1WAN G1LK1N Etudiants Russes DRAME EN TROIS ACTES Bruxelles 26-28, T{ue des Minimes 1 906 ÉDITIONS DE LA BELGIQUE ARTISTIQUE & LITTÉRAIRE ERRATUM Page 78, ligne 7. — au lieu de : dans quelles inconstances, lire : dans quelles circonstances. NOTES Acte II. Se. 6. — Les notions scientifiques dont parle le conseiller Raguine ont été exposées notamment par le docteur Gustave Le Bon, « Lois psychologiques de l'Évolution des peuples » et « Psychologie du Socialisme ». Le passage de Dostoïewski auquel il est fait allusion se trouve dans « Les Possédés », — confession de Kiriloff. Pour répondre à la curiosité de quelques lecteurs, l'auteur doit déclarer qu'il n'a pas une goutte de sang russe dans les veines, en dépit de la forme russe de son nom et de son prénom. DU MÊME AUTEUR La Nuit, poésies, 1 vol. Prométhée, poème dramatique, couronné par l'Académie française. Le Cerisier fleuri, poésies, 1 vol. couronné par l'Académie française. Jonas, 1 vol. Savonarole, drame, i vol. Stances Dorées, 1 brochure. Iwan GILK1N r Etudiants Russes Drame en trois actes 26-28, Hue des Minimes Bruxelles ÉDITION DE LA BELGIQUE ARTISTIQUE ET LITTÉRAIRE PERSONNAGES Egor Raguine, 20 ans, étudiant. Serge, son frère, 18 ans, étudiant. Le Conseiller Raguine, leur oncle. VÉRA. Makare, ouvrier. Arkoï Barinski. i Trébanoff > étudiants. Gortchenko i Dragopoutine ' Le commisaire de police ; — Le juge d'instruction ; — Le directeur de la prison; — Un employé; — Un gardien; — Le greffier, personnage muet. La scène est Saint-Pétersbourg, en IÇ02. La révolte d'étudiants et d'ouvriers dont il s'agit ici, a eu lieu à Saint-Pétersbourg en 1902. Commencé en iço3, ce drame fut achevé au mois de mars 1904, au bruit des premiers coups de canon de la guerre russo-japonaise. Il n'était pas encore question de la révolution qui devait éclater après la guerre. L'auteur se défend d'ailleurs d'avoir pris parti dans le conflit qui mettait déjà aux prises les révolutionnaires et les partisans de l'autocratie. Il ne plaide pas, il ne juge pas, il se contente de peindre. ACTE PREMIER L'appartement de Gortchenko. SCÈNE PREMIÈRE EGOR. — SERGE. Egor. Qu'as-tu donc, Serge? Tiens-toi tranquille. Serge. Tu es étonnant, Egor. Comment pourrais-je être calme, alors que dans une heure... Mais c'est la journée la plus importante, la plus grave de notre existence, à nous, à nos amis, à des centaines d'étu- diants, à ces milliers d'ouvriers, qui, au risque de leur liberté et de leur vie même, vont oser... Egor, est-ce que ton cœur ne frappe point dans ta poitrine à la rompre ? Ecoute donc ! On doit entendre le mien battre comme un marteau. Egor. Tu as la fièvre. Serge. Oh ! toi, tu es un être extraordinaire. Tu maîtrises tes nerfs et tu feins sans peine le calme d'un diplomate! Mais c'est l'apparence, cela ; c'est la merveilleuse et trompeuse apparence ! Je gage que tu es aussi ému que moi, que nous tous ! Va, va, j'en suis sûr, tous les cœurs russes battent en ce moment à l'unisson du mien. Quel dommage qu'ils ne soient point des cloches! Le terrible tocsin qu'ils sonneraient de la Vistule à la mer Jaune ! Ou plutôt, quelles joyeuses cloches de baptême! Le baptême de la Russie régénérée. A toute volée, cher frère. Bim, barn, bim, boum! Dieu! que ce serait émouvant ! Egor. Calme-toi donc ! Tu vas perdre le souffle. Serge. Sois calme, toi, puisque tu le peux être. Pour moi, c'est impossible. Autant demander à une forge flarn- boyante de produire de la glace. Tu ne vois donc pas que je brûle? Il me semble que j'ai bu du feu et que mon sang bout dans mes veines comme l'eau dans les tubes d'une chaudière. Egor! Egor! Si notre grande manifestation pacifique réussit, si elle touche le Tzar, si elle épouvante les misérables qui tiennent le peuple russe enchaîné dans les ténèbres, nous aurons délivré le plus vaste empire du globe du monstrueux esclavage où il gémit, nous aurons accompli la plus grande action du siècle, des temps modernes, peut-être de l'histoire entière. Sens-tu cela, Egor ? Ne frissonnes-tu pas de joie et d'orgueil ? Ne vois-tu pas ta personnalité grandir et s'élever sur un piédestal de triomphe, au niveau des plus grands hommes du monde ? Que dis-je, au niveau ? Plus haut, Egor, plus haut! Egor. Comme tu y vas ! Serge. Que sont Brutus et Robespierre? Des assassins. Ils n'ont, d'ailleurs, pas réussi; ils ont, l'un et l'autre, fondé l'empire. Quant à nous... Egor. Tu réprouves donc l'assassinat? Serge. Pas le moins du monde ! Tu as raison ! Ce n'est pas cela quejeveuxdire.il faut frapper les cyrans sans pitié, oui, il le faut, mais seulement quand on ne peut agir autrement. Comme tu as bien marqué la nuance ! Ton intelligence supérieure a saisi du premier coup le défaut de mon raisonnement. Tu es si haut au-dessus de nous tous, Egor ! Je suis confus, tu le vois, tout à fait confus. Cela n'a, d'ailleurs, aucune importance. Certainement, le poignard et la bombe sont des armes légitimes ! C'est trop évident. Tu le sais bien, Egor; pourquoi t'amuses-tu à me faire dire des bêtises? Mais voilà, il y a une occasion, une occasion unique. On dit que le tzar Nicolas est doux et libéral, bien que ses ministres persécutent l'intelligence et surtout les étudiants, qui apportent la lumière au peuple. Eh bien, oui, nous nous adresserons à lui. Des milliers d'hommes, étudiants et ouvriers, sans armes, décidés à ne pas se défendre si les Cosaques se ruent sur eux, vont acclamer devant la cathédrale de Kazan, les droits de l'individu, les droits de la science, la liberté et les institutions libres, qui sont le patrimoine de la civilisation. Nous prierons le Tzar de nous les accorder, en lui jurant une reconnaissance éternelle. Le spectacle sera grandiose, inoubliable ! Nous montrerons au monde que nous ne sommes point des détraqués, comme on l'a dit, portés à l'assassinat par la surexcitation morbide de nos nerfs et la faiblesse de notre cerveau. Et les paysans, les stupides paysans, pour qui le Tzar et ses fonctionnaires sont des fétiches, verront que nous sommes de vrais Russes, prêts à obéir fidèlement à l'Empereur, s'il consent à écouter la voix de la raison et de la civilisation. Egor. Et si nous ne réussissons pas ? Serge. Alors, nous ressaisirons nos poignards et le monde entier, et les paysans russes eux-mêmes feront des vœux pour nous. Mais pourquoi me fais-tu répéter tout cela? C'esttoi qui as inventé ce plan magnifique! C'est toi qui en as organisé l'exécution ! Egor. Laisse donc ! Serge. Non, il faut que je le redise. Qui donc est l'homme au grand cœur qui a montré à la jeunesse russe la noblesse du sacrifice pacifique? Et qui a fait tomber de ses mains les armes meurtrières? Grâce à toi, au lieu de machiner de nouveaux coups dans l'ombre, les amis du progrès amènent aux pieds du Tzar des multitudes désarmées pour l'adjurer d'affranchir l'intelligence comme son grand-père affranchit les serfs, et de donner à la Russie la liberté, qui, seule, peut l'élever au niveau des grandes nations de l'Europe? Qui a conçu cette grande idée? Qui l'a projetée dans tant de jeunes coeurs encore vibrants du désir de vengeance? Qui les a soulevés dans un immense élan d'enthousiasme vers cette action sacrée que l'heure prochaine verra s'accomplir? Toi, mon cher Egor, le plus généreux, le plus génial des jeunes Russes. Va, tu ne peux imaginer combien je t'admire et je t'aime. Egor. Je ne t'aime pas moins, mon bon Serge, et je t'admire davantage, car le sang de la jeunesse te monte à la tête comme un flot de Champagne, et ton exaltation est vraiment la plus merveilleuse du monde. Bois un verre d'eau; il te fera du bien. Serge. Méchant moqueur ! Egor. Et modère ton ivresse avant que nos amis n'arrivent. Sais-tu qu'il est heureux que nous soyons seuls? Si l'on nous entendait, ton accès d'adoration fraternelle nous rendrait tous les deux passablement ridicules. Ménageons notre prestige, Serge Stépanovitch. Serge. Allons donc ! Tous nos amis savent ce que nous te devons. Toi seul, tu l'as oublié. Egor. Assez, cher frère ! Mieux que personne je sais ce que vaut notre entreprise et quelle en est ma part. Tu m'obliges à te rappeler que, seul, je n'eusse rien fait. Je ne suis pas l'homme d'action que tu crois. Je lis quelques livres. Je rêve, et quand le rêve me paraît beau, je le conte à mes amis. Il se peut qu'en parlant je m'exalte et leur communique ma flamme... En moi, elle s'éteint aussitôt. Et abandonnant le papillon défraîchi qu'ils se passent de main en main, je retourne seul dans mon jardin, où voltigent d'autres songes. 0 mon bon Serge, c'est ta chaude jeunesse qui possède l'ardeur que tu m'attribues. C'est toi, qui sans même y songer, avec une ingénuité charmante, as enflammé en mon nom tous les jeunes cœurs qui brûlent autour de nous. Moi, je suis froid comme la neige. Si j'assiste aujourd'hui à l'action que tu as préparée, c'est, hélas! presque en étranger. Serge. Que dis-tu là? N'essaie pas de me mystifier. Oh! je comprends! Tu es très fort. Même avec moi tu maintiens les distances. Je ne t'en veux pas, Egor. Rien n'est plus juste. Tu te meus dans une sphère si supérieure... Egor. Si tu y tiens absolument... Serge. Ah! tu es le maître! Fais ce qu'il te plaît, quelque étrange que cela nous paraisse. Il n'y a qu'une créature que tu devrais épargner, Egor. Egor. Je sais, je sais. Serge. Cette pauvre Véra, la plus ardente, la plus dévouée des nôtres!... Depuis qu'elle a généreusement consacré sa vie à notre œuvre, elle n'a plus au monde que toi pour caresser son cœur. Tous nous sommes pour elle de bons camarades, d'ardents compagnons de lutte. Mais toi, tu es le Dieu adoré de sa jeunesse, tu es l'ivresse et la douleur de son âme. Ne la fais pas trop souffrir, Egor ! Egor. Est-ce qu'elle se plaint? Serge. Non... c'est-à-dire... il n'est pas difficile de voir qu'elle souffre. Aussi bien, le contraste est trop aigu entre le bonheur soudain que tu lui as donné et... comment dirais-je? tu te vantes toi-même, aujourd'hui, de ta froideur. Egor. Que tout cela est futile ! Serge. Elle vivait seule, misérable, bafouée et irritée, dans le taudis de la maison Philippof, où, pour quelques kopecs, elle passait ses tristes journées à broder des chemises, subissant les injures de sa logeuse et les grossièretés des autres locataires. Tout à coup, tu es apparu, jeune, beau, riche, comme les princes des légendes qui épousent les petites paysannes, — et aussi comme un prophète et un maître des intelligences, car à ses croyances de révoltée, tu apportais des révélations supérieures, des paroles de lumière, avec un enthousiasme viril qui l'éblouit et la jeta à tes pieds comme une esclave. Sans hésiter, tu vins à elle, tu lui ouvris tes bras, tu la pressas sur ton cœur... La petite étudiante pauvre, la petite révolutionnaire qui s'était parfois évanouie de faim et de froid dans les réunions secrètes, était entrée dans un merveilleux paradis dont tu étais le dieu. Comme vous vous exaltiez ensemble dans vos belles ivresses intellectuelles ! Cela dura dix semaines. Tu ne parais même plus remarquer sa présence. Tu es dis- trait, foid, parfois cruel... Est-ce que tu ne l'aimes plus? Egor. Pourquoi ne l'aimerais-je plus? Ne dois-je donc plus songer qu'à ses caresses?... C'est étrange : tout le monde veut que je l'aime, — toi, Arkoï, Trébanoff, Gortcnenko, tous... Je l'aime, parbleu, quand ce serait pour ne pas désobliger tant d'amis ! Serge. Tâche du moins d'être bon pour elle. Si c'est une épreuve à laquelle tu la soumets, elle est trop dure, Egor ! Tu la briseras. Egor. N'en crois rien. C'est une àme forte. Elle n'aime que la révolution. Je suis pour elle une friandise qu'elle croque en attendant le plat de résistance... Non, je suis injuste ! C'est une bonne fille, Serge ; elle m'embrasse tout le long du jour en citant Bakounine. J'ai parfois envie de l'étrangler. Serge. Es-tu fou? C'est une personnalité éclairée. Tu ne veux pourtant pas qu'elle te chante des romances ? Mieux que moi tu sais que son dévouement à notre cause n'a fait qu'exalter l'amour qu'elle te porte. Aie pitié d'elle, mon frère. La pauvre fille donnerait sa vie pour un sourire caressant de tes lèvres. Je te supplie... Egor. Je ne peux plus la souffrir ! Je ne peux plus ! Je suis mon maître, je pense! Je ne permets pas qu'elle introduise sa volonté dans ma vie. Je ne permettrai cela à personne, jamais, jamais, entends-tu? Ma pensée n'appartient qu'à moi et je lui appartiens tout entier. Je ne veux pas d'autre maîtresse. Serge. Ah ! tu as une grande idée, Egor! Je le devinais. Egor. Que dis-tu ? Serge. Tu as une grande idée. Voilà pourquoi tu repousses Véra. Mais tu l'aimes, frère, tu l'aimes comme elle t'aime. Seulement, il ne faut pas qu'elle gène l'idée. Egor. Epargne-moi ces bavardages, je t'en prie sérieusement. Serge. Va ! je le dirai à Véra. Egor. Que lui diras-tu ? Serge. Que tu es possédé par une grande idée. Tu es comme l'aéronaute dans sa nacelle, au fond du ciel immense. Au-dessous de toi, le monde disparaît à tes yeux, et ton idée t'emporte dans les hauteurs vertigineuses. Tu es si intelligent, Egor! Que je voudrais connaître l'idée qui t'absorbe, assez forte pour te séparer de nous et te rendre indifférent à l'action grandiose qui va s'accomplir! Qu'elle doit être belle et puissante ! Je ne te demande pas de me la confier... non... aujourd'hui je ne pourrais pas... Je suis tout à l'action présente... toi, tu nous dépasses. Tu vis déjà dans l'avenir. Ton esprit bondit au delà du but où nous allons atteindre. Tu es grand, Egor. Toute la jeunesse russe attend de toi de grandes choses inconnues. Tu es notre héros, notre voyant, notre prophète. Que tu dois être heureux de te sentir élevé si haut au-dessus de tous ! Egor. Mais tais-toi donc! C'est grotesque à la fin! Qu'avez-vous tous à me persécuter de cette sottise : une grande idée! Je n'ai aucune idée, petite ou grande, malheureux! Si je souffre, c'est précisément du manque de foi. Je ne crois à rien, à rien, pas plus à ta révolution qu'à l'avenir de la jeunesse russe, qu'à l'amour de Véra, qu'à la bonté de notre cause, — non plus qu'à la valeur de la sotte démonstration que nous allons faire aujourd'hui. Serge. Oh ! oh ! Egor. A rien, à rien, entends-tu? Cette démonstration pacifique, la plus grande action du siècle pour les niais... Serge. Merci... Tu es dur. Egor. Excuse-moi. Je suis irrité, mon pauvre Serge. Je ne voulais pas te blesser. Mais, vois-tu, j'en ai pardessus la tête, de toutes ces grandes idées et grandes actions... Pouah! Il me faut de l'air... un peu d'air pur... J'ai envie de vous quitter... de rentrer chez moi sur l'heure... d'aller à la campagne, loin de notre jeunesse et de ses sottises... Serge. Pour méditer seul tes grands projets ! Je t'y prends, mon cher Egor, voilà l'aveu... Bien, bien, donne-moi tous les démentis que tu voudras, je te connais : tu ne peux vivre sans te dévouer à une grande idée. Notre œuvre va se réaliser aujourd'hui, il te semble qu'elle n'a plus besoin de toi, voilà pourquoi tu te prosternes déjà devant un nouveau dieu que nous autres, nous n'apercevons pas encore. Tu nous le révéleras demain... Egor, je voudrais m'agenouiller devant toi... nous devons tous nous agenouiller... egor (éclatant de rire). Mon pauvre Serge !... Serge. Tu ris ? Fais ce que tu veux. Raille, bafoue, tu es le maître. Tu as le droit de nous éprouver. Mais Véra... aie pitié d'elle, elle a tant souffert ! Egor. Hélas! tu as raison. C'est toi qu'elle aurait dû aimer. Tu lui aurais rendu naïvement ses baisers et ses citations de Bakounine... Je ferai tout ce qu'il te plaira. Serge. Q_uel bonheur ! Permets-moi de l'appeler. Egor. Elle est ici? Serge. Oui, dans la chambre de Gortchenko. Je l'ai ren- contrée à la porte de cette maison, les yeux rougis par les larmes. Elle est entrée avec moi. Je ne savais si tu étais seul. Et comme Gortchenko était sorti, je lui ai conseillé d'attendre un moment dans cette chambre... puis, ma foi, je l'ai oubliée! (ouvrant la porte). Véra Pétrowna! Véra Pétrowna! Entrez!... Je vous le disais bien : Egor vous adore. SCENE II. LES MÊMES. — VERA. véra (froissant lin papier). De qui donc en tiens-tu la nouvelle? Est-ce de ma logeuse? Il n'est plus venu chez moi depuis trois jours. serge. Il vient de me le redire lui-même. véra. Il ment. Egor. Véra ! Serge. Que tu es injuste envers lui! S'il t'a un peu négli- gée, c'est que les préparatifs de cette grande journée ont absorbé tous ses soins. Songe à cela, Véra, et pardonne-lui les heures qu'il a dérobées à ta tendresse pour les donner au peuple russe, qui attend de lui, de toi, de nous tous, sa délivrance. véra. Vraiment ! Avant-hier, il a passé la soirée chez le conseiller Raguine, ce suppôt de la réaction. Serge. C'est notre oncle, Véra, le frère de notre père. Il nous aime comme ses enfants. Moi, je ne l'aime pas, parce qu'il est un valet du Tzar et de son âme damnée, le procureur du Saint Synode. Depuis que je suis dés vôtres, j'ai refusé de remettre les pieds chez lui. Mais Egor fait ce qu'il juge bon. véra. Et il juge bon de courtiser sa fille. Serge. Mais, Véra... véra. Tais-toi. Je sais ce que je dis. Pendant que les invités dansaient, causaient et buvaient du cham- pagne, il a passé toute la soirée auprès d'Olga Vladi-mirowna. Qu'il ose dire que ce n'est pas vrai ! Egor. C'est vrai. véra. Et cette nuit, bourreau ! Serge. Cette nuit? véra. Ne voit-il donc pas que je sais tout ? Oh ! oh! c'est à faire pleurer les pierres. Me tromper ainsi! Mais parle donc! Justifie-toi! Que lui disais-tu, à cette femme, cette nuit, dans sa chambre? Serge. Véra, prenez garde! Ma cousine Olga est au-dessus des soupçons de votre jalousie. véra. Ce n'est pas toi que j'interroge : tu n'es qu'un enfant. La jalousie est une flamme subtile; elle guide les regards dans les ténèbres. Mon cœur m'avait avertie. Je savais, — entends-tu, Egor? — je savais que tu irais cette nuit la rejoindre. Je me suis cachée sous une porte, en face de l'hôtel Raguine, pour t'épier. L'attente a été longue. Je tremblais de lièvre et la soif brûlait ma gorge. Je me disais : je suis folle; il ne viendra pas! J'ai vu s'éteindre toutes les fenêtres et le sommeil assombrir la maison. Tout à coup le bruit d'un pas léger fit bondir mon cœur. C'était lui... Il frappa doucement... La porte s'entr'ouvrit puis se referma sur lui... Quelques instants après une fenêtre s'illuminait... Oh ! je la connaissais bien, cette fenêtre ! Je m'étais renseignée... Parle donc ! Elle est ta maîtresse, n'est-ce pas? Misérable! Serge. Véra, tu ne sais pas... Egor. M'avez-vous vraiment reconnu, Véra? véra {lui montrant le papier). Et ceci, comment l'expliqueras-tu? .. Je suis allée chez toi, ce matin. Tu étais déjà sorti. En ton absence, un laquais du conseiller Raguine avait apporté cette lettre, — lettre urgente, disait-il. Ton vieux domestique Grégoire était fort embarrassé, ne sachant où tu passais la journée. Donnez-la-moi, lui ai-je dit; j'ai rendez-vous avec le barine; je la lui remettrai. Après avoir hésité un peu, il me l'a confiée... Une écriture de femme... Ce papier me brûlait les mains... Là, en attendant dans cette chambre, je n'ai pu résister à ma jalousie... Serge. Tu as ouvert la lettre? Oh! Véra, c'est mal. véra. Oui, je l'ai lue. Ecoutez : « Mon bien-aimé, si tu as quelque affection pour moi, ne prends point part à la manifestation de ce jour. Reste chez toi. Les autorités ont pris des mesures sévères, je le sais. J'attends ton retour avec une inquiétude mortelle. Aie pitié d'un cœur plein de toi. — Olga. » — Traître! traître ! (Elle éclate en sanglots sur l'épaule de Serge.) Egor. » 11 faut qu'elle apprenne la vérité. Serge. Oui, l'heure est venue. Ecoute, Véra. Egor ne t'a point trompée. Olga Vladimirowna est sa femme. véra. Sa femme? Malédiction! Et moi? Il t'aime. Serge. véra (le repoussant). Laisse-moi ! Laissez-moi tous deux ! Vous êtes des monstres. Sa femme! Ah! que n'y a-t-il un Dieu juste et vengeur! Tu as dit : sa femme? Serge. Sa femme légitime, Véra. Laisse-moi t'expliquer. véra. Trompée! Indignement et lâchement trompée! Serge. Ecoute-moi donc ! véra. Voilà l'amour des hommes : piège et mensonge! Malheureuse fille que j'étais, dans ma pauvreté fière, jouant tous les jours ma vie pour l'affranchissement du peuple, je l'ai vu soudain venir à moi, tout rayonnant de générosité et d'amour, la bouche pleine de phrases mielleuses et brillantes... Pouvais-je croire qu'il s'avançait, la trahison au cœur? Et je me suis donnée ô justice, je me suis donnée à ce perfide qui me trompait avant même de me prendre pour la première fois la main. Lâche! lâche! Je devrais lui cracher aux yeux ! Serge. Tu es toile ! véra. Ah! il est bien de sa caste, lui!... Toi aussi, d'ailleurs, bien que tu sois plus jeune et plus franc... Un riche, un noble, peut-il aimer une fille du peuple autrement que pour la trahir? Comment ai-je pu l'oublier?... Il était si éloquent, si brûlant en paroles pour tous les déshérités !... Cruel et faux frère, comme tous les aristocrates ! Serge. Véra, si tu le prends sur ce ton, je vais me fâcher aussi. Sans ces aristocrates et ces riches, dont les meilleurs vont à vous, qu'auriez-vous fait jusqu'ici? Toute votre force vous vient de nous. Notre Bakounine n'est-il pas un noble? Et Kropotkine? Et tant d'autres... Mais ce n'est pas tout cela... De quel droit viens-tu jeter tes amours et tes chagrins personnels au travers de cette glorieuse journée, où tout le peuple russe attend notre action en frémissant? Que sont tes petites affaires particulières devant ces grands intérêts des masses? Retourne chez toi. Aujourd'hui Egor ne t'appartient pas ; il appartient au peuple russe. véra. Ta nature parle enfin. L'aristocrate se révèle en toi à ton tour. Tu es son digne frère, faux et dur comme lui. Serge. Délie-toi de ta propre nature, Véra : les plébéiens sont mesquins et soupçonneux; ils insultent aux grandeurs qu'ils ne peuvent comprendre. véra. C'est qu'ils subissent les insultes des nobles, ce me semble. Serge. Pardonne-moi, Véra. Ce que j'en disais n'est ni pour toi ni pour tes pareils. Vous êtes pleins de rêves nobles et enthousiastes. Mais pourquoi ne me laisses-tu point parler? Si tu m'avais écouté, tu serais aux genoux d'Egor. véra. Vraiment? Eh bien, parle! Justifie cet amant sans honneur, qui séduit une pauvre fille et retourne en riant auprès de la femme qu'il a choisie dans sa caste, chez les pires ennemis du peuple. Serge. Cette femme est sa cousine, une jeune fille de dix-sept ans qui meurt, dévorée par la phtisie. Elle n'en a plus que pour quelques semaines. Aucune force humaine ne peut la sauver. C'est une créature frêle et exquise, un beau lys cruellement brisé, qui se fane dans l'herbe où il est tombé... Toujours vêtue de blanc, elle attend la mort sur sa chaise-longue, près de la fenêtre que tu connais, car c'est à peine si elle peut encore marcher. Mais son cœur est plein d'illusions et d'espérances. Elle a foi, comme un enfant, dans la vie et dans l'amour. véra. Mais pourquoi l'a-t-il épousée ? Serge. Depuis son enfance elle aime Egor. Tu sais si Egor est aimable. Partout où il va, les cœurs des femmes se tournent vers lui, comme les fleurs vers la lumière. Olga Vladimirowna s'est enivrée de la douceur de son cœur et de la splendeur de sa pensée. Comme nous tous, elle voit en lui l'espoir du peuple russe. Elle s'est attachée à lui par toutes les fibres de son être. Peux-tu l'en blâmer? véra. Et il l'aime, lui ? Dis-le donc ! Il l'aime ! Serge. Il l'aime comme une sœur charmante et condamnée à mourir dans sa fleur. Tu ne connais pas Egor, Véra. — Il a eu pitié de cette pauvre àme amoureuse et pure. Il a complaisamment passé de longues heures auprès de la jeune malade... Il n'a pas voulu briser brutalement ce frêle amour, qui fleurit au bord d'une tombe. Il s'est laissé aimer, afin qu'elle meure heureuse. véra. Il s'est laissé épouser ! Serge. Il a exaucé son vœu suprême. Est-ce vraiment à l'insu du conseiller Raguine ? Je ne sais. Ils se sont épousés en secret. Un moine, avant l'aube, est venu les unir. Mais dans ce mariage, Egor n'a jamais voulu voir qu'un caprice d'une sœur malade. Il ne l'a jamais traitée que comme une sœur. Elle mourra dans son vêtement blanc et dans son rêve blanc d'épouse virginale... véra. Est-il possible ? Si je pouvais le croire ! Serge. Tu peux nous croire, Véra. — Ni Egor ni moi, nous n'avons jamais menti. Dès la première heure, j'ai reçu la confidence de son secret. Une telle aventure, je le sais, serait peu croyable en Occident ; mais ton cœur russe doit comprendre les cœurs russes. véra. Oh! Egor! Egor! Pardonne-moi!... Mais tu l'embrasses ! Tu baises ses lèvres ! Ah ! Egor. Ses lèvres virginales effleurent parfois les miennes, Véra! N'est-elle pas ma femme devant son Dieu? Mais ces baisers-là, je ne les lui ai jamais rendus. Je baise son front avec la tendresse d'un frère plein de pitié pour sa mort prochaine. • véra. i Egor... tu as adoré ta mère... Jure-moi par le souvenir sacré de ta mère que telle est bien la vérité. Egor. m Par ma mère bien-aimée, Véra, c'est la vérité. véra. Ah ! je t'adore... Tu es grand et noble, Egor, et je ne suis qu'une malheureuse... Je ne suis pas digne de toi... Pardonne!... Tu vois mes larmes... Jure encore... Jure que tu m'aimes ! Egor. Quand nos efforts pour l'affranchissement du peuple russe m'ont amené en ta présence, Véra, à la vue de ta pauvreté, de ton courage et de l'abnégation généreuse qui te portait à sacrifier ta jeunesse pour tes frères inconnus, une ardente sympathie est entrée dans mon cœur. Nous nous sommes aimés, nous nous sommes donnés l'un à l'autre sans réclamer aucun serment. véra. Et maintenant? Egor. Maintenant? véra. Cruel, tu ne m'as jamais aimée... Tu t'es laissé aimer par moi comme par l'autre... Tu t'es donné par pitié!... Malheureuse que je suis. J'aime une idole de pierre. Egor. Je ne suis pas moins malheureux que toi. véra. C'est que je t'aime, hélas! Mon cœur brûle. Il se consume d'amour. Et tu m'as aimée aussi : ne le nie pas !... Ces jours d'ivresse bénie où tes paroles et tes caresses m'enveloppaient d'un feu divin, ils n'ont pu mentir... Parle donc !... Mais non, ne réponds pas, si ta réponse doit me jeter au désespoir... Laisse-moi t'aimer et tais-toi... Je t'aimerai de toute mon âme, de toute la flamme de mon être... Jure-moi seulement que tu n'aimeras jamais une autre femme. Serge. Quoi! Les jeunes filles révolutionnaires réclament-elles des serments de fidélité? Egor. Ne plaisante pas. Je dirai à Véra la vérité, comme je l'ai dite à toi-même. Mon cœur est-il fait pour aimer? Je l'ai cru un moment, Véra, comme toi aussi tu l'as pu croire. Mais le doute est venu. Mon âme flotte sur le doute et l'inquiétude. Rien ne la fixe. Dès qu'elle s'attache soit à une idée, soit à un sentiment, une force brutale la rejette dans les brumes incertaines. C'est une vagabonde douloureuse, qui fuit sans trêve sous le souffle du destin. Je n'aimerai aucune femme, Véra. Aucune femme ne me donnera le bien où j'aspire : la paix dans un enthousiasme heureux. véra. Je te la donnerai, moi, je te le jure! Laisse-moi t'aimer, mon bien-aimé ! Je t'apporterai tant d'amour et tant d'enthousiasme, que ton cœur, délivré de sa mortelle inquiétude, trouvera enfin le bonheur. Serge. Amen ! Et si vous le voulez bien tous deux, mettons fin à cette petite querelle d'amants. D'autres 3 soins nous requièrent. L'heure avance. Nos amis doivent être arrivés depuis longtemps. Ils n'osent nous déranger, sans doute, mais je gage qu'ils meurent d'impatience dans la chambre de Gort-chenko. Permettez-moi de les appeler. Egor. Serge a raison. serge (ouvrant la porte). Entrez donc, Messieurs! Nous vous attendons. SCÈNE III. Les mêmes. TREBANOFF, MAKARE, BA-RINSKI, ARKOÏ, GORTCHENKO, JDRAGO-POUTINE. trébanoff. Véra Pétrowna, salut fraternel. — Salut, Egor et Serge Stépanovitch. makare. Par la barbe de saint Nicolas, c'est le grand jour. Frères, ne boirons-nous pas un petit verre d'eau-de-vie? trébanoff {riant). Par la barbe de saint Nicolas, frère, tu es ivre. barinski {sévèrement à Makare). Tiens-toi tranquille et laisse-nous conduire nos affaires. Gortchenko. Nous sommes tous de pauvres pécheurs. Qu'importe un peu d'eau-de-vie? Je t'en donnerai, Makare. véra. Cela n'est pas bien, Gortchenko. Ëst-ce ainsi que le peuple russe se relèvera? Vous êtes un intellectuel, un étudiant; dans quelques mois, vous serez ingénieur; vous conduirez des ouvriers dont vous serez responsable; et vous donnez de l'eau-de-vie? Fi! N'avez-vous pas honte? Makare. La demoiselle n'a jamais passé ses journées à fendre du bois ni à décharger des bateaux. Que sait-elle du peuple et de l'eau-de-vie? Toi, Artème-Alexie-vitch Gortchenko, tu es un véritable frère. Donne-moi un verre. L'eau-de-vie réchauffe le cœur, mes petits pigeons. Il faut aujourd'hui que tout le monde ait le cœur chaud, n'est-il pas vrai, Serge Stépanovitch? wmmmmrnmmmm 36 étudiants russes Serge. Il le faut certainement, Makare. Barinski. Cet ivrogne va-t-il nous distraire de nos devoirs? arkoï. N'insultons pas ce brave homme. Makare. Je ne suis pas un ivrogne, Messieurs. Je suis un ouvrier, un honnête et légitime ouvrier, que je représente ici tous mes camarades des fabriques de Péters-bourg dans un but humanitaire. Suis-je t'y un ivrogne, Gortchenko? Parle. Dis-le devant tous ces Messieurs. Nous sommes ici pour fraterniser. (Gortchenko lui verse un verre d'eau-de-vie.) Merci, frère. L'eau-de-vie rend l'homme généreux. Tu es généreux, Gortchenko, généreux comme le soleil de l'été. Ne boiras-tu pas un verre avec ton vieux Makare? Hé! hé! bois, Gortchenko, bois, mon petit rossignol. Il ne faut pas mépriser l'eau-de-vie du bon Dieu, car enfin, vous autres, si Dieu n'avait pas voulu, est-ce qu'il y aurait de l'eau-de-vie? Ne les regarde pas, Gortchenko, mon prince ! Tous ces Messieurs sont des Messieurs. Ils ne connaissent pas le cœur de l'ouvrier. Ils boivent du Champagne, eux, et ils maudissent l'eau-de-vie du peuple. Trébanoff. Tu divagues, mon vieux; laisse-nous parler. Que font les étudiants? Sont-ils à leur poste? Peux-tu répondre, Dragopoutine ? Dragopoutine. A part une centaine de lâches, tous étaient, il y a une heure, assemblés dans les sections des quartiers. Au comité central, les nouvelles étaient excellentes. En ce moment, ils doivent être en marche pour se réunir devant la cathédrale de Kazan. Serge. Bravo! Et les ouvriers? Peux-tu nous donner des nouvelles des ouvriers, Makare? Makare. Hé, Serge Stépanovitch, pourquoi ne le pour-rais-je pas ? Est-ce donc si difficile ? Depuis le lever du soleil,tous les ouvriers des faubourgs se réunissent en petites troupes, — comme des moineaux. Serge Stépanovitch, comme de bons et vaillants petits moineaux. Nous sommes tous des petits moineaux, frère ! Trébanoff. Des oiseaux en cage, mon vieux ; et ce n'est pas en buvant de l'eau-de-vie, que nous conquerrons la liberté. Makare. Tu parles, frère! L'eau-de-vie est maudite, c'est vrai. Mais l'homme est pécheur. Il faut avoir pitié. Encore un verre, Gortchenko ! Serge. Voyons, Makare! Les ouvriers se dirigent-ils vers la cathédrale de Kazan en grand nombre? Makare. En grand nombre ? Je le crois bien qu'ils sont en grand nombre ! Des milliers, frère, et des milliers. Tu ne les compterais pas en cent ans. Quand on compte, on se trompe, et il faut qu'on recommence. La police les compte. Il y a aussi les Cosaques qui barrent les rues. Fini, on ne passe plus ! Ils ne font que cela, les Cosaques, mon petit pigeon ; ils empêchent les pauvres gens d'aller où ils veulent. Et gare le knout ! Egor. Les ouvriers ne peuvent donc pas manifester avec les étudiants ? Makare. Si fait, Egor Stépanovitch. Il y en a des mille et des mille qui ont passé avant l'arrivée des Cosaques. La ville en est remplie. Serge. Et pas de bagarres ? Dragopoutine. Au comité des étudiants, on affirme que tout est calme. arkoï. Le Christ est avec nous parce que nous sommes enfin pacifiques. C'est l'esprit du Christ qui vous a inspiré. Egor Stépanovitch, quand vous avez eu la pensée de cette grande et noble manifestation. Le Christ veut la paix. Il donne la paix. Vous avez compris la parole de vie : « Ne résistez pas au méchant. « Votre douceur désarmera les tyrans sanguinaires et votre nom sera béni. Barinski. Des phrases, Arkoï, des phrases ! Les hommes, comme tous les êtres, luttent pour la vie et la puissance. L'abominable société où nous vivons, ne se soutient que par la force. C'est par la force qu'il faut l'abattre. Je n'ai aucune confiance dans la manifestation pacifique de ce jour. Je m'incline seulement devant la volonté de mes amis, de toute la jeunesse intellectuelle, sachant bien, d'ailleurs, que l'expérience dissipera bientôt vos illusions. Alors, vous en reviendrez aux seuls moyens pratiques : le couteau, le revolver et la bombe. Egor. Ne les avez-vous pas expérimentés déjà ? N'avez-vous pas fait périr de hauts fonctionnaires et assassiné même un empereur? Qu'y avez-vous gagné? Le Tzar qui est tombé sous la bombe d'un nihiliste, est précisément celui qui a aboli le servage. Eloquent encouragement pour ses successeurs ! Non, ce n'est pas en versant le sang que nous parviendrons à la liberté, mais en excitant la sympathie et la pitié. Dragopoutine. L'Europe entière s'émeut des souffrances de la jeunesse russe. Barinski. Elle nous est d'un joli secours, l'Europe ! Quelques articles boursoufflés dans les gazettes radicales. Un point ; c'est tout. Egor. Que voulez-vous donc qu'elle fasse ? Déclarer la guerre à l'Empereur? Tous les Russes se lèveraient comme un seul homme pour défendre la patrie et se serreraient avec enthousiasme autour du Tzar, de ses ministres et de ses généraux. Pour le coup, il ne serait plus question d'aucune réforme. Et nos affaires en seraient vraiment bien avancées. Barinski. Plus que vous ne croyez. Nous sommes quelques- uns qui saurions profiter de l'occasion. Périsse l'empire russe, pourvu que la tyrannie succombe! Serge. Pourtant, devant l'ennemi... Egor. Un tel cri indignerait tous les cœurs russes et le moindre attentat donnerait au despotisme une popularité enthousiaste. Si vous n'avez rien de mieux à nous offrir... Barinski. Se peut-il que le peuple russe éprouve cette lâcheté patriotique devant la liberté? Aimerait-il donc mieux être russe que libre ? Qu'est-ce donc qu'être Russe si ce n'est être esclave ? Et parce que la liberté nous serait apportée par des Allemands ou des Français, nous la repousserions à la pointe de nos baïonnettes et nous verserions notre sang pour défendre nos tyrans? Ouvrez les yeux! Les despotes, pour nous tenir asservis, prosternent notre imbécillité dans la boue, aux pieds de puissantes idoles : le patriotisme est la plus dégoûtante, car c'est devant lui que nous sommes le plus lâches et que nous renions le plus bassement la liberté. véra. Vous dites vrai. De tous les monstres qui dévorent la chair humaine, il n'en est pas de plus odieux que le patriotisme. Les femmes, messieurs, les mères des pauvres soldats, savent cela mieux que vous. arko'i. Le Christ a dit : aimez vos ennemis comme vous mêmes. Tous les hommes. Allemands, Autrichiens, Polonais et Russes, sont les enfants d'un même Père. Le Christ ne connaît ni frontières, ni races. Les patries furent inventées par Satan pour faire couler le sang des hommes, et tous les soldats, à la guerre, sont des assassins. Cela est vrai devant Dieu, mais on ne veut pas le croire parce que les mensonges des rois et des riches obscurcissent les intelligences. Sur ce point, vous avez raison, Barinski. Toutefois, le sang des rois est sacré, comme celui de tous les hommes et quiconque le répand, est, lui aussi, réprouvé par le Christ. Il faut souffrir avec patience. Souffrez les tyrans, souffrez la prison et le fouet, souffrez toutes les tortures sans révolte. La souffrance est sainte! La souffrance élève l'âme vers le Christ. Ce n'est ni la bombe, ni le poignard, c'est votre résignation absolue qui vaincra vos bourreaux et qui conquerra le monde. La Russie sera sauvée, non par les neveux de Bakounine, mais par les fils de Tolstoï. Car Tolstoï a ramené le Christ parmi nous, et le Christ abattra la police, les cosaques, le Saint-Synode, les fonctionnaires chamarrés, les grands-ducs et le Tzar. Makare. Le Tzar est notre petit père blanc. Tous les paysans donneront leur vie pour le Tzar. A bas les riches, messieurs! A bas le gouvernement! Mais vive à jamais le père de tous les Russes, notre Tzar bien-aimé! Ah! mes petits pigeons, le pauvre Makare est un misérable pécheur; il est bas, il est vil, mais il versera la dernière goutte de son sang pour le Tzar. Barinski. Imbécile! Trébanof. Nous sauverons les paysans malgré eux. Dragopoutine. Nous éclairerons le peuple. 9 * * véra. Dites, Makare, êtes-vous un paysan, ou un ouvrier de la ville? Makare. Pourquoi le demander, ma jolie framboise? Je suis un ouvrier, vous le savez bien. Dragopoutine. Parle donc comme un ouvrier. Pourquoi t'age nouilles-tu devant le Tzar, comme un paysan? Makare. Eh ! vous autres ! Je suis né à la campagne et mes frères poussent encore la charrue. Le sang de mes veines est un sang de paysan. Et les ouvriers dif-fèrent-ils si fort des laboureurs? Tous, nous souffrons dans les ténèbres, nous détestons les seigneurs et les cosaques, mais nous aimons Dieu et le Tzar. Barinski. C'est connu. Il faut une révolution pour décrasser l'intelligence des moujicks. Il faut un bain de sang et l'ivresse des grandes catastrophes. Pourquoi le peuple français est-il le plus éclairé des peuples? arkoï. Les flammes de Satan n'éclairent pas. Elles dévorent. véra. Il ne s'agit pas de tout cela. Pourquoi tant bavarder? Levons-nous et partons. Qu'attendons-nous pour aller nous joindre aux étudiants, devant la cathédrale? Egor. Qu'on nous apporte de l'imprimerie secrète les proclamations que nous devons distribuer. Trébanof. L'imprimeur est singulièrement en retard. Dragopoutine. Est-ce que la police?... Gortchenko. Allons donc? Comment saurait-elle? Trébanof. Comment sait-elle jamais? Il y a parfois un traître. Gortchenko. Ou un accident. Mais les précautions sont trop bien prises. Attendons. # Makare. S'il faut attendre, buvons encore un petit verre. Barinski. Comment ! Il ne ronfle pas sous la table, l'ivrogne? arkoï. Respectez cet ouvrier. C'est un homme comme vous. Barinski. Est-ce qu'il nous respecte? Se respecte-t-il lui-même? Sans une discipline sévère nous n'arriverons à rien. Makare. Et à quoi voulez-vous arriver, Messieurs? Est-ce au bien-être pour tous, ou à la suppression de l'eau-de-vie, de notre mère la bonne petite eau-de-vie qui nous réchauffe les entrailles et nous console de nos misères ? véra. En vous dégradant. Serge. En vous menant à la détresse et au crime. Assez, vieux, tu déraisonnes. Makare. Et vous autres, vous raisonnez trop. Egor. Ces misérables discussions sont-elles dignes de nous? O mes amis, nous voulons secouer les chaînes d'un grand peuple. A cette heure, des milliers d'hommes sont debout, les mains tendues vers le Tzar, attendant de nous la parole suprême qui va voler au pied du trône, et nous voilà discourant sur l'eau-de-vie, sur l'utilité du meurtre politique et les mérites rivaux du patriotisme et delà liberté. Délivrons-nous nous-mêmes des vaines paroles, nous qui voulons délivrer les autres ! Elevons nos cœurs vers des pensées plus hautes, nous qui voulons élever des millions d'âmes à la dignité humaine, dans le rayonnement sublime de la justice e1 de la liberté! Nous avons dit au peuple russe : si tu veux obtenir du pouvoir le respect qu'il doit aux hommes libres, montre-lui la noblesse de ton âme et la pureté de ton cœur! Etouffe ta colère! Renonce à toute violence! Abaisse ton bras menaçant et présente à tes oppresseurs une poitrine sans défense qui fera hésiter leurs coups. Il faut qu'ils aient honte! Il faut qu'ils comprennent, qu'en te frappant, ils déchirent leur propre chair, et qu'ils mutilent cette Russie que leur aveuglement croit protéger. Plus tu montreras ta dignité et ta vertu, plu> ils trembleront sous leurs uniformes despotiques. Voilà, mes amis, ce que nous avons dit au peuple russe. Il nous a entendus et il nous écoute encore. Il écoute maintenant ce que nous allons dire aux puissants. Je vous en prie, ne prononcez plus aucune parole basse. Ne proférez point de ces mots chargés de boue, qui souillent également la bouche d'où ils sortent et l'oreille où ils s'enfoncent. Pénétrons-nous du caractère sacré de notre mission. Qui parle au nom d'un peuple, parle au nom de Dieu ! Laissons nos vaines disputes, maintenant que nous avov.s poussé dans les rues ces foules désarmées, au milieu de soldats prêts à fondre sur elles, le sabre à la main. Avançons-nous à leur tête et crions vers le Tzar, crions vers le ciel, la pensée qui frémit dans tous les cœurs et qui ai tend nos lèvres pour retentir d'un bout à l'autre de la Russie, comme un cri de résurrection. tous. Bien, très bien. (On frappe à la porte.) véra. Comme je t'aime, Egor! (On frappe).. Dragopoutine. On frappe à la porte. C'est sans doute, l'imprimeur. Barinski. Allez-y, Gortchenko, mais avec précaution. Gortchenko. Qui va là ? Une voix au dehors. La bonne parole promise. Gortchenko. C'est bien cela. (Il ouvre la porte et revient avec un ballot qu'il s'empresse de déficeler.) Trébanof. Avez-vous demandé au porteur pourquoi il est en retard? Gortchenko. Ma foi, non. Dragopoutine. Qu'importe? Nous n'avons pas de temps à perdre. Barinski. Lisez donc. Serge. C'est moi qui ai rédigé la proclamation. Excusez la banalité du style. C'est écrit pour la foule. Barinski. Pas de grimaces, je vous prie. Au fait ! Serge {lisant). « La vie anormale de la jeunesse éclairée et de la masse des travailleurs russes, résulte de l'absence de tous droits et de toute justice. Sans un complet changement de toutes les institutions de l'Etat sur la base de la reconnaissance des droits de l'individu, tout progrès est impossible. » Barinski. Très bien ! Les droits de l'homme, voilà l'essentiel. La France les a proclamés il y a cent treize ans. Serge {lisant). « Nous demandons : l'inviolabilité individuelle, la liberté de la presse, la liberté de conscience, la liberté de réunion. Nous demandons aussi la responsabilité des fonctionnaires de l'Etat, la liberté d'opinion pour les étudiants, la journée de huit heures pour les ouvriers, l'arbitrage et le droit de grève. » Makare. C'est précisément ce qu'il faut. Très bien ! Dragopoutine. Parfaitement. C'est le minimum de ce qui est nécessaire à la Russie pour faire figure parmi les nations civilisées. Serge [lisant). « Le régime actuel ne peut réaliser de réformes, que si une volonté souveraine parvient à vaincre les inerties et les mauvaises volontés. C'est à cette volonté que fait appel toute la Russie qui pense et qui travaille, afin qu'elle épargne au pays la révolution qui s'apprête, et pour laquelle, s'il le faut, des millions d'hommes sauront verser leur sang. » Trébanof & Dragopoutine. Bravo ! Bravo ! arkoï. A quoi bon la menace finale ? Soyez chrétiens jusqu'au bout. Barinski. Mon cher, ta place est au paradis et non ici bas. véra. Ne recommençons point les discussions vaines. Partageons-nous les proclamations et partons. serge (distribuant les papiers). En avant ! Gortchenko restera ici pour recueillir les nouvelles. {Tous sortent, excepté Gortclicjt/co.) SCÈNE IV Gortchenko (seul). Au revoir !... Les imbéciles !... On leur en flanquera de la liberté!... Ils verront ça... Mon Dieu, quels veaux !... Cela veut régénérer la Russie et cela n'est pas même capable d'organiser proprement sa petite vie bourgeoise... Ces messieurs conspirent... il leur faut une conspiration comme il leur faut du Champagne et des cigarettes... Pouah! pouah!... Plus souvent que Gortchenko pataugerait avec eux dans l'absurde!... Il a pris ses précautions. ( On frappe à la porte.) Entrez! (Entrent un commissaire de police et plusieurs agents.) Çà y est! Bonjour Monsieur le Commissaire. Le commissaire. Monsieur Gortchenko, je crois. Gortchenko. Pour vous servir. Le commissaire. Vous êtes seul ? Gortchenko. Les oiseaux sont envolés, mais ils reviendront. Le commissaire. C'est probable, en effet. Gortchenko. Vous saviez pourtant qu'ils seraient ici, jusqu'à ce moment et qu'ils devaient s'en aller à cette heure, pour se mêler aux manifestants. le commissaire. Je le savais d'autant mieux que vous aviez eu la gracieuseté de m'en avertir, — heureusement pour vous ! Gortchenko. Pourquoi les avez-vous laissés partir? le commissaire. C'est mon affaire. Ces messieurs reviendront avec des complices et la prise sera plus belle. Tout à l'heure ils auraient pu m'échapper. Cet appartement a deux issues. Gortchenko. En effet. Le commissaire. Vous aviez négligé de m'en informer. Je vais me poster de ce côté ayec mes agents. D'autres agents sont dissimulés au rez-de-chaussée. Ils laisseront monter ici les conspirateurs, qui se trouveront pris entre deux feux. Vous resterez dans cette chambre, Monsieur Gortchenko, et vous aurez la bonté d'ignorer notre présence de l'autre ccté de cette porte. Gortchenko. Croyez-vous que ce soit facile? Le commissaire. Facile ou non, il faut obéir, si vous ne voulez point partager le sort de vos amis. A ce propos, je vous avertis que vous serez arrêté comme les autres. Gortchenko. Monsieur le Commissaire ! Le commissaire. C'est indispensable. On vous relâchera dès que l'affaire sera terminée. (On entend un grand tumulte et des cris.) Gortchenko. Que se passe-t-il, Monsieur le Commissaire? Le commissaire. Ce n'est rien. Les cosaques chargent la foule dans les rues. Tenez-vous bien ! (aux agents). Par ici ! (il sort avec les agents.) t Gortchenko. Ils vont être pincés. Cela finit toujours de la même manière. Si je ne m'étais retourné à propos, j'étais fichu comme eux ! On ne lutte pas contre la police en Russie. C'est bon pour les Français, cela. Mais en Russie! En Russie!... Quels imbéciles ! Mon Dieu!... (Nouveau tumulte, cris. Les personnages de la scène III se précipitent sur le théâtre.) SCÈNE V. GORTCHENKO, EGOR, SERGE, VÉRA, DRAGOPOUTINE, BARINSKI, TRÉBANOF, MAKARE, ARKOÏ, quelques étudiants. véra Quelle horreur! Trébanof. Monstrueux ! Monstrueux ! Gortchenko. Qu'avez-vous donc? Serge. Les Cosaques! Barinski. Ici à coups de knout, là à coups de sabre... véra. Ils ont chargé la foule sur la place de Kazan... Dragopoutine. Et dans toutes les rues. véra. Des étudiants, des ouvriers inoffensifs. Dragopoutine. De pauvres femmes. Barinski. Renversés, piétinés par les chevaux. Trébanof. Ils criaient grâce! Ils fuyaient couverts de sang. Il y a des milliers de blessés. Barinski. Je l'avais bien dit. Serge. Cela crie vengeance. Dragopoutine et Trébanof. Vengeance ! Vengeance ! Barinski. Vous en reviendrez à ma méthode... Hein ? Qu'est-ce que c'est ? La police ! (Des gendarmes, le revolver au poing, paraissent à la porte. Le Commissaire entre avec eux.) Le commissaire. Les mains en l'air! Tous! Si quelqu'un bouge, qu'on lui brûle la cervelle. (// tire un coup de revolver en l'air. D'autres agents paraissent à l'autre porte.) Messieurs, vous êtes prisonniers. véra. Lâches! Nous sommes sans armes. Le commissaire. Tant mieux pour vous. (On ligotte les jeunes gens.) Voyons si le compte y est. Serge Stépanowitch Raguine... c'est vous, inutile de nier. Serge. Vous êtes un insolent. Est-ce que je me cache? Le commissaire. Taisez-vous. — Egor Stépanovitch Raguine. Egor. Me voici. C'est moi qui ai tout conduit. Je suis le chef. Le commissaire. Bien. Cela sera noté. véra. Ce n'est pas vrai. Moi seule... Le commissaire. On examinera cela plus tard. Serge. Sachez que nous sommes les neveux du sénateur Raguine, conseiller de l'Empereur. Le commissaire. Je sais tout ce qu'il faut savoir, mon petit monsieur. Veuillez vous taire. — Je continue l'appel. — Arkoï, Dragopoutine, Barinski... enfin, je vous tiens, monsieur le terroriste! Gortchenko, où êtes-vous Gortchenko? Ah! ah! ligotté comme les autres. Barinski. C'est ce gueux qui nous a trahis ! (Il le poignarde.) Gortchenko. Assassin! (il tombe.) Le commissaire. Maintenant, Monsieur Barinski, vous avez commis un crime. Nous vous tenons doublement. — En route, messieurs ! (Les gendarmes emmènent les prisonniers.) Fin du premier acte. ACTE DEUXIÈME Une salle à la Direction de la Prison. SCÈNE PREMIÈRE LE JUGE D'INSTRUCTION. LE DIRECTEUR DE LA PRISON. Le juge. Comme j'ai eu l'honneur de vous le dire, Monsieur le Directeur de la Prison, c'est sur l'ordre exprès de S. M. le Tzar, et par une délégation spéciale de Son Excellence le Ministre de l'Intérieur, que je suis chargé d'instruire l'affaire de la révolte des étudiants et des ouvriers. J'ai reçu, à cet effet, des pouvoirs illimités. Et c'est justice. Un complot si extraordinaire nécessite une procédure extraordinaire. Cependant nous ménagerons les apparences comme il convient, car les esprits chagrins se tiennent à l'affût de la moindre illégalité pour en tirer des prétextes d'agitation. D'autre part, c'est à regret que le gouvernement paternel de S. M. le Tzar se voit dans l'obligation de sévir contre de pauvres ouvriers, que leur ignorance et leur grossièreté rendent à demi irresponsables, et contre une jeunesse turbulente autant que naïve, qui est une proie facile pour les révolutionnaires pervers. Envers les uns et les autres, nous inclinerions volontiers à l'indulgence, si l'intérêt supérieur de l'Etat ne nous imposait une prévoyante sévérité. Le directeur. Les mérites de Votre Excellence sont bien connus, et tout le monde rend hommage à votre fermeté comme à votre modération. La confiance de l'autorité ne saurait être mieux placée. Le juge. Voilà d'excellentes paroles, Monsieur le Directeur de la Prison. Tout le monde sait aussi que vous êtes un fonctionnaire d'élite, à la hauteur de toutes les éventualités. Vous voudrez bien mettre tout votre personnel à ma disposition. Avec votre agrément, j'occuperai cette salle, que je connais bien. Les dossiers de l'affaire sont nombreux. J'aurai besoin de l'armoire de fer que voilà pour les y serrer. Le directeur. Ils y seront en sûreté. Le juge. Veuillez donc m'en remettre la clé. Le directeur. La voici. La clé du bureau se trouve sur le tiroir principal, comme vous voyez. Le juge. C'est bien. Veuillez aussi me remettre la clé de la salle n° 19, contiguë à ce cabinet. On y peut entendre tout ce qui se dit ici, et le secret de l'instruction exige cette précaution. Le directeur. Votre Excellence connaît parfaitement les lieux. — Voici cette clé. Le juge. L'autorité supérieure en m'enjoignant de procéder dans ce local, m'a donné les renseignements nécessaires. Le directeur. Votre Excellence a-t-elle d'autres ordres à donner? Le juge. Faites placer un factionnaire à la porte de cette chambre, et que deux ou trois employés se tiennent prêts à accourir au premier coup de sonnette. Le directeur. Vous serez scrupuleusement obéi. (Il sort.) SCÈNE II Le juge. Et toi, mon petit juge, attention! Au fond, tu n'es pas méchant; tu renverrais volontiers tous ces pauvres diables aux niaiseries de leur vie quotidienne, mais tu as des supérieurs dont tu dépends, et s'ils t'ont chargé de cette fichue besogne, ce n'est point par amour pour tes beaux yeux. Ils ne sont pas précisément bêtes, tes supérieurs. Ils t'ont fourré dans cette affaire pour que tu les serves avec intelligence, et, en cas d'insuccès, pour t'en endosser la responsabilité. Dans les affaires politiques, la justice est ce dont on se soucie le moins. Il s'agit d'avoir du tact, de condamner les uns et d'acquitter les autres, de manière à satisfaire le mieux possible le pouvoir, et aussi l'opinion, dont, quoi qu'il dise, le pouvoir prend singulièrement souci, tout comme si nous vivions dans un pays libre. Il s'agit surtout de donner à l'affaire, la couleur convenable. Les teintes sombres ne sont pas en faveur, en haut lieu, pour le moment. Donc, atténuons, atténuons. S'il est des mécréants insuffisamment condamnés, on les atteindra par des mesures administratives. A moins que... Soyons prudent! Pas de décision prématurée. Dirigeons l'instruction avec assez de souplesse pour pouvoir, au dernier moment, en tirer les conclusions les plus avantageuses. Un autre, à ma place, serait bien embarrassé. Par exemple, mon col- lègue, le petit Pierre Paulovitch Assimoff. Le pauvre homme! Quand il se trouve devant une difficulté, il enfle ses grosses joues et se met à souffler : pouf! pouf! C'est à se tordre. Mais je ne suis pas un Assimoff, moi! Je me suis déjà tiré de maint pas difficile. Et je me flatte de jouer avec virtuosité de mes pouvoirs discrétionnaires. Et va donc, mon petit juge d'instruction ! La besogne est là, qui t'attend. Ma parole ! Je fais le beau devant mes dossiers comme devant un miroir! (on frappe.) Entrez! (entre un employé.) Hé bien, qu'y a-t-il? L'employé. Que Votre Excellence me pardonne! Le Conseiller impérial Raguine vient d'arriver à la prison. Le juge. Le comte Raguine! l'un des sénateurs les plus influents. L'employé. Il s'est entretenu avec le directeur de la prison et il veut vous parler tout de suite. Je suis chargé de vous remettre ce pli. Le juge (ouvrant le pli). Ordre du Ministre de l'intérieur ! Qu'est-ce que cela veut dire? Ah! je devine. Les neveux du conseiller se trouvent parmi les conspirateurs arrêtés... (il lit.) Ma foi, cela m'est égal. S'il parvient à sauver ces marmots, tant mieux!... Mais ne nous laissons pas jouer... attention !... Priez M. le conseiller Raguine de venir ici. (l'employé sort.) Voilà les intrigues qui commencent. C'est le moment d'ouvrir l'œil. Le petit Assimoff ferait pouf! pouf!... et des gaffes! SCÈNE III LE JUGE. — RAGUINE. Le juge. J'ai eu cet honneur. L'employé (annonçant). Son Excellence le comte Raguine, sénateur de l'Empire et conseiller impérial. (Il se retire.) Raguine. Monsieur le Juge d'instruction, vous avez pris connaissance de la lettre du Ministre? Raguine. Vous y avez pu voir qu'il m'autorise à communiquer librement avec mes neveux Egor et Serge Stépa-novitch Raguine, fils de mon frère défunt, et à suivre l'instruction ouverte à leur charge. Le juge. En effet. Raguine. Ce sont de malheureux enfants. L'aîné avait à peine douze ans, lorsqu'une maladie cruelle enleva en quelques jours leur père et leur mère. Je me chargeai de leur éducation, car je les aimais, en mémoire de mon noble frère, en raison aussi de leur nature à la fois sauvage et tendre. Egor surtout m'est cher. Par malheur, leur esprit aventureux se laissa séduire par la démagogie à la mode. Quelque précaution que l'on prenne, elle se glisse comme une vipère, dans les parcs les mieux clos. Le serpent tentateur fut pour eux un précepteur qui avait su cacher sa malice avec une perfide fourberie. Quand je chassai ce corrupteur, il était trop tard. Le juge. C'est bien ainsi, Monsieur le comte, que les faits sont notés au dossier. Raguine. Vous savez donc que je fis mon devoir. J'avertis de ' la situation qui de droit. Mais, fort de ma droiture, je demandai à l'autorité de ne pas inquiéter ces jeunes gens égarés et de me permettre de tout tenter afin de les ramener dans le bon chemin. LE JUGE. Hélas! Vous n'avez pas réussi. Raguine. J'ai fait ce que j'ai pu. La sévérité n'aurait eu d'autre effet que d'irriter ces natures indomptables. Je m'abstins donc des mesures de rigueur et des reproches inutiles et c'est par une inaltérable et affectueuse bonté que je m'efforçai de gagner leur cœur. Le juge. Ces sentiments, qu'il me soit permis de le dire, sont d'une âme vraiment grande. Raguine. Un moment, je crus atteindre au but. Egor fut séduit par la beauté et la vertu de ma fille et j'espérai que l'amour aurait raison de ses folies. Hélas, je me trompais. Ma pauvre enfant, victime d'une maladie cruelle... Le juge. Je sais, Monsieur le comte : la jeune comtesse est un ange qui a la nostalgie du paradis. Raguine. Elle se meurt, Monsieur le Juge ! Dans quelques jours, je n'aurai plus d'enfant ! Le juge. Que Dieu vous console ! Raguine. C'est elle qui aime Egor. Et celui-ci, qui a d'autre part une liaison malheureuse, mais que le sort de ma fille touche de pitié... C'est un jeune homme bien romanesque, mais d'une incontestable noblesse de cœur... il m'exposa la situation avec une entière franchise, et me fit part de sa résolution d'adoucir les derniers jours de sa pauvre cousine, en se prêtant à son suprême désir... Un mariage virginal, et qu'elle croit secret, les a unis... Elle mourra heureuse, elle mourra heureuse !... Le juge. Calmez-vous, Monsieur le Comte... J'avais déjà quelque connaissance de ces faits... il faut bien vous le dire, par les rapports de police qui figurent au dossier... dossier absolument secret, il est inutile de l'ajouter... Je vous dis cela pour abréger ce récit qui élargit douloureusement la plaie de votre cœur... Un point pourtant me frappe : vous n'ignoriez donc pas ce mariage... C'est très particulier. Raguine. La franchise d'Egor l'honore grandement... Et moi, pourquoi l'aurais-je empêché de donner à ma pauvre Olga ce bonheur suprême? Vous n'avez pas d'enfant, Monsieur le Juge? Le juge. Non, Monsieur le comte : je n'ai ni ce bonheur ni cette douleur. Mais, malgré les duretés de ma profession, je sais compatir aux souffrances humaines. Raguine. Vous êtes un brave homme. Laissez-moi vous serrer la main. Le juge. Et pourtant, je mets au-dessus de mes émotions, les devoirs de ma charge, et, plus haut encore, les intérêts de l'Etat, que représentent mes supérieurs. Raguine. Je ne saurais vous en blâmer. Moi-même, à part Dieu seul, je ne place rien au-dessus de la sainte Russie, que personnifie, à mes yeux, la Majesté du Tzar. LE juge. Vous êtes l'un des plus solides piliers de l'Etat, Monsieur le comte. Raguine. Je vous remercie. Puisque vous savez toutes ces choses,... et à ce propos, tout froissé que je suis dans la pudeur de mes sentiments intimes, je loue la perspicacité de notre police... Le juge. Elle a fait son devoir. Raguine. Je le reconnais, et je l'en félicite, d'une bouche blessée. Admettant la légitimité de ses investigations, vis-à-vis des autres, je ne peux me plaindre de l'espionnage qu'elle a pratiqué vis-à-vis de moi et des miens... Elle a fait son devoir, vous l'avez dit... Où voulais-je en venir? C'est de mes neveux qu'il s'agit. Egor... Egor est un noble jeune homme. Ma fille l'aurait ramené à la vérité et au devoir s'il n'était tombé dans les griffes d'une personnalité perverse... Vous devinez de qui je parle... Le juge. Sa maîtresse... Raguine. Cette Véra Pétrowna, une nihiliste! Le juge. Dans cette abominable secte, les femmes sont pires que les hommes. Raguine. C'est elle qui l'a perdu. Sans elle, il me revenait; et il me ramenait son frère, ce pauvre petit Serge, un enfant charmant, un peu étourdi, qui adore son aîné et le suit comme son maître. Le juge. Vous avez raison, Monsieur le comte. Cette fille est vraisemblablement responsable de leur égarement. Sans elle, ils ne seraient pas acoquinés, peut-être, avec ce ramas d'agités et de malfaiteurs. Raguine. J'en suis persuadé. Le juge. Ne conviendrait-il pas de fixer ce point d'abord ? Si vous y consentez, je vais faire comparaître devant moi Véra Pétrowna, et l'interroger. Vous assisterez à l'interrogatoire. Raguine. Parfaitement. (Le juge presse le bouton d'une sonnette électrique; l'employé reparaît.) Le juge. (A l'employé.) Qu'on amène ici Véra Pétrowna Grodnova. (L'employé sort.) Il importe d'établir le rôle corrupteur de cette femme vis-à-vis de vos neveux : leur responsabilité peut s'en trouver singulièrement atténuée. Raguine. Vous comprenez très clairement la situation. Le juge. Il ne serait pas juste que les parents d'un fidèle conseiller de l'Empereur pâtissent des excès d'une coquine. Est-ce bien cela, Monsieur le comte ? Raguine. Non, Monsieur le Juge. Me prêter ces sentiments serait m'offenser. C'est la vérité qu'il faut découvrir. Si elle est telle que je la pressens, elle suffira à alléger les charges qui pèsent sur mes neveux. Et dans ce cas, je vous ferai connaître mes intentions. Le juge. Pardonnez-moi. Il fallait éclairer la situation et déterminer le point de vue de l'interrogatoire auquel je vais procéder. Croyez-le bien, Monsieur le comte, je ne doute point de la noblesse de vos sentiments. Mais un juge d'instruction doit faire la lumière sur les moindres incidents de l'affaire qu'il étudie. J'avais le devoir de sonder les mobiles de votre intervention, et je me félicite de l'avoir fait. (,Entrent l'employé et Véra.) L'employé. Excellence, voici la fille Véra Pétrowna Grod-nova. Le juge. C'est bien. Vous reviendrez quand je vous appellerai. Ah ! faites donc entrer le greffier. (L'employé so?~t. — Entre le greffier qui salue et va s'asseoir à une table.) SCÈNE IV LE JUGE, RAGUINE, VÉRA, LE GREFFIER. Le juge. Vous êtes Véra Pétrowna Grodnova, née à Schlus-selbourg, fille de feu Pètre Grigorovitch Grodnof, de son vivant médecin à Schlusselbourg, et d'Anna Ivanowna Voloviévna, aujourd'hui couturière en la même ville. véra. Oui. Le juge. Vous êtes âgée de vingt-trois ans. Oui. véra. Le juge. A l'âge de i5 ans, vous avez perdu votre père. Cet homme, qui a eu maint démêlé avec l'autorité, était un athée, imbu de toutes les folies dites modernes. Matérialiste, il haïssait l'empire autocratique, prônait, dans ses conversations, la démocratie, le parlementarisme et les principes de la République française. Il était partisan de l'émancipation des femmes. De bonne heure, il vous fit lire de mauvais livres qui corrompirent votre esprit. Est-ce exact? véra. Je vous prie de respecter la mémoire de mon père. LE juge. Il n'a pas respecté son enfant. Remarquez d'ailleurs que ces constatations peuvent atténuer votre responsabilité. véra. Inutile de feindre la bienveillance. On veut établir que je suis, par mon origine même, irrémédiablement pervertie. Je connais la justice russe. Le juge. Elle est plus juste que vous. Je poursuis. Si votre père fut un mauvais sujet... véra. Monsieur ! Le juge. Votre mère est une sainte femme, pieuse et charitable. Elle s'efforça de retenir son mari dans le > devoir. véra. Cette petite bourgeoise à la cervelle étroite fit le malheur de mon père, en lui rendant le foyer odieux. Le juge. Ne calomniez pas votre mère. Votre père, s'aban-donnant à ses penchants, se livra à la boisson et perdit ainsi ses derniers clients. Vos parents descendirent l'escalier ténébreux de la misère. Grodnoff, toujours ivre, battait sa malheureuse femme... véra. Monsieur le Juge, est-ce contre mon père que vous dirigez l'instruction? Le juge. Parlons de vous, puisque vous le désirez. Initiée par votre père aux sciences modernes et aux divagations des révolutionnaires, dès qu'il mourut, vous abandonnâtes votre mère à Schlusselbourg et vous vîntes à Pétersbourg pour conspirer. Il fallait vivre. Vous vous fîtes brodeuse. Cependant vous établissiez des relations avec les pires révolutionnaires. Vous fûtes signalée à la police. Vous attiriez chez vous des jeunes gens... VÉRA. C'est un mensonge. Le juge. Nous verrons cela. Votre père était un républicain. Vous êtes une anarchiste. On a trouvé chez vous les oeuvres de Herzen, de Bakounine, de Kropotkine et de Jean Grave,avec de nombreuses brochures anonymes du plus odieux esprit. Vous ne niez pas? VÉRA. Non. Le juge. # Bakounine est votre auteur de chevet. Vous avez sans cesse à la bouche des phrases de ce maniaque de la négation. VÉRA. Il se peut. Ceux qui l'ont remarqué, doivent avoir lu Bakounine mieux que moi. Le juge. On a trouvé chez vous plusieurs copies manuscrites de ses écrits. Vous les prêtiez à des étudiants, à de jeunes employés, à des ouvriers sachant lire. véra. Il faudra le prouver. Le juge. Vous niez? véra. C'est à vous d'établir la réalité de vos accusations. Le juge. Ne fréquentiez-vous pas des réunions secrètes? véra. Ai-je jamais pris part à une action criminelle? Le juge. Ces réunions sont criminelles. On y conspire contre le gouvernement. On y complote des troubles, des révoltes, des assassinats. véra. Jamais je n'ai été mêlée à de semblables affaires. Je vous mets au défi... Le juge. Il semble en effet que vous fûtes assez prudente pour ne prendre part qu'à des réunions en quelque sorte académiques, grâce à quoi vous avez échappé aux rigueurs de la police. Mais vous ne nierez pas votre participation à la dernière échauffourée. véra. Ce fut une échauffourée par la faute de l'autorité, faute voulue, préméditée, dans le but exprès de perdre des adolescents et des ouvriers, qui n'ont commis d'autre crime que de tendre vers le Tzar des mains suppliantes en criant Justice et Liberté. Le juge. Vous avouez? véra. J'avoue ma droiture et mon innocence, comme l'innocence de tous mes compagnons. Le juge. Vous n'avez pas que des compagnons. Vous avez un ami,., très intime... le jeune comte Egor Stépanovitch Raguine. L'une des charges qui pèsent sur vous, c'est d'avoir abusé de votre influence sur ce jeune homme, d'un caractère exalté mais faible... véra. Parlez mieux de lui ! Le juge. Pour l'entraîner dans les entreprises des révolu- tionnaires. Il importe de dire la vérité, Mademoiselle. J'ai le devoir d'établir la part de responsabilité de chacun. véra. La part de responsabilité!... Egor entraîné... c'est la vérité, Monsieur le Juge d'instruction, c'est la vérité. Le juge. Veuillez préciser dans quelles inconstances s'est nouée votre liaison. véra. Egor!... oh! quel cœur vraiment noble! Toutes les douleurs des malheureux y trouvent un écho fraternel ! Toutes les grandes actions, toutes les hautes pensées le font battre généreusement. On ne peut voir Egor sans l'aimer... J'étais une pauvre fille, Messieurs, gagnant à peine par mon travail mon pain quotidien. Indignée des maux qu'inflige au peuple russe, une administration basse et corrompue, je fréquentais les réunions d'un cercle d'étudiants et d'ouvriers ... Le juge. Rue Rousowskaïa, dans la cave de l'épicier Smo-lensko. véra. Soit! J'y pris parfois la parole pour exposer les souffrances des pauvres ouvriers... Un jour, Egor vint frapper à ma porte. Un étudiant, disait-il, lui avait parlé de mon dernier discours, et il désirait me connaître... Il était beau, fier et doux comme les archanges des icônes... les ailes d'azur qui manquaient à ses épaules, son âme les déployait. . Je tombai en adoration dès ce premier jour, et il consentit à m'aimer. le juge. C'est donc vous .. véra. Oui, Monsieur. Nous lûmes ensemble, ou plutôt je lui fis lire nos auteurs : Herzen, Marx... Le juge. Bakounine. véra. Bakounine, parfaitement. Je dois dire qu'il manifestait peu de penchant pour mon auteur préféré. Le juge. Cela prouve son goût littéraire. Mais laissons cela. Au moment de son arrestation, le comte Egor a déclaré qu'il était l'instigateur... véra. Ce n'est pas vrai ! Il a dit cela pour nous sauver tous, pour me sauver surtout... Ne le croyez pas! il a menti. Raguine. Cher Monsieur, me permettez-vous de formuler une question? Le juge. Faites donc, Monsieur le comte. Raguine. Votre franchise vous honore, Mademoiselle, mais elle peut avoir pour vous des conséquences si graves que je crois de mon devoir d'intervenir. Vous-même, ne cherchez-vous pas à sauver votre ami ? véra. Les révolutionnaires n'ont pas de ces faiblesses sentimentables. Ils disent brutalement la vérité. (Au juge.) Vous m'avez prise; c'est bien! Faites votre métier. Achevez de me perdre. Mais ne perdez pas des innocents. Le juge. Ils ne sont pas innocents. Tous les rapports démontrent qu'Egor fut l'instigateur... véra. Du caractère pacifique de la manifestation, c'est vrai ! Sans lui, nous eussions agi selon d'autres méthodes. Car, depuis longtemps, nous sommes décidés à agir .. Et nous sommes plus nombreux et plus déterminés que vous ne le pensez. Des milliers de Russes détestent l'autocratie et sa honteuse administration. Parmi nous, il est nombre d'officiers, de hauts fonctionnaires... Le juge. Pure forfanterie! Pourtant, le greffier actera. véra. Ce que vous avez vu, ne fut qu'un complot pour rire, une satisfaction que nous avons donnée aux généreuses rêveries d'Egor... Pour moi, je suis une vraie nihiliste,et, avec quelques compagnons, j'aurais donné à la révolte un autre caractère, si vous ne nous aviez arrêtés. Raguine. Malheureuse! Vous vous perdez. Vous avez au cœur une haine démoniaque... Pourquoi avez-vous entraîné mes neveux? Et pourquoi, si tout cela est vrai, avez-vous déféré à la volonté pacifique d'Egor? véra. Pourquoi?... pourquoi?... pour séduire beaucoup de jeunes gens candides... pour faire des recrues... Les voilà compromis comme vos neveux. Ils sont à nous. Ils nous appartiennent. Si votre police a fait 6 un beau coup de filet, nous comptions en faire un mille fois plus riche. Et nous avons réussi, croyez-le bien! Raguine. Abominable! Abominable! Créature perverse! Mais Egor est moins à vous que vous ne croyez. Il aime une jeune fille... véra. Vraiment? Raguine. Il vient de l'épouser en secret. véra. Vous en êtes sûr? Raguine. Oui, Mademoiselle. Il se détachait de vous. La malheureuse passion qui l'enchaînait à vos crimes s'était usée; il revenait à des sentiments meilleurs. Si cette déplorable manifestation où il s'est perdu, avait été retardée, il était sauvé. Il vous eût reniés, vous et les vôtres. Il revenait à nous. véra. Monsieur le conseiller Raguine, est-ce votre fille qui vous a dit cela ? Raguine. Ma fille? véra. Mais oui. La jeune fille de qui vous parlez n'est-elle pas la comtesse Olga Raguine? Raguine. Egor vous a dit?... véra. Egor!... non, non, Egor n'a rien dit. Le juge. Qui donc vous a instruite? véra. Les nôtres... nos espions... Vous êtes tous espionnés, Messieurs, dans vos retraites les plus cachées, dans vos actes les plus mystérieux. Tremblez tous ! Quand l'heure sera venue. Le juge. Laissez donc ces fanfaronnades indignes de vous. véra. Mais, vous-même, comte Raguine, je vous adjure de me répondre, si la comtesse Olga a gardé son secret... Raguine. Pouvait-elle demander à son père, conseiller dévoué de l'Empereur, de l'unir à un révolutionnaire? véra. Qui donc vous a dit?... Raguine. Egor lui-même. / véra. Ce n'est pas vrai. Raguine. Je l'affirme sur mon honneur. véra. Il trompe donc l'un de nous !... Pas moi, pas moi, oh ! que ce ne soit pas moi ! Quoi ! Egor se confiait à vous? C'était une feinte. Ah! il vous a bien joués, mon Egor, il s'est moqué de vous ! Certes, il avait pitié de la petite comtesse, il est si bon ! Mais vous, vous le soutien d'un despotisme détesté, vous ne vous figurez point, n'est-ce pas, qu'il vous accordait sa confiance? C'est moi seule qu'il aime, et la régénération de la Russie, la délivrance! la délivrance ! C W.i Le juge. Je vous ferai remarquer qu'il y a dans votre langage des contradictions singulières. VÉRA. Il se peut. Pourquoi le comte Raguine vient-il me surexciter? De quel droit m'interroge-t-il? Désormais, vous ne m'arracherez plus un mot. Je ne parlerai plus. Le juge. Vous perdez votre sang-froid. Remettez-vous. Nous parlerons des réunions. VÉRA. Je ne dirai rien. Vous perdez vos peines. Le juge. Ne vous obstinez pas.. VÉRA. Essayez donc de me faire parler. Le juge. Voyons, mademoiselle! Soyez raisonnable. Vous avez, jusqu'ici, été si franche. VÉRA. C'est à voir. LE juge. Rétractez-vous quelqu'une de vos affirmations? véra. Devinez! Je ne dis rien. Le juge. C'est de l'enfantillage. Raguine. Monsieur le juge, ne pourriez-vous continuer plus tard? Ce que nous avons entendu, établit clairement qu'Egor fut victime d'un entraînement malheureux. Le juge. C'est, en effet, vraisemblable. véra. Oui, Egor a été entraîné, comme tant d'autres le sont et le seront encore. Il n'est pas le seul noble qui soit des nôtres. Tous les jours, de jeunes comtes et de hauts princes viennent à nous, parce que nous défendons la Justice et la Liberté, parce que nous avons la parole de vie, parce que nous sommes humains et que nous proclamons les droits de l'humanité à la face du despotisme, de l'oppression, de la cruauté et de la mort ! La Russie veut vivre. Il lui faut de l'air et de la lumière. Elle se révolte contre les geôliers qui la tiennent enfermée dans un bagne ténébreux, hérissé de baïonnettes et de canons. La jeunesse et le peuple se lèvent pour suivre les libérateurs. Quiconque sent battre dans sa poitrine un vrai cœur d'homme, vient à nous. On se convertit à nos idées comme, sous les empereurs païens, on se convertissait à la foi du Christ. Nous comptons de nouveaux adeptes parmi les officiers, qui font de la propagande dans les casernes, parmi les fonctionnaires, qui nous secondent dans nos projets, dans l'entourage même du Tzar et des ministres où nos menaces jettent la terreur et la folie, en attendant l'heure suprême. Oui, nous séduisons vos jeunes gens. Essayez donc de les retenir ! le juge (pressant un bouton électrique). En voilà assez, mademoiselle. Je n'ai plus rien à vous demander aujourd'hui. (Entre l'employé.) Reconduisez Véra Pétrowna dans sa cellule. ( Véra sort avec l'employé.) Et vous, monsieur le greffier, veuillez vous retirer un moment. (Le greffier salue et sort.) SCÈNE V LE JUGE. — RAGUINE. Le juge. Eh bien, monsieur le comte, êtes-vous satisfait? Raguine. Les aveux de cette jeune fille sont formels. Ils me permettent de poursuivre mon dessein. L'autorité supérieure, monsieur le juge, consent à pardonner à mes neveux et se contentera de les exiler dans mes terres si je parviens à leur faire signer un acte de repentir et de rétractation. Après l'interrogatoire auquel je viens d'assister, je ne désespère pas de réussir. Mais il importe qu'avant d'interroger, à leur tour, Egor et Serge, vous me permettiez d'avoir, avec eux, un entretien particulier, car, s'ils se rendent à mes raisons, l'interrogatoire sera inutile. Veuillez relire la lettre du ministre, vous verrez que... Le juge. Parfaitement, monsieur le comte. Je vais faire venir ces jeunes gens et vous céder la place. (A part.) Du cabinet voisin, j'entendrai tout ce qui sera dit ici. (Il sonne. L'employé parait.) Qu'on amène ici les comtes Egor et Serge Stépanovitch Raguine. (L'employé salue et sort.) Ici, monsieur le comte, vous pourrez vous entretenir avec eux sans être dérangé. Pour appeler, il suffit de presser ce bouton. Veuillez, je vous prie, me faire avertir quand vous aurez fini. Raguine. Je vous remercie. (Le juge sort. L'employé revient avec lesjeunes gens.) SCÈNE VI RAGUINE. — L'EMPLOYÉ. EGOR. — SERGE. (Raguine prend vivement l'employé à part.) Raguine (bas à l'employé). Tout à l'heure, je sonnerai... un petit coup bref... Vous viendrez aussitôt me dire qu'un de mes collègues désire me parler sans retard... C'est compris? (L'employé salue et sort.) Egor. Mon oncle ! Raguine. Mon pauvre enfant! Serge. Monsieur le Sénateur de l'Empire. Raguine. Que je vous plains ! Comprenez-vous où vous êtes tombés? Si votre père vivait encore, sentez-vous quelles seraient sa douleur et sa honte? Vous voilà confondus, par votre faute, avec les scélérats, les fous et les va-nu-pieds qui tentent de détruire la société parce que leur inintelligence et leur paresse les rendent incapables de s'y adapter. Serge. Une société injuste et oppressive doit périr. Raguine. Enfants! Vous êtes, avec d'autres enfants, le jouet de l'illusion, de l'orgueil et de l'ignorance. Serge. Nous connaissons cette homélie, Monsieur le Conseiller impérial. Entre les défenseurs d'un despotisme odieux, qui leur accorde ses faveurs, et les cœurs qui aspirent à la liberté et à la justice, il n'est pas d'entente possible. A quoi bon les discours? Vous connaissez nos opinions, nous connaissons les vôtres. Nous n'avons rien à nous apprendre. Raguine. Vous vous trompez étrangement, Serge ; il se peut que j'ignore... Egor. Oui, mon oncle, vous ignorez ce qu'on souffre sous ce régime que vous défendez. Raguine. Hélas ! on souffre sous tous les régimes. N'entendez- vous pas les plaintes de la plèbe européenne? L'Occident jouit pourtant de toutes les libertés Serge. Le but n'est atteint nulle part. Mais, sur la route du progrès, les peuples de l'Occident marchent à grands pas vers un idéal de lumière. Nous, nous croupissons dans d'horribles ténèbres et vous nous empêchez d'en sortir. Raguine. Progrès!... ténèbres!... abstractions et images! Vous parlez le langage superficiel des rhéteurs, mes pauvres enfants ; mais que savez-vous de la vie des peuples ? Serge. Qu'en savent les Français, qui montrent le chemin à tous les peuples du globe? En 1789, ils ont écrit la charte de l'avenir. Depuis lors, en dépit de tous les efforts réactionnaires, ils travaillent à y conformer la vie de la nation. Raguine. Vous ressemblez à un enfant qui regarde la surface de la mer et qui croit en connaître la vie profonde, L'Occident évolue à sa manière; la Russie n'a rien de commun avec lui. Serge. C'est précisément son mal, et nous l'en guérirons, fût-ce par le fer et par le feu. Raguine. Vous employerez donc les moyens que vous nous reprochez? Soit. Mais si le véritable mal venait de vous et de vos erreurs? La Russie, vous dis-je, diffère de l'Europe par la racine même de sa vie. Elle croit en Dieu. Elle a un Dieu. L'Europe a renié le sien. Serge. Bakounine l'a démontré : Dieu, c'est le fondement de l'Etat et du despotisme. C'est le pire des mensonges. Dieu n'est qu'un Satan blanchi pour séduire les imbéciles au bénéfice des tyrans. Raguine. J'ignorais qu'un comte Raguine put parler le langage des polissons. Egor. Excusez mon frère, s'il vous a offensé; il est jeune... Raguine. Et je vous aime comme mes enfants. Il est pardonné. Laissez-moi continuer, je vous prie. La science du XIXe siècle a édifié et démoli bien des choses. Elle a ruiné, peut-être, l'idée de la création et du créateur, elle a fait chanceler l'idée de Dieu. Mais elle a construit, pierre à pierre, la science des sociétés humaines et voici qu'elle a découvert et méthodiquement établi ce que, depuis des siècles, savaient d'instinct les grands conducteurs d'hommes : elle déclare que jamais aucune nation n'a pu se constituer et vivre d'après la pure raison. Les dieux fussent-ils des chimères, les peuples naissent et meurent avec leurs dieux. Le Dieu d'un peuple est son idéal rayonnant, présent dans tous cœurs ; il est son principe de vie et d'expansion. La mission de chaque peuple est de proclamer son Dieu et de l'imposer au monde. Sa force croît avec sa foi et décline avec elle. A l'heure où il abandonne son Dieu, il se voue à la mort. Dostoiewski, le plus russe de nos écrivains, a développé en artiste cette grande pensée. Quelques années plus tard, les savants occidentaux en donnaient la formule scientifique. Sachez donc ce que vous faites quand vous attaquez la religion du peuple russe : vous attentez à la vie même de la Russie, vous lui plongez un couteau dans le cœur. Serge. Quelle plaisanterie ! Raguine. La science, mon enfant, ne plaisante guère; vos amis le redisent volontiers. Egor. Alors, la science ordonne de croire aux idoles qu'elle-même a brisées, si, d'une part, elle détruit Dieu, et si, d'autre part, elle proclame qu'on ne peut vivre sans Dieu? Raguine. Oui, la science athée en est là. C'est là qu'elle vous a conduits et c'est là qu'elle vous fera périr si la foi ne vous sauve. Egor. Notre destinée serait donc de chercher la vérité et de mourir de l'avoir trouvée? Raguine. Oui, si la vérité est cette idole glacée que les athées nous présentent. Egor. Quoi! la vie aurait besoin du mensonge? Raguine. Votre Ibsen ne parle-t-il pas du mensonge vital ? La science, en progressant, trouvera peut-être le moyen d'unir la vérité et la vie. En attendant, le monde veut vivre, et il vivra. Les peuples qui auront cru trouver la vérité dans une doctrine de mort, mourront en effet et seront remplacés par d'autres peuples plus sains. Voilà ce qui fait notre espérance. Serge. Votre espérance? Raguine. Oui... La Russie est aujourd'hui le seul grand peuple déifère. Elle porte un Dieu. Elle croit en ce Dieu. Elle est appelée à conquérir le monde à son Dieu. Serge. Vous parlez comme un homme du moyen âge. Raguine. Des mots! Je vous montre des réalités. La Russie n'existe que par son Dieu et par son Tzar, qui est le délégué de ce Dieu. Seuls, ce Dieu et ce Tzar font l'unité puissante qui joint ensemble tant de peuples de races et de mentalités diverses, qui composent la Russie. Seuls, ils guident leur activité vers le but de toute grande nation : la conquête et l'unification du monde. Egor. C'est là votre but? Raguine. C'est la mission de la Sainte Russie. Chaque civilisation cherche irrésistiblement à unifier le monde. Ainsi ont-elles fait dans le passé. La dernière qui y parvint, fut la romaine. La civilisation chrétienne l'a tenté jusqu'à ce jour en vain. Tous les peuples qui s'en étaient cru la mission, ont échoué tour à tour. Vous connaissez les tentatives historiques de l'Espagne et de la France. Considérez aujourd'hui les efforts rivaux de l'Allemagne et de l'Angleterre : ces nations sombreront comme les autres. L'heure de la Russie approche. Seuls nous réussirons, parce que nous constituons un Etat chrétien, fondé sur la religion chrétienne et combattant tout ce qui lui est hostile. On l'a dit : un athée cesse d'être Russe. 11 est pour nous un traître et un ennemi. Commencez-vous à comprendre ce qui nous sépare des vôtres? Serge. Et c'est pour cela que vous nous persécutez? Raguine. Nous ne vous persécutons point. Croyez vous-mêmes tout ce qu'il vous plaît, si vous avez le malheur de n'être plus chrétiens, mais ne répandez point vos doctrines : le gouvernement russe ne peut permettre une propagande nuisible à ses grands projets. Rendez-lui justice! Il est aussi tolérant qu'il peut l'être. D'ailleurs, depuis Pierre le Grand, c'est lui qui éclaire l'élite de la nation. Il a créé, il entretient les universités où l'on enseigne la science occidentale. Par malheur, cet enseignement développe l'athéisme et les folies révolutionnaires dans quelques cerveaux faibles. Qu'y pouvons-nous? Nous sommes bien obligés de sacrifier ces intellectuels dévoyés à l'avenir de la Russie, dont nous sommes les gardiens. Qu'importent quelques déportés politiques aux yeux des gouvernants qui se préparent à conquérir, après l'Asie, l'Europe et le monde. Serge. Et vous vous êtes alliés aux Français? Raguine. Pourquoi pas? La raison politique nous le commandait. Grâce à cette alliance, nous défions aujourd'hui l'Angleterre et l'Allemagne, en attendant que l'accroissement naturel de notre population et de notre richesse nous mette en mesure d'envahir l'Europe. Serge. Mais c'est monstrueux! Raguine. Tu trouves cela monstrueux et pourtant tu es russe. Ta chair et ton sang sont russes. Pourquoi ta pensée ne l'est-ellepas ! C'est que tu as sucé les poisons de l'étranger. Rejette-les, mon enfant. Reviens à nous et considère la grandeur de notre œuvre. Le monde souffre d'être divisé et meurt de ne plus croire. Nous lui apportons l'unité et la foi. C'est la mission sacrée de la Russie. Comprenez donc, ô mes fils, le crime des insensés qui veulent lui inoculer le venin de l'Occident. Serge. Ce venin, c'est la vérité, c'est la science, c'est la liberté et l'égalité des hommes. Raguine. Votre langage me déchire le cœur. J'espérais vous convaincre et vous ramener à la patrie... Serge. Ceux-là seuls aiment leur patrie, qui la veulent libre, juste et instruite. Vous voulez régner sur des esclaves. Raguine. Tu ne m'as pas compris. Elle sera libre, juste et instruite quand elle pourra l'être sans danger. Ton langage, mon ami, est celui des sophistes surannés du XVIIIe siècle; la science du XIXe en a démontré l'inanité. Serge. Il est assez piquant de vous entendre invoquer la science. Raguine. Pour les étudiants de dix-huit ans, la grande affaire est de trouver chez les savants quelque argument en faveur de Marx ou de Bakounine; cela vous suffit. Il nous faut davantage, à nous, qui conduisons les peuples. Nous avons lu, nous aussi, les livres des savants. Que nous disent-ils? Que la loi qui domine la vie matérielle c'est la lutte pour l'existence. Elle régit les peuples comme les individus. La science nous dit aussi que les êtres de la même espèce sont inégaux, et, qu'entre eux, une sélection incessante, soit en bien, soit en mal, fait évoluer l'espèce vers le progrès ou la décadence. — Quelle conclusion la politique tire-t-elle de là? A la formule des idéologues : « liberté, égalité, fraternité », elle oppose la formule des savants : « déterminisme, inégalité, lutte pour la vie ». — La Russie veut vivre. Elle domptera et absorbera les autres nations pour n'être point détruite par elles. C'est notre premier but. La justice et la liberté auront leur tour. Pour le moment, il s'agit de dévorer le monde. Egor. Et vous vous dites chrétien ! Raguine. Nous le sommes autant que faire se peut, en attendant mieux. Egor. O mon oncle, la véritable loi est d'être bon et compatissant. Notre Tolstoï est grand pour avoir rappelé au monde le précepte du Christ : « Ne résistez pas au méchant! » Raguine. Mon enfant, tu mets le doigt sur notre plaie. Oui, telle est la loi du Christ, je le sais. Mais il est trop tôt: les peuples qui observeraient aujourd'hui cette loi périraient, proie facile offerte aux peuples dévorateurs. Or, la Russie doit vivre! Et elle vivra. Le Christ nous condamne, dis-tu, et nous serons damnés. A cette pensée, s'il est parmi nous des sceptiques, ils sourient; mais d'autres croient et souffrent, et je suis de leur nombre. Eh bien, soit! Pour que la Russie s'empare du monde et lui donne l'unité, nous acceptons, avec angoisse mais avec courage, la damnation de notre àme. Grâce à notre sacrifice, le monde, unifié par nous, pourra, un jour, sans péril, observer la loi du Christ, et l'ère de la justice et de la bonté s'ouvrira dans la gloire. — Eh bien, Egor, tu ne dis rien? Egor. Que voulez-vous que je vous dise? Ces vastes perspectives ne s'étaient jamais offertes à mes regards. Vous m'en voyez surpris et ému. Serge. Que dis-tu, frère? Egor. Dites-moi la vérité, mon oncle ! Ces hautes pensées remplissent-elles vraiment l'esprit des hommes qui gouvernent la Russie? Raguine. Elles brûlent comme un feu sacré au cœur de certains hommes, et cela suffit. Qu'importe que les autres les ignorent ou les méconnaissent? A leur insu, elles les dirigent. Tel est donc l'avenir grandiose où nous conduisons la Russie. Les révolutionnaires l'empêcheraient d'y atteindre, si nous n'y mettions bon ordre. Comparez leur but et le nôtre... Serge. Tout cela est odieux et chimérique. La France des francs-maçons et des révolutionnaires a, elle aussi, un dieu qu'elle sert et qui s'emparera du monde. Il est en trois personnes comme le vôtre; elles s'appellent : Liberté! Egalité! Fraternité! Raguine. Et le dieu lui-même se nomme aujourd'hui Socialisme, après avoir renié le nom démonétisé de République, qui n'est plus vénéré que par des collégiens attardés. Serge. Qu'importent vos railleries? Ne pouvez-vous ouvrir les yeux. Regardez donc et voyez! Le dieu révolutionnaire de la France (appelez-le, si vous voulez, Socialisme), conquiert triomphalement l'Europe... Raguine. Comme une épidémie, qui nous la livrera, à nous, malade, abattue et sans défense. Mon pauvre Serge, tu parais atteint par le mal. — Toi, Egor... Egor. Tout cela est si étrange et si grand... Vos paroles suscitent en moi un trouble profond... Elles répondent à je ne sais quelles aspirations indistinctes... Serge. Egor ! mon frère !... Egor. Ce qui me frappe surtout, c'est votre dévouement, votre sacrifice. Vous êtes croyant et vous risquez le salut de votre âme. Vous êtes riche, vous pourriez vivre heureux, loin d'ici, dans un pays libre, et vous servez un pouvoir ombrageux, sans espoir d'arriver vous-même aux premières places... Serge. Egor, tu t'égares. Que faisons-nous ici? Pourquoi ce Conseiller impérial nous a-t-il appelés? Est-ce pour discourir sur l'autocratie et la liberté? Quel est son but? Quel piège nous tend-il? Raguine. (Pressant négligemment le bouton électrique.) Je viens vous sauver. Par mon crédit auprès du Tzar... (on frappe à la porte.) Qui va là? (on frappe) Entrez ! (l'employé entre) Que voulez-vous? Ne peut-on me laisser tranquille? Je croyais avoir donné des ordres... L'employé. Que Votre Excellence me pardonne ! Le collègue de Votre Excellence, le sénateur Prince Woronzoff, vient d'arriver ici et vous prie de lui accorder, d'urgence, un moment d'entretien. Raguine. Bien, conduisez-moi auprès du prince. Ces jeunes gens m'attendront ici. (Raguine sort avec l'employé.) SCÈNE VII. EGOR. — SERGE. Serge. Egor, que signifie ton attitude? Au nom de notre affection, explique-toi ! Ne vois-tu pas mon angoisse? Où vas-tu? Quels sont tes projets? Parle! Quelle que soit la vérité, je veux la connaître. Egor. Je vais où je suis appelé. Ne te le disais-je pas l'autre jour? Serge. Je tremble de comprendre. Egor. Tu ne peux comprendre maintenant. Serge. Rassure-moi du moins. Calme mes craintes par une parole décisive. Egor. Que te dirais-je? Serge. Je le vois, tu nous abandonnes. Dis-le donc franchement, Egor; il me semble que j'ai quelque droit à ta sincérité. Egor. Mon bon Serge ! sergk. C'est horrible! Quoi! c'était celà que cachaient tes phrases ambiguës, tes lassitudes et ta mollesse au moment de l'action, ce dégoût qui me paraissait inexplicable, tes aspirations obscures vers un but que tu refusais de me dévoiler! Ton cœur chancelant se dérobe. Tu nous lâches, te dis-je. Egor. Ne t'emporte pas. J'ai à te demander pardon. Serge. De quoi? Egor. De t'avoir entraîné dans cette dangereuse et criminelle aventure, où, tous deux, nous perdons la liberté et l'honneur. Serge. C'est odieux ce que tu dis là. Mais tu perds l'esprit. Tes paroles n'ont pas de sens. Egor. Elles ont un sens profond et terrible. Veux-tu que je me jette à genoux devant toi? Serge. Ciel ! c'est de la démence, Egor. Egor. Je te répète que j'implore ton pardon. Mon excuse est que la vérité m'était voilée. Je ne savais pas. Je partageais l'aveuglement de tant de jeunes cœurs exaltés !... Serge. Et à présent? Egor. A présent, je vois clair. Serge. Le Conseiller Raguine a illuminé ton intelligence? Egor. Il m'a fait voir la vérité. Serge. Malheureux! Ce n'est pas aujourd'hui que cet homme t'a vaincu. Tu lui appartenais depuis longtemps. Comment ai-je pù être ta dupe? Ces visites au palais Raguine, ces entretiens secrets, ce mariage romantique avec ta cousine, tout cela s'éclaire à présent. Tu nous trahis ! Egor. Serge ! Serge. Que la vérité te frappe au visage ! Tu es un traître ! Egor. Tais-toi, par pitié! Si tu savais quelle douleur atroce tu m'infliges ! Etre insulté par le seul être qu'on aime! Quel supplice! Tu le sais pourtant, Serge : je donnerais mille fois ma vie pour ton bonheur. Ah ! si au prix de ma vie, je pouvais, en ce moment, te tirer d'ici ! Serge. Mon frère! Egor. Et surtout éclairer ton esprit ! Serge. M'entraîner dans ta trahison? Jamais! Si l'un des fils de Stépane Raguine a perdu tout souvenir de l'honneur, l'autre reste fidèle à la cause sainte qu'il a embrassée. Va où tu voudras, je ne te connais plus. Egor. Cette douleur m'était destinée.Je l'accepte en expiation de mes fautes. S'il te plait de piétiner les lambeaux d'un cœur plein de toi, fais-le donc, mon frère : il est juste que tu me fasses payer l'erreur où je t'ai entraîné. Que ne puis-je t'en tirer avec moi ! Serge. Ne me parle plus! (Il fond en larmes.) Oh! Oh! Oh! je t'adorais pourtant! Est-il possible que ces horreurs soient réelles? Non, n'est-ce pas, Egor! ! » I y'. v ' 'I 1 II it' i A M fi 1 ■ i il I I I I C'est une nouvelle épreuve que tu m'infliges. Et tu vas prononcer des paroles radieuses comme celles qui m'éblouissaient autrefois. Tes grands desseins, tu vas me les dévoiler. Tu vas faire de moi le confident d'une pensée grandiose... Egor, Egor,dissipe l'odieux cauchemar qui nous enveloppe! Egor. Hélas ! mon pauvre Serge ! Serge. Mais enfin, c'est impossible ! Tu ne peux nous quitter ainsi. Ne comprends-tu donc pas la honte qui te menace? Le peuple russe tout entier, qui a connu nos efforts et ton rôle, criera que tu nous abandonnes pour te sauver. Il dira que tu es un lâche. Oh! Egor. Rassure-toi, mon bon Serge. Je ne recherche aucune amnistie déshonorante et la vérité éclatera à tous les yeux. Toi, j'aurais voulu te sauver, obtenir ton pardon... Serge. Je te le défends bien. Egor. Pour moi, tu me verras comparaître devant les juges avec nos amis, partager leur condamnation et . . leur châtiment. J'ai droit à la plus large part et je la revendiquerai. Vous m'aviez naguère reconnu pour votre chef alors que je repoussais ce titre. A présent, dans la défaite et le péril, il m'appartient, et je ne permets plus à personne de me le contester. Es-tu satisfait? Serge. Je te retrouve enfin! Mais un doute me reste. Tu dis que tu nous abandonnes... Egor. J'abandonne vos idées. Serge. C'est tout un. Et tu te proclames notre chef, tu revendiques ta part dans les condamnations qui vont nous frapper. Je ne comprends pas. Explique-toi clairement. Egor. Ce que je t'ai promis doit te suffire. Il ne t'appartient pas de m'arracher mon secret. Tout s'expliquera quand le moment sera venu. Serge. Je veux te croire, Egor. Dans l'inquiétude affreuse où tu m'as plongé, il suffit que ta voix appelle ma confiance, elle revient à toi, fraternelle et docile. Egor. Laisse-moi donc faire. Et toi, puisque tu ne veux pas que ton frère te sauve, tâche d'échapper sur l'heure à nos geôliers. Serge. Voilà une bonne pensée ! Voyons la porte. (Il va vers la porte.) Fermée à double tour! Il a pris ses précautions, le Conseiller. D'ailleurs, il y a des sentinelles dans le corridor. Egor. La fenêtre!... elle n'est pas grillée. Serge. Un saut de sept ou huit mètres... Diable!... On peut pourtant essayer. Egor. Tu risques de te tuer. Serge. Ce n'est pas certain. Laisse-moi faire. Egor. Inutile. Il y a, dans la cour, une sentinelle qui nous observe. Regarde. Serge. C'est vrai. Mais cherchons dans les meubles. Nous trouverons peut-être des armes, des clefs, quelque chose d'utile. Egor. Cherchons ! Serge. Ah ! un révolver. Egor. Qu'en feras-tu? Serge. Le Conseiller va revenir... Egor. Tu n'y penses pas, Serge! le frère de notre père! Il vient dans l'intention de nous sauver et tu le frapperais? Serge. Tu as raison, toujours! Mais plus tard, les gardiens... Egor. Non, non, ne tuons pas ! Remets cette arme où tu l'a strouvée. Serge. Pourquoi? elle peut nous être utile. Egor. Laisse-moi te l'enlever. Serge. Mais non! Egor. Tais-toi. On vient (rentre le Conseiller). SCÈNE VIII LES MÊMES. — RAGUINE. Raguine. Avez-vous réfléchi? Je suis venu vous sauver. J'ai imploré la miséricorde de l'Empereur et voici ce que j'ai obtenu : signez une supplique, confessant votre faute, reniant votre erreur, revenant au vrai devoir de tous les Russes, et vous ne passerez point en jugement ; le gouvernement se contentera de vous exiler pour dix ans dans mes terres de Volhynie. Serge. Vous nous faites injure. Les fils de votre frère ne s'inclineront pas devant la tyrannie. Ils ne renieront pas leur foi dans le progrès, la justice et la liberté. Jamais ! Jamais ! L'avez-vous entendu? Jamais non plus nous n'abandonnerons, nous, fils de nobles, les pauvres jeunes gens qui furent nos compagnons aux heures d'espérance et d'enthousiasme et qui ont généreusement marché à nos côtés au moment du péril. Raguine. Est-ce votre dernier mot? Je ne veux pas le croire. Je ne veux pas désespérer de vous. On va vous reconduire dans vos cellules. Mais je saurai retarder l'instruction de l'affaire, du moins en ce qui vous concerne, et vous donner le temps de trouver la sagesse et le salut. (Il sonne.) — (L'employéparaît.) Emmenez ces jeunes gens et avertissez... Egor. Arrêtez, mon oncle! Il faut que je vous parle seul. J'ai à vous dire une chose grave. Serge. Q.ue je ne dois pas entendre ? Egor. Pas maintenant. Raguine. C'est bien, (à l'employé) Emmenez donc le comte Serge Stépanovitch Raguine, et, pour avertir le juge, attendez que je vous appelle. SCÈNE IX RAGUINE. — EGOR. Raguine. Eh bien, mon enfant? Egor. Mon oncle, vous êtes bon. Vous savez que nous ne sommes pas des criminels. Serge est la victime de son cœur généreux et de l'amour qu'il me porte. C'est moi qui l'ai entraîné. Vous êtes puissant. Sauvez-le! Faites l'impossible pour l'arracher au sort qui l'attend. Raguine. Et vous ? Egor. Moi? Vous avez ouvert mes yeux à la lumière. La sainte mission de la Russie sur la terre m'apparaît maintenant glorieuse et sublime. Mon cœur est déchiré de l'avoir méconnue, et, au prix de ma vie, je voudrais la servir. raguine. Mon cher enfant! Cet heureux repentir efface votre faute et désarme le châtiment. Ecrivez la supplique que je vais vous dicter. Egor. Non, mon oncle, je ne l'écrirai pas. Serge a raison; ce serait une lâcheté. Raguine. Que veux-tu donc faire, malheureux? C'est le salut que tu repousses, pour toi et pour ton frère, car je l'aurais sauvé en même temps que toi. Egor. Ah! ne me tentez pas! Laissez-moi parler. Raguine. Je t'écoute. Egor. Je n'avais qu'un désir : sacrifier ma vie au bien de mon pays. Ce désir, je l'accomplirai, mon oncle, avec votre aide, en réparant ma faute. J'écrirai ma confession, non pas pour le Tzar, mais pour la jeunesse égarée par un mirage funeste. Dans cet écrit, je développerai avec toute l'ardeur de mon âme, les grandes pensées que vous m'avez fait connaître. J'exhorterai mes frères, en me frappant la poitrine, à s'incliner avec moi devant les hautes destinées de la patrie, à lui offrir en holocauste les souffrances qu'ils endurent, et, s'il le faut, à se laisser héroïquement écraser sous le char énorme et pesant de la Russie, qu'avec Dieu et le Tzar, vous guidez vers un splen-dide avenir. Raguine. Cher Egor! Egor. Mais comment pourrai-je toucher les cœurs, si cet écrit doit me valoir ma grâce? On y verrait l'œuvre d'un lâche plutôt que d'un apôtre de la vérité. Non, mon oncle, il ne faut pas que j'échappe au châtiment. Je veux subir ma peine dans toute sa rigueur. A ce prix seulement, ma confession sera efficace. La jeunesse russe apprendra que j'expie volontairement ma faute, elle me verra subir le dur travail des mines de la Sibérie, pour lui prouver la sincérité de ma conversion. Le peuple ne croit qu'aux martyrs, et les martyrs volontaires manquent à votre cause : c'est sa faiblesse, tandis que les révolutionnaires versent généreusement leur propre sang. Eh bien, voici le mien, je vous l'offre. Vous n'avez pas le droit de le refuser, car je vous apporte avec lui la grandeur de la souffrance acceptée pour la vérité, toute sa puissance persuasive et contagieuse. Que la pitié ne vous fasse point hésiter ! Je recueillerai, de mon sacrifice, une gloire singulière, avec le bonheur de racheter efficacement une faute qui me remplit d'une affreuse douleur Raguine. Egor, mon Egor, tout mon cœur fond en larmes. Je m'incline avec admiration devant ton âme héroïque. Mais sais-tu au-devant de quelles souffrances tu t'élances ? Te représentes-tu les épouvantables bagnes de la Sibérie, leur saleté hideuse, les odieuses promiscuités, la dureté de la discipline, les fers aux pieds, le fouet, le travail dans les ténèbres humides des mines? Dix années dans cet effroyable enfer, songes-y bien... Egor. J'y ai songé quand je luttais pour vos victimes. Moi, du moins, j'aurai choisi mon sort. Mais je vous demande une grâce. Raguine. Elle est accordée d'avance. Egor. Serge ne subira qu'une peine légère. Je ne puis, hélas! vous demander sa grâce complète, car on me soupçonnerait de me sacrifier seulement pour lui. Qu'il soit donc condamné ! Mais dès que l'effet moral de mon sacrifice commencera à se produire, qu'il soit libre! Raguine. Je te le jure. Egor. Adieu donc, mon bon oncle. Consolez Olga. Faites lui comprendre que j'obéis à mon devoir. Embellissez mon acte de toute votre éloquence. Le seul chagrin qui me reste, c'est la pensée de sa douleur. Raguine. Olga ! Elle en mourra, sans doute. Egor. Hélas ! Ne pouvons-nous donc nous sacrifier nous-mêmes sans briser des cœurs chéris? Raguine. L'égoïsme d'un père doit .s'incliner devant un si grand dessein. Pardonne-moi ma coupable faiblesse. Olga saura te comprendre. Son cœur est digne du tien. Elle mourra en t'admirant et en t'adorant, avant le jour, sans doute, où tu comparaîtras devant les juges. Egor. Votre amour paternel vous dictera les paroles qu'il faut lui dire. Ainsi, tout est convenu entre nous. L'écrit que je vous remettrai, ne doit être publié qu'après ma condamnation, afin que les juges ne soient point mes complices et qu'ils puissent me frapper en toute conscience. Jusque là vous me garderez le secret. Raguine. Tu penses à tout. Egor. Et la seule faveur que j'accepte, si l'on veut bien me l'accorder, est de pouvoir, pendant un jour ou deux, revoir mon frère et... Raguine. Achève ! Egor. Je crains de vous déplaire. Raguine. Je devine! Véra Pétrowna... Egor. C'est une infortunée et je vais renier sa foi. Je voudrais, du moins, m'excuser à ses yeux. Raguine. Tout cela te sera accordé, je te le promets. Laisse-moi t'embrasser, mon enfant. Je voudrais fléchir le genou devant toi. Adieu! (Il sonne. — Entre remployé.) Reconduisez le comte Egor Raguine et allez dire au juge d'instruction que je l'attends. (L'employé se retire avec Egor; le juge entre aussitôt.) Le juge. Excellence, je suis trop ému pour feindre. Excusez-moi! La cloison est mince; du cabinet voisin j'ai entendu tout ce qui s'est dit ici, hormis une courte conversation des deux frères. M'est-il permis de rendre hommage à votre admirable intervention? Grâce à vous, la Russie bénéficiera d'un acte de dévouement presque surhumain. Raguine. Ah! Monsieur, Egor est sublime. Quel noble caractère!... Vous avez entendu ce qu'il m'a demandé? Le juge. Je me joindrai à vous, avec tous les pouvoirs que me donne ma fonction, pour qu'on le lui accorde. Sans tarder davantage, je vais donner l'ordre qu'on loge dans un pavillon spécial les deux jeunes gens ainsi que Véra Pétrowna, et qu'on les laisse communiquer librement entre eux. - Fin du deuxième acte. ACTE TROISIÈME Une cellule dans une prison. SERGE, VERA. véra. Dis-moi, Serge, tu n'as pas avoué? Serge. Mais non! Je t'affirme qu'on ne nous a pas interrogés. véra. Dis-tu la vérité? Serge. Je te le jure. Mais toi, Véra, tu as été interrogée. Et je devine... oui, tu as voulus nous sauver, tu as assumé des responsabilités qui ne t'incombaient pas. véra. J'ai fait mon devoir. Serge. Ah ! comme toujours, tu as été généreuse. Malheureuse fille ! tu t'es perdue. véra. C'est possible. Serge. Mais parle donc! Qu'as-tu dit? Quels horribles aveux as-tu faits? véra. Qu'importe? Que vaut une pauvre fille commemoi? Egor et toi, vous êtes précieux entre tous à la jeunesse russe... Si tu veux le savoir, je me suis reconnue coupable d'un grand complot, où je vous ai entraînés. Serge. Oh! Véra! Nous protesterons. véra. On ne vous croira pas. Serge, ne m'enlève pas ma joie! Rien ne me fut plus doux que ce sacrifice. Serge. Peut-être as-tu bien fait, sœur, d'innocenter Egor. Mais tu devais me laisser ma part de la charge... véra. Pourquoi donc, mon bon Serge? Egor m'est plus cher que la vie. Et toi... il y a peu de temps encore, je te croyais léger, volage, insignifiant; mais j'ai vu ton courage, ton dévouement si simple et si joyeux ; j'ai appris à t'aimer, Serge, mon frère. Serge. Et moi, je t'ai aimée dès le premier moment, Véra ! Oh ! comme une sœur, à cause d'Egor. Si ce n'eût été Egor, ces derniers jours surtout!... comment te dire cela? Je souhaitais sans cesse entendre ta voix, rencontrer ton regard, prendre ta main dans la mienne. Mon cœur était étrangement troublé. J'étais fou. O Véra, pardonne-moi. Plutôt que de vous offenser dans votre amour, Egor et toi, je me serais tué, crois-le bien, Véra! J'ai fait un grand effort pour maîtriser mon cœur, et j'ai réussi... tu n'as rien aperçu, n'est-ce pas? Egor non plus?... Tout va bien, je t'assure. véra. Mon pauvre frérot! Que tu as dû souffrir ! Serge. Tais-toi ! Si tu me plains, je faiblirai. O Véra, je voudrais que mon cœur fût grand comme le tien dans notre amour pour le peuple Russe... et pour Egor... et que tu le saches, et que tu m'approuves avec un fraternel sourire. Mais je suis d'une nature trop peu élevée, tandis que toi... toi et Egor... véra. Laissons cela, mon pauvre Serge. Tu perds la tête. Parlons d'Egor, veux-tu? Serge. Véra. Eh bien,il me paraît singulièrement changé. Quelle inquiétude le travaille? Le sais-tu? véra. Parle... tu me remplis de crainte. Que crains-tu? Serge. Vera. Je ne sais. Es-tu bien sûr qu'Egor... à mon tour, je crains de parler. Si tu le désires. Serge. Certes, il n'est plus le même. Dans ce maudit entretien avec le Conseiller Raguine... Serge. Que veux-tu dire? véra. Rien. Dans votre entretien avec Raguine, disais-tu... Serge. Ah! Véra, restons francs l'un vis-à-vis de l'autre. Dis-moi nettement ce que tu veux savoir. véra. Eh bien ! Raguine a-t-il parlé de sa fille? Par notre amitié, Serge, dis-moi la vérité ! Serge. Oh! tu peux être tranquille. Personne n'a parlé d'elle, du moins quand j'étais là. véra. Mais après ton départ?... Pourquoi cet entretien mystérieux? Quels sont ces secrets que tu ne devais pas entendre? Serge. Je l'ignore. véra. Moi, je le devine, hélas! Egor ne t'a pas ouvert toute son âme; il te cache quelque chose... Pourquoi, s'il n'aime pas sa cousine? Il l'aime, Serge, il l'aime, il nous a trompés tous deux ! Serge. Non, Véra. Je connais assez le cœur d'Egor, il m'a fait assez de confidences pour que je sois certain de ses sentiments. Tout ce que je t'ai dit touchant sa cousine et son mariage virginal est l'exacte vérité. Plût au ciel, que dans son entretien secret avec Raguine, Egor n'eût parlé que d'Olga ! véra. Pourquoi donc, cruel? Serge. N'est-elle pas sa femme? N'éprouve-t-il pas pour elle la pitié la plus délicate? Il est bien naturel qu'avant de comparaître devant les juges, et de se voir retranché pour toujours, peut-être, du monde des vivants, Egor ait confié, au père de cette infortunée, un message de réconfort et de consolation. véra. Tu cherches à tromper mes douloureux soupçons. Serge. Je te dis sincèrement ma pensée, je te le jure. véra. Mais la conduite d'Egor... Serge. Hélas ! véra. Toi aussi tu crains quelque chose. Serge. Ne me le demande pas, Véra. véra. Soyons francs, disais-tu tout à l'heure. Ce qui se passe ici n'est pas naturel ; tu l'as remarqué comme moi, ne le nie pas ! Tu partages mon inquiétude. Serge. Moi? Mais que faut-il craindre? Qu'y a-t-il? véra. Il y a qu'au lieu de nous traiter avec la brutalité que subissent d'habitude les prisonniers politiques, on nous prodigue les égards les plus étranges. Internés hier au soir dans cette prison, nous n'avons été enfermés dans nos cellules que durant la nuit. Depuis ce matin, nous circulons à notre gré dans ce pavillon. Nos gardiens ont disparu des corridors. Il y a des factionnaires au dehors, et c'est tout. — Cela ne te semble pas étonnant? Serge. Très étonnant, Véra. véra. Et même... suspect? Serge. Véra, quelle est ta pensée? véra. Je n'ose me le demander à moi-même. Et pourtant, tout cela est la suite de l'entretien secret d'Egor avec Raguine. Qu'ont-ils donc pu se dire? Serge. Ah ! Véra, je donnerais mon sang pour le savoir. véra. Tu vois bien que tu es, comme moi, rempli d'inquiétude. Serge. Véra, il vaut mieux ne pas sonder ce mystère. Dieu sait quels injustes soupçons pourraient naître dans nos cœurs. véra. N'en as-tu conçu aucun, Serge? Serge. Si, je l'avoue. Mais il n'a duré qu'un moment. Les loyales affirmations d'Egor l'ont dissipé. véra. Tu craignais donc qu'Egor... Serge. Véra! véra. ... n'eût été séduit par Raguine? Serge. Tais-toi, tu me fais mal. véra. Et moi ? Crois-tu que je n'aie point souffert ? Avant de venir te trouver ici, j'ai songé désespérément à ces choses en versant des torrents de larmes, car mon amour était sans force devant mes soupçons. Serge. Véra, Véra, tais-toi ! véra. Enfin, as-tu écouté Raguine, toi ? Serge. Mais... oui. véra. Et après l'avoir entendu, eusses-tu voulu lui parler en secret ? Serge. Non, mille fois non ! véra. Je le savais bien, mon bon Serge. Ton âme est droite et ardente comme une flamme pure. Elle ne s'enveloppe point de fumée. Serge. Ah ! tu n'aimes plus Egor ! véra. Hélas ! que n'est-il semblable à toi ! Serge. Véra ! (On Jrappe à la porte. Un gardien entre.) Le gardien. Véra Pétrowna, veuillez vous retirer dans votre cellule. véra. C'est bien. Vous avez frappé avant d'entrer. Le gardien. Oui. véra. Dans une prison ! Le gardien. J'ai des ordres. véra. Qu'en dis-tu, Serge ? Est-ce assez étrange ? Serge. Très étrange! (Véra sort avec le gardien.) Très étrange! (Entre Egor.) SCÈNE II SERGE. — EGOR. Serge. N'as-tu pas rencontré le gardien qui ramène Véra dans sa cellule? Egor. J'ai à te parler à toi seul. J'irai ensuite trouver Véra. Serge. Alors, c'est toi qui... Egor. Oui, j'ai donné l'ordre. Serge. Tu as donné l'ordre! Egor, d'où te vient ce pouvoir? Est-ce Raguine? Parle, par pitié! Si tu savais quelle angoisse!... Egor. Je t'expliquerai cela tout à l'heure, mon bon Serge, de la façon la plus simple et la plus naturelle du monde. Mais je veux te dire une chose très grave, et j'ai peur que tu ne me comprennes pas bien. Serge. J'écoute. Egor. Une question d'abord, qui éclaircira beaucoup de choses. Que penses-tu de l'idée du Conseiller Raguine? Serge. Ab ! nous y voilà ! quelle idée ? Egor. Ne t'en souviens-tu pas? « Puisque le peuple russe, disait-il, possède seul le christianisme véritable qui le destine à sauver le monde, il faut faire crédit à la Russie officielle, lui donner le loisir de s'agrandir, d'étendre son territoire, d'établir sa domination sur le Vieux-Monde tout entier, l'Asie, puis l'Europe, avant d'accorder une libre expansion aux sentiments élevés qui doivent régénérer... » Serge. Abomination ! Ce n'est pas le peuple russe qui profitera de cette politique monstrueuse. Si la Russie absorbe l'Asie, elle ne fera que lui donner des chefs qui conduiront ses hordes barbares à la conquête de l'Occident. Les Mongols, les Tartares, les Persans, les Jaunes, les Indiens, tous attendent leur heure et un nouveau Gengis-Khan pour se ruer sur l'Europe. C'est le Tzar qui sera ce chef. Quand nous aurons conquis l'Asie, tous ces barbares, revêtus de l'uniforme russe, armés et organisés par nous, se jetteront sur l'Allemagne, sur l'Autriche, sur l'Occident tout entier, finalement annexé ou réduit en vasselage jusqu'aux rivages de l'Atlantique, tandis que nous-mêmes, noyés sous les flots des peuples d'Asie, nous ne pourrons obtenir, du gouvernement de ces masses, les progrès auxquels nous aspirons et que nous nous préparons à ruiner dans l'Occident. Voilà le destin que cette politique nous ménage. Ah ! ce n'est pas ainsi que je rêvais l'avenir de la Russie ! Egor. J'ai foi dans la Russie de Tolstoï, dans les vertus douces et profondes du peuple russe. D'ailleurs, il faut choisir : ou la suprématie, en Europe, de l'Occident, rongé par la corruption intellectuelle et inclinant déjà vers la décadence, ou la domination de notre peuple, jeune et plein de foi... La civilisation, il la refera plus belle et plus saine... Serge. Ah ! Raguine t'a ensorcelé ! Egor. Il a dissipé mes doutes. Serge. Il a obscurci ton intelligence. Que sommes-nous donc, nous autres Russes, pour oser orgueilleusement prétendre à une si redoutable suprématie? Nous sentons trop et nous avons trop peu de volonté. Nous subissons le despotisme parce que nous sommes incapables de nous dominer nous-mêmes. Nous sommes semblables à des femmes voluptueuses, capricieuses et violentes : nous nous emportons en discours chimériques, et tout à coup, un grand dégoût nous prend du monde et de nous-mêmes. C'est la maladie russe. Ce dégoût s'est emparé de toi, voilà pourquoi tu nous abandonnes et tu renies la liberté, qu'hier encore, tu aimais plus que tout au monde. C'est la faiblesse morbide des Slaves qui a retourné ton cœur. Moi-même, si je ne t'imite point, c'est peut-être parce que je suis plus jeune et plus vigoureux. Sais-je ce que je ferai demain? Mais je me tuerai plutôt que de renier la liberté, si je sens le mal russe envahir ma poitrine. Egor. Toutes ces pensées, je les connais. Mais je ne me tuerai pas, mon frère, parce que la vertu russe, l'ivresse du sacrifice est entrée dans mon cœur... Serge. Les meilleurs des nôtres la connaissent aussi, l'ivresse du sacrifice, mais ils ne se sacrifient point pour aider les tyrans à opprimer le peuple. Egor. Nous ne pouvons plus nous comprendre. Sache donc que mon parti est pris. Je déteste, comme absurdes et coupables, mes erreurs révolutionnaires. Serge. Egor, tu es fou ! Egor. Et dans ma cellule, j'écris ma confession. Afin qu'elle touche le cœur de la jeunesse, je refuse toute grâce, toute indulgence ; j'irai, dans les mines de la Sibérie, expier volontairement ma faute. J'offrirai mes souffrances au peuple russe, pour ramener à la sainte Russie nos frères égarés, — toi le premier, mon bon Serge, que je n'ai jamais plus tendrement aimé. Serge. Tu écris tout cela ? Egor. Oui. J'aurai bientôt achevé ce travail. Je te le lirai tout à l'heure. Puis, je le remettrai au conseiller Raguine, qui le fera publier. Il sait tout et il servira mes desseins fidèlement. Serge. Mais c'est de la démence! Egor, Egor, écoute-moi ! Sais-tu que tu te déshonores ? Sais-tu que tu trahis la jeunesse russe et notre sainte cause, celle du peuple russe tout entier, courbé sous le fouet, maintenu dans l'esclavage et l'hébétude, et qui n'a que nous, entends-tu bien, nous seuls pour le sauver? C'est horrible ce que tu veux faire. Il n'y a pas de crime plus monstrueux que de briser l'aspiration d'un peuple vers le progrès et la liberté. Ah ! tu ne sais ce que tu fais. Tu es fou! Tu es fou!... Ta merveilleuse intelligence s'éteint, comme une lampe brisée ! Egor. Jamais je n'ai été plus maître de ma tête et de mon cœur. Serge. Alors, sois maudit, misérable ! Je te renie. Tu n'es plus mon frère. Egor. Serge, frère bien aimé ! Serge. Je crache sur toi! Va-t'en! Laisse-moi !... Laisse-moi pleurer, car mon cœur se brise. Va-t'en, te dis-je ! Egor. Je te quitte, mon pauvre frère. Tu te calmeras. Tu comprendras mieux... Rappelle-toi notre enfance. Nous étions seuls à nous aimer sur la terre. Serge. Va-t'en ! Va-t'en ! Egor. Je sors. Je vais informer Véra de ma résolution. Elle aussi, elle a le droit de savoir... Serge. Hors d'ici, méprisable traître ! Egor. Pauvre enfant ! Que tu dois souffrir! (Il sort.) SCÈNE III Serge (seul). Non, je n'ai plus de frère. Mon frère véritable était un apôtre de lumière ; son cœur ne battait que pour la vérité et la liberté. Depuis mon enfance, il guidait mes pensées. Je le suivais comme un bon ange. C'est un traître ! Le plus monstrueux des traîtres ! Ce que n'ont pu faire, ni les policiers, ni les professeurs de servitude, ni les geôliers de la Sibérie, corrompre le cœur des plus généreux jeunes hommes, il va le faire, lui, Egor Stépanovitch Raguine. Ignominie et lâcheté! Et c'est mon frère Egor! Mon frère Egor! Le misérable! Le même sang coule dans nos veines, et il va détruire le seul espoir de ce pauvre peuple russe abruti d'alcool, vautré aux pieds des fétiches, et foulé par les bottes des cosaques. Un empoisonneur! Il empoisonne la pitié! Il trempe sa trahison dans le sacrifice et les souffrances qui attendriront les âmes russes. Judas ! Judas!... Mais non, les Judas se font payer, et lui, il se voue délibérément au bagne. Ce n'est qu'un fou, un misérable fou, que je n'ai pas même le droit d'insulter. Je ne puis que pleurer, hélas ! des larmes de douleur et de honte... SCÈNE IV. SERGE. — VÉRA. véra. Serge! Serge Stépanovitch! Egor vient de... Serge. Hélas ! je sais tout. véra. Il me quitte, pour aller dans sa cellule, achever son abominable écrit. Quand il aura fini, il viendra ici, nous en donner lecture. C'est un infâme. Serge. Un aliéné, Véra ; il faut peut-être le plaindre. véra. Je le hais. Ce qu'il fait est ignoble. Ne le comprends-tu pas? Serge. Tu vois que je pleure. véra. Comme il nous a trompés ! La séduction que la Bible attribue au Maudit, il la possédait, il l'a exercée sur nos âmes, et nous voilà précipités au plus profond des douleurs. Serge. Ma pauvre Véra ! véra. Oui, plains-moi. Mon cœur se fend. Découvrir, dans l'être aimé, un traître abject, peut-on imaginer une peine plus affreuse? Serge. Ma douleur est semblable à la tienne. Mais pourquoi l'insulter? Il n'est pas vénal. S'il trahit, c'est par une aberration de son esprit malade. Il est fou, te dis-je. véra. Il aime Olga, la fille du conseiller Raguine, ce fidèle serviteur du Tzar. — C'est pour elle qu'il trahit. Serge. Non, Véra, ne crois pas cela. véra. Moi, j'en suis sûre. Serge. Ne mêle point une jalousie de femme à cette triste aventure. L'amour d'Olga n'est pour rien dans la folie d'Egor. Je le connais bien. C'est son tempérament mystique qui a fait tout le mal. véra. Et cela te suffit? Tu expliques sa trahison par son caractère, et tu es satisfait? Serge. Tu ne vois donc pas que mes yeux sont pleins de larmes et que la fièvre fait trembler tous mes membres? O Véra ! Je voudrais mourir ! véra. Ce n'est pas toi qui devrais mourir, Serge. Serge. Et qui donc? véra. Ce serait un grand bonheur pour nos frères et pour nous, le plus grand bonheur qui pût nous échoir dans cette heure amère, si... Serge. Achève ! véra. Si Egor pouvait mourir. Serge. Oh! véra. Oui, c'est affreux à penser, et pourtant rien n'est plus vrai. Serge. Si Egor pouvait mourir ! véra. Si la mort pouvait le frapper en ce moment, dans sa cellule, à la table où il écrit cette confession infâme qui doit dévoyer tant de jeunes cœurs ; si la mort pouvait lui arracher la plume de la main et le faire rouler, à jamais inerte, sur le carreau; si elle pouvait rompre un vaisseau dans sa poitrine ou faire éclater son cerveau sous un afflux de sang, — pour nous, Serge, ce serait la délivrance du plus honteux cauchemar qui nous ait jamais menacés, et lui, il échapperait au crime qu'il va commettre. Serge. Tu as raison. Moi qui l'ai tant aimé, je serais heureux de le voir étendu sans vie à mes pieds. véra. Je ne l'ai pas moins aimé que toi. Et à présent, je donnerais ma vie pour le voir râler et agoniser ici, sur ce carreau. Ce hideux spectacle me paierait de toutes mes souffrances passées. — Il passerait, en satisfaction, les plus belles heures d'amour que j'ai goûtées dans ses bras. Serge. Tu me fais frémir. véra. Ah! si la pensée pouvait tuer!... Serge. Prends garde, Véra, ce serait un crime. véra. Ou un acte de vertu. Crois-tu donc que ce ne serait pas, pour moi, le plus cruel des sacrifices? — Mais regarde ! Egor revient avec ses funestes papiers. — (Entre Egor.) SCENE V SERGE. — VÉRA. — ÉGOR. Egor. Voici l'écrit dont je vous ai parlé. Je vais vous le lire. Serge. Epargne-nous cette infamie. véra. Ces feuillets, c'est toute ta confession? Egor. Oui. véra. Qu'en vas-tu faire? Egor. Jeles remettrai tout à l'heureau conseiller Raguine, qui les fera imprimer et distribuer à la jeunesse. véra. Tu te trompes. (Elle lui arrache les feuillets.) Egor. Rends-moi ces papiers, Véra. véra. Laisse-moi. Egor. Je te l'ordonne. Serge. Laisse donc Véra ! Elle t'empêche de commettre un crime. véra. Tiens ! ils sont déchirés, tes feuillets ; tu peux en ramasser les débris. Egor. Je puis les récrire. Et, cette fois, je ne les exposerai plus à vos fureurs. Adieu! je vais dire au gardien qu'on ferme nos cellules. véra. Tu ne feras pas ce que tu dis. Egor. Je vais le faire sur l'heure. Serge. Arrête! Egor! Tu m'aimes, dis-tu, du moins tu m'as aimé. Eh bien, vois : je tombe à tes genoux. Ecoute moi ! Rentre en toi-même. Comprends ce que 10 tu veux faire, et renonce, je t'en conjure, à ton odieux dessein. Egor. Dieu ! qu'il me faut de courage ! véra. Au nom de notre amour, Egor ! (Signe de refus d'Egor.) Cœur de marbre! tu n'as jamais aimé! Egor. Hélas ! véra. Au nom de ta mère, enfin!... tu pleures! tu te rends ? Egor. Non,Véra; non, mon frère! Je ne peux retenir mes larmes, mais mon âme est ferme. Je ferai ce que je dois faire. véra. Tu ne l'emporteras pas, pourtant. serge (se plaçant entre lui et la porte). Tu ne sortiras pas d'ici que tu n'aies juré... véra. Plus bas, Serge! On pourrait t'entendre. Egor (plus haut). Laisse-moi passer, Serge. véra (lui mettant la main sur la bouche). Tais-toi ! Serge. Jure donc ! (Egor fait un signe négatif). Jure, te dis-je! egor (repoussant la main de Véra). Jamais ! véra (lui serrant son mouchoir sur la bouche). Serge, il est fou!... il va trahir!... fais ton devoir! serge (retenant les mains d'Egor). Que veux-tu dire? véra. Il vaut mieux qu'il meure. Agis! Serge. Véra! véra. Je te l'ordonne au nom de nos frères, au nom de la Russie souffrante, humiliée et outragée. Cet homme doit mourir. Serge. Mais comment? véra. Etouffe-le! hâte-toi! Je l'empêche de crier. Serge. Oui. Qu'il meure!... Il le faut! il le faut ! véra. Hâte-toi donc ! Serge. Il résiste encore. véra. Appuie plus fort. Serge. Tu es terrible. Mes forces sont à bout. véra. Appuie donc!... C'est fini... Je crois qu'il ne respire plus. Serge. Mon frère!... Mort!... Ah! Véra, qu'avons-nous fait? véra. Notre devoir, Serge. Serge. Egor!... Ce n'est plus qu'un cadavre. Horreur! horreur! Je me fais horreur!... Regarde, Véra, son bras a remué. véra. Illusion. Il est immobile. Il est bien mort. Serge. Ces mains-là l'ont tué. Comment ai-je pu le faire, Véra? Je l'aimais mille fois plus que la vie. Es-tu insensible ? Non, tu pleures. Que n'ai-je pu mourir à sa place! Regarde-le, Véra! qu'il est beau! Quel noble visage ! Et c'est moi qui l'ai tué ! Oh ! oh ! oh ! Il faisait trop de rêves. Ses pensées étaient trop capricieuses. C'était un poète, Véra, un poète égaré dans un âge de fer. Tu vois ses boucles blondes? Quand j'étais enfant, je les roulais sur mes doigts et il riait. Sa bouche était si fraîche ! Je l'ai tué! Et tu es là à me regarder sans rien dire. Je te fais horreur, n'est-ce pas? Oui, éloigne-toi! Détourne-toi d'un fratricide! véra. Pauvre ami, comme tu l'aimais ! Serge. Vois ! ses yeux me regardent comme s'il vivait encore. véra. Calme-toi. Tu as fait ton devoir. Serge. Mon devoir ! oh ! véra. Le salut du peuple russe exigeait cette victime. Songe aux victimes innombrables des réactionnaires. Serge. C'était mon frère! Et je l'ai tué ! véra. Serge, c'est toi qui souffres. serge (éclatant en sanglots). Je l'ai tué. Je l'ai tué, te dis-je (il ouvre la porte et se met à crier) J'ai tué mon frère! J'ai tué mon frère! véra. Serge, tu deviens fou ! serge (criant). Je suis un misérable ! Tuez-moi ! Tuez-moi! J'ai tué mon frère ! (Entrent précipitamment le gardien, Vemployé,puis Raguine et le directeur de la prison.) serge (accablé et sanglotant encore). Je l'ai tué. Il était si bon et si beau ! Mais il tra- hissait. (Le gardien et l'employé lui passent les menottes.) le directeur (à Véra). C'est votre œuvre, cela ! véra (montrant Raguine). Voilà l'assassin. raguine (agenouilléprés du cadavre). O Dieu tout-puissant, reçois ce noble enfant dans ton sein. Il est mort pour son pays. Et pardonne à la Russie, où les frères tuent leurs frères. véra. Serge, regarde cet homme! C'est à cause de lui et de ses pareils que les frères tuent leurs frères. Serge. O Véra, nous sommes tous coupables. FIN. MUSÉE DE LA LliltHÀlURE EDITIONS DE Iifl BELGIQUE Artistique & IiittéPaife Paul ANDRÉ : Delphine Fousseret, roman....... 3 5o Louis DELATTRE : Fany, comédie en trois actes....... 2 oo Louis DUMONT-WILDEN : Les Soucis des derniers soirs, dialogues . . 2 oo Iwan GILKIN : Étudiants Russes, pièce en trois actes. ... 3 5o Valère QILLE : Ce n'était qu'un Rêve, comédie féerique en un acte, en vers............ 1 25 Henri LIEBRECHT : Cœur-de-Bohême, comédie fiabesque en un acte, en vers........... . • 1 25 F.-C. MORISSEAUX & H. LIEBRECHT : L'Effrénée, comédie en quatre actes..... 2 00 Edmond PICARD : Trimouillat et Méliodon, vaudeville satirique en un acte........................2 00 Cari SMULDERS : Les Feuilles d'or, roman........ 3 5o Horace VAN OFFEL : Les Intellectuels, pièce en trois actes .... 3 5o ENVOI FRANCO CONTRE BON-POSTE 26=28, Rue des Minimes, à BRUXELLES