes. Un jour elle avait cheminé avec le P. Isidore. Le P. Isidore avait comme fonction de visiter les malades : un religieux modèle, prétendait Henry. Eh bien ! ce religieux modèle,en allant chez son malade, fumait un gros cigare de Monsieur. Et le Père Abbé « Tu sais, avait dit Henry, cet homme, quand on l'aborde, on se met à genoux, on baise son anneau ; jamais je n'oserais. » A genoux, Marie ? Elle n'avait même pas regardé la bague, il avait dit : « Bonjour, Madame, un temps superbe pour les pommes de terre, i — Petits côtés, faisait Henry,... tu verras. Elle vit, en effet. Un jour, il amena un frère, le frère Joachim,qui, au couvent, s'occupait de la basse-cour. Il venait voir celle d'Henry. Il dit : — Moi, Madame, si vous voyiez mes poules... moi, Madame, mes poussins ; moi, mes coqs, Madame. Tout comme un autre paysan qui ne pense qu'à ses propres affaires. — Petits côtés, petits côtés, disait Henry. As-tu vu ses yeux ? Ainsi, un jour, il voulut qu'elle comprît : — Tu sais, il y a le Mal... Tu dis ?.. Si,, si, il y a le mal. Eh bien, ces Trappistes qui croient en Dieu, qui aiment Dieu, qui ont poussé leur idée jusqu'au bout, prennent sur eux ce Mal, effacent ce Mal, parce que sinon, aux yeux de Dieu, il y aurait plus de Mal que de Bien en ce monde. Ce sont des saints. — Ah ! des saints ! Comprit-elle Marie ? Pour une Marie, le plus grand mal est le mal que l'on a dans son ventre, et ce que l'on pousse jusqu'au bout, c'est aussi du côté de ce ventre. Cependant elle ne rit pas. Pourquoi l'oublier ? N'aie pas honte, Marie. Il n'est pas à ta honte, ce livre. Tu te souviens: les belles courtepointes. Il existait autrefois une Marie qui s'appelait Blanche et crochetait des courtepointes : elle attendait les types, oui, au Grand Neuf. Humble et douce cloîtrée, cette Marie, que savait-elle de ces autres cloîtrés qu'on appelle des Trappistes ! Pour cette Marie, déjà le Mal, l'idée que l'on pousse jusqu'au bout... Et pourtant ! Pourtant, si on lui avait dit : « De ce type qui entre, tu prends sur ta chair quelques-unes des souillures. » Si on lui avait dit : « Tu expies le Mal, parce que le Mal existe. » Si on lui avait dit : « Cent sous que tu touches et là haut des Grâces qui sont les cent sous du bon Dieu. » Si on lui avait dit... Si on lui avait dit: «Marie, tu connaîtras des Trappistes : comme toi, ils sont dans leur cellule, et toi, comme eux, si tu y manquais, il manquerait quelque chose au Bien qui compense le Mal de ce monde... » Si on l'avait dit, ô Marie, — ô Blanche d'autrefois, accueillante et douce Nonne du Grand Neuf... Et alors pour Marie... Mais il fallut auparavant bien des choses. Il fallut, dans son lit, des nuits à tourner seule, parce qu'Henry, dans le sien s'obstinait à jouer aux Trappistes. Il fallut qu'à tourner, elle comprît : « En effet, l'homme et la femme, c'est quelquefois malpropre. » Il fallut qu'à ne plus manquer les messes du dimanche, elle suivît les messes de la semaine ; qu'à s'agenouiller devant le prêtre à confesse, ce prêtre lui dit : « Aimez le Bon Dieu, mon enfant. » Il fallut des communions, où, quand on y pense, cette hostie, on sent, par tout le corps, presque un Henry qui vous touche. Il fallut, un jour, l'histoire d'une autre Marie, une sainte vous savez, qui vida sur les pieds de Jésus le flacon de parfum qu'elle avait reçu d'un type. Il fallut une procession et ses robes blanches... un beau sermon. Il fallut surtout qu'à voir Henry prier elle connût les prières d'Henry ; qu'à lui trouver sur le corps un sca-pulaire, elle portât ce scapulaire ; qu'à toujours penser d'après lui, encore plus elle pensât d'après lui ; et alors, un soir, comme on traîne les œufs pour Henry, comme on aime la bruyère pour Henry, parce qu'elle croyait que son Henry voulait devenir un saint, — en regardant son Henry, elle eut dans les yeux quelque chose de ce bleu que l'on voit dans les yeux des Trappistes. Et ce qu'elle dit ! — Si tu savais, je voudrais tant devenir une sainte ! IX Si l'on pouvait en rester là !... Le temps aurait passé comme il passe dans la bruyère — sans rien. Quelque part une petite ferme. Peut-être, parce qu'il était vieux, on aurait réparé le toit. Ainsi, plus rouges, on aurait vu les tuiles de ce toit. Mon Dieu, les choses que l'on porte en soi, que l'on aurait voulu écrire, seraient restées les choses que l'on aurait voulu écrire. Par contre, on aurait vu ce soleil dont on dit : « Qu'il est beau, ce soleil ! » Il y aurait eu deux cents poules, de ces poules : « Ça c'est curieux, Madame, toutes ces poules qui sont blanches. » Il y aurait eu les poussins, il y aurait eu les coqs, il y aurait eu pour ces bêtes une brave femme de Marie, pour cette Marie un brave homme de Henry, deux paysans nature, plus à prétendre : « Nous sommes simples », des gens comme on est, du bleu dans les yeux certes, mais pas trop, pas comme les saints, parce qu'un jour un Père Isidore aurait dit : « Tatata, mes enfants, soyez ce que vous êtes, le Bon Dieu aime cela. » Vraiment oui, le Bon Dieu eût aimé cela, et aussi les deux mille francs de la Tante Nonne et les « Faites votre devoir » de la Tante Louise et même les « Vous ne ferez jamais rien de bon » de l'oncle ingénieur, si r 'on pouvait en rester là ! Ah ! si on s'appelait Alphonse, ou Benoît. ou Guido ! Mais Henry, et par là-dessus Boulant. Avec ce nom il arrive que deux ans dans la bruyère, cela fait combien de jours dans la bruyère ? Que ce soleil dont on pense : « Il est beau»,est ce même soleil dont tous les jours on a dit : « Il est beau. » Que ce bleu que l'on voit dans les yeux des Trappistes, eh bien, quoi ? c'est du bleu dans l'œil d'un Trappiste. Que ces choses surtout que l'on portait en soi, que ces choses que l'on n'a pu sortir, on veut à tout prix les sortir. Et, parce que, dans la bruyère, on les garderait pour soi, tout ce qu'alors on constate ! D'abord, qu'avec ces deux cents poules, au lieu du « pas de maître » qu'on voulait, on a deux cents maîtres ; qu'avec ces deux cents poules, au lieu du silence qu'on cherchait, on a deux cents gosiers à crier : « Kedaak » quand on pense ; qu'avec ces deux cents poules, si bien qu'elles pondent, si pauvrement qu'on vive, on a deux cents becs picorant avec vous les deux mille francs de la tante. Goudron l'argent ; même à la campagne, on s'y poisse les ailes. — Bah ! on s'arrange, dirait un Benoit. Pas Henry ! Un jour, il dit : — Tout de même, la ville... Plus les sapins qui s'ennuient, plus les abeilles toujours abeilles, plus les poules, ces garces ! De bonnes voitures qui font du bruit, les amis qui travaillent, la Vie qui vous accoste : « Toi qui cherche, petit ; regarde, je ne suis pas en froc, moi. Ma robe est belle, je suis vêtue d'idées. Nue, mes cuisses sont encore de l'idée : plus loin, si tu entres, toujours de l'idée ; dis petit... celles que tu cherches... » Henry, Henry ! Et l'Argent ? Les boîtes à mouches ? Bast ! si peu grandes, ces boîtes ; à l'intérieur, de la place pour qu'on vous y attrape ; mais, alentour, la terre entière pour qu'on les évite. Un autre soir... Mais qui parla ainsi ? Marie revenait de la ville où il est dur, quand on traîne les œufs, de gagner quelques sous. Ils se reposaient au lit. Ils étaient comme quand on s'aime : tellement bouche à bouche, que d'une bouche à l'autre, les paroles, on ne sait d'où elles viennent. Il vint celles-ci : — Dire qu'en ville, en quelques instants, certaines femmes... Il ne s'agissait pas des œufs qu'on traîne, il ne s'agissait pas de machine à coudre : — Dire qu'en ville... Un corbeau passe, il lâche un gland ; après des années voilà un chêne. Une pensée vole, un mot tombe ; pas des années, pas des mois, une minute, n'est-ce pas, Henry? une minute et l'on réfléchit : l'argent à gagner, les idées à sortir, la ville, les boîtes à mouches et près de soi, sous la bouche, une de ces femmes qui en quelques instants... Il fit : — Si tu... si nous essayions, Marie ? « Nous », pas « tu ». Parce qu'un jour il avait compris : lorsqu'il faut de l'argent, il n'y a pas les autres et qu'il avait dit : « Nous sommes deux, Marie. » Elle donna sa réponse de Marie : — Oui. Seigneur ! est-ce ainsi que cela se passe quand une idée tombe et veut devenir un chêne ? C'était pourtant la Marie, du bleu de sainte dans les yeux ; c'était Henry : « Mon Dieu, votre Grâce m'a touché. » S'aimant bouche à bouche, ils étaient nus comme leurs lèvres. Henry se leva, Henry fit de la lumière et après, ô tante Nonne, ô tante Louise, ô l'oncle ingénieur, ô tous les autres Boulant de bonne famille, dans cette ferme où ils avaient vécu si simples, devant sainte Barbe et sa tour, devant sainte Catherine et sa roue dentée, Henry découvrit sa femme, Henry regarda sa femme, non comme l'époux regarde son épouse, mais comme Vladimir la môme qui va lui gagner des sous ! 11 dit : — C'est bien, ça peut aller. Henry, Henry, si tu en restais là... De l'homme à la femme, à se toucher nus, il monte parfois un peu de vice... Mais voici le matin, aux yeux purs, comme un pardon de Dieu. — Non. Un jour, dans le train, vers la ville, monta une Marie, sans paniers, qui fit dire à Benoit : — Mon Dieu, Madame, qu'allez-vous faire, si belle, à la ville ? — Rien, Benoit, des visites... Le soir, elle raconta : — Si j'avais voulu ! Un, dès la gare... un m'a dit... un autre... Elle était à la fois un peu pâle et très rouge. Henry, Henry ! Elle n'a pas voulu. Si tu en restais là... Les Boulant, tu as raison, tu t'en fiches ; mais ta femme ! Regarde ses yeux. Et toi, ne sens-tu pas dans ton cœur, ne sens-tu pas dans ta chair... Allons, allons... Voici tes poules ; les choses qu'il faut qu'on sorte, bast ? écoute Benoit ; « Moi, Monsieur, à votre place, je planterais l'année prochaine... » L'année prochaine, ah ! bien oui ! — Le mois prochain, dit Henry, nous partirons. On n'attendit pas ce mois. La maison qu'on ordonne, cela regarde Marie. Mais démolir ! Vlan ! Henry arracha les clous ; vlan ! par terre, les poteaux; vlan! qui voulut de ses poules ? qui ses poussins ? vlan ! à coups de sabotsf à tous les coins du ciel la belle cendrée de l'être- Et tes sabots, Henry?... Vlan !'après la cendrée, à tous les diables, les sabots ! Henry, Henry ! si tu voulais. Regarde Alphonse. Il bêche sa terre ; hier il l'a bêchée ; demain, il bêchera sa terre. Vraiment, si comme lui... — Non ! Il restait la ferme : — A qui la ferme ? Il restait le chien : i — A qui le chien ? Ce qui doit sortir, il faut qu'on le sorte ! ... Après il pleura : dans une gare; au moment de partir, toujours un peu on pleure. X Tout de même ces trois plis sur le derrière étaient plutôt ridicules. D'ailleurs, est-il bien vrai que les autos soufflent des vesses parmi la ville ? histoire d'une marie. 15 Ils arrivèrent un soir. Marie sourit : « Enfin, la ville ! » Henry flaira : « Hum ! la ville ! » Ensuite, il dit : — Marie, tu sais ce que tu m'as promis ? De telles idées ! Evidemment, elles ne pousseraient pas entre les épures d'un oncle ingénieur. Ce sont fleurs de solitude. Il faut avoir considéré la Vie du côté de la bruyère ; avoir lu l'Imitation où tout est vain ; avoir porté des sabots ; avoir mesuré combien grand ce nuage et, à l'envergure de ce nuage, combien petit le sexe de la femme. — Marie, il ne s'agit pas d'argent. Ce serait malpropre. Je me fouà de l'argent, mais tu sais : écrire. Elle savait : l'Art !... tout sacrifier à l'Art... Un soir elle rentra. Bien entendu, Henry écrivait. Elle dit : — Chéri, voilà, j'ai dix francs. Il devint très rouge, puis très pâle ; — comme Marie là-bas. Le lendemain, il ne devint que très rouge. Pour une Marie, on sait comment cela se passe. Le boulevard. Une dame : la bouche, vous savez, comme deux cerises, des joues après des mois de bruyère, l'œil qui dit au Monsieur : « Je n'ai pas peur de l'homme » et comme preuve, sans les trois plis sur le derrière, de ça et de ça, qui fait loucher les hommes. Peut-on empêcher le Monsieur de souffler à la dame : « Etes-vous vraiment si pressée ? » que de ce « de ça et de ça » on voudrait — en moins pressé, Madame — faire la connaissance. Il existe des hôtels. Marie disait : — J'étais en course... mais enfin... Un peu comme autrefois à Londres. Pourtant, distinguez bien. Londres était l'Angleterre, le pays du melon au poivre, loin, de l'autre côté de l'eau. Ici, presque le pays de Mère ; en plein, le pays d'un certain M. Dupin, gare, le commissaire ! Elle n'allait pas mettre de ces robes dont le trop de rouge ou le trop de vert font de vous la dame que l'on remarque, tous les jours, en rouge ou vert. Et puis, 1' « Art » est un mot plus précis que la « Pipe de la Reine ». Et puis il ne s'agissait plus d'un d'Artagan : c'était Henry ; elle, Marie-l'Épouse. Avant de sortir, Marie-l'Epouse enlevait son alliance. « Je ne voudrais pas qu'on sache. » On ne savait pas, en effet. Cinq francs... dix francs suffisent dans son ménage à une Marie-l'Épouse. Elle reprenait sa bague, elle redevenait Marie-l'Épouse. Ce n'était que cela. Henry, lui, travaillait. Evidemment, évidemment, puisque pour ce travail, Marie... Quand elle partait : « Tu vois, je m'installe à ma table » ; il s'installait. Tout de même, devant sa table, pendant des heures à se dire : « En ce moment que fait Marie ? » Henry était parfois nerveux. On ne sait d'où elles viennent, on trouve au fond de soi des choses qui ne sont pas précisément celles que l'on cherche quand on est à sa table pour écrire. On trouve des balivernes dans ce genre : « Le mariage est le mariage » ; des rengaines, à quoi peuvent-elles servir ? comme celles-ci : « La propreté morale » ; d'autres mots, des termes de médecine, dont on pensait : « Pas pour moi, la vérole » ; encore certaines histoires dont on haussait les épaules : « Ce fou a tué une femme. Tant pis pour elle; est-ce que cela me regarde ? » Et voilà que ces balivernes, ces mots, ces histoires, tout à coup se mettent à vivre ; que le mariage, après tout, oui, c'est le mariage ; que la propreté morale, cela se porte ; qu'un chancre, cela vous mange ; que ces fous, mon Dieu ! peut-être en cette minute... De toutes ces choses plein la tête, pendant qu'il attendait Marie, il lui arrivait de se dire : « Mon vieux, ce que tu fais là, tu es un fameux cochon. » Si cochon que cela ? Avez-vous remarqué ? Vous regardez une femme : le nez comme ceci, la bouche comme cela. Vous regardez encore ; plus comme ceci : un autre nez, une autre bouche. Vous persistez : pour peu, vous ne reconnaîtriez plus cette femme. Ainsi pour les idées: vous les fixez longtemps, leur figure change. Ces heures à rester seul, Henry fixait beaucoup les idées. Un jour, la singulière figure l Elle avait du bleu des Trappistes. Sa bouche était triste et ne pouvait que se taire : — Bast, répondit Henry. Un autre jour, on aurait dit une maman : comme une maman, elle fut très bonne : — Pas un cochon, Henry, un pauvre gosse. — Oh ! oui, un pauvre gosse. Un autre jour, très nue, elle riait comme une vraie sotte : — Hi ! hi ! te voilà un p'tit homme. — Hi ! hi ! fit Henry, un p'tit homme. Une autre fois, peut-être bien qu'elle portait des lunettes : — La prostitution : un mot. Avec ses doigts, ou quelqu'autre organe, la femme qui travaille, travaille. Un point, c'est tout. — C'est tout,-accepta Henry. Puis une, qu'il reconnut. Elle ressemblait à la toute première, celle qu'il avait vue à la campagne, mais avec une bouche plus grande et de grands bras pour de grands gestes : — Pense à tes amis. Rappelle-toi Maurice. Comme toi : « Tout sacrifier à l'Art ». Rappelle-toi Louis : « L'artiste doit être libre ! » Où maintenant ? Des femmes, des gosses, une boîte à mouches. Bouclés, à cracher sur l'Art. Toi, •du moins, tu... — Moi, du moins, je... Il se campait. Et peut-être pour un Henry n'est-ce que cela. Il cherche, il tâtonne, au juste il ne sait pas, tantôt la main dans le bleu, tantôt les doigts par ailleurs, mais ce qu'il faut humblement, le voici : au bout de sa plume tenir un rien d'encre, et de cette encre, comme les autres avec ce qui sort de leur sexe, produire "un peu de vie... Quand c'est ainsi, qu'importe cette belle culotte : la propreté morale ? On est à poil. Mais alors pourquoi, certain soir, Henry, ta plume, la laissas-tu, ta.plume ? — Je t'accompagne, Marie, tu marcheras devant. Elle marcha devant. Elle pensait : — Henry qui me suit, cela me gêne. Lui : — Sera-ce celui-ci ? sera-ce celui-là ? Je n'aimerais pas beaucoup que ce fût un de ceux-là. Ce fut un de ceux-là ; le lendemain encore un de ceux-là ; presque tous les jours, un de ceux-là. Il suffisait même que ce fût celui-là, pour qu'il eût préféré tous les autres, mais pas celui-là. Oh ! cela pinçait. Votre femme avec celui-là, votre femme dont vous savez ce qu'elle va faire, dont vous savez comment elle va le faire, ces rues qu'elle traverse, ce vestibule qu'elle franchit, ce store qui s'abat : « Mon petit, mêle-toi de tes affaires. » C'est alors que l'on réfléchit : « L'amour est l'amour », qu'on pense aux fous, qu'on doit des deux pieds, « non et non », s'accrocher au trottoir pour ne pas bondir là-haut et de cet homme, qu'on devine en chemise clans un lit, faire un homme, n'importe comment, à travers la fenêtre... Mais, sans doute, qu'à trop souvent se dire « non » on ne sent plus ce « non » ; qu'à trop la fixer, la douleur change comme l'idée dont on ne retrouve plus le visage. Un jour ce type, Henry méprisa ce type : « Toi, mon bonhomme, si tu savais le peu qu'on te donne. » Un autre jour, ce type, Henry sifflota derrière ce type : « Peuh ! mon bonhomme... » Un jour ce type... sait-on ce qui vous vient quand on pense à ce qui se passe derrière un store baissé ?... A peine filé ce type, Henry retrouva sa Marie, il sauta sur Marie, et comme jamais il n'avait aimé sa Marie, il aima sa Marie. Et pour avoir une fois, de cette manière, goûté de sa Marie, les autres fois, il voulut : « Encore celui-ci, encore celui-là, même celui-là... » tant il brûlait^ ardent de tous ceux-là, de reprendre pour lui seul sa Marie. Le même pourtant qui avait dit : « L'homme et la femme, c'est quelquefois malpropre. »... Vraiment, on cherche, on tâtonne, les mains à gauche, les mains à droite, puis un soir — comme une idée qu'on pousse jusqu'au bout, — plouf, dans la merde ! Pour Marie, un jour son père mourut. Elle pleura beaucoup ce pauvre homme qui l'avait tant battue. Elle fut ainsi en deuil. Elle enlevait sa bague, elle allait. La robe qui s'use, Henry s'il est triste, le policier s'il vous guette, à ne pas connaître le mal, il n'existe pas d'autre mal. Il lui restait du bleu dans les yeux. Une fois pourtant elle rencontra une amie. Un bébé par la main, un second dans une voiture, cette amie dit : -— Moi, tu vois. •— Oui, dit Marie ; moi je fais des courses... Et sur le bleu des yeux, pour elle seule, un « tout de même » mouillé comme une larme. Une autre fois, elle vit Louise, l'amie du Grand Neuf : — Ah ! Blanche ! ou plutôt Marie, tu as de la veine d'être sortie de tout cela. Oh ! oui. Beaucoup de veine. En plein dans tout cela. Bast ! comme disait Henry. On est contente, on veut être contente. Elle souriait à Henry qui faisait, à la suivre, ses drôles d'yeux. A cause de ces yeux, elle ne comprenait pas toujours : — Je ne sais pas, il me semble, tu deviens un peu vicieux. Marie, Marie, innocente Marie, si on t'avait dit : « Cet homme sur ton ventre, et qui râle, c'est de la pensée qui pourrit ». -GERS i&iagiqati&i&^iwiwmMn» «un.»»" 232 histoire d'une marie Mais non, mais non, simplement un gosse qui s'amuse : — Amuse-toi, mon gosse... Va. IL ressemblait à un certain Monsieur qu'elle attendait de Mons. Il répondit : — Non, je ne suis pas ce Monsieur, mais si vous voulez... Elle dit : — Vous voyez, je suis en course. Henry n'était pas là. Ils prirent une rue, puis la suivante. Devant un vestibule, elle comprit : « Entrez là. » Elle hésita parce que la maison ne lui semblait pas un hôtel, et vlan ! dans son dos une main poussa pour qu'elle entrât quand même. Un policier qui vous pince est toujours un peu lâche. Elle se mit aussitôt à pleurer. Elle était en noir pour son père. Le commissaire écouta son agent. Il dit : — Et vous vous mettez en deuil ? Les hommes aiment cela. Elle rectifia : — Non, Monsieur, ce n'est pas pour les hommes, c'est pour mon père, — Ah ! ah ! et vous êtes veuve ? Elle devint très rouge : -— Non, Monsieur. — Pas célibataire non plus, cela se voit. — Non, Monsieur. — Votre nom ? — Marie Guillot, Monsieur. — Ali ! ah ! Marie Guillot ; sans doute votre nom de jeune fille ? — Oui, Monsieur, — Et l'autre, celui de votre mari ? — Oh! non, Monsieur. — Vous devez... Vite. — Monsieur... — Allons, plus vite. Elle dut : — Henry Boulant, Monsieur. — Ah ! ah ! Boulant... Nous verrons cela. Il avait écrit à mesure. Il dit : — Signez là. Elle lut que Marie Guillot, épouse Boulant, •costumée à cet effet en veuve, avait accosté un homme, lui avait dit : « Ah ! voilà le Monsieur de Mons » et demandé cent sous. Elle avait ■accosté l'homme, mais demandé cent sous : — Ce n'est pas vrai. — Si. — Non. — Si. D'ailleurs il faut signer. Elle signa. Elle pleurait toujours. On la mit dans une voiture et près d'elle l'homme qui l'avait pincée. Même pour une Marie, cela s'appelle une sale vache. La sale vache dit : — Ne pleurez pas ; moi, vous savez, je faisais mon métier. — Vous n'auriez pas dû, fit Marie ; et maintenant que va-t-il arriver ? — Ça dépend. Vous vous arrangerez avec M. Dupin. 234 histoire d'une marie M. Dupin semblait l'attendre. Il avait sa figure jaune : — Oh ! oh ! l'épouse Boulant, l'ancienne fille Guillot. Un jour ou l'autre, on les retrouve toutes... Et votre mari sait-il? — Oh ! non, Monsieur. — Et qu'est-ce qu'il fait, ce mari ? — Il écrit, Monsieur. — Ecrire, est-ce un métier, cela ? — Il donne aussi des leçons, Monsieur. — Bon... bon... nous verrons cela... demain. On la remit dans la voiture ; on arriva chez un troisième commissaire. Celui-là parla peu. 11 ouvrit un livre : — Votre nom, là. Elle pleurait. Elle écrivit : « Marie Guillot. » On la mena quelque part. Cela n'a l'air de rien.. Cette cellule qu'on renferme, une cloche qui sonne l'heure, par terre une paillasse pour celles qui veulent ; on voit des femmes se jeter sur cette paillasse et aussitôt dormir. Ce ne sont pas des Marie. Pour une Marie, violon ou cachot, sous clef, devient la prison, quelque chose de honteux, puisqu'en prison on boucle criminels et voleurs, des gens coupables d'actes dont elle comprend la honte. Et puis se trouver là pour cela. On voit clair tout à coup. On a beau se venger : « Sales vaches », ceux de la police, quand ils vous tiennent, et pour cela, ce qu'ils vous tiennent! Il y a la visite, le docteur qui vous examine ; on connaît certaines histoires d'hôpital où pour un bobo, pour rien, durant des mois, des femmes ont été gardées... Et puis M. Dupin et ses registres... ces registres si durs à s'ouvrir quand une Marie Guillot y présente son nom, mais crac ! comme un piège quand une épouse Boulant n'y voudrait pas le sien. La voyez-vous, l'épouse Boulant, attrapée à ce piège ? La voyez-vous couchée dans un de ces lits où l'on couche les mauvaises femmes ? Et Henry, pendant ce temps-là ?... Comme on comprend : « Ce que tu faisais, Marie, était mal puisqu'il existe des sales vaches pour l'interdire. » C'est alors que, larmes sur larmes, on n'a pas assez de toutes ces larmes ; qu'on voudrait à tout prix n'avoir pas fait cela, ne pas être dans cette cellule, se trouver près de son gosse et lui dire : « Mon gosse, n'importe quoi, mais plus jamais cette vie-là. »' Oh ! non, elle ne fit pas comme celle qui, flûte ! s'endorment sur cette paillasse. Elle était là... Et la campagne où l'on vivait si bien ! Et le temps où elle cousait des chemises ! Et son Henry, qu'est-ce qu'il faisait ? Et M. Dupin, qu'est-ce qu'il dirait ? Et cette cloche, mon Dieu ! qu'elle écoutait, encore, puis encore, briser la nuit en longs morceaux de nuit... « Je suis un mec. » On a poussé cette idée jusqu'au bout. Une bonne cigarette, en pantoufles, Henry était resté, à cause d'un livre. Le mec attendait sa môme : il lisait. Vers onze heures, au bas d'une certaine page, il ne fut plus curieux de savoir ce qui se passerait de l'autre côté de cette page. Un mec n'est pas inquiet. Il bâilla. — C'est agaçant, Marie qui n'arrive pas ! Il se 'eva jusqu'à la fenêtre. Il prit un peu "236 histoire d'une marie d'air ; il faisait vraiment fort beau. Du côté où la môme aurait pu, il ne vit pas venir sa môme. De l'autre côté, non plus. Il réfléchit: « Dommage, si Marie rentrait, nous ferions un petit tour.» D'ailleurs ils ne faisaient jamais un petit tour. Très lasse, Marie disait : « Vite au dodo. » Ah ! oui, le dodo. Il était un mec, mais un bon mec. Il alla jusqu'au dodo l'ouvrir, puisque cette nuit, rentrée tard, sa môme serait encore plus lasse. Puis il revint à son livre. Tiens ! A peine à son livre, il préféra : «Si je retournais à la fenêtre. » Il s'écria : « Oui, j'y vais. » Il y alla même très vite, car on venait de sonner, et quand on sonne la nuit, c'est toujours pour vous. Il se pencha et, devant la porte, il aperçut deux agents : — Psst, pour qui est-ce ? — Pour M. Boulant, Monsieur... — Ah ! Boulant... c'est moi... qu'y a-t-il ? — M. Boulant, c'est vous ? Eh bien, Monsieur Boulant, si vous attendez votre femme, ne l'attendez plus ; on l'a écrouée. Ecrouée ! On sait ce que cela veut dire. Tout de même, il demanda : — Ecrouée, vous dites ? Pas un accident ? Rien de grave ? — Ça, Monsieur, nous ne savons pas. Ecrouée, voilà... Bonsoir. Henry était un mec, bien entendu ! Et que font-ils les mecs quand on a pincé leur môme ? Ils disent « bast ! » et s'en foutent. « Bast ! », fit Henry et puis... Mon Dieu ! certaines nouvelles, on les attendait avec une angoisse si précise que lorsqu'elles arrivent, mec ou nonr on sent au cœur un petit froid qui fait rire.. Vraiment Marie arrêtée, c'était drôle. Il pensa : « J'irai la réclamer, mais c'est drôle. » Il prit son chapeau pour aller et, vraiment Marie arrêtée, c'était drôle. Il dégringola des marches, et comme il descendait ces marches, comme il arrivait dans la rue, vraiment dans cette rue, malgré qu'il courût, malgré qu'à courir il se vît en pantoufles, Marie arrêtée, mon Dieu, Marie arrêtée, comme c'était drôle ! Pourtant, en arrivant chez le commissaire,, il devint tout à coup très pâle. Il aperçut, il est vrai, un de ces gros commissaires, un de ces mufles de commissaires qui vous ont pincé votre femme. Alors, on est un mec furieux, mais aussi un pauvre gosse qui revoudrait bien sa maman. Il commença en douceur : — Monsieur le commissaire... Et le commissaire : — Ah 1 ah ! Vous êtes Boulant. Eh bien ! mon bonhomme, on vous l'a pincée, votre femme : elle faisait le trottoir, elle demandait cent sous. Vlan ! comme cela. Evidemment Henry savait, mais il aurait pu ne pas savoir ; il aurait pu être un brave homme, porter au cœur-une de ces maladies de braves hommes qui meurent quand ils sont cocus, et vlan : « Votre femme faisait le trottoir... » Marie arrêtée, cela parut beaucoup moins drôle. Il se fâcha : — Monsieur le commissaire, vous n'y mettez pas beaucoup de façons... Et le commissaire aussi se fâcha : — Ces messieurs ! Faudrait des gants. Tous les mêmes. D'ailleurs, vous, Boulant, si vous ne saviez pas, il y a une chose que vous deviez savoir : autrefois votre femme... Et Henry encore plus haut se fâcha. — Ça, Monsieur le commissaire, je vous défends de le dire. Et le commissaire quand même le cria : — Votre femme, autrefois, était en carte. Et Henry encore plus fort cria : — Vous n'avez pas le droit. Et à monter ainsi tous deux, le commissaire et le mec, il n'y eut plus en présence... qu'un commissaire et un mec, ce qui n'était pas très beau. Quand même, le mec eut raison. 11 fit : — Ce que vous dites là, vous n'aviez pas le droit de le dire : il y a le règlement. Il y avait, en effet, ce règlement. Le commissaire le savait, et sans doute qu'à fréquenter des gens qui sont tous les mêmes, les commissaires aussi sont tous les mêmes ; au mot « règlement », il mit des gants : — Ecoutez, Monsieur Boulant, peut-être bien que vous ne saviez pas... Voilà, pour aujourd'hui rien à faire... Demain, allez au bureau de M. Dupin, cela s'arrangera peut-être... Et, de nouveau, Marie arrêtée, cela devint drôle. Il sortit. Il marchait vite. Ces flics ne dirait-on ! Quand on crie fort, ce qu'on leur ferme la gueule ! Il leur avait bouché la gueule !... Tout de même, quand on dit « peut-être », ce n'est pas sûr et pour « demain » il faut une nuit. Il faisait toujours fort beau, il était en pantoufles, il avait le temps, puisque pour passer la nuit, Marie arrêtée, le lit de Marie serait un lit bien vide. Alors quel besoin de courir ? Il courut cependant. Il remuait de grands gestes. Il riait: « Marie arrêtée, comme c'est drôle!...» Il pensait : « Ma pauvre maman, là-bas, et sans doute qui pleure. » Il rageait : « Oh ! ces flics, en tenir un sous la patte. » Il réfléchissait qu'une fois pincée la femme, une autre fois, plus vite on la repince. Et qu'arrive-t-il à ces femmes qu'on repince ? Qu'arrive-t-il à leur mari ?... Il réfléchissait à leur mari qui de ces flics, même en criant le plus fort, ne parviennent pas tous les jours à refermer la gueule... Et vraiment, en pensant tout cela, Marie arrêtée de plus en plus cela devenait drôle ; cela devenait un peu fou, car il rentra, Henry, et vlan île beau livre fila par la fenêtre ; à plat ventre, il se rua sur le lit, à rire, Henry, comme cela : avec des dents qui grincent. Bast !... Si longs qu'en soient les morceaux, ces nuits se passent. Vient le matin. Hi ! Hi ! Marie arrêtée, sera-ce drôle ? Il arriva chez M. Dupin. On est un mec, un mec timide qui espère.. — Bonjour, Monsieur Dupin, il paraît que ma femme... — Votre femme ? Mme Boulant, vous dites ? Oui, nous avons cela. Une minute. Une minute ? Cela s'arrange ! On est un mec qui rit : — Hum ! M. Dupin ne connaissait pas cette façon de rire. Il employa sa minute. — Monsieur Boulant, vous donnez, paraît-il, des leçons ; alors, un peu de morale à votre femme. Bien tapé cela l Qu'en dites-vous, Henry ? — Hum ! Marie parut, telle qu'on est, après des heures sans dormir et une sale vache qui vous accompagne par derrière. — Bonjour, Henry. — Hum ! Mec et môme, devant M. Dupin, c'est un peu gênant. Mais à peine dehors, à pleins bras, ils se prirent : — Ma pauvre maman ! — Mon pauvre gosse ! Plus mec, ni môme. Ils rentrèrent. Elle était fatiguée. Ils s'assirent, elle ici, Henry là, entre eux ce que l'on a pensé la nuit et qu'on ne se dira pas : — J'ai beaucoup pleuré, Henry. — Je comprends, Marie. — Recommencer, je n'oserais plus, Henry. — Ne reéommence plus, Marie. — Mais alors ?... Il réfléchit. Plus les choses qu'il faut qu'on sorte. Plus : « Encore celui-ci et après celui-là. » Plus ce tronçon d'idée que jusqu'au bout l'on pousse. La terre, alentour, pour d'autres ; pour toi — grande ouverte la porte : une boîte à mouches. Il lui vint une drôle de petite figure : à croire qu'il pleurait. — Si tu veux, je recommencerai, fit Marie. Hi ! hi ! une Marie libérée, comme c'est drôle !... XII Henry avait-il voulu -? Oui... non... en tout cas, maintenant il ne voulait plus. Sans doute, à cause d'un second fjic ? Oui... non... Un jour il faisait une démarche. Par terre, il avait vu des moineaux, vous savez, de ces moineaux qui se poudrent, « tchip... tchip...» et qui s'en foutent parce qu'ils sont libres. On ne s'imagine pas comme, certains jours, des moineaux « tchip.,. tchip... » ça fait piquer les yeux. Henry avait eu ces yeux qui piquent. Et c'est ainsi, pour la première fois, qu'il avait vu, par l'intérieur, comment est faite une boîte à mouches. Des gens ont de la chance. Ils ont commencé par faire la bête, parce qu'à vingt ans — seul — on est bête. Après, ils ont dit à la Vie : « Madame, je ne suis pas gourmand ; je vous en supplie, pas des mille que je vous demande ; tenez, cent francs par mois et, dans ce monde, un petit coin où laisser trotter ma plume. » Ces cent francs, ils les ont demandés aux leçons, mais les. leçons ne donnaient que douze francs ; ces cent francs, ils les ont demandés aux poules, mais, avec leur bec, les poules donnaient moins que douze francs ; ces cent francs, ils les ont demandés, Seigneur oui, à la chair de leur femme, mais alors c'était : « Encore celui-ci... encore celui-là. » La Vie, pour ce moment, a préparé sa réponse. Elle prend la figure d'un Monsieur. HISTOIRE D'UNE MARIE. 16 Elle dit: «Comment, cent francs, Monsieur Boulant ? Que feriez-vous de cent francs ? Gagne-t-on cent francs ? Trois cents que je vous offre ; plus tard, quatre cents... Seulement, moi, vous comprenez, je paie votre temps... je prends tout. » Henry répondit : « Oui. » Au retour, il revit de ces moineaux « tchip... tchip... » et qui s'en foutent parce qu'ils sent libres. Il dit à Marie : — Voilà, c'est fait, j'aurai trois cents francs. Et Marie fut bien contente. Ç'aurait pu être dans une banque, ou bien chez un droguiste. Ce fut dans un journal : de trois heures à minuit. Au bout d'un mois, il devint secrétaire. Tout de même, un journal, on se laisserait dire : « Mon cher, je ne te parle pas de l'argent que l'on gagne ; mais les choses qu'il faut qu'on sorte, tu sais : écrire, eh bien, mon vieux, écrire c'est écrire, et dans un journal on écrit. Et puis, quelle vie intense ! As-tu vu les linotypes ? On pianote là-dessus, et ce que ça pond ? Des lignes, mon cher ! Et les rotatives ! Elles sont grandes, ces machines, elles sont puissantes, elles mugissent : voilà qui vous impressionne plus qu'un cent de vaches. Et ces rédacteurs qui s'agitent, ces confidences du téléphone, ces dépêches : « A Londres, un diplomate a dit... à Paris, une cocotte va faire... » Mon vieux, le diplomate est toujours à dire, la cocotte est encore en train, que déjà tu le sais... Vraiment une chance que d'être dans un journal ! » l Ouais, ouais ! Henry arrivait à trois -heures, pas trois heures cinq, ponctuel. Les autres s'agitaient déjà : « Mon cher, nous avons ceci, nous avons oela. » Ceci, cela, précisément de ces dépêches : — Hum, disait Henry. Il s'enfermait. De la colle, des ciseaux, un crayon sont les outils du secrétaire quand il a ceci om cela. Par exemple on annonçait : « Paris. Le ministère un Tel a démissionné...» En apprenant cette nouvelle les abonnés allaient penser : « Diable, diable, que va-t-il se produire ? » Henry réfléchissait : « Encore un par terre : que pourrai-je bien cette fois coller là-degsus comme titre ?... » Et les choses, les belles choses que l'on écrit ? Mon Dieu oui, on écrivait beaucoup de choses. Il pouvait même s'en plaindre ! Henry devait les lire. On appelait cela de la copie. Il grognait : — Mon vieux, elle est idiote, ta copie...enfin ça peut aller. Mais elle est beaucoup trop longue. Et raf ! tout ce qui, étant trop long, devenait de la « littérature » il le barrait. Et ces téléphones, eh oui, ils sonnaient : « Dreîin... drelin... » qu'on écoutât vite : — Allô, écoutait Henry. Vous dites ?... Parlez plus haut, Monsieur... Ah !... Mais Monsieur, ces foutaises, ne pourriez-vous pas me les écrire ? Pas la peine au téléphone. Pourtant à l'atelier, ça devenait sérieux : les linotypes vraiment, elles tiennent du piano et de la poule ; les rotatives, quand elles meuglent, on croirait un cent de vaches. Il arrivait à Henry de s'agiter là dedans: « Vite, mon petit, compose-moi ces quinze lignes... Toi, mon gros, ce filet... ça presse... très important... » Mais l'important, quand ça pressait, c'est que l'horloge marquait minuit moins cinq et qu'à minuit, il foutrait son camp. En vérité, non seulement parce qu'il suffit d'une semaine pour comprendre : « Un journal, quelle boutique ! », mais avoir respiré la bruyère, avoir lu certains livres, avoir, comme on dit, tout sacrifié à l'Art, et quand même devoir garder en soi ce que l'on voudrait en sortir : ces téléphones, ces nouvelles, ces machines sont quelque chose où l'on entre à trois heures pour à minuit en foutre son camp. Et même ce minuit ! Trois heures, quatre heures, cinq heures... toutes ces heures, minuit les portait, chacune avec sa fatigue. Minuit n'avait plus le courage d'être content ; minuit se traînait par les rues où d'autres minuits s'amusent et, maussade, rentrait, minuit et quart, se fourrer dans un lit. De tout ceci : — Autrefois disait Henry, j'ai crâné : « Je suis simple... je crois en Dieu... je suis un mec. » Mais journaliste ! Si jamais tu racontes que je suis journaliste... — Comme tu es drôle ! Vers cette époque, un photographe fit un portrait d'Henry. Oh ! pas en sabots comme là-bas, à la campagne. Trente-trois ans, la mine réfléchie du secrétaire qui prépare un titre, des cheveux à pommade, des moustaches en l'air au cosmétique. Par là-dessus, un petit air triste ; mais il avait toujours ce petit ain cela ne se voyait pas. Marie disait : — Comme tu es bien sur ce portrait ! Elle avait, pour le portrait, un beau cadre et, alentour, de la place pour beaucoup de roses. Elle y mettait ces roses. Comme il était bien, sur ce portrait, entre ces roses ! Certes, elle n'aurait pas raconté : « Mon mari est journaliste » ; elle était fière cependant. Chaque mois un Henry qui vous dit : « Maman, voilà trois cents francs «vaut mieux que ces types : « Voilà cent sous, sois gentille ». On est enfin une Marie tout à fait sérieuse, Marie en simple jupe, Marie en tablier brodé, la seule Marie pour laquelle les autres Marie ont erré par ce monde : Marie-qui-sert. Elle allait chez le boucher. Une autre aurait protesté : « Comment trois francs, ce rosbif ? Non, non, donnez-moi de ce ragoût, pour un franc cinquante. » « Est-il bien tendre? disait Marie. Tout de même, je préfère de ce filet. Pour mon mari, il travaille, vous comprenez. » Elle allait chez le crémier : « Oui, je vois beurre-crème ; mais n'en n'auriez-vous pas qui soit encore plus crème ?» Tout ce qu'elle achetait, elle le voulait en crème encore plus crème. Un Henry qui travaille n'est pas un François qui vit de ses rentes, pas même un Pierre, un Jacques qui travaillent. Le pauvre gosse, le premier jour, comme il avait pleuré ! li avait le droit d'être difficile. Le matin, il dormait tard. Sept heures... huit heures... Dans une maison, les autres bougent. On ne pouvait pas : « Chuut ! «elle intervenait sur le palier. Elle attendait. Dix heures !... « Fi-fou » Henry sifflait. A ce sifflet, évidemment, elle ne portait pas un monde, mais elle l'eût tenu, qu'elle l'eût lâché. Elle attrapait une tasse. Vous dites. « Un œuf, du sucre, par là-dessus du lait, cela fait un lait de poule. » Oui, mais eet œuf, il est frais du matin ; ce lait, voyez comme je le verse ; j'y mets du sucre, mais aussi de la tendresse et du respect : Henry qui travaille, vous comprenez. Et puis, quand on est faible comme Henry, écrire, pour le cerveau, est dangereux. Elle savait cela d'un docteur. Henry peut-être s'en doutait. Alors, il fallait le consoler ; comme des roses autour de son portrait, mettre autour de sa vie de la joie qui embaume. Elle était là pour cela. A la nuit, quand il rentrait, elle ne faisait pas comme certaines: « Pas maintenant, mon petit, j'ai sommeil. » Elle disait : « Tu sais, je ne dors pas, mon chéri. » Mais le jour, il n'aimait aucun des plaisirs auxquels les autres s'amusent. Il tirait sa moue : « Aller au café, ça me déplaît... Un livre ? pourquoi faire ? j'aurai pu l'écrire... » Il s'étalait sur sa chaise longue et, près de lui, sans doute, les pensées qui viennent quand on est sur une chaise longue à ne rien faire. Elle lui demandait : — Veux-tu que je vienne près de toi ? — Heuh ! — Veux-tu que nous fassions une promenade ? — Iieuh ! Pourtant, un jour, il désira quelque chose. Elle crut d'abord : « Tu veux rire. » Non, il était sérieux. — Tu comprends, ne pouvoir écrire, rester là, je m'embête... Ce que je te demande n'a pas d'importance. Tâche de me trouver cela. Elle trouva. Une fois la semaine, Henry ne travaillait pas le soir. On invitait une dame. On dînait. La dame s'appelait Ida. Elle venait de la Hollande, elle avait une singulière façon de prononcer certains mots. Ainsi, au milieu du dîner, il lui arrivait de dire : « A votre santé, pagha ! » En même temps, elle envoyait au diable sa chemise. Marie aussi lançait au diable sa chemise. Henry aussi et, tantôt l'une, tantôt l'autre, ou les deux en même temps, Henry devenait le pagha de ces dames. L'homme et la femme sont quelquefois malpropres ! Et Marie voulait bien ? Mais oui. Et elle n'avait pas de peine ? Si, si... Et malgré cela ? Puisqu'on vous le dit : elle avait elle-même cherché la dame. C'est peut-être ainsi quand, à né pas les sortir, on garde au fond de soi des choses qui pourrissent. Tout de même, deux femmes, deux paires de bras, deux fois ce que l'on trouve déjà de consolant entre les bras d'une seule femme : veinard, Henry ' Ouais ! Ouais ! N'est-ce pas Henry qui avait d:it : « Je pense quelquefois à la femme comme au suicide ? » On devint un lamentable Henry. Des gants clairs, un chapeau melon, des moustaches qui pointent, un portrait où l'on est bien entre les roses, ouais ! ouais ! Mais, sous ce chapeau, le regard par terre ; malgré ses- gants, des camarades que l'on fuit ; au journal, tout pagha que l'on soit, des patrons qui commandent, et à ce qu'ils commandent, tant qu'on veut penser « zut »et quand même répondre « oui ». Atout ce que la vie commande, penser « zut » et pourtant « oui ». Un jour il rencontra Emile, vous vous souvenez : « Moi je suis peintre, mon vieux. » Emile dit : — Et le travail ? ... Comment, tu n'as pas le temps ?... Moi, mon vieux, pas de couleurs, pas de pinceaux, pas le temps, je n'aurais rien de ce qu'il faut pour peindre, qu'avec mes doigts, dans du fumier, au milieu de la nuit, je peindrais quand même... 11 était peintre, mon vieux ! — Moi..., pensait Henry. Bast ! qu'est-ce Gela ? J'ai connu un poète. Il n'était pas comme Henry et, là vraiment, dans son bureau, il avait le temps d'être poète. Oh ! des choses qu'il faut qu'on sorte, il n'en avait guère, mais il soufflait dedans et cela devenait gros. Par exemple, il aimait beaucoup les faibles. Il chantait : « Les faibles... les faibles... il faut aimer les faibles... » Ou bien : «Il faut... il faut... il faut aimer les faibles...» Ou bien : « Aimons... aimons... il faut aimer les faibles... » Alors ce poète, qui n'était pas un faible puisqu'il se croyait un fort, quand il parlait et que ce n'était pas en vers, disait : — Ceux qui n'arrivent pas... ils étaient faibles... Tant , pis pour eux. Henry peut-être connaissait ce poète : -— Tant pis pour moi... Tant pis pour moi : encore plus on reste sur sa chaise et, près de soi, toutes les idées qui viennent quand on reste à ne rien faire sur une chaise longue. Oh ! plus — tantôt graves, tantôt nues, — les idées du temps où l'on était un mec. Celles-là,, malgré tout, elles portaient un sourire. Celles-ci, un poing à la tempe, un coude aux genoux, on aurait dit, sombre, cette Mélancolie de Durer qu'il voyait précisément au-dessus de sa chaise longue. Seulement les siennes n'avaient pas d'ailes. Marie disait : ■— A quoi penses-tu ? -— A rien, maman. Il comptait : Trente-trois, trente-quatre, trente-cinq, tu as trente-cinq ans. Ta femme, tu as beau l'appeler « Maman », tu n'es plus un gosse. Cordieu" ! Sois un homme. Tu,réfléchis à tel conte ; autrefois, on t'a dit : « Mon cher, quand on a fait ce conte, on en fait d'autres... » Tu rumines de tes phrases : « Si j'avais le temps,... je les écrirais comme cela... » Allons donc ! Qu'as-tu fait de ton temps ? Tes poules te gênaient... ou bien ta barre... ou bien ta femme... Mon cher, quand c'est les poules... ou bien sa barre... ou bien sa femme, il y a un mot. Emile ne te l'a pas dit, personne ne te le dira, mais ta Marie même le pense... — Un raté ? — A la bonne heure. D'ailleurs écrire !... Est-ce que les Trappistes écrivent, est-ce que Benoît écrivait, tes confrères est-ce qu'ils écrivent ? Ecrire, c'est comme quand on a mal aux dents ; on envie les autres qui n'ont pas mal. La vie t'a arraché cette dent. Ne fourre donc pas tout le temps la langue dans ce trou. histoire d'une marie Sois sage... Oui, je sais, ta Hollandaise... Mais demain, tu voudras une Anglaise. N'est-ce pas, tu y penses déjà? Après, tu voudras des petites filles, puis les petits garçons. Allons, allons, ne fourre pas ta langue dans ce trou. Regarde ta femme. Réponds-lui, voyons. Veux-tu qu'à ce store elle mette de la dentelle rouge, ou la préfères-tu bleue ? Important cela ! Non ? Alors, une fois pour toutes, fais-lui pour de vrai un vrai gosse ; à ton âge cela marcherait encore. Non ? Alors imite ce vieux que.tu as vu, un jour, si heureux parce que sa Marie lui ramassait, dans le tram, un ticket. Collectionne tickets: ta Marie t'aidera. Ou bien, mets ton argent à la Caisse d'Epargne, rêve pour quand tu seras propriétaire. Non ?... D'ailleurs, pense bien à ceci. Tu gagnes ta vie : un tionnête homme ; tu es aux deux tiers un honnête homme : deviens-le aux trois tiers". Tu peux en compter des milliers comme cela. Tu sais, pour eux, il existe un mot : lis ton ami le poète. Tu ne t'en doutes pas, mais, derrière ton crâne, tu as une auréole ; dans ton poing tu portes une torche, ou peut-être un flambeau, cela dépend de la rime, en tout cas quelque chose à lumière. Tu fais, Monsieur le raté, ton Devoar t Ouais !. . Ouais !... Un jour, ses gants clairs, sous le bras un paquet, Henry monta, sans bien savoir, vers un certain troisième étage... XIII La porte bâillait un peu... Oui... c'était du Bach... ou peut-être du Beethoven, il ne savait pas au juste, mais en tout cas, quelque chose de beau, puisque celle qui en jouait, était une grande artiste. Il écoutait comme on respire un bon parfum. Il regardait aussi. Ces cuivres, ces plâtres, il pendait là de ces objets qu'on aime à revoir parce qu'on ne les trouve pas chez les bourgeois. Au fond, ces deux grandes ailes : une Victoire. Autrefois, lui aussi, cette Victoire... Bast ! qu'était-il maintenant ?... Il sonna. Il la regarda venir. Oh! pas une Marie! Drapée dans du rouge à grands plis^ un nez découpé «Je veux», des yeux qui pensent, un air'à l'appeler «Impéria» et aussi «la Madone». — Bonjour, Mademoiselle, j'ai à vous remettre ceci. Elle tâta le papier. Il y a huit jours, un M. Boulant, journaliste, lui avait écrit: « Mademoiselle, à l'occasion de votre concert, je me propose de publier votre portrait... » — Ah oui ! mais entrez donc. Elle s'effaçait. Evidemment, il avait mis des gants clairs pour entrer. Il fit : — Pas la peine, Mademoiselle... c'est de la part de M. Boulant. Au revoir ! Il marcha vite : il rageait un peu, comme quand on a raté quelque chose qu'on aurait voulu réussir. Il rentra ; il dit à Marie : — A propos, j'ai rapporté ses clichés à Germaine Lévine. Ce doit être une femme bien intéressante. A trois heures, il arriva au journal. On annonçait un gros tremblement de terre. Il pensait à la dame : — Pas de lettre ? A cinq heures, on lui remit une lettre. La dame remerciait Henry Boulant. Elle était contente du portrait, plus contente encore de la critique qui entourait le portrait. C'est toujours ainsi :1a critique, un autre l'avait faite. Comment lui expliquer cela ? Il commença : « Mademoiselle. » Il remplit deux pages. A la troisième, il traça : (< Croyez, Mademoiselle... » En somme que devait-elle croire ? « Croyez, Mademoiselle, qu'il existe, et non loin, quelqu'un qui vous admire dans l'ombre... » Le soir„ il dit à Marie : — J'ai reçu un petit mot de Germaine Lévine. Le lendemain, au journal, on enterrait un ministère. Il s'informa : — Pas de lettre ? Qu'un homme admire dans l'ombre une Germaine Lévine, cela ne fait pas pousser de lettres. Il sortit un peu de l'ombre : «Mademoiselle...» Il parla d'abord d'un certain troisième étage qui lançait, à pleins accords, peut-être du Bach, peut-être du Beethoven, en tout cas quelque chose de fort beau. A cause de ces fenêtres, il eut à parler de certain square qui se trouvait précisément en dessous de ces fenêtres ; ensuite de certain sapin bien triste de languir dans ce square sous cette fenêtre ; encore de certain banc près de ce sapin ; encore de certain homme qui ressemblait sur le banc à ce sapin si triste. Le lendemain, pour que dans ce square on pût voir des fenêtres ce certain homme, il alla s'asseoir, près du sapin, sur ce banc. Il n'avait rien dit à Marie de sa lettre. Il n'avait pas dit non plus, que, depuis beaucoup de jours, il venait ainsi tous les jours s'asseoir sur ce banc... Oh non ! Il n'aimait pas e&tte femme. Il y a des femmes qui vivent symboliquement haut à leur troisième étage. Même dans la rue, elles sont au troisième étage. Comme Emile avec des couleurs, comme lui, s'il l'avait pu, avec des mots, ces femmes, avec des sons, affirment : « Je ne suis pas une telle... pas une telle... écoutez :... Je suis Germaine Lévine. » A ces femmes, qu'importe, à ras du sol, un Henry Boulant, si loin d'untroisième étage.Ces femmes-là ne sont pas des femmes. De son banc, on les regarde, on les vénère, on en rêve, on y pense un peu à la façon des Trappistes quand ils pensent à la Vierge. Les aimer, non. Simplement ceci : on est un journaliste, on est un raté, on porte un chapeau melon, soit ;mais au moins que cette femme sache que ce journaliste, ce raté, cet Henry Boulant, n'est pas un Henry Boulant comme tout le monde, que sous le chapeau melon dorment des idées qui ne sont pas le melon de tout le monde et qu'ainsi — oh ! presque rien — du haut de ce troisième étage, sur ce chapeau melon, elle laissât tomber un rien, une miette de sa pensée... Il expliqua cela tout au long dans une lettre, et de plus, que s'il avait une Marie, cette Marie ne comptait guère, -et qu'au besoin, malgré cette Marie, il viendrait, comme un pauvre, mendier sa miette. Ce soir-là il ne parla pas encore à Marie de sa lettre. Le jour suivant, joua-t-on là-haut du Bach ou du Beethoven ? Il ne vint rien des fenêtres. Peut-être parce qu'elle écrivait sa lettre. Au journal, on reformait un ministère : — Rien pour moi ? — Non, rien. Il dit à Marie : — Je ne sais pas, je me sens un peu triste. — Raconte-moi cela, mon gosse. — Voilà : je m'embête. Le lendemain, après le .square, il eut sa lettre. Oh ! pas longue ; ce qu'une Impéria répond : « Je ne vous connais pas ; à peine vous ai-je entrevu ; mon refus ne vous vise donc pas, mais je ne puis croire... » Qu'une Impéria réponde « non », soit. Mais la Madone, pouvait-on admettre que la Madone refusât de croire ? « Et le square, Madame ? Le sapin, le banc, cet homme tous les jours sur ce banc ? » C'étaient des preuves, cela ! Il rentra. Marie servit le dîner. Il pensait à ses preuves. Elle dit : — Tu vois, je verse là-dessus du Madère. Il grogna : — Mais, Marie, comprends donc ! Il n'y a pas que la viande et le Madère. Tu es vraiment par trop matérielle ! Il ne dormit pas. Il rêva comme on rêve quand on est maître de ses rêves. Germaine Lévine avait dit « non jj. Mais cela ne faisait rien. Il allait mourir ; elle venait par pitié;elle lui donnait la main, il mourait ainsi et c'était doux, plus doux que tout, meilleur que vivre ! Le lendemain, au journal : — Pas de lettre ? — Non, pas de lettre. Au lit, il pensa : « Ce que j'ai rêvé hier était bête : je vais rêver autre chose. » Elle avait dit « non », mais cela ne faisait rien. Il était peintre ; il travaillait dans une tour. Rien que des portraits d'après elle. Celui qu'il achevait était un grand chef-d'œuvre. Elle venait. Elle disait : « C'est bien. » Les autres jours : — Pas de lettre ? — Non, pas de lettre. Il s'arrangea de la sorte cinq rêves, un par jour sans lettre. Et vous voyez, il avait donné de bonnes preuves. Le sixième jour, il vint une lettre. Soit, elle ne prétendait pas nier l'amour ; mais l'amour... l'art est bien meilleur. Et puis, elle avait une petite fille... et puis... D'ailleurs, elle ne voulait pas. Il n'eut pas le courage d'une lettre. Il ne dit rien à Marie. Il trouva pour s'occuper tous ses rêves. Elle avait dit « non », mais ce n'était plus un rêve. Le lendemain, au journal, de quoi parla-t-on ? Il relut sa lettre. Elle se terminait par une belle phrase : « Hélas ! vous le voyez je ne puis plus grand'chose pour vous. » Elle disait « Hélas ! » Même en refusant : « hélas ! » « Mademoiselle, comme vous êtes bonne ! » D'ailleurs, à ne rien pouvoir, elle pouvait tout pour lui. Une Germaine Lévine, parce qu'elle existe, met dans la vie une grande lumière. Si elle était heureuse, Mademoiselle, tant mieux ; lui, s'il devait souffrir, tant mieux. Il souffrirait pour qu'elle fût heureuse... Mais si heureuse que l'on soit, la vie est malfaisante et alors savoir qu'il existe dans,l'ombre... Il pleurait en terminant sa lettre. Il la relut. Il se trouva avoir écrit une phrase bien longue : « Mademoiselle, je vous le jure, vous n'auriez qu'un signe à faire, pour qu'aujourd'hui, demain, dans des mois ou dans des années... » Une telle promesse, Marie eût bien pleuré ! Pourtant, il ne supprima rien ; il mit en dessous un beau paraphe, un peu comme on signe un serment. Le lendemain, Ida dut venir. La veille, à Marie qui disait : « Tu sais, je ne dors pas, mon chéri », il avait répondu : « Moi, je tombe de sommeil. » Il dit à Ida : « Le pagha, si vous saviez comme il a mal à la tête ! » et après, quand elle fut partie, à Marie seule : « Ida, reçois-la si tu veux ; moi, elle m'embête. » On peut faire le compte : quinze jours, un serment, une Germaine Lévine, cela tue un pagha. C'est peut-être ce qui arrive quand par-dessus le devoir, cette pauvre mèche, on a mis dans sa vie une grande lumière. Ce que l'on veut ensuite ? Encore plus de lumière. Qu'on lui répondît non, il suppliait : « Vous êtes Impéria et vous êtes la Madone » ; il l'invoquait : « Je suis votre moine » ; il s'obstinait : « L'unique enchantement, de vous seule je le veux », et ainsi à ce qu'il disait, même à ce qu'il ne disait pas, elle avait beau se dérober : « Je ne puis rien pour vous », elle avait beau, à coups de subjonctif, cingler : « Il vaudrait mieux que vous m'oubliassiez... » assiez, tant qu'elle voulait, eh ! oui, il était son moine, eh ! non, il ne l'oubli-rait pas, eh! oui, d'elle seule viendrait l'enchantement de sa vie, — parce qu'on est Henry Boulant, et qu'Henry Boulant, lorsqu'une porte se refuse, que derrière cette porte il y a une lumière, si dur, Madame, que vous la... barrassiez, eh ! oui... eh ! oui... il faut que cette porte s'ouvre... Que le temps file, qu'après trente-cinq, on compte :« J'ai trente-six ans», qu'est-ce que cela fait ? Il allait jusqu'au squaré. Il limait : — Madame, vous êtes riche... moi j'ai faim : un peu de rêve, s'il vous plaît. Il y a les tavernes, il y a les champs qui sont beaux, il y a... Moi je suis ici... Hier la pluie, j'étais là ; demain la pluie, je serai là... Du Beethoven, n'est-ce pas, que vous jouez, Madame ? Ce serait bon de parler avec vous des choses dont on parle quand on écoute du Beethoven. Et ce blanc, près de votre fenêtre, de si loin je ne distingue pas, on dirait une sculpture. Vous ne le croyez pas, et pourtant si, je pourrais longtemps vous parler de cette sculpture. Oh! je sais : que suis-je, moi? Moins de pommade, une sale veste, des mains sans gants, des mains de pauvre, et dans ces mains une œuvre, alors n'est-ce pas ?... Madame, si vous saviez ce que j'ai fait pour avoir, dans ces mains, une œuvre. J'ai eu tort ? Oui peut-être... oui bien sûr, je le comprends maintenant en regardant si haut vers votre fenêtre. Ne parlons pas de cela, Madame. Il changeait de lime : — Madame, je vois là votre petite fille j elle histoire d'une marie. 17 est jolie tout plein, dans ce square. Bonjour, ma petite fille. Tu t'appelles Eve, je crois ? Un jour, Madame, j'ai défini l'enfant : un cancer au sein. Par la vôtre, j'ai compris : l'enfant est une autre fleur sur le sein fleuri de sa mère... Pssst ! ma petite fille, ne te penche pas comme cela sur l'eau ! Tu dis ? Tu avais un petit n'oizeau ? Ah ! ah ! Il est mort ? Oh ! Parce qu'il mangeait le sable de sa caze. Dis-moi, pourquoi ce sable, ma petite fille ? Ah ! ah ! pour le petit n'oizeau f faire sa grande... Madame, je vous demande pardon ; mais savoir que chez vous vivait un petit n'oizeau, que ce petit n'oizeau mangeait son sable, que ce sable servait à certaines choses, et que certaines choses, chez vous, cela s'appelle faire sa grande... Madame, pour un pauvre, ce sont des miettes... Il savourait ces miettes. Le lendemain : —• Madame, vous êtes riche, moi j'ai faim, un peu de rêve, s'il vous plaît... Pendant un an. Un jour, elle appela cela : de la guitare. Ce jour-là, Marie eut tort. Certes, il aimait beaucoup sa Marie ; il pensait beaucoup à sa Marie ; mais que devient une Marie quand on y pense les yeux vers un troisième étage ? Une Marie ne vit pas au troisième étage ; soignant son gosse, une Marie vit terre à terre. N'est-ce pas de cette Marie, alors déjà terre à terre, que quelqu'un de très proche vous a dit : « L'épouser ? Non et non. » Il gardait, là-dessus, beaucoup de lettres. Ces lettres, il les relisait ; il pensait :« je suis injuste», et pourtant il y avait cette porte qu'il fallait qu'on ouvre, il y avait cette lumière dont on voulait toujours plus, il y avait cette Germaine Lévine qui n'était pas une Marie, et alors, à vouloir ouvrir cette porte, à vouloir ce plus de lumière, à... non pas aimer, mais vénérer cette Germaine Lévine, cette Marie « toujours oui », cette Marie « amuse-toi, mon gosse », cette Marie, si loin d'une Germaine Lévine, devenait, qui sait ? une Marie gênante ; devenait, c'est clair, une Marie agaçante ; devenait une Marie, qui, le jour de la guitare, n'aurait certainement pas dû lui dire : —- Ou'as-tu ? J'ai trouvé une bonne recette, écoute, je vais te la lire : Salsifis frits... Il lui arracha la recette : — Oh ! toi, tu ne penses qu'à ton ventre. Il planta là son dîner, il courut jusqu'au square et, cette fois, lui qui tremblait devant Germaine Lévine, il n'eut plus peur : •— Madame! cria-t-il... Madame, reprit-il, en plus doux, j'ai reçu votre mot... vous parlez de guitare, mais il ne s'agit pas de guitare. Oh ! non, il ne s'agissait pas de guitare ! Il s'agissait, Madame, qu'il était content de l'avoir rencontrée et qu'alors... cela ne vous en-nuie-t-il pas de marcher avec un homme ?... il lui expliquerait tout. Il s'agissait, Madame,... prenez garde, une voiture... que ces choses sont bêtes à dire, mais qu'il est insupportable d'avoir tous les jours avec sa femme des histoires de salsifis frits. Oui, frits, Madame ! Il s'agissait qu'un jour il avait écrit : « Aujourd'hui, demain, dans des années... » ; il s'agissait qu'une telle phrase voulait dire... attention, un trottoir... qu'il n'aimait pas sa femme, que jamais il n'avait aimé sa femme, qu'il avait besoin de lumière, Madame, qu'il ne voulait pas, comme un idiot, sa vie durant, brandir une guitare ou limer une porte, et qu'en fin de compte, il ne restait qu'une chose à faire : — Madame, je suis venu. Faites le signe, dites-moi : quittez votre femme. Elle dit : — Je vous défends de quitter votre femme. — Mais, Madame, puisque je vous le dis : c'est une simple question de maillés : elles sont pour ainsi dire prêtes. Me renvoyer là, vous n'avez pas le droit... Je puis agir sans vous. — Je vous le défends... — Mais entendez-moi ; ce .n'est pas pour vous. Je vivrais seul. Tenez, là : cette mansarde. Je viendrais de temps en temps... Vous... j'enrage de ne pas trouver les mots, est-ce que je sais moi, vous... n'êtes pas une femme. Et ce devait être vrai. Ils étaient arrivés sur une place, des gens couraient ; à les voir courir, il semblait bien que ce qui les mouillait si fort c'était une fameuse averse : — A vous, dit-il, je n'oserais offrir d'entrer quelque part... Madame, je vous en'prie, faites-moi signe. Elle dit : — Je vous ordonne de retourner "chez votre femme. Elle leva les yeux. Il vit : il flottait beaucoup de bleu dans ses yeux ; elle souriait un peu ; elle avait, sur ses lèvres, frotté un rien de rouge, et tout cela si beau, tout cela si pur, tout cela tellement d'une Madone, que, dût-il'en crever, tantôt il dirait «oui », mais pa'smaintenant, pas tout de suite, dans une minute, Madame, qu'il eût le temps de se remplir les yeux, de se bourrer la tête, pour après la retrouver toute. Il put la regarder ainsi... — Voilà, Madame,... maintenant... je pars... ... Comme on s'arrache. N'y eut-il pas du sang, hors de lui, tout du long, bas de son cœur ? Vraiment, ce qu'on appelle être carrément lancé au diable. Alors, croyez-vous, tout fut fini ? Ah bien oui !... Evidemment, à cette minute, il eût suffi d'une de ces automobiles qui, d'un homme en plein dans une histoire, font un homme qu'on ramasse, en conclusion de cette histoire. Les sales machines, ce n'est jamais quand il le faut, qu'elles vous écrasent. Il rentra. Une maman était là : — Maman, si tu savais comme j'ai de la peine. Après, soigné par cette maman, peut-être bien qu'il fut malade. Gela semble probable, puisqu'il guérit. Après, peut-être bien qu'un jour il retourna au square et qu'au lieu de ces fenêtres à Bach ou à Beethoven, il vit de ces fenêtres passées au blanc, comme quand une Germaine Lévine n'est plus là. Cela semble certain, puisqu'il y pendait une affiche : Appartement à louer. Qu'est-ce que cela fait ? Autrefois, avant tous les Henry, il y avait eu Henry le gosse. Encore un peu cet Henry qui faisait mé-mé aux petits Jésus. Cet Henry-là aimait une femme, oh ! pas une grande : deux tresses dans le dos, des yeux on ne saurait dire, et belle !... oh si belle ! Quand l'avait-il vue pour la première fois ? Il était au collège, elle habitait la ville. Alors, les jours de promenade, quand on prenait le rang, Henry se mettait à trembler, Henry un jour se permit une syncope, parce que tantôt on passerait devant une fenêtre où il apercevrait peut-être cette femme. Il ne l'apercevait d'ailleurs jamais ; il savait d'avance qu'il ne l'apercevrait jamais, puisque cette femme n'existait pas. N'importe : en classe, à l'étude, à la chapelle, il se tenait comme un ange pour rester digne de cette femme ; elle s'appelait Irma Idéal. Quand on a été ce gosse, une Germaine Lévine, pas besoin de la voir. Plus haut que les reins qui sont pour le vice, plus haut que le cœur, la place pour Marie, une Germaine Lévine, comme Irma Idéal, loge au troisième étage, près de la tête, la place pour le rêve. Et s'il fut triste, cela ne se vit pas. Il y avait, tout près, une boutique ; il entra, il dit : — Monsieur, voulez-vous me montrer cette bague ;non, pas celle-là, l'autre avec une pierre, on dirait du sang. Après, quand il l'eut essayée, il dit : — Voilà, Monsieur, gravez là-dessus que nous sommes le 13 décembre. Mettez aussi l'année. Mais pas en trop grand, pour, plus tard, graver une autre date. Cela fit simplement un Henry qui, guéri de la fièvre, pour sa première sortie, avait eu l'idée de se payer une bague avec une petite pierre rouge. XIV Fini, les miettes ; comme si on l'avait démoli, le square. Quand même il avait d'elle certaines lettres, et ces lettres, « non » tant qu'elles voulussent, étaient quelque chose que l'on porte sur soi, quelque chose qui vous parle, quelque chose où sous un rien d'encre, on découvre plus qu'un rien de pensée. Et puis une Germaine Lévine partie est une Germaine Lévine qu'on retrouve. Dites, la nuit, répondre : « Moi je tombe de sommeil » et les yeux dans le noir où sont si clairs les rêves, rêver de cette Germaine Lévine qu'on retrouve. Et non seulement des rêves, il tenait d'elles des idées à lumière : ceci on le fait, ceci on ne le fait pas. Alors, qu'il fût un journaliste, qu'il fût un raté, il portait, dans sa vie, mieux que le souci de trouver aux dépêches un beau titre. Il marchait moins courbé; il n'était plus de ces imbéciles qui pensent à la femme comme au suicide. Et puis — ceci surtout — cette bague, il l'avait achetée, parce qu'il existe des choses que l'on sait, non pour les avoir apprises, mais parce qu'au fond de soi on les sait. Ainsi cette Germaine Lévine, aussi loin qu'elle fût, il avait vu chez elle une Victoire ; lui aussi possédait cette Victoire : de la sorte, quelque dissemblable que l'on paraisse, on est, si l'on peut dire, du même pays. Un jour viendrait... Et certes, il n'avait pas fini d'aimer sa Marie: il l'aimait autrement, un peu comme une Marie, dont un soir, sur une place, au milieu de la pluie, avec du bleu dans les yeux, quelqu'un vous a dit : « Je vous ordonne de retourner chez votre femme. «Quand elle demandait : «Dis-moi, est-ce que, vraiment là, tu m'aimes ? » Oui, là vraiment, il l'aimait. Mais en disant : « oui », comme s'il gardait pour lui un morceau de sa pensée, il réfléchissait :« ... et pourtant oui, je t'aime... » — Ce qu'il me faudrait, vois-tu... Il appelait cela une amie intellectuelle. — Je sais, disait Marie, une Germaine Lévine. — Ah oui !... Il attendait... Et vous voyez! Mais, à bien compter, du 13 décembre à ce nouveau décembre, il s'était passé presque une année, exactement trois cent quarante-cinq jours. Des jours où l'on s'énerve; des jours, parfois, où l'on se désespère ; des nuits aussi... Ce jour-là, dans cette rue, on aurait bien fait de lui dire : « Attention ! ta canne, ton chapeau : voilà Germaine Lévine.» La rue tournait court : il retint mal sa canne, il ne trouva pas son chapeau, il resta là, tout bête, avec sa bouche qui faisait : « Oh ! » Trois cent quarante-cinq jours ! Il dit : — Madame, si vous saviez comme j'ai souffert hier. — Hier, Monsieur Boulant ? — Oui, Madame, hier, ou avant-hier, en ne vous trouvant plus. Il montra sa bague. — Mon cœur saignait, je crois. J'ai vu cette bague : un peu de mon sang à cause de vous. Il sourit, car il pensait à la date. Elle demanda : — Et maintenant, vous êtes sage ? — Oui, Madame, très... Un journaliste vous aurait cherchée... Facile, n'est-ce pas ?... Moi je... Où habitez-vous, maintenant ? Elle dit la rue. -— Alors, Madame, cette rue, quelquefois, il me sera permis... d'y passer. Trois cent quarante-cinq jours ! Elle eut une manière de ne pas dire non. — Il n'y a pas de square, Monsieur Boulant. — Pas de... Certainement... Mais le trottoir, Madame... Et p'uis, n'est-ce pas... car je... quelquefois, il y aura votre porte... Trois cent quarante-cinq jours ! Il baissait les yeux pour montrer combien il serait sage. — Soit... mais pas souvent... en copain. — C'est cela, Madame, en copain ! Il ne salua pas du chapeau. Il marchait vite. Hum ! comme il est bon cet air froid qu'on aspire jusqu'au fond dans la poitrine... On dit d'un homme heureux qu'il poitrine... c'est peut-être de la joie qui fait de l'air dans la poitrine... Moi je poitrine, et place, vous autres, qui n'êtes pas les copains de Germaine Lévine... Moi je... Moi je... Maman, si tu savais !... Il en avait bien envie... il ne dit pas à Marie : — J'ai retrouvé Germaine Lévine. La rue une Telle. Il racontait à Marie : — Je passais rue une Telle. Figure-toi que... Marie disait : — Que t'a-t-elle fait la rue une Telle ? Tu n'y passais jamais. — Précisément. Certes non, il ne sonna pas le premier jour. Quand on va en copain, on patiente, on passe, on remarque la maison, on constate qu'en face il y a une vitrine, qu'en ayant l'air de regarder les machins en cuir qui pendent dans cette vitrine, on peut voir le reflet d'une fenêtre et quelquefois, dans ce reflet, un autre reflet en profil de Madone. — Voyez, Madame, comme je suis sage. Je ne me retourne même pas. Le huitième jour il alla. Bien agaçantes ces portes, dont on ne découvre pas tout de suite le bouton de sonnette ; il n'avait pas sonné, que déjà sa barre dans la tête lui descendait sur la langue et, d'avance, écrasait les choses qu'il voulait dire : — Bonjour, Madame, je... je viens en copain. Elle était en bleu, mais pas du bleu comme à tout le monde, un bleu plus bleu, un bleu pour elle ; l'étoffe aussi, on n'aurait pas cru de l'étoffe. Et puis, il voyait là son piano, de beaux tableaux et aussi le blanc que, du square, il avait deviné une sculpture. Une belle sculpture! Il dit : — Vous lisiez, Madame, peut-être que je vous dérange ? — Non. Mais elle n'avait pas déposé son livre, elle gardait un doigt entre les pages, comme pour dire : « Je le reprendrai là, quand vous serez parti. Partez vite. » — C'est cela, à plus tard, Madame... Le temps de voir qu'il y avait dans le fond une belle armoire ; qu'un rideau devant une fenêtre créait une belle pénombre ; que s'il traînait, par-ci par-là, un rien de poussière, cela valait mieux que la propreté un peu bête qu'y eût mise une Marie; et aussi, qu'à porter un collier, elle en roulait tantôt l'une, tantôt l'autre de ces perles, de bien belles perles, un bien beau collier, et, mon Dieu,toute la beauté de ce geste I Un autre jour, il vit la petite fille. Et parfois, les petites filles savent-elles ce que, de certaines choses, pense leur maman ? Elle grimpa aux genoux du Monsieur, regarda ce qu'on remarquait le plus dans le visage du Monsieur et vlan ! des belles moustaches la pointe en l'air fit des moustaches moins prétentieuses, la pointe en bas. Et peut-être qu'à revenir, puis encore, revenir est moins pénible. Il arriva qu'on était venu hier, mais qu'on avaitoublié de dire... ; ou bien que : « Madame, j'ai vu que vous lisiez ce livre, il serait bon que vous lisiez celui-ci » ; ou bien que : « Aujourd'hui, ça ne compte pas, j'ai vu des pralines, j'emmène votre petite fille... » En copain, bien entendu, Madame. Mais le saviez-vous, ce câpain, comme il tremblait ? Vous étiez toujours Impéria, Impéria : « Je vous ordonne de retourner chez votre femme», Impéria qui cinglait dur : « Il vaudrait mieux que vous m'oubliassiez... » Celle-là, il sentait bien, elle le recevait comme on donne une aumône à un pauvre et, sa barre dans la tête, une autre sur la langue, il restait là comme ce pauvre à se faire mal dans son cœur. Mais quelquefois, où donc était Impéria ? Plus douce, le doigt moins à son livre, il trouvait la Madone. — Madame, se risquait Henry. Qu'il était peut-être un raté, mais tout de même... qu'autrefois, si, si,je vous l'assure, il écrivait des contes ; qu'il existait à cette époque un certain Boulant, dont on disait : « Oh ! celui-là ! » et qu'ainsi : — Madame, je le sais, entre copains,-parler de certaines choses est défendu, cependant... — Fi ! disait la Madone, l'amour est un microbe. — Pouah ! ajoutait Henry, l'amour, quel microbe. Tellement « Pouah », qu'ils en riaient. Et, sans doute, que la Madone répétait à l'Im-péria — oh ! pas le rire —mais le sérieux de ces confidences, car, après, Impéria, on l'aurait crue moins dure, plus disposée à mettre, au bout de ses subjonctifs, un rien d'ouate. Un jour, Impéria ou Madone, Henry se trouva marcher à la gauche d'une Germaine Lévine qui avait dit : — Ne trouvez-vous pas, il fait chaud ; sortons un peu. A vrai dire,' ce ne fut pas très amusant. Pour une pianiste, après une journée d'étude, une promenade au Bois est une promenade au Bois: elle se repose. Elle regardait les arbres qui sont beaux, elle humait l'air qui sent bon ; quant au copain, sans trop penser à lui, elle marchait avec sa manière de balancer la main : « Seule, je suis... seule, qu'on me laisse. » — Que pourrais-je bien lui dire ? se creusait Henry. C'était le soir, un soir à rossignols. Il dit : — Ecoutez, Madame, il chante, le rossignol ! Mais quand on l'a dit une fois, comment après, le redire ? Et puis ils avaient pris par les petits chemins et l'on devinait là, dans l'ombre, des bancs et, sur chacun de ces bancs, non pas un Henry Boulant seul à rêver sous un sapin, mais de ces hommes avec de ces femmes qu'il est bien gênant de dépasser quand- on a dit : « Pouah 1 l'amour est un microbe. » Plus loin, il en découvrit un de libre : — Madame, si nous nous asseyions un peu. Ils furent ainsi l'homme et la femme sur un banc. Il dit : — Madame, si je n'étais pas un imbécile, vous avez vu ces gens, eh bien, je prendrais votre main comme ceci ; je la porterais à ma bouche comme cela ;je vous dirais... — Chut ! Un «chut «très doux de Madone... Pourtant il redevint un imbécile. Ils se remirent à marcher, ils passèrent sous une allée de grands arbres ; ils eurent, comme on dit, l'air de marcher dans une église sous une voûte. Marie, un jour, l'avait dit. Ainsi, il se mit à penser à Marie ; il en fut un peu triste. Il pensait à Marie, non plus comme à quelque chose de gênant, mais comme à une maman bien bonne, une maman qu'on aime, une maman qu'on dorlotera ce soir, parce que peut-être, un autre soir, on sera .forcé de lui faire de la peine. Il dit : — Madame, vous vous souvenez de ce que je vous ai écrit : « Aujourd'hui, demain, dans des années... » Il répéta jusqu'au bout sa phrase. — Il y a maintenant deux années ; ce que je vous ai écrit, reste écrit. Elle dit : — Mais non... Ecoutez, vous m'amuseriez 270 h.stoire d'une m.vrie beaucoup plus si vous me racontiez, là vraiment en copain, une histoire d'amour que vous auriez... avec une autre... •— Impossible, Madame. Il se trouva embarrassé dans une longue explication. Qu'un jour, à propos de raisins, le renard avait dit : « Ils sont trop verts », mais que ce renard était un bourgeois, ou bien qu'il n'aimait pas les raisins. Que lui, plus haut ils pendaient, plus il voulait les raisins. Que d'ailleurs la débauche était une inquiétude ; que la débauche signifiait : chercher l'amour où il n'est pas ; que oui, Madame, il avait été ce débauché et qu'alors, si elle voulait s'arrêter et regarder à sa droite, là sur cette branche, elle verrait quelque chose qu'elle jugerait peut-être une bien vilaine chenille. Elle la prit sur la main ; elle dit : — Oui, une vilaine, mais bien curieuse chenille. — Un futur papillon, Madame. Après ce mot, il ne trouva plus rien à dire. Ils marchèrent encore. Sans qu'il eût parlé, elle fit une réponse : — Ecoutez bien : tout ce qui arrivera, ce sera contre ma volonté... Il cueillit cette phrase, il la serra dans le fond de son cœur. Ensuite, peut-être bien qu'ils entrèrent dans un de ces cafés où l'on suce avec de la paille des boissons qui sont froides. Il pensait à la phrase. Il regarda comment elle employait sa paille : — Tous vos gestes sont beaux, Madame. Après, il remarqua beaucoup de choses:qu'en marchant sous les arbres, Impéria sautait après les branches, pas autrement que ne l'eût fait sa petite fille ; qu'elle portait un manteau avec des franges et aussi qu'en sortant du Bois, pour que cela devînt papillon, elle déposa la chenille sur une feuille. — Et maintenant, dit-elle, laissez-moi partir seule. — Oui, Madame, mais avant, votre manteau, j'en voudrais- une frange. — Prenez-la. Mais si fort qu'il tirât avec sa patte d'homme, il avait si peur qu'il ne parvint pas à briser cette frange, tandis qu'elle, simplement, d'une secousse, avec ses mains d'Impéria, brisait cela : — Voilà. Alors, le lendemain, après qu'il eût dit à Marie : «... et pourtant oui... je t'aime », quand il fut retourné au Bois, qu'à défaut de la chenille il eut retrouvé la feuille, qu'il eut mis dans une lettre la signification qu'il avait comprise à certain geste, on lui répondit ce qu'on répond lorsque vraiment ce qui arrivera est contre la volonté, mais que décidément cette volonté n'a plus rien à faire : « Comme vous êtes fou... Enfin ! » Et à cause de cet « enfin » : il y avait eu combien de jours : « Je ne puis rien pour vous »; il y avait eu trois cent quarante-cinq jours : « Germaine Lévine, où peut-elle se cacher ? » ; il y avait eu beaucoup de jours :« En copain, Madame » ; jour par jour, tous ces jours se suivaient en lourds colliers d'année, et voici, tout à coup, il n'y eut plus, isolées, que des perles de jour. Un jour : et à trois heures, au 4040, le numéro du journal, un coup de téléphone : « M. Boulant est-il là ? — Oui ! ! Madame ! c'est moi ! ! » Un jour : et près d'un sachet, deux gosses qui se disputent : « C'est vrai — C'est pas vrai parce que les vers de ces caramels disaient : « Il faut vous aimer... » Un jour : et devant son piano, une Germaine Lévine qui se recueillait à jouer comme on joue devant une foule, mais c'était pour un seul. Un jour : et près de cette Germaine Lévine un Henry qui pleurait : « Madame, je vous en prie, que ça finisse... je deviens fou ! » Et ce jour-là, très absorbée à compter les perles d'un collier, une Germaine Lévine : « Que faudrait-il pour que ça finisse ? » Et lui : « Germaine », avec ses. lèvres, près de l'épaule, sur quelque chose de doux... XV M Tu ne savais pas... tu n'aurais pu savoir... Et tu ne méritais pas. Dans ta vie, des hommes et, à cause de ces hommes, des larmes... Hector, n'est-ce pas ? Et le fourbe pour une autre' t'oublie. Vladimir, puis d'Artagnan, ces deux-là, dis le mot : des canailles. François, le pauvre homme, et la Mort te le prend... Tout cela, tout cela... combien de larmes. Sauf quand ils meurent, c'est dur un homme. Mais Henry ! Henry, drôle de petit bonhomme, Henry : « Tu es maman », Henry, si bien entre les roses, celui-là, on t'aurait dit : « Bast, comme les autres... et tu pleureras », tu aurais répondu : « Ce n'est pas vrai » ; tu aurais pensé : « Henry autrefois malade, Henry que j'ai soigné, que la Mort vienne donc, la Mort même ne pourrait me le prendre... » Pauvre Marie, n'étais-tu pas un peu comme cette autre Marie, dont le vrai Fils, parce qu'il voulait, avec de l'eau, faire du vin, répondit : « Femme, qu'y a-t-il de commun entre nous ? » Henry aussi n'allait-il pas, avec de l'eau, faire du vin ? De l'eau pourrie, Marie... Pas de ta faute, Marie ; quand même pourrie, Marie ! Ou peut-être tout cela n'est-il qu'une phrase, une robe qu'on taille après coup, parce que les actes sont nus et qu'à ne pas les vêtir, on leur verrait des pieds sales ou des genoux trop gros. ...Un matin il rentra. Mon Dieu, chaque fois maintenant qu'il était libre, il la laissait seule. Mais jamais si longtemps, jamais toute une nuit. Elle dit : — J'étais inquiète. Et lui, vraiment, comme un coup de poing dans la figure : — Ah ! c'est comme cela ? Tantôt on s'arrangera pour que tu ne sois plus jamais inquiète. Maintenant, laisse-moi. Cela n'était pas beau ; elle ne voulut pas comprendre. Simplement elle l'excusa : « C'est à cause de la fatigue qu'il prononce des mots en colère. » Elle le laissa. Plus tard, quand il fit plein jour, elle pensa: « J'ai bien fait; à présent ses yeux ne sont plus en colère. » Ses yeux étaient tristes ; on aurait dit des yeux qui l'egrettent ; mais, à les voir de près, elle constata qu'il ne les portait pas sur histoire d'une marie. 18 elle ; ils regardaient ailleurs, ils regardaient droit devant eux, vers le mur. Elle connaissait, par d'autres, ces yeux qui n'ont plus de regard pour la femme. Elle eut peur, elle supplia : — Henry. Il dit : — Voilà, Marie, je vais te faire de la peine... il le faut... Depuis des mois, comme nous vivons, ce n'est plus vivre,. — Mais si... — Non. Il vaudrait mieux, pour quelque temps, que nous ne vivions plus ensemble. Je partirai tantôt. Partir ! Oh ! oui, elle entendit ce mot ; elle dut le répéter, le tourner sur sa langue, comme un morceau de pain pour en trouver le goût, et même quand elle eut goûté le poison de ce mot, qu'Henry voulût partir, ce n'était pas vrai. Elle dit : — Partir... Comment partir ? Tu es fou ? Pourtant si. Un jour il avait dit : « Maman, je blague, mais supposons que je veuille m'en aller, on s'arrangerait ; nous ferions ceci et cela... » Elle avait ri : « C'est entendu. » Et maintenant, tous ces « ceci », tous ces « cela », il les reprit : « Nous les ferons » et il ne riait plus. C'est déjà vilain quand on frappe ; mais quand d'avance on a préparé le coup : — Henry, Henry, dit-elle, je n'aurais jamais cru cela de toi... Et qu'Henry eût fait cela comme les autres, elle sentit dans son corps quelque chose de froid, une force qui s'en allait de ses jambes, des larmes aussi, comme si toute la joie de son cœur s'échappait et devenait de l'eau. Il regardait le mur ; mais ses mains se tordaient ; ses mains, comme ses yeux, étaient des mains tristes, des mains qui souffraient de lui faire de la peine, mais qui ne pouvaient faire autrement : Elle demanda : — Si tu es méchant, c'est peut-être à cause d'une mauvaise femme ? Peut-être cette... Il ne laissa pas dire le nom ; il regarda plus profondément le mur : — Ce que je fais, moi seul je le veux; tu verras plus tard. — Henry, supplia-t-elle, pense donc ; il n'y -a pas que moi, je pense... Elle ne trouvait pas les mots : toute leur vie, qu'elle voulait dire : qu'il avait toujours eu besoin de sa maman, qu'il aurait encore besoin de sa maman et que seule, à le savoir seul, mon Dieu, comme elle allait être malheureuse ! Il s'était levé, il passa dans une chambre, il revint avec une valise, il fut l'homme qui va se mettre en route, et le voyant ainsi, elle comprit : parmi tant d'Henry, que de fois elle avait vu un Henry inquiet, un Henry qui se butait aux portes, un Henry qui, un jour, à cause des Trappistes, avait dit : « Toi, tu me dégoûtes ». Cet Henry-là, vers quelle souffrance allait-il se mettre en route. Sa pensée, elle la dit en un mot de maman : — Mon pauvre gosse!... — Oui, dit-il, un pauvre gosse. Quand même il partit... Mais pourquoi ?... Pourquoi ? Les autres, leurs maris s'en vont parce qu'elles étaient mauvaises, ou eux méchants. Henry n'était pas méchant et elle, mon Dieu ! Il avait dit qu'il voulait vivre seul, qu'après il reviendrait. Mais quand ? Elle resta là. Oh ! non, elle ne serait pas de celles qui s'accrochent avec des griffes. On est Marie. Marie, tout ce qu'elle peut, ce sont des larmes et, dans les larmes, combien belle cette Marie ! Elle fit, en Marie, tout ce qu'il lui avait dit de faire. Il avait dit : — Tu rangeras ma malle. Elle rangea cette malle. — Tu n'oublieras rien. Elle n'oublia rien. Elle ajouta un mot : « Mon cher petit », afin qu'il se retrouvât dans ses affaires. Il fut ainsi midi : elle pleura, parce qu'un autre jour, à midi, elle aurait servi le déjeûner d'Henry. Il fut ainsi trois heures : elle pleura parce qu'un autre jour, à trois heures, elle aurait, jusqu'au bureau, accompagné Henry. Il fut ainsi six heures : elle pleura, parce qu'un autre jour, à six heures, elle aurait servi le dîner d'Henry. Elle attendit minuit, parce qu'à minuit il aurait pu revenir ; elle ne dormit pas, car toutes ces heures, passé minuit, il aurait pu revenir; le matin elle n'avait pas dormi, parce que d'heure en heure, depuis minuit, l'ayant pu, il n'avait pas voulu revenir. Pour ce jour, il avait dit : — Tu mettras la malle sur le palier... je viendrai... ne sois pas là. Elle mit la malle; mais, quand il vint, elle était là. Elle se cacha derrière la porte; elle entendit tout, elle entendit Henry qui soufflait : « C'est lourd, n'est-ce pas ?» Elle alla jusqu'à la fenêtre; en se haussant un peu, elle vit la plate-forme d'une voiture, la malle qu'on poussait là-dessus, puis le chapeau du cocher. « Mon Dieu ! mon Dieu ! » quand cela partit. Mais ce qu'elle ne vit pas, ce fut Henry : de la joie, oui, qui fait de l'air dans la poitrine ; mais ses yeux, Marie, ses yeux à cause de toi, et tu n'étais pas là pour dire : — Ne pleure pas, mon gosse, ne pleure pas ! De drôles de jours, Marie à gauche, Henry à droite. Dis, Henry, ce n'est pas comme une branche que l'on casse, un tronçon là, l'autre ailleurs. Ce n'est pas comme autrefois, pour revenir en ville : « A qui ma ferme ? à qui mes poules ! » Maintenant Marie. Dans ta vie, tu voulais plus de lumière ; tu crânais : « Peuh ! Marie, cela n'a pas d'importance.» Et voilà : cette Marie prend de l'importance ; cette Marie pleure ; cette Marie est une femme qui a été bonne ; une maman dont les choses qui sont arrivées, au fond, était-ce bien de sa faute ? Alors torturer cette Marie, plus tard quand elle saura, la torturer davantage, devoir être ce mufle, ça pince... on n'est pas fier. Et puis cette chambre où l'on est seul, certes on l'a voulue ; quand elle y vient, elle est douce l'épaule d'une Germaine Lévine ; mais on ne l'a pas toujours, cette épaule, et dans cette chambre où l'on a voulu vivre seul... on