J.-H. ROSNY Résurrection LIBRAIRIE PLONML Aa A ^^ >À rt Su* S7U STION /VA-pu L'auteur et les éditeurs déclarent réserver leurs droits de reproduction et de traduction en France et dans tous les pays étrangers, y compris la Suède et la Norvège. Ce volume a été déposé au ministère de l'intérieur (sec- tion de la librairie) en octobre 1895. ŒUVRES DE J.-H. ROSNY Nell Horn, roman de mœurs anglaises.......................... i vol. Le Bilatéral, roman de mœurs anarchistes et collectivistes........ — Marc Fane, roman social...................................... — L'Immolation, nouvelles....................................... — Les Xipéhuz, merveilleux préhistorique......................... — Le Termite, roman de mœurs littéraires........................ — Les Corneilles, roman contemporain............................ — Daniel Valgraive, roman contemporain........................ — Vamireh, roman préhistorique.................................. — L'Impérieuse Bonté, roman contemporain...................... — L'Indomptée, roman contemporain............................. Renouveau, roman contemporain............................... — PARIS. ---- TYP. DE E. PLON, NOURRIT ET Cie, 8, RUE GARANCIERE. ----8H mm,=p_-. ________—___ — J.-H. ROSNY RÉSURRECTION PARIS LIBRAIRIE PLON E. PLON, NOURRIT et C", IMPRIMEURS-ÉDITEURS RUE GAR4BC1ÈBE, 10 Tous droits réservésLIVRE PREMIER....... à LA RESURRECTION i Je revenais de loin, après des années, rappelé par la mort de mon frère. L'âme de la nature vibrait profonde en moi, un soir d'août, triste et merveilleux soir, si cruel au fond du ciel mort, dans son vêtement de nues pendantes. Pas de pluie, pas de vent, ni d'éclairs, mais un orage latent, une lourde et écrasante électricité. Le jardin m'émouvait gravement, les groseil- liers, l'impérissable abricotier du fond, les feuilles aussi immobiles que le ciel, deux grandes chauves- souris qui semblaient les mêmes chauves-souris qui m'attendrissaient le soir jadis. Et le gravier cendreux, la porte à claire-voie moisie, les fleurs sans parfum, — car mon frère exécrait les fleurs qui embaument, — le pavé de la cour et la chaîne4 LA RESURRECTION. du puits m'émurent aussi, chacun ayant une image rouillée dans mon âme. Je restai longtemps. Ce qui se passa était l'uni- vers pour moi, rien pour nul autre être. Je rentrai ému et tremblant, je pris un faible dîner suivi d'un déluge de thé. Et, dans le soir sans pluie, ni éclairs, ni vent, et si orageux, les volets bien rabattus, la lumière douce, je lus enfin les papiers qu'il m'avait été recommandé de lire à cette heure et à cette date. C'était une narration de mon frère, accompa- gnée de pièces justificatives, de notes, de lettres. La narration était claire et faible, ■— Robert n'eut jamais beaucoup d'imagination ni de sensibilité — et très banale, sauf quelques lignes. Vous devinez que c'était quelque histoire d'amour, car quelle autre un homme, aussi plein d'hon- neur que dénué de romanesque, eût-il pu se donner la peine de laisser en testament? Si peu de relief qu'ait une vie, elle aura du moins connu l'universel miracle : ahl je savais bien d'avance que j'allais ouvrir un petit cimetière passionnel. Une préface d'abord, mon frère s'excuse, s'attend à ma surprise. Puis l'histoire. La jeune fille pauvre, — revers de famille — et distinguée, i.— LA RÉSURRECTION. 5 l'idylle, l'aveu, la promesse de mariage. Au reste, pas de séduction, pas de surprise des sens : rien qu'un profond amour mutuel. Puis l'intervention d'un oncle, l'offre d'une héritière, une séparation, mon frère qui faiblit, qui oublie sa promesse, qui... Le voilà marié, un peu clandestinement, étouffant ses remords. A son retour du voyage, un paquet de lettres qui raniment ses remords. Puis, la naissance d'un fils qui les étouffe de nouveau. Puis, la maladie de Robert, sa mort qu'il sent approcher, les lettres qu'il relit, qui lui déchirent le cœur, qu'il comprend tout à coup, et la répara- tion qu'il me charge de faire : un gros legs dont il me supplie de remettre la moitié à la jeune fille. Malgré ma tristesse et la présence du frère en ce récit de sa main, tout était si froid, sans un cri naturel, que je ne pouvais m'arrêter de sourire : pourtant Robert était profondément intelligent. A la réflexion, je m'émus un peu; je cessai de sourire, je songeai à la réelle mélancolie de cette chose : — Mais, me dis-je... elle a oublié... elle a trouvé ailleurs... alors!... Je me remis à compulser le dossier. Quelques notes m'attirèrent, récentes : elle n'était pas mariée...6 LA RÉSURRECTION. — Ce qui ne prouve rien! Je pris le paquet de lettres, l'autre moitié du cimetière. Ah! pour le coup, dès les premières pages, j'ai tremblé, j'ai palpité. Elle est là, la nature, elle gronde, elle trouve les inexprimables tons qui vont droit aux âmes. Elle pleure, elle saigne, elle a les battements d'un sang généreux, les chocs éperdus du cœur. Tout mon être se contracte, d'angoisse, d'intérêt et de pitiés infi- nies! Ah! la pauvre! Ah! la belle amoureuse, profonde, douce, humble et grande! Écrivit-on jamais de plus belles lettres d'amour? Trouva- t-on des accents plus vécus? Et le roman m'embrase, je le suis vers ce dénouement que je connais trop, mais que j'espère encore autre. J'étouffe, je crie, de grandes larmes tombent au hasard : — Pauvre enfant! pauvre enfant! Quand j'eus fini, longtemps, longtemps dans la chambre close, où pénétrait l'orage latent du dehors, je demeurai sous la désolation et la dé- tresse, la frénésie de pitié, la colère de cet admi- rable amour, gaspillé, perdu salement par un être de ma race ! Et je ne pus dormir de la nuit.LA RESURRECTION. II Mon trouble persista les jours qui suivirent. Continuellement, je relisais les lettres; quelque chose de délicieux se mêlait à ma douleur et à mon indignation. Je revivais l'histoire amoureuse, je me l'incorporais. Je devenais l'autre, Robert, mais avec une adoration profonde pour l'amante, le sentiment d'un éternel amour. Oh! la joie de la presser sur mon cœur, d'arrêter son angoisse, de cueillir sa souffrance comme un miel divin, la joie d'arriver soudain, — dans l'endroit perdu, vague, où croupissait son désespoir — et de m'écrier : — Me voici ! Quel cri d'allégresse et de soulagement! Et je voyais se lever un regard pur et fin, un pâle et beau visage de désolation, encore dans le doute, tandis que je poursuivais, avec une force de suavité passionnée : — Je ne te quitterai jamais plus, Marthe! Cette folie allait et continuait, me suivait sur les collines, au bord de la petite mare,- à travers mes lectures, dans mes rêveries du soir, je ne8 LA RESURRECTION. faisais pas d'effort pour l'écarter : elle m'était si douce! Dans les moments de calme, ironique alors, je ricanais : — Donc, tu veux réparer! Une voix répliquait au fond de mon cœur : — Pourquoi pas? N'est-il point de plus folles aventures? Le fait est que le calme même ne faisait que donner figure à ces sensations singulières, cher- chait à les définir, à les transformer en éléments raisonnables. Le mot « réparer » avait toujours exercé sur moi une influence considérable. J'eus dès l'enfance la manie de la réparation, et Dieu sait que de fois je suis allé dévoiler l'injure à qui ne l'avait pas soupçonnée, sous prétexte de l'effacer!... Dieu sait que de wagons de pavés!... Quoi qu'il en soit, la tentation s'enflait, résis- tait aux objurgations contraires, aux meilleures objections : — Que coûte-t-il d'essayer? murmurait la voix. Et j'avais mauvais jeu de répondre : — Tu n'arriverais qu'à réveiller des douleurs assoupies... La voix triomphait insidieusement, me berçait1 LA RESURRECTION. 9 d'un mélancolique et solennel psaume d'amour, d'une fantastique et ineffable ferveur. III De toute façon, il me fallait, pour accomplir le vœu de mon frère, aller vers la jeune fille. Quand j'eus pris date, achevé mes préparatifs, — car c'était loin — je sortis du rêve. J'eus l'impression nette que rien ne se répare en amour, —■ surtout volontairement — que le temps seul a charge, avec quelques circonstances imprévues, de toutes les affaires intimes des âmes. Je décidai de ne pas usurper les fonctions du vieillard, et je partis comme un être raisonnable. A mesure que j'approchais du terme de mon voyage, ces excellentes dispositions prirent plus de corps. Lorsqu'enfin j'arrivai, l'eau froide du réel se chargea de me porter le dernier coup. Mlle Marthe Gave habitait, avec sa tante, un faubourg de la ville de L... C'était en une ca- duque maison à jardinet, non loin de la rivière. Tout y était régulier, propre et un peu moisi. La tante ressemblait à toutes ces bonnes vieilles canes qui tanguent dans les marchés et sur le i. m10 LA RÉSURRECTION. seuil des églises. Pour Marthe Gave, elle ne frappait pas autrement que par un air de grande tristesse. De proportions élégantes, — un peu raide au moment où je la vis, — elle avait le visage patiné, empoussiéré par le chagrin, par une trop longue résignation et par un commen- cement d'expression vieille fille. D'ailleurs, sous cette rouille de destinée boiteuse, un homme de bon vouloir pouvait remarquer la régularité des traits, la finesse de la bouche, et que la jeunesse et le bonheur eussent fait, de deux grands yeux las, deux grands yeux resplendissants. On perce- vait bien aussi que le sang de la jeune fille était pur, sa constitution saine et même vigoureuse, que sa peau grise et délicate aurait pu être blanche. Mais qu'importe! La voilà sans séduction, flétrie, au seuil d'une vieillesse hâtive. On ne saurait l'aimer que d'amitié. Et quelle chose terrible de l'éveiller du calme où elle est assoupie ! Le temps a bien fait son œuvre, cette organisation est maintenant tournée vers la résignation, vers la vie sans ressaut; elle ne peut plus s'épanouir. Toute tentative d'y rappeler le beau sang de jeu- nesse échouerait, ou, pire, n'affecterait que le côté sombre, le côté torture, sans profit pour l'être. Oui, le temps a bien réussi !LA RESUREEGTION. 11 IV Lorsque Marthe Clave me vit apparaître, elle pâlit et grelotta. Les yeux se dilatèrent dans l'étonnement. Elle resta dans le doute, analysant mes traits avec ferveur. Elle reconnaissait mon frère, — de quelques années plus jeune — plus blond, plus élancé. Quand elle fut persuadée de son erreur, sa contenance redevint morte et rési- gnée. Je lui expliquai alors le sujet de ma visite avec les détours nécessaires. Elle m'écouta pa- tiemment, honnêtement, puis, sans dramati- sation féminine, avec une entière et douce fer- meté : — C'est impossible, monsieur. Je ne veux point de salaire pour mes souffrances. — Ce n'est point un salaire, dis-je, c'est une réparation. — Il n'y a pas de réparation matérielle pour une douleur toute morale... — Cependant... J'étais extrêmement embarrassé, et, dans le fond, bien de son avis. Pourtant, il m'eût été aimable de penser qu'elle aurait au minimum une12 LA RÉSURRECTION. compensation du bonheur perdu, l'aisance dans la résignation. Sa tante vint à mon secours : — C'est un legs, ma chère Marthe... On peut toujours accepter un legs... parce que ça vient des morts. Dans les yeux devenus vifs de la pauvre vieille, j'aperçus l'immense désir de finir sa vie confortablement. J'y pris un peu de force pour plaider. On m'écoula avec la même honnête patience, la même douceur volontaire : — Vous n'ajoutez rien, monsieur, reprit-elle... C'est toujours la réparation que vous faites valoir... et moi, je ne veux pas de réparation d'argent pour avoir aimé votre frère. Je n'avais plus rien à dire. J'épiai sournoise- ment la grise figure de Marthe, ses vêtements trop strictement ajustés, son air de morne sainte aux regards exténués, sa chevelure aplatie comme pour en déguiser la blonde et abondante magnifi- cence. Je pensais aux lettres extraordinaires, aux accents miraculeux d'amour qui étaient jadis sortis de cette personne déteinte. Elle était ainsi immensément plus loin de moi que les soirs et les jours où je parcourais, éperdu d'angoisse, ivre d'un désir de réparation, le cimetière de son amour.w— - " ■ ' LA RÉSURRECTION. 13 Je me levai : — Je n'abandonne pas ma mission : il faut, mademoiselle, que je revienne vous voir pour essayer de vous convaincre. C'est mon devoir, et vous ne voudriez pas que j'y manque... — Oh! comme vous voudrez... Et elle eut un si doux geste de renoncement, une telle acceptation de destinée finie, que je sentis mon cœur grossir, se taire, puis battre à coups lourds. Je convins de revenir le surlende- main. Mlle Clave m'accompagna jusqu'à la porte, et là, sur le seuil, je cherchai encore une fois la jeunesse, le mouvement, la vie, dans cette morne personne. Mais il n'y avait que la vieille fille de demain, à la chair durcissante. Une vieille exqui- sement, saintement pétrifiée, mais envers qui l'amour n'avait plus le pouvoir de rien réparer. Je restai morose, l'âme vide. Selon la règle, mon projet avait rencontré la réalité et n'avait pas coïncidé avec elle. Certes, dès le départ, plus encore dans le train, mon imagination avait désarmé. Elle avait accepté les sages conclusions14 LA RESURRECTION, de la table des probabilités, que nous emportons dans notre instinct plus encore que dans notre raison. Et, toutefois, je fus mécontent; je dus m'avouer que, dans le fond fou de l'être, le projet avait été plus sérieux que d'habitude. Peut-être aussi cette ville de L... aux popula- tions blafardes, aux têtes pensives et métaphy- siques, aux quais pénibles, y fut-elle pour sa part. La forte réalité à la fin me calma. J'eus un sursaut de gaieté, le soir, auxlumières, dans une foule compacte où s'apercevait moins la pâleur têtue des jeunes et l'espèce de graisse de prison ou de cloître des quadragénaires. Ce fut la vibra- tion du voyage, la sensation d'être là, circulant, mouvant mon petit microcosme sans remords, sans responsabilité, sans encore avoir connu une de ces âpres défaites qui jaunissent les des- tinées. Jusqu'à minuit, je me chauffai de spectacles, de mouvement, de café, et je rentrai en « bonne forme » dans ce grand hôtel d'Angleterre où les escaliers de vieille pierre, ébréchés et luisants, ont la vastitude d'escaliers archiépiscopaux. Ma chambre, excessivement haute et longue, avait cette propreté sentant le moisi qui est d'essence à L... En face, une caserne, l'assoupissement■■ i iiin ijiu.u^wr m. LA RESURRECTION. 15 d'une façade à l'ordonnance, une vétusté écurie d'hommes. En voyage, je suis mauvais coucheur, — je veux dire que je dors mal, — les premiers jours. Cette nuit-là, particulièrement. Je ne sais quelle multitude de vétilles allèrent en moi, comme ces paillons qui tournent autour des glaces dans les foires. Ma glace cérébrale était fort claire, trop claire : l'insomnie la polissait impitoyablement. Je m'entrevis dans mon passé avec des cerfs- volants, des noix, des chiens, des pupitres, des hannetons, une pie que j'avais aimée passionné- ment à l'âge où l'on commence à apprendre l'his- toire des Mérovingiens. Par tous ces circuits, je finis par revenir à Marthe Clave, et c'est là que je m'attendais. Car, depuis mon entrée dans la chambre, je savais bien que j'y repenserais, et j'étais curieux de savoir sous quel aspect. Ce fut d'abord une pré- cise récapitulation de la matinée, les paroles, les mouvements du visage, les regards exténués de la jeune fille, les interruptions de la bonne vieille. Et, tandis que cela repassait, chaque détail résu- mait la conclusion, donnait sa physionomie nette à l'entrevue : ■—Évidemment! me disais-je... il faut qu'elle16 LA RÉSURRECTION. accepte le legs... elle a vraiment trop souffert... Plein de compassion, je considérais attenti- vement cette pauvre fille dont la peau était de- venue grise, et qui tout entière avait vieilli par amour : — Il faut... il faut qu'elle accepte le legs... Puis, comme je m'appuyais sur cette idée, le souvenir de quelques-unes des phrases des let- tres me revint, avec beaucoup de douceur et d'incohérence. Elles en amenèrent d'autres, puis d'autres encore, se tenant en une ronde, sautant à travers ma mémoire, ainsi que des moucherons dans un peuplier. Peu à peu, elles s'ordonnèrent, elles s'agglomérèrent dans une belle unité. Et dans la nuit, dans l'obsession, dans la lassi- tude et l'exaspération nerveuse, voilà que je me trouvai repris par mon émotion des premiers jours. De nouveau c'est l'angoisse, la pitié embrasée, l'étouffement; de nouveau c'est la rancune de ce bel amour perdu lâchement par un être de ma race, le trouble délicieux, l'adoration pour l'amante trahie, ce fou désir de réparer, de la prendre sur mon cœur, de m'identifier tendre- ment avec sa douleur, d'arriver dans l'endroit vague et lointain où elle vivait son désespoir, en lui criant :LA RESURRECTION. 17 — Me voici !... Je ne te quitterai jamais plus, Marthe. Et toute cette folie n'allait pourtant pas a la Marthe du matin, mais à une Marthe aussi vague et lointaine que l'endroit où elle vivait. Ma raison ne s'en étonnait pas, ne s'en effrayait pas. Tout en subissant l'émotion, je la tenais sous une lueur singulièrement claire, je la regardais avec intelligence, comme le dompteur regarde bondir ses fauves dans un feu d'artifice. Vers trois heures du matin, — (un clocher me renseignait), — la nuque brûlée, le dos triste et moite, les reins presque douloureux de fatigue, je me tournai d'un bond en m'écriant : — Pour l'amour de Dieu ! donne-toi donc un peu de sommeil! Faisant de force passer une fable de Laehani- baudie, un fragment de valse, un calcul sur les derniers records de la vélocipédie, je réussis à renverser la vapeur, à courir sur d'autres routes — pas longtemps. L'obsession revint, de biais, avec un tac tac insidieux de télégraphiste : — Elle n'est pas dans le vague! me dis-je iro- niquement... elle est dans la petite maison au bord de la rivière... C'est une vieille pile... une VIEILLE FILLE !...18 LA RÉSURRECTION. Avec une brutalité qui était loin de mon cœur (ému, au fond, d'une pitié douce pour Marthe), je répétai trois ou quatre fois ces mots déni- greurs. Tout en les répétant, je les développais, je leur cherchais des faces neuves : — Vieille fille, oui! Et pourtant? Sous la peau grise, derrière les yeux exténués, la démarche raidie, qui mesurera la vitalité latente, là possi- bilité de ramener la jeunesse par le bonheur — par la promesse du bonheur? — Les traits fins... les courbes des joues et du menton, charman- tes... les yeux, une vraie douceur de forme... et grands, profonds. Certes, c'est une vieille fille... Mais elle n'a que vingt-cinq ans, son sang est sain, son sang est pur! Je redis à mi-voix, dans un recueillement chantant de litanie : — Son sang est sain! Son sang est pur! La Marthe des lettres ne fut plus dans une contrée vague et lointaine. Elle fut dans la petite maison, sous la peau triste qui lui était comme un déguisement, derrière les yeux ternes. Mon àme la reconstruisit distinctement. A l'appel du bonheur, elle surgissait comme le bel insecte de sa coque, elle redevenait fraîche et brillante, ses cheveux roulaient avec magnificence, uneLA RÉSURRECTION. 19 lumière accourait dans ses prunelles mélanco- liques, la joie satinait son visage, ornait sa dé- marche de la superbe langueur des belles... Quatre heures ! Ma nuque est toujours ardente, mes reins las, mais une frénésie secoue ma fati- gue, une voix éternelle ressuscite mes forces, le grand appel des âges qui vainquit la destruction depuis le commencement où les êtres se mirent à vivre : — Dormiras-tu! m'écriai-je, quoique avec moins de véhémence que naguère. Et il me vient un sourire. J'essaye de me figurer la réalité, la silhouette morne de la jeune vieille fille, la pétrification de sa face dans la rési- gnation : — Bah! on peut rêver... S'il n'était pas si tard seulement!... Une teinte de cendre erre sur la fenêtre ; j'ai soif de la mouillure des herbes. Comme la plaine va fleurer bon dans une heure, comme les petits héliotropes vont encenser la lumière!... Et le sommeil vient, quelque chose bourdonne en moi, je vois une cloche qui plane, puis un enfant qui emporte un taureau, sur une muraille, au bord de la mer, parmi de lins coquillages... et je m'évanouis dans le repos.I 20 LA RÉSURRECTION. VI Les jours suivants coulèrent avec bonhomie. J'allai revoir Mlle Clave; je la trouvai telle que le premier matin et aussi décidée à refuser le legs de Robert. Je discutai plus vivement, je fis valoir l'intérêt de la tante à défaut de l'intérêt de la nièce. Rien n'y fît. Marthe demeura opinâtré- ment retranchée dans son refus. — Vous réfléchirez, dis-je en me retirant... Quant à moi, je prétends revenir plaider obstiné- ment une cause que je juge sacrée. De son même ton de renoncement : — Comme vous voudrez... Une semaine passa. Je n'eus plus d'insomnie, partant plus de sotte obsession. Ma petite aventure à L... rentra dans la catégorie des affaires, sinon quotidiennes, du moins raisonnables. Je retour- nais régulièrement chez ces dames, accueilli avec une cordialité presque enthousiaste par la tante, avec une douceur tranquille par la jeune fille. Plus je m'accoutumais à la dernière, plus aussi le souvenir des lettres s'éteignait, pâlissait. A ce sujet, aucune relation vivante ne semblait MMELA RÉSURRECTION. 21 subsister de Marthe à moi, dès que je me trouvais en sa présence. Loin d'elle, parfois, un léger trouble me saisissait, un furtif battement d'âme. En revanche, le désir d'atténuer matérielle- ment le mal fait par mon frère s'accroissait. Mon instinct de réparateur se jeta sur cette faible proie ; je me faisais un crime de ne pas réussir. Chaque jour, disputant plus éloquemment, je m'emparais davantage de l'esprit de la tante. Marthe demeu- rait dans cette terrible douceur, cent fois plus inaccessible que les indignations ou les co- lères. Le résultat le plus clair de ces visites, c'est que je devenais familier dans la petite maison, c'est qu'une confuse amitié se nouait entre Marthe Clave et moi. Frappée de ma ressemblance avec mon frère, elle était partagée entre la défiance et la tristesse des que je paraissais. A la longue, je sentis que je gagnais dans son estime; elle pre- nait confiance, et comme elle avait renoncé à toutes choses, elle ne dut pas songer à se défendre de cette confiance. Il vint entre nous une fami- liarité tranquille, qui me permit de proposer quelques promenades à ces dames. Elles me mon- trèrent des coins de L..., et d'habitude nous ter- minions par un petit voiturage hors ville, vers» 22 LA RESURRECTION. une vallée enfouie dans un cirque de roches et do collines. Là, nous reprenions notre thème, jusqu'à la splendeur mélancolique du crépuscule. VII Un soir, nous dépassâmes l'heure rouge, nous laissâmes venir l'heure de cendre. Les noires col- lines étaient dévorées, avaient perdu leurs con- tours de silhouettes. Une eau grondaillait, une force charmante croissait dans le tremblant et l'indécis de l'heure. Mars et Jupiter luisaient ensemble, dans le grand vivier étoile. Par mi- nute, comme des chuchotements dans un tendre silence, une bri^ • buttait contre les collines, s'é- teignait dans une petite rumeur d'herbes. Quel- ques arbres balbutiaient dans leur grave élégance nocturne, vêtus de la gloire pâle du ciel. Une chauve-souris flottait dans son pâturage aérien, une courtilière appelait quelqu'un dans l'ombre. Marthe et moi, nous parlions avec vivacité; et comme elle répétait : — Non, non... une réparation d'argent, c'est une lâcheté... LA RÉSURRECTION. 23 — Et une réparation morale? dis-je. Je parlais d'un ton que je sentis singulier. Marthe se dressa, garda le silence. Dans cette demi-ténèbre, impossible d'épier l'expression de sa physionomie. Mais en la contemplant ainsi, cela ne me parut pas si impossible : elle se parait de la grâce du soir, de jolies lignes confuses, — et ses yeux profonds semblaient prendre un rayon à la voie lactée. Je repris avec une véhémence qui me surprit, — hélas ! on ne sait jamais com- ment les choses montent en nous, —je repris : — Ah! j'ai ardemment souhaité cette répara- tion morale ! Elle garda son silence et sa raideur. Nous attei- gnîmes l'auberge où nous avions convenu de dîner à trois. Dès que nous fûmes dans la lumière, ma sottise m'apparut en voyant la pauvre fille lasse et morne. Elle ne parut rien avoir conclu en ma défaveur; elle fut comme d'habitude. J'en ressentis une manière de dépit qui me fit dire, tandis que nous retournions à L... en voi- ture : — Vous ne me croyez pas sincère? — Mais si, fit-elle avec douceur... Je n'ai pas. eu la force de vous remercier tantôt de la géné- rosité de votre désir... Cela m'a fait mal dans le «24 LA RÉSURRECTION. moment... comme un retour, plus vif que le reste, au passé. — Vous m'avez inspiré un grand respect pour votre caractère... — Vous ne connaissez pas mon caractère... — Mieux que vous ne le pensez... — Quel intérêt peut avoir mon caractère... le caractère de quelqu'un qui n'a plus part à la vie... qui a été assez faible..., assez peu courageuse pour renoncer à tout ce qu'il faut faire pour être parmi les vivants? — Par la vigueur, — rare et précieuse, — d'un sentiment. — Pourquoi rare et précieuse? Qu'est-ce que cela signifie? Dites plutôt : par manque d'énergie, par une folie qui lui a ôté son libre arbitre. Admi- rerez-vous une personne sans volonté? — La fidélité à un grand sentiment n'est pas manque de volonté. — Vous le dites, mais je pense le contraire. Je me suis amèrement, et souvent, repentie de n'avoir pu me dominer... Je crois qu'il n'existe pas de sentiment assez valable pour qu'on y sacrifie sa jeunesse, sans profit pour personne !... A qui cela a-t-il servi que j'aie trop aimé un homme? Pas même à lui ! Non, non, l'amour pour ceux qui mLA RÉSURRECTION. 25 n'ont pas répondu à notre amour n'est pas un beau sentiment, c'est un faible sentiment! Croyez que je le réprouve de toutes mes forces... — Je ne puis y voir que la preuve d'une nature constante... dont la destinée a mal accueilli la constance... et, selon moi, c'est une des grandes vertus humaines lorsque, comme chez vous, il ne s'y mêle aucune perversité ! — Je serais heureuse de vous croire ! Mais la perversité est dans la constance même, quand la constance est sans avenir! Nous rentrions en ville, et la nuit suivante je connus encore l'insomnie. Un sentiment neuf venait d'entrer en moi, une autre forme de la manie de la réparation. J'en vins à me demander pourquoi, après tout, je n'essayerais pas de donner un bonheur relatif à cette pauvre fille, un bon- heur où l'amour pourrait se reléguer au deuxième plan. N'avais-je pas près de trente-cinq ans, — n'avais-je pas eu ma part d'amour en ce monde, — et sans qu'il en eût coûté le malheur de per- sonne ! Qu'y aurait-il d'absurde à vivre d'amitié dans le mariage? Ne serait-il pas préférable même de vivre d'amitié? J'agitai ce grelot à travers de lourdes heures, avec une ardeur dont je ne laissais pas de me 2 20 LA RESURRECTION. moquer moi-même. J'évoquais la silhouette de Marthe dans l'ombre de la vallée, et sa grâce incer- taine : — Certainement! m'écriai-je en ricanant... si nous pouvions vivre dans un éternel demi-soir !... Tout ricanant, j'avais le cœur tendre et gonflé. Une vive affection y naissait pour la jeune fille, une amitié dérivée à la fois de cette fréquentation de quinze jours et de ces dévorantes lettres que l'insomnie ramenait de nouveau avec une netteté accablante... Ajoutez l'isolement dans une ville inconnue, et les crises du célibat, périodiques comme les marées d'équinoxe. VIII Nous étions au fond du jardinet. De petites fleurs de némophyllia, si délicieusement bleues, tremblotaient devant nous. Nous jouissions de l'ombre d'un monstrueux poirier. Un bupreste resplendissait dans l'herbe, un nid de poliste dé- veloppait ses compartiments ingénieux, tandis qu'une guêpe Carnivore enlevait une araignée pour approvisionner son nid, ses futures larves, de viande.LA RÉSURRECTION. 27 Et je disais : — Avez-vous donc renoncé à toute espérance de vivre la vie de famille? — Je n'y ai pas renoncé volontairement... ma folie y a renoncé pour moi, en me privant de force et de jeunesse... — Si quelqu'un venait à vous, rcfuseriez-vous de tenter le sort? Elle regarda les feuilles mortes; elle avait légè- rement frémi : — Sait-on ce qu'on fera? Les circonstances diversifient tant les choses... — Quelqu'un qui ne vous apporterait pas l'amour, la passion... mais... Je m'arrêtai. Elle fixait les yeux sur moi avec un orgueilleux reproche. J'aurais voulu me taire, arrêter cette conversation. Une force indéfinis- sable me poussa à la continuer : — Mon Dieu!... le plus souvent,l'amour n'est- il pas le contraire du bonheur? — Oui, si j'en dois juger par moi-même!... Mais ni les chagrins des uns... ni les leçons de tous les Heraclite de l'univers... — Vous n-avez jamais aimé que lui? fis-je sot- tement. Son œil brilla, le mécontentement ondula sur2» LA RESURRECTION. son visage et sa bouche. En môme temps elle se revêtit d'un furtif attrait : — Jamais vous ne m'auriez demandé cela si... — Je vous en demande pardon! Je n'ignore pas l'absurdité de ma question. Je sais très bien que vous n'avez aimé que luit — Ah ! s'écria-t-elle... et comment pouvez-vous le savoir? — Et pourquoi suis-je ici? — Ce n'est pas une raison ! — Si je suis intimement renseigné? Elle secoua la tête d'un air tranquille, mais plein de dédain : — Vous n'êtes pas renseigné sur mon carac- tère. — Oh! infiniment mieux que vous ne croyez! Je ne sais quelle contradiction s'allumait en moi, m'ôtait mon sang-froid. Je voulais animer cette morne créature, dût-elle souffrir, dût-elle pleurer. S'en aperçut-elle? Ses sourcils se con- tractèrent, son attitude s'aviva, s'assouplit; elle dit, avec un tremblement : — Vous croyez donc aux paroles des tiers pour juger les êtres? — Je ne crois qu'à la fréquentation directe! — Nous nous sommes vus à peine!LA RÉSURRECTION. 29 — Vous m'avez vu à peine... moi, je vous ai vue de très près ! Elle ne put contenir son trouble. Une curiosité aiguë, craintive, indignée, transforma son visage, que le sang envahit et quitta alternativement. Elle me plut ainsi. C'était non pas la jeunesse, mais la vie, le tumulte. Les jolies lignes mornes de son visage prirent de l'expression... — Eh bien, oui! m'écriai-je àprement, emporté comme un tireur par le bruit argentin des épées, je vous connais, je vous ai vue de près... Comme elle se levait, comme ses yeux appro- fondis regardaient les miens avec une pathétique détresse, je criai tout haut, pour m'étourdir : — J'ai lu vos lettres!... J'ai vécu plusieurs jours avec vous dans une intimité qui vaut des années... J'ai souffert... j'ai pleuré de vos souf- frances... J'ai eu le remords de la conduite de mon frère comme si moi-même je vous avais abandonnée... La pauvre fille! elle était pleine d'épouvante et de colère. Son sein haletait, ses mains étaient pâles et fébriles, sa bouche suppliante. Dans un flux de sensations antagonistes, ses vingt-cinq ans passèrent sur elle, brillèrent sur son visage, sur la courbe de son menton, embrasèrent ses 130 LA RESURRECTION. grandes prunelles. Ce fut comme si le rêve de l'autre nuit commençait à se réaliser, comme si le vêtement de désespérance se levait d'elle et découvrait sa jeunesse et sa vénusté. — Je n'aurais pas imaginé tant d'indélicatesse ! s'écria-t-ellc. Si vous avez lu mes lettres, la pitié aurait dû vous arrêter. Les vôtres ne m'appro- cheront donc que pour le supplice et le désespoir ! Mes fibres criaient de honte et de remords. Dans l'excitation de la minute, je crus impos- sible de réparer ma féroce faiblesse qu'en pous- sant les choses à l'extrême. Je dis avec violence : — Je n'ai jamais eu la pensée de vous faire souffrir... et si je me suis conduit avec mala- dresse, du moins est-ce sans lâche intention... Laissez-moi vous répéter que j'ai souffert de vos souffrances... pleuré de vos larmes... que, s'il ne dépend que de moi, le mal que vous a fait mon frère sera réparé. — Et comment sera-t-il réparé? fit-elle avec véhémence. — S'il ne dépend que de moi... — Ah! mon Dieu! s'écria-t-elleplaintive... est- ce là ce que vous vouliez dire quand vous m'avez questionnée sur...? Son indignation était tombée dans FétonnementLA RÉSURRECTION. 31 et la mélancolie. Mais une grâce persistait en elle. — Je vous demande pardon! murmura-t-elle... je vous ai très mal jugé... Mais votre honte me rend plus chagrine... Je pourrais peut-être me marier sans amour... avec tout autre... mais avec son frère, non ! — Pourquoi l'amour ne nous viendrait-il pas? — Vous le savez! dit-elle... Souvenez-vous de vos questions... Elle marchait vers la maison; je dus la suivre. IX Je rôdai plusieurs heures le long des quais. Ma bouche goûtait la fièvre. Je souffrais dans ma vanité de ce que Marthe Clave eût si simplement, si naturellement et, à ce que je pressentais, si définitivement refusé toute perspective de répara- tion morale. Je lui en voulais, je trouvais étrange qu'elle n'eût pas eu une hésitation, qu'elle jugeât normal de m'écarter ainsi. Avec la stupidité qu'on retrouve chez les plus sagaces, je fis le procès et de son défaut de séduction physique et de sa pau- vreté : il passa dans moi la même indignation lâche qui eûtpassé dans le premierbourgeois venu.32 LA RÉSURRECTION. Comme je ne suis tout de même pas un imbé- cile, je finis, à l'encontre de mon amour-propre, par admirer cette conduite. Mon humiliation changea de caractère : elle ne porta plus sur le refus, mais sur ce qu'on pût me croire capable d'avoir parlé à la légère. Je résolus de n'en pas avoir le démenti, de persévérer dans une ligne de conduite conforme à mes paroles, d'aller jusqu'à persuader Marthe que je l'aimais d'amour : « Mettons les choses au pire... je n'aboutis à rien et je jette le trouble en elle ! Eh ! le premier coup n'est-il pas porté? Qu'importe qu'on y ajoute!... Si je lui reste indifférent, le mal est médiocre... Si elle s'anime, si elle se prend de tendresse... » Dans la solitude, sans distractions d'aucune sorte, sans présence d'amis ni de parents, cela ne me parut pas déjà si absurde. Je m'amusai de la thèse, j'en fis une chose intéressante, tou- chante, qu'embellissait encore la manie de la réparation. Puis, à travers les divagations, je me repré- sentai Marthe ranimée, avec cet éclair de jeu- nesse qui avait paru dans ses yeux comme un ver luisant dans l'herbe. ÀLA RESURRECTION. 33 Je me tins parole, sans difficulté, car l'instinct et l'amour-propre m'y poussaient de concert. Je fis une cour discrète à Marthe Clave. Elle ne parut pas s'en apercevoir d'abord, soit qu'elle crût ainsi mieux m'écarler, soit qu'elle se repentît de m'avoir parlé durement. Mais bientôt elle se montra troublée : son attitude exprima du mécontente- ment et de la hauteur. Je ne me décourageai point. Je redoublai d'as- siduité. D'abord un peu feinte, bientôt ma con- duite répondit à un sentiment sincère : c'est qu'en effet montait un désir étrange d'avoir cet amour qui se refusait, et quoique je fusse bien loin d'ai- mer Mlle Clave, cependant la contrariété tenait presque la place d'une inclination passionnelle. Elle essaya alors de limiter le nombre de mes visites : grâce à la tante, elle n'y put réussir. Trop fière pour chercher des excuses com- pliquées , une fois que nous causions auprès d'une fenêtre, elle me dit d'une voix trem- blante : — Vous devriez cesser de venir nous voir. A3i LA RÉSURRECTION. — Pourquoi cela? m'écriai-je d'un air de re- proche. — Je ne veux pas vous le dire... A quoi bon, d'ailleurs, des explications inutiles! — Les explications ne sont jamais inutiles quand les événements sont graves. — Graves!... murmura-t-elle avec ironie. Puis, se reprenant, avec une lente dou- ceur : — Graves!... Eh bien, je vous suis reconnais- sante de votre grande bonté... mais, je vous en supplie, ne venez plus!... Votre conduite me rap- pelle trop de souvenirs abominables... — Et si pourtant... commençai-je. — Epargnez-moi! interrompit-elle. Épargnez- moi un mensonge charitable!... mais qui serait une offense tout de même ! — Un mensonge!... Êtes-vous donc si sûre que ce soit un mensonge! J'avais la voix colère, indignée. Elle reprit, et comme si elle parlait à un enfant : — Ce n'est peut-être pas un mensonge !... Mais vous vous leurrez vous-même!... — Et si je ne me trompais pas... si vraiment l'amour m'était venu pour vous... si mon plus cher désir était de vous avoir à moi?LA RÉSURRECTION. 35 — Taisez-vous! s'écria-t-elle. Taisez-vous!... taisez-vous!... Et voilà que la jeunesse tumulteuse passa sur elle comme un rai de soleil à travers un nuage ; voilà qu'elle m'apparut violente, charmante, avec ses yeux de vie. Le désespoir me prit, la rage du triomphe, sinon de l'amour, et je criai : — Eh bien, oui, je vous veux! Je vous demande à vous-même ! Elle joignit les mains. Sa bouche implora, exprima la misère de sa destinée, puis elle se dressa dans une désolation orgueilleuse : — Je ne vous verrai plus ! dit-elle. Vous revien- drez ici tant que vous voudrez, mais moi je ne tous parlerai plus, je ne vous recevrai plus. — Mademoiselle! m'écriai-je. Elle était sortie ; elle nie laissait seul, en proie à un désappointement qui allait au désespoir, à une ardeur de revanche qui atteignait la passion. XI Le lendemain, toute cette semaine, je ne pus voir Marthe. La tante me recevait avec cordia- lité, sachant ou devinant l'aventure, et s'y mon-36 LA RÉSURRECTION. trant favorable. Mais la jeune fille se tint enfermée dans sa chambre, et je rôdais par les rues de L... dans un désespoir d'amoureux : j'en ressentais tous les symptômes, jusqu'à la suavité, jusqu'au délice sombre qui n'accompagne guère les autres accablements de l'homme. Marthe s'était transfigurée. Mon imagination refusait désormais de se dépeindre la fille pétrifiée et roide. Il ne demeurait que la suppliante, la troublée, les grands yeux de magnifique détresse : la Marthe des lettres, vers laquelle tout mon être avait bondi, se confondait presque avec la Marthe de la réalité. Que devenait-elle pendant ce temps? Était-elle émue, pensait-elleàmoi?Ou,indifférente,cloîtrée dans sa résignation, me fuyait-elle naturellement, sans contrainte? Cette dernière idée m'était into- lérable. Mon orgueil saignait et ma tendresse aussi, cette tendresse si voisine de l'amour! Pendant mes arides périgrinations solitaires, l'attente finit par m'exaspérer. Je fus disposé à des actions extrêmes, à des tentatives violentes. A tout prix je voulais la revoir, lui parler, l'atten- drir, la persuader, me soumettre. Une circonstance fortuite me vint en aide. Un matin que j'allais comme à l'ordinaire sonnerLA RÉSURRECTION. 37 chez elle, j'observai que la porte de la rue était entre-bàillée. Je ne tirai pas la sonnette, je pous- sai doucement la porte, j'entrai. Personne! Je traversaile corridor jusqu'au fond, et, par la porte vitrée du jardin, j'aperçus la tante qui s'occupait à quelque menu ouvrage auprès de la vigne. Mon cœur bondit, comme doit battre celui du criminel à l'instant décisif. Je m'appuyai contre la rampe de l'escalier, avec un tel remous d'artères, une telle tension nerveuse, qu'il était absolument chimérique de tenter de me reprendre. Tout était désordre, prédominance de l'émoi sur la réflexion, tourbillon fantasque des images, et je montai ainsi l'escalier, je me trouvai sur un palier, j'ouvris au hasard une porte, je parus devant elle. Elle fut hypnotisée par mon arrivée; son bras se leva contre son front, et le regard monta, de son visage incliné, avec une expression merveil- leuse de mystère, de profondeur, d'appréhen- sion. Dès que je fus en sa présence, mon excitation se régularisa. Je sentis un repos, une sécurité extraordinaires. Je refermai tranquillement la porte derrière moi. Il me semblait que nul être et nul événement ne pourraient prévaloir contre 3 «.38 LA RÉSURRECTION. ma volonté. Je contemplai Marthe fixement, sans bouger, avec une âpre résolution. Une joie divine, incommensurable, me par- courut. Le rêve était là. La transformation de la chenille. La jeune fille était pâle, faible, souf- frante, mais ce n'était ni la pâleur, ni la faiblesse, ni la souffrance d'antan. Tout était neuf, miracu- leux, jeunesse subtile, vie belle et souple d'une créature exquise. C'était la résurrection! Nous nous tînmes longtemps en silence. — Que venez-vous faire? demanda-t-elle enfin dune voix toute basse. — Je viens vous aimer! m'écriai-je. Elle restait dans sa pose craintive, son élégance gracile, comme une biche surprise : — On ne m'aime pas ! fit-elle avec douceur. Je marchai sur elle, je l'attirai devant sa glace. — Ne savez-vous pas ce qui vient de se passer en vous? demandai-je. Elle ne résista pas. Elle parut sans force et vaincue. Son regard montait toujours vers moi de la même façon mystérieuse et profonde. Elle chuchota : — J'ai souffert! — Mais non de vos souffrances mortelles... non des souffrances du renoncement... àkLA RÉSURRECTION. 39 — Non... pas de mes souffrances habituelles... — Marthe, dis-je avec animation, et en l'atti- rant... est-ce que vous avez souffert en songeant à moi'? Elle se débattit. Elle serra les lèvres. Son regard recula devant le mien, puis m'évita, presque sau- vage. Et j'étais dans une impatience et un doute délicieux : — Parlez, Marthe. Elle dit, comme en songe : — J'ai souffert en songeant à vous ! — Marthe, est-ce que je puis vous aimer? — Non, car je ne vous aime pas ! Elle parlait, contractée, ténébreuse etfarouche. Ses yeux fuyaient toujours. Une grâce guerrière succéda à sa grâce douloureuse : — Marthe! m'écriai-je plus fort... oseriez-vous jurer que vous ne m'aimez pas? L'angoisse me tenait à présent, l'épouvante. Elle leva les yeux, elle se leva tout entière : — Je ne vous aime pas ! — Jurez-le... Nous nous regardâmes, aussi tremblants, la face aussi vide de sang l'un que l'autre. Elle prit un ton de défi : — Oui, je le... Jib40 LA RÉSURRECTION. Elle s'arrêta, elle chancela. Je la tins sur mon bras, je l'amenai contre mon cœur : — Marthe ! Et tout à coup, un flot de larmes jaillit de ses yeux. — Pourquoi jurer? sanglota-t-elle. Ses bras se levèrent; elle m'attira avec force, elle cria d'une voix perdue : — Que j'agonise une fois de plus, s'il le faut... mais je ne puis pas jurer. Je la tenais, la douce, la charmante vaincue, je l'étreignais plein de respect et d'amour, en murmurant : — Tu n'agoniseras pas, chère âme... Si tu m'aimes... — Mais pourquoi m'avez-vous aimée? — Je vous aimais avant de venir ici... puis, je vous ai aimée d'amitié... puis... M'aimez-vous, maintenant? — Je vous aime de toutes mes forces... — Comme dans vos lettres? — Mieux... avec plus de confiance! Et à travers ma tendresse, à chaque instant revenait l'étonnement charmé de la métamor- phose, et je ne pus m'empêcher de dire : — Je vous ai ressuscitée ! Jkm LA RÉSURRECTION". 41 Il vint une minute de solennel silence, où nous entendions nos souffles et nos cœurs, puis je cherchai lentement ses lèvres pour un grand baiser de fiançailles! Elle dit, avec une voix lente et soumise : — Vous m'avez ressùscitée ! XII Je suis heureux : j'ai donné la vie et la jeu- nesse à un être : il me l'a rendu au centuple, en amour infini, en joies délicieuses. Marthe a véritablement ressuscité par l'esprit et par le corps. En la regardant dans sa grâce, dans sa beauté que tous admirent, à l'heure où le soir va descendre, il me vient un tendre et grave orgueil, le contentement que le chef-d'œuvre peut donner à l'artiste. Car j'ai été un créateur, et non point d'une chose morte : devant le mystère de l'infini, je puis me demander si je n'ai pas réalisé une œuvre aussi valable qu'un grand poème. àLikLA COMPENSATION i C'était un de ces jours sublimes où le firma- ment voyage, où des escadres infinies sillent d'un horizon à l'autre, jours sans pluie pourtant, et tout glorieux, tout emplis d'une grande et noble brise qui palpite aux régions du nuage, qui em- porte intarissablement des vapeurs. Jamais le ciel n'est si profond et si vaste (même par les froids magnifiques de décembre), si vaste et si nombreux, si fort pour revivifier des souvenirs dans l'âme. Sur les balcons de YEntabre, tantôt exposés à la brise, tantôt réfugiés derrière les portes de verre, nous avions parlé voyages, cata- clysmes, mystères, aérostats, destinée. Quelques- uns avaient conté des événements graves de leur ik44 LA COMPENSATION. vie. Un de ces récits nous émut subtilement, ayant en lui je ne sais quelle profondeur d'ac- cent et quelle élévation finale, quelle projection altruiste et délicate de la passion. Le narrateur était un homme de quarante-cinq à quarante-huit ans, très vigoureux, mais de cette vigueur sans insolence, de cette santé mate qui comporte la sensibilité la plus exquise. Il dit : — Nous parlions tantôt de malechance habi- tuelle, personnelle, et de malechance lointaine, im- personnelle. Pour moi, je n'ai pas trop à me plaindre de la première, mais la seconde m'a valu vingt ans de tristesse. Elle a gâté tous mes bonheurs... D'ailleurs, mon unique consolation a longtemps été le sentiment que mon infortune était bien due à la « malechance en dehors », indépendante de ma chance habituelle, car je suis absolument de l'avis de ceux d'entre nous qui croient que celle-ci est une chose inhérente à notre nature, une faculté de l'individu plus qu'un jeu des événements. Avec cette conviction, il est consolant, clans une grande douleur, d'avoir le sentiment d'être victime de la malechance imper- sonnelle. Celle-ci est immédiatement fatale, et l'autre, dépendance de notre intuition, n'est fa- tale qu'en remontant à la fatalité préétablie qui estLA COMPENSATION. 45 instinctivement repoussée par l'être vivant... Quoi qu'il en soit, je suis bien sûr de n'avoir pas été victime de la malechance venue du dedans, et je veux tout d'abord vous en soumettre les rai- sons, qui ne sont autres que les faits prélimi- naires qui décidèrent de ma destinée. Je venais d'atteindre ma vingt et unième année, lorsque je reçus de mon père, alors en Californie, une importante lettre accompagnée de documents d'affaires. Entre diverses instructions, une sur- tout était impérieuse : je devais, pour le règle- ment d'une transaction fort importante, me rendre en personne aux environs de Bourges, au château de C..., pour conférer avec un certain M. L... La chose ne souffrait aucun délai, ne pouvait être faite — et secrètement — que par moi-même. Ces circonstances repoussent bien, n'est-ce pas? toute idée de malechance évitable : 1° la lettre venait de loin; 2° la transaction était pressée et importante; 3° nul autre que moi ne pouvait être délégué. Quand mon intuition m'eut averti de quelque malencontre, je n'étais pas libre de me dérober,, et la distance, combinée avec l'urgence, rendait impossible d'écrire à mon père pour lui proposer un mode impersonnel de régler l'affaire. 3.46 LA COMPENSATION. Vous me pardonnerez d'insister sur ces divaga- tions : elles eurent pendant vingt ans une influence calmante sur mon chagrin. J'ajouterai que, quand bien même mon père eût été auprès de moi, je ne vois pas que mon instinct aurait pu m'avertir davantage : quel « chanceux », avec l'intuition la plus subtile, eût pu prévoir quoi que ce fût, ne connaissant ni le propriétaire de C... ni sa fa- mille? Mon point de départ ainsi dégagé de toute responsabilité intuitive, voyons jusqu'à quel point j'ai pu manquer de chance personnelle dans la suite. Muni des pleins pouvoirs de mon père, je me rendis au château de C... dès le surlendemain du jour où j'avais recula lettre. M. L... était absent; je fus introduit auprès de son beau-frère à qui je ne pouvais rien communiquer, sinon que je venais pour une chose d'importance. — Mon beau-frère doit revenir demain ou après- demain, me dit-il... Voulez-vous nous faire le plaisir d'accepter notre hospitalité jusqu'à son retour? Le château de C... est — ou plutôt était ■— situé assez à l'écart, sans voies directes de com- munication. A ma réponse évasive, M. T... in- sista vivement, cordialement presque. Pourquoi aurais-je refusé? Qui aurait refusé? J'acceptaiLA COMPENSATION. « donc, et deux heures plus tard, je dînais avec M. et Mme T... etavec MUeL..., fille de l'homme que je devais voir. C'est ainsi que commença le drame de ma vie. Il fut agréable, ce début. Je passai rarement une plus exquise soirée à l'impromptu que celle de ce dîner. M. et Mme T... étaient d'aimables hôtes, intelligents, doux, causeurs sans excès. Us me plurent, mais le charme vint de Mlle L... Ici le conteur s'arrêta, avec un vague et mélan- colique sourire : — Messieurs, l'amour-propre de conteur, — que la plus intime confidence ne saurait éviter, — m'incite à vous avertir de l'apparente banalité du début, début qui n'eût jamais été même ra- conté à mes plus chers amis, si la fin n'avait rou- vert pour moi le monde. Et toutefois cette bana- lité n'est que dans la forme, nullement dans le fond. Si j'avais le loisir de l'analyser de près, il me semble que mon histoire paraîtrait plutôt ex- ceptionnelle. Il s'agit ici, en effet, de cette chose tant spoliée par de misérables écrivains et si pro- digieusement rare : l'absolue déception amoureuse succédant à l'absolu amour. Or, l'absolu amour résulte d'une conjonction plus rare que les éclipses complètes, d'une conjonction de circonstances48 LA COMPENSATION. mettant en contact deux êtres dont les tempéra- ments concordent au maximum, deux êtres dont les pensées, les sensations, le genre de beauté se correspondent. Ah ! les fausses finesses des roman- ciers de chic, confondant l'amour que nous devons avoir tout de même avec l'amour que nous au- rions pu avoir! Nul n'y a rien compris, et je le sais mieux que personne, moi qui ai fouillé les bibliothèques dans l'espoir de trouver en quelque livre vrai un précieux compagnon de mélancolie. Bien plus rare que la carrière et que les amis est la femme qui eût concordé approxima- tirement avec nos instincts et nos aptitudes ! Le calcul des probabilités ne démontre que trop combien est restreint le nombre de femmes offertes à notre choix. Encore, dans ce petit nombre, l'idée même de choix est-elle en général écartée, déterminés que nous sommes par des questions de puberté, de période et de contingence. Nous aimons tout de même, cela va sans dire, mais avec des déperditions de forces proportionnelles aux conditions défec- tueuses parmi lesquelles nous évoluons; telle l'électricité d'une pile plus ou moins gaspillée selon les exigences d'un circuit. Pour moi, je me trouvai malheureusement < LA COMPENSATION. 49 devant l'être le mieux fait pour mon amour, l'être choisi pour me plaire au maximum, que j'eusse pu chérir durant toute une vie, — au lieu des temps si brefs de l'habituelle passion! — l'être avec lequel il eût été divin de continuer ma race, dont les enfants eussent été ma joie infinie! Oui, il se trouva que Mlle L... était précisé- ment cet être-là : je le compris en partie le soir même de mon arrivée au château de C... Je crois bien que tout le monde l'eût trouvée jolie de figure et attrayante de caractère, mais sûrement elle ne devait avoir qu'à mes yeux ces grâces tout ensemble resplendissantes et intimes, ra- pides et profondes, fortes et pénétrantes. Par des raisons mystérieuses de sélection, elle avait la nuance de peau, la parole, le mouvement, le timbre de voix, le regard auxquels je n'eusse dé- siré rien changer, rien ajouter ni retrancher. Je n'en tombai cependant pas amoureux dès l'abord : ce n'est pas ma nature, toujours un peu lente à se donner, ennemie de Y ex abrupto. Mais en quel- ques heures Mlle L,.. était déjà bien forte en moi! La soirée fut, comme je l'ai dit, exquise. Cau- serie, musique, tout alla à souhait. C'était une grande douceur inexprimable, car elle résidait30 LA COMPENSATION, dans une atmosphère et non dans des paroles ou des faits. Je me couchai assez calme, ne sachant si je deviendrais amoureux de Mlle L..., ne le redoutant guère, car, plus que l'égal de la jeune fille pour lafortune, je me savais plutôt séduisant. Comme presque toujours, le sommeil eut une influence importante sur l'éclosion de mon senti- ment. Je rêvai peu, et de toute autre chose que de mes hôtes; mais lorsque je m'éveillai, je sentis sur moi un incomparable délice. Tels ces savants qui découvrent au matin la solution du problème auquel s'acharna vainement leur veille, je trou- vai à mes sensations une netteté, une ordon- nance, une fermeté étonnantes. Je vis que Mlle L... avait crû en moi, comme ces blanches floraisons qui éclatent dans une seule nuit de prin- temps. Je la retrouvai dans tous les carrefours du sens intime, mêlée à de vieux souvenirs, aux souvenirs qui pouvaient le mieux s'harmoni- ser ou contraster avec elle et lui faire en quelque sorte un cadre, un cortège. Le sommeil avait arrangé autant que développé la soirée de la veille ; il avait artistement disposé les plans de l'amour naissant, harmonieusement fait valoir les ombres et les clairs autour d'une suave figure. Dès lors, il parut qu'eue avait toujours vécu en moi,LA COMPENSATION. SI tellement chaque district du labyrinthe psychique se trouva mêler sa forme neuve aux formes anciennes. II J'attendis avec crainte et impatience de me re- trouver avec Mlle L... Avec crainte, à cause du péril de tomber amoureux mal à propos, et aussi parce que j'appréhendais de ne point la trouver aussi adorable que le sommeil l'avait construite. Avec impatience, pour tous les motifs qui rendent l'expectative intolérable aux jeunes gens. J'eus pourtant la force d'attendre qu'on vînt m'appeler pour le premier déjeuner, que mes hôtes m'avaient la veille invité à prendre en famille. La salle à manger était dans une clarté jeune, fraîche, tout embaumée de matin, tout électrisée par les plantes vivaces des parterres. Herbes hu- mides, lueurs fleuries, grand frisson de ramures, gaies rencontres de bestioles, fraîcheur des grandes fenêtres ouvertes, tout induisait au bonheur, à la croissance, à la durée. Mlle L... était debout devant une de ces larges croisées, trem- pée, diaphanéisée, pétrie de la magie matinale.52 LA COMPENSATION. Hélas! lorsqu'elle se retourna à mon entrée, lorsque sourirent ses lèvres sur les menus coquil- lages des dents, lorsque apparut l'ombreuse palpi- tation de son regard, elle entra dans moi comme un triomphateur dans une ville préparée à le recevoir. Elle entra comme une deuxième vie. Elle entra comme une nouvelle ère du monde. Elle se répercuta sur mon âme comme l'aube sur les nues orientales. Chacune de mes fibres tendit vers elle, accordées par un magicien subtil à utiliser tout ce que j'avais de force admirante. Chose assez singulière, je ne perdis pas la tête, je ne balbutiai pas ni ne montrai de gaucherie dans mon attitude. Plutôt étais-je dans cette exci- tation heureuse où la parole et le mouvement sont également souples et faciles. Nous causâmes, nous disant quelques-uns de nos goûts à propos des arbres et des oisillons. J'eus de temps à autre la divination de plaire, de plaire naturellement, mais je ne sentis à aucun moment l'analogue en elle de mes délicieuses impressions... Cette petite entrevue ne dura guère. Bientôt l'oncle et la tante survinrent, et je vis se dégager de la fenêtre la gracile silhouette, et le regard aller à d'autres. Oh! fenêtre, magique fenêtre ouverte sur le rêve, fenêtre où fut son cou res- muaLA COMPENSATION. 53 plendissant, où flottèrent ses cheveux du matin, fenêtre où elle fut compagne du touchant paysage, et telle que jamais plus je n'ai pu voir une grande croisée sur un frais jardin sans qu'elle s'y pei- gnît aussi nette qu'un portrait!... Messieurs, à quoi bon m'appesantir là-dessus? Il suffira de dire que toute la journée je fus auprès d'elle, qu'une mystérieuse conliance la poussait à me dire ses sentiments, ses croyances, ses goûts, ses appréciations sur les choses, ses critiques. Et le soir, il se trouva que tout ce que j'avais appris de son être moral me plaisait à l'égal de sa grâce physique. Quand je me retirai dans ma chambre, je sus que quelque chose d'aussi durable que la vie venait de m'envahir et dont je ne pourrais guérir qu'au prix d'exécrables tortures. Mais pourquoi guérir? Ne pouvais-je pas, comme un autre, aspirer à...? Une horrible angoisse m'étreignit : le premier pressentiment de ma misère. Car ce ne fut pas seulement l'idée de mon indignité, naturelle à l'être fortement épris, ce fut l'avertissement con- fus qu'il y avait obstacle. J'avais, à plusieurs re- prises, éprouvé je ne sais quelle impression de lointain, d'inaccessible. L'idée de questionner indirectement Mlle L... m'était bien venue : mais w Fi ■i...........................................■...........i......■■■...............................■..............■m......■.......■■.....................................................lin........................Il34 LA COMPENSATION. je ne l'avais pas osé, moins par timidité que par la peur d'apprendre quelque affreuse chose. Et ce que je craignais, naturellement, c'est que la jeune fille ne fût pas libre : si je lui voyais, d'une part, une vive sympathie pour moi, d'autre part, je sentais un indéfinissable recul. J'aurais pu attribuer ce recul à une réserve bien naturelle : j'entrevis qu'il n'en était rien et que, libre, MlleL... eût su graduer la réserve et la sympa- thie avec une plus parfaite aisance. Je me couchai cette nuit-là dans des disposi- tions inquiètes. Je ne m'endormis que fort tard, je m'éveillai trois ou quatre fois,"et, au matin, je fus pris de vives appréhensions. Mon instinct se prépara à de la déconvenue et de la souffrance. Comme la veille, je trouvai Mlle L... devant la fenêtre. Comme la veille, c'était la clarté jeune et fraîche des plantes humides, et la silhouette gracile, souveraine de mon âme, et l'ombreuse palpitation de son regard. Mais un sentiment nouveau était venu, qui déjà étendait ses racines déliées. Plus profonde encore était la magie de la divine présence, plus pro- fonde et plus inquiète : si quelque chose était vrai dans mes pressentiments, hélas! mieux aurait valu une sinistre maladie plutôt que ...........un..................iiiiiiiiiiiirnnLA COMPENSATION. 55 d'avoir approché la jeune fille! Par une rapide audace, je résolus d'en avoir le cœur net. Je tour- nai lentement la causerie de manière à pouvoir questionner mon interlocutrice sur son avenir, sur ses projets, sur ses affections, et si elle était libre. Sûrement, je ne puis comprendre comment j'eus cette force devant la fenêtre qui invitait à prendre encore ce jour-là, mais je l'eus. Une vague hésitation passa sur le visage de Mlle L..., puis la réponse tomba qui me trancha tous les nerfs. C'était la chute du monde! L'injuste destinée m'avait porté vers l'Éden et m'en retirait. Elle m'avait donné la deuxième vie pour monter au Calvaire. Elle avait orné mes souvenirs d'une image prodigieuse pour que je souffrisse éternel- lement à la regarder se mouvoir dans les pro- fondeurs de mon intimité. Je pâlis, je restai immobile, je ne pus cacher mon affreuse émotion. Mlle L... regarda vers le jardin; il est certain que mon trouble entra dans elle et qu'elle communia avec ma douleur. Oui, elle fut émue et point offensée. Elle eut, dirai-je, une espèce de tristesse future, la très confuse sensation qu'elle me préférerait comme compa- gnon de sa vie, si nous pouvions continuer à àm ■56 LA COMPENSATION. nous connaître. De toute manière, son attitude fut pleine de bonté délicate. Moi, à travers ma détresse, j'écoutais une voix directrice, ardente et désespérée : — Fuis... fuis tout de suite... peut-èlre est-il encore temps de la tuer en toi!... Mon Dieu ! c'était facile. Dans quelques heures, M. L... devait revenir, dans quelques heures j'aurais pu conférer avec lui et conclure l'affaire qui m'avait amené au château de C... Et l'affaire conclue, plus jamais je ne reverrais celle qui avait si terriblement capturé mon âme. Mon émotion fut interrompue par l'entrée de M. T... — Mon cher hôte, me dit-il, il faudra forcé- ment accepter votre captivité deux jours de plus... Mon beau-frère a dû remettre son arrivée jusqu'à vendredi soir. Un instant avant, j'étais formellement décidé à partir. Devant la communication de M. T..., je sentis faiblir ma résolution, ou plutôt il me vint une violente envie de lutte, la rage de ne pas abandonner la partie sans avoir du moins exa- miné ce qui pouvaitme rester de chances. Puisque tout de même c'était le désespoir, eh bien, autant le désespoir complet! Puisque la destinée s'étaitLA COMPENSATION. 57 complu à m'offrir une bataille désastreuse, au- tant tenir le champ jusqu'à la dernière limite ! III Hélas! ma résolution était évidemment trop imprudente, et je n'en ai pourtant jamais porté le remords. C'est que je crois que nul autre à ma place, et aussi fort épris, n'eût pu faire diffé- remment. Il est bien vrai que ce que la fatalité indépendante de moi avait commencé, une fatalité en partie inhérente à moi l'achevait; mais quel homme songe à se rien reprocher s'il sent que les plus forts eussent succombé comme lui? Je restai donc à C..., et vous ne doutez pas que lalutte se borna à enfoncer plus inguérissablement l'amour en moi. Plus inguérissablement, car je connus mieux que la jeune fille convenait à toutes mes aspirations comme à toutes mes admirations. Pour le reste, je n'essayai de lutter que si vague- ment, si peureusement, qu'il serait puéril d'y insister, surtout lorsque j'appris que Mlle C... aimait sincèrement son fiancé, que son mariage était fixé au mois suivant. Dès lors, que pouvais- je attendre? Ma jeune hôtesse n'était-elle pas trop 58 LA COAIPENSATION. haute, trop vertueuse, trop délicate pour que j'osasse, même en temps ordinaire, lui parler d'amour au bout de quelques journées? Combien plus alors qu'un engagement fait de tendresse et de loyauté l'unissait à un autre? C'eût été folie pure d'y songer, et je ne fus jamais un esprit frénétique. Évidemment, j'espérai un miracle, je fis les projets les plus extravagants, je souhaitai les choses les plus condamnables; mais tout cela passif, contenu par l'honneur, l'éducation, les principes, par les forces intérieures que les êtres honnêtes n'enfreignent que dans le rêve, jamais dans l'acte. Et pourtant, oh! mon Dieu, je vis avec certi- tude que si quelque événement extraordinaire pouvait ajourner à six mois le mariage d'Hé- lèneL... et me permettre de la revoir durant cet intervalle, je vis avec certitude que je serais aimé. Je le vis avec cette intelligence magnétique, très lucide, que donne parfois la grande passion. Je le vis par l'accord si facile qu'il y avait entre nos esprits, par l'attrait qui la menait vers moi, encore qu'elle y résistât à son propre insu. Oui, oui, six mois, et j'eusse tout emporté; six mois, et j'eusse vaincu l'autre, et nous eussions trouvé ensemble le moyen de faire la rupture des fiançailles, carLA COMPENSATION. 59 il est des amours qui se connaissent le droit de passeroutre.Maiscessixmois,je ne les avais pas, et un mois ne pouvait suffire à détourner dans une belle et pure nature un amour ancré depuis longtemps : comme toute force, l'amour a sa me- sure, ses lois d'espace et de temps, et plus même que les forces brutes, les forces affectives sont soumises à la durée. Cette conviction entra dans moi chaque heure plus forte et me paralysa. J'acceptai passivement la douloureuse jouissance d'être auprès de ma bien-aimée, d'adorer sa présence, sa voix, ses robes, ses sourires, de m'imprégner du mortel et délicieux chagrin d'un absolu amour, sans espérance, sans avenir ! IV Finissons ces trop longs préliminaires. Que je vous dise pourtant encore que lorsque M. L... revint, notre transaction donna lieu à des diffi- cultés, que je demeurai trois jours de plus au château pour l'affaire même, et que je cédai aussi à une invitation dans le cours du mois. Mon amour ainsi se paracheva. Hélène L... devint à60 LA COMPENSATION. jamais celle que j'aimerais par-dessus tous les êtres, celle dont l'image ne devait s'effacer devant aucune émotion du cœur. Je la revis encore après son mariage, je vis son premier enfant, et la vue de cet enfant fut pour moi une douleur aussi forte que le mariage même. Aussi forte, et plus forte peut-être ! Car dans ces amours que je nomme absolues, certes la passion immédiate est forte, certes le désir de l'union est infini, mais le fait médiat est tout aussi puissant, l'immense vœu d'être père des enfants de la bien-aimée, de se prolonger par elle dans l'au-delà de la race, par elle seule. Aussi, la naissance de cet enfant, ce qu'il symbolisait de victoire complète pour l'autre, me jota dans un affreux dégoût. Je ne pus rester en France, je voyageai une année entière, je parcourus les deux Amériques, jusqu'à ce que ma douleur fût devenue stable, je veux dire jus- qu'à ce moment de mélancolie où les sursauts font place à un état de saturation continue, où la douleur s'est faite statique. Je vécus alors dans un calme misérable, dans une anémie sentimen- tale, et je me mariai, sans goût ni dégoût, pour satisfaire aux sollicitations des miens et aussi dans l'espoir de trouver une consolation dans la paternité.LA COMPENSATION. 61 La paternité ne me consola point. Certes, j'ai- mais mes enfants, j'eus pour eux les prévoyances, les craintes, les courages d'un vrai père, mais je ne les aimais pas comme j'eusse aimé les autres, ceux qui auraient pu naître de mon union avec Hélène L... Ils n'étaient, ce semble, qu'à moitié mes enfants. Quelque chose leur manquait qu'au- cune puissance du ciel ou de la terre ne pouvait leur ajouter. Ce sentiment, je l'éprouvai avec une singulière amertume dans les rares circonstances où je rencontrai les enfants d'Hélène. C'étaient un garçonnet et une fillette, — moi aussi j'eus un petit garçon et une fillette, — qui tous deux ressemblaient beaucoup à leur mère. Quand je les vislapremière fois, dans une maison amie où ils étaient pour quelques jours, je man- quai défaillir. Dans mon cœur se leva une haine subite, et en même temps une singulière sympa- thie. Ils m'attiraient, ils me repoussaient, ils me bouleversaient comme un mystère religieux et terrible dont eût dépendu le salut de mon âme. Je les regardais avec crainte et humilité, avec 462 LA COMPENSATION, horreur et jalousie. Il y avait en eux quelque chose qui était en moi, ils étaient de ma parenté psychique, et un abominable mélange les défor- mait. Ils étaient mes enfants avec le sang d'un autre dans les veines. Ils avaient un divin charme, venu d'une source divine, et ce charme était souillé par un principe ennemi, par un étrange sortilège. D'abord, je retins involontairement mes en- fants auprès de moi; puis, je les laissai jouer avec ceux d'Hélène. De loin, je les observais avec tremblement. Je devais être très pâle, tout mon sang fuyait au cœur. Ce contact des miens et des leurs était une chose prodigieuse. Il m'effa- rait, comme jadis les problèmes de l'immortalité de rame et de la justice divine. Il offrait à mon esprit un univers de fantasmagorie, il déroutait toute ma vision de l'existence... Ah! si vous n'avez connu un être que la nature avait miracu- leusement fait pour être vôtre, nul de vous ne peut concevoir l'extraordinaire énigme de ces quatre enfants jouant devant mes yeux !... Dans la déroute de mes impressions, il y en a une qui revenait toujours, — si puérile et si pro- fonde! — c'est que ces quatre enfants-là, c'était pourtant Elle et Moi, c'était Elle et Moi, avecLA COMPENSATION. 63 l'intervention d'une autre femme et d'un autre homme; c'était Elle et Moi qui jouions ensemble, et qui étions si jeunes, et qui pouvions nous aimer encore, oh! mon Dieu, Elle et Moi qui pouvions encore être l'un à l'autre lorsque nous serions redevenus adultes. VI Il arriva cette chose atroce que, durant une épidémie diphtéritique où Hélène soigna jour et nuit ses enfants, elle fut emportée par le sinistre mal, tandis qu'eux échappèrent. J'en eus la nouvelle indirectement, et je n'ai pas besoin de vous dire que ma douleur fut infinie. Dans des amours comme le mien, la jalousie ne tue pas le désir que l'être aimé vive, vive longtemps. Je passai une année si lugubre que l'on put croire que je dépérissais. Puis, au bout de cette année, un secret, un invincible penchant me fit acquérir une propriété voisine de celle de M. B..., l'homme qui m'avait pris involontairement ma part de bonheur en ce monde. Par un de ces hasards comme les destinées en comportent, — hasard, cette fois, heureux et que j'avais favo-' 64 LA COMPENSATION, risé, — il ne m'était pas arrivé de voir une seule fois M. B..., ni avant, ni après son mariage. Ce fut une des circonstances atténuantes de mon infortune, car elle m'épargna les ignominies de la jalousie concrète. La première fois que je me rencontrai avec mon voisin, quinze mois après la mort d'Hélène, je souffris presque aussi violemment que si elle eût été à côté de lui. Cette souffrance me travailla encore aux rares entrevues suivantes, mais la définition en sortirait du cadre de mon récit. Elle fut, du reste, peu de chose en comparaison des sensations dont m'agitaient les enfants do M. B..., Laure et Julien. Ils grandissaient. Laure appro- chait de sa seizième année, Julien de sa dix- huitième. Leur présence était toujours pour moi le supplice et le charme dont j'ai parlé plus haut. Mais je bravais de plus en plus le sup- plice en faveur du charme, j'inventais mille ruses pour attirer ces enfants chez nous. Ma femme se prêtait à cela, — c'était une brave et honnête nature, — elle-même trouvait du plaisir à voir notre Jeanne avec Laure et notre Georges avec Julien. Elle trouvait à nos jeunes voisins une grande distinction et beaucoup de douceur. Moi, je ne voyais que leur étonnante ressem- LA COMPENSATION. 65 blance avec leur mère : mon cœur palpitait dès que j'entendais leurs voix ou que j'apercevais de loin leurs silhouettes. Un désir fervent, enivrant, démesuré, envahis- sait mon âme chaque jour davantage. S'il pouvait se réaliser, mon existence serait désirable encore, une floraison délicieuse embaumerait mon âge mûr. La pensée m'en faisait tressaillir d'amour, de printemps, reverdissait ma destinée comme un jeune soleil merveilleux. J'y mis toute mon espérance, toute ma force combative, et bien souvent, par les crépuscules du soir où tout rêve on nous, nerfs et cerveau, chair et sang, je chu- chotais : « Je n'ai que quarante-quatre ans... je suis vigoureux... je suis jeune... je puis goûter des bonheurs frais et durables... » Je me souviens particulièrement d'une après- midi de mai. Oh! une après-midi si grande et si frêle, si forte et si délicate! Je rêvais auprès de ma fenêtre, devant le jardin, presque la miracu- leuse fenêtre et le miraculeux jardin du temps indicible!... Laure et Jeanne, Julien et Georges jouaient dans ce beau jardin. Comme je rêvais, je vis s'arrêter Laure devant une grêle passe-rose non encore fleurie. D'un catalpa aux grandes 4.66 LA COMPENSATION, feuilles, une lueur venait sur elle qui lui seyait adorablement. Ma poitrine trembla, étouffa, la suavité de jadis y entra comme l'haleine des terres parfumées sur la mer. Que la voilà puissante et douce, cette Laure, dans sa grâce semblable à celle de sa mère, avec les mêmes lèvres sur les menus coquillages des dents, et « l'ombreuse palpitation de son regard » ! Elle aussi entre en moi comme un triomphateur dans une ville préparée à le recevoir. Elle aussi se répercute sur mon âme comme l'aube sur les nues orientales. Et chacune de mes fibres se chargea d'amour subtil pour elle : — Ah ! Laure, je t'aime ! Petite vierge divine... fille d'Hélène, sois à nous... Petite Laure, que tes enfants soient mes enfants!... Elle rêvait, elle agitait la passe-rose d'un doigt distrait, et soudain son regard s'éleva vers moi et me sourit avec confiance et tendresse. Alors, je palpitai plus fort, j'eus l'épouvante atroce que pour la deuxième fois ma bien-aimée n'échappât à ma race : — Elle a dix-huit ans... dix-huit ans! Et, répétant ces mots, je vis s'avancer mon fils Georges, et c'était moi-même qui avançais. émLA COMPENSATION. 67 C'était mon port, ma stature, et la grande vigueur de ma jeunesse, et le regard de mes yeux. Quel frémissement de le voir auprès de Laure, du même âge qu'elle, qui lui parle ! Les voilà donc, symboles de mon destin, voilà les bouches qui peuvent se dire le mot créateur, voilà les mains qui peuvent s'étreindre, voilà les bras qui peu- vent s'unir! J'eus la fièvre, le frisson, une effroyable pâleur ! L'aimerait-elle? Oh! pauvre Georges, oh! chère Laure, est-ce que vous échapperez l'un à l'autre, comme nous nous perdîmes jadis? Avide, je les vis partir, je les vis arrêtés der- rière le catalpa; je m'éloignai de la fenêtre pour les épier d'un coin où ils ne pourraient me voir. Et, tout à coup, me suis-jc trompé au sourire de Laure? n'est-ce pas d'un regard d'amour qu'elle a répondu au regard du jeune homme? Non, non, je ne me trompe pas, elle commence à l'aimer 1 Et je me parlais dans ce désordre où la puérilité est ineffable : — Laure chérie, bien-aimée... Ah! que tu puisses l'aimer... que tu puisses nous rendre ce que la fortune m'a volé... que tu puisses rendre à la race ce qui fut pris à la race, adorable petite Laure ! É»68 LA COMPENSATION. VII Dès lors, toute ma vie recommença. Je fus pris d'un amour immense pour Laure, du besoin absolu qu'elle appartînt à ma famille. Je l'aimai autant que j'avais aimé sa mère, adorateur de sa grâce, ému exquisément de sa présence, et je la désirai avec une ardeur juste et sainte, avec une pure et haute passion, pour ma race, pour Georges. Délice incomparable, avoir d'eux ce fruit de mon sang que je n'avais pu avoir d'Elle, voir de leur union germer des êtres qui seraient les petits-enfants d'Hélène et mes propres enfants ! A cette pensée, je me transposais tout entier dans Georges. Je suivais ses pâles anxiétés, ses nuits obsédées d'une enchanteresse silhouette, ses doutes charmants et amers. J'aimais comme lui — mais pour lui et moi ensemble — la ravis- sante fille qui venait passer des heures de plus en plus longues à notre foyer. Peu à peu je nouai une amitié apparente avec M. B..., amitié qui, chez moi, était pour plus tard, mais qui, chez lui, vint assez naturellement. J'osai glisser l'idée d'une union possible entre nos *tLA COMPENSATION. 69 enfants. Il ne s'y montra point défavorable, mais il trouvait Georges trop jeune encore. Et j'eus tout un an l'inquiétude d'un projet que la vie pouvait rompre, comme elle rompt les choses les plus solides, pour une vétille, pour un caprice. Cette incertitude me devint insupportable; je ne pus bientôt résister au besoin de la rompre : — Georges, dis-je un matin, tandis que mon fils et moi attendions le déjeuner... j'ai tout vu, mon enfant... je sais combien tu souffres... et je voudrais abréger ta souffrance... Tu peux parler à Laure ! — Parler! dit-il tout pâle... — Elle fécoutera, repris-je... j'arrangerai le reste... Le pauvre enfant prit en tremblant ma main : — Tu es bon! — Moins que tu ne crois, mon Georges... Elle va venir tantôt... parle; j'ai la certitude de ton bonheur avec elle... Le déjeuner fut plein d'attente, de nervosité. Quand Laure arriva, je renouvelai ma recom- mandation du regard, je les laissai ensemble, devant la fenêtre où je désirais que se nouassent leurs destinées. Du fond du jardin, d'un berceau de capucines, je pouvais les apercevoir sans qu'un *t70 LA COMPENSATION. geste m'échappât. Ils étaient mon Destin, la Vie jeune, la réparation encore possible. J'étouffais, j'avais une fièvre ardente. Quand il se pencha, quand il parla bas, je sentis que je parlais d'amour pour la première fois de ma vie, que je faisais l'aveu que je n'avais pu faire. Quand elle rougit, c'est Hélène qui rougissait, et quand elle pâlit et se mit à répondre avec tremblement, oh! ce fut la réponse et le tremblement que j'avais été sur le point de voir et d'entendre, il y a plus de vingt-deux ans ! Ils se turent, ils se prirent les mains doucement, tendrement. Et j'eus le contentement et l'amour qui m'avaient manqué commelasourceau désert, je fus l'aimé de la morte adorable. Plus ne me manquait que l'être mystérieux qui matériali- serait, électriserait l'union, auquel je donnerais tout ce qui restait de jeunesse non dépensée dans mes quarante-six ans ! VIII Avec la volonté de Laure, que j'encourageais de toutes mes forces, à qui je sus insuffler ma volonté, M. B... céda. Georges épousa la jeuneLA COMPENSATION. 71 fille avant sa vingtième année. Un an passa, un an d'impatiente espérance chez tous, un an au bout duquel devait se faire la réconciliation com- plète avec ma destinée. Il vint enfin, le jour des merveilles, le jour du prodige! — il naquit un enfant. Ah! cher petit enfant, le jour où on me l'apporta, toute rancune, toute jalousie, toute extravase s'effacèrent. Il fut le pur symbole delà régénération. Il me donna l'espérance que mon être et celui de la morte se développeraient à travers le temps comme si nous eussions été époux réels. Il m'unit d'amitié sincère avecM. B... et me rapprocha plus intimement de ma propre femme. Qu'importait, ô mon Dieu! l'indirecte voie par laquelle cet enfant était venu compléter mon Moi : rien ne pouvait faire qu'il ne portât en lui la double descendance ! Assis au milieu des miens, dans l'adoration de Laure et du nouveau-né, je goûtai ce pur et doux bonheur, qui ne coûtait de sacrifice à personne, tout l'hiver qui suivit, long et froid hiver pro- pice aux veillées. Puis, voilà qu'arriva une joie plus complète : M. B... demanda Jeanne pour Charles. Toute ma descendance se confondit ainsi avec celle de mon aimée. Il vint un second enfant à Laure, puis un enfant à Jeanne, — et72 LA COMPENSATION. aujourd'hui, je sens solide et saine ma race, solide et saine pour se poursuivre à travers les siècles, et telle que l'eût pu rêver, — avec une simple transposition, — ma tendresse de vingt ans. Et n'est-ce pas là, à tout prendre, la réalisa- tion, l'exaucement véritable de l'amour? L'ENNEMIE 31 mai 1887. J'ai passé tout ce jour dans une effroyable agitation. La haine, l'acide d'un amour mort me hantent, et ce sentiment horrible d'une injustice sans appel, d'une défaite sans revanche. Ceux qui personnifient pour moi la nuit de la destinée sont à quelques pas, à l'autre bout de l'allée des hêtres. Ah ! qu'ils me crucifièrent lâchement, la déchéance où ils me plongèrent! Ils m'ont ravi, ils m'ont volé le sentiment de ma force, ils m'ont ravalé dans mon estime, si longtemps que j'y ai perdu ce goût que j'avais très ardent, ce goût de la famille dont j'espérais tout bonheur. Profondément, fermement j'étais l'homme à qui la nature a destiné une multitude de vie fraîche autour de lui, avide de la postérité que s74 L'ENNEMIE. tant d'autres acceptent en rechignant. Ces gens- là m'ont ôté la confiance, sans laquelle il n'est pas de famille. J'écris avec un peu de fièvre : pourtant, il ne me semble pas que j'exagère. Voilà sept ans, en effet, que m'est advenue la misérable aventure, — et je n'ai plus recherché le mariage. Sept ans! C'est hier, et en même temps c'est en des loin- tains infinis — sans doute à cause de cette mo- notonie de mon existence qui égalise les per- spectives. Je les revois nettement tous deux. Lui, Edmond, trente-six ans, avec cette figure grave et bonne qui inspire les grandes amitiés, la parole probe et douce. A cause des treize ans qui nous séparaient, je l'aimais à la fois comme un père et un frère. Je lui devais mille notions claires et fortes. Mieux, je lui devais une certaine élé- vation de cœur, une bravoure de vertu, de loyauté et d'honneur. En rien, ne l'aurais-je sup- posé capable de mesquinerie. Elle, Germaine, beaucoup de grâce, beaucoup d'allure, toute l'apparence de la sincérité.w L'ENNEMIE. 75 Qu'importent aujourd'hui ses yeux, sa bouche ou sa démarche ! Le point, c'est qu'elle me parut pleine d'amour et de scrupule, de celles qui ne trompent pas les hommes, qui n'ont pas sur elles le dangereux mystère, les signes redouta- bles de la chute. On pouvait croire en elle, et même, à moins de manie sceptique, on le devait. Il vint me voir; je l'avais appelé moi-même. Je voulais son avis. Il me fit presser les dé- marches, conclure définitivement les fiançailles. Tout cela bien naturel, limpide et, je crois, de bonne amitié. Au physique, Edmond portait plutôt quarante que trente-cinq ans. Un peu las, les paupières lourdes et chauves, la voix enrhumée, une barbe longue qui poussait plus d'un côté que de l'autre ; enfin, peu de grâce au sens amoureux. En re- vanche, cet air captivant de sagesse et de misé- ricorde. De plus, veuf, père de deux enfants, dont une fillette de treize ans, et moins de for- tune que moi. Il prolongea son séjour. Toute sa manière fut aimable, ses conseils excellents. Autant que l'agitation, les dessous de méfiance et de guerre de l'amour le permettent, je fus heureux. Je n'avais plus qu'un mois à attendre... Alors, la7G L'ENNEMIE. catastrophe, et si brusque qu'il ne faut pas tenter de la dépeindre. Je revois seulement ce fond de salon, tandis que je m'avance furti- vement, que j'épie par la raie de la portière. Ils sont là, ils se tiennent les mains; j'entends la fin d'un dialogue d'amour, la promesse qu'ils seront l'un à l'autre... C'est le désert, la solitude des grandes épou- vantes. Puis, je recule, je m'appuie au mur... de grandes larmes silencieuses... puis, le réveil, la colère belliqueuse, l'instinct du meurtre. J'ai tiré le petit revolver que je porte à la campagne, je vais me ruer, lorsque je me sens saisi doucement; et une bouche précipitée, convulsive, fervente, me baise la main. C'est sa fille à lui — Clotilde — une tète maigre et brune, une enfant sauvageonne et tendre, qui murmure de confuses syllabes de pitié. Elle m'attire lentement jusqu'à l'étage, et là elle m'étreint plus fort, en sanglotant, en bal- butiant : « Ils sont méchants! méchants! » Dans l'abandon de mon être, dans l'acca- blement des immenses misères, je demeure là longtemps à pleurer avec la fillette nerveuse qui m'essuie les yeux de son mouchoir, qui sanglote éperdument... Quand le soir vient, ma jeunesse est morte! L'ENNEMIE. Voilà pourquoi je suis vaincu. Je ne crois plus en moi. De cette minute, une voix mystérieuse s'est élevée, qui n'a cessé de dire : « Tu échoueras! » Le hasard a subtilement rassemblé les éléments de ma chute, si subtilement qu'il m'a découragé d'autres tentatives. Je me suis cristallisé dans la malechance. Toute logique d'amour et de famille s'est éteinte. Si mon destin a pu avoir cette forme si complètement absurde, si contraire à la normalité, comment oserais-je me confier encore? Non, ces gens-là m'ont donné le sens d'une abjection imméritée, mais insur- montable. Ils ont mis autour de moi quelque chose de cette atmosphère qui reste autour de celui qui fut condamné injustement et que la réhabilitation ne réhabilite pas. L'aventure a laissé une trace d'excommunication. 3 juin. Us sont encore là. J'ai voulu les voir. Avec ma longue-vue, je puis les suivre lorsqu'ils se pro- «fcfa78 L'ENNEMIE. mènent dans l'Allée. Il est voûté, il est débile, il a des poches sous les yeux, sa barbe est toute poudrée. J'ai eu un tressaillement de joie, puis de tristesse plus profonde, car enfin ma défaite est plus amère d'autant qu'il est moins séduisant. Elle, au contraire, s'est « levée dans sa force », dans la pleine splendeur féminine. De la plante gracile, une merveilleuse feuillaison a jailli. C'est l'éblouissante humaine pour laquelle on peut vivre et mourir... J'ai rêvé la revanche. J'irai, je me réconcilierai : je sais qu'il en sera ravi. Je rôderai autour de la terre conquise, comme les peuples vaincus : la seule issue qui puisse me tirer de la décadence, c'est do fourbir secrètement des armes... Il est usé..., il est minable... Qui sait? Le soir. J'étais parti, j'allais sonner à leur grille. Une foule immense s'est élevée en moi, un ouragan de sensations et d'idées. J'ai dû me donner du temps. J'ai erré de-ci de-là, et continuellement la même terreur m'a hanté : Si j'échoue? Si je risque la bataille pour voir se confirmer ma misère? Ce sera la déchéance suprême, l'abomi-L'ENNEMIE. 79 nation dernière, le nirvana. Vaincu déjà par l'homme mûr, je le serai encore par le malade, par le vieillard prématuré. Non! Non!... je n'offrirai pas la bataille... et si je vais, ce sera sournoisement, sans courir de risque, attendant les fautes du vainqueur! Aujourd'hui, il est trop tôt. Il me faut le temps de me faire à mon rôle, un entraînement de patience et d'hypocrisie, un plan de lâcheté ! 6 juin. Je les ai suivis. Ils ont traversé le petit bois de bouleaux. Elle s'appuyait sur lui affectueu- sement. Un tiède soleil jaune de fin d'après-midi enveloppait délicatement sa démarche. Ah! qu'elle est belle, la femme qui nous a abandonné ! quelle grâce féroce la pare! quelle volupté supé- rieure émane de la trahison ! Que je comprends ces races tristes qui agonisent de la seule pré- sence de leurs dominateurs !... 7 juin. Je me tenais, flétri d'une nuit d'insomnie, à la lisière du même petit bois de bouleaux. Un lâche80 L'ENNEMIE, et pitoyable attendrissement mouillait mes yeux. Sur le sentier, planait je ne sais quelle gloire, « la trace de son passage ». Tout autour de moi était femme. Oh! que de robes de soie blanche dans les nuées, que de chairs diaphanes dans l'argent des bouleaux, que de joie voluptueuse dans l'aile du moulin, dans les petites bouches ombreuses des feuilles, dans les mille regards tendres du ruisseau, dans l'étoffe moelleuse des mousses et la romance fine des mourons des champs ! Ah ! qu'il ferait bon de n'être pas vaincu, qu'il serait adorable d'écouter toutes ces voix qui passent, ces petits cris de l'atmosphère et ces longs chuchotements des ramuscules et des eaux ! Comme « je souffrais la beauté éparse », un bruissement de pas et d'étoffe m'éveilla. Une jeune fille —■ vingt ans au plus — passa. Elle eut une courte hésitation, elle s'arrêta, même me jeta un long regard qui me pénétra. Yeux noirs, ner- veux et de beauté délicate, délicieux visage im- pressif, où donc en ai-je connu la ressemblance? Je lui vis une angoisse et un mouvement vers moi, puis un recul, je ne sais quelle crainte, et elle s'éloigna, laissant comme un sillage d'élé- gance et de finesse, d'émotion et de pudeur.L'ENNEMIE. 81 — Où donc? me dis-je encore. Et je ne trouvais pas. 9 juin. Ce matin, comme je lisais tristement, ma vieille Angélique vient me dire : — Une dame qui voudrait parler à monsieur ! Une dame ! Je me sens troublé, — une idée extraordinaire saute dans mon crâne comme un chevreuil dans les taillis : « Germaine ! » Mais non ! Quelle absur- dité ! Jamais elle n'oserait... Avec un peu de ver- tige, je descends recevoir ma visiteuse, — et tout à coup je vois le regard nerveux et timide, le fin visage d'avant-hier. Avant que j'eusse pu parler, une voix tremblante me disait : — J'ai été lâche l'autre jour!... J'aurais dû vous parler la première, puisque vous ne recon- naissiez pas votre petite amie Clotilde. — Clotilde!... Ma vie s'arrêta, puis reprit avec une abondance extraordinaire. Je reconnus la petite fille derrière les yeux délicats, je revécus les minutes de l'an- cien supplice, les minutes où le jeune être me couvrait de baisers et étaochait mes larmes.mm 82 L'ENNEMIE. — Ali ! m'écriai-je... que vous me faites plaisir ! Elle allait répondre, — mais voilà que le trouble nous paralysa tous deux. C'est qu'elle était équi- voque, notre situation. Petite fille, elle avait assisté à une douleur qui passait son âge, à une trahison d'amour prématurément, sinon comprise, du moins « perçue ». Elle avait été ma seule consolatrice, et par surcroît, son père avait été l'un des coupables... Maintenant la voilà devant moi, à l'âge où l'on peut comprendre, et me re- voyant pour la première fois depuis l'aventure. Ah ! oui, la situation était trouble, pleine de sub- tilités infinies et de pudeurs extrêmes ! Humiliante pour moi, anormale pour elle, d'une mélancolie déconcertante... et pourtant quelle chose coura- geuse et charmante qu'elle ait voulu venir !... Elle reprit courage enfin, elle dit à mi-voix : — Il faut être fidèle à ses amis. Pendant des années, — en Italie, — j'ai ignoré où vous pou- viez être... mais je vous jure que je ne vous ai jamais oublié... Elle balbutia, elle recommença deux ou trois fois de parler, en se reprenant : — Les sentiments les plus naturels sont les plus difficiles à exprimer, n'est-ce pas?.. Mais je me suis juré... juré de vous dire... quoi queL'ENNEMIE. 83 cela puisse avoir de délicat..., quelque peine même que vous en puissiez ressentir... que j'ai gardé le souvenir de... et surtout le souvenir de... et que mon amitié pour vous en a été d'autant plus durable... d'autant plus forte (tant pis !) que c'est mon père qui vous a offensé... Voilà! je vou- lais le dire... je voulais le dire... et je l'ai dit ! Jamais, je crois, je n'éprouvai d'émotion plus singulière et complexe. Cette fille de mon ennemi, cette fille de la race exécrée! N'est-ce pas comme un symbole, ce symbole des vaincus qui finissent par trouver le secours parmi ceux mêmes qui les écrasèrent? Et, la regardant, voilà que je lui trouvais des traits d'Edmond, quelque chose de cette gravité douce qui me l'avait fait chérir. — Merci! lui dis-je... votre visite m'a fait un bien infini!... Je ne pardonnerai jamais à votre père... mais du moins ne tenterai-je pas... Je m'arrêtai, je rougis devant son sourire mé- lancolique et pénétrant. Et nous parlâmes de choses moins brûlantes ; je l'interrogeai sur sa vie là-bas, sur ses voyages, ses goûts... L'entrevue ne pouvait d'ailleurs se prolonger ; et bientôt Clotilde se leva. Il ne demeura que le souvenir de cette chose inattendue, de cette chose bizarre, attendrissante et sans lendemain. é84 L'ENNEMIE. 12 juin. Je songe continuellement à la visite de Clo- tilde. Dans ma solitude, l'aventure est grosse. Eh ! ne serait-ce pas une singulière aventure par- tout? Après avoir souffert sept années, moins, beaucoup moins, d'amour contrarié que de con- fiance perdue, il est dans l'arrivée de cette jeune fille je ne sais quel mystique retour de fortune, quel ténu gage du bonheur. Que ce soit elle, la fille de lui, qui vienne me plaindre et m'affirmer une affection demeurée fidèle après tant d'ab- sence, une affection née chez l'enfant de la lâcheté même du père ! L'indifférent peut n'en pas tirer la conclusion, mais moi, encore brûlé de douleur, comment échapperais-je à une impression d'heu- reux fatalisme ? 13 juin. Des pensées exécrables. Il faut dire qu'hier après midi je les ai croisés; Edmond a répondu à mon regard, avec un air d'indéfinissable fatuité, un confus orgueil de vieillard qui a vaincu un jeune homme. Mes nerfs se tordaient de rage, etL'ENNEMIE. 85 tout de suite une idée m'est venue : faire souffrir le père par sa fille. Le pire, c'est que cela s'est prolongé longtemps. J'ai bâti un écliafaudage tout de perfidie et de férocité. Hélas ! la défaite, ses vilenies ! Le sentiment de la revanche est un tel besoin de vie, il est si justifié par ce qui se passe dans toute la nature où la force naît plus de la haine que de l'amour!... J'ai donc rêvé la séduction de cette charmante fille, j'ai rêvé d'avilir celle qui est venue si loyalement me tendre la main. Je l'ai rêvé avec colère, mais en pleine conscience... Et pendant toute une heure, ce qui m'arrêtait, ce n'était pas le scrupule, ce n'était pas une révolte d'honneur, mais l'ironie qui murmurait : — La peau de l'ours ! Cette défiance, enfin, que j'ai de ne pas plaire, et de fait, je ne crois pas que je pourrais jamais plaire à cette jeune fille. 16 juin. Plusieurs fois, de loin, j'ai vu Clotilde passer sous les ormes. Ce matin, pendant qu'elle s'arrê- tait, je l'ai longuement considérée avec malongue- vue. Elle m'obsède, et cette obsession est fille86 L'ENNEMIE. des sensations perverses de l'autre jour. L'idée de séduction, ce décret des choses obscures, amis autour de la jeune fille une ambiance plus fémi- nine. Je la regarde marcher avec plaisir, j'admire. Tandis que je fixais sur elle la longue-vue, la délicatesse de sa nuque m'a saisi; puis, comme elle levait le front, j'ai vu de nouveau qu'elle res- semblait à son père. Mon cœur s'est serré, le sang m'est venu aux tempes, l'atroce pensée a reparu. Ensuite je suis demeuré surpris que des traits de l'ennemi pussent revêtir cette exquisité chez sa fille. J'ai rêvé longuement à de vieux récits où les femmes s'unissent aux races ennemies, où l'amour continue étrangement la guerre. Il y avait dans cette rêverie une attraction infinie, une douceur fleurie et farouche, comme ces fleurs d'argent, ces sagittaires si blancs qui poussent sur les eaux équivoques des mares 18 juin. Oui. C'est à elle que vont mes songeries. Et je vois bien, ce me semble, les détours qui m'ont conduit là ; ils sont si simples ! D'abord, leur arri- vée qui m'éveille, qui ranime l'instinct de lutte, qui fait remonter mille forces ténues, comme avrilL'ENNEMIE. 87 fait remonter à la surface des étangs les objets qui fermentent. Moment obscur et douloureux, où des désirs extravasés se mêlent à l'ignominie de leur traîtrise, où je me trouve affreusement rajeuni, mais rajeuni. Puis, je les vois, l'éblouis- sement balance la haine devant la beauté triom- phale de la femme... Dès lors, le cœur est prêt, prêt à vivre, sans direction nécessaire. Enfin Clotilde passe, attise l'espoir, écarte le voile lourd de la défiance. Toutefois, je ne pense pas à elle amoureusement; mille choses m'en empêchent : la présence de l'autre, le souvenir de l'enfant juxtaposé à celui de la jeune fille, la gentille fran- chise de la démarche. Il faut que je rencontre le père, que le levain de rancune fasse naître des rêves de perverse vengeance, et c'est la rupture d'une digue, j'ai violemment éclairé l'image de la jeune fille par de la passion. Désormais, l'im- pression d'amour peut s'élancer vers elle. En dépassant le but, j'ai rendu familières des pudeurs qui me faisaient reculer. J'ose... A minuit. J'ose!... Mais quelles contradictions, quelles fièvres ! Car si mon imagination approche ten- i88 L'ENNEMIE. drement de Clotilde, il s'en faut que j'aie cessé de désirer et ma vengeance et l'autre. Une deuxième fois, j'ai vu mon vainqueur dans l'allée, conduisant Germaine. Qu'elle est belle et dévo- rante ! que sa forme condense de prodige ! Quel orgueil et quelle volupté de la reprendre, dérailler l'ennemi! Je me sens plein de forces vénéneuses; il semble que, si je le voulais bien, j'aurais actuellement toute la dissimulation, la patience, la force, la lâcheté, la cruauté qu'il faut pour se faire aimer des femmes, et de celle-là en parti- culier... Quel moment!... Quel cri d'esclave vengé ! Et cela n'empêcherait pas d'aller à Clo- tilde. Le dernier calicot ignore-t-il que la séduc- tion entraîne la séduction, que la femme va vers qui a capté une de ses compagnes, comme le petit rossignol de la Martinique, hypnotisé, suit d'autres rossignols dans la gueule glacée du reptile ! Le 20, au matin. Aujourd'hui, j'ai surtout peur. Je pressens un piège, une sournoiserie du destin dans l'aventure. Je relis avec pitié mes enfantines et mauvaises réflexions de l'autre nuit. Après tant de misère, BL'ENNEMIE. 89 mon premier sentiment ne devrait-il pas être tout de loyauté vers le charmant être qu'est cette Clo- tilde? Ah! certes, *nul remords de vouloir me venger d'eux, nul remords de l'emporter, ma fiancée d'antan, de m'enivrer d'elle. Mais dans ce cas, Clotilde n'existe pas, — Clotilde n'est plus que ma petite amie. Sinon, le malheur immérité devient le malheur mérité, — et si Clotilde et Germaine m'échappent ensemble, quel coup double de la fortune ! Aussi, j'ai peur. La sensation que tout va s'éva- nouir, que je vais rester dans mon désert senti- mental, ne me quitte pas d'une minute. Le gro- tesque de mes déductions m'accable. Je me sens si loin d'être un capteur de femmes!... Et ce- pendant, si jamais chimériste fut excusable, n'est-ce pas le pauvre abandonné que voilà... et si jamais quelqu'un mérita une compensation d'amour... Vers midi. Ah ! la compensation d'amour !... Pourvu que j'en aie ma parcelle, pourvu que quelqu'un veuille dormir contre ma poitrine... Ah! un atome du grand-tout passionnel... EHIIIlMPi............ 90 L'ENNEMIE. 27 juin. Je rôdais tristement, au long de cette rivière qui roule si innocemment dans nos herbages. Un coin frêle me prit le cœur, où j'écoutai longtemps l'ondine. C'était un havre, avec de légers contre-cou- rants près de la rive. Une tribu de fretin y vivait dans les pénombres. Un hochequeue allait, venait, curieux de ma personne, arrêté parfois à deux pas avec le joli tressaillement de sa queue. Quel- ques nymphes flottaient, petits radeaux d'où l'aile allait naître, petites familles errantes dans cet océan limpide. Des notonectes se livraient à la chasse ardente, et quelques gyrins poursuivaient leurs courses spirales, leurs longs traits de gem- mes. Douce était la lumière, douce la petite cau- serie de la rivière avec les longues herbes et les souches du bord, douce la rumeur d'un éternel travail, et je demeurais à m'imbiber d'air, de contemplation, de senteurs fraîches. Comme j'allais me remettre à vaguer, j'aper- çus, par les interstices du saule, une silhouette déjà bien connue. Clotilde... Quelle timidité, suave comme le frôlis d'une plume d'eider, passa «L'ENNEMIE. 91 sur mon âme! L'audace y succéda en réaction, et me porta vers la jeune fille. Elle ne parut pas mécontente. Toutefois, après les premières pa- roles, un embarras vint à naître, augmenté encore par l'équivoque de notre situation; mais je réso- lus de n'y pas céder et de prolonger l'entrevue aussi longtemps que possible. La causerie directe étant difficile, je me rabattis sur le paysage et ma connaissance de l'endroit. J'y fus vite à l'aise : elle interrogeait agréablement. Quelques souve- nirs comblèrent les interstices. Ainsi, contre mon attente, l'entrevue prit une tournure supportable, parfois même d'une extrême douceur. Je ne lais- sais pas d'être ému, mais non à la manière dé- courageante qui est de règle. Par moments, j'épiais Clotilde. Une vive toi- lette étincelait sur elle, toilette de soleil où des nuances hardies s'harmonisaient, faisaient une lumineuse auréole sur la fine démarche, sous le clair visage et les yeux de candeur, de sensitive beauté, d'intelligence tendre. Lajupe rouge bruis- sait régulièrement, en deux temps, changeait de nuances comme la gorge des oiseaux. Les che- veux s'envolaient à l'haleine de la rivière, et le col avait la blancheur molle, la blancheur muable des jeunes chairs dans les demi-ombres d'été... B JkPi 92 L'ENNEMIE. Les rives nous enveloppaient de leur manteau enchanté, de l'ombre pailletée des hardis peu- pliers. Par moments, l'eau avait un petit bruit de remous, imitait les vagues d'un lac. Les herbages s'élevaient à l'horizon, jusqu'au ciel, dans une lente décroissance des verts qui ressemblaient à quelque onde excessivement calme. La conversation était devenue un peu plus directe. Je dis, après des circonlocutions : — Quel étonnement charmant j'ai éprouvé de votre visite... de cette affection à laquelle jamais je n'aurais osé croire! Elle fit un geste d'embarras, puis, avec ce sou- rire délicat qui sourdait d'elle comme les reflets de la lumière sur des pétales de camélias : — Je me suis étonnée moi-même... Jamais je n'ai cru que j'oserais!... Et pourtant, connaissez- vous quelque chose de triste comme une affec- tion inavouée...? Voilà sept ans que je pense tous les jours à... mais je vais encore... — Parlez! m'écriai-je... Vous ne savez pas quelle joie vous me causez ! — Eh bien, j'avais toujours été votre petite amie, mais rien en comparaison de ce que j'ai senti après votre mallieur. Si singulier que cela puisse paraître, j'ai tout compris, commeL'ENNEMIE. 93 par une illumination d'àme... J'ai eu honte pour mon père, j'ai haï l'autre. Ma colère pourtant n'était rien à côté de mon regret. Oh! le regret, le remords, comme si j'avais été leur complice ! Loin de diminuer, cette impression s'est accrue avec l'âge, quoique, en même temps régularisée, désenfiévrée. Ma vie en a été pleine. Toujours une plainte me poursuivait, une voix qui demandait justice. Je no pouvais goûter fortement aucun plaisir, ni aucune amitié. La vue de mon père me faisait mal, et plus je constatais ma ressem- blance avec lui, plus ce sentiment prenait de force. Quant à elle, c'était, non plus de la haine, mais une horreur physique, un bizarre dégoût... Lorsque je vous ai rencontré auprès du petit bois, lorsque je vous ai reconnu, — car vous n'avez guère changé depuis sept ans, —j'ai frémi comme le criminel doit frémir devant sa vic- time.. . j'ai eu un élan extraordinaire, que la timi- dité a brisé... Elle regarda la rivière, ce fut un silence divin. Mon âme était suspendue dans une beauté supé- rieure. Un prodige venait de naître qui dominait la terre et les cieux. La jolie créature dispensait à ma pauvre individualité cette Bonne Parole que les peuples ont écoutée dans les légendes.94 L'ENNEMIE. Ah ! fille de l'ennemi et qui porte sa ressemblance en charme, en jeunesse et en bonté, que les ro- seaux furent angéliques et que les eaux furent mystérieuses tandis que tu parlais ! Fille de l'en- nemi, fille du traître et du lâche, se peut-il que c'est toi dont la grâce resplendit à mon côté et dont la voix pure me chante ce cantique de dou- ceur...? Fille de l'ennemi, poussée sur la terre mauvaise comme la gentiane aux lieux arides !... Et j'épiais l'attitude, si pleine ensemble de na- ture et d'art, la gracieuse plante féminine qu'elle faisait dans le grand feuillage des robes et les pétales de la mousseline. Des gouttelettes de sa- phir tintaient à son corsage. Le cou s'élevait finement, un petit sourire indécis courbait le contour rouge des lèvres. — Jamais, dis-je... jamais personne ne m'a donné cette joie! Vos paroles viennent de m'cxor- ciser!... Il ne me semble plus que j'aie jamais souffert... — Vrai? murmura-t-elle... J'ai donc bien fait de parler? — Si vous avez bien fait! A l'ardeur de ma voix, elle rougit. Et alors revint le sentiment trouble où se mêlent le délice et le péché, et qui rend timide. Nous causâmes L'ENNEMIE. 95 moins librement. Tandis que nous nous en reve- nions à petits pas vers nos demeures, quelque chose de furtif prolongeait nos silences. 28 juin. Que d'angoisse et de volupté! La vie est entrée en tumulte, elle a balayé la longue poussière de déchéance. C'est le souffle de l'ouragan qui brise les arbres, mais renouvelle la forêt. J'ai repris le vœu ardent de me survivre, de me projeter dans le futur — et la femme est choisie. Oh! comme elle plane sur le sommeil, comme elle se tient tapie, même dans l'inconscience... Ignore- t-elle? Voudra-t-elle? Lorsqu'elle parlait de re- mords, pensait-elle aussi au rachat? Dans cette confession délicieuse,dans l'interstice des phrases, était-ce l'amitié simple, était-ce l'aube d'autre chose? Oserai-je lui demander le secret divin, l'équivoque suave, le sens caché de sa conduite... s'il est un sens caché!... Le 30. Je suis obsédé du mystère de la haine. Dans les intervalles où l'émotion laisse place à l'ana-m 96 L'ENNEMIE. tyse> je Pese combien mon amour s'accroît de toute ma rancune contre sa race. En quelques jours j'en arrive à l'aimer plus que jamais je n'ai aime Germaine. J'aime en elle de la haine méta- morphosée. Ce n'est pas de la vengeance, ce n'est pas de la vanité. La source est plus pro- fonde : c'est l'utilisation d'une force immense... une puissance de sélection... quelque chose de vengeur et de suave, d'où je sens que doivent être sortis les plus étonnants progrès des êtres vivants! 2 juillet. Depuis ce matin, j'épiais avec ma longue-vue, décidé à suivre Clotilde si elle sortait seule. Vers deux heures, je l'ai vue qui descendait vers la campagne. Je suis allé pour la rejoindre, par un chemin de traverse. Un instant je l'ai perdue de vue. J'ai été pris d'une épouvante affreuse. Mais la voilà ! Elle est assise sur une souche, elle rêve au bord de l'étang de Dize, sous un frêne où j'ai passé de longues heures àdes méditations sur Candide. Quelques instants, je la contemple. Elle rêve. Ses yeux sont fixés sur une flottille de canards. Elle me semble un peu pâle, un peu nerveuse. JeL'ENNEMIE. 97 ne sais quel confus et mélancolique sourire erre autour de ses paupières. Puis c'est une gravité hypnotique, une immobilisation de la face... Et sa beauté m'emplit d'autant de respect que de tendresse, d'un sentiment de sainteté en même temps que d'amour. Elle est, en. ce moment, l'énigme — la plus grande énigme — et, selon ce qu'elle va répondre, la vie vaudra ou non la peine d'être vécue... Aussi j'hésite, j'ai peur comme d'un péril de mort; j'ai besoin de toute ma force pour ne pas reculer. M'avançant enfin, malgré d'horribles batte- ments de cœur : — Vous m'avez pris mon arbre! dis-je avec une voie enjouée, toute rauque et tremblante. Comme l'autre jour, elle m'accueillit très na- turellement : — Ah!... c'est que c'est le plus beau du voisi- nage... Vous avec donc vos arbres!... Moi, j'en choisis toujours un aussi parmi les autres, où que j'aille... — Celui-ci a été l'ami des mauvais jours... je l'ai l'appelé l'arbre de Salomon... — Pourquoi? — A cause de l'Ecclésiaste... J'ai lu, sous ce 6r 98 L'ENNEMIE. frêne, tous les livres chagrins où l'on déprécie l'homme et l'univers... __ Vous avez beaucoup dénigré, il vous sera beaucoup pardonné ! dit-elle d'un ton de plaisan- terie grave... — Dites que j'ai beaucoup désespéré. — Moi aussi.. Mais je veux espérer... Il faut laisser le désespoir aux maladies incurables, qui «ont des maladies physiques... Ce n'est pas moi qui le dis, c'est le bon docteur Grimaldi, de Mi- lan... dont je suis l'humble patiente... — Ah!... espérer!... c'est pour moi le grand miracle... et je ne crois guère aux miracles... Pourtant... — Pourtant? __ Vous m'avez apporté comme un reflet de l'espérance, tellement que, parfois, vos paroles me semblent illusoires, j'ai besoin de faire appel à mon souvenir... Mais, si douces, elles ne sont pourtant pas de l'espérance... Vous ne pouvez pas me comprendre! — Deviner, voulez-vous dire? — Ou m'écouter. — Pourquoi pas?... Vous ne supposez pas que je n'aie pas le courage de mon amitié... Et tout • ce qu'une amie peut entendre... L'ENNEMIE. 99 — Ah! c'est qu'on ne sait pas toujours la li- mite... Il est horde si finement, le sentier où je veux vous conduire... J'ai peur de m'y enga- (rnr 00l... — Est-ce quelque chose qui doive vous soula- ger de vos peines? — Je n'en suis pas sûr! Et je puis offenser mon amie ! — Gravement?... Elle vous pardonnerait. Comment pourrait-elle ne pas vous pardonner? Elle me regardait avec une douceur mystique. La pénombre la couvrait d'une étoffe de féerie. Elle y était dans toute sa gloire, les yeux sans détours, sa blanche figure levée avec gravité et courage. Elle reprit, presque en chuchotant... —- Cependant, s'il était question de mon père... — Il n'est pas question de votre père... au moins directement! — Dites. — J'ai peur!... Je répète que l'espérance était devenue pour moi une chose hors nature... le miracle... C'est que toute la vie est perdue, si je ne puis reprendre ce qui m'a jadis été ravi... — Quoi !... Sa femme? Elle devint pâle. K>0 L'ENNEMIE. — Non, l'amour!... Voulez-vous encore m'é- couter? — Oui! Je me mis à marcher de long en large. Comme toujours, ainsi j'avais moins de peur, mais plus d'angoisse. Mes tempes battaient aussi haut que mon cœur, des flots de sang arrivaient continuel- lement à mon crâne, m'assourdissaient et m'é- tourdissaient. — Croyez-vous deviner? repris-je. — Je ne sais pas... — Je suis un paria, Clotilde... plein de mé- fiance, de rancune et d'aigreur. J'ai assoupi mes désirs dans des travaux qui rouillent l'âme... Si je dois revivre, si je dois espérer, il n'est pas deux manières, — il me faut la revanche, — il faut qu'on m'aime... il faut qu'une femme me donne ce qu'une autre m'a refusé et qu'elle me le donne sansréserve... Ilmefaut du sacrifice dans l'amour ! Je répétai sourdement : — Du sacrifice dans l'amour... — Vous êtes jeune... pourquoi ne l'auriez- vous pas? — Il faudrait rejeter ma défiance... — Rejetez-la!... La vie ne se donne qu'à ceux qui la veulent!L'ENNEMIE. 101 — Songez à la manière dont elle m'a traité ! — Exceptionnelle, monstrueuse... mais uni- que !... —Clotilde!... Écoutez... cen'estpas /afemme... c'est une femme... Je l'ai choisie! Si elle doit me refuser encore, eh bien!... Elle redevint pâle et se mit à trembler. Je m'écriai avec force : —■ Puis-je toujours parler? — J'écoute! — Clotilde... je dormais... j'étais morose, mais tranquille... Ils m'ont réveillé!... Vous êtes venue!... Dites-moi, pourquoi ètes-vous venue? — Je vous l'ai dit! — Oui... vous l'avez dit... mais j'ai osé, non pas croire, mais désirer... davantage... Je n'ai plus cessé de vous avoir en moi... Vous êtes venue pendant la grande crise... est-ce que vous aussi vous allez me tuer? — Vous tuer ! Je me remis à marcher. La minute absolue était là. Une phrase encore, tout était dit, fini, l'obstacle franchi, l'abîme ouvert, la chute ou l'ascension! Je n'osais plus regarder la jeune fille. Je parlai brusquement, les dents entre- choquées, tourné vers l'étang : 6.102 L'ENNEMIE. — Clotilde, c'est assez... vous devinez main- tenant ce que je voulais dire... je le dirai: je suis à vous, voulez-vous être à moi"?... Elle se leva vers moi, elle étincela de beauté, de courage et de tendresse : — Je suis heureuse... J'avais froid; l'effort, trop violent, me para- lysait. Je la regardais avec adoration. — Vous le voulez?... — Je l'ai toujours rêvé... mais depuis l'autre jour je l'ai voulu! Je la pris contre moi avec violence. De grosses larmes m'aveuglaient. Elle se tenait entre mes bras avec un tendre effarement. Tout était fini, la misère évanouie, l'existence refaite, et je de- meurais dans l'étonnement de cette vaste aven- ture : — Si vous saviez comme j'ai eu peur!... J'ai froid encore !... Ma petite Clotilde, pendant que je souffrais... là-bas... là-bas... la fille de mon ennemi... — Oui, tout enfant encore, à quinze ans, l'idée est venue... Je la croyais trop romanesque pour y croire... elle me plaisait pourtant... — Vous êtes à moi ! — Tout à vous!...L'ENNEMIE. 103 — Vrai, petite Clotilde! — Je vous aime beaucoup. — Alors... tout est effacé... mais non, ce n'est pas la compensation... c'est la récompense!... Un tel bonheur était impossible sans leur trahison !... J'aurais voulu prier, me prosterner, un vieux ferment de catholicisme emplissait mon cœur de mysticité. Et la jolie vierge ne fuyait toujours pas mon étreinte, dans sa bravoure de confiance et de bonté. Oh! la pénombre!... oh! les joues fines! oh! les lueurs entre les cils baissés, la jeune chair du col ! Frêne de Candide, arbre du pessimisme où je me récitais les distiques du désenchantement, c'est parmi tes branches pendantes que la fille de l'ennemi m'apporta le bonheur, c'est de toi que date la parole de lumière ! Voilà près de six ans que je suis marié. La postérité est venue, deux fils qui ressemblent à Clotilde et au père de Clotilde. Mon sang- et celui de l'ennemi couleront dans l'avenir. Je ne le hais plus, ce père de ma femme, mais je ne le vois104 L'ENNEMIE, pas non plus. Sa présence me glace. La deslinée m'est douce. Rien en Clotilde n'a démenti les promesses de bonheur. Je l'aime à l'infini, et d'une manière un peu étrange qui prolonge la poésie du mariage. La haine a transmis son énergie féconde à l'amour, elle lui a imposé sa puissance de sélec- tion, sa pertinacité, elle s'est mystérieusement transformée en délices.L'AMI t si J'ai longtemps été des très rares qui ont un ami et qui l'aiment sincèrement, et j'ai connu ce qu'il y a de grand, de profond et presque d'hé- roïque dans une affection mâle qui n'est basée ni sur des manies, ni sur de secrets dédains, ni sur des intérêts. Sans en rechercher les causes, je puis dire que j'estimais autant le caractère que l'intelligence de Charles Granville, que les côtés brillants et solides de son être n'excitaient pas mon envie et que je ne lui souhaitais aucune de ces disgrâces que les meilleurs souhaitent involontairement à leurs amis. Un philosophe me disait un jour que l'amitié n'est jamais à la longue qu'une haine indissoluble, quand elle n'est pas la liaison d'un esclave et d'un maître, d'un faible et d'un fort, et qu'il106 L'AMI. croyait fort problématique que, dans les amitiés basées sur l'égalité, il se passât huit jours sans que réciproquement les amis songeassent avec ardeur et désir à la mort l'un de l'autre. Je n'ai jamais, avant les événements que je vais dire, rien senti de semblable, et pourtant, si jamais amitié fut basée sur l'égalité, c'est bien celle de Granville et de moi-même. Quoique nos facultés fussent assez inverses et que surtout nos supériorités fissent contraste, pourtant nos goûts avaient de vives ressem- blances, et notre vision des choses et des êtres était sensiblement parallèle. Il ne nous a jamais déplu de nous écouter l'un l'autre parler avec complaisance sur des sujets que nous connais- sions à fond, et même en société il m'était agréa- ble d'entendre les propos de Charles autant que lui les miens. Jamais nous n'eûmes en public une sotte et aigre dispute: jamais je ne me suis senti mécontent des succès de mon ami. En un mot, notre affection était assez parfaite pour ignorer l'impatience, assez haute pour écarter la jalousie. Cela durait depuis dix ans environ,et nous appro- chions tous deux de la trentaine, lorsque m'arriva la commune mésaventure : je me mariai. Charles, je crois, n'en fut pas très content. Il avait toujoursL'AMI. 107 désiré que nous nous mariions à la même époque, voire avec deux sœurs. Il ne put s'empêcher d'éprouver, quelque tristesse à me voir si rapide- ment et si terriblement absorbé par une femme — car je le négligeai durant plus de deux mois— et à constater que j'avais contracté une union solen- nelle bien avant de connaître le caractère de Renée. Je sais qu'il eut l'intention de me faire quel- ques reproches avant le mariage, mais il recula devant la détermination de mon attitude et devant les premières nervosités que je lui eusse montrées de ma vie. Il se résigna de bonne grâce, fit tout ce qu'il est possible de faire pour me rendre agréable l'époque des fiançailles en écoutant avec une adorable bonté mes confidences et les balivernes hvperboliques que jeressassais sur mon aventure. Je me mariai enfin, je partis, j'abandonnai pour plusieurs mois celui dont naguère je ne pouvais supporter l'absence pendant plusieurs jours. II Je ne l'oubliais pas cependant. Durant les longues causeries où ma femme et moi appre-108 L'AMI. nions à nous connaître (et pas toujours avec plaisir), je jouai le rôle dangereux que des mil- lions d'êtres ont joué avant moi : je vantais per- pétuellement Charles, j'en faisais une description trop propre à le transformer en conquête à faire. Comme il était loin de nous, dans cette buée qui ne fait pas craindre l'avenir au bout du présent, je trouvais un grand orgueil à faire parade de son dévouement pour moi, de sa pro- fonde et noble loyauté, de tout ce qui pouvait mé rehausser par l'idée de la valeur d'une telle amitié. Le résultat est trop facile à deviner, et je ne sais guère de femme qui pût y résister. Nulle singularité, après tout, que j'aie succombé à cette vieille sottise, alors que tant d'autres, à qui l'amitié vraie est inconnue, y succombent également. En résumé, j'orientais vers Charles l'imagi- nation de ma femme et son innocente perversité, je l'aimantais dans la direction de mon ami. Je n'ignorais pas cela, pendant les heures char- mantes de nos pérégrinations dans les crépus- cules lacustres, sur la frontière des grandes plaines ou des fortes forêts, dans les rêveries du soir où nous regardions les firmaments seL'AMI. 109 lever dans leur gloire, — non, je ne l'ignorais pas, — et j'éprouvais parfois une singulière jouis- sance à mêler à mon amour cette très lointaine inquiétude, à voir s'éveiller une molle curiosité dans les yeux timides de la jeune épouse, et vraiment je crois que je bénéficiai de la se- maille de misères, que je lui dus des étreintes plus ferventes et des paroles plus amoureuses... Hélas! que l'analyse et la prévoyance servent peu dans la majorité des contingences, combien est âpre le pauvre animal humain à se créer des orages, tel l'enfant qui risque la terreur nocturne pour un conte fantastique ! III La vie est pleine de répits qui sont ses plus terribles sournoiseries, qui déconcertent le plus adroit des « subtilistes », car il n'est pas d'ima- gination que le sentiment du calme ne puisse endormir. En vain l'esprit garde ses défiances : devant l'apaisement extérieur, l'instinct triomphe des conjectures. Peut-être les liaisons des êtres, quand un obstacle comme le mariage les sépare, sont-elles plus soumises aux lois des répits que110 L'AMI. toutes autres. Entre la femme et l'homme qui doivent an jour communier dans le péché, que de fois le recul, l'éloignement, et même la com- plète indifférence! Certes, le recul est souvent définitif, fait barrière pour toujours, crée l'état où des êtres faillirent faillir, et ne pourront plus, pour des raisons mystérieuses, des raideurs intérieures,des ossifications d'àme, se rejoindre. C'est la peine de démêler entre le répit d'embus- cade et le recul définitif qui alternent dans la misère humaine. Quand je revins de voyage avec Renée, j'é- prouvai quelque ennui à la présenter à Charles. Le lointain pressentiment, éprouvé durant telle de nos causeries sur mon ami, devenait nerveux maintenant que la distance avait disparu. Ce pressentiment fut très vif le matin où j'invitai Granville à déjeuner : je n'y ajoutai pas d'autre importance, car, complètement injustifié, il eût été tout aussi vif. Je suis d'ailleurs de ceux qui admettent que la jalousie, dans nos cerveaux bavards trop nourris de lectures, n'a pas besoin de motifs pour faire souffrir son homme avec férocité. J'attendis donc Charles avec angoisse, et je vis que ma femme l'attendait avec une curiosité qui allait jusqu'à la distraction. Elle L'AMI. m avait particulièrement harmonisé sa toilette; je l'épiais sans bienveillance, ému de la clarté de tout son être dans la clarté des vêtements, tout plein d'un amour haineux et trop fier pour laisser transparaître un reproche. II vint enfin. J'eus tout de suite ce sentiment de demi-tranquillité que donnent les situations matérialisées, sentiment identique à celui qui rend toute sa bravoure à un homme courageux, dès le premier coup de canne dans une bagarre. Du reste, cette première entrevue fut préci- sément et très nettement rassurante. Il y eut évident recul chez ma femme. Non que Charles lui déplût, mais elle n'était pas sans un certain sentiment du devoir. Comme moi-même, devant la situation matérialisée, elle sentit s'évanouir ce qu'il y a de trop hardi dans une rêverie. Évidemment, l'idée d'être simple amie de mon ami vint se mettre tout au premier plan de son âme, et les idées aventureuses se confondirent dans les pénombres. Pour un peu, cela pouvait très bien devenir définitif. J'en eus quelque temps l'espérance. Rien ne motiva le plus mince soupçon dans l'attitude de ma femme pendant près de trois années, quoique mes rencontres avec mon ami eussent repris de 112 L'AMI. leur assiduité d'avant le mariage. Môme aujour- d'hui, je ne crois pas que ma perspicacité fût en défaut, dans les limites où la perspicacité dépend de l'observation actuelle. Il est probable que ma femme m'aima suffisamment pour écarter les pensées équivoques : nous eûmes, par sur- plus, les tracas et les charmes d'une naissance, vers le quinzième mois de notre union. Bref, je formai le rêve (sans que le plus habile eût pu me convaincre de cécité), le rêve d'une vie agréa- blement écoulée entre des tendresses dissembla- bles et bien équilibrées. Ce rêve, je le voulus, je me forçai d'écraser les idées soupçonneuses à mesure de leur éclosion. Tout bien pesé, ce fut une époque heureuse dans ma vie, et amèrement regrettée dans la suite. Le monde m'apparaissait plus large et plus miséricordieux, la vie désira- ble, le mariage digne du caractère sacré dont les religions l'ont revêtu, l'amitié un merveilleux soutien de la pensée et de la vigueur morale, le travail une récompense plutôt que l'amère puni- tion de Jéhovah(il est vrai que mon labeur n'avait aucun caractère de surmenage ni de servilité). J'ai depuis une vision plus sinistre des choses, sans être tenté pourtant d'objectiver cette vision, sans faire risée de ceux qui sont assez favorisésL'AMI. H3 par le tempérament et les contingences pour aimer ce monde. Au fond, qui exècre autre chose dans la vie que ses propres tares ou l'adversité des circonstances? IV Mes malheurs commencèrent un soir de juin, sur la terrasse d'une maison de campagne. C'était vers les trois quarts du jour, alors qu'on voit déjà les ombres s'allonger très loin sur les prairies. Autour de la terrasse, des plantes fraîches, une poussée paisible et persévérante de la vie, une électricité voluptueuse, un grand par- fum mélancolique comme un chant d'église. Je me souviens intensément d'un coin d'étang où tremblotait un rideau de jeunes frênes, où il courait des nuances si tendres sur l'eau, les ramures et les nénufars, que j'en avais une manière de malaise, comme d'un excès de beauté. Charles, ma femme et moi demeurions là, dans une de ces conversations lentes où tout le monde est d'accord pour vivre végétativement, sans trouble, sans effort. Vers cinq heures, je me levai pour aller prendre un livre. Je ne sais pas trop . -,m L'AMI. ce qui m'induisit à revenir à pas de loup, furtive- ment; en quoi mes bottines de feutre et la nature du sol me favorisaient. M'étant assis, à l'écart, derrière un pan de vigne, je restai à observer les deux autres. Ils ne m'avaient pas entendu revenir; ils continuaient à causer par intervalles espacés, paresseusement, des choses les plus indifférentes. 11 me fallut une demi-minute pour me rendre un compte exact de la scène, car j'étais un peu troublé par ce qu'il y avait de honteux dans mon espionnage. Soudain, il me passa dans l'être un grand éblouissement, une impression violente avant d'être pénible : je venais de voir se tour- ner le visage de ma femme vers Charles, et dans ce visage, dans son regard, un appel, une timide, délicieuse et charmante tendresse : — Oh ! oh ! fis-je à voix basse, avec un mouve- ment de figure que je sentis idiot. Une affreuse fièvre envahit mon être, début de la plus odieuse maladie morale. En même temps je constatai avec un net et sûr instinct que Charles ne s'était absolument aperçu de rien. J'eus aussi la prescience, mais moins nette, que de son côté rien de semblable à de l'amour n'était né, qu'il était, lui, Granville, encore à « l'état de recul ». Je lui en sus quelque gré, mais pas beaucoup.L'AMI. 145 L'amère rancune des vaincus était dans mon àme, l'impression d'un lâche cataclysme. Qu'il fût mon vainqueur volontaire ou involontaire, conscient ou inconscient, étais-je moins hattu par lui dans cette suprême bataille des mâles, dans cette guerre où tous les hommes ont gardé la primitive ardeur des grands fauves? Étais-je moins l'abandonné, celui dont la femme dédaigne la primauté, le paria de l'amour? Et la vengeance se leva forte sous l'étouffement de l'humiliation, comme un saurien sous la vase, et un souhait de mort germa dans mon cœur... Oh! pas sa mort à elle, quoiqu'elle fût la coupable et quoique je sentisse l'horrible gouffre du « jamais plus » entre elle et moi, la souillure morale que rien ne répare, mais sa mort à lui, — l'innocent, — et la mort sans haine, tandis que je la haïs- sais, elle, profondément, avec la triste fureur de la vaincre, de lui rendre la souffrance pour la souffrance, peut-être aussi de m'humilier lâche- ment pour la reconquérir... Je restai quelques minutes derrière mon pan de vigne, dans la douleur de l'univers perdu pour moi, de tous les paysages de la terre, de toutes les étoiles du ciel, de toutes les douceurs des êtres évanouies. Puis, pâle et lâche, je m'avançai,116 L'AMI. j'allai me rasseoir auprès d'eux, et, pendant une longue heure, je feignis de parcourir mon livre, tandis que ma chair tremblait au moindre de leurs gestes, à la plus insignifiante de leurs pa- roles. Quand je fus en mesure de prendre des résolu- tions cohérentes, je voulus d'abord me défaire de la présence de Charles, sous quelque prétexte facile à trouver. Mais, malgré que j'en eusse reconnu la sagesse, je ne pus me tenir à cette résolution. Mille raisons minuscules d'orgueil, de curiosité, le besoin fou que certains êtres ont des situations définies, la peur de me laisser deviner (qui ne connaît aujourd'hui la force immense des vétilles dans les événements les plus formi- dables?), tout cela me désorienta. Je finis par m'arrêter à une de ces fixations de dates fami- lières aux temporisateurs, et j'en éprouvai un singulier soulagement. Quelques jours se passè- rent, durant lesquels je fus de plus en plus con- vaincu de mon malheur, pendant lesquels mes tortures recommencèrent avec férocité. Mais, à «^.«nHWÉteL'AMI. 117 travers ma misère, une âpre curiosité dominait : Quand donc Charles allait-il s'apercevoir de la chose? Est-ce bizarre assez, cette curiosité qui se mêle à nos tortures, cette espèce d'intérêt roma- nesque ajouté à l'histoire de nos affres et de nos joies, ce côté « lecteur » que nos habitudes ont introduit en nous! Avec obsession, avec mono- manie, j'attendais le prochain numéro du feuille- ton de ma vie, le « Quand donc Charles... » devenu le delenda Carihago debout au milieu de mes insomnies, au milieu de mes affreux étouffe- ments et des coups du beffroi intérieur qui nous font arrêter la pensée et pâlir les tempes en nous ramenant au début de l'angoisse. J'épiais donc, je suivais partoutCharles; j'appris de sa physionomie, de ses gestes, de ses paroles, des aspects que dix ans d'amitié avaient laissés inaperçus. J'étais dans une impatience fébrile et imbécile. J'assistais à toutes les péripéties de l'amour de ma femme pour mon ami, et je le trou- vais, lui, un peu benêt de ne s'en apercevoir point. Enfin, mon attente fut satisfaite! Charles, un matin que nous parcourions les bords de la Scombre, — une petite rivière du pays, — et qu'il s'était arrêté un instant avec Renée à cueil- lir des populages — moi toujours deux pas à 7. ^ À■M US L'AMI. l'arrière, de biais, — tout à coup laissa apparaître un léger trouble, très vite, très correctement réprimé, et je connus que le secret appartenait désormais à trois personnes. Je n'ai pas besoin d'insister sur la honte et la rage qui se dévelop- pèrent en moi comme une flamme sur des alcools. Et se formula, avec une puissance nouvelle, le souhait que Charles mourût; mais, cette fois, ce ne fut plus sans rancune, ce fut par revanche, de ce qu'il eût osé s'apercevoir qu'il était recherché par Renée, ce fut en punition d'une clairvoyance qui devenait une première offense de l'ami envers l'ami. Au reste, au souhait de mort ne tarda pas à succéder, — par un double sentiment d'huma- nité et de revanche, — le vœu d'une défiguration, d'un de ces légers accidents qui ridiculisent indé- lébilement un visage. Et, avec le sentiment de la puérilité comme de la lâcheté de telles pensées, et haussant les épaules, je me répétai : — Une taie sur l'œil... une chute sur le nez !... Si bien que ces mots semblaient faire partie du cours de la rivière, de la plaine, des nuages, des arbres. Ils n'interrompaient pas pour cela le flux des réflexions, la causerie des êtres qui s'entre- choquent en nous pendant ces crises :L'AMI. H9 — Cette fois, il faut les séparer!... Lui, en somme, est innocent... Ah! oui! Ah! ah! dès à présent, il accepte l'idylle ! Ce qu'il doit déjà se payer d'excuses!... Il faut les séparer!... C'est le seul acte raisonnable!... Ils osent .'... Eh bien, quoi ! comme tout le monde ! Pourquoi aurais-je seul le privilège? Mais c'est un peu tôt... Elle aurait bien pu attendre la trentaine, l'âge de la crise. Et d'autres choses niaises mêlées aux dévelop- pements que les plus sots ont appris à percevoir en eux, et où ces bouts de phrases faisaient re- frain. De quelle volupté meurtrière je les répétais ! Ah ! quels êtres l'éducation a faits de nous pour que je sois là à les suivre tous deux, à les suivre dans une longue promenade, avec une âme pour laquelle ils ne sont plus que des motifs de sup- plice, une âme qui les rejette avec nausée et épou- vante, qui les voudrait cloués sur la croix, étran- glés au gibet ou décapités sur une place publique ! VI Passons. Je ne veux pas insister sur mes souf- frances, mais dire plutôt mes sentiments enversm 120 L'AMI. Granville : tout le reste est digression. Après bien des débats contradictoires, je n'eus pas encore le courage de nous séparer de Charles. Je m'en excusais sur la nécessité de voir si je devais répudier ou non un ami tel que lui, et quelle injustice et quelle sottise n'y aurait-il pas à négliger l'occasion qui se présentait d'une épreuve décisive sur la loyauté et la sincérité de son atta- chement pour moi. En vain me représentais-je le danger d'une pareille tentative. Le sophiste intérieur me répon- dait qu'ici, à la campagne, Charles relégué à l'autre extrémité de la demeure, Renée occupant la même chambre que moi, et toutes les circon- stances de notre vie permettant une surveillance continuelle, je n'avais matériellement rien à craindre. — Je veux, je veux absolument, me disais-je, à la fin de tous les débats, savoir si je dois le mé- priser ou l'estimer! Je laissai donc les choses en l'état, je redoublai de vigilance. Comme j'avais abandonné toute autre préoccupation, je devins rapidement un excellent espion, et tel que ce n'eût pas été possible si j'avais eu dix ans au lieu de deux ans de mariage. Le résultat de mes observations fut de plus en< ) L'AMI. 121 plus concluant sur l'infidélité morale de ma femme, mais absolument en faveur de la loyauté de Granville. Je n'eusse pu imaginer une attitude plus correcte que celle de mon ami : ce n'était ni du dédain ni de l'indifférence, c'étaitla plus noble feinte de ne s'apercevoir de rien, le plus ferme, le plus naturel parti pris d'ignorance. Que de fois, par la fente d'une porte ou l'oreille collée à une cloison mince, j'assistai par la vue ou par l'ouïe aux tète-à-tête que je leur ménageais! Eh bien, par la parole comme par le geste, Charles rendait impossible à une femme ayant quelques éléments de délicatesse de dépasser les limites où l'homme est forcé de voir qu'on le recherche. Jamais une défaillance, jamais aucune de ces compromissions de la vanité où les meilleurs succombent, jamais enfin cette odieuse hypocrisie de l'homme qui fait voir qu'il lutte. J'en éprouvais vraiment de l'admiration pour son caractère; ma haine diminua un peu, dans l'attendrissement de constater qu'un être m'ai- mât d'amitié au point de me sacrifier la suprême séduction de l'existence. Malheureusement, le problème se compliqua encore. A mes allures, à ma pâleur, Granville devina bientôt que je savais la vérité. Il n'en laissam 122 L'AMI. rien paraître, mais il crut que je serais bien aise de le voir prendre congé. Il m'annonça la résolu- tion de nous quitter, un beau matin, de la façon la plus naturelle, mettant autant de délicatesse à ne faire auprès de moi aucun mérite de sa con- duite qu'il avait mis de réserve dans ses allures vis-à-vis de Renée. J'aurais dû lui en être profon- démentreconnaissant;j'enéprouvai,aucontraire, le plus vif ressentiment. C'était la confirmation officielle qu'il voulait bien épargner le vaincu, c'était la générosité de me débarrasser de sa pré- sence, ce pouvait être, enfin, le dédain de la femme pour laquelle j'avais palpité d'amour et pour laquelle je conservais encore une violente passion. Ces sottes raisons s'emparèrent de mon esprit et le dominèrent. La haine remonta plus acre. Des profondeurs de ma substance accou- rurent je ne sais quels troupeaux d'atavismes féroces, d'aveugles colères de fauve : — Alors, tu pars? lui dis-je... Pourquoi ne pas nous en avoir avertis plus tôt?... Nous allons être bien seuls ! Renée, aide-moi donc pour le prier de rester. Je le regardais sournoisement, debout devant la fenêtre claire, devant le délicieux matin gonflé de sèves, de voix et de couleurs. Je voyais en luiL'AMI. 123 le résumé de mon destin, mon désespoir, mon désastre et ma soif de revanche, la dure fatalité qui me faisait paria. Et je ne voulais pas qu'il partît, je trouvais insolent, outrecuidant, inju- rieux, qu'il eût pitié de moi. En cette minute, je crois bien que j'eusse préféré l'adultère à son absence, même l'adultère impuni. Mais, en même temps, je savourais avec une volupté de sépulcre la surprise des amants, une tuerie, l'agonie lente des victimes. __Non ! non ! m'écriai-je en une sorte de fièvre, tu ne nous quitteras pas, je ne veux pas que tu nous quittes. Il me regarda avec douceur, avec mélancolie, mais j'eus horreur de sa douceur et de sa mélan- colie. Il perçut évidemment que je le condamnais à rester avec moi, que j'eusse considéré comme une offense mortelle qu'il en fût autrement, et il finit par répondre à mes instances : — Eh bien, soit... tant pis pour mes projets... je reste... Et je vis, avec tremblement, un éclair de triomphe dans le regard de Renée.m 124 L'AMI. VII Mon supplice continua. Je maudissais ma folie je m'excitais à revenir sur ma décision et à me séparer de Charles. Une obsession sinistre m'en empêchait. Et je persévérais dans le rôle lamen- table de l'espion. Ma colère contre mon ami grandissait toujours, atteignait les limites su- prêmes. Je crois bien que j'étais hanté d'un sen- timent encore plus méprisable, que je me sentais humilié de ce que Charles fût si absolument calme devantma femme. Il me sembla que j'aurais voulu du moins être sûr qu'il la désirait, et la réserve de ses actes comme de ses paroles ne laissait rien deviner de semblable. Je ne suis d'ailleurs cer- tain de rien, car je passais par de si nombreuses et si rapides contradictions qu'il devenait difficile de démêler avec exactitude tout ce qui n'était pas l'immédiate fureur et l'éternel souhait meurtrier, refrain de mon âme. Une chose bien selon ma nature, c'est que je ne fis aucune allusion sur notre situation à Renée, tantôt attiré vers elle par des mouvements de passion, tantôt l'ayant en horreur comme une L'AMI. 125 bête immonde. Je no prononçai pas une seule parole de soupçon; toutes nos querelles roulèrent sur des faits à côté. Je suis persuadé qu'il n'en eût pas été de même si Charles n'avait pas habité avec nous, que le sentiment de sa présence me donnait l'épouvante que, au premier mot, la chose se réaliserait. Et puis ce très léger doute des con- victions les plus fortes qu'on cherche lâchement à perpétuer, et des sentiments d'orgueil et même de timidité. Enfin l'ensemble des motifs imbéciles qui accompagne les plus terribles tragédies du cœur humain. Si pourtant j'avais parlé, si j'avais fait jaillir entre Renée et moi une violente querelle, sans doute le résultat eût été le départ de Charles, et, du moins, si je devais être un malheureux, je n'aurais pas été un misérable ! Le faux départ de Charles amena de grands changements dans l'attitude de Renée. Elle dut croire qu'il n'était resté que pour elle, elle dut le prendre à la fois pour un timide extraordinaire ou pour un inclairvoyant absolu. Par surcroît, sa passion la rongeait d'une façon terrible : elle était devenue pâle, maigre et nerveuse à l'excès; elle n'était plus la créature normale qui peut dominer ses impulsions. A plusieurs reprises, je la vis126 L'AMI. faire à Granville des avances véritablement com- promettantes, et je commençais à craindre entre eux une scène décisive. J'étais tellement habitué aux affres de la rancune que rien ne pouvait ajouter à mes angoisses. Je redoublai toutefois de surveillance, je graduai savamment les mo- ments où elle pouvait parler à Charles, je pris des précautions pour la nuit en verrouillant cer- taines portes. Un matin, comme j'achevais ma correspon- dance, je vis Granville descendre dans le jardin. Deux minutes plus tard Renée parut à son tour et le rejoignit. Je les vis se promener au long des parterres, descendre vers l'étang, puis parmi les hêtres rouges du fond. J'avais mal dormi, j'étais dans une prédisposition particulièrement ner- veuse. Je mis mon revolver dans ma poche, avec ironie et férocité tout ensemble : — Cela peut servir! Je me glissai le long d'une manière de haie, à droite; j'arrivai au fond, sans pouvoir être aperçu. Là, je m'arrêtai avec un rire faux, en me disant : — Un espionnage de plus à marquer sur la feuille! Et aussi vain que les précédents, natu- rellement. Un instant, j'eus l'idée de ne pas aller; je fixai m ML'AMI. *27 mon regard sur une belle grappe de roses tré- mières qui tremblotaient dans leur gracile élé- gance : — Si les fleurs sont en nombre pair, j'irai ; sinon, non! Les fleurs étaient en nombre pair, six, je crois. Je m'avançai à pas de loup, et soudain je vis Charles et ma femme derrière un vieux kiosque abandonné. Le sol du chemin était mou, sans pierraille, excellent pour approcher. J'approchai, je parvins jusqu'au kiosque, je collai mon œil à une fente : ils étaient arrêtés, lui paisible, elle fort nerveuse. Leur conversa- tion venait juste de s'arrêter, il se faisait un si- lence. Renée me parut sinistre, dans la résignation terrible d'une Phèdre prête à tout, et telle que je ne l'avais jamais vue. Mon cœur bondit, furieux, comme un animal emprisonné. J'eus très peur, je sentis sur nous une mortelle menace suspendue. Tout à coup je lavis s'avancer vers lui, je l'en- tendis parler. Sa voix était claire, quoique d'un timbre trouble, ses yeux suppliants et hardis : — Monsieur, dit-elle, j'ai à vous parler de 128 L'AMI. choses... de choses très graves, pour notre repos à mon mari et moi... à moi surtout... Oh! le tremblement de sa voix, mille fois pire à mon cœur que ne l'eût été un crime; l'horreur de ces yeux saturés d'amour et qui jamais n'avaient ainsi brillé sur moi, qui jamais n'avaient et jamais ne devaient absorber mon image ainsi qu'ils absorbaient l'homme, le mâle, le rival, là, debout sous la belle pénombre du frêne, comme un insolent symbole de victoire ! Oh ! la femme que j'avais eue en toute propriété, à qui j'avais donné la moitié de mon destin, la femme qui avait été si près de chacune de mes pensées, et qui pourtant n'avait pas pu être aussi proche de moi qu'elle l'était de celui-là, et pourquoi, et en vertu de quelle loi mystique et perverse de Préférence? Et lui, sans effort, conquérant, comme ces gens qui reprennent le trône à qui l'a gagné, comme ces bienheureux qui dérobent le trésor à ceux qui travaillent jusqu'à la mort pour le perdre. Hélas ! comme ces gens de la grâce dont parlent toutes les histoires religieuses et profanes ! Le cri épou- vantable de YEcclésiaste retentit dans mon âme : « J'ai vu que la course n'est pas aux légers, ni aux forts la bataille, ni le pain aux sages, ni aux prudents les richesses, mais que tout en ce mondeL'AMI. 129 arrive selon le hasard et les circonstances! » Dans ma fureur douloureuse, j'entendis s'éle- ver la voix de l'autre, calme et lointaine, inflexible et douce : — Est-il bien nécessaire, madame... que je sois votre confident? Mon être se tendit, dans la même curiosité de « lecteur » dont je parlais tantôt. Amèrement, je me disais : — Voyons donc si, tout au fond, ce n'a pas été la comédie de l'homme qui ne voulait la conquête qu'absolue, sans courir le moindre risque... Elle, avec encore son regard d'amour, mais à demi baissé sur la terre, honteuse comme si elle se sentait nue : — Oh! bien nécessaire... car je voulais vous demander... vous supplier de nous quitter... de comprendre... Il leva la main froidement : — Madame, je partirai... sans pour cela vous forcer à aucune confidence... Ah! qu'il repoussait bien, sans lâcheté, sans équivoque, — et comment ne me disais-je pas que, s'il avait la Grâce d'être aimé d'elle, moi j'avais la Grâce d'être aimé de lui au-dessus de toute tentation? Je ne me le dis pas. Le mâle seul130 L'AMI. veillait en moi, comme les daims sous les futaies d'automne, tout gonflé d'ardeur belliqueuse et de désirs de meurtre. — Je dois vous dire... je le dois, dit-elle... (Son lâche accent, ses paupières déloyales !... et le désir atroce sur ses lèvres !) — Je voudrais, madame... — J'ai,cria-t-elle toute pâle de son impudeur... j'ai laissé grandir... je suis presque sans forces contre (tout bas) mon amour pour vous... Ma seule défense était de vous le dire... de vous supplier de fuir au loin !... Le silence! Il a baissé les yeux, et moi, je sens enfin venir la fin, l'irrémissible fin où tout se dé- nouera. Je ne sais ce que je veux, ce que j'es- père. Il y a beaucoup trop de bruits matériels en moi, beaucoup trop de vibrations et de courants nerveux pour que je puisse penser. Je suis tout en sensations, avec les oreilles assourdies, la poitrine pesante, avec des fragments d'idée qui tombent les uns sur les autres comme des pier- railles dans un éboulement. La réponse de Granville me redresse, avec la coordination revenue : — Cela me chagrine beaucoup, madame... beaucoup... j'irai passer un an hors de France...L'AMI. 131 Il est absolument maître de lui, avec tristesse et douceur. Moi, je ne lui pardonne rien. Je su- surre d'un ton idiot : « Ce serait trop facile!... Ah! le bon billet!... » Je dessine continuellement un triangle du bout du doigt. Je sais du reste, avec une clarté absolue, que Granville agit comme un saint, que je lui dois une admiration infinie et une impérissable tendresse. Mais sur mon cœur flétri de vaincu, tout cela reste sans pou- voir positif. J'ai en horreur la justice, la bonté et l'amitié, puisque cela n'empêche pas que Renée aime mon ami. Je suis le damné, sans pitié, sans, amour, avec la haine et la vengeance pour toute essence d'âme. Je dis avec grossièreté et ridi- cule : — Je me fiche de sa bonté!... Il n'avait qu'à ne pas être aimé ! — Alors... vous partirez! C'est ma Renée qui parle. Sa voix est rauque, sauvage, ses yeux pleins d'une ardeur doulou- reuse; la fatalité est sur elle qui perdit tant de fois les hommes, qui emplit les mélancoliques, légendes. — Vous partirez!... vous partirez! Et soudain ce sont les sanglots, la tempête de tout l'être. Elle saisit les mains de Charles, elle;132 L*AMI. les mouille de ses larmes, avec une inconscience d'enfant. Alors, c'est pour moi comme la fin du monde, le suprême cataclysme, autant que l'im- médiate consommation de l'adultère. J'ai saisi mon revolver, je m'élance, après avoir pu consta- ter, pourtant, que Granville a repoussé ma femme. J'apparais devant eux, et c'est la vie de mon ami que je veux, c'est pour lui que je lève la fine arme meurtrière. Mais je ne sais quel pro- fond instinct de justice m'empêche de tirer sur lui, fait dévier le revolver : — Malheureux ! s'écrie-t-il... Ce cri ranime ma fureur jusqu'à l'aveugle- ment, je tire, je le vois tournoyer, rouler sur le sol... et je demeure là dans un rêve, stupéfié, inerte, avec une envie immense de m'endormir, et sans force pour consommer le suicide. VIII La suite, hélas! fut une chose immonde. Dans le procès qui suivit la mort de Charles, je fus lâche, je gardai le silence. Ma femme conduisit tout, elle fut la seule partie active, elle joua un rôle équivoque, avouant et n'avouant pas, accu-L'AMI. 133 sant indirectement Charles. Je me laissai igno- blement acquitter par un de ces absurdes jurys sentimentaux dont notre France a le monopole. Il faut dire que la mort de Granville n'avait pas détruit ma haine contre lui, tandis que j'avais accordé une espèce de pardon à ma femme. Elle exécrait maintenant mon ami avec une constance supérieure à la mienne, elle ne lui pardonnait pas ses résistances. Elle eut d'ailleurs vers moi un retour de tendresse après la façon terrible dont je l'avais châtiée, mais ce n'était pas la ten- dresse qu'elle avait eue pour Charles et qui fut, certes, le grand amour de sa vie... Et pourtant, à la fin, le repentir est entré dans mon âme. Une longue, une incurable maladie, les réflexions d'une âme aux portes de la mort ont aggravé mes remords, ont glacé mon cœur et l'ont rempli d'épouvante. Je revois sans cesse le pâle et doux cadavre, mon crime m'obsède comme un acte incessamment renouvelé. J'ai un dégoût affreux de mon « moi », je compare éter- nellement ma lâcheté et ma bassesse avec la noble conduite de mon ami. Moi qui avais eu l'inouï bonheur de rencontrer un héros, un être tout de loyauté, d'honneur et de tendresse, je n'ai pas su m'élever au-dessus des viles passionsm 134 L'AMI. d'un demi-animal, j'ai aboli celui qui avait su résister pour moi à la plus irrésistible des tenta- tions. Je ne puis supporter ma propre image, ni le son de ma voix. Je sens décliner|mes forces,— et peut-être ma raison; — je vais, comme les êtres qui ont failli à leur destinée, vers un mystérieux inconnu, vers un lugubre repos où toujours j'as- pire davantage, vers la tombe ou vers la folie. Si j'étais croyant, si je savais des actes par lesquels je pusse mériter un peu de paix, un peu de pardon, ob ! mon Dieu, comme j'y vouerais tout mon cœur, toutes mes forces, toute ma vie! J.LIVRE DEUXIÈME LJLES MACHE-TES-ALIMENTS i J'étais tombé désespérément amoureux de la délicieuse Ada Lamb, fille d'Ebenezer Lamb, de la maison de fourrures « Lamb, Lamb and Flet- cher ». C'était une véritable folie, une chimère; comment un pauvre représentant de commerce, qui se faisait à grand'peine 400 guinées par an, pouvait-il concevoir de ce côté le moindre atome d'espérance? Mais l'amour est fort comme la Mort, et par conséquent plus fort qu'une firme de fourrures. J'eus l'audace de convoiter pas- sionnément Ada l'argentée, Ada la millionnaire. Elle s'en aperçut — mais les occasions de lui parler étaient bien rares. A peine si j'osai for- muler, vaguement... J'étais ce soir-là son voisin de table. Elle se contenta de me répondre :138 LES MACHE-TES-ALIMENTS. — Mâchez vos aliments... n'avalez pas les bou- chées... maman nous regarde... Interloqué, je mâchai, avec lenteur, du râble de lièvre. Je vis qu'effectivement la mère d'Ada me regardait avec insistance : — Ah! c'est mieux, — chuchota la jeune fille, — tantôt vous avaliez sans mordre...Maman ne pardonne pas ça... Lorsque, après les liqueurs et la fumerie, je pus rejoindre la jeune fille, j'essayai d'obtenir une explication. Elle se mit à rire. Le démon de l'amour me poussant, je parlai, comme je ne par- lerai plus de ma vie; je la vis émue : — Écoutez, —dit elle, — c'est bien... bien dif- ficile... Papa est si orgueilleux... Mais si vous voulez être de l'Association des Mâche-tes-ali- ments, maman pourra nous aider... surtout si vous savez soigner votre présentation... — Je serai de l'Enfer, s'il le faut! — Eh bien ! rendez-vous au repas anniversaire de la Société... Vous recevrez une invitation demain matin... Vous verrez vous-même ce qu'il vous reste à faire!... J'allais l'interroger, lorsqu'on vint nous cher- cher pour un quadrille. uLES MACHE-TES-ALIMENTS. 139 II Je reçus le lendemain une carte ainsi libellée : « Association régénératrice des Mâche-tes-ali- mcnts. Dîner anniversaire, le 7 mars 1890, à sept heures, Holborn restaurant. Invitation per- sonnelle. » Je n'eus garde de manquer au rendez-vous. Au jour et à l'heure dits, je me trouvai avec une centaine de gentlemen et environ le triple de dames dans l'immense hall du Holborn restau- rant. On m'installa à la table des invités. Je pus voir au loin Ada dans un nuage de crêpe de Chine, et sa digne mère caparaçonnée d'une espèce d'immense élytre de hanneton. A sept heures précises, un orchestre invisible joua un hymne, puis un vieux gentleman monta sur une estrade et clama : — Ladies et gentlemen, laissez-moi vous rap- peler de ne pas oublier de donner au moins trente-deux coups de dents par bouchée. Un coup par dent naturelle ! 140 LES MACHE-TES-ALIMENTS. Le dîner commença; il fut extraordinaire. Toute cette foule, mâchant avec une gravité reli- gieuse, comptant religieusement les coups de mâchoires, s'arrêtant en des pauses de solennelle méditation, c'était un bel exemple de la ferveur britannique, étrangère à la fausse honte. Jeunes filles au visage angélique, vieilles ma- trones farouches ou gâteuses, gentlemen sévères, comptaient, recomptaient, scandaient avec éner- gie leurs bouchées. Et moi, me sentant observé par la mère d'Ada, je mâchais jusqu'au déses- poir, jusqu'au délire, je donnais jusqu'à cent coups de dents sur une innocente tomate. Le dîner se termina. L'orchestre rejoua un hymne. Des voix chantèrent : Le Christ compte ses brebis. Il n'en oublie aucune! Puis, de nouveau, un gentleman monta à l'es- trade — une longue tête de cheval hongre, aux incisives puissantes. Sa voix s'éleva, douce et cléricale : — Chers amis, voici le huitième anniversaire de notre Association — de notre Association toujours grandissante pour la prospérité du vieil empire britannique. Nous comptons des milliersLES MACHE-TES-ALIMENTS. 141 d'adhérents ; il faut que nous en comptions des millions ! Le Seigneur est avec nous ! Des hourras s'élevèrent. — Commençons, ladies et gentlemen, par envoyer trois cheers aux « Branches de l'Asso- ciation », qui célèbrent à cette même heure l'an- niversaire dans les faubourgs de Londres et dans les principales villes du royaume. (Hip ! hip ! hip ! Hurrah !) — Remercions Dieu de la visible protection qu'il nous accorde. (Ecoutez! écoutez!) En ten- tant de régénérer la race britannique dans sa force, qui osera dire que nous n'accomplissons pas une œuvre pieuse? Qui osera dire que nous ne marchons pas dans la voie du Seigneur? (Écoutez!...) On peut, on doit le répéter : l'habi- tude de manger trop vite engendre les infirmités, use prématurément l'homme etl'estomac. Trente- deux dents nous sont données, pour que nous mâchions avec patience... pour que nous don- nions au moins trente-deux coups de dents par bouchée. (Écoutez!...) C'est le compte exact de M. Gladstone. Ce glorieux homme d'État doit sa longévité vigoureuse à des habitudes de mastica- tion régulière... et c'est lui qui a fixé ce nombre si rationnel de trente-deux, auquel il fut toujours142 LES MACHE-TES-ALIMENTS. fidèle... Et voyez les résultats merveilleux : à quatre-vingts ans, le grand Old Man abat des chênes;dans la forêt; à quatre-vingts ans, il parle pendant quatre heures à la foule!... Lisez, d'ail- leurs, lisez ce livre de témoignages que je vais vous faire passer... et vous, amis, invités, son- gez à toutes les souffrances dues au délabrement de l'estomac, à toutes les misères physiques et morales qui en résultent... A ceux qui ressentent du vertige, des nausées, des lourdeurs, nous disons : « Mâchez vos aliments! » A ceux qui souffrent de la bile, d'étouffements, de maux d'en- trailles, nous crions : « Mâchez vos aliments!... » A ceux que la vie dégoûte, qui sont la proie de la sciatique, des migraines, des pâmoisons, de la débilité nerveuse, nous répétons avec énergie : « Mâchez... mâchez vos aliments!... » (Hur- rah!... Écoutez!) Nous le répétons à ceux mêmes qui sont bien portants, parce qu'ils éviteront l'intempérance qui est un péché coutre soi-même et contre Dieu!... L'homme qui mâche ses ali- ments est naturellement un homme sobre, un homme qui évite les occasions de faillir... il est plus enclin à la vertu et à la piété... il observera plus facilement les Commandements!... Venez donc à nous, venez tous... vous trouverez ici des mmmLES MACHE-TES-ALIMENTS. 143 frères, des amis qui vous soutiendront par la force de l'exemple... qui vous retireront de l'Abîme ! Je compris que le moment était venu où il fal- lait vaincre le ridicule ou renoncer à Ada. Je me levai avec force, j'étendis les mains en criant avec une espèce de fureur sacrée : — Je veux être des vôtres... je veux guérir!... je veux vivre. Une acclamation frénétique s'éleva, des mou- choirs s'agitèrent; le gentleman orateur s'écria : — Tiendrez-vous fermement le drapeau?... — Je le tiendrai ! On m'entourait, on me félicitait, on me shake- handait, et au premier rang la mère de mon aimée avançait son élytre immense, secouait mes doigts avec attendrissement, tandis qu'Ada souriait avec espièglerie. III Voilà comment j'ai conquis la main de la riche héritière d'Ebenezer Lamb, de la maison Lamb,144 LES MACHE-TES-ALIMENTS. Lamb and Fletcher, et, depuis, j'ai compris le sens profond, le sens symbolique de ces associa- tions anglaises, dont on se moque si légèrement sur le continent.LE MIRACLE i En ce temps-là, je vivais misérablement à Londres. Mes ressources étaient épuisées; je ne trouvais pas d'emploi. Un jour, morose, je rôdais dans Epping-Forest^ n'ayant plus que dix shil- lings en poche. C'était toute ma fortune — de quoi vivre quelques jours à peine — et puis le dénuement, l'inconnu, le désespoir. De vagues pensées de suicide me traversaient la tête; je me répétais tristement : — Un miracle seul pourrait me sauver ! Ah ! que loin les jours où j'étais venu à Lon- dres plein de projets de bonheur! Combien fé- roce m'avait été la destinée ! Quel long martyro- loge sur la rude terre de la lutte pour la vie... Et 9U6 LE MIRACLE. maintenant, me voici au bout même de la dé- tresse, au bord de l'abîme : Ah! oui... un miracle seul... En cette saison, Epping-Forest est merveil- leuse. Des marais l'entrecoupent, dont la beauté, vers septembre, est telle que le cœur en reste ému pour toujours. J'allais donc; et sous ces fu- taies où, malgré l'invasion des Londonniens, des coins demeurent très sauvages, partout de petits imprimés, apportés là par les sectes protestantes, vous rappellent la pensée de Dieu. Tantôt sur un profond chêne, dans une clairière de silence et de recueillement, voici épingle le : Souvenez- vous de Lui. Tantôt, dans une combe solennelle, les mousses recèlent l'histoire du Vaisseau en- glouti. Les épines vous tendent le Enfin, lavé de mes souillures! Et les hêtres hautains chuchotent : Les bras du Christ vous sont ouverts ! Mais, à part ces imprimés de propagande reli- gieuse, j'eus là un jour de grande solitude, pres- que de forêt vierge, un triste et profond recueil- lement. Et puis, je ne lisais pas sans émoi les tracts (1) ramassés au long de la route, ces paroles souvent éloquentes où le grand accent (1) Petits imprimés, littéralement traités. tm•' LE MIRACLE. 147 biblique se mêle à l'empliase anglo-saxonne. Le soir vint. Les nuées se vêtirent de leurs robes sublimes. Le luxe crépusculaire s'épanouit comme d'immenses vespres de cathédrale, le monde illusoire des vapeurs eut la solidité d'un paysage fterrestre, où toutes les formes s'éle- vaient et se creusaient en matières miraculeuses et resplendissantes. II Une humilité secrète pénétra mon être; je mur murais avec gravité une prière que je venais de ramasser dans un buisson : « Réjouissons-nous en notre salut... Dans les mains du Seigneur sont les coins de la terre et la force des montagnes... » La lune immense s'élevait. Tout l'est de la forêt était dessiné sur sa face. Je débouchai pen- sif auprès d'une coupe. L'endroit était étrange. Je n'avais aucune idée de la direction à suivre; une inquiétude m'était venue. Bientôt, le crépus- cule trépassé, il ne demeura que la lueur de la *A148 LE MIRACLE. lune, pâle et jaunissante. Je marchai vers elle, sûr de trouver, à la longue, quelque issue. En haut, une brise s'était levée. Deux nuages lourds s'avancèrent. Ils couvrirent l'astre. Il ne demeura qu'une phosphorescence vague et lu- gubre. Les sentiers se noyèrent, s'imprécisèrent : je me retrouvai sous bois, fatigué et triste. Des bêtes furtives vaquaient à leurs besoins ou à leur sécurité. Un rapace passa sur des ailes molles; les noctuelles bruissaient entre les feuilles; je n'avais plus le sens de la direction. A la fourche des sentes, je choisissais au hasard. Après une heure, je me retrouvai auprès d'une coupe qui, d'après quelques particularités, me parut être celle-là même que j'avais quittée. Que faire? Ma lassitude devenait extrême. Une grosse toison continuait à couvrir la lune. L'obscurité était presque absolue. Et, dans la mélancolie de l'heure, la causerie de quelques grenouilles, leur vague bégayement humide, était la seule rumeur consolante. Morne je pris une demi-heure de repos, assis sur un vieux saule. Je rêvais à ma misère, à la douceur des jours anciens, au lendemain affreux qui m'attendait. Quand je me relevai, mes arti- culations étaient raides, mais une lueur poignaitLE MIRACLE. 149 entre les nuages, la confuse silhouette lunaire transparaissait comme un visage blême derrière de la mousseline. — En route ! Je me remis à marcher, m'opiniâtrant à aller dans la direction de la lune. Mais plus j'allais, moins je reconnaissais l'endroit. Je longeais maintenant un véritable marécage, une route souvent pas très sûre, mais où me guidait une clarté grandissante. A la fin, je me trouvai dans un chemin tellement ouaté de mousse que je per- cevais àpeine mon propre pas. Tout à coup, j'en- tendis une voix. III C'était une voix argentée, voix de femme ou d'enfant, que la distance rendait grêle comme un carillon. Après une minute de méfiance, je pressai le pas, et bientôt, car j'ai l'oreille très subtile, je pus distinguer des paroles. La voix chantait : « Yet I may love Thee too, 0 Lord — Almighty as AÉISO LE MIRACLE. Thou art — For Thou hast stooped to ask of me — The love of my poor heart. » (Pourtant, je puis t'aimer aussi, Seigneur — Si puissant que tu sois — Car tu t'es incliné pour obtenir — L'amour de mon pauvre cœur.) En ce moment, la lune sortit toute grande des nuées. Un rai pur coula sur le paysage. « Une femme! » pensai-je. Et j'écoutais encore^ charmé, enchanté, ensor- celé. C'était comme un de ces contes divins qui bercèrent les humanités antiques, une de ces aimables choses que des hommes simples et tendres imaginèrent quand la nature les émut de son mystère ou de sa grâce. Et la voix conti- nuait : « No earthly father loves like Thee. » (Nul père terrestre n'aime comme toi.) Alors seulement, je m'aperçus d'un tremble- ment léger dans la voix, et je pensai que l'in- connue avait peut-être peur, s'encourageait en louant le Seigneur. Cette idée me remplit d'une ardeur extraordinaire ; je m'avançai vivement. La voix s'arrêta. Au détour de la route j'aperçus enfin la chanteuse. La pleine lune détachait sa gracilité exquise, les yeux naïfs, grands et mer- veilleusement bleus, un peu dilatés :.LE MIRACLE. 151 — Vous êtes venu! dit-elle. Et comme je la regardais avec inquiétude, elle me montra un petit tract, qu'elle tenait à la main : — J'étais perdue... Dieu m'a promis de m'en- voyer du secours... et vous voilà. Je pris le petit imprimé; je lus : « Quand vous seriez égaré au plus profond des té- nèbres, encore, si vous avez confiance en Dieu, il vous enverra un messager ! » Je la regardai encore. Elle était pâle, elle avait eu peur. Mon âme se dilata; il me vint une dou- ceur si suave, si pure, que le souvenir en fait encore battre le cœur : — Vous étiez égarée? Elle approcha avec confiance son charmant visage de vierge saxonne. — Mais vous avez aussi un tract, me dit-elle. Je lui tendis mon tract, et, soudain, elle poussa un grand cri éperdu : — Oh ! regardez... oh ! c'est un miracle ! — Un miracle? — Oui... tenez! Elle me montrait, en exergue de mon papier : « Allez à l'âme qui s'est égarée, afin de la remettre dans le vrai chemin. » *m■H 152 LE MIRACLE. — Oh! c'est bien la volonté de Dieu! c'est bien Lui qui a tout arrangé. Un irrésistible sourire, à peine ironique cepen- dant, monta à mes lèvres. Puis le charme reprit, l'innocent délice de la rencontre et le plaisir poé- tique de cette candeur. — C'est que je suis égaré moi-même ! — mur- mur ai-je. — Oh!... alors, il a voulu doublement! Elle tendit les mains vers le ciel, elle s'age- nouilla. Et je regardai prier la petite mystique : — Que je suis rassurée! — dit-elle en se rele- vant. — Toute ma fatigue est partie... que Dieu est bon!... que Christ est doux!... Nous étions venues toutes ensemble avec le révérend Boun- dage... Au crépuscule, je me suis cachée par jeu, personne ne s'en est aperçu... j'ai pris peur, j'ai voulu retrouver mes compagnes, j'ai couru à travers les bois... Oh! que j'ai tremblé, que j'ai pleuré... jusqu'à ce que, prenant espérance en Lui, je repris des forces dans la prière! Et le Sei- gneur a eu pitié de moi, il m'a fait trouver une promesse... et le miracle est venu. Dédales mystérieux de l'âme! Une émotion religieuse succéda à mon ironie, la confiance de la vierge m'emplit de respect. Moi aussi, ma fa-LE MIRACLE. -153 tigue et ma tristesse étaient parties. Une ivresse légère, douce comme le parfum des liserons, m'animait — la nuit, le marécage, le grand rai de lune, les eaux pleines d'algues, les peupliers sensitifs, tout faisait à ma compagne un décor qui la déifiait. Au fond de moi murmurèrent les longs et frêles souvenirs d'une enfance reli- gieuse, les cristallines voix des jeunes messes, quand le soleil des dimanches se teignait dans les vitraux ardents et délicats. — Prenez mon bras, — dis-je... nous décou- vrirons bien un refuge... — Il faudrait trouver une voiture, — dit- elle... — mon père et ma mère seront si tristes si je ne reviens pas cette nuit... — Eh bien ! nous trouverons une voiture ! Nous marchâmes. La main posait avec aisance sur mon bras; tout le jeune être s'appuyait har- diment, se réfugiait presque. Volupté fraîche de cette confiance, de cette aimable humaine qui se fie à l'Inconnu que Dieu envoie. Le reverdis germait en moi, un autre monde que ce monde de lutte et de méfiance. L'attendrissement m'étouf- fait, le désir d'être toujours là, sous cette lune montante qui se rapetissait et s'argentait de plus en plus à mesure qu'elle approchait du zénith. lll.PTlIIIÉ».......■Illlll........■■■■................. 154 LE MIRACLE. Que je ne doive l'aimer que cette nuit, la petite Saxonne, mais aussi vrai que j'existe, je l'aime! Est-ce la fatigue, le mystère de la forêt, l'angoisse subie, la bizarrerie de l'appa- rition, mais de la tenir contre moi, on dirait que c'est l'événement le plus considérable de ma vie. Dc-ci de-là nous causions. Pas beaucoup. La beauté un peu angoissante du paysage nous étreignait, nous silenciait. — Vous êtes étranger? — fît-elle soudain. — Je suis Français. — Un Français! Vous n'adorez pas les idoles? — Non —dis-je avec un peu de duplicité —je n'adore pas les idoles. — Ab ! que je suis contente ! Et, après un léger recul, comme eût pu en avoir une jeune chrétienne des premiers âges devant un païen, elle s'appuya, elle se réfugia plus gentiment. Oh! le bruissement des roseaux, l'appel d'un grillon, le tremblement des eaux, oh ! la beauté des choses ! — Une lumière! dit-elle. Son doigt montrait au loin. C'était comme la petite lumière qui tremble au fond de tous les jolis contes : une lumière entre des arbres! JeLE MIRACLE. 155 devins triste. L'intime lueur annonçait, genti- ment et cruellement, la fin de l'aventure. Je ra- lentis involontairement le pas. Mais elle, me poussant, pétulante : — Vite ! vite ! S'il y avait une voiture ! Sa pétulance me fit mal. Ce me semblait quasi une trahison. Puis je songeai à ses parents, je me résignai, je suivis mélancoliquement son petit pas agile : — Oh! regardez... tout un village... nous aurons une voiture ! Elles ne sont pas rares, en effet, les voitures, aux aleutoursd'Epping-Forest. Déjà nous entrions dans le village, déjà ma compagne s'informait, se faisait conduire aune auberge. Et elle trouva une voiture. Tandis qu'on attelait, nous fîmes ensemble un rapide repas : elle était heureuse, pleine de dou- ceur et de sourires. Moi, j'avais l'âme rape- tissée, la poitrine pesante, — pour un rien, des larmes auraient jailli de mes yeux : — Pourquoi ètes-vous triste"? fit-elle. Je baissai les yeux, balbutiant; entre mes cils je contemplais encore une fois les yeux inno- cents, la courbe des joues, cette apparition éphé- mère qui faisait fondre mon cœur :, 156 LE MIRACLE. — La voiture est prête, lady et gentl'm'n, vint dire un valet d'écurie. Je me levai. Ma tète tournait. Derrière ma nuque, il y avait du vertige; mes épaules étaient raides. Je la suivis dans la cour, je me taisais : j'avais besoin de toutes mes forces pour dompter mon émoi. Enfin, arrivé auprès de la voiture : — Adieu,— murmurai-je... — Paix, bonheur et longue vie. La tète gracile se rejeta en arrière, les grands yeux s'emplirent de tristesse : — Vous n'alliez donc pas à Londres? Étourdi, je bégayai : — Si, — mais... — Oh! — s'écria-t-elle avec véhémence... — vous ne voulez pas dire que vous allez m'aban- donner seule dans cette horrible voiture ! Elle m'avait pris la main, toute sa silhouette protestait et s'indignait. Et moi, balbutiant, noyé de joie, éperdu de tendresses, je montai dans la voiture. \LE MIRACLE. 157 IV Nous arrivâmes tard à Londres. Notre voiture s'arrêta devant une vaste maison, enclose dans un double jardin. Les fenêtres étaient éclairées, des têtes y appa- raissaient : tout à coup ce furent de grands cris. La mère tout en larmes, le père, un imposant Anglo-Saxon, assoupli par l'inquiétude, des fil- lettes blondes accoururent. Ma jeune compagne m'attirait vers eux, me mêlant à la joie de la mère et aux larmes des jeunes sœurs : — C'est Dieu qui l'a envoyé... regardez... re- gardez les paroles ! dit-elle avec la précipitation essoufflée des enfants qui annoncent une grande nouvelle. Le père, sérieux et sévère, avait pris les tracts; dans le parloir, il lut d'une voix profonde : « Quand vous seriez égaré au plus profond des té- nèbres, encore, si vous avez confiance en Dieu, il vous enverra un messager... Allez à l'âme qui s'est éga- rée, afin de la remettre dans le vrai chemin. »158 LE MIRACLE. Quand il eut lu, toute cette famille m'environ- nait avec tant derecueillementderespectet de gra- titude, que je ne savais plus quelle attitude tenir. — Oui, c'est bien la volonté de Dieu, dit le père en homme qui s'y connaissait. Et les fillettes me contemplaient comme un Messie, la mère poussait des interjections pieuses, toute cette atmosphère était consolante, pleine d'une vibration heureuse et tendre! A la fin, je voulais me retirer : — Certainement non! — s'écria le chef de fa- mille... — Vous allez nous faire le plaisir d'être notre hôte pour cette nuit... et notre ami pour l'avenir. Tandis que je le remerciais,, des espoirs fabu- leux entraient dans mon àme, et je songeais à ma phrase du matin : — Il faudrait un miracle ! V Et, en vérité, ma misère était finie. Le Miracle me tira de l'abîme. J'eus tout ensemble : la ri-LE MIRACLE. 159 chesse, l'amour... et presque la gloire! Oui, presque la gloire, car le vicaire de Saint-Stephen raconta notre aventure à un nombreux auditoire, et il conclut en me montrant du doigt : « Ces choses, si vous les considérez bien, augmenteront en vous la grâce de Dieu. Qui pourrait douter que le Seigneur envoya cet homme vers cette femme?... Qui pourrait nier les voies mystérieuses par où le pécheur est conduit à son salut? C'est pourquoi louons le Christ et méditons ces paroles : « Quand vous seriez égaré au plus profond des té- nèbres, encore, si vous avez confiance en Dieu, il vous enverra un messager. » Et le soir du mariage, Amy se tenait devant moi, divinisée dans la toilette claire, et, comme je m'agenouillais ] pour l'adorer, elle me dit en m'embrassant : — Je vous ramènerai à Christ... je vous con- vertirai... je vous sauverai!mLA SUBSTITUTION John Ladder, détective, chaque semaine, au jour du salaire, achetait des merluches fumées, des kippers,des crevettes, du saucisson allemand et des pickles. Ce faisant, il se mettait de bonne humeur avec une série de whiskies à l'eau chaude et rentrait chez lui. Personnellement, il n'avait pas grand'faim; mais son plaisir était de voir manger sa petite famille. A moitié endormi, il grommelait ses haines et ses amours : il exé- crait les Sécularistes, les Totaliseurs de thé, les cordonniers, les Russes, Gladstone et les souris; il adorait le prince de Galles, Beacon- sfield, l'Église ritualiste, les chiens ratiers, les Lords et la société des « Cœurs-de-Chène ». Ses quatre filles, ses trois garçons, sa vieille, l'écou- taient en labourant des mâchoires. Il finissait, de coutume, par ôter ses bottes et son paletotM 162 LA SUBSTITUTION. et par s'étendre devant le feu de la cuisine. Ce brave homme, vigilant en son métier, qu'au- cune ivresse ne privait de son sang-froid, certains jours aimait narrer l'astuce des voleurs, les trappes des détectives et les « affaires » où lui-même s'était révélé particulièrement habile. Parmi ces histoires, la suivante, un soir de décembre, un des soirs marmiteux où le « home » et les mer- luches fumées apparaissent plus confortables, la suivante émut au tréfonds l'honnête famille : « C'était à Epsom... un sacré jour de l'été dernier, où la chemise nous fondait sur les os... Greencastle et moi de service... Bon!... Des pick- pockets à ramasser au panier... Si bien que nous en attrapons deux sur le fait et que nous leur mettons les menottes... En route pour la station, nous rencontrons l'inspecteur James, qui nous regarde et crie : « Ail right, boys !... » Bon ! le chemin était assez long, une poussière dégoû- tante... Il nous prend une soif vraiment diabo- lique... Greencastle dit à la fin : « — Allons avaler un pot! « Comme ça nous ennuyait de rentrer avec les prisonniers, je propose de les lier à une borne... et c'est ce que nous fîmes... Bon ! nous vidons un pot, puis un autre... Et quand nous sortons, dam-LA SUBSTITUTION. 163 née malechance! les deux pick-pockets étaient partis... déliés on ne sait pas comment! Voilà Greencastle qui me regarde et moi qui regarde Greencastle... Vous comprenez : nous serions tranquillement retournés à Epsom... Mais le diable était James, qui nous avait vus avec les deux gaillards... Ça pouvait coûter cher... Alors, je dis à mon camarade : « — Bien! vieux chien, il nous en faut deux autres. « — Comment faire? reprit-il. « — Je sais! dis-je... . « Justement la route était déserte, à cause que tout le monde était aux courses... Et voilà qu'il passe deux gaillards que nous avons su, plus tard, être des charpentiers. « — Prenons ces deux-là ! que je dis à Green- castle... « Jamais vous ne vîtes de plus drôles de figures que celles de ces hommes quand nous leur mîmes la main à l'épaule; ils furent tellement surpris que nous leur avions déjà passé les menottes avant qu'ils eussent songé à protester... Quand ils commencèrent des lamentations et des bavar- dages de pies borgnes, il était trop tard : « Vous « vous expliquerez à la station », répétions-nousin 164 LA SUBSTITUTION. continuellement. A la station, comme vous pen- sez, ça ne leur servit à rien de parler : d'abord, parce qu'il y avait trop d'arrestations ce jour-là, et après, parce que l'inspecteur Crawford détes- tait les prisonniers qui réclament... » John Ladder s'arrêta pour rire très bas, comme un Dacotah, et la famille dévorait moins vite les merluches au beurre et les kippers frits, émue à l'idée des ennuis que la découverte du « truc » pourrait bien causer au père : « Bon! continua Ladder... Je ne voulais rien vous dire, ma vieille, crainte de vous inquiéter... mais j'ai passé trois sanglantes nuits de transes... Si la substitution était découverte, ça pouvait devenir une sale affaire pour Greencastle et moi I... Par Jove ! je me suis battu avec les draps comme un pigeon dans un sac... « Le damné matin arrive... je marche au « Po- lice Court » où je trouve mon ami Greencastle qui n'avait pas mieux dormi que moi... Par bon- heur, il y avait un tas de pick-pockets arrêtés pendant cette semaine, qui, tous, protestaient sur la vie éternelle de leur innocence... de sorte que le magistrat juge Shorland commençait à s'impa- tienter et à condamner de plus en plus rapide- ment... Bon! Notre cas arrive... Je vois Green-LA SUBSTITUTION. 165 castle qui devient vert, et moi-même je n'étais pas solide sur mes bâtons... On amène les pri- sonniers... Les sacrées créatures n'avaient pas songé à faire toilette. Ils étaient sales, avec de sales barbes!... des habits comme de vieux sacs... ils étaient bêtes de sommeil... et c'était autant de gagné, pour sûr, n'est-ce pas?... » __Pour sûr! fit mistress Ladder, la respiration courte. Tous les jeunes Ladder, dans la cuisine étroite, avançaient la tête, avec une émotion de drame. « Ce qui m'ennuyait le plus, c'est que les ren- seignements sur leur conduite étaient bons... leur passé clair comme la neige... S'ils nous avaient vus sortir du public-house, nous étions rôtis!... Bon! mon tour arrive... je dépose que je les ai arrêtés avec Greencastle au moment où ils plongeaient dans les poches d'un vieux gen- tleman... Greencastle dépose comme moi... « _ C'est faux! cric un des prisonniers. «— Silence! dit le magistrat... Vous aurez votre tour !... « Vous pouvez croire que mes genoux cho- quaient l'un contre l'autre... Mais ce n'était pas le plus important!... Voilà que le vieux gentle- man vient déposer à son tour... Je savais déjàh 1G0 LA SUBSTITUTION. depuis Epsom qu'il y voyait mal à travers ses lunettes bleues. Aussi n'avait-il pas pu examiner les prisonniers à distance... « Il allait déposer à son tour... quand le prison- nier qui avait parlé, crie de nouveau : « Nous « n'avons jamais vu ce gentleman ! » Le magistrat hausse les épaules et dit au gentleman : « C'est « bien eux, dites ! » Le vieil homme s'approche des prisonniers et les considère avec attention... Je n'avais pas une goutte de salive dans la bouche ! » ■ — Oh! Lord! s'écria mistress Ladder, les mains jointes... Quelle situation, vieux canard! « Eh bien! ma chère, le témoin les examine donc... et il finit par dire : « Je ne sais pas... je « ne suis pas sûr... mes yeux sont si mauvais! » « Vous voyez bien! » font les prisonniers... Mais le magistrat restait en faveur de la police, comme vous pensez, et il dit : « Regardez-les bien, sir, « vous devez les connaître ! » Le vieux homme res- tait là comme un bâton, en répétant toujours : « Mes yeux sont si mauvais, réellement...—Enfin, « crie le juge avec impatience, vous avez bien un « souvenir quelconque... ressemblent-ils à votre « souvenir? — Eh bien! dit le vieux... plutôt « non... ce n'est pas comme ça que je me les « figure. »LA SUBSTITUTION. 167 Damnée la chose ! ça tournait mal. Il fallait char- ger ferme, et c'est ce que je fis : « Le gentleman « est troublé par la cour, dis-je, il ne peut pas se « rendre compte, surtout avec de mauvais yeux ! » « — Vous ne nous avez pas arrêtés à Epsom, cric toujours le même prisonnier..., c'est sur la route que vous nous avez arrêtés. « —Prouvez-le! » fait le magistrat. Us ne pou- vaient pas prouver, naturellement, et le gentle- man se retira en disant : « C'est vrai que mes « yeux... sans doute les constables sont dans le « vrai!... » C'est égal, je pouvais voir que Son Honneur hésitait devant la dénégation d'un des accusés : cet animal, je puis vous assurer qu'il avait un sacré accent de vérité qui faisait bour- donner les oreilles. Par chance, l'autre avait une tète si triste et si effrayée qu'il semblait cou- pable... » Ladder s'interrompit, soulevé sur son coude devant le grand foyer rouge, et mordu d'une sourde angoisse, peut-être aussi d'un remords, car ce n'était pas un méchant homme. « Enfin, on ne pouvait pas du tout savoir com- ment cela finirait... quand il nous tomba un bon numéro tout à fait inattendu... la voix de l'in- specteur James qui témoignait : «C'est bien eux,Il *) 168 LA SUBSTITUTION. « Votre Honneur, je les reconnais... je les ai vus « emmenésparLadder et Greencastle de l'enceinte « même du champ de courses. » C'était la Provi- dence, vieille femme! Jamais nous n'aurions osé invoquerletémoignage de James... et nous avions même été particulièrement heureux de ce qu'on l'avait envoyé en province pour une « affaire », pendant que nos prisonniers attendaient le juge- ment. .. Car il n'avait pas les yeux du vieux gen- tleman, lui!... C'était donc un vrai miracle de le voir entrer dans la salle au milieu de notre his- toire et de nous délivrer comme ça !... » — Est-ce heureux! soupira l'un des Ladder. « Ce que jamais vous ne vîtes, c'est la tête des prisonniers... ça me fait encore rire tellement ils furent comiques... Ils essayèrent bien encore de protester... mais le magistrat était furieux et ne leur permit plus dix paroles... Grâce à leurs bons antécédents, ils n'en eurent chacun que pour trois mois. » Les Ladder saluèrent par un petit « hurrah » cet heureux dénouement, et la mère se mit à découper des rouelles de saucisson allemand, de grandes rouelles rougeàtres finement constellées de graisse et que des choux-fleurs pickles, du robuste « half and half » assaisonnèrent.LA SUBSTITUTION. 169 Ladder, cependant, entre-fermait les paupières, se laissait aller tout du long sur le plancher, rêveur : — Après tout, fit-il avec douceur..., trois mois, ce n'est pas le bout du monde... J'aurais eu du regret, en vérité, si la peine avait été trop forte! — Vous êtes un bon compagnon! murmura sa femme. Et le vent pleurait toujours sur les cheminées de Walworth. 10w fiCHEVALIERS BOXEURS Vous connaissez ces filles si fines qu'on ren- contre brusquement dans la plèbe anglaise. Elles sont d'une aristocratie prodigieuse, de teint, de trait et de regard. Elles sortent de l'onde, leurs yeux étonnants, leur tête d'Aphrodite, innocente, leur doux col, si noble... Ah! les belles filles populaires du continent ont quelque chose de trivial après elles. J'en rencontrais une, dans Roman road et Green street, quasi chaque jour, et de penser à elle m'anéantissait. Elle était du peuple, et du plus bas, généralement escortée de quelque sale compagne buveuse de gin. Un samedi soir, dans Grove road, j'entends une querelle, j'y vais. Elle y était, elle en était. Deux hommes musculcux se la disputaient et convenaient de s'en rapporter aux poings. Avec un vague sourire, la belle fille ne disait pointnon,il! >! 172 CHEVALIERS BOXEURS. semblait toute cliarmée à l'idée d'un beau combat pour elle. Et pourquoi pas? grand Dieu! et que firent autrement les héros antiques pour conqué- rir les belles? Nos hommes, cependant, sans plus délibérer, avaient pris la garde, poing en avant, tête arrière et regards attentifs. L'un, trapu et sombre, Écos- sais des hautes terres; l'autre, tête blonde, en carène, d'Anglo-Saxon; c'étaient de beaux cham- pions! Dans la rue noirâtre, la foule, friande de grands coups, faisait cercle. A quelques pas, l'église de Saint-Barnabe surhaussait ses ogives lumineuses ; une grâce onctueuse, un aimable bigotisme sol- daient des vasistas soulevés, le murmure vague des prières entrecoupées de « Jésus », de Lord, de « Doux Sauveur », invites à l'extase, à la ten- dresse, à la douceur. L'Anglais se précipita : son poing sonna sur la face ennemie. Mais, formidable, la riposte le projeta en arrière, sur le pavé. Et, au bruit flasque du dos, au rebondissement du crâne, la belle fille goûtait la volupté des Hélène et des Cléopâtre, parmi les tètes du peuple avancées barbarement. Un hymne sortit de Saint-Bar-CHEVALIERS BOXEURS. 173 nabé, adorable et fin comme une dentelle : Chef des hôtes de lumière, Lajmort s'est inclinée devant ta force. L'Anglais se releva. Tous deux se remirent. L'Écossais avait du sang aux narines; l'autre, une plaque rouge à l'occiput. L'Anglais débuta encore, moins précipitamment. Tous deux, une minute, roulèrent leurs poings, par pure ostenta- tion, car ils avaient peu d'étude. Soudain, ils se trouvèrent accrochés, corps à corps, se tenant mutuellement la tête et frappant vite et court sur les visages, sourdement, d'une manière bestiale et féroce. De commun accord, ils se lâchèrent, atroces, la face sanglante, les yeux clignotants La foule murmurait : — Quels fins coups! — Je parie que le blond le fatigue ! — Au hasard... pas de talent! — Non, pas de talent! Et la belle fille, légèrement pâle, ouvrait ses merveilleux yeux de reine : — Je vais l'arranger! cria l'Anglais. Follement, il fondit sur l'autre, tête basse, des deux poings. L'Écossais, surpris d'un élan si brusque, se laissa coller à une grille, un instant 10.0 » 171 CHEVALIERS BOXEURS. inerte, sa force annulée par la vitesse acquise de l'autre : — Je 1,'ai! hurla le vainqueur. La vanterie lui coûta. D'un solide redoublé en plein crâne, l'Écossais l'aplatit dans le ruis- seau. Une pause alors, les adversaires s'épiant, les témoins féroces offrant du réconfort. Et divin, grêle, Saint-Barnabe exhalait la gloire divine : Maintenant tu règnes, ô Père!... La lutte tourna à la charcuterie : déchirement des chairs, larges coulées de sang, horribles ecchymoses. Continuellement, l'un ou l'autre rou- lait en arrière, se relevait, et les faces étaient tel- lement enduites de boue, de rouge, de sueur noircie que toute apparence humaine s'évanouis- sait. Des attiseurs soutenaient patiemment les deux hommes, les relançaient; la rencontre hagarde reprenait, les frappements au hasard, les élans forcenés avortant par lassitude et par éborgnement. A voir l'Anglais, boitant, la tète entière trem- pée de sang, les yeux bouffis, informes, où le regard disparaissait sous le bosselement des chairs, à le voir, à l'entendre surtout, choir mas- .ilCHEVALIERS BOXEURS. 175 sivement sur le trottoir, beaucoup pensaient qu'il allait s'évanouir. L'Écossais eut même un mouvement de pitié : — Dick, s'écria-t-il rageusement, finissons celai Ces paroles exaspérèrent la fièvre féroce du vaincu. — Finir? Mais je vais vous tuer ! A l'improviste, comme un projectile, il tomba sur l'autre, le fit crouler. — Vous voilà! hurla-t-il. La foule applaudissait. — J'appelle ça un sanglant bon coup, par Jove! — Bénis vos rognons, Dick! — Ce n'est pas fini... l'autre a l'air malfaisant ! L'Écossais se releva, se tint immobile. A tra- vers les encombrantes saletés de sa face, il avait un air tragique. Il ne roulait plus les poings : il les tenait reployés, les avant-bras parallèles.. L'Anglais, un peu affolé de triomphe, pensa re- commencer sa manœuvre. Elle lui fut fatale. Par un effort énorme, la condensation de toutes ses forces, l'Écossais lança ses deux poings en mar- teaux, et la face de l'autre craqua, le nez réduit en lambeaux épouvantables. L'Anglais perdit le sens, s'évanouit; son adversaire exprima un vague regret :I 176 CHEVALIERS BOXEURS. — Je ne pouvais pas l'éviter... C'est une dam- née affaire ! Puis, d'un ton autoritaire à la jeune déesse, qui le contemplait avec soumission : — Venez, ma chère! Elle ne dit rien, elle alla, tandis que des com- pères frictionnaient le vaincu avec de l'eau bran- disée. Je voulus en avoir le cœur net : je me fau- filai derrière le couple. Peu à peu, nous arrivâmes derrière Victoria park, aux allées désertes, aux grands frissons forestiers, et, là, le visage délicat, les lèvres divines acceptèrent le rude baiser de la victoire, le baiser des lèvres de sang et de boue, le contact des joues sanglantes et des paupières hideusement enflées... Est-ce point ainsi que la dame au grand hennin, Faîtière moyennâgeuse prenait le baiser du lourd chevalier aux mains de tuerie et à la face de boucher? ilLE FUNÉRALISTE M. Peacock, au goûter de quatre heures, beur- rait son toast en causant avec sa femme : — Je veux être enterré en grand costume, la cravate blanche, à l'ancienne mode... large, confortablement, hé, vieille femme! — Oui, oui! répondit-elle, languissante, habi tuée aux retours périodiques de M. Peacock cette recommandation. — Les escarpins vernis... le gibus sur ma poi- trine... et les gants de cérémonie, vieille femme! Sa gravité était puissante, encadrée dans les haies de sa barbe, illuminée par ses yeux de porcelaine aux sclérotiques craquelées. Au fond, il était allègre, tout à fait confortable. 178 LE FUNÉRALISTE. Une damnée bonne santé que la sienne, un coffre en chêne anglais, solide et durable. Puisse-t-il goûter de nombreuses années en- core (cher moi!), mais pas une raison pour ne pas songer au sommeil définitif. Peacock ne fut jamais un âne, sir. — Voilà le point! grommela ce sage... On peut tout avoir quand on paye, vieille poule... surtout quand on paye d'avance... Et vous avez tort, canard, vous avez tort. La femme pâle aux yeux de mélancolie, fluides, montra de longues dents de brebis ricaneuse : — Vous savez bien que je ne partage pas votre opinion, vieil homme!... Je ne crois pas aux funérailles ! •• —Vous ne croyez pas aux funérailles ! fit l'autre avec l'indignation de scènes remontant à dix ans... vous ne croyez pas aux funérailles! Bien. Drôle de créature que vous êtes, ma chère! — Possible! répliqua-t-elle... mais, je vous en prie, ne me troublez pas le sang avec ces his- toires... Bon pour vous, si cela vous plaît! Mais ne me parlez pas de mes funérailles. Le sage Peacock songea que sa femme était damnément originale et pas pratique pour un farthing. Tl sourit avec miséricorde : IILK FUNÉRALISTE. 179 — Comme vous voudrez, beauté!... Vous pourriez cependant être du « Club », ça ne vous heurterait pas.... et c'est une damnée confortable idée que... — Allez en enfer! cria-t-elle, furieuse. Vous gâtez ma digestion ! — Bien ! bien ! Personne ne veut vous forcer, naturellement!... Moi, je me sens tranquille pour mon compte, vous comprenez... — Pour votre compte, tout ce que vous vou- drez! fit-elle. Et ils continuèrent à croquer leur toast et à pomper leur thé. II Le soir, vers neuf heures, M. Peacock s'en allait au « Club des funérailles mutuelles ». C'était au premier étage d'un public-house d'Albert Road, le Brown Bear, un endroit diablement agréable, où il ne passe pas plus d'une voiture par heure. L'innombrable famille royale pullulait au long des murailles, depuis les « groupes » de la mère-180 LE FUXÉRALISTE. grand, Victoria, au sein de ses descendants, jusqu'au Maître maçon, Galles, en défroque, truelle en main et les yeux grenouilleux. Là, parmi les grogs et les pintes, les funéralistes passaient des soirées délectables, un peu mono- tones, peut-être, mais si pures, si honnêtes et si dignes de loyaux Saxons. Ce soir-là, les figures étaient cérémonieuses : Greengage, vice- président, homme plein de charme et de bijoux, venait de trépasser. — Amis, discourut le président, notre camarade Greengage était un de ces hommes au noble cœur... un de ces loyaux Anglais... un pur Bre- ton, gentl'm'n, un vrai Breton! Et tous, sur un ton à'oremus : — Un pur Breton... un vrai Breton! — Amis, reprit le président, Greengage était depuis dix ans parmi nous... c'était un de ces compagnons rares... un de ces joyeux camarades, un gentl'm'n... Un homme étonnant! — Un homme étonnant... pas d'erreur! grom- melèrent des funéralistes... pas d'erreur, certai- nement! — Une chose doit nous consoler, amis, conti- nua le président... Greengage était un homme prévoyant, un homme réellement prévoyant... LE PDNÉRALISTE. 181 et s'il avait été pauvre au lieu d'être riche... gentl'm'n... eh bien, il aurait eu des funérailles aussi belles qu'il les aura actuellement. Et pour quoi, gentl'm'n?... J'arrive au point... Parce qu'il faisait partie de notre Club, parce qu'il suffit de six pence par semaine pour s'assurer des funérailles princières... — Oui, oui, princières! — C'est mon avis, gentl'm'n... et laissez-moi vous dire... avant que vous le disiez vous- mêmes... c'est votre avis aussi, camarades... j'en suis sûr... je le sens!... loyaux et solides Bretons comme nous le sommes tous... — Hurrah ! Hurrah! — Ecoutez! Écoutez! — C'est notre avis à tous... je sens nos cœurs battre à l'unisson... Je déclare avec solennité que nous devons à Greengage des obsèques excep- tionnelles... — Brayvô ! Brayvô (1) ! — Nous irons tous! hurla Peacock... Nous entendons faire une joyeuse et mémorable céré- monie... nous entendons voter le maximum... nous voulons que cette journée soit glorieuse parmi celles du quartier! (1) Bravo! il■■■........m......................■—i—mm 182 LE FUNÉRALISTE. — Écoutez ! Écoutez ! — Brayvô! — Hour-ray ! L'attendrissement gonflait les coeurs, un en- thousiasme sain que trois ou quatre orateurs entretinrent avec le scrupule pieux de répéter les paroles de Peacock et du président sans y chan- ger un mot. Des toasts, bientôt : le sang des généreux Bre- tons s'embrasa. Et, à la fin, lorsque l'honorable Gakebread proposa de chanter, en l'honneur du défunt, tous trouvèrent l'idée majestueuse. Les voix s'enflèrent, des chorus britanniques sans vaine harmonie. Puis, vers minuit et demi, la fermeture approchant, Peacock entonna : He was a jolly good felloiv ! He was a jolly good fellow ! (Ce fut un joyeux bon compagnon !) Tous s'y attelèrent d'entrain, estimant le prété- rit expressif, comme donnant mieux l'idée que l'on chantait les mérites spéciaux de Greengage. Ils reprirent dix fois, vingt fois, incapables d'impa- tience. Les rares retardataires du quartier s'arrê- taient devant le Broivn Bear, murmurant : — Ce,s funéralistes sont un sacré joyeux lot ! Et, rentrant chez lui, Peacock, les nerfs sur- * "~LE FUNÉRALISTE. 183 excités, ne put s'empêcher d'éveiller sa côte (1) en s'écriant : — En grand costume, vieille poule!... la cravate blanche à la mode ancienne... large... conforta- blement! Elle, languissante, murmurait : — Humbug ! Humbug (2) ! — Les escarpins vernis... le gibus sur ma poi- trine... et les gants de cérémonie... chère fille! III Les obsèques de James-Arthur Greengage furent, en 1880, parmi les merveilles de Kings- land. Quand le grand corbillard, à caisse de verre, ses larges bouquets de plumes funéraires aux quatre coins, ses hauts chevaux de Flandre, de sombre ébène, à la queue et à la crinière déme- surément flottantes, le frontal rehaussé d'autres plumails gigantesques, s'arrêta au numéro 60e (1) Sa côte, sa femme. Allusion à l'origine de la femme selon la Genèse. (2) Humbug : bourde.I h 184 LE FUNÉRALISTE. d'Albert Roald, toute la population se tenait au bord des jardinets grillagés ou sur le haut des perrons de pierre blanche. Plus de vingt voitures, aux lanternes vêtues de deuil, aux étalons sombres (toutefois quelques-uns préparés à l'aide d'arti- fices noirs), se tenaient à la suite du « hearse ». Devant la grandeur de la cérémonie, mis- tress Peacock elle-même avait cédé et Peacock, de béatitude, lançait des apophtegmes. Cependant, avec une lenteur excessive, le con- ducteur de la cérémonie, son bâton noir délicate- ment soulevé, se mettait en marche, et avec lui le cortège. Partout, au long du quartier, une foule respectueuse émergeait des portes, jetait un long regard sur le cercueil éblouissant aperçu dans la 'caisse de verre, et Peacock jouissait de tous les menus détails de l'admiration publique, chuchotant : ■— Quel glorieux jour! Quel glorieux jourt Après des temps incalculables, on arriva au cimetière. Là, le prêtre et les clercs vinrent prendre la tête du cortège, et la psalmodie grave s'éleva : « / am the résurrection and the life, saith the Lord : lie that believeth in me, though lie were dead, yet shall he live..... » tLE FUNÉRALISTE. 185 (Je suis la Résurrection et la Vie, dit le Sei- gneur : celui qui croit en moi, encore qu'il soit mort, il vivra...) Puis, dans la petite église, nue et claire, où un passereau voletait au plafond, les psaumes vi- brèrent : « I said : Iwill take heed to my ways, that I offend not in my tongue..... » (J'ai dit : Je prendrai garde à mes voies, afin que je ne pèche point par ma langue.....) Et Peacock songeait que, sûrement, cet office était une puissante chose et qui expliquait l'affaire par le vrai côté! Quelle chance, après tout, d'être un pur Breton ! Mais la basse saisissante du vicaire terminait l'exhortation : « Therefore, my beloved brethren, be ye stedfast, unmovable, always abounding in the work of the Lord..... » (C'est pourquoi, mes frères bien-aimés, soyez fermes, inébranlables, vous appliquant toujours avec un nouveau zèle à l'œuvre du Seigneur...) Avec une lenteur solennelle, en silence, tous marchèrent alors vers la tombe, et pendant que s'apprêtait l'ensevelissement, le prêtre et les clercs, dans une mélopée mystérieuse :186 LE FUNÉRALISTE. « Man that is born of a woman hath but a short time to live, and is full of misery... » (L'homme qui est né de la femme n'a qu'un temps bref à vivre, et il est plein de misère...) Un petit frisson, l'aura d'épouvante, passa sur la chair de Peacock, mais où il trouva encore une volupté discrète, un subtil élément de béatitude. Il inclinait la tête, dans le beau soleil de ce jour, rêvant à la façon si confortable, pour sûr, dont Greengage retournait à sa rnère la Cendre, pen- dant que s'égrenaient les paroles finales du rituel : « The grâce of our Lord Jesus-Christ, and the love of God, and the fellowship of the holy Ghost, be with us ail evermore. » (Que la grâce du Seigneur Jésus-Christ, et l'amour de Dieu, et la communion du Saint- Esprit, soient avec nous à jamais!) Sur les cippes, les tables de pierre, les sta- tuettes éparses, à travers les conifères rajeunis, une grâce fine courait sur le cimetière, un soleil de consolation et de beauté. En tous, la vibra- tion de vie, l'oubli du cadavre, la sensation d'une excursion charmante, tellement que Pea- cock, à travers l'allée où les invités s'en reve- naient, lentement, put déclarer, sans apparence de paradoxe, à son excellente vieille poule :LE FUNÉRALISTE. 187 — Hé! n'est-ce pas une consolante chose qu'un bel enterrement? Et la vieille poule attendrie se laissait aller à répondre : — Peut-être, vieux canard..., peut-être! Et tous burent de joyeuse aie. LIVRE TROISIÈME 11. rL'EPHEMERE MARIAGE Mon premier mariage, a duré quelques heures, sans interrompre mes fiançailles avec celle qui devait être ma vraie femme. Ce fut cependant un mariage officiel, et sans contredit la meilleure action de ma vie. Je me pardonne bien des fautes en faveur du bonheur que je donnai à mon éphémère petite femme!... A cette époque, je dictais parfois des notes phi- losophiques à un vieux copiste qui habitait rue de l'Estrapade. C'était le plus honnête homme du monde, réduit à ce mode de vie par une rare série d'infortunes, qu'il avait la faiblesse de raconter àtous venants. Jel'écoutais volontiers, car il avait de l'accent et de la couleur, et tandis qu'il bavar-192 L'ÉPHÉMÈRE MARIAGE. dait, sa fille, une timide silhouette blonde, copiait des papiers d'affaires. Je la trouvai seule deux ou trois fois : et je ne pus m'empècher de remar- quer que ma présence la troublait extraordinai- rement. Comme elle était assez jolie, surtout son beau regard de tendresse soumise, j'eus quelque vague inclination, que je chassai vite : il eût été affreux d'en faire ma maîtresse. Toutefois, je lui parlai avec"douceur; je dus lui laisser voir que je ne la trouvais pas déplaisante. Ma douceur tomba dans une âme profonde, si profonde que j'en eusse été effrayé, si j'avais pu l'entrevoir. Sur ces entrefaites, je fis un petit voyage, je tombai amoureux, je me fiançai, puis je revins terminer quelques recherches à Paris. Le matin même de mon arrivée, on frappe à ma porte —je vois entrer mon pauvre copiste tout hagard. Il avait maigri, les yeux enflammés de larmes et les tempes caves : — Monsieur, dit-il, vous m'excuserez de venir ainsi... mais vous avez toujours été si bon... ma fille se... se meurt!... — En vérité! répondis-je avec plus de poli- tesse que d'émotion. — Elle est à l'hôpital, monsieur... je viens vous demander... vous dire...L'ÉPHÉMÈRE MARIAGE. 193 Il s'interrompit, balbutiant, incohérent, les yeux pleins de prière, —et soudain, lâchant tout exorde : — Ma fille vous aime!... Devant la mort pro- chaine, j'ai cru pouvoir... Et, sans me laisser le temps de me remettre de cette déclaration étrange, il commença une extra- ordinaire, prolixe et touchante histoire d'amour, tellement que je finissais par en avoir les larmes aux yeux : — Voulez-vous la voir? Elle serait si heu- reuse!... Elle n'a que quelques semaines à vivre ! Trois quarts d'heure plus tard j'étais auprès de la jeune fille. Qu'elle était touchante ! Un charme de mort était sur elle — de mort jeune et pleine de grâce. Ses yeux d'angoisse s'illuminèrent à ma vue, sa joie me fit palpiter. Et presque tout de suite, elle devina que son père avait parlé, elle m'entretint de son amour — elle me raconta son triste et doux roman. Oh! le pauvre roman de petite résignée, le roman des tendresses infinies ! Oh ! tous les parfums d'une âme — l'éveil des tendresses, la peur de n'être pas aimée, l'envie de mourir... Toute une heure ainsi, la tète blonde sur l'o-194 L'EPHEMERE MARIAGE. reiller clair, les jolis yeux, la bouche fine m'ému- rent et me poignirent. A la fin, une voix trem- blante demandait : — Et vous... est-ce que jamais... jamais? Que dire? Que faire? Bourreau par la vérité, consolateur par le mensonge... La pitié me con- duisit : — Moi! mais je vous aime depuis longtemps! — Est-ce vrai?j — Si c'est vrai! Je vis la joie que je ne verrai plus en ce monde — la joie des désespérés! Et dans ce moment-là, si je ne l'aimais de passion, il y avait quelque chose de bien doux dans mon âme, — un atome de cette bonté qui conduisit les grands mysti- ques à la mort. II Malheureusement, je ne Jsais quel instinct la poussa, les jours suivants, au doute. Elle me disait : — Mais iras-tu jamais jusqu'à m'épouser? L'EPHEMERE MARIAGE. 195 Je le lui jurais. Elle souriait avec adoration. Elle priait Dieu. Un jour sa douceur fut telle, mon émotion si profonde, que je voulus lui donner le bonheur : il m'en coûterait si peu, hélas ! — n'é- tait-elle pas irrémédiablement condamnée? — Je vais faire publier les bans, m'écriai-je. Sa joie fut terrible. Sa face étincela d'une splen- deur merveilleuse, et tandis qu'elle me serrait contre sa frêle poitrine, tandis qu'elle riait et pleu- rait et me récitait l'oraison entrecoupée de son amour, tandis qu'elle me parlait comme les mys- tiques parlent au Christ, je sentis que je venais de donner à une créature humaine l'équivalent de toute une vie d'allégresse. Je ne vous dirai pas comment je m'arrangeai pour obtenir le consentement de mon tuteur. Pour celui de ma fiancée, je m'en passai; —je savais qu'elle me pardonnerait après. Les bans furent publiés; je fis tous les préparatifs d'un mariage en ordre. Elle, durant les semaines qui suivirent, vécut dans l'extase. Son mal se ralentit. Une beauté profonde, une beauté de miracle s'épandit sur elle comme une auréole. Elle m'éblouissait, elle m'em- plissait d'une tendresse de sépulcre, la tendresse des mères pour les beaux enfants qui ne doivent196 L'ÉPHÉMÈRE MARIAGE, pas vivre. Je l'avais fait transporter dans une chambre spéciale, où elle recevait les soins des premiers médecins, où une Sœur de charité veil- lait sur elle nuit et jour. Je passais avec elle la plus grande partie de mon temps. Je ne pouvais me rassasier de ce regard adorant, de cette béati- tude que dispensait chacun de mes gestes, cha- cune de mes paroles. Oh! certains crépuscules ! La face pâle s'enfonçait harmonieusement dans l'ombre, l'être frêle murmurait ses tendresses comme des versets de cantique : — Mieux que Dieu!... Mieux que la Vierge!... Mieux que ma vie et la vie de l'univers ! Ainsi s'écoula le temps. Le jour vint. Après le mariage civil, on dressa un autel dans sa chambre On la vêtit de la grande robe des épousées. Elle s'enveloppa de sa grâce et de son bonheur, elle resplendit comme un jour de mai à son déclin, quand une humide gloire s'élève sur les collines et sur les étangs, quand l'hymne des fleurs s'as- soupit dans la grande agonie des lueurs pâles. Elle vécut vingt ans en une heure... Je n'ai qu'à fermer les yeux, je la revois. Ses yeux ont tout dévoré, si beaux qu'ils effacent le pâle visage. Un sourire de sainte exaucée erre sur sa lèvre. Ses petites mains sont jointes — elle écoute laL'ÉPHÉMÈRE MARIAGE. 197 voix du prêtre, la langue grave des liturgies. Nos doigts s'unissent — elle tremble de tous ses membres en prononçant enfin le grand « oui », elle y met toute sa religion, toutes les solennités de son être... Puis elle s'affaisse, sa force est finie — mais quel épuisement délicieux! quelle faiblesse suave! Tendrement, elle chuchote, elle rêve, elle m'attire auprès de sa bouche. L'ombre meurtrière descend rapide. Elle s'éparpille dans l'au-delà; sa joue se plombe; sa tempe se creuse. Mais elle ne sent pas le trépas venir. Elle con- tinue à aimer, à être heureuse, à s'oublier dans le songe divin. Et moi, d'abord pris d'épouvante, je me rassure, je me résigne à cette agonie ra- dieuse, je tiens la tète de lumière, la tète aux yeux encore grandis, toujours grandis. Les che- veux brillent sur la dentelle pâle. La robe de mariée, la luxcuse robe de moire l'enveloppe comme une nuée et magnifie la mort. Vers le soir, elle balbutie : — Tu m'aimes, Jacques?... Tu aimes la pauvre fille?... Mon Dieu!... Nous vivrons longtemps... Je sens que je ne puis mourir... Je ne puis plus mourir... La voix arrive des lointains du mystère — comme les cloches sur la mer, comme le frisson198 L'ÉPHÉMÈRE MARIAGE. des forêts dans l'abîme. La petite tête s'immo- bilise sans souffrance — le corps déjàfroidit dans son suaire luxueux. Elle répète : — Je ne puis pas mourir! Un vague sourire, un regard infini... et tou- jours ce vaste bonheur, cette béatitude sans ombre. Mon cœur se gonfle, puis s'apaise. En ce moment, je suis « tout ce qui aime » en ce monde : je suis une mère, je suis un père, un amoureux... Encore un bégayemcnt : — Je t'aime... Nous vivrons à la... cam- pagne... les violettes... Et elle passe, dans la joie. Alors, c'est le soir. La ténèbre est venue. Je contemple la silhouette frêle dans son vêtement d'épousailles. Ma mélancolie est profonde autant que douce — et je sens qu'il me sera beaucoup pardonné pour avoir donné l'Illusion à la pauvre amoureuse, pour avoir mêlé le Bonheur à la Mort.LA CAPTATION La vieille Marthe est venue m'éveiller : — Votre oncle va mourir ! Je suis descendu. Me voilà de nouveau devant cet entre-bàillement de portière d'où j'épie depuis deux jours l'agonie de celui qui m'éleva, qui fut si tendrement mon tuteur. Il m'a banni de sa pré- sence. Il a exigé que je ne sois pas admis au château, sans motif, sans offense, simplement parce qu'il m'a déshérité pour Elle ! Elle! Je la vois circuler, dans la chambre du moribond, à cinq pas de moi. Elle règne en sou- veraine. Elle se dévoue au malade! Elle obéit à chacune des demandes du docteur qui veille en même temps qu'elle. Je ne perds pas un seul de ses mouvements. Une haine effroyable me brûle les veines, mêlée d'angoisse, d'humiliation, de dégoût. Puis, une douleur affreuse, un immense accablement :I 200 LA GAPTATION. — Ah ! la canaille ! Ah ! l'ordure ! Elle est belle et profonde dans la lueur incer- taine, son visage resplendit comme les nymphéas pâles parmi les feuilles assombries. Mais je l'exècre en raison de sa grâce même, pour l'usage infâme qu'elle en a fait, pour s'en être servie comme l'assassin de son couteau, comme le voleur de ses crochets. Et les souvenirs se lèvent dans mon âme, telles des nuées dans le vent d'ouest. Je la revois, installée chez le vieillard, à mon retour d'Allemagne. J'entends encore mon oncle me dire : — C'est la fille de mon vieux Sénart... Mort ruiné, le pauvre bougre... J'espère que tu me permettras de lui constituer une petite dot... Tu n'en seras pas moins millionnaire !... D'humeur altière et taciturne, le regard mys- térieux comme les étangs d'automne, avec son teint merveilleux sous le sombre feu de la che- velure, elle n'était pas accueillante, la réfugiée. Elle me reçut fièrement. Malgré cela, elle m'alla tLA CAPTATION. 201 droit au cœur. Son pas me faisait tressaillir; sa silhouette fine, sous la féerie des poiriers argentés par les nuages, m'accablait de délice. Au bout d'un mois, j'aurais donné pour elle le ciel et la terre. J'osai le lui dire, lui demander sa main. Elle refusa sans hésitation : — Jamais ! Ah! ce « jamais »! C'était un cri de fin du monde; les peupliers vacillaient sur les eaux merveilleuses du ciel; la sombre et délicate fille m'apparaissait comme un de ces mystères cruels que symbolisent les légendes. Elle me brisa le cœur, mais je la crus nette, haute, impeccable. Je lui dis avec douceur : — Vous auriez pu me ménager... — C'aurait été moins efficace ! Je ne sais quelle grandeur barbare émanait de cette franchise que j'admirais, comme un senti- mental imbécile de vingt-deux ans ! Je sais aujourd'hui ce que cachait la fille aux yeux profonds ! Je comprends son silence, son froid accueil, son refus insultant, — déjà elle était202 LA CAPTATION. sûre de son affaire, déjà elle savait qu'elle me spolierait de ma fortune. Et dire que, durant ces deux jours, je ne lui ai pas même crié mon mé- pris ; — dire que je me suis contenté de l'éviter, de ne lui pas parler! Elle doit bien rire du jeune crétin ! A cette pensée, la rage me domine, je suis sur le point de franchir la portière. Mais les paroles du docteur bourdonnent dans mon souvenir : — Voulez-vous tuer notre malade?... C'est l'affaire d'une minute... Une émotion vive, une surprise, et crac! Ainsi, la nature même se déclare en faveur de la spoliatrice!... De nouveau, je la regarde. Elle est penchée vers le lit, elle garde son attitude de vierge hautaine, cette expression mystérieuse qui m'avait pris le cœur, cette beauté dont elle est armée pour l'ignominie !... En ce moment, le vieillard s'agite, gémit comme un petit enfant. Mon cœur s'émeut, j'ai pitié. Mais sa voix s'élève : — Laure ! Je le méprise alors, j'exècre sa stupidité, son lâche et vil amour pour l'étrangère. Je sens que j'ai le droit de le haïr parce que rien de noble, rien de généreux ne justifie son abandon.LA CAPTAT ION. 203 Le docteur fait un geste, j'entends un chucho- tement confus, puis un cri : — J'étouffe!... Ah!... Je... Un atroce silence, — je ne sais quel souffle d'épouvante, — puis un râle, et de nouveau le silence. Puis le docteur qui se penche, écoute, ausculte. Enfin, une voix basse : — Il est mort!... Elle cache son visage entre ses mains ; je m'a- vance, je veux crier quelque chose. Un puéril sentiment de respect me tient en silence, et c'est elle qui dit la première : — Je désire vous parler... Ses yeux sont pleins de larmes ; mais sa voix est ferme. Il me semble qu'elle me brave. Pourtant, je consens, je la conduis dans la chambre voisine. Et nous demeurons une minute à nous observer, taciturnes. C'est encore elle qui reprend : — J'ai à m'excuser de ne pas vous avoir fait appeler plus tôt... Votre oncle refusait absolu-204 LA CAPTATION. ment de vous voir, et, dans son état, je n'avais qu'à obéir... C'était, du reste, l'avis catégorique du docteur... Croyez que je le regrette !... — Je le crois! dis-je, avec un rire injurieux. Elle me regarda bien en face, —ses yeux étin- celèrent, — elle cessa de pleurer : — Vous vous repentirez de ce rire ! lit-elle avec hauteur... Il est lâche !... Votre devoir de galant homme est de m'écouter tout d'abord... Je fus frappé de son attitude, bien que je crusse y voir une duplicité de plus; je répondis avec gravité : — Soit !... Je vous écoute... Elle reprit avec véhémence : — Je sais que vous croyez que j'ai intrigué auprès de votre oncle... je sais que vous me croyez coupable d'avoir détourné son esprit de vous... et d'avoir capté son héritage... Je sais que vous me croyez avide, mensongère, in- trigante, infâme !... Et tout cela est pourtant faux! — Alors, vous n'êtes pas héritière ? demandai- je avec une ironie triste. — Si, monsieur, je suis héritière!... Mais je n'ai rien fait que la plus scrupuleuse délicatesse réprouve!... Tant que j'ai pu demander, sansLA CAPTATION. 205 danger, que votre oncle vous rappelle, je l'ai demandé... C'est seulement quand le docteur m'a prié de cesser mes instances que je me suis tue... Votre oncle était mon bienfaiteur, — il m'avait sauvée de la misère, — je ne pouvais agir que selon les devoirs de la reconnaissance, et lorsqu'il a été pris de l'étrange folie de me préférer à vous, je n'avais plus qu'à m'incliner : il était trop ma- lade pour qu'on le contrarie... — Mais vous héritez ! rcpris-je avec la même ironie mélancolique. — J'hérite... et puis? Son regard, son ardent et sombre regard ne se détournait pas un instant de mon visage. Je m'écriai : — A ma place, que croiriez-vous?... — Ce que vous allez croire ! Elle retira un petit portefeuille de son corsage et me le tendit : — Pardonnez au vieillard... et anéantissez cette preuve de son délire ! Je demeurai immobile. Mes mains tremblaient. J'entrevoyais confusément l'horreur de ma mé- prise : — Que voulez-vous dire? balbutiai-je enfin. — Le testament est là... je vous le remets, 12206 LA CAPTATION. comme au seul héritier de votre malheureux oncle... Le cœur me défaillit. Je m'appuyai au mur, couvert de sueur, étouffant de honte et de navre- ment, n'osant plus regarder celle que j'avais igno- minieusement accusée. Après une minute, la force me revint, je sentis ma tête se remplir de sang, je m'écriai d'une voix suppliante : — Pardonnez-moi... reprenez ce portefeuille... j'aimerais mieux mourir que d'accepter l'héritage dans ces conditions... — Et moi, s'écria-t-elle avec véhémence et dédain, croyez-vous donc que je veuille y tou- cher... croyez-vous que je veuille me souiller d'un vol?... — Je vous ai méconnue ! m'écriai-je avec éga- rement... Je me suis conduit comme une brute... je suis un misérable imbécile ! — Qu'importe!... Nous ne nous verrons pro- bablement jamais plus ! Elle parlait avec douceur, d'un air de détache-LA CAPTATION. 207 ment et de lointain, ses beaux yeux fixés sur le vide, et à présent je savais réellement qu'elle était « nette, haute et impeccable ». Une épouvante affreuse me saisit, pleine d'adoration et d'humi- lité. — Misère! murmurai-je... Que me fait cet argent !... Le recevoir de vos mains, ce m'est le pire des supplices... Je n'en veux pas!... Le re- cevoir de vous, qui m'avez si durement rejeté... de vous, qui me dédaignez avec cette humiliante douceur... je me sentirais avili pour toute la vie! — Que dites-vous ! Avili, parce que je vous rends votre bien? Parce que je refuse de tirer profit de l'égarement d'un malade... Elle avait fait un pas en arrière, et le seul mou- vement de sa robe, et le jeu des lueurs sur sa chevelure nocturne, et la grâce de sa bouche sérieuse m'accablèrent : — Mon Dieu ! pourquoi n'avez-vous pu accepter mon amour... pourquoi m'avez-vous repoussé de votre vie? — J'étais une pauvre fille... recueillie avec bonté et confiance... j'aurais trahi cette bonté et cette confiance en vous écoutant... — M'auriez-vous donc écouté, fis-je avec exal- tation, si vous aviez été riche?208 LA CAPTATION. Elle baissa les paupières. Elle demeura une minute dans l'indécision. Puis les longs cils se relevèrent : — Je crois qu'oui ! dit-elle... Mon exaltation redoubla, les paroles me man- quèrent, je ne pus que balbutier : — Mais alors... vous pourriez... encore... Elle me fit signe de garder le silence : — Laissez-moi réfléchir. Nous nous tûmes. Je la regardai comme jadis je regardais les saintes images dans la chapelle. Je retenais mon souffle, il me semblait être à la limite du monde, dans un endroit sacré où allait s'accomplir un miracle. — Aujourd'hui, dit-elle, je crois que j'aurais le droit de vous écouter : mon refus ni mon accep- tation ne dépendraient plus que de mon pen- chant... Je me rapprochai d'elle. Je grelottais comme par un grand froid : — Prenez donc ma vie ou refusez-la ! — Je ne la refuse pas ! fit-elle avec dou- ceur... Et soudain, souriant avec une bonté délicate, et aussi la subtile ironie féminine : — Et je ne l'aurais jamais refusée... si !... CarLA CAPTATION. 209 si vous m'avez aimée vite, je n'ai pas été lente à vous aimer non plus ! Je n'avais plus conscience que d'une merveil- leuse suavité. Je pris les mains de Laure, je les baisai humblement. Elle me tenait à distance; elle me fit souvenir de la gravité de la Mort pré- sente, que j'oubliais trop en vérité. Le ton de notre causerie s'abaissa. Mais il y avait en moi l'oubli du sépulcre, l'ardente jeunesse qui prend sa part de vie et de bonheur au milieu des cata- clysmes !... C'est ainsi que fut capté mon héritage. a.LE JARDIN DE MARY Quand Mary approcha de la mort, elle entra dans un délire lucide où elle redevenait enfant, avec toute espèce de vieilles croyances hier éva- nouies. Elle dit alors à celui qui l'aimait : — Allons voir le jardin que j'habiterai ! Celui qui l'aimait savait bien qu'elle voulait parler du firmament, et il se mit à pleurer. Mais Mary insista si fort que le médecin jugea mieux qu'elle allât voir le ciel que de s'attrister ainsi. On fit chauffer le petit observatoire du toit, où Mary avait étudié les étoiles, puis on y transporta la mourante. Les murailles de vitre y étaient si diaphanes qu'on se serait cru en plein air, et Mary se mit sur son séant pour contempler son jardin. L'air était merveilleux; le délicieux infini y pointait ses petites lumières. La Voie lactée étalait sa gaze fine semée de constellations. Lesmmm 212 LE JARDIN DK MARY. quartaires de la Flèche se penchaient au bas de l'ouest, prêtes à crouler. Sur le fond laiteux, le Cygne traçait sa croix; Cassiopée, son Y; Persée accumulait ses étoiles; Erichton, son pentagone, où le diamant superbe de la Chèvre jetait ses feux, et très bas, au sud-est-est, s'étendait la Licorne, blême astérisme, entre Procyon, les Gémeaux et l'éblouissant Orion. Rien ne mouvait. La terre rayonnait sa cha- leur, et une gelée intense faisait reluire la neige du toit. Les yeux de Mary brillaient très fort; une petite écharpe bleue rendait plus blanche sa face angélique. Elle sourit à son beau jardin et joignit les mains, puis elle continua son voyage. Elle était sortie de la Voie lactée ; elle errait aux surfaces bleues. Elle parcourut les étoiles des régions hyperboréennes. Les Ourses y traî- nent leurs queues, le Dragon s'enroule entre elles et dresse sa tète vers Hercule; la ravissante Wéga, pupille bleue du nord, palpitait sur la Lyre — Chère, chère Wéga! soupira Mary. Et elle demeura quelques instants magnétisée parl'astre,s'élevant dans les redoutables espaces, le long du fil délié des rayons. Et, dans la nuit pleine de paix, sa rêverie douce, ILE JARDIN DE MARY. 213 son mourant enthousiasme semhlait dominer les toits blancs, le square, les arbres comme une bénédiction. Elle flâna lentement en descendant vers l'ouest. Des étoiles semées du Dauphin, elle passa à la pâle constellation du Petit-Cheval. Du Verseau, elle remonta vers le zénith en passant par Pégase le Superbe,dontlecarréimmensedominaitl'angle des Poissons. Puis elle fît une courte halte. Dans le bleu pur, Mira Ceti, — la Merveilleuse, — rayonnait, à l'apo- gée de sa magnificence. Mary chanta le Twinlde, twinkle Utile star, d'une voix si faible que celui qui l'aimait dut se cacher le visage; puis elle remonta au zénith et, par le Bélier, le Triangle, elle attei- gnit Andromède et Persée, dans un fourmillement d'astres, puis enfin la grande région du feu. Les primaires accumulées croisaient leurs lumières rouges et blanches. L'œil pourpre du Taureau, Aldébaran, tremblait doucement sur le fond d'or de cinq tertiaires. Les Trois-Rois, splendides, se détachaient au centre d'Orion, dont le rectangle géant s'étendait, éclairé par Betelgeuse et par le soleil double Rigel. Puis, à profusion, Pro- cyon, Pollux, Castor, Capella ouvraient leurs corolles de rayons sur la plage sombre, parmi214 LE JARDIN DE MARY, le ruissellement éclatant de leurs astérismes. Alors, plus pâle, Mary sentit monter son en- thousiasme, un enthousiasme de lumière, la divine palpitation de l'infini. Elle demeurait comme ployée sous l'incommensurable pesée des astres, tandis que son sein faisait trembler doucement la dentelle blonde de son corsage. — Regardez, murmura-t-elle : ma plus brillante fleur va se lever ! Elle montrait le sud-est. Le Lièvre avait bondi. Une lueur frangeait le bas de l'horizon. Deux quaternaires se tenaient au bord de la Voie lactée, et Sirius émergea. Frémissante, Mary demeura longtemps à le voir gravir la pente bleue. Sirius t la plus fine gemme de l'espace, blanche avec un reflet bleuâtre, et qui met quatorze ans pour nous jeter un petit tremblement de saphir!... — Qu'il est beau ! dit Mary, en me prenant la main. Je voudrais partir en le regardant, avec ta tête contre la mienne. Je mis ma tête auprès de la sienne et j'entendis venir quelque chose d'épouvantable et qui ne cesse de venir sur la terre. Mais elle murmurait : — Vois-tu, tout cela est loin et tout cela est cependant si proche que nous le voyons avec nos faibles yeux. C'est pourquoi, mon cher ami, monLE JARDIN DE MARY. 215 cher amant, il ne faut pas croire que rien nous soit étranger. 77 n'y a pas d'autres mondes : tout cela se touche. Si l'on a si peur de partir, c'est que tout départ est triste, et c'est que c'est le plus grand de tous les départs. Mais tu viendras; rien n'est plus sûr. Elle continua de divaguer avec une douceur profonde, et je me sentais redevenir un enfant, malgré que le quelque chose approchât toujours : — Donne-moi un baiser, dit-elle. Je lui donnai un baiser tout plein de mon âme, et alors elle murmura dans un souffle : — Au revoir ! Elle était partie, et moi, je rêvais à travers mes sanglots qu'effectivement tout cela se touche et que j'étais bien plus près de Sirius, bien plus près de la plus lointaine nébuleuse, que de l'enfant que j'aimais !LE BAISER DE LA REINE Voilà dix ans que je végète dans ce misé- rable poste de L..., et dans dix ans, je ne le sais que trop, j'y végéterai encore! Tout le monde cependant rend justice à mes qualités, tout le monde reconnaît que j'aurais pu aspirer aux.fonctions les plus hautes, voire à la plus haute, après le roi. Mes pires ennemis ont convenu de mon mérite, et je n'en suis pas moins condamné à moisir dans cet horrible trou de L... Hélas! — histoire universelle! —une femme m'a perdu, et celte femme, c'est la reine. 13218 LE BAISER DE LA REINE. II f' J'étais ridiculement jeune alors — dix-neuf ans — et je rêvais, un après-midi, dans le beau parc royal, au bas des hautes collines. J'avais longtemps marché à l'ombre des plus nobles til- leuls qui croissent sur la face de la terre, con- tourné des clairières et des pelouses, goûté aux ruisselets. Je finis par m'arrêter sur une terrasse plantée de hauts peupliers. Les cimes ployaient les unes vers les autres, en ogives de cathédrale; une petite rivière s'élargissait en étang, les bords tout illuminés de jonquilles. Le mystère s'épan- dait aussi délicieux que le silence, l'eau seule psalmodiait bien bas, un palais couleur de nuage se profilait au loin, dans une avenue de cèdres. Je m'assis pour élargir mon rêve. D'abord, mon cœur fut large : je jouis pleine- ment de la sérénité de l'après-midi confinant au crépuscule. Puis une angoisse subtile vint à naître — peut-être du parfum des jonquilles — et j'entendais battre ma poitrine plus haut que la rivière. Comme pour répondre à cette inquié-LE BAISER DE LA REINE. 219 tude, un bruit léger, un bruit de rames s'éleva sur les eaux. Inquiet, je me cachai parmi les buissons. Le bruit s'arrêta. Le mystère et le silence reprirent; la grâce du crépuscule com- mençait, recueillie. Dans un rayon venu d'entre les peupliers, un étincelant canard survint, puis un autre, à la gorge de cuivre, avec un petit murmure très doux, et les rames reprirent, la proue d'un canot se dessina au détour de la rive, il parut une jeune femme éclatante de carnation, mince, l'œil fin et la bouche divine. Ses deux mains graciles mouvaient languissamment les rames; de l'écume traînait, nacre, neige, derrière la barque enchantée ; mon être vibra de tendresse, de regret, de prière ! Je me cachai davantage, retenant mon souffle, troublé à en perdre conscience. Car c'était elle, la reine, que j'aimais secrètement, et à qui je n'avais cessé de rêver tout l'après-midi. A l'ar- rière de la barque se tenait un petit garçon, le joli prince de T..., neveu de la reine, et qui tenait le léger gouvernail. Rêveuse, son col de cygne légèrement reployé, ses deux bras de satin en avant, Elle ramait toujours dans les rayons jaunes. 0 déesse marine! fiction prodigieuse!... Soudain, j'entendis un cri, je vis chavirer la1)1 220 LE BAISER DE LA REITs'E. barque et le petit prince tomber à la rivière, tandis que la reine, éperdue, se tenait à une grosse branche de saule. D'un bond, je fus à l'eau ; je ressaisis l'enfant, qui roulait avec le courant, je le déposai au rivage, puis je ramenai la barque vers la reine. Mes bras touchèrent ce corps fait pour être étreint par des fils de roi. Elle, pâle, ne dit rien d'abord, me regardant de ses merveil- leux yeux effarés. Mais, quand elle se sentit d'aplomb sur la rive, elle se jeta éperdument sur le pauvre petit prince, à demi pâmé, et, l'embras- sant avec une tendresse farouche, elle me dit : — Il vous doit la vie! Et tout ce que vous me demanderez, vous l'obtiendrez!... — Tout? m'écriai-je. Un trouble sauvage, une fervente folie me tra- versèrent de part en part* Etonnée de mon excla- mation, Elle rencontra mon regard et rougit. J'étais, ai-je dit, tout jeune, et aussi de belle figure. La reine me connaissait bien, ayant quel- quefois aperçu mes yeux arrêtés sur elle. Aussi me comprit-elle, et je vis dans son regard fixe passer une palpitation qui me rendit plus fou encore, ivre de la beauté jointe à ce sang royal, avec une ardeur sacrilège et délicieuse qui me faisait trembler.LE BAISER DE LA REINE. 221 — Tout? répétai-je... Et vous ne vous dédirez pas? Elle fit signe que non, rougit encore, et la folie l'emporta : — Je veux, dis-jc... je veux un baiser... — Quelle folie ! dit-elle d'un ton de reproche... et que votre jeunesse seule excuse ! Mais, en vérité, elle partageait mon trouble, elle me contemplait singulièrement, dans les légers vêtements mouillés qui me collaient au corps, et ma hardiesse s'accrut au point que je n'eusse pas alors reculé devant la potence. — Vous avez promis ! m'écriai-je. Et, m'avançant vers elle, avant qu'elle pût s'en défendre, j'avais saisi sa tète divine, j'avais ar- demment joint ma bouche à la sienne. Alors, à mon long baiser je la sentis soudain répondre, je sentis le goût délicieux de ses lèvres étreignant les miennes. Ce ne fut que le temps d'un éclair, mais si pénétrant que jamais plus ma bouche ne devait l'oublier, et, lorsqu'enfin la reine me repoussa, nous vîmes au loin un gentilhomme de la suite du roi qui venait sous les peupliers.LE BAISER DE LA REINE. m Le roi apprit tout; la reine, dénoncée, se dut expliquer, et, quoiqu'elle omît certainement le principal (sa complicité d'une seconde), mon exil n'en fut pas moins décidé. J'étais sans fortune, tout dépendant du souverain; on m'embarqua pour L..., d'abord comme secrétaire, ensuite comme consul. Le roi est un homme implacable : il ne me pardonnera jamais. Je suis définitive- ment enterré, à moins que mon maître ne meure. Par moments, je me repens amèrement de ma folie; mais, à d'autres moments, les lèvres de la reine sont comme présentes encore sur ma bou- che, et alors je ne regrette rien. Cela arrive prin- cipalement la veille de Pâques : ce jour-là, je reçois une branche de jonquilles qui me vient de la Capitale, je sais qu'il est quelqu'un qui ne m'a pas oublié, et mes lèvres se mettent à trembler épcrdument.LA VOLEUSE J'étais fiancé, et très content de l'être, avec une jeune personne fort énigmatique. Elle parlait rarement et d'une façon tou- jours un peu mystérieuse, faisait volontiers des secrets des cent menus actes de la vie, aimait la solitude d'une manière presque inquiétante. Tout cela était rattrapé par des yeux si beaux, un teint si merveilleux, une telle grâce d'expression que je n'avais pas le courage de réfléchir à la singularité de son caractère. Je l'aimais à la poi- gnarder plutôt que de ne l'avoir point, et j'ai passé des nuits entières, assis devant la porte de sa chambre, simplement à rêver « qu'elle vivait là », à méditer sur sa Présence comme le croyant sur la Transsubstantiation. Je ne savais pas d'ailleurs si elle m'aimait : elle s'était toujours refusée à nie répondre sur224 LA VOLEUSE, ce point, s'en référant à la volonté de ses parents et à sa confiance dans leur sagesse. Si j'insistais beaucoup, elle finissait généralement par me répondre « qu'elle n'en savait rien, mais qu'elle n'éprouvait contre moi aucune antipathie, et qu'à son avis cela suffisait pour décider une jeune fille au mariage ». En vain je suppliais, en vain j'es- sayais d'animer l'énigmatique personne : elle demeurait aussi lointaine qu'aimée, aussi incon- nue que dominatrice. Un soir que je rêvais un peu tristement à ces choses, solitaire sur la terrasse des.Syrtes, une rumeur se fit dans l'habitation. Je rentrai au salon, tout le monde s'agitait en grand désordre, mes hôtes consternés, les amis gênés et troublés, et la vieille Mme Desparcs horriblement pâle et tremblante. — Qu'est-il donc arrivé? demandai-je. On m'expliqua par lambeaux qu'on avait volé les diamants de Mme Desparcs, des diamants de famille de la plus grande valeur, qu'on venait de consigner les domestiques dans la chambre voisine, enfin qu'on allait procéder à une perqui- sition en règle. Un vieillard, M. de la Hestre, avait été unanimement désigné pour diriger l'en- LA VOLEUSE. 225 quête, au moment môme où je rentrais, et sa première proposition fut que tout le monde se soumettrait ou, plutôt, s'offrirait spontanément à être fouillé. Quoi que la chose eût de choquant, nul ne protesta, et l'on convint que, sitôt après les domestiques, toutes les personnes présentes subiraient l'examen. A vrai dire, cela m'apparut de maigre im- portance au prix de mes soucis personnels, et j'attendis avec quelques personnes la fin de l'aven- ture, pendant que M. de la Hestre3 accompagné de deux témoins et de notre hôte, commençait la visite des domestiques. Bientôt, je retombai dans ma méditation, les yeux fixés sur la che- minée, comme s'il y eût brillé du feu, lorsque je me sentis toucher le coude. Je levai la tète en sursaut et je vis ma fiancée qui me regardait , d'une façon suppliante. Nous étions isolés près du foyer et pouvions nous parler à voix basse sans qu'on nous entendît, ou guère. Elle murmura très bas : — Si vous m'aimez, faites qu'on vous fouille des premiers... Arrangez-vous pour être auprès de moi et pour saisir adroitement, par derrière, l'objet que je vous tendrai. 13.'Jl 226 LA VOLEUSE. Mon sang se glaça. L'incident fâcheux deve- nait un incident terrible, m'emplissait du trouble le plus passionné. Je regardai la jeune fille avec angoisse, mais en me forçant de sourire, et je chuchotai : — Il sera fait à votre volonté ! Mes jarrets tremblaient, ma bouche devint sèche et ardente. Le sentiment qui m'envahit était des plus inexprimables. C'était ensemble une amertume étrange et comme une volupté de ce que ma dominatrice eût été à ce point faillible. Je m'efforçais à une sorte de pitié dédaigneuse, et, en réalité, l'amour battait violent, puissant, farouche dans ma poitrine. Je compris en un éclair combien la beauté peut devenir divine au- dessus de la bassesse d'âme, combien on la peut respecter dans le déshonneur, et cent autres choses où se mêlaient la ferveur amoureuse, le dévoue- ment sans limites, un désir noble et pervers...» Jeanne m'avait remercié d'un mouvement à peine perceptible de la lèvre; elle se tenait à la muraille d'un air indifférent et orgueilleux : — Ils sont bien longs! fit-elle tout à coup. — M. de la Hestre est un homme de méthode! répondit quelqu'un. Et le silence reprit, un peu plus nerveux deLA VOLEUSE. 227 minute en minute, car l'attente la plus paisible finit par agiter et vider les cerveaux comme une pompe. Le moment arriva pourtant où, la fouille des domestiques terminée, la porte se rouvrit devant notre hôte, les deux témoins et le vieil- lard. Mon cœur ruait avec une force inexprimable; je me sentis pâlir affreusement. Mais dominant mon trouble, raffermissant ma voix, je demandai à être fouillé d'abord. M. de la Hestre sourit de ce qu'il considéra comme une fougue de jeune homme et procéda très méthodiquement à mon examen. Je rougis- sais, je pâlissais, sans que nul s'avisât de trouver cela singulier. Quand ce fut fini, je fis deux ou trois pas en arrière, je me trouvai côte à côte avec Jeanne. Elle abaissa son éventail et me tendit quelque chose avec une adresse noncha- lante qui fut égalée par ma propre adresse à saisir l'objet et à le faire disparaître dans une poche de mon habit. Après quoi, je m'appuyai à la che- minée, témoin désormais et à l'abri de toute sus- picion. D'ailleurs, la fouille de M. de la Hestre ne donna aucun résultat. Il ne restait plus qu'à visiter les chambres et à faire prévenir la jus- tice...iV I' }; 228 LA VOLEUSE. Cependant, mon agitation ne faisait que croître. Toujours à la cheminée, j'étais dans le vertige, je sentais peser la chose, je portais le crime. Jeanne vint à moi, de son pas onduleux, et me donna un grand regard de gratitude qui me hrûla. Puis, d'une voix basse, mais impérative : — M'aimez-vous encore? Je n'hésitai pas, je répondis avec fermeté : — Oui. — Malgré ce que j'ai fait? — Malgré ce que vous avez fait I — M'épouserez-vous? — Je vous épouserai. Elle m'enveloppa du même regard, plus chaud encore, plus appuyé. Je connus la force de la femme, au-dessus de toute loi humaine ou natu- relle, puisée aux sources de genèse contre les- quelles rien ne doit prévaloir. Je me sentis bizar- rement heureux de l'équivoque aventure, et je ne pouvais chasser ce bonheur que je me repro- chais, dont j'avais une honte amère. Comme je luttais contre moi-même, des exclamations s'en- tendirent, et je vis reparaître M. de la Hestre, porteur d'une petite boîte : — Nous tenons les bijoux et le coupable ! dit-il d'une voix calme.LA VOLEUSE. 229 Je n'eus que le temps d'entendre, de voir la face livide d'un valet — le coupable — et déjà Jeanne m'entraînait sur la terrasse, dans la pé- nombre. Là, ma tête saisie à deux mains, deux lèvres pures et souples sur mes lèvres et Jeanne qui murmure : — La voleuse t'adore ! 0 chère voleuse, mystérieux cœur de femme qui, depuis, as si souvent dormi contre le mien, délicieuse chair de ma chair, ces minutes de l'an- goisse, du soupçon, de mon esclavage devant ta faute sont demeurées dans ma fibre, ont toujours singulièrement reparu aux heures orageuses de la caresse, aux grands baisers de l'amour tLA SAUVEUSE C'est vrai que, depuis dix-huit mois, je suis presque un modèle de vertu, et la cause ne laisse pas que d'être curieuse. Dans l'été de l'an der- nier, je rencontrai à la mer une jeune femme qui me parut passer la fameuse crise de trentaine, et qui la passait en effet. De tennis en tennis, nous nous parlâmes, et, le mari absent, il fut bientôt clair que nous tendions à commettre le méchant délit qui ravage la société. Un soir d'été, l'affaire ne tenait plus qu'à un fil, et un rendez-vous donné pour minuit (nous voisinions, nos jardins se prêtaient à toutes les tactiques) ne laissa plus de doute sur l'épilogue. Je m'y préparais, vers onze heures, pâle d'ar- deur et de crainte — car rien n'est plus redoutable que ce finale qui se peut encore rompre et dont la rupture apparaît comme la chute du monde. m bx \\\ r • \) 232 LA SAUVEUSE. Au moment où j'essayais la dixième cravate, j'entends la porte de la chambre qui grince et je vois dans rentre-bâillement une silhouette gra- cile et un charmant visage de fillette que je con- naissais déjà. Mon premier mouvement fut d'in- quiétude, inquiétude qui ne faisait que s'accroître à la réflexion. La fillette, en effet, n'était autre que la belle-sœur de mon amie et que, dans les derniers jours, on avait éloignée, sous cent pré- textes, avec quelque servante ou quelque com- pagne. Elle était observatrice et soupçonneuse, malgré ses quatorze ans, et nous avait beaucoup contrecarrés. Il était de toute évidence qu'elle venait en empêcheuse, et je ressentis contre elle une colère des plus vives, tandis qu'elle me re- gardait d'un air timide, avec ses beaux yeux d'en- fant, qui semblaient jeter une lueur dans les pé- nombres. — Qu'y a-t-il? dis-je d'un ton bref et presque brutal. Elle répondit, d'une voix très basse et pourtant très distincte : — Je viens vous supplier d'être honnête homme ! Les bras m'en tombèrent. Je restai à la regar- der. Elle fit un pas, entra dans la pleine lumière. LA SAUVEUSE. 233 Son regard était d'une douceur extraordinaire; sa figure, sur la limite fine où la jeune fille va succéder à l'enfant, avait un petit sourire vague qui, à tout autre moment, m'aurait paru déli- cieux. Ses grands cheveux pendaient sur ses épaules comme une végétation brillante. Elle tremblait. Malgré tout, ma colère tomba un peu, mais mon angoisse grossit d'autant. — Comment dites-vous? fis-je enfin. Elle répéta sa phrase et ajouta : — Si vous connaissiez mon frère, il est bien sûr que vous ne voudriez pas le trahir... il est si bon, si loyal, si digne qu'on lui soit fidèle!... Ses cils se mouillèrent; elle baissa le front. Et moi, je ne savais plus du tout que lui répondre, tellement se mélangeaient la surprise, la hâte de la voir partir, la terreur de manquer mon ren- dez-vous ! — C'est absurde! grommelai-je. Mais elle, d'un air innocent : — Oh! non. ce n'est pas absurde. Je sais tout, allez!... Et je sais ce que vous ne savez pas... Je sais que ma belle-sœur se repentira amèrement quand sa folie sera passée... Je sais qu'elle cède à quelque chose qui est contre son caractère... à un mal passager dont elle peut guérir tout à faitIl II 234 LA SAUVEUSE. si elle pouvait n'avoir rien d'irréparable à se re- procher! — Ah çà, m'écriai-je avec stupéfaction... à quelle école avez-vous appris ces choses-là?... Comment ont-elles pu entrer dans votre tète? Elle rougit vivement et murmura : — Oh! d'abord, nous sommes beaucoup plus instruites qu'on ne le croit, et puis moi, j'ai le malheur d'être si observatrice, même quand je ne regarde pas. que je ne puis m'empècher de com- prendre les choses! Ma surprise augmentait, compliquée par le soupçon de vices précoces, et tout cela se mêlait à la crispation frénétique, au retour de la rage — une rage, cette fois, presque féroce. — En vérité! repris-je àprement. Eh bien, vous avez une jolie âme, ma petite ! Vous devriez être dans... Elle leva sur moi un grand regard éperdu et gémit : — Oh! monsieur, si vous pouviez voir votre injustice! Puis elle éclata en sanglots. Désorienté, je me mis à marcher de long en large. Elle était ap- puyée contre un meuble,la poitrine frémissante; elle se cachait la figure. Tout son être, sur leLA SAUVEUSE. 235 point de devenir femme, avait une grâce fine, une élégance de fleur non éclosc. Et, tout d'un coup, mon cœur se retourna. J'eus le sentiment que j'étais devant une créature exquise autant que subtile, pure autant que précieuse. Je perçus combien sa démarche marquait de bonté et que sa précocité n'était que de finesse et de dévoue- ment. Mes yeux se mouillèrent; je cédai à un ascendant mystérieux et trouble. — Ne pleurez pas, pardonnez-moi... je regrette mes paroles. Elle demeura un moment encore le visage ca- ché, refoulant ses sanglots; puis ses beaux yeux se relevèrent. Ils étaient pleins de douceur triste — ils avaient cette extrême beauté que les pleurs donnent à certaines physionomies, cette beauté trempée, tendre, prenante, que la joie ne saurait égaler. Vous savez comme les sentiments con- trariés mettent parfois de force à se convertir en d'autres : je me trouvai tout d'un coup captif d'une émotion singulière, de quelque chose d'ex- traordinaire qui naissait en moi et que je compris devoir durer : — Eh bien, m'écriai-je, qu'il en soit comme vous le désirez... Je renonce!... Je lui avais pris la main, je la regardais fixe-236 LA SAUVEUSE. il \\\ ment, de plus en plus frappé de la belle loyauté de sa charmante figure : — Oh! fit-elle... que je vous bénis! Que je suis heureuse de cette bonne action!... — Eh! fis-je avec un mouvement d'ironie cha- grine... demain, vous aurez oublié et la bonne action et moi-même. — Je n'oublie jamais, fit-elle —et, de toute ma petite vie, c'est ceci que j'oublierai le moins! Instinctivement, mon étreinte s'était resserrée, et soudain je voulus du moins une fugitive ré- compense, le rapide souvenir d'un baiser. Elle n'eut pas le temps de se défendre, que mes lèvres s'étaient posées sur ses paupières humides. Elle demeura une demi-minute surprise, puis, à voix basse : — Je vous aimerai bien — dans deux ans ! Sa petite main me repoussa vivement; elle glissa, légère, hors de mes bras, et la chambre était vide! Mais l'image était demeurée; la tigelle verte ne devait plus cesser de grandir ! Les jours suivants, je gardai la chambre, fai- sant courir le bruit que j'étais malade : je ména- geai ainsi l'amour-propre de Mme B... jusqu'à l'arrivée de son mari. Non seulement la jeune femme traversa indemne la crise, mais elle s'enLA SAUVEUSE. 237 trouva si heureuse qu'elle me pardonna et me permit de me lier avec M. B... Dès lors, je vécus dans l'adoration de la fillette, je la regardai gran- dir avec un ravissement continu. Et voilà que le temps approche où je pourrai lier sa vie à la mienne, où je pourrai échanger avec elle les pa- roles sacrées !■«■ . 1 ILE DEGAT AMOUREUX i Mes pérégrinations m'avaient mené dans un village à moitié perdu entre deux collines. L'en- droit était, comme disent les descripteurs louis- quatorziens, « fait à souhait pour le plaisir des yeux ». Douces sinuosités de rivière, étang de cristal parmi les peupliers, clair bois de hêtres sur les collines, vergers centenaires où la torsion des poiriers atteint à l'art le plus exquis, chaumes tout fleuris étages autour d'une église littérale- ment mangée de mousse et de lichen : c'était vraiment une halte de rêve, un abri de bonheur et d'attendrissement sur le sein de notre vieille mère la Terre. Je trouvai à loger chez le maire, vieux bon- homme rabâcheur, mais cordial, et propriétaire!, 240 LE DEGAT AMOUREUX. d'un jardin merveilleux. Oh! les divines passe- roses, si frèlementpenchantesàlabrise.les grands noyers frappés par la foudre, les roses de la vieille France, les pièces d'eau délicieusement ombragées ! Je ne pus me résoudre à quitter tout de suite ce séjour, et, moyennant une pension dérisoire, j'obtins d'y passer le temps qu'il me plairait. Les premiers jours furent employés en promenades sur les collines et dans la vallée, où chaque pas était récompensé par de jolies découvertes. Mais, à la fin de la semaine, un péril vint à naître qui me rendit inquiet. II Mon hôte avait une fille, et cette fille était char- mante. Yeux d'ombre bleue, visage mat de brune, grands cheveux noirs annelés, elle me faisait rêver h quelque jeune sorcière dangereuse pour les passants. Je n'ai pas du tout la nature des séducteurs : la trahison me fait horreur, la lâcheté d'abuser un hôte me dégoûte profondément. Quand je vis que je pensais trop à cette jeuneLE DEGAT AMOUREUX. 241 personne, je pris la résolution de repartir bientôt. Mais il arriva, hélas! tandis que je m'efforçais de me détourner d'elle, qu'elle s'occupait très visiblement de moi, et plus j'essayais de la fuir, plus aussi je la retrouvais sur mon passage. Dès lors, ou il fallait partir tout de suite ou succomber à la tentation, puisqu'en somme la vertu est l'art de fuir les circonstances et non point de leur ré- sister. Je crus cependant pouvoir tenir quatre ou cinq jours encore, et peut-être bien que j'y fusse parvenu si je n'avais eu l'imprudence d'an- noncer officiellement mon départ : j'imaginais ainsi brûler mes vaisseaux. III Dès que la jeune sorcière eut entendu ma déclaration, une tristesse trop visible se répandit sur son visage. Profitant d'un moment où son père était appelé dans la cour, elle me dit, d'un ton de prière : — Je veux vous parler tantôt... près de l'étang des aunes... L'étang des aunes était l'endroit le mieuxï't 242 LE DÉGÂT AMOUREUX. choisi pour un rendez-vous ; plein d'ombrage, à l'écart, entouré d'une sorte de mur d'arbres et d'arbrisseaux. — C'est bien, lui dis-je avec froideur. Et je me sentais résolu, si elle parlait d'amour, à lui répondre si net qu'elle n'y revînt plus jus- qu'à mon départ. Oui, en vérité, ma résolution était entière; je sens encore aujourd'hui l'ardeur loyale dont j'étais pénétré. Vil IV Une demi-heure plus tard, je me trouvais près de l'étang aux aunes, toujours aussi résolu, et même ayant toutes prêtes les paroles qu'il fallait dire. Elle arriva, dans la magnifique émotion des belles, les yeux brillants, les cheveux tressés frais, la bouche émue et rouge — mais elle ne parla pas. D'un seul geste farouche, elle me prit dans ses bras et attira ma bouche; d'un seul geste, elle m'anéantit à sa volonté. Je sentis d'ailleurs que, devant tant de décision amoureuse, l'homme devient vraiment irresponsable et qu'il ne saurait plus être question de lâcheté ni de trahison. Je ILE DÉGÂT AMOUREUX. 243 rendis furieusement son baiser à la sorcière. Quel temps se passa?... Je n'en sais rien. Un grand cri de rage nous interrompit dans l'extase, et je vis paraître entre les broussailles la silhouette d'un jeune homme. — C'est mon promis ! murmura-t-elle avec effroi. L'homme se mit à vomir l'injure tout en avan- çant : — J'aurai ta peau... je te crèverai le ventre... Ah ! saligaud !... La peur n'est pas mon faible : quoique ému, j'attendais de pied ferme, lorsque, soudain, ma séductrice reprit, à voix basse : — Dites que vous payerez les dégâts ! Je ne comprenais pas. Je dis cependant, ma- chinal : — Je payerai les dégâts ! L'homme, beau rustre de vingt-cinq ans, la face contractée de fureur, n'était plus qu'à deux pas. Mes paroles produisirent un effet magique. I;l. Ë 244 LE DEGAT AMOUREUX. Sa physionomie se détendit comme un nuage troué par le soleil : — Vous payerez, dit-il... Ah! ben... Et il me regarda comme un marchand suppu- tant la valeur d'une marchandise : — Tout de même! reprit-il... Et qu'est-ce que vous donnerez?... Un rire me secouait en dessous, mêlé de mélan- colie : — Ce que vous voudrez ! L'indécision demeura sur sa face. Il garda un instant le silence, puis : — Donnericz-vous ben vingt francs? Vingt francs ! Je regardai mon adorable sor- cière, je pensai à la joie immense de ses lèvres sur les miennes... Vingt francs! — Sûrement! répondis-jc. — Tout de suite? fit-il avec méfiance. — Les voilà ! Il prit la pièce d'or que je lui tendais, la re- tourna, la palpa, et un long sourire parut sur sa face, de cupidité et de joie si enfantine qu'elle n'en était plus ignoble. — Serviteur ! dit-il en portant la main à sa casquette... C'est-i' que vous payerez chaque fois?LE DEGAT AMOUREUX. 245 Je me sentis rougir tandis que je murmurais : — Oui, chaque jour que je resterai. II en demeura béant, ravi, presque incrédule — puis, sa pièce réexaminée, il me salua et nous laissa seuls. Dès qu'il fut parti, elle me sauta au cou, dans un élan de passion sauvage : — T es un empereur! Je suis resté six mois dans ce village, et peut- être y ai-je goûté le plus grand bonheur de ma vie, dans un ardent amour sans remords. Mon aventure était connue, et les autres fiancés enviaient le sort de celui de mon amante : plu- sieurs, qui avaient de jolies promises, les en- voyaient sur mon passage quand je me prome- nais solitairement. 14.i 9 tLA MARE Un jour de septembre mourait. Sur la circon- férence du bas firmament, l'accumulation des nuages écrasait la splendeur du crépuscule. De fausses lueurs s'élevaient des terres mouillées, une bruine enserrait les têtes d'arbres : il vint pourtant une petite teinte cerise sur le zénitb. Un vieux cessa de faucher des féveroles, racla lentement ses outils, les chargea sur son épaule. Puis, bleu terne sous sa blouse, sans casquette, la figure couleur de grès, il marcha au long du chemin d'argile. A chaque pas, il se courbait rai- dement et se redressait, avec un tremblement de sa faux. Ses semelles larges clapotaient dans la molle sente.Il MB 248 LA MARE. t : il Ï Une église pleura l'Angélus, la lumière devint ocreuse sur les champs, navrante. Quelques fermes lourdes noircissaient : à l'une d'elles, la plus opulente, vibrait une flamme de cuivre jaune, une lampe déjà prête à la veillée. Des chiens rauques se répondaient dans l'espace. Le vieux s'en allait, farouche, saccadé, avec une rude expression sur son front de rouille. Dans les dernières cendres du jour, une cahute fut là. Elle était en béton grossier, sous un toit de schiste, assez robuste, avec des volets de chêne, une porte de chêne, pas do vitres, amèrement exiguë. Un auvent plein de crypto- games s'avançait; là-dessous grelottait un petit garçon de cinq ans. 11 avait peu de cheveux, des yeux de rêverie, presque roses, et sur son pauvre corps une souquenille violàtre. Il ne bougeait pas, avait lié des brins d'herbe à ses pieds nus. Le vieux le repoussa de devant la porte, entra sa clef; une chambre de terre s'ébaucha. Un caduc petit poêle de fonte était devant la che- minée, deux lits de feuilles gisaient dans des encoignures, et une table de misère, trois chaises, quelques poteries à côté d'un coffre. Ce qu'il restait d'éparse luminosité se posa là-dessus, funèbre.LA MARE. 249 — Entre, — dit la voix grondante du vieux. Le petit entra, avec un air de bestiole peu- reuse. Alors, ouvrantle coffre, l'homme en tira un segment de seigle, un minuscule fromage, prit les trois quarts pour lui, donna le reste à l'enfant. Ces deux êtres mangèrent, avec la porte ouverte qui servait de lampe. Sous le regard du vieux, l'enfant continuait à grelotter. C'était un regard vitreux, immobile, dans une figure rancuneuse de barbare, qui re- prochait le pain et les miettes de fromage au petit. La sombre ladrerie y habitait. Les dents, jeunes encore, belles, mordaient colèrement dans le seigle brun, y mordaient comme par re- vanche, car le vieux aurait moins mangé si l'enfant n'avait dû avoir une ration. Et le pau- vret, un orphelin, essayant de s'amoindrir, fuyant les agonisantes clartés de la porte, satisfaisait à sa fringale sans oser mâcher que de minces, im- perceptibles bouchées. — Ce que tu me coûtes! Ce que tu me coûtes! — dit le vieux, féroce. L'enfant recula avec terreur, cessa un instant de mordre sa petite provende, ses yeux rou- geàtres virant nerveusement. Il cherchait à ca- cher sa débile tête, si pauvre en cheveux. Le, I I 250 LA MARE, vieux continuait à le considérer, de sa minérale prunelle, impitoyable. La chambre guenilleuse, au plancher de terre, moisie et embuée, avec ces deux vivants misérables, était plus triste qu'une crypte. Ils étaient parents, cependant, grand-père et petit-fils. L'homme, à la mort de son fils, avait eu espoir d'héritance. Mais les créanciers avaient dévoré tout. Il n'avait hérité que de l'enfant, une charge. Journalier, avec un petit magot de longues, infatigables économies, son âpre sang paysan, du coup, eut la haine du petit, l'angoisse, la sinistre défiance, les aguets, une sourde, éter- nelle rage. Après tant d'années qu'il ne mangeait son soûl, non d'épcautre, de fromage, mais de seigle pailleux, poudreux, après tant d'années que la furie de lésine, l'infinie passion, lui faisait chaque semaine ajouter presque tout l'argent du salaire au trou secret, voilà que lui tombait cet estomac malfaisant! Dès les premiers jours, il affama l'enfant. Par malheur, jeté à la porte chaque matin, ce petit être rôdeur, animalisé, aux allures de lamentable chevreau, un jour fut rencontré par le médecin, un bourru charitable. Et l'aïeul avait à compa- roir, était menacé de prison si la misère de l'in-LA MARE. 251 nocent persistait. En sorte qu'il fallait nourrir la bouche parasite. Aussi, ce que le vieux trouvait injuste la petite existence! Rêvant chaque jour d'en être délivré, deux ou trois fois, à la messe, il en avait entretenu le bon Dieu. Le bon Dieu laissait végéter l'obstacle. A chaque repas, à l'aube, au soir, le cœur de l'aïeul entrait en haine farouche. Naturellement, la pen- sée de se faire justice soi-même, souvent déjà, avait voyagé dans la lourdeur de son cerveau. Cela était difficile. Il aurait fallu le faire loin, très loin de la maison, et être à son travail comme d'ordinaire. La nuit pleine était venue, la porte n'éclairait plus. Le petit avait rampé sur son lit de feuilles, en silence, et déjà résonnait sa mince respira- tion. Le vieux restait plus longtemps debout que de coutume. Il avait deux ou trois fois bâillé dans les ténèbres. Il se leva enfin, marcha vers la porte. Noyée dans des strates nuageuses, la lune se leva. Sur le noir mélancolique, des reflets diffus évoluèrent. A mesure que montait le disque caché, il survint un petit jour sur les campagnes. La bruine s'était évanouie, un courant chaud sortait de l'occident, quelques rousseurs Huaient sur la concavité soyeuse.s. H É 252 LA MARE. Le vieux regardait cela. Il songeait qu'avant quelque heures, de ce ciel blanc, il coulerait une pluie très grosse, une pluie qui effacerait toute trace de pas dans les sentiers. Pour affermir cette idée, il analysait, d'instinct, la configuration des nues, s'assurait de l'exacte direction de la brise, humait l'atmosphère. Sa vieille pratique, mi-animale et mi-humaine, lui assurait un calcul juste. Dur, dans la soirée charmante, sous l'idéale luminosité, ses yeux plans errant à vide,il avait, par intermittence, un souffle ample. — C'est loin, — murmura-t-il. Puis, d'un air de brusque résolution, les tempes houleuses, il quitta la porte, s'en alla, à tâtons, tapoter légèrement l'épaule de son petit-fils endormi. — Hél hé! petiot! Sa voix était très douce. L'enfant se dressa, dans l'épouvante, avec des yeux larges dans la nuit grisâtre, s'attendant à des tortures. Mais l'aïeul reprenait, avec presque de l'amour : — Lève-toi, petiot, lève-toi ! Tu vas venir avec moi. Je te montrerai quelque chose de beau, tu verras. Allons, vitement, petiot! Alors, la pauvre cré-ature se mit debout, éton- 'LA MARE. 253 née, et plus émerveillée encore d'entendre cette douceur à son grand-père. Puis, quand le vieux eut pris une vieille écharpe de laine et bien fermé la porte, ils se mirent en route dans la soli- tude nocturne. La pâle nuit était suave. Avec de rares couleurs, mais exquises, le vent variait continuellement le ciel. Des fumées avançaient avec lenteur, s'unissaient, s'éparpillaient; puis des blocs denses comme du métal, des spirales noires, des bordures chastes et de grandes cavités blanches, grottes de fées ou paradis, parfois un espace uniforme comme des ondes et d'un éclat tranquille. Nulle part du bleu. Des choses opaques se posaient sur les larges campagnes; les arbres, en rideaux, avaient une parlerie émue, toutes les fermes étaient dor- mantes, sans lumière. Le vieux tenait la main du petit, délicatement; les chemins mous absor- baient la vibration des pas, et personne, per- sonne ne voyait passer leurs silhouettes mysté- rieuses. L'enfant, dont le sauvage petit cœur était affectueux, éprouvait une joie tremblante. Il regardait par instants l'aïeul, serrait involon- tairement ses doigts. Dans la pénombre, sur ces champs cendreux, il venait en lui une de ces vagues pensées de merveilles, comme il en est 15234 LA MARE. dans les plus obscures cervelles humaines. Il était heureux, dans une charmante poésie pué- rile, oubliant déjà, tout soudain, la méchanceté du grand-père. Ils évitaient l'approche des fermes, faisaient un détour plutôt. Des chiens pourtant les éven- taient, les poursuivaient d'abois dans le grand silence. Alors le vieux frémissait, s'éloignait davantage, en pleine campagne, et, pour encou- rager le petit à marcher, disait : — Tu verras... tu auras un bon déjeuner de- main matin, un bon! — Oui, grand-père, disait le petit, radieux, se pressant contre le vieil homme, dans la joie infinie d'une tendresse entrant enfin dans sa pauvre jeune vie solitaire. Ils allaient sans lassitude. Un petit bois se trouva devant eux. Ils le traversèrent. Le che- minot était plein de bosses, très mou, avec de l'eau aux excavations qui rejaillissait à leurs tré- buchements; des bètes s'effarèrent d'eux, fris- sonnèrent à travers les taillis. Le petit avait la sensation d'innombrables vies éparpillées, ouvrait sa jeune rêverie aux vagues toisons des sous-bois, aux ouvertures claires des ramilles charbonneuses, à des palpitations d'ombres, à ILA MARE. 253 la rumeur chuchotante des cimes. A chaque bran- chette qui touchait le visage, le vieux tressail- lait, et certaines formes d'arbres, humaines, le troublaient profondément. Il s'arrêtait alors, re- gardait, allait tàter. Et à l'une de ces alertes, dans un buisson farouche, velu, brusquement s'éleva un soupir. Le vieux, hérissé, raide. de pierre, dilatait ses planes prunelles. 3Iais un corps noir jaillit, deux ailes cotonneuses, aphones — un hibou. Us retrouvèrent les champs, puis ce fut une pente où une onde embuissonnée stillait, et quand ils redescendirent, de l'autre côté, les nues étaient moins opaques sur la lune et la campagne moins confuse. Enfin, ils arrivèrent à une mare. La place était toute solitaire, quelques vagues aunes y croissaient et des roseaux roussis. Des flaques d'eau, semblables à de la soie grise, alternaient avec des algues sombres. Quelques batraciens se lamentaient uniformément. 25G LA MARE. I II Là, le vieux s'arrêta. Le vent sifflait plus vite, des vapeurs nouvelles montaient à l'occident nocturne, tous les chiens se taisaient dans l'es- pace ! Alors, l'homme ôta lentement son écharpe. Et tout à coup il l'enroula autour des bras de l'enfant. — A pas peur, petiot... tu verras! Avec ses petits bras emprisonnés, hagard, l'en- fant leva ses prunelles douces sur l'aïeul. L'aïeul, par des mots de caresse, l'entraîna. Brusquement, au bord de la mare, se penchant, la face grise devint féroce. Sur les frêles épaules de l'en- fant, s'abattirent deux formidables mains. Alors, comprenant tout soudain, le pauvre petit sau- vage croula sur ses genoux, avec le navrement d'un cerf vaincu, montra sa face pâle d'angoisse. De larges larmes ruisselaient sur ses joues. — Grand-père !... 0 grand-père !... Le vieux, de volonté glaciale, le soulevait. L'enfant, dans l'immense épouvante, se peloton-LA MARE. 257 nait contre le grand-père, le baisait, pour l'atten- drir, au hasard de ses lèvres grelottantes : — J'ai rien fait, grand-père... rien fait! Mais déjà le vieux avait un pied parmi les roseaux, pendant que l'enfant multipliait ses ca- resses, promenait sa petite bouche sur la blouse rude, doux et lamentable, murmurait d'incohé- rentes syllabes de supplication. Enfin, l'homme se courba, poussa l'enfant sous l'eau ténébreuse, et les membres y remuaient terriblement. Des bulles crevaient dans la spumo- sité des algues. Une fois, la tète lugubre, aux rares cheveux, reparut, terrifique, avec la cavité noire de la bouche. Le vieil homme grinça des dents, d'un coup de haine replongea le corps, l'enfonça plus profondément dans la bourbe, le maintint comme on maintient une souris captée au fond d'une cuve. Peu à peu, l'eau redevint paisible, les membres s'immobilisèrent, les der- nières vésicules montèrent à la surface. Mais le vieux, par besoin de certitude, resta courbé quelques minutes encore, son bras droit dans la vase. Les saules sombres, les rainettes poursuivaient leur nocturne, une solennité ineffable reposait au fond de l'espace; l'homme se releva enfin,2^8 LA MARE. retira le cadavre, déroula l'écharpe. Farouche, content de son œuvre, il examinait son petit-fils de son œil presbyte, la face bleuâtre, le sourire dormeur, les yeux clos dans la paix éternelle, toute la silhouette restée de la misérable créature qui mangeait trop de pain de seigle dans la cahute. Cependant, par une déchirure des nuées, trois petites étoiles épiaient du fond de l'Incommen- surable. MLA FOLLE i La folle, ouvrant ses belles lèvres roses, éclata de rire. — Je l'ai! dit-elle. — Quoi? dit le gardien. Le gardien était fait de gros matériaux. Il avait une peau spongieuse, des pores sales, un nez granulé à narines étroites. Son œil brillait comme de la porcelaine et en avait l'opacité. C'était curieux d'en comparer le bleu de turquoise avec l'adorable clarté saphirine de l'œil de la folle. Elle était tissue tout entière de délicates fibres. L'épiderme fin recevait continuellement les chocs des nerfs. Blanche etpâle,lafolle cachait dans une forme divine le trouble de son esprit. — Mon hanneton! répondit-elle. Le gardien cligna de l'œil. Le hanneton de laïî 260 LA FOLLE, folle ne le fâchait pas. Ce n'était pas un méchant homme. Il douchait à la rigueur, gagnait quel- ques liards sur le pain des fous, aimait assez à cingler les furieux ou les obstinés, mais on pou- vait vivre avec lui. Il avait la nonchalance grave des hercules. L'explosion d'un fou furieux le faisait rire. Nul nerf ne prévalait contre ses énor- mes muscles. — Et où ça? demanda-t-il. — Ici! répondit-elle en montrant un trou dans la muraille. Un trou dans la muraille! L'excellent gardien fut ennuyé. — Faudra pas faire de trous, grommela-t-il. Cela dit, il entra brutalement dans la lo«-e, et donna une claque sur une joue ineffable. La folle se repentit de lui avoir montré le trou, mais c'était une folle peu rusée encore, trop enfant. Ce n'est pas le vieux fou du numéro 20 qui aurait agi comme cela! On n'avait jamais pu découvrir ses collections de pierres précieuses, et pourtant il savait bien... ! Le gardien regardait le trou. Il plongea les doigts : il n'y trouva pas de hanneton. Il parut pensif à la façon d'un bœuf, puis gratta douce- ment son occiput.LA FOLLE. 261 — Ne mettez pas mon hanneton dans votre tête! dit la folle en pleurant. Elle voulait fouiller dans les cheveux de l'homme, là où il s'était gratté. — Chut, la folle! gronda-t-il. Elle se retira dans un coin. Elle sanglotait. Ses cheveux buvaient ses larmes. — Il faut vous taire! dit-il nettement. Elle regarda avidement la tète grossière du gardien. — Je le vois ! s'écria-t-elle en riant. Elle montrait les crins rudes qui couvraient le crâne officiel. L'autre y porta machinalement la main. Les yeux de la folle se dilatèrent, elle se repentit de nouveau : — Ne l'écrasez pas ! supplia-t-elle. Elle éclata d'un fou rire : il ne l'avait pas écrasé ! Les yeux opaques se fixèrent sur les yeux clairs. Ce fut un tableau d'intense clair- obscur, de la finesse idéale de la folle à la massi- veté du brave homme. — Allons ! soyez sage, et surtout ne faites plus de trous. Il parlait paternellement, sur le bord de la loge, avec un rayon de soleil dans le dos. 15.262 ï LA FOLLE. — Rendez-le-moi? Oh ! s'il vous plaît ! — Bon! bon! pas de bêtises. Il sortit. La folle essuya ses larmes et se mit au fond, dans l'angle des murailles. Elle était très grave. Derrière son joli front, qui se ridait et se déridait alternativement, il parut se faire un remarquable travail de pensée. La folle ne parla plus du hanneton. Le trou lui fut pardonné après que le gardien lui eut retenu un pain qui fut consacré à la famille de cet excel- lent homme. Elle baissait vivement les yeux dès qu'il entrait dans sa loge. Belle, la poitrine trem- blante, le saphir de ses yeux jetant des feux entre ses cils baissés, elle se tenait bien tran- quille, tandis qu'il visitait la cellule. Il n'était pas méticuleux, faisait grossement l'inspection. — Bon! bon ! disait-il. Sa voix bovine la faisait tressaillir. Parfois il lui parlait. C'était un drôle de duo. Par ces beaux jours —juin, juillet — il y avait le plus souvent un angle de soleil dans la loge. Quand il avait le dos tourné, elle levait sour- noisement les yeux, elle jetait un long regard, avide, passionné, sur la tète crépue. Une fois le gardien entrevit cela.LA FOLLE. 263 — Ah! la folle ! cria-t-il en riant. Il n'avait pas oublié le hanneton. Il commit une espièglerie. — Oui, oui, il y est... là! Il montrait une place, un peu derrière la tempe. Elle tressauta, ses prunelles eurent un jeu extraordinaire de désir, de colère. Avant de partir, il alla un instant au grillage. La grande cour était reluisante. Entre les dalles, du mouron et de l'herbe croissaient en abondance. Un petit carré jardiné, au milieu, développait une mosaïque de géraniums alternés de plantes charnues. Une grosse boule métallique brillait comme un soleil, et une poule grise picorait au milieu de poussins jaunes. Une odeur émanait de tout cela, une odeur d'aromates plutôt qu'un parfum. Elle vint, la folle, si légère ! Ses joues étaient enflammées, ses narines frissonnantes. Elle vint, sa jolie main s'allongea, lentement, une main de travaux exquis. Cette main, ces doigts ravissants frôlèrent la grosse chevelure du gardien. Il se tourna, il avait sa mine majestueuse de pion qui veut de l'ordre. — Qu'est-ce que c'est que ça! fit-il tout en grondant.r\ 264 LA FOLLE. Et, au nom de la raison, il dauba du plat de la main sur l'épaule de la folle. Elle le regarda fu- rieuse. — Ah! gare! dit-il. Elle trembla. Puis, avec la ruse des fous et des enfants, elle eut son plus doux sourire. — Là! — murmura-t-il, —ne faisons pas de bêtises! L'épais gaillard disparut, laissant toute fris- sonnante la merveille de beauté, de grâce et de folie. II Jl Pendant tout un été, la folle fut sombre. Elle veillait tard. Ses yeux grandirent, dans une pâleur fatiguée. Elle avait l'air d'un savant qui creuse trop un problème, y laisse sa santé et sa force. Deux fois elle reçut des douches pour avoir tapage nocturnement. Elle devint extrê- mement circonspecte, sembla s'observer. Pour- tant, si le gardien lui parlait, elle avait son grand rire frais. Le brave homme ne remarqua pas de notes grimaçantes dans le pur cristal, n'ayant pas l'oreille créée pour ces minuties. Un jour, ilLA FOLLE. 26a crut voir la folle tripoter aux barreaux. Il entra, examina, ne vit rien. Elle devint plus prudente encore. Elle causait raisonnablement, répondait aux questions avec sens. Le gardien fit venir deux ou trois fois le directeur, doutant qu'elle fût encore folle, mais le directeur le rassura. C'était un vieux praticien qui avait beaucoup étudié la folie dans sa pocbe, et sa bourse lui donnait des indications merveilleuses sur le degré d'aliénation mentale de ses hôtes. Quoique ne comptant pas sans ses hôtes, il comptait deux fois. Donc, le bon gardien, satisfait, prenait avec la folle ses aises. Sage, douce, obéissante, elle ne le gênait guère. Elle mangeait fort peu : le gardien n'y trouvait rien à redire, son honnête famille en profitait. L'automne arriva. A travers ses minces, mais nombreux barreaux, la folle vit l'année grison- ner. Bien des nues passèrent entre les horizons. Des feuilles lui arrivaient quelquefois, pauvres choses mortes et recroquevillées, mais où res- taient les délicates nervures de la vie. Les géra- niums moururent, les plantes grasses rentrèrent chez le directeur. Les moineaux commencèrent à connaître la faim. Elle voyait leurs bandes errer w 266 LA FOLLE, dans la cour, leurs petits corps roux frissonner au bord des corniches ; elle entendait de minces cris de détresse, qu'ils poussaient en héris- sant leurs plumes. Elle leur aurait si volontiers jeté des miettes ! Mais le gardien pensait à sa famille. On la laissait tranquille. Elle maigrit pourtant, paraissait songer à toutes sortes de choses graves. Le saphir clair de l'œil brillait de fièvre, comme il arrive quand on se livre à de grandes préoccupations. Il y avait pourtant un espoir là, cette lueur sereine dans la tempête qu'on dé- couvre chez tous les grands travailleurs qui ont l'espoir d'arriver. La folle se mit à détester la lune. La nuit, croissant ou orbe, elle venait par les barreaux, éparpillait dans la loge sa curieuse lumière. La folle s'irritait quand elle voyait l'œil d'argent cligner devant les fenêtres, épier. Elle savait bien pourtant que la lune est là pour tous, calme, impartiale, mais ses nerfs l'emportaient sur sa raison. Dès que l'astre escaladait le bleu, elle frissonnait, prise de névrose, ses yeux clairs papillotaient, une rougeur montait à son front, et, découragée, elle se jetait sur son lit, où elle restait à pleurer intérieurement. **mmLA FOLLE. 2G7 La lune disparut, de la cendre plein sa face. Pendant la syzygie, la folle respira : elle ne craignait plus la venue inopinée du regard d'ar- gent. Elie devint alors extraordinairement active, d'une activité furtive et précautionneuse, et si patiente ! On la surveillait de moins en moins, sa dissimulation transcendante l'ayant faite maîtresse de la confiance entière des gardiens. Elle put achever sa longue tâche, l'œuvre patiente des mois, le' rongement insensible de l'insecte qui traverse le noyer ou le chêne. III Une nuit, oh! bien noire! pleine de nues qui naviguaient sur le firmament, une silhouette légère passa par les barreaux descellés d'une cellule, descendit dans la cour. Elle alla tout droit, sans hésiter, malgré les ténèbres, car dans la lente élaboration de l'œuvre tout avait été calculé, recalculé avec la triple patience de l'obsession, de la solitude et de l'emprisonnement. Elle dépassa le carré jardiné. L'ombre forte, la voilait; elle y glissait avec la précision silencieuseM » Il ' I 2G8 LA FOLLE. des chats. Le ciel lui soufflait aux cheveux. Elle ne s'arrêtait pas, levait son front de captive sous l'air libre, humait brèvement. La blancheur de sa face était son seul péril. Les rares rayons y rejaillissaient, la faisaient saillir vaguement sur le noir. Elle y jeta ses cheveux, à travers lesquels les deux saphirs de ses yeux luisaient comme des lampyres. Elle s'arrêta. Un mur était là, pâle sur l'ombre avec ses portes, ses fenêtres. Comment ouvrit- elle une porte? La serrure eut un bruit faible, comme un cri bref de souris, puis un rectangle noir s'enfonça! Silence. Les nues coulaient sur les étoiles, les noyaient, puis les laissaient reparaître sur des îlots d'azur. Un oiseau noctambule soupirait, delà les murs. Des feuilles se roulaient sèchement. Puis, du morne bâtiment, une clameur sortit, un grand hurlement. Les fous nerveux, au som- meil léger, s'éveillèrent; des cris partirent des loges. La terreur augmenta, les frénétiques col- lèrent leurs fronts aux barreaux, les verbeux expliquèrent leurs théories, et d'autres riaient, chantaient dans une cacophonie formidable. De loge en loge, au fond des ombres sinistres, les cervelles troubles s'ouvrirent au mondeLA FOLLE. 269 inharmonique des idées folles. Scène intensément bestiale, humaine pourtant, où les cris sombres de la bête sortirent de la poitrine des hommes, dialogues vertigineux entre les barreaux, corps frénétiques en proie aux magnétismes du nerf, misérables frappant horriblement leurs crânes contre les murailles. Mais les portes s'ouvrirent. Le directeur pa- rut parmi les gardiens. Il croyait à quelque éva- sion en masse, tremblait. Une voix raisonnable vint à lui. — Ici, monsieur, ici! Une femme, sur le seuil d'une porte, élevait une petite lampe de laiton. Des enfants s'accro- chaient à sa jupe. Le directeur reconnut la femme du gardien Desambre. Il s'approcha. — Eh bien? dit-il. La femme commençait une litanie pleureuse. Elle ne savait pas! Ils dormaient. Tout à coup, son mari s'était redressé en criant, puis était retombé. Quelque chose avait alors quitté le lit, traversé la chambre. Son mari ne criait plus. Elle avait entendu un pas descendre les escaliers. Elle s'était levée. Son mari était immobile avec un grand clou dans la tête. Il n'avait plus remué, il devait être mort. ■jll »! ; \i 2T0 LA FOLLE. Le directeur monta. Il trouva le gardien, re- plié nerveusement, les mains au front, trépassé, une sorte de clou sans tète fiché obliquement dans la tempe gauche. Point de sang. Une fine éraflure rasait le sourcil droit. Cette nuit même on visita les loges. Le mou- vement des torches dans l'ombre de la cour fut une fête pour les fous. Il ne se trouva personne d'aussi calme que la folle. Elle dormait. Elle s'éveilla avec un sourire superbe. Ses yeux furent éblouissants à la lumière rouge des flam- beaux, et pleins d'une joie profonde, d'une sé- rénité transparente. Comme le directeur entrait, elle poussa son front hors de son lit, sa ruisse- lante chevelure: — Je l'ai ! dit-elle. Le directeur faillit sourire, malgré son ennui. Il regarda la face reposée, la paix enfantine delà jolie créature. — Elle a bien dormi! murmura cet homme expérimenté.LA MANGEUSE D'HOMMES Le crépuscule venait de mourir sur les collines, la lune géante se levait dans l'échancrure den- telée de deux forêts. La terre encore chaude du jour, l'arrêt subit de la brise, les rumeurs de l'animalité nocturne, la beauté du firmament sur une terre insoumise à l'homme après des millé- naires de civilisation, une fécondité implacable, farouche, vaste comme l'éther, invincible comme l'Océan, poignait, dominait, surprenait le cœur de James Mc Carthy, l'emplissait d'une pléni- tude de grandeur et de poème. Derrière lui suivait un humble fils de l'Inde, Bavadjee le Coureur, grêle, les épaules hautes et timides, taillé dans un minimum de matière,: i'ffl 272 LA MANGEUSE D'HOMMES, mais la tète lucide, la boucheintelligente et douce. Devant lui, Djoûna, le guide donné par le village de Nardonarès pour indiquer le gîte de la tigresse, de la Mangeuse d'hommes qui venait d'enlever un laboureur. A mesure qu'ils avançaient, la nuit murmura plus haute et terrible, le grondement des bêtes se prolongea sur la plaine; de grandes chauves-souris nagèrent dans la lumière orange. Bavadjee se rapprocha de Mc Carthy : son effroi se compensait d'un intime orgueil à servir l'Irlandais trapu, aux prunelles belliqueuses, à la physionomie rude et bonne, irascible et affec- tueuse : — Approchons-nous? demanda James. — Oui, maître. Au sortir d'une manière de défilé entre des rocs, Djoûna fit halte avec tremblement. La main tendue, il soupira : — C'est là! Sur une surface sinueuse se développait un de \ »,LA MANGEUSE D'HOMMES. 273 ces recoins où la majesté des forces libres, la lutte des instincts et des plantes crée la splen- deur et la pourriture. La lune brodait les figuiers, les mornes troncs, les meneaux des feuillages. Elle tissait des dentelles entre les lianes, les li- chens, les ricins, sur une mare obstruée de vieilles écorces, de roseaux mi-flétris, d'algues émerau- dées; le firmament semblait fait de constellations ramusculaires, une faune sinistre rampait et fuyait sur le sol, flottait sur la lourdeur des ondes. Partout, une confusion de genèses et d'agonies, le meurtre et la fécondation occultes, des ombres sinistres et des éclosions de fleurs argentines, de fades effluves paludéens, la fine essence de plantes aromatiques. Dans les inter- valles du silence on entendait les soupirs d'une source mystérieuse, qui semblait souterraine, et la lamentation lointaine des chacals. — Alors c'est là? demanda Mc Carthy. Con- nais-tu la position exacte? — Un jour d'hiver, répondit Djoûna à voix basse, en poursuivant une génisse égarée... j'ai vu la « Mangeuse d'hommes » au bord de sa caverne... Il ajouta d'une voix presque indistincte, gre- lottant de tous ses membres :M" 274 LA MANGEUSE D'HOMMES. — Elleachevait de dévorerune jeune femme!... Depuis, Chandranabour, le même qui a été em- porté ce soir, a été lui aussi témoin, au même endroit, d'une scène semblable... — C'est bien, dit Mc Carthy... Alors tu peux me conduire jusqu'au bout? — Je le puis, répliqua l'Hindou, avec une ré- signation douce... — En marche, alors! Ils contournèrent un fourré ; ils trouvèrent un sentier naturel, creusé par le passage des eaux hivernales. La lune, à mi-route du zénith, per- çait de lueurs nettes les branchages; les trois hommes avançaient péniblement et légèrement, avec des regards aigus vers les pénombres. Le frôlement de leurs habits contre les plantes, de leurs pieds sur le sol, se confondait à peu près dans les rumeurs de bestioles à la pâture et dans la tremblerie légère des figuiers. Une délicatesse funèbre, une sinistre et velouteuse fraîcheur, émanait de toutes les indécisions de l'entour. Comme une âme, le péril rôdait autour d'eux, transfigurait l'aspect des choses, inscrivait par- tout des symboles absurdes et pénétrants. Bavadjee et Djoûna, à l'approche inévitable de la péripétie, tombaient dans une sorte d'hypnose,LA MANGEUSE D'HOMMES. 275 source de la passive bravoure de tant d'Orientaux, de ces résistances doucement têtues devant les- quelles l'Occident a quelquefois reculé. Les pru- nelles élargies, la pensée mi-éteinte, ils mar- chaient comme des somnambules, tandis qu'en Mc Carthy, la volonté, les nerfs, la raison se livraient une vive bataille; mais l'accoutumance de ces minutes terribles ne rendait pas douteuse sa conduite; il croyait en la fermeté de son bras, la lucidité et la précision de sa prunelle. Le cœur plus rapide, il ressentait aussi la vigoureuse vo- lupté des hommes braves, l'électrique allégresse d'une lutte où ne pouvait se mêler aucun regret. Comme il ruminait ces choses, à la manière peu analytique des hommes d'action, il vit Djoûna tressaillir et se tourner vers lui. — Nous y sommes... cette éclaircie derrière le bloc de pierre... Ils s'arrêtèrent. James prit un des rifles qu'il avait laissé porter à Bavadjee pour avoir le bras plus souple et plus assuré au moment suprême. Sans un autre mot, ralentissant le pas encore, tous trois atteignirent le bloc et s'agenouillèrent. Une broussaille fine s'interposait devant eux et suffisait à les rendre invisibles; mais en avançant la face, on pouvait apercevoir les moindres dé-270 LA MANGEUSE D'HOMMES. tails de l'éclaircie, à peine couverte de plantes basses et qu'éclairait une flaque de lueur aussi vive que la lueur d'une grande lampe dans un appartement. Doucement, Mc Cartliy se pencha par-dessus la pierre et approcha le front de la broussaille. HT Son âme s'emplit d'horreur innommable. Vers le milieu de l'éclaircie, à dix mètres, au bord d'un repaire formé de blocs superposés, se profilait la forme de la béte souveraine, la colos- sale tigresse accroupie. Entre ses griffes mons- trueuses, le laboureur Ghandranahour. Il n'était pas mort, il ne semblait pas blessé même, ou du moins pas grièvement. L'œil perçant de l'Irlan- dais voyait ses paupières s'ouvrir et se refermer par intervalles assez longs, et sa poitrine palpiter comme une poitrine de passereau pris au piège. La tigresse le fixait d'une façon indolente, les prunelles mi-closes, telle une chatte fixant la souris. Et, comme une chatte, il vint un momentLA MANGEUSE D'HOMMES. 277 où elle lâcha la proie, où elle s'effaça dans un pose de négligence, de feinte inattention, de grâce dormeuse. L'Irlandais, le rifle à l'épaule, n'osa tirer; une révulsion de colère, de pitié, de navrement, ren- dait sa main mal sûre. Deux épouvantables mi- nutes coulèrent. Puis lentement, lentement, Chandranahour bougea, étendit les mains, se souleva sur les coudes. La lune éclairait en plein son visage décomposé par les affres d'une ter- reur immense ; l'attouchement de la mort avait raidi sa bouche, empli de stupeur et agrandi dé- mesurément ses pupilles. Il tourna la tête vers la tigressc. Elle semblait regarder ailleurs, dans une indifférence absolue de la présence de sa proie, ensommeillée. Alors Chandranahour se mit à ramper, en décrivant une courbe lente, et réussit à franchir deux mètres environ. Mc Carthy voyait approcher le visage livide du misérable et de nouveau remit le rifle enjoué. Par malheur, un mouvement de Chandranahour rendit impossible toute inter- vention : sa tète s'interposait dans la ligne de visée. — Dam' it ail! murmura James. Cependant, encouragé par la persistante indif- 16i 278 LA MANGEUSE D'HOMMES. férencc de la « Mangeuse d'hommes », le labou- reur se mit à ramper plus vite. Une navrante espérance éclaira ses prunelles, mais pour s'efl'a- cer aussitôt : il entendit la bête se mouvoir. Brusquement, elle prit son élan, bondit. L'homme se laissa couler contre terre, cataleptique, do nouveau entre les pattes géantes, face à face avec les crocs pâles et les grands veux ter- ribles : — Elle joue! murmura Djoûna, qui s'était avancé auprès de Mc Carthv. — Oui. dit l'autre... elle joue, la damnée brute!. Des ténèbres étaient sur son âme. Il vit gran- dir, dans une apothéose lugubre, la bête qui, en notre ère encore, domine l'antique Ilindoustan. qui, plus que dévoratrice de l'homme, ose s'en amuser comme d'une bestiole. Dans l'épouvante du moment, il entrevit, par quelques forces subtilement déplacées, par un peu plus de ruse encore, jointe à la terrifiante vitesse et à la musculature des tigres, par un rien d'esprit d'association, que le règne du félin eût été possible. En même temps monta dans lui un esprit de vengeance, un violent vouloir d'a- battre la « Mangeuse d'hommes » sans la tuer, de la tourmenter et de l'insulter, et de lui faireLA .MANGEUSE D'HOMMES. 279 subir la suprématie de l'être dont elle faisait sa proie depuis six ans : — Du calme ! Par degrés, il obtint que son cœur battît moins vite, que la colère cessât de brouiller ses pupilles. Cependant la tigresse, avec un murmure, avec des gestes légers et prestes, retournait Chan- dranabour sur le sol, goûtait apremcnt la joie de domination et de puissance. Lepauvrc homme, recroquevillé, semblait quelque infime herbivore, maigre et frêle et sans défense sous la reine des jungles et des forêts. Elle, blasée, bientôt vou- lut reprendre le jeu suprême, recula sans hâte, frémissante de volupté, tous ses mouvements empreints du défi des forts aux faibles, symbole âpre, souple, élégant du combat pour vivre. Quand elle fut à deux yards, elle se tint im- mobile, ses prunelles d'ambre s'entre-fermèrent. Elle exprimait la parfaite certitude, la volupté de ce repas vivant que bientôt elle se résoudrait à faire, la sinistre magnificence du muscle triom- phant. Pourtantle vaincu ne renonça pas àl'espérance. L'instinct de vivre battit invinciblement au fond de sa prunelle, et domina la conviction que tout effort serait inutile. Après un instant d'inCerti- tude, et absolument comme la première fois, il II 1 j 1 ) 280 LA MANGEUSE D'HOMMES. se redressa, il recommença sa fuite rampante, calvaire d'angoisse, d'épouvante et d'humble énergie. Mc Carthy, cette fois, avait reconquis tout son sang-froid. Il laissa s'écarter Chandranahour de la ligne de visée, et resta hésitant une seconde entre la prudence qui voulait qu'il frappât au cœur et le désir ardent de punir la bête... Enfin la détonation éclata. Dans le nuage de fumée on vit la silhouette de Chandranahour dres- sée et la tigresse hurlante, une patte brisée, qui se relevait en une courte stupeur. — Courage 1 hurla l'Irlandais. Déjà il avait franchi le bloc d'abri. Chandranahour s'élança, la tigresse fit un bond court et rapide. Elle n'eut pas le temps de re- commencer : une balle de James lui brisa net une autre patte. Terrassée, impuissante, avec son grondement redoutable, ses larges crocs, elle restait un effroyable emblème de la force. Chandranahour, réfugié derrière le vainqueur, avait, dans l'excessive joie de la délivrance, perdu l'usage de ses muscles. Il s'appuya au bloc de pierre, en stupeur, soutenu par Djoûna. Mc Carthy prit son deuxième rifle des mains de Bavadjee et fit trois pas vers la bête. I > \LA MANGEUSE D'HOMMES. 281 Elle tenta de se soulever, ou du moins de ramper vers l'Européen; elle avança sa têle monstrueuse, ses mâchoires dévoreuses de chair humaine où tant de vertèbres s'étaient broyées, tant d'existences anéanties. Elle retomba sans force, et James la contemplait avec une satisfac- tion vengeresse et cruelle : il lui semblait qu'elle comprenait à présent la puissance de l'homme, que désormais elle n'oserait plus, libre, prendre sa proie dans les villages, ou tout au moins qu'elle tuerait hâtivement, avec frayeur, comme on tue un trop dangereux ennemi. — Maître, demanda Bavadjee, tu ne vas pas la tuer? — Non, je la veux prisonnière!... Chandra- nahour, ètes-vous blessé? — Non, seigneur... un peu faible seulement 1 Il vint s'agenouiller devant l'Européen et lui baisa la main avec humilité. Une gratitude et une admiration infinies brillaient dans ses grands yeux noirs. — Bien... bien! dit James avec attendris- sement. Crains-tu de rester avec moi pendant que Bavadjee et Djoûna iront chercher des cordes, de la toile, une civière et des porteurs? — Ah! seigneur... je me sens plus en sûreté 16.' ; 282 LA MANGEUSE D'HOMMES. auprès de vous que derrière une triple muraille de bronze. — En ce cas, Bavadjee, tu peux partir... Ton rifle est-il en ordre?... Bien!... Va! La nuit, sous le ciel si pur, devenait fraîche. Le firmament buvait la chaleur : la plaine devait être glaciale. Mais dans le bois demeurait une tiédeur charmante, une atmosphère de rêve, lé- gèrement assoupie par l'expiration carbonique des arbres. La lumière tombait commeune neige d'atomes. Des étoiles très pâles nageaient sur le zénith profond, sur-les lacs impondérables de la voie lactée. Mc Carthy s'était assis sur une grosse racine d'arbre et contemplait la tigresse blessée. Par moments, il avait quelque pitié, un frisson de miséricorde suggérée par la splendeur nocturne; mais en se retournant, en voyant Chandranahour encore tout blême de son épou- vantable aventure, tremblant à chaque gronde- ment de la tigresse, la colère de James remon- tait plus forte, pareille à la haine contre un sacrilège. )' ilLA MANGEUSE D'HOMMES. 283 IV Quatre heures plus tard, la bête était captive. Des liens entrelaçaient tout son corps. Un réseau de bambous l'enfermait dans une sorte de cage très basse. Les hommes de Nardonarès se pres- saient tout autour. Elle leur semblait formidable encore, avec une grandeur de déité souveraine, de déité pareille aux forces meurtrières, aux si- nistres puissances de la maladie et de la mort dont l'Inde a fait d'innombrables Entéléchies. L'un l'autre, ils s'encourageaient; toutefois, ils se rassuraient surtout de la présence de l'Eu- ropéen, et, au moment où les porteurs s'apprê- taient à enlever le monstre, un vieillard s'avança: — Te voilà réduite à l'impuissance, Mangeuse d'hommes, te voilà courbée et captive... Un homme t'a vaincue! Tu connaîtras la suprématie de notre race, tu hurleras derrière les barreaux d'une cage, et les petits enfants riront de ta fu- reur! Tu t'en iras de ville en ville, tu verras du haut des chariots passer la jungle et la forêt dontI 284 LA MANGEUSE D'HOMMES. tu ne connaîtras plus jamais les délices !... Ta vie sera une humiliation profonde, parce que tu as profané la noblesse de nos frères et que tu t'es jouée de leurs angoisses!... La bête gémit, débilitée par la souffrance, et les Hindous crurent que, dans sa substance obscure, dans sa cervelle étroite et féroce, elle reconnaissait la suprématie de l'homme. I I II'TABLE DES MATIÈRES LIVRE PREMIER Pages. La Résurrection.................... 3 La Compensation................... 43 L'Ennemie....................... 73 L'Ami..............'........... 103 LIVRE DEUXIÈME Les Mâche-tes-aliments................ 137 Le Miracle....................... 145 La Substitution.................... 161 Chevaliers boxeurs.................. 171 Le Funéraliste..................... 177 LIVRE TROISIÈME L'Éphémère Mariage................. 191 La Captation..................... 199 Le Jardin de Mary.................. 211 Le Raiser de la reine................. 217 286 TABLE DES MATIÈRES. Pages. La Voleuse....................... 223 La Sauveuse...................... 231 Le Dégât amoureux.................. 239 La Mare........................ 247 La Folle........................ 259 La Mangeuse d'hommes................ 271 PARIS TYPOGRAPHIE DE E. PLON, NOURRIT ET Cie Rue Garaucièrc, 8. MUSÉE DE LÀ LITTÉRATURE m jiEN VENTE A LA MÊME LIBRAIRIE I ! 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