J-H. ROSNY | La Charpente roman de mœurs PARIS ÉDITIONS DE LA REVUE BLANCHE 23, BOULEVARD DES ITALIENS, 23 La Charpente ŒUVRES DE J.-H. ROSXY Nell Horn, roman de mœurs anglaises................ i vol. Le Bilatéral, roman de mœurs anarchisteset collectivistes — Marc Fane, roman social............................. _ L'Immolation, nouvelles............................. _ Les Xipéhuz, merveilleux préhistorique................ __ Le Termite, roman de mœurs littéraires............... __ Les Corneilles, roman contemporain................. — Daniel Valgrave, roman contemporain............... _ Vamireh, roman préhistorique......................... _ L'Impérieuse Bonté, roman contemporain............. _ L'Indomptée, roman contemporain.................... _ Rfnouveau, roman contemporain................... __ Résurrection................................ _ EYR1MAH, roman préhistorique........................ __ I. Autre Femme, roman contemporain................ __ Les Profondeurs de Kvamo........................ _ UN Double Amour, roman........................ _ Les Retours du Cœur, roman....................... _ Une Rupture, roman................................ _ Un Nouveau Monde................................ _ L'Aiguille d'or..................................... __ Ames Perdues, roman................................ _ La Fauve, roman de mœurs de théâtre........... __ J.-H- ROSNY La Charpente roman de moeurs PARIS ÉDITIONS DE LA REVUE BLANCHE 23, BOULEVARD DES ITALIENS, 23 IQOO mTous droits de reproduction et de traduction réservés pour tous les pays, y compris la Suède et la Norvège. : VOLUME II. A ETE T1EË : Trois exemplaires sur papier du Japon, de i à j. Douze exemplaires sur papier de Hollande, de 4 à rg. JUSTIFICATION DU TIRAGE LA CHARPENTE LIVRE PREMIER LA BOURGEOISIE CHAPITRE PREMIER il n'avait pas les mots pour le dire Le 22 mars, au matin, Joseph Duhamel, géogra- e éditeur du célèbre Atlas Duhamel, se promenail parc de Montsouris avant d'aller déjeuner chez a ami Delafon. L'équinoxe apportait sa fièvre sur ris, versait ses courtes ondes, s'épanchait la nui! clameurs d'ouragan, le jour en souffles lièdes âne douceur infinie. Le ciel, sans lumière directe, vivait qu'en reflets, en clartés rêveuses, si tell- es, si traîtres que les poitrines étouffaient de l'an- isse de vivre, de se reproduire. Les bêtes amou- ases, enivrées au caprice du vent, au caprice des yous, à la pluie instable et coquette, les poules, Icanes se pressaient sur le sol avec ardeur, on ne ft quelle brusque volupté dans le hérissement de lTous droits de reproduction et de traduction réservés pour tous le pays, y compris la Suéde et la Norvège. DE CE VOLUME IL A ETE TIRE : Trois exemplaires sur papier du Japon, de I à j. Douze exemplaires sur papier de Hollande, de 4 à rg. JUSTIFICATION DU TIRAGE LA CHARPENTE LIVRE PREMIER LA BOURGEOISIE CHAPITRE PREMIER « N'AVAIT PAS LES MOTS POUR LE DIP.E Le 22 mars, au matin, Joseph Duhamel, géogra- phe éditeur du célèbre Atlas Duhamel, se promenait au parc de Montsouris avant d'aller déjeuner chez son ami Delafon. L'équinoxe apportait sa fièvre sur Paris, versait ses courtes ondes, s'épanchait la nuit en clameurs d'ouragan, le jour en souffles tièdes d'une douceur infinie. Le ciel, sans lumière directe, ne vivait qu'en reflets, en clartés rêveuses, si ten- dres, si traîtres que les poitrines étouffaient de l'an- goisse de vivre, de se reproduire. Les bêtes amou- reuses, enivrées au caprice du vent, au caprice des rayons, à la pluie instable et coquette, les poules, les canes se pressaient sur le sol avec ardeur, on ne sait quelle brusque volupté dans le hérissement de 1 2 LA CHARPENTE leur gorge, les frissons légers de leurs ailes. Les jeunes gens avaient les yeux pâles et faux, les filles riaient trop clair, se troussaient trop nerveusement, la mélancolie des vieux se compliquait d'âpres cu- riosités. Sur la colline, tout autour de l'Observatoire, les appareils guettaient le météore, un petit toit en vi- tres et de grandes bouteilles recueillaient la pluie, des roues en hélices au haut d'un mât calculaient le vent, deux tubes de verre inclinés mesuraient la lu- mière. Partout, sur la pelouse, dans les massifs, protégés par des guérites ou librement exposés, c'étaient des pièges tendus par l'homme à l'élément, de fins trébuchets où les phénomènes venaient se faire prendre. —■ Voilà, fit Duhamel, la tenderie moderne. Douce merveille que nous en soyons à prendre de tels oiseaux que la lumière et l'électricité... Et il songea à l'émotion chasseresse du savant qui essaye quelque appareil, ou qui relève au matin des observations concluantes. Comme il y songeait, il en vit circuler un, enve- loppé d'une robe de chambre. Il allait par la pelouse, entrait dans les abris, interrogeait les tubes, lisait des nombres. Duhamel épia curieusement son air d'absence, son apparence endormie et distraite. — Oui, va, dors, songeait le promeneur... Comme je voudrais que tu sois bien l'homme de ta partie et non un parasite, que tu te sentes heureux d'avoir l'abondance des moyens d'expérimentation et la sécurité. Et, vénérant le labeur de cet homme, il espéra de LA CHARPENTE 3 toute la force de son âme que le travail et la joie habitaient le château de science. Car Duhamel appartenait à la race chimérique qui va cherchant partout matière à placer de grandsrêves et de grandes abstractions. Il était plus spécialement un moraliste maniaque, incapable de ne voir dans la vie que le flux d'une force immense et désordon- née. Tout s'organisait dans son cerveau en règles et en lois, et, comme il aimait la vérité et professait une sincérité absolue, il était au désespoir devant les contradictions que la nature inflige à nos plus fermes éthiques. Un excès de sensibilité lui rendait le spectacle du monde peu attrayant, mais, d'autre part, lui procurait d'infinies jouissances. II semblait un de ces appareils, là-bas, guettant le météore et sans cesse modifié au gré de l'instable infini, scru- tant le gouffre d'où sort tout à la fois le désordre et l'harmonie, le néant et la certitude. Cependant, plein de vigueur, de santé, de sécurité acquise par la fortune, il s'attachait à répandre son activité dans un contact permanent avec les hommes et à vivre de paroles et d'œuvres sociales. Les doutes qu'il avait demeuraient individuels, n'atteignaient pas l'effort pour le bien public. Duhamel aimait la cité d'un amour de citoyen grec, où se mêlaient à dose égale une joie quasi physique à se trouver parmi des assemblées, à préparer des discours, des confé- rences, des propagandes, et une satisfaction intellec- tuelle à voir se transformer une époque sous l'im- pulsion des idées. C'est pourquoi, devant l'Observatoire, le jardin propre et le savant en route pour ses appareils, il4 LA CHARPENTE souhaitait avec ardeur que tout cela ne fut pas une vaine administration, mais une solide école, pas un dur travail, mais une allègre tâche de génie et de gloire. Cependant, il reprit sa promenade. Le ciel s'ou- vrait et se fermait comme une tente colosse. Des coups de lumière brusque plongeaient jusqu'aux limites de l'horizon, les nuages tombaient ainsi que des vêtements, le ciel tout nu riait son rire bleu ; puis l'eau arrivait portée par le vent, une sorte de neige fondue se jetait devant le soleil, la clarté fuyait par la terre, brillait encore une minute sur l'herbe, sur des maisons lointaines et la tente se refermait, obscure, humide, le. vent plus froid. L'ondée alors, légère, féminine, arrêtée aussitôt ; les étoffes mouil- lées du ciel réouvertes, les reflets revenus, abon- dants, les rais du soleil jaillis horizontalement par des trous dans la nue. Rien ne tenait. La lumière semblait de même essence que le vent, flottante, se- mée à la volée par l'espace. Le ciel, l'atmosphère, la terre, tout était « lâche », épars, donné et repris dans la même minute, les câbles qui fixent le monde sans cesse rompus. Toutes les forces paraissaient désor- ganisées, libres. Le printemps suscitait le caprice, l'oubli des lois, des patiences, des prudences. Dans les métamorphoses trop rapides, le mal n'a pas de durée, l'acte passe ainsi que la lumière et la pluie. L'être peut se livrer puisque la nature s'abandonne. Rien ne dure. Le regret, le remords c'est de la durée. Mais que l'aspect change toujours, que la pelouse soit tout soudain arrosée de rayons, puis d'eau, puis qu'elle s'obscurcisse, que le vent la balaye, qu'elleLA CHAMENTE 0 rêve à peine dans le silence et le repos, pour se re- brousser de suite à l'ouragan, pour briller de millions de gouttes bleues, alors, qu'importe l'acte qui passe, la capture, la volupté satisfaite, le bonheur puisé à l'occasion. Duhamel en eut la sensation aussi nette que s'il avait été la brute capable d'un viol. Des images perverses et soudaines peuplèrent son cerveau, une passion confuse le rendit féroce intérieurement : il éprouva la fatigue des règles et des résistances, s'a- bandonna aux joies animales, tout impulsives. A vingt ans, ces crises que tous les hommes con- naissent, le terrorisaient, mais il avait appris, d'une forte expérience, qu'elles sont de véritables rêves ataviques et qu'il n'y faut point prêter plus d'atten- tion qu'aux rêves du sommeil. Il suffit qu'on soit sorti du doute au regard des actes et Duhamel pou- vait répondre de lui-même. — D'ailleurs, se disait-il, en marchant fiévreuse- ment, avant même que j'eusse tiré quelques fortes règles de conduite de l'expérience, n'ai-je pas tou- jours désiré que le monde fut beau et bon et bons, beaux, heureux tous les hommes. Et n'est-ce pas, ce désir, dans son inéluctable nécessité, l'instinct des lois profondes qui nous régissent ? En songeant ainsi, il regarde le parc et les « lois profondes » lui apparurent en mille ramilles dé- pouillées qui semblaient d'une écriture arabe sur la porcelaine des nuages, en sapins retroussés comme des pagodes chinoises, en buissons blanchis, en aucu- bas noircis par les longues gelées, en platanes tachetés ainsi que des panthères.6 LA CHARPENTE — Ce sont les lois, les lois mômes, là figées et fixées. De la structure de ces arbres, de leur liarmo- nie silencieuse, des mille rapports qui s'entre-croisent pour faire des troncs, des branches et des feuilles, mon âme dépend et relève. Ils sont ma vieille âme, ils sont ma vieille pensée et leurs chuchotements, leurs voix basses, leurs torsions, leurs couleurs, c'est moi-môme qui me retrouve dans le plus puis- sant des souvenirs. Il s'alanguit, pris d'une sorte d'extase, et le parc parut infiniment exquis à sa fièvre. Les marronniers n'attendaient pour ouvrir leurs petites mains qu'un rayon de soleil fondant la résine qui les colle, les merles emportaient dans leur bec autant de ramilles pour faire leur nid que de vers de terre chassés du sol par les brusques pluies, et cependant, à travers l'ivresse que soufflait le vent, la promesse du soleil tiède, un rien d'hésitation tremblait sur la nature, le souvenir du froid rendait l'arbre craintif et la bête encore gloutonne. Duhamel avait passé sous le chemin de fer. Là, les sapins dominent. Arrêté longtemps en silence comme il faisait, en surpreneur de bêtes, il vit un lézard sortir de l'enrochement, courir, s'immobiliser ainsi qu'une petite mécanique ; puis vint, de branche en Itranche, l'oiseau curieux aux grands yeux, le ros- signol. — Tu n'as donc pas émigré, petit, murmura Duhamel, et tu as trouvé ta vie dans ce froid, dans cette neige? Et toi, l'autre au sang violet, tu de- meurais engourdi dans quelque trou... Il ne bougea point, ravi comme d'une merveilleuseLA CHARPENTE 7 aubaine, et le lézard gardait sa tète dardée de côté dans une immobilité admirable, tandis que le rossi- gnol épiait, son œil rond jamais tranquille. Cela dura tant qu'un enfant survint ; le lézard décliqueta comme un ressort, le rossignol gagna des branches lointaines. Alors une fine petite face rêveuse passa, semée de taches de son. L'homme et l'enfant échan- gèrent un regard. — Ah ! fit Duhamel soupirant quand l'enfant fut passé, je n'en ai pas. A trente-six ans, la passion satisfaite, finie la con- quête de la fortune, on est à l'âge où l'enfant est le grand avenir ; on aime qu'il existe près de soi, tandis qu'on s'intéresse à la ruche humaine, on le mêle en pensée à ses efforts, on a l'ambition d'être honoré, admiré par lui. Marié avec une femme aimée, la joie de tenir d'elle un enfant eut paru divine à Duhamel. Sa tendre mélancolie s'éveillait à la vue de tout bambin et il souffrait d'autant plus qu'il n'osait plus en parler à sa femme qui prenait ses regrets sans grâce. Triste, il remonta le chemin qui domine l'étang du parc, un endroit qui rappelle par le vert particu- lier des pelouses, on ne sait quelle disposition des courbes du terrain et la présence des grandes oies blanches, les jardins de peintres flamands du début du quinzième siècle. De là, le bassin frissonnait à tous les souffles, tantôt couvert des vagues classi- ques qui se recouvrent en cuirasses sarmates, tantôt effleuré seulement d'une mousseline légère, d'un filet transporté d'un bout à l'autre de la surface, tantôt revêtu d'un réseau bleu et orange qui ondulait8 LA CHARPENTE harmonieusement, tantôt encore doucement dépoli, en rides minces, avec, par places, une eau brillante comme s'il eût flotte des nappes d'huile. Le soleil y passait en reflets de métal, les nues en ombres vertes, et partout, de leurs gorges rondes, les cygnes, les canards, les oies, y traçaient des sillages tremblants, élargis par la distance. Comme en toutes nos tristesses, labeauté sensible de ce petit paysage retourna le cœur de Duhamel, ses yeux se mouillèrent. Il pleurait facilement dans la solitude. Un désir de se lamenter un peu lui gonfla la poitrine, le même désir qui a créé les psaumes et suscité les prophètes : — Jamais je ne serai l'être complet, celui qui se retrouve, se survit. Je me perdrai dans un temps plus bref que ceux qui seront pères. Même aujour- d'hui je ne puis avoir la même impression de durée. S'ï7 était là, lui, je sens que je vivrais sa grâce, ses étonnements, sa vivacité, que je pénétrerais dans la fraîcheur de son enfance comme dans une nouvelle enfance pour moi..... Un peu moins l'idée de la mort entraînerait celle de l'anéantissement. L'intérêt que je porte au monde, ma joie à voir grandir la France et l'humanité, seraient plus forts et plus nets, puisque lui devrait en jouir... Oh ! mon petit, mon petit, que j'aimerais voir ce miracle, ce frais miracle de tes yeux où se retrouverait un peu des miens ! Il pleura discrètement. La vallée du chemin de fer de ceinture parut à point pour figurer son deuil, toute sombre sous les nuées et pleine de pins, de sapins, de cyprès à toisons lourdes sous des troncs ■LA CHARPENTE 9 écailleux qui éveillent l'idée de sable, de désert, de sommets dans la solitude, et un peu aussi de cime- tière. Emu, il gravit la pente d'où Paris se découvre depuis la Tour Eiffel jusqu'au Panthéon, avec les quartiers populeux de la Santé et de la Gare tout proches. Ces quartiers montaient et descendaient des collines, pareilles, sous les grandes maisons blanches, à des mâchoires mal endentées. Des terrains vagues immenses y subsistaient, remblayés sur l'ancien bras de la Bièvre. Des cheminées d'usines, plus loin, vers le boulevard d'Italie, exhalaient la vie légère des fumées sous la sauvagerie du vent. C'est une impression de nudité poignante en soi, mais Duhamel y ajoute encore le souvenir de la foule qu'il avait frôlée le dimanche précédent à une fête de quartier, les faces ravagées du trop long froid, l'homme et la femme du peuple flétris, affamés, effroyables à la clarté de mars, dans leurs loques d'hiver. Il vit le monstre dévorateur que nous avons fait de l'industrie. Son âme sombra dans la douleur. Des milliers d'arguments obscurs s'y démenaient ; aucun qui pût complètement le satisfaire. Il trahit son angoisse en repensant à l'enfant tant souhaité: — Ah ! pour venir en cet horrible milieu, ne vau- drait-il pas mieux qu'il demeurât dans l'ignoré? Toutefois il n'avait pas encore les mots qui pussent lui rendre claire à lui-môme une semblable pensée. Il se contenta de baisser la tête, sentant sa part de responsabilité dans la misère humaine et l'irrémé- diable de la chose. Puis il détourna ses yeux du quartier lépreux, gravit du regard la vieille colline de Sainte-Geneviève marquée par Saint-Etienne du 1.10 LA CHARPENTE Mont, la tour Clovis et le Panthéon. Les Écoles y versaient pêle-mêle les sciences mortes et le vivant esprit du siècle. Il retrouva son àme de philosophe. Ses vœux s'é- largirent sur une ville heureuse, sur des hommes délicieux. Impérieusement il voulut les réalités, les joies... Mais, soit qu'il fut mal disposé, soit qu'il attei- gnit une de ces époques critiques où il semble que nos cellules cérébrales se désaimantent rapidement, il songea tout à coup à sa vie d'écolier: — Ah ! le lourd appareil, l'écrasant harnais de mots sur la nuque de la jeunesse... Même aujour- d'hui, quoique ce soit embelli par le souvenir, j'en ai l'horreur comme d'un formidable mensonge. Fâché une minute, sa colère ne tint pas devant la clarté des horizons. Ils étaient légers, dispersant toute rancune. La lumière y tombait avec une sorte 11 égarement vaste et l'on y pressentait bien l'illimité, le monde derrière, loin, loin, par delà la vallée delà Seine, par delà le promontoire qui s'avance dans la boucle du fleuve et se termine à la butte Mont- martre. 11 demeurait haletant. Jamais l'instabilité de son amené lui était apparue avec autant de force. Etait- ce le caprice, du ciel, ces pluies, ce vent, celte saison aux germes prêts, cette ardeur de printemps parmi les désolations de l'hiver? Son cœur n'était pas satis- fait. Il se sentait, malgré sa bonne volonté, ses fermes théories, un être obscur, en proie à des doutes nou- veaux ; les mots qui enchantaient sa vie, les grands mots de justice, de vérité, de bonté devenaient sem- blables à ces vérités religieuses si réconfortantesLA CHARPENTE 11 quand on a la foi, pures lettres mortes sans la cré- dulité. Il éprouvait le besoin infini de se reprendre et il sentait confusément qu'il ne se reprendrait pas, que, du moins, dans la nouvelle ère qui s'ouvrait pour lui, le sens de ces mots de bonté, de vérité, de justice, allait se transformer et avec ce sens toute la morale qui s'appuyait dessus. Néanmoins, il opposa à sa détresse un pâle sourire. — Ça ne serait pas la peine d'être l'évolutionniste que je suis, si un pareil changement devait se faire radical... En tous cas, quoi que l'avenir me réserve. j'y veux porter une âme sincère... Pour le reste : « Que sa volonté soit faite, et non la mienne ! » Sa montre indiquait onze heures. Il songea qu'il serait temps d'aller trouver les amis chez qui il déjeu- nait. Ils avaient bâti sur le boulevard Kellermann une villa fort élégante et fraîche. Duhamel sonna avec plaisir à la petite porte grillée. Un grand mâtin roux, d'une espèce rare à Paris, vint aboyer avec fureur ; et ses abois ressemblaient à des volées de cloches. Duhamel ne détesta pas leur beau tapage fait pour sonner dans le large écho des fermes aux plaines de la Picardie et de la Flandre.CHAPITRE II LE TEMPS ET LA MORT SONT NOS REMEDES Delafon n'était pas rentré. Mme Delafon et sa jeune sœur Alice reçurent Duhamel. La femme avait trente ans, la jeune fille vingt-trois, belles toutes deux d'une beauté de brunes du Nord avec une lumière tranquille et intelligente dans les yeux, le teint blanc des Espagnoles et la bouche nerveuse des races septentrionales, les trails prompts à s'altérer, ayant par-dessous la peau mille émotions prêtes, et qui se répandent au plus léger choc. Mm" Delafon, moins souple que sa sœur, était faite pour une existence pompeuse et officielle, une existence d'épouse et de mère de famille, suivant les traditions. Son visage se serait là endormi dans le bonheur, sonâme fixée en unegràceforte etdéfinitive. Un accident, la stérilité, tarissait pour elle les sour- ces de la joie. Dans l'humiliation permanente et le chagrin de son cœur inassouvi, elle se crispait, se désenchantait. Et, tout son idéal un peu strict étant retourné, elle mettait à souffrir la force et la durée qu'elle eût mises sans cela à être heureuse. il-LA CHARPENTE 13 L'enfant manquait à son corps et à son âme : sa maternité sans objet s'épuisait sur elle-même comme un rêve de nostalgique. Depuis deux ans, ses re- gards fixes, ses promenades au parc de Montsouris pour voir jouer les enfants des autres, ses longues torpeurs, ses espoirs brusques, fous, toujours déçus, ses pleurs sans objet, sa concentration habituelle annonçait une folie débutante. Delafon, être nerveux, cerveau abondant mais délicat que le moindre trouble de circulation anéan- tissait, jetait à l'amertume et au pessimisme, demeu- rait sans force devant ce naufrage d'une existence de femme, et seul Duhamel, en leur apportant sa bonté active, son esprit en alerte sur des problèmes vastes, sa peine identique supportée vaillamment, les consolait. Ils l'aimaient d'une amitié ancienne. Outre les dîners hebdomadaires réciproques qui les réunis- saient, Duhamel venait encore diner une fois par semaine, sans sa femme, chez les Delafon. Ces déjeuners avaient tout le charme de l'intimité absolue, ils rappelaient aux deux hommes leur vie en commun du temps de leurs études, et, plus tard, les relations toutes familiales de Duhamel encore célibataire avec M. et Mme Delafon et la petite Alice. Duhamel avait été pour Alice une sorte de direc- teur spirituel. Très jeune elle l'avait choisi pour cette conscience vivante, intermédiaire entre elle et le monde, qui fait plus pour la perfection ou la perver- sion d'une fillette comme d'une femme, que tous les enseignements abstraits. Ce choix, dont la délicatesse avilit ou ennoblit, se porte fréquemment sur le père14 LA CHARPENTE ou quelque frère aîné, mais cependant il ne va pas toujours aux plus proches. Alice aurait pu élire Delafon, digne en tous points d'une telle faveur, mais elle avait d'un sûr instinct préféré Duhamel. C'était lui qui avait fortifié en elle tant de beautés, tant de bontés natives, lui qui avait fait entrer dans le fragile cerveau de l'enfant non seulement la vérité, mais encore une chose qui surplombe les vérités particulières et les illumine : l'esprit de l'époque. Si bien que pour Alice les gestes et les paroles de Duhamel avaient un sens caché au vulgaire, sym- bolisaient le monde. L'affection qui les liait était si profonde qu'ils ne s'en apercevaient plus, comme on ne s'aperçoit plus des actes qui sont essentiels à la vie. Cependant, Alice, depuis quelques mois, apportai! dans sa tendresse, jadis abandonnée, une involontaire réserve, et cette nuance pouvait être un des mille pièges où la nature prend le bonheur des hommes. — Delafon n'est pas là, dit Mmo Delafon, faite à la coutume qu'avaient les deux amis de s'appeler par leur nom de famille. Ils se tenaient tous trois dans le petit jardin au- devant de la maison. Le soleil brusque éclairait au- tour d'eux les gouttes de la dernière ondée qui per- laient aux ramilles et sur les feuilles de quelques primevères. — Il ne perdra rien pour attendre..., répondit en souriant Duhamel, faisant allusion aux longues cau- series où ils se passionnaient l'un et l'autre, sous des formes différentes, pour le même objet. — Comment voulez-vous votre café aujourd'hui ?LA CHARPENTE 15 demanda tout à coup Mme Delafon avec quelque ironie. — A la turque, répondit Duhamel, et tous vos sourires ne m'en feront pas démordre. — Oh ! Je ne discute plus... — Dites que je suis d'une gourmandise obstinée... — Je le dis et je le pense, fit-elle en riant ; aussi vais-je jeter un coup d'oeil à la cuisine. Elle s'en alla. Alice et Duhamel demeurèrent seuls. Alice dit avec le plus grand sérieux : — Je ne suis pas contente de Boxe (c'était le chien). Il a de nouveau voulu tuer un chat hier. — Vraiment ! s'écria Duhamel contristé. Ah! que Boxe me fait de la peine. — C'est le petit chat aux yeux bleus... Ce pauvre petit ne sait pas... Voilà justement ce qui me fâche contre Boxe. Les bêtes, n'est-ce pas, surtout les gros chiens, ont plutôt le respect de l'innocence, il leur faut un ennemi, quelque chose qui se batte ou qui fuie... J'ai été indignée de le voir se jeter en traître sur le petit chat... Je sais que c'est de ma part un enfantillage, mais je ne puis comprendre qu'ils se fassent du mal entre eux. Elle établissait ainsi une solidarité entre toutes les bêtes contre l'homme. Avec plus d'amertume, sinon avec plus de tristesse encore que Duhamel, elle s'indignait du martyre de la bête. C'était un de leurs crédos que le rachat de l'humanité, au sens d'une rédemption par la bonté et l'intelligence, ne pourrait se faire tant que le supplice de l'animal se perpétue- rait. Comment avoir pitié d'une espèce qui règne par la cruauté, dans la douleur des espèces infé-16 LA CHARPENTE rieures, comment admettre que les tortureurs d'ani- maux soient dignes d'amour, dignes de bonheur. Et Duhamel s'efforçait encore de raisonner ce sen liment, de démontrer que les cruautés envers l'animal, l'en- durcissement de notre pitié, le raidissement de nos fibres les plus délicates, tuait en nous pour l'ave- nir comme dans le présent mille choses précieu- ses que les plus savantes découvertes ne pourront jamais balancer, Alice ne voulait entendre que son instinct, son horreur d'un monde où l'homme se croirait en droit d'imposer à d'autres vies la souf- france qu'il craint tellement pour lui-même. Ces idées les portaient à désirer pour la bote une sorte de perfection, tout au moins une sorte d'innocence, et c'est pourquoi ils s'émouvaient des méchants actes de leur ami Boxe. Duhamel murmura : — Peut-être l'avez-vous rendu jaloux ? — Mais non, vous connaissez bien ma manière. Je n'ai pas caressé le chat devant lui. Venez le voir, le monstre. Ils tournèrent autour de la maison, Boxe sortit de la niche, vint à eux. Il avait de grands yeux bai- gnés d'une sorte de iluide lumineux, et rien qui révélât sa férocité, si ce n'est la forme même de sa têle. — Tu n'as pourtant pas l'air d'un perfide, gronda Duhamel... Etes-vous sûre que ceci n'était pas pour jouer. — Très sûre. — Et le petit chat ne fuyait pas ? — Non.LA CHARPENTE !" Duhamel réfléchit sur cette question qui semblait l'embarrasser. — Vous ferez bien de l'habituer peu à peu à la présence des chats. L'avez-vous puni, hier. — Je l'ai battu et grondé... Hein ! tu te rappelles que je t'ai battu et grondé pour le chat. Au mot chat, le chien grogna, puis s'humilia sous la colère d'Alice. — Vous n'aurez pas de peine à le corriger. Le petit chat n'a rien. — Heureusement que non. Il a été étourdi une minute. — Tout va bien alors, murmura Duhamel. Et, effectivement, il parut à Alice que cette expli- cation avait remis le monde en ordre. Il eurent tous deux le même bon sourire, sourire familier, échangé mille fois, mais où cette fois, par une soudaine traîtrise, la journée d'équinoxe apporta du trouble. Duhamel vit trop bien qu'Alice était jolie, Alice eut une subite tristesse ce fut tout. Le jardinet, le ciel, le boulevard et les fortifica- tions s'emparèrent ou parurent s'emparer de leurs pensées. D'ailleurs, un peu loin sous les arbres, Delafon arrivait, accompagné d'un autre homme. Alice, svelte et gracieuse, arrosée d'une lumière qui l'aurait rendue divine et réconfortante à tout re- gard d'homme, mena Boxe jusqu'à la porte ; puis, elle et son ami regardèrent la course du chien vers Delafon. Ce fut une merveille de vitesse, un prodige de mouvement, de bruit, d'énergie, de grâce aussi quand le chien cabriola devant son maître.18 U CHARPENTE — Je suis en retard ? demanda l'arrivant, épanoui à la vue de Duhamel. — Non point. Il est onze heures et demie. Delafon était un homme de taille moyenne, brun, mais dont les yeux clairs et le front audacieux annon- çaient une ascendance gauloise du nord de la France. Une légère prédominance bilieuse jaunissait son teint ; la face était belle de traits, la bouche triste, les yeux ardents et concentrés. Les nerfs y vibraient à demeure dans une sensivité d'onde, onde à réflé- chir surtout des désespoirs et des tristesses. Il était d'origine noble, né marquis de la Fon d'Arrex, d'une famille ruinée, et semblait tenir de cette origine aristocratique une tendance à la paresse qui nous fait préférer les généralisations hâtives aux lourdes et lentes analyses. Sa femme, MIlc de Normanoir de la Chastellerie tenait aussi de son origine le décou- ragement rapide et le défaut d'impulsion qui la livrait à l'idée fixe. Ils souffraient tous deux, en somme, la belle souf- france qui à la fois paye la lâcheté ancestrale et trans- forme des éléments inférieurs de conservation en des éléments de progrès. Delafon, pourvu d'une rente suffisante à le faire vivre, s'occupait d'une manière assez suivie de travaux historiques, ou plutôt s'en était occupé, car, depuis deux ou trois ans, un décou- ragement invincible lui avait arraché la plume des doigts. Il présenta son compagnon à Duhamel. — Monsieur Bizot, un ancien -copain de Saint- Louis, que j'ai eu la bonne fortune de retrouver la semaine dernière.LA CHARPENTE 19 Le groupe, accompagné de Boxe, marcha vers la maison. Sur le seuil, Boxe, de lui-même, réintégra sa niche. Alice, abandonnant les hommes rejoignit sa sœur. — Tu as vu ma femme, demanda Delafon à Duhamel, dès qu'ils furent installés dans le salon. — Oui, assez bonne mine, je trouve. — J'ai l'inquiétude de ses insomnies, de ses per- pétuels maux de tête. — Gela s'arrangera, dit Duhamel, accoutumé au pessimisme de Delafon, et s'efforçant par une sorte d'instinct de le ramener à l'espérance. Mais, encore qu'il y mit une intonation affectueuse et apaisante, il n'avait pas sur son ami le même pou- voir que sur Alice. Delafon, répliqua : — « Le temps ou la mort sont nos remèdes. » Bien ne s'arrange, mon cher Duhamel, au sens humain de ces mots qui supposent l'intervention de la volonté et du calcul... Ou du moins les choses qui s'arrangent nous les connaissons trop pour que cela nous fasse plaisir... Car il nous importe peu de guérir d'un rhume, il nous importerait vivement de guérir du cancer, de guérir de tout ce qui menace notre bonheur et tu sais bien qu'il est trop de maux incurables pour que notre volonté et notre science n'en soient pas humiliées. — Cependant, fit Bizot qui paraissait un médiocre heureux, la science guérit bien des maladies jadis inguérissables. — Elle guérit, répondit Delafon, après que de nombreux individus sont morts... C'est assez dire que l'espèce profite seule. Cela ne satisfaira jamais20 LA CHARPENTE ii l'individu qui n'est lui qu'un triste jouet entre les mains du hasard... Duhamel sait bien que ma pauvre femme n'aura pas ce qu'elle désire et qu'elle ne peut se consoler en songeant que l'espèce n'y perdra rien. Duhamel ne répondit pas, habitué à ces discus- sions qui revenaient sans cesse entre Delafon et lui, et où tantôt l'un, tantôt l'autre, suivant les disposi- tions et les circonstances, gardait le dernier mot. Seulement, depuis quelques mois, le pessimisme de Delafon prenait un caractère d'âpreté qui tournait au désespoir. Duhamel luttait chaque jour, mais perdait du terrain, parce qu'il est plus difficile de démontrer les lois positives d'une évolution vers l'ordre que les lois négatives du mal. Les exemples abondaient en faveur de la thèse de Delafon, et, dans l'acuité de sa critique, ces exemples étaient écrasants. Il fallait au géographe sa belle vigueur physique, le succès de ses affaires et la tendance fondamentale de son esprit pour résister à la terrible contagion du dénigrement et du sarcasme. D'ailleurs, il avait pour Delafon une pitié profonde mêlée de respect ; le sachant épris comme lui du grand problème, encore que sa passion, orientée par le malheur, eut pris la voie d'une criti- que arnère et blasphématoire. C'étaient surtout les souffrances de Mme Delafon, ses courts accès de ner- vosité et presque de démence toujours empirants, qui entretenaient le pauvre homme dans ses idées lugubres. Aussi reprit-il avec fièvre, comme celui pour qui un sujet est devenu habituel au point d'en perdre l'usage des transitions nécessaires :LA CHARPENTE 21 — C'est le désordre, il n'y a pas de lois morales qui tiennent. On en déduit une aujourd'hui, demain elle est renversée. Le hasard joue avec la vie, avec la mort. Où s'appuyer, je vous le demande ? L'ins- tinct tue, la raison tue, la foi tue et le doute tue en- core. Pour que notre âme eût une orientation ferme, il faudrait qu'elle en découvrît une dans l'Univers ; mais si tout est gâchis ! — Jeté demande pardon, fit Duhamel... Ce que tu dis de l'injustice, de la bêtise, des crimes de la nature, soit... Nos souffrances comme nos bonheurs ne la font pas visiblement tressaillir, elle se moque assez, semble-t-il, de savoir si nous faisons bien, si nous faisons mal... Les grêlons de la fatalité tom- bent sur les meilleurs comme sur les pires ; mais, néanmoins, elle possède une orientation morale. Il existe des modes qui font vivre et d'autres qui font périr, des modes qui rendent plus malheureux, d'autres qui rendent plus heureux, d'aucuns qui abrutissent, d'autres qui élargissent, des voies de vérité et des voies de mensonge... — Bref, pas d'absolu. Et puis, ce que tu appelles des lois, des orientations, cela se borne le plus sou- vent à des réserves, à des prudences... Oui, mon vieux, quoique tu en dises, le bonheur dans le mal est possible pourvu qu'on prenne ses précautions. Je te l'ai déjà dit souvent. Et dans la nature comme dans la société. Dois-je citer à nouveau les coquins que nous avons vu triompher ! Dans cette voie j'aurais trop facile. Pour certaines branches de l'ac- tivité humaine, pour la politique par exemple, ne nous a-t-il pas été démontré qu'une moralité scru-22 LA CHARPENTE puleuse s'oppose à ce que l'on parvienne... Et dans le commerce, dans l'industrie à qui donc avons-nous trouvé qu'allait la récompense ?... Quant aux preu- ves fournies par la nature, tu les sais innombrables... Les bêtes meurtrières sont les triomphantes, le sau- vage homicide et tortureurvit et prospère au dépens de ses victimes. Ce n'est que dans le cerveau humain que des idées de juste et d'injuste vivent à l'aise. Et j'en suis à me demander si ces idées répondent à la réalité ; si elles ne sont pas tout simplement une faiblesse de vaincu ; si ce que nous prenons orgueil- leusement pour la règle du monde n'est pas un ré- sultat d'hypnotisme religieux, une marque d'infé- riorité et de servitude. — Nous avons souvent débattu cette question, ré- pondit Duhamel, frémissant à cette attaque contre ce qui était pour lui la douceur de l'existence, et j'avoue qu'il n'est pas commode d'y satisfaire ; mais par toute mon expérience personnelle, je crois que le bonheur et même le succès vont de préférence à ceux qui suivent les lois éprouvées de ce que nous appelons la morale. Il y a de la marge, j'en conviens. Je sais que les punitions l'emportent sur la récompense, que les punitions sont loin d'être proportionnelles aux fautes, qu'il règne enfin dans les lois morales un redoutable caprice; mais il suffit qu'elles soient... — Es-tu bien sûr qu'elles ne sont pas un mirage ? Ce que tu appelles des lois, ne serait-ce pas seule- ment les nécessités présentes sorties des hasards d'hier et qui se modifieront demain sous les hasards d'aujourd'hui. Ne confonds-tu pas le simple jeu de ton organisme avec des lois préétablies ?LA CllARl'EXTE 23 — Je confonds, au contraire, et volontairement ; le simple jeu dont tu parles étant pour moi toute la loi, mais une loi ancienne, une loi qui a traversé la série animale pour venir jusqu'à nous... Et qu'im- porte, mon cher camarade, que nous les appelions préétablies ou non, l'essentiel est qu'elles soient : Je m'en tiens pour cela à la plus humble expérience. Delafon réfléchit en se mordant les ongles. Il sem- bla faire effort pour se rallier à l'espérance de Duha- mel, mais, petit à petit, des rides se formaient sur sa figure, tous les froncements de l'attention exagé- rés comme ils le sont dans l'idée fixe, et une ombre s'étendait à mesure si bien que sa face parut noire et violente quand il répliqua : — J'ai trop près de moi un exemple de la férocité des lois qui nous gouvernent ou nous constituent pour pouvoir me rendre à tes théories... Ma pauvre femme ! — Tu reconnaîtras, dit Duhamel excilé par la dis- cussion, la nécessité d'un peu de caprice dans cette chose importante de la reproduction... Si, dans le moment actuel de notre développement, nous l'avions sous la main, nous gâcherions tout... Je trouve le hasard heureux ici pour la complexité, la variété, l'imprévu du monde. C'est même déjà bien dommage qu'il y ait eu moyen de supprimer la reproduction sans gros dangers immédiats. Il aurait peut-être mieux valu que l'avortement fut impossible. Bizot, tête de bon chien obstiné dans la douceur, et qu'on sentait de voir être un silencieux à brusques sorties, écoutait avec intérêt et avec aussi un peu d'ahurissement.LA CHARPENTE Delafon reprit : — Je ne trancherai pas... Mais ce qui me frappe, c'est la bêtise, oui, je maintiens le mot, la bêtise avec laquelle cette grosse affaire est menée, la déli- catesse stupide des organes. On peut être la femme la mieux constituée, il suffit de l'oblitération d'un sacré petit canal de rien du tout pour vous condamner à n'avoir pas d'enfant. Un seul petit canal ! Ailleurs, pour des usages cent fois moins importants, la na- ture en fera mille... La vérité c'est qu'elle se fiche bien de l'individu et de son bonheur, la nature ; l'es- pèce vivra, c'est l'essentiel ; alors, comme l'espèce n'est pas menacée, le seul petit canal subsiste, et l'homme, pour un des plus grands bonheurs de ce monde, est à la merci d'un mécanisme absurde. Cette fois, Bizot ne suivait plus. Il n'avait pas coutume d'envisager les choses à ce singulier point de vue de ce qui aurait pu être et qui n'était pas. Il prenait la nature comme elle s'offrait, ne discutant guère ni bonheurs ni malheurs ; parfait sceptique et parfait honnête homme, vivant sur les réserves d'hier, de même que les Bizot de l'avenir vivront sur les réserves d'aujourd'hui. De ces gens que parfois les longues souffrances cisèlent tout de même, mais qui, en général, souffrent peu, favorisés par la for- tune des médiocres et des modestes. D'ailleurs, si Bizot ne suivait plus, il écoutait encore dans une sorte d'admiration mêlée de surprise. Duhamel, étonné, car c'était la première fois que Delafon allait aussi loin, avait essayé de ré- pondre : — N'y a-t-il pas une importance cachée...LA CHARPEXTE 25 Mais Delafon revenait nerveusement, dans une sorte de rage : — Pardon de t'interrompre... C'est pour t'éviter une recherche que j'ai faite... Mes objections sont toutes fraîches. On peut subtiliser, mais finalement, il n'y a pas d'importance... C'est rien du tout, moins qu'un bouton sur le nez... Cela ne touche à rien, ni au cerveau, ni à la mœlle, ni à aucun organe. Et puis, écoute ; on peut avoir les plus affreuses, les plus dégradantes, les plus dégoûtantes maladies ; on peut être ataxique, phtisique, cancéreux, scrofuleux et se reproduire quand même... C'est le désordre, je te dis, une négligence, une indifférence totale pour l'individu... Tiens, ma femme, si elle ne peut avoir d'enfant, pourquoi garde-t-clle l'instinct de la mater- nité, pourquoi dois-je la voir dépérir, s'affoler. C'est la belle logique de la nature ! Mais, mon ami, le premier imbécile venu trouverait mieux ! En passionné de la vérité, Duhamel se taisait, l'âme noire. Delafon épuisait sa fureur, disait le hasard gouvernant le monde, l'impossibilité du repos en rien. Enfin, se voyant seul à parler, il eut tout à coup une sorte de honte : — Excusez-moi,dit-il à ses amis; je vous assomme avec mes idées... — C'est l'équinoxe, répondit Duhamel avec un sourire. — Qu'est-ce qui est l'équinoxe? fit Mme Delafon qui entrait avec Alice. — C'est l'équinoxe, madame, qui nous pousse à l'aventure... Ne pourrions-nous risquer une petite 226 LA CHARPENTE promenade vers la Croix de Berny, après déjeuner ? — En emportant des parapluies, alors ! —■ Bah ! fit Duhamel, ces pluies de mars par un grand vent, c'est aussitôt sec que tombé. Et les plaines doivent être adorables avec leurs horizons frais, pleins de métamorphoses comme des drames à grands spectacles. — C'est entendu, Monsieur « l'aimeur de la pluie et du vent », dit Mmc Delafon qui regarda Bizot avec ironie et Alice avec une sorte d'attendris- sement. — Oui, va pour les grandes plaines, ricana Delafon qui lui aussi jeta un regard vers Bizot. Avant d'avoir pu se raisonner, Duhamel cherchait les yeux d'Alice ; mais il n'y put rien découvrir. A table, Bizot fut mis à côté de la jeune fille. Mm" Delafon, plus joyeuse que de coutume, échan- geait parfois un regard complice avec son mari. Alice demeurait calme, douce et fine, et Duhamel, malgré des efforts, s'assombrissait toujours davantage. Cependant, ces deux jeunes femmes exquises et prévenantes, l'intimité du cœur et de l'esprit, le bon repas, effaçaient bientôt toute mauvaise impression. Il ne demeurait que la surabondance de vie qu'on recherche en ces réunions aussi bien dans l'Europe raffinée que chez les plus grossiers sauvages. Cent sujets furent effleurés. Bizot, qui avait l'air d'être là pour donner ses opinions, fit une sortie patrio- tique au moment où l'on parlait d'un idéal possible à notre époque pour remplacer les dogmes agoni- sants. — Je vous demande pardon, dit-il, d'introduireLA CHARPENTE 27 ici ma personnalité, j'ai toujours eu un idéal ; la patrie. N'allez pas croire que je sois de ces patriotes qui ne rêvent que massacre d'étrangers; je suis loin de là. Mais il me semble qu'il est décourageant de songer à la perfection de toute une humanité... C'est trop large, trop complexe ; tandis que pour la France seulement, où je sens ma race, ma langue, etc., je puis me créer un idéal pas trop lointain... Vous voyez, dit-il en riant, que c'est un peu la division du travail appliqué à l'idéal. Bien entendu, la guerre je l'ai en horreur, car faire la guerre ce n'est pas travailler à son idéal, mais seulement travailler à restreindre l'idéal de son voisin. — Ma foi, dit Duhamel, le patriotisme comme émulation pacifique... — J'incline à croire, fit Mme Delafon, que l'idéal de la femme a besoin de se restreindre davantage encore et de se réduire à la famille.'. Vous vivez sur l'émulation mais nous vivons sur le dévouement, et un dévouement assez limité, les parents, le mari, les enfants... Dès qu"elle eut prononcé ces paroles, son visage et celui de son mari s'assombrirent. Alice et Duhamel échangèrent un regard d'intelligence et de compas- sion. Bizot, n'étant pas au courant, ne s'aperçut de rien et s'adressant à Alice : — Et vous, mademoiselle, que pensez-vous de l'idéal? Après réflexion, elle répondit : — Je voudrais supprimer la douleur. Oh ! pas certaines tristesses, mais la douleur, surtout la dou- leur physique.28 LA CHARPENTE — Les peuples, dit Delafon, qui ont fait un idéal de l'anéantissement, ont mes sympathies. Un grand froid tomba, moins sur ces paroles en elles-mêmes que sur l'âpreté du ton. Heureusement le café apportait le rêve. Et ce rêve n'était précis que chez Bizot et chez Delafon. Celui-là rêvait d'épouser Alice et la voyait dans un confortable intérieur, celui-ci rêvait l'immense joie de s'étendre dans son lit et de ne plus jamais se réveiller. Les autres s'abandonnaient à la vaguerie : Mmo Delafon, à mi- chemin entre la volupté de se figurer un petit enfant qu'elle tiendrait sur ses genoux et la terreur de cette figuration qui la rendait folle ; Alice, délicieusement flottante parmi des paysages d'automne, avec la sen- sation d'être saisie et emportée dans un merveilleux amour; Duhamel, le plus incohérent de tous, n'ayant plus une seule de ses convictions affermies dans sa tête, tout à la débandade, et, à cause de sa vigueur débordante, on ne sait quel fanfaron de désirs per- vers, de voluptés mauvaises, se levant en lui.CHAPITRE III ON N EST QU LN PEU VIVANT PARMI 1ÎEAUC0UP DE VIES Ils n'eurent qu'à suivre les fortifications jusqu'à la porte d'Orléans. Là, le tramway à vapeur d'Arpajon les prit pour les mener vers la Croix de Berny. Jus- que Ëourg-la-Reine c'est la région des maraîchers. La jeune salade y pousse déjà à cette époque dans le noir terreau, le poireau darde ses fins glaives, des champs entiers de violettes soufflent leur modeste haleine sur la route. Les bêches des jardiniers sont d'argent clair au subtil soleil, les fumiers vers la Vache-Noire brûlent sous des fermentations trop actives. — Voilà, fit Duhamel en les montrant, le pain de la terre, fait avec l'aide des éternels microorga- nismes. — Ce que nous leur devons à ceux-là ! fit Delafon. Le choléra, la diphtérie... — C'est à frémir, dit Bizot ; on finit par avoir peur de vivre parmi toute cette matière dévorante. — Qu'importe, répliqua Duhamel ; n'est-il pas ras- surant, au contraire, de songer que nous résistons à 2.30 LA CHARPENTE tant de causes agressives à l'aide de quelques bonnes règles d'hygiène... Si l'inconnu parasitaire nous environne, nous corrompt, nous transforme et nous tue, ces règles nous tiennent debout. — Qu'est-ce que cela fait au vaste monde que nous tenions debout ou que nous ne tenions pas, dit Delafon. A quoi bon lutter puisque le désordre et la mort apparaissent à tous nos carrefours ! Delafon fumait en prononçant ces paroles, le regard lointain dans le sommeil du tabac. Il y eut un long silence jusqu'à la Grangc-Ory. Enfin, Duhamel : — Et la douleur, qu'en fais-tu ? — On la noiera dans des Ilots de morphine. Est- elle seulement logique la douleur? Voyons, ne souf- fre-t-on pas au hasard, les uns affreusement, les autres pas du tout pour les mêmes maladies. J'ai là une dent creuse. Elle s'est creusée sans que je le sache. Avant celle-là, j'en avais une autre qui me livrait aux tortures de l'Enfer. Pourquoi n'arrive- rait-on pas à supprimer la douleur? Duhamel ne trouva point de réponse. D'ailleurs, le train précipitait sa marche entre la Grange-Ory et Bourg-la-Reine et toute conversation eut été pénible. Tous regardaient la route séculaire, la vallée de la Bièvre à gauche, les coteaux de Bagneux et de Chà- tillon à droite. Une sorte de voile verdàtre flottait sur le squelette des arbres ; on sentait proche l'heure des feuilles, la rudesse de l'hiver enfin résolue. Les grands arbres se répandaient en ingénieuses ramilles victorieuses de l'espace. Le ciel, parcouru de nuages, changeait à tout coup les teintes du sol et le profil aLA CHARPENTE 31 de l'horizon. Devant ce printemps, prêt sous la terre comme un figurant derrière les coulisses, Delafon éprouvait un désespoir plus vif parce qu'il lui parais- sait horrible de voir toute cette vie tremblante et tant d'ell'ort aboutissant au néant. Il trouvait aux végétaux, dans leur ingéniosité même, quelque chose de naïf et d'imbécile, de dompté, d'asservi. A quoi bon que les branchettes eussent des formes diverses et systématiques, que les petites têtes des légumes soulevassent la terre en un effort curieux de vivre, à quoi bon les jolies fragilités de l'herbe, le port hautain et solide des arbres puisque tout cela n'est que de la vie ancienne, perdue, vaincue et poussait en dépit du bon sens, pour être dévasté, brûlé, flétri par l'homme et par les bêtes... Et lui aussi, Delafon, épave sans liaison avec l'Univers, il avait poussé imbécilement comme ces plantes et il demeurait dans la vie pour des motifs vagues, surtout par peur, par une crainte aussi stu- pide que l'inertie des grands arbres. — Jamais, à aucun moment, je n'ai éprouvé de satisfaction à vivre; j'ai souffert, j'ai vu souffrir... Où donc un sens positif à l'existence ? Être, malgré soi, dans l'idiote routine du monde ! Cependant Duhamel aimait le vaste déroulement des terres, leurs courbes lentes, la vallée de la Bièvre où s'alignent, dans le sens de la rivière, des peu- pliers, la colline qui monte sur la rive droite jusqu'à la route de l'Hay, et toute cette confusion passion- nante d'aqueduc, de maisons, d'arbres, de champs, de jardins du sud de Paris. Parfois, les hauteurs se rapprochent, font une barre sur le ciel tandis que32 LA CHARPENTE des flots de lumière parcourent l'herbe sur la pente, d'autres fois les côtes sont à trois lieues de distance, estompées par des brumes violettes, par des bois en toisons, avec des éclairs de vitre et des raies blan- ches de grandes routes. Mais surtout une impression de diversité, on ne sait quel hérissement de choses nombreuses et délicates où des reflets de plusieurs kilomètres carrés se promènent suivant les ouver- tures de la nue, variant infiniment les aspects que seule la distance noie et harmonise. Dans l'abondance et la force de son être, il sem- blait à Duhamel que la nature lui appartînt tout entière. Il ne la voyait pas, ainsi que Delafon, dans la succession des siècles, évoluant péniblement .d'or- ganisme en organisme pour arriver jusqu'à l'homme, il la considérait d'ensemble, toutes les formes simul- tanées, marquant les lois magnifiques de l'Univers. En sorte qu'elles aboutissaient à lui, qu'elles étaient en lui, qu'elles étaient lui-même, qu'elles n'avaient d'autres splendeurs en elles que d'être les étapes d'une haute conscience, de révéler les combinaisons sans limite de l'esprit. Vers la Faïencerie, Alice vint prier Delafon de se rendre auprès de sa femme. Duhamel aperçut Mme Delafon se tamponnant les yeux d'un mouchoir. Trois petites filles vêtues de bleu la regardaient avec curiosité. Alice était demeurée sur la plate-forme. — Mmc Delafon n'est pas malade ? demanda poli- ment Bizot. — Non, monsieur. Une sorte de crise qui lui vient quand elle voit des enfants. Elle est si désolée de n'en pas avoir.LA CHARPENTE 33 Bizot ne manqua point la riposte : — Et dire qu'il y a tant de ménages où l'on n'en veut pas. Il engagea tout doucement là-dessus la conversa- tion avec Alice, parlant sincèrement de son désir d'une nombreuse famille ; et il avait le visage aimable et amoureux. —J'appartiens moi-même à unenombreusefamillo. Rien n'est meilleur. J'ai toujours vu les enfants uni- ques gâtés et malheureux. Même, deux enfants ce n'est pas assez. On les rend chétifs, craintifs, précocement intéressés aux passions des grandes personnes. La solitude ne leur fait aucun bien; d'abord elle les rend tristes et puis elle les prive des petites querelles, des petits combats où se forme le courage. Elle les rend égoïstes aussi, car il n'est rien de plus doux que l'amour qu'on se porte tout petit entre frères ; je parle des bonnes familles. Je sais bien que plus tard on s'éloigne les uns des autres, qu'on s'oublie ; mais au moins dans son enfance on a eu la vie pleine, tous ses instincts satisfaits. Avez- vous remarqué que les petites nichées chez les oiseaux réussissent moins bien que les grandes ? Alice l'écoutait avec plaisir : c'était selon l'évan- gile de Duhamel. Elle souriait donc, ajoutait sa part d'arguments sur la fraîcheur préversée, les mille impressions qui naissent dans les enfants au contact de leurs petits frères et qu'ils ne sauraient avoir au contact des grandes personnes. Le bruit les coupa. Le train avait dépassé le petit Chambord et pouvait se donner carrière sur la grande route déserte. Néanmoins, Bizot et Alice• !i I.A CHARPENTE réduits au silence par le ronflement du train, gar- daient leur place l'un près de l'autre et un vague sourire leur éclairait le visage. La vitesse s'accéléra jusqu'à devenir presque celle d'un express. Alice s'accrocha à la rampe de la plate-forme prise d'un agréable vertige. Son visage eut le sommeil de ces minutes, très semblable aux minutes de volupté et Duhamel qui ne la quittait pas des yeux sentit son cœur, saisi comme dans une forte main, se révolter, palpiter lourdement, puis s'affaiblir jusqu'à n'être plus qu'un petit grelot sonnant derrière ses côtes. La sensation physique fut très violente parce qu'il n'osait avoir aucune pensée. Mais il ne s'y trompa point. C'était l'heure du péché. Il fut comme Adam. nu devant sa conscience, et, grand être de noblesse, d'expérience aussi, il ne voulut pas se tromper lui- même. Il reconnut qu'il aimait Alice. Et comment ne pas l'aimer, presque l'enfant de son âme, la créature au monde qui avait le mieux compris, le mieux partagé son amour des bètes infé- rieures, son amour de tout ce qui est faible et misé- rable en ce monde ; la femme de haute vérité qui voulait avec lui qu'une raison de vivre fut enseignée- mais qui n'en ressentait pas le besoin personnel, ayant, par mille finesses nerveuses, par mille com- munications instinctives avec le monde, le secret du monde. Ah ! l'intarissable beauté d'Alice, l'intarissa- ble pureté d'Alice. Jamais le meurtre, la perfidie, le mensonge en elle. Toujours la miséricorde, le cri d'amour, et seulement la terreur et la haine du mal. Il savait, lui, Duhamel, qu'il n'existait rien de plus captivant, de plus doucement épris de beauté, di *LA CHARPENTE 3o plus abandonné à l'espérance du bien, de plus fervent et de plus modeste qu'Alice. Ayant vécu près d'elle, jamais il ne l'avait désirée ; mais elle était en lui aussi intimement unie à toutes les grâces de l'herbe et à toutes les magnificences du ciel que si elle avait été sa propre âme. Et voilà que Bizot la regardait pour la posséder. — Ah ! songeait Duhamel. J'ai fini de goûter les paisibles joies des matins et des soirs qui font à eux seuls les jours dans la Genèse. — Mais j'aime ma femme ! Oui, il aimait sa femme. El il aimait aussi Alice. Etait-ce d'un autre amour? Un lien par-dessus la chair '.' Il lui suflit d'un regard pour se convaincre qu'il l'aimait voluptueusement, que, dans son ado- rable et saine fragilité, dans son exquis regard, sa bouche tendre et inquiète, tout son corps enveloppé de fines robes mystérieuses, elle lui apparaissait une proie au plus ineffable désir. La Croix de Berny fut atteinte avant qu'il eut démêlé ses sentiments. On descendit. Delafon tenait sa femme près de lui. Elle avait les yeux rougis, un air accablé et concentré. Les enfants vêtues de bleu étaient descendues de voiture et lon- gaient le train afin de le tourner et de gagner la route de Versailles. Elle les regarda partir, puis éclatant en sanglots sur l'épaule de son mari : — Pourquoi ! pourquoi ! Le mari était pâle, nerveux comme elle. Il la consolait de vaines paroles pour endormir son cha- grin maniaque. Duhamel laissait faire, triste, assombri par le j36 LA CHARPENTE drame de sa propre passion, Bizot, gêné, se tenait auprès d'Alice. — Marchons, dit Delafon, cela vaudra mieux. Bizot et Alice prirent les devants, Delafon et sa femme suivirent, Duhamel ferma la marche. C'était la route vers Choisy-le-Boi. Le vent y pre- nait à revers les grands ormes. Des juments et des poulains broutaient l'herbe d'un enclos. Plus haut, les plaines s'ouvrent, l'horizon s'éloigne, on voit Paris, les hauteurs de Chàtillon, la tour de Mont- lhéry. L'endroit est vaste, puissant, susciteur d'élans belliqueux, de solennité comme les plaines à grandes batailles. Le vent par son souffle parfumé, son éternel courant sur le visage donne l'impression d'un grand effort pour un but lointain. La pensée est lourde mais robuste comme le pas d'un cheval de labour. L'immense espace ouvre le temps illimité. Les lumières mobiles sur les vallées lointaines racon- tent la victoire des rayons subtils sur la paresse des ombres. Le monde s'ouvre devant le soleil, les côtes étincellent, de très fins objets, des contours exquis se dessinent ou s'effacent sur le ciel, et tantôt c'est à l'Est, tantôt c'est à l'Ouest que l'éclaircie est faite, que les pays du rêve s'illuminent, surgis- sent une minute à la conscience du paysage comme des souvenirs dans une mémoire. Duhamel sentit là son drame se répandre, parti- ciper du glorieux égarement des choses. Il eut moins d'angoisse. La passion, c'était cette tempête fraîche et puissante, qui enrobe et emporte tout. La nature la subit quand l'heure en est arrivée, mais elle ne se livre pas. Le vent a beau crier vers l'instable, vers laLA CHARPENTE 3i fin des lentes créations, vers le rêve d'un perpétuel et sublime mouvement où tourbillonnerait les êtres ; il n'est pas écouté. Les germinations s'apprêtent, les minces graminées vont pousser leurs légions, les ramures sortiront leurs faibles et exquises fleurs, le fruit viendra. Et le vent passionné aura rendu les terres plus fécondes, secoué le sommeil des plantes et orienté les graines demeurées de l'automne. Ainsi il faut que Duhamel accepte l'amour, qu'il se courbe sous les longues flagellations, les crises où ses nerfs crieront comme les ormes à la tempête. Cela passera. Le travail reprendra le dessus. Alice, avant épousé ce Bizot qui semble un brave homme, suivra sa destinée. Lui la regardera de loin, et jamais, jamais !... Quel mot de mélancolie où le cœur s'arrête. Duhamel se revécut en voyage, à l'arrivée dans les villes quand des milliers de nouvelles existences se dressent tout à coup, ou sur les grandes routes devant quelque séduisante demeure où une belle jeune femme apparaît derrière des rideaux. Ne jamais connaître ? On n'est qu'un peu vivant, parmi très peu de vies, le reste est mort pour nous. Il faut quitter la ville adorable dans le soleil du matin, dépasser la maison où se tiennent les inconnus tout fleuris d'espérance et qui vont oublier le passage de notre âme. Cette tristesse des arrivées et des départs éveilla tout naturellement la mort dans l'esprit de Duhamel. .Mais cela n'exprime que la fatalité des forces amou- reuses qui, créant la vie, sont aussi importantes que la vie. Duhamel le savait et se critiquait de haut. 3;58 IV CHARPENTE 11 était ferme en lui de ne pas troubler Alice et de la laisser courir au mariage. Néanmoins, suivant les formes classiques de la tentation, sa conscience se désagrégea. Son amour pour sa femme, les mille récompenses du travail et de la vertu, il fallut tout abandonner comme un navire ouvert à l'eau. Il avait tout juste la force de sourire et de se murmurer : — Tu dormiras, tu voyageras, tu travailleras, tu oublieras ! Le malheur est que la série s'achevait sur « lu mourras » ; alors la passion criait que, mourir pour mourir, rien n'est au-dessus des heures de l'aventure, des chairs voluptueuses, des regards éperdus, des belles robes envolées. Elle contait la joie des bêtes féroces, les délices du viol ; l'ivresse des drames d'amour où le mensonge et la jalousie,les possessions furtives sont des œuvres plus orgueilleuses et plus fortes que toute œuvre de vertu. Mais Duhamel sou- riait, sceptique. Avec le désir meurt la volupté, la possession épuise, le mensonge rend hagard et mé- fiant ; tous les lendemains du mal sont dans la pourriture, les décadences lentes sortent des mau- vais orgueils. Les êtres du bien massacrent dans le mal les harmonies dont ils sont faits. — Ai-je besoin d'arguments ? L'inertie... On approchait de Rungis. Le plateau est merveil- leux en ce point, d'où, après la plaine, on voit recom- mencer les ondulations du terrain suivant la vallée de la Bièvre ; un cercle de collines découpe l'horizon avec des éclaircies qui prolongent le paysage à l'in- fini. La route vers Versailles se perd à la Croix de Berny et reparait vers Châtenay sur la rive gauche*■ LA CHARPENTE 39 de la rivière. Les hauteurs de Fontenay et de Robin- son étincellent au soleil. L'âme qui s'exhale des choses est multiple, lourde comme les rudes embla- ves argileuses, subtile comme les fins monticules. Duhamel sentait la puissance de ces choses, et que sa passion en participait par des mouvements sauvages que limitaient mille courants épars, sépa- rant, divisant, réduisant la farouche ardeur. Les groupes s'étaient rejoints et il arriva que, Bizot demeurant auprès des Delafon, Alice fit roule avec Duhamel. Elle avait enfin compris pourquoi sa sœur lui faisait l'éloge de Bizot. Elle parla peu et Duhamel moins encore. Mais des corbeaux luttant contre la brise attirèrent leur attention. Alice sourit : — A peine s'ils avancent ! Il leva les yeux. Elle regardait aussi. Tous deux s'étaient arrêtés.Lesautres marchaient,s'éloignaient. Quand ils cessèrent de s'intéresser aux corbeaux leurs yeux se rencontrèrent. Et ils avaient, l'un ainsi que l'autre, des yeux très pâles, d'un ton faux, et qui ne pouvaient se fixer. Alice était belle d'une beauté défaite, comme si le vent avait éparpillé ses traits. On y lisait l'aveu tendre et désespéré. Alors Duhamel eut bien besoin de toute son inertie pour contenir la mauvaise parole qui lui montait aux lèvres.CHAPITRE IV LA VERTU SE CONFOND AVEC L ARGENT Quand il rentra pour dîner, Duhamel trouva sa femme seule à la maison. Elle fut extrômement tendre, et, à la tenir contre lui,avec son corps élégant, ses jolis gestes, ses cheveux blonds, ses yeux clairs, il sentait sa peine s'évaporer. Rien ne demeurait du triste mirage. Il pousserait lui-même à l'union de Rizot et d'Alice. Il oublierait. Mais pourquoi songer en ces bras d'amoureuse, ces lèvres aux caresses longues, ces yeux qui à la fois osent regarder et se ferment à demi dans une pudeur ravie. N'est-ce pas tout l'amour et toutes les délices. Duhamel, comme presque tous les hommes, avait ce que l'on a très justement nommé la « grâce d'état », un grand aveuglement pour ce qui regar- dait sa femme. Cette grâce est au fond la même que celle du ministre pour son administration ou du chef de bureau pour son commis principal. On lui doit le mot de Lebœuf sur « les boutons de guêtre », et le «cœur léger » d'Ollivier.Elle sort d'une paresse et de l'idée de protection et de responsabilité qui se re-I.A CHARPENTE 41 tourne contre le protecteur et le responsable. Il est plus facile en effet d'adopter les actes du subordonné que de les diriger. D'ailleurs, dans un ménage, la femme se trouve en rapport avec des besoins très variés, très soumis à l'aléa, aux fluctuations de la mode ou à la diversité des êtres. Qu'il s'agisse d'a- cheter un beefsteak ou un chapeau, aucun principe stable ne peut vous conduire, et le maniement des domestiques présente des difficultés que le monde entier a reconnues. Un mari se heurtera toujours à cette espèce de désordre qui n'est en somme que la nature des choses. Il aime l'abstraction, le srou- vernement, des règles sereines. La femme lui donne tout cela en échange de la confiance. Elle lui laisse ignorer la petite bataille des intérêts vulgaires, la révolte des domestiques, l'attitude du monsieur in- solent. Lui s'habitue à croire par mollesse et finale- ment croit par esclavage. La plus sotte à la longue, lui paraît avoir des qualités que le reste du monde ignore. Si quelque défaut éclate souverainement, il l'admet et l'excuse. Duhamel avait trente ans quand il épousa MlleHude. Une liaison avec une femme mariée qui ne voulait pas du divorce expliquait ce retard. Deux enfants nés de cette liaison étaient morts en venant au monde et la femme, malade à la suite de ses deuxièmes cou- ches, avait langui plusieurs années avant de s'étein- dre. Duhamel lui demeura dévoué jusqu'à la fin. L'amour, d'ailleurs, tenait moins sa vie à cette épo- que que le travail qui devait le conduire à la fortune, ses éditions d'Atlas géographiques dont le succès allait croissant.42 LA CHARPENTE Sa maîtresse morte, après deux années de deuil, il s'était retrouvé, tout jeune de cœur, en possession de la richesse et ambitieux d'une gloire nouvelle, la gloire d'une vie consacrée au bien général. Il avait alors rencontré MUe Hude, pauvre fille d'un fonction- naire, mais d'une beauté et d'une élégance affolan- tes. Les Hude représentaient très exactement la demi- bourgeoisie élevée par la petite bourgeoisiemarchande jusqu'au fonctionnarisme ; la mère luttant avec une ardeur jamais défaite pour paraître au-dessus de sa fortune, et, délirante de joie à la beauté de sa fille, se mettant à ce rôle terrible que notre société a porté au premier plan et qui tient de l'entremetteuse et de la Cornélie des Gracques. Car il y faut au suprême degré ce que les Romains ont appelé la vertu, l'am- bition. Mlle Hude se plia avec le génie de sa caste à tout ce que voulut sa mère. Elle s'arma de quelques arts d'agrément, obtint son brevet supérieur avec cette facilité des âmes esclaves qui subissent l'ins- truction sans en être pénétrées ; mais surtout elle s'entoura des armes terribles de la femme, de toi- lettes exquises, de mouvements gracieux, de chic, de tout ce que la mode prête de force symbolique à la beauté féminine. Le courant qui porte les éléments sociaux de la périphérie vers le centre, qui mène, de génération en génération, les couches populaires vers l'aristo- cratie, ce courant servait de guide moral à Mmo Hude et à sa fille. Il sert de guide moral à l'immense ma- jorité des hommes et tient le monde debout. Tant qu'on n'aura pas établi de nouvelles hiérarchies, laI.A CHARPENTE -43 vertu se confondra socialement avec l'argent. S'en- richir est la forme pratique de cette espèce de bien que toute société enseigne et exige. Et voici bien l'aspect sous lequel la nature, l'impulsion générale de l'univers, s'oppose à l'être comme aux civilisa- tions. L'argent ne représente que l'état des choses, la tendance à persister dans une structure acquise ; la force universelle détruit la stucture acquise pour une structure plus élevée. La pensée combat l'ar- gent ; l'argent résiste à la pensée. Ce que nous nom- mons un être apparaît le résultat de ce conflit. Un rhinocéros, un hippopotame, un éléphant sont d'ad- mirables types de bêtes d'argent. Ils se sont enfoncés dans le cul-de-sac de la défense, immobilisés dans leur grande taille, leur peau armure, leurs défenses géantes. Le monde ne leur a pas appartenu ; il appar- tient à une bête petite, nue, délicate et facile à tuer, une bête pauvre en tant que bête. C'est ainsi que tout l'avenir bouillonne au sein du peuple. Pour Mmc Hude et sa fille, créatures encadrées, sans liaison avec le futur des penseurs, la marche vers la richesse devient donc une simple fatalité et tient lieu de conscience. Cependant, leur lutte pour arriver, cet effort de la petite bourgeoise qui doit représenter l'idéal de l'homme d'argent afin d'être choisie par lui, les élégances, les séductions, les illu- sions encore abondantes et qui entrent dans la toi- lette comme dans la vie, qui se manifestent autant par quelques curiosités dans l'intelligence que par le petit excès de luxe à quoi l'aristocratie purement conservatrice ne songe plus, tout cela crée une sorte d'idéalisme assez émouvant. Mllc Hude n'est qu'uneMHH 44 LA CHARPENTE prêtresse du Veau d'Or, mais le Veau d'Or a des rites exquis, de pompeuses cérémonies parmi l'étroitesse de la foi. Duhamel subit le charme. Il avait lui aussi marché vers l'argent. Par tous ses instincts de petit bourgeois enrichi, il fut capté. La jeune fille n'apparaissait point sotte, instruite, teintée de littérature et d'art, belle de la beauté la plus moderne. Il n'était alors qu'au début de sa nouvelle existence ; tout en rêves, très loin de cette pratique des choses de la vie mo- rale qui devait le porter dans la suite au delà de tout simulacre. Le désir égoïste de faire le bonheur d'une pauvre fille le tenta. Elle eut toutes les habiletés qui sont une intelli- gence dans sa caste ou qui suppléent à l'intelligence. -Même, elle s'oublia: elle se crut une minute l'admi- rable compagne d'un homme de pensée. Grisé de sa chair, du parfum de sa chevelure, de ses robes mys- térieuses, il la posséda avant le mariage sans savoir qu'il devait cette aventure à Mmc Hude. Pareil aban- don qui dégoûte un véritable bourgeois sembla à Duhamel une forme noble de confiance et d'oubli de soi. Non seulement il épousa cette maîtresse, effrayée délicieusement de son joli crime, mais il garda la gratitude qu'elle eût couru pour lui de si grands périls. Longtemps après le mariage, la jeune femme en faisait encore un argument irrésistible. D'ailleurs, ils eurent des débuts heureux. Le triomphe versa ses Heurs impalpables sur M™0 Duhamel. Elle se plongea toute entière dans le luxe du cabinet de toilette mo- dem style, de la salle de bain avec douche, de deuxLA CHARPENTE 45 salons et d'une vaste salle à manger dont elle put choisir l'ameublement, du splendide service de table, des deux femmes de chambre et de la cuisinière, des six mille francs par an destinés à ses robes. Duha- mel put la posséder ravie, légère, spirituelle, avec la passion que donnent à l'homme les transforma- tions rapides de la femme, les caprices satisfaits, les pâmoisons de l'orgueil féminin qui ressemblent tel- lement à des pâmoisons d'amour. Il ne savait pas alors, il ne sut que plus tard, combien sa volupté était la joie sauvage du soldat qui viole une patricienne vaincue, et que sa femme était le symbole des dominations sociales dont il était, lui, l'esclave. D'ailleurs, le bonheur de Mme Duhamel n'eut point de durée. Elle se lassa avec une surprenante rapi- dité dans sa fortune nouvelle, et ambitionna d'attein- dre les couches de la haute bourgeoisie qui confinent à la noblesse. Ce ne fut pas conscient en elle. Elle obéissait toujours à la force irrésistible de centrali- sation. Le blasement en est le mécanisme simple et sûr. Il suffit à la tâche d'abêtir la petite bourgeoise intelligente à la mesure de la haute bourgeoisie. L'effort ne porte plus que sur les objets hors d'at- teinte, et ces objets sont de moins en moins naturels, de plus en plus sociaux. Le jour vient où la jouis- sance est de vanité pure. Mm° Duhamel, dans la pra- tique du confort, cessa d'y trouver aucun plaisir. Elle ne rêva point de nouveautés en ce genre, car la nouveauté appartient aux créateurs et exige qu'on tâche et qu'on souffre. Elément tout passif, la jeune femme suivit la pente de la facilité. Elle aspira à la 3. m40 LA CHARPENTE sécurité de plus en plus grande, l'isolement, la solide carapace de mépris où l'on se réfugie contre la me- nace du populaire inquiet et belliqueux. Toutes les belles choses qu'elle possédait ne lui donnaient pas cette superbe tranquillité qui vient du respect pour la richissime femme de banquier ou mieux encore pour la marquise millionnaire. Ainsi ce qu'on appelle la montée vers les hautes classes n'est qu'une paresse à vivre, une marche à l'anéantissement, un mode de suicide. Il y parut. Mmo Duhamel cessa de s'intéresser aux choses de l'esprit qu'elle avait cultivées en vue du fiancé, elle cessa d'avoir cette adresse qui sup- plée à l'intelligence et qui naît de la lutte contre des obstacles, de l'inquiétude du lendemain ; elle cessa d'avoir cette sympathie pour les travailleurs qui vient d'une assimilation égoïste mais féconde. Ses auteurs favoris, jadis abrupts et géniaux, devinrent de doux sceptiques, spirituels et pleins de goût. Elle pencha vers l'art exquis, vers la perversité élégante, les petites roueries et les petites rosseries gentiment abominables. Duhamel s'apercevait à peine de cette lente trans- formation. A part quelques essais encore timides de Mme Duhamel pour obtenir une voiture, quelques critiques contre son système financier, et une ten- dance à la dévotion, il la voyait telle qu'aux pre- mières heures et s'épouvantait à l'idée de la trahir, même en esprit pour Alice. Lui aussi avait subi les effets terribles de la richesse, mais atténués par ses préoccupations civi- ques et morales. D'ailleurs, il avait, avant son ma-I.A CHARPENTE 47 riage, organisé fermement sa vie, afin de se prému- nir contre toute faiblesse. Des quatre-vingt mille : francs par an qui constituaient son revenu, il en attribuait environ cinquante mille à des œuvres di- verses. Ses ateliers de reliure et de brochage, son imprimerie,sa maison d'édition étaient montés sur un pied unique. Ses commis et ses ouvriers, en nombre assez restreint, touchaient un salaire quintuple de ce qu'ils auraient touché ailleurs. Malgré ces précau- tions prises contre les reproches de sa conscience, Duhamel n'était pas tranquillle et, s'efforçant de vivre avec simplicité, il muUipliait ses efforts en conférences, articles de revue, subventions aux journaux pour aider aux progrès de l'humanité et pour grandir son âme. Après sa brusque déroute, cette passion pour Alice, décelée en foudre et qui l'épouvantait, il se sentait amolli devant sa femme, heureux de penser qu'elle serait assez puissante en charmes pour l'aider à vaincre la mauvaise tentation. Justement, toute cette soirée, elle garda son sou- rire et sa bonne grâce. Elle prêta au baiser ses élé- gances, chuchota des naïvetés d'enfant qu'on ré- veille. Il en eut de la gratitude. Elle le vit, elle en profita. Mot sur mot, la question du coupé fut mise en avant. Elle prétendait se fatiguer beaucoup et surtout souffrir affreusement de la vulgarité des fiacres, des omnibus : — Tu sais quelle sensitive je suis. Un rien me bouleverse. Et c'est affreux, vois-tu, ces fiacres, ces omnibus sentant mauvais, ces cochers, ces conduc- teurs mal élevés, et les butors de voyageurs qui vous48 LA CHARPENTE marchent sur les pieds... Ma journée est perdue, je me sens petite, écrasée, humiliée... Pour une nature sensible, et, enfin, pour ta petite chérie, ces frôle- ments sont insupportables. Comme je serais bien, au contraire, dans mon coupé, mon petit boudoir roulant, séparée du monde brutal et détestable. — Mais enfin, pourquoi y es-tu toujours dans le monde ? — Je m'ennuie sans cela... Quand j'étais petite... Hein tu aurais bien voulu me connaître... Une jolie petite gamine, et déjà une silencieuse, une souf- frante. Eh! bien, mon chéri, quand j'étais petite, j'aimais être parmi beaucoup de monde que j'écou- tais, sans causer moi-même, rencoignée dans un fauteuil, présente à la fois et absente et c'est la même chose aujourd'hui. Même sans aimer le contact de la foule, je ne déteste pas son agitation autour de moi. — Prends donc ce plaisir. Quant au coupé, c'est impossible, il faut te résigner... Ta toilette, tes pe- tits caprices, tes dépenses, c'est dix mille francs..... Je ne puis faire plus. Sois raisonnable, sors moins, prends plus de joies intimes... Ou bien, économise sur ta toilette les cinq mille francs qu'il faudrait au minimum. — Mon petit ami, chacun ses péchés. Je sais que je te fais de la peine ; mais, vois-tu, la toilette me rend folle. Il me la faut, et toujours et encore. Je t'assure que je suis raisonnable ; si je m'écoutais, ça n'en finirait plus... Ne nous disputons pas là-dessus. Tu es un amour, mais tu ne comprends rien à ces passions de femme... Non, tais-toi, tu n'y comprendsLA CHARPENTE 49 rien. Je t'aime mieux comme cela d'ailleurs, tu es mon beau sauvage. Je suis fière de toi et ne voudrais pas te changer. Seulement, tu sais que je te trouve bébête pour certaines choses... Admirable aussi... Oh ! oui, tu es le meilleur des hommes. Elle pleura. Duhamel la caressa doucement, ne voyant plus en elle qu'un enfant. Elle continua : — Naturellement, c'est toi qui as raison... tu dois avoir raison... Moi je suis une avare. Tout pour nous deux... Ah ! si je devais régler tes comptes à l'ate- lier, je ne serais pas généreuse. Tu me pardonnes cela? Une femme n'a que son amour; elle veut tout pour les siens, rien que pour les siens. Une ombre parut sur le visage de Duhamel, cette contrariété rapide à naître qu'on trouve dans les ménages où de certaines questions sont vétilleuses. — Ça vient de belle-maman, chérie. Tu ferais mieux... — De me taire. Je sais que je ne suis rien. Je n'ai pas d'enfant, je suis méprisée, humiliée. Jamais je n'ai vu de comptes. On me refuse une satisfaction à moi, et les ouvriers, les commis s'en vont avec vingt mille francs de plus qu'ils ne toucheraient ail- leurs. Vingt mille francs au moins ! — Ne parlons plus de cela. Cependant, je ne crains pas de l'avouer, mes ouvriers touchent à peu près cinq fois le salaire qu'ils auraient ailleurs, et de pouvoir leur payer cela, vois-tu, c'est un de mes plus grands bonheurs en ce monde. Je n'en démor- drai jamais. Toute lutte est inutile. — Eh bien, je suis heureuse de n'avoir pas d'en- fant. Pour les voir frustrés !50 LA CHARPENTE Duhamel pâlit. — Ne dis pas cela. Dis-moi au contraire que tu serais heureuse de me donner un enfant. Dis-le moi, je t'en prie. N'est-ce pas la grande preuve d'amour, Henriette ? 11 y mettait plus de chaleur que d'habitude. Elle le regarda, inquiète : — Tu sais bien que le médecin... — Oui, chérie, et j'en suis navré. Il la saisit dans ses bras. — Oh ! le bonheur que ce serait, ma chérie, d'avoir un petit... Mais rien n'est désespéré. Ne te désole pas. Elle ne se désolait pas, elle s'étonnait seulement, et môme elle s'apitoyait quelque peu. Encore sa pitié ne dura guère : — Je ne suis pas forte, et à mon âge, le danger... Voyons, est-ce que nous ne sommes pas bien ainsi. Tu veux donc m'enlaidir !... Agacé, il répliqua : — Ne me dis pas ça. J'aimerais avoir des enfants, tu le sais. Rien ne me ferait plus de plaisir. Je n'ad- mets pas que cela enlaidisse d'ailleurs. La stérilité enlaidit aussi ; elle provoque des tas d'infirmités. Tu ne serais pas plus misérable d'avoir un enfant ou deux que tu ne l'es de tes vapeurs, de tes affreuses congestions... — Joli tableau ! — Naturellement, il n'entre pas en moi l'idée d'un reproche. Je t'aime comme tu es, très belle, très jeune, très charmante... Seulement, je crois qu'un enfant te ferait plus de bien que de mal.LA CHARPENTE 51 Elle le regarda, effarée, troublée, dans cette fai- blesse instinctive où la femme hésite entre la forte impulsion de la maternité et la crainte ; puis elle baissa les yeux, elle fut toute rose, murmurante, sanglotante : — Oui, oui, je le voudrais. Leurs lèvres se prirent. Elle se pâma doucement sous le baiser, et tandis qu'il sentait cette chair tiède sous sa main, il s'attendrissait, il aurait voulu lui donner une voiture afin qu'elle ne meurtrît point ce corps délicat où toute sa joie, tout son orgueil d'homme s'apaisait royalement. Mais, là comme toujours, comme partout, le pro- blème moral tenait closes les portes de l'attermoie- ment. Le monde devait être bon et beau ou ne pas être. Plutôt la robe du moine que les voluptés lâches des monarques soumis à leurs maîtresses. CHAPITRE V IL V A DIVORCE Duhamel et sa femme donnaient à diner et rece- vaient le jeudi. Les Delafon venaient très régulière- ment à cette petite fête, car c'en était une à cause de la présence de leur grand ami et de quelques fidè- les dont la conversation présentait le plus vif intérêt. Durant les jours écoulés depuis la promenade à la Croix de Berny, il avait été relativement facile à Duhamel d'écarter la jeune fille de son esprit ; mais ceux qui ont aimé savent que cela est facile à l'homme même aux plus brûlantes périodes, sauf le cas de jalousie. Quand il se leva le jeudi matin, qu'il vit l'animation des domestiques, tout à coup la figure d'Alice lui revint pressante, sa divine faiblesse, son abandon passionné où lui, Duhamel, avait pris la volupté de l'abîme. Rien n'y fit. Mais rien ne fit non plus contre son ferme vouloir de ne pas troubler Alice du mot qui lie les destins. Les deux états luttaient dans son cerveau avec des forces considérables, la passion plus perfide, plusLA CHARPENTE 53 profonde, tenait les dangereuses positions hérédi- taires, évoluait avec la promptitude de l'instinct, d'autant plus terrible qu'elle échappe ainsi à la cons- cience ; la morale plus lente et plus sûre organisait, compliquait sa résistance, coupait l'élan de la pas- sion ou le détournait. Ainsi, il voyait Alice, changée, dans des attitudes qui jadis ne l'auraient point frappé, non seulement belle et charmante, mais subtilement voluptueuse. Elle se cambrait dans le geste de relever sa cheve- lure, ou, assise, la nuque penchée, ses hanches s'ar- rondissaient divinement. Des mots, ainsi que les démons de la tentation antique, venaient troubler le cœur et les sens de Duhamel, il frémissait en prononçant, lèvres, flancs ou chevelure. Une fulgu- ration d'images suivait, où Alice devenait la femme parmi le désordre, parmi l'imprévu et l'inattendu que nos sens primitifs affectionnent et qui ont sans doute créé les voiles légers et compliqués de nos amoureuses. Duhamel opposait à cela la trame consciente de son âme où il voyait dans Alice une pauvre fille sou- mise à des lois sociales inéluctables, dans lui-même une force qui pour aller à ses fins a besoin de cer- taines voies et pour qui la chute d'Alice, le malheur de Mmc Duhamel, la blessure à l'orgueil de Delafon, et même seulement le défaut d'une noble résistance fermeraient à jamais l'espoir d'un haut développe- ment. Mais, si bien qu'il luttât, il sentait aussi, et c'est notre éternel destin, qu'il ne tenait pas tous les fils de l'ardente vie ; qu'elle s'enflammait et s'exal- 54 I.A CHARPENTE tait en lui suivant des phases et des ondulations qui viennent du vaste monde autant que de la vaste humanité, et qu'il lui faudrait, quoiqu'il fît, subir la forte orientation de l'événement... Ainsi cet homme, plein du problème moral, sentait l'épou- vante de l'abîme et demeurait saisi devant la beauté d'Alice comme devant le mystère de sa propre pen- sée. C'est l'inquiétude du mâle, être de fécondation promené par le vent versles stables pistils. Duhamel était sûr qu'Alice ne la partageait pas. Elle aime- rait à travers tout. Que demain l'amant se déclare et la prenne, elle se soumettra. Elle ne sera pas heureuse, peut-être, puisque ces situations admettent rarement le bonheur ; mais elle ne sera pas non plus étonnée. Elle ne croira jamais que les choses eussent pu tourner autrement. Elle se plaindra de ce que Duhamel n'ait pas été libre et non point de s'être donnée à lui. Il savait ces choses par une profonde intuition du cœur d'Alice, et non par comparaison avec l'amour que lui portait sa femme. Car, à la vérité, sa femme ne l'aimait pas ainsi. Les longues années de ménage l'avaient amplement démontré. Et Duhamel n'exi- geait pas qu'on l'aimât ainsi. Il trouvait normale et suffisante l'affection de sa femme. Mais pouvait-il s'empêcher de penser qu'Alice était une proie d'amour glorieuse entre toutes. La journée passa et la joie emplissait davantage sa poitrine à mesure que le soir approchait. Ce n'é- tait pas une joie définie, ni avouée : ce semblait une joie physique seulement, un besoin de se mouvoir et de chanter.LA CHARPENTE 55 Dès sept heures, il entrait au salon. Personne encore, à part Mme Duhamel et sa mère qui se tenaient assises côte à côte sur un canapé et cau- saient. Il parut à Duhamel qu'elles changeaient de conversation à son entrée et il les soupçonna brus- quement d'avoir entre elles de mauvais secrets. Il eut le mot de cette acuité de soupçon quand, s'ap- prochant d'elles, il fut pris tout à coup d'un embar- ras d'enfant coupable. Il cherchait des fautes à sa femme afin d'excuser sa faute à lui. Cette petite constatation fit plus pour l'effrayer que les crises ardentes de son imagination ; il entrevit la subti- lité extrême de la lutte qu'il lui faudrait soutenir. — Tout homme est une foule, se disait-il, une superposition de personnalités ; le combat contre moi-même est un combat politique où la victoire finale dépend autant de ma vigilance et de mon adresse que de mon éloquence... Je ne me laisserai pas surprendre : je défendrai vigoureusement ma plus haute personnalité contre la foule des médio- cres qui se pressent en moi... Mais ses nerfs vibraient tandis qu'il songeait avec sagesse et la foule tumultueuse criait en lui ainsi qu'elle crie les soirs d'émeute avec des désirs absur- des et meurtriers. Il s'assit, il attendit avec un gros battement de cœur l'arrivée desDelafonetdelajeune fille. Le timbre de la porte d'entrée, un bruit de pas sur des tapis, un léger chuchotement et les voilà, la voilà. Quelle surprise pour Duhamel de ne plus rien sentir de ses angoisses. Alice est là, tranquille. Lui-même sourit et parle avec une étonnante faci- lité. Alors, il s'est tout exagéré. Il a vu le péché A56 LA CHARPENTE commis quand il n'y avait qu'un vague aveu, un linéament de faute. Il éprouve la joie d'avoir rêvé ; il pense môme qu'il a rêvé seul. Alice n'aura pas pu s'abandonner ainsi, s'exagérer ainsi l'impossible amour. Cependant, les dîneurs arrivaient par petits grou- pes. On se mit à table. Duhamel fut plein de calme et de patience, résigné, jusque vers le 'dessert ; mais la fin du repas évoqua la fin de la soirée, et alors, de même qu'il avait su pourquoi il cherchait des défauts à sa femme, il sut pourquoi il s'était montré patient et calme : c'est qu'il était sûr d'une longue présence d'Alice. La découverte de cette seconde duplicité en lui réveilla ses scrupules, et, avec les scrupules, les troubles passionnels. Il regarda Alice. Elle avait très légèrement pâli et maigri comme il arrive aux visages nerveux que le malheur défait aussi vite que le bonheur les répare. Un peu plus durs ses yeux et sa bouche plus concen- trée. En trois jours elle a pris des traits de femme. Ses paroles ne flottent plus, pas plus que son regard. Elle sait ce qu'elle pense et ce qu'elle dit, dans la forte conviction de la douleur. La vie n'est plus mul- tiple, edle est simple : elle est mauvaise ! Alice sent son amour pour Duhamel fermer le doux avenir. Si quelque joie se mêle à cela, c'est une joie équivoque, la joie religieuse du sacrifice, l'orgueil de la souf- france endurée, toute cette misère des amours sans aboutissement que le mysticisme imposa à la femme et dont elle sortit hystérique et nerveuse. L'être s'y est renversé, se pâmant dans le désir tronqué, dans le chagrin comme dans la volupté. Sabbat deLA CHARPENTE 57 l'amour, messe noire sacrilège où l'on se déchire la poitrine, Alice y trempa peu, mais elle y trempa. Plus fort, plus audacieux dans ce beau corps, le pessi- misme étendit ses racines. La pauvre fille connut les sombres certitudes où nous voyons le commence- ment et la fin des choses, où nous apercevons tout en vanités. Quand on passa dans le salon pour prendre le café, elle évita de se trouver auprès de Duhamel. C'était « l'a quoi bon » moral, qui en disait gros non seule- ment sur sa souffrance, mais encore sur tout ce qu'il y avait d'avoué dans sa souffrance. Duhamel le com- prit en un éclair ; et l'amertume qui lui noya le cœur, loin de l'amollir, de le jeter à quelque rêve perfide, le porta aux grands héroïsmes. Il savait, à trente-cinq ans, ou croyait savoir, combien il restait de chances de bonheur à Alice. Mais il fallait que lui, Duhamel, ne dît mot, s'effaçât, se terrât, eût le cou- rage de bien disparaître. Un mari alors? Il faut si peu pour qu'un mari emporte une âme de femme ! En y songeant, il regarda la pauvre fille. En robe claire, très élégante, son visage adoré infiniment sen- sitif et présent, elle lui parut une minute celle qu'on peut payer d'un crime, et il trouva une cruauté d'in- quisiteur à s'enfoncer à lui-môme cette lente aiguille : l'idée qu'elle aurait des enfants. Des enfants ! Pour Duhamel, tout enfant était déjà un prodige, mais se figurer la chair adorable d'Alice lui donnant de lui, à lui, un enfant. 11 baissa la tête, le sacrifice s'envola de son âme, il voyageait à des régions ineffables ; la suavité, la sainteté, la nécessité des genèses faisaient craquer les membrures de sa conscience. Il n'y avait38 LA CHARPENTE plus rien au-dessus de la volupté où il tenait avec des tremblements d'allégresse un être donné par les entrailles d'Alice. Pris comme dans un sommeil, il s'agitait, il murmurait : — C'est affreux, c'est infâme. Je vais l'adorer maintenant. Je suis perdu !... soit, je suis perdu... mais je ne la perdrai pas. Son front moite, il l'essuyait du revers de sa main, quand il s'entendit interpeller à mi-voix par Delafon. — Tu rêves ? — Je rêve. La surprise de reconnaître sa voix, sa voix d'habi- tude, qui ne disait rien de sa pensée. Delafon reprit : — Notre promenade de lundi aura son épilogue. — Ah ! • — Oui. M. Bizot viendra nous demander la main d'Alice. — Il a l'air d'un excellent homme. Cela sortait naturellement de la bouche de Duha- mel. En vérité, il n'éprouvait pas un mouvement de jalousie. Il s'attendait à ce que Bizot épousât Alice. Mais alors tout ce drame au fond de l'âme ? Simple jeu qui n'atteint pas la vie réelle ! Il écoutait Delafon : — Honnête homme, intelligence moyenne mais sûre, bon cœur, situation appréciable. — C'est un industriel ? — Il est associé dans la maison Debarre et fils, les mécaniciens-constructeurs. — Et Alice qu'en pense-t-elle ? — Ma foi, nous l'avons discrètement interrogée... Le simple jeu qui n'atteignait pas la vie réelle dis-LA CHARPENTE 59 parut chez Duhamel. Ses pauvres mains tremblantes, son cœur comme un tout petit grelot lointain, il attendit. — ... discrètement interrogée. Le parti est bon. Alice a vingt-trois ans. Eh bien, sans refuser, elle demande à réfléchir. Duhamel rougit, comme si les digues de sa poitrine, cette barre près de la gorge, s'étaient rompues et que le sang eût envahi sa tête. Il lui paraissait aussi, que le drame retournait aux profondeurs mystérieuses et cessait d'être pour la vie réelle. Dans le moment il crut même avoir fait un méritant effort pour obtenir ce résultat. De sa voix calme, désintéressée, il dit : — Espérez-vous qu'elle acceptera ? — Nous l'espérons. Alice n'a pas quinze mille francs à elle. J'aurais voulu la doter davantage ; elle s'y refuse. Elle prétend que son mari lui gagne, la vie. — Je l'approuve en cela. — Très bien. Mais, à ce prix, les épouseurs sont rares, mon cher ami. Bizot est sans exigence. Au contraire, il se déclare heureux d'épouser Alice sans aucune espèce de dot. Elle trouvera difficilement mieux que ce garçon dont je connais l'estimable caractère, l'honnête idéal de travail, de vie en famille. Un premier accès de jalousie ravagea Duhamel à la pensée que ce serait Bizot qui aurait les enfants d'Alice, mais à la rigueur cette jalousie pouvait passer pour de l'envie simple. — Si elle t'en parle, dit Delafon, te voilà au cou- rant.Il"-'»-™ f,0 LA CHARPENTE — Tu voudrais que je lui conseille ce mariage. — Je n'irai pas jusque-là avec un scrupuleux de ton espèce. Seulement, à défaut de conseil, pèse tes paroles. 11 suffirait d'un mot de toi, voire d'une sim- ple plaisanterie. — Crois-tu ? Delafon leva des yeux surpris où Duhamel crut lire de la pénétration : — Je ne le crois pas, j'en suis sûr. Elle a confiance en moi, mais encore bien plus en toi. Et Dieu sait qu'elle a bien placé sa confiance... Il faudrait seule- ment que Bizot te fut antipathique... Tu es prévenu. Veille au grain. Delafon s'éloigna. Et Duhamel se disait intérieu- rement : « Je veux, je veux que Bizot épouse Alice; je veux, je veux renoncer et m'enfuir ; je veux, je veux. .» Cependant, plus ce mot de volonté se répé- tait en lui, plus la volonté elle-même se faisait obs- cure et fragile, plus les images contradictoires enva- hissaient son sens intime, le laissait vague et flottant. Alors il reconnut le vieux diable qui massait, qui groupait le troupeau désordonné des mots et des idées à l'assaut de la conscience supérieure. Il ne lutta point. Les exorcistes n'ont-ils pas reconnu que la lutte contre le diable est dangereuse. Lui prêter attention c'est se jeter dans ses pièges. Seule l'in- différence calculée, la défense indirecte, la vie rivale, peuvent en venir à bout. Duhamel se secoua et cher- cha des coins de causerie. Le café bu, les groupes s'animaient, se fusion- naient. Il arrivait continuellement de nouveaux habi- tués des réceptions hebdomadaires. Les amis deLA CHARPENTE 61 Madame et ceux de Monsieur. Des bourgeois vaniteux dont la fille fréquente le même cours de piano que la princesse de Sagan et des gens d'allure timide, pous- sant leurs idées comme les pions d'un jeu d'échecs. Quelques types originaux aussi, des souffrants, des vaincus, attirés là par la grâce de Duhamel. Enfin trois ou quatre professeurs de Facultés et des savants indépendants. Tous sujets épuisés, Mmo Delafon arrivait à mettre l'entretien sur les enfants. La plupart des jeunes femmes en avaient peur. Elles y voyaient un cruel embarras et une cause de décadence physique. Les vieilles dames se montraient résolument ennemies de la postérité. En général, les mères de filles à marier et les belles-mères étaient les plus récalci- trantes. Les hommes cachaient leurs sentiments. A peine une raillerie par-ci par-là. Les femmes stériles, d'âge mûr, se taisaient. Les mères ne voyaient que tracas et inquiétudes. Tandis que la conversation s'éternisait sur l'amour et le mariage, Duhamel réflé- chissait. Bien qu'il s'occupât beaucoup de la natalité, sub- ventionnant les sociétés de propagande en faveur du relèvement des naissances, il n'était pas assez simple pour croire que la question fut purement politique ou économique. Elle renferme un facteur moral et aussi un facteur d'évolution générale qui a ses ra- cines jusque dans l'animalité. La diminution de la natalité n'a pas commencé avec l'homme. Les obsta- cles à la fécondation sont un des moyens préférés par la nature, et, dans la moyenne, la bête la moins prolifique est aussi la bête supérieure. Nous nous 4 mm.«»»*." 02 LA CHARPENTE révoltons surtout de ce que chez l'homme l'impul- sion apparaît consciente, tandis qu'elle est instinc- tive chez l'animal. Ce sont chicanes de mots. La conscience n'est pas autre chose que l'instinct de l'homme. D'ailleurs, la diminution des naissances semble le signe d'un état social et non pas une cause. Nul ne pourrait encore affirmer, quant à présent, si ce signe marque une infériorité ou une supé- riorité. Et, songeant ces choses, Duhamel se disait que, puisque conscience il y avait, la besogne la plus urgente était d'établir une loi morale, qui put rem- placer le vieil instinct des peuples. Mais cette loi de- meurait vague en lui, limitée par le bonheur, le confort, la mollesse de sa vie. Il aurait fallu la rude école de la souffrance. Cependant le sujet de la causerie avait passé du groupe des femmes au groupe des hommes, et, sans doute, il y serait mort comme d'habitude après trois ou quatre aphorismes, sans la présence d'un spécia- liste sur la question, le docteur Graindorge, qui trouva moyen d'intéresser les intellectuels dont le cerveau ne s'ébranle guère que sous le choc des idées générales. Les autres alors s'enflammèrent, et, par-ci par-là, une réplique saillait du groupe des né- gociants ou des rentiers. Graindorge avait dit : — On a admis comme axiome que la population serait excessive dans 182 ans, étant donné l'accrois- sement actuel. Mais, outre qu'il est dangereux de vouloir régler l'avenir, ne faut-il pas mettre en compte aussi toute la série des obstacles naturels quimmmw^m IA CHARPENTE 63 viendront limiter la fécondité. N'est-ce pas une chose déjà reconnue que le développement cérébral chez la femme diminue la reproduction. Voilà une cause normale en rapport avec le progrès, en rapport aussi avec l'ontologie. Il nous viendra moins d'en- fants à mesure que notre cerveau grandira ; l'enfant supérieur sera plus difficile à faire, plus rare, plus précieux... Ainsi nous demeurerons dans la nature nous ne dégénérerons pas... Mais les pratiques égoïstes, la recherche du bien-être, les petits calculs nous perdront en nous rendant lâches, avares et maladifs. — C'est pourtant un fait historique, répliqua un jeune professeur aux cheveux rares, au crâne large, à la face courte, c'est pourtant un fait historique que la croissance ou la décroissance de la population serve de régulateur à la situation économique d'un pays. Dans les périodes de paix, de prospérité, la montée de la population finit par engendrer la mi- sère. On voit alors cette population diminuer sous le coup des terribles iléaux qu'entraîne le paupérisme et ne se relever petit à petit que pour retomber... On conçoit qu'à notre époque où la tendance est vers un progrès plus continu, relativement plus lent et plus sûr, l'instinct des peuples soit d'établir une moyenne de population... Je ne crois pas me trom- per en disant que la France, arrivée bonne première, donne ici un exemple qui sera suivi. Loin d'y voir une cause de décadence, j'y verrais bien plutôt un heureux augure. Le docteur Graindorge répliqua : — A quiferez-vous croire que les nations voisines64 LA CHARPENTE en mal de population n'envahiront pas des territoi- res trop peu peuplés, car la France peut nourrir beaucoup plus d'habitants sans se faire de tort... — Pourquoi, s'écria un vieillard à barbe blanche, protestant patriote dont la postérité était considéra- ble, pourquoi devons-nous commencer avant les autres une chose si dangereuse, qui (et cet argu- ment sufiit à tout cœur français) nous jette petit à petit au rang des puissances de deuxième ordre. ■— C'est la rançon de la supériorité, dit le jeune savant aux cheveux rares. — Mais la véritable supériorité, mon cher Monat, intervint Duhamel, seraitdans une prudente moyenne et non dans cette chute effroyable. — J'en tombe d'accord, mais où voyez-vous une évolution sans déchets:.. C'est comme si vous pré- tendiez réserver à une race toutes ses qualités rusti- ques en lui assurant quand môme son développement intellectuel... Cela est impossible. Jusqu'ici nous avons toujours procédé par division du travail, et aussi par élans successifs, par balancements, par ce que nous appelons actions et réactions. La France va peut-être au delà de sa moyenne, mais elle me paraît dans la bonne voie. Le protestant cria : — Avant de songer au futur, veillons au présent. Un rentier radical soutint Monat : — Il faut que la France donne aux autres puis- sances l'exemple de la dépopulation comme elle lui a donné celui de la Révolution. — Ne voyez-vous pas, dit un petit homme sanguin, que c'est le défaut d'une religion qui rend lés Fran- LA CHARPENTE 05 çais si précautionneux. Avec celte idée que la vie se termine ici-bas, pourquoi hésiterais-je à empêcher de venir ou à faire périr ce que je ne regarde pas comme une âme, mais seulement comme un mor- ceau de chair insensible. Le débat se passionna fort, car le milieu était très anti-clérical. — Pourquoi l'Espagne, pays religieux par excel- lence, suit-elle nos errements ? — On reproche tout justement à la religion ca- tholique d'être la cause du mal. Les nations protes- tantes croissent et se multiplient. Nous proposerez- vous d'abandonner la religion catholique ! — L'Eglise a'des absolutions pour tout péché ! — Je ne crois pas, dit Duhamel, que l'Église ait rien à faire ici, ni en bien, ni en mal. L'Église appa- raît plutôt une régulatrice qu'une créatrice des mœurs. — La cause n'est pas là, monsieur, articula len- tement et avec une expression de mépris le profes- seur Derblet ; elle est dans les conditions économi- ques et politiques de ce pays... Avec une loi sur l'héritage, exigeant quatre enfants par famille pour pouvoir profiter d'une succession et donnant à l'état les parts disponibles, vous verriez se relever le chif- fre des naissances. — Je partage assez votre avis, monsieur Derblet, dit Duhamel, car nos populations agricoles sont les plus fautives... Cependant, il ne faudrait pas croire que tout vienne de là. Ainsi, malgré l'accroissement du département de la Seine constaté par les statisti- ques, Paris est un centre de diminution dans les66 LA CHARPENTE I naissances. L'accroissement se fait par immigration. La moyenne des enfants pour chaque famille esi entre un et deux. N'est-ce pas un des' chiffres les plus bas de la France. Et il suffit à montrer que le mal n'est pas dû seulement à notre mode de pro- priété... Il faudrait un ensemble de mesures... Et plus encore sans doute, un nouvel état moral, en rapport avec le savoir humain et qui puisse rempla- cer le vieil instinct populaire par une conscience claire et avisée... Un idéal enfin qui donne à la race des raisons de durer et de persévérer. Il y eut un léger brouhaha d'approbation parmi les bourgeois mais que Monat interrompit railleuse- ment : — C'est de la métaphysique. — Non, Monat, dit Duhamel ; c'est de la sociologie mais quand ce serait de la métaphysique, je veux quand même essayer de savoir ce qu'il y a derrière. — A votre aise. Pour moi, je m'en tiens à l'expé- rimentation pure et simple, qui est toute la science. Le groupe se sépara là-dessus, chacun gardant son idée dont il faisait part à quelque intime ou qu'il glissait, par raccroc, dans une oreille complaisante. Duhamel vit venir à lui une personne un peu forte d'une trentaine d'années. Elle s'était tenue jus- que-là dans un coin, attentive surtout par les yeux car elle était quasi sourde. Duhamel l'aimait beau- coup. Ilétaitun des seuls qui, sachant son infirmité, la traitât avec bonté et patience. Elle dit : — Figurez-vous, cher monsieur, que j'ai presque saisi toute la conversation, du moins le sens général. Elle me passionne cette question et je crois pouvoirLA CHARPENTE 67 ' i vous dire là-dessus mes sentiments qui ne sont pas ceux de tout le monde. Une pauvre fille comme moi, laide, sourde, vivotant médiocrement d'une petite rente, croyez-vous que cela puisse beaucoup rêver d'amour? La vérité c'est que j'aurais affreuse- ment peur de l'amour. Et, à force de m'en effrayer, à force de voir autour de moi les quelques horribles types capables de m'épouscr pour la petite rente, j'ai fini par ne plus tenir du tout au mariage. Seule- ment. .. Elle s'interrompit : — Vous ne serez pas choqué ? — Par rien de ce que vous direz, assurément. — C'est juste, dit-elle, vous êtes un confesseur. Eh bien, pour avoir renoncé aux hommes, je n'ai pas cessé de songer aux enfants. Oui, je voudrais un enfant, comprenez-moi bien, un enfant à moi. Et quant à l'homme qui me l'aurait donné, tout ce que je voudrais savoir de lui c'est qu'il n'est pas malade... Je parle très sérieusement. Je voudrais ne plus revoir le père de mon enfant. Hein ? Je vois que je vous étonne. Est-ce donc bien coupable? Duhamel demeura d'abord confondu delatranquille assurance de la pauvre fille, puis il s'attendrit : — Ma foi, dit-il, je ne le trouve pas coupable, je le trouve crâne. — N'est-ce pas ? reprit-elle. J'étais sûre que vous me comprendriez. Et voulez-vous que je vous dise? Il ne manque pas de femmes qui sont dans mon cas. Elles ne l'avouent pas toujours, elles ne se l'avouent même pas toujours ; mais j'ai reçu leurs confidences en échange de la mienne. Le malheur est dans la68 I.A CHARPENTE difficulté, le danger. Ah ! si la chance pouvait me servir, si je pouvais avoir ce petit chérubin qui remplirait ma vie ! Cela ne ferait de mal à personne, n'est-ce pas? Vous, monsieur Duhamel, vous ne me mépriseriez pas. Puis-je être rendue responsable de ma laideur, de mon infirmité? Cette infirmité, qui chez moi est toute accidentelle, un enfant ne l'hé- riterait pas. — Mais vous trouverez peut-être encore un brave mari. — Ce serait de la misère ! S'il m'aimait, mon in- firmité me remplirait d'horreur, car j'aimerais qui m'aime. Et s'il ne m'aimait pas, l'existence devien- drait impossible. Non, rien que l'enfant. 11 serait la source de toute joie, il pourrait m'a'imer, lui, quand je serais cent fois plus laide et infirme. Duhamel se sentit triste. Elle vit l'effet et par un retour : — Ne vous attristez pas. Ça peut vous sembler misérable, à vous qui jouissez si pleinement de l'exis- tence, mais moi je m'en amuse, j'en occupe mes heu- res. Le jour où je serais sûre de le voir arriver d'A- mérique, je vous promets que j'aurais un bon moment. Et, le serrant dans mes bras, je n'échan- gerais pas mon sort contre celui d'une reine. Duhamel la regardait, troublé de cet ardent désir. Ils demeurèrent un moment en silence, saisis et rougissant un peu. Enfin, il prit doucement la main de l'infirme : — Vous êtes une charmante femme, dit-il, et je ne doute pas que vous feriez une adorable mère.1 LA CHARPENTE 69 Elle rayonna, ses pauvres traits disgracieux sou- dain vêtus d'extase. Duhamel s'éloigna, pensif, la grande audace de la pauvre sourde réveilla ses préoccupations. Il ne possédait pas, lui, cette fermeté. Même, il se trouva pusillanime. Ce n'était pas l'amour seul qui l'empê- chait de voir clair en lui, c'était aussi une paresse, née de la douceur de son existence. Autour de lui le salon s'agitait dans cette fièvre où chacun dépense sa première ardeur et à quoi succède une période de calme et de découragement qui fait se séparer les groupes et s'éparpiller les conversations. Duhamel aurait pu dire ce que pensaient la plupart des hommes présents, parce que nous pensons en général par phases et ramenons nos idées vers ces phases, ce qui a fait dire que les âmes étaient impé- nétrables les unes aux autres. Mais elles ne le sont que dans la mesure exigée par un organisme social où il faut que chaque élément se différencie de son voisin. Les esprits libres1 communiquent largement malgré cette nuance. 1. Ce mot liberté n'entraîne pas pour Duhamel la notion classique du libre arbitre; il exprime les réalisations conscientes, c'est-à-dire celles qui renferment un facteur de nouveauté et par conséquent une part d'inconnu. La liberté n'est pour lui que la détermination de l'acte suivant les lois d'évolution, mais avec cette nuance que l'évolution qui pourrait nous être connue en ce qui regarde le passé ne nous est pas connue pour le futur. Elle apparaît donc, dans une certaine mesure, imprévue. Cet imprévu est la liberté. Et, dans l'ancien langage philo- sophique, la Raison qui détermine l'acte, Duhamel y veut reconnaître l'Évolution en tant que future, en tant qu'imprévue. On voit par là qu'il confond assez la liberté avec le progrès, avec la complication. Aussi les mots conscience, liberté, complication sont-ils dans son esprit à peu près synonymes.70 l.\ CHARPENTE Dans ce milieu où les intellectuels côtoient leurs clients bourgeois, une impulsion maîtresse se dé- couvre aisément, la forte impulsion de la science. Tous l'introduisent plus ou moins habilement dans leurs discours. Chez les uns ce n'est qu'un Dieu vague dans la nuée, chez d'autres c'est l'objet d'un culte déiini ; mais chez presque tous elle est un rite, une méthode de classement, une hiérarchie qui succède aux antiques hiérarchies des métiers, des emplois, des grades. Chacun s'adapte à sa partie sous l'œil jaloux des autres. On se surveille, ne permet- tant guère au mathématicien de sortir des mathéma- tiques, au biologiste de la biologie. Ce sont des hauts d"épaule dignes des plus fiers gentilshommes quand le biologiste s'exclame : — Un tel ne peut comprendre ces choses : c'est un mathématicien. Tous les mathématiciens sont des mystiques ! La lèvre du mathématicien se fait dédaigneuse pour constater la faiblesse de l'expérimentateur : — Ne sait pas manier les idées générales : un ouvrier !... Les bourgeois maintiennent ces classements avec énergie. Ils s'inclinent devant les grades universitai- res comme jadis devant les lettres de noblesse. Cependant, Duhamel aimait ce milieu. Là se trouve l'élite des humains, les meilleurs, les plus dévoués d'entre les hommes. Sans cesse, délaissant les anti- ques soucis de vanité, leur conversation s'occupe du bonheur, de la destinée des peuples, de la réparti- tion des richesses, de l'organisation des humbles. Beaucoup se dévouent à des œuvres populaires. *LA CHARPENTE 71 créant des patronages laïques, donnant des leçons, des conférences. Enflammés contre l'injustice, ils se lèvent pour la délivrance de l'opprimé, pour le re- dressement des torts, pour l'écrasement du mensonge. Ils sont pour le moraliste les seuls frères possibles, et cependant, ce soir-là, il sentait quelque chose entre eux et lui, une nuance sortie de l'exaltation douloureuse où l'amour le portait. Or, Raugel, qui est un intellectuel sans diplôme, parlait de l'utilité. Il y voit la base de la société, la cause de toutes les actions des hommes. Sa théorie a de la force parce qu'elle se rapporte sans cesse aux faits, mais elle est pauvre en subtilités, mal déduite et souvent confuse. Bordet, professeur d'histoire, l'écoutait avec mépris, trouvant son style vulgaire, critiquant la propriété des termes, chicanant les étymologies et prétendant ramener toutes choses aux faits absolus, sans déductions. Promety, rude figure quelque peu barbare, se dis- putait avec Lardot sur les raisons d'isoler la philo- sophie de la science tout en lui reconnaissant une valeur analogue. Lardot s'enfermait brutalement dans l'expérimentation. Môme il allait plus loin, il réclamait une langue spéciale pour les savants, une langue d'où l'imagination serait exclue, dont tous les termes seraient sévèrement définis, dont tous les rapports deviendraient rigoureux. Graindorge qui ' est anthropologiste demandait qu'on classât dans l'anthropologie trois ou quatre sciences, ce que Monat lui refusait. Et tout à coup, devant cette Babel, Duhamel aper- çut ce qui le choquait chez ses amis. Leurs paroles72 LA CHARPENTE ne sont pas en rapport avec leurs actions. Lardot, rexpérimentaliste,estun dévoué mystique à la bonté, à la fidélité. Promety, protagoniste du monisme perd cette notion pour réclamer des barrières entre l'expérimentation et la philosophie. Monat, anti-mé- taphysicien, est un excellent homme qui ne parle dans la vie ordinaire que de Vérité, de Lumière, de Conscience, en donnant à ces mots leur acception religieuse... — Il n'y a pas de véritable lien entre le langage, les actions, les conceptions... et le divorce est sur- tout moral. Le savant n'a d'autres modes de se pas- sionner, de s'exalter que les vieux modes religieux ou métaphysiques. Sa logique, son analyse scrupu- leuse, se borne à la fonction qu'il remplit. Au delà il se perd dans un océan de contradictions, de servi- tudes sociales. L'Entité morte dans son esprit revit dans son cœur. Retenu par une faiblesse étrange, par la peur du ridicule, par le souvenir de ses luttes anciennes contre la mystique ou la métaphysique, il n'ose étendre sa conquête aux idées générales qui découlent nécessairement de la nouvelle méthode, et ainsi il demeure soumis pour sa vie de tous les jours, familiale ou publique, aux vagues impulsions de jadis. Il a percé le mystère de la responsabilité, et jamais davantage on ne le vit parler de respon- sables et d'irresponsables. Il sait la loi d'évolution des structures, les lentes charpentes de la pensée, et il espère convaincre avec des mots... Duhamel s'arrêta, surpris de découvrir ces choses en lui. Non pas qu'il n'eût déjà souffert de ce divorce entre la connaissance spéciale et la connaissanceLA CHARPENTE 73 générale, mais jamais il ne l'avait plus pleinement, plus sincèrement avoué : — Sans vouloir blâmer des transitions qui furent admirables, je sens en moi qu'il est l'heure de reve- nir à plus d'unité dans notre vie intellectuelle et morale. Il me paraît pauvre de concevoir la science ainsi qu'une entité, alors qu'on a renoncé aux entités. La science n'est pas par elle-même ni pour elle-même : c'est une sociologie. Les mathématiques les plus générales qu'on s'efforce de séparer de l'homme, ne sont que des exercices d'équilibre pour nos structures socialisées. Elles sont latentes dans l'évolution de l'animal, sensibles et conscientes dans les sociétés humaines. Pour le reste cela devient un jeu de prouver que toutes les sciences sont liées à ce que nous nommons les formes économiques, politi- ques, morales des peuples. Elles trempent aux mou- vements, aux langages des foules. C'est là qu'elles naissent pour se concentrer aux cerveaux des classes dirigeantes... Il s'interrompit dans sa pensée, parce qu'on lui tapait sur l'épaule, Delafon se tenait à côté de lui, le regard triste et doux. — A quoi songes-tu, ami? Duhamel le lui expliqua. — Que tu es heureux, dit Delafon, de pouvoir t'occuper de ces choses-là... Moi, je n'en ai plus le courage. Mon âme est vide... — Remplis-la de vérité. — Mais elle change si souvent la vérité, comment la reconnaître ? — A l'épreuve, fit Monat, qui les écoutait de 5 m7-4 LA CHARPENTE l'oreille droite tandis qu'il prêtait la gauche à Raugel. — Nous pensions justement, répliqua Delafon, que l'expérimentation n'est qu'une méthode tran- sitoire. — C'est la méthode définitive ; il n'y en a, il n'y en aura jamais d'autre. — En ceci, je crois que vous vous trompez, Monat, dit Duhamel. De la méthode future nous ne savons rien. L'évolution de la science comme celle de l'être renferme plus d'une inconnue. La mythologie aujour- d'hui si lointaine, fut un jour notre méthode. Elle a été féconde extrêmement, mais ce n'est pas en creu- sant les mythes que nous sommes arrivés à nos sciences, c'est en adoptant l'expérimentation. Eh ! bien, je ne vois pas, la conception totale du monde étant changée, pourquoi notre science n'y ferait pas figure de mythologie... — Dites plutôt avec les cléricaux que la science est un nid de contradictions et d'hypothèses, sans lendemain. — Non, Monat. La science est seulement contra- dictoire et hypothétique comme la nature... Il saute aux yeux que la science d'un cheval n'est pas celle d'un chien, mais ces animaux représentent tous deux des moments logiques et coordonnés de l'évolution... Nous ne prétendons pas autre chose, Delafon et moi, lorsque nous voyons dans la mythologie, la méta- physique, des méthodes de vérité qui précédèrent ce que nous appelons la science de nos jours, c'est-à-dire l'expérimentation. Mais l'expérimentation même ne nous paraît qu'une étape.LA CIIAKPENTE 75 — L'expérimentation disparaîtrait comme la mythologie ! — Elle ne disparaîtra pas, elle demeurera dans la nouvelle méthode, comme la mythologie et la méta- physique sont demeurées en elle, mais elle ne sera plus le moyen principal. — Comment le savoir ? dit Lardot, entré dans le groupe des causeurs et tout nerveux. — Et à quoi bon le savoir? ajouta Monat. Ce fut Delafon qui répondit : — A quoi bon rien savoir ! S'il pouvait se trouver une joie à la science, ne serait-ce pas dans un espoir qu'elle donnerait pour le futur. Le présent est une chose horrible et vaine. Il ne m'importe guère de savoir où se trouvent exactement mes viscères, ni combien de fibres contiennent mes muscles triceps, ni que le bacille du choléra se reproduit d'une façon insensée, si tout cela doit demeurer immobile dans ma tête, sans liaison avec le reste de l'Univers... Je ne suis peut-être pas très savant, mais je suis humain. Il me faut une raison de vivre, et il ne me suffit pas de connaître que je ne suis qu'un vaste pourrissoir, très compliqué. Ne secouez pas la tête Lardot ; vous pouvez accepter cela parce que cela ne vous entre pas au fond de l'âme, parce que vous vivez sur des survivances mystiques et métaphysiques, mais moi, sceptique de race, de constitution, je ne le puis... — Mais, répondit Monat, qu'est-ce que cela me fait à moi que vous ayez du vague à l'âme et un besoin d'espérer... Dois-je vous promettre en science ce que l'on promet en politique, plus de beurre que de pain ? Je me borne à la vérité connue, expérimen-■I 76 LA CHARPENTE taie : je n'en ai pas d'autre à vous offrir, sinon des hypothèses ; ce n'est pas de ma faute. Duhamel se sentit découragé. Il y a, pour la science, comme pour la lutte à mains plates, des règles fixes. La définition vous enserre et vous para- lyse. Le savant borne les mots à des combinaisons connues, de même qu'il borne à cela les atomes chimiques. Or, le mot ressemble aux atomes des composés organiques dont les pouvoirs de composi- tion arrivent à des variations infinies par les moyens les plus simples. Toutefois, le moraliste n'hésita pas longtemps : — Eh ! bien, il est regrettable que vous n'offriez pas vos hypothèses, car, en tout état de cause, des hypothèses sorties de la science contemporaine vau- dront toujours mieux que les obscurs élans mysti- ques et métaphysiques qui règlent notre vie morale... On vous accuse d'avoir fait faillite, non parce que vos travaux manquent d'utilité, de fécondité, mais parce que votre science n'est pas reliée à la vie générale, parce que votre langage n'est pas en har- monie avec votre pensée, parce que vos sentiments ne répondent pas à vos idées, parce que, dès qu'on vous accule à une question sociale, vous apportez des formules magiques, religieuses ou métaphysi- ques. — Ce n'est pas la fonction de la science de régler les questions sociales et politiques. La science est indépendante de ces choses. Que la France soit une monarchie, une oligarchie ou une démocratie, cela n'empêchera pas les circonvolutions cérébrales d'être composées de matière blanche et de matière grise,LA CHARPENTE 77 ni le microbe de la rage de pulluler dans la moelle d'un lapin. — Voilà bien votre erreur, mon cher Monat, cela empêchera, pour parler comme vous, cela empê- chera ces choses d'être aussi simples qu'elles parais- sent ou même cela nous les fera envisager sous tels rapports nouveaux qui les transforment dans notre pensée et dans notre pratique... Car la science est une sociologie. Elle dépend nécessairement de l'état d'esprit des peuples qui la cultivent. Soyez assuré que l'expérimentation dont nous sommes fiers ajuste titre répond à notre organisation sociale comme la mythologie répondait à l'organisation sociale des Grecs. — Mais, fit le docteur Graindorge, attiré à son tour par la fièvre du petit groupe, n'est-ce pas un cercle vicieux, si la science dépend de l'organisation sociale, de faire dépendre l'organisation sociale de la science. — Oui, si vous voyez un cercle vicieux dans le fait que, deux hommes voulant escalader une muraille, l'un prête ses épaules à l'autre qui ensuite attire le premier... L'évolution a un sens, il ne faut pas l'ou- blier, un sens qui est écrit dans la croûte terrestre. Elle s'est faite du plus simple au plus compliqué ; mais toujours suivant ce cercle que vous critiquez. Le corps crée des centres nerveux et les centres nerveux à leur tour transforment le corps... L'état social crée la science, la science peut bien transformer l'état so- cial. Et il n'y a pas de raison pour que cela s'arrête. — Je veux bien, répartit Monat, que le savant joue son rôle de citoyen et de moraliste, mais c'est à78 LA CHARPENTE côté de la science. On y apporte l'esprit scientifique, soit, mais la vérité n'est pas l'objet poursuivi, l'utilité seulement et la justice. — Comment ne voyez-vous pas, dit Duhamel, que dans ce sens vos mots de vérité, d'utilité, de justice deviennent métaphysiques. — Enfin, cria Graindorge, vous n'allez pas con- fondre la justice avec la vérité expérimentale... Un homme qu'on tue est une vérité de fait et cela peut devenir une profonde injustice. — Je veux confondre la justice avec la vérité expé- rimentale parce que c'est la seule manière de tran- cher le différend entre les hommes d'hier et les hommes d'aujourd'hui. Dans l'état des choses vous prêtez une importance mystique à la justice et vous ne voulez d'aucune mystique dans la vérité. La con- tradiction est flagrante. Etablir la vérité dans la jus- tice et la justice dans la vérité, c'est-à-dire faire un être, un organisme où l'intellectuel et le moral, l'ex- périmental et le métaphysique se confondent dans la vie, voilà qui offrirait un intérêt de premier ordre. Le temps me paraît venu d'y travailler. — Hélas, dit Delafon, je crains bien, mon cher Duhamel, que cet organisme là ne soit une vilaine bête. Toutefois, pour aventurée, je t'approuve de tenter la recherche, car rien ne sera pire que le hideux statu quo de mensonge et d'esclavage où nous vivons. Il y eut une hésitation chez les savants, à cause de la forme ironique de Delafon qui leur causait de l'inquiétude. Toutefois, ils étaient tous spécialistes, cantonnés dans la science comme des bureaucratesLA CHARPENTE /9 dans une administration et ils ne se laissaient pas entamer. Il fallut pour les réduire la parole de Rédoc, un des successeurs de Pasteur, homme de grande lignée, qui avança courageusement : — Vous avez raison Duhamel. Un abime sépare notre phraséologie des véritables structures du monde. Le langage de la vérité demande à se distinguer de celui du mensonge. Nous n'avons pas assez appris à mettre nos actes et nos pensées en rapport avec nos sentiments et j'ose dire avec nos servitudes sociales, ces grandes maîtresses de nos émotions. La causerie se clôtura là-dessus. Lardot, Monat et Graindorge se retirèrent en se disant que Duhamel n'avait pas l'esprit scientifique. Rédoc fut accaparé par une dame. Delafon et Duhamel demeurèrent quelques minutes côte à côte, à fumer leur cigare. Deux grands vases en cristal de Bohème, sur une table proche, vibraient du murmure des voix dans l'immense hall-salon. On buvait des verres de bière ou d'orangeade fraîche. Les lampes avaient de la douceur derrière d'élégants abat-jour et la flamme du bois une gaîté brusque à la chute des bûches. Duhamel aurait voulu pouvoir goûter la joie de tant de jeudis, mais la longue dispute, malgré l'approba- tion flatteuse de Rédoc, l'avait lassé. Alors les savants, les bons bourgeois, toute cette humanité progres- sive, travailleuse et passionnée, ce lui parut vain comme la sagesse avait semblé vaine à Salomon. Le monde du plaisir, femmesbrillantes et légères, salons frivoles, amours rapides, baisers surpris, jupes sou- levées, dîners où l'on s'enivre, cela vint en contraste avec son vertueux effort, aussi naturellement qu'un80 LA CHARPENTE soleil noir succède dans notre regard, sous nos pau- pières baissées, au vrai soleil contemplé deux minu- tes auparavant. Ah ! que la chair ait sa volupté et qu'elle en meure ! Cette mort même serait exquise à qui la parerait de très doux renoncements, de l'acceptation des poisons qui consolent, de l'éloignement de toul effort et de toute lutte. Rien que la maîtresse suave, en mille robes, en mille grâces, sa chair versant l'opium de la jouissance, le sommeil de vie... Il vit passer Alice, pâle et toute charmante, qui allait présentant à boire aux messieurs. Son cœur s'abîma dans de brusques délices ; puis une honte, un regard de côté vers Delafon, ce compagnon de sa jeunesse. Il se murmura : (( Ne pas être une loque au vent. » CHAPITRE VI ON APPREND A MIEUX SOUFFRIR Bizot quitta la maison Debarre et fils, aux envi- rons de cinq heures après midi. Il avait résolu d'aller ce jour-là demander la main d'Alice. Avril ouvrait les doigts frais des marronniers, le soleil déclinait et la poésie des crépuscules prenait Bizot sans surprise, parce qu'il l'attendait, parce qu'il semblait dans toutes les règles qu'un homme en route pour obtenir sa bien-aimée éprouvât des sen- timents poétiques. Cependant une appréhension se mêlait au charme de l'heure. Les livres, sans jamais dire pourquoi, insistent sur la facilité avec laquelle on est grotesque aux minutes d'aveu. Bizot y songea. Résistant à toute envie de glisser la fleur bleue, il se promettait une phrase simple. Mais pou- vait-on être très simple avec un peu de ferveur? Toute forme éloquente éveillait dans la tête de Bizot des mots éclatants comme « passion » et « éternel », dont sa modestie n'avait pas l'usage. D'autre part il craignait d'être sec. A la manière du tourlourou qui copie sa lettre dans un « secré- 5.82 I.A CHAI!PENTE taire galant » il se demandait s'il ne valait pas mieux employer une phrase consacrée. On ne pourrait la lui reprocher. Personne ne se t'ait remarquer en disant : « Bonjour, monsieur, comment vous portez- vous? » L'homme le plus spirituel peut s'exprimer ainsi. Ce n'est pas sur cola qu'on vous juge. L'idée sembla pratique et Bizot construisit sa phrase. Quand ce fut fait, il reprit sa marche sous les branches. Les fortifications semblaient de velours fin, tant le gazon cette année était dru et tendre. Lue douceur surnaturelle, hypnotisante, émanait «h1 la large route dont toutes les droites filaient vers un même point de l'horizon, et qui semblaient lumi- neuses par elles-mêmes, comme d'un pâle phos- phore épandu. Bizot, la question de mots réglée, allait par cette tendresse, par cette lumière, par ce rêve de fin du jour, d'un cœur tranquille. Il avait une conscience modeste de sa valeur, sans l'humi- lité des grands amoureux, ni la présomption des frigides. Il apportait à Alice son dévouement, son travail, son honnêteté irréprochable. Il serait triste d'une réponse négative, mais il avait en lui des réserves pour se consoler. Chez Bizot l'amour est sain comme le corps, comme les mœurs. Il est le reproducteur sans hâte, sans crainte, sans reproche, qui rend toute femme heureuse, pourvu qu'elle con- sente à dormir son bonheur, pourvu que bientôt la maternité la sauve du trouble éveil des vies qui se déroulent entières dans leur temps. Et sur la fierté de Bizot, sur sa médiocrité robuste la beauté du printemps tombait lente et longue ; il l'absorbait comme il absorbait la vie, sans subti-LA CHARPENTE 83 lité, sans la douce et navrante folie nerveuse qui meneau sublime ; juste ce qu'il fallait pour qu'elle ne devînt pas vénéneuse, pour qu'elle passât aux enfants, pour qu'elle fûtun modo de l'espèce et non une exaspération individuelle. Pour cet homme tran- quille, la nature est encore celle que voyait ses amants du siècle dernier. Elle étend somptueuse- ment de vastes tapis de gazon et de lumière pour notre utilité et notre plaisir. Les arbres sont des merveilles assez semblables à des fontaines par la fraîcheur qu'ils apportent. Le ciel, malgré des notions d'astronomie, demeure le pavillon de l'homme. Et l'ardente ciselure de la terre, la vie répandue en mille attitudes et se tenant dans l'unité prodigieuse, n'existe pour Bizot qu'ainsi que les tapis, les tentu- res, les rideaux et les lampes de son modeste appar- tement de garçon. Ému de la couleur, de la gran- deur, de la forme, il est comme tel enfant de sept ans qui goûte sans le savoir la joie d'être parmi des plantes, du ciel et de la terre. Et il va vers Alice, la fille dont le cerveau reçoit le monde comme une déesse reçoit un Dieu, il va vers Alice afin qu'elle devienne son épouse et que les sub- tilités adorables les souples formes, le cunir qui bat dans l'infini des Delafon et des Duhamel, soient soumis et fécondés dans l'étreinte de l'homme sim- ple et rude. Or, Alice souffrait. Comme toutes les jeunes filles elle avait beaucoup songé au mariage et s'était pré- parée aux abnégations indispensables, mais le mari demeurait vague et sans visage. Les années avaient coulé : le visage n'était pas sorti des ténèbres. Seuls84 LA CHARPENTE i sa sœur, son beau-frère et Duhamel, tenaient sa pensée. Cependant, quand Delafon avait amené Bizot, elle l'avait vu sans répugnance ; même, au début, le projet d'un mariage avec un tel homme ne la choqua point. Seulement, à mesure qu'elle voyait le projet se préciser, un travail sourd se faisait au fond d'elle-même ; et elle ne pouvait plus penser à Bizot sans que surgît également l'image de Duhamel. Alors, elle voyait s'effacer cet élan vague qui n'est que la mémoire héréditaire de l'amour de nos ancê- tres. Entre elle et son ami commençaient les posses- sions aussi fatales que l'équilibre ; et la joie immense de plonger à cet univers résumé qu'est l'amour, le délire de toucher dans un instinct supérieur au vaste monde, privait Alice de toute force pour s'arrêter. C'est à ce moment que s'était produit l'épisode de la promenade vers la Croix de Berny. Elle avait su qu'elle aimait Duhamel, et, digne élève du mora- liste sincère, elle ne s'était pas caché à elle-même cet amour. Elle se sentait toute à lui. S'il n'a pas sur elle le pouvoir de l'amant, la forte domination char- nelle, elle lui est depuis longtemps soumise dans cet état où il suffit pour créer la passion d'un beau soleil sur des fleurs ou d'un verre de vin. La promenade de Berny, le trouble regard échangé avait été ce soleil ou ce vin. On imagine le supplice de la pauvre fille, car Duhamel pouvait prendre la résolution de ne pas avouer, cela ne dépendait que de lui, mais il ne dépendait pas d'elle que l'aveu vint ou ne vînt pas. Incapable de résistance, elle vivait dans une affreuse angoisse, également prête à chérir le maître de son âme ou à se déchirer en résignation.LA CHARPENTE 85 ! La première fois que la réalité brise notre espoir, nous nous livrons tout entier, sans prudence et des forces considérables vont s'épuiser. Elles s'épuisent pour l'avenir comme pour le présent. La route est faite. Mensonge de voir dans l'habitude de la dou- leur, un apaisement. Chaque jour le clavier s'élargit une note s'ajoute ; on apprend cette chose affreuse, mieux souffrir, comme on apprendrait à mieux nager. Et l'art de souffrir ne s'oublie pas plus que l'art de nager. Tout obéit aux mêmes lois, les mômes formes qui nous favorisent dans le triomphe, nous écrasent dans la défaite. Alice ne le savait pas encore et elle accepta le grand chagrin de sa jeunesse. Cette âme de bonté et de grâce cria vers les choses vagues adjurées par nous dans nos fièvres. Les vagues choses ne répon- dirent pas. Seule, la beauté sans cesse renouvelée de la terre, du ciel, tout ce qui a créé en nous le sens exquis de l'amour, l'accompagnait dans l'amertume et dans la plainte. Elle s'accompagnait aussi elle- même ; délicieuse dans des vêtements flottants pré- férés à ces minutes, elle se regardait, s'admirait, s'aimait pour Duhamel. Aux souples mouvements de son corps, on ne sait quel orgueil animal la pre- nait, la jetait à des peines désordonnées comme les bonds d'un poulain. Tout son être, pendant les quelques jours qui pré- cédèrent le dîner chez Duhamel, vécut dans la mer de tristesse dont le flot nous baigne à toute heure, dans cette fantasque marée que les médecins impuis- sants à la mieux définir ont appelé des poussées. A peine si elle dormait, un mince voile de sommeil86 I.A CHARPENTE jeté sur ses traits, ses mains demeurées vivantes, errant à la recherche de son chagrin, son souflle arrêté comme dans la bouche d'un enfant pris de peur. Le matin, tout de suite après le réveil, le soir, avant de se mettre au lit, elle était à Duhamel, car ce sont des heures libres des marges faites à la vie avant qu'elle commence ou qu'elle finisse. Mais le jour elle se raisonnait, voyait l'impossibilité de son rêve. Alors, elle savait bien qu'elle serait dévouée à un autre homme et elle s'efforçait d'en accepter l'idée. La soirée chez Duhamel avait encore agi dans le sens de la résignation. De sorte que la visite de Bizot la trouva moyenne entre les grands cris de la passion vivante et les plaintes étouffées de la pas- sion agonisante. C'était au grand jardin derrière la maison, dans le jaillissement des plantes d'avril sortant très pâles encore de la terre. Quand elle les regardait, ces plantes et ces arbres qui ravissaient son cœur, elle avait envie de crier tellement elle souffrait. Ils étaient la merveille qui nous surprend toujours, la beauté fraîche et innocente du monde. En petites fleurs, en petites feuilles, en parfums discrets ou en vastes ballons de feuillages, en floraisons où tout un arbre semble une fleur, en aromates pénétrants, le végétal demeure le pain quotidien de notre poésie. Il remplit de son artificieux volume notre espace, le peuple, l'orne de mystère léger et bruissant. Alice l'adorait, pénétrée de la grâce des branchettes et de la suavité des corolles, mais cela représentait en elle ce que cela représente en toute femme, son amour,I.A CHARPENTE 87 et, le sort lui volant l'amour, il semblait qu'il lui volât aussi la subtile élégance des plantes. Bizot demeurait interdit devant cette femme pâle dont les yeux le troublaient. Une sensation bizarre le diminuait devant elle jusqu'à n'être plus qu'un petit garçon résigné à ne pas comprendre ou à com- prendre plus tard. Il dit son vœu avec une réelle délicatesse, un méritoire effacement dont Alice fut émue. Elle savait trop l'impossibilité d'être à Duhamel et la nécessité d'être un jour à quelqu'un. Pourquoi pas à Bizot. Ame simple et bonne, corps robuste et sain, elle aurait de lui de beaux et bons enfants, tout ce qu'elle voyait à cette heure dans le mariage. Mais tout de même elle eut l'horripilation que cause Y étranger, celui qu'il faut subir, qu'on n'a pas choisi. Elle recula en pensée. — Je voudrais, dit-elle, attendre toute une année. — Avant de prendre une décision ? — Avant le mariage. Je voudrais que nous nous connaissions bien d'abord. Que nous ayons eu le temps de devenir des amis. Bizot n'était pas l'homme qui redoute les longs préliminaires. — Ce que vous exigerez, mademoiselle, je m'y soumettrai. La seule chose qui me tienne au cœur est la certitude que vous consentirez à devenir ma femme... Oh ! je vous vois digne de n'importe quelle épreuve, mais j'ai trente-six ans, je suis pressé d'avoir une famille. Si vous jugiez tout à fait impos- sible notre union, je vous saurais gré de me le dire. Du moment que vousm'oifrez une espérance, j'atten- drai. Je suis patient. J'ai cette qualité-là. Je ne suis88 LA CIIAM'E.NTE pas dur non plus et je vous aimerai, je désirerai votre bonheur de toutes mes forces. Pour le reste je ne demande pas mieux que de me laisser voir tel que je suis ; rien d'un aigle, mais bon cœur et de la justice. Voilà. Alice vit en ces paroles tout ce qu'elle désirait : d'abord le temps gagné, puis la douceur de Bizot, la certitude qu'il n'exigerait pas d'elle une passion im- possible ni même les apparences de cette passion, mais qu'il se contenterait de l'amie dévouée, de la bonne mère. Ils passèrent ensemble leur première heure de fiançailles, tandis que le crépuscule tom- bait doucement sur leurs pensées. Les arbres eurent toutes les beautés qu'ils prennent à ce moment du jour, devenus des voiles fins sur l'ardeur du ciel. Et Bizot se sentit une âme adorante sous le grand bon- heur. Alice n'avait que la stupeur du mauvais rêve. Un lilas ouvrait ainsi ses fleurs mauves parmi les feuilles tendres, tandis qu'un arbre, tout à côté, n'avait pas un bourgeon, demeurait sec et hérissé comme en hiver : peut-être même ne devait-il plus jamais ouvrir ses mains de squelette à la vie trem- blante des feuillages. Quand Duhamel apprit l'événement, il s'efforça de l'accepter. 11 laissa passer le lundi suivant sans re- voir les Delafon. 11 lutta. Il parvint à empêcher toute velléité hypocrite de courir sous mille pré- textes près d'Alice. La passion sommeilla dans sa poitrine, anéantie parles sentiments de justice. Seul persistait encore invinciblement, comme la voix d'une servante de Molière ayant des droits, le rêve, le désir d'avoir des enfants d'Alice. Ce désir était laLA CHARPENTE 89 dernière porte que la passion se réserve toujours, porte clouée, condamnée mais qui existe. On renonce avec moins d'amertume aux choses demeurées acces- sibles. Duhamel pour permettre que les fiançailles d'Alice avec Bizot ne fussent point troublées, se préparait à l'arrêta. un long voyage, quand un incidentCHAPITRE VII AFFREUSE COMPLICATION QUI MULTIPLIE LA DOULEUR Delafon devenait de jour en jour plus sombre. Il fumait avec acharnement, le front creux, les mâ- choires serrées, et toute la torpeur des chagrins vio- lents pour lesquels il n'y a plus d'expression dans une société qui a trop ri de l'emphase. Ses sarcas- mes sentaient la mort, l'abandon à la fois et la cer- titude amère que donne le sépulcre, Duhamel attri- buait tout à la folie croissante de Mme Delafon. Il pensait que, dans cette vie à deux, inactive, car Delafon avait abandonné tout travail, les contagions d'âmes sont infiniment dangereuses. Il se promettait sans cesse de tirer de là son ami par quelque parole •réveillant le courage en excitant l'attention ; mais, timide, il remettait de jour en jour son projet. Un soir qu'il était venu assez tard, il assista à une triste crise. Mmo Delafon, ainsi qu'il lui arrivait sou- vent, s'était mise au lit de bonne heure et Delafon fumait rageusement en lançant contre la vie de vio- lentes diatribes où revenaient toujours les mots : « vide, inutile, absurde ». Brusquement la porteLA CHARPENTE 91 s'ouvrit etMmc Delafon en toilette de coucher se jeta dans les bras de son mari. Duhamel remarqua tout de suite combien Delafon était frappé. Rien de l'atti- tude classique de l'homme qui s'efforce à calmer une malheureuse folle, mais quelque chose de peureux, de coupable, d'implorant. Elle pleurait, elle avait l'air d'un enfant trop sensitif qu'on a maladroite- ment effrayé et qui se lève dans la nuit pour cher- cher asile auprès des grandes personnes. Sa peine coulait de ses lèvres comme une épouvante. Elle parlait avec incohérence de « sa petite fille » ; elle montrait dans ses bras la place qu'elle occuperait ; elle avait de ces gestes pour serrer l'enfant à son sein qui sont aussi instinctifs chez la mère que les gestes qui répondent à cela chez l'enfant. Et certes, la scène était des plus douloureuses et des plus tra- giques, mais Duhamel, sachant combien ces déses- poirs ruisselants amollissent et amortissent la dou- leur, ressentit peut-être un plus vif chagrin de l'accablement où il voyait Delafon, accablement sans larmes, où l'homme restait pâle, la lèvre et la main tremblantes, la rage, le regret et l'humiliation pris tout ensemble dans le gel subit de sa face. Il fallut du temps pour calmer la pauvre femme. Delafon alla veiller lui-môme à ce qu'elle réintégrât le lit. Il la vit s'endormir du prompt sommeil des après crises, puis il revint dans le petit salon où Duhamel l'attendait. Un quart d'heure passa dans le silence avec seulement les aspirations de Delafon et ses souffles colères pour exhaler la fumée. Enfin Duhamel, surhaussé par la tristesse risqua : — Mon bon ami, tu fumes trop. m92 LA CHARPENTE — Il faut que je fume. — Ne fume pas tant. Tu as besoin de mater tes nerfs... Je t'ai vu faible tout à l'heure... Pardonne- moi de te le dire. Ta main tremble, tes pupilles sont trop larges, tu as un tic sous la paupière gauche... Ce n'est rien, prisa temps, ces choses-là; mais la pente est dangereuse. Reprends-toi. Refais-toi. — Qu'importe, après ce que tu viens de voir. — Ecoute, ta femme profitera de ton calme. Vous vous affolez réciproquement. Tu ne trouves pas les paroles qu'il faut. Elle peut guérir, ta femme, à la condition que ton énergie ne lui manque pas. Elle lui manque. Un regard en dessous de Delafon, puis une longue, très longue pause. Enfin le fumeur jetant sa cigarette se promena deux minutes pour s'arrêter de suite devant Duhamel : — Je voudrais te parler... Et pas ici, dehors. — Bien, fit Duhamel, et merci de ta confiance. Les yeux de Delafon brillèrent de larmes arrêtées. — Ah ! mon vieux, confiance ! Mais c'est une bé- nédiction un camarade comme toi... Et pourtant, tu verras, ce sont des choses qu'on n'aime pas à dire. Même à toi... La vie est bête ! Ils sortirent, emmenant « Boxe ». Les arbres légers de mai couvraient mal contre le rayonnement noc- turne. Il faisait froid sous le ciel trop pur. En géomé- trie noire, les fortifications se levaient sur un vaste champ d'étoiles. Très peu de vent chuchotait entre les très jeunes ramilles. La solitude était complète. Boxe, après quelques grandes courses en ellipses, trottait silencieux, flairant les coins humides. Delà-LA CHARPENTE 93 fon hésitait, prenait son temps. Le grand ciel trop pur poussait la confidence par sa froideur et l'arrê- tait par sa passion lumineuse. — J'ai dit que c'était dur. L'homme n'aime pas à livrer ses faiblesses... J'ai la mort dans l'âme. Il rit amèrement : — Dans le corps plutôt. Duhamel attendit, sachant qu'il ne faut point rompre le charme des confidences, qu'elles ne se font bien et entières que dans l'exaltation, dans un rythme né petit à petit à travers le désordre des pre- miers mots. Delafon, en effet, abord sauvage, puis cherchant à préparer, à faire des réserves, finit en somme par l'aveu. Il raconta à Duhamel les tris- tesses toujours croissantes de son ménage, la femme menacée de folie, même de mort, puis : — Il y a deux ans, je résolus de voir par moi- même si la science.....J'avais entendu parler de fé- condation artificielle, tout le diable et son train. On est vite au courant. La chose se résume en somme à ceci : deux ou trois indications nettes, définitives, tout le reste au hasard, à l'aventure... Moi, mon bon Duhamel, j'avais vécu jusqu'alors sur cette idée d'aventure et de hasard, et cela me permettait d'être seulement un malchanceux, à avoir un peu plus de prétextes que d'autres à ce réconfort du pessi- misme qui pratiquement nous sert surtout à amortir les mauvais coups en exagérant leur nombre et leur importance. Mais, ensuite de mes lectures, il me vint un doute. Est-ce parce que je suis trop orgueil- leux, est-ce amour-propre instinctif, ce doute me fit immédiatement et horriblement souffrir. Je pensais94 LA CHARPENTE que j'étais peut-être la cause du manque d'enfant dans le ménage, et, vois-tu, quand l'homme est la cause, il n'y a presque pas de remède. Cependant comme il existe deux ou trois cas de faiblesse momen- tanée et des moyens de culture, je résolus de faire moi-même l'examen microscopique. Je le résolus et je ne le-fis pas. Pourquoi? Ah! pourquoi? Delafon s'arrêta. On entendit le sifflet d'une loco- motive, notre grand cri de tristesse nocturne qui a remplacé le sanglot de l'âne ou le hurlement du chien. Puis, morne, un train de marchandises cahota dans la nuit, au passage à niveau du boule- vard. Le cœur de Delafon se serra d'angoisse, car ce troupeau de fer symbolisait un esprit d'audace et de conquête devant quoi il était humilié. Le bruit cepen- dant décrut ; seul l'éternel demeura, le bleu prodi- gieux où traîne la mousseline lumineuse des étoiles le silence vaste de la terre. Les paroles reprirent' Elles se liaient âprement. Delafon s'étonnait, chaque iois qu'elles étaient parties, du peu d'émotion qu'il en ressentait et de la peine qu'il avait tout de même à continuer. A mesure qu'il disait son trouble, sa misère de loque bumaine flottante, déchirée pièce à pièce par le doute, une éloquence lui venait. — Ce semble rien à l'abord cette constatation. Pour un nerveux c'est une fin du monde. On ne sait quoi proteste contre d'inutiles clartés. Je pense que c'est les milliers de fibres, le colossal appareil mis en train pour ça, les ramifications encore obscures par où la génération matérielle se soude à la génération intel- lectuelle. La vérité de déchéance à quoi bon la con- naître. Je tenais mon propre sort dans ma main. LeLA CHARPENTE 95 doute me faisait vivre, espérer, travailler. La certi- tude me jetait au découragement des races vaincues. Si j'avais pu consoler ma femme, si sa folie n'avait pas été grandissante, tout serait demeuré dans cet état. Pour rien au monde je n'aurais voulu savoir ce que je pouvais ignorer. Et ce sentiment était si fort en moi que si ma femme ne m'avait pas aimé comme elle m'aime, j'aurais préféré me séparer d'elle plutôt que de risquer ce va-tout inutile. Malheureusement, tu as vu ce que deviennent ces crises. J'ai maudit le sort, j'ai mis le pied sur la féroce nature, j'ai crié mon désespoir en blasphèmes, mais je me suis sacrifié. — Mon cher Delafon ! dit Duhamel saisi. — Je me suis sacrifié. Le microscope a fait son œuvre de dévastation : Je suis impuissant à pro- créer. — En es-tu sûr ? — Sûr dans l'état actuel de la science... Et depuis que je sais cette chose que je ne voulais pas savoir, j'ai compris l'horreur que j'avais pour elle. Tout ce qui touche à cette chose, vois-tu, Duhamel, suscite la mort aussi naturellement que les patibulaires aux antiques carrefours. Tout mon être a fléchi. Le découragement se lève perpétuellement entre moi et l'action. Tous les soirs à l'heure du sommeil je sou- haite ne plus me réveiller. Et sceptique, critique, aigu comme je suis, il me serait impossible de te dire exactement pourquoi j'ai tant envie de mourir ; oh ! tant envie ! Maintenant, pour les deux hommes, la nuit pure, la nuit de cristal et de lumière, devenait un soir96 LA CHARPENTE farouche où la nature raconte qu'elle ne sait pas ses fins, qu'elle ne connaît pas son ordre. Et c'était en eux la grande tristesse de nos temps, tellement approfondie par les mystères élucidés, par l'ouver- ture de l'Abîme où roulent les Astres, par les subtils organismes, par toute la complication connue des phénomènes. Affreuse complication qui multiplie la douleur en multipliant les états de la conscience. Ah ! qu'il est dur de ne pas être affranchi des lourdes croix de l'humanité primitive quand déjà existe ce monde de l'intelligence, large, libre, sûr. Duhamel tirait des arguments de sa tète comme on tire de l'eau d'un puits ; besogne machinale qui n'em- pêchait pas le saisissement du drame. D'ailleurs, l'homme véridique qu'il était ne cherchait pas à con- soler. Il tâtonnait vers des moyens sincères et dans le moment il ne trouvait pas ces moyens. C'est sur- tout dans ces grandes conséquences à de petites causes que la nature apparaît féroce. Elle dévore les yeux du misérable qui a l'imprudence de promener son doigt d'un foyer d'infection à sa paupière, elle dévore cette chose infiniment précieuse aussi facile- ment qu'elle mangerait un doigt ! Ah ! qu'elle n'ait pas d'ordre, que son immense subtilité, ses efforts prodigieux de structure, sa beauté qui fait trembler le cœur, ne soit pas en harmonie avec l'esprit de l'homme. Un peu plus de respect de la créature, un peu plus de logique dans la grandeur ou la décadence des êtres, dans la récompense et la punition, la maladie et la santé, serait-ce vraiment impossible ? Fallait-il admettre qu'elle possède la sagesse infinie et que nous nous trompons toujours? Alors pourquoiLA CHARPENTE 97 notre révolte, notre pitié contre sa dureté, notre amour de la certitude et de l'harmonie contre son hasard et ses mauvais coups ? Non, elle n'a pas la sagesse infinie. La lente évolution de la Bête n'est que pour apprendre et pour se garer. Mais, et ici Duhamel reprenait un terrain familier, que d'appa- rence dans son caprice. Combien fantasque et impé- nétrable nous semblait autrefois la lumière, aujour- d'hui résolue en équation ! Alors Duhamel orienta sa pitié. Elle aurait été vaine sans cette orientation. Delafonne pouvait céder qu'à des suggestions aussi profondes que sa propre intelligence. Ni les cris de jadis, ni les sentences des morales caduques, ni rien de ce que les métaphysi- ques obscures ont établi sur le devoir et sur le droit, n'aurait vaincu le désespoir du malheureux homme contemporain. Seule une âme semblable à la sienne ! Peu importe que Duhamel ait oublié l'onction et la caresse, qu'il chevrote péniblement les mots clefs de l'énigme. Il est saint d'être vrai. Il est éloquent de la seule éloquence de nos temps qui évoque et qui entraîne. Sa pitié calcule et son amour pèse ; et c'est plus difficile et plus méritoire, moins égoïste et cepen- dant plus doux à accomplir que le devoir simple des temps simples. Longtemps, sous les pâles platanes, il réconforta son ami. Avec sa tranquille sincérité, il développa les motifs de désespoir en les réduisant à mesure. 11 conclut enfin : — Ce qu'il te faut, ami, une œuvre sociale. La société te grandira pour ce que la nature te refuse. Ceux qu'un égoïsme ou un système porte à renoncer aux enfants détruisent mille grâces et mille pénétra- 6 98 LA CHARPENTE lions en eux-mêmes, car la sagesse antique n'a pas mis sans raison le péché dans l'intention, alors qu'au fait matériel du péché s'ajoute l'effort de l'âme pour l'accomplir, effort qui modifie, fausse, détruit l'outil- lage de l'être. Mais il n'y a rien de pareil pour toi. Tu es innocent. Ne te répands pas en vaines alarmes. Ton humiliation est née plutôt du fort orgueil féodal que de la nature. Je ne veux point nier l'importance du puissant appareil dont tu parles, mais il n'existe pas seulement pour la reproduction, ou plutôt toute reproduction n'est pas matérielle. Les fourmis ou les aheilles reproduisent des ouvrières sans que jamais les ouvrières interviennent dans la génération, et qui niera pourtant que tout est organisé pour les ouvriè- res. La reproduction devient un travail qu'elles sur- veillent comme leurs autres travaux. Pour y collabo- rer indirectement leur influence n'apparaît pas moins prépondérante. De cent manières, dans nos sociétés un homme reproduit ainsi. Tu seras plus fécond si tu le veux, tu prendras plus de part aux structures de la nation que si tu avais vingt enfants. Crois à la beauté, à la consolation du travail. Il y a tant à faire, vois-tu. Delafon écoutait, gagné peu à peu, revenu à la vie. Mais il lui demeurait une inquiétude où se chop- pait son espérance. Sa femme ? Il s'en ouvrit à Duhamel qui répondit : — Tu n'en sortiras pas sans une secousse morale, pour elle comme pour toi, d'ailleurs. Et voici ce que je te propose. Tu partiras demain, après-demain au plus tard pour Donadieu, chez ton fermier. Tu y resteras au moins six semaines. Alice et moi nous nous chargerons de ta femme.LA CHARPENTE 99 Delafon parut hésitant. Duhamel insista : — Crois-moi. Ces séparations que l'habitude rend tellement difficiles sont toujours profitables. Je le sais d'expérience. Il est mauvais de s'immobiliser en une forme de vie. Je te jure qu'Alice et moi, nous vien- drons à bout de guérir Mmo Delafon, de la consoler. — Tu crois cela ? — Absolument. Nous trouverons quelque chose, toi absent. En ta présence, ta femme est comme les enfants gâtés qui s'étouffent vraiment à pleurer quand les parents sont là et qui se taisent dès qu'ils sont seuls avec un étranger... Oh ! Je ne le dis pas en manière de critique. Je constate l'excès de votre sensibilité à tous deux ; vous vous comprenez trop bien. Toute frayeur, toute inquiétude de l'un se répercute dans l'autre. — Eh ! bien, fit Delafon, je partirai. — C'est juré ? — Juré ! — Bon. Et n'oublie pas ceci. Tu vas refaire ta volonté, ta santé à la campagne. Fume peu. Jette-toi tous les matins dans la rivière. Ne pense presque pas et sois toujours par monts et par vaux. Tu verras comme c'est bon de perdre les courts tressauts de l'angoisse, de reprendre les lents et continus mouve- ments de l'âme. — Merci, Duhamel, répondit Delafon. Ils revinrent vers la maison. S'il faisait doux en Duhamel, heureux de sauver son compagnon d'une si funeste crise, Delafon n'emportait pas une impres- sion moins heureuse. Il était déjà à moitié absent de Paris et de sa misère. ÉÊÊmICO LA CHARPENTE Les érables très finement, en un mince bavardage, murmuraient l'intimité des cœurs fidèles. Les lueurs adorables, là-haut, resplendissaient de toute leur beauté. Un peu d'iniini magnifiait l'âme des deux hommes parce qu'ils avaient partagé leurs peines sous les astres et qu'ils se sentaient un peu plus — pour autant que de pauvres humains peuvent pres- sentir ces choses— qu'ils se sentaient un peu plus dans les lois de la haute Harmonie qui n'est que l'Intelligence et à qui nos meurtres et nos faiblesses sont inutiles. ém*■ CHAPITRE VIII RIEN N ARRETE L ESPÉRANCE Duhamel aida encore quelques jours Delafon de ses conseils et, l'accompagnant jusqu'à la gare d'Or- léans, le vit partir pour Donadieu, commune de l'Orléanais. Alors il réfléchit à la tâche qui lui restait. Il pensa que si Delafon, intelligence aiguë, rendue éparse par le malheur, pouvait se re- prendre dans la solitude, Mm* Delafon, en proie à l'idée fixe, ne guérirait au contraire que dans une existence active et répandue. Même les affections anciennes, hahituelles, n'auraient point ici l'effica- cité de relations nouvelles, imposant quelque effort, pouvant exciter les petites rancunes, les petits amours-propres qui nous viennent des contrats mondains. Cependant, il eut été déraisonnable d'exi- ger de Mmc Delafon qu'elle consentit par un acte de volonté personnelle à voir, à recevoir du monde juste au moment où son mari devait partir. Il fallait donc qu'elle y fût entraînée sans résistance possible et d'une manière imprévue pour elle. Or, Duhamel possédait sur le plateau de Marines, 6.102 LA CHARPENTE en Seine-et-Oise, une maison de campagne modeste où il allait passer l'été avec sa femme. Des relations s'étaient établies par l'intermédiaire des dominicains entre Mm0 Duhamel et Mmc Hude et les Biblot, des- cendants des grands faïenciers du dix-septième siè- cle ; puis, par les Biblot, ces dames avaient bientôt connu les habitants de deux ou trois châteaux des environs. Duhamel avait plus d'une fois maudit ces relations humiliantes qui révélaient désagréablement les tendances mondaines de sa femme et les plus sottes vanités, mais il pensa qu'elles pouvaient au- jourd'hui le servir dans ses projets et il résolut de se transporter immédiatement à la campagne où il emmènerait Mmo Delafon. Il fallait naturellement qu'Alice accompagnât sa sœur et Duhamel pesa le danger de cette vie commune. Il crut d'abord pouvoir l'esquiver en laissant ses deux amies avec sa femme et sa belle-mère ; puis, à la réflexion, il vit l'absurdité d'un pareil dessein. Seule sa présence rendrait le contact supportable, et encore la plus grande vigilance serait nécessaire. Deux jours il agita ce problème dans sa tête, deux jours il sonda son cœur. Il découvrit certes des obs- curités inquiétantes, entrevit les désirs et les men- songes lapis au fond de lui et prêts à le déchirer, mais il jugea que le drame resterait intérieur, qu'il le pourrait maîtriser d'une volonté avertie et d'une conscience alerte. Pour Alice, ses fiançailles avec Bizotprouvaient assez sa résignation.Il ne sembla donc pas à Duhamel qu'il commît une forte imprudence. Dès le trois juin, il s'installait dans sa maison de campagne de Marines avec sa femme et sa belle- 11LA CHARPENTE 103 mère. Une semaine plus tard M"10 Delafon et Alice annonçaient leur arrivée. Duhamel les alla prendre à la gare dans un landau. C'était par un beau jour, une espérance frémis- sante tombait avec le soleil sur les jeunes seigles et les jeunes avoines. Alice, encore qu'elle sentît le danger de sa joie, s'y abandonnait cependant tout entière. C'est la traîtrise de la vie que nul état d'es- prit ne se puisse maintenir et qu'il arrive fatalement un jour où le chagrin se fait surprendre par l'allé- gresse comme une garnison lasse de veiller. Méca- nique aussi instinctive que l'activité succédant au sommeil ; il est bien inutile d'y résister à l'âge d'Alice. Plus tard, sans doute, dans la même occur- rence, l'affliction, le désespoir, le morne ennui peu- vent dominer, de même que dominera l'insomnie. A vingt ans rien n'arrête les battements de cœur de l'espérance. Et quelle femme ne regardera comme l'espérance suprême de vivre auprès de celui qu'elle aime, môme avec la volonté d'une réserve entière, d'un absolu renoncement. D'ailleurs, Alice aurait volontiers signé pour passer sa vie ainsi, sous la protection de Duhamel, et l'écoutant et l'adorant. Ce n'est qu'après avoir franchi ces premières barrières, avoir goûté ces premiers bonheurs que la passion intervient et qu'on désire davantage. L'âme humaine n'est pas faite pour s'arrêter dans un progrès quel- conque ; il faut toujours plus d'argent aux riches, toujours plus d'honneurs aux ambitieux et toujours plus d'amour aux amoureux. Alice ne savait cela qu'à la façon dont on sait les proverbes ; pour les autres et non pour soi.104 l.A CHARPENTE Elle pouvait se tromper. Duhamel ne le pouvait pas. Mais nous avons vu qu'il risquait le coup après mûre réflexion et avec la certitude de la victoire. Non qu'il renonçât à en tirer des heures merveilleu- ses, des heures de triomphante fraternité, de triom- phante paternité, des heures, hélas, surveillées, me- nacées et cependant radieuses de tout ce que les longs jours d'autrefois permettaient de mettre en commun dans une passion sans aveu. La maison se trouve située entre la vallée de la Viosne et celle de l'Oise, sur un vaste plateau, élevé en moyenne d'une centaine de mètres, parcouru de quelques rivières au cours rapide ; pays de grande culture avec des bois nombreux et disséminés qui garnissent tous les creux, les côtes et les ravins im- propres à recevoir les façons de la charrue ou du rouleau ; pays plantureux mais ayant déjà quelque chose de l'àpreté de la Normandie proche, avec des vergers séculaires, des pommiers à cidre tordus comme de vieux serviteurs, moussus comme des ro- chers, une population un peu aigre comme sa bois- son, des enfants blonds, des femmes aux yeux bleus, durs, avec de fins plis de timidité malveillante autour de la bouche et des paupières. Duhamel aimait de cette plaine l'ondulation large, les grandes courbes harmonieuses de la terre jusque loin à l'horizon. Les crépuscules s'y allongent indé- finiment dans de beaux soirs, dans de beaux matins. Quelques jeux de lumière y varient le sol dans une complexité pleine de nuances délicates, les villages, les arbres, les forêts, tantôt sous les reflets d'un ciel blanc, tantôt sous l'ardent soleil, opaques sous de ntfnLA CHARPENTE 105 sombres pluies, percés à jours, découpés en profils noirs par de vives clartés. Il y avait de l'âme môme de Duhamel dans ce paysage fécond, aux beautés larges et calmantes, et cependant plein de la finesse nerveuse des lumières du Nord qui varient l'aspect des choses avec les légères ombres des nuages et l'inclinaison du so- leil. Le landau suivait la route grise, montait les peti- tes côtes au trot de deux chevaux bretons, plutôt faits pour le camion que pour la voiture suspendue. Mm° Delafon et Alice vaguement souriantes, regar- daient leur bon ami. Quelque chose d'infiniment suave et toutefois de mélancolique était entre eux. Peut-être leur manquait-il l'amertume du cher ab- sent, cette âpre parole qui n'était qu'une révolte de bonté et de tendresse contre les cruautés de la vie. Mais surtout ils éprouvaient la joie d'être trois âmes généreuses, ayant le même ordre de pensées, si bien qu'ils se voyaient les uns dans les autres comme on se voit dans une glace, tant les expressions de leurs physionomies avaient de similitude. ÉÊÊÊÊàCHAPITRE IX I.A TERRE LUTTE CONTRE LE CIEL Le lendemain matin, Duhamel se tenait dans un petit cabinet de travail, au premier étage, où d'ordi- naire il faisait son courrier. Il était de bonne heure encore. Le temps un peu humide avait une tiédeur amolissante. N'ayant pu dormir de la nuit, Duhamel sentait sa pensée aussi répandue que les quelques légers nuages qui se démêlaient là-haut sous des poussées de chaleur. Il remit tout travail et alla s'ac- coter à l'angle de la fenêtre qui donnait sur le jar- din. Longtemps, il y demeura sans pensée, comme si la petite pelouse, les fleurs, le verger eussent été son cerveau solitaire et en attente. Et tout soudain Alice parut dans cette solitude. Elle aussi avait mal dormi, s'était levée de bonne heure et s'efforçait de calmer sa peine en la prome- nant patiemment comme un cheval malade. Pâle, allongée dans ses vêtements du matin, sa belle nuque bien dégagée, sa taille souple parmi l'étoffe flottante elle surprit Duhamel ainsi qu'une belle étrangère... Et alors, dans un brusque retour, *mLA CHARPENTE 107 il se passionna de ce qu'elle fut à la fois si connue et si secrète dans son corps, dans ses charmes d'amou- reuse. Le désir alluma ses nerfs, la possession d'Alice lui parut meilleure que la vie et il souhaita cela et la mort... Il le souhaita ardemment, avec des sanglots, des prières humiliées, avec des cris aussi lointains dans le mâle que le hurlement des loups à l'orée des forêts... Ah ! qu'elle eût cette démarche des belles filles, la grâce un peu fière, le geste si émouvant de trousser ses jupes pour franchir des herbes humides, et des traits alanguis, des traits de passionnée ! Etonné, il s'efforça de réagir, sentant bien là le vieil ennemi, la diversité redoutable où toute vertu se perd. Ne s'était-il jugé averti, aguerri contre de telles surprises. N'avait-il à leur opposer ses résolu- tions, ses convictions, des sentences stoïques, des phrases sévères comme des gendarmes. Et aussi son effort nouveau de sincérité, mais encore jeune, mal établi, plutôt en direction de pensées qu'en pensées conscientes ? Mais rien n'y faisait. Le désir tournait les obsta- cles, filtrait ainsi qu'une onde à travers les barrages, trompait la vigilance et la sévérité comme les foules rieuses des jours de fête. Duhamel voyait les lacunes de sa résistance sans trouver moyen de les remplir. Il se disait qu'il avait joué trop gros jeu avec un adversaire vainqueur des hommes à travers les temps. — Ma préparation même fut sans doute un piège. Sa détresse n'empêchait point la distillation déli- cieuse de la volupté à travers son cœur. Si bien qu'il I «MÉ 108 LA CHARPENTE chavira. Et voyant les pieds d'Alice passer sur le sable fin des allées, il se figura tenir dans sa main les délicates chevilles avec la caresse d'une jupe sur son bras. Que faire devant cette déroute? Il essaya de tra- vailler, mais la blancheur des feuilles de papier évo- qua des images de jupes blanches froufroutantes. Fasciné, il revint au jardin. Alice pensive regardait les collines lointaines ou se penchait sur les fleurs. Il voyait la forme élégante de son corps dans les plis de sa robe. Il vécut avec elle parmi les plantes et l'atmos- phère parfumée où la veille encore il faisait la même promenade. C'est le temps des roses ; certaines espè- ces toutes fraîches avec de petites feuilles luisantes, des épines d'un vert tendre, d'autres où toutes ces choses se bronzent, ou même, prennent des tons de vert-de-gris. Sur les massifs, les fleurs s'épanouissent ou s'effeuillent, pâlies seulement ou jaunies dans la mort... Partout une farine de pétales sur les branches ou sur la terre... Le parfum s'assoupit ou s'éveille en bouffées brusques au hasard des pressions de l'air. Le gazon des pelouses monte en graine, des gouttes de rosée grisonnent dans les longues herbes ; les lilas ont perdu leurs fleurs et montrent des feuilles minces et fripées. Le verger, au fond, semble quelque vaste cage en fer tordu, tant les pommiers y entremêlent de branches noires, et les oiseaux qui filent entre deux feuilles sont de joyeux évadés... Plus bas, le village avec son clocher moins grand que le vaste pigeonnier, vestige d'un beau domaine en ruines. Le ciel tombe pâle, derrière ■HHBHHBHOHiLA CHARPENTE 109 deux routes montantes et, sur sa page blanche, s'ins- crivent comme des gravures les frondaisons d'un grand bois. Tout cela parut à Duhamel un décor de volupté où sa joie et celle d'Alice se fussent divinement alan- guis dans la possession. Il n'y tint pas, son cœur se gonfla, il fit pour rejoindre la jeune fille un mou- vement vers la porte, et dans ce mouvement il connut soudain la distance qui sépare le désir de l'amour. Il chérit les lenteurs de la séduction. Il en- trevit non seulement la trame prodigieuse et subtile où le désir se prend et s'organise, mais il eut le net pressentiment que son désir, sans la magnifique ré- sistance n'aurait point de lendemain, et, par une con- tradiction bien humaine, il tenait à ce lendemain tout en luttant contre le désir. Sous la violence contenue, il fléchit, il s'appuya à la muraille ; il laissa vibrer en lui pêle-mêle le farouche passé du mâle assommant sa femelle et la tendre histoire voluptueuse des Degrieux et des Manon, les viriles amours d'Hector et la longue et lente et complexe possession des temps modernes, faitedë perversité, d'art, d'élans mystiques et de calcul. — 0 Alice ! que tu sois l'amoureuse où toute mon âme se rassemble et se recrée ! Cependant, il revint à la fenêtre et la belle fille promenait toujours son corps désirable parmi les feuilles et les fleurs. La mollesse le reprit. Jamais plus voluptueux ruisseau ne courut dans sa fibre. La tentation l'emplit de mensonges et d'excuses. Il lutta, se buttant à quelques préceptes comme le saint à son crucifix et ainsi il parvenait à se rasséréner, quand il murmura : 7110 LA CHARPENTE — Pourquoi ? pourquoi ?Ne serait-ce pas odieux? Ne puis-je refouler cette chose si simple de la pos- session, demeurer l'adorateur, l'ami?... Ce fut un orage. Tout Alice lui apparut, ses robes, ses jupes soyeuses, ses dessous éclatants, sa poi- trine gonflée de vierge, ses lèvres, ses yeux et sa vie, sa vie de femme dans le monde, dans la rue, parmi les autres hommes... Si bien qu'il ne savait plus, dans un pareil tourbillon, s'il aimait pour le mystère des vêtements, pour la chair, pour l'orgueil ou par jalousie. Mais sûrement, sûrement il voulait la par- faite union de ces deux choses, leurs corps amou- reux, leurs âmes amoureuses, au point de ne plus savoir s'ils rêvaient la volupté pour se mieux com- prendre ou si la pénétration de leurs âmes, l'extase des hautes pensées devait nécessairement s'achever dans la pâmoison amoureuse. Et il restait là, ardent, impudique, à regarder cette petite fille qu'il avait élevée et qui était à présent la bien-aimée, aux dents blanches de Salomon. Elle avait ces traits indécis de la jeunesse où nous avons mis la beauté suprême, ces traits qui ont surtout le mérite de se prêter à toutes nos adaptations. Les lignes de nos rêves les plus compliqués y flottent si bien qu'ils deviennent le vertigineux résumé de la vie où notre désir se pâme de ne pouvoir se poser. Duhamel baisait en pensée cette face chérie dont les grâces n'avaient pas de fin, il tenait les mains dé- licates qui racontent toute l'histoire de l'activité humaine, il saisissait les hanches, la plus glorieuse coupe de vie où le désir puisse prétendre... Et il était sombre de se voir dans cette brutalité, de neLA CHARPENTE 111 pas trouver d'appui sur lui-même. Des mots seule- ment, mots d'exorciste, espèces de fantômes nés de prières anciennes, de lectures, mais impuissants. Il demeurait obscur, équivoque, pervers, avec l'im- pression qui a dominé l'humanité à travers les siècles, que des forces du dehors l'habitaient, me- naient irrésistiblement son destin; qu'il s'agissait là d'une chose dont l'importance est volontairement méconnue par l'homme et par la femme jusqu'à l'heure trouble de l'étreinte. Il ferma les yeux pour ne plus voir Alice, et, concentrant toutes ses forces, il put silencier son âme, ébranlée dans d'incalculables profondeurs. Mais il se perçut trop faible pour triom- pher par la pensée et il ne put que s'exhorter à l'at- tente, se murmurer avec décision : — Demain ! demain ! D'ailleurs, quand il retourna à la fenêtre, il vit que Mme Delafon avait rejoint sa sœur et ce lui fut un grand apaisement. Il descendit auprès des deux femmes. Une sérénité étrange lui vint alors et lui demeura toute la matinée. 11 s'occupa beaucoup de Mme Delafon, essayant de l'intéresser aux paysages, aux fleurs, lui racontant des anecdotes sur les gens du pays, lui créant en quelque sorte de toutes pièces un milieu qui pût la distraire et même l'in- quiéter, car il jugeait pour elle tout préférable à l'idée fixe. Mmo Hude et sa fille sortirent l'après-midi;les deux sœurs et Duhamel restèrent ensemble. Ils causèrent longuement de choses dont ils avaient coutume de causer, des lois qui mènent la vie ou qui s'appliquent à la beauté. Alice écoutait Duhamel avec ivresse.1 112 LA CHARPENTE L'heure parut délicieuse. Lui ne sentit point les ter- ribles mouvements éprouvés le matin. Elle fut heu- reuse avec des tristesses aussi soudaines que passa- gères. Ils étaient assis sous un champignon couvert de chaumes ; les fleurs, les arbres, les champs, le ciel se tenaient autour d'eux silencieux et magni- fiques, si bien qu'ils confondaient parfois la joie de voir de belles choses avec celle de penser. Le profil pur d'Alice se dessinait au hasard des déplacements, tantôt sur la ciselure d'une vigne vierge, tantôt sur le ciel, et Duhamel jouissait de cette présence comme des belles collines lointaines, des herbes ou des bois. Mais, avec brusquerie, le temps se brouilla. Ce furent d'abord quelques vapeurs errantes au-dessus de la vallée, puis de vrais nuages très bas, livides, déchirés de foudre silencieuse, enfin le tassement, le soleil caché derrière de lourdes masses, un peu de clarté blanche demeurée sur les bords ou dans des fonds de caverne. Mais tout ce drame restait en sus- pens, tressaillant sous la chaleur du jour. — A-t-on jamais dit, murmura Duhamel, combien les nuages expriment la lutte de la terre et du ciel et avec combien de raison les Grecs plaçaient dans cette région indéterminée où ils se forment, leur Olympe. J'y vois le cerveau du globe. — Le cerveau? se récria Mmc Delafon en riant. Si le globe pensait, n'aurait-il pas des idées plus solides ? — Nos idées les plus solides ne sont au début que de vagues lueurs, murmura Alice. — En vérité, madame, c'est ici le cerveau et môme MLA CHARPENTE 113 sa partie la plus intéressante, la créatrice... Ne voyez-vous pas que si le soleil est l'excès de la force qu'il faut transformer dans l'ardent travail de vie, les nuages sont les premiers moyens de combat, les délégués subtils par lesquels la terre exprime sa résis- tance. Ils vont, dociles au sol d'où ils émanent, et tantôt s'élèvent ou s'abaissent suivant les influences d'en-bas, s'adaptant aux vallées et aux montagnes, se balançant dans l'équilibre des monts à la plaine, virant, coulant, s'étirant... Armée légère et timide, ils se succèdent en fragiles essais, décèlent leur vigi- lance en doux caprices d'ouate, en laine de brebis, en fils de la vierge ; ou bien ils s'élèvent de la terre avec une majesté soudaine, sinistres, se tassant en masses inquiètes; ils sont la révolte des champs surmenés, arrêtent le fécond dévorateur, se déver- sent en pluie frémissante et pansent la brûlure des grandes plaines. Tantôt encore, gonflés de colère électrique, ils sont là-haut, souples et violents, les symboles de la lutte entre deux terroirs gorgés de fluides contraires qui luttent par ces champions de vapeurs, se déchargent et se réconcilient dans la foudre. En eux les parties les plus lointaines les unes des autres sur la surface se relient et communient. Et voilà bien une fonction du cerveau, je pense. Mme Delafon n'aimait que le bercement des grandes phrases, tandis qu'Alice, plus près de Duhamel, voyait à mesure on ne sait quels nuages vivants, recevant leurs inspirations d'en bas, obéissant à la terre et représentant la terre, transformés, pénétrés par elle et la transformant. Mais ce n'était rien auprès de la joie d'une vérité plus profonde, d'un114 LA CHARPENTE ensemble auquel ces choses se rattachaient et qui éloignaient l'idée de fantaisie ou de paradoxe, qui faisaient de ces nuages véritablement le premier mode de la pensée, la première projection extérieure d'un état de la matière, la loi qui crée la complexité universelle, la nouveauté universelle, toujours ainsi fixée sous des formes instables que le temps fortifie. — C'est tellement en accord, dit-elle, avec ce que nous savons de nous-mêmes... Lui, le globe rêvant dans l'espace prépare comme nous dans sa nerveuse et changeante atmosphère ce qui demeurera plus tard impérissablement modelé dans ses rocs les plus durs. Il était rare qu'elle eut cette fermeté d'expression. Elle le devait à sa peine amoureuse qui l'éloignait des vanités. Sa sœur la regarda surprise. Et tous trois tombèrent dans une profonde rêverie. Mais c'en était fait du calme. Une inquiétude sourde les rongeait comme s'ils eussent été eux- mêmes une de ces régions fluides et précaires dont parlait Alice. Mmc Delafon revenait à l'angoisse de sa stérilité, à cette sensation terrible que rien n'existait en dehors de la joie de l'enfantement, et aux visions de plus en plus circonscrites, de plus en plus dou- loureuses, d'un enfant à qui elle donnait le sein. Duhamel frémissait d'amour et revivait sa brutalité du matin avec des regards sur la chair d'Alice. Elle, tremblante, n'osait regarder son ami. Une chaleur vive les écrasait. Des nues d'eau se jetaient devant le soleil qui arrivait à filtrer de cui- sants rayons et la lutte de là-haut retentissait dans la fibre humaine. Mme Delafon n'y tint pas. SentantI.A CHARPENTE 115 venir les larmes, elle se réfugia dans sa chambre. Duhamel et Alice restèrent en présence. Ils ne purent se dire une parole. Leurs lèvres étaient sèches, leur langue aride, un trouble infini anéantissait leurs forces. Jamais lui ne connut de plus aiguës souffrances, jamais il ne se donna à lui- même une plus grande preuve de courage moral. Car toute l'hystérie des sanglots, des regards éperdus, des folles implorations, des abandons soudains solli- citait ses nerfs. Il ne bougea point, il laissa croître la douleur comme une vague venue de l'infini qui le submergeait, lui montait des jambes au cœur dans un froid redoutable. Ils avaient l'air de deux pauvres enfants battus. Elle défaite, adorante, amoureuse ; lui, broyé par le désir, n'osant lever les yeux tandis qu'il sentait la vie s'écouler par ses doigts comme une onde. Une heure ainsi, une heure dont ils aimèrent plus tard les angoissantes délices, une heure où ils furent aussi près de la faute que possible et où un instinct supérieur les sauva, ou plutôt, où la complication de leur être fut leur sauvegarde. Enfin, des pas sur le sable, Mmc Hude, Mmo Duha- mel, Mmc Delafon arrivant ensemble. Alors, tout-à- coup, avant que personne ne fût là, ils osèrent se regarder, hagards, sauvages, suavement crimi- nels... Cette journée s'acheva dans un de ces crépuscules où le ciel jaunissant, immense et monotone, tombe à l'horizon comme une stupeur. Les coteaux se courbaient délicatement portant des blés ou des na- vets, et, sur le pré, sur le bois, l'ombre mauve apai-I llfi LA CHARPENTE sait les plantes brûlées. Le vent du soir allait par les branches de quelques peupliers ; on voyait passer le fleuve aérien ; il était comme une onde parmi l'étin- cellement des feuilles remuées d'où semblaient cas- cader des gouttes de lumière. Le vaste monde répan- dait l'âme des spectateurs. La paix leur venait comme un sommeil. Personne ne parla. Mmo Hude et sa fille étaient lasses de leurs courses, Mmo Delafon, prostrée, anéantie par sa crise de larmes, Duhamel et Alice remplis d'angoisse et. incapables de ne pas goûter dans l'opium de ce soir silencieux l'ivresse de leur faute. On annonça bientôt le dîner qui s'a- cheva rapidement et tout le monde se sépara pour la nuit. Vers deux heures du matin, Duhamel s'éveilla. Il revécut la journée brûlante. Après avoir tourné et retourné sa fièvre, il finit par s'habiller et, sa vo- lonté engourdie, il gagna le couloir où donnait la chambre d'Alice. La clef se trouvait sur la porte. Il était bien sûr que, s'il ouvrait cette porte, s'il disait sa peine, les jolis bras de la vierge s'ouvriraient pour le recevoir. Si quelqu'un avait été éveillé, nul doute qu'il eût entendu le cœur du mâle sonnant dans ce couloir. La volupté tenait Duhamel dans sa plus formidable situation, celle où l'on a accompli la moitié d'un acte et où l'on peut se payer l'excuse d'avoir été fou. Cependant il s'arrêta, balbutiant des mots de caresse, baisant le linteau de la porte, avec la vision d'Alice demi-nue, soupirante et affolée. Sa main toucha la clef. Ce geste le calma. 11 y perçut une sorte d'ostentation, de fausse bravoure, et, tout en recon- m,-.I.A CHARPENTE 117 naissant le désordre de son esprit, il comprit qu'il était encore loin de l'audace entière. Rentré chez lui, il se jeta tout habillé sur son lit et murmura dans un sanglot : — Je suis encore une brute inconsciente... Demain je verrai clair en moi.CHAPITRE X LES DIEDX S E> VONT Il vit clair en lui. Ce fut une souffrance analogue à celle qui prend un artiste devant l'œuvre ébauchée. Une idée de suicide, de néant, de mort prévalut sur toute autre. Mais il était fort de tant de retours sur soi, de sa volonté exercée jeune à se maintenir parmi les hypocrisies des passions et des intérêts. Il sortit beaucoup le matin, dès l'aube, suivant les routes blanches qui coupent le plateau. La plaine, à cette heure, élève des toisons de brume à tous ses creux. La Viosne est marquée par un brouillard continu, mais le parfum de la terre est roboratif. Duhamel portait sa douleur comme les héros de l'Iliade por- taient leurs blessures, avec le sentiment d'une force souveraine qui guérit tout. Aidé de cette douleur, il put trouver l'origine de la terrible puissance qui humilie les hommes. Ce ne fut rien d'admettre que l'amour n'est que l'organi- sation du désir suivant les progrès de l'être, que la femme requiert en nous et que nous aimons en elle tout ce qui nous complique et nous grandit, la forceLA CHARPENTE 119 du meurtre comme le plus divin sacrifice ; qu'elle est l'occasion de déployer le génie de la race comme de l'individu, enfin qu'elle est notre problème comme nous sommes le sien. — Assurément, se disait Duhamel, la beauté fé- minine n'est à travers les siècles que l'adaptation aux difficultés de la vie. Si la femelle animale est belle, elle l'est tantôt pour son torse allongé, tantôt pour son torse raccourci. La beauté de nos compa- gnes n'apparaît pas autre chose qu'une semblable adaptation à notre existence compliquée. Elle varie non seulement avec les races, mais encore avec les degrés d'évolution. On conçoit qu'elle devienne sous toutes ses formes l'objet le plus haut du désir et le meilleur objet du développement intégral ; mais pour être co mplet il faut y ajouter les gestes et les attitudes où la femme nous subjugue en dansant, en trous- sant sa jupe, en baissant les paupières. Ainsi la lionne par sa fuite, ses ruses, sa défaite disputée, sa coquetterie impitoyable fait sortir du lion ses res- sources de lion, son bond prodigieux, son souple jeu de griffe, sa force et son courage. Mais si la beauté physique de notre femme est faite de toutes les peines que nous lui évitons, de tous les dangers, de tous les efforts, de toutes les luttes dont elle est abritée ; si la grâce de ses mouve- ments est en raison directe de leur inutilité, si l'har- monie de ses traits exclut la souffrance et le souci, si la blancheur et le satiné de sa peau sont le résul- tat de précautions minutieuses contre le soleil, le vent, le froid ou le chaud, il apparaît sans doute aussi vrai que sa beauté morale relève des mêmes■"■ 120 LA CHARPENTE moyens de sélection. La femme devient ainsi le sym- bole négatif de nos efforts, de nos luttes, de nos dou- leurs... Elle nous les enseigne parce quïl nous faut apprendre à les lui épargner. Gomme le lion à la la plus coquette, à la plus impitoyable des lionnes, à la susciteuse de rivaux, notre amour va vers la femme oisive, élégante, exigeante, aux jolies formes abstraites des keepsakes. Cette conclusion épouvanta Duhamel en lui faisant voir l'amour seulement sous la forme que nous ap- pelons légère mais qui a la valeur d'un terrible symbole. Dans la résolution d'accorder sa vie avec sa pensée et de suivre, quoiqu'il lui en coûtât, le sens du monde, il craignait tout-à-coup de reconnaître avec Delafon que ce sens était immoral et que notre vertu apparaît seulement un esclavage Une réflexion le tira d'angoisse : — Le type de la femme varie avec le groupe humain où elle vit, dont elle exprime les progrès et les aptitudes, si bien que la beauté grasse du harem oriental ne saurait se comparer à celle si délicate et fouillée du Nord européen. Comment alors admettre que l'amoureuse d'un homme supérieur puisse res- sembler à celle d'un inconscient?... Non, il existe une hiérarchie de morales comme il existe une hié- rarchie de beautés. Il se disait ces choses debout vers le penchant d'un ravin où le plateau s'affaissait dans une brus- querie redoutable. Des buissons s'y tordaient en gravissant des lits de petits torrents où, parmi des alluvions sinueuses, on voyait des cailloux roulés. Partout au delà étaient les champs nivelés, propres religieux.I.A CHARPENTE 121 comme des jardins, où l'avoine grisonnait, vibrait de toutes ses petites cloches de Lilliput, noires sur le ciel. Ce ravin était l'accident qui s'organisait sous l'éternelle force. Nulle culture, nul raffinement n'a pu l'empêcher de garder sa forte place de sable, de cailloux, de sol primitif. Le ciel l'aide de son ombre, de son eau. Les graines y poussent, amenées par le vent, les arbrisseaux vivaces y jettent des racines griffues. Duhamel en se sondant vit mille trous semblables dans la merveilleuse discipline de sa vie. Toujours,, rappels des vieux âges,des désirs frustes etfarouches, nourris parles éléments, le traversaient. Ils se mon- traient capricieusement au détour de ses rêves ou le surprenaient avec brusquerie dans ses heures les plus saintes. Le maniaque de bonté, de justice, devenait en pensée un sauvage capteur de filles. Tout d'elles le faisait tressaillir... Minutes suaves alors et brisan- tes, celles du viol, celles du don, celles où l'on se prosterne comme celle où l'on achète... Toute civili- sation a laissé cette sauvagerie dans l'homme. Elle est terrible et pleine d'attraits, elle refait de l'être infiniment attendri et idéalisé une bête haletante, noire, hantée de meurtre, et qui se sacrifie à la volupté. — Ah ! qu'elle apparaît puissante, qu'elle détruit férocement les êtres... Ses courtes minutes de joie se paient en longues journées, en longues années funèbres. C'est la pêcheuse suprême du suicide. On y court pour rendre l'amour éternel elle trahit l'amour et fait de l'amant un ingrat... Et l'homme et la femme s'étreignent cependant dans l'oubli, dans122 LA CHARPENTE le défi de la maladie, dans le défi du péril, de la honte et de la mort... Duhamel pleura. Son cœur amoureux se fondit de compassion pour l'humanité. Ce lui fut doux. La ravine crispée, le luxe paisible des avoines, le ciel vaste ajoutaient à sa peine parce que le honhenr semblait facile dans ces harmonies anciennes. Mais le moraliste se reprit avec quelque ironie à sentir que ces larmes furent surtout d'un chagrin d'enfant. — Il ne s'agit pas de pleurer sur le chaos, mur- mura-t-il, mais de le dominer. Les jours coulèrent. Sa fièvre grandit. Une résis- tance obscure de son cerveau l'empêchait d'être lucide. On eut dit que la passion luttait pour demeu- rer instinctive. Il avait beau se murmurer les mots, sur lesquels il voulait mener son enquête ; ces mots, comme des commissaires parmi un peuple en révolte, ne rencontraient que stupidité et inertie. Sa tête demeurait compacte ou des rêveries brusques l'épar- pillaient. Il en venait à ne plus pouvoir évoquer la silhouette d'Alice, à no plus pouvoir sentir son amour pour elle. Sa volonté se choppait à cet appareil de la volupté sur lequel elle a le moins de prise, qui, même, se dérobe à toute manifestation consciente. Il demeurait dans l'hébétement de son impuissance, quand, un matin, une toilette claire, toute nouvelle, d'Alice, lui donna une secousse et lui rendit l'orientation. Dès lors, son âme, vaincue par surprise, se prêta. 11 commença par se rendre compte de l'importance du vêtement féminin dans l'amour moderne. Il admit que les jupes flottantes, les jolis corsages ajustés,LA CHARPENTE 123 les chapeaux compliqués, l'enroulement savant de la chevelure sont de formidables signes de la domi- nation des classes riches, de la soumission des classes pauvres, et que son désir, ravivé par telle robe d'Alice n'est que la joie cruelle du vainqueur ou la sombre envie du vaincu. La créature de luxe ne fut possible que par d'impitoyables hécatombes, par des prodiges de courage, de travail, de pensée. Le luxe d'Alice est tout cela. Il est l'organisation sociale, l'ouvrier affamé, le marchand embusqué derrière son comptoir, le voleur qui coupe la vitre, le policier qui garrotte, l'armée, la magistrature, le Parlement, l'Académie... Et quand lui, Duhamel, se pâme devant le luxe d'Alice, son désir, sa passion sont des servitudes sociales. — Je n'en rougis pas, se disait-il, car il est juste que la part sociale l'emporte en nous sur la part indi- viduelle, mais cela ne vaudrait pas la peine de m'être élevé au-dessus de l'inconscience ordinaire, pour que je sois remis aux fers par l'amour... Je serai un homme démon temps, libre et volontaire, là comme ailleurs. Mais, libre et volontaire sont des mots relatifs. L'amour n'est rien pour l'homme, hors cette com- plication d'accord avec les besicles du notaire, l'her- mine des juges, l'uniforme de l'officier. Les plus divines émotions amoureuses ne sont que nos batte- ments de cœur dans ce que l'on a coutume d'appeler la carrière, c'est-à-dire dans la lutte contre ces obs- tacles : les lois, les usages et les mœurs ; et Duha- mel aimait comme un bourgeois rusé, exploiteur, protégé par la police, fasciné par le pouvoir, subis-124 LA CHARPENTE sant le respect, imposant le respect et aidé dans son amour par une littérature et une religion qui, à travers les siècles, n'exaltent comme vertu que les servages utiles. Humble et blessé dans ce que nous appelons nos délicatesses sentimentales, il conclut : — Mon amour pour ma femme n'a pas été autre chose. Je l'ai prise pauvre mais belle, c'est-à-dire pré- servée des trop rudes besognes, élégante, c'est-à- dire significative des servitudes sociales... J'ai aimé en elle le symbole de ma caste et non celui de mon intelligence... Mais alors, pourquoi hésitait-il à s'emparer d'Alice, puisqu'elle devenait un idéal supérieur '.' Il aurait bien voulu pouvoir se murmurer les vieux mots qui se tenaient aux carrefours de son cerveau et qui répondent à des habitudes sociales, qui disent les esclavages séculaires, les émotions faciles, les convictions sans lutte : Loyauté, Justice, Respect, Pitié, Noblesse, Renoncement. Mais il s'était trop avancé, il avait trop exigé un idéal conscient pour se réfugier encore aux douces obscurités ser- viles, aux vieilleries de la vertu. — Car la vertu, ici comme ailleurs n'est que la lutte des choses établies contre les choses nouvelles ; c'est là toute la vertu dans ce qu'elle a de plus puis- sant : son côté critique ou négatif... Ainsi la plupart de nos vertus pourraient porter un autre nom : lâchetés. Quand il se murmurait de telles phrases, Duha- mel sentait les mouvements de son cœur se précipiter et son amour paraître sous un aspect nouveau. Certes,LA CHARPENTE 12c il voulait une haute morale, mais il entendait qu'elle ne fut pas l'humble servante de l'opinion. — Ah ! les paroles du Christ sur Madeleine : « Elle a choisi la meilleure part. » Toute la vertu de Marthe n'obtient pas grâce. Et l'autre qui a risqué, qui a aimé, qui verse généreusement ses parfums et ses caresses, c'est elle l'Élue. Il a raison sans doute. Que je ne prenne pas Alice, je m'évite des soucis et des ennuis, mais je sers peut-être moins à la complication des sociétés et de moi-même qu'en la prenant. Aux moments où il pensait ces choses il errait comme un fou par les emblaves, cherchant dans l'immobile nature à immobiliser sa pensée, pris entre l'ardeur amoureuse qui le menait au paradoxe et sa volonté d'être vrai et sincère. Cette lutte dura. Sou- vent il criait de détresse ou ses larmes coulaient. Mais il revenait toujours à son point de départ, et enfin son cœur fut dompté. 11 admit qu'il n'existe pas un absolu de vertu, pas plus qu'il n'existe un absolu d'être, et que, d'ailleurs, le problème de la vertu n'est pas différent de celui de l'être. Le milieu social non plus ne saurait être regardé comme un absolu, mais bien comme un organisme d'évolution dont l'influence sur l'individu apparaît fatale et nécessaire. Le dédaigner serait absurde, s'y soumettre sans résistance serait vain. L'homme supérieur tient dans ces limites. Son destin est de se créer une âme aussi haute que pos- sible avec les conditions offertes. Ceux qui veulent séparer l'individu de l'État arrivent à la même pau- vreté que ceux qui veulent perdre l'individu dans126 LA CHARPENTE l'État. Les deux choses sont liées au point que la plupart des gens ignorent où commence l'un, où finit l'autre. — L'homme subira donc l'orientation sociale ; il se soumettra aux coutumes, aux usages, aux règles, pourvu qu'ellesn'cmpêchent pas son développement. Or, accepter des mythes, des symboles, dans un temps de philosophie expérimentale, accepter une unité arbitraire dans une époque d'unité transfor- miste et évolutioniste, cela est opposé au développe- ment d'une conscience supérieure. La vertu suivra les lois de l'évolution générale, elle ira dans le sens de la supériorité qu'il importe seulement de ne pas confondre avec le triomphe immédiat et grossier. Malgré que ces réflexions le rassurassent, elles ne le contentaient pas. Il voyait que demeuraient à résoudre de graves questions sur ce qu'on a appelé la force et le droit ; mais il écarta son inquiétude en se disant que la force et le droit sont des mots d'une notoire absurdité dans leur acception vulgaire. La force se confond finalement avec la complexité et le droit avec l'évolution : — La mort, l'accident aussi se dressent devant moi pour me crier que tout est vain ; et cependant le souci de l'espèce a prévalu sur celui de l'individu, le per- fectionnement de la bête sur son découragement, si bien que, a priori, la mort est, pour la nature, comme si elle n'était qu'une fiction et peut-être en somme n'est-elle qu'une fiction? Ainsi s'expliquerait l'esprit de sacrifice en faveur de l'avenir, qui va grandissant de l'instinct maternel de la bête à l'instinct patrioti- que ou spécifique de l'homme. iiiiii ■■nllill Ml ..LA CHARPENTE 127 Le terrain lui parut solide. Il est visible que nos sociétés se sont perfectionnées à travers les temps de résistances et de réserves bien plus que d'impul- sions. Duhamel accepta ces résistances et ces réser- ves à la base de son amour. D'autre part, il lui parut que la connaissance analytique remplaçant la con- naissance symbolique ou sentimentale grandirait et compliquerait son amour au même titre qu'elle grandit et complique les intelligences. Donc, s'il ne put éteindre les mouvements de la volupté qui naissent du confort, du luxe, de la beauté des vêtements, de la sécurité bourgeoise, de la domination du riche, de la soumission du pauvre, des vaniteuses humiliations mystiques, de l'amour- propre mondain, du moins sut-il les reconnaître en lui, et ne les entoura-t-il pas de cette odieuse poésie égoïste où nous nous attendrissons sur nous-mêmes comme pourrait le faire un cannibale dont la victime s'est enfuie. Certes, il souffrit de l'agonie des vieilleries, de l'arrachement des douces et confortables traditions, des choses qui furent la noblesse des autres époques et qui, pour entrer dans une harmonie supérieure, doi- vent se déchirer et se déformer, mais il grandit de sa volupté douloureuse, de son désir refoulé. Les crises où sa fibre se tordait dans la souffrance lui donnè- rent la sincérité et la liberté qui seules découvrent les lois sous l'apparent désordre. Enfin, par-dessus tout, ainsi que les Athéniens au dieu inconnu, il laissa place au vaste jeu du dehors sur l'homme. Il lui suffit d'avoir élucidé les points qu'on peut élucider aujourd'hui. Il vit bien que l L 128 LA CHARPENTE demain appartient à ce que nous appelons hasard et qui n'est que l'évolution. La nature et la société réfléchiraient en lui leur mouvement éternel. Il serait sans doute encore surpris par de nouvelles formes do ce désir qui est la nouveauté du monde sollicitant l'être. Il s'y résigna. Si la vie n'est qu'une lutte, il est juste de penser que l'amour, son prin- cipal moyen, est aussi une lutte. — Mais, du moment que l'on peut combattre en stratège, avec de gros bataillons, des fusils et des canons, il serait absurde de revenir au désordre, à la flèche et à la sagaie... J'organiserai mon amour jusqu'au point où il s'y prêtera. Au delà, je serai dans les mains d'une organisation supérieure, de quelque nom qu'on la nomme. Les jours passaient dans des courses délicieuses. Tantôt seul, tantôt en compagnie des dames, par les champs aux jours humides, par les collines et les bois ombreux aux jours de soleil, Duhamel voyait petit à petit décroître la crise en lui. Elle renaissait ailleurs, chez Alice, qui la prenait comme une fièvre aux paroles de son ami, prêchant sans cesse la lucidité, la vérité, la conscience de soi. Trop jeune, elle ne pouvait apporter aucune expé- rience à son effort, mais elle y apporta l'élan des hautes natures, l'énergie héréditaire, et cette sorte de structure nouvelle qu'elle devait à Duhamel et par quoi elle était son enfant. Mais, encore qu'elle demeurât stoïquement lucide, pour faire honneur à son ami, elle connut cependant les courants cruels par où la nature et la société viennent troubler une âme éprise de femme. LaI.A CHARPENTE 129 nature surprenait sa pudeur, la livrait pendant le sommeil aux désirs demeurés en ébauche durant le jour, à des caresses que l'incohérence tournait au burlesque mais qui défaisaient pourtant ses résis- tances ainsi que des doigts d'amant audacieux déla- çant un corsage, au point que les courts éveils noc- turnes la trouvaient balbutiant des mots de tendresse voluptueuse. Elle subit avec violence le retour de la passion traditionnelle, esclave et fortement symbolisée. Elle ne pouvait, certains soirs, s'empêcher de pleurer sous des extases douloureuses où elle se voyait une victime du destin... Alors l'impossibilité, le fait que Duhamel était marié, qu'elle était la fiancée de Bizot, accroissait perversement son amour comme l'adultère renforce la passion d'une femme de ban- quier. D'autres vagueries l'assaillaient. Tantôt c'était la romance, la prière d'une vierge des petits bouti- quiers, annonçant des peines de cœur, humbles, gémissantes et hystériques, tantôt quelque chant solennel, quelque hymne religieux ou les phrases brisées d'une âme aux abois, tantôt cent vanités: prestige, fortune, coupe de la barbe de Duhamel, choses par où s'attachent les cuisinières comme les princesses. Mais elle subissait ces minutes avec résignation et montait lentement des suaves émois de sa chair, à travers le symbolisme, jusqu'à l'ardente, l'infinie douceur de ses relations avec Duhamel, jusqu'à cette divinité d'une analyse où ils semblaient créer un monde.I J30 LA CHARPENTE Tous deux revenaient à la chasteté et à la ten- dresse fraternelle, espérant pouvoir guider leur pas- sion vers d'immenses rêves et de fiévreuses décou- vertes... Mais la passion accepterait-elle cette zone neutre ? Pouvait-elle se séparer de l'appareil volup- tueux qui nous vient d'une longue lignée animale ? Non sans doute. La passion, comme l'homme même, veut avant tout vivre, et elle meurt dans la vertu comme dans le vice : elle se forme, être dans un être, de résistances limitées, d'obstacles difficiles à franchir, mais finalement franchis.LIVRE DEUXIÈME L'ARISTOCRATIE CHAPITRE PREMIER DES MAINS SALES Mm' Duhamel avait, fait connaître son arrivée dans le pays, et, un après-midi, x\lme Bardomb, une châ- telaine qui habitait à quelques kilomètres seulement arrêta sa calèche devant la petite maison de campa- gne. Mmo Lebérant sa belle-sœur, s'y trouvait avec elle. Mme Duhamel les reconnut, son cœur palpita d'une joie absurde. Elle courut au devant des visi- teuses et, tandis que Mmo Bardomb lui rendait genti- ment ses caresses, Mme Lebérant tenait à distance la petite bourgeoise sensible. Les Lebérant possèdent le domaine de Nancourt à quelques kilomètres de Marines, huit cents hectares de terrain, en jardins, parc et forôt d'un seul tenant, avec habitation seigneuriale. Ils ont la morgue des grands riches roturiers qui vivent en contact avec les aristocrates de race. Mmc Duhamel s'aplatissait devant eux parce qu'ils lui avaient ouvert leur chcà-132 LA CHARPENTE mlii ' teau deux ou trois fois et qu'elle y avait diné un jour avec les de Caillard-Dachot et les de Rosebelle. Mmo Lebérant reçut avec froideur ces hommages. C'était une grande femme maigre et sèche, très mas- culine d'allures, de langage, vêtue de quatre sous d'étoffes mal assemblées par sa femme de chambre, hystérique avec cela, d'une hystérie qui la portait, soit à cheval, soit en voiture, à de brusques proues- ses sportives, dont plusieurs avaient mal tourné, lui cassant une fois un bras, une fois une jambe, sans qu'elle en voulut démordre, ni même reconnaître qu'elle se fût fait le moindre mal. Cette témérité comme ce mensonge attestaient suffisamment sa névrose, mais elle se décelait encore par des attaques de nerfs et une tendance à employer des mots de charretiers ivres au détour des conversations. Mmc Bardomb, sa belle-sœur, toute petite, ronde et grasse, bien prise, brune, le nez aquilin, avec de très charmants yeux et un plus charmant sourire, le teint olivâtre d'une italienne, possédait au contraire une admirable pondération. Nulle n'est plus entendue à gérer une immense fortune, à créer du bien-être autour d'elle, à réaliser de tout son cœur une bonne vie paisible, harmonieuse, où le devoir, l'amour, la justice fraternisent dans une morale simple et bonne enfant, aussi loin de tout excès que de tout scrupule. Une sorte de Mmo de Warens, mais pour la grâce seulement, car elle n'a ni la supériorité, ni d'ailleurs la facilité de mœurs de la maîtresse de Jean-Jacques. Très matérielle au contraire, sans lecture, sans inté- rêt pour autre chose que sa maison, les gens qui la touchent, son fils, son amant, ses serviteurs. SorteLA CHARPENTE 133 d'égoïsme raffiné qui apparaît de la bonté quand même dans ce monde tellement raidi par l'avarice et le préjugé. « Elle huile sa vie ! » disait d'elle un intime. Rien en effet ne pouvait crier ni grincer autour d'elle, sans qu'elle y portât remède. Tran- quille et satisfaite, elle vivait dans un cercle de visages et de choses souriants, sans connaître ni vou- loir connaître les « ténèbres du dehors ». La passion de sa vie avait été pour un grand garçon, épais d'esprit, beaucoup plus jeune qu'elle et ayant raté si souvent son baccalauréat qu'il avait fini par y renoncer, très sot donc, mais qui s'était attaché à sa maîtresse par toutes sortes de gâteries dont l'avarice de ses parents le privait, dont il se serait d'ailleurs privé par sa propre avarice. Elle avait jadis ardemment souhaité le mariage, mais les parents du jeune homme s'y étaient opposés pour de multiples raisons, surtout parce qu'ils crai- gnaient le ridicule d'un jeune homme épousant une femme plus âgée que lui, et encore parce qu'elle avait un fils d'un premier lit, donc un héritier, ce qui enlevait du prestige à ses millions. Elle demeu- rait veuve, sans chagrin trop cuisant, heureuse de voir son amant demeurer célibataire et se persuadant qu'il le demeurait à cause d'elle. Les deux dames, introduites au salon où se tenait Duhamel, furent présentées à Mme Delafon et à Alice Normanoir. — Normanoir ? demanda tout de suite Mmc Lebé- rant dont l'Annuaire des châteaux de France et d'au- tres recueils sur la noblesse étaient les livres de134 LA CHARPENTE chevet ; il y a des Normanoir de la Chastellerie, possédant des terres dans l'Anjou. — Ce sont mes cousins, répondit simplement Alice ; nous sommes ma sœur et moi des Normanoir de la branche aînée. — La branche aînée ! s'écria M"" Lebérant subi- tement pleine de déférence, n'est-ce pas le comte de Rocourt qui en est le chef ? — Parfaitement, dit Mme Delafon, le comte de Rocourt est notre oncle ; mais notre père s'est brouillé de bonne heure avec son frère. Mme Duhamel demeurait béante. — Voilà le premier mot que j'en entends ! fit-elle, soudain envahie de sentiments si opposés, joie, envie, colère, admiration, qu'elle faillit verser des larmes. — Comment, vos amis ignorent... — Mon Dieu, fit Mme Delafon, toutes relations ayant cessé entre notre famille et nous !... D'ailleurs, notre fortune plus que modeste et les goûts de mou mari ne nous permettraient pas de voir des gens qui, de leur côté, ne s'intéressent guère à nous. — Il est vrai, repartit Mmo Lebérant avec une montée d'orgueil, que le titre sans argent pour le soutenir ne vaut pas pipette, dans le triste monde où nous vivons aujourd'hui. — Et je crois bien dans tous les mondes où les hommes ont vécu, corrigea Alice. Mme Lebérant eut un regard impertinent. — Mademoiselle est philosophe ! — Ma sœur et moi, répondit Mme Delafon avec vivacité, nous ne croyons pas que le monde soit pire aujourd'hui qu'autrefois.LA CHARPENTE 13S — Cependant, autrefois, on n'eût pas laissé des Nor- manoir dans la médiocrité, le roi y aurait pourvu. — Est-ce bien sûr, se récria Alice. C'eût été une fière injustice ! — Mademoiselle ne prêche pas pour son saint, dit Mme Bardomb. Mrao Duhamel, restée coite jusque là dans le saisis- sement de voir Mmo Delafon et Alice prendre une telle importance, intervint avec quelque esprit de jalousie. — Mes amis sont des démocrates, dit-elle... D'ail- leurs, elles partagent les idées de mon mari et aussi celles de M. Delafon. — Il est assez naturel, dit Mme Lebérant, froide et agressive, que ces messieurs défendent leur classe. Mme Delafon et Alice échangèrent un sourire. — Assurément, dit M. Duhamel, jusque là silen- cieux, je m'entends avec Delafon comme les deux doigts de la main. Ici l'hystérie de Mmo Lebérant se manifesta avec quelque brusquerie. — Deux doigts de mains calleuses. — De mains calleuses, certes ! dit Mme Delafon très pâle sous cette attaque ; de nobles mains cal- leuses ! Mme Duhamel tremblait de tous ses membres. Allait-on lui faire perdre ses précieuses relations. Mmc Bardomb de son côté se préparait à intervenir, dans son éternel désir d'avoir la paix, mais la répli- que de l'hystérique partit comme un obus : — De nobles mains calleuses, je le veux bien, mais pas des mains de nobles.136 IA CHARPENTE — -Madame, fit froidement Duhamel, qui voulait éviter une émotion à M"10 Delafon et à Alice, je suis fâchée de vous apprendre qu'il ne faut point parler à la légère, mon ami est le marquis de la Font d'Erclée. S'il était ici il vous dirait ce qu'il pense de sa noblesse. Il y eut un silence impressionnant où Mmc Duhamel demeura paralysée, tandis que Mmc Lehérant et Mme Bardomb s'immergeaient dans on ne sait quelle absurde mysticité venue de tant de causeries sur les titres et les filiations ; une vénération subtile que la bourgeoisie française semble avoir dans le sang et qui se renforce encore de critiques bilieuses, de colère et d'envie. Car le titre vit d'autant mieux qu'il est un rien, une chose insaisissable, une chimère dont l'ardente jalousie et l'orgueil font une réalité terrible. Comme toutes les distinctions sociales il grandit de la lâcheté universelle. Aux yeux d'un enfant légitime la bâtardise peut n'avoir aucune importance : elle aura toujours une importance- énorme pour un bâtard. Le bourgeois a porté sa roture jadis comme une bâtardise. Il n'a pas seule- ment subi le mépris de l'aristocrate, il a lui-même élargi la légende. Aujourd'hui qu'il possède la puis- sance effective, son humiliation est profonde d'avoir devant ses yeux un homme qui peut l'accabler de ce simple mot de « noblesse », sans devoir donner d'autre raison de son dédain que la tradition vivace où il s'appuie absolument comme le légitime s'y appuie pour humilier le bâtard. LemarquisatdupauvreDelafon suffità rendre l'hys- térique souple comme un gant, et même à renforcer LA CHARPENTE 137 d'une nuance aimable la politesse de Mme Bardomb. La visite s'acheva dans un esprit de grande cordialité, il fut convenu que ÏVInc Duhamel amènerait Mmc Dela- fon et Alice aux châteaux de ces dames. Quand elles furent parties, une longue conversa- tion s'engagea entre le trio d'amis, tandis que Mme Hude et sa fille montaient à leurs chambres. Duhamel s'aperçut que son calcul n'avait pas été faux et que le passage de ces misérables esprits éveil- lait dans Mms Delafon mille petites rancunes et aussi mille petites curiosités. Elle était piquée. Alice, stylée par Duhamel, entretint ce sentiment. Alors, prise en Ire la tristesse que lui donnait la séparation d'avec son mari et l'excitation de ces nouvelles figu- res, si la malade ne perdit pas ses idées noires, du moins l'obsession cessa de troubler son sommeil. Elle dormit la nuit. Il lui revint quelque énergie. Elle accompagna sa sœur dans de grandes promena- des avec Duhamel, et, sans participer de leur âme tout entière, elle goûta cependant le rythme large, la préoccupation de vérité et d'humanité que ces deux singuliers amoureux mettaient dans leur passion. Une lettre de l'absent apporta aussi quelque joie. Il allait bien, il se ressaisissait, espérait seprendre goût au travail et à la vie. Enfin une invitation à dîner chez les Lebérant souleva des questions de toilettes où ces dames sombrèrent pendant toute une semaine. j CHAPITRE II ILS NE BATTENT QUE D UNE AILE Le mercredi, jour fixé pour le dîner, arriva. Mmc Lebérant avait prié ces dames de venir tôt et l'on se mit en route dès quatre heures. Les voitu- res roulèrent au grand soleil. Celle deMmc Duhamel et Mmc Delafon marcha la première ; l'autre sui- vit avec Mme Hude, Alice et Duhamel. Les dames étaient éblouissantes. La joie neuve, enfantine du changement, tenait tout le monde. L'herbe des grand'routes était fraîche encore. Les coteaux dressaient des pans de moisson verte et des fourrures de feuillage à tous les creux. Le ciel cou- vrait la terre d'une soie pleine de reflets où le bleu dominait ; tde petits bois lointains portaient de l'om- bre, tous dans la môme direction, et cette ombre rendait solide le paysage qui, sans cela, eut paru irréel. Une vibration s'élevait sur la route, mille mouches ardentes poursuivaient les voyageurs, et rien ne bougeait en dehors de ces petits êtres noirs qui semblaient dans leur vol briser des bouts d'un fil léger, tant ils tournaient à brusques arêtes.LA CI1AI1PE.XTE 139 Sur le devant de la calèche, ayant en face de lui sa belle-mère et Alice, Duhamel cherchait avidement des yeux ia nature et tout ce qu'il y a d'invisible parmi elle: — Combien apparaît ce que nous disions l'autre jour, la surface de la terre comme le lieu de sa plus grande splendeur parce qu'elle est la réponse à l'abîme, la chose transformée sous la pression du vaste monde. De sorte que non seulement ses cour- bes, ses creux, ses plaines et ses montagnes, mais encore l'armée des arbres et des herbes, les forêts, les prairies, les eaux, tout est la réponse à notre mi- nute du monde faite de milliers d'années, si bien que, révélant les forces et révélant la loi, on peut dire de la face de la terre qu'elle reflète la face de Dieu. Qu'est-ce donc que l'âme amoureuse d'Alice peut pressentir et reconnaître d'un homme tel que Duha- mel... Déjà rien que l'élan, la ferveur de son sang généreusement mis en circulation par la présence, une griserie un peu contusionnante, tant de choses qui sont dans la chair de la femme et qui se pâment et qui s'oublient dans des paroles miraculeuses, transposant la vie, la mêlant tout à coup au vaste univers, n'est-ce pas suffisant pour rendre à tout jamais la pauvre fille esclave. Avec qui donc verrait-elle la splendeur qu'elle aperçoit ? Qui donc ferait des petites collines qui ondulent sur la Viosne, des arbres groupés en bois au bord des villages, des prairies, des blés épars sous le grand soleil, vaste troupeau d'herbe qui nourrira le troupeau des bœufs et des moutons, de140 LA CHARPENTE la rivière elle-même, clapotant des reflets à travers les saules ou les aulnes, des routes montant vers le ciel, du ciel sans fin tombant ainsi qu'une chape sur les épaules de la terre, qui donc ferait des renoncu- les ou des diplotaxes, du coquelicot ou de l'ortie blanche, le superbe symbole d'une pensée aussi va- riée que l'Univers lui-même. Alice ne savait plus, à entendre la voix aux timbres aimés, si c'était la nature qui éveillait la beauté dans son âme ou si c'était l'âme de Duhamel qui créait la beauté dans la nature. Moment où l'être éphé- mère s'abouche avec les réalités de demain, elle en goûte l'inoubliable essor, mais Mme Hude, coupée dans sa gaîté de vieille, dans les petits conforts et les menues joies, la lumière sur la route, quelques fleu- rettes, les belles robes et la belle réunion, se révolte, interrompt d'un mot aigre-doux. Cependant les calèches atteignent Nancourt. Mmc Duhamel signale le bois, les fermes, les champs, les haies, le mur du parc. Elle crie de loin : — Tout leur appartient ! Et Mmc Hude : — Huit cents hectares d'un seul tenant I Toutes deux, dans cette richesse d'un autre, sem- blent prendre quelque obscure revanche sur le mari médiocre. Elles se grisent comme des alouettes au miroir... Une seule pensée — la pensée unique de millions d'êtres par le monde — la puissance de l'argent. Duhamel observe sa femme. Si jolie dans son extase, elle lui est odieuse tout à coup, il la sent traîtresse, prête à se donner à ce monde qui est l'en- nemi le plus acharné de tout ce qui pense, de toutLA CHARPENTE 141 ce qui aime. L'argent! 11 songe à Jésus soupçonnant Judas parce qu'il était trop bon caissier. Amer, il regarde Alice. Elle sourit vaguement aux paroles de la belle-mère. Duhamel pense : « Presque tous les hommes mettent la richesse au- dessus de la vie morale ; c'est une chose aussi méca- nique que le tassement des cellules dans les couches intérieures d'un arbre. Mille raisons subtiles expli- quent le lugubre esclavage et il n'y a pas à en vou- loir aux gens pour cela, il n'y a qu'à constater leur inconscience. . Mais périsse plutôt Alice que lavoir séduite par l'ignoble empire de l'argent... » Alors, il eut un ressaut de jalousie, il perdit sa sérénité, il vit la jeune fille souriant à tel million- naire, à tel marquis, et flattée de l'importance de ces millions ou de ce titre. Il fit un plaidoyer abrupt : — Il est tellement lâche d'accepter une considéra- tion due à la richesse, à la noblesse, à quelque dis- tinction artificielle que ce soit !... II regardait Alice ; mais M"0 Hude se sentit atteinte quoiqu'elle ne fut ni riche, ni titrée, ni gradée. Elle était seulement une voix de la médiocrité qui crée ces hiérarchies et elle se révolta : — Il faut avoir plus de tolérance, dit-elle ; il se trouve des âmes élevées partout. Condamner les gens pour leur fortune, pour leur titre, pour leurs distinctions, ne me semble pas très charitable. Duhamel se reprit sous ces paroles qui sont l'hy- pocrite défense sociale au nom de la vertu la plus universellement méconnue par elle... — Vous avez raison, maman, dit-il, et cependant142 LA CHAItPE.NTE mon observation demeure, car elle ne s'adresse pas aux riches, elle s'adresse aux gens qui les peuvent juger... Au petit nombre de gens qui croient qu'il existe des choses au-dessus de la richesse et de la fortune. Il interrogeait obstinément le visage d'Alice pen- dant qu'il parlait. Le comprit-elle, obéit-elle seule- ment à tant de secrètes sympathies entre eux ; elle murmura : — N'est-ce pas Confucius qui a dit: « L'homme in- férieur s'occupe des intérêts, l'homme supérieur s'occupe des lois. » — Oui, oui, fit-il ardemment. — Mais, dit Mmc Hude, les lois, il faut bien qu'on les conforme aux intérêts, sinon les arrêts des tri- bunaux ne satisferaient personne. Duhamel et Alice sourirent, amusés de l'équivo- que. Les lois dont parlait Confucius apparues sous la robe de nos magistrats, cela donnait si juste la mesure de M"" Hude que ni l'un ni l'autre n'eurent le courage de pousser plus loin. Ils se replongèrent à la beauté qui les environ- nait et qui n'est pas belle seulement d'exister, mais parce qu'elle nous a précédés dans l'existence. Un peintre eut aimé les pans bleus du ciel contrastés sur les blés gris, les luttes du vert cru de l'herbe avec le vert argenté des saules, les taches audacieu- ses du coquelicot et du bluot, les fins accords du jaune des renoncules avec les sommités fleuries du gramen, les horizons bordés de violet-bleu, les rires en étain neuf de l'eau au friselis du vent, les routes blanches dont les bords se rapprochent, et tel vil-LA CHARPENTE 143 lage bis, dormant à mi-côte et tout étincelant de vitres allumées. On arrivait. On franchit la grille ouverte. Les ca- lèches roulèrent sur le gravier, coupèrent les nap- pes étendues du soleil et tout le monde descendit au droit d'une petite marquise vitrée. La maison assez grande et fraîche était bâtie en pierre meulière. Pour lui donner un aspect seigneu- rial, les Lebérant avaient voulu y ajouter deux ailes ornées de tourelles, mais, à moitié de leur projet, la dépense les effrayant, ils avaient renoncé. Ce qui faisait dire aux dames Biblot que « les Lebérant ne battaient que d'une aile ». Cette ridicule maison ina- chevée n'en prenait pas moins une apparence de con- fort et de richesse parmi la vaste pelouse, les grands arbres et les parterres fleuris. Cela suffisait à impo- ser le respect à tous ceux qui connaissaient la for- tune réelle des châtelains... Mmo Hude et Mmc Duhamel y pénétrèrent avec de petits frétillements de joie, Mrac Delafon suivait, in- différente, avec Alice. Duhamel éprouvait l'angoisse que nous prenons dans la passion à toute circons- tance nouvelle et suivait avec une poitrine gonflée de soupirs la silhouette délicieuse de sa jeune amie. Un valet, le groom de M. Lebérant fils, les introdui- sit au salon. M"le Lebérant s'y tenait assise sur un fauteuil où elle passait sa vie, près de la cheminée. Elle se leva pour accueillir ses hôtes, marquant une sollicitude visible pour « M"0 de Normanoir » et « Mme la mar- quise de la Font », tandis qu'elle prenait des formes cavalières à l'égard deM"e Duhamel et de MmeHude.144 ],A CHARPENTE Tout autour d'elle indiquait une âme avaricieuse et vulgaire. Le salon, à part ses dimensions, eut paru ignoble à un huissier de province. La tenture était gris sur gris avec une baguette noire tout au- tour. Troits portraits ronds, du temps de Louis XVI, sans aucune valeur, en ornaient seuls la terrible nu- dité. Deux très grands canapés en forme de divan, recouverts en cretonne reps rouge à ramages, te- naient un des côtés de la pièce, tandis que, répan- dus un peu partout, se trouvaient quelques chaises et quelques fauteuils de style bâtard, datant du troi- sième empire, en bois noir et garnis du même reps que les divans. Un vieux piano d'Erard, qui se révélait une terrible marmite, brillait dans un coin, et une étagère à bibelots portait quelques pauvres curiosi- tés provenant de la succession du père de Madame, jadis notaire à Cambrai. Enfin, devant une des fe- nêtres, sur un guéridon, le luxe de quelques livres, Y Annuaire des châteaux, la Revue des Deux-Mondes, et aussi un immense vase très laid et sans valeur. A peine si quelques plantes relevaient la désolation générale. Mme Delafon et Alice eurent une impression lugu- bre de ce terrible salon de riche avaricieux. Nulle grâce n'en harmonisait la misère, ne la relevait, fut-ce d'un goût violent. Tout était usé, terni, entretenu sans même le charme de certains raccommodages. Alice regardait avec stupeur une carpette devant la cheminée, amincie jusqu'à la trame, sorte de tapis au mètre à quoi l'on avait ajouté un bord en tresse de laine, fait à la maison par une main inhabile. Duhamel était venu dans ce salon les années pré- HKL4 CHARPENTE 143 cédentes et chaque fois une sorte de tristesse l'avait saisi à se figurer l'état d'esprit de ces riches, possé- dant la richesse ainsi qu'une chose abstraite, sans vertu pour orner et exalter la vie. D'ailleurs, cette pauvreté il ne la mettait pas seu- lement dans leur mobilier, il la maintenait dans leur intelligence, se défendant avec soin tout ce qui res- semblait à un effort cérébral ou à une jouissance d'art. Certes la vanité les poussait au désir d'éton- ner les gens, de leur inspirer quelque respect, mais ils regrettaient que cela dut coûter si cher et, dans cette lutte entre l'orgueil et l'avarice, l'avarice l'em- portait encore, car ils se contentaient de l'indispen- sable minimum somptuaire exigé pour avoir des rela- tions dans le monde. Ce sont des maisons où l'on discute âprement la nécessité de rendre tout juste ce qu'on vous a donné, où l'on calcule le nombre des plats d'un dîner afin de ne pas se trouver inférieur à ses amis ; mais où, ces sacrifices faits à la vie de société, on se replie sur soi, dans l'adoration unique du Veau d'Or. De temps à autre, cependant, la nouveauté entrait là comme un irrésistible météore ; alors on com- mençait à bâtir une aile de château ou on meublait en toile claire de Jouy à ramages Louis XV ou Louis XVI un petit salon avec window donnant sur le parc. Pris de terreur ensuite on s'arrêtait pour longtemps, revenus à cette idée, fort juste d'ailleurs, que la richesse et le prestige d'un immense domaine, suffisent à attirer le respect des hommes. Mais les déjeuners, surtout les dîners rendus — malgré des combats intérieurs et parfois intestins — 9146 LA CHARPENTE avec quelque magnificence, les invitations à chasser, quelques pique-nique, devenaient des choses de fon- dation, en dehors de quoi on eût perdu d'infiniment glorieuses relations. La même raison rendait nécessaire certaines cul- tures de fleurs, de fruits, dans des jardins spéciaux moins pour satisfaire les yeux par des harmonies délicates ou le goût par des pulpes savoureuses que pour nourrir des amours-propres et des conversa- tions devenues aussi essentielles à ces braves gens, que les échanges de timbres-poste aux philatélistes.' Après quelques minutes d'une causerie banale Mm« Lebérant offrit le tour du propriétaire. Cinq heures venaient de sonner. Il ne viendrait personne pour le dîner avant six heures. Tout le monde sortit, précédé par Mme Lebérant qui accaparait M™ Delafon, tandis que Mme Hude et Mm° Duhamel s'empressaient auprès de la riche pro- priétaire. Une fois dehors, cependant, le grand soleil arrosant son corsage et sa jupe de pauvresse, Mmo Le- bérant fit triste figure à côté de l'élégante Mme Duha- mel, de la belle et grave Mmc Delafon, au visage douloureux et charmant, de la noble et subtile Alice toute ardente de vie, de passion, d'enthousiasmé pour l'ami de sa jeunesse. Au bout de quelques pas, ils trouvèrent M. Lebé- rant, vêtu de velours brun à côtes, grande brute gauloise, épaisse d'intelligence, aux gros traits lourds, avec des yeux bleus sans flamme, des cheveux blonds, une carnation rose et fraîche, très vigoureux et bien portant. De souche petite bourgeoise, sa fortune lui montait à la tête. Il lui était pénible deLA CHARPENTE 147 ne pas en parler, mais il avait appris qu'on se moque de cette manie des parvenus. De même, il aurait bien voulu se payer un titre, mais la crainte des raille- ries et surtout l'argent qu'il en coûte, l'avaient arrêté. Il se contentait d'être un royaliste farouche, plein de haine et de mépris pour la République et les répu- blicains. A la mort d'Henri V toute la famille avait pris le deuil, malgré la dépense. Ce pauvre homme était maire de sa commune qui renfermait bien trois cents âmes. Il passait beaucoup de temps dans son cabinet, à la mairie, et il y dormait sans doute car jamais son activité administrative ne montra d'effet. Là debout, enveloppé de velours brun, ses traits lourds, ses mains épaisses, il symbolisait le triste grand riche rallié à l'aristocratie de race, être sans lendemain, captif de sa fortune et qui remplit dans l'inconscience une fonction si misérable qu'elle n'équivaut pas à celle du casseur de pierres sur les grandes routes. L'orgueil lui tend la peau du visage, et quand sa femme lui présente la marquise de la Font et M"c de Normanoir, il s'incline, il fait la révérence ; ce qui représente la noblesse aux yeux du bourgeois et de l'ouvrier, les milliers d'images où l'on voit des mar- quis faisant des grâces devant des duchesses tout courbe M. Lebérant, mais de quel air froid et dédaigneux il accueille M. et Mmc Duhamel avec Mmc Hude. Alice en riait sous cape, tandis que le propriétaire les conduisait à travers le beau jardin de sept hec- tares qui environne la maison. Il est vaste, très bien entretenu par trois jardiniers. Des murs parallèles148 LA CHARPENTE coupent le potager pour soutenir les poires, les pêches, les raisins en espalier, et ces murs ver- doyants, percés de portes en voûtes ont sous le ciel un grand air de richesse, rappelant ces opulents jar- dins où l'on voit, sur des estampes, certains bergers surprenant des bergères endormies. Ils regardaient un plant de fraises d'Héricart, quand parut un jeune homme de vingt-cinq à trente ans, solidement charpenté, larges d'épaules, au vi- sage osseux, bilieux, à la forte mâchoire et vêtu d'un complet de cheviotte défraîchi. C'était le fils de M. et Mmo Lebérant, Clovis. Un ricanement lui tor- dait la bouche à demeure. Plus encore que son père, il avait la notion exacte de ses richesses et ne man- quait pas une occasion d'en humilier les gens de for- tune médiocre. Mmc Delafon, jugeant au négligé de leur toilette que le père et le fils s'occupaient d'horticulture, dit en manière d'éloge : — A voir votre jardin si beau on devine que vous y travaillez avec amour. Un rire sarcastique échappa au jeune homme. Son titre de marquise n'épargna point à Mme Delafon le regard de dédain, ni la parole railleuse: — En vérité, madame, je n'y mets jamais les pieds, ni surtout les mains que je ne tiens pas à salir. Nous avons des jardiniers pour cela. — C'est une occupation charmante, répliqua Alice. Il haussa légèrement les épaules et l'on voyait à son mépris qu'il savait l'humble état de fortune de la jeune fille. Un rire plus lourd, plus impertinentLA CHARPENTE 149 ébranla les os de sa face tandis qu'il répondait : — Oui, pour certaines gens ! — Pour certaines reines, dit Duhamel un peu fébrile. Clovis demeura hésitant car son ignorance était grande et il craignait le ridicule, toutefois il connais- sait assez son monde pour savoir qu'on y méprisait tout ce qui se rapproche d'un travail manuel, et il risqua avec assurance : — Par caprice, sans doute... Mais nous ne som- mes capricieux ni mon père ni moi et nous détestons le travail. Mmc Duhamel et Mmo Hude le regardaient avec- admiration, le trouvant beau et crâne dans la supé- riorité de sa fortune. Elles sentaient puissamment qu'il avait raison de mépriser ce qui n'était pas l'ar- gent ou n'accompagnait pas l'argent. Duhamel, lui, avait une impression de froid aux oreilles et aux tempes. Il était pâle, Alice aussi. Mais Mme Delafon que sa triste préoccupation détachait du monde, poursuivit rêveusement : — Un jardin à soigner, un enfant à élever, ce sera toujours le rêve d'une femme... — Fichtre ! cria Mme Lebérant, ce rêve-là n'a pas été le mien, je vous en réponds... C'est un rêve de pauvre diable ! Mmc Delafon leva un œil étonné sur cette espèce de bonne femme en vêtements sordides qui parlait de richesse et flétrissait l'humanité d'un mépris souve- rain. Elle eut envie de parler, puis, déjà habituée par son état au découragement rapide, elle demeura silencieuse, mais elle rougit sous l'effort, très sen-150 LA CHARPENTE sible au fond à cette brutale agression contre son rêve. — Mais que faites-vous donc de votre temps? de- manda avec une irrésistible vivacité Alice en s'adres- sant à Clovis. — Rien, je suppose, intervint M. Lebérant avec son gros rire : Que voulez-vous qu'il fasse ? — Mais de la politique, de la science, des tra- vaux intellectuels, que sais-je ! M. Mmo et Clovis Lebérant faillirent éclater. Ce fut Clovis qui répondit : — Vous avez bien dit ça, mademoiselle, intellec- tuel ; c'est aujourd'hui le grand mot de tous les besoigneux... Dans notre monde nous répugnons à être intellectuel comme à être maçon ; c'est pour nous la même chose. Les trois grands riches s'étaient resserrés, pleins d'insolence, avec des regards de haine aux trois jolies femmes délicieusement parées et à Duhamel dont le fier visage s'indignait. Il eut d'abord envie de crier une injure, puis il songea à l'esclandre inu- tile, au triomphe que ce serait pour les autres de l'avoir mis en colère. Son œil s'éteignit, il eut un sourire gai : — Pour moi aussi c%est la même chose, dit-il; j'estime le maçon et l'intellectuel, sinon au même degré, du moins de la môme manière. Et il ajouta d'une voix douce : — Il ne faut, je crois, mépriser que les malhon- nêtes gens et les sots..... Et il regardait en disant cela, de ses yeux chargés de pensées, la brute au teint jaune... Alice rougit MLA CHARPENTE 151 de plaisir, Mmc Duhamel et Mme Hude trouvaient que Clovis avait raison au fond, et craignaient un éclat. Les Lebérant n'osaient se fâcher car ils n'allaient pas jusqu'à se faire prendre pour des sots, encore qu'ils eussent mis l'argent au-dessus de toute chose. Ce fut Mm° Lebérant qui répliqua : — Nous partageons l'avis de M. Brunetière : nous ne croyons pas aux progrès de la science. La religion suffit au bonheur de l'homme. Je ne demande à mon fils que des sentiments religieux et l'accomplisse- ment des devoirs de son rang... Les livres mènent à l'incrédulité et au mensonge. Clovis n'en lit pas, à plus forte raison ne songe-t-il pas à en taire... — 11 a bien raison, madame ! jeta railleusement Alice, outrée. Ni madame, ni monsieur Lebérant ne comprirent l'intention ; le jeune homme rougit de colère, mais il avait assez de monde pour attendre une occasion de revanche. Même il offrit galamment son bras à la jeune fille et la promenade recommença. Duhamel se tenait auprès de Mme Delafon, s'effor- çant, par une impulsion devenue naturelle, de la dis- traire. Le jardin avait la beauté rayonnante de mille fleurs douces à verser la lumière du sein de leurs petites urnes fécondes, de mille branchettes qui, fouillant l'espace avec harmonie, disaient la multi- plicité des désirs et le rythme souverain qui les règle, disaient aussi au pauvre cœur de l'homme les districts nombreux de la souffrance, la joie de se ré- pandre contenue par l'effroi de mourir. Ayant franchi une première clôture on arriva bientôt sur une hauteur d'où la vue planait sur tout452 LA CHARPENTE le domaine. Il était superbe. Le soleil y tombait, inépuisable fleuve de vie, au contact de quoi se décè- lent les énergies si diverses de la terre ; il y tombait sur des pelouses qui semblaient des pelages moirés, sur des graviers étincelants comme des épingles, sur des terres noires tels que des crêpes de deuil, sur les feuillées où ils miroitaient et sur les troncs rugueux qu'il coupait en deux parties, une d'or, une de cen- dre ; il allait réveillant les couleurs qui sommeillent dans les corps transparents, irritant celles qui se révoltent dans les corps opaques, faisant crier à la nature son premier cri, le cri ardent des nuances. Mais que de majesté dans la trame vastement épan- due, comme l'unité se refaisait avec puissance et que les pelouses, les arbres et les chemins étaient calmes, souverainement dominés et vaincus et tassés sous l'abondance de la lumière. Cependant l'heure avançait, oubliée par Duhamel et Alice dans la joie des lumières répandues et de leur divin amour. Mme Delafon, son chagrin ravivé par tant de magnificence, trouvait plus horrible d'être inféconde, de n'avoir pas un petit enfant qui balbutierait devant le vert de l'herbe et le bleu du ciel. Seules, Mmc Duhamel et sa mère restaient ra- vies en admiration devant les propriétaires d'un si vaste pan de nature. On reprit la route du château. Les Lebérant mon- traient toujours de la politesse et de la bonne grâce, en insistant un peu plus qu'il n'eut fallu sur le monde qu'ils fréquentaient, les gens à châteaux et leurs propres domaines. Le fils demeurait ricaneur et impertinent, mais avec des timidités de collégien bâta**LA CHARPENTE 153 devant la moindre forme savante du langage. Il sem- blait alors tomber, et il tombait sans doute, dans des distractions absolues où toute communication entre lui et Alice ou Duhamel semblait coupée. D'ailleurs, M. Lebérant l'imitait en cela et, seule, parfois, Mme Lebérant prêtait une attention légère comme celle d'un oiseau. L'inutilité de la pensée leur semblait imposée par l'argent aussi bien que l'inutilité du travail. Sans le savoir, par la fatalité de leur triple vie, ils rame- naient tout à cette chose unique : ce qui se faisait ou ce qui ne se faisait pas dans le monde des gens à châteaux. Parfois un petit éclat de mauvaise humeur poussait Mmo Lebérant à une boutade contre Duhamel, quand il exprimait avec sa simplicité coutumière une hypothèse un peu générale sur la nature des êtres et des choses. On voyait, que pour Mm° Lebérant, c'était une atteinte à sa propriété de voir dans les arbres, les Heurs, les oiseaux, les insectes autre chose que les arbres, les fleurs et les insectes du château des Lebé- rant ; des objets définis, définitifs, sans autre fonc- tion, sans autre rapport, sans autre raison que d'être plantés, de voler ou de courir dans le parc, le jardin et les bois de Nancourt. Il lui était sans doute odieux qu'on prétendit connaître et mieux qu'elle ces objets qui lui appartenaient ; et ce sentiment était fort judi- cieux, car celui qui connaît ' devient tôt ou tard celui qui possède. Gomme ils approchaient de la maison, ils virent 1. Dans l'ordre purement social, la caste qui connaît devient celle qui possède. 9. «mm134 LA CHARFENTE Mme Bardomb avec son fils Charles arrivant dans une élégante charrette tirée par un âne. Tous deux sau- tèrent du siège tandis qu'un petit groom conduisait l'attelage aux remises. Mme Bardomb avait infiniment de charme, elle savait se vêtir avec distinction et simplicité, à l'aise dans cette grande fortune dont elle faisait un judi- cieux usage pour le confort et l'élégance de sa vie. Son fils, grand, mince, prenait de ses cheveux blonds et de son teint délicat, un air d'aristocratie anglaise.. Les gâteries de sa mère le retenaient près d'elle, dans une douce et charmante intimité. Ils se quit- taient le moins possible et les mêmes rêves de vie molle et quiète menaient leurs actions. Tout de suite, Mme Bardomb jeta parmi la froide et méprisante réserve des Lebérant, une note chaude et humaine. Elle eut des mots gentils où le cœur con- fristé des hôtes s'épanouit comme des fleurs sous une tiède averse. Les Lebérant sourirent. Clovis ne lui marqua pas une tendresse particulière mais une satis- faction quasi animale parut sur son visage ingrat. Tous se sentirent enveloppés et dorlotés maternelle- ment. Cependant, Duhamel observa que la conversation loin de se relever s'abaissait plutôt : il est de durs états de guerre qui ont plus de grandeur que de char- mants états de paix. Mme Bardomb apportait ce qu'on appelle le tact et le goût et qui n'est en somme que la routine des pen- sées et des sentiments moyens. Adroite à détourner les idées subtiles, trop neuves, elle empêche que rien ne monte et que rien ne descende au-dessus ouLA CHARPENTE 155 au-dessous de la sphère où la jouissance demeure délicate et facile. Sous ce rapport, mieux que les Lebérant, qui ont encore un pied dans la rudesse industrielle, elle représente la haute bourgeoisie oisive, ou plutôt active et avisée seulement dans le cercle de ses besoins qui se réduisent au luxe et à l'élégance. Duhamel reconnut vite qu'elle possédait une sorte d'idéal fixé avec l'aide de lectures où l'on voit les efforts de l'esprit humain aboutir à des harmonies pratiques et définitives. Ainsi sont les romans anglais contemporains ces romans où, sous la factice singu- larité des aventures, une forte trame sociale et reli- gieuse asservit la pensée comme le cœur aux sym- boles derrière lesquels le bourgeois et l'aristocrate abritent leur sécurité contre la violence des nova- teurs, alliés naturels du peuple. Ces réflexions firent apparaître à Duhamel une vérité d'un ordre complexe : c'est que la société a mieux une vie d'ensemble qu'il ne l'avait jusqu'alors soupçonné. « Il est évident, se dit-il, que la conscience indi- viduelle est la plus rare des consciences, et cela s'explique puisque, selon nos dernières expériences, la conscience ne porte véritablement que sur ce qu'il y a de nouveau dans notre âme, sur les pensées qui ne sont pas encore assez répandues pour devenir des habitudes, des instincts... La société, qui ne saurait être qu'une bête plus vaste que la bête humaine, a pour conscience une moyenne formée de médiocrités réunies. Les hommes moyens seuls y entrent et même s'y fondent, participant désormais d'une viedo6 LV CHARPENTE ' d'ensemble, remplissant une fonction mais n'ayant plus une âme au sens où ce mot signifie la conscience individuelle. De là les terribles colères, les terribles revanches de la bête collective ou de l'organe perdu dans la collectivité contre l'individu possédant une personnalité... » Ainsi, à la grande surprise du moraliste, la sanc- tion sociale n'est ni pour le vice ni pour la vertu, ni pour le travail, ni pour la paresse, mais indifférem- ment pour celles de ces choses qui s'accordent avec l'organisme collectif, qui ne dérangent point son activité moyenne, qui ne l'obligent pas à un effort au-dessus de sa moralité, de sa mentalité. C'est pour- quoi les peuples tuent Socrate et Jésus-Christ, quit- tent à se transformer ensuite selon leur parole. Vus de cette hauteur les Lebérant et les Bardomb perdaient leur aspect monstrueux. Duhamel se reprit et, les plaignant, conçut le triste sort que la vie leur a assigné : « Pauvre tourbe humaine, victime en somme autant que meurtrière. Elle est le fruit des vices de l'huma- nité. En elles se concrètent les vanités, les préjugés, les lâchetés qui circulent du haut en bas de l'échelle. A chaque lâcheté populaire, à chaque mauvais et dur instinct de meurtre ou de servilité répond un despote en chair et en os. Et ainsi la voie morale devient la voie la plus rapide des réformes maté- rielles. »CHAPITRE III GENS A CHATEAUX Après un quart d'heure de propos interrompus, près de la pelouse, on se rendit au salon, au moment jqù la lumière plus foncée pacifiait les oiseaux ; ils commençaient à se tenir sur leurs arbres préférés en attendant l'heure de la vaste criaillerie qui pré- cède le coucher du soleil et accompagne les derniè- res luttes pour le perchoir nocturne. Le salon, dans la mélancolie du crépuscule perdait son aspect d'angoissante pauvreté ; comme il était grand, il gagnait au mystère ; on ne voyait plus au- tant la trame du tapis, ni la décoloration du reps des fauteuils. Avec Mm" Bardomb et Charles, les Lebérant se sentaient plus à l'aise. Maîtres de la conversation et la rendant fastidieuse à plaisir, ils la firent rouler sur les voisins et les parents de leurs voisins, sur des souvenirs de chasse ou de concours hippique. Mme Duhamel, Mmo Hude y prenaient une certaine part ; tandis que Duhamel, Alice et Mme Delafon demeuraient aussi étrangers à ces choses que si elles......Wiiilll J58 J.A CHARPENTE n'eussent pas existé. De temps à autre pour leur laire sentir leur infériorité, Clovis les interrogeait sur les de Noirtier, les Bondesquiou, les Taillefer, les Fitudo ; mais sans obtenir jamais de réponse. — Le marquis de la Font ne connaît donc pas ses parents? demanda-t-il une fois avec impertinence. — Mon mari a sans doute mieux à faire, répondit dédaigneusement Mme Delafon. Et l'ennuyeuse causerie se poursuivait quand on annonça successivement les deRosebelle, les Biblot, les de Fitudo, les Delarbre. Les de Rosebelle étaient accompagnés de leur fils. Ils appartiennent à la plus haute noblesse de France, les deux hommes de taille élevée, d'allure élégante' le père vigoureux, le fils long et efflanqué, la°mère courte, au teint chaud, à la peau luisante, les joues envahies de couperose, portant de petits bandeaux noirs, très tirés. A l'étroit dans leur fortune à cause des énormes frais de représentation causés par leur train double dans le château de Dominai et leur hôtel de Paris, près des Champs-Elysées, leur unique préoccupation était la chasse au mariage, la recher- che d'une héritière qui leur permit de mener, sans trop tirer le diable par la queue, le train princier auquel les condamnait leur rang et les traditions de leur famille. Les Biblot sont de souche bourgeoise, mais de la haute bourgeoisie, enrichie depuis longtemps et presque illustrée par le haut négoce. Fidèles à leurs origines, ils possèdent encore plusieurs faïenceries, source d'immenses bénéfices. Le père est un homme aimable, de grand sens. Demeuré veuf de bonneLA CIIAKPE.NTE 159 heure, inconsolable de la perte de sa femme, il s'était résolu pourtant à un second mariage, afin de faire souche. Ce singulier mariage de raison fut con- clu comme une affaire, la nouvelle épouse prévenue qu'il ne fallait attendre du mari qu'une bonne ami- tié et tous les avantages de la fortune. Grande femme, brune, robuste et active, Mme Biblot avait trouvé sa joie dans Tadministration de sa maison et de ses biens. Elle menait une existence large et somp- tueuse, se dépensait beaucoup dans le monde et chez elle. Ses amies la traitaient volontiers de gendarme, mais demeuraient éblouies de son luxe. Les Biblot avaient pu, éternel idéal bourgeois, donner à leurs fils des femmes de la meilleure no- blesse; mais leur fille s'était contentée d*un galant homme, très fin, très intelligent, nommé Delarbre et qui s'occupait beaucoup des affaires de la maison. Leur immense fortune qui datait de loin, les ser- vices rendus à la bonne cause royaliste et religieuse, les avaient liés, bien avant les mariages des fils, avec toute l'aristocratie. Assurément, on se susurrait à l'oreille, dans les minutes de dépit, leur tare bour- geoise, on les traitait même parfois de marchands de porcelaine, mais, en général, le fait acquis, le fait maintenant héréditaire de leur présence dans le plus grand monde, s'imposait. Ils sont un des bons exemples de la pénétration du haut commerce et de la haute industrie parmi la noblesse à laquelle ils servent de soutien et dont ils forment la portion la plus fastueuse et la plus vivante. Ils prenaient volontiers vis-à-vis des Lebérant des allures de gentilshommes, railleurs impitoyables160 I \ CHARPENTE de leurs travers, voire mystificateurs, témoin ce jour où Gérard Biblot vendit à Clovis pour très cher un fort mauvais cheval qui avait remporté un prix à l'Hippique. Clovis n'avait jamais osé réclamer, crainte du ridicule, et Dieu sait pourtant si son cœur de jeune avare saignait d'une telle blessure. La pauvre marquise de la Font et Alice, étaient l'objet de toutes les curiosités. Entourées pour l'heure par le marquis de Fitudo, M. etMme Delarbre et les Lebérant, elles ne savaient où donner de la tète, sous le flot des interrogations. Leur arbre généalogique, par elles oublié depuis longtemps, revécut tout soudain. On les reconnut alliées aux La Rochefoucauld auxd'Atil, aux de Fitudo, aux de la Croix d'Esneux... Elles répondirent d'ailleurs à tant d'empresse- ment avec un esprit quelque peu caustique, s'éton- nant d'avoir un si grand nombre de cousins et de cousines, de se trouver de si haut et si noble lignage. Mm« Duhamel et Mme Hude, perdues dans le dédain universel, sentaient de minute en minute croître la valeur de leurs amies comme augmente la cote des actions de mines quand on découvre un nouveau filon. S'il se mêlait encore quelque envie à leur ad- miration, l'idée qu'elles profiteraient d'une amitié si précieuse et qu'elles arriveraient peut être à se faire recevoir dans certains salons parisiens très fer- més jusqu'alors, leur donnait des frémissements de plaisir. Cependant, les Fitudo continuaient leur grotesque conversation sans s'apercevoir de l'ennui et du dé- goût d'Alice dont ils blessaient les plus délicats sen-LA CHARPENTE 161 timents et la philosophie. Le marquis de Fitudo est d'ailleurs ce personnage de comédie qui, le soir du voyage de noces de son fils, avant d'accueillir sa bru dans sa maison, lui tint, hors du perron, parmi les rires secrets des domestiques, un long et solennel discours sur les devoirs de l'épouse et de la belle- fille envers les parents de l'époux. Mœurs antiques, déflorées par une bêtise a ffreuse et le plus déplora- ble zézaiement, mais servi par une taille géante, de grands favoris, une tête de Jupiter. La pauvre belle- fille eût-elle d'ailleurs tant à se féliciter d'être entrée dans cette triste famille d'avare vaniteux et de possé- der un mari mal élevé, brutal et ridicule; c'est difficile à croire. Peut-être, d'ailleurs, trouvait-elle quelque consolation chez la marquise qui n'avait pas l'air trop méchante femme avec sa toute petite taille, son corps boudiné d'un embonpoint invincible, sa face rouge, miroitante, son nez tout petit, ses yeux vifs et sa voix pointue qui vibre comme un sifflet et arrive à dominer les basses les plus reten- tissantes, quand elle s'écrie : — Mais, ma chère mademoiselle de Normanoir, je vousassure que noussommes alliées parlesfemmes... La sœur de votre grand'mère était une de Maigre- fille, née de Normanoir. A quoi M100 Delarbre, née Biblot, répondait der- rière le dos des de Fitudo, en se bouchant les oreilles dans un geste gamin à l'adresse d'Alice : — Ne le dites pas si haut, votre respectable aïeule pourrait vous entendre, de sa tombe. — Où serait le mal ! répliquait le marquis qui ne comprenait pas.162 LA CHARPENTE Mais Alice en avait profité pour se rapprocher de Mm° Delarbre dont le joli visage et l'air spirituel l'attirait. C'était une brune, grande et mince, vôtue avec une élégance voluptueuse, d'une robe de surah rose glacé de blanc avec des pois blancs. Un léger zézaiement donnait un air d'enfant gâté à cette belle dame, d'ailleurs assez peste, mais qui ne déplut pas à Alice au sortir du contact des Fitudo et des Lebé- rant. Elles causèrent gaiement en jeunes femmes de robes et de chiffons, le goût délicat d'Alice surprit M"" Delarbre qui savait déjà par la chronique des châteaux, rapide et mystérieuse comme la poste du désert, que la jeune fille était pauvre. Toutes deux, d'ailleurs, possédaient le sens de la femme, ce je ne sais quoi qui émeut et passionne dans le détail de leur toilette comme dans le mot d'esprit ou dans les attitudes. Encore qu'elle eût peu de lecture sérieuse, Mmc Delarbre connaissait cependant quelques auteurs intéressants, ce qui est très exceptionnel dans ce monde. Elle parut goûter dans Alice une philosophie su- périeure dont elle ne vit que le piquant d'originalité et dont elle s'amusa comme de curieuses boutades. Elle se réjouit ainsi qu'une pensionnaire retrouvant une compagne de l'avoir pour quelques jours à Semay. Elles causaient avec vivacité quand un nou- veau venu, beau garçon de trente-cinq à quarante ans, s'approcha d'eux pour saluer Mme Delarbre qui lui tendit la main. ^ — Le marquis d'Escroix, présenta-t-elle, M"0 de jNormanoir. — Mademoiselle de Normanoir, dit-il, j'ai beau-LA CHARPENTE 163 coup connu votre tante la comtesse de Rocourt. — Vous avez eu plus de bonheur que moi, mon- sieur, répondit Alice. Le marquis demeura silencieux, guettant le beau visage d'Alice, avec cette espèce d'insolence, faite surtout de l'immobilité du masque, qui est particu- lière aux grands seigneurs. C'était un capteur de femmes. Ruiné à vingt ans par les folies de son père il avait connu la misère et le triste labeur de l'em- ployé dans une grande administration. Ce retour aux mœurs de la petite bourgeoisie, la fréquentation même de petits gens, le soir dans les cafés, des maî- tresses pauvres qui l'avaient aimé pour autre chose que son titre et son argent et auxquelles il avait été obligé de donner une partie de son cœur et de son âme parce qu'il ne pouvait pas les payer autrement, tout avait transformé l'aristocrate en lui, élargissant son activité et son intelligence, le portant à des études, à des travaux, à des lectures ordinairement inutiles aux gens de son monde et dédaignées par eux. Il dit deux ou trois phrases intelligentes sur la beauté du printemps, sur les jolies colorations des champs aux soirs de mai et sur l'assoupissement qui tombe vers le crépuscule et qui, disait-il, était bien moins dû à la fatigue qu'à la couleur de la lumière, à cette stupeur de l'orangé et du rouge qui mène tous les êtres au sommeil. — Ce n'est pas sûr, dit Mme Delarbre ; voyez le taureau... Et je garantis le taureau ; car moi-même, vêtue de rouge et côtoyant une haie, j'ai vu arriver une bête furieuse et mugissante.164 LA CHARPENTE tira de la contradiction par un mot d'es- II se prit : — Combien d'hommes en auraient fait autant. Puis, soudain, quelques traits, vifs comme des répliques de balles au tennis, d'un llirt audacieux et gai. En dessous il observait Alice pour voir si elle avait l'esprit de ces milieux où tant de choses sont permises sous le sourire et la politesse du mot. Elle n'avait pas cet esprit, mais un esprit naturel et plus sûr qui la rendait dédaigneuse de toute vanité. D'Escroix, habile, perçut le sourire méprisant de la jeune fille et se remit à causer avec tant de grâce et d'habileté qu'il parvint à effacer la mauvaise im- pression. Comme il avait pressenti la raillerie, il pressen- tait l'attention sympathique, jugea Alice pédante et sentimentale, mais la trouva infiniment belle. Il aimait les femmes sottes, ayant coutume de din- qu'une femme intelligente profane la beauté. Une aventure, au moins un flirt très « chiffonnant » avec Alice le tenta ; car il recherchait presque autant la joie excitante des baisers et des frôlements que la possession entière. Il appartenait au Paris de la haute noce où il était entré, après son terrible stage, dès qu'il eut recueilli les trente millions de son oncle de Daval Preslin, surnommé le sanglier d'Auvergne, à cause de son amour pour la solitude. Avec les Sergan, les Davan-Pentolès, les Maillard-Truffigard, les Baro- chesouland, le marquis menait le train exquis où l'on dépense au Carnaval de Naples, quarante mille francs par an rien que pour ses cravates. La troupe joyeuseseLA CHARPENTE 163 répandait à travers les fêtes mondaines, chacun fai- sant du bruit pour vingt et créant cette légende, qui a cours dans la bourgeoisie moyenne, et où l'on ne voit parmi la noblesse que légers et généreux dissi- pateurs, tandis qu'au contraire l'aristocratie se dis- tingue en général par une terrible avarice. D'ailleurs, dans la fête comme dans la politique, ils tombent au second rang, ne pouvant déployer autant de luxe, ni autant de génie que les fils du haut négoce ou de la finance. Mais ils apportent encore le prestige de leur titre, l'appât de choses rares, l'espèce de profanation que le sadisme des parvenus voit dans la crapule du noble et qui est un élément tout semblable à celui que la religion met dans la sensualité. D'Escroixqui valait un peu mieux que tous ces gens, à cause de sa jeunesse pauvre et studieuse, n'en avait pas moins été ébloui, et, par un instinct de se débarrasser d'habitudes qu'il jugeait peu élé- gantes, il avait recherché cette pire compagnie qui passe pour la plus distinguée. Cependant, il demeu- rait dédaigneux de l'amour des courtisanes et faisait des coupes dans tous les mondes. L'année précédente, il s'était montré très assidu auprès de M"" Duhamel, lui faisant la cour du beau sceptique mélancolique qui est encore l'idéal des femmes de cette catégorie. Mais, ayant trouvé trop de résistance, car Mmo Duhamel possédait les solides pudeurs de la petite bourgeoisie, il s'était rapidement découragé. Depuis, elle avait fait du chemin et elle ne vit pas sans jalousie son essai de flirt avec Alice. S'approchant du groupe, elle se fit reconnaître, si bien que le marquis ne 166 I.A CHARPENTE douta pas une seconde des sentiments qui agitaient la jeune femme. Il savait qu'on doit les neuf dixiè- mes de ses bonnes fortunes à des rivalités et il pos- sédait en outre un tranquille cynisme pour aller jus- qu'au bout de ses hypothèses de séducteur. Il lui parut simple que M™ Duhamel devînt sa maîtresse Alice son flirt, et il évolua dans ce sens, plein de bonne grâce, de regards langoureux pour la femme mais d'une belle ardeur spirituelle pour la jeune' fille. L'impression qu'il laissa sur Alice ne fut point défavorable : elle voulut voir en lui le brillant aris- tocrate qui sait beaucoup de choses et qui pourrait beaucoup de choses s'il n'était point corrompu de septicisme. Cependant, elle se sentait mal à l'aise devant des opinions arrêtées ainsi que des défini- tions et qui dénonçaient chez le marquis une forte dose de snobisme. Comme il demandait à un moment : — N'êtes-vous pas de mon avis ? Elle lui répondit ce mot très juste : — Je suis de votre avis, mais pas de la môme manière que vous. Cependant régnait un brouhaha discret, coupé de ci de là par la voix vrillante de Mme de Fitudo ou les gaies réparties de Mm° Delarbre, de M»e Bardomb par le rire insolent de Clovis qui, s'étant entouré d allies, prenait sa revanche sur Mme Delafon et rail- lait sa philosophie de femme pauvre, vivant loin du monde dans une ardeur charitable qui ne relevait pas de la religion. Car, pour les grands riches, la charité n'est qu'une manifestation religieuse, une partie de ce grand organisme du respect qui, tels les rites de laLA CHARPENTE 167 politesse en Chine, établit les rapports nécessaires entre le peuple et ses dominateurs. Il vint encore deux invités, Mme de Rebelle, jeune veuve charmante et son neveu M. de Béric lieute- nant de dragons, faible de santé et de fortune mé- diocre. On les présenta, sur leur demande, à Mme Delafon, à Alice et aux Duhamel. Le moraliste causait dans ce moment avec M. Biblot. Il lui disait d'énergiques paroles sur la valeur relative des races européennes. Elles attirè- rent l'attention de Mme de Rebelle qui les écouta. Surpris et charmé, Duhamel que suivait avec peine Biblot, se mit à causer avec cette jolie auditrice. Elle se prêta passionnément, attirée par l'air de gran- deur et par la voix de Duhamel. Plusieurs choses cependant l'étonnèrent et elle demanda quelques explications. Elle s'étonnait qu'il mit le génie dans la sauvageonnerie, alors que les hautes civilisa- tions créent les plus grands hommes. Il répondit : — C'est que le génie ne suffit pas à créer le grand homme... A bien des égards celui-ci est un produit social obtenu par la division du travail qui permet de laisser des familles persister de père en fils dans une même voie... — Alors, on pourrait fabriquer des grands hom- mes comme on fabrique de bons chevaux. — Oui, mais une telle fabrication est contrariée parle besoin de participer aux formes nouvelles... La persistance dans une même voie renforce assurément certaines structures anciennes. Prenez un boxeur par exemple. Si son fils persiste dans le même métier, I168 LA CHARPENTE il pourra avoir les muscles destinés à la boxe plus développés que son père et, s'il les développe encore, il transmettra à s on descendant une force très grande. Mais que, par un détour fréquent, les coups et les parades de la boxe se transforment au cours des âges, il se rencontrera tel boxerr débutant supérieur, pour ces nouveaux coups, au boxeur par héritage... Le grand homme qui doit répondre à des aptitudes diverses gagne aussi d'abord à l'abstraction, puis finit par y perdre ; car le but de l'être ou de l'espèce est non pas la spécialité mais l'universalité ou la complexité qui est une moyenne... Il n'y a sans doute pas d'autre raison à la décadence des races civilisées devant les races sauvages ou relativement sauvages qui, moindres en abstraction, sont plus abondantes en diversité, en ressources, en génie... Elle se tenait devant lui subjuguée, pâlie d'enten- dre pour la première fois des pensées de ce genre qui lui parurent surhumaines. Une chose domine la vie féminine ; c'est qu'elle peut atteindre à certains accomplissements par fécondation. Où l'homme montre une envie rageuse ou désespérée qui est son meilleur moyen d'adapta- tion, la femme apporte l'amour, le plus puissant mode de pénétration de l'être par l'être. La comtesse de Rebelle appartenait, par exception à cette classe de femmes dont les grandes passions sont cérébrales. Cela donne plus souvent des engoue- ments ridicules que de justes sympathies, mais enfin cela marque une évolution très caractéristi- que de l'amour vers une forme plus haute que la sélection naturelle ou sociale. Duhamel fut étonneLA CHARPENTE 169 de voir tant de ferveur dans les magnifiques yeux bleus et ces jolis frémissements d'une bouche atten- tive qui répète tout bas certains mots, et ces soupirs qui gonflent une gorge exquise et décèlent l'asphyxie d'une âme en suspens. Elle finit par répondre quelques mots assez justes, surprise elle-même de cette pénétration qu'elle ne se connaissait pas, reconnaissante à Duhamel qui rele- vait au-dessus d'elle-même, prise d'une sympathie très fervente pour le moraliste. Cependant, M. de Béric s'était approché du groupe où se trouvait Alice, et Mme Lebérant l'avait présenté à la jeune fille. Le lieutenant reçut le coup de foudre. Il est vrai qu'il l'avait reçu un nombre considérable de fois dans sa vie, mais jamais paraît-il avec cette force. Ce pauvre garçon ne possédait qu'une triste tête, sujette à des détraquements épileptiques. Nature décevante et misérable qui mariait des enthousiasmes délirants avec des vices singulière- ment froids. Plein, d'ailleurs, de convictions nourries à grand renfort de phrases creuses et d'hystérie sentimentale, montrant une foi religieuse fanatique, il était d'une intransigeance absolue sur les questions de noblesse. Il ennuya beaucoup Alice à qui il fit l'effet d'un malheureux pantin, répétant des gestes et criant des paroles qui ne lui appartenaient pas, qu'on lui avait péniblement enseignés et dont il tirait un stupide orgueil. Aussi fut-elle très satisfaite quand on annonça que le dîner était servi et que le marquis d'Escroix vint lui offrir le bras pour passer dans la salle à manger. 10CHAPITRE IV LES RITES DE LA POLITESSE Elle avait, cette salle à manger, la même pauvre apparence que le salon, garnie de meubles en acajou massif du règne de Louis-Philippe et dont les chaises recouvertes de cuir rouge étaient si fatiguées, qu'on y voyait distintement deux creux elliptiques juxta- posés, traces de plusieurs générations de dîneurs. Mais la table ne laissait pas que d'être brillante et tout ornée de fleurs. Le repas débuta par une conversation soutenue par les Rosebelle, les Biblot et d'Escroix, sur les che- vaux du dernier concours hippique ; car le cheval de luxe est un des meilleurs symboles de l'aristocratie, un des meilleurs sujets pour exercer ces esprits cantonnés dans l'élégance, dans un choix réduit de qualités. Ayant vanté leurs chevaux, ils parlèrent de leurs terres, de leurs plantes, de leurs bois et même de leurs serviteurs et de leurs paysans. Les anecdotes affluèrent. Les Rosebelle possédait un cocher fanatique de leur oncle, M. de Trésaur, auLA CHARPENTE 171 point d'être arrivé à lui ressembler en se taillant la barbe et en se faisant la raie comme lui. Sa plus grande joie était de conduire cet oncle en voiture découverte et de voir la ressemblance signalée par les passants. Un jour il était rentré ivre de joie et avait répondu à M. de Rosebelle qui lui en deman- dait la raison : — Ah ! monsieur, je ne peux pas m'empêcher de rire ; un voyou dans la rue s'est écrié : « Tiens le bâtard qui conduit l'autre. » Les Biblot racontèrent l'histoire d'un de leurs gardes, et les anecdotes descendirent jusqu'aux ani- maux. Mmc Lebérant avait dans son parc un lapin fou qui courait sus aux gens, leur sautait aux jambes. On raconta des traits de chats et de chiens mania- ques, de chevaux excentriques... Puis la conversa- tion revint aux hommes, parut inépuisable... — C'est le potin, dit M"" de Rebelle avec un regard appuyé à Duhamel. Vous devez détester ça. — Je ne le déteste point, répondit Duhamel, et je retrouve ici avec un certain plaisir cette manie com- mune à toutes les classes de la société, ce que j'ose- rais appeler la tijpification. Dans le peuple, la petite bourgeoisie, la grande bourgeoisie, la noblesse, sous différentes formes le type est en faveur. Il n'inquiète personne. Il appartient à une organisation défini- tive, invariable. C'est pourquoi il plait, et surtout aux classes rassises qui le rendent de plus en plus abs- trait. Ainsi s'explique le mot de César devant les turbulents et les mauvaises têtes, ces types de leur temps : « Je ne les crains pas ; ce que je crains, ce sont ces hommes pâles. »172 LA CHARPENTE — Cependant, dit-elle, il existe pas mal de types malfaisants ; même le type à la mode est celui de la rouerie, de la... Elle hésita. Il la tira d'embarras avec sa tranquille audace de philosophe : — ... de la rouerie, de la rosserie !... Il n'importe, si ces roueries ou ces rosseries sont ce qu'on appelle « bien humaines ». Ce que chacun exige surtout, avant tout, du type, ce n'est pas la morale, c'est la persistance dans des moyens identiques, une claire définition de lui-même. S'il bouge, s'il tente un développement ou un changement quelconque, il déchaînera colère et rancune, deviendra un des hommes pâles de César ! — C'est vrai, c'est vrai, disait Mme de Rebelle. Et comme pour appuyer encore cette vérité, d'Es- croix, Rosebelle, Biblot se mirent à signaler l'un la canaillerie d'un domestique, l'autre la friponnerie d'un notaire, le troisième les ruses pillardes d'un fermier, avec une ironie pleine de malice indulgente et bonne enfant. Par une pente naturelle, ils en vinrent à des sar- casmes contre certains libres-penseurs et francs- maçons. Il n'existait pas de pires imbéciles. Un grand mépris envahit la tablée. La religion n'est pas uni- quement affaire de sentiment et de conviction, c'est encore, c'est surtout une élégance, une civilité. Seuls, de lourds parvenus affectaient l'irréligion. Qui n'allait pas à l'église trahissait ainsi son origine, une origine de mains sales. Duhamel, qui les écoutait avec attention sur ce sujet si proche du problème dont sa tête était pleine,LA CHARPENTE 173 admira combien judicieusement ils prenaient cette forme qui a valu à l'Eglise plus de ralliés que toute l'éloquence de ses prédicateurs et toute la pompe de ses cérémonies. « Et d'ailleurs, se disait-il, pour leur monde cela est absolument vrai. Il est impoli de manquer de religion parce que la religion est leur code de poli- tesse, le code aussi de la politesse qu'ils imposent aux pauvres, la formule du respect qui n'apparaît au philosophe qu'un mode de la force, un symbole de la domination. Car l'Eglise n'est pas seulement pour le riche la sanction de sapropriété mais aussi la facilité d'être heureux sans peine, sans remords. Elle con- sacre en général toutes les servitudes mais elle ne les impose pas. Grande maîtresse de cérémonie, elle subit les transformations sociales avec assez de sou- plesse pour répondre aux besoins du temps. Les hommes en la rendant responsable du mal cherchent à excuser leur propre lâcheté. Elle n'est que l'orga- nisatrice de leurs vices comme de leurs vertus. Ainsi l'entend Confucius et ainsi la Chine demeure dotée d'une organisation directe « des rites delà politesse », où le mysticisme n'occupe que le second rang. Pendant que Duhamel pensait ces choses, M. Biblot racontait l'histoire du nouveau desservant de Semay. Impatienté de l'inertie de ses paroissiens, ce jeune abbé leur avait dit : « Je ne vis pas en crétin comme vous ; je lis, je m'instruis. » — C'est la nouvelle école des prêtres, dit Mme Lebé- rant. La carrière ecclésiastique est à présent suivie par des gens du peuple... — Des mains sales, murmura Clovis. 10. mm17A LA CHARPENTE — Oui, oui, cria de Fitudo indigné ; ils ne se con- tentent plus de la foi naïve des ancêtres, ils ne font plus de cas de la simplicité... Sa Sainteté devrait sévir contre les prêtres orgueilleux. — Est-ce que le desservant de Semay aurait la prétention d'être un intellectuel? demanda d'Escroix. Duhamel ne put s*empêcher de rire en voyant comme ils illustraient ses réflexions. — Ne voyez-vous pas, dit-il d'une voix forte qui attira momentanément toutes ces têtes d'oiseaux vers la sienne, ne voyez-vous pas que vous rendez à l'Église sa tâche monstrueusement difficile... Si elle vous obéit et demeure dans les traditions sécu- laires, elle perd la clientèle de la bourgeoisie qui se trouve être la majorité dans les classes dirigeantes et qui, malheureusement, a des prétentions à l'in- tellectualisme, voire une certaine admiration pour la science. — C'est vrai, monsieur, répliqua Biblot, mais, d'autre part l'intellectualisme ravage les vieilles croyances de nos prêtres et ronge la foi en des- sous. — Ce qui vous prouve, dit Duhamel, que l'évolu- tion du monde a un sens qu'il faut suivre sous peine de périr. L'Église le suit... Le mot tomba très dur sur ces gens dont la carac- téristique est justement qu'ils s'efforcent d'arrêter l'évolution à la phase de leur triomphe. Des répliques colères surgirent : — L'Église n'a besoin de suivre personne. C'est elle qui mène le monde et lui indique son idéal, dit M",c Lebérant.LA CHARPENTE 175 — Et cet idéal c'est l'obéissance et la simplicité, cria de Fitudo. — Je ne vois pas, d'ailleurs, ce que monsieur Duhamel nomme l'évolution, intervint d'Escroix. J'ai cru jadis au progrès ; j'en suis revenu ne l'ayant pu découvrir nulle part... Les anciens me semblent très supérieurs... La Bible vaut bien la Légende des Siècles je suppose, et VIliade n'est pas d'un moindre intérêt que Salambô... Un murmure discret d'approbation accueillit la fine et mordante parole du marquis... puis une sorte de silence plana, dans le désir d'entendre une réponse absurde de Duhamel : — C'est que vous confondez le sentiment du beau, qui n'est qu'une adaptation formelle, une perfection relative, avec la perfection entière, la somme des réalités acquises. — Je ne comprends pas. — ... Vous jugez la Bible plus belle, et vous partez de là pour conclure à sa supériorité, mais quand vous voyez un beau cheval le déclarez-vous supérieur à un homme difforme ?... Il ne faut pas oublier que la Bible et VIliade sont des recueils véritablement encyclopédiques de leur temps et des recueils où les divers éléments se sont, dans la suite des siècles, groupés selon cette esthétique supérieure qui vient du besoin de résumer aux maximum pour des géné- rations de plus en plus compréhensives... Mais ce sont de beaux chevaux, et les éléments qui s'y trou- vent ne suffiraient pas à faire un homme, môme difforme de notre époque... Pour avoir l'équivalent d'une Bible ou d'une Iliade qui renferment l'art, la176 —■ LA CHARPENTE science et la philosophie de trois ou quatre mille ans, il faudrait, de nos jours, une encyclopédie que per- sonne ne lirait mais qui serait sans doute lue par les hommes du futur... Ainsi notre Bible est en forma- tion: La Légende des Siècles ou Salambô,' n'en sont que d'infimes fragments. Ils avaient écouté cette voix, pris dans le piège de leur attention malicieuse et ils demeuraient épars. Alice rayonnait d'une joie douce qui mit une sorte de rage au cœur du marquis. Il eut envie de crier n'importe quoi, pour ne pas avoir l'air vaincu, mais une force invincible le tint muet. Il prit un air de mépris, et, juste comme Duhamel avait fini, il adressa à sa voisine de gauche, Mmo de Fitudo, une question sur un chien blessé dans une chasse récente. Le dédain alors jaillit comme une source de toutes les figures et sans doute ce dédain eut prévalu sans l'hystérie de Mme Lebérant qui déclara qu'on pouvait bien ignorer toute sa vie des livres comme la Ugende des Siècles ou Salambô, qu'elle ne connaissait d'ail- leurs que des morceaux détachés du premier, mais que VImitation de Jésus-Christ ferait les délices des Chrétiens jusqu'à la fin du monde. Le marquis de Fitudo annonça que toute lecture était dangereuse en dehors de quelques livres tolérés. — Je n'ai jamais permis à mon fils de lire Jules Verne parce que cet auteur ne mentionne pas le nom de Dieu et que j'ai craint la démoralisation qui pourrait résulter pour mon enfant d'une telle indif- férence... — A la bonne heure, répliqua Mmc Delarbre, avec un regard au fils de Fitudo, dont toutle monde savaitLA CHARPESTK 177 la brutalité et le débraillé, vous vous entendez à former la jeunesse. — Pour moi, je suis de l'avis de monsieur d'Escroix, dit Lebérant ; il se peut qu'on invente quelques ma- chines mais c'est sans doute pour marcher plus rapi- dement en arrière, caries mœurs deviennent détes- tables et le gouvernement est aux mains de pana- mistes et de vétérinaires. — Il n'y a point de progrès moral en dehors de l'Église, conclut M. Biblot. La tablée, unie contre l'intrus, reprenait courage et M. de Rosebelle put conclure parmi l'approbation générale : — La science n'a rendu les gens ni meilleurs ni plus heureux. Elle a créé une foule de déclassés. Tout le monde aspire à sortir de son rang. La reli- gion console les malheureux, leur enseigne la rési- gnation et l'obéissance. J'estime que le monde valait cent fois mieux quand il ne connaissait pas un tas de belles choses inutiles, mais qu'il pratiquait les vertus chrétiennes... — Il ne faut pas tant de science pour cultiver la terre, murmura Mmc Biblot. — La science a fait faillite, c'est le mot du jour, ajouta encore Glovis Lebérant. Puis la conversation se rompit et Duhamel, l'eut- il voulu, n'eût point trouvé à répondre. Un murmure très distingué, de paroles et de rires discrets, s'éle- vaient doucement, faisant tinter la verrerie, et les deux valets, aidés de la femme de chambre, pas- saient entre les convives des plats d'argent, tenus à bout de bras, tandis qu'ils respiraient fort commeI"8 LA CHARPENTE des chevaux surmenés et que la transpiration per- lait sur leurs tempes. Ils avaient sur leur visage d'esclaves, une gravité de commande, et leur habit de cérémonie sentait le tabac. Mmc Biblot disait à son voisin, M. de Béric, qu'elle n'acceptait pas un domestique sans qu'il eût fourni son billet de confession. M. de Béric, très nerveux, eût voulu crier sa rage contre Duhamel, car il avait la piété colère et intolérante. Mmc Bardomb ne se passionnait point. Il lui semblait si facile de remplir ses devoirs religieux sans ennuyer personne. Elle ne raffinait pas, ayant des domestiques mécréants ou hérétiques. Car elle aimait les femmes de cham- bre anglaises. Alice s'énervait à trouver tout ce monde tellement enfantin et léger, jouant à la conversation comme il aurait joué au tennis, ne prenant rien à cœur, repoussant de toutes ses forces chaque idée néces- sitant un effort, et, pour le reste, se perdant en cent contradictions, parce qu'il était convenu que ces contradictions ne changeaient rien au fond des senti- ments. A l'âge d'Alice, les idées sont véritablement trans- formatrices : elle ne pouvait admettre sans colère l'indifférence mondaine. Elle eut quelques mots durs pour son jeune voisin. Gomme, galamment penché vers elle, il lui demandait avec un sourire ironique ce qu'elle pensait de la science, assuré qu'elle répondrait comme toute bonne jeune fille du monde, qu'elle ne s'en souciait guère, elle répondit : — Je pense que c'est une chose trop difficile pour des cerveaux mondains.LA CHARPENTE 179 — Ne croyez-vous pas que le monde la dédaigne pour de plus belles réalités ? — Et quelles réalités? se récria-t-elle... Ni l'Art, ni la Science, ni la Vie !... Une existence d'oiseau qui ne peut relier la veille au lendemain ! 11 avait préparé, un madrigal. Le ton d'Alice l'ar- rêta. Il fut sensible au dédain, arme préférée de sa caste, il trouva Alice plus désirable et se piqua de lui prouver qu'il n'était point une bête. Ces sentiments aidés d'un verre de vin, de l'éclat des cristaux et de l'animation générale, lui constituèrent une sorte d'amour pour la jeune fille. De suite, il la découvrit plus jolie dans sa robe collante, dessinant des formes voluptueuses. Le flirt s'envola de son esprit pour faire place à un désir plus fort. En môme temps, M. de Béric ne quittait pas des yeux le gracieux visage de l'amie de Duhamel. Le cœur lui faillait dans la poitrine. Ses yeux s'ouvraient, hypnotisés, dans une sorte d'extase. Deux ou trois fois, au cours de la soirée, il eut de complètes absences, courtes attaques d'épilepsie, inaperçues de tous, mais à la suite desquelles, il se sentait prêt à pleurer d'énervement et de passion. Il eut voulu souffrir pour Alice, qu'on lui tenaillât les chairs, qu'on lui enfonçât un couteau dans la poitrine et que, tout sanglant, il pût tomber aux pieds de l'aimée, exhaler son âme avec son aveu. A travers tant d'émotion, il songeait cependant encore au bon- heurqu'Alice fût noble, sans quoi il n'eut jamais pu rêver de l'épouser. Cependant Mmc de Rebelle sentait davantage gran- dir sa ferveur pour Duhamel. Elle aimait sa façon unJ80 LA CHARPENTE peu rude, son air d'enthousiasme contenu, cette recherche de la vérité où parfois il s'arrêtait, hési- tant, ou se reprenait dans la crainte que les mots n'entraînassent sa pensée. Elle se jugeait elle-même très éprise de certitude parce que, blasée sur beau- coup de choses, elle affectionnait les formes sobres et nettes qui semblent la sincérité dans son monde, mais qui ne marque qu'une sincérité extérieure et conventionnelle. Ainsi, elle dit spontanément à Duhamel, après que la discussion générale sur la question de progrès et de religion eut été close : — Ma foi est au-dessus de tout. Rien ne l'ébran- lera. Duhamel sourit : — Ce que vous dites-là n'est point religieux. — Pourquoi donc ? — Parce que une foi n'a de valeur — l'Eglise l'a admis par la tentation des Saints et des Saintes — que si elle peut être ébranlée. Il faut qu'elle soit vic- torieuse, mais non pas à l'abri des épreuves. Et cette idée de l'Eglise se trouve être une des plus hautes de notre philosophie contemporaine, quoiqu'il y ait des différences sensibles dans l'application. — Oh ! dit-elle, vous ne me convaincrez pas. Elle avait en disant cela, un visage souriant et fermé. Duhamel pensa qu'elle avait sans doute rai- son, qu'il ne l'ébranlerait pas mais qu'elle appelait foi seulement une règle sociale dont elle était domi- née et pas du tout un état de conscience. — Les mots du doute, dit-il gravement, ont trem- blé sur les lèvres du Christ lui-même, et quel plus haut enseignement pour vous !... iiMim........» mu uniLA CHARPENTE 181 Elle se tut, contrariée, avec la vision intérieure du père dominicain qui la dirigeait et de toutes les œu- vres religieuses auxquelles elle donnait son appui. Elle se sentit vraiment aussi loin du doute qu'un général est loin de l'anarchie. Mais son sentiment pour Duhamel n'en fut pas affaibli parce que, chez les femmes du monde, les habitudes religieuses et les habitudes amoureuses se séparent aisément, ce qui est un triomphe de la nature sur l'éducation. Avec beaucoup d'adresse, elle parvint à mettre la conversation sur la charité qui lui semblait une sorte de terrain neutre où les opinions et les carac- tères les plus divers pouvaient se rencontrer. — Les hommes en apparence les plus impassibles, dit-elle, ont sous ce rapport une sensibilité extrême! Je tiens de la petite-nièce du général de Rambot une anecdote très édifiante. Le général était, comme vous le savez, un homme rude, imposant à ses trou- pes une discipline sévère. Même chez lui, pour les siens, pour ses domestiques, il se montrait peu ten- dre. Sa nièce aimait cette sévérité, cette discipline. Elle s'y soumettait volontiers et avait pris toute jeune l'habitude de faire des rapports sur ses pau- vres, afin que le général décidât de la somme à leur attribuer. Elle y mettait tant d'âme, qu'à la fin de la lecture des larmes tombaient des yeux de cet homme qui avait vu fusiller devant lui des soldats en faute. Il montrait ainsi combien il avait de cœur sous sa rude écorce. « Il n'y a pas eu, pensa Duhamel, de type plus exploité que celui de l'homme impassible qui pleure. On croit prouver ainsi la sensibilité de fond et rien ëmmmm182 LA CHARPENTE n'est plus faux. Cromwell versait aisément des lar- mes et Bismark apparaît un des plus grands lar- moyeurs de l'histoire... Napoléon lui-même arrive à pleurer dès qu'il s'agit de lui. En vérité, les larmes sont un souvenir de l'enfance, une de nos organisa- tions enfantines, et, comme l'enfant ne pleure que sur lui-même, quand les larmes font retour chez l'homme, c'est pour des sentiments puérils et égoïs- tes... On ne pleure que sur soi. » —Vous souriez? demanda Mme de Rebelle, un peu pi- quée, parce que cette histoire émouvait généralement. — Je pense, répondit-il, à la facilité avec laquelle je pleure au théâtre, dans les mauvaises pièces, pour le moindre trémolo d'une voix d'actrice... tandis que mes yeux restent secs devant les plus grandes misères humaines. — Vous voyez dans les larmes du général un geste de théâtre ? — Assurément, dit-il ; il existe par le monde des symboles qui sont assez semblables aux oignons ; on ne peut les faire apparaître sans qu'ils amènent des larmes ou des cris... C'est une grande facilité pour jouer son rôle dans la vie, mais cela n'a rien à voir avec le fond des choses. Elle demeura interloquée, sa bouche entr'ouverte montrant d'admirables dents. Les valets changeaient les assiettes. Duhamel poursuivit : — Les mendiants n'ignorent pas ce petit symbo- lisme sentimental. Ils savent que nous donnons moins pour eux que pour nous et ils s'efforcent à satisfaire par une mise en scène appropriée notre besoin de nous contenter. IlLA CHARPENTE 183 — Oh! s'exclama la jeune femme, n'est-ce pas détruire par quelques mots d'esprit toute la cha- rité. — Non, dit-il, car la charité qui nous satisfait, cela peut devenir aussi grand qu'on voudra, aussi grand que l'être qui la pratique... Mais, en général, cela se réduit iniiniment, suivant les règles d'un vérita- ble protocole... Le monde, qui ne donne que pour se défendre, qui trouve tout profit à donner, s'est payé le luxe d'une'sentimentalité conventionnelle, aussi mièvre et aussi fausse que son goût artistique... — Vous l'arrangez bien, dit-elle, assez amusée par cette critique ; mais que direz-vous de la charité de ma tante, Mmo de Béric, qui a donné aux pauvres tout ce qu'elle avait, jusqu'à se réduire à la misère... Et je vous prie de remarquer que c'est chez elle un sen- timent tout abstrait, un grand acte religieux, car très aristocrate, elle méprise le peuple. — C'est ce que nous appelons une martyre, répon- dit Duhamel ; c'est aussi une dupe. — Une dupe ! — Oui, une dupe et une martyre... Quand je vous disais tout à l'heure que la société donne pour se défendre, je vous expliquais une idée assez simpliste... L'établissement de castes se superposant depuis le peuple jusqu'à l'aristocratie n'est pas un fait arbitraire, c'est un fait organique, qui a ses lois, la domination des classes régnantes comme la sou- mission des classes asservies sont marquées par des dispositions que nous appelons gouvernement, reli- gion et mœurs... L'aristocratie, basée jadis sur la contrainte physique, a dû, par sa défaite, accepter la il18i LA CHARPENTE contrainte morale. Elle règne encore par la religion et par des préjugés qui relèvent des mœurs... Mmo de Béric est une martyre de la noblesse parce qu'elle pousse au delà de l'ordinaire des actes d'abnégation envers les formes sociales qui tiennent la noblesse debout... — Ce sont quand même des actes d'abnégation. — Oui, mais ces actes d'abnégation se rencon- trent aussi dans le peuple, et quand ils sont en fa. veur du peuple, vous les appelez criminels... Au contraire, dès qu'ils témoignent de la soumission des classes inférieures vous les jugez héroïques... Aussi l'Académie, bonne moyenne entre la noblesse et la bourgeoisie, couronne-t-elle tous les ans une servante qui travaille gratis pour ses maîtres tombés dans la misère... Mmc de Rebelle sourit à cette finale comme on sou- rit en France de toute ironie légère contre un corps constitué, mais elle ne se tint pas pour battue. — Cependant, dit-elle, la conduite de ma tante, se ruinant pour son idéal, n'est-ce pas ce qu'on ap- pelle héroïsme ? — C'est en effet ce que nous appelons de l'hé- roïsme ; mais pour moi je verrais avec plaisir un héroïsme moins esclave et des sacrifices moins auto- matiques. — Le sacrifice automatique ! — Le sacrifice est peut-être ce qu'il y a de plus automatique au monde. Les Hindous qui se précipi- tèrent sous les roues de l'idole de Jaggernath ou les Japonais qui se firent enterrer volontairement dans les fondations de leurs maisons furent des sacrifiés.LA CHARPENTE 185 Ce furent aussi des automates et enfin des héros. — Ils m'apparaissent seulement des fanatiques, dit la comtesse avec une sorte de colère sou- mise. — Pas pour les Hindous, ni pour les Japonais... ce qui prouve que l'héroïsme est une question de hiérarchie... La figure du Christ fut grande surtout parce que Jésus représentait un être libre de toute entrave... 11 n'a pas cherché le sacrifice, il l'a subi : ses angoisses au jardin de Gethsémani, son accepta- tion douloureuse sur la croix : « Mon Dieu, écartez de moi ce calice... >; en sont les meilleures preuves... Et voyez comme il est loin de l'automatisme social puisqu'il repousse la religion dans son mépris pour les Pharisiens, dans sa dilection pour la Samaritaine, dans sa parabole du bon Samaritain, la morale dans sa préférence pour une prostituée, la loi dans son pardon pour la femme adultère, la force dans son dédain pour César et pour l'épée, les préjugés dans sa fréquentation des publicains et des pauvres pê- cheurs... C'est une âme libre et haute qui domine son temps. Comparer sa charité à celle de Mme de Béric ou du général Rambot est une amère dérision. Voyez-vous Jésus-Christ se faisant appeler M. de Jésus ! Elle baissa la tête, fouailléc au fond de son âme aristocrate, mais avec cette joie que les femmes de son monde éprouvent devant les prêtres rudes qui les humilient. Le dîner finissait sur de petites fraises des bois de Nancourt, sèches et parfumées, Mmo Lebérant donna le signal de l'exode vers le salon. Une joie de se le- à »«mm 186 LA CHARPENTE ver, de changer d'air ranima les conversations. M. de Rosebelle passa le premier avec Mmc Lebérant, puis successivement, M. Biblot avec JVTC Rosebelle, mar- quis de Fitudo avec Mme Hude, M. Lebérant avec Mmc de Fitudo, M. Delarbre avec Mmo Delafon, le marquis d'Escroix avec Alice, Clovis avec Mmo De- larbre, Duhamel avec Mmo de Rebelle, M. de Béric avecMmeBardomb, M. Bardomb avec Mmc Duhamel, M. de Rosebelle fils avec Mmc Biblot, M. Paul de Fi- tudo fermait la marche. Mme Lebérant songeait aux frais de la fête et les trouvait inutilement exagérés. Mais elle disait à M. de Rosebelle, en continuant un entretien commencé : — Je suis très sentimentale... J'ai arrosé de mes larmes le livre de Saintines, Picciola. — Je n'aime pas beaucoup les romans, répondait -M. de Rosebelle, ma lecture préférée est Y Histoire de France de M. Duruy. M. Lebérant s'inquiétait de savoir si l'on avait bien fait chez lui l'équivalent de ce qui se faisait chez les autres et il n'écoutait que d'une oreille la voix, si pointue cependant, de Mme de Fitudo, contant la joie qu'elle avait éprouvée au dernier salon devant le tableau de M"" de Cormeilles, une pratiquante de l'art idéaliste et chrétien. M. Delarbre, cambré et portant beau, exprimait à Mme Delafon le plaisir qu'il avait eu à causer avec elle, tandis que le marquis d'Escroix, penché vers Alice, la frôlant un peu, disait avec chaleur : — Vous ne croyez donc pas à ce qui fait la supé- riorité réelle, la seule qui vaille : la beauté, l'élé- gance, le bon goût.....LA CHARPENTE 187 — Ce sont des mots, répondit-elle, qui changent trop facilement d'acception. L'élégance mondaine, faite de réserve, est toute négative. Parlez-moi de l'élégance d'une acrobate, je vous comprendrai..... — Puisque vous vous connaissez en chevaux, rica- nait Mmc Delarbre, imitant Glovis et lui rappelant son marché de dupe, tâchez donc de me découvrir un petit âne trotteur !... Mme de Rebelle s'appuyait au bras de Duhamel et disait avec une douceur passionnée, presque plain- tive : — Ne détruisez-vous pas ainsi toutes les joies de l'existence, tout ce qui nous est sacré, intime, repo- sant !... Ah ! que vous me donnez une impression de force redoutable ; vous m'avez séduite et épou- vantée ! Il tressaillit aux caresses de cette voix. Une vo- lupté soudaine parcourut sa poitrine. Il pâlit, il sentit la toute puissante tentation des plaisirs légers, cueillis sans remords, la joie d'étreindre la char- mante femme en maître et seigneur. Ses yeux cou- rurent à Alice qui souriait au marquis d'Escroix. Il se sentit chavirer dans un abîme de contradictions où la volupté, la jalousie, la honte tour à tour domi- naient. Mais le Duhamel de tous les jours fut le seul qui parut dans les gestes et dans les paroles, si bien qu'il répondait à Mms de Rebelle en s'étonnant lui- même du contraste de ses phrases avec ses senti- ments. — Hélas, madame, vous venez d'exprimer une vérité formidable, c'est que les joies, les intimités, les repos, les saintetés même du monde de l'aristo-„!'' 188 LA CHARPENTE cratie et de la grande richesse, sont en désaccord avec l'avènement de la pensée nouvelle..... Songez que ces joies, ces respects ont mené à Jésus crucifié ou à Corneille mourant de faim. Songez que ces joies, ces intimités, ces respects sont des armes qui tuent les plus grands êtres et les plus belles choses en ce monde !..... Elle s'assombrit, elle balbutia : — Sommes-nous responsables? ~~ Non.....Pas Plus sans doute que le tigre égor- geant l'agneau ; mais pourquoi voulez-vous qu'un homme conscient s'apitoie sur les griffes et les dents du tigre..... — Nos joies, nos intimités, nos saintetés sont des griffes ! — Ce sont des dispositifs semblables... Toutes les joies mondaines sont basées sur l'esclavage, toutes les intimités sont de féroces égoïsmes, toutes les saintetés sont des moyens de domination... C'est la loi de l'Univers, je le veux bien ; seulement, le monde, qui s'y trouve fatalement soumis, n'a pas à s'en vanter, ni à s'en réclamer devant les consciences supérieures. Elle avait de grands yeux bleus, dont la paupière clignait souvent, des cheveux blonds très nombreux rassemblés en masse du front, où ils ondulaient et foisonnaient, vers l'arrière de la tête où ils étaient for- tement attachés. Sa nuque était blanche là-dessous, sa mâchoire assez forte, sa bouche voluptueuse et tendre, sa lèvre supérieure bien fendue et longue sous un nez petit et légèrement aquilin. On la sen- tait pleine de vigueur musculaire, portant son trèsLA CHARPENTE 189 beau corps avec une sorte d'orgueil physique, et dans ses formes rondes, sa taille pliante, elle faisait une souple et forte créature d'amour. Elle était subjuguée par Duhamel, flattée qu'il lui crût assez d'esprit pour ne pas s'offenser d'une si rude philosophie. Son caprice du début de la soirée tournait à la passion. Elle se prêtait avec ardeur à tout ce qu'il disait, s'inquiétant fort peu des autres. Cela ne pouvait échapper à Alice. Quand elle vit ce visage de femme fixé sur son cher héros, elle conçut une jalousie frémissante plus profonde que la chair, plus profonde que la vie. Elle n'avait pas compté sur la jalousie, car elle n'en ressentait point à l'égard de Mrae Duhamel. Son âme fut décomposée. Déjà, au contact de ce monde léger, dans cette atmosphère de désordre et de contradiction, sa vertu n'avait pas la fermeté ordinaire. La jalousie vint compléter son désarroi et elle s'épouvantait à voir naître en elle des sentiments d'une violence incon- nue. Ah ! que nulle autre n'ait sa forte parole, l'inti- mité adorable, les émotions qu'il partage avec elle I Elle sent que ce serait la défaite, la mort, d'avoir une rivale; qu'elle ne pourrait plus épouser Bizot, qu'elle ne serait plus toute sa vie qu'une créature doulou- reuse et écrasée. Tout, tout, pour que cela n'arrive pas. Elle est prête à renoncer aux joies du monde, hors celle d'être la fille préférée, la confidente de Duhamel. Et la coquetterie se lève parmi cet ouragan d'âme. Elle rêve de le séduire, de l'arrachera cette autre femme, de se donner à lui dans des voluptés qui puissent le il.m 190 LA CHARPENTE retenir à jamais. Elle n'a plus ni pudeur, ni réserve ; elle est dans la main toute-puissante qui nous courbe, qui se joue de nous avec des moyens d'appa- rence si simple et qui ont suffi à la complication de l'Univers. \CHAPITRE V UN JEU DE DOMINOS Il était venu quelques personnes pour passer la soirée, si bien que le vaste salon parut trop petit. Pendant qu'on servait le café, des groupes se formè- rent, debout dans les encoignures. Clovis Lebérant, Charles Bardomb, Paul de Fitudo, M. de Béric s'étaient réunis autour de Mmc Delafon et d'Alice. La conversation avait porté dédaigneuse- ment sur des mœurs de plage, des endroits où l'on rencontrait des familles de commerçants et d'indus- triels. C'était de la part des grands riches et des aristocrates un mépris outrageant pour ce petit monde qui leur a pris le pouvoir. Ils professaient plus de respect pour la haute finance et ne parlaient qu'avec des sarcasmes couverts des Pereire, des Rothschild, des Ellisen, des Ephrusi, des Dansaert, etc., dominateurs de la bourgeoisie commerçante et attirés vers la noblesse, qu'il s soutiennent de leur pou- voir et de leur argent contre la puissance menaçante des intellectuels et des inventeurs dont le soleil commence à se lever.192 LA CHARPENTE Raillées très discrètement par les jeunes gens sur leurs relations, Mme Delafon et Alice manifestèrent avec vaillance leurs sympathies pour tous les tra- vailleurs. Songeant à Bizot, la jeune fille conclut : — Sans pousser personnellement très loin l'intel- ligence, ils ont au moins une admiration confuse qui oriente leur activité et les fait arriver, soit par eux-mêmes, soit par leurs enfants aux grands som- mets humains de l'art et de la science..... — Cependant, fit Charles Bardomb, ce que les artistes se moquent d'eux ! — Les artistes n'ont pas tort, répondit Mme Dela- fon, car la raillerie est un excellent stimulant... Tou- tefois, je partage l'avis de ma sœur; la bourgeoisie travailleuse est naïve, lourde, voire stupide, mais elle a des admirations qui vont dans le sens de la vie supérieure.....Presque tous nos grands hommes sortent de là. — Ça dépend de ce que vous appelez des grands hommes ! s'exclama M. de Béric. — J'entends les grands hommes de l'art, de la science, de la littérature. — Les intellectuels, ricana Clovis Lebérant. — Oui, les intellectuels. Les quatre hommes eurent un petit rire lâche et dédaigneux et Clovis résuma sans doute leurs senti- ments lorsqu'il dit : — Mais ils meurent de faim, les malheureux l — On se passerait bien d'eux, ajouta Paul de Fitudo. Le pauvre garçon parlait selon son cœur ; il ne savait pas, même de loin, ce que pouvait être laLA CHARPENTE 193 science, car le moindre télégraphiste devenait pour lui un savant. Aussi son mépris croissait-il en raison de son ignorance. Les autres, sans en savoir beaucoup plus long, étaient plus craintifs du ridicule.... La conversation, à propos des diligences, tomba sur les chevaux et n'en démarra plus. Alice rejoignit Duhamel qui avait perdu Mm" de Rebelle, alors accaparée par Mme Delarbre sur une causeuse. MM. Biblot, de Fitudo, d'Escroix, Delarbre, M. et MmeLebérant menaient une conversation absurde sur les domestiques. De temps à autre d'Escroix ou Delarbre essayaient de sortir de la banalité courante, mais ils n'insistaient pas, habitués à la discipline mondaine. Duhamel ne voulut pas tenter davantage de soulever aucun débat. Ils ne s'y fussent d'ailleurs nullement prêtés. La conversation agit sur eux à la manière d'une rivière sur des cailloux, en les arron- dissant. Ils offrent le moins de résistance possible parce que leur idéal n'est point de progresser mais de se maintenir. « C'est ici, songeait le moraliste, qu'on peut saisir l'importance des vieux moyens naturels pour la com- plication humaine. Nos idées dont nous sommes si fiers, tant de délicatesse sentimentale et esthétique, nos formes littéraires et artistiques les plus déliées, tout cela n'est qu'une broderie sur le fond de nos misères corporelles, sur les luttes de notre animalité, sur la formidable orientation de l'élément. Et si l'on sait qu'un poisson élevé dans l'obscurité y perd ses yeux au bout de quelques générations, y perd même ses lobes optiques, il apparaît que nos plus belles idées ne peuvent persister quand elles n'ont194 LA. CHARPENTE pas un point d'appui suffisant dans la plus lourde matière. Alors, la richesse, qui supprime le partage des luttes et des peines communes à l'humanité, abêtit les riches aussi sûrement que la privation de lumière aveugle le poisson. Ils souffrent, c'est vrai, par la maladie, par la mort, dans des affections ou des privations, mais ce sont là vieux modes de souf- france intégrés et définis qui ne développent pas pour la vie nouvelle, qui gardent seulement debout, dans une certaine mesure, le cerveau suranné des âges abolis. Do sorte que, fatalement, à force de se faire égoïste et réduite, leur douleur n'intéresse plus l'humanité et bientôt ne les intéressera plus eux- mêmes, parce que la part sociale est immense dans les chagrins qui nous paraissent les plus indivi- duels. » La soirée atteignait dans ce moment même à su plus grande animation. On causait comme l'on danse, suivant des figures apprises, avec le plus d'euphonie possible. On retrouvait là tous les types têtes d'oi- seaux qui sont classiques dans le monde. Alice en demeurait stupéfaite, n'ayant jamais assisté jus- qu'alors à ces sortes de réunions. Une jeune femme, venue dans la soirée, était remarquable par l'air d'in- térêt qu'elle montrait à tout ce qui se disait autour d'elle. Duhamel lui ayant adressé quelques paroles des plus banales, elle s'écria en s'adressant à un fort groupe d'invités : — Ecoutez donc ce que dit monsieur; il nous raconte une chose bien intéressante. Et quand Duhamel, devenu l'objet de l'attention générale, s'excuse d'offrir aucun intérêt mais finitLA CHARPENTE 195 par s'exécuter, c'est la même jeune femme qui l'a- bandonne, qui l'interrompt : — Écoutez donc ce que raconte M. Delarbre ; c'est plein d'intérêt. » Elle semble passer son existence dans ce métier de sentinelle vigilante, sans autre raison que de se montrer. Un certain M. Durieu occupa aussi l'atten- tion d'Alice. Il allait de groupe en groupe, approu- vant, désapprouvant, réapprouvant, le tout du même ton agressif d'un grand pourfendeur. La jeune fille le considéra avec un chagrin comique, se deman- dant ce que cet homme pensait derrière tant de gestes et de paroles contradictoires, et s'il pensait vraiment quelque chose, s'il n'était pas un modèle de l'effroyable automatisme qui dans ce monde fait sortir une phrase au contact d'une autre phrase comme sort indifféremment la tablette de chocolat ou le bâton de sucre d'orge d'un distributeur méca- nique... Dès qu'elle eut pris ce point de vue, elle en expé- rimenta la vérité, car, M. Durieu s'étant approché d'elle, elle le fit causer et il répondit tantôt affirmati- vement, tantôt négativement à chacune de ses deman- des suivant le ton de son interlocutrice, suivant la chute de la phrase, surtout suivant le mot clé, ne gardant d'immuable qu'une manière énergique de ponctuer, d'accentuer ce qu'il disait et qui faisait parler de lui comme d'un grand original. D'ailleurs, il la quitta bientôt, soucieux semblait-il, de causer dans sa soirée au moins une fois avec chaque per- sonne présente. Il fut remplacé par Mme de Nory, femme assez revê-I • mm» 196 LA CHARPENTE che, prenant toujours exactement le contre-pied de l'opinion d'autrui, adroite à trouver le joint où pourrait se glisser le doute ou le dédain ; mais Alice découvrit tôt qu'elle ne différait guère de M. Durieu dont elle remplaçait seulement l'approbation par la contradiction. En poursuivant cette petite étude, elle put classer encore plus d'une variante d'automatisme, depuis Mmo Lebérant ordinairement froide, n'écoutant pas ce qu'on disait, mais soudain frémissante, ardente, partant à fond de train sur un mot quelconque, jus- qu'à Mmo de Relet qui disait tantôt : « Vous avez bien raison, » tantôt : « Je ne trouve pas, » avec le désir de faire alterner les mouvements obscurs de sa volonté. En dehors de deux ou trois ces gens vivaient sur des gestes plus ou moins adaptés au fond de leur existence, mais qu'on ne sentait pas venir d'eux, qui n'était que l'écho d'une humanité anonyme. Ainsi ces gestes avaient une logique invariable à force de servir aux mêmes usages ; ils s'emboî- taient toujours par quelque côté et les conversa- tions devenaient semblables à des jeux do dominos où l'on pose tantôt à droite, tantôt à gauche, tantôt en travers mais où finalement on pose toujours. Alice arrivait là à la même conclusion que Duhamel. Il est des éléments sociaux qui n'ont pas une âme person- nelle, et le flux social expire en eux avec une triste monotonie. Il est décevant de les avoir devant soi parce qu'on s'imagine posséder sur eux le pouvoir de transformation que subissent les êtres libres de l'élite, tandis qu'en vérité chacun représente seule-LA CIIAUrENTE 197 ment une structure politique variable avec les castes ; si bien que, suivant qu'ils sont pauvres, riches ou nobles, ils adoptent des milieux d'idée différents comme le feraient des corps suspendus dans l'air si on changeait leur densité. Alice eut bientôt une confirmation très désagréable de tout cela, car M. de Béric parvint à l'accaparer durant quelques minutes, et se mit à lui faire les professions de foi les plus extravagantes. Elle ne répondit pas d'abord, mais comme, encouragé par ce silence,il reprenait, disait avecla manie injurieuse des bigots, sa haine du doute, elle lui répondit : — Dieu ne doit pas être flatté d'une telle préférence. — Pourquoi cela? — Est-il donc si peu défendable que vous le deviez cacher dans les ténèbres d'une foi ignorante? — Non, mais la foi doit être regardée à priori comme ne pouvant faiblir. — C'est donc la foi qui est Dieu pour vous, car vous la placez avant lui. N'est-ce pas d'ailleurs au nom de la foi qu'on a crucifié Jésus ? Le jeune homme demeurait pâle et bégayant de colère : — Je vous déteste quand vous dites des choses pareilles... Et il reprenait toute la série des propos à l'aide des- quels on a imaginé de se faire gloire de la servitude... Peu habituée à ces exaltations insolentes, une fureur sourde consumait Alice à la voix blanche du fanatique, ses intonations de sacrifié et tous les mots nobles dont il torturait le sens... Comme il disait encore :198 LA CIIAKPEJSTK — Je méprise les gens qui ne croient pas, les gens qui ne s'inclinent pas devant la Religion, devant-le Pape... Elle ne put s'empêcher de répondre : — Méprisez-moi donc, monsieur, car je n'admets pas qu'on s'incline sans examen. Elle regretta tout de suite cette phrase trop per- sonnelle et qui permettait une réplique dangereuse ; mais déjà l'autre en profitait avec les pauvres clichés dont sa cervelle était pleine : — Vous mépriser, vous, oh ! non, car il est impos- sible qu'un si beau visage cache une âme à jamais perdue... J'aimerais vous convertir. Je voudrais verser mon sang pour vous, ouvrir mes veines pour que Dieu vous ouvre les yeux. En disant ces mots, il avait enfoncé ses ongles dans le dos de sa main gauche et il s'était fait une véritable blessure dont le sang jaillit à flots. Alice détourna la tête avec horreur et dégoût. Ce geste lui sembla impur. La noble atmosphère intel- lectuelle où elle vivait avec Duhamel était si loin de cette hystérie frénétique. Elle ne voulut pas en écouter davantage et, par un besoin de consolation et de protection, elle courut auprès de son ami, lais- sant le beau lieutenant s'envelopper la main d'un mouchoir. Duhamel se tenait dans un groupe formé par MM. Biblot, d'Escroix, de Rosebelle, Lebérant, Delar- bre et quelques dames. Grâce à la présence de M"1' de Rebelle, mordante et aguichante, ces messieurs avaient dû accepter de monter d'un ton la causerie, mais Alice remarqua combien ils résistaient, combienLA CHARPENTE 199 ils s'étaient d'instinct groupés contre Duhamel. Ils avaient vite appris à s'abriter contre cette forte parole, cet esprit trop patient, trop conscient pour eux. Des mots, des gestes, un silence subit ou une brusque interruption, voire quelque impertinence coupaient le départ vers l'idée substantielle ou même arrêtaient des phrases très simples mais d'un début menaçant. Et l'amoureuse fille songeait au Moïse de Vigny : Sitôt que votre souffle eut remplit le berger, Les hommes se sont dit : Il nous est étranger !CHAPITRE VI ON N EST GRAND QU ÉVEILLÉ Il était bien onze heures quand ils quittèrent Nan- court et son château. Le loueur avait envoyé, au lieu de deux calèches, un landau très vaste où ils tinrent aisément à cinq. Ces dames mirent des man- tilles, encore que la température fût très douce et l'on partit. Duhamel restait songeur dans la voiture qui rou- lait par l'avenue ombreuse. Se souvenant des figu- res aperçues tout ce jour, il fut pris d'une sorte de rage, du désir que tous les hommes de son espèce ont eu de réduire ces stupides insolences ; mais bientôt, il se ressaisit. Tous ceux qui ont voulu lutter sont tombés victimes de la vanité mondaine. Le danger est d'accorder à la morgue le moindre pouce de terrain. Ces gens n'existent pas. Leur dédain est un souffle qui passe. Malheur à qui s'en préoccupe. Ils ne sont plus que le poison d'une grande chose de jadis : l'aristocratie. Le mépris est d'ailleurs la forme môme de leur décadence, le venin qui les a livrés et qui les livre chaque jour.LA CHARPENTE 201 Il pense à cela et la voiture franchit la grille, gagne la route. Il est assis entre Mme Delafon et Alice. Il sent l'épaule de son exquis disciple près de la sienne. Tout s'efface. Une douceur immense le submerge. La coupe du ciel apparaît ruisselante et phosphores- cente. Duhamel se confond avec Alice. L'orgueil de l'ai- mer et qu'elle l'aime suffit à sa vie. La route va parmi les pentes emblavées et tout est confus dans la nuit sauf quelques meules groupées en village nègre sur des hauteurs. Les pas des chevaux s'allon- gent ou se ralentissent, perdent la mesure ou la reprennent; un mur blanc donne l'illusion d'un lac, un brouillard donne l'illusion d'une mer. Parfois, du sommet d'une colline, la vue s'étend jusqu'à la masse noire d'un bois où les éclaircies paraissent de pro- fondes vallées. C'est ainsi qu'enfant il s'est figuré les Montagnes Rocheuses. Il éprouve un frisson de bien- être en songeant à la sécurité de cette voiture, une noblesse lâche et voluptueuse presque instantané- ment le corrompt, transforme sa passion pour Alice en une aventure galante. Ses scrupules paraissent absurdes. On ne vit qu'une fois... Pourquoi tant compliquer la vie... Alice serait douce à prendre... Lui ou un autre. Tout à coup il se révolte. Il s'était assoupi. Le demi sommeil l'avait livré à la brutalité. Il y voulut voir la loi du monde : on n'est grand qu'éveillé. — Combien Mmede Rosebelle est charmante ! mur- mura tout à coup Mrae Hude..., quelle exquisité, quelle sobriété de ton, de manière: cela ne se trouve que parmi la vieille aristocratie...202 LA CHARPENTE 1 — Les de Fitudo sont d'excellente noblesse, répli- quait aussitôt Mme Delafon, et j'ai rarement vu des gens aussi communs. — Mais je ne trouve pas, ditMmo Duhamel. Ils ont grand air. — Ils ont tous grand air, fit Alice, mais leur sottise est plus grande encore. — Il ne faut pas leur demander ce qu'ils ne peu- vent pas donner, dit Duhamel... Appartenant à une classe sociale finissante, il leur faudrait un immense effort pour en sortir. Et ils n'aiment pas l'effort. Mmc Duhamel ne répondit pas mais elle eut dans l'ombre une moue de dédain tandis qu'elle son- geait : — Ils parlent par envie. Confondant ainsi, suivant l'ordinaire, la juste fureur qui détruit les inutiles avec la basse jalousie du sot qui ne possède point devant le sot qui pos- sède. km mCHAPITRE VII UNE DYNASTIE La journée chez les Lebérant avait singulièrement excité Mmo Delafon. Le monde, en lui apparaissant sous cette détestable figure, lui enlevait beaucoup de son souci maladif. Elle pensait quelquefois avec terreur qu'un enfant d'elle vivrait parmi de tels hom- mes, qu'il pourrait être semblable à eux et elle n'o- sait plus tant souhaiter sa venue. Elle avait à peine eu le temps de digérer son irritation quand arriva l'invitation des Biblot. Trois jours à passer dans leur château de Semay en fêtes et réjouissances, distri- bution de prix à des élèves de l'école des sœurs sub- ventionnée par M. et Mm8 Biblot. Duhamel obtint que l'invitation fût acceptée et ils arrivèrent le mercredi soir ainsi qu'il était convenu, la veille du jour fixé pour la fête de l'école, un peu avant l'heure du dîner. On les conduisit d'abord dans leurs chambres, puis le dîner eut lieu en famille avec M. et Mme Biblot et M. et Mmc Delarbre. Les deux fils Biblot étaient attendus pour plus tard dans la soirée. Vers dix heures, chacun se retira chez soi. «Ir 204 LA CHARPENTE Au matin, on servit le café ou le chocolat dans les chambres. Mmc Hude étant matinale et curieuse se trouva prête dès huit heures et voulut sortir pour voir de près et à son aise le luxe de la maison, mais elle dut se battre avec sa porte qui lui résistait comme si quelqu'un l'eut tirée de l'autre côté. Enfin d'un coup plus sec elle vainquit l'obstacle qui faillit lui claquer dans la figure : c'était un gros élastique de jarretière fixé au chambranle d'une part et au bat- tant de l'autre... Elle demeurait ébahie devant cette machine, quand une pluie de cendres lui tomba sur la tête et jusque dans les yeux. Elle poussa un cri... On entendit des rires étouffés, puis un bruit de course. Enfin deux ou trois portes se fermèrent dis- crètement. Mmo Hude comprit qu'elle avait servi de jouet à une mystification, et se demanda si cela était ou non dans les usages du grand monde, s'il fallait rire ou se fâcher ? Elle rentrait donc dans sa chambre pour se brosser les cheveux quand elle entendit partir un grand cri de la pièce à côté où dormait sa fille. Elle se précipita. Dans la pénombre, les rideaux bien tirés, elle ne vit d'abord que le lit et sa fille dressée, terrifiée qui montrait la muraille. Une porte de pla- card apparaissait large ouverte et sur le seuil, sou- riant, un homme en habit de soirée tenait un doigt sur ses lèvres tandis que son autre main se crispait sur un revolver. La mère se jeta au-devant de sa fille en laissant la porte grande ouverte et s'écria : — Que voulez-vous, monsieur? Sortez, sortez... Nous ne vous dénoncerons pas !LA CHARPENTE 205 Des rires trop longtemps contenus éclatèrent dans le corridor ; puis le même bruit de fuite qui avait déjà surpris Mme Hude... L'homme en habit de soirée demeurait toujours immobile dans sa stupide pose. Enhardie, la vieille dame s'approcha et reconnut un mannequin à figure de cire... — C'est un mannequin, dit-elle. Mme Duhamel retomba sur son lit, épuisée, furieuse. Mme Hude ferma la porte; toutes deux demeurèrent muettes et attristées, ne sachant quelle contenance prendre devant ces farces qu'elles n'o- saient juger de mauvais goût. Enfin Mmo Duhamel prit le parti de rire et Mmo Hude courut enfermer l'homme dans son placard. — Comment est-ce machiné ? se demandait-elle tout haut. — Je ne sais, répondit sa fille. Je sonnais la femme de chambre quand tout à coup j'entendis un cra- quement, le bruit d'une porte qui s'ouvre et en me retournant j'aperçus cet absurde bonhomme souriant et terrible. — Au fait, dit Mme Hude, la femme de chambre n'est pas venue. — Je comprends tout, dit Mm se soumit aux grands principes qui réglaient sa vie à lui, comme le vent règle la vie des girouettes. Enfin on annonça le déjeuner et tout le monde s'en fut à table. La dynastie des Biblot portait bien sa royauté d'argent. Le père, haut de taille, un peu courbé, le nez droit, la moustache blanche, un air de noblesse naturelle allié à la simplicité, vêtu avec une tran- quille élégance, mais portant des plastrons et des faux-cols en papier. Les deux fils, Maurice, le plus petit, rageur et exubérant, sans cesse occupé de mille petites entreprises, de mille menus potins, royaliste enragé, plein de rancune contre le régime actuel, mangeant du franc-maçon et du libre-penseur; l'autre, Gérard, grand garçon flegmatique, efflanqué, à la moustache brune, aux oreilles écartées, à la tète épanouie vers le haut, guindé au point d'avoir été cérémonieux pour sa fiancée jusqu'au jour du ma- riage; non moins bon royaliste que son frère. Tous deux avaient épousé des filles de l'aristocratie, l'une pauvre, l'autre riche. La pauvre ne semblait pas avoir d'âme, comme le polichinelle populaire dont elle avait le masque. Les préoccupations de vanité suffisaient à remplir sa vie. Dès le lendemain de son mariage, elle allait s'exhibant partout, dans les belles voitures, les belles robes, jouissant du plus lourd, du plus stupide triomphe de la richesse. La femme de Gérard n'avait pas eu ces joies avilissantes parce qu'elle possédait une fortune personnelle. Elle était grande, bien faite, assez jolie, mais nulle d'es- prit. Toutes deux poussaient l'insolence, l'imperti- nence, la morgue, ces vertus suprêmes de la noblesse,LA CHARPENTE 213 aussi loin que possible. Elles faisaient d'ailleurs le désespoir de leurs beaux-parents par le débraillé de leur éducation, leur paresse, leur négligence et la manière âpre et hautaine dont elles prenaient toute observation sur leur conduite. Biblot avait mieux marié sa fille, encore que Delarbre ne fut guère riche; mais, avec beaucoup des vices de son milieu, c'était un garçon simple au fond et s'efforçantà quelque bonté et à quelque jus- tice. Il portait beau et sans doute avait séduit de son air martial la très délicieuse fille des Biblot, le bijou de la famille, une femme souple, au visage fin, aux yeux bruns, aux beaux cheveux, et toujours des toilettes exquises. Si elle rivalisait quelque peu avec ses belles-sœurs, pour les férocités du mot, du trait, elle y apportait plus d'esprit. Mme Biblot présidait noblement,grande belle femme aux toilettes riches toujours craquantes, sans doute parce qu'elle affectionnait la soie. Cette famille, dont le chef relevait de la haute bourgeoisie, tendait furieusement vers la noblesse. L'heure était proche où les Biblot abandonneraient ce qui restait entre leurs mains des industries qui avaient fait leur colossale fortune. Chaque jour, l'engrenage du dédain qui réduit les aristocraties les saisissait davantage. Déjà leur intelligence avait cessé d'appartenir au mouvement contemporain, ne ressortissait plus que d'organismes sociaux hérédi- taires. A côté d'eux, à la mftme table, les fils de la vieille noblesse, s'efforçaient de tenir leur rang, marquaient dans des nuances très délicates leur hauteur ou214 LA CHAI!PENTE leur mépris, suivant qu'il s'agissait du richissime Biblot ou des petits bourgeois dont Duhamel était le chef. Cependant, la présence à cette table de miss Moneytime, américaine presque milliardaire, les attentions respectueuses dont elle devenait lobjet pour les Rosebelle, dénonçait la puissance de l'argent comme le principe de toute puissance aristocratique. Duhamel songeait, qu'en effet, il faut bien peu de chose, pour abattre l'homme titré. Il avait secouru les de Laroche-Source qui, ruinés, vivaient du tra- vail de leurs femmes, trente sous par jour à confec- tionner des vêtements pour poupées. Les hommes gardaient le lit, au régime de la lechka russe, se refusant à tout labeur pour ne pas déchoir. On les plaignait, mais on passait sans les reconnaître... Et le vicomte Henri Baillache de Longchamps ? Naguère garçon de pharmacie dans la plaine Saint-Denis, à présent marchand de journaux ? Cependant, malgré qu'elle n'ait plus de réalité la noblesse demeure une structure solide dans toute la vieille Europe. Elle séduit les hommes parce qu'elle représente le règne direct de la force, l'autorité indiscutable. A mesure que les classes bourgeoises arrivent à la grande for- tune qui les éloigne des affaires, gênés, inquiétés par l'agitation des nouvelles couches, cette forme d'autorité les attire davantage. Les Biblot, les Lebé- rant, Mme Hude et M"'e Duhamel obéissent, sous diffé- rentes espèces, à cette règle invariable qui, faisant fondre les uns dans les autres les plus anciennes structures sociales, les réduit peu à peu à une moyenne accordée avec les efforts des parties actives et novatrices.LA CHARPENTE 215 Tandis que Duhamel pensait ces choses, l'attitude des deRosebelle,des de Gaillard-Chabot,des de Lato- rel, de tous les invités, s'éclairaient davantage pour lui. 11 arrivait à voir dans les gestes de ces gens non pas des formes individuellement héréditaires, mais des formes socialement héréditaires : « Il n'importe pas, ou du moins il importe très peu, qu'ils soient ou non de descendance illustre... Tel bâtard de laquais, tel aventurier étranger brus- quement enrichi et anobli, mais dont on ignore assez l'origine pour qu'il puisse jouer son rôle en cons- cience, possède mieux qu'eux la noblesse, c'est-à- dire le dédain, l'impertinence graduée... La fonction porte l'homme ; mais cette fonction existe, répond à un besoin, est la marque d'un état d'esprit univer- sel... Il n'est sans doute pas plus facile pour un peuple de s'en défaire, qu'il ne me serait facile de me séparer de certains vestiges d'animalité infé- rieure... Le temps et le travail des grandes conscien- ces les relégueront petit à petit aux profondeurs les plus obscures des êtres et des sociétés. » Il tressaillit soudain, car M. Biblot prononçait son nom et tous les yeux se fixaient sur lui. — Puisque vous aimez la philosophie, monsieur Du- hamel, vous pourrez en faire avec le comte de Latorel. DcLatorel sourit à cette sotte phrase. C'était un beau garçon de trente-cinq ans, à la barbe touffue, aux yeux vifs, à la figure douce, indécise et quelque peu farouche. Après une liaison avec la célèbre comé- dienne Samy, il avait épousé Blanche Harclay, fille d'un gros financier, très sémite d'origine et puissam- ment millionnaire. Duhamel connaissait la dernière 216 LA CHARPENTE pièce de cet aristocrate fécond : Le Fétiche. On y mettait aux prises la science et la religion : celle- ci triomphait suivant les règles de l'art dramatique où l'on voit : Un lion d'immense stature Par un seul homme terrassé. De Latorel qui valait mieux que ce monde, demanda : — Monsieur Duhamel est littérateur? — Non, monsieur, répondit Duhamel, je suis géo- graphe. La conversation s'arrêta, au grand regret de M. de Rosebelle qui espérait voir écraser le malencontreux moraliste. D'Escroix, de son côté, aurait bien voulu que de Latorel ouvrît le feu. N'avait-il pas, en effet, fait venir des livres de philosophie, lus jadis, et môme un résumé d'Herbert Spencer, et ne bûchait-il cela, le soir et le matin, comme un étudiant, avec ce désir insensé, et qu'il n'aurait pas avoué sans rougir, de reprendre du prestige aux yeux d'Alice. Toutefois, ce déjeuner ne convenait guère pour cela ; tout le monde était pressé. Il restait plusieurs choses à terminer dans l'organisation de la fête qu'on donnait aux élèves de l'école religieuse subven- tionnée par Mmo Biblot. Trois petits jeunes gens et deux petites jeunes filles d'excellentes familles des environs devaient jouer une comédie. Ils attendaient dans un salon voisin que ces messieurs, et surtout M. de Latorel, vinssent les aider à répéter. On refusa l'entremets, on expédia le dessert et l'on courut au plaisir.LA CHARPENTE 217 Plaisir léger, sans aucun effort, piécette comique où tous les vieux mots sont rapetassés, gestes char- mants de jeunesse, ridicules de banalité, émerveille- ment des bons parents devant la mine fûtée de leur fillette ou l'air gaillard de leur garçon. C'était l'at- mosphère môme de ce milieu qui adore la fête dis- tinguée, courte et simple « soluble dans l'air » aurait pu dire Verlaine. M. de Latorel montra beaucoup de bonne grâce et prit à cœur de faire bien répéter quelques entrées et quelques sorties. Le reste lui sembla parfait et nul doute que ce fut parfaitement adapté au public. « Oui, oui, pensa Duhamel, le charme, cette chose exquise, juste, rapide et tellement dangereuse parce qu'elle marque des perfections trop relatives... Ni profonde beauté, ni profonde vérité. » Cependant le milieu prenait une douceur quasi patriarcale. Ce charme que Duhamel venait de cri- tiquer amèrement, il en ressentait la volupté. Les mi- nutes faites de riens aimables, de paroles fines, polies, où l'esprit s'endort à la divine paresse de la routine, agissaient sur lui à la manière de ces demi sommeils des matins d'hiver où l'oreiller est tendre à la joue et où il en coûte de se lever... Nul doute qu'il se trouve un délice merveilleux dans cette espèce d'opium extérieur à soi-même qui vous rend la vie aussi facile dans la réalité que l'autre opium dans le rêve. « Mais, comme le poison chéri des Chinois, il faul payer l'ivresse par la destruction de soi... Rudes lois de la vie que Lycurgue exagéra jusqu'à les dépas- ser... Les frimas de la mort saisissent l'être qui 13218 LA CHARPENTE s'abandonne et s'arrête... Et, d'ailleurs, cette molle paix convient-elle à mon cœur de petit bourgeois actif ; non, même comme jouissance elle ne vaut pas l'âpre lutte où je maintiens ma tête ; car si tous ces gens appartiennent à des structures définitives et de tout repos, je relève sans doute de la vie inquiète qui doit former le demain : mon âme est heureuse de son inquiétude ! » Les invités arrivaient toujours plus nombreux et le salon s'emplissait d'une rumeur gaie, à cause de la présence de jeunes filles, déjà très flirteuses et de petits jeunes gens qui leur faisaient la cour. Ces petits jeunes gens Duhamel les observait avec soin et retrouvait en eux cette grâce, cette politesse souple qui marque l'éducation par les prêtres. Ils se tenaient bien, sans raideur, sans ce quelque chose de gourmé, de timide, de maladroit, de sauvage qui caractérise beaucoup d'élèves d'écoles laïques..... Quelle séduc- tion pour les parents une éducation pareille ! Comme elle est d'ailleurs bien adaptée, pratique, coulante, sans pédantisme vain. Elle accorde, dans une har- monie tranquille, l'être avec son milieu, huilant les contacts, arrondissant les angles, s'efforçant à créer non pas une conscience individuelle mais une cons- cience sociale, rompue au respect des lois, des tra- ditions, des coutumes, disciplinée, heureuse el nulle. L'Église, fidèle à son rôle de grande maîtresse de cérémonie des sociétés humaines, ne se perd point en vains efforts vers l'inconnu. Elle calme la soif des esprits exaltés par le tiède breuvage des con- solations; elle apprend à vivre dans son temps etLA CHARPENTE 219 écarte paternellement la chimère comme un cau- chemar. Elle mène le peuple soumis à sa destinée de peuple et l'aristocrate à sa destinée d'aristocrate... « Ainsi, pensa Duhamel, elle a bien raison de se dire éternelle, car sa fonction l'est, elle se transfor- mera mais elle demeurera. » Une exclamation joyeuse interrompit sa pensée. Tout le monde fut aux fenêtres d'où l'ou voyait les bonnes sœurs conduire les rangs des petites filles, vêtues de blanc pour la plupart. Ces rangs se diri- geaient vers un vaste bâtiment, remise pour les outils de jardinage et pour quelques voitures, qu'on avait décoré avec beaucoup de soin de drapeaux tricolores sur fond d'andrinople. Le soleil faisait resplendir les robes blanches. Les fillettes marchaient très sages sur deux rangs, s'ef- forçaient d'imiter l'expression endormie dans la sainteté du visage des sœurs qui les conduisaient. On sentait une force souple et ondoyante ainsi que cette théorie d'enfants et qui mène, dans une discipline patiente, dans une éternelle gronderie, les esprits vers des pâturages bien clos. Le luxe des pelouses rasées, des beaux arbres, dos parterres fleuris, entourait royalement la grâce triste des toilettes blanches sur le corps allourdi des petites paysannes. Quelques-unes avaient des visages fins et rêveurs, mais la plupart portaient la marque rustique qui met de gros os sous des chairs épaisses, et Duhamel voyait avec mélancolie le terrible destin planant sur toutes ces têtes et les ployant dans la crainte, la privation et la douleur. Il se mit à songer aux paroles pessimistes de Delafon et tout à coupmmm 220 LA CHARPENTE il eut au cœur l'amertume de son ami et s'écria : « Petit troupeau semblable aux troupeaux de mou- tons, toi aussi tu vas à la boucherie, et toi non plus tu n'en sais rien. » Il se reprit cependant, s'efforçant à revoir le vaste rêve de sa tête où l'être n'était qu'une sorte de sym- bole des lois de l'Univers et où la souffrance elle- même n'était qu'une inconnue de plus au passionnant problème. ICHAPITRE VIII LES SYMBOLES Les salons s'étaient remplis. Les invités entraient sans être annoncés et l'on ne faisait pas de présenta- tion. On retrouvait M. et Mme Lebérant, Mmc Bardomb et son fils, Clovis Lebérant, en pantalon à sous-pieds, le duc de Latorel, frère du comte, homme de cin- quante ans qui ne paraissait plus jeune que le soir, mais luttait avec énergie pour se conserver. Ses cheveux étaient très noirs, ses moustaches bien cirées, et de la poudre de riz, adroitement répandue, arri- vait à couvrir comme d'un voile léger, le réseau très fin de ses rides. En lui se retrouve le type de l'aris- tocrate corrompu. Car il pratique les excès des blasés, toutes les voluptés défendues, tous les arti- fices à l'aide de quoi les sens s'égarent et se. confon- dent. Espèce d'hommes qui n'est pas exclusive à la noblesse, mais qui s'y rencontre souvent. Nourris d'hérédités, ils supposent à leur âme une force essen- tielle d'où sortiraient leurs actes et leurs jouissances. Il suffit d'évoquer systématiquement des groupes d'idées et d'en sentir l'exaltation béate... C'est la fin222 LA CHARPENTE de l'être, épuisant les provisions des ascendants... Ainsi l'on voit la flamme mettre en ardents reliefs les structures de l'arbre et de la branche ; mais qui confondra la stérile et desséchante violence du feu avec le ruisseau des forces lentes de la vie qui, lui aussi, se répand en fines ciselures, et qui demeure, progresse, se transmet !... A côté de lui, son frère Charles est une robuste silhouette. Il a jadis voulu se mêler à la brute exis- tence où les hommes en proie aux forces du dehors, ressentent la douleur sainte. Il s'est abandonné aux bras d'une pauvre comédienne; mais, après une lon- gue lutte, son monde, son nom, sa fortune l'ont repris. L'amour trahi s'est vengé : Charles de Latorel n'oserait plus aimer. Du coup, sa pensée, un peu planante, s'est abattue ainsi qu'un triste oiseau. Cependant, il s'efforce encore ; on reconnaît chez lui une lueur de l'àme qu'il a failli devenir. Mais les années le limitent toujours davantage, le soumettent aux dures lois du bagne des richesses. Il cause avec la duchesse de Palma, noblesse d'Empire, belle femme brune, une de ces beautés un peu espagnoles qui semblent avoir été spéciales au règne de Napoléon III. On ne lui pardonne pas dans son monde de trop aimer son amant. Elle a épousé un mari vieux et impuissant, homme admirable de bonté qui lui sert de père, ne permettrait pas qu'on trouvât à redire sur le ménage à trois, et élève les enfants de la duchesse. Elle a quelque peu de l'éner- gie de son grand-père, le maréchal de Napoléon, s'intéresse aux choses, lit, s'occupe de philosophie et de sculpture. Bienfaisante, tolérante, adorée de sesLA CHARPENTE 223 serviteurs, elle ne résiste pas à l'Église, va à la messe le dimanche, reçoit à dîner le curé de son village et subventionne des œuvres religieuses. Sa fille, M"e de Nérinac, à peine âgée de vingt ans, est tombée dans une dévotion étroite et fanatique qui surprend la duchesse, la désole même, mais sans qu'elle trouve le courage de lutter. M. de Caiilard-Bachot et son fils se joignent à ce groupe. C'est la première noblesse de France, type très effacé, sauf le dédain ; le père etle fils également doux et bien élevés, semblent être, peignés et cra- vatés, avec leurs petites moustaches blondes, leurs joues rasées, venus en ce monde en saluant, en baisant la main aux dames. Grande fortune, mais qui ne supporte plus la comparaison avec les sannijoj de la haute industrie et de la finance, celle, par exemple, de M. Harclay de Savigny, fils d'une israé- lite, époux d'une israélite et qui va jonglant avec les millions. Ce financier explique au duc de Latorel une combinaison où le duc gagnera cent mille francs en quinze jours, tandis que sa fille, Blanche de Lato- rel, très hautaine, voire sévère d'attitude, se tient auprès des de Rosebellc et des Caillard-Buchot. Les salons sont, à ce moment, remplis d'un monde assez mêlé. Outre des reporters de journaux monar- chistes, dont M. de Féricourt, président du « Lys », société de propagande, on y trouve quelques hommes politiques et quelques riches propriétaires ou indus- triels de la nuance « ralliés ». Sorte de candidat au grand monde avec lesquels on ne fraye guère que dans descirconstancessemblables. Ilsontàla fois une grande envie d'en « être » et un dépit qui les porteIM LA CHARPENTE à la raillerie. M. Notard, administrateur delabanque du Crédit mutuel, semble particulièrement irritable. U doit sa fortune à l'habileté de son grand-père qui a su faire sortir plusieurs millions de la vente des « Pilules Notard ». Ce grand, gros homme à l'air égaré, a épousé sa maîtresse pour légitimer ses enfants, et s'est ainsi fermé le paradis du « grand monde ». Sa femme est d'ailleurs une véritable beauté blonde, florissante, dans le genre préféré des maîtres flamands, mais très vulgaire et d'une avarice sans préjugés, au point de reprocher à ses serviteurs les cierges qu'ils avaient mis autour de sa fille morte. D'ailleurs, pleine de l'absurde ostentation de ces sortes de parvenues, intimant aux domestiques l'ordre d'appeler son fils « mon prince », et parlant à tout propos des douze chevaux qu'elle a dans son écurie. Réduits à ne voir que des gens de commerce, des robins, des industriels, milieu plus intelligent, en généra], que le milieu aristocratique, les Notard se ratrapent en feignant aux yeux de leurs hôtes de fréquenter les nobles qu'ils ne connaissent en réalité que par des échos de journaux ou pour les avoir vus à des premières, ou encore pour s'être trouvés à côté d'eux dans quelque fête organisée par le clergé dont c'est le rôle d'amener ainsi la fusion des éléments disparates des classes riches. Notard, assoiffé d'hon- neurs, a payé très cher sa croix au célèbre Melson, et peut-être a-t-il payé plus cher encore, en argent et en angoisses, le droit de continuer à la porter. Hélas, le beau ruban rouge qu'il ne partage guère qu'avec le duc de Latorel, ne rend pas sa situation moins piteuse dans ces salons. Nul, à part M. etLA CHARPENTE 225 Mme Biblot, qui remplissent ce devoir quasi religieux sous l'œil du très mondain père Larue, magnifique dans ses robes dominicaines, nul ne daigne s'aper- cevoir de sa présence. Les Notard deviennent ainsi avec Mme Hude, Mmc Duhamel et trois autres cou- ples, le symbole de la bourgeoisie hypnotisée par la tradition. Les gentilshommes hautains passent devant eux. C'est M. de Fitudo, sa grosse tête de Jupiter, ses favoris noirs, sa moustache noire, son menton rasé, son gros ventre solennel ; Mmc de Fitudo, replète, toutes les boutonnières de son corsage fatiguées et tirées ; le fils des Fitudo, râblé, la moustache rousse, l'allure lourde et commune. C'est le bon géant Bor- jamp de Milliers, joyeux célibataire, à la naïveté et au rire germaniques, gros mangeur, franc buveur et que tout calembour transporte, espèce de bon chien dont le type ne se retrouve guère que parmi les hommes du Nord où l'aristocratie est plus primitive et meilleure enfant ; c'est l'élégante blonde Mme de Rebelle, la nerveuse et le matois Mme et M. Despotard de Glajeux, le beau lieutenant de dragons Jules de Béric, le marquis d'Escroix, les dames Biblot nées de Retours et de Narches..... Le père Larue réclame le silence et avec un ton et une manière exquise, il annonce que la cérémonie va commencer et qu'on est prié de le suivre. Le défilé s'organise avec un peu de désordre et traverse le jardin sous le soleil. Mais voici la salle tendue d'andrinople et ornée de drapeaux. Des tapissiers venus de Paris ont aménagé une scène fermée d'un double rideau de 13.±2<; LA CHARPENTE velours bleu. Sur des tables, à gauche et à droite de cette scène, on voit les livres à donner en prix et aussi des objets utiles, de ces objets, de ces vête- ments aux choix desquels les riches apportent une si judicieuse économie et une si cruelle indifférence. Les petites filles, assises sur les bancs, sous la sur- veillance des bonnes sœurs, se taisent à l'entrée du cortège et admirent les belles dames. Les parents des élèves, ceux qui ont pu et voulu venir, se mettent debout et toute cette humanité se regarde..... • Duhamel la vit comme un résumé de ce qu'elle est en ce monde, non point, ainsi qu'on l'a trop dit, trop pensé, des consciences personnelles, des êtres libres et volontaires, mais des parties esclaves d'un vaste organisme, des parties concordantes et réciproques, dirigées seulement par les forces qui orientent l'évo- lution. Tout leur être, soumis à des symboles qui les déclenchent, se tasse dans les circonstances sociales. Les riches instantanément se sentent riches, les pau- vres, pauvres. Si parfois, quand ils sont seuls, les uns perdent l'impression de leur sécurité et les autres l'impression de leur faiblesse, dès qu'ils se réunis- sent, les rôles sont rétablis. Les pauvres sont mal à l'aise, domptés, plies devant les signes de la richesse, depuis la coupe des vêtements, le précieux des étoffes jusqu'à la souplesse des manières et aux soins cor- porels ; les riches sont mal à l'aise aussi, ennuyés, découragés devant les signes de la pauvreté, depuis la coupe des vêtements jusqu'à la timidité des ma- nières et la négligence des soins de propreté. Ils ne peuvent tous que se réfugier dans leurs LA CHARPENTE 227 habitudes et ces habitudes sont l'humilité, la crainte, la docilité chez ceux-ci ; l'orgueil, le dédain, le dé- goût et une vague terreur aussi chez ceux-là. Au total, le pauvre est subjugué. Mais ce n'est plus la victoire de la noblesse symbolisée dans la peur des coups, dans le frileux reploiement de l'échiné ; c'est la victoire bourgeoise symbolisée dans le respect, forme toute morale de la servitude. « Ce respect, pensa Duhamel, qui empêche le ban- dit de détrousser l'homme bien vêtu et le fait se lan- cer de préférence sur ses compagnons de misère, les soirs de paye. » M. Biblot aurait dû prononcer une allocution, mais il ne sait pas parler au populaire; c'est son adjoint à la mairie de Semay qui est chargé de la bienvenue. Avec des mots qui semblent grossiers à Duhamel, mais qui vont à leur but, cet adjoint éveille la gratitude dans l'esprit des parents des élèves. Il rappelle tout le bien que font les Biblot, les sacrifices qu'ils s'imposent pour que Semay ait une école convenable et l'argent qu'ils dépensent pour récompenser le travail des écolières..... Le cerveau des pauvres est à l'aise dans ces senti- ments simples auxquels ils sont habitués. Les mots ordonnent leurs âmes suivant les attitudes qu'ils ont apprises et que la force des choses leur a imposées. Des larmes sincères quoique conventionnelles leurs viennent aux yeux quand ils entendent parler du bon cœur de M. Biblot, une admiration réelle les prend à l'idée de ce qu'il dépense pour eux.....Et, se sentant par le discours du brave homme, mis à leur place dans une grande et forte machine où la vie est ren-228 l-A CHARPENTE due plus facile à celui qui pense et agit suivant les règles acquises, ils s'abandonnent à la joie d'être vertueux, c'est-à-dire soumis et fidèles. Ce n'est rien à côté des exhortations du père Larue La, un symbolisme plus général achève d'établir strictement les rapports sociaux. Les riches sont abaissés, les pauvres relevés, au profit d'une organi- sation supérieure. Les grands mots harmonieux ébranlent le cœur de tous. Les Formules du Respect public tremblent sur les lèvres du prêtre et, par les émotions qu'elles suggèrent, lient une fois de plus les consciences et les volontés. Prises dans l'euphonie des phrases et dans le ma- gnétisme général, certaines petites filles se sentent la poitrine pleine et les sens émus comme d'une volupté amoureuse. Elles se rappelleront la Cérémo- nie et qu'elles étaient en Blanc et que quelque chose de Divin de très Pur et d'Eternel, les extasiait. Comme elles ne sont pas destinées à goûter ces sen- sations dans les bras des rudes hommes qui les prendront, elles les rapporteront toutes à l'Eglise et leurs larmes futures couleront devant les fillettes en blanc des processions, des communions, des dis- tributions de prix et des mariages..... Le père Larue, humble et bon serviteur de l'Eglise et de tous les hommes, sait l'importance de ces choses et entonne le chant : « Je suis chrétien » Voilà ma gloire ! » Les voix d'enfants s'unissent et s'exaltent, la dou- ceur de la musique s'accorde avec celle de la Prière et les âmes communient, se fondent en cette bêteLA CHARPENTE 229 supérieure qu'est la société ; mais chacune suivant sa structure, les pauvres en résignation, les riches en superbe..... Un signe de croix gigantesque clôt les exercices. Les bonnes religieuses s'empressent, esclaves en robes de bure, fidèles servantes des rites de la poli- tesse qu'elles enseignent. « Ah ! que Chateaubriand avait bien vu le rôle de l'Eglise, et que sa démonstration du génie du Chris- tianisme est forte auprès de celle des théologiens! » Ainsi pensait Duhamel, tandis qu'on préludait à la comédie de société par un brillant morceau de musique joué au piano. Et sur l'onction de tout à l'heure, montait le ba- vardage des fillettes et leurs menus mouvements pour s'arranger, se tapoter les jupes, tandis que la belle société, assise sur des chaises ou debout, atten- dait la fête légère et spirituelle dont elle éprouvait le besoin pour se détendre les nerfs.CHAPITRE IX JE HAIS LE MOUVEMENT QL'l DÉPLACE LES LIGNES A cinq heures tout était fini et les enfants de l'école achevaient de prendre le goûter qu'on leur offrait sur la pelouse à l'ombre de cinq grands arbres. Les laquais, en habit et gantés, servaient les fil- lettes rieuses dont quelques-unes tenaient sur leurs genoux les objets reçus en récompense. A d'autres tables, les invités des Biblot lunchaient de mets et de boissons délicats. Les groupes s'étaient formés suivant le hasard des flirts de ce jour. Le marquis d'Escroix n'avait pu échapper à Mme Duhamel, Alice à Jules de Béric, Du- hamel à Mmo de Rebelle... Un peu de griserie se mêlant aux œuvres légères de cette journée, et à la beauté du soleil et des arbres, la volupté semblait un fruit plus proche des lèvres. D'Escroix, tout en flirtant avec Mmc Duhamel qui lui plaît dans sa grâce de bourgeoise enivrée de luxe, grâce forte et neuve pour un aristocrate, lorgne cependant Alice. Elle a blessé sa vanité qui est en- core plus grande que sa sensualité. 11 rêve de luiI.A CHARPENTE 231 intliger quelque défaite outrageante, de lui praire et de la dédaigner ensuite, et qui ne sait que de pareils sentiments dénoncent la faiblesse et se trouvent à l'origine des plus tenaces passions. Pour cette petite fille à la lèvre ironique, et qui ne semble en extase que devant Duhamel, le marquis s'est retrouvé sou- dain le pauvre commis de sa première jeunesse. Etonné lui-même de sa rage, il l'attribue avec raison à ces années de misère où il dut s humilier. — J'en garderai toujours la tare, pensait-il. Dire que quelques discussions de café ont suffi pour éveil- ler en moi cette sotte inquiétude de ne pas paraître nul aux yeux d'une petite de Normanoir ou d'un Duhamel ! Cependant Alice écoutait à contre-cœur, dans un dégoût toujours croissant, M. de Béric qui s'ouvrait à elle. C'était le triste bavardage d'un esprit impersonnel et frénétique, déroulant sans fin la chaîne des cli- chés, et des attitudes correspondantes, dont son âme est faite. Nul retour sur soi, nulle de ces soudaines pauses où l'âme se saisit et se contemple. Quand de pareils hommes relèvent du peuple, ils ont pour se guider la dure leçon des choses ; le trot- toir où l'on se cogne, la faim qui vous ronge, l'auto- rité brutale qui vous malmène et vous emprisonne. De sorte que le plus misérable dégénéré du peuple se fait encore une conscience — puisque la cons- cience est la nouveauté et l'imprévu — où l'aristo- crate n'apparaît plus qu'une loque au vent. Celui-ci est fait d'émotions traditionnelles et con- ventionnelles. Il affirme, il croit. Il est dans une232 LA CHARPENTE perpétuelle extase et ses fureurs mêmes lui sont des jouissances. Les mots sacrés tremblent sur ses lèvres avec tous les paradoxes dont se justifient les désor- dres mentaux, il n'est point fou cependant puisqu'il entre dans les catégories sociales admises, et, aux yeux de tous, il passe pour le modèle du courage chevaleresque, pour un noble enthousiaste. Alice l'entend avec douleur flétrir tout ce qu'elle admire, toutes les grandeurs de son cher ami, les savantes et patientes analyses, l'admirable vérité, l'admirable complexité du monde..... Elle l'entend, dans une exaltation grossière, proposer comme idéal à la femme qui aime Duhamel on ne sait quelle basse ivresse, l'oubli de soi et le plus lâche dédain, la ser- vitude sans gloire de la brute qu'on soûle d'alcool ou de mots, des dévotions qui diffament le Christ et les hommes. Et il a beau s'humilier, parler de madone et d'ange, on sent qu'il soumet l'amour à des règles injurieuses pour la femme. Alice songe, et devant les belles pelouses, les arbres, le ciel, elle s'écrie intérieurement : — Est-ce que ces arbres, ce soleil, ces herbes fines, en troupeau pâturant l'espace, toute cette grande vie qu'une âme semblable à celle de Duhamel contemple, sont là pour que cet imbécile me chante sa fausse passion, son agitation démente et inutile. Ah ! tenir la main de mon ami, de mon chéri, de celui que j'aime, que je peux aimer, que je dois aimer. Lui entendre dire les choses qu'il dit sans doute à cette Mme de Rebelle, ces choses où la vie resplendit comme ce parc sous la lumière. Cependant de Béric se fait plus tendre :LA CHARPENTE 233 — Mademoiselle, que j'ai de joie à savoir que vous appartenez à une vieille famille d'un sang si pur. Ma mère me parlait hier de ces Normanoir de Thune qu'elle a beaucoup connus. Le comte de Thune est notre allié. Un peu de votre sang coule dans mes veines. Alice eut un recul de tout l'être, une aversion sou- daine qu'elle ne put dérober. — Cela vous déplaît-il? Ah ! Je ne peux plus ca- cher mon sentiment ! Mademoiselle, je vous aime. Je m'en suis ouvert à ma mère; elle m'a répondu: « Quel bonheur, Jules, que, avec ton caractère pas- sionné, tu te sois épris d'une jeune fille de bonne maison. » — Je suis pauvre, fit Alice avec l'idée qu'il pou- vait être cupide. — Je bénis cette pauvreté si elle est le seul obs- tacle. — Non, dit Alice fièrement ; il en est un autre : je ne veux pas épouser un noble. Je rougirais vis-à- vis de moi-même d'avoir pour mari un homme qui se targuerait un seul instant d'autres mérites que de son mérite personnel, et je n'accepterai jamais qu'on ait mis comme condition au mariage que j'aurais ce qu'on appelle du sang. Elle se taisait ainsi volontairement sur ses fian- çailles avec Bizot, mais c'était par malice et non par vanilé. — Ainsi, s'écria l'autre d'un ton mélodramatique, vous voulez vous mésallier ! — Vous l'avez dit, ricana-t-elle. — Cependant, réfléchissez encore ; c'est le bon-234 LA CHARPENTE heur que vous refusez, la gloire de fonder une mai- son, la richesse. Elle ne répondit pas. — Oh ! un mot, supplia-t-il. — Vous le voulez? — Je vous en prie. — Eh ! bien, tout cela est avilissant, gloire, mai- son et richesse. 11 demeurait sombre, choqué, ayant envie de crier quelque grossière injure, mais contenu par le beau visage, par les yeux de tranquille lumière qui mataient sa morgue et sa folie. Dans l'ombre où passent quelques rayons de soleil comme des fils d'araignée, et avec le rayonne- ment vert de la pelouse dans les yeux, la comtesse de Rebelle se sent très éprise, sans volonté contre la puissance de Duhamel. Elle parle bas, sa voix un peu rauque par moment, dans une grande émotion ; et c'est pour elle l'heure des confidences. Elle dit son trouble depuis le dîner des Lebérant et que Duhamel avait apporté dans sa vie une excitation imprévue. Du matin au soir, elle pensait à ce qu'il avait dit, le reprenant, le critiquant et l'admirant. Elle le trou- vait à la fois juste, véridique et terrible. En tous cas, grand charmeur, sans qu'elle pût dire d'où venait ce charme qui est celui des prophètes sur les prin- cesses et les courtisanes. Il l'écoute avec plaisir. Elle aune sincérité exquise. Si elle fut-désenchantée, quoi de surprenant, et si elle s'enfonça chaque jour davantage dans les joies hautaines de l'abstraction, n'est-ce pas la norme, puis- qu'elle vit sur un passé qui va se simplifiant à LA CHARPENTE 235 mesure, suivant des lois aussi impérieuses que l'équi- libre. Mais elle garde une personnalité quand môme, par le sens de la beauté qui préside à la fin des anciennes structures et qui est une sorte de nou- veauté formelle. Ce sens, elle ne l'avait pas gâté dans l'abus de la tradition, ce tombeau de l'art ; elle l'avait appliqué tout entier, comme Chateaubriand dans ses Mémoires d'outre-tombe, à la poésie de l'ané- antissement. Ainsi elle apparaissait de son époque et de sa caste. Mais femme, capable de refleurir, d'être fécondée, Duhamel l'avait éblouie. Chacun de ses mots sem- blait ouvrir un monde. Elle tremblait devant lui comme l'hébreux d'Egypte devant l'annonciateur de la Terre Promise. Elle ne le comprenait pas toujours, mais son goût pour la beauté et une intuition qui venait sans doute de ses flancs de femme, lui faisaient pressentir toute grandeur et toute complexité dans ce qu'il disait. — Avant de vous connaître, balbutiait-elle, je me sentais plus heureuse et plus forte... J'aimais me figurer appartenir à une double essence supérieure de l'aristocratie et de la pensée... Je me voyais comme une âme originale, parce que, pardonnez ma franchise, les gens qui m'entouraient demeuraient confinés tandis que j'avais des élans, des ferveurs où j'étais ravie au-dessus de moi-même... En place de cette âpre lutte, si émouvante, que vous me montrez dans le monde, ce n'était en moi que jolis moments d'exaltation ou de tristesse, mais toujours justes dans le sens où l'on dit cela d'un accord musical... Comme nos musiciens modernes ; vous m'avez appris236 LA CHARPENTE qu'il existe des harmonies plus hautes pour lesquels il faut nécessairement que mes accords ne soient plus justes... Est-ce que je dis une bêtise ? Elle fixait sur lui un œil très grand, très pur, où l'amour se faisait peureux, et sa bouche semblait la bouche d'un enfant grondé qui lutte contre les lar- mes. Il fut ému au profond de lui-même de rencon- trer une pareille âme dans ce triste milieu et sa voix instinctivement capteuse, rassura la belle crain- tive : — Non, non, ce que vous dites renferme un sens profond, vous exprimez la loi qui veut que les élé- ments acquis de beauté subissent une altération pour, en les contrastant, leur permette d'entrer dans une beauté plus haute... — Et c'est vous, dit-elle, toute lubrifiée de joie, qui désorganisez mes rêves au profit de cette harmo- nie supérieure dont vous parlez... Ils sont justes en eux-mêmes, ils cessent de l'être devant vous qui les embrassez et les reliez... Je l'ai compris ces derniers jours, dans une sorte de révélation et je me suis rési- gnée... Car c'est un malheur de perdre tout à coup tant de certitudes... Songez que j'allais parle luxe des jardins et des salons dans un rayonnement inté- rieur, si bien que les choses mêmes semblaient plier devant ce que j'appelais mon génie... Avec les années je poussais cela de plus en plus loin, recherchant la solitude non seulement pour jouir de ces belles plantes ou de ces belles bêtes dont les formes sont arrêtées, stylisées en nous, mais encore pour arrêter, styliser ma pensée... Cela s'accompagnait de mépris et finalement de mélancolie hautaine où je n'estimaisI.A CHARPENTE 237 rien en dehors de moi. J'aimais l'émotion de certains grands mots tels que Mort, Douleur, Néant et je pleu- rais parfois, mais, comme vous le disiez si justement l'autre jour, je pleurais pour des tristesses simples et enfantines... Il m'a fallu quelque courage pour sortir de ce monde immobile, où je voulais voir la beauté, et entrer dans votre conception inquiète... Elle se grise d'être profonde ; elle tâtonne vers ses idées et plus encore vers l'approbation tacite de Duhamel, où, en vraie femme, elle prend son cri- tère. Ses cheveux blonds ont deux reflets, l'un très pâle, l'autre presque roux... Elle est de la fière race dominatrice aux yeux bleus, mais sa tête est ronde, son front large et pacifique. Le profit court semble de quelque noble allemande, les formes de son corps ont le délié et la grâce françaises. Sa lèvre, sa mâchoire un peu fortes la dénoncent sensuelle, ses épaules tombantes accusent le charme de Vénus. Duhamel voit l'abîme où elle marche. Il est loin de l'amour sans lendemain, du plaisir léger !... Cette femme a trop d'esprit pour profaner la passion dans un corps à corps de brutes. Et, pris dans la douceur de cet amour, il se demande si là n'est point le meilleur moyen d'ou- blier Alice... Alors, non seulement il lui paraît que rien ne fera oublier Alice, mais que la destruction de son chagrin est une sorte de déloyauté à l'égard des lois de l'Univers et qu'il lui faut résoudre ce chagrin en résignation ou en joie. Surpris, avant qu'il ait le temps de se reprendre, il se voit tenant Alice par les épaules et la baisant aux lèvres... Il a pâli. Mma de Rebelle s'en aperçoit et frissonne.238 LA CHARPENTE La méprise est entre eux. Elle se fait plus amou- reuse... Il s'épouvante et se trouble. Le jardin vibre sous le soleil. Les grands arbres balancent doucement leur ombre sur la pelouse. Les enfants ont fini de goûter, ils se disposent avec leurs parents en deux groupes sur une légère pente gazon- née où quelques rais de lumière arrivent entre les feuilles, arrosent les toilettes de dimanche, et l'on ne voit plus, en dehors des petits ovales jaunes pour les figures qui se superposent par rangées, que des couleurs réparties à petites touches, beaucoup de blancs et de bleus, de rares noirs ou rouges. Cela s'agite, s'anime, se trémousse, ondule, coule, mobile comme un fluide et il faut qu'une sœur se lève, donne le signal d'un hymne pour fixer toutes les tètes, et' alors les profils de chapeaux dominent et tout devient plus terne, tandis que les voix s'élèvent, étouffées par le grand air. Ce chant marque la fin de la fête pour les pauvres. Ils s'en vont et les riches se réunissent sous le quin- conce pour chanter à leur tour. On voit se lever des silhouettes comiques de petits jeunes gens qui réci- tent des monologues, puis viennent de puissants chanteurs et de puissantes chanteuses amateurs; tous sont applaudis. Cependant, les rangs s'éclaircissent. Miss Money- time prend congé des Rosebelle et des Caillard- Bachot ; M. Notard et sa femme se retirent avec quel- que majesté, bientôt suivis de tous les ralliés, et il ne reste plus que les hôtes qui dîneront et couche- ront au château, Mme de Rebelle, M. de Réric, les Rosebelle, les Caillard-Bachot, d'Escroix, les Duha-I.A CHARPENTE 239 mel, Mmo Hude, Alice, le comte de Latorel, sa femme et tous les Biblot. On demeure sur la pelouse, mais, à mesure que l'ombre s'étend, on se risque dans des allées plus lointaines, par petits groupes, par couples, avec un groupe central, sorte de quartier où se tient l'état- major et autour duquel tous gravitent. Mmc de Rebelle est assez loin, seule avec Duhamel, et tandis que la lumière se fonce très lentement dans une sorte de stupeur, elle dit : — J'ai toujours aimé voir la beauté unie au silence, il me semble alors que les objets sont fixés à jamais comme dans une magie. 11 la laissait parler, très délicatement ému par cette pensée de femme, et il observait que tous ses désirs convergeaient vers l'unité extatique que sainte Thé- rèse appelait des oraisons. Ainsi elle voulait voir dans la beauté le but suprême de la vie, mais Duha- mel ne put s'empêcher de répondre : — Vous dites cela, parce que vous relevez du type de l'abstraction qui est un type aristocratique. La beauté n'est pas un but, c'est un moyen... — Et quel est donc le but ? demanda-t-elle avec une sorte de découragement. — Le but est la supériorité ou, si vous le préférez, la complexité ; et la beauté n'est que le meilleur che- min d'une complexité inférieure à une complexité supérieure... Aussi, ce que nous admirons dans les œuvres des anciens ce n'est pas la structure essen- tielle, c'est la trace du passage à une organisation plus haute... Maintenant on conçoit que les esprits qui redoutent l'effort se soient passionnés exclusive-240 LA CHARPENTE ment pour ces traces que nous appelons beautés... Elles sont un moyen facile de se hisser jusqu'à cer- tains développements. — Alors, n'est-il pas naturel de les suivre ? — Naturel, mais mortel... On y perd en nou- veauté, en ressources, en génie plus qu'on n'y gagne en rapidité... Ainsi d'un arbre qui ne s'élèverait qu'en hauteur. — Seriez-vous donc ennemi de la beauté? de- manda-t-elle avec un sourire. — Je ne suis pas ennemi de la beauté, mais je tiens pour juste qu'elle ne doit point se fixer, qu'elle doit au contraire être en perpétuelle transforma- tion... La beauté est un moment... J'admets une esthétique, c'est-à-dire des lois de beauté, une hié- rarchie de beautés et non point la beauté absolue... Vous avez compris cela quand vous m'avez dit que les harmonies anciennes doivent se déformer pour entrer dans des harmonies nouvelles. Elle s'était assombrie d'abord, car elle comptait sur un mot plus décisif pour ses espérances ; la der- nière phrase, en lui prouvant qu'il attachait du prix à ce qu'elle disait, la rasséréna et elle reprit : — Je suis d'autant plus étonnée d'avoir découvert cela que je n'avais jamais réfléchi, avant de vous connaître, qu'il pût y avoir quelque chose comme une loi de composition dans l'Univers. Les choses m'apparaissaient tout d'une pièce et j'acceptais le destin bon ou mauvais qui nous fait grand ou petit à sa fantaisie. — Avouez, dit-il avec quelque sévérité, que vous ne croyez pas avoir à vous plaindre du destin etLA CHARPENTE 241 qu'ainsi vous acceptiez surtout le malheur des autres. Elle ne se fâcha point, elle aimait sa sévérité comme une preuve d'intérêt. Mais si elle se reconnut égoïste, elle n'abdiqua pas. L'égoïsme fait partie de la richesse : « Il est plus difficile à un riche d'entrer dans le royaume descieux... » Et Duhamel se souvint n'avoir jamais connu qu'un véritable renoncement, celui du comte Gallioso repoussant l'héritage de sa mère, plusieurs centaines de millions et demeurant un simple répétiteur, vi- vant de son salaire. Mmc de Rebelle sentit sans doute d'instinct le dan- ger de la méditation où il tombait, car elle se fit plus souple et revint à des idées plus légères dont elle avait remarqué qu'elles le touchaient. Il y fut pris, en effet, car c'est en soi une chose délicieuse que de collectionner seulement les minutes réussies d'une existence. C'est surtout un tel repos. Elle y conclut, disant qu'elle détestait ce qui ne réussissait pas' qu'elle éprouvait la colère et le mépris de toute maladresse, mais que, d'ailleurs, la dureté, la méchanceté, l'avarice lui paraissaient manquer d'eu- rythmie et qu'elles lui répugnaient à cause de cela. — Oui, oui, dit-il, mais notre âme se lasse à la fin des choses réussies comme elle se lasse des accords trop parfaits. Les Grecs n'admettaient pas la con- sonnance de la tierce, et nous nous l'avons admise... — Vous ramenez toujours tout à une idée de pro- grès, répliqua-t-elle, et cette idée est une de celles que je hais le plus, surtout quand on la nomme civi- lisation. Je déteste le Nord industriel... Et vous- 14U-2 LA CHARPENTE même, qui apportez tant de poésie dans votre science, vous ne pouvez admettre, je pense, que la bête et l'arbre disparaissent devant la machine... Elle touchait là le problème en un point vulnérable, et Duhamel s'attrista. 11 vit le beau parc, les fins tissus de la feuille partout, l'admirable jeu de la lumière, et surtout la présence de la vie, les innom- brables êtres dont les formes absorbées, dont les luttes, les efforts, les fleurs ouvertes et les cœurs palpitants sont toute notre âme... — Et qui donc, fit-il d'une voix basse et doulou- reuse, verrait sans effroi la fin du grand rêve, la fin des belles forêts, la fin des bêtes... Mais si c'est la loi du monde qu'elles disparaissent, soyez sûre que ce qui doit leur succéder les dépassera en splendeur... Il y a cependant plus de bois en France à notre époque qu'au dix-huitième siècle, et n'est-ce pas une preuve que la destruction, si elle devait se faire, et j'en doute absolument, aurait des modes lents et harmo- nieux. — Cela n'a pour moi que des épouvantes, fit-elle... Quoi de plus doux, au contraire, que deconcevoir la perfection dans la nature, d'y voir la sagesse parfaite et le parfait bonheur .. — Oui, oui, dit-il avec vivacité, la sagesse parfaite mais inférieure : vous constatez seulement ainsi la loi qui fait que le calcul s'applique mieux aux mani- festations premières delà vie... Plus vous montez, plus les composés sont variés et instables et nos plus belles réalisations sont les plus décevantes... Elle semblait à bout de contradictions et levait vers lui un regard où elle l'admirait et l'aimait. UsLA CHARPENTE 243 avaient marché, ils étaient un peu au delà des pre- miers massifs, presque dérobés à la vue. Elle eut donné sa vie pour qu'il lui prit la main, pour qu'il dit des paroles irréparables. En cette minute elle ne vivait que par lui. Tous les mythes ont déclaré qu'il est dangereux de s'élever au-dessus de soi-même. La comtesse frissonnante et humble eût pu le vérifier là. Duhamel, très ému par les beaux yeux et la belle bouche voyait, la distance qu'il y avait d'Alice à cette femme. Elle avait réservé sa religion, sa richesse, son égoïsme. C'étaient choses intangibles. Mais on dehors décela que restait-il à atteindre? Qu'il lui soit doux d'être prise par un homme qui l'étonné et la domine, certes c'est déjà un mérite, mais quel mérite à côté des grâces libres et volontaires, de la compréhension et de l'abandon d'Alice. Tant qu'il s'agira seulement de ces causeries, de cette philo- sophie légère qui est presque un dilettantisme, Mm° de Rebelle se prêtera ; mais que viennent les durs moments où l'on voit le fond des êtres, et la religion, la richesse, le préjugé seront d'inébran- lables rocs. C'est une belle âme imparfaite pour la raison con- traire de celle qui donna toutes les perfections à Jésus : Mmc de Rebelle ne peut aller nu-pieds, ni vivre avec des publicains et des gens de mauvaise vie. Or, cela est indispensable parce que la souf- france de l'humanité où l'on vit, c'est l'intelligence, la liberté, la conscience, la création même.CHAPITRE X r.A FOIICE PRIME LE DROIT Cependant, une jalousie mordait le cœur des Biblot et même de d'Escroix et des Caillard-Bachot, à voir la longue conversation de M™ de Rebelle et de Duhamel. Dans son milieu, la comtesse imposait une vive admiration, devenue peu à peu et non sans lutte, un de ces types que la société adore d'établir, je type de la grande dame exquise, hautaine et intelligente. Quelqu'un qui approche ce monde et qui le connaît bien a dit, en parlant des nobles : « Il est deux choses qu'ils gardent avec une jalousie féroce : leurs femmes et leurs clubs. » La dilection de M- de Rebelle et sa toquade pour un petit bourgeois savant semblait absurde. Gérard Biblot, d'humeur taquine, résolut de troubler leur entretien. Il s'avança avec sa femme polichinelle. D hscroix le suivit accompagné de Mmc Duhamel et bientôt tout le monde y fut, même Alice, rêveuse. Le soir s'annonçait déjà par la pelouse touchée des ailes chauves de l'ombre. Les arbres prenaient la lumière par dessous, montraient le dos des feuillesLA CHARPENTE 213 et les noires ramilles serpentantes. Quelques nues, sortes de tulles légers, se formaient au zénith. La terre répondait au ciel dans un prodigieux équilibre, tout était beau, immobile et pacifique. Cependant, Duhamel n'avait pas interrompu ce qu'il disait et sa voix qui semblait harmoniée au crépuscule, dans un timbre grave, se répandait avec majesté : — ... Aucun développement considérable ne sor- tira du dilettantisme... Cela peut paraître dur et parfois je recule de tristesse devant cette loi trop lourde pour mes épaules, mais j'y reviens toujours. La souffrance est le problème, et comme le problème s'élargit sans cesse, la souffrance augmente sans cesse... Elle se transforme, mais elle demeure... La vaincre est à la fois pour nous un irrésistible besoin et le seul moyen de nous grandir... D'ailleurs, par un retour non moins fatal, jouir c'est périr, et ainsi la joie échappe à celui qui la poursuit... Notre vie tient entre ces deux redoutables fatalités. — Vous n'êtes guère consolant, M. Duhamel, fit d'Escroix, dont la voix tremblait quelque peu, et avec une intention si nettement hostile que tous dressèrent l'oreille, intéressés par la joute qu'ils prévoyaient. — Qu'est-ce que la consolation peut avoir à faire en semblable occurrence, répondit Duhamel. Une vé- rité d'un ordre si général ne s'imposera pas moins à ceux qui Tignoreront qu'à ceux qui l'auront reconnue... L'important est de proclamer que la lutte contre la souffrance est l'inéluctable loi de notre perfection- nement. Et je disais à Mmc de Rebelle que les grandes 14. |246 LA CHARPENTE âmes souffrent non seulement de leurs douleurs personnelles mais encore de la douleur des autres, magnifiant ainsi le problème du destin à la mesure' de leurs forces. Jésus prétendit mourir pour tous les hommes et le fit en réalité. — Vous n'aimez donc pas à rire, M. Duhamel, demanda railleusement Mme Delarbre. — Si fait, j'aime à rire, madame; mais cela n'a rien à voir avec ce que je disais. — Cependant, reprit vivement d'Escroix, vous prêchez la souffrance. — Je ne la prêche pas. Je la constate. C'est à peu près comme si vous m'accusiez de faire pleuvoir parce que je ferais observer qu'il pleut... Je ne dis pas même qu'il faut s'incliner dans la souffrance ; je prétends qu'il la faut vaincre et que ce que nous appelons bonheur consiste dans cette victoire. Un instant arrêté par cette grosse artillerie, d'Es- croix finit par trouver sa réplique : — A quoi bon si, je répète vos propres paroles : « La souffrance va sans cesse augmentant. » — Je ne pourrais pas vous dire à quoi cela est bon mais c'est inéluctable. Chacun peut résoudre la ques- tion pour soi : ou vivre et grandir en souffrant ou diminuer et périr en jouissant... — Mon cher monsieur Duhamel, intervint M Biblot avec ironie, connaissez-vous quelqu'un qui souffre uniquement ou qui jouisse uniquement ? -Non, en vérité, répondit Duhamel ; pourtant il n est pas impossible de faire prédominer certaines jouissances dans sa vie,de restreindre surtout certai- nes souffrances. Le riche égoïste, par exemple, peutLA CHARPENTE 247 éviter les douleurs du pauvre, tout en se refusant aux peines des artistes et des savants. Il s'attache alors à la jouissance ; mais elle lui échappe parce que son intelligence diminue et qu'il perd en cons- cience ce qu'il gagne sur la douleur. Le blasement est la forme de cette misère d'âme. Ces paroles étaient dures dans un semblable mi- lieu, mais l'hostilité de tous, leur raillerie, le ton de mépris qu'ils affectaient, en irritant Duhamel, le poussait à la bataille. Le regard d'admiration d'Alice, le regard étonné et fervent de Mm" de Rebelle, enra- gèrent d'Escroix. — Mon Dieu, dit-il, j'ai connu la pauvreté et je connais à présent le bien-être... La souffrance des riches ne me semble pas moindre que celle des misé- rables. Elle s'est épurée, voilà tout, elle porte sur des sentiments plus exquis. Vous n'avez pas la pré- tention de donner les plaies d'argent comme les seules dignes d'intérêt... Tous se félicitaient de cette réponse où ils se voyaient vengés, et d'Escroix, d'un geste de bravade, caressait samoustache, mais Duhamel,doinde biaiser, pénétra au cœur de la question. — Ce que vous appelez des sentiments exquis n'est autre chose que des sentiments dégagés de la solidarité sociale. Vous vous mettez au-dessus des autres hommes dont vous ne partagez pas ou dont vous partagez au minimum les plaies d'argent, les efforts pour dominer, tout enfin de ce qu'on appelle la bataille des intérêts ou la lutte pour l'existence... Vous ne laissez venir à vous que les agitations, les émotions, les pensées nobles, aussi séparées de la i248 LA CHARPENTE rude mêlée humaine que vos châteaux ou vos per- sonnes... D'Escroix interrompit : — Nous goûtons ainsi la tleur des sentiments, nos tristesses sont plus hautes, dégagées des considéra- tions sociales dont vous parlez ; notre âme nous appartient tout entière, nous goûtons nos joies et nos peines dans leur essense et non pas à travers les préoccupations bestiales de l'ouvrier ou les mani- festations burlesques de M. Prud'homme. — Mais si plus de la moitié de votre âme, et la moitié la plus consciente, est faite de ces considéra- tions sociales que vous traitez avec tant de négli- gence, alors votre séparation d'avec les autres hom- mes est une diminution de votre personnalité. En restreignant votre cercle de relations sociales, ce mot étant pris au sens le plus large, vous restrei- gnez le cercle de votre intelligence. D'Escroix se sentit tout à coup furieux, parce que Duhamel l'entraînait sur un terrain qu'il jugeait perfide, n'y étant pas habitué. Il se cantonna dans une défense hérissée : — Rien ne le prouve... Ce qu'on perd en grossière abondance on le gagne en délicatesse. Duhamel, très calme et sincère, répliqua : — Votre formule ne s'applique qu'à des cas parti- culiers.. . L'abondance et l'exquisité sont des moments alternatifs de notre âme ; ni l'un ni l'autre ne pour- rait subsister seul... En poussant un peu vous verrez que le reploiement sur soi mène à l'imbécillité..., après avoir coupé les ponts avec les hommes, il n'y a plus qu'à couper les ponts avec la nature. UnLA CHARPENTE 249 aveugle, sourd, paralytique serait l'idéal du genre. D'Escroix haussa légèrement les épaules pour dire que Duhamel exagérait, mais le moraliste continua: — Les exemples de marins abandonnés dans quelque île déserte ou de prisonniers politiques tenus au secret démontrent sans conteste que l'homme perd avec une surprenante rapidité cette fleur de son intelligence : la pensée et le langage. Ce sont donc manifestations sociales, dues à la présence ou à la possibilité de la présence des autres hommes. Et cela n'est pas si surprenant, quand on songe que nos membres s'engourdissent par le repos au point que les convalescents d'une longue maladie doivent réapprendre à marcher... Comment voulez-vous qu'un organisme cérébral, bien plus délicat, moins profondément fixé par le temps, ne se paralyse pas s'il se satisfait chaque jour davantage avec les pen- sées les plus faciles, celles qu'on peut avoir par ha- bitude ou par la plus élémentaire imitation. — Je vous en prie, monsieur Duhamel, n'escamo- tez pas la muscade, pourquoi ces pensées nobles dont nous parlions doivent-elles être nécessairement les plus faciles? — Croyez-vous, monsieur d'Escroix, que la no- blesse affectionne les formes nouvelles ou les tradi- tionnelles?... Son principe est la sélection, c'est-à- dire ^abstraction, en vertu de quoi on renforce les qualités existantes, les lois existantes, les pensées existantes sans vouloir admettre qu'on les transforme. D'ailleurs elle déteste l'effort, le travail et s'attache à l'élégance. — Voilà ce que vous ne pouvez pas lui pardonner,250 LA CHARPENTE dit grossièrement d'Escroix. Mais ne voyez-vous pas que ce respect des traditions est une force et que nous possédons une chose que toute votre science et toute votre philosophie ne peut vous donner : la sécu- rité dans nos règles de vie, dans notre foi politique et religieuse... — A la bonne heure, fit Duhamel, je ne prétends pas autre chose : car c'est le caractère des pensées nouvelles, ce que j'appellerais les pensées de l'épo- que, d'être très délicates, très fugaces, de nécessiter un perpétuel effort pour se maintenir... Ces pensées nouvelles sont celles qui disparaissent les premières dans les naufrages d'intelligence ou dans les déca- dences dues au grand âge... Les classes riches peu- vent être sous ce rapport assimilées aux gens d'un çrand âge... — Oui, dit le marquis avec amertume, c'est la forme convenue : on nous représente ainsi que des petits vieux, de pâles gandins surmenés par le vice. Et je vous le demande, qui donc parmi ceux que nous avons vus ici offre ce type. Prenez les de Rosebelle, les de Fitudo, les Caillard-Bachot, les Borjamp de Milliers, les de Despotard de Glajeux, ajoutez-y même, dit-il avec un sourire d'involontaire mépris, les Lebérant qui sont ce que vous appelez des grands riches, et voyez si vous ne trouvez pas une collection d'êtres vigoureux et sans tares.- — Il est bien certain, dit Duhamel, que le peuple et la bourgeoisie, même lettrée, ont une tendance à matérialiser la faiblesse qu'ils sentent dans l'aristo- tocratie... Il serait absurde que cette faiblesse dut être nécessairement physique ; et peut-être même leLA CHARPENTE 231 contraire est-il la loi puisque la régression dont je parlais tend à reporter l'activité vitale vers ses for- mes anciennes, inférieures... Mais le problème de la force et de la faiblesse est plus complexe que vous ne le croyez. Tel homme de la bourgeoisie lettrée ou de la classe ouvrière, ayant adapté sa force aux con- ditions nouvelles du développement humain, pré- sentera une vigueur animale moindre que tel aristo- crate ayant au contraire abandonné les complications pour revenir à un processus simple. On peut mettre à donner des coups de poings la môme énergie qu'à fabriquer le plus subtil outillage. Le marquis demeura quelques minutes silencieux, réfléchissant, et quand il reprit la parole un obser- vateur eut pu remarquer qu'il n'imitait pas seulement la forme de Duhamel mais jusqu'au son de sa voix, pour dire : — N'établissez-vous pas ainsi l'équivalence de la force dans tous les cas et s'il faut choisir entre la noble et puissante simplicité des énergies guerrières, aristocratiques et la complexité misérable et enlaidis- sante de l'industrie, n'aurais-je pas raison de mépri- ser celle-ci ? __Non, parce que l'équivalence dont vous parlez n'existe que d'une manière hypothétique. Ce que nous nommons complexité est justement le mode de croissance des énergies. Les états complexes de la force croissent en raison de leur complexité, de même que les états simples croissent en raison de leur simplicité. C'est là une loi à laquelle nous avons donné le nom très modeste d'accoutumance. S'accoutumer, c'est adapter ses forces aux conditions252 LA CHARPENTE de son milieu... On dit que les choses habituelles se font sans fatigue ; elles se font en tous cas avec une fatigue minimum. Il arrive donc un moment où la force compliquée de l'ouvrier agit avec autant de facilité et d'ampleur que notre force simple ; à ce moment l'ouvrier a gagné sa complication. — Dans ce cas, nous serions plus forts, môme au physique que nos ancêtres. — Peut-être ; mais cette force physique étant limitée par la nécessité de développements nou- veaux, il y a, statu quo. C'est un problème de maxi- mum et de minimum que la nature se charge de résoudre. On peut cependant regarder comme cer- tain que la civilisation n'a pas amoindri le corps de l'homme. Chaque fois que le civilisé s'est vu con- traint à reprendre une vie rustique, son corps s'est redéveloppé admirablement, Les Boers et Austra- liens fournissent de bons exemples de l'énergie phy- sique qui peut revenir dans ce cas à notre homme d'Europe... La conversation s'arrêta, fut à un de ces tournants où un mot la fait diverger, mais une sorte de stupeur empêcha que personne dît ce mot, et, d'autre part, d'Escroix se sentait plus furieux, tandis que de Latorel commençait à se passionner pour ce débat, et qu'on voyait à chaque instant remuer ses lèvres pour des phrases qu'il ne prononçait pas. — C'est égal, cria dédaigneusement d'Escroix, si ce que vous appelez le progrès et la civilisation'se résume dans l'ouvrier, dans ce peuple de l'usine moderne, déformé, déjeté, abêti par le travail et par l'alcool, ce ne sera jamais mon idéal ; j'aimeLA CHARPENTE 253 mieux autre chose. Et, tels membres, telles têtes ; la bourgeoisie régnante me semble incomparablement moins belle que l'aristocratie d'un Louis XIV, d'un Louis XIII ou la brillante chevalerie féodale. Qu'a- vons-nous gagné au change ? L'industrialisme à outrance a pollué tout le corps social ! L'argument parut à tous irrésistible, et, persuadés que Duhamel y répondrait mal, ils se resserraient autour de lui, comme les foules lâches des émeutes quand elles voient faiblir leurs adversaires. —- Je pourrais me contenter de vous répondre que les prolétaires du moyen-âge ou de l'antiquité, serfs ou esclaves qui s'adaptaient à un idéal aristocrati- que, étaient plus maltraités, plus affamés, plus mala- difs encore que nos ouvriers.. C'est péremptoire... Mais la question présente une autre face : le peuple n'est pas la caste inférieure que vous semblcz y voir ; il n'est pas, comme vous dites abêti, parle tra- vail... La société n'est pas un organisme où le tra- vailleur représenterait les bras et les jambes et la bourgeoisie ou l'aristocratie la tête... Cette compa- raison absurde ne soutient pas l'analyse... Le cer- veau ainsi compris de l'humanité, savants, artistes, politiciens sort presque tout entier de la petite bour- geoisie, laquelle jaillit du peuple... Et le mépris des hautes classes pour l'intelligence est un fait histori- que qui se marque dans cette affirmation tant accla- mée aujourd'hui que la science a fait faillite. Mais je vais plus loin, je n'admets pas cette assi- milation des castes en parties caractérisées d'un organisme : membres et tête. L'aristocratie de nos jours, comme jadis, forme une structure organique 15254 LA CHARPENTE complète où l'on trouve des nobles, des bourgeois et des prolétaires. Cette structure, dans le vaste orga- nisme social existe conjointement avec la structure républicaine : grands industriels, petits industriels, ouvriers,... avec la structure intellectuelle de demain directeurs, praticiens, manœuvres. Tout cela se pénètre, comme des plexus nerveux à différentes phases de développement, pour constituer cette bête énorme : la société. — Mais alors, monsieur, fit de Latorel, vous admettez donc que l'aristocratie comporte une partie intellectuelle ? — Oui, elle comporte toutes les parties d'un orga- nisme complet. Elle a été jadis tout l'organisme : elle n'en est plus aujourd'hui qu'une structure, mais une structure complète. — Ah ! ah! ricana d'Escroix, et comment expli- quez-vous ce nouveau mystère de l'incarnation ! — Je l'explique par l'anatomie comparée. Un rire partit du coin des Biblot. Gérard se tordait Maurice faisait des mines comiquement dégoûtées. Mme Delarbre cria : — L'art de bien choisir la viande de boucherie... Une leçon pour nos cuisiniers et non pour nous. A quoi Mmo de Rebelle, très indignée, riposta : — Monsieur Duhamel pourrait bien s'y tromper ! Cette impertinence réduisit les Biblot, d'autant plus que le comte de Latorel ajouta : — Vous m'intéressez vivement, monsieur, et je vous saurais gré de ne pas abandonner la partie. — Soyez tranquille, répondit le moraliste ; j'ai trop grand besoin de m'instruire.LA CHARPENTE Le mot porta. D'Escroix même n'osa le relever. Ce fut de Latorel qui demanda à Duhamel de pour- suivre. Celui-ci reprit : — J'ai dit que j'expliquais la succession des structures complètes par l'anatomie comparée, parce que ma méthode pour retrouver le système aristocra- tique dans le système actuel est absolument celle qui nous permet de retrouver les parties essentielles du corps d'un singe dans notre propre corps. La jambe, le bras, le cerveau sont semblables, sans être identiques. Nous nous servons des mêmes ajuste- ments musculaires ou nerveux, mais transformés. Une partie des mouvements ou des pensées que nous avons est mouvements et pensées de singe, l'autre partie, qui se superpose et s'adapte à la pre- mière est mouvements et pensées spéciaux à l'homme l'ensemble est mouvements et pensées d'homme... Mais il va sans dire que les ajustements musculaires ou nerveux de l'homme, modifications des ajuste- ments musculaires et nerveux du singe, appartien- nent à l'homme sans appartenir au singe ; qu'ils caractérisent donc l'homme et lui sont essentiels... De même l'aristocratie est faite d'ajustements anciens... C'est une structure complète dans une autre structure complète. — N'est-ce pas du même coup reconnaître l'aristo- cratie indispensable ? fit de Latorel. — Non pas indispensable, mais fatale, dit Duha- mel... En tous cas perdant chaque jour devant la nouveauté de l'être... — Cela n'explique pas que l'ouvrier ne soit une brute, intervint d'Escroix. ij■fi f IMH 256 LA CHARPENTE — Ma disgression fut nécessaire, répondit Duha- mel, pour vous montrer la façon dont je conçois cette chose qui vous semble si ridicule, le progrès... Il me fallait bien départager les ouvriers en éléments des anciennes structures aristocratiques et bour- geoises et éléments de la structure nouvelle, dite intellectuelle. Nous avons de tout cela dans nos sociétés ; nous avons des ouvriers résignés, dociles, aimant l'autorité, trop faibles pour agir d'eux-mêmes éprouvant encore le besoin du ton, des manières, des méthodes féodales. La plupart des bandits, des voleurs, des escrocs ne sont pas autre chose que des gens que la structure bourgeoise, basée sur le res- pect, sur la loi, les cours et les tribunaux, ne peut réduire, auxquels il faudrait encore la fameuse main de fer, la menace de la pendaison immédiate, l'ab- jection absolue des régimes aristocratiques. De même, tout une portion du peuple relève de la struc- ture bourgeoise ; l'organisation patronale, le règle- ment, la loi, remplaçant la main de fer. Et enfin, il est des travailleurs à qui tout appareil extérieur est devenu quasi inutile, qui arriveront à composer la structure de demain: l'entente raisonnée rempla- çant toute contrainte physique ou morale... Mais, je le répète, toutes ces structures se pénètrent s'harmo- nisent et il n'existe vraisemblablement pas d'homme de nos jours, le plus socialiste, le plus anarchiste qui ne relève de la bourgeoisie ou de l'aristocratie i D'ailleurs, sous toutes leurs formes, les plèbes repré- sentent, à mon avis, les parties les plus directement sujettes à la transformation, celles qui créent l'ave- nir... 11 paraît bien établi, en effet, que ce sont lesLA CHAR1'E>'TE 237 couches extérieures de nos organes qui travaillent le plus, et cela n'est pas moins vrai pour les muscles ou les nerfs que pour le cerveau... Or, travailler, c'est s'adapter aux conditions du milieu : quand ces conditions changent, les organes se modifient : c'est la loi du progrès. On peut en induire que le progrès a une tendance à se faire par les couches extérieures, c'est-à-dire, pour l'organisme social, par les ouvriers, par le peuple... Les couches moyennes, déjà inté- grées, ou, si vous le préférez, fortifiées par l'habi- tude, perfectionnées par l'abstraction, sont les cou- ches directrices ou gouvernantes... J'en ai dit assez pour vous montrer que le prolétaire n'est pas la brute que vous y voyez. — Mais nous, les nobles, qu'est-ce que nous repré- sentons dans tout cela? demanda d'Escroix. — Vous représentez des couches très profondes, très anciennes, ayant peu de contact avec le dehors... — Des couches de singes, ricana Gérard Bi- blot. — Des structures, dit Duhamel, renforcées d'abord au cours des âges par l'abstraction, et ensuite affai- blies et finissantes ; transformées, d'ailleurs, très len- tement mais sûrement, par l'influence remontante des couches périphériques et par des effets de voisi- nage que nécessite l'harmonie de nos sociétés. Un silence très dur tomba sur ces paroles. Ceux qui réfléchissaient sentaient une vague colère comme devant une menace ; les autres ne comprenaient pas et méprisaient cette bataille inutile de mots. D'Es- croix, humilié, hésitait entre quelque grosse imper-238 l..\ CHARPENTE tinence et une insolente retraite ; mais le comte de Latorel s'avança et renoua le fil : — Est-ce bien le dernier mot, monsieur Duhamel? Ces choses que vous traitez avec tant de mépris ont été le patrimoine des hommes pendant de longs siè- cles : l'aristocratie, la féodalité même n'eurent pas que des rigueurs : songez que celle-ci fut le temps de la Chevalerie et l'autre le temps des Beaux-Arts et des Belles-Lettres... Derrière toute cette organi- sation terrestre, soyez sûr qu'il y a une organisa- tion supérieure, cette active providence de Dieu, dont parlait Bossuet, et que le renoncement, l'humilité, comme aussi la foi ardente et les nobles orgueils exciteront toujours plus d'enthousiasme que quel- ques formules d'une science qui ne parle pas au cœur de l'homme. — C'est vrai, monsieur de Latorel; mais voilà bien ce que les grands prêtres, les rabbins et docteurs du Temple auraient pu dire de la simplicité de Jésus. Ainsi encore aurait pu parler Ponce-Pilate. Car, soyez-en sûr, l'amour du prochain et l'égalité des hommes n'étaient que de bien froides formules auprès des éclatantes hiérarchies religieuses et poli- tiques, juives et latines. Un citoyen romain se sen- tait le cœur autrement remué par ses consuls, par ses augures et ses victimaires que par le pauvre diable en robe rouge crucifié pour avoir ramené ces choses à une unité prématurée. Je ne nie pas la Pro- vidence de Dieu, ce symbole a du bon, mais il faut l'interpréter. La Providence d'un sociologue, c'est l'évolution. Il s'efforce d'en démêler les lois et ce n'est pas sa faute si elles concluent à la mort desLA CHARPENTE 259 anciennes structures et à leur infériorité relative par rapport aux nouvelles. — Ainsi vous considérez tout ce qui a exalté les hommes comme des mensonges. L'élan de notre âme vers l'idéal n'apparaît qu'une manifestation absurde, et cependant vous avouez l'existence d'une loi qui pousse les êtres à s'élever au-dessus d'eux-mêmes. — Je ne considère rien de ce qui a exalté les hom- mes comme mensonges et je respecte l'élan de no- tre âme vers l'idéal, mais êtes-vous moins chrétiens parce que vos pères adoraient des pierres et des arbres, et votre élan demeure-t-il l'élan farouche qui créait une Olympe furieuse et cruelle par-dessus les humains !... Une seule chose domine tout ce dé- bat : Vous voyez un monde immobile et définitif, je vois un monde relatif et en mouvement. Un livre nous a été laissé, plus vaste que la Bible, c'est la croûte terrestre : il s'y trouve écrit une vérité qui a des millions d'années de garantie : l'évolution, le perfectionnement des organismes. Je crois à cette vérité-là. Je la reporte dans nos organismes sociaux, je constate des structures anciennes et des structures nouvelles ; l'aristocratie est une structure ancienne, la bourgeoisie une structure présente, le collecti- visme une structure en formation. Quant aux acci- dents, aux morts, aux arrêts, j'admets qu'ils exis- tent relativement, mais dans la mesure où ils sont nécessaires pour la complication supérieure. Ainsi nous avons vu les Egyptiens, les Chaldéens, les Assyriens, les Perses, les Grecs, les Romains ren- versés, détruits, mais ça n'a pas été pour faire place à une civilisation inférieure, ça été pour élargir le260 LA CHAIU'ENTE problème, pour y faire entrer des éléments nou- veaux, pour arriver définitivement à ce que nous appelons le progrès. Aucune exaltation, aucune foi, aucune religion ne nous a donné une certitude aussi forte et aussi tangible. Pourquoi ne l'acceptez-vous pas? Comme il avait employé quelques-uns des mots murmurés jadis sur les bancs de l'école, c'était en de Latorel, en Mme de Rebelle, eh quelques autres, le déroulement des images très classiques où la beauté semble définitive à force d'être lointaine et coutumière. Elles ont la majesté d'être faciles et la grâce d'éveiller une chaîne sentimentale exquise et éprouvée aux entrailles humaines... Leur chemin vers les sens est frayé par de longues années d'usage; elles vibrent, elles enilamment l'appareil tout puis- sant de la volupté. Le jour fonçait davantage, effaçant les contours et rendant le paysage aussi plus facile à comprendre, plus poétique et plus charmant. En ces têtes mon- daines que les poètes vont pipant avec les éternelles mômes fleurs, mêmes rossignols et mêmes étoiles, Duhamel faisait quelque chemin à l'aide de réminis- cences historiques. M. Biblot se surprit à dire : — C'est bien déduit. Et de Latorel : — Je ne nie pas la loi. Mais le marquis fut offusqué, lui qui passait sa vie à tenir pour la décadence à jet continu. Il répli- qua : — En effet, au premier abord, cette théorie peutLA CHARPENTE 201 paraître séduisante, mais, cher monsieur, comment expliquez-vous qu'une chose si simple, si tangible comme vous dites, ne soit pas immédiatement accep- tée par tout le monde ; comment expliquez-vous la persistance de ces fameuses structures que les hom- mes ont tant de profit à détruire? — Il me semble qu'ils les ont pas mal détruites ! — Soit, mais pourquoi si lentement. Pourquoi voyez-vous des gens de toutes les classes empêcher cette destruction ; pourquoi, en un mot, les Ven- déens et les Bretons ont-il défendu leurs princes, se sont-ils fait tuer pour leurs princes ! Il y a là quelque chose d'inexplicable avec les formules scientifiques, quelque chose de miraculeux, de surnaturel enfin. — Il n'y a là qu'un fait de servitude. Le soldat qui défendait la République n'était pas moins sur- naturel : il se battait pour la nation comme l'autre pour son roi... Votre confusion provient d'une fausse idée de la conscience. Tout le monde n'a pas une conscience individuelle, et môme je ne crois rien exagérer en disant que personne n'a une conscience individuelle ; la meilleure preuve en est que nous tombons dans l'imbécillité dès qu'on nous inflige une solitude sans espoir... Le plus grand acte de liberté d'une haute conscience réside sans doute dans le choix de son milieu, de la classe, de la catégorie so- ciale dont elle adoptera les idées. — Tous des mécaniques, alors? — Jusqu'à un certain point, oui. Seulement il est bien entendu que cette conscience toute sociale n'en est pas moins une conscience, et que les parties in- tellectuelles d'une nation, celles qui sont en contact 15. 202 LA CHARPENTE avec la nouveauté du monde, ont une conscience so- ciale, une liberté, une spontanéité1, car ces mots se confondent, bien plus grandes que les classes igno- rantes et routinières... De nouveau le silence, l'ennui prêt à les ressaisir sauf chez d'Escroix, de Latorel et la comtesse. Les Biblot, les Caillard-Bachot, les Rosebelle, toutes les dames, sauf Alice et Mme Delafon, illustrent sans le savoir la théorie de l'inconscience. Ils ne voient pas la nécessité de causer de choses qui n'ont aucun rapport avec leur vie. Le mépris, à la fois indice et outil de leur décadence, les glace. Celui qui possède des millions peut se passer d'arguments et de philo- sophie. D'Escroix et de Latorel leur paraissent de très mauvais goût dans leur insistance. Cependant les Biblot demeurent fascinés, et les autres n'osent pas rompre ouvertement. — Je ne conçois pas, dit enfin M"'0 de Rebelle, que vous aperceviez tant de belles choses dans l'ouvrier... Peut-il vraiment être comparé, je ne dis pas aux classes riches, mais aux artistes, aux savants '?... Le populaire m'a toujours paru très brute, et, tran- chons le mot, très bête. — Vous ne considérez, madame, que les qualités exquises c'est-à-dire abstraites. L'immense apport concret, grossier de l'ouvrier vous échappe parce que cet apport n'est pas arrivé au degré d'abstraction, de politesse, où la dédaigneuse aristocratie pourrait l'assimiler. Le peuple, à vrai dire, aux différents stades de son développement, nous offre la connais- sance expérimentale, directe et première. Son tra- 1. Voyez la note, page 69.LA CHARPENTE 263 vail d'ensemble, dans l'évolution, est formidable, non seulement il nous relie à la chaîne animale, mais les théories savantes de la bourgeoisie lettrée en s'appliquant à la foule et appliquées par la foule, s'intègrent, se fécondent et s'ouvrent à des évolu- tions nouvelles. — Ce sont là fort belles paroles, dit le marquis, mais vous seriez sans doute très embarrassé de les illustrer par un exemple. Il riait d'un mauvais rire. Outre qu'il espérait hu- milier Duhamel sous le dédain de ce rire, il se disait qu'en poussant l'homme un peu plus loin, vers cette chose vague que les métaphysiciens ont appelé des causes premières ou des causes finales, il arriverait à le confondre. Mais il ne pouvait savoir la sécurité d'un Duhamel dont toute l'existence se passait à songer à ces choses tellement lointaines et inutiles pour l'aristocrate. — Je crois au contraire, répondit le moraliste, que les illustrations en sont aisées, pourvu qu'on garde d'indispensables limites... Ne voyez-vous pas qu'un équilibriste ou un acrobate sont de véritables inté- grateurs des lois de la mécanique rationnelle ? Ils résolvent par pure adresse les équations ou les for- mules les plus compliquées de la cinématique. Ce sont gens du peuple, cependant, n'ayant reçu aucune instruction. — C'est une adresse une fois donnée, mais je ne la vois pas se perfectionnant ! L'antiquité connaissait déjà les plus curieuses jongleries. — Elle connaissait de curieuses jongleries, mais pas les mêmes que les nôtres... Les singes aussi sont■H 20ï LA CHARPENTE 1 de fameux équilibristes et de fameux acrobates, mais ils n'usent pas de nos agrès, de nos engins qui sont un produit de l'art. La jonglerie avec une sphère mathématique donne lieu à des problèmes que ne donne pas celle qui s'exercerait sur un mobile plus fruste. Et voilà bien, pris sur le fait, ce double cou- rant qui amène nos plus hautes sciences dans les tours d'un équilibriste et qui fait remonter les tours de l'équilibriste vers nos plus hautes sciences. Le comte de Latorel, étonné, dit : — N'est-ce point téméraire ! — Non. La science ne se transforme pas seulement par enseignement direct. Elle se glisse dans la forme des objets, dans les combinaisons du langage ; les théories appliquées nous sont enseignées par les yeux... Songez à toute l'avance que prend un enfant de nos jours sur un enfant du siècle passé par le seul fait de voir les machines, les modes de constructions, les dispositions hygiéniques, les ustensiles de cui- sine perfectionnés... Et savez-vous combien il entre de calcul différenciel et intégral instinctivement réa- lisé dans les gestes d'un ouvrier qui s'adapte à l'ou- tillage moderne sorti presque tout entier des formu- les de la haute science? Encore un long silence. Le saisissement soudain des pensées qui, devant les profondes paroles, s'or- donnent à ces cerveaux amollis, un effort, une souf- france, enfin l'ennui de ces choses à quoi leur tête ne peut décidément pas se prêter. Les Rosebelle se retirent, entraînant les Caillard-Bachot. Puis ce sont les Biblot qui lâchent pied. Des rires fusent, les damessedétachentàleurtour.Le groupe se disloque.LA CHARPENTE 265 M. de Latorel, que cette conversation a frappé, prend Duhamel à part : — J'ose déduire de vos paroles, monsieur Duha- mel, des vérités assez douces pour un aristocrate, c'est que, dans une société forte, il faut que les dif- férentes structures soient bien solidement établies... et qu'ainsi une hiérarchie des castes, le respect des traditions, ne sont pas de vains simulacres mais répondent à des besoins logiques. — Certes, monsieur, à la condition que vous don- niez au mot hiérarchie sa signification naturelle et que vous ne mettiez pas l'aristocratie à la tête... Le pouvoir effectif appartient à la bourgeoisie et c'est le devoir du noble de s'incliner devant le bourgeois, comme c'est le devoir du bourgeois de s'incliner devant l'intellectuel. Toutefois, je ne donne pas à ce mot devoir une signification métaphysique, j'en- tends par là le sens où le mouvement général de l'évolution se fait au maximum... Ce devoir-là s'im- pose et celui qui s'y dérobe subira ces frottements qu'on a coutume d'appeler punitions. Le respect des traditions dont vous parlez n'exprime que le rapport entre les diverses structures, mais ce rapport est fatal et réciproque : le respect des traditions entraîne le respect des nouveautés dans un organisme nor- mal. Les organes profonds s'imposent aux organes périphériques mais subissent, suivant un rythme donné, l'influence de ceux-ci... Il est d'ailleurs nor- mal que la modification des organes profonds pré- sente une certaine difficulté : cela complique le problème pour les parties extérieures et rend la nouveauté plus vive et plus profonde... En pour-260 LA CHARPENTE suivant cette loi à travers les âges, vous arriverez sans doute à vous expliquer pourquoi les sociétés de forte aristocratie ont pu être aussi des sociétés de grand progrès et de liberté. Les deux hommes se quittent là-dessus avec des paroles de politesse etd'Escroix se retire également. Mais le marquis n'est pas satisfait de lui-même et il se murmure entre les dents, comme d'une puissante revanche : — Toi, je te ferai cocu !CHAPITRE XI LA VIE ETERNELLE Duhamel se promenait loin des autres, dans le même bosquet où Alice avait passé le matin. Il était fatigué de ces longues heures en ce milieu hostile. Toutes les paroles qu'il avait dites, celles mêmes qui semblaient le plus sages et le plus profondes reve- naient puériles et bavardes comme le vent dans les feuilles. Avait-il gagné quelque chose sur ces gens? Il n'aurait pu le dire ; mais, assurément, ils avaient gagné sur lui, ils l'avaient rempli de doute, de décou- ragement et d'ennui. Il songeait avec épouvante au précaire fondement de la supériorité, et qu'il suffirait de quelque aventure amoureuse dans ce monde, d'une fréquentation un peu longue pour faire d'un philosophe tel sot préoccupé de titres, d'argent, de modes. Il eut envie du mythe que nous appelons le bonheur et qui est sans doute le plus fort pouvoir de corruption dans l'âme humaine, parce que nous le confondons avec le repos, c'est-à-dire avec la déca- dence. Il venait de faire entendre cela à Mmc de Rebelle, mais il avait dépensé ses nerfs dans la dis-268 LA CHARPENTE cussion et le désir qui perd les hommes le saisissait. Ah ! vivre dans de douces et fines harmonies, dans l'aimable mensonge où l'on est encouragé par sa caste, baiser sans remords les lèvres offertes, jouir sans arrière-pensée des beaux paysages, des eaux claires, du doux confort des chambres, des livres qui ne s'avancent pas au delà des beautés acquises. Pour- quoi se cassait-il la tête à résoudre une trop vaste énigme, quand le problème de sa destinée à lui se trouvait résolu ? Il se souvenait des sympathies respectueuses qui lui étaient prodiguées. Tout son quartier le saluait, bourgeois, ouvriers, professeurs. Les receveurs d'omnibus se précipitaient sur le cordon d'arrêt au plus léger signe ; les cochers accouraient, heureux de le conduire. Il soulageait toutes les misères avec une réputa- tion magnifique de bonté, de générosité. Les soirs où il donnait des conférences dans les milieux popu- laires, les ouvriers, aimables enthousiastes, l'applau- dissaient et venaient lui serrer la main. Dans les congrès savants il occupait une place honorable. Sa maison, largement hospitalière, recevait les plus curieuses intelligences. Dans des revues d'avant- gardes, subventionnées par lui, il publiait des arti- cles auxquels son monde s'intéressait. Tout cela était doux. Il eût pu s'y endormir et voici lapassion, l'inquiétude, l'empoisonnement de ces joies où il ne veut plus voir que des joies d'esclaves, une soif de vérité qui le prive de goûter tant d'heures char- mantes, un âpre besoin de rejeter de belles illusions pour on ne sait quel vague espoir.LA CHAUPENTE 269 La vertu, la bonté, la justice, est-il besoin d'aller les chercher si loin? Ne se trouvent-elles pas dans des raisons toutes pratiques et suffisantes à la rela- tivité humaine? Quel orgueil le pousse à vouloir davantage? Quand il serait admis que Duhamel tient à garder intact le respect des bourgeois, l'intégrité de son ménage, à ne blesser ni sa femme, ni sa belle- mère, àpréservercette situation péniblement acquise, cette claire existence où il jouit de l'estime des au- tres, celane contentcra-t-il passes appétits de vérité ? — Eh ! oui, en refusant l'amour d'Alice, en gar- dant ta femme, ton rang de bourgeois, de citoyen honoré, tu agis par intérêt, et ta vertu n'est que l'intérêt bien compris. Que te faut-il de plus ? La loi du monde? Le sens du monde? Pourquoi cela ne serait-il pas le sens du monde ? Il était parvenu près du petit étang. Le soir y tom- bait avec intimité. La fraîcheur de l'eau, le vol des insectes, l'ombre qui s'amasse aux sous-bois, tout contribuait à détendre les nerfs de Duhamel. Il s'at- tendrissait, songeait à sa rudesse dans la discussion de tantôt, trouvait du charme à d'Escroix, de la noblesse véritable à de Latorel. Et quelle gracieuse femme que la comtesse ! Il n'aurait pas dédaigné leur amitié. Ne pouvait-il. en se limitant à des cau- series aimables sur l'art, sur les lettres, en acceptant de parler de temps en temps de Venise et de l'Italie, de Pascal et de Port-Royal, en adoucissant sa forme, demeurer quand même dans la vérité ? Il se forgea, tel le loup de la fable, une félicité qui le fit pleurer de tendresse. Mais ainsi il usait son âme pour le repos comme il l'avait usée tout ce jour270 LA CHARPENTE pour la lutte. Rien ne lasse si vite que le bonheur en rêve. Pour les esprits libres, et qui veulent aller au delà, le bonheur est la chose la plus insuppor- table. Duhamel l'éprouva. Non seulement il ne put se figurer l'éternelle joie dans l'avenir, mais il ne put a retrouver dans son passé. Son passé n'était qu'une lutte, une longue lutte. Ce qu'il en demeurait dans 1 état actuel de son esprit ne lui donnait d'autres satisfactions que la sensation d'avoir résolu des dif- ficultés, de se trouver des structures accordées avec ces difficultés. — Le souvenir ne fait qu'exprimer cet équilibre en nous rappelant dans les heures d'aventures, d'in- quiétude, les minutes de repos, de jouissance, et vice versa... J'ai bien dit en affirmant que les unes n existaient pas sans les autres. La vie est une moyenne, mais une moyenne qui se déplace ; et ce que je cherche c'est le sens de ce déplacement... Je puis bien 'me payer des mots qui bercent nos servitudes, me figurer aujourd'hui, parce que je suis las, que dans ces servitudes rassurantes est le bonheur ; demain je repousserai avec mépris ce lâche honheur, je verrai qu'il mène à l'inconscience, a la mort. Mon bonheur n'est pas de subsister, mais de grandir, non pas d'être une cellule passive mais une cellule active. Certes, je le reconnais, je dois mon élan, ma volonté, ma personnalité même à mon milieu, mais par quel mystère tout cela est-il tout de même moi, Duhamel, et par quel mystère suis-je aussi mon milieu ? § Le mot mystère le fâcha, encore qu'il n'y attachâtLA CHARPENTE 271 pas la signification religieuse ; mais il savait que nul n'exprime mieux la paresse de l'esprit : — Pas besoin de m'hypnotiser sur ce terrible mot. Avec un peu d'audace, je puis bien concevoir que le milieu a été et demeure le problème dont l'être est la solution. La vraie difficulté apparaît donc dans la superposition des milieux qui constituent l'être : cette superposition ne se borne pas au milieu social, ni même au milieu humain, sans doute pas davan- tage au milieu animal ; elle atteint jusqu'au milieu universel. L'homme réunit en lui des états de conscience d'autant plus étendus, qu'ils vont de la cité à l'univers. Les imbéciles s'arrêtent à leurs inté- rêts de famille, de clan, de province..... L'homme supérieur subit le contre-coup du vaste monde... Ce qu'on appelle, un idéal se trouve ainsi dans la com- plication des milieux et les inquiétudes d'àme sont aussi diverses que les âmes elles-mêmes. Il eut une minute de fierté à se voir une sorte d'ange grandissant et s'ennoblissant. Mais ce fut encore une satisfaction éphémère, car il pensa pres- que tout de suite qu'il fallait mourir, et alors qu'im- portait un idéal ou point d'idéal ! D'ailleurs, il ne fallait pas seulement mourir et mourir au hasard, il fallait souffrir et souffrir au hasard. Les cris de Delafon résumaient la douleur de l'âme humaine : — Certes, je ne chicane pas sur la souffrance qui développe et aboutit à la vie ; mais comment admettre celle qui dégrade et tue... Je ne puis tirer argument de ma bonne fortune relative, de ma santé, de ma sécurité quand des milliers de braves gens subissent la torture...272 LA CHARrESTE Cette pensée l'assombrit et il suivait le petit étang aux eaux claires, où quelques roseaux trempaient des tiges pâles autour desquelles de très petits pois- sons, sortes de losanges noirs allongés se déplaçaient avec caprice. — Ces poissons aussi ont peur de la mort. La mort lui apparut comme une fonction néces- saire mais qui n'avait pas l'importance que nous lui attribuons. Il dériva à mille essais de se figurer la survie en dehors de la mémoire et se heurta à nos préjugés habituels : — Cependant notre mémoire ne périt-elle pas de notre vivant; ne mourons-nous pas un peu tous les jours? Est-ce que je vais m'arrêter à cette sottise de croire que mon moi a nécessairement pour base mon corps quand je viens de conclure à des consciences et des inconsciences dues au milieu. Alors il se vit tout à coup ainsi qu'un moment du monde, moment essentiellement variable et qui marque une étape dans l'éternelle réalisation de la complexité, mais qui n'a d'autre fin que d'exprimer cette complexité. — La mort devient ainsi une fiction, et la vie éternelle se marque dans la hiérarchie des struc tures, dans la hiérarchie des consciences Peu importe que je m'appelle Duhamel ou Pierre ou Jacques ; nous sommes des états différents de l'être et nous exprimons la loi; la conscience n'est qu'une fonction de la structure, ou plutôt c'est la structure même. Il s'exalta, ravi de cette pensée qu'il lui semblait toujours avoir pressentie mais qui venait s'offrir àLA CHARPENTE 273 lui sous une forme assez libre pour être consciente. — Ainsi s'expliquerait, dit-il en parlant tout haut, que nous nous attachons à ce qu'on appelle une loi morale, à cette complication des structures qui de- vient notre éternité, et que la mort, élément relati- vement chétif de cette complexité même, n'a pas pu prévaloir contre l'évolution des espèces animales et ne prévaudra pas sans doute contre notre évolution. L'immortalité d'une àme progressive est enseignée par les entrailles de la terre ! Il prit quelque joie dans ses réflexions. Son cœur se haussa ; la souffrance, la mort reculèrent dans la perspective ; les œuvres de vie semblèrent inépuisa- bles, le dévouement, le sacrifice furent de belles réa- lisations. Il aima le petit étang dont l'image devait accompagner le souvenir de ces minutes et s'attarda à en goûter les harmonies, cet infini de diversité de l'eau et des feuilles, de l'ombre et du ciel, des toutes petites herbes et des grands arbres, des plissements de l'eau sous la nage d'un insecte, de ces choses si délicatement nuancées, arrangées, contrastées et qui signifient les cerveaux, qui signifient les âmes où la simplicité est le premier élément de la complication. Dix minutes seulement s'étaient écoulées depuis son départ de la pelouse, et quel bond cependant avait fait Duhamel. Il aimait soudain la vie d'être si vaste, si large ouverte à l'espérance. Souffrir, mourir lui devenait facile à accepter comme moyens de progrès. Même il lui paraissait que le fait d'avoir pu dominer la souffrance et la mort, telles que nous les connaissons, allaient nécessairement les réduire dans le futur :274 LA CHARPENTE — Car, ainsi que je le disais à ce d'Escroix, l'ac- coutumance approprie les forces à leur objet. Quand es forces sont assez appropriées, on peut dire que les résistances sont intégrées; or, ce moment n'est-il pas marqué par la conscience. Une souffrance conçue est une souffrance vaincue. C'est la loi de l'évolu- tion ... Quand nous aurons intégré notre milieu actuel avec nos souffrances actuelles et nos morts actuelles, nous nous trouverons devant un nouveau milieu dont les modes de souffrance et de mort seront aux modes contemporains, à peu près comme nos souffrances sont aux souffrances animales, non pas moindres, certes, mais plus nobles..... 11 s'arrêta, car son imagination lui montrait le vaste champ de l'activité future des hommes et il frémissait comme un cheval de course sorti des ténè- bres devant la plaine infinie. C'est dans cette exaltation qu'il vit venir à lui Alice. Elle avait pu quitter Mmo Delafon, se glisser vers la solitude où elle espérait retrouver Duhamel Sa pâleur, ses yeux brillants, son beau corps flottant par-dessus l'herbe de la pelouse, surprirent le pauvre homme dans son rêve, sans force contre une telle réalité. — Alice, Alice, murmurait-il. Mais elle le regardait hardiment, dans sa passion irritée par tout un après-midi de jalousie. D'ailleurs le baiser de d'Escroix à M- Duhamel lui semblait une excuse suffisante. — Je suis venue, j'ai à vous parler, dit-elle d'un ton de voix rauque. Elle n'eut pas le temps; un mouvement irrésistible LA CHARPENTE 275 la jeta vers lui, la tète sur l'épaule, toute convulsive. Il la tenait, tiède, embaumant le printemps, sans trouver d'autres mots que de répéter : — Alice ! Alice ! — Oh! Je vous aime, balbutia-t-elle tout à coup, je vous aime, et je ne peux plus m'empêcher de le dire. Il avait le cœur large, les sens en- tumulte, mais son âme dominait. Le petit étang clair y contribuait sans doute en fixant ses pensées. Cependant, un parfum montait de la chevelure de la jeune fille, un parfum un peu fauve et qui ressemblait à celui du vétiver. — Alice, disait-il toujours, Alice ! Elle frémissait de joie d'avoir osé, de crainte aussi qu'il ne la repoussât. Or, l'amour les tenait ainsi, et tout semblait perdu, quand Duhamel retrouva le souvenir de la longue lutte qu'il soutenait depuis des semaines. Il écarta doucement son exquise amie et, lui tenant les deux mains, il la mena un peu plus loin à l'abri d'autres fourrés. Là, il reprit tendre- ment : — Alice, moi aussi je vous aime et je vous aime- rai toujours..... Je ne veux pas dire que nous ne serons jamais l'un à l'autre. Je ne veux pas dire non plus que nous serons l'un à l'autre... Elle l'écoutait, ses yeux bruns très clairs de fièvre, sa bouche tendre, ses mains crispées ; et elle était heureuse de ce premier bonheur de l'aveu qui, sur- tout aux femmes, paraît longtemps suffisant, où elles croient toutes qu'elles passeraient sans peine une vie entière. Lui continua, plus grave à mesure :276 LA CHARPENTE — Chère Alice, l'amour ne peut être, pour des consciences hautes, autre chose qu'un puissant moyen de s'élever. Le prendre trop facilement, dans la douleur des autres, sans garantie qu'on accomplit la loi de l'Univers, serait indigne de nous. Soumet- tons-nous, mon enfant, cherchons la vérité au fond de notre esprit. Si notre passion doit périr sous la douche du réel qu'elle périsse et que personne ne soit blessé. S'il fallait, Alice, qu'un jour nous soyons l'un à l'autre, sachons pourquoi et ne cédons qu'à l'irrésistible qui est proprement la nature des choses; mais la nature des choses doit comprendre notre propre nature et nos propres efforts... Ce n'est pas tout mensonge que l'antique histoire du chevalier et de la dame. Le bonheur facile est une honte, une corruption, une déchéance... Elle accepta de lui la forte leçon et l'admira. Ce- pendant elle se dit qu'elle n'avait point cédé sans lutte ; mais que la trahison de Mmc Duhamel, trahi- son odieuse par tout ce qu'elle représentait de lâches servitudes sociales, la jetait à juste titre dans cette phase où elle entrait pleine d'espoir. — Croyez, murmura-t-elle, que je n'ai pas fait ceci sans réflexion, que je sais ce que je veux, que j'ai lutté, que j'ai souffert et que je lutterai et souf- frirai encore, mais sans avoir les mêmes raisons que vous. 11 l'accepta ainsi. La cloche du dîner sonna. Ils re- prirent, le cœur plein de tendresse et l'âme héroïque, le chemin du château. Mais, dès le lendemain, sous un prétexte, Duhamel rentrait seul à Paris. mrn^ mLIVRE TROISIÈME LE PEUPLE CHAPITRE PREMIER DES BRUTES A LA GUEULE PUISSANTE Delafon s'était installé à la ferme de la Justice qui lui appartenait et dont le fermier avait consenti bien volontiers à lui donner la pension pour un mois ou deux. Quoiqu'il payât largement il fut accueilli en hôte comblé de bienfaits. Le fermier porta au ciel son jambon et sonfromage, son vinet son eau-de-vie. Au demeurant la pitance fut médiocre, mais elle agréa dans sa simplicité. Delafon n'avait d'ailleurs choisi le séjour à la ferme que pour y trouver ce qu'on ne peut avoir dans les villégiatures ordinaires, un isolement véritable, une société calmante, cet Apre retour à la nature qui est tant recommandé aux neurasthéniques. Il fut servi à souhait. Le fer- mier et sa femme, leur fille unique, Berthe, les ser- vantes, les valets, furent à merveille pleins de la tranquille lenteur des bœufs. Après les premiers regrets, Delafon s'immergea au vaste abandon, à la 16278 LA CHARPENTE mer d'ozone qui flotte par-dessus les champs. Sa tristesse s'alourdit, plus rouge, plus tiède. Les fer- mentations fiévreuses où ses nerfs brûlaient, les désespoirs nés de la recherche des causes, se trans- formèrent petit à petit en une vaste et monotone douleur qu'il menait sans hâte à travers les vastes et monotones campagnes. Suivant le conseil de Duha- mel, il s'efforça de songer peu à lui-même. Il vécut de la vie extérieure. Ce fut d'abord la clarté des paysages, les rivières du soleil sur la variété des cul- tures, les frissons mats des jeunes avoines et du sei- gle, les luisants de clair de lune de la betterave. La solitude était formidable en ce pays si merveilleu- sement cultivé. Une vieillesse toute humaine accom- pagnait la jeune nature. Les fermes rappelaient des temps de guerre et de massacre, lourdes, en grosses pierres noires et il y en avait si peu qu'on pouvait faire trois lieues sur la route sans en voir plus de quatre... Il est vrai qu'elles se cachaient dans des creux, près de l'eau bienfaisante. Delafon se figurait les bandes anglaises désolant le pays au temps de Charles VI. Les jours où le ciel était bas, la lumière tombée comme d'une verrière, la sombre illusion devenait plus pénétrante. — Sommes-nous devenus assez sensitifs. Le meur- tre, la torture, ces choses effroyablement simples autrefois nous emplissent d'horreur... Le meilleur homme des temps anciens contemplait sans regret, sans remords, l'agonie de centaines de victimes ! Il se rappelait Y Iliade, le code de l'héroïsme anti- que : toujours la férocité y est confondue avec le cou- rage ; la générosité n'est qu'une ostentation de laLA CHARPENTE 279 richesse ; le meurtre y semble aussi naturel que la faim ou la soif. A vrai dire le contact de la lourde terre rendait Delafon lui-même plus implacable, et il s'en étonnait peu, amer pour la triste évolution humaine. —■ Que je songe, disait-il, à l'éternel triomphe de la violence ! La santé nous y ramène comme à la grande force héréditaire. Voyez mes compagnons de vie. Ils ont en eux le tranquille égoïsme d'Achille ou de Diomède, alors qu'ils ne pensent qu'à vanter leur force et à posséder des trésors. Ils aiment dire ainsi que les héros grecs qu'ils sont terribles dans la colère, ils croient à la beauté des fureurs homicides, et leurs grossiers sarcasmes approchent bien des insultes de Patrocle à l'écuyer mourant d'Hector. Mais il s'y glisse autre chose. À travers le sang rouge de l'instinct, on voit l'anémie des civilisations tra- vailleuses. La prudence du pécule lentement amassé refoule l'audace des sauvages conquêtes. Pour quel- ques jactants, très jeunes, que de silencieux, de sour- nois, que de soumis. Et alors, quoi ? qu'est-ce donc qui domine dans leur âme ? Ils savent lire, ils lisent les petits journaux ; ces petits journaux à la fois les expriment et les asser- vissent. On y retrouve l'hystérie grossière de l'acci- dent, du méfait, ducrime, pêle-mêle avec les phrases tremblées du symbolisme qui les encadre rigoureu- sement. Le paysan demeure le paysan, mais le flot social aboutit en lui par ces gazettes. De l'isolé du moyen-âge, peu ou point de traces. Certes, toujours l'ouvrier de la terre, espèce de terre lui-même où lèvent sous les intempéries les indestructibles plantes280 l\ charpemï: sauvageonnes de la cupidité, de la ruse, de la supers- tition ; mais un ouvrier très affiné comme sa nation, partageant les vices et les vertus générales. Dclafon se mit à les étudier, curieux de savoir quelles causes les ont portés depuis un demi-siècle à la dépopulation et à l'alcoolisme. Il fut assez tôt renseigné sur la première cause, et par son hôte même. Un soir, il était assis sur un banc adossé à une muraille extérieure, il voyait le paysage s'étendre à plusieurs lieues, tous les creux déjà emplis d'une brume violàtre sous le dernier rêve de la lumière, quand, après des hésitations, le fermier, jeune encore, haut de taille, les yeux clairs dans des joues un peu congestionnées, vint se mettre auprès de lui. Plu- sieurs fois déjà ils avaient eu des conversations à phrases coupées sur des événements politiques. Tou- jours le paysan approuvait, hochait la tête, en homme qui ne déteste pas les phrases mais qui ne saurait prêter d'importance à autre chose qu'à la culture des betteraves. Ce soir-là, il sortit de sa réserve. Delafon venait de parler avec une certaine énergie de la dépopulation qui fait tomber la France au rang des puissances de deuxième ordre. — C'est-y donc, dit le fermier, qu'on ne fait plus d'enfants à Paris. Ici ça grouille. Il n'y a qu'à traver- ser le village de Saint-Avent pour en voir la cinquan- taine. L'école est trop petite ma parole. — Je ne trouve pas du tout qu'on ait beaucoup d'enfants par ici, répondit Delafon. Connaissez-vous seulement des familles nombreuses ? — J'en connais. Les Duez sont bien dix avec leLA CHARPENTE 281 père et la mère, et les Carel et les Gavelle !... C'est à Paris qu'ils n'ont pas d'enfants. Je me demande comment ils font pour ne pas en avoir. Expliquez- moi donc ça, vous qui en venez. Delafon surprit une expression de ruse et de curio- sité dans les yeux du fermier. — Mais, répliqua-t-il, vous devez connaître cela. — Ma foi non, dit le fermier.. C'est-il donc qu'on les tue avant do venir au monde ? — Je ne crois pas que l'avortement soit plus prati- qué à Paris qu'ailleurs, murmura Delafon ; je sup- pose qu'on prend des précautions avant. — Eh bien ! donc, ça ne serait pas commode ici, lit le fermier, avec des gaillards qui sont toujours aux trois quarts endormis. J'avais entendu raconter que les femmes de Paris prenaient une drogue, soit disant contre les retards. Vous ne la connaissez pas ? Delafon tressaillit, à cause de l'accent de l'homme. Il devina la cautèle paysanne et lui opposa avec une sorte de brusquerie sa perspicacité raffinée do citadin. — Voyons, entre nous, pourquoi ne voulez-vous plus avoir d'enfant ? Le rustre demeura désarçonné une minute, puis il eut un ressaut, une sorte de noblesse bizarre et théâtrale éclaira son visage. — Oh ! moi, dit-il, ma fille Berthe me suffit. Et puis elle est promise au fils des Morinot. Je ne veux pas manquer à ma parole. Ils auront les deux domai- nes réunis. Ils seront les seigneurs de la Justice et du Moulin d'eau. C'est mon ambition. Y a pas à dire. — Et comment donc, songea brusquement Delafon, 16.282 LA CHARPENTE comment donc aurait-on pu éviter ce retour, au rêve éternel des possesseurs de terre? Peu après, il fut dans sa chambre. Le fermier de- meura dans la cour à marcher de long en large, un peu voûté par une sournoiserie instinctive et aspirant avec ardeur la fumée de sa pipe, Delafon l'observa: — Il se passe dans cette tête-là des choses qui ne sont point, je le crains, pour relever le chiffre des naissances. Le lendemain il observa la fermière, grosse per- sonne de trente-sept ans, qui gardait on ne sait quoi de piquant dans sa physionomie à cause de ses yeux bleus soulignés de cils noirs. Elle était ordinaire- ment pâle malgré l'air salubre de l'endroit. Elle pas- sait la journée à l'intérieur de la maison, ouvrant encore le moins souvent possible les fenêtres. Cepen- dant, elle avait ce fond de santé de la paysanne pour le moins autant fait d'endurance aux privations que de robustesse de charpente et de muscles. La vraie anomalie chez cette femme était une souffrance du masque, on ne sait quels plis trop minces sur les tempes, quelle rancune dans le regard. C'est la mo- rosité des époques mensuelles ou des retours d'âge, la colère des créatures qui ne remplissent plus leur destinée. Certes, celle-ci, comme des milliers d'au- tres, acceptait de rendre ses flancs inféconds, mais elle ne pouvait tuer l'inquiétude maternelle que calme seul le sommeil de la grossesse et de l'allai- tement. A peine si l'on peut dire que le fermier fut moins atteint. Le ménage était morne des vies man- quantes. Ils apparaissent ainsi que deux grandes bêles mises en cage par leur propre égoïsme : pourLA CHARPENTE 283 un peu de sécurité, un peu de vanité, ils se privaient de l'espace et du temps. Ils tournaient en rond avec les immenses bâillements d'ennui des tigres derrière les barreaux. Et, dans la fausse propreté, la fausse bonhomie, le faux bien-être du rustre, l'absence d'enfant jetaitl'impression, si terrifiante pour Delafon, des hospices de vieillards, ces terribles demeures où tout espoir et toute indépendance sont échangés contre un quignon de pain. Leur fille unique leur était précieuse sans doute, mais assurément ils l'aimaient avec la sécheresse imposée par leur artifice. Elle achevait le type essen- tiellement périssable de l'enfant unique, portant la mort de ses petits frères et de ses petites sœurs. Quand elle aurait épousé cet autre mutilé de frater- nité qu'on lui réservait pour mari, la décadence d'une race lâche, à Fétroit idéal de lucre s'accomplirait. Si déjà l'aîné des enfants du seigneur portait souvent la malédiction d'une injuste préférence, comment ces aînés-ci, pour qui furent exterminés les joyeux cadets, ne porteraient-ils pas la coulpe d'une crimi- nelle avarice. Quelques jours passèrent. Delafon voyait pâlir davantage la paysanne. Il supposa qu'avant de recou- rir à des moyens onéreux, les époux essayaient par économie des drogues simples, purgations ou sopori- fiques. Mais il avait trop d'amertume au cœur, trop de rage contre la nature pour suivre ces choses au- trement qu'en spectateur désintéressé. Enfin la femme tomba vraiment malade, vomis- sant ses repas, tout son gros et laid corps secoué de spasmes d'angoisse. Le mari et la fille la regardaient 284 LA CHARPENTE souffrir, l'œil froid et attentif. Elle-même se cram- ponnait à sa volonté pour ne point faiblir trop tôt. Rien ne parut jamais plus hideux que ce tableau de vie familiale. Le mensonge, la ladrerie, la laideur accentuant le crime. Pour quel idéal une pareille douleur? Pour la boue des amours sacrilèges? Pour le rut ignoble et calculé ! Pour garder intact son lopin de terre. La haine et le dégoût débordèrent le cœur de Delafon. Un matin, comme par hasard, une sage-femme accourut à la ferme. Personne ne fut dupe, mais tous fermèrent les yeux. Les domestiques échangeaient de grosses plaisanteries. Quelques femmes demeurées pudiques, détournaient les yeux devant le regard de l'étranger. La fermière s'alita. Son mal fut si grave qu'on lui administra l'Extreme-Onction. Tout de môme elle guérit. Elle reprit sa pénible vie, s'appu- yant aux meubles, lasse, écrasée et triomphante. — Oui, triomphante. N'a-t-elle point vaincu l'ani- malité, n'est-elle point au-dessus de la bête, un élé- ment très social, très adapté à l'organisation bour- geoise pour qui l'argent est tout... Quel que soit mon dégoût, qu'ai-je à dire ici ? Ne suit-elle pas l'évolu- tion? Vaut-il mieux mettre au monde, dans le cri- minel hasard, des petits voués à la misère et à la geôle. Ah ! Je ne déciderai pas... La nature? Mais quoi de plus odieux que la nature : ne tue-t-elle pas carrément la femme en couches, ne la tue-t-elle pas à la suite de ses couches, ne la livre-t-elle pas à la hideur des hernies, des varices, à l'avachissement des flancs trop larges, du ventre couturé ou ballonné? N'est-elle pas sans pitié, sans bonté, sans justice...LA CHAIU'ENTK 285 C'est vrai que cette famille est ignoble, que ce fer- mier, cette fermière et leur fille mènent la vie des prisons et des hospices ; mais n'y a-t-il pas aussi quelque grandeur à fuir la chose terrible entre toutes : le grouillement de porcs des misérables, l'abjection de l'a faim, la prostitution... La femme est malade ; mais d'autres maladies que celles-là guet- tent les pauvres et combien plus terribles ! Il se calmait cependant, il admettait une part d'absurdité dans ce raisonnement. La population n'est pas la seule cause de la misère. Ces fermiers-ci gagneraient sans doute à avoir deux ou trois enfants de plus. La France exagère sa terreur. Le paupé- risme, encore qu'atténué, n'est pas anéanti chez elle, et Dieu sait si la population est inférieure à ce que le sol peut nourrir. Même, rien ne prouve que ce paupérisme ne s'agrandira pas si l'état d'esprit que dénonce la dépopulation persévère. — « Car il ne s'agit que do l'état d'esprit. Pour le principe, je suis d'accord avec mes concitoyens, les naissances doivent se limiter. Peu me chaut com- ment cette limitation sera obtenue. C'est un pro- blème à résoudre. Les autres nations s'y appliquent, d'ailleurs, autant que nous ; mais elles s'en tirent mieux. » Et je crois que nous nous perdons surtout parce que nous sommes une nation arrivée trop tôt à ce bien-être relatif qui est encore la faim pour le grand nombre. L'Epargne, sous toutes ses formes, l'é- pargne intellectuelle, l'épargne sentimentale, l'épar- gne d'enfants, l'épargne d'argent, voilà la goule qui nous dévore... Il y avait une borne au delà de quoi28fi LA CHARl'ENTE le désir de la sécurité devient le geste de l'autruche qui se cache la tôle sous l'aile, nous avons franchi cette borne. Une grande nation doit pouvoir garder l'équilibre entre l'égoïsme et les dangers à affronter, les curiosités à satisfaire. ».Mais quoi, la mort nous effraie moins que la souffrance. La pensée continue nous ennuie. Un aimable dilettantisme remplace les rudes efforts qui assurent la profondeur. Une littérature sensuelle, où la force se confond avec la frénésie et l'harmonie avec la facilité corrompt le sentiment. Une forme classique, définitive, tend à semplacer l'imprévu de la pensée, comme l'imprévu du style... » Nos campagnes répondent sur ce point à la ville. Les petits journaux y versent des enthousiasmes hystériques, des émotions aussi artificielles que celles que donne l'alcool. L'alcool qui ne réduit ni le Ger- main, ni l'Anglo-Saxon, ni le Russe, tue le Français ; il ne répond pas chez lui à la grandiose sauvagerie qu'il représente chez les autres peuples. Qu'y faire cependant? » Il se rappela des paroles de Duhamel, sur la néces- sité de regagner par un travail conscient ce qu'un excès de conscience nous a fait perdre, de créer, de découvrir le nouveau milieu où, dans une civilisa- tion plus haute, avec un nouvel idéal, la grande na- tion évoluerait. Sa rancune contre la nature le servit ici. Il vit dans le triomphe de la France, le triomphe de l'homme, le triomphe du cerveau : — Car, vraiment, tout ce que peuvent invoquer les autres nations, c'est leur sacrifice, leur relative misère, le dur labeur où leurs plèbes sont opprimées LA CHARPENTE 287 mieux qu'en France... C'est de là, de là seulement, de leurs souffrances, de leur nourriture inférieure^ de leur moindre confort, de leurs plus rudes contacts avec la réalité que vient leur patience, leur force d'illusion, leur complexité !... Pourquoi ne trouve- rions-nous pas un biais ? Il s'échauffa là-dessus, étonné lui-même de son ardeur, satisfait de trouver ce moyen de sortir du trop lugubre découragement où s'immobilisait son existence. Encore qu'il ne vît dans l'alcoolisme qu'un fléau secondaire, le vraimal venant de l'état d'esprit, il lui sembla pourtant qu'il faudrait mener deux actions parallèles, l'une pour renouveler un idéal étroitisé par le dilettantisme et l'enthousiasme d'oripeaux, l'autre pour vaincre les vices. Il essaya donc sur les rustres qui l'entouraient l'effet de sa parole. Or ils l'écoutaient, l'approuvaient, admettant que 1 eau-de-vie ne valait rien, que son abus produisait bien des maux ; mais personne ne laissait de boire l'absinthe boueuse et le trop fameux carafon d'eau- de-vie avec le café. Des dimanches, des lundis, les faces avinées suaient sous la congestion des petits verres. Au village proche, où Delafon descendait tout exprès on assistait à des buveries silencieuses et sinistres. Les femmes s'enivraient en cachette. Une lourde ivresse perpétuelle pesait sur les traits, sur les langues, sur les cerveaux. — Faudrait-il prêcher? se demandait Delafon. Mais la France n'est pas un pays de prédication. Le Français s'hypnotise mieux à la lecture, à la leçon rapide, spirituelle, qu'aux éloquences sectaires. Si288 LA CHARPENTE (,'i l'on était parvenu avec des sermons à déraciner l'o- dieuse passion en Norvège, c'est que le Norvégien écoute, discute. Or les paysans français approu- vaient seulement pour éviter le débat. L'ardeur de Delafon s'accrut d'abord à l'obstacle ; mais, petit à petit, par la force des choses et parce qu'il était un sensitif faible devant les foules, il se mettait à leur vanter le bonheur de l'abstème, les joies de la famille, l'économie réalisée, les maladies évitées, tout juste ce qu'il savait être la cause du mal. Il s'aperçut de ce cercle vicieux et réfléchit. Mais comment faire entrer dans la tête de ces gens autre chose que les idées qui sont les leurs, les idées que les petits journaux leur apportent chaque matin. Il demeura dans un grand désarroi, triste et vaincu. D'ailleurs, un samedi, comme il se tenait dans la cour de la ferme, les rustres y vinrent égorger et flamber un porc avec de tels raffinements de cruauté, de telles moqueries à la souffrance d'une pauvre bête, tant de joie au sacrilège plaisir de torturer, et tous, hommes, femmes, enfants, que, du coup, Delafon retomba au plus noir pessimisme. Il prit en dégoût l'âme humaine à qui il a fallu vraiment trop de temps pour se faire divine. Au nom de quoi la sauverait-on? La vie ardente, nom- breuse et saine, loin peut-être de rendre l'homme meilleur ne ferait qu'endurcir sa férocité. N'est-ce pas chez certains malades, n'est-ce pas surtout chez les faibles qu'on trouve la plus parfaite mansuétude? Voyez l'égoïsme de ceux qui n'ont point connu ou qui ne ressentent pas assez vivement la douleur ? Le remords n'est qu'une faiblesse de détraqués. CeLA CHARPENTE 289 qu'on appelle le courage se confond avec l'homicide. Périsse de sa mort naturelle ce triste monde ! — « Qu'ai-je à faire en tout cela ? Comment mon action de rêveur stérile influencerait-elle ces hom- mes fauves ? N'est-il pas trop évident que je perdrai ma peine? Il leur faut des brutes à la gueule puis- sante, aux passions puissantes qui les dominent et qui les broient. Que ceux-là fassent leur besogne, qu'ils mènent cette tourbe immonde vers ses desti- nées, au charnier des champs de bataille et au lit d'hôpital. Ah ! Je le sens bien sur moi-même : à s'at- tendrir, à devenir meilleur, il n'y a d'autre récolte à faire que d'être un misérable écorché vivant, que le vent dessèche et que le soleil rôtit. » Dès lors, il s'immobilisa ; il cessa de penser. Par- fois, ainsi que la brise se lève sur les avoines, le souvenir de sa pauvre femme lui revenait brusque- ment, et c'était toujours pour se maudire, pour se reprocher de ne pouvoir faire le bonheur de cette créature chérie. Avec le temps, il arrivaàse convain- cre qu'une seule chose pouvait tout sauver : que sa femme épousât un autre homme ! 17CHAPITRE II LA pi:AU Seul à Paris, sous prétexte d'affaires, Duhamel vivait tristement, peureusement, avec les mille con- tradictions où nous jette la lutte contre le fort désir. II reçut une lettre de monsieur et une lettre de madame Delafon. Les préoccupations manifestées par la femme montraient que, là du moins, Duha- mel n'avait pas fait un trop mauvais calcul. Pour l'homme, la chose tournait plus mal : « Si ma santé devient meilleure, écrivait-il, si je me sens moins nerveux, ma colère contre la nature et l'humanité semble s'être nourrie avec moi. » Il racontait alors ses essais de propagande, et la vilenie, la cruauté paysanne, sa crise fatale de pessi- misme. Duhamel, cependant, depuis son séjour à Marines, n'avait plus les mêmes doutes. Il s'était fortifié dans sa nouvelle manière d'envisager le monde, et chaque jour appuyait d'un fait, d'une ob- servation, ses arguments. Cependant, il traversa en- core une crise violente. Elle devait marquer pour lui la dernière étape de l'évolution commencée en mars.T.A CIIAItF'ElSTE 291 Un après-midi le courrier lui apporta une miséra- ble enveloppe couverte du haut en bas par l'adresse, d'une encre pâle et d'une écriture maladroite. Elle renfermait les supplications d'une pauvre femme malade qui se recommandait au nom d'une autre malade, jadis secourue par lui. Son mari écrasé l'an- née précédente, elle s'était efforcée de gagner la vie de ses deux enfants. La maladie l'abattait. Elle criait sa détresse dans une pauvre langue conventionnelle où elle parlait de providence, d'ange et de miséricorde. Duhamel ne s'aperçut pas que cette lettre, à cause d'une fausse indication et de l'orthographe pitoya- ble du nom, arrivait avec un retard de quarante- huit heures. Néanmoins, il se résolut d'aller le soir même secourir cette détresse en dirigeant par là sa promenade habituelle. Vers six heures, il traversait l'esplanade des Invalides, gagnait à pied le Champ- de-Mars, arrivait bientôt aux rues noires où jadis les usines Cail dévoraient toute l'activité du quartier. C'est une ville du Nord enclose dans le vaste Paris. Une beauté de feu et de fumée s'y répand, une beauté aussi d'âpre domination industrielle. Les rues, déso- lées par une force qui met la guerre sous ses pieds, bordées de murailles aveugles, sont vastes et terri- bles. On s'y enfonce ainsi qu'en des défilés. A l'heure où s'y rendait Duhamel le charriage pausait et il régnait un silence, une grandeur morne de désert. Une douceur aussi, celle qui attache l'artisan à cette puissance de vide, à ce travail de la flamme et du fer, la douceur de la communauté... Les ouvriers d'usine palpitent à la vie colossale de leur usine. Nombreux, vifs, affairés, ils ont un cerveau habité292 LA CHARPENTE des formes rapides et sûres du langage social ; ils ont cette chose dont on a ri tant ils la redisent : do la solidarité. Ils sont le nombre où les passifs jouissent de la vie des actifs, les intellectuels de celle des ins- tinctifs. L'usine est aussi une cité où il semble que le malheur s'éloigne à devenir collectif. Même dans une catastrophe, une consolation surgit de se sentir frappés et plaints ensemble. C'est pourquoi les en- fants du peuple adorent la foule et, contre le danger, s'enfuient dans la rue. Les voies appiennes, entre deux hautes murailles, avec des lanternes en potence collées à la muraille, c'est la poésie de l'ouvrier qui s'en va le soir, affamé, rêveur, les yeux sur le pâle crépuscule d'hiver. En elles, il attache des aspirations aussi vagues en son âme que celles des pâtres de Chaldée dont le rêve pourtant généra notre astronomie. Elles vont vers un ciel empli de fumée, de vapeurs basses, de nues qui semblent toucher les toits, sorte de ciel humain en regard du ciel divin de la montagne ou de la plaine. Elles vont vers des reflets vastes, vers les blêmis- santes clartés des jours de pluie, le bleu fin des jours de soleil. Ces choses sont, parmi le jeu ardent des mots et des idées, l'immense tout où se rassemble leur être. Bientôt arrivait à l'usine do laminage des poutres en fer. Elle est sur le quai. Au delà d'une vaste cour, sous des hangars d'ombre, les laminoirs avalent et dégorgent tour à tour la bande éclatante de métal qui s'allonge entre les rouleaux et brusquement s'é- cache, éparpille en explosant mille épingles incan- descentes. Cependant, des hommes courent, armésLA CHARPENTE 293 de pinces, reprennent le ruban à sa sortie, le pla- cent vivement dans un nouveau calibre et regardent rentrer la langue vibrante et écarlate. Derrière, c'est le mystère des grands feux, aperçus par des fissures, par des trous d'ombre, avec soudain la réverbération ardente d'un foyer atteignant des corps aux bras nus, à la poitrine prise dans des maillots rayés, les graciles silhouettes ouvrières qui courent, sautillent, bondissent, comme des êtres sortis des matrices de la flamme. Sous l'ardeur toute- puissante, et malgré leur guenillerie diabolique, sarreaux rapiécés, pantalons recarrelés, on les croi- rait transparents. Les lueurs et les ténèbres, toutes deux nettes et terribles, se partagent l'espace. On ne sait où se perd la barre vibrante, ni quelles choses reluisent et fourmillent à côté du cône éblouissant de clarté. Des bras de levier meuvent avec lenteur d'énormes soufflets, des cascades de sable lumineux s'échappent soudain d'un ténébreux outillage. Ce sont les crépuscules de la montagne parmi les piliers obscurs des grottes souterraines, une vie géante à la fois et menue, divisée comme l'activité des insectes parmi la ciselure des rameaux. Enfin, dans la cour, le sommeil du fer, les grandes poutres bleuies et stupéfiées. Au milieu de l'attroupement qui se forme tou- jours devant la porte, Duhamel demeurait pâle de volonté souffrante. Il perdait pied dans la splendeur terrible du travail et dans l'excès des misères de l'ouvrier. Pourquoi ces choses, ce monstre qui tor- ture et qui broie, cet esclavage résigné? Quelle ré- ponse donnerait-il à Delafon, le révolutionnaire qui294 Là CHARPENTE I I veut le néant, la fin des créatures avec leur création.' Est-ce que, vraiment, l'organisme impitoyable où ces gens sautent devant le feu, hurlent parmi des engre- nages, expirent dans les ténèbres de la houille, est- ce que cet organisme répond à la beauté de l'intelli- gence, aux subtilités du savant, aux rêves exquis des artistes? Cependant, sous un lent crépuscule, il suivait les bords de la Seine. Paris y endormait sa peine dans de jolies lumières, à l'horizon des collines, dans l'éclat de l'eau et les couleurs paisibles des ri- ves. L'été semblait, par une asphyxie douce, ne laisser traîner qu'une vie convalescente dans les choses et dans les gens. L'air tiède charriait l'odeur un peu fade et putride de l'eau. Des pêcheurs à la ligne cer- naient une pile de pont, s'endormaient à la mélan- colie de l'eau qui passe. De pâles et tendres couleurs se reflétaient dans l'eau partout pétrie de clartés, tandis que la fumée, la terre, la nue dévoraient la lumière. A Grenelle le pont se divise en deux, jeté en par- tie sur un petit bras du fleuve, à gauche de l'île du Cygne. Des péniches, des bateaux amarrés font de ce coin un port de Hollande, où, sur l'eau éternelle- ment vibrante et coupée de l'ombre serpentine de ses ondulations, se dresse la coquetterie des barques au bois verni, aux proues peintes de blanc et de noir, à la maisonnette blanche fermée de minuscules volets verts. Les mâts s'abaissent dans une perspec- tive indéfinie vers le fond où la Tour Eiffel s'entoure d'une brume légère. Toutes les couleurs violentesLA CHAliPENTE 29a -apaisent, se fondent au crépuscule gris. Le paysage semble immobile dans le recul des siècles. Cependant, une émotion continue le parcourt. Tant de choses, de gens, l'eau, Paris, font se lever le monde fourmillant du langage. Alors seulement la rivière et le ciel, le pont, l'île, les lourds lavoirs à l'ancre où va l'éclair de cent bras secouant les loques blanches, l'étendoir aux linges parallèles, les chiens errants, les vieux pêcheurs à la ligne, les enfants ga- lopant sur le vaste pont des péniches, les ouvriers de l'usine à fer transportant sur la berge des pou- trelles bleuies par la trempe, tout vit et palpite de la vie intérieure superposée à l'autre. Duhamel s'accoudait un instant, sa tète toujours pleine du peuple et son cœur toujours torturé. De petits enfants erraient, pâles et sans crainte parmi les chevaux des camions et les jurons des charre- tiers, et ils avaient des culottes vertes, des robes d'un rouge éteint ou d'un bleu décati. Des femmes nourrissaient sur un banc, retombées sur elles-mêmes en vieux chiffons, dans la paresse du manque de nourriture. Des vieux lisaient les affiches du quar- tier. Cependant, à mesure que le soir se fonçait, des adultes paraissaient au long des trottoirs. L'accou- trement du travail des villes, vestes trop courtes, cols fripés, chapeaux défoncés, déshonorait leur corps. Toutes les faces étaient pâles, bouffies par- fois, plus souvent maigres, et le doigt de la néces- sité avait sculpté les traits en vigueur, en creux et en bosses, en rides et en plis excessifs. Gestes, paroles, mimiques violentes, tout les dé- nonçait peu enclins au rêve, s'extériorisant en pous-290 LA CHARPENTE |!i sées continues, et Duhamel, arrêté devant quelques marchands de vin, les voyait se raconter des histoi- res en levant des mains lourdes, en crachant par terre, en allumant des pipes et des cigarettes. Il essayait de percer le problème de leur destinée, ce formidable travail social d'absorption des types et il admirait leur pittoresque, leur couleur, la passion qu'ils mêlent aux choses. Il s'y perdait, ravi. Comme ils font tout de toute leur âme, leurs gestes ont une sincérité merveilleuse, leur visage s'adapte à leurs vices et à leurs vertus. La grimace abonde, et, par- fois héréditaire, devient prodigieuse. Puis, non seu- lement le travail et la misère les sculptent mais en- core la maladie. Le typhus à coups de poings a étourdi celui-là et la variole éborgné tel autre ; le rhumatisme les a tordus, le lymphatisme leur a couturé la peau, l'alcool les ronge comme un vi- triol. Et ils se prêtent, laissent pétrir leur masque et déformer leurs membres, si bien qu'ils sont le siècle vivant, qu'ils sont les sensations et les idées vivantes. Si bien que dans leurs heurts, leurs cris, leurs travaux, leurs maux, ils représentent une in- telligence nouvelle qui n'est encore inscrite que dans de la chair et dans des os. Les maisons vibraient d'un bruit d'assiettes et de couverts. Le pauvre, plié vers son assiette, humait les soupes grasses des petits restaurants et sur les tables sans nappe, le noir du vin contrastait avec le blanc du sel. Tout vêtus, en pardessus, en casquet- tes, des centaines d'artisans, huileux, plâtreux, cou- verts de limaille de fer, de sciure de bois, de flocons de laine, se touchaient les coudes dans la communionLA CHARPENTE 297 que le Christ a prêchée à ses disciples. Les ragoûts nageaient dans la sauce, le veau marengo alternait avec le bœuf tomate ; partout la salade, le litre, la timbale épaisse. La joie est sur les faces huileuses, une douceur hébétée, tandis que l'odeur des oignons frits embaume la rue. Enfin Duhamel arrivait devant la maison qu'il cherchait dans une des rues les plus populeuses du quartier. Il monta l'escalier de cette maison, éprou- vant un certain plaisir à le trouver proprement lavé à l'eau et suffisamment aéré. Au sixième, il sonna vainement à plusieurs reprises, et il redescendait un peu désappointé quand au palier du cinquième il vit debout sur le seuil d'une porte un ouvrier qui lui tirait sa casquette. Cet homme serrait sur sa poitrine un enfant de quelques mois, et deux autres sortaient curieusement leurs têtes à droite et à gauche de ses jambes. — Excusez-moi, monsieur, vous sonniez chez Mme Jacquet. Elle n'y est pas, elle n'y est plus. On l'a portée à l'hôpital cet après-midi. Ma femme a pris les deux enfants que voilà, et, ce soir, elle est sor- tie pour porter quelques affaires à la pauvre ma- lade. Mme Jacquet avait dit qu'un monsieur vien- drait. — A quel hôpital l'a-t-on mise? — A Necker... Mais ce qu'elle se mangeait les sangs par rapport à vous. Si vous aviez le temps de revenir, monsieur, quand ma femme serait là, je crois que vous feriez une bonne action. Elle ne va pas tarder, du reste, et si le cœur vous disait de vous reposer un peu... Je l'attends d'une minute à l'autre. 17.I 298 LA CHARPENTE Duhamel regardait l'homme. Quelque chose de franc et d'intelligent, une politesse fière, la sérénité du travail sur le visage, cela tenta Duhamel. Il ac- cepta l'offre. Deux autres enfants jouaient dans la chambre où on l'introduisit, et le contraste frappa tout d'abord Duhamel de ces enfants-là, pleins de vigueur, avec les deux petits frêles qui avaient ac- compagné l'homme sur le pas de la porte. L'ouvrier vit la surprise et même la devança quelque peu par amour-propre. — Ces deux-là, fit-il en montrant les plus robus- tes, sont à moi. Ceux-ci sont à Mme Jacquet. Et il attira les petits étrangers avec une bienveil- lance tranquille. — Ils sont forts tout de même, allez, monsieur. Leur père était un rude lapin. Seulement, la mère pouvait pas suffire. Un rien les remettra. Duhamel les prit contre lui. Ils étaient beaux sous le masque avilissant de la pauvreté, leurs petites nuques trop minces, leurs yeux grands et faibles, et surtout la peau, la triste peau terne des malheureux. L'homme parut approuver le geste de Duhamel. — Vous aimez les enfants, monsieur... Ceux-ci sont des petits très sages. Ça vous a même trop de raison pour leur âge. Duhamel n'eut pas le temps de songer à l'éternelle précocité de ceux qui voisinent avec la mort. Le gar- çonnet de cinq ans venait de prendre sa petite sœur de trois ans par la main, et il la tirait loin du mon- sieur : — Viens, Alice, allons chercher maman. Ce nom d'Alice bouleversa Duhamel. Pris à l'im-LA CHARPENTE 290 proviste, il ne put empêcher le rêve éclair que cette fillette fut la sienne et celle d'Alice. Il en pâlit. Le garçon pleurait. — Viens... Je veux maman. Pourquoi qu'on l'a mise à l'hôpital? Elle n'aimait pas d'y aller... Ah ! si j'avais été grand, je l'aurais guérie, moi. Elle nous guérissait bien avec de la tisane. Pourquoi qu'on lui ^ a pas fait de la tisane. L'ouvrier s'attendrit, désespéré, murmurant : __On va la guérir et tu iras la voir. Nous irons la voir tous ensemble, avec petit Charles et Tatave, et Alice et puis toi. Tu verras comme elle est bien, comme elle boit de bonne tisane. Il continua sur ce ton. Il avait l'art d'enchanter les enfants. Il réussit très bien à calmer le petit garçon qui repartit jouer avec Charles et Tatave. La petite Alice demeura assise par terre, une de ses petites mains agrippant le pantalon de l'ouvrier. — Ma femme devrait être rentrée, monsieur. Je vous fais attendre. — Il n'y a pas plus de cinq minutes que je suis là. Et puis, j'ai le temps. Unsilence. La vie dehors, tiède et forte, s'assoupis- sait dans le crépuscule avec parfois de grands cris d'en- fant venus de la rue. L'ouvrier regardait parla fenê- tre ouverte, puis il regardait le bébé qu'il tenait sur ses genoux. Duhamel trouvait une paix délicieuse à être là, parmi le frôlement des quatre petits corps d'enfants, qui se mouvaient ou s'immobilisaient gen- timent, innocemment comme de jolies bêtes. L'ou- vrier s'agita, tira sa pipe de sa poche, l'y remit..... enfin :,W0 LA CHARPENTE — Excusez-moi, monsieur, ça vous dérange-t-il f n montrait sa pipe. — Fumez donc. , ~ J'enT,ai rhabitude> le soir, monsieur, devant la fenêtre. J aime de fumer ma pipe et d'avoir les enfants autour de moi. La journée entière ils sont dehors ; mais quand je rentre, je veux les avoir là — Ils ne vous fatiguent pas? — Ils me reposent. Quand j'en ai un dans mes bras, il ny a pas de fatigue qui tienne. Je suis un type comme ça. Les autres me blaguent ; mais quoi chacun prend son plaisir où il le trouve. Je les em- pêche pas moi d'aller au café-concert. Si ça me faisait envie peut-être bien que j'irais aussi, seulement ça ne me lait pas envie. Le silence de Duhamel se rendait complice de la causerie. L ouvrier perçut très bien qu'il était écouté et écoute avec sympathie. Causeur par tempérament heureux, ainsi que presque tous les ouvriers, des nouvelles figures, il exposa son plan : - Ne croyez pas, monsieur, que je sois un de ces ouvriers qui lâchent les camarades. Pour ca, non Je suis mécanicien-modeleur de mon métier, faut 'sa- voir. On n'est pas souvent en grève dans la partie ■ mais quand on se met en grève, je fais comme les autres. Je suis une fois resté six semaines sans ou- vrage, rapport à ça. Je dis pas non plus que l'ouvrier est heureux. Je dis qu'il est mal payé et que ca crève le cœur de voir la misère. J'en connais pas la raison, mais je 1 approuve pas. Il me semble que si on vou- lait tous s entendre de bonne volonté, les gens seraient plus heureux. Beaucoup crier et se casserLA CHARPENTE 30Î la tête les uns les autres, c'est pas l'affaire. Tâtez voir mes bras, monsieur ; jen'ai qu'une force moyenne. Eh ! bien, j'ai toujours fait les ouvrages qui deman- dent le plus de force et je ne me fatigue pas autant que les autres. Alors puisqu'il y a une manière de faire mouvoir une pièce de bois sans être un her- cule, y a une manière de faire aller les choses sans tant de pétard. Voilà mon opinion. Ajoutez que j'ai la haine des coquins de panamistes et de tous les voleurs qui fristouillent l'argent du gouvernement. Duhamel sourit. Il la connaissait la profession de foi de l'ouvrier parisien. Le malheur est qu'on ne trouve à opposer à la fameuse corruption parlemen- taire que le boulangisme. Mais ce sont des clichés qu'il faut entendre sans rien dire si l'on veut con- naître les pensées intimes. Duhamel n'y contredit pas et l'homme : — Je vous ennuie, peut-être, monsieur. — Mais pas du tout. Je préfère causer un peu en attendant votre femme. Vous disiez donc que vous restiez d'accord avec vos compagnons. — Oui, je reste d'accord, pour tout ce qui est de la politique et d'organiser la chose sociale. Mais j'ai mon idée que certains farceurs voient trop commode de tout reconstruire : je sens qu'il faudra du temps, puisque l'ouvrier lui-même comprend pas le plus facile. Enfin, je me suis mis de toutes les choses pra- tiques : coopératives et mutualités, groupes, etc. Après ça je me suis dit qu'on ne m'avait pas con- sulté pour faire le monde, et que je devais tâcher de m'en tirer pour le mieux. — Et vous avez réussi? il302 LA CHARPENTE — J'ai réussi à ma manière. Voilà mon ménage, mes trois enfants. Jamais nous n'avons manqué de pain. Seulement, monsieur, on gagne gros dans notre métier. Je fais mes dix francs par jour en moyenne. — C'est, en effet, un beau salaire. — Je ne dis pas que c'est trop, monsieur ; car il faut prévoir les vieux jours, le chômage. Mais je ne suis pas mécontent. — Et alors vous aimez à rester avec vos petits ? — Oui, c'est mon plaisir. Et je vous réponds que ce plaisir-là n*est pas bien coûteux. A eux trois ils nous coûtent cinquante francs par mois. J'ai fait le calcul, rapport à des voisins qui ne veulent pas avoir d'enfants à cause de la dépense. Je leur ai démontré, monsieur, que pour moi, mes mioches sont une éco- nomie. Eux s'ennuient tout seuls, et ils sortent le soir, ils vont au café-concert ou au théâtre ; le moins que ça leur coûte ça leur fait bien une pièce de quinze francs par semaine ; mes gosses me coûtent pas ça et j'en tire plus de plaisir. — Parce que vous n'aimez pas le café-concert. — Je le déteste pas de temps à autre, mais je suis content de me retrouver chez moi. Oui, autrefois, nos voisins qui sont un jeune ménage, à peu près mariés en même temps que nous, parlaient tant de leurs plaisirs que ma femme avait le cœur gros. Alors je me suis dis : « Je vois bien qu'elle y mord. Elle veut pas le dire, mais elle s'imagine que l'autre est plus heureuse de pas avoir d'enfants. » Ce qu'on n'a pas semble toujours beau, monsieur. Je connais- sais ma femme, on peut pas trouver plus braveLA CHARPENTE 303 femme; j'aurais pu la raisonner; mais elle aurait conservé du regret. Je voulais y faire goûter de la chose. Nous sommes allés à deux, de temps en temps, le soir. Ma sœur gardait les mioches. Et qu'est-ce qui est arrivé? La première dégoûtée, c'a été elle. Ça se comprend, monsieur. Ce plaisir-là peut pas se comparer à nos bonnes soirées avec les enfants. Tout dépend comme on s'attache. Nous, les grimaces et les chansons toujours les mêmes ne nous disaient plus rien ; mais les autres, nos voisins, quand ils en voient un qui fait une nouvelle binette ils ferment pas les yeux de la nuit. Si je parle à présent à ma femme d'aller voir un de ces fameux gaillards, pres- que toujours elle refuse. Nos voisins se moquent de nous, et moi je me moque d'eux, je leur réponds : « Chacun prend son plaisir où il le trouve. » Et je leur montre les enfants qui se font des niches ou qui jouent ou qui bavardent dans leur langue : « Les voilà mes artistes. » Ma foi, je ne m'ennuie jamais. J'ai toujours quelque chose à faire pour eux. Le dimanche on sort ensemble. On sentait le sujet familier pour lui. Il le discutait probablement avec des camarades prudents, refu- sant la progéniture. — Ils disent que c'est coûteux, que c'est tout em- barras et responsabilité. Mais je ne les vois pas plus tranquilles, ni plus riches que moi, au contraire. Quant au bonheur en ménage, il n'y a pas mieux que le nôtre. Je sais bien que j'ai de la chance : mes enfants ont la santé. C'est à risquer. Peut-être que si j'avais eu des malades ça m'aurait coupé le sifflet. Mais tout de même, monsieur, il doit exister plusil 304 LA CHARPENTE d'enfants bien portants que de malades. C'est pas naturel de se priver d'enfant. Plus ils vont, nos voi- sins, plus ils s'ennuient, plus ils se chamaillent. Et ce que ça doit être froid de rentrer dans un logement où rien ne vit, où rien ne bouge ; d'y rentrer triste- ment à deux en se regardant. Aussi, ils sont toujours dehors. Ils rôdent par les rues, ils restent toute une soirée devant un verre de vin à la terrasse d'un mastroquet. La petite femme commence à guigner de l'œil notre toute petite. Mais le mari veut pas. Ça lui plaît, à cet homme, cette existence de merluche. Le soir tombait avec l'haleine du crépuscule, de grandes bouffées fraîches, puis une sensation de chaleur accablante. La lumière était encore assez vive pour voir la chambre propre, le mobilier très simple. Les enfants devenus furtifs à l'approche des ténèbres, parlaient à voix plus basse. C'étaient de ces enfants que la fausse tendresse ou la fausse sévérité n'ont pas atteints. Les deux petits chétifs avaient appris dans la misère à pleurer le moins possible, les deux ro- bustes, passionnés au jeu, riaient avec éclat, se soule- vaient par terre, heurtaient les meubles. On les sentait vivre la vie des poulains dans un clos, sau- vages et naïfs. Leurs gestes, leurs inflexions de voix, étaient bien ce qu'avait dit l'ouvrier, dignes de tout artiste, exprimant avec abandon l'état de leurs petits esprits, la grâce, la vérité que les grandes personnes n'oseraient montrer sans crainte du ridicule. Pour ces petits, par ces petits, la nouveauté du monde est refaite chaque jour. Duhamel songeait à tant de vieux consolés par eux ; les grands-pères au parc de Montsouris, dont les enfants aiment la figure flétrieLA CHARPENTE 303 et ravinée. A l'appel des voix fluettes, ils cherchent, ils retrouvent les choses perdues à jamais, le vent, l'eau, la plante, l'animal. Ils sont écoutés; leur vieille mimique, leurs histoires passées de mode, jusqu'à des chansons absurdes, l'enfant s'en repaît avec joie. Et deux petits bras, les plus frais, les plus tendres- autour de la triste nuque; une vieillesse aimée et protectrice ! Un amour qui n'est pas beaucoup moin- dre, pas beaucoup, que l'autre, et souvent plus intime, plus délicat. Un quart d'heure passa. L'homme fumait lente- ment. Le bébé se réveillait, se rendormait, pleurait par à coups. De plus en plus les enfants se taisaient rapprochés des jambes de leur père. Un des petits chétifs succomba au sommeil et l'ouvrier se contenta de lui glisser un oreiller sous la tête, une couverture pliéeen quatre sur le corps. Duhamel l'aida : — Il va dormir là jusqu'au retour de ma femme. — Bien, fit Duhamel. Et il le trouvait bien puisque l'enfant reposait heu- reux et à l'abri. Alors, dans le silence, la veillée devint de plus en plus calmante, ressembla de plus en plus à quelque veillée sous les étoiles par les nuits tièdes. Pourtant l'attente planait, oppressait un peu. Et ce fut un curieux plaisir pour Duhamel quand il entendit un pas dans l'escalier, que la porte s'ouvrit et qu'une voix de femme s'écria aussitôt : — Comment, pas de lumière. Je n'ai pas pu re- venir tout de suite. Il a fallu que j'attende... — Il y a là un monsieur, fit l'ouvrier tranquille- ment ; c'est lui que Mme Jacquet voulait voir. — Et pourquoi que tu ne fais pas de lumière.306 LA CHARPENTE Excusez, monsieur, les hommes savent rien faire convenablement. Elle alluma la lampe. Les petits, même l'étranger, se sentaient pleins d'aise dans les plis de son tablier. En moins de rien elle fit un tas de choses, donna à boire au bébé, installa les trois autres à table devant un vieux registre où se trouvaient collées des images d'Epinal. Enfin elle parla, elle raconta pittoresque- ment son odyssée, et Duhamel vit se dresser devant lui des bonshommes extraordinaires de relief, depuis les gens rencontrés dans la rue jusqu'à la concierge de l'hôpital, une infirmière et un interne. Toute une après-midi de drames et d'aventures populaires dont l'ouvrier se régala en conscience. Elle expliqua qu'on avait fait savoir à Mmo Jacquet qu'elle pouvait entrer à l'hôpital : — Elle répétait tout le temps qu'un monsieur devait venir, qu'on avait dit qu'il la sauverait. Si elle avait été sûre, elle serait pas partie pour l'hôpital. Car c'était un crève-cœur, vous pensez, de quitter ses enfants. Mais elle se trouvera si bien, monsieur, des soins que l'infirmière m'a expliqués. On la gué- rira. — Je suis donc venu trop tard, dit Duhamel. Vou- lez-vous me dire ce que je puis faire. J'irai voir au plus tôt Mme Jacquet à l'hôpital; mais si vous la voyiez avant moi, dites-lui bien qu'elle ne se déses- père pas. Dès qu'elle sera guérie, elle sera placée, un travail facile et ses enfants auprès d'elle. J'ai arrangé cela. — Ah ! monsieur, ce sera une bonne œuvre. Tenez, on parle quelquefois d'une providence, maisI.A CHARPENTE 307 des malheurs comme ceux de cette pauvre femme empêchent d'y croire, allez. Qu'est-ce qu'elle avait donc fait au bon Dieu, cette bonne àme-là? Et son mari, jamais je n'ai vu un si bel homme, monsieur. Il a été écrasé par un maraîcher, ramassé avec le bras droit brisé, les côtes rompues, l'intérieur de la poitrine en marmelade. Il a crié pendant deux jours et deux nuits à l'hôpital. On ne me fera jamais croire que le bon Dieu ait quelque chose à voir là dedans. Ça serait trop injuste. La pauvre femme n'a pas encore reçu un sou d'indemnité. Et ce qu'elle a Irimé depuis un an ! Vous savez peut-être, monsieur, comme c'est payé dans la confection. Elle continua longtemps ainsi, mêlant tous les aphorismes de la sagesse populaire à ses histoires. Mmc Jacquet n'avait voulu s'adresser à personne. Il avait fallu qu'elle fût à toute extrémité pour qu'on ait su sa misère. — Alors nous avons fait ce que nous avons pu; mais il était trop tard pour la mère. — Monsieur, ajouta l'ouvrier, faut vous dire que tout autour de nous il y a de la misère ; on s'habitue, on fait plus attention. Il faut qu'on se plaigne ferme pour être entendu. Cette pauvre Mme Jacquet, elle n'osait pas ; sinon, vous pensez, on l'aurait pas lais- sée tomber si bas. — Ce qui l'inquiète le plus, dit la femme, ce sont ses pauvres petits. La vie est dure pour le pauvre monde. Qu'est-ce qui deviendraient les nôtres s'il nous arrivait malheur Les enfants sont une grande responsabilité. — Ta, ta, ta, fit l'homme.308 I..V CHARPENTE — Tu dis ta, ta ta, mais n'empêche pas que ces petits-là auraient pu mourir de faim. — Pardieu, tout peut arriver. Personne n'est sûr. — Ceux qui ont de l'argent sont sûrs. Tu diras ce que tu voudras mais plutôt que de laisser des petits malheureux derrière soi, vaudrait mieux ne pas en avoir. — Laisse-là tes idées d'enterrement. Tu voudrais pas en être privée de tes enfants, hein ? — Ah ! non, par exemple, maintenant qu'on s'est donné tout ce mal ! — Eh ! bien, ma vieille, tâchons voir à bien les élever et à leur donner un bon métier. Ils se tireront des pattes comme nous. Les plaintes servent à rien. — Puisque monsieur va se charger de Mmo Jacquet, je suis contente tout de même. La pauvre femme a bien du mérite. La conversation se termina là-dessus. Duhamel se leva et tendit la main à l'ouvrier et à sa femme. — Voulez-vous me permettre, dit Duhamel, de vous laisser mon adresse. En cas de chômage, vous trouverez toujours de la besogne chez moi et aussi bien payée que le modelage. Je suis imprimeur et j'imprime des livres dont je ne crains pas d'avoir un stock d'avance, vous comprenez. — Eh ! bien merci, monsieur, fit l'ouvrier rayon- nant; ça me fait une bonne assurance. Alors, en revanche, monsieur, si ma femme veut bien, nous prendrons les enfants. En cas de malheur, ajouta-t-il à voix basse. — Je veux bien, dit la femme attendrie. — Ils seraient heureux chez vous, dit DuhamelLA CHARPENTE 309 illuminé 'd'une idée subite ; mais trouveriez-vous à redire si je les plaçais chez de braves gens sans en- fant? — Ma foi, monsieur, nous avons les nôtres, n'est-ce pas? Duhamel s'en alla, ravi de sa soirée. Il avait vu un sage parmi les humbles. Mais que pèse cette sagesse à la merci d'une maladie, se disait-il en mar- chant par les rues encombrées de gens assis au dehors le long des trottoirs. Et il récapitulait les modestes paroles, la très nette vision des cruautés, des férocités qui nous tiennent, mais, aussi la conviction qu'il existe un bonheur plus sûr dans l'accomplissement des charges naturelles et sociales que dans l'extrême égoïsme. Si tout est vanité, néanmoins il est moins vain d'élever de beaux enfants, de s'intéresser à de passionnantes petites vies que de se livrer aux prudentes séche- resses de l'existence à deux. Alors, dans la tète de Duhamel, le problème de la souffrance des plèbes se représenta. Toute cette journée passée parmi des ouvriers l'y portait impérieusement. Et tout d'abord la question revint qu'il s'était faite en cheminant le long des quais : <( Est-ce que l'organisme social répond à la beauté de l'intelligence, aux subtilités du savant, aux rêves exquis des artistes? » Non, il ne répond pas ; mais l'effort fait pour le changer est sans doute en rapport avec cette dispro- portion. Le socialisme, l'anarchisme n'expriment que la loi qui permet la suppression des souffrances dès qu'on les domine. Seulement, dans ce travail,310 LA CHARPENTE quelle est la part des plèbes ? Et d'abord que repré- sentent exactement les plèbes ? Pourquoi l'inégalité et pourquoi l'esclavage ? Le brave ouvrier aux en- fants avait prononcé la parole qui marque la fatalité des servitudes populaires : — Il me semble que si on voulait s'entendre de bonne volonté ! « Le malheur est que, depuis les temps, la bonne volonté n'a pu s'établir. En réalité, l'ouvrier ne peut avoir de volonté que celle de L'organisme social qui l'encadre. La plèbe n'apparaît qu'avec L'organisation. Existe-t-il une plèbe de lions ou une plèbe de tigres? La souffrance des plèbes est le sacrifice à une struc- ture supérieure dont elle fait partie. Notre peau est une plèbe par rapport aux organes sous-ja cents, bour- geois et aristocrates; car notre peau s'expose aux intempéries, aux blessures, à l'usure d 1 u excès de travail. Et notre peau est, comme le peu )!e, un véri- table cerveau.extérieur en contact avec Le vaste uni- vers. Comme le peuple encore, elle es! : source des transformations... La plèbe apparaît, d'à ! eurs, dans tous nos organes, cette partie exposée udacieuse, créatrice, telle la substance grise du ce; eau. » La bourgeoisie, l'aristocratie, c'ésl .le la mé- moire, supports indispensables, mais pie les plè- bes transforment. Ainsi l'on voit que le peuple tient sa destinée dans sa main et que c'esl de lui que dépend toute évolution. Ses hésitations ses à-coups, ses reculs, ses avances signifient l'adaptation à l'or- ganisme social. Les simplistes s'étonn ut des souf- frances endurées, des sentimentalités, «1 s mysticités des superstitions, de ces mille servitudes des plèbes.LA CHARPENTE 311 Il n'entrevoit pas que ces choses répondent de la complexité et de l'harmonie sociales. Combien paraît décevant le rêve obscur du peuple à qui l'on montre ses intérêts immédiats, toutes les jouissances de la bourgeoisie et de l'aristocratie et qui tourne le dos à ces choses, qui s'obstine à la douleur, à la peine, aux organisations farouches, aux sombres esclava- ges... Rendre son rêve conscient, voilà le grand tra- vail, cette conscience exprimant la venue au jour des structures. La peau acceptera un vêtement le jour où l'organisme entier ne devra plus en souffrir. Ce n'est pas le bien-être bourgeois et aristocratique qui est l'idéal populaire, c'est la nouveauté du monde. Depuis quelque vingt ou trente mille ans l'organisme social a marché des esclaves marines tout vivants et dévorés, jusqu'à l'ouvrier à salaire. Le pas nous semble mesquin parce qu'il est fait. D'ail- leurs, rien n'empêche de croire que, dans l'avenir, nous irons plus vite puisque, selon ma propre défini- tion : « La complexité est le mode de croissance des » énergies. » Cette complexité suit donc une progres- sion, gagnant sans cesse sur le temps... » 11 s'arrêta, il revit en pensée les silhouettes ouvrières coudoyées tout ce jour, voulut lutter con- tre sa pitié et son désir de leur assurer quelque jouis- sance, et, enfin : -7— Quelle sottise ce serait de lutter contre mon émo- tion... N'est-ce pas le courant même qui doit résou- dre le problème ? S'ils subissent les servitudes bour- geoises et aristocratiques, il est juste que nous subissions les servitudes populaires... Il faut au con- traire partager leurs peines et les aider tant qu'onI 312 LA CHARPENTE peut à les percevoir et à s'en débarrasser. Rien de grand ne s'accomplira hors de cela. La haine, le mépris, l'indifférence pour le peuple est la plus sûre marque de dégradation et d'imbécillité ! Elle est le stigmate des littératures pourrissantes, des sciences creuses, des hommes sans lendemain ! Alors,Duhamel,saisi dans lafièvre de toute cette vie, allait d'un pas nerveux par les rues désertées. Et le grand noir des fonds, les claires lanternes, la pré- sence vaste du peuple dans les tristes maisons, les petites boutiques à l'ancienne mode où l'on vend de tout à la lueur d'une triste lampe, l'abondance et la variété enfin de toutes ces choses l'exaltaient vers de redoutables problèmes. C'était partout,entre les maisons inégales,de grands espaces vides tout pareils, dans la nuit, à des défilés de montagnes au bout de quoi apparaissait la lumière de demeures lointaines, comme on voit les falots des chalets dans les Alpes; puis, des chantiers immenses perdus dans un horizon de ténèbres et où dormait la confuse silhouette des camions ou des tombereaux renversés les brancards en l'air ; une vie de chaos, de désordre vaste où l'ombre chancelante des rues, les pâles cavernes des hommes, les lumiè- res jaunes des lanternes s'égrenant par les ténèbres, donnait une émotion aussi formidable et belle que la déchirure des abîmes aux flancs arides des monts, que l'âpre marée des océans, que la solitude ardente du désert.CHAPITRE III LE SACRIFICE Delafonétait en face dosa femme, dans l'émerveil- lement de sa beauté virginisée par la séparation. Il l'adorait avec force et sans nuances. Il baisait les objets qu'elle tenait en mains. Sa folie subjugait et enchantait sa femme. Que faire, pourtant, et que devenait sa résolution, s'il cédait au grand flot d'amour ? Se donner, puis recommencer à se mordre les doigts les jours suivants ? Tout paraissait bien et éternel maintenant, dans l'abondance du fluide ner- veux, dans le renouveau de leurs yeux comme de leurs cœurs. Mais la souris de l'habitude rongerait, creuserait ce bonheur. Il faudrait revenir aux crises où l'on ne peut plus rien l'un pour l'autre, que se voir souffrir. Il pensa qu'il aurait mieux fait d'envoyer une lettre ainsi qu'il l'avait voulu d'abord. Il se reprocha d'avoir biaisé, de s'être payé le prétexte, d'avoir manqué de courage intérieur. Au fond, tout au fond, il ne voulait pas perdre sa femme. C'était facile de se dire tout ce qu'il s'était dit, mais qu'elle hésite, 18Il 1 fi 1 i 1 i 314 LA CHARPENTE qu'il sente sur lui, au lieu du bon regard, le regard lointain des étrangers et la vie lui paraîtra insuppor- table. Il amassa alors contre son amour non seule- ment le souci du bonheur de sa femme, mais le souci de son propre bonheur. Il essaya d'obtenir de son esprit la permission du sacrifice en se décrivant la vie sans Elle. Serait-ce si difficile ? Le travail, une ambition énergique et l'amour aussi, l'amour de tant d'autres hommes avec la femme facile, égoïste, qui ne renonce à rien pour vous, qu'on paie et qui est tout de même tentante, jolie, jeune, fraîche. Ces arguments, durant les longues semaines de l'absence, paraissaient solides. Puisque la nature ne voulait pas lui accorder ce qui fait l'amour durable, pourquoi résister, pourquoi fixer des destinées entières. La courtisane c'est la femme volontairement stérile, volontairement inconstante. Il est fait pour la cour- tisane. Elle répondait dans son artifice et sa frivo- lité à son propre artifice, elle donnait ce plaisir sans lendemain qui était normalement le seul qu'il pût se permettre. Et il se murmurait à lui-même : « Que ma femme soit libre et qu'elle ait des enfants. Merci du rôle de bourreau qui m'est réservé dans la seule grande et noble chose humaine. Je suis celui qui tue, celui qui brûle. Je consume cette chère et belle créa- ture en un simulacre. Je n'ai pas droit à l'amour. Ce n'est pas ma faute, en vérité ; mais, faute ou non, je veux souffrir seul. Que la responsabilité retombe sur l'Immanent, l'Omniscient ou l'Omnipotent, sur le Hasard ou sur l'Harmonie, sur Dieu ou le Diable, peu m'importe, mais qu'elle ne retombe pas sur moi. Duhamel avait raison : on ne la veut pas surLA CHARPENTE 315 soi. C'est ça qui m'a rongé, c'est ça qui a fait mon plus grand malheur. Je trouverai encore quelque consolation à lutter contre l'absence, je n'en trou- verai aucune à être une sale loque tramante, un vil mendiant d'amour. » Il s'assombrissait à vue d'oeil. Elle le suivait inquiète, déshabituée des noirceurs où, à deux, ils s'immergeaient autrefois, durant des soirs farouches. Elle essaya de le reprendre, souriante, patiente. Il ne fut pas dur pour elle, il avait même une singu- lière douceur. Et tout à coup elle poussa un cri. Il venait de se lever, d'un mouvement quelque peu brusque, et son regard ne se fixait plus sur celui de sa femme. > — Il est, dit-il enfin, une chose que je dois te dire à laquelle j'ai réfléchi, là-bas, dans la solitude. — Mon bon Pierre ? — Ecoute-moi paisiblement. Tu te rappelles notre chagrin, cet enfant que tu appelais sans cesse. Eh ! bien, nous n'en parlons pas aujourd'hui, mais nous en parlerons demain. Cela ne peut manquer. Elle baissa la tête comme si elle acquiesçait. — Je voudrais en parler tout de suite. Jeanne, tu peux avoir des enfants. Un cri, deux yeux qui regardent le sauveur avec admiration et confiance, l'effort de parler ; puis, les traits crispés du mari révélant quelque chose de fu- neste, elle attendit : — Tu peux avoir des enfants. Il ne faut qu'un peu de force de volonté, prendre l'existence pour ce qu'elle est, sacrifier un rêve pour réaliser l'autre... — Mais quoi ? quoi ?316 \A CHARPENTE I — Ceci. De nous deux c'est moi qui suis cause de la stérilité du ménage... Je sais que tu m'aimes; cela n'est pas en question ; mais vivre ainsi toute une vie dans la douleur, toi souffrir, moi te voir souffrir, non. Il est temps encore. Tu es jeune, belle, riche. N'attends pas que nous soyons trop vieux, que nous soyons devenus un de ces affreux couples de vieillards sans enfants qui se reprochent mutuelle- ment leur vie ratée et désenchantée. Ne réponds pas tout de suite. Ne dis pas non, ni oui. Tu as le temps. Tu réfléchiras. J'attendrai loin de toi. Un mot écrit suffira. Je t'en prie, Jeanne, point de hâte, songea ce petit que tu pourrais avoir, toi qui es si bien faite pour être mère. Elle demeurait immobile, pâle, muette. Deux grands yeux, fleurs noires admirables où la fièvre brillait avec quelques larmes, une bouche arrêtée dans le saisissement. En Delafon c'est aussi la cons- ternation. Ses paroles, encore palpitantes de l'effort du sacrifice, semblent mêlées de gravier, son cœur plein de petits cailloux ; le monde, l'existence s'éten- dent tout juste aux murs de la chambre ; des mots, des phrases creuses, c'est le sang de cette vie et de ce monde. Deux éclaircies cependant, l'espoir que tout cela n'est qu'un jeu et la gratitude future de Jeanne, l'amour qu'elle aura pour le disparu volontaire. La vérité c'est qu'elle ne comprit pas et qu'aucune autre femme n'aurait compris. Les catégories tran- chées que l'homme formule avec tant de décision, la femme ne les accepte jamais. Toujours une obs- curité demeure, bienfaisante ou funeste, mais qui résulte de cette chose où se résume toute la femme,LA CHARPENTE 317 le don. Que son mari ne doive pas avoir d'enfants, pour Jeanne, cela ne sera jamais vrai, même quand elle en aura admis la démonstration. Par là elle se prémunit comme elle se perd. Mais, au total, ces espoirs obstinés ont eu plus souvent raison que les prompts découragements. Jeanne ne pouvant se figu- rer le sacrifice de son mari, ne ressentit que l'of- fense d'être abandonnée. Elle poussa le cri in- juste : — Tu ne m'aimes plus ! L'amour est là comme l'équilibre : la première fois qu'on veut le soumettre à la raison on le perd. Jeanne tombait. Un vertige lui passa sur le visage ainsi qu'un voile. — Ah ! que c'est mal, Pierre. Lui demeurait figé dans la détresse de ceux qui ont ouvert un mécanisme et qui ne peuvent plus le fermer. Il hésitait entre le parti de tout abandonner et celui de garder le sang-froid, de guider, d'amé- nager. 11 aménagera, il persévérera, rappelant à son aide les repères demeurés de tant d'heures où il avait débattu la chose, par les côtes et les plateaux de Donadieu. A la vérité, ces repères demeuraient bien seuls, bien nus, comme des sommets de colli- nes préservés par une inondation. Delafon n'avait plus d'images consolantes dans sa tête. Il vivait sur l'inertie qui est le principe de nos œuvres abstraites. Il détestait ce qu'il faisait, il ne le trouvait plus ni beau, ni bon ; et ce semblait l'acte d'un Delafon d'hier jeté à un Delafon de demain sans souci du Delafon actuel. Ainsi nous vivons dans le temps et nous avons un caractère. 18. 318 LA CIIAliPENTE Il fit le procès. Il dit la brièveté, la sécheresse de l'amour sans enfant. — L'enfant est l'avenir de l'amour, le seul vérita- ble avenir. Le reste n'est qu'un jeu. C'est la diffé- rence du théâtre à la réalité, Jeanne. Le théâtre dé- vore une existence en cinq minutes. J'ai bien vu à ton chagrin que nos gestes devenaient des gestes de théâtre. C'était creux. Yois-tu, Jeanne, quand un homme et une femme se dressent l'un devant l'au- tre à l'heure de la passion, à travers le mensonge parfois des paroles, rien n'empêche qu'ils ne soient tous deux hagards de l'aventure de créer. Tout s'y ajoute et autant l'épouvante de la chose que le désir de la chose. C'est le seul vrai vin donnant la seule véritable ivresse. Pour une raison ou pour une au- tre, se continuer est le motif obscur ou admis. Et moi, je ne peux plus me continuer. — Pierre, je t'en prie. Le pauvre homme, à présent qu'il se déchirait, qu'il saignait, trouvait une sombre emphase : — Toi, tu le peux. De ton beau corps, Jeanne, peuvent naître ces petits délicieux que tu as tant désirés. Oui, tu m'aimes, j'en suis sûr; mais puis- que cela ne me tuera pas, puisque, dans ma misère, cela me îera/i/aisir. De t'avoir aimée, de t'aimer en- core et de me dire que toi tu as des enfants, je me figurerai qu'ils sont un peu les miens ; par une loi de l'amour, parce que quelque chose de moi, Jeanne, sera dans ton âme, et dans l'âme de tes fils et de tes filles. Bouleversée, indignée, avilie, elle avait horreur, elle avait peur, mais elle ne comprenait toujoursI.A CHARPENTE 319 pas. Son intelligence s'effaçait devant les bonds de sa poitrine. Elle craignait surtout d'être laissée là. toute seule, à réfléchir comme il disait, et elle son- geait à lui barrer la porte. Plus tard, certes, ces sug- gestions lui reviendraient, car elles reviennent tou- jours, et c'est pourquoi, avec la femme, les patients sont les habiles ; mais à présent elle ne voyait que l'abandon, qu'il eût osé lui parler ainsi, se débarras- ser ainsi d'elle. Et le sentiment dominant aurait été peut-être la colère, si le ton de son mari n'avait im- pliqué la noblesse et le sacrifice. — Voyons, Pierre, ce n'est pas sérieux. — Qu'est-ce qui n'est pas sérieux, Jeanne? — Tu veux me quitter, tu veux me céder à un au- tre ! — Tu ne me comprends pas. Je veux que tu me quittes. Je veux que tu aies des enfants. — Des enfants d'un autre ! — D'un autre. Et je te demande comme une grâce de ne pas me répondre tout de suite. — Pierre, Pierre, tu ne m'aimes plus. Ah ! pour que tu aies pu songer à une chose pareille, il faut que tu ne m'aimes plus. Est-ce que je pourrais avoir un enfant d'un autre. Est-ce que tu crois sérieuse- ment que j'aie jamais désiré d'avoir un enfant d'un autre. Tu me parles de mon chagrin ! Mais ce cha- grin, mon Pierre, pour une bonne moitié c'était de me sentir stérile, de ne pas te donner d'enfant. Delafon sourit tristement et dit : — Tu vois que tu en étais triste. Pourquoi veux-tu que je n'en sois pas triste à mon tour. Elle fut frappée de l'argument. Elle songea qu'elle-:j20 LA CHARPENTE même avait plus d'une fois rêvé pour Pierre qu'il eût un enfant d'une autre femme. Elle se souvint aussi qu'elle voulait qu'il apportât cet enfant dans le ménage où elle l'aurait élevé, aimé. En un éclair elle comprit tout. — Pierre, dis-moi sincèrement, m'aimes-tu? — Pourquoi le demander, Jeanne, tu poses mal la question. L'important est que tu te déshabitues de m'aimer. Je te promets de vivre ; je sais que cela t'aidera. En outre, je partirai, par exemple pour la Suède. J'y demeurerai le temps que tu voudras. Tu m'oublieras, tu verras du monde. Tu es jeune, belle, riche. — Ah ! que je suis cruellement punie, pleura-t-elle. Mon chéri, je n'aurai plus de chagrin. Être à toi, toute entière, toujours sera mon seul rêve, je te le jure. Ecoute, ne pas avoir d'enfant, par pure mau- vaise chance, je ne pouvais l'accepter, mais pour conserver ton amour, pour te conserver, toi, mon mari, mon aimé, je fais ce sacrifice avec une sorte de joie. — Mais, Jeanne, c'est un sacrifice d'esprit. Tu n'éviteras pas les retours de la nature, ce flot de la maternité qui monte en vous périodiquement, tu n'éviteras pas la lente misère de notre union artifi- cielle, la vieillesse solitaire. — Tout pour toi, chéri. Tu dis que je regretterai de ne pas avoir d'enfants ; eh ! bien, quand je serai partie, je regretterai de ne plus t'avoir. Il n'y avait qu'un bonheur, Pierre : des enfants de toi. Je n'aime pas en pensée l'enfant d'un autre. Je t'aime, je te veux ; toi, d'abord, mes enfants ensuite. Tu es mon premier né.LA CHARPENTE 321 Elle pleura, elle sanglota. Il fallut la consoler. Delafon reconnut en dedans de lui-môme, qu'elle n'avait pas parlé sans raison, car elle était de ces femmes qui ont le dégoût physique de tout autre homme que leur amant. Néanmoins, il fit des réserves intérieures, résolu à se maintenir ferme et à attendre les fruits probables de la scène. Devenu méfiant depuis qu'il avait vu trop clair dans sa propre souffrance, il se disait que les mots, chez les plus sincères, expri- ment rarement la pensée.CHAPITRE IV SOIR DE LUNE Dans sa chambre, sans lumière, Duhamel regar- dait au dehors, vers le petit jardin. La lune y répan- dait sa lumière sur les plantes, brisée en mille sour- celets argentins. Il trouvait délicieuses les fines lueurs semées là, comme des armes d'acier neuf et bleuissant ou comme des bijouteries menues sur les feuilles. A ce moment, il entendit qu'on marchait dans la pièce à côté, sorte d'office où l'on mettait une ar- moire à petites provisions pour lunch et five o clock. Quelqu'un ouvrit la porte de communication de cette pièce avec celle où se trouvait Duhamel, une voix s'écria : « Il est couché, il n'y a pas de lumière ! » Duhamel se leva pour avertir de sa présence, mais déjà la porte s'était refermée. Il s'avançait vers cette porto, lorsqu'il entendit : — Je ne tenais pas à le voir. Ce fiacre dégoûtant m'a rendue maussade. C'était la voix de sa femme. Duhamel s'arrêta.LA CHARPENTE 323 On ne tenait pas à le voir. La belle-mère dit: — Nous laisser revenir ainsi, au risque d'être ver- sées cent fois, alors que monsieur, dépense plus de quarante mille francs par an à des fantaisies. Duhamel allait s'éloigner, ne voulant pas sur- prendre les injures de sa belle-mère, lorsque sa femme cria : — Et croiras-tu qu'il m'a encore ennuyée pour l'enfant. Mais qu'est-ce que nous ferons quand nous aurons un enfant dans une voiture pareille. — Ne t'abîme pas, ma fille. Les enfants, vois-tu, on a toujours le temps d'en avoir. C'est le pire escla- vage. Et puis une femme est bien plus vite finie. Duhamel demeurait fixé à sa place, avec l'intui- tion de quelque chose de très important qui lui sur- venait. Un bruit de verres et d'assiettes, puis : — Tu sais, ce mois-ci, j'ai été inquiète. — Ah! — Deux jours de retard. Je suis allée chezRicourt. L'apiolm'a remise. Tu comprends, depuis l'accident, je fais attention. — 11 vaut mieux s'y prendre à temps. — Des fois, il paraît que rien n'y peut. Mrae Billant m'a raconté tout ce qu'elle avait fait. C'est terrible. L'enfant est venu quand même. Moi, au commence- ment, c'était plus difficile, mais à présent, ça va tout seul. — Le corps s'habitue. Duhamel écoutait. Cela entrait en lui bizarre- ment. A part la colère, sentiment quasi physique venu de l'outrage direct, il ne savait pas trop ce qu'il éprouvait. Une part de tristesse, assurément, une 324 LA CHARPENTE part de mépris aussi, du dégoût, la nausée des déli- cats à la morgue. Mais il y avait une fenêtre ouverte au bout du sombre corridor de sa rancune : Alice ! Il lui fallut réfléchir pour trouver l'indignation. Par exemple, il l'eut bien. Il se rappela sa tendresse, ses attentions, son désir doucement, fervemment exprimé. Puis son jeu, à elle, cette fourberie. Ah '. qu'elle l'avait bien bafoué. Telle scène lui revint nette, avec des mots hypocrites, des mines amou- reuses qui mentaient délicieusement. Deux minutes, ce fut de la jalousie. Elle ne l'avait jamais aimé. Alors, il eut envie d'ouvrir la porte et de saisir sa femme par la gorge. Puis un tourbillon, à cause d'Alice: la route de Choisy-le-Roi, le parc des Biblot, une robe de velours noir de la jeune aimée, le droit qu'il aurait de lui vouer son âme entière, et, côte à côte, sa femme, la chambre con- jugale... La tenir pourtant, la confondre ! — Un instant, du calme ! Le calme se symbolisa dans un geste, s'asseoir. Mais tout de même rien ne tenait, rien ne se liait, parce qu'une joie subtile se glissait à travers la fureur, parce que, après le coup de poignard aigu de sa tendresse repoussée, de sa passion, de sa confiance trahies, survenait le bonheur de pouvoir aimer Alice. Dans ces conditions il était probable que le ressen- timent allait tuer son amour pour sa femme, et déjà Duhamel se voyait (comme il disait à présent) déli- vré, quand une vague bondissante d'orgueil le roula comme une épave. Mme Hude venait de dire : — As-tu vu le marquis chez les Delarbre?LA CHARPENTE 325 Et M"'c Duhamel de répondre : — Non, mais je le verrai demain, chez lui. Elle le trompait ! Combien, malgré son dédain des servitudes, Duhamel sentit d'amertume et de colère, qu'il eut de peine à trouver l'équilibre entre cet homme d'hier qui vit en bète féroce dans le meil- leur et l'homme d'aujourd'hui pour qui tant de pré- jugés sont morts. 19CHAPITRE V ADOPTION Il s'était tu. Il avait envoyé sa femme et sa belle- mère en villégiature à Trouville et il était demeuré seul pour réfléchir à son aise sur les conditions nou- velles que la vie lui offrait. Vers ce temps, il reçut avis de la mort de Mme Jac- quet. Cette femme admirable, qu'il était allé visiter souvent à l'hôpital, avait eu le courage de lui écrire une lettre à son lit de mort pour lui rappeler ses promesses et lui léguer ses enfants. Duhamel courut immédiatement revoir ceux-ci ; et il arriva à l'heure où il était sûr de rencontrer son ami, l'ouvrier. L'homme et la femme avaient la mine consistée sans affectation. Les petits de Mmo Jacquet jouaient gaiement. Ils avaient déjà oublié leur mère, acceptaient en oiseaux, le nouveau nid, la nouvelle nichée. Les trois grandes personnes, cependant, ne parlèrent delà morte qu'en phrases couvertes.'La fenêtre demeurait ouverte comme la première fois que Duhamel était venu, l'homme fumait très len- tement sa pipe en terre,une paix douce et charmante,LA CHARPENTE 327 coupée du rire des enfants, planait. Enfin l'ouvrier dit : — Alors, monsieur, vous êtes toujours décidé à les prendre avec vous ? — Certes. L'autre hésita, fuma avec plus d'ardeur, eut plus de rêve sur sa face, puis risqua : — Est-ce que nous ne pourrons plus les voir? La question rendit Duhamel perplexe. Son cœur le portait à crier, oui, mais une intuition subtile de l'avenir de ces enfants l'arrêtait. La mère morte, le père mort, ce qu'il voulait leur donner c'étaient de nouveaux parents. Ils seraient d'autant plus sûre- ment aimés qu'ils arriveraient comme les petits in- connus arrivent des océans de la maternité. Vite une jalousie naîtrait chez les parents adoptifs contre le ménage nourricier, et le ménage nourricier garde- rait l'amertume double de se voir enlever des petits qu'ils aimaient et de les voir s'attacher à d'autres. En outre, étant données les souffrances que les plus sottes conventions permettent d'infliger aux irrégu- liers, quels qu'ils soient, de l'état-civil, et la sotte prudence de nos lois sur l'adoption, il valait mieux assurer aux petits Jacquet une existence absolument neuve, sans relations avec le passé. Cependant, il était dur d'opposer un refus complet à la demande du brave homme. Duhamel biaisa : — Vous tenez à les voir? — Nous nous y sommes attachés. C'est pas des natures ingrates, ces enfants. Ils nous ont payé nos soins en affection. Ils ont prospéré dans nos mains. Ça ne s'oublie pas ces choses-là. 328 I.A CHARPENTE — C'est vrai, fit Duhamel. Et si je n'écoulais que mes propres sentiments je vous dirais tout de suite que vous pouvez les voir et qu'ils viendront vous voir, mais réfléchissez que je vais les remettre à des personnes qui les adopteront comme leurs propres enfants. Je ne voudrais pas qu'on leur révélât trop tôt qu'ils sont des orphelins recueillis. Les enfants souffrent beaucoup de cela parce qu'on leur reproche une chose qu'ils ne peuvent pas comprendre et à laquelle ils ne peuvent pas répondre. Ainsi se font les parias. Plus tard, avec l'intelligence, tant pis pour eux s'ils rougissent. J'avais dans ma classe, au lycée, un petit camarade, enfant illégitime dont on changea le nom au bout de six mois, et j'ai rarement vu désespoir semblable à celui de ce petit quand un de ses camadades, instigué sans doute par de mau- vais parents, l'a traité de bâtard. Il est resté sauvage et misanthrope tout le temps du collège. Aujourd'hui encore, quand je le rencontre par hasard, il se dé- tourne. Saisissez-vous mon idée ? — Je vois très clair, dit l'homme, que vous êtes un brave cœur et que vous songez à tout. — Eh ! bien alors, dit Duhamel, afin d'éviter la trop brusque rupture, vous irez pendant quelques mois les voir, vous deux seuls, sans vos enfants. — Nos petits sont donc pas assez riches pour... commença la femme. — Femme, dit l'ouvrier gravement, tu t'oublies. Tu comprends pas que les enfants, une fois camara- des, ça se continuerait, et alors le malheur que disait monsieur Duhamel arriverait pour sûr. Non, non, monsieur, nous ne serons pas un obstacle au bonheurI.A CHARPENTE 329 de ces pauvres enfants, et nous approuvons votre idée. Quand le mal est si commode àéviter on aurait tort. Nous en souffrirons un peu dans les premiers temps, mais ne serait pas la peine d'aimer les gens pour ne penser qu'à sa tristesse et pas du tout à leur joie. Je parlerais pas ainsi si c'était mes enfants, monsieur Duhamel, car mes enfants, je les regarde comme ma propre chair, et je ne m'en séparerais pour rien au monde. Tant pis pour ceux qui ont ar- rangé le monde si les enfants peuvent pas être heu- reux avec leur père et mère. — D'ailleurs, approuva Duhamel, demandez donc à de bons enfants s'ils regrettent d'avoir souffert avec leurs parents. — Ils diraient non, cria l'ouvrier enthousiasmé, et c'est bien ça qui prouve que le premier bonheur est de vivre auprès de ceux qu'on aime. L'affaire ainsi réglée, Duhamel vint chaque jour chercher les enfants pour les conduire à la prome- nade. Quand le moment fut jugé favorable de les sépa- rer de l'ouvrier et de sa femme, ils ne ressentirent pas d'inutile frayeur. Duhamel les mena chez lui. Il vécut avec eux durant tout une quinzaine d'août, seuls, servis par une vieille bonne et son mari. Rien de plus frais à l'âme que ces journées. Duhamel dé- barbouillait lui-même les petits, déjeunait avec eux, sortait avec eux. Ils étaient très tendres, innocents, tout en questions naïves, enjeux, en rêves. Duhamel s'extasiait de leur force de conquête. Combien la nature a puissamment armé leur faiblesse ; com- bien leur grâce, leur fraîcheur, leur exquis aban- don, les rend maîtres de leurs maîtres. Sous l'in-330 LA CHARPENTE tluence morale si ferme et si douce à la fois de Duha- mel, le petit garçon et la petite fille vivaient angéliquement. Leurs visages s'endormaient dans l'harmonie, dans la suavité ; leurs yeux étaient purs, soit qu'ils fussent ardents ou recueillis, sans aucune profanation, sans aucune perversité. Certes, c'étaient des enfants exceptionnellement gracieux et bons, certes Duhamel ne les quittait pas, mais encore la merveille de les voir ainsi presque parfaits persis- tait. <( Leur jeune matière, leur jeune âme approche de la liberté, du monde idéal créé par nous au-dessus de notre triste monde. Ils ont quelque chose de plus que les adultes, et qui est la certitude de développe- ment nouveau. On dit que souvent les nègres se donnent pour rois des enfants de quatorze ans, plus intelligents que les hommes. Je crois fermement que, dans la généralité, nos enfants aussi sont plus intel- ligents, plus aptes au contact avec la nouveauté du monde. La joie est immense de penser à tout ce qu'on peut leur inculquer, et l'on comprend bien l'idylli- que Emile, la marotte de l'égalité absolue des âmes, différentes seulement par l'éducation. » Duhamel apporta quelque coquetterie à les trans- former, à leur faire une belle santé, une peau fraî- che, éclatante, à les vêtir de beaux habits. — Car, se disait-il, il faut qu'ils plaisent dans le rôle que je leur destine.CHAPITRE VI IMMOP.TELS On était fin octobre. Les Delafon avaient appris 1.' retour de Mmo Duhamel et de Mmo Hude, mais leur ami n'avait pas repris ses jeudis, ne participait plus aux déjeuners du boulevard Kellermann. Il prétex- tait de multiples occupations, suppliait qu'on l'atten- dît avec patience. Vers la mi-septembre, Bizot était revenu d'un voyage en Russie qu'il faisait dans 1 in- térêt de la maison Debarre et fils. Alors, une crise, Alice déclarant qu'elle ne voulait plus se marier. Bizot suppliant qu'elle remît sa décision jusqu'à la fin de l'année dans l'espoir qu'il arriverait à la con- vaincre. Delafon, Mm0 Delafon intervenant tour à tour et trouvant Alice inflexible, une lettre de Dela- fon à Duhamel et la réponse de celui-ci, disant qu'Alice était libre et qu'il approuverait tout ce qu'elle jugerait bien. Bizot était parti pour ne plus revenir, avec ce demi désespoir des hommes de sa trempe qui vivent vo- lontiers sur le souvenir de méconvenues sentimen- tales, aiguillons de poésie leur arrachant des lar-332 LA CHARPENTE 'III mes quand ils entendent chanter des romances. Mmc Delafon recommençait à se désoler, tout en se cachant; mais la pâleur, les larges cernes de ses yeux la dénonçaient. Delafon se rongeait de son côté, bien qu'il fut moins nerveux que jadis. Ils vivaient ainsi, privés encore de la gaîté d'Alice de jour en jour plus mélancolique, quand ils reçurent un court billet de Duhamel annonçant qu'il viendrait déjeuner le surlendemain avec deux de ses neveux. La chose in- trigua d'abord parce qu'on ne lui connaissait pas de neveux à Paris, mais tout le monde était trop con- tent de le revoir après un mois de séparation pour s'arrêter beaucoup à cette vétille. Le matin, il descendit de voiture devant la porte du jardin, avec deux adorables enfants, un petit garçon de cinq ans et une petite fille de trois ans, qu'il présenta comme étant les neveux annoncés. Ils avaient l'apparence de la richesse, de la santé et semblaient adorer leur oncle. Cependant, ils se lais- sèrent rapidement capter par Alice et Mmc Delafon qu'ils accompagnèrent bientôt par toute la maison avec ce sentiment de bien-être qu'une robe donne à des petits. A table on les mit près de Mmo Delafon qui s'inter- rompait à chaque instant pour les servir ou les baiser. Delafon tremblait à la voir si heureuse songeait à la réaction. L'après-midi se passa. Les enfants jouèrent au jardin, allèrent voir aboyer Boxe dans sa niche, finalement firent un petit somme. Duhamel et Delafon, seuls au fond du grand jardin, derrière la maison, ce môme jardin où Bizot jadisLA GIIAIU'ENTE 333 avait fait sa demande, causèrent très longtemps, Duhamel dit sa conviction dernière, le monde non point un phénomène, mais une phénoménologie, les êtres marquant les lois de la complication, devenant les structures considérées dans le temps; l'évolution, le nouveau testament, les lois en tant que passées, clefs de l'avenir. L'univers, les structures de demain, dont nous avons un élément en nous. La souffrance, le sens de l'évolution, le problème à résoudre ; la mort, une manière propre à l'organisation, un phéno- mène qui rentre dans les lois générales et en vertu duquel a pu se constituer l'espèce. — Mais ce qu'on a appelé l'âme, le moi ? disait Delafon. — Le moi se confond avec la structure. Ainsi je ne le dirais pas que deux structures absolument identiques auraient le même moi, je te dis qu'elles seraient le même moi. La distinction est importante. — La conscience ? — L'existence même, la structure môme et qui, comme les structures, a ses hiérarchies. Toute struc- ture est une conscience, toute conscience suppose une structure. — Mais alors la mort de la structure est la mort delà conscience ? — Non, sous cette forme la mort n'existe pas. L'évolution montre la permanence et la progression ininterrompue des structures. — Que fais-tu de ce sentiment obstiné d'une per- sonnalité? — J'en fais une loi nécessaire de contraste, de complication. Ce sentiment suit toutes les phases,:m LA CHAIÏI'EXTE depuis le coma, jusqu'à l'hypéresthésie, depuis l'égoïsme jusqu'à la dualité, jusqu'à la multiplicité morbide, jusqu'à l'abandon hypnotique... Notre per- sonnalité dépend absolument de nos structures. Dans les sociétés humaines la personnalité apparaît infini- ment variable et dépendante de la masse sociale. Elle exprime surtout les rapports d'être à être et a besoin pour s'établir de la présence de ces êtres ou de la mémoire de cette présence. On conçoit que la personnalité ainsi acquise ait plus de complication que la complication qui ne se forme que du contact avec la nature. C'est donc là notre personnalité su- périeure. — Cependant n'avons-nous pas, quoique tu dises, à certains moments, une conscience plus nette, plus active de nous-mêmes? — Assurément, au moment où nous nous compli- quons... Une structure supérieure embrasse nécessai- rement toutes les structures inférieures : c'est un grandissement de la conscience, de la personnalité... Et tu saisis ici la raison, la loi si tu préfères, qui nous pousse à affirmer orgueilleusement notre moi : cet orgueil est le sens de l'évolution, c'est-à-dire de la progression des structures. L'idée d'âme, de moi, a été ainsi le facteur sensible de notre perfectionne- ment... Tu saisis encore cette série d'émotions qui se nomment enthousiasme, admiration et qui marquent un élan vers des structures supérieures assez proches pour qu'on y puisse atteindre, tu saisis la gloire, contre épreuve d'une supériorité qui varie suivant qu'elle relève des foules ou des élites... Delafon s'emballait petit à petit pour la pensée deLA CHARPENTE 335 Duhamel, ne sachant trop, d'ailleurs, si c'était la pensée ou l'homme même qu'il adorait. — Alors, tu es arrivé à ton but. — J'ai fait ce que j'ai pu pour déblayer la voie. On peut travailler... — Ne crois-tu pas, pourtant, que l'écart est consi- dérable entre les rêves de l'élite et la dure réalité inférieure, entre l'aspiration vers le bonheur et les horribles souffrances qui nous menacent ? — Non, cher ami, les rêves de l'élite sont l'expres- sion de ces souffrances, de ces dures réalités inférieu- res... qui apparaissent le vaste problème posé devant l'homme. Mieux tu les vois, plus tu es grand, plus tues destiné, ou du moins des gens semblables à toi, à les harmoniser... Crois-tu donc que la douleur n'ira pas s'élargissant avec notre esprit... Et nous l'aimerons, car nous avons toujours aimé la douleur. Elle est le signe de notre développement... Seules, celles-là nous répugnent qui sont déjà intégrées ou que nous jugeons devoir l'être... Mais sois sûr que la loi de complication veut que même les douleurs inférieures ne se perdent pas, qu'elles existent au moins dans le souvenir de l'être supérieur. Guérir, c'est remplacer la souffrance par sa compréhension... Tu parlais sans cesse jadis de désordre et d'accident... Mais songe que le désordre et l'accident grandissent avec la vie. Dans l'inorganique tout s'harmonise, tout est fatal. Cela te prouve assez que l'accident est l'expres- sion même de notre complexité... Si tu n'es qu'une bête individualiste, l'accident te sera individuel et pauvre en quantité. Comme bête sociale la somme des accidents possibles est celle de ta société même. Tu336 LA CHARPENTE ne saurais donc éviter sans faiblir les accidents qui menacent les hommes... Ainsi s'explique que la supé- riorité ne supprime l'accident que pour le remplacer par une forme plus complexe. Mais, plus l'accident est nombreux et varié, plus aussi la structure qui y répond est nombreuse et variée... Examine donc la complexité des accidents qui menacent le lion et celle des accidents qui menacent l'homme ; il n'y a pas de comparaison... Ton pessimisme, qui n'est d ailleurs qu'une noble expression du partage de la douleur humaine, provient de l'importance accordée a la mort. Or ton âme apparaît immortelle dans la succession des structures qui sont les véritables per- sonnalités. Acceptons donc la souffrance et l'accident parce qu'ils sont la vie, et combattons-les parce que ce combat mène à la supériorité qui est un idéal Ayons confiance dans le grand livre de la terre qui prouve l'évolution, sachons que toute douleur nous fait monter dans la hiérarchie des êtres, que ce que nous appelons joie, bonheur, gloire, n'est que le moment où nous résolvons ce problème ■ grandir. Toutes les autres conceptions de la joie sont fallacieuses. Ainsi que je le disais cet été a ce marquis d'Escroix et à ce comte de Latorel que j'ai rencontrés chez Biblot : « La joie échappe » a celui qui la poursuit pour elle-même, demeu- » rer dans la jouissance c'est diminuer, c'est périr. ,, — Ah ! fit Delafon, que j'aimerais te suivre et déjà quel réconfort pour moi que ta parole ; mais quand tu ne seras plus là que de découragements' que d'ennuis ! Il revit sa solitude de Donadieu, son décourage- LA CHARPENTE 337 ment devant la nature et les hommes. Les théories de Duhamel qui faisaient de ces hommes, non point des êtres absolus, dans la signification que nous attribuons à cette idée d'être, mais des phénomènes universels et sociaux, lui plurent sans qu'il y trouvât une consolation entière. Certes, la souffrance et la mort devenaient plus tolérables du moment qu'elles n'étaient que des modalités fugitives et qu'elles ja- lonnaient la marche vers toute grandeur. Certes, une des plus profondes tristesses humaines dispa- raissait, celle que nous donne l'idée des douleurs inutiles et du néant sans retour ; mais combien dé- cevantes ces vérités à côté de l'antique promesse d'une immanence de justice. Il s'en ouvrit à Duha- mel qui répondit : — Assurément, pour longtemps encore, la marée du vieux rêve mythologique et métaphysique mon- tera en nous. C'est un esclavage à abolir. Nous sommes ridicules quand nous parlons de justice dans le futur, parce que nous ne savons pas ce que sera la justice future. Il me semble que l'espoir humain n'apparaîtra pas moins beau quand la conception d'une structure immortelle, progressive, harmoni- sant des difficultés ou des souffrances de plus en plus complexes, sera bien établie en nous. Est-il beaucoup d'idées plus sublimes, pour employer un mot du vocabulaire religieux, que celle qui fait de chaque homme à la fois un moment et un résumé de l'univers, de l'animalité, de l'humanité, et cela suivant un ordre que nous connaissons, une évolu- tion qui va du moindre au supérieur, de la cellule à l'homme ?... L'affaire, vois-tu, c'est de trouver les338 LA CHARPENTE nouveaux modes où nous pourrons percevoir l'Uni- vers quand nous serons arrivés à la conscience col- lective, quand nous aurons trouvé les lois suivant lesquelles les êtres se contrastent et s'équilibrent dans le vaste monde. — Peut-être, lit Dclaion rêveur. lis rentrèrent là-dessus. Les petits dormaient, charmants, leurs petites faces délicates entourées du col de dentelle. Mmo Dclafon restait près d'eux les admirant, les couvant, les baisant sans cesse. Elle poussa un petit cri d'effroi en voyant paraître Duha- mel, et une angoisse terrible la fit pâlir : — Vous venez les chercher? dit-elle avec ter- reur. — Madame, répondit Duhamel, si vous les voulez, ils sont à vous : ils n'ont point de parents et vous pouvez les adopter. Elle tomba à genoux, près du lit où ils dormaient et, dans l'excès de sa joie, ses larmes coulèrent tandis qu'elle saisissait la main de Duhamel et la couvrait de baisers. Delafon et Alice étaient là, l'un, éperdu de bonheur, l'autre souriant avec mélancolie. — Il me reste, chers amis, une demande à vous faire. — Parlez, s'écrièrcnt-ils. — Je vous demande pour moi la main d'Alice — D'Alice ? — Oui. J'ai fait constater le délit d'adultère de ma femme avec le marquis d'Escroix... J'avais d'ailleurs des motifs plus graves pour rompre avec elle. Alice défaillante, écoutait. Ce fut Delafon qui trouva la force de répondre :LA CHARPENTE 339 — Qu'Alice choisisse. — Oh ! dit-elle, tandis que Duhamel la prenait dans ses bras et la serrait d'une étreinte convulsive : c'est tout choisi. FIN TABLE DES MATIERES LIVRE PREMIER LA BOURGEOISIE Pages Chapitre l*r,—Il n'avait pas les mots pour le dire............ 1 Chapitre II. — Le temps et la mort sont nos remèdes......... 12 Chapitre 111. — Un n'est qu'un peu vivantparmi très peu de vies. 29 Chapitre IV. — La vertu se confond avec l'argent............. 40 Chapitre V. — Il y a divorce................................ 52 Chapitre VI. — Un apprend à mieux souffrir.................. 81 Chapitre VII. — Affreuse complication nui multiplie la douleur. 90 Chapitre VIII. — Rien n'arrête l'espérance................... 101 Chapitre IX. — La terre lutte contre le ciel.................. 106 Chapitre X. — Les dieux s'en vont......................... 118 LIVRE DEUXIÈME L'ARISTOCRATIE Chapitre 1". — Des mains sales............................. 131 Chapitre II. — Ils ne battent que d'une aile.................. 138 Chapitre III. — Gens à châteaux............................ 157 Chapitre IV. — Les rites de la politesse...................... 170 Chapitre V. — Un jeu de dominos.......................... 191 Chapitre VI. — Un n'est grand qu'éveillé.................... 200 Chapitre VII. — Une dynastie............................... 203 Chapitre VIII. — Les symboles............................. 221 Chapitre IX. — Je hais le mouvement qui déplace les lignes.. 230 Chapitre X. — La force prime le droit....................... 244 Chapitre XI. — La vie éternelle............................. 267342 TABLE DES MATIÈRES LIVRE TROISIÈME LE PEUPLE Chapitee I". — Des brutes à la gueule puissante.............. Chapitre II. — La peau..................................... ^w Chapitre III. — Le sacrifice................................. ^ Chapitre IV. — Soir de lune................................ j»~* Chapitre V. — Adoption.................................... jj ° Chapitre VI. — Immortels................................... Cfc&tMitroux. — linp. A. Majesté et L. Bodchardeau. A. Mellottée, successeur• " •'ÉDITIONS DE LA REVUE BLANCHE 23, boulevard des Italiens, 23 Collection gr. in-18 à 3 fr. 50 Paul Adam .... Lettres de Malaisie, roman....... i vol. Jean Ajalbert. . . Les deux Justices........... I vol. Alphonse Allais . Pour cause de fin de bail........ i vol. — L'Affaire Blaireau, roman....... i vol. Jane Austen. . . . Catherine Morland, roman, traduit de i vol. l'anglais par Félix Fénéon..... Julien Benda . . . Dialogues à Byzance......... i vol. Tristan Bernard. Mémoires d'un Jeune homme rang' roman, i vol. Marcel Boulenger /> Page, roman............ i vol. René Boylesve. . 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HeRMANN-Paul . . Deux cents dessins........... i vol. Hugues Rebell. . La Cdlineuse, roman.......... i vol. — La Camorra, roman d'aventures. ... i vol. J.-H. Rosny .... La ftaw.ioraan........... i Vol. — La Charpente, roman de mœurs .... i vol. Camille de Sfe-CROix. Pantalonie, roman......... i vol. Stendhal..... Napoléon fragments inédits, notes et in- troduction par Jean de Mitty . . . . i vol. Eugène Vernon. . La Demeure Enchantée, roman..... i vol. Envoi franco contre mandat. Imp. C. Rf.vacdik. :>g, rue de aei&e, Paris.