GEORGES RODENBACH LA. JEUNESSE BLANCHE Choses de l'enfance. — Premier amour. Soirs de province. — Les jours mauvais. Mélancolie de l'art. LITANIES j 'entends toujours les grands Sanctus de ma jeunesse Qu'à Pâques ou Noël on chantait à la messe. Je les entends en moi, comme des voix d'absents, Et mon Ame se meurt du regret de l'encens. Mon souvenir repeint les anciennes verrières Et cherche à renouer l'écheveau des prières. Sanctus ! Sanctus Deus 1 et du haut du jubé Le chant des soprani lentement est tombé. Si tendre qu'on dirait des chansons de fontaines Pleurant au clair de lune en des vasques lointaines. Sanctus ! le chœur entier reprend sur le môme air Et l'orgue brusquement s'enfle comme la mer ! Sanctus ! Les violons sous l'archet qui les frôle Ont les frissons d'un lac caressé par un saule, Flots menus se suivant et mourant tour à tour Qui tombent dans l'église et montent dans la tour. Sanctus! Sanctus Deus ! Bonheur que rien n'égale! Toute l'âme a sombré dans cette eau musicale. On prie, on pleure, on a la tête dans ses mains, On sent fleurir en soi des désirs surhumains De combattre pour Dieu, de mourir pour l'Eglise, Sanctus! tandis qu'au loin le chœur se tranquillise. Et comme dans un rêve on cause avec Jésus Pour qu'il daigne bénir les plans qu'on a conçus ; On cause avec la Vierge, à genoux, à pleine âme. Car on l'aime encor plus, elle — puisqu'elle est femme ■ Et l'on voudrait mourir, tant c'est délicieux D'avoir le tremblement des cierges dans les yeux ! PREMIERS BEAUX VERS o ù sont les jours d'hiver pleins de calme infini Dans la salle d'étude, aux carreaux blancs de givre ; Et les grands abat-jour sur les lampes de cuivre Comme autour d'une lune un halo d'or bruni. Quel éveil dans nos cœurs quand le soir, en sourdine, Chuchotait sa tristesse aux fentes des châssis Et que, sur les bancs noirs pensivement assis, Nous lisions, tout songeurs, des vers de Lamartine. Trouble des premiers vers douloureux ou charmants ! Trouble des premiers vers dont les musiques vagues Vibraient avec un bruit pareil au bruit des vagues Et semblaient correspondre ànos jeunes tourments ! Nous pleurions longuement Graziella trahie Qui, n'ayant pu laisser tel qu'un tapis moelleux Son amour sous les pas du poète oublieux, Sans bague au doigt, fut mise en sa bière fleurie ! Mais tout là-bas, au bord des rivages houleux Où priera l'avenir sur sa tombe odorante, Nous autres, négligeant la morte de Sorrente, Nous cherchions dans la mer l'infini des yeux bleus. A travers l'idéal des grandes eaux dormantes, A travers l'idéal des beaux vers consacrés, Nous pouvions voir déjà, pendant ces soirs sacrés, Appareiller vers nous nos futures amantes ! Tout nous parlait d'hymen, de baisers et d'aveux ! Et dans la barque d'or des strophes amoureuses Les rimes accordaient leurs rames langoureuses Pour amener vers nous la vierge de nos vœux f 38 la jeunesse blanche. La douceur de la mer méditerranéenne Chantait dans les flots bleus des vers pleins de langueur Qui venaient déferler sur la plage du cœur Avec un bruit de robe et des frissons de traîne ! DÉPART I E n quittant le collège, abri calme et dormant, J'ai pleuré mon enfance et j'ai confusément Senti qu'un peu de moi restait là, dans la pierre ! L'habitude est si douce au cœur, si familière ! Et j'avais dès longtemps pris celle de m'asseoir Dans la salle d'étude, après les jeux, le soir, D'écrire, de rêver, les mains contre les tempes. Et de lire aux clartés amicales des lampes ! Au moment de partir, de quitter à jamais Les peupliers connus du jardin que j'aimais, Lui qui versa son ombre à mon adolescence, J'ai senti que mes yeux souffriraient par l'absence ! Et j'ai tout revécu : les courses d'autrefois Le long des grands chemins où bourdonnaient nos voix Dans la vague rumeur des moissons remuées. Nos regards enfantins qui suivaient les nuées Roses comme nos cœurs et changeantes comme eux ! Puis nos retours hâtifs pendant l'hiver brumeux Par les lointains faubourgs où la mélancolie Des orgues se fondait dans celle de la pluie ! Et nos calmes sommeils fleuris de rêves blancs Parmi les grands dortoirs où les rideaux tremblants Avaient une envergure et des frissons de voiles ! I I Ces choses du passé sont comme ces étoiles Dont le foyer d'or pâle est mort, mais dont on sent Le rayon venir doux comme un rappel d'absent ! — départ. 41 Et puis c'est en quittant la grande maison calme Où l'Espoir dans les mains nous mettait une palme, C'est à ce moment-là que nous avons compris Qu'il faut laisser toujours le chemin qu'on a pris, Et que la vie humaine est un vieux pays sombre Où les marcheurs pensifs, en des routes sans nombre, Se croisent dans des cris d'accueil et de départ ! i 1 I Oh! partir! partir seul ! s'en aller quelque part Sous des arbres nouveaux qu'il faudra longtemps suivre, Et tout abandonner — recommencer à vivre ! PREMIER AMOUR p remier amour I Parfum de la nouvelle rose ! Sur le clavier du cœur premiers accords plaqués Par une main de femme insaisissable et rose ; Premiers souffles du vent sur la voile morose Qui devine la mer dans le calme des quais. Premières floraisons dans le verger de l'âme, Premiers jets d'eau montant au milieu des jardins Où des noces en blanc chantent l'épithalame ; Premiers regards qu'on jette à l'horizon de flamme Où les palais du rêve étagent leurs gradins. Premier amour! Souffrance heureuse ! Désirs vagues De lui prendre les mains, plus douces que des fleurs, A celle dont les yeux ont la couleur des vagues, Et, feignant d'admirer le chaton de ses bagues, De rafraîchir sa lèvre à ses doigts cajoleurs. Délices, au milieu des fêtes et des danses, De ressembler pour elle aux galants d'éventail ; Puis, quand on reste seul, sous les ramures denses, Charme de chuchoter de longues confidences A la Lune qui rit comme au fond d'un vitrail. C'est le moment de joie unique où l'on épie Les yeux encor voilés d'une fausse rigueur, Où, sans s'imaginer que tput bonheur s'expie, On tire fil à fil, comme de la charpie, L'aveu qui guérira la blessure du cœur. Ce qu'on aime à vingt ans c'est la tiède atmosphère Des premiers abandons sous un ciel vierge et bleu ; Qu'importe la liqueur, ce qu'on veut c'est le verre ; C'est le mal glorieux de monter au Calvaire Car on a Véronique et l'on se sent un Dieu ! Ce qu'on aime surtout, c'est bien l'amour lui-même ; On aime sans savoir ni pourquoi, ni comment ; Mais on veut être ainsi, si c'est ainsi qu'on aime Et l'on sent à jamais que c'est le bien suprême Et que le plus suave est le commencement! Qu'importe son visage ou son âme ! Qu'importe Ce qu'elle a de frivole ou de spirituel ! Aimer c'est croire ! Aimer cela vous réconforte, Et quel que soit l'autel où le hasard vous porte C'est du ciel qu'il s'agit dans chaque rituel. Qu'importe à ce moment quelle Madone on prie. On est assez heureux de murmurer : Je crois ! Dans l'église d'amour résonnante et fleurie Où, parmi l'encens pâle, une Vierge Marie Vous sourit et vous tend ses bras comme une croix! SES YEUX S es yeux où se blottit comme un rêve frileux, Ses grands yeux ont séduit mon âme émerveillée. D'un bleu d'ancien pastel, d'un bleu de fleur mouillée, Ils semblent regarder de loin, ses grands yeux bleus. Ils sont grands comme un ciel tourmenté que parsème — Par les couchants d'automne et les tragiques soirs — Tout un vol douloureux de longs nuages noirs ; Grandscommeunciel,toujoursmouvant,toujourslemême! Et cependant des yeux, j'en connais de plus beaux Qui voudraient sur mes pas promener leurs flambeaux, Mais leur éclat répugne à ma mélancolie. Les uns ont la chaleur d'un ciel oriental D'autres le mol azur des lointains d'Italie Mais les siens me sont chers ainsi qu'un ciel natal. MYSTICISME -Al ses yeux purs je veux n'offrir Que des choses douces et blanches ; Résumant ce qui peut fleurir De fleurs pascales sur les branches. Je rêve tout ce qu'il y a De plus délicat autour d'elle : Des blancheurs de magnolia Et des hymens de tourterelle. Car son âme au parfum troublant, Sa grande âme que je devine Est aussi comme un bouquet blanc Fleuri dans la serre divine. Et pour ses chemins d'ici-bas Un désir raffiné m'obsède De pouvoir mettre sous ses pas Une neige qui serait tiède. A l'heure exquise des aveux Et des lèvres appesanties, ' Je veux pour la charmer, je veux Des mots blancs comme des hosties. Je veux des mots musiciens, Pareils à ces versets mystiques Que dans les tableaux anciens Peignaient les vieux peintres gothiques ; la jeunesse blanche. Avé pieux, textes divins, Dont ils déroulaient les paroles Hors des lèvres des séraphins En ondulantes banderoles. Des banderoles où leur voix Traduit le chaste élan des âmes Et murmure à la Vierge : Sois Bénie entre toutes les femmes! PROMENADE D ouceur d'aller le^soir, lorsque les chaumes blonds Flambent sur les toitures, Et qu'au milieu des blés les perches de houblons Ont des airs de mâtures. Douceur d'aller ainsi voir les bateaux glissant Sur le fleuve aux eaux lisses, Et de laisser parler son amour commençant Par les berges complices. Car les talus piqués de bleus myosotis Au pied de chaque saule, Les talus sont parfois si petits, si petits, Qu'en marchant on se frôle. Quel trouble de sentir le frisson contre soi Le frisson d'une robe Et de voir un pied fin qui, comme avec émoi, Se montre et se dérobe. Oh ! l'heure inoubliable où le long des chemins Sans presque rien nous dire Rien qu'à nous regarder, qu'à nous chercher les mains Et rien qu'à nous sourire, Nous avons tous les deux, sans aveu ni serment, Subi la même envie Et, dans le soir qui meurt, rêvé naïvement Que c'était pour la vie! f L'EAU QUI PARLE les rivières Te rappelles-tu nos calmes rivières Qui se répandaient, limpides et fières, A travers les champs fleuris de houblons, Dans le beau pays où les toits sont blonds. Te rappelles-tu nos rivières lentes Qui traînaient au loin leurs eaux indolentes, Tristes de quitter un si doux climat. l'eau qui parle. 55 A peine une barque avec un long mât Troublait le sommeil des rivières calmes Où les nénuphars allongeaient leurs palmes, Les nénuphars blancs qui semblaient des lis. Oh! les noms charmants : la Dendre et la Lys, Qui, venant de voir quelques villes proches, Conservaient encor un adieu de cloches, Et dans la campagne apaisant leurs eaux Chuchotaient tout bas aux jeunes roseaux Qu'il est beau de voir, sous des ciels maussades, Le gothique noir des vieilles façades! II les ruisseaux Tu connais aussi nos ruisseaux Nos sources pures Où le feuillage au bord des eaux Met des guipures. L'eau prend plaisir dans le gazon A se répandre, Et va chantant à l'horizon La mère Flandre ! Petits ruisseaux arc-en-ciellés Faisant des bulles, Petits ruisseaux qui sont frôlés De libellules. l'eau qui parle. 57 Tous ces ruisseaux sont des flâneurs, O mère Flandre ! Mais ce sont aussi des donneurs De conseil tendre. Zèle d'amour pris aux amants Dans les kermesses, Qui font devant eux leurs serments, Et leurs promesses. Petits ruisseaux, les confidents, Chantant de joie Quand on rafraîchit ses mains dans L'eau qui tournoie. Et, joyeux, donnant en cadeau Pour les dimanches Aux amoureux, des bagues d'eau En perles blanches. Leurs talus sont si rapprochés Qu'entre les berges Rien ne se mire : ni clochers, Ni toits d'auberges, LITANIES D'AMOUR il - • t jf e lui disais souvent : vous êtes ma Madone Et mon âme est un lis d'argent que je vous donne. J'ai pleuré mes péchés comme font les pécheurs Et je suis maintenant digne de vos blancheurs. J'ai le ferme propos, le propos salutaire De ne plus retomber en péché volontaire. Je ne veux plus aimer d'autre vierge que vous Et suis l'enfant de chœur qui vous sert à genoux. il K Ni grands moulins transfigurant Le paysage ; Mais le cadre est juste assez grand Pour un visage. Et c'est tout leur bonheur qu'au fil De l'eau charmée Se reflète seul un profil De femme aimée ! Je suis l'enfant de chœur qui passe, qui s'incline Sous votre souvenir vêtu de mousseline. Quelquefois je vous donne, et cela m'est charmant, Des noms de litanie avec recueillement. Je voudrais bien encore appuyer sur les pointes De vos souliers brodés, appuyer mes mains jointes. Et j'enluminerai selon le rituel Un poème d'amour qui vous soit un missel, Un missel où, parmi de longues banderolles, Des strophes tout en fleurs ouvriront leurs corolles, » Où vous verrez, sous l'or fluide des ciels fins, Mes aveux prosternés comme des séraphins, Où je vous vêtirai d'une robe de moire Pour que le temps futur vous garde en sa mémoire, Et qu'à vous voir si belle entre des rameaux verts Sur le mystique autel qu'auront bâti mes vers D'autres hommes plus tard, ô ma vierge ingénue, Vous aiment comme moi, sans vous avoir connue. NOCTURNE d evant votre maison close dans du silence Combien je suis allé souvent, par les beaux soirs, Avec les gestes fous d'un amant qui balance Ses songes dans le vent comme des encensoirs. Je n'avais nul espoir de vous voir apparaître ; Dans vos rideaux à fleurs je vous savais dormant ; Mais je croyais sentir à travers la fenêtre Quelque chose de vous m'arriver par moment Les rangs d'arbres plissaiq^t dans le brouillard des voiles En processionnant à l'horizon qui fuit; Et le cortège blanc des divines étoiles Écoutait le Silence et regardait la Nuit. A peine entendait-on en de lointaines rues Les pas lourds d'un veilleur ou l'aboiement d'un chien, r ^ Et toutes ces rumeurs incessamment décrues Évoquaient une eau morte où l'on ne voit plus rien. Et je restais longtemps, debout, sous vos croisées, Et mes yeux fatigués s'amusaient à saisir Le caprice des fleurs de fonte entrecroisées Aux dessins du balcon où montait mon désir. Et me sachant tout prè s de vous dans'la nuit calme, J'imaginais qu'un peu de mon âme en émoi Devait aller vers vous avec un bruit de palme Et qu'en ce moment-là vous rêveriez de moi ! FIN DU RÊVE A. u beau de notre amour elle s'est en allée Comme une noce en blanc au lointain d'une allée. Au beau de notre amour on a fermé le parc Où nous marchions à deux sous les rameaux en arc. L'absence tout à coup a desséché la vasque Où montait notre espoir tel qu'un jet d'eau fantasque Elle s'en est allée au plus tendre moment Comme un cortège part mélancoliquement. fin du rêve. 6? Elle n'a pas marché, chaste et surnaturelle, Sous les arcs triomphaux que je dressais pour elle, Sous les arcs triomphaux.de lierre et de jasmins Que je dressais pour elle avec mes jeunes mains, Que je dressais pour elle au seuil de ma jeunesse Pour l'y vçir s'avancer ainsi qu'une princesse, Et pour l'y voir superbe, avec toute sa cour, Recevoir les clés d'or de mon premier amour, Et m'évoquer ainsi ces anciennes infantes Qui venaient, au milieu des palmes triomphantes. Dans leurs villes de Flandre, en agréer les clés Que des pages rêveurs aux cheveux long-bouclés Leur présentaient sur des coussins de velours rouge, Ce pendant qu'au lointain, sous le soleil qui bouge, Les chants du carillon, tombant du Beffroi fier, S'effeuillaient dans le vent comme des fleurs de fer ! DÉPART l a gare du village avait des airs funèbres Tassant son grand bloc d'ombre au milieu des ténèbres. Au moment des adieux pleurait le vent du nord, Et la gare, on eût dit une maison de mort. Quelques rouges fanaux trouaient le crépuscule Et ces fanaux semblaient remplis de sang qui brûle. Et tout là-bas, parmi les lointains solennels, Les rails disparaissaient dans l'ombre des tunnels. La gare du village avait des airs hostiles Et les rails allongeaient leur froideur de reptiles. Tout le long de la voie aux feux phosphorescents Les fils du télégraphe où parlent les absents, Chuchotant à distance un rappel aux mémoires, Alignaient dans la nuit leurs fils de harpes noires. Et lorsque le convoi l'eut emportée au loin Je suis resté longtemps, inerte, dans un coin, Dans un coin où le vent attristait sa musique, A me sentir au cœur un mal presque physique, Un mal d'écrasement et d'atroce langueur Comme si tout le train m'eût passé sur le cœur! m LUNE CONSOLANTE S ouvent pendant les soirs d'absence et d'abandon J'ai Contemplé la Lune au visage si bon ; On eût dit dans le ciel une aïeule indulgente Inclinant son beau front que la vieillesse argente, Qui, dans la mort du jour et dans la mort du bruit, En silence écoutait les plaintes de la Nuit ! Et voyant se pencher ce pâle et doux visage Affectueusement sur le grand paysage Je lui disais : O toi, rendez-vous vaporeux, Le rendez-vous des yeux séparés d'amoureux ; Ile du souvenir dans la mer des nuées Où les âmes d'amants qui sont exténuées Se rejoignent de loin dans le soir qui s'endort ; Lune qui réunis comme une cage d'or Les regards éloignés d'un couple qui se pleure Et qui le fais en toi se retrouver une heure, Toi, la blanche Immortelle, oh 1 dis-moi donc combien Ma vierge absente souffre à te regarder bien ! Dis-moi qu'elle est aussi, pleurante, à sa fenêtre ; Dis-moi qu'elle m'appelle aussi ; fais-moi Connaître Tout ce que dans le ciel fait monter son émoi ; Dis-moi qu'elle est encore à te parler de moi En déroulant là-bas ses tresses parfumées..... Mais la Lune a gardé ses lèvres d'or fermées. REFRAIN TRISTE I.'Absence ni le temps ne sont rien quand on aime. Musset. l 'absence ni le temps ! Et cependant c'était — Nous le sentions déjà — c'était la fin du songe, Mais sans nous avouer que le beau vers mentait Nous nous laissions charmer par cet heureux mensonge. L'absence, mort vivante ! oh ! la pire des morts ! Être mort l'un pour l'autre et vivre pour le monde ! La maison est en deuil mais sourit au dehors Par les yeux des carreaux que le soleil inonde. Le temps ! Le temps qui va toujours, jamais lassé ! Mais nous redresserions, vainqueur de toutes choses, Notre amour survivant sur l'avenir glacé Comme un lis immortel dans le décès des roses ! L'ABSENCE l 'absence a fait son œuvre et quand je l'ai revue Elle m'a regardé sans douleur ni remord, Et j'ai cru la sentir, cette calme statue, S'asseoir sur le tombeau de mon bel amour mort. Et quand, pour la reprendre à des ressouvenances. J'ai voulu lui parler des bonheurs d'autrefois, Son cœur fut comme un puits aux vagues résonances Où bientôt se perdit le frisson de ma voix. CHANTEUSE D'OUBLI o ublier ! ce n'est pas sa faute ni la mienne ! Car l'amour n'est vraiment qu'une bohémienne Arrétée un matin devant notre maison Avec, dans ses yeux clairs, tout le vaste horizon Du ciel bleu reflété comme au fil d'une source. La voyageuse va recommencer sa course, Mais, dans un frôlement, ses longs doigts cajoleurs Papillonnent autour de sa guitare en fleurs Dont le manche courbé ressemble au cou des cygnes. Elle a vagabondé sous bois et dans les vignes Et nous chante un moment la chanson d'oublier. Coquette, elle nous tend son rouge tablier Et demande en passant notre cœur pour aumône. Et nous, hallucinés par ses yeux d'anémone Et son costume clair enrichi de festons, Nous ouvrons la fenêtre et nous le lui jetons. Mais voici qu'aussitôt la belle se dérobe, Emportant notre cœur dans les plis de sa robe Pour s'en aller plus loin chanter et mendier Sous le soleil du soir qui va s'incendier ' DOUCEUR DU SOUVENIR S ouvenir ! ô douceur d'un amour qui s'achève ! Souvenir ! ô douceur d'un songe qui n'est plus ! Rappel triste, en marchant, d'anciens vers qu'on a lus Écume de la mer dont s'argente la grève. L'église a disparu, mais la cloche on l'entend ! ■ Souvenir I ô douceur de la convalescence ! Charme de la sourdine et de la réticence Qui font paraître au loin le rythme plus chantant. L'amour fini ressemble à la mélancolie Du soir ; au pied du mont, quand la flore est cueillie, Il ne faut pas plus loin fatiguer ses genoux. Ni trop s'époumonner à monter jusqu'au faite, Car, après tout, l'amour qui mit notre âmë en fête S'il eût été plus long, aurait été moins doux ! CHOSES FATALES L "ai-je vraiment aimée ou n'est-ce qu'un léger Caprice qui m'a fait un moment fleurir l'âme? Ainsi dans les jardins, sous le soleil en flamme, Les floraisons d'avril que le vent fait neiger. Est-ce elle que j'aimais ou l'amour ? que m'importe l Si j'ai senti mon cœur pavoisé d'un drapeau, Si j'ai pendant un jour trouvé le ciel plus beau Et joui des chansons qu'on chantait à ma porte I L'Ame est un palais noir où l'on va tâtonnant ; Où, sans rien pénétrer, on s'ignore soi-même ; Est-cequ'on sait qu'on croit? Est-ce qu'on sait qu'on ai me? Sur le plateau sans fleurs où je suis maintenant Je songe en revoyant la montagne gravie : Est-ce qu'on vit son rêve ou rêve-t-on sa vie ? SEUL "V^ivre comme en exil, vivre sans voir personne Dans l'immense abandon d'une ville qui meurt, Où jamais on n'entend que la vague rumeur D'un orgue qui sanglote ou du Beffroi qui sonne. Se sentir éloigné des âmes, des cerveaux J Et de tout ce qui porte au front un diadème; Et, sans rien éclairer, se consumer soi-même Tel qu'une lampe vaine au fond de noirs caveaux. Être comme un vaisseau qui rêvait d'un voyage Triomphal et joyeux vers le rouge équateur Et qui se heurte à des banquises de froideur Et se sent naufrager sans laisser un sillage. Oh ! vivre ainsi ! tout seul, tous seul! voir se flétrir La blanche floraison de son Ame divine, Dans le dédain de tous et sans qu'aucun devine, Et seul, seul, toujours seul, se regarder mourir! LES ORGUES q uand le soir descendait, le soir attendrissant, Des amants chuchoteurs allaient le long des berges; Des bruits d'orgues venaient des lointaines auberges Et la Lune attristait comme un portrait d'absent. ■ i' Or, ces orgues'pleurant parmi les vapeurs bleues Du brouillard qui semblait l'haleine de la nuit, Ces orgues dont l'espace alanguissait le bruit, C'était la voix dolente et l'âme des banlieues. L'âme des quartiers morts et des pauvres enclos, L'âme éparse du peuple au fond des terrains vagues, Du peuple tristement joyeux, pareil aux vagues Dont l'écume chantante est pleine de sanglots. L'âme des vagabonds, des forains sans asile Et des vieux chiens perdus par les chemins lépreux, Où des flaques d'eau morte ont un air douloureux Comme des yeux crevés d'où le soleil s'exile ! Oh ! ces orgues, le soir, par les lointains faubourgs, Rythmes plaintifs cognant les vitres des lanternes, Et venant consoler, près des mornes casernes, L'âme des déserteurs pleurant dans les tambours! BÉGUINAGE FLAMAND A u loin, le Béguinage avec ses clochers noirs, Avec son rouge enclos, ses toits d'ardoises bleues Reflétant tout le ciel comme de grands miroirs, S'étend dans la verdure et la paix des banlieues. Les pignons dentelés étagent leurs gradins Par où monte le Rêve aux lointains qui brunissent, Et des branches parfois, sur le mur des jardins, Ont le geste très doux des prêtres qui bénissent. En fines lettres d'or chaque nom des couvents Sur les portes s'enroule autour des banderoles. Noms charmants chuchotés par la lèvre des vents : La maison de l'Amour, la maison des Corolles. Les fenêtres surtout sont comme des autels Où fleurissent toujours des géraniums roses, Qui mettent, combinant leurs couleurs de pastels. Comme un rêve de fleurs dans les fenêtres closes. Fenêtres des couvents ! attirantes le soir Avec leurs rideaux blancs, voiles de mariées Qu'on voudrait soulever dans un bruit d'encensoir Pour goûter vos baisers, lèvres appariées ! Mais ces femmes sont là, le cœur pacifié, La chair morte, cousant dans l'exil de leurs chambres Elles n'aiment que toi, pâle Crucifié, Et regardent le ciel par les trous de tes membres! Oh! le silence heureux de l'ouvroir aux grands murs, Où l'on entend à peine un bruit de banc qui bouge, Tandis qu'elles sont là, suivant de leurs yeux purs | Le sable en ruisseaux blonds sur le pavement rouge. Oh ! le bonheur muet des vierges s'assemblant ! Et comme si leurs mains étaient de candeur telle Qu'elles ne peuvent plus manier que du blanc, Elles brodent du linge ou font de la dentelle. C'est un charme imprévu de leur dire « ma sœur » Et de voir la pâleur de leur teint diaphane Avec un pointillé de taches de rousseur Comme un camélia d'un blanc mat qui se fane. Rien d'impur n'a flétri leurs flancs immaculés, Car la source de vie est enfermée en elles Comme un vin rare et doux dans des vases scellés Qui veulent, pour s'ouvrir, des lèvres éternelles! I I Cependant, quand le soir douloureux est défunt, La cloche lentement les appelle à complies Comme si leur prière était le seul parfum Qui pût consoler Dieu dans ses mélancolies ! F Tout est doux, tout est calme au milieu de l'enclos; Aux offices du soir la cloche les exhorte, Et chacune s'y rend, mains jointes, les yeux clos, Avec des glissements de cygne dans l'eau morte. Elles mettent un voile à longs plis; le secret De leur âme s'épanche à la lueur des cierges ; Et, quand passe un vieux prêtre en étole, on croirait Voir le Seigneur marcher dans un jardin de Vierges! I I I Et l'élan de l'extase est si contagieux, Et le cœur à prier si bien se tranquillise, Que plus d'une, pendant les soirs religieux, L'été, répète encor les Ave de l'église. Debout à sa fenêtre ouverte au vent joyeux. Plus d'une, sans ôter sa cornette et ses voiles, Bien avant dans la nuit, égrène avec ses yeux Le rosaire aux grains d'or des priantes étoiles ! VIEUX QUAIS i l est une heure exquise, à l'approche des soirs. Quand le ciel est empli de processions roses Qui s'en vont effeuillant des âmes et des roses Et balançant dans l'air des parfums d'encensoirs. Alors tout s'avivant sous les lueurs décrues Du couchant dont s'éteint peu à peu la rougeur, Un charme se révèle aux yeux las du songeur : Le charme des vieux murs au fond des vieilles rues. 88 - la jeunesse blanc h 13. -' ■' ■ j, ----:—'-r1-;-;-*-:— Façades en relief, vitraux coloriés, Bandes d'Amours captifs dans le deuil des cartouches, Femmes dont la poussière a défleuri les bouches, Fleurs de pierre égayant les murs historiés. Le gothique noirci des pignons se décalque En escaliers de crêpe au fil dormant de l'eau, Et la lune se lève au milieu d'un halo Comme une lampe d'or sur un grand catafalque. Oh ! les vieux quais dormants dans le soir solennel, Sentant passer soudain sur leurs faces de pierre Les baisers et l'adieu glacé de la rivière Qui s'en va tout là-bas sous les ponts en tunnel. Oh ! les canaux bleuis à l'heure où l'on allume Les lanternes, canaux regardés des amants Qui devant l'eau qui passe échangent des serments En entendant gémir des cloches dans la brume. Tout agonise et tout se tait : on n'entend plus Qu'un très mélancolique air de flûte qui pleure, Seul, dans quelque invisible et noirâtre demeure Où le joueur s'accoude aux châssis vermoulus ! Et l'on devine au loin le musicien sombre, Pauvre, morne, qui joue au bord croulant des toits; La tristesse du soir a passé dans ses doigts, Et dans sa flûte à trous il fait chanter de l'ombre. LA PLUIE o h ! la pluie ! oh ! la pluie ! oh ! les lentes traînées De fils d'eau qu'on dévide aux fuseaux noirs du Temps Et qui semblent mouillés aux larmes des années, Oh! la pluie! oh! l'automne et les soirs attristants! Oh ! la pluie ! oh ! la pluie ! oh ! les lentes traînées ! Qui dira la douleur sombre du firmament, Route de cimetière avec d'horribles voiles Où les nuages vont élégiaquement Corbillards cahotant des cadavres d'étoiles. Qui dira la douleur sombre du firmament? la pluie. 9> Dans le deuil, dans le noir et le vide des rues La pluie, elle s'égoutte à travers nos remords Comme les pleurs muets des choses disparues. Comme les pleurs tombant de l'œil fermé des morts Dans le deuil, dans le noir et le vide des rues! La pluie est un filet pour nos rêves anciens! Et, dans ses mailles d'eau qui leur font prisonnières Les ailes, ces divins oiseaux musiciens Meurent très longuement d'un regret de lumières. La pluie est un filet pour nos rêves anciens. Comme un drapeau mouillé qui pend contre sa hampe Notre âme, quand la pluie éveille ses douleurs, Quand la pluie, en hiver, la pénètre et la trempe, Notre âme,'elle n'est plus qu'un haillon sans couleurs Comme un drapeau mouillé qui pend contre sa hampe! ! ■ DIMANCHES orne l'après-midi des dimanches, l'hiver, •Dans l'assoupissement des villes de province, Où quelque girouette inconsolable grince Seule, au sommet des toits, comme un oiseau de fer! Il flotte dans le vent on ne sait quelle angoisse I De très rares passants s'en vont sur les trottoirs : Prêtres, femmes du peuple en grands capuchons noirs, Béguines revenant des saluts de paroisse. Des visages de femme ennuyés sont collés Aux carreaux, contemplant le vide et le silence, Et quelques maigres fleurs, dans une somnolence, Achèvent de mourir sur les châssis voilés.^ Et par l'écartement des rideaux des fenêtres Dans les salons des grands hôtels patriciens On peut voir, sur des fonds de gobelins anciens, Dans de vieux cadres d'or, les portraits des ancêtres. En fraise de dentelle, en pourpoint de velours, Avec leur blason peint dans un coin de la toile, Qui regardent au loin s'allumer une étoile Et la ville dormir dans des silences lourds. Et tous ces vieux hôtels sont vides et sont ternes ; Le moyen âge mort se réfugie en eux ! C'est ainsi que, le soir, le soleil lumineux Se réfugie aussi dans les tristes lanternes. O lanternes, gardant le souvenir du feu Le souvenir de la lumière disparue, Si tristes dans le vide et le deuil de la rue Qu'elles semblent brûler pour le convoi d'un Dieu. Et voici que soudain les cloches agitées Ébranlent le Beffroi debout dans son orgueil, Et leurs sons, lourds d'airain, sur la ville au cercueil, Descendent lentement comme des pelletées ! BROUILLARD M on Ame, je voudrais te faire souvenir Du beau soir vaporeux, du soir de l'autre année, Du soir dont nous aimions la verdure fanée Avec l'amour qu'on a pour ce qui va finir. Tappelle-toi l'étang du parc avec son île Formant comme un navire à l'ancre, enguirlandé De feuillage, où le clair de lune avait brodé son diaphane et mobile. <)6 la. jeunesse blanche. . . ! ___■ • Rappelle-toi ce clair de lune si troublant! On eût dit dans le ciel un visage d'aïeule Qui te disait d'aimer, de ne pas vivre seule Et qui te souriait de son sourire blanc. O soir d'automne! ô nuit d'amour! heure divine! Au parc seigneurial, l'évanouissement Des arbres s'achevait mélancoliquement Dans le brouillard subtil comme une cendre fine. Paysage alangui! Sentimental décor ! Dont le vague évoquait ta Féerie, ô Shakespeare! Et le Robin des Bois de Weber où soupire Toute une douleur d'âme en des appels de cor! Dans l'air s'éparpillait l'humide éclaboussure D'un jet d'eau qui laissait, sous le grand ciel blafard S'égoutter son sang pâle à travers le brouillard -Comme si l'ombre blanche avait une blessure. On ne sait quel encens d'occultes encensoirs Traînait sous le feuillage une vapeur bleuâtre, Et l'on eût dit qu'au loin des escaliers d'albâtre Entraînaient un cortège à de blancs reposoirs. Les chemins s'emplissaient de vagues mousselines, Les arbres n'étaient plus qu'un rêve aérien ; On voyait tout se fondre, on n'entendait plus rien Que des bruits de musique arrivant des collines, De musique très lente et d'un rythme affligeant, Comme si l'on chantait des absoutes de vierges Où tout, le catafalque et la cire des cierges, Serait d'un blanc de neige avec des pleurs d'argent. Et cette impression funèbre était si forte Dans le vent automnal et dans l'air indistinct Qu'à voir la Lune pâle et son regard éteint O mon Ame, j'ai cru que la Lune était morte ! DANS LES BANLIEUES Pas d'amour! cruelle ironie ! Car là-bas les jeunes amants S'en vont dans la rose agonie Du jour, échangeant des serments! Ils reviennent de la campagne Avec des touffes de lilas Dont le parfum les accompagne ; Ils vont d'un air heureux et las. Devant l'eau jaunâtre et malade Ils s'accoudent aux garde-fous Pour suivre la verte enfilade Des vieux saules dans les remous. Pensifs de la joie en allée, Ils se pressent les mains plus fort, Songeant que la plus douce allée Les achemine vers la Mort ! II Pas d'amour, malgré ma jeunesse I Sans qu'aucune avec sa douceur Vienne atténuer ma tristesse Et mon idéal obsesseur. Seul s'en aller, faisant des lieues A pas douloureux, à pas lents, Pour entendre dans les banlieues Chanter de.s chanteurs ambulants. Seul écouter, sous les lanternes Dont les faubourgs sont étoilés. Pleurer les tambours des casernes Que des crêpes d'ombre ont voilés. Seul regarder le crépuscule Où monte le geste agrandi D'un vieux moulin qui gesticule Dans cette fin d'après-midi! J'ai la nostalgique pensée, Jugeant tout amour décevant, Que mon unique fiancée Est décédée encore enfant. Qu'elle est morte dans sa chambrette, Qu'elle est morte au temps des rosiers, Et que depuis je la regrette Au fond des soirs extasiés. Parmi de mornes paysages Dans les faubourgs de la cité, Je cherche sur tous les visages Son fin profil ressuscité. Et quand je reviens vers la ville Où tombe le soir émouvant, Et que le croissant d'or s'effile, Je crois l'y voir pâle et rêvant. Dans la gondole de la Lune Elle vogue en costume clair, Tandis que je meurs de rancune En bas, comme au fond d'une mer! LES CLOCHES J e songe à d'anciens soirs, lorsque le vent du nord Sonnait du haut des tours tel qu'un veilleur qui corne, Et couvrait de brouillard le soleil jaune et morne Comme d'un blanc suaire un visage de mort. L'air était glacial ; on sentait les approches De l'automne où s'en vont les feuilles dans le vent ; Et, pareille aux clameurs d'oiseaux se poursuivant, On entendait passer la voix d'airain des cloches. L'une disait : « Tes sœurs, voilà déjà quinze ans, Sont mortes; leurs tombeaux n'ont plus de roses neuves. » Une autre gémissait : « Priez pour quatre veuves; Hier quatre marins sont morts sur les brisants! » Une autre encor disait : « On vient d'abattre l'arbre Dont le bois doit servir à faire ton cercueil. » Puis une autre : « Vivants, pourquoi tout cet orgueil? La chair est une argile et les cœurs sont du marbre. » Une cloche pleurait dans l'air endolori : « Il aimait une femme aussi fausse qu'impure ; Mais elle avait grand air dans son col de guipure. Un soir, il se tua pour elle. Elle en a ri !... » Une petite cloche au travers de la brume Chantait: « Les enfants morts sont bienheureux; et j'ai Le soupçon qu'au printemps, quand ils ont voyagé, Leurs âmes ont l'odeur dont le vent se parfume. » D'autres disaient encor : « Oh ! les cœurs transpercés Les âmes se cherchant en fuites éternelles !... » Et ces rumeurs, comme un appel de sentinelles, Montaient lugubrement des clochers dispersés! PROCESSIONS Blanches processions, si blanches, si gothiques, Dans ma Flandre natale, au temps des Fêtes-Dieu ! Blanches comme on en voit, sous un ciel calme et bleu, Emplir de leur lenteur les lointains des triptyques. Si lentes, dans le bruit des cloches s'animant, Le bruit des carillons et des cloches bénies Qui semblaient tout au loin répondre aux litanies Et mener le cortège au fond du firmament. ioô la jeunesse blanche. Si lentes à marcher sur les herbes coupées Qui revivaient un peu sous le vent approchant Des cantiques latins dont le grave plain-chant Mélancolisait l'air avec ses mélopées. Si lentes ! on voyait dans les beaux soirs tombants Des étendards brodés de roses symboliques, Et les châsses d'argent où dorment des reliques Et des agneaux pascals pavoisés de rubans. Puis s'avançaient, parmi le frisson des bannières, Tous les enfants de chœur, dans leur rouge attirail, Aux cheveux de missel, aux robes de vitrail, Comme dans un parfum d'indulgences plénières. Des Madones, le cœur traversé de couteaux, Avec leurs manteaux bleus, aux yeux de pierreries, Émergaient au milieu des longues théories Et souriaient debout, sur leurs grands piédestaux. Des groupes recueillis de pâles orphelines Tristes, portaient des lis comme les âmes d'or De leurs parents défunts qui reviendraient encor Pour frémir dans leurs mains dévotes et câlines. Là, l'Église Souffrante en voiles violets ! Puis les martyrs chrétiens portant de grandes palmes Avec les bienheureux du Paradis si calmes Qui glissent sous leurs doigts les grains des chapelets ! L'Église Triomphante est soudain apparue En rose, tout en rose, en tulle rose et clair, Couleur de renouveau fleuri, couleur de chair, Comme un lever d'aurore incendiant la rue. Puis voici les abbés en dalmatiques d'or, Les chançines songeurs dans leurs camails d'hermine, Tout un cortège grave et lent qui s'achemine Dans le silence doux du beau jour qui s'endort. Et tout là-bas, parmi les bleuâtres traînées Du liturgique encens qui parfumait le soir, Devant le baldaquin où luisait l'ostensoir, Les encensoirs volaient, mouettes enchaînées ! Et l'évêque, debout sur le peuple chrétien, Crosse en main, mitre en tôte, élargissait ses gestes, Comme un semeur jetant, pour les moissons célestes, Les graines du Seigneur dont il était gardien. Les musiques, les bruits de clochettes, les Vierges, S'éloignaient lentement aux feux des chandeliers Comme si tout au loin de vagues escaliers Les eussent entraînés par des rampes de cierges. Et, dans l'éloignement, des lambeaux d'oraisons Revenaient émouvoir les foules obsédées, Et des adieux d'encens ou de fleurs décédées Se traînaient dans le vent avec de bleus frissons ! Ainsi mon Ame! Ainsi mon Enfance perdue ! Mes amours, mes désirs avaient leurs reposoirs, Leurs convois blancs marchant dans un bruit d'encensoirs Et leur dais d'argent neuf pour la Vierge attendue. Mais la procession n'a chanté qu'un moment Et mon Ame n'a plus dans le noir de ses rues Qu'une foule grouillante et d'absurdes cohues De Rêves qui s'en vont'mélancoliquement ! L'EAU QUI PARLE Dites, avez-vous remarqué, Vous les amants du Soir moroses, Quand vous allez, le long d'un quai, Pleurant l'exil des soleils roses, Quand vous allez par les temps gris, Vous les songeurs, les taciturnes, Ouvrir un peu vos yeux aigris A des paysages nocturnes, Quand, accoudés aux parapets, La brise, si peu qu'on la sente, Vous rend du rêve et de la paix Par sa douceur rafraîchissante, Avez-vous vu, quand sur les ponts Debout dans leur orgueil de pierre, Vous entendez à petits bonds Chevaucher l'eau de la rivière, Dites, avez-vous remarqué Combien l'eau se plaint et frissonne Et demande aux parois du quai Pourquoi le granit l'emprisonne. C'est vrai qu'avec des soins pieux La nuit, comme au cou d'une amante, Met ses bijoux silencieux Sur cette eau qu'un regret tourmente, Les beaux bijoux des astres d'or, Mais ce luxe du ciel, qu'importe ! Et la rivière pleure encor Parce qu'un sort fatal l'emporte, la jeunesse blanche. l'eau qui parle. iii Et qu'elle fuit à tout moment, Contrainte et brisée en des marches Promptes inexorablement, Malgré l'effort des grandes arches ! Et toute seule dans son lit L'eau semble amoureuse et s'étire Sous la lune qui l'appâlit, Et, comme une femme, elle attire. Mais elle veut de fiers amants! Elle a des paroles mouillées Et chuchote, avec des serments, Qu'ils s'en iront sous les feuillées. Qu'ils s'en iront au bon soleil Chercher au fond delà campagne Un pacifique, un long sommeil Qu'un rêve de fleurs accompagne !... Et parfois des poètes doux Que la voix de l'.eau triste appelle, Escaladent les garde-fous Pour aller dormir avec elle. LES JOURS MAUVAIS. A Emile Verhaeren. LA MORT DE LA JEUNESSE hacun voit arriver des jours de deuil profond Où sa Jeunesse blanche est à jamais finie Et chuchote en pleurant des adieux d'agonie Avec le geste doux des aimés qui s'en vont. Des fermoirs d'éternel silence ont clos sa bouche, Mais tandis qu'on l'a mise en terre, tristement, Dans la maison de l'Ame — après l'enterrement — Comme on se trouve seul, douloureux et farouche. On sent qu'on a perdu tout le meilleur de soi ! C'est elle, la Jeunesse aux yeux noyés d'extases, Qui mettait des bouquets de lis dans tous les vases. Voici les Passions qui vont faire la loi, Servantes à la voix impérieuse et forte Qui grognent en usant les robes de la morte 1 LES SOLITAIRES C^)uand j'entends un amant trahi qui se lamente, Qui maudit le printemps pour un arbre sans nid, Qui trouve l'amour faux puisque fausse est l'amante Comme un soleil qu'on voit par un vitrail terni, Quand il s'enferme seul, les longs soirs de novembre, Brûlant tout : des cheveux, des lettres, des sachets, Et que des rais de pluie aux vitres de sa chambre Viennent appesantir leurs douloureux archets, Quand, sur la trahison, la tendresse l'emporte Et que, pour oublier ce soudain abandon, Il s'en va dans la nuit rôder devant sa porte Pour envoyer vers elle un essai de pardon, Alors je songe à ceux, — les plus las, les plus tristes ! — Qui n'ont jamais connu la douceur d'être amant ; Les mendiants d'amour, les mornes guitaristes Qui sur le pont du Rêve ont chanté vainement. Ils ont été, pleurant, par les quartiers infâmes Où claquaient aux châssis des linges suspendus, Ils ont été rôdant et fixant sur les femmes Des regards suppliants comme les chiens perdus. Parfois dans une rue assoupie et déserte Rêvant des amours blancs, des échanges d'anneau, Ils regardaient longtemps une fenêtre ouverte 'où tombait dans la rue un chant de piano. D'autres fois ils allaient aux saisons pluviales Attendre, sous la flamme et l'or des magasins, Le groupe turbulent des ouvrières pâles Dont la bouche bleuie a le ton des raisins. Pauvres cœurs méconnus, dédaignés par les vierges ! Où seule maintenant la bande des Désirs S'installe pour un soir comme dans des auberges Et salit les murs blancs à ses mornes plaisirs. Oh ! ceux-là je les plains, ces veufs d'épouses mortes Qu'ils aimèrent en rêve et dont ils n'ont rien eu, Mais qu'ils croient tous les jours voir surgir à leurs portes, Et dont partout les suit le visage inconnu. Oh ! ceux-là je les plains, ces amants sans amante Qui cherchent dans le vent des baisers parfumés, Qui cherchent de l'oubli dans la nuit endormante Et meurent du regret de n'être pas aimés ! « Mesbras veulent s'ouvrir—« Non ! Étreinsles nuées ! — — « Je suis seul! c'est l'hiver! et je voudrais dormir Sur les coussins de chair des gorges remuées ! » — Ton âme n'aura pas ce divin souvenir. Le Solitaire part à travers la bourrasque ; Il regarde la lune et lui demande accueil, Mais la lune lui rit avec ses yeux de masque Et les astres luisants sont des clous de cercueil. Alors il intercède : « O vous les jeunes filles Venez donc! aimez-moi! mes rêves vous feront Des guirlandes de fleurs autant que les quadrilles... » Elles répondent : non ! et lui part sous l'affront. « Vous, mes soeurs, ô pitié ! vous les veuves lointaines, Qui souffrez dans le deuil et dans l'isolement ! Mes larmes remettront de l'eau dans vos fontaines, Et votre parc fermé fleurira brusquement... » Non encor! — « Vous du moins les grandes courtisanes Portant dans vos cœurs froids l'infini du péché, Mes voluptés vers vous s'en vont en caravanes Pour tarir votre vice ainsi qu'un puits caché... » Mais leur appel se perd dans la neige et la pluie ! Et rien n'a consolé de leur tourment amer Ces martyrs d'idéal que leur grande âme ennuie Et qui vivront plaintifs et seuls — comme la mer ! RENDEZ-VOUS TRISTES Oh t l'insipidité des rendez-vous maussades Qu'on se donne, en hiver, dans un faubourg lointain, Aux fins d'après-midi, lorsqu'entre les façades De rares coins de ciel sont couleur de l'étain. La femme qu'on attend dans la boue et la pluie On sent bien que pour elle on n'a guère d'amour Et qu'elle est tout au plus dans l'âme qui s'ennuie La lampe qu'on allume après la mort du jour 1 Le soir triste descend, tandis que les gouttières Sanglotent, et tandis que de grands corbillards Élégiaquement, vers les blancs cimetières, Leurs lanternes en feu, s'en vont dans les brouillards. On tombe tout à coup à des mélancolies Si mornes, qu'on voudrait s'en retourner chez soi Ou bien dans une église où l'on chante complies Entrer et raccrocher des lambeaux de sa Foi ! Et voici qu'on allume au loin les réverbères — Non ! on ne l'aime pas, celle qui doit venir! — Et voici que là-bas les vices impubères S'accouplent dans le noir que le gaz va jaunir. On voudrait s'enfuir vite et rentrer dans sa chambre, Avec des haut-le-corps, quand on songe au roulis Des fiacres cahotant, dans le froid de novembre, Des amours de hasard sous leurs rideaux salis ! Oh ! les baisers furtifs dans l'ombre des impasses ! Tout le passé revient : les mobiliers d'hôtel, Les noms prostitués égratignant les glaces, Et l'on songe en pleurant que le cœur devient tel, mèmmzmzm ANALYSE Hélas ! c'est bien fini les anciennes candeurs Candeur d'aimer, candeur de croire, Et candeur d'espérer en son âme d'ivoire Immortaliser les odeurs C'est bien fini l'orgueil de dominer les foules Comme une église, le clocher ! Et d'être un grand Poète ardent pour chevaucher Le vent, les nuages, les houles ! 124 LA jeunesse blanche. C'est bien fini l'espoir d'un long amour, pareil A la marche en fleur d'une allée Qui pèlerine au loin et qui s'en est allée Jusqu'au seuil rouge du soleil. Fini ! c'est bien fini, ma simple Ame fervente Ma belle Ame du temps défunt, Qui savait aspirer la douceur d'un parfum Sans avoir peur qu'il ne s'évente. Qui se penchait, ravie et libre de remords, Sur un plant de roses voisines Sans se dire que leurs invisibles racines Percent la terre où sont les morts. On s'éprend désormais d'étranges nostalgies : Haïr le noir, tacher l'azur, Car tandis qu'on s'excite à séduire un cœur pur On est chaste dans les orgies. Oh ! l'âme inconséquente et les nerfs détraqués ! Marins rêvant de longs voyages Et qui sitôt en mer, parmi les blancs sillages, Ont le rappel des anciens quais. analyse. 125 On croit ne plus souffrir que sa Foi soit éteinte, Encensoir qui n'a plus de feu, Mais on sent tout à coup le grand regret d'un Dieu Quand une cloche, le soir, tinte ! L'AME DES BONS L'ame des bons, fragile et douce étrangement, Ne veut pas croire à des trahisons incessantes Et qu'il faille toujours douter des voix absentes Et voir sur toute lèvre un silence qui ment. Les bons, ceux qui n'ont pas la science de vivre ! Pauvres âmes, en qui le moindre mot aimant Résonne en frissons d'or et tinte longuement Ainsi qu'une humble aumône au fond d'un tronc de cuivre. l'ame des bons. 127 Les bons, ceux qu'un navire en allé, tout là-bas, Au bout de l'océan, le soir, mélancolise ; Les bons qui, sans croyance, entrent dans une église Et rient aux amoureux qu'ils ne connaissent pas. Les bons que n'ont frôlés ni l'orgueil, ni l'envie, Qui conservent tout blanc leur manteau baptismal, Et, sans en être atteints, vont marchant dans le mal Et racontant au ciel leur ennui de la vie. Les bons dont l'énergie, hésitante à vouloir, Cache son arme vaine aux yeux qui les regardent, Car c'est un poignard d'or damasquiné — qu'ils gardent Dans un mélancolique étui de velours noir. Les bons tout en douceur, les bons tout en faiblesse, Un peu femmes, un peu enfants, ne voulant pas Diminuer leur rêve en d'infimes combats, Sachant que le silence est la seule noblesse. Les bons dont la grande âme est comme un puits profond : Des passantes d'un jour, avant que l'eau ne gèle, Viennent l'une après l'autre au bord de la margelle Y voir leur beau visage étinceler au fond. D< Couleur de voir une par une Les fleurs de sa jeunesse en fuite dans le vent, Et de les voir tomber sur le gazon mouvant Comme des larmes de la Lune. Douleur de voir diminué Son patrimoine ancien d'espérance et de rêve, Et d'être un grand oiseau perdu sur une grève Qui bat de l'aile, exténué ! J Douleur d'avoir appris la vie, De ne plus croire à rien des choses qu'on rêva, Et de ne plus savoir vers quel soleil on va Sur la pente qu'on a gravie. Douleur, la plus grande douleur ! Éternelle douleur de douter de soi-même, Et d'ignorer toujours si l'Art béni qu'on aime Couronnera votre pâleur. Devant les belles jeunes vierges Douleur de se sentir incapable d'aimer, Et de n'être plus chaste et digne d'allumer Ses désirs purs comme des cierges. Douleur dans les jardins le soir, Quand elles vont rêvant à leurs amours prochaines Et que leur âme en fleur monte à travers les chênes Avec des parfums d'encensoir, Douleur de se sentir indigne Et qu'au lac de son cœur sali, bourbeux, obscur, Jamais ne flottera dans des frissons d'azur, L'innocence d'un pareil cygne! Oh ! soi-même redevenir L'homme candide et bon de son adolescence, Et, rentrant dans son cœur comme après une absence, Recommencer son avenir 1 AMOURS INQUIETES T ous les escaladeurs de ciel et de nuées, Tous les porteurs de croix, tous les voleurs de feu Qui vont vers la lumière à travers les huées, Cherchent dans un regard l'infini du ciel bleu. Quel que soit leur Calvaire, il leur faut une femme ! Parfums de Madeleine, oh ! tombez sur leurs pieds ! Linge de Véronique, approchez, comme une âme, Pour garder dans vos plis leurs masques copiés. Combien s'en vont tout seuls dans de froids paysages Grandis par la chimère ou cassés par l'affront! Linge de Véronique, étanchez leurs visages, Car s'ils vont s'y plaquer, c'est la couronne au front! II Oh! bonheur! Rencontrer .une autre âme touchante Qui dans votre abandon vous donne un peu d'amour, Et, tous deux enlacés dans la nuit approchante, Causer d'éternité devant la mort du jour ! Ivresse de goûter la sourdine de l'heure, Ivresse d'être deux, qu'on veut diviniser En mêlant tout un soir, malgré le vent qui pleure, Des lèvres qui déjà ne sont plus qu'un baiser ! Et dans ce clair-obscur, les douloureux poètes Interprètent leur âme et commentent leurs vœux Et ce sont des miroirs où se mirent leurs têtes Pour voir confusément se mêler leurs cheveux. Comme d'une brûlure, ils ont peur de la lampe Où leur songe de neige aurait bientôt fondu, Et l'insecte blessé de la parole rampe, Et l'on ne dit plus rien, sans savoir qu'on s'est tu!. Parfois en plein amour on a rompu le charme; On se blesse, on s'afflige involontairement, Ainsi que des enfants jouant avec une arme, Et l'on se fait beaucoup de mal tout en s'aimant. On souffre quelques jours ; puis, vaincu par l'absence, On cherche à se revoir dans un faubourg lointain; Mais on sent dans sa voix comme une réticence, Et l'on sent dans son cœur quelque chose d'éteint. On va par la grand'route où des brouillards opaques Amassent du mystère à l'horizon qui fuit, Tandis qu'au loin de grands oiseaux élégiaques Sur leurs ailes de. deuil apportent de la nuit! Et tous deux, tristement, sentent que quelque chose Quelque chose de doux est mort, bien mort en eux, Que c'est leur pauvre amour, leur enfant frêle et rose, Et qu'il est mort du mal des enfants trop heureux! Qu'ils s'en vont maintenant le mettre dans sa tombe Comme dans de l'ouate un cadavre d'oiseau ; Car depuis le matin beaucoup de neige tombe Et sa fosse aura l'air d'un calme et blanc berceau. On s'attendrit; la femme a de vagues reproches En disant à mi-voix comme on s'aimait jadis ; Et douloureusement, de très lointaines cloches Dispersent dans le soir quelques De Profundis. I V Mangeant des larmes et du vent On va toujours, par la grand'route ; On s'aime encor, on pleure, on doute... Oh ! si l'amour était vivant ! Comme la neige est abondante ! Elle est silencieuse. On peut Lui confier tout ce qu'on veut ; C'est une sûre confidente Qui n'a jamais rien répété, Gardant comme une blanche idole Le secret du vain bruit frivole Que deux lèvres ont chuchoté. _ On avance encore. Il fait morne; Les maisons dans le vent du nord Ont l'air d'avoir chacune un mort... Un garde-barrière, au loin, corne ! Et le convoi noir en passant Avec ses vitres allumées Arbore au milieu des fumées Comme des linges pleins de sang. Par la plaine mourante et nue Il s'éloigne, d'un air fatal ; Et son hurlement de métal Dans l'ombre immense s'atténue. Ses fanaux rouges dans le soir Pâlissent bientôt et trépassent... C'est ainsi que nos amours passent : Convois de feu sur un fond noir ! ENNUI DE VIVRE C^uand de pâles amants, l'extase étant finie, Ont la sensation d'une heureuse agonie Et qu'éveillés à peine et doucement brisés Ils sentent un vol blanc d'immatériels baisers, Si l'aube envahissante à ce moment pénètre C'est comme une faux d'or à travers la fenêtre Coupant les blés du rêve et les fleurs du plaisir ! Et quand le couple triste a pu se ressaisir Il songe, en entendant le bruit vain de la rue, Qu'il faudra de nouveau rentrer dans la cohue, Tandis qu'on est amer, coudoyer des gens gais, Étreindre un peu de vent dans ses bras fatigués, Récrire encor son nom sur les pages du livre, Qu'il faudra de nouveau recommencer à vivre ! Et soudain, comme épris d'un rêve illimité, Eux qui veulent, vivants, vivre d'éternité, Les amants délicats que le jour effarouche Dans un nouveau baiser ont rapproché leur bouche Pour ne pas revêtir leurs manteaux, lourds d'ennui, Et, fermant les rideaux, ils refont de la Nuit ! mmmm&m DÉGOÛT L'héroïsme, la foi, l'enthousiasme fier Tous ces riches métaux qui dormaient dans mon âme, Je ne les aurai pas chauffés de rouge flamme Pour en battre au soleil des armures d'or clair. Les songes sont éteints qui hantaient ma mémoire : Les noces, les berceaux balancés, les enfants, Et le peuple escortant, par les soirs triomphants, Les poètes pensifs qui marchent dans leur gloire ! dégoût 141 Car la foule a fermé ses yeux aux vers si beaux Comme des yeux d'aveugle aux étoiles tranquilles, Pour voir les histrions publics, maîtres des villes, Qui taillent leurs habits de clowns dans nos drapeaux. Mais laissons la Bêtise écumer sur la plage I Bien au'un temps soit tragique où les Cœurs, les Esprits, N'ont que l'activité du rêve et du mépris Et planent, dédaigneux de s'ouvrir un sillage! Ce sont les goélands, songe blanc de la mer, Vers qui cherche à monter l'insulte des écumes ; Mais dans leur vol épars la chute de leurs plumes Tombe comme un pardon sur l'océan amer. PÉCHÉ I Péché! Tentation du soir! Chairs profanées, Lampe éteinte où ne brûle aucun reste de feu, Lèvres ne sachant plus les douceurs de l'aveu Et s'effeuillant pour tous comme des fleurs fanées. Chambres de volupté, rouge et flambant décor Dont les miroirs profonds redisent la féerie, Alcôves où la chair lamentable et fleurie Offre son plaisir rose et nu sur des fonds d'or. O baume du Péché ! courtisanes menteuses, Muses des soirs mauvais, versant des élixirs Qui sont entremetteurs d'amour et de désirs Et du Champagne blond aux mousses chuchoteuses. Douceur des seins s'offrant comme un coussin moelleux Où reposer sa tête endolorie et pâle Quand l'ivresse, à travers les vins couleur d'opale, Fait surgir des lits d'or sous de grands rideaux bleus. Et vers ces lits profonds, baignés d'odeur légère, On marche, halluciné par des fantômes nus, Et l'on va demander, dans des bras inconnus, La minute d'oubli d'une mort passagère !. Oh ! dormir ! oublier tout ce qui peut mentir ! Les lèvres et les yeux, amante ou fiancée ! Étouffer les coups d'aile aux murs de sa pensée Et calmer peu à peu la douleur de sentir. C'est comme qui dirait une agonie heureuse ! On divague, on s'endort dans un énervement Et les choses au loin flottent confusément Dans l'aube du sommeil fragile et vaporeuse ! Et vaincu, tout un soir, dans l'ombre, sans flambeau, On enlace une chair que le spasme importune, Triste comme les morts caressant sous la Lune L'ange de marbre blanc couché sur leur tombeau ! Mais quel retour navré dans le matin vermeil Avec le grand dégoût d'une nuit de débauche, Quand, parmi les rumeurs du plein jour qui s'ébauche, L'Ame aussi s'ensanglante aux flèches du soleil ! On va comme un voleur qui s'esquive et se sauve Ne regardant personne et longeant les murs gris ; On sent encor sur soi de la poudre de riz Et le reste obsédant des senteurs de l'alcôve. Il semble qu'on épande une odeur de péchés 1 Et dans le brouillard pâle où meurent les lanternes Les passants matineux plaquent des ombres ternes Comme des remords noirs au cœur des débauchés. péché. '45 Et dans l'éloignement, sous les lueurs accrues Qui percent peu à peu l'horizon morne et lourd, Les premiers omnibus avec un fracas sourd Passent en cahotant le silence des rues. Et machinalement, par un instinct secret, On va vers les maisons des cruelles amantes Dont les volets fermés ont des douceurs calmantes Et la'honte n'est plus qu'un douloureux regret. On leur fait, sans les voir, des gestes de reproches Avec l'espoir prochain d'un amour partagé Tandis que tout là-bas, dans le ciel affligé, S'adoucit par degrés la tristesse des cloches ! L'EAU QUI PARLE C^uand le poète las s'est enivré de vin Pour échapper un soir à son tourment divin, Et qu'il va seul, le long des quais couverts de câbles, Écouter l'eau qui parle en humides vocables, Le fleuve s'allongeant est comme un corps épris De femme qui le veut pour amant à tout prix ; Car l'eau sombre, où le ciel étoilé se reflète, Semble avoir fait pour lui sa nocturne toilette, Enroulant à son cou les astres par milliers Comme d'étincelants et somptueux colliers; Et les rayons de lune ouverts en chevelure Épandent cur son lit leur vivante brûlure Où le croissant s'enfonce ainsi qu'un peigne d'or. l'eau qui parle. 147 Et telle elle apparaît dans le soir qui s'endort, Grande Prostituée aux formes désirables Dont la couche s'entr'ouvre à tous les misérables : Va-nu-pieds, loqueteux, ivrognes, débauchés, Filles-mères portant le poids de leurs péchés, Assassins qui s'en vont vers sa froideur qui bouge Dans l'espoir d'y laver leurs taches de sang rouge, Artistes dédaignés aux tragiques profils Dont un coup de folie a mêlé tous les fils Qui tournent dans la tête aux fuseaux blancs du rêve. Tous elle les attire, elle les veut, sans trêve ! Encor! Toujours 1 Encor! Des amants! Des amants ! Et, fausse, elle leur fait de sensuels serments Qu'ils s'en iront bien loin, ses amoureux cadavres, Voyager dans les mers, dans les ports, dans les havres, Sentant ses baisers froids — si froids qu'ils brûleront — Passer toujours sur eux, sur leur bouche et leur front ; Et l'eau pour les avoir dans sa couche profonde Entre-bâille soudain, comme un peignoir, son onde A tous les douloureux, à tous les détraqués, Et leur tend les grands bras de pierre de ses quais ! MÉLANCOLIE DE L'ART. A Edmond Picard. REFUGE DANS L'ART Puisque l'Ennui suprême a plissé tous les fronts, Puisque rien d'héroïque et rien d'incorruptible N'est plus resté debout au-dessus des affronts Et que l'Idéal meurt, le front sur une Bible, Puisque sont morts aussi les dieux qu'on écoutait Quand les vents de la Grèce apportaient leurs oracles, Puisque Jésus lui-même en son ciel bleu se tait Et semble avoir perdu la foi dans ses miracles, Puisque la nudité de la Femme est pour nous Un temple violé sans charme et sans surprise Et qu'au lieu d'y plier en tremblant nos genoux Nous l'allons traversant d'un geste qui méprise, Puisque les grands, les purs sont dédaigneux d'agir Et seraient lapidés s'ils en tentaient l'épreuve, Sans pouvoir sur les fronts de la foule élargir Le drapeau frissonnant de leur parole neuve, Puisque c'est bien fini, puisqu'à présent encor — Indice indénié des temps de décadence — Devant la monstrueuse Idole au ventre d'or, Comme au temps d'Israël, le peuple chante et danse, Puisque c'est bien ainsi, résignez-vous, les coeurs ! Car il vous reste l'Art, temple aux portes bénies, Monument de refuge où de rares liqueurs Font aux songes blessés de calmes agonies. L'Art, asile de l'âme, où les bonheurs rêvés, Les orgueils, les amours brèves de la jeunesse Vont se coucher, la tète en sang, les yeux crevés, Côte à côte, dans les lits blancs de la tristesse. refuge dans l'art. ij} Aux chevets de l'antique et durable hôpital Voici, pour adoucir leur fièvre ou leur phtisie, Pour les aider à vivre et pour tromper leur mal. Voici la Sœur Musique et la Sœur Poésie. Bonnes sœurs assistant les désirs survivants, Leur récitant le soir des vers et des légendes, Ou déroulant pour eux, avec leurs doigts fervents, Des rythmes combinés en de roses guirlandes. Bonnes sœurs leur montrant, pour leur rendre l'espoir, Le Chef-d'œuvre rêvé, beau des douleurs divines, Qui, comme un crucifix tout en or sur fond noir, Leur tend les bras de loin sous un bandeau d'épines!.. L'IDÉAL Les écoliers joueurs dans le calme des classes Pour voler les rayons du soleil émergeant Enchâssent dans leurs doigts, comme un piège d'argent, Des débris lumineux de miroirs et de glaces. Et — comme d'une cage ouverte — ont voleté Des rayons, oiseaux d'or qui traversent les vitres, Et partout, sur les murs, les tableaux, les pupitres, On les voit dépliant leurs ailes de clarté. Idéal! ô soleil par delà les nuées Vers qui nos formes d'art, vainement remuées, Tendent avec orgueil leurs fragiles miroirs. Dans des ciels reculés, il a déçu nos rêves Car nous n'en projetons que quelques lueurs brèves Sur les murs de la vie immuablement noirs! ART PUR Est-il vrai que le Vers doive vêtir l'armure Et, quittant le manoir où son orgueil le mure, Doive, tel qu'un soldat amoureux des clairons, Marcher dans la bataille humaine, entrer en lutte, Et, laissant aux loisirs du camp les airs de flûte, Faire sonner au vent, comme des éperons, Les rimes d'or sur le pavé des strophes fières ? — Non ! le Vers doit pleurer, escorter les civières Où les corps sont pareils à des lis teints de sang. Il faut que pacifique, humble, compatissant, Il aille, dédaignant la bataille futile. Mais prenant en pitié les faibles qu'on mutile Et ceux qui sont rompus d'avoir longtemps lutté, Le Vers, avec des airs de Sœur de Charité, Leur portera le soir, par la plaine assoupie, Des mots doux, des mots blancs, comme de la charpie I SOLITUDE Haut-il fixer toujours ses yeux mélancoliques Tel qu'un prêtre pensif — sur les choses de l'Art, Tel qu'un prêtre qui reste agenouillé très tard Dans son église froide, à veiller des reliques? Faut-il laisser fleurir les fleurs dans son jardin Pour conquérir la gloire à travers les risées ; Faut-il laisser passer l'Amour sous ses croisées Et perdre un bien réel pour un rêve incertain ? Faut-il se murer vif et s'empêcher de vivre ? Et, comme en une forge en feu, faut-il verser Tous les métaux de l'âme au creuset de son livre ? — Vis seul. C'est un temps dur d'épreuve à traverser, Mais fais ce sacrifice à ta sublime envie : Pour vivre après ta mort, sois donc mort dans la vie ! RENONCEMENT jL oin des villes, des quais, des marchands et des grèves, Mon vaisseau revenu des plus lointains climats, Pour que rien ne se mêle aux songes de ses mâts S'isole dans la mer qui respecte ses rêves. Aucune cargaison n'en a rempli les bords, 11 n'a jamais connu le feu des abordages, Et met tout son orgueil à laisser ses cordages Reposer sur le pont comme des serpents morts ! Mon navire inutile et superbe sommeille, Sans que jamais pour un trafic il appareille Vers quelque port lointain entrevu dans le soir. Et seul, sans matelots, ayant cargué ses voiles, Il dérive au milieu d'un mirage d'étoiles Dans une mer propice à son grand nonchaloir ! e dis comme le Christ au Jardin des Olives : « O Seigneur, mon âme est triste jusqu'à la mort ! » Ayant beaucoup souffert, je n'ai pas de remord, Quand je trouve, le soir, que mes mains sont fautives. Parfums de Madeleine, où vous répandez-vous? Il est enfui le temps où ma belle Jeunesse Passait — comme Jésus monté sur une ânesse Et sentant des rameaux caresser ses genoux. il ï il Seigneur ! J'entends hurler une foule barbare! Déjà plus d'un Judas m'a baisé sur le front Et je sens dans mon cœur que ma Croix se -prépare. Mais, pour souffrir la haine et supporter l'affront, Seigneur, donnez-moi donc cet espoir de revivre Dans la mélancolique éternité du Livre. if |l |\ '— VEILLÉE DE GLOIRE C^uel orgueil d'être seul à sa fenêtre, tard, Près de la lampe amie, à travailler sans tjève, Et sur la page blanche où l'on fixe son rêve De planter un beau vers tout vibrant, comme un dard. Quel orgueil d'être seul pendant les soirs magiques Quand tout s'est assoupi dans la cité qui dort, Et que la Lune seule, avec son masque d'or, Promène ses pieds blancs sur les toits léthargiques. L'orgueil de luire encor lorsque tout s'est éteint : Lampe du sanctuaire au fond des nefs sacrées, Survivance du phare au-dessus des marées Dont on ne perçoit plus qu'un murmure indistinct. L'orgueil qu'ont les amants, les moines, les poètes, D'être en communion avec l'obscurité, Et d'avoir à leur cœur des vitraux de clarté Qui ne s'éteignent pas pendant les nuits muettes. Quel orgueil d'être seul, les mains contre son front, A noter des vers.doux comme un accord de lyre Et, songeant à la mort prochaine, de se dire : Peut-être que j'écris des choses qui vivront ! TABLE Prologue..............................................3 choses de l'enfance. La ville du passé........................................9 La maison paternelle....................................11 Le berceau..............................................[4 Les jardins....................... La prière................................................r9 Communiantes..........................................21 Charme du passé........................................24 1Ô2 table. Collège ancien..................... Matins joyeux..................... 27 L'horloge........................ Promenade....................... 30 Litanies........................ Premiers beaux vers.................. 36 Départ......................... 3g premier amour t ni ; I. . j œi* : • ï1 I ! f I 1 Premier amour........ ..........................45 Ses yeux........ ..............................48 Mysticisme..............................................49 Promenade..............................................52 L'eau qui parle........................................54 I. Les rivières......................................H II. Les ruisseaux ... ............................56 Litanies d'amour......................................58 Nocturne................................................63 Fin du rêve..............................................64 Départ..................................................66 Lune consolante..........................................68 Refrain triste...................• • . • 70 L'absence............... ................72 Chanteuse d'oubli......................................73 Douceur du souvenir................................75 Choses fatales..........................................76 SOIRS DE PROVINCE. Seul.........'..................................79 Les orgues..............................................81 Béguinage flamand......................................83 Vieux quais............................................87 La pluie................................................9° Dimanches..............................................92 Brouillard..............................................95 Dans les banlieues......................................98 Les cloches..............'................102 Processions...................... Veau qui parle..........................................I09 LES JOURS MAUVAIS. La mort de la jeunesse..................................115 Les solitaires......................116 Rendez-vous tristes......................................120 Analyse........................123 L'âme des bons..........................................126 Nostalgie de jeunesse blanche.............129 Amours inquiètes....................* i32 Ennui de vivre.....................i38 Imprimerie Emile Colin, à Saint-Germain. Dégoût.................... Péché.................... L'eau gui parle............... » MÉLANCOLIE DE L'ART. Refuge dans l'art............... L'idéal................... Art pur.................. Solitude................... Renoncement................ La passion.................. Veillée de gloire............... ■ i l LIBRAIRIE ALPHONSE LEMERRE, EDITEUR PASSAGE CHOISLUL, 27"3l, A PARIS. POETES CONTEMPORAINS Chaque volume, 3 fr. Emile Chevé....... H. Comignan ....... Emile Corra....... Fernand Crésy..... Victor d'Auriac ... Paul Delair........ Camille Dklth.il. .. Paul Demeny....... Emile Deschamps... Em. des Essarts.... Léon Dierx......... Charles Diguet. Dodillon........ Auguste Dorchain . Jules Ferrand...... Elie Fourès........ Anatole France— Aristide Frémine... Théodore Froment. Gaston Garrisson.. P. Ernest Gauthier Joseph Gayda...... Aimé Giron......... Glaser............. Albert Glatigny... Eugène Godin...... Léon Grandet...... Grandmougin........ Edouard Grenier. ... Virilités..........................................I vol. Dr cimes de la Mer......................i vol. Jours de colère..............................1 vol. Les Fauves....................................i vol. Pâques-Fleuries................................i vol. Les Nuits et les Réveils................i vol. Poèmes parisiens..............................i vol. Les Visions.'......................................i vol. Poésies complètes............................2 vol. Les Élévations................................1 vol. Les Lèvres closes..............................1 vol. Poésies complètes..............................1 vol. Les Amants........................................1 vol. Refrains des belles années.... 1 vol. Les Écolières....................................1 vol. La Chanson d'hier..........................1 vol. La Jeunesse pensive........................1 vol. Rimes à temps perdu........................1 vol. Ondeline............................................1 vol. Les Poèmes dorés............................1 vol. l.es Noces corinthiennes................1 vol. Floréal................................................1 vol. Rêves et Devoirs............................1 vol. Le Pays des Chênes........................1 vol. Libres et pures..................................1 vol. L'Eternel féminin............................1 vol. Les Cordes de fer............................1 vol. Nuits sans étoiles (texte allemand et traduction)......................1 vol. Gilles et Pasquins......................1 vol. 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