CAMILLE LEMONNIER La Faute de Madame Charvet LA RENAISSANCE DU LIVRE Il a été tiré de cet ouvrage cinq exemplaires sur papier Japon hors commerce, marqués H. C., et douze exemplaires sur Vergé d'Arches, numérotés de 1 à 12. CAMILLE LEMONNIER LA FAUTE DE MADAME CHARVET BRUXELLES LA RENAISSANCE DU LIVRE 12, Place du Petit Sablon 1927 A table, en dînant sous la lampe, Emme-line fut très gaie. Généralement leur jeudi était un peu desheuré, c'était le jour où elle menait Fanfan chez sa mère, Mme Dulac. Charvet, lui, après son travail à l'atelier, quelquefois allait visiter un vieux camarade, un pauvre garçon paralysé et qui vivait avec sa sœur au faubourg. En rentrant elles le trouvaient installé dans un fauteuil près de la cheminée, feuilletant des livres d'estampes ou lisant. Casanier de nature, il aimait les livres et le silence. Mais ce jeudi-là Emmeline et l'enfant s'étaient attardées plus que de coutume. Elle expliqua : laissant la fillette, à la garde de la grand'mère, faire des dînettes à sa poupée, elle était partie en courses à travers les magasins. «Ah'.m'amour, pour une femme qui n'en a pas l'habitude, tu aurais joliment ri de mon aplomb! Rien n'était assez beau, on n'avait jamais fini de déplier... Et puis bonsoir! Je verrai, je réfléchirai... Va, c'était bien drôle! » Et la bouche vive, sanguine, avec le reflet vert d'eau de l'abat-jour sur ses bras jusqu'au coude sortis des dentelles d'un peignoir défraîchi, toute lasse de cette après-midi nomade, le dos en boule, elle picorait d'un geste menu dans son assiette, mangeait à petites dents sans cesser de débiter des propos saugrenus. Charvet s'étonna de cette gaîté qui détonnait sur son humeur un peu grise. « C'est que, vraiment, tu n'es pas la même ce soir... » Il mangeait de son bel appétit ordinaire, méthodique, sérieux dans le découpage de sa côtelette, en homme qui ne sépare pas les actes de la vie d'une certaine habitude de réflexion. Fanfan, entre eux, le menton dans sa serviette, un filet de sauce au pli de la bouche, déjà ne les écoutait plus, ses petites mains de fleurs fanées retombées aux accoudoirs de la cahière, avec le battement lourd des paupières sur des yeux éteints de sommeil et de rêve. A part l'entrain insolite d'Emmeline, c'était la bonne paix confiante, heureuse, de leurs fins de jour à trois réunis autour de la nappe, dans la minute assoupie qui précédait le déshabillage de l'enfant. Charvet surtout aimait cette heure demi-silencieuse, image extériorisée de l'harmonie qui, avec le soir, apaise les esprits trop personnels. La lampe, descendue au bout de ses chaînettes, alors nimba les clairs visages; sous la couleur tendre de l'abat-jour, la chair mollement se luna, teintée d'une lumière entre le songe et le réel. Au delà, les pénombres, infusées de blondeurs délicates, égalisaient de légères estompes sur le fond neutre du papier de tenture, les marges blanches des aquarelles, les bouquets de tons vifs des pochades qui rappelaient à Charvet d'anciennes camaraderies du temps où il avait espéré faire aussi des tableaux. Ce grand flamand de Charvet, en sa force tranquille, avec sa grosse tête noire aux cheveux coupés ras, au court front pensif par-dessus des yeux rentrés, ne manquait jamais de s'absorber dans la contemplation de son assiette. Il y suivait le fin caprice chatoyé des reflets glissés de la lampe, le sablé d'or pulvérisé par la flamme sur le glacis brillant de la faïence. Cette vaisselle vulgaire ainsi se chi-mérisait d'un prestige, lacs émeraudés où sinuaient d'étranges cyprins vermeils, kiosques de jade, fluides éthers ondoyés d'arcs-en-ciel. Charvet, peintre céramiste, avait le goût des nuances subtiles. Depuis vingt- cinq ans, ponctuel et inventif, ayant résigné son espoir d'un art moins industriel, il multipliait pour la cuisson, de ses grosses mains assouplies aux polychromies, de jolis et frêles décors de fleurs et d'oiseaux. La bonne, une fille de vingt ans, un camuson frais des campagnes, vint poser sur la nappe l'appareil nickelé dans lequel Charvet lui-même passait le café. Fanfan, tassée dans sa chaise, avec ces yeux endormis des petites filles où, à travers les sourcils mal rejoints, se fixe la clarté vitreuse du regard, parfois remuait, d'un grand tressaut de ses membres énervés d'une journée de jeux et de rires. « Tu vois bien qu'elle n'en peut plus. Déshabille-la donc, dit Charvet... » Mais Emmeline maintenant restait perdue dans ses souvenirs, les prunelles tournées vers la lampe, toutes claires, vibrantes. Il dut la rappeler au sens... « Voyons, déshabille-la, je t'en prie... » Elle eut une secousse, enleva l'enfant de sa chaise et, assise dans un fauteuil, enfin elle se décidait à délacer le corset, tirait la jupe et la camisole, d'où peu à peu la fillette sortait en chemise, les jambes et les bras mous. Puis Hortense apportait le peignoir de nuit, à deux elles entraient dans les manches les petits poignets inertes. Et ensuite Charvet se levait, prenait ce corps léger entre ses larges mains et, avec des soins délicats, l'ayant porté dans la chambre voisine, tirait jusqu'au menton les couvertures. C'était lui qui, tous les soirs, mettait au lit Fanfan. En revenant, il jugea l'ébullition du café suffisante; le métal se bubelait du grésillement d'un petit nuage d'eau; un arôme généreux s'efïumait. Il versa deux tasses et bourra sa pipe au pot de grès où se gardait au frais son tabac. Emmeline avait attiré un fauteuil près de la table et, son coude sur la nappe, détendue dans le capitonnage, les jambes longues et croisées, essayait de se reprendre dans la lecture d'un livre pris sur la chemi- née. Charvet, de l'autre côté de la table, fumait à petits coups et la regardait, les yeux mi-plissés, étudiant le ton de sa peau de blonde, nuancée par le vert de l'abat-jour. Il ne voyait que le bout de son front derrière le livre qu'elle tenait à la hauteur de son regard, dans une délicieuse immobilité lasse de toute sa personne. Mais surtout la belle lumière chaude de son bras sorti du peignoir, avec la vie des reflets, amusait son œil de peintre. Il retira sa pipe, but une gorgée de café et, surpris de l'attention qu'elle concentrait en sa lecture, elle qui d'habitude lisait en coup de vent, il lui demanda ce qu'elle lisait. Le livre retomba, un cillement rapide obnubilisa l'expression de ses yeux. « Oh mais, c'est vrai, dit-elle en riant, je ne sais même pas ce que je lis. » Charvet, allongeant le doigt vers le titre, se mit à rire aussi. « Je te félicite, ce n'est rien moins que mon Darwin que tu lis! » Elle eut une petite moue découragée... « Bah! cela ou autre chose... je voudrais dormir. » Toute sa gaîté s'en était allée : elle s'efforçait de réprimer de grands bâillements qui ne s'achevaient pas, pénibles comme des spasmes et pendant lesquels elle demeurait, les mains crispées au bras du fauteuil. Charvet, lui, avait repris le livre et lisait, un pli de pensée aux sourcils. Mais le singulier malaise d'Emmeline bientôt le dissipa. « Eh bien, merci, fit-il, ton après-midi t'a mise dans un bel état! » Il la regardait de ses yeux francs, tranquilles, revenu à ce grand visage sérieux qui était comme sa conscience vivante. Elle éprouva une gêne, se ramassa dans le fauteuil, le dos tourné à la lampe; et maintenant elle tâchait d'étouffer ses bâillements, dans une crise douloureuse qui chaque fois lui tordait la poitrine. Cependant elle sentait toujours le poids lourd des yeux de Charvet. Elle finit par se lever, passa dans la chambre à coucher dont elle referma à demi la porte; et au bout d'un peu de temps, tout bruit cessa, il crut qu'elle s'était endormie. La rue aussi sous leurs fenêtres s'était assoupie; ils habitaient un quartier un peu reculé où, au tintement des dix heures sonnant à l'église, les dernières boutiques fermaient. Alors, dans cette bonne paix fraîche de la nuit, Charvet rebourra sa pipe et pendant une demi-heure avança sa lecture, s'arrêtant parfois, le pouce entre les feuillets, pour réfléchir. Mais la bise de mars soufflait par le joint des fenêtres, le charbon aussi se mourait dans le poêle; il s'inquiéta d'un gémissement léger venu de la chambre à coucher. « Cette pauvre Emmeline ne peut trouver le sommeil », pensa-t-il. Il tourna le bouton de la lampe, s'orienta vers la chambre, croyant qu'elle avait fait de la lumière. Une nuit épaisse s'épandit. A tâtons il chercha les allumettes et la bougie. Et tout à coup il la vit sur le lit dans son peignoir, le nez pincé et bleu, de grosses larmes figées au coin des yeux. Au commencement de leur mariage elle avait eu des crises nerveuses assez fréquentes. C'était alors encore une jeune femme très frêle et impressionnable pour qui le passage de la virginité à l'amour fut une épreuve sérieuse. Puis la naissance de Fanfan stabilisa ces troubles de la nature : elle garda seulement aux yeux, dans ses prunelles un peu voilées, la langueur de son ancien mal. Charvet, longtemps attristé, tourmenté en sa vigueur saine de la peur de ces terribles nerfs si faibles et toujours fouettés, osa reprendre confiance. Emmeline sans doute, en quittant la chambre, avait senti lui revenir, au bout de son malaise et de ses bâillements, le spasme qui ensuite l'avait jetée sur le lit, toute morte, les jambes et les bras raidis. Elle était tombée en travers des oreillers, la tête contre le mur, les pieds touchant presque la carpette. Charvet un instant resta à l'appeler, lui baisant les yeux; et il n'avait pas de douleur, il hochait avec ennui la tête. Est-ce donc possible? Elle ne bougeait pas. Alors il la souleva, l'allongea par-dessus les couvertures dans la pose du sommeil, et, lui tenant la main, il resta assis sur le bord du lit auprès d'elle. Les sentiments ne se faisaient pas jour tout de suite chez Charvet; l'émotion avait besoin d'un peu de temps avant d'affleurer à la surface de son être puissant et sanguin. Tout d'une fois l'angoisse, la peine monta, il se jeta sur la grande immobilité de ce corps froid et, avec des mots grelottés, il la suppliait tout bas, de peur d'éveiller Fanfan : « Voyons, Emmeline! m'amie! mon pauvre chat!... » Elle demeurait insensible. Il se résigna, s'en voulant seulement d'avoir cédé aux larmes à propos d'une chose en dehors de son pouvoir, car Charvet s'essayait à la possession de soi, il aspirait à rester le maître de sa volonté, au-dessus des impulsions de l'évé- nement. Les bras croisés, debout devant le lit, maintenant il la regardait presque avec calme, scrutant les causes. Car enfin, son-geait-il, il à dû lui arriver quelque chose... Mais quoi ? Sa gaîté tout à l'heure n'était pas naturelle... Des souvenirs repassèrent; il se rappela que les accès autrefois concomi-taient à des périodes émotionnelles; tout un temps des rires convulsifs les annoncèrent. Mais leur vie actuelle était plane, sans imprévu, et à moins d'une querelle avec sa mère... Encore, se dit-il, cela paraît bien improbable, étant donnée l'humeur de cette bonne femme. La vie, d'un long soupir comme une vague, gonfla le sein d'Emme-line; ses mains repoussèrent une vision pénible. La bouche près de la sienne, penché par-dessus ce premier frisson, de nouveau il lui avait pris les mains, il l'appelait. Presque aussitôt les paupières se levèrent, elle eut les yeux étranges et fixes d'une fin d'hallucination. «Oh! toi! c'est toi!» dit-elle. Ses larmes partirent, elle gémissait dans ses draps. Il lui fit respirer des sels, lui lava les tempes et les yeux d'un peu d'eau fraîche, la rassurant... rien qu'une simple défaillance. Mais du coin de l'œil, chaque fois qu'il s'écartait, elle l'observait soupçonneuse, défiante, et ensuite, quand il revenait vers le lit, elle roulait son front dans l'oreiller et se remettait à gémir. A la fin, anxieuse, la question lui glissa des lèvres. « Ai-je parlé? » La bougie, à bout de mèche, soudain s'affala. Charvet s'en alla prendre à la cheminée un autre flambeau. Un instant elle cessa de voir son visage tandis qu'il se taisait, dans l'ombre de la pièce. Elle ressentit le froid de la mort, gagnée d'une inexpri-mablement cruelle certitude. Il sait tout, pensa-t-elle. Elle serra les lèvres, ferma les yeux pour ne plus voir, ne plus parler, toute raide, le cœur arrêté dans l'atroce silence de cette nuit noire. Mais le phosphate crépita, un jet rose éclaboussa les murs, elle le vit droit devant la cheminée, le flambeau aux doigts, faisant prendre patiemment la mèche. Puis lent, toujours méthodique, il souffla l'allumette et, sans la regarder, les yeux aux pétillements de la cire, il revint placer la bougie sur la table de nuit. La lumière aussitôt chassa la suggestion mauvaise; des blondeurs égales clarifiaient la chambre et le grand visage tranquille de Charvet. A peine il sembla avoir pris attention à sa question. Elle sentit revenir la sécurité dans les cercles toujours plus larges de la clarté, l'embrasement irradié de la bonne nuit autour de la petite spirale dansante comme la vivante et claire atmosphère d'une conscience en paix. Très vite, mentalement, elle fit une oraison, s'agenouilla en pensée devant son Dieu qui avait permis que le bien et le mal fussent conciliés. Et comme elle continuait à le regarder de ses pauvres yeux battus, creusés par l'accès, avec un air de soumission et de grand amour triste, il fut touché, ferma de la pitié chaude de sa bouche leurs regards doucement obséquieux. Puis il l'aida à se déshabiller, la coucha lui-même dans les draps comme il avait couché Fanfan, effaçant avec la main les plis, tirant sur ses pieds glacés l'édredon. Et, allongée sous la couverture, avec l'étirement câlin de son corps redevenu voluptueux à la chaleur affectueuse de ses caresses, elle roulait sa nuque au creux des oreillers, lui disant : « Tu es bon, toi! » d'un petit souffle déjà endormi. Bientôt ses yeux se fermèrent, il n'entendit plus que le rythme léger de sa respiration. Alors il resta un long temps assis dans le fauteuil, près du chevet, le cœur gros, veillant sur ce sommeil immense qui toujours suivait le brisement de ses crises ; et il était sans pensées, il ne ressentait plus qu'une compassion fraternelle pour l'être fragile qu'est la femme. La demie après minuit sonna à la paroisse, la pendule de la chambre à manger à son tour émit son tintement métallique. Il se coula dans le lit et souffla la bougie. Quand Emmeline s'éveilla, la matinée était avancée. Charvet, en partant pour l'atelier, avait recommandé à Hortense de n'entrer dans la chambre sous aucun prétexte. Elle avait pris Fanfan auprès d'elle dans la cuisine. L'appartement sembla continuer à dormir autour du sommeil prolongé de Mme Charvet. Presque toujours les pas lourds de son mari sur la carpette, ses barbotements dans la cuvette emplie à pleins bords, malgré ses précautions, la tiraient de l'assoupissement du matin. Elle fut étonnée du silence de la chambre dans la clarté de soleil blutée par le coutil des stores. Jusqu'aux approches de midi l'ombre des façades, de l'autre côté de la rue, estompait leurs fenêtres, le soleil ensuite glissait dans la coulée des toits et à plomb rasait les vitres. Qu'est-il arrivé? songea-t-elle, l'esprit encore perdu, flottant aux obscurités du sommeil. Assise en travers du lit, toute seule, les mains tâtonnantes, elle ressentait une torpeur infinie, un accablement de tout son être pilé comme par des marteaux. Des images jouèrent, elle se rappela les bâillements, la crise, Charvet allumant le flambeau, les draps frais où, sous les mains tendres, elle avait sombré en une paix délicieuse. L'autre souvenir tardait encore dans la misère de son mal. Mais subitement, à la vue de sa gorge nue, les mailles se renouèrent, une secousse la brisa, l'arrêt brusque de la vie de son cœur. Ensuite le flot d'une poussée tumultueuse se remettait à courir, sa chair en une seconde fut rouge comme d'un grand baiser. Elle eut le cri de la révolte : « Moi ! Se peut-il que ce soit moi !... » Et dans ce seul mot toute la vision revint, nette, circonstanciée, immédiate, la succession des heures et des minutes de cette après-midi qui avait fait d'elle une autre femme. Ses fibres se tendirent, elle sentit papiller sa peau, toute raide, comme la veille. Et elle se renversait, retombait aux oreillers, dans la colère et le délire de cette lâcheté de son corps. Quoi! elle, Emmeline, l'honnête Emmeline! Elle se débattit, elle retira ses mains de dessus son corps, honteuse au souvenir du plaisir qu'avait goûté cette chair si faible. Maintenant d'ailleurs, c'était fini, bien fini! Jamais plus elle ne le reverrait. L'obsession s'effaça, elle eut l'allégement d'avoir retrouvé sa conscience. Elle eût voulu dormir sans pensées jusqu'au soir, ne plus se réveiller qu'après l'oubli total. Des petits souliers craquèrent dans l'autre chambre ; le doigt de Fanfan gratta à la porte. Un souffle passa, très doux, effrayé : « P'tite mère, es-tu toujours malade ? » Résolument elle sauta à terre, écarta les rideaux : «Je m'habille, ma chérie!» Et dans le découpage vermeil de la fenêtre, sous le tiède midi de mars, elle s'aperçut toute pâle et fanée, l'entour des yeux cra- quelé, aux fluides lumières de la glace. Elle eut horreur de son image, pensa : Je ne suis plus la même, cette femme n'est pas moi. Son regard la blessait comme si elle se fut regardée avec les yeux d'une autre femme. La petite voix encore une fois l'appela derrière la porte : « P'tite mère, j'ai faim... Hortense a mis la table.» Elle passa son peignoir avec ennui : « Mais oui, mais oui... » Elle pensait : Oh! dormir... ne plus voir personne pendant un peu de temps... Cependant la fillette ne s'en allait pas : appuyée des reins contre la porte, elle l'ébranlait de petites secousses. Mme Charvet finit par ouvrir, des paroles aigres à la bouche. Mais Fanfan lui sautait au cou, câline et fâchée, avec une moue de larmes : « P'tite mère, je croyais que tu ne t'éveillerais plus jamais...» Un frisson de maternité coula en ses baisers, elle la serra avec force dans sa gorge, les yeux humides, en un besoin d'appuyer à la sienne cette fraîche chair innocente. « Ma Fanfan !» Elle oublia tout dans cette minute où elle sembla lui rendre une mère, heureuse de s'accabler dans ce cri dont elle la plaignait : « Va, gronde-moi, tu as bien raison... J'ai été si loin de toi si longtemps! » Maintenant il ne lui restait plus qu'une fine langueur, comme après avoir beaucoup pleuré, comme après une réconciliation avec soi-même. Elle voulut l'avoir près d'elle à table, devant le petit déjeuner d'oeufs et de thé que la grosse fille, sur un bout de nappe, venait de servir. Une gaîté de soleil entrait par la fenêtre entr'ouverte, après la bise et le maussade ciel gris des derniers jours. Et toutes deux, dans cette tiédeur de printemps qu'avivait le petit feu de charbon, babillaient, riaient; elle s'étonna de manger avec un appétit qui ne lui était pas habituel. Le déjeuner fini, la bonne expansion tomba. Mme Charvet se trouva au bout de ses tendresses. De nouveau elle eut le désir d'être seule. Une part d'elle se détachait, invinciblement, s'en retournait aux bonheurs de la veille. Elle envoya Fanfan jouer au volant avec Hortense dans le square, ferma les rideaux pour être mieux avec son rêve, et les paupières closes, titillantes, frileusement blottie dans un fauteuil, en une petite fièvre du sang moussant à la peau, elle se concentra, essaya de revivre l'inconnu de l'amour qui venait de lui être révélé. Les sources de vie s'agitèrent, elle se surprit des sensations de toute neuve jeune femme, un trouble de ses fibres intimes tendrement violentées, restées malades d'une souffrance où elle avait goûté de petites morts exquises. Charvet, en son amour loyal et régulier, ne lui avait fait connaître que des stimulations tempérées, une affection sédative et réfléchie qui la laissait calme dans le sentiment que le bonheur n'allait point au delà. Depuis dix ans qu'ils étaient mariés, elle avait vécu de cette tendresse égale, les sens et le cœur en paix. Mme Charvet venait d'atteindre à ce retour de l'âge de l'honnêteté où il suffit de la rencontre d'un libertin pour faire regretter les joies stables résultant de la mutuelle confiance et des serments fidèlement gardés. Elle se sentit liée de gratitude infinie à l'amant qui l'avait initiée à d'insoupçonnés frissons, elle eût voulu le combler à son tour. A mon âge, être aimée encore ainsi ! se disait-elle en un long ravissement, en savourant à travers ce mot la douceur d'être toujours désirable. Courant à pas légers vers le miroir, elle se trouva toujours belle, elle voulut se voir comme sans doute il l'avait vue. Il lui paraissait qu'elle n'avait jamais été jeune, que sa jeunesse seulement commençait avec ce grand amour nouveau. Et elle se souriait, il lui venait en répétant son mot mélancolique et charmé, un air de gronderie malicieuse et pardonnante pour sa folie coupable : Oui, à mon âge! à mon âge! Elle ne pensait plus à Fanfan, elle n'avait pas encore pensé à Charvet... La vieille camaraderie sembla morte, enterrée sous le reverdissement de la jeune pousse, sous l'afflux de la sève redevenue nuptiale. Rangeant hâtivement la chambre restée dans le désordre de son lever tardif, un carré de papier lui tomba sous la main. Charvet, avant de partir, y avait griffonné ces lignes : « Dors, dors un long sommeil, m'amie... J'ai craint de te réveiller en t'em-brassant. Je t'embrasse en ce bout d'écriture. » D'abord elle n'éprouva qu'un petit mouvement de perversité. S'il savait! se dit-elle avec le rire en-dedans de la femme sûre de sa dissimulation. Elle n'avait été jusque-là que l'esclave soumise, humiliée; maintenant, en cette vie personnelle de l'amour, elle avait résigné l'être passif, elle était redevenue libre. Elle se sentit la force de disputer chaudement cette liberté si quelque imprévu surgissait. Mais de nouveau elle rencontra sous ses doigts le papier. La petite âme versatile s'agita, glissa jusqu'au bord de la pitié, mais sans chaleur... Tout de même, le pauvre cher cœur! Et elle demeurait là, les yeux lointains. Après tout, ils avaient été heureux ensemble, il l'avait aimée en brave homme, mettant au-dessus de tout le bon amour mutuel, dans la monotonie égale de leur vie... Le vertige s'effaça, elle eut la soudaine, la cruelle perception qu'il lui faudrait mentir toujours. Voilà le mal, pensa-t-elle. Et ne pouvoir rien dire à personne, garder cela pour soi toute seule, toute sa vie ! Elle étouffait à présent dans cette chambre close où c'était leur ménage de dix ans, tout uni et constant, leur pauvre ménage brisé que les meubles, les cadres au mur, l'air même des chambres lui reprochaient. Elle rouvrit les fenêtres, mais des nuages s'effilochaient, une fin d'après-midi grise avait terni le ciel. Elle ne sentit plus que le froid de la nuit qui déjà embrumait le trottoir, entre les hautes maisons. Alors elle s'alarma. Fanfan qui ne rentrait pas ! Fanfan partie en manteau léger avec sa petite toux qui, quelquefois, la reprenait à la tombée du jour! Charvet aussi tardait... Elle éprouva le désir violent de le revoir, le mal presque physique du besoin d'entendre la voix qu'il avait en rentrant et la baisant au front, comme après qu'on a cru perdre quelqu'un. Et l'esprit et les sens éteints, elle n'avait plus qu'une lassitude morale, immense. Tout ce jour de rêve, de souvenir reployés sur de l'amour et du bonheur, aboutissait à ne plus rien sentir, entre le songe qui l'avait fuie et la réalité à laquelle elle ne pouvait plus se reprendre. Enfin, la voix aigrelette de Fan-fan montait de l'escalier, elle trouvait un soulagement à gronder cette grosse bête d'Hor-tense qui, débauchée par la fillette, avait planté là les chambres et le dîner. Charvet à son tour rentrait : un ouvrier, en tombant sur le four de cuisson, s'était gravement brûlé; tout le monde avait été sens dessus dessous. « Mais toi, voyons, toi... » Il l'avait prise par les épaules et la considérait de ses yeux droits, attentifs. Ce fut une gêne étrange. « Oh! moi!... » Elle détourna les regards et comme ensuite il l'embrassait, son baiser lui fit mal ; elle l'eût voulu loin d'elle après l'avoir d'une si grande peine d'affection désiré. Maintenant l'odeur de la braise attisée se répandait, ils entendirent aux bourrades d'Hortense trépider les vaisselles dans le buffet de la cuisine. Mme Charvet alluma la lampe. Charvet déplia ses journaux. Il avait cessé de parler; du coin de l'œil elle le regardait avec inquiétude. Le dîner fut maussade, la mauvaise humeur d'Emmeline s'épancha sur Fanfan qui mangeait avec les doigts. Charvet leva les yeux, la regarda avec étonnement : « Ah ça, qu'as-tu? Tu étais si gaie hier soir! » Elle crut à de l'ironie, à un reproche, au soupçon, subitement s'emporta : « C'est agaçant aussi ! tu ne me quittes pas des yeux! » Ses pauvres nerfs! pensa le bon Charvet. Il se mit à rire : « Mais non... mais non, je t'assure. » Et le silence, dans la clarté verte de l'abat-jour, retomba. La table desservie, tandis qu'il passait le café, elle eut regret de son mouvement, lui apporta sa pipe et le tabac. Et ensuite elle n'osait pas tout de suite lui parler, traînant autour de la table. Autrefois elle l'eût embrassé dans le cou, ses bouderies ne duraient jamais longtemps. Elle dut faire un effort: « Ecoute, ne m'en veux pas... Je suis déjà bien assez malheureuse comme ça !» Ses larmes partirent, en un élan de pitié sincère pour elle-même. Charvet, croyant qu'elle pensait à sa crise, lui prit les mains. «"Tu as bien tort... Ça n'a pas duré en tout dix minutes. » « Ah! » fit-elle avec indifférence. Et soudain elle l'eut en horreur. Quel égoïsme! Lui seul pourrait me consoler! Il n'a pas même l'air de s'apercevoir de ma peine. La nuit arriva; elle se recula jusqu'au fond du lit. Elle ne pouvait se faire à l'idée que leurs chairs se toucheraient. Toute douleur au réveil s'en alla, Emmeline se leva un peu sérieuse seulement, mais l'âme libre, le sang tranquille. Et cet heureux état d'esprit ne la quittait pas de tout le jour : il lui parut vaguement que ses larmes de la veille avaient tout lavé. Cependant une sensation s'éveillait, rare, intime, troublante, comme l'aliénation effective d'une part de sa personne. En se donnant pour la seconde fois de sa vie, elle sembla une seconde fois avoir connu la dépossession de soi-même qui l'avait faite femme. Quelque chose en elle était changé, il lui parut que plus jamais elle ne se retrouverait l'Emmeline d'autrefois. Mais oui, se dit-elle en riant, c'est une autre Emmeline, une Emmeline bien différente de la première qui n'avait pas de secret... Cela n'est pas sans charme. Mme Charvet avait l'esprit mobile. Dans l'après-midi, elle s'habilla pour sortir, puis se ravisa, préféra rester chez elle au chaud de l'appartement, un peu recroquevillée, pincée de petits frissons délicieux. Aussi bien le ciel bousculé par le nord soufflant en rafales, mamelonné de nuages aux crêtes neigeuses comme des Alpes errantes, par moments crevait en giboulées. En réparant le linge de Fanfan, quelquefois laissant retomber l'aiguille, elle regardait s'écraser sur le pavé, avec un bruit de pois secoués en un cylindre, des grêlons gros comme des dragées. Ensuite un rais de soleil cuivré faisait luisarder dans une large découpure bleu de perroquet, les toitures comme des tôles frottées à la plombagine. Mme Charvet, toute fraîche d'âme et de sens, ne sembla jamais avoir connu les agitations passionnelles. Sans effort elle cessa de repenser aux heures troubles qui lui avaient révélé des fonds de nature qu'elle ne se soupçonnait pas. Ce fut le désintérêt d'un fait accompli et qui a fini par se résorber dans l'harmonie intérieure. Au contraire, elle voisina de pensée avec Charvet, s'absorba en conjectures au sujet d'un cadeau qu'elle préméditait pour ses Pâques : à maintes reprises il avait souhaité posséder quelques affiches de Chéret et de Lautrec. « Pauvre mi! Je lui dois bien cela... mais où me les procurer? Et à quel prix! » Le soir, en rentrant, il put savourer une nuance qu'il ne lui connaissait pas. Une douceur de soumission humiliait sa voix; sans s'en douter, elle exagéra ses attentions pour lui ; elle croyait seulement s'abandonner à sa nature. Emmeline aussi avait un orient plus clair et lavé, un peu enfant aux prunelles. Il ne pouvait détacher d'elle ses regards, frappé de cette beauté neuve et subtile. Elle ne détourna pas les yeux. Et tous deux, sous la lampe, avaient le sentiment d'une journée élue, en accord parfait des âmes. Le dimanche vint, avec ses bruits de cloches qui font du silence dans les âmes. Ils sortaient peu; Charvet, ce jour-là, avec la volupté de paresse des grands travailleurs que la semaine retient au dehors, aimait se détendre parmi ses livres. Elle redouta l'intimité prolongée du tête-à-tête dans la torpeur légère des chambres. Mme Charvet, comme certaines honnêtes femmes aux sensations fraîches et rapides, avait une facilité à rougir presque sans cause qui la faisait beaucoup souffrir, comme si dans ces moments son âme lui échappait. Elle craignit d'être trahie par cette infirmité naturelle si elle ne pouvait suffisamment maîtriser ses nerfs. Elle fut au contraire toute cette journée très libre avec son mari, goûta une sécurité de bonne femme fidèle dans cette léni-tive atmosphère dominicale. Comme elle avait gardé les habitudes de sa jeunesse, elle ne manquait jamais d'entendre la messe, mais n'y apportait qu'une ferveur assez machinale. Charvet, qui s'était fait une religion à lui, la laissait pratiquer selon sa conscience. Elle emmena Fanfan, ensemble elles partirent entendre l'office à la paroisse. Peut-être elle espéra un rafraîchissement de son âme dans ce premier pas vers les miséricordes. Mon Dieu! pensait-elle, accordez-moi le repentir... Faites qu'ensuite je ne retombe plus à la faute... Je suis une si pauvre créature! Mais son libertinage malignement s'exalta, recuit aux braises de la mauvaise dévotion; les images lascives tumultuèrent dans l'effort dont inutilement elle essaya de se prémunir contre un retour de la tentation. Dieu l'abandonnait. En quittant l'église, il lui parut n'y être entrée que pour mieux savourer le fumet de son péché. Ce fut l'unique crise intérieure de ce dimanche redouté : elle la désabusa sur l'efficacité de la pénitence. Charvet, sanguin, ne méprisait pas la table; un extra modéré, en rapport avec leurs ressources, condimentait pour lui les aises sédatées de ce jour familial. Elle se piqua de gourmandise pour mieux flatter son goût d'une cuisine choisie. Un fin grésillement de pluie aux vitres, le jour brouillé et terne dont s'estompait l'appartement leur rendit à tous deux, par un charme plus cordial de sympathie, la réclusion de cette après-midi délectable. Elle le vit heureux et fut heureuse du plaisir qu'elle lui procurait. On peut donc encore goûter du bonheur en trompant son mari, pensa-t-elle. D'ailleurs, elle ne songeait plus que par passades à l'aventure qui, un instant, avait altéré le cours uni de sa vie. Charvet, de son côté, sembla avoir oublié le triste soir où elle avait été reprise de son mal. Une semaine nouvelle commença. Elle évitait de penser à l'imminence de la récidive; elle y pensa bien mieux. Alors elle se créa des occupations, tâcha de s'absorber dans ses coutures pour Fanfan. Mais le sang par bouffées soudaines remontait, elle était submergée sous la grande onde chaude. Son corps aux amoureuses papilles, aux fines soies chatouilleuses se souvenait, pensait pour elle. Elle eut des silences vides, jouis- seusement accablés, où, à une grande profondeur, dans les cavernes de l'être, de petits chocs semblèrent frappés par les marteaux du désir, où très loin de la vie réelle, toute morte de gestes et de pensées, elle s'écouta vibrer, pincée de sillements électriques. Un bruit dans les chambres lui donnait le sursaut d'être surprise nue dans son péché. Oh ! que je suis lâche ! se dit-elle. N'est-il pas certain qu'au bout de toutes ces tergiversations je succomberai, que j'irai à ce rendez-vous dont l'idée seule me faitmourir de bonheur? Tout d'une fois la folie d'amour l'emporta; elle se roula sur le tapis avec Fanfan, revenue elle-même à son âge de fillette; toutes deux criaient, se pinçaient comme de petites chattes énervées d'orage. De nouveau Charvet s'inquiéta. Elle vit qu'il l'observait, il ne s'était jamais montré plus tendre. Non, non, pensa-t-elle, je ne puis continuer à tromper la confiance d'un pareil homme. C'est fini, je n'irai pas. Mais le mercredi, tout encore une fois changeait, son humeur et sa volonté ; elle se surprit une duplicité retorse et avisée, n'eut plus que l'âcre tourment du sang. Elle commença à le préparer à l'idée qu'elle ne passerait pas l'après-midi chez sa mère. « J'ai besoin d'air, je ne sors pas assez. De chez maman j'irai peut-être chez les Per-rin... ou ailleurs, je ne sais pas. » Charvet lui donna raison. Le jeudi, par malheur, elle fut ravagée par une migraine horrible. Ce fut Hortense qui conduisit l'enfant chez Mme Dulac. Charvet, toujours indulgent, d'une bonté égale d'homme aux nerfs calmes, supporta avec philosophie ses rebuffades. Dans un élan de mauvaise foi féminine, elle l'accusa d'être la cause de son mal... « J'ai bien vu qu'il te déplaisait que je sorte... Oh! je les connais, tes airs en dessous! » Vers le soir l'accès s'acoisa, elle regretta sa vivacité, et en roulant la tête jusqu'au bord de l'oreiller, elle lui souriait, lui disait : « Va, je suis bien heureuse tout de même... » A présent elle savait que l'ami avait cessé de l'attendre là-bas; peut-être l'accusait-il déjà d'indifférence; son cœur à elle-même tout le jour en était resté serré affreusement. Elle finit par goûter une petite joie cruelle, un étrange plaisir d'orgueil à l'idée qu'il eût un peu souffert à cause d'elle-même comme elle avait souffert pour lui. Le lendemain elle se leva quiète, reposée. Elle avait oublié sa migraine; elle put ainsi avantageusement, sans croire se mentir, attribuer à sa libre volonté la sorte de rupture qu'impliquait ce rendez-vous manqué. Car c'est bien une rupture, pensait-elle, il n'est pas possible qu'il le prenne autrement. Je ne me croyais pas cette force. Avec candeur elle s'admira, le plaignit, glissa à l'espoir de l'oubli. Il ne lui resta bientôt plus que la titillation légère d'une blessure mi-fermée, l'angoisse presque voluptueuse d'une peine qui va finir. L'homme décidé- ment n'aurait été qu'un passage dans sa vie, une simple et fortuite jonction avec l'inconnu. Elle revint à Charvet d'un esprit contrit, d'un cœur d'autant plus constant qu'il avait failli. Son Charvet ! Fut-elle assez coquine! Ses torts envers Dieu, dont inutilement elle s'espéra pâtir et se racheter en présence du Tabernacle, elle les totalisa au profit du mari loyal envers qui ses torts avaient été bien autrement graves. Ce fut la nuance frêle du remords, s'il se peut dire du regret bénin dont, non sans douceur, elle chatouillait la petite misère si passagère de son péché. Après tout, comparé aux récidives de la plupart des femmes, il s'attestait véniel, l'emprise furtive du sens dans le champ de l'expérimentation amoureuse. En croyant se charger, Mme Charvet se justifiait et n'était pas loin de s'absoudre. Elle était comme l'avocat de sa propre défense et qui plaide les circonstances atténuantes, en se plaçant sur le terrain d'un dommage mo- ral causé à l'époux. A son insu, Emmeline subissait l'atavisme de la condition de la femme qui, se reconnaissant l'être nuptial et maternel, la créature vouée à l'amour et aux races, en arrive à ne pas séparer son raisonnement de la notion de dépendance qui, dans la communauté, l'adjuge au mari comme un bien personnel, comme un sol fécondé par le labeur viril. En dérobant à Charvet cette propriété inaliénable, elle violait le contrat qui les avait rapprochés plus encore qu'elle se manquait à elle-même. Ce fut du moins le fond de sa pensée dans ce moment : elle sentit ses torts à travers l'offense grave de n'être plus pour lui qu'une épouse qui s'est déprise. A peine elle s'inquiéta du reste, des intimités révélées de son amour, de la fleur de ses grâces livrées aux mains d'un aventurier. Une part d'elle était sortie du mystère sans que même le sacrement de pénitence pût jamais matériellement lui restituer la pureté. Elle inclina naturellement d'abord à ignorer que quelqu'un qui n'était pas Charvet désormais la possédait vivante et conquise. Emmeline, en cette absence de rougeur pour la chair divulguée, ne cessa pas d'être semblable aux autres femmes mariées, faites à l'amour, dépossédées déjà du trouble délicat de leur personne secrète et qui, la faute consommée, même les plus cou-tumièrement honnêtes, oublient qu'elles se sont mises en chemise devant un homme. Elle put espérer qu'un temps viendrait où sans nul cynisme, elle goûterait, en se rappelant cette péripétie, une enviable et rare satisfaction comme à l'idée d'une liberté un peu hardie et piquante par laquelle elle s'était affirmé sa personnalité. Et il ne lui paraissait pas sans charme de revoir un jour, longtemps après, cet amant d'une heure comme un ancien ami, comme un passager connu pendant une escale dans un pays très loin. Un nouveau jeudi se passa sans qu'elle succombât. Elle alla chez sa mère et ramena avant le soir Fanfan. Elle eut, en ouvrant la porte, l'illusion d'accourir comme à un rendez-vous que Charvet lui aurait donné. Mais à peine il s'interrompait de lire pour l'embrasser et ensuite se replongeait dans son livre en tirant fortement sur sa pipe. Elle, au contraire, avait préconçu d'être roulée dans sa large poitrine, avec le bon rire heureux qu'il avait parfois en la revoyant. L'ingrat, pour qui elle sacrifiait un bonheur! Sa joie tomba sous l'épouvantable tranquillité morte des plafonds, elle eût pleuré. A table, en dînant, elle parla peu, maussade, ennuyée de son après-midi man-quée. Fanfan à moitié endormie aux bras de sa chaise, il n'y eut plus, dans le silence de la chambre, sous le reflet vert de l'abat-jour, que le picorement des fourchettes et le tintement des verres. Il s'étonna : « Décidément, tes jeudis ne se ressemblent pas!» Elle repoussa son assiette : « C'est qu'aussi tu n'es pas gentil! Je n'ai fait que penser à toi toute cette journée. Et à peine tu t'es aperçu que je rentrais!» Un chevrotement léger lui brisait la voix, la secousse d'une petite colère. « Quelle enfant tu fais! » dit Charvet en haussant doucement les épaules. Il se leva et d'un seul pas contournant la table, il vint appuyer sa bouche dans ses cheveux. Son cœur se fondit, elle se retourna, lui prit la tête à deux mains : « M'amour, m'a-mour! J'ai tant besoin que tu m'aimes! » Le cri parti, elle rougit jusque sous les frisons de sa nuque, toute blessée de pudeur pour son cœur mis à nu, comme une neuve jeune femme. Avec une émotion inhabituelle dans la voix, en la pressant contre lui, il lui répondit : « Voilà, oui, j'ai eu le tort de ne pas penser que tu pourrais changer... que tu aurais besoin un jour d'être aimée autrement que je t'ai aimée. Même en aimant autant qu'on peut, on n'aime pas toujours assez, comme on devrait aimer. » Tous deux s'étaient tus : la minute fut délicieuse pour Emmeline, elle s'écouta le réaimer de tout le bon amour des jours purs. Il l'embrassa encore une fois. « Vois-tu, lui dit-il gravement, je t'ai aimée en égoïste... Je ne t'ai peut-être pas assez aimée pour toi-même. Pardonne-moi. » Ensuite il se rassit, passa le café, et un peu de mélancolie, entre le bonheur et la peur de sa fragilité, ne s'en allait pas tout de suite d'entre ses sourcils. Elle eut, très profond en elle, aux entrailles vives de son affection, un rêve confus, infini : Oh! avoir un garçon qui lui ressemble! Sa vie s'égalisa. Sans effort elle garda la bonne ferveur née des effusions de ce soir charmant. Lui-même visiblement s'efforçait de ne pas laisser s'éteindre ce petit feu de leur mûre union. Quelquefois, il l'asseyait sur son genou et, les mains autour de sa taille, il lui parlait comme autrefois. Elle lui fut reconnaissante de cette amitié qui avait l'abandon des caresses entre de jeunes époux. Elle crut n'avoir plus rien à désirer d'un amour moins discret. Comme la décroissante cuisson d'une brûlure ancienne, l'impérieux souvenir par accès remontait, mais elle ne s'y abandonnait plus : il lui resta l'étonnement qu'elle eût pu céder au charme dangereux qui l'avait vaincue. A la chaleur égale de son affection pour Charvet, elle savait maintenant qu'elle n'avait jamais aimé ailleurs. Elle eut la sensation d'avoir cédé sans cause excusable au plus déraisonnable égarement. Mme Charvet put s'espérer désormais au-dessus de la tentation. Le jeudi, elle emmena Fanfan, selon son habitude. Depuis le matin, elle ne cessait de penser à Charvet, elle s'était promis de passer chez le marchand acheter les affiches. Un frisson tiède l'enveloppa à la rue ; ses narines sous la voilette se gonflèrent à l'odeur des premiers narcisses fleurissant les paniers des marchandes. Elle se trouva en joie, en beauté, toute détendue dans une langueur de — .. • - - ' - printemps. La bonne Mme Dulac leur avait préparé un déjeuner de saison, une omelette aux herbes, de la crème, une petite caisse de fraises. Emmeline fut très gaie et dans l'après-midi partit faire son emplette. Le sentiment de sa liberté doucement la grisait, un plaisir de s'en aller seule, dans la chaleur active de son sang. Elle songea que peut-être en ce moment quelqu'un, dans une rue pas très loin, la guettait derrière le rideau. C'était l'heure où, pour la première fois, elle lui était venue. Un feu rose lui chauffa les joues : elle eut un petit rire en dedans à la pensée qu'elle le trompait avec son mari comme ensemble ils avaient trompé Charvet. Cependant elle n'éprouvait nul désir; elle eût été tentée plutôt de mépriser ce singulier amant qui, pendant trois semaines, n'avait pu trouver le moyen de se rappeler à son souvenir. Des idées alors se lièrent; elle en vint à penser qu'il l'avait oubliée, qu'elle aussi, comme lui-même pour elle, n'avait été qu'une passante dans sa vie. Aussitôt, toute la femme fut déchaînée. Oh! rien que le revoir un instant, lui montrer la femme qu'elle était! Une phrase se dessina, vibra, que d'un rire irrité, sous la voilette, elle se répétait : Ah ! vous avez cru, mon cher, qu'on me lâchait, moi, une honnête femme... Sans lutte elle s'abandonna, se mit à marcher très vite, vit s'agiter une main derrière le rideau. Sa fureur soudain tomba ; une mollesse infinie la rendait lâche, sans force dans sa joie d'être encore désirée. Oh! trois semaines! trois semaines qu'il m'attend! se dit-elle d'un cœur charmé. Et à peine, les jambes vacillantes, elle pouvait monter l'escalier. Mme Charvet n'alla rechercher Fanfan qu'assez tard dans la soirée. Sa mère l'interrogeant à propos des affiches, elle se rappela qu'elle avait passé devant le boulevard sans même s'arrêter. « Cet homme, dit-elle avec assurance, a paru ignorer ce que je voulais dire. » Elle avait les yeux droits, tranquilles; déjà, l'autre jeudi, à travers un étrange et joyeux vertige, elle avait commencé l'apprentissage du mensonge. Elle étourdit Fanfan d'une folie de baisers, sa maternité s'embla l'excédent d'une passion plus orageuse. Et comme pour mieux se l'attacher, si elle avait besoin d'être défendue, elle lui avait rapporté un chapeau pour sa poupée. En se rapprochant de leur rue, elle fit ses recommandations à l'enfant : « Surtout, ne va pas dire à ton père... ne dis jamais rien à ton père... Tu sais comment il est, il prend quelquefois mal les choses. » Elle ne vit pas que Fanfan ainsi devenait sa complice : elle trahissait son père et l'aidait elle-même à tromper son mari. Charvet, toujours équanime, leur dissimula la faim qui, depuis plus de deux heures, le ravageait. Il s'était levé pour l'embrasser, mais elle se déroba, courut changer de robe pendant que la bonne servait le potage et ensuite, les joues en hâte rafraîchies, les cheveux remis dans leur pli, elle arriva, souriante, lui appuyer son front aux lèvres. C'est affreux, ce que je fais là, pensait-elle; c'est comme si je l'avais toujours trompé. A table, en dînant, elle esquissa une explication. Il lui sembla que Charvet l'observait avec des yeux inquiets. Aussitôt elle se tut, tira de son côté l'un des écrans mobiles fixés autour de l'abat-jour. Elle se surprenait des gestes gauches et guindés, sa voix aussi lui revenait d'un fausset aigre et fêlé. Elle eut une réelle souffrance à ne plus se sentir naturelle. Un gros émoi d'Hortense vint heureusement faire diversion. Cette fille mafflue subitement s'irrua en se plaignant que le chat du voisin, entré subrepticement, avait raflé le demi-poulet froid pendant le temps qu'elle lavait la salade. En se retournant, elle avait vu la queue de cette bête voleuse disparaître derrière la vitre. Emme-line essaya de se fâcher, très digne, la bouche pincée. Mais Fanfan, appuyée des poings à sa chaise, se balançait dans un grand rire d'enfant amusée. Charvet non plus ne retenait plus son sérieux devant le dépit comique de la fille. Cette gaîté la détendit elle-même, elle cessa de s'étudier, pensa subitement à ses échéances, et elle n'aimait plus ni Charvet, ni l'autre; elle était redevenue la comptable soucieuse des fins de mois un peu encombrées. Ce ne fut qu'en se mettant au lit qu'elle reprit conscience de sa vie nouvelle. Sans débat, elle se délivra d'un mot léger, délibéré : Mon Dieu, le tout est d'en prendre l'habitude. Et du plat de la main, à petits coups, elle tapota l'oreiller, allégée, prête au bon sommeil. Le lendemain, les images tourbillonnèrent. Quand elle était entrée, il l'avait suppliée à genoux, les bras noués à sa ceinture, et elle avait jeté son chapeau, ses gants, elle lui avait dit, toute lâche : « Porte-moi ». La chambre d'amour avec ses rideaux tendus, son alcôve secrète, se représenta en lumières de songe voluptueuses, sensibles. Comme un vin d'épices, comme un vitriol, l'ardente vision courut, la bouleversa d'affres et de délices. Avec l'étonnement du premier jour, elle se regarda au miroir heureuse, charmée... « Et c'est bien moi, cette femme ? Se peut-il vraiment que ce soit moi, l'ancienne et prude Emmeline? »... Elle voulut violemment oublier, d'une force presque sauvage, concentrée et tendue dans l'effort de s'ignorer, elle, la dame un peu molle au sang de blonde. Mais je ne peux pas! Je l'aime! cria aussitôt la voix amoureuse. Si j'ai fait cela, c'est parce qu'au fond je suis restée une honnête femme, je n'ai cédé qu'à l'amour. Elle se crut sincère, ce fut la beauté de la foi et du sacrifice dans la perdition. En tombant, elle se relevait, coupable vis-à-vis du mari, mais loyale vis-à-vis d'elle-même. Ainsi, elle pouvait s'estimer encore. Et elle s'avoua avoir ignoré jusque-là l'amour. Toute peine à travers cette illusion s'en alla. Les sens calmes, rafraîchie comme d'une virginité inespérée de son cœur, elle finit par ne plus songer qu'au délice de la communion des âmes, en une aspiration de pureté très haute que n'altérait plus le ferment charnel. En même temps lui naissait une ingénuité d'adoration pour le nouvel époux qui lui ouvrait les paradis inconnus. Ce fut l'heure du rêve, de l'illusion où la femme transmue en héros, en messie le maître auquel elle s'est soumise. Mme Charvet ne pensa même pas à se demander si l'homme pour qui elle acceptait de se perdre était digne d'un tel sacrifice. Il suffit qu'elle crût l'aimer assez pour ne plus rien aimer en dehors de cet amour. Elle voulut le voir comme elle-même eût voulu être vue de lui, d'un charme si subjuguant qu'il en résultait l'impossibilité de n'en être pas possédée jusqu'à l'oubli de tout scrupule. Emmeline, qu'un honnête mariage avait préservée des écarts de l'imagination, imagina ainsi un roman où elle avait pour elle l'excuse d'aimer un homme auquel nulle femme n'eût pu demeurer insensible. Elle se dupa si bien qu'à travers ce mensonge aimable, elle en revint à la sincérité de sa nature. Sa passion s'exalta juste assez pour l'empêcher de verser dans l'outrance de la sentimentalité. Elle fut sentimentale à sa manière, avec toutes les apparences du véritable amour ressenti par une femme de sa condition et qui à la fois était mère et épouse. Elle eut l'enfantillage d'un culte de petite fille, baisant en secret les reliques d'un premier et naïf amour. Un cheveu, un fin serpent de vie, noir et brillant, était resté fixé à sa robe. Elle le serra aux pages d'un de ses anciens livres de prix, avec la sensation de l'avoir tout près de son cœur d'enfant, dans cette partie de ses jours où ils auraient pu se connaître, libres et vierges, promis à un légitime amour. Que ne l'aimais-tu déjà en ce temps, petite Emmeline! Tout le reste ne serait pas arrivé! Sa sensibilité s'émut, ses larmes coulèrent très douces, puériles, la rosée montée de la petite source qui ne tarit pas, l'effusion de l'âge du rêve et de l'innocence. Et ce cheveu, cette fibre élastique et soyeuse, quelquefois, toute seule derrière les portes closes, elle le tirait du livre, elle le prenait en ses doigts, si frêle, agité d'un frisson mystérieux, le ranimait au souffle amoureux de ses lèvres, en un trouble profond de possession. Elle voulut aussi vivre de sa vie pendant le temps qu'ils étaient séparés, la revivre par la conjecture, le petit miracle intime de la suggestion, « Que fait-il en ce moment ? Pense-t-il à moi ? Sait-il que je pense à lui ? » Charvet s'était tout à fait effacé de son cœur. Comme un sable léger au vent de la plaine, il sembla s'être dissous au lointain. Sans effort, elle oublia qu'elle l'avait trompé, qu'elle continuait à le tromper en toutes ses pensées qui n'étaient pas pour lui. Au soir, elle le retrouvait inaltéra-blement confiant et bon, et n'en était pas troublée. Ils paraissaient vivre ensemble d'une ancienne sympathie tournée à l'habitude, parmi les cendres restées tièdes d'un feu consumé. Elle ne fut pas hypocrite, ne dut pas se violenter pour simuler une amitié qui à la longue était devenue peu expansive. En s'abandonnant à ses sentiments, elle eut ainsi la seule franchise qu'elle pouvait avoir en le trompant et resta fidèle à celui pour qui elle le trompait. Lui-même, après une période de sensibilité plus fine, était retombé à l'indolence. Des jours passèrent. Etourdiment elle lui avait promis de revenir le jeudi suivant, mais on entrait dans la Semaine Sainte. Des sonneries de cloches, des glas annonciateurs de la divine agonie traînaient au fond des rues, croulaient sur les parvis en rafales, en chocs comme des marteaux sur des Christs de bronze. Il y eut tout à coup des ciels lumineux et tièdes, un or de jeunes feuillées aux lilas des squares, et le long des maisons sortirent les convalescents. Les âmes fines douloureusement se replièrent à cause de ce contraste ironique entre la vie et la mort... Deux fois l'an, à Pâques et à Noëlr Emmeline s'agenouillait au banc de communion. La beauté des jours religieux momentanément ranima sa ferveur un peu routinière. Elle sentit d'autant plus la nécessité de s'en aller à son Dieu qu'elle s'égalait à présent aux grandes pécheresses. Il lui sembla qu'elle ne pouvait faire de sacrifice plus agréable à Celui qui s'était sacrifié pour elle et toutes les Madeleines, qu'en lui dédiant son jeudi. Cependant, sa tête demeurait raisonnable : elle n'aurait pas aimé se confesser à son directeur habituel. « Je me confesserai à un autre Père. Il en est un qui absout toujours... » Elle ne pensait pas au repentir, qui seul pouvait rendre le sacrement efficace, mais seulement à l'absolution, qui lui accordait le droit aux récidives. Ainsi, l'indigence de sa foi finissait par sombrer en des calculs misérables; elle souffrit d'être également lâche devant son amour. J'ai cru l'aimer, je ne l'aime pas, se dit-elle. Une femme vraiment amoureuse songerait-elle à mettre en balance sa conscience et sa passion ? Elle se vit dans la vérité de sa nature, avec ses sentiments de bourgeoise médiocre dans la vertu comme dans la faute. D'abord, elle voulut laisser passer le jour sans lui écrire; sa prudence de femme l'avisait des dangers d'une écriture qui pouvait devenir un témoignage contre elle. Mais sous ses fenêtres un orgue joua; la crispation douceâtre de cette musique, en lui pinçant les nerfs, excita jusqu'aux larmes sa sensibilité. Elle s'exalta à froid, fut sincère avec fausseté, avec l'impérieux besoin de se croire sincère. Son orgueil, son espoir qu'elle s'était vraiment sacrifiée pour lui se réveillèrent, elle se trouva bien plus coupable à travers une précaution qui attestait le sentiment de son indignité. Dans un élan, elle préféra se perdre résolument, se donner tout entière jusqu'à l'oubli de sa sécurité personnelle. « Du moins, il saura qu'en l'aimant, c'est ma vie même que je lui abandonne... » Et elle lui écrivit une longue lettre où, comme toutes les femmes aux heures de crises amoureuses, elle fut éloquente sans le savoir. Ensuite, il lui vint une grande paix; elle passa l'après-midi du jeudi à visiter les églises avec sa mère et Fanfan, retourna prier à la paroisse le vendredi dans la nef toute vide de la présence divine; et elle ne pensait pas à ses torts envers Charvet, elle ne pensa plus qu'à elle-même et à Dieu. Le soir, en grande honte, avec le tremblement de sa voix aux croisillons du guichet, elle confessa la misère de sa vie. Avec pudeur, avec contrition elle se déshabilla pour le prêtre comme elle s'était lascivement dévêtue dans la folie mauvaise. Ce fut un allé- gement elle eut l'illusion de se retrouver innocente devant Dieu comme aux jours de l'enfance. En terminant sa pénitence, il lui parut qu'un jour, avant de mourir, elle retrouverait la même force pour s'humilier, se confesser à Charvet. Cette pensée acheva de la lénifier délicieusement; plus rien du péché ne traîna dans cet état de grâce de son âme. Elle entendit les offices de Pâques avec une ferveur qu'elle ne songea pas à exagérer. Cette petite sainteté fragile, elle la porta un peu de temps en ses mains avec assurance. Elle ne ressentait pas trop de peine à éviter le glissement sur les pentes où fléchit la bonne conscience. Une vacance pascale, une envolée ensemble qui les déporta dans un pays d'eau et de montagnes, d'ailleurs lui fut salutaire. Charvet, taillé lui-même en montagnard, avait imaginé ce voyage dont les frais furent secrètement prélevés par lui sur un travail supplémentaire comme Emmeline, sur son épargne, trouvait çà et là le moyen de lui acheter des livres et des estampes. Ils logèrent à l'auberge, dans le printemps d'une vallée rocheuse au bas de laquelle écumaient, sur des blocs moussus, en bouillons neigeux, les fraîches cascatelles d'un ruisselet. Ce fut une sensation exquise de nature et de paix, la légère torpeur accablée dont le grand air assoupit, aux champs, les gens de la ville. Ils ne rentrèrent que le mercredi dans la matinée. Tandis qu'une voiture ramenait Emmeline et Fanfan à la maison, Charvet, heureux, tonifié, saturé de bromes vigoureux, à pas rapides regagna l'atelier. Mme Charvet se retrouva ainsi, sans transition, seule avec elle-même dans le silence de leur petit appartement, après cette libre vie de la montagne où, l'un auprès de l'autre, unis en des plaisirs de dimanche, ils avaient oublié leur âme quotidienne. Le charme bienfaisant aussitôt se dissipa, elle s'étonna d'avoir pu supporter l'ennui de cette station monotone devant d'identiques paysages. Non, elle n'était pas faite pour les contemplations sédatives; elle aimait bien mieux les excitations de la vie passionnelle. Ces grands mots, ces phrases de roman à travers lesquels elle se montait, agirent comme un cathérétique qui stimula son atonie actuelle. C'est là-bas seulement, dans notre là-bas que je vis, se dit-elle; tout le reste, mes pauvres nerfs trop calmes, même cette grande humilité de ce que je croyais mon repentir, n'est que du rêve. La semaine religieuse ne sembla l'avoir purifiée que pour mieux la perdre encore une fois. Dans sa fraîcheur d'âme, lavée du passé, elle se trouva bien plus préparée à tromper Charvet; peut-être, au fond, elle eut la perversité ingénue de croire le tromper pour la première fois. Emmeline, en femme qui n'est pas encore accoutumée à son libertinage, se créait ainsi des nuances inédites et délicates. Elle voulut faire à son ami, ainsi qu'elle l'appelait dans l'intimité de sa pensée, l'offrande de la virginité de sa conscience, comme un sacrifice plus grand par lequel elle s'attachait plus étroitement à lui. Mais le bienheureux jeudi venu, un peu de fièvre, l'excès des émotions et des fatigues du voyage, alita Fanfan; Emmeline en conçut un tel énervement qu'elle-même dans l'après-midi dut se mettre au lit. Charvet rentra ; invariablement confiant et pâtissant, il allait de l'une à l'autre avec ses grands gestes doux au bout desquels il y avait la présentation d'un bol de tisane ou la pulpe grésillante d'une orange que de ses gros pouces il venait d'écorcer. Elle s'irrita de ces soins affectueux qui lui en faisaient regretter d'autres, moins puérils, qu'elle eût trouvés là-bas. « Laisse donc, mon chéri, tu as vraiment une insistance agaçante. » Sans ironie, en secouant la tête, il répondit : « Ma pauvre enfant, le jeudi décidément est un mauvais jour pour toi... Heureusement cela t'aura passé demain. » Son espoir d'une rapide détente fut déçu. Emmeline, pendant quelques jours, sembla nourrir à son égard une secrète animosité comme si elle lui eût attribué la raison de ses ennuis. Il n'évita une querelle qu'en se concentrant dans ses estampes et ses livres. Et un exceptionnel silence régna dans les chambres, tous deux souffraient de ne plus se parler, devenus défiants, s'observant l'un devant l'autre. Cela ne peut durer plus longtemps, pensa l'honnête Charvet. Je m'aigrirais moi-même à la fin. Déjà il me vient par instants le désir stupide de la trouver en faute. Mais encore une fois, avec le retour du jeudi, Emmeline n'était plus la même. « Je ne sais pourquoi tu me boudes, lui dit-elle, je ne t'ai rien fait. Voyons, embrasse-moi. Tout à l'heure, j'irai chez maman avec Fanfan. On ne sait jamais si on se reverra quand on se quitte. » Il s'arrêta de brosser son chapeau, la regarda avec étonnement, puis la baisa au front sans chaleur. Il ne se souvenait pas qu'il l'eût jamais boudée. Elle sembla lui avoir prêté un sentiment qui n'était que chez elle. Une ombre se leva, la gêne d'un malentendu; pour la première fois s'éleva chez Charvet un obscur pressentiment. Cependant il ne voyait pas bien ce qu'elle pouvait lui reprocher, encore moins les torts pour lesquels il aurait pu lui en vouloir. « Au revoir, lui dit-il après avoir un instant tourné dans l'appartement, inquiet de ne pouvoir la comprendre. Au revoir, bien que tes paroles soient pour moi pleines de mystère... J'ignore à quel événement bien improbable tu as voulu faire allusion... » A la rue, sa pensée circonvolua, il ne fut plus si éloigné de croire à l'existence d'un trouble réel dans la maison. Après tout, s'il y a des torts, peut-être ils viennent de mon côté... La femme est une enfant malade, sans personnalité... C'est au mari qu'incombe le devoir de lui en créer une. Quand Mme Charvet rentra le soir, il put croire bien inutiles tous ces raisonnements. Elle sembla les prévenir à force de franchise et de gaîté naturelle comme si, revenue au sentiment de la vieille camaraderie, elle ne songeât qu'à se réjouir de se retrouver ensemble après avoir été séparés pendant tout jour. Leur ménage s'unifia; ils eurent des semaines heureuses où visiblement elle s'efforçait de dissiper le nuage léger qui avait plané sur leur ménage. Mme Charvet en était arrivée à tromper son mari avec une telle sérénité qu'elle ne paraissait jamais plus attachée à ses devoirs qu'après les avoir méprisés. Leur bonne entente contradictoi-rement résulta de la rupture de l'intimité qui dans le passé la rendait aléatoire, l'exposait aux petits chocs de la circonstance. Elle parut n'avoir plus rien à lui cacher, maintenant qu'elle cessait de se cacher d'elle-même et librement s'abandonnait. L'excédent de la joie qu'elle rapportait de ses incartades du jeudi suffit à leur assurer à tous deux une tranquillité qui avait les apparences du bonheur. Qu'il est donc facile de tromper un mari ! pensait-elle dans un calme absolu de conscience. Elle ne ressentait plus à son égard ni ironie ni pitié. Ces nuances des commencements s'étaient effacées dans l'uniformité et la constance de la faute. Elle ne l'avait jamais tenu en plus d'estime, elle put se persuader que jamais non plus elle ne l'avait mieux aimé. Elle l'aima, en effet, à travers un raffinement spécial de dépravation et de candeur. Ce fut l'égoïsme d'une discrète et intime reconnaissance pour la confiance qui, dans les libertés de sa vie nouvelle, lui assurait l'impunité. En le trompant avec sécurité, elle cessa d'avoir l'air de le tromper, elle parut presque le tromper avec un peu de complicité de sa part. D'ailleurs, à mesure qu'elle devenait plus expérimentée, la duperie se dénonça pour Emmeline une étude et un art. Elle mit son application à s'observer. Ses sorties se prolon- gèrent moins, toujours elle rentrait avant la nuit. Elle avait aussi renoué avec quelques amies et tâchait de concilier avec ces brèves relations les heures qu'elle passait loin de sa mère et de Fanfan. Celle-ci, aux sucreries, aux menus cadeaux qu'ensuite elle lui rapportait, comprit le prix de son silence. Ainsi elle put mentir avec sincérité à Charvet sans paraître lui mentir; elle lui cachait seulement l'emploi véritable de ses après-midi dont ses visites n'étaient que l'alibi. Mais l'excès même de la précaution lui fut préjudiciable. Charvet commença de s'apercevoir qu'elle s'étendait avec trop d'insistance sur le détail de ses sorties; ce fut le défaut de sa tactique de manquer de simplicité. Et il ne lui demandait rien, elle lui disait tout avec intempérance, comme grisée de franchise, prodiguant de menus caquets, pulvérisant le temps passé hors de la maison en un fin grésil d'explications. Il se rappela le premier jeudi, le jeudi de ses rires et de la crise. Des coïncidences naquirent, une grande peine sourde par moments ne s'en allait pas de lui. Cependant il se défendait toujours de l'interroger; il ressentait bien plus de répugnance encore à la pensée d'interroger Fanfan. Et un peu apathique, aimant temporiser, il avait en outre la pudeur renfermée des hommes forts. Mme Charvet, dans sa démoralisation, eut ainsi l'assurance de lui mentir tout à l'aise et le plaisir si féminin, la petite malice perverse de jouer une comédie où elle se sentit l'a plus forte. Elle ne douta plus de sa crédulité éternelle. Ce fut vraiment un printemps de la vie, un rafraîchissement du sentiment de sa jeunesse et de sa beauté. Elle se vit doublement belle et subjuguante entre ces deux hommes qu'elle crut posséder également jusqu'à l'aveuglement. Et il lui venait des sensations neuves, étranges, délicieuses, l'étourdisse-ment léger de deux vies en elle et de deux âmes, des folies amusées de grisette pour un rêve de dimanche à la campagne, l'émoi de sensibilité d'une petite bourgeoise qui voit la vie à travers un mensonge aimable de roman. J'ai un amant et un mari, pensait-elle. Je connais ainsi toutes les nuances de l'amour. En me retrouvant auprès de l'un, je regrette l'autre ; et tous deux me rendent heureuse. Je n'ai moi-même qu'un désir, c'est de leur donner à chacun un égal bonheur. Il n'est pas une femme qui pour une telle fortune ne se trouverait comblée. C'est aussi le sentiment plus vif, la certitude, après en avoir été seulement effleurée autrefois, qu'elle jouissait enfin d'une vie libre et personnelle. Jusqu'alors, de son existence à l'ombre, de son repliement de petite dame bourgeoise en des silences occupés, ne voyant que de rares amis toujours les mêmes, elle avait gardé l'efïacement dans le geste et les idées, la joie tranquille d'être, entre l'enfant à élever et l'honnête mari aux goûts simples, une mère et une compagne dont le cœur et 74 LA faute de madame charvet l'esprit demeurent concentrés dans la sphère des intimités familiales, la femme qui ne pense et ne sent qu'à travers la personnalité d'autrui. Ses heures, réglées par des retours d'occupations monotones et douces, avaient la continuité d'une onde courante, d'un petit flot clair et muet sous les chevelures d'algues à peine agitées du vent léger du bord des eaux. Emmeline ainsi doucement s'écoutait vivre sans trouble, écoutait couler sa vie à travers la stillation de son sang, d'un égout-tement menu de silence. Et ne se connaissant pas, incurieuse des parts profondes de son être, détachée aussi de tout ce qui n'était pas la simplicité nue du devoir, elle conservait l'ingénuité des femmes arrivées au mariage avec une virginité véritable. Une circonstance fortuite avait tout changé. Elle s'étonna d'avoir pu vivre si longtemps dans un état où il lui paraissait n'avoir été femme qu'à moitié. Comment avait-elle pu résigner la pleine possession de soi-même ? En se donnant librement, en s'accordant le droit de disposer d'elle selon son cœur, elle s'attestait qu'elle s'appartenait. Elle avait trouvé la force de rompre avec le préjugé qui condamne la femme mariée à une constance qu'il ne lui est pas permis de réclamer de son mari. Elle avait fait acte de volonté. Libre! Emmeline était libre! Et dans la petite ivresse de cet état nouveau de sa vie, elle ne tenait plus compte de son égarement, goûtait vraiment la délivrance d'un cœur qui autrefois eût été esclave. Entre deux époux réservés de la nature des Charvet, il est assez rarement question de l'amour; même dans les ménages foncièrement honnêtes et qui vivent éloignés du monde, un sous-entendu délicat subsiste, une prétérition du mot et des écarts passionnels dont il suggère l'idée. Emmeline, qui toujours avait vécu sur des notions restreintes de l'amour, mit tout à coup une curieuse insistance à vouloir prouver qu'elle s'entendait comme une autre aux casuistiques spéciales que soulève l'attrait des âmes l'une vers l'autre. Un soir qu'ils prenaient le thé chez d'anciens amis, elle étonna la petite assistance par son indépendance d'esprit, la liberté des considérations qu'elle émit sur le mutuel devoir conjugal. Elle commit là, devant d'autres dames comme elle, mais d'une moindre aisance, et par conséquent enclines à jalouser sa situation, peut-être intéressées à lui imaginer des torts, l'imprudence de livrer une part de son secret dans la chaleur dont elle prétendit justifier certaines situations irrégulières de l'amour. Elle parla d'élan comme elle se fût perdue, dans la sincérité de la conviction. Ce fut sa propre honnêteté qu'elle parut défendre en défendant celle des autres, puisqu'ainsi elle mit son amour au-dessus du mensonge et se donna raison sans hypocrisie. Mme Charvet, qui se croyait rouée, se révéla dans ce moment candide comme seules peuvent l'être des femmes momenta- nément égarées. Avec ce don d'illusion qui les fait se perdre charnellement en croyant n'abandonner que leur cœur, elle ne parut pas d'ailleurs se douter que l'amour peut excéder une pure possession idéale, la simple union des âmes. Emmeline fut heureuse de sa témérité comme si, en se désintéressant de ses personnelles sécurités, elle eût fait à son amant l'hommage de sa réputation, comme si à tous ses sacrifices antérieurs elle venait d'en ajouter un autre, plus précieux encore. Ce sont là des sentiments qui naissent de la fraîcheur de la faute et ne reviennent plus que rarement par la suite. Charvet, qui souffrait intérieurement, eut néanmoins la force de lui dire, devant les airs de tête effarouchés des femmes, ces mots où il laissa percer sa belle tolérance : « Tu as raison de parler avec cette franchise si ce sont là au fond tes idées. Et personne en conscience ne pourrait donner tort à la femme qui, pensant comme toi, conformerait sa vie à ses sentiments. » Elle le sentit soudain très grand. Elle eut pour la première fois aussi la perception qu'il était supérieur à l'homme pour lequel elle le trompait. Avec un mélange bizarre de fausseté et de sincérité, languissamment appuyée à son bras pendant qu'ils rentraient chez eux, elle s'écria, après un silence où tous deux semblaient suivre d'intimes pensées : « Toi, m'ami, tu es de ceux qu'on ne cesse jamais d'aimer!» Peut-être elle pensait... : Même si on les trompe... Elle oublia tout, crut l'aimer d'un cœur régénéré, à travers la charité de pardon et de mansuétude dont elle s'était sentie défendue dans ses torts envers lui. Sans s'en douter, elle ne fit que l'aimer d'un peu de l'amour qu'elle avait pour l'autre. Infusée déjà de libertinage, gardant aux gestes et aux baisers le pli subreptice, elle corrompit la réserve presque chaste de leurs tendresses d'un ferment subtil de mauvais amour. Charvet ne reconnut plus la calme Emmeline. Elle-même, en revenant à la raison, vaguement se rendit compte que la peine de l'adultère est de changer la forme de l'âme à travers la forme nouvelle du désir. Tout un mois se passa pendant lequel elle trompa son mari avec bonheur, où, en le trompant, elle ne cessa pas d'être une heureuse femme. Elle eut des effusions jeunes, caressantes comme si le premier amour qu'elle croyait goûter là-bas se reportait sur l'ancien qu'elle continuait à goûter chez elle, et elle n'était pas une plus mauvaise mère que les autres. Si, pour sauver Fanfan, il ne fallait plus jamais le revoir, je n'hésiterais pas une seconde, pensait-elle, en raisonnant comme toutes les mères en faute et gardant ainsi des droits à son estime. Nul regret d'ailleurs; une sorte d'inconscience naturelle par l'effet d'une transposition morale où tous ses sentiments étaient changés, où, en croyant seulement commencer à s'appar- tenir, elle cessa d'être maîtresse de ses sentiments. L'affleurement léger du repentir aux jours de la confession et de la pénitence, le chatouillement de l'idée du péché ne parut avoir été qu'un stimulant à s'oublier avec plus d'entraînement. Elle ne songea même plus à s'interroger, à écouter la voix intérieure qui, si faiblement, lui avait parlé dans les commencements. Elle put se croire au-dessus de la faute, elle qui se trouva au-dessus du remords. Maintenant, en rentrant de ses jeudis, elle n'avait plus l'effort de se reconquérir. Dans les soirs longs de mai, la table avancée vers les dernières clartés du balcon, avec le frisson tiède du vent de la rue au visage, elle goûtait le charme sûr des intimités. Elle n'éprouvait plus le besoin d'étourdir Charvet par ses mensonges. Elle lui mentait bien plus par cet air de bonne conscience qui était l'endurcissement de son cauteleux bonheur, par cette absence de détours qui, dans sa sournoiserie, valait les pires détours. Elle en arriva à se taire si naturellement que toute sa conduite en parut elle-même naturelle. Fanfan, de son côté, avec cette rouerie ingénue qui rend circonspectes les petites filles précocement mêlées à l'intrigue des mères, gardait fidèlement le secret, semblait comprendre la nécessité du silence dans l'air de la maison... Sans cause, par la logique même de la vie, par la loi qui concilie les causes et les effets, le mensonge reparut, la joie de mentir pour mentir dans ce calme trop uni de ses rentrées qui était son mensonge vivant : « Figure-toi, lui dit-elle un soir en riant, je suis suivie chaque jeudi par un monsieur... Il sait où maman habite, il m'attend pendant des heures. C'est un grand noir à fines moustaches, les yeux très doux, de belle mine, souriant... Eh bien! aujourd'hui il s'est décidé... Je regardais à la vitrine d'un bijoutier, il m'a saluée; il m'a offert toute la montre si je consentais à l'écouter... Tu comprends si je lui ai ri au nez... Et tout de même c'est drôle, dis, pour une vieille femme comme moi!» Ce conte lui sautait des lèvres, chimérique, hardi, d'un élan, d'une voix, dans la chaleur amusée de ses joues, avec les mots de la conviction, le détail circonstancié de la chose arrivée. Et c'était dans ce suiveur tenace l'image même de l'amant qu'elle retraçait, que dans une griserie de passion et un vertige de franchise, elle se sentait irrésistiblement poussée à lui jeter à la tête. Charvet, de son grand sérieux un peu triste, lui répondit au bout d'un instant : « Autrefois, Emmeline, tu n'aurais pas parlé de cela avec cette légèreté ». Elle rougit, soudain très gênée, prise en faute. Il secoua la tête et reprit: « Autrefois, Emmeline, cette chose ne serait pas arrivée ». Elle remua les épaules, resta une seconde les lèvres ouvertes, sur le point de lui dire : « Tu as raison, tout cela n'est pas vrai ». Le bon mouvement passa. Elle avança la bouche en une moue de dépit. « Oh ! avec toi, il n'y a jamais moyen de rire!» La tête penchée, les épaules en boule, Charvet appuyait sur elle ses yeux affectueux et attristés. « Autrefois cette chose ne serait pas arrivée. .. » En effet elle n'avait pas été de celles qu'on suit; sa figure un peu grise continuait la foule. Au contraire, depuis qu'elle s'abandonnait, des flâneries de mûrs barbons s'attardaient sur ses pas. Elle subit la sensation que par les yeux, la démarche, se révélait la femme d'amour qu'elle était devenue; et elle se raidissait, exagérant le sérieux de son maintien, gênée dans son ancienne honnêteté de femme mariée. Le mot de Charvet s'enfonça, la fit réfléchir. Il spécifiait de notables modifications de son sens moral, de sa personne extérieure, et sous-entendait une cause équivoque, mystérieuse, qui reculait dans le passé, comme aux fuites d'un miroir, l'honnête et indubitable Emmeline. L'ancien soupçon revint, elle craignit sérieusement que Charvet eût des doutes. Ses sorties s'espacèrent; elle multiplia les circuits, les précautions; elle ne sortait plus qu'en toilettes sombres, très simples. Cependant les silences de Charvet à la longue la troublèrent plus encore que le sens averti qu'elle avait cru discerner en ses paroles. Jamais il ne lui avait paru plus concentré; à table, il était distrait, la suivait des yeux, soupirait. Il lui arriva d'ouvrir la bouche comme s'il allait parler, et ensuite ses lèvres se pinçaient. L'impressionnabilité d'Emme-line s'irrita, elle vit partout des dangers. Elle-même à son tour se polarisant à ce glaçon de Charvet, tout le pôle sembla geler dans les chambres. La situation n'en fut que plus tendue. Elle s'affola de perceptions trop subtiles pour n'être pas chimériques; sa taciturnité l'effraya comme une eau profonde, comme l'attirance de sa destinée même. Elle dut se défendre contre le ver- tige de s'y précipiter, son secret aux lèvres, d'y rouler avec confiance, avec horreur. C'était une sensation magnétique et trouble, d'une grande douceur aussitôt qu'elle y cédait, d'une douceur de renoncement comme si ensuite se refermait sur elle sa vie d'agitation mauvaise, et qu'elle entrât dans la paix définitive. Elle crut vraiment qu'il la guettait, embusqué dans cette nuit énig-matique de l'âme, dans ces abîmes dormants de l'attente et du silence, avec son court front têtu et, dessous, ses yeux brûlants et fixes. Des électricités, des vibrations, de fins enveloppements montaient, s'étendaient, la prenaient aux nerfs, comme le sourd travail, la palpitation de secrets et irrésistibles tentacules. Mme Charvet se certifia que tôt ou tard elle parlerait, que rien ne pourrait l'empêcher de parler, dans la soif impérieuse de se délivrer. Et la peur qu'elle avait de son mari, elle l'eut bien plus d'elle-même dans ce glissement à l'irréparable. Elle se surveilla méticuleusement, s'entoura de réticences, tomba bien plus dans la contradiction. Et elle n'était plus heureuse, son roman piteusement échouait dans les transes, la lassitude de toujours mentir, l'imminence d'éventualités lamentables. Une nuance d'âme sèche, clandestine, sur la défensive, ne la quittait pas; ses nerfs s'exaspérèrent; il lui vint à la bouche la crispation agacée d'un tic qui faisait dire à Fanfan : « M'man ! ta mouche qui te pique! » Ce fut le retour des plus mauvais jours du passé, de ce passé qui n'avait que trois mois à peine et déjà lui pesait du poids d'une vie. Au bout de toutes ses pensées naissait à présent la nécessité de la rupture, mais tout de suite la lâcheté, l'habitude, une dialectique acrimonieuse l'insurgeaient contre ce parti courageux. Il sembla qu'un calcul bassement intéressé, une diplomatie misérable les retînt seulement encore de rompre définitivement. Je ne lui aurais sacrifié mon repos, mon hon- neur que pour être la dupe d'une situation dont il n'aurait que le plaisir et l'impunité, ce serait par trop bête, pensait-elle avec un cynisme cruel d'égoïsme, en subissant pour la première fois la pensée que la faute crée entre un homme et une femme un bagne mortel où chacun porte le poids égal de la chaîne. Les grands mots avaient succédé aux grands sentiments dans un sens injurieux et personnel. Elle éprouva le besoin de le mettre dans son tort pour avoir raison contre lui. Confusément dans l'amant, l'époux irrégulier et d'autant plus délectable, se leva la figure sournoise du complice, le véreux et à la longue haïssable acolyte vissé dans la communauté par la mutualité de l'expiation. Puis sa pensée, aux eaux torpides, aux végétations croupies du marais intérieur, ricocha. Des cercles s'étendirent, une lumière ondula. Elle se vit seule, légère et faible, sans force dans l'amour, elle qui, si tôt désabusée, déjà renonçait. Elle pleura, se méprisa... Il lui sembla qu'elle n'avait pas moins de torts envers l'ami qu'envers Charvet. « Je suis une mauvaise maîtresse et une mauvaise épouse, je les trompe tous les deux : peut-être au fond je n'aime que moi-même... Ah ! détestable Emmeline!» Elle voulut espérer malgré elle, se sensibilisa à des impressions neuves, subtiles. Ses jeudis lui furent des crises exquises, de savoureuses agonies où d'amour, d'aspiration au sacrifice, elle mourait pour l'un, où, de regret de se sentir infâme, elle mourait pour l'autre. Ses sources vives s'altérèrent, elle crut réellement mourir en des syncopes coup sur coup. Ces orages, ces effusions l'illusionnant sur le fond de sa passion, elle s'admira en grâce, en beauté d'âme et se rendit son estime. Celle-ci à présent étrangement se conciliait avec les pires gabegies: elle avait pris l'habitude de rapporter à Charvet de menus cadeaux; elle l'intéres- sait ainsi à sa faute, lui créait les bénéfices d'une inavouée et fructueuse connivence. Sa générosité, une fois, alla jusqu'à lui acheter une pipe de Kumer précieusement dégrossie, au fourneau simulant un masque camus de nègre. Il en eut une joie d'enfant, bien que secrètement révolté contre le fini lisse et industriel de cette sculpture. Et une confusion singulière s'opéra, elle fut reconnaissante à l'amant de la gratitude du mari comme à la cause première d'où dérivait son intime et émolliente satisfaction à la vue de Charvet savourant sa tête de nègre. Cette oblitération de la logique de ses sentiments, en la poussant à ressentir contradictoire-ment les effets de sa conduite, attesta plus irrémissiblement chez Emmeline la rupture de la statique morale. Elle ne se gêna plus pour émettre en bien, en mal, des idées en désaccord avec sa situation ou ses sentiments habituels. Un soir, comme Charvet, en sirotant son café, achevait de replier les journaux, elle lui demanda les nouvelles. «Rien! répondit-il. Qu'est-ce qui peut encore arriver de particulier dans une existence réglée comme la nôtre, soumise au jeu de forces toujours identiques? Si fait, cependant, reprit-il au bout d'un instant, d'un air indifférent, il y a l'histoire de ce mari qui, dans une rue pas bien loin de la nôtre, a tiré sur sa femme parce qu'elle avait un amant. — Il a bien fait, s'écria Emmeline avec l'accent de la conviction. Il aura pour lui tous les honnêtes gens». A peine elle avait réfléchi, elle avait suivi son premier mouvement. Mais Charvet hocha la tête. « Vois-tu, il faut raisonner de cela sans passion. Presque toujours les premiers torts sont du côté du mari. D'ailleurs, pas plus le mari qu'un autre homme n'a le droit de frapper son prochain ». Dans la véhémence de sa franchise, une petite rougeur chauffa la joue de l'honnête femme qui, en ce moment, très détachée d'elle-même et de toute analogie, ne pensa plus qu'au cas de cette épouse coupable d'un tel outrage envers son mari que la vengeance de celui-ci en paraissait légitime. « Oh ! s'écria-t-elle, te voilà bien avec tes grands sentiments! Et que fais-tu de l'amour, de la jalousie ? — Mais, répondit-il avec sa gravité pensive, c'est bien simple, l'homme qui aime pardonne. Il faut toujours en revenir à cela dans cette vie où même les âmes les mieux appariées sont encore divisées». Il resta un moment les yeux perdus au loin. « Et puis, dit-il comme en se parlant à soi-même, est-ce que cela aussi n'est pas une loi de la nature ? Est-ce qu'il n'est pas dans l'ordre que l'un des deux change avant l'autre ? Le mensonge qui est dans le cœur est bien plus terrible que celui qui est sur les lèvres... » Elle ressentit une grande amertume sans cause. « C'est bien toi qui parles ainsi ? dit-elle, tout à coup tendue, crispée dans un sentiment d'ironie à la fois et de tristesse. Est-ce vraiment là toute ta pensée ? Mais, dans ce cas, une femme pourrait donc impunément trompçr celui à qui elle a juré fidélité ? » Les mots ne sortaient qu'avec peine de ses lèvres; elle était haletante, ses yeux luisaient durement. Ensuite, ses lèvres mollirent, elle se sentit sans force, elle eût voulu pleurer. « O ami! ami ! » dit-elle faiblement en lui prenant les mains, d'un élan de gratitude infinie. Il la regarda, elle redouta un piège. « Après tout, fit-il étrangement en secouant la tête, on ne sait pas, il faudrait se trouver soi-même dans une situation pareille... A distance, et quand il s'agit des autres, c'est vrai, l'indulgence est bien facile... » Dans sa simplicité de cœur, il parut retomber aux faiblesses humaines. Maintenant il a regret de s'être engagé par des paroles légères, son-gea-t-elle. Il voudrait me pardonner qu'il ne le pourrait plus... Maintenant, cette chose est entre lui et moi; il est mon juge; il peut me tuer s'il en a l'idée. Au bout d'un instant, Charvet fit le geste de chasser une obsession... «Vois-tu, dit-il, que chacun agisse selon ses forces. Il ne faut pas non plus trop demander à l'homme ». Emmeline, les yeux fixes, suivait une idée. « Cependant si celle-là, avant de tomber en faute, avait été jusqu'au bout de ses forces... Si elle avait longtemps lutté, admettons cela, en serait-elle moins coupable?» Elle parlait d'une femme imaginaire et néanmoins cette femme était elle-même; l'une et l'autre s'appariaient à à la triste femme sur laquelle un mari avait tiré; ensemble elles traînaient la solidarité de la faute et de l'expiation. Comme Charvet se taisait, elle reprit d'un ton de douceur résignée : « Pourquoi ne me réponds-tu pas? Voyons, en supposant que ce fût moi cette femme, que je t'eusse manqué gravement, crois-tu qu'il te serait possible de me traiter autrement que l'a fait cet homme ? Dis, le crois-tu ? » Sa voix vibrait haute, frêle, mouillée, cette voix des heures du soir quand on se parle sans se voir. Elle sentit venir la divine effusion de l'aveu, de l'humilité de conscience. Elle éprouva qu'elle allait enfin parler, dans la grande douceur héroïque de cette minute où elle s'offrait à la mort. Charvet, très ému, leva les mains à la hauteur de son visage; ils furent séparés par ce geste. « Emmeline, chère Emmeline, dit-il, se peut-il vraiment que ce soit toi qui me parles ainsi ? Maintenant, tu as l'air d'être cette femme et moi cet homme...» Il la regardait timide et suppliant, fauché dans sa force, la tête sur le côté. La bonne rosée tarit, elle eut un rire vulgaire, désaccordé, lui cria : « Pour qui me prends-tu ? Il s'agit ici d'une femme adultère... Tu me fais pitié... » Encore une fois, ce géant de Charvet remua doucement son front court, son front des races pensives. « Nous sommes tous près du péché, Emmeline : celui qui se croit le plus fort en est peut-être le plus rapproché, » fit-il. Et il pencha ensuite la tête, il avait cette voix sourde, profonde, de l'homme qui, en se parlant, regarde au fond de sa conscience. Mais Emmeline, revenue au sens de la situation, s'acharna; toute son éducation première, le rigorisme de sa morale de femme au-dessus de la tentation éclata dans sa colère, son mépris contre l'épouse oublieuse du saint commandement. Peut-être se méprisait-elle bien plus elle-même. Charvet soupçonna la fêlure de sa sincérité. Il souffrit le mal subtil de ne plus la reconnaître, il n'aurait pu exprimer au juste de quel autre mal il souffrait. La lumière se brisa dans ses yeux. Il lui dit : « L'autre soir, chez nos amis, tu ne parlais pas ainsi. En soutenant que la passion avait une morale à elle et que cette morale justifiait les faiblesses de la femme, tu me sem-blais bien plus près de la vérité, de ta vérité, Emmeline ». D'anciens débats intérieurs, les conflits de soi à soi se reproduisirent. Elle croyait par moments à sa contrition, heureuse de ce retour à la probité de sa vie. Ce n'était que le regret d'autre chose, de son existence à la merci de la circonstance, du désarroi de son esprit, de la pire débandade du ménage. Elle était bien obligée de s'avouer que son goût de bourgeoise pour la bonne tenue de la maison était molesté non moins que son sentiment aléatoire de la rectitude morale. Leurs rendez-vous aussi n'étaient pas sans ennui, devenus monotones à la longue, dépouillés de leur saveur dans la régularité tiède d'une habitude. Des bouderies s'envenimèrent d'ironie, chacun quelquefois avait la sensation de s'évader, affranchi d'une corvée. Elle éprouva la nostalgie de leur petit appartement frais, clair, parfumé de roses, avec la tranquille lumière des peintures aux murs, la vie mystérieuse, enveloppante, familiale des meubles, le bien-être dorlo-teur blotti dans les rideaux et les tapis comme l'âme guérisseuse de la maison. D'ailleurs diverses circonstances espacèrent leurs rencontres; ils avaient bien plus de joie à se revoir après; elle s'en voulut comme d'une infidélité d'avoir pensé que tout était fini. Charvet s'aperçut qu'elle l'aimait avec plus d'expansion les jeudis qu'elle allait chez sa mère. « Comme c'est bon ici, à deux! » disait-elle perdue en rêve, s'écou-tant revivre la bonne confiance, l'air de bonheur de leur intimité. Le cri partait du fond d'elle, des profondeurs d'inconscience et d'oubli où elle cessait de penser qu'elle sortait des bras d'un autre homme. Un soir, en le regardant franchement dans les yeux, elle eut cette parole énigmatique et tendre : « Il y a des fois où je nous voudrais tous les deux un peu loin l'un de l'autre... Comprends cela... Où je voudrais m'en aller un peu de temps... On s'habitue trop vite au bonheur. .. Il faudrait, si l'on était sage, souffrir un peu de le regretter pour le goûter ensuite dans sa plénitude... » Il la considéra dans l'heure voluptueuse et légère, en ce soir du balcon aux ombres sidéralisées sous un ciel très haut, aux souffles d'air chargés d'arômes lourds de verdures et de fleurs. Ces nuances délicates, ces frissons de son âme autrefois nue et plane, le surprenaient toujours depuis le temps où un si étrange trouble avait commencé à lui révéler une Emmeline inconnue. Elle avait les yeux clairs et droits, dans cette clarté de la nuit, les yeux presque qu'il se souvenait lui avoir vus jeune fille, quand, les mains enchaînées, leurs chaises rapprochées de la fenêtre par-dessus le soir de la ville, avec le bourdonnement de paroles de Mme Dulac aux oreilles comme une rumeur qui s'ajoutait à toutes celles de la rue, ils regardaient trembler doucement leurs paupières sur la lumière profonde des pupilles. Elle avait parlé avec sincérité; elle ne se souvint pas qu'elle venait d'expérimenter avec son amant le charme de cette sensation de se retrouver après s'être un peu perdus. Par une persistance de la bonne foi à travers la duplicité, elle les trompait ainsi l'un avec l'autre et ne cessait pas d'être sincère envers tous les deux. Charvet, toutefois, dans cette rivalité clandestine où jusqu'alors il avait eu le tort d'être le mari, depuis un peu de temps gardait un avantage, c'était justement qu'après les vicissitudes de son autre sentiment, blessée et lasse d'infinis et menus désabusements, elle retrouvait en lui, dans sa beauté de confiance outragée, le mari. Et ce mari lui évoquait dix années de vie très pure, de mœurs simples et loyales, de bon courage aux jours difficiles, d'affectueuse entente toujours. Ce mari, c'était encore elle, venue vierge à ce cœur ouvert de brave homme, et qui avait mûri à la vie entre ces honnêtes mains et qui, un jour, s'était sentie mère... Il redevint l'élu ; elle n'eut plus à se mentir pour croire qu'elle l'aimait de l'exclusif amour dont les autres ne sont que les branches folles. Avec ce sens moral spécial, induré, pathologique, qui caractérise les femmes en faute pendant le temps où elles sont encore heureuses, Emmeline sembla vouloir dès lors pardonner à Charvet les torts qu'elle avait vis-à-vis de lui; et elle ignorait sereinement le plus élémentaire repentir. Cependant Charvet, en la retrouvant, après ses étranges crises de sensibilité, calme, réservée, revenue à sa nature, n'en demeurait que plus inquiet du mystère caché au fond de ces variations d'humeur. Il y avait entre Emmeline et lui cette incompatibilité, c'est qu'elle allait tout d'une fois au bout de sa sensation et de son idée tandis qu'il ne les épuisait qu'à travers une série d'expériences et de tâtonnements. Il ne la crut pas coupable, mais seulement effleurée par le rêve, un peu coquette, à peine tentée. Son lent et sage esprit recula devant l'idée de l'amour, encore plus de la faute. Et il était surtout affligé de ne pouvoir quelque- fois maîtriser un peu d'irritation, qu'il se reprochait ensuite. Il eût voulu, à force de ménagements, lui laisser le temps de se reprendre, et qu'elle revînt à lui sans contrainte, et qu'il parût ignorer qu'elle se fût déprise. La supériorité de Charvet, à travers ces vertus d'humanité, fit baisser l'ami dans l'estime d'Emmeline d'autant de degrés que Charvet en remontait lui-même. Elle le jugea bavard et sot, ne lui ménagea pas l'expression de son dédain. Il se froissa, elle dut s'humilier pour le reconquérir. L'amour-propre est un des plus faciles sacrifices de la femme quand son intérêt amoureux est en jeu. D'ailleurs, en cette défaite, elle-ne s'apparut en faute que de sa faute même et des faiblesses qui en résultaient; mais là-dessus, elle était sourde et aveugle, voulant être heureuse quand même jusqu'au bout de l'espèce de bonheur équivoque qui la payait de la perte d'un autre, seul légitime. Après tout, se persuadait-elle, 102 la faute de madame charvet comment pourrais-je cesser de l'aimer) lui qui me révéla l'inconnu de la passion ? S'il n'y a pour moi qu'un Charvet au monde, il est, par les droits qu'il a sur mon amour, bien près aussi d'être l'homme qu'on ne remplace pas. Elle voulut le trouver beau, séduisant, d'un charme futile et aimable, tel qu'à travers la petite folie du coup de foudre, elle l'avait vu autrefois. Une autre raison à son insu prédomina: elle se sentit se reprendre à lui d'un attachement d'autant plus grand qu'il ne lui cachait plus l'avantage qu'il y aurait pour tous deux à ne pas attendre les effets de la satiété. Alors elle espéra le retenir par ses adulations soumises, la docilité de sa dépravation. Elle avait imaginé de lui donner les noms de tendresse et d'intimité qu'elle avait jusqu'alors réservés à Charvet comme si, en les profanant, c'était ce mari même qu'elle lui immolait, comme un talisman aussi pour mieux le retenir. Elle eut beau multiplier les stratagèmes : leurs jeudis irréparablement semblèrent s'attrister de déclin. Deux fois de suite, en venant, elle ne trouva qu'un billet bref par lequel il s'excusait de ne pouvoir l'attendre. Elle pleura, elle eut des crises qui la faisaient rentrer les paupières blessées, couperosées par le sel des larmes. Charvet la sentit malheureuse, il fut malheureux lui-même. Voilà, pensait-il, le moment venu où elle va m'ouvrir son cœur. Mais elle ne parlait pas; il lui prit un soir les poignets et, l'attirant vers lui, la regardant avec ses yeux chauds et doux, il lui dit: « Tu as pleuré, m'amie. Ce n'est pas la première fois. Crois-tu que je ne voie rien ? Si tu as quelque chose et que tu veuilles me le dire, je tâcherai de t'aider. » Elle fut bouleversée, sans force d'abord pour répondre. Tout son corps tremblait; elle avait une grande lumière aux yeux, et il lui semblait à la fois qu'elle souffrait d'une vive peine et qu'elle était délivrée. A la douleur de 104 la faute de madame charvet l'appel, l'âme soudain à demi monta : « Oh! que tu es bon! dit-elle en s'efforçant de retenir ses larmes. Que je te remercie ! Je ne mérite pas que tu t'occupes de moi ! » Mais presque aussitôt le cri s'arrêtait; l'âme sincère, spontanée, fit place à une autre, cauteleuse et prudente, a Je t'assure, je n'ai rien... Un simple mot avec maman. » Il secoua la tête, puis l'embrassant : « Comme tu voudras, Emmeline, dit-il tristement. Ce n'est pas moi qui changerai jamais à ton égard. Tu trouveras toujours en moi le même homme». Ces derniers mots furent prononcés presque mystérieusement : ils tombèrent comme des pierres dans le puits de silence de la chambre autour d'eux. Emmeline se sentit toute seule et nue, surprise dans son péché, abandonnée du monde. Une minute elle le détesta de toute la haine de la créature vaincue. Sa mansuétude en un tel moment lui semblait ironique et corrosive, équivoque comme si, dessous, des épines étaient dardées. Elle eût préféré l'emportement de sa grande force brutale, le cri du mâle outragé dans ses droits de possession. Elle leva hardiment le front, voulut voir la couleur de ses yeux; mais il détourna la tête comme s'il cherchait à lui cacher son regard. Elle crut qu'il pleurait et, tout à coup amollie, devenue très faible et soumise, elle se pendit à son épaule, roula sa tête dans sa poitrine, lui dit d'un souffle câlin : « Bats-moi, plutôt... Ta douceur me fait bien trop de mal... » Mais il la serra une dernière fois dans ses bras sans lui parler, l'appelant seulement par son nom d'une voix basse, étouffée: « Emmeline l Emmeline!» Et elle n'éprouvait pas le besoin de parler non plus, comme si sans paroles, en une intime et mutuelle transpénétration de leurs sentiments, elle se fût communiquée et lui eût tout dit, venue jusqu'au bord de la confession. Le soir vert un peu de temps les enveloppa, la fluide transparence des sombres émaux d'une nuit de juin, comme leurs propres âmes obscure et doucement lumineuse. Fanfan déjà dormait. Hortense apporta une lampe légère, au filet de clarté pâle sous les dentelles d'un abat-jour rose croqué en pagode, car maintenant, dans les soirs courts et chauds, ils n'allumaient plus la suspension. Aussitôt le charme fut rompu, la délicieuse communion où elle s'était sentie si près de son pardon, où il s'était senti si avant dans sa confiance. Ils se retrouvèrent l'un devant l'autre semblables à des étrangers, n'ayant plus rien à se dire. Ce fut le premier choc : il lui fut favorable. Elle ne craignit plus pour l'avenir, elle fut certaine qu'elle aurait la force de parler le jour où elle voudrait tout lui dire. D'ailleurs l'aveu serait-il nécessaire ? En se comprenant à demi, ils éviteraient de trop directes blessures. Peut-être, au surplus, n'en était-il encore qu'au doute, à l'affleurement du soupçon... Mieux valait envelopper des charités du silence le mal, l'oindre de passé et de prétérition plutôt que de découvrir brutalement la plaie. De nouveau le bon élan passa, elle se rendurcit dans la coupable habitude. Rien ne l'intéressa plus que sa propre aventure; avec un égoïsme délicat elle oublia la minute délicieuse où elle s'était appuyée à la poitrine de Charvet; elle ne vécut plus que pour les alternatives de joie et de peine, de plaisir et de désabu-sement de son variable amour. Comme un viatique, comme un trésor très précieux et fragile, elle parut le porter entre ses mains, toute ramassée dans la volonté de ne pas le laisser choir sur le chemin. Ce fut une période où à la fois elle connut la douleur de douter de l'efficacité de son sacrifice et se crut assez forte pour s'en désintéresser. Elle voulut l'aimer malgré lui, de toutes les forces de sa faute, de toute la duperie inutile de ses dix ans d'honnêteté immolés. Elle ne vit pas qu'elle s'aimait encore bien plus à travers le regret de les lui avoir sacrifiés et le désir d'épuiser jusqu'au bout ce qu'il lui en revenait de précaires délectations. Mais des scènes vinaigrèrent leurs jeudis; dans un accès de goujatisme, cet homme, peu mesuré, osa lui reprocher son adultère; elle le quitta avec l'espoir qu'elle s'estimait encore assez pour ne pas supporter ce ridicule outrage. Surtout la pensée que l'homme qu'elle trompait, même en ses passades d'humeur, jamais n'avait excédé vis-à-vis d'elle le plus scrupuleux respect, lui rendit presque haïssable son triste amant. Alors, pour la première fois, une petite fibre encore inerte s'émut; les eaux de la contrition dégelèrent; elle éprouva comme un rafraîchissement d'elle-même dans la sincérité du soudain sentiment de ses torts après sa longue impénitence. Toujours personnelle, elle mesura leur gravité à la douleur qu'elle aurait eue elle-même si son mari l'avait trompée avec une autre femme : elle ne lui eût point pardonné. Une crise de larmes où il se mêla du dépit envers l'ingrat, une effusion chaude de regret et d'affection pour le loyal Charvet aviva son espoir qu'elle s'était enfin amendée, qu'elle avait définitivement rompu avec le passé. Ce fut en elle une sensation très subtile, presque voluptueuse, comme la fin d'un mal, l'exquise douceur de s'accabler en se pleurant un peu sans amertume, le cœur gonflé de légers et heureux soupirs, avec des paroles du bout de ses lèvres qui ont l'air de se mordre et se baisent dans une douceur contrite d'absolution finale. Cette fois, elle était décidée, elle s'humilierait dans son péché, elle se jetterait aux genoux de Charvet. Ses entrailles tressaillirent à cette idée comme, toute petite, elle avait tressailli à l'idée de la grande confession qui lui avait apporté Dieu et qui avait fait descendre Jésus dans sa petite âme de première communiante. Mais cette si simple chose d'autre- fois bientôt lui apparut redoutable, incon-jecturablement difficile et lointaine. Encore une fois elle se donna des raisons pour atermoyer. Et elle n'éprouvait plus nulle peine, elle eut des jours libres, pondérés où elle crut s'être tout à fait reprise, où elle cessa de penser à l'ancienne fête de ses jeudis. Elle en arriva à croire qu'elle ne l'avait jamais aimé, qu'elle avait été la dupe d'une illusion de son cœur. D'abord elle se révolta, il lui parut affreux d'avoir vécu jusque-là dans le mensonge. Pourtant ce mensonge avait été sa meilleure défense contre elle-même : en se persuadant l'aimer, elle avait goûté dans sa chute l'héroïsme féminin de se perdre pour assurer le bonheur d'un homme. Sans amour, tombée à un bas libertinage, elle était bien plus coupable. Mme Charvet se révéla dans cette crise morale l'honnête femme qu'elle était restée au fond. Elle voulut, dans un repliement de sa conscience, se connaître tout entière. Elle dut bien s'avouer qu'elle n'avait pas cédé aux entraînements de son cœur : l'espoir de sauver un homme malheureux qui lui jurait de mourir si elle ne résignait ses mépris, n'avait été que le stratagème de son propre désir de succomber. Elle s'était abandonnée sans volonté, presque sans lutte, toute lâche et passive dans un de ces moments critiques où l'être fragile par excellence, la créature impulsive et sensorielle, inexplicablement subit une sorte de retour d'âge foudroyant de la personne morale et antérieure, façonnée par l'éducation et les intimes habitudes de toute une vie. Elle n'avait eu qu'une peur, c'est de paraître gauche et que ce fût la première fois. Oh! la laideur et la frivolité de tout cela, à distance, dans le rassis de son faux bonheur! L'emballement à froid et l'hypocrisie de cette comédie de l'amour où tous deux, avec des airs spécieux, en se mentant, ne remuèrent que la petite braise folle du plaisir!... Puis elle avait voulu croire qu'elle l'aimait, elle avait bien dû, pour s'estimer encore, et maintenant que c'était fini, bien fini, il lui venait une évidence terrible, la dure et polaire lumière des certitudes aux cristaux comme des aiguilles : un spasme seul les avait liés, jamais elle n'avait éprouvé pour cet homme futile et vain l'attachement du sérieux amour. Elle lui avait menti comme elle s'était menti à elle-même, par frivolité, par crédulité légère et coupable. Mais cela n'est pas une raison, pourquoi ai-je fait cette chose ? se tourmentait-elle. Une femme n'arrive pas à changer d'âme et de sentiments comme je l'ai fait sans une cause. J'étais heureuse, je n'avais nul désir, jamais je n'avais pensé aux hommes. Et Emmeline n'était pas frivole. Pourtant, à peine nous nous sommes connus, je me suis trouvée à lui... Je n'ai pas même l'excuse de l'avoir longtemps désiré. Je me serais peut-être donnée aussi bien à un autre homme, moi qui avais pour mari le meilleur des hommes et tous les hommes en un seul... Ainsi Mme Charvet tâchait de se raisonner et ne trouvait pas de raison à sa déraison. Elle qui s'était crue libre, elle s'était donné deux maîtres. En espérant s'appartenir, elle n'avait fait qu'aliéner la forme intime de sa personnalité, sa petite âme secrète et nue. Tout mystère à jamais résigné, elle se perçut étrangère à elle-même. Emmeline pour Emmeline ne fut plus que l'ombre triste d'un corps au loin luxurieux. Il m'a prise, il me reprendra quand il voudra pensait-elle, et je ne l'aime pas. Peut-être même je le déteste. Dans sa douleur, elle s'accabla des pires mépris, ne ressentit plus qu'un grand dégoût d'elle-même et de la vie. Elle eut, jusqu'à l'aigu, la souffrance d'une souillure à sa chair et à son âme. Dans la lourdeur des après-midi, derrière le ventilement des stores descendus, sans énergie pour se reprendre à l'avenir, elle passait des heures à pleurer sa vie finie. Il lui semblait qu'elle ne pourrait vivre plus longtemps avec son secret. Elle pensa à se confesser de nouveau au prêtre, mais la défaillance de ses contritions dans le passé et ses promesses sitôt parjurées la découragèrent. Quelquefois elle se roulait sur le tapis en se mordant les poings et se meurtrissant les seins; et elle était très dure pour Fanfan, elle parut avoir épuisé son affection envers Charvet. Avec la ruine du mauvais amour sembla du même coup s'être évanoui tout autre amour; elle ne savait si elle aimait encore quelque chose au monde; sa sensibilité finissait par n'être plus que la substance morte de son cœur. Elle en vint à espérer trouver Charvet en faute afin que la distance entre eux fût diminuée. Jamais son calme ne l'avait autant irritée : l'ancienne et ridicule impression des tentacules d'une bête dépliés et l'enveloppant par moments se réveillait morbide, magnétique. S'il croit me décider ainsi à parler, pensait-elle, il se trompe; son silence plutôt m'avertit de celui qu'il me faut garder avec lui. Elle-même se taisant, avec la peur perpétuelle d'une surprise, tous deux quelquefois avaient l'air de se tenir sur leurs gardes, également défiants. Son étrange versatilité encore une fois, au bout de quelques jours, la poussa à des sentiments opposés. Elle n'eut plus que le regret du plaisir que, sans nulle compensation, elle lui sacrifiait avec ses jeudis. A la fin elle en avait assez de cette existence maussade et casanière, aux heures menû-ment maillées de riens absorbants, aux dimanches quelquefois agrémentés de las exodes vers les champs et les bois, car il était peu imaginatif en plaisirs. Elle lui reprocha son égoïsme : un livre, sa pipe à la fraîcheur du balcon, lui faisaient tout oublier quand elle, elle succombait de lassi- tude et d'ennui. Le bon Charvet selon son habitude céda. Pour la distraire, il la mena le soir entendre la symphonie sous les arbres du Parc. Des disques d'opale comme des lunes bleuissaient l'air fluide; les allées se perdaient en des nappes de clartés laiteuses; çà et là un mystère de dianes et de vénus, une blancheur de marbres à travers les feuillages suggéraient de nocturnes tuniques en fuite et donnaient la sensation du bonheur. Il la sentait soupirer à son bras d'un long frémissement qui l'accordait à la modulation ondulée des violons... Elle eût voulu être plainte, elle exagérait à dessein les signes de sa peine; elle ne doutait plus que ce ne fût pour Charvet qu'elle eût fait le sacrifice de son autre amour. Au bout d'une heure, l'ennui mou de tourner en rond autour d'un kiosque en râpant les asphaltes, l'effort pour disputer au roulement des voiries les bribes d'un solo de flûte ou de hautbois, l'agacement des lumières persil- lant les feuillées et arrivant leur cribler les rétines, les sablant des picotements d'une nuée de petits micas les ramenaient à demi somnolents, engourdis de vide et de bruit... Mais un soir un passant les frôla; elle eut un grand battement de cœur, trouva un prétexte pour se retourner; déjà il s'était fondu dans les arbres. Aussitôt elle chercha les mots, tourmentée du besoin de se trahir. « Tu n'as pas vu la personne qui tout à l'heure a passé près de nous ? dit-elle enfin. Figure-toi, c'est l'amant d'une dame que j'ai rencontrée chez les...» Elle cita un nom, elle fut sur le point de l'appeler lui-même par son prénom. C'était l'ami et tout à coup elle le méprisa au point qu'elle l'eût injurié. Un orage violent dura presque tout l'après-midi du dimanche; des cataractes roulaient dans un craquement du ciel, sans trêve. Elle prit peur, ferma hermétiquement les rideaux pour ne pas voir les fulgu- rations, et chaque fois que grondait le tonnerre, elle faisait le signe de la croix. Un énervement lui resta jusqu'au soir; elle pleura; Charvet, très calme à présent qu'il n'avait plus à les défendre tous trois contre l'orage, fumait sa tête de nègre. Cette tranquillité, après les émois de la journée, après l'agitation des dernières semaines exaspéra Emmeline. Peut-on être à ce point insensible à la peine d'uné femme ? s'écria-t-elle après avoir vainement cherché à l'intéresser à ses larmes. Il retira sa pipe, se leva, marcha à travers la chambre. Dans le soir brouillé d'eau, aux estompes nébuleuses et grasses, elle lui vit une clarté humide aux yeux. Il fit encore quelques pas vers le fond, tourna sur lui-même. Et ensuite il venait lui prendre les mains. Il lui dit avec une émotion poignante : « Ne me crois pas insensible, Emmeline, je ne le suis pas. Je souffre de ta peine sans savoir de quoi tu souffres toi-même. Mais il suffit que tu portes une peine en toi pour que j'en demeure attristé comme si c'était la mienne. Seulement, voilà, il y a entre nous une chose que toi seule tu connais. Eh bien! Emmeline, si tu crois que le moment est venu de parler, parle, tu sais bien que moi, je ne t'interrogerai pas. St tu préfères attendre, réfléchis qu'il arrive un temps où on n'a plus le courage de parler ». Mme Charvet, qui à maintes reprises avait désiré qu'un mot de son mari la mît sur la voie de la confession, tout à coup eut conscience qu'elle se perdait à jamais si elle écoutait cette voix trop captieuse. « Mon ami, répondit-elle doucement, avec une rare hypocrisie, je n'ai plus rien à te dire du moment que tu me soupçonnes ». Et reprise à ses larmes, tamponnant avec son mouchoir ses yeux gonflés, elle quitta la chambre d'un air de princesse outragée. Tout fut remis en question : elle s'imagina qu'elle était victime d'une inquisition tracassière, que Charvet l'épiait. Elle s'en vengea en écrivant à l'ami qu'elle irait l'attendre le jeudi suivant. Ce fut une de ces impulsions soudaines et froides, sans préméditation, les sens calmes, comme sous le crâne plat du félin dans les jungles, aux bulbes fibrillés d'or de ses prunelles soudain dardées, le dessein du bond et de l'attaque déjà réalisé encore qu'à peine conçu, une de ces désicions foudroyantes où la femme, avec son front bref, opiniâtre, mangé par les cheveux, se révèle une bien autrement redoutable stratège que l'homme temporisateur et réfléchi. Mme Charvet parut avoir oublié leurs querelles, ses bonnes intentions, les cruelles syndérèses où elle chancela sous le mépris d'elle-même. Elle alla au rendez-vous comme elle fût allée à un second ménage, à une habitude de vie qui, à force de régularité, a cessé d'être clandestine. Ni l'un ni l'autre ne parlèrent du passé. Avec un peu de politique, en se ménageant mutuellement, ils conçurent l'espoir que leur liaison pourrait durer encore assez de temps pour périr ensuite, naturellement, d'inanition. Du reste, nulle illusion, mais des évidences claires, quiètes, légères : ils semblèrent s'être définitivement entendus pour ne se demander désormais qu'un peu d'aimable plaisir sans contrainte. Ai-je pu vraiment penser que je l'aimais ? se dit Emmeline le lendemain, en constatant que l'événement, cette fois, s'était résorbé sans trace dans sa vie intérieure. Mais jamais, au grand jamais je n'ai aimé cet homme. Il n'y a eu là de ma part qu'un simple caprice... Cette idée qui auparavant lui eût avéré bien plus irréfragablement la faute, puisque l'immoralité de celle-ci résultait surtout de la privation de l'amour, l'amusa, dansa très haut en petit nuage folâtre à l'horizon de son esprit. Un peu de casuistique s'en mêlant, elle trouva que dans ces conditions, ce n'était tromper Charvet qu'à demi puisqu'elle n'avait pas cessé de l'aimer, puis- qu'il était le seul homme qu'elle eût aimé jamais. De là data la fin des controverses : elle séjourna en un état de sécurité passive et de douillet abandon où, dans la vie libre, accordée de son corps, régie par la chair heureuse, son cœur et sa conscience ne lui pesèrent plus. Tant d'agitations n'avaient donc servi qu'à la mener au havre final de la quiétude sans remous. Il lui eût été bien plus simple de se laisser aller à la circonstance puisque aussi bien toute résistance fut inutile. Des parts vives d'elle à mesure se prirent, se figèrent comme dans une paralysie graduelle de sa sensibilité morale. Elle devint la chair morte de sa conscience, toucha au Léthé, aux mornes sérénités de la vie instinctive. Plus rien ne se leva de la plani-tude intérieure que des retours de sensations ponctuelles et mécaniques, le goût amorti des petites excitations de ses jeudis, à la longue canalisées, devenues comme une fonction et une habitude de l'être. Elle avait repris, à la rue, la correction hermétique, l'imperméabilité d'aspect des très honnêtes femmes mariées, marchant droit devant elles la route de l'exclusif et sévère devoir. Les hommes ne se retournèrent plus sur sa robe dépassée de petits pas réguliers, cette robe sans odeur de la femme vertueuse. En allant à ses rendez-vous, elle parut simplement, elle aussi, se rendre à son devoir. Quand parfois le danger de Charvet embusqué dans son soupçon, l'éventualité d'une surprise la visitaient, l'affre précieuse qui, autrefois, stimulait la monotonie du plaisir ne se faisait plus même sentir. Il lui parut aussi naturel de goûter indéfiniment l'impunité que d'être à la merci du mari vengeur. L'une et l'autre perspective à présent s'équivalaient, pourvu qu'elle n'eût plus rien à changer à sa vie. D'ailleurs, qu'il me tue comme l'homme du journal! se disait-elle avec indifférence. Le pire, c'est qu'il mourrait lui-même ensuite de chagrin... Elle ne voulait pas voir que le pauvre Charvet souffrait de ses silences dissimulés comme il souffrait de ses ambiguités de paroles et de tous les signes révélateurs de la chose anormale. En se taisant aussi bien qu'en parlant, elle avait fini par être une autre Emmeline, équivoque et secrète, une Emmeline aux yeux et aux gestes indifférents, comme un portrait qui, avec le temps et les avaries, a perdu la fraîcheur de la ressemblance. Il pensait : Je n'aurais pourtant qu'à la suivre un de ces jeudis où elle s'en va chez sa mère... Si vraiment elle me trompe, ce ne peut être que pendant les instants qu'elle abandonne Fanfan à sa garde. Serait-elle à ce point coquine ? Il chassa l'obsession, elle revint, repoussa comme un polype. Une certitude sans preuves de plus en plus le posséda, tenace, irréductible comme s'il savait les moindres détails, comme s'il lui était défendu de garder encore un doute. Un calcul de probabilités, de graduelles infiltrations de faits, l'avait amené à des conjectures qu'il s'efforçait de repousser et qui le maîtrisaient. Toute la conduite d'Emmeline, ses allures depuis ces quatre derniers mois, d'abord incertaines, déroutantes à la fin, convergeaient vers d'accablantes apparences. A force de mystère, elle sembla devenue transparente, toute nue dans l'excès des précautions et de la surveillance. Cependant il ne pouvait lui reprocher aucune irrégularité flagrante : jamais elle n'avait été plus correcte vis-à-vis de lui et de Fanfan; le ménage était sagement régi; en économisant sur la dépense elle continuait à le lotir de menus cadeaux qu'il n'avait pas le courage de lui interdire. Et elle s'habillait simplement, sans coquetterie trop visible, ne surchargeait pas leur budget par des achats exagérés de gants ni de voilettes, prenait un soin scrupuleux à rentrer aux dernières clartés du jour. Ensuite on se mettait à table, Hortense apportait un flambeau, la fraîcheur du soir doucement entrait par le balcon et, sans parler, engourdis de la longueur du jour, le sang lourd, brûlant, Emmeline en peignoir léger, les bras mi-nus à la petite brise de la rue, Charvet dans son fauteuil songeant ou lisant, la pipe aux dents, tous deux prolongeaient un peu la veillée avant de se mettre au lit, dans la touffeur des chambres. Il ne quittait plus sa tête de nègre, toujours enveloppé d'un nuage de tabac, fumant avec la rage d'un homme qui cherche à s'étourdir ou s'efforce de résoudre un problème difficile. Et par-dessus son livre, d'un glissement des yeux jusqu'à sa silhouette immobile dans l'ombre du balcon, il l'observait, délicieusement assoupie d'âme et de corps, et énigmatiquement calme, avec le seul petit geste las, familier de l'ongle voluptueusement grattant la peau sous les cheveux. Il la sentait vivre d'une vie clandestine, sournoise, intérieure, de la vibration profonde des étangs sous leurs eaux dormantes. Tout le reste, la sincérité des yeux, ses airs détachés, le naturel de ses manières, était faux; il n'y avait de vrai que cette âme secrète, rencognée et sa dissimulation même. Charvet devina le mensonge de cette grande paix de surface, et dans l'excès de son honnêteté se défendait d'y jeter la sonde. Chaque soir, en rentrant, il pensait : C'est pour aujourd'hui, espérant qu'elle allait parler. Elle se taisait. Avec le temps il n'espéra plus autant dans le mouvement de la bonne conscience, dans la spontanéité et la franchise de l'aveu. Cependant des pensées basses, mauvaises quelquefois s'enracinaient : il eut à lutter contre les âcretés soudaines de son sang de peuple. A l'atelier, pour une contradiction, il serrait les poings, les narines mouvantes. Toute irritation s'en allait devant Emmeline. Il la regardait avec des yeux d'angoisse et de prière, d'humbles yeux brûlants et attristés. Tout endurcie qu'elle fût devenue, Mme Charvet se sensibilisait sous ce regard pitoyable et affectueux. Il lui semblait que les cordes d'un étrange et subtil cordier se dévidaient en leurs orbes chaleureux et ensuite s'en venaient s'enrouler à son cœur à elle et, à petites secousses, le détachaient de sa poitrine. Oh! oh! gémissait-elle, ne pour-rai-je jamais exaucer leur supplication ? Me faudra-t-il toujours craindre que par surprise ils me violentent et m'arrachent mon secret ? Tous deux d'ailleurs continuaient à se taire comme si, depuis longtemps, ils n'avaient plus rien à se dire, comme si entre eux il eut été convenu qu'ils ne se parleraient jamais de la chose à laquelle l'un et l'autre pensaient. Cette vie tendue, avec le resserrement cruel imposé par l'exiguité de l'appartement, devint intolérable à Charvet. Il espéra se créer une manie : il passait des heures à bouquiner, à stationner devant les portefeuilles des marchands d'estampes. Après d'incertaines tentatives il dut s'avouer qu'il manquait de vocation. Il rôda alors, son calepin à dessiner sous le bras, du côté des banlieues vertes; mais la nature lui répugna par l'insolence de ses joies. Il finit par ne plus s'intéresser qu'à l'activité morose des foules. Il y était bien mieux avec sa propre tristesse, dans un grand désert misérable où la solitude recommençait en chacun de ceux qu'il coudoyait. Tous comme lui couraient à leur destinée, ou cherchaient à la fuir par d'obliques circuits, de folles randonnées qui, malgré tout, les y ramenaient. De préférence il était attiré par les humbles visages des quartiers de misère. Ces êtres hâves et exténués, opprimés de maux bien autrement lourds que les siens, saignés aux quatre veines, trouvaient encore la force de ne pas mourir. Oui, songeait-il, c'est bien là qu'il faut aller pour apprendre le courage. Nous sommes, nous, des civilisés, des artistes de la vie, nous nous sommes créé des cœurs délicats et artificiels, machinés comme des horlogeries et que détraque le moindre grain de poussière. Mais ceux-là, les élémentaires et les sauvages, souffrent en leurs filandres et leurs os, à toute heure du jour, mille morts physiques dont une seule suffirait à nous couler bas bien mieux que nos douleurs après tout souvent imaginaires. Ainsi il trouvait le moyen d'atteindre l'heure du dîner. En rentrant dans ce déclin déjà des lumières, il abrégeait l'ennui de leur tête-à-tête. La seule vue de l'équivoque visage indifférent d'Emmeline à présent le mettait au supplice. Il la plaignait et l'avait en horreur. Il ne savait pourquoi il avait aussi cessé d'aimer Fanfan; toutes ses fibres en restaient déchirées. Un jeudi, à l'atelier, dans l'après-midi, il aquarella sans entrain un projet de décor pour un service de table. Une idée depuis le matin le tourmentait. Il alluma sa pipe, brûla son tabac en quelques aspirations violentes, debout dans sa longue blouse de toile grise maculée de pochons de couleur, les yeux obliques et fixes, sans regard. L'excitation de la fumée passée, il se retrouva sans volonté. Décidément non, songea-t-il en secouant la poussière du fourneau, cela ne se peut pas, j'aurais l'air de l'espionner... Et puis à quoi bon ? Il se courba sur la table, par-dessus sa grande boîte aux pains et aux tubes de couleur en désordre, trempa un pinceau dans un godet de carmin, l'écrasa d'une large coulée à la courbe d'une pêche. Un peu de temps la main alla seule, faite à ce métier joli de l'eau teintée qui s'égoutte en mouillures d'arc-en-ciel. Quelquefois il jetait la tête de côté et clignait de l'œil, étudiant l'effet, le pinceau suspendu entre ses gros doigts délicats par-dessus le papier. Mais le goût, l'attention n'y étant plus, il finit par se concentrer dans sa pensée. Un débris de miroir fixé par une patte-fiche au mur lui permettait de voir l'heure que, derrière son dos, marquait le cartel. Encore deux heures à peiner dans la touffeur de cette pièce tout en verres, sous les vitres tintantes de l'août brûlant... Il se décida. « Dis donc, Chariot, j'ai une petite course urgente... Tu avertiras le patron... » Et, tourné vers un des apprentis à l'autre bout de la grande table, il accrochait en même temps sa blouse et enfilait les manches de son veston. Ensuite il se trouva à la rue, arpentant largement les trottoirs, fonçant par les voiries, droit devant lui. Charvet subissait les poussées d'une de ces minutes de l'instinct où le corps semble penser pour soi, pendant une absence de l'âme. Et il allait très vite, soufflant dans ses joues, moite de la chaleur lourde tombée d'entre les toits. Mme Dulac habitait trois chambres à l'étage d'une boutique de mercerie, dans une des petites rues du centre de la ville. Cette excellente femme, un peu tatillonne, autrefois avait espérer s'ingérer dans les affaires de leur ménage ; elle s'était butée contre l'autorité du mari, et un peu de froid poli, à travers des ménagements, ne s'en était pas allé tout à fait; ils se rendaient des visites légèrement cérémonieuses au retour de certains anniversaires. Charvet, dans son trouble actuel, sembla avoir tout oublié. Il grimpa l'escalier, traversa précipitamment le carré, fit claquer le timbre. Des pas feutrés glissèrent dans le couloir. Mme Dulac en tire-bouchons gris, très myope, avec le plissement de ses yeux incertains, un instant s'effaça dans la lumière du palier, la main au bouton de la porte. « Vous, Charvet! » Il balbutia : « Je passais ». Alors un petit tourbillon, un vent de gestes et de rires partit du fond de l'appartement : « P'pa! » Il faisait avec Fanfan à cheval sur son estomac, les six pas qui le séparaient du salon, tout à coup très ému, lui collant dans la 134 la faute de madame charvet nuque, sous ses cheveux, des tendresses de lèvres humides et chaudes. Elle sauta de ses bras et, très vive, d'une gaîté de fine mouche d'or, l'entraîna vers la fenêtre... « Vois... » Sur une petite table en bambou se prisma-tisait aux vermeilles coulées de l'après-midi, derrière le miroité d'un cristal sphé-rique reflétant l'espagnolette et les franges du store, une onde claire, sillée d'onduleux et lents cyprins. L'un, trop grand, insolite en ce bocal exigu comme une petite baleine, se mouvait à peine d'un frémissement grêle des nageoires, sa bouche carrée et rose à ras du verre comme un œillet. L'esprit d'observation soudain revint; Charvet, énorme sous le plafond bas, dans ce petit logis puéril de vieille dame encore amoindri par d'anciens meubles spacieux et les étagères à bibelots, se compara, avec son geste étriqué, rentré comme les canons d'une lorgnette, à la torture de cette bête aquatique. Mme Dulac lui poussa un fauteuil dans les jambes; mais il s'excusait, comme en visite d'affaires chez des étrangères... Ce n'était pas la peine; il entrait pour ressortir... Et tout d'une fois, il lâchait sa question : Emmeline ? Aussitôt Fanfan toute raide, arrêtée dans sa joie à cogner du tintement menu de son ongle le nez du grand poisson, tourna les yeux vers Mme Dulac. Celle-ci se mit à tousser. Il y eut un silence singulier des trois chambres où, à travers le bruit monté de la rue par la fenêtre ouverte de la chambre voisine, il vit se pincer la bouche de la vieille dame et tomber sa réponse « Sortie!» sans l'entendre. « Je le savais ! » dit Charvet d'une voix neutre, sans penser à donner à ce mot aucune signification précise. Mais au fond de lui il goûtait une satisfaction anormale comme s'il avait intérêt à la trouver sortie, comme si, après de longs débats intérieurs, l'événement enfin donnait raison à des doutes desquels eût résulté pour lui un allégement. Fanfan, devant ce grand calme, sûre de l'impunité, se sentit venir la malice amusée des petites filles mêlées à un secret et qui trahissent par plaisir de transgresser une défense. Se balançant d'avant en arrière, avec des poussées brusques de son petit ventre qu'elle avançait et rentrait, elle dit la grosse méchanceté: « M'man d'abord vient jamais me chercher qu'au soir ». Mme Dulac très vite avança la main comme pour lui fermer la bouche... « Mais non, ce n'est pas vrai, petite menteuse... » Ensuite une gêne tomba. Charvet, qui roulait son chapeau dans ses doigts, le front bas, fixant des yeux les fleurs fanées du tapis, était pris d'une grande honte. Maintenant la conscience lui revenait : il savait qu'il avait monté les trois étages pour surprendre Emmeline dans son tort. Son honnêteté se révolta : il éprouva l'impérieux besoin de la défendre contre son enfant. Et avec une peine réelle il attirait Fanfan entre ses genoux, lui posait la main sur le front, la regardant de ses yeux droits:. — --------- ----- ---------- ....... • la faute de madame charvet 137 « Il ne fallait pas me dire cela; ta mère ne l'eût pas désiré. Peut-être en me le disant, tu lui désobéis... » Il lui parlait bas, d'un grand visage sévère et doux. « Je vous assure, Charvet, intervint Mme Dulac, Emmeline ne lui a fait nulle recommandation. Elle n'avait pas à en faire... » Cette médiation malencontreuse le refroidit, il regretta d'avoir parlé, repoussa Fanfan avec un peu de brusquerie. Et ensuite, après un assez long silence froid, tombé dans les sécurités quiètes de cet intérieur comme un soliveau dans le ronron d'une mare, il finissait par brosser son chapeau de la manche de son veston, s'en allait avec la sensation d'étouffer dans ces petites chambres basses où sa présence se heurtait à d'hostiles et invisibles esprits... Après tout, Fanfan seule avait été sincère, dans l'élan de sa petite âme en apparence cauteleuse. Sa Fanfan! comme elles étaient en train de la lui changer, cette Emmeline et cette mère trop faible! Il pensa remonter pour l'enlever à l'air de traîtrise et de complicité qui régnait là-haut... Mais sans doute il faudrait parlementer avec la grand'mère, son coup d'autorité ressemblerait trop à un coup de tête... Et puis, à quoi bon, encore une fois, puisque tout cela n'était que suppositions gratuites ? Il avait oublié ce qu'il était allé faire chez Mme Dulac. Il n'eut plus qu'une tristesse résignée et lourde, sans objet déterminé, traîna un peu de temps à la rue. Emmeline rentra à la nuit, légèrement hautaine, la bouche pincée, avec cet air en dessous que connaissait Charvet. Elle tira ses gants, ôta son chapeau en se regardant dans la glace, s'emporta contre Hortense qui avait allumé la lampe. Ensuite elle fit un pas vers Charvet, et, s'observant, tâchant de garder la voix franche, sans fêlure : « Tu es venu tout à l'heure chez maman ?» — « Oui, » fit-il, d'un ton sans nuance. Elle lui vit les yeux éteints; les siens une seconde brillèrent; et ils ne se disaient plus rien, comme si, dans ce bref instant, leur vie n'avait pas été en jeu. A table elle évita de parler à Fanfan; il remarqua que l'enfant en la regardant avait un air boudeur, et sans effort, la scène se reconstitua. Mme Dulac à sa rentrée lui avait répété le propos de Fanfan; elle l'avait grondée et ensuite pleurs et fâcherie... Un peu d'aigreur était resté entre la petite femme et la grande. Ce fut une souffrance plus haute et subite pour le cœur paternel, cette âme enfant sacrifiée à leur vie mauvaise, toute froissée et blessée en ses fibres frêles au contact de leurs torts. Une conscience s'éveilla tardive: périsse plutôt l'amour dans le mensonge, mais que soit sauve la candeur de l'enfant! Et il s'accablait d'être resté si longtemps fermé à la vérité; il se rappela avec douleur sa tiédeur des jours précédents pour l'innocente. Maintenant il voyait autrement les choses; ses yeux allaient de Fanfan à sa femme; il lui semblait qu'un drame d'humanité, à l'abri des trompeuses intimités de cette réunion familiale sous la lampe, se jouait entre les trois personnes assises à la table. Dans sa peine, Charvet avait cessé de manger : une chaleur lui brûlait les paupières; il ne savait comment rompre l'intolérable sensation de froid qui les étrangeait l'un de l'autre. Subitement Fanfan, en avançant la main vers son gobelet, renversa la salière. Mme Charvet lui cogna les doigts d'une tape un peu nerveuse «Petite sotte! Ça porte malheur! » Et l'enfant, les poings dans les yeux, était prise d'une convulsion de petits sanglots qui la secouaient dans sa chaise. Emmeline, habituellement maternelle, alors lui abattit les mains, presque dure, montée d'un reste de rancune contre la révolte puérile de ses larmes. Du moins ce fut une détente dans le silence gelé de la chambre; sa voix haute et brusque lui revenait personnelle, avec un son de colère et d'autorité qui la grisait de la sensation de son autorité. Mais Charvet frappa du plat de la main sur la table; les cristaux tintèrent, elle le vit devant elle tout pâle, les sourcils droits, a Emmeline ! » dit-il. Jamais il n'intervenait dans leurs querelles légères. Elle craignit une explication et, baissant les yeux, frémissante, d'un souffle doucereux, ironique, lui coula à mi-voix : — « Ahl très bien! je comprends! Tu te mets avec elle contre moi... Si c'est là une façon de l'encourager à me manquer de respect, tu n'y réussis que trop bien... » Déjà la colère de Charvet était tombée. Il appuya sa main lourde au fin poignet dont elle faisait danser son couteau sur la nappe : « Ne crois pas cela, Emmeline, dit-il. Les choses sont arrivées naturellement dans ce cas comme elles arrivent toujours ». Il parlait d'une voix sourde, les yeux à peine visibles sous l'ombre des sourcils. Elle rusa. « Dans quel cas ?» Il secoua la tête, parut ne pas avoir entendu sa question. « Oh ! les enfants ! mur-mura-t-il comme si à présent il se parlait à lui-même, voilà le mal. Ils sont déjà si mêlés à notre vie sans encore en faire nos témoins et nos juges!...» Elle resta saisie, un coup au cœur pour l'honnête et grave parole. Fanfan avait cessé de pleurer et les joues barbouillées de sauce et de larmes, sentant sur elle l'appui du père, cillait vers Mme Charvet, avec un petit éclair aigu dans la prunelle. L'émotion salutaire disparut, Emmeline se crut bravée dans ce regard trop éveillé. « Si tu crois qu'elle n'a pas compris! » dit-elle à Charvet. Il secoua la tête sans répondre et de nouveau la petite clarté de la lampe rayonna, brillante et froide, par dessus du silence. Le repas s'acheva dans de la contrainte. Mme Charvet frappait de petits coups de son couteau la nappe. Quand il eut mis coucher Fanfan, elle alla fermer la porte et, après avoir un instant tourné dans la chambre, elle s'assit, se leva, fut décidée tout à coup : « Voyons, dit-elle, un peu sèchement, me diras-tu à présent pourquoi tu es venu chez maman? » — «J'ai eu tort, Emmeline, je t'en fais l'aveu. On n'a pas le droit de violer le secret des âmes... » Elle se vit atteinte, mise à nu dans cette allusion au mystère de ses jeudis et en même temps se sentit la plus forte. « Ce n'est pas vrai», s'écria-t-elle inconsidérément comme s'il lui eût réellement reproché son infidélité. Les mains de Charvet tremblèrent, il laissa tomber le livre qu'il avait aux doigts. « Pourquoi te défends-tu si vivement alors, puisque je ne t'ai rien dit, puisque je n'ai rien à te dire ? » fit-il avec une inexprimable angoisse. Son âme au fond de lui pensait : Défends-toi encore, n'avoue rien; ne permets pas que mon soupçon devienne une certitude. Mais elle ne descendit pas jusqu'aux lèvres, ses paroles seulement étaient en désaccord avec sa voix infiniment triste. Emmeline comprit qu'elle s'était livrée 144 la faute de madame charvet dans son cri imprudent; elle changea subitement de tactique et, prenant l'offensive : « Avoue donc aussi que tu n'es venu là qu'avec l'espoir de me surprendre en faute », dit-elle d'un bel élan d'innocence. Maintenant elle le regardait bien en face, elle lui faisait tête, résolue à défendre jusqu'au bout son précaire bonheur. Charvet se leva, elle recula lentement d'un pas devant lui. Il sait tout, songea-t-elle, il va me tuer comme l'homme du journal. Et elle n'éprouvait nul regret; il la dominait de sa haute taille, son visage tourné vers l'ombre. Les dents serrées, volontaire et froide, d'une âme presque tragique, cette bourgeoise osa lever le front vers sa destinée. La seconde s'écoula lourde et longue, comme une petite éternité. Elle vit qu'il était sans colère, les yeux noyés de peine. Son grand visage s'inclina, il laissa tomber ces paroles lentes: «Vois-tu, Emmeline, ce qui devait arriver arrive... A présent tu t'es endurcie dans l'idée que tu ne parlerais jamais de cette chose... A présent aussi, que tu la dises ou non, je sais qu'il y a entre nous désormais une chose. Voilà le malheur avec vous autres femmes. Une fois que, par votre faute, une idée est entrée en nous, rien ne peut plus l'en faire sortir, toutes les apparences seront toujours contre vous... Et ainsi tu resteras pour moi celle qui avait un secret et qui.ne l'a pas dit... » Il lui parut bien plus terrible dans sa douceur. Toute la bonne Emmeline spontanément remonta, lui coula aux lèvres. Elle fut certaine que celles-ci n'allaient plus pouvoir se fermer. Son âme s'abandonna, ce fut un bref délice. Et soudain, avec l'effroi de l'irréparable, elle vit le vertige d'un gouffre immense où sombrait sa vie, elle se ramassa dans un effort violent. «Mon Dieu! mon Dieu!» gémit-elle en croisant ses mains. Dans l'excès du mensonge, elle affina à la bonne foi, transfigurée de vérité, pitoyable en son geste d'affliction suppliciée. Jamais elle ne fut moins comédienne en mentant avec plus de sincérité. Et Charvet l'ayant repoussée doucement avec bonté, elle tendit ses poings, renversée sur ses reins, et enfin cria : « Faut-il donc que je m'accuse d'un tort que je n'ai pas pour te donner le droit de me torturer ? » Il tourna deux fois sur lui-même, faible comme un enfant, touchant son front d'une main glacée. Son âme entrait en défaillance. Alors l'élan chez Emmeline faiblit; elle espéra triompher trop tôt; et un peu retirée de lui, elle attendait, l'œil aigu et rusé, la fin de la crise. «M'amie!» sanglota Charvet comme en un naufrage. C'était la première fois depuis des jours qu'il lui rendait ce mot d'intimité; ils ne s'appelaient plus que par leurs prénoms. « M'amie, m'amie, (et il l'attirait maintenant jusqu'à l'entrer dans sa large poitrine, d'un si douloureux amour), pourquoi n'as-tu rien fait pour arracher de moi le doute quand il en était temps encore?» Elle haussa les épaules, dit le mot caressant et vide des femmes: «Grand fou!» et elle avait noué les mains à son bras, scrutait avec un pli concentré des sourcils son noir découragement. Charvet, au bout d'un instant, soupira très bas : « Vois-tu, oui, peut-être vaudrait-il mieux moralement qu'il en fût ainsi... que tu eusses un tort réel envers moi... Je redeviendrais un autre homme après t'avoir pardonné...» Emmeline ne comprit pas l'infini espoir d'oubli, le sacrifice immense auquel il se résignait afin de pouvoir l'aimer encore avec sécurité dans l'avenir. Elle sembla si bien avoir assumé les apparences de l'honnête femme sûre de sa vertu qu'elle s'écria : «C'est absurde... Je n'ai que faire de ton pardon... Après une telle injure, ce serait à moi plutôt de te pardonner...» Et d'un coup décisif, croyant tout assuré cette fois, la paix chez elle et l'impunité ailleurs, elle eut les larmes fortes de la dignité outragée... « Eh bien, dit-elle, j'aime mieux partir, j'irai vivre chez ma mère... » Peut-être fut-elle sur le point d'y courir. L'afflux magnétique se dissipa; ce fut lui qui soudain parut le plus résolu. «Va donc, dit-il, reprends ta liberté, puisqu'aussi bien tu t'es déliée vis-à-vis de moi... » De saisissement, le cœur d'Emmeline une seconde mourut. Elle le vit très grand, le visage d'un maître, dans sa force et sa beauté d'époux. Et ensuite le flot chaud de la vie l'étoufïa. « Mais c'est affreux ce que nous disons là, cria-t-elle. Dis-moi que ce n'est pas vrai ! Est-ce que tu pourrais me quitter?...» Sa ruse l'avait abandonnée, elle pleurait par détentes brusques, sans pouvoir se reprendre. A la fin elle s'abattit en un fauteuil, toujours sanglotante, la tête dans les mains. Charvet avait fermé la porte du balcon et marchait dans la chambre à pas lourds, les épaules fléchies, évitant de passer devant le fauteuil. Elle se leva, se pendit à son bras; elle n'osait plus se défendre, et seulement, d'une plainte longue, très soumise, elle lui disait: « C'est donc fini... Tout est mort, tu ne m'aimes plus!» Il s'arrêta. « Moi aussi, j'aurais pu te demander cela alors, Emmeline, dit-il. Maintenant il est trop tard. Nous savons tous les deux qu'il y a entre autrefois et aujourd'hui cette chose qui ne doit plus s'en aller ». Elle se sentit vaincue par les évidences. Elle n'eut plus la force de répondre, toute lasse et brisée de son péché; et elle était retombée dans le fauteuil, les yeux fixes, sans larmes, étouffant dans son mouchoir la secousse de ses sanglots. Charvet, énervé, alluma une bougie, prit un livre, tira sur lui la porte du salon. Elle l'entendit ensuite remuer les meubles, elle comprit qu'il voulait passer la nuit sur le canapé, loin d'elle. C'était leur vie d'époux qui finissait. Un grand froid l'enveloppa comme un veuvage dans le vide horrible des chambres. Puis elle eut la sensation d'une longue absence, elle se rappela avoir veillé au chevet d'une tante moribonde. Et du temps s'écoula; elle entendit Charvet chercher inutilement le sommeil. La bonne affection aussitôt se réveilla, elle alla à pas sourds vers la porte, souffla à travers la serrure : « Je t'en prie, prends le lit, c'est moi qui coucherai là... » Il ne répondit pas, elle crut s'être trompée. Mais bientôt des soupirs montèrent, quelqu'un sembla dans la maison étouffer une toux violente au fond des coussins; et ensuite le bruit mourut dans un sanglot, elle ne douta plus que Charvet ne fût aussi malheureux qu'elle. Une pâleur de jour courut aux rideaux; la clarté de la lampe lui souleva le cœur. Elle voulut se lever pour l'éteindre; mais une crise soudain la raidissait, la petite mort des nerfs après ce grand désastre de sa vie où elle avait subi réellement les approches de la mort. Emmeline s'abattit, du fauteuil roula sur le tapis. Et le matin à grandes ondes entra, les heures se renouèrent, elle se re- trouva vers le milieu du jour couchée au lit. Ni Fanfan ni Hortense ne purent lui dire qui l'y avait portée; elle soupçonna Charvet, et ses larmes de nouveau partirent, pressées, corrosives, puis plus lentes et douces, où le sang de ses veines à la longue, dans ce grand flux tiède, parut s'en aller. Jamais elle n'avait aimé Charvet d'un plus soumis, d'un plus absolu attachement. Elle eût voulu mourir pour lui dans les douleurs. Elle pensa à se faire acheter une dose de sel d'oseille. Il rentrait au soir : elle vivait encore un peu, se débattait en d'affreuses convulsions; et il la prenait dans ses bras, elle avait la force de lui dire ce seul mot : « Pardon ! » Fanfan doucement gratta à la porte comme au premier jour de la faute. Rien n'avait changé, elle était au lit, se demandant comme alors si elle n'avait pas rêvé, si vraiment une autre chose était possible; cette chose à présent, c'était, avec la mort de son cœur, la fin de tous les mensonges. Elle rejeta le drap, courut à la porte... « Viens! » Et elle emportait la fillette dans ses bras, elle la roulait contre elle sur l'oreiller, l'enveloppait de la passion de ses baisers, a Ma Fanfan! ma Fan! Toi, du moins, tu n'as pas cessé d'aimer ta maman, dis... » Elle caressait sa petite peau de fleur, elle jouait avec l'or léger de ses cheveux, elle lui criait à travers ses larmes : « Mais non, je ne pleure pas... Vois, je ris... » La mort s'en alla dans cette lâcheté de son amour. Fanfan, c'était encore son Charvet; elle leur était venue de leur chair à tous deux. Elle lui prit le visage dans les mains, contempla longtemps au fond de ses yeux frais la clarté mouillée d'un regard qu'avait son père. — Et elle répétait dans une extase : «Ah! oui, ton père! ton père! Vois-tu, il faut l'aimer de toute ton âme. Il est bon comme Dieu!... » Un étrange esprit parut travailler tout à coup Fanfan. Elle eut le tremblement d'une petit ride entre les sourcils. Et toute grave : « Dis, n'est-ce pas que tu l'aimes aussi, mon papa?...» Hortense en ce moment frappa deux coups à la porte... « Qu'est-ce que veut madame pour son dîner?» Ah! oui, le dîner! La vie, le devoir quotidien, en cette voix de la grosse fille, se rappela à sa pensée comme si, dans la maison, les heures, selon un dessein familial, harmonieusement allaient reformer leur cercle. Ce rappel aux réalités glissa en douceur sur Emmeline. J'ai donc toujours un mari, un enfant, j'ai donc toujours un ménage, tout n'est pas fini ? pensa-t-elle d'une âme secourue. Avec des baisers ensuite, elle renvoyait Fanfan, la reprenait en ses bras, lui disait enfin : « Va, mon chéri, ta maman se lève... » Cependant elle ne quittait pas tout de suite le lit; l'eau des larmes encore une fois sourdait. Elle serrait à ses lèvres l'oreiller où l'autre nuit Charvet avait mis son front près du sien, où, des cheveux défaits de Fanfan, avait roulé un petit ruban bleu. Et brisée de peine, déjà allégée par les larmes, en la montée vive de l'être intime, en une effusion presque religieuse de ses entrailles, elle aspira à l'espoir... Ami... Enfant... Mon sacrement de purification! ma pénitence! ô toute ma vie!... Puis lentement elle commença de nouer ses cheveux devant la glace. Mais au reflet de son visage des souvenirs se lièrent, elle se rappela s'être mirée en un autre temps avec une complaisance heureuse... Alors, pensa-t-elle, je n'étais encore qu'une femme à demi perdue. Maintenant j'en ai de la saleté par-dessus la tête... Une lie bouillonna, elle s'accabla, s'injuria de mots de voirie; et ensuite, toujours variable, mollement glissant à la pitié, à l'amour délicat de soi, elle se lamenta en une plainte puérile, comme à l'âge où elle dorlotait ses poupées. Pauvre Emmeline! Ma pauvre Emmeline! En arriver à cela! Une honnête femme!... La fine vibrance attristée du mot ondula, se répercuta avec le charme des choses aimées et finies, une résonnance d'écho dans les replis de la pensée. Son cœur se détendit, elle retomba à l'indulgence, soulagée, résignée comme à une fatalité... Il n'y a qu'une honnête femme pour tomber si vite, pensa-t-elle des autres et d'elle-même. Dans une seconde elle revit le premier jeudi, celui de la chute et tous les autres. Et pour un homme qu'elle n'avait jamais aimé, pour cet homme-là! La sensation du péché revint corrosive, répugnante jusqu'à la nausée, dans la satiété tardive du plaisir sans amour. Oh ! ces mains ! ces lèvres! ces cheveux où avaient couru les mauvais baisers! Cette griserie abominable de tout son corps! Elle eut sur sa peau le geste dégoûté de la souillure, se voila soudain dans un mouvement ingénu de honte, revenue à la pudeur de son âme de jeune femme, comme si quelqu'un, entré inopiné- ment, l'eût surprise dans sa demi-nudité devant la glace. Ces chocs réitérés de sa sensibilité, en la dispersant, en retentissant sur des points opposés de son être moral, lui firent du bien. Elle acheva de s'habiller avec l'illusion que déjà elle s'était amendée... Il ne m'a pas tuée. Qu'il est bon! Qu'il est beau! Pourrai-je jamais l'aimer avec assez d'humilité et de dévotion? se disait-elle en songeant à Charvet. Dans le moment elle eût désiré tomber à ses pieds, baiser longuement ses genoux en implorant son pardon. La confiance revint; elle voulut espérer; elle espéra si bien qu'elle se crut à moitié pardonnée; il lui sembla qu'ils allaient recommencer la vie avec bien plus de sincérité encore qu'au temps où elle ne les avait pas quittés. Et elle faisait des projets, elle se créait pour tous deux des bonheurs de renouveau. Mme Charvet encore une fois se jetait aux idées extrêmes, et, facile à se leurrer, imaginait des fictions aimables, conformes à son désir. A présent aussi, en une duperie bien féminine, elle exagérait son mépris pour le triste amant, croyait ressentir une chaleur de haine qui était encore voisine du plaisir et à travers laquelle elle ne se trouvait plus si coupable... De menues occupations usèrent la longueur de l'après-midi : elle put atteindre au soir dans un état presque voluptueux, quelquefois reprise par les larmes, énervée d'une peine molle et qui ensuite la laissait languissante, doucement espérante et mélancolique. L'heure, en s'avançant, l'agita, elle ne savait comment elle supporterait le regard de Charvet; et ce tourment n'était pas sans charme. Mais le temps passa, Fanfan eut faim, elles durent se mettre à table, avec la place vide du père entre elles deux... Si c'est pour me faire sentir qu'il est le maître, il s'y prend bien maladroitement, pensa Emmeline. Et dans son ennui, elle ne touchait pas à la nourriture, elle s'efforçait d'amuser par des fables Fanfan. La fillette au lit, son esprit s'aigrit; elle oublia tout, n'eut plus que de l'humeur pour cette absence prolongée de Charvet, comme s'ils en étaient restés à leur ponctuel ménage d'autrefois... Eh bien, qu'il en fasse à sa tête, se dit-elle. Après tout, que pourrait-il me reprocher puisque je n'ai rien avoué ?... Grâce à cette candeur de mauvaise foi, les torts semblèrent avoir passé du côté du mari. Toute clairvoyance de nouveau s'obtura au miroir intérieur où elle s'était vue dans la vérité de son âme un peu de temps auparavant. Elle attendit jusqu'à dix heures, se coucha en laissant auprès du sien l'oreiller de Charvet, et la porte entr'ou-verte, aux écoutes des bruits de l'escalier, par moments elle se surprenait à compter les minutes battant à la pendule. Une clef joua à la porte du carré. Aussitôt elle souffla la bougie; elle espéra que, la trouvant endormie, il se coulerait à son côté dans le lit. Mais comme la veille, il entrait dans le salon, tirait sur soi la porte, et elle entendait le bruit de ses bottines qui l'une après l'autre tombaient sur le tapis... Mais c'est de l'enfantillage, pensa-t-elle, en glissant derrière ses épaules le coussin de Charvet. Est-ce qu'il va falloir avouer à Hortense qu'il ne couche plus avec moi ?... Un grand silence ouata les chambres, la rue dormait comme la maison; et elle s'étendit, ferma les yeux. Elle semblait réconciliée avec elle-même dans une plénitude de conscience. Tout à coup elle se réveilla en sursaut. Ses mains tâtèrent autour d'elle la place vide, elle eut une crise de larmes effrayante comme si Charvet était vraiment mort pour elle... J'aime mieux tout lui dire, cette vie n'est plus possible, pensa-t-elle à travers cette grande peine. Elle se leva, ralluma la bougie, passa un peignoir. Et à pieds nus, son bougeoir à la main, elle traversait ensuite la salle à manger. Une autre femme clandestine et criminelle, les yeux hallucinés, parut venir à sa rencontre des confins du mystère, émergée de l'horreur froide de la glace... Non, se dit-elle, c'est ainsi qu'il me verrait. Il vaut mieux remettre à demain... Cependant elle restait à regarder dans l'ombre rougeoyée par la bougie, cette porte qui les séparait comme la mort. Elle crut entendre soupirer Charvet et rentra précipitamment. Des jours accablés suivirent. Elle se retrouva sans force pour parler. Chaque fois qu'elle essayait, c'était sa vie même qui s'étranglait dans un hoquet. Elle songea à écrire, mais devant le papier, une soudaine prudence la paralysa, la dangereuse vérité s'en alla à travers les atténuations dont elle la palliait. Elle s'avéra l'insuffisance de l'élan. Cependant autrefois l'aveu lui avait paru si facile quand encore l'hypocrite conscience s'accordait des délais! Elle finit par se résigner, indolente, passive, s'allégeant presque de cette idée : à quoi bon parler si Charvet savait ? Il sembla que jamais aucun des deux n'eût fait allusion à la séparation, nul n'en parlait plus. Les distances s'accrurent, ils se retrouvèrent presque des inconnus l'un pour l'autre. Ils n'échangèrent plus que des paroles vagues, nécessaires, sans rapport avec leur état d'esprit. Charvet partait de grand matin; il rentrait à la nuit; presque toujours Fanfan était couchée. Il allait l'embrasser dans son petit lit; en un demi-éveil elle lui nouait ses bras autour du cou, balbutiait le grand mot charmé de son enfance : P'pa. Emmeline s'aperçut qu'il ne pouvait pas toujours retenir ses larmes. Sa haute taille avait fléchi, un pli coupait ses sourcils... « Et c'est moi qui le fais souffrir ainsi! Suis-je assez méprisable! La dernière des femmes défaillirait à la vue d'une telle douleur!... » Mais l'effusion devant Charvet tout de suite tarissait; sa sensibilité se réticulait, les fibres lâches et frois- sées, toute figée de gêne anxieuse. A peine il tournait les talons, aussitôt elle fondait en larmes. Dans son accablement celles-ci étaient devenues sa pensée même. Cette grande pleureuse de Mme Charvet ainsi sembla justifier la prédiction d'une somnan-bule foraine assurant à la jeune fille qu'elle était alors, que des chagrins de ménage, à force de lui tirer des larmes, faneraient ses yeux. Elle pleura pour Fanfan, elle pleura sur elle-même surtout, elle ne finissait pas de pleurer à propos du désarroi de ce pauvre Charvet dans la rupture de ses chères habitudes. Trois jours de suite il refusa de dîner, disant qu'il avait dîné chez des amis. Elle soupçonna qu'il se privait plutôt que de s'asseoir à table près d'elle. Ce fut Emmeline qui sortit le quatrième jour pour ne pas le gêner de sa présence. Elle passa deux heures à l'église, priant Dieu de lui dicter son devoir. En rentrant, elle eut un coup. Devant la nappe Charvet fumait sa pipe, Fanfan endormie dans ses genoux, mais la cafetière en métal n'était pas sur la table; il sembla avoir oublié le plaisir qu'il avait autrefois à faire bouillir lui-même son café. Sa peine s'aviva de ces menus témoignages de leur ménage à l'abandon. Il lui vint dans son veuvage d'épouse les soucis inquiets et tatillons d'une sorte de maternité puérile pour ce grand enfant de Charvet qui jamais n'avait su passer les boutons à ses chemises. A présent, livré à lui-même, il l'affligeait de sa négligence, de la salissure de son linge, du débraillé de ses habits. A distance elle veilla, rangea sur le canapé, où il s'entêtait à passer les nuits, ses chemises, ses cravates, ses mouchoirs, brossa elle-même ses habits, en un besoin d'attentions dorloteuses. A pas de silence, clandestine et triste, elle continuait ainsi à se mêler à sa vie comme elle glissait dans les chambres, d'un passage de petite ombre, rattachant à travers ces soins les fils brisés de leur existence d'autrefois. Le jeudi vint, ramenant l'heure où elle était attendue là-bas. Elle ne sortit pas et envoya Hortense avec Fanfan chez sa mère... Tout cela est bien mort, pensa-t-elle. Il n'y a plus une parcelle de moi qui se souvienne... Ce fut une après-midi apaisée dans la solitude du petit appartement, au ventilement d'une brise de septembre entrée par la porte du balcon et qui mollement lui rafraîchissait le visage, frôlait ses mains occupées d'une broderie pour Fanfan, derrière la palpitation des rideaux. Elle eut cette sensation de convalescence qu'elle avait connue déjà, s'espéra revivre à travers l'étonnement du grand silence intérieur; et même la petite chaleur de haine envers l'autre n'existait plus. Elle crut pouvoir s'estimer encore, au goût des larmes moins amères qui lui rendaient sa peine presque chère comme une douceur d'expiation. Les heures passèrent légères, lénifiées de trêve. Il sembla qu'une porte dans la maison se fût ouverte, puis refermée, par laquelle était sortie la mauvaise Mme Charvet et venait de rentrer l'autre qui n'avait jamais péché. Mais la crise morale recommença le lendemain : elle se trouva tout à coup sans larmes, les réserves de sa sensibilité parurent épuisées. Il suffit de l'intervalle d'une nuit pour que, sans cause explicable, si ce n'est la loi même des intermittences, la brève détente du mal fût sans effet. Emmeline, pour tout dire, en l'ardeur de la bonne intention revenue, avait eu l'illusion qu'elle allait toucher Charvet par ce signe de conciliation que marquait son jeudi sédentaire. Dans la fraîcheur de son âme nouvelle, tout lui avait semblé possible et que la mutuelle parole fût dite, après laquelle les choses se remettraient en l'état désirable. Or, justement Charvet, ce soir-là, rentra quand déjà Fanfan était au lit, et ainsi il ne put savoir comment sa femme avait passé l'après-midi. Il fut permis à Emmeline de croire qu'il s'était à ce point détaché d'elle que l'emploi de son temps désormais lui demeurait indifférent. Elle dériva vers les idées les plus sombres, vit l'avenir perdu, et par moments elle ne souffrait plus, la certitude de l'inconjurable planissait les anciens remous de sa peine. Fanfan lui devint indifférente, elle se désintéressa du ménage, Hortense à son gré ordonna les repas... A quoi bon vivre s'il faut toujours vivre ainsi ou si je dois les quitter un jour ? raisonnait-elle avec un sang-froid qui lui avait toujours manqué. L'issue inévitable se présentait à son esprit lucidement : elle ne ressentait plus qu'une résignation machinale comme pour un désastre accompli. Ses idées ensuite s'arrêtaient, elle était incapable d'aucune résolution. Et elle ne s'en voulait pas, elle sembla détachée d'elle-même et des autres, tout ressort rompu, le souvenir même du passé enterré en des profondeurs d'oubli. Sans force dans le repentir, incapable d'avouer et de se mentir plus longtemps, elle n'eut plus que la ressource de s'abandonner, roula à l'adynamie finale. Il était dans la destinée de Mme Charvet de demeurer médiocre en toute chose jusqu'au moment où, les stades négligeables enfin franchis, elle pourrait s'égaler à la beauté du suprême sacrifice. L'illusion seule de la passion l'avait un instant élevée au-dessus de la petite bourgeoise qu'elle était de naissance et de sentiment. En trompant Charvet pour un homme qu'elle avait cru aimer, elle eut dans cet égarement une volonté de se mentir à elle-même qui la sortit un peu de temps de la banalité du machinal adultère. Mais désabusée, retombée à son impuissance, n'ayant été qu'un bref instant supérieure dans le mal, elle ne fut plus ensuite qu'une maîtresse indigne sans pouvoir redevenir une épouse courageuse... Dans cette grande lâcheté de son âme, Emmeline encore une fois aspira à la mort comme à l'unique délivrance. Déjà son cœur était mort en elle; la cessation du souffle lui paraissait l'épuisement désirable d'une vie déjà virtuellement résolue. Pendant quelques jours elle stagna aux eaux morbides, infiniment lasse, espérant mollement qu'elle allait mourir. Elle ne se sentait plus de force ni de volonté; elle ne savait plus si elle avait jamais aimé Charvet. Maintenant il se désheurait moins, il rentrait dîner avec elles, il apportait des gâteaux et des jouets à Fanfan. La pâle Emmeline s'efforçait de sourire; elle sembla avoir oublié qu'elle aussi, au temps de sa' folie, avait comblé l'innocente médiatrice du mauvais amour. Elle prenait place à table, mangeait à peine, et tous deux, pour éviter de parler, feignaient ne s'occuper que de l'enfant. Celle-ci, entre ces deux douleurs, eut des silences, comme si déjà, selon le mot de Charvet, elle les jugeait. Un soir, sans cause, la petite révolte moussa... « Méchant papa qui fait du mal à maman!... » Le cri monta sous la lampe, mutin, colère. Emmeline tout à coup parut s'éveiller de la mort, debout dans son saisissement, les mains avancées par-dessus la table. Charvet, lui, ouvrit la bouche, très pâle, essaya de parler, ne trouva qu'un gémissement... « Fanfan! » Et ensuite il regardait Emmeline d'un air de prière et de reproche. Elle le regarda aussi, ses entrailles remuèrent, toute la vie d'un grand flot remonta au cœur. Mais l'élan ensuite passait... «Crois bien, mon ami...» Elle ne put achever. Tous deux à la fois baissèrent les yeux, froids, humiliés, se sentant nus sous le regard de l'enfant. Charvet presque aussitôt quitta la table, prit un livre, parut s'enfoncer dans sa lecture. Et Fanfan à présent aussi se taisait, honteuse, dépitée, ses petites fibres crispées, les yeux secs, entre ce père et cette mère muets, restés fermés au cri de la passion filiale. Nulle parole ne fut plus prononcée; tout sembla mort irrémédiablement dans les chambres comme dans 111 1 11 "» 170 la faute de madame charvet les cœurs. Cependant, dans le soir sans intimité, ils ne cessaient d'entendre vibrer la petite âme ardente de Fanfan. Depuis des jours, ils ne s'étaient plus sentis aussi près l'un de l'autre. Il sembla qu'ils n'auraient eu qu'à desserrer les lèvres pour se comprendre et se pénétrer, pour lire en eux leur douleur et leur pitié. Néanmoins ils ne trouvaient rien à se dire, ayant désappris la sincérité, la confiance. Leur âme, meilleure qu'eux, s'avança jusqu'à ses limites et ensuite régressa, s'étant butée aux refus de l'être passif et habituel qui font que les plus subtils ne peuvent se fondre. Et chacun avec des sentiments différents songeant à la même chose, cette chose qui était la misère de leur vie, plus que jamais s'espaça la distance entre eux. Le silence à la fin les fit horriblement souffrir, il lui aurait dit des injures. Il se retira dans le salon, elle gagna sa chambre : tous deux semblèrent s'être délivrés d'une éternité. Ce soir fut une secousse bienfaisante pour Mme Charvet. La dépression, l'aride rata-tinement s'en alla. Des eaux vives l'on-doyèrent. La circulation de la vie, de la pensée recommença. Elle se sentait revivre à travers une expansion du dedans de son être, délicate et mystérieuse. Des pressentiments naquirent, des clartés intérieures, l'afflux sourd, profond de la personnalité dans les couches pétrées de la nature. Ce fut aussi la confuse perception qu'un événement bientôt allait décider de leur existence à tous deux. Elle eût voulu enfin avoir une volonté et que cet événement dépendît de sa volonté uniquement. Et elle ne songeait plus à mourir, elle ne savait pas si elle était encore malheureuse. Elle cessa tout un temps de s'intéresser à sa vie immédiate, se déporta vers la conjecture d'un avenir où ses parcelles divisées, morcelées allaient enfin se réunir en vue d'un sens définitif, d'une expression plénière de son être. Une chose devait s'accomplir dont l'idée vivait, se mouvait, nébuleuse, lointaine, encore inaccessible, comme une des formes de sa personne morale en gestation, mais que de secrètes résistances retardaient. Un dédoublement se notifia : il sembla qu'une part d'elle se bandât dans l'effort à vouloir, ardente et sensible, tandis que l'autre, au fond de sa vie même, restait la chair morte de cette volonté. Toujours l'acte final, la réalité et la substance du fait reculaient, se vaporisaient dans la distance, et cet état d'esprit, en la stimulant à la fois et l'affaiblissant, doucement l'énervait comme le mal d'avoir rêvé et de ne pouvoir se rappeler son rêve. Elle se flatta que plus rien ne s'opposerait à sa volonté le jour où il lui faudrait réaliser ce qu'elle aurait résolu de faire. Cependant l'obscur travail malgré elle, malgré ses réticences, comme un petit filet d'eau alimenté d'alluvions constantes, l'infiltrait, s'étendait toujours plus avant. Quand enfin elle vit ce qu'elle voulait, elle s'épouvanta d'avoir été menée par les poussées intérieures au bord d'un gouffre où délibérément elle sembla de ses mains avoir précipité l'espérance. Comment ai-je pu concevoir une telle folie, aboutir à ce renoncement de ma vie même ? se dit-elle. Il faut que je sois bien malade pour à ce point me manquer. Elle avait cru revivre, elle se retrouvait toute proche de la mort, et d'une mort plus terrible que l'autre puisqu'elle se la donnait elle-même. Son cœur oscilla aux remous de la contradiction, elle se sentit rejetée au grand débat de la conscience. Emmeline voulut ne plus vouloir, essaya de se ressaisir à de spécieuses casuistiques comme au temps du mensonge. Mais il arriva ce qui arrive souvent après l'affinement de la douleur: son âme pensait et agissait pour elle, très droite et ferme dans cette déroute de l'esprit. Son âme au fond d'elle à présent voulait contre sa volonté même et ce qu'elle voulait, c'était son accomplissement dans la beauté. Mais tout cela, si clandestin, fugitif, intérieur, si loin de toute analyse pour elle qui, bien plus qu'elle ne raisonnait, s'abandonnait à l'excitation de la circonstance et de la minute! Sa sensibilité s'était encore accrue à travers cet état erratique de sa fièvre morale. Dans son rafraîchissementd'honnê-teté, elle ne pouvait plus penser au passé sans une souffrance étrange, le mal presque physique d'avoir été tout un temps absente d'elle-même. Elle croyait ressentir alors l'émoi confus, indéfinissable, le trouble d'un retour à la virginité de son cœur, comme si une autre femme, inconsciente, machinale, autrefois, dans une période déjà reculée, s'était détachée d'elle et avait roulé aux œuvres mauvaises sans que l'être foncier toutefois en eût été atteint. Dans ces moments elle n'était pas éloignée de plaindre celui qui n'avait plus de nom dans sa pensée en s'imagi-nant qu'il était tourmenté des mêmes peines qu'elle. A distance il lui apparut sensibilisé d'exaltations semblables aux siennes; elle lui prêta le regret qu'ensemble ils eussent si follement rompu le charme fragile de la douce, de l'innocente sympathie. Elle ne vit plus que la laideur de l'acte même et, en un élan spécieux de communion, s'unit à lui dans la contrition de s'être perdus l'un par l'autre. Mme Charvet, peu passionnelle au fond, de sens passagèrement excitables, en revenait ainsi à la nuance d'affectivité calme qui, à son insu, à travers le leurre d'un vif attrait d'amour, ne s'était pas séparé de cette liaison insolite comme d'un second ménage irrégulier, attristé de célibat, qu'elle prit tout un temps plaisir à régir et à consoler. Peut-être ne l'aima-t-elle vraiment qu'à travers ce sentiment rassis, dans le temps même où elle crut que plus rien ne la retenait à lui et où elle s'espéra tout entière revenue à Charvet. Elle ne s'aperçut pas que la peine de l'adultère, bien plus encore qu'aux orageuses syndérèses, réside en l'im- possibilité de résigner la présence intérieure de l'homme étranger, coexistant à la vie animale des fibres et longtemps après la faute continuant à circuler sous des formes captieuses dans les passives acceptations du souvenir. Du moins, quand elle s'en aperçut, il était trop tard; elle se sentit reprise et regretta de ne plus pouvoir l'aimer après l'avoir aimé si mal, débile dans cette dernière illusion de son cœur comme elle l'avait été dans l'autre, par qui elle s'était crue liée pour la vie à son mari. Et tout encore une fois autour d'elle ne fut plus que ruines, dans un désastre total. Alors l'idée, la chose obscure se représenta plus impérieusement. Même la défaillance de sa volonté l'y ramenait par une pente plus forte que sa volonté. Mme Charvet se sentit perdue de partout et toucha là au fond même de sa destinée. Elle eut une dernière lutte, la crise suprême du désespoir; et une honte s'ajoutait à toutes ses douleurs, dans son abandon relégué de femme légime : maintenant Hortense la plaignait, de sa grosse pitié de fille mal clairvoyante sans qu'elle fît rien pour s'en défendre, et, à la fois secourable à Charvet, lui apportait un oreiller, des couvertures dont elle façonnait un simulacre de lit avec le canapé du salon. Quant à lui, il sembla plus que jamais détaché de la vie de la maison, solitaire et triste, enfermé dans sa peine muette. Quelquefois, le dimanche, il emmenait avec lui Fanfan à l'atelier. Un vaste jardin, un pré herbu et fleuri, s'étendait devant les fours de cuisson. Le gardien y laissait paître au piquet deux moutons. Tandis que la fillette, reine de l'enclos, y gerbait des graminées ou à bottelées coupait de la provende pour les bedos, lui, Charvet, dans le grand silence dominical de l'après-midi, tout seul à fumer des pipes devant la porte ouverte, les yeux emplis de clartés d'herbes et de fleurs, goûtait un apaisement à aqua- relier pour son plaisir, d'une main restée fraîche et libre, les dessous dorés de l'herbage, ou dans l'angle d'un vieux mur effrité, à la brique piquée de tons de couperose, les jets noueux d'une cépée. Cela le délassait de son métier quotidien, de cet art à la grosse de peintre industriel qui pourtant leur avait donné le pain et avait assuré la pousse de la couvée... Et puis, c'était là que depuis son âge d'homme précoce, le père mort, avec la charge d'une famille sur les bras, il avait passé tous les jours de sa vie laborieuse, apprenti d'abord, puis enlumineur, le premier arrivé et le dernier parti, d'une probité et d'une spécialité dans son talent qui avaient maintenu la maison au-dessus de la concurrence... La coulure, sur le grain du papier qu'il penchait pour mieux l'étaler, courait pleine et colorée dans son milieu, légère et fluide sur les bords. Il inclinait la tête vers l'épaule, bornoyait en plissant ses gros sourcils; et une pensée quelquefois affleurait la fine tige terminale d'une poussée de réflexions dont les racines se perdaient aux replis intérieurs... «Plus tard elle trouvera tout cela... Elle saura que loin d'elle, en peignant, je pensais encore à elle... Oui, plus tard, si... » Comme Emmeline, il ne semblait jamais aller au bout de l'idée qui depuis un peu de temps aussi vivait, se mouvait en lui, d'une vie lente et sûre. Peut-être, à travers la distance, dans la région magnétique où s'attirent et se touchent les âmes, elle rejoignit l'idée de l'infidèle repentie. A la tombée des ombres, il rappelait Fanfan; elle ramassait ses gerbes; le gardien rentrait ses moutons; et à deux, le père penchant un peu l'épaule pour lui tenir la main, ils s'en revenaient par le crépuscule léger du dimanche des rues, croisant en chemin la flânerie monotone, la fin de jour attristée d'ennui des chômages d'ouvriers. Charvet d'ailleurs ne se plaignait pas, d'une patience et d'une douceur qui étaient un surcroît de souffrance parmi toutes les autres qu'endurait Emmeline... Si du moins, au lieu de cette résignation inaltérable, il pouvait m'accabler! Que n'est-il terrible! Plutôt l'es coups! pensait-elle aux heures où elle espérait un recours contre ses propres défaillances. Du moins elle eût pu réagir par cette vertu d'élasticité qui décomprime les forces de l'être aux prises avec une force contraire. Au contraire il évitait toute brusquerie; ils n'échangeaient que des paroles rares et voilées; il lui parlait avec une gravité triste en croyant lui parler comme autrefois. Et dans les chambres devenues la maison du silence et où elle glissait comme une ombre, lui-même à présent, de peur de trop attirer l'attention sur sa présence, étouffait l'écrasement de ses larges souliers sur le tapis. Elle l'accusa d'indifférence; sans doute de son côté il lui reprochait son endurcissement. L'intervalle entre leurs âmes s'agrandit encore; jamais elles ne furent plus séparées. Emmeline parut même ne plus se douter qu'elle s'était espérée assez forte pour pouvoir lui faire sa confession un jour. Cependant il lui arrivait de surprendre dans les yeux de Charvet un anxieux et presque implorant regard dont il la suivait et avait l'air de doucement la pousser vers la porte... Oui, se disait-elle, je te comprends. C'est bien cela que signifie ce regard... Mon regard à moi aussi va là où me mène le tien; et ensuite il s'arrête et ensuite il revient vers moi... Charvet s'obstinait à garder pour lui son idée comme elle gardait la sienne; leurs regards seuls un instant s'étaient compris; comme en de sensibles miroirs, ils avaient lu l'immense misère qui à jamais les séparait. Et Charvet ensuite détournait les yeux. Elle n'avait plus devant elle qu'un homme qui semblait éluder toute part dans ses résolutions. Leur état moral à tous deux se figurait assez bien par 182 la faute de madame charvet l'attitude d'un voyageur au bord d'un grand fleuve et qui, le visage conjectural et las, attend que des brumes de la rive adverse se lève le mystère de la contrée. Ainsi, des bords opposés de la vie, chacun tenait les yeux fixés sur l'imminence d'une chose que ni l'un ni l'autre n'entrevoyait encore dans sa plénitude. Un soir horrible d'orage (c'était encore une fois le jeudi qui l'attardait insolitement comme si ce jour-là il mît une obstination particulière à fuir la maison) Charvet ne rentra qu'à une heure tardive de la nuit. Emmeline, très effrayée par le déchirement du ciel et les coups de tonnerre, l'avait attendu avec la plus vive anxiété. Quand enfin elle le vit apparaître ruisselant d'eau, elle ne fut plus maîtresse de son cœur. Elle lui sauta au cou, sa peine se délivra en sanglots... « C'est toi, c'est bien toi ? Si tu savais quelles affreuses idées m'ont passé par la tête!... Non, vois-tu, je n'en puis plus, je suis trop malheureuse... Où es-tu allé ? Dis, qu'as-tu fait pendant ce soir effrayant ?... » Il la serra contre lui et répondit tristement: « A quoi bon ? Ne m'interroge pas plus que je ne t'interrogeais autrefois, Emmeline... » Elle joignit les mains, d'un élan d'ancienne affection... a C'est vrai, mais alors nous n'étions pas malheureux comme à présent... » — « Tu as raison, dit Charvet, tout est bien changé. Eh bien! pardonne-moi si, sans le vouloir, je t'ai fait cette peine. Mais voilà, tu as dit toi-même le mot juste. Je n'en puis plus, moi non plus... Cette vie pèse sur moi d'un poids trop lourd... J'ai besoin de m'échapper de moi-même... Et alors, alors, je tâche à de certains jours de rentrer quand seulement je crois que personne ne m'attend plus comme autrefois je t'attendais... Je n'ai rien autre chose à te dire, Emmeline... » Elle voulut lui enlever ses habits, mais, en lui touchant la main, sa main à elle-même brûla, elle la retira, avec 184 la faute de madame charvet un étrange émoi de pudeur, comme si ses doigts eussent frôlé la chair d'un inconnu. Il secoua la tête : « Vois-tu, dit-il, cela non plus n'est plus comme avant... Maintenant je suis pour toi un homme de qui tu ne peux plus approcher sans trouble... » Elle se sentit subitement très loin de lui, de fins cristaux glacèrent son sang. Elle sembla se parler à elle-même : « Un jour il est trop tard, on n'a plus la force... Ah! comme tu avais raison... Et voilà, à présent il y a trop de choses entre nous... » Il haussa doucement les épaules, fit un pas pour se retirer; tout à coup le cri partit : « Je t'en prie, laisse-moi encore jusqu'à demain,... non, deux jours encore et puis je te jure... » Sa voix expira. Il posa la main sur le bouton de la porte du salon, demeura un instant tourné vers elle; tous deux se regardèrent; et ensuite, d'une voix basse, redevenus des étrangers, ils se souhaitèrent le bonsoir. Toujours son âme l'abandonnait au mo- ment où elle la sentait descendre à ses lèvres. Elle lui soupçonna le mystère d'une existence au fond d'elle, indépendante du reste de sa vie, toute retirée et solitaire dans la contradiction de l'acte extérieur. Cependant à distance, après ce froid de leur adieu, Emmeline n'était plus triste. Un instant leurs cœurs avaient battu l'un contre l'autre. A peine ils avaient échangé quelques paroles, elles n'étaient plus tendues et dissonnantes comme autrefois; elles avaient la douceur des choses dites en dehors de la vie, des bords de l'exil. Elles étaient sans amertume. Tous deux s'y étaient sentis séparés, comme si ensuite ils dussent s'en aller par des chemins opposés; mais chacun s'était souvenu de l'amour; ils semblèrent à la fois s'aimer encore et s'être perdus. Emmeline eut la conscience que sa vie n'était pas finie, qu'elle allait recommencer pour une fin mystérieuse. L'idée toujours éludée se représenta nette, foudroyante, intégrale, comme accomplie déjà dans sa volonté... Maintenant je sais qu'il faut que cette chose se fasse, pensait-elle, maintenant plus rien ne peut m'empêcher de faire ce qui doit être fait. Une force très haute lui venait à mesure qu'elle se persuadait son devoir nouveau. Il lui parut qu'elle commençait à voir son âme en elle, et aussi devant elle très loin elle apercevait le dessin de sa vie comme par une avenue. Elle eut des heures tendres où elle voulut avoir constamment Fanfan contre son cœur, et elle ne pleurait pas, elle lui parlait toujours de Charvet, en paroles étranges, testamentaires... «Vois-tu, il se peut que je m'en aille pour un petit temps... Il y a là-bas un pays où les petites filles n'accompagnent pas leurs mamans... Je te rapporterai beaucoup de jouets... Et comme ça, il faudra être bien sage avec ton père, l'aimer de toutes tes forces... pendant le temps que je ne serai plus là... On n'aime jamais assez ceux qu'on aime... » Ensuite, pour refaire autour d'elle cette solitude dont elle avait tant besoin à mesure que s'avançaient les jours, elle se résignait à envoyer au dehors Fanfan avec la bonne. Elle était alors plus près d'elle-même, plus aux écoutes de ce que lui disait son âme. Si, à ce moment, ayant tant de motifs pour continuer à être lâche, la controverse intérieure se fût élevée, peut-être elle n'aurait pas eu le courage d'arriver au bout de sa résolution. Mais elle se trouva dans une heure où il semble qu'un peu d'exaltation nous est envoyé exprès pour nous rendre moins clairvoyants à ce qu'il nous faut perdre dans les débats de la vie. Emmeline ne se sentit plus le besoin de se chercher des raisons pour avoir raison. Elle alla tout d'une fois au bout de son âme qui fut sa meilleure raison. Elle n'écouta pas d'autre voix que celle qui lui parlait de l'accomplissement de sa beauté. Ainsi elle ne put connaître l'hésitation; elle aspira violemment au sacrifice; il lui sembla qu'elle commençait seulement à aimer Charvet. Comme les personnes malheureuses et qui n'ont qu'elles pour se confier leurs douleurs, cette jeune femme, revenue à la bonne conscience après un égarement passager, avait gardé de cette période agitée de sa vie le goût de s'entretenir de soi avec soi-même. De cette voix de confidence qui est comme le chuchotement de l'âme à la chair, il lui arriva de se parler d'une autre Emmeline qu'elle eût connue dans un temps où ni l'une ni l'autre n'étaient sages et qui fût morte ; ou bien, en se parlant d'elle-même, elle en parlait comme si autrefois, en un âge déjà reculé, elle eût été une autre femme qui eût vécu d'une vie de mensonge. Ainsi définitivement se révéla, en cette suggestion subtile jusqu'à la métaphysique, la distinction des deux natures qu'il lui fut réservé de subir successivement, le départagement de son être moral en deux personnes, l'une peccable et transitoire, l'autre foncière et indemne. Ses sensations étant devenues très fines et subtiles, elle put se persuader qu'elle avait été longtemps absente d'elle-même avant de revenir à sa vraie vie, à la vie et aux habitudes mentales de la femme qu'elle était au fond. Et dans l'état léger, heureux d'une délivrance, elle ne se pesait plus matériellement, se sentait onduler, planer très haut. A travers cela, une émotivité très vive, l'excès d'une sensibilité ardente finissait par lui faire trouver un visage, des apparences animées et parlantes dans les meubles parmi lesquels son âge de jeune femme aimée s'était écoulé. Que diront-ils de moi ? Se souviendront-ils seulement? Toi, vieux fauteuil où, après que lui fût venue Fanfan, Emmeline en peignoir blanc s'assit, regarda au miroir les roses petit à petit refleurir ses joues! Toi, lit, cher lit où j'appris l'honnête amour!... Elle les évoquait comme des parents, de lointains amis, comme des dates auxquelles se vrillait la vigne de ses jours bons et mauvais. Et elle n'avait pas de larmes, toute souffrance sembla partie. Son état était plutôt une tension de tout son être vers des sentiments calmes et forts, vers la joie qu'il y a à se sentir en harmonie avec sa volonté. Du moins Mme Charvet, dans ce mélange de quiétude et d'agitation, parut agir comme si, toute peine antérieure résolue, elle eût eu l'âme assez déliée pour mettre au-dessus des autres la joie qu'on peut goûter à s'oublier soi-même en se dévouant. Conformément à ce besoin de tendre, avec toute l'intensité possible, vers un dessein arrêté, les choses s'arrangèrent si bien dans son esprit que plus rien n'y séjourna de ce qui l'aurait pu amollir. Et ainsi elle goûta la nuance de bonheur très personnel et spécial d'être momentanément au-dessus des oscillations de son cœur et de son esprit. Le soir du second jour arriva; elle attendit que Fanfan fut couchée. Marchant dou- cernent vers Charvet qui dessinait sous la lampe, lui posant la main sur l'épaule, elle lui dit : « C'est une autre Emmeline qui vient à toi, ami, et qui voit autrement les choses. J'ai été longtemps dans le mensonge... Voici que j'ouvre seulement les yeux... » Elle parlait simplement, avec conviction, elle trouvait les mots sans les chercher, ce qui ne lui était pas habituel. Mais tout à coup sa force tomba. Elle eut de grosses larmes et demeura silencieuse. Emmeline, qui s'était crue assez forte pour ne pas redouter le grand déchirement de cette minute qui allait changer leur destinée, parut soudain s'apercevoir de la grandeur de son sacrifice en le mesurant à la défaillance dont elle se sentit accablée. Cependant Charvet s'était levé, et comme inconscient des mouvements de son corps, avait fait quelques pas dans la chambre, en évitant de la regarder. Il pensait : Me fau-dra-t-il jusqu'au bout boire ce calice ? En se taisant elle me laissait encore l'espérance... Il ouvrit la bouche, ne trouva rien à lui dire, et ensuite il allait vers elle, l'attirait contre lui, avec force; et elle se sentit presque broyée entre ses mains violentes et secou-rables. Elle était heureuse, elle crut qu'elle allait mourir, osa lever les yeux. Ses yeux à lui dardaient magnétiquement, brûlaient de fièvre et d'agonie. Il lui apparut enfin le Charvet terrible qu'elle souhaitait autrefois. Elle fit un effort : « Vois-tu, oui, cela vaut mieux ainsi...» Maintenant de nouveau elle baissait les yeux, à bout de courage. Mais il l'appuya plus fort contre sa poitrine. Il se pencha jusqu'à lui toucher les cheveux de ses lèvres. Il pensait : Oui, oui, parle maintenant... Plus rien ne doit t'arrê-ter de parler... Va jusqu'au bout... Cependant nulle parole ne lui descendait aux lèvres : il demeurait effrayamment muet. Emmeline, mi-renversée entre ses bras, se mit à tordre ses poignets, d'un geste lent, infiniment douloureux. Et elle soupirait, ré- pétait, les dents serrées : « O ami... m'ami...» comme en une lutte intérieure, aux prises avec une force hors d'elle. Leurs regards encore une fois se joignirent. Ceux de Charvet étaient chargés de fluide et ressemblaient à un de ces soirs d'orage dont le souvenir ne se séparait pas de ses crises morales... Ils la baignaient d'effluves généreux; ils semblaient vouloir la réconforter d'onctueux et salutaires encouragements. Elle se sentit vaincue, fit l'abandon de sa vie... « Je m'en irai, j'irai chez maman... » C'était la parole dite autrefois dans le mensonge, tombée de la ruse des lèvres; par un ironique retour, elle devenait la parole de l'expiation sincère. Il y eut un grand silence. Elle avait baissé la tête; il vit que la rongeur de son cou ne venait pas du reflet de la lampe... « Oui, tu as raison, cela vaut mieux ainsi », murmura lentement Charvet. Ses bras étaient retombés, il regardait devant lui très bas, à ses pieds. Une grande honte triste l'accablait. Cette défaillance ne dura que peu de temps; le bon cœur miséricordieux de l'époux ne délaissa pas Emmeline. « Ecoute, lui dit-il, moi aussi je vais te dire une chose qu'il ne m'a pas été possible de te dire plus tôt. J'ai voulu te laisser maîtresse de ta volonté. J'ai voulu te traiter en personne libre, comme ce que tu as fait, tu l'as fait dans la liberté de ton âme et de ton esprit. Maintenant donc, Emmeline, que c'est de ta propre volonté que tu as parlé, sache que c'est aussi entre tes mains qu'est désormais notre vie. Toi seule sais ce qu'il faut faire pour apaiser les voix en toi. Quand tu auras fait ta paix avec toi-même, j'aurai oublié depuis longtemps que cette paix ne fut pas toujours en moi. » Cet honnête cœur de Charvet qu'elle avait si obstinément méconnu, à mesure sortait de la contrainte où volontairement, pour lui laisser accomplir son évolution vers la vérité, il sembla s'être, pendant des mois de doute et de souffrance, relégué. A présent, il s'illuminait à la clarté d'un sacrifice plus grand que celui-là même auquel la tardive éclosion d'une âme personnelle dans sa vie longtemps végétative, enfin l'avait acheminée. Tout s'éclaira au rayonnement de bonté de l'homme qui avait préféré les angoisses des demi-certitudes à l'alternative de la perdre irrévocablement à ses propres yeux en la sauvant autoritairement par un acte de sa volonté mâle. Au contraire, il lui avait permis de se sauver par ses seules ressources. Il avait attendu que la bonne rosée, l'eau lustrale des larmes et de la pénitence jaillît de la source intérieure. Il avait eu foi en elle, il ne l'avait pas considérée comme un être machinal, insuffisant à s'élever par ses propres forces au sentiment du devoir... Cependant il ne l'abandonnait pas dans cette grande crise où s'agitait sa vie nouvelle. Elle se rappela les secrets et profonds adjuvants qui émanaient des regards dont parfois il paraissait vouloir la pénétrer, le subtil et insinuant magnétisme par lequel, à son insu, il s'efforçait de lui infuser une personnalité morale, le mystère de cette présence spirituelle se communiquant à son endurcissement, circulant dans sa vie intérieure au point qu'elle s'était sentie possédée d'un pouvoir qui tôt ou tard la contraindrait à l'aveu... Mais alors, aveugle comme elle l'était, elle n'avait voulu voir en tout cela que la rancune soupçonneuse du mari. Emmeline resta longtemps sans parler, écoutant descendre au fond d'elle, comme des gouttes de vie, d'une fraîcheur délicieuse, les lentes et graves paroles de Charvet. Elles lui révélèrent une autre Emmeline, capable de les entendre, d'en percevoir le sens nouveau avec une âme renouvelée, une âme venue enfant à ce baptême où il lui était donné de se purifier avec sa faute même, où l'onde de grâce et de sacrifice, sur son front de pécheresse, était le ruissellement de ses larmes. C'était comme le délice très pur en elle, la fine floraison de lys et d'étoiles d'un sacrement de la miséricorde et du pardon bien autrement efficace que celui qu'eût pu lui conférer le prêtre. Toute peine s'effaça, elle n'eut plus que l'exaltation du sacrifice, murmura avec un inexprimable mélange de reconnaissance etde joie : « C'est vrai, tu m'as traitée en personne libre... Et ainsi tu as fait de moi un être conscient... Cela, je ne l'oublierai jamais... » Dans le silence de la chambre autour d'eux, sous la tranquille clarté de la lampe, il sembla que des paroles religieuses eussent été prononcées, par lesquelles étaient dissipés les levains et les moûts. La beauté douloureuse des communions solennisa la vulgarité des aspects où, sans orages, mais aussi sans vertus, s'était consommée la médiocrité de leur vie. Des ondes de sensibilité s'élargirent, les baignant en une émotion dangereuse qui les tenait tremblants l'un devant l'autre. Il sentit qu'elle lui prenait les mains et y appuyait la passion chaude de ses lèvres. Un étrange vertige lui fit fermer les yeux. Il retira ses doigts et lui dit: « Eh bien, voici... Tu iras par un chemin, moi par l'autre... Les chemins se rencontrent quelquefois à la fin... » Elle releva la tête... «Le crois-tu sincèrement ? » dit-elle. Ses yeux brillaient d'un orient très pur, d'une haute et fine lumière comme celle qu'il y avait vue au temps où elle était jeune fille. « Oui, répondit-il, c'est bien là ma pensée... » Cependant ni l'un ni l'autre cette fois n'avaient encore fait d'allusion directe à la faute qui était la cause pour laquelle ils acceptaient de se séparer. Chacun d'eux souffrait dans sa vie pour cette faute, ils la portaient en eux comme une plaie saignante, comme un mal qui suit son cours. En se taisant, ils semblèrent subir le tourment d'une destinée qui les frappait pour une cause lointaine, en dehors d'eux. Les chemins quelquefois se rencontrent, se murmura à mi-voix Emmeline avec un rare et triste bonheur. Les yeux fixes, la main tendue vers un point de l'espace, elle parut épeler une écriture de rêve, elle-même pareille à un songe dans l'effacement de la vie qu'à petits pas, du bout de ses orteils, elle eût refoulée vers la porte. Et elle ne dit plus autre chose; les paroles dans le silence tombèrent de ses lèvres comme des fleurs d'espoir, de la graine jeune et qui tôt ou tard mûrirait. Mais tout à coup ils entendirent Fanfan qui s'agitait dans son lit et les appelait. Une crainte les prit qu'elle les eût entendus; tous deux, sur la pointe des pieds, s'écartèrent, et ils ne cessaient pas de se regarder... «Sache que plus jamais cela ne s'en ira de moi, que cela va vivre en moi comme ma vie même», dit Emmeline en baissant la voix qui ne fut plus qu'un souffle. Il inclina une dernière fois la tête, d'un signe lui désigna la couchette de l'enfant, et comme un fantôme blanc, dans son peignoir de nuit, lentement elle entra dans la chambre avec la petite flamme dansante de la bougie devant elle entre ses mains. Maintenant une nuance subtile de pudeur la troublait à l'idée qu'elle put encore partager son lit avec Charvet. C'était comme la peur délicate, l'émoi jusqu'au frisson de la chair d'un autre homme frôlant la sienne. C'était aussi une sensation très douce d'être revenue à la pureté de cette chair, de la porter désormais en elle comme un bien fragile, un instant perdu et retrouvé... Et elle sembla n'avoir jamais connu amoureusement l'homme qui là-bas s'en allait et de loin, au moment de passer dans le salon, lui dit : «Au revoir, Emmeline... Les chemins se rencontrent toujours quand les cœurs le veulent avec ardeur et sincérité. » Le lendemain elle commença ses préparatifs de départ. Hortense alla tirer d'un réduit deux coffres, les installa dans la chambre à manger. L'honnête fille, en les époussetant, pleurait de grosses larmes et à tout instant criait: ((Madame... Ah! madame!» Emmeline, sans impatience, affectueusement la consolait... «Ce n'est qu'un petit voyage... Il faudra bien soigner monsieur... » Elle se surprenait à lui parler de la voix frêle qu'elle avait eue, tout enfant, après sa communion, dans la grande pureté de cet âge ingénu de son âme où elle se croyait changée en ange. Une impression de délicieuse fraîcheur, de virginité vraiment renouvela tout son être. Elle remonta le courant de la vie, crut revivre le temps où elle était jeune fille et, dans le petit appartement qu'elle occupait avec sa mère, rangeait au fond des corbeilles son trousseau de mariée. Elle n'était plus triste, elle croyait vraiment partir pour un voyage au bout duquel elle rejoindrait quelqu'un qui l'attendait... Autrefois, pendant un séjour à la mer, il lui était arrivé d'excursionner avec des parents sur un vapeur qui s'avançait à quelques milles de la côte. Son père, faible et souffrant, n'avait pas osé les accompagner. Elle n'avait plus vécu au retour que de la pensée de le revoir, les attendant sur la jetée, de loin agitant son mouchoir; et ce n'était plus le même homme un peu courbé, les traits las et tirés, le visage jauni par l'hépatite dont il devait mourir trois ans après. A travers l'espérance, il lui apparaissait imposant et beau, dominant les flots d'une haute taille. Ce souvenir s'obstina, se fondit avec la sensation de retrouver au bout de cet autre départ, après l'avoir longtemps mérité par la force de son désir et de ses regrets, un Charvet en qui tout à coup elle reconnaissait une image de rêve, le portrait d'un homme jeune et beau, du visage duquel toute souffrance s'était effacée... « Vois-tu, oui, et p'tit père ne sera pas seul à m'attendre... Une petite fille l'accompagnera... Mon Dieu! auras-tu grandi! Ensemble vous irez au débarcadère.. Et comme ça alors, nous nous embrasserons comme si toi, ton père et moi, nous ne nous étions plus vus depuis... Oh! depuis longtemps... Et tout sera dit, je ne partirai plus, nous ne nous quitterons plus jamais, jamais... » L'enfant battait des mains, amusée de l'air de mystère et d'aventure de ce départ pour un pays dans le temps, dans l'espace, où les petites filles n'allaient pas... « Dis, m'man, pourquoi que c'est pas tout de suite que tu pars alors... ?» Une mélancolie passa... «Tout de suite! Va, pauvre chérie, ce sera toujours assez tôt... » Leurs mains se touchaient, ne cessaient pas de se rencontrer comme des mains qui, en dépit de ce que se disent les bouches, savent qu'elles vont être longtemps séparées... «Comme des mains sur un quai à l'approche des adieux, » pensa Mme Charvet. Elle voulut chasser l'idée cruelle, la mouche bourdonnante; celle-ci la blessa plus avant. Ah! oui, les petites mains qui allaient grandir toutes seules, ces dix doigts de la main comme les 204 la faute de madame charvet dix sœurs cadettes de la grande personne qui est l'âme !... Cependant elle avait arrangé sa vie dans sa pensée... une chambre quelque part, le logis modeste de la femme qui travaille, qui gagne sa subsistance librement, sans le secours de l'homme... Car elle était bien décidée, elle chercherait du travail, une caisse à tenir, un petit emploi derrière un guichet, de la couture, ce qu'elle trouverait... Mais dans cette existence dispersée, il n'y avait pas de place pour Fanfan... Charvet la mènerait toutes les semaines une fois chez Mme Dulac... Ce seraient là ses rendez-vous d'amour à présent... « Mais oui, comprends donc... que je suis bête aussi ! s'écriait-elle soudain, cessant de baiser follement les petites mains de Fanfan. Quand ton père et toi vous viendrez me chercher, alors je ne partirai plus jamais... Mais d'ici là je ne vais pas renoncer à te voir, ah! non! Et voilà, je rentrerai de voyage un peu tous les dimanches. Ton père ce jour-là te mènera chez grand'mère... Ah ! comme nous allons nous amuser, et rire, et pleurer!...» L'enfant leva les yeux... « Dis, m'man, pourquoi pas encore les jeudis?...» Aussitôt les lies anciennes s'agitèrent. Emmeline se sentit défaillir sous le regard étonné que Fanfan fixait sur elle. «Non, ça ne se peut plus... Parce que... parce que les jeudis c'est fini, bien fini!» Elle se baissa, cacha sa tête au fond du coffre où elle empilait du linge; un léger nuage rose glissa à sa nuque, alla se perdre sous les cheveux. Encore une fois la petite voix s'éleva... «Dis, m'man... » Mais tout de suite après elle se taisait, il n'y eut plus qu'un souffle léger, agité, un émoi anxieux courut. Mme Charvet, le cœur soudain serré, trembla, soupçonna ce qu'il y avait de réticences et d'arrière-pensées au fond de cette seconde de silence. Maintenant très bas, presque à son oreille, la voix grelottait, suppliait si tristement : « M'man, les di- 20ô la faute de madame charvet manches, tu ne sortiras plus comme les jeudis, dis ?» A peine elle eût parlé, dans une secousse de ses nerfs d'enfant, sa petite âme s'en alla en sanglots. Emmeline dut la prendre dans ses bras... «Mais non, tout est bien changé, va!... Ta maman! ah! ta maman... » Elle ne pouvait achever, ses larmes se mêlaient à celles de l'enfant, et tout le passé une seconde renaquit, se refléta dans la clarté humide qui tremblait à leurs yeux. Elle voulut avoir la force de rester seule, envoya Fanfan à la garde d'Hortense jouer avec d'autres enfants dans le square... «Va, va, ma chérie... Il faut bien s'habituer peu à peu... » Et, souriant doucement, elle la poussait vers la porte. Mais ensuite, dans le vide des chambres, elle s'effrayait de voir passer au recul des miroirs, dans ce mystère de silence et de profondeur qui double la solitude, un visage si lointain qu'il semblait s'enfoncer aux régions de l'éternel oubli... Mon Dieu! que je suis seule! pen- sait-elle. C'est comme si j'étais morte! comme si tous deux m'avaient oubliée!... Elle courut au balcon, l'ouvrit au large, agita son mouchoir vers le fond de la rue où Fanfan faisait rouler son cerceau. Des passants s'arrêtèrent, regardèrent cette femme échevelée au geste de douleur et de démence, comme il s'en voit dans les ports, dardées vers une fumée qui tournoie au fond des embruns. Mme Charvet vivement se rejeta dans la chambre, ferma les rideaux pour échapper aux dangereuses illusions. Mais maintenant elle se sentait étouffer dans cette pénombre. Elle rouvrit les rideaux; la tiède et brumeuse lumière d'une après -midi d'automne rentra dans la chambre. Elle se rendait compte de l'incohérence de ses actes... « Je ne sais plus, je crois que je vais devenir folle... » Elle s'était jetée dans un fauteuil, la tête dans ses mains, continuant à regarder fixement une petite chemise du premier âge de Fanfan tombée d'un tiroir. Au bout d'un 208 la faute de madame charvet instant, elle avança les doigts; ils restèrent suspendus, comme raidis d'ankylose, pardessus la forme puérile qu'avait conservée ce vêtement. Elle ne put les abaisser ni les remuer, bien qu'elle crût faire un effort immense de volonté. Alors son esprit s'hal-lucina, il lui parut que la petite blancheur du linge devenait une grande clarté et se reculait vertigineusement. Elle ne pensait plus, la regardait s'enfoncer à travers les planchers, souterrainement. De profonds et lents soupirs soulevaient ses seins; elle pouvait avancer le cou, tendait la tête vers le trou immense, mais les mains demeuraient immobiles; et elle avait les yeux éclatés comme des caïeux, sans larmes. Cette crise étrange ne dura qu'un temps relativement court; elle sembla, en y échappant, avoir passé par un siècle de douleurs; et elle ne se souvenait de rien de précis; elle tenait dans les mains la petite chemise dépliée. Alors son cœur se fondit, elle se mit à baiser de toute, sa passion maternelle l'humble toile qui avait vêtu la fleur de nature, palpité aux légers bouillons du sang... Elle pensait: Est-ce que vraiment je fus une si mauvaise femme pour être punie en mon enfant ? Fanfan! ma chère Fanfan! je ne t'aimais donc pas que je me résignais à te perdre ? Elle replia la chemise, la glissa parmi son linge à elle dans la malle; et ensuite la force l'abandonnait, elle cessa de toucher à cette vie muette des choses... Quand Charvet, rentra, elle lui montra une des malles à demi remplie. « Regarde, dit-elle, j'avais commencé... Maintenant je suis sans courage. » — « J'en ai bien moins que toi encore, répondit-il. » Il détourna la tête : elle vit qu'il pleurait. Il marcha un instant à travers les chambres et reprit d'une voix brisée : « Je voulais te dire une chose, Emmeline... Oui, si c'était trop dur pour toi de t'en aller, eh bien, j'ai pensé... Voilà ce que je voulais te dire... J'ai pensé que peut-être il vaudrait mieux que ce soit moi qui m'en aille... Je suis un homme : là, où la femme faiblit, l'homme doit pouvoir garder du courage... Vois-tu, voilà deux jours que, sans t'en rien dire, je réfléchis à tout cela... Tout à l'heure encore, à l'atelier, j'ai été bien près de ne plus rentrer. C'est que, après tout, il faut être juste, et je ne crois pas toujours avoir été juste envers toi. Je t'ai laissé tout le poids de la vie; j'aurais dû en prendre ma part... J'aurais dû vivre davantage de ton âme. Ainsi j'ai manqué à mon premier devoir envers toi. En acceptant que tu recommences ta vie loin d'ici, toute seule, il me semble que je te punis pour une faute qui est surtout la mienne et d'où est venu tout le mal. La femme nous arrive enfant, elle nous est confiée pour que nous l'élevions moralement, nous qui déjà connaissons la vie... Voilà, oui, ce qu'il faut mettre en balance avec le reste... Et, je le crois, maintenant qu'il m'est donné de regarder en moi, en croyant t'aimer, c'est bien plutôt moi-même que j'aimais. Je n'ai pensé qu'à mes joies personnelles, j'ai goûté un bonheur d'égoïste... Je ne t'ai pas habituée à te considérer comme un esprit libre agissant dans la pleine conscience de toi-même... Je t'avais moralement abandonnée, Emmeline... Et ainsi peut-être tu es restée une enfant à qui a manqué une tutelle et qui se serait mieux trouvée d'un homme meilleur que moi. Cependant, je puis te le dire, je te croyais libre auprès de moi. Je ne voyais pas que ce n'était là qu'une apparence. Tu n'étais pas libre puisque tu ne te connaissais pas... Moi-même je ne savais pas au juste en ce temps ce qu'il y avait dans le mot : être libre! Je n'étais pas assez près de la vérité. Je me satisfaisais, moi aussi, d'apparences. Quand je t'ai parlé de cela pour la première fois, déjà la nature t'avait appris que tu t'appartenais avant que de m'appartenir. » Mme Charvet secoua la tête. « Non, non, ne dis pas cela... je n'étais alors encore qu'une esclave, je n'étais qu'une créature passive... Je ne me suis appartenu que le jour où je t'ai été rendue de ma propre volonté, où en me laissant maîtresse d'agir selon ma volonté, tu m'a faite vraiment libre... » « Eh bien, dit-il, parle. C'est encore à ta volonté que je m'adresse. Il dépend de toi que rien ne soit changé à ta vie. Je m'en irai si tu le veux. » Emmeline se mit à trembler de tout son corps : elle joignit les mains, les leva vers lui comme si c'était son âme qu'en ce geste de gratitude infinie elle lui tendît : « Tu ferais cela pour moi, dis, tu le ferais ? » Il remua la tête... « Devant Dieu... oui...» Et il parlait selon son cœur, il ne pensait pas en ce mot avoir fait le sacrifice de sa vie. La grandeur de cet homme simple et bon, s'offrant à expier les torts qu'elle avait envers lui, exalta Emmeline. Elle lui cria presque avec violence : « Tais-toi... Non, je ne veux pas... C'est moi qui dois m'en aller... moi seule, tu entends. C'est ça la justice... Et puis, n'est-ce pas, les chemins finissent toujours par se rencontrer quand les cœurs le veulent avec sincérité ? » Ses paroles tombaient l'une sur l'autre, elle avait l'air de les jeter devant elle comme des pierres pour se couper la retraite, s'empêcher de se reprendre : il haussa doucement les épaules en faisant un mouvement de la main qui la laissait maîtresse de sa destinée. Alors encore une fois la volonté abandonna Emmeline ; son faible cœur, après ce grand élan de sincérité, défaillit; elle regretta de s'être immolée quand d'un mot, un seul, dans cette minute où se joua sa vie, elle eût décidé de son avenir. Un silence les étrangea, des distances s'interposèrent. Ils semblèrent n'avoir été rapprochés un instant dans le consentement mutuel au sacrifice que pour être ensuite séparés par le regret du sacrifice même. Elle s'était dirigée vers l'armoire; il cessa de la voir derrière le vantail déployé; elle parut s'être enfoncée aux ombres; mais bientôt elle repassait dans les dernières clartés de la chambre, portant en ses mains le reste de son pauvre luxe de lingerie qui avait été sa coquetterie d'honnête femme. Elle ne le rangea pas tout de suite dans la malle, s'arrêta à regarder Charvet qui dépendait du mur un portrait au crayon qu'il avait fait d'après Fanfan toute enfant dans son berceau. Tiens, prends-le, dit-il, cela te rappellera... » Sa voix s'altéra, il cessa de parler. Elle plaça le portrait entre deux draps machinalement, sans lui répondre, prise par une autre idée qui soudain la raidit, le cœur arrêté de l'excès même de la sensation. Elle dut s'appuyer sur ses poings pour se relever, fit vers Charvet deux pas, toute froide, l'air d'une morte. Et ensuite elle lui toucha le bras avec son doigt... (( Vois-tu, je voudrais te demander quelque chose », dit-elle. Ses lèvres remuaient faiblement, à peine il pouvait l'entendre. (( Parle », dit-il. Alors dans le crépuscule des fenêtres, elle fixa étrangement les yeux sur lui. « Ne m'as-tu jamais manqué toi-même? N'aimas-tu jamais une autre femme ? Réponds à cela franchement. » Il la regarda entre les sourcils avec loyauté et dit simplement : « Je n'ai point connu d'autre amour que le tien, Emmeline... » Elle le vit dans la nudité de son âme et courba la tête... « Maintenant tu vois toi-même que c'est à moi de partir », dit-elle très bas, comme si elle eût parlé du fond d'un confessionnal. La nuit les enveloppa; ni l'un ni l'autre ne distinguaient plus leur visage. Et encore une fois aucun des deux n'avait prononcé le mot honteux dont la pudeur reste irréparablement violée, aucun n'avait parlé de la faute, comme si elle dût rester au seuil de leurs pensées. Pourtant Emmeline avait conformé son attitude à celle d'une femme qui a péché; et après que l'aveu eût expiré dans un détour, elle ne releva pas tout aussitôt le front. Une main l'attira dans l'ombre. Elle se sentit pressée sur le cœur de Charvet. Et de ce cœur une parole montait, légère, délivrée comme l'oubli : « Tu t'es déprise librement, il t'appartient, si tu le veux, de te reprendre librement... Nous croirons seulement nous connaître pour la première fois.» « De toute mon âme, oui, je le veux, dit-elle. » Elle n'avait pas été plus heureuse le jour où il arriva la demander à sa mère. Ensuite une filtrée de lumière glissa sous la porte : ils crurent sortir d'un rêve. C'était Hortense qui apportait la lampe. Emmeline jusqu'à l'heure du dîner ne cessa de s'occuper de son départ. La force lui était revenue; elle était bien plus calme que Charvet. Il la supplia d'emporter la moitié de ce qu'ils possédaient; elle voulut lui laisser tout ce qui ne lui était pas rigoureusement nécessaire... «Pense donc, j'aurai besoin de si peu de chose. Mais toi, tu as Fanfan, et puis toi, c'est encore la maison...» Il dut exiger qu'elle partageât avec lui leur avoir, quelques centaines de francs patiemment épargnés sur la dépense quotidienne. D'amoureuses reliques, des objets jubilaires et mémoratifs auxquels s'attachaient de précieuses dédicaces, quelquefois remuaient à ses doigts comme des morceaux de leur passé, des parcelles de l'ancienne communion de leur vie. Qui aurait dit alors?... D'un mouvement de la tête apitoyé à la fois et résigné, elle les montrait à Charvet... ((Vois...» C'étaient comme de petites tombes où reposait un peu de leur essence vive, comme de petits enfants nés de leur chair et couchés au suaire et dont ils dépliaient les bandelettes. Un instant tous deux demeurèrent silencieux à les regarder, vibrants en leurs racines, très loin du présent. Ils épuisèrent ainsi en moins d'une heure toutes les amertumes de la séparation. A la fin une volupté triste s'y mêlant, ils se sentirent à travers ces souvenirs plus rapprochés l'un de l'autre qu'ils ne l'avaient été même au temps du bonheur. Emmeline d'ailleurs ne faiblit pas un moment. Il sembla qu'elle voulût elle-même communiquer un peu de sa décision à Charvet. Et quand ils avaient fini de longtemps contempler ces parts d'eux exhumées, elle faisait le geste de religieusement les remettre au linceul. Cette journée les avait brisés tous deux; à peine Charvet toucha au dîner que leur servit Hortense; Emmeline mangea quelques fruits; et Fanfan constamment les interrogeait sur les pays lointains d'où Mme Charvet reviendrait tous les dimanches. Cependant leur tristesse était passée, ils éprouvaient plutôt la sensation d'une délivrance comme après un deuil, après les funèbres devoirs accomplis. Emmeline alla se coucher de bonne heure; il veilla une partie de la nuit. Et il ne savait quel temps s'était passé... Elle avait trouvé un emploi de caissière dans un magasin. Tous les dimanches il conduisait lui-même Fanfan chez Mme Dulac. Elle arrivait quand déjà il était reparti, car tous deux s'arrangeaient pour ne pas se rencontrer, et ensuite, à la nuit, il s'en revenait chercher la fillette. Puis un jour il montait ses trois étages; il frappait un coup à la porte : son cœur n'avait jamais battu comme pendant le moment où tout à coup il entrait, où sur la pointe des pieds, son chapeau à la main, il marcha vers le lit. Elle était tombée malade, toute pâle, toute fondue sous les draps, dans sa couchette de veuve; et ils ne savaient plus que se dire, troublés d'une grande gêne, comme aux premiers jours de leur connaissance. Il la baisa au front et lui dit : « Maintenant, si tu le permets, je reviendrai quelquefois. » Il lui apportait chaque fois des fleurs qu'elle gardait séchées dans un tiroir, comme le parfum décomposé de leur bonheur... Ainsi revint l'ancien amour très pur, presque innocent, un amour de vieux enfants. Le petit jour apparut à la fente des rideaux. Charvet, en rouvrant les yeux, vit qu'il s'était endormi dans son fauteuil. Il referma les paupières, espérant vivre jusqu'au bout son rêve, mais il ne put retrouver le sommeil. Les cloisons s'animèrent d'un vril-lement d'esprits légers, aériens; il entendit chanter un oiseau dans la maison; des pas sourds descendirent l'escalier. Il écarta les rideaux. La brume nocturne encore givrait les vitres, par-dessus les grisailles fluides de la rue; mais par delà la bordure ombreuse des toits, tout le ciel froid se pommelait de fines nuées roses. Ensuite une palpitation tiède s'étendit; dans l'espace clarifié, les ors mouillés de ce matin de la mi-septembre se diffusèrent. Et devant le jour qui se levait ingénu, cristallin, lavé d'orient neuf, divinement apaisé d'éternité, avec ses lumières fraîches, pures comme une eau de roche, il eut une impression de confiance, sentit la nuit intérieure se fondre dans un espoir de clartés durables. Bientôt Emmeline à son tour s'éveilla; elle poussa la porte; il la vit s'avancer aux blancheurs de son peignoir, dans le frisson vermeil des pénombres, avec un geste dont elle chassait de ses prunelles les dernières obscurités du sommeil et qui sur la nudité opaline de ses bras de blonde faisait glisser la dentelle des manches. Elle lui souriait; à peine il la reconnut, déjà elle lui semblait une autre femme. « J'ai fait un rêve, lui dit-elle, tu arrivais me prendre un matin, tu me menais vers une petite maison à la campagne. C'était le printemps, tous les oiseaux chantaient dans le jardin. Et sur le seuil je me suis arrêtée, je t'ai remis quelque chose, je t'ai dit : Reprends d'abord cet argent, il est à toi. C'est celui que tu m'as prêté autrefois. Je l'ai gagné avec mon travail. Maintenant il me semble vraiment que je suis redevenue une honnête femme, une âme libre... J'ai vu alors que tes yeux se mouillaient, nous sommes restés longtemps embrassés. Puis tu as ouvert une chambre...» Un nuage monta aux joues d'Emmeline; elle n'eut plus qu'un souffle de voix... «Je me suis aperçue que le lit était changé, dit-elle. C'était comme si je rentrais chez nous jeune fille... » Un frisson courut dans l'air, ni elle ni lui n'osaient se regarder; ils semblèrent s'être parlé de ces intimités de la vie pour la première fois. Et les paroles, comme un chuchotement d'aveu, un peu de temps encore continuaient à bruire aux oreilles de Charvet, en éveillaient d'autres, faisaient naître des images assoupies... «Moi aussi, Emmeline, j'ai rêvé, dit-il enfin, tu n'avais pas encore achevé d'accomplir ta vie nouvelle et je me retrouvais près de toi, sans que cependant rien eût été dit pour l'avenir. Mon rêve tout à coup fut interrompu au moment où tu commenças le tien, en sorte que le mien n'aurait pu finir autrement que celui que tu rêvas, ni le tien commencer autrement que moi-même je le rêvai... » Ils se turent, émus, troublés. Tous deux ressemblaient à un homme et à une femme qui, penchés de chaque côté de la margelle d'un puits, regardent frissonner et se confondre leur vie au fond des eaux. Ils étaient pleins de paroles qu'une étrange pudeur les empêchait d'échanger, et le silence ne leur pesait pas, car déjà le passé n'existait plus, ils se sentaient unis par l'espoir d'un sacrement nouveau, redevenus des âmes qui s'attendent et veulent se mériter... «Maintenant je puis te le dire, fit Charvet après un temps assez long, c'est bien ainsi que cela sera. J'irai te chercher, je te mènerai vers la petite maison et tous les oiseaux chanteront dans le jardin. Nous croirons que nous n'étions pas encore mariés avant ce jour... » Dehors le soleil montait, perçait le brouillard matinal. La rue s'éclaira comme leur vie, d'une lumière où tout le ciel sembla frissonner. Emmeline alors le pria de passer ensemble cette dernière journée; elle avait 224 la faute de madame charvet averti sa mère qu'elle arriverait seulement vers le soir. Il consentit. Mais les heures à mesure leur parurent si lourdes qu'ils eussent voulu déjà s'être quittés. Ils craignirent de ne pouvoir conserver leur force jusqu'au bout. Ce fut Mme Charvet elle-même qui hâta les derniers apprêts; elle commanda à Hortense de faire approcher une voiture. Puis, appelant Fanfan, elle lui dit : « Baise-moi partout sur le front, ma chérie ». Fanfan ayant fait ce qu'elle disait, elle se tourna vers Charvet... « A présent tu peux m'embrasser à ton tour sans arrière-pensée. Partout où tu mettras tes lèvres, tu trouveras le baiser de notre enfant... » Ce fut le premier baiser de leur vie nouvelle. Ils restèrent longtemps serrés l'un contre l'autre en pleurant. Et ensuite Emmeline quitta la maison. fin. LA RENAISSANCE DU LIVRE a publié dans la Collection Littéraire : Une Rivalité Farouche, par Roger Avermaete. La Nouvelle Camille, par Simone Bersou. La Vocation de Me Héraly, par Emile Bousin. Edwige, par Maurice Butaye. Les Tantes, par Cyriel Buysse. Un But, par Léon Chenoy. La Famille Kaekebroeck, par Léop. Courouui.e. Pauline Platbrood, par Léopold Courouble. Les Cadets de Brabant, par Léopold Courouble. Le Mariage d'Hermance, par Léopold Courouble. Madame Kaekebroeck à Paris, par Léopold Courouble. Le Sens des Jours, par Henri Davignon. La Certitude Amoureuse, par Richard Dupierreux. Kermesses, par Georges Eekhoud. Voyous de Velours, par Georges Eekhoud. La Nouvelle Carthage, par Georges Eekhoud. La Chaîne sans Fin, par Julia Frézin. L'Intruse, par Julia Frézin. Cacao, par Maurice Gauchez. La Maison sur l'Eau, par Maurice Gauchez. Les Dytiques, par Edmond Glesener. L'Homme et le Nénuphar, par René Golstein. L'Indigne Rivale, par Gérard Harry. Le Miracle des Yeux, par José Hennebicq. Amours Rustiques, par Hubert Krains. La Suprême Aventure, par Francy Lacroix. Mascarades Rustiques, par Arild Liénaux. Le Roman de l'Egoïste, par Abel Lurkin. La Flamme Immortelle, par Albi^rt Mockel. Jean Lariguette, par Rodolphe Parmentier. Les Contes du Whisky, par Jean Ray. Évocations, par Georges Rodenbach. La Source au Fond des Bois, par Fernand Severin. La Grâce de la Folie, par Hubert Stiernet. La Rose de Java, par Horace Van Hoffel. Lettres à Fernand Severin, par Charles van Lerberghe. Le Juif Errant, par Auguste Vermeylen. La Plaine Étrange, par Robert Vivier. L'Histoire du Crocodile, par F. Wicheler. 1MP. DESOBK, Llàuu.