ML A Georges RODENBACH PA UI PARIS . OLLENDORFF ÉDITEUR Le Voile LE VOILE DU MÊME AUTEUR Poèmes. Le règne du silence. Les vies encloses. La jeunesse blanche. Proses. Bruges-la-Morte. L'art en exil. Musée de béguines. La vocation. Le carillonneur. Tous droits de reproduction, de traduction et de représentation réservés pour tous les pays, y compris la Suéde et la Norvège. S'adresser, pour traiter, à M. PAUL OLLENDORFF, éditeur, rue de Richelieu, 28 bis, Paris. GEORGES RODENBACH LE VOILE JOUÉ A LA COMÉDIE-FRANÇAISE LE 21 NIAI 1894 PARIS PAUL OLLENDORFF, ÉDITEUR 28 bis, RUE DE RICHELIEU, 28 bis 1897 Tous droits réservés. LE VOILE SCÈNE PREMIÈRE Une vaste salle à manger. Haut plafond ; longs rideaux, à plis droits, et blancs, aux deux fenêtres. Sur le mur une vieille horloge à armoire de chêne. Trois portes : une dans le fond, qui ouvre sur le corridor et la rue ; une. à gauche, vers le jardin ; une, à droite, restant ouverte donne sur les chambres à coucher. Au centre, une table dressée; deux couverts. Des lampes. Un feu de charbon dans l'âtre. (Au lever du rideau, on entend une cloche voisine qui tinte doucement.) BARBE, qui achève de mettre le couvert... Est-ce bien tout? voyons : les verres, les couverts, La lampe... oui ! la carafe où l'eau rit au travers ! Je ne sais aujourd'hui ce que j'ai; je m'ennuie De tout; et sans répit la cloche, cette pluie Sur les vitres; vraiment je ne sais ce que j'ai! Je me semble être ailleurs ; tout me parait changé. Ah! c'est que la maison n'a plus même visage ; Et c'est elle qui me trouble d'un noir présage Que la cloche voisine en ses sons délaya. C'est triste une maison dans laquelle il y a Un malade, surtout quand elle est aussi proche D'une église qui vous obsède avec sa cloche. 8 LE VOILE Ah ! ma pauvre maîtresse ! Et comme c'était mieux Quand, malgré tant d'hivers ayant fané ses yeux, (La cloche se tait.) Très vieille, mais valide encore, c'était elle Qui gardait la maison sous sa bonne tutelle ! Désormais pour toujours elle gît dans son lit Comme étrangère et par avance elle pâlit, De plus en plus de la couleur qu'elle aura morte. Quel ennui ! Maintenant il faut que je supporte L'autorité de la béguine, cette sœur Gudule, qui la soigne et n'agit qu'en douceur. Pourtant elle me trouble avec sa voix égale Où rien d'humain, rien de vivant ne s'intercale. Ah ! comme j'aimais mieux la maison d'autrefois Au lieu de la béguine et de sa froide voix, Voix qui parle comme regarde une statue ! N'importe ! Il faut qu'à ses façons je m'habitue ; C'est elle maintenant qui régit la maison ; Mon maître l'autorise... elle a toujours raison... Mais pourquoi donc, jadis, silencieux, morose, Le vois-je qui s'égaye avec elle, qui cause ; Ils s'attardent à deux, le soir, au coin du feu, Et de la vieille tante on s'inquiète peu. C'est elle cependant qui Péleva... C'est triste Que tous ces vieux garçons aient le cœur égoïste 1 9 LE VOILE Quoi qu'il en soit, depuis que la sœur est ici, Lui taciturne, lui misanthrope et transi, Est autre — et l'on dirait une âme qui dégèle ! Qu'est-il donc arrivé ? pour sûr, ce n'est pas elle Qui le dégèle avec sa voix de glace. Mais J'étais ainsi dans ma jeunesse quand j'aimais ! Il a donc un amour commençant... SCÈNE II BARBE, LA SŒUR GUDULE, apparaît par la porte de gauche tenant une grosse gerbe de chrysanthèmes. BARBE, i part. Sœur Gudule... Elle ne marche pas ; on dirait qu'elle ondule... I.A SŒUR Barbe ? BARBE Ma sœur ? LA SŒUR Donnez-moi donc un vase. J'ai Cueilli vite ces fleurs, en bouquet abrégé; Car il pleut; tout le ciel s'effiloche en bruines... Et les fleurs étaient si seules. Des orphelines, 10 LE VOILE Eût-on dit. Elles vont ici bien se sécher En écoutant chanter la cloche du clocher. Que dira monsieur Jean ? BARBE LA SŒUR Je les ai moins cueillies Ces pauvres fleurs, semblant souffrir, que recueillies ! Et maintenant, sous la lampe, trempant dans l'eau Voici que mon bouquet s'élargit en halo Et combine sa joie avec la nappe mise. On peut aimer les fleurs. C'est une joie admise, Et même sous le voile un amour anodin. (Regardant les fleurs d'un air extasié.) Celles-ci sont les survivantes du jardin ! Les tristes, les frileux chrysanthèmes d'automne, Les pénultièmes fleurs, d'un vieil or de couronne, Couronne de l'été défunt se dédorant, Bouquet né dans l'adieu qui fleurit en pleurant, Fleurs pensives comme une enfance condamnée, O vous les fleurs de la vieillesse de l'Année ! Vous aimez tant les fleurs ? BARBE LE VOILE LA SŒUR N'ai-je donc pas raison, Et de les secourir dans leur effeuillaison, Frêle bouquet tardif à la vie éphémère ; C'est comme une façon pour nous d'être un peu mère Car les fleurs ont le goût frais des bouches d'enfant. BARBE Auriez-vous le regret quelquefois au couvent Du monde quitté ? LA SŒUR Non ! notre ordre est peu sévère, Et la règle nous met comme derrière un verre D'où le monde nous est visible mais fermé. BARBE Moi je n'aurais pas pu, je n'aurais pas aimé Être religieuse, entrer au béguinage, Rien que pour cette loi, dure même à mon âge, De livrer ses cheveux, de laisser les ciseaux En moissonner la gerbe avec le froid des faulx. On doit, pour s'y résoudre, avoir une foi forte ! Car nos cheveux, c'est nous... et c'est presque être morte Que de sentir qu'on vous les coupe — comme aux morts 1 12 I-E VOILE LA SŒUR Pourtant, j'aurais donné tous les miens sans remords ! Mais nous, qu'aucun lien perpétuel ne lie, Nous ne connaissons pas cette mélancolie ; Et, puisqu'ils sont toujours temporaires, nos vœux, Nous conservons sous la cornette nos cheveux Couvés par cet oiseau de linge qui surplombe Comme le Saint-Esprit en forme de colombe... Tel est le règlement des Béguines. BARBE Vraiment ? Et votre chevelure, ample secrètement, Vous l'avez gardée ? LA SŒUR Oui! toute, quoique inutile ; On n'y renonce pas tout à fait ; on l'exile... BARBE, qui s'est rapprochée. Mais, ma sœur, en causant, nous risquons d'oublier La malade qui dort et peut se réveiller ; Ne vous semble-t-il pas prudent qu'on s'en enquiére, Et d'égayer sa chambre avec de la lumière ? LE VOILE Car vous savez son trouble, aux atteintes du soir, Et son angoisse... LA SŒUR Oui ! les vieilles ont peur du noir Elles sont comme les enfants ; et semblent lasses D'avoir vu le jour clair en fuite dans les glaces... BARBE Et puis, outre son sûr et tiède réconfort, On dit que la lumière arrête un peu la mort. LA SŒUR Ce n'est pas pour si peu que la mort s'inquiète ! Elle vient pour tous, à toute heure. Elle empiète Sur notre vie avec son ombre de demain ! Elle est celle qui tue et qu'on sent en chemin. Et vous croyez qu'un peu de clarté l'apprivoise ? Ah! ma fille ! c'est bien d'une âme villageoise. Pourtant, puisque le soir, comme vous l'observiez, Pour la malade est un jardin des Oliviers Et semble lui tresser des épines aux tempes, J'irai la rassurer en allumant des lampes. 14 LE VOILE SCÈNE III BARBE Toujours elle m'enjôle avec sa voix de ciel ! Pourtant je trouve mal et préjudiciel Qu'elle me traite ainsi comme une paysanne ; Car si je suis trop simple, elle, elle est trop profane ; Elle est coquette, au fond, malgré ses airs dévots, Malgré son chapelet roulant des écheveaux De prières autour de ses mains en ivoire ! Ce n'est pas tout d'avoir cornette et robe noire ! Voit-on dans les couvents mettre à table un bouquet ? Tout à l'heure ce soin de sa part me choquait Comme un sachet trouvé dans du linge de nonne. (L'heure sonne à la vieille horloge.) Mais voilà que j'entends du bruit... Sept heures sonne ! Oui ! c'est mon maître ! c'est son pas dans l'escalier Qu'on reconnaît; il est ponctuel, régulier; A son train coutumier jamais il ne déroge. Aussi réglé vraiment que notre vieille horloge, Ayant comme elle un cœur ancien... 23 LE VOILE SCÈNE IV BARBE, JEAN, qui pénètre par la porte du fond, tout grelottant, revenant de promenade. JEAN Ah ! que c'est bon De rentrer ; de sentir la tiédeur du charbon ; D'être comme un absent reconnu par la chambre Si maternelle. Ah ! quel vilain temps de novembre ! Il pleut ; et cette pluie en moi descend tout bas. Et la tante ? BARBE (S'adressant à Barbe.) Elle dort ; ne la réveillez pas... Et sœur Gudule ? JEAN BARBE Elle est près d'elle... j E AN Allez lui dire Qu'on va souper. (Barbe sort.) 6 LE VOILE SCÈNE V JEAN Ici je sens tout me sourire ! Au loin, c'est comme si la ville vieillissait; Il pleut ; on veut sortir quand môme ; on croit que c Pour chercher de la joie au dehors, se distraire ; Mais on sent en rentrant que c'était au contraire Afin d'aimer son vieux logis, pour aimer mieux Ses vieux meubles, et les lampes comme des yeux Vous accueillant parmi les chambres quotidiennes, Et les glaces qui sont les fidèles gardiennes Des visages de tant de morts qui s'y sont vus! Et moi-même je m'y retrouve en traits confus Quand je reviens. Et mon visage aussi s'y garde; C'est vraiment comme un autre moi qui me regarde (Apercevant les chrysanthèmes sur la table.) Tiens ! un bouquet ! comme à la fête de quelqu'un ! Mais ce bouquet est triste. Il n'a pas de parfum. Bouquet d'automne ; il est tout à la ressemblance De la maison qui s'est close dans du silence. On ne souhaite plus de fête ici, depuis Que dorment les parents dans un jardin de buis, LE VOILE 17 Et depuis que la tante est malade et décline... Ces bouquets, c'est la sœur Gudule, j'imagine, Qui les cueille. Elle cherche à faire heureux ici. Elle est bonne. Elle a mis des fleurs dans mon souci, Et dans ma solitude un doux frisson de robe. Mais elle trouble avec sa coiffe qui dérobe Ses cheveux dont aucun n'aura su la couleur... SCÈNE VI JEAN, LA SŒUR GUDULE, entre par la porte de droite. BARBE apporte les mets par la porte du fond. LA SŒUR Vous voilà, monsieur Jean, bonsoir ! JEAN Bonsoir, ma sœur. Je voudrais aller voir la tante, mais je n'ose ; Barbe m'a dit qu'elle dormait. LA SŒUR Elle repose. Il vaut mieux la laisser tranquille. 3 8 LE VOILE J E AN Oui ! c'est l'oubli ! Le sommeil fait de l'âme une eau neuve et sans pli. Pauvre tante ! Elle fut si bonne à mon enfance ! Et, de la voir ainsi malade et sans défense Contre la mort qui n'est plus loin, mon cœur se fend ; Et je me sens soudain comme un peu son enfant ! Vous rentrez tôt ? Soupons! I.A SŒUR J E AN Il pleut; la bise est meurtrière. (D'un air d'oublier.) (Ils s'approchent de la table.) LA SŒUR Comme un païen ? sans un bout de prière ? Rien qu'un signe de croix, pour moi, pour m'obliger ; Pour n'avoir pas l'air d'être avec un étranger. JEAN, s'asseyant et faisant un signe de croix. Puisque vous le voulez... LA SŒUR Oui ! quand on vit ensemble Il est meilleur pour tous les deux qu'on se ressemble ! (Barbe, ayant servi, sort.) (La cloche sonne trois fois les trois coups de l'angélus.) /WJ -iu. :.v J . ililMil I JI JMM LE VOILE SCÈNE VII JEAN, LA SŒUR JEAN C'est drôle, cette vie : ainsi nous côtoyer ! Vous et moi, nous n'avons ni n'aurons de foyer Et pourtant notre vie est quasi conjugale. C'est comme un long canal dont, à distance égale, S'allongeraient les quais de pierre. L'eau les joint Et semble amalgamer leurs reflets en un point, Mais leur mirage seul se mêle à la surface ; Ils vivent séparés, en étant face à face 1 Ainsi nous. Et pourtant ce n'est pas sans douceur ; Et quel charme il y a de vous dire : * ma sœur ! « LA SŒUR Je vous suis une sœur en notre sainte Mère L'Église. JEAN Oui! mais en outre une sœur ordinaire, Une sœur d'amitié, presque une sœur de sang ; Une sœur retrouvée après qu'on fut absent Et qui parle d'anciens jouets qu'on eût ensemble. 20 LE VOILE LA SŒUR Et pourtant quel hasard éphémère rassemble, Pour un moment, nos deux existences ici ! (Remarquant que Jean a frissonné.) Vous tremblez ! on dirait que vous êtes transi. JEAN Oui ! j'ai froid ! on entend la pluie. Elle me cingle A travers les carreaux frêles. Elle m'épingle Toute l'âme ! Et puis vous êtes pour une part Dans mon frisson. Pourquoi parlez-vous de départ ? L'hypothèse est lointaine ; il vaut mieux qu'on l'élude. Car je suis pris à la déjà longue habitude De vivre en la maison côte à côte avec vous Et, de n'être plus seul, je trouve tout plus doux ! Mais comme c'est étrange ! une religieuse, Moi, comme un veuf, d'humeur noire contagieuse, Qjai s'en viennent du fond de la vie au-devant L'un de l'autre, sans se connaître auparavant. Nous nous sommes encore inconnus, anonymes ; Et pourtant nous vivons en commun. Nous nous mîmes A rapprocher pour un moment nos célibats ; A vivre à deux près de la tante en parlant bas, Comme vivrait un frère avec sa sœur jumelle 21 LE VOILE Ou deux époux, dans la demeure paternelle ! Pourtant je ne sais rien de vous... LA SŒUR Vous en savez Assez. JEAN Et ce mystère en vos grands yeux levés, Ce mystère d'une eau trop profonde et placide Où nul visage en s'y penchant ne s'élucide... LA SŒUR Mais ils sont le miroir de Jésus. JEAN Miroir froid, Où, malgré moi, je me contemple avec effroi ; Froid comme la cornette en givre qui capture Tout hermétique votre éparse chevelure ; Pourquoi tant de mystère aussi sur vos cheveux, Et si bien les cacher sous ces linges frileux N'en laissant même pas soupçonner la nuance ? Sont-ils trop blonds pour que si peu s'en influence La coiffe aux reflets mats d'un unanime blanc. Sont-ils noirs, roux, châtains ? C'est pour moi si troublant LE VOILE De ne pas le savoir et que je les suppose Tantôt pâles, tantôt sombres... LA SŒUR Ma coiffe est close, Et mes cheveux sont pour toujours sous le boisseau. JEAN Soit! dites-moi du moins comment fut le flambeau. C'est une obsession absurde, mais j'aspire A le savoir. Ne pas le savoir est le pire, Et je m'irrite à ce mystère puéril. Pour me tranquilliser, peut-être suffit-il De m'avouer enfin la couleur. LA SŒUR Je l'ignore. Quand je me vêts, c'est le demi-jour de l'aurore, Et quand je me dévêts, le demi-jour du soir. JEAN Dites-moi ! je voudrais, non les voir, mais savoir ; Ne plus douter, connaître enfin leur teinte vraie Dont le mystère autant m'occupe que m'effraie. LA SŒUR A moi-même ils me sont mystérieux ; et j'ai Le souvenir d'anciens cheveux dont j'ai changé... LE VOILE Que vous importe ! Et puis c'est de l'immodestie ! Cette coiffe à plis stricts dont je suis investie Comme un vin qu'on exile a scellé mes cheveux. JEAN Dites-moi, ce n'est nul manquement à vos vœux. LA SŒUR, quittant la table, debout. Non ; seul Jésus le sait ; et, seul, il pourrait boire Leur nuance de vin dans son divin ciboire. (Et elle va s'asseoir vers la cheminée, recommençant à travailler carreau de dentellière.) JEAN Ah ! quelle foi sévère ! Et vous avez vraiment Trop de scrupules ! C'est trop de renoncement ! Dieu ne veut pas qu'en ces refus vous soyez close. Est-ce qu'on enfouit dans la neige une rose ? Et ce calme ! n'avoir que la peur du démon ; Et ce désintérêt ! quitter même son nom, Car chacune on vous nomme avec un nom de sainte ! LA SŒUR C'est comme si déjà nous étions dans l'enceinte Du paradis, auprès des saints et des élus Familiers avec les femmes que l'on n'est plus. 24 LE VOILE JEAN Oui ! vous êtes déjà comme un peu mortes ! LA SŒUR Comme Au ciel ! JEAN Ht sans jamais quelque regret de l'homme? Le regret des enfants que vous n'avez pas eus ? N'est-ce pas d'eux que vous êtes en deuil ? LA SŒUR Jésus Est notre époux ; et si notre tunique est noire, C'est afin que notre âme y brille mieux. La gloire De la lune ne luit d'un éclat vraiment pur Que quand elle a monté parmi le ciel obscur ! JEAN Donc je n'obtiendrai rien ! Ah ! vous êtes méchante ! Pourtant éclaircissez le secret qui me hante, Je n'y penserai plus... Ils sont roux ? LA SŒUR Laissez-moi ! Car je ne comprends pas, sinon par mon émoi, 25 LE VOILE Ce que vous demandez et qui semble coupable Comme un commencement de péché. JEAN Moi capable De vous troubler, de vous susciter un remord, Oh ! ma sœur. LA SŒUR Pourtant il me semble que j'ai tort, Quand vous parlez ainsi, d'un peu trop m'y complaire ; Et je sens sur mon cœur trembler mon scapulaire, Comme si vous manquiez au respect qui m'est dû. (A ces dernières paroles, la sonnette de la rue résonne, dans le sommeil de la demeure.) JEAN, d'un air soudain bouleversé. On a sonné !... ma sœur, avez-vous entendu ? Nous étions trop heureux... c'est mon malheur qui sonne. LA SŒUR Vous errez. On n'a pas sonné. Ce n'est personne. Qui donc viendrait à cette heure ? Le corridor Est toujours un chemin de silence qui dort. 26 LE VOILE SCÈNE VIII BARBE, entre-bàillant la porte du fond. Le médecin, monsieur. JEAN, interloqué. Ah ! mais c'est insolite ! Faites entrer... Pourquoi, ce soir, cette visite ? C'est mon malheur, ma sœur, qui tantôt a sonné ! Docteur ! SCÈNE IX (A la servante.) LE MÉDECIN, JEAN, LA SŒUR JEAN, se levant. LE MÉDECIN Bonsoir, ami ! vous êtes étonné ? Je passais. J'ai voulu venir une minute Voir la malade. JEAN, inquiet. Elle est moins bien ? 27 LE VOILE LE MÉDECIN Non ! Elle lutte Avec courage. (D'un air détaché.) Il fait un affreux temps d'hiver. LA SŒUR, se lève aussi et s'acheminant d'un pas lent vers la chambre à coucher. Je m'en vais prévenir Madame. SCÈNE X LE MÉDECIN, JEAN LE M ÊDECIN, l'air narquois. JEAN (Elle sort.) Elle a grand air ! N'est-ce pas ? l'air gothique un peu; l'air d'une sainte Descendue un matin d'une verrière peinte. LE MÉDECIN Elle est exquise ; et vous voilà tous deux vivant Dans ce calme logis comme dans un couvent, Vous, presque un moine; elle, une idéale béguine, Côte à côte ; il faudrait avoir l'âme chagrine Pour s'en choquer ; et c'est charmant en vérité ! LE VOILE JEAN Ainsi je suis moins seul... c'est un peu de clarté ! C'est une voix en mon silence... LE MÉDECIN Prenez garde ! Dans un péril charmant plus vite on se hasarde... JEAN Non ! La femme ne m'a jamais troublé qu'un peu Comme un être de songe au fond d'un brouillard bleu Et dont je me déprends sitôt que j'en approche... Peut-être est-ce la faute à la ville, à la cloche, A ces couvents, à ce mysticisme dans l'air ! I.E MÉDECIN Oui ! mais la chair est faible ! Et vous êtes de chair ! JEAN Sauf que la ville morte est là, qui me modèle ; Elle m'a fait une âme à part, le reflet d'elle, Et l'eau sans but de ses canaux est dans mon cœur. Ailleurs la cité brûle... Elle est toute langueur ! Elle excite au baiser... elle vous influence... Mais ici je n'aimai qu'en songe et qu'en nuance LE VOILE Pour un détail, pour une anomalie ou pour Quelque chose de tout cérébral dans l'amour : Un geste, un son de voix, des cheveux, un pli rose... Car sitôt que manquait ce rien qui fut la cause, La femme brusquement m'était sans intérêt ; Je n'aimais que ce dont mon rêve la parait. LE MÉDECIN Et justement, avec la sœur du béguinage, C'est un rêve subtil de se croire en ménage Ici, pendant ce tête-à-tête des repas, L'air d'être mariés un peu... JEAN Ne dites pas Ces choses-là. Comment fallait-il que je fisse ! C'est l'usage. Les sœurs ne vont pas à l'oifice. LE MÉDECIN Et vous vous semblez presque un couple sans enfants. JEAN, avec vivacité. Ah ! taisez-vous ! Riez si je vous le défends D'ainsi parler ; mais c'est trop mal ; c'est sacrilège ! 30 LE VOILE LE MÉDECIN Ce n'est qu'un badinage innocent ; mais j'abrège... Je vais voir la malade. SCÈNE XI JEAN Oui ! je me sens moins seul ! Jadis, j'avais déjà comme une âme d'aïeul ; La tante était assise ici ; c'était sa place... Morose, vieillissante et sourde, souvent lasse, L'air de l'autre côté de la vie. Elle était Presque absente déjà, comme une qui se tait! Moi j'étais seul... Depuis que la sœur est venue, Mes yeux se sont changés, mon âme n'est plus nue ; Elle n'a plus si peur ! Elle n'a plus si froid ! Et quand j'entends son pas qui croît ou qui décroît Le long de l'escalier tournant de la demeure, Je tremble tout à coup que la tante ne meure Et que la sœur aussi s'en aille... Oh ! que cela Dure, que cela dure ! Elle me consola D'être seul, de n'avoir jamais eu de jeunesse ; Car j'étais seul ; j'étais un homme de tristesse ; (Il sort.) 31 LE VOILE Je n'avais pas aimé, tandis que maintenant... Je sens, depuis tantôt, un bonheur imminent ! C'est cet homme, en parlant de nous, qui m'ouvrit l'âme ; J'ai compris que la sœur Gudule est aussi femme ! Il me la dévoilait parmi ses mots brutaux Comme ils font avec leurs malades d'hôpitaux ; Mais il m'a fait voir mieux et plus loin en moi-même. L'aimé-je? Qu'est-ce aimer? Et quand sait-on qu'on aime ? Que cela dure ! Oh ! que cela dure !... SCÈNE XII JEAN, SŒUR GUDULE, arrivant par la droite, de la chambre de la malade. JEAN, anxieux. LA SŒUR Eh bien? Mal. Madame va moins bien. Le pouls est anormal; Elle somnole ; et plus d'un autre mauvais signe ! C'est la fin ? JEAN, effrayé. 32 LE VOILE LA SŒUR Oui, peut-être !... il faut qu'on se résigne A la volonté sainte... JEAN, éclatant en sanglots. Ah ! c'est affreux ! La fin ! Pauvre tante ! Elle fut si bonne à l'orphelin ! Je n'ai depuis toujours habité qu'avec elle ; Elle se voua toute à moi, si maternelle ; Ce fut presque ma mère ; elle lui ressemblait, Dit-on. Ce fut ma mére en double. Il me semblait Que cela ne dût pas finir... Ah ! quel temps est-ce Quand elle me menait, par la main, à la messe, Tout petit... (On entend la cloche qui recommence à tinter.) LA SŒUR Monsieur Jean, Dieu veille et peut toujours Renouer d'autres fils aux fuseaux de nos jours ! JEAN Je le sens dans mon cœur... le dénoûment est proche. Ne désespérez pas. LA SŒUR LE VOILE JEAN Et toujours cette cloche Qui m'atteint à travers les vitres et les plis Des rideaux, qui m'ébranle au gré de son roulis Et fait que je me sens sur une mer d'angoisse ! LA SŒUR Prions plutôt ; c'est la cloche de la paroisse Qui porte au ciel nos vœux... JEAN Je ne peux plus... mon LA SŒUR Pourquoi, mon bon monsieur, ne pas prier un peu ? Il en revient de loin, de bien d'autres misères, Pour des cierges brûlés, avoir dit des rosaires. (La cloche se tait. La malade n'est pas aux confins du départ. Du reste, c'est la vie... on s'en va tôt ou tard ; On s'aime, on vit ensemble et puis on se sépare ; De deux cierges jumeaux le chandelier se pare ; On est deux brebis sœurs sur le même gazon ; On habite un moment dans la même maison ; Mais à peine s'est-on attaché, qu'on se quitte... 34 LE VOILE JEAN, la regarde, étonné de ces dernières paroles. On se quitte... c'est vrai... c'est arrivé si vite... Mais comment se quitter ? LA SŒUR, se rapprochant de lui, et lui prenant les mains d'un air affectueux. On devient un absent L'un pour l'autre. On se voit de moins en moins récent Chacun se décolore au fond d'une buée, Face pâle de plus en plus diminuée Dans des reculs, dans du passé, dans du là-bas... Et l'on s'oublie. JEAN, qui se méprend sur ce que dit la sœur, avec exaltation, Oh ! non ! vous ne m'oublirez pas ! Car je comprends enfin à travers vos paroles Et je sens que vos mains se livrent toutes molles... Vous êtes triste aussi du départ pressenti. LA SŒUR, quittant ses mains. Je ne vous comprends pas... JEAN Et vous avez senti Que vous ne pouviez pas, vous si tendre, si bonne, LE VOILE Me laisser seul, de nouveau seul, sans plus personne; Et malgré vous un cher secret vous sort du cœur... LA SŒUR, étonnée. Un secret ? que voulez-vous dire ? JEAN, qui voit son erreur, très troublé, balbutiant. Rien, ma sœur, Rien... je ne disais rien... LA SŒUR Je me sens un peu lasse; Je vais me reposer. Barbe prendra ma place Au chevet de Madame et veillera pour moi Jusqu'à minuit. Bonsoir, monsieur ! SCÈNE XIII JEAN (Elle sort.) Ah ! quel émoi ! Oui ! je l'aime ! Elle aussi m'aime-t-elle ? Ou n'était-ce Qu'un peu d'apitoiement versé sur ma tristesse ? Double déchirement où je dois aboutir : La tante va mourir ; donc la sœur va partir ! 36 LE VOILE Double mort. L'une m'est inévitable. L'une Est la rentrée, au fond du brouillard, d'une lune, Clair de lune du bon visage pâlissant ; L'autre peut s'empêcher, si la sœur y consent ! Or elle aura pitié. — Se peut-il qu'elle veuille Me laisser seul comme un lys pauvre qui s'effeuille ? Qu'est-ce donc que sera sans elle la maison Et moi-même dont elle était la guérison ? Ah ! qu'elle reste ici ! que nous vivions ensemble ! Car j'ai peur d'être seul, peur d'avoir peur; je tremble D'être encor seul en proie à la cloche ! de voir A nouveau mon visage unique en ce miroir Où je me fais l'effet d'être mort et sous verre ! Oh ! non ! pas seul ! Que sa présence persévère ! J'en ai besoin, je la désire, je la veux ! Les prêtres la pourront délier de ses vœux ; Elle sera ma femme et mon épouse sainte ; D'un autre voile blanc sa tête sera ceinte Avec d'heureuses fleurs dans le tulle agencé. Ah ! comme tout cela s'est bien manigancé ! C'est à cause de la cornette toute blanche Qui semblait, sur son front, un oiseau du dimanche ; A cause de la robe autour de son corps fin A peine sexuel, presque d'un séraphin ; Et pour n'avoir pas su quelle est sa chevelure 37 LE VOILE Par-dessous cette coiffe à la calme envergure ! C'est ainsi que l'amour en moi s'insinuait... Ah ! sa voix dans mon cœur que j'avais cru muet, Voix si douce, de la couleur de sa cornette... (Dans le silence, ont retenti des appels d'alarmes, des pas qui courent.) Mais qu'entends-je ? du bruit... comme un coup de sonnette Des voix... Barbe pourtant est assise au chevet De la malade. Sœur Gudule ne devait La relayer que tard... (Une voix.) Monsieur Jean!... JEAN On m'appelle, Je vais... SCÈNE XIV JEAN, LA SŒUR (Au seuil de la porte apparaît sœur Gudule, surprise dans son sommeil, sans cornette, les cheveux déroulés sur le dos.) LA SŒUR, tout affolée. C'est moi ! 38 LE VOILE JEAN Vous!... Ses cheveux! (A part.) LA SŒUR Ce n'est plus Elle ! Vite !... je sommeillais ! Barbe appelle... j'accours, Elle mourait ! JEAN Elle est morte ? BARBE, arrivant aussi sur le seuil, bouleversée. Vite !... au secours ! LA SŒUR, confuse. Je n'ai pas pu finir de m'habiller... JEAN, pousse un sanglot. Ah!... morte! (Et il pénètre dans la chambre à coucher.) SCÈNE XV BARBE, LA SŒUR, restent toutes deux en scène. LA SŒUR, se tournant vers la servante. Récitons un pater, pour l'aider à la porte 39 LE VOILE Du ciel... (Elles s'agenouillent et récitent à voix unies. ) « Notre Père, qui êtes aux cieux, que votre nom soit sanctifié ; que votre régne arrive ; que votre volonté soit faite sur la terre comme au ciel. Donnez-nous aujourd'hui notre pain quotidien et pardonnez-nous nos offenses comme nous pardonnons à ceux qui nous ont offensés; et ne nous induisez point en tentation; mais délivrez-nous du mal. Ainsi soit-il. ® SCÈNE XVI JEAN, rentre en scène. BARBE. LA SŒUR, aussitôt se lève et disparaît dans sa chambre. JEAN Tout est fini... fini ! J'ai clos ses yeux Qui regardaient déjà de si loin, l'air si vieux ; J'ai joint ses mains — elle est en marbre, et rajeunie. Elle n'a pas souffert dans sa brève agonie... Elle m'aimait si bien !... maintenant je suis seul ! BARBE Qui va l'ensevelir?... la mettre en son linceul ? LE VOILE JEAN Demandez à la sœur. (Barbe sort.) SCÈNE XVII JEAN C'est fini ! c'est l'absence ! La grande absence, au fond de l'ombre, qui commence ! Ah ! comme tout est vide, et comme je suis las ! (La cloche, de nouveau, tinte.) Encor la cloche !... oh ! oui ! recommencez vos glas ! Aspergez de vos sons qui sont les pleurs de l'heure Mes deux mortes. Car c'est deux mortes que je pleure ! La sœur Gudule aussi, pour l'avoir vue enfin Vraiment femme, sans sa cornette en linge fin, Les cheveux libérés, dans la toute-évidence Physique — maintenant je connais leur nuance ! Or mon amour, fait de mystère, d'inconnu, Meurt du voile levé, des cheveux mis à nu... Ce que j'aimais n'est plus, car la sœur n'est plus elle ! D'une forme précise, au lieu qu'incorporelle ! Je la vois ce qu'elle est ; ne la retrouvant plus Comme l'imaginait mon amour de reclus, 41 LE VOILE Et sans plus son halo de linge en auréole ! C'est fini ! Tout amour brusquement s'étiole De trop savoir. L'amour a besoin d'un secret. SCÈNE XVIII JEAN, BARBE, qui rentre, suivie à peu de distance par sœur Gudule. Monsieur, c'est sœur Gudule. B A H B E LA SŒUR, rhabillée tout à fait, les bras en croix sur la poitrine, ayant revêtu la mante que les béguines portent à la ville. Oui, je suis au regret De partir, monsieur Jean ; mais notre règle est telle : Nous, nous ne veillons pas la dépouille mortelle ; Nous restons auprès des malades seulement. Je vous quitte. Mais pour l'ensevelissement Deux novices viendront du couvent tout à l'heure ; J'y retourne informer la Mère supérieure. S'il le faut. JEAN, résigné. 42 LE VOILE Merci, ma sœur. LA SŒUR Au revoir, monsieur; je prierai Dieu, J E AN (Il réfléchit un instant.) Rien que cela: ma sœur!... Adieu ! (Jean fait un geste désespéré et rentre en sanglotant dans la chambre mortuaire.) RIDEAU