Albert Giraud Hors du Siècle ; # PARIS Léon VANIET^ éditeur ig, Quai Saint-Michel, 19 MDCCCLXXXVIIt Il i >1 Hors du Siècle Il a été tiré de HORS DU SIÈCLE : 3 exemplaires sur papier impérial du Japon, exemplaires sur papier de Hollande Van Gelder. 250 exemplaires sur papier vélin. Albert Giraud Hors du Siècle PARIS Léon VANIET^ éditeur 19, Quai Saint-Michel, 19 MDCCCLXXXVIII Hors du Siècle Hors du Siècle Oh! que n'ai-je vécu, l'esprit fier, l'âme forte, Sous la neigeuse hermine ou le fauve camail, Dans ces siècles vermeils dont la lumière morte Allume encore en moi des splendeurs de vitrail. Car le poète alors, en croupe sur les races, La Muse était la sœur auguste de l'Épée ; Les strophes ressemblaient à de clairs escaliers Où montaient dans un faste et des feux d'épopée Des vers casqués d'argent comme des chevaliers. Les poètes nimbaient la mémoire des princes: Plus d'un leur doit la pompe où sa majesté dort ; L'empereur ébloui leur donnait des provinces Et faisait à leur col flamber la Toison d'or. Puis entre des soldats, des prêtres en étole, Dans les flots d'un cortège écarlate de rois, Il les menait cueillir la palme au Capitole, Salués des drapeaux, des aigles et des croix. Et le peuple, gardant au fond de ses prunelles Leurs masques léonins parmi les encensoirs, Contemplait longuement leurs ombres solennelles Passer et repasser dans la braise des soirs. Puisque je n'ai pu vivre en ces siècles magiques, Puisque mes chers soleils pour d'autres yeux ont lui, Je m'exile à jamais dans ces vers nostalgiques Et mon cœur n'attend rien des hommes d'aujourd'hui. La multitude abjecte est par moi détestée, Pas un cri de ce temps ne franchira mon seuil ; Et pour m'ensevelir loin de la foule athée, Je saurai me construire un monument d'orgueil. Je travaillerai seul, en un silence austère, Nourrissant mon esprit des vieilles vérités, Et je m'endormirai, bouche pleine de terre, Dans la pourpre des jours que j'ai ressuscités. Et maintenant crie\! Faites vos choses viles! D'autres hommes viendront : Ceci sera changé. Vous aurei contre vous jusqu'au pavé des villes! D'autres hommes viendront, et l'Art sera vengé! Votre cité stupide aura ses funérailles : Vous entendre\ la voix lugubre des tocsins. Les bombes éclater par dessus vos murailles, Et votre dernier soir pleurer dans les buccins ! Vous entendre\ encor la fanfare des sacres S'envoler au devant d'un prince tout puissant; Foz« reverre\ encor le soleil des massacres Rougir ses lèvres d'or dans les mares de sang! Vous reverreç encor les joyaux séculaires S'injecter de carnage au milieu des soudards, Et passer en claquant sur les fronts populaires L'essor vertigineux et fou des étendards. Et ces rumeurs d'un jour, ces flammes éphémères, Ces sabres, ces rubis, ces gloires s'en iront Inspirer sourdement dans le ventre des mères La haine de ce siècle aux enfants qui naîtront ! Rencontre — Je reviens d'un voyage au cher pays des lèvres, Au pays des baisers d'un siècle, de là-bas : Crépuscule des chairs, torches roses des fièvres, Tout s'est fané, tout s'est éteint, et je suis las. — De ce même pays des torches et des fièvres, Du pays du baiser séculaire, là-bas, Du pays de la chair, du cher pays des lèvres Je reviens comme toi, comme toi, je suis las. — Qu'avons-nous rapporté de cet amer voyage? — Rien qu'un impitoyable et stérile veuvage, Qu'un mauvais compagnon d'exil et de prison! — Aimons-nous cependant, ô ma pauvre âme lasse, Aimons-nous doucement, lentement, à voix basse, Sans éveiller celui qui dort dans la maison. Silence Je voudrais inventer des mots frêles et doux Pour parler à tes sens pendant les heures brèves, Où les mains dans tes mains, assis à tes genoux, Je regarde en tes yeux l'infini de mes rêves; Des mots mystérieux, fleuris et palpitants, Pleins d'humides parfums et de glauques murmures, Qui ressemblent au ciel renversé des étangs Frôlés par le sommeil des nocturnes ramures; Des mots pareils à ceux que de lointains gosiers Susurraient dans les soirs songés par Cimarose, Comme un souffle alangui de suaves rosiers Où lentement se meurt, feuille à feuille, une rose ; Des mots d'un ope'ra triste et sentimental, Dont la vibration magique réalise La plaintive chanson des coupes de cristal Où se pleure à jamais l'âme de Cydalise. Et cependant aucun de ces mots long voilés, Aucun mot virginal ne vaudrait l'indolence De nos profonds regards l'un par l'autre étoilés, Ni l'ombre de nos coeurs où chante le silence. L'Orgue Quand le soleil de'chu, comme un aigle blessé, Eclabousse de sang la nuit qui vient de naître, Le corps endolori, j'entr'ouvre ma fenêtre, Pour confronter mon âme avec le ciel glacé. Le crépuscule parle à mon rêve insensé Des amours éternels qu'il ne doit point connaître; La fébrile douceur de l'ombre me pénètre, Et j'écoute gémir un vieil orgue lassé. O musique navrée, obsédante, équivoque! Ton obstination douloureuse m'évoque Le lointain désespoir d'un cœur contemplatif. Je ne t'entends jamais, par un soir d'apathie, Sans revoir longuement dans mon esprit plaintif Les grands yeux suppliants des chiens que l'on châtie. La Voix brisée Lorsque j'entends mourir ta voix crépusculaire. Pleine d'espoirs déchus, d'angoisse et de rancœur, Je comprends que l'hiver est assis dans ton cœur; Car ta parole étrange, à la fois sombre et claire, Où se parle tout bas un douloureux secret, Ressuscite pour moi les immenses murmures Qu'aux premiers soirs du monde exhalaient les ramures D'une mystérieuse et neigeuse forêt ; Et son timbre m'évoque une eau triste et lassée Qui regarde sans voir, à travers le brouillard, Souvenir de printemps dans l'âme d'un vieillard, La morne assomption d'une lune glacée. La Voix chère Comme un bourdonnement d'invisibles abeilles Ivres des vins du soir et du parfum des fleurs, Ta douce voix murmure en songe à mes oreilles, Ta douce et longue voix apaise mes douleurs, Comme un bourdonnement d'invisibles abeilles Ivres des vins du soir et du parfum des fleurs. La fraîcheur des ruisseaux, la jeune chair des roses, La mousse des forêts et l'haleine du thym Chantent dans la lumière entre tes lèvres roses. Tu verses dans mon cœur, comme un écho lointain, La fraîcheur des ruisseaux, la jeune chair des roses, La mousse des forêts et l'haleine du thym. Mais sous l'orgueil du sang, des mots fiers et splendides Se cabrent dans ta voix comme des étalons! Un rêve inviolé fleurit tes yeux candides; Ton rire a la langueur des anciens violons ; Mais sous l'orgueil du sang, des mots fiers et splendides Se cabrent dans ta voix comme des étalons! Roulant la moire et l'ambre en ses ondes sonores, Ta voix m'évoque un fleuve éclatant et vermeil Où cinglent, imbibés de couchants et d'aurores, Des vaisseaux somptueux tout noirs sur le soleil. Roulant la moire et l'ambre en ses ondes sonores, Ta voix m'évoque un fleuve éclatant et vermeil. Et les profonds secrets qui dorment dans son ombre Ont l'étrange lueur de très vieux ostensoirs Qui s'illumineraient sous l'éclair riche et sombre Des grands autels pensifs dans la pourpre des-soirs. Et les profonds secrets qui dorment dans son ombre Ont l'étrange lueur de très vieux ostensoirs. Dimanche soir A Henry Maubel. La campagne est muette, et l'horizon s'endort. Les rêves du passé tournent dans la lumière ; Le soleil agonise, et comme une poussière, Disperse au fond du ciel sa pensive âme d'or. Les rêves du passé tournent dans la lumière ; La campagne est muette et l'horizon s'endort. Loin, très loin, tout là-bas, dans la paix du dimanche, Comme un cœur solitaire effrayé par la nuit Et prêt à se briser d'amertume et d'ennui, Lentement, lentement un vieil orgue s'épanche, Comme un cœur solitaire effrayé par la nuit, Loin, très loin, tout là-bas, dans la paix du dimanche. O cruelle douceur -des baisers défendus ! O douce cruauté des lèvres qui dédaignent! Je vous entends vibrer dans ces rhythmes qui saignent, Vous êtes un rappel des paradis perdus, O douce cruauté des lèvres qui dédaignent! O cruelle douceur des baisers défendus ! On dirait une voix pleurant la mort de l'heure... Un soir pareil luira pour vous, ô mon amour! Où la morne distance et la chute du jour Vous parleront de moi dans un orgue qui pleure ! Un soir pareil luira pour vous, ô mon amour!... On dirait une voix pleurant la mort de l'heure!... Résignation J'ai lutté contre moi, j'ai crié, j'ai souffert, Esseulé dans la nuit de mon âme blessée, Et, ma vie en lambeaux, je sors de mon enfer, Car j'ai trouvé l'enfer au fond de ma pensée. Je comprends aujourd'hui que mon rêve était fou, Que mon amour d'automne était presque une offense, Et j'arrache à jamais de mon cœur, comme un clou, Le tragique désir d'une impossible enfance. Et je t'offre ces vers, ô mon glaive ! ô ma croix ! Semblables à des soirs de Noël, blancs et calmes, Où plane vaguement, dans l'azur des cieux froids, La palpitation souveraine des palmes; Ces vers d'un méconnu, ces vers d'un résigné, Ces vers où ma douleur devient de la lumière, Ces vers où ma tendresse a longuement saigné Comme un soleil couchant dans l'or d'une verrière. Pareil à ces bateaux qui portent sur leurs voiles L'emblème vespéral de la Reine des mers. J'ai hissé ton image au sommet de mes vers, Pour braver la tempête, Ame pleine d'étoiles ! Mes désirs allumés et mes extases vierges, A travers la vapeur violette des soirs, Brûlent vers tes autels comme des encensoirs, Ame pleine de chants, de vitraux et de cierges! Et par delà le temps, Esprit doux et farouche ! Par delà l'heure vaine et le monde oublieux, Dût l'éternelle nuit s'enfoncer dans mes yeux, Le silence éternel s'enfoncer dans ma bouche, J'en jure par ta gloire et tes eucharisties : Rien ne pourrait en moi tuer ton souvenir. Et j'irais de nouveau t'aimer dans l'avenir, Ame pleine de ciel, de palmes et d'hosties ! Mystère Nul n'entendra jamais, ô douceur! ô mystère! Orgueil mélancolique et fier renoncement, O toi, ma chère joie, ô toi, mon cher tourment, Le nom que te donnaient les enfants de la terre. Je mourrai loin de toi, nocturne et solitaire, Ton image en mes yeux, fidèle à mon serment; Je conduirai tout bas mon propre enterrement : Le silence m'enivre et mon cœur sait se taire. \ Adieu Si la peur de la chair s'est dressée entre nous, Et si je ne dois plus t'étreindre, ô ma chimère ! Si nous nous séparons avant cette heure amère Où les baisers humains se font méchants et fous, Je n'en dirai pas moins ta messe à deux genoux, Toi l'aïeule et la sœur, la maîtresse et la mère ! De toutes les douceurs de ton corps éphémère J'écrirai quelque jour mon sonnet le plus doux. Venant de loin ma voix te semblera joyeuse ; Et je te chanterai sur la lyre soyeuse De Pierre de Ronsard et de Remy Belleau : Et mes strophes seront la sonore fontaine Où tu te pencheras plus belle et plus hautaine, Comme un rêve de fleur qui se mire dans l'eau I Tes yeux Tes yeux verts sont pareils à des eaux printanières Où rit le rire vaste et sauvage du vent; J'y regarde passer, ainsi que des bannières, De beaux rêves d'or vierge et de soleil levant. Mais parfois la science y met sa solitude, Et l'on y voit penser dans l'ombre, avec terreur, Captives à jamais de la même attitude, De hautaines douleurs de mage et d'empereur. Roses d'Enfer Voix de mon sang qui pleure, et vous, voix de ma chair, De ma chair pantelante et folle! Voix pensives Plus hautes que le cri des houles convulsives, Taisez-vous, longues voix d'un passé triste et cher! Taisez-vous, longues voix! Voix des fleurs paresseuses! O voix, velours des voix, voix des fleurs d'autrefois Qui rêviez dans sa chair, qui chantiez dans sa voix, Voix des jasmins lascifs et des roses mousseuses, Taisez-vous! Je tairai ma honte et ma rancœur. Le silence et l'hiver sont entrés dans mon cœur : Il neige du silence en mon cœur vaste et sombre. Neige, neige, ô silence, et tâche de couvrir Ces roses de l'enfer trop lentes à mourir, Et mon unique amour crucifié dans l'ombre. Départ Tes regards mouillés et bleus, Où dort un gouffre mystique, Ont les lointains fabuleux D'une douce Adriatique. Leur ciel languide est si pur, Leurs flots tendres sont si vagues, Que je crois voir dans l'azur Des bleuets fleurir les vagues. Aurore Lorsque, dans la clarté flambante des métaux, S'avance le cortège où les saintes Maries, Portant leur diadème œillé de pierreries, Oscillent doucement sur de blancs piédestaux; Pour célébrer leurs cœurs transpercés de couteaux, On jonche le pavé de guirlandes fleuries Exhalant le parfum de leurs tiges flétries Vers les Vierges debout dans l'orgueil des manteaux. — Ainsi j'avais semé sous les pas de la Femme Les roses de ma vie et les lys de mon âme : La flore adolescente et neuve des vingt ans. Mais la Reine, d'aurore et de gloire embrasée, Passa dans la musique exquise du printemps Sans respirer l'odeur de mon âme écrasée! Soir de province Comme un pâle bouquet de jasmins et de roses, Le grand ciel s'est fané dans les langueurs du soir, Et la nuit souveraine, ainsi qu'un fleuve noir, Submerge lentement le sommet des toits roses. Le grand ciel s'est fané dans les langueurs du soir Comme un pâle bouquet de jasmins et de roses. Les douces lèvres d'or du soleil aboli Rêvent sur le sourire éteint de la rivière. Baiser ! Tremblant baiser d'azur et de lumière ! Dans une immensité de silence et d'oubli, Rêvent sur le sourire éteint de la rivière Les douces lèvres d'or du soleil aboli. Les fenêtres d'antan regardent ma misère, Avec le long regard des yeux que j'ai fermés. Cristal des jours heureux! Parfum des cœurs aimés! Ames des parents morts tendres comme un rosaire! Avec le long regard des yeux que j'ai fermés Les fenêtres d'antan regardent ma misère. Le Dauphin i Loin de ce siècle obscur, au fond de ma mémoire, Où d'anciens jours vécus m'éblouissent encor Et regardent mon âme avec leurs braises d'or, En un soir somptueux, où des fleuves de moire Roulent superbement vers le couchant vermeil Les fleurs du crépuscule et le sang du soleil, Au balcon d'une vieille et royale demeure Dont les vitraux pensifs, glorieux et lointains, Evoquent la splendeur des missels byzantins, Je revois, dans la mort ineffable de l'heure, S'accouder un gracile et rose enfant princier Qui pleure d'être heureux, et dont la tête lasse Plie adorablement sous l'orgueil de sa race, Comme sous un tragique et trop pesant cimier, Et qui vierge, et déjà fatigué de la femme, Semble, 1 enigmatique et si frêle dauphin ! Prier le ciel d'été de lui montrer enfin Le songe de son cœur à travers une flamme, Pendant que la couleur de ce soir fier et doux, Où se plaint un appel de clairons nostalgiques, Caresse le duvet de ses lèvres magiques, Et s'attarde en rêvant sur ses longs cheveux roux. II Dors en paix dans l'oubli des hommes, bel enfant! Dors avec ton désir dans l'oubli triomphant, Loin de ce siècle vil et de ce monde athée, Et de tous ceux qui vont, l'âme déveloutée, Chercher éperdûment l'infini dans la chair! Tu revis en un cœur à qui ton cœur est cher, Et qui chante pour toi, comme un orgue mystique, A l'heure vespérale où le ciel extatique, Rose comme un brasier de grands lys enflammés, Nous fait penser à ceux que nous aurions aimés. Le Regret de l'enfance A Iwan Gilkin Rouges lèvres d'enfants, lèvres simples et pures, Qui buvez la jeunesse ainsi qu'une liqueur, Rouges lèvres d'enfants, lèvres simples et pures, Rouges lèvres d'enfants, pareilles à des mûres Dont le sang saignerait doucement dans mon cœur; Prunelles d'or brûlé, d'ambre ou de violette, Qui regardez le jour d'un regard étonné, Prunelles d'or brûlé, d'ambre ou de violette, Prunelles de vieil or et d'ambre où se reflète La joie inconsciente et frêle d'être né; Cheveux blonds et cendrés que le soleil effleure Longtemps après sa mort dans le ciel mordoré, Cheveux blonds et cendrés que le soleil effleure, Cheveux blonds et cendrés que les regrets de l'heure Caressent vaguement d'un amour ignoré; Mains royales où dort le désir des étreintes, Vous qui n'allumez pas la lampe de Psyché, Mains royales où dort le désir des étreintes, Mains jointes qui priez vers l'extase des saintes, Qui ne connaissez pas les fièvres du péché; Chairs roses qui chantez le triomphe des roses, Les splendeurs de la sève et les gloires du sang, Chairs roses qui chantez le triomphe des roses, Chairs toses qui rêvez dans la beauté des choses Et fleurissez les yeux éblouis du passant, Comme vous faites mal à ces âmes trop mûres, A l'automne plaintif de ces coeurs épuisés, Comme vous faites mal à ces âmes trop mûres Qui sentent se rouvrir leurs anciennes blessures Et qui meurent tout bas du néant des baisers ! Lohengrin A Hector Chainaye O douce voix d'enfant, pleine de chanterelles, Chante dans la lumière autour de mon chevet ! Ton rire, comme un vol soyeux de tourterelles, Laisse neiger en moi son tiède et blanc duvet. O douce voix d'enfant, pleine de chanterelles, Chante dans la lumière autour de mon chevet! Regards sablés d'argent, couleur d'ardoise humide, Semblables à des lacs sous des cieux violets, Égayez lentement de votre azur timide La candeur du matin qui bleuit mes volets, Regards sablés d'argent, couleur d'ardoise humide, Semblables à des lacs sous des cieux violets! Rafraîchissez mon sang, lèvres ! Roses mousseuses Qui parfumez le cœur en caressant les yeux! Eclairez-moi du jour de vos chairs paresseuses ! J'ai trop pensé, la nuit, et je me sens très vieux. Rafraîchissez mon sang, lèvres! Roses mousseuses Qui parfumez le cœur en caressant les yeux ! Comme un rouge brasier qu'attriste la chimère De voir jaillir un lys de ses tisons flambants, Je t'appelle du fond de ma joie éphémère, Tête royale et pâle aux longs cheveux tombants, Comme un rouge brasier qu'attriste la chimère De voir jaillir un lys de ses tisons flambants! C'est Lohengrin enfant qui, traîné par des cygnes, Vogue vers ma douleur comme vers son Eisa. Bannissant à jamais les souvenirs indignes Des cœurs tumultueux que la vie épuisa, C'est Lohengrin enfant qui, traîné par des cygnes, Vogue vers ma douleur comme vers son Eisa. Toi qui ne connais pas, mais dont l'âme devine Le vague et pur amour de Caïn pour Abel, Ouvre-moi le berceau de ta blancheur divine, Enfant miraculeux, cher enfant maternel, Toi qui ne connais pas, mais dont l'âme devine Le vague et pur amour de Ca'in pour Abel, Répands sur l'incrédule et sur le misérable Les pardons ignorants qui pleuvent de tes mains ! J'écoute la chanson de ta bouche adorable Comme un murmure en fleur d'invisibles jasmins. Répands sur l'incrédule et sur le misérable Les pardons ignorants qui pleuvent de tes mains! L'Horizon qui chante Gare nocturne La gare est nostalgique avec ses beaux pavois, Ses fanaux de couleur aux clartés solennelles, Pareils, dans la nuit vaste, à de fixes prunelles Epiant le profil sinistre des convois. Dans la banalité de la foule je vois Passer rapidement des âmes fraternelles ; Mais le brusque rideau des ombres éternelles Me ravit à jamais leur visage et leur voix. Un spleen surgit alors des choses suggestives, Et du tragique appel que les locomotives Jettent comme un adieu vers les pays quittés. Et je traduis en moi les signaux que l'on sonne Par ces mots sans espoir lentement répétés : Personne ne m'attend et je n'attends personne! La Peur du voyage A Eddy Levis Sous le pont suspendu qui coupe en deux le soir, A travers le fracas, les feux et les fumées, Je regarde passer, les vitres allumées, Un train vertigineux comme un vaste éclair noir. De tunnel en tunnel de grands fanaux simulent. Dans la rapidité de leurs scintillements, Un jet éparpillé de roses diamants D'émeraudes en flamme et de rubis qui brûlent. Sous leur clarté bougeante obscurément reluit Le sinistre réseau des rails dans les ténèbres, Pareils à des chemins rigides et funèbres Vers les gueules de l'ombre et l'horreur de la nuit. Le ciel est orageux et l'atmosphère lourde; Le télégraphe pleure et tourmente ses fils; Et les convois ont pris d'inquiétants profils Œillés lugubrement d'une lanterne sourde. Il monte jusqu'à moi d'âcres exhalaisons De houille, de goudron, de bitume et de soufre Qui suggèrent en foule à mon esprit qui souffre De lucides climats et de fiers horizons. La distance et l'espace ont d'étranges musiques, Grêles comme un soupir du vent dans les roseaux, Vibrantes comme un vol de nocturnes oiseaux, Douces comme la voix lointaine des phthisiques. Ces fanaux, ces relents, ce décor solennel, Le sifflement aigu de ces locomotives, Cet immense horizon, ces musiques plaintives Chantent la volupté du voyage éternel. C'est là-bas que j'irais, ô mon âme blessée! Découvrir un pays d'où je suis exilé; Et ce vague désir, comme un cristal fêlé, Enigmatiquement tinte dans ma pensée. Comme le souvenir d'un monde antérieur, Je subis le pouvoir de ces noms nostalgiques Dont l'euphonie emplit de visions magiques % Le songe lumineux de l'œil intérieur. O mes fleurs d'Allemagne, Heidelberg et Coblence ! O mon rêve d'étude et de sérénité! Ne m'attendez-vous pas, dans l'or des soirs d'été, Quand l'odeur des tilleuls parfume le silence? Il existe en Norwège un beau golfe gelé Où le soleil d'hiver rit sur la neige rose, Pareil au pur reflet d'une invisible rose Sur la froide clarté d'un lys inviolé. Je devine en Ecosse un lac plein de mystère. Qui renverse la nuit dans des flots étoilés, Où semblent s'échanger de longs regards voilés Entre les yeux du ciel et les yeux de la terre. Et je sais à Stratford des bois shakespeariens, Où les cygnes pensifs, sur les eaux taciturnes, S'imaginent revoir dans les blancheurs nocturnes Le fantôme appâli des cygnes anciens. L'Aveugle Par la lucarne ouverte, à l'heure coutumière Où les hommes du port regagnent leur maison, Immobile et muet, les yeux à l'horizon, Il regarde sans voir la mort de la lumière. 4 Un rayon poussiéreux dans le logis obscur, Comme un ruban de feu traversant les ténèbres, Éclaire vaguement les grands gestes funèbres Et le profil d'un Christ éployé sur le mur. Dans l'infini du soir, exhalant des reproches Vers le soleil défunt disparu sous les flots, L'âme des cloches pleure, en de lointains sanglots. Lentement, doucement, pleure l'âme des cloches. Et toujours il est là, tragique, hypnotisé Par l'horreur du silence et de la solitude, Figé dans la farouche et superbe attitude Qu'imprime aux êtres fiers un beau rêve brisé. C'est un vieux matelot qui vit des jours épiques, Sur qui chanta la joie immense de la mer, Et qui, trente ans, vogua dans l'ivresse de l'air, Des docks de la Tamise aux îles des Tropiques. Adieu l'odeur du sel et les souffles marins ! Adieu l'essor géant des voiles palpitantes! Adieu les grands tillacs aux couleurs éclatantes Semblables dans l'azur à d'énormes cyprins ! A travers la stupeur de ses mornes prunelles, Où s'enfonce aujourd'hui la vaste cécité, Il regarde couler le vide illimité, Comme un autre océan aux vagues éternelles. Il songe, et la lueur incertaine qui luit, Vespérale et sinistre, au fond de ses yeux ternes, Évoque le miroir aveugle des citernes Où vient sous les deux morts se contempler la nuit. Son oreille s'affine, et les rumeurs sans nombre De la vie inquiète et du soir frémissant Dans ses cheveux dressés passent en croassant Comme un vol d'oiseaux fous sur les houles de l'ombre. Oh ! si quelqu'un pouvait déchiffrer le secret De ces globes rongés par une lèpre immonde, Et dardés pour toujours sur le néant du monde, Chimère de Rembrandt! Dis-moi ce qu'il verrait? Il y verrait la cale, où de lourdes amarres, Qu'anime affreusement la masse de leur poids, S'enroulent dans des lacs de bitume et de poix, Comme un nœud de serpents dans la vase des mares; Des caveaux empestés et des abîmes gras ; De visqueux escaliers où la flamme des lampes Jette un pâle reflet de poisson sur les rampes Et frôle d'un éclair le sommeil mou des rats; Et puis, dans cet enfer plein d'ordure et de boue, La fauve éclosion d'un fantôme vermeil ; Des zébrures de moire et des fleurs de soleil Imitant les tons roux des vieux cuirs de Cordoue ; Un bouquet lumineux de chaudes floraisons Qui, dans l'obscurité des cachots léthargiques, Éparsèment le jour de leurs feuilles magiques, Et comme un lierre ardent grimpent sur les cloisons; Les obliques lueurs allumant par flambées, Sur l'étincellement des cuivres embrasés, Des langues d'incendie et des éclats bronzés Pareils, dans la pénombre, à l'or des scarabées : L'espace magnétique illuminé d'oiseaux, Les trois-mâts solennels ouvrant leurs écoutilles Aux moussons paresseux de la mer des Antilles, Et buvant les parfums qui traînent sur les eaux ; Et les soirs suggestifs où les grands soleils roses, Noyés dans la rougeur du gouffre éblouissant, Semblent avec leurs jets de lumière et de sang Des volcans sous-marins qui lanceraient des roses! A une femme de quarante ans Dans tes grands yeux, emplis de chaude obscurité Où luisent vaguement les secrets de la vie, J'ai puisé pour toujours la chimérique envie D'un suprême plaisir que je n'ai point goûté. L'arome capiteux de ta maturité Enivre puissammerft ma chair inassouvie, Et du fond du passé mon âme est poursuivie Par l'éternel regret de ta virginité. J'ai souvent jalousé, par les soirs pacifiques, Les vaisseaux attirants, lassés et magnifiques Dont l'orgueil du retour solennisait les mâts, Et qui semblaient traîner, derrière leurs antennes, Une émanation des ciels et des climats Qu'ils avaient respirés dans leurs courses lointaines. Le Charme de la Mer A Léon Cladel Bien mieux qu'une maîtresse, ô mer, tu me possèdes : Ta présence mystique occupe mes yeux clos; Tu roules l'infini dans chacun de tes flots, Et par tes horizons inquiets tu m'obsèdes. Je me souviens toujours de la première fois, Du jour déjà lointain où je t'ai regardée : Une vague emporta mon âme, et l'a gardée ; Je pense me revoir, lorsque je te revois. Je t'aime au point du jour, sous les brouillards moroses Que déchire soudain le quadrige vermeil Auquel sont attachés par des nœuds de soleil Les chevaux du matin, frappés d'écumes roses. A midi, sous un ciel d'argent vertigineux, J'aime le chant superbe exhalé par tes lames, Et j'imagine ouïr, dans l'or vert de tes flammes, Le ronflement puissant d'un orgue lumineux. Et quand le soleil meurt sous un éclair d'épée, Je t'aime avec souffrance, et je tremble de voir, Ensanglantant les eaux pacifiques du soir, Rouler en bas du ciel cette tête coupée ! Et plus sinistrement de toi je suis épris, Lorsqu'à travers l'horreur des nuits phosphorescentes, Comme un hideux cadavre aux chairs déliquescentes, Tu lances des reflets splendides et pourris. Mais surtout je t'adore en ces heures profondes, Où, sur le riche azur des lointains alléchants, Et parmi les adieux, les vivats et les chants, Appareille un vaisseau qui gagne d'autres mondes. Je me figure alors des pays fabuleux, Des îles de parfums vibrant dans la lumière; Et mon âme voudrait tenter une croisière, Et plonger longuement vers les horizons bleus. Ainsi toujours je t'aime, ô symbole tragique, O murmurant miroir des humaines douleurs, Qui par un vague appel de sons et de couleurs Invites doucement mon esprit nostalgique! Une immense paresse envahit mon cerveau : Ma chair inconsciente est à toi fiancée; Sur l'aile des pétrels s'envole ma pensée, Et j'ai perdu mon rêve et ma soif du nouveau. Toujours je te contemple, et ma tête se vide : Je n'aime plus, je n'agis plus, je ne vis plus. La vague emporterait tous mes êtres élus, Je ne la suivrais pas d'un regard plus avide ! Quand tu pleures, je pleure, et quand tu ris, je ris'; Ma joie est un soleil nageant sur tes eaux claires ; Les tempêtes du ciel sont mes seules colères, Tes naufrages, les seuls que mon cœur ait compris. La nature et la mort sont les seules mamelles Où tendent les assauts de tes vastes baisers : Bientôt, dans ses plaisirs toujours inépuisés, Nous confondrons enfin nos deux âmes jumelles. J'écoute les esprits invisibles de l'air Déferler jusqu'à moi sur ta houle géante, Et je sens à travers ma cervelle béante Lentement s'engouffrer, ô mer, toute la mer ! Spectacle intérieur dont mon amour s'enivre, Je vois voguer en moi de mystiques vaisseaux Montrant et dérobant sur l'infini des eaux Leurs tillacs rayés d'or, de cinabre et de cuivre. J'absorbe tous les soirs, en un rouge sommeil, L'horizon triomphal incendié de moires, Et, comme un chant aimé qui hante les mémoires, Je berce, après sa mort, l'image du soleil. Le matelot rêvant qui veille sur la hune, Livrant sa chevelure au souffle des moussons, Me regarde élargir en lumineux frissons Le verdâtre reflet des fièvres de la lune. L'impassibilité de mes flots éployés Roule éternellement sur les glauques féeries, Et l'humide terreur des pâles pierreries Qui ressemblent aux yeux grands ouverts des noyés. Et souvent le plongeur entrevoit sous mes vagues, Dans un calme, un silence, un néant souverains, Des vaisseaux échoués que les astres marins Pénètrent de lueurs hypocrites et vagues ; Des végétations dont les rampants effrois, Pareils aux noeuds gluants de reptiles épiques, Enlacent goulument les ventres hydropiques Des nageurs engloutis dans les abîmes froids; Et les débris pensifs de villes qu'on ignore, Où chantaient autrefois les buccins belliqueux, Et qui sont habités par des poulpes visqueux Au regard immobile étoilé de phosphore ! \ } .1. i ' A une Vierge gothique Je voudrais inventer des mots religieux, Semblables aux couleurs dont les maîtres gothiques Spiritualisaient le lointain des tryptiques, Pour peindre l'infini qui pleure dans tes yeux. Au fond de leur azur chaste et mystérieux Les désirs obsédants des trépas extatiques Surgissent à l'esprit comme ces croix mystiques Qui se lèvent en deuil sur la clarté des cieux. C'est pourquoi je t'érige, ô Vierge entre les vierges ! Un symbolique autel criblé d'or par les cierges, Où blanchira le jour de tes pieds surhumains ; Et mes strophes, de nard et de myrrhe allumées, Encenseront ta gloire en pensives fumées, Et pour toi je joindrai mes vers, comme des mains! A un Poète Ton livre est un miroir symbolique et puissant Que ton art a dressé pour les races futures, Et qui réfléchira leurs nouvelles tortures A travers des lueurs d'épouvante et de sang. Et quand l'immense horreur d'un monde finissant Aura débilité les plus fortes natures, Il renverra leur mal aux tristes créatures Qui crieront vers le ciel en se reconnaissant. Puis il disparaîtra dans l'infini des rêves, Et ses pâles débris, sur le sable des grèves, Retrouvés quelque soir par les peuples tardifs, Parleront vaguement de ces villes tragiques Dont la mer a noyé dans ses grottes magiques Le luxe douloureux et les joyaux pensifs. Le Clavecin A Georges Rodenbach C'était un clavecin triste, désaccordé, Avec son bois empli des choses anciennes, Et son clavier plaintif où des patriciennes Avaient de leurs doigts longs et pâles préludé. Sur l'ébène fleuri du meuble démodé, Pour parler tendrement à ces musiciennes, En son habit de soie et de valenciennes, Peut-être Buckingham s'était-il accoudé. 82 HORS DU SIÈCLE Tout un monde défunt, charmant, mélancolique, Dormait dans les parois de la frêle relique, Où rêvait la douceur d'un siècle enseveli. J'entr'ouvris l'instrument, et de mes mains dévotes Je jouai lentement de lointaines gavottes, Afin de réjouir l'âme du vieux Lulli. Le Spleen des lumières A Emile Van Arenbergh Tes sonnets sont pareils aux rubis séculaires Qui brûlaient sur le front superbe des tyrans. Et dont l'âme écarlate aux reflets fulgurants Eblouissait d'effroi les cerveaux populaires. Tristes comme la mort des cieux crépusculaires. Tes sonnets sont pareils à des yeux attirants Qui dans le vague iris de leurs globes souffrants Réfléchissent le sang des blessures solaires. Joyaux spirituels, qui, pour l'éternité, Serez victorieux de toute obscurité, Regards cristallisés dans l'orient des pierres; A travers un mensonge éclatant de couleurs, Vous symboliserez les humaines douleurs, Le néant du Soleil et le spleen des Lumières ! Curiosité A Iwan Gilkin Mieux que moi tu connais la curiosité Qui plonge le Poète en d'austères études, Et le pousse à chercher, au cœur des multitudes, Les secrets de la vie et de la volupté. Par l'intime douleur chaque masque est sculpté; Un remords pleure au fond des hères attitudes; Et tu trouves alors d'âcres béatitudes A troubler le passant dans son âme ausculté. Les Conquérants A Camille Lemonnier Ta gloire évoque en moi ces navires houleux Que de tiers conquérants aux gestes magnétiques Poussaient, dans l'infini des vierges Atlantiques, Vers les archipels d'or des lointains fabuleux. Ils mettaient à la voile en ces soirs merveilleux Où le ciel, enflammé de rougeurs prophétiques Verse royalement ses richesses mystiques Dans le cœur dilaté des marins orgueilleux. Et les hommes du port, demeurés sur les grèves, Regardaient s'enfoncer les mâts, comme des rêves, Dans l'éblouissement de l'horizon vermeil ; Et leurs cerveaux obscurs, à la fin de leur âge, Se rappelaient encor le splendide mirage De ces grands vaisseaux noirs entrés dans le soleil. A un Poète mort O vieux Maître expiré dans la raideur farouche D'un glaive éblouissant qui survit aux combats ! Nous nous interdisons de venir sur ta couche Verser la lâcheté des larmes d'ici-bas. Nous saluons ton deuil avec des chants de fête; Nous suivons ton convoi d'un cœur stoïque et fort : Pour celui qui s'endort dans ta pourpre, ô poète! L'heure de la naissance est celle de la mort. Sous un nouveau soleil ton espoir vient d'éclore ; Ton sépulcre est pour nous un berceau triomphant : Car tu t'es envolé vers la suprême aurore, Superbe comme un Dieu, simple comme un enfant! Les Noces de Cana En ces temps abolis ou l'Ephèbe attristé, L'élu de Magdeleine et des femmes bibliques, A travers la splendeur des soirs évangéliques Traînait comme un manteau sa vaste charité, Distribuant à tous sa riche humanité, Parfois il s'asseyait aux noces faméliques, Et leur épanchait l'eau des fontaines publiques Changée en un vin pur empli d'éternité. Ainsi dans vos x-epas, petits rimeurs avares, Pâles buveurs d'eau claire, ennemis des vins rares Où dans sa robe rouge habite un dieu vermeil, Je vous présenterai de ma main despotique Une liqueur si fière en sa pourpre mystique Que vous semblerez boire un coucher de soleil! Le Sphinx A Hector Chainaye Les hommes ont raison : pour eux je suis fermé, Et pour eux rien d'humain ne pleure en ma pensée; Ma peine est au silence éternel fiancée : Ils ne connaîtront pas les êtres que j'aimai. Et quand j'avoûrais tout, quand j'aurais diffamé Le mystère où ma vie obscure est dépensée, Quand je dévoilerais ma chimère offensée, Leurs yeux s'aveugleraient à son vol enflammé. Eloignez-vous de moi : je suis plein de vertiges! Mon rêve est un abîme où tournent des prestiges, Où la lune blanchit des ossements rongés. Je suis un des derniers de la race divine, Et, mieux que les grands Sphinx dans l'énigme allongés, Mon âme engloutira celui qui la devine ! Les Ancêtres A Georges Eekhoud Au temps des Léliards et des têtes coupées, Quand la Flandre, à l'appel des tragiques beffrois, Noyait superbement les princes et les rois Dans le fleuve de sang des rouges épopées; Avant de se ruer aux larges équipées, Et pour se préserver des suprêmes effrois, Les Communiers baisaient, sous le geste des croix, O mon rude Poète! O cœur plein du passe'! Silencieusement dans ton oeuvre enfoncé, Gardant l'esprit flamand d'un mélange adultère, Jamais je n'ai relu tes livres sans y voir, Ainsi qu'en un cruel et splendide miroir, L'he'roique baiser de ces mangeurs de terre Les Tribuns Le peuple a vu passer des hommes énergiques, Au masque impérieux chargé de volonté, Parlant haut dans leur force et dans leur majesté Pour tirer du sommeil les races léthargiques. Jetant au vent du ciel des syllabes magiques. Leur verbe, qui vibrait d'une âpre charité, S'emplissait, pour venger l'idéal insulté, De glaives menaçants et de buccins tragiques. La foule a retenu leur nom mystérieux, Et le lance parfois en échos glorieux Dans l'acclamation d'une ardente victoire. Le marbre légendaire où vit leur souvenir S'élève sur le seuil éclatant de l'histoire, Et leur geste indigné traverse l'avenir. Sous les Borgia A Georges Destrée Dans le palais superbe, où de jeunes esclaves Enlacent leurs seins nus comme des raisins d'or, S'allume dans la braise ardente du décor L'embrasement vermeil de la fin des conclaves Près des pages en fleur lissant leurs toisons flaves Que les baisers du soir féminisent encor, Siègent dans l'écarlate et les appels de cor Les cardinaux romains rouges comme des laves. Ils adorent la chair comme un soleil levant; La voix surnaturelle et douce des eunuques Passe avec un frisson de plaisir sur leurs nuques ; i 1/ i S l Et les filles de Rome échevèlent au vent. Dans la nuit fantastique et fumeuse des porches, Leurs crinières de feu, semblables à des torches. 1 I Les Fauteuils Dans un cloître oublié de nos grèves natales, Loin des vaines rumeurs de ce temps blême et faux, Trônent de vieux fauteuils dont les bras triomphaux Enflamment puissamment l'ombre lourde des stalles. Évoquant la splendeur des époques brutales, Où les cœurs ressemblaient à des nids de gerfauts, Ils mêlent dans leurs cuirs des reflets d'échafauds Avec les soirs bronzés des mers occidentales. 104 HORS DU SIÈCLE -- jn ' Sacrés par le silence, alourdis de soleil, Ils regardent les feux de l'horizon vermeil Blasonner d'ambre et d'or les carreaux des fenêtres ; Le Portrait du Reître A Jules Destrée Sur le rêve effacé d'un antique décor, Dans un de ces fauteuils étoilés de clous d'or Dont la rude splendeur ne sied plus à nos tailles, Le front lourd de pensée et balafré d'entailles, Repose, avec l'allure et la morgue d'un roi, En un vaste silence où l'on sent de l'effroi, L'aventurier flamand qui commandait aux princes Et qui jouait aux dés l'empire et les provinces, Celui dont la mémoire emplit les grands chemins, Celui dont l'avenir verra les larges mains S'appuyer à jamais en songe sur l'Epée. Dans ses regards de cuivre on lit une épopée : Des fuites en plein vent d'enfants et de soudards, De grands soleils couchants hérissés d'étendards, Et des flaques de sang, de femmes et d'entrailles, Et l'essor de la gloire au dessus des murailles, Et les chevaux fumants cabrés vers les cieux fous! Oh! quel poids de mépris tu fais tomber sur nous. Rêveurs silencieux prisonniers de nos rêves, Toi dont le cœur battait sous les baisers des glaives, Et volait à la mort sous les drapeaux claquants ! Les hasards de la guerre et les rumeurs des camps, Les grelots des mulets, les cahots des guimbardes, Les danses de lumière au bout des hallebardes, Les doublons de la solde et les appels du cor, Toute une éblouissante aventure est encor Chantante autour de toi dans les ombres fleuries Que verse sur ton front l'orgueil des draperies. Monceaux de diamants, de vases florentins, Lacs de brocart et d'or à l'entour des festins, Vastes étoilements de seins nus, de chairs roses, Amours ivres vautrés dans du sang et des roses, Longs soirs vus à travers les vins orientaux, Tous ces grands souvenirs traînent dans tes manteaux. Et telle est ta magie aux feux du crépuscule Que notre esprit pensif superbement recule Vers les temps abolis et les hommes éteints, Et qu'éveillant en nous des ancêtres lointains, Tu fais, au plus profond de nos âmes paisibles, Sonner étrangement des clairons invisibles. Cuirs de Cordoue A Francis Nautet O cuirs couleur de feu, d'automne et de victoire ! Qui flambez dans la nuit d'un antique oratoire Où la lourde splendeur des jours passés s'endort, Mystérieux et roux comme de grands lacs d'or, O cuirs couleur de soir, de faste et d'épopée ! Vous rêvez longuement de ces traîneurs d'épée Qui, sur la braise en fleur de vos coussins gauffrés, Inclinaient autrefois leurs masques balafrés, Autour desquels nageait une odeur d'aventures. O cuirs qui flamboyez dans la paix des tentures ! Pareils à des couchants tragiques et houleux, Vous avez vu surgir des hommes fabuleux, Que les yeux de leur temps s'hallucinaient à suivre, Et qui, sur une mer d'incendie et de cuivre, O cuirs couleur d'orgueil, de guerre et d'horizon ! S'embarquèrent un soir de la chaude saison ; Et c'est pourquoi, puissants, fauves et chimériques, Vous conservez encor des reflets d'Amériques, Et vous songez dans l'ombre, éblouis et vermeils, O cuirs en qui survit l'âme des vieux soleils! L'enfant aux Lys Dans la chambre des lys, voluptueuse et sourde, Où s'amasse à longs flots la malsaine ombre lourde Des grands rideaux vineux qu'ensanglante le soir, Grisé par des parfums d'église et d'encensoir, Doucement le dauphin malade s'effémine, Regardant à ses pieds, pensif, neiger l'hermine Du tapis vespéral, silencieux et blanc, Où le vitrail étroit jette un reflet tremblant De lilas mensongers et de roses féeriques, Et rêve, l'enfant pâle, aux femmes chimériques Qui se dressent là-bas sur l'horizon vermeil. Et l'appellent des seins, debout dans le soleil. Renaissance A André Fontainas Avec le rêve ardent de ton regard cuivre', Où l'âme des clartés rit de se voir plus belle, Avec ta bouche en feu dans le duvet ambré De ta lèvre rebelle; r Avec ta peau hâlée, où l'orgueil de ton sang Allume une étincelle héroïque et méchante, Ton opulente voix au timbre éblouissant, Comme de l'or qui chante ; Ton nez d'oiseau rapace et ton masque indompté, La force de tes mains féminines et minces, Aux ongles acérés et pleins de volonté Comme en portaient les princes, Il te suffit de faire un geste aventureux, Pour qu'il ait à mes yeux la soudaine puissance D'évoquer en mon cœur, sous un ciel amoureux, Toute la Renaissance ! Et j'imagine alors un vaste palais clair Où des lacs de soleil dorment au pied des arbres, Et font à leurs reflets vivre comme une chair La chasteté des marbres. Je vois se dérouler de larges horizons Où, parmi les jardins baignés de vapeurs bleues, Sur la riche émeraude en flammes des gazons, Les paons lustrent leurs queues. Voici les cardinaux avec leurs familiers, Sous un dais de brocart tendu par des esclaves, Et leurs rouges manteaux sur les blancs escaliers Coulent comme des laves. Là, devant un vitrail aux lueurs d'ostensoir, Sur le balcon vermeil et dans des ombres roses, Les princesses en fleur hument le vent du soir Qui leur parle des roses. Et l'essaim chatoyant des mimes et des fous Éclate, s'éparpille et ricoche en cadence, Et l'on voit au travers des grands feuillages roux Cet arc-en-ciel qui danse ! La Mort d'Hunald Sur le lit vierge et blanc, jonché de lys nocturnes, De lys mystérieux, de grands lys taciturnes, Sous les rideaux pensifs où fleure un cher secret, Ses yeux frêles blessés par tes yeux, sans regret Des heures, sans regret des lèvres, sans envie De tromper le destin ni d'accepter la vie, Sans espoir d'un espoir, sans désir d'un désir, Déjà mort dans son âme il se laisse mourir; Et tandis que du soir tintent les cloches vaines, De ses fins ciseaux d'or l'enfant s'ouvre les veines. Calme et grave, très las, à soi-même étranger, Vaguement caressé par le rêve léger Qui lui haise le front de ses ailes neigeuses, Et ses regards obscurs, violettes songeuses, Contemplent la splendeur de son corps trop aimé Pleurer de longs rubis sur le lit parfumé, Et joyeux d'une joie étrange, la chair veuve, Il regarde jaillir le sang fier, comme un fleuve, Puis, sans même souffrir le tourment du pardon, Ayant tout oublié de toi, jusqu'à ton nom, Dans le luxe des flots et leur lente harmonie, Il écoute, en mourant, chanter son agonie. L'Annonciateur A Arnold Goffin Enfant désordonné, turbulent et nerveux, Dont rien ne peut fléchir la volonté hardie, Déjà l'on voit courir dans l'or de tes cheveux Des rêves d'incendie. D'ardents reflets de chair, de fournaise et de sang, Allumés dans les plis de tes lèvres vaillantes, Fardent superbement d'un fard éblouissant Tes pommettes saillantes. L'espoir de la maraude et du fruit défendu Et le pressentiment des balafres futures Redressent vers le ciel ton ne\ large et fendu De chercheur d'aventures. Ton front impérieux, farouchement bombé, Qui s'enflamme soudain de révolte et de rage, A les sombres lueurs d'un horizon plombé Où s'amasse un orage. Ta main italienne, au jeu souple et lascif, Par un vouloir tenace• à chaque instant crispée, Semble chercher partout d'un geste convulsif Le pommeau d'une épée. Rapides, frémissants, aiguisés de clarté, Pointus et barbelés comme des javelines, Tes regards chauds et roux tigrent l'obscurité De leurs flèches félines. Ta bouche sensuelle et lourde, où rit le jour, Rouge comme une plaie embrasée et profonde, Est tendue au devant de quel qu'immense amour Qui changera le monde ! Ta foi? La fantaisie! Et ta loi1! Le plaisir! Tes vastes appétits, sans attache et sans règle, Dans la foudre et l'éclair fondront sur leur désir Avec des serres d'aigle. Tu laisseras ton cœur, où dorment les aïeux, Vierge implacablement de tout rêve vulgaire, Battre dans ta poitrine, héroïque et joyeux Comme un tambour de guerre. Cher annonciateur des soldats qui naîtront, Du seuil déshonoré de ces temps impassibles, Salut! Je sens flotter et chanter sur ton front Des drapeaux invincibles! Va! Tu seras le chef des hommes qui demain Cloueront comme un hibou sur le bois de leur porte, Souffletée et brisée au seul vent de ta main, Notre chimère morte. • Va! tu n'auras souci ni du bien, ni du mal : Tu vivras sans penser dans un torrent de joie, Ignorant comme un Dieu, beau comme un animal, O fier enfant de proie! Et ton œuvre, écrasant d'un mépris mérité Tous les trieurs de mots à l'âme inassouvie, Confrontera le Rêve et la Réalité, Et l'Art avec la Vie! Table des Matières Table des matières Hors du Siècle Hors du Siècle..................................g L'Amour impossible Rencontre......................................15 Silence........................................17 L'Orgue......................................,9 La Voix brisée..................................21 La Voix chère..................................23 Emmanche soir..................................25 Résignation....................................27 A une âme....................................29 Mystère........................................o] Adieu........................................23 Tes yeux......................................35 Roses d'Enfer..................................37 Le Regret de l'enfance Départ.................................41 Aurore........................................43 Soir de province................................45 Le Dauphin....................................47 Le Regret de l'enfance.........'..... 4g Lohengrin. ... ........ ..........51 L'Horizon qui chante . Gare nocturne..................................57 La Peur du voyage..............................59 L'Aveugle......................................63 A une femme de quarante ans......................67 Le Charme de la Mer............................69 L'Art A une Vierge gothique............................77 A un poète....................................79 Le Clavecin....................................81 Le Spleen des lumières............................83 Curiosité......................................85 Les Conquérants................................87 A un Poète mort................................89 Les Noces de Cana..............................91 Le Sphinx......................................93 Les Ancêtres ; Les Mangeurs de terre............................97 Les Tribuns....................................99 Sous les Borgia..................................101 Les Fauteuils..................................103 Le Portrait du Reître...............105 Cuirs de Cordoue................................107 L'enfant aux Lys................................109 Renaissance....................................111 La Mort d'Hunald................................115 L'A nnonciateur L'Annonciateur.............. . . 119 oAchevé d'imprimer le i" février 1888 sous la direction typographique de M. Ed. De Winter par Madame Veuve Monnom imprimeur à Bruxelles pour M. Léon Vanier éditeur à Paris MUSÉE DE LA LITTÉRATURE