LEOPOLD COUROUBLE La Ligne des Hespérides EDITIONS o o c e o PAUL LACOMBLEZ BRUXELLES" ® ° -___ Contes et Souvenirs. (Epuisé). Atlantique Idylle. (Epuisé). Notre Langue, édition nouvelle revue et augmentée. Mes Pandectes, avec une préface d'Edmond Picard. En plein Soleil. (Epuisé). Profils blancs et Frimousses noires, impressions congolaises. Nouvelle édition avec 9 gravures. Images d'Outre-Mer (Atlantique Idylle, Carnet de voyage), avec 7 gravures. La Maison Espagnole, 2" édition. La Famille Kaekebroeck, mœurs bruxelloises : I. La Famille Kaekebroeck, nouvelle édition avec une préface d'Eugène Demoldcr. II. Pauline Platbrood, nouvelle édition avec une préface de Georges Eekhoud. III. Les Noces d'Or, nouvelle édition. IV. Les Cadets du Brabant, 2° édition. V. Le mariage d'Hermance, 2" édition. EN PRÉPARATION : Adolphine a Paris (La Famille Kaekebroeck). Croquis Bruxellois. LÉOPOLD COUROUBLE Ligne des Hespérides bruxelles aul LACOMBLEZ, Editeur 31, rue des paroissiens, 31 1907 7 crus droits réservés La Ligne des Hespérides Tu levior cortice... Horace. I Le Dungeness venait de quitter South-ampton et je procédais à quelques rangements dans ma cabine sans trop m'émouvoir de la dureté de la mer, quand mon ami Reynaud, que j'avais laissé sur le spardeck, la jumelle braquée dans la direction de l'île de Wight, pénétra brusquement dans la chambre et s'affaissa sur le divan. Je crus que son estomac susceptible lui faisait déjà quelque sommation discrète et je m'écartai vivement afin de ménager au pauvre garçon le libre accès de notre lava-tory. Il eut un geste las pour me rassurer; puis, arrachant sa toque de loutre qui lui échauffait le front : — Mon Dieu, s'ecria-t-il en se pressant les tempes, cela m'a fait une telle secousse! — Hé) fis-je en continuant de vider ma valise, nous en subirons bien d'autres... Attendons le Golfe ! Mais lui, sans relever ma méprise : — Là-haut, sur le pont, une passagère, grande, la tête entourée d'un voile de gaze... Surpris du ton angoissé de sa voix, je le regardai ; il était très pâle, plus pâle que de coutume, avec quelque chose de hagard dans les yeux : — Eh bien ? — Eh bien, je crois que c'est Elle ! — Elle! qui Elle ? Je ne comprenais pas. Soudain, j'éclatai de rire : — Elle ! Elle ! Ah mon pauvre Jean ! Aussitôt, je l'obligeai à se mettre debout et l'entraînant de force : — Montons, je veux te détromper sur-le-champ ! Mais là-haut, il n'y avait plus que des seamen en train de fauberder le pont ou de resserrer les câbles des chaloupes. Les côtes avaient disparu. Un vent âpre, continu, qui faisait siffler les cordages et vous fouettait la figure de l'embrun des vagues, avait chassé tous les passagers. Il était quatre heures environ. Le ciel, épais de plusieurs couches de nuages dont les plus bas volaient comme une fumée noire, assombrissait la mer que la prompte nuit de décembre allait bientôt plonger dans les ténèbres. Force nous fut de redescendre. Tout le long des escaliers qui mènent à l'entrepont, une foule de stewarts s'agitaient déjà, les mains pleines de flacons de soda et de citrons, ce qui était significatif. Tout à coup, sur un palier, Reynaud saisit le pan de mon veston : — Regarde! J'aperçus alors, assise devant un guéridon du reading-room, une femme vêtue d'une houppelande à trois collets de fourrure et coiffée d'un toquet garni de mistletoe. Mais elle tournait le dos. — Tu es fou! m'écriai-je, Vois, elle a des cheveux noirs et puis ses formes sont massives... Entrons... Il s'y opposa de toutes ses forces. — Soit, mais nous la retrouverons au dîner. Il faudra bien alors que tu te rendes à l'évidence ! Quand nous fûmes rentrés dans notre cadre, je prêchai mon ami pour la centième fois. Je fus brutal, un peu cruel, mais je voulais à tout prix le guérir de ses hallucinations, cautériser la plaie de son cœur. — Voyons, dis-je, sois donc raisonnable. Comment expliquer la présence de cette femme sur ce paquebot? Quelle folie! C'est ton cerveau malade qui la fait partout se dresser devant tes yeux. Que diantre, soumets-toi une bonne fois à l'irrémédiable ; je t'assure qu'on trouve la résignation dans le sentiment de l'impossible.Tu l'as volontairement quittée cette belle maîtresse... Elle t'a oublié. Pour-rait-elle seulement dénombrer les jeunes hommes qui se sont relayés dans son cœur depuis votre rupture! Toute son arithmétique n'y viendrait pas à bout. Elle ne te connaît plus. Elle ne se souvient plus. Les femmes, a dit un sage, oublient jusqu'aux faveurs que nous avons reçues d'elles! Ne m'as-tu pas avoué qu'elle te rencontrait à la ville et dans le monde avec un air de sécurité parfaite, une indifférence sereine, nullement simulée, une indifférence qui vient, non d'un sentiment de hauteur ou de mépris, mais d'une complète faillite de mémoire à ton endroit ! Tu es redevenu un inconnu à ses yeux ou plutôt tu n'es rien « redevenu » puisque «tu n'as jamais été» pour elle. Est-ce cela? Il demeurait sans répondre, rencogné, abstrait de tout. Les heurts que nous subissions, les vagues qui claquaient la glace de nos hublots, ne dérangeaient point sa morne rêverie. — Mon cher, repris-je avec plus de douceur, chasse donc à la fin ces imaginations puériles. Sors de ta langueur. Redresse toi ! Cette femme est loin d'ici. Elle s'amuse ! Elle poursuit ses études de comparaison entre beaucoup d'hommes... Et ne pouvant réprimer un mouvement d'humeur : — Du reste, il me semble facile d'oublier une femme que l'on peut mépriser... Cette phrase parut lui donner une commotion et le sortir de sa torpeur. Sans doute il allait répondre, quand une cloche retentit dans l'entrepont. C'était un premier signal invitant les passagers à se préparer pour la table. Je fus heureux de cette diversion : — Allons, habillons-nous, m'écriai-je gaî-ment. Parbleu, soyons « chics » pour séduire l'inconnue ! Il voulait demeurer, assurant qu'il n'avait guère d'appétit; mais ce n'était qu'un prétexte ; il redoutait de se trouver subitement en présence de la mystérieuse passagère. Je le raillai, je lui fis tant honte de sa couardise qu'il consentit enfin à me suivre. Nous nous toilettâmes avec une certaine recherche. Ce fut en pure perte, car l'immense dining-room resta presque désert : une dizaine de convives tout au plus, quelques vieux gentlemen allant hiverner aux Iles, un clergyman et sa femme. Le capitaine s'était fait excuser, étant de poste sur la passerelle avec le pilote à cause de la vigilauce spéciale qu'il faut déployer dans la Manche. Quant au docteur, vu le roulis, nous ne comprenions que trop qu'il fût très occupé et se prodiguât autre part. On avait ajusté les coulisseauxsur les tables afin d'empêcher le couvert « de se desservir tout seul ». N'importe, je mangeai d'une belle fourchette tandis que Reynaud se montrait d'une sobriété d'amoureux. Aussitôt après le dessert, mon ami exprima le désir de se retirer. Je n'y fis aucune objection. Mais, comme je lui souhaitais un heureux sommeil, un sommeil sans rêves : — Oh, je « n'en » rêverai pas, dit-il sérieusement. Je ne rêve jamais que des personnes qui sont loin de moi. Or, Elle est ici, j'en suis sûr ! — Qu'elle y soit alors pour ta vengeance ! fis-je en riant. Va la surprendre au fort de la tempête : le spectacle de sa détresse peut te guérir pour toujours! Il haussa doucement les épaules et s'en fut en festonnant avec élégance tandis que je montais au fumoir. Le roulis était fort mais assez régulier ; il 11e m'incommodait pas; d'ailleurs, j'en ai vu bien d'autres ! Je ne redoute peut-être que ce mouvement de « tire-bouchon » comme l'appellent les marins, c'est-à-dire le bateau soulevé sur le dos d'une vague énorme, et puis, sous l'action combinée du roulis et du tangage, replongeant en spirale dans le creux des vagues. Cela, je crois que c'est irrésistible. En attendant que cette invention du diable se manifestât dans le Golfe, je fumais un blond havane par dessus des magazines. Il n'y avait personne dans ce joli fumoir tendu de cuir repoussé, où régnait une douce température de thermosiphon; mes poses pouvaient donc se permettre quelque noncha-loir : aussi, abandonnai-je bientôt mes revues anglaises pour me renverser dans mon fauteuil, à l'américaine. — Pauvre Reynaud, m'écriai-je en moi-même, être absurde et romanesque ! Des nerfs qui frémissent au moindre effleurement... Une sensibilité maladive que le temps ne parvient pas à émousser ! Je connais Reynaud depuis tantôt vingt-cinq ans. Nous étions déjà voisins sur les bancs de Fontanes; mais notre amitié ne se noua fortement qu'à notre sortie du lycée. A cette époque, c'était un garçon aimable, esprit généreux mais un peu exalté, dont j'étais en quelque sorte le jeune Mentor. Riche, prodigue, il ne suivait les cours de la Faculté de droit que par dillettantisme tandis que moi, élève de Polytechnique, j'étudiais avec acharnement pour conquérir mes grades et me sauver de l'existence précaire où des entreprises de grande envergure, subitement naufragées, avaient réduit ma famille. En sortant de l'Université, Reynaud s'était fait inscrire au barreau en même temps que j'obtenais une place d'ingénieur dans une grande compagnie. Mais le jeune avocat, épris de littérature, délaissa bien vite le Palais pour écrire dans les journaux. Il avait d'emblée choisi son genre : l'ironie, le paradoxe, la blague. Hors de là, selon son propre aveu, il ne valait rien. Un jour que je lui conseillais d'occuper parfois sa plume à des pages sérieuses, il me répondit gaîment comme le noir Iago : « Hélas, mon cher, tu oublies que je ne suis rien quand je ne raille pas ». Il fantasiait sur tout, mais principalement sur l'amour. Il était impitoyable aux amants. L'Intermezzo lui semblait d'une fadeur insupportable. Tous les matins, il fourrageait avidement les Faits Divers, à la recherche de quelque histoire sentimentale sur quoi il improvisait une folle chronique. En somme, il ne niait pas la passion, mais il avait décidé qu'elle n'était qu'une folie brève, une fièvre que la possession apaisait aussitôt. Il répétait volontiers : « A la longue on se rassasie même du miel, même des fleurs enchanteresses d'Aphrodite ! » Il en voulait aux amants de ne pas deviner cela. Pour lui, Roméo et Juliette avaient bien fait de mourir, car ils se fussent chamaillés sitôt après les noces. A vingt-cinq ans, alors qu'il n'avait pas encore subi l'épreuve du monde ni celle des choses, il se croyait déjà très bon docteur ès sciences psychologiques et défiait n'importe quelle femme d'avoir le moindre empire sur lui de l'entraîner dans une liaison. Ses rapides amourettes, où il prétendait que le cœur n'avait aucune part, l'entretenaient dans la belle confiance de son invulnérabilité. — J'aime, disait-il parfois, comme j'ai bon appétit à six heures... Il se souvenait des héros de Stendhal. Une mission que j'obtins en Russie, me sépara brusquement de mon ami. Nous restâmes cependant en correspondance active. Il m'écrivait des lettres brillantes où sa plume, comme toujours, paradoxait avec virtuosité. Cela dura quelques mois, puis il me parut que Reynaud changeait sa manière. Il bouffonnait moins, écourtait ses anecdotes salaces, s'entretenait volontiers de politique, allant même jusqu'à m'interroger sur la situation des classes dans l'Empire et me réclamant force notes que je lui adressais avec une certaine crainte, vu l'extrême surveillance des autorités russes. Aussi, m'atten-dais-je à le retrouver à la tête de quelque parti violent. Sur ces entrefaites, il m'annonça la mort de son père; six mois après, je fus tout étonné d'apprendre son départ pour le Nouveau Monde, qu'il parcourut pendant une année entière sous prétexte d'études sociales. En effet, ses lettres, datées des principales villes des États-Unis, ressemblaient à du de Tocqueville ! Enfin, je rentrai au pays et ma surprise fut extrême de revoir un Reynaud que je n'avais jamais connu. Ce n'était plus lui ni au moral ni au physique. Son visage, autrefois chaudement pourpré, avait pâli et maigri. Ses yeux pétillants avaient éteint leurs regards; sa bouche, si facile au sarcasme, restait close et cachée sous une épaisse moustache. L'ironie de son caractère s'était émoussée et puis fondue dans une sorte de tranquille mélancolie. Il était devenu silencieux, grave. J'attribuai une telle métamorphose à la mort de son père qu'il chérissait. En somme, cette révolution morale ne me déplaisait point ; elle fortifia mon amitié. Toutefois, au bout de quelque temps, il me sembla que la tristesse de mon ami était bien plus profonde que je ne l'avais cru d'abord; je m'étonnais surtout qu'elle résistât à toutes les marques de ma sollicitude. Or, un soir que nous revenions d'un concert où le grand Richter avait dirigé la Cinquième symphonie, mon camarade sortit de sa taciturnité coutumière pour déplorer que le piano fût impuissant à traduire ces grands poèmes de Beethoven. — C'est un jouet d'enfant, dit-il, en face de pareilles machines ! Puis, après une pause rêvante, il murmura comme en se parlant à lui-même : — Elle seule, peut-être, m'a parfois donné l'impression de l'orchestre sur son Steinway... Il s'interrompit brusquement et me regarda avec un embarras mêlé de dépit contre lui-même. Il venait de laisser échapper son secret. Je passai fraternellement mon bras sous le sien : — Allons, dis-je avec bonté, les temps sont révolus : épanche-toi ! J'ai l'âme et la patience d'un confident de tragédie. Il résista un moment, essaya de plaisanter comme jadis; tout à coup, la crise se décida. Ce fut une confession complète : il dévida son roman tout entier. Il aimait Mme de L..., la femme du banquier. Elle l'avait si cordialement accueilli après la mort de son père ! Le charme, les grâces de sa bonté avaient agi sur son âme dolente bien plus que les agréments de sa personne. Déjà une certaine familiarité s'était établie entre eux quand la jeune femme partit pour l'Italie. Mais cette absence, loin de les désunir, les rapprocha davantage; il lui adressait là-bas des lettres hardies et mélancoliques où perçaient sa tendresse et le chagrin de la séparation. Elle lui répondait avec un aimable enjouement, ingénieuse à le plaisanter, mais en l'appelant « le plus cher de ses amis ». Enfin, après deux longs mois, ils se revirent à l'improviste au Conservatoire. A ce souvenir, Reynaud s'exaltait encore. L'émotion détimbrait sa voix : — Figure-toi que nous avions manqué tous deux l'ouverture du concert, ce qui nous obligeait à demeurer dans les couloirs en compagnie d'autres retardataires. Je m'impatientai : — « Montons, voulez-vous, lui dis-je ; il y a peut-être moyen de pénétrer dans la salle par les galeries élevées. » Là-haut, les portes étaient closes également. Toutefois, le couloir de l'amphithéâtre offrait l'avantage d'être complètement désert. On y entendait d'ailleurs les chanteurs et l'orchestre avec une clarté parfaite. On exécutait le Rheingold. Mais il s'agissait bien de musique! Nous étions seuls. Nous nous regardâmes d'abord avec un peu de gêne. Elle s'effara, voulut redescendre; je la retins : — » Vous voyez bien, dis-je tristement, que l'absence m'a fait tort. Voilà que je vous inspire de la peur... — » Mais pas du tout ! Quel enfantillage ! » Je saisis sa main : — » Vous rappelez vous, murmurai-je, la lettre que vous m'avez adressée de Florence? C'est vrai, que je suis « le plus cher de vos amis »? — » J'ai écrit cela ! fit-elle avec un petit rire nerveux. » Mais à ma figure consternée, ses yeux s'emplirent d'une soudaine tendresse ! — » Eh bien, oui, c'est vrai! avoua-t-elle d'une voix grave. Vous êtes le plus cher de mes amis... » Je m'enhardis jusqu'à lui entourer la taille de mon bras : — » Je vous aime, balbutiai-je à son oreille. » Elle défaillit presque et voilà que sa bouche rencontra la mienne. » Ah la minute divine ! » Il me conta d'autres anecdotes aussi puériles, mais ce premier baiser,ce baiser mouillé, inoubliable, il y revenait sans cesse. Il semblait que la vie n'eût commencé pour lui qu'à partir de ce baiser ! Enfin, Valentine fut à lui et la possession, au rebours de ce qu'il proclamait jadis, redoubla son amour. Bientôt il devint jaloux : il reprochait à sa maîtresse d'être aimable avec trop de gens. Elle recevait ses reproches avec douceur : «Hélas, disait-elle, puis-je changer ma vie? Contente toi, Cher exigeant, de ce que je te donne et sache bien que tu es, que tu resteras toujours « le plus cher de mes amis » ! Il devint méfiant, à bon droit. Un jour, il connut la vérité. Mme de L... avait le cœur libertin et pratiquait une sorte de galanterie mondaine. Elle avait la bonté, les gentillesses d'une Manon, mais avec ses complaisances impardonnables, ses moments de curiosité, de corruption. C'est alors que Reynaud goûta ces joies armées de griffes qui lacèrent le cœur; c'est alors qu'il ressentit le plus vivement les cruelles délices de la passion, car le plus grand charme d'une maîtresse aux yeux d'un amant c'est peut-être ce désir qu'elle inspire aux autres... Il vécut ainsi trois mois dans la fièvre d'une atroce jalousie que savait apaiser pour quelques heures une sirène rompue à tous les manèges de la coquetterie. Mais il se faisait honte de sa lâcheté. Un après-midi de décembre qu'il flânait entre chien et loup dans une petite ville de province, il la surprit tout à coup comme elle sortait d'une garçonnière en compagnie d'un officier de la garnison. Le coup fut atroce. Le lendemain, sans rien révélera Valentine de ce qu'il avait vu, il lui annonçait son départ pour un long voyage. — Je sais bien, dit-il, qu'une part de votre cœur est à moi. Mais, je vous ennuie et je vous gêne par les violences d'un amour jaloux. Laissez-moi donc vous délivrer de moi, tandis que, loin de vous, j'essairai de me faire accroire que l'on peut vous oublier... Elle le plaisanta d'abord, persuadée qu'il la voulait éprouver. Mais quand elle eut compris qu'il était résolu, c'est en vain qu'elle tenta de le détourner d'un projet dont elle était au fond sincèrement attristée. Car elle l'aimait à sa manière ; et puis sa jalousie lui donnait des remords voluptueux dans les bras des autres; elle avivait la saveur de ses amours comme un piment. Donc, il s'embarqua pour l'Amérique du Sud. A Trinidad, première escale, il lui adressa des fleurs dans une longue lettre où, très naïvement, il la remerciait « de tout ce qu'elle avait risqué pour lui ». Deux mois après, à Rio de Janeiro, il recevait une grosse lettre pleine de tendresse et de naturel. Ces pages amoureuses le jetèrent dans un grand trouble; elles le suppliaient de revenir. Mais la certitude d'endurer auprès de l'enchanteresse des maux plus cruels encore que ceux de l'absence, lui donna la force de persévérer dans son exil. Il lui écrivit trois ou quatre longues lettres où l'amant interrompait à chaque page le récit du voyageur. Mais elle ne répondit plus : elle l'avait oublié. Un an après, Reynaud rentrait en Europe. Il avait pris son parti de l'indifférence de Mme de L... Peut-être aussi que sa vie allante et courante, semée de courtes idylles, avait beaucoup distrait son cœur malheureux et causé quelque avarie à son ancien amour. Toutefois, et bien qu'il se crût guéri, il souhaita de ne revoir jamais son ancienne amie. Mais, quelque soin qu'il mît à la fuir, il la rencontrait parfois à l'improviste au détour d'une rue et son cœur battait alors à grands coups. « L'absence diminue les passions médiocres et augmente les grandes, comme le vent qui éteint les bougies et qui allume le feu >. Son cœur reflamba de nouveau. Pour Valentine, elle n'éprouvait aucune émotion à l'aspect de son ancien amant; elle passait près de lui, très indifférente et très calme comme une dame de haut rang et de haute dignité. Et lui, il savait ses nouvelles aventures; il savait, qu'en ce moment même, elle volait à quelque rendez-vous. Accablé de tristesse, il tâchait au moins de se persuader qu'elle était indigne d'un amour comme le sien Vaine consolation qu'emportait aussitôt le souvenir de ses baisers. — Cette femme, disait-il, me reprend sans cesse comme une fièvre ressaisit le colon rapatrié ! Je revois son corps souple, étince-lant! Je m'enivre de son parfum secret et je délire dans le torturant souvenir des voluptés qu'elle seule m'a fait connaître. Oh, la mémoire, quel châtiment de Dieu ! Voilà dans quel état d'esprit je le trouvai à mon retour de Russie. L'amour s'était vengé de son impitoyable détracteur. Une fois qu'il se fut déchargé l'âme devant moi, Reynaud parut soulagé pour quelque temps. Ce fut une sorte de halte dans sa douleur. Mais il se lassa bientôt de ses confidences qui avaient d'abord servi d'émonc-toire à son chagrin ; il redevint la proie de ses pensées ravageuses et retomba dans son noir. J'essayais en vain de verser sur ses peines les baumes consolateurs y compris celui d'une affectueuse ironie. Je le raillais; je lui donnais rendez-vous à l'an prochain ; je le retrouverais souriant, le front balayé de ses orages. J'assurais qu'il se fatiguerait de son rôle de désespéré, qu'il se déshabituerait de son mal. Je lui disais : — L'amour ne se surmonte que par le dédain... — Des mots, des mots ! répondait-il avec lassitude. Un soir que j'étais parvenu à l'entraîner à l'Opéra, il me montra Mmede L... qui paradait dans sa loge avec une amie Je la trouvai belle, mais pas autant qu'il s'y attendait. Elle était grande, blonde. Elle appartenait à cette bourgeoisie prétentieuse qui se donne des airs de noblesse. Ses gestes manquaient de naturel. Elle souriait sans grâce et comme en se retenant, car elle savait que sa bouche, un peu grande, s'élargissait encore dans le sourire. Pendant un entr'acte, elle se renversa dans son fauteuil pour parler à un officier qui se pencha sur elle, en sorte que leurs souffles devaient se confondre. C'était choquant. Je la jugeai vulgaire. Je connaissais d'ailleurs ce lieutenant, gras lourdaud aux couleurs de maçon : cet Amadis bouffi avait jadis renié son brave homme de père, tâcheron enrichi, pour entrer dans un régiment de milords. Je regardais Reynaud : il était affreusement blême : — Tu as raison, lui dis-je saisi moi-même d'une sourde impatience, c'est une... Ah, si elle choississait encore ses amants ! Mais non, elle s'acoquine au premier venu. C'est vrai que l'on est dégoûté des femmes par ceux qu'elles aiment! — Oui, répondit-il, il me semble bien qu'en ce moment, elle ne soit plus pour moi que mépris et dégoût : on assure que les hommes ne reviennent pas de ces deux sentiments... Mais il en doutait : — Ah, soupira-t-il, si cela pouvait être vrai ! Un an s'écoula de nouveau sans qu'il eût congédié ses chimères. Il dépérissait; des sillons de chagrin creusaient son visage. Son cas s'aggravait d'hallucinations : il voyait cette femme partout. — Et pourtant, disait-il, il me semble bien qu'il y a maintenant entre elle et moi, une distance infinie, plus grande que tout un océan! Je suis plus loin d'Elle, ici, que n lorsque j'errais à travers le monde. Que fait-elle ? A quoi pense-t-elle ? Quel mystère ! Un mystère qui me tue ! Je ne lui fais pas un vide alors qu'elle reste tout pour moi et la souveraine de ma vie. Elle m'a oublié et moi je l'attends, je la désire, je l'appelle! Sa tristesse devenait parfois bourrue au point de ne plus supporter ma présence. Il se claustrait chez lui, solitaire, tout entier aux plaintes sourdes de son cœur. Tout lui pesait. Il ne s'accommodait plus à la vie. Je cherchais un remède pour le sortir de cette existence quasi somnambulique qui le rendait à demi imbécile, quand je fus mis inopinément en rapport avec M. de L... C'était un financier jeune encore, remuant, intéressé dans une foule d'affaires, les plus diverses. Je sus lui plaire, car à quelque temps de là, il me proposait d'aller prospecter des terrains dans l'une des Canaries. C'était le temps où l'on trouvait de l'or partout. J'acceptai cette mission avec d'autant plus d'empressement que je songeai tout de suite à emmener Reynaud avec moi, dans l'espoir que le séjour des Iles calmerait enfin sa démence sentimentale. Mon ami accepta de m'accompagner, après mille hésitations cela va sans dire. Je constatai avec plaisir que les préparatifs de départ agissaient déjà favorablement sur lui et j'augurai beaucoup de ce voyage. Or, il arriva que, quelques jours avant de nous embarquer pour Londres, je fus prié à dîner chez M. de L... en compagnie du groupe de banquiers qui patronnaient l'entreprise minière. Mme de L... se montra à mon égard d'une amabilité parfaite. Bien qu'elle ne pût ignorer mon intimité avec Reynaud, elle ne me témoigna aucune froideur,pas plus qu'elle ne sembla éprouver la moindre gêne de recevoir à sa table un confident qu'elle savait peut-être bien informé de ses moindres intrigues. Il ne m'en coûta guère de réformer le jugement que j'avais porté sur elle en la voyant au théâtre. Elle m'apparut ici, débarrassée de ses mines empruntées, vraiment belle et gracieuse. Elle avait une figure aux traits allongés et fins, un peu impassible au repos, mais qui 3 T prenait une vivacité soudaine, un charme indéfinissable de bonté et de douceur dans le sourire. Après le dîner, elle m'invita à m'asseoir auprès d'elle sur le divan d'une petite pièce contiguë à la salle de jeu. Elle m'apprit qu'elle avait des parents qui passaient chaque hiver aux Canaries et qu'elle brûlait de les aller rejoindre. — Ah, dit-elle, l'affreux pays que le nôtre ! Je suis lasse de la brume et de la boue. J'ai des fringales de soleil... Comme je vous envie de partir pour ce paradis lointain ! Je plaisantai. Je composai un couplet en l'honneur de la brume qui donne la fraîcheur au teint et prolonge peut-être la jeunesse de nos femmes. Là-bas, le visage se bronzait, s'émaciait, devenait dur... Il prenait plus de caractère au dire des artistes, mais il charmait moins. Là-bas « les femmes éclosent et se fanent, rapides comme les fleurs ». Elle sourit à cette réminiscence poétique et demanda quand je m'embarquais. — Samedi prochain à Southampton. — La traversée est longue ? — Cinq ou six jours au plus ; cela dépend de l'humeur de la mer. — Et vous partez sans regrets ? — Oh, j'ai déjà passé deux ans dans les steppes de la Russie; je suis un vagabond. J'ai le cœur libre. Je ne rêve jamais. J'ajoutai à l'étourdie : — Et puis, j'emmène un malade avec moi pour me... distraire ! — Ah, fit-elle intéressée. J'en avais trop dit et je me troublai légèrement ; mais elle, feignant de ne pas voir mon embarras : — Un malade ! Oh contez-moi ! Un pauvre poitrinaire sans doute. Oui, ce climat des îles opère des résurrections... Je la dévisageai. Elle était tout sincérité, tout candeur. — En effet, répondis-je, c'est un phtisique, mais un phtisique spécial, un phtisique de l'âme... — Oh alors, fit-elle en riant, le cas n'est pas du tout incurable ! — Chez la femme, assurément non, repar-tis-je avec vivacité. Elle ne put supporter mon regard et baissa les yeux un moment ; mais elle se remit aussitôt et d'un ton piqué : — Et pourquoi donc, s'il vous plaît? — Parce que, dans sa bonté infinie, Dieu a épargné à la femme le supplice affreux de la mémoire. La femme sait effacer le passé, surtout le sien, d'un seul trait. — Vous en êtes bien sûr? — Le roman de mon ami m'a confirmé dans cette opinion qui, je m'empresse de le dire, n'ôte rien aux grâces de votre sexe, au contraire ! — Nous sommes donc à vos yeux de terribles inconstantes? — Souvent oui ; mais encore une fois, vous êtes irresponsables... — Vous nous acquittez ! Vous êtes charmant ! — Entendons-nous. Je proclame que les femmes sont divines. Mais avec le grand Will, je crois qu'il faut les soumettre — poulies excuser — à l'instinct « comme à l'influence d'une lune fantastique. » Et leur instinct est de changer tout le temps et d'oublier. — Mon Dieu que vous êtes drôle, pour ne pas dire impertinent ! Savez-vous qu'il m'intéresse votre poitrinaire de cœur ! Oh, je plains ce pauvre jeune homme... — Et moi, je le plains plus que tout à l'heure, car il me semble que je sais mieux maintenant quelle doit être la profondeur de son mal... Elle sourit imperceptiblement à cet hommage hasardé puis, très sérieuse : — Il souffre donc beaucoup ? — Oh oui, mais il se tait. Je devine surtout sa souffrance aux efforts qu'il fait pour me la cacher... — Et vous comptez le guérir au moins ? Je voulus frapper un grand coup, et tragiquement : — Je ferai de mon mieux, mais je crois qu'il se meurt ! Elle pâlit un peu et porta la main à son cor- sage dont l'échancrure me découvrait une peau d'une blancheur de camélia. Et je sentis alors au milieu d'une haleine de violettes, un parfum de chair dont l'effluve capiteux étourdissait la pensée. Elle se leva brusquement : — Adieu, Monsieur, dit-elle en me tendant une main un peu grande mais joliment modelée. J'admire votre amitié... Elle hésita une seconde et ajouta avec émotion : — Et je la comprends... Puissiez-vous réussir dans votre double mission ! J'avoue que j'enviai Reynaud d'avoir possédé cette femme. J'excusais maintenant sa jalousie, surtout sa jalousie sensuelle, celle qui « broie des cantharides dans son poison » ! On ne pouvait oublier Mme de L... quand elle s'était pâmée entre vos bras. Elle me hanta moi-même pendant quelques jours. Puis, dans la fièvre des préparatifs, je n'y pensai plus. Mais en ce moment de flânerie, bercé plus que je ne voulais sur ce bateau guetté par la tempête, j'évoquais de nouveau la sirène dans la fumée de mon cigare. Je me rappelais ses paroles. Je les interprétais. J'y enfermais du mystère. J'étais ému et il n'y avait pas jusqu'à l'assurance de Reynaud qui ne commençât à m'impressionner étrangement : — Elle est ici ! Si ce pauvre halluciné disait vrai ! Au fait, il me plut un instant d'admettre cette hypothèse de vaudeville, d'en déduire une foule de conséquences plus romanesques les unes que les autres. Parbleu, voilà qui eût singulièrement « corsé » l'intérêt de notre traversée ! Mais le roulis et le tangage qui s'accentuaient de plus en plus ralentirent bientôt l'essor de mon imagination et m'obligèrent à retomber dans le réel. Mon havane s'était éteint dans l'âcre humidité qui envahissait peu à peu le fumoir. Je bus un whisky and soda, non par goût, mais comme un cordial préventif et regagnai notre cabine où j'eus la satisfaction de constater que mon camarade^ reposait profondément. J'escaladai mon tiroir posé au-dessus du sien et m'endormis à mon tour en dépit des craquements ininterrompus et des chocs violents qui faisaient trembler le bateau dans tous ses membres, à croire qu'il allait tantôt se disloquer et s'émietter au milieu du noir océan. Le lendemain se leva sous un ciel blafard, un ciel comme en brossent les peintres au dessus du Golgotha. Ce fut une journée épouvantable; la tempête soufflait avec rage, déchaînant les averses et les coups de grêle, soulevant des Alpes liquides. Je vous laisse à penser ce que faisait notre bateau au milieu de ces vagues en folie ! Tous les passagers malades, démoralisés, restaient tapis dans leur cabine. Il avait bien fallu fermer les portes qui donnaient sur le pont à cause des formidables paquets de mer qui submergeaient à chaque instant la superstructure. Les manches à air fonctionnaient mal ; aussi régnait-il dans l'intérieur du navire une atmosphère grasse, écœurante, tout à fait favorable à la nausée. Il n'était plus question de repas d'aucune sorte; d'ailleurs, pendant la nuit, une lame avait balayé une partie de la cuisine ! Dans cet océan démonté, le Dungeness faisait à peine quelques nœuds. A Ouessant, que nous doublâmes seulement vers midi avec un demi-jour de retard, l'état de la mer était si terrible que la goélette de vigie n'osa s'aventurer au large pour reprendre le pilote qui nous avait conduits à travers la Manche, de sorte que ce brave homme fut contraint de nous accompagner jusqu'à Madère, notre première escale. Reynaud ne s'était pas levé, non qu'il redoutât le mal de mer, mais parce qu'il éprouvait, disait-il, un bien-être inconnu à demeurer engourdi dans cette bacchanale des éléments. Il refusa de sucer une orange que je lui offrais avec sollicitude : — Merci, soupira-t-il d'une voix caverneuse, je dors éveillé sans penser à rien. Il me semble que ma chair se dissout. Mon âme se dégage de ses liens terrestres. Je me sens bien comme dans un cercueil ! Je haussai les épaules : — A ton aise, mon cher! Moi, ce balancement me creuse : je pars à la conquête d'une tasse de thé. Je sortis. Sans mentir, je mis près d'une heure à gagner l'office tant nous roulions, tanguions et « tire-bouchonnions » tout à la fois, sans miséricorde. J'étais renvoyé d'une cloison à l'autre; je faisais un pas pour rétro- grader de deux, si bien que je finis par me retourner pour voir si je n'avancerais pas mieux à reculons. Il va de soi que je perdais souvent l'équilibre. Dans l'antichambre, je dus m'accrocher successivement à toutes les colonnes de fer autour desquelles je voltais irrésistiblement dans l'air pour glisser jusqu'à leur pied comme un clown. Cependant l'entrepont retentissait de sonneries, appels enragés des gentlemen et des ladies prisonniers dans leurs boîtes. Des stewarts passaient, festonnant comme des ivrognes ou des patineurs, tantôt projetés en avant, tantôt en arrière, ou bien stoppautnet pour former avec le plancher des angles tour à tour obtus ou droits ou aigus, ce qui était une fameuse leçon de géométrie dans l'espace ! Certains d'entre eux, précipités les uns sur les autres, «carambolaient»littéralement; dans ces chocs imprévus, citrons, oranges s'éparpillaient, rebondissaient d'une paroi à l'autre comme des balles de tennis avant de rouler sur le sol où c'était un tour d'adresse digne des Folies-Bergères que de parvenir à les ramasser. Un peu plus loin, je dus gravir un escalier, exercice qui ne manquait pas d'une certaine témérité. Je me hâlais aux balustres, à la rampe. J'escaladais une marche toutes les cinq minutes. Une vieille stewardesse, qui, par je ne sais quel prodige d'équilibre, circulait presque sans broncher sur ce sol mouvant, et pour comble ! tenait une cuvette dans les mains, s'arrêta un moment pour me considérer avec stupéfaction : j'étais apparemment le seul passager assez fou pour s'être aventuré hors de son repaire. — Fine breeze ! me dit-elle en souriant d'une bouche édentée. Et, pleine d'intérêt, elle voulut me dissuader de me rendre au bar : c'était imprudent, j'allais sûrement me casser quelque chose... Elle parlait encore qu'une secousse formidable l'avait enlevée de devant mes yeux pour l'emporter je ne sais où. Je repris mon ascension. A force de jarrets et d'ongles j'atteignis à un palier où je soufflai quelques minutes, assis sur mon séant. Enfin, toujours rampant, je gagnai le tea-room où je me redressai pour tomber aussitôt dans un fauteuil, qui, étant à pivot par malheur, m'obligea à tourner et à « détourner » comme un derviche. Il n'y a peut-être pas de position plus incommode pour prendre une tasse de thé. Le bar- man m'en fit la remarque et m'invita poliment à me rapprocher de son comptoir. Mais cela lui était plus facile à demander qu'à obtenir. Il me fallut déployer toute une tactique, échanger d'abord mon fauteuil rotatif contre un siège fixe. Je profitai d'une secousse qui m'envoya rouler sur une banquette; là, solidement arc-bouté, impavide au milieu de l'épouvantable fracas des vagues qui s'écroulaient au-dessus de ma tête, j'étudiai les diverses cadences du bateau afin de choisir un moment propice à la manœuvre que je méditais. Je calculai ainsi qu'il y avait environ par minute une ou deux secondes où le Dungeness demeurait presque immobile et plane. C'est pendant un de ces précieux moments que je m'élançai sur le comptoir auquel je m'agrippai de toutes mes forces. J'étais parvenu à boire une tasse de thé et je croquais maintenant une rôtie quand une brusque main s'abattit sur mon épaule : — By Jove, s'écria une voix bien timbrée et joyeuse, voilà un estomac ! Vous sortez, vous buvez, que dis-je! vous mangez dans cette terrible aventure ! Parbleu, cela n'est pas ordinaire. Permettez que je secoue votre main ! En même temps, l'homme se découvrait avec cérémonie et se présenta : — Mr James... C'était le médecin, un gentleman d'une cinquantaine d'années ; haute taille, cheveux blonds hirsutes, épaisse barbe rousse et des yeux bleus, plus bleus de briller dans une face hâlée et derrière un pince-nez d'or. — Enchanté, doctor, répondis-je en échangeant un shake-hand et déclinant mes noms et profession. Nous causâmes. Je dis que je connaissais le Golfe pour l'avoir traversé plusieurs fois sur de simples cargoboats qui se rendaient de Cardiff à Bilbao. Mais j'avouai que je ne l'avais jamais vu dans une telle fureur. — Hé, fit mon homme avec philosophie, cela vaut peut-être mieux que le brouillard. Le diable, c'est que, malgré ses deux hélices, le Dungeness avance à peine dans cette écume. Ah vrai, c'est une tempête! Regar-dez-moi ça ! Mais il était difficile de rien voir au travers des glaces sans cesse délavées par les vagues qui s'abattaient sur elles en même temps qu'elles les faisaient résonner comme des tambours. — Nous en avons encore pour douze heures au moins, observa Mr James en posant le front contre la vitre. Mais je suis probablement très optimiste... — Vous devez être bien fatigué, dis-je avec commisération. Tous ces passagers malades... — Oh les gentlemen ne font pas matière. Parlez-moi plutôt des passagères ! Voilà l'ouvrage! Quelles lamentations, quel effroi! Elles se meurent! J'ai été sur pied toute la nuit. Je suis exténué... Et il vida coup sur coup plusieurs tasses de thé avec une adresse admirable. Je songeai alors à Mme de L... Quoique je fusse bien convaincu qu'elle ne se trouvait pas à bord, je voulais en avoir le cœur net, comme on dit. Mr James allait me renseigner mieux que personne. Toutefois, j'hésitais à le questionner à brûle-pourpoint et je lui demandai d'abord si les passagères étaient nombreuses. — Une douzaine environ, mais qui me donnent du fil à retordre plus que tout un bataillon d'émigrantes. Il est vrai que ce sont des grandes dames fort douillettes et qui naviguent apparemment pour la première fois. Hé, il faut bien souffrir un peu pour conquérir les Hespérides ! Malgré le brouhaha des lames et les trépidations qui secouaient le bateau chaque fois que les hélices sautaient hors des vagues, nous percevions très bien les sonneries électriques qui retentissaient sans relâche dans les profondeurs du paquebot. — Ecoutez, dit-il en riant, c'est encore moi, c'est toujours moi qu'on appelle ! Allons, il faut que je retourne à mon hôpital... 11 s'apprêtait à redescendre, mais je le retins par cette question plus directe : — Vous avez sans doute parmi vos clientes une Madame de L... — Ma foi, répondit-il, je vous avoue que j'ignore encore le nom et même la nationalité de ces dames. Elles gémissent dans une langue inintelligible. Interrogez plutôt le commissaire du bord... Je fis alors une description sommaire de Madame de L... — Attendez donc ! En effet, il y a peut-être une lady qui ressemble assez au portrait que vous faites... Grande, blonde, les traits réguliers... Mais non, elle est brune; c'est une sang mêlé, demi anglaise, demi espagnole ; elle est accompagnée de sa fille... Est-ce cela? Je compris que je n'obtiendrais aucune indication précise et n'insistai pas davantage, me réservant d'interviewer le puiser si j'avais la bonne fortune de le rencontrer. — Jusqu'au revoir ! conclut le doctor. Mais avant de se détacher du comptoir, il plongea une main dans sa poche et me remit une poignée de petites choses blanches : — Tenez, dit-il en riant, c'est une pastille stomachique anti-nauséeuse et antibilieuse dont je suis le modeste inventeur. Le ciel vous préserve d'en avoir besoin! Et il dégringola dans l'entrepont. Pour moi, j'eus la témérité de monter encore plus haut, c'est-à-dire jusqu'au fumoir ou je comptais rêver en parfaite solitude comme j'avais fait la veille. Malheureusement, j'avais oublié que dans cette partie de la superstructure le roulis et le tangage se manifestaient avec plus de violence que partout ailleurs. Impossible de lire dans cette armoire aérienne et d'y faire autre chose que... d'être malade. Comble d'imprudence et nargue de la tempête, je prétendis fumer une cigarette. C'était trop de bravade. Le froid m'envahit. Je sentis mes tempes se resserrer et s'amincir mon nez,tandis que sourdait dans ma poitrine une des plus terribles séditions stomachales que j'aie eu à réprimer de ma vie. Par bonheur, je me souvins du remède de Mr James : j'avalai précipitamment une dizaine de ses comprimés et m'étendis sans autre précaution sur les coussins d'une banquette. Aussitôt, mes idées se brouillèrent, tournoyèrent dans ma cervelle et je tombai dans un sommeil bourrelé de rêves et de cauchemars effarants ! A mesure que nous approchions des côtes d'Espagne, la tempête diminuait de violence; le soir du troisième jour,nous étions en bonace, comme disent les marins. La table du dining-room réunit aussitôt une vingtaine de passagers qui firent honneur au repas. J'avoue que leur mine n'avait rien de florissant; on voyait qu'ils avaient été fortement remués; ils étaient pâles, hâves, quelques-uns jaunes comme une rivière après un orage. Ils causaient peu et mangeaient avec voracité ayant bon besoin de se refaire après trois jours de jeûne. Il est vrai que le capitaine parlait pour tout le monde et menait grand tapage là-bas au bout de la table. Mr Wood était un gros petit homme solidement bâti, très nerveux et très vif malgré une propension à la bedondaine. Sa figure large, aux mâchoires saillantes, corrigeait ce qu'elle pouvait avoir de vulgaire par une expression de force et de résolution peu commune. La bouche charnue s'ouvrait sur des dents saines, grandes comme des palettes. Quant aux yeux, ils pétillaient de malice et de bonne humeur. C'était un loustic, m'avait annoncé le doctor, un type de marin pour Frederick Marryat. Justement, il s'amusait à taquiner Mr James, lequel, habitué de longue date aux boutades de son compère, lui répondait alertement sur le même ton. J'étais malheureusement placé trop loin de il ti (f II ni I f î m , 1 ces bavards pour saisir le sens et le sel de leurs concetti. A cette table capitane, nous étions donc vingt mangeurs. Toutefois, nulle dame encore n'avait osé paraître, hormis Mrs Clift, la femme du clergyman que j'avais déjà remarquée le jour de notre départ et dont j'étais précisément le voisin, circonstance qui m'avait d'abord un peu renfrogné. Imaginez une grande créature, robuste-ment construite, la vraie femme coloniale, dépouillée de gras fondu, remplie d'os et de muscles. Aucune coquetterie qui eût accentué sa laideur. Toutes ses allures étaient brusques, masculines. Le grand potier s'était sûrement trompé de sexe en pétrissant l'argile de cette virago. Pourtant, son humeur joviale, son amabilité démentait tout de suite l'expression plutôt rogue de son visage sec et terreux. Elle parlait d'une voix rude et forte, comme un homme. Elle avait fait d'assez longs séjours dans les Indes, au Canada, au Cap et décrivait ces pays avec une précision géographique qui n'était pas sans intérêt. Elle me dit qu'elle se rendait présentement à Santa Cruz; elle comptait s'y reposer pendant quelques mois avec son mari avant de s'embarquer pour la Gold Coast où ils allaient fonder une mission anglaise aux environs de Koumassie. Séduit par sa franchise, je ne lui fis pas mystère à mon tour du but de mon voyage ; je devins même assez expansif, tout heureux de me dégourdir la langue. A un certain moment, sans doute quand son opinion sur ma personne fut devenue entièrement favorable, elle se renversa sur son siège ; — Will, dit-elle à son mari, je vous pré- sente Monsieur l'ingénieur qui se rend à Ténériffe. Aussitôt le clergyman lâcha sa fourchette, sourit et nous nous serrâmes la main dans l'angle que formaient le giron et les genoux de sa femme, angle aussi rigoureusement droit que chez ces divinités Egyptiennes de la National Gallery. Le révérend était joufflu et timide. Il offrait le type de ces ministres bien portants qui s'affublent de grosses lunettes pour donner du sérieux, une sorte d'austérité apostolique à leur figure naturellement réjouie. Il me poussa alors une idée. Je me renversai à mon tour sur notre petit fauteuil tournant et avant que Reynaud, qui se trouvait à ma gauche, eût pu s'en défendre, je le présentai âmes nouvelles « acquaintances ». Jamais ahurissement ne fut plus vif que le sien. Abîmé, à son ordinaire, dans quelque contemplation intérieure, il sursauta, prit la mine la plus bête du monde tandis que je le proclamais l'un de nos plus distingués poètes! J'eus pitié de lui et je l'isolai de nouveau en me redressant à ma place, ce dont il profita pour se replonger dans ses sombreurs. Mais son apathie commençait a me donner sur les nerfs. Je résolus de le secouer. J'expliquai à Mrs Clift, avec discrétion, que mon ami était en proie à un grand chagrin de cœur, que son état d'esprit allait en empirant et m'inquiétait fort. J'intéressai ma voisine à ce désespéré : je lui dis qu'une femme réussirait peut-être là où je n'aboutissais à rien. N'avait-elle pas la pratique des caractères ? Ses paroles persuasives, cordiales, changeraient peut-être les idées noires du pauvre garçon ou le force- raient du moins à donner quelque relâche à sa tristesse. Mrs Clift, naturellement généreuse, entra tout de suite dans mes vues. Ce rôle de consolatrice ne pouvait lui déplaire. Pleine de tact, elle s'interdit pour le moment de me demander plus de détails sur le cas de Reynaud et promit d'entreprendre la cure au sortir de table. Elle tint parole. Comme je m'esquivais furtivement après le dessert, elle se leva, et, avec cette hardiesse des femmes dès qu'elles sont guidées par le cœur ou la curiosité, je la vis s'approcher de mon ténébreux ami. On ne saurait décrire la stupeur de Reynaud quand cette grande femme lui demanda brusquement son bras pour la conduire au salon. Jamais dormeur ne rentra aussi brutalement dans la réalité. Il perdit contenance, chancela presque et ce fut Mrs Clift qui l'entraîna. En passant près de moi avec son cavalier désemparé, l'Anglaise m'adressa un sourire confiant, et je l'entendis qui parlait avec volubilité : — Ainsi, Monsieur, vous avez visité les Etats-Unis! Mais nous allons nous entendre ! J'ai passé cinq ans dans le Canada... Ils disparurent. Déjà saisi de remords, je délibérais si je n'irais pas les rejoindre, quand le docteur s'empara de moi pour me conduire auprès du capitaine. Mr Wood, que je voyais en quelque sorte pour la première fois, m'accueillit avec rondeur ; il me félicita sur ma belle tenue pendant la tempête et me proposa finalement une partie de domino avec MM. James et Clift pour faire plus ample connaissance. J'acceptai sans façon. Le sort me désigna comme partenaire du capitaine qui fut tout de suite édifié sur ma force lorsque, les mains encore pleine de dominos les plus noirs, j'eus fermé le jeu avec innocence. Mr Wood sursauta et me prit à partie avec cette indignation comique dont les grands brasseurs de dominos accablent justement les mazettes. — Sacrebleu, dit-il, mais nous sommes perdus si vous ne comptez pas ! Voyez la jubilation de ce damné doctor ! Je promis de compter et je comptai en effet mais « de travers » ce qui nous fit battre davantage. Nous perdîmes la première partie comme nous voulûmes. Le capitaine était furieux. Après quelques jurons réflexes, il s'adoucit pourtant et tenta de m'expliquer mes bévues, ce qui était une perte de temps. Nous jouâmes la seconde manche. Cette fois, enseigné par l'expérience, Mr Wood étudia soigneusement ma manière de jouer; il se convainquit tout de suite que, loin d'être un allié, j'étais au contraire pour lui un nouvel adversaire et de la plus dangereuse espèce. Cette constatation eût effrayé déplus forts do-mineurs. Mais telle était la sagacité et la bravoure de ce petit homme qu'il entreprit de lutter seul contre trois et fit si bien qu'il gagna la partie de revanche. Le verbeux doctor, et le coi Mr Clift en étaient stupéfaits. — La belle! cria Mr James avec une feinte colère. Et nous gagnâmes aussi la « belle » après des péripéties vraiment passionnantes. Mr Wood lança tous les dominos en l'air en riant à gorge déployée. Puis, ayant fini d'accabler les vaincus, il mit le doigt sur un bouton électrique et l'on apporta une bouteille d'extra-dry que nous tarîmes joyeusement. Mais il se faisait tard ; le doux clergyman demanda la permission de rejoindre Mrs Clift et nous souhaita le bonsoir. Bientôt le capitaine, relancé par un homme de quart, nous quitta à son tour sans cérémonie. Je restai seul avec Mr James. Le Dungeness ne roulait plus et avait repris toute la vitesse de sa course. Il voguait immobile et rapide : rien n'eût fait soupçonner que nous étions sur un paquebot, si l'on n'avait entendu le pouls du compound et ces petits craquements que rendent les ais du steamer le mieux ajusté. — Dieu soit loué! s'écria le docteur en s'étirant, tous mes malades sont guéris ! Or cà, jeune homme, préparez vos plus gracieux sourires : les dames vont paraître sur le pont ! Fiez-vous à moi, il y en a de jolies. Je veux d'abord vous présenter à miss Rositer! C'était la fille de cette demi-anglaise, demi-espagnole dont il m'avait déjà parlé lors de notre première entrevue dans le tea-room. Il devint prolixe, passa en revue toutes les passagères; il savait à présent les noms, les qualités, le pays d'origine. Mme de L..., ainsi que je m'en étais déjà assuré auprès du purser, ne se trouvait pas sur le Dungeness. La grande dame aux trois collets de fourrure, dans laquelle cet halluciné de Reynaud avait cru reconnaître sa maîtresse, n'était autre qu'une riche bourgeoise de Dresde se rendant à Las Palmas avec une gouvernante. Elle était fort belle, paraît-il, et Mr James ne savait ce dont il devait se désoler le plus, ou qu'elle ne parlât pas l'anglais more fluently, ou qu'il ne sût pas mieux l'allemand. Alors, il me désigna le piano à queue qui occupait une place d'honneur dans la salle : — Ce monstre va se réveiller demain sous les sonates et les songs. Puisque vous êtes musicien, ces dames ne manqueront pas de vous mettre à contribution. Il faudra les accompagner... Devant mon geste de récusation : — Hé, vous le ferez de bonne grâce, je vous assure. Est-il possible de rien refuser à miss Rositer! Ah, je vous envie, jeune homme! Il soupira comme on soupire à cinquante ans, c'est-à-dire lorsqu'on est bien persuadé que l'on a cessé de plaire. — Good night, fit-il en se levant brusque- ment. Rêvez tandis que je vais faire ma ronde... # # # Je me levai aussitôt et sans prendre garde au?: paroles de mon compagnon ni m'abîmer dans les délicieuses espérances qu'elles n'eussent pas laissé de faire naître chez un esprit moins positif que le mien, je montai sur le spardeck. La mer s'étalait silencieuse, tout-à-fait apaisée. Une pâle clarté tombait du ciel dont les nuages ralentis s'entrouvraient sur d'immenses cartes d'azur pailleté d'étoiles. La lune allait éclore ; déjà sa lueur avant-cour-rière miroitait vaguement au lointain des flots. Il faisait doux. Je me sentais revivre. Plus d'odeurs écœurantes ; je respirais avec enivrement la bonne salure de la mer. Le Dungeness marchait à dix-huit nœuds. Parfois, une épaisse laine rousse s'échappait des cheminées et stagnait dans l'air calme. Accoudé sur le bastingage, je goûtais le charme de l'heure. Mon âme était pénétrée d'une félicité tranquille; je prolongeais ma rêverie sans me soucier de rejoindre Reynaud qui m'attendait, bien sûr, pour m'accabler de reproches et maudire cette Mrs -Clift qlie j'avais lâchée sur lui. En ce moment, je vis sortir le capitaine de sa cabine; il escalada vivement l'escalier de la passerelle et lança quelques ordres brefs. Aussitôt, du bateau gerba une longue fusée dont les étoiles multicolores retombèrent lentement et s'éteignirent dans la nuit. Pourquoi ce signal ? Je courus à bâbord. Tout à coup un puissant rayon enveloppa le paquebot pour se projeter ensuite derrière nous sur l'horizon. Nous doublions lapointe espagnole; c'était le feu électrique du cap Finisterre qui nous frappait de son glaive magique à plus de six milles de distance. Je demeurais comme en extase, attendant le retour du jet lumineux, quand un suave parfum de violette vagua autour de moi. En même temps, j'entendis un léger claquement de talons sur le plancher du tillac. Je me retournai et soudain, dans le brusque éclair que lançait le phare, une femme m'ap-parut, tête nue, sa mantille abaissée sur le cou. Je faillis tomber à la renverse, de surprise. — Madame! m'écriai-je éperdu. Elle souriait, un doigt posé sur sa bouche : — Chut! fit-elle. Voyons, Monsieur,remettez-vous de grâce et conduisez-moi à ce banc... # * * Dès que nous fûmes assis dans l'ombre protectrice que nous faisait une chaloupe, elle parla d'une voix frémissante. — Eh bien oui, c'est moi ! Car je l'aime encore. Ah je me mentais à moi-même : il n'est jamais sorti de mon cœur. Pourquoi je n'ai pas voulu le revoir? Je me sentais si indigne de lui ! Je me suis jugée et condamnée. Il fallait qu'il se détachât de moi, qu'il me méprisât même! Alors je me suis conduite comme une femme frivole ; je me suis compromise avec héroïsme! Je sacrifiais ma tendresse à ce désir de libérer mon ami, de le rendre à une calme destinée. Oui, je me sentais néfaste à cette âme exigeante et fière... Hélas, je n'ai pas réussiI Jean ne m'a pas oubliée. Est-il donc vrai qu'en amour, tout devient une raison de plus ? Chaque douleur que je lui infligeais me rendait plus chère à ses yeux... Elle m'interrogeait anxieusement : — iM'est-ce pas que je suis restée en beauté dans son cœur ? Trois ans que je lutte ainsi ! C'en est trop. Mon sacrifice est inutile. Me voici. Je viens le sauver! Cette femme était réellement fort émue et j'admirais les nobles motifs dont elle parait sa banale trahison. Certes, elle n'était pas mauvaise, mais seulement pétrie de caprices, changeante comme avril. « Jamais légère girouette au vent sitôt ne se vira. » Elle avait quitté un amant jaloux parce qu'il gênait sa liberté, parce qu'elle ne savait pas se dérober aux adorations comme celle qui n'aime qu'une seule fois. Elle manquait de constance ou du moins elle n'avait que la constance de plusieurs amours simultanés quand ils pouvaient la distraire les uns des autres. Aujourd'hui, fatiguée de tous ses amants ordinaires, l'ombrageux Reynaud lui rechantait au cœur. L'incroyable aventure de ce voyage n'était qu'un autre caprice, et chez elle, nature passionnée et mobile, le caprice volait tout de suite à son but. — Ah quelle folie! m'écriai-je quand j'eus recouvré un peu de sangfroid sous le débordement de ces aveux. Et si votre subite présence allait le tuer ! Elle porta la main à son corsage comme le soir où je lui avais révélé la douleur de son ami. — Oh, je l'aime! s'écria-t-elle d'un accent sincère; je le paierai de tous ses chagrins! Elle saisit mes mains, me supplia de lui venir en aide. Elle se confiait à moi, se soumettait d'avance à ce que j'ordonnerais. En vérité, je me sentais fort vide de combinaisons; à tout hasard, je lui fis promettre d'abord de rester invisible, ou du moins déguisée, jusqu'à ce que j'eusse préparé Reynaud à son bonheur. Elle voyageait du reste sous le nom de sa gouvernante, ce qui lui avait permis de déjouer mes premières investigations. Je lui recommandai donc de ne pas oublier qu'elle était une riche bourgeoise de Dresde et de s'exprimer en allemand jusqu'à nouvel ordre. Tandis que nous parlions, la lune était sortie des flots ; son disque énorme, d'un rouge ardent, montait lentement derrière les nuages déchiquetés et répandait sur la mer une molle traînée de feu. Elle s'étrécit, se dora à mesure qu'elle s'élevait dans le ciel et bientôt ses mélancoliques rayons vinrent caresser notre banc. Mme de L... m'apparut alors enveloppée d'une clarté magique qui augmentait sa beauté. La lumière frissonnait sur ses admirables cheveux blonds. Ses yeux, d'une limpidité extraordinaire, brillaient comme des escarboucles. Sa tête, d'un ovale allongé, au nez pur, avait une grâce noble et fine; un miniaturiste l'eût fixée avec amour dans une agate ou une cornaline. En ce moment, effet du hasard ou manège de coquette, l'écharpe qui recouvrait ses épaules s'entr'ouvrit légèrement et je pus contempler un col onduleux, la saillie d'une gorge charmante... Violemment ému, je quittai mes airs graves et déguisai mon trouble sous d'innocentes taquineries : — Quelle nuit suave! soupirai-je; c'est un songe de Shakespeare. Voyez « comme la clarté de la lune dort doucement sur ce banc » ! Elle savait son Merchant of Venice : — Vous me prenez donc pour Jessica assise sous les citronniers de Belmont ? — Ah que ne suis-je Lorenzo! Elle sourit et se leva : — Adieu, dit-elle en se laissant ardemment baiser la main, et songez que je me languis d'impatience... A ces mots, elle rajusta son écharpe, releva sa mantille sur sa blonde toison et disparut sans bruit comme une fée. Le matinée était fort avancée quand je me réveillai en sursaut. Sous l'impression des événements de la veille, j'avais passé une nuit assez orageuse et ne m'étais endormi qu'au petit jour d'un sommeil plein de fantasmagories. J'appelai Reynaud, mais il avait déjà quitté notre chambre. Je sautai vivement à bas de ma couchette. Le soleil inondait la cabine par les hublots à travers lesquels je voyais se déployer une mer admirablement calme et bleue. J'achevais de m'habiller quand une voix joyeuse résonna à ma porte : — Good morning ! Hé, par un temps pareil, n'avez-vous pas honte d'être le dernier? Pas malade au moins? J'ouvris aussitôt à l'excellent Mr James. — J'étais inquiet, dit-il, malgré l'assurance de votre ami que vous dormiez à poings fermés. — Ah le traître qui ne m'a pas secoué ! Le docteur m'expliqua que, privé de malades, il devenait imprésario et s'occupait à dresser un programme de réjouissances. Un match au palet inaugurait les fêtes à onze heures précises. Quelques dames s'étaient fait inscrire; la partie ne compterait pas moins de vingt joueurs. Et Mr James coucha mon nom sur sa liste. — Allons, hâtez-vous de déjeuner, dit-il en frappant dans ses mains, tout le monde est depuis longtemps sur le pont. Il fît une fausse sortie et resoulevant la portière : — Vous ne m'aviez pas dit, fit-il d'un ton narquois, que l'allemand vous fût aussi familier... Je vous demanderai des leçons de ballade ! Il s'esquiva, me laissant assez ahuri. Nul doute : il m'avait aperçu sous la chaloupe en conversation animée avec « la belle bourgeoise de Dresde ». — Au diable le palet, bougonnai-je, j'ai bien d'autres soucis à présent ! Et l'étrange aventure reprit ma pensée. Ainsi Mme de L... était sur le Dungeness! Par moment, je me refusais encore à le croire; j'étais le jouet d'un prestige, d'une sorte de mirage intellectuel. J'avais intensément rêvé. Ce Reynaud me passait sa fièvre. Ah, vraiment, il manquait que je devinsse un halluciné comme lui ! Mais non, je l'avais bien vue, cette Va-lentine. Son bras s'était posé sur le mien. J'entendais sa confession frémissante. Son cœur ne mentait pas à la tristesse empreinte dans sa voix et ses beaux yeux : des mots vrais en avaient débordé. Quelle confiance elle m'avait témoignée ! Pourtant, en étais-je si fier que cela ? Je ne savais. Au fond, j'eusse peut-être préféré ne point passer pour aussi honnête garçon; un brin de dépit fermentait en moi. Pourquoi le nier, cette femme commençait à m'intéresser beaucoup. Je l'avais d'abord détestée de loin comme une créature dangereuse et perverse. Pourquoi? Valentine n'était ni meilleure ni pire que d'autres maîtresses. Il ne fallait pas lui demander des vertus dont elle ne se souciait pas. Elle était coquette, non artificieuse. 6 Reynaud l'avait immédiatement revêtue de toutes les grâces : c'était son erreur. Il s'était absorbé dans cet amour. Il n'avait pas su comprendre cette femme futile et l'aimer comme elle demandait qu'on l'aimât. Oui, Valentine était singulière, décevante, indéchiffrable par moment mais charmante en somme, et je me disais qu'à la place de mon ami j'eusse gouverné sa tendresse, et celle qu'elle m'eût inspirée peut-être, d'une toute autre manière. Tandis que je ratiocinais de la sorte, le stewart m'avait apporté du thé et des toasts. Je déjeunai rapidement; puis, ayant parachevé ma toilette avec un soin minutieux, je montai sur le spardeck. Dès que j'eus enjambé le bordage de la porte, je demeurai ébloui par le soleil et l'eau, à tel point que je dus poser les mains de champ sur mes yeux aveuglés. Alors, sous le tendelet qui plafonnait le pont, j'aperçus les groupes de passagers fashiona-bles et les rocking-chairs où ladies and misses en toilette de printemps allongeaient leur paresse heureuse. J'eus l'impression de cette chromolithographie qui représente le pont d'un yacht de plaisance, tableau-réclame d'une manufacture de bonbons au gimgembre et au poivre. C'était un spectacle d'élégance et de farniente qui emportait bien loin le souvenir de l'affreuse tempête. On ne pouvait du reste imaginer un océan plus alangui. Il soulevait et abaissait sa poitrine azurée doucement, suavement comme une ondine endormie. Je m'abîmais dans la contemplation de cette sublime monotonie quand l'officier de quart signala un navire à tribord. On courut aux bastingages pour regarder une sorte d'oiseau blanc qui pointait à l'horizon et grossissait à vue d'œil. C'était le Scolland, un des plus grands transports de la flotte anglaise qui s'en allait au Cap chargé de soldats et de chevaux. Il gagnait sur nous et passa bientôt à quelques encablures du Dungeness. Nous poussâmes des hourras et abaissâmes notre pavillon, salut qu'on nous rendit courtoisement. Comme il filait vingt-deux nœuds, l'immense steamer nous eut rapidement dépassés et s'enfonça dans le lointain. On le suivait; tous, nous faisions silence, empoignés d'une soudaine mélancolie. Nous allions, nous, vers des contrées de joie, tandis que le belliqueux vaisseau cinglait à toute vapeur vers des pays dévastés par la guerre. Là-bas, une caserne flottante. Ici, un bateau de fête qui faisait songer à cette ville suspendue dans les airs, dont parle Aristophane, cité moelleuse où la paresse est la loi et la volupté le devoir. Mais on se lassa de regarder et le babillage reprit avec entrain. Quant à moi, j'allais me mettre en quête de Reynaud quand il accourut à ma rencontre : — Parbleu, s'écria-t-il d'une voix joyeuse, cette Mrs Clift est une maîtresse femme! Regarde, la missionnairesse m'a transformé ! En effet, son visage était animé, radieux. Je ne revenais pas de suprise. — Parions, repartis-je en riant, qu'elle a appliqué sur ton mal un cataplasme de farine de Bible! Il insinua son bras sous le mien : — Plaisante tant que tu voudras, mais viens avec moi. A mon tour de te présenter à mes acquaintances ! Je me laissai conduire, enchanté décidément de le voir en si bonnes dispositions d'esprit. Nous contournâmes plusieurs groupes de passagers qui discutaient encore sur le Sœtland et tout à coup nous fûmes devant trois ladies assises dans des chaises Heliett contre le fumoir. — Mesdames, fit Reynaud en s'inclinant, j'ai le plaisir de vous présenter mon ami l'ingénieur... Déjà l'une de ces dames, qui n'était autre que Mrs Clift, s'était levée et me serrait la main avec la brusque cordialité d'un homme. — Madame et Mademoiselle Rositer, dit-elle en achevant la présentation. Et elle nous laissa pour rejoindre son mari. Je compris alors l'insistance du docteur à me parler de ces deux passagères. Elles étaient évidemment de fort jolies femmes. Née d'un père espagnol et d'une mère anglaise, Mrs Rositer offrait un type où les charmes et les perfections de deux races se mariaient avec bonheur; le mélange était réussi. Elle avait de superbes cheveux noirs, des prunelles de jais, un nez fin et droit, la bouche petite, admirablement dessinée et colorée; tout cela, en même temps que la main et le pied, était de fabrique madrilène. Mais le teint rosé, la coupe de la figure, la forme et la limpidité souriante des yeux étaient de provenance anglaise. Bien que cette grande dame approchât certainement de la quarantaine, sa figure ne portait aucune trace d'empâtement. Elle restait jeune; nulle veine délatrice ne brouillait ses tempes, nulle ride aux commissures des paupières et des lèvres. Enfin, toute la physionomie respirait un air de dignité bienveillante, et souriait sans affectation, sans crainte non plus de montrer des dents demeurées les plus belles du monde. Pour miss Helen Rositer, la plume ne saurait décrire ce poème de jeunesse et j'y renonce. Que l'on sache pourtant que ses cheveux châtain-clair lui retombaient autour de la tête en boucles soyeuses. Les }reux, bleu turquoise, ombragés de longs cils, souriaient profonds, sans secret. Le nez aquilin, aux narines obliques, avait un air de mutinerie charmante. La bouche était arquée comme celle d'Eros lui-même, vivace et pourprée, avec un peu d'épaisseur cependant à la lèvre inférieure, signe de tempérament. Enfin, les joues avaient un éclat admirable ; c'était ce teint de chaud hâle, apanage de la race espagnole, mais allié à la claire coloration des plus divines figures anglaises. Un teint à désespérer le pinceau de Lawrence. Bien entendu, je ne détaillai pas toutes ces merveilles à brûle-pourpoint. A travers des grâces si multiples, je ne vis d'abord qu'une tête exquise, pleine de physionomie et d'esprit, dont le joli regard me troubla le cœur plus que nul regard de jeune fille ne fit jamais. Une timidité insurmontable m'envahit; j'en devins un peu bègue. Reynaud jouissait de ma gaucherie. Il prenait sa revanche. A mon tour de rougir et de balbutier des monosyllabes. ■d <-;.<, «mq. J'-MHT 96 LA LIGNE DES HESPERIDES Toutefois, si j'étais ému, je pense que je ne fus pas ridicule : je me flatte de penser qu'on porta mon embarras à mon crédit. Cependant Mrs Rositer m'avait accueilli avec le plus cordial empressement. La conversation s'engagea tout de suite, aimable et badine. — Mr James nous avait déjà parlé de vous 1 Il citait votre exemple pour nous réconforter dans le malheur. N'êtes-vous pas le seul passager qui ait osé regarder la tempête en face? En vérité, je suis ravie de connaître un homme aussi intrépide. Le docteur se moquait de moi; je me sentais devenir ridicule sous cet éloge sempiternel. ) — Mais, balbutiai-je, le mérite est assurément fort mince, j'ai tant voyagé sur la mer ! — Mesdames, dit Reynaud d'un ton enjoué qui continuait de me confondre, mon ami Pierre a certainement manqué sa vocation : il est marin dans l'âme. Par ma foi, il rêve d'un naufrage où il aurait le plaisir de rester le dernier sur la passerelle en donnant le bras au capitaine... — Et en fumant une cigarette ! s'écria joyeusement miss Helen. Oh, monsieur, le Ciel nous préserve de voir un tel acte d'héroïsme ! — Rassurez-vous, Mademoiselle, répon-dis-je en prenant de l'assurance, mon camarade exagère. Je n'ai point de goût pour le naufrage. Mais si, par malheur, nous devions couler un de ces jours, croyez que je renoncerais volontiers à ma passerelle romanesque pour me mettre à vos ordres tout simplement. — Comme le bon matelot du St-Gèran alors ! repartit Reynaud qui était décidément en humeur de railler. Mais à peine eut-il lancé cette boutade qn'il se morditles lèvres et rougit fortement ; il venait de se rappeler que Bernardin de St-Pierre avait si fort déshabillé ce matelot qu'il en était tout nu. Je m'amusai de son embarras d'autant plus que je savais qu'il n'était point justifié. Le pauvre garçon ignorait certainement que, dans la version anglaise de Paul et Virginie, le traducteur pudique a revêtu ce matelot du St-Géran d'un élégant costume de bain, à rayures je crois, comme en portent les canotiers d'Oxford et de Cambridge ! C'est ce qui explique d'ailleurs pourquoi miss Helen s'écria gaîment : — Comptez que je ne ferais pas comme Virginie et qu'on ne devrait pas se jeter à mes genoux pour me sauver! Il m'a toujours semblé que cette jeune fille était inexcusable d'autant plus que Paul l'attendait sur le rivage... Elle aimait froidement. — Oh dear, fit Mrs Rositer en riant, ces paroles sont un peu hardies dans votre bouche. Prenez garde que ces Messieurs ne vous prennent pour une évaporée... — Non, non, protesta Reynaud avec feu, miss Helen a raison : Virginie était une petite sotte ! — Et moi, je suis tenté de l'excuser, dis-je en regardant mon ami avec ironie, car son Paul m'a toujours paru un bien insupportable saule pleureur ! — La faute, repartit hardiment la jeune fille, c'est peut-être que Virginie aimait Paul comme un frère et non comme un fiancé, autrement elle se fût tout de suite confiée au généreux marin. Qu'en pensez-vous, Monsieur l'ingénieur ? * # # Mais je fus dispensé de répondre, car le docteur surgit en ce moment, très affairé. Il 'pria Mme et MUe Rositer de bien vouloir se lever : la partie de palet allait commencer. Tous les passagers ainsi qu'une demi-douzaine de dames, qui se trouvaient assises non loin de nous et auxquelles je n'avais encore prêté aucune attention, se dirigeaient du côté de la cabine du capitaine où les accessoires du jeu, c'est-à-dire le tableau numéroté et les disques de plomb recouverts de toile, avaient été apportés par les seamen. Mr James se donnait une peine énorme pour égayer le bord. Sa figure cramoisie était couverte de gouttes de sueur ; à tout instant, son binocle, désarçonné du nez, se balançait dans l'espace; le pauvre myope tâtonnait alors comme un aveugle et faisait la mine la plus falote du monde. J'ignore si Mr James tenait un registre détaillé de ses diagnostics et de ses ordonnances; mais je sais bien que son livre de palet était l'objet de tous ses soins. Quel admirable document! Les parties de palet jouées depuis plus de dix années s'y trouvaient racontées avec leurs moindres incidents ; on y pouvait lire le nom des joueurs avec des remarques tantôt élogieuses, tantôt sévères sur leur adresse et même sur la psychologie dont ils témoignaient dans la défaite ou dans la victoire. C'est ainsi que j'appris avec stupeur que lord X..., personnage émi-nent dont je veux taire le nom pour tous les services qu'il rendit au parti whig, s'était abominablement «pochardé» le 3 février 1897, par désespoir d'avoir succombé dans le grand championnat du Dungeness. Au fait, rien d'étonnant à cela si l'on songe combien les Anglais attachent d'importance à tous les exercices de la palestre. Mais on fit l'appel des noms. Il y avait une trentaine de joueurs auxquels Mr James me présenta successivement et dont je dus serrer la main au risque de désarticuler la mienne. Quatre jeunes femmes, y compris MIle Ro-siter, prenaient part au match. Chaque camp en ayant réclamé deux, on les tira au sort. J'eus le chagrin d'être l'adversaire de miss Helen et de constater avec dépit qu'elle était la partenaire de Reynaud. Mais sitôt que la partie fut commencée en face d'un public nombreux et sous la haute surveillance du captain Wood qui devait arbitrer les coups douteux, j'eus conscience de la solennité de la joute ; dès lors, faisant taire ma petite mauvaise humeur, je ne songeai qu'à prendre une attitude désinvolte et à lancer mes palets avec le plus d'adresse et d'élégance possible pour faire honneur à mon camp d'abord, émerveiller la galerie ensuite, et mériter en Jin de compte sur le fameux livre du docteur une mention dont je pusse m'enorgueillir. Mon premier coup fut un coup de maître et souleva des acclamations chez mes partenaires et les spectateurs. Avec sept palets, j'avais abattu cinquante points, ce qui donnait une belle avance à notre équipe. — Bravo, jeune homme! s'écria Mr Wood. 7 Voilà qui va mieux qu'aux dominos. Il }r a un futur champion dans votre affaire. Je remarquai avec satisfaction que Mr James crayonnait longuement sur son registre. Il va sans dire que je déclinai les éloges avec modestie : le hasard m'avait assurément beaucoup servi. Je n'en fus pas moins classé tout de suite comme un adversaire redoutable et les paris, hésitants, se portèrent en foule sur ma tête. Cependant, la partie continuait avec des chances diverses et je méditais de me signaler tout à l'heure par quelque exploit nouveau, quand j'aperçus Reynaud en conversation animée avec Miss Helen. Tous deux, en attendant leur tour de jouer, s'étaient adossés au bastingage et ne prêtaient aucune attention à la partie. Je ne pouvais m'empêcher d'admirer la taille svelte de la jeune fille et l'élégance simple de sa blanche toilette. Mais ce qui continuait à m'étonner par dessus tout, c'était la métamorphose de Reynaud, un miracle, une véritable palingénésie ! Je ne voyais aucune transition suffisante entre cet abattement profond dans lequel il était encore plongé ces jours derniers et l'allégresse rayonnante qui le transfigurait aujourd'hui. Il avait recouvré en l'espace de quelques heures la santé morale et physique, ce ton d'aimable badinage, cette verve de raillerie qui le distinguait naguère avant que la passion se fût jetée en travers de son existence. Un flot de vie nouvelle avait noyé ses tristesses et j'en voyais passer le courant impétueux dans ses yeux. Au fond, après m'être réjoui de cette résurrection, je devenais mécontent. Il ne me semblait pas raisonnable que l'on passât si vite du plus noir chagrin à une gaîté aussi expansive. Cela manquait un peu de décence. Je me mis à critiquer les façons de Reynaud; vraiment, sa galanterie envers la jeune fille était insistante, de mauvais ton. Ils riaient, ils babillaient tous deux et j'en éprouvais un véritable agacement. Ils eussent mieux fait de s'intéresser au jeu; mais c'était le moindre de leurs soucis. On le vit bien quand leur tour arriva ; ils lancèrent leurs palets comme pour l'amour de Dieu, puis s'en retournèrent à leur bastingage, bravant les exclamations à la fois indignées et railleuses que soulevait leur maladresse. Je devins si nerveux que je perdis moi-même toute sûreté de main et plongeai mon camp dans la consternation par un coup tellement malheureux qu'il nous retranchait non seulement les cinquante points que j'avais gagnés, mais cinquante autres qui ne m'appartenaient pas. Ce fut une explosion de désespoir. — Oh oh, prononça sérieusement Mr Wood, il est décidément plus fort aux dominos ! Je suis ordinairement beau joueur et ne m'indigne jamais contre la mauvaise chance : je fais comme les Grecs, j'entends les grecs de Périclès, qui n'adressaient jamais de prières ni d'imprécations au seul Dieu qui demeure constamment impassible : le Destin. Mais j'avoue qu'une irritation sourdait en moi en ce moment et qu'il me fallut un rude empire sur moi-même pour conserver un air aimable et jovial quand missHelen et Reynaud, abandonnant leur flirtation pour la circonstance, eurent le front de se joindre aux plaisantins et de m'accabler sous une pluie de quolibets. — Marquez, marquez, Doctor, insistait la jeune fille, l'histoire de ce coup sera la plus belle page de votre carnet ! — Pauvre ami! s'exclamait Reynaud en me serrant la main comme dans un deuil. Je jouai un dépit comique mais qui l'était moins dans mon cœur. J'insinuai que, pitoyable à mes adversaires, j'avais voulu leur rendre quelques points afin de rétablir l'équilibre des forces, cela sans les humilier. Tant pis, s'ils interprétaient autrement ma maladresse : elle n'était qu'une générosité déguisée par délicatesse de caractère. . Dans l'entretemps, le jeu avait repris, mais je n'y apportais plus aucune ardeur, l'entretien de Reynaud avec sa partenaire recommençant de plus belle. Bientôt, je me dispensai même de suivre les coups et me rabattis sur Mrs Clift : — Eh bien, dit-elle, que pensez-vous du spleen de M. Rejmaud? — Ma foi,m'écriai-je, comment donc avez-vous fait? — Oh, reprit-elle en riant, j'ai beaucoup moins de mérite à cela que vous ne pensez... Et, sans ambages, elle me conta qu'en nous quittant hier soir, elle avait traîtreusement entraîné Reynaud dans le saloon où les dames, qui n'avaient osé s'aventurer dans la salle à manger, s'étaient réunies pour un lunch. Elle leur avait présenté son cavalier qui, d'abord très ému, avait peu à peu recouvré de l'aplomb pour se laisser aller au charme d'une causerie d'autant plus attrayante que c'était le premier babillage après une longue séquestration. Bref, il avait été charmant et s'était souvenu à propos de sa qualité de français. Peut-être bien que certaines dames n'étaient pas étrangères à ce changement d'humeur; il avait en effet paru tout de suite subjugué par la noblesse de Mme Rositer autant que par la grâce enjouée de sa fille... — Vous le voyez, conclut Mrs Clift, je suis pour peu de chose dans cette cure merveilleuse. Et avec un sourire de résignation qui rendait sa laideur vraiment sympathique : — Comprenez du reste que dans ces maladies du cœur, je ne puis être, moi, qu'une modeste infirmière. Mais je sais les calmants, les baumes... Par bonheur, ils se trouvaient justement dans mon nécessaire. Miss Helen les a merveilleusement appliqués. C'est elle qu'il faut surtout remercier... Ces paroles me jetèrent dans une profonde rêverie dont me tira à peine l'appel de mon nom par le starter, car c'était de nouveau mon tour de jouer. — Allons, cher Monsieur, dit un vieux gentleman que l'on m'avait présenté comme un savant orientaliste, notre dernier espoir est en vous. Faites cinquante au moins ou nous sommes perdus, par la Corne d'Ammon ! J'envoyais le palet à tous les diables. Mais sous les nouvelles agaceries de MUe Rositer et de Reynaud, je retrouvai un sourire ironique assez présentable et bandai toute mon adresse. Mes partenaires poussèrent un cri de triomphe: je venais en effet de loger mes sept palets dans la case portant le numéro 10. Je me redressais, croisant fièrement les bras sur ma poitrine comme un athlète méconnu qui vient d'affirmer sa maîtrise, quand j'aperçus, derrière les spectateurs massés autour de nous, une élégante femme qui s'avançait lentement appuyée sur le bras de la vieille ste-wardesse. Je reconnus aussitôt Mme de L... bien qu'elle eût pris soin de déguiser sa démarche et qu'un triple voile de gaze lui masquât la figure. Dieu m'est témoin que j'avais complètement oublié cette Valentine au milieu de toutes les surprises et de toutes les émotions qui m'assaillaient depuis le matin. Sa subite présence faillit m'arracher une exclamation tant j'étais bouleversé. Je me contins cepen- dant et me rassurai en voyant la stewardesse installer avec sollicitude cette fausse convalescente dans une des guérites d'osier abandonnées par les passagères pour assister à nos prouesses olympiques. Personne n'avait remarqué la nouvelle venue. Elle demeura le visage tourné vers nous, parfaitement calme en apparence et respirant sans doute avec délices les brises salubres de l'Océan. Mais, bientôt, elle redressa la taille, donna les signes d'une agitation manifeste ; je ne doutai plus qu'elle n'eût aperçu le manège galant de Reynaud. Pour la première fois sans doute, et malheureusement sans le savoir, mon heureux ami excitait la jalousie de sa maîtresse! Il eût été assez naturel de me réjouir de la revanche de Reynaud et je crois bien qu'en toute autre circonstance cela m'aurait beaucoup amusé. Mais en ce moment point du tout : je fus avec Valentine; je comprenais son douloureux étonnement et compatissais de tout cœur à l'amertume, à la fureur de ses pensées. Reynaud manquait de tact envers son ancien désespoir : il n'avait pas le droit, après tant de larmes, d'oublier tout à coup un amour qui, comme il le donnait à entendre, s'était pour jamais mêlé à sa vie. Il avait le devoir de rester pâle et hâve jusqu'à la fin de son existence. Que penser d'une douleur de trois années qui fondait au clair regard d'une inconnue ! Ah rien ne m'étonnait plus à présent. Hier soir, tandis que je croyais mon ami en proie à cette bonne Mrs Clift, il galantisait, faisait le beau cœur au milieu d'une cour d'amour. Avec quelle désinvolture, quel air de suffisance il m'avait présenté à ses nouvelles amies! Grâce à miss Helen, son passé cruel n'était plus qu'un mauvais songe. Il reniait sa douleur. Quelle ingratitude envers Valentine ! Oui, je plaidais maintenant pour cette femme ! Mais la partie de palet venait de finir. Notre camp victorieux offrit la revanche pour l'après-midi et l'on se dispersa afin d'aller s'habiller. Je poussai un soupir d'aise en voyant miss Helen se séparer enfin de Reynaud. Elle vint à moi : — Je suis vaincue, dit-elle, mais je vous battrai tout à l'heure... — Ah, fis-je en riant, comme j'aurais voulu succomber à vos côtés ! Elle rougit et parut légèrement troublée à cet aveu banal, mais que j'avais peut-être débité avec plus de chaleur et d'émotion que n'en comporte un simple compliment; puis, tendant sa jolie main : — Oui, vous êtes très généreux. M. Reynaud nous a déjà dit que vous étiez un good fellow. Pardonnez mon acharnement, voulez-vous? Et elle s'échappa me laissant sous le charme de sa voix mélodieuse. Cependant le pont était désert et Reynaud demeurait songeur contre son bastingage. Cette attitude byronienne m'irrita. Jem'avisai tout à coup que notre flirteur m'avait finement raillé auprès de miss Rositer et décrit sans doute comme une de ces « bonnes pâtes » dont on fait des tartes au besoin. Parbleu, encore une fois, je n'étais pas d'humeur à jouer ce rôle ridicule auprès de personne. Sous l'empire de mon ressentiment, je résolus de le replonger d'un rude coup dans ses affres anciennes. Je me portai brusquement vers lui. Il était si absorbé que je dus lui toucher l'épaule : — Regarde donc cette femme qui nous fixe avec tant d'insistance à travers son voile de gaze... — Eh bien ? fit-il avec insouciance. Alors, du même ton angoissé dont il m'avait parlé quelques heures après notre départ de Southampton : — Eh bien, m'éci iai-je, je suis sûr que c'est Elle! Il éclata de rire : — L'excellente plaisanterie! — C'est Elle, te dis-je! Voyons, si je lui avais parlé ? — Oh, reste à savoir ce qu'elle t'aurait répondu ! Il riait toujours; pour me braver, il m'entraîna vers l'étrangère malgré mes efforts pour le retenir. — C'est Elle, mais c'est Elle ! criai-je à voix basse, effrayé maintenant des conséquences de mon défi. Nous étions arrivés à quelques pas de Valentine qui, violemment émue sans doute, se rencognait dans sa guérite d'osier. — Hé, dit Reynaud à voix haute et répétant à son tour mes cruelles paroles du premier jour, Valentine est loin d'ici. Elle s'amuse. Elle continue ses études de comparaison entre beaucoup d'hommes. Regrette-t-on une femme que l'on peut mépriser? — Malheureux! m'écriai-je comme dans les drames. Valentine s'était déjà redressée :d'un geste brusque elle se dévoila et passa devant Reynaud pétrifié de stupeur. L'aventure avait été foudroyante. Pendant le déjeuner, le capitaine nous annonça que le lendemain à la pointe du jour, le Dungeness serait en vue de Madère. La perspective de relâcher quelques heures dans la baie de Funchal enchanta tout le monde ; après quatre jours de navigation, nos yeux, fatigués de parcourir les steppes humides de l'Océan, aspiraient à reposer leurs regards sur un peu de terre ferme. Hormis Reynaud et Mme de L... qui s'étaient enfennés dans leurs cabines respectives, en proie sans doute à des sentiments plus tumultueux que le Golfe, il ne manquait personne à table. J'admirai le tact de Mrs Clift; bien que je fusse son voisin comme la veille et qu'elle eût certainement beaucoup de choses à me dire, l'excellente femme s'entretint de préférence avec son mari, afin de me laisser causer tout à l'aise avec Mrs Rositer et sa fille qui nous faisaient vis-à-vis. Après nos petites escarmouches de la matinée, nous étions, miss Helen et moi, en camaraderie : celle-ci fit du progrès quand Mrs Rositer s'avisa d'écouter l'intéressante conversation de son voisin de droite, Mr Davidson, le savant orientaliste à qui j'avais été présenté pendant la partie de palet. Notre entretien prit dès lors un tour à la fois enjoué et sérieux qui me charma en révélant la bonté de la jeune fille, son intelli- gence et sa fine culture intellectuelle. De mon côté, je rencontrai, je pense, des sujets heureux. Il me sembla que je plaisais ou du moins que je ne déplaisais pas. Je m'étais figuré que mon ami avait fait une certaine impression sur Mlle Rositer; je fus assez vite convaincu que la sympathie qu'il inspirait ne pouvait offusquer personne. Cette première remarque n'était pas pour m'être désagréable. J'en fis immédiatement une seconde qui ne m'enchanta pas moins; tous les gentlemen que je voyais réunis autour des tables, frisaient la cinquantaine; j'étais donc le plus jeune cavalier du bord. Mes trente-cinq ans me débarrassaient de tous mes rivaux ou me donneraient du moins une belle avance dans une aventure sentimentale. Enfin, les quelques dames que j'avais déjà aperçues le matin, manquaient de jeunesse sinon de cordialité. Sans être aussi ossues et masculines que Mrs Clift, elles n'en étaient pas moins anguleuses, couperosées et très sèches, partant de mince attraction. Certes, Mrs Rositer et sa fille n'avaient nul besoin de laiderons qui les fissent valoir; elles eussent encore été très belles, et même les plus belles dans une assemblée de belles. Mais on n'en comprend que mieux la force de leurs charmes au milieu de ces messieurs sur le retour et de ces dames sans vénusté. Bref, rien ne pouvait me distraire de miss Helen; d'autre part, je ne voyais personne qui pût prétendre à me disputer ses sourires. Je me l'accordai donc sans partage. Jamais je ne m'étais senti aussi heureux. A la fin du repas, Mr James qui avait la manie des proclamations, nous annonça que le comité des fêtes se proposait de donner le soir même un grand concert suivi de bal; en conséquence, il faisait appel à tous les talents du bord. Miss Helen qui possédait les ouvertures de Beethoven à quatre mains, me proposa d'exécuter avec elle Coriolan, Egmont ou Léonore. J'acceptai avec empressement, à la condition toutefois qu'elle me permettrait de jouer les secondes parties où ma modeste virtuosité se montrait plus à l'aise. Le docteur avait fait chercher son registre de concerts, au moins aussi bien tenu que son livre de palet. Il y inscrivit les noms des artistes qui offraient leur concours et eut bientôt composé un « bill » où la musique noble alternait avec la musique légère, et les grands airs d'opéra avec les « ling lang lo » de la chansonnette anglaise. Puis il décréta que l'entrée du dining-room serait interdite pendant tout l'après-midi pour cause de répétition. On nous donna une heure pour lire et étudier l'ouverture de Léonore. Oh, les minutes heureuses! Quelle émotion, quels transports aux accents de cette musique pathétique ! Miss Helen était Léonore et je devenais Florestan ! J'effleurais ses doigts, son bras, son genou, for shame! C'est moi qui tenais les pédales. Est-ce qu'elle n'allait pas s'effaroucher de ce contact involontaire ? Mais non, puisqu'elle me dit tout à coup : — Quel dommage que le piano ne nous appartienne pas aujourd'hui ! Demain, voulez-vous, nous jouerons toutes les symphonies... — Hélas, répondis-je, demain nous serons à Funchal et le soir nous voguerons déjà dans les eaux de Santa-Cruz ! Je poussai un profond soupir : — Le Dungeness marche beaucoup trop vite... — Je trouve aussi, dit-elle. Et elle s'esquiva pour préparer sa toilette de concert. Je montai sur le pont. Le Dungeness continuait de voguer dans une soie d'azur. La plupart des passagers faisaient la sieste, étendus sur leurs chaises longues. Mrs Clift lisait une grosse Bible. Quelques dames brodaient. Quant à Mm0 Rositer, je la vis en train d'une partie de salta avec son orientaliste. Mr Davidson était un homme de haute compagnie; il portait allègrement la cinquantaine. A sa mise extrêmement soignée, à la finesse de son linge, à ses cheveux argentés coupés ras, à la virgule mazarine qui cédillait son menton, on ne l'eût jamais pris pour un égyptologue. C'était un savant propre. Il était évident que la grâce de la veuve lui faisait oublier en ce moment tous les papyrus du monde; la belle dame accueillait d'ailleurs ses hommages avec bienveillance. Ce flirt distingué pouvait-il pas aboutir à un mariage ? J'en étais convaincu et, mes rêves marchant au moins aussi vite que le Dungeness, je me surpris à penser que Mr Davidson serait un beau-père bien agréable. Mais Mrs Rositer m'avait aperçu et s'interrompit pour me demander des nouvelles de Reynaud. Je ne pus réprimer un léger sursaut. Jean, Valentine... Je les avais complètement oubliés ! — En effet, repartis-je, son absence m'étonne... Je m'excusai et descendis en hâte dans notre cabine. Mon ami était plongé dans un noir abattement. Il se redressa à ma vue et voulut m'accabler de reproches. Mais je ne lui en laissai pas le temps : — Vâte jeter à ses genoux, lui dis-je avec rudesse. — Ah, répondit-il avec ingénuité, est-ce que je l'aime encore ? Il me semble que je comprends un autre amour... C'était trop d'outrecuidance. Pourquoi cet écroulement, cette stupeur si Elle ne lui était plus rien ! Ne se fût-il pas réjoui au contraire de lui avoir montré son indifférence, son mépris ? — Tu l'aimes plus profondément que jamais. Va le lui dire, et soyez heureux ! Mais je fus incapable de le décider. — Eh bien, fis-je tout à coup résolu, j'irai à ta place ! # * * Je sortis brusquement. Je me fis annoncer par la chief-stewardesse qui administrait le quartier des dames et fus reçu aussitôt. Je trouvai Valentine dans l'élégant petit salon attenant à sa cabine. Elle était pâle, très énervée, mais superbe avec un je ne sais quoi d'impérieux dans son orgueil outragé 130 LA LIGNE DES HESPÉRIDES qui ajoutait à sa beauté. Elle m'apprit que sa gouvernante était occupé à faire les malles : — Il me tarde de débarquer à Funchal, dit-elle; je ne resterai pas un jour de plus sur ce maudit paquebot. Quant à M. Reynaud, dites-lui... Non, vous ne lui direz rien. Tout est fini entre nous. Je tentai d'expliquer les malheureuses paroles de mon ami : — Considérez, Madame, qu'elles n'étaient qu'une ironie à mon adresse... — Oh n'expliquez rien ! Il m'est odieux. Je n'en continuai pas moins, pathétique : — Il vous aime encore ! N'avez-vous donc pas vu ses yeux creusés par le chagrin ? — Tout est fini entre nous ! Il ne me restait plus qu'à exciter sa jalousie : — Soit, enfuyez-vous. Mais auparavant, punissez cet ingrat. Car je vous ai abusé... Reynaud ne souffre plus. Il se croit guéri, il se croit fort, à présent qu'une jolie miss... — Miss Rositer ! — Eh bien, Madame, paraissez ce soir à ce concert, dansez à ce bal dont vous serez reine si vous le voulez. Tordez son cœur... Et qu'il meure de vos dédains ! Elle s'était redressée frémissante : — Vous vous trompez, dit-elle avec hauteur : je n'entends plus le reconquérir. Tout est fini entre nous ! — Vous réfléchirez, fis-je en m'inclinant pour prendre congé, et s'il vous plaît de changer d'avis, songez que je suis à vos ordres... Quelle femme belle résista jamais au désir de se parer pour un bal ! Cependant Reynaud m'attendait avec la plus vive anxiété. Je l'apaisai par des paroles d'espérance : certes, Elle était irritée, mais j'avais semé dans son âme de coquette le grain du pardon : il moissonnerait ce soir. Je le secouai et l'obligeai à remonter sur le pont pour la partie de revanche au palet. Il avait juré de m'obéir; aussi lui ordonnai-je incontinent de s'entretenir avec Mrs Clift chaque fois qu'il aurait fini de lancer ses disques, ce qu'il accomplit docilement. Quant à moi, je jouai avec une insigne maladresse qui me valut d'affreuses notes sur le livre de Mr James. Que m'importait! Miss Helen était près de moi ; sa collerette soulevée par la brise, frôlait parfois ma joue comme une caresse. Miss Helen m'enchantait par son rire de source, par ses yeux pleins de malice et d'ingénuité. Miss Helen était également jolie, tendre et spirituelle, Je crois, parbleu, que j'aimais miss Helen ! La salle à manger du Dungeness était vaste, fort agréablement décorée. Le jour ypénétrait abondamment par de multiples fenêtres latérales et une lanterne qui ouvrait sur le spardeck. Le soir, grâce aux ampoules électriques qui fleurissaient les caissons, la salle resplendissait comme un théâtre. Tout au fond du hall, dans la direction de l'avant, le piano à queue se dressait sur une estrade ; c'était un Steinway de grand prix, habituellement recouvert d'une épaisse housse de feutre pour le protéger contre l'humidité saline. Or, ce soir là, on avait éxpédié le dîner en grande hâte afin que les stewarts pussent dévisser les tables et ranger les chaises pour le concert. Vers huit heures, le monde commença à entrer. Reynaud et moi, sacrés garçons d'honneur par Mr James, nous conduisions les dames à leur place. Je m'emparai de miss Helen dès qu'elle parut au seuil de la porte. Son cou flexible, ses bras ronds, ses épaules satinées émergeaient suavement d'un brouillard de mousseline. Je fus étourdi d'admiration ; au tremblement de ma main, à l'émotion de ma voix, elle connut des sentiments qui n'osaient encore parler. Tandis que je l'installais, mon ami introduisait Mrs Rositer dont un murmure flatteur accueillit la noble beauté. Je plaçai encore Mrs Clift et quelques dames 9 dont j'ai oublié d'inscrire les noms sur mes tablettes. Reynaud avait presque retrouvé sa bonne humeur du matin et se montrait empressé. Le mystère de mes paroles, l'attente vague de quelque chose d'extraordinaire, sans compter le souci de bien remplir son rôle d'introducteur, l'avaient sorti de son accablement. Une animation factice éclatait sur sa physionomie à laquelle les mèches nébuleuses qui lui retombaient sur le front, imprimaient une allure de poésie énergique. Plusieurs passagers,qui occupaient un grade dans des régiments anglais ou écossais,avaient revêtu leur brillant uniforme de gala. C'est ainsi que Mr Davidson parut en officier de Highlanders, tunique rouge, écharpe et jupon vert quadrillé, ce qui avantageait sa haute taille et donnait à toute sa personne beaucoup de séduction. Enfin, Mr Wood et Mr James arrivèrent en redingote galonnée et le concert commença aussitôt. Il fut attrayant, varié et obtint le plus vif succès. Il était dix heures et nous venions de plaquer les derniers accords de l'ouverture de Léonore, quand le docteur s'élança sur l'estrade pour avertir le public qu'un numéro avait été ajouté au programme ; puis, s'étant éclipsé un moment, il reparut avec une jeune femme qu'il conduisit cérémonieusement au piano au milieu de la stupeur admirative de toute la salle. Quelle était cette passagère ? Personne ne se souvenait de l'avoir encore vue. Elle portait une robe de tulle noir ceinturée sous la gorge et qui laissait complètement à découvert ses épaules magnifiques. Un frémissement courut parmi les spectateurs. Je cherchai Reynaud; je le vis là bas, adossé à une fausse colonne, très pâle, prêt à défaillir. Je courus à lui : — Lâche! dis-je en l'empoignant sous le bras. Déjà Mme de L... s'était assise au piano et drapait coquettement les plis de sa longue traine autour du tabouret. Elle tira un petit mouchoir caché dans son corsage, le froissa dans ses mains et le déposa sur une tablette du pupitre. Soudain, au milieu d'un silence religieux, elle commença l'adagio de la sonate de Beethoven Clair de Lune. Elle dégagea toute la mélancolie de ce songe d'une nuit d'été et fit passer un souffle d'amour à travers 138 LA LIGNE DES HESPÉRIDES la salle; puis, sous l'empire des sentiments qui s'agitaient sûrement dans son cœur, elle attaqua l'allégro qu'elle prit peu à peu dans un mouvement de passion tumultueuse qui transporta l'auditoire. On l'entourait; tous ces quinquagénaires, devenus subitement anacréontiques,voulaient lui être présentés. Elle souriait imperceptiblement comme la Monna Lisa. Reynaud chancelait. Il me semblait entendre les battements précipités de ses tempes. Je l'arrachai à ce spectacle et le transportai pour ainsi dire sur le pont. La nuit était d'une tiédeur exquise. Une paix sublime endormait l'océan dont les ondes immobiles reflétaient les pierreries du ciel. Il vaguait dans l'air une senteur indéfinissable, comme un parfum terrestre, grisant. Nous étions assis sur ce même banc où, hier soir, l'enchanteresse m'avait parlé. J'oubliais le bal et miss Helen, tant le visage livide de mon ami me faisait craindre pour sa raison. Je n'eusse pas osé le quitter en ce moment : je lisais dans ses yeux la tentation du suicide... Il poussa un soupir : — Cette sonate, elle l'a si souvent jouée pour moi ! Pour moi seul ! En même temps, il contemplait au bout de sa chaînette une monnaie ancienne montée sur un disque d'or. C'était un médaillon à secret qu'elle lui avait donné jadis au moment de la séparation. Il l'ouvrit en pressant un ressort et s'absorba dans la contemplation de cette relique qui renfermait une image pâlie par ses yeux plus que par l'ardent soleil des tropiques, tant il l'avait regardée ! Soudain, il cacha la tête dans ses mains et éclata en sanglots. La détente enfin. C'était la première fois que je le voyais pleurer, la première fois qu'il pleurait peut-être à cause d'Elle. Une fierté sauvage avait constamment endigué ses larmes même aux heures d'affreuse amertume. Je me réjouis de ces pleurs qui débordaient de son âme oppressée et la soulageaient. Je me gardai de refouler cette marée bienfaisante par aucune parole d'ironie ou de vaine consolation; je comprenais maintenant toute la force de ses regrets, et je maudissais la cruelle femme qui se jouait ainsi d'une telle douleur. Cependant le bal avait commencé ; par les lucarnes entr'ouvertes de la lanterne, la musique de danse nous arrivait assourdie, très douce. Rassuré à présent, je m'apprêtais à redescendre afin de m'excuser auprès de miss Helen qui m'avait promis sa première valse, lorsqu'une blanche apparition s'encadra dans la porte de l'escalier. Avant que j'eusse poussé un cri, Valentine s'avançait déjà au milieu de la pure clarté sidérale et posait sa main sur l'épaule de Reynaud courbé de douleur : — Jean! Il releva la tête avec lenteur et regarda cette femme avec une surprise mêlée de crainte. Sans doute, c'était encore le même rêve, le même mirage qui l'avait abusé tant de fois... — Jean ! Il passa la main sur son front. Puis, ses yeux s'écarquillèrent; alors, avec une hésitation, une sorte de défiance enfantine, il toucha l'adorable fantôme et s'enhardit jusqu'à lui caresser le bras. Et tout à coup, ivre de bonheur, il vit Valentine qui le regardait de ses grands yeux tout remplis de tendresse. — Toi! C'est toi! Sous la compression de sa joie, il pouvait à peine parler. Elle s'abattit sur sa poitrine et l'enlaçant de ses bras passionnés : — Ah, dit-elle contre ses lèvres, pourquoi as-tu oublié que tues, que tu seras toujours le plus cher de mes amis ! Et j'allai rejoindre le bal, tandis que, pour eux, les heures s'envolaient discrètes, un doigt sur la bouche. Le lendemain, au clair jour, on voyait les montagnes de l'île de Madère, mais si vaporeuses qu'on les eût prises pour de lointains nuages. Elles sombrirent, détachèrent leurs lignes échancrées sur le ciel pur et bientôt nous nous arrêtions au milieu de l'admirable corbeille de fleurs de Funchal. L'ancre tomba dans une eau d'une limpidité cristalline qui ressemblait à des éme-raudes liquides. Une vingtaine de passagers arrivés au terme de leur voyage descendirent dans un steamlaunch et gagnèrent le wharf. L'escale était malheureusement trop courte pour nous permettre de les suivre et de visiter le pays. Pourtant, je m'étais promis tant de joie d'une promenade avec miss Helen à travers cette île bienheureuse, parfumée comme un printemps de la Grèce ! Au moment où le Dungeness levait l'ancre, Mr James me remit un pli en grand mystère. Reynaud m'annonçait «leur» débarquement. Je fouillai la rive de ma jumelle. Je les découvris sur une terrasse fleurie qui nous faisaient des signes d'adieux. Et il me sembla que la brise m'apportait ces paroles amoureuses : L'air est plein d'une haleine de roses Revenez mes plaisirs, ma Dame est revenue. Est-il donc vrai qu'à force de rêver une chose, on arrive parfois à la faire se réaliser ! # * * Les vents heureux m'ont ramené en Europe. J'aime miss Helen, nous nous aimons... Loués soient les Dieux qui me donnèrent une âme raisonnable, à l'abri des passions orageuses, et sensible seulement au charme d'un pur amour! Quant à mon ami Reynaud, il est reparti pour l'Amérique... Equinoxe Equinoxe. I Le seigneur de Bourdeille a raison, dit à son tour le vieux Sirven : « Les femmes laides sont duites à l'amour non moins que les plus belles ». Elles le sont peut-être davantage : le manque d'occasions, leur continence forcée enrichit leurs veines. Moi aussi, j'ai aimé une laide. C'était quand je naviguais dans les parages de trente-neuf ans, un âge où la suffisante expérience des femmes commence à vous rendre assez indifférent au plus ou moins de grâce de leur visage et vous acoquine plutôt à leurs charmes secrets, si vous savez les découvrir. # # # Elle était rousse, d'un roux sec, crépu, sans lumière. Elle était maigre. Aucune coquetterie dans ses atours, ce qui, en somme, ne manquait pas de bon sens ; elle portait constamment une méchante robe de droguet couleur « gris-mélangé » qui n'émoustillait pas du tout le regard. Evidemment, c'était un ferme propos chez elle de ne pas aggraver ses disgrâces, au rebours de beaucoup de femmes qui empanachent leur laideur et anticipent le carnaval. J'aimais à me promener avec elle le soir, « à l'errour » comme on dit en Provence, c'est-à-dire quand on ne distingue plus très bien les figures. J'avoue que j'avais cette petitesse d'éviter autant que possible que l'on nous rencontrât ensemble, au grand jour, sur cette digue comméreuse où l'on se fût gaussé de mon zèle auprès d'une demoiselle si peu plastique et qui se donnait trente ans sans barguigner. C'était la dame de compagnie de Mme Ber-rhens, confiseuse enrichie, vieille dame en cheveux blancs amie de ma famille, chez qui je passais d'ordinaire une partie de mes vacances dans cette confortable villa des Mouettes où l'esthétique n'avait pas encore introduit ses ténias décoratifs. On l'appelait Miss bien qu'elle fût excellente Bruxelloise, née dans la rue St-Chris-tophe. Mais elle avait si bien pénétré dans la familiarité de la langue anglaise et la parlait avec une telle pureté de syntaxe et d'accent 10 que son débit français en demeurait empreint d'exotisme avec des aspirations et des « tli » d'une suavité phonétique tout à fait délicieuse. Elle parlait comme ces Australiennes très instruites qui parlent adorablement et vous suspendent à leurs lèvres. Cela forçait à regarder sa bouche, cerclée déjà, il est vrai, d'une fine ride qui marquait son état civil mais dont les dents petites et bien rangées éblouissaient parleur blancheur. C'était une de ses beautés. En la regardant bien 011 lui en découvrait une autre : ses yeux changeants, tour à tour ternes, sans expression et puis ardents, impétueux, avides, étranges yeux où je m'imaginais souvent qu'il y avait un peu du mystère des prunelles de la Joconde. Je crois qu'elle avait fait le tour du globe ; ses voyages lui avaient laissé des impressions bien rappelantes qu'elle savait conter avec un esprit agréable. Toutefois, elle ne parlait pas volontiers ; elle n'y consentait que lorsqu'elle était sûre d'intéresser et qu'on l'y encourageait avec bienveillance. Il faut comprendre que ses longues années de servage lui avaient donné non point de la timidité mais une sorte de réserve défiante qui la faisait « distant » pour employer un mot anglais expressif, et ne prévenait généralement pas en sa faveur dans notre monde peu psychologue; pour ma part, je lui en savais gré : cela donnait du prix à la prédilection qu'elle semblait me témoigner. Il est vrai que je lui montrais beaucoup de politesse, une politesse enjouée et sans froideur qui devançait presque toujours la sienne, non que celle-ci ne fût prompte cependant en restant très digne. Je me figurais volon- tiers qu'avec moi miss Anna se sentait parfaitement une égale et ne souffrait pius du tout de sa modeste condition. # # * Au bout d'une semaine de compagnonnage, j'avoue que j'attendais le soir avec une certaine impatience, tant la demoiselle commençait à m'intéresser. Elle devenait, d'ailleurs, de plus en plus confiante, expansive même, avec une pointe de flirt minaudeur dont je me fusse peut-être bien amusé la semaine précédente mais qui me flattait à présent jusqu'à me troubler. Songez, du reste, que j'étais dans toute la fermentation de mes trente-neuf ans et que sur cette plage honnête, sans ressources pour un célibataire bien portant, je ne respirais pas impunément depuis huit jours l'excitante salure de la mer. J'en vins donc tout naturellement à reconnaître que miss Anna était une femme, à exalter ses qualités d'âme et à ne plus voir les défauts de sa figure. Mon sentiment, une fois engagé sur la pente douce, je me demandai si miss Anna connaissait le crime d'amour. Cette énigme m'obsédait surtout le soir, quand je rentrais dans la solitude de ma chambre. Alors, la lectrice de Mme Berrhens embellissait, se transfigurait à travers ma continence. J'allais jusqu'à trouver à sa figure une grâce émaciée et souffrante, digne d'un primitif allemand ! Et pourtant, je suis sûr qu'à première vue vous l'eussiez traitée, sinon tout haut au moins tout bas, de ce mot emprunté à la marine du désert... Ah, on ne peut se douter de quelles séduc- tions se pare tout à coup une femme laide quand au bout de quinze jours l'on est bien persuadé qu'il n'y en a pas d'autres dans le voisinage qui puisse vous céder ! Aberration, mirage, tout ce que vous voudrez ! Cette femme se révèle à la longue et vous prosterne à ses genoux. Miss Anna se révélait ainsi à moi. Un charme singulier émanait de son visage fané et morose. L'odeur de ses cheveux secs, cette odeur vaguement goudronnée que j'avais respirée tout le long de la promenade, me portait à la tête. J'avais des projets fous; je me proposais de lui écrire des lettres hennissantes, ou bien, dévoré d'impatience, j'avais la tentation de forcer sa porte, de me jeter à ses pieds en la suppliant de me rendre heureux. Tout cela pour ne rien oser et m'endormir en fin de compte d'un affreux sommeil, celui d'Horace à l'auberge de Trévise. Or, un soir que, selon mon dessein prémédité, notre conversation avait pris un tour sentimental, j'eus tout à coup l'audace de lui pousser hardiment sur la plage : — Figurez-vous, miss Anna, que je me demande parfois si vous avez jamais aimé... Dites, vous n'avez pas eu le temps? Je sentis frémir son bras et il me sembla que son cœur palpitait contre mon coude. — Oh, je vous ai froissée, m'écriai-je aussitôt; je suis un bien cruel étourdi. 772 I not? — Pourquoi voulez-vous savoir ? dit-elle en levant vers moi un regard plein de tristesse. Eh bien oui, j'ai aimé. Je pense avec Montaigne — et je suppose avec la plupart des femmes — qu'il est plus aisé de porter une cuirasse toute sa vie qu'un... qu'une vir- ginité. J'ai aimé à dix-sept ans. Je n'étais pas laide à cet âge, paraît-il. Mes cheveux, plus abondants, resplendissaient et plaisaient aux hommes. Il m'a prise... ou plutôt je me suis donnée, car je le croyais loyal. Elle fit une pause tandis que je restais gêné de cette confidence. — Miss, pardonnez-moi... — Oh rassurez-vous, reprit-elle. Aurais-je pris un ton tragique sans le vouloir? C'est si loin tout cela ! N'allez pas croire au moins que vous rouvrez une ancienne blessure. Dieu merci, elle est bien fermée. La cicatrice n'en est plus tendre mais dure au contraire, comme celle d'une balafre à la face boursoufflée d'un étudiant de Bonn... Un turlupin se fut peut-être amusé de cette image dont sa gaillardise pouvait abuser. Pour moi, elle m'attendrit fortement. — L'homme était indigne de moi, conti-nua-t-elle; il m'a quittée en apprenant la ruinedemon père. C'était un garçon pratique. J'ai beaucoup pleuré d'abord... Je voulais me réfugier dans un couvent, me suicider dans le sein de Dieu. Et puis, l'on m'a fait partir pour l'Angleterre en qualité de gouvernante. J'ai voyagé, j'ai oublié. Tenez, cet homme est ici avec sa femme. Je passe à côté de lui, à côté d'eux avec une indifférence sincère. Peut-être bien qu'il ne me reconnaît plus. J'ai tant changé ! Je suis une vieille Anglaise à présent, une Anglaise boucanée, séchée comme du haddock ! Elle éclata de rire. — Oh, Miss! implorai-jeému. Instinctivement, je serrais son bras contre ma hanche, heureux qu'elle fût une femme, qu'elle connût les choses de la vie, qu'elle eût peut-être conservé des sens charitables... — Oh, fit-elle avec gaité, je dirai comme dans un roman : je suis sûre que vous me méprisez après cet aveu... Je me penchai sur elle. Ses admirables dents brillaient dans l'ombre et je buvais son haleine pure comme l'air des montagnes. Brusquement, je m'emparai de son bras d'un geste passionné. — Monsieur, que faites-vous! Laissez-moi! Laissez-moi ! Déjà je l'emportais, et pressé contre elle, la soulevant du sable presque, je lui contais mille choses tendres et folles à travers les baisers dont je criblais ses cheveux odorants au-dessus de son oreille. — Mais je vous aime, miss Anna ! Elle haletait : — Monsieur, monsieur, laissez-moi vous dis-je ! Oh, c'est indigne ! — Mais non, disais-je en la pressant plus fort, mais non c'est charmant ! Elle se dégagea de mon étreinte et soudain éclata en sanglots : — Pour qui me prenez-vous? Mais je ne vous aime pas, moi i Nous étions arrivés contre le dernier brise-lames. La nuit était tiède et la mer, très -calme, chantait là-bas son doux rigolage. La pauvre fille pleurait sans grimace. Avec son visage émacié, d'une grâce souffrante, elle ressemblait à une martyre. Je ne m'attendais pas à la véhémence de ce chagrin. J'en fus sérieusement déconcerté ou plutôt atterré. Je me faisais l'effet d'une brute. — Miss, miss, balbutiai-je, ne vous offensez pas... Oui, c'est très mal, mais soyez indulgente, je ne suis pas ce que vous pensez... — Ah, vous êtes comme les autres ! Et ses pleurs redoublèrent. — Je vous ai donné le droit de le croire, répondis-je, et j'accepte cette parole de mépris, la plus dure que vous me puissiez dire quand on est... moi. Elle essuyait ses yeux en soupirant. — Rentrons, murmurai-je, et n'ayez plus de crainte... Je marchai à côté d'elle respectueux et confus. Parfois un hoquet de chagrin soulevait encore son corsage. Et je me désespérais d'avoir senti cette gorge se gonfler dans mes bras, cette gorge si joliment imprévue. Tout le monde était couché à la villa des Mouettes. Sur le palier, je n'osai pas serrer la main de Miss ainsi que je faisais chaque soir. Je m'inclinai : — Encore pardon, Mademoiselle, et adieu, car je pars demain à la première heure. Elle fixa sur moi ses étranges yeux où la flamme delà bougie mettait un brillant extraordinaire : — Oh, dit-elle avec un sourire d'amertume, je ne suis pas si cruelle ! Préparez au moins votre départ. Trouvez un prétexte raisonnable afin de ne pas alarmer notre vieille amie. Je puis bien vous accorder un sursis de quelques jours. Bonne nuit, Monsieur. Et elle disparut dans sa chambre où j'entendis qu'elle se verrouillait prudemment. Je pensai à Werther qui se jette sur la porte de Charlotte et la tâtonne et la baise et l'ébranlé avec démence. J'aurais bien fait comme lui en ce moment. Mais Werther, avisé dans sa douleur, n'était pas embarrassé comme moi d'une stupide chandelle. Je sentis tout le ridicule de lui ressembler et rentrai chez moi en exhalant un soupir discret mais qui m'en disait long sur l'état de mon cœur, car je l'aimais décidément cette vilaine rousse qui n'était plus laide que pour les autres ! Or, le lendemain samedi, le temps s'était brouillé. Un vent de mer d'une extrême violence soulevait des vagues énormes; aussi, les petites barques noires, qui devaient appareiller pour la crevette, demeurèrent-elles sur la plage, tandis que les pêcheurs, aidés de leurs garçons, ficelaient les voiles et les chaluts, multipliaient les amarres en prévision de la grande marée de l'après-midi. Sous le ciel opaque, troué de lueurs livides, galopaient d'affreuses nuées qui n'avaient pas le temps de fondre en pluie tant leur course était folle. Parfois, l'on voyait quelques promeneurs audacieux ou simplement naïfs, apparaître un instant sur la digue pour rentrer aussitôt chez eux ou s'envoler je ne sais où; car il était impossible de résister à ce souffle formidable non plus qu'à la fine mitraille du sable volant qui aveuglait et vous fichait dans la peau toutes les aiguilles de l'Angleterre. Il y avait aux Mouettes trois nièces de Mme Berrhens, trois Bruxelloises, dont on attendait les maris par le train de 6 heures. C'étaient de bonnes femmes, bien portantes mais un peu bornées et sans contact intellectuel. Elles poussaient des exclamations de terreur à chaque ratfale : — Si ça continue, disait l'aînée, on va tantôt s'envoler avec tout le bazar. Une autre gémissait : — Ça est qu'à même ennuyant qu'on ne sait pas avoir deux jours de beau temps deux jours de suite! — Le plus pire, faisait la troisième, c'est pour les enfants ! Elle n'avait pas tort. Ces gosses, au nombre de huit, trois garçons et cinq filles âgés de cinq à dix ans, menaient depuis le matin un tapage infernal malgré les « fini maintenant, savez-vous! » excédés et quelques taloches qui, distribuées au hasard, renforçaient le vacarme de braillements éperdus. La prudente Mme Berrhens, atteinte d'une migraine de circonstance, gardait la chambre où miss Anna lui lisait probablement quelque roman à secret de miss Braddon ou de Marlitt. Quant à moi, retiré au fond de la salle à manger, je m'évertuais dans le brouhaha à griffonner une lettre plaisante à un ami pour le prier de me rappeler sans retard à Bruxelles sous un prétexte dont je lui laissais le choix, pourvu qu'il fût bon. Mais je n'avançais guère. A tout instant, les câlines fillettes venaient se pencher sur mon buvard, à moins qu'elles ne grimpassent sur mes genoux pour se faire conter une fois de plus le Petit Chaperon Ronge ou le Maître Chat que j'avais accommodé pour elles à la moderne. Et puis, on le devine, mon cœur était tourmenté comme la mer. Je n'avais pas encore revu notre lectrice et je tremblais qu'elle ne parût tout à coup, en même temps que je désirais sa présence. Je m'interrogeais. Quelle serait mon atti- ÉQUINOXE tude devant elle ? Quelles paroles opportunes sortiraient de ma bouche ? On assure qu'on ne dit bien que ce qui est difficile à dire... Oui, mais que dire? Je ne savais. Ah, je sentais mieux aujourd'hui tout l'odieux de ma conduite d'hier soir ! J'oubliais de la mettre au compte d'un tendre sentiment. J'en exagérais l'inconvenance, la brutalité. J'étais sans pitié pour moi-même. Par-dessus tout, il m'était pénible de penser que miss Anna se figurait sans doute « qu'elle savait maintenant à quoi s'en tenir » sur la droiture de mes intentions à son égard. Au fait, ne devait-elle pas croire que, fort de l'aveu qu'elle m'avait fait avec confiance, je m'étais tout de suite enhardi jusqu'au baiser avec l'espoir de la mettre promptement aux toiles ! Et pourtant, je me rappelais ses dernières paroles où quelque douceur perçait dans l'amertume. Qui sait si je n'aurais pas réussi par la patience ? Mais en amour, je ne suis pas l'homme des longues tactiques. Je suis de brûle-pourpoint, d'assaut, par timidité peut-être... Enfin, j'avais succombé. Tant pis, il fallait partir. Je décrochai doucement les pattes de toutes ces gamines suspendues à mes habits et bâclai ma lettre. Comme j'endossais un mac-ferlane pour me rendre au bureau de poste, Miss traversa le vestibule. Cette rencontre me donna comme une commotion. Je m'inclinai sans mot dire. Mais elle, très délibérée, très anglaise : — Comment, vous sortez,Monsieur? Whal a courage! Je repris mon sang-froid : — Il le faut, répondis-je, cette lettre doit partir par le train d'une heure, ou je manque à une promesse sacrée... — Oh alors, partez vite ! J'osai la regarder. Elle souriait. Il me sembla qu'elle avait changé sa coiffure. Ses cheveux s'étaient tout à coup multipliés. Ils bouffaient au-dessus du front et brillaient fins, soyeux, d'un éclat sonore que je ne leur avais jamais vu. C'était comme un embrasement soudain. — Allright! m'écriai-je pour dire quelque chose. Et je m'élançai au dehors, bouleversé de ce miracle qui la faisait vraiment belle pour mieux aiguiser mes regrets ! III A la Poste, je tombai sur les maris de nos Bruxelloises qui débarquaient justement du train de Furnes. Ils m'expliquèrent qu'ils avaient avancé leur départ pour assister à la tempête. C'étaient un entrepreneur et deux négociants, gaillards peu raffinés mais intelligents et de belle humeur. Tout de suite, ils prirent le vent comme il venait et déployèrent une joie bruyante qui me sortit de mes songeries. En bons époux, ils avaient obéi aux instructions postales de leurs femmes et arrivaient chargés d'innombrables et pesants paquets, ce qui nous permit de tenir bon dans les rafales et d'atteindre à la villa sans trop de peine. On devine la joyeuse surprise que provoqua ce retour imprévu et les embrassades qui s'ensuivirent. Déjà, l'excellente MmeBerrhens, oubliant sa migraine, était descendue à la cuisine pour commander que l'on renforçât le déjeuner à l'aide de conserves et de formidables omelettes, car le mauvais temps avait désorganisé tous les services de bouche A midi tapant, l'on se mit à table. Nous n'étions pas moins de dix-sept convives. Les huit enfants surprenaient par leur sagesse : ils n'avaient garde de turbuler comme ils faisaient les autres jours ; subitement domptés par les regards paternels, ils mangeaient très proprement et babillaient entre eux sans gêner personne. J'occupais ma place habituelle auprès de Miss. J'avais redouté ce moment pour tout ce qu'il me faudrait déployer de tact et de mesure en parlant à cette amoureuse repentie. J'en fus pour mes préparations et mes scrupules. Elle ne m'accorda pas la moindre attention, ayant mieux à faire de recevoir les hommages de son voisin, l'entrepreneur barbu. Celui-ci, étonné de l'entrain de la demoiselle et de la flamme qui s'échappait de ses cheveux, se reculait pour la dévisager : — Ma parole, disait-il, vous avez quelque chose de changé dans votre figure ! Est-ce que ça est pour votre amoureux ? Emoustillé, il débitait force plaisanteries qu'il soulignait d'œillades égrillardes auxquelles miss Anna ne semblait pas insen- sible. Elle minaudait, se faisait pour ce gros homme langoureuse et chatte. Etait-ce chez elle vivacité de surface, simple jeu de coquette? Persuadée que je l'aimais éperdument, elle entreprenait peut-être de me torturer pour se venger de son premier amant. Elle se trompait en ce cas, car son flirt, loin de me donner la moindre jalousie, m'apaisait au contraire : il la défigurait dans mon cœur. Je crois bien, du reste, que personne ne la reconnaissait plus. Sans doute, les dames se fussent étonnées et même un peu scandalisées de son attitude, si l'ouragan qui continuait de faire rage et secouait de sa poigne portes et fenêtres avec une violence inouie, ne les avait distraites de la table pour les jeter dans de sempiternels « Jesusse Maria ! » qui alternaient avec les « sacrebleu » des hommes. Au dessert, on proposa d'aller contempler la tempête sur l'estacade de la plage voisine. Comme on pense, les dames se récrièrent, à l'exception de Miss : — Oh oui, dit-elle avec exaltation, le spectacle doit être magnifique ! — Eh bien venez avec! cria l'entrepreneur. — Ah bien, si vous voulez de moi, je ne demande pas mieux ! disait-elle en faisant la coquette. Toutefois elle eut un scrupule : — Bien entendu, si notre chère dame y consent... — Oh vous êtes libre, ma bonne Anna, répondit la vieille pralinière, mais couvrez-vous bien au moins de peur d'attraper froid. L'exemple de la demoiselle n'entraîna aucune de ces dames, de sorte que nous ne fumes que cinq personnes à monter dans le tramway de Nieuport. Tout le long de la route, l'entrepreneur se montra fort attentif et même familier auprès de miss Anna qui accueillait ses avances avec enjouement et ne prenait garde à moi non plus que si j'eusse été invisible. Au rebours des amoureux, j'en étais ravi. Tout en causant avec mes autres compagnons, je me disais : — Elle est fantasque décidément... Elle est laide. Me préférer ce bedonnant entrepreneur ! Fi donc, elle est d'une ambition morale peu exigeante... De là à la trouver vulgaire, il n'y avait qu'un pas; j'hésitais pourtant à le franchir; je n'admettais pas que je me fusse épris sans motif, surtout d'une laide. Néanmoins, je commençais à me railler, à me faire honte de ma pusillanimité. Ah, j'étais un bien excellent jeune homme l A Nieuport, la tempête nous parut dans son plein. La mer démontée roulait vers l'est des vagues énormes qui se ruaient sur les pilots entrecroisés où elles explosaient en panache, submergeant le môle d'une écume fouettante. Il pouvait y avoir une centaine de personnes sur la vaste plate-forme qui termine l'estacade, monde bruyant dont les cris de joyeuse épouvante'se mêlaient au fracas des eaux. Ici, la mer redoublait de fureur, lançait contre notre belvédère des masses liquides d'un poids si formidable que toute la mem- brure de l'ouvrage craquait sous leur écroulement et subissait des secousses à nous faire perdre l'équilibre. Cela bougeait positivement. Aussi, les femmes en avaient-elles assez vu et demandaient à retourner. Seule, miss Anna ne témoignait aucune crainte. A la voir si liardie, si émerveillée surtout, les narines palpitantes, je lui rendais un peu de ma sympathie. Pourtant elle n'avait pas quitté le bras de l'entrepreneur; je m'irritais sourdement de cette familiarité; j'en éprouvais du dépit et de la tristesse tout à la fois. Comment pouvait-elle se plaire à la galanterie de ce gros homme ? En ce moment, et comme si le ciel prît mon cas en pitié, un paquet de mer sauta par dessus la rotonde ; il y eut une panique générale et Miss fut projetée contre moi. Je dus la saisir à la taille pour l'empêcher d'être ren- versée. Tout de suite du reste, je lui avais rendu la liberté. — Merci, Monsieur. Et sans plus, elle s'accouda sur l'épais bor-dage. Sous nos pieds, la mer ronflait et bouillonnait tumultueusement, comme fait une mer bretonne dans les cavernes de ses falaises. Sur le ciel rabaissé, galopaient des nuées légères mais sinistres comme des voiles de deuil. L'heure avait une couleur de mort. Ce paysage de détresse était vraiment en con-sonnance avec mes sentiments : il augmentait mon noir. J'aurais voulu parler à miss Anna, trouver les paroles magiques qui l'eussent persuadée de ma tendresse respectueuse. Oui, j'avais l'impression que, dans cette grande émotion des choses, de certains mots pouvaient la tou- 182 équinoxe cher et nous ramener à cette cordiale sympathie qui nous avait entraînés l'un vers l'autre durant ces derniers huit jours. Il y a des mots conquérants, vainqueurs ! Elle était demeurée auprès de moi tandis que l'entrepreneur s'ébrouait là-bas avec ses compagnons et faisait le Bruxellois au milieu des spectateurs égayés. Toujours accoudée sur le bastingage, plongée dans une pensive admiration, elle laissait voltiger devant elle ses cheveux d'or, superbes sous la toque de loutre qui les surmontait comme une couronne. Je m'enhardis : — Miss, murmurai-je... # * # En ce moment des cris éclatèrent : — Une barque! Une barque! Et les voix se turent dans l'angoisse qui étreignait les cœurs. Une petite barque dans cette tourmente! Mais elle allait périr ! Tous les yeux se tendaient vers ce drame lointain. Parfois, f esquif demeurait si longtemps dans le creux des vagues qu'on le croyait décidément englouti. Mais il rebondissait soudain, peut-être pour la dernière fois. Il ne marchait qu'avec ses focs tendus à crever Poussé par un vent furieux, il avançait avec une rapidité prodigieuse malgré le roulis et le tangage, si bien qu'il se trouva près de nous en moins de quelques minutes. Le bateau était beaucoup plus grand qu'on ne l'avait supposé tout d'abord. C'était un pêcheur français, dévoyé par l'ouragan, qui tentait de se réfugier dans notre port. Mais de le voir si proche, notre anxiété augmenta. Comment ferait-il pour embouquer le chenal dans cette mêlée de vagues qui l'empêchaient de gouverner ? Il approchait cependant. Bientôt, nous distinguâmes les matelots, tous cramponnés aux mâts à l'exception du timonnier qui, couché sur la barre, lui imprimait des virages avec une vigueur surhumaine. C'était un instant solennel : le bateau cabré, tourbillonnant dans une spirale d'eau et d'écume qui le dérobait parfois tout entier à nos regards, refusait d'obéir au pilote. Il n'était plus qu'à une centaine de mètres de nos piliers contre lesquels il allait sûrement s'abîmer... Nous ne respirions plus, et la catastrophe semblait inévitable quand le timonnier jeta un cri perçant. Aussitôt les marins se décrochèrent de leurs mâts pour une manœuvre désespérée. En un instant le bateau se trouva couvert de sa toile. Tout à coup, il s'envola pour ainsi dire comme une énorme mouette et, sur l'échiné d'une vague gigantesque, il embouqua le chenal en rasant l'estacade. Il était sauvé. Brusquement, on entendit crisser les poulies. Les voiles claquèrent et churent. Alors, sur le pont, les matelots enlevèrent leur casque goudronné et, les yeux levés au ciel, ils adressèrent une muette prière de gratitude à Notre-Dame du Salut. Je ne me souviens pas d'avoir jamais vu un geste plus noble et qui m'ait autant remué. Il revêtait soudainement ces humbles hommes d'un je ne sais quoi d'épique, de sublime, qui vous donnait le frisson du pathétique, surtout qu'en ce moment le ciel se déchirait au bout de l'horizon et lançait une large flèche d'or, comme dans ces tableaux de miracles. Cependant le ciel s'était entr'ouvert, posant une nappe de lumière sur les flots lointains. La fureur du vent diminuait de violence et les moutons rentraient dans leur bergerie sous-marine. Une heure après, les nuages déchirés fuyaient en lambeaux sous un ciel d'un bleu de Delft. Ragaillardis par le soleil, nous rentrâmes un peu mouillés mais contents. Seule, Miss me parut un peu rêveuse. Elle n'écoutait plus l'entrepreneur avec autant de complaisance et lui répondait par monosyllabes ; la loquacité galante du bonhomme, le grossier fracas de sa gaîté l'agaçaient visiblement. Cette promenade mouvementée nous avait donné un appétit de requin. On dîna joyeusement. Nos maris ne tarissaient pas de conter les « bonnes farces » des vagues et du vent, les jupons soulevés, les chapeaux envolés, etc. Mais leur mémoire n'avait pas retenu la muette invocation à la Madone. Je voulus réparer cet oubli. Ils raillèrent mon enthousiasme et allèrent jusqu'à déplorer le geste de ces hommes encroûtés, disaient-ils, dans la plus stupide des superstitions. Agacé par leur bêtise, j'essayai d'expliquer mon impression où ne se mêlait du reste aucun sentiment religieux. J'apportai même quelque chaleur dans mes paroles sous le doux regard attentif dont miss Anna semblait m'encourager. Les dames se rangèrent à mon avis : les grosses dames sont généralement très sensibles... Mais les hommes finirent par me traiter ignominieusement de poète. Impossible de rien faire comprendre à ces esprits profondément matériels. Au café, miss Anna alla rejoindre les enfants qui jouaient sur la digue avec une ardeur que justifiait un emprisonnement de tout un jour. Elle fit des parties de balle et dansa à la corde avec eux comme une gamine. Elle avait abandonné la modeste robe de coton « gris mélangé » qu'elle semblait affectionner au mépris de toute coquetterie, pour revêtir une jolie toilette de soie sombre qui ne faisait que mieux ressortir son teint laiteux et l'or d'une chevelure dontje ne m'expliquais pas qu'elle prît tout à coup un soin si extraordinaire. En attendant, c'était une nouvelle femme. Je la regardais du haut de la véranda. Elle me plaisait infiniment dans ce rôle d'amu- seuse de gosses : elle y mettait de l'espièglerie, de la tendresse. Elle y était aussi fort vive ; sa jupe avait des envolements, des gonflements de cloche tout à fait gracieux. D'ailleurs, les petits l'aimaient beaucoup pour ses inventions de toutes sortes et les exclamations anglaises dont elle réveillait leur ardeur. Mais la nuit vint, une belle nuit comme celle de la veille, sans un souffle, pleine d'étoiles. La douceur du moment invitait à la promenade. Je ne savais à quoi me résoudre encore, à demeurer ou à sortir. J'attendais que Miss se décidât à quelque chose afin de faire exactement le contraire de ce qu'elle ferait. Comme elle se déterminait en fin de compte pour la promenade, je proposai un besigue à Mme Berrhens qui ne sortait jamais le soir; mais la vieille dame me refusa malgré mon insistance, car elle ne prétendait pas accepter mon sacrifice. Force me fut donc de me promener aussi, à ma très vive contrariété. Comme les trois couples avaient déjà pris l'avance je restai seul avec Miss, ce qui ne laissait pas que d'être embarrassant, pour moi du moins. Nous allâmes pendant quelques minutes séparés et muets. Tout à coup, la demoiselle rompant le silence : — Profitons de cette rampe, voulez-vous, et descendons sur la plage. Très étonné, j'obéis docilement. Nous marchâmes vers la mer qui chantait là-bas tout au loin. Une calmante lueur s'épandait de la voie lactée. L'heure était bonne, tranquille; je me sentais l'âme disposée à une immense tendresse. Je regardais ma compagne à la dérobée. Elle allait droite, cambrée, en retroussant sa jupe avec le geste coquet d'une Parisienne. Soudain, comme nous arrivions aux premiers flots, je sentis un bras qui s'insinuait sous le mien et, dans l'ombre, je vis les étranges 5'eux de Miss qui me regardaient avec une expression de douceur et d'humilité inexprimables. Elle ferma les paupières et sa tête s'inclina sur mon épaule. — Miss! miss! m'écriai-je croyant à une faiblesse. Mais elle sourit : — Je suis heureuse ! soupira-t-elle. Et soudain, se pressant contre moi, elle éclata en sanglots. Bouleversé, je l'avais saisie dans mes bras et je la soutenais mais sans oser l'étreindre encore. Elle me tendit sa bouche entrouverte : — Je raillais, je mentais, dit-elle. Fun is good, truth is still better and love besl of ail ! Je t'aime ! MUSÉE DE LA LITTÉRATURE PAUL LACOMBLEZ, Editeur, Bruxelles. Arschot (Comte d'). Quelques étapes . . . . ... . 2 50 Canivet (Hélène). Le Branle....... . 3 » • Cudell (C. A.). Udinji, roman de mœurs congolaises . . . . 3 » De Coster (Charles). La légende d'Ulenspiegel . . . . - 5 » — Légendes flamandes . . . . . . 3 5° De Haulleville (Baron), J. M. J. Bodson......2 » Delattre (Louis). Contes de mon village......3 5° Les miroir.s de jeunesse . . ... . , 3 50 Demblon (C.). Macbexh, traduit de Shakespeare . . , 1 25 Demolder (Eugène). Contes d'Yperdamme......3 ~» De Régnier. Le bosquet de Psyché........2 » Destree (Jules). Journal des Destrée.......1 » Eekhoud (G.). Les fusillés de Malines.......3 5° — La nouvelle Cartilage (édit. définitive) . . . . 4 » — Nouvelles Kermesses..........3 5° — Au siècle de Shakespeare.......3 » Emerson. Sept Essais, avec préface de Maeterlinck . . . . 3 ^o Greyson (Emile). A travers passions et caprices ... . . . 3 5° Horrent (D.). Ecrivains belges d'aujourd'hui......~ » Krains (H.). Histoires lunatiques........3 » L-ichtervelde (Cle G. de). Légendes de l'inconnu géographique. . 2 » Maeterlinck (M.) Théâtre, 3 volumes' à. ......3 5° — Les sept princesses, drame.......2 » : — Serres chaudes. — Quinze chansons. ... . 3 » — L'Ornement des Noces spirituelles . . . . 5 » — Les disciples à Sais et Fragments de Novalis . 4 » Mallarmé (Stéphane) .V iljjèfs de l'Isïe-Adam, avec portrait de VilHers, gravé par Desboùtin......3 » Maubel (Henry). Etude de jeune fille . . . . . . 2 » — Quelqu'un d'aujourd'hui......3 50 Morisseaux (F.-Ch.), A travers le Vitrail . . . . . . 350 Philippe (Marie). Les Entants sur la Scène......2 50 Picard (Edmond). Scènes de la vie judiciaire : Paradoxe sur l'Avocat. — La Forge Roussel. — L'Amiral. — La Veillée de VHuissier. - Mon Oncle le Jurisconsulte . . 4 » — El Moghreb al AUsa"(Mission belge au Maroc) . . 4 » — Monseigneur le Mont-Blanc. . . . . . 2 » — Vie simple . . . . . . . . 2 » — Le Sermon sur la montagne et le Socialisme . . 2 » — Comment on devient Socialiste . . . . • . 1 » — L'Aryano-Sémitisme . . . . . . . 3 - ». — Désespérance de Eaust, prologue pour le théâtre, il!. 2 » — Jéricho, Comédie-drame en 3 actes . . . . 3..» — Fatigue de vivre, Comédie-drame en 4 actes . . 2 50 — Psuké, Dialogue pour le théâtre, en 1 acte, illustré . 3 » — La Joyeuse Entrée de Charles-le- Téméraire . . 2 » Pierron (Sander). Les délices du Bratant......350 Ruyters (A.). Les mains gantées et les pieds nus.....3 50 Schelfhoudt (Valentine). Lettres et Nouvelles.....3 5° Sigogne (Emile). Contes merveilleux . .......3 » — L'art de parler........' 3 50 Tordeus (Jeanne^. Manuel de prononciation......2 » Van Doorslaer (Hector). Sur l'Escaut, préface par Edmond Picard . 3 50 Van Lerberghe (Charles) Les Flaireurs......1 » Van Zype. — NOS PEINTRES. I : Baertsoen, Courtens, Laermans. Levêque, Lynen, Ronrier, Stobbaerts, Vânaise (épuisé). II : Fabry, Bernier, Frédéric, Gilsoul, Gouweloos, R. Janssens, Mathieu, J. Smits. III : Ciamberlani, Delaunois. Delvin, Fr. Hens, A.-J. Heymans, Eug. Smits, Ad Verhaeren, Ts. Verheyden. Chaque série, grand in-8°, avec 8 phototypies. — La Révélation, roman. . ......3 50 Waller (Max). Daisy, roman . .... 3