Wa rm MK Quinze exemplaires numérotés sur papier de Hollande. Exemplaire N» 2 -m —jaa»£ï. «1 . , GEORGES RODENBACH MUSÉE s DE BÉGUINES / PARIS BIBLIOTHÈQUE-CHARPENTIER G. CHARPENTIER ET E. FASQUELLE, (o.rtuRi il, HUE DE grenelle, 11 1894 Tous droits résprvés PROLOGUE jLEURS ENCLOS Les Béguinages s'éveillent au seuil de l'aube, matineux, émergeant de la brume du Nord qui se désagrège, s'évapore en encens pâle. Blancs et roses, ils s'angé-lisent, parmi les villes à beffroi des Flandres âgées. Chacun d'eux y forme un quartier autonome, aux confins de la banlieue, où les maisons se dé- i bandent, où les canaux s'isolent entre des talus, dénudés de tous reflets... Hameau du moyen âge ! Jardin de vierges ! Enclos gothique qu'on dirait survécu à Memling ou à Quentin Metzys, avec ses toits de tuiles fanées, couleur des vieilles voiles, ses pignons en forme de mitres, sa pelouse rectiligne, et ce ciel flamand, par-dessus, qui a toujours l'air d'un ciel de tableau. Ah ! qu'on s'y sent loin de tout, et loin de soi-même ! Un mouton paît dans l'herbe du terre-plein. N'est-ce pas l'Agneau pascal? Une cornette de Béguine apparaît derrière les vitres miroitantes d'un petit couvent, en allée de fenêtre en fenêtre... Ne sont-ce pas des ailes de linge en route pour le ciel? Et la fumée onduleuse qui s'élève des demeures placides ? On y devine un texte entr'aperçu : inscription en fuite, bleu qui prie, ban-clerolle qui chante, comme ces phylactères, dans les tryptiques, aux lèvres des saints et des saintes. Et quel calme, . sans pli, tout uni... Seulement de faibles bruits, presque à ras du silence. Seulement un peu de cloches intermittentes, uu peu de cloches qui s'effiloche, juste assez pour toujours y susciter l'impression que c'est dimanche. Car la cloche est la voix du dimanche. C'est elle qui donne l'air du di--manche à l'air quotidien. Divine quiétude des Béguinages! Ravissante simplesse des Béguines, petites âmes liges du bon Dieu, fleurs qui sont à peine des femmes, lis tuyautés en cornettes, lis qui ne filent pas, vous, mes Sœurs, vraiment les sœurs que j'ai élues; ah ! leur dire : « ma Sœur ! » ; ah ! pou- voir entrer en elles, et que mon rêve s'emmielle à leurs âmes, et que je vive en elles comme un autre ange gardien ! DENTELLE-DE BRUGES DENTELLE DE BRUGES Le printemps avait reverdi le site de banlieue où s'isole le Béguinage de Bruges. Sœur Ursule, à la fenêtre de son petit couvent, regardait dans les ormes du terre-plein les branches munies de jeunes feuilles se mouvoir lentement dans la douce brise comme des gestes de nouveau-nés qui se déplient. La pelouse était d'un vert neuf. Et les portes des cloîtres alignés d'un vert de prairie aussi, qui correspond. Mais tout le reste apparaissait blanc dans l'enclos, comme si, seul, le vert, parce qu'il est la couleur de l'espé- rance, eût pu être admis avec la couleur de l'innocence : murs au badigeonclair se prolongeant tout autour comme des bancs de Sainte Table ; et ces rideaux de Lulle immaculés, aux vitres : vraiment des layettes de lis; et quelques Béguines circulant ça et là, dans l'envol calme de leurs cornettes, soîurs des cygnes des longscanaux, déplaçant à peine un peu de silence, comme eux-mêmes, en nageant, déplacent à peine un peu d'eau. Sœur Ursule était à l'unisson de ces blancheurs, toujours pâle, d'un ivoire qu'on eût cru influencé par sa coiffe, si blanche. Visage au teint mat désormais, comme le lis qui est exsangue. Orpheline de bonne heure, ayant passé son enfance dans un couvent d'Ursu-lines avant d'entrer au Béguinage, la religieuse, si jeune encore, se trouvait sans souvenir de foyer, sans voix d'autrefois, hélas ! Et, d'avoir toujours vécu ainsi avec des étrangers, elle était pleine de choses qu'elle n'avait pas dites. Mais sans nulle mélancolie! N'est-ce point un parallèle exemple de silence qui lui venait du pacifique enclos, clans lequel les pas d'eux-mêmes s'assourdissent sur le pavé, comme si c'était partout l'église et le prolongement de celle-ci hors d'elle-même en ce jardin de mysticité qui l'entoure, où se propage le bruit des cantiques, où l'encens contagieux répand des méandres diminués et s'éternise en sachet invisible dans-l'air... Or, pour rendre plus perceptible et vaste ce silence mystique, afin d'en faire la preuve pour ainsi dire, tombait incessamment quelque sonnerie arrivant exténuée des lointains clochers innombrables de Bruges qui sans cesse tintent, charpie de musique éparpillée, son à son, comme fil à fil... Sœur Ursule était heureuse. Elle vivait selon l'heure et le site, de plus en plus à -l'image el à Ja ressemblance du Béguinage, sa petite âme accueillant les fins de son de cloches, devenue à son tour un enclos de QuentinMetzystendu de rideaux clairs qu'attachent des rubans bleu pâle d'encens perdu. Ursule habitait avec cinq compagnes une de ces maisonnettes gothiques à pignon dont l'agglomération forme la communauté du Béguinage en chaque ville flamande. Leurs journées s'employaient à des soins divers : les offices, la prière en commun, l'entretien des chambres et des parloirs, aussi un peu de travail manuel. Mais comme s'il fallaitune occupation appariée à ces chastes créatures, à ces mains aussi frêles et candides que des pains azymes, comme si leurs doigts ne devaient manier que du blanc, c'étaient seulementdes travaux de lingerie qu'elles assumaient. Et encore ! la plupart s'en tenaient-elles à fabriquer des dentelles, ce qui est la principale et antique industrie des Béguines. Besogne lénitive et bien faite pour occuper des mains lasses du chapelet. Dans l'ouvroir où elles travaillent, on peut voir en chaque couvent, dès le matinées Sœurs alignées contrele mur tenant sur leurs genoux les carreaux où leurs doigts agiles font ronronner les bobines. Sœur Ursule comptait parmi les plus habiles dentellières; ses points merveilleux étaient pour continuer la renommée de ces précieuses dentelles de Bruges qu'on aperçoit jusqu'au bout de l'histoire parant des robes de reines. Elle aimait son métier, comme on aime un art. Et c'était presque un art pour elle, laissant jouer ses doigts dans les fils de son carreau comme sur les cordes d'une harpe. Elle improvisait aussi parfois, inventant soudain quelque dessin imprévu, tout nouveau, un assemblage de rosaces, de grandes fleurs blanches ajourées, comme vu par elle, une nuit d'hiver, en dentelle e béguines mélopée, impressionna loules les Béguines. Un long moment, effrayées par ce mystère des choses que soudain elle's venaient de sentir presque physiquement et comme un attouchement sur elles de la Destinée, elles demeurèrent sans parler, ayant peur de remuer sur leurs chaises, ne songeant plus à déguster le précieux café qui se refroidissait dans les tasses. Sœur Pulchérie profita du silence pour intervenir. Elle avait expérimenté, elle, qu'il y a des présages plus directs, plus particuliers que les araignées, les corbillards, les miroirs. Un avertissement en quelque sorte personnel! Elle en avait la preuve dans un épisode de sa vie qu'elle racontait souvent, y graduant l'épouvante avec art, apportant du reste ici une émotion qui, pour être maintes fois renouvelée, n'en était pas moins sincère et contagieuse. Donc, Sœur Pulchérie entama son his - toire favorite. Cela remontait loin... Elle •était alors dans sa quinzième année, pensionnaire d'un couvent d'Ursulines dans une petite ville voisine de celle que ses parents habitaient. Elle passait chez eux tout le temps des vacances. Un jour de la fin de septembre, qui était la veille de la rentrée, son père l'emmena à la campagne ; il lui avait promis cette partie de plaisir d'être toute une après-midi avec lui, à travers champs, et d'aller, pour finir, souper dans une guinguette de la banlieue où l'on servait des anguilles frites et des gaufres, dont elle raffolait. Tous les détails lui en restaient présents, comme si c'était d'hier. La délicieuse journée! Son père avait été gai, affectueux. Les arbres d'arrière-saison étaient tout en or. Et il y avait eu un coucher de soleil si beau, tout rouge au fond du cieL L'obscurité était tombée vite en ces jours déjà abrégés. Pour regagner la ville, ils marchèrent vers un petit village tout proche, où passait le chemin de fer qui les ramènerait en quelques minutes. Il faisait noir sur la grand'route. Elle avait pris le bras de son père, assez grande pour ne pas devoir faire d'effort, se hisser jusqu'à la hauteur, voulue. Elle était toute fière, se sentant presque une petite femme. Tout à coup, au bout du chemin, dans l'obscurité, ils aperçurent une lumière, pas très grande, mais vive, dardée, et qui bougeait. Puis aussitôt une seconde émergea. Ils crurent d'abord que c'étaient les lanternes d'une voiture. Mais les lumières jumelles s'écartaient trop, ne ve-naientpas assez vite. Puis d'autres éclatèrent soudain, une troisième, une quatrième, des dizaines, brusquement multipliées, éparses, mobiles, comme envolées, une danse de feux follets sur la lointaine eau silencieuse du soir. C'était fantastique. Une petite peur 5. l'avait saisie. Elle se serra plus fort au bras de son père. Us avaient continué à marcher vers les lumières. Ils en approchaient maintenant. C'était comme uni convoi de pénilents, dont on n'aurait vu que les cierges, en robes noires couleur de la nuit, et s'identifiant avec elle. Or, cette rampe d'étoiles conduisait une masse obscure, plus foncée que l'ombre et qui bientôt se détacha. C'était l'église du village, assez en dehors de l'agglomération des maisons. Ils reconnurent alors que ces clartés étaient des laniernes de procession, tenues par des enfants de chœur, des paroissiens qui avaient accompagné le Saint-Sacrement. On était allé administrer les Saintes-Huiles et porter le Viatique à un moribond, selon ce cérémonial toujours observé-encore dans les campagnes flamandes. EL maintenant le cortège rentrait à l'église, débandé par les tombes, les accidents de-terrain du cimetière qui est autour... Cette lugubre apparition fut à coup sûr un avertissement, le signal d'une autre Extrême-Onction prochaine! Sœur Pulchérie ne l'avait pas soupçonné parce qu'elle était trop jeune. Elle se souvenait seulement que son père, depuis ce moment, resta silencieux, pensif,tout le reste de la promenade et de la soirée, jusqu'à ce qu'elle le quitta pour se coucher. Peut-être qu'il avait compris, lui ! et qu'à cette minute il pensa à la mort, à sa mort... En tout cas, c'est la dernière promenade qu'elle fit avec lui. C'est presque la dernière fois qu'elle le vit ; un mois après, il mourut en doux jours d'un refroidissement. À peine arriva-t-elle à temps pour le voir agoniser sur son lit, tout changé, et les yeux vagues, comme regardant déjà d'au-delà la vie... Sœur Pulchérie acheva son récit, la voix mouillée de larmes. Quoiqu'elle l'eût réédité souvent, et malgré tant d'années sur son deuil, elle s'était trouvée reprise d'un attendrissement filial, émotionnée par le souvenir évoqué, le silence attentif, la complicité du soir tombant qui hissait à mesure des tentures noires autour de sa parole. A côté d'elle, maintes Béguines pleuraient aussi, songeant à leur père, à leur mère, qui étaient morts également. D'autres se levèrent , prétextèrent qu'elles étaient attendues, prirent congé brusquement, à 'a vérité trop remuées pour demeurer davantage, ayant peur de ces tragiques histoires qui sûrement, la nuit prochaine, allaient leur occasionner des cauchemars, des rêves où elles se verraient entrant dans des chapelles ardentes et obligées de toucher un mort dont le froid de glaçon les réveillerait en sursaut. Cependant, après ces départs, la conversation reprit. Une Béguine, SœurBar-nabé, qui n'était pas parmi les convives habituels du couvent de l'Amour de Dieu, venue par hasard ce jour-là, et qui entendait pour la première fois les récits de Sœur Pulchérie, se montra un peu incrédule. Rose, grasse, optimiste, elle ne fut pas gagnée par la terreur contagieuse et, d'une voix tranquille, elle objecta : — Vous êtes vraiment trop superstitieuse, ma Sœur Pulchérie. Même si tout cela était vrai, ne croyez-vous pas qu'il y a là plutôt un manège du démon qui rôde autour de nous, qui cherche à nous troubler? Sœur Pulchérie se récria. Non!tc'est Dieu qui nous avertit. Il faut savoir entendre, il faut savoir comprendre Dieu. C'est un effet de la bonté, de la miséricorde de Dieu pour que nous nous préparions au malheur ou à bien mourir. Il ne peut pas, il ne veut pas nous informer lui-même parce que nous ne sommes pas dignes d'un miracle. Mais il se sert des Choses. Les Choses sont employées par lui. Elles sont ses complices, ses servantes, et c'esten sou nom qu'elles nous parlent... Sœur Barnabe ne paraissait pas convaincue : « C'est cependant un péché qim la superstition. » — Soit, répliqua Sœur Pulchérie ;mais qu'est-ce que la superstition? Est-ce, par exemple, la peur, qu'on appelle aussi superstitieuse, de s'asseoir treize à table? Or, Notre-Seigneur Jésus-Christ en personne a prouvé par son exemple que c'était le chiffre de la mort, de la dernière cène. Et ne faut-il pas soi-même comprendre ce signal quand le hasard le donne? L'argument était sans réplique, Sœur Barnabé n'insista pas. Et un grand silence régna. On avait causé ainsi avec animation, ne s'apercevant pas qu'il faisait maintenant nuit complète dans le parloir, car même les charbons du poêle venaient d'éteindre leurs intermittentes lueurs. . Les Béguines, peu à peu, s'étaient tues, gagnées par un malaise, par l'effroi de ces surnaturelles concordances entre l'âme et les choses, par la sensation du mystère et de tout l'invisible qui flotte et s'exprime autour de nous avec les lèvres du silence. Seule, la Sœur Marie des Anges proféra encore: « Nous avons été bien nombreuses, ce soir. Combien fûmes-nous, ce soir? » Aucune ne répondit. Toutes, cependant, ne songeaient qu'à cela; toutes pensaient la môme chose depuis un long moment, depuis que Sœur Pulchérieavait évoqué le péril du mauvais chiffre, le mortel présage de se trouver réunis au nombre de treize. Si on avait été treize au goûter? Peut-être qu'on a été treize ? Chacune calculait mentalement, nommait par leurs noms les Béguines présentes : Sœur Pulchérie, Sœur Godelieve, Sœur Monique, Saur Cornélie, Sœur Marie des Anges; ensuite, les deux novices; puis les autres, celles qui étaient parties plus tôt. Mais le compte s'embrouillait: c'était douze, puisquatorze,puistreize. Laquelle oubliait-on? Laquelle avait-on recensée deux fois? Comment savoir? Et quelle manigance du démon déjouant la recherche, faisant fuir l'évidence ? Nulle n'osa interroger, soulever tout haut la question, comme nulle n'osa demander à Sœur Pulchérie de penser enfin à allumer une lampe, à les rassurer avec de la lumière. Heureusement que le clair de lune venait d'apparaître, conquérant le parloir, acculant l'obscurité dans les angles, clarifiant la mousseline des rideauxauxdeux fenêtres devenues des avenues de linge en fleur qui s'en allaient, rectilignes, jusqu'à l'astre. Toup à coup, Sœur Godeliève poussa un cri : « Mais voyez donc la lune ! Comme elle est étrange ! On dirait une tête de mort!... » Décidément, il y avait des signes dans le ciel, ce soir; il y avait des présages-dans l'air du parloir, ce soir. On avait eu tortdeparlerdes miroirs, des corbillards, des araignées, tous les annonciateurs du Malheur... Dès lors, les Béguines, comme s'il n'y avait plus de doute, comme si vraiment elles avaient été treize, demeurèrent consternées, immobiles, ayant peur de mourir, maintenant sans paroles, et dans l'impossibilité, eùt-on dit, de dégainer encore leurs voix de l'obscurité. NATURE MORTE : LEURS CIERGES Les Béguines affectionnent les cilles, les cierges, tout le luminaire joli des offices. Ce qui fait la joie extasiée des jours de fête, pour elles, ce sont les nombreux cierges à l'église, comme des géométries d'étoiles. Cela met un tremblement, un picotement, suave dans leurs yeux que la lumière taille à facettes. Durant le mois de Marie, elles ont l'enchantement multiplié des bougies, grâce à des dons incessants, les bougies comme en marbre, et dont la consomption est plus calme. Puis, quel émoi, une fois par an, quand il leur est donné de voir le cierge pascal, décoré en bleu et or, l'air tatoué, l'air damasquiné, si fin et si long, dont la pointe s'a.1-lumant apparaît tout à coup ensanglantée. On dirait la Lance ouvrant la Plaie au flanc. Et tout autour, dans l'église, de moindres cierges, saignant aussi, comme les Plaies des pieds et des mains, comme la bruine rouge du front meurtri d'épines. Divines gouttelettes dont les yeux des Béguines se désaltèrent ! Ainsi toujours les cires suscitent une idée propitiatoire, expiatoire. Elles consentent à souffrir. Dieu les agrée pour le rachat des péchés. C'est pourquoi, dans toutes les églises, s'érige un if de fer forgé, Calvaire où sans cesse la symbolique Passion des ■cires s'accomplit. Or, les Béguines surtout aiment à allumer ces cierges intercesseurs. Elles en font brûler dans l'église de l'enclos-, puis se rendent ailleurs aussi, loin parfois, dans telle pa- roisse écartée, pour en trouver selon leur goût. Elles choisissent longuement dans les boîtes où ils attendent leur tour d'être martyrs. Il y en a de toutes longueurs, de toutes couleurs : des blancs, pareils à des roseaux écorchés et dont on verrait la moelle à nu ; d'autres sont livides ; d'autres encore, bleuâtres, comme influencés par les yeux qui se sont posés sur eux, hésitant dans le chcix. Les Béguines goûtent à ces pieuses offrandes un plaisir enfantin, non sans une secrète peur, — dont leur plaisir s'exalte, — de voir leur cire s'inaugurer avec peine, brûler mal, offrir une flamme qui végète, vivote, s'incline horizontale et presque à ras du néant. Mais quelle joie si la flamme se relève; se gonfle, s'arrondit en forme de cœur. Alternatives pleines d'une angoisse délicieuse, sens superstitieux des petits cierges indécis, par qui les Béguines cherchent à savoir si Dieu les aime ce jour-là. NOCES MYSTIQUES C'était Noël. La messe de minuit venait de finir. Dans l'enclos, les vitraux cessèrent d'imager les ténèbres ; les orgues s'étaient tues ; le silence nocturne résorba les derniers chantonnements ensommeillés de la cloche. Les Béguines étaient sorties de l'église et, prestes, transies, leurs cornettes battues par le froid vif, s'en retournèrent, sans parler, vers leurs couvents, — essors hâtifs de cygnes ayant peur de se prendre dans l'étang qui gèle et d'être captifs de leurs ailes tout à coup soudées aux glaçons... Sœur Walburge rentra une des dernières dans sa chambre, une petite chambre de novice au couvent de la Maison des Huit-Béatitudes, une chambrette naïve et chaste, dont le lit s'entrevoyait sous les rideaux de percale lilas pâle. Ce soir-là, elle se sentait un peu morose, sans savoir pourquoi, et était demeurée le plus qu'elle avait pu dans l'église, jusqu'au momentoùla sacristine eut successivement éteint toutes les cires, dont elle était allée comme cueillir la flamme au bout de chaque cierge. On aurait dit qu'elle craignît de se retrouver seule et de regagner sa chambre. C'était la première fois, depuis son entrée au Béguinage, qu'une mélancolie ainsi la prenait. Elle retira la toile empesée qui lui emmaillotait la tête et se dévêtit en hâte pour se mettre au lit, toute glacée par ce temps de frimas et un peu par son âme, où il lui semblait qu'il gelait aussi. Elle avait jeté sur la chaise unique 'sa robe noire, les linges de sa cornette, et posé à terre, côte à côte, ses souliers, non sans une petite tristesse, une nostalgie qui était vraiment un péché véniel ; elle avait songé au temps lointain où elle plaçait devant la cheminée, à pareil soir, ses chaussures de fillette... Et, de là, elle avait dérivé en d'autres regrets profanes : le foyer, les enfants, la vie de famille. Elle, elle avait renoncé à tout cela. Elle s'était mariée avec Jésus, en triste robe noire. Mais Jésus vivait loin. Elle l'aimait comme un époux absent, en route sur la mer sans chemins. Elle se trouvait seule. Elle se sentait dépareillée. En cette nuit-là, surtout, où rien d'autre que le vent d'hiver ne descendrait dans l'âtre, où il remplirait de froidure, au lieu que de cadeaux, ses souliers orphelins. Ainsi songeait-elle ; mais le sommeil miséricordieux la gagna peu à peu; un battement intermittent de paupières voila ses yeux qui bientôt ne virent plus conti- nûment la solitude de la chambre, qu'un plein clair de lune' moirait de frissons de nacre. Infusion de clair de lune dans une chambre! Ténèbres qui se décolorent! Lente métamorphose des choses ! Où finit le réel ? Où commence le rêve ? Galon du clair-obscur qui supprime leur indécise jonction ! Tout à coup la jeune Béguine, dont les regards s'étaient longtemps et tristement obstinés sur ses souliers tout noirs et comme en deuil, crut les voir, moins perdus dans l'obscurité, qui, soudain, se précisèrent, blanchissants et clarifiés. Etait-ce le clair de lune entrant par la fenêtre? Etait-ce un songe ou un miracle? Bientôt, ce ne furent plus des souliers de cuir vulgaire, obscurs comme la nuit et s'identifianl avec elle, mais deux clairs souliers nets, délimités, neigeux, des souliers de satin blanc, argentés de reflets, de virginaux souliers de noce... noces mystiques 73 / Et, sur la chaise solitaire, voici que la robe d'uniforme de la Sœur, — encore une fois, était-ce la lune s'y posant au hasard? était-ce un songe de l'endormie ou un réel prodige ? — toute sombre et nocturne, s'influença à son tour de blancheurs grandissantes. De seconde en seconde, le noir refluait au long de l'étoffe, se tarissait dans les lés, se blottissait aux plis, se cramponnait aux coutures, puis fuyait unanimement, débusqué et vaincu, devant l'incendie blanc qui commuait la jupe, le corsage, tout le costume religieux, en une éblouissante robe à plis cassés de satin ferme et mat, une immaculée robe d'épousée qui attendait le moment de revêtir la vierge, toute croulée, mais rigide et glorieusement nuptiale sur la chaise éblouie de la chambre... Alors la Sœur Walburge, comme acquiesçant avec joie à la permission divine, se leva de son alcôve aux rideaux de percale lilas pâle ; — était-elle bien nettement éveillée ou bien, un peu somnambule, jouait-elle l'illusion de son rêve ? Tout heureuse et gracieuse, elle commença à s'habiller pour l'époux inconnu que ce matrimonial trousseau supposait. Elle mit d'abord les candides souliers blancs qui continuaient à briller dans l'ombre, pâles et dociles à ses pieds comme une couple de colombes. Puis elle revêtit sa robe ample, d'étoffe miroitante, qui l'environna d'avalanches immobilisées, de neiges épinglées savamment. Quand elle fit quelques pas, le chemin dans la chambre s'argenta devant elle, et se creusa aussi en sillage d'écume derrière elle. On aurait dit que sa jupe déferlait. Céleste mariée à qui il ne manquait plus, pour aller aux autels, que le voile de dentelle qui atténuerait sa figure un peu trop rose et uniformiserait en un blanc total le dernier jour de sa virginité. Mais, à ce propos, la Sœur Walburgese montra soudain très agitée et très en peine. Ses souliers, par la complaisance divine, s'étaient aisément changés en claires chaussures de satin, dans cette miraculeuse nuit de Noël ; sa robe aussi avait suffi, car il n'avait point été difficile de convertir l'étoffe sombre en éblouissante soierie. Mais où le clair de lune, où le magicien de ses noces trouveraient-ils la matière première pour ce voile de dentelle, l'indispensable voile faute d - quoi elle ne pourrait se rendre à l'administration du sacrement, faute de quoi par conséquent son mariage allait manquer ? Comment un tel oubli était-il possible, et comment y remédier? LajeuneBéguine était bien anxieuse ; précipitamment elle alla par la chambre, cherchant partout le frêle ornement, si essentiel pourtant. (Ah ! le voile ! la chose de la dernière minute, qui manque toujours et pour tout le monde !) Soudain, elle poussa un cri et demeura sur place, comme arrêtée par la splendeur de l'objet tant cherché qui,brusquement, était apparu à ses yeux: là-bas, dans le grand carré clair de la fenêtre découpé par le clair de lune, pendait le voile contre les vitres. Superbe voile, lourd et brodé, plus beau que celui de la Madone aux offices du mois de mai ! Merveilleuse dentelle, comme jamais elle n'en vit, comme jamais ses doigts ni ceu\ d'aucune Béguine n'en avaient fait éclore... Quel point filigrané vraiment; un artificiel parterre de linge qui se déroulait en un printemps froid de fleurs immobiles. Et Sœur Walburge en approcha avec joie et tremblement. Alors, comme l'heure de la cérémonie nuptiale allait sonner, elle voulut cueillir la dentelle aux vitres, dépendre le doux voile préparé qui était le complément usité et obligatoire de sa parure d'épousée. Mais la délicate trame se refusa à soit désir; elle eut beau suivre les caprices en relief pour orienter, de ce côté plus solide du voile, ses efforts à s'en emparer, il résista et demeura adhérent aux carreaux... Inquiète et fiévreuse, elle insista davantage, se demandant quelles épingles cachées, quels fils non encore rompus et oubliés par mégarde, rattachaient ainsi, malgré elle, au verre des châssis, la belle dentelle de ce voile. En vain ! le tissu ajouré s'érailla sous-ses doigts. Les palmes se meurtrirent de béantes déchirures. Et cependant la Béguine s'obstinait à vouloir attirer à elle l'indispensable voile. C'était une impatience dans l'attouchement, une fièvre dans son espoir qui brusquement avarièrent toutes les fleurs brodées, toutes les fougères appliquées. Le tulle de fond céda à son tour, et le voile entier, toute la légère guipure se déchira sous la persistance de ses ongles. Soudain, — était-ce le départ de la lune dans le matin déjà né? était-ce la fin du songe ou du miracle?—la Sœur Walburge ■se trouva éveillée dans sa chambre encore pleine d'ombre, où l'avertissait la -cloche malineuse du lever réglementaire. En bâte elle ajusta ses habillements noirs, laça ses souliers noirs, se souvenant un peu de son rêve blanc de la huit, •et, avec une vague tristesse, regarda — vers la fenêtre — le voile en dentelle de givre qui s'abolissait dans les vitres. NATURE MORTE : LEURS CANTIQUES A l'église, durant les offices du dimanche et des jours de fête, ce sont des Sœurs de la Communauté qui occupent le jubé. Elles sont à peine musiciennes, douées seulement d'un peu de voix, chantant d'instinct et de mémoire, comme les petits soprani des maîtrises de paroisse. Même celle qui assume les solos n'est guère plus initiée: chacune de ses notes doute d'elle-même, a dfis tremblements de goutte d'eau, des hésitations de cierge qu'on vient d'allumer. L'hymne se déroule au 80 musée de beguines hasard, ondule, plane, s'aminçit, s'enfle sans cause, toujours irrésolue. Mais c'est un charme supplémentaire que cette fragilité d'un chant aussi cassable que le verre et d'autant moins enhardi qu'il doit enclore, dans sa transparence, une langue inconnue. Ah! les argentines syllabes latines, les Gloria et les Agnus Deh quelle douceur d'anomalie ils ont dans ces bouches féminines, s'en effeuillant comme des fleurs dont elles ne savent fias le nom. Heureusement qu'il y a surtout des unissons, des répons, des cantiques en chœur où les craintives chantres peuvent se coaliser, se soutenir l'une l'autre. Alors, dans le silence de l'église, le- chant unanime s'élabore ainsi qu'une dentelle, frêle,mais aérienaussi, et naissant presque de l'air nu, comme un miracle. Les Sœurs juxtaposent leurs naïfs solfèges, combinent les fils épars de leurs voix sur le velours sombre de l'orgue. Chacune inocule sa fleur dans la trame, collabore au point vocal qui note k note se module, jusqu'à ce qu'enfin, sur le velours sombre de l'orgue, s'ajoure le cantique en dentelle totale. L'assemblée des Béguines, à genoux sur des prie-Dieu,écoute. LaravissantemusiquelElle-les frôle, les dorlote, leur propage de mystérieux frissons..... A h ! ces voix, si peu labiales, mystérieusement insexuelles; ces voix douces comme de la ouate, fraîches comme des -jets d'eau, insinuantes comme le vent dans les arbres, prolongées dans les nefs comme l'encens ! Sont-ce vraiment des voix humaines ? Sont-ce encore les voix des Sœurs du jubé qu'on entend ? Trop doux concerts qui n'appartiennent plus à la terre..... Les Béguines ferment les yeux, glissent à l'extase..... Ce sont les Anges qui chantent..... Et la musique descend comme un filet céleste qui pêche leurs âmes et les entraîne vers-Dieu a travers une mer d'argent. LA SŒUR AUX SCRUPULES 11 y avait,, dans le Béguinage d'une vieille petite ville morte, une Béguine devenue innocente, doucement folle, et qu'on gardait dans son couvent du Saint-Sang parce qu'elle était inoffensive. Mais, par respect pour le costume religieux, 011 ne la tolérait plus vêtue comme une Sœur, môme pas comme une converse. Elle était habillée laïquement, et ainsi on la laissait, en la surveillant un peu, cheminer par les corridors, au jardin, s'installer dans l'ouvroir, où elle demeurait calme tant que s'y trouvait seulement le personnel ordinaire de la Communauté, qu'elle reconnaissait vaguement. Sa démence étrange consistait en une nostalgie de propreté. Presque toujours assise, n'osant pas faire un mouvement, elle avait la terreur de se chiffonner, de se salir, et qu'un pli, une contamination pussent attenter à sa parure toujours nette. Une présence étrangère ou trop proche la jetait dans une angoisse infinie. Elle était jeune encore, presque jolie, ayant un teint d'azalée blanc, des yeux spacieux qui restaient accueillants, mais vides, nus, l'air de petits parloirs où l'on se voyait seul... Elle tenait toujours à la main un mouchoir, comme en tiennent — carré de batiste et de dentelle —• les premières communiantes, avec la même précaution, le môme menu geste. Et, de temps en temps, de ce mouchoir déplié, elle se tapotait, elle s'épousse- tait, aurait-on dit, comme pour éparpiller l'invisible chute sur elle de la poussière, ces molécules du silence... Ce qui révélait plus tragiquement sa folie et lui donnait, malgré sa bénignité, un air caricatural et tragique, c'était ce détail anormal : sur la tête, elle avait un chiffon de papier, plié, rabattu vers les tempes, maintenu avec des épingles sous le menton, élargi sur le crâne en un vol captif et piteux. Il formait, de cette façon, une pauvre cornette de papier dont la malade cachait quand même ses cheveux, qu'elle consolidait à tout instant, qu'elle purifiait aussi par minutes, avec la palpitation de son mouchoir, d'une souillure possible, de la fine poussière sans cesse éboulée du sablier des années. Avant d'en arriver à cette déchéance, l'infortunée Béguine, qui s'appelait Sœur Marie des Anges, avait été une des Sœurs les plus édifiantes, les plus instruites du Béguinage, ce doux Béguinage' où elle avait tant désiré vivre, de la tranquille et pure vie d'un nénuphar sur l'eau. Elle aussi, rien de la terre ne l'environna plus et ne menaça de souillure son àme comme une corolle. Elle appartint toute à Dieu comme elle l'avait voulu. Pourtant, dès l'origine, elle se sentit malheureuse. C'est que le bonheur dépend de l'àme qu'on a. Et Sœur Marie des Anges, avec l'âme qu'elle avait, ne pouvait pas être heureuse, même dans le ciel. Ce ne serait pas trop de Dieu pour la rassurer. Quelle âme avait-elle donc? Une âme en proie à cette sorte d'infirmité de la conscience : les scrupules. Or les scrupules, c'est le tourment de la vie religieuse. Qui énumérera les scrupules plus nombreux que les péchés, qut. les subdivisions de péchés. Génération spontanée, vibrions, infiniment petits qui se multiplient comme les parasites de la foi. Piété dérivée jusqu'à l'affolement;. analyse conduite jusqu'à l'infinitésimal; vermine mentale s'attaquant à tous les sens : la vue, l'ouïe, le toucher, le goût, l'odorat, se logeant dans tous les pores, pour ne faire plus de la créature en dévotion qu'une pauvre hermine craintive qui s'imputera à souillure l'ombre même du nuage qui passe... Sœur Marie des Anges était malheureuse. Elle avait commencé par avoir des scrupules au sujet de sa vocation. Non qu'elle regrettât de s'être donnée à Dieu. iMais Dieu l'avait-il agréée? N'y eut-il pas indélicatesse de sa part, présomption, vanité coupable, de se croire élue et digne d'être admise à la vie monastique? Peut-être y vivait-elle en intruse, comme une étrangère qu'on tolère dans la maison en attendant que le maîti'e revienne. A supposer que le Seigneur l'eût réellement appelée, est-ce que, dans ce cas, elle répondait à sa faveur? Ici encore des scrupules l'inquiétaient. Elle n'était pas assez fervente. Elle n'était pas assez pure. Certes, elle observait ses vœux, elle ne commettait pas de pé-chésmortels, aucunedeces fautes honteuses dont elle savait à peine le nom. Mais les péchés véniels abondaient dans son âme : péchés d'envie, de médisance, de mensonge, de distractions aux offices, de prières écourtées. Chacun d'eux isolément n'était que bénin; mais l'ensemble, à la longue, désembellissait l'âme, la fanait, la contaminait. Sœur Marie des Anges songeait qu'il en est du péché véniel comme de la poussière. Celle-ci est peu visible dans les demeures, à moins qu'elle ne s'accumule. Ce n'est que pour l'avoir négligée plusieurs jours qu'elle endeuille les meubles de sa petite cendre morte. Dans les foyers ordinaires, à cause du train de la vie, des enfants, des affaires, 011 y apporte moins d'attention. Mais, au Béguinage, l'entretien est méticuleux : le pavement toujours bien lavé et rouge, comme le cœur du Sacré-Cœur; ie cuivre des serrures et des crémones luisant au point qu'on s'y mire; les linges, les nappes du réfectoire, les rideaux de tulle des fenêtres d'un blanc.neuf et candide, comme lessivés la nuit dans du clair de lune. Tout apparaît net, frais, rangé, intact. Chaque couvent est en état de miraculeuse propreté. C'est pour lui comme l'état de grâce. Ne fallait-il pas y voir un symbole? Les consciences aussi avaient le devoir au Béguinage d'être entretenues mieux qu'ailleurs. Le péché véniel, c'est la poussière quotidienne de l'âme. On devait la dissiper également chaque matin, triompher de toutes les embûches du péché véniel, comme, dans les couvents, on triomphe de toutes les embûches de la poussière ! Sœur Marie des Anges était malheureuse. Elle s'imaginait toujours qu'elle tombait en une infinité de petites fautes et des scrupules l'assaillaient sans répit : a-t-elle éprouvé une distraction d'une seconde en récitant son chapelet aux heures réglementaires, aussitôtelle recommence les Pater et les cinq dizaines d'Ave, intégralement. Parfois, quand elle s'est mise au lit et déjà glisse au sommeil, une inquiétude la reprend. A-t-elle bien dit sa prière du soir? N'a-t-elle pas eu un remuement de lèvres trop machinal ? Alors elle se lève, s'agenouille de nouveau devant sa couchette et recommence, grelottante parfois quand c'est l'hiver et que la gelée brode du linge aux vitres. Le péché de gourmandise l'inquiétait aussi beaucoup. Chaque Béguine déjeune et soupe à son propre compte, s'achetant elle-même son petit repas qu'elle absorbe devant l'armoire où chacune range savais-selle, dans le réfectoire. Sœur Marie des Anges se contentait de café, de pain sans beurre, le moins possible, pour ne point trouver d'agrément à cette nourriture toujours frugale. Mais le dîner se prenait en commun, auxfrais de laCommunauté. Certains jours, le dimanche et surtout aux quatre grandes fêtes de l'année, on faisait meilleure chère : la table se garnissait de poulets, de gâteaux ; on versait à chacune un verre de vin de Tours, le vin onctueux et d'or des burettes. C'était grande liesse, alors, dans l'assemblée des Béguines, qui, intérieurement, se réj ouissaient de ce régal permis et qu'elles jugeaient une façon de s'associer à l'allégresse chrétienne de ce jour. Après le dîner, les langues déliées, c'étaient de longs bavardages, une vive jacasserie de voix gaies dans les petitsjardins de géraniums et de buis qui précèdent les couvents. Mais Sœur Marie des Anges, à peine le repas terminé, allait s'enfermer dans sa chambre, tout anxieuse, désolée. Elle avait encore une fois éprouvé du plaisir à manger. Et cependant elle s'était promis à elle-même, elle avaitpromis à son ange gardien de se surveiller du côté du péché de gourmandise. Car ceci était plus qu'une légère faute, un manquement véniel. Est-ce que la gourmandise ne figure point parmi les péchés capitaux?Sœur Marie des Anges, très effrayée, se mettait à réciter ceux-ci, dans l'ordre où le catéchisme de Malines les énumère : l'orgueil, l'avarice, la luxure, l'envie, la gourmandise... La gourmandise, oui! un des sept péchés capitaux! Elle éclatait en sanglots. C'était donc un péché mortel. Mon Dieu ! mon Dieu ! Lapetite Béguine, touterouge, se jetait à genoux. Si elle allait mourir subitement ? Ce n'est plus seulement en purgatoire, c'est eu enfer qu'elle irait. Elle essayait un acte de contrition parfaite. Elle aurait voulu courir à l'église, se confesser. Mais, ces jours de fêtes-là, le curé n'entendait point de confession. Alors, toujours tremblante et navrée, plus tremblante encore d'être seule dans sa chambre, Sœur Marie redescendait parmi ses compagnes. Elle aurait bien voulu demander à l'une d'elles silagour-mandise, étant un des péchés capitaux, était un péché mortel. Mais elle n'osait point, ayant peur de scandaliser maintenant le prochain et d'aggraver encore son cas. Sœur Marie des Anges était malheureuse. Elle tenait constamment les yeux fixés en terre quand elle sortait, quand elle allait en ville livrer des dentelles commandées, même quand elle se rendait à l'église de l'enclos, parce que les fidèles y sont admis également, en même temps que les Béguines et que là, comme dans les rues, son regard pourrait rencontrer le regard de l'homme. Or, de cela elle a peur par-dessus tout. C'est le péché dont le nom seul la fait rougir, quand elle le rencontre dans le texte de son examen de conscience, avant d'aller à confesse. Elle ne comprend que vaguement ce que prévoient le sixième et le neuvième commandement de Dieu, — affreux puits de péché où jamais elle n'est tombée, mais une intuition l'avertit que c'est en regardant l'homme qu'on tombe dans ces puits-là : puits des mauvaises pensées, puits des mauvais désirs. C'est pourquoi elle évite, avec un soin qui est déjà une épouvante, ce qui y achemine. Il y a quelques mois, elle crut mourir de chagrin pour avoir vu un homme qui chaque dimanche venait se poster à l'église contre le pilier dont sa place était voisine ; il cherchait à la dévisager, se penchait pour la voir mieux, tout enfouie aux plis de son grand voile de linge. Elle sentait qu'il était là, chaque fois, non parce qu'elle t'avait vu, —jamais elle n'eût osé regarder de son côté, — mais parce qu'elle sentait une ombre peser sur son voile, l'obscurcir, une ombre noire et froide comme celle de toute une tour. Qu'avait-elle fait pour attirer à elle cette passion abominable, et quelle complaisance au péché possible portait-elle sur son visage pour autoriser cette assiduité de chaque dimanche qu'un espoir devait soutenir? Un jour qu'elle était allée en ville visiter une de sesamies malades, elle rencontra le maléficieux personnage qui la reconnut, semitàla suivre, tandis qu'elle, épouvantée, prit sa course à travers les rues, les quais, les ponts, pour gagner le Béguinage. Car c'était Satan lui-même, à coup sûr, qui la tentait, qui avait pris ce visage et allait lui dire des choses qui tueraient à jamais les lis qui sont en elle. Mais, si minutieusement qu'elle se fût précautionnée contre cette tentation, il lui semblait quand même qu'il lui en était venu plus de poussière en son âme, un peu du résidu des bûchers de l'enfer. Ah ! toujours cette poussière subtile des péchés! D'autant plus qu'à ce moment échut le mercredi des Cendres, et, avec lui, la croix coutumière dont on la signa à son tour, et qui était le symbole, eùt-on dit, le signe extérieur de son état de conscience. En même temps, le curé prêcha à la messe sur le texte de l'Écriture :« Quia pulvis es ; parce que tu es poussière ! », et il apparut à la Béguine qu'il ne parlait que pour elle, alin de l'avertir au nom de Dieu, de dénoncer devant la Communauté entière, dans le silence de l'église, la coupable dont la cendre intérieure avait servi pour les croix de ses compagnes, comme si c'eût été du noir de son âme que toutes avaient le front souillé. Ainsi, cette circonstance aggrava dans son esprit la rencontre anodine, lui donnant une gravité absurde, comme si des torts réels luifussentimputables et qu'elle eût quand même autorisé de si sacrilèges insistances par on ne sait quel acquiescement anonyme de ses yeux. Elle avait donc, sans le savoir, et peut-être môme le sachant, regardé le péché, regardé la tentation. N'était-ce pas comme y avoir succombé à moitié? Ah! ce terrible péché de la luxure qui apparaissait au bout de tous ses actes, de tontes ses pensées, de tous ses gestes. Ainsi la mer, dans la petite ville maritime où elle est née, est l'aboutissement de toutes les rues. C'est surtout le soir et le matin qu'elle en était hantée, comme d'une fièvre intermittente, quand il lui fallait se dévêtir ou s'habiller, faire sa toilette, changer de linge. Minute affreuse ! Quelle peur de scandaliser son ange gardien en lui dévoilant un coin d'elle-même, en mettant à nu un peu de cou, un peu de bras. Et la crainte aussi de se scandaliser elle-même. Les anges étaient vraiment purs parce qu'ils n'ont pointde corps, parce qu'ils ne sont qu'une tête et des ailes, ainsi qu'ils apparaissent dans les tableaux d'Assomption des églises. Il fallait, pour se rapprocher un peu d'eux , oublier son corps , vivre aussi comme si on n'en avait pas, et, mieux encore, l'ignorer. Sans doute les saintes ne savaient rien d'elles-mêmes. A son tour, laBéguine s'ingéniaità se bien clore dans des guimpes etdes étoffes. Elle fermaitles yeux, quand il en fallait changer; et c'est telle qu'une aveugle qu'elle tâtonnait au long de ses membres , avec défiance, comme si chacun d'eux eût été un piège dont elle s'éloignait aussitôt. Sœur Marie des Anges était malheureuse. Car la confession, en tin de compte, qui aurait dû être le remède toujours offert à ses scrupules, ne faisait que les exaspérer. Combien d'heures noires, les plus noires de sa vie, certes! elle passait dans l'attente du sacrement de pénitence. D'abord elle cherchait du côté des péchés à commettre; et c'était déjà et encore la crainte de fautes nouvelles en 9'aventu-rant dans ces nomenclatures, ces catalogues de toutes les fleurs vénéneuses de l'âme, où une curiosité, aussitôt coupable, pourrait l'arrêter une minute; puis elle inventoriait du côté des péchés commis, bousculant sa conscience, sondant tous ses désirs, amenant àla lumière ses moindres pensées, ses commencements de projets, ses plus frôles et indécises imaginations, les petites toiles d'araignées des minimes rêves ébauchés. Elle cherchait s'il n'y avait point, tapi dans l'ombre, quelque péché mortel à expulser comme un démon... En tout cas, sa conscience était pleine de péchés véniels... Ah! oui! cette incessante poussière, sous les e.spèces de laquelle lui apparaissaient ses fautes, qui lui avait grisaille toute l'âme, qui lui rendait méconnaissable tout ce qui jadis ornait son âme : ses vœux, les lampes de ses vertus, les lis de son célibat, le bénitier de ses larmes, et jus- 9. qu'à ce miroir de la chambre de son âme où la présence de Dieu maintenant s'enlisait. Poussière subtile et inexorable, nombreuse comme si toutes les dunes, toute la chaîne de sable de la petite ville maritime où elle naquit, étaient entrées en elle. A se juger ainsi profanée et déchue, elle flottait longtemps en une crise d'angoisse. Puis elle finissait par se décider à entrer dans le confessionnal. Elle s'y jetait, pour ainsi dire, comme on se jette à l'eau. Elle tremblait de peur, de honte aussi, se jugeant dans un état d'âme pitoyable, chargée de péchés plus qu'aucune autre Béguine. Jamais le prêtre n'aurait entendu de confession pareille. Elle lui apparaîtrait comme un scandale caché de laCommunauté, une brebis toute noire dans ce troupeau pascal qui, le lendemain, irait bêler à l'hostie... La tête en feu, le sang aux joues, ca- chant le plus possible sa figure avec ses mains, Sœur Marie faisait enfin l'aveu de ses fautes, vite. Puis le prêtre lui donnait quelques conseils. Mais elle, aussitôt, minée de scrupules, s'imaginait n'avoir pas tout dit, avoir caché des péchés. Elle en récapitulait la liste, car elle les écrivait souvent à l'avance. Non ! elle n'avait rien omis. Elle cherchait encore, temporisait, assaillait le prêtre d'interrogations de casuistique, d'arguties. Lui, alors, qui la connaissait, brusquait l'entretien avec quelques paroles de réconfort, et lui donnait l'absolution. Elle sortait du confessionnal un peu rassurée, heureuse une minute, rafraîchie par les eaux du sacrement qui lui avaient refait une âme blanche. Mais, à peine agenouillée dans l'église, occupée à réciter les Avé de la pénitence imposée, voilà qu'elle se remémorait les détails de sa confession. Avait-elle bien réellement tout déclaré? Eût-elle une contrition par- faite, suffisante au moins, avec la détes-tation de ses péchés et le ferme propos de ne plus y retomber. C'étaient, chaque fois, des scrupules infinis, des angoisses intimes qui retournaient à la place de chaque péché, pour éveiller ces morts pardonnes, interroger la poussière où ils avaient germé, faire encore parler leur bouche. Mais ils se taisaient, les péchés morts. La Béguine n'apprenait rien. Et ses émois reprenaient. Est-ce qu'ils sont bien morts pardonnés? Est-ce que le geste d'absolution a valu? Un jour, entre ses ordinaires inquiétudes, il s'en leva une plus compliquée, et aussitôt plus lancinante : cerles elle avait tout dit, et avec contrition ; mais en précipitant l'énumération de ses péchés. Ce fut moins, à coup sûr, pour jeter bas ce fardeau qui lui pesait que pour l'atténuer, afin qu'il passât plus inaperçu, un peu latent, un peu confus. Coupable subterfuge d'une conscience timorée !• Elle avait vuulu ruser avec Dieu. C'était plus lâche et pire. Tout en avouant l'ensemble intégral (le ses péchés, elle avait cherché à en pallier le total, à les confondre en un troupeau rapide et en fuite, comme si chacun d'eux n'avait pas besoin du pardon et de la croix de Jésus-Christ sur sa laine. N'était-ce pas comme les avoir célés partiellement? Alors, elle avait fait une mauvaise confession? Et il ne s'agissait plus ici de scrupules, ces scrupules parfois excessifs peut-être et contre lesquels son confesseur lui-même la mettait en garde. Sa faute était claire... Qu'est-ce qu'elle allait devenir? Et comment se présenter le lendemain à la Sainte Table pour ajouter un nouveau sacrilège plus damnable à celui d'avoir déjà profané le sacrement de la pénitence? Comment, d'autre part, rester à son prie-Dieu quand toute la Communauté se dirigerait vers le ciboire que l'hostie étoile? Ce serait s'avouer criminelle publiquement et scandaliser ses pieuses compagnes. Il vaudrait mieux encore rester dans sa chambre et prétexter une indisposition. Mais ce serait un lourd mensonge, qui ne ferait que ruiner davantage son âme... La soirée s'écoula, lente, cruelle. Sœur Marie s'affligeait dans un grand trouble, désemparée, opprimée par l'inquiétude, au point d'en ressentir une douleur presque physique. Par moments, il semblait que le fardeau s'allégeât. La réflexion, -le calme revenaient un peu. A genoux devant son lit, dans la chambre obscure, elle avait prié, récité un acte de contrition parfaite, si parfaite et si empreinte d'un immense regret que c'était suffisant, même selon l'orthodoxie et les prêtres, pour que Dieu en personne pardonnât. La tranquillité contagieuse de la nuit d'été l'avait d'ailleurs atteinte, à travers la fenêtre ouverte. Elle se releva, elle alla regarder la nuit, toutes les choses indistinctes de l'enclos peu à peu précisées : la tour qui montait plus noire sur l'ombre, les peupliers aux longs remous et faisant un bruit mouillé d'écluses qui lotionnait le silence. Tout était agrandi, adouci... Sœur Marie des Anges se paci-liait. Elle cherchait le ciel, invisible, tout foncé et qu'aucune étoile ne dénonce, comme, par les soirs sans lune, elle cherchait la mer sans la voir, étant enfant, dans la petite ville maritime où elle est née. Le ciel aussi se dérobait. Du moins une brise la frôla comme un pardon ; elle trempa son visage dans les ténèbres dont la source rafraîchissante l'édulcora toute. Elle était moins en peine, maintenant. Elle voyait plus juste ; elle avait exagéré son cas ; et, en y songeant bien, en récapitulant tout, elle ne se trouvait plus coupable, puisqu'elle n'avait pas eu l'intention d'altérer sa confession. Toujours ces maudits scrupules qui venaient s'attaquer à ses meilleures heures, y pullulant aussitôt, engendrés l'un de l'autre, vermine de son âme! Elle avait la bouche en feu. Pour rafraîchir sa fièvre, elle but d'un trait un grand verre d'eau. Puis brisée, courba-.turée d'âme par ces émotions, elle se jeta sur son lit, vite assoupie, somnolente, les bras inertes, glissée au sommeil, sans avoir, dans cette brusque défaite d'elle-même, songé à fermer la fenêtre... L'obscurité continua d'affluer par sa chambre, y charria la petite brise, le bruit des peupliers, la vague rumeur nocturne qui est comme la respiration des choses endormies , et aussi les tintements de l'heure au clocher de l'église. Au moment de s'endormir, la Béguine avait même été secouée par un de ces coups de cloche unique, sonnant on ne sait la moitié de quelle heure au cadran de cette nuit. Mais aussitôt elle avait cha- viré dans le sommeil total, essayant vainement de se cramponner au son qui décroissait... Le lendemain, à son réveil, Sœur Marie des Anges se hâta. Elle était heureuse, toute réparée par un long sommeil. Le soleil riait au-dessus de l'enclos dans un joli ciel tout bleu, du bleu des rubans de congréganistes. Déjà quelques Béguines, plus prestes, se rendaient à l'église. C'était jour de communion générale. Sœur Marie marchait à travers sa chambre, toute recueillie. Elle épingla avec soin sa cornette, afin d'être digne, par sa parure môme, de recevoir la visite de Notre-Seigneur. Elle se sentait déjà un tabernacle. Elle s'achemina vers l'église ; puis, installée à son prie^ieu, s'examina une dernière fois, comme la sacristine jette un suprême coup d'œilaureposoir quand la procession va passer. Mais tout à coup une inquiétude nouvelle et plus grande 10 que toutes les autres submergea son éphémère contentement. Elle venait de se rappeler qu'elle avait bu un verre d'eau, durant la nuit. A quelle heure? Elle se remémorait à peine. Le sommeil l'avait prise; mais est-ce tout de suite? ou si ce fut très tard? Quand la cloche tinta, quelle heure était-ce? Elle chercha dans sa mémoire confuse... Oui ! un seul coup,après quoi elle avaitglissé comme à pic, sombré dans le sommeil,sansplus deconscience. Un coup qui avaitfait une large moire dans le silence, un coup tombé comme une pierre dans le silence, comme une pierre dans l'eau qui élargit des ronds à la surface. Elle, elle avait chaviré au fond de cette eau... Elle ne savait plus... Quelle heure, quelle moitié de l'heure avait sonné? Était-ce dix heures et demie? onze heures et demie ? Pent-être une heure du matin aussi? Dans ce cas, et c'est là ce qui l'effrayait à un tel point, elle n'était pas à jeun. Mais quelle dérai- HHHH la sœuk aux scrupules son d'avoir bu ainsi, au hasard du temps, sans s'assurer, sans élucider... Qu'est-ce qu'elle allait faire maintenant? Encore une fois, elle pria, elle supplia Dieu de l'éclairer. Elle flotta dans une angoisse infinie, à la dérive... Or, comme toujours, l'Action vint la saisir, l'entraîner de force hors du dédale de ses scrupules, et la fit agir pour ainsi dire malgré elle. La messe en était arrivée à la communion. Toute l'assemblée des Béguines se leva, processionna vers le Banc, tandis que l'orgue déroulait des cantiques frais, blancs, brodés, eût-on dit, comme la nappe même de la Sainte Table. Sœur Marie des Anges se trouva entraînée ma-chinalemeut. Elle reçut l'hostie à son tour, désespérée et quand même exultante, l'incorporant toute vorace 'et pâmée, avec aussitôt l'anxiété d'avoir avalé le [toison de l'Éternité, d'avoir blessé avec ses dents le pain sacré où allait se rouvrir la plaie de Jésus... Telle fut, durant plusieurs mois, la frissonnante vie intérieure de Sœur Marie des Anges. Puis sa raison s'obscurcit. Et maintenant sa démence, par une mystérieuse transposition, consistait précisément à avoir matérialisé son inquiétude.Les scrupules s'étaient extériorisés. A force d'appréhender la ternissure des péchés, même véniels, à force de lesjuger une poussière spirituelle obscurcissant son âme, elle en était arrivée à cette substitution de craindre avec la même angoisse la poussière réelle. Ah ! cette poussière qui tombe sans répit, occulte, mais inexorable, qui neige en flocons minuscules, qui grain à grain va la décolorer, salir sa robe, sa cornette de papier, lui mettre dans les cheveux la cendre morte des heures, la transformer en quelque chose qui est en désuétude, en ruine ; faire d'elle l'équivalent d'un vieux meuble négligé dans la demeure d'un absent ou d'un mort... Ce n'est plus son âme, dont la notion a péri désormais, c'est son corps dont elle voit à présent l'imminent ensablement sous la cruelle poussière qui est le symbole et la semence même du Néant. C'est pourquoi on la voyait, la pauvre folle, agiter, par instants, sur sa tête, la dérisoire cornette de papier, comme un oiseau pâle de qui la poussière aurait peur ; qu'on la voyait sans cesse, d'autre part, à coups secs de son petit mouchoir, se tapoter, s'épousseter, pour ainsi dire. NATURE MORTE: LEURS FLEURS Ce sont surtout les femmes qui n'ont pas d'enfants qui aiment les fleurs. Inconsciente façon pour elles d'être un peu mcres, de s intéresser à quelque chose de fragile, de difficilement viable. Les religieuses aussi subissent la mystérieuse loi, cette transposition de l'instinct. C'est pourquoi les Béguinages sont tout fleuris. La pelouse, au centre, s'étoile de pâquerettes — les petites corolles, de linge, clirait-on,comme tuyautées— qui lui donnent l'air de la prairie de Jean Van Eycli dans ^'Adoration de lAgneau. A toutes les fenêtres, des pots de géraniums, de fusehias, mêlent leurs bouquets vifs à la neige des rideaux, et sans nul heurt pour l'œil, grâce à un rejointoyement de l'air du lieu. Est-ce que le rouge des lèvres de Pre-mières Communiantes ne s'accorde pas avec la mousseline de leur voile? Mais les préférées de la Communauté sont les fleurs moins laïques, plutôt de culte et d'autel ; le lis, par exemple, dont saint Joseph s'est jait un sceptre, que la Vierge Marie offre mêmement, comme une hostie en fleur, comme sa propre âme tenue en main. Le lis est tout gothique. Il s'apparie aux Béguines. Il a l'air d'une fleur en religion aussi; c'est moins une corolle qu'une cornelle, toute blanche, toute liturgique. On croirait ne pouvoir l'arroser qu'avec de l'eau bénite. Fleur sans sexe; fleur angélique ; et qui semble être toujours en état de grâce. Ainsi la végétation elle-même se prête, dans les Béguinages, aux mystiques allégories. Dans les jardinets méticuleux qui précédent chaque couvent, le buis docile se contourne en Initiales de Patronnes, en Sacré-Cœur percé de quelque glaive de verdure. Mais c'est à la procession de la Fête-Dieu que l'amour des Béguines pour les fleurs ' s'exalte et s'extasie. Elles s'en approvisionnent abondamment; elles en achètent par gerbes, par brassées4, et, dès l'aube, s'emploient, pour les multiplier, à les démembrer, à les effeuiller, à les effilocher pétale à pétale, à en faire une charpie de fleurs. Les corbeilles ainsi remplies sont vidées ensuite, sous les pas de la procession qui s'avance, dans les tournantes venelles de l'enclos : neige florale, avalanche peinte, manne multicolore que les Sœurs, avec ivresse, sentent tourbillonner, choir, rejaillir du sol, broder l'air, baiser leur visage et leurs mains, rosir leurs cornettes, embaumer leur marche... Même l'hiver, elles trouvent moyen de se leurrer par d'artificielles floraisons; car le ciel complice, en ces rigoureux décembre et janvier du nord, maintient presque en permanence sur leurs vitres des fleurs de gelée : palmes d'argent, fougères, marguerites, pro- 118 musée de béguixes fils de roses blanches — où les Béguines ont: pris peut-être exemple pour leurs dentelles (ces bouquets de givre!), elles qui aiment les fleurs au point de passer leur vie à en créer-avec des fils. L'AMOUR DU BLANC Tous les lundis, la pelouse du Béguinage s'emplissait de grands linges blancs, géométriques. On avait lessivé ce jour-là, non pas les linges intimes de la Communauté, envoyés plutôt au dehors, mais les fines toiles du culte, trop précieuses pour être confiées aux périls du chlore et à des mains étrangères. C'étaient les nappes d'autel et de Sainte Table, en souple batiste et bordées de dentelles si frêles qu'il fallait les manier comme des dessins en fils de la Vierge; c'étaient les coiffes des Sœurs aux cassures mainte- 11 nant nivelées et.qui, étendues sur l'herbe, ne gardaient plus même le souvenir d'avoir été des cornettes; puis les rochets des prêtres, des enfants de chœur, aux plis d'accordéon déclos; enfin les petits linges bénits, ceux pour le ciboire, poulies burettes, le manuterge, tout ce qui sort à la célébration des offices. On eût dit le liturgique trousseau, exposé ainsi chaque semaine sur le velours vert du gazon qui en accentuait la blancheur grandissante. Grâce à la chimie de l'air, l'eau bleuie, dont les linges avaient été imbibés, s'évaporait, et lentement le soleil graduel les unifiait tous en un blanc absolu. Cette lessive méticuleuse était confiée à des Sœurs converses, mais, quant aux soins subséquents : mettre blanchir le linge, l'arroser, l'empeser, le repasser, c'étaient des Béguines elles-mêmes qui les assumaient. Parmi celles qui remplissaient cette l amour du blanc charge, il y avait une jeune novice, appelée Sœur Bega, du nom même de la sainte, sœur de Pépin, fondatrice de l'Ordre. Nulle n'était plus zélée qu'elle, minutieuse, atlenlive, heureuse de la fonction qui lui était confiée. Et non pas seulement parce que sa piété lui faisait éprouver une joie, une fierté à approcher ces linges sacrés que l'eau semblait n'avoir pas tout à fait vidés des gestes d'offices, et où, par minutes, elle croyait encore surprendre un reste d'encens... Est-ce que, dans l'enclos, quand la cloche s'est Lue, on n'entend pas de même parfois-comme un tintement qui s'obsline... Certes cette façon de collaborer ainsi au culte entrait pour une part dans son contentement; mais la petite Sœur Bega sentait aussi une sorte d'involontaire et mystérieux plaisir à manier tout ce beau linge blanc où ses doigts s'égaraient, aimaient à jouer. C'était un effleurement, presque une caresse, le contact de ces fines toiles, de ces batistes plus douces qu'une chair d'enfant. Parfois, en maniant un grand tas de linge, un engourdissement lui venait; elle y abandonnait ses deux mains à la dérive, elle y aurait plongé tout entière. D'autantplus que ses yeux, non moins que ses doigts, s'émouvaient, prenaient part à ce trouble, sans qu'elle démêlât la cause de l'étrange fascination qui déjà, pourtant, remontait loin. Elle se souvenait de son petit frisson de joie, tout enfant, quand, le dimanche matin, sa mère la revêtait de nouveau linge : bonne sensation sur elle de toute cette toile, câline et fraîche! et aussi lorsque, en se mettant à table, elle apercevait la nouvelle nappe, immaculée, vraiment l'eau gelée d'un bassin ayant gardé des plis dans sa glace, 4 cause sans doute d'une bise qui le moi-rait. Quelles précautions pour ne pas tacher, fût-ce d'une goutte de vin, la nappe qui s'inaugure*! Or, ce blanc l'amour du blanc 123 des nappes et des linges du dimanche était contagieux, car, parmi les semaines grises et monotones, ce jour-là tout entier lui apparaissait comme un jour blanc, un jour où doivent naître les lis et les cygnes. Elle-même était la sœur apparemment des virginalesfleurs, des neigeux oiseaux; et elle l'avait bien senti, comme rendue enfin à son origine et à sa nature, le jour de sa Première Communion. Emmousse-linée depuis le front jusqu'au bas de sa robe longue, avec des gants blancs, des chaussures de satin blanc, un livre de prières à couverture d'ivoire, un voile décolorant en blanc la vie elle-même et toutes les choses, — elle avait presque vacillé de joie comme si elle entrait enfin dans sa destinée. Et, ce jour-là, elle éprouva à son paroxysme cet amour du blanc qui était en elle comme une nostalgie ou une divine maladie. il. C'est'pourquoi maintenant, au Béguinage, elle se trouvait si heureuse et vraiment selon sa vocation. Dans son petit couvent, presque tout était blanc. Sa couleur favorite y devenait une et semblait s'engendrer d'elle-même : le long des murs des corridors, des parloirs, de l'ou-vroir peints au lait de chaux ; aux fenêtres drapées de tulle ; sur les carreaux à dentelles où s'agglomérait un givre de fils ;. et quant au pavement qui était rouge, il abdiquait lui-même et disparaissait sous du fin sable blanc dont c'est la coutume-en Flandre de le semer, en dessins qui ondulent comme des ruisseaux et des fumées. Durant les offices, c'était plus délicieux encore pour la petite Sœur Bega, car le-cérémonial du Béguinage comporte que toutes les Béguines, en entrant dans l'église, se revêtent d'un voile très apprêté et long qu'elles attachent à leur cornette et qui descend jusqu'à terxe, les enserrant toutes. Elles gagnent ainsi leur place, s'agenouillent côte à côte, ensevelies pour ainsi dire sous cette toile luisante, à vives arêtes. Du porche, à voir, sous de tels voiles, ces centaines de Béguines, immobiles, figées dans la prière, on croirait entrevoir un paysage gelé, un site du pôle, le seuil d'un glacier où nul ne s'aventure... Sœur Bega, alors, exultait, priant à pleines lèvres, extasiée plus que jamais par cet amour du blanc qui la ressaisissait toute... Voilà pourquoi elle se trouvait si heureuse d'avoir été chargée par la Supérieure de veiller à^'entretien des linges précieux de la Communauté. Voilà pourquoi elle se montrait si soigneuse, si empressée à la besogne, ne craignant nulle fatigue, pliée en deux, des heures entières, pour étendre avec précaution les nappes d'autel et les surplis sur la pelouse; et quel zèle à les faire blanchir, à vite les garer, quand, l'été, un vent de poussière s'élevait; quand, l'hiver, la cheminée d'un couvent proche se mettait à trop fumer et qu'il neigeait de la suie; quelle minutie à les arroser, mieux encore à les asperger d'eau avec les doigts, aussi grave que le prêtre quand il fait bruiner son goupillon sur les fidèles. Puis les mille soins délicats : les passer •au bleu, les mettre; à l'empois, les faire sécher, les repasser enfin et les tuyauter à plis parallèles. Prudentes étapes; tendres métamorphoses pour aboutir au repos final du linge, réalisé dans ses plis. Alors Sœur Bega Fallait ranger dans les armoires de la sacristie et ce n'était pas le moindre de ses contentements. Joie instinctive, d'ailleurs, et commune à toutes les femmes, que ce rangement des armoires et le maniement du beau linge ! Elles ont pour cela comme une faculté native du bout des doigts, des nerfs spéciaux dans leurs mains plus impression- l'amouii du blanc nables, une sensibilité où dort peut-être l'instinct des layettes. Avec la même émotion que les mères pour le trousseau des enfants, Sœur Bega empilait le trousseau du culte. Encore un peu, elle y aurait introduit des sachets etcaché de l'iris! Et n'était-ce pas une layette, en effet? la layette de la naissance de l'hostie! Pour Sœur Bega, l'hiver était une époque affligeante, car ses chers linges souffraient alors comme des brebis que le mauvais temps retient au bercail. Eux aussi ne pouvaient pas aller animer la pelouse, par peur du vent en tempête qui, comme un loup, les aurait enlevés. Certains jours, il y avait pour elle la compensation de la neige, vers la Noël ou la Chandeleur. Alors elle oubliait ses linges usuels. C'était comme si les linges du Paradis, plus candides que les siens, eussent tendu le Béguinage. Aveuglante splendeur! Ouate virginale! Duvets de tous les vols blancs de l'espace! Manne d'hosties sur les murs, l'herbe, les arbres, les toits... Unanime blancheur! Car même quand des moineaux affamés avaient érallé du bec ou des pattes la chaste parure, quand, par endroits, la neige avait cédé, ouvrant brusquement une petite blessure noire, le vent vigilant faisait envoler des ormes du terre-plein quelques flocons qui venaient aussitôt s'étendre en charpie, et repriser la neige. Bien que son amour du blanc fûtexalté par cette neige, et à un degré culminant, Sœur Bega préférait les douce journées du printemps où, alors, c'était des linges étalés que le Béguinage était blanc. Elle les juxtaposait sur la pelouse, le plus près possible, de façon à cacher tout le vert, à allonger une prairie argentée comme celles qu'on doit voir dans la lune... Et pour un autre espoir peut-être que de les faire blanchir! Car, le soir, avani de se coucher, il lui arrivait parfois de r, amour du blanc 131 regarder par la fenêtre de sa chambre, qui donnait sur l'enclos. Elle tournait les yeux vers les surplis, les nappes d'autel, les cornettes, les voiles, formant sur le gazon des parterres éblouissants, prise tout à coup, sans savoir pourquoi, à rêver de sainte Véronique, non sans une secrète espérance d'aussi apercevoir une minute la face de Jésus prise à ces pièges, et que ce serait la récompense de son amour du blanc et des linges. NATURE MORTE LEURS IMAGES Les Béguines adorent les images religieuses. Elles en épinglent aux murs de-leurs chambres ; ceux de l'ouvroir aussi en sont historiés ; elles en intercalent entre les■ pages de leurs livres d'Heures. Il y en a dont le fond est en dentelle d'argent, l'air-d'une toile d'araignée pleine de grésil. Il y en a de copiées comme des chasubles et de blanches comme des hosties. Quelques-unes sont pailletées, à la façon des canaux quand il fait clair d'étoiles. D'autres se compliquent, s'ouvrent en compartiments, en tabernacle^ se déplient en corolles de nénuphars. li Les Béguines se les donnent les jours de fête, de séparation; échangent ces anodins cadeaux que, seuls, leur vœu de pauvreté tolère ; et y inscrivent des dédicaces d'amitié tout ingénues, qui se déroulent en petit ruisseau d'encre, en méandres de fumée bue par le papier... Outre les images, les Béguines aiment aussi les tableaux religieux, comme il s'en trouve dans tous les petits couvents de la Communauté, venus on ne sait d'où, reçus en legs, offerts par les familles des donateurs, cédés par des fabriciens, non pas des tableaux modernes, mais anciens, œuvres anonxjmes, copies d'après Van Eyck ou Memling, compositions religieuses de vieux peintres fervents, dont les doigts touchaient à Dieu comme des prêtres, et qui peignirent — comme on prie I Aujourd'hui, ces tableaux sement aux Béguines à se figurer le ciel. Comment, sans eux, se représenteraient-elles Dieu le Père ? Celui-ci est pour elles le vieillard à barbe blanche des Primitifs, comme Jésus est le pâle et doux homme aux cheveux partagés, à la barbe rousse comme de la lumière qui frise. Dans ces tableaux sacrés qui décorent les parloirs, les ouvroirs, il y a encore des An-nonciations, avec l'ange Gabriel aux ailes d'arc-en-ciel, des Crucifiements, des Nativités. Il y a surtout des Madones, toujours la même scène du divin allaitement, sans que les chastes Sœurs aient jamais l'impression de la nudité du sein, qui ne leur semble pas une autre chair que celle du visage de l'Enfant. Par ce moyen, les Béguines connaissent Dieu, connaissent Jésus, connaissent la Vierge Marie, les saints, les anges ; elles'peu-vent s'en faire une idée, y songer, les aimer comme si déjà elles avaient vécu auprès d'eux, comme si elles n'en étaient que séparées par l'absence, par l'exil, après quoi elles lesretrouveraient dans l'Eternité, unpeu changés seulement. Doux miracle d'un art pieux, où le ciel s'humanise ! Avance d'hoirie sur le ciel ! Outre ces tableaux de dévotion, les couvents importants du Béguinage, surtout la maison-mère, possèdent aussi de vieux portraits, des portraits d'anciennes Béguines, de Grandes Dames d'autrefois, remontant loin parfois, jusqu'à 1100, jusqu'à 1600, avec toujours le même costume invariable, la même cornette dont la patine du temps a •emmiellé les linges, y a mis comme du clair ■de lune sur de la neige. Les unes, vieilles, aux mains recroquevillées ; d'autres, roses, fraîches, de qui la bouche est restée une fleur. Parfois, un blason dans le coin cle la toile, armoiries bleu el or de la supérieure d'antan, qui fut souvent de famille nobiliaire. Or, les Béguines considèrent maintenant ces portraits comme également des portraits de saintes. Elles choisissent parmi eux une patronne, qu'elles prient, à laquelle elles recourent, qu'elles craignent ; car parfois il leur semble, le soir, quand elles ont commis dans la journée quelque péché véniel, que les yeux du portrait les regardent avec rigueur, que la bouche peinte va parler et ne s'empêche de les gronder qu'à cause du grand ■silence qu'il ne faut pas qu'on dérange. L'OISEAU DE LINGE La Sœur Godelieve se sentait bien souffrante et bien découragée ; la veille et tous les jours précédents, [chaque fois qu'elle était sortie, après une heure de marche à peine, elle s'était retrouvée en proie au même malaise : un mal de tête indéterminé, grandissant, lui mettant entre les tempes la sensation d'une eau tiède qui bouge. La cornette de Béguine, emmaillotant sa tête, augmentait cette souffrance du battement intermittent de ses ailes dans le vent. On eût dit un oiseau de linge qui lui serrait le front, s'appesantissait parmi •ses cheveux prisonniers. Elle avait essayé d'anodins remèdes, toutes les panacées de ses compagnes du Béguinage, même les prescriptions du médecin attitré auprès de la Communauté. La maladie s'obstinait, maladie singulière, mystérieuse, 'puisqu'elle n'éprouvait rien tant qu'elle demeurait dans son couvent, travaillant à l'ouvroir, assistant 8-ux offices. Seule la marche ramenait chaque fois les incompréhensibles maux de tête, quand il lui fallait faire quelques courses en cette petite ville des Flandres où, après une enfance d'orpheline dans un couvent de religieuses, elle était entrée au Béguinage, tout naturellement, et préparée depuis toujours, comme un enfant de chœurgrandi devient séminariste. La Sœur Godelieve était jeune encore. Si lasse pourtant, si désolée de cette santé souffreteuse que le printemps revenu ne lui propageait môme pas un l'oiseau de linge 141 peu de sa liesse au cœur, en ce matin d'avril où le soleil fardait les vitres, y allumait un pétillement de nacre et de prismes en fusion. Et pourtant, par les croisées translucides, comme il était riant, l'enclos du Béguinage ! Au centre, une pelouse, étoffée et compacte. Quelques peupliers en rideau faisaient un bruit clair de rivière qui chante. Tout autour, les petits couvents alignés, avec leurs façades de briques claires, et leurs vitrages donnant l'illusion que les vitres aussi avaient fleuri dans le renouveau. De courtes fumées blanches montaient des toits, déroulées en sentiers sinueux qui conduisaient jusqu'au ciel. Toutes les Bégaines s'influençaient de la joie extérieure et tantôt, à l'heure de la récréation, ç'avait été un babil frais, un bruit de volière, des rires égrenés sou-tachant de perles le silence des grands corridors. Maintenant, dans l'ouyroir, elles s'étaient tues, mais le rire demeurait réfugié dans leurs yeux, ce pendant qu'on entendait, seul, un bourdonnement de bobines sur leurs carreaux de dentellières. La Sœur Godelieve se hâtait à son ouvrage, ayant à fournir l'après-midi, à une cliente qui faisait le commerce en gros, toute une commande de guipure pour voiles de Madone et lingeries d'autel. Outre qu'elle en retirerait une somme déjà sérieuse qui lui permettrait d'acheter le beau Paroissien à enluminures sur fond d'or qu'elle convoitait depuis longtemps, elle se plaisait à ce travail en songeant qu'elle s'occupait pour le bon Dieu, elle si pieuse, et que l'œuvre de ses mains indignes allait à parer les saintes statues et le mobilier des églises. Penchée sur le carreau,'avec des doigts agiles,'elle emmêlait les fils, déplaçant sans cesse les épingles de cuivre, aug- l'oiseau de linge 143 mentant point à point la trame fleurie. Mais, avec la joie de l'œuvre presque finie, lui revenait l'appréhension de sa sortie de tout à l'heure pour porter le lot de dentelles commandé à sa cliente, qui habitait loin, de l'autre côté de la ville, dans le faubourg qui accompagne le canal. Longue course obligatoire qui lui rendrait son quotidien mal de tête ; et déjà il lui semblait sentir par avance sa cornette s'alourdir, l'oiseau de linge — si frêle encore et presque immatériel — s'enco-lérer, peser des ailes, et douloureusement lui couver le front. Elle avait consulté le médecin du Béguinage, puis un autre médecin de la ville auquel la Grande Dame l'avait adressée. On parlait de migraines, de névralgies; or, aucun des remèdes usuels n'opéra. On parvenait à la soulager, mais momentanément, débusquant la crise pour un jour, car elle revenait les jours suivants. C'était un résultat, certes, de déchirer la toile d'araignée qui lui envahissait la tête, agrandissant son soleil de dentelle noire, élargissant son halo de mal. Mais la bête invisible recommençait le lendemain. Il aurait fallu s'attaquer à elle et la tuer ! Dans sa petite cervelle obscure, Sœur Godelieve comprenait cela et le demandait à ses médecins. Un jour, elle songea qu'il était bien plus simple et plus sûr de le demandera Dieu. C'est lui, sans doute,, qui lui avait envoyé cette épreuve, qui seul en savait le mystère et la délivrerait si elle trouvait les prières et les contritions efficaces. Elle fit une neuvaine au Sacré-Cœur de Jésus ; avec l'argent touché de ses dernières dentelles, elle paya des cierges, elle offrit en ex-voto un beau cœur d'argent à la Congrégation. Nul résultat encore ; mais il fallait laisser à Dieu le temps de se décider, et se montrer d'abord résignée à sa volonté sainte. Alors elle eut l'idée de mettre la Vierge Marie de connivence avec elle : on lui avait parlé d'un pèlerinage renommé, dans un village assez proche, où une vieille douairière pieuse, au fond du parc de son château, érigea,en l'honneur delà Madone, une chapelle et une grotte, vile sacrées par des guérisons authentiques et des miracles. Que n'allait-elle aussi à cette grotte sanctifiée dont la fontaine, agréable au ciel, délayait dans son eau la maladie et le péché? Elle obtint la permission de la supérieure de son couvent et partit un matin pour le saint pèlerinage où elle avait mis désormais tout son espoir. Toute sa confiance aussi : que de cas, plus graves et mystérieux que le sien, dont on lui avait certifié la bonne issue... Des quasi-aveugles avaient vu ; des paralytiques avaient marché... Elleaussi avaitlafoietlacertitude inté- 13 rieure que Dieu, maintenant, l'exaucerait. Elle s'était confessée la veille, en peine de trouver des fautes anodines, quelques péchés véniels à avouer au prêtre, mais enfin cette ivraie de son âme s'était envolée au geste en surplis d'absolution lente ; et, aujourd'hui, pour approcher de sa guérison, elle aurait pu dire : « Je suis l'immaculée ! » comme la Vierge du lieu. À peine arrivée dans le village où est sise le grotte célèbre, elle alla à la chapelle entendre la messe et elle communia, avec une ferveur tout exaltée, comme elle ne l'avait plus fait peut-être depuis le matin de sa douzième année, où elle incorpora l'hostie, parmi ses voiles de Première Communiante... Elle s'élançait à Jésus ; elle en baisait le passage continué sur ses lèvres... Certes, son mal ordinaire l'avait un peu reprise... l'oiseau de linge redevenait lourd et insistant à ses tempes... Mais, c'était la fatigue du voyage, l oiseau de linge et la Vierge Marie allait finir tout cela. De la chapelle, elle s'achemina par le parc vers la grotte en roches grises qu'on apercevait déjà parmi les arbres, au bout d'un pont. Un bruit d'oraisons à voix haute s'effilochait. Autour, les grandes orgues de vieux arbres. Des milliers de petits cierges brillaient à l'intérieur et au dehors sur des ifs de fer forgé qui semblaient des arbustes de lumière. Sœur Godelieve chercha aussitôt des yeux la Vierge : c'était une étrange statuette, très ancienne, aboutie là on ne sait comment, et dont se perdaient les antécédents : la tête noire, taillée dans un ébène immémorial, l'air d'un visage de proue et comme ayant ouvert les yeux, jadis, sur quelque navire flamand, pour regarder jusqu'au bout de la mer. Des pierres précieuses étaient incrustées dans les oreilles; une riche dentelle couvrait son front, et, tout entière, elle était habillée de drap d'or. A ses pieds, sortant d'une crevasse de la grotte, la source miraculeuse, au murmure continu, à la plainte comme d'une eau blessée, à la tristesse comme faite de toutes les souffrances humaines qui y avaient recouru... Des malades sur tous les bancs ; des infirmes, des enfants apportés dans des châles, des paralytiques amenés à bras ou dans des voilures. Tous espéraient, ■lous attendaient le miracle. Et pour les inciter à l'espoir, combien de preuves, en guirlandes lamentables, disposées sur les roches : béquilles de ceux qui, soudain, avaient marché, bâtons des aveugles, appareils, bandages, linge de plaies, tout un trophée conquis sur la douleur. Sœur Godelieve contemplait, s'attendrissait Sur la bonté de la Notre-Dame qui allait aussi s'exercer sur elle. Elle priait à pleines lèvres. Dans ses paupières roulaient des larmes, dont les fa- celles d'eau multipliaient encore les incalculables cierges. Tous les pèlerins qui étaient là en avaient allumé un. Chacun regardait le sien, le suivait des yeux, y attachait une idée superstitieuse, ayant peur que le vent ne l'éteignît, cette petite flamme qui semblait malade, attendre aussi... Sœur Godelieve avait à son tour offert une cire. Elle récitait maintenant le rosaire, agenouillée sur le sol. A cause de son émotion, sans doute, elle souffrait de plus en plus; sa lètes'cncombrait.L'oiseau de linge devenait intolérable. C'était sans doute une intention divine et pour rendre plus éclatant le prodige de sa guéri son. Les mains jointes, les prunelles en extase, elle s'approcha enfin de la fontaine qui se lamente toujours, tendit auiiletdesourcelegoboletd'étain,et, baissant les paupières, but lentement comme si c'eût été, dans un ciboire, le vin trans-substautié de la messe, ou le sang même 13. de la plaie de Jésus ouverte par la lance ! Sœur Godelieve ne fut pas guérie. Elle se résigna : il y avait tant d'autres malades plus en peine qu'elle, et dont la Vierge avait dû s'inquiéter tout d'abord! Son mal était léger auprès des terribles infirmités qu'elle contempla. Elle-même avait eu presque l'envie de ne demander le miracle qu'à son tour et après ceux qui en avaient plus besoin... Pourtant, sans y paraître, son mal était bien douloureux et lui avait enlevé toute lajoie de vivre. Quoique intermittent, il était pour elle une perpétuelle appréhension, l'ombre d'un ennemi proche... Peut-être aussi qu'il était plus grave, au fond, qu'on ne le croyait; et que Dieu ne l'avait pas exaucée parce que, mieux intentionné pour elle, il l'appellerait bientôt dans son Paradis. Mais un tremblement la prenait ; elle n'oserait pas encore paraître devant son Juge ; non pas qu'elle eût commis des fautes mortelles dont la rouille pourrait s'apercevoir au métal nu de son âme ; mais il ne suffisait point d'être sauvée, et puisqu'au ciel il serait attribué à chacun selon ses mérites, elle devait se parer.de bonnes œuvres, de vertus à la bonne odeur de lis pour s'en faire une couronne dans l'Eternité ! Voilà pourquoi elle tenait à son corps, instrument des péchés, mais aussi instrument des perfections. Voilà pourquoi elle voulait vivre, vivre longtemps, jusqu'au bout de l'âge humain. Elle essaya à nouveau des médecins et recommença à suivre des traitements. Chaque docteur avait un diagnostic différent. Elle en avait consulté plusieurs, reprise chaque fois à l'espoir, ballottée de l'un à l'autre. Elle aurait tout donné, sacrifié tout l'argent modeste qu'elle gagnait, dépensé toutes ses économies ; elle voulait se guérir, ne plus avoir mal... Et toujours cette indéracinable souffrance réapparaissant, poussant sa mauvaise herbe entre tous les remèdes ; de plus en plus la tête chavirant sous l'oiseau de linge que la marche changeait en oiseau de plomb. La pauvre Sœur Godelieve était à bout d'espoir. Elle n'osait plus sortir et restait des semaines entières conlinée dans son couvent, négligeant son travail et ses petites affaires de dentellière,le frontau\ vitres, regardant l'enclos du Béguinage ni, la ville, au loin, comme une joie interdite.. On lui av aitrecommandé un spécialiste, savant renommé, qui lui, à coup sûr, la guérirait. Essayerait-elle ce nouveau moyen de salut? Mais il fallait encore une fois s'absenter, aller dans une grande ville assez éloignée où le médecin en question habitait, rogner davantage du petit pécule de ses économies, péniblement amassé, et qui, depuis sa mala- l'oisha'ii de linge (lie, diminuait, comme les cierges durant la messe... ' Pourtant elle se décida; elle prit le train pour la grande ville indiquée, et, à l'heure de la consultation, se présenta chez le médecin en qui était sa dernière confiance. Elle attendit son tour, un assez long temps, dans une pièce sévcr;e ou les rideaux épais laissaient à peine titrer un jour sobre. Une légère angoisse lui serrait la poitrine, comme elle en éprouvait avant d'aller à confesse, la sensation d'un corsage trop étroit où elle entendait son cœur battre d'un mouvement intérieur d'horloge. Son mal habituel lui était revenu, dans la fatigue et la chaleur de ce voyage déjà long. Qu'allait lui annoncer celui-ci? Et pourrait-il quelque chose pour la soulager, puisque Dieu lui-même, le jour de son pèlerinage, semblait avoir dit non? Peut-être même que c'était mal d'insister et de vouloir à tout prix la gué-rison, au lieu de se résigner courageuse- ment à ce qui semblait de plus en plus une volonté céleste et une épreuve. Tout à coup la porte s'ouvrit,le docteur lui apparut: de haute taille, la chevelure et la barbe grisonnantes, l'air grave. Sans parler, il lui fit signe de le suivre, et la mena dans une autre pièce, son cabinet de travail. Sœur Godelieve était très troublée. Elle cherchait à récapituler vite ■tous les symptômes de sa maladiequ'elle s'était promise de lui énumérer. Quand il l'interrogea et lui demanda,enunephrase brève, ce qu'elle éprouvait, son ton de voix si morne et si froid la glaça. Elle répondit simplement: « J'ai des maux de tête... » Puis elle se lut, intimidée, ayant tout oublié, ou plutôt ne trouvant plus aucun mot,dans un désarroi de sa mémoire devant ce regard de statue qui ne la quittait pas. Le médecin reprit, avec sa même voix monotone, d'une seule corde mélancolique, eût-on dit: l oiseau de linge — Nous allons voir, ma Sœur, il faudra que je vous ausculte... — Oui, monsieur... fit la Sœur Godelieve. Elle restait assise et elle attendait. Elle avaitrépondu oui par amour-propre, par confusion. Mais elle n'avait pas compris ce mot-là: « que je vous ausculte! » Elle n'osait pas l'avouer et moins encore demander des explications à cet homme de marbre qui lui gelait les paroles sur les lèvres. Lui s'était levé et lui dit de s'étendre: — Mettez-vous là,ma Sœur! Elle s'était prise à trembler et toute sa figure interrogea : — Oui ! il faut que je vous ausculte.., que j'examine les poumons, l'estomac, car les maux de tète peuvent provenir de causes diverses... La Béguine avait frémi... Instinctivement ses doigts avaient cherché le petit crucifix de cuivre qui pend comme un bi- jou aux confins de la cornette, sur la poitrine. Ils s'y crispèrent, dans un émoi de .tout son être. Elle comprenait maintenant : ausculte... Découvrir de son corps ce qu'elle-même n'en avaitjamais regardé. Ce serait un grand péché ! Toute sa maladie n'avait donc été qu'une intrigue du démon pour arriver à cette tentation? Si elle avait osé, elle aurait fait un signe ■de croix. Le médecin attendait... Godelieve, tremblante, épouvantée, serrait plus fort entre ses doigts le cruficix de sa guimpe. Il y eut un moment de silence. — Eh bien ! fit le docteur. — Non, monsieur. En homme expérimenté, il devina et -chercha à tranquilliser ses scrupules... Un médecin n'est pas un homme : c'est le prêtre du corps, le confesseur des maladies... Mais de plus en plus Sœur Godelieve s'affolait; elle devint pâle comme sa cor- nette et, se reculant doucement jusqu'à la porte : — Oh ! non! monsieur! laissez-moi partir ! Et elle avait l'air de supplier, comme si vraiment elle n'était plus libre, mais menacée, d'une voix blanche de victime qui se sent au bord d'un piège. Quand elle se retrouva seule dans la rue, Sœur Godelieve se mit à pleurer. Elle était bien malheureuse. Aucun remède! Nul espoir! La plupart des médecins ne savaient rien, et celui-ci, qu'on disait savant, lui demandait des choses mauvaises. Il avait bien dit que c'était permis et que les médecins ont le droit de tout regarder sans offenser Dieu. C'étaient des ruses du démon, tout cela; une façon habile pour celui-ci de présenter la tentation. Mais il n'arriverait guère à ses fins... jamais elle ne consentirait... Peut-être qu'elle en mourrait; mais il 14 fallait préférer la mort au péché. Elle n'osa en parler à personne, pas même à la mère supérieure ni à son confesseur. Elle en gardait même une petite honte au fond d'elle-même, confuse de ce qu'on lui avait demandé et qui tout d'un coup précisa dans son esprit ce mystère du sexe jusqu'ici insoupçonné d'elle-même et clos dans ses vœux comme sa chevelure était close dans sa cornette... Dès lors elle se sentit, non pas moins pure, mais un peu moins innocente, elle dont l'âme était bien loin de la chair et comme un lis si haut sur sa tige qu'il ignore la terre d'où il émerge... Sœur Godelieve mourut de son scrupule. Jusqu'au bout, elle refusa de laisser des yeux ou des doigts errer sur son corps, s'enquérir de la cause exacte de son mal. Elle a lentement dépéri, déroutant les tâtonnements des médecins, martyre peut-être de cette chasteté an-gélique. l'oiseau de linge loi» Pudeur de vierge sans tache, pudeur d'hermine qui va mourir par crainte qu'on attente à ses neiges. Mais en ce moment où elle agonise, où le prêtre lui apporte le viatique, elle va jusqu'à s'alarmer de sa tête sans cornetle et de ses cheveux apparents sur l'oreiller. Gela encore fait souffrir sa pureté de religieuse idéale, comme un reste de cor-poralité trop évidente. Si bien qu'aux dernières minutes, elle trouva la force de porter la main à ses tempes où le mal la lancinait, pour faire signe d'y épingler néanmoins la coilTe et les ailes à plis, selon la règle. Puis elle poussa un grand cri : « L'oiseau de linge ! l'oiseau de linge! » comme si, après l'avoir fait longtemps souffrir, il redescendait du sein de Dieu — guéri et si léger désormais — se poser sur sa tête pour l'Eternité, comme la Colombe même du Saint-Esprit! \\ ■>il>r;iio- .-s- • ■■•v >u. ..n/, • ' J;V;iiSÙMV/'Û ls ' ni / ... i-\ \ ■>:. ,!}\V',WS ' ... jv<«v . !»ufo'tlj ofa 000" !■■. . :>5: 'i.-.j«:. .«5Mi '.!>rimJ : ' 'îi.x-j. ■ et -.'t Vu.'i-. :>iio J. Oifl ■ ' ■ •.-• i-.qBa'i »S/ '.VK,;. V ■.•so'f'- »:• >88*0 . !«)•« àSijt'fsjâ'i ?,î< b^ .•ianjisîA «ai Jiwhnooî)* »>v»*-î .: • ■. : • >ty\n\ ,i)v.. -ci-, iiititofijto^uoqî'^ 1 11 « s • ' •• • : îV(trt««C? P.9K »JV* .."..'iMo«4v; v'J il NATURE MORTE-. LEURS CLOCHES La cloche, au sommet de la tourelle de l'église, est la voix et la vie du Béguinage. Elle esl vieille, pourtant, elle est lente dans s.i robe de bronze gémissante, un peu usée. Mais elle se montre ponctuelle, active ; sans cesse elle traverse l'air avec un bruit de clés, comme si elle allait fermer les portes du bruit... C'est la Sœur tourière de l'espace. Elle reconduit les Heures dans l'Éternité. Et pour chacune qui s'en va, elle jette après elle ses sonneries froides comme l'eau bénite d'une absoute. Bruine périodique de la cloche aspergeant aussi, jusque dans leurs ouvroirs, les quiètes Béguines. D'autre part, trois fois par jour, tinle /'Angélus. La cloche en chasuble noire officie à sons graves suivis de sonz montés d'une oc-lave. On dirait un prêtre se répondant sa messe à lui-même. Les Béguines se signent, s'agenouillent, comme si la cloche vraiment célébrait un office. Et ainsi tous les jours, à toute heure, à tous les quartiers du cadran lunaire de l'heure, la. cloche agit, chemine, parle, intervient dans la rie somnolente du Béguinage, ébruite ses battements comme les pulsations du cœur même de la Communauté. Aussi quelles angoisses douloureuses, quelle léthargie qu'on prendrait pour une mort, quand, le jeudi de la semaine pascale, la cloche de l'enclos se tait soudain, en même temps que ses sœurs des églises paroissiales. Dès lors, le Béguinage a l'air d'un Saint-Sépulcre où les Béguines errent dans uns affliction de Saillies Femmes. Elles n'ont plus \ leurs cloches 163 connaissance du temps ni des heures. Car, comme Dieu, la cloche de l'église est trépassée et, tout anxieuses, les Béguines attendent qu'après trois jours aussi la cloche — immobilisée au tombeau du Silence — ressuscite ! CONGRÉGANISTE Depuis un an qu'elle était entrée au Béguinage, Sœur Edwige ne poursuivait qu'un but : devenir congréganiste. D'abord par piété foncière, afin de bénéficier des indulgences plénières, des bénédictions papales, tout un petit luxe de médailles bénites dont son àme s'enrichirait. D'autre part, il se mêlait aussi à son désir chrétien un alliage profane qu'elle s'avouait, un peu honteuse, à elle-même ; mais est-ce qu'il n'y a pas un élément de cuivre dans l'or ciselé du ciboire que le prêtre manipule à la messe? Et cela em- pêchail-il le vin blanc des burettes de se transsubstantier en l'authentique sang de Jésus-Christ? De même sa dévotion n'était point altérée parce que son impatience à devenir congréganiste se mélangeait d'une autre attente : pouvoir enfin assister aux offices dans cette chapelle de la Congrégation, entrevue le jour qu'elle avait été reçue en qualité d'aspirante. Ah ! comme elle y aurait bien prié ! Mieux certes que dans la grande église du Béguinage, où l'on a l'air de ne voir Dieu que de loin. Dans la chapelle, toute blanche, toute pascale, — et c'était là vraiment la faveur d'être congréganiste,— Dieu se montre tout près, pour ainsi dire face à face, et, après la consécration, il est probable qu'en regardant bien elle pourrait apercevoir dans l'hostie la figure de Jésus, comme 011 voit un visage dans la lune. Et puis elle se remémorait aussi, avec congréganiste 169 un ravissement encore intact, les sons de l'harmonium de la Congrégation. Elle n'avait jamais, auparavant, entendu une telle musique. L'orgue, dans l'église, est trop vaste et brusque ; il ruisselle, il submerge, il est glacé. Elle se souvenait d'avoir un jour, dans sa petite enfance, vu la mer, rien qu'une seule fois. Eh bien! l'orgue lui faisait une impression semblable. Il grondait au bout de l'église, il affluait et refluait au bord de toutes les cérémonies du culte, les ourlant comme de l'anxiété d'un gouffre. Edwige sentait, au contraire, que l'harmonium de la Congrégation était un instrumenta la mesure de son âme, séraphique, paradisiaque déjà, déroulant une mélodie calme et transparente, l'eau d'un canal, cette fois, en moires de sourdine. Les voix des Sœurs musiciennes, chantant des cantiques, émergeaient de cette mélodie, tout en faisant corps avec elle, comme les nénuphars adhèrent à l'eau, i La pleine sécurité! Le dorlotement d'âme à ce contact ! Et Sœur Edwige se réjouissait par avance du bonheur qu'elle aurait, quand serait révolu son stage d'aspirante, de pouvoir chaque lundi laisser sa prière s'en aller au fil de ce liquide et lent concert. Le temps approchait où Sœur Edwige allait enfin être reçue membre de la Congrégation de la Vierge et prononcer son acte de consécration. La cérémonie devait avoir lieu le prochain lundi de Pâques, dans la délicieuse chapelle toute blanche. Elle se voyait, elle-même, toute blanche aussi, comme influencée par les lingeries d'autel et par le papier des solfèges et parle pain des eucharisties; surtout par la cornette encadrant son visage. Or,par-dessus sa cornette, selon l'antique cérémonial, elle porterait la couronne de perles, cette couronne symbolique dont se ceignent les tempes des Béguines pour musée de béguines tous les actes importants de leur vie religieuse : une couronne échafaudée, en verroterie bleue et noire, dont les tiges s'entrelacent, s'élancent en petites ogives ajourées pour aboutir à la sorte de clé de voûte que forme un fermoir en rubans. Cette couronne est portée par les novices le jour de leur prise de voile et repose alors sur la ccrnette inaugurée ; elle est encore portée par les aspirantes le jour de leur réception à la Congrégation ; puis enfin on la pose pav-dessus la dernière coiffe des Béguines mortes, au seuil de l'oreiller, quand elles sont exposées, et que la Communauté défile, faisant le signe de croix sur le cadavre. Symbole de la durée de l'Ordre qui traversa les siècles ! Permanence, pour des générations multipliées de Béguines, de cette couronne en perles pauvresqu'in-venta peut-être leur fondatrice, sainte Bega, en mémoire des pierres royales qu'elle avait abdiquées. Est-ce de penser à cette couronne dont la destination était aussi souvent funéraire quejoyeuse, mais depuis qu'Edwige voyait arriver, de plus en plus imminent, le jour de son acte de consécration à la Vierge, une pensée étrange s'était insinuée dans sa joie: sans savoir pourquoi ni comment cette pensée lui était venue, elle se voyait en etret, ce prochain lundi de Pâques, auréolée du séculaire diadème de perles reposant sur sa cornette. Mais Irès pâle, trop pâle même, d'une pâleur qui n'était plus seulement influencée par les rideaux de tulle de la chapelle, le papier des solfèges et le pain des eucharisties. Elle se voyait pâle, de la dernière pâleur; non pas avec la couronne de perles sur sa tête tremblante, devant l'autel; mais avec la couronne de perles sur sa tête immobile, creusant l'oreiller du lit mortuaire où elle serait exposée. Comment cette pensée noire dans le cerveau candide d'une Béguine en pleine jeunesse? Par quelle association d'idées avait-elle abouti là? Et quelle créance ajouter à ce pressentiment : avertissement affectueux de Dieu? Emoi de l'instinct qui sent la mort en chemin ? ou bien jeu puéril d'une petite âme inoccupée; naïve imagination, née précisément du double emploi de la couronne de perles? Quoi qu'il en fût, cette idée se fortifiait de jour en jour dans l'esprit de Sœur Edwige ; d'abord informulée et vague, comme derrière une brume du matin, un voile d'encens qui s'élime... Maintenant déjà, nette, inévitable, presque géométrique. Elle se voyait avec la couronne de perles, mais morte, raide et longue, sur un lit. Et cette perspective ne l'affligeait point. Elle s'y accoutumait à mesure. C'était mieux que de porter la couronne de perles comme un reliquaire de gouttes d'eau coloriées, qui pourrait choir et se briser, tandis qu'elle marcherait, pleine d'émoi, vers l'autel. Sur sa tête inanimée, elle serait bien plus en sûreté et rayonnante ! Et comme il était préférable, ce jour-là, d'être admise au ciel qu'à la Congrégation. Ah ! l'insigne faveur que. la Vierge lui avait faite là. Elle se réjouissait, en marchant au milieu de ses compagnes, avec le demi-sourire ambigu de ceux qui portent un secret. Quant à la mort, elle n'y songeait même pas. C'était une chose intermédiaire et dont Dieu se chargerait pour le mieux. Cette transition lui apparaissait dénuée de tout effroi. Elle n'avait jamais yu mourir — c'est de cela peut-être que ses yeux avaient gardé leur azur neuf — et jamais non plus elle n'avait même vu un mort. Si ingénue, au seuil à peine de la vie, elle se représentait un cadavre comme un doux endormi, seulement pâle, dont l'àme et le visage sont partis pour ailleurs. Et, tout extatique, elle se voyait, la semaine sainte finie, déjà dans le Paradis, aérienne et débarrassée de la chair. Car, pour elle, la mort consistait à n'être plus qu'une tête et des ailes, comme ces anges qu'elle avait vus parfois dans de vieux tableaux d'église, voletant en guirlande autour d'une Assomption delà Vierge. La journée de Pâques s'était écoulée au Béguinage, toute résonnante de cantiques et de cloches. Les cloches surtout , les trois cloches inégales qui habitaient dans lu tourelle à jour de l'église : l'une à la voix plus grave, morose, un peu essoufflée, asthmatique eùl-on dit, qui semblait la plus âgée et la Supérieure de ce petit couvent de trois cloches vivant en commun dans le clocher ; au lieu que les deux autres avaient des voix de novices grêles, aiguës par minute, des voix qui s'acidulaient dans le haut de l'octave, comme celles des Béguines qui chantent au jubé. Or, les trois clôches, depuis le jeudi Saint, s'étaient tues. Et maintenant, par celte journée pascale, ressuscitées, elles avaient chanté des Alléluia sans répit vers le ciel d'avril dont la soie indécise était faite pour leur plaire, elles-mêmes d'un tintement convalescent et pas encore tout à fait raffermi. Mais le printemps riait, tout autour, dans le gothique enclos. La pelouse du centre était d'un vert neuf, comme lavé. Les ormes du terre-plein bruissaient, leurs feuilles à peine dépliées. Sœur Edwige avait regardé sans mélancolie tout ce recommencement de saison joyeuse, car si elle ne devait être qu'un seul jour la passante de cette fête prin-tanière qui s'inaugurait, qu'importe l Et qu'est-ce que le renouveau en comparaison des jardins du Paradis ? Mais, tous ces jours derniers, et surtout en ce long après-midi de Pâques, Sœur Edwige vivait hallucinée par la vision du ciel qu'elle s'était faite. Car ce qui n'était d'abord qu'une sorte de pressentiment, une rêverie vague issue on ne sait comment du simple fait de cette couronne de perles à double usage, était devenu peu à peu et rapidement une idée fixe. Elle se sentait appelée, choisie. La mort, avant de s'approcher, a, telle que les grands oiseaux, quelque chose comme le vent d'une aile qui avertit. Et ce vent tourbillonne, crée un vertige, désempare, souflle sur la petite lumière tremblotante qu'est la volonté ; et la créature s'abandonne, vaincue par avance. Ainsi se constate l'envahissement par l'idée du suicide... L'idée d'une mort prochaine avait de même circonvenu et à mesure possédé la Sœur Edwige. Elle était si ingénue, encore presque enfant ; et quelle réaction possible dans cette âme toute de simplesse! D'ailleurs, on dérive volontiers vers ce qu'on espère... Donc la certitude s'était implantée en elle. Le lundi de Pâques, jour où elle au- rait dû prononcer son acte de consécration à la Vierge, lui apparaissait maintenant comme une échéance infaillible, puisque Dieu lui-même avait daigné la fixer. Au lieu de devenir congréganiste, par la miséricorde céleste, elle deviendrait mieux encore ce jour-là : elle serait une Élue. Le matin du dimanche de Pâques, elle avait communié avec ferveur, et maintenant que la journée déclinait, elle se faisait plus grave, muette parmi ses compagnes dont l'oisiveté de tout, le jour n'avait pas tari le babil. Elle cherchait à s'isoler, dans l'attente du grand événement, récapitulant sa courte vie, se demandant avec une légère angoisse si elle allait retrouver ses parents qu'elle n'avait pas connus — restée orpheline tout en bas âge — et comment serait sa mère, et si elle allait pouvoir l'aimer. Des regrets de quitter le monde qu'elle ne connaissait pas, elle n'en avait aucun. Le soir entrait par les hautes fenêtres du couvent, acculant de l'ombre dans les coins, dépliant des crêpes gris sur les plafonds et le badigeon clair des murailles. Dans l'ouvroir où la Communauté venait de se réunir pour la prière, avant le souper, c'était aussi comme une mort lente, la mort graduelle du jour, une petite agonie de la lumière voulant vivre encore, se prolonger, balbutiant des adieux au cuivre d'une serrure, au métal argenté d'un chandelier. Les choses se fondaient peu à peu, se résignaient à la ténébreuse loi qui les envahissait. Ainsi du mourant : tour à tour les mains se figent, les lèvres cessent de vouloir, les roses des joues se fanent, les yeux s'en sont allés, avant la grande uniformité de la fin. Or, la vaste pièce de l'ouvroir, avant l'obscurité totale, abdiquait de même un à un ses détails : le pavement rouge devint noir; le manteau bleu d'une petite Madone pâlit; les carreaux à dentelle, les linges épars, les fleurs de taffetas sous globe, tout fut annihilé à mesure, et la grande unité de l'ombre régna. Sœur Edwige, très doucement, avait senti ces ténébres entrer dans elle aussi ; etil lui sembla que c'était une répétition de la mort bienheureuse qu'elle attendait pour cette nuit. Oui, ce devait être cette impression-là, mourir : entrer peu à peu dans du noir. Puis soudain des lampes s'allumeraient, et ce serait l'Éternité ! Après le souper, les douzes Béguines qui vivaient en commun dans ce couvent réintégrèrent chacune leurs chambres, si naïvement exiguës, des chambres comme de Premières Communiantes pauvres. Sœur Edwrige, en rentrant dans la sienne, étaittoute calme et transfigurée. 11 lui semblait que son corps déjà s'en allait un peu et que, comme un cœur de Sacré-Cœur, l'hostie absorbée le matin rayonnait toute rouge dans sa poitrine qui se désagrégeait, ouverte en tabernacle. Elle pria un moment, agenouillée devant sa couchette, abrégeant son chapelet, ayant hâte de s'endormir. Car, sitôt endormie, elle glisserait du sommeil à la mort, comme elle aurait glissé de la veille au sommeil. Fusion imperceptible d'une rivière avec son aflluent. Et lasse, déprise de tout, ^délicieusement anxieuse, elle commença à se faire sa dernière toilette à elle-même. Elle alla vers la petite commode et, dans un des tiroirs, longuement, mania, remua des lingeries, s'arrêtant à l'une, en négligeant une autre, un peu jaunie par un séjour dans le meuble, pour choisir les plus nettes, d'une blancheur tout immaculée. Alors elle revêtit ce suprême trousseau, comme la mariée de la mort ; puis, ayant emmailloté à neuf sa tête aussi, elle s'é-lendit sur le lit, précautionneuse, ayant peur que la cornette se chiffonnât contre l'oreiller, et elle nivela tout le long de 10 son corps la toile docile, pour s'en envelopper comme d'un linceul de neige. Et, tout en blanc, elle ne semblait déjà plus elle, mais sa statue couchée à la place même où elle avait vécu. Sœur Edwige se mit les bras en croix sur la poitrine et, fermant les yeux, elle attendit, glissant à une somnolence, ne pensant plus à rien, comme dérivant au fil d'une eau, mais certaine de ne plus s'éveiller que dans le ciel... Le lendemain, à l'heure matineuse où la Sœur touriere sonne le lever des Béguines, Sœur Edwige se réveilla en sursaut, tout étonnée, toute déçue aussi. Il fallait donc recommencer à vivre, et son salut était ajourné !... Quelques heures plus tard, dans la chapelle de la congrégation, tandis qu'elle s'avançait vers l'autel pour prononcer son acte de Consécration, elle eut un vague regret de sentir, par-dessus sa cornette qui s'impressionnait a chaque pas, la couronne de perles qu'elle avait rêvée plutôt pardessus sa coiffe immobile, sur un lit mortuaire ! Et elle auraitété toute triste, sans l'harmonium qui se répandait autour d'elle en méandres de sons. ÎVr/tP.U \S\UT KY, •••!>»Vjb(l SnasYïiwi atïsjfts't &tis&ft 8ïa\*«fiq athjnv, Uob 'uaKl S waïG t»?ai ab .Jïfaiîîb hi\ aaiSô'wj) tfsmUso'b iftaifnsîl sW-a 8aba (tMib-ijm t ni. 'çw;)\ nh mo ujoS ob aJxal mj> Sitjj ittiiusb oifuttoo (?»'yt>i')il'b awp *v9889'tbv»'?, >>.' ainmq ka'iî Jj oSbirv nalia SJÛM .Ifi'tnojttiyibs «AI aauJurfholf «M Bloi KOjBi'uîqxô'b {SotuJfif( aV. a-n.n>5 sxîVotï tftib"tsowMoq ab ,8'tols tuai 'vai uiq ijjJ • t'ta^oJirt' ai {Ms'tCl NA TU RE MORTE : LEURS CHAPELETS Qui saura jamais comment les Béguines prient? Quels entretiens peuvent-elles avoir avec Dieu ? Dieu doit sourire parfois de ce qu'elles lui disent, de leursimplesse. A vrai dire, elles s'en tiennent d'ordinaire au texte de leur Paroissien ou de leur livre d'Heures, comme devant une Majesté à laquelle il n'est permis de s'adresser que selon un formulaire et un cérémonial. Mais elles ont leurs accès de naturel, d'expansion totale. Et la joie, alors, de pouvoir être prolixe avec Dieu, le tutoyer, lui parler leur langage, 10. laisser leur oraison tâtonner,leur prière n'être plus qu'une adoration vague se déroulant au hasard comme l'encens hors de l'encensoir. D'autres fois, il leur faut un itinéraire fixe pour monter vers le ciel. Tel est le chapelet, aux grains invariables, cailloux nus, à la filot indiquant le chemin... Aussi onl-elles des chapelets divers, en buis, voire en ambre ou en corail, ceux-ci ] lus luxueux, achetés à la foire de sainte Godelieve. Même leur habitude du chapelet esI si permanente qu'elles ne voient partout que prétexte à dizaines et sa us cesse égrènent, avec leurs yeux, des chapelets de nature qu'elles s'inventent : fleurs dans la pqlouse de l'enclos, suivies une à une, relais d'Avé ; étoiles qui, le soir, à la fenêtre ouverte, leur savent encore à ponctuer des prières, leur sonl comme le grand chapelet de la Nuil. ^bfiBiO JîjeJà ^Tsd'ififl "iii'n'i", sllioiy JiJ iup! sîiJii^âsgu'iS eb".é§ènijj§è9 ub ombU >}{ a ah 9mohô.ja8 eh iiilao « JiiB/îupà jfjaqoaoo oih» <9ll9J9rnfnoI) .apni(i% • ; T >q 39b juxîJioqtrii auiq ■>[ r w>œ -fH>>-•»- «uikjI iioijmôxnof^gjj'I Jnol> aJno/uo» ».f»b iÉu'1 b âgi'iô « iup.Jâ ,aobii9 aupija^m fo«iJiy ; fiai i^ ^ba^s'i 't'jfiJq b! *>b aalgmt d -îlifOi-jb 'moq roaoq'J9ini'a ûo 8»iiid;> 119.1 d nfiias nu *a«ndaifid:) 89h9io.1s/ni iongiq ; eMliiqfi.') m ni x>( oîj .fljnib flo'ujj -ti'jp.s nu Jf:9 iup ayi'jilugè'i godouoni xnr> i iîoai 3'i9v ïùs^ aol îHoq nélanao^ît'b AGONIE DE BÉGUINAGE La vieille Sœur Barbara était Grande !>ame du Béguinage de Bruges, titre qui équivaut à celui de Supérieure des Béguines. Commetelle, elle occupait lamai-son-mère, le plus important des petits couvents dont l'agglomération forme le mystique enclos, et qui s'érige à l'un des angles de la place : façade grise ; vitres claires où s'interpose, pour défendre le mystère des chambres, un écran bleu pâle qu'on dirait de la fumée capturée ; pignon aux marches régulières qui est un escalier d'ascension pour les yeux vers le ciel Sœur Barbara avait mérité cette dignité par l'exemple édifiant de ses vertus. Elle-appartenait, de plus, à une ancienne l'a-mille nobiliaire du pays dont on voit déjà des noms d'ascendants sur les dalles funéraires, cuivre et pierre, qui pavent le sol de l'église Saint-Sauveur. Elle conquit un peu aussi ce poste à l'ancienneté, car il y avait soixante-dix ans qu'elle était entrée au Béguinage. Nonagénaire aujourd'hui, elle se souvenait très bien qu'elle prit le voile juste à la date anniversaire de sa vingtième année. Dans ce temps-là, le Béguinage de Bruges se trouvait un peu plus populeux encore. Tous les petits couvents de l'enclos étaient occupés; on n'avait pas dû, comme àpré-sent, en abandonner une partie à des ménages pauvres, des vieillards refusés à l'hospice. Mais depuis le moment où Sjeur Barbara était devenue Grande Dame du Béguinage, celui-ci décima subitement. Plus •de nouvelles prises de voiles. Le recrutement se fit avec peine. Le nombre des Sœurs rapidement décrut, plusieurs étant mortes, d'autres ayant quitté l'Ordre pour quelque Congrégation plus sévère : pauvres Claires ou Carmélites. Une lente anémie l'avait atteint, une déperdition graduelle qui annihile les forces acquises et empêche d'en incorporer de nouvelles. Toutce calme dans l'enclos, n'est-ce pas déjà la maladie? Il semblait que la ville âgée, cette Bruges séculaire et morose en son déclin, eût exercé là sa propagation de silence. Comment une Communauté vivante au bord d'une ville qui se meurt? C'est vouloir conserver des fleurs dans une chambre de malade. Au contraire, la vieillesse est contagieuse, la vieillesse d'une ville surtout, qui communique autour d'elle sa mélancolie, la plainte rouillée de ses girouettes, l'écho des pas raréfiés sur le pavé sonore, ses cloches qu'on entend... Le Béguinage à son tour participait de cette déchéance ; les Sœurs s'y faisaient progressivement moins nombreuses, se sentaient s'y étioler dans une paix léthargique, comme les cygnes des canaux sentent que c'est dans de l'eau morte que s'écoule le songe de leur vie. Le nombre des Béguines était tombé à vingt. Depuis lors, il n'avait presque jamais varié. C'était comme un chiffre fatidique, voulu par Dieu. Il y a ainsi, dans .toutes chutes, un brusque et inexplicable arrêt, atermoiement d'octobre qui moissonne d'abord en des rafales presque toutes les feuilles, mais en laisse quelques-unes s'attarder sur les branches, jusqu'aux neiges finales. Depuis que Sœur Barbara était devenue Grande Dame, le Béguinage n'avait pas connu de pires déclins. La petite Communauté s'était maintenue au même niveau, vivotant dans l'enclos calme, qui s'accom- modait volontiers de ces quelques religieuses contrariant à peine son silence. Mais la vieille Béguine s'inquiétait. Elle arrivait au bout de l'âge humain. Elle se sentait dépérir irrémédiablement, non pas qu'une maladie précise la minât. C'était de l'usure, le délabrement des forces, la lente ruine de la maison de son corps. Or, elle songeait à ceci avec chagrin : sa mort créerait un nouveau vide cruel. 11 faudrait encore défalquer un nom du groupe des Béguines déjà si diminué. La ruche mystique où elles vivaient, amassant le miel des vertus, se trouverait plus dépourvue quand elle, la reine de l'essaim, serait morte. Mais n'y avait-il pas moyen de recruter d'autres abeilles? Elle l'espérait; et jusque-là, elle aurait bien voulu ne pas mourir. Non pas qu'elle aimât la vie. Elle attendait au contraire la mort, la bonne mort qui devait lui ctre la récompense de tant d'années de prières, d'œu- vres pies, de privations volontaires. Mais parce qu'il importait que le Béguinage restât du moins stationnaire dans sa décadence. Depuis son avènement, ce chiffre de vingt religieuses s'était conti-nuement et presque miraculeusement conservé. Cela formait toujours un troupeau, maigre et bref assurément, mais un troupeau quand même, agréable au Bon Pasteur. Qu'elle mourût sans être remplacée aussitôt par une providentielle novice, il y aurait eu une Sœur de moins dans la Communauté, c'est-à-dire déjà un commencement de débandade. Et alors, pour peu qu'un mauvais hasard s'en mêlât, un autre décès ou le départ de quelqu'une pour un cloître, c'était le dépeuplement jusqu'au vide et au néant. Sœur Barbara frissonnait. Elle voyait déjà le Béguinage dénué et silencieux. A coup sûr le pouvoir communal le récupérerait, car l'immeuble, par une anomalie immémoriale, appartenait aux hospices, et les Béguines en étaient simples locataires. On le morcellerait, on le vendrait à l'encan, on le louerait peut-être à des laïcs, triste déchéance de l'enclos, comme d'un ciboire sans emploi, abouti à une hôtellerie... Mais le Seigneur ne permettrait pas cette extinction. Il continuerait à protéger ce si vieux Béguinage de Bruges où, dans l'air, s'indurait l'encens de tant de siècles, où tant de chapelets avaient été dits, tant de Paroissiens lus, qu'il s'en était formé pour ainsi dire, de la terre au ciel, un chemin de prière qui aurait manqué à Dieu lui-même. La vieille Barbara avait confiance, non pas qu'elle s'imaginât vivre longtemps encore — qui peut se flatter de reculer son tombeau ? — ni même s'atermoyer un moment, grâce aux artifices de la science et des médecins. Elle ne croyait guère à ceux-ci, dont les anodines potions ne lui rendaient aucune force depuis !9g musee de beguines qu'elle en essayait. Elle n'avait foi que dans le ciel. Mais il fallait aussi aider le ciel, selon la sagesse du proverbe. La Grande Dame du Béguinage chercha donc des moyens. Elle avisa; elle tint des conciliabules. Le remède était tout in diqué : puisqu'elle allait bientôt mourir, puisque d'autre part la Communauté se dépeuplait, il fallait chercher des recrues, des Béguines nouvelles. Leur Ordre était tombé en désuétude. On en rappellerait le souvenir, on ferait soi-môme une propagande dans la ville, dans les villages des environs où souvent des jeunes filles, attirées au Seigneur, ne songeaient point au Béguinage et prenaient le voile dans quelque Congrégation plus en vogue. On «levait canaliser jusqu'àsoi leur vocation, les attirer. Tout un programme de renaissance, une vraie campagne religieuse dont Sœur Barbara avait conçu le plan. Un jour, pour en donner communication, ellecon- voqua le Conseil de la Communauté qui se réunissait plusieurs fois l'an, dans une vaste salle de la maison-mère où sont conservés, en cette espèce de parloir nu, sur le badigeon clair des murs, les portraits très reculés des anciennes Grandes Dames du Béguinage, roses ou ivoirines dans leurs cornettes peintes de linge suranné, et dont les bouches sont des fleurs pâlies, dont les yeux ont l'air de regarder de très loin. Yeux des portraits ! comme ils en avaient déjà contemplé, depuis il y a si longtemps, des assemblées pareilles! Et dire que celle d'aujourd'hui serait une des dernières peut-être. En tous cas, on en conserverait ladélibération, comme on avait conservé le texte de foutes les autres, inscrit sur de grands registres gardés là dans cette même salle du Conseil, précieuses archives du passé, livres du Béguinage de Bruges remontant à plusieurs -siècles et qui contiennent les successives décisions du Conseil des Béguines rela- fivementàdes achats, impôts, dépenses, dons aux églises, et aussi leurs contestations avec le pouvoir, leurs rapports avec les évêques, avec le Pape, qui souvent leur octroya des brefs et indulgences plénières. Donc Sœur Barbara, émue par le souvenir immémorial, le silence commé-moratif qui flottait là, dans la salle du Conseil, prit la parole, sa vieille voix, chevrotant comme une cloche âgée, un peu fêlée, dans un clocher dont les pierres s'ébrèchent. Elle fit comprendre à ses. compagnes combien il serait douloureux que cet antique renom vint à s'éteindre,, à se liquider dans une (léréliction unanime. Est-ce qu'il était possible que le-Béguinage de Bruges, illustre dès les-temps du moyen âge, se fermât? Si les Béguines manquaient, les anges eux-mêmes viendraient plutôt en habiter les. petits couvents. Sœur Barbara parla avec componction* avec chaleur. Toutes les Sœurs, membres du Conseil, pleuraient. On prit de grandes résolutions. Chacune s'engagea à chercher des recrues, à s'enquérir. La Grande Dame elle-même irait en causer avec le curé de Notre-Dame, l'eut-être même pourrait-elle obtenir une audience de Monseigneur l'Evêque. Le temps coula. Les saisons ramenèrent dans Bruges des alternatives de soleil, de verdure neuve, d'avril allègre, suivies de pluies, de glas de Toussaint, de canaux gelés où tous reilets meurent. Ainsi, au Béguinage, l'espoir et le découragement. Tout3s les démarches avaient été vaines. Aucune voix n'avait répondu à cet appel de vigies. Mais quel pouvoir rendrait des feuilles nouvelles aux peupliers du bord des quais quand l'automne les a touchés et qu'ils n'en ont plus que de vieilles, rares et frileuses, attendant la dernière bise qui fera bientôt les arbres irrévocablement nus? Donc, il fallait, ici aussi, se cramponner, ne pas partir. La vieille Sœur Barbara y songea. A force de volonté, elle parviendrait peut-être à se prolonger. Car 011 domine son corps. L'âme peut, quand elle le veut, imposer son obédience. Si la matière était prédominante, qu'en adviendrait-il du libre arbitre, et par conséquent du péché, de la vertu? C'est précisément ce qu'elle avaitpratiqué toute sa vie, ce que les religieuses pratiquent toute leur vie, asservir la chair, la tenir pour nulle et sans action, la plier au célibat, au jeûne, aux disciplines. Sœur Barbara se disait qu'à chaque instant d'ailleurs, et pour toutes les créatures, l'esprit influence la matière, en modifie la cire impressionnable. Est-ce qu'on ne se crée pas à son gré une expression de visage? Est-ce que les martyrs ne parvenaient pas, devant les supplices, à faire éclater la joie sur leur face où la bouche prenait l'expression d'une blessure qui sourit? Quel meilleur signe de la dépendance du corps? La Béguine se convainquait qu'on pouvait plus encore ; car, dans les pires douleurs physiques — elle en avait vu des exemples, — on arrivait par la volquté à s'empêcher de crier, de bouger. On devait pouvoir s'empêcher un moment de mourir. La Grande Dame vit toujours. Elle est très vieille. Encore un peu, elle deviendra centenaire. Elle y compte bien, puisqu'elle le veut, et qu'ainsi la Communauté restera stationnaire. Sans doute que Dieu lui fera un jour la grâce de voir quelque jeune fille pieuse prendre le voile dans la chapelle du Béguinage. Ce jour-là, elle dira comme le vieillard Siméon. Elle demandera à Dieu qu'il congédie sa servante. Mais ce jour est encore loin peut-être. Il y a bien eu des pourparlers parfois, l'espoir d'une novice, un tâtonne- ment de vocation. Quoi qu'il en soit, elle a confiance. Elle prétend vivre. Grâce à elle, le nombre des Béguines est toujours intact, comme il y a vingt ans. D'autres années viendront, et Sœur Barbara sans doute demeurera avec ses quelques compagnes, conservant un semblant de vie à la désuétude du Béguinage de Bruges. Il y a toujours quelques feuilles, vieilles, recroquevillées, qui s'obstinent aux peupliers du bord des quais et font croire que ce n'est pas novembre... NATURE MORTE: LEURS AUMONES Les Béguines, parmi leurs vœux, qui ne sont que temporaires, ont, entre autres, fait celui de pauvreté. Les indigents sont donc leurs frères adoptifs. Elles ont le devoir, le désir de les assister. Mais elles ne possèdent elles-mêmes qu'un mince pécule, auquel leurs travaux de lingerie, de dentelles, ajoutent à peine l'appoint nécessaire pour vivoter. Où trouver la part des pauvres? Elles voudraient donner, donner beaucoup. Car les pauvres sont si attristants. A quoi pensent-ils ? Ils ignorent la vie comme un pays qu'on n'a traversé que la nuit. Quels bonheurs peuvent-ils bien attendre ? Ils ne devinent peut-être la joie que par ces uniques minutes où ils reçoivent une aumône. Elle doit leur faire du bien sur le découragement de leur main, cette aumône qui s'y pose. Elle doit s'y poser, chaude, divine, comme le reflet d'une étoile sur l'eau. Mais il y a tant de pauvres ! Comment suffire à tous. Ils viennent quémander jusque dans l'enclos, jusqu'à la porte des petits cou-cents. Les Béguines les y secourent avec du rieux linge, la survie du repas de la veille ; parfois elles leur donnent à manger de leurs propres mains, comme à des enfants... Elles ont des gestes qui pansent, des regards qui réchauffent comme un bon poêle, des mots blancs et doux qui tombent en charpie... Leur cœur se serre devant cette misère... A plus forte raison quand elles rencontrent, en ville, de pires mendiants, au long des rues, au seuil des églises ou elles entrent, ah! ces vieillards, corps en ruine inamovibles sous le porche, les aveugles surtout, à qui leurs yeux de statue donnent l'air d'être des bas-reliefs sur les joierres, et qu'ils s'effritent sous la poussière des années... Mais c'est quand les Béguines vont en pèlerinage qu'elles voudraient pouvoir distribuer d'amples aumônes. Toutes les attitudes de la souffrance humaine : impotents, estropiés, perclus, paralytiques, culs-de-jatte — mendicité sans yeux, mendicité sans mains! El toutes ces plaies, sous le couchant qui, lui aussi, suppure... Cent supplications, un gémissement de proche en proche, un marmottement qui intercède. Alors, tout apitoyées, les bonnes Sœurs s'affligent de n'être pas riches. Du moins elles ont changé leur argent en la plus menue monnaie possible, afin de pouvoir la partager à un grand nombre.. Et Dieu sans doute les approuve, lui qui ne tient compte que îles intentions. Aussi les Béguines se consolent de leurs modiques ressources, puisque leur humble liard fait le même bruit qu'une pièce blanche en tombant dans l'étain de la sébile — et qu'il en est ainsi également dans l'or du cœur de Dieu. 1S LA CRÈCHE Ce matin-là, Sœur Monique, réveillée par la cloche matineuse clans son couvent de la Mare-aux-Cygnes, s'était levée en hâte, six heures sonnant au clocher du Béguinage dont l'église couve, sons les ailes de ses toitures en pente, la frileuse nichée des maisonnettes gothiques. Elle si preste d'habitude à rompre avec le repos, si heureuse du réveil puisque la nuit et le sommeil sont du temps perdu pour plaire à Dieu, se trouva moins alerte, alourdie,mal dégagée cl'on ne sait plus quel rêve où il y avait le démon, un vieux ci- 18. musee de beguines metière, des navires chargés d'hosties, tout cela incohérent et si confus, déjà impossible à élucider et vague comme des fumées presque mortes et des cloches délayées. Oh ! ce rêve ! Elle qui pourtant ne rêvait presque jamais ! 11 lui en restait une impression de demi-angoisse et d'être un peu déprise d'elle-même. Afin de se ressaisir toute aux réalités coutumières, elle regarda par l'unique fenêtre de sa chambre exiguë pour reconnaître l'enclos pacifique où sa vie s'écoulait. Il avait neigé durant la nuit ; et les pignons des demeures, tout autour, semblaient aussi dans des guimpes et descornettes. Elle, par contre, en s'emmaillotant la tête et le cou avec les linges que prescrit la règle, eut une sensation de froid et comme de neiges épinglées. Sitôt habillée, elle revêtit sa grande mante noire par-dessus son béguin et se disposa à-sortir pour se rendre à l'église. Car elle remplissait, au Béguinage l'office important de sacristine ; et ce jour-là — qui était la veille de Noël — elle n'aurait que le temps de tout disposer : le tabernacle, les autels, la crèche surtout, où tantôt, à la messe de minuit, sous les cierges tout à coup allumés, apparaîtrait aussi un Enfant Jésus, conformément à ce qui est peint dans le tableau du bienheureux Jean Van Eyck, qu'on montre, aux quatre grandes fêtes de l'année, dans, le chœur de la cathédrale. La Sœur Monique avait déjà beaucoup travaillé quand parut le jour, débusquant l'obscurité dans la vieille église, la refoulant vers les angles et l'ombre des confessionnaux. Une clarté triste pénétra dans les nefs à travers les vitraux monochromes, d'un vert glauque qui grelotte comme une eau captive. Pourtant dans cette pâleur livide dont la contagion se répercutait au long -«les murs, Sœur Monique tranformait peu •àpeu les autels en îlots de fleurs, en archipels de cierges, de vases, de candélabres où, à l'heure des offic.es, l'encens déferlerait, en courtes vagues bleues. Avec des soins méticuleux, avec des •doigts doucement manieurs et comme ouatés, elle sortait un à un tous les ornements du culte, toutes les orfèvreries sacrées, des vastes armoires où ils reposaient dans la sacristie, d'antiques armoires de chêne, qui portaient sur un écusson sculpté la date de leur installation : 1650, et dont elle seule possédait 'les clés, Sœur tourière de ces trésors. Dans un coin des armoires s'empilaient les lingeries selon le rituel : nappes d'autel, nappes du banc de Communion, surplis, fines batistes, donnant aux mains la bonne sensation du linge frais, et qu'elle exhuma en calculant le nombre d'officiants pour la grand'messe de ce soir. Alors, elle se mit à épousseter soi- gneuseuient les corbeilles et les vases de Ileurs d'étoffe où la poussière avait neigé, et qui, recolorées grâce à elle, semblaient redevenir vivantes et être naturelles. Ensuite, elle songea qu'il faudrait babiller la Vierge, lui mettre sa robe de satin blanc brodé d'or, et, sous un diadème, son beau voile en dentelle. Après quoi resterait l'ordonnance de la crèche de Noël, qui était le plus délicat et le plus long de sa besogne. Elle s'en préoccupait en s'apercevant qu'il était déjà tard, car si le cadran de l'église renseignait les yeux au dehors sur l'é-miettement du temps, d'autre part la cloche le divulguait aussi par des sonneries proportionnelles : à l'heure, à la demi, au quart, tintant en un court jacassement de fer, en des paroles attristées de regret et d'espace, et comme déplorant la fuite du jour rapide. Or, dix heures déjà venaient de sonner au clocher.. Sœur Monique songea qu'elle 214 musée de béguines avait encore beaucoup d'ornements à disposer, à ranger, pour donner à l'église sa parure complète des fêtes solennelles. Et, plus active, elle allait se remettre à l'ouvrage, quand la porte grinça, puis retomba avec un bruit sourd : et la Supérieure de son couvent de la Mare-aux-Cygnes que Monique reconnut vite, entra, se dirigeant vers elle, accompagnée d'une femme du peuple, vêtue, à la mode des Flandres, d'une large mante qui oscille, noire et balancée, comme une cloche en route... Elle élucida bientôt l'identité de la femme aussi ; c'était la servante de sa sœur, mais la mine défaite, l'air effrayé et d'apporter un malheur. — Eh bien, qu'y a-t-il donc? interrogea brusquement la Béguine, que cette visite imprévue étonnait. — Ma Sœur, c'est une mauvaise nouvelle... Et elle lui raconta, — tandis que la pauvre sacristine s'épouvantait, jetant les bras au ciel, clamant : Oh! Jésus! Oh! Marie! —que l'enfant de sa sœur était mort! Oui, au milieu de la nuit, il avait été pris de quintes terribles (cette maudite coqueluche!), des quintes d'une telle violence et d'une telle continuité que ce matin, dans un accès de toux, il était mort étouffé. — Oh ! Jésus ! Oh ! Marie ! ne cessait de répéter Sœur Monique, toute hors d'elle, sanglotant, parlant haut dans l'église : « Mon pauvre enfant! mon cher petitenfant! mon angelot... il est mort... ce n'est pas possible !... » Et elle continuait à discourir: « Qu'est-ce que je vais devenir sans mon doux petit filleul ? Qu'est-ce que c'est donc qu'une marraine dont le filleul est mort?... Et ma pauvre sœur, que dit ma pauvre sœur?... » — Prions pour elle, interrompit la Mère Supérieure, d'une voix apitoyée où l'on sentait pourtant la nuance d'un commandement. Et, si affligée qu'elle fût vraiment, la Sœur Monique, accoutumée à obéir, ploya les genoux, et le groupe des trois femmes demeura un instant prostré devant l'autel de la Vierge, récitant tout haut la Salutation angélique, à voix tressées. La Béguine aurait bien voulu, aurait bien dû courir vite assister et consoler sa malheureuse sœur, mais comment laisser la besogne inachevée, les candélabres sans cierges, les chasubles pliées, la crèche ébauchée ! Il fallait donner à 'église sa parure obligatoire de Noël et point songer à se décharger de ce soin ur une autre. Quelle autre? Elle seule connnaissait les coins et les recoins de !a sacristie, la place de chaque objet, l'agencement nécessaire, le cérémonial prescrit. Ellepromit doncàla servantedesasœur qu'elle irait, aussitôt la tâche finie ; ce dont la Supérieure la remercia et la félicita, en lui disant que Dieu la récompenserait de ce sacrifice... Puis les deux femmes quittèrent l'église; et Sœur Monique se sentit soudain plus triste, étantjseule, et plus navrée de la mort du petit enfant qu'elle aimait bien. Ah ! comme elle était morne maintenant I Et comme douloureusement coulait désormais pour elle cette journée qui d'ordinaire lui était si délicieuse parmi tout le trésor — argenteries, et lleurs, et linges—dontelleétait la gardienne. Combien le bonheur est difficile! Et qu'elle est vite éteinte, la petite lumière de la joie, avec laquelle, certains jours, on s'éveille! Il est vrai que, ce matin-là, Sœur Monique, dès son lever, avait éprouvé une sensation d'avoir dans le cœur aussi de la neige. Ah! oui! les pressentiments ! les rêves confus de la nuit, où il y avait le démon, un vieux cime- 19 » ti ère et des navhes chargés d'hosties. Tout effrayée, dolente et pleurante, la pauvre Béguine allait maintenant de la sacristie aux autels, des autels à la sacristie, se trompant sans cesse, embrouillant tout, intervertissant la disposition des chandeliers, dépareillant les vases, rompant la symétrie exigée. Elle n'avait plus le cœur à l'ouvrage ! Elle n'y voyait plus, tant de grosses larmes l'aveuglaient en s'égouttant, lentes stalactites des grottes mystérieuses du crâne d'où la douleur filtre. Si troublée, désemparée par cet imprévu chagrin que, machinalement, sans plus savoir ce qu'elle faisait, elle s'essuyait les yeux avec les nappes qu'elle portait sur les autels. Cependant, tant bien que mal, elle finit par achever l'ornementation des chapelles ; les statues de saints avaient leurs beaux manteaux; les chandeliers, des cires vierges j le tabernacle, l'ostensoir de cé- rémonie, argent et or, où tremblait une petite colombe, la colombe du Saint-Esprit, avec de la poudre de diamant sur les ailes. Même la crèche était à présent édifiée, dans la chapelle de Saint-Joseph, à gauche du chœur: une estrade surélevée, parmi des gradins, des arbustes, de hauts candélabres nombreux dont les cierges, ce soir, en s'allumant, disposeraient soudain, tout autour, des clartés rectilignes, des arabesques que des points de feu faufilent. Il ne restait plus que l'Enfant Jésus à placer, une mignonne statue en cire (dont une Grande Dame du Béguinage,autrefois, avait fait don à l'église), délicatement modelée, peinte avec une vraisemblance qui avait toujours fait l'admiration de Sœur Monique, un vrai nouveau-né joufflu, très rose, aux doigts écarquillés, dans de la paille comme en un lit de rayons. Donc, elle alla prendre la précieuse M crèche dans une des armoires de la sacristie où elle repose toute l'année. Elle la tira avec précaution et non sans un religieux tremblement; c'était vraiment comme le bon Dieu enfant. Elle aurait craint, à l'égal d'un sacrilège, d'y toucher avec ses mains, plus troublée encore, ce jour-là, à cause de son chagrin qui ne la quittait pas. Donc, elle s'enveloppa les doigts d'une nappe d'autel pour transporter la sainte statuette — ainsi fait le prêtre avec le manuterge pour prendre le Saint-Sacrement. Et, craintive, elle se dirigea vers l'église, et l'endroit coutumier, portant, toute pleine d'émoi, le petit Jésus presque réel,—avec soudain un nouvel afflux de larmes, cet enfant-ci la faisant songer à l'autre qui était mort et qu'elle ne tiendrait plus jamais ainsi dans ses bras.„ Les pleurs lui noyant les yeux, elle n'aperçut pas un escabeau qui était resté dans sqn chemin ; et yoiei qu'elle s'y heurta, avec une .secousse brusque qui dérangea son fardeau; le linge avait glissé aussi et, sentant ses doigts frôler la divine nudité, elle pritpeur, une peur instinctive et pieuse... Elle voulut ressaisir la nappe d'autel pour en faire des langes respectueux. Mais, dans ce mouvement maladroit, la statuette glissa davantage et, en moins d'un instant, tomba sur les dalles, toute brisée, fracassée, émiet-tée. A peine quelques membres épars : les bras, une jambe, puis la tête... Le reste de la cire s'était réduit en grésil, en micas, comme du verre pilé. Plus rien qu'une poussière scintillante, comme si une partie du cadavre eût flambé dans une crémation instantanée et qu'il n'en restât que cette cendre rose... Sœur Monique avait poussé un grand cri ; puis aussitôt écouta, regarda si personne ne l'avait entendue, ne l'avait vue. L'église était vide, muette. Son vaste silence entourait comme un reproche im- 19. placable l'immense désastre. Mais le silence est un complice sûr ; tout en souffrant du mal auquel il assiste, il le tolère et l'enclôt dans son hostilité sans lèvres... Alors instinctivement, instantanément, sans réfléchir, la Sœur sacristine se baissa ; et, fébrile, tremblante, le sang aux joues, les mains aussi froides que les dalles qu'elles touchaient, elle se mit à recueillir tous les morceaux brisés, les menus fragments et jusqu'aux miettes, et jusqu'aux poussières — tout ce qui subsistait de la statuette tuée — les engloutissant dans ses vastes poches comme les preuves d'un crime qu'il fallait cacher à tout prix ; comme si vraiment c'eût été un enfant réel qui venait de mourir là et dont la Béguine, en un atroce infanticide, eût disloqué, puis célé tous les membres pour abolir les traces de sa parturition coupable ! Sœur Monique avait agi ainsi sans fléchir, machinalement, dans un coup de folie. Puis, ayant peur, comme d'un sacrilège commis, elle quitta l'église, fermant la porte à double tour, un peu tranquillisée pour le moment, puisqu'elle seule en détenait les clés. A son retour au couvent de la Mare-aux-Cygnçs, la Mère Supérieure lui avait demandé si tout était terminé et en place pour la messe de minuit. Elle avait répondu : « oui... », n'osant pas avouer l'accident, par crainte des remontrances, et par peur surtout qu'à cause de sa maladresse on lui enlevât son poste de sacristine, qui était toute sa joie. A coup sûr, elle en mourrait. Mais maintenant elle commençait à voir plus clair dans son cas; elle raisonnait ; elle se sentait dans un labyrinthe où son premier mensonge l'avait engagée. Ce soir, à l'heure de l'office, on s'apercevrait tout de même, et fatalement, de la vérité, quand apparaîtrait la crèche vide. Essayer un nouveau mensonge? Laisser entendre qu'on avait volé la statuette? C'était invraisemblable et affreux. Tout avouer? Mais on la mépriserait, on la punirait, moins pour avoir brisé l'Enfant Jésus que pour avoir menti d'abord et assuré que tout était prêt pour la cérémonie nocturne. Voilà où mène un mensonge ! on n'en sort plus ! Dès qu'on goûte à l'arbre du péché, il faut en manger jtous les fruits ! La pauvre Béguine se désespérait, de plus en plus tremblante et affolée, quand subitement elle se calma en une brusque détente. Elle venait de songer à ceci : il y avait dans la ville plusieurs marchands d'objets religieux, vendant des Vierges et des statues de saints. Peut-être y trouverait-elle aussi un Enfant Jésus, une crèche de Noël ; elle l'achèterait avec le peu d'argent de ses économies, qui suffirait sans doute, puis rapporterait la nouvelle effigie de cire, vers la nuit tombante, dans l'église où personne, grâce à l'éloi-gnementetàla lumière changeante des cierges, ne s'apercevrait de la substitution. Toute raffermie et reprise à l'espoir, Sœur Monique, dès après le dîner, sortit du couvent de la Mare-aux-Cygnes, et, la porte du Béguinage franchie, se trouva soudain dans la grande rue silencieuse, salie de neige récente et de boue, qui mène au centre de la ville. Malgré l'angoisse où cet accident l'avait mise, elle n'avait cessé de songer à sa sœur et à la mort de son pauvre filleul. Maintenant, il fallait aller au plus pressé, à ce qui. était encore réparable. Mais,tout à l'heure, dès qu'elle aurait fini ses recherches chez les marchands d'objets religieux, elle se rendrait vite chez sa malheureuse sœur, encore bien plus à plaindre qu'elle. Ah! cette fatalité ! Et les jeux bizarres de la vie ! Elle-même se semblait aussi fivpjr perdq spii çnfai}tce jour-là ! Son Enfant Jésus était mort ! On eût dit qu'elle en portait, qu'elle en sentait sur elle le petit cadavre! Même elle aurait voulu se débarrasser de ces débris compromettants qui, retrouvés plus tard dans sa chambre, auraient certifié son subterfuge. Plus d'une fois, en longeant un vieux quai désert, sans nul passant, en traversant un antique pont de pierre en dos d'âne sur le canal et sous lequel règne une nuit éternelle où tout s'enfonce, elle eut la pensée d'y jeter les bras de cire de la statuette, la tête mutilée, la cendre rose. Mais cela ferait des ronds dans le canal, des cercles s'agrandissant comme un remords, une blessure à l'eau elle-même qui irait s'en plaindre en brefs murmures contre les berges... Et puis si quelqu'un apparaissait à cet instant et voyait tomber dans l'eau les petits membres d'enfant, à apparence vraiment humaine, qui sait de quels hor- ribles soupçons 011 ne la couvrirait pas. E^t-ce qu'on n'allait pas la dénoncer et l'arrêter peut-être, en ces temps impies où tant d'hommes ont une joie cruelle à surprendre en péché les âmes qui portent la robe noire de l'Eglise ? Elle frissonna toute et hâta le pas, à travers ce décembre pluvieux où la neige immaculée du matin s'était vite délayée en de la boue, comme ses pensées, à elle, si ingénues et chastes pourtant, aboutissaient à des interprétations criminelles. Vraiment! comme la vie est laide! et qu'elle est triste ! songeait tout bas la Béguine, continuant sa course au long des quais, vers les rues marchandes de la ville, plus douloureuse de la solitude de cet après-midi d'hiver et des cloches de toutes les paroisses, tintant pour là grande fête du lendemain, qui se balançaient dans les tours, tristes aussi comme des berceaux avec des enfants morts. . La Béguine entra successivement chez plusieurs marchands de mobiliers d'église, abondamment approvisionnés de Madones en plâtre, de Sacré-Cœur poly-chromés, de crucifix, de calvaires ; et aussi de bibles, de chapelets, de paroissiens — toutes les armes de la prière, en même temps que tous les ornements du culte. Vitrines colorées, étalages miroitants et orfévrés ; magasins peuplés de statues calmes. Monique se trouvait un peu effrayée, les yeux papillotant parmi tout ce décor rouge, bleu et or. Chaque fois, elle demanda au marchand s'il n'avait point d'Enfant Jésus pour une crèche de Noël. On lui déclarait qu'il n'y en avait point de confectionné; mais qu'on pourrait lui en façonner un sur commande... Alors, balbutiante, inquiète comme si le tremblement de sa voix fût un demi-aveu et qu'on la soupçonnât déjà, elle objectait qu'elle aurait voulu une petite crèche toute prête à emporter, que c'était pour la messe de minuit de ce soir, demandant si 011 n'aurait plus le temps nécessaire... Le marchand, obséquieux, répondait uniformément que c'était impossible. Rien ! décidément rien ! La religieuse recommença à marcher au long des canaux inertes, à travers le froid, la boue, les flocons, car il reneigeait; et les ouates fondantes défraîchissaient à mesure sa cornette qui, aux tempes, s'affaissait maintenant, désempesée et pendante comme un oiseau las. Un peu résignée, puisqu'il n'y avait rien à faire contre l'impossible et qu'il en serait selon la volonté du Seigneur, elle songea alors, avant de rentrer, à aller enfin visiter son infortunée sœur qui, certes, était plus en peine qu'elle-même. Elle éprouva à ce moment un remords de s'être trop longtemps occupée de son 20 malheur personnel, d'avoir soigné son propre cas et essayé d'abord de se désaf-lliger elle-même. Cruel égoïsme qui survit même dans les plus ferventes amitiés! Car elle aimait sa sœur; elle aimait aussi le pauvre petit être si vite emporté, et si gentil, qui n'avait à peine qu'un gazouillement, comme si son âme était encore un oiseau, mais délicieux pourtant quand elle le prenait dans ses bras et, l'embrassant, le cachait presque tout entier entre les lignes parallèles de sa coiffe. Maintenant — à peine entrée dans la vieille maison à pignon où habitait sa sœur — elle aperçut l'enfant tout immobile et un peu maigri sur le lit de la vasle chambre où on l'avait exposé. Pourquoi l'avoir mis là? Comme si son berceau n'eût pas été assez large, maintenant qu'il ne ferait plus jamais aucun mouvement! Pourtant, on l'avait couché sur un grand lit. Était-ce de ce grand lit autour de lui, ou de la mort, qu'il apparaissait si frêle et si émacié? La mère se désespérait en déchirants sanglots. Sœur Monique ne tenta pas de la consoler; elle était aussi triste qu'elle, et pleurait aussi, mangeant ses larmes. Cela dura un long temps. Nulle parole. Les mots mouraient au bord des bouches, dans l'eau salée des pleurs. Ah! les regards des vivants quand ils considèrent les morts qu'ils ont aimés! L'abîme d'affliction qui se creuse dans les yeux des mères, contemplant ces petits cadavres! On a beau les cacher dans la terre, ils sont réellement ensevelis dans leurs yeux, dans leurs yeux de source transparente, interminables puits où pour toujours l'enfant mort flotte, transparaît et continue à descendre. La Béguine essaya de rompre l'affreux silence où la douleur s'affole, et de se faire raconter les circonstances de la (in brusque et imprévue . Ah ! le pauvre petit ange ! le doux ché- rubin ! Il n'était pas à plaindre, lui que le Bon Dieu avait appelé si tôt dans son Paradis. Il ne connaîtrait pas les raille ennuis de l'existence. Ainsi songeait la Béguine, et elle continuait tout haut ses naïves consolations, son candide raison-nementqui,parde naturels circuits, la ramenait du malheur de sa sœur à sa propre infortune. Aussi elle ne put pas s'empêcher de raconter l'autre chagrin qui ajoutait pour elle àla détresse de cette journée. Il y a ainsi des moments dans la vie où les douleurs se donnent rendez-vous, di-rait-on, dans une môme âme! Les douleurs sont des oiseaux qui 'ne voyagent jamais seuls. Alors Monique confia à sa sœur le terrible accident de l'église, et ses mensonges à la Mère Supérieure, et son angoisse présente. Tout cela à cause du saisissement où l'avait jetée la nouvelle de cette mort. Ellç aussi avait perdu son enfant, petit Jésus de la crèche, qu'elle, de même, ne reverrait plus. Décès, le mèmejour, de ces enfances jumelles qui se ressemblaient. Car Monique, en regardant maintenant sur le grand litsonpetit filleul immobile, le trouvait presque pareil à son ancien Jésus de la crèche. Les mains fines si précises, comme faites au moule ; les mèches blondes, qu'une sueur d'agonie avait plaquées à son front, l'air d'être peintes. Une légère rougeur avivait les pommettes, la rougeur communiquée des bougies brûlant sur un guéridon proche et laissant comme un mensonge de vie à cet enfant mort qui semblaitune statuette decire pâle presque vivante... Dans l'enclos du Béguinage, tout blanc de neige et de lune, la cloche de l'église tinte maintenant à coups sonores, convo- 20. quant toute la Communaulé à la messe de minuit. Une nuit de petite gelée, succédant aux flocons pluvieux de la journée, une vraie nuit de Noël, avec un ciel net et d'azur profond, ensemencé d'étoiles. Toutes les Béguines avaient déjà quitté leurs couvents, processionnant vers le sanctuaire. Celui-ci, éclatant d'un luminaire multiplié, offrait ses autels comme desreposoirs. La messe à trois prêtres venait de commencer, accompagnée par les modulations de l'orgue et les voix, au jubé, des Sœurs qui sont musiciennes et ont la fonction de chanter aux offices. Douces voix de ces vierges,voix blanches comme leurs cornettes, comme on s'imaginerait que parfois chantent les cygnes, au clair de lune, parmi des nénuphars. Contagion de la blancheur du papier qui passe dans les voix pour de naïfs solfèges !... La messe déroulait son formulaire avec les alternances d'oremus de l'officiant et d'unisson des cantiques parmi l'incendie, blanc aussi, des innombrables cierges qui, de leur côté, comme sous le frémissement priant des lèvres, avaient des minutes de flamme sursautante et exaltée, suivies par des silences de la lumière. Un seul çoin restait sombre, à gauche du chœur: c'est là que s'élevait la crèche où tout à l'heure, après la messe, apparaîtrait, à l'appel des noëls, le simulacre de la Nativité. Déjà quelques premières bougies allumées piquèrent l'ombre. La Sœur sacristine promenait de candélabre en candélabre son allume-cierges. Elle tremblait, mais personne ne s'en aperçut, dans la contagieuse ferveur de toute l'assemblée des Béguines suspendue aux gestes de la Consécration. Puis tout à coup Monique parut raffermie, joyeuse, se hâta de propager le partiel embrasement de la chapelle où bientôt, parmi desgradins, desvasesde fleurs, des cassolettes en vermeil, des chandeliers aux bobèches givrées, des corbeilles emmaillotées d'étoffes anciennes, des reliquaires offrant un verre à baiser, émergea la crèche, la radieuse crèche de Noël, au fond de laquelle, dans la paille éclatante comme un lit de rayons, semblait dormir un petit Jésus toutgrêle et pâle, l'air d'être encire,avecun sourire inachevé, le visage rose sous la lumière voisine des cires flambantes... La Sœur sacristine s'étaitreculéecomme pour juger de l'effet, contente des agencements. Mais, tandis qu'éclataient en vols vifs les noëls, joyeux oiseaux d'un seul jour de l'année, envolés soudain de l'orgue et des lèvres et se heurtant à tous les vitraux de l'église, Monique s'isola dans un coin d'ombre vers les confessionnaux, suffoquante et défaillante, regardant l'Enfant Jésus de la crèche qui semblait vaciller à travers ses pleurs... C'est que le Jésus de Noël n'était autre que son petit filleul, l'enfant mort de ce matin qu'elle avait emporté,à la nuit close, et doucement posé là, avec le consentement de la mère. Manigance de la destinée! Volonté de Dieuclairementexprimée : l'enfant n'était décédé un tel jour que pour ce miraculeux dessein de suppléer Jésus dans la crèche. Toutes les deux avaient eu la même idée. Céleste élection dont il fallait remercier le Seigneur! Et consolées par leur foi naïve, les deux femmes, Monique et sa sœur, regardèrent de loin, avec moins de larmes, le petit enfant mort, rose et frêle dans la crèche, ce pendant que les hymnes, devenues plus douces, continuaient à se déplier et à monter versles voûtes, blanches et flottantes maintenant comme un» Assomption de langes ! TABLE Pages. Prologue : Leurs Enclos....... 1 1. — DENTELLE DE BRUGES..............7 Nature-morte : Leurs Cornettes. ... 37 II. — CRÉPUSCULE AU PARLOIR.....43 Nature-morte : Leurs Cierges.....63 III. —NOCES MYSTIQUES.........69 Nature-morte. : Leurs Cantiques ... 79 IV. — LA SOEUR AUX SCRUPULES.....85 Nature-morte : Leurs Fleurs.....115 V. — L'AMOUR DU BLANC........121 Nature-morte : Leurs Images.....133 VI. — L'OISEAU DE LINGE.........139 Nature-morte : Leurs Cloches.....161 VII. — CONGRÉGANISTE..............167 Nature-morte : Leurs Chapelets ... 185 VIII. — AGONIE DE BÉGUINAGE.......189 Nature-morte : Leurs Aumônes . . . 203 IX. — LA CRÈCHE.............209 D.| 3195 — Paris. Typ. Ferd. Imbeut, 7t rue des Canetles. G. CHARPENTIER ET E. FASQUELLE, ÉDITEURS 11, Rue de Grenelle, Paris Extrait du Catalogue de la BIBLIOTHÈQUE-CHARPENTIER A 3 fr. 50 le volume POÈTES CONTEMPORAINS JEAN AICARD Les Poèmes de Provence. 1 vol. THÉODORE DE BANVILLE Poésies complètes. ... 3 vol. Nous tous Sonnailles et Clochettes. 1 vol. 1 vol. EMILE BLEMONT Les Pommiers en fleur. . 1 vol. MAURICE BOUCHOR Les Chansons joyeuses. . 1 vol. Les Poèmes de l'Amour et de la Mer.......1 vol. Contes parisiens en vers. 1 vol. Le Faust moderne. ... 1 vol. L'Aurore........1 vol. Les Symboles......1 vol. CLAUDE COUTURIER Chansons pour toi. ... 1 vol. ALPHONSE DAUDET Les Amoureuses.....1 vol. EDMOND HARAUCOURT L'Ame nue........ 1 vol. Seul..........1 vol. ARSÈNE HOUSSAYE Poésies.........1 vol. CLOVIS HUGUES Les Évocations.....1 vol. FÉHX JEANTET Les Plastiques.....1 vol. MISTRAL Miréio.........1 vol. LUCIEN PATÉ Poésies.........1 vol. JEAN RICHEPIN La Chanson des Gueux. 1 vol. Les Caresses ..... 1 vol. Les Blasphèmes. . . . 1 vol. La Mer........ 1 vol. Mes Paradis..... 1 vol. GEORGES RODENBACH Le Règne du Silence. . . 1 vol. MAUBICE ROLLINAT Les Névroses............1 vol. Dans les Brandes. ... 1 vol. L'Abime............1 vol. La Nature.......1 vol. ARMAND SILVESTRE Poésies complètes. . . . 1 vol. La Chanson des Heures. 1 vol. Les Ailes d'or...... 1 vol. Le Pays des Roses. . . . 1 vol. Le Chemin des Étoiles. . 1 vol. Roses d'Octobre..... 1 vol. L'Or des couchants. . . 1 vol. PAUL VERLAINE Choix de Poésies..... 1 vol. GABRIEL VICAIRE Émaux Bressans 1 vol. 16147. — Imprimeries réunies, rue Mignon, 2, Paris. /a. (y ffu/t