S*- ~— >- ML A AWf Images d'Outre-Mer DU MÊME AUTEUR Contes et Souvenirs. (Epuisé). Atlantique Idylle. (Epuisé). Notre Langue, édition nouvelle revue et augmentée. Mes Pandectes, avec une préface d'Edmond Picard. En plein Soleil. (Epuisé). Profils blancs et Frimousses noires, impressions congolaises. Nouvelle édition avec 9 gravures. La Famille Kaekebroeck, mœurs bruxelloises : I. La Famille Kaekebroeck. II. Pauline Platbrood. III. Les Noces d'Or. IV. Les Cadets du Brabant (sous presse). EN PRÉPARATION : Croquis Bruxellois. La Maison Espagnole. A Monsieur le général baron T. Wahis, aie « Grand Citoyen » .HOMMAGE RESPECTUEUX Atlantique Idylle A Madame Charles Dejongh. i Quatre heures sonnent aux grandes tours de Sainte-Gudule. Chaque note s'allonge sur le vent, semble un bâillement de cloche qui s'étire dans l'aube. Je suis prêt. Le jour commence à poindre : des nuages violets, sinistres, galopent sous un ciel cuivreux. Je ne puis réprimer un frisson. Il s'agit bien de frissonner à la première impression mauvaise ! Voyons, est-ce que je marche à la guillotine ? On frappe à la porte : — Monsieur, la voiture est là ! Je boucle mes courroies et jette un plaid sur mon épaule. Je descends. Sur le perron tout festonné de glycines fleuries, deux chiens noirs, mes amis Mouk et Nick, bondissent au devant de moi. Je les caresse, tandis que d'un œil furtif j'interroge les fenêtres de la maison. Mais nul rideau ne bouge. Personne, pour faire un signe d'adieu à « l'enfant exalté et téméraire, au méchant fils...»— Hé, tant pis, qu'il s'en aille! — Cocher, gare du Nord! Et déjà bien loin, la petite porte du jardin claque toujours dans mes oreilles... # # * A Anvers, le ciel crève : de grosses gouttes chaudes s'écrasent sur les trottoirs. Je saute dans un vieux carrosse qui me transporte au quai du Rhin où le steamer est amarré. Un grand soleil brille à présent, se mire dans les flaques. Le Portland oscille doucement sous le petit flot du fleuve et chauffe ferme. Sur le quai et sur le pont du bateau, tout un peuple de chargeurs s'agitent fébrilement. J'entends les coups de gueule lancés en mesure pour concentrer toute une somme d'efforts sur la balle à soulever; et ce sont de perçants appels, des jurons qui dominent un moment le tapage des brouettes de fonte, les engrenages renâclants et ce furieux bruit de vapeur fusant par les joints. Presque sans arrêt, la grue décrit sa course du pont au quai et du quai au pont; son grand bras semble battre une lente et majestueuse mesure à l'orchestre barbare. Des ballots cerclés de fer, des caisses s'enlèvent du sol comme des bottes de paille, tournoient au-dessus de la cale. Des bras arrê- tent leur élan, et les colis plongent dans le gouffre. Bientôt la chaîne reparaît sautelante et libre — un temps de silence — un coup de sifflet, — et les engrenages remâchent avec rage. Une autre charge! Le steamer doit lever l'ancre à midi. Une centaine d'émigrants sont déjà rassemblés sous les hangars. Des femmes s'enveloppent frileusement dans de petits châles aux couleurs déteintes d'un effet très doux. Tous ces miséreux, serrés les uns contre les autres, regardent dans une curiosité muette, cette activité dévorante déployée à l'approche du départ. Seuls, deux mioches de la bande, les cheveux encore tout collés de pluie, jouent à cache-cache derrière des paniers de vin de Champagne. Je demeure tout attristé... Mais je ne peux m'attarder : il faut que je me rende au commissariat maritime pour signer mon engagement. Je me dispose à abandonner le quai quand, à travers la mâture du steamer, j'aperçois un mousse, juché dans les cordages. Retenu par une jambe, il penche son corps dans le vide et, la main à l'oreille, écoute des ordres, des jurons, qu'un matelot lui crie du bord. En ce moment le ciel roule de nouveaux blocs couleur d'encre... Une angoisse affreuse m'empoigne le cœur et je sens tout mon grand courage, avivé même dans ces derniers jours, s'affaisser comme le charbon d'un feu qui meurt. — Ainsi, je serai ce petit point noir, je serai mousse, moi ! Soudain, le ciel fond sur les hangars, la pluie crépite sur le zinc des toitures comme une grêle. Un effroi indicible me saisit. Depuis quelques jours je vis dans une excitation factice, l'imagination sans cesse éblouie par le mirage des choses que je vais voir : l'Océan, une terre inconnue! Je me suis dit : Oui, tous les sacrifices, toutes les fatigues, pour découvrir le nouveau, le jamais vu ! 14 IMAGES D'OUTREMER Et voilà que pour conquérir l'émotion, je suis là, devant ce navire en partance, perdu dans un grouillement d'êtres inconnus, bousculé, insulté par les chargeurs brutaux dont ma flânerie entrave le fiévreux labeur. Je redeviens lucide. La folie de mon projet m'apparaît enfin. Non, je n'irai pas au commissariat maritime, je ne m'engagerai pas, je ne signerai rien du tout. Je suis libre encore. Ma voiture attend à quelques pas... Si je retournais à la gare ! Je m'élance... J'ouvre laportièrede laguim-barde. Mais le soleil, soudain, rayonne ! — Un moment! dis-je au cocher qui déjà ramasse ses guides. Je reste indécis; et dans la lumière flamboyante j'écoute le joyeux glottement des gouttes claires, pareilles à des brillants qui tombent du toit des abris dans les rigoles. Des femmes jolies passent près de moi, se retroussent en riant pour enjamber les mares. Et voilà que tout me semble radieux comme le changement à vue d'une féerie. Un calme doux succède à mon angoisse. L'espoir me rentre dans l'âme ainsi que l'air dans une cloche pneumatique ! Toute ma résolution me revient froide, forte comme aux premiers jours; je me sens honteux de ma défaillance. Mes yeux se tournent vers le fleuve magnifique, irradié de soleil, et il me paraît impossible de désespérer encore. De toute la gaîté qui m'environne maintenant, je m'efforce de garder une image très nette pour qu'elle m'aide à combattre des tristesses prochaines... # * * Je ferme la portière de la voiture et dis au cocher de m'attendre encore. J'entre dans un café situé en face du quai et qui porte cette enseigne : Au bon Voyage. J'y suis venu souvent depuis une semaine et l'on me connaît bien. La jeune fille de la maison sait mon projet — on est parfois expansif aux heures troublées. Elle ne me croyait point. Elle se désole aujourd'hui : — Ainsi, s'écrie-t-elle en secouant la tête, c'est décidé ! Je souris. Toute pleine d'une sollicitude qui m'attendrit, elle dit, voyant sans doute ma figure pâle et mon air étrange : — Nous avons du café bien noir et tout chaud. Buvez une jatte, ça vous remettra... En même temps, elle dépose devant moi une grosse tasse fumante. — A cette époque de l'année, la traversée est toujours bonne, assure-t-elle fermement. Mon amoureux est sur la mer. C'est son sixième voyage! Le Portland est un bon bateau, savez-vous! Vrai, je n'ai pas peur; j'eusse accompli le voyage sur la caravelle de Colomb ! Mais elle est si affectueuse la bonne fille, elle a un air si naïvement convaincu d'avoir deviné mes secrètes transes, que je m'écrie : — Oh ! tant mieux, Mademoiselle ! Et je parais soulagé d'une grosse inquiétude. * * * J'ai signé mon engagement au commissariat maritime, et je retourne au port, quand au détour d'une rue je m'entends appeler. Quatre jeunes gens sautent d'un tramway et accourent vers moi. Ce sont de chers amis, venus tout exprès à Anvers pour m'embarquer. • Leur vue m'attendrit, et puis je frissonne. C'est donc vrai que je pars ! Pourtant, dans ma peine j'éprouve un gros soulagement. C'est bien, ce qu'ils ont fait là; eux au moins ne veulent pas que je m'en aille comme le plus abandonné des pauvres diables ! Je les conduis, marchant vite, parlant peu, très préoccupé à l'idée qu'il faut encore pourvoir à mon équipement. De nouveau, le soleil a disparu sous d'affreux nuages et la pluie tombe drue avec un bruit de friture. Enfin, nous arrivons au port. A présent les hangars sont envahis par la foule des émi-grants, troupe bourdonnante, aux costumes variés de districts inconnus. Cette fois les chargeurs, sous l'impulsion d'une force neuve, déploient une ardeur extraordinaire. Ils voient la fin de la rude besogne et leur vigueur en est toute ranimée : plus qu'une rangée de caisses plates à faire avaler par le steamer ! Et le Portland lance un ronflement continu, ce terrible ronflement de navire de 5,000 tonnes impatient de la haute mer. Sous le flux, sa coque s'est élevée, apparaît presque au niveau du wharf. La marée monte et la passerelle, appuyée sur le pont, n'est plus qu'une pente douce. # # # Le chargement est terminé. Le steamer bourdonne avec fureur, comme s'il allait éclater. Les chaudières vous trépident dans la poitrine. Le quai est couvert de monde; on attend l'émouvant signal du départ. J'embrasse mes amis et, très ému, un peu chancelant, je descends sur le pont. Alors, dans le joyeux carillon de Notre-Dame annonçant l'heure de midi, un coup de cloche résonne. Un mugissement terrible, lugubre, comme un appel de détresse sort du steamer et retentit dans tout le port. Cependant les matelots tirent les ancres, détachent les amarres. Des grincements se font entendre. Le navire tourne, pousse son râle, maintenant, sans interruption. Et comme il gagne doucement le large du fleuve, soudain sur le pont et sur le quai, une immense clameur s'élève, et par-dessus les têtes s'agitent des essaims de mouchoirs lourds de larmes... — Adieu, Adieu ! II C'était dans l'Escaut. Emballé dans mon grand caban, j'errais sur le pont depuis des heures, sans que personne prît garde à moi etvoulût même m'honorer d'unregard de défiance. Je commençais à m'épouvanter de cet isolement. Par surcroît de peines, une faim terrible hurlait dans mon estomac; je n'avais bu qu'une tasse de café, à sept heures du matin. J'étais persuadé qu'on m'oublierait, que je ne mangerais plus jamais. Adossé contre la dunette, je regardais dans une sorte d'hébétude les bateaux que nous croisions, et croquais, pour casser ma faim, un morceau de pastille de menthe souillé, pelucheux, que je venais de trouver au fond d'une poche, quand on toucha mon épaule. Saisi, je me retournai. Le second était près de moi. — Monsieur, dit-il courtoisement, ayez l'obligeance de m'accompagner, je vous prie ; le capitaine vous attend... Je pousse un grand soupir. Enfin, mon sort allait se décider. L'officier me conduit vers le gaillard d'avant et nous entrons tous deux dans la cabine du capitaine. Le premier objet qui frappa mes yeux fut, suspendue au plafond, une belle cage où chantait éperdument un petit oiseau jaune. Puis, je vis un homme, jeune encore, en redingote galonnée, renversé sur un confortable divan, une main plantée dans le velours cra- moisi, l'autre main en l'air, tenant un cigare, dont la fumée montait avec un parfum. Figure sanguine, pleine de bonne humeur. Le capitaine! Et ma vision troublante de loup de mer s'évanouit. Au milieu de la chambrette, près d'une table couverte d'un tapis bleu où rampait le long serpent vert d'un porte-voix, un petit homme se tenait debout, doré comme une image d'Epinal, et qui continua de lire à haute voix, en anglais, un long mémoire, sans que mon arrivée lui donnât la moindre surprise. J'eus le temps d'examiner la cabine. Les cloisons se divisaient en panneaux festonnés, ornés de peintures. C'était d'abord le portrait du capitaine, puis une plage remplie de barques échouées, un grand trois-mâts penché, toutes voiles dehors, sur des flots glauques. Et puis encore, sur une grève pleine d'orage, une miss romantique, dont cheveux, rubans et jupes flottaient devant elle sous la rafale. La jolie cabine ! Mais le petit homme avait terminé sa lecture : d'un geste solennel, il tendit le papier à l'officier qui m'avait amené. — Very well, doctor! s'écria le capitaine et, s'adressant à moi, sans changer d'attitude : — Ah! vous voilà, Monsieur. Vous êtes avocat ? — Oui, capitaine, avocat stagiaire. — Et vous désirez être mousse ? — Oui, capitaine. Il éclata de rire. J'étais sauvé. Toutefois, je demeurais impassible et sans paraître deviner une faveur imminente. Je voulais qu'on me crût ancré dans ma résolution. — Capitaine, dis-je enfin, je suis assez dégourdi. J'ai remporté un prix de gymnastique à Louis-le-Grand. Et je devins verbeux de tout l'espoir qui m'entrait dans l'âme. On n'avait qu'à m'es-sayer; j'étais prêt, je monterais dans les huniers, sur le top du grand mât! Cette fois, le capitaine rit plus fort et le second crut devoir l'imiter avec discrétion. — Je vois ce que c'est, dit alors le petit doctor avec flegme, le gentleman veut faire comme Mister Picard ! — C'est cela même! applaudit le capitaine. Et sa gaîté redoubla. Enfin, quand son ventre se fut apaisé : — Allons, allons, voilà une vocation à laquelle je refuse de croire, Monsieur. Je vous place dans les écritures, vous aiderez le comptable, vous serez son stagiaire, ah ! ah ! Que l'on conduise ce youngfelloiv auprès de Mister Evans. On m'emmena. Mon âme était toute ravie, toute bleue. Le chef comptable, à qui je fus présenté aussitôt, m'accueillit avec bienveillance. C'était un vieil homme très maigre et voûté, aux rides malicieuses comme celles de Voltaire. —Ainsi, vous venez m'aider, jeune homme, tant mieux, tant mieux! Voulez-vous commencer votre tâche tout de suite ? — Mais volontiers... — Eh bien, aidez-moi donc à griller ce paquet de Maryland... Je roulai une cigarette. Mais à peine l'eus-je portée à mes lèvres qu'un étourdissement me prit et je m'affaissai dans les bras de mon nouveau patron. Des larmes coulaient sur mes joues : — J'ai faim, soupirai-je alors comme le petit Savoyard... III Nous avions doublé les Scilly points depuis deux jours et déjà le Portland était loin dans l'Océan. Il marchait droit et solide dans une houle glauque veinée d'écume, quand s'éleva un joli vent nord-est qui rebroussa la rousse chevelure des cheminées et la souffla impérieuse- ment devant le steamer. Tout de suite le quar-ter-master siffla la manœuvre et les matelots s'élancèrent aux cordages. Comme ils amenaient les huniers, le navire plia gracieusement sur bâbord et, tout joyeux de sa toile bigarrée par le soleil et l'ombre, il accéléra sa course. Le dernier loch avait marqué 15 nœuds et nous filions d'une belle allure. Soudain, l'hélice stoppa et un grand silence tomba sur le pont. Un accident était arrivé à l'arbre de couche. Le navire perdit sa vitesse, s'alentit et ne marcha plus que doucement, appuyé sur ses voiles. Cependant les émigrants, surpris de ne plus sentir la trépidation des machines, sortaient de leurs tanières et se répandaient sur le pont ; des femmes au pâle visage terrifié interrogeaient les matelots qui haussaient les épaules... A ce moment, un koff hollandais passait à tribord. Il nous salua et l'un de ses hommes, perché sur la hune, poussa par deux fois une exclamation de stentor. Aussitôt, notre capitaine escalada la passerelle et embouchant le porte-voix, il lança par-dessus les flots : — Twentyfour, twenty six! Good hopefriends! Puis il continua de fumer son cigare en causant avec des engineers. Une attitude si tranquille ne pouvait marquer un péril extrême. Toute crainte s'évanouit. Les émi-grants rassurés regagnèrent l'entrepont. Aussi bien, la mer devenait dure et nous commencions à piquer dans la vague, encore que les focs eussent été cargués. Je me dirigeais vers l'arrière d'un pas savant et bien appuyé de vieux marin, quand j'aperçus un jeune homme et une jeune fille que je n'avais pas encore remarqués, malgré nos trois jours de navigation, parmi les six cents émigrants que portait l'immense paquebot. Ils se tenaient accoudés sur le plat bord d'arrière et suivaient d'un long et triste regard le koff hollandais que nous avions rencontré et qui s'en retournait, plein d'ailes, vers la douce Europe, déjà si lointaine... * * * Lui, c'était un grand diable très maigre, emmanché d'un cou si long qu'une épaisse écharpe, nouée double, ne le couvrait point tout entier et semblait une greffe sur un jeune tronc. La figure était petite, osseuse, mais d'une expression très douce à cause des beaux yeux purs, humides de bonté comme ceux des chiens. Sous sa toque de taupe à oreillettes, sortaient des cheveux roux englués qui moulaient sa nuque. Il portait un veston verdâtre très court, ce qui l'amaigrissait davantage encore en laissant voir des jambes infinissables — grêles et longues comme des pattes de flamant — et autour desquelles le pantalon très étroit parvenait à flotter quand même ! La jeune fille, de taille moyenne, était dans la première fleur de jeunesse. Son buste svelte commençait à peine de s'épanouir en gracieuses rondeurs.Sur sa tête vive et charmante, était posé un petit châle de laine violette que d'une main elle tenait serré sous le menton. Appuyée sur le garde-fou, elle fermait par moment les yeux, chiffonnait sa figure dans une jolie moue de résistance à l'âpre vent qui affolait des mèches blondes sur son front. Ils ne parlaient pas en face du beau spectacle des grandes vagues, mais parfois le garçon regardait sa compagne avec tendresse et il souriait tristement lorsque, passant le bras autour de sa taille pour la soutenir dans les bonds du navire, elle repoussait vivement son aide empressée ; et dans ce geste, il y avait toute le petite impatience de la simple amitié fâchée d'inspirer un sincère amour, et bien résolue sans doute à ne l'agréer jamais! Je fus subitement attendri : je voyais l'âme douloureuse du pâle escogriffe. J'entendais le soupir, la plaintive romance de « son pauvre cœur ». Je m'absorbais en ma compassion quand les jeunes gens tournèrent les yeux vers moi et me dévisagèrent avec surprise. Mais à ce moment la sirène poussa un long cri; une subite et forte trépidation s'empara du navire. La machine s'était remise en marche. L'hélice gonflait l'eau, la battait à la neige. La jeune fille poussa une exclamation et se pencha gaiement pour voir le jeu des bouillons qui prenaient les froides et profondes teintes de l'aiguë marine. Parfois l'hélice s'élançait hors de la vague comme un marsouin, tournait au-dessus des flots pour s'y replonger après une violente secousse de dislocation dans tout le bâtiment. La mer s'encolérait peu à peu et donnait de la tangue. Furieuse, elle jetait sur le pont des paquets d'écume qui se dispersaient dans l'air en flocons fous. Dans le ciel galopaient de vilains nuages. Le vent, plein de sautes, et le roulis faisaient claquer la toile, tendaient et retendaient les boulines sous le sifflement des hauts cordages. De brusques coups de soleil faisaient des éclairs. Une terrible pluie s'abattit sur le pont. Tout devint gris, fumeux. Les passagers s'enfuyaient. Alors le jeune homme saisit le bras de sa compagne qui, cette fois, ne fit aucune résistance. Commeils passaient près de moi, le roulis les projeta brutalement contre la dunette. Je m'étais élancé, mais déjà ils avaient repris l'équilibre. Tous deux me regardèrent en souriant et j e tendis les bras, offrant mon secours : ils firent un signe de timide refus et, se traînant avec prudence, tâtonnant les cloisons comme des aveugles, ils gagnèrent l'escalier et disparurent dans le steerage. Le navire bourlingua tout l'après-midi. La mer s'apaisa seulement vers le soir. IV Cinq heures du matin. Un brouillard rose, lumineux, flotte sur la mer calmée. Déjà quelques émigrants, torse nu, se savonnent bruyamment au-dessus de la grande cuve commune. J'écoute leurs gais propos quand je vois sortir de l'entrepont la jeune fille au châle violet. Elle s'avance vivement, une cruche à la main; tout à coup, elle aperçoit les hommes, dévêtus jusqu'à la ceinture, qui s'ébrouent, reniflant comme des phoques, s'envoyant de larges claques mouillées dans le dos. Elle s'arrête stupéfaite; puis, prestement, elle rebrousse chemin et regagne la porte du gaillard d'arrière. Mais je bondis au devant d'elle et m'emparant de sa petite cruche: — Mademoiselle, j'irai chercher de l'eau pour vous. Je cours au grand réservoir. En m'attendant, la jeune émigrante, les mains sur le bordage, regarde cette mousseline radieuse qui couvre la mer. Je reviens auprès d'elle et, sans qu'elle se doute de ma présence, je la contemple longuement. Elle tressaille quand je parle : — Voici de la véritable eau de pluie, ménagez-la bien, mademoiselle ; ici, c'est une chose très précieuse... Elle reçoit la crucliette en souriant et fixe sur moi son regard gai et bleu. Elle hésite certainement à m'adresser la parole. Tout à coup, elle se sauve en disant : — Danke schôn! A ces mots, je deviens triste. Elle est Allemande! Et je connais à peine quelques mots tudesques! Adieu le doux flirt, et toutes les subtiles paroles de la tendresse naissante ! Elle ne me comprendra jamais ! Je tombe dans un gros spleen ; à la pensée qu'il faut encore huit interminables jours de navigation avant d'atteindre New-York, j'éprouve une angoisse affreuse. Et vraiment, je crois bien que je vais fondre en larmes, lorsque je me rappelle à propos comme je « blaguais » naguère ces pauvres héros de George Sand qui sanglotent tout le temps, pendant trois cents pages, ni plus ni moins que des femmes! # # # Le brouillard s'est dissipé et le soleil brille maintenant sur les flots aux innombrables sourires. Tout le monde est réveillé à bord ; le navire a repris sa vie bruyante. Les émigrants apparaissent sur le pont. Des gamins et des gamines commencent des parties de cache-cache, se poursuivent, sautant par-dessus les amas de cordages et les bâches. Les pauvres femmes les regardent tendrement. Elles sont moins pâles et frissonnent de bien-être à la tiède matinée. La douce chaleur revient dans leurs os de convalescentes; la mer a fini de les torturer. Le canari du capitaine trille éperdument dans sa belle cage accrochée à une vergue; des géraniums, des lauriers-roses, posés sur la passerelle sourient de toutes leurs fleurs. C'est le premier beau jour. Sur le haut tillac, entre les six grosses chaloupes de sauvetage pendues aux bossoirs, se promènent des gentlemen armés de longues vues, des dames et des fillettes coiffées de paille fine, la figure entourée du voile de gaze qui protège contre la patine de la mer. Parfois ces gens s'arrêtent et, s'accoudant sur les appuis, regardent comme du haut d'une fosse aux ours, les émigrants, ces étranges bêtes qui vivent au dessous d'eux. Des petits garçons font la roue sous leurs yeux, se renversent sur la tête pour une aumône ; des hommes s'approchent aussi de l'échelle et jouent de l'harmonica. Après une chanson, ils tendent leur chapeau mou, et il arrive qu'on leur jette une piécette pour la peine... Dans les villes, dans les grandes agglomérations d'hommes, les riches et les pauvres passent, se coudoient sans que le contraste de leurs habits, de leur visage, excite la moindre surprise. Là, on n'a peut-être plus le temps de s'étonner de l'injustice de la terre : les opulents et les misérables vont, viennent, s'enfoncent, se mêlent dans la foule affairée; le regard ne cherche point à les rassembler en des groupes précis et ne s'absorbe point d'ailleurs dans un spectacle dont l'accoutumance a depuis longtemps détruit l'intérêt et en quelque sorte rompu les violentes disparates. Mais ici, sur ce paquebot énorme et pourtant si petit, l'opposition éclatait avec véhémence. Et ce fut chez moi une continuelle stupeur de voir une quarantaine de riches vivre pendant quatorze jours sur un espace de quelques mètres carrés, sans défiance ni peur, au-dessus du grouillement de six cents bougres! Tant de privilèges, une telle commodité de vie à côté d'une telle infortune ne devaient-ils point finir par exciter la convoitise ? Les uns couchaient en de spacieuses cabines. Ils se promenaient sur un pont réservé. Ils dînaient dans une chambre fastueuse, servis par des garçons en gants blancs qui, au com -mandement des stewarts, s'avançaient comme dans les contes de fées, portant les plats exquis et fumants, des poissons rares, des viandes superbes, des plum-puddings ta order! Et les autres... Us dormaient dans un dortoir fétide; ils mangeaient des morceaux de bœuf salé ou des harengs qu'on extrayait d'un trou profond avec des sceaux et qu'on leur jetait deux fois par jour comme à des bêtes goulues — des otaries de jardin zoologique! Ah! comme alors j'ai souhaité souvent d'être un puissant magicien pour changer du simple toucher de ma baguette le répugnant brouet en nourriture succulente et la chair raffinée du dining-room en un ragoût plein d'os et plein d'ail! Quel rempart invisible protégeait donc les heureux contre la coalition des déshérités? La nuit, je faisais des songes absurdes. Je rêvais insurrection, bataille : les six cents émigrants s'emparaient des passagers de la première classe et les jetaient aux rats féroces de la cale ! # # * Journée radieuse. Le navire glisse gaiement au milieu des facettes de la mer, sans le moindre roulis, comme dans une sorte d'immobile rapidité. Les émigrants se sont installés sur le pont. Les hommes jouent aux cartes tandis que les femmes cousent, ravaudent et babillent entre elles. Mes protégés sont assis en face l'un de l'autre à l'arrière contre la chambre du gou- vernail de fortune. Le garçon lit d'une voix sourde dans un petit livre : la jeune fille écoute en tricotant avec agilité une écharpe violette. Parfois elle arrête ses grandes aiguilles de bois et, posant les coudes sur ses genoux et la tête dans ses mains, elle regarde la mer éclatante; alors le jeune homme interrompt sa lecture pour considérer son amie. Elle demeure pensive; pour la première fois, je la vois tête nue. Ses cheveux blonds dénoués, ses joues fraîches, ses yeux limpides, ombragés de longs cils, ses lèvres vives empreignent toute la figure de suavité. Comme elle relève ses aiguilles, nos regards se croisent. Elle sourit imperceptiblement et tout de suite se penche sur ses mailles. Elle a reconnu son porteur d'eau! Dans ma joie, j'arpente le pont, songeant avec ferveur à quelque nouvelle et soudaine Pentecôte qui me ferait don de tous les idiomes germaniques quand ma petite exaltation tombe à la vue d'un odieux spectacle. Sur la passerelle, un gentleman, un jeune bellâtre, obéissant peut-être au caprice d'une femme, ou simplement désireux de faire une prouesse, épaule un fusil pour ajuster des mouettes qui planent confiantes et joyeuses au-dessus du navire. Le coup part : une mouette choit dans la mer. Aussitôt on lance des harpons pour l'amener à bord, mais elle s'éloigne emportée par un courant et bientôt elle se perd dans le miroitement des flots. Cependant le meurtrier stupide s'excuse, gesticule au milieu des ladies qui le raillent de sa maladresse ! Tant pis, je deviens féroce. Je souhaite à celui-là que sa carabine lui éclate un jour dans les mains et le défigure pour jamais! V Après le grand lunch de sept heures, je suis allé comme d'habitude rendre visite à mon ami le baker, dans le fournil. C'est un gros homme, un Anglais, au visage fleuri, jovial. Pâtissier sans pareil, il sait toutes les pâtes et toutes les crèmes. De bonne heure, dès l'adolescence, il s'est échappé de l'exclusive confection des plum-puddings où s'entêtent et meurent ses confrères. Je reste sous le charme quand il me dit l'histoire de tous les « pies » qu'il a déjà inventés... J'ai toujours considéré les gâteaux — les secs aussi bien que les autres — et tous les avatars du sucre, comme des choses primordiales, des facteurs essentiels, à tel point que le reste sur la terre m'a souvent paru du remplissage — du moins quand j'étais petit ! Vive le sucre ! Il calme les élancements de la tristesse, c'est l'antidote du spleen. Je me rappelle jadis, au temps de ma rude captivité de lycéen, comme le chocolat, les confitures et les gros bâtons d'orge d'un sou m'ont consolé et raffermi l'âme en dérive. Le sucre m'a sauvé du suicide... C'est une histoire émouvante. Une nuit que je n'en pouvais plus de chagrin, j'attendis lepassage du veilleur.Quand,sinistre comme un geôlier avec ses clefs et sa lanterne sourde suspendues à sa large ceinture de cuir, il eut traversé le dortoir d'un pas pesant, étouffé sous ses chaussons de feutre, je résolus d'en finir et de m'ouvrir la veine comme dans une version latine. Aussitôt je me dresse sur mon lit et regarde autour de moi : mes condisciples dormaient profondément, et là-bas le pion, derrière ses rideaux, ronflait à gorge déployée. Tout était bien, je pouvais mourir à l'aise, personne ne me dérangerait. Vite, je cherche mon canif dans les basques de ma tunique étendue sur mes pieds en guise d'édredon. Ma main rencontre un objet dur et rond comme un calot de stuc; je le saisis et à la triste lueur de la lampe je reconnais avec étonnement un vieux fruit confit oublié, un chinois que les minnekes de ma poche avaient coiffé d'une perruque bizarre. D'abord je tourne et retourne ce chinois saugrenu comme un singe qui saquebute une noix. Sans doute, c'était un vieux souvenir de la Saint-Charlemagne... Mais non, je me rappelais à présent, c'était Gauria, l'auvergnat, fils d'un grand confiseur de Clermont-Ferrand qui me l'avait donné en échange d'un sale timbre belge! Enfin, je me décide à goûter ce fruit mort et velu; je le rase, je le découpe en fines tranches avec la grosse lame de mon canif. Une révélation, ce chinois! Il n'était pas pétrifié tout entier : le cœur gardait une crème délicieuse, bonifiée par l'âge 1 Je le suçai avec extase, si bien que je retombai doucement sur mon boudin. Et je fis un rêve magnifique : je rêvai que je dirigeais l'usine du père Gauria ! On comprendra mieux maintenant pourquoi j'éprouvai tout de suite une grande sympathie pour le pâtissier du Portland, qui ne fut pas long d'ailleurs à me payer de retour ; j'étais un vrai palais de touche pour cet homme; et puis j'avais su le flatter par des éloges délicats. Il fut surtout très sensible à l'admiration que je marquais quand par hasard il s'essayait à la prononciation de certains mots français. Je lui dis qu'il avait surpris l'accent véritable; j'allai jusqu'à prétendre, en dépit de ses petits haussements incrédules, qu'il parlerait le français couramment à notre retour à Anvers, pour peu qu'il me permît de venir chaque soir échanger avec lui quelques impressions faciles après la cuisson de ses gâteaux et de ses huit cents pains ! Il accueillit l'idée de ces leçons avec enthousiasme et mes poches se remplirent aussitôt de cakes et de petits fours. A partir de ce moment je devins très popu- laire à bord. On devina que l'amitié d'un homme puissant s'épandait sur moi et l'on ne cessa plus de me sourire avec bienveillance. De fait, à certaines heures, mes poches gonflées comme des outres, débordaient de figues, de raisins, d'amandes, de pruneaux, de chocolat et de gâteaux parfaitement assortis. Je fus particulièrement adoré des petits garçons et des petites filles sur qui je versais mes bienfaits à profusion. Car ç'a été pour eux qu'il me plut de manquer constamment de distinction et de fourrer toujours dans mes poches mon dessert et même un peu celui des autres — celui des passagers de la première classe 1 Oui j'ai dérobé... Demandez plutôt à la petite Eva Linnet qui le sait mieux que personne, car c'était ma recéleuse préférée. Elle avait six ans. Elle grimpait sur mes genoux et m'apprenait des mots anglais très difficiles. Où est-elle maintenant cette fauvette dont l'exquise figure, la voix et les gestes char- mants amenaient un sourire sur les plus sombres visages... Or, ce soir-là, je trouvai le baker occupé au raclage d'une grande forme noire où adhéraient encore des reliefs de pâte rousse et de croûte carbonisée. Dans l'affreux tapage, j'énonçai lentement quelques réflexions sur la température et sur la beauté de la mer; sans interrompre son fracas, le baker les répétait avec peine, mettant un éclat de rire entre chaque mot. Décidément, le gaillard ne faisait aucun progrès, mais ses cakes délicieux entretenaient ma patience. — Très bien! m'écriais-je en simulant une vive satisfaction. Il s'excusait, toujours grattant; mais je n'en voulais pas démordre : il était vraiment un élève très intuitif. De ce train-là, il allait savoir le français en arrivant à New-York ! Cependant la forme se nettoyait; l'homme ne raclait plus que mollement et bientôt il ne racla plus. Je pousse un soupir d'aise. Alors il dépose son couteau et m'envoyant un ironique clin-d'œil, il ouvre furtivement une petite armoire. Il en retire trois grandes portions de gâteau dit « pâte de Vienne », qu'il m'offre avec bonté. — Oh c'est trop, c'est trop! fais-je en les coulant dans mes vastes poches. A demain, cher ami ! Et je m'échappe, lui épargnant ainsi l'intimidante effusion de ma gratitude. * * * Quand j'arrive à l'arrière, je suis assailli par une volée de marmots qui tendent vers moi des pattes très ouvertes, quêteuses comme des trompes. Je distribue mes friandises avec équité, c'est-à-dire que je donne aux plus petits une grosse part, aux aînés une portion moindre, car je sais par moi-même que la gourmandise est en raison inverse de la capacité des ventres. Non loin de moi, la jeune Allemande me regarde en souriant. Et lui, toujours lui, se tient près d'elle, et il est pâle et triste comme de coutume. Alors une grande audace s'empare de moi. Je m'avance et présente à la jeune fille un grand morceau de cake : — Fràulein, voulez-vous le partager, vous-même? Elle se recule involontairement et rougit. Non, fait-elle de la tête. Mais comme je reste là décontenancé, vivement elle tend la main et accepte mon timide cadeau. — Danke schôn, dit-elle d'une voix douce, tandis que son compagnon me considère avec surprise. Déjà, autour d'elle, sautent les petits enfants, qui s'efforcent de saisir le gâteau que tour à tour elle lève et abaisse joyeusement dans l'air, au-dessus de leur gourmandise ! VI Le soleil a fermé son éventail de rayons pour s'enfoncer dans l'océan. Une poussière mauve s'étend sur l'horizon. Toutes les lueurs s'amortissent par degré sous les voiles sans cesse plus épais du crépuscule. On hisse les fanaux. Le navire glisse maintenant entre de petites lames sombres aux éclairs métalliques. Sur le pont, les voix s'apaisent, se fondent en harmonieux murmures. Perchés dans les haubans, les matelots fument silencieusement leurs courtes pipes. Devant la cabine du second, un groupe d'officiers et d'engineers causent à mi-voix dans l'odorant nuage des cigares. En face de la cuisine, le maître-queue et son aide, blancs tous deux, les bras croisés sur la poitrine, regardent la mer dans l'attitude hautaine de Childe Harold. Seul, le haut pont reste animé. Là se promène le galant capitaine au milieu des ladies, tandis que l'attentif timonier, les yeux rivés à la grande boussole, fait lentement tourner le volant du gouvernail. Cependant l'ombre s'épaissit et les premières étoiles s'allument dans le ciel. La nuit s'éveille. Les émigrants se sont assemblés au milieu du navire; femmes et jeunes filles sont assises sur les bâches et les rouleaux de câbles. Les hommes restent debout, adossés contre les cabines. Il se fait un grand silence. Soudain, un harmonica hocquète une courte ritournelle et les émigrants entonnent un lied populaire de la vieille Allemagne. C'est un chant doux et plaintif, comme une floraison des mélancolies qu'ils ont portées pendant tout le jour. J'écoute avec émotion. Le chœur s'éteint bientôt sur une note grave. Alors une voix pure, vibrante, s'élance dans la nuit magnifique. Mon cœur cogne de grands coups dans ma poitrine... Doucement, retenant mon souffle, je m'avance vers les chanteurs. Je perçois les formes indécises des misses et des gentlemen qui écoutent pressés contre le garde-fou le concert imprévu. Enfin je distingue la chanteuse. Elle est assise sur des cordages. Je ne peux voir ses traits, mais je reconnais le châle de pâle laine qui recouvre ses cheveux et dégage dans l'ombre comme une douce lueur. C'est Elle! Sa mélopée finit dans un admirable cri et le chœur recommence son chant douloureux. Mais voilà que la cloche sonne bru5ramment la retraite... Neuf heures ! Les émigrants doivent rega- < gner l'entrepont. Quand Elle passe devant moi, je la salue. Elle ne me voit point et disparaît avec ses compagnes... * * * Je reste, plein de souci... Mais à la pensée qu'elle me tendra demain sa cruchette, le doux espoir des romances rentre dans mon âme. J'allume un cigare et commence ma promenade du soir. Parfois, je m'arrête à l'avant pour contempler dans le ciel pur une petite constellation — un Y brodé sur l'azur sombre, que j'aime depuis mon enfance entre toutes les étoiles. Et je l'invoque ardemment afin qu'un jour elle exauce les chers vœux que je formule dans le fond de mon cœur attendri. Maintenant, le pont est plein de solitude; au-dessus des pulsations du compound, je n'entends que le grincement intermittent de la chaîne de transmission qui rampe le long du bordage sous l'action de la barre. Peu à peu le souvenir de la chanteuse s'amoindrit en moi et me quitte. Alors je m'enivre de silence et d'espace;-mes pensées s'exaltent. J'évoque les périples fameux. Je vis les grandes épopées maritimes et je suis près de devenir un roi des mers, un découvreur de mondes, quand le bruit de détritus dégorgeant d'un égoût et tombant avec fracas dans la mer, arrête l'essor de mes chimères héroïques. Je reprends mon errance. En passant sous les chaloupes, j'entends une musique dont les sons arrivent confus, ouatés, par les hublots entrouverts du salooji. Je regarde à travers les lucarnes, et vois les riches passagers réunis autour d'une jeune lady en robe blanche, qui martèle un piano, tandis que, placé à sa droite, un jeune homme aux cheveux lustrés scie un grosvioloncelle, en découvrant de splendides manchettes. Je tends mes oreilles pour ouïr le concert de ces virtuoses. Ils jouent la valse de l'Etudiant pauvre! Je m'éloigne sans vouloir écouter davantage. Le beau lied des émigrants vibre encore dans mon cœur, et j'admire comme ce ramas de malheureux ployés sous les peines, l'emportent par le sentiment et la grâce sur ces riches, qui ne trouvent que de vulgaires chansons d'opérettes pour adoucir l'ennui de leur élégante captivité. De nouveau je déplore l'injuste servitude de mes amis, et le regard perdu au milieu des constellations du ciel, je me souviens des lamentations du poète : — La liberté et l'égalité! on ne les trouve pas ici-bas, ni même là-haut. Ces étoiles ne sont pas égales : l'une est plus grosse et plus brillante que l'autre : aucune ne marche en liberté : toutes obéissent à des lois prescrites, à des lois de fer. L'esclavage est dans le ciel comme sur la terre... Fatalité, résignation, j'aboutis à ces mots décevants. Et pourtant, sous mes pieds, il me semble entendre gémir les miséreux, entassés sur les étroits rayons d'une armoire obscure où s'accumulent les lourds, les écœurants effluves humains... Moi, je me résigne. Parbleu, je continue de humer l'air pur et de rêver délicieusement dans le silence élargi d'une nuit sublime ! VII Mister Pimley était un docteur singulier. Un petit homme grisonnant, trapu comme un Lapon, souple et prompt comme un clown. A cinq heures du matin il jaillissait sur le pont ; et tout de suite il allait aux émigrants qui, torse nu, marsouinaient au-dessus de la cuve commune. En passant derrière eux, il les claquait. sur le dos furtivement et des querelles comiques éclataient parmi ces misérables. Alors, avec l'une de ses voix de ventriloque, il jetait dans la dispute quelques invectives savantes. Les torses s'empourpraient, se renversaient déjà boxeusement, quand il intervenait, les sourcils froncés et commandait la paix. Pourtant il ne riait jamais : sa face était comme un rigide masque de gravité, fourvoyé dans les blagues d'une perpétuelle bonne humeur. Il parlait avec une volubilité vertigineuse, torrentielle. Jamais je ne parvins à comprendre son américain interjectif, roulant, bondissant, rempli de mots ricochants. D'abord, je partais cramponné à ses phrases ; mais bientôt elles s'accéléraient, prenaient une telle vitesse que j'étais projeté loin d'elles, dans la secousse de leurs tournants brusques, dans les sauts imprévus des contractions ! Quant à sa science, elle me parut extraor-dinairement synthétique. Il avait composé un remède unique qui les contenait tous, résumait la médecine des anciens et des modernes. C'était une pilule universelle, allopathique et homéopathique tout à la fois, une semence qui, plantée avec soin, eût fait éclore une pharmacie complète. Et le doctor n'était point chiche de ses pois ! Dès l'aube, il les jetait aux émigrants par poignées comme du maïs aux pigeons. Ils tmtaient gaiement dans les poches profondes de |a redingote galonnée, et souvent ils en débordaient sans qu'il y prît garde, et rebondissaient sur le pont comme ces perles qui tombaient de l'habit de Buckingham. Parfois, mettant son poing sous le nez des pauvres diables : « Pair ou impair, » disait-il, et brusquement il versait une poignée de pilules dans leurs paumes. Ainsi semées, vulgarisées, elles n'effrayaient plus personne. Enfin, elles étaient grises pour les émi-grants, argentées pour les passagers de la seconde classe et dorées pour les snobs du tillac. Mais chez ce praticien surprenant, rien n'égalait le diagnostic. Mandé auprès d'un passager souffrant, il suffisait qu'il flairât une seconde, par la porte entre-bâillée, l'air de la cabine ou même l'air ambiant : il savait la maladie. Vite il lançait sur elle une, deux, trois pilules. C'en était fait : elle était tuée comme par des balles. Il n'y eut pas un seul décès à bord. Il y eut trois naissances ! # * * Dès qu'il paraissait sur le pont, un sourire éclairait les plus sombres figures. C'était le vainqueur du spleen, la joie, la perpétuelle distraction de l'équipage qu'il étourdissait de ses gambades, de ses lazzis de paillasse. Le soir, dans l'air dormant et rose, quand le merveilleux spectacle de l'Océan et du ciel retenait un moment rêveur, même jusqu'au garçon sorti de l'écoutille pour verser les immondices dans la mer, Mister Pimley s'élançait sur le toit de la cale et faisait l'homme serpent au milieu des émigrants assemblés. Il savait tordre son corps, lier, mêler, enchevêtrer tous ses membres si bien qu'il devenait un véritable nœud. Après quoi il se démêlait et, passant à des exercices plus intellectuels, improvisait une farce, des dialogues, des trialogues, qu'il se répliquait avec ses multiples voix de ventriloque. Et les tristes émigrants riaient par-dessus leurs peines. Il les aimait ces misérables. Ses pitreries était l'aumône de sa pitié charmante et discrète. Parmi tous, un pauvre garçon émouvait son âme malicieuse. C'était un grand diable maigre, jeune encore, mais dont la figure émaciée, vieillie, disait une longue souffrance. Ses pommettes pointaient sous la peau. Dans les fosses des joues, sur le menton aigu poussait une barbe rare, rousse, toujours souillée de saumure et de jus de cavendisli. Les prunelles gonflées s'élançaient hors des orbites et semblaient sans regards. Tout le jour, il errait sur le pont, serrant contre sa poitrine un harmonica au soufflet tendu mais muet. C'était un dément silencieux, contemplatif. Il ne parlait à personne, sinon parfois au docteur qui le réchauffait dans sa cabine d'un coup de genièvre de Schiedam. Quant aux émigrants, il leur inspirait une vague inquiétude ce qui le débarrassait de leur familiarité et même de leur raillerie. Pendant le jour, il ne jouait jamais de son harmonica : il semblait composer en dedans et s'inspirait de la mer et du ciel. Mais le soir venu, aux premières grisailles du crépuscule, il allait s'asseoir, fatigué d'errer, sur des cordages, et, dans la flâne de l'équipage, quand le joli pétillement des mousses de l'hélice se détachait plus joyeux, plus perlé sur le ronflement des fortes machines, il commençait à faire miauler le vieil accordéon, dont les plaintes peu à peu s'élevaient si étranges, si sanglotantes qu'elles poignaient l'âme de tous d'une sublime tristesse. Et les snobs et les ladies descendaient du haut-pont par la raide échelle de fer pour venir écouter cet Orphée mystérieux, posé sur une nef à vapeur! Mais après quelques jours de navigation, une fièvre extraordinaire s'empara tout à coup du pauvre artiste. Lui, toujours si tranquille, et dontpersonne ne connaissait la voix, ilpar-lait maintenant avec force, gesticulait, faisait de grandes enjambées sur le pont comme un témoin qui mesure le terrain. Parfois il allait à l'avant s'accouder sur le beaupré et là, longuement, il regardait l'horizon dans ses mains roulées en forme de lunette. — La terre! s'écriait-il en délire, où est la terre ? Un soir, le docteur, qui l'observait avec curiosité, lui dit à brûle-pourpoint : — Tu cherches la terre, my fellow! Eh bien, tu la verras demain avant tous les autres; je te le promets. — Je veux voir la terre, répéta le bonhomme. Je le veux ! Oh, la terre, la terre ! La peur d'une navigation éternelle hantait ce cerveau détraqué. Le lendemain matin, Mister Pimley s'approcha du musicien et lui dit : — Maintenant, boy, je vais te faire voir la terre. Il lui prit les mains et les éleva jusqu'à la hauteur de ses yeux — Eh bien, la vois-tu la terre, à présent ! s'écria le docteur en lançant une œillade au public. Le pauvre fou tendait ses yeux si fort qu'ils semblaient montés sur pédoncules. — Non, dit-il enfin, je ne la vois point ! — Eh bien, et ça, fit Mister Pimley en touchant ses longs ongles noirs, encore tout remplis de terre natale ! VIII Des jours se suivirent, pareils, inondés de lumière; le soleil dardait à plomb sur le ten-delet et faisait dessus la high deck s'épanouir les ombrelles et les toilettes claires. Dans l'atmosphère brûlante, sans souffle, la fumée du steamer stagnait pendant de longues heures, s'étirant jusqu'au fond de l'horizon. Des compagnies de marsouins nous faisaient cortège. Ils jaillissaient de la mer, semblables à de gros obus noirs, décrivaient une courte parabole et piquaient en reniflant dans le flot. C'était une grande distraction. Un soir, la vigie annonça un voilier — un événement ! — car nous n'avions plus rencontré un navire depuis huit jours. Tous les passagers poussèrent un cri de joie et coururent aux bastingages. On eût dit des naufragés apercevant le brick libérateur. Une demi heure après le Portland passait à une encablure d'une goélette en panne,dont les cordages se dessinaient avec précision sur le ciel d'or. Rien n'était plus émouvant que ce petit bateau incrusté dans une eau si calme, si morte qu'elle le reflétait sans le plus léger tirbouchonnement de mât. ■ Il attendait, depuis combien de jours! une brise pour déployer sa toile et gagner le port. Comme il devait nous regarder avec envie, nous, puissant steamer, insoucieux du vent et dont la course s'accélérait davantage encore dans la tranquillité des flots et de l'air! Il était le symbole de la résignation, de la patience. Nous lûmes son nom sur la poupe : il s'appelait Mystery. Un de ses matelots, assis sur le beaupré, fumait tranquillement sa pipe en balançant ses jambes au-dessus de l'eau. Quand nous passâmes devant lui, il agita tout à coup son béret rubanné et nous lui répondîmes par de vibrants vivats. Nous admirions la philosophie de cet homme; nous sentions profondément le prix d'une hélice. Bientôt la goélette s'effaça, disparut dans les ombres bleuâtres de l'arrière... Tous les soirs, aux premières étoiles, le fou faisait miauler son harmonica ; les émigrants chantaient des lieder et j'écoutais en frémissant la voix de la bien-aimée. La jolie madchen m'accordait maintenant quelque attention en échange de mes soins discrets. Elle paraissait attendrie d'une constance que son invariable danke schôn n'avait point su décourager. Souvent, il me semblait qu'elle allait parler pour épancher son cœur ému ; mais elle se ravisait aussitôt, craignant sans doute de n'être pas comprise. Une sympathie mélancolique était certainement entre nous. Après la couchée je m'attardais sur le pont, et je rêvais longuement à la belle jeune fille, tandis que clans le ciel pur fusaient les étoiles filantes et que, sur la mer semée de pierreries, le navire glissait mystérieusement comme un fantôme. IX Voici le dernier jour ! Dès l'aube, tout le monde est sur le pont. Le Portland entrera dans la rade de New-York vers trois heures. Le ciel resplendit. La mer a une douce couleur d'absinthe laiteuse. Des algues sombres font serpenter leur chevelure le long des flancs du navire et de grosses bulles éclatent et pétillent continuellement à la surface de l'eau molle. Des voiliers, des paquebots empanachés de fumées, toute une flottille de bateaux pêcheurs apparaissent au loin. On hume comme une vague odeur de boue. Tous les yeux, enflammés, pointent sur le bas du ciel et croient déjà entrevoir, tant l'impatience illusionne les sens, les premières barres terrestres. Mais l'Amérique reste invisible; elle est encore bien au-delà de cette ligne bleue qui borne l'horizon. Sur le haut-pont, les passagers mènent grand bruit autour du doctor Pimley qui tient comiquement dans ses bras un joli tonnelet, cerclé de cuivre. Après un boniment du petit homme, les misses et les gentlemen déposent une pièce d'or sur un plateau; puis enfonçant la main dans le tonnelet ils en retirent un mince tuyau de papier. C'est le jeu du pilote. Chaque bateau-pilote porte, tracé en chiffres immenses sur sa brigan-tine, un numéro d'ordre. Le passager à qui la chance réserve le numéro du bateau amenant le pilote à bord gagne toutes les mises. Le tirage est vite terminé : l'enjeu dépasse huit cents francs. Toutes les dames se précipitent aux bor-dages, ajustent des lorgnettes. Leur lièvre gagne les émigrants. Bientôt, il n'y a plus personne qui n'interroge anxieusement l'horizon. Soudain un cri tombe de la hune. — Ile cornes ! C'est une bousculade indescriptible. — Le voilà, c'est lui, le pilote, le pilote ! On trépigne, on se hausse sur les pointes, tandis que les officiers sourient avec indulgence devant cette puérile frénésie qui se répète au bout de chaque voyage. Oui, c'est le bateau-pilote. Il arrive,penché, toutes voiles dehors. Parfois, dans ses bordées, on aperçoit une tache noire dans le haut de sa brigantine ensoleillée. C'est le numéro; mais il défie encore les plus fortes jumelles. Des loustics crient : — C'est dix! Non c'est dix-neuf! C'est vingt-quatre ! Le voilier grandit. On se met à interpeller la vigie, mais celle-ci demeure imperturbable, sa longue-vue obstinément braquée sur le petit bateau. Tout à coup, dans un silence, elle crie : — Thirty three! AIL right! Une immense clameur lui répond. C'est une jeune miss qui gagne les huit cents francs! # * # Cependant le bateau-pilote approche avec vitesse. C'est un cutter, coquettement gréé, d'une légèreté admirable. Son immense voilure le fait bondir et ricocher sur le flot. Il fonce droit sur le steamer quand tout à coup, par une belle manœuvre, il vire, s'incline vers nous comme dans un salut de bienvenue. Puis, après une petite fantasia de voltes et virevoltes, il laisse tomber toute sa toile. Deux hommes ont déjà sauté dans la chaloupe qui se détache du navire. L'un s'empare des rames, tandis que l'autre reste debout tenant un sac sous le bras. L'esquif aborde bientôt notre vaisseau. Alors retentissent de formidables acclamations, et c'est bien autre chose quand le pilote, enjambant la rampe, tombe légèrement sur le pont et salue l'équipage. Des hurrahs frénétiques éclatent. Une émotion inexprimable s'empare des passagers; les femmes palpitent, pleurent! Tout le monde veut serrer la main de cet homme qui montre un visage nouveau et nous apporte les pensées de la terre. Enfin, le capitaine vient délivrer le héros silencieux qui lui remet son sac bourré de journaux et de lettres. Après quoi, se frayant à grand'peine un passage au milieu de la foule, le pilote monte sur la passerelle. C'est un solide gaillard dont la figure douce, fleurie d'une belle barbe blonde, contraste avec ses muscles puissants. Quand il salue de la main les blanches voiles qui l'ont amené, il semble un Lohen-grin en jersey, disant adieu à son cygne aimé ! Il saisit la barre : dès lors, indifférent aux rumeurs sympathiques qui ne cessent de monter jusqu'à lui, il ne s'occupe plus que de la course du navire. # * * Le pont s'encombre de malles, de caisses, de paniers, de bagages de toutes sortes, autour desquels les émigrants tournent avec anxiété. La circulation devient difficile. Ces ma- nœuvres extraordinaires provoquent la joie des enfants qui bondissent comme des chevreaux. Ils gênent le travail et l'on est obligé de les emprisonner dans l'entrepont. Enfin, vers midi, une ligne pâle-grise comme un lavis à l'encre de Chine, apparaît au lointain. — Sandy Hook! On se rue à l'avant. Tous, les yeux exorbités, nous crions : « Sandy Hook »! sans bien savoir ce que c'est. On entend maintenant le rugissement, le roaring des bouées à air qui guident les vaisseaux au milieu de la nuit et de la ouate des brouillards que nulle lumière ne saurait percer. A de courts intervalles, d'immenses paquebots croisent le Portland, qu'ils saluent de leur pavillon. Mais la côte cendrée s'élève lentement au-dessus de la mer et déjà l'on distingue des hautes maisons solitaires qui semblent suspendues entre le ciel et l'eau. Tout à coup, le Portland frôle une balise : c'est la première; il vient d'embouquer le chenal. Alors, ébloui, ivre de lumière, je descends dans le steerage pour reposer mes yeux. Et, justement, la petite Eva Linnet arrive à ma rencontre, toute parée et souriante. Elle se jette dans mes bras et, longtemps, je la retiens sur mon cœur. Je prends entre mes mains sa tête angé-lique, aux belles boucles blondes; et je la contemple longuement, afin que ce doux visage reste pour toujours gravé dans ma mémoire. Encore quelques heures et ce sera la séparation. Je ne la reverrai plus jamais! Ah! vrai, je ne savais pas que je l'aimais tant ! En ce moment, des clameurs se font entendre et l'entrepont résonne sous le cloutis des grosses semelles. Le clerk apparaît à la porte de l'escalier et me crie : — Monsieur, Monsieur, venez donc, voilà New-York ! c D'un bond, je suis sur le tillac. Spectacle grandiose! New-York surgit calme, sublime dans les lumineuses vapeurs de l'Hudson. Cependant Mister Evans, armé d'horribles jumelles, commence de nommer les hautes tours et montre la place des principaux quartiers de la ville... Je me sauve à l'arrière, déserté par tous et là, appuyé contre la dunette, j'admire la cité surprenante, le large fleuve, l'Hudson immense et turbulent, plein de vaisseaux. Un sentiment de triomphe oppresse ma poitrine. Le voyage finit dans l'apothéose attendue. Je peux maintenant braver l'ironie familiale ! Je regarde, sans me rassasier, frémissant d'orgueil et de sardonisme, quand une femme apparaît devant moi. C'est la jolie mâdchen que j'ai cherchée tout le jour. Je ne puis réprimer un geste de joyeux étonnement. Alors, d'une voix lente, pénétrée, dans un accent très pur : — Ah, Monsieur, comme c'est beau n'est-ce pas ! A ces mots, j'écarquille les yeux et demeure stupéfait. — Vous savez le français, Mademoiselle ! Elle sourit... — Vous saviez le français, vous saviez le français ! fais-je avec exaltation. Comme c'est mal à vous! Ah, si vous aviez voulu, nous aurions été moins malheureux ! Elle secoue doucement la tête : — C'est vrai, dit-elle, peut-être nous aurions été moins tristes pendant quelques heures. Mais aujourd'hui, est-ce que nous ne serions pas tristes pour jamais ! Elle fixe sur moi ses clairs yeux bleus : — Je ne suis pas Allemande, comme vous pensez, mais Luxembourgeoise. Je viens de Remich, et vais avec mon cousin dans le Kentucky, auprès d'un oncle qui veut bien nous recueillir. Nous sommes orphelins. Bientôt, je serai loin, mais, je le jure, je garderai toujours le souvenir de vos bontés. Je vous remercie de tout mon cœur... Je la regarde éperdu, douloureusement charmé, voulant encore entendre ses dolentes paroles qui me bouleversent l'âme tour à tour de joie et d'angoisse. Sa voix s'altère, s'entrecoupe de soupirs; des larmes jaillissent de ses yeux. — Et vous, dit-elle en saisissant mes mains, est-ce que vous m'oublierez? Alors, dans une explosion de tendresse muette et désespérée, je l'attire dans mes bras et la presse contre ma poitrine avec tout ce qu'il me reste de force... # # * Sur le quai de Jersey-City, elle se retourna une fois encore et m'envoya de la main le suprême adieu. Puis, entraînée par son compagnon, elle se perdit au milieu de la foule des émigrants, dans le hall de la douane. Je cachai mes yeux. Je ne mentais plus à mon émotion. Je pleurais sans honte, comme les héros de George Sand ! — Eh bien, s'écriait gaiement derrière moi Mister Evans en frappant mon épaule, qu'en dites-vous jeune homme? Hein, c'est plus drôle qu'au départ? Allons, habillez-vous tout de suite ; nous irons jeter nos lettres au Post-Office... Le dernier Peau=Rouge L'autre soir, à New-York, j'étais assis sous un tulipier du Central Park, jardin merveilleux où vivent les arbres de toutes les essences et s'épanouissent quatre-vingt mille espèces de fleurs ! Il ne faisait pas un souffle, pas une haleine dans l'air surchauffé par le terrible soleil du jour. Un épais nuage, immobile, murait hermétiquement le ciel et l'on eût dit, tant la respiration devenait malaisée, que ce nuage s'abaissait lentement, compressait sur la terre la chaleur qui, ne trouvant pas d'issue, se faisait toujours plus compacte et se solidifiait presque. Autour de moi, des myriades d'étincelles, blucttes de feu sautant de l'humus en fermentation, volaient, pizzicataient dans l'ombre des fourrés. Je me fusse sans doute un peu effrayé de ce phénomène, fantastique et nouveau pour moi, si j'avais été seul dans le jardin; mais, à tous moments, des amoureux qui revenaient du Muséum passaient sous la ramure de mon tulipier. Ils allaient lentement, sans se tenir par le bras, séparant leur transpiration, silencieux, accablés; le fellow, s'épongeant le front, la girl en jupe courte, en jersey clair, mince sans maigreur, éventant sa délicieuse figure rose et tout alanguie. Et des cars, des araignées, qui retournaient à la ville, fuyaient dans l'allée au grand trot des chevaux savonnés d'écume, afin de trouver dans le vent de la course une illusion de fraîcheur. Cependant, l'air se raréfiait de plus en plus ; l'atmosphère chaude devenait une force qui cherchait à broyer votre poitrine comme dans un étau, quand l'orage risqua un grondement, suivi de coups d'averse qui faisaient une magistrale rumeur en tombant sur les frondaisons du Park. Aussitôt, une brise passa dans les arbres et l'on respira. Comme je me levais pour regagner la ville, un homme maigre, immense, s'approcha de moi et m'offrit des éventails. — Five ce?its! dit-il. C'étaient des feuilles de palmier séchées dont toute la portion digitée avait été coupée; seul, restait le cœur, tout plissé, bordé d'un lacet de jonc. — Five cents, five cents! répéta le vendeur avec une insistance un peu impérieuse. Une inquiétude me prenait, lorsqu'un éclair me montra l'équivoque mendiant. A son teint bronzé, à ses yeux allongés, à ses noires mèches de cheveux qui ruisselaient sur son cou, je reconnus un Indien. Je frissonnai. Pendant une seconde, l'enfantine terreur du sauvage repassa en moi. — Five cents! dit encore l'homme en poussant cette fois ses feuilles de palmier dans ma poitrine. Alors, je les acceptai toutes sans hasarder la moindre objection et tendis au Peau-Rouge un quart de dollar. Satisfait, il porta la main à son front en signe de remerciement, et jugeant sans doute qu'il me ferait injure en rendant la moindre pièce de monnaie, il s'éloigna lentement dans la direction de la City. Quand il fut à quelque distance, je lui em-boitai le pas, car il me parut prudent de suivre ce sauvage, afin de n'avoir pas à le rencontrer au détour d'un chemin. Mais à la sortie du Park, je le perdis de vue. Un orage terrible roulait maintenant sur la ville. Il pleuvait des gouttes énormes qui crépitaient, rebondissaient sur le pavé comme des milliards de billes et faisaient une épaisse écume qu'on voyait, à la lumière des éclairs, se souffler et monter près de la grille des égoûts engorgés où se ruaient mille ruisseaux mugissants. Je sautai dans un tram-car pour le Broadway. # # # Une heure après, l'orage était loin : il avait cédé la place aux elevated railways, tonnerre ordinaire de New-York. Les étoiles brillaient entre les nuages qui fuyaient en loques vers la mer. Et de nouveau, la ville se parfumait d'ananas et de bananes Car ç'a été ma première impression en découvrant New-York, c'est qu'elle était une ville qui sentait bon partout et tant qu'elle pouvait. Et rien d'étonnant à cela, puisqu'elle est remplie d'une foule de petits cimetières urbains, oasis fleuries, où foisonnent les roses et les clématites, et que les tombereaux, au lieu de contenir comme à Bruxelles de la sale boue noire, débordent d'ananas, de pêches et de tous les fruits odoriférants du Sud ! Il semble qu'il y ait à New-York une compagnie de parfumage public. En passant par Bowery avenue, j'eus faim et soif d'un sorbet à la neige, et j'entrai dans un bar. Une autre impression personnelle et pénétrante, dans le tas de celles que je rapporterai d'ici, c'est le goût des Américains et des Américaines pour les sorbets. Ils s'en délectent tout le temps ; il est vrai que les crèmes du Nouveau-Monde sont plus froides et délicieuses que partout ailleurs. Ce soir-là, je humais un sorbet à la fraise en m'amusant au jeu des moulins de gaze, ajustés au plafond de la salle, et qui tournaient avec un petit ronflement et l'absurde illusion de chasser les mouches innombrables. Mais ces mouches folles s'abattaient à tous moments sur les ailes légères, faisaient quelques tours rapides, et s'envolaient, et revenaient encore pour s'envoler et revenir toujours. Une véritable fête pour les mouches, ces petits moulins! Je les entendais rire aux éclats. Elles s'invitaient. C'étaient leurs petits carrousels. Jamais je n'ai vu des mouches s'amuser comme ça ! Elles en oubliaient l'humanité. Et j'admirais combien les Américains sont ingénieux d'utiliser ainsi le courant d'air pour distraire les mouches de leurs piqûres, quand un grand homme, maigre et farouche, entra dans la salle. Je tressaillis; c'était encore une fois mon Peau-Rouge, marchand d'éventails ! Il s'assit en face de moi, à une table voisine, et commanda un immense verre de whisky qu'il but à petites gorgées. Je pus l'examiner à loisir. Il portait un feutre roux, d'où ruisselaient sur ses épaules des cheveux noirs, rudes, sans reflet. Les yeux à la prunelle immobile, irréfléchissante, s'allongeaient sous la forte broussaille des sourcils noirs. Quant au nez, il semblait avoir été aplati, écrasé contre la face rougeâtre. Sur ses joues hâves, creuses, poussaient quelques touffes de barbe; sous les rares crins de moustache, sa large bouche entr' ouverte, aux lèvres violâtres, montraient de longues dents aiguës. Le menton était glabre et pointu. Tête inquiétante et sinistre, et telle que je me figurais celle du Grand Chacal ! Je me perdais en réflexions attendries sur ce pauvre scalpeur déchu, habillé de trous, quand sa tête s'abattit sur ses bras dans un sommeil foudroyant. Il dormait ainsi depuis quelques minutes, quand le patron du bar commanda de le réveiller. Un garçon s'approcha du Peau-Rouge et le toucha à l'épaule. L'homme ne s'éveilla pas. Alors, le boy le secoua rudement avec ses deux mains en criant : Manlmanl Mais l'Indien dormait toujours. Surpris, le garçon fit une pause; puis de nouveau il appliqua ses mains sur le sauvage et l'agita avec violence. Mais l'homme restait inerte, ne bougeait non plus que s'il était mort. Stupéfait, le garçon adressa au patron un geste de découragement. Alors le maître du bar, un gentleman hercule, haussa les épaules de pitié et, quittant le comptoir, il s'avança vers le dormeur avec dignité. A son tour, il enfonça ses mains énormes dans les épaules du sauvage et le secoua avec une frénésie froide. L'homme ne se réveilla point ! Devant l'inutilité de son effort, le patron se recula et, sans que son visage trahît la moindre surprise, il considéra un moment ce dormeur inconcevable. Après quoi il s'en retourna au comptoir. Je crus qu'il abandonnait la partie et laissait l'homme à son sommeil magique ; mais non : il s'en revint bientôt avec un morceau de glace qu'il cala avec soin sur la nuque du sauvage. Puis, sans répondre aux sourires des consommateurs égayés par cette trouvaille, il regagna son box et ne parut pas même se soucier du résultat de son stratagème. Cependant le morceau de glace fondait sur la nuque du dormeur, et je surveillais ce phénomène avec anxiété... Soudain, le Peau-Rouge bondit, poussa un rugissement terrible et s'enfuit par la porte ouverte. Il n'avait pas payé son verre de whisky... Et comme le garçon lancé à sa poursuite, revenait hors d'haleine en disant l'inutilité de sa course, je me dis que le sommeil du sauvage était peut-être simulé; ce fils de la Prairie avait voulu me montrer que si les Indiens vaincus ont perdu leur noblesse et leur sobriété, le Grand Esprit leur permet encore quelquefois de triompher par la ruse des in-trompables Yankees ! Du San Bernardino à Venise Bien que la malle-poste de Coire nous eût rompu les os, nous ne nous attardâmes guère à l'hôtel du Splugen. Il faisait un froid terrible dans cette grande maison de pierre où nul cordial, pas même l'Asti spumante, ne parvint à nous ragaillardir. C'était d'ailleurs la saison des lavan-ges : la gorge commençait à ruisseler sous un ciel de pluie et le Rhin, qui n'est ici qu'un ruisseau modeste semé de cailloux, se gonflait sournoisement pour mieux écumer et bouillonner là-bas dans les gouffres de la Via Mala. La sauvagerie du lieu n'avait aucun attrait supérieur, à cette époque tout au moins. Aussi, après une nuit passée dans une chambre pleine de fenêtres ouvrant sur des glaciers et où nous pensâmes geler en compagnie d'un tas d'aigles, de condors et de buses, heureusement empaillés, nous montâmes sans déplaisir dans la diligence de Bellinzona. Bellinzona! Ah! le doux nom! Tout le mirage, lagaité, la musique de l'Italie! Nous partîmes au trot sonnant de quatre chevaux qui ralentirent à peine leur allure aux premiers lacets de la route. Car il s'agissait d'escalader le San Bernardino. Un épais nuage embrumait la vallée et nous empêchait de rien voir; tout ce que je savais, c'est que nous grimpions d'un bon élan avec, parfois, un bref silence des sonnailles, un temps d'arrêt, quand notre caisse, virant sur un des paliers du chemin, tirait vers le ciel une bordée nouvelle. Nous étions assez confortablement installés dans la voiture et nos jambes jouissaient d'un certain libre arbitre. Malheureusement il ne pouvait être question de s'étendre sans vergogne; un troisième voyageur se trouvait devant nous, ce qui nous obligeait à quelque tenue. Je l'ai dit, on ne voyait que le brouillard. Donc, faute de mieux, et pour tuer le temps, je me mis à dévisager l'inconnu avec discrétion. C'était un homme d'une cinquantaine d'années, grand, robuste. La figure un peu longue, très bronzée, n'offrait rien de remarquable si ce n'est de claires prunelles bleues et une forte moustache retombante, toute blonde, qui prenait vraiment de la grâce sur ce teint hautement coloré. L'œil tranquille, grave, avait de la douceur et l'on eût dit qu'il s'empreignait d'une pointe de timidité quand par hasard il s'attachait un instant sur nous. L'étranger, homme de précaution, était coiffé d'une toque de loutre et portait un havelock chaud et sombre. Très correctement assis sur sa banquette, il lisait le Secolo, qu'il posait parfois sur ses genoux pour regarder à la portière. Mais la glace tout embuée décourageait le regard : alors l'inconnu, dédaignant de l'essuyer, se renfonçait dans son journal. Quelle était sa nationalité ? Et sa profession ? Je m'ingéniais à deviner sans parvenir à me satisfaire. C'étaitun Germain par les yeux, la moustache et l'habit. Mais ce teint de méridional et le Secolo ne le dénonçaient-ils pas plutôt comme un Italien ? Il y a beaucoup de moustaches blondes par delà les Alpes... Je m'abîmais dans les conjectures quand l'étranger tira de dessous la banquette une valise de cuir sur laquelle je lus « Torino ». Il l'ouvrit et prit dans une petite boîte quelques pastilles qu'il porta délicatement à sa bouche. Puis il referma la mallette mais pas si vite que je n'eusse le temps de voir au fond du sac une foule de papillotes brillantes et multicolores comme celles qui enveloppent les chocolats fins. Ce fut un trait de lumière. Plus de doute, c'était un Piémontais, quelque voyageur de commerce en tournée d'affaires, le représentant d'une confiserie de marque. Est-ce que Turin n'est pas la ville des plus délicieuses pralines du monde ? On montait depuis deux grandes heures, quand le coche stoppa brusquement. Nous étions au sommet du San Bernardino. Nous sautâmes de la malle-poste avec empressement. Le brouillard s'était dissipé ; sous le ciel gris, opaque, la neige qui nous entourait de tous côtés resplendissait de blancheur. Chose étrange, il faisait bien moins rigoureux sur ce plateau que dans la gorge du Spliigen. Pas un souffle d'ailleurs; le calme, le silence le plus impressionnant. Nos chevaux tout fumants de sueur furent dételés et attachés à des traîneaux. La voie carrossable s'arrêtait brusquement ici, une tourmente de neige ayant comblé tous les chemins. Nous repartîmes après une halte de dix minutes. Les traîneaux étaient fort primitifs et ne ressemblaient en rien à ces chars d'hiver peints par Watteau ou Lancret; ils n'étaient guère plus confortables que des trainoirs de laboureurs. N'importe, ils donnaient une fameuse diversion et nous ne prenions pas garde à la dureté du siège tant le cœur nous bondissait gaîment dans la poitrine. Le premier traîneau, conduit par le postillon, portait les bagages et fraj'ait la route. J'occupais le deuxième traînoir avec mon compagnon et l'on m'avait bonnement jeté les rênes comme si j'étais un parfait aurige... Je me rappelle que cette marque de confiance me rendit d'abord très perplexe; car je ne connais réellement bien que les chevaux à bascule et les traîneaux de carrousel. Mais je me remis assez vite et quand une fois j'eus fait claquer mon fouet, au risque d'éborgner mon camarade, tout alla le mieux du monde. Deux autres traîneaux nous suivaient, ou, du moins, je le pense ; à vrai dire je ne m'inquiétais pas d'eux, trop occupé que j'étais de la direction de ma bête et fort attentif à m'engrener dans les ornières creusées par le premier véhicule. Nous allions bon train et nous nous aperçûmes alors que le froid était très vif. Fichtre, les oreilles nous cuisaient ! Tant pis, la course était émouvante et si neuve ! Nous n'étions plus un colis ballotté dans une guimbarde ; cette fois nous collaborions au mouvement ; il fallait «veiller au grain», ouvrir l'œil comme on dit. A la bonne heure ! Nous glissions avec vitesse tantôt au milieu d'une plaine blanche, tantôt dans une sorte de chenal qui s'étranglait tout à coup entre des rochers abrupts. Au sortir des crevasses, le passage côtoyait parfois un précipice où nous distinguions un tas d'aiguilles poudrées de neige. Un faux-pas de notre cheval... Bigre, je n'osais y songer ! Soudain nous voilà dans un véritable cirque de glace. Une troupe d'hommes étranges accourent et nous commandent de stopper. Ils étaient bien une dizaine vêtus de houppelandes, les yeux cachés sous d'énormes lunettes vertes. Instinctivement j'ouvre mon petit canif... Hé, c'étaient les meilleurs gens du monde, les déblayeurs ! Us nous annonçaient que la route était libre et qu'une nouvelle diligence nous attendait cent pas plus loin. De fait, une demi-heure après nous roulions sur l'autre versant des Alpes au grand trot de chevaux frais. Nous nous étonnâmes d'être parfaitement seuls dans la voiture ; où donc était passé notre compagnon, le confiseur de Turin? Disparu... Sans doute avait-il pris une autre route, celle de Chiavenna, par exemple. Mais le chemin devint si beau que nous oubliâmes tout à fait ce marchand de carra-ques. Il fallait trois heures encore avant d'atteindre Bellinzona au fond de la vallée du Tessin. Trois heures enchantées et pour toujours présentes dans notre souvenir. Nous dévalions en zig-zag. D'abord, ce fut comme là-haut, le rude hiver tout blanc, sans un arbre. Puis, les pins apparurent, ployant leurs branches chargées de frimas. Mais, au premier relai, ils s'étaient déjà ébroués du givre et vêtaient la montagne de leur belle fourrure sombre. Le gazon brûlé commençait à reverdir. La neige fondait; au flanc des collines, on n'en apercevait plus que quelques plaques qui ressemblaient à du linge étendu sur l'herbe. Cependant le ciel entr'ouvrait ses nuages et faisait un joli sourire bleu. Des rayons de soleil pointaient sur des cimes dont les glaces chatoyaient à toutes facettes. Alors, des arbustes surgirent, toute une flore au ras du sol ; et ce fut le printemps avec ses pâquerettes et ses pervenches. Des torrents bondissaient sur les roches; de longues chutes blanches ruisselaient le long des pans taillés à pic. Nous allions dans la douce rumeur des cascades, humant une fraîcheur délicieuse. Parfois, la diligence ralentissait son allure pour laisser passer un troupeau de vaches à sonnettes, dont le bon fumet d'étable venait parfumer un moment notre caisse. Les chalets pavoisés de verdure se multipliaient dans la montagne; les rhododendrons s'épanouirent; à présent, c'était le mois de mai. A mesure que nous descendions, une tiédeur emplissait la vallée. Encore quelques lacets et, au tournant d'une pente, nous roulâmes subitement sur une route plane que bordait un ruisseau ombragé d'aulnes et de peupliers. Alors, nous vîmes des bouleaux, des ormes, des chênes. Et ce furent enfin les mûriers. Sur leur tronc noir et rugueux, tremblaient quelques feuilles jaune tendre. Pauvres arbres! Les magnanarelles les avaient entièrement dépouillés ; ils essayaient de revivre, poussant quand même de maigres rameaux qui allaient être tout de suite cueillis, hélas, comme les autres. L'air se chauffait toujours davantage; nous étouffions. Il était six heures; le soleil ambrait les monts lointains et les somptueuses prairies où grouinaient des bandes de cochons noirs. Tout à coup les sabots des chevaux sonnèrent; nous tressautâmes sur un pavé. La malle-poste s'engageait sur le pont du Tessin. Et nous entrâmes à Bellinzona dans le plein été. Le lendemain, dans un hôtel au bord du lac de Lugano, nous nous retrouvâmes tout à coup en face de notre compagnon de la diligence. Il fit un léger mouvement et délibéra une seconde s'il allait nous saluer; mais sa timidité prenant le dessus, il se détourna doucement et s'assit à une table voisine de la nôtre. Tandis qu'il dînait, je l'observais à la dérobée. Il avait un beau front ; les cheveux grisonnants, coupés ras, étaient fort drus. Ses manières dénonçaient un parfait gentleman. Cet homme mangeait avec une réelle distinction. Aussi, commençais-je à douter sérieuse- ment qu'il fût un simple confiseur. Si c'était plutôt un ingénieur ou un avocat ? La question finissait par m'intriguer beaucoup. Malheureusement, le taciturne voyageur disparut le soir même et nous l'oubliâmes de nouveau dans les délices de Lugano. Or, quelques jours après, nous trouvant à Milan, quelle ne fut pas notre surprise de le voir entrer chez Bifïi où nous déjeunions ! Il nous aperçut et un imperceptible sourire glissa sur ses lèvres. Ce fut bien autre chose quand le soir à minuit il monta tout à coup, à la dernière minute, dans le train de Venise et juste dans notre compartiment ! Cette fois je fus pris d'une véritable anxiété, car il me semblait vraiment impossible que le simple hasard fût l'artisan de toutes ces rencontres. Cependant, l'inconnu déploya une couverture sur ses genoux et s'endormit ou, du moins, feignit de s'endormir. Quant à moi, je veillai ; cet homme m'inspirait à présent une réelle inquiétude. Ah ! je ne m'amusais plus à le classer dans telle ou telle catégorie de gentlemen; je me dis que c'était un voleur ou un policier. Au milieu de la nuit, le train s'arrêta. Je me penchai à la portière; nous étions dans une gare mal éclairée et qui me parut ressembler à celle de Tirlemont à s'y méprendre. Où donc étions-nous? — Verona ! Verona ! Comment, c'était ça Vérone! Et j'écar-quillais les yeux tandis qu'un employé faisait sonner les roues de son maillet et qu'un garçon en tablier blanc courait le long des voitures en criant des bocks ! Le train démarrait et je reprenais ma place quand, à mon vif contentement, je constatai que l'inconnu avait quitté le wagon. Il était descendu sur le rail, par l'autre portière, afin de ne pas nous bousculer sans doute et au risque d'un procès-verbal. Cette attention, vraiment délicate de la part d'un bandit ou d'un policier, me rejeta dans les hypothèses. Je m'étais trompé; à voir comme ce voyageur en usait avec les règlements, c'était pour sûr un fonctionnaire de l'Etat... Je ne voulus plus en démordre; aussi bien je tombais de fatigue et je m'empressai d'imiter mon compagnon qui, plus avisé que moi, dormait profondément sans préoccupation d'aucune sorte. Je me réveillai aux environs de Padoue dans la belle lumière de l'aurore. Oh les grâces exquises de cette campagne italienne! Tout le long de la voie ferrée, les pampres formaient des guirlandes qui s'accrochaient aux ormeaux et aux saules et qu'emperlait la rosée. Mais bientôt, la végétation se rabougrit étrangement et devint rare. Nous approchions de Venise. Tout à coup nous fûmes au milieu des lagunes où se reflétait un ciel lumineux, intensément jaune. Nous roulions dans de l'or. Enfin le train sauta sur les plaques tournantes et nous entrâmes à cinq heures du matin dans la triste gare de Venezia. Comme nous rentrions à midi à l'hôtel de Belle-Vue, jugez de notre stupeur en voyant apparaître dans le dining-room le personnage mystérieux de la diligence. Lui! toujours lui! Notre ahurissement fut si vif que l'étranger ne put réprimer un sourire ; il s'inclina légèrement devant nous et s'assit sans mot dire. Ah ça, qui était cet homme ? Une irritation s'emparait de moi à la fin. Car je ne doutais plus que nous ne fussions « filés » comme de vulgaires malfaiteurs. Pourtant, je ne pouvais m'empêcher de constater alors l'insigne maladresse d'un détective qui se faisait autant remarquer. Il ne rusait pas avec nous. Si nous le perdions de vue dans nos promenades en gondole et nos visites aux églises, nous le retrouvions très ponctuellement à l'heure des repas. Il nous saluait même à présent avec bienveillance et dînait silencieusement, tout seul, à une petite table dressée exprès pour lui. Après tout, ce n'était peut-être qu'un touriste solitaire et mélancolique. Bref, nos appréhensions se calmèrent. Eblouis de chefs-d'œuvre, impatients d'en contempler d'autres, le voyageur finit par nous paraître assez banal et nous lui restituâmes toute notre indifférence. Enfin, nous allions quitter Venise à regret, quand on annonça, pour le lendemain dimanche, une fête de nuit sur le grand Canal. En ce moment, la rade présentait un fort beau spectacle. Un cuirassé anglais et deux corvettes italiennes mouillaient entre la riva degli Schiavoni et la Giudecca, et c'était autour de ces gros vaisseaux un va-et-vient de gondoles, de barques, le plus pittoresque du monde. Or, Venise voulant honorer la présence du 7 navire anglais dans ses eaux, avait décrété une fête monstre. Donc, nous ajournâmes notre départ au lundi, très curieux d'admirer ces réjouissances-vénitiennes tant vantées dans les chroniques anciennes et modernes. Le lendemain, dès sept heures du matin, les vaisseaux hissèrent leurs pavillons d'allégresse et se mirent à tirer le canon. Je vous laisse à penser l'animation qui régna bientôt dans la ville. Ce jour-là, nous devions nous rendre au Lido que nous avions dédaigné en dépit de Lord Byron. Afin de profiter d'un bateau qui partait à midi, j'avais renoncé à la table d'hôte et commandé un simple lunch. On nous servit donc à onze heures dans la salle déserte de l'hôtel. Tout heureux de cette solitude, nous mangions de grand appétit, lorsque la porte s'ouvre et paraît un officier de marine en redingote galonnée, chamarrée, la poitrine resplendissante de décorations, de plaques et de médailles. Pour le moins, c'est un amiral, un contre-amiral ou un commodore! Mais, en nous apercevant, le brillant marin s'arrête, visiblement gêné, et voilà qu'il rougit comme je n'ai jamais vu rougir personne. Sacrebleu, mais c'est lui ! Qui ça, lui ? Mais l'inconnu, le confiseur, le policeman ! En effet, c'était lui. Il nous salua d'un air d'embarras et alla s'asseoir à l'autre bout de la salle. Notre surprise était si forte que nous restions bouche ouverte, les yeux fixés sur l'officier qui déjeunait hâtivement là-bas, la tête baissée, tout confus et vraiment honteux d'être surpris dans les splendeurs de son grade. Ah ! le pauvre homme ! Le soir, comme nous nous disposions à regagner nos appartements dont les fenêtres ménageaient une vue splendide de l'illumination, on nous remit de la part de notre amiral une lettre cachetée aux armes de la Marine. C'était une autorisation à visiter les vaisseaux de guerre ! Nous restâmes confondus. Ainsi, le noble étranger excusait nos erreurs et pardonnait à notre folle imagination! Car son œil pénétrant lisait sûrement dans nos consciences... Comment lui témoigner notre gratitude pour cette marque de courtoisie que nos impudentes conjectures à son égard nous avaient si peu méritée? En acceptant l'invitation, parbleu ! Ainsi nous fîmes. Donc, vers huit heures, nous montâmes en chaloupe avec quelques voyageurs privilégiés et voguâmes vers les « men of war » qui projetaient en tous sens d'immenses feux électriques et tiraient des salves triomphales. A présent, ne nous hasardons pas à peindre cette soirée magnifique. Le tableau est trop vaste ; notre palette et nos pinceaux sont trop petits. Ce fut un spectacle prestigieux dont nos yeux n'ont pas encore cessé d'être éblouis... Dans ce ruissellement de lumière, une chose me frappa. Tout était électricité, gaz, veilleuses de couleur, boules chinoises et japonaises. Mais, de lanternes vénitiennes, il ne fut pas question. Nous n'en vîmes aucune, je l'affirme. La fameuse lanterne vénitienne n'existe pas à Venise, et je crois bien que c'est nous qui l'avons inventée ; elle doit être née dans la rue Haute !... Un Cimetière Les fossoyeurs s'en vont. La faveur est aux maçons qui construisent de petites catacombes. Dans les logettes bétonnées et hermétiques des cryptes, les morts peuvent maintenant faire de vieux os sans exciter la crainte des vivants. Sépulture transitionnelle entre l'inhumation et la crémation prochaine. C'est déjà le four, mais le four sans feu. Plus d'ifs ni de saules romantiques. Plus de perles, ni de fleurs. Des plaques de marbre où sont gravés un numéro, un nom et une date. Cela fait comme des casiers où les morts prennent des airs d'abonnés, de phalansté-riens. L'impression de ces cryptes, sans être gaie, n'est point si funèbre. Un dortoir, mais un dortoir silencieux où personne ne ronfle. Aujourd'hui, la mode commence de couvrir ces caves d'une élégante serre dont les vitres joyeuses resplendissent au milieu des froides pierres et des lourds mausolées. Ce sont les « cryptes d'hiver ! » L'effroi de la mort s'apaise dans le sentiment de cette grande confortabilité. Les cimetières s'égaient. * # * Pourtant, quel que soit le progressif attrait de nos cimetières, jamais nous ne saurons atteindre, je pense, à la gaîté du fameux Campo Santo de Milan. Je m'y promenais par un bel après-midi de soleil. Sous l'ombre des quinconces, j'allais comme dans un charmant parc. Et de tous côtés, par-dessus les tombes, des tas de bustes souriants et cocasses apparaissaient, se fichant de la mort. Comme je m'engageais dans une petite allée latérale, je me trouvai tout à coup en face d'un vieux monsieur juché sur une colon-nette. Il souriait avec embarras, visiblement gêné d'être surpris dans son petit exercice d'acrobate. Ce barbon plein d'équilibre était vêtu d'une longue redingote entr'ouverte qui laissait apercevoir un gilet à fleurs au milieu duquel s'agrafait une grosse chaîne de montre à pendeloques. Sous son col droit, irréprochablement blanc et cassé, s'étalait une large cravate piquée d'une épingle. Tout le poids du corps portait sur une élégante canne qu'il tenait dans sa main droite. Et de sa main gauche fermée, ramenée à la hanche, sortaient des doigts de gants dessous un cigare à longue cendre maintenu entre deux phalanges. Sa figure falote avait une intensité de bonne humeur incroyable. Pour sûr, ce monsieur allait dîner en ville. Malheureusement, il était en marbre. Après cela, j'oubliai complètement que-j'étais dans une nécropole. Un rire me pritr un irrésistible rire qui retrouvait des élans, s'alimentait sans cesse à chaque statue nouvelle, comme dans un salon triennal. Jamais je n'avais vu de telles bouffonneries-funèbres. C'était le galvaudage du marbre, le plus haut comique atteint par le Carrare! Je m'exhortais à la convenance, quand je tombai tout à coup au milieu des bustes de vieilles duègnes minaudantes dont la tête était couverte de dentelles espagnoles et de résilles d'un travail excessivement délicat. Au même moment, dans un bosquet voisin, je surprenais sur un escalier, une blanche jeune fille qui s'apprêtait à ouvrir la porte d'un petit mausolée. Mais sur la dernière marche, prise de timidité, elle restait indécise, la main sur le bouton de la porte, dans une attitude contrainte que l'artiste avait exprimée avec, une réelle chance. Il 5' avait quelqu'un... Non loin de ce petit mausolée de nécessité, je vis encore un grand-père assis dans un large fauteuil et qui donnait sa bénédiction à trois jeunes femmes agenouillées, sanglotantes, la figure dans les mains. La douleur leur retournait un peu les jupes, ce qui avait permis au statuaire de montrer les dentelles absolument différentes de leurs balayeuses! Plus j'allais et les chefs-d'œuvre se multipliaient. Parfois leurs proportions étaient colossales. C'est ainsi que, sur un monument énorme, je comptai jusqu'à huit personnes pathétiques qui jouaient l'émouvante scène des derniers moments d'une vieille dame pleine de « crolles » ! Je commençais à me sentir sérieusement mal à l'aise devant ces extravagances, une toux violente me déchirait la gorge, lorsque j'apparus tout à coup dans une sorte de clai- rière immense, toute vibrante de soleil. Deux grands parterres la divisaient, bordés de gazon et de petits échaliers, où s'enroulaient des églantiers pleins de fleurs. Et dans les parterres, s'alignaient, plan- . tées très près l'une de l'autre avec la symétrie d'une culture maraîchère, d'innombrables petites croix blanches toutes pareilles. Comme je m'arrêtais, surpris d'une simplicité si inattendue, j'avisai une plaquette fichée dans la terre : elle portait un mot. Mais quel adorable et douloureux mot ! Alors, dans le soudain frisson d'une inexprimable tristesse, le jardin me sembla purifié de ses déjections de marbre. Toute sa débauche, tout son rut de luxe frénétique était fini. Une idée exquise venait de racheter toutes ses hontes... Car, sur l'étiquette du parterre de petites croix blanches, il y avait seulement : — Bambini. Dordrecht Dès que nous entrons dans la Merwede, une brise commence de souffler, qui rebrousse la fauve chevelure du steamer. Aussi quand Dordrecht apparaît au bas de l'immense ciel, plein d'a7Air et de nuées, c'est un enchantement. Tous les moulins tournent, tournent follement, au-dessus du grand pont de fer — ces beaux moulins aux pâles ailes, vêtus d'un chaume épais que les pluies, le gel et le soleil ont si bien patiné qu'il semble, maintenant, une riche fourrure de loutre. A droite, dans la lumineuse humidité de l'air, le massif beffroi de la « groote kerk », sommé d'une haute couronne, surgit imposant, tout incrusté d'or et de joyaux sous les feux déclinants du soleil. Mais nous touchons le quai hérissé de pilots, et l'on débarque. Passons sous la « groot-hoofd poort ». Nous voici dans la petite ville aux rues étroites parquetées de briques fines, dont les pignons, ancrés de chiffres festonnés, adornés de rinceaux, s'élancent hors de l'aplomb, penchent leurs faîtes denticulés ou volutés l'un vers l'autre, comme dans une révérence d'autrefois. Puis c'est les canaux. Sur leur eau morte, glissent de lentes barques qui s'enfonçent bientôt là-bas sous les tunnels de l'Hôtel-de-Ville et de la place. Quel calme ! Et quelle gravité pensive sur les visages des passants qui regagnent les logis silencieux ! La nuit vient. Les réverbères s'allument à ces pointes acérées que dardent les premières étoiles... Tandis que nous restons là à rêver sur une passerelle, comme un minuscule Byron — I stoodin Dordrecht on the bridge of sights — s'élèvent tout à coup des rumeurs confuses, un écho de la foule joyeuse. Alors, nous enfilons une sombre venelle, et brusquement nous débouchons dans la « Voorstraet » toute vibrante de lumière et de bruit. Entre les vitrines qui flamboient, les jolies servantes aux robes claires, aux bonnets blancs godronnés, coulent à flots, riant, sottisant, se gabelant, tirant notre barbiche d'un geste effronté ! C'est l'heure vivante, enfiévrée, où se délient les langues, où s'épanouit la farce de ces gens si taciturnes pendant tout le jour. Oh les jolies boutiques fenestrées de petits carreaux ! Voici sans doute l'épicerie de Willem van Mieris... Et cette droguerie, toute brillante de balances suspendues à chaînettes aux solives du plafond, où dessus un grand livre éployé se courbe un vieux commis au nez de Louis XI, plume d'oie sur l'oreille, quel petit maître donc l'a peinte sur une toile impérissable ? Nous sommes arrivés à la Scheffer place-Ary Scheffer! Comment Ary Scheffer? Hé oui, c'est un fils de Dordrecht; c'est bien, lui qui poitrine en bronze au milieu de la place. Quel type! Mais comme nous nous attardons, violemment ébahi, devant cette « posture » bizarre, un chant se fait entendre au bout de la place, doux et mélancolique. C'est un air populaire; vraiment, il rappelle un adagio de Beethoven, celui de la sonate en. sol mineur! Et c'est naïf, d'une obsession, exquise... Les petites servantes le chantent et les. gamins aussi, à moins qu'ils ne le sifflent. Au, reste, tout le monde le chante. Il vient aux. lèvres sans qu'on y pense. Et dans la ville c'est un fredon charmant. Quand nous plongeons dans notre lit de plume, un marinier qui travaille sur le quair IMAGES D'OUTRE-MER en face de l'Hôtel de Belle-Vue, nous endort avec cette complainte. Et c'est elle encore qui nous éveille, chantée cette fois par une compagnie de touristes ■qu'un steamer emporte vers Rotterdam sur le grand fleuve, dans les lumineuses mousselines •du brouillard matinal. Maintenant, nous sommes rentrés à Bruxelles où retentissent les absurdes gaudrioles ■des revues et ces romances d'exportation qui viennent de France ! Justement, dans la rue Sainte-Catherine, deux camelots parisiens ont attroupé les passants. D'une gorge éraillée, l'un glapit une barcarolle d'amour durant que, anxieux de la police, ses yeux interrogent les deux bouts de la rue. L'autre accompagne sur le wiolon. Et quand ils ont cessé de chanter et de jouer, ils distribuent pour quelques sous leur musique stupide. Demain, toutes les petites ouvrières apprendront cela avec attendrissement, avec des larmes même, car elles sont dans cette étrange révolution d'âme et de sens qu'amène la puberté. Ah oui, il faut les poursuivre, les traquer sans merci, ces odieux trouvères du boulevard parisien, non pas parce qu'ils sont des camelots, mais parce qu'ils pervertissent, empoisonnent le goût et le sentiment populaires avec leurs déplorables chansons. Heureux Dordrecht, où fleurit aux lèvres de tous la pure cantilène d'un nouveau Hans Sachs ! s Las Pal mas A bord du s s. Lcopoldville. Tout va bien, fors le cœur... C'est l'âme que je veux dire, car à présent la mer est admirable et nous faisons une traversée de demoiselle. Quand j'eus fait plus ample connaissance avec le co-locataire de ma cabine, je devins moins sombre et cela commença d'aller un peu mieux. Mon compagnon est un jeune lieutenant, fort aimable, très bien élevé : il pratique le tub, connaît la brosse à dents et se lave les pieds... Je respire! Tout de suite, il s'est découvert avec moi une parenté d'autant plus charmante qu'elle est plus éloignée — un cousinage à la mode du Congo. Moi, je veux bien. Comme mes anciens confrères de la presse m'ont tressé dans les gazettes des tas de couronnes, bien trop jolies, je suis choyé à la manière d'un petit personnage. Il y a quarante-sept passagers de première classe à bord du Léopoldville, dont trois dames anglaises qui se rendent aux Canaries. Ces ladies ne sont pas des beauties, sauf la plus jeune à laquelle il faut que je m'habitue et que je trouverai peut-être charmante dans deux ou trois jours... C'est une demi-anglaise demi-espagnole à l'œil noir qui regarde les toreros, au teint d'une chaude pâleur... Nous voici dans les eaux africaines. Nous approchons de Las Palmas où nous mouillerons demain au clair jour. Le beau soleil, la mer bleue adoucissent un peu ma peine. Je dîne à la table du capitaine avec cinq convives de marque. Mais je mange dente superbo. T'imagines-tu l'entrecôte béarnaise à sept heures du matin ! Quelle horreur ! Et puis cette odeur fade, nauséabonde, qui règne dans tous les vapeurs, rien n'est moins apéritif, je t'assure. Tout finit par goûter cette écœurante odeur : les huîtres, le potage, les hors-d'œuvre, les viandes, le vin et même le cigare ! Nous sommes arrivés à Las Palmas vendredi à l'aube. Dès le point du jour on voyait les montagnes de la grande Canarie se profiler majestueusement sur le ciel : elles sont arides, couleur de cendre. De loin, de très loin, on dirait les imposants amas de détritus de notre Mestbag. Sois tranquille, je ne te brosserai pas le tableau. Avec des mots c'est trop difficile. Et puis, on n'y comprend tout de même jamais rien à ces descriptions panoramiques. A peine avons-nous jeté l'ancre dans la rade et passé la visite sanitaire, que nous gagnons le rivage en canot sur une mer pas- sablement agitée, mais dont la belle couleur verte nous fait pardonner la forte houle. Nous nous élançons dans une tartane non sans avoir joué du coude et envoyé (pas moi) des bordées de « fourrt » bruxellois aux innombrables cochers qui nous harcelaient de leurs sollicitations et nous enserraient dans un cercle inquiétant, de plus en plus étroit. Nous filons comme le vent, au galop de petits chevaux andalous échevelés. Quels cahots, quelle poussière! La ville, bâtie en gradins en face de la mer, est située à trois kilomètres du port. La route serpentine qui longe la côte est laide, désolée. Quelques palmiers, des cactus barbus, des tamarix poudrés de sable ne rafraîchissent pas du tout le regard. Mais le ciel est d'une soie si tendre, l'air si pur, si parfumé, et puis nous éprouvons tant d'aise à rouler cette fois sur de la bonne terre ferme que nous poussons des cris d'admiration toutes les secondes. Le mouvement, le paysage, les petits pica-ros qui nous poursuivent en criant des souhaits de bienvenue, tout cela émousse mon ennui. Nous sortons de la banlieue. Passent des bougres, des mendiants d'académie, de grandes belles filles hancliées comme Vénus et portant une amphore sur la tête. Le bras droit levé, arrondi en anse pour soutenir le vase, la main gauche posée crânement sur le ressaut de la taille, elles marchent le buste en avant, avec une majesté de déesse. — Pardonne-moi, c'est le croquis classique. — Presque toutes sont enceintes, mais leur grâce n'en est pas diminuée. Au contraire... Voici la petite ville avec ses maisons carrées, sans toits inclinés comme chez nous. Car ici, il ne pleut jamais. Nous stoppons à la Poste. Il n'3' a plus assez de timbres pour affranchir nos lettres et nos cartes illustrées! L'employé s'excuse et nous promet d'écrire tout de suite à Madrid. Pauvre Espagne ! Nous nous répandons dans la ville. Ah l'exquise odeur de violettes! J'achète des bouquets, encore des bouquets que je hume avec volupté. Je me purifie de l'abominable odeur du bord. J'éprouve un bien-être inexprimable. Je revis. Les violettes me restituent l'espérance, le bon courage. Elles pacifient. Je les caresse, je les baise. J'en bourre délicatement toutes mes poches. Il faut qu'elles me protègent victorieusement contre l'odieux fumet du steamer. Nous longeons à présent des jardins privés. Quelle fête, quel miracle ces massifs de roses, ces murs tapissés de liserons et de pétunias bleus ! Les fleurs, c'est ma plus forte sensation à Las Palmas. Nous voici dans la cathédrale très vaste, très sombre, traversée de quelques verges de soleil multicolores. J'admire les évangélistes de la chaire de vérité, quelques précieux missels de 1404 et des lampadaires d'argent martelé, d'un rude et superbe travail. Nous sortons de la Basilique. Je veux revoir des fleurs. Sans façon je quitte mes camarades. Tandis qu'ils boivent de la mauvaise bière dans un bouchon de la place, je retourne à mes pétunias, à mes violettes, à de merveilleuses fleurs de cassie qui tapissent de grandes murailles. Je vais à l'aventure. Souvent je m'arrête pour admirer les bébés assis cul nu sur les dalles. Ils ne sont pas très frottés, mais qu'ils sont jolis! Je leur prends les mains et ils me sourient tendrement... Je débouche dans la grande rue, toute bruyante de tartanes, et me dirige vers l'Hôtel Métropole où nous nous sommes donnés rendez-vous pour festoyer notre joyeux capitaine. Nous dînons et le Champagne pétille dans les coupes païennes. Oublions, oublions que diable ! Je m'esquive au dessert pour aller de nouveau flirter avec les fleurs dans le jardin de l'hôtel. Hélas, il faut retourner à bord. Six rameurs magnifiques, tannés, cuits et recuits, nageant avec une vigueur sans pareille, nous ramènent au Léopoldville. Nous levons l'ancre à quatre heures. Adieu Las Palmas! Adieu douces fleurs, fleurs adorables, fleurs consolatrices, bonnes petites fleurs de charité ! Et nous agitons nos mouchoirs pour les trois dames anglaises débarquées ce matin et qui nous répondent de la terrasse de l'hôtel. C'est moi qui, le dernier, ai pressé la jolie main de la young lady, tu sais la demi-anglaise demi-espagnole à l'œil noir, au teint d'une chaude pâleur. Elle était émue... Etrange mélancolie que l'on éprouve en quittant des personnes inconnues, qu'on ne reverra jamais plus, et pour lesquelles on ne se savait pas tant de sympathie après avoir voyagé huit jours seulement avec elles! Sierra Leone A bord du s. s. Lèopoldville. Cette fois, il fait chaud. La figure me chatouille, piquée par les mille petites aiguilles des tropiques. Tous les passagers sont étendus sur leurs chaises longues dès le matin. C'est une sieste accablée, une flemme perpétuelle. Moi seul, évidemment, je résiste avec une énergie qui étonne mes camarades et me surprend moi-même! La chaleur est intolérable et je la tolère! Je me refuse absolument à dormir après le déjeûner. Le docteur m'affirme qu'il fait moins calamiteux au Congo. Mais alors, ce sera charmant ! Par exemple, l'appétit a disparu. Le cuisinier peut bien se surpasser, ses plus savants menus me laissent froid, si je puis ainsi m'ex-primer par une climature de 40 degrés ! Nous sommes arrivés à Freetown hier mercredi, à 8 heures, après avoir décrit une savante courbe, pour éviter de vilains récifs. La côte, plus verdoyante que celle de la grande Canarie, s'appuie comme celle-ci suide hautes collines dont les sommets sont égayés par de blancs cottages et de grands arbres à puissante ramure qui ressemblent à nos chênes. Nous s-aenons la terre dans le steamlaunch o o du Consul belge. J'éprouve tout de même un brin d'émotion quand je pose le pied sur le continent africain... Les fleurs m'ont charmé à Las Palmas; ici, ce sont les négresses et la végétation qui * vous emballent. Les femmes noires ne sont pas grotesques comme on m'avait dit. Presque toutes, elles portent le costume de coton blanc ou bigarré, très riche souvent, noué à la taille ou bien retenu dans la main, à la romaine, ce qui est encore plus gracieux. Les épaules, les bras d'un ton chocolat moiré sont nus. C'est d'un voluptueux... Freetown est vraiment une jolie ville, pas propre bien entendu, mais si originale, si vivante ! Les costumes clairs, blancs, bleus, roses, mauves, bariolés, sont une véritable joie pour les yeux. Dans l'atmosphère ensoleillée et humide qui entoure les collines comme d'une moustiquaire de brume, tout ça grouille, se presse, parle, gesticule, chatoie. On dirait, pour la couleur, un Watteau. Oui, c'est extraordinaire. Le marché couvert est très amusant. J'y fais la connaissance des fruits, des légumes et de tous les condiments d'Afrique. Mais ce qui me captive le plus encore une fois ce sont les marchandes Sierra-Léonaises et les gosses qu'elles portent, compressés sur leur dos, dans une poche ménagée un peu au-dessus des reins. Rien de plus adorable que ces petites i ! I S 11 v'i caboches moricaudes qui émergent curieusement des étoffes et ces deux menottes agrippées à l'ourlet du sac... Une marchande m'offre en riant son bébé pour one shelling. Je l'emporterais volontiers, mais ça pourrait me gêner. Il y en a des types ! Une vieille négresse en papillotes, bouffie et portant des besicles, me retient longtemps. C'est la mère x à la Nième puissance!... Quels beaux arbres ! Le plus élégant de tous c'est le cocotier. Une longue tige surmontée d'un fin panache. Sous les premières feuilles pendent, nombreuses et pressées, les noix jaunâtres. Un arbre rudement masculin, le cocotier ! Je le regarde de tous mes yeux. J'en ai tant lu de descriptions au lycée, le soir, à l'étude... Il y a encore le manguier au feuillage opulent dont les fruits verts, de la grosseur d'un citron, seront mûrs dans quelques mois. Et le papayer plus petit, à feuille de dracena, qui porte un fruit rebondi comme un melon d'eau. J'oublie le cœur de bœuf, le bananier, plus brillant dans ces régions qu'aux Canaries, et l'ananas qui pousse comme de la mauvaise herbe. Peu de fleurs, des fleurs de plantes grasses aux pétales épais comme ceux du magnolia ou du camélia. Quelques lauriers roses où se posent de gigantesques papillons jaunes. Pas une mouche, pas un moustique. Une chaleur intense pourtant, mais pas de rayons de feu. Au besoin je fermerais mon parasol si mes amis voulaient bien me le permettre. Nous sommes rentrés à bord vers une heure. Après le déjeuner, appuyé sur le bastingage, je me suis longuement intéressé à l'embarquement des Krooboys, toute une équipe de débardeurs que nous emmenons à Boma pour le service du bateau. Pauvres nègres ! Une natte, quelques poignées de riz, des bananes, c'est tout leur bagage, toute leur nourriture. On les a par- qués à l'avant auprès des ânes et des mules. Ils couchent sur le pont. Hier soir, en me-promenant, je heurtais leurs corps dans l'obscurité. Au delà de la machinerie, j'en vis tout un amas qui dormaient, enchevêtrés, sur le toit de la cale. La lune tombait sur eux et l'on eût dit des morts et des blessés sur un champ de bataille. Parfois ils parlaient en rêvant, levaient les. bras, faisaient des sauts de carpe. Ils dormaient tous dans des poses décevantes, roulés en rollmops ! Une attitude que Puvis de Chavannes a oubliée dans son fameux tableau, du Sommeil. Et j'enviais ces brutes qui se reposent, elles, qui ne savent pas ce que c'est que le; chagrin, qui ne sentent que la douleur physique et encore ! Que ne suis-je un obscur Krooboy ! Kintambo J'ai pris possession de mon « cliimbèque », une cabane de deux pièces, bâtie sur des pilots à un mètre du sol et recouverte de matitis (i). Rien de plus primitif. Les planches des murs et du parquet jointent mal ou pas du tout. C'est chez moi une invasion de coléoptères formidables, qui exagèrent vraiment leurs proportions. La nuit surtout, je ne suis pas à l'aise. Je n'ai pas encore reçu mon lit : je repose sans moustiquaire sur une couchette de corps de garde. Et cela grouille terriblement autour •de moi dans l'obscurité. (.1) Herbes. Impossible de fermer 1 es yeux : des chauves-souris me frôlent; je sens sur ma couverture des palabres de lézards et d'araignées, des stupres de cancrelats, qui me feraient dresser les cheveux sur la tête s'ils n'étaient tombés sous le fer de mon obligeant substitut ! Le jour, à travers les fentes du plancher, je vois passer processionnellement des caravanes de fourmis blanches, d'énormes sauriens, des serpents, toute la faune ovipare du Congo ! Excellente maison pour un naturaliste, mais, franchement, à mon point de vue cela manque un peu de confort. # * # Léopoldville est une caserne, une très belle caserne, il est vrai. Je me réveille à cinq heures et demie au clairon, je déjeune au clairon, je dîne au clairon, je soupe au clairon, je me couche au clairon. Bref, on fait tout ici au clairon. Oui m'eût dit que je regretterais un jour l'odieux tambour du lycée! Au mess, je mange de la chèvre, du bouc châtré, de la poule apprêtée de mille manières; de la patate douce, de l'igname, dusafou, du jacquier, enfin toutes sortes de bêtes et de légumes extraordinaires. Adieu mon petit pain français ! Je croque de la chicwangue, c'est-à-dire de la farine de manioc pétrie par les négresses. Par contre, il y a des fruits délicieux : l'ananas, la goyave, la mangue, la grenadille, la papaye, et la sublime banane ! Le commandant du beach, ému par mes doléances, m'a prêté deux Bangalas à grandes crêtes, qui passent en ce moment ma chambre à coucher à la peinture vert tendre. Ces « façadeclachers » tout nus sont épatants. Quels coups de brosse! Ah tant pis pour les cancrelats! Ce qu'ils vous sont plaqués, écrasés contre les murs dans la sauce Vincent ! Je ne parviens pas à les plaindre : c'est des bêtes féroces. Entre nous, rien de plus agréable ici que d'avoir la fièvre. On souffre bien moins que lorsqu'on ne souffre pas. Car on est parfaitement abruti et l'on ne pense plus à rien. Il y a en Afrique une torture beaucoup plus désagréable et moins nécessaire que la chi-cotte. Et c'est l'habit noir. L'habit noir avec la chemise empesée et le col carcan ! Oh ! ces torrents de sueur qui vous dégoulinent par tout le corps pendant les audiences et les dîners officiels ! Il faut supprimer cela à tout prix. C'est aussi barbare que s'il nous fallait courir tout nus au Pôle Nord ! # # * Enfin le premier courrier d'Europe est arrivé. Il était en retard de huit jours. Très agité, j'escalade au milieu de ténèbres profondes, « plus denses que la poix », les rampes et les escaliers qui mènent à la Poste. Le petit bureau est fermé ; mais des raies de lumière, cabalistiques, brillent aux fentes de la maisonnette. Le percepteur, mon ami Jules Van Roos-broeck (i), fait le dépouillement avec ses aides. Peu à peu tous les blancs de Léo sont arrivés, qui jacassent et gesticulent. Les lanternes de chiffonnier qu'ils soulèvent et se braquent mutuellement sous le nez illuminent les visages tout perlés de sueur. (i) Aujourd'hui Directeur des Postes, à Téhéran. Dieu que cela traîne ! Enfin une serrure grince. La porte s'ouvre et une vive clarté jaillit sur le quinconce de manguiers et de cocotiers. Et l'appel commence. Le percepteur crie mon nom : — Décédé ! fait un loustic. Et de rire. C'est vraiment une plaisanterie excellente, toujours neuve et dont le succès ne finira sans doute qu'avec l'Afrique. # * * Jamais je ne ressentis un émoi plus vif que ce soir,lorsqu'en sortant de ma maison, j'aperçus tout à coup deux femmes blanches. Comprenez que je n'ai plus vu une Européenne depuis trois mois ! Elles descendaient la grande allée de Léopoldville entre deux gentlemen en complet de toile blanche. Elles portaient un corsage clair, bouffant, sur une jupe bise, ample et courte. Comme le soleil disparaissait derrière la montagne, elles avaient enlevé leurs grands bolivars qu'elles balançaient à la main. Et elles allaient d'un pas délibéré, souriantes, jolies ma foi, quoique très pâlottes, et avec un roulis de hanches en imitation des voluptueuses négresses. Et la brise ébouriffait leurs cheveux très blonds. Je crus à une apparition de canotières. J'écarquillais les yeux. Je me croyais si fort le jouet d'un prestige que j'oubliai d'abord de les saluer. Des blanches à Léo ! J'avais la berlue. Cependant elles me dévisageaient avec une curiosité assez insistante. Je me découvris enfin et l'on me répondit avec grâce. Et longtemps je les suivis du regard, le cœur tout oppressé... On m'explique au dîner que ces dames sont venues se marier en Afrique avec des clergymen,après un simple échange de photographies... Et elles sont enchantées, autant que leurs époux. « Ça a voulu réussir ! » Malheureusement pour moi, elles s'embarquent demain sur le Bràbant; elles se rendent quelque part dans le Haut-Congo. Vision fugitive et toujours poursuivie... # * * Mon voisin, le substitut, est un garçon charmant, très débrouillard. Un peu « chi-potte » par exemple, toujours occupé à fricoter, à fristouiller quelque chose sur son poêle à pétrole, à menuiser, à ficher un clou quelque part. C'est le substitut du procloueur d'Etat ! Il vient d'acheter un perroquet.C'est grave : il n'}rapas de persil dans les environs. Pourvu qu'il ne se paye pas un singe ! Parfois — hélas souvent — le dimanche, il y a vente publique des coffres et objets délaissés par un agent décédé dans la semaine. Les acheteurs viennent nombreux à ces enchères, autant par distraction (!) que dans le but de se « renipper » avec les hardes du défunt. Je préside cette funèbre vacation. Déjà, au lendemain de la mort, j'ai fait, en ma qualité de curateur des successions, l'inventaire des coffres et j'ai distrait du « tas » les souvenirs de famille, les bijoux, la correspondance privée. Ah ! ces lettres que je dois lire, ces portraits que je dois regarder (1) ! L'autre jour, un nommé R... meurt. Je (1) Il faut écarter en effet certaines lettres et certains portraits qui pourraient blesser les sentiments de la famille. trouve dans un portefeuille plus de vingt lettres qui toutes commencent par cette exclamation éperdue : My dear dear little Pa! Et soudain, je découvre une photographie : c'est une fillette d'une dizaine d'années, pas jolie, mais avec une douce figure et de beaux grands yeux pleins de tendresse. Ah! pauvre chère petite, qui ne reverras jamais plus ton dear dear little Pa ! Donc, le crieur fait son office. Il plaisante, brocarde, tandis qu'un policeman fouille dans-les malles, retire les habits, le linge du mort, et les draps qu'on déploie comme des suaires. Et le public « rigole » aux lazzis du sinistre « Jan Claes ». J'essaie de réprimer la gaîté sacrilège. Mais on me regarde avec surprise. Ces gens ne comprennent pas... # * * Bonne journée aujourd'hui. J'ai écrit dix «mucandes» officielles et trois lettres privées ; j'ai lu un chapitre de Montaigne et tué cinq cancrelats ! Mon Quatuor J'ai toujours envié ce Louis de Bavière qui avait un orchestre à ses ordres; il sut jouir de sa courte vie et fut, je pense, un petit roi très heureux sur la terre. Qui m'eût dit que je lui aurais un peu — « un tout petit peu » — ressemblé au Congo ? De fait, je n'étais pas depuis six semaines à Léopoldville que j'avais réuni un violon, un alto, une guitare et une mandoline. Je fis mieux : j'eus un capellmeister, ce qui me permit d'écouter la musique en vrai dilettante, paresseusement étendu dans mon rocking-chair. Le violon, c'était le substitut du Procureur ■d'Etat, M. Joseph Pirard, un Sarasate sans crinière comme sans prétention. M. Shéridan, autre magistrat, jouait de l'alto avec une maestria frisant le génie. La guitare, une grosse guitare lombarde merveilleusement résonnante, était finement pincée par le premier mécanicien du beach, M. Tricot de Saronne. Enfin, M. Jules Van Roosbroeck, le percepteur des postes, grattait de la mandoline, à ravir, comme il touchait d'ailleurs de tous les instruments, étant musicien dans l'âme et rempli de l-ieder de la verte Flandre, son pays natal. Mais le chef d'orchestre? Ma foi, ce n'était rien moins que le bon docteur Nello Zuccaro, mort là-bas, hélas, par accident et dont je garde le souvenir ému et fidèle. Celui-là avait longuement et brillamment étudié à Rome : c'était un fervent adepte de cette théorie de la malaria causée par le moustique, théorie si discutée jadis mais vérifiée et admise aujourd'hui par la science. Que de mauvaise grâce, que de défiance et même de vilains procédés, mon ami rencontra au Stanley Pool parmi ces colons, ouvriers ignorants, acoquinés à leur quinine ! Comme ils en voulaient au jeune savant de rompre avec une routine et des médications néfastes ! Plusieurs opérations délicates, que Zuccaro réussit à merveille, n'avaient point su établir son prestige auprès de ces pauvres gens. Moi, je me flatte hardiment de l'avoir compris, soutenu, aimé dans l'hostilité presque générale. Et je relis souvent, avec piété, ces lettres charmantes où son âme triste et hautaine me confiait ses « ennuis », son inébranlable foi dans la bonté de sa méthode et le succès de ses expériences. Mais Zuccaro était aussi un artiste, presqu'un virtuose, qui savait Bach, Beethoven, Schu-mann et Chopin. Quelle fut notre joie, un jour de fête chez le docteur Briart, à Kinchassa, de rencontrer tout à coup un piano! Il était horriblement discord. Mais, tant pis, nous bondîmes dessus et attaquâmes, à quatre mains, la cinquième symphonie ! Jamais, on ne la joua ainsi, je suppose, avec des cordes si frémissantes, si exaspérées, des timbres si éperdus et, pour tout dire, si chaudronnesques. C'était faux mais sublime, ou du moins ce fut sublime pour nous deux qui aspirions à un piano depuis tant de mois ! Le Commissaire du Roi Souverain, Paul Costermans, un mélomane distingué, assistait à cette audition fameuse : il en resta longtemps stupéfait; il m'assure qu'il s'en souvient encore, là-bas, au fond de son Khivu magnifique ! J'avais donc confié à Zuccaro le bâton de chef d'orchestre, c'est-à-dire une vieille chi-cotte hors d'usage. Dans ses minces loisirs, il s'occupait à noter ces jolies canzonettas de son pays et puis les enseignait à nos musiciens qui, très intuitifs et pleins d'ardeur, les interprétaient tout de suite à la perfection. Nos concerts avaient lieu d'habitude le samedi soir, sous la véranda de ma maison. Je me rappelle deux romances de Tosti et Maffei, Idéale et Non e ver, cantilènes populaires, superbement mélodiques, que notre quatuor chantait avec un charme qui me faisait fondre le cœur. Les lézards, les iguanes, les caméléons et jusqu'aux féroces cancrelats en étaient eux-mêmes attendris : ils s'approchaient de nous sans crainte, comme jadis les méchantes bêtes, subitement adoucies, accouraient au devant du divin Orpheus « premier facteur de cithares » ! Bientôt les cigales, émoustillées, renforçaient le stradivarius de leurs cordelles su-raigiies, tandis que la basse-taille des crapauds appuyait la bonne guitare lombarde. Et j'écoutais cette symphonie admirable, un moment anesthésié, affranchi de tout spleen, insensible à ces douloureuses récurrences qui, sans cesse, orientent notre pensée vers m Poutou, la Patrie ! Une sérénité descendait des étoiles ; et si, par hasard, une toute légère brise venait du plateau, apportant sur son aile la plainte uni-sonnante des cataractes lointaines, nous goûtions alors un instant de bien-aise inexprimable... Heures de mélancolie exquise, les plus douces, je veux dire les moins noires, que j'ai vécues en Afrique ! Kitengé Ce soir, après le mess, nous causons sous la véranda de mon chimbèque devant un grand verre de thé de Chine coupé de vin portugais et de jus de citron vert, un breuvage délicieux. Nous parlons de la femme noire, sans nous accorder sur le sentiment qu'elle peut bien éprouver à l'égard de l'Européen... Quelqu'un demande la permission de citer ■ses auteurs : — Michelet, dit-il en rougissant un peu de ■son érudition, assure que la négresse adore le blanc. Il va même jusqu'à prétendre « qu'elle en a soif » comme le fleuve a soif des nuées •et le désert du fleuve... — Diable! — « La noire est très belle de corps, continue cet admirable fantaisiste. Elle a un charme de jeunesse suave qui n'est pas la beauté grecque, créée par la gymnastique et toujours un peu masculine. Elle pourrait mépriser non seulement l'odieuse Hermaphrodite mais la musculeuse beauté de la Vénus accroupie. La noire est bien autrement femme que les fières citoyennes grecques ; elle est essentiellement jeune de sang, de cœur et de corps, douée d'humilité enfantine, jamais sûre de plaire, prête à tout faire pour déplaire moins. Nulle exigence pénible ne lasse son obéissance. Inquiète de son visage, elle n'est nullement rassurée par ses formes accomplies de morbi-desse touchante et de fraîcheur élastique. Elle prosterne à vos pieds ce qu'on allait adorer. Elle tremble et demande grâce; elle est si reconnaissante des voluptés qu'elle donne ! Elle aime et dans sa vive étreinte, son amour a passé tout entier... » Et bien, que dites-vous de cela ? IQ — Que c'est de la littérature tout bonnement ! dit un « troisième terme » avec mépris. Ah ça, de quelle négresse parle-t-il donc, ce sublime emballé ? — Mais de la négresse d'Afrique ! — Allons donc. Ce jugement, tout au moins sous le rapport des qualités affectives de la moricaude — car parbleu, moi aussi j'admire ses lignes et son galbe ! — est faux de tous points. Passe, et encore, s'il s'agissait de la négresse civilisée, d'une Afro-Américaine par exemple. Mais de la nôtre, jamais de la vie ! La nôtre, ma foi elle se moque bien de nous! Nos boys en savent quelque chose. Elle nous déteste ; elle nous subit. Nous ne la retenons que par les « matabiches » et c'est elle surtout qui pourrait dire : Mais quand viendra la saison Que les cocus s'assembleront, Le mien ira devant qui portera la bannière. Tout le monde applaudit, à l'exception de KITENGÉ IS9 mon ami X... qui se recueille un moment et parle de la sorte : — Michelet est peut-être excessif. C'est un poète à l'imagination débordée. Michelet n'a probablement rencontré dans sa vie que les bonnes négresses de Bernardin de Saint-Pierre et de Mistress Beecher Stowe... Mais vous n'avez pas plus raison que lui. Le vrai est dans l'opinion moyenne. Sans doute, la femme noire ne délire pas après nous. Mais, je pense, elle n'a point une antipathie si instinctive à l'égard du blanc. Pour peu que nous ne soyons pas des brutes, elle nous accueille avec plaisir sinon avec amour. Nous l'intriguons d'ailleurs beaucoup et sa curiosité à notre propos va parfois jusqu'au « caprice » comme diraient nos petites dames... Tenez, je veux vous raconter un « caprice » de négresse. C'est une histoire vraie dont je vous demande humblement pardon d'avoir été le héros. Vous savez que peu de mois après mon établissement à Kintambo, (i) je partis en tournée d'inspection pour Mouéné Ivoundi. Ce fut un voyage mouvementé, rempli de jolis encombres, à travers un pa3rs magnifique. Mon escorte se composait de trente soldats Batétélas et d'une cinquantaine de porteurs, au milieu desquels je marchais crânement avec, pour seules amies, mon parasol et... mes yeux ! Je vous assure qu'à cette époque, la femme noire ne me hantait guère et laissait mes sens bien tranquilles. Or, dès la première étape de cette expédition, d'ailleurs pacifique, je remarquai dans le camp une belle fille qui avait accompagné son bokala. (2) Elle avait un visage altier, un nez presque mince et presque droit, des lèvres fortes mais sans boursoufîlure, et ces grands yeux de velours des gazelles. Pour le corps, c'était la (1) Lèopoldville. (2) Amant. vénusté même et je n'ai jamais vu de créature si parfaite. Je cherchai son nom sur la feuille de route et j'appris qu'elle s'appelait Ivitengé. Je la regardai d'abord en artiste; puis, peu à peu, je me pris à la contempler de toute mon âme. A chaque étape, mon désir augmentait, exaspéré d'ailleurs par une longue continence. Elle sentait bien ce regard toujours dardé sur sa grâce. Et parfois, passant devant ma tente, elle me fixait un moment avec ses tranquilles yeux de sphinge. Et cela dura ainsi pendant deux mois sans que j'eusse jamais osé lui adresser un seul mot ou même le plus vague sourire. Rentré à Kintambo, avec quelle impatience j'attendais le clairon de deux heures qui l'amenait sur la place avec les autres femmes de la station! Mais une timidité insurmontable m'empêchait de lui faire le moindre signe, sans compter que je me défiais encore beaucoup de mon flotte. Et le sang me bouillait chaque jour davantage. J'en gagnais une mauvaise fièvre, quand un soir j'aperçois Kitengé qui descend lentement l'escalier qui mène à la Poste. Vrai, elle était belle comme Salammbô sur les marches du palais d'Hamilcar. Une liane cerclait son front et lui donnait un air de reine barbare. Cependant une tornade menaçait. Déjà, le vent souillait de grosses bouffées de sable. Brusquement, une pluie furieuse tomba. Alors Kitengé se hâte dans le chemin et passe en courant devant ma maison. — Kuisa, kuisa! (i) j'appelle, stupéfait moi-même de ma voix de résolution. La jeune femme tourne les yeux de mon côté, hésite une seconde... Soudain, elle se réfugie sous ma véranda. Je la fais entrer dans mon chimbèque. En un moment, je fus grisé... (i) Viens, viens! Kitengé s'était assise sur mes genoux et me considérait, silencieuse et sans sourire. Ah le doux satin de ces bras et de cette gorge ! Tout à coup — oh, je vous assure que je suis sincère et point vain de cela! Est-ce qu'une négresse n'est pas à tout le monde ! — Kitengé jeta ses bras autour de mon cou en caressant amoureusement sa tête à la mienne, car elle ne savait pas encore le baiser... Et ce furent des noces ardentes, magnifiques, saines comme celles du premier homme et de la première femme. Et je la revis souvent. Elle m'avoua que pendant notre voyage elle m'avait tout de suite aimé parce que je ne rudoyais personne. Elle disait : — Pourquoi ne m'as-tu jamais appelée quand, au bivouac, je passais exprès devant ta maison de toile ? Je savais que tu me voulais... Tu pouvais commander... Je serais venue... Toutefois nous devions prendre les plus grandes précautions dans nos entretiens ; son bokala était terriblement jaloux, ce qui ajoutait à ma frénésie. Les amants, a dit je ne sais plus qui, ont inventé une volupté de plus : la volupté de se perdre. J'attendais toujours un vague coup de couteau. C'était délicieux ! Et bien, conclue mon ami X..., croyez-vous pas après cela que la femme noire soit parfois capable de nous aimer un moment quand. 71011s ne sommes pas des brutes ? Il s'est tu et paraît s'abîmer dans de doux souvenirs. — Mais demandons-nous, qu'est ce donc qu'elle est devenue cette extraordinaire Kitengé ? — Elle est morte, dit le conteur, quelque temps après mon retour en Europe. — De chagrin, bien sûr, fait le « troisième terme », ironique. — Non pas, mais de la piqûre d'un petit serpent, m'a-t-on assuré; et je le crois sans peine : Kitengé était vraiment trop belle pour ne pas mourir comme Cléopâtre ! Jack et Jim A Lagos, nous embarquâmes trois Anglais •et un singe. Je fus simplement poli à l'égard des gentlemen, à qui je gardais rancune de nous avoir obligés à mouiller, six heures durant, au large, sur une mer passablement agitée ; par contre, je me liai tout de suite avec le singe d'une sincère amitié. C'était un animal bien râblé, au poil bleuâtre, avec du vert-de-gris sur le nez et les babines ; sa figure n'avait aucune distinction, mais elle respirait la bonté. ■On l'attacha au bordage, à quelque distance d'une foule d'autres singes, tout petits ceux-là, et qui se blottirent contre le steam- launch, dans l'effroi que leur causait ce gros babouin inconnu. Lui, cependant, assis sur la main courante du garde-fou qu'il avait immédiatement adopté comme juchoir, les considérait avec une sorte de curiosité mélancolique où n'entrait aucun mauvais sentiment. Il était étonné de leur poltronnerie et les dévisageait doucement : deux jolis ouistitis, mâle et femelle, dont la terreur resserrait l'étreinte, parurent surtout l'attendrir. Il voulut donc se rapprocher d'eux, pour se présenter sans doute, et dire quelques bonnes paroles; mais il s'arrêta devant leurs cris d'épouvante. Néanmoins, il demeurait là sur ses quatre mains, visiblement contrarié de cette défiance qu'il inspirait, quand s'élança un grand chien de berger qui le mordit dans une j oue rose, sous sa queue justement relevée! Il se retourna avec une prestesse stupéfiante et rendit le coup •de dent à l'agresseur qui détala en hurlant. C'est ainsi qu'il fit connaissance avec Jack, le bon chien né au pays des Boudjas. * * # Or, le lendemain, Jim — c'est ainsi qu'on nommait le macaque — et Jack se retrouvèrent en présence. Le chien gronda, tandis que le singe, perché sur le bastingage, découvrait des mâchoires solidement meublées, prêt à fondre sur son ennemi. Mais Jack, devenu prudent, n'eut garde d'insister et il s'éloigna avec cet air dédaigneux qu'affectent supérieurement les chiens jaloux de ne pas s'encanailler. Toutefois, ce ressentiment ne tint guère : deux jours après, je ne sais à la suite de quelle médiation, celle du cuisinier je pense, Jack et Jim devenaient les meilleurs amis du monde. Dès ce moment, ils furent la joie du bord : on mourait de rire devant leurs ébats co- miques. Dans ces joutes fraternelles, et bien qu'il fût prisonnier de sa chaîne, Jim montrait une agilité surprenante : c'est lui qui accomplissait les plus belles prouesses. Il avait des cabrioles d'une légèreté admirable; il dansait dans l'air, étourdissant le chien par ses gambades, lui sautant sur le dos avant que Jack eût pu le prévenir. Mais rien n'était plus drôle, et plus humain, que ses poses do recueillement sournois, quand il semblait tout à coup abandonner la partie et fermait les yeux sans cesser pourtant d'épier son naïf adversaire. Jack s'avançait alors pour un bon tour, et voilà que Jim, subitement réveillé, était sur le cou du pataud, fourrageant son poil, riant d'un rire aigu, vainqueur. Ah ! la belle humeur que cela nous donnait! Il n'y avait pas jusqu'aux petits sapajous, attachés non loin de là, qui 11e prissent plaisir aux exercices du gros singe et, entraînés par l'exemple, ne s'ingéniassent à l'imiter sur la bâche du steamlauncli. Jack et Jim étaient inséparables : fatigués de jouer, ils s'endormaient à côté l'un de l'autre. * * # Or, après dix jours de mer, nous abordâmes à Las Palmas, et Jack descendit à terre avec nous. Je ne vis jamais pareil étonnement de chien devant les voitures et les chevaux qu'il ne connaissait pas. Car, je le répète, Jack était né chez les Boudjas, de parents belges, il est vrai, mais qui ne l'avaient point documenté sur les prestiges de la civilisation des blancs. Partagé entre le désir de folâtrer et la terreur que lui inspiraient les véhicules et ces fringants petits chevaux espagnols, ils demeurait en arrêt, éperdu, frémissant sur ses hautes pattes. Nous dûmes le prendre dans notre tartane. Mais, comme nous gravissions une côte dans la jolie montagne verdoyante, il JACK ET JIM sauta à bas de la voiture qu'il accompagna en aboyant de toutes ses forces. On le laissa faire : il fallait bien qu'il s'habituât. Bientôt il s'enhardit jusqu'à bondir aux naseaux de nos bêtes. Hélas ! tant de témérité ne devait pas lui réussir : au tournant du chemin, il tomba sous les sabots des chevaux et une roue passa sur ses pattes de devant. Ah! pauvre Jack! Il hurlait à fendre le cœur. Nous nous précipitâmes. Il saignait abondamment. Vite on le porta au ruisseau qui bordait la route, afin de laver ses blessures. Puis, on examina les membres meurtris. Par bonheur, rien n'était cassé : la roue n'avait écrasé que le bout des pattes. On les banda avec des mouchoirs et le bon Jack fut rapporté dans la voiture dont il se garda bien de descendre encore. C'est Jim qui fut étonné quand, le soir, nous déposâmes près de lui notre invalide l D'abord, il manifesta un grande joie en retrouvant son ami; mais l'attitude morne de Jack eut bientôt calmé ses démonstrations. Il considérait maintenant avec stupeur ces deux pattes ficelées que le chien allongeait sur le pont et mordait avec une sorte de rage pour en arracher les bandes de toile. Et Jim comprit l'accident. Alors, regagnant son perchoir, il s'assit sur son derrière et se mit à haranguer son camarade : « Ah ! disaient ses yeux frétillants, tu avais bien besoin de descendre à terre ! Pourquoi n'être pas demeuré avec moi sur le bon navire ? Vois-tu, j'avais le pressentiment de ce malheur... » Et Jack poussait de petits gémissements, s'acharnait à ses bandages. Ce soir-là et le lendemain, il ne fut pas question de jeux; nos .amis restèrent bien tranquilles. Mais la sollicitude du singe était admirable à voir; souvent je le surprenais, tâtant et flairant avec précaution les linges iodoformés qui entouraient les membres malades de son ami... La guérison fut rapide, car, deux jours après, comme nous passions sous le feu magique du cap Finistère, Jack se relevait tout à fait rétabli et reprenait avec Jim ses joyeux ébats. Par un hasard vraiment exceptionnel en cette saison de tempêtes, le golfe de Gascogne demeura aussi paisible que les mers tropicales, et nous arrivâmes à Ouessant en trente-deux heures, c'est-à-dire avec une avance d'un demi-jour presque. J'en étais d'autant plus heureux qu'il nous fallait faire un grand détour pour atteindre la côte anglaise, où nous devions déposer nos passagers de Lagos. D'Ouessant nous fûmes à Plymouth en -sept heures. On entra dans le port avec une lenteur et une prudence extraordinaires, car ici les eaux sont pleines de torpilles et d'engins de guerre de toute sorte. Enfin, l'ancre tomba et nous restâmes immobiles sur une mer admirablement glauque. C'était un dimanche, un dimanche de gel, gai et bleu. La ville se déployait devant nous à perte de vue. Une flèche, toute vibrante de soleil, s'élançait du fouillis des petites maisons grises qui, à cette distance, semblaient toutes pareilles. Et je distinguais aussi, de-ci, de-là, des places publiques et les noires frondaisons des parcs. Ce panorama de ville avait comme un air moyenâgeux, gothique, et me rappelait une eau-forte très ancienne. A notre gauche, dans une presqu'île en partie formée, je pense, par l'estuaire de la Plym, s'élevait un manoir imposant au milieu d'un groupe de pins pittoresques, dont la sombre verdure se mariait aux pierres noircies par les siècles. On me dit que c'était la demeure d'un lord, ce que je crus sans peine. A droite, tout à l'autre extrémité du port, sur le gazon jauni des hautes falaises, des jeunes gens en bras de chemise jouaient au golf ou au criquet. Il n'y avait pas de vaisseaux de guerre dans la rade et j'essayais d'en découvrir avec ma lunette dans les docks de Daven-port, quand un steamboat se détacha du quai et absorba toute mon attention. Il se dirigeait vers nous ; c'était le transbordeur qui venait chercher nos trois Anglais. Cinq minutes après, il se collait à notre flanc de bâbord. Aussitôt, un tas de jeunes misses sautèrent sur le pont du Léopoldville et tombèrent dans les bras de nos compagnons de Lagos avec une furia, peu anglaise sans doute, mais qui réjouissait le cœur. Ah ! les belles accolades ! Ah ! les petits noms de tendresses ! John, Ned, Willy — Eva, Madje, Lizzie! Ah! les douces larmes de joie! Mais on ne pouvait s'attarder et la sirène fit entendre son premier signal. Alors, on jeta les malles et les caisses de fer des passagers sur le steamboat et, très cordialement, nos heureux compagnons de voyage prirent congé du capitaine et de nous. Comme j'échangeais un énergique shake-hand avec le dernier gentleman, une tête sortit tout à coup de son macferlane et je reconnus Jim, le pauvre Jim qui avait bien froid. Tandis que je lui donnais une affectueuse caresse, voilà que Jack bondit auprès de moi. En apercevant le singe, il aboya bruyamment, se dressa pour l'atteindre. Et Jim, déjà touché par notre climat, le regardait tristement de ses yeux pâles et profonds de futur poitrinaire. Jim avait compris que le moment de la séparation était arrivé. Il se laissa emporter, car il était tout engourdi. Mais, dès que son maître fut sur le steamboat, il parvint à se dégager et, en dépit de la gelée qui blanchissait la main courante, il grimpa péniblement sur le garde-fou du bateau pour dire un dernier adieu à son ami Jack. J'avais saisi le chien au collier et il demeurait là, une patte relevée, les oreilles pointées : — Non, semblait-il dire à son camarade, c'est impossible n'est-ce pas? En ce moment le steamboat démarra. Alors Jack se prit à gémir, voulut s'élancer pardessus le bordage : je dus le retenir de toutes mes forces. Et Jim poussait son cri guttural, s'agitait, grelottant, éperdu, sur son juchoir. Non, je ne vis jamais une scène plus comique et en même temps plus poignante que la douleur de ces deux braves bêtes si attachées l'une à l'autre, et qui se quittaient à présent pour toujours! Cependant, le steamboat vira de bord et disparut derrière un énorme caisson flottant. Et nous, à travers la Manche, nous reprît mes gaiement le chemin du pays bien-aimé... Nouveau voyage en Afrique SANTA-CRUZ DE TENERIFFE Décembre. A bord du s. s. Stanleyville. Ce golfe ! « De mémoire de Congolais on ne vit jamais golfe si épouvantable ! » Phrase consacrée et menteuse, croyez-vous. Les « bleus » la répètent à chaque voyage pour se faire valoir. N'importe, cette fois, je pense bien qu'elle dit vrai. Lancé à travers le ciel, le bateau retombait dans des gouffres!... Nous roulions, nous tanguions, nous « tire-bouchonnions » ! Oh ! ce mouvement de cork- screw qui finit par exaspérer l'estomac le moins susceptible ! Il fallait voir et entendre les paquets de mer! Quelle furie, quel fracas, quelles douches! Tout craquait. Et voilà que les plafonds se mirent à suinter. Le piano fut complètement inondé à tel point qu'on ne parvient plus à jouer dessus que des barcarolles... Parlerai-je des odeurs du bord ? Rien que d'y penser... Imaginez un remugle d'huile et de poix chaude, de desserte pourrissante, de paillassons humides et de bile... Personne qui résiste à cela. Je vois toujours ces deux « premier terme » tombés à plat ventre dans leur cabine commune : ils étouffaient convulsivement dans leurs bras la même cuvette où, front contre front, ils laissaient couler toute leur âme ! Ce qui m'inquiétait surtout, c'était ces quatre-vingts tonnes de dynamite que nous avions bien besoin d'embarquer à la Pipe-de-Tabac ! Une secousse trop rude et nous sautions dans l'au-delà. Sombres jours ! Recroquevillé dans un coin du fumoir où je ne fumais guère, je roulais des pensées lamentables. Je jeûnais, sans que j'eusse le moindre mérite à cela. Parfois pourtant, je tétais une orange d'une bouche crispée, amère... Ah! pourquoi n'être pas demeuré dans la douce Europe pour : Chercher au fond du vin les sciences rebelles Et l'amour idéal sur les lèvres des belles! La tempête durait depuis cinq jours quand, cette nuit, nous cessâmes tout à coup de bourlinguer. Le jour se leva radieux. Avec quelle hâte je dévissai les écrous de cuivre de mon hublot! Ah! la bonne bouffée d'air! Je humais une superfine haleine de violettes et de fleurs d'orangers. Nous étions en vue de la terre. Le pic de Ténériffe, fourré de neige rose, émergeait là-bas au-dessus du groupe vulca- nien : on eut dit un sein magnifique, un sein de géante, celle de Baudelaire... A mesure que nous approchions, le beau mamelon s'enfonçait derrière les montages, d'avant-plan dont les hautes cimes, sommées de tours de vigie, s'échancraient sur le ciel pur avec une précision admirable. Et soudain Santa-Cruz apparut, appuyée sur le versant des collines. Oh ! les îles enchantées qui tout de suite dissipent le spleen, orientent l'âme vers l'espoir et la joie ! Toutes ces villes des Canaries évoquent en moi le souvenir des colonies grecques établies sur les rivages de la Sicile : je ne les ai jamais vues, il est vrai, sinon dans mes versions de jadis, mais c'est ainsi que je me figure Catane, Agrigente, par exemple. L'impression qu'on en reçoit est exquise. Toutes ces petites maisons blanches, massées-ou éparpillées sur le penchant des montagnes, vous caressent les )reux. Du large, on dirait des jonchées de marguerites où, de-ci de-là, s'élance la tige ensoleillée d'un campanile. Devant un si riant spectacle, la tristesse vous quitte, les peines sont oubliées; il vous vient comme des frissons heureux de convalescent. Et telle est la vertu magique de ce beau ciel soyeux, que bientôt le corps fatigué, endolori, a recouvré toutes ses forces. De nouveau le sang coule à pleines veines. Les narines se dilatent, frémissent On respire un troublant parfum de fiouve nouvelle et l'on rêve d'amour... # * # Donc, nous sommes arrivés à Santa-Cruz ce matin, à neuf heures. Un canot nous a conduits à terre et tout de suite nous avons parcouru la ville. Elle est moins opulente que Las Palmas où les escales des nombreux vapeurs et l'engouement anglais ont fait pousser depuis longtemps de grands hôtels et des quartiers de luxe. En revanche, Santa-Cruz m'apparaît bien plus pittoresque avec ses maisons lézardées, ses jardins imprévus et ses fontaines ■entourées de femmes qui jabotent et s'attardent, la jarre sur la hanche. Il y a, en face de la Poste, un quinconce ■charmant, planté de sycomores et d'orangers très vieux dont les ramures s'élancent pardessus les grilles et plafonnent la rue. Au fond, un jet d'eau pleure sur des Amours et ■des dauphins de marbre. L'entrée est jolie avec ses arcatures roses hors d'aplomb, que surmontent de blanches statues rococo. Et quelle fête, ces massifs de lauriers roses ■et tous ces murs tapissés de clématites et de liserons bleus ! Les fleurs, les suaves fleurs ! Les rues sont ici plus étroites, les rampes plus ardues et caillouteuses. Là-dedans court, ■sautille une marmaille vive et picaresque, ■vêtue avec rien. Les grands yeux de velours ! Il faut embrasser un tas de gosses... Par exemple, ils sont un peu mendiants. Ils s'attachent à vos pas, demandent avec des voix si gentiment impérieuses, que ma foi, l'on vide ses poches. Et quand on est las de donner, ils trouvent un argument irrésistible. Ils ont très bien vu le pavillon du paquebot qui mouille dans la rade. Et voilà qu'ils se mettent à crier : « Viva la Belgica! Viva la Belgica ! » Le cœur vous gonfle dans-la poitrine, vos yeux se mouillent : on sème les piécettes ! Oh! oui, viva la Belgica! le plus beau, le plus cher pays du monde ! Et les femmes ? Il m'a semblé que les dames-et demoiselles de Santa-Cruz sont moins « fïères » que dans l'île voisine, et se mêlent volontiers au populaire. Rassurez-vous d'ailleurs, il reste toujours assez de superbes yeux pour vous fusiller de tous les miradores... De fait, j'ai aperçu ici bien plus de jolies senoras qu'à Las Palmas. Il y a des visages d'une noblesse à la Vinci. C'est une belle race. Aujourd'hui, la ville était très animée : grande fête d'ailleurs. Les montagnards étaient descendus; une foule coulait dans les rues. On devait bénir, à midi, le nouveau drapeau offert par la reine d'Espagne à la garnison de TénérifFe. J'ai vu sortir le régiment de la caserne, précédé de la musique et des gamins. Les soldats portent une longue capote bleue. Ils ont bonne allure, mais qu'ils doivent avoir chaud! Les officiers ont l'air martial, bien campés, sabre au clair, sur leur nerveux cheval andalou. Presque tous bombent une poitrine constellée de médailles. Ils ont affronté le feu. Je n'ai, du reste, jamais tant vu de plaques et de croix. Des messieurs, en frac de cérémonie, flânent par la ville, cravatés du ruban de commandeur, à moins qu'ils ne portent en bandoulière le grand cordon d'Isa- belle la Catholique ou de Calatrava! C'est très comique. Donc le régiment défilait dans le soleil et c'était beau. Ce le fut encore bien davantage quand vinrent à passer les deux drapeaux portés par de petits sous-lieutenants. L'un resplendissait de broderies et d'orfrois. L'autre tout déteint, troué, déchiré, superbe! Il a été à Cuba... Ah! diable, c'est bête, mais une petite larme... Ceci n'est rien. Sans défiance, j'avais emboîté le pas au régiment qui se rendait à l'église. Tout à coup, et comme la troupe débouchait sur la place de la cathédrale toute fleurie d'orangers et d'oléandres, voilà les cloches du campanile qui se mettent à carillonner à toute volée! Et les soldats, se frayant un passage au milieu de la foule enthousiaste, s'engouffrent sous le porche de la basilique tambours battants, clairons sonnants ! Sacre-bleu, ça vous donue une secousse!... Après un lunch au Camacho's Hôtel, j'ai regagné le bord, les bras chargés de violettes et de roses. En passant devant le Palais de la Ville, je pris beaucoup de plaisir à lorgner sur le faîte du monument une gracieuse madone tenant dans la main gauche une poire à incandescence. La Vierge électrique ! A la bonne heure, la science et la religion vivent ici en parfait accord. Quel dommage de partir déjà! Demain, dimanche, on exécute à la cathédrale la messe de Beethoven. — O rêveur ! fait notre sardonique capitaine qui lit par-dessus mon épaule, vous oubliez le plus intéressant, le fameux tramway belge ! Dites au moins que la voie est terminée, que les fils sont posés et qu'on n'attend plus que les voitures... DANS L'OCÉAN ATLANTIQUE Maintenant la mer est calme et d'azur. Nous sommes arrivés sans encombres à Freetown. Les récifs invisibles, qui défendent les approches de Sierra-Leone et contraignent les marins à de savantes manoeuvres, me rappellent l'histoire du pilote marseillais : — Connaissez-vous bien les écueils qui parsèment ce rivage? lui demande le capitaine, étonné de la direction du navire et doutant de l'expérience de son homme. — Si je les connais ! répond celui-ci d'un ton d'assurance et de pitié. Au même instant, choc épouvantable : le bateau a touché contre un roc. — Eh bien, tenez, en voilà un ! fait notre Marseillais tranquille et modeste... Le temps d'engager nos krooboys, de faire une promenade dans la ville amusante, toute peuplée de noirs en veston clair et de négresses corsetées et juponnées à l'anglaise, et nous avons levé l'ancre dans le joli brouillard ensoleillé si fréquent sur ces côtes, mais si mortel aux Européens. Freetown, tombeau des blancs ! # * # Le lendemain de notre départ de Sierra-Leone je fus présenté à William Pitt. Ce n'est pas un descendant de l'illustre Chatliam; non, William Pitt est un nègre « lavadère », je veux dire un lavandier noir. William Pitt lave, blanchit et repasse à bord du Stanleyville. On l'engage d'habitude à Freetown pour le temps d'un aller et retour. Ce n'est pas un blanchisseur ordinaire. Avouons-le sans ambage : le linge court quelques risques avec lui ; il ne sort jamais bien blanc de ses mains, sans compter qu'il 12 odore ferme ! Mais cela ne serait rien si les-savons de William Pitt, avec leurs féroces-mordants, ne tuaient force mouchoirs et chemises. Ce sont des savons enragés ! Ce n'est pas tout : William Pitt sait encore, comme pas un, poser une belle brûlure rousse sur un orgueilleux veston blanc, dans le dos par exemple. Et il faudrait voir comme son fer facétieux estampille gaîment les pantalons! Parlerais-je des cols et des manchettes? Je n'ai jamais connu, même à Boma, que dis-je ! même à Léopoldville, un lavadère qui sut les élimer, les râper, les semer de petites plaques dartreuses aussi parfaitement que William Pitt. Et remarquez-le bien, cela ne coûte que six pence la pièce ! Voilà un étrange washerman, pensez-vous. Mon Dieu, qu'est-ce que cela fait, puisque William Pitt est avant tout un homme de lettres ! Cela est si vrai que j'ai là sous les yeux un tas de feuillets qu'il détacha de son livre de lavage et griffonna à mon intention. Ce sont de petits tableaux de la vie du bord, des sentences philosophiques, des vers, des historiettes toujours inspirées par l'incident actuel. Que de fois l'ai-je vu interrompre son savonnage et s'essuyer les mains pour saisir le block-notes! Son crayon rapide courait sur la page blanche qu'il me tendait un moment après en souriant. Cela ne manquait pas d'à-propos, et toujours il y avait une pointe discrète contre le blanc : voilà qui m'amusait fort et me donnait une grande sympathie pour ce noir un peu frondeur, très indépendant. Aussi bien, William Pitt possédait une solide instruction. Tout petit, il s'était assis sur les bancs de ces écoles de Freetown que j'avais justement visitées à notre dernière escale. Mais plus tard il compléta ses classes et s'était haussé jusqu'au latin. Il savait Shake- speare, Byron, Carlyle. Sa conversation était, ma foi, bien plus intéressante que celle de beaucoup de passagers. Pourquoi, ainsi nourri de la moelle des lions, n'était-il demeuré qu'un simple lava-dère? Je l'ignore, et c'est une énigme dont le mot me reste toujours introuvable. J'allais souvent causer avec William Pitt à l'arrière, dans la chambre du gouvernail de fortune où il avait établi ses cuves et lessivait avec ses trois boys. Ces boys ! Je ne vis jamais petits singes si turbulents et malins. William Pitt ne les menait pas comme il voulait; chaque jour il devait sévir et c'étaient de belles taloches. William Pitt s'excusait devant moi, se blâmait de sa violence, promettait d'être moins nerveux à l'avenir. Mais de nouvelles peccadilles emportaient tout de suite ses bonnes résolutions. Toutefois, pour les grands délits, il ne voulait pas châtier sans procédure. Il me soumettait l'affaire en détail. — Suis-je dans mon tort, concluait-il, ai-je le droit de m'irriter contre ces garnements qui gâchent ainsi mon précieux linge ? — En effet, opinais-je, c'est ennuyeux, ils le brûlent beaucoup moins bien que vous! Oui, vous pouvez punir ; mais, je vous en prie ne soyez pas trop sévère... — Dieu m'en garde ! répondait Pitt. Aussitôt il s'emparait des coupables et s'enfermait avec eux dans la chambre du gouvernail. Un instant après, on entendait des cris perçants et comme le bruit d'un saccage infernal. C'était William Pitt claquant, fouaillant, chi-cottant ses boys qui bondissaient affolés, se cognaient contre les parois de la cage, cherchaient une issue. Soudain, William Pitt ouvrait la porte et jetait les négrillons dehors, non sans leur allonger un définitif coup de pied. Après de tels exercices notre washerman était assez fatigué. Aussi, laissant son batadoir et ses fers, s'accordait-il quelque repos. Alors, il prenait dans son coffre un gros in-quarto relié en veau et venait s'asseoir sur le pont. Et là, très absorbé, il lisait et annotait la Sainte Bible pendant des heures, tandis que les petits boys, prestement grimpés aux cordages et installés sur une vergue — la correction déjà oubliée, l'âme joyeuse — lui tiraient la langue et grimaçaient là-haut comme des ouistitis! Il faisait si froid à l'équateur qu'il fallut ajourner au lendemain le baptême des conscrits de peur des bronchites ! Certes, il ne gèle pas dans ces parages ou du moins pas encore. Mais voilà maintenant que j'ai passé trois fois la ligne et toujours la température, soudainement rafraîchie, m'oblige à des précautions d'hiver. L'Equateur est un génie malicieux qui aime à confondre les hardis voyageurs : il s'amuse de cette réputation qu'on lui taille à l'école ■et nous laisse très étonnés de l'impudence de nos maîtres... Vrai, il fait plus chaud à Sierra Leone et même à Santa-Cruz. Est-ce que la terre, en zinne de coquetterie, remonterait peu à peu sa ceinture jusque sous la gorge, à la mode Empire, comme Mrae Ré-camier ? Conterai-je la cérémonie du baptême?Non, la farce est trop vieille. Au surplus, on n'y déploya, cette fois, qu'une fantaisie médiocre. Je ne cacherai pas cependant que les « vieux africains » écopèrent. Commodément assis sur le haut-pont, dans nos rocking-chairs, nous regardions, souriants et « confortables », les affres des pauvres « bougres » barbottant à nos pieds dans la cuve de Neptune. Entre nous, cela ne manquait pas d'insolence et méritait sans doute un châtiment exemplaire. Il ne se fit pas atten- dre : car soudain, les lances, détournées du but, nous visèrent avec effronterie. Nous fûmes aspergés, et l'on voit notre fuite. D'aucuns en conservent une fureur inextinguible. J'avoue, pour ma part, que c'est seulement quand je fus tout à fait sec que je consentis à trouver ça drôle. En dépit de l'humour de notre captain, occupé d'ailleurs le plus souvent de la course du navire, il y a des heures mornes dans cette traversée interminable. On rêve parfois d'un bon stupéfiant qui vous endormirait pour vingt jours ! A part la belle escale de Ténériffe, le voyage au Congo est peu distractif. La route est déserte et l'on se fatigue assez vite, comme Prométhée, du « sourire infini des vagues marines... » Le remède au spleen est dans la musique, dans les livres. Certains le placent dans le palet et surtout dans le cocktail. L'autre jour, j'ai dû participer malgré moi à une réunion de cocktailmen. Je bus six petits verres ! Le courage était bon, mais, sapristi, que l'ouvrage était fort! La liqueur est capiteuse. Elle surprend d'abord par l'excessive variété du mélange où le jaune d'œuf met sa note sirupeuse et troublante. Mais on s'y habitue. Bientôt, sous le feu de tout ce fil en quatre, l'esprit se dilate, se hausse à des conceptions extraordinaires. Il saisit l'insaisissable, il comprend tout, il remue des tas d'idées! Et puis il découvre, il invente en tous domaines. Par un phénomène qui semblera bizarre, c'est principalement sur les problèmes de la statique que portent ses investigations passionnées. Ce jour-là, et comme sonnait la cloche du breakfast, nous étions bien près de trouver ce fameux point d'appui que cherchait Archi-mède pour soulever et balancer le monde... Oui, sans mentir, nous allions le trouver. Mais pour cela, je pense qu'il nous aurait peut-être fallu un cocktail de plus . . . . BOMA Ce n'est pas sans émotion qu'au tournant de « Fétiche Rock », j'ai revu les maisons blanches de Boma étagées sur la colline. Après un après-midi de furieuses pluies, le ciel avait repris toute sa pureté et le jour finissait avec splendeur. Au ras du fleuve, volaient lourdement d'interminables bandes de pique-bœufs, petits échassiers blancs au long bec. Quelques hirondelles tournaient au-dessus du bateau, -comme pour nous souhaiter la bienvenue. Et je me souvenais de mon cœur soucieux quand il y a deux ans, à cette même place, j'aperçus pour la première fois la capitale congolaise. Que tout me semblait beau, riant, heureux aujourd'hui, et comme c'est vrai que la mélancolie de la nature n'est que celle de notre âme projetée sur les objets... Avec quelle joie j'ai serré les mains amies! Ah la réception fraternelle! Que de souvenirs évoqués autour de notre « petite table » d'autrefois ! (i) Tout me continuait les jours vécus ici. Est-ce que j'avais été absent? Je revoyais mes boys mafflus, mes petits lézards, les moustiques, les folles noctuelles et jusqu'à ce rat qui, pour me saluer bien sûr, fit comme jadis irruption au milieu du dîner, et nous trouva en un moment perchés sur nos chaises, en sueur de bataille, moulinant de la canne, de la brosse et du parasol ! Et c'était peut-être le même rat, auquel ma maladresse ancienne et celle plus récente de mes collègues assu- (1) Et je songe en écrivant ces lignes à mes anciens •et distingués collègues, Fernand Waleffe, Eugène Horstmans, Albrecht Gohr, Théo Beeckman, G. Nisco, H. Weber ; à Maurice Van Damme, secrétaire général. raient des jours de bonheur et d'abondance... Et quel plaisir aussi de revoir dans le jardin, assise à l'ombre d'un flamboyant, la femme de notre boy M' Pokoué, Soudila, la gracieuse négresse aux grands yeux d'antilope, aux lèvres brunes comme l'épaisse pulpe des figues fraîches! Elle était si gamine encore quand je quittai Boma... Comme elle avait grandi et forci en une année, si bien que dans ses bras maintenant, une adorable petite fille têtait goulûment au bourgeon d'un sein magnifique ! J'ai plaidé ce matin devant le tribunal de première instance. En parlant, je ne pouvais détacher mes yeux de ce siège de substitut que j'occupai jadis lorsque je descendis de Léopoldville. Je me remémorais les longues audiences, mes petits réquisitoires, et surtout je pensais aux bengalis charmants, un peu plus gros que des bourdons, que par la fenêtre ouverte, je voyais pilloter à l'envi les fleurs parfumées des frangipaniers d'en face. Et je me rappelais aussi notre phrase lancée d'un beau geste : — Que les témoins se retirent sous le baobab! # # * Mais le colonel Wahis? Je ne cacherai pas que j'attendais avec une certaine appréhension le moment de paraître devant lui. Sa réputation de sévérité, sa « main de fer » me laissaient vaguement inquiet sur l'accueil de ce conducteur d'hommes, de ce grand et rude soldat éprouvé au feu des batailles. Je le vis et tout de suite sa parole à la fois ironique et cordiale, ce sourire jeune et pa- ternel qui luit quand même au fond de ses yeux de lion, m'avaient conquis. Le soir, au dîner, il fut charmant, avec une rondeur élégante qui mettait à l'aise et consentait à l'expansion. Il me conta que le grand De Coster avait été son professeur de littérature à l'Ecole Militaire. Aussitôt, nous voilà parlant d'Ulen-spiegel, du Pantagruel, de Jordaens, des maîtres et petits maîtres flamands... Je n'ai jamais si bien senti l'agrément de la conversation comme ce soir-là, dans ce joli palais colonial, à deux mille lieues de la patrie ! Boma s'est beaucoup modifié en un an. On a bâti quantité de vastes maisons qui s'encadrent joliment dans les bananiers. Un visible souci du confort a conduit cette fois les constructeurs et le progrès est évident. D'autre part, l'assèchement des marais est un ouvrage terminé et des travaux ingénieux sont parvenus à atténuer, si pas à prévenir complètement, les ravages causés par les pluies torrentielles des mois d'été. Mais ce qui m'a charmé particulièrement, ce sont les embellissements de Boma commandés et poursuivis avec ardeur par M. Wahis. Car, lui aussi, est un jardinier émérite, comme-Félix Fuchs. C'est ainsi que partout les chemins ont été rectifiés, élargis. On comble les fosses, on ratisse, on plante-Ainsi le plateau devient un parc magnifique-Autour de la Résidence, une foule de petits parterres, ceinturés de rocailles, resplendissent de fleurs et de papillons; et même un jet d'eau s'élance, à l'étincelante et mélodieuse chevelure ! Cela est coquet, un peu bien arrangé et symétrique sans doute, mais comme cela réconforte et console en vous donnant la sensation de ne pas être tout de même si loin de-l'Europe !.. En louant de mon mieux ces petites choses inspirées par un sentiment délicat et profond-,. j'osais dire à Monsieur le Gouverneur qu'il manquait peut-être encore à tout cela quelques-unes de ces grosses boules en verre étamé, montées sur crinoline, comme on voyait dans nos jardins de 1830. Et gaiement, il me fut répondu qu'on les attendait par le prochain bateau... MATADI Quinze jours à Matadi. Quinze jours dans le feu ! Le soleil flambe. Le fleuve bout. Et c'est terrible, ce bateau à l'ancre au milieu d'un brasier ! Cependant, du matin au soir, on charge et on décharge: les treuils ne s'arrêtent jamais. IMos krooboys sont admirables. Quel labeur! Aussi à minuit, quand s'éteignent les foyers électriques, ils tombent sur le pont et s'en- dorment d'un sommeil merveilleux. Toute pose leur est bonne. J'en connais un qui dort roulé sur lui-même. Et il rêve ! Il rêve probablement qu'il est un « rollmops » ! Une tornade ! Une pluie magnifique s'abat comme du plomb pendant toute une matinée. On boit avidement la fraîcheur. La poitrine se dilate; on respire large. Da nouveau, voici le soleil. Le sol fume... Quand je m'éveille le lendemain, tous les drapeaux de Matadi sont en berne. Il y a des morts. Tout à l'heure, nous les conduirons au cimetière, au « jardin d'acclimatation » comme on dit ici sinistrement. # * # Le capitaine veut que j'aille à Loddi-Taffi, une factorerie hollandaise établie de l'autre côté du fleuve, en amont, dans une anfractuo- 13 sité de la montagne. Je suis parti avec le-doctor dans le petit steamlaunch qui était conduit pour la circonstance par le premier officier du bord, Mister Thomson, un superbe gars de la Verte Erin. Nous longeons d'abord la rive gauche pendant une demi-heure, puis, insensiblement, nous gagnons le large; soudain nous voilà, dans les rapides et les tourbillons. Rien de plus émouvant. Au milieu de l'immense fleuve, l'eau a plusieurs plans. A certaines places, au-dessus de-protubérances invisibles, elle bouillonne avec rage et se creuse en entonnoirs. Les courants inverses se rencontrent avec une violence sans pareille, se hérissent en montagnes d'écume. Il s'agit de bien connaître son « boat ». Une fausse manœuvre, les courants mal coupés ou mal einbouqués, et le bateau pris de flanc se retourne. Impossible de nager dans cette eau tumultueuse. Et puis les crocodiles... Mais avec Thomson pas de danger. Sa tranquillité est imperturbable.Tantôt il ralentit, tantôt il accélère la vitesse du steam-launch, suivant les passes. Nous filons droit, nous virons, nous louvoyons et nous allons tourner sur nous-mêmes quand d'un ferme coup de barre, le bateau se cabre et ricoche pour ainsi dire sur les derniers rapides. Nous voilà dans une eau morte et bientôt nous abordons au milieu des fleurs et des papillons. Ah la belle heure d'émotion et de vie ! * # # Tout le jour, c'est une animation extraordinaire dans cette gare de Matadi. D'innombrables trains manœuvrent. Us entrent. Us sortent. C'est un bruit de vapeur, un grand fracas de plaques tournantes et de butoirs. Et parlez-moi des Sénégalais pour faire siffler les locomotives ! les petites locomotives vertes à tremblons et à crinoline comme dans le « Tour du Monde » ! Au milieu de ce tumulte, des noirs bondissent, escaladant les wagons, courant aux aiguilles, tandis que quelques costumes blancs se promènent avec lenteur, levant des bras impérieux. On prend à regarder tout cela un plaisir d'enfant. Et d'ailleurs, qu'est-ce qu'il y a de plus beau qu'une gare ! Demandez plutôt à Victor Gilsoul ! Enfin,aujourd'hui,c'est tout de même notre dernier jour de fournaise, car nous partons demain à 6 heures pour Banane. Ah ! voir ce bateau revivre ! Sentir la brise, le vent de la course ! Humer l'air dans le « dining room » et les cabines purifiées ! Oh ! oui, de l'air ! de l'air ! En attendant,on charge les dernières balles de caoutchouc que des wagons amènent sur le pier jusqu'au steamer. Et voici venir les caravanes d'ivoire. Us sont là deux à trois cents noirs qui dévalent à la file et forment du haut de Matadi jusqu'à la rive un immense serpent. Chacun porte sur l'épaule une énorme défense. De loin, l'homme ressemble au manche d'une arbalète dont l'arc serait la dent recourbée. Mais il y a des « manches » qui ploient, flageolent, tant la pointe est lourde. Cependant ils approchent, grimpent en grimaçant à l'échelle du bord. Quel sourire de satisfaction quand, sur le pont, on les soulage du fardeau ! Us dégringolent une autre échelle en poussant des cris de macaque, la main sur leur épaule endolorie. Et de leur peau ruisselante sort une odeur phosphorique, terrible, qui vous saisit aux narines comme le jet ammoniacal d'un flacon de selsl BANANE — LE RETOUR .jïwaîsd si Le lendemain que nous eûmes accosté le pier de Banane, on amena une jeune Bruxelloise en proie à des fièvres violentes et qui s'en venait avec son mari du fond du Mayumbé. La malheureuse délirait depuis trois jours. Du haut de la passerelle, je la vis arriver, étendue sur un brancard à tendelet que portaient quatre nègres vigoureux. Son mari marchait à côté d'elle, très abattu, découragé. Les noirs déposèrent leur charge près de l'escalier volant du steamer. Ah la pauvre créature, comme elle était maigre! Pourtant ses joues creuses, son front, ses mains restaient écarlates, tant la fièvre brûlait ce corps débile. L'escalier était trop étroit pour la civière. On dut soulever la jeune femme qui trouva un reste de raison et de force pour joindre les mains derrière le cou de son mari. Celui-ci l'enleva comme une plume et la transporta sur le bateau. On descendit la malade dans une cabine assez vaste où l'on installa un ventilateur électrique. Tout le monde à bord s'intéressait à la nouvelle passagère. Mariée il y a cinq mois à peine, elle venait seulement d'arriver en Afrique. Elle avait vingt ans. Anxieusement nous interrogions le docteur. Un mieux se manifesta dans l'après-midi et nous donna quelque espoir. Mais le lendemain mardi,la fièvre revint plus intense. La situation était cette fois tout à fait critique. Le soir, comme nous causions à voix basse sur le pont, couchés dans nos chaises longues, on vint nous annoncer que «c'était fini». Et tous, très émus, nous nous levâmes et nous découvrîmes en silence. On la conduisit le lendemain à ce lointain cimetière de Banane, défriché dans la brousse, tout contre la grève. Une chaloupe du steamer e: a le cercueil bleu étoilé d'or que nous suivîmes dans une barque jusqu'au fond de la crique. Là, quatre soldats soulevèrent le coffre. Nous nous engageâmes dans un chemin reliant la baie à la mer et bientôt nous étions sur la plage. Nous allions, silencieux sous nos parasols, le cœur poigné par les sanglots de ce pauvre garçon qui marchait au premier rang... Oh ce cortège de deuil sous le brûlant soleil, le long de cet océan immense et désert, à la voix grondante!... Et ce sable spécial, cette chapelure de coquillages qui croquait, criait avec un bruit étrange sous nos bottes... Après une demi-heure, on arriva au champ de repos. Une fosse peu profonde était déjà creusée. On y déposa le léger cercueil sur lequel l'un de nous sema quelques fleurs sauvages cueillies aux buissons de la route. Nul marmottage de prières. Mais tous, nous pensions tristement : — Petite fleur d'Europe que le soleil d'Afrique a si tôt fanée, repose en paix, et que la plainte de l'Océan soit comme l'écho de nos perpétuels regrets ! # # * Nous appareillâmes l'après-midi. Les vapeurs et toutes les goélettes mouillés dans la crique avaient hissé leur pavillon de fête, et nous partîmes dans l'allégresse de ces drapeaux multicolores et de ces sirènes qui nous souhaitaient un bon voyage. Hélas, deux jours plus tard nous perdions une adorable fillette blanche, née à Boma. Cela fit un si menu paquet... Le steamer stoppa quelques minutes. Il faisait beau. Tout le monde était là-Tout le monde pleurait. Et j'ai gardé dans l'oreille le grincement de •ce petit sac de toile neuve glissant sur la planche funèbre et le bruit qu'il fit en s'en-gloutissant dans les flots calmes... Déjà l'on voyait se profiler au bas du ciel Iles cimes sourcilleuses de Sierra-Leone. Accoudé au garde-fou de la passerelle, je regardais dans la fosse aux Krooboys. (i) Eux, toujours si misérables et si sales sous leurs ■pagnes plus troués que le manteau d'Antis-thène, ils fringuaient maintenant pleins de joie, se savonnaient, se débarbouillaient à grande eau. Car le rude voyage était fini et .ils allaient enfin se reposer. Rien de comique comme la toilette minu- (i) Indigènes du paysdeKroo que chaque steamer à destination du Congo embarque à Freetown pour le travail de chargement et de déchargement à Borna et à Matadi tieuse de ces pauvres bougres pour descendre à Freetown.A la bonne heure,ils se frottaient dans les coins ! Bientôt, à ma vive surprise, des habits clairs, des chapeaux mous, des « melons », des « buses » même, sortirent de leurs coffres. Je ne les savais pas non plus si bien fournis en objets de lingerie : quelques-uns vêtaient des chemises idéalement blanches et nouaient autour du haut col cassé des cravates à vexer positivement Le Bargy! Puis ils brossaient leurs cheveux crépus, en face d'un miroir qu'à tour de rôle ils se tenaient obligeamment devant la frimousse. Et il y en avait aussi qui épanchaient des flacons d'odeur sur de fins mouchoirs ! Je n'avais jamais vu coquetterie si joyeuse et je m'amusais franchement quand je remarquai qu'ils fixaient tous à leur bras gauche un ruban noir. — Eh oui, c'est un crêpe, me dit le premier officier, un crêpe en souvenir du camarade qui succomba, pendant le voyage. Oh! mais-n'allez pas vous attendrir! Au fond ils ne voient dans ce ruban qu'un atour de plus: le compagnon défunt ne les occupe guère. Heureux nègres qui ne connaissent pas le regret ! Pour moi, je me rappelais; j'avais vu ce Krooboy mort; je ne l'oublierai jamais. C'est une histoire... Un soir que nous avions quitté le bord pour aller dîner à Matadi chez mon ancien condisciple, le docteur Bourguignon, un quarter-master vint nous annoncer que ce Krooboy, qui était malade depuis la veille, venait d'expirer. Le capitaine et le médecin du bateau, un moment assombris, donnèrent quelques brèves instructions au matelot; puis l'on se remit à causer avec animation. Quant à moi, cette fâcheuse nouvelle m'attrista beaucoup et rompit mon entrain. Malgré que j'aie déjà vu bien des maux, je ne puis me glorifier encore d'avoir cette triple écorce du véritable Africain. Je songeais à ce travailleur mort de fatigue dans le dur labeur du déchargement. Je me rappelais à présent l'avoir aperçu comme je prenais confortablement le thé de cinq heures sur le pont. C'était un petit homme aux bras fluets, à la peau sale, striée de raies blanchâtres et couverte d'ecchymoses.Les chaleurs de la saison violente l'avaient assommé. Il était assis au pied du mât ; sa figure ne reluisait pas comme celle de ses compagnons : elle avait une couleur de boue sèche et se crispait par moment sous la « lançure » du mal caché. Une fois, il ouvrit les yeux et leva sur moi un regard hébété. Les autres Krooboysnes'inquiétaientpasde lui et continuaient de travailler avec ardeur sous les ordres du hetman. Le nègre n'a point de pitié d'ailleurs pour un « frère » malade. Le malheureux grelottait une mauvaise fié- vre dont tous les remèdes du docteur ne parvenaient pas à triompher. Et voilà qu'il était mort, si loin de Freetown ! Qui sait,avant d'expirer, il avait peut-être revu son pays, comme le jeune soldat de Virgile. « Dulces reminiscitur Argos...» Quand nous rentrâmes vers minuit, le het-man nous dit : « Il est là! » en montrant un colis recouvert d'une toile de sac et qu'on avait poussé contre la première cabine de tribord, qui était précisément la mienne. Il faisait un magique clair de lune. Nous nous approchâmes. Le docteur rabattit le sac et palpa le cadavre. Le pauvre diable gisait là comme une chose encombrante, les bras étendus en croix et les jambes ouvertes. Ses yeux exorbités ressemblaient à de grosses billes en verre dépoli qui luisaient étrangement sous la lune. Hélas! oui, ce nègre, comme cela était bien une chose fongible, sans importance! Ça n'émouvait pas, ou du moins si peu ! Et je songeais à nos morts tant aimés* tant pleurés ! C'est égal, je ne pus m'endormir. Ce corps étendu tout contre ma cabine me gênait Sans cesse, une curiosité inquiète m'attirait au hublot. L'épaisse toile avait été ramenée sur le-Krooboy, mais il me semblait qu'au travers de cette couverture je voyais encore ses yeux effarés... Peu à peu, il me parut que ces yeux me fixaient avec une expression suppliante. Et. j'en étais bouleversé jusqu!au. fond' de l'âme. Une pensée commença de m'obséder... N'avais-je pas un devoir à remplir., moi l'Européen pas fongible, moi le blanc très civilisé? Brusquement, je sortis de ma cabine. Je n'avais aucun but précis. Il faisait grand, silence sur le pont. Les Krooboys- dormaient là-bas sous leurs couvertures bigarrées. La. lune brillait sur l'acier des treuils, semant partout des clairs et des ombres. Je m'approchai du mort. A mon tour je rabattis le sac et... Je parvins à fermer l'œil droit; mais la paupière de l'autre œil se relevait sans cesse lentement. .. Je me sauvai. Le lendemain, le charpentier fit un coffre avec de vieilles caisses et l'on emporta ce Krooboy je ne sais pas où... # # * Nous touchâmes à Santa-Cruz de Ténériffe dont les fleurs surent de nouveau dissiper nos tristesses. Le 2 février suivant, nous doublions Oues-sant, après un golfe assez bénin cette fois, et nous entrions dans la Manche. Oh la belle couleur verte de ces vagues .au mouvement plus large, plus majestueux... Le lendemain à midi nous étions dans d'Escaut. Quelle surprise que cette belle hermine qui recouvrait les prairies de la Zélande! Quelques passagers parmi nous n'avaient plus vu la neige depuis six ans ! Et cette blancheur fascinait leurs yeux pâles, décolorés par le soleil. Le soir vint... Tout à coup, le pilote signale là-bas, à travers la brume, un long cordon de lumière. Les quais d'Anvers ! Des cris éclatent et tous les cœurs tressautent dans les poitrines. Alors la puissante voix du steamer résonne toutes les minutes. Anvers, qui nous renvoie l'écho, sait à présent que nous sommes là. Et cette pensée nous jette dans une agitation extraordinaire. Nous entrâmes dans le port à 6 heures il 2, carillon sonnant. C'était un dimanche; il y avait foule sur les quais. Oh, ce bourdonnement, ces clameurs confuses de la multitude ! Et soudain — quand le steamer s'approche lentement de la rive—ces appels, ces noms lancés de la terre par des bouches frémissantes, et cette réponse exaltée, superbe, qui, du bord, part comme une balle : — Présent! Ah, il n'est rien de plus beau qu'un heureux retour ! Quant à moi, j'aperçus tout de suite, à la lueur d'un réverbère, un petit garçon que je connais bien. Hissé sur des bras, il agitait son béret et criait, criait de toute la force de sa petite voix... Et près de lui se tenait une femme,très pâle, tout le sang reflué au cœur par l'émotion et la joie ! Alors, le premier de tous, j'ai sauté sur le quai, bien avant que le bateau fût complètement amarré... Mais j'avais des ailes ! Table des matières Pages Atlantique Idylle......................9 Le dernier Peau-Rouge.........79 Du San-Bernardino à Venise.......90 Un cimetière.............110 Dordrecht..............116 Las Palmas.............122 Sierra Leone.............132 Kintambo..............140 Mon Quatuor.............150 Kitengé...............156 Jack et Jim.............166 Nouveau voyage en Afrique.......178 Index des Gravures Portrait..............................7 Las Palmas.............125 Sierra Leone.............135 Le Pic de Ténériffe..........181 Santa-Cruz de Ténériffe.........187 En vue de Borna...........205 En rade de Matadi...........211 Banana. La route funèbre........221 PAUL LACOMBLEZ, Editeur, Bruxelles. Courouble (L.). Mes Pandectes.........3 50 — Notre langue..........1 00 — Profils blancs et Frimousses noires . . 3 50 — La famille Kaekebroeck......3 50 — Pauline Platbrood........3 50 — Les Noces d'or.........3 50 De Coster (Charles). La légende d'Ulenspiegel ... 5 » — Légendes flamandes.....3 50 De Haulleville (Baron). En vacances.......3 50 — Portraits et Silhouettes, 2 vol. à 3 50 — J. M.J.Bodson......2 » Delattre (Louis). Contes de mon village......3 50 — Les miroirs de jeunesse.....3 50 Demolder (Eugène). Contes d'Yperdamme.....3 » Destrée (Jules). Journal des Destrée.......1 » Eeklioud (G.). Les fusillés de Malines. . .... 3 50 ■— Au siècle de Shakespeare......3 » — La nouvelle Carthage (édit. définitive) . 4 » — Nouvelles Kermesses.......3 50 Emerson. Sept Essais, avec préface de Maeterlinck . . 3 50 Garnir (George). Les Charneux.........3 5° — Contes à Marjolaine......3 50 Greyson (Emile). A travers passions et caprices ... 3 50 Krains (H.). Histoires lunatiques........3 » Maeterlinck (M.). Théâtre. 3 volumes à ..... 3 50 — Les sept princesses.......2 » — Serres chaudes. — Quinze chansons . 3 » — L'Ornement des Noces spirituelles . 5 » — Les disciples à Sais et Fragments de Novalis..........4 » Maubel (Henry). Etude de jeune fille . . . ... 2 » — Quelqu'un d'aujourd'hui.....3 50 Max (Gabrielle). La petite cigale . .....2 » Philippe (Marie). Les Enfants sur la scène . ... 2 50 Picard (Edmond). El Moghreb al Aksa (Mission au Maroc) . ........4 » — En Congolie.........3 50 — Monseigneur le Mont-Blanc ... 2 » — Scènes de la vie judiciaire . . . . 4 » — Vie simple.........2 » — Jéricho, comédie-drame.....3 » — Le Sermon sur la montagne ... 2 y — Comment on devient socialiste . . 1 y — L'Aryano-Sémitisme . .... 3 » Pierron (Sander). Pages de Charité.......3 50 — Les délices du Brabant.....3 50 Ruyters (A.).Les mains gantées et les pieds nus ... 3 50 Sigogne (Emile). Contes merveilleux.......3 » — L'art de parler.........3 5° Tordeus (Jeanne). Manuel de prononciation .... 2 » Van Beneden (Baron). Le Mariagicide......250 — Les Titularisés......2 50 Van Doorslaer (Hector). Sur l'Escaut......3 50 Van Lerberghe (Charles). Les Flaireurs.....1 » Waller (Max). Daisy.............3 s> Will (I ). Une Squaw.............1 »