- mmm EDMOND PICARD Ij E . m •■■m. SUN 81 LA IITAGI ET DE j 1 Socialisme Contemporain «•' 1-e Jour enfin parait... et dans le disque intime du Soleil rayonne ]n F.n-e ite.li'siis.Clirist Wismiix: ■ HMUXKLLUS PÀ-Uïi LACOMBLÉZ, ÉDITICHH SI. IVUE DES l'AROISSIEN'S 1890 ML A Le Sermon sur la Montagne SOCIALISME CONTEMPORAIN DU MÊME AUTEUR Synthèse de l'Antisémitisme. — La Bible etle Coran. — Les Hymnes Védiques. — L'Art Arabe. — Les Juifs au Maroc. — 1892. — 1 vol. Contribution à la Revision des Origines du Christianisme. — Les Traductions de la liible. — Les Beni-lsraël suivant l'Ancien Testament. — Les Psaumes. — Le Molochisme Juif et les Prophètes. — Le Livre de Job. — La ltace de Jésus. —1894.— -1 vol. EDMOND PICARD LE SERIN SI LA MONTAGNE ET LE Socialisme Contemporain " Le Jour enfin parait... et dans le disque môme du Soleil rayonne la Face de Jésus-Christ. » BRUXELLES PAUL LACORIBLEZ, ÉDITEUR 31, RUE DES PAROISSIENS 1896 La place du Sermon sur la Montagne dans la Bible. La Bible! Enorme entassement de documents et de renseignements disparates emmagasinés par le commun des esprits suivant l'enfantine série des aventures familières de l'Histoire sainte! Sans grande valeur intrinsèque pour la plupart, mais gonflés aux dimensions fabuleuses par le prodigieux grandissement du Christianisme, auquel on les a puérilement donnés pour bases orthodoxes. Enorme entassement! D'abord les Livres historiques : les Juges, — Samuel, — les Rois, — Esdras, — Néhémie, — les Chroniques, — les Hfaceabées, — accumulation si souvent fantaisiste et ridiculement orgueilleuse, d'épisodes défigurés en lesquels se sont extériorisées la vie turbulente et la vanité ébouriffante de ce petit peuple arabe qui, sans doute, n'eût obtenu qu'une place infime dans l'histoire, si, par le plus illogique phénomène, la vaste religion chrétienne ne s'était arbitrairement rattachée ces lointains, par cet accident : la naissance de Jésus, l'aryen, en celte sémitique terre de Judée. Ensuite les Livres législatifs, Le Pentateuque : la Genèse, — l'Exode, le Lévitique, — les Nombres, — le Deu-téronome, — Josué, — donnant des tribus juives les lois et le droit bizarres, si loin des nôtres mais ayant exercé pourtant leur inlluence sur révolution propre du droit européen, toujours à raison de cette erreur colossale : que nos origines sont clans cette peuplade ethniquement non seulement différente, mais le plus souvent contraire à nous et à notre psychologie. Puis les Prophètes : Isaie, — Jérémie, — les Lamentations, — Ezéchiel, — Osée, — Joël, — Amos, — Abdias, — Jonas, — Michée, —Nahum, — Ilaba-enc, — Sophonie, — Aggée, — Zacliarie, Malaehie, — Baruch, — Daniel, — l'Histoire de Bel et du Serpent, — l'Histoire de Suzanne, — l'Epître de Jérémie, — amalgame dans lequel domine une philosophie à dure base israélite, souvent mélangée d'infiltrations marquant le contact avec les visions plus douces et plus humaines de Babylone, de l'Egypte et de la Grèce dont les civilisations confinaient h la Palestine et y pénétraient en fluidiques courants d'induction. Viennent les OEuvres morales et lyriques : Le Cantique des cantiques, — l'Ecclésiaste,—les Proverbes,la Sapience, — l'Ecclésiastique, — Ruth, — Esllier, — Tobie, — Judith, — les Psaumes, — Job, — où s'accuse plus nettement encore, spécialement dans l'admirable Jon, poème en tous points grec sauf les fort drôles et gambadantes préface et postface, et dans quelques psaumes, le mélange d'inclinations moins barbares, moins sombres, moins étroites que celles qui gisaient dans l'intellect stagnant, et en quelque sorte à cloisons étanches, de la race arabique. Ici encore se révèle l'interpénétration des nations voisines, essentiellement progressives, indéfiniment éducables. Enfin, le Nouveau Testament : Les Evangiles, — les Epîtres, — l'Apocalypse, — les Actes. — Cette fois on vogue en plein dans les eaux claires et aryennes du Christianisme primitif. Des rêves nouveaux apparaissent avec des horizons d'idées où le sémitisme de la vieille Bible judaïque, vague et déclamatoire, n'intervient plus que par quelques rattachements superficiels aux lieux et aux légendes. L'esprit est radicalement autre. C'est l'épanouissement, en une elllorescence magnifique, des filaments qui s'étaient glissés dans les œuvres des Prophètes mais qui, pour le véritable Hébreu, semblaient blasphématoires ou hérésiarques. C'est le Christ, en un mot, l'Aryen par excellence, n'ayant de juif que le nom, infini en sa pitié et son dévouement, idéal en ses besoins de sacrifice pour autrui, et que, pour le motif d'une psychologie si antagoniste de la leur, les bons Hébreux de Jérusalem crucifièrent inexorablement après lui avoir effrontément préféré le brigand Barabas ! Le quadrige sacré dont parle Saint Augustin, portant les destinées de la religion nouvelle, les quatre Evangiles sont là : Mathieu, Marc, Luc, Jean. Ah ! qu'ils sont séduisants quand on les lit en leur simplicité, en leur naïveté touchantes de traduction mot mot, de traduction littérale, sans travestissement, sans grimage littéraire ou ecclé-siastiquement mondain, livrant tel quel aux méditations et aux inductions, soit de l'historien, soit du philosophe, le récit populaire des dits, des faits, des gestes du prodigieux personnage qui, en dix-huit mois de propagande plébéienne, émit autour de lui et fit flotter dans l'atmosphère des âmes assez de paroles ailées et d'indications sur le mystère humain, pour que, fructifiés par les esprits des masses souffrantes, elles devinssent la religion extraordinaire d'un tiers de la population du globe! Dix-huit mois! dix-huit mois de promenades pédestres en Galilée, autour du lac de Tibériade.avec pointe finale et tragique à Jérusalem où guettait la Mort. Quelle puissance eurent donc ces discours prédicatoires, cet énoncé de mots condensant les instincts des auditeurs ! Et surtout quelle correspondance équationnelle avec les forces secrètes et indestructibles de ces instincts ! Ils furent entendus, ces mots, par des foules, des foules ouvrières, et retenus comme des blessures salutaires, aux cicatrices ineffaçables que le doigt peut tâter et retrouver toujours, en souvenirs suscitant un émoi. Ils furent transmis oralement, ces mots, par le peuple, mutilés certes, transformés parfois en leur fragile extérieur, mais intacts en leur essence. La tradition les porta sur ses eaux dévalantes vers l'avenir, et ils roulèrent ainsi jusqu'aux jours où les rédacteurs légendaires des Evangiles les péchèrent et essayèrent de les fixer, notamment en ces quatre œuvres, élues, parmi d'autres de même tendance, comme exprimant le mieux la merveilleuseet mélancolique histoire du charpentier de Nazareth. Ah ! quels rapprochements s'imposent entre ces temps anéantis et les temps présents, où sous un autre aspect, avec plus de puissanceet d'espoir, ces mêmes masses populaires, miséreuses comme alors et comme alors incurablement espérantes, écoutent et enregistrent en leurs âmes, ivres d'avenir et d'équité, les paroles de justice et de rédemption. Les quatre Evangiles ! Si peu et tant ! Le quinzième seulement de la Bible entière. Fraction minime qui concentre tous les germes d'une civilisation immense, pareilles au petit sac de blé avec lequel un semeur fera monter sur la campagne une moisson splendide à ondulations infinies. Suivant l'ordre établi, c'est Mathieu qui marche entête du groupe fatidique, et c'est Jean qui le ferme. Dans Mathieu, à peine quelques pages pour la généalogie naïve qui fait remonter le Messie à Abraham par trois séries exactement de quatorze ancêtres chacune, — d'Abraham à David, de David à Baby-lone, de Babylone au Christ ; — pour l'avenluredeMarieenceintedès le temps de ses fiançailles ; pour la naissance, les Mages, Hérode le massacreur des innocents, la fuite en Egypte, Jean-Baptiste le précurseur, la scène du Jourdain, la tentation dans le désert. Et l'Evangéliste arrive, presque immédiatement, à l'épisode célèbre du « Sermon sur la Montagne » ! Dans les souvenirs du vulgaire le Sermon sur la Montagne est court. Il l'est môme dans l'Evangile de Luc. Quant à Marc, ça et là quelques traits, sans plus. Dans Jean, rien. Mais l'œuvre de Mathieu lui confère une importance extraordinaire : le dixième de l'œuvre pour ce seul événement d'une heure! Quelles traces celui-ci avait dû laisser sur les cerveaux des auditeurs, de ces « grandes foules qui, dès cette époque, accompagnaient le prophète, venues de la Galilée, delà Décapole, de Jérusalem, de Judée et d'au-delà du Jourdain ». Ainsi parle le narrateur et il ajoute : « A la vue de ces multitudes, Jésus monta sur la montagne, et, lui s'étant assis, ses disciples s'approchèrent de sa personne. Ouvrant la bouche, il les instruisit en ces termes. » Alors s'inaugure le Sermon sur la Montagne ! Oh! lebeaunom romantique et noble pour étiqueter un grand événement ! Et il n'est môme pas certain que Jésus fut sur la montagne ! car Luc raconte que s'il y était allé pour prier, il en descendit pour parler. Qu'importe! à jamaisce titre, de rêve et demélancolie, restera, mêlant la hauteur des monts « plus proches de Dieu », la sérénité et la paix de la Nature à la hauteur sublime, à la sérénité et à la paix du discours. Plus qu'aucun autre ce document considérable ouvre les grandes vues sur la doctrine du Christ. Il semble en être la proclamation essentielle, le syllabus péremptoire. L'étude et la méditation en sont donc essentielles et je veux m'y risquer, spécialement à ce point de vue émouvant : En quoi le Sermon sur la Montagne est-il le précurseur du Socialisme moderne, — c'est-à-dire de cette autre doctrine, incessamment méconnue et vilipendée, mais irrésistiblement avançante, qui résume toutes les aspirations des humbles et des opprimés vers l'Eden d'idéal lointain qu'il y a deux mille ans un ouvrier de génie (d'un génie tel qu'à travers les siècles, ses frères de misères et de souffrances l'ont divinisé), appelait de ce nom séducteur, mélodieux et doux : le Royaume des Cieux ? + * * A première lecture, le Sermon sur la Montagne laisse une impression pathétique de charmemêléde confusion dans les idées, émaillée du souvenir de paroles devenues célèbres et proverbiales, charriées, comme de belles fleurs éclatantes ou harmonieuses, par son courant de douceur, d'émoi et de force. Il est passionné et pacificateur. Il exalte et il calme. Il fait penser et il fait espérer. Il semble, après l'avoir lu, qu'on a dans lame de lointaines rumeurs psychiques, telles que celles des flots aux oreilles quand on y applique les translucides parois des conques marines. Il n'apparaît pas en discours, mais en notes recueillies par un auditeur, sur le carnet de l'esprit, en ces temps primitifs vierges d'écriture, notes vraiment pareilles aux rapides attrappe-ments au vol d'idées, de phrases, de mots par un reporter écoutant, en faisant « le poignet », la harangue d'un orateur populaire de nos jours, dans la salle d'une Maison du Peuple, dans un meeting, ou sur quelque place publique, ou au milieu d'une prairie. Tantôt le propos s'allonge, tantôt il est d'une brièveté lapidaire. Les transitions n'existent pas, tout tissu connectif est absent. Parfois des obscurités. Un mélange amenant quelque désordre. Puis des retours aux idées antérieures, suivi d'un nouveau départ en élan. Aussi cette impression se solidifie-t-elle que ce n'est qu'un canevas ou un résidu. Et, en vérité, comment admettre aisément qu'en cette circonstance solen-nelleet devant ces «multitudes», Jésus, l'apôtre génial, la parole merveilleuse, opérant sur les foules les séductions de la musique orphéique emplissant les monts de la Thrace, n'aurait parlé qu'une quinzaine de minutes, laissant pourtant de son éloquence en cette conjecture fameuse des souvenirs impérissables. D'après les travaux si persistants et si complexes de la critique indépendante sur l'origine des Evangiles, il est difficile d'admettre la rédaction, à une époque rapprochée des événements, par Mathieu lui-même, l'évangéliste-au-lion, un des douze compagnons du Christ, qui aurait été témoin oculaire et auriculaire de ses prédications. La vraisemblance va à une tradition orale prolongée, aboutissant enfin à un écrit, mais non par un contemporain. Dès lors le texte apparaît comme grevé de toutes les mutilations et de tous les glissements de l'ouï-dire, pénétré aussi, en son tissu, de la trychinose légendaire ou mythique. L'essence, assuré- ment, le fonds, peut être considéré comme moins atteint, mais la forme se confirme approximative et résumée. Aussi serait-ce un travail, hardi il faut en convenir, mais d'un puissant intérêt, que d'essayer la reconstruction, la reconstitution, en style oratoire amplifié, d'après les « notes» consignées dans l'œuvre à laquelle le nom de Mathieu est attaché, de cette harangue puissante dont le dogmatisme a eu une influence si décisive sur la doctrine chrétienne et sur l'évolution des nations de race européenne. Le Sermon sur la Montagne est à facettes multiples. Chacun doses alinéas, pour ainsi dire, aborde un sujet différent, touchant soit à la Philosophie, soit à la Morale, soit à la Religion, soit la Sociologie. On n'y trouve pas un ordre logique bien défini : l'orateur a-t-il obéi uniquement à l'inspiration des circonstances et à la nécessité de s'adapter à son auditoire? Les rapsodes qui, longtemps après, ont recueilli ses éléments traditionnels, les ont-ils collectionnés au hasard des récits? Qui sait? Mais lorsque, ayant relevé chacun des points développés par le prodigieux prédicateur, on essaie de les grouper méthodiquement, on aboutit à un saisissant résultat et on comprend mieux l'impression que dut faire sur les écouteurs vibrants cette œuvre fatidique. On est émerveillé que de telles pensées, si profondes, si justes, si touchantes, revêtues de telles paroles, si imagées, si prenantes, soient sorties des lèvres d'un artisan villageois à une époque où, pour ses pareils, les vues générales sur le Monde et l'Humanité étaient inexistantes tant il fallait descendre profond dans les abîmes de l'inexploré pour les entrevoir. On s'explique alors l'influence miraculeuse et la germination de la légende de sa divinité. Mais ce qui frappe peut-être plus encore, c'est le rapport immédiat et intime de ces idées d'il y a deux mille ans avec les idées socialistes d'aujourd'hui ! Ici le phénomène d'anticipation éclate dans toute son ampleur et impose qui médite, la conviction que pour avoir été à ce point précurseur, l'humble ouvrier né à Béthléem devait avoir le don magnifique du génie. Et même l'avoir à un degré unique, car si le propre de l'homme de génie est de voir et d'annoncer avant les autres, d'être en avance sur son temps, d'être devinateur comme s'il était plusieurs, quel autre parmi leur groupe sacré a anticipé en de telles proportions sur le temps et sur les siècles ? Aujourd'hui, le contenu du Sermon sur la Montagne peut sembler dépourvu de nouveauté. Les idées qui y travaillent sont de celles que les apôtres du Socialisme tiennent pour essentielles et déve- loppcnt volontiers en les accommodant au langage et à la philosophie modernes. Mais sous Rome et Tibère, dans la Judée, parmi la population mélangée de la Galilée, terre des Gentils, c'est-à-dire des étrangers au regard des Juifs ; au milieu des foules populaires asservies et misérables composées de prolétaires presque sans métier (car qu'était l'industrie?); pour des paysans, des bergers, des pêcheurs, des manouvriers, la nouveauté et la hardiesse étaient prodigieuses. De telles populations, proches de l'esclavage et du servage, opprimées et tourmentées par une politique ininterrompue de guerres et de conquêtes dont le principe était que l'envahisseur pouvait traiter l'envahi en gibier et en bétail, durent trouver miraculeux et messianique le frère, humble et séducteur, qui, dépliant leurs âmes obscures et leurs espérances ténébreuses, sut leur dire par des mots étrangement révélateurs ce qu'il germait en eux de rêves de justice, d'avenir et de consolation. Accoucher les secrets désirs des races, dégager les bourgeons dont sortira leur évolution future, piquer et crever la surface là où doivent surgir les pointes d'une avancée vers un sort meilleur conforme aux incompressibles instincts, fut toujours le rôle des grands hommes, non pas certes créateurs, mais éveilleurs des forces endormies, libérateurs des forces comprimées. * * + Voici comment, en l'ensemble organique de son édifice intellectuel, apparaît le Sermon sur la Montagne, œuvre oratoire digne d'être admirée par l'artiste autant que par le penseur, au-dessus assurément, tant elle est humaine et pure, des discours de Démostliène ou des proclamations de Napoléon, et méritant une place triomphale dans le musée des belles choses. Il convient d'en donner d'abord line vue générale, sauf à reprendre chacun des matériaux en une analyse plus serrée en vue de démontrer la légitimité de l'indéniable mouvement qui pousse un grand nombre d'hommes du temps présent, et parmi eux des héros comme Tolstoï, précédé, au reste, en cela par Proudhon, à croire et à dire qu'entre le Socialisme moderne et la doctrine du Christ, épluchée, décortiquée des terribles supérfé-tations de la hiérarchie ecclésiastique et de la tyrannie sacerdotale, il y a une évidente affinité, et que, après dix-neuf siècles, l'un n'est que la reprise, la continuation et l'épanouissement logique et historique de l'autre. Le Sermon sur la Montagne affirme d'abord l'importance et la dignité du Peuple. Ensuite la confiance qu'il faut avoir dans les forces cosmiques et instinctives, l'erreur qu'il y a à suivre pour le règlement de la vie le fragile raisonnement et les édifications do la science humaine. Puis l'évolution fatale du monde vers la Justice immanente. Après ces grandes énonciations philosophiques, pénétrant dans les régions morales et la direction à imprimer aux forces psychiques, il énonce la primauté et la supériorité de la vie spirituelle sur les réalités corporelles. 11 recommande la Bonté absolue, la Fraternité la plus exquisement élevée, la plus noble et la plus louchante. Il veut la Sincérité dans la vie, la haine de l'hypocrisie et do l'ostentation, la loyale netteté dans les opinions et la conduite. 11 prescrit le mépris des richesses, il condamne l'orgueil et l'esprit d'oppression qui dérivent de l'opulence. Il signale l'importance de la Volonté et la souveraine vertu de l'Action et des OEuvres. Viennent ensuite des vues plus directement sociologiques. S'occupant de la 2 Femme, de la femme alors déjà humiliée et sacrifiée comme elle l'est encore aujourd'hui; il trace sobrement les devoirs envers l'épouse. Il prêche le dédain des attaques et des injures, non seulement par amour du prochain, mais parce que les combattre c'est perdre son temps quand on a foi en la Justice. Il insiste sur la défiance qu'il faut montrer envers les théoriciens, envers les faux prophètes, les docteurs à science systématique. Il fait le tableau séducteur des Béatitudes réservées aux pauvres, aux misérables, aux humbles, malgré tous les retards du Destin et toutes les iniquités passagères. D'un geste impérial, il ouvre, devant les opprimés, les portes d'or de ce que nous nommons aujourd'hui l'Idéal lointain et qu'il nomme, lui, plus poétiquement : le Royaume des Cieux! Sur les questions religieuses, il est sommaire. II parle de ce Royaume des Cieux en termes vagues qui laissent place à toutes les suppositions célestes et terrestres sur le lieu et la configuration réelle ou imaginaire de cet Eden mystérieux. Il parle du Père, de son Père, du Père de tous les malheureux, qui y règne calme, majestueux et juste, et de sa suprématie infiniment bonne, sans le définir davantage, comme un philosophe grec eût parlé du grand Pan, ou du Destin dominateur même des dieux, force muette, universelle, infrangible. Il mentionne la Prière, mais la veut discrète et courte. Il en cliché le type en formulant l'incomparable oraison dominicale, le Pater, condensation en quelques lignes des préceptes dominants de sa philosophie morale, sociale et religieuse. Rien de politique dans cette œuvre émouvante et saine ; rien non plus d'économie politique. Ce n'eut pas été du temps, de ce temps rudimentaire où faire partie de la plèbe, c'était faire partie de la classe des opprimés, livrés à toutes les horreurs de la tyrannie. Mais qui doutera qu'en affirmant l'absolue Fraternité, l'universelle Bonté, l'immanente Justice, le Christ faisait sourdre les fontaines magiques d'où, au cours des siècles, devaient jaillir en ondes régénératrices toute la politique démocratique et toute l'économie politique vraiment humanitaire? Tel le programme, solide et ému, de cette doctrine qui allait conquérir sans réserve les peuples de race aryenne, d'abord en leurs éléments plébéiens, plus tard, mais avec de terribles et détestables déviations, les classes dirigeantes, et former le courant profond qui, sous les agitations, à la surface, des mondaines et autoritaires édifications de l'église papale et sous les magnificences de l'art chrétien, devait rester puissant et pur, et, après des siècles de disparition, remontant à la lumière, ainsi qu'une belle ileur aquatique, trouver son épanouissement libre et triomphant dans le Socialisme contemporain. On a pu le croire à jamais disparu dans les abîmes, à jamais recouvert par les eaux vaseuses de l'égoïsme et de la tyrannie. Le voici qui émerge irrésistible, rapportant les antiques traditions chrétiennes de justice et d'humanité, non pas usées par le temps mais fortifiées, fécondées par tout ce que l'esprit moderne a su faire surgir en logiques conséquences de ces multiples têtes d'idées que le Nazaréen a déposées, graines merveilleuses, dans son impérissable Sermon sur la Montagne ! Béni soit-il, cet ouvrier, et à jamais glorifié! Qu'il le soit comme Dieu par les uns, comme Génie par les autres, qu'importe! Le service et la merveille sont immenses et égaux. Le Sermon sur la Montagne précurseur du Socialisme Le Christ, ouvrier lui-même, s'adressait à des ouvriers, en « multitude »; c'est le mot de Mathieu, c'est le mot de Luc. Et d'un bout à l'autre le Sermon sur la Montagne est influencé par cette vision qu'il s'agit des petits et des pauvres, de la masse populaire, du grand protoplasme plébéien, éternelle matrice des sociologies, éternel champ d'expérience pour la souffrance, la misère et l'oppression. Le Christ est un humble et il parle à des humbles. Il aura pour les misérables ces caressantes paroles qui ont parfumé son historique figure de l'encens des douceurs et des bienveillances ineffables. 11 aura pour les superbes, les dominateurs et les riches, les paroles flagellantes qu'il symbolisa plus tard en chassant, ù coups de fouet, les argentiers du temple. Cette tendance est à caractériser tout d'abord, comme un murmure continu qui met l'œuvre à son diapason social et permet d'en mieux comprendre la signification et la projection. Son auditoire c'est la Foule, la foule ouvrière. Si plus tard, d'autres, les possédants et les heureux, enfin convertis parce que la montée populaire était irrésistible, ont tenté de prendre, pour eux aussi, la déclaration du menuisier Jésus, ils ont dénaturé l'esprit plébéien qui seul inspirait ses discours, et ont abusivement généralisé ce qu'il ne proclamait que pour les miséreux. Mais venons au détail, mettant en vedette, comme tête de chapitres, chacun des grands sujets que le divin penseur a successivement touchés et modelés de ses mains apaisantes et de ses lèvres fraternelles, interprètes de son âme incommensurablement charitable et harmonieuse, de cette âme en laquelle semble avoir vibré, en une trépidation qui jamais ne fut égalée, le sentiment de l'union cosmique qui ^ fait de l'Humanité, non pas une collection d'individus, mais un grand corps organique où tous sont associés dans le plus intime, le plus serré et le plus A7 solide tissu moléculaire. LE PEUPLE SEL ET LUMIÈRE DU MONDE « Vous êtes le Sel de la terre. Or, si le sel s'affadit, avec quoi le salera-t-on? Il ne vaut plus rien, mais à être jeté dehors et foulé des hommes. Vous êtes la Lumière du Monde. Une ville assise sur une montagne ne peut être cachée. Et l'on n'allume pas une chandelle pour la mettre sous le boisseau, mais sur le chandelier d'où elle éclaire tous ceux qui vont dans la chambre. Qu'ainsi luise votre lumière devant les hommes, afin qu'ils voient vos bonnes œuvres et glorifient votre Père qui est aux cieux! » En ces termes symboliques, Jésus met en son rang ce peuple, ces plébéiens à qui il s'adresse. 11 en affirme la dignité : Vous êtes le Sel de la terre, vous êtes la Lumière du monde! Et son esprit fécond en paraboliques images, montre la folie et l'iniquité de ceux qui, alors comme aujourd'hui, maltraitent et oppriment cette multitude sacrée dont, à ses yeux, sort tout ce qui invigore et tout ce qui éclaire. La sainte canaille! Ah! vous les domi- nateurs, vous dépouillez ce grand réservoir de toutes ses saveurs salutaires! Ah ! vous mettez ces flambeaux sous le boisseau ! Ah ! vous croyez pouvoir cacher cette cité sur la montagne qu'on voit de tous les points de l'horizon! Non, la masse populaire est infrangible, insubmersible, elle est indestructible! Gare à vous, si vous gâtez ces réserves. Gare à ^ . vous si vous éteignez ces clartés ! Vous-mêmes ne serez plus bons qu'à être jetés dehors. Vous-mêmes serez dans les ténèbres. Plus de force et plus de jour! Ce qu'il faut, c'est que ce peuple dédaigné luise en toute son humaine beauté, en toute son humaine fécondité. Ce qu'il faut, c'est qu'on voie ses œuvres salutaires, conformes à la Nature et à la Destinée, et par cela glorifiant l'auteur do toutes choses, l'universel moteur caché en ces lieux inaccessibles qu'on nomme les cieux, le Père, le vrai Père, le Père de Jésus, « mon Père », dit-il, et le Père de tous les hommes, « votre Père, notre Père », va-t-il dire et redire infatigablement! LA CONFIANCE DANS LES FORCES COSMIQUES « Regardez les oiseaux du ciel : ils ne sèment ni ne moissonnent, ni n'amassent en greniers, et votre Père, le céleste, les nourrit : n'êtes-vous pas beaucoup plus excellents qu'eux? Qui donc d'entre vous, à force de soins, peut ajouter à sa taille une coudée? Et pourquoi êtes-vous en souci du vêtement? Apprenez bien comment croissent les lis des champs : ils ne travaillent ni ne filent. Néanmoins je vous dis que Salomon même, en toute sa splendeur, n'a pas été habillé comme l'un d'eux. Si donc Dieu revêt ainsi l'herbe des champs, aujourd'hui subsistante, demain jetée au four, ne vous cou-vrira-t-il pas d'autant mieux, vous, gens de petite foi ? » L'homme, le pauvre homme « d'études supérieures », s'efforce de réduire la vie entière en syllogismes. Il scrute, contrôle, combine, raisonne toutes ses actions II place toute sa confiance dans les combinaisons de l'intellect et se transforme en perpétuel tacticien de l'existence. Le Peuple, lui, est instinctif ! Il obéit aux impulsions qui lui viennent des grandes forces en tension dans toute masse sociale, la pénétrant, l'agitant incessamment comme, dans la réalité ambiante, les grandes forces naturelles qui manifestent la vie en en son intarissable mouvement. Il touche des pieds le sol, et à ce contact, se laisse pénétrer par les fluides puissants du Cosmos. Ainsi il va, à travers l'évolution et l'histoire, et ses revendications mêmes sont imprégnées de cet abandon à l'action secrète des lois universelles. Le Peuple a peu de souvenirs et peu de prévisions. Il se laisse guider et pousser par la Nature comme les oiseaux du ciel et comme les fleurs des champs. Certains critiquent cette foi et voudraient que les masses aussi devinssent ultra-raisonneuses ou du moins se laissassent conduire par les raisonnements d'autrui, de ces belles classes dirigeantes qui se croient si capables de tout mener. En termes adorables, le Sermon sur la Montagne signale l'erreur de ces logiciens et leur funeste pédantisme. Il affirme la puissance salutaire de l'Instinct et le devoir d'y être incessamment attentif et confiant. Il montre les limites dérisoires des efforts humains pour grandir, ne fût-ce que de quelques pouces, la stature, pour broder un vêtement comme la Nature muette et féérique brode les pétales d'une (leur rustique. Aie foi, dit-il au Peuple. Livre-toi à tes impulsions vers le bonheur. Ne sois pas en souci du vêtement de justice auquel tu as droit. Vas, travaille, agis : tu l'obtiendras de ton Père, du Cosmos, du Logos qui a préétabli tes droits et ton sort. Il te dirigera comme il dirige les passereaux et les aigles. Ton seul devoir est de te laisser faire par les forces profondes et péremptoires qu il a déposées en toi. Aie foi, aie foi ! LA JUSTICE IMMANENTE « Ne pensez pas que je sois venu abolir la loi ou les prophètes; je ne suis pas venu pour abolir mais pour remplir. Car, en vérité je vous le dis, jusqu'à ce que soient passés le ciel et la terre, pas un iota, pas un trait ne passera de la loi que tout ne soit accompli. Celui donc qui rompra un de ses commandements, même des moindres, et instruira ainsi des hommes, sera réputé le plus petit au royaume des cieux ; mais qui les aura pratiqués et enseignés, celui-là sera tenu grand au royaume des cieux. Car je vous dis que si votre justice ne surpasse celle des scribes et des pharisiens, vous n'entrerez nullement au royaume des cieux. » La Justice vraie, la Justice immanente, préétablie et souveraine qu'il faut incessamment chercher, traquer comme le chasseur traque le gibier, à travers les buissons des bois, à travers les herbes serrées des champs. C'est elle qui est la loi. C'est elle qu'ont cherché et que cherchent encore les Prophètes. Que valent les lois existantes, approximative réalisation de cet idéal ? Elles ne sont que des formes à moitié vides et qu'il s'agit de remplir en ajoutant à leur mince bagage ce que la Justice vraie commande d'y suppléer. Voilà le total qui doit être obtenu, voilà le total dont pas un iota ne peut être enlevé, voilà le but du monde, le but des efforts humains, le but qu'il faut atteindre et qu'attendent la terre qui en sera le support, le ciel qui en sera la contemplation. Criminel celui qui marchande l'accomplissement de cette œuvre! sublime et grand celui qui la poursuit ! A celui-ci le triomphe, à celui-ci le Royaume des Cieux. Les lois actuelles, transitoires et imparfaites, sont celles des scribes et des pharisiens, égoïstes et hypocrites. Il faut vouloir davantage, il faut travailler à la réfection et au perfectionnement de ces constructions délabrées. En enseigner le respect dans leur état actuel, c'est forfaire aux commandements de la Justice. Il faut réa- 2. liser le plan, le plan tout entier. Courage, courage, ô Peuple, acharne-toi aux réformes! A cette seule condition tu seras grand et heureux ! PRIMAUTÉ DE LA VIE SPIRITUELLE • « La lumière du corps, c'est l'œil. Si ton œil est sain tout ton corps sera éclairé; mais si ton œil est malade, tout ton corps sera obscur. Donc la lumière qui est en toi est-elle ténèbres, combien grands seront ces ténèbres-là ! » Pourtant je vous dis : Point do souci pour votre vie, de ce que vous mangerez ou de ce que vous boirez, ni pour votre corps de quoi vous serez vêtus; la vie n'est-elle pas plus que la nourriture et le corps plus que le vêtement? » Ne soyez donc point en peine, disant : Que mangerons-nous? Queboi- rons-nous? De quoi serons-nous vêtus? Ce sont les gentils qui s'inquiètent de tout cela; mais vous, votre Père, le céleste, sait que vous en avez besoin. Cherchez d'abord le royaume de Dieu et sa justice, et toutes ces choses vous seront données par surcroît. » Les multitudes, dit-on, ont une tendance à ne considérer que leurs besoins matériels. En termes de mépris on leur impute de n'être préoccupés que de la question du ventre.. Ce serait seulement pour les besoins économiques les plus immédiats qu'elles s'agiteraient en ces mouvements révolutionnaires qui font le souci et l'épouvante de ceux qui les exploitent. Et pourtant quelles transformations matérielles ont jamais eu quelque durée et quelque efficacité si elles n'étaient précédées d'une transformation cérébrale? Les réformes économiques ne sont qu'une projection extérieure de pensées définitivement assises dans les intellectualités. Si une souffrance physique peut être le point de départ d'un effort, celui-ci n'aboutira et ne corrigera cette souffrance que si la vue claire du remède est perçue par les âmes. Que le manger, le boire, le vêtement soient donc relégués au second plan. Ils seront obtenus par surcroît et sans peine dès que la révolution sera faite dans les esprits. L'esprit est comme l'œil qui nous met en rapport avec le monde extérieur; s'il est trouble, notre âme est trouble, s'il est clair notre âme est claire. Le royaume de l'âme, c'est-à-dire le royaume des sensibilités profondes — que le cerveau les ait déjà synthétisées en idées ou qu'il ne les ait pas encore condensées — voilà le véritable Royaume de Dieu. C'est de là que tout émane, c'est là que tout se prépare, et c'est lui qui doit être conquis d'abord. Là est la justice et non pas dans la boisson, dans l'habit, dans la nourriture. Il se trompe et est vil celui qui ne pense qu'à ceux-ci et ramène tout son effort à les obtenir. Il voit mal, sa cornée est opaque, il déplace les termes, il renverse l'ordre, il sera vaincu! Avec la matière on n'obtient pas l'Esprit. Avec l'Esprit on conquiert la matière. Obtenez les âmes et le reste viendra tout seul, le reste vous sera donné par surcroît ! LA FRATERNITÉ ABSOLUE « Vous savez qu'il a été dit aux anciens : « Tu ne tueras point » ; si quelqu'un tue, il sera justiciable du tribunal ; mais moi, je vous déclare que quiconque se courrouce contre son frère est justiciable du tribunal. Celui qui dit à son frère : Raca ! est justi- ciable du sanhédrin; celui qui dit: Imbécile, relève de la Géhenne du feu. » Si donc tu apportes ton offrande à l'autel, et si tu te souviens que ton frère a quelque chose à ton encontre, laisse-là ton offrande, devant l'autel ; vas d'abord te réconcilier avec ton frère, puis viens offrir ton présent. » Hâte-toi de te remettre d'accord avec ton adversaire quand tu es encore en chemin avec lui, de peur qu'il ne te livre au juge, et le juge au sergent et que tu ne sois jeté en prison ; en vérité je vous le dis, tu n'en sortiras point avant d'avoir rendu le dernier qua-drin. » Que si vous acquittez aux hommes leurs fautes, ainsi vous fera votre Père, le céleste. Mais si vous ne pardonnez pas aux hommes leurs offenses, de même votre Père ne pardonnera pas les vôtres. » Donc, comme vous désirez que les hommes on usent avec vous usez-en tout-à-fait de même à leur endroit ; cela est, en effet, la loi et les prophètes. » Ne jugez point, afin de n'être point jugés; car de tel jugement que vous jugerez serez-vous jugés, et de telle mesure que vous mesurerez on vous mesurera vous-même. Pourquoi regardes-tu le fétu qui est dans l'œil de ton frère et n'aperçois-tu pas le chevron qui est en ton œil? Hypocrite, enlève d'abord de ton œil le chevron, puis examineras-tu le moyen de tirer le fétu hors de l'œil de ton frère. » Oh ! les épiques, les sublimes exagérations, affirmant par leur exagération même la splendeur de la Fraternité absolue, non pas approximative, calculée et mesurée, mais d'une fraternité folle, enthousiaste, débordante, illimitée, type idéal de ce que la fraternité relative doit s'efforcer d'être! Cette vision seule peut passionner l'âme de l'exaltation nécessaire pour obtenir la dose possible à l'infirmité humaine. C'est elle qui va exciter la masse populaire aux sacrifices entraînants et aux grandes concessions pacificatrices. C'est elle qui va faire jaillir, en ses dévouements effarés, l'Universelle Bonté, expression suprême de cette charité chrétienne, fleur divine pendant en ornement royal au bout de la chaîne de tous les devoirs qui unissent en un seul tout la solidarité sociale. Mais écoutez, écoutez le nouveau jaillissement de ce cœur avide de renoncement. .L'UNIVERSELLE BONTÉ « Vous savez qu'il a été dit : « Oeil pour œil, dent pour dont. » Moi, je vous dis de ne point résister au méchant, mais si quelqu'un te frappe en ta joue droite, tourne-lui aussi l'autre. Quelqu'un pareillement veut-il plaider contre loi et enlever ta tunique, abandonne-lui aussi le manteau. A qui te veut contraindre de faire une lieue, fais-en deux avec lui. Donne à qui te demande et ne te détourne point do celui qui veut l'emprunter. Vous savez qu'il a été dit : « Tu aimeras ton ami, et tu haïras ton ennemi » ; mais je vous dis, moi : Aimez vos ennemis, bénissez vos maudisseurs; faites du bien à ceux qui vous haïssent, et priez pour ceux qui vous courent sus et qui vous persécutent, pour devenir (ils de votre Père, celui des cieux, car il fait lever son soleil aux mauvais et aux bons et envoie la pluie aux justes et aux injustes. Si vous accueillez seulement vos frères, que faites-vous d'avantage? Les publi-cains ne font-ils pas de même? Les gentils eux-mêmes n'en usent-ils pas aussi ? Soyez donc, vous, parfaits 3 comme votre Père, le céleste est pur-fait. » Ces paroles exaltées sont prises le plus souvent comme l'expression d'un devoir de résignation et d'humilité. Tel n'est pas leur véritable sens. Il serait étroit et égoïste. Il n'accompagnerait l'abandon de soi-même d'aucun amour passionné pour autrui alors que c'est ce dernier élément qui donne à ces accents une noblesse si haute et une beauté surhumaine. Qu'importe d'accepter l'humiliation personnelle? Qu'importe de se soumettre aux amoindrissements? Ce qu'il faut, c'est aimer assez ses semblables pour ressentir à leur égard la Suprême Bonté, pour accueillir d'eux, sans haine ou désir de repré-" sailles, même les injures et les injustices, avec ce désir surnaturel d'exagérer et démultiplier ce qu'ils vous font souffrir pour mieux témoigner que leurs iniquités ne peuvent prévaloir contre l'incorruptible affection. Il faut être bon, toujours bon, invariablement bon, rester bon malgré l'orage des persécutions et la rage des persécuteurs ! Le sentiment de l'Humanité doit dominer toujours et les infractions commises par ceux qui ne l'éprouvent pas ne doivent point détruire ou altérer sa grandeur et sa pureté. Quand ces choses furent-elles exprimées avec une netteté plus profonde que par les images saisissantes du Sermon sur la Montagne, si près de la vie quotidienne et de ses hasards, si près aussi des âmes ? Certes, elles semblent dépasser les bornes de la patience humaine, mais leur apparent excès est la condition même de leur émouvante éloquence. Aime ton ennemi, bénis ton maudisseur, fais du bien â qui te hait, prie pour ton persécuteur. Sois bon jusqu'à la folie! Ne permets pas que cette vertu sublime soit amoindrie par les contingentes misères. La Bonté est la grande atmosphère, la Bonté est la grande magie. C'est elle qui rend digne du Ciel, c'est elle qui ouvre l'Idéal,c'est elle qui sera le souverain remède aux maux, c'est elle qui transformera le monde en harmonisant les cœurs. Elle est le soleil merveilleux qui luit sur les moindres coins de la terre, sur les bons et les méchants, qui réehaufte et qui féconde. Elle seule rend parfait à l'égal de la divinité, impassible en ses immuables et inépuisables bienveillances, assez puissante pour tout subir et, dès lors, assez puissante pour tout pardonner. LA FOI DANS LA JUSTICE « Nul ne peut servir deux maîtres, car ou il haïra l'un et aimera l'autre, ou il tiendra à l'un et méprisera l'autre. Vous ne pouvez servir Dieu et Mamôn. » Qui donc écoute les paroles que je dis et les met en pratique, je le comparerai à un homme avisé, lequel a bâti sa maison sur une roche. La pluie a beau tomber, les torrents venir, les vents soufïïer et heurter cette maison, elle ne s'est point démolie, car elle avait été fondée sur le rocher. » Mais quiconque écoute ces paroles que je dis et ne les met point en pratique, il est comparable à un homme fou qui a bâti sa maison sur le sable. Quand la pluie est tombée, que les torrents sont venus, que les vents ont souillé et heurté celte maison, elle s'est écrou lée dans une grande ruine. » La Foi, au cours de l'évolution du Christianisme, a pris un caractère exclusivement religieux. Dès que l'Eglise fut devenue hiérarchique et sacerdo- taie, dès qu'elle fut une puissance s'ajoutant aux autres puissances opprimantes pesant sur l'Humanité, la Foi n'a plus signifié que la croyance absolue aux dogmes, à l'organisation, vraiment payenne, de la Cour céleste et aux imaginations ingénieuses ou bizarres par lesquelles la religion catholique a pris place, dans l'histoire à côté des autres gigantesques édifices sociaux lentement élevés par les superstitions : le ciel, l'enfer, la trinité, les papes, les sacrements, dominant en minarets etcn tours sur le fouillis infini des constructions secondaires. Telle n'est pas la Foi qui préoccupait,lésus quand il énonçait ce précepte célèbre : « Nul ne peut avoir deux maîtres », quand il y ajoutait cette simple et forte image : « Vous ne pouvez servir Dieu et Mamôn. » Dieu, « ton Père, le céleste », c'était pour lui la Justice. Non pas vraisem- blablement en la conception abstraite et cosmique que nous commençons à en avoir. Peut être en son génie populaire, loin de toute science apprise, ne suivant que les projections de son admirable instinct., lumineuses certes, mais sans les clartés définitives, avait-il besoin d'anthropomorphiser ses idées, ou tout au moins de les attribuer à quelque Être, pur esprit ou corps, planant ou gisant dans l'inconnu. C'est de cet être qu'il faisait l'incarnation, le dépositaire tout puissant de cette justice qu'il prêchait avant tout, négligeant le côté religieux de sa doctrine, ou n'y voyant qu'un élément secondaire, que, pour les âmes troubles et superstitieuses de son temps, il eut été anti-humain de passer complètement sous silence. Oui, la Foi en Dieu, dont il parlait, le devoir de s'attacher â elle, c'est la Foi en la Justice ! C'est la Justice qui revient incessamment en ses discours comme la source et l'aboutissement de tous les devoirs. Jamais elle n'eut de plus grand ni de plus obstiné propagateur, non pas en ses formes changeantes au cours des siècles, mais en sa pérennale essence vraiment divine. C'est à elle qu'il faut penser toujours, c'est elle qu'il faut vouloir avec passion. Et surtout dans son application aux humbles, aux vrais auditeurs du Christ, à ceux qui le suivaient en multitude, à ceux qui étaient ouvriers comme lui et dont il se proclamait le pasteur. Quiconque établira sa vie sur la justice, aura bâti sur le roc, quiconque ne pratiquera pas la justice, aura bâti sur le sable. Cet apologue s'applique aux sociétés. Celles qui en méconnaissent le sens profond et prophétique seront ruinées par les torrents des insurrections, les orages des révolutions. C'est l'esprit populaire qui fera — 53 — tonner, tomber, rouler et grandir ces météores salutaires. Oui, cette maison d'iniquité s'écroulera dans une grande ruine ! L'INTÉGRITÉ « Que si ton œil droit te fait cliopper, arrache-le et le jette au loin, car mieux te vaut perdre un de tes membres et queton corps entier ne soit point précipité en la Géhenne. Que si ta main droite te scandalise, coupe-la et jette la au loin, car mieux te vaut perdre un de tes membres et que ton corps entier nesoit point précipité dans la Géhenne.» Comme ici se manifeste avec intensité, line fois de plus, la métaphorique exagération de l'apôtre, destinée à ne pas être prise au pied de la lettre, mais à frapper les âmes d'un coup d'éclair. Le Christ veut cette beauté grandiose des hommes et des partis : l'Intégrité! C'est une des vertus supérieures qui ennoblissent le Socialisme conçu au sens le plus élevé du mot. Rigueur envers soi-même, rigueur envers les siens! Point d'hésitation quand il y a manquement, trahison, faiblesse.Si mon œil me trompe, je l'arracherai. Si un compagnon d'armes forfait au devoir, fut-il aussi cher que la main, qu'il soit coupé et rejetté au loin. Les grandes causes ont besoin d'absolus dévouements. Les armées qui vont au péril doivent délaisser les traînards et les hésitants. Le Socialisme veut son homme tout entier ! Il le veut aujourd'hui que la justice, sortie des brumes abstraites, s'épanouit en institutions visibles, corporcllement réalisables, comme Jésus le voulait aux temps évan-géliques, alors que l'esprit humain, non encore sorti des protoplasmes, n'avait de la Justice qu'un instinct rudimentaire et que la moisson future ne fermentait encore que dans le travail obscur des germes. Perdre l'intégrité du sentiment de sacrifice à l'ensemble, perdre la volonté opiniâtre de servir la cause commune, c'est exposer et soi-même et autrui à replonger dans le gouffre des iniquités sociales, c'est laisser retomber la vague au lieu de l'exhausser. LE MÉPRIS DES RICHESSES (( Ne vous entassez point des trésors sur la terre où la teigne et la vermoulure gâtent tout, et là où les larrons pénètrent et volent. Mais entassez-vous des trésors au ciel, là où la teigne et la vermoulure ne gâtent rien, et où les larrons ne pénètrent ni ne volent; car là où est ton trésor là aussi sera ton cœur. » Ne vous mettez point en souci pour le lendemain, car le lendemain prendra souci pour lui-même; à chaque jour suffit son mal. » Entrez par la porte étroite, car large est la porte et spacieux le chemin qui mène à la perdition, et nombreux ceux qui y entrent. Resserrée est la porte et étroit le chemin conduisant à la vie, et en petit nombre ceux qui le trouvent. » Voici l'un des préceptes les plus essentiels de cette doctrine de paix, de charité et de simplicité, précepte si haut en son admirable beauté que jamais, jusqu'ici, l'ensemble des chrétiens n'a pu le réaliser. Les individualités y restent réfractaires, prisonnières des séductions de la richesse, actionnant l'existence sur leur conquête et leur accumulation, donnant le méprisable spectacle des âmes avides, se subordonnant aux matérialités. Sauf les émouvantes exceptions monastiques, la belle objurgation du Christ est restée sans projection dans la vie, avec la fulgurance de son verbe sonore, mais telle qu'un coup de clairon qui ne serait pas obéi. Le Socialisme seul l'a reprise pour lui et en a fait la base de son ordre le plus fondamental : « A chacun selon ses besoins. » El ce cri, il le pousse non seulement comme un correctif à la misère, attribuant à celle-ci ce qui lui manque, mais comme un correctif à l'opulence, voulant que celle-ci réduise ses accaparements. « Ne vous entassez point de trésors sur la terre. » Le vrai luxe est dans les âmes, dans la vie spirituelle, ce ciel des âmes : là on peul entasser et dépenser sans faire tort à personne, là est le domaine des richesses lluidiqucs, se multipliant à l'infini sans pillage, sans razzia. Oh ! la puérilité de ce souci du lendemain par lequel certains essaient de justifier la mise en tas de la fortune ! Ne voyez-vous pas que cette absence de sécurité provient de la mauvaise organisation sociale; que là où vraiment chacun ne voudrait avoir que dans la mesure de ses besoins, il y aurait pour tout le monde, aujourd hui et demain et toujours? A chaque jour suffirait alors sa peine parce qu'on serait sûr du lendemain. Difficile résolution où la fraternité est en lutte avec tous les ferments égoïstes accumulés par des siècles d'in-compatissance. Porte étroite difficile à découvrir, difficile à franchir. Ah! combien plus aisément on s'engouffre avec les foules dans les larges entrées des routines de l'avidité et de l'oubli du prochain, avec cette seule atténuation insuffisante et hypocrite : l'aumône, la parcimonieuse et humiliante aumône! LE DÉDAIN DES ATTAQUES ET DES CALOMNIES « Heureux êtes-vous quand on vous outrage, on vous poursuit et que menson-gèrement on débite à votre encontre toute sorte de mauvais propos à cause de moi! Réjouissez-vous et tressaillez car votre récompense sera grande aux cieux ; ainsi, en effet, a-t-on persécuté les Prophètes qui ont vécu avant vous. » » Ne donnez point ce qui est sacré aux chiens, ni ne jetez vos perles devant les porcs, de peur qu'ils ne les foulent et, en se détournant, ne vous déchirent. » Ah ! comme ces paroles du Nazaréen s'appliquent aux actuelles fureurs contre le Socialisme ! Quand l'orage des injures, la tempête des outrages précipitèrent-ils plus impétueusement leurs tourbillons? Frères, restez impassibles, n'écoutez pas. Dédaignez. Ne vous retournez pas. Réjouissez-vous et tressaillez. C'est le signe de votre puissance, c'est l'annonce de votre triomphe. Ne vous retournez pas. Ne vous attardez pas. Ne soyez pas tels que des chevaux lancés au galop qui s'arrêteraient devant un fétu ou pour se débarrasser des mouches. Laissez-les vous piquer la peau et y sucer une goutte de sang. Elles en meurent. Tout ce qui fut persécuté a vécu et triomphé. Laissez aboyer les chiens, ne leur jetez pas les biens qui forment le patrimoine sacré de votre cause. Proche est votre récompense. Le monde entier est poussé vers la justice sociale ! Même ceux qui croient ne pas bouger, y vont par un glissement, un déplacement irrésistibles comme les peuplades d'Esquimaux installées sur les banquises que lentement charrient les eaux souterraines. Et cette récompense vous l'aurez sur la terre, vous ou vos enfants qui ne sont que la continuation, que le prolongement de vous mêmes comme les feuilles du printemps prochain continueront et prolongeront la végétation tombée avec les feuilles du dernier automne. Ces cieux dont parle constamment Jésus, ce n'est point un lieu imaginaire, caché au fond des espaces. C'est, en une image mystique, votre Idéal réalisé sur la terre. LA VERTU DE L'ACTION ET DES OEUVRES « Demandez et il vous sera octroyé ; cherchez et vous trouverez ; heurtez et on vous ouvrira. Car qui demande, reçoit ; qui cherche, trouve ; ù qui heurte, on ouvre. En effet, quel homme parmi vous, quand son fils lui demande du pain, lui donne une pierre ; ou, 3. quand il lui demande un poisson, lui donne un serpent ? Si donc vous, encore que vous soyez mauvais, savez bien donner de bonnes choses à vos enfants, ù plus forte raison votre Père, celui qui est aux cieux, octroiera-t-il des biens à qui le sollicite. » Plusieurs me diront en cette journée : « Seigneur, Seigneur, n'avons-nous pas prophétisé en ton nom, en ton nom jeté hors le démon, et en ton nom accompli de nombreux miracles? » Alors je leur déclarerai : « Je ne vous ai jamais connus ; écartez-vous de moi, ô les fabricants d'iniquité! » Après une longue période durant laquelle le Socialisme a eu pour caractéristique dominante des recherches intellectuelles, un travail de cabinet, avec parfois des tentatives peu heureuses de réalisation des doctrines prématurément conçues, il est entré dans la phase de l'action et des œuvres. Contemporainement il apparaît en travail de propagande instante et de réformes pratiques universelles. C'est cette projection nouvelle, cette extériorisation de ses efforts qui fait désormais sa puissance et lui gagne irrésistiblement les masses. Il expérimente ainsi sur lui-même la vertu de l'action. Génie synthétique et précurseur par excellence, le Christ pressentait l'importance de ce phénomène, et, dans le tableau rapide et coloré qu'il faisait de sa doctrine humanitaire, devait lui donner place. L'indication est sommaire comme toutes les autres; elle reste dans le vague inévitable des généralités ù une époque où la science économique et la conception de la justice ne parvenait pas à revêtir des formes concrètes. Mais cette partie essentielle ne manque pas à l'édifice total dont l'extraordinaire et prophétique architecte marque toutes les lignes, tous les profils, tous les plans, toutes les élévations. Du principe qu'il pose en ces termes saisissants qui sont la spécialité de son exceptionnel cerveau, sortirent peu-à-peulesconceptions modernes avec leur précision si lente à venir mais déjà si merveilleuse. Les doctrines pures, les systèmes se sont épanouis d'abord, avec leur caractère transitoire et par cela même souvent dérisoire. Ils ont surgi et passé, se poussant et se remplaçant l'un l'autre, prompts à rentrer dans les ténébres d'où leurs engendreurs, chaque fois illusionnés, les ont fait Sortir persuadés qu'ils étaient la définitive lumière. Nous assistons encore à ce phénomène, nous voyons les mêmes absolues convictions, les mêmes proclamations confiantes de systèmes complets destinés sans doute à subir les mômes effacements et les mêmes résorbtions. Mais il n'en est pas moins certain que chaque école, chaque livre, chaque propagande laisse, en abondance, sur le sol des épaves matérielles, visibles, tangibles, réalisables, des matériaux utiles, des fragments précieux, tandis que jadis il semble qu'il n'y avait qu'un passage de fantômes théoriques et gélatineux. Il ne s'agit plus simplement de paroles, il s'agit d'œuvres ; les fluctuantes pensées prennent consistance, une corpori-sation, une ossification se fait, remplaçant les mous cartilages. Nous sommes au temps de l'action ! Partout on veut l'action et sa vertu souveraine se révèle, non seulement par des résultats de solide réalité, mais par le dédain des masses pour quiconque n'apporte que des mots, des élucubra-tions et des étiquettes. Elles savent, elles sentent fortement ce que Jésus voyait si clairement : que si l'Esprit est le père de l'action, l'action à son tour, et par sa seule vertu, universalise et répand la présence de l'Esprit ; elle le force en quelque sorte à s'incarner. En commandant à ses disciples de renouveler les fraternelles agapes qui réunissent les hommes et les enchaînent d'un lien extérieur, il savait qu'il forçait l'Esprit d'union à descendre parmi eux. PAS D'INTOLÉRANCE cc Vous savez encore qu'il a été dit aux anciens : « Tu ne te parjureras point, mais lu acquitteras au Seigneur tes serments. » Mais moi je vous dis de ne pas jurer du tout, ni par le ciel, car il est le trône de Dieu ; ni par la terre, car elle est le support de ses pieds ; ni par Jérusalem, car c'est la ville du Grand Roi. De même ne jureras-tu par la tête, car tu ne peux faire un seul cheveu blanc ou noir. Que votre parole soit donc : « Oui, oui, non, non! » Le surplus est du malin. » Oh ! la manie de vouloir enserrer les hommes dans des affirmations invariables et de ne pas admettre pour leur cérébralité les transformations, les évolutions, les variations qui sont la loi du monde et qui font sa beauté! Oh! vouloir les traiter pour leur âme comme s'ils avaient prêté serment de ne jamais changer! Le ciel, trône de Dieu, change. La terre, support de ses pieds, change. L'homme est pris dans l'universel mouvement. Il y estentraîné comme une paille par le vent, comme une feuille par le torrent. Pourquoi jurerait-il, alors qu'il n'a pas la puissance de changer par son serment un seul cheveu du blanc au noir? Com- bien mieux vaut ne pas prétendre enchaîner ou soi-même, ou autrui, ou les événements; être toujours prêt à accueillir la mystérieuse venue des choses qui sortent de la Ténèbre, de l'Imprévu qui sort de l'Infini ! Ne jurons pas! Nous ne sommes les maîtres de rien. Ne faisons pas jurer les autres ! ils sont fragiles et serpentins comme nous. Ayons, comme hygiène de nos âmes, celte indulgence, cette tolérance fraternelle qui nous rend souples pour toutes les évolutions de la Justice. N'affirmons rien comme immuable, accueillons toutes les réformes. Ne vivons-nous pas dans une mer lluc-tuante, sans cesse en travail, soumise aux marées et aux courants, changeant incessamment de couleur avec celle du ciel qui la surplombe? Non, ne jurons pas et no traitons personne comme s'il avait juré. Ne prêtons pas serment que rien ne changera, car tout changeinexo- rablement. Quand nos frères prétendent que le monde est vieux et qu'il faut le rénover, c'est aux lois mêmes du monde qu'ils obéissent, et qu'importe l'ancienneté des institutions qui doivent disparaître? Nul ne peut gar-roler le Destin. Nul serment ne compte à cet égard et. il est dérisoire que les hommes essaient d'enrayer le char imposant de l'Univers en invoquant solennellement cet univers que rien n'arrête. OSTENTATION ! IIYPOCRISIE ! « Ayez soin de ne pas pratiquer votre aumône devant les hommes pour ne pas en être regardés ; autrement vous n'aurez point de salaire auprès de votre Père, celui qui est dans les cieux. Quand donc tu feras l'aumône, ne sonne point la trompette devant toi comme en usent les hypocrites dans les syna- i gogues et dans les rues, pour en être honorés des hommes; en vérité, je vous dis qu'ils, ont reçu leur salaire. Mais toi, quand tu fais l'aumône, que la gauche ignore ce que fait ta droite, afin que ton aumône soit en secret, et que ton Père, celui qui sait les choses secrètes, te le rende à découvert. » Si vous priez, ne ressemblez point aux hypocrites, car ils aiment de prier en se tenant debout aux angles des synagogues et des places publiques pour être vus des hommes. En vérité, je vous le dis, ils ont reçu leur récompense. Mais toi, quand tu pries, entre dans ta chambre, et, ayant fermé la porte, invoque ton Père, celui qui voit dans le secret : il te le rendra à découvert. » Quand vous jeûnez, ne devenez point d'un regard triste comme les hypocrites, car ils affectent tous un air défait pour montrer aux hommes qu'ils jeûnent; en vérité, je vous dis qu'ils ont reçu leur salaire. Mais toi, quand tu jeûnes, parfume ta tête et teint ta face, afin qu'il n'apparaisse point aux hommes que tu jeûnes, mais à ton Père qui est dans le secret, et ton Père, qui voit les choses secrètes, te le rendra à découvert. » La Sincérité de la vie ! L'horreur des hypocrisies! L'infirmité odieuse des ostentations! Le devoir d'être toujours loyal et simple. De ne pas se croire au-dessus d'autrui. De 11e pas jouer la comédie du meilleur. La beauté de qui sait tout faire sans autre souci que de bien faire. De qui dédaigne le faste et répugne ù l'orgueil ! La chère et noble Egalité pratiquée par les classes populaires. Chacun se donnant pour ce qu'il est et ce qu'il vaut. Les abominables prétentions des classes opulentes et leur manie de se grimer en êtres supé- rieurs, gâtant même leur charité, même leur prière Tout corrompu par un vice de domination et un besoin de suprématie. L'impossibilité de sentir qu'on est partie d'un même corps et que tous participent également aux prérogatives et aux asservissements de l'ensemble. Que penser des doigts d'une même main qui voudraient établir entre eux des grades et des avantages? Que penser des hommes d'une même humanité qui veulent établir entre eux des hiérarchies? En existe-t-il entre les vagues de la mer? En existe-t-il entre les nuages du ciel? Sommes-nous autre chose que des vagues et des nuages poussés par l'irrégularité des vents et des tempêtes? LES FAUX PROPHÈTES « Donnez-vous garde des faux prophètes, lesquels viennent à vous en habits de brebis, mais par dedans sont loups ravissants. A leurs fruits les connaîtrez-vous. Des épines cueille-t-on des grappes, et sur les chardons des figues? Ainsi tout bon arbre produit de bons fruits, mais tout arbre pourri, de mauvais. Tout arbre qui ne donne pas de bons fruits est coupé et jeté au feu. Vous les connaîtrez donc ù leurs fruits. » Gare aux prophètes ! Gare aux systématiques ! Gare aux faiseurs de théories absolues qui prétendent tout réduire au même dénominateur d'une doctrine unique! Nul ne retarde autant l'évolution des âmes parce qu'ils enchaînent l'action humaine dans les liens étroits de leurs conceptions individuelles. Gare aux formules ! Gare aux panacées ! Gare aux chefs! L'Humanité doit être libre dans ses transformations, et les facteurs qui règlent celles-ci sont trop - n — multiples pour n'être réglés que sur un seul mot d'ordre. Il fut des époques où le Socialisme aimait se réclamer d'un nom et d'une seule édification intellectuelle. Cela n'a servi qu'à créer des sectes, des antagonismes, des scissions et des luttes. Aujourd'hui il écoute tout, mais ne prend de parti absolu pour rien. Sa vaste forêt sent passer tous les vents dans ses cimes, mais balancée par les courants aériens elle ne penche pas vers un seul secteur de l'horizon. Le Peuple ne veut plus des prophètes! C'est de sa vie propre, organique et puissante, qu'il vit et c'est elle qui le fait grandir. Jésus s'effaçait obstinément lui-même en ramenant les méditations de ses frustes auditeurs vers cet ensemble des choses, vers cet universel majestueux, qu'il nommait le Père et le Royaume des Cieux. Il n'était pas chef et dominateur, mais un très humble révélateur, un très inorgueilleux annonciateur, aimant à se perdre dans les océaniques bienveillances maternelles de la Nature. L'ÉPOUSE a Vous savez qu'il a été dit : « Tu ne commettras pas d'adultère. » Mais je vous déclare que quiconque regarde une femme pour la convoiter a déjà commis l'adultère avec elle en son cœur. » Il a été dit : « Qui répudie sa femme, qu'il lui donne un écrit de divorce ! » Mais je vous dis, moi, qui répudie sa femme, en dehors de la raison de paillardise, la rend adultère; et qui épouse la délaissée commet l'adultère. » Jésus parle de la Femme sans examiner l'ensemble des devoirs envers elle. Il n'appartenait qu'aux temps modernes de poser, en une vaste généralité, le problème du Féminisme. Jésus ne parle que du mariage et ne touche que deux points : le respect de l'épouse d'autrui et l'attachement du mari pour sa compagne. Il affirme la force et l'exclusivisme de l'union conjugale. Il le fait avec cet excès de convictions et d'éloquence qui fit pénétrer de façon si insigne ses préceptes dans les âmes et en maintint la blessure salutaire à travers les siècles. L'adultère n'est pas simplement l'accouplement des chairs : c'est aussi l'accouplement des esprits. Il faut une volonté persistante de ne pas désirer, de ne pas convoiter. C'est une règle de fraternité autant qu'une règle de morale. Parmi ces masses populaires dont la force est dans la simplicité rigoureusement probe; parmi ces masses qui, à défaut des richesses et du pouvoir, peuvent avoir, comme armes, la régularité et la loyauté de l'existence, son observation stricte est un ennoblissement et une puissance. Peu de beautés sociales égalent celle de la société monogamique pleinement respectée, conçue en communauté d'affections et d'efforts pour donner à la vie sa dignité et mener deux à deux, en un couple harmonique, la lutte contre les misères incessamment renaissantes. La classe ouvrière le comprend et le pratique avec une persistance et une abnégation admirables. C'est en elle que repose la vraie fidélité. C'est là que les mariages sont les plus indissolubles, malgré les traverses, malgré le malheur, malgré les déchéances. Le Christ, en parlant de l'épouse, n'a fait qu'extérioriser l'âme plébéienne des aryens en une de ses conceptions les plus robustes, les plus tenaces et les plus ingénument saines. QUE LA PRIÈRE SOIT BREVE! « En priant, n'usez point de bavardages, comme les gentils, car ils s'imaginent être exaucés grâce à un long parler. Ne leur ressemblez donc point, car votre Père sait de quoi vous avez besoin avant que vous le lui demandiez. » Chacun qui me dit : « Seigneur ! Seigneur ! » n'entrera pas au royaume des cieux, mais celui-là qui fait la volonté de mon Père, lequel est aux cieux ! » Le Sermon sur la Montagne s'occupe peu de religion dans le sens banal du terme : la pratique des cérémonies religieuses. A peine dit-il quelques mots de la prière, ce retour irrésistible de l'âme vers la force cosmique supérieure, sentie instinctivement comme moteur du monde. Et il dit à son sujet: que les paroles doivent être courtes, que les bavardages sont hors de propos. C'est qu'en effet l'âme qui aborde ce mystère en sent trop la profondeur pour trouver de quoi l'exprimer. La méditation semble le vrai mode d'appliquer son esprit à l'insoluble problème. L'incomparable généralisateur que fut le Christ voyait cette grande vérité et l'affirma : que ta prière soit brève! Il eut aussi le sentiment profond de la conscience qu'a tout homme de faire partie de l'ensemble des choses et d'en dépendre, atome, molécule prise dans un grand corps, vivant de la vie de ce corps, traversé par les fluides qui l'animent et en dirigent l'évolution. Quand il dit : « Mon Père, le céleste ». Quand il dità la multitude qui l'écoute: « Votre Père, qui est dans les cieux », il vise ce total, mal défini, le Divin obstinément invisible, équation ou raison d'être de l'Univers, gigantesque et imposante unité dont les myriades de parcelles que renferment l'Humanité et la Nature en leurs infinis composés, en leurs innombrables rouages, ne sont que les éléments microscopiques, semblables aux gouttes d'eau qui forment les océans, aux grains de sable qui forment leurs rivages. Et ce Père, indéfinissable, qui ne se révèle que par les phénomènes, la petite fraction des phénomènes ouverts à l'Humanité pensante, il ne prescrit pas de l'honorer autrement que par de brèves prières ou en ramenant à lui les actes variés de l'existence. Point de cérémonie, pointde pompeux appareil, point de solennité. Avoir le sentiment intime et constant de la dépendance où l'on est de l'unité des choses, obéir à cet instinct qui ramène chacun de nous à l'invisible domination, c'est être assez religieux. Le Christ pensif et doux comprenait ainsi la Religion et la ramenait, dès l'origine de sa doctrine, à cette simplicité grandiose à laquelle le Socialisme le ramène aujourd'hui. L'ORAISON SUPRÊME « Pour vous donc, que votre prière soit ainsi : « Notre Père, celui qui est aux deux, ton nom soit sanctifié, ton règne arrive, ta volonté soit faite en la terre comme au ciel, donne-nous aujourd'hui notre pain quotidien, pardonne-nous nos offenses comme nous pardonnons à ceux qui nous ont offensés. Ne nous induis pas en tentation, mais délivre-nous du malin. A toi la royauté, et la puissance, et la gloire à jamais. Amen ! » Voilà le Pater! Les dix lignes indestructibles! L'Oraison dominicale! La courte prière des humbles et des travailleurs qui n'ont pas le temps de joindre longtemps leurs mains laborieuses. La prière dite et redit-c par des myriades de petits et de souffrants durant des jours sans nombre, en tous lieux, dans toutes les aventures de la vie, claires ou ténébreuses, grimaçantes ou riantes. Voyez comme elle résume, en une concentration alchimique, tous les préceptes que le Sermon sur la Montagne avait dilués aux lluides des paroles. Ce Père qu'elle invoque d'abord, Jésus a dit ce qu'il était : la Justice, régnant aux cieux de lame, la Justice qu'il faut sanctifier à jamais, dont le règne est attendu, dont le règne arrive, dont la volonté doit s'accomplir ! Là est la vraie nourriture et, celle-ci acquise, qu'il suffise d'avoir pour le corps, le quotidien et simple aliment, loin du luxe, loin de l'opulence, loin des pompes corruptrices! Que la Fraternité sainte règne par l'universel pardon des offenses, que les hommes s'aiment, que la Bonté descende sur la terre ! Que tout ce qui souille et avilit : l'égoïsme, l'orgueil, l'hypocrisie, œuvres du mal et du Malin, œuvres de Satan, soit écarté et que leurs tentations s'évanouissent. Que la demeure du pauvre soit préservée et que la gloire, la puissance et la royauté soient à jamais au Père mystérieux. qui fait mouvoir les grandes forces sociales élémentaires et sacrées régissant le monde : Art, Droit, Morale, Travail, Science! « 0 Justice, qui es aux cieux, que ton nom soit sanctifié, que ton règne arrive, que ta volonté soit faite en la terre comme au ciel ; donne-nous aujourd'hui notre pain quotidien ; pardonne-nous nos offenses comme nous pardonnons à ceux qui nous ont offensés. Ne nous induis pas en tentation, mais délivre-nous du mal. 0 Justice, à toi la royauté, la-puissance et la gloire à tout jamais. Amen. » LES BÉATITUDES DES HUMBLES ET DES OPPRIMÉS « Heureux les pauvres en esprit, car le royaume des cieux leur appartient! Heureux les aflligés,car ils seront consolés! Heureux les débonnaires, car ils posséderont la terre! Heureux ceux qui ont faim et soif de justice, car ils seront rassasiés! Heureux les miséricordieux, car il leur sera fait miséricorde! Heureux les purs de cœur, car ils verront Dieu! Heureux les pacifiques, car ils sero'nt appelés enfants de Dieu ! Heureux les persécutés pour la justice, parce que à eux appartient le Royaume des cieux ! » Cette hymne magnifique, glorilica- lion sublime de la plèbe, ouvre, dans l'Evangile de Mathieu, le Sermon sur la Montagne. C'est lui qui dut faire vibrer des espérances les plus frissonnantes, ces âmes populaires affaissées dans leurs misères et leurs endolorissements, pour les réveiller, remettre sur pied les carcasses épuisées, revivifier les désirs découragés, ouvrir aux désespérés les horizons bleuâtres de l'avenir où lentement monte en aube dorée le soleil de l'Equité! Dans le souvenir des hommes de cette époque de servitude et d'humiliations pour quiconque ne faisait point partie du cortège pompeux des heureux du monde, ce court morceau, brûlant comme un jet de lave, amplifié sans doute, par l'éloquence mélancoliquement amère du Christ, en une forêt d'images éblouissantes ou plaintives, dut se dresser comme le sommet apo-théotique du discours émouvant, et, pour cela, obtenir la première place et marcher en avant de cette théorie de pensées divines comme Aldébaran ou Régulus dans les signes du Zodiaque. Il convient de la mettre à la fin comme le résumé pathétique de tout ce qui précède, comme un flot de sanglots exprimant toutes les douleurs et affirmant tous les espoirs de ces sacrifiés, de ces opprimés pour qui le Socialisme lutte et à qui, ainsi que Jésus il y a deux mille ans, il promet la victoire et la paix, l'équité et le bonheur ; de ces humbles que Christ symbolisait en leur promettant et le Royaume des cieux, et la terre, et le rassasiement, et la miséricorde, et Dieu! Dans ce langage incroyablement douloureux et tragique, appelant, exigeant pour ainsi dire, la confraternité, la justice, la charité, il a dit la vie dure, les labeurs, la peine, les misères, la détresse de la multitude prolétarienne. Son sermon, c'est la Question Sociale formulée dans un langage sonore, un langage de bronze et d'or qui garde non seulement la façon de souffrir et de peiner des pauvres gens, leurs attitudes et leurs gestes, mais aussi leurs lamentations : plaintes et cris. Et voilà pourquoi cette œuvre est « un moment de l'histoire fixé », et voilà pourquoi elle survit comme un témoin de cette heure solennelle. Jésus énumère, en une envolée pathétique ceux qu'il aime, ceux pour qui il croit être venu en ce monde, ceux pour qui il faut travailler, combattre, souffrir, ... au besoin mourir ! Ce sont ceux qui composent le Peuple, la Plèbe, la masse prolétaire. Il les a nommés : ce sont les instinctifs, pauvres en esprit de savantise, les affligés, les débonnaires, les affamés, les bons, les purs de cœur, les persécutés. Voilà pour lui les enfants de Dieu, c'est-à-dire les favoris de l'éternelle justice, de la grande force centrale, du moteur harmonieux indestructible et invincible. C'est à eux qu'il garantit et la terre et le ciel, et l'Harmonie, c'est-à-dire l'empire du monde. Et c'est cette prophétie que le Socialisme reprend et qu'il pourrait formuler dans les mêmes termes, s'il ne suffisait pas, et s'il ne valait pas mieux que ces choses troublantes et exaltantes eussent été proférées, il y a soixante générations, par un pauvre artisan, anticipant sur les siècles, et projetant au dehors, en paroles incompressibles, l'âme populaire qui, jamais en un mortel, n'avait bouillonné d'un gonflement plus impétueux, ni frémi d'un plus fraternel frisson ! La Religion en sa conception sociale contemporaine Telle est cette œuvre, surgissant dans la légende du Christ comme la prédication principale, comme le plus haut et le plus lumineux sommet de cette chaîne de paroles et de pensées qui dessine un si émouvant relief au-dessus du paysage de sa vie sur le ciel azuré de son histoire. Et combien facilement le court travail que nous venons d'achever pourrait être repris pour la suite des Evangiles et montrer sans interruption la prédication de Jésus en accord ininterrompu avec le Socialisme contemporain, si fraternel, si intègre et si pur ! A cette époque originaire, le Sermon sur la Montagne apparaît simple, noble et grand, non revêtu encore des prodigieux festons dont l'orna l'Eglise, de la triple et quadruple enveloppe dont elle le surchargea au cours de son évolution politico-religieuse, comme elle surchargea ses saints rustiques et ses évêques primitifs, de chasubles et de mîtres. Il est alors dans sa nudité, énonçant de claires pensées plébéiennes, pauvre et fort à l'égal de l'Être surprenant qui l'avait prononcé, résumant en un tableau d'un coloris étrange, des vérités inaltérables, mettant en une évidence irrésistible la justice due ù cette masse sacrée, le Peuple, l'humble peuple, moelle de l'Humanité, matrice où elle se renouvelle sans cesse, seul réservoir inépuisable des générations non destinées à l'épuisement et aux déchéances. Homme du peuple lui-même, c'est pour le peuple que Jésus parla. Et longtemps les révolutionnaires préceptes qu'il avait formulés et pour lesquels il mourut crucifié entre deux voleurs, ne sortirent pas du peuple. C'est là que, souterrainement, ils poussaient leurs drageons en longs filaments obscurs, arrachés comme des racines de chiendent dès qu'ils pointaient à la surface et. jetés au fumier ou au feu. Le monde impérial romain qui grevait la surface du monde, pas plus que le monde officiel d'aujourd'hui, ne pouvait accepter une doctrine qui exaltait les petits, démontrait leur prééminence morale, condamnait l'opulence, prêchait la Fraternité, l'Egalité et l'absolue Justice. Déjà alors le groupe parasitaire qui draine à lui toutes les substances et prétend vivre et régner clans l'abondance du pouvoir, des lion- ncurs et des biens au détriment des multitudes laborieuses, tenait pour périlleuses et coupables ces idées qui tendaient au bouleversement de son tyrannique et égoïste organisme. Mais le mouvement était incompressible ! Il gagna lentement, irrésistiblement, ce tiers de l'Humanité en laquelle palpitait l'âme aryenne. Dans I les contrées où « la seule race essentiellement progressive et indéfiniment éducable » avait porté ses essaims, il éveilla les espérances et mit en vibration les instincts d'amour et d'équité. Le côté religieux n'y tenait pas plus de place que dans la prédication du Christ lui même. C'étaient les besoins, les aspirations sociologiques qui sourdement travaillaient et murmuraient leurs hymnes de rédemption. Quand on invoquait « le Père » mystérieux dont Jésus se réclamait, ce n'était point en idole ayant ses temples, mais en céleste et bienfaisant dispensateur et défenseur de la Justice. Et les proclamations imagées du Sermon sur la Montagne dans leur littéralité surhumaine, furent acceptées et répétées par les martyrs dans leur sublime propagande de cruautés subies et de tourments soufferts comme le plus efficace apostolat de leur Foi prolétaire. Mais arrivèrent les temps où la masse entière du Peuple fut conquise à la doctrine de rénovation sociale et où toute résistance parut désormais impossible aux détenteurs des forces politiques. Leur conscience elle même conspirait contre eux pour leur enlever l'espoir de comprimer cette poussée venue de si peu et de si loin aux fins d'accomplir le miracle d'une radicale transformation de la grande et impulsive âme populaire. Il fallut se résoudre à admettre la prodigieuse évolution, sauf à tenter de la concilier avec l'incu- rable besoin d'organiser le monde en y maintenant la hiérarchie détestable entre le fort et le faible, entre le riche et le pauvre, entre le travailleur et l'inactif. C'est alors que commença cette édification sacerdotale qui peu à peu fit de l'Eglise romaine le plus extraordinaire instrument de domination et d'intolérance, cette conception gouvernementale, hiérarchique, doctrinaire, despotique de l'Eglise, qui, au vi° siècle, se cristallisa en un polyèdre formidable sous la sombre et farouche impulsion du plus fameux des évêques de Rome : Grégoire-le-Grand ! Les légères boursouflures religieuses dont Jésus, le panthéiste romantique et rêveur, avait orné sa doctrine, furent gonflées à des dimensions monstrueuses. La politique, absente des Evangiles, installa ses dogmes de tyrannie à côté des dogmes impérieux de l'Eglise. Une ar- chitectureétonnantevintcouvrirlebeau sol plane et pur, aux horizons infinis et calmes du Sermon sur la Montagne. Et l'art, l'incomparable art chrétien, inconsciemment complice de ces édifications asservissantes, donna son prodigieux appoint à l'œuvre sous laquelle fut passagèrement étouffée, mais non tuée, non écrasée, la belle, et simple, et fraternelle conception du monde éclose dans le génie serein du Sauveur. Aujourd'hui cette funeste et splen-dide écorce est arrivée à maturité. Partout elle se crevasse et tombe en débris. La hiérarchie religieuse n'a plus de prestige sur les foules. La politique religieuse est repoussée comme une prostitution. L'art religieux est aimé encore, mais dans son passé somptueux : dans le présent il ne suscite que les efforts des médiocres et des impuissants. Toute la religion subit, au fond de l'âme humaine, un glissement qui la sort des conceptions positives, pour la faire pénétrer dans un mysticisme nouveau en meilleure correspondance avec les vues ouvertes par la Science, avec la vie plus libre que cette science a éveillée dans l'Instinct blotti aux cavernes ténébreuses de nos individualités. La Religion? Lien qui relie l'homme à la puissance invisible régissant et faisant mouvoir le monde, étrange cordon ombilical unissant la parcelle humaine au corps infini qu'est l'Univers. Resoin invincible de méditer sur cette union et cette dépendance, avec effroi quand l'instinct religieux n'est que superstition, avec calme quand il s'éclaire, avec gravité toujours tant le spectacle est solennel, avec tristesse souvent quand la Fatalité de tout apparaît, avec espoir et réconfort lorsque la majestueuse Harmonie du grand Pan apparaît et nous subjugue. Dieu ! expression symbolique de ce total immense : anthropomorphique ou matériel quand le sentiment religieux est enfantin, indessinable, irréductible en une forme définie; colossal et ténébreux, vague comme un fluide, réel à l'égal des forces intangibles qui traversent et animent la matière, qu'il résume, concentre et domine; puissance que l'indécise et chancelante cervelle humaine a étiquetée, au cours des âges, des noms précis imaginés par les cultes : Zeus, Jalivé, Allah, ou des noms abstraits formulés par les philosophies : Destin, Fatalité, Nature! L'homme et Dieu ! La Religion : rapport qui les assemble, formé du faisceau complexe des fils psychiques et des fils matériels, science hermétique et sentimentale par quoi la créature isolée éprouve la sensation de la molécule qui aurait conscience de la place qu'elle a dans l'ensemble, conscience de sa vie propre mise en action par la vie du Grand Tout. Un ingénieux esprit masculin a écrit : « Le Divin n'a de nom nulle part, mais il est présent partout, vivant avec tout ce qui vit. 11 est la raison des rapports et la loi de toutes les associations; il est l'esprit qui conçoit et l'amour qui enfante; il est la justice, le droit, l'harmonie, le vrai, le beau, le bien II est le créateur incessant et le modérateur infatigable de toutes choses, car en dehors de la raison, de la justice, de l'amour, il n'y a rien. » Un grand esprit féminin a écrit : « A mesure que grandit l'enfant humain, ses dieux se déforment et changent. Si les dieux sont à une heure donnée de l'histoire l'image la plus haute que l'homme puisse se faire de soi-même ; s'ils sont la cristallisation momentanée de tout le précieux trésor d'inconscient qui forme l'obscur idéal humain; s'ils sont l'involontaire condensation de l'âme de tout un peuple, condensation qui dépasse les échafaudages des calculs immédiats, de toute la prophétique supériorité des instincts psychiques, on peut dire qu'il importe d'avoir des dieux, d'avoir un symbole central qui soit comme la marque extérieure de la cohésion intime d'une race, d'une espèce, fût-elle aussi vaste que l'espèce humaine tout entière. Car les dieux furent l'expression toujours partielle, hélas! de l'effort de l'homme pour s'harmoniser avec l'ensemble des choses qui l'entouraient. De tous les conflits qui surgirent dans la conscience humaine cernée entre deux forces, deux droits ou deux devoirs, il sortit un dieu, un dogme, une croyance. On demandait aux dieux d'être ce point central; on voulait qu'ils fussent la réalisation concrète de cet éternel désir qui va de l'individu au Tout, du Tout à l'individu ; ils étaient la personnification de cet espoir d'équilibre qui semble être en nous d'une façon aussi absolue que l'éternelle et vacillante chute dans l'infini est imposée à notre petit monde. Qu'ils le nomment Inertie et Mouvement, Bien et Mal, Convoitise et Résignation, Animalité et Spiritualité, Bace et Humanité ou, comme de nos jours, Individualisme et Altruisme, les hommes vont, animés du mystérieux vouloir d'apparier toujours davantage le rythme de leurs oscillations. Aujourd'hui que nous avons laissé envahir notre pensée désorbitée par une multiplicité de soucis qui n'étaient pas les nôtres, que nous nous les sommes laissé imposer parce que nous avions perdu un de nos séculaires leviers de résistance, aujourd'hui nous cherchons désespérément à « corriger nos dieux», à unifier, à simplifier, symboliser notre idéal, sentant que l'union intime et forte, redevient une nécessité vitale si nous voulons échappera l'émiettement, au métissage moral qui déjà fait mine de nous stériliser. » L'homme ne discerne pas encore le vrai but dévolu à son existence et à son activité. Il lutte contre la Nature au lieu de s'y soumettre et de la servir. Une contradiction historique, terrible et mystérieuse, règne entre eux : malentendu opiniâtre et indéchiffrable. Il semble qu'une loi cruelle et permanente vise d'autresbuts queceuxauxquelsten-dent les efforts de l'humanité. L'humanité ne comprend pas le Cosmos, elle ne comprend pas les liens qui l'unissent à lui. Et pourtant elle ne sera heureuse que lorsqu'elle en aura la pleine intelligence et que «religieusement)) elle s'y soumettra. La vraie Religion, la religion idéale sera atteinte et pratiquée lorsque cette intelligence et cette soumission régneront. Le Christ, quand il parlait du Père, quand il parlait du Royaume des Cieux, de la subordination confiante aux grandes forces cosmiques cachées sous ces mots cabalistiques, n'en avait-il pas la confuse et grandiose prévision? Le Socialisme contemporain, bénéficiant des efforts accumulés à travers les temps, arrive à la notion claire de quelques-unes des conceptions primordiales qui sont au fond de toutes les intcll igences comme les lacs souterrains au fond des cavernes. Il n'en est plus à la condamnation que quelques-uns do ses adeptes ont prononcée contre la Religion à une époque où ils ne voyaient celle-ci que sous la forme concrète et étroite des cultes positifs et do leurs abus redoutables. Il est descendu plus loin dans les abîmes et en a rapporté des idées plus larges et plus justes. Il comprend que la force religieuse est en nous comme la force juridique, comme la force artistique, comme la force morale, comme la force sociale, et que vouloirla supprimer, c'est tenter l'impossible. Chacun de nous contient une parcelle du Divin. Mais ce Divin doit être compris en dehors des organisations positives, en dehors des églises et des hiérarchies, en dehors des sacerdoces et des papautés. Toutes celles-ci n'ont été qu'un réseau superfétatoire, compliqué et transitoire, enserrant l'ensemble et lui enlevant la noble et féconde indépendance de ses mouvements. C'est un attirail de vêtements lourds et d'ornements couvrant, cachant, gênant le vrai corps, harmonieux et robuste, et dont la nudité seule est belle. Aussi le Socialisme aime-t-il à revenir à la simplicité primitive et à chercher l'idée ensevelie sous les tombeaux pompeux et derrière les architectures qui les écrasent. Le Sermon sur la Montagne, tel que le prononça le Christ, tel qu'il apparaît clans l'Evangile rustique de Mathieu, n'a rien de l'appareil enchevêtré du catholicisme parvenu à sa maturité fléchissante. Il ne parle pas d'Eglises, il ne parle pas d'hiérarchie. Quand autour de lui on a abattu toutes ces broussailles, on le retrouve simple et nu comme le corps du Sauveur lui-même surgissant du sépulcre pour prêcher durant quarante jours encore et monter vers les cieux. Jésus fut un génie résumant une situation, avec cette caractéristique, sublime et étrange, que cette situation était non un présent mais un avenir. Le Sermon sur la Montagne, libéré de tous travestissements, est une grande œuvre que le Socialisme a le droit de revendiquer comme faisant partie de son vaste patrimoine. Il a le droit d'aller prendre cette arme puissante dans l'arsenal de ses adversaires et de la faire servir dans sa guerre contre l'iniquité. Lui seul peut accomplir les promesses faites par le Christ, lui seul est en mesure, après deux mille ans, de faire honneur à la traite de Justice que Jésus a souscrite alors, qu'il a tirée sur son Père, le céleste, et de la payer au Royaume des Ci eux. TABLE Pages I. — La place du Sermon sur la Montagne dans la Bible..........1 II. — Le Seiimon sur la Montagne précurseur du Socialisme .... 27 Le Peuple Sel et Lumière du Monde. 29 La Confiance dans les Forces cosmiques ........32 La Justice immanente .... 35 Primauté de la Vie spirituelle. . 38 La Fraternité absolue .... 4-1 L'Universelle Bonté.....44 La Foi dans la Justice .... 48 L'Intégrité........53 Pages Le Mépris des Richesses. ... 55 Le Dédain des Attaques et des Calomnies ........59 La Vertu de l'Action et des OEuvres. 61 Pas d'Intolérance......G6 Ostentation! Hypocrisie. ... 69 Les Faux Prophètes.....72 L'Épouse........75 Que la Prière soit brève. ... 78 L'Oraison suprême . . . : . 81 Les Béatitudes des Humbles et des Opprimés.......84 III. — La. Religion en sa conception sociale contemporaine .... 89 Mi MlvMK AliTKtm l'ARXUOXESUR L'AVOCAT. ~ 1880. LA FORGE ROUSSEL. - 1SS1. L'AMIRAL. - I®. MON ONCLE LÉ JURISCONSULTE. IKSL LA VEILLÉE DE L'IIUISSIKR. ifk». PRO ARTE. — iSStj. LE JURÉ. - 1887." PAYSAGES JURIDIQUES. - 1«88. * EL MOGHREIt AL AKSA. use mission iif.t.ok au mahoc. — 18®. HEPTALOGIE DÉCADENTE. - 1891. QUARANTE HUIT HEURES HE PISTOI.II - tS!«. VÏE SIMPLE. —/l8S«; IMOGÈNE. — I8'.U. COMMENT ON l»E VIENT SOCrAI.JSTK.-- i£Oii. Nous )»vs.'c ; LIS RENOUVEAU \u Tin'ïV'J'U!'. )>.» presses 'le la Veuve rte Fkrdinanii Lahcikh, 5K-28, nié îles Minimes. ît Hriixelles.