• ' EMILE VERHAEREN LES MEURES & D'APRÈS MIDI SA BRUXELLES CHEZ t, ÉDITEUR EDM°M> DEMAN IL A ÉTÉ TIRÉ 35 EXEMPLAIRES NUMÉROTÉS * 2 5 sur papier de Hollande Van Gelder et 10 sur Japon Impérial. -s-' : £m .^erhaeren Les Heures d'Après^Midi 'Bruxelles ex chez l'Editeu no EdmDeman 1905 L'âge est venu, pas à pas, jour à jour, Poser ses mains, sur le front nu de noire amour, Et, de ses yeux moins vifs, l'a regardé. El, dans le beau jardin que Juillet a ridé, Les /leurs, les bosquets et les feuilles vivantes Ont laissé choir un peu de leur force fervente, Sur l'étang pâle et sur les chemins doux. Parfois, le soleil brûle âpre et jaloux Une ombre dure, autour de sa lumière. Pourtant, voici toujours les floraisons trémières Qui persistent à se darder vers leur splendeur, Et les saisons ont beau peser sur notre vie, Toutes les racines de nos deux cœurs Plus que jamais plongent inassouvies, Et se crispent et s'enfoncent, dans le bonheur. Oh, ces heures d'après-midi ceintes de roses Qui s'enlacent autour du temps et se reposent, La joue en fleur et feu, contre son flanc transi ! Et rien, rien n'est meilleur que se sentir ainsi, Heureux et clairs encor, après combien d'années ? Mais si tout autre avait été la destinée Et que, tous deux, nous eussions dû souffrir — Quand même ! — Oh j'eusse aimé, vivre et mourir Sans me plaindre, d'une amour obstinée. Roses de Juin, vous les plus belles, Avec vos cœurs de soleil transpercés ; Roses violentes et tranquilles, et telles Qu'un vol léger d'oiseaux sur les branches posés Roses de Juin et de Juillet, droites et neuves, Bouches, baisers qui tout à coup s'émeuvent Ou s'apaisent, au va et vient du vent, Caresse d'ombre et d'or, sur le jardin mouvant Roses d'ardeur muette et de volonté douce, Roses de volupté en vos maisons de mousse, Vous qui passez les jours du plein été A vous aimer, dans la clarté ; 9 Roses vives, fraîches, magnifiques, loules nos roses, Oh ! que pareils à vous nos multiples désirs, Dans la chère fatigue ou le tremblant plaisir S'entr'aiment, s'exaltent ou se reposent ! Si d'autres fleurs décorent la maison Et la splendeur du paysage, Les étangs purs luisent toujours dans le gazon, 1 vec les grands yeux d'eau de leur mouvant visage. Dites de quels lointains profonds et inconnus Tant de nouveaux oiseaux sont-ils venus, Avec du soleil sur leurs ailes ? 11 Juillet a remplacé Avril dans le jardin El les tons bleus par les grands Ions incarnadins. L'espace est chaud et le vent frêle ; Mille insectes brillent dans l'air joyeusement, Et l'été passe, en sa robe de diamants El d'étincelles. L'ombre est lustrale et l'aurore irisée. De la branche d'où s'envole là-haut, L'oiseau, Tombent des gouttes de rosée. Une pureté lucide et frêle Orne le malin si clair Que des prismes semblent jouer dans l'air, vec des bruits de source et des va-et-vient d'ailes. 13 Oh ! que tes yeux sont beaux, à celle heure première Où nos étangs d'argent luisent dans la lumière Et reflètent le jour qui se lève là-bas. Ton front est radieux et ton artère bat. La vie intense et bonne et sa force divine Entrent si pleinement, tel un battant bonheur, En ta poitrine, Que pour en contenir l'angoisse et la fureur, Tes mains soudain prennent mes mains Et les appuyait, comme avec peur, Contre ton cœur. Je t'apporte, ce soir, comme offrande, ma joie D'avoir plongé mon corps, dans l'or et dans la soie Du vent joyeux et franc et du soleil superbe; Mes pieds sont clairs d'avoir foulé les herbes, Mes mains douces d'avoir touché le cœur des fleurs, Mes yeux brillants d'avoir soudain senti les pleurs Naître, sourdre et monter, autour de mes prunelles, Devant la terre en fête et sa force éternelle. L'espace entier, entre ses bras de vivante clarté, Ivre et fervent et sanglotant m'a emporté, El j'ai marché je ne sais ou, très loin, là-bas, Avec des cris captifs que délivraient mes pas. 15 Asseyons-nous tous deux près du chemin, Sur le vieux banc rongé de moisissures, Et que je laisse, entre tes deux mains sûres, Longtemps s'abandonner ma main. Avec ma main qui longtemps s'abandonne A la douceur de se sentir sur tes genoux, Mon cœur aussi, mon cœur fervent et doux Semble se reposer, entre tes deux mains bonnes. 17 Et cest ta joie intense et c'est l'amour profond Que nous goûtons à nous sentir si bien ensemble, Sans qu'un seul mot trop fort sur nos lèvres ne tremble, Ni même qu'un baiser n'aille brûler ton front. Et nous prolongerions l'ardeur de ce silence El l'immobilité de nos muets désirs N'était que tout à coup à les sentir frémir Je n'étreigne, sans le vouloir, tes mains qui pensent ; Tes mains, où mon bonheur entier reste celé Et qui jamais, pour rien au monde, N'attenteraient à ces choses profondes Dont nous vivons, sans en devoir parler. Très doucement, plus doucement encore, Berce ma tête entre tes bras, Mon front fiévreux et mes yeux las ; Très doucement, plus doucement encore, Baise mes lèvres, et dis-moi Ces mots plus doux à chaque aurore, Quand me les dit la voix Et que tu t'es donnée, et que je l'aime encore. Le jour surgit maussade et lourd; la nuit Fut de gros rêves traversée ; La pluie et ses cheveux fouettent notre croisée Et l'horizon est noir de nuages d'ennui. 19 Très doucement, plus doucement encore, Berce ma tête entre tes bras Mon front fiévreux et mes yeux las ; C'est toi qui m'es la bonne aurore, Dont la caresse est dans ta main El la lumière en tes paroles douces : Voici que je renais, sans mal et sans secousse, Au quotidien travail qui trace, en mon chemin, Son signe, Et me fait vivre, avec la volonté D'être une arme de force et de beauté, Aux poings d'or d'une vie insigne. Dans la maison où noire amour a voulu naître, Avec les meubles chers peuplant l'ombre et les coins, Où nous vivons à deux, ayant pour seuls témoins Les roses qui nous regardent par les fenêtres, Il est des jours choisis, d'un si doux réconfort Et des heures d'été, si belles de silence, Que j'arrête parfois le temps qui se balance, Dans l'horloge de chêne, avec son disque d'or. 21 Le bon travail, fenêtre ouverte, Avec t'ombre des feuilles vertes Et le voyage du soleil Sur le papier vermeil Maintient la douce violence De son silence, En notre bonne et pensive maison. 23 El vivement les fleurs se penchent, Et les grands fruits luisent, de branche en branche, Et les merles et les bouvreuils et les pinsons Chantent et chantent, Pour que mes vers éclatent Clairs et frais, purs et vrais, Ainsi que leurs chansons Leur chair dorée et leurs pétales éccirlales. Et je te vois passer dans le jardin, là-bas, Parfois à l'ombre et au soleil mêlée; Mais la tête ne se retourne pas, Pour que l'heure ne soit troublée Où je travaille, avec mon cœur jaloux, A ces poëmes francs et doux. Toute croyance habile au fond de notre amour. On lie une pensée ardente aux moindres choses : l'éveil d'un bourgeon, au déclin d'une rose, Au vol d'un frêle et bel oiseau qui, tour à tour, Arrive ou disparaît, dans l'ombre ou la lumière. Un nid, qui se disloque au bord moussu d'un toit Et que le vent saccage, emplit l'esprit d'effroi. Un insecte qui mord le cœur des fleurs trémières Epouvante : tout est crainte ; tout est espoir. Que la raison, avec sa neige âpre et calmante, Refroidisse soudain ces angoisses charmantes, Qu'importe, acceptons-les sans trop savoir Le faux, le vrai, le mal, le bien qu'elles présagent ; Soyons heureux de nous sentir enfants, Pour croire à leur pouvoir fatal ou triomphant ; Et gardons-nous, volets fermés, des gens trop sages. L'aube, l'ombre, le soir, l'espace et les étoiles ; Ce que la nuit recèle ou montre entre ses voiles, Se mêle à la ferveur de noire être exalté. Ceux qui vivent d'amour, vivent d'éternité. Il n'importe que leur raison adhère ou raille Et leur tende, debout, sur ses hautes murailles, u long des quais et des havres ses flambeaux clairs Eux, sont les voyageurs d'au delà de la mer. Ils regardent le jour luire de plage en plage, Très loin, plus loin que l'océan et ses flots noirs ; La fixe certitude et le tremblant espoir Pour leurs regards ardents ont le même visage. Heureux et clairs, ils croient, avec avidité ; Leur cœur est la profonde et soudaine clarté Dont ils brûlent le front des plus hautains problèmes ; Et pour savoir le monde, ils ne scrutent qu'eux-mêmes. Ils vont, par des chemins lointains, choisis par eux, Vivant des vérités que leur disent leurs yeux Simples et nus, profonds et doux comme l'aurore ; Et pour eux seuls, les paradis chantent encore. C'est la bonne heure, où la lampe s'allume. Tout est calme et consolant, ce soir, Et le silence est tel, que l'on entendrait choir Des plumes. C'est la bonne heure où, doucement, S'en vient la bien-aimée, Comme la brise ou la fumée, Tout doucement, tout lentement. Elle ne dit rien d'abord — et je l'écoute ; El son âme, que j'entends toute, Je la surprends luire et jaillir, Et je la baise sur les yeux. 29 C'est la bonne heure, où la lampe s'allume, Où les aveux De s'être aimés le jour durant, Du fond du cœur profond mais transparent, S'exhument. El ion se dit les simples choses : Le fruit qu'on a cueilli dans le jardin ; La fleur qui s'est ouverte, D'entre les mousses vertes ; Et la pensée éclose, en des émois soudains, Àu souvenir d'un mot de tendresse fanée Surpris, au fond d'un vieux tiroir, Sur un billet de l'autre année. Les baisers morts des défuntes années Ont mis leur sceau sur ton visage, Et, sous le vent morne et rugueux de l'âge, Bien des roses, parmi tes traits, se sont fanées. Je ne vois plus la bouche et les grands yeux Luire, comme un matin de fêle, Ni, lentement, se reposer ta tête, Dans le jardin massif et noir de tes cheveux. 31 Tes mains chères qui demeurent si douces Ne viennent plus comme autrefois, Avec de la lumière au bout des doigts, Me caresser le front, comme une aube les mousses. Ta chair frêle et jeune et belle, la chair Que je parais de mes pensées, N'a plus sa fraîcheur pure de rosée, Et les bras ne sont plus pareils aux rameaux clairs. Tout tombe, hélas, et se fane sans cesse ; Tout est changé, même ta voix, 'Ton corps s'est affaissé comme un pavois, Pour laisser choir les victoires de la jeunesse. Mais néanmoins, mon cœur ferme et fervent te dit: Que m'importent les deuils mornes et engourdis, Puisque je sais que rien au monde Ne troublera jamais noire être exalté Et que notre âme est trop profonde Pour que l'amour dépende encore de la beauté. Voilà quinze ans déjà que nous pensons d'accord ; Que notre ardeur claire et belle vainc l'habitude, Mégère à lourde voix, dont les lentes mains rudes Usent l'amour le plus tenace et le plus fort. Je le regarde, et tous les jours je te découvre, Tant est intime ou la douceur ou la fierté: Le temps, certes, obscurcit les yeux de la beauté, Mais exalte ion cœur dont le fond d'or s'entr'ouvre. 33 Tu te laisses naïvement approfondir, Et ton âme, toujours, parait fraîche et nouvelle ; Les nuits au clair, comme une ardente caravelle, Notre bonheur parcourt les mers de nos désirs. C'est en nous seuls que nous ancrons noire croyance, A la franchise nue et l'entière bonté ; Nous agissons et nous vivons dans la clarté D'une joyeuse et translucide confiance. Ta force est d'être frêle et pure infiniment ; De traverser, le cœur en feu, tous chemins sombres, Et d'avoir conservé, malgré la brume ou l'ombre, Toutes les fleurs de l'ciube en ton âme d'enfant. J'ai cru à tout jamais noire joie engourdie Comme un soleil fané avant qu'il ne fût nuit, Le jour, qu'avec ses bras de plomb, la maladie M'a lourdement traîné vers son fauteuil d'ennui. Les fleurs et le jardin m'étaient crainte ou fallace ; Mes yeux souffraient à voir flamber les midis blancs, Et mes deux mains, mes mains, semblaient déjà trop lasses Pour retenir captif, notre bonheur tremblant. Mes désirs n'étaient plus que des plantes mauvaises, Ils se mordaient entre eux comme au vent les chardons ; Je me sentais le cœur à la fois glace et braise Et tout à coup aride et rebelle aux pardons. 35 Mais tu me dis le mot qui bellement console Sans le chercher ailleurs que dans l'immense amour ; El je vivais avec le feu de ta parole Et m'ij chauffais, la nuit, jusqu'au lever du jour. L'homme diminué que je me sentais être Pour moi-même et pour tous, n'existait point pour toi Tu me cueillais des fleurs au bord de la fenêtre, Et je croijais en la santé, avec la foi. Et tu me rapportais, dans les plis de la robe, L'air vivace, le vent des champs et des forêts, Et les parfums du soir et les odeurs de l'aube, Et le soleil, en les baisers profonds et frais. Tout ce qui vit autour de nous, Sous la douce et fragile lumière, Herbes frêles, rameaux tendres, roses trémières Et l'ombre qui les frôle et le vent qui les noue Et les chantants et sautillants oiseaux Qui follement s'essaiment, Comme des grappes de joyaux, Dans le soleil, Tout ce qui vit au beau jardin vermeil, Ingénument, nous aime ; Et nous Nous aimons tout. 37 Nous adorons le lys que nous voyons grandir Et les hauts tournesols plus clairs que le Nadir — Cercles environnés de pétales de flammes — Brident, à travers leur ardeur, nos âmes. Les fleurs les plus simples, les flox et les lilas, Au long des murs, parmi les pariétaires, Croissent, pour être proches de nos pas ; Et les herbes involontaires, Dans le gazon où nous avons passé, Ouvrent les yeux mouillés de leur rosée. Et nous vivons ainsi avec les fleurs et l'herbe, Simples et purs, ardents et exailés, Perdus, dans notre amour, comme dans l'or, les gerbes, Et, doucement, laissant le bel été, Avec ses conseils clairs, séduire et argenter Nos chairs, nos cœurs, et nos deux volontés. <$Ê> ■ <$b (S) Avec mes sens, avec mon cœur et mon cerveau, Avec mon être entier tendu comme un flambeau, Vers la bonté et vers ta charité Sans cesse inassouvies, Je t'aime et le louange et je te remercie D'être venue, un jour, si simplement, Par les chemins du dévouement, Prendre, en tes mains bienfaisantes, ma vie. 39 Depuis ce jour, Je sais, oh ! quel amour Candide et clair ainsi que la rosée, Tombe de loi sur mon âme tranquillisée. Je me sens tien, par tous les liens brûlants Qui rattachent à leur brasier, les flammes ; Toute ma chair, toute mon âme, Montent vers toi, d'un inlassable élan ; Je ne cesse de longuement me souvenir De la ferveur profonde et de ion charme, Si bien que, tout à coup, je sens mes yeux s'emplir Délicieusement, d'inoubliables larmes. Et je m'en viens vers toi, heureux et recueilli, Avec le désir fier d'être à jamais celui Qui t'est et te sera la plus sûre des joies. Toute notre tendresse autour de nous flamboie ; Tout écho de mon être à ton appel répond ; L'heure est unique et d'extase solennisée Et mes doigts sont tremblants, rien qu'à loucher ton front, Comme s'ils frôlaient l'âme en fleur de les pensées. ht) Les jours de fraîche et tranquille santé, Lorsque la vie est belle ainsi qu'une conquête, Le bon travail prend place à mes côtés, Comme un ami qu'on fêle. Il vient des pays doux et rayonnants, Avec des mots plus clairs que les rosées, Pour y sertir, en les illuminant, Nos sentiments et nos pensées. Il saisit l'être en un tourbillon fou ; Il érige l'esprit, sur de géants pilastres ; Il lui verse le feu qui fait vivre les astres ; Il apporte le don d'être Dieu tout à coup. Et les transports fiévreux et les affres profondes, Tout sert à sa tragique volonté De rajeunir le sang de la beauté, Dans les veines du monde. Je suis à sa merci, comme une ardente proie. Aussi, quand je reviens, bien que lassé et lourd, Vers le repos de ton amour, Avec les feux de mon idée ample et suprême, Me semble-t-il — Oh qu'un instant — Que je l'apporte, en mon cœur haletant, Le battement de cœur de l'univers lui-même.