CX LIBRI5 WITHOUD ^ wcckhoud: cik.houd : ee k h o ud : MAX WALLER LA Vie Bête Préface de Camille Lemonnier Eau-forte de Théodore Hannoh BRUXELLES B !< A MM l< T. K Dl T I I. H MUCCCLXXXIII . f Cl STlû S7 ÙlC/7 (-y £01Ç (S cfè/Zyi/ftjà zuJc ^rt&iU'c^ c/t. Aétf. M 7/3. LA VIE BÊTE bruxelles IMPRIMERIE A. LEFÈVRE RUE ST—PIERRE, 9 fa On c/>lr e/ m»jy (j m Çeai^ ^ ï/JC (ony*it.r>î)i tte*, Al /ctf-ix. . ^C A Zirtnf etciyc jtemvi*» mt't/t' -• ineteft*, f vu csAttt/i ztA^tf" H ST^I* / c/fo^j...-' ce -W «i St/tu as»,, ? /oyit/iSt Jt<< no/x-Siori o« "<» ^ezi rtro/sfe* A»^ f /""f 1 jU'f PRÉFACE Mon cher ami, e n'ai pas oublié le bon soir où vous nous révélâtes le fruit de votre labeur : nous étions chez vous six ou huit, tous frères dans le coude à coude des Lettres, où les uns apportaient une verve plus chaude et les ■hêêhM VI s* mitres une maturité plus réfléchie. Je ne vous connaissais point alors comme je vous connais maintenant, et j'avais un peu pexir, devant cette témérité d'un début. Car c'était bien votre début, en effet, dans cette dure carrière du Livre, où moi votre aîné, je peinais depuis plusieurs lustres, et dans laquelle, à votre tenir, avec le tourment d'une jeune sève, vous vous lanciez, après quelques passes hardies dans les polémiques du journal. Aujojird'hui qu'à la place de caractère et d'un esprit trempé par la vie, on met de plus en plus, dans ce qu'on ççvit, le brillant et souvent,hélas ! le creu% d&s formules, je craignais — pourquoi vous le cacher1 — que votre livre fût sorti de votre mémoire plus que de votre cœur. »» VII B2- Mes appréhensions eussent-elles été fondées, je n'aurais pu vous en vouloir d'un vice qui fut longtemps le mien, si tant est qu'il ne le soit point encore ; mais peut-être alors, en loyal ami, voris aurais-je conseillé d'oublier les livres, les vôtres et les autres, et de vous en aller par la vie, du côté des ronces et des roses. Presque tous, en venant au monde, nous avons en nous l'étoffe d'affreux petits académiciens, bien que quelques-uns seulement soient voués aux prix quinquennaux. A peine sevrés de la mamelle, on nous gorge du lait des sciences en us, et quand nous voulons écrire, nous nous apercevons — nous en apercevons-nous toujours ? — que nous ne faisons que rabâcher ce qui a été écrit avant nous. Ah! mon ami! quelle fatalité! les plus jeunes ont au moins vingt siècles sur les reins. a» vin Eh bien! je le confesse, votre livre a donné tort à mes craintes. Tandis que, assis sous la lampe , vous scandiez d'une voix lente les mélancolies de votre personnage, il me semblait entendre les confidences d'une âme blessée et qui se répand en dolences douces. Ce n'était pas le grand cri des agonies, mais la plainte musicale d'un artiste qui s'aime dans sa souffrance. Et j'admirais que, du premier coup, vous eussiez compris cette condition de l'Art qui rend nos œuvres tributaires de nos deuils et de nos joies. Oui, vous avez pris le plus sûr moyen de nous émouvoir en nous disant vos propres émotions et les sensations de votre pensive jeunesse. Vous avez laissé s'extravaser dans votre livre les déceptions et les généreuses illusions de vos ■ ■} i lêfisKp-ij vingt ans. De votre cerveau à votre main, votre vie s'est mise à couler en ressouve-nances attendries. Et vous m'avez fait sentir ce grand vide des cœurs oisifs, oiï plus d'un, comme moi, retrouvera les voluptueuses douleurs autrefois connues. Ne vous en défendez pas, votre livre est bien vous-même, avec la nostalgie des bonheurs impossibles et peut-être le regret de n'avoir pu retenir ceux qui étaient à portée de votre main. De ce profond cimetière du cœur où, côte à côte sous les herbes grasses de l'oubli,sont ensevelies les bières de nos défuntes tendresses, vous avez exhumé un jeune et charmant souvenir. Elle passe dans votre récit, cette pâle et amoureuse Madeleine comme une ombre à demi effacée par le lointain du temps, et en qui pourtant se reconnaît l'accent des réalités subies. •S® XII S? comme si nous redoutions de n'en point garder assez pour les besoins de notre existence sociale. L'écrivain, en effet, observez-le, se retire chaque jour un beu plus de ses œuvres : ce qui se distillait auparavant avec le sang et le suc de l'être, a fait place à une opération purement cérébrale, que nous accomplissons en vertu de lois assurées ■et en vue d'un résultat défini. Le procédé a si bien envahi les Lettres, qu'on sait à peu près, en écrivant une première ligne, le sens et même l'écriture de celle qui mettra fin à toutes les autres; et pour beaucoup, la littérature est devenue une mathématique où tout est combiné à l'avance et ne laisse point de place aux défaites de la raison qui sont, en fin de compte, les surprises du génie. Ah! le génie! Ne sachant où le reléguer, gS XIII notre époque méthodique et réglée, qui pourtant classifie tout, s'en gare comme d'un hôte encombrant. C'est qu'il est le plus intime et le plus volatile de l'homme, et que l'homme, avec ses coups de passion, gêne toujours un peu les faiseurs de belles mécaniques. Mon cher Max, vous n'avez pas suivi la tradition des petits olympiens de Wei-mar, pullulants à cette heure, et je vous en sais gré, puisque, sans viser à l'impassibilité marmoréenne, et, Dieu merci! ne songeant point encore à boser pour ce buste que les meilleurs portent en soi, vous avez tout simplement écrit, en un style qui n'est pas exempt de péchés — mais péchés de jeunesse sont comptés comme vertus dans l'âge mûr, — le petit livre de vos illusions expiées. Rien n'y sent le dogmatisme de l'école, ®B XIV si d'aucune école, et la forme non plus que le fond n'y fournit carrière à ce travers moderne de la profession de foi, sans laquelle il semble qu'on ne puisse plus écrire ni penser. Non, si scrupuleusement que je l'aie remué, ce premier plant de votre jardin littéraire, qui n'est pas un chêne mais qui est déjà mieux qu'un arbuste, je n'en ai pu faire tomber la moindre graine de programme. Et jugez si j'en ai été heureux, moi qui ai toujours professé Vabomination de tout ce qui met une entrave au libre instinct de l'esprit. Travaillons chacun dans notre coin et mettons le plus possible de nous-même dans nos ouvrages, sans nous soucier des formules et des canons : c'est encore le mieux pour laisser de nous quelque chose où l'on puisse retrouver notre humanité Sff XV actuelle. Je ne veux point tirer d'autre morale de votre livre : ne dégageât-il que celle-là, d'ailleurs, cela suffirait à sa gloire. A vous, cher. Camille Lemonnier. LA VIE BÊTE I ourquoi l'ai-je connue ? Elle a laissé dans ma vie son reflet blond ; j'entends toujours sa voix de muse, et son souvenir pâle me hante..... Madeleine a absorbé six mois de mes dix-sept ans ; elle a mis dans ma pensée son exquise douceur, et, maintenant encore, il me semble que je garde en moi-même une marque légère d'autrefois et comme un rayon d'amour qui ne veut pas s'éteindre. •t8îî Qui dira comment une tendresse fugitive et déjà lointaine peut laisser ainsi une empreinte ineffaçable, comment le temps qui emporte tout, n'emporte pas cette graine d'amour desséchée avant d'être éclose, lorsque le cœur plus mâle s'est refroidi au contact des désillusions ? Je comprends qu'on aime longtemps mais non qu'on se souvienne toujours,.... et cela est ainsi pourtant...; même, à mesure que les jours passent, les souvenirs se dessinent plus nets; le temps met sur eux une aurore; les êtres semblent meilleurs, les choses plus belles, et l'on oublie seulement les ombres du radieux tableau à demi effacé. Voilà pourquoi, dans mon souve-venir, Madeleine Auriol devait avoir la beauté parfaite et moi une folie d'amour. En ce temps-là, au lieu d'étudier, _ je faisais des vers : tout le monde a payé cette dîme. Il semble qu'à tout nouveau-né, la destinée ait dit : « Tu feras des dents et des vers, puis tu mourras, ayant fourni ton obole à la sottise humaine. » C'est la fatalité des choses. Arrivées à l'adolescence, les jeunes filles ont des langueurs, et les hommes des rimes; la poésie, c'est notre âge critique, à nous. « Qu'est-ce qu'un poète? disaient les Goncourt. — Un monsieur qui met une échelle contre une étoile et qui monte, en jouant du violon. » J'ai cru voir une étoile, j'ai posé mon échelle et failli me casser le cou; j'ai joué du violon, les cordes se sont brisées, me cinglant la face : c'était un crin-crin.... Il y a beaucoup de crins-crins dans les Lettres. Donc je faisais des vers — très a? 10 mauvais, — je portais de longs cheveux, un veston de velours marron et un chapeau Rubens ; il ne manquait qu'une guitare et une amoureuse andalouse. A cette néfaste époque, la mode de la déclamation sévissait ; dans les salons, même les plus humbles, on rencontrait de petits jeunes gens mièvres qui, cravatés de blanc et habillés de noir, se plaçaient devant une chaise et débitaient, avec une remarquable médiocrité, les récits de Manuel et de Coppée, ou les drôleries de Charles Cros. J'en étais, naturellement. Ma spécialité était le sentimental; j'avais entendy. Coquelin disant la Robe, le Naufragé, et aussitôt mon répertoire s'était enrichi du Naufragé et de la Robe. Je disais tout cela avec un geste arrondi, des yeux blancs et des poses mélancoliques, faisant bêler ma voix en trémolo de violoncelle. Il y avait des dames qui se mouchaient ; je vous jure ! En vérité, j'étais réussi. Un jour, ma tante, qui demeurait alors au diable, à Ixelles, me dit: — Tu ne sais pas ? nous avons reçu aujourd'hui la visite de deux charmantes jeunes filles qui viennent, avec leurs parents, habiter la maison voisine; nous les avons invitées à venir prendre le thé ce soir; il y en a une qui fait de la poésie ; seulement elle a des airs penchés qui m'agacent. » J'avais deux tantes : l'une veuve d'un officier du génie-, l'autre non mariée et sur le retour, qui avait passé sa vie à soigner les malades de la famille. Elles habitaient ensemble avec leur mère, grand'maman, une bonne vieille riante qui disait d'un »» la bon plat : « il est friand » et de deux amoureux : « ils se courtisent.» Grand' mère est morte, tout doucement, de vieillesse, tante Léo aussi, de chagrin; elle est devenue mélancolique; une maladie cérébrale l'a prise ; elle a maigri, elle s'est tassée ; ses cheveux ont blanchi; puis un matin, elle a dit d'un air égaré qu'elle était guérie, heureuse, qu'elle allait donner des fêtes; c'était la folie; elle s'est éteinte, après quelques lueurs, comme un cierge. Seule, tante Del reste au monde pour soigner les autres et les mettre en tombe; puis, lorsque tout autour d elle les caveaux seront remplis et que sur la terre grasse fleuriront les printemps nouveaux, elle s'en ira, ayant assez souffert. Tout cela est triste. « Oui, dit tante Léo, nous les avons invitées pour ce soir. » Toutes les |semaines, nous allions dîner chez tante, en famille. Le repas fini, nous dégustions, au jardin, les vieux cigares de notre oncle mort, tandis que tante Del, qui avait toujours mal aux reins, sommeillait sur un canapé du salon. Au coup de huit heures, quelques vieux amis arrivaient pour jouer au whist; les jeunes faisaient un lansquenet à deux centimes la fiche. Une jeune fille jolie et qui faisait des vers____ — Comment se nomme-t-elle, tante ? — Madeleine Auriol. Une jeune fille jolie et qui faisait des vers____ Je fis une inspection de ma toilette et passai la main dans mes cheveux pour leur donner du « fion. » A huit heures, la servante vint allumer le gaz au salon et demander à a^ 14 ^a tante Léo les clefs pour aller chercher du sucre. On sonna à la porte de la rue.... mon cœur tressauta..... C'était la sœur de la cuisinière qui venait la prendre pour « faire un tour. » Toutes les cuisinières ont des sœurs pour « faire un tour. » Ces sœurs sont très souvent des grenadiers. Un second coup de sonnette..., je me mis à feuilleter un album de photographies. Une vieille dame sèche et maigre entra, suivie de deux jeunes filles dont l'une portait une robe courte. C'était Madeleine, une petite aux cheveux très blonds et légers comme une mousse, aux yeux d'un bleu pâle, à la poitrine plate. Elle se tenait un peu courbée et me sembla excessivement timide. Ma tante me présenta à la maman d'abord, puis à la jeune fille, qui répondit à mon salut avec une touchante gaucherie de pensionnaire. Nous causâmes littérature ; elle aimait Lamartine... c'était si pur, si harmonieux, cette poésie...; quelle âme dans ce Jocelyn! et Hugo ! quel feu! comme il comprenait bien la-mour ! il fallait avoir aimé pour écrire ainsi ! — Vous ne devez pas aimer Baudelaire, Mademoiselle... — Oh! non, répondit-elle, puis naïvement : — J'aime les livres qui me laissent tranquille ! On lui permettait de tout lire ; elle adorait George Sand... Mon rôle commençait; je brodai une petite dissertation sur George Sand, Hugo et Lamartine, glissai ça ■et là quelques paradoxes à la Rous- seau, prononçai avec émotion le nom de Clarisse Harlome, et j'allais passer à Musset, lorsque tante Del demanda à Madeleine de dire des vers. Mademoiselle Auriol se fit prier un peu... elle ne savait pas grand chose... seulement des morceaux tristes... enfin elle finit par dire le Petit Turco de Déroulède : « C'était un enfant : dix-sept ans à peine » De très touchants mauvais vers. On s'extasia,. j'eus une larme à l'œil, Madeleine la vit... et lorsque tout le monde se retira, la jeune fille m'avait donné la rose glissée dans sa ceinture, et je lui avais juré très sincèrement que je l'adorais. Et c'était vrai ; je l'adorais de toute âme ! Deux jours après la soirée de tante Bonn est le type de la ville rhénane, tranquille, avec une poésie tendre qui circule dans l'air de ses montagnes. Lorsque l'on s'arrête sur la terrasse des grands hôtels de la Coblenzer-strasse, on aperçoit le Rhin filant bien loin, coupé là-bas par l'île de Nonnenwerth. A gauche s'élève le Drachenfels, ruine balladique piquant le ciel de ses créneaux déchiquetés, à droite le Rolandseck dont, seule, la dernière tour survécue émerge des cassures sèches du rocher. Je m'installai dans une « pension bourgeoise » de laWeberstrasse,chez 38 20 ^ un vieux savant qui, chaque année, prenait chez lui quinze jeunes gens à qui il enseignait l'allemand et l'anglais, par la méthode Plate. La Weberstrasse est une longue rue dont presque toutes les maisons sont pareilles : deux étages, et devant, un jardinet terminé par une grille. En été, la clématite et la vigne vierge s'enroulent autour des barreaux; en hiver, le lierre seul continue à grimper lentement au mur. Derrière notre habitation s alignaient des jardins au delà desquels des terrains vagues remplis de décombres, s'étendaient. Les murs étant très bas, nous y perchions à califourchon, et là, fumant des cigarettes, nous regardions la campagne et les jardins voisins dans lesquels nos regards pouvaient plonger. Or, providence ! à droite se trou- JI î8 vait un pensionnat de jeunes filles séparé du nôtre par une seule propriété qu'occupait une vieille femme impotente, Mac-Miche, comme nous l'appelions, qui, sans s'occuper de nous, s'éternisait dans le tricotage des bas de laine. Par-dessus les murs, nous échangions des œillades avec les «petites» et chacun de nous avait une amie platonique qu'il aimait à distance. Parfois un billet, écrit sur du papier de classe et lié autour d'un encrier de terre ou d'un caillou, allait remuer un petit cœur en s'abattant dans l'herbe. La sous-maîtresse ne voyait rien. Ma préférée s'appelait Lucie Merlet ; elle venait de Paris, était, sinon jolie, gracieuse, et gazouillait tout le jour. Nous nous écrivions de longues épi-tres sentimentales ; elle faisait beaucoup de fautes d'orthographe. Et Madeleine était oubliée ; j'avais 32 ^ de toutes pièces transmuté ma passion et fait le déménagement de ma flamme. Avec une nouvelle sincérité, j'aimais, je croyais aimer Lucie, comme j'avais aimé ou cru aimer Madeleine. A un certain moment de la vie, lorsque les idées se débrouillent, que l'esprit se pose, l'amour revêt un caractère grave ; mais à seize ans, on aime en fou, pour aimer; on est fier d'être déjà l'objet des pensées d'une femme, et, à la passion qu'elle vous offre, on répond par la reconnaissance de l'orgueil satisfait et par un élan spontané qu'on prend pour de l'amour; on aimerait sincèrement de dix côtés à la fois, semble-t-il ; en vérité l'on n'aime d'aucun; on dirait que le cœur peut se partager à l'infini, mais on ne fait que multiplier à l'infini la jouissance égoïste de se sentir aimé. as 23 «a Lucie ne tarda pas à retourner à Paris; je n'en mourus pas; au contraire, à mesure que le temps passa sur cette fugitive idylle, l image de Madeleine revint en moi plus vivante. A mon retour, je la reverrais plus séduisante, sans doute, et plus jeune fille; j'entendrais sa voix, je presserais ses mains.... Je me remontais, avivant mes souvenirs et me baignant délicieusement dans la pensée des futurs tête-à-tête ; je me faisais un tableau adorable de nos causeries à venir, de toutes les douces choses que nous nous dirions en nous tenant tout près, tout près l'un de l'autre, clans un coin de salon, lorsque lentement la nuit tomberait. Souvent j'allais me promener au bord du Rhin, le soir, en pensant au retour. Sur les eaux vertes se nacraient les tendres blancheurs d'une lune romantique, et dans le lointain >ï 24 les rochers se dressaient, noirs, comme de grands monuments funéraires. Lucie était loin de mes yeux et le proverbe avait raison; j'ai retrouvé d'elle quelques lettres froissées, une mèche de cheveux noirs et une branche de lierre piquée dans une feuille de papier rose, avec ces mots en pattes de mouche : Je meurs où je m'attache. Comme si c'était possible ! Notre amour n'était point de lierre, mais de vigne folle que dessèche le soleil blanc de l'automne ! Lorsque je revins à Bruxelles, déjà toute ma pensée allait à iVladeleine ; j'aurais voulu parler d'elle à tous, et quand arriva la station d'Herbesthal, que je fus près de rentrer dans ma Belgique, il me sembla qu'un linéament me reliait à elle. « Kennst du die Meine? » eussé-je volontiers de- 25 S® mandé aux gardes, aux douaniers, à tout ce monde qui autour de moi courait, criait, hurlait, braillait, sans avoir l'air de se douter que j'allais à ma bien-aimée remise à neuf dans mon cœur ! La locomotive brama, déchirant l'air; un cahotement se fit; la longue file des wagons serpenta dans un tournant, et, avec un bruit de tonnerre, s'engouffra dans la gare du Nord. Et j'eus une grande joie. Un an avait glissé sur ma crinière romantique depuis ma séparation d'avec Madeleine. J'étais parti presque naïf, avec un scepticisme habile qui, légèrement gratté, laissait voir la plus parfaite candeur ; je connaissais un peu de latin, moins de grec, et rien du tout de la vie. Je parlais des femmes comme si aucune d'elles ne m avait résisté; en réalité, mes conquêtes étaient encore à venir et j'aurais pu entretenir le feu des Vestales. Mais en douze mois, cela avait bien changé ; j'avais vécu côte à côte avec des Espagnols et des Américains qui peu à peu m'avaient communiqué leur expérience, et si je n avais pas, en poète bien né, désespéré de l'existence et philosophé sur la hideur de notre fangeuse humanité, au moins mon culte pour la femme avait-il considérablement baissé. De céleste, elle était devenue humaine purement, mais aussi était-elle plus palpable, et, divine ou terrestre, qu'importe ! c'était toujours la femme ! Une nouvelle étape avait été franchie; traversé par la tache d'une nuit, d'une seule, malsaine, mon esprit ne pouvait plus déjà se plier aux candeurs d'un amour printanier. Dans Madeleine que j'allais revoir, je retrouverais non plus la « petite amie » d'autrefois ; mais la femme, en sa taille, en ses formes, en toute elle ; je verrais plus loin que l'idylle, et je tremblais de me retrouver avec cette 9» 38 »? 29 B6 les chaleurs de mes dix-sept ans. Lorsque naguère, nous nous étions donné le baiser d'adieu, ce baiser s'était envolé comme les papillons et les feuilles de roses ; le pareil, à présent, me torturerait, pensais-je, et je n'avais plus le droit de le donner. Il n'était qu'une brise, il serait un simoun ; il n'était qu'une caresse, il serait une morsure. Madeleine n'avait guère changé ; c'était toujours la rêveuse qui éprouve le besoin de parler de son cœur comme d'un objet sans cesse blessé que nulle puissance ne peut guérir; qui, dans chacun de ses vers, avec une larme, en met une parcelle ; qui se prétend méconnue, incomprise et blessée au choc des réalités; qui vogue dans les éthers et qui souffre de ne point avoir les ailes plus larges, pour planer plus haut. Cela ne prenait plus. »» 3° ■s3 Ce seul mot de trottoir disait l'évolution de mon esprit. Lorsque je retrouvai Madeleine, telle, ou à peu près, que je l'avais laissée, j'eus cette impression que le temps avait marché pour moi, mais non pour elle ; qu'elle s'était arrêtée, tandis que j'allais; son allure, ses paroles parfois me crispaient par leur douceur, et, devenu plus fort, je ne comprenais pas qu'elle ne m'eût point imité. Toujours elle avait la même façon, très tendre, de dire les mêmes choses, qui me semblaient s'échapper de ses lèvres comme des échos depuis longtemps entendus. Je lui parlai de Bonn et son visage s'éclaira; le grand fleuve, les rochers, les montagnes dont les crêtes s'azu-rent, le Roi des Aulnes, la Loreley, Siegfried, Kundry, Elsa,Lohengrin, toute la légende du Nord convenait s» 31 •s® bien à cette enfant blonde que la poésie ultra-idéaliste avait faussée en la détachant des choses de chaque jour. — Oui, lui disais-je, en adoucissant ma voix, j'ai souvent erré le soir, le long du Rhin, en songeant à toi, et, dans les dernières lueurs crépusculaires, là-bas, derrière les grandes roches, je voyais passer des formes blanches, diaphanes; ce n'était que des traînées bougeantes de brouillard, mais je me figurais que c'était ton ombre, Madeleine.... Les yeux mi-clos, elle écoutait ces inepties sentimentales, comme si ce fût une musique douce et berçante ; elle penchait la tète, et s'appuyait sur mon épaule, en extase.... Pendant mon absence, elle avait écrit une comédie en un acte, mêlée de vers, dans laquelle je devais jouer le premier rôle____ un rôle de poète. L'idée me sembla bouffonne ! A la scène troisième, je devais me jeter aux pieds de IVladeleine et lui dire, en vers, que je l'aimais à l'adoration____ C'était d'un bête ! Elle y conservait son nom et m'avait donné celui de Raoul de.... de.... Ma foi ! je ne m'en souviens plus ! Les répétitions commencèrent tout de suite. Il n'y avait que trois personnages, dont le moins saillant était joué par la sœur de Madeleine, bonne fille simple qui comparait la jeune Muse à Madame de Girardin ! Souvent Lina manquait aux répétitions, et je restais seul avec Madeleine, dans le salon.... alors, nous laissions tomber les feuillets de nos rôles et, les mains enlacées, nous nous regardions tendrement, sans rien dire.... Il y a longtemps de tout cela ; bien »? 33 des fois depuis, le printemps a repris à la pâleur des feuilles mortes, la sève de ses verdures nouvelles ; bien des cœurs aimés ont cessé de battre, bien des yeux chers se sont clos, et ces souvenirs, où passent toutes mes fraîcheurs disparues, me reviennent comme des parfums anciens ! Je me rappelle toujours les couplets qu'aux pieds de mon idole, je devais dire, l'air suppliant, avec un frisson de harpe dans la voix : 0 Madeleine! tes cheveux Tout blonds, ont mis mes yeux en joie; Ils sont noués, selon mes vœux, Comme un cocon de ver à soie. 0 Madeleine ! je vois blond, Et pour chuchoter que je t'aime Je rêve un beau petit salon Aux poufs tendus de satin crème. Et à chacune de ces strophes 3 ïïïïïïiï Lorsque arriva la soirée, il y eut un affairement. Madeleine y devait mettre sa première robe longue et moi mon premier habit noir. On avait, tant bien que mal, disposé le salon, chez Auriol, en salle de spectacle; du côté des fenêtres, un paravent faisait coulisses, tandis qu'au fond, toutes les chaises de la maison, alignées, attendaient les invités. Le gros Chardel, un ami, ouvrirait la séance par une exécution brillante, sur le piano, de la deuxième Rhapsodie de Liszt ; puis mon ami as 36 ^ Veinard déclamerait la Mouche, et la comédie suivrait. Et tenez ! cette Mouche tient une des places les plus émues de mes souvenirs. Vous connaissez bien Veinard, voyons! le petit Veinard, avec son menton en galoche, sa tête en citrouille, ses favoris noirs en côtelettes et sa démarche majestueuse de mousquetaire en réduction ? — Eh bien ! il est très laid, Veinard, il n'y a pas à se dissimuler ; lorsqu il entre en public, solennel dans son exiguïté, les dames ont un sourire..., mais Veinard ne s'en blesse pas, au contraire; il aime cela; il est presque fier de faire sourire les femmes, d avoir ce privilège de dérider les fronts par la seule apparition de sa petite personne. Oui il est très laid, mais il se venge de sa laideur en étant malin comme un singe et bon comme une mère. Je hs sa connaissance a une grande soirée chez Madame Turner ; je me souviens encore, comme d'hier, de cette maison, des deux larges salons qui se communiquaient, du meuble bouton d'or ; au panneau principal, un portrait de marquise, au pastel, enguirlandé d'amours roses, et, ça et là, dans les encoignures, des étagères en racine couvertes de bibelots et de fines pâtes de Saxe... Je vois d'ici Veinard faisant son entrée, grave, digne, convaincu, tandis qu'un petit rire discret dansait sur toutes les lèvres... — Oh! Monsieur Veinard, s'écria Madame Turner, vous allez nous déclamer quelque chose ? Veinard envoya les pointes de ses lèvres vers ses oreilles, et, pinçant légèrement son français : — Ce sera avec le plus grand «B 38 î3 plaisir, médème ; seulement mon répertoire n'est pas très étendu ! — Monsieur Veinard, minauda une petite blonde ; on dit que vous déclamez si bien la Mouche. — Oh ! oui ! la Mouche ! entonna le chœur. Coquelin dit cela dans la perfection ! Tenez, Monsieur, vous lui ressemblez un peu ! — Oh ! médème ! ce n'est pas flatteur pour moi ! Il se faisait illusion, le malheureux ! Le petit homme s'achemina vers le bout du salon en s'entortillant dans les traînes. — Ne tombez pas, Monsieur, murmurai-je. — Ce ne serait pas de très haut, dit la petite blonde en lançant une perlade de rire. — Médemoéselle, vous êtes cruelle, soupira Veinard avec un sourire bon. Arrivé devant son public, en pleine S» 39 s® lumière — « à la cimaise, » hasarda quelqu'un, — Veinard plaça une chaise devant lui, déclaqua son gibus, et, lentement, comme s'il posait un axiome, dit : « La Mouche par Emile Guiard ; » puis, mettant son chapeau sur la tète, il se retira un peu, pour s'avancer de nouveau, avec la mimique d'un homme consterné. Sans parler, il ôta son gibus qu'il déposa sur la chaise, ses gants qu il jeta dans le gibus, resta longtemps silencieux dans une attitude désespérée, et enfin commença : « Manqué! mon mariage est manqué!... » Cette Mouche fut le signal de notre une volée de mains blanches se mirent à claquer furieusement en dépit de toute règle, et que j'allai lui serrer sa bonne petite menotte grêle. Un jour Veinard s'essaya dans le Sous-préfet aux champs de Daudet. Ce fut un four ; il avait perdu la mémoire, il se coupait ; l'improvisation même ne put le sauver. Une gêne courait dans le salon ; on eût voulu lui dire, au pauvre confus : « Cela ne fait rien... nous vous applaudirons tout de même... on peut oublier, n'est-ce pas?... » Mais Veinard s'enferrait décidément, et, désespéré, amitié ; il la dit avec un tel brio, avec de si drolatiques torsions de face, avec des accentuations si spontanément comiques, qu'après les derniers vers : « Va, Mouche, dévouée à ton œuvre féconde De mairie en mairie émanciper le monde », finit par lancer un geste de tant pis en murmurant : « Non... non... je ne sais plus ! » Une dame vint à son secours : — Mais vous savez la Mouche, Monsieur Veinard, dites nous-la, voulez-vous ? Et pour la vingtième fois, il déclama la Mouche, et les fronts s'illuminèrent et les sourires revinrent. Et cette Mouche que Veinard continue à dire avec le même succès, cette Mouche dont il a oublié tous les vers et qu'il improvise en prose, sans qu'on s'en doute, depuis bien longtemps déjà cette Mouche nous a réunis de ses petites pattes, et lorsque je suis triste, que passe une ombre dans ma vie ou que tous deux nous avons une peine que nous ne voulons pas nous avouer, j'appelle Veinard: « Dis la Mouche, mon petit vieux, »» 43 s» dis la Mouche, pour que nous ne pleurions pas ! » Ce soir-là, Veinard fut superbe ; le fou rire éclata en longues cascades ; seuls, Madeleine et moi, derrière notre paravent, nous restions graves; notre tour d'exhibition allait venir, et, fiévreusement, chacun feuilletait les pages de son rôle avec des peurs de perdre tout à coup la mémoire. Tout marcha bien pourtant, et ce fut presque avec âme que je trémolai mes stances. Quant à Madeleine, dont les joues étaient roses d'émotion, elle eut des trouvailles sentimentales, des douceurs de voix, des tendresses de regard, des mièvreries exquises, qui me rejetèrent dans mon fantasque amour. Mais le sang frémissait; j'avais peur à présent des tête-à-tète ; après cette soirée où, radieuse dans sa robe blanche, Madeleine m'était apparue parée de toutes ses grâces de vierge, nous nous étions retrouvés avec une sorte de vide et comme une fosse qui se fût creusée entre l'hier et l'aujourcl'hui , la veille d'amour chaste et le lendemain de passion brutale.... Un jour, pourtant, la réalité se fit, soudaine. Le mois d'août était revenu ; souvent avec Madeleine et la famille Au-riol, j'allais au bois, où nous restions jusqu'à la nuit Je m'en souviens : ce jour-là, il avait fait brûlant: un soleil torride avait grillé l'herbe, et des trombes de poussière avaient tourbillonné dans les arbres ; puis, le ciel s'était couvert lentement ; de larges gouttes d'eau tiède avaient moucheté la terre durcie ; un long éclair avait zigzagué dans le noir, et une nappe de pluie chaude s'était abattue dans les che- »? 44 mins, claquant dans les bruyères et faisant trembloter aux feuilles des perles arc-en-ciellées. A présent l'orage avait cessé; de longs ruisseaux creusaient des sillons dans le sol amolli ; une vapeur blanche, traversée par des stries de lumière d'or, montait dans les branches ; çà et là, un coucou encore transi de frayeur jetait sa note mélancolique dans le grand silence, et nous, serrés l'un contre l'autre, émus par ce calme ineffable, nous allions, sans rien dire, dans la grande allée odorante. Madeleine penchait sur mon épaule sa jolie tête blonde, et les mèches folles de ses cheveux caressaient ma joue. Elle était heureuse ainsi, la romanesque enfant ; les idylles printa-nières lui remontaient aux lèvres, son œil bleu prenait des tendresses, et son bras, qui pressait convulsive- ment le mien, communiquait à tout mon être la chaude effluve de l'amour. Qu'il a jugé vrai celui qui disait que l'amour n'est en somme que l'hypocrisie des sens! Je sentais venir la lutte : cette fraîche fleur s'offrait à mon feu de jeune; confiante et naïve, elle éprouvait le brutal choc de la chair, croyant nager encore dans 1 idéal et céleste amour des églogues. Et son front touchait mon front, et sa bouche rose cherchait ma bouche, et, dans la tranquillité immense de la nuit qui tombait lentement, nous nous donnâmes un baiser, un long baiser ! Tu te souviens de ce baiser, n'est-ce pas, Madeleine? Comme moi, tu as senti qu'il marquait une étape à notre vie ; il était l'estampille de la plus grande, de la plus belle page de notre existence. Tu as compris, ma blonde ancienne, qu'il était le der- nier relai de notre bien-aimé platonisme, que la chair criait sous cette étreinte folle, et moi, j'ai eu peur, j'ai fui cette sensation étrange qui m étouffait, qui m'étranglait, qui me brisait; j'ai fui, craignant la bête que je sentais assoupie en moi, et mon premier amour est resté tout entier dans ce mordant désir et cet ineffable baiser ! Et pourtant, tout chantait amour. Dans la nuit voluptueusement calme passait un souffle frais tout chargé de l'odeur sauvage des verdures. Les grands hêtres balançaient leurs cimes noires et s'accouplaient dans les hauteurs. Les bruyères semblaient s'animer et se dire, dans un long bruissement, ce que disaient nos âmes, ô Madeleine ! Et la lune qui semblait plus blanche et les étoiles qui semblaient plus brillantes riaient nar-quoisement de nous ; mais je ne vou- Uwi'mfi 47 s3 lais pas, malgré le vertige brisant qui me faisait rouler dans l'énerve-ment énorme de la nature, malgré la fureur d'amour qui me lançait dans les moelles de grands frissons.... je ne voulais pas, je ne voulais pas.... c'eût été lâche, lâche!.... Nous arrivâmes à la lisière du bois; la lumière blafarde de la lune nous enveloppa. Nous étions plus pâles que les rayons blancs qui s'éparpillaient à nos pieds. Nous ne disions rien, émus tous deux ; derrière nous, la forêt ne faisait plus qu'une grande masse sombre à la crête illuminée ; le vent nocturne nous frappait au visage ; le rêve s'envola. C'est dans ce grand bois que j'ai laissé ma dernière volupté et mon premier supplice ; et toi, Madeleine, si tu n'as rien senti de cette douloureuse volupté qui m'a dévoré pen- «« 48 gS. dant cette heure-là, dis-toi, en lisant ces pages que j'écris, souvenir au cœur et larmes aux yeux, dis-toi que ton baiser, je le sens encore sur mes lèvres, que j'en ai gardé la morsure, et qu'au fond de moi-même il chante toujours radieusement le hosanna superbe de nos belles amours d'autrefois ! Le lendemain, je revis Madeleine; elle rougit en me donnant la main. — Il faudra nous quitter, lui dis-je tristement. Et un flot de larmes lui monta aux yeux. vvvVvvvvvYvvvvvv Les parents de Madeleine, braves gens dont j'avais presque un remords de tromper la confiance, finirent par s'apercevoir que je n'étais plus le naïf jeune homme d'autrefois. Un matin, mon oncle Richard reçut la visite de Paul Auriol, le frère de Madeleine. Mon tuteur, avec qui j'avais toujours vécu, était un excellent homme tout rond, très fin malgré son ventre, et très indulgent, nonobstant — c était son mot favori — les nombreuses dettes que je lui octroyais comme étrennes. Il avait l'art de fermer les yeux au bon moment, et se a» 5° î® gardait de les rouvrir, avant que les orages fussent passés. Souvent il me disait : — A ton âge je m'amusais ferme, mon petit, fais de même, tant que tu as des jambes, et ne te rends pas malade. « Paul Auriol, grommela-t-il, en retournant entre ses gros doigts la carte de visite que la servante venait de lui apporter, Paul Auriol... Paul Auriol... ah oui! le frère de cette petite péronnelle qui fait des vers et qui a des étoiles en tête ! qu'est-ce qu'il peut bien me vouloir, cet animal-là? Faites entrer, Siska, et dites-lui d'essuyer ses pieds. » Le frère de Madeleine entra légèrement embarrassé; mon oncle prit sa bonne figure affable ; Auriol se remit: Monsieur Jacques venait souvent chez eux, pour sa sœur; il était facile de voir que les jeunes gens s'ai- ®» 51 maient.... il désirait savoir quelles étaient les intentions de mon oncle... Celui-ci écouta attentivement, puis: —Comment?mes intentions, dit-il, je ne comprends pas très bien, je vous avoue.... — Mais, Monsieur Balmus, pour l'avenir, vous sentez bien.... Madeleine est compromise.... — Qu'est-ce que vous me chantez là? Je n'ai pas d'intentions? Jacques va chez vous, c'est son affaire, et je ne puis qu'être fier de voir mon neveu reçu dans une aussi honorable maison. Le reste vous regarde. Paul Auriol s'en alla décontenancé, ne sachant que répondre à ce gros bourru qui ne voulait pas comprendre, tandis que l'oncle Richard défaisait la boucle de son gilet pour rire plus à l'aise. Lorsqu'il me raconta la scène, j'eus un soulagement, en même temps qu'une douleur. Cela devait finir, mais ainsi, tout à coup, c était si triste ! Le lendemain, j'écrivis : « C'est tout, Madeleine, je ne dois plus te revoir; tu sais pourquoi, tu n'as pas cru que je t'épouserais, n'est-ce pas? Alors, à quoi bon? Adieu, je t'aime toujours. » Puis, avec ces pages qui contiennent le plus pur mais aussi le plus douloureux de mon cœur, j'ai renfermé tout ce qui me venait d'elle, et, comme sur une tombe aimée, mis une croix sur la tombe de mon premier amour. Ainsi finit le manuscrit de Jacques Balmus, tel qu'on l'a trouvé après sa mort. i S. m adeleine Auriol avait été mal dirigée dans la vie. Entrée en pension très tard, elle s'était perdue dans un isolement d'enfant rêveuse; sa nature délicate avait des besoins de solitude calme et des aspirations aux choses impalpables. Elle fut prise de mépris pour le compagnonnage de la pension et de dédains pour les jeux des autres, ayant l'orgueil de la supériorité précoce qu'elle sentait en elle. Lorsque s'ouvrait la salle d'étude et que, sous l'œil de la sous-maîtresse, les jeunes filles couraient au parc, folâtres et s® 56 -s® riantes, Madeleine se retirait dans les chemins déserts, et, seule, rêvait en regardant les arbres de son œil bleu alangui d'une mélancolie. Elle voyait dans la nature des vies inconnues et comme un désir de s'épancher; elle se berçait mollement aux brises, et sa pensée flottante se fondait dans les traînées de brouillard qui glissaient sur les hautes herbes. Rien de ce qui touche aux réalités ne pénétrait en elle, et, noyée au milieu de ces choses terriennes, son âme allait, éperdue, vers un idéal subtil qu'elle ne comprenait point. Mêlée à ses compagnes, sans doute elle eût laissé tomber une à une les images folles de son cerveau énervé; dans le contact féminin, parfois terre à terre, de ces jeunes vierges qui s'ignorent encore, elle aurait entrevu un coin de vérité humaine du haut de son perpétuel azur; mais, dans sa concentration solitaire, elle se grisait de ciel, et si ses pieds touchaient la terre, c'était pour la mépriser en la foulant. Des fragments de Jocelyn lui tombèrent entre les mains ; la perturbation s'acheva; du livre rêveur dont les strophes avaient pour elle d'attendrissantes caresses, elle fit son livre et sa chose. Presque hallucinée, elle croyait voir dans les nues diaphanes, passer les deux amants Laurence et Jocelyn ; l'amour d'un homme ne lui disait rien de plus qu'un enlacement chaste, un rêve, un baiser et la mélodie des paroles chères. Je t'aime ! Ce mot qu'elle prononçait timidement, à mi-voix, comme une sentence sainte, la remplissait d'extase. Elle le répétait : je t'aime! y mettant plus de douceur.... je t'aime ! et dans les bois, comme un écho très lointain, elle croyait en- as 58 ■s® tendre un souffle, un soupir qui lentement, avec une voluptueuse sourdine, redisait : Je t'aime ! Des rimes d'une maladresse touchante gonflèrent bientôt de petits cahiers de classe qu'elle cachait soigneusement lorsqu'ils étaient remplis. Rentrée dans sa famille, elle continua ses confidences virginales où revenait sans cesse le poncif des amours éternelles. Les parents de Madeleine ne comprenaient point cet empoisonnement par le rêve. Ils ne voyaient pas la pâleur qui envahissait le front de la jeune fille, sans doute parce que tout le sang de ses veines refluait à son cœur pour le brûler. Un jour elle montra ses cahiers au père Auriol et lui demanda de les faire publier,— oubliant que les vers de jeune fille n'ont le plus souvent a» 59 s2. qu'un charme — exquis — les pattes de mouche à l'encre violette et le parfum délicat qui s'en exhale. Le brave homme pensa mourir de joie, sa fille était poète ! Aussitôt on chercha un éditeur dans les prix doux : « cinq cents exemplaires, dont coût : trois cents francs » disait la facture. Il y avait beaucoup de coquilles dans : Mes rêves, de Madeleine Auriol, mais sur la couverture jaune du livre flamboyait son nom, et l'on vendrait toute l'édition, c'était sûr. Cette illusion s'écroula bien vite, quelques amis complaisants achetèrent le recueil ; pendant une semaine il resta, par faveur spéciale, aux étalages des libraires où peu à peu les coins s'en racornirent, et un beau matin, on mit par-dessus le dernier volume paru de Xavier de Mon-tépin. Le relevé constata la vente de trente exemplaires. Vers cette époque Madeleine rencontra Jacques Balmus — le premier homme qu'elle vît de près, — et son cœur de vierge battit plus fort dans le prime serrement de main. Non que Jacques fût l'idéal entrevu naguère. Celui-ci eût eu de vingt à trente ans, un large front très pur, de longs cheveux bruns; celui-ci, elle eût voulu le rencontrer un soir de printemps sous le regard bleu de la lune, alors que tout s'endort avec mélancolie; il serait venu à elle,l'œil illuminé de tendresse et, très bas, d'une voix douce, aurait murmuré : « C'est vous ! »; il lui aurait pris la main, sous la clarté des étoiles, et alors, dans une chaste étreinte, elle aurait senti en elle quelque chose de surhumain et d'ineffable.... Jacques n'était point tel ; grand, »> 60 il avait de longs cheveux châtains rabattus en coup de vent; sa face légèrement creusée dont le nez saillait, très mince comme une lame de couteau, avait quelque chose de dur par moments, mais par moments aussi son regard s'adoucissait, et la bonté montait à ses yeux comme un reflet de soleil. C'est sous la clarté crue du gaz, dans un salon bourgeois, qu'elle l'avait vu ; il n'avait pas murmuré : « C'est vous ! » la voix émue, mais, avec une inclinaison de tète avait marmotté: «Enchanté,Mademoiselle... »; puis la causette « qui cherche», les banalités, les riens avaient défilé, un à un, avec leur fatalité de bêtise... et Madeleine avait été séduite, tandis que le pauvre idéal, confus, s'envolait aux nues d'oubli ! Ils se prêtaient des livres ; Jacques allait chaque jour chez les Auriol, et, pendant que, assise devant la fenêtre, ^ 62 ff2. la mère travaillait, ne levant la tète que pour regarder quelque passant, ils se parlaient en sourdinant leurs voix, les yeux dans les yeux. Puis, le départ, les lettres tendres, de plus en plus rares, et la séparation brutale qui cassait tout le passé..., Lors de la visite de Paul Auriol à l'oncle Balmus, Madeleine n'était plus à Bruxelles. Depuis trois jours, elle habitait Laroche, un bourg perdu au cœur des Ardennes, où, seule avec sa sœur aînée, elle retrempait son corps frêle dans les fortes brises des montagnes. Le matin, les deux jeunes filles allaient dans les bois, faisant de longues courses, et l'après-midi, Madeleine jouait au piano des fragments de musique italienne qu'elle préférait à toute autre ; puis elle relisait ses vers, en pensant au bien-aimè. Elle reçut la lettre de rupture un dimanche au soir. Ce jour-là, un orage avait plané, et la nature prise de vertige s'était convulsée dans une sorte d'angoisse. Madeleine était sortie vers cinq heures, oppressée par la lourdeur de l'air et le pressentiment d'une catastrophe. En rentrant, elle trouva la lettre, l'ouvrit brusquement,..... et ce fut alors un sursaut de honte, la sensation d'une brûlure de soufflet, en même temps que l'amertume d'un grand rêve mort. Cela avait été si soudain qu'elle ne voulait pas comprendre, et une rougeur intense lui montait à la face ; elle s'était jetée presque au cou de Jacques, de cet enfant cruel, dans la naïve spontanéité de l'amour, comme si elle eût été indigne de dominer et d'attendre qu'il vînt; femme, elle avait un instant oublié son rôle de comédienne, et, au lieu de bâillonner son cœur pour l'empêcher de »» 64 gi crier, elle avait laissé son immense tendresse éclater dans ses yeux et sur sa bouche. Tout son bonheur anéanti s'unissait à tout son orgueil froissé, et son rêve, son beau rêve agonisant, criait avec sa déception d'amour, la clameur déchirante de toutes les désespérances humaines. Laroche, 2 Août. « Votre lettre est cruelle, Jacques. Vous pouviez me dire plus doucement que tout était fini. Je vous pardonne. Ces choses sont accomplies ; que l'oubli les recouvre de son voile et qu'elles dorment en paix dans ce linceul. » Il était neuf heures du soir, lorsque Madeleine écrivit ces quelques mots. Elle le fit d'une main ferme, sans hé- 3® 65 -s® siter, par un suprême effort. Puis appelant une servante et lui donnant la lettre : « Demain.... première poste.... » murmura-t-elle. Lorsque la fille fut partie, Madeleine se laissa tomber dans une dormeuse, et, les yeux fixés sur une fleur du tapis, se prostra. Ce coup avait été si rapide, si cruel, si décevant. Un lambeau de papier sali de dix lignes d'encre avait brisé son existence, englouti ses rêves. Pourquoi? Qu'avait:elle fait? Jacques avait dit : « Je t'aime! », et ce mot, pour son cœur de vierge, avait chanté radieusement , et, comme une harmonie exquise, alangui les plus délicates tendresses de son être. Ce mot, l'avait-elle mendié? Mais Jacques l'avait prononcé, ce « je t aime, » la voix pleine d'élan et de foi; il y avait mis toute une aube s® 66 ^ d'amour, il s'y était incarné lui-même, tout entier.... Et, douleur! voilà maintenant que c'était fini ! Elle se mit au piano, et, le regard perdu dans une tristesse indicible, frappa, en les allongeant indéfiniment, les premiers accords de la Marchefunèbre de Chopin; lentement elle joua, mettant tout son désespoir dans cette musique de mort qui pleurait sous ses doigts. C'était d'abord une suite de longs accords, au milieu desquels stridait de temps en temps une note âpre, qui semblait une plainte et qui jetait son sanglot navrant dans le rythme. Puis d'autres accords revenaient, prolongés par des points d'orgue, qui s'éteignaient comme en un lointain. Vint la mélodie, tendre, en même temps qu'imprégnée d'une irrémédiable désolation, une mélodie supra-terrestre %t 67 remplie d'obsédance plaintive ; on eût dit que l'âme du compositeur s'épanchât toute entière dans ces notes pleines de larmes et de soupirs... Madeleine, noyée dans la mélopée dont elle pleurait les mesures, s'interrompait parfois comme pour saisir au vol l'âme de l'artiste; soudain, arrêtée dans une colère, elle heurtait le clavier brusquement, tapant, choquant, cassant les notes, pour s'adoucir dans un dernier gémissement de cordes qui décroissait ainsi que le long soupir dune immense, d'une inexprimable agonie. Elle resta longtemps, les yeux rivés sur l'instrument impassible, puis, étreinte par une pensée morne, elle se leva, et, d'un coup sec ayant fermé le piano, alla vers la fenêtre ouverte au vent du soir. Le village assoupi ne lâchait plus que des rumeurs sourdes ; sur le ciel bleu troué d'étoiles ondulaient les croupes des montagnes au milieu desquelles tremblaient quelques lumières qui, une à une, s'éteignaient dans la nuit. La trompe du veilleur hurlait, là-bas, derrière le coude de la vallée ; et, tandis que les chauves-souris fouettaient l'espace, que les chiens de ferme jetaient de temps en temps un aboiement semblable à une plainte humaine dans le silence universel, un paysan ivre grommelait sur le chemin, trébuchant contre les bornes et parlant à de mystérieux invisibles. Madeleine s'attarda devant cette nature en léthargie : elle n'entendait rien; elle souffrait, un grand cri étouffé la mordait au cœur, elle revoyait tout : le passé, les déceptions, les rêves sombrés, l'avenir éteint; elle comprenait ! Que faisait-elle en- core ici, dans cette petite ville lointaine où elle avait perdu son ultime illusion? Pourquoi vivait-elle enfin? Et des vers désespérés de poète lui revenaient en mémoire comme des prières d'enfance. C'était fini maintenant.... tout était mort! Brusquement elle referma la fenêtre, courut à son lit, et, la face enfoncée dans l'oreiller, secouée par des frissons, sanglota jusqu'au matin. s*? vvvvvvvvv v v*y»vV II La pauvre enfant fut anéantie par le soudain délaissement qui rompait toutes les fibres de son beau rêve, mais son désespoir fut presque apaisé par l'indicible volupté qu'elle eut de se sentir malheureuse. La mélancolie de ses vers d'autrefois, bâtie sur la tristesse de sa solitude, prenait corps aujourd'hui, et son cœur que, naguère, elle disait brisé par le choc des choses humaines, l'était à présent par une douleur palpable qu'elle exagérait encore. Hélas ! murmura-t-elle dans des strophes baignées de larmes, tout était rompu dans sa vie, et désormais a? 72 ^ elle irait à travers le monde comme un fantôme de mélancolie, accablée par la désillusion amère de son premier amour déçu. Elle aurait le droit de dire : je souffre, et l'excuse pour dire : je meurs. Elle justifierait ses romanesques spleens d'antan, et semblerait avoir eu le pressentiment de ses amertumes. On ne se doute pas du nombre de gens qui considèrent le malheur comme une joie intérieure. Une palme de martyr semble avoir fouetté les hommes. Etre plaintes est le mobile de ces pauvres âmes névrosées, et leur plus grande déception serait qu'on ne vît point leur souffrance. N'est-ce point ainsi que les grands déchirements que I on découvre parfois et réellement par hasard dans autrui navrent uniquement parce qu'ils sont celés par des coeurs sains et robustes ? as 73 S8- Ceux qui cachent leur peine sont les seuls à plaindre. Les autres, des comédiens. Bercée par cette acre jouissance d'une douleur vécue, Madeleine s'absorba de jour en jour davantage dans ses rêves. L'image de Jacques était déjà loin d'elle, que la jeune fille se croyait rivée encore à son premier amour ; ses larmes intimes devinrent une habitude, et rien n'eût pu la détacher de cette âpreté qui faisait sa vie; elle ne se fût pas comprise gaie, et quoique les années passassent avec rapidité, elle ravivait son souvenir mort pour se persuader qu'elle continuait à en mourir. i>ir> *itn oin ^ ^ ^ ^ *>Hc III Madeleine avait vingt-sept ans à présent, et cette vie se prolongeait, toujours, inutile et morne. « C'est un bas-bleu », disait-on, et l'on fuyait la compagnie de cette vierge qui n'était plus une jeune fille, tant elle semblait connaître les plus intimes mystères de l'humanité. Séduits par la beauté blonde de Mlle Auriol, des hommes avaient songé un instant à l'aimer, mais, la voyant de plus près, ils comprenaient qu'on n'épouse pas ces sortes de femmes dont le cœur a perdu toutes ses séductions.Non, ce n'était plus la jeune fille, la neuve dont l'âme se laisse a® 76 •s4 modeler par un maître ; c'était une femme faite qui n'eût pas admis le joug le plus tendre. Sa fraîcheur disparaîtrait un jour, elle le sentait, et déjà sur sa lèvre tirée passaient des aigreurs de vieille fille. Sa factice douleur s'était transformée en rancune contre toutes choses, et, revenue intimement à des idées plus positives, elle ne comprenait pas le délaissement dans lequel elle vivait. Voir toujours les mêmes visages, faire les mêmes choses depuis dix ans, supplice ! vie figée, éternelle nuit ! Les vers? — elle en avait tant écrit, tantes fois elle avait redit ses larmes, son cœur brisé, ses illusions mortes, qu'involontairement elle écrivait des strophes entières plagiées dans son autrefois. Et ses jours ainsi se partageaient entre les découragements de la veille et les spleens du lendemain. 77 T8 Elle se replongea plus avant dans la lecture, dévora George Sand, Feuillet, Dumas, aimant ces œuvres qu'elle sentait fausses, mais qui la séduisaient. Ayant par hasard entre les mains un exemplaire de Madame Bovary, elle rejeta bien vite le livre; elle comprit que, dans cette œuvre décevante et vraie, elle trouverait la solution de l'énigme de sa vie et de sa jeunesse faussée ; elle ne voulait pas que l'écrivain lui affirmât ce qu'elle soupçonnait : que si, aujourd'hui, elle traînait après elle la déchéance morale de toute une vie, c'est que son esprit avait été gâté par l'éducation sentimentale. • Du désœuvrement moral, Madeleine tomba dans la piété. Elle, qui s'était bercée aux rêves d'amour terrestre, eut des élans vers l'amour divin dont les mysticités attiraient son âme. Tous les jours on la vit, un petit livre à tranche dorée sous le bras, allant à une petite chapelle, où, une heure durant, elle restait prosternée, les yeux baissés vers la dalle. Là, devant elle, l'autel, sur lequel les cierges ambrés faisaient trembler leurs flammes livides, s'étageait en gradins terminés par un piedestal ; sur le socle, une vierge, le pied nu posé sur un monde, profilait sa draperie de marbre. Derrière la vierge, accroché au mur, plus haut, agonisait un grand Christ espagnol, viva-cement enluminé dont les effrayantes plaies laissaient couler sur la peau de cire du moribond des perles pourpres. Dans sa nudité livide que l'ossature faisait saillir, le crucifié se tordait avec une vie épouvantable sur le gibet de bois noir. Son regard immobile et rivé aux étoiles d'or de la voûte avait des infiltrations sanglantes, et sur ses mains décharnées, auxquelles les clous carrés avaient incisé une large lèvre, des muscles blancs jaillissaient. Madeleine aimait à contempler ce sinistre chef-d'œuvre ; n'était-elle pas aussi attachée à une croix de douleur sur laquelle elle s'était elle-même clouée ? N'était-elle pas pareille à ce supplicié qui ouvrait ses bras dans une envergure immense, comme pour embrasser les foules, et que le gibet retenait et déchirait? Son cœur, à elle,était grand à contenir un monde, et elle avait rejeté les impressions premières de ce cœur, pour l'atrophier dans les aspirations d'un impalpable amour. Oui, elle souffrait davantage à présent, à mesure que la raison perçait en elle; elle souffrait d'avoir mal aimé, d'avoir mal pensé, d'avoir mal vécu, d'avoir mal souffert ; elle eût voulu recommencer son existence — «a 79 autrement. Bientôt elle aurait trente ans, les trente ans mornes de la vierge, les trente ans desséchés par la privation de l'inconnu, les trente ans aigris par la solitude et la conviction d'avoir manqué sa mission de femme. Madeleine, qui naguère ne rêvait que les amours des colombes sur les hautes branches de l'idéal, eût voulu goûter de cette matière qu'elle avait tant méprisée. Elle se prenait à désirer quelque brave homme nul qui l'eût bien aimée, qui lui eût donné de beaux bébés roses ; il manquait à sa vie un soutien pour la traverser : elle était seule. Elle entrevoyait souvent des visions de bonheur inconnu, désormais impossible, des noces blanches glissant sur les dalles de l'église illuminée et rayonnante, l'union, l'inséparable union à celui par l'âme élu; WA&-.' m/mm.mM® suspendue à son bras, elle se voyait, rougissante sous le voile de gaze et marchant avec lui à l'autel, dans le frisseli de sa traîne de satin blanc ; puis le départ bien loin, bien loin, là-bas, en Ecosse, au bord des lacs bleus, sous les verdures glorieuses ; le retour enfin, avec le bonheur d'avenir, et les joues teintées par le rayon rose de la lune de miel. C'eût été si doux, si ineffable ! Trop tard ! De loin en loin, elle voyait Jacques; alors, gravement, avec un sourire triste, il la saluait; puis, lorsqu'elle était passée, elle se retournait vivement, lui aussi, et, confus tous deux, ils croisaient leurs regards où pleurait un souvenir. Ces jours-là,Madeleine,en rentrant, s'enfermait dans sa chambre, tirait de sa poche une petite clef, et ouvrait lentement, avec une sorte de respect 6 ** 82 B& mélancolique, une cassette de buis où dormaient, liées par des faveurs, les lettres que Jacques avait écrites. Madeleine les relisait une à une, et s'interrompait, pour fermer à demi les yeux et revoir.... évoquant ainsi dans un rêve la douceur exquise des choses mortes. Elle se reportait au temps de la pension, lorsque son esprit glissait déjà sur la pente des rêves sans issue. De sa propre volonté, entraînée dans cette voie, elle avait gâté sa vie, embrumé son intelligence, obscurci son jugement. Au lieu d'accepter les choses telles qu'elles sont, elle avait transformé la réalité au profit d'on ne sait quelles visions rêveuses, et bâti de ses propres mains l'édifice qui l'écrasait aujourd'hui. Le sourire, comme les couleurs d'une fleur fanée, avait disparu de sa bouche, et son âme s'était desséchée dans la on, ce n'était pas fini. Quelques fugitives que fussent les impressions de Jacques, ces impressions ne devaient pas s'effacer. Ce fantasque avait du cœur sans s'en clouter, et d'ailleurs l'idylle des vingt ans ne reste-t-elle pas en l'âme, immuablement ? La chaîne brisée, il se rejeta au plein de la vie, telle qu'il l'avait rêvée, avec de longues paresses et la jouissance de se sentir vivre. Le matin, vers neuf heures, il descendait en ville, passait un instant à m aajy s* 88 ^ l'Université pour voir où en était le cours, puis, lorsqu'il avait jeté son nom à l'appel, causé un instant avec quelque camarade égaré dans un corridor, il allait flâner au Passage et boire des bocks à « la Royale ». Vers midi, il remontait déjeuner, fumait quelques pipes et lisait jusqu'au dîner; ou bien, les jours de soleil, prenait un fiacre ouvert et se faisait rouler au Bois, aspirant à pleines narines l'air nourrissant tamisé par les feuillures. C'était si bon d'aller ainsi avec des flemmes adorables..... au bout desquelles, comme une ombre, apparaissait la catastrophe. Six mois encore et l'examen serait là; il allait falloir bloquer, se casser la tète dans la lutte des classifications. Jacques avait une vague perception de ce travail lui tombant soudain sur le crâne; les fièvres de la tâche hâtive ; les sur-mènements,les nuits blanches où l'on »» 89 -s^ se sent la tête vide et les yeux agrandis; puis le tapis vert, un vieux en cravate blanche, les élèves groupés aux portes anxieusement, l'appariteur calme et digne, enfin la question jetée au hasard et tombant mal au milieu d'un chapitre qu'on n'a pas eu le temps de revoir; la délibération, et, au terme, une finale de phrase qui vous tinte à l'oreille : n'a pas satisfait ! Jacques se voyait alors sortant de l'Université sur ce mot qui est un écroulement, ne voulant pas croire encore, ayant une envie de retourner sur ses pas et de demander à recommencer. Bah ! tant pis ! Ce «tant pis» revenait toujours aux lèvres de Balmus, comme une excuse intime. Le jour pourtant où il reçut la lettre qui le séparait de Madeleine, il s® go ffS. se décida à aborder l'étude. Maintenant il était débarrassé de cette préoccupation d'amour, il était bien libre, il essaierait de s'y mettre, d'abattre de la matière, cet examen empilé là, sur sa table, en cahiers mal écrits par une main étrangère. Il entama la Zoologie, les généralités d'abord, puis les tableaux synoptiques, qu'il recopia soigneusement pour les coller à son mur et les avoir toujours sous les yeux. En faisant ce travail, il lui prenait des frayeurs à la vue des longues syllabes sauvages qui s'enfilaient; les podophtalmes, les entomostracés, les xyphosures, puis les siphonculides, les bdellaires, les siphonophores... il fallait retenir tout cela, et plus, des descriptions minutieuses d'animalcules invisibles, des énumérations de branchies, de tentacules, d'anneaux.... Sur sa table, il avait réuni de gros volumes : Gervais, Milne-Edwards, Huxley, Van Beneden, pour s'éclairer; allons donc ! les classifications variaient, pour l'un, toute une famille s'englobait dans une classe alors que l autre réunissait le type complet sous trois noms différents. En Botanique, il eut les mêmes troubles; et la Logique acheva la danse macabre que jouaient les idées dans son cerveau ahuri. C'est ainsi qu'il arriva à l'examen; l'échec fut complet. Ce jour-là, en revenant de l'Université, la tête basse, et méditant une échappatoire pour cacher sa « buse » à l'oncle Richard, Jacques Balmus s'entendit héler par une voix connue, et, se retournant, aperçut Veinard, son ami d'autrefois, que depuis deux ans il n'avait revu. Veinard avait planté sa tente en province, où il travaillait pour le 'SttfflM 3® 92 ^ compte d'une grande fabrique de laines ; lentement il était arrivé à la vie simple qu'il avait toujours rêvée, aux trois mille francs assurés , au train-train sans secousse, aux tranquillités parfaites, le soir, après la tâche abattue. « — Eh ! Veinard, c'est toi ? » dit Jacques avec un sourire forcé. — Mais-z-oui, c'est moi, Balmus. — Et que fais-tu ici ? — Affaires, mon bon, affaires, argent à gagner, clients et cœtera, et puis l'envie de revoir mes vieux trottoirs. Et toi, qu'est-ce que tu deviens? On ne te voit plus, tu bloques ? — Ah! mon pauvre Edmond, ne m'en parle pas ; tel que tu me vois, je viens d'être recalé à l'unanimité à mon « premier » de sciences ; ça n'a pas raté... des questions impossibles; cet imbécile de Stouff m'a tenu un quart-d'heure sur les protozoaires.... — Protozoaires, connais pas ! — Oui, continua Jacques en s'animant, il a vu que je ne savais pas, et au lieu de passer à une autre question, ah! ouiche! il m'a collé je ne sais combien de temps sur ces sacrés noms de sales bêtes. Et figure-toi qu'à Loutard, qui passait avec moi, il demande les reptiles-ophidiens que je connais sur le bout des doigts. Faut-il avoir de la déveine ! je les ai vus encore hier ; ça se divise en quatre groupes : les solénoglyphes, les colu-briformes, les opotérodontes et les... enfin ça t'est égal, à toi,... et les pro-ténoglyphes, c'est ça! tu vois bien, je les savais, et Loutard a répondu comme un idiot en mettant le crocodile dans les ophidiens, nom de— viens-tu en sécher un au Ballon ? — Veux bien, outre que tes ani- maux fantastiques manquent absolument d'intérêt. — Ce qu'il y a de sciant, c'est que je ne sais pas du tout comment je vais me tirer d'affaire avec mon oncle.... A propos, et la Mouche, tu la dis toujours. — Oh ! la Mouche, c'est fini, mon cher, les tissus s'opposent à toute déclamation ; rasé, cuit, je m'escargote dans mon petit trou de Verviers et j'ai dit adieu aux pompes, que je trouve funèbres ! Jacques en plein café déclama, avec le geste ailé que faisait autrefois Veinard : Va, Mouche, dévouée à ton œuvre féconde. De mairie en mairie émanciper le monde ! — Tiens, tu la sais encore, dit Veinard en riant, te souviens-tu, chez ta tante... Balmus prévoyant vaguement l'échec, n'avait pas dit à son oncle quel jour il se présenterait. Rentré chez lui, il se tut, et, au dîner seulement, déclara qu'il ne se sentait pas ferré,qu'il voulait passer brillamment, qu en un mot il s'était retiré jusqu'à la session suivante. Le vieillard 1 écouta tranquillement : -— C'est bien, mon enfant, fais comme tu voudras, dit-il d'un air bon, et travaille. Ah ! oui, travailler, il en avait assez pour le moment ; il se donnait un mois de congé. Une horreur lui venait de reprendre ses cahiers que le matin il avait jetés dans un coin, avec l'espoir vague de ne plus devoir les reprendre. Un mois de paresse, ce n'était pas trop, n'est-ce pas? Il rentra dans sa vie indolente; peu à peu il était devenu plus cynique ; au commencement, il s'était aventuré timidement dans le vice, mais à présent l'existence lui avait dévoilé tous ses mystères. Et c'était de longues soirées passées devant la table de marbre d'un café, au milieu de la fumée de tabac, la tête alourdie par un commencement d'ivresse ; à minuit, le retour par les longues rues silencieuses, tandis que les dernières rumeurs du bas de la ville s'éteignent, au loin. C'était encore des nuits dans les maisons borgnes, au milieu du bourdonnement des crudités jetées à la volée d'un bout à l'autre des salons; des refrains à double sens chantés, MÊm&Êwm" _ ^ as 99 T3 à voix traînardes, par des sous-officiers en joie. Les boissons frelatées achevaient la griserie de la boue, et, la tempe plus creuse, les yeux plus cerclés, le corps plus aveuli, la pensée plus flottante , Jacques se sentait moisir dans son énervante inaction. m En rentrant au logis, un soir, très tard, Balmus trouva le corridor éclairé et entendit un bruit de voix dans la chambre de son oncle. Il y courut. Sur son lit, le vieillard gisait, sans connaissance, tandis que les deux servantes affolées essayaient de le ranimer. Jacques se précipita vers le malheureux, desserra sa cravate d'où son cou d'un rouge de sang sortait, gonflé, le frictionna violemment avec une sorte de rage. La vie ne revint pas. Le médecin, un quart d'heure plus tard, trouva un cadavre. Sff 102 tfi Le désespoir du jeune homme fut immense, mais calme;l'isolement de l'avenir lui apparut à l'instant, dans un éclair. Devant ce mort, il revit toute son existence passée, il entrevit toute son existence future, et songea. La nuit, il eut une insomnie; les idées s'entre-choquérent, flottant entre le songe du sommeil et le cauchemar de la réalité. En bas, une servante veillait le mort. Le lendemain, les volets furent fermés ; dans la chambre du vieillard, on avait allumé des cierges, et, entre les deux mains jointes rigidement, la sœur de charité avait mis un crucifix qui se reflétait sur la blancheur du suaire. Jacques renvoya tout le monde, et, au pied du lit, s'abîma dans sa douleur. Le corps se dessinait sous le linge, comme une statue. Les traits »» 103 «a du mort s'étaient reposés, et un sourire semblait flotter sur ses lèvres pâlies ; les cierges qui clignaient parfois jetaient sur lui des ombres animées, et, dans ce silence que coupait parfois au dehors un roulement de voiture, il semblait qu'il y eût comme une immobilité bougeante. La vie qui filtrait de la rue se changeait en agonie en entrant dans cette chambre, et l'on eût dit que ses bruits s'adoucissaient par respect pour la mort. Pauvre oncle Richard ! si bon ! mourir ainsi avant la tâche accomplie ! Devant cette dépouille dont les traits allaient s'altérer bientôt, Jacques revit tant de choses ! Il se souvenait à présent du jour où, son père mort, un gros homme l'avait amené dehors presque brutalement en disant: « Petiot, tu n'as plus de père, c'est moi, ne pleure pas », et le gros s» 104 ~s homme, c'était l'oncle Richard. Ils avaient traversé ensemble les rues, les boulevards, et devant une vieille maison il avait dit à l'enfant : « Tout ce qui est là dedans est pour toi, mioche, seulement n'embête pas Siska! » Et Jacques avait toujours retenu ces mots bons de bienvenue — dits simplement. Il restait à Balmus six mille francs de rente, de quoi vivre seul. Alors il se demanda s'il continuerait les études arides qui lui répugnaient tant? Pourquoi s'épuiser à la chaîne qui le meurtrissait? Ce fut alors l'inaction. Il se laissa aller, avec cette idée qu'un jour il devrait tout de même se mettre à faire quelque chose, mais il avait bien le temps. D'ailleurs, étourdi par le changement brusque de son existence, il resta tout l'hiver comme un malade avec une sorte d'engourdissement physique et moral qu'il ne pouvait surmonter. ïo6 Il se retira à la campagne, près de Boitsfort, dans une petite maison qui lui venait de son père, et là, ankylosé dans son désoeuvrement morne, il attendit le printemps. Lorsque l'air s'adoucit et que le soleil plus chaud se répandit en nappes d'or sur les gazons, Jacques se réveilla soudain, comme au sortir d un cauchemar. II fut longtemps avant de réunir ses idées, sur lesquelles planait un nimbe, mais il aspirait avec béatitude l'air vif que lui apportait la campagne. Avec la nature son âme revivait; avec les fleurs elle s'ouvrait pleine de sève et de désir; avec les oiseaux elle chantait le renouveau des êtres et l'étincellement des astres. Son lui tout entier voguait dans des éthers de suavité paisible, et, reposée par un sommeil intellectuel, assoupie encore dans sa dou- leur convalescente, sa vie renouvelée eut la délicate perception des douceurs environnantes. Tout était si calme, tout vibrait tendrement, moelleuse-ment, et la pensée de Jacques se fondit dans les moelleurs et les tendresses du printemps revenu. Car c'était beau, toute cette lumière, toute cette chaleur qui abondaient, ces vies qui se ranimaient, ces verdures qui prenaient des douceurs. Car c'était bon, cet air qui glissait entre les arbres avec des fraîcheurs nouvelles, chantant la romance des feuilles et caressant dans les ramures des ailes d'oiseaux ! Car c'était exquis, ces effluves qui montaient avec une ivresse étrange sous le ciel, et cette nature qui jetait au loin, dans ses murmures, dans ses cris, dans ses plaintes aimantes, l'Alleluia de son bonheur ressuscité ! 108 Après deux mois de champs et de bois, Jacques revint à la ville, transformé. L'esprit et le corps rajeunis, il se retrouva au milieu de la grande maison vide où il avait passé sa vie et qu'il allait falloir vendre. Ce fut une distraction pour lui de chercher un appartement confortable, une garçonnière en pleine ville. Au boulevard, un après-midi, il rencontra Madeleine. Il n'avait plus songé à cette jeune fille; elle revenait ainsi tout à coup le rejeter dans un passé qui le tourmentait. Mais n'était-elle pas aussi la seule aube de ce passé noir ? N'était-elle pas toute sa jeunesse, ses vingt ans ? Il eût voulu aller vers elle et lui dire : Souvenons-nous, évoquons le doux fantôme, Madeleine ! Depuis ce jour, il retomba dans la tristesse; il était solitaire, rien ne le rattachait au monde; que faisait-il ici, inutile à lui-même et inconnu des autres? Seul! le vide! les repas sans parler ; les plaisirs non partagés ! Il n'avait aimé qu'une fois — il y avait si longtemps ! Une année passa ainsi, puis deux, puis trois, avec la même inaction, avec la même volonté d'agir le lendemain, sans que jamais la force arrivât. De jour en jour plus alourdi, Jacques ne vivait que dans ce passé qui avait vu ses premières et ses dernières joies, et, s'il payait sa dîme aux plaisirs faciles, c'était avec une nonchalance de blasé qui tâche de revivre l'autrefois. Il se maria, par désœuvrement, pour changer. 11 épousa une petite jeune fille, très bonne mais très simple, qui l'aima bien et qu'il essaya d'aimer aussi, par devoir. Ce branle- bas dans son existence le gêna plutôt qu'il ne le guérit. Jeanne n'avait pas le piment qu'il eût fallu à cet homme fatigué qui n'avait plus rien à trouver dans la vie. Bien qu'elle l'entourât de sollicitude aimante, il la trouvait vulgaire, étroite, lorsqu'il la comparait à Madeleine, à cette Madeleine que son souvenir illuminait de toutes les grâces. L'enfant, seule joie qu'il eût pu goûter encore, ne vint pas, et, dans le ménage où la femme esseulée n'était qu'une comparse de ce spleen lugubre, une froideur s'établit. Pour la deuxième fois depuis le bon temps aimé, Jacques revit l'ami presque oublié. Veinard vint le voir un après-midi d'automne, à l'heure où la nuit tombait. Dehors, depuis le matin bruinait l'eau fine, transperçante, ennuyeuse. Des mélancolies semblaient traîner s» III sur les rues humides ; les passants avaient un air morne, et tout geignait l'embêtement et tout s'anéantissait dans cette chute de jour, grise et pesante comme un désespoir. Assis devant le feu ouvert dont il regardait grésiller les bûches, avec cet immense ennui qui s'était fait dans sa vie, Jacques vit entrer le petit homme rond, ventru, embourgeoisé par l'existence épicurienne de la province. C'était bien Veinard, mais épaissi, alourdi par la bonne chère wallonne ; seul, le sourire dévoue bien connu était resté sur cette face bouffie, et l'on sentait tout de suite que le cœur était resté même, gardant ses intarissables bontés. —Eh bien, dit Veinard en entrant joyeusement dans le cabinet surchauffé, comment vas ? sais-tu bien qu'il y a bon temps que nous ne nous sommes vus ! Jacques Balmus leva la tête avec nonchalance : — Oui, mon cher, mais que veux-tu ? la vie se passe tout doucement au coin du feu et Ton ne sait plus trop où se promène le cœur. — Ça n'est pas aimable, par exemple, dit Veinard ; voyons, que deviens-tu? que fais-tu ? j'ai appris ton mariage ; j'aurais bien voulu venir te serrer la main, mais tu sais, les affaires, mon bon, les affaires! Que fabriques-tu ? — Rien. — Tu vis de tes rentes, heureux coquin ! — Oui, heureux, tu peux bien dire, répondit amèrement Balmus, en poussant du bois dans l'âtre. — Voyons, es-tu malheureux? — Oh ! non. — Alors ? — Eh bien, je m'embête là, je n'ai rien à faire, j'en ai plein le dos de cette vie-là.... — Mais tu as tout ce..... — J'ai raté ma vie, interrompit Jacques, je suis fichu, j'aurais dû poursuivre un but, je n'ai pas eu la force de vouloir; j'ai cru que c'était bon de rester les bras croisés, tandis que les autres s'attellent, je me suis trompé, voilà tout, n'en parlons plus ; es-tu content, toi? — Profondément, répondit avec gravité Veinard. — Tu vois, tu travailles. — Pourquoi n'en fais-tu pas autant ? — Trop tard! murmura Jacques. Il y eut un silence douloureux ; la face de Balmus, amaigrie et creusée, apparaissait en pleine rougeur du feu ; il ferma les yeux comme pour s'absorber davantage, puis lentement: — Trop tard, répéta-t-il, je n'ai plus le temps de me faire une vie ; je n'ai plus qu'à crever bêtement au coin de mon feu, sans avoir connu l'effort et sans m'ètre donné la peine de tirer à la grande charrue. Voilà. Il n'y a rien à faire. Il continua sourdement, en se parlant à lui-même : — J'aurai passé ici comme un chien qu'on tue au tournant d'une route, mais le chien jette dans l'air son hurlement ; moi je n'ai pas eu la force de crier au secours ; c'est bien ; je l'ai voulu; c'était écrit; j'engraisserai la terre peut-être, ce sera le premier service que je lui rendrai. Jacques se mit à rire en saccades sèches comme des sanglots, puis brusquement se tut. La nuit s'était épaissie, et seul, le tic tac de la pendule, comme un battement de cœur, coupait le silence. Après un long recueillement, Veinard regarda tris- tement Jacques et reprit, de cette voix basse qu'on prend devant les morts : — Et Mademoiselle Auriol ? — Ah, oui, Madeleine, elle s'est mariée, mon bon, elle a épousé un vieux qui lui fait soigner sa goutte. — Ah! — Oui. fin POSTFACE A Mademoiselle *** Comme en un manteau de satin rose encor tout parfumé de l'odeur tant connue, je me roule frileusement dans ce souvenir — ce doux souvenir de jeunesse et d'aube. Le temps a mis sur toutes les pauvres choses mortes, comme sur un vieux tableau de maître, sa patine d'or, et, seules, les ombres se sont fondues, faisant ressortir chaude, vibrante, éclairée d'un sourire idéalement suave l'image bienaimée... Ses cheveux blonds nuagent autour de son front comme une couronne de fumée, ses grands yeux bleus se fixent noyés d'amour, son bras blanc repose sur sa fraîche robe d'été, et son albe poitrine palpite ses pudeurs. Et telle tu m'apparais après six ans, Madeleine ; la caresse de ton sourire me frôle encor le cœur ; ta voix, comme une musique entendue de loin, circule, libre et folle, dans la fumée de ma cigarette, autour de moi, pleine de souvenance, et je rêve d'un air bête à tout ce qui est parti, à tout ce qui n'est pas revenu, à tout ce qui ne reviendra jamais. Six ans! le temps de rire et de pleurer, n'est-ce pas, Madeleine ? J'ai fait les deux ce matin, car en moi-même j'ai senti quelque chose de très brûlant qui me montait à la gorge ; c'est sorti en éclat de rire, a» 119 «a mais je crois bien, mienne, que c'était parti en sanglot ! Six ans! la main n'est plus aussi sûre après six ans, et la tète est plus lourde ; l'engourdissement a saisi l'âme, et, seulement au printemps, lorsque les êtres se réveillent, nous revivons jusqu'à l'hiver, perdant chaque année, comme les arbres leurs feuilles, nos cheveux et nos illusions. C'est assez idiot tout ce que je raconte, mais cela ne fait rien, Madeleine ! C'est bon ; cela repose d'avoir fait le malin ! Six ans! et dire que notre tour viendra, où, n'étant plus, nous regarderons être les autres! Nous pourrons nous asseoir sur le bord du chemin et les y voir marcher par la grand'route. Bientôt, dans une minute de vingt ans, nous nous dirons : « C'est bien ! que le plant d'oliviers Su 120 # croisse et s'étende » ; nous, les vieux troncs qui, ne pouvant plus plier, cassent, personne ne nous connaîtra plus. Les épaves du passé ne seront des reliques que pour les vieux comme nous. Le présent est si peu de chose en raison du passé si loin, et de l'avenir si près! Le temps de chanter gaiement Alléluia, et déjà au loin, des voix mélancoliques sortent des tombes et psalmodient : Miserere ! C'est tout neuf, ce que je raconte là. Ton portrait est là, Madeleine, qui rit de mes vingt-trois ans qui s'émeuvent et dolent. Tu as raison, souvenir, je dois être gai, puisque c est bête d'être triste et que cela ne sert à rien. Mais, vois-tu, je suis bête et pleurard ce matin, parce que mon petit livre va partir et que des yeux étran- gers pénétreront dans ce sanctuaire où je l'avais conservé comme une fleur sèche ; ils ne verront point pourtant ce qui, dans cette Nouvelle, est réalité. Les passages vrais n'en sont pas marqués à l'encre rouge ; ils ne le sont ainsi qu'en moi qui me souviens et qu'en toi qui reconnaîtras, n'est-ce pas, Madeleine? Je vous envoie ce livre, Mademoiselle , ce livre où le ricanement d'aujourd'hui se mêle au sourire d'autrefois. Partout où vous y verrez l'aube, songez à vous, — l'amertume, songez à moi qui vous l'envoie avec le pieux respect du souvenir, — mort mais ineffacé. M. W. T>V qMÈSME ryl'VTEV'Ji : Le Faust de Goethe. Critique. Bruxelles. Rozez. 1882. EN PREPARATION : L'Amour fantasque. Nouvelles. Nouvelles pour les jeunes filles.