HL A /\5o£ HUBERT KRAINS Le Pain noir — noMAN — PARIS SOCIÉTÉ DV MERCVRE DE FRANGE XXVI, RVE DE CONDÉ, XXVI M G M IV MB --- LE PAIN NOIR HUBERT KRAINS Le Pain noir — ROMAN — PARIS SOCIÉTÉ DV MERCVRE DE FRANCE XX VI, R V E DE CONDÉ, XXVI M C M I V IL A ETE TIRE DE CET OUVRAGE : Sept exemplaires sur papier de Hollande numérotés de i à 7. EXEMPLAIRE N° 6 Drpits do traduction et de reproduction réservés pour tous pays, y compris la Suède, la Norvège et le Danemark. A MON VIEIL AMI EUGÈNE DEMOLDER L'auberge de l'Étoile — qui se trouvait sur la route de Iluy à Tirlemont — a été démolie quelques années après la construction du chemin de fer de Hesbaye-Condroz. C'était une vieille maison bâtie à front de rue, avec des tuiles noires, des murailles blanches et des volets jaunes. Son enseigne montrait — outre le nom du propriétaire : « Jean Leduc, aubergiste », — une étoile à moitié effacée et un verre couronné de mousse. Le paysage qu'on découvre du plateau sur lequel elle s'élevait n'a guère changé. La route, bordée d'ormes, descend toujours à droite et à gauche, disparait des deux côtés au fond d'un vallon, puis ressurgit dans le lointain, où les ormes rapetisses montent en files régulières vers le ciel. Au nord et à l'est, dans le demi-cercle d'une immense plaine ondulée, des campagnes nues, sur lesquelles blanchissent de grands tas de marne, séparent plusieurs villages entourés d'arbres. Çà et là pointent des cheminées de sucreries, des clochers d'églises. Un vieux moulin à vent, privé de ses ailes, découronné de son toit, se dresse, comme une tour solitaire, au bout de l'horizon. Plus près — à vingt minutes de la place qu'occupait l'auberge et dans la direction du sud — de gros tilleuls plantés en rond protègent de leur opulente ceinture l'antique chapelle de Notre-Dame de Bon-Secours. Par delà, s'étend la propriété du baron de Sart, cachée par des bois. A l'ouest, la campagne s'étale d'abord toute plate, puis s'incline brusquement pour former l'étroite vallée où coule la Mehaigne. C'est sur les bords de cette rivière que se trouve le village de G... De l'auberge, tournée de ce côté, on n'apercevait que ses haies extérieures, les cimes de ses peupliers et le coq de son église; mais sur le versant opposé,près d'une petite montagne, on distinguait encore une grande ferme, toute seule, au milieu des champs. Le second dimanche de j uin io..., au commencement de l'après-midi, Thérèse Leduc, la femme de l'aubergiste — une personne de soixante ans, maigre, avec des joues creuses et un teint de vieil ivoire — était seule dans l'estaminet, assise auprès de la fenêtre. Le soleil brillait; les alouettes chantaient dans le ciel bleu ; une brise légère ridait les blés, qui commençaient à jaunir. De nombreux paysans se dirigeaient vers G... Leurs conversations couvraient la campagne d'une rumeur confuse, sur laquelle se détachaient parfois des appels aigus. La poussière soulevée par leurs pieds formait un long brouillard gris où les toilettes claires des femmes se confondaient par moments avec les vêtements sombres des hommes. Des voitures et LE PAIN NOIR des carrioles lancées au galop fendaient de temps en temps cette foule : tout disparaissait alors dans un nuage plus opaque. — Au fond de la vallée, on entendait des airs de danse mêlés à des ritournelles d'orgue de Barbarie. — Il ne nous manquait plus que cela 1 murmura la vieille femme. Et elle soupira en songeant à ce maudit chemin de fer dont on fêtait en ce moment l'inauguration à G... Elle détourna ensuite la tête et passa la main sur le dos du chat, qui se frottait contre sa jupe. Dans la pièce, tout était méticuleusement propre, depuis le pavé de pierres bleues jusqu'au zinc du comptoir, qui miroitait comme de l'argent. Seules les murailles, sur lesquelles se détachaient trois gravures jaunies dans des cadres de chêne, avaient été culottées par la fumée des pipes. — II faudra les reblanchir, pensa Thérèse, en se levant pour aller dans sa chambre. Au bout de quelques instants, elle revint avec son livre de prières.Elle se rassit auprès de la fenêtre et ajusta sur son nez des lunettes de cuivre. Puis elle ébaucha un grand signe de croix et essaya de lire. Son cœur était sans doute trop étranger aux choses du ciel en ce moment,car elle ferma bientôt le volume pour se replonger dans sa rêverie. Finalement, elle lira de sa poche une enveloppe chiffonnée et en sortit le portrait de son fils. L'image, à moitié effacée, représentait un garçon d'une douzaine d'années, en costume de première communion. Sa figure était maigre, ses yeux paresseux et fuyants, sa bouche petite, son nez mince et légèrement écrasé du bout; une raie bien droite divisait ses cheveux au milieu du front. Thérèse passa sa manche sur le carton, qui était couvert de poussière et de taches. Elle le contempla ensuite avec une sorte de ravissement douloureux. Ce garçon insignifiant, avec sa minechétive, avait mal tourné. Après avoir essayé, sans succès, de le faire instruire, puis de l'utiliser chez eux, ses parents l'avaient envoyé à Liège pour apprendre l'ébénisterie. Là-bas, il passa par quatre ateliers, laissant partout les plus fâcheux souvenirs, jusqu'au jour où, dans une rixe, il démolit son adversaire et se fit arrêter. Pour le soustraire à la prison, il fallut verser une indemnité à la victime; l'auberge de son père fut hypothéquée pour quatre mille francs. Par la suite, on ne le revit plus guère chez ses parents. Quand il revenait, il était vêtu misérablement, avec le mauvais goût particulier aux noceurs de bas étage. Le bruit courait à G... « qu'il se tenait en ville avec une femme » ; les paysans le considéraient, à cause de cela, avec une sorte de mépris ironique. Depuis un an, on n'avait plus eu de ses nouvelles. Ce silence préoccupait vivement Thérèse. Tout le long du jour, elle songeait à lui, le cœur plein d'angoisse. Elle essaya même d'intéresser son mari à ses inquiétudes, mais celui-ci s'emporta : — Ne me parle plus jamais de cet apôtre !... Il ajouta : — C'est un brigand : il nous a déshonorés ! Thérèse, ayant déposé le portrait, réfléchit à la façon dont les choses vont dans la vie : — Nous avions tout ce qu'il faut pour être heureux,se dit-elle,et voilà que maintenant... Elle se demanda comment ils se tireraient désormais d'affaire. La nouvelle voie ferrée allait détourner le trafic qui s'était effectué jusque-là par la grand'route. Déjà la malle- -poste ne marchait plus ; quant aux voituriers, ils avaient déclaré tour à tour que leur commerce était tué. — Tout est tué..., murmura Thérèse, nous aussi nous sommes tués... Si du moins, pensa-t-elle, Jean était un homme raisonnable!... Elle haussa les épaules : — Comment est-il possible qu'il soit descendu au village pour voir la fête ? Elle remit le portrait dans sa poche et se promena dans la maison pour réagir contre ses idées noires. Vers huit heures, elle alla sur le seuil de la porte. La nuit tombait. Un calme immense pesait sur la campagne, mais des cris confus arrivaient sans interruption du village, avec des airs d'orgue, de violon et de clarinette. Quand l'obscurité s'étendit, une clarté blafarde, semblable à une réverbération d'incendie, monta de la vallée; des pas résonnèrent sur les chemins; par ci par là, des voix s'élevèrent, confuses et vagues. Quelqu'un même chanta tout à coup, d'une façon violente, sans mesure et sans suite. C'était un ivrogne qui s'en retournait. Thérèse donna un tour de clef à la porte, alluma la lampe et s'assit au coin du feu. Le chat, accroupi devant elle, fixa les yeux sur sa figure pensive que la lumière faisait paraître plus jaune et plus maigre. A la fin, il s'allongea sur le bord de sa jupe et se mit à ronronner. Quelquesinstants après, un grillon crécella avec ardeur derrière la muraille, Comme dix heures sonnaient, un léger bruit se produisit au seuil de la maison. Thérèse leva la tète pour écouter, mais elle n'entendit plus rien. Elle allait retomber dans sa rêverie, lorsqu'elle s'aperçut qu'on grattait à la porte. — Est-ce toi, Jean? cria-t-elle. Personne ne répondit. Par prudence, elle monta à l'étage et ouvrit la lucarne. Un homme se tenait appuyé des deux mains au chambranle de la porte, les jambes écartées, la tête baissée. — Est-ce toi, Jean? cria-t-elle de nouveau. Une face blafarde se tourna péniblement vers la lucarne. Thérèse, reconnaissant son mari, descendit au galop. Lorsqu'elle ouvrit la porte, Leduc faillit s'abattre dans le corridor. La femme le prit par le bras et le conduisit dans la maison, où elle le fit asseoir auprès du poêle. Il appuya alors ses deux coudes sur ses cuisses et, le dos courbé, la tête légèrement relevée, il regarda devant lui d'un air hagard. Ses yeux étaient rouges,sa figure empourprée, sa lcvre inférieure pendait. — N'as-tu pas faim? Ne veux-tu pas manger quelque chose? demanda Thérèse. L'aubergiste, au lieu de répondre, souffla avec force. Il voulut ensuite changer de position, mais son buste chancela; il se raccrocha à la baguette du poêle et reprit lentement sa première attitude. Sa femme contemplait, d'un air navré, sa blouse fripée et ses cheveux gris, qui s'ébouriffaient autour de sa casquette. — Ne veux-tu pas manger quelque chose? répéta-t-elle. Leduc leva sa figure rouge, où de grandes rides horizontales surplombaient des yeux démesurément agrandis : — Ce sont des canailles! hurla-t-il, puis il laissa retomber sa tête. Thérèse vint enlever sa casquette, sa blouse, sa cravate. Il se laissa déshabiller et conduire au lit comme an enfant, Mais avant de s'en- dormir, il souffla quelque temps d'une façon rauque, s'agita sur sa couche, frappa avec son poing sur les couvertures et cria encore une lois de toutes ses forces : — Ce sont des canailles! Le lendemain, Leduc se leva vers onze heures, alluma sa pipe et se rendit au milieu de la route. Dans le lointain, un véhicule montait lentement la côte. Quand Jean eut reconnu, à sa bâche blanche, la charrette d'un colporteur, qui s'avançait dans un tintement de grelots, il entra dans son jardin, où Thérèse le vit se promener d'un air sombre. Au bout de quelque temps, il.s'arrêta auprès de la haie du fond, les yeux tournés vers la campagne. Une grande pièce de blé, émaillée de bluets et de coquelicots, s'étendait devant lui. Plus loin, les ouvriers de Davin et de Corneloup travaillaient dans des champs de betteraves; J9 ils formaient deux vastes angles qui se mouvaient d'une allure automatique. Trois vaches paissaient dans une pièce de trèfle, pendant que leur gardienne cousait sous sa hutte de paille. Jusqu'au bout de la plaine, que fermait le village de W..., on voyait encore des hommes, des chevaux, des bœufs, à moitié cachés par les moissons et dont les plus éloignés paraissaient aussi petits que des marionnettes. Le soleil répandait une chaleur suffocante; les hommes travaillaient en silence; toute la terre devenait lasse; même les abeilles, qui bourdonnaient autour des fleurs, et les oiseaux, qui chantaient dans le feuillage, semblaient bourdonner et chanter avec fatigue. Leduc rentra chez lui, puis revint avec une bourse. Il avisa la tonnelle, qui était pleine d'ombre fraîche, et compta là ses économies. Quand il eut fini, il ébaucha avec la main un geste désappointé, tira sa moustache grise et grommela quelques mots en secouant la tête. — Que va-t-il décider? se demanda Thé- rèse, qui suivait avec anxiété ses mouvements, cachée derrière la fenêtre. Leduc rapporta l'argent et le remit à sa place sans parler. Plusieurs semaines s'écoulèrent. Sur la route, on ne voyait plus que de rares passants. De temps à autre, une charrette cahotait tristement dans les ornières ; un coup de fouet isolé résonnait comme un glas dans le vaste silence qui pesait sur la campagne. Un matin, que Jean semblait de bonne humeur, Thérèse demanda : — As-tu réfléchi à notre situation, mon homme? Leduc ouvrit de grands yeux; ses joues devinrent rouges'; ses lèvres tremblèrent; il lança sa main dans le vide. — Que tout aille au diable 1 s'écria-t-il ; et l'après-midi,pour passer le temps,il se rendit aune vente de meubles dans un village voisin. — Voilà comme il est, pensa Thérèse avec tristesse, quand il fut parti. Jean Leduc,en effet, avait toujours été fort insouciant. Il dormait volontiers la grasse matinée et après le déjeuner, pour se dégourdir, il allait respirer l'air sur la route, en sabots, la casquette rejetée sur sa nuque, une grosse pipe en main. Il bavardait avec les passants, caressait leurs chevaux, jouait aux cartes avec ses clients, assistait aux kermesses, aux mariages, aux enterrements dans les localités voisines, et profitait de chaque occasion que son commerce lui offrait pour se rendre à Huy. Partout, il dépensait sans compter, en homme qui a le gousset plein. La vie ,ne pesait pas sur ses épaules. Les événements de l'existence,bons ou mauvais, ne lui apprenaient rien. Ouand on annonçait la mort de quelqu'un, il poussait des exclamations: « Quelle affaire!... Dire que je l'ai encore vu il y a quinze jours!... Est-il possible!... » Et si un paysan, d'esprit plus réfléchi, remarquait que tout homme est condamné à mourir et que c'est une terrible cliose quand on y pense, il répondait immédiatement : « Il vaut mieux ne pas y penser! » et HSG LE PAIN NOIR détournait la conversation. Il renvoyait de même à Thérèse les gens qui venaient l'entretenir d'affaires sérieuses : « Voilà le maître », disait-il en riant et, pour n'être pas obligé de donner son avis, il disparaissait. Thérèse, elle, travaillait comme une bête de somme. Elle se levait avant l'aube, se couchait souvent à minuit, ne laissait perdre ni une pelure de pomme ni une croûte de pain et employait mille petites ruses pour se faire payer par les consommateurs qui buvaient à crédit. Elle faisait tout cela d'un cœur allègre; jamais elle ne se plaignait, son humeur était toujours égale et quand, par hasard, elle avait quelques moments de loisir, elle semblait inquiète et embarrassée de sa personne : elle tournait autour des chambres, descendait à la cave, montait au grenier, cherchant quelque ouvrage pour utiliser ses mains. C'était une de ces créatures pleines d'abnégation pour qui le plaisir suprême consiste à voir vivre par elles, tranquilles et heureuses, les personnes qu'elles aiment. Les premières années de son mariage lui avaient donné beaucoup de joie. Elle possédait un enfant qui se portait bien et qu'elle chérissait; son mari — homme incapable d'ailleurs de faire du mal à personne — ne lui disait jamais aucune parole désagréable et paraissait très content de son sort. Plus tard, les frasques de son fils vinrent troubler ce bonheur paisible. Elle connut les jours d'inquiétude et les nuits d'angoisse. Lorsque la déchéance du jeune homme lui parut irrémédiable, le chagrin s'installa définitivement dans son cœur... Après le départ de son mari, Thérèse était venue se placer devant la fenêtre. Elle rêvait, les bras abandonnés le long du corps, lorsqu'elle entendit un roulement de voiture. Au bout de quelques instants, un vieux cabriolet délabré, qui cahotait sur ses roues, s'arrêta devant l'auberge. Thérèse vit sortir du véhicule une jambe qui tâtonna après le marche-pied; une seconde jambe ensuite se montra ; puis elle aper- çut un vaste derrière, et une masse ronde et courte comme un gros œuf sauta sur le sol, en faisant le bruit d'une pierre qui tombe. C'était Bodson, le vétérinaire. Il resta un moment immobile pour souffler, enleva sa casquette, dont la visière de cuir bouilli atteignait les dimensions d'un abat-jour, tira de la poche de sa jaquette son grand mouchoir bleu avec lequel il frotta, d'une main tremblante, sa large figure violacée, son front chauve et sa couronne de cheveux blancs. Il s'avança ensuito à petits pas vers son cheval : une bête efflanquée dont on pouvait compter les côtes et qui, depuis un temps immémorial, promenait son maître dans tous les chemins de la Hesbaye. Après avoir appliqué quelques tapes amicales sur le garrot de sa haridelle, le vétérinaire entra dans l'auberge, grommela « bonjour! bonjour! » et se traîna auprès de la cheminée. Des qu'il fut assis, Thérèse lui apporta « son verre ». Bodson soufflait comme un phoque et rou- lait de petits yeux gris injectés de sang. Quelques minutes s'écoulèrent, puis la vieille femme dit : — Nous avons du café, monsieur Bodson; en voulez-vous? Le vétérinaire, qui avait un faible pour cette boisson, ne refusait jamais. Thérèse apporta le sucrier et une tasse en faïence bleue. Bodson se mit dans la bouche un morceau de sucre candi, versa du café dans la soucoupe, puis l'avala par petites gorgées. La femme vint s'asseoir en face de lui. — Comment qu'ça va? demanda-t-il, de la voix bourrue avec laquelle il parlait d'habitude aux paysans. Thérèse inclina la tê I dit-il, en suçant son morceau de sucre... Mais une fois que la chance te quitte... Il baissa le front, puis il continua : — Tu es comme moi... Autour demoi aussi tout s'est écroulé... Thérèse le regarda, la bouche ouverte. Elle lui connaissait également des chagrins domestiques. Depuis la mort de sa femme, qui l'avait laissé seul avec sept enfants, tout allait à la dérive dans sa ferme. Le pays entier savait que sa ruine était consommée. Il n'en parlait pas volontiers par amour-propre, mais il portait au cœur une plaie vive qui lui arrachait quelquefois une parole violente comme un cri de douleur. — Je suis une proie qu'on dévore ! dit-il, après quelques instants de silence. Thérèse leva les yeux au plafond : — Je ne méritais pas tous ces chagrins, soupira-t-elle. — C'est parce que tu ne les méritais pas, répliqua Bodson, que le diable te les a en- ■ voyés... Ici-bas, il n'y a de bonheur que pour les coquins. Il porta sa tasse à ses lèvres, puis la déposa sans avoir bu. — J'ai gagné beaucoup d'argent ! s'écria-t-il. Mais il a filé comme de l'eau à travers un crible... Il y a des jours où je voudrais... Il s'arrêta, la gorge serrée, tandis que Thérèse, posant son coude contre la table, appuyait son front sur sa main. Après un nouveau silence, Bodson leva les yeux sur l'horloge. Il vida ensuite rapidement sa tasse, bourra sa pipe, paya son verre et alla retrouver son cheval. Thérèse l'accompagna jusqu'au seuil. Lorsqu'il fut remonté dans son cabriolet, il se retourna en murmurant, la bouche tordue par l'amertume : — Il n'y a qu'un endroit, vois-tu, où l'homme trouve la paix... Et il tendit son doigt vers la terre. Quelques semaines plus tard, Leduc et sa femme se reposaient sur un banc, devant leur demeure. On était en septembre. La nuit tombait. Dans le ciel bleuâtre, quelques étoiles brillaient d'un éclat paisible autour d'un croissant de lune.Une brume violette couvrait les campagnes de son voile léger. Au loin, on ne voyait que des formes indécisesque perçaient çà et là les lumières immobiles des maisons. Du village montait un bourdonnement étouffé qui diminuait graduellement. La ruche humaine rentrait peu à peu dans le calme et dans le silence. Par contre, la nature semblait vivre plus fortement que pendant le jour. Au-dessus des deux vieillards, les arbres bruissaient mystérieusement; un vent parfumé courait au ras du sol comme l'haleine embaumée de la terre. — Thérèse ? fit Leduc. — Quoi ? demanda sa femme, à voix presque basse, comme si elle avait eu peur de troubler la paix de cette belle nuit. — J'ai mon idée... Thérèse se tourna vers lui. — Voici, continua-t-il... Cela va peut-être t'étonner... J'ai envie de me faire jardinier... Nous avons un grand jardin, où je puis planter toutes sortes de légumes et de fleurs... Je puis aussi transformer la moitié de la prairie en pépinière... Puis je sais greffer, je sais tailler les arbres... Si l'on me demande ici et là, j'irai... Il n'y a pas de honte à cela. Un jardinier n'est pas un ouvrier ordinaire... Thérèse restait pensive. — As-tu songé aux deux cents francs que nous devons payer annuellement pour les intérêts de notre dette ? — J'ai pensé à tout... Nous avons encore cent quarante francs.Pour parfaire la somme à la prochaine échéance, nous pourrions vendre quelques meubles. Nous n'avons plus besoin d'un si grand mobilier, puisque notre commerce ne marche plus. — J'enlèverai aussi l'enseigne, ajouta-t-il. A quoi bon continuer à payer patente? Les quelques personnes qui viennent encore chez nous sont des habitués. Ils ne cesseront pas de venir et rien ne nous empêchera de leur vendre à boire. Comme Thérèse ne répondait rien, il dit encore : — Il ne nous faut pas grand'chose pour vivre. Nous n'avons plus l'appétit des gens de vingt-cinq ans. Quant aux vêtements,nous en possédons assez pour le restant de nos jours... Thérèse réfléchissait toujours. — Ton idée est peut-être bonne, dit-elle enfin. Un moment après, elle ajouta; — Nous pouvons aussi nourrir un porc ou deux de plus. La figure de Jean, qui s'était rembrunie pendant le silence de sa femme, s'illumina; il contempla les branches des arbres qui bruis-saient au-dessus de la route, les étoiles qui palpitaient dans l'azur foncé du ciel autour de la lune argentée — et un juvénile sourire apparut sur ses lèvres. — Par un temps comme ceci, dit-il, en respirant avec force l'air délicieux de la nuit, on éprouve encore un véritable plaisir à vivre. — C'est vrai, répondit sa femme. Et tout en levant à son tour vers le ciel des yeux ravis, elle murmura : — Nous n'avons pas vu le cousin Andry ni Céline depuis plusieurs semaines. S'il fait beau demain, j'irai chez eux. Le lendemain était un dimanche. Thérèse sortit pendant les vêpres.Un soleil doré éclairait la campagne. Des porcs et des chèvres pâturaient dans les éteules, au chant des grillons. Des meules se dressaient çà et là. Les feuilles des betteraves commençaient à jaunir. Les fleurs blanches des trèfles répandaient une odeur de miel, à laquelle se mêlait l'âcre parfum de deux ou trois feux de fanes qui fumaient au loin. Thérèse se dirigea du côté de l'église, contourna le cimetière et s'engagea dans un chemin tortueux, enfermé entre des haies et bordé de deux rigoles où coulait un filet de purin. Après avoir passé devant quelques habitations d'ouvriers, cahutes de terre glaise, qui suaient la misère et sur le seuil desquelles se vautraient des enfants déguenillés, elle s'arrêta devant un groupe de bâtiments hétéroclites. Une maison basse, blanchie jadis à la chaux, avec de toutes petites fenêtres, faisait face à la route; à droite se dressait la grange et, à gauche, les étables derrière lesquelles on voyait encore deux petits bâtiments. La maison et la grange avaient des toits de chaume, tandis que les étables étaient couvertes de tuiles ; en outre, les murs étaient de travers, usés dans le bas, construits partie en briques et partie en terre; quelques-uns s'appuyaient sur des étançons. Une barrière à claire-voie, rapiécée avec des planches multicolores, fermait la cour, où des poules grattaient le fumier, pendant qu'un chien énorme, attaché par un collier hérissé de clous, dormait dans un coin, la tête posée sur ses pattes de devant, le corps enfoui dans un tonneau renversé, qui lui servait de niche. Thérèse fit tourner |la barrière, décrivit un cercle pour éviter le chien et entra dans la maison, après avoir mis en fuite un coq qui se pavanait sur le seuil. — Bonjour ! dit-elle, en passant la tète par la porte entre-bâillée. Vivez-vous encore? Il y a si longtemps qu'on ne vous a vus... Une jeune fille, qui tricotait, répondit joyeusement : « Bonjour, tante! » Un homme, assis sous le manteau de la cheminée,poussa un grognement sourd. Celui-ci était un grand vieillard maigre, dont l'accoutrement se composait de souliers sans lacets, d'un pantalon raccommodé et d'une chemise de coton bleu. Il avait des yeux de hibou, un nez effilé, des joues ridées. Son front large et son menton pointu donnaient à sa figure la forme d'une poire. Des brins de paille brillaient dans ses cheveux blancs et sur ses épaules. Ses souliers, son pantalon, sa chemise et sa peau avaient à peu près la même couleur : la couleur gris-terreux des choses qui n'ont jamais été lavées. Les paumes de ses mains étaient polies et luisantes comme celles des singes. — Vous n'avez pas faittoilette aujourd'hui, cousin, dit Thérèse en souriant. C'est cependant dimanche... Andry agita ses paupières. — Bah! bah! dimanche, grogna-t-il. — Vous n'êtes pas malade, n'est-ce pas? demanda Thérèse. — Na-on ! répondit-il. Mais ces diables de rhumatismes me font damner. — Et il promena lentement la main sur sa hanche. — Il faut faire quelque chose... aller voir un médecin...Vous avez les moyens de vous soigner. Le vieillard haussa les épaules : — II y a trois semaines, j'ai encore acheté des médicaments à un hommequi a passé par ici... La boîte est là, tiens, dit-il, en tendant son doigt vers la tablette de la cheminée... Il prétendait que cela me guérirait... Ah! oui... (Il leva de nouveau les épaules.) Le monde est plein de charlatans !... h — C'est de votre faute aussi, si vous avez des rhumatismes, répliqua Thérèse. Votre maison est humide et elle ne tient plus debout. A votre place, je me construirais une habitation convenable. A quoi vous sert-il donc d'avoir de l'argent?... — C'est vrai, fit Céline. Andry regarda sa fille, visiblement surpris parl'audacede sa réponse. Puis il souritd'une façon narquoise et exprima par des hochements de tête toute sa compassion pour la bêtise des femmes. Thérèse voulut changer de conversation. — Vous ne savez pas ce que Jean va faire, cousin ? ■— Na-on. — Il va se faire jardinier. — Jardinier?... Il considéra longuement Thérèse comme pour s'assurer si elle ne plaisantait pas; ensuite il baissa la tête, son sourire narquois reparut et il murmura : — Que le bon Dieu le bénisse!... LE PAIN NOIR Et sans plus s'occuper de sa cousine, il se leva pour aller soigner le bétail avec le domestique, qui l'attendait dans la cour. — C'est pourtant vrai ce que je viens de dire, continua Thérèse lorsqu'elle fut seule avec Céline; vous devriez être logés plus convenablement. La maison, en effet, n'offrait rien d'agréable. Les inurs noirâtres s'écaillaient sous l'action de l'humidité; le sol de terre battue était criblé de fosses; le plafond montrait ses poutres rugueuses et ses planches enfumées, entre lesquelles se balançaient des brins de paille. Un christ en plâtre, avec des éraflures et un bras cassé, s'appuyait contre la cheminée, dont le manteau avançait fortement. Le reste de l'ameublement se composait d'un poêle rapiécé, d'une horloge sans gaîne, de deux armoires vermoulues, de deux tables boiteuses et de quelques chaises. Dans un coin, un vaste chaudron, qui contenait la nourriture des porcs, exhalait une odeur aigre. Sous le poêle, gisaient pêle-mêle — à côté d'une camisole sur laquelle le chat dormait — des morceaux de bois, de vieux souliers et une collection de sabots brisés. A la petite fenêtre, une feuille de papier tenait la place d'un carreau, de sorte que le jour entrait à peine dans la pièce, où il faisait constamment sombre et lugubre. Céline accueillit la remarque de sa tante par un triste haussement d'épaules : — Que voulez-vous 1 dit-elle. Il n'y a rien à faire. Mon père a ses idées. Puis, afin de montrer qu'elle ne négligeait rien pour égayer cette misérable demeure, elle fixa les yeux sur les boules de cuivre du poêle et sur le balancier de l'horloge, si soigneusement récurés qu'ils étincellaient comme du feu dans la pénombre. Céline avait le corps fluet d'une enfant et des mains délicates et maigres. Une mèche de cheveux bruns se balançait perpétuellement sur son front. Sa figure n'était pas belle, mais ses grands yeux noirs, son petit nez arrondi du bout, sa petite bouche toujours entr'ouverte et la fraîcheur de ses joues, qui devenaient roses à la moindre émotion, la fendaient sympathique et attrayante. Thérèse, la trouvant mélancolique et un peu pâlotte, demanda : — Y a-t-il longtemps que tu n'es sortie? — Oui,tante, répondit Céline... Vous savez bien que je ne sors jamais... Ces paroles furent suivies de quelques instants de silence. On entendait l'horloge qui tictaquait, le domestique qui criait sur les vaches, les porcs qui grognaient et le vieil Andry qui toussait et crachait sa bile dans la cour, au milieu du caquetage des poules. — Si nous allions nous promener, .dit Thérèse, le temps est si beau... Attends, je vais prévenir ton père... Quelques minutes plus tard, les deux femmes montaient du côté de l'église; de là, elles descendirent vers la gare. Parmi les maisons qui bordaient la route, on remarquait deux ou trois fermes, la demeure du médecin et quelques habitations de rentiers. La plus importante de ces fermes appartenait à Davin, le bourgmestre. Par ci, parla, des jeunes gens jouaient au bouchon; des personnes prenaient le frais devant leurs portes; dans le jardin du docteur, trois dames, appuyées sur la muraille de clôture, s'amusaient à regarder les passants. Une foule d'hommes s'agitaient dans un jeu de quilles et des enfants grouillaient autour d'une lente, installée par un marchand de bonbons devant un estaminet où l'on s'apprêtait à danser. Par les fenêtres ouvertes s'envolaient déjà des plaintes de violon et des sons cuivrés de trombone. En face delà gare,petit bâtiment mesquin en briques rouges, s'élevait un grand café neuf, qui portait pompeusement sur sa façade, en lettres d'or : « Hôtel de la station. » Sa fraîcheur et son éclat contrastaient avec le délabrement du vieux rnanoir féodal, qu'on voyait à cent mètres de là, de l'autre côté de la voie ferrée. Plus loin, sur la hauteur, se trouvait la ferme de Corneloup. C'était cette môme ferme qu'on apercevait de l'auberge de l'Etoile. Immense,massive et cossue, elle dominait les environs comme une forteresse. La route que suivaient les deux femmes tournant à gauche, elles s'éloignèrent du chemin de fer et s'engagèrent dans une longue prairie marécageuse, où frissonnaient de grands peupliers, tandis que des saules tordus penchaient leur feuillage argenté sur le cours sinueux de la Mehaigne, que marquait une double ligne de buissons et de hautes herbes sauvages. Au bout de dix minutes, elles arrivèrent devant le château du baron de Sart. Ce château est une construction du xviii0 siècle, pourvue d'un vaste perron, d'un fronton orné de sujets mythologiques et d'un toit d'ardoises mansardé. L'éclat de ses murs blancs est atténué par les lignes sévères que dessinent les pierres grises des angles, des portes, des fenêtres et des corniches. Devant, se trouvent une pelouse avec un jet d'eau, des massifs d'arbustes, des parterres de fleurs, une Vénus et un discobole de marbre blanc. A droite et à gauche, longeant des chemins couverts de gravier poli, des noisetiers, des pins, des cyprès, des lilas, des acacias encadrent, ici un vase de bronze posé sur une colonne, là une plante exotique placée sur un piédestal. Plus loin, se dressent les arbres de haute futaie : chênes séculaires, marronniers d'Inde, hêtres rouges, sapins sombres, bouleaux frêles, peupliers d'Italie aux cimes droites etfières. Du côté des écuries, on aperçoit un petit toit de pagode chinoise : c'est la volière. Une allée de vieux ormes passe devant la grille, tandis qu'une autre allée, formée de châtaigniers, s'étend en face du château pour aboutir à un bois, en coupant de grandes prairies, où l'on distingue les murs rouges d'une ferme. Les deux femmes restèrent quelques minutes immobiles devant le château. Au-dessus de leurs têtes, le feuillage des arbres ondulait doucement. Des feuilles mor- tes, se détachant des branches, voltigeaient dans l'espace comme des papillons multicolores. Les rayons du soleil, tamisés par les frondaisons, versaient sur la route une molle lumière de vitrail. L'air était parfumé par les roses du parc et le regain qu'on venait de couper. Thérèse prit la main de la jeune fille et la caressa. Puis, l'entraînant sous les ormes, elleparlade son existence, d'abord lentement, ensuite avec exaltation, réveillant ses vieilles joies et ses vieilles douleurs, les remuant, les pressurant comme pour en extraire et en dévorer la dernière goutte. Elle finit cependant, sous l'influence de la vie qui chantait autour d'elle, par prononcer quelques mots d'espoir, mais elle s'arrêta bientôt, car elle savait que le bonheur est un oiseau farouche qui s'envole dès qu'on l'évoque... Après quelques minutes de silence, Céline murmura : — Tante, je voudrais bien vous demander quelque chose. LF, PAIN NOIR — Quoi donc, ma fille ? interrogea Thérèse, en tournant vers elle des yeux souriants qui semblaient dire : « On peut me demander tout ce qu'on veut aujourd'hui ; je suis prête à obliger tout le monde. » Céline baissa la tête et balbutia en rougissant : — J'aime quelqu'un. Le sourire disparut de la figure de Thérèse. Elle resta quelques secondes pensive, puis elle dit : — Si c'est un honnête garçon... — C'est Jules Libau, se hâta de répondre la jeune fille. — En as-tu parlé à ton père ?... — Il sait tout... — Et... — Il m'a battue... Sa lèvre se crispa, ses paupières tremblèrent; elle tira son mouchoir de sa poche et se frotta les yeux. — Tante, dit-elle ensuite, me permettriez-vous de voir quelquefois Jules chez vous ? — Mon Dieu!... si ton père venait à l'apprendre! — 0 tante ! supplia la jeune fille. Thérèse lui mit la main sur l'épaule : — Allons, ne pleure plus... Tu pourras venir... Céline saisit les doigts ridés qui la caressaient et les serra avec frénésie. En même temps, ses joues s'illuminaient; un bonheur infini jaillissait de ses yeux. La vieille femme répondit à cette étreinte par un sourire. Mais celui-ci s'ell'aça rapidement et sa figure se couvrit de mélancolie. CD Jadis, elle avait formé le projet de marier Alfred à Céline. Ce fut même là pendant longtemps son plus beau rêve, le couronnement de ses plus joyeuses espérances. Elle consi-déraitCéline comme la femme la plus capable de rendre son fils heureux et, après que celui-ci eut commis ses premières fredaines, clic employa toutes sortes de moyens discrets pour réaliser ce mariage, qui devait, croyait- elle, ramener infailliblement le jeune homme dans le bon chemin. En présence des frasques de plus en plus retentissantes d'Alfred, elle dut renoncer, la mort dans l'âme, à son projet. Mais le rêve vivait toujours au fond de son cœur. Elle ne pouvait s'empôcher d'y repenser chaque fois qu'une cause ou l'autre lui permettait d'espérer que son fils se corrigerait. La veille au soir, elle y avait encore songé et tout à l'heure, lorsque ses regards se posaient avec un éclat joyeux sur la jeune fille, c'était de nouveau cette illusion qui la transportait... Une cloche, sonnant l'angelus, rappela aux deux femmes que le soir tombait. Dans la tiédeur et la paix du crépuscule, elles regagnèrent silencieusement le village, l'une absorbée par son bonheur et l'autre perdue dans ses chagrins. Au moment de quitter sa compagne, Céline remarqua quelque chose d'anormal dans son attitude. Yous paraissez triste, tante,dit-elle. Re- grettez-vous ce que vous venez de m'accor-der?... — Non, ma fille! répondit Thérèse. Et, faisant de nouveau un effort, elle l'embrassa. Céline arriva chez elle à la nuit tombante. La maison était close et silencieuse, mais un faible rayon de lumière s'échappait par la fente du volet. En ouvrant la porte, elle constata que son père était couché. « C'est moi ! » cria-t-elle, pour le prévenir de sa rentrée. Un sourd grognement répondit de la pièce voisine. Elle raviva ensuite la flamme de la lampe et prépara son souper. Lorsqu'elle eut mangé, elle monta avec précaution dans sa chambre pour ne pas réveiller le vieillard, dont on entendait maintenant les ronflements sonores. Cette chambre, construite au grenier avec de vieilles planches, avait une seule petite fenêtre, ouverte dans le toit, par où s'aper- cevaient un lambeau de ciel et le feuillage touffu d'un noyer. Céline se déshabilla rapidement. Dans tous ses mouvements, elle mettait une hâte fébrile. Elle était si impatiente d'annoncer la grande nouvelle à Jules ! « Pourvu, mon Dieu ! que je le voie demain ! » se dit-elle en dénouant ses cheveux et en les secouant pour les étaler sur son dos. Elle s'assit ensuite sur le lit, prit le miroir et s'examina : sa figure était rose; ses yeux brillaient. Elle se trouva charmante et se sourit à elle-même. « Que je suis heureuse! » s'écria-t-elle, après avoir déposé le miroir, tandis qu'elle croisait ses petits bras nus —ronds et potelés comme des bras d'enfant — et qu'elle fixait ses regards sur une étoile éclatante,qui la contemplaitduhaut du ciel. Au dehors, le vent gémissait dans les branches du noyer; un chien aboyait au bout du village; à intervalles réguliers, le violon de la salle de danse envoyait dans la nuit sa plainte aiguë. — Que je suis heureuse ! répéta Céline. Ce cri était d'autant plus sincère qu'elle éprouvait pour ainsi dire en ce moment le premier grand bonheur de sa vie. Son enfance s'était écoulée sans sourire et sans joie. Elle n'avait conservé de sa mère que le souvenir d'une femme maigre et délicate, avec de bons yeux craintifs et doux dans une figure fatiguée et couleur de suif. Ouant à son père, « il avait ses idées », comme elle disait. C'était un maniaque, qui vivait en sauvage, bien qu'il possédât quelque fortune. Il détestait non seulement le luxe, mais même le simple confort. Il n'avait jamais éprouvé le besoin d'avoir autre chose que des vêtements, de la nourriture et un abri. Même sous ce rapport, il n'exigeait que le strict nécessaire, sous prétexte qu'il n'était pas fier et qu'il avait l'estomac complaisant. Quoique l'usage en fût passé, il se coiffait toujours du même bonnet de coton noir qui devenait roux au bout de quelques semaines. Ses pantalons et ses blouses, poissés de crasse, brillaient au soleil comme des objets vernis. 11 n'avait non plus jamais aimé personne, ni désiré l'affection de quelqu'un. Dans son entourage, bêles et gens vivaient sur le pied de crainte. Ses voisins n'aimaient pas à avoir affaire à lui et les enfants fuyaient devant le regard de ses yeux ronds, qui étaient durs et froids comme du granit. Sauf Thérèse et un jeune entrepreneur, appelé Martin,nul habitant du village ne fréquentait la maison d'Andry ; aussi la distraction la plus ordinaire de Céline consistait-elle à observer les passants. Dès qu'elle entendait marcher, elle levait la tête. Elle savait l'heure exacte à laquelle les enfants allaient à l'école; elle reconnaissait de loin le pas du facteur, celui du cantonnier, celui de Davin; 1111 petit chien noir, qui courait habituellement devant son maître, lui annonçait l'arrivée de Corne-loup. Un soir, au moment de se coucher, !e vieil Andry, ayant ouvert la fenêtre de sa chambre pour lirerle volet, aperç.utdeux ombres immo- statut» LE PAIN NOIR biles auprès de la barrière. Il rentra dans la cuisine. Elle était vide, mois la lampe brûlait sur la table à côté d'un bas à moitié tricoté... Qu'est-ce que cela signifiait?... Il sortit sans faire de bruit, se glissa le long des étables et s'approcha de la barrière... Il s'arrêta tout à coup, suffoqué d'étonnement. Sa fille parlait avec un homme ! Lorsqu'il eut reconnu Jules Libau, un jeune clerc de notaire, il bondit : — Tonnerre de Dieu 1 s'écria-t-il en arrachant sa fille de la barrière et en montrant son poing au garçon, qui recula effaré vers la route. — Yaurien !... sale vaurien !... grogna-t-il ensuite, en trépignant comme un chien furieux sur le fumier. Lorsque Libau eut disparu, il courut vers Céline, qui pleurait, la tête cachée dans ses mains. Il s'arrêta devant elle et croisa les bras; son corps tremblait de rage. Comme la plupart des paysans, Andry méprisait de toute son âmeles gens du peuple qui dérogent aux moeurs de leur classe. La vue d'un chapeau sur la tête d'un ouvrier ou d'une voilette sur la figure d'une servante le mettait littéralement en fureur; mais ce qu'il exécrait par-dessus tout, c'étaient les petits employés de campagne, les pauvres scribes de village, généralement aussi mal rémunérés que des hommes de peine et dont les paletots râpés s'associent dérisoirement avec des moins blanches. En voyant sa fille « acoquinée avec un de ces êtres »,il se sentit frappé dans son orgueil comme un noble de vieille roche menacé de mésalliance. — Voyez-vous cela ! murmura-t-il en marchant à grands pas. « On me défie! » s'écria-t-il, avec colère, le poing tendu vers le plafond. «On me défie!» répéta-t-il, et son poing s'abattit sur l'épaule de Céline, qui roula par terre. La jeune fille se releva en sanglotant, bondit vers l'escalier et courut se réfugier, tremblante et affolée, dans sa chambre. Toute la nuit, elle pleura silencieusement. Le matin, elle se leva avec la figure décomposée et se mit à la besogne comme d'habitude; mais par moments un triste sourire — l'amer rictus des désespérés— contractait ses lèvres pâles. Lorsque son père fut sorti, elle s'assit auprès de la fenêtre. Jules, qui avait ses occupations dans un village voisin, passait chaque jour devant la maison d'An dry. — Il ne voudra plus de moi, pensait Céline. Tout est fini... Pourtant, quand des pas résonnaient sur la route, elle tournait vivement la tête. A la vue d'un ouvrier ou d'une femme, qui cheminait lentement, la petite flamme qui s'était rallumée dans son cœur s'éteignait. — Il aura pris un autre chemin, se dit-elle en constatant que l'heure à laquelle il apparaissait ordinairement était écoulée. Des larmes roulèrent sur ses joues. LE PAIN NOIR 55 Elle les essuyait lorsqu'une ombre se profila devant la fenêtre. C'était lui...' Céline souleva rapidement le rideau; Jules répondit à son geste par un affectueux sourire. Jusque-là, elle l'avait aimé d'un amour paisible et doux. A partir de ce moment, elle éprouva pour lui une passion exaltée. Elle imagina mille ruses pour lui parler, mais presque toujours la figure redoutable de son père surgissait inopinément et ses plans se trouvaient déjoués. Elle songea alors à voir son amoureux chez Leduc, où Andry la laissait parfois aller le dimanche. Mais comment aborder ce sujet ? Et puis Thérèse consentirait-elle ? Pendant plusieurs semaines, elle vécut de nouveau dans l'inquiétude... Maintenant que celle-ci était dissipée, elle se sentait le cœur léger, l'âme joyeuse et s'abandonnait tout entière au divin bonheur d'aimer en regardant l'étoile qui lui souriait du haut du ciel. Le premier dimanche de mai, vers deux heures, Leduc se trouvait en manches de chemise dans son jardin. Le ciel était bleu; le vent soufflait de l'est; un beau soleil versait généreusement ses rayons sur la terre.Comme il avait plu les jours précédents, des parfums agréables montaient de partout : du sol encore un peu humide, de la verdure tendre, des violettes plantées autour des plates-bandes, d'un buisson de lilas, des arbres en fleurs qui élevaient dans l'azur de gigantesques bouquets roses et blancs. Au milieu du jardin, un mannequin, couvert d'une blouse déchirée et d'un vieux chapeau, tendait deux bras rigides au-dessus despois. Malgrécet épouvantait, des moineaux remplissaient les haies de leurs cris, tandis que des fauvettes gazouillaient dans les arbres. Jean, une main derrière le dos, allait d'un carré à l'autre : il ramassait des pierres, rajustait des tuteurs, écrasait des escargots. Au bout du sentier, il se retournait et, se redressant de toute sa taille, croisait les bras : un grand orgueil brillait sur sa figure. Pendant ce temps, Céline et Jules se promenaient à l'ombre, le long de la haie, dont les branches fleuries frôlaient leurs épaules. Céline portait une robe qui s'ajustait mal à son corps trop mince, mais sa tête était délicieuse de fraîcheur et de grâce avec son cou délicat, son menton arrondi, son nez mu-Un, ses oreilles transparentes et la petite mèche de cheveux bruns qui flottait sur son front. Quant à Jules, c'était un "beau jeune homme aux yeux noirs, qui caressait volontiers, d'un air satisfait, les pointes de sa moustache naissante. Ils parlaient à voix basse : — T'es-tu occupé de l'affaire? demanda Céline en regardant son ami. — Oui. — Et... — Il est probable que j'aurai la place. Il s'agissait d'un emploi de second clerc que Jules postulait dans une importante étude de Huy. — Et si tu as la place ? interrogea Céline en détournant la tète. Comme il ne répondait rien, elle leva sur lui des yeux inquiets, puis contempla le jardin, en déchiquetant avec ses dents une fleur d'aubépine. — Tu m'oublieras peut-être... murmura-t-elle. — Mais !... — Alors, tu tiendras ta promesse... Nous nous marierons?... — Certainement que nous nous marierons. — Tu le jures? s'écria-t-elle, avec exaltation. — Je le jure! répondit-il. Céline lui saisit la main et la serra avec force. Au même moment, la figure émaciée de Thérèse apparut à la fenêtre. — Le café est servi, cria-t-elle. Lorsque Leduc et les deux jeunes gens entrèrent dans la cuisine, le café fumait sur la table dans les lasses de faïence bleue. Après avoir bu deux ou trois gorgées, Leduc alluma sa pipe et parla de son jardin, en traçant dans le vide de grands gestes avec le doigt. Pendant qu'il pérorait, la voiture du baron de Sart passa sur la route. — Voilà l'ami de CorneloupI dit-il en riant. De Sart, qui appartenait au parti catholique, avait pour adversaire Corneloup, qui était libéral. — Les deux hommes ne se saluaient pas. Quelques rares personnes du village se déclaraient ouvertement pour l'un ou pour l'autre, suivant que leurs intérêts étaient liés à l'un ou à l'autre. La plupart manœuvraient LE PAIN NOIR de façon à ne froisser aucun des deux adversaires, qu'on savait également puissants. Leduc figurait dans cette dernière catégorie. Cependant, dans l'intimité et lorsqu'il était sûr de la discrétion de son auditoire, il éprouvait du plaisir « à exprimer ses opinions ». Celles-ci variaient généralement selon son humeur. Il critiquait tantôt le baron, tantôt Corneloup. Aujourd'hui, excité sans doute par ses récents déboires, il déclara, en hochant la tête, qu'ils ne valaient pas mieux l'un que l'autre ; puis, se mettant en colère, il tomba sur les riches avec acharnement. Jules éteignit cet accès de violence par quelques paroles raisonnables. C'était un garçon avisé et prudent, qui ne perdait jamais de vue le fond des choses. — Le fond des choses, c'est cela..., dit-il, en faisant glisser son pouce sur l'extrémité de son index comme pour compter de l'argent. Et dans ses petits yeux noirs qui se mirent à briller, Jean lut de la malice et une intelligence profonde de la vie. Il le regarda avec Ci admiration, puis frappa sa main sur la table : — Quel dommage que je n'aie pas un fds comme toi ! Ces paroles transportèrent Céline. Elle croisa nerveusement ses deux mains, tourna sa figure vers son ami et le contempla avec des yeux d'où jaillissaient des flots d'amour. Par contre, l'exclamation de Leduc fit pâlir Thérèse. — J'ai une femme qui ne rit jamais, dit-il, en voyant son air grave. Thérèse sourit légèrement pour le contenter. Après le repas, les jeunes gens retournèrent au jardin. Ils s'assirent sur le banc, dans la tonnelle, entre des buissons de groseilliers, et parlèrent de nouveau à mi-voix. Le bruit de leurs paroles se confondait avec le chuchotement des feuilles.Les rayons du soleil, passant à travers les branches, dansaient sur leurs vêtements. Ils respiraient avec volupté le parfum des aubépines, des violettes et des liias et, de temps à autre, leurs LE PAIN NOIR regards se perdaient dans la douceur et la paix infinie du ciel azuré. Enhardis par leur immobilité, les oiseaux vinrent chanter autour d'eux. Jules tenait Céline par la taille. Leurs poitrines battaient l'une contre l'autre. Elle sentait dans son regard, dans la pression de sa main, dans le son de ses paroles, un amour immense, solide et profond. Au bout de quelque temps, elle cessa de parler, baissa les yeux et resta immobile, la tête appuyée sur l'épaule de Jules. — Si je pouvais toujours vivre de la sorte 1 soupira-t-elle. Mais l'heure du départ arriva. Après avoir été saluer Leduc et sa femme, ils s'embrassèrent longuement sur le seuil, puis Céline s'engagea dans le chemin de traverse, tandis que Jules suivit la route. Le soleil s'inclinait à l'horizon. La chaleur diminuait. Des moineaux criaient dans les arbres. Quelques voyageurs arpentaient les chemins. Un taupier se tenait immobile au milieu d'un champ de betteraves. Des fermiers en blouse, suivis de leurs chiens, se promenaient sur leurs terres. Le coq doré de l'église étincelait dans l'air bleu; tout autour, on voyait voltiger de petits nuages de fumée blanche. La voiture de la famille de Sart, qui redescendait vers le château, força Jules à se ranger au bord du chemin. Le baron — homme de belle prestance à grande barbe rousse — conduisait lui-même. A l'intérieur de la voiture se trouvait la baronne, avec deux de ses fils et sa fille Dorothée. Celle-ci serrait sur sa poitrine les bords d'un châle blanc. Le regard de ses magnifiques yeux bleus,qui éclairaient sa figure éma-ciée et pâle, errait mélancoliquement dans l'espace. Elle était phtisique et se mourait lentement. Jules vit disparaître l'équipage au bout de la route, puis il contempla les grains de poussière qui chatoyaient sous les arbres dans la lumière dorée du soleil. Ses lèvres sourirent. ! i II était encore tout entier sous l'influence du bonheur qu'il venait d'éprouver en serrant dans ses bras le corps jeune et souple de Céline. Tout en rêvant, il dépassa le châteali. Il montait vers la ferme de Corneloup, lorsqu'il aperçut trois jeunes fdles qui se dirigeaient de son côté. Comme il les saluait, la plus âgée arrêta longuement ses regards sur lui. C'était la servante de son patron. Depuis quelque temps, il était l'objet de ses agaceries. Il affectait d'y être insensible. Cependant, quand il se trouvait seul dans l'étude et qu'il l'apercevait au jardin, il l'observait quelquefois en cachette, derrière le rideau de la fenêtre. Elle avait une belle tête, de grands yeux bruns, d'abondants cheveux fauves, une forte poitrine et de gros bras ronds. Lorsqu'elle se tenait immobile, elle ressemblait à une statue puissante plantée au milieu de la verdure. Au bout de quelques minutes de contemplation, le jeune homme retournait, pensif, à son pupitre. —« Soyons raisonnable ! » murmurait-il, et il remuait des papiers ou sifflotait légèrement, mais il ne parvenait pas à éloigner la vision séductrice. Pendant longtemps, la jeune fille restait devant lui, avec ses yeux ensorceleurs, la chair affriolante de ses bras nus et ses seins voluptueux, qui, en soulevant d'un mouvement régulier et fort l'étoffe du corsage, semblaient s'offrir d'eux-mêmes à quelque invisible amant... Arrivé au sommet de la côte,.Tulesse retourna du côté où les trois femmes venaient de disparaître; il s'assit ensuite sur le gazon et se mit à réfléchir... Le village se développait à ses pieds. Entre les frondaisons noires des arbres, il voyait des maisons grises et blanches, coiffées d'ardoises ou de tuiles rouges et séparées par quelques chaumières sur les toits desquelles brillaient des plaques de mousse verte. Au-dessus de la Mehaigne, qui coulait en murmurant, les feuilles des peupliers frétillaient comme des écailles luisantes. Les derniers rayons du soleil allumaient dans l'eau une infinité de petites flammes, le ciel se colorait de jaune et le vieux manoir, avec ses murs rouillés,dressait sa silhouette fantastique dans le flamboiement d'une lumière cuivrée, où il y avait quelque chose d'ardent, d'inquiet et de louche. VII Au mois de mars de l'année suivante, un ouragan ravagea la Hesbaye. La grange d'Andry s'écroula. Ce fut Martin qui la reconstruisit. II en profita pour venir plus souvent chez Andry. Il arrivait chaque dimanche et quelquefois le soir, pendant la semaine. Il entrait à pas menus, se glissait entre la table et la fenêtre pour ne gêner personne et restait parfois pendant des heures, la pipe aux lèvres. Lorsque Célineétaitseuleet qu'il la trouvait occupée à quelque gros ouvrage, il lui donnait un coup de main. Si elle cousait,ril se plaçait en face d'elle. II prenait son dé, ses ciseaux, l'étui où elle mettait ses aiguilles; il les tournait et les retournait dans ses mains jusqu'à ce que Céline, s'impatientant, les retirât avec rudesse. Au bout de deux minutes, il les reprenait de nouveau ; pour en finir, Céline les cachait dans sa poche. — Je vois bien que je vous ennuie, disait-il alors; je m'en vais... Mais il ne s'en allait pas. Immobile, les yeux fixés sur Céline, les coudes étalés sur la table, il tirait de grosses bouffées de sa pipe, qu'il lançait sur le côté pour ne pas incommoder la jeune fille. Céline observait malicieusement du coin de l'œil sa petite figure ratatinée, à la fois laide et comique avec son museau de lièvre, ses cils blancs et ses cheveux roux, clairsemés et raides comme des baguettes. Un jour qu'ils se trouvaient ainsi seuls dans la maison, la porte s'ouvrit brusquement. Céline leva la tête : Thérèse Leduc s'avançait en souriant, avec la main droite dans la poche de son tablier. —- II.., murmura-t-elle, comme pour pro- noncer des paroles qu'elle venait de préparer; mais elle s'arrêta en apercevant Martin, parut contrariée et s'assit sans retirer la main de sa poche. — Quelle bonne idée vous avez eue de venir! dit joyeusement Céline. — Oui, répondit-elle... oui..., tandis que ses yeux allaient de la figure de Céline à celle du jeune homme. Enfin, n'y tenant plus, elle s'écria : — Il m'a écrit ! Et, toute tremblante de joie, elle montra sa lettre. Puis elle se tourna vers Martin : — C'est une lettre de mon fils ! Elle demanda ensuite à Céline de la lire tout haut. Dès que celle-ci eut lu : « Ma très chère mère... », un sourd hoquet souleva la poitrine de la vieille femme. Elle essuya furtivement quelques larmes, puis elle joignit ses mains, pencha la tète sur le côté et écouta toute la lecture comme elle aurait écouté une prière. Quand Céline eut fini, elle fixa sur Martin des yeux ravis. — C'est une belle lettre, dit celui-ci, qui semblait ému lui-même. — Il est si intelligent 1 répliqua Thérèse, en soulevant ses sourcils. Elle reprit le papier et le parcourut en souriant. Céline demanda si elle ne voulait pas prendre le café. — Non, merci, répondit-elle. J'étais seulement venue pour vous montrer la lettre. Maintenant, je pars. Dans la cour elle rencontra Andry. — Cousin, s'écria-t-elle, j'ai reçu des nouvelles de mon Alfred ! Comme le vieillard restait impassible, elle ajouta : — Il m'écrit si gentiment ! — Ce sont des fariboles ! répliqua Andry en ricanant. Si ce gaillard-là était mon fils, il y a longtemps que je lui aurais tordu le cou. Thérèse baissa la tête et s'en alla. Elle possédait cette lettre depuis le matin. Elle l'avait d'abord parcourue rapidement, tremblante et les larmes aux yeux. Lorsqu'elle vit que son fils n'annonçait rien de mauvais, elle courut chercher son portrait et l'embrassa. Puis elle relut la lettre, lentement, pour en savourer chaque mot. De temps à autre, la joie ou l'attendrissement la forçait de s'arrêter. Elle riait et pleurait tour à tour. Jean arrachait en ce moment des pommes de terre. Elle se précipita au jardin • — Jean ! mon homme ! Leduc planta sa bêche dans le sol et s'appuya sur le manche. — Voici des nouvelles d'Alfred ! dit-elle, en brandissant joyeusement la feuille de papier. II est Bruxelles. — Je ne veux pas voir cela ! s'écria Jean avec colère. Je l'ai renié... C'est fini... Effrayée par cette voix mauvaise, la vieille 72 LE PAIN NOIR femme renlra à la maison, toute penaude et le cœur gros. Jean avait beaucoup changé depuis quelques mois.Ses cheveux et sa moustache étaiont devenus blancs. Ses joues décolorées formaient de gros plis flasques aux deux coins de sa bouche. Ce jour-là, il portait un pantalon rapiécé et sale et une chemise de coton à petits carreaux bleus, dont le col déboutonné laissait voir la peau ratatinée de sa poitrine, que hérissaient de longs poils gris. Il avait en outre une barbe de huit jours et ses cheveux hirsutes allongeaient de grandes mèches sur son front ridé. Ses projets n'avaient pas réussi. Non seulement il avait retiré peu de chose de ses récoltes, mais personne ne l'employait comme jardinier. II avait vendu des semences, cinq ou six sacs de fruits, des pommes de terre, deux porcs. Il comptait prélever là-dessus quelques pièces de cinq francs afin de pouvoir donner, au moins, un acompte sur l'intérêt de sa dette, qui n'avait pas été payé celte année- là à l'époque réglementaire. Avec le reste, les deux vieillards vivaient sordidement de pain et de légumes. Ils manquaient souvent de beurre,etle dimanche seulement ils se payaient du lard d'Amérique, blanc et gras, qui sentait le poisson gâté. Moralement, Jean souffrait beaucoup de cette misère. Il fuyait les gens, devenait sauvage. Quand Bodson entrait dans le café, il s'éclipsait pour éviter sa conversation sarcas-tique. Lorsqu'il voyait arriver sur la roule Corneloup, Davin, le médecin ou l'instituteur, au lieu d'aller au-devant d'eux, comme il le faisait autrefois, il se glissait prestement dans sa maison ou dans sa grange. Pour occuper ses loisirs, il dénichait des corbeaux, mettait des trappes pour prendre les putois. Il avait même confectionné une hulte en paille portative, qu'il plaçait le soir dans son jardin et où il passait souvent la moitié de la nuit, avec son fusil, guettant les lièvres et les lapins qui venaient ronger ses choux. Celte dernière distraction le passionnait particulièrement. Il éprouvait un méchant plaisir à l'idée d'enfreindre des lois, de causer du tort à quelqu'un. A ses yeux, celte occupation clandestine le vengeait de la société qui, dans sa marche aveugle, l'avait écrasé comme un ver... Après être allée chez Andry, Thérèse relut de nouveau la lettre, puis elle prit le portrait de son fils et le contempla longuement. Elle plaça ensuite le tout dans la même enveloppe, glissa celle-ci dans sa poche et se dirigea vers la fenêtre qui donnait sur le jardin. Jean travaillait toujours. Son corps vigoureux se détachait sur une haie qui commençait à jaunir. La lumière du soleil éclairait son dos et faisait briller ses cheveux blancs. Il maniait la bêche d'un mouvement lent et régulier, lançant devant lui des pelletées de pommes de terre, qui roulaient comme des boules d'ivoire sur le sol argileux. Autour de lui, tout reposait dans le calme alangui des premiers jours d'automne. Les feuilles fatiguées pendaient, immobiles, sur leurs bran- ches; des pinsons picoraient silencieusement dans les sentiers; quelques papillons visitaient les dernières fleurs. Thérèse observait son mari. Elle paraissait préoccupée et soucieuse. De sa main droite, elle caressait l'enveloppe au fond de sa poche; de l'autre, elle lissait fébrilement ses bandeaux gris. Elle quitta enfin la fenêtre et se rendit au jardin. — Alfred demande que j'aille le voir, dit-elle. Puis-je y aller? — Non! s'écria Leduc, d'une voix si forte que la vieille femme sursauta. — 0 Jean! supplia-t-elle. — Inutile! dit Leduc, en fronçant les sourcils. Et il ajouta : « Je n'ai plus de fils. » Thérèse resta encore quelques instants plantée devant lui, l'air hébété et douloureux, puis elle s'éloigna en s'efforçant de retenir ses larmes. Au souper, Jean ne voyant aucune assiette devant elle, demanda : — Pourquoi ne prends-tu rien? I 1 F — Je n'ai pas faim, dit-elle; et pendant toute la soirée, elle demeura sur sa chaise sans rien faire, muette et rigide. Jean lui jetait de temps en temps un coup d'œil. A la fin, il se leva, passa dans la chambre voisine et revint avec quatre pièces de cinq francs. —Tiens, Thérèse, dit-il en plaçant cet argent sur la table. Tu feras ce que tu voudras. La vieille femme regarda la somme avec surprise. Puis, fixant des yeux rayonnants sur son mari, elle s'écria : — Oh! tu m'en donnes trop! — Non, non, répliqua Leduc. II te faut bien cela. Thérèse n'avait pas beaucoup voyagé. Quatre ou cinq fois par an, elle se rendait à Huy pour ses achats. Elle avait été aussi deux ou trois fois à Liège, jamais plus loin. Un voyage à Bruxelles l'effrayait. Elle cherchait quelqu'un pour se renseigner, lorsqu'elle vit passer Nol, lo vacher, qui avait conduit des bêtes au concours agricole l'année d'avant. Elle l'appela, lui dit qu'elle devait aller à Bruxelles et lui demanda quelques indications. Nol prit une chaise et s'installa conforta blement, puis il sourit d'un air entendu en repoussant son vieux chapeau de paille sur sa nuque. Pardi! oui, il connaissait Bruxelles ! Il y a là des rues qui mesurent soixante mètres de large : il les avait arpentées.Il avait aussi compté, au hasard de ses courses, quinze églises. A la façade du palais royal,il avait vu quatre-vingt-six fenêtres. Il était monté sur la tour de Sainte-Gudule : trois cents marches. Pour aller de la gare du nord à celle du midi, il lui avait fallu quarante minutes exactement... Thérèse demanda quel chemin on doit prendre pour arriver rue du Pommier. Nol haussa les épaules; il n'en savait rien : Bruxelles est tellement grand... D'ailleurs, avec sa langue, on va à Bome... Et il continua à énumérer les monuments qu'il avait vus, en citant le nombre de portes, de cheminées et de fenêtres qu'ils possèdent. Mais, tout à coup, il s'arrêta. Le sourire qui brillait sur son visage s'accentua, il leva la main gauche, puis, tout en battant lentement la mesure, il se mit à chantonner : A Bruxelles, Les demoiselles, Sont fort belles, Thérèse n'en tira rien de plus. Elle partit le dimanche suivant par le premier train. Son mari l'accompagna à la gare. Au moment de prendre son coupon, elle se tourna vers lui : ^ — Dois-je demander un billet de retour? — Fais ce que tu veux, répondit Leduc. Si tu t'amuses là-bas... Thérèse prit un billet simple. Son mari, après l'avoir embrassée, l'aida à monter en voiture. A la gare suivante, un homme et une femme vinrent s'installer auprès d'elle. L'homme était un petit maigre avec des yeux vifs et la femme une grande sèche, qui avait une figure sévère et froide perchée sur un long1 cou. Dès qu'elle fut assise, elle dévisagea Thérèse. Gomme celle-ci ne disait rien, elle l'interpella : — Vous allez loin? — Je vais à Bruxelles. — Tiens, c'est comme nous... Vous avez des connaissances à Bruxelles? G. 8o — J'y ai mon fils. — Ali ! nous aussi,nous avons notre fils à Bruxelles. Elle attendit, croyant que Thérèse se livrerait à de plus amples confidences, mais on arriva à Landen et il fallut changer de train. Les trois personnes remontèrent dans le même compartiment. Dèsque le train eut quitté la gare, la femme interpella de nouveau Thérèse : — Que fait votre fils, à Bruxelles, « sans être trop curieuse »? Thérèse hésita un instant, puis elle répondit avec embarras : — II est « dans le commerce ». — Le nôtre est « au Ministère », dit la femme. Quelques secondes après, elle ajouta : — Cela vaut mieux. « Là-dedans, » ils conservent leur place toute leur vie. — Puis ils sont pensionnés dans leur vieillesse! s'écria le petit homme. — Notre fils a fait « toutes ses classes », 8i dit solennellement la femme... C'est un brillant sujet... Thérèse, de plus en plus embarrassée, se taisait. La femme en parut indignée. Elle l'examina des pieds à la tête avec des yeux pleins d'hostilité. — 11 me semble que je vous ai déjà vue, dit-elle. t Thérèse ne répondit pas. L'autre lui tourna le dos et engagea la conversation avec une grosse dame à face joviale, qui venait de monter auprès d'eux. Toutefois, de temps à autre, elle allongeait le cou du côté de Thérèse et l'enveloppait d'un regard suspect. Cela torturait la vieille femme. Elle ne savait quelle attitude prendre et n'osait plus engager la conversation avec personne. Aussi se sentit-elle toute heureuse quand elle vit qu'on approchait de Bruxelles. Elle avait fait prévenir son fils par Céline. LE PAIN NOIR Ne l'apercevant pas en descendant de wagon, elle commença à trembler. Elle errait sur le quai, ne sachant où se rendre, heurtée à tout moment par des gens pressés, lorsqu'une main se posa sur son dos. — Alfred! s'écria-t-elle. Et jetant les bras au cou de son fils, elle le serra sur sa poitrine et l'embrassa quatre ou cinq fois. — Ton voyage s'est bien passé? demanda-t-il. — Oui, répondit-elle... Elle ajouta à voix presque basse : — Ton père te fait des compliments... Lorsqu'ils arrivèrent à la sortie de la gare., elle enveloppa la place d'un coup d'œil. La magnificence des maisons, l'or rutilant des enseignes, le grouillement de la foule, le tapage des voitures, des camions et des tramways lui arrachèrent des cris d'élonnement. — Elle se serra contre Alfred. Celui-ci prit son bras et ils se dirigèrent vers le haut de la ville par la rue Neuve. En nassant. il ' signalait les monuments remarquables : l'église du Finistère, la Monnaie, l'Hôtel-de-Ville. «Ah!» disait Thérèse, en ouvrant la bouche toute grande, plus préoccupée de considérer son fds que d'examiner ces belles choses. Le jeune homme avait des souliers vernis, une redingote, un chapeau haut de forme, des moustaches relevées en crocs. Elle le trouvait admirable : ses yeux rayonnaient. A un certain moment, Alfred dit : — Nous sommes maintenant rue Haute. Elle remarqua que les maisons n'étaient plus si belles, que les étalages paraissaient plus pauvres et les passants moins distingués. C'étaient, pour la plupart, des ouvriers endimanchés qui se rendaient à la grand'place ou au vieux marché. Quelques-uns avaient une cage dans leur., main. D'autres traînaient un chien étique au bout d'une corde. D'autres allaient simplement de café en café.Beaucoup déjà étaient ivres. Alfred, qui jusque-là avait eu la mine souriante, devint tout à coup sérieux. 84 LE pain noir Il se tourna vers sa mcre. — Avant d'aller plus loin, dit-il, je dois te confier quelque chose. Thérèse le regarda. — Tu sais, continua-t-il, que je tiens un estaminet... Or,pourcela il faut une femme... Tu trouveras chez moi une personne avec laquelle je vis'comme si c'était mon épouse... Vous autres, gens de la campagne, êtes encore arriérés... Cela te choquera peut-être... La vieille femme baissa la tête. — Tu es assez âgé pour savoir ce que tu fais, mon fils, répondit-elle. Moi... Et elle haussa les épaules. Sa joie s'était envolée... La confidence du jeune homme venait d'éveiller dans son esprit l'image de ces fdlessataniques auxquelles s'appliquait la chanson de Nol et dont les marchands qui fréquentaient jadis l'auberge de l'Etoile s'entretenaient quelquefois à mots couverts, avec un rire louche... Est-ce qu'Alfred allait la mettre en présence d'une de ces créatures?... — N'aie pas peur, dit celui-ci, qui devinait ses pensées.Et il ajouta ironiquement :« C'est une femme comme une autre. » Ces paroles ne la rassurèrent pas. Elle commença à redouter le moment où elle devrait entrer dans la maison de son fils, et son cœur battit très fort quand ils pénétrèrent dans une rue étroite, irrégulière et noire comme un trou de taupe. C'était la rue du Pommier. Ici, il n'existait plus de magasins, mais de petites boutiques, des échoppes misérables, qui exhibaient, derrière des vitres sales, des marchandises hétéroclites. Des jupes de soie tachées, des souliers de bal éculés,des ombrelles à pommeaux dédorés, des porcelaines fêlées voisinaient avec des pantalons de toile, des vestons de velours grossier et des corsages de coton qui ne coûtaient que quelques sous. Les objets neufs avaient l'air aussi vieux que les articles de rencontre; une même crasse semblait répandue sur le tout; les pains eux-mêmes, collés contre les carreaux,chez les verdurières» paraissaient avoir été tripotés, à leur sortie du four, par des mains de bouilleurs. L'estaminet d'Alfred se trouvait au bout de la rue. C'était une maison étroite et haute qui n'avait qu'une fenêtre à son rez-de-chaussée, derrière laquelle on voyait quelques bouteilles de liqueur alignées contre un rideau de serge verte. Alfred ouvrit la porte et poussa sa mère devant lui. Thérèse, très émue, hésitait à avancer lorsqu'une femme, qui était assise derrière un petit comptoir,se leva rapidement, courut au-devant d'elle et l'embrassa avec effusion. Le café formait une sorte de boyau, aux deux côtés duquel se trouvaient des bancs munis de coussins revêtus de toile cirée.Cinq ou six petites tables et quelques chaises achevaient l'ameublement. La lumière qui arrivait par la fenêtre donnant sur la rue ne pénétrait pas jusqu'au fond de la pièce. Celle partie restait plongée dans l'obscurité, malgré la lucarne qui prenait jour sur une étroite cour fermée de tous côtés par de hautes murailles. La tapisserie s'écaillait ; les tables étaient couvertes de taches de liqueur; les coussins des bancs, crevés par places, laissaient échapper des touffes de crins. Thérèse, à moitié rassurée par l'accueil de Sylvie (c'était le nom de la maîtresse d'Alfred), alla s'asseoir au bout de la pièce; la jeune femme se plaça devant elle, souriante, les deux mains appuyées au dossier d'une chaise. Sylvie paraissait avoir trente-cinq ans. Elle avait dû être autrefois ronde et potelée, mais ses chairs commençaient à se détendre. La peau de sa figure se fanait ; ses lèvres étaient pâles ; elle avait un cercle brun autour des yeux. Mais ce qui frappa surtout Thérèse, ce fut de constater qu'elle possédait des cheveux complètement rojix et des sourcils noirs. Au bout de cinq minutes, les deux femmes bavardaient ensemble comme de vieilles amies. — J'aime tant la campagne ! disait Sylvie, en levant langoureusement les yeux. 88 LE PAIN NOIR — A la campagne, la vie est parfois bien dure! soupirait Thérèse. —Mais c'est si amusant d'avoir un jardin, continuait l'autre... Un jardin avec beaucoup de fleurs... Et un pré... avec des porcs, des lapins, des moutons. ..mais pas des vaches... Les vaches me font peur avec leurs longues cornes. — N'est-ce pas, Mimi, qu'on aime la campagne, nous autres ! A ce nom de « Mimi », un petit chien brun s'approcha de sa maîtresse en balançant, entre ses quatre pattes, un ventre ballonné comme une outre. Elle le prit dans ses bras, lui caressa la tête et répéta : — N'est-ce pas, Mimi, qu'on aime la campagne, nous autres? Mimi ferma les yeux et lui passa le bout de sa langue rose sur la pointe du nez. Des mouches bourdonnaient contre la fenêtre, des guêpes couraient sur les tables, des enfants criaient dans la rue et, de temps à autre, un consommateur entrait, en faisant sonner le timbre de la porte. C'était généralement quelque ouvrier du voisinage, nu-tête, rasé de frais, sans col, qui s'était rapidement échappé de chez lui pour venir lamper de l'eau-de-vie ou du faro. Tout en faisant tourner son verre sur le comptoir, il dirigeait vers le fond del'estaminet degrands yeux stupides, intrigué par la présence de cette vieille femme inconnue. A midi, lorsqu'elle se trouva assise pour dîner entre son fils et Sylvie, Thérèse ne se sentit plus de joie. — Quel dommage, pensait-elle, que mon pauvre Jean ne soit pas ici ! Vers la fin du repas, on vit arriver un jeune homme coquettement vêtu, avec les cheveux pommadés et la moustache frisée. Sylvie se penctïà à l'oreille de Thérèse : — C'est un homme de votre pays. C'est un Liégeois. Thérèse examina rapidement le jeune homme, qui s'avançait en souriant. LE PAIN NOIR II l'appela « veie mâme », prit sa main et, tout en caressant ses doigts ridés, il dit de l'air le plus aimable : — Si je vous avais rencontrée dans la rue, je vous aurais reconnue. — M'avez-vous déjà vue? demanda Thérèse avec surprise. — Non, répondit-il, en levant les bras, mais Alfred m'a si souvent parlé de vous ! Le visage de Thérèse rayonna; elle jeta sur son fils des regards remplis de tendresse et de reconnaissance. Une bouteille de vin à moitié pleine se trouvait sur la table. Le Liégeois la prit par le goulot et la fit tourner devant sa figure, en clignant de l'oeil et en passant le bout de sa langue sur ses lèvres. Sylvie, qui riait, se pencha de nouveau vers Thérèse. ■— C'est un farceur, dit-elle. On vida la bouteille, puis Alfred dit à sa mère : — Maintenant, nous irons voir la ville. Le Liégeois roulait une cigarette. Thérèse se tourna vers lui : — Venez-vous avec nous? — Comment! si je vais avec vous! s'écria-t-il, en levant de nouveau les bras. — Mon Dieu! comme il est complaisant! pensa la femme. Dans la rue, ce fut le Liégeois qui se chargea de diriger Thérèse à travers la foule et d'attirer son attention sur les curiosités de la ville. 11 lui fit admirer notre Hôtel-de-Ville, ziofre Musée, nos Chambres, notre Parc, le palais de notre Roi. Ici, Thérèse se rappela le récit de NoI : — On m'a raconté qu'il y a quatre-vingt-six fenêtres à sa façade... Le Liégeois hocha la tête : — Il est impossible de les compter toutes ! Quand ils furent arrivés auprès de la colonne du Congrès,il proposa de grimper au sommet. — Je suis trop vieille, objecta Thérèse.Mais comme il insistait, elle finit par céder. Après cette ascension, elle fut forcée de s'asseoir sur l'escalier du monument : elle avait des palpitations et ses jambes tremblaient. — Levez-vous, dit le Liégeois au bout de quelques minutes, nous irons nous reposer ailleurs. Il murmura quelque chose à l'oreille d'Alfred et tous deux sourirent. Ils conduisirent alors Thérèse dans un csta-minetinstallé dans un sous-sol et voûté comme une cave. A l'entrée, une femme en tablier et bonnet blancs se tenait debout à côté d'un panier de victuailles. Un nuage de fumée flottait au plafond. Des familles de petits bourgeois étaient serrées autour des tables. Les hommes fumaient en regardant leurs verres; les femmes bavardaient; les enfants écaillaient des œufs durs, désarticulaient des crabes et des crevettes ou arrachaient, avec une épingle, des escargots de leurs coquilles. Derrière le comptoir — entre des bouquets de roses qui semaient autour d'eux leurs pétales flétris — brillait, comme une lanterne rouge, la face illuminée de la patronne : une grosse Flamande avec des cheveux blonds, des yeux de faïence et des pendants d'or à ses greilles. Lorsque Thérèse vil apporter deux bouteilles couvertes de poussière, couchées dans de petits paniers, elle fixa sur le Liégeois des regards étonnés. Celui-ci fredonna : Chantons la treille Et la bouteille... Puis il remplit les verres avec précaution : — Goûtez-moi ça ! La vieille femme porta le verre à ses lèvres. L'autre demanda : — Hein? quelle nouvelle ? 11 but ensuite quelques gorgées, se lécha la moustache et ajouta : — C'est du lambic! Quelques instants après, il frappa son poing sur la table : « On avait oublié Manneken-Pis!... » On avala rapidement la bière et l'on partit. Quand Thérèse se retrouva en plein air, au milieu de la foule, elle se sentit le cerveau plus léger et les jambes plus lestes. Le Liégeois, qui l'observait, se mit à rire en voyant ses joues colorées et ses prunelles brillantes, puis il fredonna de nouveau en hochant la tête : Chantons la treille Et la bouteille... La vieille femme s'arrêta et, mimant les gestes de son compagnon, elle répéta : Chantons la treille Et la bouteille... Au même moment, Alfred lui cria : — Il est temps de nous dépêcher... si tu veux partir par le dernier train... Elle ouvrit de grands yeux et hâta le pas, sans répondre; mais sa figure s'assombrit et quand elle fut devant Manneken-Pis, elle le contempla avec indifférence. LE PAIN NOIR Le Liégeois, désappointé, la poussa vers la grille. Comme ses traits ne se déridaient toujours pas, il sourit d'un air supérieur : « La vieille, sans doute, était une bigote. » Lorsqu'ils rentrèrent, l'estaminet d'Alfred regorgeaitde monde. Une femme en cheveux, avec du fard aux joues, chantait d'une voix piaulante au milieu de plusieurs hommes. Le Liégeois se dirigea vers le groupe. Thérèse allait le suivre, mais Alfred lui mit la main sur l'épaule : — Yeux-tu monter dans ma chambre : j'ai à te parler. La pièce où il la conduisit était humide, obscure et dégradée. Derrière le lit, que recouvrait une courte-pointe tachée, gisaient des malles et des paniers, entassés les uns sur les autres. Dès que la porte fut fermée, Thérèse se jeta au cou de son fils : — Alfred ! mon cher, mon bien-aimé Alfred! Le jeune homme l'écarta doucement, puis il la fit asseoir sur l'unique chaise qui se trou- LE PAIN NOIR vait là, tandis que lui-même s'asseyait sur le bord du lit. — Tu vois comme mes affaires marchent, dit-il. — Oh! oui, répondit-elle; tu as beaucoup de clients. — Si je pouvais m'agrandir, je serais vite riche. Mais (il soupira)l'argent me manque... Et sans argent... Gomme Thérèse ne répondait pas, il continua : — Si tu voulais m'avancer une petite somme... Deux mille francs,par exemple... Je les rembourserais rapidement... Au bout de quelques mois, peut-être... La vieille femme tressaillit et croisa nerveusement ses deux mains. — Mon Dieu! mon pauvre fils, dit-elle, où veux-tu que je prenne cet argent! Tu sais bien que nous sommes dans la misère... — Tu pourrais décider le père à emprunter les fonds... Thérèse soupira : — Personne ne voudra nous les donner. Les quatre mille francs que nous avons dû verser pour toi ont déjà été empruntés. Dieu sait même si nous pourrons continuer le paiement des intérêts. Ahl ton père et moi, nous sommes bien malheureux! Alfred fronça les sourcils. — II me faut de l'argent! s'écria-t-il d'une voix rauque,en serrant ses deux pouces dans les paumes de ses mains. Il m'en faut... Si je n'ai pas mille francs dans huit jours, je serai chassé d'ici... Tout mon mobilier sera vendu à l'encan 1 Et, se levant du lit, il vint se placer devant la fenêtre, tandis que la vieille restait immobile sur sa chaise, la tête penchée. Au-dessous d'eux montait, tantôt comme un murmure triste et tantôt comme un bruit aigu de crécelle, la voix éraillée de la femme en cheveux, qui achevait sa chanson misérable. Alfred se retourna. Ses traits étaient décomposés et farouches : — Alors tu refuses de m'assister? — Mais, mon fils I dit-elle, en tendant les bras vers lui. — C'est bon! continua-t-il. Si tu as jamais besoin de moi... La vieille femme lui saisit les doigts et murmura : — Alfred?... Il se retira brutalement et consulta sa montre. — Il est cinq heures, dit-il. Il te reste juste le temps nécessaire pour avoir ton train. — Tu viendras avec moi, n'est-ce pas? supplia-t-elle. — Oui, répondit-il sèchement, j'irai avec toi. Après deux ou trois minutes d'hésitation, Thérèse tira son mouchoir de sa robe. Alfred, entendant tinter de l'argent, fixa sur sa mère des yeux d'épervier. D'une main tremblante, celle-ci sortit deux pièces de cinq francs et un peu de menue monnaie : elle tendit le tout à son fils, visiblement honteuse de lui présenter si peu de chose. Il prit la somme sans LE PAIN NOIU mot dire, puis la fit glisser dans sa poche d'un geste presque méprisant. Lorsqu'ils furent descendus, U entre-bâilla la porte de l'estaminet pour annoncer à sa maîtresse qu'il allait reconduire sa mère à la g are. Sylvie embrassa Thérèse à la hâte; mais comme Alfred refermait la porte, quelqu'un cria dans le fond de la pièce : — Hé! hé! veie màme! — Et le Liégeois, bondissant entre les tables, vint déposer deux gros baisers sur les joues de la vieille femme. Dans la rue, Alfred marcha si vite que Thérèse fut bientôt essoufflée. Elle fit cependant tous ses efforts pour ne pas rester en arrière. Mais n'étant pas habituée aux foules, elle se heurtait à chaque instant contre les passants; elle voyait alors Alfred s'éloigner; la crainte de le perdre lui causait des angoisses; elle allongeait le cou, écarquillait les yeux et, de temps à autre, trottait de ce pas dur et saccadé des vieillards qui ont les jambes raides. Comme ils approchaient de la gare, elle dit timidement : — Je voudrais bien acheter une pipe et du tabac pour ton père. Alfred continua de marcher comme s'il n'avait rien entendu. Puis, tout à coup : — As-tu de l'argent? Thérèse lui tendit deux francs. C'était, avec le montant de son billet, tout ce qui lui restait. Il prit la pièce et se dirigea vers un débit de tabac. Elle voulut l'accompagner, mais il l'arrêta d'un geste et elle resta debout, comme une mendiante, devant la vitrine. Il revint avec une misérable pipe et un petit paquet de tabac. Elle comprit qu'il l'avait volée. Quand ils furent à la gare, il la poussa immédiatement dans le train. Pendant qu'elle s'installait, il voulut partir, mais la vieille femme, s'en étant aperçue, se précipita à la portière : — Alfred! Oh! Alfred... 11 revint sur ses pas, l'embrassa sèchement, puis s'éloigna. Elle le suivit de l'œil aussi longtemps qu'elle put. Elle espérait qu'il se retournerait, mais il n'en fit rien... IX La nuit tombait quand Thérèse arriva àG... Le quai de la gare, mal éclairé par deux pauvres réverbères, présentait un aspect lugubre ; on n'y voyait personne, sauf le chef, qui se tenait debout au bord de la voie. Toutefois, lorsqu'elle fut descendue de voiture, un homme, qui était assis sur un banc,contre le mur, se détacha de l'ombre. Elle reconnut son mari. Bien qu'il ne fût pas certain de la voir rentrer le jour même, il était venu l'attendre à tout hasard. Il lui prit la main et demanda si elle avait fait un bon voyage. — Elle répondit que oui, à voix presque basse. Lorsqu'ils eurent quitté la gare, la pluie se mit à tomber. Dans les champs, l'obscurité était si épaisse qu'ils voyaient à peine leur io3 route. Blottis sous le même parapluie, ils marchaient côte à côte, sans parler. Ils semblaient tous deux écouter le bruit de leurs pas dans la boue et le murmure de l'averse dans les champs de betteraves. En rentrant,Thérèse vit que son mari l'avait attendue pour souper. Il avait même acheté du pain blanc. Cette attention augmenta sa tristesse. Elle aurait voulu lui dire quelque chose. Mais quoi? Parler de son fils? Lui avouer ce qui s'était passé là-bas ? Elle n'en avait pas la force et, d'ailleurs, elle craignait de l'irriter. En coupant du pain, elle demanda : — Il n'est rien survenu pendant la journée? Tout s'est bien passé ?... — Tout s'est bien passé, répondit-il. Ils se turent. Leduc attendait évidemment des renseignements de la part de Thérèse, mais il ne voulut pas la questionner. 11 agissait ainsi par amour-propre, d'abord (il avait juré de ne plus jamais s'occuper de son fils), ensuite parce qu'il pensait que, si elle avait quelque chose debon à dire, elle le raconterait ^HIHBH^H io4 LE PAIN NOIR : r i d'elle-même. — Il interpréta son silence comme l'aveu d'une déception. — Après tout, cela m'est égal, se dit-il. Et cependant, immédiatement après avoir prononcé ces mots, il se sentit devenir triste. Pendant la journée, tout en se défendant d'attendre n'importe quoi d'Alfred, il n'avait pu s'empêcher d'espérer que quelque chose d'heureux sortirait du voyage de sa femme... Maintenant, voilà que ses rêves étaient de nouveau emportés comme par un coup de vent 1... Il mangeait machinalement, la tête baissée, écoutant le crépitement de la pluie sur le toit et le glouglou de la gouttière, qui dégorgeait son eau sur les pavés de la cour. Comme Thérèse n'entamait pas sa tartine, il demanda : — Pourquoi ne manges-tu pas? —J'ai mal à la tête, dit-elle... Je vais me coucher. Ils étaient au lit depuis quelques minutes, lorsqu'il s'aperçut qu'elle pleurait silencieusement. Jllfe Bodson passa le lendemain. — II paraît que tu as été à Bruxelles, dit-il de sa voix bourrue. — Oui, répondit-elle. — Hé bien?... Thérèse haussa tristement les épaules. — Tu as élevé un chien, dit-il... Quelques instants après, il grommela : — Et moi, j'ai nourri sept rats 1 Son cabriolet s'éloignait, lorsque Céline arriva. Thérèse, redoutant aussi ses questions, l'accueillit sans enthousiasme. Mais la jeune fille ne l'interrogea guère et se contenta facilement de ses réponses évasives. Elle avait elle-même une grande nouvelle à annoncer : Jules venait d'obtenir la place qu'il postulait depuis longtemps. Il allait gagner deux mille francs ! Céline ne voyait plus d'obstacles devant elle. Le bonheur s'offrait, cette fois, comme un fruit facile à cueillir. Elle le sentait à portée de sa main et en savourait déjà les ivresses avec de délicieux battements de cœur. Jules lui avait fait cadeau d'une petite bague. Elle la portait fièrement au doigt et la regardait à chaque instant. Elle revint le dimanche suivant avec son fiancé, qui voulait faire ses adieux aux époux Leduc. Jean s'extasia sur la chance du jeunehomme. — Tu vas donc gagner deux gros billets, dit-il.Veinard !...Te voilà plus heureux qu'un roi ! L'autre se rengorgea : Oui, il était plut! heureux qu'un roi ! Après avoir pris le café, les amoureux se promenèrent quelque temps au jardin, puis ils s'assirent sous la tonnelle. Jules glissa son bras autour de la taille de Céline et, de sa main libre, attira sur ses genoux une des mains de la jeune fille. Us restèrent ensuite immobiles comme un groupe de marbre. Debout devant la fenêtre de sa chambre., Thérèse les observait, cachée par le rideau. A travers les branches à moitié dénudées des groseilliers, elle voyait le visage resplendissant de Céline, la face souriante de Jules ; elle vit aussi la jeune fille se lever, cueillir quelques pensées qui achevaient de mourir et les fixer àla boutonnière du jeunehomme; elle vit enfin deux têtes qui se rapprochaient, des lèvres qui s'unissaient et qui, une fois unies, ne parvenaient plus à se détacher... La vieille femme se passa la main sur le front et s'éloigna, le visage pâle, le cœur serré. Jamais le bonheur d'autrui ne lui avait causé pareille souffrance. Au'commencement de l'hiver, on s'occupa beaucoup à G... deMlle de Sart. Sa faiblesse était maintenant si grande qu'elle n'avait pu, comme les' années précédentes, se rendre dans le Midi. Elle habitait donc le château ; et sa famille, qui passait d'habitude la mauvaise saison à Liège, séjournait auprès d'elle. Céline était renseignée sur l'état de la jeune fille par Martin,qui lui apportait les nouvelles du village. Depuis le départ de Jules, Martin paraissait sombre et inquiet. Céline lui en demanda la raison. — Je vous le dirai peut-être un jour,répondit-il, après avoir réfléchi quelques secondes. Elle ne l'interrogea plus. Elle commençait d'ailleurs elle-même à avoir des inquiétudes. Jules avait promis de lui écrire immédiatement après son installation.Plusieurs semaines s'étaient écoulées et elle ne voyait rien venir. Elle courait tous les deux ou trois jours chez Leduc, où il devait adresser ses lettres. Elle ouvrait la porte en tremblant. — Il n'y a rien ? demandait-elle. — Rien, répondait Thérèse. Elle se laissait alors tomber sur la première chaise venue; ses joues pâlissaient; les coins de sa bouche se tiraient ; sa lèvre inférieure se recourbait et se mettait à trembler. Thérèse ne s'occupait plus beaucoup de Céline. Depuis son voyage à Bruxelles, elle avait encore maigri. On apercevait les os de ses pommettes et de ses mains à travers sa peau jaune et ridée ; ses lèvres paraissaient plus minces et plus blanches et ses yeux brillaient d'un éclat maladif. — Je me sens si fatiguée! disait-elle quel- quefois à son mari, et de temps en temps elle interrompait son travail pour aller se reposer dans le vieux fauteuil qu'elle avait installé au coin du feu. Elle appuyait ses coudes sur les bras du siège, croisait les mains, penchait sa tète en avant. Comme elle se coiffait ordinairement d'un mouchoir qu'elle tirait sur son front, on ne découvrait de sa figure que le bout du nez, qui était affdé comme une pointe de couteau. Elle pensait continuellement à son fils. Elle voyait sans cesse le geste de désespoir avec lequel il avait déclaré que, faute d'un millier de francs, on allait saisir son mobilier. Bien qu'il lui fût impossible de le secourir, elle éprouvait du remords de ne l'avoir pas assisté.Il lui semblait surtout qu'en ce moment-là elle ne lui avait pas témoigné assez de tendresse. Elle se disait qu'elle aurait dû tout essayer pour éviter une séparation comme celle qui avait eu lieu. Maintenant, il était trop tard... Elle ne possédait plus aucun moyen de réparer ses torts I Cependant, l'idée qu'elle devait à tout prix se réconcilier avec Alfred ne la quittait pas. Un jour, elle s'enferma dans sa chambre, ouvrit son coffre et en relira une petite boite, dont elle vida le contenu sur ses genoux. Entre deux couches de ouate se trouvaient une bague, une chaîne et des boucles d'or, ainsi qu'une médaille noircie, un chapelet, quelques mèches de cheveux et le numéro que son fils avait amené au tirage au sort. Elle soupesa la chaîne, la bague et les boucles dans sa main., puis les frotta avec son mouchoir. — Ce serait commettre un sacrilège, se dit-elle en réfléchissant au motif qui lui avait fait prendre ces vieux souvenirs de famille... Et puis, je ne veux pas tromper mon mari... Elle rassembla tous les objets et les replaça dans le coffre. Mais le lendemain, elle les reprit. Elle soupesa de nouveau la chaîne et les boucles, frotta la médaille, passa à plusieurs reprises l'anneau à son doigt, lut vingt fois le numéro. Elle se sentait le cœur troublé, l'esprit in- quiet, comme au moment clc commettre une mauvaise action. Dans sa perplexité, elle se grattait le front, soupirait, joignait les mains. Elle décida enfin qu'elle irait le soir même invoquer Notre-Dame de Bon-Secours. Pour n'être vue de personne, elle traversa les champs. Il gelait un peu. Un léger brouillard voilaitl'horizon. Leciel était partout bleu foncé, presque noir, sauf à l'occident, où les derniers reflets du soleil formaient une grande mare rouge. Quelques corbeaux regagnaient leurs gîtes avec de lourds battements d'ailes. On entendait par ci, par là des cliquetis de chaînes, des grincements de roues, des cahotements d'attelages attardés. Les branches à moitié dénudées des tilleuls répandaient de l'ombre sur la chapelle. Entre leurs feuilles immobiles, on voyait palpiter les premières étoiles. Thérèse s'agenouilla sur le seuil et récita son chapelet. Elle se mit ensuite debout et approcha sa figure du petit grillage pratiqué dans la porte. La Vierge se trouvait au fond du bâtiment, dans une niche creusée au-dessus de l'autel. La lumière sépulcrale qui tombait par deux étroites fenêtres ne permettait pas de distinguer ses traits. On n'apercevait que sa robe évasée sur laquelle brillaient des paillettes de cuivre, les perles de son collier et les petites émeraudes de sa couronne. Sur l'autel, drapé de blanc, un christ en bois était flanqué de chaque côté de deux chandeliers, que séparaient des bouquets de fleurs artificielles piqués dans des vases. Des pièces de monnaie, offrandes des passants, parsemaient les dalles. Le plâtre des murailles, rongé par l'humidité, dégageait une odeur de moisi. Avai^t de s'en aller, Thérèse introduisit une pièce de dix centimes par le grillage. La monnaie rebondit plusieurs fois sur les pierres en tintant, puis elle s'immobilisa, et un faible soupir monta du sol vers la voûte. Quelques jours plus tard, Céline, couchée dans son lit, lisait une lettre, à la luour d'une bougie. C'était une lettre de Jules que Thérèse lui avait remise le matin.Elle ne se lassait pas de la relire. Malgré le froid qui lui engourdissait les mains, elle ne pouvait se séparer de cette feuille de papier, dont chaque mot remuait délicieusement son cœur. Quand elle arrivait au bout, elle rêvait quelques minutes, puis recommençait la lecture avec une nouvelle joie. Jules décrivait son installation, donnait l'emploi de ses loisirs, faisait le portrait de son patron, critiquait ses collègues et se fiat- tait d'être déjà apprécié. Il voyait de l'avancement en perspective, peut-être très prochain, disait-il, en ajoutant à cette remarque des points suspensifs. Le premier clerc, qui gagnait quatre mille francs (ici, il y avait de gros points d'exclamation), était vieux et paraissait « rudement hypothéqué ». Il toussait du matin au soir et les jours de brouillard il perdait la respiration; bref, c'était visiblement un moineau pour le chat. Après avoir parcouru la lettre une dernière fois, Céline la plaça sous son oreiller et éteignit la lumière. Elle rentra ensuite dans les couvertures ses bras à moitié gelés et s'apprêta à dormir. Tout à coup elle entendit une sonnerie funèbre. M,le de Sart était morte à midi; depuis ce moment, les cloches sonnaient pour elle tous les quarts d'heure. Céline songea au sort malheureux de cette jeune fille ; son cœur se serra; elle pria quelques instants avec ferveur pour le repos de son âme. Quand elle eut fini, elle glissa sa main sous 8, l'oreiller et la passa sur la lettre comme pour la caresser. Le veut sifflait dans les branches du noyer. Les cloches sonnèrent de nouveau, puis elle s'endormit. En apportant celte lettre, Thérèse avait remis à Céline un mandat de quarante francs qu'elle voulait envoyer à Alfred avec quelques mots. Elle s'était enfin décidée à vendre en cachette la chaîne et les boucles d'or, mais il lui avait été impossible de se débarrasser de la bague, qu'elle considérait comme le plus précieux souvenir de sa mère défunte. Le lendemain, quand son père fut sorti, Céline écrivit à Alfred. Elle venait de tracer les premières lignes, lorsque la porte s'ouvrit silencieusement. En voyant Martin, elle fronça les sourcils; son arrivée en ce moment la contrariait. Elle eut d'abord l'intention de faire disparaître soq ISiStK®K LE PAIN NOIR papier, mais elle se ravisa et continua sa besogne. Martin s'assit en face d'elle. Il avait la figure rouge, les yeux troubles et souriait béatement. Pendant quelque temps, il suivit la main de Céline qui courait sur le feuillet. — Vous écrivez, dit-il. — Vous le voyez bien, répliqua-t-elle. — Ah!... Martin se pinça le menton, regarda le poêle, l'horloge, et finalement ses yeux vinrent de nouveau se fixer sur Céline. Son sourire s'accentua; il avança doucement ses doigts... Puis, tout à coup, s'enhardissant, il les posa sur la main de la jeune fille. Céline se retira si brusquement qu'elle fit de grandes taches d'encre sur la lettre. — Ou'est-ce qui vous prend? s'écria-t-elle avec fureur. Martin, tout confus, baissa la tète, mais comme Céline se levait pour aller sécher les taches au feu, il murmura ; — Est-ce qu'on ne peut pas vous loucher la main? — Non! 11 soupira : — Si c'était Jules Libau... Céline tressailli t. Ses joues s'empourprèrent, puis, se décolorant par degrés, devinrent toutes pâles. Elle lâcha toutefois de surmonter son émotion, vint se rasseoir à la table et essaya de continuer son travail. Martin, qui avait appuyé son front sur sa main, tourna la tête du côté de la muraille. — Je m'en vais, dit-il, au bout de quelques instants. Céline 11e répondit pas. 11 attendit encore deux ou trois minutes, puis il s'avança vers la porte. Lorsqu'il l'eut ouverte, il s'arrêta. Voyant que la jeune fille ne bougeait pas, il se décida à partir. Comme il traversait la cour, le chien, qu'il caressait souvent, s'approcha en agitant sa queue. II passa sans le voir, mais quand il eut franchi la barrière, il s'arrêta de nouveau et jeta un rapide et triste coup d'œil sur la maison. Céline comprit qu'il souffrait. Un peu de pitié s'éveilla dans son âme. Elle déposa sa plume et rêva quelques instants. Pour dissiper son émotion, elle relut la lettre de Jules. L'enterrement de M11» de Sart eut lieu par une claire journée de gel. Une heure avant l'office, les paysans se répandirent dans le parc, dont la grille avait été ouverte dès le matin. \ Ils formaient des groupes disséminés, qui s'approchaient des bosquets et des écuries, tournaient autour des statues et des bassins, discutaient au milieu des pelouses. L'herbe craquait sous leurs pieds et, autour d'eux, le givre tombait des arbres, où restaient quelques feuilles mortes qui étincelaient comme des bijoux dans les rayons d'un soleil pâle. De belles voitures défilaient devant le perron en faisant crier le gravier. Après avoir déposé leurs maîtres, elles allaient se ranger 122 LE PAIN NOlft. dans l'allée, conlre le mur du parc. Pendant ce temps, les cloches sonnaient sans discontinuer et leurs sons lugubres répandaient de la tristesse sur tout le village. Lorsque le curé arriva avec ses acolytes, une foule immense grouillait devant le château. Elle s'allongea en cortège derrière le cercueil, que portaient six jeunes filles vêtues de blanc. Les voitures suivirent tout doucement. La messe dura près de deux heures.L'église, entièrement tendue de noir, était plus sombre qu'une grotte ; dans celte obscurité, les lumières des cierges brillaient comme une profusion d'étoiles. A l'offertoire, un chantre réputé des environs détailla un molet qui enleva tous les assistants. Après la cérémonie, comme le baron, sortant du cimetière, remontait en voiture, un cabriolet lancé à fond de train et conduit par un homme qui agitait joyeusement son fouet passa devant l'église. C'était Corneloup, qui voulait montrer qu'il ne prenait aucune part au deuil de son ennemi. La foule s'écoula rapidement. Lorsque le sacristain vint fermer les portes du temple, la place était vide, mais beaucoup de gens se trouvaient réunis dans les cafés du voisinage. Leduc, qui avait assisté à l'office, entra dans un de ceux-ci. Il vit plusieurs connaissances venues des villages voisins. « Voilàdevieuxamis !» pensa-t-il, et, s'approchant de l'un d'eux, il lui mit la main sur l'épaule. Celui-ci semblait absorbé dans une conversation sérieuse. Il seretourna, salua à peine Leduc et continua sa conversation. Jean, piqué au vif, se dirigea vers un autre homme, qui étalait devant le comptoirun gros ventre orné d'une chaîne d'or. — Mille tonnerres! s'écria celui-ci, je ne te reconnaissais pas!... Jean portait un pardessus roussi et des souliers rapiécés. Il comprit qu'on apercevait LE PAIN NOIR sa misère; il se retira tout confus et alla s'asseoir dans un coin. A côté de lui, un fermier à face de moine racontait des histoires salées, en caressant son menton grassouillet et en faisant clignoter ses petits yeux enflammés. Plus loin, des paysans discutaient des questions de métaphysique. — Où est l'âme? s'écriait l'un... Où est l'âme?... Et comme personne ne répondait, il continuait : — L'âme est dans la tête!... Ainsi qu'on te coupe un bras... qu'on te coupe une jambe, et tu continues à vivre... Mais qu'on te coupe la tête : tu ne vis plus...Donc l'âme est dans la tête ! La plupart parlaient de l'enterrement. Us supputaient ce que la cérémonie rapporterait au curé; ils évaluaient le nombre de gens qui avaient assisté à l'office; ils estimaient la valeur du cercueil. — Il y avait cinq cent vingt-deux person- nés à l'offrande, disait la voix tranchante de Nol; vous pouvez me croire, je les ai comptées... — Quelle pièce! hurlait son voisin, en faisant allusion au cercueil. Quelle pièce! Elle ne pourrira jamais !... Tandis qu'ils braillaient de la sorte, un vieillard qui rêvait, les bras appuyés sur ses cuisses et la tête penchée, murmura en balançant le verre d'eau-de-vie qu'il tenait dans ses doigts : — C'était une bien belle enfant ! Jean rentra chez lui vers midi. II se sentait triste. L'indifférence qu'il avait rencontrée chez ses anciennes connaissances le tourmentait. Après avoir dîné, il alla dans son jardin. — Je suis abandonné ! murmura-t-il en se promenant à longs pas à cause du froid qui lui glaçait les pieds, bien qu'il eût remplacé ses souliers par des sabots fourrés de paille. Au bout de dix minutes, il retourna dans la maison, se chauffa quelques instants, puis sortit de nouveau. Il marclia jusqu'à l'entrée du village, tira ensuite à droite et s'engagea dans les champs, le long des haies. Le ciel développait son dôme bleu au-dessus des campagnes et le soleil brillait avec éclat, mais ses rayons, glacés par la bise, ne répandaient aucune chaleur. D'énormes silos de betteraves s'allongeaient çà et là; trois ou quatre travailleurs, hommes et femmes, empaquetés dans de vieux vêtements, éparpillaient du fumier avec de longues fourches; un chariot, tiré par cinq chevaux vigoureux, cahotait sur la grand'-route;au loin, on apercevait le facteur, courbé en deux, qui se hâtait vers le bureau de poste. Quelques corbeaux cherchaient leur pâture sur la terre givrée, où scintillaient des plaques de glace, et de nombreux pinsons, qui pépiaient dans la haie, se mirent à voltiger de buissons en buissons devant Leduc. II se laissa distraire par leur manège. Deux ou trois fois, il essaya de les dépasser, mais chaque fois les oiseaux s'envolaient à son arrivée et toujours il les retrouvait un peu plus loin. A la fin, cependant, ils quittèrent les buissons et se réfugièrent dans les arbres. Leduc en fut contrarié. Il s'arrêta pour voir s'ils ne reviendraient pas, mais un léger ^^^nMSESSSaB LE PAÎN NOIR bruit, qui se produisit dans la haie, lui révéla la cause de leur départ. Il y avait là quelqu'un qui travaillait. Leduc voulut à son tour s'éloigner, mais le travailleur, ayant entendu des pas, leva le nez : — Hé! Jean, mon vieux camarade; viens donc ici ; viens prendre une prise ! La cordialité de cette voix remua le cœur de Leduc. Il s'écria joyeusement : — Gomment! c'est vous, Guillaume? — Oui, oui, c'est moi. Venez donc prendre une prise, dit Guillaume, en passant sa tabatière entre les épines. — Quel temps, n'est-ce pas? continua-t-il. On ne saurait être trop bien vêtu par ce froid. — Et en disant ces mots,ses yeux sourirent. Ses yeux étaient tout ce qu'on pouvait apercevoir de sa tête, qui disparaissait dans une casquette de drap pourvue d'un cache-nez. Il portait, en outre, une écharpe au cou et des moufles aux mains. Le reste de sa personne était couvert aussi chaudement. — Je bouchais ce trou malgré le froid, dit-il. Que voulez-vous? Quand on a l'habitude du travail, on ne peut rester inactif, même dans ses vieux jours et avec les moyens de se reposer. — Et de nouveau ses yeux sourirent. — Quelle belle prairie vous avez là ! dit Jean, en regardant à travers la haie. — Oui, répondit Guillaume, en se retournant. Mais venez donc la voir ici. Vous n'êtes pas pressé, hein? — Non. — Alors il faut entrer. Je vais vous ouvrir. Leduc continua à longer la haie, atteignit un chemin, tourna à gauche et arriva devant la maison de Guillaume. Par-dessus un mur hérissé de tessons de bouteilles, on voyait, au fond d'une grande cour, un beau bâtiment en briques neuves, frais et propre, qui buvait le soleil par toutes ses fenêtres. La grange était à droite; les étables, à gauche. Lorsque. Jean voulut ouvrir la barrière de tôle qui coupait la muraille de clôture en deux parties égales, un chien se précipita en aboyant avec fureur. Au bout de quelques instants, des claquements de sabots résonnèrent dans la cour; puis la serrure grinça et la barrière roula sur ses gonds. — Vous ne pouviez pas l'ouvrir vous-même, dit Guillaume, en souriant toujours dans son cache-nez. En cette saison, nous la tenons fermée. On est harcelé par les mendiants; ensuite nous sommes à l'écart... Cependant nous n'avons pas peur; voilà notre gardien... Et Guillaume désigna du doigt un molosse roux, qui n'aboyait plus, mais qui, la tête hors de sa niche, suivait Leduc des yeux en hérissant les poils de son échine. Les deux hommes so dirigèrent vers une porte qui séparait la grange de l'habitation. Ils entrèrent par là dans une petite prairie pelée où se trouvaient quelques pruniers, plusieurs tas de fagots et un bloc sur lequel on fendait le bois. — Je me suis ménagé ce coin pour laisser courir les porcs à volonté, dit Guillaume. Il m'est surtout utile quand le foin pousse. En parlant, il avait ouvert une seconde porte ; celle-ci donnait accès dans la prairie où il était occupé tout à l'heure. Ici, ses yeux recommencèrent à briller et son regard se répandit avec une joie visible sur le gazon givré d'un vaste enclos, où quatre rangées d'arbres, aux troncs badigeonnés de chaux, s'alignaient entre des haies hautes et bien fournies. En même temps, il murmurait : — Voyez... voyez... Lorsqu'il jugea que Jean devait être rassasié de ce spectacle magnifique, il le conduisit dans son jardin, carré comme la prairie, et entouré, lui aussi, de haies élevées. De nouveau, il murmura : — Voyez... voyez... Puis il ajouta : — Naturellement, il faudrait voir cela en plein été. Gela ne l'empêcha toutefois pas de mener Leduc jusqu'au bout du sentier, où un frêne pleureur inclinait ses branches nues au-dessus d'un vieux banc. — C'est ici, dit-il, qu'on vient se reposer pendant la bonne saison. Il s'assit pour montrer comment on se reposait. — Il y a de l'ombre. On est bien. Et ses yeux, dans son cache-nez, exprimèrent un immense bonheur. Jean dut ensuite visiter la grange, la remise, le fournil ; il lui fallut de même passer parles étables pour admirer les porcs ainsi que la vache noire qui mâchait pacifiquement du foin dans son râtelier. Après, il voulut s'en aller, mais Guillaume le prit par la manche et le poussa dans le corridor de la maison. Là, il enleva son cache-nez, quitta ses sabots pour chausser des pantoufles,puis ouvrit la porte de l'étage en disant : — Venez. Cependant, au lieu de monter tout de suite, il barrait le chemin avec son corps, en regardant les pieds de Leduc. Celui-ci finit par comprendre ce qu'on lui voulait. II ôta ses sabots et détacha les brins de paille qui adhéraient à ses chaussons. Quand ils furent au haut de l'escalier, Guillaume montra d'abord sa chambre à lui, puis trois autres chambres qu'on n'occupait que rarement. La première était celle de son fils « l'instituteur » (ici, il attira l'attention de Leduc sur quelques livres rangés dans une étagère) ; la seconde était celle de son autre fils, employé comme comptable dans une usine « du Rivage » ; la troisième enfin s'appelait « la chambre d'Emma », du nom de sa fille, mariée à Huy, qui y couchait quand elle revenait avec ses enfants. Sur la cheminée de celle-ci s'étalait un gros mouton, qui avait perdu la moitié de sa laine, sa queue et ses roulettes. Tout cela était propre, gai, confortable ; tout cela révélait le bonheur d'une famille sans autre visée que d'être au frais l'été, bien chauffée l'hiver, avec l'assurance LE PAIN NOIR du pain quotidien et la possibilité de se payer de temps en temps un petit « extra ». En voyant tant de bien-être, Jean se sentit travailler par l'envie et la tristesse. 11 se laissa pourtant encore entraîner dans la cuisine, car Guillaume ne lui avait pas montré « le principal ». Sans lui donner le temps de saluer sa femme, il le poussa dans une pièce éclairée par deux fenêtres. Sur la cheminée tictaquait une pendule en bronze doré; quatre chromos ornaient les murailles recouvertes de papier peint ; le centre du parquet était occupé par une table ronde ; deux armoires de chêne se faisaient vis-à-vis ; six chaises cannées et deux fauteuils rembourrés s'alignaient avec symétrie le long des murs; une lampe, pendue au plafond, balançait au-des-sus de la table sa houppe de laine rouge. Les deux hommes rentrèrent ensuite dans la cuisine et Guillaume fit asseoir Leduc dans un fauteuil de bois qui se trouvait au coin de la cheminée, tandis que lui-même s'asseyait dans un fauteuil, entièrement semblable, placé de l'autre côté du poêle. La femme de Guillaume s'installa- auprès de son mari. Ils étaient tous deux gras, dodus, parfaitement conservés ; ils avaient la chair du visage très blanche, avec du rose aux oreilles, aux pommettes et au bout du nez, et leurs deux personnes semblaient murmurer de la môme voix béate : — Voyez comme nous sommes satisfaits et comme nous sommes heureux! Leduc examinait le pavé brillant de la cuisine, quatre jambons qui pendaient au plafond, la marmite qui mijotait sur le feu et d'où s'échappait une appétissante odeur de pommes de terre au lard. — Vous vivez comme des princes, dit-il. — Nous n'avons pas à nous plaindre, camarade, répondit Guillaume, en faisant un geste avec son menton. Puis, se tournant vers sa femme : — Tu devrais, Zabeth, aller nous chercher « la goutte ». LE PAIN NOIR Pendant que Zabeth. descendait à la cave, il demanda à Leduc s'il avait été à l'enterrement. — Oui, répondit Jean. — Ah! répliqua Guillaume... Eh bien! moi, je n'y suis pas allé, ajouta-t-il en élevant ]a voix... Le baron ne m'a pas envoyé de lettre de faire part... Et s'il ne me connaît pas je ne le connais pas non plus, làà ! dit-il, en secouant sa tête et en frappant le poing sur sa cuisse. — Je suis sûr, continua-t-il, que M. Gor-neloup n'y était pas non plus. — Non, dit Jean; mais après la messe, il a passé à côté de la voiture du baron, en cabriolet, au grand galop et en agitant son fouet comme un démon. — Ha!ha!...Il a... euheu,euheu,euheu... en voiture... euheu... son fouet... Et Guillaume, à moitié suffoqué par la joie, riant et toussant, secoua, comme des antennes, ses deux petites mains rouges devant sa face congestionnée. ( Lorsque sa femme revint, il voulut lui conter l'histoire. — Zabeth, dit-il, Jean me raconte que M. Gorneloup a... (de nouveau le rire et la toux le reprenaient) passé après la messe... et qu'il a... avec son fouet... pif ! paf 1... — II a bien fait! répondit Zabeth d'une voix aigre, montrant qu'elle aussi était indignée qu'on eût oublié de les inviter à l'enterrement. — C'est un homme, M. Corneloup, dit Guillaume, quand il eut retrouvé son calme. — Du reste, nous sommes de la môme « opinion ». Et pour montrer de quelle « opinion » il était, Guillaume murmura, en pinçant les lèvres : — Avec tes prctres, tes messes... Pendant ce temps, Zabeth remplissait trois verres d'eau-de-vie. Guillaume leva le sien à la hauteur de son nez et le fit tourner lentement dans ses doigts. ■TOlMyL'iyj LE PAIN NOIR •— Il n'a pas reçu le baptcme, celui-ci, dit-il. Il est jaune comme de l'or. — Voyez... voyez les perles, ajouta-t-il, en indiquant les bulles qui se formaient dans la liqueur. — Avez-vous votre pipe, Jean? demanda-t-il ensuite. Sur la réponse affirmative de Leduc, il courut chercher son pot à tabac. — Vous allez goûter ceci, dit-il. C'est de la « Semois »... Il n'existe pas de meilleur tabac au monde... Pendant que Jean bourrait sa pipe, l'amertume et la tristesse grandissaient au fond de son cœur. Il sentait que ces deux vieux égoïstes le retenaient uniquement par vanité, pour le plaisir d'étaler leur bonheur devant un malheureux. Il regrettait d'être entré, s'accusait de rester là, s'en voulait de se laisser séduire par l'eau-de-vie et le tabac qu'on lui offrait. Un souvenir pénible se mêla ensuite à son chagrin. Celte femme grassouillette, qui se rengorgeait avec tant de fierté, l'avait aimé autrefois. Bien qu'il n'eut jamais éprouvé d'amour pour elle, il avait cependant failli l'épouser, en considération des biens qu'elle possédait. La chose se serait même vraisemblablement accomplie si Thérèse, qu'il courtisait depuis longtemps, ne s'était jetée en travers de ses projets. En ce moment, il songea qu'il avait commis une grande sottise. 11 se vit à la place de l'homme qui se trouvait à côté de lui et qui nageait dans la joie comme un enfant dans un beau rêve. Il leva les yeux sur Zabeth : il iui sembla qu'elle aussi pensait au passé; mais cette évocation n'éveillait en elle ni regret, ni tristesse. Depuis longtemps, l'âge avait éliminé l'amour de son cœur et chassé de son esprit toutes les charmantes illusions de la jeunesse. Elle ne se souvenait plus aujourd'hui que d'une humiliation subie et elle s'en vengeait avec un plaisir visible, en faisant toucher du doigt l'immense félicité de sa vie par l'homme qui l'avait dédaignée et dont elle connaissait le LE PAIN NOIR sort misérable. Sous son regard triomphal, Jean baissa le front et laissa éteindre sa pipe. Guillaume l'interpella : — Vous ne dites rien, Jean? — Non, répondit-il, tout ahuri. Non... Puis il consulta l'horloge : — Il est déjà tard... Je m'en vais... — Vous ne voulez pas souper avec nous? demanda Guillaume. — Merci! dit Leduc, bien qu'en ce moment il commençât à avoir faim et que les jets de vapeur qui sortaient de la marmite répandissent dans la pièce un parfum des plus délectables. Guillaume le reconduisit jusqu'à la barrière. Avant de s'éloigner, Leduc se retourna. Zabeth était plantée sur le seuil de la maison, les mains croisées sur le ventre ; elle le toisait toujours du même air triomphal : «Voilà où je suis, semblait dire son regard, et voilà où tu es!... » Le ciel commençait à se pailleter d'étoiles et la lune, à son premier quartier, montait lentement au-dessus de l'horizon. Jean descendit jusqu'à la gare, puis il revint vers l'église. Ses sabots sonnaient sur la terre gelée. Les bâtiments allongeaient de grandes ombres noires sur les rues blanches. Des fenêtres, voilées par d'épais rideaux, découpaient des carrés de lumière mate dans les murailles des maisons; ailleurs, des rayons de clarté filtraient par les fentes des volets. Dans les cours, on entendait des bruits de pas, des cliquetis de seaux, des grincements de chaînes. Des lanternes allumées erraient, en se balançant, d'étable en étable. Quelque- I.E l'AIN NOIR fois aussi on distinguait la chanson chevrotante d'une vieille femme mêlée aux pleurs d'un enfant qui refusait de s'endormir. Jean marchait sans hâte. Il ne voulait pas rentrer chez lui et ne savait où aller. En errant ainsi à l'aventure, il ruminait son passé. Il revoyait toute sa vie et surtout le jour où, cédant à Thérèse, il s'était engagé dans l'impasse où il se ^débattait maintenant. Oui, un jour, il s'était trouvé devant deux chemins et, par bêtise, par lâcheté, il avait pris le mauvais. Ce souvenir le soulevait d'indignation contre lui-même. Il s'adressa des injures; puis il accusa sa femme. C'était elle, après tout, qui s'était accrochée à lui. C'était elle qui avait causé son malheur... Il fouilla ses poches, compta quelques sous dans le creux de sa main, à la clarté de la lune, et finit par se diriger vers le café où il avait déjà été après l'enterrement. Une grande lampe éclairait la pièce. Dans un coin, quatre vieillards jouaient aux cartes. Près de la cheminée, appuyé contre la baguette du poêle et renversé sur sa chaise, le cabaretier fumait un cigare, avec l'air heureux d'un homme qui a fait une bonne journée. — Tiens, M. Jean Leduc, s'écria-t-il; c'est la seconde fois qu'on vous voit aujourd'hui. On n'a pas souvent ce plaisir... — Donne-moi à boire, dit Leduc. Lorsqu'il eut son verre, il le vida d'un trait. Le charbon craquait dans le feu; la bise sifflait dans la cheminée; de temps en temps, les joueurs lançaient des mots brefs : « pique ... trèfle... atout... » — Donne-moi encore un verre, dit Jean. Le cabaretier se leva de nouveau, équar- quilla les yeux et sourit. Comme il se dirigeait vers le comptoir, la porte s'ouvrit avec violence et plusieurs jeunes hommes, qui n'étaient pas rentrés chez eux depuis la messe, s'engouffrèrent dans l'estaminet. Ils avaient la casquette sur l'oreille, l'air débraillé, la figure rouge. Après 10 I.E PAIN NOIR. s'être bousculés quelques instants, ils dansèrent autour des tables ; ensuite l'un d'eux, se plantant sous la lampe, rejeta sa tête en arrière et chanta : Autour de nous dans la vallée, Tout souriait au gai soleil... Les autres, rangés devant lui, écoutaient en silence. Quand le premier couplet fut achevé, ils entonnèrent le refrain : Rose je t'aime Toujours de même, Car en amour il n'est pas de saison. Après avoir chanté trois autres couplets, les jeunes hommes s'assirent, essuyèrent la sueur qui coulait sur leurs joues et demandèrent à boire. Ils trinquèrent bruyamment, puis, tandis que l'un d'eux, qui ne parvenait pas à rester d'aplomb sur sa chaise, continuait à chantonner, en battant la mesure avec sa main gauche : « Car en amour il n'est pas de saison, » un autre interpella Jean : — Comment va ton fils, Leduc? — Cela ne le regarde pas! répondit-il. Les joueurs de cartes levèrent le nez. L'ivrogne fredonnait toujours : « Car en amour il n'est pas de saison. » — Tu ferais mieux de surveiller ta femme, reprit le garçon, plutôt que de venir au cabaret. — Est-ce qu'elle le trompe? demandèrent les joueurs. — Si elle ne le trompe plus, elle l'a trompé. — Tu mens ! s'écria Leduc en frappant son poing sur la table. — Ho ! I10 ! Hein qu'elle l'a trompé? dit le jeune homme au cabaretier. Celui-ci ébaucha un geste équivoque, puis il dit d'un air finaud : — Dans le temps, on voyait souvent le cabriolet de Bodson devant sa demeure... Leduc se leva, blême de colère. Il tira fébrilement quelques pièces de monnaie de sa poche, jeta dix centimes sur le comptoir et hurla : — Toi, tu n'a pas toujours fait de ton nez comme maintenant ! — Moi, répliqua le cabaretier, en levant fièrement la tête, je n'ai pas mangé mon pain blanc avant mon pain noir. Jean voulut riposter, mais sa voix s'étrangla; il gagna la porte, en courbant ses larges épaules. Derrière lui, les jeunes gens riaient aux éclats, tandis que leur compagnon, qui oscillait de plus en plus sur sa chaise, persistait à chantonner : « Car en amour il n'est pas de saison... » Dans la rue, Jean essaya de grosses larmes qui coulaient sur ses joues. Une rage violente lui remplissait le cœur. Des flammes dansaient devant ses prunelles; sa tète tournait. Il rêvait à des vengeances atroces. Il aurait voulu couper le monde entier en petits morceaux, déchirer ses habitants, les broyer sous ses pieds. Les paroles du cabaretier ne sortaient pas de son esprit : « Dans le temps...» Toute sa vie, il n'avait peut-être été qu'une dupe stupide... Il voyait Thérèse lui faisant manquer le mariage que sa raison lui conseillait, l'attirant dans ses fdets, l'entraînant dans la misère. Puis il la voyait derrière son dos... et tout en riant de sa bêtise... Ha! ha ! Il se qualifia de maladroit et d'imbécile l/j.8 LE PAIN NOIR et se mit à marcher à grandes enjambées, en agitant ses bras. D'une main furieuse, il ouvrit la porte de sa maison, la referma avec violence et s'arrêta devant sa femme en roulant des yeux terribles : — Mon Dieu ! Jean, qu'as-tu ? demanda-t-elle. — Silence! liurla-t-il. Sa face était violette; il étouffait. II passa son doigt entre son cou et sa chemise et tira si violemment qu'il fit sauter son col. Ses yeux effrayants ne quittaient pas Thérèse qui, toute tremblante, se blottit contre le mur. Brusquement, il s'élança vers elle, les poings levés. La vieille femme porta ses mains devant sa figure pour se protéger. — Mauvaisgénie! grinça Leduc, et, laissant retomber ses bras, il fit demi-tour. Une assiette se trouvait sur la table. Il la jeta par terre et l'écrasa sous son pied. Il marcha ensuite autour de la cuisine en poussant des mugissements, puis, tout à coup, il s'écria : — Il faut que je fasse un malheur ! En même temps, il ouvrait la fenêtre et sautait dans le jardin. — Seigneur! que lui est-il arrivé? se demanda Thérèse, en s'élançant derrière lui. Déjà Leduc avait franchi la porte de l'enclos, traversé la cour; il fuyait sur la route. Elle cria : — Jean,mon pauvre homme,reviens ! Ecoute-moi ! Mais il filait toujours plus vite, en frappant ses sabots sur les pierres. Pour dérouter sa femme,il gagna les champs. Cela ne fit qu'accroître les inquiétudes de Thérèse; elle redoubla d'efforts pour l'atteindre. Pendant longtemps, ils galopèrent comme deux bêtes affolées. Peu à peu, Jean prit de l'avance, et Thérèse finit par ne plus voir devant elle qu'une ombre qui disparaissait dans un pli de terrain, apparaissait au sommet d'une côte, contournait rapidement une meule ou un buisson. LE PAIN NOIR La nuit était belle et pure ; la terre, givrée à frimas, silencieuse et solitaire, resplendissait comme de l'argent sous le ciel bleuâtre. Insensiblement,les forces de Thérèse défaillirent. Sa respiration devint pénible et douloureuse, son cœur frappa de grands coups dans sa poitrine, ses jambes tremblèrent. Elle ne courait plus; elle sautillait avec des gestes d'oiseau blessé, en frappant l'air de ses deux longs bras. De temps à autre, elle murmurait :_« Jean... mon pauvre... mon Dieu... » Mais Jean avait maintenant disparu. Elle n'entendait même plus le claquement de ses sabots sur la terre durcie. Elle songea alors à la Mehaigne,qui coulait de ce côté. L'âme pleine de terreur, elle essaya de nouveau de se hâter, traversa des prairies où, plusieurs fois, elle manqua de tomber en glissant dans les herbes gelées et finit par apercevoir son mari qui franchissait la rivière sur une étroite passerelle. Elle ralentit le pas, légèrement soulagée, mais une angoisse plus terrible encore l'accabla lorsqu'elle vit élin-celer le signal du chemin de fer. Elle ne pouvait malheureusement plus courir. Sa poitrine était brisée : elle fut forcée de rester immobile au milieu des champs, la tète en l'air, la bouche ouverte, les deux mains appuyées sur ses côtes. Au bout de quelques minutes, elle se remit en marche, clopin-clopant. Elle ne voyait plus ni n'entendait Leduc, mais comme elle approchait du chemin de fer, elle distingua une ombre qui se mouvait contre le remblai de la voie, puis elle remarqua que cette ombre grimpait péniblement le long du talus. Une silhouette noire, qui grandit insensiblement, comme quelque chose qui serait sorti de terre, apparut ensuite sur la voie, s'arrêta quelques instants au milieu des rails et disparut de l'autre côté. Thérèse, à son tour, grimpa sur le remblai en s'accrochant aux herbes. Une'grosse pierre gisait en travers des rails. Elle se précipita pour l'enlever, mais la masse était trop lourde pour ses pauvres bras. Elle se cassait les ongles, se déchirait les mains; dans son désespoir, elle murmurait : « Mon Dieu ! Venez donc à mon aide! » Dans un effort suprême, elle parvint enfin à écarter l'obstacle. Alors elle descendit, s'assit par terre et se mit à pleurer. Elle était là depuis plusieurs minutes, lorsqu'une gerbe de lumière lui jaillit en pleine figure. C'était le garde-voie, qui venait de l'apercevoir en passant; il l'éclairait avec sa lanterne pour essayer de la reconnaître. N'y arrivant pas, il l'interpella : — Que faites-vous là?... Vous savez bien qu'on ne peut pas venir s'asseoir ici! Comme il n'obtenait pas de réponse, il s'approcha. — Mais c'est Thérèse Leduc! s'écria-t-il, étonné... Que faites-vous là?... Vous vous êtes perdue sans doute? — Oui, balbutia Thérèse, heureuse de pou- voir saisir cette excuse... Oui, je me suis perdue... (Et ses yeux effarés clignotaient à la lumière.) J'ai eu aussi le vertige, continua-t-elle, en passant la main sur son front. — Tenez, dit-il, en lui tendant sa gourde d'eau-de-vie, buvez une gorgée... cela vous remettra... Thérèse but un petit coup, puis rendit la bouteille en murmurant: « Merci. » — Il ne faut pas rester là, dit le garde. Par un froid pareil, bigre! on gèlerait comme rien du tout. — Je vais vous indiquer votre chemin... Tenez... (Il s'arrêta et plaça son index sur sa bouche.) Tenez,reprit-il, en étendant le bras, vous allez vous diriger sur le coin de cette haie... juste sur le coin... puis vous tournerez à droite et vous trouverez la passerelle... Après cela, vous n'avez qu'à marcher en ligne directe et vous arriverez à la 'route... sans manquer. — Oui, dit Thérèse, le coin de la haie... la passerelle... la route... i54 — C'est cela... Comme elle s'éloignait, l'ouvrier remonta sur la voie et reprit sa marche, en balançant sa lanterne et en frappant de temps en temps les rails avec un petit marteau à long manche. Le lendemain, à l'aube, Leduc rentra cliez lui. Des brins de paille brillaient sur ses vêlements, ses cheveux étaient ébouriffés, son visage pâle, ses traits fatigués. Il marchait doucement, en lançant à droite et à gauche des regards timides. Il alla s'asseoir auprès de la table, s'appuya sur celle-ci et, pendant quelques minutes, parut plongé dans des pensées profondes. Il releva enfin la tète et fixa ses yeux sur Thérèse. Elle aussi avait la figure décomposée; elle ne s'était pas couchée et n'avait pas fermé l'œil de la nuit. — Femme, dit Leduc... 11 ne put continuer. Sa gorge se contracta, ses lèvres se crispèrent : deux grosses larmes coulèrent sur ses joues. — Femme, reprit-il, je te remercie... tu m'as sauvé... Thérèse fut si secouée par l'accent de ces paroles qu'elle ne put répondre. Elle s'inclina sur sa chaise, cacha sa figure dans son tablier et fondit en larmes. Leduc s'approcha d'elle et, se penchant doucement, la baisa dans le cou. Thérèse se remit peu à peu.S'étant aperçue que son mari avait les mains violacées, elle dit : — Tu dois avoir froid. Approche-toi du feu. Elle jeta du charbon dans le poêle; ensuite elle prépara du café. Le chat, qui depuis quelque temps tournait autour de son maître,sauta sur ses genoux. Thérèse voulut le chasser. « Laisse-le! » dit-il, et il le caressa en souriant. — Mon Dieu! Jean, demanda-t-elle, pendant qu'il buvait son café, qu'est-ce qui t'a pris hier? — Je n'en sais rien, femme, répondit-il... J'ai eu quelque chose là.. . — El il passa les doigts sur son front. — Tu ne feras plus jamais rien de pareil, n'est-ce pas? dit Thérèse. — Non, femme, je te le promets. Lorsqu'il eut dit cela, il se sentit plus calme. Il alluma sa pipe et alla fendre du bois dans la grange. En travaillant, il pensait à sa fugue de la veille. Après avoir placé la pierre en travers des rails, sa colère s'était dissipée et, le cœur plein d'une joie diabolique, il s'était enfui de l'autre côté de la voie. Peu à peu, cependant, la frayeur l'avait saisi. Il voyait le prochain train dérailler, les voitures culbutées, des cadavres mutilés et couverts de sang, des blessés qui hurlaient, les villageois épouvantés qui accouraient en gesticulant. Sous l'influence de cette vision abominable, il ralentit sa course; son cœur battait à coups rapides,tandis que des gouttes de sueur roulaient sur ses tempes. Il s'arrêta pour réfléchir. Sa première pensée fut de retourner sur ses pas pour enlever la pierre, puis il se dit que c'était le chemin de fer qui l'avait ruiné; la révolte s'empara de nouveau de lui; il frappa son poing dans le vide en criant : «Tout peut sauter! Il faut que tout saute ! » Il allait se remettre à fuir, lorsqu'il entendit un coup de sifflet dans le lointain. Un train arrivait... Il tressaillit,souleva sa casquette et se tira les cheveux. Cinq minutes s'écoulèrent : il ne savait toujours à quoi se décider. Un second coup de sifflet, plus sonore que le premier, lui fit lever, du côté du chemin de fer, des yeux pleins d'inquiétude. Son trouble augmenta lorsqu'il distingua un roulement sourd et continu, une sorte de halètement gigantesque qui remplissait l'air et secouait le sol sous ses pieds. Un troisième coup de sifflet lui déchira les oreilles : il se précipita, affolé, vers la voie. « Pourvu que j'arrive à temps! » pensait-il avec effroi, tandis que le roulement grandissait et qu'il percevait déjà la vibration des rails. Le bruit diminua. Il crut que le train s'arrêtait : il respira. Il courait avec plus de calme quand,brusquement, il vit delà lumière jaillir d'une tranchée qui se trouvait à sa droite. C'était la locomotive, éclairée à l'avant par trois grosses lanternes. Son cerveau tournoya; son cœur bondit, puis s'arrêta comme paralysé. Il agita les bras, cria de toutes ses forces, mais le train, continuant de rouler, arriva à l'endroit où devait se trouver la pierre... « Tout est fini! » pensa-t-U. Et, cloué au sol, bouche bée, il joignit les mains... A sa grande stupéfaction, le convoi poursuivit son chemin comme d'habitude, ralentit sa marche et stoppa devant la gare. Les gardes crièrent le nom de la station ; des portières s'ouvrirent et se fermèrent ; des gens montèrent en voiture, d'autres descendirent; desombres s'agitèrent sous la lanterne accrochée devant la salle d'attente. Le train ensuite se remit en route : comme c'était le dernier,on éteignit les lumières et tout tomba dans l'obscurité et le silence. Leduc, qui n'avait pas bougé, s'essuya les cheveux. Son crâne fumait; sa poitrine jouait comme un soufflet de forge. — Ce doit être Thérèse qui a enlevé la pierre, murmura-t-il, et comme il commençait à frissonner, il se dirigea vers sa maison. Il était si las que, pendant longtemps, il ne songea plus à rien. Lorsqu'il fut entièrement revenu à lui, il se sentit de nouveau mécontent et agité. Arrivé devant sa demeure, il s'arrêta. II jugea sa conduite ridicule et repensa avec aigreur à sa femme, à qui il reprochait maintenant de l'avoir empêché d'accomplir sa vengeance. Il s'approcha de la fenêtre, dont le volet n'était pas fermé. La lampe brûlait sur la table; Thérèse était assise au coin du feu. Elle avait les mains croisées sur ses genoux et son châle noir sur ses épaules. Comme elle ne portait ni mouchoir ni bonnet, Leduc voyait tous les détails de sa tête : ses cheveux gris plaqués sur les tempes avec leur petit chignon derrière la nuque, son oreille maigre, son front droit coupé de rides,son œil baissé, son nez diaphane, son menton pointu, ses minces lèvres qui tremblotaient, murmurant sans doute des prières. De temps en temps, elle passait sa manche sur ses joues. « Elle souffre, » se dit Leduc. Cette constatation lui fit plaisir. II continua à l'observer. Comme elle ne bougeait toujours pas, il gratta le sol du pied. A ce bruit, Thérèse tourna la tête et deux grands yeuximplorants vinrent se fixer devant Leduc. 11 voulut rire,mais un sanglot lui sauta dans la gorge... Il s'enfuit en pressant ses mains contre sa poitrine. Après avoir marché quelques instants sur la roule, il se dirigea vers sa grange, ouvrit la porte sans bruit et se coucha dans la paille... « Quelle aventure! » pensait Leduc, en fendant son bois. «Serais-je donc un mauvais homme? » Dans la maison de Leduc, tout était tranquille. Thérèse épluchait des légumes ; on face d'elle, Céline écrivait. Le corps à moitié couché sur la table, le front incliné, elle poussait la pointe de sa langue hors de sa bouche, tandis que de légers soupirs soulevaient à chaque instant sa poitrine. Lorsqu'elle eut rempli deux petites pages, elle déposa sa plume. A travers la fenêtre, on voyait les ormes qui bourgeonnaient, les jeunes blés pareils «à de brillants tapis d'émeraude, et, s'enlevant en taches joyeuses sur le fond sévèredes guérets, des laboureurs avec leurs chevaux et leurs bœufs. Des nuages cotonneux, qui rampaient doucement à une faible hauteur, découpaient. dans le ciel des plaques d'opale et de saphir. Tout à coup, une averse tomba, une de ces bonnes averses de mai que les champs boivent avec délices. Les bourgeons des arbres brillèrent avec plus d'éclat ; des parfums capiteux flottèrent dans l'espace; toute la sève du printemps jaillit du sol. La pluie cessa brusquement, les nuages disparurent; le soleil, qui resplendissait au milieu du ciel, enfila des gouttelettes perlées au bout de ses rayons, tandis que des volutes de fumée blanche tournoyaient au ras des champs. C'étaitla cinquième fois que Céline écrivait à Jules depuis deux mois; celui-ci ne répondait pas. Toutes sortes d'histoires couraient dans le village sur le compte du jeune homme. Elle essayait de se persuader que c'étaient des calomnies ; mais le long silence de Jules commençait cependant à l'effrayer... Elle relut ses deux pages, en s'arrôtant à chaque mot. Elle jugea inutile d'ajouter quel- que chose. D'ailleurs, elle ne trouvait plus rien à dire. Découragée et lasse, elle reprit sa plume et écrivit lentement, tandis que deux plis amers se creusaient aux coins de sa bouche : « Votre amie désolée. — Céline. » Pendant qu'elle fermait l'enveloppe, elle entendit les pas de Leduc, qui arrivait. Elle eut peur qu'il ne la plaisantât, suivant son habitude, au sujet de « ses amours ». Elle se leva rapidement, embrassa Thérèse et s'enfuit. Après l'enterrement de Mlle de Sart, Jean avait pris une grande résolution : il était allé s'engagerchez Davin comme journalier. Dans les premiers temps, son amour-propre en souffrit; mais cela se dissipa vite ; au bout de quelques semaines, il était heureux et fier de sa décision. — Quand je serai mort, répétait-il souvent à sa femme, on ne dira pas que Leduc fut un fainéant qui a mangé son bien dans ses vieux jours. Le soir, il fumait sa pipe auprès du feu. Au dehors, la bise soufflait dans les arbres, la neige tourbillonnait autour de la maison. Vers huit heures, quelques personnes, qui marchaient à la file, d'un pas militaire, pas- saient devant la porte. C'étaient des ouvriers de sucreries. En ce moment, elles étaient toutes en pleine actiyité. Au-dessus des grandes plaines blanches, où par ci par là des corbeaux volaient deux par deux, on voyait sans cesse se dérouler les panaches de leur fumée noire. Dès qu'elle eut de l'argent, Thérèse acheta des vêtements pour son mari; le soir, elle lui tricotait des moufles, des chaussettes, une écharpe de laine. Au printemps, Leduc resta quelques jours chez lui pour travailler dans son jardin. Le dimanche, il y passait presque tout son temps. Thérèse l'assistait. Dans la bonne et tiède chaleur du soleil, au milieu des émanations vivifiantes où se mêlaient l'humus de la terre, la sève des arbres et le parfum des fleurs, parmi les abeilles et les papillons qui voltigeaient dans l'air, ils éprouvaient parfois des joies d'amoureux à se trouver ensemble. Comme des amoureux à qui l'avenir appartient, ils formaient des plans, ébauchaient des projets. Ils songeaient principalement à économiser le montant des intérêts de leur dette, qu'on n'avait pas payés depuis deux ans. Ils s'étaient livrés à ce sujet à de longs calculs et espéraient recommencer le paiement l'année suivante. Cependant, Thérèse vieillissait de plus en plus. Elle parlait souvent seule et quelquefois inquiétait Leduc par des distractions bizarres. Jean, d'ailleurs, déclinait de son côté : ses os se décharnaient, ses épaules se voûtaient, ses mains tremblaient. Ils étaient arrivés tous deux à cette période de l'existence où commence la décrépitude. Tout semblait se rétrécir autour d'eux; ils ne demandaient plus à la vie que des satisfactions enfantines. Les dimanches d'été, après midi, ils descendaient parfois du côté du château. Ils marchaient lentement sous les grands ormes de l'allée,jetaient un coup d'œil dans les prairies, s'arrêtaient pour écouter les pinsons et les loriots. Ils stationnaient surtout volontiers devant la grille du parc. Des messieurs et des r.E PAIN NOIR 169 dames se promenaient entre des massifs d'arbustes ; d'autres étaient assis dans des fauteuils rustiques sur la pelouse ; des jeunes gens jouaient au croquet; des petits garçons, en costume marin, et des petites filles, avec les mollets nus et de longs cheveux flottants, couraient dans l'herbe. — Sens-tu les roses? demandait Leduc. — Oui, répondait Thérèse... Et ces fleurs... qu'elles sont belles! s'écriait-elle, en montrant des parterres de géraniums, que des bégonias entouraient d'une ceinture rouge. Us regardaient longuement le jet d'eau, qui lançait une pluie de perles vers le ciel bleu ; ensuite, s'inclinant à gauche, ils cherchaient à voir « le faisan » dans la volière. Mais nn petit chien blanc, avec une faveur rose et un grelot au cou, si bien frisé et si bien bichonné qu'il ressemblait à un jouet, venait aboyer devant la grille. Sa colère les égayait; puis, comme les aboiements attiraient l'attention des gens du château, ils ne tardaient pas à s'en aller. Thérèse ne parlait plus de son fils, mais elle ne cessait de penser à lui. Chaque soir, elle récitait des prières à son intention. Elle n'espérait plus le ramener auprès d'elle. Elle avait renoncé à ce beau rôve. Mais elle demandait à Dieu de faire en sorte qu'elle pût l'embrasser une dernière fois, à son lit de mort... Martin resta tout l'hiver sans venir chez Andry. Au printemps, il reparut. Lorsqu'il vit que Céline ne lui gardait pas rancune, il se remit à fréquenter la maison comme par le passé. Il arrivait deux ou trois fois par semaine, vers le soir, se glissait le long de la fenêtre, échangeait quelques paroles avec Andry et le reste du temps fumait sa pipe en silence. Rien ne paraissait changé chez lui, sauf qu'il était plus pensif qu'autrefois. Un jour, il trouva Céline seule ; il remarqua qu'elle avait pleuré. Pendant plusieurs minutes, il tortilla nerveusement les pointes de sa chétive moustache rousse, puis il dit ; j t. I72 LE PAIN NOIR. — Vous avez tort d'aimer cet homme, Céline. Le dimanche précédent, au crépuscule, des paysans avaient surpris Jules Libau, en plein champ, en compagnie de la servante de son ancien patron. Ouinzejours durant, on ne parla pas d'autre chose dans le village. Andry raconta l'histoire à Martin, devant Céline, en termes grossiers. Elle n'intervenait jamais quand on parlait de Jules. Tout le mal qu'on disait de lui était impuissant à tuer son amour. Elle l'aimait peut-être davantage depuis qu'elle se sentait oubliée. Elle souffrait cruellement, sa figure maigrissait; cependant, malgré l'évidence des faits, une légère espérance jaillissait quelquefois, comme une petite lueur, du fond de son chagrin. Un dimanche du mois de juin, à la procession, comme elle se trouvait parmi les jeunes filles qui se rangeaient devant l'église, elle l'aperçut, mêlé à d'autres hommes. Leurs prunelles se rencontrèrent ; leurs lèvres sourirent... Trois jours plus tard, le facteur appela Céline à labarrière; discrètement, il lui glissa une lettre qui portait sur l'enveloppe : « A remettre en mains propres. » Jules lui donnait rendez-vous le dimanche suivant chez Leduc. Cette invitation la jeta dans une ivresse folle. Elle compta les heures qui la séparaient du moment où elle reverrait son ami. Plusieurs fois par jour, elle se plaçait devant la glace pour voir si la douleur ne l'avait pas trop changée. Le dimanche enfin arriva. Elle mit sa plus belle robe, se coiffa avec soin, disposa le plus artistement qu'elle put le nœud de sa cravate. Mais la pâleur de ses joues l'inquiéta : « Il va me trouver laide l » pensa-t-elle. Lorsqu'elle entra chez Leduc, Jules était déjà au jardin, assis sur le vieux banc où ils avaient passé autrefois de si bonnes heures. II lui tendit la main en souriant, sans se lever. Ce sourire trahissait tant d'indifférence que la joie de Céline s'évanouit. Elle s'assit, très émue, à son côté, chercha quelque chose à dire,ne trouva rien et finit par jeter un regard, suppliant comme un appel au secours, sur les arbres qui tremblaient dans le vent et sur les fleurs qui brillaient au soleil. — Tu t'es enfin souvenu de moi... mur-mura-t-elle. — Je 11e t'ai jamais oubliée, répondit-il. Elle haussa les épaules. — Je te jure que non! ajouta-t-il. — Tu m'as déjà juré tant de choses!... Oserais-tu jurer aussi qu'il y a trois semaines... Jules comprit qu'elle faisait allusion à son aventure avec la servante de son ancien patron. Il se mit à rire : — Tu crois tout ce qu'on raconte... Tu es folle ! — Non,je ne suis pas folle...Je suis bè(,e.., LE Ï>AIN NOIR Je suis bète de t'aimer comme je t'aime, de penser sans cesse à loi, de tant souffrir pour toi... Il eut un mouvement d'impatience : — Personne ne t'y oblige ! Après quelques instants, il ajouta : — Je suis libre. Céline vit que les choses allaient se gâter. Elle abaissa les yeux sur un carabe doré qui courait à ses pieds. Plusieurs minutes s'écoulèrent. Jules alluma un cigare et fuma flegniatiquement. — J'ai tort de parler comme je le fais, dit-elle enfin, en croisant les bras, tandis qu'elle continuait à regarder du côté où le carabe venait de disparaître.