IN EXTENSO i'S^RIE — N» 11 Roman Complet 3 fr. 50 POUR 45 cent. MXMMMMMMMMMMMX LA RENAISSANCE ] DU LIVRE Jean Gillequin et Cle - ÉDITEURS - J 78, Boulevard Si-Michel PARIS -m M. 83 M M'OSA 83 J HUOS 8AU3T.33J83J JJOT & & -i iiobasiioD fc! sb " 0VA3TY.3 >À! 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" LJ JU> Tous les Chefs-cPOEuvre de la Littérature française DU XIe AU XXe SIÈCLE Que " LA RENAISSANCE DU LIVRE " --- peul offrir aujourd hui. - (Voir la suite à la fin du Volume). ilo ? I K / H! GEORGES RODENBACH i855-i8g8 « Ames mystiques, cloches dolentes, canaux stagnants, vieux quais à pignons noircis, voilà les images qui se reflètent dans l'âme du poète... Il vécut dans une atmosphère ouatée où tout ce qui a vie, glisse sans bruit comme les cygnes dans les canaux. » Ces quelques lignes d'Anatole France sont l'exacte définition du talent de Georges Roden-bach. Sa prose, comme sa poésie, est toute de demi-teintes. Il excelle à chanter les deuils mystiques, les paysages nostalgiques ; il ne décrit pointa proprement parler, il s'attache à dégager l'âme des choses, il cherche moins à en donner un tableau qu'à rendre l'impression qu'elles produisent sur ceux qui vivent au milieu d'elles. Il sent profondément les correspondances qui existent entre les paysages et les êtres, et il s'applique à les rechercher et à les faire comprendre au lecteur. C'est ainsi qu'il est arrivé à exprimer avec une subtilité rafhnée le charme exquis et la mélancolie imprécise des villes mortes, la douceur de cette paix de cimetière où les impressions sont comme amoindries, les sentiments comme endormis, les âmes comme engourdies par la torpeur ambiante. Toute son oeuvre est dans un ton de grisaille voulu, enveloppée pour ainsi dire des brumes du Nord. Le silence des béguinages flamands, la vie calme et recueillie de leurs habitantes, les crépuscules immatériels, les eaux dormantes, les horizons gris, les soirs où des musiques agonisent, tout ce qui est mélancolie et tristesse, il s'est plu à le chanter dans une langue au rythme berceur, harmonieuse et recherchée, admirablement précise dans l'expression de « l'indécis, des sons, des couleurs frêles ». C'est ce charme particulier, inconnu jusque-là dans la littérature française, qui a fait le succès rapide de Georges Rodenbach. Contrairement à l'opinion commune, il naquit non pas à Bruges, mais à Tournai en 1855 d'une famille flamande dont les ancêtres étaient originaires du château de Rodenbach (en Hesse) où Weber, invité par l'un d'eux, composa son FreiechutPar sa grand'mère maternelle, il était arrière-petit-neveu de Wieland. Peut-être est-ce de cet atavisme saxon que lui vint tout jeune sa tendance à la rêverie. 11 passa ses premières années à Tournai, et vécut ensuite à Gand. Il y termina son éducation au collège Sainte-Barbe, en 1875, y fit son droit, puis alla passer un an à Paris, afin d'entendre les grands avocats. Il se mit ensuite à plaider au barreau de Bruxelles, et dans deux ou trois procès restés célèbres à cause de son éloquence vibrante et passionnée, il s'acquit une renommée considérable. Ce fut alors seulement qu'il fit de longs séjours à Bruges, la ville où jadis son'grand-père Constantin Rodenbach, l'un des fondateurs de l'indépendance belge, dont le nom figure sur la colonne du congrès, avait été professeur de médecine. Il vécut dans le vieil hôtel familial qui existe encore là-bas, tout près des canaux sommeillants ; il se promena au long des quais solitaires, regarda glisser silencieusement les cygnes sur les eaux mornes, où se mirent les maisons à pignons, erra sous les arbres du béguinage, passa de longues heures devant les Memling ou dans les églises. Ce fut alors que la ville s'empara de son âme. Pourtant elle ne la fit pas à son image. De haute taille, svelte, vêtu avec une élégance recherchée, ses grands yeux bleus surmontés d'un front large qu'ombrageaient ses cheveux couleur de tabac d'Orient, il n'avait nullement l'air du poète émacié que beaucoup se figurent qu'il était. Souvent il secouait sa rêverie et se laissait aller à des mouvements d'enthousiasme ou d'indignation. II mourut brusquement le 25 décembre 1898, emporté en pleine gloire eten pleine force par une crise foudroyante d'appendicite. La série de ses œuvres commence véritablement avec la Jeunesse blanche (1886). Pourtant, avant ce recueil, il avait publié le Foyer et les champs (1877), la Mer élégante, l'Hiver mondain, les Tristesses surtout où se trouvent par instants des vers dignes du poète qu'il fut plus tard. Mais il préférait considérer comme son début la Jeunesse blanche où son talent se révèle déjà tout entier. Dès lors, en vers comme en prose, il ne fera qu'affiner sans cesse ses sensations, développer ce qui n'était qu'ébauché, et à travers tous ses vers comme dans tous ses romans, ce sont toujours les choses mortes, mystérieuses et douces, les images de pureté ou de calme, les lointains vaporeux ou brumeux des plaines flamandes qu'il se plaira à chanter. C'est du reste ce qui a fait sa grande originalité, et voilà pourquoi il restera pour nous celui qui a introduit dans la poésie et dans la prose française quelque chose des brumes du Nord, et l'immortel chantre de Bruges, évoca-teur du silence des villes désertes que nous a représenté parmi la clarté bleue de la lune, sur un fond de vieilles maisons qui s'estompent dans une buée lumineuse, le peintre Lévy Dhurmer. Liste des principales œuvres de Georges Rodenbach à partir de la Jeunesse blanche (1886) : le Règne du silence, poésies, 1891; Bruges la Morte, roman, 1892; le Voile, un acte en vers, 1894; Musée de Béguines, nouvelles, 1894; la Vocation, roman, 1895; les Vies encloses, poésies, 1896; le Carillonneur, roman, 1897; l'Arbre, roman, 1898; le Miroir du Ciel natal, poésies, 1898; l'Élite, études littéraires, 1899; le Rouet des brumes, contes posthumes, 1900; le Mirage, drame en quatre actes et, enfin, ce chef d'oeuvre, En Exil, qu'on va lire. Georges Rodenbach EN EXIL ROMAN PARIS LA RENAISSANCE DU LIVRE JEAN CILLEQUIN ET O, ÉDITEURS 78, BOULEVARD ST-MICHEU 78 " IN EXTENSO " SOUS CE TITRE, " LA RENAISSANCE DU LIVRE " PUBLIE CHAQUE MOIS, IN EXTENSO UN GRAND ROMAN, — LE ROMAN DE 3 FR. 50 POUR 45 CENTIMES ! — TOUJOURS SIGNÉ DE L'UN DES MEILLEURS ÉCRIVAINS MODERNES. MALGRÉ CE PRIX INVRAISEMBLABLE DE BON MARCHÉ, LES VOLUMES VENDUS CHEZ TOUS LES LIBRAIRES SONT, A TOUS POINTS DE VUE (CHOIX DES OUVRAGES, PAPIER ET IMPRESSION), DIGNES DE " LA RENAISSANCE DU LIVRE " Prix : 45 Centimes Paru le 15 Novembre. La Discorde i par ABEL HERMANT. — le 15 Décembre. Le Silence, par édouard Rod. — le 15 Janvier . . L'Autre Femme, par J-H. rosny, de l'AcadémieGoncourt. — le 15 Mars . . . Êlisabeth Couronneau, par Léon Hennique, de l'Académie Goncourt. — le 15 Avril . . . Les Cœurs Nouveaux, par paul Adam. — le 15 Mai. . . . L'Amour Meurtrier, par Matilde Serao. — le 15 Juin. . . . Les Ames en peine, par Bjornstjerne Bjôrnson, — le 15 Juillet ... La Fin des "Bourgeois, par Camille Lemonnier, — le 15 Août . . . Défroqué, par Ernest Daudet. — le 15 Septembre. La "Payse, par charles Le GOFFIC. — le 15 Octobre. . En Exil, par georges rodenbach. A PARAITRE : Les Revenants et l'Ennemi du "Peuple, par Henrik Ibsen. Amis, par edmond haraucourt. La Teigne, par Lucien Descaves. et Romans de iules claretie, jean rlchepin, gustave geffroy, SlENKIEWICZ, BLASCO IBANEZ, SELMA LAGERLOFF, etc., etc. EN EXIL I La vieille Mme Rembrandt regarda son fils avec un bon sourire, mais un sourire triste, comme mouillé à des larmes qui auraient coulé au dedans de ses joues. Lui, assis devant une table encombrée de livres, de paperasses, avait levé la tête, fait un signe vague, indiquant une sorte de contrainte et comme une prière de ne pas devoir s'expliquer. Sa mère, qui s'attristait de le voir mener cette existence recluse et venait de l'engager à sortir, à se distraire, murmura tout apitoyée : « Mon pauvre garçon ! » puis le laissa seul, et il entendit son pas cassé et lent décroître dans l'escalier tournant. La chambre retomba au silence, une grande chambre du second étage dont les fenêtres donnaient sur un horizon de tuiles et de clochers, un mélancolique horizon de ville de province, au-dessus duquel s'en vont de calmes fumées. Jean Rembrandt se leva et alla regarder à la croisée ouverte. Il se prit à songer combien sa vie était morne en cette froide maison, auprès de sa vieille mère, dans cette ville flamande abandonnée et vide, où il se trouvait seul à penser et à écrire, lumière vivante qui n'éclaire rien et se consume soi-même. Avec son âme de poète, il se sentait là comme parmi des étrangers et se faisait l'effet à lui-même d'être en exil ! Ainsi il remuait sa destinée douloureuse, tout en regardant la fumée, la lente fumée qui montait des toits assoupis. Elle semblait l'inviter au départ, la blanche voyageuse, cheminant elle-même vers des pays de rêve. La fumée s'éloignait, s'éloignait, et bientôt le poète n'eut plus au fond des yeux que le souvenir triste d'une chose en allée. Il avait peu travaillé cette journée-là, ce qui le rendait plus morose encore, mais, pour ne pas contrarier sa bonne mère, il se décida à sortir. C'était du reste son heure aimée, la plus belle heure du jour, l'heure de l'agonie des lumières, quand lentement le soir tombe, que le soleil saigne encore un peu un sang presque rose, et qu'au loin, une à une, s'allument les lanternes, isolées aussi — comme des âmes. Chaque jour il sortait à la même heure pour contempler le couchant, traversait en hâte les rues marchandes où s'espaçaient quelques passants, désireux de solitude, se recroquevillant sous la méchanceté des regards, rasant les façades comme s'il eût voulu entrer dans les murs pour s'en aller, sans être vu, vers ses chers quais mélancoliques et ses lointaines banlieues. Ce soir-là encore, il se dirigea vers les vieux quartiers, bordés de façades gothiques, toutes noircies, balafrées, rongées par la pluie et le temps, avec des cartouches où des satyres se débandent dans l'effritement de la pierre et, au-dessus des portes, des blasons de gildes et de corporations dont les emblèmes usés, envahis comme d'une poussière de fusain, symbolisent les grandeurs déchues de la Flandre. Le long de ces quais de granit, aux parois très rapprochées, dormaient les canaux solitaires de qui la surface, obscure et métallique à la fois, donnait l'impression de grands miroirs tendus de crêpes. Assoupie, stagnante, encaissée entre de profondes murailles, cette eau ne servait à rien. Pas de mariniers, pas de départs, pas de bateaux aux poupes peintes. Seulement la réverbération renversée des lointains nuages et, le soir, la palpitation des étoiles sur la face dormante du canal. Et le poète en passant se compara à cette eau. Sa vie aussi ne servait à rien qu'à refléter des lumières ! Tout en rêvassant au long de ces quais, il s'achemina vers un faubourg qu'il aimait surtout, parce qu'au bout s'élève le Béguinage où, depuis longtemps, il menait ses flâneries. Avant d'y arriver, il traversa des quartiers pauvres, pleins d'enfants encombrant les trottoirs ; on dansait dans des cabarets et les bruits d'orgues éclataient dans la rue, ronflants et criards, chaque fois que les portes s'ouvraient. Puis ce furent de grands terrains vagues, semés d'une herbe rare, roussie, comme mordue par places, au milieu desquels étaient échoués des tombereaux et des charrettes, les brancards en l'air comme des bras crucifiés. Dans la perspective, une caserne aux murs jaunes, plaqués d'humidité avec des grillages aux fenêtres, d'où venaient de monotones battements de tambours qui tournaient dans la tristesse des remparts. Et plus près, sur la droite du chemin, un long mur blanc, le mur d'un cimetière au- dessus duquel émergeaient des sommets de croix et des gestes figés de statues. Ainsi, à travers tout ce paysage de banlieue lamentable, Jean Rembrandt arriva aux portes du grand Béguinage. Bien qu'il y fût venu fort souvent, c'était chaque fois une surprise pour lui que cette vision archaïque évoquant tout d'un coup une ville ancienne, un enclos du moyen âge, un suave triptyque de quelque primitif. N'est-ce pas l'Agneau pascal de Memling lui-même qui paît là-bas dans cette prairie d'herbe drue ? Et n'est-ce pas la colombe du Saint-Esprit envolée d'un Jean Van Eyck qui frissonne derrière cette vitre miroitante ? Non! ce sont des ailes de linge, et partout ainsi, à chaque fenêtre, une fur-tive religieuse passe, comme en route pour le ciel. Toutes les demeures semblables, en briques rouges avec des vitraux à croisillons plombés, s'effilaient en pignons aigus dont les marches régulières semblaient un escalier aérien pour l'ascension des saintes âmes cloîtrées là. Partout des couleurs claires : les briques peintes en rouge vif et rejointoyées d'un blanc cru qui les ourle comme un galon ; les portes et les fenêtres d'un vert de prairie; mais ces tons en apparence criards s'harmonisaient sous la lumière perlée des ciels du Nord si fins, avec lesquels les façades d'ici s'apparient, comme s'influencent du voisinage de l'eau les flancs, bariolés aussi, des barques et des navires. Un enchevêtrement de rues s'enroulait autour de la place semée d'une longue pelouse. Une atmosphère triste, mais tout imprégnée de prière et de paix. Sur les portes, des banderoles où se lisaient en lettres d'or les noms des couvents, des noms doux, doux sonnants : la maison de sainte Béga, sœur de Pépin, fondatrice de l'Ordre, puis la maison des Fleurs, la maison des Anges, la maison de la Conso- lation des pauvres. Aux fenêtres, de petits rideaux de mousseline, blancs et naïfs comme des voiles de premières communiantes. Pas de passants, pas de bruit de voitures ; seules quelques béguines revenant de la ville en longues robes noires, avec cette marche effacée et silencieuse qu'ont les pas habitués aux dalles d'église. Si on n'en avait vu disparaître ci et là à des seuils brusquement refermés, on aurait vraiment pu douter que ces demeures fussent habitées, car pas une silhouette n'animait les fenêtres et pas une voix ne montait des jardins, pas même ce vague soupir des choses qu'on entend respirer dans les chambres, la nuit. Une paix mortuaire, une volonté de silence, un renoncement à la vie s'exhalaient de ces toits léthargiques et s'exprimaient dans l'agonie tintante d'une petite cloche qui, du haut de la tour, déroulait au vent comme une fumée de sons. Quand le poète passa devant l'église, au centre de la place, il entendit le bruit de l'orgue. Il adorait cette vaste musique. Elle ne chante pas seulement aux oreilles ; elle glisse par tout le corps, dans une sensation presque physique. On est saisi, secoué, enroulé comme en desécharpes lourdes et sonores. Délicieuse ivresse de l'âme et des nerfs. Ressouvenance subite des choses les plus lointaines de l'enfance ! Rappels d'anciennes prières dont on cherche à ressaisir les phrases, l'orgue lui rendait tout cela ! et déjà ravi par avance des bonnes joies qu'il allait goûter aux musiques du jubé, il s'approcha de l'église et voulut y entrer ; mais il trouva la grande porte close. Sa curiosité éveillée, il alla voir à la petite porte latérale ; elle était seulement fermée au loquet ; il la poussa devant lui et, tout heureux, pénétra dans le temple, craintivement, doucement, comme dans une chambre de malade. Les nefs étaient absolument vides, sans un prêtre, sans une béguine, sans un fidèle agenouillé. Un grand silence ; dans le chœur une lampe rouge : on eût dit du sang qui brûlait, le sang du sacré cœur de Jésus ; de temps en temps un bruit de stalle ou de confessionnal craquant au loin, comme la respiration du bois ; toutes les choses frôlées par l'ombre prenant la mystérieuse douceur des couleurs pâlies et des formes atténuées. Dans cette paix morte, la voix d'une femme, une voix aiguë et frêle comme celle des enfants de chœur dans les processions, et cette voix chantait avec on ne sait quelle passion malade, non point une hymne religieuse, une salutation de plain-chant ou de rituel. Non ! accompagnée par l'orgue, c'était une sorte de mélodie profane, une romance sentimentale et tendre qui s'envolait à travers l'église, comme un aveu de péché d'amour en un confessionnal, mais non point affligée ou confuse ; une exaltation tout au contraire appelante et nostalgique. Rembrandt, caché dans l'ombre d'un pilier, chercha à reconnaître la forme vague qui s'agitait au jubé : devant la tribune de l'orgue, il distingua la blancheur d'une coiffe dépliant ses linges rectilignes. C'était donc une sœur du Béguinage, une religieuse attardée qui, se croyant seule, chantait ainsi. 0 trouble ! émotion! hallucination 1 Entendre dans le soir l'anonyme appel d'une âme en détresse dont la voix allait déchirant son vol contre les vitraux de l'église ! Seul, dans le coin d'une chapelle, immobile, inconscient, comme au fond d'un songe, Rembrandt écouta. Cela dura on ne sait combien, ce chant vague, mystérieux, chuchoté, achevé en de si pénétrantes sourdines qu'il crut l'entendre encore, bien longtemps après que la voix se fût tue, comme une âme répercutée de cloche éteinte. Il lui semblait ainsi, par cette confidence surprise, qu'il entrait peu à peu dans la vie de cette femme, qu'il la voyait déjà, qu'il conversait avec elle, et qu'elle-même, trouvant en lui un frère en mélancolie, se racontait tout entière et se confiait à son cœur ! L'énorme silence où l'église était retombée le tira tout à coup de son rêve, et brusquement il sortit et resta posté au dehors, devant la porte, espérant voir la béguine qui venait ainsi de le remuer jusqu'à l'âme. En effet, peu d'instants après, une forme noire apparut, glissante et balancée dans son ample tunique. C'était une femme toute jeune encore, la taille effacée, la poitrine nulle dans son corsage de drap agrafé sur le côté. Son visage avait une pâleur souffrante, une pâleur de bouquet blanc qui se fane. Autour, sa coiffe, empesée et raide, s'allongeait en auvent sur le iront. Ce qui troublait surtout dans cette figure de vierge triste, c'étaient ses yeux, des yeux larges, fendus, couleur d'ancien pastel, tout remplis de teintes frêles et mouillées, et cependant fixes et attirants comme les yeux des lunes d'hiver. En passant devant lui, elle devint plus pâle encore : peut-être s'était-elle aperçue de sa présence à l'église et se repentait-elle de l'avoir scandalisé par ce qu'elle considérait à présent comme une faute plus que vénielle ; peut-être aussi n'était-ce que pudeur et timidité, car elle avait gardé de son passage dans le monde cette sorte de crainte et de honte aux approches de l'homme. Or Jean s'était arrêté pour mieux la voir; il était là, campé devant elle, le cœur battant, pâleaussi,troublé sanssavoir pourquoi, attiré inconsciemment. Et maintenant il la regardait longuement, d'un air apitoyé, promenant ses regards sur toute sa robe flottante, des regards chauds comme des lumières et appuyés comme des caresses. Mais elle, avec l'allure lente et fatidique d'une somnambule qui marche sans entendre et sans voir, s'éloignant à pas réguliers dans les rues mortes, venait de s'arrêter à l'une des plus grandes demeures du Béguinage. Elle sonna ; on ouvrit presque aussitôt et il la vit disparaître par un long corridor blanc. Alors, quand l'enclos fut tout reconquis à la solitude et au silence, le poète instinctivement, comme s'il obéissait à un dessein encore insoupçonné par lui-même de revoir cette étrange religieuse, s'approcha pour lire le nom inscrit sur la banderole de la porte : c'était le couvent de la Maison des Fleurs ! Le poète portait avec une sorte d'orgueil son nom sonore et grave : Jean Rembrandt, le nom du grand peintre hollandais qui inventa les combats sur la toile de la lumière et de l'ombre. Était-il vraiment un descendant du vieux Rembrandt van Ryn ? — Il aimait à le croire; cela lui donnait, à ses propres yeux, un surcroît d'aristocratie. Du reste, c'était une tradition de sa famille; toute sa vie, son père avait collectionné des eaux-fortes du maître, et elles blasonnaient à présent les panneaux des salons. Dans ce logis silencieux, le poète vivait seul avec sa mère, une bonne vieille femme, au cœur d'or, qui, tout en adorant son fils, le faisait souvent souffrir sans le vouloir, sans le savoir. Elle ne comprenait pas qu'il s'enfermât pour écrire, des journées entières : encore des vers ! Il ferait mieux de s'occuper de choses sérieuses ! En réalité, elle était déçue dans son rêve, éprouvant une grande désillusion à voir ce fils, pour qui elle rêvait une vie brillante, abdiquer tout, en faveur d'une espérance lointaine qu'elle ne savait pas apprécier : faire un livre, un beau et grand livre ! Lui tournait là l'unique effort de sa vie, car il était poète avant tout. Il le sentait bien, il le sentait dans toute sa chair, dans tout son sang, dans toute son âme ! Il l'était déjà aux matins de son adolescence, quand la musique des offices solen- nels lui donnait des frissons par tout le corps ; dans la petite église du collège, il pleurait en parlant à la Vierge avec des paroles amoureuses de fiancé. Et plus tard il sentit davantage encore qu'il l'était, quand un bruit de cloches ou d'orgues, un couchant de septembre sur la mer, un convoi d'inconnu s'en allant dans le brouillard, lui communiquaient le même frisson et les mêmes larmes. Comme à présent il se rappelle avec émotion ces commencements enflammés de sa vie ! Dans la même chambre froide, au second étage, sans feu, s'emmitouflant de couvertures, combien il en a passé des nuits d'hiver, à écrire, à lire, tandis que, parmi l'ombre, au loin tombait la pluie de fer des carillons ! Quelle ivresse dans la révélation des chefs-d'œuvre, dans la communion première avec les poètes où s'éternisent les divins mensonges du génie ! Il les pratiquait tous, il les étudiait, il les aimait. Lui aussi se mesurerait avec ces grands souvenirs, car il sentait en lui le tourment du génie et la volonté du chef-d'œuvre 1 Ce fut à ce moment une furie d'étude et de travail, un état d'esprit plein de trouble délicieux, car toute son âme chantait, toutes ses pensées fleurissaient en images : à chaque instant du jour, à table, dans sa chambre, en se couchant, au long de ses promenades solitaires, au crépuscule, des lambeaux de vers appris, rêvés, trouvés, composés sans cesse, faisaient de son âme comme une ruche en travail. Après cela il partit pour Paris, sous prétexte de compléter ses études de droit par les leçons et l'exemple des maîtres de la parole française. Mais, en réalité, il fréquenta moins le barreau que les théâtres, collabora à des revues, approcha les écrivains célèbres, récita ses vers dans des réunions frémissantes de jeunes artistes. Comme il travailla avec acharnement, comme il s'y obstina plus que jamais dans son beau rêve de gloire! La gloire, — avec ses côtés vains et puérils, qu'importe ! — mais la gloire : entrer dans les âmes étrangères ; être aimé par des amis inconnus ; se savoir lu par les femmes et les révéler à elles-mêmes ; surprendre son nom chuchoté au passage ; être suivi dans les rues comme cela arriva à Musset au temps de sa jeunesse et de son génie ! Tout, plutôt que la vie humble, écrasée, obscure. Le vieux nom glorieux qu'il portait, le grand nom de Rembrandt, il saurait l'allumer, le fondre, comme un ancien lingot d'or et le couronner à son effigie et à sa marque ! Cependant, tout ébloui par la grande ville, il eut parfois des heures de spleen ; naïf et timide, avec sa nature de Flamand un peu mystique, il se sentit pris de peur devant cette vie tumultueuse. 11 eut bientôt de vagues nostalgies, le souvenir des ciels d'enfance et des horizons aimés, le rappel du lointain foyer, quelque chose comme le remords de négliger une mère vieille, qui viendrait assaillir un bon fils en pleine volupté, dans les bras passionnés d'une amante ! Il y a ainsi un instinct supérieur qui toujours nous ramène; on ne s'arrache pas au giron familial, au logis de sa jeunesse, à la terre du pays. On est comme attaché à ces choses : plus on s'éloigne, plus la chaîne est tendue et plus on s'y sent attiré ! C'est ainsi que le poète quitta Paris en plein rêve, en pleine fièvre de travail. Du reste, sa mère l'avait rappelé, et ce fut un peu par dévouement pour elle qu'il se décida au retour, car il avait vainement essayé de la faire venir auprès de lui, là-bas ; vieille et triste, attachée à sa maison ancienne, elle serait morte si on avait tenté de l'en déraciner ! Et puis le poète s'imaginait qu'il allait continuer à travailler, à écrire des vers, dans la vie calme où il venait de rentrer. Mieux que la fièvre et le coudoiement de Paris, ce serait même très bon cette atmosphère d'abandon et de silence pour le livre effacé, en demi-teintes qu'il rêvait, un livre où il aurait transcrit la mélancolie des eaux mortes, des banlieues attristées d'orgues, des horizons de province coupés de fumées et de tourelles aux cloches pleurantes 1 Mais sitôt revenu, il comprit qu'il avait consommé le malheur de sa vie. Comme tout lui parut monotone et mesquin 1 Est-ce la vie qui avait changé, — ou bien lui-même ? Ainsi sa mère, sa mère qu'il adorait naguère, l'affligea à chaque heure avec ses idées si étroites, si lointaines de ce qu'il pensait à présent, et qui était pourtant la vérité plus vraie. Quel abîme l'absence avait mis entre eux, et combien, en sensibilisant sa propre âme, il avait laissé loin de lui cette âme primitive! et maintenant il s'efforçait vainement de la rejoindre! Est-ce la vie qui avait changé, — ou lui-même ? Car ses amis aussi, ceux qui, avant son départ, étaient ses camarades d'université et ses compagnons habituels, Dron-sart, Vautier et les autres, il n'eut plus le courage de les voir encore. Oh ! les cer- veaux lents, courts, uniformes, enfoncés dans leur métier et n'en sortant pas, comme dans la terre les arbres qui mesurent le temps à leur ombre ! Ainsi chacun ne parlait que de ses affaires, racontant ses procès ou ses cures; mais tous, sans cesse et avec passion, s'amusaient à d'interminables discussions sur la politique, cette crispante et vaine politique pour laquelle il n'avait jamais su s'émouvoir. Qu'est-ce que cela voulait dire, cette sauvage et haineuse division de tout un pays? Des parades de foire, des baraques voisines se disputant la foule, avec quelques habiles sur les planches, soufflant des lieux communs dans un trombone ! Jean Rembrandt se décida à vivre à l'écart. Lui n'avait pas cette tranquillité sereine. Il n'acceptait point les opinions toutes faites, — comme la foule. Il avait fait lui-même le tour des idées qui servent de prétexte à ces disputes de l'ambition, et il ne savait plus se passionner systématiquement dans le sens des partis. Il en était arrivé à une sorte d'équité suprême qui exclut tous les fanatismes, qui justifie toutes les croyances, en découvrant de l'erreur dans chaque vérité et de la vérité dans chaque erreur. Certes, il avait un esprit sympathique à toutes les nouveautés, ouvert à toutes les tolérances ; mais aussi, avec son hérédité de race flamande et mystique, il adorait les choses religieuses : les églises, les messes, les cantiques, les processions en blanc déroulées par les rues. Ainsi vivait-il, plutôt par des sensations que par des idées ; et c'est ce qui explique l'éternel désaccord de sa pensée avec celle de tous les autres qui vivaient autour de lui. Il se résigna donc à ne plus voir presque personne, sauf parfois son vieil ami Walburg, un musicien qui naguère écrivit des symphonies inspirées, avant que l'atmosphère de la province l'eût engourdi ; maintenant il ne produisait plus, mais il était resté un esprit original, plein de visions et d'éclairs, et, au piano, un exécutant merveilleux. Rembrandt allait de temps en temps chez lui le soir ; alors c'était une fête quand le musicien, pendant des heures, entrelaçait toutes sortes de thèmes, d'accords, de rêveries chuchotantes et traînées, puis tout à coup plaquait ses mains au clavier violemment, et dans un finale hurlant, avec des airs de dompteur, faisait craquer les touches comme les dents d'unebête vaincue ! C'était superbe, — ces minutes d'art exaspéré qui contiennent tout l'oubli ! De plus en plus, le poète s'enfonça dans l'isolement, — pour se préserver. Il avait un peu fréquenté le monde, mais ce fut pénible et presque navrant pour lui, ces soirées bourgeoises où, entre le thé et le vin chaud, toutes les jeunes filles à tour de rôle venaient chanter à voix aigrelette une romance fade ou réciter un monologue suranné, avec des gestes cassés en regardant le bout de leurs bottines. Et cependant, comme il aurait voulu aimer! trouver la fiancée en blanc qu'il avait appelée dès le seuil de sa jeunesse! Dans son abandon, ç'aurait été le salut de rencontrer une âme fine, sensible, ayant l'instinct de ce qu'il aimait et pensait, et qu'il aurait pu sans doute initier et hausser jusqu'à son âme ! Mais bientôt il se fut convaincu que jamais il në rencontrerait là la femme qu'il cherchait et embrassait déjà dans l'inconnu. Puis il tenta de se leurrer lui-même par quelques semblants d'aventures où le cœur n'était jamais complice du sang; et il sortait plus las, plus dégoûté de ces liaisons vulgaires qu'il fallait aller cacher dans des maisons suspectes, en des quartiers déserts. Alors toute cette soif de tendresse qu'il aurait voulu apaiser à la coupe bénite du mariage, il lui fallut maintenant la tromper aux fontaines publiques de l'Amour. Quelle vie misérable il s'était faite! D'autant plus que sa mère l'accablait de conseils et souvent de reproches : il était temps de songer à la vie sérieuse et de prendre rang au barreau, puisqu'il avait fait ses études. Alors, à de certains moments, il se jurait à lui-même que c'était fini; il allait renoncer à cette chimère : faire de l'art et des vers ! Il tuerait cela en lui. Il deviendrait un bourgeois, comme les autres. Pendant quelques jours il essayait, fréquentant les audiences, passant des matinées au Palais. Mais l'éloquence se réduisait là à un abominable jargon d'affaires qui le crispait. Et puis, en le voyant, on avait des étonnements, des sourires ; il sentait partout, non seulement de l'indifférence, mais du sarcasme, de l'ironie, de la malveillance autour de lui. Si grand dédain qu'on eût pour sa futile manie de jongler avec des mots, on ne lui pardonnait pas d'en avoir retiré ailleurs notoriété et succès. Alors, devant cette méchanceté de la rue, le poète en hâte s'en retournait chez lui, s'enfermait dans sa chambre, se replongeait dans ses livres, recommençait à rimer pour lui-même, sans espoir, sachant bien que personne jamais ne le comprendrait, en une ville pareille, s'il s'obstinait à transcrire dans le rythme les subtilités de la sensation et les nuances de l'âme ! Et ainsi toute cette belle espérance qui avait traversé sa jeunesse avec une flamme et un grondement de foudre venait aujourd'hui s'éteindre dans un puits. Néanmoins il se disait qu'il continuerait à travailler, moins par ambition que pour oublier, se donner des joies à lui-même, s'évader dans le rêve hors des vilenies de la province, avec des résignations tristes de prisonnier qui regarderait les lointains jardins par la lucarne de sa cellule. Le lendemain du jour de sa visite au Béguinage, Jean Rembrandt se leva de bonne heure. Il était alerte, gai, d'autant plus que le soleil lamait d'or ses carreaux. Et puis le souvenir de son aventure de la veille ne l'avait pas quitté; quelle chose étrange et douce, cette religieuse chantant un chant d'amour en s'accompagnant à l'orgue ! Il l'entendait encore, il la revoyait encore, et, sans savoir pourquoi, se sentait au cœur des musiques et des parfums, comme dans une rue où la procession a passé ! Il alla par la maison, flânant dans les corridors, s'accoudant à la fenêtre, descendant au jardin, s'intéressant aux fleurs, inquiet délicieusement ! Comme elle était pâle et comme elle avait l'air triste! Sans doute, elle souffrait au couvent, elle regrettait le monde pour avoir dans son chant de pareilles nostalgies. Certes, il ne pouvait pas se dire qu'il l'aimait, il la connaissait à peine, mais le rare et l'imprévu l'attiraient : quelque chose qui n'est presque plus une femme, dont les formes se dérobent dans une ample tunique ! Et sa songerie s'attachait à des détails cachés : quelle était la couleur de ses cheveux ? Peut-être des cheveux roux, — c'était son rêve ! — torche de flamme et d'orgueil sous le boisseau de sa cornette ! Ce serait en tout cas une étrange volupté de lui déplier son béguin, de dévêtir ce corps insoupçonné, et soudain Jean ferma les yeux comme pour s'arracher à cette obsession sacrilège. Et pourtant, qui sait ? Pourquoi ne Faimerait-il pas ? Les béguines ne font pas de vœu ; elles sortent du couvent librement, quand elles le veulent. Non, c'était folie, à coup sûr! Mais alors pourquoi éprouvait-il une douceur infinie, une impression de convalescence où les maux passés raffinent la conscience heureuse du réveil ? Qui a dit qu'il était triste, aigri, amer, vieux ? — Il s'était trompé lui-même; il se retrouvait jeune ; il recommençait ses vingt ans! Il était capable encore d'aimer naïvement et chastement. C'était fini, toutes les amours mauvaises! La femme attendue, la femme autrement que les autres, peut-être que c'était elle ! Oh ! comme il en avait souvent rêvé le soir, l'hiver, quand il grelottait dans son lit froid, inquiet, sans pouvoir s'endormir, troublé au moindre bruit, et se répétant à lui-même avec un frisson : « Jusqu'à quand coucherai-je ainsi tout seul!... » Ce matin-là, Rembrandt ne songea même pas à travailler. Comment rêver quand on est tout à la joie de se regarder vivre ! Il essaya de lire, mais en vain ; ses yeux flottaient; sa pensée dérivait. Alors il pénétra dans le salon recueilli et sombre où étaient les eaux-fortes de Rembrandt. Jean aimait à les regarder, à y recourir aux heures graves de sa vie, ainsi qu'à des blasons de lumière d'où descendaient vers lui des conseils de fierté et de vertu. Chaque impression de son cœur, il la rapportait à ces chefs-d'œuvre, il la symbolisait, il la résumait en eux. Ainsi, lorsqu'il devinait quelque déchaînement nouveau de la jalousie, de la malveillance qu'il suscitait en cette calme province, il songeait — pour être fort lui-même — à cette grande eau-forte du maître : YEcce Homo qui rayonnait sur le panneau du centre. Jésus, la poitrine en sang, les cheveux déroulés d'où sortent les épines en longues pointes lumineuses, debout sur une estrade, au milieu de tentures lourdes et d'architectures compliquées. Au fond, la rue tumultueuse et tragique où roulent des foules humaines dans un emmêlement de poussières et de huées ! Mais, ce jour-là, les regards du poète allèrent vers cette eau-forte de l'autre panneau qui représentait la rencontre de Jésus avec la Samaritaine. Comme il la regarda longuement! Le puits s'ouvrait près d'un château habillé de mousses. La jeune femme, les doigts faisant tresse avec la chaîne de la margelle, souriait à son divin Seigneur. Au fond, un calme horizon de verdure et de ciel. Jamais l'œuvre ne lui avait paru si belle. On eût dit qu'elle était neuve, qu'il la regardait pour la première fois. 11 en était presque ému. C'est qu'en réalité, ce matin-là, il s'y voyait lui-même; avec sa manie de rapporter chaque impression de sa vie à l'une des œuvres du maître, il y contemplait maintenant son nouveau rêve : la bonne Samaritaine, il venait peut-être aussi de la rencontrer! Avec ce besoin de confidence qu'on i éprouve quand on n'a pas l'habitude de la joie, Rembrandt alla le soir chez son ami Walburg pour lui raconter son exquise aventure de la veille. Le musicien habitait pauvrement le long d'un quai, tout seul, dans ce mauvais goût démodé des chambres garnies où se prolonge la vieillesse des meubles, rassemblés au hasard des ventes, et qui semblent se raidir avec des airs déchus. Dans la pièce sans feu, gisant pêle-mêle à terre, des journaux, de la musique, des assiettes avec les restes d'un repas, tout ce désordre triste d'une vie de garçon qu'aucune vigilance de femme affectueuse ne traverse. Walburg venait à peine de rentrer ; tout le jour, sous le vent et la pluie de novembre, il avait été par la ville, obligé de courir le cachet, pour avoir de quoi manger et se vêtir. Quand le poète entra, il trouva Walburg occupé à faire des annotations sur une ardoise qui pendait au mur, près du piano, une ardoise où il inscrivait des noms d'élèves et des heures de leçons. Comme elle pendait tristement dans son coin, la petite ardoise! Comme elle avait un air résigné ! Dans son cadre de bois blanc sali, on aurait dit une glace, mais une glace où rien ne se mire, où plus rien ne se reflète, une glace éteinte et crevée, une glace qui serait aveugle ! Rembrandt, à peine arrivé, lui raconta sa promenade au Béguinage, son entrée dans l'église noyée d'ombre, et l'imprévu de cette invisible voix qui soupirait un chant profane en s'accompagnant à l'orgue. Charme aigu de l'anomalie! Déconcertant mystère d'une rose séchée qu'on trouverait en un bréviaire. Dans l'église la voix parlait d'amour, fortifiée par les graves songeries de l'orgue. Et personne... rien que des cierges qui remuaient comme si c'étaient eux qui chantaient avec des lèvres de lumière. Puis il avait vu sortir, comme à la dérobée, frôlant les murs, une jeune béguine, celle assurément qui avait chanté au jubé, se croyant seule. Oh! belle et triste comme une apparition, vite en allée derrière la petite porte d'un des couvents. Et, à la voir disparue, il avait senti soudain ce qu'il éprouvait tout enfant dans sa saison de foi, quand, l'office fini, disparaissait dans le tabernacle tournant le clair de lune du grand Saint-Sacrement. — Toujours lunaire et toujours mystique, fit Walburg avec un sourire triste. Mais sais-tu bien que ces mysticités-là, c'est du vice très raffiné? — Non, c'est de la souffrance, mon ctaer, objecta le poète. Je songeais que l'affection d'une pareille femme, si on pouvait l'obtenir, ce serait doux comme la présence d'une sœur de charité. — Oui, mais les béguines ne soignent pas les malades. — Les béguines font tout ce qu'elles veulent, mon cher ; c'est très curieux et très unique, un ordre comme le leur, un ordre libre, sans vœux perpétuels, où elles ont le droit de sortir à leur guise, de visiter des amies, de voyager, de travailler à leur profit, et qu'elles peuvent même quitter quand leur vocation faiblit ou change. Ainsi on en voit parfois qui se marient. Excellente idée, ces maisons de refuge, et il faudrait, pour les hommes aussi, pour les artistes, une sorte de grand cloître libre, de phalanstère dans ce goût-là. — C'est de la jolie poésie, fit Walburg d'un air incrédule. — Assurément, et pour mon poème d'eaux mortes, quelle gothique figure à mettre au centre que cette vierge en blanc et noir, Notre-Dame du Demi-Deuil que j'ai rencontrée ainsi au Béguinage l'autre soir. — Tu travailles donc toujours? demanda Walburg, qui demeurait morose, sans se laisser gagner à la confiance et au courage revenu de Rembrandt. — Oui, je vais me remettre à mon livre, répliqua Rembrandt, ce livre de mélancolie auquel je ne travaille que quand je suis un peu joyeux. Cela paraît singulier, n'est-ce pas? et c'est tout naturel. On ne voit bien un pays que si on l'a quitté. — Donc, quand tu ne quitteras plus la tristesse, tu ne travailleras plus du tout, tu feras comme moi. — Mais tu travailles encore! Ton Martyre de sainte Ursule, où en est-il ? — Oh! ne m'en parle pas ! Je n'ai pas le temps, et puis je n'ai plus le courage, et puis à quoi bon ? Un si beau sujet, pourtant. Voilà dix ans que je rêve de l'écrire et que j'en ai conçu toute l'idée ; une symphonie qui dise ceci : la mort des Onze mille Vierges, mais une mort séraphique comme dans la châsse du divin Memling, à l'hôpital de Bruges, c'est-à-dire un massacre sans horreur où les arcs des soldats soient doux comme des croissants de lune, où le sang des poitrines ne coule pas, mais ait l'air de s'effeuiller... Une agonie heureuse comme une apothéose, donner cette sensation avec l'orchestre dont tous les violons sembleraient paradisiaques et dont les harpes, ayant déjà la forme des ailes d'archanges, déplieraient aussi leurs arpèges comme des plumes remuées. — Ah ! voilà bien ce que je rêve, une œuvre d'art fin, comme la châsse elle-même de Memling qui semble une petite cathédrale en or, une œuvre musicale niellée et symbolique qu'on puisse regarder à la loupe, et où tienne néanmoins tout le ciel... Walburg s'était échauffé un moment à raconter son projet tel qu'il le regardait depuis si longtemps en lui, mystérieux et vaste comme un pays qu'on contemple dans des livres ou des estampes et vers lequel on désespère de s'orienter jamais... Rembrandt, qui connaissait les quelques fragments de la symphonie commencée, engagea Walburg à la reprendre. — Travailler, ajouta-t-il, c'est se remettre en état de grâce... le ciel viendra après... — Ou l'enfer, fit Walburg d'un ton de nouveau découragé. Vous autres, vous pouvez du moins publier vos vers en volume ou dans des revues. Mais nous, comment ici faire exécuter nos œuvres ? Il n'y a même pas d'orchestre, ni de musiciens, ni de public, ni rien du tout; ou plutôt il y a tout cela, mais pour les fabri-cateurs d'oratorios ou de cantates. Ah ! ces compositeurs-là sont de grands hommes, ce sont des citoyens utiles et patriotes : ils célèbrent la Liberté, la Patrie ; ils font chanter van Artevelde, Breydel, De K.oninck, avec accompagnement de cloches, de canons et de grosses caisses, sans oublier dans les cuivres le rugissement du Lion de Flandre, qu'ils ont apprivoisé avec leur bâton de chef d'orchestre, et qu'ils présentent en liberté sur leurs estrades populaires. Voilà la musique qu'il faudrait écrire — sans complication surtout. Alors les sociétés d'orphéons vous chanteraient dans leurs concours où elles remportent des médailles d'or et des primes comme les bœufs de Pâques... Tandis que moi, faire de l'art, mais del'art subtil,faire delà fuméequichante... oh! la belle folie inutile... Ce n'est pas de la dentelle de musique qu'il faudrait, mais de la bonne toile écrue pour que la bêtise publique s'y roule et y couche... — On travaille quand même, insista Rembrandt, pour le plaisir, pour soi-même. Et cela est bon aussi, comme de faire le bien en cachette, de donner une aumône anonyme... — Oui ! un jeu de dupe, un effort à se leurrer soi-même. Mais cela dure peu. Tu es plus jeune que moi. Tu es jeune encore, Rembrandt. Tu espères encore. J'ai connu tous ces rêves. Mais on s'enroue vite à crier dans le vide, et on se lasse à ne jamais entendre la plainte de son labeur vous revenir en échos multipliés. L'énergie qu'on avait, le talent qu'on a eu, tout cela s'éraille à limer du silence, s'use à harnacher l'ignorance, s'essouffle à escalader l'impossible. Il faut à l'art un milieu spécial, une clémence d'air qui aide à fleurir, une atmosphère cérébrale où l'on se sente vivre. Ici on se regarde mourir. Et au fond, mon pauvre Rembrandt, tu penses comme moi, continua Walburg qui s'exaltait devant la toute-évidence ; car déjà tu commences à te sentir découragé, las, gagné par la somnolence et le froid de la province. Tu travailles moins... Dans peu d'années tu seras pris tout à fait dans les neiges... Tu seras comme moi... Ah ! jefus aussi un beau navire! je comptais bien appareiller vers la mer et les étoiles ; mais pas de marins pour me servir d'équipage, pas de vent dans les voiles, et la rouille rongeant les ancres... Dis, Rembrandt, tu les connais déjà, les eaux stagnantes où l'on s'enlise?... L'hiver est venu, il m'a emprisonné parmi les glaçons. Maintenant je survis sur le pont d'un vaisseau mort... Pendant plusieurs jours, Jean Rembrandt, décidément obsédé, retourna chaque soir au Béguinage, dans l'espoir de rencontrer la jeune religieuse. Le dimanche suivant, il y alla à l'heure des offices du matin ; l'enclos était rose et plein de soleil. La cloche tintait au sommet de la tourelle ; quelques vaches, au centre de la pelouse, beuglaient doux, dans l'ombre des marronniers. Il y avait à peine quelques fidèles dans les nefs latérales de l'église. Au centre, trois cents béguines sur des prie-Dieu en chêne verni. Elles étaient couvertes d'énormes voiles empesés qui tombaient jusqu'à terre en plis raides. Cela formait une masse immobile et blanche. Le poète écouta jusqu'au bout la grand'-messe chantée par des voix de femmes, des voix argentines, commelointaines. C'étaient des béguines dont il entrevoyait les guimpes frissonnant aux balustrades du jubé. Celle qu'il cherchait à revoir était-elle parmi le groupe des chantres, autour de l'orgue, ou bien se cachait-elle dans l'impénétrable paysage blanc qu'il avait devant lui ? Il attendit, songeant à elle, sans prier, — sa foi étant tiède, bien qu'il fût très sensible aux pompes religieuses et qu'il adorât rêver d'éternité dans le bruit des cantiques. Sitôt la bénédiction donnée, il alla se poster au dehors près de la porte : une des premières qui sortit, c'était la jeune reli- gieuse occupée à relever des deux côtés sur ses hanches, selon la règle, la longue robe de drap bleu foncé qu'elles mettent le dimanche. Elle le reconnut de suite et sembla même le regarder, toujours très pâle et l'air triste. Elle marcha vers la Maison des Fleurs, toute seule, sans lier conversation avec les autres, et sur le seuil, avant d'entrer, se retourna un instant vers lui. C'était peut-être machinal, mais la chose enhardit Jean à tel point qu'une idée folle lui passa dans la tête : il irait un peu plus tard se présenter comme étranger et demanderait la permission de visiter le couvent, ce qui s'obtenait facilement. En effet, après quelques pourparlers, la vieille sœur tourière qui lui avait ouvert l'introduisit dans un parloir où on le laissa seul. Son cœur battait violemment et il en aurait compté les coups, brusques comme ceux qui tintaient dans la vieille horloge dont l'armoire de chêne occupait un des panneaux de la chambre. Enfin il allait voir la jeune béguine^ la voir de près, lui parler ! Puis, tout à coup, il eut des remords ; c'était mal ce qu'il faisait là : pénétrer dans l'asile de ces saintes filles pour en troubler une et la déranger dans l'égrènement du calme rosaire de sa vie ; c'était très mal ; s'il l'avait osé, il serait parti ; — et des bouffées de chaleur lui montèrent au front, tant son trouble était grand. Cependant il considéra avec curiosité, à travers les vitres, le joli jardinet qui s'étendait devant la demeure, encombré de géraniums et de fuchsias, avec de petites plantes de buis qui écrivaient dans les parterres des noms de saintes ou traçaient des cœurs transpercés d'un glaive de verdure. C'était bien la Maison des Fleurs, une enseigne du couvent mise au seuil et repeinte à neuf par chaque printemps. Il admira aussi l'ameublement naïf : des nattes et des chaises de paille; sur la cheminée, des chandeliers d'étain garnis de bobèches en papier rose découpé ; au mur, un vieux tableau qui représentait une Vierge gothique aux yeux bridés, allaitant un petit Jésus roux et pressant entre deux doigts le bout de son sein maigre. Et tandis qu'il attendait, il entendit lui venir un bruit vague d'oraison, une sorte de ronflement d'abeilles priantes à travers les bleus corridors. Enfin, la sœur tourière vint le reprendre en lui disant que la supérieure avait consenti. On le mena dans l'ouvroir, une grande salle aux murailles blanchies à la chaux, où les béguines étaient rangées en cercle, occupées à des ouvrages de couture ou de lingerie, en récitant à voix unanime les formules du rosaire. Grande chambre virginale où tout était blanc, les murs et les âmes — comme les linges travaillés et brodés par ces mains diligentes, comme aussi les dentelles fleurissant sur les carreaux en un printemps de fleurs froides, mais variées et délicates comme les fleurs de la gelée, en hiver, sur les vitres. Symbole apparent, songeait Rembrandt, de ces virginités tranquilles qui, pour avoir attaché leurs heures à la monotonie des petites pratiques religieuses — comme à des épingles, — ont pu aussi faire des fleurs avec les fils de leur vie ! — Nous sommes ici vingt-cinq, fit la sœur. Il y en a de tous les âges. Voilà là-bas une vieille qui approche de quatre-vingts ans, mais nous avons aussi des jeunes ! — Et elle en montrait quelques-unes dans un coin, à droite, qui avaient à peine vingt ans, celles-ci très roses, pour la plupart, très rouges, d'un rouge neuf et bien lavé, couleur de pivoine et de sang. Parmi elles Jean reconnut, dans sa pâleur d'exception, celle qu'il avait cherché à revoir et qui tourna vers lui ses grands yeux vagues et nostalgiques, des yeux qui semblaient regarder de loin. Il se sentait le cœur atteint, fondu parce regard-là, et, pour cacher son trouble, balbutia quelques questions sur leur vie et leurs habitudes. — Ainsi elles ne faisaient pas de vœu ? Elles pouvaient partir à leur gré, et retourner dans leurs tamilles? Elles pouvaient sortir, aller en ville, visiter des amies, — se marier ? hasarda-t-il. — Cela arrive, fit la sœur tourière, et toutes se mirent à rire, quittant leurs places, enhardies, familiarisées, avec des espiègleries de pensionnaires s'approchant d'un missionnaire qui aurait à leur raconter des voyages étonnants. •— Ainsi, vous êtes heureuses ? — Oh ! oui, si heureuses, répliqua l'une d'elles en flamand. Nous aimerions mieux, toute notre vie, ne manger au Béguinage que du pain sec et noir, plutôt que de manger ailleurs du pain blanc bien beurré. Et une bonne gaieté ouvrait ses grosses lèvres rouges, montrant la fleur de son rire avec tous les blancs pétales de ses dents. On le mena ensuite dans les autres salles les parloirs, le réfectoire, la cuisine. Tout semblait mis sous verre ; pas un grain de poussière ; on se mirait dans les vitres, dans les crémones et les pommeaux de cuivre des portes ; les escaliers de bois blanc avaient l'air d'être rabotés d'hier. Tout exhalait une bonne odeur de choses fraîchement lavées, et l'on se serait cru en Hollande, à voir les murs voués au bleu, le carreau d'un rouge vif, comme écorché, et tout autour, en ruisseaux blonds, des méandres ridés de sable fin. Car la propreté minutieuse des chambres y allait de pair avec la netteté des consciences. A peine un péché véniel, cette poussière quotidienne de l'âme, qu'on efface chaque matin en même temps que la poussière des meubles. Oh ! le réciproque et symbolique entretien ! La demeure est en état de miraculeuse propreté — c'est pour elle comme l'état de grâce. Leurs soins vigilants avaient raison de la malpropreté, de la rouille, des contaminations incessantes, de toutes les embûches de la poussière, en même temps que leur âme triomphait de toutes les adresses du Démon. En vérité, en vérité, elles étaient heureuses, et la joie émanait de leurs yeux, comme la paix des demeures émane des vitres. Plusieurs béguines lui faisaient maintenant cortège pour continuer la visite du couvent ; celle qui lui avait parlé tantôt marchait en avant, riant toujours, loquace, animée, lui montrant tout, lui racontant toutes sortes d'histoires sur le Béguinage et les religieuses. — Je le crois bien, que nous sommes heureuses ici, répétait-elle toujours. Il n'y a que la jeune novice, là-bas, qui ne rit pas encore. Et elle montra précisément la pâle et si douce béguine qui suivait à quelques pas. — Oui, oui, c'est vous ! sœur Marie, ne vous cachez donc pas 1 — Mais voilà trois mois seulement, ajouta-t-elle, qu'elle est ici ; il faut s'habituer, n'est-ce pas? Un cierge ne brûle pas bien quand on vient de l'allumer. La sœur Marie, très confuse, se détourna, et Rembrandt, à ce moment, vit dans ses yeux de grosses larmes brillantes, mais des larmes si tristes, lourdes, lamentables, noyant toute la lueur des prunelles, tremblant au coin des paupières, sans vouloir tomber. Ensuite il fut mené dans un long couloir, à l'étage, et on ouvrit la porte d'une des chambres à coucher, toutes semblables, s'alignant côte à côte. Combien mélancolique : une étroite chambrette, des murs blancs, quelques images en dentelle de papier sur la cheminée, naïve comme un autel d'enfants, un petit lit tendu de rideaux en percale mauve pâle, un si petit lit qu'on ne comprenait pas qu'il pût suffire à des femmes, un vrai lit de vierge adolescente ou de première communiante. Et c'était tout : une seule chaise, pas d'armoire, aucune patère soutenant des robes, aucune trace d'une existence marchant et vivant à travers cette infinie propreté et ce rangement de choses qui semblaient immobilisées là depuis longtemps, — comme si on se fût trouvé dans l'ancienne chambre d'une enfant morte où rien n'avait été changé. Le poète fut vraiment attendri et remué jusqu'au plus profond de lui, en voyant cette solitaire couchette. C'était dans un lit pareil qu'elle reposait, — pleurant sur l'oreiller, — la pauvre petite sœur Marie qu'il venait de trouver si ployante et si triste ! Acoupsûr,elle n'était pas née pourvivre là! Elle y était entrée par dépit ou par ennui, ou peut-être aussi par exaltation, sans savoir, comme on entre dans l'inconnu. Maintenant il comprenait pourquoi ce chant d'amour soupiré par elle dans le vide de l'église, un soir. Elle avait froid* au cœur, elle était faite pour être aimée ! Oh ! la sauver, sauver cette âme ! lui apprendre le bonheur! Et Jean descendit l'escalier tout ému. Dans le corridor, près de la porte, il retrouva la sœur Marie qui lui dit en indiquant un tronc fixé au mur : — Pour les pauvres. — Pour les pauvres... et pour vous, murmura-t-il tout contre elle, en la regardant dans les yeux. Et la douce parole, glissée en même temps que son obole, tinta sans doute au cœur de la jeune béguine, comme dans un tronc fermé ! Quelques mois après, la sœur Marie avait quitté le Béguinage et la vie religieuse. Orpheline, elle avait dû demander accueil à une vieille tante, la seule parente qui lui restât ; et maintenant, installée chez elle, dans cette fin douce d'après-midi, en juin, seule, à sa fenêtre, elle regardait sa vie au fond d'elle, comme une histoire étrange et presque rêvée. Etait-ce vraiment elle que tant d'inattendus hasards avaient détournée de son couvent? Elle semblait immobilisée en de longues songeries, et se rappelait tout ce passé si proche encore et qui semblait déjà si lointain : cet inconnu rencontré un soir, au Béguinage, le soir où elle avait chanté à l'orgue, se croyant seule, une ancienne romance de la pension ; puis le même inconnu visitant son couvent peu de temps après, qui la regarda avec des yeux pleins de trouble. Depuis, il revint souvent errer dans les rues du Béguinage ; un jour il osa même s'approcher d'elle et lui parler, tandis qu'elle s'en revenait de la ville. Bien vite ce fut un émoi dans la communauté. La supérieure la manda chez elle. Le directeur lui reprocha d'être l'occasion d'un scandale parmi les soeurs et lui conseilla d'aller à confesse au plus tôt. Comme elle avait souffert ! Quelles peurs et quels remords pour cette aventure d'amour involontaire, qu'elle considérait comme un péché horrible, d'autant plus qu'à ce moment-là une religieuse du couvent vint à mourir 1 On l'exposa sur son lit, toute jaune, ayant déjà la couleur de la terre, et portant au-dessus de la tête la couronne de perles que mettent les novices le jour de leur ordination. Elle, c'est la première fois qu'elle voyait un mort. Quel épouvantement ! surtout quand il leur fallut, à tour de rôle, s'approcher du lit de la défunte et faire un signe de croix sur elle. Quand elle toucha ce front, froid comme de la neige durcie, elle crut mourir elle-même. Combien de nuits d'angoisse elle avait passées ! Elle se croyait perdue, damnée, et que cette mort était un avertissement de Dieu ! Alors Marie se rappela avec émotion son départ du couvent, ce départ si frileux et si mélancolique. Elle partait, non par désir de rentrer dans le monde, mais parce qu'elle y était obligée. Elle était considérée comme une pécheresse, une mauvaise religieuse... Et maintenant elle allait se marier ! — Oui ! se marier avec cet inconnu de l'église qui était venu à elle, lui avait parlé avec des larmes, lui avait juré qu'il l'aimait saintement devant Dieu, et qu'il voulait lui donner du bonheur. Et si attendrissantes étaient sa voix et ses prières, qu'elle avait consenti. Est-ce qu'elle l'aimait vraiment ? Mais qu'est-ce qu'aimer ? Quand sait-on qu'on aime ? Peut-être qu'elle ne l'aimait guère et n'avait accepté de se marier que parce qu'elle était seule dans la vie ? Mais alors le rendrait-elle heureux comme il méritait de l'être ? Car il était bon, — il semblait triste aussi. Et des scrupules l'inquiétaient; elle s'ingéniait à se tourmenter elle-même, au seuil du bonheur. Peut-être a-t-elle eu tort de rentrer dans le monde. Elle a peur maintenant. Il semble que la rumeur de la vie lui fasse mal depuis qu'elle a quitté son béguin de religieuse. Auparavant la blanche étoffe se repliait à ses tempes comme deux ailes qui l'enveloppaient de tiédeur et de silence. Aujourd'hui, la tête nue, elle a toujours l'impression d'être dans du bruit, dans du vent, dans du froid qui lui neige aux oreilles. Et puis son corsage étroit, au lieu de l'ample robe du Béguinage, semble lui écraser la chair. Elle a par instants une sensation d'étoufïement, avec l'âme aussi comme gênée, alarmée de ses formes désormais apparentes. Jusqu'ici elle n'avait su qu'à la rigueur se résigner aux toilettes d'étoffe sombre. Mais bientôt il faudra devant tous se montrer dans cette longue robe blanche, si précise, —qui lui a fait l'effet de ne la vêtir qu'à peine le jour où elle l'a essayée. Alors, pleine d'inquiétude et de peur, sa pensée dériva dans le mystère de la chair que le mariage allait lui apprendre ; et, si vague soupçon qu'elle en eût, il lui apparaissait, — même bénit par le prêtre, — comme l'œuvre du démon et le péché du sixième commandement. / Ils avaient décidé de se marier à huit heures du matin, car cette coutume de la ville était connue : lorsqu'un mariage exceptionnel ou fastueux devait se célébrer, tout le monde se donnait rendez-vous ; la nouvelle se répandait dans les magasins et les cafés, et, le jour même, les femmes du peuple, attirées par le tapage, s'y précipitaient aussi par bandes avec des enfants accrochés à leurs jupes. C'était chaque lois alors un envahissement, une profanation, un vrai scandale où toutes sortes de bousculades et de cris déchiraient sacrilègement le voile bleu de silence et d'encens qui flotte sous la voûte des églises. Leur mariage fut un de ces mariages- là. Malgré les précautions prises pour garder le secret, l'heure avait été connue, et la ville entière avait voulu voir la béguine qui se mariait. Quand les voitures s'arrêtèrent devant le portail de la cathédrale, une poussée se produisit, car depuis longtemps déjà un monde énorme se pressait à l'intérieur. Jean Rembrandt, sa mèreau bras, s'avança le premier, très pâle, mais la tête haute devant cette foule. A peine avait-on laissé un étroit passage dans la nef principale ; de chaque côté une muraille humaine; dix, vingt rangs de curieux entassés, hissés les uns sur les autres, montés sur des chaises, sur des bancs, sur des prie-Dieu, enroulés par grappes aux candélabres. Marie, quand elle aperçut en entrant cette cohue tapageuse, fut près de défaillir, et on dut la soutenir pour aller jusqu'au chœur, où elle se laissa plutôt tomber qu'elle ne s'agenouilla. Elle ferma les yeux... Était-ce une punition ? Quel scandale se commettait là,dans l'église de Dieu ! Et suppliante, affolée, sans oser regarder autour d'elle, sans plus même songer qu'elle allait se marier et qu'elle était venue pour cela, elle se mit à supplier ardemment la bonne sainte Vierge, qu'elle avait toujours aimée, de lui venir en aide, d'avoir pitié de sa détresse, d'intercéder pour elle auprès de son divin Fils, tout un flux de paroles naïves, de prières apprises, par lesquelles elle cherchait à s'étourdir et à faire elle-même du bruit dans son cœur. Mais toujours montait la clameur sourde, criarde par instants, de la foule entassée ; c'étaient des bousculades, des grincements aigus de chaises déplacées, des cliquetis de verres à gaz pilés à terre. Ce bruit de foule et de huées battait, comme une marée montante, les marches du chœur où le poète navré, à genoux sur un prie-Dieu, regardait douloureusement Marie, très pâle, la tête dans ses mains, comme écrasée de honte et de peur. Toute la bêtise humaine traversait cette heure qui aurait dû être pour eux unique et douce infiniment. Comme ici encore la réalité était loin de son rêve des émotions pures de la bénédiction nuptiale : un matin, au jour levant, dans une église rose d'aurore, avec leurs seuls parents et la séraphique douceur de l'orgue, en sourdine au jubé ! Quand la messe basse, sans musique, fut achevée, le prêtre, d'un geste, les appela à l'autel ; puis ayant dépêché une prière banale qui servait à tous, il leur demanda leur consentement mutuel, et, avant de les bénir à jamais, il plaça, selon le rite, un des bouts de son étole sur la tête de chacun d'eux. Mais, tandis qu'il officiait, l'ornement sacré qui reposait sur la tête de Marie tomba et, à plusieurs reprises, il dut le remettre d'aplomb parmi son voile et ses fleurs. Cela donna au poète une grande tristesse subite et comme un coup au cœur, car c'est une superstition populaire en Flandre de voir un fâcheux présage dans la chute de l'étole du prêtre, un présage de malheur ou de mort. Cependant le tumulte ne faisait qu'augmenter dans l'église. Le suisse s'était avancé parmi la foule, essayant de la refouler, d'ouvrir un passage dans la nef du centre, faisant sonner sa hallebarde, l'air menaçant. A la sortie, ce fut pire encore; toute la populace, qui n'avait pas pu pénétrer dans l'église, était massée sous le portail. On se poussait, on écrasait des enfants, on criait, caries chevaux, effrayés par tout ce vacarme, se cabraient maintenant en secouant l'écume de leurs mors. Cependant Rembrandt avait réussi à se jeter en hâte dans sa voiture; mais il resta longtemps sur place, bloqué par les remous de la foule. Marie, elle, était dans un coin, à demi défaillante, ses mains dans les siennes, tandis que lui, impuissant et navré, tâchait de ne pas voir, les yeux ailleurs, les dents serrées, avec le dédain crispé d'un lion en cage qu'on insulte! L'après-midi ils partirent pour leur •voyage de noces. Ils avaient décidé de s'installer dans une petite ville de bains, sur la côte de la mer du Nord, pour vivre là bien tranquillement, pendant tout un mois, à deux. En wagon, appuyés l'un contre l'autre, ils goûtèrent délicieusement le bonheur d'être seuls. Jean regarda Marie, longuement ; elle était un peu pâle, avec des sourires qu'on eût dit d'une convalescente, et le poète songea que c'était un tel amour qu'il lui fallait, à lui si cruellement endolori déjà aux buissons de la vie ! Une femme bruyante et gaie, il en aurait souffert ; son cœur était une chambre de malade; il n'y fallait pas rire, mais marcher doucement et parler bas! C'était cette impression apaisante, — surtout après les scènes du matin, — l'impression du péril passé et des souffrances finies, que tous les deux ressentaient à cette heure-là ! Heure tant rêvée dès le seuil de sa jeunesse! Heure divine et sacrée! Il avait tout fait pour la vivre, dédaignant les compromis de conscience et les mariages riches sans amour dont tant d'autres s'accommodaient. Lui avait voulu de l'amour, sans argent, et la jeune fille élue, il l'avait conquise à travers tout. La petite sœur Marie, l'ancienne béguine de la Maison des Fleurs, elle était là, devant lui, elle voyageait avec lui, elle était sa femme, sa femme à lui! et le monde avait acquiescé, et le prêtre lui-même avait béni. Cette chose qui semblait si rare, si difficile, si impossible, il l'avait menée à bout. Son amour était légitime, religieux, et tout à l'heure ce corps de vierge allait s'abandonner et frémir dans ses bras. Rembrandt ferma les yeux, comme pour repousser cette vision de chair qui venait matérialiser son rêve, car si pure, à ce moment, était la joie de son amour qu'il n'osait même pas approcher ses lèvres du blanc visage de la jeune femme ! Et le soir se faisait complice de cet éner-vement plein de charme : une brise tiède; au loin, dans le cadre des portières, le tableau changeant des prairies interminables, des grands bœufs, des ruisseaux, des moulins ; leurs ailes au repos semblaient avoir suspendu l'heure sur le cadran du ciel. Tout était doux, calme; une sensation de choses éternisées s'appariait avec l'infini déroulement des fumées bleues, au loin. Et le bercement du train, monotone et continu, augmentait encore cette impression de vague et d'évanouissement dans le songe qui leur ôtait pour ainsi dire la notion du temps et la conscience de la vie. C'est ainsi qu'à certaines heures uniques, il semble qu'on vive d'éternité. Et tous deux, immobiles, les mains enlacées, ils avaient cessé de parler, trouvant plus doux de se taire et de ne plus s'entendre vivre ! Dans la soirée, quand ils arrivèrent dans la petite ville, ce fut une impression exquise. 11 n'y avait presque personne. Les villas étaient closes. Un grand silence, où tombait seulement une sonnerie de paroisse. Comme tout le reste aussi s'en allait loin avec la vibration finissante de cette cloche! Ils se croyaient arrivés au bout du monde, marchant dans les rues solitaires, un peu inquiets et heureux à la fois comme s'ils n'avaient plus été dans la ville que tous deux ! Marie n'avait jamais vu la mer, ayant vécu toute son enfance dans une humble pension de petite ville ; pauvre orpheline qui, même au temps des vacances, continuait à promener ses pas dans la même ombre, l'ombre des grands murs de la cour silencieuse. En réalité donc elle avait à peine vécu, triste entre toutes les femmes, comme la fleur malheureuse d'un jardin qui n'aurait jamais senti dans son coin les caresses du soleil. Mais, à présent, sa vie réelle allait commencer, ses yeux allaient s'ouvrir à l'imprévu des choses. Charme intime d'une virginité double, dont le poète escomptait déjà les étonne-ments et les troubles. Ce n'est pas seulement l'amour, mais le monde tout entier qu'il allait lui apprendre. Et d'abord quelle surprise il découvrirait en elle lorsque, pour la première fois, il la confronterait avec la mer, — le lendemain seulement, car la nuit était tombée quand ils arrivèrent s'installer dans un hôtel sur la digue. On ne distinguait presque rien dans l'immensité noire. C'était l'heure de la marée basse, et même le gémissement profond de la mer expirait à mi-chemin de l'horizon. Ils allèrent vers le port endormi, puis jusqu'au bout des estacades : un ciel opaque, couleur de vieux plomb, avec de rares étoiles. Les autres, eût-on dit, étaient tombées dans les vagues, qui devenaient peu à peu phosphorescentes ; à chaque instant l'eau s'enflammait, se hissait aux pilotis, claquait et se déchirait en haillons de feu, puis retombait avec des frissons de cendre éparse. Marie regardait, un peu étonnée, un peu inquiète et frileuse aussi, tandis que Jean l'attirait à lui, troublé délicieusement en songeant au vers divin de Shelley : « Je rêve des soirs où la musique, le clair de lune et la femme ne font qu'un. » Lui réalisait un soir pareil, mais en ton mineur — puisque la nuit, la mer et l'amour le traversaient à la fois. Comme il avait soupiré après cette heure-là, dès le seuil de sa jeunesse, sa jeunesse si vide, si solitaire, si froide. Tout le passé lui remontait du cœur à présent. Il raconta à Marie sa petite enfance dans la maison maternelle, où deux cercueils coup sur coup avaient été descendus au long des escaliers : celui de son père et celui d'une sœur plus âgée. Puis sa vie au collège déjà triste, avec des compagnons méchants qui le tourmentaient. Un vrai monde en miniature où les meilleurs avaient à souffrir des pires, sans compter les tourments de la Foi, les scrupules et la peur de l'Enfer pour un tas de péchés enfantins dont les maîtres, à confesse ou au prêche, exagéraient la noirceur... — Oh ! ne parle pas ainsi, interrompit soudain Marie, très effrayée, qui comprenait de travers, et croyait deviner, dans ce que Jean disait, une façon de parler mal des prêtres... — Dieu m'en garde, reprit Jean. Tu ne m'as pas bien entendu. Je causais du passé, de moi-même, de ce que j'ai senti et souffert, un peu par la faute de ceux qui ne pouvaient pas me préparer à la vie — puis- qu'ils l'avaient quittée. Ce n'est pas de l'irréligion, cela — ma chère amie, c'est de l'analyse, c'est de la littérature. Marie ne répondit rien, et demeura songeuse et craintive, avec la peur de le voir s'enfoncer davantage dans ce qu'elle considérait comme des blasphèmes. Jean s'était tu, repris à ses souvenances, remontant jusqu'à ses plus lointains jours qu'il venait d'évoquer et d'où les chemins de soucis l'avaient acheminé jusqu'à l'heure actuelle. — Oh ! oui, j'ai bien souffert, fit-il tout à coup en pressant dans les siennes les deux mains de Marie, et nous devons bien nous aimer, puisque je n'espère qu'en toi au monde 1 — Qu'as-tu donc, dit Marie, et pourquoi es-tu triste à présent ? — Je ne suis pas triste. Je suis heureux ! C'est si bon d'être mélancolique ainsi, c'est bien meilleur que d'être gai. La faute en est à la mer : on dirait qu'elle est entrée dans ma tête et dans mon âme, et que je roule aussi tout l'Infini en moi. Si l'Océan est si triste, ne crois-tu pas que c'est parce qu'il est seul? Il est le grand dépareillé, celui de l'irrémédiable célibat... J'ai souffert cela, moi aussi, mais maintenant que je t'ai, c'est bien fini, Marie, nous allons être heureux, n'est-ce pas ? tu m'aimes bien... — Comme tu es étrange, fit-elle en cherchant à se dégager de son étreinte... Vraiment je ne te comprends pas... Ainsi donc tu es content d'être triste? Elle demandait cela avec ingénuité, tournant vers lui ses grands yeux étonnés, comme d'un enfant dont la raison débile s'arrête et ne suffit plus. Jean ne sut quoi lui répondre, ayant au fond de lui une tristesse de ce qu'elle ne l'eût pas suivi dans ses subtilités, de ce qu'elle ne fût pas émue ni par l'amour, ni par la mer, ni par tout ce qu'il lui disait du plus intime de son être, et qu'elle semblait n'avoir qu'à peine compris. Le lendemain, il éprouva une nouvelle déception en la menant voir la mer qui s'allongeait grise et tumultueuse sous l'horizon. Il s'était imaginé lui surprendre une grande émotion devant cet infini d'eau que toute imagination est impuissante à se représenter quand on ne s'est pas trouvé face à face. Marie, qui n'avait jamais vu la mer, quelle secousse elle allait subir, dont Rembrandt se réjouissait déjà de lui voir la vibration retentissante ! Lui, il adorait la mer, la mer du Nord surtout qui ne mu-guette pas sur les grèves en robe d'eau bleue avec des dentelles d'écume, — la mer du Nord tragique et incontentée, sans îlots ni récifs, la mer nue et vierge, couleur des ciels de novembre et des pierres de tombes, d'un gris inaltérable et implacable. Il lui montra la ligne sans fin des horizons, les dos accumulés des vagues ; puis, avec cette manie des écrivains d'exhumer toujours de leur mémoire tel vers, telle citation, telle image pour l'appliquer à une sensation de la minute, il lui citait des vers, des comparaisons de poètes, cette étonnante trouvaille d'Hugo sur les flots qui toujours se reforment. Mais Marie écoutait sans plaisir, regardait à peine l'immense pays liquide qui bougeait là-bas, devant elle. A coup sûr, cet infini lui échappait, tandis que, curieuse, elle se penchait sur le sable, ramassant les coquillages roses et les moules embarrassées de varechs. Elle s'amusait d'un crabe escaladant les pierres d'un brisant ou des crevettes grises virant dans une flaque, à marée basse, bien plus que des voiles de navires, les voiles géométriquement blanches qui suggéraient au bout de l'horizon des nostalgies de départ, le soir surtout, quand le couchant divinisait tout le ciel. Heure bien faite pour aimer, pour être deux, où l'on rêvait d'émigrer vers des archipels fabuleux et quelque île de légende où ce serait le paradis reconquis de ne plus vivre qu'ensemble comme un unique couple initial... Et déjà le silence grandissant devenait le complice d'un tel rêve : le village, derrière la dune, s'endormait dans les arbres, tout à fait en contre-bas, seulement dénoncé par le clocher d'ardoises submergé à demi sous les feuillages. Au loin, toutes les plaines hérissées de tours, jaunes de moissons mûres, et d'autres dunes en demi-cercle haussant leurépaule par-dessus la campagne. Un ciel très doux avec quelques nuages d'un blanc bleui par places, comme des mousselines mouillées. Devant, la mer si calme, unie et pacifiée en ces beaux couchants bibliques qu'on eût dit que Jésus allait sortir du soleil et venir vers eux par le chemin d'or qui s'approfondissait sur les vagues. Jean s'extasiait délicieusement à cette fête, chaque jour recommencée, du crépuscule. Ah ! s'il avait pu prolonger l'extase, en retenir les pourpres et les verts fanés comme des étoffes d'autrefois. S'il avait pu voir encore un peu, la nuit venue, la survivance de ce beau ciel dans les yeux de Marie. Mais Marie n'avait point regardé le couchant dont l'apothéose était mortedans ses prunelles indifférentes. La féerie de lumière etde sang n'avait point intéressé sa lassitude et son envie de sommeil, après toute une journée de grand air et de courses au long des grèves .Habituée depuis toujours à se coucher de bonne heure, elle demandait à rentrer, au moment même où Rembrandt s'exaltait le plus aux spectacles du ciel. Bien qu'abrégées de la sorte, les journées lui parurent bientôt longues. Ilavaitemporté quelques livres de poètes, mais Marie n'y lisait guère. Elle causait peu aussi; la conversation traînait et chaque fois qu'il parlait, Jean avait cette impression douloureuse de devoir délayer sa sensation, commenter sa pensée, descendred'un ton son rêve, atténuer la chanterelle trop aiguë de son âme. Marie ne le suivait pas en ses raffinements d'idées. Est-ce qu'elle n'était pas décidément comme il l'avait rêvée et crue? Est-ce qu'elle resterait insensible aux nuances de l'heure etaux subtilités d'eux-mêmes? Est-ce que jamais leurs yeux ne voyageraient ensemble, sans se le dire, sur la fuite d'un même nuage ? Toujours demeurerait-elle en arrière? Mais alors quelle tristesse et quelle solitude pour chacun dans le chemin de leur avenir ! Aussi quand, àla fin du mois, ilsquittèrent la petite ville des bords de la mer, Jean se sentit une inquiétude, car dans la vie d'un artiste, pensait-il, la femme peut ne pas être une voix qui parle, mais elle doit être au moins un écho qui répond. Après quelques mois de mariage, Jean Rembrandt commença à croire qu'il s'était trompé en épousant la petite sœur Marie. Elle était comme les autres. Déjà il avait éprouvéun désenchantement, après qu'elle fut sortie du Béguinage, la première fois qu'il l'avait vue dans sa robe de jeune fille. Tout le mystère des formes cachées dans son flottant vêtement de religieuse avait disparu, et avec lui ce quelque chose de rare, de défendu qui raffinait son amour! Ainsi ses cheveux, avec quel trouble il en rêvait, lorsqu'il ignorait leur nuance! Ace moment-là, invisibles sous le béguin, ils tourmentèrent davantage le désir de ses doigts que les bandeaux châtains qu'il pouvait maintenant dénouer. Certes Marie était affectueuse et rangeait avec soin la maison où ils s'étaient installés depuis leur mariage, une petite maison gothique, avec une salle à manger fort gaie, ouvrant, par une glace sans tain, sur une véranda close. Certes encore, sa femme avait ce charme d'être musicienne, et quand le poète travaillait, ce lui était une douceur d'entendre venir dans le silence des corridors, — comme un accompagnement à son rêve, — très vague, très atténué, le chant du piano auquel s'enroulait la voix claire de Marie. Mais elle ne chantait que romances et cantilènes. En vain lui avait-il donné de la musique de Schumann, de Wagner et les si impressionnantes mélodies de Schubert. Marie semblait insensible à ces pures et sereines impressions d'art. Chaque soiraussi, Jean lui faisait une lecture, à voix haute, après le souper. C'était presque toujours d'un poète : Hugo le plus souvent et Baudelaire. Mais chaque fois il s'apercevait qu'elle ne sentait pas, qu'elle écoutait à peine. Il avait rêvé de vivre et decompagnonner avec elle, comme avec un camarade plus jeune qu'on initie. Et maintenant il la trouvait inaccessibleaux beaux vers, aux grandes musiques ; elle n'avait pas décidément le don, l'impressionnabilité, la vibration qui communique devant les mêmes choses le même frisson à des âmes fraternelles. Déjà, pendant toute sa jeunesse, il avait souffert de ce désaccord entre lui et tous ceux qui l'entouraient. Mais en amour n'était-ce pas plus triste encore? Tristesse, quand les lèvres sont proches, de se sentir les âmes distantes ! Comme il était loin de ce grand bonheur d'un couple tel qu'il l'avait rêvé, miroirs jumeaux suspendus aux murailles l'un devant l'autre et reflétant les objets d'une identique manière! Au contraire, chaque jour s'accentuait la dissemblance de leurs âmes; lui inquiet, mobile, mélancolique, sensible, il se heurtait àunetendresse froide, contenue, uniforme, ayant des abandons qui se reprennent, des élans qui se calculent, des veilles comme alourdies d'un regret de virginité et de sommeil. Était-ce irréparable ? Ne parlerait-elle jamais la langue qu'il parlait, insensible aux nuances, aux subtilités des impressions, jusqu'au bout ne le comprenant qu'à demi, ou bien graduellement parviendrait-il à conquérir cette âme, à l'initier et à lui apprendre le Beau ? Certes il en aurait moins souffert s'il avait vécu ailleurs, s'il avait eu des activités ou des amitiés littéraires parmi lesquellesse retremper, s'entretenir l'élan, se juger soi-même. Mais lui qui pensait seul dans le silence de toutes ces âmes sans échos, lui qui ne voyait personne et n'allait nulle part, isolé parla nature mêmedesa qualité d'âme, il subissait plus malaisément la solitude de son esprit à son propre foyer. Triste foyer déjà silencieux, attristé davantage par la parcimonie d'un ménage dont les ressources sont maigres. Jean avait vainement essayé de plaider. Il avait même assumé, pour se faire connaître un peu, des causes gratuites et des procès d'assises ; mais on ne le prenait guère au sérieux, et la lucrative clientèle d'affaires allait à d'autres plus experts dans les roueries du Code et le jargon judiciaire. Heureusement que Marie avait un peu de rentes, bien insuffisantes cependant pour les strictes dépenses, même avec la légère pension que Rembrandt touchait de sa mère. Aussi fallait-il souvent rogner sur le petit capital. Pour s'évader de ces énervantes préoccupations, Jean se replongeait alors dans le travail, s'y attachait avec minutie comme à une hygiène d'âme, comme à un régime sévère impérieusement prescrit sous peine de mort. Il avait repris, non sans quelque ardeur, son poème de carillons, de faubourgs, de quais et d'eaux mortes, tout ce paysage de ville environnant dont il portait en lui les sites frileux. Ce poème rêvé n'était d'ailleurs qu'un symbole, celui de sa propre vie : elle aussi stagnante entre des pierres froides; elle aussi exténuée et chantante comme des cloches dans la brume ; elle aussi piquée de peu de lumières, sœur des banlieues où les réverbères sont rares. Pendant toute une période, il travailla même d'inspiration et d'élan, il crut s'être tout à fait reconquis, car d'un jet, d'un seul effort il avait poussé haut cette tour de sa Douleur dont les matériaux gisaient depuis longtemps inemployés, dans la poussière de son âme. L'œuvre était loin d'être achevée certes, mais les premières assises se carraient, originales et neuves. Jean n'était plus le même; le soir, après une journée laborieuse et féconde, Marie le retrouvait heureux, léger, rieur, loquace, plus affectueux aussi et plus communicatif auprès d'elle. Un jour il lui parla même de ce qu'il venait d'écrire; il lui raconta comment il s'ingénierait à achever ce poème tout en façades noires et en clair de lune et de quels rêves enfin son livre serait l'aboutissement quand il viendrait à paraître. Marie l'écoutait tout heureuse, avec l'air de s'associer à sa chimère; puis tout à coup, sanscroire à mal, ingénument,lui demanda : « Et qu'est-ce que cela te rapportera, ton livre?» Le poète ne répondit rien, navré tout à coupetsilencieux, laissant la parole aveugle et froide lui entrer dans le cœur comme un couteau. Définitivement,elle étehcomme les autres. Elleaussi ne pouvait pas imaginer la sublime abnégation. Elle avait compris cependant la folie de la Croix. Et elle ne pouvait pas com- prendre la folie de l'art. A elle comme aux autres l'effort désintéressé n'aurait paru qu'une démence. Séculaire hérédité d'une race mercantile entre toutes dont le travail ne tend qu'au profit, dont l'estime ne va qu'à la richesse, — race barbare qui mange, digère, vote des subsides au soldat qui meurt pour son drapeau — et rira du poète qui meurt pour son idéal. Le jeune ménage ne voyait presque personne. Pour Marie, l'isolement était facile avec ses habitudes de vie cloîtrée; et, quant au poète, il aimait mieux, au lieu de parler de choses banales à des gens quelconques, s'isoler, causer avec sa pensée et se raconter des histoires et des rêves à lui-même. Seule, la vieille Mmc Rembrandt venait dîner chez eux tous les dimanches. C'étaient chaque fois les mêmes propos et les mêmes questions. — Qu'est-ce que tu fais, Jean?demandait la bonne femme. — Je travaille. —A des affaires? — Oh ! non. Je n'en ai pas. — C'est ta faute. Pourquoi fais-tu toujours des vers ? Il attendait ces mots-là. Voilà des années qu'on les lui répétait, ces mots qui, comme des poignards, faisaient couler le sang de sa vie. Et c'était sa mère, sa mère qu'il adorait, qui les enfonçait dans son cœur. Ainsi donc il s'obstinait, il s'enfermait, il s'empêchait de vivre pour travailler, et on lui demandait : «Pourquoi des vers?» Ah! si les rimes d'or avaient pu se monnayer et se vendre com me des diamants ou des tableaux, ç'aurait été méritoire et glorieux d'en écrire 1 Seuls les rois, naguère, s'étaient donné le luxe de faire vivre les poètes, de leur ouvrir leurs cassettes comme aux plus idéaux ouvriers de leurs royaumes, — mais il n'y avait plus de rois pareils. Et cependant, il en fallait de l'argent ! Jean était le premier à s'en apercevoir et à souffrir d'une vie qui perpétuellement s'inquiète, escompte et compte, liarde sur sa faim et son plaisir. Oh ! l'invisible et quotidienne souffrante de réduire son envie ! Mais que faire si la défiance l'isolait comme une eau infranchissable? Que faire si, résigné à ce métier du barreau, personne ne songeait jamais à s'adresser à lui ? Il ne pouvait cependant pas changer le monde — et encore moins changer son âme, à lui ! Le poète avait parlé avec vivacité, en regardant sa mère d'un air de reproche, puis était sorti de la chambre visiblement impatienté par cette conversation pénible, fréquente, qui ne servait à rien qu'à remuer sa destinée déjà si endolorie et si saignante par toutes sortes de blessures ! Il monta à l'étage et regarda à la fenêtre ouverte l'entassement rouge et bleu des tuiles qui s'écaillaient à l'horizon. Un brouillard mouillé enveloppait les toits, noyant les couleurs, évaporant les contours ; aucun bruit ne flottait dans le vent, sauf celui de quelques clochettes lointaines, lentes, cassées. Alors, il songea à sa mère : elle l'aimait bien pourtant et elle lui faisait tant de mal ! Était-ce sa faute à lui si son art, l'art d'écrire, ne lui rapportait rien en ce pays où on ne lit guère? Il en souffrait assez lui-même ! Cependant il avait eu tort d'être impatient avec la vieille femme, toujours si dévouée et si aimante. Il se la rappela quand il était malade — tout enfant — et qu'elle restait des journées entières près de lui, racontant des histoires ou vidant sur son lit des boîtes de jouets neufs. Certes elle le chagrinait souvent, mais sans comprendre, sans le vouloir; c'était le plus grand des cœurs, et, après tout, il n'y avait rien de si bon que l'amour de sa mère, le seul qui ne soit pas égoïste. Jean pardonnait à la sienne ; il ne lui tiendrait pas rigueur, il avait eu tort, il irait tantôt l'embrasser, et, tout ému, avec cette habitude de rapporter à Rembrandt, le peintre, chaque impression de sa vie, il songea combien lui aussi affectionnait sa vieille mère, combien il la peignit souvent, combien il en fit de chefs-d'œuvre, — comme si, après tous les autres modèles, c'eût été pour lui une joie apaisante de caresser en rêve avec son pinceau ce bon visage ! Après cette crise d'amertume et de rêverie, Jean prit le manuscrit du volume auquel il travaillait depuis longtemps déjà ; c'étaient encore tous les brouillons maculés, écrits à l'encre, au crayon rouge, au crayon bleu, sur des bouts de papier quelconques où les corrections se croisaient en longues ratures. Il aimait ces feuilles laborieuses qui le faisaient souvenir de son acharnement au travail, de sa conscience d'artiste, des bonnes heures déjà vécues avec la pensée de ce livre. Il se mit à le relire, d'un bout à l'autre, améliorant des vers, embellissant des strophes, ressuscitant la circonstance et le lieu où chacune d'elles avait été écrite. Une jouissance apaisante lui venait à l'âme, un rappel du passé sortait de ces pages qui en conservaient l'impression murmurante, et soudain le poète avait tout oublié : l'obscurité de sa vie, la méchanceté de la province, les préjugés des siens, pour s'obstiner délicieusement — et quand même — dans un rêve et dans une volonté de gloire! Vers le soir, il redescendit au salon, où la vieille Mme Rembrandt, sous l'abat-jour de la lampe, lisait attentivement le journal de la ville, tandis que Marie, dans un fauteuil, sans parler, avec son éternel regard vague, regardait saigner le charbon du poêle comme si ç'eùt été un peu de ce qu'elle aimait qui souffrait là dans ces flammes. Il s'assit, ne disant rien, et recommença à feuilleter son cahier. Sa mère, se doutant bien qu'elle l'avait froissé tout à l'heure, avait interrompu sa lecture et cherchait à renouer la conversation. Une idée lui vint. — Jean, c'est le manuscrit de ton volume que tu as là ? demanda-t-elle avec cette bonne voix chantante qu'ont les mères par moments, quand on croit y surprendre un reste des airs avec lesquels elles nous berçaient. — Si tu nous en lisais quelque chose ? Le poète ne voulut pas avoir l'air de bouder à la chère vieille femme qui le regardait en ce moment avec une si affectueuse angoisse, et il lui récita un des premiers poèmes de son recueil, évoquant précisément un souvenir d'enfance et de berceau. Mmc Rembrandt eut un attendrissement. — Oui ! oui ! fit-elle, vous le direz bien quand je serai morte que j'étais une brave mère 1 Et elle eut les yeux tout pleins de grosses larmes subites. Puis il continua à lire d'autres pièces, des sonnets, des stances, des poèmes d'impres- sions, des choses ciselées et raffinées qu'il considérait, lui, comme les meilleures de son œuvre, mais dont visiblement les deux femmes ne comprenaient plus la délicate fluidité. Il lisait toujours, machinalement, à voix hésitante, confuse, sentant bien, par on ne sait quel magnétisme secret, qu'il n'était plus écouté, tâchant de sauver les mots, de précipiter les strophes dans cette débandade d'attention. Parfois, il demandait à Marie : — Comment trouves-tu cela ? « C'est bien.» Et elle retombait à sa fixité pâle, comme conquise à un vœu de silence. .Le poète continua encore, sans savoir pourquoi, mais il lisait mal, avec le débit précipité de ceux qui se sentent peu compris. Tout tournait dans sa tête ; la sueur lui venait aux tempes ; des taches noires dansaient sur les pages ; une sensation d'écrasement lui pesait aux épaules. Il aurait voulu s'effacer, s'enfoncer, disparaître lui et son livre. Il était rouge; on aurait dit qu'il avait honte. Des idées folles lui traversaient l'esprit : c'était sa faute, à lui, si on ne le comprenait plus! Sa souffrance ne pleurait pas assez dans son œuvre, ne s'y tordait-pas les bras, vivante et saignante ! Peut-être n'était-elle plus qu'une momie pour quelques rares initiés, dans les bandelettes tissées de ses vers!... Qu'importait l'indifférence de la foule, des autres! Mais les siens, ceux de son âme et de son sang, les avoir là, tout près de soi, sans que leurs nerfs soient vibrants, sans que leurs yeux aient des larmes, sans-que leur cervelle ait des rêves. Oh ! douleur ! la plus grande douleur, qui fait que le poète, s'étant ouvert les flancs comme le pélican symbolique, — ce n'est pas même à ceux qu'il aime qu'il pourra donner son cœur à manger ! A ce moment, Jean Rembrandt, qui n'avait pas cessé de lire, machinalement, sans comprendre, dans une sorte d'hallucination, était arrivé à la fin d'un chapitre. Il déposa le manuscrit sur la table et regarda. Marie, dans la même attitude immobilisée, fixait toujours ses yeux de statue sur les cendres presque éteintes. En face, la vieille Mme Rembrandt s'était endormie, et le bruit de sa respiration lente survivait seul dans le silence mortuaire de la chambre. Un isolement de plus en plus grand se faisait dans la maison du poète. A peine sonnait-on parfois le matin, quand on apportait les provisions du ménage, puis le grand corridor blanc retombait à une paix de cloître pendant de longs après-midi silencieux. En ce quartier désert et morne, aucun bruit ne venait du dehors, ni voix de passants, ni grincements de lourds chariots ébranlant les fenêtres. Dans la solitude muette des salons où l'on entrait peu, les anciens meubles, jamais dérangés, en d'immuables attitudes, semblaient se plaindre tout bas de leur abandon et se regarder vieillir. Toutes les chambres, d'ailleurs, exhalaient ce quelque chose de vicié, de fade, de renfermé, qui est comme l'odeur de phtisie des maisons solitaires. Dans ce grand isolement, le poète ne travaillait guère ; sans émotions, sans secousses, parmi l'uniforme monotonie des journées, il était pris à chaque instant de vagues somnolences, auxquelles il résistait en cédant; et à moitié assoupi encore, presque éveillé, il avait la sensation d'être en une barque retenue à la berge qui dérive peu à peu dans un mirage de ciel et d'arbres. Et pendant ce temps-là, Marie, active et silencieuse, allait, circulait, rangeant la maison, arrosant les fleurs maigres et souffreteuses sur les châssis; elle faisait sa besogne de bonne ménagère, minutieusement, ayant gardé quelque chose de ponctuel de sa vie religieuse, époussetant les cheminées comme si c'étaient des autels de mois de mai, marchant le long des escaliers et dans les corridors à pas sourds, étouffés, avec ce glissement de pieds qu'ont les gardiennes de malades. Car elle avait commencé à deviner vaguement que son mari souffrait. Qu'avait-il ? Pourquoi ces mélancolies dont elle ne savait pas les causes ? Elle était cependant douce et bonne pour lui. Au début elle parlait davantage, mais il répondait comme à regret. Alors, pour ne pas lui déplaire et déranger son rêve, elle s'était habituée au silence. ' Elle croyait qu'il valait mieux se taire, s'écarter, s'effacer, afin de n'être plus dans sa vie qu'un frôlement de robe. Et muette, machinale, quand la demeure était propre et nette, elle allait s'asseoir au fond de sa chambre, près de la fenêtre, toujours à la même place, tricotant, raccommodant du linge, dans la pensive attitude des femmes résignées, qui rêvent le soir des enfants qu'elles n'ont pas eus ! La présence de Walburg lui-même était devenue rare dans la maison du poète. Las, découragé, perdant peu à peu ses élèves, il s'était mis à boire — pour oublier! — et maintenant passait au café des après-midi entières. Un jour il avait demandé un peu d'argent à Rembrandt qui, n'en ayant guère lui-même, n'avait pu lui en prêter, et depuis lors il n'était pas revenu. Dans son exil provincial, Jean n'avait plus qu'une consolation, une bouffée d'art ranimant l'engourdissement de sa vie : c'était l'arrivée, en hiver, de quelques poètes français, donnant des conférences ou lisant des vers au cercle littéraire de la ville. Quelle joie c'était pour lui! Au premier rang, il écoutait, l'oreille charmée par les intonations musicales de leurs voix, évocatrices pour lui du bon temps de naguère, à Paris, où tout le monde parle ainsi avec quelque chose d'aiguisé et de chantant. Comme ils étaient habiles, hypocritement modestes, jouant la misère d'esprit, tels que des gens riches qui rencontreraient des parents pauvres. Toutes leurs finesses, leurs raffinements de mots et d'impressions, le poète en saisissait, non pas seulement les couleurs, mais les nuances; il comprenait tout, lui seul peut-être parmi les auditoires. Et cela lui donnait une joie, une fierté; il sentait bien qu'il était leur frère dans l'art, à ceux- là qui apportaient la bonne parole parmi les Gentils ; et peu à peu conquis à la musique des choses bellement dites, il sentait son âme s'étirer, sourire, se réveiller comme la Belle au bois Dormant, son âme qu'il croyait morte dans un château en ruines ! Après la conférence, il cherchait à rencontrer l'écrivain étranger qui, joyeux du hasard de trouver un poète en ce lointain de la province, se livrait volontiers, d'autant plus qu'ils s'avouaient vite des idées et des amitiés communes. Alors, par les rues vides, tous deux s'en allaient, familièrement, causant, devisant, discutant les livres nouveaux, échafaudant des théories d'art. Jean Rembrandt était ravi ; il pouvait enfin parler un peu de ce qu'il aimait. Et, tout heureux, ils flânaient ensemble interminablement le long des quais, s'ac-coudant aux ponts de pierre, regardant couler l'eau où la lune reflétée souriait, comme un portrait sous verre. Ils allaient par les jardins publics, écoutant les feuillages seconvulser avec un bruit de mer lointaine, marchant dans les allées, s'asseyant sur les bancs, se récitant des vers l'un à l'autre, à grands gestes, jusque tard, bien avant dans la nuit. Après leur départ, Jean Rembrandt, comme en acquit du court bonheur qu'il leur devait, avait écrit parfois sur leur causerie ou leurs œuvres de petites études littéraires qui parurent dans un journal local. Il avait choisi celui-là au hasard, pensant que les articles d'art sont des marchandises auxquelles toutes les feuilles peuvent servir de véhicules, sans s'inquiéter au surplus de leurs opinions ou de leurs tendances. Car la politique plus que jamais lui paraissait une querelle vaine, entretenue par des habiles qui en vivent. Malgré ce détachement, on le considérait comme un esprit à tendances catholiques. Aussi l'apparition d'un article de lui dans la gazette libérale de la ville causa-t-elle un vrai scandale. Quoi! il avait épousé une religieuse et il devenait libre penseur, à présent. C'était unegirouette, un renégat — un imbécile! Le déchaînement contre lui fut plus grand encore quand parurent d'autres articles, car, après les poètes de valeur, en étaient venus de médiocres, sans mérite, obscurs en France ou confinés là-bas dans une publicité de journaux inconnus. En ce pays, on leur faisait accueil et succès : ils avaient autour d'eux le prestige de la distance et l'odeur de Paris. On leur trouvait du talent ; nos meilleurs écrivains n'en avaient guère. Là des rimes sonnant l'or, ici des vers creux comme des pièces fausses. Là de beaux visages ; ici de vilains masques essayant des ressemblances. Dans l'espoir de remonter ce courant d'injustice nationale, Jean Rembrandt se mit à faire campagne dans le journal où il avait débuté, et qui venait de l'engager pour une collaboration plus assidue. Il réclama le respect autour des tentatives d'art nouveau et subtil qu'il essayait avec quelques autres, isolés eux-mêmes, ci et là, dans quelque ville de province morte, sentinelles perdues qui cherchaient à s'entendre dans les ténèbres et à se crier un mot d'ordre. Peines inutiles! car ceux-ci aussi, sans doute, trépasseraient à la tâche, comme tant d'autres, morts auparavant de tristesse, de misère, morts alcooliques, morts fous au milieu de la méconnaissance universelle. Que de trésors dilapidés, de talents tués dans le germe ! Car un ou deux tout au plus, en dépit des mécomptes, avaient su jusqu'au bout réaliser leur oeuvre : ce pauvre Charles de Coster d'abord, dont le nom presque inconnu aurait mérité pourtant l'apothéose et les palmes pour son poème en prose sur la légende d'Uylenspiegel, d'une langue de chair et de lumière, où toute l'âme de la mère Flandre se dévoile ! Si malheureux pourtant, ce pur écrivain que, par une ironie inconsciente, on avait imaginé de nommer «répétiteur de français» dans une école officielle. Lui déjà avait voulu un moment fuir ailleurs, s'évader à l'étranger, dans un exil volontaire; mais la nostalgie des ciels d'enfance l'avait atteint aussi : un jour, par un hasard complice, il entendit un vieil orgue qui, dans la cour profonde de sa demeure, à Paris, soupirait à voix rauque et saignante l'air national de son pays. Oh! cette musique blessée, comme elle pleurait, venue de si loin — eût-on dit, et tout exténuée de l'absence! Elle semblait sortir du fond d'un puits interminable et monter dans la haute cour, vtrs les pâles fenêtres de sa chambre. Évocation du passé! voix du pays qui est faite de toutes.les voix qu'on a aimées et qui sont mortes... Mélancolique rappel qui lui déchira toute l'âme, comme une supplication de revenir... Et le soir même, de Coster partit, ou plutôt s'enfuit pour rentrer à jamais dans l'indifférence de sa patrie. Il mourut presque de chagrin et de misère, à quarante ans, et maintenant, sur sa tombe pauvre, pas une pierre ne dénonce son nom ignoré. Un seul autre avec lui, de cette génération, avait vraiment fait œuvre d'art, riche celui-ci, dans l'isolement d'un château seigneurial, non moins à plaindre et non moins en peine d'avoir jeté ses harmonieuses rêveries dans des chemins sans échos. C'est ce doux Octave Pirmez, dont personne ne remarqua la vie, et qui s'en alla dans la mort sans même qu'on s'en aperçût comme la nuit se répand invisi-blement sur la fin d'un beau jour. Solitaire et fier, n'ayant pas de public en son pays, il en était arrivé à se faire un public de soi seul et, dédaigneux de tous, s'écrivit pour lui-même une belle musique d'âme. Pour venger ces morts, Rembrandt s'exprimait avec flamme et avec colère, car, sous leurs pierres nues, il se voyait bientôt lui-même, enfin tué par cette lutte contre l'Impossible. A leur suite, son tour venait; l'inutilité de l'effort lui apparaissait de plus en plus, et, après quelque page incendiée de révolte, il retombait dans son apathie et son découragement. Au fond, c'était un doux, brutal par hasard, à la façon des animaux candides qui mordent seulement quand ils vont mourir. Or, à chaque instant, il avait à souffrir quelque nouvelle avanie ; un jour qu'il s'était décidé à publier plusieurs de ses poèmes dans une revue, la seule qui existât, plutôt politique que littéraire, où on avait relégué son envoi dans un coin, à la fin de la livraison, il fut ridiculisé tous les jours suivants dans de basses feuillesquotidiennes qui reproduisirent quelques-uns de ses vers avec des hilarités, des railleries, des points d'exclamation, toute une ironie de table d'hôte salissant le bouquet désagrégé de ses strophes. Mais Rembrandt n'avait plus même de colère, de surprise, ni de révolte. Il était résigné; d'immenses découragements l'envahissaient et lui enlevaient jusqu'au désir de travailler et jusqu'à la force de penser. A quoi bon ? A quoi bon s'enfermer, ciseler ses rêves, donner son âme à toute cette foule indifférente et réfractaire ! A quoi bon ? C'était là le mot qui lui revenait toujours aux lèvres, tournant dans sa tête, obsédant sa mémoire et martelant ses tempes comme un tocsin qui accompagnait le convoi de ses rêves! A quoi bon? Et, vaincu, pacifié, par une de ces réactions qui lui étaient familières, il tombait dans un grand calme d'inertie, dans un long silence d'oubli où, comme conquis à des visions intérieures, il rêvait de s'en aller loin, bien loin, en un pays primitif pour y vivre avec des moines blancs, parmi des laboureurs et des bergers qui l'auraient tenu pour très savant et très saint, et le soir, dans la lande, auraient demandé la bénédiction de ses mains et baisé le bord de son manteau flottant. / Il XIII Un jour la ville fut toute en fête : un jeune peintre, élève de l'Académie, venait de remporter le premier prix au grand concours de Rome. Il n'y avait, à vrai dire, que trois concurrents; mais, comme les vaincus appartenaient à d'autres provinces, il s'agissait pour la ville de triompher bruyamment comme si elle eût eu du génie à revendre et qu'elle fût vraiment la métropole des arts. Déchue d'une ancienne splendeur, elle aimait à s'illusionner elle-même sur sa décadence et à décerner le triomphe à un obscur pour se croire elle-même encore dans la lumière. La rentrée du jeune lauréat avait été réglée suivant un cérémonial solennel : il arriverait dans sa ville natale à la fin de l'après-midi d'un lundi, afin que la population ouvrière pût aussi participer à son apothéose. Dès le matin on avait commencé la décoration des rues; les monuments publics, toutes les façades portaient des étoffes tricolores ; à chaque carrefour, s'arrondissaient des arcs de triomphe en verdure et en drapeaux; des anagrammes aussi, des inscriptions, des transparents s'enchâssaient dans les fenêtres, avec des textes de louanges hyperboliques qui saluaient le jeune peintre comme l'égal de Rubens et de Van Dyck. Une allégresse secouait l'air dans le battement multiplié des oriflammes et des ban- deroles. A l'heure indiquée, toutes les sociétés de la ville se rendirent en corps vers la gare et nulle part comme ici on n'aurait compté autant de cercles de tous genres : orphéons, fanfares, chœurs, mélomanes ; associations de musique, de commerce, d'industrie, de botanique ; sociétés d'agrément, sociétés ouvrières, sociétés de tir à l'arc, sociétés de colombophiles et de pêcheurs à la ligne, — qui, chacune, portait sa bannière de soie ou de velours, rouge, bleue ou verte, avec un collier de médailles. Des musiques çà et là pour animer le cortège, qui toutes à la fois se mirent à entonner l'hymne national, sur la grand'-place de la Gare quand parut au seuil le jeune et imberbe lauréat. Une immense acclamation secoua l'air, la foule reflua en remous tumultueux vers les rues avoisinantes où, lentement, le cortège s'avança au bruit de joyeux pas redoublés. En avant, marchaient toutes les musiques, militaires de la garnison ; puis le corps des pompiers, le fusil à l'épaule; ensuite les organisateurs de la fête entourés de tous les bouquets et guirlandes, des lyres en camélias, des palettes symboliques faites avec des roses, et des couronnes vastes comme le cadran du beffroi. Ensuite passa l'interminable défilé des sociétés qu'accompagnaient des cartels fleuris dont les inscriptions, d'un lyrismecomique, se renvoyaient, par-dessus la foule, le nom acclamé du vainqueuy. Celui-ci parut enfin, debout dans un carrosse, un carrosse quasi royal, tapissé de fleurs, ayant à ses côtés le gouverneur de la province et le bourgmestre de la ville, en costume officiel brodé d'argent et d'or. Le jeune peintre semblait avoir pris au sérieux son triomphe : à chaque instant il saluait à droite, puis à gauche, de l'air d'un prince qui visite une de ses villes après son avènement. Le peuple était fou d'enthousiasme; on crut un moment qu'il allait dételer les chevaux et traîner la voiture. Un vrai simulacre de Joyeuse-Entrée à laquelle ne manquèrent même pas la remise des présents de chaque quartier, par le doyen, et celle des cadeaux utiles au nom des corporations : des montres, des argenteries, des pendules, de la lingerie et jusqu'à des couverts à découper et des poissons d'honneur offerts par les marchandes de la halle. Sur la place du Marché, un ange descendit des toitures et déposa une couronne aux pieds du lauréat, antique et légendaire génie en carton, entretenu à cet usage depuis toujours par les habitants du quartier. Et c'est précisément à cet endroit que Rembrandt stationnait et vit passer cette triomphante mascarade, d'autant plus ridicule qu'elle ne sacrait pas un grand artiste — après son œuvre faite, — mais un débutant, un novice, un élève qui bientôt avorterait comme tant d'autres. Seulement, si nul que fût le peintre, son apothéose prouvait que, pour cet art-là du moins, le peuple d'ici, dans son inconscience, conservait une estime supérieure et une vénération. La peinture était admise avec une sorte de protection officielle : on en reconnaissait la raison d'être et l'utilité, car la peinture orne les murs, complète un mobilier, décore les monuments publics. Mais la littérature, à quoi cela servait-il ? Ah ! voilà ce que cette foule ne comprendrait jamais, ce dont elle avait le suprême mépris et la haine invétérée. Rembrandt songeait ainsi, tandis que le cortège disparaissait dans le lointain des rues, aigri, ricanant, haussant les épaules et se parlant à lui-même : Oui ! la haine de la littérature ils l'avaient tous. Imaginait-on de pareils hommages rendus à un écrivain ? Pour la poésie, il n'y avait ni entrée solennelle, ni prix de Rome, ni liesses populaires, ni rien. Certes Rembrandt n'aurait pas voulu se voir en rêve à la place du vainqueur d'aujourd'hui, mais c'était pourtant la renommée tout cela, et l'autre avait vraiment triomphé de la foule. N'est-ce pas ce sacre qu'ont poursuivi tous les génies — et lui-même, quand il avait vingt ans —de voir leur nom voltiger dans les mémoires humaines? Ah! vanité de la gloire et des honneurs publics de cette sorte et de toutes les sortes, dégoût de l'accolade et de la communion avec la bouche unanime de la foule dont on veut les baisers et qui écœure! / / XIV Jusque-là Jean Rembrandt n'avait pas connu les embarras d'argent. Mais on renonça à sa collaboration dans ce journal où il était payé un peu : c'était un luxe dont on n'avait guère besoin, puisque les articles littéraires n'intéressaient aucun lecteur. Quant au barreau, il ne lui rapportait plus rien depuis de longs mois; et ses anciens dossiers, relégués en des coins, gisaient semés de poussière, dans leurs fardes pâlies. Chaque fois que les ressources allaient manquer dans le ménage, ce qui le peinait le plus, c'étaient les angoisses de Marie. Son silence était pire qu'un reproche et sa pâleur le tourmentait à l'égal d'un remords. Il y eut bientôt des moments de vraie gêne ; il fallut emprunter de l'argent, renvoyer, sous des prétextes vagues, des factures acquittées, toute cette tactique lamentable des gens à court d'argent. On recourait alors à la vieille Mme Rembrandt, qui répondait avec humeur : « Je ne puis cependant pas me déshabiller pour vous ! » Mais, comme elle était très bonne, elle finissait toujours par donner, bien qu'elle n'eût elle-même que des revenus assez restreints. Pour sortir de cette situation, elle conseilla à son fils, puisque le barreau ne lui avait pas réussi, d'entrer dans la magistrature, une carrière facile, honorable, bien rétribuée, qui du reste lui laisserait des loisirs pour s'occuper de ses livres. Le conseil était pressant. Jean refusa d'abord; mais sa mère revint insister tous les jours et, faible de caractère comme il l'était, il finissait toujours par subir son influence. D'autre part, la crainte de nouveaux ennuis d'argent ne le laissait pas libre de son choix : c'était le seul moyen d'y échapper, de rendre un peu d'aisance et de tranquillité à sa vie. Alors, pour se tromper lui-même, il imagina qu'il aurait peu de besogne, à coup sûr, si on l'envoyait, par exemple, dans quelque bonne magistrature de campagne. Est-ce que d'autres poètes n'avaient pas été des gens de robe? Il songeait au président Rotrou, à Montaigne, à d'autres encore qui avaient marié en eux le Droit avec les Lettres. Et puis il échapperait à cette méchante ville où il avait perdu jusqu'à la foi en lui-même. Oui ! c'était la délivrance, le salut, de recommencer sa vie ailleurs. Surtout à la campagne, dans la paix d'un village, en communion avec la nature qui est toujours maternelle et belle. Que d'impressions nouvelles et sincères à recueillir pour ses vers dans la fraîcheur des aubes et la chute rouge du soleil, chaque soir, au ras des plaines 1 Donc il était décidé et allait se mettre à postuler une fonction judiciaire, n'importe laquelle et n'importe où. On lui avait dit qu'il fallait, avant tout, se ménager l'appui des députés, à peu près maîtres absolus de toutes les places de leur arrondissement, et parmi eux; l'appui surtout du bourgmestre de la ville qui était le plus autoritaire et le plus influent. Il alla donc un après-midi lui demander audience, à l'hôtel de ville. Il attendit plus d'une demi-heure; puis, enfin, on l'introduisit dans une grande chambre aux murs nus, garnie d'un ameublement vert horriblement criard. Devant un bureau de travail, quelqu'un remuait des dossiers et ne se leva même pas pour le recevoir. C'était un homme sec, au teint jaune et bilieux, l'air rageur d'un employé qu'on dérange. Jean lui exposa sa demande, un peu troublé, parlant vite. Mais lui, écoutant à peine, continuant à moitié l'examen de ses pièces, l'interrompit dès les premiers mots : — N'est-ce pas vous qui faites aussi des vers ?... Le poète eut un signe de tête. Et comme avec un air d'ironie, il continua : — Ah!... Et vous demandez maintenant à être magistrat ? Seulement vous n'êtes pas des nôtres, et vous venez solliciter mon appui. Jean feignit de ne pas comprendre. — Vous ne nous avez jamais rendu aucun service, continua-t-il. Or nous ne recommandons que nos amis politiques: Jean fit observer qu'il n'était pas un homme de parti, par goût; qu'au reste cela valait mieux peut-être pour les fonctions de la justice. — N'importe! répliqua d'un ton cassant le député que ce dernier trait avait froissé sans doute. Il est inutile d'y songer. Vous êtes catholique, puisque vous avez bien épousé une béguine ! Jean Rembrandt devint blême; toutes sortes de mots d'injures lui brûlèrent les lèvres. Il aurait bien voulu l'insulter, l'ou- trager, le souffleter en plein visage. C'est à grande peine qu'il se contint, et, saisissant son chapeau, il se leva et sortit brusquement, tandis que l'autre, sans se déranger et le reconduire à la porte, continuait toujours à feuilleter ses paperasses. Jean s'en alla par les rues dans une fièvre, une exaspération grandissante. Il était rouge à présent avec des taches aux pommettes, bousculant les passants, sans voir personne et se parlant à lui-même. C'est inouï ! Être reçu ainsi par un pareil homme qui prenait sa haine pour de la conviction politique ! Jean avait maintenant un regret de l'avoir laissé parler ainsi, de ne pas lui avoir répliqué davantage, de ne pas l'avoir traité avec insolence et hauteur! C'était lâche! Il s'en voulait à lui-même; il avait des remords; il aurait voulu retourner!... Alors un besoin d'être seul le prit, d'aller à grands pas, de parler tout haut ; il étouffait! Et pour gagner la campagne, il marcha rapidement vers les banlieues. L'activité lente de la ville semblait agoniser dans le silence d'un faubourg triste où s'espaçaient des maisons très basses, à un seul étage, avec des géraniums grêles auxfenêtres et de trèsvieilles femmes sur les chaises, au seuil de leur porte, centenaires aïeules coiffées de bonnets blancs, qui semblaient depuis longtemps oubliées là par la mort! Un peu plus loin les champs apparurent: des sentiers se croisaient, entremêlaient leurs haies au feuillage égal, serré, d'un moelleux de fourrure mettant des parements verts le long des chemins. C'était déjà la tombée de l'après-midi. Au milieu des murmures étouffés dont la campagne est pleine, à ces heures-là, Jean Rembrandt marchait à grandes enjambées, rafraîchi, calmé, conquis par les prés paci- fiques et les nuées voyageuses, cédant peu à peu aux conseils d'oubli et de paix que le vent chuchote le soir, avec ses lèvres invisibles. Toute sa rancune s'en allait au loin, fondait à l'horizon en même temps que les toits de la ville, naufragés peu à peu dans la distance; sur l'amas confus des tuiles, papillotantes à l'œil, se dressaient les cheminées noircies des fabriques, déroulant d'épaisses fumées comme des paquebots en partance ; et, pour accroître encore l'illusion d'un gigantesque port caché là-bas, par delà les grèves du crépuscule, surgissaient, pareils à des phares, les clochers, les tours et les beffrois, immuablement debout sur la léthargie ou les tempêtes de la cité. Une impression de fatalité, d'abandon aux choses inéluctables, de résignation aux destinées sans remède, lui venait de tout ce vaste horizon où les toitures et les pignons avaient sombré pour ne plus laisser dominer que l'orgueil des hautes pierres. Il allait maintenant vers les prairies lointaines; une douceur venait du ciel, d'un bleu uni et pâle; une bonté descendait des grands arbres. Pourquoi les hommes étaient-ils méchants, quand la nature est si bonne ? Les bêtes elles-mêmes, parmi l'herbe roussie, mordorée des pacages, circulaient heureuses, pacifiques, accordées. Alors le poète sentit toute cette paix environnante descendre dans son cœur. Non ! il n'était plus amer, désenchanté, aigri. Il se retrouva jeune, bon, indulgent, fraternel, et quand, au bout de la route, il fut rencontré par un pauvre qui mendiait, il eut toute une joie, une joie d'enfant, à laisser glisser des sous dans son chapeau. Il continua longtemps encore à marcher et, sans s'en douter, se trouva loin de la ville. Alors, comme il s'était retourné, il ne vit plus que deux tours, le beffroi et le clocher de la cathédrale, qui seuls maintenant, dans la disparition de tout, surgissaient noirs et menaçants sur les horizons pâles. Et soudain il lui sembla que ces deux sommets symbolisaient les partis contraires de la cité. Le beffroi, monument de la Liberté, geste de pierre monté au ciel ! La cathédrale, temple de la Religion, refuge pour les masses dolentes du peuple dont les yeux s'y extasient aux pompes des saints offices et aux lointains espoirs des paradis promis. De part et d'autre une chose grande, respectable, glorieuse. Ces deux idées n'auraient pas dû se combattre, mais s'allier. Elles étaient sorties du même giron de la mère Flandre et se dressaient maintenant l'une contre l'autre comme des sœurs ennemies. Et chacune s'était levée là-bas dans une armure de pierre. La cathédrale, l'idée religieuse, bombant la cuirasse de ses lourdes assises, armée, héroïque, portant au flanc son amas de tourelles comme les flèches hérissées d'un carquois. Et le beffroi, debout, agressif, sous le casque en pointe de son pinacle, avec l'éblouissant bouclier de son cadran. Et ce n'était pas un équipement pour une bataille d'un jour ; la lutte sans doute s'éterniserait des siècles ; car jamais les deux soldats de fer et de granit ne pourraient se rapprocher. Tantôt, suivant les méandres de la route, c'était le beffroi qui semblait tout victorieux dans la pleine lumière du couchant; puis, un instant après, la cathédrale paraissait à son tour plus flamboyante et plus haute. Mais en réalité les deux symboles en lutte avaientla même force, le même orgueil, et tous les deux, à hauteur égale, avaient conquis le ciel. C'était donc un duel bien dérisoire et bien vain qui se perpétuerait sans issue jusqu'à la mort du soleil. Et dire qu'il fallait pourtant, sous peine de souffrir l'insulte et la faim par les rues, qu'il fallait de force ou de gré se faire l'inutile allié d'un de ces combattants invincibles et mettre sa vie dans ce qu'ils projetaient sur la ville — dans de l'ombre 1 Ainsi l'obsession de cette fatalité venait EN EXIL encore le poursuivre, loin de la foule, en pleine convalescence, dans la paix des campagnes; il ne pouvait pas se reconquérir, oublier; tout à l'heure, dès qu'il rentrerait, recommenceraient sa lutte contre l'impossible, l'unanime haine, les mécomptes, les embarras d'argent; et toute cette misère de sa vie manquée, il la devait à ces deux choses noires qui s'allongeaient encore maintenant vers lui, du fond de l'horizon — comme des bras — pour se le disputer et pour se l'arracher ! L'obsession noire des tours et des clochers lui demeurait à présent : n'étaient-ils pas les symboles de l'esprit même de ce peuple dont l'ombre s'allongeait sur sa vie? Car les monuments publics renseignent sur une race tout entière qui s'y incarne exactement; les maisons particulières, elles,' sont moins significatives; elles peuvent n'énoncer que le caprice isolé d'un seul et constituer uniquement le rêve réalisé de quelqu'un d'exceptionnel. Ainsi ces quelques façades précieusement ciselées,au long des quais, où l'âme de tel ancien Flamand, plus raffiné, vibrait à jour ! Mais les beffrois et les églises, le peuple lui-même les avait bâtis selon lui, à son image et à sa ressemblance, avec ses qualités et ses défauts, les engendrant du giron de la terre natale d'où ils étaient sortis, enfin viables, comme arrachés par les pioches et les fers, après de séculaires gestations. Côte à côte, au cœur même de la ville, montaient cinq ou six tours de granit noir, massives et frustes, l'air bourru comme le peuple qui les a conçues, se contentant d'être solides et d'arc-bouter leurs assises telles que des torses nus, sans arabesques de sculpture, sans rinceaux, volutes et bas-reliefs, toute cette fantaisie inutile mais adorable qui est comme l'intelligence des pierres. Ainsi incarnaient-elles le caractère fon- cier de la race, dédaigneuse de l'art, de la poésie, des élégances de la pensée. . Qu'aurait eu à faire contre ces blocs abrupts, qui ne voulaient être que de la force, la volonté d'un candide sculpteur expert à muer sous ses doigts les pierres en ceps de vigne, en profils de déesses et en fleurs jamais fanées ? Qu'avait à faire un poète aussi parmi ce peuple répudiant comme vaines et impertinentes les tentatives de fleurir d'un peu de rêve ses énergies brutales. Toute Cette évidence de l'inutilité de sa vie, Jean Rembrandt la sentait donc plus douloureusement chaque fois que ses yeux erraient aux horizons hérissés de tours et de clochers. D'autant plus que les tintements et les sonneries, envolés à toute heure du jour de ces hauts sommets noirs, lui donnaient l'impression, en se perdant au loin, de ses propres rêves expirés dans l'inconnu. Il se cherchait lui-même et écoutait pleurer sa vie dans ces musiques de l'espace : toute son enfance ne jase-t-elle pas avec telle clochette de chapelle distante et grêle ? la voix de sa vieille mère, un peu épuisée et si douce, résonne dans les coups lents d'un tintement qui chemine à l'horizon. A d'autres heures, c'est comme un charivari de bronze, une criaillerie de cloches aiguës et méchantes qui se raillent de lui : carillons ironiques, sonneries bavardes, tocsins s'abattant comme des coups de poing, rires de métal stridant de proche en proche, tout cela tinte et se moque et menace et se contredit à la fois, et c'est comme une unanime insulte de cloches qui se recommence et s'exaspère... Et tout à coup le vieux bourdon du beffroi, celui qui marque les pulsations de l'heure dans les rouages du grand cadran, se met à sonner à larges coups tristes, — isolé et perdu dans le ciel. C'est le thème de sa solitude, tout au-dessus de la foule ; c'est la plainte de son Art en Exil auquel rien ne répond, épandu en larmes de bronze ruisselantes et qui se meurt à travers du silence. A peine un moment le bourdon aura occupé les horizons, — sa vie aussi sera courte, — et aussitôt recommencera, dans l'air vidé de son vaste cri, le jacassement affairé des autres cloches... Tout cet après-midi d'un dimanche de novembre, il avait fait un tempslamentable. La pluie tombait, sans répit, sans intermittence, une pluie glaciale et fine. Le front aux vitres, Jean regardait. Dans cette bruine l'horizon s'était fondu. Les toits, les clochers, les tourelles s'évaporaient, s'écroulaient en de flottantes vapeurs, comme ces palais chimériques que le couchant bâtit avec des nuées. Aucun passant ; un silence de ville morte; seul le glouglou des gouttières et le bruit par instants d'un fiacre, un bruit de chose mystérieuse qui s'éteignait graduellement dans le vide des rues. Le soir vint ; Marie, assise près du feu, sentait plus que jamais une solitude immense emplir la maison; Jean songeait, debout devant elle, au milieu de la chambre. C'était lugubre : on eût dit des passagers se regardant dans un navire qui va sombrer! Si tragiquement, tout le long de cet éternel après-midi, ils avaient senti l'abandon de leur destinée qu'ils se décidèrent, pour se distraire de force, à aller au théâtre. On jouait Robert le Diable. Marie fit bien quelque résistance; mais elle-même, ce jour-là, se sentait si morne et si faible qu'elle finit par consentir. Quand ils arrivèrent, la salle était déjà à moitié remplie. Les petites places se trouvaient bondées, et du haut des galeries supérieures se penchaient des visages en sueur, violemment modelés par le coup de lumière des lustres et des candélabres. Bientôt leur entrée fut remarquée. Un chuchotement courut. Eux au théâtre! La béguine venant voir un opéra du diable! Tout autour, on se faisait des signes, on affichait des sourires narquois, on passait devant eux avec une affectation de ne pas s'excuser, et Jean sentit toute une hostilité environnante qui braquait sur eux des lorgnettes, comme des fusils. Cependant le public des galeries supérieures menait grand tapage, sifflant, chantant, s'apostrophant d'une rampe à l'autre. Tout à coup quelqu'un, par plaisanterie sans doute, se mit à crier là-haut le nom de Rembrandt, d'un ton de voix comique, et ce nom dégringola en cascades sur le rebord des loges. D'autres aussitôt, avec cette inconscience enfantine des foules qu'un rien distrait, ramassèrent le cri comme une balle au bond, et se mirent à leur tour, au milieu degrands rires, à glapir son nom en y mettant toutes sortes d'intonations plaisantes. Jean Rembrandt, lui, avait cette sensation douloureuse de sentir du ridicule lui tomber aux épaules ; nerveux, les oreilles bourdonnantes, il se demandait si ce n'était pas un mauvais songe et si c'était bien son nom à lui qu'on se lançait là-haut d'un groupe à l'autre, ce nom traqué, saignant, hué, comme un oiseau blessé dont des enfants s'amusent à se renvoyer l'agonie ! Et très pâle, il essaya de sourire, dans un effort de dédain ; puis il eut des fureurs mal étouffées, une envie de monter là-haut et de bâtonner au hasard dans le tas de cette canaille. Il songea aussi un moment à partir, à emmener la pauvre Marie qui avait tout entendu et se tenait à sa place, sans oser bouger, rentrant la tête, comme repliée sur elle-même. Mais c'eût été lâche; il voulut rester, tenir tête, fallût-il braver la salle entière. Et déjà, comme halluciné, il s'imaginait debout, les bras croisés, défiant toute une cohue aboyante! Il se voyait pareil à l'Ecce Homo de Rembrandt qu'il avait si souvent contemplé, comme lui en butte aux huées de la populace, abandonné, sans défense, mais debout néanmoins, orgueilleux de ses épines qui n'en formaient pas moins couronne autour de ses cheveux ! Et tandis que sa douleur se trompait ainsi elle-même en de lointaines visions, la musique commença, étouffant les clameurs dans la marée montante des violons et des cuivres. Marie risqua un regard du côté des loges où, dans la rouge obscurité des velours ponceau, apparaissaient de belles jeunes femmes, en robes claires, les épaules nues, causant, riant, rafraîchies à coups d'éventail. Il y avait donc des femmes heureuses ! Jean remuait encore des idées de deuil et de colère. Ainsi donc, il avait voulu oublier un soir et — le malheur de sa vie incomprise — la destinée venait de le lui crier par toutes ces bouches inconscientes ! Le spectacle, il ne le regarda même pas : les acteurs étaient piètres, la mise en scène fanée, les choristes criards, aux gestes automatiques, rangés de chaque côté de la scène, régulièrement, en tuyaux d'orgue. Marie ne paraissait pas non plus s'intéresser à ce qu'on jouait ; elle avait toujours son même visage blanc, impassible, avec ses yeux vagues qui semblaient regarder ailleurs. Cependant, au quatrième acte, dans la grande scène des Nonnes, Jean lui vit tout à coup une immense émotion dont il ne l'avait même jamais crue capable, depuis qu'il vivait avec elle. Le décor représentait un grand cloître abandonné ; une végétation delierre montait aux murailles, et, dans les trous des ogives, pendaient des rideaux de lune. Çà et là, les pierres tumulaires des religieuses enterrées dans cette cour, et, au milieu, le tombeau de sainte Rosalie, représentée toute en marbre, avec ses habits monastiques, les mains jointes, couchée sur le dos et tenant une branche verte de cyprès. Dans le fond, de mystérieux escaliers conduisaient vers on ne sait quel gouffre d'ombre. Des lampes en fer rouillé brûlaient sous les voûtes. A ce moment Bertram entra, vêtu de rouge, et chanta, avec l'accompagnement tragique de l'orchestre, son récitatif d'évocation. En entendant cette musique pleine d'accords infernaux, cette voix de basse diabolique appelant au sabbat les nonnes damnées de l'ancien cloître, Marie sentit revenir en elle les émois de sa jeunesse, tous ses scrupules religieux, toutes les craintes folles qu'elle avait eues au Béguinage, quand une sœur était morte et qu'il avait fallu faire un signe de croix sur sa face jaune et froide. La peur de l'enfer lui rebrûla toute l'âme! Mais son épouvante fut bien plus grande encore, un instant après, quand des formes se levèrent sur les tombeaux, au fond des galeries, et qu'elle vit processionner vers la rampe deux files de nonnes en longs vêtements tout blancs. Puis elles relevèrent leurs voiles et, court vêtues, la gorge nue, provocantes, lascives, vidant des coupes, elles se mirent à danser un ballet de séduction et de luxure. Oh! c'étaient bien les filles damnées qui avaient ôté leurs scapulaires pour découvrir l'orgueil de leurs jeunes seins ! C'étaient les parjures qui avaient préféré l'amour de l'homme aux chastes tendresses de leur fiancé Jésus-Christ. Mais alors, elle aussi, elle était perdue et réprouvée sans retour ! Et quand le chœur final, au milieu d'une ronde de démons, chanta au fond du cloître, Marie sentit un frisson par toutes ses moelles, comme si vraiment ce fût elle dont on célébrait la chute irréparable et pour qui s'allumait, dans l'illusion du décor, le bûcher rouge des géhennes. Le rideau descendit; Marie, épouvantée, de la sueur aux tempes, prétexta qu'elle était fatiguée et demanda à son mari de rentrer. La bruine tombait toujours, froide et pénétrante. Ils revinrent par les rues noires, mouillées, tachées de flaques, mornes comme un paysage inondé, à travers lequel s'allongeait une rampe de lanternes. Dans leurs cages de verre, les becs de gaz, dont la flamme se tordait au vent, avaient l'air de quelque chose qui souffre, qui a peur, qui est écrasé, qui risque à tout moment de mourir et renaît sans cesse de son éternelle agonie. Chez eux, quand ils se retrouvèrent tout seuls, au milieu du silence et de l'ombre, après ces nouvelles douleurs, ces nouveaux outrages, — eux qui étaient sortis pour se distraire à tout prix, — Jean se sentit au cœur une grande défaillance et aussi une grande pitié pour cette pauvre jeune femme qu'il avait arrachée à sa vie calme et entraînée avec lui en de pareilles alarmes. Il voulut l'attirer à lui, lui demander pardon, lui presser les mains, unir ses lèvres aux siennes, ressusciter tout l'autrefois, revivre avec elle la minute d'oubli de l'amour qui se partage. Mais, retirant sa chair à cette étreinte, Marie, pâle, glaciale, hantée par les tableaux de damnation qu'elle venait de voir, plus que jamais reprise par ses grands désirs de pureté et ses scrupules de défroquée repentante, se coucha rapidement, et jusque tard dans la nuit elle resta priante, sous les couvertures, les mains jointes, — avec la peur de mourir! XVII C'était ainsi chaque fois que Jean Rembrandt avait voulu reconquérir Marie. Statue de marbre accoudée au bord de sa • vie, elle avait toujours conservé sa froideur sous l'étreinte de ses bras. Elle n'avait jamais eu ni élan, ni cri du cœur, croyant que c'était assez de sa tendresse uniforme et douce pour ouater l'âme douloureuse du poète. Quant à lui, il avait souffert longtemps de ne pas trouver en elle ce charme com- pliqué d'une nature ardente à la fois et sentimentale. Mais, à présent, il s'était laissé aller à cet égoïsme inconscient du mariage où, après s'être donné tout entier, chacun se reprend peu à peu. Cependant il aimait encore en elle le souvenir. Et parfois, pris d'attendrissement, il la considérait comme la sœurtrès 7 » ressemblante d'une femme jadis chère, avec le trouble d'un amant inconsolé qui chercherait dans le visage de la vivante la figure un peu oubliée de la morte ! Déçu dans son espoir d'amour par cette affection conjugale toute latente et monotone, Rembrandt s'était retourné vers ses rêves d'art avec une volonté rajeunie. Il y eut même à ce moment dans sa vie d'écrivain une sorte d'éclaircie : de temps en temps, il recevait de quelque ville voisine une lettre d'un inconnu, un envoi ou une dédicace de proses ou de poèmes qui lui auguraient un lent mais sûr travail d'infiltration, par quoi la nation peu à peu se pénétrait d'idées littéraires. Irrigation pénible qu'il faudrait décennale au moins pour féconder tant de sables d'indifférence et de muette incompréhension. Mais c'était déjà une joie et un mirage pour Rembrandt que ce témoignage de recrues nouvelles dont le geste ami traversait la distance, écrivains perdus aussi sans doute dans la solitude de quelque ville morte et s'essayant comme lui au divin combat avec les mots. Ce n'est pas que ces spontanés hommages, venus vers lui à cause de rares poèmes publiés antérieurement en quelque revue, eussent une titillation spéciale pour son amour-propre jamais flatté ; ce qui le réjouissait, c'est la pensée qu'il n'était plus seul. Etre seul, —de cela il avait eu toujours horreur. Dans la vie de son cœur aussi ; c'est pour y échapper qu'il s'était marié. Et dans sa vie cérébrale à présent, qu'elle quiétude soudaine de ne plus se savoir l'unique passant de cette forêt de l'art, à jamais ignorée des pas de la foule, où il avait cependant cette candeur de vouloir faire grandir son nom sur l'écorce périssable des arbres. Maintenant d'autres ombres lui apparaissaient, çà et là, dans la profondeur reculée. Il y eut même des heures où l'on se rejoignit : Rembrandt entra en relations avec quelques-uns de ces nouveaux poètes ; on s'écrivait, on s'envoyait des vers ou des pages inédites ; bientôt on prit même rendez-vous pour essayer de réaliser le projet de fonder une Revue qui publierait les œuvres des associés sans contrôle ni changements. Une Revue exclusivement littéraire, ce qui était une mesure sanitaire indispensable en ce pays où l'Art avait toujours été au service et sous la dépendance de la Politique. Cette neutralité même rendait l'entreprise plus difficile : où trouver un appui, des recommandations, un public, des lecteurs? Le premier numéro naquit dans une unanime indifférence ; aucun journal même n'en signala l'apparition. Pourtant c'était un effort méritoire : telle nouvelle étudiait consciencieusement, avec des rehauts de couleurs, des mœurs campagnardes ; tels vers donnaient une impression de tristesse et d'octobre d'esprit qui se répercutait en strophes profondes et jaunes comme des allées de grand parc. On avait demandé aussi des vers à Rembrandt, et, avec une nuance de respect pour un aîné, on publia son envoi en tête de la livraison, une série de courts poèmes faisant partie de son livre en préparation et qui donnaient, dans leur ensemble, cette impression très vague et très aiguë qu'il avait cherché à exprimer par le titre : Des cloches dans la brume. De mois en mois un nouveau numéro de la Revue paraissait, mais sans attirer davantage la curiosité ou les polémiques. Futile amusement de quelques jeunes gens à publier des historiettes ou des élégies d'amour ! Encore s'ils écrivaient des livres utiles, des études sur l'histoire nationale, sur le droit, sur les questions parlementaires à l'ordre du jour, sur l'économie politique ou sociale ! Mais des vers, cela n'était guère sérieux et il ne fallait point s'occuper d'une petite revue qui ne publiait que ces fadeurs, sans article substantiel, — rien que de la confiserie inutile et des bonbons de style. Aussi la Revue n'avait point d'acheteurs et, derrière la vitrine de quelques libraires, s'étiolait dans sa couverture vite pâlie. Peu d'abonnés aussi, qui étaient loin de suffire pour les frais d'impression ; les collaborateurs eux-mêmes furent obligés de se cotiser et de payer chacun une certaine somme par mois, car le vaillant petit groupe était ferme à la lutte, en dépit des prophéties de Rembrandt qui voyait l'avenir en noir et n'espérait rien d'une si vaine tentative. Il suivait les autres au combat par devoir, et aussi par colère, par rancune, avec l'espoir de porter quelques coups, mais sans rêver lachimérique victoire ni d'avoir raison de l'hostilité invisible. Un jour ses amis et lui eurent une idée touchante : sachant que le plus grand de leurs aînés, ce pauvre Charles de Coster, gisait abandonné dans un cimetière de banlieue, ils organisèrent une souscription pour lui élever une pierre commémorative avec son buste, et l'hommage, écrit en or, de leur admiration filiale. Quelques listes circulèrent ; on fixa jour pourla cérémonie ; et, à l'heure dite, une vingtaine d'artistes se trouvèrent réunis au cimetière, presque tous des peintres ou des musiciens, très nombreux en ce pays, mais à peine cinq ou six écrivains pour honorer ce maître du verbe. C'était un dimanche après midi, en janvier, dimanche mélancolique où s'affligeaient les cloches, au loin ; des branches nues s'allongeaient, filigranées en deuil, sur le ciel; une petite neige était tombée le matin, déjà durcie sur les chemins, sur les croix et les grilles de fer des tombes qui apparaissaientavec des galons et des ganses de givre, en blanc et noir, couleur du papier mortuaire et des draps de catafalque. Il y eut une minute d'émotion intense quand apparut un grand vieillard, l'air si triste, vêtu de deuil, qui s'avançait chapeau bas, avec son pâle visage encadré de cheveux très longs et très blancs. C'était le compagnon fidèle du mort, celui qui seul l'avait admiré de son vivant et consolé par sa perspicace louange. Avec lui tous les assistants se rangèrent, tête découverte, devant le petit monument érigé ; et Rembrandt, que ses amis avaient chargé de ce soin, porta la parole, avec quelle sincère et touchante émotion ! Sa voix tremblait ; et, dans ses yeux, des larmes imminentes mettaient le picotement lumineux d'une infinité de petits cierges. Il salua le mort méconnu de qui lagloire commençait à sortir deslimbes ; puis, peu à peu, amer et agressif, il dénonça cette coupable indifférence de tout un peuple qui avait laissé mourir un tel homme sans la gloire méritée, la gloire qui est pour les poètes le pain quotidien de leur âme... Puis, s'arrêtant soudain et ne voulant pas, disait-il, continuer à disperser de longues paroles vaines dans le vent, il se mit à lire devant la tombe, pour honorer le mort par son œuvre elle-même, toute la fin en apothéose de la légende d'Uylenspiegel : « Est-ce qu'on enterre Uylenspiegel, l'esprit, Nele, le cœur de la mère Flandre ? Elle aussi peut dormir, mais mourir, non ! » Cette si émouvante manifestation n'attira sur Rembrandt et ses amis que des reproches et des ironies. Certains journalistes plaisantèrent ces quelques inconnus qui, sans titre et sans mandat, délivraient des brevets de gloire posthume qu'ils n'avaient point eux-mêmes contresignés ; d'autres s'indignèrent d'une telle irrévérence : est-ce qu'on pouvait tolérer cet affichage de prospectus sur une tombe, et que la pierre d'un mort servît de tremplin à de jeunes ambitieux ? Puis aussitôt, avec la peur de leur avoir déjà fait trop de réclame, chacun s'était tu et l'unanime silence avait recommencé à peser sur les Lettres. Cependant quelques-uns des amis de Rembrandt, ardents au travail et confiants quand même, avaient des manuscrits tout prêts qu'ils auraient bien désiré lancer coup sur coup dans ce fleuve d'indifférence qui sans cesse se refermait sur leurs efforts : plaquettes de vers, volumes de nouvelles, romans de mœurs ou de psychologie, s'atta-chant presque tous à transposer dans le livre cette si frileuse et si clair-obscure nature du Nord, éternisée déjà par leurs voisins, les petits maîtres hollandais, dans leùrs suggestifs paysages. Mais comment publier ces ouvrages ? Il n'y avait personne pouren courir les risques, en assumer les frais, en provoquer le succès et la vente. Tout au plus quelques libraires s'occupant d'ouvrages scientifiques ou scolaires ; mais pour les œuvres de littérature, pas un seul éditeur. Alors les malheureux auteurs se décidaient à payer eux-mêmes quelque imprimeur chez lequel ils surveillaient la composition et le tirage, un tirage à très petit nombre, dont on ne mettait pas même les exemplaires en vente. A quoi bon, puis-qu'aucun acheteur ne serait attiré à l'œuvre nouvelle ? Et ils l'échangeaient entre eux, réunis à plusieurs autour du livre paru, avec cet air étriqué et frileux des soirs en Hollande, derrière les écrans des vitres, où on se groupe, comme pour se réchauffer, autour de la maigre lueur du réchaud à thé. Chacun avait ainsi son tour de faire une distribution à quelques-uns, toujours les mêmes, — thé vite refroidi, œuvre vite oubliée, — après quoi ils s'en retournaient plus seuls dans leur maison, avec de la nuit descendue en eux ! Lutte misérable et sans issue, dans un milieu qui n'avait que faire de ces qualités trop rares et de cette liqueur d'âme dont les soifs vulgaires ne s'accommodaient point. D'aucuns, pour se consoler ou pour s'illusionner encore, se sauvaient un peu par l'excitation solitaire de leur orgueil, une factice hypertrophie de leur vanité, un naïf plaisir de grossir leur ombre devant eux. Ils se leurraient ainsi quelque temps, et marchaient dans un rêve qu'ils s'ingéniaient eux-mêmes à ne pas dissiper. D'autres, plus sensitifs qu'intellectuels, se lassaient, tournaient à l'aigreur et à la rancune, excédés d'efforts et d'obscurité, résorbant en épigrammes et en perfidies savantes toutes les forces vives d'un cerveau qui déjà regimbe aux hautes besognes et s'atrophie. Au reste, avec la confiance, l'entente avait disparu du petit groupe jadis si ami et si résolu. Rembrandt, qui avait présagé ce dénouement, assista sans surprise, mais avec chagrin, à cette fin prévue : un à un, la plupart abdiquèrent, renonçant aux œuvres entamées ou rêvées, brisant leur plume, vidant leur encrier dans la rue, glissant à la paresse et à se laisser vivre. C'était l'heure du grand reniement à l'art. Chacun feignait de ne l'avoir jamais connu par peur d'être à son tour crucifié... Tel qui produisit naguère quelques sonnets de forme ample et chantante et annonçait un vrai poète, l'un des plus sympathiques à Rembrandt, en était arrivé vite, parmi la bourgeoisie frondeuse de sa petite ville, non seulement à ne plus écrire, mais à subir avec une gêne le rappel de ce qu'il considérait à présent comme un jeu frivole de sa jeunesse, dont il cherchait à effacer le souvenir. Et tous ainsi, sur interpellation de la foule qui passe, avaient un air de dire comme le disciple Pierre à la servante : « Je n'en suis point ». L'un après l'autre, Rembrandt les vit vaincus par cette lassitude de fleurir en perce-neige dans un hiver qui s'obstine. Ils rentraient dans la nuit volontaire, expirés un à un comme de tristes lanternes qui avaient quelques moments éclairé un peu la vie autour de lui... Partout le découragement contre lequel lui-même se raidissait, non sans crainte, depuis si longtemps. Eux n'avaient point eu son héroïque entêtement à se préserver et à se maintenir quand même au-dessus des compromis et de la résignation à la règle. Pourtant il se sentait, lui aussi, malade déjà du mal dont tous ceux-là étaient morts. Lamentable déroute d'une jeune milice d'art où maintenant, dans l'embarras de la fuite, comme il arrive à tous les vaincus, ils se frappèrent les uns les autres. Ce fut l'heure de toutes les lâchetés, de toutes les ingratitudes. Rembrandt, du lointain de sa ville morte, songeait avec tristesse : « Ce n'est pas leur faute... c'est la faute du pays...» Et maintenant, quand il recevait encore la Revue obstinée à paraître et en proie à d'autres, — après la disparition déjà de tous ceux de l'origine, — il songeait à ces parcs de Pensées, en des jardins de couvents, où les plantes filent, s'allongent, déchoient et ne donnent plus que des fleurettes maigrelettes et brouillées, après les premières fleurs qui avaient vraiment une bouche et des yeux, et tout un visage de velours humain. Jean Rembrandt désormais sentit croître en lui l'irrémédiable lassitude. Le pire maintenant, c'étaient ses nuits mauvaises, des nuits de sommeil nerveux, fatigant, saccadé, traversé de rêves mortuaires, avec de brusques réveils dans une sensation de chute ensanglantée aux parois d'un puits interminable. Marie aussi était malade depuis quelque temps : elle souffrait de suffocations au coeur, et son visage, toujours pâle, avait par moments des teintes plombées de neige qui va fondre. Jean souffrait surtout le matin ; il entendait, comme dans un rêve, le bruit de la maison éveillée, sans pouvoir s'arracher à cette vague somnolence qui précède le complet réveil : état intermédiaire, demi-teinte des idées, sourdine atténuée des sensations, indécise confusion de la pensée qui, suivant les situations de la vie, a des roses d'aube ou des mélancolies de crépuscule. C'était une vraie aurore, dans les belles années de sa jeunesse, quand il en jouissait en raffiné, de cette heure fugitive. Mais à présent cet engourdissement du matin lui était une occasion de sensations douloureuses ; les cloches lointaines, sonnant les messes de paroisse aux clochers dispersés, luientraientdansla tête, battaient contre ses tempes; et des cortèges navrants, des défilés de corbillards semblaient soudain processionner en lui ; la clarté jaune du soleil, entrant par les fentes des volets, venait toucher ses yeux à travers les paupières closes et lui donnait le mal d'une brûlure. Oh ! il en avait horreur de ce jour qui naissait ! Il aurait voulu le chasser ou le fuir ! ne pas recommencer à vivre, rentrer dans le sommeil, dans le noir! Et d'un geste de noyé il tirait à lui et fermait les rideaux, ou bien encore s'enfonçait la tête sous les couvertures, désespérément, comme pour refaire autour de lui du silence et refaire de la nuit. Parfois, dans un effort, il essayait de se lever, mais on eût dit qu'il lui fallait rassembler, ramasser son corps éparpillé sur le litl Une fois debout, il allait parla chambre, la tête brouillée, les yeux atones, comme ivre, se parlant à lui-même, machinalement. Qu'allait-il faire et à quoi servait sa vie ? Encore une longue journée inutile et monotone. Si du moins il avait su travailler! Mais il n'écrivait plus ou très peu. Parfois il essayait quelques strophes, transcrivant les vers sur du grand papier ligné de bleu ; puis il les relisait, et, mécontent, prenait une feuille nouvelle pour les refaire, — et encore et toujours il recommençait, déçu, choqué, mal satisfait par ces rimes lentes et pénibles, reprises sans cesse, ravaudées, raccommo- aées, transposées d'une feuille blanche sur une autre feuille blanche comme des estropiés qu'on change de lit. Et n'ayant plus le courage de continuer, en veine contraire, ii tombait dans d'interminables songeries, il pensait à lui-même, à sa misère, à l'ennui de vivre, puis dérivait dans les idées les plus lointaines; après quoi il prenait plaisir à remonter le courant qui l'avait entraîné loin, au fil insensible du rêve. Et il était repris par ces questions anciennes, se demandant pourquoi il était resté dans ce milieu si hostile, si fermé aux tentatives d'art. Ç'avait été, pour lui, l'exil, le lent oubli de la poésie qui était sa langue natale. Pourquoi ne pas partir, aller à Paris, où son talent aurait trouvé son milieu naturel ? D'abord, parce que sa mère s'y refusait et que, sans argent d'elle, — avec son caractère faible d'homme élevé parmi des femmes, — il aurait craint l'inconnu et le hasard de la grande ville orageuse. Et puis une inertie inexplicable, la puissance latente de l'habitude, qui, en servante astucieuse, dérange tous les projets que la volonté a formés, cloue les tapis, replace les meubles, prépare la table, resigne un nouveau bail pour la maison, en faisant bien entendre qu'elle n'ira pas ailleurs et que, d'autre part, on ne peut plus se passer d'elle. C'est ainsi que le poète, voulant toujours partir, était resté. Et maintenant il ne songeait même plus à recommencer sa vie ailleurs. C'était trop tard pour transplanter son âme ; il l'avait laissée s'étioler dans les meilleures années de sa jeunesse. 11 était perdu pour l'art, assassiné par la vie de province! D'ailleurs, cela lui devenait égal pour le peu de temps qu'il leur restait à vivre, car l'état de Marie commençait à l'inquiéter ; pour la moindre contrariété, pour la moindre émotion, elle avait d'affreuses crises d'étouffement, d'où elle sortait lasse, brisée, effrayamment pâle. Elle ne disait rien de son mal, tâchant au contraire de se relever, chaque fois plus calme et plus forte, mais Jean voyait visiblement que le mouvement de vie se ralentissait en elle. Lui, il était malade aussi; il supportait de moins en moins ce climat froid du Nord, l'humidité de cette ville coupée de canaux et de rivières ; à chaque instant il souffrait de la gorge, des bronches, et s'imaginait, avec son esprit inquiet, que c'étaient des commencements de phtisie et qu'il toussait à la mort. Ainsi peu à peu il glissait à des pensées funèbres et souvent, quand il sortait, la rue se faisait complice de ses imaginations douloureuses. Certains soirs c'était comme une fatalité : il ne rencontrait que des corbillards ou n'apercevait, le long des quais, que des maisons mortuaires, reconnais-sables — selon la coutume de la ville — à une grande lanterne qu'on accrochait sur la façade, parmi les volets clos. Un de ces soirs de funèbres rencontres, Jean se sentit plus morne que jamais en rentrant chez lui. Il alla s'asseoir à la fenêtre, seul, devant le silence, à regarder le crépuscule. Par la croisée ouverte, lui arrivaient des glas sonnant les obsèques du lendemain aux clochers de paroisses. Et le soir approchant, il lui sembla que c'était une poussière noire, de la poussière de morts, — qui s'épanchait de ces urnes de bruit et que c'était elle qui avait obscurci tous les lointains. Quand la nuit fut venue, il alla s'accouder devant sa table de travail, sans rien lire, sans rien écrire, rêvassant pendant des heures, hanté par des tableaux d'agonie et des musiques d'enterrement. Inconsciemment, il avait pris une plume, la tournait dans ses doigts, la suspendait sur une feuille blanche qu'il avait là, devant lui ; puis tout à coup il se mit à la promener sur le papier, à tracer des lettres, au hasard ; et, d'une façon machinale agrandissant son écriture, il commença à faire de la calligraphie, à tracer en gros caractères, sans intention préconçue, les premières majuscules de l'alphabet. Et comme si ce n'eût été là qu'un exercice, un entraînement mécanique pour un dessein non encore révélé, il prit une autre feuille, la mit en deuil avec un grand cadre d'encre élargie et, sur le papier noir et blanc comme celui des billets de faire part, il commença, la main tremblante, — tant les idées funèbres le hantaient! — à écrire selon les formules pour annoncer lui-même sa propre mort. f M Madame Jean Rembrandt, Madame veuve Alfred Rembrandt, ont la douleur de vous faire part de la perte cruelle qu'elles viennent d'éprouver en la personne de MONSIEUR Jean-Constantin-Raymond REMBRANDT Pieusement décédé le........ Et il s'arrêta dans une de ces crises de larmes qui maintenant lui devenaient fréquentes. Cette fois encore, la crainte chez le poète d'on ne sait quel malheur qui va venir, ne devait pas tardera se réaliser. Toute sa vie il avait eu ainsi une sorte d'instinct mystérieux qui l'avertissait des choses prochaines ; et son cerveau sensible, comme un grand miroir plaintif, réfléchissait les ombres des catastrophes futures. Mais ici les pressentiments de Rembrandt s'expliquaient facilement : Marie maigrissait à vue d'œil et son visage, de plus en plus pâle, trahissait une souffrance qu'elle ne voulait pas dire. Un jour, au moment où il rentrait, la servante accourut au-devant de lui dans le corridor, tout effarée : Madame venait de se trouver mal; elle était tombée, comme si elle avait eu une attaque, et maintenant encore on ne savait pas si elle n'était pas morte. Jean se précipita ; quand il arriva, la crise semblait passée ; il trouva la malade dans un fauteuil, l'air exténué, respirant longuement, les tempes en sueur. En l'apercevant, la pauvre jeune femme essaya un sourire et lui murmura d'une voix àpeine distincte: «C'est fini ! ce n'estrien!» Un moment après le docteur arriva. Après avoir examiné la malade, il prit le mari à part et l'avertit que le cas était grave : c'étaitunétouffementau cœur, résultat d'une maladie organique couvée depuis longtemps. 11 était à craindre qu'un nouvel accès se produisît bientôt, etellepouvaiten mourir. Lorsque Jean se retrouva seul, il éclata en sanglots. Il croyait ne plus aimer Marie et maintenant il sentait quels liens d'affection l'attachaient à elle, maintenant que la mort allait peut-être à jamais les briser. Dans l'intervalle, la vieille Mme Rembrandt était accourue et on avait couché la jeune femme, en entassant derrière elle des oreillers de façon qu'elle pût reposer dans son lit, presque assise. Marie, très accablée, les joues livides, mais les lèvres un peu ranimées, d'un ton violet pâle, semblait à présent dans un demi-sommeil qui était plutôt une prostration douloureuse, un épuisement après avoir bataillé contre son mal. Un silence tragique dans la chambre : Jean tenait sa vieille mère parla main, au bord du lit, et tous deux épiaient ce bruit de vie humaine en suspens. Cela dura ainsi jusqu'au soir sans que la malade sortît de son engourdissement: Jean ne s'éloigna pas une minute de son chevet, inventant à tout instant un soin nouveau, lui épongeant le front, lui rafraîchissant la bouche avec ses doigts imbibés d'eau, lui débouchant sous le nez, quand la respiration s'embarrassait, un flacon de morphine ou d'éther. Il mangeait ses larmes, n'osant pas parler, remerciait sa mère avec ses yeux, et, par moments, lui pressait la main, violemment, et venait lui chuchoter, en étouffant des sanglots : « C'est bien... Tu es bonne !... Tu es forte !... » Ils restèrent ainsi devant le lit, sans dormir, à veiller toute la nuit. Le lendemain, la malade sembla plus lucide et moins oppressée; une amélioration était sensible ; l'après-midi elle voulut même se lever à tout prix, comme si elle était chassée de son lit, — et, pour ne la contrarier en rien, on la roula dans un grand fauteuil près de la fenêtre. — Pourquoi tout ce monde ? fit-elle en se haussant vers les vitres. Et ces voitures qui passent avec des drapeaux? — Tiens ! c'est vrai ! il y a des élections aujourd'hui, lui répondit Jean qui se tenait debout devant elle. On entendit une rumeur monter de la rue, d'ordinaire si calme; des gens fiévreux se heurtaient sur les trottoirs ; des paysans venus pour voter s'en retournaient hâtivement vers les gares dans la crainte des manifestations du soir ; on entendait par instants des fiacres passant à toute vitesse ou de lourdes diligences, chargées d'électeurs, qui ébranlaient les pavés dans un bruit de ferrailles et de grelots. Le résultat, sans doute, venait d'être proclamé, car déjà on entendait des bandes s'organiser à travers la ville, et au milieu d'un bruit de foule marchant au pas, arrivaient maintenant, scandés et tragiques comme des battements de tambours, les cris de colère et de ralliement. Le soir tombait ; ces clameurs lointaines arrivaient, sinistres comme un commencement d'orage sur la mer. Combien c'était triste ! Les hommes sont déjà si malheureux et ils se font encore tant de mal les uns aux autres ! Marie, qui se trouvait beaucoup mieux, semblait s'intéresser à l'animation de la rue : « Qui l'emportait ? Connaissait-on déjà les élus ? » La malade était redevenue toute lucide ; mais, en parlant, sa respiration était pénible et semblait lui raboter la gorge. Jean, qui épiait une nouvelle crise, lui releva la tête avec plusieurs coussins qu'il avait enfoncés dans le fauteuil. Maintenant l'agitation du dehors devenait bruyante et tapageuse ; les bandes augmentaient ; il en passait à toute minute, battant les murs d'un grondement de houle humaine emportée par les rues. Marie ne parlait plus ; de temps en temps elle faisait un geste, portant la main à la poitrine, comme si elle y avait un mal aigu, une sensation de brûlure. Elle demanda à se recoucher ; alors Jean la souleva bien doucement et la porta vers le lit. Son oppression recommençait, pénible, avec quelque chose de rauque et de sifflant. Qu'allait-il encore arriver ? La vieille Mme Rembrandt, très inquiète, venait d'allumer la lampe ; Jean, debout devant le lit, ne quittait pas des yeux la malade. Tout à coup il la vit se soulever, sans un cri, mais agitant les bras, violemment, comme dans une attaque de nerfs, tordue, retournée sur elle-même par un grand spasme. Au même instant la face était devenue livide, la bouche s'était ouverte, toute tirée d'un côté — et les yeux, les yeux avaient pâli soudainement, vagues, mouillés, noyés, s'ouvrant désespérément blancs comme des yeux d'aveugle ! Jean sauta sur le lit, la prit dans ses bras, la tint toute droite, mouillant son front, dégageant son corsage, lui faisant aspirer de l'éther pour la ranimer, et comme le souffle diminuait, comme la bouche s'ouvrait et se fermait, dans une respiration de plus en plus étouffée et longue, il mouilla d'étherses lèvres violacées, — mais rien n'y fit, et alors, dans un coup de désespoir, il lui versa la liqueur dans la bouche, il lui en brûla toute la langue... Impuissance de la créature pour la créature ! Se voir plein de vie et n'en pouvoir rien donner à ceux qu'on aime ! C'était la mort ! Au bout de quelques secondes, la figure ne bougea plus; la bouche, toujours ouverte, s'était immobilisée comme un trou d'ombre, et un des yeux, qui ne s'était pas fermé, regardait encore, mais de si loin déjà... Tout à coup une explosion de clameurs retentit à nouveau dans la rue. C'était maintenant une vraie bataille, une sorte d'émeute populaire ; des sifflets formidables stri-daient ; les cannes se levaient, les pierres pleuvaient sur les têtes et dans les vitres. On entendait le bruit des carreaux brisés sur les trottoirs, les cris des gens blessés, la figure en sang, le crâne ouvert, fuyant avec la complicité de l'ombre; puis le tapage des chevaux de gendarmes galopant au loin, chargeant la foule au milieu du cliquetis sec de leurs sabres tirés. Rembrandt sanglotait au pied du lit, repassant toute sa vie et les divins commencements de son amour. Il songea que la pauvre morte était peut-être la seule qui ne lui eût jamais fait aucun mal ! Et dire qu'il avait été amer et triste en l'ayant à côté de lui I Ç'eût été si facile d'être heureux ! Il s'en voulait à présent de ne pas l'avoir aimée davantage; il avait des remords. — Oh ! la bonne chère ! comme il s'en repentait! Et soudain dans un élan de désespoir il se leva, lui prit les mains, se mit à lui parler: « Dis ! que tu me pardonnes !... Dis ! que tu comprends!... Dis ! que je t'ai bien aimée!... J'ai tant souffert, vois-tu!... » Et se tournant vers sa mère qui le regardait pleurer, pleurant elle-même, il se jeta dans ses bras et lui dit en sanglotant : «Tâchons de bien nous aimer ! nous ne sommes plus qu'à deux au monde !... » Cependant, il fallut ensevelirla morte.C'est comme une pitié des circonstances, à ces moments-là, qui distrait la douleurpar toutes sortes desoins nécessaires. Seulement Jean ne voulut pas de mains étrangères autour de ce pieux office. C'est sa mère qui prit dans les armoires le linge de Marie, qui lui arrangea les cheveux, qui lui fit sa dernière toilette, tandis que Jeanl'aidait, la soutenait, surpris lui-même de ce grand courage qu'ont les coeurs de mères à de certaines heures tragiques ! Du reste il n'y avait plus rien d'effrayant dans le visage de la morte : la bouche s'était refermée, les yeux étaient clos, et un commencement de sourire, une impression de calme infini adoucissaient sa pâleur. Quand la tâche fut finie, on descendit le corps dans la véranda; c'était une idée du poète qui se souvenait combien Marie aimait cette petite serre et les plantes qu'elle y cultivait elle-même. Des héliotropes etdesrosiersremplissaient les étagères ; on en coupa les tiges et Jean fit chercher, en outre, des couronnes et des bouquets. Quand la couche mortuaire fut bien semée de fleurs, MmC Rembrandt regarda, puis, ayant allumé un cierge, elledemandaà Jean : « C'est bien, maintenant ?...» — Oui, fit-il dans un sanglot : c'est comme un jeudi saint. Le lendemain on la mit en bière. Ce fut l'heure terrible. — Du satin blanc capitonnait le chêne, avec un coussin pour la tête. Jean voulut lui-même y coucher la pauvre morte; mais, auparavant, il promena ses lèvres dans tout l'intérieur du cercueil afin qu'elle reposât pour l'éternité, non pas sur l'étoffe, mais dans ses baisers. Et quand on abaissa le couvercle et qu'il ne la vit plus, il fut sur le point de défaillir. Il lui sembla qu'elle mourait une seconde fois. Quand, après les cruelles cérémonies funéraires : les absoutes, l'inhumation, le service et les messes de trentaines, Jean se retrouva décidément seul avec sa douleur, il comprit quel trou on avait aussi creusé en lui pour y coucher la morte. Car il lui semblait à lui-même porter son cœur comme un grand tombeau où Marie, mal ensevelie, avait l'air de bouger encore et de le regarder avec des yeux de reproche. Maintenant qu'il l'avait perdue, il éprouvait une sorte de remords d'avoir négligé les muettes fleurs de ses bon nés pensées. N'avait-il pas trop exigé d'elle et de la vie? N'était-ce pas assez qu'il eût rencontré sa jeunesse vierge et sûre ? Après avoir bataillé contre les mots, n'était-ce pas suffisantde se reposer dans un sourire? Et cette âme blanche et simple comme du linge, que n'en avait-il tiré fil à fil la douceur comme une charpie bonne à son mal ? Oui ! certes, ç'avait été une infériorité et une petitesse de méconnaître cette raison humble et toute candide, et de s'éloigner d'elle parce que sa parole ne répétait pas en miroir le vain jeu de ses subtilités. Sans doute qu'elle avait souffert de sa froideur, à son insu, sans rien dire, triste et seule dans sa vie de femme, comme elle avait été triste et seule dans sa vie d'enfant, — presque orpheline jusqu'au bout de sa vie. Et dire qu'il lui avait promisdu bonheur ! Et dire qu'elle avait cru en lui, délaissé pour lui sa calme vie de religieuse et le bonheur muet du couvent; affronté pour lui la nuance de défaveur et d'ironie qu'assument à jamais devant le monde ceux qui ont quitté les ordres pour entrer dans le mariage. Lui avait oublié tout cela, vivant à côté d'elle indifférent, morose, aigri, — quand ç'aurait été si facile d'être heureux. Dans l'égoïsme et la malignité de tous, que ne s'était-il retourné uniquement vers elle? Maintenant il se jugeait en faute, avec la douleur de ne plus pouvoir la réparer. Il sentait qu'il l'avait aimée trop peu, mais il l'aimait cependant, il l'aime encore, il l'aime à présent davantage. Amour posthume et vain pour une créature expirée à qui on a le lancinant regret de n'avoir pas dit tout ce qu'on avait à lui dire,— et qui ne peut plus rien entendre. Poignante contrition dont la sincérité éclate trop tard. Trop tard ! Marie est morte sans avoir été heureuse! Marie est morte sans avoir été aimée! Et cependant il l'aime, il la cherche partout de chambre en chambre... Combien sa vie est vide depuis qu'elle est partie et dans quel lugubre silence il est retombé rien que pour ne plus entendre le glissement de sa robe... Ah ! ce silence qui étreint comme de l'eau froide, comme de la neige qui serait noire, ce silence où son propre pas se perd et devient comme celui d'un fantôme... Il a donc recommencé à être seul, comme il le fut dans toute sa douloureuse jeunesse. Être seul ! n'est-ce pas ce qui fait l'effroi et la tristesse des morts ! Il est seul à présent dans son lit froid comme eux sont seuls dans le cercueil. Rembrandt souffrit atrocement, avec la peur de la folie dont il sentait le vent de l'aile se rapprocher de lui. Il se réfugiait alors dans le sommeil, s'endormant des après-midi entiers pour ne plus savoir : lentement il avait la sensation d'une eau sombre qui entrait dans sa mémoire; toute sa raison chavirait, il s'enfonçait à pic dans un néant sans fond. Et c'était d'une facilité d'oubli presque divine... Mais l'instant du réveil était atroce; il lui semblait ressusciter de la mort et n'avait plus le courage de recommencer à vivre. Alors il tâchait à se guérir un peu, en se retournant vers Dieu et en cherchant à se raccrocher à la foi, qui du moins soulage et fortifie les croyants. Il en trouvait l'exemple sous ses yeux dans sa mère avec laquelle il était revenu habiter. Après la mort de Marie, il avait quitté sa petite maison gothique de la banlieue et s'était réinstallé dans la grande chambre d'autrefois, la chambre au second étage, dont les fenêtres ouvraient sur un triste horizon de tuiles et de clochers. ÔrlapiétédelavieilleMmeRembrandt avait peu à peu influencé son esprit : à table, machinalement, pour ne pas la peiner, il faisait lui aussi le signe de la croix. Il l'accompagna le dimanche à la messe ; c'était même sa j seule sortie tout au long de la semaine, car la rue et le bruit lui faisaient mal; on aurait dit que les passants lui marchaient sur le cœur.Peuàpeu,enallantàl'officedominical, une impression lénifiante lui entrait dans les yeux ; le souvenir de la morte revenait plus doux et apaiséavec un sourire d'immortalité. Car, si Jean n'avait guère jusque-là repratiqué la religion de son enfance avec rigueur, il avait gardé toujours l'horreur du néant et l'espérance dans la vie d'outre-tombe. Mais croire à Dieu ainsi, c'est presque aimer un absent. Au lieu que les pratiques quotidiennes de la religion, les prières, les jeûnes,les vêpres, les eucharisties, c'étaient comme la familiarité avec Dieu et la vie avec lui. Jean sentait bien que, s'il avait pu faire entrer ainsi la présence de Jésus, de la Vierge Marie, des saints, dans l'abandon de sa vie, il se serait trouvé du même coup plus fort et moins seul. Alors il voulut se reprendre à pratiquer la religion, à prier, à suivre les offices naïvement et fidèlement, comme au collège, jadis, quand tout son être vibrait aux gestes de la Consécration. Il renoua en lui les fils cassés des prières, se remit à savoir et à réciter l'oraison dominicale, la salutation angélique, les formules du rosaire,trop longtemps embrouillées dans sa mémoire... Il priait des lèvres, machinalement, mais avec une volonté consciencieuse, comme l'enfant récite des textes qu'il ne comprend qu'à peine, espérant que, comme l'enfantaussi, il en arriverait à croire par la douceur de l'habitude. A ce moment, il éprouva justement une grande impression de majesté religieuse à voir la procession delaFête-Dieu qui, chaque année, à cette date, sortait de la cathédrale et se déroulait par les rues. Sur la grand'place, sorte de vaste esplanade bordée d'arbres, s'érigeait un très haut reposoir : des escal iers en amphithéâtre, avec des massifs d'azalées rouges et blancs, au pied d'un autel polychromé qui était garni de chandeliers d'argent et de nappes en dentelle. Une rumeur arriva des rues avoisinantes, et bientôt le cortège déboucha, pavoisé de bannières lourdes de broderies, enflammées d'or comme des vitraux, que tenaient les aînés des enfants de chœur, tandis que les plus jeunes psalmodiaient des cantiques ou répandaient à terre des fleurs de leurs corbeilles. De toutes les maisons sortaient des servantes habillées comme des béguines, robes noires et bonnets blancs, qui, elles aussi, jonchaient le pavé d'herbes coupées, de verdures, de roses trémières effeuillées, — sur quoi la procession s'avançait maintenant avec le bruit étouffé d'un troupeau qui chemine sur la mousse. Les congréganistes suivaient, un ruban bleu au cou, un cierge en main, si fervents, d'une dévotion où Rembrandt se retrouva et se revit lui-même, quand, à quinze ans, il faisait partie du même cortège, avec sa tête encore de premier communiant... Derrière, un agneau pascal harnaché de rubans, qu'un petit saint Jean roux et frisé conduisait par une laisse de feuillage; les hauts piédestaux du Sacré-Cœur montrant son cœur comme une rouge hostie dans le tabernacle desapoitrine ouverte ; des statues de la Madone, des saints apôtres, de saint Bavon, l'évêque, faisant le geste de mesurer le ciel où monta la cathédrale qui porte son nom. Puis les groupes symboliques, des groupes de jeunes filles qui appartenaient aux plus nobiliaires familles des Flandres, et condescendaient avec joie à figurer chaque année dans le cortège; les premières en mousselines et en tulles blancs, portant des cierges, des chapelets, des livres d'heures, — toutes les armes de la prière, — pour représenter l'Église militante; puis derrière elles, en voiles violets, d'un demi-deuil attristant, l'Église souffrante,portantdestextesdéroulés sur des cartels et des banderoles, telles des supplications montées du fond des limbes. Enfin, l'Église triomphante : un groupe tout rose, incendiantles rues de sa joie d'aurore, déroulant ses étoffes légères et ses falbalas vermeils, couleur des nuages au matin. Ici les bienheureuses ne portaient plus que des lis, —commeleur âme, blanche enfin, dont chacune devant soi tenait la corolle vide de souillure. Or, tandis qu'elles passaient, le poète extasié fut frappé par le visage pâle et doux de l'une d'elles. Oh ! la joie douloureuse d'une telle rencontre! Sous son voile complice, comme elle ressemblait à la pauvre Marie !... C'était presque ses yeux d'un bleu frêle, sa façon de regarder comme de loin, sa marche lente, avec l'air de revenir toujours du banc de communion. Oh ! oui, c'était Marie ! c'était un avertissement et une réapparition d'elle dans cette vierge inconnue qui venait sur la terre l'attester elle-même bienheureuse et, elle aussi, dans l'Église triomphante. Rembrandt avait des larmes aux yeux ; il suivit longtemps la cruelle et douce vision qui se perdait peu à peu dans la rose théorie, navré et consolé en même temps, traversé soudain d'un grand élan de foi à la pensée qu'un jour peut-être il la retrouverait ainsi dans les fêtes du ciel... A ce moment, l'immense foule noire, qui encombrait les bas côtés de la place comme les nefs d'une basilique, venait de se jeter à genoux tout entière. Rembrandt se prosterna tout à coup, ferventaussi, plié par l'immense vent des cantiques qui soudain passa sur la place par rafales : le dais s'approchait, porté par les diacres, entouré des moines de tous les ordres : dominicains, franciscains, ora-toriens, carmes; puis les lévites duséminaire en rochets blancs; puis les vicaires, les curés de paroisse, les chanoines du chapitre en camails d'hermine, en dalmatiques et en chasubles ; et, suivant le cérémonial, tout le clergé psalmodiant s'agenouilla sur les marches du reposoir, tandis que l'évêque — parmi l'encens, les clochettes, les cloches et leplain-chant—duhautde l'autel fit un signe de croix avec son grand saint-sacrement. Ace moment toutes les troupes delagarnison présentèrentlesarmes,les tambours battirent aux champs, le clairon déchira l'air de son | cri d'or. C'était vraiment Dieu qui passait ! Rembrandt restait à genoux ; et par cette pénétration réciproque des foules, où on ne s'appartient plus, où on subit l'impression ambiante,ilsentaitlui-mêmesa foi d'enfance toute revenue : songeant à cette sœur si ressemblante de Marie, qui était aussi en adoration dans un des groupes antérieurs de la procession, il s'imagina une minute qu'il n'était déjà plus de ce monde et, réuni à elle dans un jardin du ciel, assistait à l'adoration de l'Agneau, telle qu'elle est figurée à la cathédrale dans le tableau du visionnaire Van Eyck. Depuis ce temps, Rembrandt essaya de se reprendre tout à fait au réconfort des pratiques chrétiennes, car celles-ci seules occupent efficacement le vide de la vie. Il l'avait bien senti le jour de la procession, où il avait vraiment vécu une minute d'éternité. Au reste, pourquoi douter ? Est-ce qu'une foule entière, comme celle qu'il avait vue agenouillée à ce moment-là, peut se trom per ? Est-ce que toutes les foules et les millions de chrétiens de tous les siècles prosternés devant l'Hostie pouvaient se tromper ? L'universalité humaine avait des évidences et des raisons que la raison individuelle peut ne pas suffire à comprendre. Lui aussi croyait désormais à la Présence réelle, qui, en somme, est le mystère le plus inaccessible de la religion catholique. Il cherchait à redevenir simple et candide comme dans les lointaines années de sa jeunesse, au collège, et la vie lui paraissait moins triste à présent qu'il avait recommencé à la considérer comme une vallée de larmes qui conduit à la terre promise. La souffrance n'est qu'un acompte pour acheter le bonheur. Mais si, dans l'autre vie, il se retrouvait avec la même âme, il craignait bien de ne pouvoir non plus être heureux. Car son âme était bien moins en peine à cause du monde qu'à cause d'elle-même, ingénieuse à se tourmenter ou à ne pas vouloir se guérir, pouvant dire d'elle ce que Lamennais a dit de la sienne : « Mon âme est née avec une plaie ». Il sentait que, s'il y avait un ciel et s'il devait y revivre, — avec la même âme, — il y serait encore mélancolique. Ah ! s'il avait pu changer son âme, désapprendre tout ce qu'il avait appris, redescendre la vaine montagne du savoir, redevenir un peu enfant et très crédule, non seulement pour le contentement de sa vie, mais pour la reprise de son œuvre, qui deviendrait méritoire et agréable s'il la poursuivait en l'honneur de Dieu. Ainsi faisaient les Primitifs, les si divins gothiques Hamandsdontlestryptiques s'entreprenaient ainsi que des pèlerinages ou des vœux... Vivre comme eux, travailler comme eux, croire comme eux... Mais la Foi est un don et Rembrandt s'apercevait bien que sa conscience en était dépourvue. Pourquoi n'avait-il pas ce don? Quand, sortant vers le soir, il allait s'abîmer en des rêveries religieuses dans quelque église vide, pourquoi restait-il sans ferveur, tandis que telle pauvre vieille, en mante noire, devant une chapelle, s'extasiait à des visions célestes, et, souriante, causait avec Jésus de sa misère. Lui sentait la froideur des pierres se communiquer à lui-même, surtout qu'en ces basiliques de Flandre plane une austérité farouche et glaciale tombant des hauts vitraux monochromes qui ont l'air nus et f de grelotter comme une eau captive. Au long des nefs, de grands tombeaux avec des évêques de marbre couchés sur le dos, les mains jointes ; et des pierres tumulaires parmi les dalles, portant des têtes de mort, des noms ébréchés, des inscriptions rongées déjà comme des lèvres de pierre... la mort elle-même ici effacée par la mort ! Dans ces mornes églises, sans fleurs, et sans le jardin des verrières, Rembrandt ne trouva bientôt plus le réconfort espéré, et plus douloureusement éprouva la vanité de la vie et le mensonge de sa ferveur. Il s'était trompé lui-même, n'ayant de la prière que le machinal remuement des lèvres. Ah ! le perpétuel mensonge de la bouche. Il priait maintenant sans croire, comme il avait donné des baisers sans aimer. Tout était faux et vain. La mort seule était vraie. Les prêtres hindous avaient raison d'espérer au seul Nirvâna et de l'attendre, les yeux clos, les bras repliés sur leur cœur inactif. Les anciens moines avaient raison de renoncer pour devenir les familiers des seuls aigles, sur les hautes solitudes. Schopenhauer aussi avait raison ; et dans ce génie amer, dans ce miroir d'eau souffrante, Rembrandt prenait plaisir à mirer son propre dégoût de l'existence. Ce n'est pas cette littérature qui avait vicié sa raison, mais sa raison était allée à cette littérature comme à la vigne noire dont l'unique vendange correspondait à sa soif. Il retrouvait dans ce pessimisme irrémé-diablé un état d'esprit pareil au sien. Oui, la vie était mauvaise pour ceux qui s'étaient sensibilisés jusqu'aux nuances ; qui, par les livres, avaient vécu en communion avec les âges d'autrefois plus grandioses et plus fleuris. Quant à ceux dont l'envie ne va pas au delà de leur horizon et qui n'ont pas imaginé un mirage du bonheur, la vie encore peut être belle. Cela dépend de l'âme qu'on a. Mais l'absolu désenchantement des âmes rares était la rançon même de leur supériorité. Et voilà pourquoi l'art, au lieu d'être un remède, n'était que l'entretien d'une souffrance nécessaire comme la plaie d'un cautère par quoi on continue à vivre. Mais ce soulagement même, il ne l'éprouvait plus : vainement avait-il repris son œuvre ancienne, le volume de vers qu'il préparait depuis si longtemps, dans lequel il avait fait le rêve de transcrire cette vie silencieuse, immobilisée de la province, parmi le décor des vieux quais et des vieilles rues; non plus avec le dessein de le faire paraître, mais pour s'évader dans le travail et se donner de l'oubli à lui-même. Douleur ! toute l'inspiration s'en était allée ; péniblement apparaissaient les vers comme des sabres rouillés qu'on tire avec, peine du fourreau. La belle panoplie de rêves et d'images qui, à vingt ans, se suspendait en trophées aux murs de son âme, s'était oxydée à l'air, au vent, au froid que soufflaient incessamment sur lui toutes les bouches indifférentes de la foule. Maintenant c'était fini : tourment de se sentir impuissant, de plonger sa plume en vain dans l'encre gelée de sa cervelle, de ne plus pouvoir faire du bruit avec des mots dans le silence de sa vie. C'était la province qui avait tout tué en lui; mais qui sait? ailleurs peut-être, en cette mauvaise fin de siècle, une âme comme la sienne n'aurait-elle pas fleuri davantage ? La foule l'aurait blessée en tous lieux, car la foule aime seulement ceux qui lui ressemblent, les hommes d'une certaine médiocrité supérieure. Cela était vrai, même à Paris, et c'est ce qui lui ôtait l'envie d'y retourner. La province est partout, avec une appa-.rence plus affinée là-bas, et des angles plus atténués. Mais de grands artistes y restaient obscurs aussi, ayant à peine quelques fidèles qui communiaient en eux dans l'inconnu. Et le poète découragé passait des journées entières à ne plus rien faire, à songer, à rêvasser, à laisser sa pensée dériver en des visions lointaines. Il ne vivait plus que par le souvenir. Il prenait plaisir à se rappeler les détails de sa petite enfance; le temps où il sortait avec sa mère, les dimanches d'été, habillé tout en bleu, car on l'avait voué à la Vierge, le temps des belles légendes dorées et des arbustes de Noël tout en fleurs ! C'est le seul bon temps de la vie 1 — Après cela, le collège, ce fut déjà triste et froid, avec des compagnons méchants, la solitude des grands dortoirs, la puberté qui s'élabore, la foi qui fait souffrir par la peur de l'Enfer. Ainsi la pensée du poète aimait aujourd'hui à ne plus vivre que du passé, ressus- citant les jours anciens, retournant devant les maisons closes, ranimant les miroirs ternis et recomposant les visages morts. Oh ! ses morts ! comme il s'en souvenait. Son père d'abord, qu'il avait perdu étant encore tout jeune, mais dont il évoquait très exactement la bonne figure et la barbe soyeuse qui lui caressait sa jeune tête. Et puis Marie, Marie surtout, la pauvre Marie qui avait traversé sa vie comme une vision rapide ! Mais, par un bizarre oubli de son regret, il se rappelait à peine la femme ; c'était toujours la religieuse qui obsédait son souvenir, pâle sous sa cornette, dans une ample robe noire, telle qu'elle lui était apparue au Béguinage, les premières fois ; et pour mieux la revoir, fermant les yeux, il en rêvait comme d'une sœur de charité qui serait venue le soigner un temps et puis l'avait quitté pour retourner dans son couvent ! Un après-midi que Walburg était venu voir Rembrandt, après une longue absence, il lui proposa de l'accompagner à une vente qui avait lieu ce jour-là, une vente de bronzes et de tableaux ayant appartenu à un riche amateurd'art dont les héritiers aujourd'hui vendaient toutes les collections. Ce serait intéressant pour lui, d'autant plus que figurait au catalogue la toile authentique de Rembrandt, qui avait rendu notoire ce petit musée. Jean se laissa tenter par la curiosité de voir le tableau célèbre et se décida à sortir avec Walburg. En cheminant, ils causèrent peu. Ils avaient comme une gêne de se retrouver ensemble, se sentant devenus presque étrangers l'un à l'autre et ne sachant plus de quoi se parler. La conversation traînait, pénible et lente. Jean demanda au musicien s'il ne travaillait plus du tout. — A quoi bon ? répondit WTalburg. On fait de l'art pendant dix ans ! maintenant on m'a promis un cours au Conservatoire. Ainsi du moins je vivrai tranquille! Le poète l'écoutait avec tristesse. Comme il était changé, vieilli! Voilà ce que la province avait fait d'un grand artiste ! Il se le rappela avec ses beaux élans d'autrefois, ses enthousiasmes, tout ce feu d'artifice d'idées originales dont il ne restait que des baguettes noircies ! Ils arrivèrent bientôt devant l'hôtel dont on vendait les collections, au coin d'une petite place régulière, en un quartier aristocratique et morne, où de l'herbe enchâssait les pavés. C'était une de ces vieilles demeures nobiliaires, hautaines, sombres, avec un pignon en dents de scie mordant le ciel. Près de la porte subsistait encore, ancré dans la muraille, un grand éteignoir en fer forgé, comme au seuil de tous les Steens flamands, servant à éteindre les torches, naguère, quand les seigneurs revenaient le soir avec leurs gens qui les avaient éclairés à travers les rues noires. Rembrandt et Walburg entrèrent. Dans le large vestibule et dans les escaliers, étaient jetés pêle-mêle des meubles, des tableaux, des vaisselles ; la vieille demeure avait l'air affairé et triste d'une maison où l'on déménage. On entendait par instants l'expert et le commissaire de la vente annoncer les objets mis à prix, provoquer aux enchères, et leurs voix brusques et machinales semblaient retentir avec des ordres de départ et des cruautés d'adieu. C'est dans une grande pièce au rez-de-chaussée qu'on vendait. Rembrandt et son ami entrèrent et se tinrent dans un coin, dévisagés par le monde qui y était déjà installé et assis. Eux regardèrent avec curiosité ce vieux salon de province, avec des dorures mourantes, des apothéoses déteintes dans le plafond, des tapisseries fanées où quelques portraits d'ancêtres restaient seuls suspendus, tristes et graves comme des émigrants qui vont partir. Le poète se sentit une pitié en songeant au vieux patricien qui avait vécu là, dans ces grands fauteuils surannés. Qu etaient-ce donc que ses héritiers pour ne tenir à rien des choses qu'il avait aimées et pour faire entrer ainsi la foule dans ce qui restait de sa vie ? La vente continuait. Rembrandt la suivait machinalement : les meilleures œuvres étaient celles qui se vendaient le moins cher, relativement; au contraire, dès que paraissait un tableautin de genre, amusant ou sentimental, si nul d'art qu'il fût, on se le disputait aussitôt. Du reste, le poète ne s'étonnait même plus de ces anomalies. Ils n'étaient pas là d'une demi-heure qu'on présenta le tableau magnifique de Rembrandt dont Walburg avait parlé. Le poète éprouva toute une émotion à voir cette toile d'or endurci comme un vitrail qui évoquait pour lui le souvenir de son cher peintre, celui qu'il aimait, qu'il étudiait depuis toujours, dont il portait le nom de gloire avec tant de joie et d'orgueil. Extasié, silencieux, il regardait, de son coin, l'œuvre qui flamboyait là-bas, sous le lustre, offrant aux acheteurs sa sombre fête de couleurs. C'était une bataille de lumière et d'ombre, dans laquelle se détachait un groupe d'enfants aux cheveux de soleil, qui soufflaient des bulles de savon. Le poète imaginait quel bonheur ç'aurait été pour lui de posséder cette toile unique ; combien il aurait passé de bonnes heures à s'en remplir les yeux, si, par un miracle inouï, il avait pu l'obtenir et la suspendre chez lui, au milieu des eaux-fortes du maître qu'il possédait déjà. Du moins le tableau serait acheté sans doute par le musée de la ville ou un des musées nationaux où lui-même aurait pu aller le revoir de temps en temps. Tous les délégués étaient là et l'avaient déjà examiné et expertisé à l'avance, en même temps que plusieurs marchands de tableaux allemands et français qui, dès la mise à prix, haussèrent leurs offres successivement en un feu d'enchères non discontinuées et rapides comme des coups de fusil. Jean regardait, halluciné par le magique tableau où le vieux maître avait vraiment apprivoisé du soleil dans le miroir des visages émergeant des encres et des crêpes du fondopaque. Comme la lumière irradiait aussi, à facettes, de ces bulles légères envolées à l'haleine douce des enfants et qui étaient l'apparence fragile et coloriée de leurs rêves. Symbole de l'artiste lui-même, qui, dans cette Hollande de fleuves et de marais, avait su faire, à travers l'eau monotone, des retentissements de prismes et des frénésies sourdes de lumière. Jean songeait à lui-même et à l'œuvre pareille qu'il aurait dû aussi accomplir, et qui maintenant s'était à jamais figée au fond de lui. Cependant la dispute des enchères se ralentissait, d'autant plus que les commissaires des musées officiels s'étaient abstenus d'y prendre part. La lutte se limitait entre les marchands de tableaux, dont la plupart avaient déjà renoncé : un d'eux venait d'accéder au chiffre rond de cent mille francs. Il y eut un silence : on entendait le petit sifflement du gaz dans les hautes branches du lustre. Celui qui présidait la vente répéta l'enchère; il fit les trois commandements préalables, après quoi le marteau s'abattit d'un coup sec, et le tableau fut adjugé au marchand allemand, qui pâle, l'air détaché, prenait des notes sur son carnet. Aussitôt des hommes de peine emportèrent le tableau ; Jean le regarda une dernière fois, non sans une tristesse, avec ce sentiment de l'irrévocable, cette mélancolie pour ce qui va partir et qu'on ne verra plus jamais qu'on éprouve déjà dans la rue quand une musique passe, diminue et disparaît, qu'on éprouve surtout devant la mer quand un vaisseau longtemps suivi s'enfonce décidément à l'horizon et semble être entré dans le ciel. Le sublime tableau aussi, il ne le reverrait plus ; et personne n'avait songé à le sauver de l'exil à l'étranger, à le préserver de cette horrible vie errante qu'il allait commencer de mener, vendu, exposé, racheté en une sorte d'esclavage où le génie est mis à l'encan. Pourquoi n'avait-on point acheté pour un des musées officiels cette œuvre quasi naturalisée en Flandre ? Mais est-ce qu'on avait de l'argent pour l'Art? Est-ce qu'on achetait de la peinture? Quelques maigres subsides, oui ! pour des œuvres médiocres et peu onéreuses, tandis que les budgets publics se ruinaient en dépenses de parti. Mais l'art, qui donc s'en était jamais inquiété ? qui s'en inquiète dans ce pays qui est comme le désert de l'Idéal. Rembrandt était retombé dans ses idées noires, et quand, après la vente, il se retrouva avec Walburg dans les rues vides où s'allumaient les premières lanternes, il se sentit plus endolori et plus morne que jamais. Il voulut rentrer chez lui, mais Walburg chercha à le garder encore, insistant amicalement pour qu'il vînt avec lui dans un café voisin, où tous les soirs il allait à pareille heure. — On rencontrerait les anciens amis, Dronsart, Vautier et les autres, qui y venaient régulièrement. Jean se laissa entraîner, d'autant plus qu'il était curieux de revoir un peu ses camarades d'université qu'il avait quittés, il y a des années, Dronsart surtout qui, depuis lors, s'était jeté dans la politique, avait péroré sur des tables dans les cabarets de village, et, grâce à cela, avait fait rapidement sa trouée au barreau. Ils pénétrèrent par un long couloir obscur : une salle mal éclairée, noire aux angles, avec les murs bariolés d'affiches jaunes et vertes, des affiches de ventes prochaines. Dronsart et ses amis se trouvaient déjà installés, très absorbés par une partie de dominos, ne parlant guère. Ils accueillirent Rembrandt avec froideur et continuèrent leur jeu. Un grand silence : on n'entendait que le bruit ronflant du poêle et le grincement de fer d'une vieille horloge dans son armoire de chêne. Jean regarda autour de lui. En face, quelques vieux habitués, somnolents, rangés en cercle. Devant eux un réchaud de cuivre empli de cendres. Ils fumaient tous de longues pipes en terre dont le fourneau reposait sur la table, et cela les obligeait à des attitudes raides, à des prudences de gestes. Avec des claquements de lèvres, ils aspiraient la fumée et s'amusaient à la renvoyer en ronds bleus dont ils suivaient l'évaporation vers le plafond. Quant aux joueurs, ils disaient à peine quelques mots, par intervalles, sur le dernier coup qu'on venait de faire ou la combinaison qu'on avait essayée. Jean, qui ne les avait pas vus depuis longtemps, considérait avec une curiosité triste la rouille irrémédiable de leurs cerveaux, et par moments se demandait si ceux-là n'étaient pas les plus heureux qui savaient ainsi s'amuser chaque soir dans cette taverne morne, avec ces jeux monotones. Quand la partie fut terminée, on se mit à parler d'une foule de gens, à rapporter tous les petits cancans, toutes les petites méchancetés de la ville, les dettes de l'un, le mariage manqué de l'autre. A propos de chacun, ce furent des commentaires, un épluchage puéril, une enquête mesquine sur lui, sur ses parents, sa famille, sa fortune, une rage de curiosité, un prurit de dénigrement qui se soulageaient en un tas d'observations venimeuses et sottes. Après quoi on discuta sur la politique. Dronsart se mit à pérorer avec ce ton grave qui lui était devenu familier. Les autres écoutaient, tandis qu'il tournait ainsi solennellement sa manivelle de lieux communs. Et les vieux de la table voisine tendaient l'oreille aussi, approuvaient de la tête tout en continuant à souffler des ronds bleus. Leurs yeux s'extasiaient à suivre ces serpents de fumée, ces reptiles de gaze légère qui ondulaient ets'en allaient mourircontre les poutres du plafond. Jean Rembrandt resta silencieux, détaché, indifférent, bien qu'il sentît les regards de ses anciens amis peser sur lui, le considérer avec un air de supériorité, le prendre comme en pitié, lui qui ne s'occupait pas de choses sérieuses et qui n'était pas arrivé comme eux ! Le poète comprit qu'il avait bien fait de divorcer avec tout ce monde-là. Pas une idée personnelle, un rêve, une création dans ces cerveaux! Pas un frisson d'art, une émotion dame dans ces êtres mathématiques. Eux n'avaient ni sa tête, ni son sang, ni son cœur ! Eux ne parlaient pas la même langue! Eux ne pesaient pas avec les mêmes poids ! Lui était un bon, un fier, un crédule ! Il n'était pas outillé parmi tout ce tripot actuel de froids et d'habiles. Il s'en alla et, tandis qu'il retournait chez lui en suivant la ligne des quais, il savoura longuement la joie subtile de se sentir incompris et la douceur d'être dupe ! Plaisir amer de se savoir autrement que les autres, de goûter des raffinements de pensée inconnus, des sensations insoupçonnées, de voler à des cimes rares, de voir fleurir en soi des roses de clarté qui seraient chétives dans le terreau des autres âmes. Enivrante amertumede s'apercevoir qu'on est tout seul, là-haut, comme un arbre parmi les broussailles qui n'ont pu monter et cherchent à vous étouffer le pied. N'importe ! On monte, on monte, on a l'ivresse d'aller toujours plus loin, plus haut, au-dessus de la vie ! Jean Rembrandt s'entonçadeplus en plus dans la mélancolie et dans la solitude, sans plus jamais se rencontrer avec personne, évitant les jardins publics et les rues fréquentées. Il se levait très tard, et tout le reste du jour il restait enfermé dans sa chambre d'étude. Aux heures de repas, en tête à tête avec sa mère, il ne causait guère, car la vieille Mm° Rembrandt était devenue très sourde et semblait étrangère dans sa propre maison. Il ne songeait même plus à compléter le volume depuis si longtemps commencé et sur lequel il avait fondé tant d'espoir aux jours de sa première jeunesse. Il le laissa inachevé, avec l'apparence triste d'une tour dont on aurait arrêté les travaux, et qui, à moitié bâtie, tombe déjà en ruines. A présent, il n'eut plus qu'un seul plaisir, c'est de sortir aux fins d'après-midi, quand les passants sont rares, et d'aller au hasard par de vieux quartiers déserts. Toute sa vie il avait aimé ces promenades au crépuscule, quand on perçoit dans les rues comme une lutte douloureuse, une agonie de soleil au milieu de laquelle s'allument au loin les réverbères, funèbrement. Il s'en va alors le long des canaux, tout à ses rêves, rasant les murs, évitant les passants, et traversant parfois la rue, prenant le trottoir opposé pour ne pas devoir saluer des gens qu'il a connus autrefois. La seule chose qui l'intéresse encore, c'est la vision de ces maisons noircies et de ces eaux stagnantes, vers les banlieues. Il y a ainsi des coins mornes, ignorés, qui semblent poser devant lui, pour lui seul; c'est lui qui les a découverts, qui les comprend, qui les aime, avec leurs tourelles, leurs fenêtres en surplomb sur la rivière, leurs murailles croulantes, couleur lie de vin ou feuille-morte, s'emmitouflant, aux bises d'automne, dans leurs pelisses de lierre. Il entrevoit ainsi des enfilades de pignons inégaux, de terrasses, de façades en bois, de jardins, de balcons où sèchent des linges clairs, et tout cela zigzague et s'enfonce, ourlant de couleurs vives l'eau des canaux dormante et noire. Ces quais taciturnes ne racontent point leurs secrets à ceux qui passent ; au bord d'eux, les lents canaux, avec un bruit de soies fripées, semblent venir du fond du passé ; ailleurs, d'autres canaux sont immo-biliséscomme les bandeaux silencieux d'une morte, cadavre sacré de l'eau froide où sans cesse — comme pour le laver — dégoulinent et ruissellent en pleurant le gargouillis des gouttières, des rigoles, des sources intermittentes, le trop-plein des toits, le suintement des ponts en tunnel, et c'est un accord de sanglots et de larmes intarissables. Oh ! les invisibles pleureuses, les larmes des choses dont on entend véritablement ici la tristesse presque humaine! Jean recueillait en lui ces confidences de la vieillesse d'une ville qui, elle du moins, l'aimait et se confiait à son âme! Comme lui aussi l'aimait et l'écoutait lui parler, le soir, en contes de féerie et de moyen âge. Elle conduisait alors ses yeux, par l'escalier des pignons, au pays d'Autrefois. Que de façades s'offrant à sa rêverie comme un poème ou une chronique : l'une malicieuse, riant avec la bouche ouverte des gargouilles — telle une page du Roman du Renard ; l'autre hérissée et héroïque à la façon d'un morceau de Comines ou de Froissart. Puis, ailleurs, de plus raffinées déjà, dans un coup de jeunesse et de lumière, quand la Renaissance, comme le beau page des contes de fées, s'en vient réveiller la Pierre endormie de son sommeil de cent années et lui redonne toutes les fleurs multipliées de la vie ! Les maisonsqui datentd'alors ontcomme une folie de jeunesse : des amours dansent en guirlandes dans les cartouches; des satyres font chanter les grappes, qui, vidées de jus, se remplissent de sonore mélodie. Des ciselures délicates et serpentines ont aminci les briques en ceps de vigne. Une joie est éparse autour des fenêtres, et jusqu'aux corniches se prolonge en un printemps de corbeilles sculptées et de vases symboliques où, depuis lors, les cendres de ce beau temps d'éveil se sont amassées comme en des urnes cinéraires. Urnes qui sont toutes pleines du passé, comme aussi son âme où le poète portait lui-même un peu de cette poussière du temps. Il avait réalisé à son tour la divine parole du héros Uylenspiegel : « Les cendres de la mère Flandre battent sur mon cœur! » Aussi adorait-il flâner et se perdre en ces quartiers d'usure et de délabrement qui, insensiblement, aboutissent, au bout des faubourgs, à de grands et mornes terrains vagues. Là, des tas de moellons et de chaux, des tombereaux échoués, des voitures de forains, des recrues faisant l'exercice au battement monotone d'un seul tambour, des sifflements lointains de locomotives, des bruits d'orgues sortis des bouges qui entourent les casernes, et, par-dessus tout cela, plus lamentable encore, la plainte râlée des bêtes qu'on égorge au prochain abattoir. Un soir qu'il errait ainsi dans la banlieue, il songea à s'acheminer comme autrefois vers le Béguinage qui était proche. Au loin disparaissait la ville avec ses multiples tours, et Dieu sait quelles ombres elles allongeaient à ce moment sur son cœur. Peu à peu, il approcha de la grande enceinte silencieuse dont s'étageaient les demeures aux pignons inégaux de briques fanées. Quelle émotion ce fut pour lui quand il dépassa le portail et, lentement, s'avança dans les rues mortes au-dessus desquelles courait une chevauchée de nuages gris. Tout était morne, éteint, vide, glacial : un peu de vent dans les grands arbres dont les feuilles remuées faisaient un bruit de source qui se plaint. Comme la ville était loin ! La ville est morte, et c'est pour ses obsèques qu'une cloche, là-bas, tinte. Soudain, il frissonna : près de l'église, il avait revu l'ancien couvent de Marie, le couvent de la Maison des Fleurs. Oh ! son passé, sa jeunesse, son amour, la jeune religieuse, toute pâle, le premier soir, disparaissant derrière cette même porte refermée. Toutsemblaitmaintenantsilointain, si lointain, advenu dans une vie antérieure, arrivé à un autre que lui. Et le couvent toujours le même, immuable et indifférent, le regardait avec ses fenêtres, blanches de rideaux, comme avec des yeux de morte. Oui! c'était la morte, c'était tout son passé qui le regardaient venir et s'apitoyaient à le voir si changé et si seul ! Insensiblement, la fin du bruit, la fin de tout l'avaient gagné ; et dans le vaste enclos mystique, il se trouva comme surpris d'être seul à subsister, subissant le lent conseil des pierres et comme l'ordre des choses de ne plus vivre davantage et d'aller au-devant de la mort. Puis, comme pour exaspérer jusqu'à l'aigu son état d'âme et descendre jusqu'au fond de ses pensées mortuaires, il eut l'idée de pèleriner au cimetière qui clôturait la banlieue de ce côté-là, le cimetière paroissial où reposait Marie. Ainsi qu'il l'espérait, il s'y trouva seul, sans que personne fût là pour troubler ses chuchotements à la morte. Il s'y sentit bientôt comme environné d'elle. Le soir tombait ; le vent aigre inclinait l'herbe un peu frissonnante où les croix ouvraient leurs bras dans le vide. Jean marcha le long des allées à pas lents et craintifs, comme ayant peur de faire du bruit, de profaner cette terre où sont les morts. En haut de la colline, il aperçut comme une énorme bande de corneilles immobiles dans l'herbe; c'était, en réalité, de petites croix noires, le coin des enfants mort-nés, heureux enfants qui avaient eu le bonheur de ne pas vivre. Il prit l'allée voisine qui descendait un peu, en rampe douce, et bientôt arriva devant le caveau où reposaient les siens. Rien qu'une pierre avec cette inscription : Sépulture de la famille Rembrandt. 11 se découvrit, très ému, évoquant tout le passé, tout le temps vécu ensemble avec Marie. Et maintenant, jamais plus il ne la reverrait, jamais plus 1 Longuement il se prit à rêver ; personne dans le jardin funèbre ! Combien de morts abandonnés, sans bouquets, sans souvenirs, avec leur épitaphe presque effacée sur leurs dalles tumulaires. — Où étaient-ils ? Là- bas, dans le ciel impénétrable ? Y avait-il vraiment un Dieu derrière ces grands nuages ? Et Jean regarda au loin. Les vitraux du couchant, armoriés de pourpre et d'or, s'assombrissaient graduellement. La nuit venait. Jean voulut s'éloigner, mais soudain, il eut un retourversla tombe, comme si une voix l'eût rappelé, et il se mit à parler à la morte : — Pas' encore, n'est-ce pas, tu ne veux pas que je parte ?... Il lui vint des larmes. C'était tout son cœur maintenant qui s'ouvrait... Il se pleurait lui-même, car Marie était heureuse, elle était dans un ciel, peut-être ! Mais, en tout cas, elle ne souffrait plus. La mort, c'est toujours la bonne mort, l'endormeuse, la donneuse d'oubli et de repos ! Lui se sentait las d'être seul, de vivre obscur, d'aller, de venir, toujours dans le même préau de sa vie manquée. Vraiment il n'avait pas peur de mourir, et très calmement il regarda en esprit la place vide qui attendait son cercueil dans le caveau. Cependant la nuit était venue ; un brouillard tombait, pâle et mouillé. Jean, transi par le froid du soir, regagna la ville. La brume fondait les silhouettes des passants, noyait les lanternes, en mettant autour comme un halo de clair de lune. Jean marchait lentement, absorbé, mélancolique ; il essuyait ses larmes et tachait de son ombre mobile les trottoirs tendus de lumière pâle par la réverbération des vitrines à peine éclairées derrière lesquelles le petit commerce péniblement vivote. Peu de passants. Au tournant d'une rue, Jean se heurta à son ami Walburg ; celui-ci semblait ivre, et, la langue embarrassée, faisant une pause après chaque mot, il se mit à lui raconter j qu'il n'avait pas obtenu la place qu'il espérait; un autre musicien, sans talent, avait été nommé, grâce à des intrigues politiques. Rembrandt se rappela qu'on lui avait annoncé la nouvelle en ajoutant que, depuis ce temps, le malheureux s'enivrait tous les jours. Après quelques mots banaux, ils se quittèrent et, tout en s'éloignant, Rembrandt songea que c'était encore une chose de plus, — la dernière, à retrancher de son cœur avec tout le passé ; une amitié d'enfance finie irrémédiablement, et, las de vivre, il s'achemina vers sa demeure, tandis que, par-dessus toute cette tristesse de la vie de province et de l'hiver approchant, une lamentation de cloches traversait le brouillard comme un voyage d'âmes en peine. A présent c'est la fin de Jean Rembrandt. Sa mère est morte aussi, et depuis lors il n'est plus seulement solitaire, il est devenu misanthrope et farouche. Il laisse sa vie s'en aller à la dérive — ou plutôt il se survit. Il mène une sorte d'existence végétative, dormant la moitié de la journée, ne sortant presque jamais, restant des heures entières dans un fauteuil à penser delà fumée et à regarder du silence. Il n'écrit plus ; il a même jeté au feu ses manuscrits ; cela ne répondait pas à ce qu'il avait voulu faire. Et puis, à quoi bon? Qui s'occuperait de son œuvre ? qui aimerait son livre ? Un soir, il a tout brûlé, et, très calme, il a regardé flamber ses rêves en papier sans regret, sans amertume, comme des lettres d'amantes oubliées 1 Une seule chose l'intéresse encore : c'est le vieux peintre Rembrandt van Ryn. Il s'est remis à étudier sa vie, son œuvre, et pour avoir toujours sous les yeux ses merveilleuses eaux-fortes, il a quitté sa grande chambre du second étage et s'est confiné dans la pièce du rez-de-chaussée, dont elles couvrent les murailles. Lui aussi, à l'instar du vieux maître, s'est pris d'enthousiasme pour la Bible, ce livre qui contient tous les autres ; il en a acheté une vieille édition, en flamand, imprimée à Anvers au seizième siècle, par la célèbre imprimerie des Plantin, d'un carac- tère gothique écrasé et gras, parmi lequel s'enchâssent, comme des gemmes, de grandes lettres ornementées. Ci et là une gravure coloriée, où les personnages de la Bible ont l'air d'essayer des gestes dans de naïfs paysages verts. Et le poète a eu la fantaisie de la placer toute ouverte sur un lutrin de cuivre, pareil à ceux des cathédrales. Il ne lit plus rien, sauf les Évangiles, ou l'Ancien-Testament qu'il psalmodie tout haut, debout devant ce lutrin de cuivre qui est au milieu de la chambre. C'est le seul livre qui lui donne encore des visions. Il entonne les versets flamands, amples, sonores et réguliers comme les flots d'une marée montante, et s'imagine alors être un bon moine en une cellule qui réchauffe sa foi aux feux des Écritures. Ah ! si du moins il en avait, de la Foi ! Il irait aussi dans un grand cloître! Il aurait l'illusion du bonheur : les cantiques, les vitraux, les indulgences, les bras de la croix, le sacré cœur de la Madone, et la manne des Hosties ! Tout cela, c'est encore ce qu'il y a de plus beau ! Comme il envie les Fidèles! Comme il tâche de croire! Comme il voudrait croire! Ainsi peu à peu Rembrandt retombe, non pas à la dévotion, mais au mysticisme, un mysticisme de cœur, d'imagination, d'art. Pour s'illusionner mieux et vivre en une atmosphère touteliturgique, il a maintenant un encensoir, et c'est pour lui un charme étrange d'y allumerdes braises, de les attiser, d'yépandre de l'encens qui crépite, se fond et monte en nuages de fumées bleues. Et le poète éprouve comme une griserie à balancer par la chambre la cassolette odorante. Il a installé aussi chez lui un orgue, et passe des soirs entiers à en tirer des musiques vagues. Il n'a aucune partition devant lui. Il dédaigne de déchiffrer une fugue savante ou quelque motet religieux. Les yeux fermés, il joue au hasard. La musique est d'autant plus troublante pour lui qu'elle se fait plus discrète, qu'elle offre un velours plus éteint, plus fané aux étincelantes pierreries du songe intérieur. Rien que des combinaisons d'octaves, des rythmes indistincts, des préludes à peine dépliés, des harmonies lasses et chuchotantes qui se traînentet se relèventun peu,comme en convalescence 1 Etsur l'accompagnement de ces musiques le poète se reconquiert. Le poète se sent vivre, se sent toujours une âme fière. Il a conscience qu'il n'a pas abdiqué tout à fait vis-à-vis de l'art et de lui-même. Il est grand encore — par ses rêves — et ses rêves lui sont devenus plus vivants et plus tangibles que toutes les réalités qui l'entourent. Il voit lucidement, ces soirs-là, des fêtes paradisiaques dans lesquelles Abel et Caïn, réconciliés, marchent, appuyés l'un à l'autre, dans les jardins du ciel ; il entend les divins dialogues de Moïse avec Eve et d'Eve avec Jésus, et lui-même converse en songe avec ses chers bien-aimés de la Bible. C'est tout un monde surnaturel qui vit chez lui, qui sourit, qui s'assoit, qui remplit sa maison, qui égayé ses miroirs, — si bien que le poète, content de ses seules visions, reste à présent des semaines entières sans sortir. Il ne descend plus, même dans son jardin, envahi de ronces mauvaises, abandonné et triste comme un cimetière fermé. Il ne quitte plus sa chambre d'étude; il en arrive à oublier la date et le mois ; il ne veut même plus savoir si c'est la nuit ou si c'est le jour, et, pour les confondre en un seul temps infinissable, il défend qu'on ouvre ses volets — ettoujourssalampebrûle. Irrévocablement il s'est enfermé dans une seule chambre avec son orgue et ses livres; les autres sont closes comme celles d'un absent, et la lente poussière y fait sur tous les meubles son oeuvre silencieuse. Mais durant ce mois d'Octobre seulement en Prime vraiment exceptionnelle ! M M \ /OICI d'ailleurs la liste sommaire des Cent forts Volumes in» 16 (volumes de luxe d'une impression parfaite sur un papier d'où toute pâte de bois est exclue) qui composent cette Bibliothèque incomparable que tout esprit cultivé doit avoir chez lui : XI" SIECLE Vol. 1. — La Chanson de Roland. Traduction nouvelle, d'après les textes originaux. - XII1 SIÈCLE -- Vol. 2. — Thomas : Le Roman de Tristan. Traduction nouvelle. XIII' SIECLE Vol. 3. — Le Roman de Renart et Le Roman de la Rose. Analyse et meilleures pages. Vol. 4. ru ecueil de Fabliaux. - Xlll° & XIV' SIECLES - Vol. 5- — Les Chroniqueurs français : Vilieliardouin, Froissart, Joinvilie. Extraits. XV- SIECLE Vol. 6. — François Villon, Charles d'Orléans, H. Baude : Poésies. Vol. 7. — Antoine de la Salle : Le Petit Jehan de Saintré. - XVI1 SIECLE - Vol. 8 à 10. — Rabelais : Œuvres. Vol. 11. — Clément Marot : Œuvres. Vol. 12. — Ronsard : Meilleurs Poèmes. Vol. 13. — Les Poètes de la Pléiade : Baïf, du Bellay, Belleau, Pontus de Thyard, Jodelle. Pièces choisies. Vol. 14. — Amyot : Morceaux choisis. Vol. 15 à 20. — Les Essais de Mon taigne. XVII' SIECLE - Malherbe : Œuvres. Vol. 21. Vol. 22. —Régnier : Meilleures pages Vol. 23. — Agrippa d'Aubigné : Les Tragiques. Vol. 24. — Descartes : Discours de la Méthode et ceuvres diverses. Vol. 25 à 28. — Corneille : Théâtre. Vol. 29 à 31. — Racine : Théâtre. Vol. 32 à 35. — Molière : Théâtre. Vol. 36. — Pascal : Pensées. Vol. 37. — La Rochefoucauld : Sentences et Maximes morales, Pensées et Réflexions diverses. Vol. 38. — Bossuet : Oraisons funèbres. Sermons. Réflexions et Maximes sur la Comédie. Vol. 39. — Massillon, Fléchier, Bour daloue : Extraits. Vol. 40. — Cardinal de Retz : Meil leures pages des Mémoires. Vol. 41. — Bolleau : Œuvres poétiques. Vol. 42. — La Fontaine : Fables et Petits Poèmes. Vol. 43. — Madame deSévlgné : Choix de Lettres. Vol. 44. — Féneion : De l'Education des Filles, Fables, Mémoires poli tiques et Lettres. Vol. 45. — La Bruyère : Les Caractères. Vol. 46. — Salnt-Évremond : Pages choisies. Vol. 47. — Romanciers et Conteurs du XVII' siècle : Balzac, Sorel, Scar-ron, Mme de La Fayette, Perrault, Tallemant des Réaux. Morceaux choisis. XVIII' SIECLE Vol. 48. — Les Petits Poètes du XV1I1• siècle : La Motte, J.-B. Rousseau, Lebrun, Thomas, Bernis, Dorât, Parny, Saint-Lambert, Rou-cher, Gilbert, Piron, Deiilie. Mor ceaux choisis. Vol. 49. — Le Sage : Le Diable boiteux et divers. Vol. 50. — Fonteneile et Vauve- nargues : Extraits. Vol. 51 et 52. — Montesquieu : Œuvres. Vol. 53. — Voltaire : Poésies. Vol. 54. — — Théâtre. Vol. 55. — — Romans. Vol. 56. — — Philosophie. Vol. 57. — — Histoire. Vol. 58. — Marivaux : Théâtre. Vol. 59 à 61. — Diderot : Chefs-d'œuvre. Vol. 62 à 69. — J.-J. Rousseau : L'Emile, les Confessions, le Contrat social et diverses ceuvres. Vol. 70. — Beaumarchais : Le Barbier de Séville, le Mariage de Figaro, etc. Vol. 71. — Bernardin de Saint-Pierre : Paul et Virginie et Extraits des Etudes de la Nature. Vol. 72. -Saint-Simon : Extraits des Mémoires. Vol. 73. - A. Chénler : Poésies. Vol. 74. — Les Epistoliers du XVIII• siècle : Mme de Staal, Président de Brosses, Voltaire, Mirabeau, Mlle du Deffand, Mlle de Lespinasse, Mmed'Épinay, Frédéric II, Mme Roland, Catherine il, Le Prince de Ligne. Morceaux choisis. Vol. 75. — Romanciers et Conteurs du XVIII' siècle : Marivaux, l'Abbé Prévost, Crébilion fils, Loches, Restif de la Bretonne, Florlan. Morceaux choisis. Vol. 76. — Les Encyclopédistes : d'A-lembert, Condillac, Buffon, Mar-rnontei, Helvétius, d'Holbach, Tur-got, Condorcet. Morceaux choisis. Vol. 77. — Les Orateurs de la Révolution : Mirabeau, Barnave, Ver-gniaud, Danton, Robespierre, St-Just, Camille Desmoulins, Royer-Collard, Camille Jordan. Meilleurs discours. XIX' SIECLE Vol. 78. — Paul-Louis Courier : Lettres et Pamphlets. Vol. 79. — Joseph de Maistre : Extraits des Soirées de St-Pétersbourg et du Traité sur les Sacrifices. Vol. 80. — X. de Maistre : Œuvres. Vol. 81. — Mme de Staël : Dix Années d'Exil. Vol. 82 à 84. — Chateaubriand : Les Martyrs, Atala, René et chapitres importants des Mémoires dûutre-Tombe. Vol. 85 à 88. — H. de Balzac : Les Paysans, le Curé de Tours, le Père Goriot, le Colonel Chabert, Eugénie Grandet et Contes. Vol. 89. — Benjamin Constant : Adolphe et choix de Discours. Vol. 90. — Gérard de Nerval : Œuvres. Vol. 91. — Stendhal : De l'Amour. Vol. 92 à 98. — Alfred de Musset : Œuvres. Vol. 99. — Lamennais : Paroles d'un Croyant et choix de prédications. Vol. 100. — Les Meilleures Chansons françaises, du XV' au XX' siècle. Mais, outre ces cent volumes, " La Renaissance du Livre qui bouleversa l'art du Livre et dont les plus grandes maisons étrangères copient aujourd'hui les éditions exquises, " La Renaissance du Livre " offre enfin En PRIMES GRATUITES COMME SPÉCIMENS DES DITES ÉDITIONS : 1 2 3 A tous les abonnés et lecteurs d'/n Extenso souscrivant aux conditions 0 \ du Bulletin ci-après : CENT autres CHEFS-D'ŒUVRE LITTÉRAIRES signés de Cent auteurs contemporains étrangers les plus célèbres et { réunis en dix volumes de grand luxe, ornés de gravures en cuvettes. 0 A tous les abonnés et lecteurs d'/n Extenso souscrivant aux conditions du Bulletin ci-après : DIX ROMANS EN DIX VOLUMES signés d'auteurs contemporains célèbres. 1A tous les abonnés et lecteurs d'In Extenso souscrivant aux conditions du Bulletin ci-après : QUATRE GRAVURES SUR CUIVRE / pour l'ornementation du «home» et dignes, chacune, des plus luxueuses ( décorations murales. COMME PRIMES DE SÉRIE : 4 5 0( UNE BIBLIOTHEQUE EN CHENE de Style Louis XV aux Souscripteurs de la série C. °( UNE LISEUSE PLEIN CUIR aux Souscripteurs de la série B. Il n'est donc pas possible qu'un seul des Abonnés et Lecteurs d'In Extenso ne soit, demain, possesseur de cette bibliothèque incomparable, absolument complète en elle-même puisqu'elle comprend, MUSÉE DE LA LITTÉRATURE en cent volumes de luxe, tous les chefs-d'œuvre de notre littérature et parce que " LA RENAISSANCE DU LIVRE" y ajoute pour ces lecteurs, en prime absolument gratuite, vingt volumes de chefs-d'œuvre littéraires, de cent dix auteurs modernes. Mais, notez que la faveur des primes gratuites, gui remboursent les abonnés et lecteurs d'In Extenso du prix consenti de 100 francs la collection de cent volumes (laquelle d'ailleurs, vaut actuellement, pour le public, sans prime d'aucune sorte, 125 francs à l'exemplaire), ne l'est que jusqu'au 15 Novembre prochain. BULLETIN DE SOUSCRIPTION PRIVILÉGIÉ En faveur des Abonnés et Lecteurs d'IN EXTENSO. Valable pour Octobre 1910 seulement. A découper et à envoyer au Directeur de " LA RENAISSANCE DU LIVRE ". 78, BOULEVARD SAINT-MICHE!., PARIS Je soussigné................-................................................-................................•■■—........................................-...........— demeurant à..............................................-..............................................—..........................-................................................. SIGNATURE.. Souscris h votre Collection " TOUS LES CHEFS-D'ŒUVRE DE LA LITTÉRATURE FRANÇAISE " que je recevrai franco ainsi que 'es primzs suivant le mode : O A-pi^i A Soit 25 francs ci-joints, le reste (75 francs) par traites trimestrielles de 10 francs, " souscription me donnant droit aux primes 1, 2 et 3 ci-dessus. C«.jn "O Soit 50 francs ci-joints, le reste (50 francs) par traites trimestrielles de 10 francs, souscription me donnant droit aux primes I, 2, 3 et 5 ci-dessus. P Soit 100 francs ci-joints, souscription me donnant droit aux primes 1, 2, 3 et 4 OCI 1C V^ ci-dessus. Pour Vétranger, ajouter 15 francs pour l'envoi franco. NOTA. — Le souscripteur rayera les séries écartées par lui. La somme, jointe au présont bulletin, le sera en un chèque, mandat ou bon de poste. Il sera immédiatement adressé, avec les primes de série, soixante-quatre volumes au souscripteur, le complément à raison de deux au moins par mois au fur et à mesure de l'apparition. .1 il 11 il mf ■ iji i ! 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