J.-H. ROSNY LES Corneilles ROMAN II PARIS LIBRAIRIE MODERNE MAISON QUANTIN, 7, EUE SAINT-BENOIT Tous droits réservés. Cet ouvrage a été déposé au Ministère de l'Intérieur en juin 1888. DU MEME AUTEUR Nell Horn, roman de mœurs londoniennes. Le Bilatéral, roman de mœurs révolutionnaires parisiennes. L'Immolation. Les Xipéhuz. Marc Fane, roman parisien. Pour paraître prochainement Nouvelles londoniennes. Le Livre étoile, roman. La Légende sceptique. Grisailles, poésies. En préparation La Génération montante (silhouettes littéraires). La Transformation littéraire (critique). Les CorneillesIL A ETE TIRE DE CET OUVRAGE Huit exemplaires numérotés, sur papier de Hollande.J.-H. ROSNY LES Corneilles ROMAN PARIS LIBRAIRIE MODERNE MAISON QUANTIN, 7, RUE SAINT-BENOIT 1888 PRÉFACE Je venais de terminer Nell Ilorn. De ce long effort à atteindre, la figuration d'existences réelles, je sortais courbaturé. Sans courage pour commencer le Bilatéral dont, depuis dix-huit mois, j'assemblais les éléments, j'eus soif de contraste, soif de me retremper dans un travail dissemblable. Le fantastique et l'énigmatique, mes délassements de coutume, cette fois ne me souriaient guère. De ma cave à projets, je déterrai alors une liasse, mi-notes,PRÉFACE. mi-récit, le squelette d'un Conte blanc où la réalité n'avait qu'une part légère. La fabulation y employait les cordes qui ont fait tressaillir les ancêtres, les annales impé- rissables de l'amour. Je me mis à l'œuvre, tentant un poème, mais un poème encadré du vraisemblable de notre époque..... Un mois, deux mois de labeur et, quand j'eus fini, l'ardeur de la réalité m'était revenue, plus fraîche, plus forte : je pus m'enchaîner allègrement à mes treize mois de Bilatéral. Plus tard, relisant le Poème, j'y ai trouvé plaisir, le plaisir, je crois, qu'y trouveront les âmes amoureuses et sans parti pris. Les Corneilles, annoncées dès 1886 dans Nell Horn, parurent à la Revue Indépendante en août 1887. Je prends date, mis en défiance contrePRÉFACE. telle œuvre postérieure qui pourrait offrir avec celle-ci des analogies trop frappantes : parturient montes...! Juin 1888. J.-H. Rosjny.LES CORNEILLES A une soirée de l'Américain O'Sullivan, bou- levard Malesherbes, un officier du génie se tenait solitaire, très grave, très beau. Sa tète blonde, hâlée à peine, ses grands yeux celtes, candides, contrastaient avec le sobre uniforme. En retour de Tunisie, très jeune encore, il était cité comme un officier de large avenir. Sur la fête nonchalante, une mince valse traî- naillait, un bourdon de causeries entrecoupait la menue musique, l'haleine de mai entrait par les larges fenêtres ouvertes, faisait trem- bloter les lustres, aimablement caressait les femmes et les fleurs. Un peu timide, ensauvagé par sa longue ab- sence, l'officier observait la bimbeloterie, deLES CORNEILLES. ci de là éparse, les rideaux de soie soufre gon- flés au souffle soiral et ses prunelles s'abais- sèrent sur un groupe de femmes où l'on voyait, dans une vague de mousselines, une figure de jeune fille surgir, un délicat chef-d'œuvre aux prunelles de splendeur noire, au petit geste saccadé, tout furtif, de charme gracile. Elle devait être pubère à peine, la poitrine finement turgescente; il s'éblouissait, se sen- tait devenir craintif et tout humble, continuait à la contempler, inconscient de la fixité de son regard, retenant un peu son haleine. Un jeune homme chauve s'approcha, se pencha gracieu- sement vers la jeune fille. Tandis qu'ils se parlaient, l'officier, blême d'angoisse, voulut détourner la tête, ne put, hypnotisé par une voie lactée de perles sur la chevelure de l'ado- lescente. Subitement, elle se retourna, ses yeux allèrent à ceux de son contemplateur, s'y fixè- rent quelques secondes avec une expression de colère, de dédain et de moquerie. Son compa- gnon, une maigre silhouette de fourbu, regar- dait cette scène, lèvres closes, physionomieLES CORNEILLES. dénigrante, vague haussement d'épaules. L'of- ficier abaissa les paupières dans une tristesse démesurée. — Pourquoi? murmura-t-il. Il s'éloigna lentement vers un groupe de jeunes gens assemblés dans l'embrasure d'une fenêtre. Devant la beauté fine du jardin, le tissage transparent de mai, le firmament ten- dre, irrégulier, plein de menues vapeurs, ils causaient gravement. L'officier entendit : — Betsy en croque vingt-six à la minute... — Oh! Tam O'Shanter fait mieux que ça... trente-deux! — Pardon, bel et bien, trente-trois. Frappant doucement sur l'épaule d'un des causeurs, l'officier dit : — Lannoy... as-tu deux secondes? Lannoy se retourna. C'était un gars aux fortes épaules, le visage sincère, des cheveux frisés de sanguin. — Mille secondes! répondit-il. — Peux-tu me dire... là-bas... ce jeune homme?LES CORNEILLES. — Victor de Semaise. — Connais pas! — N'est pas sot... esprit de silex... expé- rience et pessimisme. L'officier parut hésitant, un flux rouge à ses tempes ; il murmura : — Et la jeune fille ? — Bah ! Tu ne la connais pas ? — Mais non. — Madeleine Vacreuse. — Vacreuse! répéta l'officier avec un large trouble. Il comprenait enfin la colère del'adolescente. La foule douce et farouche des souvenirs se levait, circulait dans la chambre noire de son cerveau, toute l'enfance, mêlée à ce nom de Vacreuse, une sotte et méchante éducation de haine... Et l'officier devenait pâle à l'excès, l'âme en désordre. Mais un brusque espoir le saisit. — C'est bien la fille de Louis Vacreuse ? dit-il. — Mais oui. Sort de pension... a fait ses Jl. jLES COBNEILLES. débuts dans le monde tout récemment... char- mante, d'ailleurs, mais déjà cueillie. — Comment? — Semaise veut faire une fin .. est las... a tourné son âme vers cette fleur... Pas bête! — Et elle? — A accepté, parbleu. Elle trouve probable- ment Semaise très bien et aurait raison s'il n'avait pas le moral plus aride qu'un Sahara... Quelques années de malheur, puis... Tout passe si vite ! L'officier écoutait, appesanti. Une ténébreuse impression de Paradis perdu était sur sa pensée. Ses beaux yeux celtes tremblaient, l'haleine ver- nale entrait plus délicieuse, la frêle musique voltigeait sous l'or des plafonds, allait se perdre dans le jardin parmi la gravité frissonnante des arbres. Tout était férocement tendre. — Tu es triste? dit Lannoy. — Oui. — Je t'abandonne, alors. Les paroles, sur un chagrin, c'est des mouches autour d'une blessure.LES CORNEILLES. Un quadrille dormassant s'engageait, beau- coup de ridicule sourdait de la gravité des atti- tudes, mais l'officier n'y songeait guère, sen- tait s'épanouir en lui une ombrageuse passion, un amour dont il connaissait trop la vacuité mélancolique. Toutefois, au fond de lui, la pertinacité de sa nature sérieuse s'éveillait, l'opiniâtreté d'espoir des travailleurs le redres- sait un peu, il respirait plus largement, se re- mettait à regarder les salons. Sa pâleur reprit à la vue de Madeleine Vacreuse mêlée au qua- drille, en face de Victor de Semaise et il se mit à marcher le long des fenêtres, avec une rêverie confuse, un regret infini de n'être plus là-bas, en Tunisie, préoccupé seulement de futuritions militaires, heureux de sa carrière magistralement ébauchée, de l'estime des moustaches grises, l'âme toute claire quand, le soir, il se délassait une heure à faire de la musique, sous les constellations pures, à faire pleuvoir les notes lentes dans le cristal noc- turne, à travers la solennité du Silence. Il s'arrêta, Madeleine Vacreuse étant toutLES CORNEILLES. près de lui. Les lèvres tristes, il resta là à se pénétrer de la grâce de l'adolescente, à cueillir une moisson d'âpres et délicieuses adorations, à savourer les détails minuscules d'une toi- lette de jeune fille, les poses, les jeux des étoffes sur la suavité des formes, la nudité du cou. A mesure, le flot amoureux entrait plus profondément au cœur du soldat, une pléni- tude accablante remuait ses artères, et grisé, chancelant, appuyé contre un linteau, ses yeux ne quittaient pas la belle vierge, au point que des gens chuchotèrent et que Semaise murmura quelques mots à Madeleine. De nouveau, le regard moqueur, colère, dé- daigneux tomba sur l'officier, le toisa vite, avec une majesté noire. Il souffrit horriblement, se détourna. Semaise, sarcastique, l'air d'un Bel- zébuth rouillé, passait son bras autour de la taille de Madeleine, l'entraînait dans le tour- billon d'une danse. Alors, avec un grand soupir, un mouvement d'arrachement, l'officier s'éloigna, sortit des salons, le front humilié, le corps sans force.LES CORNEILLES. il descendit le boulevard, amèrement pensif, des multitudes d'espérances se fanant en lui, tombant comme des soldats blessés. Pourtant il s'effarait de ce que lui, l'énergique, accoutumé aux belles victoires de l'homme sur soi-même, trempé à d'obstinés labeurs, aux luttes du devoir, fût capté par cet amour si brusque et ce sombre découragement. — Ma volonté déserte! murmura-t-il... Mais demain, sans doute, tout reverdira. Les feuilles légères frissonnaient aux pla- tanes, les flammes des réverbères se décolo- raient, quelque chose de tendre et de frais semblait sourdre du firmament. Lui s'en allait à pas mous, s'immobilisant quelquefois, reve- nant. 11 resta longtemps devant la grande masse mélancolique de l'Opéra, si longtemps, que l'aurore monta parmi des nues voyageuses. Devant la rougeur élargie, la gamme du prisme, il lui arrivait des imaginations élyséennes, des choses incommensurablement douces cachées au loin, des rêves aussi vastes et aussi instables que les grottes resplendissantes du Levant. 1I LES CORNEILLES. 11 continuait enfin sa route, très las, avec aux lèvres un sourire chagrin, le cerveau plein d'une grêle silhouette, de deux yeux superbes et colères, son amour grandissant encore, deve- nant lentement indomptable.II >i Entre MmoVacreuse et Pierre Laforge, la haine était impérissable, augmentait avec les années comme les couches concentriques d'un arbre : de mutuelles offenses la ravivaient perpétuel- lement. Sa source était lointaine, remontait au mariage de Jeanne. 11 avait existé pour tous deux une pause d'âme durant laquelle ils s'étaient adorés. Leurs fiançailles avaient été approuvées par leurs familles, l'époque de leur mariage convenue. Quelques semaines avant cette date, Pierre dut entreprendre un court voyage. Il partit, l'esprit libre, aussi assuré de la fidélité de Jeanne que de l'existence des étoiles. Une formidable déception l'attendait au retour : Jeanne était partie avec sa famille, laissant une lettre par laquelle elle déclarait la rupture de ses engagements.LES CORNEILLES. 11 Pierre lut et relut, avec les intermittences de fureur et de sombre abattement que pro- voquent chez un être jeune ces négations de la loyauté, prêt, au fond, à tout pardonner. Mais l'absence de l'offenseuse, l'impossibilité d'aller du moins crier son indignation, tout ce que la fuite ajoute à un déni de justice lui brû- lait le cœur... Ah! rien... que ce misérable rectangle de papier blanc où courait l'écriture de la vierge féroce. Et vingt fois il relisait les lignes, brisait en sanglotant des meubles contre la muraille. Jeanne, pendant ce temps, était installée à Lille avec sa famille. En rompant ses promes- ses, elle avait cédé au moins noble des entraî- nements : l'argent. Durant l'absence de Pierre une demande de mariage écrite lui était par- venue. Elle émanait d'un jeune homme ren- contré quelquefois par Jeanne dans le monde des petits bourgeois. Il convoitait Jeanne en sourdine, depuis longtemps, hantait les maisons où il avait chance de la frôler, infiniment triste de la sa-12 LES CORNEILLES. voir fiancée à Pierre Laforge et priant Dieu chaque soir d'écarter ce rival. Il espéra long- temps une péripétie. Enfin, les puissances d'outreJterre déclinant d'intervenir, il joua son va-tout, écrivit sa demande à peu près dans les termes d'une pétition à un ministre. Cette lettre ridicule fut terrible au cœur de Jeanne. A travers la platitude de la forme, elle vit la solidité du fond, la conquête du paradis social. Deux jours elle y rêva, l'âme en feu. C'était une fille ambitieuse, non incapable d'amour, mais trop âpre à la curée pour ne pas savoir décapiter ses rêves devant une réalité d'or. Pourtant, comme d'ailleurs le dernier des galériens, elle avait son aune de conscience. Elle se rappelait ses promesses, s'avouait une tendresse pour Pierre. Vers le troisième jour, elle penchait de plus en plus à la rupture. Mais devant la grandeur de l'événement, elle défaillit, se voulut un complice. Elle alla, la mère étant quantité négli- geable chez les Glavigny, tapoter à la porteLES CORNEILLES. 13 du bureau où le père préparait les petites com- binaisons de son négoce. — Qu'y a-t-il? interrogea le brave homme. — Ceci, père. Et elle tendit la lettre de Vacreuse. Le père la lut, la déposa sur son pupitre d'un air pen- sif, puis la relut avec tant de minutie qu'il semblait l'épeler. — Fameux! dit-il enfin. Et il recommença à songer, tout en épiant sa fille. Non qu'il hésitât. L'affaire était claire merveilleusement. Le bonheur de sa jolie fille passait au-dessus des pouilleries. Seulement, il faudrait aviser à éviter des clabauderies et du scandale. — J'ai trouvé, chérie! — Quoi donc? — Le moyen d'éviter le tapage. — Quel tapage? — Celui de Pierre et de sa famille. — Mais je ne t'ai pas dit que j'acceptais Vacreuse. — Ah bah! fit le père en riant. > ■HMMMMWM*14 LES CORNEILLES. Mais devant la figure révoltée de Jeanne, il comprit qu'elle voulait être convertie. Alors, avec une mine honorable, des paroles d'enter- rement, il joua son rôle, démontra à sa fille ce qu'elle s'était démontré. Elle écouta, résista, et déjà au dîner la famille dressait ses batte- ries. Le lendemain Glavigny allait trouver Vacreuse. Le jeune homme fut trop heureux de se soumettre à tout, et l'on partit pour Lille où les préparatifs du mariage se firent avec alacrité. Aucun des obstacles redoutés ne se présenta. A la mairie, à l'église, l'inquiet M. Glavigny ne vit pas apparaître le trouble-fête. Nulle main n'essaya d'arracher les fleurs d'oranger de la mariée, nul poing ne menaça le crâne de Louis Vacreuse. Les époux voyagèrent selon les tra- ditions, un peu plus longuement même. Au bout de plusieurs années ils revinrent se fixer à Paris, dans une belle résidence, proche le Bois.III Pierre, durant cette période, avait philoso- phé. L'éternel chirurgien avait soigné les bles- sures, métamorphosé la grande haine en amer- tume. Nature belliqueuse, il avait plutôt agi que pleuré. Les mauvaises bêtes de l'ambition s'étaient mises à hurler. Il avait résolu de boxer le prochain un peu proprement. A un fond de nature escarpé, il joignit l'idée d'un certain droit de revanche et il se jeta métho- diquement sur la société, se rua dans la lutte, avec la stricte honnêteté légale, mais sans vains scrupules. Très attentif, sobre, entreprenant, il éta- blit sa base, écrasa honnêtement les distraits et les faibles, et, estimant qu'il ne deman- derait pas grâce en cas de défaite, n'ac- corda guère de merci, marcha d'accord avec16 LES CORNEILLES. les dix commandements de la religion du plus Fort. Il fut de l'excellente race qui vit sans recueillement, ignore le sens intime, bâtit des monuments en pièces de cent sous et se croit positiva Très fier de ce qu'il dénommait son énergie, de son mouvement de loup chasseur, il mé- prisa la bête humaine créatrice, la Caste de Pensée et de Construction. Pourtant, quand cet homme fort apprit le retour de Jeanne à Paris, il eut une semaine d'affaissement. Il s'enferma chez lui, âpre. Le crâne entre ses poings, il songeait à l'ancienne terre promise de sa destinée, à son mariage, à la Jeanne dont il avait eu si grand faim, au formidable épanouissement de sa chair adolescente. Il soupirait en rognant ses ongles, il revoyait la fiancée, la sorcellerie de Jouvence, unique et trépassée pour l'éternité! Graduellement, le calme lui revint; il se rua, plus féroce, au tor- rent, engagea des spéculations excellentes; les capitaux affluèrent vers lui, il gagna l'es- time des hommes de poids. LES CORNEILLES. 17 Un soir, à une fête, il entendit sonner le nom de Louis Vacreuse. Il toisa ce rival victo- rieux, le trouva mesquin, de triste encolure et de pauvre énergie;-puis, quand Vacreuse se fut retiré, il laissa échapper des epigrammes insultantes. Des bonnes gens éparpillèrent ses paroles ; il reçut une lettre où l'on exigeait des excuses. Il les refusa, se battit, décousit super- ficiellement Vacreuse, et, de son côté, l'affaire en fût restée là. Mais Jeanne avait été scarifiée des épi- grammes du jeune homme, et d'autant plus que, devant la fortune montante du dédaigné, elle devait bien s'avouer qu'en somme Pierre lui aurait assuré la fortune tout comme Louis, avec l'amour en sus! Avec une féminine pa- tience, elle se mit à étudier la vie de son ennemi, et Pierre ne tarda pas à s'apercevoir qu'on lui créait des difficultés, qu'on lui faisait une guerre sourde, acharnée. Il savait d'où venaient les coups, et sa haine se réveillait à mesure. Mais cette haine fut immense quand les perfidies de Jeanne, s'attachant aux projets18 LES CORNEILLES. d'union du jeune homme avec une gentille en- fant de la haute banque, réussirent presque à amener une rupture. De ce moment la lutte éclata, continuellement ravivée par les humi- liations subies à tour de rôle. Impatiente de l'ascension continuelle de Laforge, Jeanne fut prise d'ambition pour son mari. La fortune si considérable de Vacreuse détourna cette ambition des choses d'argent ; Jeanne élut la politique. Vacreuse était quel- conque, mais elle se crut de force à l'animer. Il avait une belle voix, grave et portant loin, une diction claire, bien articulée quand rien ne le troublait. Le plus grand obstacle était sa timidité. Dénué de volonté propre, Vacreuse absorbait fatalement les pensées et les senti méats de sa femme. Pourtant, aux premières ouvertures des projets qu'elle nourrissait pour lui, il s'épouvanta. Il ne se sentait pas taillé dans le cuir des hurleurs de tribune, Elle insis- ta, cita Démosthènes et ses cailloux, le circon- vint avec des affirmations si solennelles que le pauvre homme succomba.■ LES CORNEILLES. 19 Alors, elle trouva un ex-acteur célèbre, qui, presque chaque matin, venait enseigner la gymnastique déclamatoire à Vacreuse. Elle assistait à ces leçons, récompensait son mari par des sourires le jour où il méritait des bons points. En même temps elle feuilletait les orateurs contemporains, pinçait la guitare électorale, parcourait ces méchants petits mé- moires où se révèlent les condiments de la cuisine gouvernementale. Fine, forte en ruse, médiocre en intellect, elle excellait aux chi- canes, aux pouilleries de la faiblesse humaine transportées dans les graves législatures. Pour mieux assurer ses projets, elle mit la fortune conjugale à l'abri des contingences, l'établit sur fonds d'État pour la plus large part, sur propriétés territoriales de premier ordre pour le reste. D'avance, elle eut l'audace de choisir le département qui devait élire Vacreuse, elle mit la résidence estivale de la famille au château des Corneilles. Pendant ce temps Pierre Laforge escaladait toujours la pente rugueuse du succès. Devenu20 LES CORNEILLES. un des plus effroyables carnivores du Com- merce et de l'Industrie, un des plus grands maîtres tondeurs, il venait d'emporter la proie millionnaire qu'il convoitait, et son mariage lui taillait un repaire en plein roc financier. Il regardait l'avenir sans baisser les paupières, l'œil sûr et fixe, plein de mépris pour l'huma- nité, la glaciale morgue des tyrans empreinte sur sa figure, accablant de mots dédaigneux les vaincus, envieux des vainqueurs, avec la conviction fantasmagorique d'avoir exécuté des besognes de grand homme. Il sut que Vacreuse se préparait à la députation, en rit d'abord, puis devint jaloux. Qu'était Vacreuse auprès de Pierre Laforge? 11 voulut l'écrasement du rival, s'édifia un prodigieux avenir de ministre d'affaires. Encore assez jeune pour rêver d'énormes rénovations — non généreuses, d'ailleurs — dans la baraque gouvernementale, il se crut d'envergure, de par quelques millions acquis et une femme de la haute banque con- quise, à métamorphoser la France. Il modifia ses allures, commença de jouer son rôle,LES CORNEILLES. 21 phrasant volontiers dans les conciliabules des salons. Vacreuse, lui, faisait des progrès. Après des récitations en famille, Jeanne l'amena à pro- noncer de petits discours appris devant les intimes. Il avait une mémoire tenace, n'ou- bliait pas un mot, et ses légers hésitations de timide écartaient le soupçon qu'il ne lan- çait que des phrases toutes faites. Sans décla- mer remarquablement, il ne manquait pas de charme, avec sa belle voix grave et sa solen- nité de bon boeuf. Avec le temps sa timidité s'atténuait, si bien qu'un jour, à l'occasion d'un jubilé de vicaire de petite ville, Jeanne lui fabriqua un speech dans la note mirliton, qu'il débita sans anicroche. Dès lors elle le tint en haleine, le mena par les comices, le fit suer sur les estrades paysannes, et, durant les deux années qui précédèrent son élection, ne lui laissa pas quitter le département. Il fut élu à une respectable majorité, siégea parmi les ultra-conservateurs. Son premier discours fut misérable. Les cris, les colloques .. . . . ■ .2-2 LES CORNEILLES. stupéfièrent le pauvre homme. Doucement, il s'y accoutuma, devint clair, tint un petit em- ploi de tam-tam dans le concert parlemen- taire. L'élection de Vacreuse ulcéra l'amour-propre de Laforge. 11 se vit devancé, fut en proie aux caustiques de la jalousie. Le député libéral d'une localité manufacturière s'étant alité, Pierre sut que la maladie serait fatale. Il se mit en campagne, fréquenta les clubs de l'en- droit, dépêcha des agents munis d'argent et de promesses. Enfin le député décéda et Pierre put s'asseoir sur les sièges législatifs, lorgner celui en qui se résumait l'ambition de Jeanne. Mais, malgré une tatillonne activité, il ne s'éleva pas considérablement au-dessus du niveau de son rival. Sa personnalité resta noyée, impuis- sante et aboyante, écrasée par les grands chefs de la doctrine. Il ne fut guère question pour lui de transformer la France. Furibondes et verbeuses, cent ambitions palpitaient à côté de la sienne, montraient des dents carnivores, toutes aspirant à d'éclatants triomphes, haus-LES CORNEILLES. sant ridiculement leurs menues statures. Il en fut atterré, sa complexion de lutteur implacable se trouva amoindrie, et même il perdait de son orgueil au contact de ces lutteurs dont la plupart étaient aussi intelligents que lui ou, si l'on veut, aussi médiocres. Dans l'intervalle, un fils était né chez Pierre, une fille chez Jeanne. Ces deux enfants reçu- rent une singulière éducation vindicative. On leur apprit en quelque sorte à haïr avant qu'ils pussent parler. Le petit Jacques, à l'âge de quatre ans, au seul nom de Vacreuse, trem- blait de tous ses membres. La petite Made- leine apprenait à confondre le nom de Laforge avec celui des cruelles créatures des contes de fées. Avec l'âge, Jeanne rendit cette exé- cration plus profonde dans le cœur de sa fille, mais le petit Laforge, au contraire, répugnait chaque année davantage à haïr qui que ce fût. La guerre désastreuse passa sur la France ; l'Empire croula. Pendantlapériode deTliierset de l'ordre moral, l'étoile de Pierre pâlit devant jLES CORNEILLES, celle de Jeanne. Des ministères conservateurs se succédèrent ; Louis Vacreuse prononça quelques discours assez écoutés, présida plu- sieurs fois des commissions et même faillit faire partie d'un ministère. Perdu dans la gauche, Laforge se voyait complètement an- nulé, s'affolait d'impuissance, mais l'accrois- sement considérable et continu de sa fortune lénifiait ses brûlures d'amour-propre.IV Jacques Laforge grandissait, à la campagne, orphelin, ayant perdu sa mère très jeune. Des exquisités se révélaient en lui, une douceur contemplative. Libre déjouer, de courir parla maison, par le vaste jardin, et naturellement grave, peu parleur, il vivait heureux. Les bonnes plantes, les bêtes domestiques, les oiseaux, les insectes, le ciel capricieux de nos latitudes tenaient dans les souvenirs de Jacques la large place qu'ils tiennent aux âmes septentrionales éprises de nuances fines et de douceurs analytiques. Ce furent d'abord des choses à sa taille : de grands lis blancs soufrés de pollen, des pri- mevères, des myosotis, des cinéraires poudrées à frimas. Puis les arbrisseaux eurent leur tour, toute la bordure des massifs, les aucubas, les fe26 LES CORNEILLES. buis, les vinetiers, les symphoricarpes aux baies blanches éclatant comme des pétards entre les doigts. De plante en plante l'enfant courait, butinait la moisson merveilleuse des formes fraîches de la vie végétale. Au long des murs, entre les branches d'un cerisier étaient de grosses chenilles brunes ; une carapace métallique glissait à ras du sol, le carabe, bête de proie au corselet dégagé. Des fourmis montaient, descendaient le tronc d'un marronnier, chargées de leur progéniture, du maillot blanc, plus gros qu'elles, où dort du sommeil des métamorphoses, l'espoir de la race. Dans des coins perdus, plus sauvages, des lisières de pelouse, où l'humus était noir, l'ivraie couchée bien verte, des bêtes un peu terribles rôdaient parmi les mottes, se tenaient au sommet des tigelles; parfois, dans un affreux pullulement, des stercoraires cuirassés de bleu, lents, lourds, avec des parasites plein le dos. Un petit ami qu'il avait étant mort subite- ment, Jacques, frappé d'une affliction immense,LES CORNEILLES. 27 avait dû être arraché pour un temps à la cam- pagne où des souvenirs trop frais lui faisaient saigner l'àme. Amené à Paris, on le mit à l'étude ; son intelligence se compliqua des troubles de la science, de l'effroi qu'éprouve l'oisillon humain à ses premiers coups d'ailes dans l'abstraction, dans l'infini. Il aimait déjà le vertige qui accompagne certaines idées, cette défaillance du cœur que donnent les questions insolubles, toutes les échappées brusques sur l'Inconnu. Une jouissance nouvelle entra dans sa vie : le jeu du violon. Toujours la musique l'avait attiré. Un chant, la vibration d'une mélodie sur un instrument quelconque, le tenaient immobile, grave, avec une tumul- tueuse couvée de sentiments. Son père lui donna un professeur de piano à qui l'enfant arracha des leçons de violon. Rebuté d'abord des obstacles de l'instrument, Jacques crut perdre tout plaisir, toute poésie à tâtonner sur le clavier ou sur les cordelles, à chercher péniblement des sons qui jusque-là lui étaient28 LKS CORNEILLES. venus de source; mais une récompense consi- dérable l'attendait : la révélation de l'har- monie. Ses doigts ne s'abaissèrent plus en vain sur les touches, et chaque accord juste éveillait en lui la deuxième puissance de l'Art, le plaisir de tisser la trame précieuse des ondulations se pénétrant, se mêlant, se repous- sant dans les lois de la beauté. Une passion rivale tenait en échec la musi- que, l'amour du Nombre. Il avait dans l'esprit l'obstination qu'il faut pour résoudre les pro- blèmes de mathématiques. Ce furent ses luttes : il courait les solutions, en cherchait à plaisir les difficultés, passait des jours entiers à retourner la même question dans sa tête. Il était entré au lycée très tard, dans les classes supérieures, d'ailleurs plus avancé que ses camarades. Une fois en rapport constant avec ses semblables, la hauteur de sa nature apparut: il montra le dégoût de la brutalité, d'instinct prenait le parti des faibles. Très doux, mais d'un courage éprouvé, il se fit respecter de tous, et cela malgré sa réserveLES CORNEILLES. 29 qui eût prêté au ridicule chez d'autres, cette réserve qui le faisait s'abstenir des jeux profa- nateurs, des moqueries contre ce qu'il trouvait vénérable, des espiègleries méchantes. Bientôt ce ne fut plus seulement le respect qu'il obtint, mais l'amour. 11 était difficile, en effet, de ne pas l'adorer avec ses grands yeux celtes bai- gnés d'une lueur bleue, qui regardaient en face sans impudence et sans peur, laissaient s'épandre l'expressivité d'une belle âme, de ne pas adorer l'être de sacrifice qu'il était, se donnant sans calcul, avec son rire franc au plaisir, sa volonté puissante contre le mal, sa haine de la tyrannie. C'est au lycée qu'il comprit la Patrie, qu'il pleurale désastre de 1871 ; c'est là qu'il entrevit, à travers son horreur de l'homicide, le devoir du Français défendant sa civilisation. Son père eût préféré le voir mordre à la chicane, mais le jeune homme tint ferme et déclara vouloir se préparer aux études militaires.Tout annonçait que Madeleine Vacreuse serait aussi belle que sa mère. Elle en avait le visage aux contours d'Ionie, certaines idiosyncrasios charmantes et aussi, jusqu'à un certain point, le caractère. La vie de Madeleine tenait, d'ailleurs, entièrement dans son adoration pour Jeanne. A leur éveil, ses facultés s'étaient tournées vers elle comme vers la source des biens qui l'attendaient dans ce monde. Son éducation se fit par influence : aimer, admirer, imiter sa mère, avoir pour idéal de lui ressem- bler physiquement et moralement, la croire supérieure à tout et à tous en beauté, en sagesse, en intelligence, cela suffit à créer une adorable jeune fille, bonne, aimante, dévouée, encore que la mère ne fût ni douce, ni affec- tueuse pour d'autres que pour sa petite. Beau-LES CORNEILLES. 31 coup des défauts maternels se retrouvèrent qualités chez l'enfant: l'inflexibilité hautaine de l'une fut chez l'autre religion de la parole donnée; la froideur, sévérité; le despotisme, dévouement; la brutalité méprisante, qui excluait jusqu'aux mensonges cordiaux, amour de la droiture. Jeanne, charmée des dispositions de Made- leine, les encouragea, s'en attribua le mérite. En un seul point elle sortit fermement de ce rôle : elle imposa à la jeune fille sa haine des Laforge et ce sentiment, accepté par la fillette, fut robuste et tenace comme si toutes les virtualités méchantes se fussent portées là. Madeleine sut haïr comme elle savait adorer, d'instinct. Sa féminéité ne rechercha point de motifs ; il lui suffit que sa mère crût ainsi. De plus libres natures eussent succombé à l'enve- loppement de la terrible rancune, au magné- tisme des colères, des indignations, aux his- toires de fiel et d'amertume. Elle haïssait à douze ans sans les connaître les Laforge et plus spécialement, par similitude d'âge, le Éimm LES CORNEILLES. petit garçon innocent que les foudres de Jeanne frappaient sans pitié. Sa rancune prit une âpreté plus vive à l'approche de la nubilité, à l'âge ingrat des filles où la nature prélude à la tendresse par on ne sait quelle morosité morale, quelle sécheresse des contours. Le petit Laforge perdit alors son caractère de monstre idéal, il devint net, corporel, obséda de sa laideur, de sa matérialité menaçante. Il exista- elle le vit dans toute figure antipathique, dans les traîtres de roman, les criminels de la troi- sième page des journaux. Durant une période, elle le voulut rôdant aux environs du château, dans le vague des taillis; elle trembla pour son chien, son chardonneret, un canard préféré. Puis il hanta ses rêves: il avait des formes hideuses, parfois, sur un corps d'enfant, une tête de vieillard, mais presque toujours il vou- lait embrasser Madeleine, promettait la paix, et la jeune fille, si furieuse qu'elle en fût à son réveil, s'abandonnait à ces baisers avec le plaisir de sa sécurité refaite.vr La chute du Maréchal, survenue vers l'épo- que où Jacques entrait dans le génie mili- taire, en qualité de lieutenant, vint ravi- ver toutes les colères de Jeanne. Le même coup qui replongeait Vacreuse dans une obs- curité profonde, exhaussait légèrement Pierre. La haine de Mme Vacreuse fut alors aussi vio- lente que celles qui faisaient s'assassiner les familles aux siècles passés. Et Madeleine refléta ces grandes passions de sa mère, palpita frénétiquement en maudissant les Laforge, lança des imprécations de ses belles lèvres rouges. Jacques était loin de pareils sentiments. 11 ne songeait qu'à son devoir, se montrait un grave, un austère serviteur de la Patrie. Son 334 LES CORNEILLES. père lui allouait une pension royale et lejeune homme se sentait une honte de cette fortune imméritée, ne voulait pas la dépenser en plai- sirs. Sans avoir encore toute la lucidité du juste, il en avait les principes au fond de sa haute nature. Il employa l'énorme revenu à faire du bien dans sa compagnie, augmentant le confort des soldats, procurant des profes- seurs et des livres aux studieux, offrant des primes à ceux qui trouvaient quelque menue amélioration dans l'exécution des travaux, enfin dépensant beaucoup d'argent en expériences mécaniques, chimiques, balistiques, dans le but d'ajouter quelque engin perfectionné à la richesse défensive de la France. Il fut de l'expédition tunisienne. C'est là, aux bivouacs, aux travaux difficiles, qu'il se montr.a admirable comme officier et comme homme, plein de pertinacité, d'ingéniosité et de cœur, donnant son intelligence, sesbras et sa bourse à la patrie et aux soldats. Et c'était au retour de Tunisie que le ha- sard amenait Jacques à la fête de l'AméricainLES COKNEILLES. 35 O'SuUivan et le mettait en face de sa jeune ennemie. Quinze jours plus tard, les Vacreuse par- taient pour leur château des Corneilles. 4vu Depuis son arrivée aux Corneilles, Madeleine s'endormait difficilement le soir. Un trouble était en elle, une nervosité, non sans charme, où elle s'accoudait sur l'allège de sa fenêtre, s'oubliait à contempler les estompes de la nuit. La lune grandissait, chaque jour s'attardait davantage sur l'horizon, et lajeune fille, depuis une semaine, avait vu s'émousser les cornes et se remplir le petit croissant rougeâtre. Un soir, elle était penchée, immobile, devant le silence du val. Les rayons orange de l'Astre, bas à l'Occident, dessinaient sa figure sur la nébulosité blanche de sa robe. Elle se sentait l'âme fraîche, un peu inquiète pourtant. Au loin, des rainettes chantaient sur les roseaux, la forêt tremblotait harmonieusement, un peuplier solitaire était la silhouette d'unLES CORNEILLES. 37 élégant colosse, un étang s'argentait entre des fermes. Elle soupira. Confusément elle désirait quelque chose, à toute cette splen- deur nocturne trouvait du chaos, et son jeune cœur se gonflait, murmurait contre sa poitrine. — C'est beau pourtant... Si beau! dit-elle à voix basse. Elle leva le front vers la lune; elle avait l'illusion de la voir descendre la pente rapide du firmament. Une église paysanne se projetait au-devant des rayons, était noire et délicate, les étoiles luisaient plus fort, le demi-disque, toujours grandissant et s'empourprant, sem- blait s'endormir sur un lointain monticule. Enfin, il disparut. L'ombre fut plus lourde sur le paysage, Madeleine se sentit très seule. — Pourquoi suis-je triste? Elle songea à sa vie future, à son mariage, à Victor de Semaise. Son fiancé ne lui troublait pas le cœur. Elle l'estimait élégant, en était même fière. C'était tout. Je ne sais quelle extinction dans le regard du jeune homme,38 LES CORNEILLES. quelle lassitude sur sa blême face, quel néant atrophiait, éloignait la tendresse. Elle essayait pourtant de s'attacher à lui. Elle l'avait accepté de plein gré, par ignorance. Elle se figurait mal l'amour, malgré les lec- tures secrètes. D'ailleurs, tellement passionnée de sa mère, elle en épousait les haines et les engouements, avait été décidée, dès le pre- mier mot. — Si j'avais sommeil, du moins! Elle n'avait pas sommeil, sa veillée devenait plus misérable et plus douce, elle absorbait longuement la bonne odeur de la nuit. La légère brise était anéantie, une immobilité immense dormait sur la vallée, les rainettes se taisaient. Dans l'auguste paix des ténèbres, elle essayait de bâtir un édifice de projets, se figurait des choses de lecture, des contrées, des villes, des arcatures de palais, des dômes, des aqueducs levés gravement sur des paysages, la virginité d'une haute montagne, des Victoria Regia, au soir tombant, nageant en neige, en nacarat, entre la splendeur des feuilles colos-LES CORNEILLES. 39 sales, sur un lac vierge dormassant sous le vol des némocères, dans le clapotis des monstres de l'abîme. Et d'autres choses plus menues, des retraites frêles, abritées entre, des colon- nettes, sous des plantes grimpeuses des objets gracieux d'ameublement, des langes d'enfant. Mais la lassitude revenait,comme un ensevelisse- ment de son âme dans la nuit; elle se sentait très petite, débile, rêvait à des contes de can- deur, à quelque bon lutin qui viendrait la consoler, lui susurrer des légendes à l'oreille, bien mystérieusement. Toutà coup elle eut le frémissement d'un rêve. Dans le silence, une musique fine venait de s'élever, une lente et légère ondulation qui semblait monter aux étoiles, la voix continue, infiniment chromatique d'un violon. La mélo- die était belle, triste et inconnue. Elle devait sourdre de la crête d'un massif déclive, un peu à droite, hors du jardin, là où brusquement se resserrait le domaine, où le château confinait aux emblaves. D'abord surprise, la jeune fille écoutait, très émue, la poitrine orageuse.40 LES CORNEILLES. Continuellement, la musique semblait s'affi- ner, s'épandre en analyses harmonieuses, deve- nir plus plaintive et plus suppliante sous la caresse de l'archet, raconter quelque histoire bien mélancolique et bien lente de Calvaire, d'Exil, de Paria. Mais, pour Madeleine, le vio- lon ne contenait qu'une légende d'amour, de désespérance, de trop noire résignation, une histoire des profondes racines du coeur, et deux grandes larmes descendaient au long des joues pâles de la vierge. Pourtant, un délice la pénétrait, un frémis- sement de bonheur tout à travers sa chair, et plus la mélodie s'assombrissait, balbutiait, plus il lui semblait être dans un coin d'Éden, dans la réalisation de ses plus beaux rêves. Et quand, au finale, de légers silences entrecou- paient le chant, que l'instrument se mettait à grelotter, que les cordelles avaient des notes basses comme des vols d'abeilles, quand les dernières mesures s'épandirent ainsi que des larmes, des soupirs de détresse, puis mou- rurent en filigranes de musique, en prièreLES CORNEILLES. 41 suprême, elle tenait sa figure entre ses mains, les joues tout humides et le cœur plein de ravissement. De nouveau régnait le silence. La solitude était élargie, plus vierge, le battement des astres ralenti, une monotone rainette coassait sa plainte humide, et Madeleine se demandait qui donc était venu lui chanter ce nocturne. Mais le massif frémit, une ombre humaine passa parmi les arbres de la colline, furtive, se dissimulant, et la vierge restait toute fié- vreuse, en plein poème, le cerveau rempli d'imaginations merveilleuses, de choses plus belles que la vie n'en comporte. Son ennui avait disparu, je ne sais quelle joie profonde vibrait dans l'espace. Sans remords, impré- voyante, elle s'abandonnait à un flux de ten- dresse, à la pensée d'un amour noble et large montant vers elle, du fond de l'ombre, respec- tueusement. Un à un, des fragments du nocturne reve- naient à la mémoire ; elle revoyait le départ de la silhouette taciturne sous les feuillages, se42 LES CORNEILLES. grisait du mystère, et le bondissement de son cœur, des impressions rapides et répercutées, peu à peu lui épelaient une page inconnue, la page immense de sa jeunesse, de sa puberté épanouie. VIII Au matin, Madeleine se levait très étonnée. Une impression bizarre la prenait au ressou- venir de la scène des ténèbres, une impression de non réalité, de mystère, comme d'une chose lue dans un livre ou vue au théâtre. Mais les détails apparaissaient trop nets, et un peu de son émotion renaissait, une émotion chaste qui amplifiait délicieusement le mouvement de ses artères. Elle eut très peu d'appétit, se montra distraite au déjeuner, répondant de travers à Victor Semaise, à ses parents. Durant la che- vauchée matinale qu'elle fit à la lisière du bois, entre son père et son fiancé, elle n'eut pas ses beaux rires sonores, toute sa frétillante et jolie innocence. Grave, ses superbes yeux un peu las, elle savourait on ne sait quelle germination nubile, àLES CORNEILLES. sentait un être de passion s'éveiller, briser en elle la coque puérile. Ce grand renouveau l'étourdissait, et le firmament, les feuillées jeunes encore, ces petits nids pleins d'éclo- sions suspendus dans le frais tissu vert, les neiges éparpillées et les soufres ardents des corolles amoureuses, le gentil village posé parmi les prairies, sa pointe enfouie dans le bois, son clocher s'élevant modestement dans la pureté du bleu, étaient comme une subite création pour les yeux de Madeleine, des choses nouvelles, infiniment jeunes, infiniment, féeriques. — Qu'as-tu, Madeleine? disait son père. Ton pauvre cheval est tout abasourdi de tes caprices. — Je n'ai rien, dit Madeleine. — Naturellement, fit Semaise avec un sou- rire. Elle commençait à se reprocher ce qu'elle avait. Sa conscience lui disait des choses dés- agréables, analysait les périls de l'aventure. Pourtant était-ce un péché, ce rêve si nuageux,LES CORNEILLES. 45 cet inconnu de légende à peine entrevu vague- ment à la lueur des étoiles? Au fond, un plai- sir d'imagination, une jolie extravagance qui, sans doute, s'évaporerait comme les petites nues au firmament d'été. Et des excuses na- quirent, firent la guerre aux scrupules, amu- sant Madeleine à la façon dont les joujoux phi- losophiques préoccupent les gens graves. Elle s'en revint ainsi, lutinée par ses com- pagnons, hésitante, avec son petit mordille- ment des lèvres. La matinée restait douce ado- rablement, juxtaposait le trouble du jour tiède au trouble intime de l'adolescente. Elle souffrait beaucoup de toutes les beautés éparses, des petits cris entrecoupés des friquets, de la montée harmonieuse des alouettes, des nuées minces bues une à une par le soleil, des fils ara- néens flottant délicatement entre les ramures, de tout ce paysage de bonheur, plein d'ailettes diaphanes, de cellules vivantes, de bestioles et de fleurs fécondes. — Madeleine, fit Semaise, vous avez mal dormi, n'est-ce pas?I 46 LKS CORNEILLES. Et cette simple question l'agita beaucoup. Oh! oui, qu'elle avait mal dormi. Elle résolut qu'elle ne s'accouderait plus le soir à la fenêtre. Toutefois, une telle résolution l'emplissait de mélancolie noire, puis de nervosité et elle jeta brusquement son hongre au galop, suivie de ses compagnons étonnés. Et dans l'ivresse du mouvement, ses cheveux un peu dénoués, elle murmurait : — Pas de rêves, Madeleine!.... Quand le soir fut venu, que Madeleine se retrouva seule dans sa chambre, sa lampe éteinte, elle resta hésitante, la main sur la crémone de la fenêtre, tandis qu'une lumière pure s'osmosait à travers les rideaux. Elle mur- mura : — 11 n'est pas très tard encore.... il ne vien- dra qu'au coucher de la lune... Et doucement elle ouvrit la fenêtre, s'ac- couda comme la veille. Or, la lune avait grandi légèrement, devait plus longtemps rester sur l'horizon ; le village était enseveli dans la lueur calme, les rainettes chantaient, l'étang brillaitLES CORNEILLES. 47 comme du mercure, et tout cela était beau autant qu'à l'époque des peuples lacustres. — Peut-être ne viendra-t-il pas? Cette pensée la mordait. L'angoisse palpi- tait dans sa chair. Oh! la lune allait mettre des temps infinis à descendre l'Occident! Elle regardait fixement le clocher, fâchée de ne voir pas son ombre grandir plus vite. Puis elle se trouva ridicule. Puisqu'elle ne voulait plus écouter! Oh! bien certainement elle allait fer- mer la fenêtre, elle allait dormir, elle n'enten- drait pas le nocturne. C'était son devoir. Qui était-il d'abord, ce musicien? Un paysan peut- être, un rustre, qui sait? — Oh! un rustre! s'exclama-t-elle... Jamais!IX Alors, elle voulut se figurer comme il était, surprise de n'y avoir pas songé plus tôt. Elle échoua. Il restait dans son imagination tout vague comme la silhouette entrevue sous les arbres, vague comme la nuit et profond comme elle. Quelque chose des religions s'y mêlait, l'attouchement de l'Invisible, et Madeleine re- gardait avec stupeur les plages stellaires. Elle chuchotait, elle priait. Elle était dans l'Ophyr du cœur, la contrée où toute âme a plané, posé, oublié les vicissitudes. Le temps s'écoula, goutte à goutte, la lune reposait déjà sur le monticule et, dans le blê- missement auguste de son départ, des astres se ravivaient au fond du sanctuaire, comme des cierges par un temps froid. Le clocher étaitLES CORNEILLES. noir, intensément, le Sphinx de l'ombre balbu- tiait son énigme à la chênaie, et Madeleine n'avait plus la force de quitter la fenêtre. Quoi- qu'elle eût écouté, épié, l'arrivée de nulle créa ture humaine n'avait été perceptible. Une nos- talgie chimérique dilatait sa poitrine : — H ne reviendra pas ! Elle se pencha plus fort. Elle avait peur, à présent, de voir partir la lune; elle plongeait sa petite main dans le faible ruissellement horizontal, semblait vouloir cueillir des rayons. Mais les rayons quittèrent les massifs, les plantes humbles, errèrent délicatement dans un pylône de tilleuls. L'astre, couleur de sé- lénium, croulait entre deux sapins, les ténè- bres gravissaient majestueusement les collines. Enfin, le dernier segment pourpre s'immergea dans le couchant. L'ombre dévora l'horizon. Alors, soucieuse, la vierge écouta s'accélérer son cœur, et le grandissant désir soufflait sur ses scrupules. Rien, sur les campagnes, que la persistance sonore d'une courtilière! — Mon Dieu! soupira Madeleine.50 LES CORNEILLES. Son âme était tout amère. Elle replia à demi la fenêtre. — Adieu! Soudain, secouée d'un grelottement, elle se pencha sur l'allège, dans un doute. Toute basse, intermittente, la vibration de la veille s'élevait, les battements troubles, les hésitations d'un pré- lude ; puis, graduellement, le ruisseau mélodique s'élargit, un délicieux petit peuple de notes vola sous le picotement des astres. Et l'histoire de la veille, ce que Madeleine croyait lire dans le réseau sonore, la plainte passionnée, la sup- plication d'un dévot timide, caché dans les ténèbres, se déroula en mélancolie intarissable, en pathétique, en douceur, en humilités larges. Par moments, un repos coupait l'entrelace- ment des sons; le silence de la nuit disait la lassitude de l'amoureux. Parfois aussi, un espoir planait, en nuées mélodiques, en gouttelettes vibrantes, en craintive vivacité. Puis, s'envo- lait, ailé, comme une bande féerique, le Rêve, le chant éternel du petit, du petit Clos printa- nier, du bonheur à deux, les balbutiements deLES CORNEILLES. 51 l'Eden, toutes les corolles du jardin d'amour. Puis la tristesse, la noire tristesse d'une créa- ture nocturne rêvant de lumière, l'humble cri du captif, la prière fervente d'un tout petit exau- cement, et, encore, la résignation solennelle, les notes basses, funèbres, du cœur brisé... Tout cela, bien d'autres choses, Madeleine le voyait se lever au fond de son crâne, le lisait dans la pluie harmonieuse, selon le vœu de sa puberté, et aucune autre musique, ou la même, jouée un an plus tôt, lui eût-elle conté la même chose? Elle cachait ses yeux sur son bras, avec de courts sanglots de bonheur, et elle oubliait toutes ses promesses du jour dans l'émerveil- lement de la nuit, comme si toujours elle avait vécu là, dans une délicieuse turgescence de l'âme. Mais la mélodie s'éteignit, les petites fées sonores replièrent leurs ailes Alors, avec douceur, elle releva le front, regarda. Des masses opaques s'élevaient dans la nuit les arbres entrechoquaient soyeusement leurs feuilles. Quelques minutes s'écoulèrent. Puis, 52 LES CORNEILLES. comme la veille, le massif trembla, la silhouette humaine passa mystérieusement, discrètement, au long de la colline, et Madeleine, toute triste de ce départ, s'en étonnait. Pourquoi s'éloi- gnait-il ainsi? pourquoi ne murmurait-il pas même une syllabe dans les ténèbres tranquilles? Peut-être s'était-elle trompée, peut-être ne venait-il pas pour elle? Elle jeta un regard de courroux aux étoiles. Puis, il lui monta un doux sourire, avec un peu du défi de la femme. Oh! bien sûr, il n'au- rait pas cotte allure, il choisirait une solitude plus profonde que ce massif au flanc du châ- teau... Et s'il venait pour elle! Oh! s'il venait pour elle, comme il savait adorer humblement, souverainement, faire s'élever la voix d'un ange! Madeleine levait les mains, commençait une prière de passion, un tendre remerciement à l'Immensité... Mais tout à coup s'arrêtant, avec épouvante : — Ah! mon Dieu!... Je ne puis pas... je ne puis pas l'aimer!X Vers neuf heures du matin, trois chevaux se tenaient devant le grand perron des Corneilles. Vacreuse et Victor de Semaise attendaient Madeleine. Elle parut, mais non vêtue en ama- zone. — Eh bien? s'écria Vacreuse. Elle, ses yeux baissés, la figure plus douce, comme féminisée davantage, répondit : — Je ne monterai pas à cheval aujourd'hui. Je me sens lasse et nerveuse. — Là ! fit le père. — Pas bien dormi encore, Madeleine? de- manda Victor en observant la cernure de ses paupières. — Non, répondit-elle... Mais je serais très ennuyée de vous retenir... Faites votre pro-54 LES CORNEILLES. menade comme de coutume... Moi, je préfère aller aujourd'hui à ma fantaisie. — Ces diables bleus ! dit rieusement Se- maise. Ils n'insistèrent pas, tous deux accoutumés aux caprices de la jeune fille, et, quelques mi- nutes plus tard, ils détalaient vitement sous les chênes de l'avenue. Madeleine, à l'ombre du grand auvent, aspi- rait la matinée, et elle voyait, sans regret, son hongre favori retourner à l'écurie. Sa pose était molle, en contraste avec ses fermes allures accoutumées, et elle n'avait aucun goût pour l'exercice du cheval, pour l'emportement d'une course violente. Bien plutôt rêvait-elle une promenade paresseuse, féminine, une traîne- ric par les sentes dominées de ramures, en forêt. Elle rentra, alla frapper chez sa mère. Jeanne remuait un tas de paperasses, les rap- ports, les placets annotés par les secrétaires, toute une lourde besogne de femme domina- trice.LES CORNEILLES. 55 — Maman, dit Madeleine, tu n'aimerais pas une promenade sous bois... 11 fait si beau et ces paperasses sont si laides... — Non, répondit Jeanne, il y a ici des choses pressées. — Que de peine ! Si du moins cela te ren- dait heureuse ! Elle embrassa sa mère avec compassion, puis d'une moue gentille : — J'irai avec nourrice, alors! — Tiens! s'écria Jeanne... Je n'y pensais pas... pourquoi ne fais-tu pas ta chevauchée, ce matin? — Ce n'est pas toujours gai, ces deux hommes... Victor me traite en garçon et papa en petite fille... et il y a des jours où l'on aime à être femme. Tu ne comprends pas ça toi, maman, tu as trop vécu en homme. Et Madeleine, d'un coup d'ongle, dédaigneu- sement, fit s'envoler une brochure agricole, puis s'enfuit, s'en fut elle-même quérir sa nourrice. Celle-ci, campagnarde carrée, aux yeux herbivores, animal domestique d'insou-56 LES CORNEILLES. cianceet de docilité, était à l'office, finissait de déjeuner quand la jeune fille apparut : — Nourrice, tu vas m'accompagner à la forêt, veux-tu? — A la minute, chère fille. La bonne femme se montrait heureuse d'accompagner l'enfant qu'elle aimait de tout son naïf cœur, l'enfant de son lait, son unique enfant, car celui de ses entrailles était mort...... Des choucas quittaient l'église, l'oiseau gau- lois, allègre, montait musicalement dans le bleu, et un grand vol de pigeons, instable, s'accourcissant ou s'éparpillant, tournait à l'en- tour des fermes. Dans la coupe blonde de la vallée, le soleil coulait à flots vacillants; une brise alourdie atténuait la chaleur; les cerisiers déployaient leurs escarboucles, et Madeleine, légèrement appuyée sur la bonne nourrice, en tendre extase, voyait ramer les oiseaux, toute la tribu libre de l'azur, les petits corps ivres de lumière et d'oxygène, ces éternels enviés de l'esclave humain durement fixé sur son sol.LES COKNEILLES. 57 Avec un joyeux cri, une hirondelle de che- minée repassait perpétuellement auprès des deux femmes, le bec béant, rasait les coque- licots du chapeau de la jeune fille. Mais la forêt était là, frémissante de vie, ouvrait son portail hospitalier, balbutiait au frôlement de la brise. Elles y entrèrent. La sève et le sang chantaient le grand cantique du désir, le désir des insectes silencieux dont les antennes effleurent les feuilles, le sonore désir des bêtes de lumière. Sous les piliers des hêtres, une prière s'élançait, se perdait dans les verrières du feuillage, et des prunelles de fleurettes apparaissaient sur le terreau. Puis, les chênes dominèrent : des rayons entrelacés glissaient comme une trame d'ambre sur les mousses, d'autres se mouvaient sur les plis des écorces, uniformément, et des surfaces blanches éblouissaient comme de la neige. Quatre passereaux, aux angles d'un trapèze de ramures, contaient leur joie monotone. Et la chênaie persista longtemps, souveraine, autochtone du maigre terreau. Des fougères 58 LES CORNEILLES. saillirent, délicates comme de l'orfèvrerie, un court taillis s'étala sous le firmament, et des herbes rôties craquaient sous les pas, une naïade argentée ruisselait entre les brous- sailles. Madeleine, émue, s'accrochait quelquefois à une épine jaillie au bord du sentier. Dans ce grand bain de nature, une sérénité, une acuité aussi, pénétrait la jeune fille. Les forces, autour d'elle, insinuantes, pressantes, l'accablaient; son sang grondait dans sa poi- trine, comme le ruisseau sous l'herbe. Crain- tive, elle subissait la pesanteur de la folie végétale. Toute la forêt, le grand orchestre uniforme, sérieux, coupé de la vivacité des oisillons, du rire des petites bêtes éblouies de sécurité, toute la forêt récitait la même strophe de jeunesse. Une illusion bizarre hantait Madeleine, lui faisait épier le sous-bois : il lui semblait qu'on la suivait. Par moments elle entendait comme un pas derrière elle, se retournait, ne voyait rien, restait inquiète, mais charmée.LES CORNEILLES. 5U — Tu n'entends pas quelqu'un marcher, nourrice? demanda-t-elle. — Non, répondit la placide créature après avoir écouté une minute. Brusquement Madeleine poussa un cri : — Oh ! le Paradis ! Enclose entre les futaies géantes, là vivait une solitude adorable où triomphaient les cryptogames, où, après l'ajourement des fou- gères hautes, de vie presque arborescente, venait la douceur épaisse des mousses, l'entas^ sèment des sporules sur le sol, une énorme bordure elliptique, tendre, d'ineffable mono- chronisme ; et des pierres celtiques, sous l'âpre lichen, se dressaient mélancoliquement, hié- roglyphiquement, en mémoire de l'ancêtre sauvage. Au centre, une mare ronde étalait les algues, la lentille fine, sans un arbrisseau sur ses bords, parcourue de gerris mélanco- liques. Des lueurs vives y reposaient, lente- ment balancées selon l'oscillation des feuil- lages. Puis, au fond, s'ouvrait la grotte d'une dryade, décorée du velours et de l'argent syl-60 LES COKNEILLES. vestres, et deux hêtres la dominaient, posés sur un monticule, leurs troncs envahis de mousse au nord, nus et bleuâtres au midi. Madeleine, les narines tremblantes, un doigt levé naïvement, était la délicate déesse, inno- cente et éblouie, delà solitude. Derrière elle, comme une grosse nymphe comique, la nour- rice gardait le silence, ouvrait la bouche lar- gement. Un daguet passa, dans sa grâce furtive, s'enfuit en froissant les fougères ; un oiseau vocalisait intarissablement, très loin, dans une gamme grave et vive; d'autres chants plus sourds, plus intermittents s'épanouissaient; la large mère nature semblait miséricordieuse autant qu'opulente ; un pic s'acharnait, abat- tait son bec lourd; des ailettes diaphanes vibraient dans les pénombres pleines de pluie lumineuse, et la jeune fille se perdait dans un rêve d'universelle croissance, croyait perce- voir un peu de la vie, du mouvement des atomes sous l'écorce de l'arbre, dans le sein de la terre, se sentait elle-même en cheminLES CORNEILLES. 61 d'épanouissement devant la beauté parsemée là, devant le souverain labeur, indomptable, qui rend l'âme modeste, remet au point la vanité humaine. — Nourrice, dit-elle à voix basse, venez nous asseoir dans la grotte. Et la fée parisienne et la grosse rustique passèrent sans bruit sur l'épaisse fourrure végétale, allèrent s'asseoir dans la grotte, émues diversement, l'une ensevelie dans une joie religieuse, vaguement reconnaissante à l'Inconnu, l'autre ayant quelque peur, un petit frisson sur sa peau rude, la pensée que des esprits dangereux pouvaient errer par là. — Ma chère enfant, dit la nourrice après quelque hésitation, on dit que l'endroit est mal hanté... — Mal hanté! dit Madeleine... Allons, nour- rice, rassure-toi, les vilains esprits ne vivent pas dans de si jolis domaines. — N'empêche, fit la paysanne, qu'il en a cuit à Jean Mataire pour avoir passé par ici le soir...62 LES CORNEILLES. — Ah ! le soir, nourrice ! fit Madeleine avec un gentil rire. Et puis, bien sûr, il n'y avait pas même de lune. — C'est vrai, chérie... mais tout de même... Il s'a cassé la jambe... Pour sûr, tous les anciens du pays le savent, il y a de'vieux esprits très méchants, ici. Madeleine, inattentive, se reprenait à son rêve. Une félicité abondante circulait dans ses veines, avec le vague ennui, la nostalgie d'une terre inconnue. Ses lèvres s'entr'ouvraient, elle aspirait passionnément l'oxygène pur et ses grands yeux, dans la splendeur fine de son visage, étaient amoureux inexprimablement. — Écoutez! fit la nourrice avec effroi. Toutes deux avancèrent la tête dans la demi- ombre de la grotte. Entre les hauts piliers de la futaie, c'était la voix d'un cor de chasse, mais douce et tremblée, bien plus faible que l'intarissable chanson de la grive. Elle s'enflait cependant, rampante, priante, approchait. Madeleine, toute pâle, dans la mélodie incon- nue, reconnaissait le mode du violon noc- ALES CORNEILLES. 63 turne... Et le cor devenait large et grave, s'éle- vait, s'abaissait, comme la grande voix de la forêt amoureuse, s'éteignait lassé, reprenait, écouté des petits oiseaux. La nourrice, avec peur, ouvrant au large ses prunelles, murmurait des prières vitement. Son pauvre esprit, en plein Pandémonium, voyait surgir le monde vague, les bêtes fauves de la sorcellerie et, aux pauses de la musique, s'étonnait que la mare restât immobile, que des jambes grêles ne parassent pas derrière le lichen pâle des pierres anciennes. Le cor se tut. Madeleine, penchée, son âme captive, vainement essayait la lutte contre ses tendresses, contre toutes ces voix charmantes qui bruissaient dans elle comme les feuilles dans la forêt. Et, la figure cachée entre ses doigts, l'aveu jaillissait d'elle en un simple tremblement de la lèvre : — Je l'aime.XI Un mystère de crépuscule accompagnait l'amour au cœur de Madeleine. De toute l'atti- tude de la vierge émanait on ne sait quel charme de mansuétude, même de solennité. Elle devenait taciturne, avec des revifs sou- dains. Elle choisissait pour son costume une gamme de nuances modestes, des gris jolis, des bleus sombres relevés .de tulle, de ruches fauves, et la finesse blanche de sa face et de son cou jaillissait de là adorablement. Le combat, pourtant, n'avait pas cessé en elle. D'un coup de flèche, le remords troublait .souvent sa poitrine. En vain sa conscience se dérobait derrière l'argument d'un amour im- possible, un amour qui devait mourir sans l'échange d'une parole. Madeleine concevait très bien le sophisme là-dessous, et tout sonLES CORNEILLES. 65 être protestait, se révoltait contre la désuétude du beau rêve. Bien plutôt son être intime se berçait d'une pensée d'éternité, d'une com- munion plus complète avec celui qui n'osait conter ses tendresses que sous les ténèbres faiblement braisillantes du firmament con- stellé. Toute cette métamorphose, fort peu dégui- sée, n'était pas pour être saisie par Vacreuse, trop endormi, ni par Jeanne, absorbée dans ses tracas d'ambitieuse. Mais le fiancé était d'autre mesure. 11 commençait à s'inquiéter. Jusqu'alors, exonéré de souci par le caractère ouvert de Madeleine, il attendait en paix la fin des accordailles. Modérément passionné, trop las encore de récentes aventures, il n'avait pas essayé de se faire aimer, aurait trouvé la tâche ardue. Au total, son siège était fait. Décidé à la vie au pas, il jugeait mauvais d'être tout d'abord adoré de sa fiancée, remettait à plus tard, quand naîtraient les premiers orages, d'endosser la cuirasse de guerre. Alors, inter- venant à propos, se montrant subitement66 LES CORNEILLES. transformé, il détournerait à son profit les pre- mières aspirations dangereuses de sa jeune femme, saurait être pour quelques mois l'amant au moins une fois désiré par l'épouse. Dans cet avenir prévu, le Parisien s'était enfoui avec délices. Croyant bien écarter toute anicroche, il capitonnait son existence, vivait de régime, insensible à la grâce de la vierge. Sa clairvoyance, toutefois, ne s'y rouillait pas. Faible d'intelligence, il avait l'entregent, la ruse et tout le mobilier de soupçons qui se rencontrent toujours dans ces égoïsmes féroces passés à la filière de l'expérience. Aussi les anomalies de Madeleine ne lui échappaient guère, et il voulut en avoir le cœur net. Un matin, donc, qu'elle avait encore refusé de monter à cheval, Semaise dit à Vacreuse : — Madeleine est singulière depuis quelques jours, ne trouvez-vous pas? — Je n'ai rien remarqué, dit Vacreuse. — Non? Vous voyez cependant qu'elle ne monte plus à cheval, qu'elle a perdu tout son feu.LES CORNEILLES. 67 — Elle est assez capricieuse, vous le savez bien! — Les caprices, que je sache, ne la font pas si pâle habituellement. — Voulez-vous dire qu'elle est malade? s'écria Vacreuse avec trouble. — Que non! Pourtant son allure est lasse, elle a du souci... elle a modifié son vêtement... s'est convertie à des nuances de cloître, elle qui adore les couleurs de soleil. Et si modeste soudain. Plus charmante d'ailleurs que jamais. — Alors quoi? demanda l'autre. — Voulez-vous que je vous dise? Elle a tout l'air de se conter une histoire rose. — Mon Dieu, Semaise, dites donc les choses tout bonnement. — Tout bonnement, puisque vous le voulez... Je crois que Madeleine rêve d'idylle. — Bah! Tant mieux pour vous! - Pour moi! Mais je n'y suis pour rien, cher beau-père. — Comment! balbutia l'autre, scandalisé. — Écoutez. Vous pensez bien que j'aurais68 LES CORNEILLES. gardé mes observations pour moi, crainte de vous donner de l'ennui, si je n'avais aucun motif de vous en instruire. J'avais d'abord attribué le malaise de Madeleine à quelque trouble physique, puis à des aspirations vagues, mais l'ensemble de mes notes me porte à croire qu'il y a quelqu'un. Oh! pas de gestes, je sais Madeleine incapable d'une intrigue... elle est trop loyale, elle dirait tout plutôt. Mais, mon ami, et c'est tout ce qu'il me faut savoir, dites-moi s'il n'existe pas dans les environs quelque jeune homme beau, distingué, que Madeleine pourrait entrevoir, en passant, dans sa promenade quotidienne avec la nourrice ? — La croyez-vous donc.capable... à la seule vue d'un beau freluquet... — Je crois tous les romans possibles, voilà tout, interrompit Semaise. Madeleine a juste- ment —■ et ce n'est pas de ma part un repro- che — la nature qu'il faut pour aimer d'un coup de passion. Mais comme je préfère, pour son bonheur et le mien, que son premier coup de passion porte sur moi, vous feriez bien,LES CORNEILLES. 69 cher beau-père, de répondre clairement à ma demande. — Je ne connais personne dans les environs qui pourrait... — Personne, bien sûr? — Que des paysans, et tous laids, ou du moins grossiers. — Pas de gaillard exerçant un métier ori- ginal, vêtu bizarrement — pas de fils de fer- mier instruit à la ville? — Non. — C'est drôle ; mais vous vous trompez peut- être. Vous pouvez avoir mal observé. Il sera bon de questionner Mmo Vacreuse.XII Au retour de la promenade, Jeanne consul- tée répondit comme son mari. Semaise crut s'être trompé, mais continua d'être en éveil, et sa vigilance s'augmentait encore du frétille- ment d'une petite tendresse dans son cœur froid. La campagne, sans doute, la monotonie des habitudes sous un ciel impeccable, dans une atmosphère balsamique, surtout la métamor- phose de Madeleine, sa féminéité jaillissant de l'adolescence, pénétraient sous le cuir épais du scepticisme, remuaient des impressions jeunes, des souvenirs de printemps humain dans le fiancé. En se levant au matin, en ouvrant la fenêtre où entrait un grand flot pur — la senteur de la roseraie des Corneilles, des vergers, des mLES CORNEILLES. 71 plantes rustiques — il restait surpris, sentait se dissoudre sa glace d'âme. Il humait, blême, avec une clarté montant à ses yeux, un peu de sang à ses tempes, vaguement sentait un renou- veau, une naïveté agréable. De vieilles peuplades de pensées, dans la fraîcheur ancienne, la largeur des vingt ans, le hantaient, tout ce qu'il avait oublié à la fadeur des nuits blanches, toutes les choses évanouies sur la route du passé. Il lui semblait qu'il avait été dix ans en geôle, dans l'ombre et la vétusté, à tourner autour de murailles nues, et respirant rapidement, les bras ouverts, un cri lui montait : — Ah! la jeunesse... la jeunesse !... Cham- pagne du cœur! L'idée lui venait d'être heureux, à la cam- pagne, avec Madeleine, de prendre le baume de l'existence, sans s'inquiéter, dans la persis- tance de sonégoïsme, s'il pourrait faible, usé, suffire à la vierge épanouie. Mais au déjeuner, une nébulosité revenait se poser devant ses rêves. m72 LES CORNEILLES. A l'attitude de Madeleine, il la percevait ab- sente de lui, en course au pays d'Éden, tout au plus l'aimant en camarade. Ennuyé, jetant furtivement un regard sur sa tête demi-chauve, dans la glace, il se demandait comment faire? Parfois il taquinait la jeune fille, essayait de capter son attention. Elle, avec un sourire, une minute faisait l'aumône de cette attention, puis, distraite, retombait au doux monde inté- rieur, restait vague, incohérente. Accablé, ployant ses épaules comme sous un faix pesant, il achevait nerveusement une tasse de café, allait au dehors, murmurant : — Oh ! je découvrirai le gaillard qui a fraudé l'octroi !... Embarrassé devant les parents, à qui ses soupçons avaient dû paraître ridicules, il ne pouvait surveiller à sa guise Madeleine, le ma- tin surtout où il subissait la promenade avec Vacreuse, et il tourmentait son cheval, déchi- rait ses cigares d'une mâchoire impatiente. L'après-midi, il avait plus de largeur d'allures, mais alors Madeleine sortait rarement, et toute iLES CORNEILLES. 73 sa tactique restait infructueuse. Souvent, las, il se disait : — Bah! il n'y a personne... Madeleine se paye une loge au théâtre bleu... et voilà tout ! Il n'en gardait pas moins sa défiance.w XIII Une après-midi, alors que l'ombre des arbres devenait longue déjà, Madeleine et la nourrice sortirent. Elles contournèrent d'abord l'orée du village, puis, prenant par la place communale, elles se trouvèrent devant l'église. La porte était ouverte, une porte, basse, cin- trée, peinte de gros vert, fortifiée de cent clous énormes, et la jeune fille aimait voir, dans une niche au-dessus, un vieux, très vieux saint Jean, entre deux autres apôtres, tous trois découpés délicatement dans la pierre. Elles entrèrent. Le dallage bleu était neuf, proprement entretenu parle sacristain. Devant les reliques d'un saint ■— quelques os dans une boîte d'argent — des cierges de consé- cration brûlaient avec une odeur de mouton. Par les verrières rustiques une lumière sou-LES CORNEILLES. 75 dait, aimable et naïve, et des rayons jonquille, rubis feu, bleu intense, éclairaient les piliers, les chaises, le dallage. La chaire datait de loin; des manœuvres avaient revissé des têtes abominables sur des corps bi-séculaires, y avaient couché de l'ocre. L'autel, dans une pénombre fraîche, jetait des lueurs d'or, de vieux cuivre et d'argeut; une grande candeur descendait du plafond repeint en bleu, un bleu de bluet, avec de larges étoiles en dorure, et une tête rose et blonde de Jésus, souriant d'un air de niaiserie, reposait dans ce firmament. Madeleine erra dans le silence des nefs, avec de l'amour pour les humbles qui venaient là s'agenouiller les dimanches, idéalisant, dans un rêve d'Éden, l'innocence des mains cal- leuses, la douceur des faces hâlées, la frater- nité des travaux champêtres ; pénétrée de l'identification que toute âme affectueuse a faite en rencontrant brusquement un séjour de pau- vres, une maisonnette, une rue précaire, bran- lante, un champ où traîne un outil de labour.76 LES CORNEILLES. Et c'est un flot de beauté qui brusquement jaillissait d'elle dans l'église de paysans. Les tableautins ridicules du chemin de la Croix, le supplicié en robe rudement rouge, à figure inexpressive, les absurdes soldats ro- mains, les saintes femmes, la ravissaient à ce moment, bien au delà des chefs-d'œuvre d'un Vinci ; elle aimait une statuette de sainte, en bois, sa mante dévorée de vers, jolie encore dans l'encadrement d'un capuchon, un angelet posé sur son épaule, murmurant quelques paroles célestes à une fresque de barbares, à une vaguerie de personnages grossement bibliques, des Abraham, des Moïse, des Josué, Adam et Eve écoutant la harangue d'un large Dieu le Père, un Dieu le Père à face de traîneur de charrue. Des ogives étaient réparées en plein cintre, les meneaux sertis de petites vitres éclatantes, avec le dédain des transitions, et l'élan des nervures s'entrecou- pait de plâtrages. N'importe, la vierge, à cet endroit discret, silencieux, humide, un peu moisissant, trouvait mLES CORNEILLES. 77 un charme rare, participait d'un mystère de Divinité, et, assise sous la chaire brune, elle s'attardait à chaque détail, les rudes et les ingénus, émue par l'idée que les pauvres avaient trouvé du plaisir à s'arrêter devant ces choses. Graduellement, en elle, s'élevait un bruit de messe et de patenôtres, un bourdon d'orgue, ua plain-chant. Alors, elle ferma les yeux quelques minutes, la tête posée sur ses mains, rêvant à sa religiosité d'enfance. Mais, dans l'enfoncement, il s'entendit un pas léger. Elle leva la tête, regarda. Une silhouette d'ombre disparaissait, deve- nait invisible. Elle se dit que c'était lui, qu'au détour d'une colonne il épiait> l'enveloppait de contemplation. Et ses impressions devinrent plus mystiques encore, l'ascension de sa pensée plus rapide, tandis que s'idéalisait la pâleur de sa face, si bien qu'elle semblait une admirable statue d'église. Cependant, la voyant si rêveuse, la nourrice, ; LES CORNEILLES. après un chapelet d'Avé et de Pater, la toucha du doigt doucement. Elle s'éveilla, accompagna machinalement sa bonne mère de lait. Quand elles eurent quitté depuis quelques minutes, Semaise sortit d'un cabaret de la place villageoise. Il entra dans l'église, les sourcils en angle, il marcha par le petit temple, fouillant tout de son regard pâle, puis, devant le néant de sa détection, désappointé, jurant : — Stupide charade ! Moi qui me chauffais si paisiblement devant le foyer de mon avenir — et voilà qu'il fume, mon avenir !XIV La lune, décroissante, se levait toujours plus tard dans la nuit, ne se couchait qu'au milieu du jour. Le nocturne maintenant s'éle- vait quand la lune dichotome arrivait pourpre dans l'Orient. Un soir, à demi couchée dans la pénombre de la chambre, Madeleine l'écou- tait, pâle d'extase, et déjà un fleuve de lu- mière moins oblique circulait sur la campagne, émané d'un demi-disque d'or, quand le violon se tut. Alors, quelque chose bruissa dans le silence, un pas furtif. Elle crut d'abord que c'était le départ accoutumé, mais une ombre parut à droite, à l'opposite du massif. Madeleine se recula doucement dans sa chambre, palpi- tante, écouta. Une voix sarcastique s'élevait : — Eh ! monsieur le musicien, vous qui faitesSi} LES CORNEILLES. concurrence aux grenouilles et aux grillons des champs... deux mots, s'il vous plaît! C'était Semaise. A la palpitation de son cœur, Madeleine chancelait, étayée à la mu- raille, écoutait intérieurement repasser les pa- roles sèches. Mais, sérieuse, une autre voix s'éleva : — J'écoute! La vierge en adora la vibration grave, et le imbre s'en fixa dans sa mémoire parmi les grands événements de sa vie. — Ah! vous écoutez! Pourrait-on savoir quel péché vous expiez ici en aspergeant les Corneilles de musique au clair de lune? — Il est inutile, répondit l'autre, de s'at- tarder à des puérilités. Je suis prêt à vous donner toute explication convenable, mais point ici. — Soit, dit brusquement Semaise... vous suivrai-je ou me suivrez-vous? — Je vous suivrai. Le massif bruissa doucement. Une haute silhouette se profila. Invinciblement MadeleineLES CORBEILLES. 81 avançait la tête, et invinciblement aussi le musicien tournait son regard vers la fenêtre de la jeune fille. Alors, béante sous la clarté lunaire, Madeleine reconnut l'officier, entrevue la soirée de fin de saison, et qu'elle avait acca- blé de la moquerie de son regard. Quoi! Jacques, le fils de l'ennemi, l'inconnu haï de- puis l'enfance, haï autant que son père, et au nom de qui*le coeur de Madeleine avait tou- jours sauté décolère! — Ah! c'est fini!... c'est fini! balbutia- t-elle. Que je suis punie, mon Dieu ! Le flot amer jaillissait entre ses paupières, et reculée tout au fond de la chambre, enter- rée dans les ténèbres, son être intime sai- gnait affreusement. Ah ! géhenne d'un jeune cœur, entre les passions de miséricorde et de dureté, et toute analyse s'évanouissant !... Du fond du passé montaient les événements te- naces, les pauses d'âme qui semblent l'indivi- dualité même, la source de l'existence. Arrêtée, dans des minutes d'extase cruelle, enveloppée de douloureuses apparitions, elle 6LES CORBEILLES. croyait triompher, chasser la passion frais éclose. Toutes les étoiles du ciel d'enfance, les chronologies minuscules immortellement in- scrites, palpitantes dans chaque fibre, mille splendeurs sans nom, innombrables dans une mémoire comme les éphémères dans un soir de septembre, l'infinité, l'intensité, la suavité qui sont le début de la vie pour chaque être, tout cela, en elle, dans la lutte et le remords, se ternissait, s'effaçait, mourait de la mort intime; elle avait l'impression d'une large, implacable hache, coupant en pleine chair, fai- sant s'écouler tout un monde saignant, doux et misérable... Puis sur la roue du doute, elle revenait à la nouvelle aurore, rêvait d'avenir, s'abandonnait. Larges lendemains des nubilités naissantes! Devant elle, interminable, la route du Rever- dis allait sous le firmament de joie. Rien ne finissait, les jours après les jours, la renais- sance éternelle, à chaque tournant une revir- ginité des formes, l'abondante féerie de l'amour remplissant tous les espaces, éclairant toutes ,LES CORNEILLES. 83 les ombres, élevant ses ailes au-dessus de l'obstacle, dans les régions de sécurité et de lumière !... Ses sanglots redoublèrent, un épuisement l'arrêta dans son vagabondage de pensée, une minute lui ôta presque la conscience. Les ténèbres étaient légères. La neige du lit y saillissait nébuleusement, des surfaces de meubles, un lustre, de pâles figurines, une boîte d'ivoire, un cercle d'argent rayonnaient, et l'oblique blancheur de la lune, sa dissol- vante sérénité, se posait doucement dans une encoignure. Madeleine, avec surprise, regar- dait ces choses : toutes lui semblaient innatu- relles. Mais elle se remettait à vivre, à souffrir, et, malgré tout, c'était le Passé qui s'écroulait devant une genèse nouvelle, c'était le triomphe du Futur, la haine déchirée par l'amour. En même temps, une joie singulière, incoercible, se levait au-dessus de la douleur d'un trépas de vie intime, au-dessus de sourds cris d'an- goisse. Il semblait à la vierge qu'un esprit .81 LES CORNEILLES. de mansuétude surgissait en elle, une compré- hension plus large du livre de vie. Ses larmes s'arrêtaient, elle sortait lentement des ténèbres, regardait par les vitres la nuit abaissée sur les champs. Et dans ses yeux las, dans la grâce affaissée, affinée encore, de sa délicate personne, l'issue du combat se lisait, son profond amour triom- phant, indomptable, la Foi neuve dans laquelle elle voulait vivre et mourir.XV Au détour d'un ados, Jacques Laforge et Semaise s'étaient arrêtés. L'officier s'appuyait paisiblement contre un petit frêne, les yeux vagabondant à travers le paysage lunaire, les rubans clairs des sentiers, le clocher tout blanc, la masse grisonnante de la forêt. 11 attendait, était un bel être humain de force et de patience. La colère, sur la figure de Semaise, houlait, combattue, civilisée. Il tentait le mépris, un long toisement de son adversaire, mais la ner- vosité de ses lèvres, de ses mains, faisait avor- ter son jeu, le ridiculisait quelque peu. Il en eut conscience ; et d'un timbre mordant : — Comment, monsieur, c'était vous !... Vous, l'ennemi de la famille!...80 LES CORNEILLES. — Je ne suis l'ennemi de personne, dit Jacques. — Dites cela aux imbéciles!... Au surplus, peu m'importe... vous seriez le meilleur ami des Vacreuse que cela ne justifierait pas votre musique sous les fenêtres de ma fiancée. J'ai le droit... — Le droit de m'interroger... J'y consens! dit Jacques. — Ali! vous consentez — c'est heureux! Alors, expliquerez-vous votre présence? — J'aime votre fiancée. Sans bravade, cette déclaration humilia Semaise. Il perçut la supériorité de son adver- saire, d'instinct l'estima. Il dit : — Mon bien vous chausse! Très flatté, cher monsieur! Et l'admirable excuse, n'est-ce pas? — Mon Dieu, vos droits n'ont aucun carac- tère définitif! Le mariage seul... Puis, j'ai jugé que vous n'aimeriez jamais Madeleine comme le mérite sa jeunesse. — Vous avez jugé !LES CORNEILLES. 87 — Oui... Vous êtes fatigué... vos aventures... l'incertitude de votre santé... ces considérations suffisent. Il est selon ma conscience d'engager une lutte, où hélas! presque toutes les armes redoutables sont de votre côté. En quoi puis-je n'être pas loyal? C'était dit doucement, fermement, et Se- maise sentait que, au delà des puérilités mou- tonnières, Jacques avait raison. Mais trop d'amertume lui envahissait l'âme devant son rival, trop jeune, trop beau. Il voulut un dénouement à son goût, y rêva deux secondes, et reprenant, très froid : — Très bien, mais, cher monsieur, il m'é- nerve de voir jouer, fût-ce par un des sept sages, des nocturnes sous la fenêtre de ma fiancée, et, sans tant d'arguties, j'exige bonne- ment des excuses et la promesse de ne plus recommencer. — Je n'ai, dit Jacques, ni excuses ni pro- messes à faire, n'étant point sorti de ce que je pense être honnête. Je suis pour vous un rival, et un rival malheureux. Je persévérerai8S LES CORNEILLES. dans la lutte et rien ne m'y fera renoncer, sinon votre mariage avec Madeleine. — C'est net, fit Semaise avec un méchant sourire. Où puis-je, s'il vous plaît, vous envoyer deux de mes amis? — Vos amis n'ont que faire ici. Jusqu'à pré- sent, nul de nous deux n'a, je pense, insulté l'autre. — Ah! vous trouvez? Ces apôtres, ma parole, ont le cuir dur... Est-ce, peut-être, que vous voulez le choix des armes? Jacques regarda Semaise avec un peu de surprise dédaigneuse, et sans qu'un trouble parût dans sa face, avec l'aise d'une personna- lité probe, courageuse et fraternelle : — Ce serait, monsieur, une noble action à nous d'éviter un duel. Dans notre patrie, le sang de ceux qui peuvent servir est plus pré- cieux qu'ailleurs. Une émotion prit Semaise. Sa conscience était surprise de l'appel, mais, en même temps, s'élargissait sa rancune. Et soudain, brutal : LES CORNEILLES. 89 — La première qualité du soldat français, monsieur, c'est la bravoure. — C'est bien, murmura Jacques. 11 avait baissé la tête, un peu pâle de trouver là cette sotte querelle. Mais, se résignant à l'aventure : — Soit. Vous voudrez bien, j'espère, vous considérer comme l'offensé. Envoyez vos té- moins à la ferme des Avelines. • — Quand? — Décidez. — Aujourd'hui? — Bien. L'heure? — Cinq heures du soir; Ils se saluèrent taciturnement, et Semaise s'en alla, non sans un remords tout au fond. Jacques, seul, semblait absorbé par une touffe d'achillée, ses paillettes pures épanouies à la lune. Une effraie passa, ramant sans bruit de ses ailes cotonneuses, un fuseau de petites nues était posé sur le firmament et la vie, décrue sur toutes choses, était solennelle, chaste, religieuse. Jacques soupira; il monta lente-LES CORNEILLES. ment le flanc de l'ados. Au loin, une porte s'ouvrait lourdement, se refermait, et Semaise était déjà entré aux Corneilles quand l'officier se trouva debout sur une faible éminence, triste et tout plein d'amour, à contempler la fenêtre de Madeleine. uXVI 1* Au bruit de la grande porte des Corneilles, assez brutalement close par Semaise, Made- leine s'effarait. Quelle scène s'était déroulée par delà le monticule ? Et toutes sortes d'ima- ginations circulaient dans son cerveau, surtout la bouleversante pensée d'une provocation. Puis, ce fut un autre frisson : là, sur la décli- vité, loin du massif, elle venait d'apercevoir Jacques, dressé en douce estompe dans l'ar- gent nocturne. Il regardait fixement, opiniâ- trement. Alors, un effroi passa sur Madeleine. Elle imagina que c'était le dernier adieu du musi- cien, que jamais plus il ne reviendrait semer ses amoureuses tristesses. La lune roulait entre des langes fins, la lumière était moins vive, un navrement susurrait dans les arbres. -92 LES CORNEILLES. Brusquement, Jacques mit la tête entre ses mains. A travers l'espace il parut à Madeleine entendre une vague rumeur de sanglots. Toute sa chair soulevée de tendresse, d'angoisse, en vain luttait-elle contre une impérieuse voix in- terne. Je ne sais quoi la soulevait, l'entraînait hors de la chambre, et elle se trouva, comme hantée, à la grande porte, détachant la chaîne, tournant, emportant la clef. La roseraie était là, ses suaves encensoirs, un tremble agitait ses ailettes de soie blanche, des ombres végétales ondulaient sur la cendre du sol. Elle eut peur, s'arrêta, apparition de déesse ineffable, un doigt sur la lèvre, hésitante. Elle s'élança de nouveau, froissant des herbes, des arbustes, et elle se sentait comme glissant sur une onde. Puis, elle alla sous l'ombre d'une ligne de chênes. Un petit ménage d'oiseaux s'éveilla, s'effara; Madeleine, au cri de l'un d'eux, s'arrêta, prise de dyspnée, toute molle, contre un arbre. Le filagramme des ombres et des rayons évoluait sur sa figure; une aile de papillon nocturne effleura ses joues. Le cou-LES CORNEILLES. 93 rage lui revint, elle se remit à marcher, et, au détour des chênes, elle aperçut Jacques. Une petite porte, dans la clôture, était restée ouverte ; elle la franchit. Il était toujours debout sur le monticule, la tête entre les mains, et des sanglots ache- vaient de mourir dans sa poitrine. Un déses- poir intarissable pesait sur sa vie. Toutes ses belles futuritions d'optimiste, les claires archi- tectures de la jeunesse, s'écroulaient comme un arbre dans le cyclone. Il revoyait monter, abondantes, de vive lumière, ses pensées de Tunisie, l'austérité charmante d'une existence toute construite, l'aspiration de sa nature vers le devoir et le sacrifice. Hélas ! un fantôme s'était interposé, et maintenant plus jamais son sang n'était tranquille, son âme était nue, frissonnante et faible. Dans ses jours de mala- die, jamais il ne s'était senti vaincu comme maintenant, jamais si craintif, et une sentinelle de chagrin, vigilante, implacable, veillait aux profondeurs de son crâne. Quel vain, ridi- cule amour ! Nul espoir de triomphe dans la94 LES CORNEILLES. lutte du fond de l'ombre, cette lutte du paria qui n'a sur lui que les regards de la haine. Non ! il était trop condamné ! Jamais, pour lui des lèvres de l'aimée ne jaillirait le mot créa- teur. Et, alors, n'est-ce pas, qu'importe la beauté du firmament et celle du brin d'herbe? Levant péniblement ses deux bras avec un large soupir d'angoisse, il allait partir à travers les campagnes. Son regard soudain s'abaissa, fixe. Puis, sous ses mains grelottantes pres- sant sa poitrine, tout pâle, en sursaut, il douta. Mais à force de regarder la certitude lui vint. Sous le grand bras feuillu du chêne aïeul dans la blonde lueur mêlée à des pans de nuit' c'était bien Madeleine, debout sur les grami- nées basses. Les tigelles d'herbe, en fins glaives, environnaient ses petits pieds, ses chevilles emprisonnées de nacarat, et tous les yeux pâles des corolles étaient tournés attentive- ment vers la lune dichotome.XVII Alors Jacques descendit lentement le mon- ticule, et toute la scène lunaire, l'herbe, la branche épanouie, les meneaux bleuâtres, la vierge frêle et divine, pour toujours s'inscri- virent au fond de son cerveau. A quelques pas d'elle, il s'arrêta, la tête nue. Il était plein de religieux respect. Des phrases d'adoration se pressaient, insonores, sur ses lèvres. Il n'osait plus regarder Madeleine, il regardait les plis de la robe blanche, l'ombre cendreuse étalée sur le pré. Le vague frisson de la cam- pagne lui semblait un bruit d'océan. Brusque- ment, il balbutia : — Pardonnez-moi ! La témérité qui m'a en- traîné sous votre fenêtre était indomptable. J'ai espéré n'être entendu que de vous. Mon tort, à présent, me semble infini. Mais dès la96 LES CORNEILLES. première minute, je vous ai adorée... et pour toujours. En vain, j'ai voulu rester loin de vous. Toute ma vie se traînait misérable- ment dans le désir de vous revoir. J'ai com- battu, j'ai de la volonté. Hélas! contre votre souvenir ma volonté est morte!... Il avait un genou en terre, ses cheveux blonds tremblaient légèrement, une lueur charmante éclairait ses yeux. Involontairement elle le regardait, étonnée de le voir si beau. Il continuait : — J'étais très heureux, plein de larges espé- rances. Vous avez passé. Le devoir, si doux jadis, m'est dur aujourd'hui. Une poussière couvre mes souvenirs, mon intimité m'échappe, je ne sais quoi d'âpre accompagne la moindre de mes pensées... Il se tut. Cela s'était épanché de ses lèvres gravement, avec une intensité de candeur, la vibration d'une nature sincère. Madeleine, dans la nuit, en pleine poésie, apte d'ailleurs à l'en- thousiasme, s'enivrait à l'emphase du jeune homme. Une grande sécurité lui était de plusLES CORNEILLES. 97 en plus venue. Le silence les embarrassait ce- pendant. Elle le rompit : — Monsieur, dit-elle avec tremblement, est- ce que vous allez vous battre avec Semaise? Une grande mélancolie alla au cœur de Jacques. Il crut comprendre la démarche de Madeleine, crut qu'elle était venue pour sup- plier au nom de son fiancé. Et la voix plus basse, un peu brisée, il murmura : — Mon Dieu ! rassurez-vous, il ne courra aucun danger... — Oh! fit Madeleine avec pitié. • Et s'avançant, quittant l'ombre du chêne : — Vous ne comprenez pas, dit-elle. Votre réponse est douce pourtant, mais si triste! Je voudrais seulement éviter ce duel, mais non pour Semaise. Il levait le front, un trouble immense par- courait ses vertèbres, et ses lèvres remuaient. Madeleine sentit grandir son courage. — Ma haine est évanouie, dit-elle. Du passé cruel, entre nous, il ne reste que de la, cen- dre. Et rien autre, entendez-vous, ne m'a atti- 7LES CORNEILLES. rée ici que la crainte de ne plus vous revoir. — Est-ce vrai? cria-t-il. Une lueur de ravissement errait entre les cils de Jacques, il était tout près de la vierge, à genoux, la figure levée. Il avait pris la main délicate, il y posait les lèvres lentement, timi- dement. — L'existence va être si douce, murmura-t-il. Mais je voudrais vous dire... ô les nuits de ma misère... ce noir avenir si beau maintenant... toujours une voix triste s'élevait, protestait, Madeleine... à peine, étant seul, si j'osais murmurer ce nom... mais est-ce vrai, est-ce vrai? — Pour toute la vie, répondit-elle. Des tilleuls argentés répondaient à l'hymne des chênes, la roseraie encensait la pénombre divine, des formes mousses tremblaient loin- tainement, des taraxacums dressaient leurs menus pédoncules sur le tertre, et eux se sentaient enveloppés d'une bienveillance énor- me, en sécurité sous le saphir nocturne semé de toisons vagabondes.LES CORNEILLES. 99 — Vous êtes belle, Madeleine. — Et vous très beau... et si bon que, sans doute, vous ignorez votre beauté. Puis, tout à coup, penchée sur lui, frisson- nante, elle chuchota : — Je me sens misérable. -Quoi? — Ce duel. Il y a tant de hasard dans ces choses. Et puis, j'en ai le remords, ma con- science est lourde. — J'ai promis. Elle soupirait, leurs mains s'entrelacèrent. Une lente brise méridionale remuait dans les plantes : — Il ne faut pas craindre, fit Jacques... Ce duel ne coûtera la vie à personne... Sa voix était persuasive, détournait, allé- geait la crainte de Madeleine. Ils se turent. Jacques s'était relevé. A mesure de l'ascension lunaire, les ombres s'accourcissaient. Les cam- pagnes étaient comme une mer pâle, et la joie vitale accélérait la vie des jeunes gens.^Leurs lèvres étaient sèches, leurs yeux tendres inef-100 LES CORNEILLES. fablement, et il leur semblait vivre là ensemble et s'aimer depuis des temps immenses, et que toujours ils s'étaient connus. Madeleine était faible, sa tête ployait et elle se trouvait réfu- giée contre la poitrine de Jacques. Alors, lui, au contact des beaux cheveux, ivre, pressa contre lui la vierge, et leurs bouches se tou- chèrent dans le premier baiser, chaste et pourtant plein de flamme. L'église sonna, l'aube commença de vibrer derrière la forêt, une vague, une délicieuse rumeur de vie roulait sur les campagnes, les bestioles fauves froissèrent les feuilles, de menus cris s'éparpillèrent, et la lune pâlit entre les nuées. — Au revoir, dit Madeleine. Elle partait furtivement sous les chênes ; il contemplait ce départ léger, de charme in- tense, de la jolie fée, et quand elle eut disparu, quand la grande porte des Corneilles se fut refermée avec un grincement, il alla, pensif, par les larges campagnes.XVIII Semaise fut debout de bonne heure. Pâle de lourds rêves, et quelques minutes accoudé à la fenêtre, devant le brillant château des Cor- neilles, il respira la beauté du jour avec des délices chagrines, puis, atteignant un buvard, il commença lentement à écrire, mit beau- coup de temps à libeller deux lettres brèves. Les ayant enveloppées, il descendit. Les gens dormaient encore au château, et il se promena longtemps entre les plates-bandes, sous les massifs, charmé [confusément de (la prodigue splendeur épandue, de la joie étin- celante des oisillons amoureux de la lumière, turgescents, babillards devant le disque jaune qui escaladait l'Orient solennellement. Des rustres passaient dans les sentiers, pe- sants et solides. Lui, las, sentant le chancelle-102 LES CORNEILLES. ment de sa santé, l'amollissement de ses fibres, enviait, non leur destin, mais la puissance de leurs épaules, la sérénité de leurs faces, le bel équilibre de leurs organes, de leur sang héma- tose au vif oxygène. — Qui m'empêchait d'être sobre, chaste, de mener une existence gymnique, avec les jouis- sances cueillies à l'heure? Être riche à lafois... et fort comme eux!... 11 y a tant de façons de varier le plaisir, sans jamais abuser ! Mais non, le tourbillon atroce est là, et ce n'est pas en- core tant la volupté qui perd que l'imbécillité d'amour-propre. On a la vanité delà débauche comme d'autres la vanité de porter des poids lourds, et l'un jeu n'est pas moins grossier que l'autre, mon Dieu non ! Sourdement, la jalousie le mordait d'une destinée comme celle de Jacques. Souvent, le soir, dans des confabulations de jeunes gens, il avait entendu conter des bribes de la vie de l'officier. Un colonel, un jour, vieille moustache rigide, avait proposé le jeune homme comme prototype à des gaspilleurs deLES CORNEILLES. 103 vie. D'autres fois, Jeanne Vacreuse, qui avait ses„détectives dans l'armée de Pierre, raillait avec âcreté le fils de l'ennemi, le raillait de cette façon qui hausse le raillé, disait moqueuse- ment sa vie studieuse, l'estime de ses chefs... Semaise, à ces réminiscences, soupirait : — Et on n'est jeune qu'une fois ! Il regardait avec irritation un grave platane, indigné de la splendeur de l'arbre. La belle santé végétale le conspuait, riait de son crâne indigent. Il sentait la lourdeur heureuse de la nature l'étouffer. Il serrait son poing chétif, il trouvait stupide aux ileurs de jaillir si radieu- ses ; des phrases amères viraient derrière son front. Puis, il se mettait à rire sardoniquement, arrêté devant une euphorbe et un cactus cierge, deux monstres formidables où il lui plut de voir un emblème de la stupidité de la nature. — Cette fourbue! grognait-il. Euphorbes au Cap et idiots au boulevard — un tas de sales créations. Vieille bête qui n'a d'ailleurs rien in- venté déplus fort pour passer la vie éternelle que de se dévorer les pieds du matin jusqu'au soir.104 LES CORNEILLES. Il haussait les épaules d'un air de philoso- phie. Mais l'envie lui restait— le rongeait — de l'existence de Vautre, de l'autre livré à la science, optimiste, jeune, pur et beau, riche et dédaigneux des jeux débilitants de l'opu- lence, amoureux de justice... et digne d'être aimé d'une belle vierge comme Madeleine. — Trêve de pipeaux! murmura-t-il. Et puis- qu'il ne nous reste qu'un maigre patrimoine de santé et de cervelle... sachons au moins le dépenser en ladre, sou par sou. Le château s'éveillait, des faces bouffies et pâles se montraient aux lucarnes ; le valet de Semaise parut à la grande porte, étonné de voir son maître si matinal. — Blondeau, lui dit le jeune homme, tu selleras de suite « Blue beard » après avoir mangé un morceau sur le pouce, puis tu iras bon train à Hétremont, avec les lettres que je te remettrai. — Bien, Monsieur. Vingt minutes plus tard le superbe « Blue beard » emportait au galop le valet, et Semaise,LES CORNEILLES. 105 plus morose, allait à sa toilette, labourait lui- même, du peigne et de la brosse, la stérilité de sa chevelure et, faisant passer une excuse aux Vacreuse de ne pas partager le familier petit déjeuner habituel, consomma une tasse de café solitaire. Puis, dans le spleen de son existence vide, il s'abandonnait en pandiculations, ricanait devant les paillons solaires coulant sur la vallée, allumait un cigare. — Tiens, Madeleine! s'exclama-t-il. Elle s'en allait, sous le petit dôme éblouis- sant d'une ombrelle, dans une robe de couleur sombre, délicieuse statue moderne, finement ciselée. Le jeune homme, abaissant ses bras, fermant sa bouche bâillante, de son oeil d'ennui la suivait, peu à peu se récréait au mouvement d'harmonie féminine, aux ondes attrayantes de la soie, et un brin d'ivresse vernale secouait l'atrophie de son cœur. Puis, le frisson de sa nuit, ses rêves lourds, tous ses doutes lui revinrent. Il savait maintenant l'origine des troubles de la jeune fille. Ah! ses soupçons106 LES CORNEILLES. étaient justes! C'était bien l'antique histoire. Il ne fallait rien grossir, pourtant. Deux nuits n'avait-il pas épié, avant d'intervenir, n'avait-il vu les départs discrets de Jacques? Oui, mais comme elle écoutait, si tard! Et elle restait à rêver, et, les matins, elle était lasse! — Bah! puisqu'ils ne se sont pas parlé! Il regarda de nouveau circuler la jeune fille. Il se rassurait. C'était une puérilité. Attentif, désormais, il saurait écarter toute ombre. Une bonne saignée coucherait l'autre quelques semaines! Et Madeleine ne se souviendrait guère; c'est si oiseau, ces gamines! Dans le vide de cette absence, lui, Semaise, se substi- tuerait, conquerrait. Alors, avec un sourire: — Si j'allais déjà faire un brin de bucolique? Il secoua les coudes, avec un souffle déni- greur, se replongea en arrière. — A quoi bon? Et, répétant : « A quoi bon? », il se leva, descendit. Sur le perron, il hésita. Tout autour de Madeleine, dans la roseraie, d'éclatantes LES CORNEILLES. 107 buveuses de lumière, de pétillantes corolles serrées dans le corselet d'émeraude, un monde de folioles, des arbustes flottant sur le bleu, lui faisaient un plan de fraîcheur, de divinité, de pénétrante vibration. Justement, elle aperçut Semaise, vint à lui. Ils se rencontrèrent sous un marronnier à ronde feuillaison, dense, encore tout humide de la nuit. La peau de Madeleine, dans l'ombre fraîche, se décorait de quelques menues gouttes de lueur venues en maraude. Elle avait fermé son ombrelle, elle s'appuyait légèrement contre le tronc noir du bel arbre. Elle levait sur Semaise ses grands yeux un peu las. Lui, animé à ce regard, tendait le cou, respirait vite, plissait ses lèvres. La voyant rougir, il se détourna une minute. Tout son appétit sen- suel lui revenait, ce que la présence d'une femme fine éveillait, en lui aux années où ses nerfs étaient neufs encore. Sa moustache trem- blait aux palpitations de sa lèvre, et les narines ouvertes il respirait le fleur amoureux du jardin. Elle ne mouvait pas, posée sur les racinesf 108 LES CORNEILLES. de l'arbre, et sa pantoufle, soulevant un pli de sa robe, soufflait le désir dans les veines usées du jeune homme. Il daignait la trouver en beauté. Tout eu paraissant attentif au grand horizon, aux arbres trempés dans un ruissellement de chaleur, à l'énorme nappe blonde des blés tout tressail- lants aux légers souffles de l'horizon clair, il ne voyait que Madeleine. L'œil oblique, sa pru- nelle morne de gypaète, les mâchoires déten- dues, il se délectait delà jupe ondulante selon les jolies lignes de la statue d'adolescence, - observait le faible sinus du corsage, la grâce du profil, la pesanteur des cheveux sur la nuque, des plis de grisaille un peu. serrés autour des jambes de la vierge. Cependant, hésitante, balbutiante, elle dit : — Je vous cherchais ! — Vous me cherchiez? Et une envie de troubadour lui venait de lui dire quelque niaiserie au sucre. — Oui, reprit-elle, j'ai à vous parler de choses sérieuses.LES CORNEILLES. 109 «, Son ton étonna Semaise. Il lui semblait y lire une volonté, ferme, et dont il avait peur con- fusément. Cependant, avec un sourire, et pre- nant la main de la jeune fille : — Voyons, répondit-il. Elle abandonnait vaillamment sa main, et le regardant avec force : — Je me suis aperçue, depuis quelques jours, dit-elle, que la vie est un peu moins simple que je ne l'avais imaginé. Des choses que je croyais faciles à accomplir me sont apparues pleines d'obstacles, et il m'a semblé surtout qu'on avait abusé de mon inexpérience. Il avait eu d'abord sa moue. Puis, la voyant trop grave, toute droite et pudique, une chose aiguë lui piquait la chair, il avait un hausse- ment inquiet des omoplates. Tous ses soup- çons revenaient, grandissaient. — Pour inexpérimentée que je puisse être, dit-elle, je veux une existence claire, sans aucun remords. C'est ce qui m'amène ce matin, après des hésitations de plusieurs jours. Elle s'arrêta devant les yeux hyalins du\\ 110 LES CORNEILLES. viveur, la froide colère de sa face. Mais, intré- pide : — Je ne crois plus, reprit-elle, que je puisse être votre femme. J'en remplirais les devoirs avec douleur, et je vous détesterais. Il est très vrai que j'ai de la sympathie pour vous, mais une sympathie paisible. Nous serions misérables ensemble. Je me reprends donc et je pense que vous me rendrez une promesse faite par ignorance uniquement. — Votre petit discours est charmant ! fit-il. Puis, avec férocité, il lui fit subir l'insolence de son regard, une moqueuse analyse qui la parcourait lentement des pieds à la tête : — Ces fillettes! murmura-t-il avec mépris. Elle attendait, simple, dans une majesté gracieuse qui irritait l'autre davantage. Il l'au- rait mordue, sentait en lui grandir la cruauté des déchus : — Dites donc, reprit-il, est-ce sérieusement que vous me contez ces balivernes ? Elle haussa légèrement les épaules. Elle ne le plaignait pas beaucoup, dans la certitudeLES CORNEILLES. 111 qu'il ne l'aimait guère plus qu'un animal domestique. — Eh! s'exclama-t-il, c'est donc vrai... on n'est plus contente. Tl a fallu introduire l'oi- seau bleu! Défiez-vous, Mademoiselle, les oiseaux bleus sont des scélérats. Elle devenait très rouge, confuse et colère d'entendre ce mièvre désabusé railler sa large tendresse. Plus dur encore, il mordait ses syllabes : — Oh! nous connaissons le drôle! Tout jeune, hein? tout blond... quelque peu apôtre. Et quelle musique au clair de lune ! Et quittant la moquerie : — L'ennemi de votre famille, Mademoiselle ! — Que vous importe à vous, dit-elle. Faut- il m'insulter avant d'agir en honnête homme? En déclarant ne jamais pouvoir vous aimer en épouse, je suis simplement loyale. Je n'ai pas besoin de votre acquiescement pour rompre... ma promesse a été surprise... pourtant, j'au- rais du remords si je ne vous suppliais pas d'abord de me délier... i112 LES CORNEILLES. — Je le refuse ! cria-t-il. — Pourquoi? — Parce que. — La réponse de ceux qui ont tort... J'ai agi selon ma conscience. Adieu. Elle avait rouvert son ombrelle, allait par- tir. D'un geste quasi brutal, il atteignit l'épaule de la jeune fille. 11 avait envie de la secouer, la serrait sans ménagement. — Vous êtes bête! gronda-t-il. Vous jon- glez avec des citrouilles et elles vous retom- beront sur le nez. Voyons, est-ce que vous espérez vaincre votre père et votre mère? Est- ce que vous allez enterrer toute leur colère sous votre amourette? Généralement on vous voit du bon sens. Car elle ne rime à rien, votre aventure. Elle est niaise. Qu'est-ce qu'on dirait si l'on voyait vos fiançailles rompues? Pour tous nos amis nous sommes autant que ma- riés. Ça serait du clabaudage pour six mois. D'ailleurs, est-ce que vous aurez jamais le con- sentement de personne ? Et quant à l'autre, le violoneux, cet animal gothique... Voyons,LES CORNEILLES. 113 ne tentez pas une lutte absurde. Quoique vous en pensiez, il y a moyen d'être heureuse avec moi. Au fond, je suis un excellent apôtre, plein d'indulgence. Nous vivrions paisibles, vous seriez très libre, très obéie... tandis que ces godelureaux, neufs comme un costume de marié, n'ont aucune souplesse. Tous des- potes... Dans votre destinée, je représente en ce moment le bon sens, et le bon sens, c'est le pain quotidien du bonheur. Il se radoucissait, l'air sage, tapotait le bras de Madeleine : — Que diable! vous avez été étonnée de ma colère. Vous étiez féroce. Au fond, voyez- vous, je vous aime beaucoup, moi... Elle sourit avec une douceur malicieuse, obstinée, et l'interrompant : — Sincèrement, m'aimez-vous beaucoup plus que votre cheval Barbe-Bleue? Cette question simple l'embarrassait. Il s'a- voua l'épaisseur de son égoïsme, fugacement, et revenant à l'irritation : — Il faut être raisonnable ! dit-il rudement.114 LES CORNEILLES. — Mais je m'efforce beaucoup de l'être. Et je trouve infiniment absurde qu'au lieu de ce que j'ai légitimement droit d'exiger, de l'amour, j'irais me contenter de ce que vous appelez le bon sens de ma destinée. C'est ce que j'en nommerais plutôt la folie. Tant jeune que je puisse être, je sais ceci : On ne vit pas deux fois. Et je ne vois pas pourquoi l'on sacrifie- rait la partie la plus belle de cette vie à des considérations malhonnêtes ! — Malhonnêtes! — Serais-je honnête si je vous jurais un amour dont je me sens pour vous incapable ? — C'est un si vieux procès, chère enfant! Il est tout fait, tout jugé, par des juges d'une autre compétence que vous. Après bien des divagations, le monde en revient toujours aux considérations que vous traitez — en vraie petite fille — de malhonnêtes. — Mon Dieu! fit-elle, laissons là ces juge- ments si bien faits. Je m'efforcerai de ne faire jamais rien que de loyal et d'honnête, et même que de raisonnable. Et rien ne me paraît plusLES CORNEILLES. 113 raisonnable en ce moment que de vous sup- plier encore de me délier d'un engagement injuste. Elle se tenait au bord de l'ombre et du soleil, pleine d'un charme sérieux, avec un petit pli de volonté au milieu du front, et Semaise était agacé terriblement par la subtilité de son élégance, la suavité de son profil. — Je vous répète que je refuse! dit-il vio- lemment. Et je ferai, pardieu! tout ce qui sera nécessaire pour maintenir ce godelureau loin de vous ! Elle pâlit, entrevit une scène horrible, la lueur des épées, la férocité d'un combat : — C'est vil ce que vous dites là ! murmura- t-elle. Elle s'éloignait, révoltée, épouvantée, avec des sanglots d'angoisse. Il la regardait partir, méchamment. Le cri de sa vanité saignante jaillit. — Etre sacrifié à une boîte à musique !XIX Deux sous-lieutenants de la ligne étaient les témoins de Jacques. Vers quatre heures, assis au bord du verger des Avelines, ils atten- daient les témoins de Semaise. Leur café fumait doucement dans les tasses bleues, sur une petite table carrée, l'arôme s'en répandait parmi les pommiers, et la conversation était calme. Le rouge de leurs pantalons attirait la marmaille et les dindons. Près d'eux, Jacques, avec un regard de bonheur, contemplait la perspective. C'étaient des champs pleins d'ordre, et tous petits, en rectangles. Sur le vert des luzer- nières, des bêtes à cornes s'engraissaient avec patience; les rondeurs blanches des oies entre- coupaient la couleur sale des moutons; unLES CORNEILLES. 117 grêle poulain sautait avec gentillesse. Les sentes blanches, entre les pâturages, étaient comme des lignes tracées à la craie ; les cé- réales, tremblant aux légers souffles, perpé- tuellement variaient leur clair-obscur, sem- blaient couler et s'enfuir vers la rivière. Dans un petit étang trois gorets se baignaient. Les fermes, sous la rougeur des tuiles, au-dessus des fruitiers, apparaissaient avec une gaîté laiteuse; au fond, minuscule, un homme her- sait une jachère; des femmes accroupies sar- claient un champ de navets ; une houe et un tombereau de compost s'arrêtaient au bord d'un herbage, et l'on récoltait, dans les terres fraîches, le chanvre mâle. Une longue ligne de peupliers et de vernes, en arc sinué, suivait le cours de la rivière. — Le meilleur système, disait un des sous- lieutenants, est un vase de terre vernie, large du bas. On y met un appât... et tous les mu- lots y tombent. — Oui, répondit l'autre. Us burent un peu de café, lentement, exami-118 LES CORNEILLES. nerent les champs avec une approbation sereine et reprirent leur confabulation. Jacques observait la branche d'un pommier, décorée de petits globes vernis, et comme peinte sur de la soie bleue. On entendait le broutement de trois brebis, à l'orée du ver- ger, sur des éteules de seigle. Dans la cour des Avelines, un adolescent tondait des agneaux et les douces bêtes bêlaient par in- tervalle. Un étalon amoureux remuait la pou- dre de la route ; cachés dans les toisons végé- tales, les pierrots pépiaient. Il régnait une douceur d'évangile. Et Jacques comparait la beauté du firmament à la beauté de ses sou- venirs . — La truffe aime le chêne, disait le premier sous-lieutenant. — Et le cochon aime la truffe, répliqua l'autre plaisamment. Tous deux se mirent à rire, et Jacques, par politesse, souriait. Il baissait la tête, il était reconnaissant aux brins d'herbe d'avoir tant de grâce. Sa destinée lui semblait de cristal, touteLES CORNEILLES. 119 sonore et toute diaphane. Tous les carillons de la joie y tintaient, y chantaient la palingénésie du cœur. Cependant, quelquefois, il s'y abattait un pan de froide nuit. Le choc d'angoisse, le court arrêt du cœur, pâlissait Jacques, un blêmis- sement venait sur le vaste horizon. Demain, peut-être, une épée allait le rayer du monde. Puis, le flux rouge reprenait, remontait en mascaret aux arterioles de la face, y ramenait un vague sourire de béatitude. A tant de périls, déjà, il avait échappé. La niaiserie d'un duel ne l'emporterait pas. — Oui, c'est ainsi, déclarait le sous-lieute- nant rural, dans les truffières d'Étampes, les chiens seuls sont employés à la récolte. Et cette méthode se généralisera. — Évidemment. Un court silence. Tous trois regardaient en cillant la perspective plane, coupée au loin d'un coteau et d'une forêt. 11 y avait un grand firmament tranquille, très haut. Une nue sca- phoïde planait par-dessus le dévalement deswm 120 LES CORNEILLES. coteaux, bordée de peluche blanche; des strates montraient leurs lames minces vers le couchant; des vais d'onyx se creusaient entre des cumulus ronds ; la chaleur était caressée d'un souffle d'éventail, et rien n'était adorable comme des cimes de sveltes peupliers en rideaux sur les pacages, mouvant délicatement des nuances d'argent vert dans la mer lumi- neuse. Leur ombre couvrait le ruminement des bêtes. — Les voilà, je pense, dit un des lieute- nants. Devant un chariot de foin, deux gentlemen s'avançaient. Un chenapan étique les escorta jusqu'aux Avelines. Après des salutations graves et de courtes paroles, Jacques quitta les témoins, et sur le bord d'une tréflière, à l'ombre d'un petit tremble, il continuait à édi- fier son Atlantide. Pourtant, comme des feuilles séchant dans un feuillage jeune, des soucis apparaissaient sur sa sérénité. Dans sa miséricorde de haut Arya, l'inquiétude était double, car il répugnait à rêver des futuritionsLES CORNEILLES. 121 menaçantes pour son adversaire. 11 désirait l'issue heureuse pour Semaise autant que pour lui-même, et sa detestation était profonde d'être ensanglanté d'une stupide victoire de duel.XX Cependant, au bord du verger, le marchan- dage des témoins se faisait sans âpreté. Ceux de Semaise étaient venus avec des résolutions dures. Mais les officiers ayant cédé sur tous les points, selon les ordres de Jacques, l'en- trevue devenait souriante. On avait convenu de prendre l'épée. Le combat ne devait pas cesser pour une blessure légère, à moins qu'elle n'entrainât l'incapacité. Et l'on ne discutait plus que l'endroit de la rencontre, non que les officiers eussent soulevé quelque objection, mais les témoins de Semaise hési- taient à choisir, consultaient leurs adversaires. — Je connais, fit l'officier rural, au bois des Clares, un endroit délicieux. La lumière y est égale, le terrain élastique. Personne n'y passe.' LES CORNEILLES. 123 On y serait chez soi. Ce n'est guère loin d'ici, une demi-heure de cheval. Tous se regardèrent une seconde, pour la forme. Ils étaient à l'unisson. On convint de prendre le bois des Glares. — Ce sont de bons garçons, fit le lieutenant rural quand les gentlemen s'éloignèrent sur la route. Quelques minutes plus tard, ayant refusé de dîner aux Avelines, par délicatesse, les offi- ciers quittèrent Jacques. Illes suivit du regard, longtemps. Entre les peupliers ils jetaient des lueurs de coquelicots. Et la rêverie de Jacques s'allongea comme les ombres vespé- rales s'allongeaient sur la vallée. Une note basse, tombale, toujours revenait, le troublait par son insinuante monotonie, finissait par dominer l'harmonie claire du bonheur. Être effacé du monde! Oh! non, pas maintenant, pas à l'heure où s'ouvre la corolle, où l'être va prendre sa courte joie d'éphémère. Mais, inutilement, il écartait la musique noire. Sur les champs, où continuait le cycle du jour,124 LES CORNEILLES. où dormait une lueur jaune, où déjà se dé- ployaient de larges mantes sombres, il retrou- vait l'histoire de sa pensée. Le soleil marquait la désuétude, descendait, se fonçait. La pro- fondeur du tabernacle poignait le jeune homme davantage. 11 baissa les yeux. Alors, sur un arbuste, il vit une belle che- nille, en peluche noire et blanche. Brusque- ment, un calosome jaillit et, de ses formidables mandibules, emprisonna la bête de velours. Et cette parabole de la lutte éternelle, de l'in- souciance de l'énorme travailleuse qui jamais ne s'effare du massacre d'aucun de ses enfants, rendit Jacques plus pâle. Le jour avançait encore. Au loin les travail- leurs cessaient la tâche. On voyait de pauvres dos courbés onduler au long des sentes; des herbivores s'attroupaient lentement dans la lueur rouge, l'armée des moutons tremblait comme des flots d'écume ; un bœuf blanc levait la tête, longuement criait sa mélancolie; le soleil se réfugiait entre les arbres. Alors Jacques se mettait à marcher par lesLES CORNEILLES. 125 campagnes, saluant avec douceur les figures ocreuses de la pauvreté, apitoyé, plein de regret que l'imbécillité humaine eût fait la lutte pour l'existence si abominablement amère. Mais les sentiers se vidaient. Il s'arrêtait dans un pré solitaire, entre deux vernes. C'était l'heure adorable. La molle lumière tombait du firmament sublime sur la terre qui se taisait, qui semblait écouter. Une haleine traversait l'horizon, un peu alourdie, passait sans bruit. Dans la mort des rayons, des va- peurs montaient, voilaient les contours har- monieusement, et le silence marquait la tran- sition, le demi-sommeil, l'angoisse vague des bêtes du jour. Une émotion tendre sourdait d'en bas, tombait d'en haut. Quelques pâles étoiles primaires arrivaient sur les plages bleues. Étonné, pris d'un saisissement, Jacques con- templait cette heure. Devant la splendeur auguste, la marche de son cœur était douce, une confiance énorme lui venait, et les minutes coulèrent, si remplies, qu'elles semblaient des 126 LES CORNEILLES. journées... Les verrières du couchant s'assom- brirent, les vibrations alanguies, plus longues, se retirèrent de la vaste contrée muette. Sou- dain, le silence de l'heure fut troublé; une grêle mélodie courut sur les herbages. C'était là-bas, sous la masse grise des feuilles... Un vieil homme s'y tenait, appuyé au tronc d'un frêne, soutenant un misérable instrument à manivelle. Sans doute, il avait, durant les heures claires, parcouru plus d'un village, attristant les gens de la musique che- vrotante de son orgue, cueillant, liard par liard, la menue somme dont il sait vivre. Et, maintenant, loin de tous, dans les premières ténèbres, poète inconscient, il écoute, avec un doux plaisir, un air de ce vieux instrument dont il a joué tout le jour sans en rien en- tendre. Et Jacques aussi écoute. Dans la musique pauvre, sans couleur, sans éclat, coulant si pénible, rampante, grêle et caduque, il était ressaisi du doute. Il regar- dait les prés noirs d'un regard amer. Et quand LES CORNEILLES. 127 l'orgue se tut, que l'heure calme se fut perdue dans l'éternité, il marchait tristement sous l'étoilement de l'ombre. Près de la ferme il s'arrêta, et les deux mains sur la poitrine, tout bas, il murmurait : — Faudra-t-il mourir demain ? Puis, plus bas encore, un nom bien doux lui venait, plus doux que le grand chuchote- ment des ténèbres. mkï**':XXI Dans la forêt des Clares, vers le Levant, un triangle s'ouvrait entre des sapins. A la sep- tième heure, la brise remuait péniblement les feuillages, en tirait un chant dur, et les piliers augustes, immobiles, tout droits sous les arches sombres, s'étendaient avec une majesté de salle hypostyle. Le soleil, oblique, entre les masses sévères, vaincu, à peine survenait par lames minces, par ovules tressaillants sur le triangle libre. Des plantules chétives essayaient de vivre à l'ombre des colosses de petites fleurs se regardaient avec mélan- colie, des demeures de ramiers oscillaient entre les ramures, au-dessus s'épandait un ciel d allégresse, d'un léger bleu poudroyant, et les témoins de Jacques et Semaise préparaient un drame dans cette solitude.LES CORNEILLES. 129 Semaise était pâle, ferme cependant, avec un petit tremblement de la bouche. Il songeait que le hasard favorise quelquefois un novice. Son doute, pourtant, était faible. Il croyait à la victoire, et il appuyait parfois une pupille furtive sur Jacques, essayait de l'évaluer. Une fois, l'œil celte, paisible et miséricordieux, se posa sur l'œil trouble du viveur, Semaise en fut irrité violemment. Le drame semblait stupide à Jacques. Il aspi- rait doucement le baume des conifères, et son étonnement croissait d'être là, par la matinée allègre, engagé dans cette chose brutale. Était- ce misérable! Et il se sentait ridicule, dans une honte grave, par intervalles regardait ces hommes qui discutaient lentement le choix du terrain, l'égale distribution de l'ombre et du soleil, qui mesuraient deux joujoux argentins... Toute contestation étant terminée, les deux adversaires posés l'un devant l'autre, le signal fut donné. Et le débutant cliquetis des jolies épées rendait les témoins attentifs, et aussi le docteur Gervasy qui se tenait un peu à l'ar-i;:o LES CORNEILLES. riôre. Les premiers tâtonnements ne préjugè- rentrien.Semaiseétaitprudent, presque timide, comme il était toujours au début. Jacques avait une pose tranquille, un haut dédain stoïque, attentif cependant. Mais l'élan, bientôt, l'irrésistible colère des batailles, rougissait les joues de Semaise ; un pétillement sec allumait ses prunelles. Il pres- sait son délicat joujou, en faisait onduler le ruban lumineux, et la sonorité, le grincement des lames attirait bientôt un oiseau curieux, le faisait, entre les aiguilles d'un sapin, avec un gentil penchement de tête, épier de son œil rond comme une perle noire. Jacques ne s'irritait pas. Il répondait nette- ment aux rampements, aux dégagés vifs, aux clairs coups droits, se gardait, sans peine en- core, car c'était toujours le prélude, mais un prélude graduellement accéléré, peu à peu marchant vers la haute lutte. Déjà Semaise, avec ennui, s'apercevait que l'homme du com- pas tenait l'épée irréprochablement. Il baissait les sourcils, s'indignait, mais sans perdre cou-LES CORNEILLES. 131 fiance, car Jacques se maintenant en défen- sive, sa solidité ne pouvait tenir qu'à son sang- froid. Alors Semaise se mit à tàter l'adversaire, renforça ses attaques. Les fers chantaient; l'oiseau, attentif à ce léger bruit, croyait devoir son accompagne- ment, gonflait sa cornemuse, et sa voix char- mante vibra, courut en échos de cuivre parmi les arceaux. Les témoins, le docteur, avaient de mauvaises figures, la méchante animation, le battement de cœur des vieux Romains aux cirques. Semaise, la mâchoire pointue, sem- blait une frêle bête féroce, mais réglée, pon- dérée, prudente; seule, la figure de Jacques gardait une belle humanité douce, d'une dou- ceur d'énergie, d'un resplendissement de beauté stoïque. Il n'attaquait pas encore, mais nul des élans de Semaise ne le prenait au piège. Sa large volonté suffisait à la tâche de repousser cette éblouissante vipère qui cherchait à le mordre. Et Semaise, avec trem- blement, s'aheurtait à cette force tranquille,132 LES CORNEILLES. que tous, silencieux, reconnaissaient main- tenant. —Halte ! lit une voix. Les témoins ordonnaient la première pause. Elle était nécessaire à Semaise. Les arcs de ses dégagés s'élargissaient, ses coups déviaient, perdaient leur concision. Les épées s'abais- sèrent. L'oiseau sonna quelques notes encore à travers l'opéra végétal. Il s'échangea des paroles brèves. Semaise se massait le poignet délicatement, et la fureur de l'impuissance, un désir immense de tuer l'ennemi, mettaient sur sa figure lasse une expression de bandit. Les témoins regardaient préférablement Jacques. Ils l'avaient vu, sans trouble, avec un air de bonté, se satisfaire de la parade, à peine feindre de courtes attaques. Maintenant, son épée légèrement fixée dans le sol, il gardait une belle attitude, semblait incapable de ran- cune, incapable de haine. Alors, involontaire- ment, toute sympathie fut pour lui; même les amis du viveur, au fond, souhaitaient la vic- toire de son adversaire. t LES CORNEILLES. 133 Sernaise, dans une atrophie de courage, bais- sait le front, et son rêve, ne reposant plus sur la certitude de sa force, devenait un rêve de faible, un rêve de chance, un triomphe de loterie. Mais la pause finissait; les frêles instruments de combat se relevaient obliquement, comme deux rayons blancs. — Allons ! La musique grêle du métal recommençait, et aussi la voix de cuivre de l'oiseau. Immédia- tement l'action s'éleva au maximum. Sernaise, coërçant son expérience, la pliait à sa colère, développait toutes ses ressources. Son attaque échoua. Une pluie d'éclairs annihilait sa tac- tique, et brusquement Jacques prit l'offensive. Alors, le viveur recula, mené d'une pointe ter- rible, jusqu'à un tronc brisé, une sorte de cippe végétal, où Jacques parut une seconde le tenir à merci. Mais les épées se ralentirent, les jouteurs reprirent leur place, et tous savaient que Jacques avait fait grâce à l'autre. Quatre fois cette bataille reprit, la chargem m LES CORNEILLES. impétueuse du Celte, l'écrasement de Semaise contre la lisière du triangle, et chaque fois la pointe victorieuse s'écartait. — Nom de Dieu ! grommela un des officiers. Le poitrine gonflée, tous frissonnaient, dans le saisissement de cette forte scène, dans l'admiration d'une belle lutte, et de nouveau l'homme civilisé s'immergeait en eux sous l'instinct des brutes. Pourtant, un d'eux exigea la seconde pause : — Halte ! Les épées retombèrent. Au loin, un ramier roucoulait, accompagnait en sourdine la basse forestière. Maintenant Semaise, appuyé contre le cippe, loin du groupe, tout en sueur, le souffle caverneux, béant, montrait une figure de décadence. Il avait senti l'haleine de la force, d'une force immense, aussi indomptable pour lui que la colère de l'ouragan; il en gar- dait l'épouvante et l'humiliation. Il avait com- pris aussi la pitié de l'adversaire, la mansué- tude d'un être supérieur, quatre fois avait vu se relever l'arme de mort. Où donc la puis-LES CORNEILLES. 135 sance qu'il croyait posséder?... Il restait pen- sif, il essuyait la sueur de sa face, n'osait plus lever ses paupières, et sa fureur de vaincu de- venait tout son être, toute sa vie, lui faisait une conscience de brigand, où toujours reve- nait la pensée d'une trahison, d'une adroite infamie, qui lui livrât cette vie qui avait fait grâce à la sienne. Et il murmurait entre ses dents jaunes la parole triste de Charles-Quint devant Metz : — « La fortune n'aime pas les barbes grises. » Jacques n'était pas très las. Sa jeunesse gardait l'aise à sa poitrine, la force à son poi- gnet. Il regardait devant lui, un peu surpris. Les sous-bois envoyaient une voix paisible, le frémissement des feuillages où courait la con- sonance du ramier, la flûte aigué de quelques oisillons. L'être intime de Jacques avait la séré- nité de la forêt, son calme et son ampleur. Il n'appréhendait plus ni de tuer ni de mourir, il se sentait plein de patience et de force. Mais comme il détournait le front, il rencon-136 LES CORNEILLES. tra la silhouette du viveur. Et la vue de l'ad- versaire pâle, courbaturé, de son profil de bandit vindicatif, lui prit tristement le cœur, le lit souffrir d'avoir tant humilié un homme. Semaise, cependant, s'était replacé au champ du combat. Il attendait le signal, d'un air d'opi- niâtreté. Et Jacques se plaça devant lui avec mélancolie. — Allons ! Au ferraillement clair, l'oiseau ne répondait plus, il voguait par dessus les cimes, sous les groupes lumineux du ciel. La reprise était molle. Tous deux hésitaient. Jacques n'atta- quait pas, laissait venir les coups, ripostait sans rudesse et un vague espoir revenait à l'âme de Semaise. Une grande troupe de cumulus passa dans l'horizon, mettant une étoupe blanche sur le soleil, et la lumière sourdait en diffusion calme, se couchait sur le val avec une douceur de lumière tamisée à l'albâtre. Soudain, le viveur, après une faible offensive, marcha vive- ment en retraite, et quand Jacques le rejoignitLES CORNEILLES. 137 sa pose s'était métamorphosée, moins souple, un peu étrange. Les témoins ne comprirent pas de suite, puis, un des officiers crut devoir 1 protester : — Laissez, dit Jacques. Semaise venait de prendre son épée de la main gauche, s'escrimait ainsi avec bizarrerie mais adroitement. Sentant Jacques désorienté, il bondit en charge, et deux secondes mena la bataille. Mais bientôt, pressé de l'impétuosité du Celte, il était ramené, il allait s'acculer encore contre la lisière, quand on le vit faire crochet, sauter à gauche agilement. Alors im- mobile, dans une attitude de fataliste, il atten- dit. Mais Jacques ne le rejoignit pas. Il avait baissé l'épée, il fit le premier pas pour re- joindre le terrain de la lutte. Des choses noires roulèrent au cerveau de Semaise, toute la condensation souffrante de sa défaite, et les sourcils très bas, très proches, lui aussi abaissa l'arme. Il précéda Jacques, un peu en biais. Une de ses lèvres était saignante. Il tanguait. Une houle remua ses tempes. Et138 LES CORNEILLES. brusquement, en brute, le malheureux se dés- honora. Sa pointe relevée, projetée en foudre, sembla devoir percer obliquement Jacques. Les témoins poussèrent une clameur furieuse. Mais l'épée du Celte, incroyablement rapide, en retard pourtant, se redressa, horizontale, perpendiculaire au poignet, et l'attaque avorta en simple déchirure à la base du cou. Troublé, à la merci cette fois d'un instinct, Jacques à son tour poussa l'épée, la plongea dans la ma- melle de Semaise. Tout de suite, il en eut regret, horreur, recula; et il baissait le front tandis que le viveur oscillait, tombait, un genou en terre. Tous, alors, le docteur Gervasy, les témoins, se pressèrent autour de Jacques, lais- sant Semaise sans secours, et le praticien, après un examen rapide, déclara : — Ce n'est rien! Deux millimètres sous la peau... non, rien! — Occupez-vous de Monsieur! fit Jacques en montrant son rival. — Un monsieur, ce cochon-là! grondait un officier.LES CORNEILLES. 139 Cependant, Semaise venait d'abandonner son épée, croulait, étayé sur ses mains, et des bouillons de sang coulaient sur sa chemise, ruisselaient au travers. Alors, le docteur l'assit, mit à nu le torse, et lentement analysait, son- dait la plaie fine et profonde, l'étanchait d'un geste doux. Comme Jacques le questionnait : — Ce n'est guère,., oblique... les organes saufs... mais la guérison ne sera pas prompte... — Crânement mérité ! chuchota un témoin de Jacques. Le sang fluait; une syncope se déclara. Le docteur posait un appareil provisoire. Alors Jacques, plein de remords, humble : — Messieurs... n'est-ce pas? Vous serez généreux !... Tout le monde hors nous ignorera l'aventure... Les officiers hésitaient. Jacques leur prit à chacun la main : — Sur votre honneur? — Soit! fit le plus colère. Pour vous faire plaisir. Mais vrai, vous êtes trop bon. Ça ne140 LES CORNEILLES. vous réussira pas toujours! Le monde est canaille. Tous, cependant, aidèrent à transporter le blessé. Après quelques minutes, on atteignit une grand'route. Les deux voitures amenées par Semaise et Jacques y stationnaient; et le vaincu, ayant été hissé dans la meilleure, on partit lentement. A l'orée du bois, les deux groupes se séparèrent. XXII Le lendemain de l'aventure du bois des Glares, le docteur Gervasy se présentait aux Corneilles, porteur d'une lettre de Semaise. Le docteur, homme dénué de politique mon- daine, remit cette lettre sans introduction, et la surprise des Vacreuse fut immense en la parcourant. Elle annonçait le renoncement du viveur à la main de Madeleine, insistait sur le caractère irrévocable de celte décision, parlait de déshonneur, de tare, en phrases concises, d'une manière ambiguë. Un événement aussi considérable surexcitait Jeanne et déconcer- tait Vacreuse. La lèvre colère, elle lisait, reli- sait, finissait par s'écrier : — Qu'est-ce que ça veut dire? Pourquoi Semaise ne vient-il pas lui-même? 142 LliS CORNEILLES. — Madame, fit Gervasy... C'est un cas de force majeure... M. de Semaise est blessé. — On écrit clairement, au moins... Comment veut-on que je comprenne cette lettre? — Semaise a donc été blessé? demanda dou- cement Vacreuse. — Oui, d'un coup d'épée... il s'est battu, riposta le docteur. — Bon ! grommela Jeanne avec un hausse- ment d'épaules... duel, déshonneur, tare... un roman enfin! Du moins, monsieur, ne vous a-t-il pas confié quelque message verbal... une explication un peu moins confuse que sa cha- rade? — Madame, répondit le docteur avec gra- vité, M. de Semaise m'a chargé, en effet, de compléter sa lettre de vive voix, et si vous voulez bien m'écouter... Il réfléchit une minute, avec le souci de mettre ses phrases en ordre, et, de l'ongle de son pouce, il faisait distraitement vibrer celui de son médius. Jeanne, impatiente, attendait, tandis que Vacreuse s'amusait d'une petiteLES CORNEILLES. 143 tribu de mouches voletant au plafond ou brou- tant des pâtures invisibles. — Ma mission, reprit enfin Gervasy, est, d'abord, de vous confier que M. de Semaise a effectivement commis une action indélicate, et qui le rend peu digne d'épouser Mn° votre fille... Secondement, de vous dire que des mesures sont prises dès à présent pour que la rupture des fiançailles soit ébruitée de manière à con- vaincre tout le monde que c'est vous qui l'avez voulue... que vous avez décliné l'alliance de M. de Semaise. Afin de renforcer encore cette conviction, M. de Semaise se propose de voya- ger en pays étranger pendant plusieurs an- nées, et ses premières lettres, destinées à la demi-publicité des salons, exprimeront les regrets... regrets d'ailleurs très sincères... qu'il éprouve du renversement de ses espérances... Le docteur s'arrêta, content de la tournure de cette petite harangue, et recommença de faire vibrer l'ongle de son médius. Jeanne, moins nerveuse, comprenant qu'une circon- stance extraordinaire avait pu seule détermi-144 LES CORNEILLES. ner la résolution du viveur, disait cependant : — Enfin, c'est donc bien grave, cette aven- ture qui nous enlève Semaise? — Madame, répondit le docteur avec une nuance de majesté... c'est assez grave pour que tout homme d'honneur approuve sans réserve la décision prise... et il y a d'ailleurs une cause intime, aggravante... qui exigeait rigoureusement que M. de Semaise renonçât à épouser Mlle votre nlle... M. Gervasy s'interrompit, rougit légèrement, puis ajouta : — Je n'aurais pas, en somme, accepté d'être le mandataire de M. de Semaise si ma con- science ne m'y avait forcé impérieusement... car je ne me sens aucune disposition naturelle pour cette espèce de mission... Il s'arrêta de nouveau, timide, ne trouvant pas le tour exact, la phrase correcte, pondé- rée, délicate qu'il aurait fallu pour terminer, et avec un sourire embarrassé, naïf : — Mais nous sommes tous le jouet des cir- constances!...LES CORNEILLES. 145 — C'est bien vrai! murmura Vacreuse par bienveillance. — Alors, demanda Jeanne, c'est tout ce que Semaise vous a prié de nous dire? — Mon Dieu! Madame, répliqua le docteur... il aurait bien voulu me charger d'un plus gros bagage... mais je m'y suis refusé... je n'ai voulu accepter que le strict nécessaire... ne me sentant ni la capacité ni surtout la volonté de prendre au delà! C'est regrettable pour vous peut-être... mais mettez-vous à ma place... vous comprendrez que je ne pouvais agir au- trement! — Parfaitement! répondit Jeanne d'un ton froid. Il nous reste, Monsieur, à vous remer- cier d'avoir bien voulu servir d'intermédiaire en cette pénible circonstance. Puis, se tournant vers Vacreuse, avec un air de déférence, elle ajouta : — Devant les motifs mystérieux, mais graves, qui sont invoqués pour la rupture des fian- çailles... il est clair que nous ne pouvons que donner notre adhésion pleine et entière... Vous 10 1146 LES CORNEILLES. pouvez d'ailleurs affirmer à M. de Semaise, et je pense qu'il en a toujours été persuadé, que pas une seule parole compromettante ne sera dite par nous contre sa personne... Pourtant nous prenons acte de l'engagement pris par lui, de persuader au monde que le refus n'émane que de nous... et nous agirons en conséquence. Le docteur s'inclina, heureux d'avoir ter- miné, sans anicroche, son ambassade. Quand Vacreuse et Jeanne se retrouvèrent seuls, il y eut deux minutes de silence, elle ténébreuse, lui nerveux, un peu apeuré, comme à toutes les tempêtes de son intimité. — Et ça ne vous fait pas plus que ça! cria Jeanne enfin, furieuse de l'attitude recroque- villée de son mari. — Moi!... ma chère, mais ça m'écrase! — On ne le dirait guère!.,. Ah! décidément ces aventures-là n'arrivent qu'à moi! — Oh! fit craintivement Vacreuse.,. ça, vrai- ment, Jeanne!... C'est justement à toi seule que ces sortes de choses n'arrivent jamais !XXIII L'après-midi de ce même jour, Vacreuse étant dehors, Jeanne se tenait solitaire dans son cabinet de travail. Son désappointement persistait, son ennui dur d'ambitieuse et d'opi- niâtre déçue, et elle murmurait, par intervalles, des paroles de colère. En ce moment, un domestique entra lui remettre la carte d'un visiteur. Elle regarda vaguement le petit rec- tangleblanc, indifférente. Mais brusquement, elle tressauta, et, après de l'hésitation, d'un mouvement vif : — Introduisez ce monsieur ! Puis, tandis que le domestique sortait, elle relisait le nom imprimé sur la carte, avec, peut- être, plus de surprise encore que dans le pre- mier moment, et, avec sa moue carrée, elle grommelait : *148 LES CORNEILLES. — Jacques Laforge !... Jacques Laforge ! Et, l'aventure du matin s'entremêlant au petit mystère de cette visite, elle liait des événements lointains, des idées hétérogènes, lorsque, lente, la portière se souleva et Jacques parut. Elle l'observa avec attention, sans par- venir à reconnaître en lui le souvenir qu'elle avait, du petit garçon de Pierre Laforge. Lui, dans la beauté de Jeanne, à peine en désué- tude, cette noire beauté de Proserpine, retrou- vait Madeleine, la regardait gravement. — Monsieur, fit-elle, rèche, d'un air de malveillance, il me reste un doute : vous êtes bien le fils de M. Pierre Laforge? — Oui, Madame. — Excusez-moi, le hasard a oublié de nous mettre en présence depuis quatre ou cinq années et, à votre âge, on change vite ; je ne vous aurais pas reconnu. Au léger sarcasme du ton, il rougissait, et ses yeux se fixaient sur les yeux ibériens de Jeanne. Elle perçut tant de sincérité dans ce regard — et une certaine admiration qui, mal- iLES CORNEILLES. 149 gré tout, berçait sa féminéité — qu'elle se sen- tait mollir. Elle murmura : — J'imagine qu'une chose grave a pu seule vous amener aux Corneilles. — Une chose très grave, en effet... Et il ajouta, presque à voix basse, craintif : — Aussi grave, pour moi, que l'existence de l'univers. — Ah! fit-elle. Elle faisait des hypothèses, surprise à l'ex- trême. Qu'est-ce donc qu'un Laforge pouvait venir demander chez les Vacreuse? Et l'idée lui vint naturellement d'une catastrophe, de quelque péripétie où le sort la faisait arbitre, mettait à ses pieds l'orgueil de l'ennemi. Elle baissa le menton, s'imagina bonne prin- cesse, accueillant avec mansuétude le vaincu; puis, irritée de sa bêtise, elle reprit : — Vous ne venez pas au nom de votre père ? Jacques perçut, dans la voix âpre, la haine contre sa race, devint pâle, avec un éveil de révolte, mais se raidissant : — Je viens pour moi seulement?150 LES CORNEILLES. Maintenant elle avait les tempes roses d'un peu de pudeur mécontente d'avoir laissé jail- lir sa rancune devant ce jeune homme. Lui reprenait avec une énergie paisible : — J'ai toujours, Madame, détesté les ran- cunes de nos familles... dès l'enfance j'avais l'instinct de leur injustice et de leur inanité... et tenez, il me serait impossible de vous haïr, maintenant surtout — bien plutôt est-ce une véritable sympathie que j'éprouve... Elle haussait d'abord les épaules impérieu- sement, puis, par degrés, la parole de Jacques la captait, l'engourdissait. En même temps, elle s'étonnait davantage, renonçait à deviner pourquoi ce jeune homme était là, demandait avec presque de la bonté : — Enfin, monsieur, tout cela ne me dit pas le but de votre visite"? — Madame, c'est tellement grave cette dé- marche... à peine si j'ose! — Ilfaudrapourtantbienf fit-elle en souriant. Alors lui, d'une voix chevrotante, le geste humble, tout bas :LES CORNEILLES. 151 — Je viens vous demander votre fille ! — Madeleine! cria Jeanne. Et elle ne comprenait pas pourquoi la sur- prise n'était pas plus profonde, elle échouait à être rude, malgré elle ne pouvait trouver absurde que ce beau jeune homme osât pré- tendre à Madeleine. — Mais savez-vous que c'est fou, cria-t-elle enfin. — Je lésais, dit Jacques. — Vous ne connaissez seulement pas Made- leine. — Je l'aime ! — Et elle?... Vous lui êtes complètement inconnu. — Je vous demande pardon, mais je crois... Il s'arrêta, les cils abaissés, avec un tressail- lement d'angoisse. — Voyons, dit-elle... Vous ne voulez pas dire que vous avez parlé à Madeleine? — Si. — C'est un roman alors? Et brusquement la bienveillance de Mme Va-' 15'2 LES CORNEILLES. creuse s'évanouit, son regard de colère tomba sur le jeune homme, tout noir et méprisant. La multitude des conjectures recirculait dans sa tête, de confuses corrélations entre la lettre de Semaise et l'arrivée de Jacques. En même temps, elle se sentait humiliée que Madeleine eût pu parler au jeune homme et le lui eût caché. Tout cela cahoté, inharmonique, singulièrement troublant. — Oui, un vrai roman! reprit-t-elle brutale- ment. Une histoire désagréable... Alors Jacques, à cette minute si décisive, reconquit sa pertinacité des jours de travail et de guerre, et son regard large, sincère, se plongeait dans celui de Jeanne, malgré elle l'émouvait, la faisait plus souple. Il dit avec tranquillité : — N'est-il pas préférable que je vous ex- plique? — Oui, dit-elle. Il commença lentement, et son air de belle vail- lance peuàpeu harmonisait les nerfs de Jeanne. Il dit l'éveil, l'éclosion douloureuse, les longuesLES COUXEILUiS. Iô3 luttes dans le vide, dans la nuit, la mélancolie des espérances fanées, l'impraticabilité de tout travail, la mort de la volonté, l'antique drame du printemps humain compliqué de la haine des familles, les interminables rôderies d'un être vaincu, amolli, ballottant dans le tumulte des rues. Puis, comment la force indomptable l'amenait autour des Corneilles, ses contem- plations nocturnes quand toutes les fenêtres du château étaient noires, que Madeleine s'accoudait solitairement, regardait tomber le croissant rouge dans l'occident, et comme il se sentait débile, écrasé du vaste ciel, si près et si loin de la jeune fille. Eufin, un soir, l'au- dace du désespoir était venue, il avait osé... il avait fait vibrer dans les ténèbres l'humble plainte de son amour. Mon Dieu! il n'osait rien rêver, il ne voyait se lever aucune consolation dans le futur. Et jamais, peut-être, ils n'au- raient échangé une parole, si Semaise... — Ah ! cria Jeanne, Semaise y a donc été mêlé! Colère à peine, fémininement émue du récit154 LES CORNEILLES. de Jacques, elle y goûtait une pause de saine humanité, toute surprise de la pureté de cette confession, de la rareté exquise de sa candeur. Il continuait, disait l'arrivée de Semaise, la dispute, puis s'arrêtait. — Et quand avez-vous vu Madeleine? de- manda Mme Vacreuse. — Cette même nuit. Elle le toisa, altière, avec solennité. Elle com- prenait qu'on pût l'aimer mieux que Semaise, et sous le glacement de son front, elle laissait errer cette pensée qu'avec lui Madeleine serait heureuse. Mais une révolte grondait dans toute sa personne, la crainte que ce ne fût pour elle une défaite et aussi la jalousie d'avoir été sevrée de la confidence de sa fille. Puis, son indestructible haine bouillonna, une rage d'avoir vu écarter le fiancé choisi par elle. Et les mâchoires denses, les sourcils rabattus, elle réfléchissait : — Que vous a dit Madeleine ? demanda-t-elle. — Il m'est impossible de répéter cela, ma- dame.LES CORNEILLES. 155 — Bien ! fit-elle avec un geste de dure ap- probation . Et sa pensée retournait le problème, s'éba- hissait des complications excentriques de la réalité. Puis, une face nouvelle apparut : si Pierre cédait, si de l'anomalie même de l'aven- ture pouvait jaillir un triomphe? L'autre de- vait adorer un tel fils ! Et les mâchoires de M™ Yacreuse s'écartèrent, un maigre sourire évolua sur ses lèvres, tandis qu'elle reprenait: — Tout cela est extraordinaire... très irri- tant... le bouleversement de nos projets... des choses longuement combinées et sur lesquelles nous comptions. Puis, je déteste en principe les aventures qui ne vont pas au grand jour. Mon Dieu ! Je sais bien... Vous direz que vous n'aviez pas le choix. Et puis, quelle diable d'idée à vous d'aller justement aimer Madeleine... Et vous vous êtes battu avec Semaise? — Oui. — Et vous l'avez blessé? — Nous avons été atteints l'un et l'autre. — Mais lui plus que vous, n'est-ce pas?-156 LES CORNEILLES. Il rougit. Jeanne, d'instinct, se sentait heu- reuse que Jacques eût eu l'avantage, un bon- heur enfantin, antiraisonnable, dont elle s'indignait. Elle se leva, et droite, pâle dans ses vêtements noirs, l'accent monotone : — Je réfléchirai... et c'est beaucoup accor- der au fils de Pierre Laforge. J'ai besoin d'in- terroger Madeleine et de parler à mon mari. A la vérité, je suis un juge prévenu contre vous, et je tiens àvous dire qu'il n'est pas pro- bable que je cède. Pourtant, je ferai un effort. Si c'est non, je vous écrirai: notre refus serait irrévocable, et toute démarche ultérieure inu- tile. Si je n'envoie pas de lettre, revenez ici dans trois jours, à la même heure qu'aujour- d'hui, j'aurai des conditions à vous imposer. Il la sentait toute de volonté, invincible, et il observait les tempes dures entre lesquelles allait se décider le procès de sa vie et de sa mort. Et sa propre volonté, son énergie persé- vérante dénature noble, trop doublée d'intel- ligence pour se parer de contours violents, se rebellait, se préparait à la bataille. Un courtLES CORNEILLES. 157 silence s'abattit, durant lequel libérienne et le Celte se regardaient, puis Jacques s'inclina, avec un sourire très doux : — Madame, dit-il, je remets ma destinée entre vos mains. Vous pouvez la faire toute haute si cela vous plaît ainsi. Vous pouvez aussi la faire plus triste que le sépulcre. Sou- venez-vous seulement que je suis sans haine et tout prêt à vous aimer comme un fils. Et se baissant, posant sa bouche sur la main de Jeanne, avec un soupir il s'éloigna. Cette sombre Jeanne, singulièrement trouble, restait pensive, l'âme dégelée, ses deux yeux de haine envahis d'une mélancolie de mansué- tude. — M'a-t-il vaincue? murmura-t-elle. Elle passait silencieusement à travers les appartements, trouvait très charmante la cou- lée du soleil sur la majesté du jardin, entre le dense tremblement des chênes, et avant de faire venir Madeleine elle s'immobilisa devant une fenêtre, le front chaud rafraîchi au vitrage, rêvant à une existence moins âpre que la158 LES CORNEILLES. sienne, à des jours de pardon, des intimités profondes, sans angles, sans violences. N'avait- elle pas trop été la sentinelle misérable d'une guerre aride, inutile et sans gloire?XXIV Madeleine arrivait craintive, toute pâle, ayant surpris la sortie de Jacques des Corneilles. Jeanne tendait son visage, essayait le fronce- ment des jours d'orage. Mais un irrésistible sourire, comme une vibration du soleil de l'âme, flottait autour de ses paupières. — Suivez-moi au jardin. Je suis lasse d'être emprisonnée ici. Et sur le perron, la voix grondeuse : — J'ai à vous parler sérieusement! Madeleine courba la tête, et elles circulèrent quelques minutes en silence. Un ruisseau les arrêta, tout grêle, avec un pan de lumière orange étalé sur ses rides. En amont, des ronces et du chèvrefeuille élevaient un palais de scarabées; une branche pendante, fleurie au bout, semblait tremper un petit pied blanc 160 LES CORNEILLES. dans l'onde. Un saule ragot se tenait triste- ment près d'un petit havre minuscule, un lézard s'obstinait sur un fragment de schiste, et une pauvre statuette ébréchée, toute rose dans la décadence diurne, ouvrait ses yeux de plâtre que les rayons chatouillaient. Au loin s'allongeait la lumière, presque horizontale, et on la voyait mourir, comme un grand psaume de mélancolie, croître en analytique splendeur à mesure que croulait l'astre. — Madeleine, dit Jeanne, je suis profondé- ment triste de votre conduite. Vous vous êtes cachée de moi, vous avez eu le courage de me sourire pendant qu'un secret blâmable existait en vous. La jeune fille détourna la tête, et sa mère l'effrayait, lui semblait importante et formi- dable. — Écoutez, continua Jeanne, en la prenant au bras. Tout ce qui s'est passé, et ce qui va se passer, est grave. Je remettrai les repro- ches à plus tard. Dites-vous seulement que tout manque de sincérité serait dangereux, iLES CORNEILLES. 161 que votre meilleure ressource est de tout me dire. Ne cachez rien, soyez franche : je vous écouterai sans colère et je jugerai. Et ayant sommairement dit la visite de Jacques : — Parlez et, quelque sujet de rancune que j'ai contre vous, je suis pourtant votre mère, partiale en votre faveur. — Maman! dit Madeleine. Et tapie contre Mme Vacreuse, câline, fré- missante, un court sanglot la parcourait. La mère, avec douceur, regardait les collines len- tement montantes, la mort successive des rayons sur les fermes et les cabanes... Et d'une voix assourdie, comme tantôt Jacques, Made- leine disait la simple histoire de son cœur, le grandissement de l'Inconnu pendant les nuits de juin, et la confidence avait exactement le charme ralenti de l'heure où l'on était. Jeanne y retrouvait la pureté, l'idéalité chaude du récit de Jacques, quelque chose des rares contes blancs de la littérature humaine où la beauté ne glace pas la palpitation de la vie. n • 162 LES CORNEILLES. Elle accompagnait Madeleine aux paysages vagues sous la lune croissante et décroissante, frémissait à la musique délicate, aux vols de petites fées sonores, aux départs tout crain- tifs, tout furtifs de Roméo. De l'aride de son cœur, durci aux cratères de l'ambition, elle sentait jaillir un filet de source, regrettait de n'avoir pas eu, elle aussi, son printemps, son oasis de jeunesse, et déjà l'océan blond des emblaves lointaines devenait rose, qu'elle écoutait toujours, dans l'effort, la demi-rigidité de l'attention. Elle se sentait bien mère à cette heure, elle percevait intensément où se trouvait le bon- heur de Madeleine, avait honte d'avoir voulu la condamner à ce chauve, cet usé de Se- maise, et elle se contenait, pour éviter la ten- tation de mettre un grand baiser sur la jeune tête amoureuse, de dire trop vite une parole tendre. Puis, le souvenir de Jacques lui reve- nait, elle réécoutait ses paroles de paix, re- voyait la solennité noire de son départ. En vain, cherchait-elle une fureur contre lui. SonLES CORNEILLES. 163 cœur était mou, sa pensée plus encore; et le récit finissait, une minute de taciturnité, de palpitation y succédait, tandis que la cloche du château finissait de sonner pour le repas du soir, dans le blêmissement, dans la mono- tonie de la clarté couchante. — Madeleine, dit Jeanne, je voulais te gron- der bien fort. Elle attira la jeune fille, la mit sur son cœur tout chaud de maternité : — Et je n'en ai pas le courage, chère en- fant. — Mère, fit Madeleine. Abritée au tiède nid d'enfance, ses larmes ruisselaient, une rosée de bonheur. Était-ce vrai?... son conte de fées réalisé... une tendre hospitalité où elle avait craint le péril et l'ombre ! Et elle chuchotait son ravissement, l'immen- sité de sa reconnaissance : — Oh! je t'adore... si bonne... si bonne! — Je suis ta mère, Madeleine! Elles s'en revinrent, et Madeleine songeait,164 LES CORNEILLES. devant l'étoile Cappella, intime, apparue dans un triangle bleu du septentrion , entre trois branches de frêne, que jamais un astre plus doux n'avait dû briller au fond d'un firmament d'été, comme une veilleuse de bonheur, un clignement exorable de l'infini.XXV Les trois jours s'écoulèrent et Jacques ne reçut pas de lettre. Il arriva aux Corneilles dans l'incertitude,la nervosité d'une espérance qui n'osait pas jaillir, qu'il essayait de refouler tout au fond de lui. Quand il fut dans le salon des Vacreuse où Jeanne n'était pas encore, tout soudain il désespéra. Non, c'était absurde, impossible! Jamais on ne lui donnerait Made- leine. Et les tentures sobres, à grisailles, les sièges pesants, de forme massive, les por- tières rigides, les tapis presque noirs, tout cet ameublement sombre, sans fleurs, éclairé d'un jour immobile, dialyse au travers de verrières bleuâtres, écrasait, tuait son optimisme. Quand le pas frôlant de Jeanne s'entendit, l'officier se sentit sans courage, aphone, dans un vague abrutissement. Elle parut la bouche conden-168 LES CORNEILLES. sée, comme un barbare qui ne veut pas suc- comber à l'embûche des ennemis. Elle avait eu le temps de réfléchir, était en deçà de ses premières impressions. La lutteuse, heure par heure, avait reparu avec sa volonté brutale, et si elle gardait quelque bienveillance, le désir du bonheur de Madeleine, ce n'était pas sans condition de guerre. — Mon mari et moi nous avons réfléchi, dit- elle à Jacques. Son mari! Jacques songea que l'intervention deVacreuse avait dû être singulièrement négli- geable, pendant qu'elle continuait de l'air de traiter une chose de négoce : — Nos conclusions vous sont favorables... — Oh! soupira Jacques tout pâle. Et il faisait l'effort de balbutier son ravisse- ment. — Attendez! dit Jeanne. Nous ne cédons pas sans exigence... Avez-vous déjà parlé à M. Laforge? — Non, dit Jacques. — Son consentement est-il probable? ttHLES CORNEILLES. 107 — Il est certain. — Bien. Sans doute, vous vaincrez. Mais M. votre père voudra-t-il venir en personne me demander Madeleine? car c'est là notre condition ! Alors Jacques vit se lever la silhouette de son père, le masque bilieux, d'étroitesse butée, bouillant d'énergies tatillonnes, aux taches d'ictère, aux pupilles d'un coq de combat. Celui- là céderait-il? Après le premier veto de son indignation, veto certain, combien de chances qu'il restât inaccessible! Car Jacques n'ignorait pas, hélas! les bornes peu étendues de cette pensée de lutteur, combien tout l'être était en lui déraisonnable, en proie aux impressions barbares. Ah! l'œuvre était dure de vaincre sa rancune, de desserrer les crocs de sa volonté. Jacques pourtant l'espéra; il osa compter sur l'instinct violent de race qui hante ces na- tures, sur les menaces qu'un fils peut faire à leur orgueil. Oui, à une demande suprême, le père pouvait céder. Et Jacques se tourna vers Mme Vacreuse :LES CORNEILLES. — Je pars, Madame... Je vais combattre! — Je vous souhaite la victoire! fit-elle dou- cement. C'était vrai. Tandis qu'il s'en allait, lente- ment, elle, appuyée sur son coude, se trouvait féroce, avait envie de le faire revenir. Mais, plus fort qu'elle, veillait le sombre pilote de sa volonté, plus fort que la maternité, que tout désir, que toute justice ! Et elle ne rappela pas le jeune homme.XXVI La rencontre fut rude du père au fils. Le premier cri^ un veto, une indignation de tem- pête, puis, plusieurs jours durant, Pierre resta inaccessible. Dans sa face à trame serrée, à tension perpétuelle, se pétrifiait l'opiniâtreté de la première parole de refus. Pourtant, ce n'était encore que l'attaque préliminaire, où le fils croyait fermement à la victoire : rien que l'aveu, la prière du consentement. Jacques, sans lassitude, revenait, opposait des forces très douces, variées, qui, heure par heure, usaient le roc, allaient au plus profond. Si bien qu'un jour, las des paroles désespérées de sa pertinacité toute filiale qui jamais ne blessait, de ce qui se sentait d'incurabilité dans son amour, tout soudain le sanglier céda : 170 LES CORNEILLES. — Soit! cria-t-il. Si on te la donne, prends- la! — On ne me donne pas Madeleine ! répondit Jacques. Il faut la conquérir. — Qu'y puis-je? grommela l'autre. Jacques lui prit lentement les deux mains, et son regard, tendre, intense, se posait sur l'œil d'ombre : — Il faut aller la demander, murmura-t-il. — Moi! — Oui. Alors recommença la dispute, et plus ter- rible. Dans le cabinet triste où montait un mé- lancolique pandémonium de cartonniers, ce sombre alambic de ruines et de fortunes, cet antre où Pierre était tout chez lui, sentait tri- plées sa volonté et sa force, longtemps une voix rauque s'épandit en récriminations. Jacques écoutait, immobile, appuyé à un coffre de fer énorme. Dans la colère paternelle, sa jeunesse, même son enfance, mille choses perdues sur la route qu'on ne parcourt plus, levaient leurs ombres, leurs fantômes dansLES CORNEILLES. 171 l'encéphale du jeune homme. Souvent, il ou- bliait d'écouter, à la pause de quelque idée qui avait palpité trop vivement et qu'il pour- suivait. Une pluie lente dansotait sur les vitres, une façade blanchâtre entrait dans l'ouverture des rideaux, il régnait une odeur de papier, et une faible tribu de mouches paissait dans ce microcosme sec, sur les verdâtres prés des cartonniers, la plaine blanche, les collines du plafond. Pierre continuait, se lassait, le larynx trouble, avait des reprises, vantait ses sacri- fices, ses travaux, ses entreprises... et pour qui tout cela? Pour son fils! Et Jacques son- geait, malgré lui, que si, en vérité, tant de méchante lutte, de brutaux renversements de pauvre monde, de tyrannie sotte et irrépa- rable, si tant de volonté avait été déployée par amour paternel, pour lui, que c'était bien noir, qu'il y avait regret profondément, et même remords. Enfin Pierre se taisait, aride, ayant épuisé son fiel, et à son tour écoutait, avec des sur-172 LES CORNEILLES. sauts, des interjections. Le soir venait, tout mouillé, mais chaud, accablant, sous les cri- nières, les volutes d'un ciel bas. Et Jacques parlait dans la pénombre, sans aucune vio- lence, dans une concentration d'âme, en péné- trantes paroles. Ses arguments de raison, de nature, souvent laissaient le père comme vaincu, vibraient sur l'endormissement de sa conscience. Puis, la dispute reprenait plus vio- lente. Pierre troublait tout, roulait obscuré- ment des phrases; puis, à de certaines mi- nutes, il sentait s'éveiller sa vanité paternelle de tyran, admirait ce qu'il y avait de volonté douce dans son fils... Les ténèbres étaient venues. La porte du bureau restait fermée, verrouillée. Des lueurs obliques, un tissu de phosphorescences, trem- blotaient sur les murailles : — Tu auras pitié de moi, finissait Jacques. Tu ne sacrifieras pas deux innocents. Pour toi, cette démarche est tout impersonnelle, — une ambassade qui n'engage pas ton orgueil. Pour moi, c'est toute la vie, car tu sais que je *LES CORNEILLES. 173 suis de ceux qui n'engagent pas deux fois leur amour? Et puisque tu as parlé de sa- crifices, d'orgueil paternel... voudrais-tu ma carrière impraticable, mes jours sans tra- vail, toute la débilité d'esprit d'un déses- péré? Ah! si tu m'aimes, si par moi tu veux satisfaire quelque grande ambition, il faut dire oui! Ils se tenaient maintenant près de la fe- nêtre. Aux baisers de l'air, dans la claire cage de cristal, une flamme jaune dansait, vivait. Paris remuait, clapotait, nerveux, trouble, dans l'horrible chaos du combat pour vivre. Pierre, lentement, frottait la précipitation d'eau qui voilait la vitre et, d'un œil terne, regardait le trottoir, les soies mouvantes de la lumière sur le miroir grisâtre de l'asphalte. 11 était attendri, sombre. 11 tâchait de se re- conquérir encore, inspectait comme un poète tous les menus détails de la rue, les petites sources temporaires, les flaquettes étoilées, le passage brusque d'une voiture. Brusquement, il se retourna, avec une pensée trouble de174 LES CORNEILLES. recommencer la lutte, vit Jacques qui le re- gardait, et le cœur lui faillit : — J'irai ! dit-il. Puis se reprenant, voulant au moins gagner quelque chose : — Mais pas avant un mois d'ici ! Et la pression des mains de son fils, ce ra- vissement au visage de l'unique être de son sang," le récompensèrent alors, bien mieux que tant de victoires, tant d'âpres butins con- quis sur les écrasés de la Bataille humaine.XXVII Jacques arrivait aux Corneilles le lendemain matin, sans avoir dormi, dans une dépolarisa- tion de tout son être, écrasé de lassitude et d'impatience, avec [la fièvre d'obtenir mainte- nant le dernier « oui », ce « oui » de Jeanne qui était devenu comme l'essence de son être, flottant, vibrant dans son cerveau, l'effarant d'un dernier doute. Il descendait de cheval devant le grand perron quand, à l'improviste, Mme Vacreuse apparut. Alors, il resta figé, et elle se trompa à sa pâleur : — Vous avez échoué ? Sa voix n'était pas méchante, compatissante peut-être; Jacques y percevait pourtant le timbre implacable, le son de la catastrophe où, sans la pitié de son père, il devait s'ensevelir.MM f 17(5 LES CORNEILLES. Et il eut l'épouvante, le raidissement de poils des grands périls disparus. — Je n'ai pas échoué ! dit-il. Elle tressaillit, leva les sourcils, muette d'étonnement. — Allons, vous êtes un magicien! finit-elle par dire. Elle admirait le jeune homme pour avoir triomphé de Pierre Laforge, le contemplait avec une figure de soleil, avec un pli de bonté sur la bouche. Et allant à lui contente, avec le désir de le rendre heureux, elle ajouta : — Madeleine va venir ! Jacques se troubla, et à la Proserpine là debout, avec les plis de sa robe pleins de so- leil, il ne trouvait plus qu'une douceur de bonne déesse. Puis, après un silence : — Mon père demande un mois ! dit Jacques. — C'est bien... nous serons heureux de vous voir souvent aux Corneilles. — Même chaque jour? — Même chaque jour. Jacques restait deux minutes à imaginerLES CORNEILLES. 177 cette béatitude, et toute misère s'évanouissait dans un horizon de transparence où les choses de la terre se confondaient, se multipliaient, transfigurées, faisaient un seul séjour, im- muable, profond et palpitant, une genèse, une jeunesse sacrée de l'Univers. 12XXVIII Un petit pas s'entendit sur les dalles du cor- ridor, et Mme Vacreuse dit à Jacques : — C'est elle. Madeleine parut, lasse, languide et pâle, et tout à coup vit le jeune homme. Alors, ils res- tèrent là, timides, tellement que Jeanne alla prendre Madeleine par la main, et les mit en face l'un de l'autre. Ils balbutièrent, pris d'un grand malaise, d'impressions violentes, sub- tiles et presque douloureuses. Dans la crudité du grand jour ils se trouvaient changés, ils s'examinaient lentement avec la peur mutuelle de déplaire. Il fallut que la mère intervînt encore, dirigeât la conversation, et elle les tourmentait un peu, moqueuse. — Faut-il vous présenter?... Monsieur Jac- ques Laforge... Mademoiselle Madeleine Va-LES CORNEILLES. 179 creuse... Vous ne vous êtes jamais rencontrés auparavant? Non?... Monsieur revient de Tunisie... Mademoiselle sort de pension... Puis, apitoyée de leur attitude, peu apte, par nature, au badinage, elle s'écria : — Faites donc une promenade au jardin, en attendant M. Vacreuse ! Au jardin, leur embarras se perpétua, mais, par degrés, ce qu'il avait de pénible se méta- morphosait en douceur ailée, en nervosités délectables, et ils foulaient le sol avec une impression de fluidité, toute leur vitalité reportée au cœur et au cerveau. Autour, dans le treillis végétal, les oisillons tout jeunes, une multitude de bestioles à peine sorties de l'en- fance, à peine accoutumées au vol, pépiaient avec abondance, racontaient la félicité de vivre. Par instants, Jacques murmurait une phrase courte, Madeleine répondait, puis ils retombaient au silence, avec des rougeurs subites, des peurs délicieuses l'un de l'autre. — Voulez-vous voir le coin sauvage? de- manda Madeleine.J80 LES CORNEILLES. Il était à deux pas, caché derrière une char- mille, et Madeleine disait : — Il y a tant de fleurs rares ailleurs... que je n'ai voulu ici que des plantes simples... sans même choisir. Jacques s'arrêta, ému, et, véritablement, il était bizarre ce petit coin. D'humbles némo- philias, aux facettes bleues, surgissaient sous l'impétuosité jaune des taraxacums ; des résé- das encensaient les pénombres, une carotte jaillissait, en filigrane, les pissenlits étaient robustes, les mourons innombrables. Des lys surmontaient le gramen, tranquilles ineffable- ment, et les géraniums, autour, semblaient des lueurs d'aurore ; un chou s'arrondissait débon- naire, et il poussait aussi un cyprès, des buis, un peuplier fin comme une flèche, hardiment lancé dans le firmament, des renoncules, des bluets, des coquelicots, des mille-pertuis, des achillées, des ombellifères, de la vigne sau- vage, des mauves, des fèves. — Regardez donc! s'écria Madeleine, en montrant un coin de la charmille.LES CORNEILLES. 181 Quatre araignées attendaient là sur leurs toiles, dans un calme formidable,leurs grosses pattes jaunes lacées de noir, accrochées fer- mement. Elles étaient de la môme race, toutes géantes, avec de merveilleux ventres troubles, rayés de traits fins d'encre. La même ligne sombre coupait leurs dos. De gros câbles, aux coins, soutenaient la grêle splendeur de leurs rets, la trame ourdie de belle géométrie et toute générée d'elles, en forme et en substance. Mais, parmi ces forteresses orgueilleuses, il existait une ruine, un flottant cordage, de petits haillons tremblotants, déchirés, ennua- gés, dispersés sur cinquante feuilles. Quelque passant rude, oiseau, chat, avait déchiré l'œu- vre de l'ourdisseuse, et l'araignée dépossédée se tenait sur une feuille, haletante et déses- pérée et maigrie à ce qu'il semblait, pensive, peut-être épuisée par d'opiniâtres engendre- ments, n'ayant plus de matériaux dans sa filature.Une goutte d'eau, roulant d'une ramille, légèrement effleura la déçue ; elle mut sesf 182 LES CORNEILLES. pattes véloces, prit refuge dessous une autre feuille, et s'immobilisa farouche. Autour des Tueuses, les proies voletaient, tournoyaient, effleuraient les embuscades ou se posaient une minute. Une grande mouche avait de pâles saphirs sur les ailes, le ventre d'acier bleu, le thorax mat, la tête sanguine, et une plus petite était d'émeraude, un reflet micacé sur ses ailettes, et leurs pattes menues — fils noirs — mon- traient de petits coudes. Une abeille rousse, de pattes plus larges, trapue d'ailleurs, vraie ouvrière, la tête noir mat, terne, avec un point fauve, et le thorax velu, se palpait, passait ses pattes dans son cou, entre la tête et le thorax, les glissait au long des ailes, propre- ment les essuyait sur une feuille de fève. Et bien d'autres bestioles tourbillonnaient, noires, grises, brunes, un léger peuple industrieux ou purificateur. — Que c'est charmant à vous d'avoir voulu me montrer ce coin de sauvagerie! murmura Jacques.LES CORNEILLES. 183 Et la parole valant d'après l'homme, Made- leine était heureuse de la louange, doucement la savourait. — Puîs-je y prendre une fleur? dit-il encore. Elle se pencha, lui cueillit simplement une nemophilia frêle, puis ils continuèrent leur flânerie, avec toujours leur demi-silence, leur inaptitude à se familiariser au bonheur. Mais le trot d'un cheval dans la grande allée des Corneilles fit dresser la tête à la vierge. — Mon père ! dit-elle. Je sais qu'il est impa- tient de vous voir. Elle l'entraînait, elle atteignait le perron au moment où Vacreuse venait de descendre de cheval. Le député s'avança vers les jeunes gens, avec son air de brave homme qui n'a cherché que le repos dans son existence. Contre sa coutume, il eut un mouvement de spontanéité. — Monsieur Laforge, je pense!... Soyez le bienvenu ! Puis une hésitation le prit ; mais, devant le sourire gai de Madeleine, il comprit que 1 *7 184 LKS CORNEILLES. Jacques avait triomphé, et il se montra aimable, instinctivement se sentait à l'aise, tout disposé à préférer l'officier à Semaise dont l'humeur raide, les dédains, les railleries à froid ne convenaient guère à sa bénévolence. Une con- versation s'engageait, où Vacreuse mettait son esprit pauvre, son habitude d'homme public, tâtonneur qui préfère questionner, prendre des mines sérieuses d'écouteur. Interrogé sur ses souvenirs de campagne, Jacques fuyait les épisodes personnels, racontait sans hâblerie, disait la pauvreté de cette guerre où la nature seule était redoutable. 11 ne lui arrivait de s'animer un peu qu'en parlant du soldat, et son amour des sacrifiés, sa préoccupation d'une bonne intendance, son esprit clair d'or- ganisateur déconcertaient Vacreuse. Madeleine écoutait aussi, avec une jolie mine de jouis- sance, absolument indifférente au sujet, et n'y comprenant goutte, mais très charmée de la manière dont Jacques accouplait les mots et de l'aisance de sa parole : — Vous devriez écrire quelque chose là-LES CORNEILLES. 185 dessus ! murmurait Vacreuse d'un air profond. Une sensation infiniment douce sourdait entre les paroles, et la présence de Vacreuse, après l'intensité nerveuse de leur promenade, plutôt plaisait aux jeunes gens, harmonisait leur tendresse, mettait en eux une langueur de rêverie, un endormissement de volupté, ce léger obstacle qui semble nécessaire au début des trop vivaces joies humaines et qui, dans le recueillement, la reprise du « moi», prépare à les cueillir plus entières, plus complexes et plus suaves. 7 XXIX Après quelque temps, la familiarité naquit entre Jacques et Madeleine, mais lentement, quelque chose de la stupeur bienheureuse des premières minutes se continuant en eux. Leur heure préférée, durant cette première période, était, après le dîner, tandis que Vacreuse et Jeanne se reposaient sous le tilleul de Hongrie, au rebord de la grande terrasse des Corneilles. Au loin, se déroulait l'harmonieuse agonie cré- pusculaire. Devantle cantique de lumière, sur le treillis végétal se gonflaient les petits corps sphériques des oisillons, dans leur extase débordante, leur amour du disque croulant. La basilique colossale, le vrai sanctuaire de Bélus, ouvrait ses cent portails. Des bêtes de cendre se dressaient sur une architrave de vif argent, dans un jardin de fumée rose. Sous des strates é.finement fuselées, en rude violet, sur la porte pourpre du bas horizon, une ombre était dévo- rée dans un brasier de Cabires. L'émailleur divin, penché aux pylônes de poudre d'or, aux arborisations éphémères, aux rocs de jade, aux bas-reliefs polychromes, continuellement variait l'œuvre sublime. Mais la nuit lente, tou- jours avançait son océan dévorant, effaçait la trame éblouissante, les volutes du Rhodium, et l'hymne de flamme devenait la plainte fai- blement lumineuse de l'adieu, la défaite des rayons, toujours plus brisés, plus courbes. Une rouille traînait aux nues, les décombres s'accumulaient, les cavernes éboulées s'em- plissaient de taches d'ombre, de précipitation cuivreuse, et le rouge descendait les rampes, les flancs des montagnes évaporées, se réfu- giait au bas de l'horizon, derrière les fins réticules découpés noirement sur le couchant. Puis, gravement, la dernière vibration trépas- sait derrière la forêt. Une chauve-souris indé- cise voletait quelques minutes encore, atten- drissante dans la désuétude cendreuse. Entre188 LES CORNEILLES. les astres primaires, leurs foyers d'abord lut- tant péniblement contre la forge occidentale, entre le tremblement de Wéga, d'Arcturus, d'Antarès pourpre au ras de l'horizon, peu à peu s'éparpillait l'égrisée nocturne. La grande, profonde nuit s'étendait. A peine, sur la vallée taciturne, une humble lampe de ferme s'allu- mait, aimablement. Parmi l'opacité des arbres, leurs frissonnantes estompes, il apparaissait des trouées grises, des faunes vagues, des lueurs sourdes. Le cigare de Vacreuse montrait une braise ardente, et la sérénité toujours plus vaste, comme si l'abîme firmamentaire s'élar- gissait avec le croulement des ténèbres, op- pressait les pauvres humains de la terrasse. Madeleine, avec un gracile mouvement d'épaules, se pressait contre Jacques, balbu- tiait une syllabe tendre, à voix toute basse. Lui, dans son grand ravissement, son heure de ré- compense, plein de gratitude confuse, essayait de voir la jeune fille dans l'ombre, percevait la clarté faible du visage. Parfois, le nom d'une étoile coupait leur silence, ou bien une phrase LES CORNEILLES. 189 de Jeanne et de Vacreuse leur arrivait en sourdine. Du cri d'un grillon, d'un court aboi de molosse troublé, de la senteur d'herbes coupées s'entremêlant à l'encens des parterres, ils éprouvaient une joie ineffable. Pourtant, à la longue, la causerie naissait, et c'était, en même temps que les astres, une idée d'Espace, une idée de Temps qui prédo- minait. Ils reculaient en arrière. Le château n'existait plus, mais à la place une Tour, noire et pesante, avec l'homme d'acier entrevu der- rière les créneaux fauves, et sur la plaine, le serf, la maigre humanité de la glèbe, l'affreux travail, la récolte d'avance dévorée. Tremblant perpétuellement, son oeil mélancolique levé vers le gibet seigneurial, pas même consolé par l'agenouillement au temple avare de lu- mière et triste comme une caverne, l'esclave avait vécu cependant, avait lentement créé l'humanité héroïque de Valmy, d'Iéna et de Wagram... Ils reculaient plus loin encore : sur la vallée antique s'étalaient les huttes d'une peuplade aïeule et l'homme du Peulvaen, du190 LES CORNEILLES. Cromlech, le pauvre ancêtre barbare circulait sous les ramilles, misérablement chassait, priait au rebord des grottes, apportait la pierre du souvenir sur le Tertre funéraire. Alors, comme maintenant, la Géométrie immuable des constellations vibrait dans l'abîme noir, et presque les mêmes astres. A peine, à la minus- cule distance de quelques mille ans, un arc du cercle de précession était parcouru par l'ai- guille axiale, à peine la Croix du Sud croulée derrière l'Equateur. Et Madeleine, sous l'an- goisse de l'Immuable, soupirait craintivement, imaginait, au loin du beau jardin des Corneil- les, les huttes disjointes, les bêtes rôdeuses, un chef celte, farouche, debout dans la nuit d'été, ses yeux de flamme fixés sur la Chèvre ou Altaïr... Ils se taisaient. Un exégète invisible tradui- sait la bible universelle. Leurs vies palpitaient l'une à côté de l'autre avec suavité. Leurs mains se trouvaient, se nouaient ; le sang de jeunesse renouvelait perpétuellement leurs délices; tous leurs sens y participaient.LES CORNEILLES. 191 — Madeleine, murmurait Jacques après un silence, je doute! — De quoi donc ! — Que tu m'aimes... et que nous sommes ici, et que cette terrasse, ce jardin, ces arbres qui chantent dans l'ombre, ce village endormi là-bas, Pégase là-haut, la petite lumière qui tremblote derrière les trembles, le grillon qui vibre.,, que tout cela existe, j'en doute! — Et moi, dit Madeleine, je n'existe pas? __Toi... ô mon Dieu! penser que tu es là, que tu parles, que je vois la blancheur de ton visage... et que je tiens tes mains entre les miennes... Il la pressait contre lui, contre sa poitrine tumultueuse, et elle, dans une naïve extase, lentement montait à ses lèvres, se sentait la douce humilité de l'esclavage féminin. Mais, mollement, un pas vibrait sur la terrasse, le cigare de Vacreuse se mouvait dans l'ombre. — Eh! disait-il... la nuit s'avance... où dia- ble êtes-vous? Ils se rapprochaient lentement. Jacques eau-192 LES CORNEILLES. sait avec gravité, écouté avec plaisir par Jeanne et même par Vacreuse, et une lanterne bleuâ- tre était apportée, suspendue à un arbre, lan- çait une magie lumineuse dans l'ajour des feuilles, sur la façade du château, se perdait au jardin, de fleur en fleur, par-ci par-là rebon- dissante, absorbée enfin par les trous d'ombre, mangée par la nuit. Puis, les minutes finales coulaient, le jeune homme se levait tristement, partait, mais loin déjà, invisible dans l'opacité des campagnes, il se retournait encore pour regarder la cariatide adorée, claire devant le château, baignée d'un peu de fantasmagorie par la lanterne bleue. — Viens donc, disait Jeanne à Madeleine... l'air fraîchit... Comme tu l'aimes!... Je l'envie. Mais, au fond, Jeanne était séduite par le jeune homme, captée par sa fraîcheur de nature, sa grâce extérieure.XXX Debout, au début d'une trouée dans les géométries d'arbres du jardin français des Corneilles, se tenait une déité maigre, en har monie douce avec les pénombres, et les jeunes gensaimaient cette frêle silhouette, par elle com- mençait leur quotidienne rôderie du matin. Une petite rousseur était sur la fourrure fraîche des massifs, et les fleurs, en quatre enclos, autour d'un bassin, pointillaient du rouge vif, de léger blanc, peu de jaune, du bleu noyé. C'étaient les petits poils de l'agérate, les éponges pour- pres, de vélin violet, de safran, de neige, des dahlias, l'ascension haute des trémières, la pauvreté des bégonias, la subite originalité d'une orchidée suspendue à une tresse d'arbre, face animale, gueule, vase, l'inévitable mais lumineux géranium, la chrysanthème, étoile, 13l'j'» LES CORNEILLES. d'or, les menus yeux mauves de l'héliotrope, et la strophe des feuilles-fleurs, ce que créent d'agréable opulence l'Irésine et le Coleus som- brement rouges, le pyrèthre doré, la cinéraire maritime, sa vive découpure saupoudrée d'ar- gent, l'ampleur des balisiers noirâtres, l'ama- rante tricolore, le gnaphale laineux, les glaives de l'agave, puis la plébéienne, l'ancêtre, la mousse subitementjaillissante dans cette belle aristocratie des tisseuses de rayons. Jacques, amoureusement, improvisait un bouquet, le posait d'une main tremblotante au corsage de Madeleine, et ils abandonnaient les parterres, glissaient par les allées d'arbres. Les vieux rivaux des chênes, les ormes, plus doux, s'enlaçaient en fortes arcades, faisaient une nuit de crypte romane, tandis que sous les peupliers d'Italie c'était une haute, frêle voûte ogivale. Les peupliers canadiens re- muaient leurspetites ailes d'argent, frétillantes; la symétrie des folioles du frêne, sur les arca- tures moelleuses, agréait à côté de la gentille personnalité du cytise, son manteau tendre,LES CORNEILLES 195 fraîchement ajouré ; et des saules blancs, nul- lement ragots, aux bords de fragmentaires pièces d'eau, miraient leurs frondaisons de lames aiguës, blanches aux coups de soleil en revers; et quelque saule de Babylone, édicule de haut art végétal, ses frêles, pleureux et pâles filaments touchant l'onde de leurs pointes, rasant les nénuphars, toute sa toison de dou- leur épandue sur un large périmètre, prenaient fortement le cœur, le pénétraient d'exquisité mélancolique. Puis, en pente douce, des herbes s'éten- daient, l'humble vulpin et le ray-grass, des rectangles frisottants avec des polissures fugi- tives, coupés de sentiers de sable, et un coin de jardin potager apparaissait, où, parmi les légumes, des cloches de melons brillaient comme des domuscules d'argent ; des poireaux balançaient leurs sphéroïdes pleins de semen- ces. Et toujours la promenade des jeunes gens aboutissait à un grand étang, près de la grille, devant le village. Par un délicat travail de nuances, le firma-Il 106 LES CORNEILLES. ment, gris pâle au pourtour, bleuissait lente- ment jusqu'au zénith. La tour de l'église, teinte comme un camaïeu, émergeait derrière les toits ardoisés, à cheminées blanchâtres, du village. Trois îlots, en triangle, saillaient sur le tremblement léger de l'onde, et, parmi leur toison tendre d'arbustes, se profilaient quel- ques dures, sombres pyramides de conifères ; un seul peuplier noir, tout frêle, élevait chaque ramille en verticale. A l'Orient, une pagode à toits retroussés, les arêtes recourbées comme des cimeterres, apparaissait par-dessus de basses têtes de frênes, entre des trembles sensitifs. Le ciel teintait l'étang de prismes saphirins, nues d'ambre vers les bords. Deux cygnes australiens voguaient en philosophes, leurs yeux rouges pareils à des rubis, leurs becs écarlates comme des gousses de poivre de Cayenne. Un canard suivait, qui, par ins- tants, plongeait sa tête dans l'eau, relevait sa courte queue diaprée et les bouts lapis-lazuli de ses ailes, tandis que ses pattes orangées battaient mollement de bas en haut. Cols plusLES CORNEILLES. 197 longs, les cygnes noirs plongeaient sans quitter l'horizontale, hérissant un peu leurs plumes, et leurs becs vermillonnés reparaissaient mâ- chant des herbes fluviatiles. Jacques et Madeleine longeaient les bords à loisir, et, au delà d'un petit pont de poutres, ils passaient dans une chapelle de platanes. Là, causait une fontaine. Un noir géant de bronze, l'air rustre, point féroce dans son excessive toison de barbe, de cheveux, les pectoraux renflés, les reins câblés, avec une peau de bête aux épaules dont passait la tête cornue, était là rêveur sur un roc, et deux marbres bien mièvres se tenaient plus loin, les pieds dévo- rés de lichen. L'eau tombait frêlement, avec son bruit de soupireuse qui monotonise la pensée, croulait sur des marches en grès, par-dessus des pa- quets de mousse laineuse, emplissant un bassin décagone relié à l'étang, où filaient, à l'ombre, de fainéants cyprins. Les platanes étaient pâles dans le soleil, se rejoignaient en voussure de chrysolithe, au bout des troncs écorchés, ri IVI 198 LES CORNEILLES. tachetés de soufre. Hauts par-dessus la fon- taine, deux fleuves, dévorés par la dent éter- nelle, penchaient des urnes ébréchées. Les jeunes gens écoutaient, ravis, le petit clapotis de clepsydre, et Jacques s'agenouil- lait une minute, posait de dévorants baisers sur les bras de Madeleine. Un trouble venait à leur regard, leurs cœurs grondaient. — Viens ! disait Jacques, effrayé du péril de la solitude trop ombreuse. Ils partaient, allaient se reposer au petit kiosque japonais, devant la campagne d'août. Les grains étaient fauchés, des meules blondes s'édifiaient, et des tas fauves de foin. Près des rectangles hérissés d'éteules, trop secs, les prés captivaient fraîchement. Des volets se rabattaient dans la brasillante journée, des gramens se glissaient parmi les vernes des mares, et des vignes rougissaient sur l'arrière- plan déclive.XXXI Il leur arrivait de sortir des Corneilles. Leur promenade les portait fréquemment auprès d'une ferme où le travail n'avait pas la tris- tesse d'ailleurs. Un diable de laboureur vif, toujours chantant à plein gosier, y besognait en famille, aidé de ses fils et de ses belles- filles. Une des particularités du bonhomme était une ressemblance physique incroyable avec le roi Henri IV, dont il avait encore des traits de caractère, la bénévolence, la gaieté, la pertinacité sans faste. Toujours les jeunes gens faisaient une courte halte près de cette ferme, en admiraient l'ordonnance. Les bœufs rouges, patiemment broutant, circulant, ou assis sous quelque pommier, le- vaient leur œil de pensée lente, de lente diges- tion, pesamment bleuâtre, et à côté, vif, unil 200 LES CORNEILLES. élincelant poulain, animal de nerfs, s'ébrouait, rejetait, par pétulance, espièglerie, sa tête en arrière, grattait le sol de son joli sabot. Le mâtin, massif, sa langue rose dépassant ses babines, avait un autre regard que ces herbi- vores, des yeux graves et très beaux, disposés pour la vue d'ensemble, comme ceux de l'homme. Il flairait, aimait les jeunes gens, les recevait en seigneurie hospitalière. Souvent une chèvre projetait ses cornes au bord de l'ombre de l'étable, et sa prunelle lenticulaire, presque un trait dans le soleil, était bienheu- reuse d'un bonheur sec de grimpeuse de ro- chers. La gorge des pigeons se métamorpho- sait perpétuellement, et plus encore celle du coq, tandis que, impassibles, les poitrines bom- bées comme des cuirasses blanches, des pelo- tons d'oies s'avançaient par la prairie, cernées par les poules en maraude, et qu'un petit au- vent abritait la gentillesse d'une couvée jaune, avec la mère maigre, ardente, enflammée de défiance, d'amour, déployant une bravoure colérique à la moindre approche, les ailes V LLES CORNEILLES. 201 palpitantes, hérissées. Infatigable, dédaigneux de contemplation, le peuple abeille bruissait aux portes minuscules et innombrables des ruches, et toutes étaient de jolies vivantes roussâtres dans le soleil. D'autres insectes ramaient, et la bergeronnette vite volait au secours des graminivores, chassait, dévorait vaillamment les petits suceurs de sang. Cependant, dans une incoercible gaieté, Henri IV et ses fils terminaient la rentrée des céréales, et le lourd chariot débordant de gerbes arrivait par périodes synchroniques à la ferme. En passant dans sa casaque pou- droyante, le paysan répondait allègrement au salut de Jacques, dans une belle attitude d'aise, virile, digne, et familière exactement au point. — La terre m'a fait bonne mesure, cette année! dit-il un jour après quelques mots de prélude. J'ai quasi trois fois la consommation de la famille en céréales pour la prochaine année. Faudra vendre le surplus, et ce n'est guère ma coutume.f! 202 LES CORNEILLES. — Vous ne faites pas de blé ? demanda Jacques. — Nenni. Voyez là-bas ces bœufs rouges... je les crois beaux. Je fais de bonne viande depuis que je vois le Nouveau-Monde nous dévorer la culture du froment... J'ai lieu de chanter, tout prospère! — Et vous chantez, dit Madeleine, à réjouir le cœur des passants ! — Dame, ma belle mamzelle, je suis pas malheureux ! Le soleil et la pluie viennent à souhait, les étables sont pleines... voilà! Mais ça ne me suffit pas, pourtant ,vous savez ! J'ai encore un souhait, et, par exemple, un bien grand diable de souhait ! Henri IV jeta autour de l'horizon un coup d'œil large, et, sur sa physionomie un peu railleuse, une grande douceur transsuda. — Et ce souhait, on ne peut pas le connaître, sans doute, demanda Jacques. Henri IV épia le jeune homme, embarrassé : — Pardi... Quelque chose me plaît en vous... Sauf vot' respect, monsieur... Je vas donc vousLES CORNEILLES. 203 le dire. Donc, moi, j'ai pas à crier contre la terre, ni contre les hommes : la terre n'est pas avare et les hommes nous laissent ces bons arpents... et c'est juste un bon lopin pour une famille... du travail pour le père et les fils... et des économies pour les mauvais jours. Enfin, un bon sort, faut dire. Mes belles-filles, mes petits-enfants, tous vivent en joie. Eh bien! c'est drôle, ça ne suffit pas tout à fait à mon cœur, monsieur... Ce que je voudrais, sous ce ciel qui s'étend si bleu en ce moment, et sur toute notre France, et môme plus loin, c'est que tous les hommes en aient autant, tous ceux qui veulent bien travailler, s'entend. Vous me direz, et je le sais bien, que le sol de France n'est pas assez grand pour donner ça à chaque famille. Mais je ne suis pas assez sot pour ne pas savoir que la terre n'est point tout, et qu'il y a d'autres richesses, comme dit le livre que je lis pendant les veillées d'hiver. Eh bien, alors? Croyez-vous qu'avec un peu d'entente, et sans colère, ça ne pourrait pas venir un jour. Dame, qu'il y ait des riches, je ne dis pas (204 LES CORNEILLES. non, mais qu'il n'y ait pas de pauvres, mon- sieur, voilà à quoi je rêvasse après le travail, et surtout pendant le repos du dimanche... Ça serait si beau... tout ce monde qui chan- terait! Et Jacques restait surpris, extrêmement, de voir ce vœu de « poule au pot » jaillir des lèvres de ce paysan, de ce paysan qui, au phy- sique, ressemblait tellement au bonhomme roi qui disait à son Parlement : « Mes prédéces- seurs vous ont donné des paroles avec beau- coup d'apparat. Et moi, avec jaquette grise, je vous donnerai les effets. Je n'ai qu'une jaquette grise, je suis gris par le dehors, mais tout doré au dedans. » — Bénie soit votre famille ! fit Jacques avec gravité en tendant la main au paysan. — Vous en êtes donc... de mon idée? de- manda Henri IV. — De tout mon cœur! — Ah !... il me semblait bien ! Vos yeux chantent la bienvenue au pauvre monde... Les amoureux s'éloignèrent, tandis que déjà LES CORNEILLES. 205 reprenait une strophe sonore du paysan, et ils causaient longtemps du rêve candide. — Est-ce donc impossible? demanda Made- leine avec un gentil enthousiasme. — Non, mais il faudra tant de siècles ! — C'est bien noir! soupira-t-elle. — Bien noir. Et leurs ombres, excessivement longues et toutes grêles, les précédaient sur la sérénité mi-crépusculaire des pâturages.XXXII A la longue, tandis que leurs personnalités s'harmonisaient, se confondaient davantage, l'idylle devenait périlleuse. Déjà leur vœu d'amour tendait plus loin que la volupté con- fuse d'être ensemble et de se frôler, la voix éternelle les troublait, les faisait pâles, et deux événements intimes marquèrent profondément cet état. La première fois, ce fut au bord du grand étang des Corneilles, un jour que des nimbus montaient sur le paysage, se massaient impétueusement dans le zénith. L'atmosphère se dilatait, de pénible respiration, et Madeleine vibrait électriquement. C'était l'heure générique de l'orage. Dans la respiration basse d'une brise mourante, le paysage devint violet, la tourmente des nues créa une fièvre noire percée de blancs livides.LES C0HNE1LLES. 207 L'étang reflétait les âpres tons du firmament; les arbres troubles attendaient dans les îles roussies où s'abattaient des ramiers émus, et les martinets quittèrent la tour de l'église. Puis, le ciel furieux se coupa de vents élec- triques, à trous dentelés, à nues grises, gra- duellement charbonnées, enfumées, bientôt fusionnées en grandes niasses aux bordures de lumière tremblantes comme des ailes, et, enfin, un cyclone zénithal, des nébuleuses en spirales. L'air monta, subitement rare, forçant la respiration, et Madeleine nerveuse, hale- tante, charmée au fond, levait la tète, se ser- rait à Jacques. De grands lambeaux violâtres, figurant des forêts, des descentes de collines, des entassements de champs jaunes, cernèrent le cirque horizontal. Immobiles quelques mi- nutes, les arbres frémirent comme des vivants, de grands tourbillons emportèrent des feuilles, en ascensions hélicoïdales;, puis les recou- chèrent brutalement sur le sol. De brusques paix, des silences maladifs, des attentes où se condensaient les électricités énormes de cette208 LES CORNEILLES. journée, puis toute la nature luttante, tour- nante, prête à l'orage qui va bondir d'une nue à l'autre. Le premier éclair jaillit, bleuissant la Pagode, les ramures, l'eau boueuse; puis les décharges s'accumulèrent, baignant toute la coupe de splendeurs larges, ébranlant formi- dablement les ondes sonores; puis les premières gouttes tombèrent, éparses. — Mon Dieu! murmurait Madeleine. Apeurée, elle se tapissait tout contre Jacques, et un petit tremblement relevait ses épaules, passait sur sa nuque délicate. Jl la soutenait, disant quelques syllabes tendres, mais au soyeux contact de la vierge, peu à peu, il devenait tout pâle, lui-même frissonnait, res- pirait mal. Ses mots s'embarrassèrent, il regardait vaguement devant lui. Mais elle leva les yeux, vit le trouble de Jacques et se trou- bla. Dans les intermittences silencieuses ils entendaient leurs cœurs, et indomptablement leurs bouches se rencontrèrent. Puis, immo- biles une minute, dominés, ils se sentaient sous un obscur vouloir qui dénouait leurs forces.LES CORNEILLES. 509 Mais la volonté leur revint, l'effroi du péril, leurs bras se desserrèrent, et ils baissaient la tête, la chair trop émue encore pour oser se regarder. Une brise régulière courut, des flocons venus du sud se posèrent sous les masses grises du firmament. Puis, des sillons resplen- dissants, une crépitation bizarre, et une avalan- che se roulait sur les herbes, une magnifique pluie blanche. Elle fut brève, les nimbus lacé- rés s'éparpillèrent en écumes, un océan de rayons s'abattit. Avec sa peur passée, les yeux pleins du charme d'après pluie, Madeleine souriait à Jacques, et lui s'éloignait d'un pas, un instant contemplait la pose délicate de la jeune fille. — Oh! que c'est aimable à toi d'être si jeune... d'être là debout... et de me laisser t'adorer! Elle, embarrassée et rose, mordait sa lèvre, abaissait les fins rais de ses cils. Des plis vivaient doucement, variaient le discret clair- obscur de sa toilette, et au bas de la robe gris- 14I i 210 LES CORNEILLES. de nue, un filet merise courait en ondulations. Son pied s'avançait un peu, enceintde velours cramoisi, se découpait sous la cheville légère où un bas de soie mettait un treillis de soufre et d'ébène. En dessous, elle contemplait Jacques, ses grands yeux celtiques, sa belle tête pen- sive sous l'abondance des cheveux blonds, à son tour l'admirait, s'approchait de lui impé- tueusement, l'enveloppait du noir regard de son amour jaloux, et bégayait, en syllabes entrecoupées, le Cantique des Cantiques... — Venez-nous en ! dit-elle enfin. 11 doit faire adorable marcher sur l'herbe humide. Puis, tu sais, les moindres choses ont pris de la grâce Jl( depuis que tu es au château. La beauté d'un monticule les arrêta, planté de conifères. La sombre famille, presque rieuse après la pluie, presque gaie, mais d'une gaieté sage, philosophique, en contraste avec la vivacité étincelante de l'herbe, pleine d'iri- sements à la pointe des petits glaives verts, la sombre famille montait au long des plis lents du terrain. En sa majesté droite, pointant ses ïLES CORNEILLES. '211 1 aiguilles sous les cocons déchirés des nues, un grand pin régnait à la cime, et il y avait des cèdres étendant longuement leurs mains plates ; d'âpres lierres vètissant de deuil un fût mort; des sapins immobiles dans un songe de septentrion ; une jeune tribu de bouleaux, tremblants encore de l'orage, trempés, décou- vrant leurs torses délicats vêtus de" soie blan- che ; une source éphémère dans un pli de l'herbe, pleurant bas, avec de petits soubre- sauts, frôlant deux houx, leurs feuilles ourlées d'argent; des ifs, de vie lente, lourde, taillés férocement par les jardiniers, et un cyprès, un cénobite colossal, noirement rêveur, devant qui reculaient les siècles. Ils montèrent. Leurs pas se répercutaient aux concavités déclives. Entre les fûts, la religieuse lumière ondulait. Ils levaient les yeux vers le plafond d'un cèdre, et dans l'horizontalité des ramu- res de l'arbre noir, son rigide duvet cristallisé, il transsudait une lueur idéale. Elle blanchis- sait les vides légers de la trame, pénétrait en? I «—H 212 LES CORNEILLES. polygones bleuâtres par les meneaux, rasait, enveloppait les bras monstrueux, leur nudité râpeuse, leurs déroulements graves, puissants, solennels. Ravis par la splendeur silencieuse, par ce merveilleux coulement de clair-obscur, Jacques et Madeleine y percevaient comme un élargissement sacré de leur amour, et tacitur- nes, l'âme très douce, ils s'attardaient long- temps à cueillir une grappe de sensations, puis, bien lentement, avec au fond de leur mémoire un tableau robuste, un chef-d'œuvre de l'Artiste inlassable, ils reprirent leur route au long des sentiers, las et l'âme surhaussée.XXXIII La seconde tentation survint au dehors des Corneilles. Ils s'étaient égarés. Quoiqu'ils se tinssent près des rideaux de peupliers, parles sentes encaissées, ils étaient pleins de pou- dre grise, aride, l'âme un peu stérilisée par la marche sur le sol blanc, suivis de la sèche rumeur des insectes, quand, entre les aulnes, ils aperçurent une mare. Entrés dans la pénom- bre, tout de suite leur âme eut la paix du monde des eaux, la muette fraîcheur d'Oannès. Là, croissaitla beauté abondante, sa ténuité, ses minuties. Le pinceau minuscule, d'heure en heure, y retouchait. Dans les petites che- velures, dans les toisons, sur les agames flottants, sur l'élégance des graminées, des salicaires, à toutes les courbes des végétaux, continuellement la grâce ruisselait, le ravisse-—■■ 214 LES COHNEILLES. ment de la lumière, l'indéfinie métamorphose. Dans le silence, toute voix diurne y était rare. Les jeunes gens firent quelques pas. L'eau clapota sous des bonds de grenouilles. Ils se trouvèrent sur un petit promontoire, entre deux saules. Devant eux, une ouverture den- telée laissait entrer des choses lointaines, excessivement lointaines. Alors, ils se tinrent immobiles, et, près d'une colline, dans la tremblante vie lumineuse, des boeufs, des che- vaux, des hommes semblaient, à cause de la distance, glisser avec une lenteur dormeuse de rêve. Mais voilà que, rassurées du silence, sur le petit promontoire, il vint un monde de gre- nouilles vertes. Elles levaient leurs têtes, ouvraient des yeux couleur de cuivre dans la singulière pénombre, étaient, assises sur leurs cuisses, appuyées sur leurs courts avant- membres, avec leurs doigts palmés, leurs ventres blancs, les taches, les filets bruns du dos, des êtres de singulière sorcellerie, de petites nécromanciennes grotesquement con-LES CORNEILLES. 215 templatives, réfléchies. L'une, l'autre, parfois criait doucement, bondissait aux blancs pé- rianthes des sagittaires, étendait ses membres humains sous l'onde, et Jacques et Madeleine s'intéressaient prodigieusement à ce peuple, ne pouvaient le quitter. Les algues, les écail- lettes des lentilles d'eau laissaient des miroirs libres où les gerris glissaient furtivement; la grêle massette poussait des glaives déjà flé- tris, avec des ajourements longs, des losanges de vide bleuâtre, les populages se fanaient et quelque chose d'exquis s'exhalait de l'épilobe, de ses fleurettes rosâtres. De puissants ro- seaux poussaient comme des bambous. Et les ramuscules de la grande douve, la majesté de la flambe, la coriacité du terne plantain, un buisson clair de lysimaque, tout cela, dans le tamisement des rayons, des ombres de soie, des clairs de topaze émeraudée, dans le volè- tement des insectes, sous le tremblement d'un large peuplier, donnait la grande jouvence aux amoureux, l'allégresse de genèse éternelle, émanée de la Mère impérissable.216 LES CORNEILLES. Sur le cou de Madeleine, un rayon réfléchi remuait et la tête restait ombragée, dans une attention exquise, avec la vie divine des deux prunelles fixées sur le promontoire. La robe souple, à douce transparence de perle, s'har- moniait aux plantes; mais Jacques ne suivait que le tremblement du rayon dans le cou de napée, et un peu la lueur d'un rubis feu oscil- lant au bout d'un lobe couleur de liseron. Elle, préoccupée des rainettes, se sentit enlacée brusquement et les lèvres de Jacques errèrent dans sa nuque. Elle ferma les yeux, avec un frisson de satin sur sa chair; il la sen- tit faible, il se mit à genoux, dit son culte, la tête cachée dans les plis de la robe parfumée, et se perdant au contact de la Sulamite. Quand, par un immense effort, il dégagea sa tête, tous deux grelottaient. D'en bas, il la regardait, craintif, et elle, farouche, abaissait sur lui la splendeur noire de ses prunelles. Alors, ils se sentirent dans une profonde mi- sère. C'était, tout autour, insinuante, la même Voix, la Voix de la minute qui passe, de LES CORNEILLES. 217 l'Instable, de l'Éphémère. Elle chuchotait sur l'eau d'ambre, sur l'algue humble, tombait des feuilles du saule, tremblait dans les miroite- ments du soleil. Apeurés, écrasés par l'Infini qui, si vite, les reprendrait à la Vie, leurs veines étaient en tumulte. — Madeleine ! murmurait-il. Il la tenait contre son cœur, et toutes ses forces, au doux fardeau tiède, palpitant, em- baumé, s'évanouissaient. Du vaste monde, ils ne percevaient plus que les grondements de leurs poitrines. Comme l'autre jour, dans l'orage, le périlleux vouloir, obscur et immense, les dominait, commandait de créer, de se sou- mettre à la Sélection. Ils s'y refusèrent. Il recula lentement, en désordre, et sur le pied d'enfant de la vierge, sa petite chaussure ajourée, il mettait un long, soumis et triste baiser. Puis, tous deux, pen- dant longtemps, ils restèrent détournés l'un de l'autre, la chair trop lourde, tremblants de leur solitude, épouvantés de se dire une parole.218 LES C0KNK1LLES. Cependant, le crépuscule approchait, les ombres devenaient roses, des taches de lumière plus dorées se posaient au tronc du peuplier, l'eau était mystérieuse, et les rainettes com- mençaient à chanter. Ils les écoutaient, trou- vant que c'était bien un concert de filles aqua- tiques, des accents humides, admirant les métamorphoses de leurs nuances à la chute des lueurs, leurs yeux convexes devenus plus Et c'est ainsi que, lentement, la paix revint à leurs nerfs, la victoire de leur loyauté, la joie grave de n'avoir pas déçu la confiance des ascendants. Madeleine, dans un recueillement, posa ses lèvres sur la main de Jacques : — Mon doux maître! murmura-t-elle. Au loin, sur la parabole de l'horizon, le jour s'assoupissait ineffablement.XXXIV Vers la mi-septembre, l'après-midi, Pierre Laforge descendit de wagon, à la gare la plus proche des Corneilles. Il n'avait pas prévenu Jacques, voulant faire une surprise. La journée était gentille, protégée du soleil par un vélarium de nues claires. Pierre, au seuil de la petite gare, hésita. Puis, tenté du paysage placide, il résolut d'aller à pied. Une raison morale l'y poussait d'ailleurs : il se sentait en mauvais équilibre, trop ému, embrouillé. Sans doute la marche décrasserait sa pensée, la ferait plus lucide. Il partit à l'aise, après s'être fait indiquer le chemin. Tout en marchant, il préparait son entrée aux Corneilles, les phrases à dire. Une trouva rien d'autre que ce qu'il avait imaginé durant son cahotement, sur la voie ferrée,220 LES CORNEILLES. mais, dans la sérénité champêtre, il semblait que chaque pensée fût neuve. Lui-même se sen- tait neuf. Des souvenances d'antan bruissaient dans son crâne. Que la vie est drôle ! Après tant d'années d'inimitié, voilà qu'il allait deman- der la fille de Jeanne pour son fils. La que- relle finissait en fleurs blanches. Cordieu! lui n'avait pas désiré une si longue lutte. Sans l'opiniâtreté de Jeanne, depuis longtemps il aurait mis tout ça avec les vieilles lunes. Mais avait-elle été méchante, adroite à le cribler de vilaines petites blessures... et à verser de l'acide dessus! — Sacrebleu, oui! murmura-t-il. Il s'arrêta, se sentit moins neuf. Une rafale de colère passait sur son visage... 11 avait bien fallu se défendre! Alors, il avait rendu les coups, solidement. Mais c'est égal, dans l'en- semble elle avait eu l'avantage. Ah! la sacrée femme ! Un corbeau passa, ricana. Pierre le regarda avec malveillance. Et ses pensées continuaient à tourbillonner... Oui, elle avait plus donnéLES CORNEILLES. •m que reçu. Et c'était injuste, terriblement injuste. Qu'avait-il fait, lui? Dit une parole amère... une simple parole après le plus lâche abandon. En vérité, il fallait un aplomb extra- ordinaire pour se permettre de l'attaquer à cause de cette parole. — Extraordinaire! Voilà qu'il racontait ses idées aux sillons ! Et puis, qu'est-ce que cette colère signifiait? C'était indigne de sa volonté. Puisqu'il était venu avec des idées de raccommodage, il fal- lait penser à des choses douces. 11 voulait entrer chez Jeanne aussi paisible qu'un bœuf. 11 débiterait son petit boniment, il ajouterait quelques bonnes paroles qui ne signifieraient rien du tout, et ce serait une affaire embrochée. Et, si Jacques était heureux, il ne regretterait pas d'avoir mis un peu les pouces. Il avait assez vécu pour voir que ces interminables haines ne mènent absolument à rien. Redevenu neuf, il reprenait attention au paysage. De loin, il voyait déjà poindre les Corneilles. Alors, son cœur sauta. Le vieux 222 LES CORNEILLES. , monde intime ressuscita. Il se revit à l'adoles- cence, aux années larges, planant sur l'hori- zon démesuré de la Foi et de l'Espérance. Puis, son grand amour, cette Jeanne! Comment était-elle maintenant?Naguère encore elle était belle. Depuis deux ans, il ne l'avait vue. Le temps continuait-il à la respecter? Un paysan, à l'orée d'une ferme, chantait, plus gai qu'une alouette. Pierre releva la tète. Tiens ! Comme ce paysan ressemblait au roi Henri IV / — Eh ! monsieur, cria Laforge, c'est bien le château des Corneilles, là? — Oui, m'sieur, répondit Henri IV. Et il se remit à chanter, intarissablement. Cependant, Pierre franchissait les grilles du château. Au moment décisif il reprenait son allure de personnage de banque et de poli- tique. Le pas ralenti, il regardait les jardins. Brusquement, il poussa une exclamation. Sous une allée de chênes il venait de reconnaître son fils. Il n'était pas seul, Madeleine l'accom- pagnait.LES CORNEILLES. 223 — Tu ne m'avais pas prévenu! dit Jacques avec un ton de bonheur et de léger reproche. — Je voulais te faire une surprise... Je n'ai pas réussi, voilà tout! Il épiait Madeleine, la trou vait d'infinie grâce : elle ressemblait à la Jeanne de jadis. Un peu plus douce pourtant... Et Pierre comprenait l'amour de Jacques. — Mon fils est bien heureux ! finit-il par dire à Madeleine. Elle devint gentiment rose, et de sa vieille haine il ne restait plus rien. L'amour de Jacques avait tout emporté. — Allons! murmura Pierre à son fils... Je vais te chercher le Paradis. — Oh! ne le laisse pas échapper! cria le jeune homme. Il serrait les mains de son père d'un air de supplication, une vague épouvante apparais- sant au fond de ses yeux. — Rassure-toi, répliqua le père. J'ai trop envie d'avoir une fée dans la famille. Et, saluant Madeleine, il s'éloigna. Les jeunes224 LES CORNEILLES. gens le suivaient des yeux. Tous deux trem- blaient, étaient pâles. — Oh! que j'ai peur! murmura Jacques. Il serrait Madeleine contre lui, avec un gre- lottement d'amour, dans une sauvage inquié- tude.XXXV Quand Jeanne tint la carte de Pierre, elle resta une seconde éblouie de la volupté du triomphe ; une multitude innombrable de pen- sées conquérantes palpitaient dans son cer- veau. Mais, se remettant, elle donna l'ordre d'introduire Pierre. Il entra gravement, balbu- tiant deux ou trois syllabes. Et il y eut un irrésistible intervalle de silence, pendant lequel ils se considéraient discrètement. Il était resté maigre, dévoré d'une tatillonne volonté, le teint tourmenté, sans teinte franche, des taches d'ictère autour des yeux, et une multitude de fines rides venues de la facile irritation du masque. Ses tempes étaient rases, sa barbe bouquetée de poils blancs, et pour- tant un certain attrait persistait par la vitalité 15LES CORNEILLES. orange du regard. D'ailleursle corps conservait une habitude souple, vive, sans déformation. Elle avait mieux résisté à la lime impla- cable. Sa chevelure restait admirable, vivante, ses yeux ténébreusement beaux. Irritable aussi, pourtant, mais d'une façon plus éco- nome, si l'on peut dire, avec toujours un fonds de réserve qui la préservait; son teint gardait l'unité, comme un pétale blanc légèrement nué de soufre, et des soins méticuleux déro- baient les légers plis de maturité. Sous des lèvres violentes, ses dents paraissaient claires encore, à peine allongées, déchaussées... Et Pierre regardait en frémissant ce reliquat de ses années fleuries. A mesure, il lui venait un énorme regret, le fantôme de son désespoir de jadis ramené par la concordance de vibration. Il lui semblait que sa vie était vide, trouée d'une large ombre, qu'il était terrible de descendre au tombeau sans avoir eu cette femme. Dans le silence de la pièce, coupé du clair isochronisme du balancier de la pendule, du frappement deLES CORNEILLES. 227 son cœur, cette idée absorbait l'importance de tout l'Univers. Un flot d'âpre jouvence fluait à son cerveau, annulait les distances, tous les événements, toutes les variations vitales de trente an? de luttes. Comme jadis il la dési- rait, plus que jadis, avec la condensation du désir des sénilités naissantes, du sépulcre approchant. Sa chair remuait sous la redin- gote, sa bouche était abandonnée, involon- taire. Il se sentait pauvre, nu, peureux, mais plein d'un sang d'adolescence, de choses larges et naïves, singulières à lire sur la terre cuite du masque, ce masque aux lèvres sèches écartées sur le jaunissement, le trouement de la denture. Jeanne, étonnée de son silence, et qui s'em- barrassait un peu, le visage détourné, finit, d'impatience, par fixer vers lui ses prunelles. Alors, voyant son trouble, l'humidité de son regard, elle eut la perception du mouvement qui était en lui, elle-même une seconde eut à la poitrine un grand flux, un subit retour sur la route parcourue.'228 LES CORNEILLES. I Puis, le voyant si vieilli, si vilain, un cou veule, violâtre, avec tant de plis, elle frissonna légèrement, comme touchée de froid. Vit-il le passage de ce dégoût? Ses mâ- choires reprirent leur opiniâtreté, leur brièveté d'animal carnivore. Un colérique désespoir le dressa. C'était le retour de haine, sans que le désir eût complètement trépassé, la furie de son vœu inexaucé. Dire qu'elle avait trente ans été belle sans lui, trente ans été tissée de cette grâce qu'il avait cru conquérir! Et tout le temps, elle l'avait harcelé, combattu, maintes fois fait trébucher sur sa route victo- rieuse. Et maintenant! Maintenant, il fallait, vieille bête chauve, vieux chien pelé, il fallait enfin venir jeter un cri de supplication, se mettre au pilori devant la beauté de Jeanne presque intacte, cette beauté qu'on lui avait volée. Cependant, balançant sa bottine, Jeanne ne pouvait refouler entièrement l'irradiation de son triomphe, un léger sourire de femme, puéril à la fois et dédaigneux, et dans ses yeux noirsLES CORNEILLES. 229 arrivait une interrogation, l'ordre à Pierre de parler enfin. Il souffrit abominablement. Les sottises de la rancune, l'impétuosité de la vengeance con- centraient des rides autour de ses paupières, accentuaient les taches d'ictère. Il se mit à balbutier incorrectement : — Mon fils... Je viens à sa prière... il m'a supplié... de faire auprès de vous une démar- che... de vous demander la main... Ses sclérotiques jaunissaient, rougissaient; une impression d'impuissance, la trépidation de se sentir embroussaillé dans des bouts de phrases, tout le poussait hors du raisonnable, dans l'imbécillité furieuse, et surtout le visage convenable de Jeanne. — Eh bien, non! cria-t-il. Non ! Elle parut surprise, mais railleuse. Il jeta sa colère en paquet. — Ah mais!... Je ne suis pas le chien que vous croyez ! Vous avez espéré comme ça que j'allais vous lécher les pieds. Et j'ai fait cette sottise de venir ! Par bonheur, rien n'est230 LES CORNEILLES. perdu... Je ne demande rien, entendez-vous, rien, rien! Est-ce à moi les torts, est-ce moi qui ai dénudé votre existence?... Comment! après m'avoir jeté dans le ruisseau pour les pièces de cent sous de Vacreuse, voilà que je devrais faire amende honorable? Elle est bien bonne ! Et j'allais.,. Il était rustre, de geste, d'accent. Et avançant l'index ridiculement, la tutoyant : — Toi! toi! Mais je te méprise! Tu ne vaux pas... — Je vais vous faire chasser, dit Jeanne. — Fais donc ! Eh parbleu ! Ça te ressemble ! Il reculait pourtant, posait son chapeau sur sa tète, et ses rides s'effaçaient, un violent regret, un étonnement plus violent encore, lui venait du personnage absurde qu'il venait d'être. Il pensait à Jacques qui l'attendait, à ses promesses, et le sang redescendait à son cœur, ses tempes devenaient pâles. Pourtant, il sentait l'impossibilité de revenir sur le fait .accompli, il bredouillait. — Après tout... si Jacques veut épouser votreLES CORNEILLES. 231 fille... c'est son affaire... moi je ne m'y oppose pas... les querelles des parents ne regardent pas les enfants... Alors Jeanne,, debout, pâle et méprisante, chassant Pierre d'un geste large : — Votre fils épousera Madeleine quand vous serez venu me faire des excuses publiques! Il poussa un âpre éclat de rire, et, renfonçant son chapeau d'un geste d'insolence, il disparut. Elle, levant la main, faisait un serment impi- toyable, sombre, gonflée de colère etd'injustice. Lorsque Pierre fut sur le perron, devant le jardin où déjà jaunissait la lumière, il se sentit les jambes lourdes. Son sang circulait péni- blement dans sa nuque. Une concentration nerveuse le gênait à l'épigastre. Il avait le remords d'une faute immense et irréparable. Il épiait les parterres et les allées d'un vacil- lant regard, avait peur de se retrouver devant Jacques. Un moment il eut la tentation de s'enfuir, en rasant les serres. Puis, il eut honte de cette pensée, se trouva lâche et, son humeur évoluant, il s'indigna. L'armée des sophismes232 LES CORNEILLES. circula; il se trouva impeccable. Pourquoi se serait-il abaissé? Il avait promis à Jacques... et après? C'était indigne d'un fils de vouloir l'humiliation de son père! Est-ce que ce grand garçon ne pouvait pas arranger lui-même ses amourettes? Et Pierre, d'un geste rageur, balayait son remords, se préparait à prendre l'offensive. L'image de Jeanne, sa sombre silhouette, son dédain, sa beauté insolente debout sur le tapis, le dominant, le chassant d'un mouvement tranquille, cette image reparaissait en lui, envahissait toute sa substance, électrisait ses vertèbres. De ses dents jaunes, il mordait sa moustache, jurait, marchait rapidement par les allées, cherchant maintenant Jacques avec des allures de bravade. Brusquement, il l'aper- çut. Alors du malaise le reprit. Jacques et Madeleine arrivaient par la rose- raie. Ils avaient vu Pierre de loin, étaient sur- pris de la brièveté de sa visite. Et tous trois, quand ils se furent rejoints, restèrent muets, elle baissant les cils, comme attentive auLES CORNEILLES. 233 labeur d'un insecte, dans le sentier, les deux hommes se regardant en face, misérablement. Enfin, le père cria : — J'ai échoué. Alors le silence fut plus lourd, atroce. A peine Jacques et Madeleine avaient tremblé. Leurs mains s'étaient jointes. Une cane criait, deux belles guêpes de soufre revenaient obs- tinément, un jeune peuplier avait un frisson de soie claire, le sentier blanc se perdait entre les fleurs tardives, un homme, sur une colline, au-dessus des fermes, était une silhouette ato- mique, et la lumière s'ambrait encore, dormait gravement parmi les ombres colossales des choses... Le monde venait de crouler pour Jacques et Madeleine. L'énormité du cataclysme étouffait leurs sanglots. Ils ne se regardaient pas. Leurs lèvres palpitaient un peu. Par moments, ils doutaient. Puis ce dénouement leur semblait naturel, le seul convenable. — Echoué! murmura Jacques. Un pli d'épouvante coupait son front. Il! 234 LES COHiNEiLLES. I courbait les épaules, avait froid. Ses mains peu à peu se mettaient à grelotter. Il tombait dans l'affreuse analyse de son infortune, gravis- sait l'effroyable calvaire, les tempes couvertes des gouttes froides du supplice... Ses yeux étaient trop larges, terribles. — Jacques ! cria Madeleine. Elle portait humblement la main du jeune homme à ses lèvres. Des balbutiements d'es- pérance jaillissaient de sa bouche, et de larges larmes noyaient le pauvre sourire de courage dont elle cherchait à l'affermir. D'abord ému, Pierre commençait à se révol- ter contre cette souffrance dont il était la cause. L'ictère s'accentuait autour de ses yeux, il battait le chemin du talon, embarrassé, irrité du drame. Brusquement, il cria : — C'est votre faute ! Il ne fallait pas me de- mander des choses impossibles. Si j'ai été bête d'accepter, vous avez, de votre côté, manqué à votre devoir de fils en me contraignant à une sotte démarche. Est-ce que ça ne pou- vait pas se faire sans moi? Que diable!...LES CORNEILLES. 23o Maintenant c'est fini... 11 n'y a plus à y reve- nir... et je fais le serment, entendez-vous, le serment de ne plus rien écouter sur cet arti- cle. Vous savez si je tiens mes serments ! Quant à mon consentement, vous l'aurez en tous cas... et je ne vois pas pourquoi l'autre partie se montrerait plus récalcitrante que moi!... 11 s'arrêta, soufflant, et les voyant si pâles, tout dévorés par leur douleur, inattentifs à sa co- lère, il eut un mouvement d'épaules dénigreur : — Bah! dit-il platement, peine d'amour n'est pas mortelle ! Puis, fixant son chapeau, après un vague adieu, il se disposa à les quitter. Il partait à pas nerveux, sobrement découpé sur l'occident, et son ombre le suivait, oscilla- toire, démesurée. Eux restaient immobiles, dans le glacement de leur cœur, dans un dur hiver de pensée. Tout près, la nature déployait un petit coin de joie. Deux moineaux, sur un rameau de cytise, regardaient la beauté de la lumière, du disque adouci sous une fine poussière safranée. A Il II '230 LES CORNEILLES. petits pas vifs, sur ses pieds roses, une co- lombe familière marchait dans les herbes, variait la ligne ondée de sa gorge, et arrêtée bientôt, en extase comme les passereaux, éta- lant les larges pennes de sa queue, elle clignait son œil rond, innocente, toute ravie. Des némocères bourdonnaient en nuée, un petit microcosme fourmillant s'acharnait à finir le travail, un scarabée rôdait à l'ombre d'une cam- panule et la fleur se baignait doucement dans l'oblique traînée rougissante. Les feuilles lut- taient contre la désuétude annuelle, drues en- core, teintées seulement de légères chloroses... Ils n'avaient pas le courage de bouger, de dire une parole. Des choses profondes mou- raient en eux comme les rayons au fond du ciel. Pourtant, quand débuta le crépuscule, une grave débâcle de couleurs, atténuée, d'une majesté simple, ils se regardèrent en frémissant, leurs doigts entrelacés, et ils mur- murèrent à voix basse la volonté de s'appar- tenir, de lutter indomptablement contre la volonté de Jeanne.LES CORNEILLES. 237 Ils avaient marché. Des frênes les cachaient, abaissaient vers eux leurs branches. Alors, il l'attira, et son regard de volonté tomba sur la jeune fille, tranquille, pertinace. 11 murmura : — Si la lutte est impossible pourtant, me suivras-tu? Elle, aussi grave que lui, les joues tremblan- tes, répondit : — Oui. — Partout? — Partout. Leur étreinte se resserrait. Il sentait contre sa poitrine la tiède mollesse de la vierge. Elle abaissait son cou chaste, baigné de lumière d'ambre. La vénustéde son corps se dessinait, en courbes de jeunesse, de divine gracilité. Des corpuscules vibraient sur ses cheveux. Un peu de sa jupe lourde se relevait. 11 s'émut. Il mesura la brièveté de la vie, l'incertitude de toute chose; et la chair révoltée, il se mettait à genoux lentement, embrassait la robe de Madeleine, y enfouissait son front. Le soleil était vertical maintenant, avaitm m mm mi i 238 LES CORNEILLES. Il : tout un coin de paysage mêlé à sa base rouge, un coin plein de choses déliées, délicates, ra- musculées, intensément noires sur le brasier. Madeleine regardait cela vaguement. A cha- que seconde elle sentait décroître ses forces, se penchait plus molle vers Jacques. Il l'atti- rait avec douceur. L'immense désir palpitait en eux, s'amplifiait du silence, de la paix tiède de la lumière. — Jacques ! dit-elle avec un peu d'effroi. Il la tenait à demi renversée. Elle étendait les bras faiblement, semblait se défendre. Brusquement elle se serra contre lui, farou- che, toute pâle. Alors, la cloche des Corneilles s'éleva, plana sonore sur les feuillées, à tra- vers les campagnes. Cette grande voix les ré- veilla, leur rendit la force. Ils se regardèrent avec timidité, purs encore, et lentement, tris- tement, ils marchèrent vers le château.XXXVI Jeanne avait dit à Jacques les conditions de sa rentrée en grâce. Tant que Pierre ne serait pas venu faire des excuses personnelles, toute autre démarche devenait inutile. La conster- nation des amoureux, la supplication de Made- leine, la mâle douleur de Jacques avaient laissé la mère inflexible. Elle avait même signifié qu'elle n'attendrait pas longtemps ces excuses, qu'elle ne pouvait compromettre, dans une fausse situation prolongée, l'avenir de sa fille. En hâte donc, Jacques était parti pour Paris ; mais, cette fois, il avait perdu sa meilleure arme, la patience, et cela devant des difficul- tés infiniment plus grandes. Car Jeanne, il le sentait, était dans son tort, ayant dû, par un misérable orgueil, soulever la colère sanguine du vieil ennemi. Donc, il n'y aurait plus240 LES CORNEILLES. procès, essai de persuasion, mais bien de- mande de sacrifice. Son père aurait-il l'hé- roïsme, la philosophie nécessaire? L'amour paternel lui ouvrirait-il assez les yeux pour donner à sa démarche l'impersonnalité vou- lue, lui ferait-il comprendre tout le bien qu'on pouvait obtenir avec un peu de mal, et que de sauver deux existences valait une offrande d'amour-propre ? C'est dans ce sens que Jacques plaida sa cause. Mais, comme il se heurtait à une fureur toute fraîche, il échoua. Pierre Laforge refu- sait de voir avec les yeux de son fils. Sa haine pesait sur les pensées de miséricorde, les em- pêchait de prendre leur vol. 11 s'obstinait à refaire, sans même écouter les objections, l'historique des offenses qu'il avait endurées, à demander si, dans telle et dans telle circon- stance, il avait eu tort ou raison, et à chaque confirmation de Jacques, il reprenait : — Tu vois bien, mais si j'ai raison, ce n'est pas à moi de faire des excuses! Épouvanté de l'allure de la discussion, de LES CORNEILLES. 241 l'étroitesse des arguments, d'ailleurs une par- tie de sa mansuétude l'ayant abandonné dans l'excès de sa misère, Jacques rompit brusque- ment : — Père, dit-il, c'est une chose terrible que vous ne puissiez, ni vous, ni cette femme, com- prendre que votre haine est cruelle envers Madeleine et moi, c'est une chose terrible sur- tout que vous puissiez attacher plus d'impor- tance à une légère piqûre de vanité qu'au bonheur, à la vie de vos enfants. Eh bien! sans tant de mots, je vous le dis, père, las de supplications, las de raisonnements, choisissez entre votre fils et votre rancune. — Que voulez-vous dire ? — Ceci : que si la rupture de mes espé- rances devient irrémédiable, je n'y survivrai pas. Laforge pâlit, étreint d'une insupportable angoisse, fit un grand geste éperdu; puis la colère de sa peur lui monta et il cria sourde- ment : — Fais à ta tête, mauvais fils! 10242 LES CORNEILLES. — Hélas! fit Jacques. Enfin me condamnes- tu? — Fais ce que tu voudras ! Us s'étaient quittés sur cette dure parole, le fils au désespoir, le père épouvanté, mais sûr au fond que Jacques n'exécuterait son lugubre projet qu'à bout d'expédients. Et il goûtait le tragique de la scène, croyait avoir joué quel-, que peu le rôle d'un Brutus. Néanmoins, il passa les premiers jours dans des transes affreuses, ne se tranquillisa qu'après avoir en- voyé un homme sûr s'informer de Jacques, reparti dès le lendemain pour les Corneilles. Les renseignements obtenus dissipèrent ce qu'avaient de trop aigu les craintes de Pierre Laforge. — Bah! murmura-t-il, on dit ça... Et puis il paraît calme... Il est trop intelligent pour ne pas écrire encore... pour ne pas faire un nou- vel essai. Jacques, cependant, dans le train qui l'em- portait vers les Corneilles, était travaillé d'un chagrin immense. Las d'avoir tourné et retournéLES CORNEILLES. 243 dans sa tête le tout petit problème où tenait à présent son bonheur, sa pensée était obscure et les coups sourds, uniformes des pistons lui battaient dans la poitrine douloureusement. Rien n'était doux. Derrière la vitre du wagon apparaissaient tour à tour des vignobles, des coteaux boisés, les petites maisons éparses d'un village, une rive de trembles ou de sau- les, des moutons aux pâturages, ou des bœufs levant leurs longues têtes pleines de stupeur, sans qu'il prit plaisir à voir ces choses, ni tristesse. Sa peine lui suffisait, le lourd acca- blement du mauvais coup reçu. Ses appréhensions redoublèrent quand il aperçut les Corneilles. Derechef, il soupesa le destin. Qu'allait dire Jeanne? Ne parviendrait- il pas à la fléchir? Mais les alternatives des bonnes et mauvaises chances de ces derniers jours avaient usé la volonté de son espoir. 11 s'abandonnait, désemparé, se sentait dans les serres du fatal, avait une impression de déra- cinement, de perpétuelle chute. La vue du château le réveilla. Les souvenirs étaient si241 LES CORNEILLES. frais encore ! Un temps si court avait suffi à la catastrophe ! Il frissonnait ; le refus de son père lui apparaissait dans ses terribles consé- quences. Que dirait-il à l'autre pour vaincre son orgueil, plus implacable, plus fémininement cruel? Pourquoi ces deux êtres étaient-ils tant différents de lui qu'aucun sacrifice ne leur fût possible? Et tout à coup il eut l'intuition de leurs âmes hermétiques, de leur idéal mesquin, de leur moi cristallisé, féroce, et qui devait peser comme des dalles mortuaires sur l'exis- tence de leurs enfants. Non, il n'ouvrirait pas ces âmes-là à la mansuétude. Étaient-ce des intelligences? Des instincts plutôt, des instincts colères de dogues qui meurent sans lâcher leur proie. Des instincts trempés dans l'odieuse lutte sociale, dans le heurt des petits intérêts, des petites vanités, la spécialisation des facul- tés humaines sur un but étroit et misérable, une puissance stupide ; un infâme idéal de lucre que des sauvages plus nobles, au fond des savanes, repousseraient avec mépris. En- fin, fallait-il se soumettre? Non, mille fois; lesLES CORNEILLES. bons ne peuvent être faibles, il se l'était dit souvent. Mais Madeleine? Oui, elle déciderait. Et si elle ne décidait pas? Un mot lui monta qu'il ne put arrêter : mourir. La fraîcheur d'un frêne le tenta. Une grosse fièvre lui mettait des gouttes froides aux tem- pes. II s'appuya un instant au tronc de l'arbre. L'ombre du feuillage finissait en dentelle légèrement mouvante, et les ellipsoïdes de la lumière avaient àleurs rebords un iris très pâle qui préoccupait Jacques sans le distraire de son affliction. Là-bas, le soleil d'automne pleuvait abondamment sur les chaumes mûrs, tassés en moyettes, en meules, et le château, au loin, avait, dans un contour de feu, une lumière blême endormie sur ses ardoises, parmi les reflets éblouissants des vitrages. Jacques soupira, continua sa route. Quel- que chose s'allégeait en lui, pourtant, à l'appro- che des Corneilles. L'idée de voir Madeleine le faisait sourire puérilement. Il s'étonnait de son malheur comme d'une chose contradictoire avec laun LES CORNEILLES. présence de l'aimée. Les sentiers devenaient plus familiers. Des haillons de ronce pendaient au long des escarpements. Le millepertuis perforé sur le bronze des feuilles graciles détachait le moulin à vent d'or de sa corolle ; des bouillons blancs, des lichnites montaient au bout de leur hampe. Et de plus humbles, de plus intimes, le petit chêne, le lierre terres- tre, les achillées, les pâquerettes, les renon- cules, tout l'aimable petit monde des herbes ténues... Infiniment douces avaient été les heures passées aux mêmes endroits, douces comme l'âme même de la nature ! Il arrivait à un chemin plus large et il se détourna, perdit son temps à rendre visite à la petite chapelle abandonnée qui dormait à une courte distance. Une Vierge s'y tenait encore debout, quelques fleurs flétries, une couronne sur la tête et les bras. Un jour de sépulcre passait au travers des vitres poussié- reuses, baignait de tristesse intense les dalles rompues, l'autel vétusté. Et c'était mélanco- lique comme une pensée de vieillesse procheLES CORNEILLES. 247 la mort, une histoire d'abandon, de culte tombé, d'amour perdu. Il y resta quelque temps à désespérer de l'avenir, à se rappeler toutes ses mauvaises heures, tous les hasards malchanceux de sa vie, à croire qu'il n'aurait pas Madeleine, et que des conjurations le vou- laient. Puis il se remit en marche, et ses épaules s'affaissaient, frissonnaient, tandis qu'une plainte s'exhalait de sa bouche. Arrêté un instant devant la grille, il finissait par sonner. Un domestique campagnard tra- versa les allées et parut saisi d'un soudain effroi à la vue du jeune homme. Cependant il s'approcha craintif, mais sans ouvrir le battant. — Eh bien ! Baptiste, fit Jacques, tu ne me reconnais pas? — Si fait, monsieur, que je vous reconnais; mais, saut votre respect, monsieur... madame m'a dit qu'elle ne pouvait vous recevoir. Le coup frappa Jacques au cœur ; il chancela, pâle, mais calme. Il répondit avec bienveillance au valet qui248 LES CORNEILLES. s'excusait et tourna le dos à cette porte inhos- pitalière. Tout ce qu'il y avait de noblesse dans son âme se révolta contre l'affront imbécile. Quoi, lorsqu'il aurait été si aisé de lui dire... Une haine, subtilement, se mêlait à son mépris, la haine légitime contre les forces aveugles, et presque une satisfaction de n'avoir plus à garder de ménagement, de pouvoir sans re- mords, si Madeleine y consentait, opposer la violence à la violence. Il atteignit les Avelines, s'y installa, et jus- qu'au soir il eut comme un renouveau d'espé- rance qui lui allégeait sa douleur. Mais quand, à la nuit, il s'en fut rôder autour des Cor- neilles, son excitation tomba. Il se rendit compte de l'effroyable passivité des obstacles qu'on lui opposait, et que tout le mal était dans des forces morales perverses, mais qui avaient pour elles l'apparence. Rien à faire; toute violence élargirait le gouffre. Il dut se contenir, tourner comme une bête fauve, ha- leter aux décevants espoirs d'une porte,LES CORNEILLES. 249 d'une fenêtre qui s'ouvre ou se ferme, d'un son de voix. Quand la nuit fut tout à fait venue, il franchit la haie comme un voleur, s'appro- cha le plus possible de la maison, de la chambre de Madeleine. Hélas! les croisées de cette chambre ne s'illuminèrent point, et il com- prit qu'on avait installé la jeune fille ailleurs. 11 resta là, à souffrir épouvantablement, son paradis perdu sous les yeux. Désormais cette maison serait toujours ainsi close. On allait probablement même lui enlever Madeleine, la conduire au loin. L'aube vint, qu'il était à la même place en- core. Il dut se retirer, de crainte d'une sur- prise qui augmenterait la vigilance de Jeanne. Il rentra aux Avelines, sans force, le cœur épandu, fluide dans la douleur, le corps insen- sible. Des formes circulaient en lui et qu'il regardait passer dans l'hébétude, des formes qui avaient la décevante solidité des nues cré- pusculaires, qui s'effritaient, s'évanouissaient, s'obscuraient, comme répondant à une disso- lution de sa mémoire.XXXVII Des journées navrantes s'écoulèrent. Quelquefois, las de rôder autour des Cor- neilles, Jacques partait, allait sans décision, droit par la fauve nudité des champs, par la forêt, à travers les villages. Des suavités l'ar- rêtaient, de brusques beautés sous les nues basses, ou bien des coins d'intimité, un lam- beau de bourgade, un jardin, une hutte sabo- tière, l'opalescence d'une mare, et partout c'était la monotone idée d'un bonheur qui vivait devant lui, d'un endroit désirable de repos. Maigri, il ouvrait les yeux tristement, se détournait, gagnait peur d'admirer, peur d'analyser le moindre tableau de nature ou d'humanité. Souvent, la simple silhouette d'un peuplier, l'attendrissante grâce d'une bestiole,LES CORNEILLES. 251 brusquement lui gonflait le cœur, mouillait ses cils de navrement. Il s'asseyait sur une borne, au revers d'un ados, sur une racine d'arbre, cachait sa tète, supprimait la lumière par l'interposition des mains sur les paupières, et voulait se perdre en des synthèses sur les choses. C'était une minute de calme bizarre, un endormissement bourdonnant de la douleur, et le défilé des sentences stoïques coulait dans son crâne, les mots graves — Résignation, Devoir, Patrie, Volonté, Travail... Mais dans les ténèbres, peu à peu les idées se matérialisaient et le flot sonore du sang courait par ses artères en navrante palpitation. Alors, avec un geste de deuil, ses mains retombaient, et l'automne était là, toutes ses nuances douces, ses lueurs dialysées, et Jacques criait : — Je ne peux pas... Je ne peux pas!... D'autres fois, au secouement de la marche, l'instinct de lutte lui revenait, surtout si les nues n'enserraient pas trop la terre, si quel- que brise roborative courait sur les plaines.252 LES CORNEILLES. Alors il édifiait largement l'avenir, recommen- çait sous d'autres formes la destinée. Rien n'était fini, tous deux résolus et jeunes, et leur persévérance vaincrait, rongerait la haine des parents. Il reparlerait à Mnie Vacreuse; il la ferait rougir de la férocité de cette vengeance satisfaite sur des innocents.. Il marchait plus vite ; ses tempes chauffaient, une lueur s'épa- nouissait dans ses prunelles : , — Vaincre! Car c'était trop noir pour s'éterniser. Une éclaircie allait se faire dans ces ténèbres. Et la vie large s'ouvrirait, un bel univers d'amour et de splendeur, une ascension de travail, de devoir harmonieusement accompli. Dans ces futuritions heureuses, il cessait de marcher vite, s'amollissait, tendrement rêveur devant la nature. Sous le voyage du firmament schisteux, entrecoupé d'écumes, c'était la belle fête de l'année couchante, le crépuscule des feuillages qui mouraient en nuances infinies. Des peupliers ne balançaient plus qu'une houppe à la cime, d'autres écla-LES CORNEILLES. 253 taient comme des dentelles d'or; les ormes, retroussant les plis de leur robe où Octobre faisait des soutaches, dominaient de tendres tilleuls qui avaient versé tout leur thé; les hêtres s'élançaient altièrement, d'acier dans l'air automnal sous des couronnes de bronze couperosé; le peuple argentin des bouleaux laissait pendre en deuil ses grappes de feuilles unes, déjà montrait, de ci de là, l'extrême ténuité noire des ramilles; et les buissons vio- laçaient la nudité des campagnes, la douce Veilleuse, sur son pédoncule chauve, était une petite cloche discrète sur la moiteur des prai- ries; les achillées agonisaient au long des talus. Cependant, il n'arrivait toujours pas de lettre de Madeleine, et Jacques rêvait à des solutions quasi violentes, rôdait autour du château avec la tentation d'en franchir la barrière. Un soir, après de longues courses en forêt, il contemplait les dernières palpitations cré- pusculaires. Devant l'Occident, un enfant était posé sur un tertre pyramidal, et le petit être2a4 LES CORNEILLES. était noir extrêmement, découpé comme une statuette d'encre de Chine. Des prés recu- laient, fort pâles, d'un jade doré, avec de mornes buissons haillonnés, et trois barres cuivreuses nageaient sur l'eau de l'étang, l'eau de bitume faite légèrement vineuse par la vapeur froide. La masse des arbres avait une sombre puissance encore, dense, opaque, dominée de quelques frondaisons grêles, à peine' feuillues, efffloquées en charpies noires, en filaments adorablement capillaires. Puis venait l'énorme magnificence céleste, simple d'ail- leurs, rien qu'une mer de rouge, opalescente, sous un fleuve orange et un grand segment de turquoise, semé de quelque îlot de limaille, et dont la clarté jaune montait, blanchissait, s'effaçait au quart de la voûte, dans un bleu plombé, lentement fonçant au méridien. Vénus frissonnait parmi les poudres grises, une ca- vité délicieuse s'ouvrait entre les futaies. Et tout mourait. Dans le froid d'une nuit pure, couleur et calorique s'éparpillaient sous le' vaste dôme, un rêve de cristal s'ouvrait, d'im-LES CORNEILLES. 255 mobilité, de sérénité monotone sous le faible étoilement de la nuit d'Octobre, L'enfant descendit du tertre, avec un chant rustique, vague, qui s'éloignait. Une cabane eut le luxe d'une petite lumière, et Jacques sanglotait, écrasé, effroyablement seul. — Pourquoi vivre... tout est vide... et si beau cependant! Et il se figurait, par cette même nuit, assis doucement derrière une vitre avec celle qui hantait sans intermittence son intimité. Oh! tout serait si léger, la splendeur des choses si heureuse ! — Et ce n'est pas irréalisable, cependant ! Si, c'était irréalisable! De noires volontés étaient là, ennemies. Madeleine même faiblis- sait peut-être, l'oubliait! — Oh, non! non! cria-t-il dans une sombre angoisse. Et les bras étendus, dans une humilité im- mense, il implorait une pitié, cherchait Quel- qu'un dans la perspective noire, le Quelqu'un qui n'a jamais répondu!256 LES COlïNEILLES. r ' Il se mit à marcher, la tête nue. Gomme un pôle irrésistible, le château des Corneilles l'attirait, et par les sentiers mous, à travers les prés clapotants, il suivait une ligne presque droite. Des points de rubis brillaient épars aux fermes, puis ce fut une file de lueurs tami- sées, un doux centre de lumières, et Jacques s'arrêta, éperdu. Que faisait-elle? Souffrait-elle autant que lui, rêveuse, près du foyer?... Un piano s'éveilla, une vibration toute grêle et Jacques tendait l'oreille, le front contre la grille du jardin, au plus près du château. Et, dans le balbutiement de l'instrument, il recon- nut une mélodie à lui, une mélodie éclose là- bas, en Afrique, sous le resplendissement d'un beau soir, et qu'il avait une seule fois exécutée devant Madeleine, un après-midi qu'il pleuvait. — Mon Dieu!... elle se souvient! Son cœur éclata, d'immense amour, de la rage de se sentir si près d'elle — et si loin ! Il franchit la grille. En quelques bonds il se trouva sur le perron de marche, sonna fiévreu- sement..-■■.- ■ - ■ ■ LES CORNEILLES. 257 Un domestique parut, et, reconnaissant le jeune homme, poussa une petite exclama- tion : — Monsieur Laforge ! Mais il barra l'entrée. Alors, Jacques, fa- rouche, d'un large geste l'écarta, et passant à travers le corridor mi-obscur, éclairé d'une petite lampe tremblante, il ouvrait une porte déjà. Cependant, le valet, abasourdi pendant quelques secondes, poussait un cri d'alarme. Un flot de lumière jaillit, Vacreuse se montra. Ses yeux clignaient un peu, et il ne reconnut pas tout d'abord le jeune homme. Enfin, il murmura : — Comment, c'est vous ! Sa voix était tremblante, comme attendrie, et il s'avançait machinalement, tendait la main. Jacques saisit avidement cette main entre les siennes : — Oh ! merci ! dit-il. Et pâlissant, s'appuyant au mur dans la débilitation de son trouble : — Et Madeleine? 17258 LES CORNEILLES. Vacreuse devint grave subitement, avec une grise figure, un peu effrayé, et il balbu- tiait : — Je vous en prie... partez!.. Ma femme est malade... Ce serait très mal! Devant l'immense navrement du regard de Jacques il s'arrêta, très ému. Il aurait été heureux, lui, de plaire aux jeunes gens! mais il n'osait pas, toujours courbé, sans au- cune des autorités d'un époux. — Oh! finit par dire Jacques, deux paroles... rien que l'entrevoir!... Sa parole était basse, terrible d'humilité et de détresse. Vacreuse hésitait, baissait la tête. — Qu'y a-t-il donc? murmura une voix douce... Maman dort! Une forme fine se profila dans le linteau lumineux. — Madeleine! s'écria Jacques. Indomptablement, ils se rejoignirent, égarés, éblouis. De vagues phrases tremblaient sur leurs lèvres. Ils se regardaient, voyaient la trace iLES CORNEILLES. 259 de l'âpre ciseau de douleur, leur amaigrisse- ment, l'élargissement triste de leurs prunelles. Dans le blêmissement de leurs faces montait un sourire suave, victorieux... Et Jacques la soulevait, semblait vouloir l'emporter, serrée, abandonnée contre sa poitrine, — Voyons! voyons! disait Vacreuse. Doucement, les yeux pleins de larmes, il mettait la main sur l'épaule de Jacques, sup- pliait. Mais, de la chambre un appel jaillit : — Madeleine... où es-tu? Alors, durant deux secondes, leur étreinte se resserra, et une promesse opiniâtre, con- vulsive, jaillissait des lèvres de Madeleine : — Je vaincrai ! Je vaincrai ! Je ne veux pas mourir ainsi ! Elle disparut ; Jacques eut l'illusion plu- sieurs minutes encore de sa présence, voyait son fantôme, les moindres détails de son visage, les ajourements de son corsage, ses dormeuses scintillantes. Il se redressa enfin. Silencieusement, Vacreuse et lui se serrèrent la main, et il sortit en tremblant, se retrouva j.200 LES CORNEILLES. sous l'étoilement aqueux de la nuit d'octobre, et pendant des heures il y vagabonda, dans une demi-conscience de rêve sinistre. ■ mwwpwp*1" j.mp» XXXVIII Depuis la maladie de Jeanne, Madeleine me- nait une existence de réclusion morose, étouf- fante. C'était, de la part de Mme Vacreuse, une inquiétude, des soupçons déguisés sous une exagération de maternité qui emprisonnèrent d'abord la jeune fille auprès du lit de la ma- lade, et qui, plus tard, la retinrent aux côtés de la convalescente, à perpétuité. Une con- valescence lente, d'ailleurs, avec des réci- dives partielles du mal. Puis, sur tous les actes de Madeleine, une surveillance de deux valets inféodés à Jeanne. Même, un jour que la jeune fille tenta d'envoyer une nouvelle lettre à Jacques, par l'intermédiaire de la nourrice, un des épieurs fila la messagère, l'aborda près des Avelines et lui intima l'ordre, de par Mme Vacreuse, d'avoir à le suivre immédiate- El;i 262 LES CORNEILLES. ment au château. Quoique la nourrice eût affir- mé résolument être seule coupable, être allée de sa propre autorité chez Jacques, il n'en était pas moins devenu impossible de correspondre, la jeune fille n'ayant que cette unique com- plice, k laquelle toute sortie, provisoirement,- était interdite. Par surcroît de précautions, dès la rupture, on avait changé la chambre de la vierge. Main- tenant, elle était porte à porte avec sa mère, au côté du château, où des tilleuls, des ados cachaient la campagne. Elle ne voyait que le jardin, le travail défervescent de la saison, l'alanguissement du grand labeur de Cybèle aux sèves figées. Vertigineuse, lasse de voir flotter les fumerolles de la brume, ou l'indi- gent soleil pointer entre les haillons firmamen- taires, tout orange dans un bain de vapeur, elle fermait la fenêtre. Elle restait assise, sans courage. Tendues de pâleurs virginales, les murailles montraient des volutes, un dessin d'âge d'or; des livres étageaient leurs reliures jolies; des puérilités et des ouvrages traînaient,LES CORNEILLES. 263 des laines, des soies, des outils clairs, des orfèvreries. L'orteil levé, une napée argentine à lèvre courte, à figure sylvestre, riait dans la pénombre, et Madeleine allait la regarder sou- vent. Un pasteur de bronze ne l'attirait pas moins, le front ombragé largement, l'œil levé en Compteur d'étoiles, et vaguement il avait une parenté avec Jacques, une parenté dans les sourcils graves, un peu tombants, dans la coupe douce des mâchoires. Elle prenait un livre. Des mots grossissaient dans son imagination, emplissaient l'espace; elle restait anesthésiée sur la page blanche, et les amertumes de sa misère montaient : — Ah! ah! Elle reprenait la page, continuellement sub- stituait son histoire aux tribulations de la fable. Puis, tout croulait; ses artères semblaient im- mobiles, et un canal de lumière, jailli entre les rideaux, jaune, triste, plein de corpuscules, augmentait l'impression du vide formidable. Mais la vie remontait, une vibration aiguë dans la jeune chair et cette expansion était264 LES CORNEILLES. une chose horriblement dure, la suppliciait d'un infini besoin de paix et d'amour. Elle courait à la fenêtre, la rouvrait. Les cimes tremblaient, des nervures claires liaient les peupliers, un marronnier était un globe de feuilles jaunes, des yeux pétulants de fleuret- tes vivaient encore, et Madeleine, pleine d'un ravissement atroce, laissait entrer cela dans ses yeux, en flairait i'exquisité, ses deux petits poings serrés sur l'allège. Mon Dieu ! qu'avait- elle fait pour que la grâce des rameaux lui fût amère !XXXIX Elle avait gardé, parmi quelques jouets d'en- fance, un harmonica. La nuit, quand tout som- meillait, que s'en allait une grande mélopée par- les ramures, elle prenait l'instrument grêle. Entre des cumulus, l'esquif lunaire flottait. Il y avait des crinières blanches, des suies légères, de profondes constellations dansles abîmes, une écume d'océan. Madeleine, doucement, si douce- ment que Jeanne, dans la chambre à côté, ne pou- vait entendre, tentait, sur les lamelles de cris- tal de l'harmonica, d'imiter, d'évoquer l'ombre des petites fées sonores qui pleuvaient du vio- lon de Jacques. Les voix frêles tintelaient, les fantômes des mélodies d'antan frémissaient, ondulaient, suivaient le vent nocturne, et Madeleine se les figurait planant au-dessus des champs, par les prés, les emblaves, allant266 LES CORNEILLES. frapper amoureusement aux vitres de son bien- aimé. Bientôt aux envolements brisés de chan- terelle, à.des reconstructions fragmentaires, des réminiscences fidèles des nocturnes d'été, son cœur défaillait, bondé de trop suaves, trop navrants souvenirs, et elle levait naïvement le front, joignait ses doigts mincis vers les vapeurs vogueuses, les puits sidéraux, criait sa débilité à l'Entéléchie décevante : — Grâce! grâce... Oh! si tu écoutais, Dieu de la nuit! Des astres se noyaient un à un. Une nue s'amarrait à une autre, des tourbillons se déchi- raient en echarpes, le fleuve monotone du vent courait sans lassitude, colère sur les col- lines, impitoyable aux frondaisons pleureu- ses. Quelquefois la nuit était morte, l'immobi- lité s'accouplait au silence; entre des albâtres et des neiges le bleu arrivait mollement, et de larges débris de Pégase, d'Altaïr, d'Andro- mède, de Cassiopée, du Cygne, étendaient leurs limpidités immuables. Madeleine regardait l'Aigle, tout bas, croulant avec une frange deLES CORNEILLES. 267 la ceinture lactée. Le froid prenait sa douleur, l'endolorissait : elle fermait la croisée. Le ri- deau, de son faible voile, cachait l'Infini. Et dur était son sommeil, son sang brassé par des forces misérables, sa jeunesse gâtée de pesants songes, déclinante, perdant la douce, la puissante inconscience du vrai repos, de la chair contente.XL 4 Le moment arriva enfin où le docteur pres- crivit à Mme Vacreuse de sortir quelques mi- nutes, le matin. Il faisait une température déli- cieuse, toute une semaine d'automne paisible, caressant, à percées intermittentes de soleil. Les forces de la malade revenaient tellement qu'un jour elle poussa avec Madeleine jusque près de la fontaine du Géant, où les amoureux, tant de fois, avaient rêvé d'avenir. A cette ère, le réservoir décagone s'envelop- pait d'adorable deuil. Les demi-cirques en gradins laissaient fluer une eau si maigre, des filaments si capillaires, qu'à peine était-ce un bruit de clepsydre dans le grand silence, à peine de petits cercles ridés à l'orée de la pièce d'eau. Une humidité terreuse limonait le Géant, tachait les mèches noires de ses che-LES CORNEILLES. 269 veux, ses pectoraux immenses, la saignée de son bras. Les grêles statues, sous les stalac- tites, dans une robe verte d'algues, de mousses, étaient par places lavées par une colonuette d'eau, et là c'étaient des contours éclatants, des nudités neigeuses sous leur vêtement de cryptogames. Mais, autour du réservoir, les grands pla- tanes étaient presque chauves, se frôlaient de leurs tremblants rameaux, de leurs branches en cintre, et les corps de quelques-uns, apparus entre les lambeaux de l'écorce, étaient livides sous la monochrome porcelaine du firmament. L'eau était toute noire, sans fond, et les pla- tanes y profilaient leurs fantômes, très loin, très profond, dans un abîme fantasmagorique où un ciel renversé s'enfonçait suave, ombreux, d'un blanc pareil à celui d'une sclérotique d'enfant. Des cimes de ces ombres de pla- tanes, on voyait se détacher, monter vers la surface de l'eau, monter de ce gouffre superbe, des feuilles. Les feuilles y venaient, très lentes d'abord, uniformément accélérées, jusqu'à ce 270 LES CORNEILLES. qu'à la surface, l'ombre de feuille joignît la feuille réelle, et que doucement, toutes deux se missent à voguer avec des milliers d'autres ruines légères, des esquifs dentelés finement, un monde de nuances discrètes. Dans ce coin muet de désuétude, Madeleine était ivre tristement, et, fermant les yeux bientôt, le même tableau lui revenait, non plus mi-mort comme à présent, mais dans sa vie pleine, sous la verdure aurée, l'abondance riche de l'été. Oh! un jour, là, Jacques la tenait dans ses bras — des filaments moirés flot- taient — les feuilles buvaient la gaie lumière — des moineaux roux criaient — les cyprins voguaient lentement, et de grands rayons les atteignaient, les faisaient fuir — l'eau avait une voix de charmeuse — un lézard frétillait sur une grande pierre plate — du chèvre- feuille et de la ronce croissaient entre des pierrailles — il passait des carabes d'acier — un petit insecte, tout vert, sans cesse partait, revenait — des tipules en nuée, s'élevaient, s'abaissaient, vibraient en millions de coupsLES CORNEILLES. 271 d'aile — sur des rais irisés, une araignée, croisée de jonquille, dormassait, indifférente' — un oiseau, à petits cris fous, disait la joie, le ravissement de l'abondance - et Jacques se tenait là — ne disait rien — il était pâle ! — Oh! mon Dieu! pourquoi cette eau coule- t-elle encore, pourquoi tremblent les cimes des platanes!... De grandes larmes roulaient aux joues de Madeleine, tombaient dans l'eau d'encre du bassin. Jeanne, assise encore au petit banc de pierre, voyait cette scène, et, colère, indi- gnée, portait ailleurs son regard. C'était un de ses jours de cœur dur, de volonté raide. Madeleine lui semblait bête, pleine de caprice, presque de vice, une mule entêtée à ne vouloir s'arracher du cœur un fétu d'amourette, butée dans une stupide tris- tesse. Et pâlir et maigrir, quand la demeure paternelle lui était si douce, sa vie toute dorée! Il fallait être bien sotte, ingrate surtout. Et elle prétendait aimer sa mère ! — Je la ploierai ! murmurait Mme Vacreuse.272 LES CORNEILLES. Dix-sept ans, elle n'avait que dix-sept ans! A cet âge on oublie, n'est-ce pas? Bientôt, d'ailleurs, maintenant que Jeanne redevenait forte, on pourrait rejoindre Paris. Des fêtes distrairaient la gamine. Ce n'était pas une si grosse affaire d'étouffer une tendresse : est- ce que Jeanne ne le savait pas? Eh! oui, ça paraît énorme et c'est si peu. Et les plus jeunes se consolent le plus vite. Un autre passerait, il n'y avait pas que ce Jacques qui eût de beaux yeux et de belles paroles ! Personne ne serait humilié, personne ne ten- drait la joue à l'injure. Un peu de patience seulement. Jeanne s'apaisait, se découpait dans la lu- mière tranquille avec une sérénité lapidaire, une beauté raide, presque ninivite, digne d'être encadrée dans une inscription cunéiforme. Brusquement elle se sentit saisie entre deux bras frissonnants, touchée d'une figure humide et tendre ; une voix de prière et d'humilité murmurait à son oreille : — Mère ! Ta pauvre fille te demande grâce !LES CORNEILLES. 273 I Jeanne se leva. Elle avait le regard très loin, comme attentive à une hêtraie qui s'aper- cevait entre les troncs des platanes, tout en haut des emblaves. Sa bouche était tranquille, dédaigneuse et, comme Madeleine se pressait plus fort contre elle, dans une grâce filiale, elle l'écarta, elle dit : — Je suis malade par ta faute, Madeleine, et je mourrai plutôt que de consentir. Souhaite ma mort! Ces paroles de férocité tombèrent formida- blement sur la pauvre fille. Elle s'appuya contre un arbre, les yeux grands ouverts, pleins de protestation douce, et, avec un fai- ble soupir, elle s'évanouit. Peut-être Jeanne eut-elle regret. Rien ne le témoigna. Elle se pencha sans hâte, tamponna les tempes de la jeune fille avec un peu de parfum. Madeleine se ranima, sans un mot, suivit sa sombre mère. Mais le sentiment pieux, de confiance, de filial respect, trépassait en elle, laissait l'impression d'une chose arrachée, de la mort d'un être intime. 18 XLI D'abord retrempé par sa courte entrevue avec la vierge, se répétant perpétuellement ses paroles, sa promesse si formelle, Jacques était vite ressaisi par la souffrance, l'âpre doute, la vision d'une séparation éternelle. A peine s'il dormait. Derrière ses côtes maigries, il entendait, indomptables, les oscil- lations du veilleur. Elles étaient rapides, bour- donnantes, presque métalliques. Son cou, ses tempes battaient aussi. Il avait grand froid aux pieds. Il lui devenait souvent impossible de garder closes les prunelles. Il les levait, et les Formes des ténèbres entraient en lui. Des choses ondulaient aux murailles, du blanc renvoyait de la clarté, la fenêtre était une aube, une chaise semblait un squelette accroupi. Après longtemps, un bruit de flots,LES CORNEILLES. 275 incessant, écartait, submergeait la pensée. Il s'endormait. Mais jamais ce n'était l'immense apaisement, la bonne chimie réparatrice. Des choses dures butaient dans son crâne, y avivaient le chaos de l'angoisse. Un à un se levaient les songes, et tous farouches, horri- blement fatigants. Oh! ces nuits ! Souvent, sorti du cauchemar, l'étroitesse de la chambre l'étouffait d'une impression d'ense- velissement. Il se levait, sortait, allait au fond de l'enclos des Avelines. Une maisonnette y vieillissait, tout humble, à deux chambres, et la campagne d'octobre, dans sa nudité, ses grêles éteules, quelques pâtures,' était visible au lointain. Sur le toit fauve, aux vitres, au seuil, une opulence fraîche émanait de la chaste luminosité lunaire, un petit cytise roulait ses ramilles dans la cendre et l'argent, une cloche de verre luisait cristallinement. Des fermes blanchâtres bosselaient la campagne, un chien lançait quelques abois de mélancolie, des peu- pliers se posaient noirementau pied d'un mon- ticule, et le firmament pâle reposait sur les 276 LES CORNEILLES. bords de l'horizon, avec sa mince poussière sidérale, dans une beauté qui faisait trembler la chair de l'homme. — Je t'aime ! je t'aime ! criait-il dans l'es- pace, tourné dans la direction des Corneilles. 11 arrivait pourtant, par des nuits fraîches, que ses nerfs, son cerveau vibraient presque sainement, qu'une pause de paix survenait et que le sommeil lui dispensait quelque rêve exquis. Alors, sur des fonds de couleur douce, une orée sylvestre, un pacage discrètement vert, dans une lumière reposante, Madeleine apparaissait, confuse, grise, et seconde à se- conde s'affermissait, se matérialisait, avançait vers Jacques, le frôlait. Il touchait la robe, les mains roses, posait la vierge sur son cœur, et, calme, elle parlait d'avenir, de large et im- muable avenir. Il écoutait, absorbait les joies de l'Espérance, la mélodie d'une voix de chan- terelle, et ses doutes s'évanouissaient dans une sensation toujours croissante que le corps chéri était bien entre ses bras, bien abrité contre sa poitrine. Pourtant il objectait encore,LES CORNEILLES. 277 timidement, avec un vide bizarre, une impres- sion de néant entre les tempes. Elle se mo- quait, même contait que toute l'histoire de leur séparation était fausse — un Rêve. —Lui, l'attirait toujours, la serrait contre lui avec la pensée de ne plus rouvrir les bras, et sespru- nelles s'emparaient suavement des traits déli- cats, du contour des cheveux qui se détachaient noirs, presque violets sur les fonds de couleur douce. Elle continuait à le rassurer: aucun obstacle. Toutes les volontés unies pour leur bonheur... Sa mère... sa mèrel Ce mot en Jacques frappait le tocsin, des coupetées de bronze parcouraient son cerveau d'un rythme atroce, bourdonnant. L'autre mot s'y mêlait, le mot qui l'avait rassuré d'abord — un Ilêve — et peu à peu, c'était la terreur insinuante, une aridité, un étouffement, la prescience du Réel, le soulèvement de la poitrine sous des paroles qui ne peuvent pas vibrer, meurent misérable- ment dans la gorge, et enfin le dernier cri jaillissant, l'éveil... Et tout autour du malheu- reux, les Ténèbres, la Solitude, la Vérité!...I 278 LES CORNEILLES. Hélas ! il enterrait sa face dans l'oreiller, et longtemps, longtemps, il restait à contempler la cime noire de son Golgotha !XLII A travers cette sombre histoire de son être, de nouveau il vint une espérance à Jacques. Ce fut le jour où, pour la première fois, il vit Mme Vacreuse, convalescente, sortir des Corneilles. C'était le matin. Un soleil de douceur émer- geait entre des cumulus, tendrement chauffait la terre. Jacques se tenait sur un tertre, près de la grille du château, abrité derrière un massif. Le trouble des beaux matins d'automne passait dans sa chair. Des fleurs tardives se tissaient de lumière. Un corbeau glorieuse- ment se promenait sur les gazons, dévorait les limaces innombrables. Un étalon enflammé hennissait, levait son chanfrein frémissant. Au loin, des paysannes arrachaient des navets et des carottes de la terre grasse. Un semeur280 LES CORNEILLES. jetait à poignées le froment, suivi d'une nuée d'oisillons; un jardinier tondait les charmilles du château; l'église était rajeunie, prenait un bain d'or; deux chiens, fous, tournaient ver- tigineusement autour d'une cabane; et sur une déclivité, Henri IV, radieux, élaguait des arbres, chantait largement, sa riche nature toute retentissante de la vibration solaire. Mais sur la terrasse des Corneilles, des do- mestiques apportèrent une chaise longue, sous l'ombre argentée du tilleul de Hongrie. Jacques, pour mieux voir, s'avança derrière un buisson. Bientôt, bien pâle, enveloppée de sombres étoffes, Jeanne parut, appuyée sur le bras de Vacreuse. Elle s'abandonna lentement sur la chaise, avec un petit sourire devant la fête rustique, la belle mer lumineuse dévalant les collines. Vacreuse rentra, Jeanne resta seule, et une espérance grandissante troublait le cœur de Jacques : s'il pouvait arriver jusqu'à la malade, l'implorer! Si douce était la nature, si remplie de vague miséricorde ! Et, irrésolu encore, ilLES CORNEILLES. 281 tournait le monticule. Une petite porte, ouverte derrière les chênes, renforça ses tentations. Il s'y arrêta, les artères tumultueuses, et sou- dain se décida, marcha furtivement sous les ramures, atteignit le rebord de la terrasse. Jeanne lui tournait le dos; une véritable épou- vante saisit le jeune homme, il n'osa pas ten- ter le destin, il s'en alla à pas étouffés. Mais il revint le lendemain, le surlendemain, vit Madeleine assise auprès de sa mère, et, caché, il étendait les bras, il soupirait misérablement. Puis, un peu plus tard, il assistait aux courtes promenades de la mère et de la fille, il se pre- nait à songer que la guérison approchait, que Madeleine avait promis de le suivre, il mettait toute la puissance de son être dans une foi voulue au bonheur... Effectivement, ses songes parurent vouloir se réaliser, la fortune s'adoucit. Un après-midi qu'il rentrait aux Avelines, un petit paysan l'aborda : — C'est bien vous, monsieur Laforge? Et sur l'affirmative de Jacques, il tendait282 LES CORNEILLES. une lettre. Jacques regarda la suscription, respira plus vite, et dit au petit de revenir dans quelques minutes. Il restait à grelotter : — Oui... d'elle! Il déchira le pli, se mit à lire, et un délice, une ivresse pure grandissait dans sa chair mai- grie. La lettre était longue et très nette. Elle disait le déclin du mal de Mme Vacreuse, la miséricorde maternelle sourde, les irrésolu- tions de Madeleine balayées par l'injustice. Et Jacques sentait dans la clarté concise du style l'éveil d'une volonté forte à l'égal des contin- gences, l'opiniâtreté de la mère revenant dans la fille, et, stupéfait, ébloui, lisait un plan d'éva- sion simple, sinon sans obstacles. Lui partirait le 7 novembre pour Douvres, préparerait tout pour un mariage, Madeleine et la nourrice fui- raient le 10, dans la soirée, monteraient dans la carriole d'un fermier des environs. Le fer- mier, neveu de la nourrice, incapable de soup- çonner sa tante de rien d'irrégulier, les mène- rait au passage d'un train pour Paris. De là, elles s'embarqueraient pour Douvres, et, afinLES CORNEILLES. 283 de dépister les recherches, Madeleine disait avoir modifié, pour toutes deux, des costumes hors d'usage. Jacques, après la lecture, eut un moment d'incertitude, la frayeur que le projet ne fût puéril, précipité, inexécutable. Mais son cœur protestait contre le doute ; il se sentait envahi de toute espèce de certitudes très douces ; il crut à la volonté, à la persévérance, à l'adresse de Madeleine, et, appuyé contre un pommier, les prunelles immobiles, heureuses, le cerveau dénué d'analyse, il prit son notier, il écrivit le « oui » demandé par Madeleine. Tandis que le petit messager disparaissait au loin, vers les Corneilles, il restait à pour- suivre l'oiseau bleu, à laisser revenir en lui les jeunesses d'âme toutes ensemble.I XLI1I Quand Madeleine sut que sa lettre avait été remise à Jacques, une grande tranquillité des- cendit en elle. Pendant deux jours, elle eut le sentiment d'une force ajoutée à sa vie, d'un élargissement de sa destinée. Puis, des scru- pules vinrent à naître, légers d'abord, fugitifs, insaisissables, mais qui grandissaient, la tour- mentaient pendant son sommeil, la faisaient timide devant sa mère, et contre sa coutume depuis la rupture, plutôt inquiète, effarée que chagrine. Jeanne eut le soupçon de quelque chose, et toute sa vigilance, qui s'était déten- due dans la conviction que Madeleine commen- çait à se résigner à l'aventure, toute sa vigi- lance lui revint. Mais, la jeune fille étant exonérée de toute action jusqu'au soir décisif, sa conduite et celle de la nourrice ne fournis-LES CORNEILLES. 285 saient aucun indice à l'observation de sa mère qui, forcément, dut s'en tenir aux conjectures. Toutefois, à force d'induire et d'expérimenter par de petites demandes soudaines, les hypo- thèses de Jeanne finissaient par confiner à la réalité. Outre ce trouble apporté par Madeleine, un autre souci tourmentait Mme Vacreuse au fur et à mesure qu'approchait la date du retour à Paris, le souci de sa vanité, le souci de ce que pourrait penser son monde des fiançailles rom- pues, du départ de Semaise. Malgré tout, mal- gré les mesures prises par l'ex-fiancé, il y aurait des sceptiques, de ces gens qui veulent voir l'équivoque en toutes choses, et ces gens- là chuchoteraient. Dans cet agacement vani- teux, Jeanne se mettait à regretter confusément que le mariage ne fût plus possible : ce mari jeune, beau, fils d'un riche et d'un puissant, nécessairement aurait fait s'incliner le monde. Et tout en rêvant à quelque péripétie qui lui vînt en aide, quelque situation suraiguë, une démarche désespérée de Jacques, elle capitu- 286 LES CORNEILLES. lait en partie, elle songeait qu'elle renoncerait volontiers à exiger une démarche personnelle de Pierre, qu'elle se contenterait d'un mot écrit d'excuse. Les événements parurent devoir la seconder. Le 21, au matin, après avoir pris une tasse de chocolat, elle fut prise d'une défaillance et dut se mettre au lit. Le docteur, immédiate- ment requis, ne reconnut qu'une recrudescence très légère de son mal et qu'il déclarait due soit à une reprise prématurée du travail, soit à des préoccupations intimes. Après son départ Jeanne demanda Madeleine. Quand la jeune fille fut introduite auprès d'elle, Mme Vacreuse se montra très affectueuse, très triste aussi, et finit par dire : — Je ne vivrai peut-être plus longtemps, mon enfant... Je me fais patraque ! Madeleine, très émue, subitement bour- relée de remords, s'inclina sur le lit et san- glota : — Voyons !... Ne te désole pas, dit lamère... Viens ici... là!LES CORNEILLES. 287 Et tandis que Madeleine l'embrassait, elle poursuivait l'idée qui lui avait fait désirer cette entrevue : profiter dû trouble de la jeune fille pour obtenir une confidence, et elle murmura : — Vois-tu!... Si j'avais en ce moment-ci une grande douleur... je crois que ça me tuerait!... Madeleine frissonna, avec une exclamation vague, touchée au plus profond. — Qu'as-tu donc, Madeleine?... Allons, Made- leine, regarde-moi... dis-moi!... Et risquant brusquement l'aventure : — Je sais tout!... Madeleine se jeta de côté avec un frémisse- ment de terreur, balbutiait : — Non!... non!... — Si! fit la mère. Saisissant la main de la jeune fille, elle l'attirait, elle la regardait en face avec l'im- passibilité morose qui dans l'enfance épouvan- tait Madeleine, elle chuchotait : — Allons, avoue... tu voulais partir?... Tu voulais nous abandonner... Réponds donc!... Tu aurais eu ce courage, Madeleine !288 LES CORNEILLES. La jeune fille ne répondait pas, grelottante, ses lèvres rouges distendues sur les dents fines, écartelée entre son amour infini pour Jacques et l'imagination affreuse de sa mère tuée par l'abandon. Chez Jeanne, c'était, au fond, une rage, une sensation d'humiliation à l'idée de ce triomphe de Jacques, et en même temps une satisfaction indéterminée et vani- teuse d'avoir violemment arraché le secret. Elle se tut quelques minutes, la tête roulée en arrière sur le traversin, les paupières mi-closes et jouant un accablement extrême, une tris- tesse immense. Puis, d'une voix exténuée, in- termittente : — Ah ! jamais je n'aurais cru... nous quitter... partir au loin... sans calculer notre désespoir... et toi!... toi que j'ai aimée par-dessus toute chose? A travers son remords et sa souffrance, Madeleine songeait pourtant que « ce par- dessus toute chose » ne comprenait pas l'or- gueil de sa mère, et elle revoyait les phases de son immolation, de son amour jeté enLES COltNEILLES. 289 holocauste au sombre Dieu ! Mais Mme Vacreuse s'arrêtait, retenait un cri « pour un étran- ger! », disait sourdement : — Si tu voulais m'écouter... Si tu voulais suivre mes conseils... tout, peut-être, pourrait s'arranger! La jeune fille tourna la tête, surprise, incré- dule, avec pourtant l'éveil de l'espérance de — Oui, si tu voulais! reprenait Jeanne... Et pourquoi pas, dis?... Tu pourrais bien, une fois, me croire plus sage que toi. Alors, avec un regard de douceur et d'hu- milité, avec le geste de supplier sa mère de ne pas la tromper, Madeleine murmura : — Que veux-tu que je fasse? — Ecrire, dit Jeanne... ce que je te dic- terai. — Ce que tu me dicteras? Un frisson de défiance glacée, de terreur insinuante parcourut Madeleine; puis le désir d'une péripétie heureuse triompha d'elle, et elle répondit : 19Y ~~ I I I •21K) LES CORNEILLES. — Dicte... Je verrai! — Prends du papier... dans le tiroir, là... Écris : « Maman se contenterait d'un mot d'excuse écrit de M. Pierre Laforge, sinon tout est impossible! » Et signe. — Oh non! oh non! Je t'en supplie,... pas ça! s'écria Madeleine. Et le visage enterré entre ses petites mains, elle se plaignait lentement, d'une manière navrante et continue. — Écoute! dit Jeanne... C'est enfant! Veux- tu que je dise ce qui arrivera si tu obéis?... 11 arrivera ceci : Jacques ira à Paris, il pres- sera de nouveau son père... il le suppliera plus longuement que la première fois... il lui répétera qu'un mot à écrire c'est moins en- nuyeux qu'une démarche personnelle... et il vaincra... tiens! j'en suis sûre! Et s'il ne réussissait pas..... Elle s'interrompit, elle hésita, et Madeleine, oppressée, répétait : — Et s'il ne réussissait pas?LES CORNEILLES. 291 — Eh bien! reprit Jeanne... s'il ne réussis- sait pas... peut-être... oui, peut-être je pour- rais... trouver tout de même un moyen! — Oh! balbutia la jeune fille. Elle parut réfléchir encore, mais déjà était vaincue, son jeune cerveau dépolarisé par l'affirmation de la mère, par le vague délicieux des dernières paroles. Elle reprit la plume, écrivit les trois lignes dictées, signa. Puis, l'adresse faite, Mme Vacreuse sonnait, faisait venir la nourrice, et Madeleine donnait elle- même l'ordre de porter le pli, grelottante d'un effroi intime, du pressentiment inanalysé d'une contingence ténébreuse.XLIV m En Jacques, depuis huit jours, c'était une réaction de vivacité, la robuste génération de son sang, de ses nerfs, de toute sa personna- lité d'optimisme. Après tant d'heures noires, l'instinct, les nécessités secrètes de l'électrolyse organique, lui défendaient la désespérance, et il avait mis toute sa foi dans le projet de Made- leine. Il se préparait, ilécrivait à Paris, se plaisait à prévoir les nécessités d'une longue absence. C'est dans cette disposition de lutte, cette expansion de reverdis, qu'il reçut la missive dictée par Mme Vacreuse. Il eut dès l'abord la terreur de l'événement, une panique nerveuse qui le faisait scruter la nourrice, poser trois ou quatre questions, et à mesure, son in- quiétude fut atroce, lui tenailla l'aorte. Puis brusque, il arracha le cachet, lut :LES CORNEILLES. 293 — Ah!.., fit-il. Némésis revenait, le sombre écroulement des misères sur l'homme, et Jacques douta de l'amour de Madeleine. Puis, avec un désir im- mense d'ensevelissement, avec à l'âme l'amer- tume d'une trahison, il balbutia : — Dites que j'irai... C'est tout! Et la nourrice, peureuse devant sa face livide, s'en allait à pas rapides, se figurait avoir vu un mort. Quand il fut seul, il resta pendant des heures immobile, assis dans une encoi- gnure de la chambre, avec des tortures telles que, par instants, il n'avait plus son sens in- time, sa pensée s'anéantissait. Et sa fatigue devint si lourde, qu'il s'abattit, qu'il s'endor- mit. Il s'éveilla vers le soir, dans une fatigue énorme, se leva, sortit. Après une marche très longue, il s'arrêta, il contempla les choses devant lui, vaguement. C'étaient d'abord trois arbres inégaux. Le plus petit élevait un cône, l'autre se détachait en haillons, traînait des fourrures chaudes à côté de grêles nudités, et le troisième, tout:i 1 294 LES CORNEILLES. fin, grandissait en flèche, par chaque rameau escaladait indomptablement le firmament. Il partait un chemin blanc, qui se perdait, s'éva- nouissait dans une étendue grise, confusément montante vers la côte lointaine dessinée noi- rement dans une vapeur de chaux. La Lune était enfumée; un Calvaire triste, déchiré, montrait un baliveau pareil à une Croix. Et la lumière sur le chemin, sur la côte, sur le Cal- vaire, surtout entre les arbres compagnons, était tellement fine, tellement belle, qu'après le premier cri du ravissement, Jacques se sen- tait de l'épouvante, l'épouvante du temps qui passe, de la nébulosité où se heurte l'idée devant la sensation du Beau. Vacillant, il recommençait sa marche, il s'en allait contempler les épaisseurs des Corneilles, et longtemps il y attendit quelque chose, un imprévu de féerie, l'arrivée de Madeleine entre les hauts troncs des arbres. Mais tout se tai- sait, les escadrilles nuageuses continuaient à siller sous la Lune, le silence dormait sur les emblaves, dans les soieries, les mousselinesLES CORNEILLES. 295 du clair-obscur, et Jacques démarrait, retour- nait aux Avelines, faisait atteler la carriole pour se rendre à la ville prochaine et prendre le premier train pour Paris.XLV « Ce ne fut pas sans plaisir que Pierre Laforge apprit les concessions de Jeanne. Résultat inespéré qui lui en fit entrevoir un autre. En- core un brin de résistance et tout cédait; on ne parlerait plus d'excuse, on serait trop heu- reux seulement qu'il consentît. Ses craintes pour son fils avaient disparu. En vérité, Jacques avait maigri, était cruellement ravagé ; mais, tout s'arrangeant, il redeviendrait prospère. Même, afin de presser les événements, il crut bon de se montrer tout à fait intraitable, se déclara déterminé à ne faire aucune espèce d'excuse. Jacques partit là-dessus, sans force pour la révolte. Dès son arrivée, le lendemain, il envoya un petit paysan au château, avec un billet pour la nourrice. Le messager fut accueilli par une« LES CORNEILLES. 297 femme de chambre préposée par Mme Vacreuse et qui parvint à se faire donner le pli en assu- rant qu'on le remettrait à la nourrice. Le gar- çonnet, timide, céda, sans oser rapporter la vérité à Jacques. Toute la journée se passa en courses dans les bois, en rôderies autour des Corneilles. Personne ne parut au jardin, ni Jeanne, ni Madeleine. Au soir, nulle réponse n'était venue. Sa lettre pourtant était pressante, sollicitait la mise à exécution du projet d'enlèvement comme le dernier espoir qui restât. Tenaillé de cette phrase qui terminait le mot si court de Madeleine « sinon tout est impossible », il se mettait à désespérer, à songer qu'elle avait eu peur au dernier moment, qu'elle le sacrifiait à sa mère. Madeleine, cependant, se rongeait. Le laco- nisme de Jacques l'avait effrayée. Vingt fois, dans un interrogatoire minutieux, la nourrice avait répété la phrase de l'amant, et que cela avait été dit avec amertume, très doucement, mais si tristement! Le remords de la jeune298 LES CORNEILLES. fille était immense. Elle se trouvait infiniment lâche d'avoir cédé à sa mère. Enfin, elle sut le départ de Jacques, se tranquillisa un peu. Le surlendemain, à l'heure du retour probable, l'inquiétude la reprit. Lorsqu'elle voulut parler à sa nourrice, elle ne la trouva point, apprit qu'on l'avait envoyée à cinq lieues de là, chez des parents. Alors la pauvre fille s'affola, con- çut les craintes les plus vives, finit par se jeter aux genoux de sa mère, par la supplier de ne lui rien celer. Jeanne la rassura. Instruite de l'échec de Jacques, elle méditait un nouvel atermoiement qui préparât la rupture. Elle pensait d'exiger une année entière de sépara- tion, avec des promesses plus ou moins for- melles. En un an elle arriverait à détacher sa fille, Jacques môme se lasserait. La loyauté des deux jeunes gens faciliterait l'entreprise. Mais, en attendant, il fallait parer aux péripéties possibles. Elle affecta donc un grand malaise, exigea la présence continuelle de Madeleine. La journée se passa, pleine d'angoisses. Au soir, Madeleine ne cachait plus ses larmes,LES CORNEILLES. 299 é si bien que Vacreuse pleura presque, lui aussi, le cœur contristé, avec des supplications muettes à sa femme. Celle-ci, l'âme débor- dante de fiel, se répandit en gronderies ; la veillée fut lugubre; tous les liens de la famille semblaient rompus, on n'échangeait aucun regard, de crainte d'y trouver du désespoir, de la tristesse ou de la menace. On dressa un lit pour Madeleine dans la chambre de Jeanne. Ces précautions épouvantèrent la jeune fille, lui donnèrent d'affreux pressentiments. Toute la nuit, la mère put entendre les soupirs ex- halés de ce cœur qu'elle torturait. Une fois même, elle essaya d'une consolation, mais Madeleine, révoltée, ne répondait plus. Elle souffrait trop; sa mère lui paraissait féroce. De bonne heure, elle fut debout. Jeanne dor- mait encore. La jeune fille put sortir sans être entendue. Elle descendit au jardin. C'était un jour doux; le grand Vent de la nuit semblait apaisé par l'aube, et les nues claires qu'il avait charriées jusque-là conti- nuaient à marcher très lentement sur la pâleur 300 LES CORNEILLES. grise de l'azur. Au levant, les strates rouges des tempêtes achevaient de mourir, et c'était partout, sur les labours, dans la lumière hori- zontale, une brume éblouissante posée à ras du sol, comme une décoration d'Olympe où les dieux avaient fêté la nuit et qu'on n'avait pas encore fait disparaître. Dans les allées fraîches Madeleine promenait ses pas indécis, le trouble de son âme. Une dernière pudeur l'empêchait d'aller aux Avelines, la crainte aussi de gâter la situation en irritant sa mère. Le matin lui rendait quel- que espoir avec son éternelle splendeur d'en- fance, toutes ses teintes jeunes et molles, sa griserie optimiste. Mais un bruit de charrette se rapprochait, et Madeleine, par une échappée, put voir une carriole attelée d'un cheval gris et que condui- sait un jeune paysan. Les ailes d'un bonnet de femme battaient au vent de la course. — Mais c'est nourrice! fit la jeune fille. Elle se précipitait; la carriole entrait aux Corneilles. Madeleine eut beau courir, déjà laLES CORNEILLES. 301 nourrice disparaissait dans une porte de ser- vice : — Nourrice! nourrice! La bonne femme se retourna, s'approcha et tandis que Madeleine l'embrassait, elle lui glis- sait une lettre dans la main. — Prenez vite, Mam'zelle, madame me de- mande. Déjà Madeleine avait serré le billet, courait se cacher aux profondeurs des massifs. Là, elle regardait la lettre, n'osait l'ouvrir. — Mon Dieu! mon Dieu! Est-ce bon, au moins ? Elle déchira l'enveloppe, déplia le papier. Il n'y avait que ces mots : « Puisque tout est inutile, adieu ! »XLVI Là-bas, aux Avelines, où Madeleine s'était envolée, on n'avait rien pu lui dire. Sinon le grand nombre de lettres que le jeune homme avait fait porter à la poste, ils n'avaient, dans leur apathie paysanne, fait aucune remarque particulière. Pour Madeleine, ce détail simple des lettres eut l'affreuse clarté de la foudre. Elle se tordait les mains à une pensée qui l'envahissait, qu'elle n'osait exprimer, qu'au- cune puissance au monde ne lui aurait fait exprimer. Elle était revenue vers les Corneilles, toute plaintive et douce, avec une imploration conti- nuelle et ardente à la divinité. Mais, aux abords du château, elle s'arrêtait, réfléchissait que sa mère l'empêcherait de ressortir. Elle ne vou- lait plus être enfermée, elle voulait chercher .LES CORNEILLES. 303 Jacques, le retrouver. Un aboi grondait dans le jardin, l'aboi de Marcus, et elle se remémo- rait des histoires où des chiens retrouvent leur maître. — Il faut que j'aie Marcus! pensait-elle. Elle s'approcha, appela l'animal à voix de plus en plus haute. Il l'entendit, il vint ram- per à ses pieds, la couvrir de caresses. Elle l'amena aux Avelines. Là, comme la fermière était seule, Madeleine eut l'audace de deman- der à voir la chambre de Jacques. La bonne femme, d'ailleurs tenue au courant par les caquets, ne fut pas surprise de cette requête, mais défiante et curieuse elle accompagna la jeune fille. Ellle avait, cette chambre, l'ordre instinctif de l'officier. La fenêtre était ouverte et Made- leine le vit penché dans l'embrasure à tous les soirs navrés de la séparation. Elle reconnut la forme de son corps dans la capote pendue à la muraille, la trace de sa main dans l'éparpille- ment de quelques livres sur la table. Jamais plus forte émotion et plus adorable ne lit804 LES CORNEILLES. frémir son coeur, que de se trouver dans cette chambre où il avait vécu, respiré et souffert pour elle. Et tant fut indomptable la secousse qu'elle s'abattit sur le lit, mit passionnément sa bouche de vierge au creux de l'oreiller, là où naguère reposait la tête blonde de l'amant, et longuement baisa cette place, y sanglota. La fermière pleurait silencieusement, et Marcus, induit par la tristesse ambiante, se prenait à hurler. Alors Madeleine se retourna et nulle honte ne la prit devant l'étrangère, comme si elle eût été l'épouse qui pouvait sans rougir aimer ainsi, toute préoccupation mon- daine enfuie devant l'intensité de la minute présente. Elle prit sur la table une paire de gants, les présenta à Marcus. L'animal re- connut l'objet, le manifesta par des bonds joyeux. — Si Monsieur Laforge rentrait, dit Made- leine à la paysanne, dites-lui de m'attendre, que je reviendrai tout à l'heure. — Je n'y manquerai pas, mam'zelle. Dehors, le chien, dans un inquiet furetageLES CORNEILLES. 305 s'orientait. Madeleine lui présenta de nouveau le gant. Il eut un gémissement très doux et reprit sa quête. 20XLVII Le chien allait très capricieusement, et Made- leine s'étonnait de tous les détours, mais se fiait à la bête sagace. Dans son cœur doulou- reux d'amoureuse, elle avait un noir délice à suivre le même chemin vagabond que Jacques avait dû parcourir, foulait avec je ne sais quel respect ce sol. Une fois, sur un morceau de mousse elle vit la trace d'un soulier, et elle poussa un cri, toute raide. A voir tout ce vagabondage elle comprenait la souffrance de Jacques; les détours de l'animal étaient comme l'écriture où elle lisait le drame, le poignant hiéroglyphe de douleur, d'âme égarée, perdue, illogique de désespoir. Mon Dieu! Entre les grands hêtres, leur majesté, leurs belles colon- nes de bleuâtre baryum, montant haut, tout haut, solennellement, dans cette salle hypostyleLES CORNEILLES. 307 végétale, sous les dais de toison roussie, les meneaux percés de livide luminosité, elle s'ef- frayait, ayant, plus fort, une idée sinistre, une idée d'énorme cataclysme, comme si le monde, pour elle, allait sombrer. Elle soupirait, quel- que chose d'implacable sourdait de l'harmonie des arbres, avec une inimitié plus lourde, ce semble, du tordement des chênes, de leur attitude plus convulsive, moins froide. Mais elle avait une belle vaillance, levait son petit front volontaire. Pourtant la forêt était trop âpre, puissante, pesant sur sa menue personnalité. Elle se sentait dans une vie inconnue, en dehors d'elle, avec une impres- sion païenne de dieux vagues, cachés aux grands hêtres, épiant aux troncs des chênes son passage. Une blancheur quelquefois sem- blait la marche d'une lumière, une silhouette d'encre, la rôderie d'un homme. Parfois, une malveillance, une méchante épine prenant au passage la robe... Les chênes étalaient leurs feuilles roussissantes, mais opiniâtres, qui devaient dans le blanc hiver avoir un frisson-308 LES CORNEILLES. nement de haillons de cuivre sous la bise. Ils étaient sur la partie aride du sol... magni- fiques, pertinaces, vivant leur dure vie dans leur dur bois, arrêtant les végétations, sauf les cryptogames, des mousses, des champi- gnons qui montaient leurs domusçules sinis- tres sur le pédoncule mou, tachetés, avec par- fois une vague sanguinolence, des aspects de chair. Il en émergeait là de monstrueux, une prolifique vie inférieure; ils effaraient la jeune fille, la faisaient marcher précautionneusement, pousser un petit cri, toute pâle si son soulier détachait un des chapeaux, l'envoyait rouler sur la mousse, montrant sa concavité, ses lamelles rayonnantes. Sa petite chaussure, trop délicate, entravait la marche ; le vent s'abattait souvent en bru- tal, faisait siffler la robe comme un voile. Madeleine avait froid, sentait du formidable dans les solitaires pénombres, aux courts ho- rizons du sous-bois. Elle avait de l'enfance à l'âme, retenait le chien près d'elle, pour la pro- téger, d'un air de supplication levait les yeux.LES CORNEILLES. 309 A travers la délicatesse automnale, les beaux haillons encore feuillus, les trames noires, venait un variable firmament. Il était pâle, avec des jaunes troubles, des nuances fauves, et une gaze, une fumée, allait vélocement. Tout son jeu de couleur, ses belles tonalités mates, ternes, des éparpillements, des nébuleuses, des toiles d'araignées nuageuses, des étains dépolis, un vague abîme de lueur dans le cou- chant, l'orient couleur de muraille, tout prenait l'âme, doucement la noyait de chagrin et de tendresse. C'était une saison d'amour, on le sentait, une saison de chauds, de froids alter- natifs, de variables vibrations dans les orga- nismes, et le grand cerf passionné, aux con- fuses, profondes solitudes de la futaie, las, maigre, fier, gardait le harpail de grêles biches, bramait, gravement roux, équitable et beau sultan. Des bouvreuils épiaient, écou- taient quelque bruit de travail, coups de hache, de scie, comme intéressés, amis du barbare humain; un roitelet, frais venu du mois de septembre, assis dans un petit sapin,310 LES CORNEILLES. IV disait une phrase fine au jour couchant; des moineaux friquets tournoyaient, revenus d'ex- pédition, au-dessus d'une clairière, prêts à s'ébattre aux petites niches des arbres. Elle allait toujours. Le chien, vif à l'entrée en forêt, avait sans doute fini par comprendre la fragilité de sa compagne : il allait plus len- tement. L'heure crépusculaire peu à peu ap- prochait, mais l'opacité des vapeurs devait arrêter la grande fête des coloris, le jour décé- dant dans un Océan de grisaille. Une lassi- tude farouche descendait, le vent cessait de se ruer aux rameaux, le vert des mousses, le bronze des feuilles, les grandes poutres fores- tières étaient dans de la lumière de rêverie. Aux carrefours, Madeleine s'arrêtait une minute, sondait de son regard noir, plein d'angoisse, d'amour infini. Soudain, au bord d'un pli de la forêt, elle tressaillit. Sur le chemin de cendre, au tour- nant, un homme venait, mince, torse, très haut, dans des pantalons roussâtres, une ca- saque de misère. Il portait un peu de boisLES CORNEILLES. 311 sur son bras, des brindilles, et, arrêté en voyant l'étrangère, la jolie étrangère en den- telles, il regardait avec des yeux clairs de défiance et de sauvagerie, des yeux d'éternelle pauvreté, mais sans haine ni colère, d'une sorte de fauve douceur sylvestre. Madeleine eut le cœur ému, vit dans ce spectre, sous l'arcature grisonnante d'un frêne, je ne sais quelle entéléchie du grand travail méconnu, de toute une humanité désespérée, sans plainte mourant au fond des cabanes, et le remords lui montait de son existence passée, si large, si abondamment heureuse, insou- cieuse des pauvres chairs bises qui maigrissent dans l'âpre combat, sans récompense. Madeleine avançait encore, la traînerie de la diffuse lumière était plus douce, on sentait que le crépuscule, maintenant, débutait, lut- tait harmonieusement derrière les nuages, mais les choses restaient claires, d'une clarté de mystère, immobiles. Le chien, brusquement, fit deux, trois gémissants abois : Madeleine se sentait mal au cœur, et les fûts géants s'élar-312 LES CORNEILLES. f gissaient, des fougères roussies s'étalaient contre le sol, une grande vasque de ciel gris s'étendait, libre de ramures. Alors, le tremblant voile du souvenir se souleva au cerveau de Madeleine, découvrit une suave, pénétrante scène du passé. L'Éden de juin était là, la mare ronde, aux roseaux flétris, la grotte encore toute verte, et les deux hêtres debout, moussus au nord, glabres au sud, dans le bronze clair, tombant, de la dé- suétude, et il semblait à Madeleine entendre s'élever, s'abaisser, le son lent du cor, la plainte harmonieuse comme la voix de l'ar- cane forestier. .XLVII Le chien, de nouveau, gémit, leva sa noire tête constellée de blanc, deux yeux de noir bleuâtre, la gueule béante. — Mais quoi donc, quoi donc? s'écria Madeleine toute pâle. Et soudain, entre l'orée de droite de l'Éden, entre des fougères sèches, elle vit une forme étendue, sombre, et vers laquelle le chien marchait lentement. Alors elle eut un froid atroce, les lèvres bleues, le cœur mort une seconde, puis battant impétueusement, funè- brement. Elle voulut voir, s'avança. — Oh! cria-t-elle. Elle ne croyait pas encore, regardait avec des prunelles trébuchantes. C'était lui, pour- tant, étendu là, pâle de la grande pâleur, effroyable et d'une beauté d'archange sur le314 LES CORNEILLES. fauve sol, sous le gris solennel du firmament. Du sang coulait encore de sa poitrine, sa main droite allongée se cachait sous une fougère. — C'est toi.., bien toi! Elle tomba là, pesamment, sur ses genoux, mit ses lèvres douloureuses sur les lèvres de marbre et aucune plainte ne la secouait en- core, dans l'énorme étonnement de l'aventure. Elle soulevait la tête de Jacques, frissonnait au soyeux contact des superbes cheveux blonds, précipitait les baisers avec la folie d'espérance de son amour, l'espérance d'une résurrection. Mais elle sentait toujours plus l'épouvantable froid des joues, la féroce inertie de la bouche adorée, et le désespoir venait, dominait la ter- reur, se fondait avec la certitude. Les sanglots montèrent, un âpre flux qui déchirait la poi- trine de la vierge. — C'est donc vrai! Vrai! cria-t-elle, rauque. Ah!bien-aimé,monpauvre,mondouxJacques... mon doux Jacques! Et j'ai dit non, et je ne le pensais pas, et tu as cru... en mourant... Mon Dieu, tuas cru cette parole... et voilà le mondeLES CORNEILLES. 315 écroulé maintenant... rien que la nuit, la nuit, toute noire. Mon Dieu ! mon Dieu ! mon Dieu! Elle relevait, avec un reproche immense, sa pâle figure vers le ciel, tragique et toujours pleine de sa frêle grâce, et tout mourait dans sa tête, disparaissait dans la cendre de sa vie. Son pauvre cœur balbutiait entre ses côtes, s'affaiblissait, sa voix se lassait, s'éteignait, et il ne venait plus que de larges larmes, intaris- sables, entre les grands cils ombreux, sur les joues blanches. A voix toute basse, elle se mit à parler au mort : — Tantôt, sous les ramures, quand j'ai ren- contré cet homme... l'espoir m'est venu, abon- dant... et j'étais si sûre de te retrouver, si sûre! Je me sentais puissante, capable de toute victoire. Nous serions retournés ensemble aux Corneilles, devant maman, et j'aurais parlé, oh! j'aurais dit tout mon cœur... tout mon cœur, dit l'impossibilité de vivre sans toi...et que tu étais sans haine, sans colère, et que la querelle de famille n'existait pas pour nous...316 LES CORNEILLES. et que tu l'aimais bien elle... Et elle aurait compris, vois-tu, elle auraitcédé... bien sûr, et père aurait parlé pour nous... Oh! et te voilà parti, te voilà parti, tout froid, qui ne me réponds pas...... parti avec une âme qui me soupçonnait... Oh! tu as même pensé peut-être que je vivrais sans toi?... Soulevée, elle regardait, furetait, et tout à coup écarta les fougères qui couvraient la main droite de Jacques. Un canon nickelé scintillait, le canon d'un revolver échappé aux doigts du mort. Avec un cri d'amère victoire elle le prit, le regarda. Il était chargé largement: cinq balles restaient aux courtes chambres de la roue : — C'est ça qui t'a tué! dit-elle. Ses larmes s'arrêtèrent, une gravité très douce parut sur sa figure, elle déposa l'arme soigneusement, dans la mousse. Puis, assise à côté du cadavre, les lèvres naïvement entr'ou- vertes, elle resta là rêveuse, comme une ado- rable divinité forestière. C'étaient toutes sortes de petites choses, un peuple de chromatiques iLES CORNEILLES. 317 souvenirs apparaissant entre les portes de la mémoire, et bien des jours d'enfance oubliés, bien des croquis d'infini charme, et l'aurore éblouissante delà nubilité, la Genèse nouvelle, l'Univers peuplé de prodiges. Les premiers bégayements du sens intime, un milieu de sécurité, large et moelleux, en belle lumière, un sentiment vague de souveraineté dès l'aube sur des gens gravitant autour d'elle, des profils de jouets, l'accomplissement des pe- tits désirs puérils, la ténacité, les virtualités de joie, d'intense renouveau d'impressions du petit être, tel rayon de soleil, telle féerie entrevue au théâtre, tel coin de nef dans la pénombre bleuâ- tre, un arbre blanc de fleurs, la douceur d'une amitié, de furtives curiosités satisfaites, telle parole, tel baiser de la mère, le nuageux lit de l'enfant, puis de la vierge, la placidité affec- tueuse du père, la bonne, aimante nourrice aux yeux bovins, des tendresses de personnes, de bêtes, d'objets, lecharme brusque d'une petite scienceacquise, d'une sonatebienjouée, l'incul- cation par la mère d'une haine contre un incon-318 LES CORNEILLES. nu, des heures de pénétrante familiarité, le brusque éblouissement du monde, des fian- çailles, de la sérieuse, responsable vie débu- tant. Elle frissonna soudain en levant le front. Las d'attendre, le grand chien s'était levé, et léchait lentement la poitrine de Jacques. — A bas! fit Madeleine. L'animal obéit, se coucha docilement sur la mousse, et le rêve revint au fond du cerveau triste... Lentement, la pensée arrivait au soir de juin, à la lune dichotome croulant au fond de l'occident, et la frêle voix instrumentale s'élevait, l'essaim des petites fées sonores. Mon Dieu! un élargissement se faisait dans l'univers, les formes étaientrenouvelées, la vie semblait devoir palpiter si douce et sans ja- mais tarir!............ L'ombre se mêlait subtilement au crépuscule, une poussière, une vapeur coulait sur les cimesLES CORNEILLES. 319 des grands chênes et, lointaine, une petite cloche tremblota : — L'Angelus! murmura Madeleine avec dou- ceur. Elle souleva le revolver, le contempla atten- tivement; un frisson, une grande palpitation de ses fibres la parcourut. Ses dents bruis- saient, elle continuait à écouter le tintement candide de la cloche, sérieuse et la lèvre amère, prise de l'indomptable dégoût de la vie. L'An- gelus s'éteignit. Alors, elle se pencha lente- ment vers Jacques, embrassa encore ces lèvres fermées par la pesanteur incommensurable, cette figure de livide splendeur, et le dégoût de la terre, de sa noire destinée la reprenait à mesure. Elle respira vivement l'atmosphère sylvestre, essaya de voir un astre au zénith entre les hautes frondaisons. La grisaille épaisse couvrait la voûte, mais une clarté trans- sudait de la lune cachée. — Mon doux Jacques!... La vie pouvait être adorable ! Elle avait levé l'arme. Elle l'appuya sur sa320 LES CORNEILLES. poitrine à gauche. Un petit éclair jaillit, un bref crépitement, et elle tombait là, près de lui, ensevelie dans l'Immuable. Et dans les demi-ténèbres, la tête levée douloureusement, le grand chien hurlait, em- plissait d'une plainte funéraire les larges, les sommeillantes futaies. Paris. - Maison Qunntin, 7, rue Saint-Benoit (MUSÉE DE LA LilIÉSÀTURELIBRAIRIE MODERNE 7, RUE SAINT-BENOIT PARIS Collection grand in-18 jésus, à 3 francs 50 le volume Contes modernes, 4 vol., par Gaston Bergeret. Céleste Prudhomat, 1 vol., par Gustave Guiches. La Brèche aux loups, 4 vol., par Ad. Racot, ouvrage couronné par l'AcADÉMIE FRANÇAISE. La Marie Bleue, 4 vol., par Ch. de Bordeu. Mam'zelle Vertu (nouvelle édition), 1 vol., par Henri Lavedan La Grande Babylone, 4 vol., par Edgar Monteil. La Mal'aria, 1 vol., par Henri Rochefort. Mademoiselle, 1 vol., par Edouard Cadol. Richard Wagner et le Drame contemporain, 1 vol., rai Alfred Ernst, introduction par L. de Fourcaud Lydie, 4 vol., par Henri Lavedan. L'Ennemi, 4 vol., par Gustave Guiches. Provinciale, 1 vol., par Gaston Bergeret. Histoires insolites, 4 vol., par le comte de Villiers de l'Tsle- Adam. 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