CX LIBFUS WITHOUD WGCKHOUD £ I KH QUD kCKHOUP DU MÊME AUTEUR Contes et Souvenirs. en préparation : Notre langue. 1: i#., Mim ïïm A mon cher Ami Eugène demolder ___ __ Il a été tiré de ce livre : 300 exemplaires sur velin et 25 sur papier de Hollande tous numérotés de 1 à 325 et parafés par l'auteur. Préface ^/JU lieu de Nouvelles rapides qui se lisaient comme on fume une cigarette et dans le même temps, l'écrivain plus ambitieux, encouragé peut-cire par les notes camaradement laudatives qui accueillirent ses premiers essais, nous donne aujourd'hui un récit maritime et deux contes bruxellois très longs. C'est fort bien, il n'est pas défendu, de quitter les bluettes sempiternelles. En son Atlantique idylle — un joli titre — l'auteur qui s'en fut une fois à New- York, rapporte la naïve aventure de sa traversée pacifique. Si les oeuvres valaient surtout par leur sincérité, celle-là serait à coup sûr très recommanda-ble; toutefois son intérêt est restreint, car elle n'est en somme qu'un feuilleton de bord authentique, aussi dépourvu de transitions que d'événements surprenants. Ni tempête, ni natif rage, tout au plus et par convenance, un gros temps de quelques lignes : à part cela une mer calme et bleue comme un lac italien, du soleil, de la lune et des étoiles profusément... J'oubliais un peu de sentiment ou de sentimentalité si l'on veut. Après quoi, l'auteur retourne bien vite à ses petits héros citadins. Les fiançailles de Joseph Kaekebrouck et Ferdinand Mosselman, sans viser à l'observation intense de la Comédie humaine, sont comme des tableautins de mœurs bruxelloises, dégagés cette fois de l'horreur tragique qui assombrit si fort le Châtiment de Mme Keuterings et la Fin de Trullemans. Ici tout est clair et normal. Plus rien de morbide. Les caractères se meuvent, les sentiments se déploient et s'épanchent dans line atmosphère naturelle, tranquille. Les personnages se montrent parfaitement sains, indemnes de névrose ou de neurasthénie et ne souffrant pas même d'une passagère suractivité de la circulation artérielle... Pour tout dire en quelques mots, les deux contes, dont plusieurs " situations „ sont identiques et ne diffèrent pcut-clre bien que par une adroite ponctuation, se terminent par un mariage. Comme on voit, cela est foncièrement moral. Ajouterai-je maintenant qu'une remarque m'a surtout frappé? Au revers des Contes et souvenirs, dont, il m'en souvient, l'impiété a légèrement choqué, l'œuvre nouvelle ne contient pas une seule offense à la religion. L'auteur a-t-il craint de se répéter ? Est-ce une concession ? On bien serait-ce que saisi de peni-tentielles ardeurs, il commence, lui aussi, de s'entraîner sournoisement sur quelque roule de Damas ? Enfin voilà le livre. On le devine, il n'a nulle prétention de créer quoi que ce soit de nouveau. Il ne révèle aucune tendance, ne trace aucun chemin, ne défriche absolument rien du tout. Bien sûr ilfera sourire indulgemment les métaphysiciens, à supposer que ces grands penseurs Couvrent un jour par mégarde pendant une seconde. Mais s'il ne déplaît pas trop aux esprits d'un moindre génie et qui seraient comme Montaigne plus épris de fantaisie que de profondeur,je pense que l'écrivain, suffisamment satisfait, s'occuperait à des éludes moins imparfaites et peut-être aussi moins débonnaires... Mc Chamaillac. Juin 1S95. A Madame X... I Quatre heures sonnent aux grandes tours de Ste-Gudule. Chaque note s'allonge sur le vent, semble un bâillement de cloche qui s'étire dans l'aube. Je suis prêt. Le jour commence à poindre : des nuages violets, sinistres, courent sur un ciel cuivreux. Je ne puis réprimer un frisson. 11 s'agit bien de frissonner sous la première impression mauvaise ! — Voyons, fais-je pour me donner du courage, est-ce que je marche à la guillotine? On frappe à la porte : — Monsieur, la voiture est là! Je boucle mes courroies et jette un plaid sur mon épaule. Je descends. Sur le perron tout enguirlandé de glycines fleuries, deux chiens noirs, Moule et Nick, bondissent au-devant de moi. Je les caresse, tandis que d'un regard furtif j'interroge les fenêtres de la maison. Mais nul rideau ne bouge. Personne pour faire un signe d'adieu à l'enfant exalté et téméraire, au méchant fils. — Eh tant pis, qu'il s'en aille ! — Cocher, gare du Nord! Et déjà bien loin la petite porte du jardin claque toujours dans mes oreilles... * * * A Anvers, le ciel creva : de grosses gouttes chaudes s'écrasaient sur les trottoirs. Je sautai dans un vieux carrosse qui me trans- porta au quai du Rhin où le steamer était marré. Un grand soleil luisait maintenant, se mirait dans les flaques. Le Portland oscillait doucement sous le petit flot du fleuve et chauffait ferme. Sur le quai et sur le pont du bateau tout un peuple de chargeurs s'agitaient fébrilement. J'entendais les coups de gueule lancés en mesure^ pour concentrer toute une somme d'efforts sur la balle à soulever, et c'était de perçants appels, des jurons qui dominaient un moment le tapage des brouettes de fonte, les engrenages renâclants et le furieux bruit de vapeur fusant par les joints. Presque sans arrêt la grue décrivait sa course du pont au quai et du quai au pont, et son grand bras semblait battre une lente et majestueuse mesure à l'orchestre barbare. Des ballots cerclés de fer, des caisses s'enlevaient du sol comme des bottes de paille, tournoyaient au-dessus de la cale. Des bras arrêtaient leur élan, et les colis plongeaient dans le gouffre. Bientôt la chaîne reparaissait sautelante et libre — un temps de silence — un coup de sifflet, — et les engrenages remâchaient avec rage. Une autre charge! Le steamer levait l'ancre à midi. Une centaine d'émigrants étaient déjà rassemblés sous les hangars. Des femmes s'enveloppaient frileusement dans de petits châles aux couleurs déteintes d'un effet très doux. Tous ces miséreux, serrés les uns contre les autres, regardaient dans une curiosité muette, cette activité dévorante déployée à l'approche du départ. Seuls, deux mioches de la bande, les cheveux encore tout collés de pluie, jouaient à cache-cache derrière des paniers de vin de Champagne. Je demeurais tout attriste- Mais je ne pouvais m'attarder : il fallait que je me rendisse au commissariat maritime pour signer mon engagement. J'allais abandonner le quai quand, à travers la mâture du steamer, j'aperçus un point noir, un mousse, juché dans les cordages. Retenu par une jambe, il penchait son corps dans le vide et la main à l'oreille il écoutait des ordres, des jurons, qu'un matelot lui envoyait du bord. Le ciel roulait de nouveaux blocs couleur d'encre... Une angoisse affreuse m'empoigna le cœur et je sentis tout mon grand courage, avivé même dans ces derniers jours, s'affaisser comme le charbon d'un feu qui meurt. — Ainsi je serais ce petit point noir, je serais mousse, moi! A ce moment, le ciel fondit sur les hangars, la pluie crépitait sur le zinc des toitures comme une grêle. Un effroi indicible me saisit. Depuis quelques jours je vivais dans une excitation factice, l'imagination sans cesse éblouie par le mirage des choses que j'allais voir : l'Océan, une terre inconnue! Je m'étais dit: Oui, tous les sacrifices, toutes les fatigues, pour découvrir le nouveau, le jamais vu! Et voilà que pour conquérir l'émotion, j'étais là, devant ce navire en partance, perdu dans un grouillement d'êtres inconnus, bousculé, insulté par les chargeurs brutaux dont ma flânerie entravait le fiévreux labeur. Je devenais lucide. La folie de mon projet m'apparaissait enfin. Non, je n'irais pas au commissariat maritime, je ne m'engagerais pas, je ne signerais rien du tout. J'étais libre encore. Ma voiture attendait à quelques pas... Si je retournais à la gare! Je m'élançai.... J'ouvrais la portière de la guimbarde, quand le soleil soudain rayonna! — Non, attendez un moment, dis-je au cocher, qui déjà ramassait ses guides. Je restais indécis, et dans la lumière flamboyante j'écoutais le joyeux glottement des gouttes claires, pareilles à des brillants qui tombaient du toit des abris dans les rigoles. Des femmes gaies passaient près de moi, se retroussaient en riant pour enjamber les mares. Et voilà que tout me sembla radieux comme ■un changement à vue dans une féerie. Un calme doux succéda à mon angoisse. L'espoir me rentrait dans l'âme ainsi que l'air dans une cloche pneumatique. Toute ma résolution me revint froide, forte comme aux premiers jours, et je me sentis hon- teux de ma défaillance. Mes yeux se tournèrent vers le fleuve magnifique, irradié de soleil, et i' me parut impossible de désespérer encore. De toute la gaîté qui m'environnait maintenant, je m'efforçais de garder une image très nette pour qu'elle m'aidât à combattre des tristesses prochaines... * * * Je fermai la portière de la voiture et dis au cocher de m'attendre encore. J'entrai dans un café situé en face du quai et qui portait cette enseigne : Au bon Voyage. J'y étais venu souvent depuis une semaine et l'on m'y connaissait bien. La jeune fille de la maison savait mon projet — on est parfois expansif aux heures troublées — et ne me croyait point. Elle se désolait. — Ainsi, s'écria-t-elle en secouant la tête, c'est décidé! Je souriais. Toute pleine d'une sollicitude qui m'attendrissait, elle dit, voyant sans doute ma figure pâle et mon air étrange : — Nous avons du café bien noir et tout chaud. Buvez une jatte, ça vous remettra... Elle déposa devant moi une grosse tasse fumante. — A cette époque de l'année, la traversée est toujours bonne, dit-elle campée devant moi. Mon amoureux est sur la mer. C'est son sixième voyage! Le Portlande.st un bon bateau, savez-vous! Vrai, je n'avais pas peur, et j'eusse accompli le voyage sur la caravelle de Colomb, mais elle était si affectueuse, la bonne fille, elle avait un air si naïvement convaincu d'avoir deviné mes secrètes transes, que je m'écriai : — Oh ! tant mieux, Mademoiselle ! —Et je parus soulagé d'une grosse inquiétude... * * * J'avais signé mon engagement au commissariat maritime, et je retournais au port, quand au détour d'une rue je m'entendis appeler. Quatre jeunes gens sautaient d'un tramway et accouraient vers moi. C'était des amis fidèles, venus tout exprès à Anvers pour m'embar-quer. Leur vue m'attendrit, et puis je frissonnai. C'était donc vrai que je partais! Pourtant dans ma peine j'éprouvais alors un gros soulagement. C'était bien, ce qu'ils faisaient; eux au moins n'avaient point voulu que je partisse comme le plus abandonné des pauvres diables ! Je les conduisis, marchant vite, parlant peu, très préoccupé à l'idée qu'il me fallait encore pourvoir à mon équipement. De nouveau le soleil avait disparu sous d'aiïreux nuages, et la pluie tombait avec un bruit de grande friture. Nous arrivâmes au port. Les hangars étaient maintenant envahis par la foule des émigrants, troupe bourdonnante, aux costumes variés de districts inconnus. Cette fois les chargeurs, sous l'impulsion d'une force neuve, déployaient une ardeur extraordinaire. Ils voyaient la fin de la rude besogne, et leur vigueur en était ranimée : plus qu'une ran- gée de caisses plates à faire avaler par le steamer! Et le Portland lançait un ronflement continu, ce terrible ronflement de navire de 5,000 tonnes impatient de la haute mer. Sa coque s'était élevée, apparaissait presque au niveau du quai. La marée montait et la passerelle, appuyée sur le pont, n'était plus qu'une pente douce. . . * " * Le chargement était terminé. Le steamer bourdonnait avec fureur, comme s'il allait éclater. Les chaudières vous trépidaient dans la poitrine. Le quai était couvert de monde; on attendait l'émouvant signal du départ. J'embrassai mes amis et très ému, un peu chancelant, je descendis sur le pont. Alors, comme partait le joyeux carillon de Notre-Dame, annonçant l'heure de midi, un coup de cloche retentit. Un râle terrible, lugubre, comme un grand cri de détresse sortit du steamer et résonna dans tout le port. Cependant les matelots retiraient les ancres, détachaient les amarres. Un grincement se fit entendre. Le navire tournait, poussant son râle, maintenant, sans interruption. Et comme il gagnait doucement le large du fleuve, soudain sur le pont et sur le quai une immense clameur s'éleva et s'agitèrent par-dessus les têtes des mouchoirs déjà lourds de larmes... — Adieu, Adieu! C'était dans l'Escaut. Emballé dans mon grand caban noir, j'errais sur le pont depuis des heures, sans que personne prit garde à moi et voulût même m'honorer d'un regard de défiance. Je commençais à m'épouvanter de cet isolement. Par surcroît de peines, une faim terrible hurlait dans mon estomac. Je n'avais bu qu'une tasse de café, à sept heures du matin... J'étais persuadé qu'on m'oublierait, que je ne mangerais plus jamais. Adossé contre la dunette, je regardais dans une sorte d'hébétude les bateaux que nous dépassions et ceux qui nous croisaient. Pour casser ma faim, je croquais un morceau de pastille de menthe souillé, pelucheux, que je venais de trouver au fond d'une poche, quand on toucha mon épaule. Saisi, je me retournai. Le second était près de moi. — Monsieur, dit-il courtoisement, ayez l'obli-| geance de m'accompagner : le capitaine vous ! attend... Je poussai un grand soupir. Enfin, mon sort allait se décider. L'officier me conduisit vers le gaillard d'avant et nous entrâmes tous deux dans la cabine du capitaine. Le premier objet qui frappa mes yeux fut, pendue au plafond, une belle cage où chantait éperdument un petit oiseau jaune. Puis, je vis un homme, jeune encore, en redingote galonnée, renversé sur un confortable divan, une main plantée dans le velours cramoisi, l'autre main en l'air, tenant un cigare, dont la fumée montait avec un parfum. Figure sanguine, pleine de bonne humeur. Le capitaine! Et ma vision troublante de loup de mer s'évanouit. Au milieu de la chambrette, près d'une table couverte d'un tapis bleu où rampait le long serpent vert d'un porte-voix, se tenait debout un petit homme doré comme une image d'Epinal et qui continua de lire à haute voix, en anglais, un grand papier, sans que mon arrivée lui donnât la moindre surprise. J'eus le temps d'examiner la cabine. Les cloisons se divisaient en panneaux festonnés, ornés de peintures. C'était d'abord le portrait du capitaine, puis une plage remplie de barques échouées, un grand trois-mâts penché toutes voiles dehors sur des flots glauques. Et puis encore sur une grève pleine d'orage, une jeune miss romantique, dont cheveux, rubans et jupes flottaient devant elle sous la rafale. La jolie cabine! Mais le petit homme avait terminé sa lecture : d'un geste solennel, il tendit le papier à l'officier qui m'avait amené. — Very vieil doctor! s'écria le capitaine et, s'adressant à moi, sans changer d'attitude : Ah! vous voilà, Monsieur, vous êtes avocat? — Oui, capitaine, avocat stagiaire. — Et vous désirez être mousse? — Oui, capitaine. Il éclata de rire. J'étais sauvé. Toutefois, je 1 demeurais impassible et sans paraître deviner une faveur toute prête. Je voulais qu'on me crût ancré dans ma résolution. — Capitaine, dis-je enfin, je suis assez dégourdi. J'ai remporté beaucoup de prix de gymnastique dans ma vie... Et je devins verbeux de tout l'espoir qui m'entrait dans l'âme. On n'avait qu'à m'essayer, j'étais prêt, je monterais dans les huniers, sur le top du grand mât! Cette fois, le capitaine rit plus fort, et le second crut devoir l'imiter avec discrétion. — Je vois ce que c'est, dit alors le petit doctor 28 atlantique idylle avec flegme, le gentleman veut faire comme Mister Picard! — C'est cela même, fit le capitaine. Et sa gaieté redoubla. Enfin, quand son ventre se fut apaisé : — Allons, allons, voilà une vocation à laquelle je refuse de croire, Monsieur. Je vous place dans les écritures, vous aiderez le comptable, vous serez son stagiaire, ah ! ah ! Que l'on conduise ce gentleman auprès de Mister Evans. On m'emmena. Mon âme était toute ravie, toute bleue. Le chef comptable, à qui je fus présenté aussitôt, m'accueillit avec bienveillance. C'était un vieil homme très maigre et voûté, aux rides malicieuses comme celles de Voltaire. — Ainsi, vous venez m'aider, jeune homme, tant mieux, tant mieux! Voulez-vous commencer votre tâche tout de suite? — Mais volontiers... — Eh bien, aidez-moi donc à griller ce paquet de Maryland... Je roulai une cigarette. Mais à peine l'eus-je portée à mes lèvres qu'un étourdissement me prit et je m'affaissai tout à coup dans les bras de mon nouveau patron. Des larmes coulaient sur mes joues. — J'ai faim, soupirai-je alors comme le petit Savoyard... Nous avions doublé les Scil/y points depuis deux jours et déjà le Portland était loin dans l'Océan. Il marchait droit et solide dans une houle glauque veinée d'écume, quand s'éleva un joli vent nord-est, qui rebroussa la rousse chevelure des cheminées et la souffla impérieusement devant le steamer. Tout de suite, le quarter-master siffla la manœuvre et les matelots s'élancèrent aux cordages; comme ils amenaient les huniers, le navire plia gracieusement sur bâbord et, tout joyeux de sa toile bigarrée par le soleil et l'ombre, il accéléra sa course. Le dernier loch avait marqué 17 nœuds et nous filions d'une belle allure quand, soudain, | l'hélice stoppa et un grand silence tomba sur le pont. Un accident était arrivé à l'arbre de couche. Le navire perdit sa vitesse, s'alentit et ne marcha pjus que doucement appuyé sur ses voiles. Cependant les émigrants, surpris de ne plus sentir la trépidation des machines, sortaient de leurs tanières et se répandaient sur le pont ; des femmes au pâle visage terrifié interrogaient les matelots qui haussaient les épaules... A ce moment, un koft hollandais passait à tribord. Il nous salua et l'un de ses hommes, perché sur la hune, poussa par deux fois une ex-: clamation de stentor. Aussitôt, notre capitaine escalada la passerelle et embouchant le porte-voix, il lança par-dessus les flots : -- Twenty four, twenty six, g00d liope fricnds! Puis il continua de fumer son cigare, en eau- sant avec des engineers. Une attitude si tranquille ne pouvait marquer un péril extrême. Toute crainte s'évanouit. Les émigrants rassurés regagnèrent l'entrepont. Aussi bien la mer devenait dure et nous commencions à piquer dans la vague, encore que les focs eussent été car-gués. Je me dirigeais vers l'arrière dJun pas savant bien appuyé de vieux marin, quand j'aperçus un jeune homme et une jeune fille que je n'avais pas encore remarqués, après trois jours de navigation, parmi les six cents émigrants que portait l'immense paquebot. Ils se tenaient accoudés sur le plat bord d'arrière et suivaient d'un long et triste regard le koff hollandais que nous avions rencontré et qui s'en retournait plein d'ailes vers la douce Europe, déjà si lointaine... * * * Lui, c'était un grand diable très maigre, emmanché d'un cou si long, qu'une épaisse écharpe nouée double, ne le couvrait point tout entier et semblait une greffe sur un jeune tronc. La figure était petite, osseuse, mais d'une expression très douce à cause des beaux yeux purs, humides de bonté, comme ceux des chiens. Sous sa toque de taupe à oreillettes, sortaient des cheveux roux englués, qui moulaient sa nuque. Il portait un veston verdàtre très court qui l'amaigrissait davantage encore en laissant voir dans toute leur longueur des jambes infinis-sablés — grêles comme des pattes de flamant — et autour desquelles le pantalon, très étroit, flottait tout de même. La jeune fille, de taille moyenne, était dans la première fleur de la jeunesse. Son buste svelte commençait à peine de s'épanouir en gracieuses rondeurs. Sur sa tête vive et charmante était posé un petit châle de laine violette que d'une main elle tenait serré contre son cou. Appuyée sur le garde-fou, elle fermait par moment les yeux, chiffonnait sa figure dans une jolie moue de résistance à l'âpre vent qui affolait des mèches blondes sur son front. Ils ne parlaient pas en face du beau spectacle 3 des grandes vagues, mais parfois le garçon regardait la jeune fille avec tendresse et il souriait tristement lorsque, la prenant à la taille pour la soutenir dans les bonds du navire, elle repoussait vivement sa main empressée; et dans ce geste, il y avait toute la petite impatience de la simple amitié fâchée d'inspirer un sincère amour, et bien résolue, sans doute, à ne l'agréer jamais ! Je fus subitement attendri : je voyais l'âme douloureuse du pâle et doux escogriffe. J'entendais le soupir, la plaintive romance de " son pauvre cœur „. Je m'absorbais en ma compassion quand les jeunes gens tournèrent les yeux vers moi et me dévisagèrent avec surprise... Mais à ce moment la sirène poussa un long hurlement; une subite et forte trépidation s'empara du navire. La machine s'était remise en marche. L'hélice gonflait l'tau, la battait à la neige. La jeune fille poussa un cri et se pencha gaiement pour voir le jeu des bouillons qui prenaient les froides et profondes teintes de l'aiguë marine. Parfois l'hé- lice s'élançait hors de la vague comme un marsouin, tournait dans l'air et replongeait après une violente secousse de dislocation dans tout le bâtiment. La mer s'encolérait peu à peu et donnait de la tangue. Furieuse, elle jetait sur le pont des paquets d'écume qui se dispersaient dans l'air en flocons fous. Dans le ciel galopaient de vilains nuages. Le vent plein de sautes et le roulis faisaient claquer la toile, tendaient et retendaient les boulines sous le sifflement des hauts cordages. De brusques coups de soleil faisaient des éclairs. Une terrible pluie s'abattit sur le pont. Tout devint gris, fumeux. Les passagers s'enfuyaient. Alors le jeune homme saisit le bras de sa compagne qui, cette fois, ne fit aucune résistance. Comme ils passaient près de moi, le roulis les projeta brutalement contre la dunette. Je m'étais élancé, mais déjà ils avaient repris l'équilibre. Ils me regardèrent tous deux en souriant et je tendis les bras, offrant mon secours : ils firent un signe de timide refus et, se traînant avec Cinq heures du matin. Un brouillard rose, lumineux, flottait sur la mer calmée. Déjà quelques émigrants, torse nu, se savonnaient bruyamment au dessus de la grande cuve commune. J'écoutais leurs gais propos quand je vis sortir de l'entrepont la jeune fille au châle violet. Elle s'avançait vivement, une cruche à la main ; tout à coup elle aperçut les hommes dévêtus jusqu'à la ceinture qui s'ébrouaient, reniflant comme des phoques, s'envoyant de larges claques mouillées dans le dos. Elle s'arrêta stupéfaite, puis prestement elle rebroussa chemin et regagna la porte du gaillard d'arrière. Mais j'avais bondi au devant d'elle et, m'emparant de sa petite cruche : — Mademoiselle, dis-je, j'irai chercher de l'eau à votre place. Je courus au grand réservoir. En m'atténdant la jeune émigrante s'était accoudée sur le bor-dage et contemplait cette mousseline radieuse qui couvrait toute la mer. Je m'arrêtai près d'elle et, sans qu'elle se doutât de ma présence, je la regardai longtemps, charmé, avec l'extase d'un primitif, d'un saint de Giotto! Elle se saisit quand je parlai — Voici de la véritable eau de pluie, ménagez-la bien, mademoiselle, ici c'est une chose précieuse... Elle reçut la cruchette en souriant et fixa sur moi son regard gai et bleu. Elle hésitait certainement à m'adresser la parole. Tout à coup elle se sauva en disant : — Danke schoen Herr! A ces mots, je devins triste. Elle était Aile- mande! Et je connaissais à peine quelques mots tudesques! Adieu le doux flirt, et toutes les subtiles paroles de la tendresse naissante. Elle ne me comprendrait jamais- Alors je tombai dans un grand spleen; à la pensée qu'il fallait encore huit interminables jours de navigation avant d'atteindre New-York, j'éprouvais une angoisse affreuse et j'eusse réellement fondu en larmes, si je ne m'étais rappelé à propos comme je " blaguais „ naguère ces pauvres héros de George Sand qui sanglotent tout le temps, pendant trois cents pages, ni plus ni moins que des femmes... * * * Le brouillard s'était dissipé et le soleil brillait maintenant sur les flots aux innombrables sourires. Tout le monde était réveillé à bord; le navire reprenait sa vie bruyante. Les émigrants apparaissaient sur le pont. Des gamins et des gamines commençaient des par- ties de cache-cache, se poursuivaient, sautant par-dessus les amas de cordages et les bâches. Les pauvres femmes les regardaient tendrement. Elles étaient moins pâles et frissonnaient de bien-être à la tiède matinée. La douce chaleur revenait dans leurs os de convalescentes, la mer avait fini de les torturer. Le canari du capitaine trillait éperdûment dans sa belle cage accrochée à une vergue; des géraniums, des lauriers-roses, posés sur la passerelle souriaient de toutes leurs fleurs. C'était le premier beau jour. Sur le haut tillac, entre les six grosses chaloupes de sauvetage pendues aux bossoirs, se promenaient des gentlemen armés de longues vues, des dames et des fillettes coiffées de paille fine, la figure entourée du voile de gaze qui protège contre la patine de la mer. Parfois ces gens s'arrêtaient et, s'accoudant sur les appuis, ils regardaient en riant, comme du haut d'une fosse aux ours, les émigrants, ces étranges bêtes, qui vivaient au dessous d'eux. ..«ai ) m M "^umr Des petits garçons venaient faire la roue sous leurs yeux, se renversaient sur la tête pour une aumône; des hommes s'approchaient aussi de l'échelle et jouaient de l'harmonica. Après une chanson, ils tendaient leur chapeau mou, et il arrivait qu'on leur jetât une piécette pour la peine... *** Dans les villes, dans les grandes agglomérations d'hommes, les riches et les pauvres passent, se coudoient sans que le contraste de leurs habits, de leur visage, excite la moindre surprise. Là, on n'a peut-être plus le temps de s'étonner de l'injustice de la terre : les opulents et les misérables vont, viennent, s'enfoncent, se mêlent dans la foule affairée; le regard ne cherche point à les rassembler en des groupes précis et ne s'absorbe point d'ailleurs dans un spectacle dont la quotidienneté a depuis longtemps détruit l'intérêt et en quelque sorte rompu les violentes disparates. Mais ici sur ce paquebot énorme et pourtant si petit l'opposition éclatait avec véhémence. Et ce fut chez moi une continuelle stupeur de voir une quarantaine de riches vivre pendant quatorze jours sur un espace de quelques mètres carrés, sans défiance ni peur, au dessus du grouillement de six cents bougres... Tant de privilèges, une telle commodité de vie à côté d'une telle infortune ne devaient-ils point finir par exciter la convoitise. Les uns couchaient en de spacieuses cabines. Ils se promenaient sur un pont réservé. Ils dînaient dans une chambre fastueuse,servis par des garçons en gants blancs qui, au commandement des stewarts,s'avançaient comme dans les contes de fées, portant les plats exquis et fumants, des poissons rares, des viandes superbes, des plum-puddings to ordcr! Et les autres... Ils dormaient dans un dortoir noir et fétide; ils mangaient des morceaux de bœuf salé ou des harengs qu'on extrayait d'un trou profond avec des sceaux et qu'on leur jetait deux fois par jour comme à des bêtes goulues — des otaries de jardin zoologique. Ah ! comme alors j'ai souhaité souvent d'être un puissant magicien pour changer du toucher de ma baguette le répugnant brouet en nourriture succulente et la chair raffinée du dining room en un ragoût plein d'os et plein d'ail ! Quel rempart invisible protégeait donc les heureux contre la coalition des déshérités? La nuit je faisais des songes absurdes. Je rêvais insurrection, bataille. Les six cents émigrants s'emparaient des passagers de la première classe et les jetaient aux rats féroces de la cale! ^ * * * La journée fut radieuse. Le navire glissait gaiement au milieu des facettes de la mer, sans le moindre roulis, comme dans une sorte d'immobile rapidité. Les émigrants s'étaient établis sur le pont. Les hommes jouaient aux cartes tandis que les femmes cousaient, ravaudaient en conversant entre elles. Mes protégés étaient assis en face l'un de l'autre à l'arrière contre la chambre de la boussole. Le garçon lisait d'une voix sourde, hésitante dans un petit livre : la jeune fille écoutait en tricotant avec agilité une écharpe violette. Parfois elle arrêtait ses grandes aiguilles de bois et posant les coudes sur ses genoux et la tête dans ses mains, elle regardait la mer éclatante ; alors le jeune homme interrompait sa lecture pour considérer son amie. Elle demeurait pensive; pour la première fois, je la voj'ais tête nue. Ses cheveux blonds dénoués, ses joues fraîches, ses yeux limpides, ombragés de longs cils, ses lèvres vives empreignaient toute la figure de suavité. Comme elle relevait ses aiguilles, nos regards se croisèrent. Elle sourit imperceptiblement et tout de suite se pencha sur ses mailles. Elle avait reconnu son porteur d'eau! Dans ma joie je me mis à arpenter le pont, songeant avec ferveur à quelque nouvelle et soudaine Pentecôte qui me ferait don de tous les idiomes germaniques quand ma petite exal- tation tomba à la vue d'un odieux spectacle. Sur la passerelle, un gentleman, un jeune bellâtre, obéissant peut-être au caprice d'une femme, ou simplement désireux de faire une prouesse, épaulait un fusil pour ajuster des mouettes qui planaient confiantes et joyeuses au-dessus du navire. Le coup partit : une mouette tomba dans la mer. Aussitôt on lança des harpons pour l'amener à bord, mais elle s'éloignait emportée par un courant et bientôt elle se perdit dans le miroitement des flots. Cependant le meurtrier stupide s'excusait en gesticulant au milieu des ladies qui le raillaient de sa maladresse! Je souhaitai que sa carabine éclatât un jour dans ses mains et le défigurât pour jamais . . . * * * Après le grand lunch de sept heures j'allai comme d'habitude rendre visite à mon ami le baker, dans le fournil. C'était un gros homme, un Anglais, au visage fleuri, jovial. Pâtissier sans pareil, il savait toutes les pâtes et toutes les crèmes. De bonne heure, dès l'adolescence il s'était échappé de l'exclusive confection des plum-puddings où s'entêtent et meurent ses confrères. Je restais sous le charme quand il me disait l'histoire de tous les " pies „ qu'il avait déjà inventés... J'ai toujours considéré les gâteaux — les secs aussi bien que les autres — et tous les avatars du sucre, comme des choses primordiales, des facteurs essentiels à tel point que le reste sur la terre m'a souvent paru du remplissage — du moins quand j'étais petit. Vive le sucre ! Il calme les élancements de la tristesse, c'est l'antidote du spleen. Je me rappelle comme jadis, au temps de ma rude captivité de lycéen, à Louis-le-Grand, le chocolat, les confitures et les gros bâtons d'orge d'un sou m'ont consolé et raffermi l'âme en dérive. Le sucre m'a sauvé du suicide... C'est une histoire émouvante. Une nuit je n'en pouvais plus de chagrin. J'attendis le veilleur; quand, sinistre comme un géôlier avec ses clefs et sa lanterne sourde suspendues à sa large ceinture de cuir, il fut passé dans le dortoir d'un pas pesant,étouffé sous ses chaussons de feutre, je résolus d'en finir et m'apprêtai sérieusement à m'ouvrir la veine comme dans une version latine. Je me dressai sur mon lit et regardai autour de moi : mes condisciples dormaient profondément, et là bas le pion derrière ses rideaux ronflait à gorge déployée! Tout était bien, je pouvais mourir à l'aise, personne ne me verrait. Alors vivement je cherchai mon canif dans les basques de ma tunique étendue sur mes pieds en guise d'édredon. Ma main rencontra un objet dur et rond comme un calot de stuc ; je le saisis et à la triste lueur de la lampe je reconnus avec étonnement un vieux fruit confit oublié, un chinois que les " minneques „ de ma poche avait coiffé d'une perruque bizarre. D'abord je tournai et retournai ce chinois saugrenu comme un singe qui saquebute une noix. Sans doute c'était un vieux souvenir de la St-Charlemagne... Mais non je me rappelais à présent, c'était Gauria, l'auvergnat, fils d'un grand confiseur de Clermont-Ferrand qui me l'avait donné en échange d'un sale timbre belge! Enfin je me décidai à goûter ce fruit mort et velu, je le rasai et découpai en fines tranches avec la grosse lame bien aiguisée de mon canif. Une révélation ce chinois! 11 n'était pas pétrifié tout entier : le cœur gardait une crème délicieuse, bonifiée par l'âge! Je le suçai avec extase, si bien que je retombai sur mon boudin. Et je fis un rêve magnifique : cette nuit là je dirigeai l'usine du père Gauria... On comprendra mieux maintenant pourquoi j'éprouvai tout de suite une grande sympathie pour le pâtissier du Portland, qui ne fut pas long d'ailleurs à me payer de .retour; j'étais un vrai palais de touche pour cet homme et puis j'avais su le flatter par des éloges délicats. Il fut surtout très sensible à l'admiration que je témoignais quand par hasard il s'essayait à la prononciation de certains mots français. Je lui dis qu'il avait surpris l'accent véritable et j'allais jusqu'à pré- tendre, en dépit de ses petits haussements incrédules qu'il parlerait le français couramment à notre retour à Anvers, pour peu qu'il me permît de venir chaque soir échanger avec lui quelques impressions faciles après la cuisson de ses gâteaux et de ses huit cents pains! 11 accueillit l'idée de ces leçons avec enthousiasme et mes poches se remplirent aussitôt de cakes et de petits fours. A partir de ce moment je devins très populaire à bord. On devina que l'amitié d'un homme puissant s'épanchait sur moi et l'on ne cessa plus de me sourire avec bienveillance. De fait, à certaines heures mes poches, gonflées comme des outres, débordaient de figues, de raisins, d'amandes, de pruneaux, de chocolat et de gâteaux parfaitement assortis. Je fus particulièrement adoré des petits garçons et des petites filles sur qui je répandais mes bienfaits à profusion. Car çJa été pour eux qu'il me plut de manquer constamment de distinction et de fourrer toujours dans mes poches mon dessert et même un peu celui des autres — celui des passagers de la première classe! Oui j'ai dérobé... Demandez plutôt à la petite Eva Linnet qui le sait mieux que personne, car c'était ma recéleuse préférée. Elle avait six ans. Elle grimpait sur mes genoux et m'apprenait des mots anglais très difficiles. Où est-elle maintenant cette fauvette dont l'exquise figure, la voix et les gestes charmants amenaient un sourire sur les plus sombres visages... Or, ce soir-là je trouvai le baker occupé au raclage d'une grande forme noire et grasse où adhéraient encore des reliefs de pâte rousse et de croûte carbonisée. Dans l'affreux tapage, j'énonçai lentement quelques réflexions sur la température et sur la beauté de la mer. Sans interrompre son fracas, le baker les répéta avec peine, mettant un éclat de rire entre chaque mot. Décidément, le gaillard ne faisait aucun progrès, mais ses cakes délicieux entretenaient ma patience. — Très bien! m'exclamai-je, et je simulai une vive satisfaction. Il s'excusa toujours grattant, mais je n'en voulais pas démordre, il était vraiment un élève rare, très intuitif. De ce train-là il allait savoir le français en arrivant à New-York ! Cependant la forme se nettoyait; l'homme ne raclait plus que mollement et bientôt il ne râcla plus. Je poussai un soupir d'aise. Alors il déposa son couteau et m'envoyant un ironique clin-d'œil, il ouvrit furtivement le tiroir d'une petite armoire. Il en retira trois grandes portions de gâteau dit pâte de Vienne, qu'il m'offrit avec bonté. — Oh c'est trop, c'est trop ! fis-je en les coulant dans mes vastes poches. A demain, dear fellow! Et je m'échappai, lui épargnant ainsi l'intimidante effusion de ma gratitude... Quand j'arrivai à l'arrière, je fus assailli par une volée de marmots qui tendaient vers moi des pattes très ouvertes, quêteuses comme des trompes. Je distribuai mes friandises avec équité, c'est-à-dire que je donnai aux plus petits une grosse part, aux aînés une portion moindre, car je sais par moi-même que la gourmandise est en raison inverse de la capacité des ventres. Non loin de moi, la jeune Allemande me regardait en souriant. Et lui, toujours lui, se tenait près d'elle et il était pâle et triste comme de coutume. Alors une grande audace s'empara de moi. Je m'avançai vers la jeune fille et présentant un grand morceau de cake : — Fraculein, dis-je, voulez-vous le partager, vous-même? Elle se recula involontairement et rougit. Non, faisait-elle de la tête. Mais comme je restais là décontenancé, vivement elle tendit la main et reçut mon timide présent. —■ Danke schoen, dit-elle d'une voix douce, tandis que son compagnon me considérait avec surprise... Déjà autour d'elle sautaient les petits enfants, qui s'efforçaient de saisir le gâteau que tour à tour elle levait et abaissait joyeusement dans l'air au-dessus de leur gourmandise... Le soleil venait de fermer son éventail de rayons et s'était enfoncé dans l'océan. Une fumée mauve s'étendit sur l'horizon. Toutes les lueurs s'amortissaient par degré sous les voiles sans cesse plus épais" du crépuscule. On hissa les fanaux. Le navire glissait maintenant entre de petites lames sombres aux éclairs métalliques. Sur le pont, les voix s'apaisaient, se fondaient en harmonieux murmures. Perchés dans les haubans, les matelots fumaient silencieusement leurs courtes pipes. Devant la cabine du second, un groupe d'officiers et d'en-ginerers causaient àmi-voix dans l'odorant nuage des cigares. En face de la cuisine, le maître-queue et son aide, blancs tous deux, les bras croisés sur la poitrine, regardaient la mer dans l'attitude hautaine de Childe Harold... Seul le haut pont restait animé. Là se promenait le galant capitaine au milieu des dames enjouées, tandis que l'attentif timonnier, les yeux rivés à la grande boussole, faisait lentement tourner le volant du gouvernail. Cependant l'ombre densissait et les premières étoiles s'allumèrent dans le ciel. La nuit s'éveillait. Les émigrants s'étaient assemblés au milieu du navire; femmes et jeunes filles s'assirent sur les bâches, sur les rouleaux de câbles. Les hommes restèrent debout adossés contre les cabines. Il se fit un grand silence. Soudain un harmonica hocqueta une courte ritournelle et les émigrants entonnèrent un lied populaire de la vieille Allemagne. C'était un chant doux et plaintif, comme une floraison des mélancolies qu'ils avaient portées pendant tout le jour. J'écoutais avec émotion. Le chœur s'éteignit bientôt sur une note grave. Alors une voix pure, vibrante, s'élança dans la nuit magnifique. Mon cœur se prit à cogner à coups précipités. Doucement,retenant mon souffle, je m'avançai vers les chanteurs. Je percevais les formes indécises des misses et des gentlemen qui écoutaient pressés contre le garde-fou le concert imprévu. Enfin je distinguai la chanteuse. Elle était assise sur des cordages. Je ne pouvais voir ses traits, mais je reconnus le châle de pâle laine qui recouvrait ses cheveux et dégageait dans l'ombre une douce lueur. C'était Elle! Sa mélopée finit dans un admirable cri et le chœur reprit son chant douloureux. 11 se tut et sitôt la cloche sonna bruyamment la retraite. Neuf heures! Les émigrants regagnaient l'entrepont. Quand Elle passa devant moi, je îa saluai. Elle ne me vit point et disparut au milieu de ses compagnes... * * * Je restai, plein de tristesse... Mais à la pensée qu'elle me tendrait le lendemain sa cruchette, le doux espoir des romances rentra dans mon âme. J'allumai un cigare et commençai ma promenade du soir. Parfois, je m'arrêtais à l'avant pour contempler dans le ciel pur une petite constellation — un Y brodé sur l'azur sombre que j'aimais depuis mon enfance entre toutes les étoiles. Et je l'invoquais ardemment afin qu'un jour elle exauçât les chers vœux que je formulais dans le fond de mon cœur attendri. A cette heure, le pont était plein de solitude, au-dessus du bourdonnement étouffé du com-pound, je n'entendais que le grincement intermittent de la chaîne de transmission rampant le long du bordage sous l'action de la barre- Peu à peu le souvenir de la chanteuse s'amoindrit en moi et me quitta. Alors je m'enivrai de silence et d'espace; mes pensées s'exaltèrent. J'évoquais les périples fameux. Je vivais les grandes épopées maritimes et j'étais près de devenir un roi des mers, un découvreur de mondes, quand le bruit de détritus dégorgeant d'un égout et tombant avec fracas dans la mer, arrêtait l'essor de mes chimères héroïques. Je repris mon errance. En passant sous les chaloupes, j'entendis une musique dont les sons arrivaient confus, ouatés, par les hublots entrouverts du saloon. Je regardai à travers les lucarnes, et vis les riches passagers réunis autour d'une jeune lady en robe blanche, qui martelait un piano, tandis que placé à sa droite, un jeune homme aux cheveux lustrés sciait un gros violoncelle, en découvrant des splendides manchettes. Je tendis mes oreilles pour ouïr le concert de ces virtuoses. Ils jouaient la valse de l'Etudiant pauvre! Je m'éloignai sans vouloir écouter davantage. Le beau lied des émigrants vibrait encore dans mon cœur, et j'admirais comme ce ramas de mal- heureux ployés sous les peines, l'emportaient de sentiment et de grâce sur ces riches, qui ne trouvaient que de stupides chansons d'opérettes pour adoucir l'ennui de leur élégante captivité. De nouveau je déplorais l'injuste servitude de mes amis, et le regard perdu au milieu des constellations du ciel, je me souvenais des lamentations du poète : — La liberté et l'égalité! on ne les trouve pas ici-bas, ni même là haut. Ces étoiles ne sont pas égales : l'une est plus grosse et plus brillante que l'autre : aucune ne marche en liberté : toutes obéissent à des lois prescrites, à des lois de fer... L'esclavage est dans le ciel comme sur la terre-Fatalité, résignation, j'aboutissais à ces mots décevants. Et pourtant, sous mes pieds, il me semblait entendre gémir les miséreux, entassés sur les étroits rayons d'une armoire obscure où s'accumulaient les lourds, les écœurants effluves humains... Moi je me résignais... Parbleu, je continuais de humer l'air pur et de rêver délicieusement dans le silence élargi de la nuit sublime... Mister Pimley était un docteur singulier. Un petit homme grisonnant, trapu comme un Lapon, souple et prompt comme un clown. A cinq heures du matin il jaillissait sur le pont; et tout de suite il allait aux émigrants qui, torse nu, mar-souinaient au-dessus de la cuve commune. Comme il passait derrière eux, il les claquait sur le dos furtivement et des querelles comiques éclataient parmi ces misérables. Alors, avec l'une de ses voix de ventriloque, il jetait dans la dispute quelques invectives savantes. Les torses s'empourpraient, se renversaient déjà boxeuse-ment, quand il intervenait, les sourcils froncés, et commandait la paix. Pourdant il ne riait jamais : sa face était comme un rigide masque de gravité, fourvoyé dans les blagues d'une perpétuelle bonne humeur. * * * Il parlait avec une volubilité vertigineuse, torrentielle. Jamais je ne parvins à comprendre son américain interjectif roulant, bondissant, rempli de mots ricochants. D'abord je partais cramponné à ses phrases, mais bientôt elles s'accéléraient, prenaient une telle vitesse que j'étais projeté loin d'elles, dans la secousse de leurs tournants brusques, dans les sauts imprévus des contractions. Quant à sa science, elle me parut extraordi-nairement synthétique. Il avait composé un remède unique qui les contenait tous, résumait la médecine des anciens et des modernes. C'était une pilule universelle, allopathique et homéopathique tout à la fois, une semence qui, plantée avec soin, eût fait éclore une pharmacie complète. Et le doctor n'était point chiche de ses pois.Dès l'aube il les jetait aux émigrants par poignées comme du maïs aux pigeons. Ils tintaient gaiement dans les poches profondes de sa redingote galonnée, et souvent ils en débordaient sans qu'il y prît garde, et rebondissaient sur le pont comme ces perles qui tombaient de l'habit de Buckingham... Parfois, mettant son poing sous le nez des pauvres diables : " Pair ou impair, „ disait-il, et brusquement il versait une poignée de pilules dans leurs paumes. Ainsi semées, vulgarisées, elles n'effrayaient plus personne... Enfin, elles étaient grises pour les émigrants, argentées pour les passagers de la seconde classe et dorées pour les snobs du tillac... Mais chez ce praticien surprenant, rien n'égalait le diagnostic. Mandé auprès d'un passager alité, il suffisait qu'il flairât une seconde par la porte entre-bâil-lée l'air de la cabine ou même l'air ambiant : il savait la maladie. Vite il lançait sur elle une, deux, trois pilules. C'en était fait : Elle était tuée comme par des balles. Il n'y eut pas un seul décès à bord. Il y eut trois naissances! * * * Dès qu'il paraissait sur le pont, un sourire éclairait les plus sombres figures. C'était le vainqueur du spleen, la joie, la perpétuelle distraction de l'équipage qu'il étourdissait de ses gambades, de ses lazzis de paillasse. Le soir, dans l'air dormant et rose, quand le merveilleux spectacle de l'Océan et du ciel retenait un moment rêveur, avec son seau posé sur le bordage, même jusqu'au garçon sorti de l'écoutille pour verser les immondices dans la mer, Mister Pimley s'élançait sur le toit de la cale et faisait l'homme serpent au milieu des émigrants assemblés. 11 savait tordre son corps, lier, mêler, enchevêtrer tous ses membres si bien qu'il devenait un véritable nœud. Après quoi il se démêlait et soudain passant à des exercices plus intellectuels, il improvisait une farce, des dialogues, des trialogues, qu'il se répliquait avec ses multiples voix de ventriloque. Et les tristes émigrants riaient par-dessus leurs peines. * * * Il les aimait, ces misérables. Ses pitreries étaient l'aumône de sa pitié charmante et discrète. Parmi tous, un pauvre garçon émouvait son âme malicieuse. C'était un grand diable maigre, jeune encore, mais dont la figure émaciée, vieillie disait une longue souffrance. Ses pommettes pointaient sous la peau. Dans les fosses des joues, sur le menton aigu poussait une barbe rare, rousse, toujours souillée de saumure et de jus de cavendish. Les prunelles gonflées s'élançaient hors des orbites et semblaient sans regards. fout le jour, il errait sur le pont, serrant contre sa poitrine un harmonica au soufflet tendu mais muet. C'était un dément silencieux, contemplatif. Il ne parlait à personne, sinon parfois au docteur qui le réchauffait dans sa cabine d'un coup de genièvre de Schiedam. Quant aux émigrants, il leur inspirait une vague inquiétude qui le débarrassait de leur familiarité et même de leur raillerie... Pendant le jour il ne jouait jamais de son harmonica : il semblait composer en dedans en s'inspirant de la mer et du ciel. Mais dès que venait le soir, aux premières grisailles de crépuscule, il allait s'asseoir, fatigué d'errer, sur des cordages, et soudain, dans la flâne de l'équipage^ quand le joli pétillement des mousses de l'hélice se détachait plus joyeux, plus perlé sur le ronflement des fortes machines, il commençait à faire miauler le vieil accordéon, dont les plaintes peu à peu s'élevaient si étranges, si sanglotantes qu'elles poignaient l'âme de tous d'une exquise tristesse. Et les snobs et les ladies descendaient du haut pont par la raide échelle de fer, pour venir écouter cet Orphée mystérieux... posé sur une nef à vapeur! * * * Mais après quelques jours de navigation, une fièvre extraordinaire s'empara tout à coup du pauvre artiste. Lui, toujours si tranquille, et dont personne ne connaissait la voix, parlait maintenant avec force, gesticulait, faisait de grandes enjambées sur le pont comme un témoin qui mesure le terrain. Parfois il allait à l'avant s'accouder sur le beaupré et là, longuement, il regardait l'horizon dans ses mains roulées en forme de lunette. — La terre ! Où est la terre, s'écriait-il en délire. Un soir le docteur, qui l'observait curieusement, lui dit : — Tu cherches la terre, my fellow, eh bien tu la verras demain avant tous les autres. Je te le promets. — Je veux voir la terre, répéta le bonhomme. 5 Je le veux ! J'en ai assez de l'eau. Oh, la terre, la terre! Et la peur d'une navigation éternelle hantait ce cerveau détraqué. Le lendemain matin Mister Pimley s'approcha du musicien, et tandis que les émigrants curieux les entouraient, il dit : — Maintenant, boy, je vais te faire voir la terre. Il lui prit les mains et les éleva jusqu'à la hauteur de ses yeux. — Eh bien, la vois-tu, la terre, à présent! s'écria le docteur lançant une œillade... Le pauvre fou tendait ses yeux si fort qu'ils semblaient montés sur pédoncules. — Non, dit-il enfin, je ne la vois point! — Eh bien, et ça, fit Mister Pimley en touchant ses longs ongles noirs, encore tout remplis de terre natale! Des jours se suivirent, pareils, inondés de lumière; le soleil dardait à plomb férocement sur le tendelet et faisait dessus la high deck s'épanouir les ombrelles et les toilettes claires. Dans l'atmosphère brûlante, sans souffle, la fumée du steamer stagnait pendant de longues heures s'étirant jusqu'au fond de l'horizon. Des compagnies de marsouins nous faisaient cortège. Ils jaillissaient de la mer, semblables à de gros obus noirs, décrivaient une courte parabole et piquaient en reniflant dans le flot. C'était une grande distraction. Un soir la vigie annonça un voilier — un événement — car nous n'avions plus rencontré un navire depuis trois jours! Tous les passagers poussèrent un cri de joie et coururent aux bastingages. On eût dit des naufragés apercevant le brick libérateur. Une demi-heure après le Portland passait à une encâblure d'une goélette en panne dont les cordages se dessinaient avec précision sur le ciel d'or. Rien n'était plus émouvant que ce petit voilier incrusté dans une eau si calme, si morte qu'elle le reflétait sans le plus léger tirbouchonnementde mât. Il attendait, depuis combien de jours, une brise pour déployer sa toile et gagner le port! Comme il devait nous regarder avec envie, nous puissant steamer, insoucieux du vent et dont la course s'accélérait davantage encore dans la tranquillité des flots et de l'air! Il était le symbole de la résignation, de la patience. Nous lûmes son nom sur la poupe : il s'appelait Mys-tery. Un de ses matelots assis sur le mât de beaupré fumait tranquillement sa pipe en balan- çant ses jambes au-dessus de l'eau. Quand nous passâmes devant lui il agita tout à coup son béret rubanné et nous lui répondîmes par de vibrants vivats. Nous admirions la philosophie de cet homme; nous sentions profondément le prix d'une hélice. Bientôt la goélette s'effaça, disparut dans les ombres bleuâtres de l'arrière... Tous les soirs aux premières étoiles, le fou faisait miauler son harmonica superbement, les émigrants chantaient des lieder et j'écoutais en frémissant la voix de la bien-aimée. La jolie madchen m'accordait maintenant quelque attention en échange de mes soins discrets. Elle paraissait attendrie d'une constance que son invariable Danke schôen n'avait point su décourager. Souvent il me semblait qu'elle allait parler, pour épancher son cœur ému; elle se ravisait aussitôt craignant sans doute de n'être point comprise... Une sympathie mélancolique était entre nous. Après la couchée je m'attardais sur le pont, et longuement je rêvais à la belle jeune fille, tandis que dans le ciel pur fusaient les étoiles filantes Dès l'aube tout le monde fut sur le pont. C'était le dernier jour, le Portland arriverait à New-York à deux heures de l'après-midi. Le ciel resplendissait. La mer avait une douce couleur d'absinthe laiteuse. Des algues sombres faisaient serpenter leur chevelure le long des flancs du navire et de grosses bulles venaient à tout instant éclater et pétiller à la surface de l'eau molle. Des voiliers, des paquebots empanachés de fumée, toute une flottille de bateaux pêcheurs apparaissaient au loin. On humait comme une vague odeur de boue. Tous les yeux enflammés pointaient sur le bas du ciel et croyaient déjà entrevoir, tant l'impatience illusionne les sens, les premières barres terrestres. Mais l'Amérique restait invisible; elle était encore bien au delà de cette ligne bleue qui borne l'horizon. Sur le haut pont, les passagers menaient grand bruit autour du doctor Pimley qui tenait comiquement dans ses bras un tonnelet bien poli, cerclé de cuivre. Après un boniment du petit homme, les misses et les gentlemen déposaient une pièce d'or sur un plateau, puis plongeant la main dans le tonnelet ils en retiraient un mince tuyau de papier. C'était le jeu du pilote. Chaque bateau-pilote porte tracé en chiffres immenses sur sa brigan-tine, un numéro. Le passager à qui la chance réserve le numéro du bateau amenant le locman à bord gagne toutes les mises. Le tirage fut vite terminé : l'enjeu dépassait huit cents francs. Toutes les dames se précipitèrent aux bor-dages, ajustèrent des lorgnettes. Leur fièvre gagna les émigrants. Bientôt il n'y eut plus personne qui n'interrogeât anxieusement l'horizon. Soudain un cri tomba de la hune. — He come ! Ce fut une bousculade indescriptible. — Le voilà, c'est lui, le pilote, le pilote ! On trépignait, on se haussait sur les pointes, tandis que les officiers souriant avec indulgence devant cette puérile frénésie qu'ils voyaient se répéter au bout de chaque voyage. Oui c'était le bateau-pilote. Il arrivait penché toutes voiles dehors. Parfois dans ses bordées on apercevait une tache noire dans le haut de sa brigantine ensoleillée. C'était le numéro;mais il défiait encore les plus fortes jumelles. Des loustics criaient : — C'est dix! Non c'est dix-neuf! C'est vingt-quatre ! Le voilier grandissait. On se mit à interpeller la vigie, mais celle-ci demeurait imperturbable, sa longue vue obstinément braquée sur le petit bateau. Tout à coup dans un silence elle cria : — Thirty three! Ail right! Une immense clameur lui répondit. C'était une jeune miss qui gagnait les huit cents francs ! *** Cependant le bateau-pilote approchait avec vitesse. C'était unjoli cutter, coquettement gréé, d'une légèreté admirable. Son immense voilure le faisait bondir et ricocher sur le flot. Il fonçait droit sur le steamer, quand tout à coup par une belle manœuvre il vira, s'inclina vers nous comme dans un salut de bienvenue. Puis après une petite fantaisie de voltes et virevoltes il laissa tomber toute sa toile. Deux hommes avaient déjà sauté dans la chaloupe. L'un s'empara des rames, tandis que l'autre restait debout tenant un sac sous le bras. L'esquif aborda bientôt le vaisseau. Alors retentirent de formidables acclamations, et ce fut bien autre chose quand le pilote enjambant le bordage, tomba légèrement sur le pont et salua l'équipage. Des hurrahs frénétiques éclatèrent. Une émotion inexprimable s'emparait des passagers, les femmes palpitaient, pleuraient! Tout le monde voulait serrer la main de cet homme qui montrait un visage nouveau et nous apportait les pensées de la terre. Enfin, le capitaine vint délivrer le héros silencieux qui lui remit son sac bourré de journaux et de lettres. Après quoi, se frayant à grand'peine un passage au milieu de la foule, le pilote monta sur la passerelle. C'était un solide gaillard dont la figure douce, fleurie d'une belle barbe blonde, contrastait avec ses muscles puissants. Quand il salua de la main les blanches voiles qui l'avaient amené, il semblait un Lohengrin en jersey, disant adieu à son cygne aimé! Il saisit la barre : dès lors, indifférent aux rumeurs sympathiques qui ne cessaient de monter jusqu'à lui, il ne s'occupa plus que de la course du navire... * * * Le pont s'encombrait de malles, de caisses, de paniers, de bagages de toutes sortes, autour desquels les émigrants tournaient avec anxiété. La circulation devenait difficile. Ces manœuvres extraordinaires provoquaient la joie des gosses qui bondissaient comme des chevreaux. Ils gênaient le travail et l'on fut obligé de les emprisonner dans l'entrepont. Enfin, vers midi, une ligne, pâle grise comme un lavis à l'encre de Chine, apparut au lointain horizon. — SandyHook! Ce fut une ruée à l'avant. Tous, les yeux exorbités, nous criions : Sandy Hook, sans bien savoir ce que c'était! On entendait maintenant le rugissement, le roaring des bouées à air qui guident les vaisseaux au milieu de la nuit et de la ouate des brouillards que nulle lumière ne saurait percer. A de courts intervalles, d'immenses paquebots croisaient le Portland, qu'ils salu'aient du pavillon hissé à la misaine et des mouchoirs de leurs passagers. Mais la côte cendrée s'élevait lentement au-dessus de la mer et déjà l'on distinguait des hautes maisons solitaires. Tout à coup le Portland frôla une bouée : c'était la première, il venait d'embouquer le chenal. Alors, ébloui, ivre de lumière, je descendis un moment dans l'entrepont pour reposer mes yeux. Et, justement, la petite Eva Linnet venait à ma rencontre, toute parée et souriante. Elle se jeta dans mes bras et, longtemps, je la retins sur mon cœur. Je pris entre mes mains sa tête, aux belles boucles blondes, et la contemplai longuement, afin que ce doux visage restât pour toujours gravé dans ma mémoire. Encore quelques heures et ce serait la séparation. Je ne la reverrais plus jamais! Ah! vrai, je ne savais pas que je l'aimais tant! A ce moment, des clameurs se firent entendre et l'entrepont résonna sous le cloutis des souliers. Soudain, le clerk apparut à la porte de l'escalier et cria : — Monsieur, Monsieur, venez, voilà New-York ! D'un bond, je fus sur le pont. Un spectacle grandiose se présentait devant moi. New-York surgissait calme, sublime dans les lumineuses vapeurs de l'Hudson. Cependant, Mister Evans armé d'horribles jumelles, commençait de nommer les hautes tours et montrait la place des principaux quartiers de la ville... Je me sauvai à l'arrière, déserté par tous et là, appuyé contre la dunette, je regardais la cité surprenante, le large fleuve, l'Hudson immense et turbulent, plein de vaisseaux. Un sentiment de triomphe oppressait ma poitrine. Le voyage finissait dans l'apothéose attendue. Je pouvais maintenant braver l'ironie familiale... Je regardais, frémissant d'orgueil et de sardo-nisme, quand une femme surgit devant moi. C'était la jolie madchen que j'avais cherchée tout le jour. Je ne pus réprimer un geste de joyeux étonnement. Alors, elle me dit d'une voix lente, pénétrée, dans un accent très pur : — Ah, Monsieur, comme c'est beau n'est-ce pas ! A ces mots, j'écarquillai les yeux et demeurai stupéfait. Puis soudain : — Vous saviez le français, Mademoiselle! Elle sourit. — Vous saviez le français, vous saviez le français! répétai-je avec exaltation! Comme c'est mal à vous ! Ah, si vous aviez voulu, nous aurions été moins malheureux! Elle secoua doucement la tête. — C'est vrai, dit-elle, peut-être nous aurions été moins tristes pendant quelques heures. Mais aujourd'hui, est-ce que nous ne serions pas tristes pour jamais! Elle fixait sur moi ses clairs yeux bleus... — Je ne suis pas Allemande, comme vous pensez, mais Luxembourgeoise. Je viens de Remick, et vais avec mon cousin dans le Ken-tucky, auprès d'un oncle qui veut bien nous recueillir. Nous sommes orphelins. Bientôt, je serai loin, mais, je le jure, je garderai toujours le souvenir de votre discrète bonté. Je vous remercie de tout mon cœur... Je la regardais éperdu, douloureusement charmé, voulant encore entendre ses dolentes paroles qui me bouleversaient l'âme tour à tour de joie et d'angoisse. Sa voix s'altérait, s'entrecoupait de soupirs, des larmes jaillirent de ses yeux. — Et vous, dit-elle en saisissant mes mains, m'oublierez-vous ? Alors dans une explosion de tendresse muette et désespérée je l'attirai dans mes bras et la pressai contre ma poitrine avec tout ce qu'il me restait de force... *** Sur le quai de Jersey-City, elle se retourna une fois encore et m'envoya de la main le suprême adieu... Puis, entraînée par son compagnon, elle se perdit au milieu de la foule des émigrants, dans le hall de la douane. Je cachai mes yeux. Je ne mentais plus à mon émotion. Je pleurais sans honte comme les héros de George Sand... — Eh bien, s'écria gaiement derrière moi Mister Evans en frappant mon épaule, qu'en dites-vous jeune homme? Hein, c'est plus drôle qu'au départ? Habillez-vous tout de suite, nous irons jeter nos lettres au Post-Office... e ■ «,'V ilti? AT • 0, i LES FIANÇAILLES DE JOSEPH KAEKEBROUCK i )m ■'i •i ; A Maurice Sulzberger. I Joseph Kaekebrouck était un long jeune homme très élégant et très simple, mais qui marchait un peu courbé, comme sous le poids de son nom excessivement commun. De bonne heure il avait compris quel serait un jour son état d'infériorité dans le monde, en face d'un monsieur qui s'appellerait par exemple Gilbert de Beauséant ou Guy de Fessensac, et la vision nette des redoutables épreuves auxquelles devait le soumettre une origine maléfique, avait tout de suite assombri sa vie. Sa difformité patronymique lui était insupportable; elle le désignait d'avance aux faciles " vo-gelpics „ des sots. Par contre, elle lui avait donné cette timidité charmante qui mettait une grâce infiniment douce, spleenique, dans ses gestes sobres et ses paroles d'une pureté de langue et d'accent tout attique. Joseph Kaekebrouck regrettait souvent d'être né dans une opulente maison, plutôt que dans la sombre ruelle où vit le peuple insouciant : " Là, au moins, disait-il, j'eusse été parfaitement à ma place. Là j'aurais grandi obscurément, sans orgueil, sans blessures, et je serais devenu un ouvrier jovial et très sage dont le nom n'eût jamais strapassé le cœur ni la figure. Un jour enfin, je me serais marié bonnement, sans nul obstacle, avec Mlle Van Steenkist, et il m'eût été absolument égal que nos deux noms fissent la paire... „ Et il maudissait d'une âme inquiète le sort malveillant qui l'avait enrichi, pour le mieux conduire dans une société raffinée où son nom pro- voquait derrière les éventails des sourires, des petites toux sèches, qu'il trouvait d'ailleurs parfaitement excusables... Il atteignait à ses trente ans, quand un matin son père et sa mère — gras Bruxellois depuis longtemps retirés des affaires — s'écrièrent en riant, comme il apparaissait dans la salle à manger, vêtu d'une belle robe de chambre violette soutachée : — Bonjour, Jefke, nous vous la souhaitons bonne et heureuse! C'était, en effet, le 19 mars 1893, jour anniversaire de la Saint-Joseph. Sous ce " Jefke ,„ le jeune homme — qui s'en venait de son cabinet de travail où depuis l'aube il s'occupait à commenter les lettres de ce parisien de Pline — le jeune homme pâlit et fut près de chanceler. Heureusement il se retint à un gros buffet d'acajou couvert de petites " postures „ en porcelaine, qui firent aussitôt branler leurs têtes falotes articulées. — Rassurez-vous, chère mère, dit-il en embrassant la grosse dame qui s'élançait au devant de son fils, je me suis embarrassé dans ma longue robe... Bonjour, mon père... — Fisque, voici nos cadeaux! clamèrent les parents impitoyables. Chacun d'eux lui poussa dans la poitrine une boîte blanche entourée d'une faveur bleue. — Merci, merci, fit le jeune homme attendri devant leur bonté chaude mais triviale. Et, surmontant son indifférence, il se récria : — Oh! que c'est lourd ! Vous avez encore fait des folies! Les vieux le regardaient avec des yeux impatients. Alors Joseph ouvrit les boîtes. Dans la première il y avait, roulée comme un boa sur de la ouate rose, une chaîne en or, telle une grosse attache de chien de Terre-Neuve; dans l'autre reposait une montre énorme qui marquait, ainsi que cette fameuse horloge de Hambourg, le cours de la lune, du soleil, la date de l'année, le mois, le jour et même l'heure... C'étaient des présents de cacique, mais Joseph n'était point consterné. Il considérait ces objets fabuleux et goûtait comme un apaisement. Car la certitude lui venait, chaque jour plus forte, plus nourrie de preuves, que dans leur tardif amalgame, les races de son père et de sa mère avaient créé un être d'exception, sans nulle affinité géné-sique et qui formait l'un des plus patents exemples de la fameuse théorie de l'évolution par innéité. — Oh ! dit-il enfin, sortant de lui-même, vous êtes bons! Et comme vous trouvez toujours ce qui me ravit de joie ! Il embrassa les braves vieux très émus. — Vous avez vu, fit la mère, expliquant la montre merveilleuse, elle marque le vingt-neuf février de l'année bissextile... * * * Ils s'attablèrent pour déjeuner. Et M. Kaeke-brouck, quand il eut la bouche pleine d'une épaisse tartine fourrée de pain d'épice, parla ainsi : — Jef, votre mère et moi nous ne sommes plus jeunes. Ah ! si vous vouliez entrer dans la grande confrérie! Comme vous êtes " bien instruit „ et que vous avez fait des belles connaissances, ça ne serait pas si difficile. Sans compter qu'on sait tout partout que papa et maman Kaekebrouck ont le sac! — Oui, appuya la grosse dame, nous avons du foin dans nos bottes. Vous êtes un bon parti... D'un geste délicat, le jeune homme beurrait un mignon croissant de gruau, quand il entendit gronder l'avalanche de ces mots terribles. Il sentit ses cheveux se raidir et sa face, subitement altérée, montrait son affreux malaise. Mais il se domina soudain : — Voyons, dit-il avec effort, et qui donc voulez-vous que j'épouse? Ils voulaient, les bons parents, qu'il " mariât „ une fille comme il faut, une demoiselle de la haute bourgeoisie qui répandrait sur la famille Ivaekebrouck un beau lustre et lui ouvrirait les portes du monde. Mais ce rêve orgueilleux déplaisait à Joseph et, tout de suite, il voulut anéantir un espoir dont l'accomplissement, à supposer qu'il ne fût pas chimérique, lui semblait le pire malheur. — Non, non, s'écria-t-il, pris d'une subite exaltation, je hais ces filles minces et mignardes : elles n'ont point de cœur. Je n'aime pas les fleurs montées sur fil de fer. Ecoutez cependant : je veux épouser une femme digne de vous, une autre nièce d'Hispulla, c'est-à-dire une bonne fille bien robuste et bien douce, qui vous chérira et dont l'ignorance sera comme une glaise délicieuse sous mes doigts créateurs... Et sur cette image, tamponnant ses lèvres avec son napperon frangé, il se leva brusquement et fut s'habiller. — Vise cadeie tout de même, firent M. et Mme Kaekebrouck ahuris, tandis que d'un geste familier et circulaire, ils agitaient dans l'espace leur jatte blanche... Or, il advint que dès ce jour une rénovation surprenante commença de s'accomplir chez Joseph Kaekebrouck. Sa figure si grave s'éclaira d'un beau sourire et ses yeux, comme ceux des poètes, se levaient souvent vers le ciel. Maintenant, abandonnant son allure' méthodique, il marchait d'un pas allègre, nerveux, et laissait le libre vent enfler son veston, autrefois impeccablement boutonné. Il avait dégagé l'erreur de sa vie. — Je m'appelle Kaekebrouck, dit-il, et, bête- ment j'allais m'en faire mourir. En effet, sitôt que j'eus compris la facétieuse opprobre qui couvre ce nom déplorable, j'ai voulu devenir un être supérieur et fort. J'ai étudié, je me suis nourri de la moelle sacrée. Je fréquentai le monde, où tout mon distantisme et mes dilettan-tismes natifs se sont encore aiguisés. Je portais toujours des vêtements sombres, soigneusement râpés avec du papier de verre pour en casser l'odieux apprêt, et des cravates d'un ton amorti, si bien que je fus en peu de temps, je l'avoue sans nulle fatuité, l'un des plus élégants encore que l'un des moins bêtes jeunes hommes de la ville. Insensé, qui ne voyait point que plus il devenait un être rare et de fine culture intellectuelle, tant plus son nom prenait une sonorité grotesque. Je suis tout simplement parvenu à provoquer la condoléance, l'immense pitié qui s'épanche en cette phrase cruelle : " Pauvre garçon, hélas si distingué, et se nommer Kaekebrouck ! „ Oui c'est mon aventure. Mais halte là! comme il Trovator je pense que c'est trop longtemps souffrir. Donc je barre, j'efface ma vie! J'en recommence une autre. Car je forme en ce jour un projet hardi : je vais retourner à ma race. Il faut que doucement j'en retrouve les allures spontanées, les mœurs libres et sincères, la grosse joie sociable et le verbe célèbre! Ainsi dépouillé du vieux jeune homme, débarrassé de mon dandysme pernicieux, je veux paraître lourd et " regrossi „ chez les vieux amis de mon père, comme un enfant prodigue subitement touché de repentir. Adieu donc, 6 poètes qui exaltâtes mes dédains, car je cesse de lire! Adieu musiciens sublimes, Gluck, Beethoven, Schumann, Wagner, qui nourrîtes mes nostalgies, demain je ne jouerai plus que il Bacio et l'accompagnement des chansonnettes comiques! Adieu mes peintres, car bientôt j'entrerai dans le séjour des portraits album et des chromo-lithographies... Et là, je vais découvrir sans doute la femme naïve et fidèle, qui, me prenant par la main, me conduira tendrement dans l'avenir inconnu de ma destinée... * * * Il dit, et dans son vouloir résolu, Joseph Kaekebrouck redevint un garçon fongible, parfaitement adéquat au milieu familial dont il semblait avoir été soustrait pour toujours. Désormais il se coiffa perpétuellement d'une buse qu'il comblait de coups de fer. Il se complut dans un endimanchement qu'il étudia avec attention et dont il surpassa bientôt les plus curieux modèles. Il vêtit des redingotes longues, cossues et enfonça en ses cravates larges, multicolores, des épingles d'un choix heureux : fer à cheval en or, bicyclette, main tenant entre le pouce et l'index un brillant, disque avec ce rébus : M moi 100 c. c. Enfin, il accrocha à son gilet sa grosse chaîne, qu'il alourdit encore par conscience d'un énorme médaillon surmonté de ses initiales en puissant relief. Quant à sa montre pleine d'aiguilles et de petits cadrans mi-blancs mi-bleus, semés d'étoiles, elle gonflait son gousset d'importance... En même temps, il s'appliqua à réintégrer peu à peu les coutumes agnatiques. Le soir, Joseph accompagnait son père à la promenade ; il s'attablait joyeusement dans les estaminets où de de longues pipes noires l'attendaient au râtelier. Il acheta aussi des pigeons, se passionna aux concours et remporta plusieurs prix. Puis un jour, il se fit recevoir dans un corps spécial de la garde civique, et là surtout, dans la gaîté des prises d'armes, il apprit à " être farce „ si bien qu'aux premières élections, devenu populaire, il fut nommé sous-lieutenant. Quand la musique de la compagnie vint au milieu des torches échevelées lui donner la sérénade traditionnelle, il tomba dans les bras de sa mère et défaillant d'émotion sous les accords de la formidable Brabançonne, il s'écria : — Je suis Kaekebrouck enfin! * * * Il l'était et il le resta; les chimères ne devaient plus le reprendre. Il engraissa et son teint fleurit. Cependant les vieux parents Kaekebrouck, que l'étonnante évolution de leur fils avaient ravis de bonheur, commençaient à s'affliger de nouveau, car il leur parut que Jefke décidément ne songeait pas du tout au mariage. Leur rêve était de voir leur grande maison sonore s'égayer de la présence d'une belle jeune femme et d'une multitude de " kindjes „. Ils se désolaient à la pensée que leur race pût s'éteindre si vite et que le nom de Kaekebrouck, presque unique, s'enfonçât dans l'irrémédiable oubli. Or, un soir qu'ils se lamentaient comme de coutume sur le célibat de leur cher fils, êt repassaient tristement en revue toutes les jeunes filles dignes de prétendre à son amour, Joseph entra joyeusement dans la salle : — Voici une lettre, dit-il, que j'ai trouvée dans la boîte. Mme Kaekebrouck s'empara du pli vivement et l'approcha de la " suspension „ pour en déchiffrer l'adresse. — Monsieur et Madame Kaekebrouck... Tiens, une écriture que je ne connais pas! Elle affermit ses besicles. Puis, rompant l'enveloppe, elle dégagea la lettre et lut à haute voix : " Monsieur et Madame Van Poppel ont l'honneur d'inviter Monsieur et Madame Kaekebrouck et leur fils Joseph à dîner le 15 mars prochain, pour quatre heures précises, à l'occasion de la première communion de leur petit-fils Ernest Spruyt et de leur petite-fille Hermance Plat-brood. „ — Comment, comment! lança M. Kaekebrouck stupéfait, ces moutards font déjà leur première communion. Comme ça pousse! Soudain Mme Kaekebrouck se donna une violente tape sur le front. — J'ai encore trouvé une femme pour Jefke! s'écria-t-elle. — Oui, dit le jeune homme avec bonne humeur, et qui ça donc? La nièce d'Hispulla? — Mais la propre petite-fille de M. Van Poppel, Adolphine Platbrood ! Voilà une femme de ménage! — Oui, fit le père en riant, ça c'est l'isthme de Panama! Alors Joseph se troubla manifestement, devint très rouge. - Mais sapristi, répondit-il enfin, je ne la connais pas, votre mademoiselle Platbrood! Mme Kaekebrouck n'écoutait plus. Elle bondit de son fauteuil, courut s'asseoir devant un vieux secrétaire, et là, toute frémissante d'une impétueuse espérance, elle écrivit sur une belle feuille de papier : " M. et Mme Kaekebrouck et leur fils Joseph acceptent avec plaisir l'aimable invitation de M. et Mme Van Poppel. „ — Mon Dieu, soupira-t-elle en déposant lentement sa plume, si ça voulait qu'à même réussir... Ce samedi, veille de la Passion, Joseph arriva rue de Flandre vers huit heures du soir. Il s'arrêta devant un grand huis vert nouvellement verni, qui renvoyait l'éclat dansant d'un vieux réverbère. Il sonna. La porte s'ouvrit aussitôt et comme le jeune homme s'avançait dans un grand vestibule aux briques rouges fraîchement écurées,. une belle jeune fille tomba dans ses bras. — Joseph ! — Adolphine! Et tous deux se pressèrent éperdument. Mais soudain une grosse voix retentit : — Eh bien, il faut pas vous gêner, vous autres ! Saisis, les jeunes gens se désenlacèrent. — Oeie, c'est mon frère ! s'écria la jeune fille tout à la fois dépitée et rassurée en apercevant un homme jeune, fortement barbu, qui se tenait sur la première marche d'un petit perron et souriait. Och, ça est bête, Mile, de nous faire des peurs comme ça! — Je vous assure, Platbrood, que ce n'est pas moi, protesta Joseph, plein d'hypocrisie. C'est Adolphine! — Oeie ça menteur! s'exclama la jeune fille confondue. Et sournoisement, pour se venger, elle pinça Joseph dans le biceps. Mais Platbrood intervint : — Est-ce que vous avez fini de vous disputer : Allons, montez seulement, on vous attend dans le salon depuis une bonne demi-heure. A ces mots, Joseph offrit plaisamment son bras à Adolphine, qui faisait une moue furieuse. — Pas fàcheie, hein? dit-il. Elle éclata de rire, et, réconciliés, ils gravirent tous deux, bras dessus bras dessous, les quatre marches du perron. Mais ils durent se séparer dès la porte du second vestibule, où, dans un clappement de sabots, tout un peuple de servantes et de femmes à journée, nu-bras, cottes relevées, croupe en l'air, se trémoussaient, se ruaient à reculons en traînant sur les carreaux de marbre de larges loques à " reloqueter „. Quant au grand escalier, c'était une véritable cascade; une eau lourde et grise, mousseuse, coulait de marche en marche pour se précipiter dans le petit vestibule, où elle formait des mares tout de suite bues par de tournoyantes loques que les filles lançaient d'un beau geste et qui retentissaient en tombant : Plachef — Hein, dit Platbrood en se garant d'un haut derrière qui fonçait justement sur lui avec impétuosité, c'est les grandes eaux aujourd'hui. On sait bien quand ça commence, mais on sait pas quand ça finit.. — Où sont mes caoutchoucs? s'écriait Adolphine enjambant une brosse, tandis que Joseph faisait mine de se ficher par terre. Cependant une jeune servante relevant ses mèches de cheveux d'un avant-bras marbré, robuste comme une cuisse, tordit vigoureusement, au-dessus d'un seau, une loque qu'elle agita et déploya d'une secousse. Puis elle la jeta sur les dalles : les jeunes gens tapèrent dessus leur bottines humides. Alors Platbrood tourna la crosse d'une porte. — Maintenant, dit-il, on peut se risquer... * * * Ils entrèrent dans une grande salle pleine de lumière et de vues de Suisse. Aussitôt une foule de gamins et de gamines — des petits Spruyt et des petits Platbrood mêlés — s'élancèrent dans les jambes de Joseph Kaekebrouck en poussant des cris de joie. Il les embrassa gentiment. — Comment, vilains, vous n'êtes pas encore couchés! gronda Adolphine. Allons hioup, dans votre lit! Vous ne saurez pas vous lever demain. Vite elle les rassembla et les poussant devant elle comme un troupeau de gais cochonnets : — En avant et plus vite que ça! — Je suis de retour dans dix minutes, ajouta-t-elle en envoyant un baiser à Joseph. Elle disparut avec les enfants qui se bousculaient joyeux et criaient : " Bonsoir, bon papa! Bonsoir, bonne maman! „ Alors Joseph, s'avançant dans la salle, alla respectueusement souhaiter le bonsoir à M. et à Mrae Van Poppel qui somnolaient dans leurs fauteuils. 11 donna ensuite une tape amicale sur les joues d'un garçonnet et d'une fillette qui, assis sur une haute chaise, égrenaient leur chapelet, à côté des bons vieillards. Après quoi, il vint serrer la main à deux petites demoiselles, les cousines Maria et Pauline Spruyt, occupées en ce moment à mesurer une immense nappe. Ses politesses n'étaient point finies. Il dut en- core s'étonner de l'absence des parents Plat-brood et Spruyt. — Oh ils se portaient très bien. Les premiers étaient allés, comme tous les samedis, faire leur partie chez les Rampelberg. Les seconds, venus de Turnhout, à l'occasion de la première communion de leur fils Ernest — autorisé par faveur à communier dans la paroisse de sa cousine Platbrood — " comme de juste „ ils profitaient de leur séjour dans la capitale et s'étaient rendus à l'Alcazar. — Eh bien, Kaekebrouck, interrompit brusquement M. Van Poppel fatigué de tous ces détails, vous voyez, on met la table pour demain. Ça est toute une histoire! Hein, vous allez aider? — Mais je ne suis venu que pour ça, répondit gaiement Joseph. Allons, Platbrood, et vous mesdemoiselles, à la besogne! Toutefois, il voulut d'abord éprouver la résistance des " rallonges „. Hein, si ça triboulait? On pouvait avoir la farce. Il pesa sur la table de tout son poids et fut rassuré. — Hé, c'est solide, il n'y a pas de danger. — Un jour, dit Platbrood, j'ai comme ça assisté à une fête de première communion chez De Myttenaere. Au beau milieu du dîner, pardaff! Tous les plats par terre! Ça était quelque chose! ! — Eh bien, on peut être tranquille, certifia Joseph, ça ne saura pas demain. Et s'inclinant devant les cousines : — Mesdemoiselles, vous pouvez couvrir, dit-il galamment. Aussitôt les deux jeunes filles déployèrent la grande nappe qui se gonfla, monta dans l'air puis vint s'abattre mollement sur la table. — Bravo! s'écria Kaekebrouck, et maintenant la porcelaine! Maria et Pauline coururent au buffet. Elles s'emparèrent d'une pile d'assiettes qu'elles posèrent sur la nappe avec entrain. — Assez, commanda Joseph, il y a vingt-deux assiettes. C'est juste, n'est-ce pas, Platbrood? — Oui, c'est juste, dit la bonne Mme Van Pop- pel; pourtant j'ai comme dans l'idée que ce pauvre M. Keuterings ne viendra pas. Il ne sait passe consoler. Alors on sera seulement à vingt et une personnes... — Ça ne fait rien, comptons-le tout de même, repartit le jeune homme, c'est plus sûr. Et puis s'il ne vient pas, ça sera jusque là. — Ah! maintenant, mesdemoiselles, est-ce que par hasard vous n'auriez pas un crayon sur vous? Il faudrait écrire les noms des invités sur des petits morceaux de papier... — Ça est déjà fait, s'écrièrent les cousines triomphantes. Voici les billets! Alors Joseph se gratta l'oreille. — C'est ici que ça devient difficile, dit-il en se tournant vers les grands-parents, Madame Van Poppel, venez un peu, vous devez m'assister. Vous comprenez, moi je ne connais pas encore les petites brouilles de la famille... — Och! mais faites comme vous pensez, répliqua la bonne dame, ça sera toujours bien... — Et puis, on ne sait tout de même pas rester fâché l'un sur l'autre, quand on a un bon morceau dans son assiette, affirma Platbrood. — C'est égal, essayons de faire pour le bien, dit l'ordonnateur consciencieux. * * * Cependant le petit garçon et la petite fille au chapelet se tenaient toujours muets, très sages sur leur siège. C'était Ernest Spruyt et Hermance Platbrood, le héros et l'héroïne du lendemain. Déjà le garçonnet montrait une tête pleine de crolles encore courtes et bien drues, comme celles de Lucius Verus: demain seulement, mordues par un peigne autorisé, elle se dresseraient et achèveraient de s'épanouir librement sur le petit bonhomme sanctifié. Pour ce qui était de la fillette, on ne voyait plus sa chevelure qui disparaissait toute sous le papier multicolore de ses papillotes. Sa tête penchée, priante, semblait succomber sous un poids de caramels. Dans l'agitation du placement on avait com- plètement oublié les " petits mariés „ comme on les nommait. Soudain Emile Platbrood les aperçut figés dans leur état de grâce. Il s'emporta : — Eh bien, vous êtes encore là, vous autres! Mais voulez-vous aller vous coucher tout de suite! Le coiffeur vient à six heures demain! dites vite bonsoir à tout le monde... Aussitôt les enfants très soumis se laissèrent couler de leur haute chaise et vinrent embrasser les grands-parents qui donnèrent leur bénédiction en disant : — Récitez une bonne prière pour nous, chers petits anges... Platbrood emmenait les communiants, quand Adolphine reparut à la porte de la salle à manger. Tout au placement des convives, Joseph ne l'avait pas vue rentrer. Alors elle s'avança sur la pointe des pieds, en faisant signe aux petites cousines de ne pas trahir sa présence. Et tout à coup elle appliqua ses paumes sur les yeux de Joseph, qui déchiffrait précisément sur un billet le nom de Mme Posenaer. — Qui est là? fit-elle en déguisant sa voix. Mais soudain, un terrible fracas retentit; les vitres des fenêtres résonnèrent comme des tambours. Tout le monde se saisit et l'on écouta avec anxiété. — Jésu Maria! qu'est-ce que c'est maintenant! s'écria Adolphine en se serrant contre le jeune homme. Cependant les vitres grondaient" plus fort, comme sous l'assaut d'un formidable déluge. — Hé, fit Joseph en éclatant de rire, mais c'est les seringues! Catherine et Rosalie aspergent la façade ! * * * — Ah ! dit Ado)phine, c'était des vrais diables là-haut. Et voulez-vous croire, ç'est la même histoire tous les samedis? Allez, on sait bien que papa et maman ne sont pas à la maison. Je ne savais pas de chemin avec... Joseph regardait la jeune fille, jamais elle ne lui avait semblé si belle. Adolphine était grande et bien prise. Dessus la taille relativement fine, son buste s'élançait robuste et souple, arrondissant une gorge ferme qui, encore en deçà de la norme esthétique, attendait le mariage pour le définitif épanouissement : Sous la ceinture, les hanches ressortaient opulentes, et le ventre faisait bomber harmonieuse ment la pâle jupe, laissant deviner un plan large, fécond. Les petits l'avaient décoiffée, et son épaisse chevelure rousse ruisselait jusque sur ses reins. Mais sa figure surtout, avec ses grands yeux pétulants, son nez retroussé, ses belles lèvres d'un incarnat vivace, était délicieuse à voir, respirant toute un air de santé et de juvénile bonté. Alors, Joseph n'y tint plus : dans un bond de sensuelle tendresse, il saisit la jeune fille entre ses bras et avant qu'elle pensa à se défendre, il lui avait appliqué deux baisers sonores sur ses joues savoureuses, là comme ça, sans se gêner, devant tout le monde ! Les petites cousines rougissaient. — Non, ça je n'aime pas ! disait Adolphine toute confuse, essayant de se dégager. — Hé là-bas, mes enfants, s'écria gaiement M. Van Poppel en se levant avec quelque peine pour aller bourrer sa vieille pipe, voilà de bonnes baises! Et si maintenant papa et maman Kaekebrouck refusaient de consentir au mariage... — Oh, c'est impossible, protesta Joseph avec force. Ça ne serait pas à faire ! — Hé, hé! on ne sait pas savoir, dit malicieusement Mme Van Poppel. Et s'approchant du couple heureux : — Allons, chers cœurs, reposez-vous un peu maintenant. Mais, mais, comme vous avez chaud! Est-ce que vous ne voulez pas prendre quelque chose? Un verre de vin, un pain à la grecque? — Oh! déclara Adolphine, soif ça j'ai, mais faim j'ai pas. Je vais seulement boire un " gro-selle „. Et, s'adressant au jeune homme — Et vous, Joseph? Oeie, il y a un si bon faro en face... — Bé, répondit Kaekebrouck, si ça ne vous fait rien, je prendrai plutôt un verre de bonne bière de ménage... Adolphine s'élança vers ses petites cousines qui restaient là inactives, perdues dans la contemplation de la belle nappe miroitante : — Vite, vite, dit-elle en les poussant par les épaules, allez demander à Trinette de tirer une bonne carafe... * * * M. et Mme Van Poppel se promenaient lentement autour de la table, s'arrêtant à chaque pas pour lire les petits papiers posés sur les assiettes. — Mais ça est très bien comme ça, dit le bon-papa quand il eut terminé sa ronde, n'est-ce pas, matje? — Oh, répondit Joseph avec modestie, vous savez, c'est pas du tout commode. Mais je n'ai pas fini. Par exemple, je ne sais vraiment pas où mettre M. Keuterings... — Mais à côté de Mrae Timmermans, jeta Adolphine en riant. C'est une veuve! — Tiens, c'est juste! Je nJy avais pas songé. Ils se précipitèrent tous deux afin de changer les papiers de place. — Oui, mais alors, fit remarquer justement Mmc Van Poppel, où est-ce que vous placerez Mrae Rampelberg? Il y aura deux dames à côté l'une de l'autre. — En effet, reconnut Joseph. Puis tout à coup : — Mais non, puisque je place Ferdinand Mos-selman entre Mme Timmermans et Mme Rampelberg! — Je veux bien, accorda la brave femme avec bienveillance, mais ça ne fera pas l'affaire de la petite Mn,c Posenaer. Elle a une bountje pour votre ami Ferdinand... — Ah, tant pis, ça n'est pas de ma faute ! — Mais c'est elle qui sera à son tour à côté d'une dame. Elle aura Mme Rampelberg à sa droite... — Bah! riposta Joseph, pour la consoler je mettrai le petif Théodore Van Poppel à sa gauche. Regardez une fois, n'est-ce pas, je dis Mme Posenaer, puis Théodore, puis MIle Maria ou Mlle Pauline, etc... Mais ça va très bien ! — Impossible, lança cette fois M. Van Poppel très amusé, vous oubliez, fiston, que Théodore et Adèle sont mariés neuf mois seulement. Adèle voudra être placée à côté de son mari. Elle est enceinte, savez-vous? — Ça est encore vrai, fit Joseph accablé. Sapristi, je n'en sors plus, moi! Voyons un peu... Il se laissa tomber sur une chaise et le coude sur les genoux, le doigt courbé contre les lèvres, il prit la pose d'un Pensiero non galeatus. D'innombrables combinaisons se formaient déjà dans sa tête, quand Adolphine s'écria : — Oui, mais moi, où est-ce que je suis d'abord? — Mais entre mon père... et votre cousin Posenaer, répondit Joseph, nargueur. — C'est vrai? interrogea la jeune fille. Elle en restait stupéfaite. Soudain sa figure devint toute sérieuse et ses yeux se mouillèrent. Car c'est ainsi,dans l'énervement des fiançailles les pleurs s'élancent pour un rien. Déjà Joseph était près d'elle, l'attirait dans ses bras : — Ah grosse bête, mais c'est une farce ! Et se penchant à sa petite oreille bien ourlée qu'il effleura d'un baiser : — Tu es à côté de moi ! dit-il ardemment bien bas, la tutoyant pour la première fois. * * * Brusquement la porte s'ouvrit, poussée d'un coup de pied résolu. Les petites cousines revenaient de la cave. Maria portait une grosse carafe pleine de bière et Pauline s'avançait, un " cabaret „ tout tintant de verres posé sur les bras. On but : tout le monde exhala un long soupir d'aise. Alors Mme Van Poppel alluma un flambeau et passa dans la salle à manger. Elle revint bientôt, tenant contre sa poitrine une haute caisse en fer blanc, caisse séculaire et qui avait réjoui tant de générations de petits slonkkcrs, car elle contenait les bonnes friandises flamandes. Et c'était les mastelles, les pains d'amande, les éclairs, les cranskes, les pepernuts, les clippers, l'excellente et innombrable famille des couques, toute la pâtisserie sèche patriale tant supérieure à tous les bonbons étrangers ! Et dans un compartiment spécialement réservé à la confiserie, se trouvaient aussi les boules noires anisées qui râpent la langue, les sucres rouges embus et surtout les délicieuses " crottes „ enfarinées, à l'allongement virtuel, infini! — Prenez, dit la bonne maman en déposant la grande boîte au milieu de la table. On croqua. Une vraie régalade. M. Van Poppel disait seulement de " prendre attention ,„ car ce n'était pas le moment de ramoner sa chi-menée... — Oh, oh! firent les petites cousines scandalisées, pouffant de rire. * * * Sur ces entrefaites, le grand Emile Platbrood rentra et l'on reprit les combinaisons de placement avec une nouvelle ardeur. On finit par trouver que décidément il n'y avait pas assez d'espace entre les convives. Et puis, il y avait un couvert trop court... Tant pis, c'était embêtant, mais il fallait encore ajouter une rallonge. — Enlevez! commanda Joseph. Aussitôt les assiettes et la nappe furent ramassées et la table apparut toute nue, avec ses demi-lunes rouges aux extrémités et ses quatre planches blanches au milieu. Joseph et Adolphine se postèrent à chaque bout de la table, qu'ils entr'ouvrirent d'une secousse. Alors, Mile posa la planche-allonge dans l'ouverture et s'efforça de la fixer dans la coulisse. Il tapait, employait la force, mais n'aboutissait à rien. — Le bois a joué, dit-il avec découragement. Ça ne sait plus dedans... /V Il se reposa une seconde et se remit à la besogne. Soudain la planche s'emboîta dans la rainure.. — Ça y est! lança-til. Poussez seulement maintenant... Mais il n'y eut que Joseph qui poussa. Adolphine, pour le. farce, reculait, bien qu'elle fît semblant de pousser de toutes ses forces. Penchée en avant, elle riait en dessous, très drôle dans son effort simulé. Elle faisait une jolie grimace, son nez retroussé frémissait et ses dents rageuses semblaient cruellement mordre sa lèvre inférieure. — Allons, Adolphine, pria Joseph, un peu de sérieux, hein ! Regardez, il est dix heures presque. Nous n'avons plus de temps à perdre, sacre-bleu ! A ces mots, la jeune fille s'arcbouta et, cour-' bée sur le meuble, elle poussa d'un élan furieux. La table se ferma avec un grand bruit sec. Vite on la recouvrit de la nappe sur laquelle on reposa les assiettes. Cette fois, à la bonne heure, on serait à l'aise. Sans perdre de temps, Adolphine, grimpée sur une chaise, avait ouvert les vitrines du buffet. Elle passait l'argenterie et les verres... Cependant, ces joyeux exercices avaient un peu fatigué M. et Mme Van Poppel, qui s'endormaient doucement dans leur fauteuil. Alors tous se mirent à circuler autour de la table sur la pointe des pieds, en parlant à voix basse. Enfin, le placement des convives parut définitif et c'était vraiment une œuvre savante, de haute psychologie, qui faisait honneur à l'intelligence et au tact de Joseph Kaekebrouck. — Hein, Phintje, dit-il en.se reculant satisfait, je pense que personne ne se disputera... Et il vida un dernier verre avec Platbrood. * * * Maria et Pauline paraissaient très lasses. Elles bâillaient en dedans. Soudain, la pendule sonna un coup. Il était dix heures et demie. — Voilà, dit Joseph, et maintenant je suis parti! Le jeune homme s'inclina comiquement devant le bon papa et la bonne maman complètement endormis, et prenant congé des petites cousines, il sortit sans bruit avec Platbrood et sa sœur. Dans le petit vestibule, Mile s'esquiva avec à propos. — Allo, bonsoir, vous savez ! Et les deux fiancés restèrent seuls. Adolphine aida Joseph à endosser son paletot. Elle lui tendit aussi sa grosse canne à pommeau d'argent et sa buse miroitante. Puis, Joseph offrant le bras à la jeune fille, ils descendirent tous deux le petit perron avec majesté. Mais comme ils arrivaient dans le grand vestibule, ivres d'une tendresse longtemps contenue, ils se plongèrent éperdument dans les bras l'un de l'autre. En cette fougueuse étreinte, la buse de Joseph tomba et s'en fut, sautant à petits bonds, jusqu'à la porte cochère. Déjà, Adolphine s'était échappée. Vivement elle remonta les quatre marches du perron et gracieusement appuyée contre la cloison vitrée: — Bonsoir, Monsieur, dit-elle, à demain. Hein, tu viendras de bonne heure? Joseph avait ramassé son chapeau de soie qu'il caressait d'une manche onctueuse. Il le reposa enfin sur sa tête et ouvrit la grande porte en poussant un énorme soupir. Tout de même, il ne pouvait se résoudre à s'en aller et la main sur la " cliché „ il ne cessait de contempler la belle jeune fille. — Viens me donner un pas de conduite, sup-plia-t-il, oh si si, avec ton frère, il fait tellement beau! Mais devant cette proposition audacieuse, Adolphine ne put réprimer un geste d'effroi et vite elle se sauva en criant : — Oeie non, je ne peux pas de ma mère ! J Joseph allait dans la nuit, sous le frais sourire des étoiles. Et son âme était toute gonflée de joie. Il avait trouvé le bonheur. Parfois, devant sa vue rêvante, passait l'ombre du pâle garçon qu'il avait été, et alors il frissonnait tout à la fois de peur et de bien-être, comme un escapé. Mais pourquoi donc la vie l'avait-elle ainsi brusquement reconquis? Et comment cette métamorphose improbable d'un snob en un bon gros " loff„ s'était-elle accomplie? Soudain, il arriva place Sainte-Catherine. Il s'arrêta pensif devant le vieux beffroi aux pierres cariées par le temps et qui dressait sa massive silhouette sur un pur ciel irradié de lune. C'était bien ici qu'il l'avait vue pour la première fois, un pluvieux matin de Mai, comme elle sortait sans confusion, rayonnante et légère, du petit châlet planté au pied de la tour. Il l'avait suivie dans le marché pittoresque où, sous les tentes mouillées, elle marchandait ses légumes. Et il sentait encore le relent de son fin water-proof... Tout de suite, dans un tressaillement virginal, il l'avait aimée et sa triste vie s'était brusquement retournée comme un parapluie dans un coup de vent. Puis il évoqua leur entrevue chez M. Van Poppel — l'un des plus vieux amis de son père — et leur premier enlacement, au bal de la Grande-Harmonie, dans cette valse enivrante, tout embaumée d'aphrodise,qui l'avait laissé délicieusement étourdi pendant trois jours! Il se rappelait les premiers mots qu'elle lui avait dits et dont l'arbitraire syntaxe l'avait charmé, sa bonté souriante, le touchant récit de sa vie simple, active, dévouée toute au gouvernement d'une maison touffue d'enfants, de petits-enfants et même d'arrière-petits-enfants ! Il revoyait aussi le beau soir des aveux. Et à ce souvenir inoubliable, de nouveau son cœur se mettait à battre dans sa poitrine des petits coups de tonnelier... * * * Alors, Joseph poursuivit son chemin à grands pas. Il plaignait chaque passant de ce qu'il ne fût pas lui. Un pauvre " garde-ville „ qui se tenait impassible en son imperméable, au coin de la rue des Fripiers, l'emplit surtout d'une forte compassion. Il dut se retenir pour ne pas se jeter au cou de cet homme et consoler sa misère. Mais déjà sa pensée voltigeante se posait sur M. et Mme Kaekebrouck, dont il escomptait la surprise et la joie, quand demain, amenant Adol- phine devant eux, il dirait : " Voici votre fille. „ Et il s'en voulut de tout le mystère qu'il avait fait à ses bons parents. C'était mal à lui, vraiment, d'avoir différé une confession qui leur eût donné déjà trois mois de bonheur ! Maintenant il gravissait un large boulevard; soudain il aperçut la grande serre du Jardin Botanique toute scintillante de paillettes, et son dôme pâle vert, d'une ineffable et tranquille lueur, sous la belle lune ronde. Et il frémit au souvenir du suicide de son ami Trullemans qui avait préféré mourir, en léchant tout le vert-de-gris du dôme vénéneux, plutôt que de survivre un seul jour aux atroces dédains d'une abominable coquette. — Ah ! pauvre grand Jules Trullemans, s'écria Joseph en s'appuyant sur la balustrade du jardin profond, brave cœur incompris, comme je te plains! Hélas! pourquoi aspiras-tu à la haute bourgeoisie... Et dire que sans cette détestable Van Tussenbroeck, nous t'aurions vu demain au milieu de nous, gai, farceur — Jan Claes — comme tu l'étais avant qu'une fatale passion n'eût aboli tous les ressorts de ta robuste jeunesse! L'amour t'a perdu! Et voilà qu'il m'a sauvé, moi! Et Joseph pleura le mort immortel. 11 fit un geste de tristesse et s'éloigna. Mais arrivé au sommet du boulevard, il s'arrêta un moment encore devant le populaire abreuvoir de la porte de Schaerbeek et il but à longs traits l'eau pure, à la vertu lustrale, dans le vil gobelet enchaîné. Car il se sentait un irrésistible besoin d'affirmer son âme redevenue simple et Brusse-leer. Enfin, il s'engagea dans la rue Royale et bientôt il fut devant la porte de sa maison. Il mit la clef dans la serrure, mais, avant d'ouvrir, il jeta un dernier regard au ciel : le sombre azur demeurait constellé. — Allons, dit-il, il fera beau demain. Je pourrai endosser ma tenue de sous-lieutenant. Adolphine sera tout de mêmé si contente... Ce fut un repas magnifique qui emporta le souvenir de toutes les précédentes frairies familiales. Le jeune Ferdinand Mosselman y acheva de conquérir la petite Mme Posenaer que, par une audacieuse substitution de carte, il avait fait sa voisine. Quant à Joseph, grâce à son obéissante serviette qu'il laissait choir à tout moment, il sut se ménager sous la table, avec les jambes d'Adol-phine, des entrevues délicieuses. Par exemple sa bizarre conduite alternée d'éclipsés et de réapparitions soudaines, n'allait pas sans provoquer un certain étonnement chez la jeune Mmc Théodore Van Poppel, sa voisine de gauche, dont le ventre monstrueux montrait éloquemment qu'elle attendait " famil „'. —■ Elle ne put s'empêcher de lui dire, comme elle le voyait redresser sa tête cramoisie : — Ah ça, mais vous êtes toujours sous la table, vous! Joseph s'épongeait, car son brillant uniforme lui devenait insupportable. C'était littéralement la tunique de Nessus — ce premier mais formidable rigollot de l'antiquité. — En effet, avoua-t-il un peu contraint, mauvais exercice pour la digestion. C'est ma satanée serviette, voyez-vous, qui glisse tout le temps sur mon pantalon collant... Mais vous, ajouta-t-il en riant, comment est-ce donc que vous faites pour qu'elle ne tombe pas? Et il regardait la rigide serviette que la jeune femme maintenait parfaitement en équilibre dessus un ventre qui surplombait son assiette. — Oh! moi, je l'ai attachée avec une épingle. Regardez... * * * Il ne regarda pas, car à ce moment surgit un grave incident, qui délivra le jeune homme d'une conversation, toujours pénible avec une femme . enceinte. yV — Mais voyez un peu Ernest, s'écria le père Platbrood, qu'est-ce qu'il a donc? En effet, le petit communiant avait quelque chose. Il était devenu d'une pâleur extrême. Sa tête aux yeux chavirants roulait avec ses crolles sur le dossier de la chaise, tandis que sa main droite plaquée sur son gilet blanc semblait vouloir comprimer les premières effervescences d'une émeute qui visiblement cherchait son escalier des Tuileries. Déjà, Mmc Spruyt était près du " petit mari „. Dans l'irréflexion de l'émoi, elle le secoua avec vigueur. — Eh bien, Ernest, qu'est-ce que vous avez maintenant? — Pour l'amour du ciel, dit M. Rampelberg, ne le " douchez „ pas comme ça! Attendez... En sa qualité de droguiste, il se leva pour aller examiner l'enfant. Tout le monde attendait son pronostic... — Il est soûl! dit-il simplement quand il eut dévisagé le petit bonhomme pendant deux secondes. — Pas possible ! s'écrièrent tous les convives. — Mais, fit Mn,e Spruyt en s'adressant à la petite Hermance, qu'est-ce qu'il a fait pour se mettre dans cet état-là! Si ça est permis ! — Je ne sais pas, ma tante, répondit la communiante toute penaude. Cependant, le petit garçon avait blêmi davantage. — Il faut le conduire tout de suite à la cour, suggéra le gros M. Posenaer, autrement- Cette fois, M. Spruyt accourut. Il prit l'enfant dans ses bras et disparut, suivi de sa femme bouleversée. La porte s'était à peine fermée derrière eux, qu'on entendit un grand bruit sur l'interprétation duquel toute controverse était impossible. Un silence tomba dans la pièce. — Sapristi, il était temps! conclut Emile Platbrood. * * * — Och, ça n'est rien, dit Mme Van Poppel qui ne s'était pas laissé émouvoir. Ça lui apprendra! Et elle adressa un clin d'oeil au digne M. Van Poppel qui fit aussitôt apporter le vin de Champagne. Les bouchons sautèrent et les conversations repartirent, gaies, bruyantes. Mme Platbrood ne tarissait pas sur la cérémonie du matin à l'église Sainte-Catherine, et s'extasiait sur la magnificence des toilettes. Mais M. Kaekebrouck était contrariant. Il pérorait, n'admettant pas le luxe déployé par les petites communiantes. — On voit des pauvres gens, dit-il, se priver de tout pour acheter une belle robe à leur enfant et des chapelets et des bracelets et tout ça... Et ça n'est rien que pour la gloriole. De mon temps... Mais Mme Platbrood légèrement piquée — car elle avait paré sa petite Hermance comme une châsse — n'en voulait pas démordre : — Vous conviendrez, fit-elle en cherchant un assentiment chez la majestueuse Mme Kaekebrouck, que le coup d'œil était rudement joli à l'église.Toutes ces petites filles sous leurs voiles, c'était très impressionnant. On peut rire de moi si on veut, mais ça m'a émue. — Ça je veux croire, approuva Mme Timmermans, tandis qu'une vieille larme dégoulinait par saccades sur ses grasses joues de veuve. Och, moi je ne sais qu'à même pas voir quelqu'un en blanc sans pleurer! Tout à coup, son voisin, M. Rampelberg, la pinça gaillardement à la taille et la regardant de coin, avec une figure à la Jan Steen : — On voit bien alors, dit-il avec sentiment, que vous ne m'avez encore jamais vu en pans volants ! Ce fut un sursaut général. On se " roula „ pendant dix minutes, montre en main... *** Comme on apportait les grandes " Catherine ,„ une troupe d'enfants s'élancèrent brusquement dans la salle. Les dames s'en emparèrent, les cajolèrent avec tendresse et remplirent leurs poches de bonbons. Puis, quand ils eurent essuyé les " baises „ de tous les invités on pria les silencieuses cousines Maria et Pauline qui, visiblement, n'en pouvaient plus d'être assises, de les aller mettre coucher. Alors, M. et Mrac Van Poppel se levèrent avec solennité et tout le monde passa dans la salle à manger où le café fut servi. Ce petit pochard d'Ernest choisit ce moment propice pour reparaître sans la moindre gêne. II était complètement guéri. Pourtant, dans la crainte d'une nouvelle catastrophe, on l'engagea à aller s'amuser dans le vestibule avec Her-mance. Les " petits mariés „ ne se le firent pas dire deux fois. Ils s'évadèrent et rejoignirent les petits Spruyt et les petits Platbrood qui, déjouant la surveillance de Maria et de Pauline, étaient sortis de leurs lits et gambadaient en robe de chambre sur les paliers- La maison retentit bientôt de leurs cris d'hirondelles. Les diables jouaient " enlèvement „ sur le carré du premier étage. Ernest enlevait Hermance ! Maintenant, massés dans un coin de la salle, les hommes un peu rouges parce qu'ils étaient un peu gris, buvaient des liqueurs et fumaient de gros cigares. Ils avaient cerné le petit Théodore Van Poppel, dont ils commentaient librement la paternité imminente. Et le jeune mari, encore imberbe, souriait effaré, reculait, hoquetait sous leurs petites touches de doigt dans son ventre. Emile Platbrood le délivra en prononçant le nom de M. Keuterings. Il suffisait : l'illustre veuf fournit dès lors tous les éclats de rire. Pendant ce temps, les dames, plus recueillies, assises sur des chaises disposées en rond sous le lustre, s'entretenaient, en sirotant leur tasse, de la grossesse de Mme Théodore Van Poppel qu'elles félicitaient sur son courage et sa bonne santé. Pour une première fois, elle portait très bien... — Hein, insinua Mme Rampelberg, hein, on dirait, où est-ce qu'elle a appris ça donc? * * * C'est alors que Joseph s'approcha d'Adol-phine. Il l'entraîna doucement dans une embrasure. — Ecoute, lui dit-il tout bas avec émotion, je crois que c'est le moment... La jeune fille se sentit défaillir. — Oeie non, je n'ose tout de même pas, gémit-elle. — Allons, du courage, donne-moi bien la main... Justement Ferdinand Mosselman, poussé par Mrae Posenaer, venait de s'asseoir au piano. Il plaqua quelques sonores accords.Tout le monde vint se placer derrière le virtuose qui brusquement attaqua la Tara ra boum de ay. Profitant de cette diversion, les jeunes gens s'avancèrent,dans le salon où M. et Mme Kaekebrouck venaient de se retirer sur l'invitation concertée des Van Poppel et des Platbrood. Et quand ils furent devant M. et Mme Kaekebrouck : — Mes bons parents, dit Joseph simplement, voici la femme que j'ai choisie. J'aime depuis longtemps Mlle Adolphine Platbrood. Voulez-vous qu'elle soit votre fille? A ces mots, les deux vieux restèrent un moment très graves,interdits, " paf! „ Et leurs lèvres frémissaient sans qu'ils pussent rien dire. Mais soudain, en même temps, ils ouvrirent leurs bras tout au large. Et les enfants s'abattirent sur leur cœur, tandis que M. et Mme Van Poppel et les époux Platbrood, touchés jusqu'aux larmes devant ce spectacle empoignant, s'élançaient dans les bras les uns des autres et s'embrassaient comme des pauvres ! * * * L'annonce du mariage de Joseph Kaekebrouck et d'Adolphine Platbrood produisit dans la fête une si forte émotion, que Mme Théodore Van Poppel fut prise soudain des douleurs et accoucha en cinq minutes d'une grosse fille, sur le canapé du salon... Cependant Joseph et Adolphine se marièrent le 2 mai suivant, comme les clochettes des muguets sonnaient le printemps. * * * A Victor Gilsoul. Ferdinand Mosselman sortit de sa maison, et tout de suite sur le trottoir un bien-être l'envahit, un bon frisson courut jusque dans ses moelles. Il respira un grand coup, se donna une tape d'aise sur la poitrine et souriant il partit pour le ministère. Jamais il n'avait éprouvé pareille allégeance ; il se sentait leste, robuste, impondérable ! Il marchait d'une façon plus élastique et comme si sous ses pas les pierres prenaient une vertu de tremplin. Dans la rue tranchée d'ombre et de soleil roulaient à fracas, lançant des éclairs d'or et d'argent, les charrettes de laitiers, tandis que des venelles et des impasses débouchaient les colporteuses au ventre rebondi, les marchands d'abats-jours, de lacets, de mine de plomb, tout le menu gibier quotidien de l'insatiable police. Ferdinand leva les yeux et s'attendrit. Dans le ciel tendu de pâle azur s'avançaient lentement d'épais nuages blancs, de merveilleux nuages, pareils à d'énormes " blocs „ de ouate. — Ah, pensait-il, le beau ciel de quand j'étais petit! Sa joie s'accrut de jolis souvenirs. Une magie enveloppait son âme. Des brises amies frôlaient son visage. Les passants avaient un aspect bienveillant et doux. Les choses dégageaient comme un sourire fraternel, humain. Il allait dans une allégresse juvénile, ému de sensations neuves. Tous ses sens s'épanouissaient. Il gagnait une acuité de vue, de flair et d'ouïe vraiment surprenante... L'air résonnait des hennissements des ju- ments qui se cabraient entre les brancards, s'ébrouaient des naseaux et secouaient leur lourde crinière. L'eau des abreuvoirs s'égouttait dans les vasques en perles plus claires, en notes plus harmonieuses et plus fines. Souvent passaient des chiennes poussiéreuses, la langue pendante; elles galopaient, les pauvres, d'une course lassée, se retournant parfois pour jeter un coup de croc aux chiens anhélants qui les poursuivaient et dont la meute en folie grossissait à chaque coin de rue. Les marchands de comestibles commençaient la toilette de leur vitrine, avançant avec mille précautions jusqu'au bas de la glace de petites caisses où s'alignaient, sur des feuilles de vigne, cinq à six fraises pâles, chlorotiques, couleur de poisson rouge mort... Et dans toutes les rues, par les soupiraux des cuisines, sortait le bruit dur du kip kap hâchant pour les soupes vertes l'herbe tendre, le cresson, le persil, le pourpier doré... Soudain le jeune homme apparut sur le mar- ché tout resplendissant de giroflées et de fleurs de beurre. - Eh sacrebleu, s'écria-t-il, mais c'est le printemps! * * C'était lui! Un printemps hâtif, charmant, une récompense du ciel en retour d'une longue suite d'années noires sombrées dans une pluie éternelle. Ferdinand orna sa boutonnière d'une fliere-blocm aux beaux tons brûlés et poursuivit son chemin en fredonnant le lied de Siegmund et de Sieglinde ! Comme il arrivait devant la rue des Harengs, une ombrelle claire, tournoyante attira son regard. Il s'empressa de faire un crochet, frôla le parasol sous lequel il reconnut Mllc Verhoegen, la fille du marchand d'agrès et de cordages de la rue de Flandre, qui causait avec Mme Timmermans. Un peu interdit, Mosselman salua : la jeune fille inclina la tète et subitement ses joues s'empourprèrent... Ferdinand s'éloignait déjà d'une démarche guindée, car il lui semblait qu'on l'étudiait dans le dos. Mais dès qu'il se sentit hors de vue il reprit son attitude libre, pourfendante, et une émotion délicieuse monta dans son âme... 11 revoyait Mlle Verhoegen et s'étonnait que son image restât en lui et ne le voùlût plus quitter. Jamais la jeune fille ne lui était apparue ainsi, parée d'un tel éclat de jeunesse. Brusquement elle avait grandi; hier encore il l'eût prise pour un enfant, aujourd'hui elle était presqu'une femme. Il se demandait pourquoi dans les réunions de famille où il la rencontrait chaque semaine, il n'avait jamais accordé la moindre attention à cette petite demoiselle, modeste et silencieuse, mais si prévenante et surtout si bonne pour les enfants. Elle surgissait fraîche et souriante de la pénombre et il ne revenait pas d'un étonnement qui le ravissait et l'entretenait dans un trouble ineffable. Occupé de sa vision, il ne voyait plus rien dans la rue et cheminait en coudoyant force passants. Pour la première fois de sa vie, un sentiment complexe, indéfinissablement tendre et grave levait en lui... L'intuition d'un amour heureux, très long, éternel, venait hanter son esprit dont la perpétuelle moquerie se taisait enfin devant l'apparition chaste et pimpante de la vertueuse beauté ! Délicieusement obsédé, humant la brise romanesque, il pressa le pas, car il lui tardait maintenant d'être dans son bureau pour mieux s'abstraire en son rêve et vivre bien seul pendant des heures, immobile comme un fakir, sous le charme de ses indicibles sensations. Il arriva au ministère cinq minutes avant neuf heures et sans prendre garde aux huissiers stupéfaits, il s'élança sur l'escalier dont il escalada les marches en quelques sauts. Quand il se fut enfermé dans son cabinet, il monta sur sa haute chaise et la tête dans les mains, il s'abîma dans ses réflexions. Ses paumes tendaient la peau de ses tempes et bridaient ses yeux, ce qui lui donnait un air parfaitement japonais... Il évoqua sa vie, et la jugea froidement : il convint qu'elle ne lui avait donné jusqu'ici qu'un plaisir assez négligeable. Il reconnut qu'il était extrêmement las de faire des jeux de mots, conter des histoires de Marseillais, dire des chansonnettes, croquer des pains à la grecque dans les soirées bourgeoises, où sa blonde mine et surtout sa position en même temps que la qualité de petit-fils unique de sa bonne vieille grand'-mère, le faisaient un personnage excessivement recherché. Mais par-dessus tout il enrageait d'être encore l'amant de cette impérieuse petite Mmc Pose-naer, qu'il n'aimait plus, qu'il n'avait jamais aimée. De fait, il l'avait conquise par vanité, satisfait de croire qu'il imitait ainsi le grand monde. Sa flamme avait été brève, car tout de suite il avait appris comme c'est un mince bonheur de partager une femme avec un brave homme de mari dénué de toute espèce de jalousie roman- tique et, pour trancher le mot, infiniment imbécile... Maintenant il détestait cette femme, l'accablant d'une rancune qui, en un moment, se gonflait de griefs irrémissibles. Elle lui apparaissait comme une créature mauvaise, fatale, qui l'avait détourné du bonheur... Sans doute c'était à cause d'elle qu'il était passé comme un sot, sans la voir, tout près de cette belle Adolphine Plat-brood, qui l'eût aimé s'il avait voulu. Et il frémissait aussi à la pensée que les coquetteries perverses d'une Messalinette avaient tué la pauvre Mmc Keuterings, dont le corset pathétique remuait ^parfois encore dans son âme toute une vase de remords ! 11 tapa du poing sur son pupitre d'un coup si furieux que son porte-plume, son grattoir et sa " gomme „ tressautèrent sur l'encrier. — Il faut rompre ! s'écria-t-il, et il s'emportait dans un monologue imprécatoire quand la porte du bureau s'ouvrit brusquement et parut un vieux garçon de salle : — M. Verbist demande le dossier 239. Terrains de la digue de Heyst. — C'est bon, monsieur Pierre, répondit Mos-selman en congédiant l'huissier, je le porterai moi-même. Il haussa les épaules, descendit de sa haute chaise et s'emparant d'une échelle il vint l'appuyer contre un mur d'épaisses paperasses. Il gravit les degrés avec agileté et dégagea non sans peine le dossier 239 sur lequel il appliqua une violente claque qui fit jaillir une superbe poussière. Puis, la digue de Heyst sous le bras, il s'apprêtait à regagner le plancher quand, pardessus les demi-rideaux de la fenêtre, il vit le ciel resplendissant et le Parc dont les puissantes frondaisons, givrées de rose, annonçaient le réveil de la terre. Il demeurait sur son échelle ; de nouveau, ainsi qu'au début de la matinée, il sentit le pénétrer une langueur douce, inexprimable. Il s'intéressa longuement à deux ramiers qui bâtissaient un nid dans la fourche d'un grand orme. Puis son regard plongeant des cimes jusqu'à terre, il aperçut dans une allée à travers le treillis des charmilles des bébés qui jouaient avec des seaux et des pelles autour d'un vieux banc. Et son cœur en fut tout remué. Jamais la vue des petits enfants ne l'avait attendri comme cela. La romance travaillait en lui. — Eh bien, monsieur Mosselman, jeta une voix dans l'entrebâillement de la porte, le dossier, s'il vous plaît? Il déjeuna au ministère de petits pains fourrés, fait insigne, sans précédent dans sa vie de premier commis. Il continua de penser à Mllc Verhoegen pendant tout l'après-midi... A force de pressurer sa mémoire, il était parvenu à retrouver quelque fugace souvenance de cette enfant timide, et bientôt il eut la témérité, tant son désir impatient enflammait son imagination, de la reconstituer toute dans ces soirées hebdomadaires qui les réunissaient tantôt chez les Van Poppel, tantôt chez les Rampelberg, les Kaeke-brouck ou les Platbrood... Il fut vite convaincu que son indifférence à l'égard de MUe Verhoegen n'avait pas été si complète. Assurément il l'avait remarquée, mais les soins, la farouche surveillance de Mnie Posenaer avaient sans doute empêché qu'il s'abandonnât au sentiment très vague, mais très tendre — à coup sûr — qui l'entraînait vers la petite demoiselle. Oui, il excusait, il comprenait maintenant son extérieure indifférence, car il est humain de ne point convenir qu'on a manqué de jugement et de goût. Son ardent désir rachetait aujourd'hui son incuriosité et parait M1Ie Verhoegen d'une poésie, qu'il lui semblait — en ce moment éréthique — que la possession dût accroître encore au lieu de la faire cesser brusquement, comme prétendent les psychologues exercés. 11 ne s'étonna même pas que ses idées le menassent très franchement sur la pente du mariage. En quelques heures une transformation singulière s'était opérée en lui. Son esprit très sensible, mais frivole, soudain s'était rempli de sagesse et de réflexion. 11 lui venait de graves pensées sur l'existence : il entrevoyait son but. 11 restait un peu effrayé devant l'indolence de sa vie et jurait cle s'occuper désormais à des choses utiles. D'ailleurs il venait de doubler la trentaine, il était temps, bientôt il serait un " old boy „. Il songeait aussi qu'une femme ne manquerait pas de lui donner une sorte de prestige auprès de ses chefs, que la jeunesse et le célibat cle leurs subordonnés irritent parfois comme des avantages dont ils pensent qu'ils n'ont jamais joui... Et il supputait l'avancement qui lui viendrait. 11 ébaucha même en un éclair tout le plan d'un précis, d'un petit catalogue de quelque chose — il trouverait bien — qui lui vaudrait peut-être la promotion de sous-chef et commencerait d'affirmer son importance. Puis une pensée revint qu'il s'était efforcé déjà de repousser loin, car il lui était pénible de croire qu'elle pût avoir la moindre influence sur un projet caressé. Il ne pouvait en effet se dissimuler que M. Verhoegen était un fort riche commerçant, dont le magasin de cordes et d'agrès était l'un des mieux achalandé du " bas de la ville ,,. Sa maison, ainsi qu'en témoignaient les vieux chiffres ancrés dans le haut du pi- gnon espagnol, avait été fondée en 1697. Elle avait passé au fils aîné de chaque génération de Verhoegen et toujours avait prospéré. Aussi le chagrin était vif chez M. Verhoegen de ne posséder qu'une fille et de penser que son nom si haut porté pendant près de deux siècles, s'éteindrait juste au moment peut-être où Bruxelles port-de-mer allait décupler le chiffre d'affaires de la corderie et permettre qu'on renonçât au petit commerce de détail. Ah, Bruxelles port-de-mer ! Mosselman se rappelait maintenant les lamentations du bonhomme. Tout un soir il les avait subies vaillamment chez les Rampelberg. Mais il s'était vengé en faisant un sublime tableau du nouveau port de la capitale, montrant les entrepôts, la traditionnelle forêt de mâts, les grosses cheminées des steamers et le grouillement de toute une population nouvelle, bariolée, pleine d'éléments orientaux, barbaresques. Tout cela à deux pas de la corderie... — Ali! soupirait M. Verhoegen ébloui, mon gendre ne sera sûr pas à plaindre! — Oui, répétai t Mosselman, le mari de Mlle Thérèse ne sera sûr pas malheureux... Toutefois, il est juste de le dire, son sentiment dérivait non d'un vilain appétit de lucre, mais plutôt d'une honorable, d'une noble sensualité... Il se redressa, passa la main sur son front, s'ébroua la tête. L'image de Mlle Verhoegen reparut aussitôt devant ses yeux, chaste et troublante, et il fut pris d'une irrésistible envie de revoir la belle jeune fille. Quatre heures sonnaient à l'horloge du couloir. — Hé là! dit-il, assez de solitude... 11 courut à la petite fontaine accrochée au mur et se savonna les mains avec fébrilité. Il s'élançait vers la porte, quand celle-ci s'ouvrit avec lenteur : un petit homme sanguin, houppé d'une mèche grise et portant des lunettes d'or, entra dans la chambre. C'était M. Verbist, le chef de bureau. Il sourit, voyant l'émoi du jeune homme qui se découvrait avec respect. — Mon ami, lui dit-il, je vous rapporte le dossier de la digue de Heyst. J'en ai classé toutes les pièces avec soin. Le ministre peut nous les demander d'un moment à l'autre. Entre nous, l'Etat ne se montre pas très adroit en cette affaire-Il est mal conseillé. J'ai osé l'insinuer dans une petite note dont vous me direz des nouvelles demain. Après cela qu'il fasse ce qu'il veut, je m'en lave les mains ! — Vous avez raison, appuya Mosselman en donnant à sa mobile figure une expression de profonde gravité, l'Etat est très mal conseillé... Et recevant le gros dossier dont il ne connaissait pas une seule pièce, il gravit précipitamment l'échelle et vite le replaça dans sa case pour qu'il n'en fût plus question. Mais M. Ver-bist, le nez en l'air, suivait le jeune homme d'un regard paternel. Comme Ferdinand s'apprêtait à redescendre, il l'interpella tout à coup : — Ah! avant que je ne l'oublie! Mon cher subordonné, Mmc Verbist m'a prié de vous inviter à manger la soupe avec nous samedi prochain, sans façon, vous savez... Mlle Verbist a reçu tout un stock de nouvelles romances, surtout des duos, qu'elle voudrait bien déchif- frer avec vous. Affaire entendue, n'est-ce pas? Adieu, mon ami! Et M. Verbist, envoyant un bonjour de la main se retira précipitamment. — Nom d'un tonnerre! jura Ferdinand, en se laissant dégringoler de son échelle... Une bonne odeur de goudron flottait dans le magasin d'agrès et de cordages, où Jérôme, le vieux commis, serré dans son tablier bleu, servait les pratiques d'un air bourru. Il pesait la ficelle tout en mâchonnant l'éloge de la marchandise, puis soulevant le plateau de la balance, il versait les pelotes dans les bras du client sans nul emballage, car elles pouvaient, disait-il, supporter le grand jour. Il vendait aussi des brosses de toute sorte pendues au plafond en robustes chapelets et des " loques à reloqueter „ très épaisses, leur duvet encore tout semé de petites échardes noires. Il passait la main sur les objets, tapait dessus rudement : — Ça c'est inusable, prononçait-il, vous n'en verrez pas la fin. II y avait grande affluence de clients et le bonhomme semblait un peu débordé, quand vers cinq heures Ferdinand Mosselman entra dans le magasin : — Bonjour, Monsieur Jérôme, dit-il avec force, d'un ton dégagé. — A vos ordres, Monsieur Ferdinand! s'écria le commis dont le visage grognon, mafflu comme celui d'un boule-dogue, exprima aussitôt un joyeux étonnement. Il voulut le servir tout de suite. — Non pas, mon brave, fit le jeune homme en l'arrêtant du geste, je suis le dernier. Pas d'injustice. Faites à votre aise, je ne suis pas pressé d'ailleurs, ça m'amusera de regarder la boutique... Mlle Verhoegen n'était pas là. Mosselman poussa un petit soupir de soulagement : son cœur reprit un battement normal. Pourtant il éprouvait un vague déplaisir. Il était venu frémissant, mais résolu, persuadé qu'il allait se trouver face à face avec la jeune fille, et remettant à la grâce de Dieu ses premières paroles... Or, l'absence de M1!e Thérèse, si elle défaisait la boucle de ses craintes, lui promettait en revanche de nouvelles transes, et il éprouvait quelque chose comme la courte satisfaction du patient, enfin déterminé après mille hésitations, mais à qui l'on annonce tout à coup que le dentiste le recevra seulement demain... Mosselman se promena dans le vaste magasin respirant la bonne odeur balsamique, s'arrêtant devant les énormes rouleaux de câbles et les poulies et les grands filets goudronnés qui donnent l'âpre nostalgie de l'océan... Comme il s'avançait vers le fond de la pièce, une petite serre accotée à la boutique qu'elle dominait de quelques marches, retint tout à coup ses regards charmés. Une grosse vigne tordait ses vieux sarments le long des carreaux soi- gneusement lûtes et commençait de s'épanouir en feuilles tendres. Tout autour sur des gradins étaient rangés des pots de géranium et de fuschia dont les fleurs vives contrastaient avec le feuillage maigre... Dans une cage verte accrochée au njur sautillait un oiselet. Une lumière tranquille, blonde, fusant de la cour profonde régnait dans la petite serre, et venait doucement caresser un pupitre jaune sur le versant duquel reposait un énorme livre relié de toile. Mosselman se crut transporté dans le tableau d'un petit maître hollandais. Il demeurait là, ému de ravissement, évoquant la vie simple et méthodique des bourgeois disparus, quand une porte de la serre s'ouvrit et parut une belle demoiselle. Le jeune homme tressaillit. Il dut se retenir à la grande bascule : ses jambes flageolaient, un émoi indicible oppressait sa poitrine... Et il murmura comme au théâtre : — Elle, elle! M::° Verhoegen jeta un rapide coup d'œil à travers la cloison vitrée, puis sans apercevoir Ferdinand qui continuait à défaillir dans la pénombre propice, elle s'assit devant le pupitre, ouvrit le grand livre. Elle prit une plume d'oie qu'elle plongea dans la vasque d'un antique encrier à siphon et se mit à écrire, consultant de temps à autre un carnet de notes. Elle portait un joli corsage mauve, orné d'une collerette de dentelle, ce qui lui avenait beaucoup en dégageant son beau col dont la ferme ligne venait se perdre dans les frisons légers de la nuque et les magnifiques cheveux noirs relevés en proue. Sa figure tout éclairée d'un regard vif et gai resplendissait de jeunesse. Mosselman ne se lassait d'admirer les oreilles, le nez, la bouche pourprée d'un dessin irréprochable, et les yeux noirs frangés de longs cils. Mais les mains potelées et les avant-bras qui jaillissaient nus, exquisement roses et dumetés des grosses manches bouffantes, le plongèrent dans un enivrement décisif. Devant lui surgissait l'amante idéale et telle il qu'il avait toujours inventé, rêvé la femme dans ses chimères. Une grande confusion lui vint encore de n'avoir pas deviné une métamorphose si belle. Cette fois, il sentait que son amour ne serait pas un passager désir. Son inconstance jetait l'ancre. Il aimait, et il était près de tendre les bras, comme Faust ébloui à l'apparition d'Hélène, quand le vieux Jérôme s'écria gaiement : — Eh bien, monsieur Mosselman, ce sera quand vous voudrez, il n'y a plus personne... * * * Il devint écarlate. Mais tout suite il se resaisit. — Dites-moi donc, Jérôme, fit-il d'un ton détaché, elle doit être bien vieille cette vigne chevelue qui pousse dans la verandah? — Ma foi, repartit le commis malicieux, on dit . qu'elle a deux cents ans, près de dix fois l'âge de la petite demoiselle qui écrit là-bas dans la serre... — Mlle Thérèse a vingt ans! s'écria vivement Mosselman. — Mais oui, depuis hier à trois heures du matin si ça vous intéresse. Parbleu, je le sais bien, puisque je la tenais dans mes bras quelques minutes après son entrée dans le monde. Et c'était déjà une gaillarde allez ! Hein, la petite ne se doute pas de mes compliments... En effet, M"° Thérèse continuait d'écrire avec application, relevant parfois la tête pendant une seconde pour sourire au petit oiseau qui sautillait dans sa cage. — Vous la voyez n'est-ce pas, ajouta Jérôme, l'œil demi cligné, eh bien, c'est tout le portrait de sa grand'mère, Mme Verhoegen, quand elle avait vingt ans. Ah, c'était une belle femme! Le jeune homme, un peu contraint, se sentant deviné, fixait obstinément un collier de brosses à écurer... — Jérôme, dit-il enfin d'un accent où perçait l'embarras de ne point trouver une transition, je voudrais avoir une ficelle très mince mais très solide, vous savez, c'est pour faire monter le cerf-volant de mon petit cousin Gustave. —Voilà,dit lebonhomme en jetant surlecomp-toir des pelotes de toutes grosseurs, choisissez... Puis, sans cesser de braquer ses yeux affilés sur Mosselman, il poursuivit : — Oui, je suis quarante-trois ans dans la maison ! Ça commence à compter ! J'ai vu le mariage du grand-père, j'ai assisté à la noce du fils, et qui sait, ce sera encore fête bientôt dans la famille... A ces mots, Ferdinand, les mains reliées par une ficelle qu'il tendait par saccades violentes pour en éprouver la solidité, laissa tomber ses bras sur le comptoir et devint très pâle. — Une fête bientôt, murmura-t-il, comment ça? . Pour toute réponse, Jérôme fit un petit hochement de tête du côté de la serre. Alors une angoisse inexprimable lacéra le cœur du jeune homme. — Trop tard ! gémit-il tout haut, et d'un effort enragé il rompit la ficelle passée autour de ses mains. — Sapristi, vous saignez ! s'écria le commis. En effet, la ficelle avait pénétré dans les chairs. Mais Ferdinand n'y prenait pas garde tant son âme était bouleversée de sinistres appréhensions. Il tournait avec anxiété ses yeux vers la serre quand il poussa un cri de surprise. Mllc Verhoegen venait d'apparaître sur le haut de l'escalier. Un moment elle se tint immobile, pensive, l'épaule au chambranle de la porte. Puis elle descendit lentement les marches de pierre comme une petite Salammbô... * * * — Jérôme, fit-elle en s'élançant vers le commis, il y a une grosse erreur dans ton carnet! Tu as marqué cinq cents... Elle n'acheva pas : elle se trouva tout à coup en face de Mosselman qu'une pile de nattes et de paillassons avait dissimulé tout d'abord. — Monsieur Ferdinand, dit-elle toute saisie et confuse. — Mademoiselle Thérèse, s'écria le jeune homme en devenant blême comme la lune matinale. Il tendait la main par-dessus le comptoir, mais brusquement il la retira, elle était couverte de sang. — Mon Dieu, s'exclama la jeune fille, vous êtes blessé! C'est à la bascule je suis sûre. Attendez, je cours chercher de l'arnica ! Il voulut la retenir, elle avait déjà disparu. — Cher cœur, exhala le bon Jérôme en continuant de regarder la porte par où l'enfant s'était envolée. Cependant, Mosselman avait retrouvé un peu d'assurance. Il fixa le commis : — Ah ça, qu'est-ce donc que vous vouliez dire tout à l'heure? Jérôme souriait, voyant sa mine impatiente et soucieuse. Il mit un doigt sur la bouche. — Chut! Mlle Verhoegen revenait justement les bras chargés d'une cuvette toute remplie de fioles, de ouate et de linge. — Vite, dit-elle au bonhomme, va me chercher de l'eau dans ce bassin. — Oh, mademoiselle, supplia Ferdinand, ne vous mettez pas en peine ainsi. Tenez, c'est déjà fini... Il montra sa main droite où sur le dos des phalanges inférieures apparaissaient de profondes meurtrissures. — Mon Dieu, gémit-elle apitoyée, comment donc avez-vous fait votre compte! — C'est bien simple, fit-il en s'enhardissant. Je tenais une ficelle dans mes mains, comme ça... Alors une idée folle, absurde, une idée qui ne tient à rien, m'a passé par la tête. Je me suis dit : tiens, gageons que si je parviens à casser cette petite corde, je romprai aussi autre chose... et crac ! Elle la considéra avec surprise et se sentit défaillir sous la caresse de ses yeux tendres et souriants. Soudain ses joues s'empourprèrent; dans un éclair, elle venait de comprendre le bizarre symbole du jeune homme- La ficelle était cassée : il rompait, il avait rompu avec Mme Posenaer! * * * — Eh bien, Jérôme, tu n'es pas leste, dit-elle au commis, qui rentrait portant le bassin avec précaution. — Que veux-tu petite, repartit le vieuxrenardi je ne suis plus jeune. Tout de même, je me serais dépêché davantage si j'avais su que tu étais si pressée de me revoir. Elle fit semblant de ne pas entendre, et très agitée s'occupa à déplier des linges. Vite elle déboucha un flacon d'arnica dont elle épancha quelques gouttes dans l'eau de la cuvette. — Allons, dit-elle au jeune homme, muet de ravissement, un peu de courage, baignez votre main, c'est cela... — Oh, oh! ça pique rudement ! s'écria Mosselman en faisant une grimace de torturé. — Ça n'est rien, c'est seulement les premiers moments... Mon Dieu, que va dire votre bonne maman ? Le vieux commis les avait quittés pour aller servir quelques clients : ils restèrent seuls, invisibles derrière l'échelle double et les tas de pelotes de ficelle qui encombraient l'étroit comptoir. — Grand-maman va certainement me gronder, reprit Mosselman en riant. — Je pense, dit Thérèse, que ce tête-à-tête avec le charmant blessé commençait à effaroucher un peu, je pense que vous pouvez maintenant retirer votre main... — Vous croyez... Elle est pourtant si bien comme ça, et je suis si heureux, moi, de pouvoir vous regarder ainsi tout à l'aise, de vous trouver si bonne, si gentille... A cet aveu, la jeune fille perdit contenance. — Oh, poursuivit Ferdinand d'une voix lente et pénétrée, je sais bien, vous êtes très indifférente. Vous n'avez jamais voulu me parler chez les Van Poppel, ni nulle part. Vous m'avez toujours évité avec soin. Dites, on a donc raconté des choses terribles sur moi... Je vous fais peur... Hein, j'ai une très mauvaise réputation... — Oh, Monsieur Ferdinand ! protesta Mlle Verhoegen en baissant les yeux. — Oui, continua Mosselman, relevant sa manchette qui glissait dans l'eau, ce n'est pas possible autrement. Vous m'avez toujours témoigné la plus grande froideur. Si, si, ne dites pas non, je le sens, vous ne m'aimez pas... Depuis long- temps je suis triste, et si parfois vous m'avez vu exubérant et gai dans ces réunions où vous me tendiez à peine la main, c'est que je voulais étourdir le chagrin qui me venait de vous... oui, qui me venait de vous... Mais, s'écria-t-il avec une véhémence progressive, je ne saurais plus vivre ainsi ! Vous me rendez bien malheureux... Tenez, depuis ce matin, il me semble que j'ai commencé une vie nouvelle, je suis un autre homme... Pardonnez-moi, mademoiselle Thérèse, mais je sens que je vous aime de tout mon cœur... Une émotion sincère vibrait dans ses paroles; il souleva sa main droite ruisselante et saisit les mains de la jeune fille. — Oh, je vous en prie, mademoiselle Thérèse, continuait-il, ne me désespérez pas. Répondez-moi, répondez-moi... Alors elle releva lentement sa tète pâle et charmante et murmura, les yeux brillants de larmes : — Mais moi aussi je vous aime, monsieur Ferdinand! Oh, depuis si longtemps, depuis que je suis toute petite, et vous ne l'avez pas deviné... Il la contemplait éperdu de joie. Il ne savait plus articuler une parole tant son esprit était engourdi sous la compression de ses désirs. Alors il lui prit doucement la tête dans ses deux mains, et l'attirant par-dessus le comptoir, il la baisa longuement sur le front... * * * Quand ils revinrent à eux, Jérôme les regardait sévèrement, les bras croisés sur sa poitrine, la tête enfoncée dans les épaules, comme un Napoléon. — Monsieur, dit-il enfin à Mosselman, d'un accent mélodramatique, vous venez de commettre une action indigne d'un homme d'honneur. Vous avez abusé de la confiance... Il ne put achever et partit d'un grand éclat de rire. — Mon bon Jérôme, s'écria la jeune fille en se jetant dans ses bras, il m'aime, il m'aime! — Hé, je le savais, et je l'ai bien vu, répartit le brave homme avec émotion. Le rayon de soleil s'était évadé de la cour et dans la serre assombrie, la vieille vigne aux branches coursonnes éteignait doucement ses verdoyantes feuilles placées à contre-jour; les fleurs de géranium s'avivaient au contraire et prenaient un contour plus précis. Le petit oiseau avait fini de sautiller. Immobile sur son perchoir, il s'endormait enfoncé dans ses plumes... Le pas des passants devant la porte de la rue se marquait plus net. L'ombre descendait dans le magasin, exaltant les parfums de goudron, ap-palissant les trous noirs, estompant toutes les marchandises. Seules les brosses de chiendent retenaient encore un peu de lumière et mettaient au plafond comme une douce clarté de nimbe. Ils babillaient pleins de joie. Maintenant Mlle Verhoegen enhardie par le crépuscule,bandait la main blessée de Ferdinand. Et la vue de son beau col rond émergeant du corsage, ses poignets délicats et surtout la caresse de ses doigts frais donnaient à tous les nerfs du jeune homme une sensibilité de chanterelle. Il humait délicieusement l'arôme sensuel qui émanait de ce corps timide et charmant. — Hélas, mes enfants, dit Jérôme en se reprochant d'interrompre leur bonheur, il est temps de faire un peu de lumière. Et puis, c'est que vous n'avez point l'air de songer à Cappelle- mans! — Cappelle'mans! qu'est-ce que c'est que ça! se récria Mosselman avec bonne humeur. Mais il sentit frémir la main de son amie. — Ah oui, Cappellemans! murmura l'infirmière en éclatant en sanglots. Il la prit dans ses bras. — Eh bien, fit-il tout interdit, qu'est-ce qu'il y a maintenant ? Le vieux commis avait allumé un rat de cave : des ombres fantastiques dansaient sur le plafond et les murs. — Hélas, dit-il au jeune homme qui clignait des yeux ébloui par la brusque flamme, Cappellemans, c'est son futur... A ces mots, Ferdinand resta immobile et comme pétrifié. Puis, brusquement, il dénoua les bras de Thérèse qu'il garda un moment devant lui courbée sous ses yeux gonflés de stupeur! Justement le petit Albert revenait de l'église Ste-Catherine, escorté de son grand-père et parrain, M.Kaekebrouck, et de sa tante et marraine, Pauline Platbrood. Il était exaspéré, poussait des cris de fureur. Adolphine qui le guettait par " l'espion „ s'élança dans la rue ; elle l'arracha des bras de la bonne et relevant l'immense voile de mousseline qui le couvrait, elle essaya de calmer le nourrisson. — Oh, le méchant! Mais voyez un peu comme il est colère ! Dans le vestibule, elle lui chatouilla le nez, pinça tendrement ses babines : rien ne fit, Albert criait, se congestionnait toujours davantage. Alors M. Kaekebrouck voulut s'en mêler; il pencha sur le môme sa grosse tête barbue, fit une risette- Cette fois, l'enfant se tordit dans son maillot, entra dans une vraie crise. — Mon Dieu, s'écria la jeune femme, partez papa! Il va gagner quelque chose! Elle eut une inspiration : d'un coup de genou elle redressa l'enfant afin qu'il reposât seulement sur son bras droit et, fouillant sous sa jupe, elle trouva une " sucette „ qu'elle enfonça prestement dans la bouche du petit. Sitôt Albert s'arrêta de crier. — Vite maintenant, dit Adolphine, et franchissant l'escalier de marbre, elle entra dans le salon. îfc sN La bonne-maman Kaekebrouck, Mme Timmer-mans et M. et M1" Rampelberg, qui faisaient un whist, laissèrent tomber leurs cartes en poussant des exclamations... Tout le monde se leva; on s'empressa autour du poupon qui sourit gentiment de ses pâles yeux bleus. — Mais bonjour le petit Albert! Les femmes détaillaient chacune de ses performances, se récriaient d'admiration. — Mon Dieu, quel bel enfant ! — Oh, il n'est pas gros, avouait modestement Adolphine, mais il a de la force savez-vous, sentez une fois comme ça est dur... Tous insinuèrent la main sous les langes dé-graffés et tâtèrent les mollets du petit gas. On fut obligé de reconnaître que c'était en fer. Toutefois, M. Rampelberg, venu le dernier, déclara finement qu'il avait tâté des choses qui ne lui paraissaient pas si dures que ça... — Oui, dit-il en faisant un clin d'œil significatif à la jeune Mme Kaekebrouck... C'est, sans doute, quand on l'a baptisé... — Pas possible, n'est-ce pas? interrogea Adolphine. Vivement, elle introduisit la main sous le maillot. — Oh! le petit polisson! s'écria-t-elleaussitôt, vite Léontine... Elle jeta le petit Albert dans les bras de sa bonne qui l'emporta au fond du salon, derrière un magnifique berceau tendu de soie rose, où l'on s'occupa, malgré ses pleurs, à le laver et à le changer de linges. Alors on pensa à demander des nouvelles du baptême. Pauline reconnut timidement que son filleul avait été très sage, mais qu'il avait un peu pleuré en recevant l'eau sainte. — Och, mon Dieu! soupirèrent toutes les femmes attendries. — Sapristi! dit M. Kaekebrouck, il faisait un froid de loup dans cette grande coquine d'église. Tu sais, fille, c'est bon pour une fois. J'ai sûrement pincé un bon rhume là-dedans... Eh bien ! où reste maintenant ce sacré Joseph? — Oh! reprit Adolphine, il sera ici pour six heures, soyez tranquille. Et puis vous savez, lui n'est jamais pressé. Il a promis de ramener Mosselman. — Ferdinand Mosselman ! Tant mieux. Ça c'est un drôle de corps! — He, on voit bien que vous ne l'avez plus vu depuis longtemps. Il est si fort changé, le pauvre garçon! Vous ne mettriez plus son nom sur sa figure... — Qu'est-ce qu'il a! s'écrièrent tous les assistants. — Bé, je ne sais pas, répliqua Adolphine — avec embarras — c'est un chagrin, je pense... — Allons donc, protesta M. Rampelberg, je dois le voir pour le croire. — Eh bien, vous verrez, dit la jeune femme. Et elle s'échappa avec Pauline, sous prétexte d'aller surveiller la cuisine. — Regardez un peu, dit M. Rampelberg à M. Kaekebrouck en montrant les trois dames qui entouraient le nourrisson et parlaient nègre avec lui, ça sait tout de même redevenir jeune... — Sacrebleu, que j'ai faim! s'écria M. Kaekebrouck. * * * Sous son globe, la pendule dorée sonna six coups lointains. — Le dîner est prêt, dit Adolphine. Tant pis, nous allons seulement nous mettre à table, venez. Elle prit le berceau où s'endormait le petit Albert et le porta dans la salle à manger. On s'assit, et une forte fille déposa sur la nappe la soupière fumante. — Vous savez, dit Adolphine en confidence comme si elle ne voulait prendre personne en traître, ce n'est pas un cordon bleu. Je ne l'ai que depuis huit jours. Mais elle est brave, ça je dois dire, et je ne peux pas me plaindre... Tout le monde certifia que la soupe était excellente. — C'est si rare le jour d'aujourd'hui d'avoir une bonne servante, assura Mme Timmermans. C'est une question de chance. Quelle misère, quand il faut changer : on sait ce qu'on a, mais on ne sait pas ce qu'on aura. Je pense tout de même que vous êtes bien tombée... On entendit du bruit dans le vestibule et soudain Joseph Kaekebrouck entra dans la salle tout essoufflé. — Sapristi, nous avons couru! Toutes nos excuses. Vous avez bien fait de commencer... — Et Mosselman? s'écrièrent les convives d'une seule voix. — Il est là dans le vestibule. II se brosse... Une minute, n'est-ce pas, le temps de me donner un coup de peigne. Il se sauva. — C'est toujours ainsi, dit Adolphine en se penchant vers sa belle-mère. Joseph n'est jamais pressé. Il a toujours du temps de reste et puis après, tout doit aller vite, vite- Sur ces entrefaites, Ferdinand Mosselman parut et fut salué par de grandes acclamations. Il s'était arrêté après un pas et, droit, les mains le long du corps, il inclinait doucement la tête : — Madame Adolphine, dit-il gravement, et vous, Mesdames et Messieurs, je vous prie de ne pas gronder Joseph, c'est moi seul qui suis le coupable. Je ne voulais pas venir... — Et pourquoi donc ! — Mais on dérange... et puis., enfin Joseph a tant insisté que je me suis laissé entraîner. — Ça n'est pas malheureux, répondit Adol- phine. Vous savez bien qu'ici, vous ne devez pas vous gêner. C'est la maison du bon Dieu. Voyez votre couvert est là. Allons, mettez-vous... Il s'assit, sans se faire prier davantage, entre l'accueillante Mme Timmermans et Pauline Plat-brood qui, très gênée, rougissante, ramena vivement les coudes au corps, tentait de se recroqueviller et se proposait dans sa ferme timidité de rester bien coite, tout à fait insignifiante. Après un gracieux salut à ses voisines, Ferdi-nant déplia sa serviette et l'étendit sur ses genoux avec élégance. — Oh, très peu de potage, Madame! fit-il dans un sursaut en arrêtant du geste Adolphine qui replongeait vigoureusement la louche dans la soupière... Il commença de manger avec lenteur, tandis que Mmc Kaekebrouck s'informait de la santé de sa bonne-maman. Tous l'examinaient à la dérobée et restaient stupéfaits en le voyant si maigre, si pâle, l'air si las. Oui il était changé. Un silence embarrassant tomba dans la pièce et personne, pas même M. Rampelberg, si verbeux d'ordinaire, ne parvenait à desserrer les lèvres, quand Joseph entra bruyamment et s'affaissa sur sa chaise. — Ouf, dit-il en tendant son assiette à sa femme. Eh bien, le baptême, comment ça a-t-il marché? — Mange seulement, dit Adolphine, j'attends après toi pour sonner... Joseph avala son potage avec une vitesse de deux cuillerées à la seconde. Mais, comme il s'essuyait les moustaches, il aperçut le berceau, placé un peu en arrière, entre sa mère et sa femme. Aussitôt, sa figure s'assombrit. Il fixa Adolphine : — Tu sais, fit-il d'un ton sévère, que ça je n'aime pas! Quand nous sommes seuls, c'est très bien si ça nous amuse de. garder le petit à coté de nous... Par exemple, quand il y a du monde, Albert doit rester avec sa bonne, je l'ai dit plus de cent fois ! Tous les convives protestèrent avec force. Le petit ne bougeait pas, il têtait son biberon très gentiment... Cependant, Adolphine toute contrite, se levait pour obéir ; on l'obligea à se rasseoir. — Allons, allons, c'est une plaisanterie! — Och, dit-elle prête à pleurer, Joseph réclame tout le temps... — Vous verrez, répartit celui-ci, en adressant un clin d'œil au taciturne Mosselman, comme ce sera amusant tout à l'heure! D'abord, moi je trouve que ça n'est pas appétissant. L'enfant est une petite bête très sale qui dégage un tas d'odeurs écœurantes, bizarres. — Tais-toi, dit sa mère avec une grosse voix, et toi, est-ce que tu sentais si bon quand tu étais petit! — Il y a quelqu'un, continua Joseph sans s'émouvoir, qui a dit qu'un berceau n'était poétique que lorsque l'enfant n'y était plus, car pendant qu'il y est, c'est un abominable cloaque ! — C'est peut-être un peu excessif, objecta Ferdinand avec douceur. — Non, non, celui-là étaitrudement danslevrai! — Celui-là, s'écria M. Kaekebrouck, ça devait être un fameux Jean foutre! ferdinand mosselman — C'était Barbey d'Aurevilly, répondit Joseph tout étonné de jeter un tel nom par-dessus une telle table. Un moment, il demeura rêveur, hanté par le ressouvenir de son passé littéraire. Mais, brus-quemement, on poussa devant lui un superbe gigot. Il saisit un grand couteau et s'apprêtait à trancher la pièce, quand le petit Albert s'agita dans sa bercelonnette, préluda à petites plaintes et, tout à coup éclata en cris perçants. — Ça y est! grinça Joseph en coupant nerveusement la viande ruisselante de jus. Mais Adolphine s'était levée. Elle saisit l'enfant et sans mot dire, vivement elle se retira dans le salon avec sa belle-mère. — Hein, comme c'est gai! fit Joseph, agacé, mais jubilant tout de même de voir sa prédiction accomplie. Derrière la porte, on entendait les deux femmes qui chantaient en se promenant pour endormir le bébé. — Tenez, c'est déjà fini, interrompit Mme Tim- / f| mermans, qui se leva et passa dans la pièce voi-"sine. Aussitôt, Mn,c Rampelberg et Pauline, entraînées par l'exemple, disparurent à leur tour. Les hommes restèrent seuls et se regardèrent ahuris : Ferdinand lui-même ne put s'empêcher de sourire devant cet exode précipité. — Voilà, maugréa Joseph, est-ce que c'est agréable de dîner au milieu de toutes ces "cour-reries „! — Oui, mais tu sais, tu es encore un drôle de pistolet, dit M. Kaekebrouck. Que diable, quand on a un fils, il faut en subir les conséquences, ou bien on ne se marie pas! — Moi, repartit M. Rampelberg, en ne perdant pas un coup de fourchette, ça ne me gêne pas vous savez. Pendant quarante ans, j'ai été dérangé tous les jours plus de vingt fois, quand j'étais en train de dîner, et souvent c'était pour une cens.... Les affaires sont les affaires. Ça n'empêche que j'ai cédé ma droguerie à un bon prix... — J'entends que mon fils ne dérange personne, à commencer par moi, déclara Joseph avec humeur. Toutes ces femmes sont extraordinaires ! On dirait vraiment qu'il n'y a que leur enfant dans l'univers. Leur moutard c'est une exception ! Elles l'imposent à tout le monde. Eh bien, moi, je sais qu'il y a des tas d'enfants sur la terre, des millions et des millions qui sont tous aussi gentils, plus gentils même, mais aussi embêtants que le mien ! Il vida un grand verre de bière. — Ça ne serait encore rien, mais c'est que tout refroidit. — Chut! fit Mme Timmermans en passant sa tête dans l'entrebâillement de la porte. 11 dort- Elle ouvrit les deux battants et toutes les dames s'avancèrent silencieusement dans la salle à manger. Avec mille précautions, Adolphine reposa le petit Albert dans son berceau. — Ce n'est pas malheureux, soupira Joseph. Maintenant dépêchez-vous, nous avons fini nous autres ! — Oh, je n'ai plus faim, répondit Adolphine avec amertume. — Tu vois, remarqua son mari d'une voix radoucie, comme c'est amusant de dîner avec un enfant. Tout le monde est embêté. On n'est pas une minute tranquille. On n'a plus d'appétit. Allons mange, voyons, mange, quand ce ne serait que pour me faire plaisir... — Oui, faites cela, chère madame, appuya Mosselman, autant par sincère amabilité que pour sortir un peu de son mutisme. — Enfin, c'est tout de même drôle, répliqua Adolphine, le petit ne fait jamais ça! Il est toujours si sage, pendant que nous dînons! — Tiens, mais c'est toujours ainsi! ricana Joseph. — Mais, je comprends moi, dit Mrae Timmer-mans, ça l'agite de voir des nouvelles figures. — Et puis, il est encore si petit, ajoutaMme Kae-kebrouck. Alors, Mme Rampelberg, qui finissait une cuisse de poulet, émit une parole imprudente : — Est-ce que vous croyez que le biberon est bien ce qui lui convient, dit-elle d'un air profond. C'était la grande querelle du biberon et de ferdinand mosselman 189 la nourrice, qui avait déjà failli diviser toute la famille. Les Kaekebrouck, à l'exception de Joseph, préconisaient l'allaitement artificiel. On avait suivi leur avis, par déférence. Mais les Platbrood, ainsi que les Van Poppel, se montraient nettement partisans d'une nourrice. La discussion fut donc rouverte où les vieux arguments, cent fois développés, furent de nouveau repris avec ardeur. Seuls, Ferdinand et Pauline la jeune marraine, demeuraient neutres en ce débat et ne soufflaient mot, acquiesçant parfois seulement d'un signe de tête, quand on les prenait trop directement à témoin du positif d'un fait. — Une nourrice, affirmaient M. et Mme Kaekebrouck, c'était excessivement dangereux, elle pouvait communiquer des maladies à l'enfant, sans compter qu'elle s'attachait trop à son nourrisson et qu'elle le dérobait pour ainsi dire à l'affection de sa mère... Et les exigences! Mademoiselle se faisait dorloter comme une princesse. On n'était plus maître chez soi. — Et le biberon donc, répliquait Joseph, renforcé de sa femme et de Mme Timmermans, est-ce qu'on était sûr d'avoir toujours le lait de la même vache? Et puis, le lait était trop fort, tantôt il était trop faible, il provoquait des inflammations d'estomac, des irritations de peau. Et c'était des chipots, des embarras ! — Dans le temps, fit M. Rampelberg avec le désir de tout concilier, je vendais beaucoup de farine lactée. Ça, je pense que c'était très bon. On le conspua. Ce n'était pas la question. La farine lactée, oui, très bien, quand l'enfant était sur le point d'être sëvré! L'entente ne se faisait pas. Tout le monde parlait à la fois, quand Albert se réveilla et, d'un gémisssement impérieux, obtint le silence. Adolphine jeta un regard craintif sur son mari qui déjà fronçait le sourcil. Elle se dressa. — Mais non, dit la belle-maman, il ne pleure pas. Regardez, il rit, le petit polisson ! En effet, Albert riait. Tous les convives quittèrent leur place pour venir admirer ce phénomène, tandis que Joseph haussait les épaules et demeurait sur sa chaise, avec une mine de sombre impatience. — Voyons, dit-il, si ça continue de la sorte, nos invités de ce soir vont encore nous trouver ici. Ce n'est pas convenable... On se rendit à la justesse de cette observation et tout le monde se rassit. — Moi, je trouve que le petit ressemble tout de même fort son père, déclara Mme Rampelberg qui n'était pas encore au bout de son rouleau de gaffes. Joseph frémit; le problème de la ressemblance était déchaîné. Aussitôt, il s'efforça d'endiguer la conversation de lui donner un autre cours, mais déjà elle coulait en torrent et renversait tous ses petits ouvrages d'art. En vain Ferdinand, qui avait compris la détresse de son ami, essaya-t-il de créer une diversion en portant la santé du petit Kaekebrouck, du parrain, de la marraine. Sa voix se perdait dans les papotages. Joseph fut bel et bien obligé d'apprendre que son fils avait le nez aquilin des Van Poppel, les yeux bleus des Platbrood, le front haut et la bouche volontaire des Kaekebrouck. — Oh ! mais ça change si fort, dit-il accablé. Soudain, n'y tenant plus, il consulta sa montre. — Hé mais! savez-vous quelle heure il est! Sept heures et demie ! Adolphine, sonne pour le café et dis à Léontine de mettre Albert coucher. Je suppose maintenant qu'on l'a assez vu! Le petit Albert parti, il y eut comme une détente chez tous les convives. Joseph, perpétuellement inquiet, tourmenté de l'ennui que pouvait donner son fils — car il était un de ces rares pères bien arcbouté sur cette idée que l'enfant n'est réellement adorable qu'aux yeux de ses parents immédiats, tandis que c'est au contraire un être profondément quelconque, embêtant et fongible pour tous autres — Joseph déplissa le front, et prit sa bonne figure en retrouvant la liberté de son âme expansive et joviale. — Chère, et ce café? dit-il gaîment à sa femme. Il était servi dans le salon et déjà Pauline s'occupait à le verser dans les tasses. Comme on se levait pour passer dans la pièce voisine, Adolphine fit un signe à Mosselman qui s'empressa de lui offrir le bras. — Eh bien, fit-elle aussitôt à voix basse, vous allez la voir... Je l'ai invitée. Elle sera ici dans une demi-heure... Il pâlit, étreint d'une absurde angoisse et s'affaissa sur le tabouret de piano. — Laissez-moi partir, murmUra-t-il, je ne dois pas la revoir. Ça me ferait trop de mal. Elle ne put s'empêcher de rire : — Comme vous êtes bête ! Mais puisque je vous dis qu'elle n'aime que vous! Elle ne peut pas sentir Cappellemans! Ecoutez, continua-t-elle d'un air mystérieux, je suis en train d'arranger quelque chose avec Joseph, nous avons une idée... Il tournait tristement sa cuiller dans une petite tasse. Il soupira : — Oh laissez-moi, je n'ai tout de même plus d'espoir ! Puis brusquement, dans le réconfort inavoué que lui donnait la gaie assurance de la jeune femme, un flux de paroles jaillit de ses lèvres. 11 dit combien il était malheureux.Jamais il n'avait éprouvé un chagrin pareil. Il ne dormait plus, il ne mangeait plus. Il sentait sourdre en lui des fureurs homicides : il se demandait sérieusement s'il n'allait pas tuer Cappellemans ! — Ah, quand j'ai appris qu'elle était fiancée, tenez, je suis rentré chez moi comme un fou. J'ai sauté sur ma bicyclette et suis parti à fond de train dans des rues. Tous les agents de police couraient en criant à mes trousses parce que je n'avais pas de lanterne ! Mais j'allais comme une tempête, bondissant sur les pavés, les rails du tramway... J'ai fini par me casser la tête contre un wagon de marchandises, derrière l'entrepôt ! Regardez, on voit encore la marque... — Si c'est permis! s'écria Adolphine en faisant une grimace douloureuse. Il avoua qu'il ne faisait plus rien du tout : il n'avait plus paru au ministère depuis huit jours. — J'ai écrit à mon chef, M. Verbist, que j'étais malade, alité. Or, sa grosse pimbêche de fille m'a justement rencontré tout à l'heure rue Royale, monté sur mon vélo ! Et je devais dîner ce soir même chez elle, déchiffrer des romances! M. Verbist ne me pardonnera jamais! Il vida sa tasse d'un seul coup et se courba anéanti. — Et votre bonne-maman, qu'est-ce qu'elle fait dans tout ça ? interrogea Adolphine avec sollicitude. — Oh, la bonne vieille ne sait rien. Elle aurait trop de peine en apprenant mon chagrin. Ah! c'est surtout cela qui est pénible : dissimuler devant elle. Au dîner, par exemple, j'accomplis des prodiges de prestidigitation pour ne pas avaler tout ce qu'elle pousse dans mon assiette. Elle continue à croire que je me bourre et que je suis très heureux! — Pauvre femme, dit Adolphine avec compassion. Ils causaient librement près du piano, sans que personne troublât leurs confidences. Joseph avait mis tout le monde au fait et entretenait avec son père et M. Rampelberg une turbulence favorable de l'autre côté du salon. Toutefois les dames, très troublées par la révélation du cas sentimental du beau Ferdinand, épiaient les aiguilles de la pendule dorée, et attendaient avec émotion le coup de huit heures qui ferait imminente la visite de M. et Mllc Verhoegen. — Allons, supplia Adolphine, en voyant s'humecter les yeux du jeune homme, je vous dis, moi, qu'il ne faut pas désespérer. J'ai été rue de Flandre cet après-midi... — Non, tenez, il vaut mieux que je m'en aille, je souffre trop ! gémit Mosselman. Elle se fâcha. — Ah ça, vous ne pensez qu'à vous! Et Thérèse, est-ce que vous croyez par hasard qu'elle ne souffre pas! La pauvre petite a sangloté tantôt dans mes bras pendant une heure. Je vous jure, elle n'épousera pas Cappellemans, elle entrera plutôt chez les Sœurs... Elle conta sa visite en détail. Thérèse était si changée depuis huit jours on ne savait pas le croire ! Pourtant M. Verhoegen ne s'apercevait de rien. Seul le bon Jérôme, très affligé, s'efforçait de consoler la chère enfant et cherchait avec elle le moyen d'éloigner Cappellemans. Fort heureusement ce dernier, gaillard d'ailleurs très actif, passait en ce moment toutes ses journées à Anvers, où il préparait pour la prochaine exposition universelle la grande installation des la-vatories brevetés de son père. Car M. Cappellemans était réellement l'inventeur de ces nouveaux récipients à bec, qui avaient la forme d'un cœur, on ne savait pas pourquoi par exemple... Alors Ferdinand sourit imperceptiblement et pour une seconde l'ironie de sa nature affleura son immense tristesse. — Oh, dit-il, n'en déplaise à Pascal, ici le cœur a des raisons que la raison ne réprouve guère... — Plaît-il ? insista la jeune femme avec candeur. Il fit un geste vague et retomba dans sa morne attitude. — Ecoutez, poursuivit Adolphine avec fermeté, si j'étais à votre place, je parlerais le père Verhoegen! Thérèse n'est pas encore fiancée pour du bon. Elle n'a pas fait de visites... Voyons, son père ne vous déteste pas, au contraire. Tâchez un peu de l'amadouer tout à l'heure. C'est un si bon homme! Parlez-lui de ses ficelles, de Bruxelles port-de-mer... — Vous avez raison, répartit Ferdinand en se redressant, vous avez raison. — Oui mais, dit-il retournant à ses doutes, est-ce que vous êtes bien sûr que Mlle Thérèse... — Allo tenez, dit Adolphine en tirant un billet de son corsage, voilà ce qu'elle m'a chargée de vous remettre. Il saisit la lettre et lut avidement ces petits mots tremblés : Monsieur Ferdinand, Je vous jure que je n'aime pas M. Cappelle-mans. Je n'aime que vous. Et si je ne puis être votre femme, j'irai rejoindre ma tante Christine au couvent de Jette. Je suis bien malheureuse. Votre amie fidèle, Thérèse Verhoegen. De vrais traces de larmes brouillaient ces lignes pathétiques. D'un geste passionné, Mosselman pressa le tendre aveu sur ses lèvres. — Oh, comme vous êtes bonne! s'écria-t-il ému en serrant brusquement la main de Mme Kaeke-brouck. Sa physionomie s'éclaira. Pardieu, il fallait agir, l'emporter de haute lutte comme on dit dans les discours. Il allait saper Cappellemans. Il s'était levé. Une audace héroïque, superbe, enflammait ses yeux, quand soudain la sonnette qui retentit dans le vestibule le fit retomber sur un pouf, aussi blême qu'un mort. * * * Tout le monde sortit pour s'élancer au-devant des nouveaux hôtes. Seul Ferdinand demeura. Les coups de son cœur résonnaient dans le piano. Sa cervelle s'arrêta de penser et il entendait dans sa tête le bruit ronflant d'une foule de petites mécaniques qui tournaient comme les folles ailettes des boîtes à musique... Cependant on menait grand tapage dans le vestibule où retentissaient des exclamations, des rires et des baisers sonores comme des giffles. On poussa la porte et M. Verhoegen, un petit homme court et trapu, tête sanguine couverte de cheveux drus et ras, s'avança dans la pièce avec solennité. Sa fille le suivait, très pâle : un iris bleuâtre cernait ses beaux yeux. Ferdinand Mosselman, dans un ressaut d'énergie, se leva. Il venait de se ressaisir, car il était de ces êtres défaillants dans l'attente de l'émotion, mais tout à coup braves et résolus au moment décisif. Il s'inclina devant le cordier, tandis que Thérèse, bouleversée par l'apparition inattendue du jeune homme, s'appuyait chancelante sur le bras d'Adolphine. Tout le monde était entré. Les dames, anxieuses, s'étaient groupées dans le fond de la salle et chuchotaient au milieu du sifflement de leurs robes de soie: quant aux hommes ils s'effor. çaient de composer une figure sérieuse sillonnée de clins d'œil expressifs. — Ah ! ah ! Mosselman ! Comment ça va ! s'écria M. Verhoegen en serrant la main de Ferdinand dans une étreinte cordiale et chaleureuse. Ce fut une surprise. M. Verhoegen ne se doutait donc de rien ! On se rassura. Déjà Joseph entraînait le bonhomme vers la table chargée de tasses et de carafons. Adolphine lui offrit une tasse de café. — Vous savez, dit-elle> vous qui êtes amateur, c'est du fameux : du Java doré ! — Du Java doré, qu'est-ce que c'est que ça? fit M. Verhoegen en riant. — Eh bien, goûtez seulement, reprit la jeune femme. M. Verhoegen huma la vapeur odorante et but à petites gorgées. Puis il déposa la tasse sur le " cabaret „. — C'est bon, je ne dis pas, déclara-t-il avec sentence, mais tout de même ça ne vaut pas nos cafés du pays ! *** Thérèse s'était laissé choir dans un fauteuil. Les mains posées sur les arcboutants du dossier, le buste penché en avant, elle ressemblait dans sa grande collerette de Valenciennes et sa blanche robe dont l'opulent jupon se répandait en beaux plis moirés sur les ramages du tapis, à quelqu'une de ces chromolithographies qui montrent des reines soucieuses en face d'un grave et respectueux ambassadeur vêtu de velours et chaîné d'or. Elle ne savait plus la présence du jeune homme, tant l'émotion avait brouillé son esprit. Lui, cependant, appuyé, presqu'assis sur le clavier du piano, la regardait avec une tendresse angoissée et il sentait monter dans son âme l'exaltation des plus éperdus ténors. Il comprenait maintenant la crypte de Roméo, il approuvait Werther râlant sur le sol à côté de son pis- tolet. L'aboutissement tragique d'une passion lui paraissait une chose belle, consolante et logique et il interdisait aux chroniqueurs de s'en moquer désormais... Cependant M. Verhoegen avait engagé une bruyante partie de bac avec M. Kaekebrouck père et tous les convives s'étaient assemblés autour de la table à jeu. Adolphine observait les deux jeunes gens à la dérobée : l'extatique réserve de Mosselman l'impatientait. Tout à coup, elle lui envoya dans l'espace une rude bourrade d'encouragement. Il se décida enfin et s'avançant vers la jeune fille toujours prostrée : — Thérèse! murmura-t-il. Il attendait ému, la tête légèrement versée sur l'épaule gauche, les bras ballants. Grand, bien pris dans sa jaquette noire sur laquelle tranchait un large pantalon hachuré de gris, il formait un parfait modèle pour ces raides et curieuses gravures sur bois qui illustrent les situations pathétiques des romans du Yoting ladies' journal. 205 Lentement la jeune fille releva la tête et sembla sortir d'une rêverie. Ses yeux se fixèrent sur Mosselman avec une expression de tristesse infinie. Et puis, brusquement, elle rompit sa pose, tendit la main au jeune homme. — Je vous aime, murmura Ferdinand d'un accent concentré, idolâtre, en saisissant sa main. La figure de la jeune fille s'éclaira. Un languide sourire passa sur ses lèvres. — Oh! dit-elle, que je suis heureuse! Je pensais que c'était fini et que vous m'aviez quittée pour toujours! Il posa le doigt sur la cicatrice de son front, et moqueur par contenance il répondit d'une voix grave : — Regardez, j'ai failli mourir... Mais il sourit tout de suite, conta sa chevauchée à bicyclette et sa chute contre le wagon d'un brasseur de Munich, derrière l'Entrepôt. — Oh, dit-elle, la figure crispée à l'évocation du terrible accident, vous avez dû vous faire bien mal! — Je ne sais pas, grand'mère m'a appliqué des compresses et m'a veillé toute la nuit. Il paraît que dans mon délire je voulais toujours tuer Cappellemans! Hé Cappellemans n'existe plus... Il riait, affranchi de toute crainte. Il ne comprenait plus comment il s'était si absurdement emballé dans un désespoir. Cappellemans ne pouvait plus rien contre lui... — Hélas, repartit la jeune fille, perdant soudain les belles couleurs que la joie lui avait fait recouvrer, Cappellemans existe toujours, il doit me conduire mercredi prochain au bal de la Grande Harmonie... * * * — Le bal de la Grande Harmonie ! s'écria Ferdinand stupéfait. Adolphine était accourue. — Mais oui, dit-elle au jeune homme qui tombait des nuesV le grand bal à l'occasion du mariage de la princesse Joséphine avec le prince Charles de Hohenzollern. Joseph doit danser dans le quadrille royal. Vous venez, j'espère? Il répondit avec brusquerie : — Ah non, par exemple ! Mais d'un signe la jeune femme montra son amie qui semblait s'évanouir dans son fauteuil. — Ecoutez, reprit-elle en s'asseyant à côté de Thérèse dont elle pressait tendrement les mains, vous êtes des enfants tous les deux. Est-ce que vous avez peur maintenant de Cappellemans ? Et puis, qui sait s'il viendra seulement, il est trop occupé avec ses installations d'aisance ! Le jeune homme tressaillit. Ces paroles libres, sans fard, jetées au milieu des fines tortures de son âme poétique, calmaient son effervescence sentimentale et le reposaient brutalement dans une atmosphère de vie normale et pratique. Toutefois, légèrement vexé, il ne put se retenir de lancer à la jeune femme : — Ah! on voit bien que ça a été tout seul, quand vous avez aimé Joseph! — Eh bien oui, ça a été tout seul, répliqua Adolphine impatientée, parce que Joseph n'a pas fait comme vous le " flauw Jef „. — On parle de moi! s'écria Joseph du fond de la salle. Il bondit tout heureux de s'évader d'un whist où Mme Timmermans et Mme Rampelberg s'apprêtaient à le capturer. Quand sa femme l'eut mis au fait : — Tu viendras au bal, dit-il en tapant sur l'épaule de son ami. J'ai une idée. Laisse-moi faire et je garantis la victoire ! * * * M. Verhoegen tendit la main à son adversaire: il venait de gagner la belle. — Mes sincères, dit M. Kaekebrouck en rangeant les palets dans la boîte tapissée. Vous êtes de première force, moi je ne suis qu'une ma-zette. — Non, non, vous jouez très bien, répartit M. Verhoegen, j'ai eu plus de chance que vous, voilà tout. Il se leva satisfait, la figure large, épanouie. Toutes les parties de cartes cessèrent et l'on entoura le cordier. Adolphine demanda ce qu'il désirait boire. — Faites comme chez vous, n'est-ce pas, lui dit-elle. Est-ce que vous ne prendriez pas un verre de stout de Bass ? — Jamais de la vie, s'écria M. Verhoegen, stout, scotch, munich, tout ça ne vaut pas nos bières du pays! — Alors nous avons du geuse que nous faisons chercher chez Bontemps au Duc de Brabant. — A la bonne heure, ça je prendrai! On apporta des bouteilles bien ficelées et de grands verres où bientôt la bière pétilla. M. Verhoegen huma le parfum de son broc et avec un regard de coin il dit : — Fine zelle! Dommage que Jérôme ne soit pas encore ici. A votre santé! Il but d'un trait. — Et maintenant, mes amis, ajouta-t-il en essuyant ses petites moustaches coupées en brosse de chiendent, je ne vous ai pas encore annoncé la grande nouvelle... Il regardait sa fille : tout le monde comprenait et restait atterré. Sûrement il allait annoncer les fiançailles de Thérèse avec le fils Cappelle-mans... Dans ce cas affreux la jeune fille adressa un suprême appel à Ferdinand Mosselman, qui de-meuraitcloué sur le tabouret de piano sans geste, sans voix, dans l'impassibilité de la statuaire... — Oui, mes chers amis, continua M. Verhoegen... Il s'arrêta, déjà une émotion le gagnait... Ferdinand se dressa tout à coup. — Je sais la nouvelle, s'écria-t-il, mon chef de bureau me l'a apprise ce matin au ministère. Tout est encore secret. Le gouvernement accorde le subside réclamé par la ville. Il n'y a plus que de petites questions de détail à résoudre, les péages... Voici d'ailleurs les bases principales de cet accord inespéré : Il s'était avancé jusqu'au milieu du salon, en face de M. Verhoegen, dont la figure, tandis que le jeune homme s'emballait dans un récit fantastique, où des mots techniques tombaient drus comme grêle, exprimait une stupéfaction et une joie déplus en plus intense. — Pas possible, pas possible, coupait-il par instants. Les mains posées sur la table, Ferdinand " causait „ comme un avocat. On était suspendu à ses lèvres. Parfois, fébrilement, il dépliait des pièces imaginaires, les frappait du dos des doigts. Puis il traçait des lignes sur la nappe à thé, établissait des plans, peignait des épures, montrait les ponts, les écluses, désignait les emprises. — Il se renversait devant l'objection qu'il avait fait surgir, puis fonçant dessus il la réduisait au néant. — Mais, hasarda M. Verhoegen, profitant d'une pause où l'orateur ravalait un peu de salive, que faites-vous de... — Ah oui, le rachat! s'écria le jeune homme avec impétuosité, écoutez! Il repartit à fond de train, exposa toutes les combinaisons qui pouvaient donner satisfaction aux intérêts des parties en cause et amener l'entente définitive. Quand il eut parlé encore pendant un quart d'heure, le canal était fait, parachevé, et les navires entraient dans le port ! Alors seulement il modéra son débit, prit un ris dans les voiles de son moulin, car il allait dé- crire la splendeur et les richesses sans pareilles de la nouvelle métropole commerciale. Au fond de la pièce Adolphine et Joseph étouffaient de rire. Mosselman faillit perdre son sérieux, mais puisant le sang-froid dans les candides yeux de son amie émerveillée de sa faconde, il commença de dérouler devant tous le sublime tableau de la cité maritime née comme par enchantement au milieu des terres brabançonnes. Il dit le nombre et la grandeur des bassins, la superficie, la hauteur des entrepôts, la forêt de mâts aux cordages inextricables. Par un système ingénieux, inspiré des dernières baignoires brevetées dont les eaux s'élancent et s'écoulent par le même orifice, le niveau du canal et des bassins tantôt s'abaissait, laissant affleurer les gluantes vases où les coques s'enlizaient et se couchaient sur le flanc, et tantôt remontait avec méthode afin de simuler le mouvement de la marée. Ce " truc „ était surtout pour faire enrager les Anversois et leur prouver que notre port était aussi sérieux que le leur. Alors Mosselman fit mugir les gros vapeurs hktvnitlh' ferdinand mosselman 213 de 5,000 tonnes : les grues, les crics, les élévateurs travaillaient, gémissaient sur les quais où s'entassaient des pyramides de barils et de sacs, des montagnes de caisses et de marchandises de toute sorte.Une multitude de chargeurset de charrettes attelées de robustes chevaux donnaient à ce tableau l'aspect d'un fourmillement éperdu. Mais le jeune homme traversa un pont et déboucha dans la rue de Flandre. La vieille artère, l'une des plus ancienne et des plus glorieuse de la ville, avait repris toute sa beauté archaïque. Les pignons denticulés ou roulés en volute avaient été reconstruits tels qu'ils étaient au temps où Ulenspiegel aima la petite Sapermillemente dans le cabaret du Pot d'or. Seulement les rez-de-chaussées des maisons avaient subi presque tous une transformation radicale, nécessitée d'ailleurs par les besoins du grand commerce. Des magasins profonds fenestrés de hautes croisées, remplaçaient les primitives boutiques où ne retentissait plus la sonnette, la " bellque „ des petites portes vertes à claire-voie. La rue s'était enrichie en devenant la route directe du port et des docks. Mais parmi toutes les maisons embellies et consolidées, l'une d'elles attirait le regard par la splendeur de sa façade historiée et festonnée d'or. Derrière les admirables glaces des fenêtres Ferdinand apercevait, posés sur un parquet de marbre blanc, des câbles gros comme des boas constrictors et des agrès de buis incrustés de fer nikelé. Et cette maison, c'était précisément celle du plus riche cordier de la ville. C'était la maison de M. Verhoegen!! Le jeune homme s'arrêta au milieu des exclamations; il venait de produire une sensation énorme. Il regarda Thérèse dont les yeux étin-celants et la jolie gorge oppressée lui découvrirent en ce moment tout le vertige de l'admiration et de l'amour. M. Verhoegen poussa un long gémissement et ses yeux se remplirent de larmes. — Hélas, hélas, s'écria-t-il en se laissant choir sur un canapé. Le ciel ne m'a pas donné de fils. Et mon gendre ne sera qu'un plombier. La maison Verhoegen va mourir! Cette douleur prophétique était émouvante. On entoura le cordier, tout le monde s'employait à le consoler. Alors Ferdinand conduisit tendrement son amie dans la baie d'une croi.sée et là, tout à coup, sans qu'ils eussent échangés une seule parole, ils se saisirent, se craquèrent dans les bras l'un de l'autre, tandis que leurs lèvres aimantées, par un superbe désir, leurs lèvres affamées l'une de l'autre, s'unissaient dans un long baiser. Au sortir de cette étreinte, la jeune fille avait rejeté tous les préjugés du monde. — Enlève-moi, dit-elle, et je serai ta femme cette nuit même pour toujours ! Un feu magnifique flambait - dans ses yeux noirs. Mosselman frémit, l'esprit, les sens désemparés. — Viens, lui dit-elle. Il se laissa emmener. Personne ne les vit sortir. Mais comme ils descendaient les marches du vestibule, la porte de la rue s'ouvrit et un homme surgit devant eux : — Jérôme ! — Halte-là, mes enfants, s'écria le commis en les saisissant par le bras, pas de bêtises ! Vous allez attraper des ruses... Il allait lentement le long des maisons du Nou-veau-Marché-aux-Grains. La place était silencieuse; une fraîcheur tombait du ciel laiteux, où brillait une lune toute neuve. Il marchait calme, sérieux dans sa joie, car le doute était sorti de son cœur. Thérèse serait sa femme, dût-il l'obtenir par un coup de force. Mais la violence, la brutalité d'un rapt romanesque lui semblait maintenant bien superflue; il avait ébranlé M. Verhoegen, il entendait encore les lamentations que versait le bon cordier dans le sein de l'ironique Jérôme, tandis que tous deux s'en retournaient rue de Flandre et qu'il les suivait à quelques pas, le bras passé autour de la taille frémissante de son amie. Il ne s'agissait plus que de vaincre les scrupules de l'honnête homme, qui ne voudrait pas tout de suite se dédire et retirer sans motif la parole si légèrement donnée à Cappellemans. Il songeait : " Pourquoi ne quitterai-je pas le ministère? La haine de mon chef de bureau dont je n'épouserai pas la grosse fille, m'y prépare des embûches redoutables. Si je me plongeais résolument dans l'étude des cordes! „ Il rasait la maison des Miroitiers quand une clarté soudaine éblouit son regard : c'était, assis sur son pliant, Van Helmont, douché de lune. Dans l'extrême sensivité de son âme et la puérilité de son esprit qui en ce moment lui faisaient donner un sens à ses moindres impressions, cette lumière lui parut un présage heureux et comme un prestige de son idée. — Oui, je m'en irai, dit-il, je ne veux plus de maîtres... Un avenir charmant s'ouvrait à ses espérances. Il voyait la jolie maison de la rue de Flandre, le magasin odorant, la petite serre où sa femme, douce et laborieuse, écrivait dans le grand cahier aux coins de cuivre. Parfois apparaissait une vieille femme, un peu courbée, mais encore alerte, et c'était sa bien aimée bonne-maman qui venait arroser les géraniums, puis s'asseyait et se mettait à tricoter en regardant avec tendresse sa brave petite-fille... Un intérieur de Pieter de Hooghe... Il s'attarda un instant à écouter le joyeux cla-pot de la fontaine, puis il continua sa lente errance, goûtant le charme de la grande place solennelle, où le pas d'un agent de police ou de quelque faubourien attardé claquait dans la sonore tranquillité de la nuit. Il percevait la voix affaiblie, plaintive de lointaines locomotives, et à tout instant l'écho renvoyait le bruit sec et ricoché des wagons de l'Allée-Verte choquant leurs butoirs. Des horloges sonnaient minuit derrière les volets des maisons. Parfois un bruyant fiacre débouchait de la rue de Jéricho, tournait et s'arrêtait brusquement sous le feu vert du commissariat. C'était un garde de ville qui apportait un ivrogne. Le cocher sautait à bas du siège, aidait son client à conduire l'homme dans le bureau. Déjà surgis d'on ne sait où, des curieux entouraient la voiture et commentaient l'arrestation... Cependant l'ivrogne, porté sous les bras, revenait, la tête enfoncée dans les épaules, balançant des jambes de marionnettes entre ses deux béquilles humaines. On le poussait dans le fiacre, qui virait et repartait avec fracas dans la direction de l'Amigo. Et la place retombait à son grand silence. — Pauvre diable ! murmurait Mosselman. Il songeait aux misères de la vie, à la fatale différence des sorts. " Par quel hasard ne suis-je pas cet homme, et pourquoi cet homme n'est-il pas l'heureux Mosselman ! „ Il marchait toujours, sans souci de l'heure, l'esprit visité par des pensées courtes, les plus disparates, mais qui toutes le ramenaient au sentiment, au carrefour de son bonheur. Il jouissait intensément et le méritait. D'esprit narquois, enclin au persiflage, il était tendre de cœur. Sous une apparence railleuse, il n'y avait pas d'être qui ne ressentît chaque jour plus profondément que lui des tas de petites douleurs. Son âme était absurdement réceptive et vibrante. Souvent il s'en était effrayé comme d'un commencement de sénilité. La vue d'un chien errant, d'un pauvre vieux cheval aux jambes couronnées, le plongeait dans une tristesse infinie, absorbante, pendant plusieurs jours. Il faisait de longs détours pour ne point voir les colporteuses traquées par les policiers, tant ce spectacle affreux le remplissait de chagrin et de colère. Sa pitié allait même aux anguilles qui se tordent sur le couvercle d'osier des grands paniers et que le marchand écorche, dégante de leur peau, devant une galerie d'impassibles et féroces gamins. Les homards expirant sur le marbre des poissonneries lui fendaient le cœur, et il continuait longtemps de voir osciller entre leurs pinces cette petite mécanique qui est comme le métronome de leur agonie... Et le navraient aussi, les jolis chevreuils éven-trés, pendus à des crocs, la tête en bas, ou jetés dans un pêle-mêle décoratif sur le seuil sanglant des maisons où l'on dîne. Jusqu'aux sangliers hérissés, vautrés la hure entre les pattes, qui savaient l'attendrir ! Et puis, il trouvait encore l'émotion dans une foule de faits insignifiants pour tous autres, et dont le côté sentimental n'existait peut-être bien que pour lui. On pense si la vie lui était souvent pénible. Mais aujourd'hui, la joie de Mosselman était souveraine. Comme il béait aux étoiles, il aperçut, voguant dans le ciel pur, une caravelle à la coque et aux voiles d'or : c'était dessus l'historique maison de l'Armateur, la vieille girouette éclairée de lune. Il revoyait le petit vaisseau gai ou sinistre, selon le caprice des ciels divers. Par exemple, quand il tournait affolé dans le vent, au milieu d'épais nuages couleur d'encre, il évoquait tou- jours pour lui le terrible naufrage du St-Géran, et la mort de la si bêtement chaste Virginie. Ce soir il brillait dans l'air tranquille, et semblait l'heureux navire cinglant vers une étoile promise, paradis du firmament... Cependant la place s'était assombrie : des hommes venaient d'éteindre un réverbère sur deux, la lune s'éloignait dans le ciel et l'obscurité avait envahi le milieu du terre-plein. Alors il vit un spectacle étrange : des formes humaines, étendues sur les bancs du marché, se dressèrent comme des morts qui ressucitent et se prirent à courir sous les gros marronniers, où s'agitaient déjà une foule d'autres fantômes. Intrigué, il s'approcha du quinconce et distingua des hommes et des femmes, occupés silencieusement à une besogne dont, dans sa vision d'artiste, il ne cherchait pas à deviner la cause. Ces êtres fantastiques traçaient de larges raies blanchâtres sur le pavé ou bien établissaient des lignes de délimitation avec des paniers jetés sur le sol. Dans l'encadrement de la grande porte du commissariat, sous l'œil vert du fanal, trois agents de police surveillaient ce fourmillement indistinct d'où montait une sourde rumeur. Cependant de longues charrettes aux paniers éta-gés par-dessus les ridelles, arrivaient lentement, roulant bas et comme avec précaution, conduites par un maraîcher marchant à reculons, les mains à la bouche de son gros cheval. Et d'autres ombres rapides, la tête chargée de pyramides, sortaient de toutes les rues avoisi-nantes, comme une volée d'oiseaux de nuit, et couraient à pas feutrés, laissant derrière elles le sillage d'un exquis parfum de fraises. C'était un spectacle magnifique, un merveilleux grouillement nocturne d'êtres et de choses sur qui la lumière clignotante de quelques réverbères jetait par-ci par-là à travers les feuilles tendres, livides des arbres un rayon terne inquiétant. Mosselman regardait de tous ses yeux ; peu à peu il vit l'ordre s'établir sur la place, les ombres «e démêlaient, se groupaient, devenaient moins fébriles, et quelques-unes déjà demeuraient droites, immobiles au milieu d'une ceinture de paniers. D'ailleurs les noirs de l'eau-forte s'atténuaient, se bleutaient, se perçaient d'un jour lointain comme dans un tunnel; des revifs accusaient maintenant le contour de toutes choses.... Alors les coqs de l'hôtel de la Verrerie claironnèrent : le petit jour se levait, moirant les tuiles des toits, pâlissant les façades des maisons. Van Helmont sortait progressivement de l'obscurité et devenait un grand bonhomme de neige sale. La rumeur s'enhardissait, se gonflait, et tout à coup aux sons de la grosse cloche de Ste-Gu-dule elle creva en voix perçantes, en hennissements, en abois furieux. Le vruege-met était ouvert... Dans la grande salle blanche et or les lustres flamboyaient, dessus la cohue convulsive des couples qui se poussaient et pressaient en attendant la première valse. L'air, chargé de fragrances grasses, bizarres, s'alourdissait toujours davantage, devenait irrespirable. La sueur dégoulinait des fronts en perles zigzaguantes, ravinait la poudre de riz des figures, moitait les épaules nues et déjà marquait sous les aisselles des robes claires une grande demi-lune sombre. Les jeunes gens criaient tout haut qu'il faisait une " chaleur de bête „ et blâmaient les administrateurs de n'avoir pas en prévision de l'af-fluence certaine, assuré la ventilation parfaite de la salle. Que dirait la famille royale en pénétrant dans une telle atmosphère ! Dans les entre-colonnes et les bas-côtés, lea— éventails battaient sans relâche sur les poitrines des mères et l'on voyait de grosses dames cramoisies ouvrir par moment une grande bouche comme ces poissons expirants sur les étals et buvant l'humidité de l'air. Mme Kaekebrouck et ses amies, Mmes Timmer-mans et Rampelberg, assises au fond de la galerie de droite, juste en face de l'estrade royale, mais juste en face d'une épaisse colonne, échangeaient des propos amers. Pourtant elles étaient arrivées de bonne heure et tenaient presque la tète de cette foule énorme qui s'écrasait dans le vestibule et dont la poussée absurde mais formidable faisait bomber la porte matelassée ouvrant sur le grand escalier. Et puis, quand après une galopade sauvage elles avaient bondi dans la salle, quelle n'avait pas été leur stupeur de voir toutes les bonnes places occupées par les femmes, les familles, les amis et connaissances des administrateurs et des membres influents ! — Non,déclarait Mrae Rampelberg avec colère, ça on ne devrait pas permettre, c'est une injustice. Je l'avais dit à mon mari de nous faire entrer avant tout le monde par la rue de l'Empereur ou la rue de l'Hôpital. Mais non, c'était impossible, il devait aller chez les Van Poppel ! Vous verrez qu'il ne viendra pas seulement me rechercher! Mmc Timmermans, elle, ne récriminait plus et tendait alternativement son long cou à droite et à gauche. — Oeie, dit-elle enfin découragée, avec cette colonne on ne sait qu'à même rien voir. C'est bon pour une fois, savez-vous! — La salle est vraiment défectueuse, opina Mme Kaekebrouck en élevant sa voix fransquil-lonnante. Je vous demande à quoi servent ces grandes colonnes, si ce n'est à boucher la vue et à vous donner des torticolis... Enfin, reprit-elle avec philosophie, nous pouvons encore être contentes d'être ici. Voyez un peu là-bas quelle bousculade ! Un flux de gens continuaient d'entrer sans interruption, qui prenaient aussitôt une posture de boxe en s'engageant dans les remous de la foule de curieux massés devant les salons de conversation où devait apparaître le cortège royal. Dans cette mêlée, les robes à traîne subissaient d'irréparables accrocs. Cependant le chef d'orchestre, nerveux, désorienté par le retard des augustes invités, cessa toutàcoup d'hésiter.Brusquement,il se retourna, frappa deux coups de baguette sur son pupitre et, levant le bras d'où jaillit la manchette, il attaqua la première valse. La danse était impossible : elle eût été plus facile à des figues de Smyrne comprimées dans leurs caisses. Pourtant, telle est la puissance du rythme et telle la frénésie des jeunes filles, que le bloc se mit tout de même en mouvement. Des couples étouffés trouvaient un reste de force pour sauter en l'air, comme font, les soirs d'été au-dessus de l'eau les gros barbeaux avides d'oxygène... * * * — Tenez, s'écria tout à coup Mme Kaekebrouck, voilà Adolphine et M. Mosselman! Ils venaient de s'accrocher au garde-fou de la galerie. Ferdinand, bien arcbouté, protégeait sa danseuse, opposait au torrent humain son dos, ses reins, solide comme une pile de pont. Tous deux riaient et faisaient des signes comiques, désespérés aux trois dames. — Hein ça, comme Adolphine est bien, dit Mme Timmermans avec emphase. En effet, la jeune femme resplendissait de grâce et de gaîté. Elle portait une robe de soie rose décolletée, qui montrait ses épaules et ses bras nus d'un galbe admirable. La figure, légèrement émaciée encore à la suite des couches récentes, brillait d'un éclat ardent sous ses beaux cheveux roux opulemmenttorsés etsommés d'une dague d'or. — Figurez-vous, dit Mme Kaekebrouck, que c'est sa robe de noce qu'elle a fait teindre chez Spitaels. Hin! Comme le rose lui va! Il n'y a pas à dire, elle sait s'habiller. Elle est bien avec une loque... La valse venait de finir. Beaucoup de danseurs suffoqués évacuèrent la piste où les couples purent enfin circuler plus à l'aise et risquer quelques gestes. Ferdinand et Adolphine disparurent dans la multitude. — Eh bien, s'écria Mme Rampelberg, où est donc Mlle Verhoegen ? — Elle doit être ici cependant, répondit Mme Timmermans, car je vois là-bas Mme Van Crombrugghe et toutes ses filles qui se prélassent au premier rang d'une entre-colonne. Il ne faut pas le demander! Pour sûr M.Verhoegen les a fait entrer par la salle d'accords... — Hé les voilà, dit Mme Kaekebrouck, regardez, c'est eux près de l'entrée... Mllc Verhoegen et Joseph Kaekebrouck, son cavalier, avaient été visiter le salon de repos tout illuminé de poires électriques multicolores. A grand'peine ils avaient franchi l'épaisse muraille d'habits noirs et rentraient dans la fournaise. La jeune fille avait revêtu une jolie robe de mousseline blanche ceinturée d'un large ruban mauve dont les pattes voltigeaient mollement derrière elle. Elle était simple, belle à ravir et Joseph la menait avec orgueil. Mais M'"0 Timmermans ne la voyait pas, elle avait beau ajuster ses jumelles, elle ne rencontrait que les cannelures de l'odieuse colonne. Aussi M. Rampelberg fut-il de nouveau honni avec vigueur. La température avait encore augmenté de quelques degrés et les éventails ne remuaient plus qu'un air embrasé de sirocco. Les tristes spectateurs des galeries tombaient dans un grand affaissement et perdaient même toute impatience, quand soudain au bout de la salle un tumulte éclata qui produisit un sursaut et ranima les courages. Aussitôt l'orchestre attaqua la Brabançonne. Enfin la famille royale était là. Lente et grave, elle se portait, sous l'escorte du président et des commissaires, vers l'estrade meublée de chaises et de riches fauteuils. Seuls le blond prince de Hohenzollern et sa blonde fiancée souriaient au milieu de la curiosité enthousiaste et s'avançaient amoureux et ravis dans l'hommage attendri de quinze cents : " Ocharm! „ Quand le quadrille royal fut en ligne, on s'aperçut qu'il manquait un cavalier, et c'était Joseph Kaekebrouck, le vice-bibliothécaire. Le président lançait de tous côtés des regards anxieux, irrités, et s'épongeait avec rage. Soudain un commissaire s'approcha et lui parla bas à l'oreille. " Mais oui ,„ fit le président d'une tête impatiente, et sitôt le messager piqua dans la foule. Quelques instants après un jeune homme élégant mais pâle sortait des rangs épais des spectateurs, prenait place dans le quadrille et s'inclinait devant sa danseuse, une vieille dame d'honneur décolletée et constellée de cabochons précieux. — Mais c'est Ferdinand Mosselman, s'écrièrent à la fois Mme Timmermans et Mmc Rampelberg stupéfaites. C'était lui. Son apparition causait une grande rumeur. L'orchestre joua et tous les quadrilles quadrillèrent au pied de l'estrade, sous les yeux du Roi et de la Reine. — Tiens, c'est vrai, fit tout à coup Mme Kaekebrouck, répondant à une question formulée en pensée, pourquoi est-ce que Clémentine n'est pas venue? A cette exclamation, une dame assise sur la banquette précédente, se retourna avec effort. Elle était louche, couperosée, et d'énormes dents sortaient de ses lèvres comme des boutoirs. Mais sa face triviale respirait la bonté. — Ole non, Madame, dit-elle avec sentiment, vous comprenez, ça lui aurait fait trop d'émotion! Cette raison fut généralement approuvée et commentée avec bienveillance. Alors d'autres dames, que la défectuosité de leur siège, leur compression et l'impossibilité de bien voir unissaient dans la même misère, se mêlèrent à la conversation, qui s'anima et prit un tour de bonne confidence. Les personnages des quadrilles formèrent le thème : ils étaient saisis, expliqués dès que par bonheur dans le mouvement des contredanses ils sortaient de derrière la colonne maudite. On se pâma en parlant des jeunes fiancés, qui bannissant toute contrainte d'étiquette, montraient une joie charmante et gamine au milieu de tous leurs partenaires solennels. Le prince. Albert était aussi très gentil : on remarqua qu'il parlait beaucoup à sa danseuse, Mlle Putseys, une jolie demoiselle de la société. — Je croyais pourtant, dit Mme Rampelberg, que c'était la fille de M. Stockman qui devait figurer dans le quadrille... La dame aux longues dents fournit tout de suite le motif de cette permutation imprévue. — Vous avez raison, dit-elle, c'était en effet MIle Emma Stockman qui devait faire vis-à-vis avec le prince. Mais elle est qu'à même fiancée depuis huit jours avec M. Bollekens. Ce n'était plus la peine pour elle de se mettre en évidence, et comme c'est un bon cœur, elle a cédé sa place à M1Ie Putseys. Ça est plus juste que ce soit une jeune fille qui profite... On en tomba d'accord. La princesse Henriette attendrit également tout le monde. Elle avait un air si modeste, si bon. Comme ce serait triste pour elle quand Joséphine partirait. Ça ferait un grand vide, les deux sœurs étaient toujours ensemble et s'aimaient si fort! On n'avait qu'à voir leur portrait! Dieu sait, la pauvre petite avait plutôt envie de pleurer que de sourire à M. Buis ! Et la comtesse de Flandre, quelle belle personne! Et quel excellent homme, le comte de Flandre ! Ça c'étaient de braves gens, de bons bourgeois de Bruxelles, qui se promenaient sur le boulevard avec leur parapluie et leur petit chien, comme vous et moi. Ça c'était la vie de - - ■ -_ 11 _ ferdinand mosselman famille! Et tous les traits de sociabilité de ces augustes hôtes furent de nouveau longuement racontés. On convint aussi que M. De Burlet avait beaucoup d'allure. Sa raideur était élégante. Quant au président de la Société, il représentait très bien. Et puis, c'était un si joyeux compère ! Dommage qu'il avait si chaud... Enfin, après l'éloge des officiers étrangers, on en vint à parler de ce jeune homme blond qui dansait avec la vieille comtesse de Rasenfeld. On ne l'avait jamais vu. C'était sans doute un membre nouveau. — Ce n'est toujours pas le vice-bibliothécaire, déclara la dame louche. Je connais de vue Joseph Kaekebrouck, c'est lui qui avait été choisi... — En effet, repartit Mrae Kaekebrouck en se rengorgeant, M. Kaekebrouck est mon fils. Il devait danser, mais à la dernière minute il s'est tourné le pied et a dû se faire remplacer par son ami Mosselman. — Och, ça est dommage! firent toutes les dames en chœur. ! 8 lu f.g H ■ ■ S) — Oh, je ne sais pas, dit Mme Kaekebroeck en souriant d'un air fin. Entre nous, je crois que mon fils l'a fait un peu en exprès. Il est marié depuis un an et père de famille. Alors, n'est-ce pas, il a préféré lui aussi que ce soit un autre qui profite... * * * Le quadrille était terminé. Princes et princesses regagnèrent l'estrade royale et reçurent le compliment des souverains. Ferdinand s'inclina devant la comtesse de Rasenfeld qui le félicita avec affabilité sur la belle correction de sa contredanse. Il se courba de nouveau très bas, pirouetta avec légèreté et s'élança parmi les couples tourbillonnant déjà dans une valse de Strauss. Il rayonnait. Les jeunes filles le suivaient longuement des yeux par dessus l'épaule de leur cavalier. Sa bonne mine et l'honneur d'avoir figuré dans la chaîne de princesses lui donnaient un prestige irrésistible. Dans le premier étour- dissement du succès, il n'avait pas encore conscience de sa force. Un coup d'œil qu'il jeta vers les bas-côtés où toutes les mères et tous les pères le contemplaient à travers une souriante hébétude, lui révéla sa gloire. Soudain il aperçut, près de l'orchestre, M. Verhoegen, qui de la main lui envoyait un bonjour amical. Il répondit par un salut plein de déférence qui empourpra le cordier de joie et d'orgueil. Ah ! Cappellemans — qui d'ailleurs n'était pas venu — ne devait plus exister pour cet homme. Son absence inconvenante justifiait une rupture. Mosselman pressentait sa victoire. Une détente se fit en lui : il dut s'appuyer contre une colonne tant son émotion était forte. Il restait là plongé dans une torpeur délicieuse, à cent lieues du bal resplendissant, quand on frappa sur son épaule : — Eh pardieu, s'écria Joseph souriant, à quoi penses-tu donc derrière ce palmier, dans cette attitude poétique et fatale? Ferdinand regarda son ami : tout son cœur attendrit et reconnaissant s'élançai vers ce garçon charmant dont l'ingénieuse bonté venait de conquérir son bonheur; mais honteux d'être surpris en posture sentimentale, il voulut railler encore. — Ma foi, répondit-il, avec désinvolture, je fais des réflexions très spirituelles... et que m'envieraient certains journalistes. Je pense à notre premier ministre. As-tu remarqué comme il a bien dansé le Pantalon? C'est apparemment la seule figure du quadrille qu'il approuve sans réserve- Il s'interrompit incapable d'une plus longue feinte. — Eh bien, interrogea-t-il, d'une voix tremblante, que t'a dit le père Verhoegen ? Ah ! réponds-moi franchement, sans détour... Sa figure s'altérait et soudain l'émotion emportant les digues de son cœur, des larmes jaillirent de ses yeux. — Parbleu, s'écria Joseph d'un accent de triomphe, mais il te les donne, sa fille et sa corderie ! Ferdinand défaillait; son ami dut le porter jusqu'au buffet. * * * Leurs Majestés venaient de quitter l'estrade, et suivies du fastueux cortège, elles faisaient le tour de la salle, s'arrêtant pour échanger quelques phrases gracieuses avec les sociétaires ou les uniformes qu'elles reconnaissaient dans les haies respectueuses. — Ah, dit Ferdinand tout bas, en pressant le bras de Thérèse, je suis mille fois plus heureux que ce petit hussard blanc et cette petite princesse ! Elle le regardait avec ses grands yeux noirs où brillait son âme passionnée. — Quand partons-nous pour Sigmaringen, répondit-elle. C'était le repos. Ils se promenaient lentement au milieu des couples dont en riant ils notaient les paroles et les gestes bizarres. — Regardez une fois, disait un jeune homme à sa danseuse, hein on transpire ici ! Et il ouvrait devant elle ses larges pattes palmées d'abominables gants tout percés, tout noirs de sueur. Une jeune fille décolletée qu'ils suivaient depuis un instant s'arrêta tout à coup, renversa la tête et d'un mouvement énervé, frotta sa nuque sur ses épaules. — Aïe, s'écria-t-elle, j'ai une démangeaison! — C'est une puce, dit son cavalier finement. — Oeie mon Dieu taisez-vous, quand il y a une puce quelque part elle est sûr pour moi... Ferdinand avait retrouvé sa gaîté. Sa verve s'éveillait comme d'un long sommeil, fusait en brocards, en fines épigrammes. Parfois pourtant, une ombre passait sur sa joie. Il sentait une lançure de tristesse quand il coudoyait de pauvres jeunes filles décolletées par ordre bien que toutes couvertes de boutons mûrissants ; alors il lui prenait une envie de les inviter à faire un tour de bal à son bras dans la ferme espérance de les consoler gentiment, de les réhabiliter, de mettre leurs boutons à la mode. Près du salon de repos, ils rencontrèrent Joseph et sa femme qui se disposaient à quitter le bal. — Oh, s'écria tout de suite Adolphine, M"= Putseys, vous savez bien celle qui a dansé avec le prince Albert, elle est si malade dans la salle d'accord! On a dû lui ôter son corset. Elle aura probablement mangé quelque chose de contraire... — C'est l'émotion, dit Thérèse avec indulgence. — Non, je sais ce que c'est, répartit Ferdinand très grave. Elle a pris sans doute un souper aller et retour... Justement une grosse fille passait à côté de lui dans l'orgueil de son épais corsage et de ses énormes bras rouges. Sur sa lourde et tremblotante gorge se marquaient à des distances graduelles de petits plis de graisse qui formaient une échelle comme on voit sur les carafons de cognac. Le jeune homme s'apprêtait à saluer cette grande quantité de chair quand la demoiselle se détourna brusquement en faisant une moue de suprême mépris. — Tiens, tiens! s'écria Mosselman tout cle même un peu interloqué. — Mais n'est-ce pas la fille de ton chef de bureau, dit Joseph en riant, l'opulente Mlk' Verbist qui chanta pour toi tantde suaves romances! Bigre elle devient de plus en plus jordaenes-que... — Je la connais bien, ajouta Thérèse, elle était une classe au-dessus de moi chez les sœurs rue Rempart-des-Moines. — Oui, jeta Adolphine, elle fait de ses embarras parce qu'elle est fiancée à M. Verbruggen, le marchand de draps du Marché-aux-Herbes. Mosselman sourit, il venait de trouver sa vengeance. — En temps d'épizootie, dit-il, le pauvre Monsieur Verbruggen sera bien inquiet. Madame Vve D E DOBBELEER a l'honneur de vous faire part du mariage de son petit-fils Ferdinand MOSSELMAN avec Mademoiselle Thérèse VERHOEGEN. Monsieur VERHOEGEN a l'honneur de vous faire part du mariage de sa fille Thérèse avec Monsieur Ferdinand MOSSELMAN. Bruxelles, le j Juin 1894. Absents. Bruxelles, le s Juin 1894. Absents. fit'" *... l'teta.Nmtftft W^Qt&Q i'' Table des matières ■ ■ Préface ..........................7 Atlantique Idylle........................11 Les fiançailles de Joseph Kaekebrouck .... 85 Ferdinand Mosselman..........139