N° 16 de la COLLECTION OLLENDORFF ILLUSTRÉE GEORGES RODENBACH L Arbre Illustrations de PINCHON M D CCCXCIX PARIS PAUL OLLENDORFF, ÉDITEUR 21S bis, rue de Richelieu, 28 l>is OUVRAGES DE GEORGES RODENBACH Poèmes Le Règne du Silence. Les Vies Encloses. La Jeunesse Blanche. Proses Bruges-la-Morte. L'Art en Exil. Musée de Béguines. La Vocation. Le Carillonneur. Théâtre Le Voile. Droits de reproduction et de traduction réserves pour tous les pays, y compris la Su?de et là Norvège. s'adresser pour traiter à M. Paul OllendorlT, éditeur, 28 bis, rue de Richelieu, Paris. GEORGES RODENBACH L Arbre ILLUSTRATIONS DE PINCHON PARIS PAUL OLLENDORFF, ÉDITEUR 28 bis, rue de Richelieu, 2 S bis 51 p c c c x c 1 jç IL A ÉTÉ TIRÉ CINQUANTE EXEMPLAIRES DE LUXE NUMÉROTÉS A I.A PRESSE (l à 50) jy° 32 L'ARBRE i LE RENDEZ-VOUS ' Joos attendait Neele depuis un long moment au grand chêne des Trois-Chemins. Elle était en retard, contre'son habitude. Qu'était-il arrivé? Joos s'inquiéta un peu, attristé déjà par le crépuscule qui tombait maintenant, en tulles noirs et rapides, sur la petite île de Zélande. Toute sa fraîche couleur de jardin sur les flots, de bouquet parmi les écumes inconsolables de la mer du Nord, se fanait. Joos sentit du soir descendre en lui aussi. Et, plus distincte,, retentit l'éternelle plainte de la mer, sur les dunes, autour de l'île. Détresse du cœur humain qui regarde venir le soir et qui n'a pas d'amour ! Mais Joos aimait Neele, sa belle promise. Les accordailles étaient faites. Sa mère, Barbara Lam, était d'accord avec Pieter De Roo, le père de Neele. Et s'ils se donnaient rendez-vous ainsi, loin de chez eux, dans la campagne, le soir, c'était pour exciter leur amour en se créant l'illusion d'amants contrariés, pour jouir du mystère, des cachotteries, de l'aventure, et aussi parce qu'il y a des choses que les amants ne sentent et ne se disent qu'en face de la nature et de la nuit. D'ailleurs c'était la tradition im- maquillé par combien de saisons accumulées, bronzé par cent tonnerres. L'écorce en était rugueuse, épaisse, comme minérale. On au- • rait dit un tronc découpé dans un rocher. D'indéfinies et d'inextricables branches sortaient de ce tronc, s'engendraient l'une de l'autre, se mémoriale dans l'île d'aller s'aimer au grand chêne des Trois-Chemins. Aucun couple n'y manqua jamais. L'arbre apparaissait extraordinaire, vieux de plusieurs siècles. I • ' multipliaient sans cesse. L'architecture en était merveilleuse. C'était comme le résumé d'une cathédrale le tronc montait en haut pilier ; le feuillage déployait sa voûte ; les rameaux se courbaient en ogives; entre les branches, le ciel s'intercalait, comme un vitrail entre des meneaux de pierre; cependant que toutes les feuilles remuaient ainsi que des lèvres, faisaient leur bruit de foule tassée et priante. Témoin immuable, le vieux chêne vit passer tous les amants de l'île. Il avait un peu oublié, depuis des siècles; un peu retenu, aussi. Combien voulurent marquer, là, leur passage, tout au long de son tronc immense, sur cette écorce fantasque comme une mémoire. Signes d'amour, cœurs gravés, ex-voto symboliques, lettres enlacées, initiales. Une partie survivait, une autre s'effaçait, une autre avait péri. C'était un cimetière de noms... Joos regardait, déchiffrait. Il chercha le joli nom de Neele, qu'il avait aussi écrit là, avec la pointe de son couteau, au commencement de leur amour. Maintenant le nom avait dû grandir dans l'écorce, comme dans son cœur.Il le trouva grandi, en effet, mais moins net. Les lettres s'étaient foncées, avaient repris le ton glauque de l'écorce, au lieu de la blancheur intérieure du bois mis à vif. Joos, du bout de son couteau, raviva le nom de Neele sur l'arbre; et, bientôt, il éclata, frais et neuf, comme 2 une plante arrosée, dans ce cime- t tière. Au même moment Neele arriva : — Quel autre nom écris-tu déjà , méchant? — Je joue avec ton nom ; fit le jeune homme. Tu'as le nom de ton visage. Et il l'embrassa. Et ils s'enlacèrent, d'une chaste étreinte. Ils s'assirent sur le banc, c£ui circule tout autour du tronc vénérable. Le soir tombait, décidément. Une brume ondulait sur les plaines. Les troupeaux de moutons rentraient, déjà vagues eux-mêmes, un peu plus de brume qui s'agglomère sur un point et qui va se dissoudre. Un dernier nuage clair se dédorait. Les moulins se ralentissaient, s'immobilisaient. Bientôt ils ouvrirent leurs grandes croix noires sur le tombeau du jour. De la ville voisine arrivaient des sons de cloches... La mer commença sa plainte nocturne aux rivages de l'île. Quelle ivresse - grave donne à l'amour le soir qui tombe ! Douceur de se sentir deux quand tout, autour de soi, s'efface, dépérit, disparaît, glisse aux ténèbres, qui sont l'image sensible du néant, et au sommeil qui est une petite mort. Les amants les plus obscurs s'en rendent compte, et ils se cherchent au crépuscule. Neele s'abandonna à la douceur de l'heure. Joos s'abandonna à la douceur de Neele. Et ils recommencèrent l'éternel Cantique des Cantiques. — Que ta main gauche soit sous ma tête, disait Neele, et que ta droite caresse mon visage. Joos répliqua : — Tu es toute belle, ma grande amie! Tes dents sont comme les poissons, écaillés d'argent, qui se montrent et se cachent dans le canal. Tes lèvres sont rouges comme les tuiles de nos toits. Tes cheveux sont blonds comme le chaume qui recouvre nos métairies. Tes bras sont les ailes d'un moulin, et ils amusent le vent. Neele écoutait, ravie, et. si troublée aussi, dans une divine émotion qui semblait arrêter son cœur, retirer le sang de sa figure. — Neele, qu'as-tu ? tu es pâle, interrogea Joos, un peu inquiet. — Si je suis pâle, c'est que la lune m'a regardée. — Et moi aussi, je t'ai regardée. Tu es toute belle, ma grande amie. Comme elle te va bien, ta guimpe de dentelle ; qu'il est éclatant, ton fichu de soie ; qu'elle bombe bien, ta robe juponnée et ronde comme une cloche ! Et tes beaux bijoux : les pendants d'oreilles, les tire-bouchons d'or, la plaque du front, les larges bagues qui mettent ton petit doigt comme dans un étui en vermeil ! Ici où le soleil est avare, tu en apprivoises les rayons, tu en multiplies le retentissement autour de toi ; mais ? est-ce avec tes bijoux, est-ce avec ton visage ? N'importe ! nulle ne porte comme toi l'antique costume de notre île. Nulle n'est belle comme toi. Neele répliquait : i6 l'arbre — Toi aussi, tu es beau. Mon bien-aimé est entre les jeunes hommes, comme le grand chêne des Trois-Chemins est entre les arbres de l'île ; j'ai désiré son ombrage, et m'y suis assise ; et les fruits de ses paroles ont été doux à mon palais. Joos et Neele s'enlacèrent • de nouveau et ne parlèrent plus... L'enchantement du grand chêne des -Trois-Chemins opérait. C'est d'y Venir qu'ils s'aimaient ainsi. L'amour est un fluide, et les fluides se localisent, se transposent. On peut douer un arbre de fluide magnétique. Il y a des arbres chargés de foi, où des miracles s'accomplissent à cause d'une Vierge, et qui communiquent la foi. De même le vieux chêne de l'île était chargé d'amour, tout l'amour exhalé ici par des millions d'amants, au long des siècles, et qu'il assuma, aspira, mêla à sa sève, à ses racines, à son tronc, à ses feuilles. Il vécut dans de l'amour comme dans une atmosphère spéciale, une serre chaude aux vitres invisibles. Il eut, pour chaleur, des baisers; pour pluie, des larmes. A jamais, il est tout amour. Il dégage sans cesse celui qu'il a résorbé... Tout lieu de rendez-vous fréquenté : une grotte, une berge de canal, un banc solitaire, pourrait devenir un bon conducteur de cette électricité d'amour. Mais cela arrive surtout aux arbres, mystère de nature, souvenir héréditaire de l'Eden dont la scène constitue le mmm l arbre seul Drame humain, toujours le même, au pied de l'arbre identique qui peut tout le bien et tout le mal, toute la joie"et toute la douleur... Sous le grand chêne des Trois-Chemins, Joos et Neele recommençaient le Paradis. Enchantement d'un amour innocent ! Leurs doigts se tressaient, mais sans fièvre, sans plus de fièvre que les cheveux partagés l arbre d'une vierge quand elle les réunit en natte. Ils s'étaient tus longuement, trouvant au silence le même charme qu'aux paroles. Puis ils parlèrent de nouveau, à voix basse, pour ne pas effaroucher les idées frêles et douces qui naissaient entre eux. L'heure avait fui..: Neele voulait partir. Joos suppliait : — Reste ! Encore un peu. Ne pars pas avant que la campagne soit toute noire, avant que tes yeux soient tout à fait noirs. Il la ressaisit, renversa sa tête : « Il fait encore clair dans tes yeux. J'y vois l'arbre qui s'y mire tout entier, la cime en bas, comme dans une eau. J'y vois du paysage, les fermes lointaines, le moulin que tu regardes. Et je me vois, moi aussi, dans tes yeux. Je me ris à moi-même... Ne pars pas... tu partiras quand je ne m'apercevrai plus. » Neele acquiesça : « Oui ! mon bien-aimé ; que ta main gauche soit sous ma tête ; et que ta droite caresse mon visage... » Heure divine ! Pure extase face à face, où leur amour se récipro-quait dans leurs yeux ! Tout à coup, parmi la solitude muette, des voix s'entendirent, des cris discords, des chants hurlés. Le silence parut souffrir... Ce n'était pas la langue reconnaissable de l'île. Joos et Neele avaient dressé l'oreille. Déjà le tumulte était tout proche. Des silhouettes se dessinèrent, imprécises, dans l'ombre. Mais Joos les avait reconnues. — Ce sont les étrangers ! dit-il ; ceux qui sont venus ici pour établir le chemin de fer... C'étaient eux, en effet. Une minute après, ils défilèrent en bande devant le banc où Joos et Neele continuaient à se tenir enlacés. Tous étaient ivres et accablèrent les ingénus amants de mots crus, de rires épais, de quolibets, de hoquets avinés, de gestes obscènes, tout un hourvari dont Joos trembla pour Neele. Lui-même s'en sentit comme souillé, découronné de la couronne bleue et grise dont ce soir inoubliable avait ceint leurs deux fronts en même temps. Il murmura, avec rancune : « Ces maudits étrangers ! » Neele se leva pour l'adieu. Et tous deux eurent la sensation, à ■ l arbre cette minute, que leur amour était comme l'eau du canal traversant l'île, quand on y a jeté des pierres, détruit tous les beaux reflets. Les étrangers avaient jeté des pierres dans leur amour. Les étrangers. LES ÉTRANGERS Il y avait, tous les après-midi, vers cinq heures, quelques amis réunis chez le vieux pasteur Tyteca dont la maison était bien connue, à l'angle de la Place. C'était la plus belle, avec sa façade à pignon, ses multiples fenêtres ornées de l'écran traditionnel, d'un bleu de fumée. Le pasteur Tyteca avait du bien. C'était un des hommes les plus considérables de l'île. Son père déjà était pasteur, son aïeul aussi/ Il incarnait la tradition, toutes les l arbre coutumes ancestrales, les souvenirs de l'histoire. Il tenait, plus qu'aucun autre, à l'esprit national, à la conservation intacte de l'île qui, au milieu du nivellement moderne, avait gardé, par on ne sait quel miracle, l'intégrité de son paysage, de ses mœurs, de ses costumes. Le pasteur Tyteca se montrait pour lui-même un gardien vigilant du passé. Sa demeure était cossue, mais sans aucun meuble de goût moderne : des bahuts, des buffets de Zélande, aux antiques marqueteries de feuillages et de tulipes rouges ; des dressoirs en vieux chêne, avec toutes sortes d'assiettes, de vases de Delft, de cruches à bière, et des plats en étain aux splendeurs mates, l'étain qu'il aimait — clair de lune de l'argent ! Sous le manteau des hautes cheminées, une mosaïque, blanc et bleu. Un réchaud brûlait sans cesse, chauffant le thé, que ses amis venaient, l'a- près-midi, déguster avec lui. Ceux-ci fumaient, en même temps, de gros cigares, mais le pasteur, toujours par fidélité aux vieux usages, fumait une longue pipe de porcelaine blanche où était peint un navire. Et la fumée de tabac se déroulait, parmi le salon suranné, La causerie se déroulait de même. Parfois on faisait de la musique. L'organiste de l'église, qui était parmi les assidus, touchait d'un vieux clavecin, aux notes lointaines de carillon, et le pasteur, un peu mélomane, l'accompa- 28 l'arbre créait dans l'air des arabesques, mystérieuses comme les lignes de la main et comme la destinée. L ARBRE-. 2Ç) gnait de son violon, se plaisait à quelque vieil air du pays, une de ces rondes sur des airs de chanson populaire, que chantent les enfants en hiver, sur les canaux gelés : , moins blanches de la farine que de la neige. Ils donnaient l'impression de moudre des flocons. Il gelait en même temps. Le canal, qui traverse l'île, était pris. Des bandes de patineurs le sillonnaient. Et il y avait, installées sur la glace, des échoppes, où on vendait de l'anisette, du punch chaud, des crêpes, et aussi des fichus, de la bimbeloterie pour les cadeaux de Saint-Nicolas. A l'auberge de la Demi-Lune, chez Pieter De Roo, la foule surtout afflua. Liesse bruyante ! On venait d'y installer un orgue nou- 122 l'arbre chestre aux bruits vastes et compliqués : on y entendait tour à tour un gazouillis d'aube, cent oiseaux chantant, perchés sur de petites notes, des sons de flûte; puis des airs allègres, guerriers, passionnés ; une mélodie qui s'enfle ; et soudain comme des coups de tonnerre de musique. L'orgue jouait aussi des danses. Chacun avait voulu le voir, l'entendre. Tout le jour ce fut un long défilé. Il fallut défoncer plusieurs tonnes de capiteuse bière blonde pour contenter tous les buveufs^ dont la gaîté un -peu ivre faisait une cour de bruyants galants autour de Neele, immobile au comptoir et surveillant les servantes. Même le bourgmestre et le pasteur Tyteca étaient venus honorer rables cruchons de vieux schiedam. Il dit avec fierté : « Hein? cela brûle doux comme nos soleils d'hiver. » Le pasteur le complimenta également sur le bel orgue. Mais il ajouta : « C'est dommage qu'il provienne de l'argent étranger... » De Roo prit un air embarrassé : « C'est vrai ; mais, de l'argent, cela ne se refuse pas. » Le bourgmestre interrogea : — Vous voilà tout à fait riche ? — Riche ! riche ? Les étrangers ont voulu une partie de ma terre pour le chemin de fer. D'abord il devait passer beaucoup plus. loin. Puis ils ont décidé qu'il passerait par ici. Et ils ont scindé mes pâtures. Il fallait bien m'indemni-ser. — Il paraît, fit Tyteca, que vous leur avez mis un rude marché à la main. — Ne fallait-il pas en profiter ? Des étrangers ! — Oh ! là-dessus vous avez raison... Donc ils vous ont donné une " fortune... Le bourgmestre questionna : « Il paraît que cela vous a brouillé avec votre frère ? — Oui ! répondit De Roo ; j'en suis même désolé ! » Et il eut un gros soupir. « Est-ce ma faute ? Mon frère fut déraisonnable. C'est l'envie, voyez-vous ! Il reçut en partage, de feu notre père, juste le même bien que moi. Il ne peut pas supporter que nous ayons à présent un pécule différent. — C'était le secret du bonheur dans l'île, dit le pasteur. Tous pareils ; ayant la même part, comme ils font la même ombre au soleil. J'avais bien prévu les divisions, les haines, les jalousies, le malheur de tous, quand l'égalité serait rompue. Vous, maintenant, vous avez plus que les autres. Donc vous avez trop. — Dites simplement que je ne suis plus pauvre, observa De Roo, d'un ton navré. J'ai de quoi partager avec Nèele, quand elle aura un épouseur. Tyteca demanda : « Mais je croyais qu'elle était promise à Joos, le fils de Barbara Lam ? — Elle a voulu ; et puis, elle n'a plus voulu. Les jeunes filles, ça ne sait pas. C'est fantasque. Moi, je donnais mon consentement. A présent, j'ignore où en sont ses idées. Elle est absorbée, elle est triste. Elle doit avoir un chagrin caché, quelque chose qu'elle ne me dit pas. Le bourgmestre et le pasteur, d'un même mouvement, s'étaient tournés du côté du comptoir où Neele trônait, un peu pâlie et soucieuse, en effet, dans ses fichus de fête et ses clairs bijoux. — C'est égal ; elle est ravissante, dit Tyteca. Et elle est si bien la fleur de notre race, le type unique de l'île. Le bourgmestre acquiesça, et il ajouta : — D'ailleurs, aujourd'hui, tout s'harmonise ici. On s'aperçoit que ces maudits étrangers sont partis. L'île redevient elle-même. Où trouver ailleurs ce spectacle ? Regardez. r7 A ce moment, l'auberge de la Demi-Lune regorgeait. Toute une jeunesse attifée et galante buvait, riait, dansait, ainsi qu'aux soirs de kermesse. Dans les verres comme des tulipes, tremblaient des liqueurs comme un soleil de brume. Les femmes offraient le tabernacle des corsages, les cloches brimballées des jupes, lesmultiples T)ijoux, où des lueurs ricochent. Linges, dentelles, rubans fleuris, galons de velours, colliers de corail, tous les détails des costumes séculaires. Et les hommes même-ment, glabres, vêtus de drap noir, coupé selon des formes étranges et immuables, avec des bijoux multiples aussi, toujours pareils à leurs ancêtres qu'on voit peints dans les vieux portraits de syndics et d'échevins. Tyteca exulta. Son patriotisme jaloux et particulariste s'enfla d'orgueil. « Nous sommes restés nous-mêmes, cria-t-il. Encore une fois, les étrangers n'ont rien pu contre nous. Rien n'a changé. Qu'ils aillent ailleurs porter le,ur farce du progrès, de la civilisation. Tous les grands mots — pour cacher tous les grands vices ! » Tyteca vaticina, ouvrit des gestes de triomphe, défia le monde et l'avenir ! Tout à coup laTfconversation du pasteur et du bourgmestre fut troublée par la cessation brusque des danses, tandis que l'orgue continuait à jouer. Une nouvelle, apportée du dehors par de nouveaux arri- vants, avait fait s'immobiliser tous les couples. Une stupeur était peinte sur les visages. Un instant après, on avait arrêté la manivelle de l'orgue, comme si la musique devenait sacrilège en présence de l'événement. Qu'était-il arrivé? Le bourgmestre courut s'informer. Aussitôt il s'en revint, livide, vers la table où Tyteca et Pieter de Roo étaient restés assis : « C'est horrible ! leur jeta-t-il. Joos, le fils de la vieille Barbara Lam, s'est pendu. On l'a trouvé au chêne des Trois-Chemins, mort et tout froid. Des hommes l'ont rapporté déjà chez sa mère... Il paraît que la vieille Lam est folle et court, en criant, sur les routes... » Il n'avait pas fini de parler que la porte s'ouvrit violemment. Barbara Lam entra... Si blême, qu'elle semblait une morte. Ses vieux cheveux gris s'étaient défaits. On aurait dit que, démente, elle s'était couvert la tête et le visage de toiles d'araignées. D'un trait, elle bondit vers Neele qui, seule au comptoir, ne savait pas encore. On s'interposa, car ses mains se tendaient comme des griffes. Elle cria : « Joos est mort ! Mon Joos est mort. C'est la faute de Neele. Ah ! la coquine. Mon Joos est mort. » Un silence immense avait, d'un coup, régné. Tous se découvrirent devant cette douleur, auguste comme la mort. Les homrrtes restaient debout, tête nue, rangés. Les femmes avaient agenouillé les cloches de leur robe et elles prièrent. l arbre Barbara Larp. criait toujours, avec sa voix de corneille dans des ruines:« Joos est mort, Joos est mort. » Neele s'était évanouie dans les ' bras des servantes accourues. Le pasteur, le bourgmestre s'approchèrent de la vieille Barbara, eurent dès mots calmants de vieillards qui connaissent la vie. Ils cherchèrent à l'interroger, à savoir tout le drame. Sa colère alors devint de la douleur, une douleur prolixe qui laissait aller des paroles avec les larmes. Elle raconta ce qu'elle savait : Joos aimait trop Neele. Et elle ne l'aimait plus. C'est depuis l'arrivée de ces maudits étrangers. Elle avait connu l'un d'eux. Elle l'avoua elle-même à Joos. Mais Joos avait un si grand cœur. Il lui pardonna. Il voulut l'épouser quand même et tout de suite. Neele refusa. C'est son fils lui-même qui, un soir, lui avait raconté l'histoire, tous les détails. Après ce refus de Neele, Joos tomba en mélancolie. Il n'eut plus goût à rien. Il renonça à sortir, passa toutes les journées dans sa chambre, les volets clos. Il ne dormait plus, la nuit. Et il se mit à errer, dès qu'il ne faisait plus clair, à courir par la campagne. Ah ! tout ce qu'il a dû remuer d'idées noires, et souffrir ! Aujourd'hui, il aurait souffert davantage, parmi la fête de saint Nicolas et la joie de tous. Il n'a pas voulu voir cette joie. Ce matin,il n'était pas rentré. Elle s'inquiéta, chercha partout. Et tout à l'heure, on l'a trouvé au grand chêne des Trois-Chemins, à la même place où s'est pendu l'étranger.. Barbara Lam cria de nouveau : « Mon Joos, mon Joos est mort ! » Puis, réfléchissant tout à coup : « Mais pourquoi Neele avoua-t-elleelle-mêmequ'elle avait connu un étranger et pourquoi, puisque Joos lui avait pardonné, refusa-t-elle de se marier. Voilà ce que je n'ai jamais compris. » A ce moment, Neele revenait à elle. Elle ouvrit de grands yeux, si tristes, si mouillés, si effarés. On aurait dit qu'il y avait plu longtemps. La conscience lui revint. Elle éclata en sanglots. Les larmes débordèrent, inondèrent son visage. Barbara Lam, reprise de fureur, voulut s'élancer ; elle l'aurait piétinée, griffée, tuée. Des mains s'interposèrent. Alors elle se dirigea vers le pasteur : « Mais demandez-lui donc ! Pourquoi n'a-t-elle pas voulu, puisque Joos pardonna ? Pourquoi ? Pourquoi ? « Elle se tourna vers Neele, suppliante : « Neele, dis-le-moi? Je te pardonnerai aussi. Dis-le-moi. Je l arbre saurai .du moins pourquoi mon Joos est mort. » Alors Neele, comme si, dans cette confession publique, elle allait se faire absoudre de ses fautes et se régénérer par la franchise, lasse, au surplus, du poids de son péché qui, invisible aux autres jusqu'ici, était déjà lourd en elle, fit un effort et, avec une voix d'agonie, répondit : — Barbara Lam, approche ; je te le dirai. Un moment après, tous surent à leur tour la terrible vérité. Quelques-uns s'attendrirent sur Neele qui, en effet, ne pouvait pas épouser Joos, lui imposer l'enfant de l'étranger. La plupart s'indignèrent. Le pasteur Tyteca s'exalta, frémit d'une patriotique douleur. « Nous ne sommes plus nous-mêmes. Nous sommes atteints dans le sang de la race. C'est un crime de lèse-patrie. Neele est indigne. Il faut qu'elle subisse Vindignité. » Dans le silence, le mot redoutable avait jailli, comme un arrêt. C'était le nom d'une peine publique le châtiment ancestral, la coutume du passé de l'île, toujours observée : une sorte de dégradation civile, appliquée, sans appel, par les habitants, sur l'ordre du pasteur, à ceux qui avaient failli. Ici, puisqu'il s'agissait d'une jeune fille, ce sont toutes les jeunes filles présentes qui durent exécuter la sentence. Elles s'avancèrent, l'une derrière l'autre, vers Neele, pas- l arb rf. sive et toute en larmes, soutenue par les bras des servantes. Chacune, à tour de rôle, eut à lui arracher quelque chose de sa parure : l'une, la guimpe de dentelle de son corsage ; l'autre, les tire-bouchons d'or de son bonnet ; une autre encore, la plaque ciselée de son front ; d'autres, le collier de corail à trois rangs de son cou, les galons de velours des manches, son fin tablier d'un bleu de ciel de mai, ses larges bagues occupant les doigts jusqu'à la phalange. Chaque fois, elle apparaissait plus dénudée, assombrie, perdant, un à un, chacun des détails colorés qui constituent le costume original de l'île. Tyteca s'écria : « Voyez ce qu'il en adviendra de nous. Neele n'est plus vêtue comme les nôtres... Elle est vraiment la femme de l'étranger. Neele pleurait, grelottante dans sa toilette dont les ornements clairs étaient tombés, sa toilette déjà comme celle des autres pays, sa toilette sombre. Elle semblait en deuil d'elle-même, en deuil de l'île... Le pasteur Tyteca, que ces révélations avaient bouleversé, ne cessait pas de s'exalter, de vaticiner le pire avenir... •« Nous devrions, nous aussi, arracher nos habits, nous couvrir de deuil et de cendre. Le malheur est parmi nous. Les étrangers nous ont perdus. Ils nous ont apporté tout le mal : l'ivrognerie, la haine, la luxure — et aussi le suicide qui était 19 l arbre ignoré ici, et qui maintenant va sévir. Car le suicide est contagieux. C'est pour cela que Joos est allé se pendre au chêne des Trois-Chemins, à l'endroit même où l'étranger se pendit, enseigna ce péché abominable. Joos, à son tour, y a été entraîné par une occulte attirance, les miasmes de cette épidémie mentale qu'est le suicide. D'autres maintenant vont se tuer... — « Abattons l'arbre ! » cria une voix. — L'arbre sera la mort quand même, répondit le pasteur. Abattu, il continuera la contagion. Qu'on l'enterre, il nous attirera dans la terre. Il est la mort, vous dis-je. Nos cercueils sont déjà dans son bois. Nous sommes morts ! L'île est morte ! — Abattons l'arbre, répétèrent des voies grossies, décidées, bientôt innombrables. Soudain, il y eut une poussée violente du côté de la porte. Toute une foule sortit, se rua, s'élança, muette et noire, à travers la campagne blanche de neige... On arriva au carrefour des Ïrois-Chemins. Des hommes, en route, s'étaient munis de haches, de torches. Il y eut une minute •d'indécision. Fallait-il abattre l'arbre ou l'incendier? Le chêne défiait. Il s'élançait, compliqué et vaste. Sa ramure ouvrageait l'air, solide et délicate ferronnerie. Il semblait qu'il fût invulnérable, à l'abri du feu et des coups. Une neige bleuissante adhérait aux branches, les habillait d'argent mat et de tulles do- ciles. C'était comme de la douceur sur de la force. Un printemps d'hiver, eût-on dit, qui mettait sur la vieillesse de l'arbre la floraison des flocons. Le tronc gardait sa patine de bronze. Même dans les ornières' des lettres gravées, aucune gelée n'avait insinué des galons. Les noms des amants nouveaux régnaient, récents et vainqueurs sur les anciens noms effacés. Chacun y retrouva un peu de soi. Personne n'osa donner un coup de hache dans le vieux tronc plein d'amour et qui éternisait toutes les fiançailles de l'île. Le frapper, ç'au-rait été comme se frapper soi-même au cœur. Mais l'arbre aussi avait failli. Arbre des soirs d'Ii-den, Arbre du Bien qui était devenu l'Arbre du Mal. Arbre d'Amour qui était devenu l'Arbre de Mort. Il allait maintenant vouloir des pendus, comme naguère des amants. Lui aussi était indigne. Soudain l'arbre fut rouge. Des torches incendiaires l'avaient atteint. Les flammes une à une procédèrent. Ce fut aussi comme une dégradation de l'arbre. L'une fit fondre aussitôt toutes les ganses de neige, les tulles, l'argent vif de la gelée au long des branches. La ferronnerie des hauts rameaux céda. Mais le tronc résista comme une tour dé fer où le feu ne pourrait pas mordre. Les flammes s'éteignirent, sous les souffles d'un grand vent glacé. L'arbre survécut et n'en fut que dénudé; il s'obstina, noir, sur le ciel. Tous pensé- rent à Neele. Le chêne des Trois-Chemins était comme elle. Il n'avait perdu que ses ornements, la parure de la neige, des fines branches, quelques détails. Mais tout ce qui fut, était... Neele continuerait à dire l'amour de l'étranger. L'arbre continuerait à dire la mort de l'étranger. Dans l'île, heureuse d'être restée toute proche de la Nature, un mal inévitable, nommé la Civilisation, était entré qui avait dégradé Neele, qui avait dégradé l'arbre. Le mal serait contagieux... Et chàcun rentra, pensif, dans sa demeure, songeant à l'enfant futur de l'étranger, qui allait commencer dans l'île une autre Race. COLLECTION OLLENDORFF ILLUSTRÉE A 2 FR. LE VOLUME Ouvrages déjà parus et en préparation N" JEAN RAMEAU 1. YAN. (Illustrations de Maximilienne Guïon.) ABEL HERMANT 2. EDDY et PADDY. (Illustrations de J.-E. Blanche.) GEORGES RODENBACH 3. LA VOCATION. (Illustrations de H. Cassiers.) JULES CASE 4. LA VOLONTÉ DU BONHEUR. (Illustrations de André Brouillet.) FRANCISQUE SARCEY 5. GRANDEUR ET DÉCADENCE DE MINON-MINETTE PATAUD. (Illustrations de Georges Redon.) CHARLES FOLEY 6. LES CORNALINES. (Illustrations de L.-E. Fournier.) GEORGES OHNET 7. LA FILLE DU DÉPUTÉ. (Illustr. de René Lelong.) PAUL PERRET 8. LA ROBE. (Illustrations de P. Kauffmann.) ANDRÉ THEURIET 9. ANNÉES DE PRINTEMPS. (Illustrations de Maximi- lienne Guïon.) HENRY ROUJON 10. MIREMONDE. (Illustrations de M.-G. Mendez.) J.-H. ROSNY 11. LE SERMENT. (Ilustrations de Lucien Métivet.) FEltNAND VANDÉREM 12. LA PATRONNE. (Illustrations de Pierre Vidal.) ËMILE POUVILLON 13. MADEMOISELLE CLÉMENCE. (Illustr. de Jeanniot.) ÉDOUARD ROD 14. L'INNOCENTE (Illustrations de L. Kowalsky). LOUIS D'HURCOURT 15. LE SABRE DU NOTAIRE. (Illustr. de Charles Morel.) GEORGES RODENBACH 16. LARBRE. (Illustrations de Pinchon.) êvreux, imprimerie de charles hérissey M : 1 ■■ ■ ■■; - '' ■ _____. _______________________________________T ■