AFFAIRE CAMILLE LEMONNIER RÉQUISITOIRE, PLAIDOIRIES, JUGEMENT, DOCUMENTS L'ENFANT DO CRAPAUD h BRUXELLES PERDI^AN n LABCIEB 1888 WSkMâËÈ,: : ^ TRIBUNAL CORRECTIONNEL DE LA SEINE LE PROCÈS DE LE PROCÈS DE L'ENFANT DU CRAPAUD TRIBUNAL CORRECTIONNEL DE LA SEINE LE PROCÈS I)E L'ENFANT DU CRAPAOD AFFAIRE CAMILLE LEMONNIER RÉQUISITOIRE, PLAIDOIRIES, JUGEMENT. DOCUMENTS —-Mt^-ste-— BRUXELLES FERDINAND LA.RCIER 1888 TIRÉ A 250 EXEMPLAIRES SEPT SUR JAPON LE SURPLUS SUR PAPIER DE CUYE SPÉCIALE 250 exemplaires offerts par Edmond PICARD en cordial souvenir aux signataires DE L'ADRESSE REMISE PAR SES CONFRÈRES DE ItRUXELLES le 27 novembre 18S8 en ces termes : Maître EDMOND PICARD Vos Confrères vous félicitent et vous remercient de la manière dont vous avez honoré à Paris le Barreau do Bruxelles. EXEMPLAIRE N° Maître C -A et t( ei v A CAMILLE LEMONNIER EN TÉMOIGNAGE de liaute admiration pour l'artiste ET do fière estime pour l'homme EN ATTENDANT L'INÉVITABLE RÉHABILITATION D'UNE OEUVRE actuellement outragée par les ignorants, les impuissants, les euvieux, qui obtiendra du Temps LA JUSTICE Son Avocat, son Ami, son Confrère, Edmond PICARD. Bruxelles, 1" Décembre 1888. RÉQUISITOIRE, PLAIDOIRIES JUGEMENT RÉQUISITOIRE de Monsieur le Substitut EYRAUD. Messieurs, ce n'est pas sur l'ensemble de l'œuvre littéi 'aire de M. Camille Lemonnierque nous avons aujourd'hui à porter un jugement. En ce qui me concerne, j'avoue humblement queje serais incompétent pour aborder cette tâche. De M. Lemonnier, je ne dirai rien que vous ne sachiez déjà. Il est au premier rang des écrivains de son pays. Sa noto. riété à Paris n'est pas moins établie qu'en Belgique, et tout le monde s'accorde à affirmer sa probité littéraire. Ces renseignements seront d'ailleurs confirmés par la voix autorisée de son éminent défenseur; c'est vous dire do quelle haule estime jouit auprès de ses concitoyens M. Lemonnier comme écrivain et comme liomme. Le 30 juin 1888, le journal le Gil Blas a publié, en tête de ses colonnes, un article de M. Lemonnier ayant pour titre : L'Enfant du Crapaud. Le Parquet a pensé que cette publication constituait itn outrage aux bonnes mœurs, et c'est pour répondre à cette inculpation que MM. Lemonnier, auteur de l'article, et Déroulé, gérant du journal, comparaissent en ce moment devant vous. M. le substitut définit l'outrage aux bonnes mœurs d'après la loi de 1882, puis il ajoute : En pareille matière il ne faut pas pousser le rigorisme à l'excès; le licencieux et le grivois ne sont pas bannis de notre littérature française, et nos pères ont souvent ri en lisant les récits joyeux de nos brillants écrivains. Nous sommes en France et nous ne devons pas oublier que le rire est la qualité primordiale de notre caractère national. Mais n'oublions pas non plus que, malgré tout et tous, la langue française restera toujours la langue par excellence, dans laquelle on peut tout dire, avec la délicatesse et le vernis artistique qui ne blessent jamais le goût. Je ne veux pas citer d'exemples qu'il me serait facile de trouver. Qu'il me suffise de vous rappeler seulement notre grand Rabelais. Pantagruel! que n'a-t-il pas dit, que n'a-t-il pas fait? Pourrait-on lui appliquer de nos jours les dispositions delà loi de 1882? Non, parce qu'il a la finesse, la délicatesse de la forme, toujours parfaite. EU bien, voyons si M. Lemonnier se présente aujourd'hui devant vous dans ces conditions. Voici quelques passages de l'article : l'enfant du crapaud « C'était, en terre de Borinage, un coron misérable, quatre vingts à cent familles ravagées par la grève qui s'éternisait. Depuis vingt-sept jours, le Crapaud chômait; on mangeait les derniers pains et les dernières petotes; et tout seul, là-haut, sur sa butte — avec sa cheminée sans fumée, ses hautes fenêtres mornes, l'énorme silence de ses entrailles — le charbonnage avait l'air d'un supplicié par dessus la tristesse du pays. » Le jour, jusqu'à midi, les hommes à croupettes sur les seuils, paressaient, veules et stupides. De porte à porte, quelquefois un mot volait, bref, toujours le même, et qui s'écrasait dans des jurons : « Faudra donc crever ! » Et on était décidé, on ne céderait pas, on irait jusqu'au bout. » Des vieux seuls, sur leurs faces de misères avec leurs ans debout derrière eux, étaient pris de défaillance. Ils parlaient d'autres grèves sans nombre, et qui toujours, après des famines, s'étaient achevées dans l'acceptation résignée. Alors, sur leurs chefs chenus, des poings se tendaient : « — Bon, que vos êtes les vi ! Nô sommes d'eun aute bois. Il s'fait temps que la justice soit pou' tos ! » » Ensuite, l'après-midi semblait ne devoir jamais finir. Par bandes, le coron, hommes et femmes, gagnait les villages : comme des sauterelles, on s'abattait sur les cultures ; on fouillait le sol, on extirpait la plante des pommes de terre, déjà pourrissante sous le jet des tiges vertes. Et ensemble, en des salles de cabaret, en des aires de grange, aux acculs des bois, — les mères heurtant leurs ventres où, comme le germe en la terre, fructifiait de l'humanité, les mâles aboyant leurs colères vers les sourds horizons, caducs, fourbus, squa-lides, — on s'anuitait en des meetings pour s'exhorter à la résistance. Tout le pays, à cinq lieues, tenait la grève; mais, dans la détresse générale, chaque coron, et dans les corons chaque logis gardait sa peine, fermé à celle des autres, tous unis seulement dans un noir entêtement à mourir, s'il fallait mourir. Et des gens, la crampe au ventre, avec des affres, sous les plombs solaires s'affalaient, qu'on regardait tomber et qu'on ne secourait pas. » Les jours venant après les jours, il arriva qu'on ne sut bientôt plus comment prolonger la grève. — a Cor si c'était qu'on aurait un chef pou' nôméneret leur zy dire c'qu'on voudrait, » déchantaient ils. » Mais livrés à eux-mêmes, l'abattement les vidait. Dix gars, parmi les plus résolus, avaient été cueillis dans une rafle comme ils pillaient la maison d'un porion. La maison, ensuite, la nuit suivante, s'éventrait, fracassée par la dynamite, et deux charbonniers encore, sur la dénonciation du porion, étaient emmenés par les bonnets à poils. C'était la force vive du coron qui disparaissait. » Sans la Marcelle, une grande brune, gueu-larde et débraillée qui, sur la chaussée, tenait un cabaret — Au violon — et soufflait la révolte dans les narines de ce peuple las, excédé de misère 1S et d'opprobre, peut-être on se fût rendu. Décheve-lée, rogue, liognante, ses mâchoires toujours choquées dans des huées à l'adresse des patrons, les prunelles félines et dardées sous un front cruel, elle couraillait au long des portes, ameutant les femmes, préhendant les maris, et, quand la maréchaussée caracolait aux alentours, lui bavant ses outrages, les poings dressés, son maigre torse en avant, toute secouée de vieille haine contre ces soutiens de l'autorité. Une hérédité de plèbes opprimées, — races sur races infiniment gueuses et misérables, en ce paquet de muscles et de nerfs fouettés, bouillonnait et s'exaspérait. Elle incarnait la revanche des siens martyrisés en d'obscurs supplices, toujours plus loin, jusque dans les temps. » Je passe, Messieurs, ce qui suit en le résumant. La Marcelle veut empêcher les ouvriers de cesser la grève. Les ouvriers, lassés, épuisés, n'ayanl plus de ressources, veulent retourner au charbonnage. Voici ce qu'elle imagine : « En cette obtuse cervelle, une soudaine et scélérate entreprise avait germé, au prix de laquelle un jour encore serait acquis à la révolte du coron et qui peut-être, des tendresses aboutées de ces désespérés, allait faire jaillir du même coup, avec l'humaine semence enfin féconde, le vengeur trempé de fiel et de colère qu'ils appelaient. Il y eut une hésitation ; la masse oscillait sans comprendre, subissant toutefois le magnétisme de ses furieuses et énigmatiques prunelles, grisée à son rire de ribaudequi, d'une oreille à l'autre, lui fendait ses joues pileuses et masculines. Puis une curiosité, une joie de s'étourdir un moment, le besoin d'une ribote, quelle qu'elle fût, en leurcrou-pissement de détresse, les lança à ses talons, tandis que marchant à grands pas devant eux, les bras gesticulant par dessus sa tête, elle fendait la rue, tragique, forcenée, en un vent de démence. » Debout sur son seuil, elle les fit passer, les comptait de peur qu'il en manquât, et quand ils furent entrés, tumultueux et mornes, elle se pencha encore, cria après les deux charbonniers qui, les bras mous, leurs outils reposés à terre, discutaient s'ils suivraient les compagnons ou s'ils s'en retourneraient à la bure. A leur tour, ils arrivèrent. Elle serra le volet, mit le verrou et, leur vidant les poivres et les lies de quelques fonds de bouteilles restées sur la planche : » — Vos êtes tos des vaurins, d'la canaille, d'la chair à engraisser l'patron. Moi, j'suis qu'une p... V'ià ma peau. Mangez d' sus le pain du plaisir. J'en ai pon d'aut' à vo donner. J' vô 1" donne ed' bon cœur. Et s'i vient, el fieu qu'ont pas seulement su m' donner mes trois maris, — c' sera l'éfantde la grève, on en fera 1' chef du Crapaud! » - Voici maintenant le passage final incriminé: « Elle attira une table et se coucha dessus, les bras pendants. » Devant l'extraordinaire offrande, une stupeur les matait, hébétés, regardant toujours, dans la pénombre de la chambre close, sous le mince filet de lumière poudroyant par la Assure du contrevent, ce grand corps brun, écartelé en l'attente du stupre consenti. Puis, une à une, les faces ar-doyèrent; du sang leur gîcla la congestion aux paupières; leurs mains, devant l'obscène vision, étaient secouées d'un tremblement. Et tout à coup un petit être chafouin et bancal, au front de bouc, lui bondit à la ceinture, fouaillant cette proie chaude. Ce fut ensuite la bestiale et anonyme - ruée d'une foule en qui la virilité réveillée cinglait les phosphores. Dépoitraillée sous les chocs, ses fauves tétines remuées par dessus les osseuses maigreurs du torse, — son flanc de sèche cavale, et noir comme la bure, fumant sous de bouillantes et torrentielles sèves, — elle râlait sa peine et son espérance — 1'éfant ! 1'éfant ! — maternelle et cynique, victime expiatoire qui, sur l'immonde autel combugé par le flux des races, volontairement se livrait aux soifs d'amour et d'oubli des las-de-vivre. » Enfin il n'en restait plus qu'un, un pauvre -invalide de la fosse, une pitoj'able carcasse béant par les trous du haillon, et toute délabrée, pantelant sous le faix d'un demi-siècle de hontes bues : » — Et toi ? interpella la sinistre Veuve. » Alors, gravement, comme on accède à une communion pie : » — Ben ! si c'est pou 1' chef, j' veux ben. » Le Crapaud chôma encore pendant trois jours. » C'est un tableau obscène que M. Lemonnier nous dépeint dans tous ses détails, et je ne crois pas qu'après la lecture de son article on puisse dire que ladélicatesse de la formeet le choix des mots en font oublier le caractère d'obscénité. On nous citera les poursuites intentées contre l'œuvre de Flaubert, Mme Bovary. Cette œuvre et d'autres œuvres réalistes, si elles contiennent quelques scènes équivoques et des hardiesses, sont relevées par le fini de l'exécution. C'est dans un intérêt de conservation sociale que nous demandons aujourd'hui la condamnation du Gil Blas, qui voudra bien me pardonner de l'avoir laissé jusqu'à ce moment au second plan. C'est que, malheureusement, avec le Gil Blas nous n'en sommes plus aux premiers rapports, et il convient de faire aujourd'hui à un étranger les honneurs de la maison. (Rires.) Quoique M. Lemonnier soit Belge, il envoie des articles à Paris, et il ne peut, ignorer la responsabilité qui lui incombe du chef de la publication de ces articles; et sises audaces peuvent trouver grâce devant la justice de son pays, qu'il me permette de dire —c'est mon intime conviction — qu'il ne se trouverait pas un seul magistrat français pour prononcer son acquittement. Il ne faut pas craindre de condamner des écrits dont la crudité de l'expression augmente encore la nudité du fond. Ce n'est pas la liberté de la presse qui est en jeu. Quand la liberté dégénère en licence, quand elle abuse de ses droits, au nom de cette liberté même, au nom de la société blessée, le ministère public a le droit de vous demander, messieurs, d'intervenir pour que les écrits délictueux, et particulièrement les journaux qui les reproduisent et se répandent dans les familles, où iJs sont exposés à être dans toutes les mains, ne viennent pas troubler la pureté du foyer et jeter des idées malsaines dans cette société que nous avons le devoir de défendre, de protéger et aussi d'améliorer. Maître CLUNET Messieurs, M. Camille Lemonnier a écrit dans le Gil Blas un article dont vous avez entendu la lecture tout à l'heure ; cet article est assurément d'une couleur vive et chaude, mais assurément aussi, il ne constitue pas un délit. Il y a eu un douloureux étonnement, l'honorable organe du Ministère Public le constatait tout à l'heure, dans la presse entière et dans le monde littéraire lorsqu'on a appris qu'un écrivain qui est classé dans son pays, comme en France, parmi les plus puissants, était arraché à son foyer et déféré à un tribunal correctionnel sous la prévention d'immoralité ! M. Camille Lemonnier, messieurs, dont la plume convaincue ne connaît qu'une préoccupation : l'art, l'art toujours, l'art quand même, l'art exclusivement, Camille Lemonnier, qui a pu écrire justement — et cette opinion a été ratifiée par tous ceux qui l'ont lu, et ceux-là se nomment légion, — cette fière déclaration : « J'ai pour nie défendre contre le soupçon d'immoralité l'intégrité de ma conscience et la dignité d'une vie sans compromis. » Mais si je puis affirmer l'innocence juridique de Camille Lemonnier, ce n'est pas à moi qu'est échue la tâche de vous la démontrer. Dans un instant,, une voix plus puissante que la mienne va s'élever en sa faveur. Vous avez bien voulu permettre à un défenseur digne de lui, à un de ses meilleurs amis, confident de ses pensées littéraires, de l'assister à cette barre; vous avez permis que Camille Lemonnier fût défendu par Edmond Picard. Les deux défenseurs s'associent dans un sentiment de reconnaissance envers le tribunal pour le remercier de l'usage très gracieux qu'il a fait de son pouvoir en cette circonstance. Me Edmond Picard, avocat à la Cour de Cassation de Belgique, n'a pas besoin d'être présenté dans ce grand Palais de justice de Paris; il y est connu et apprécié de nous tons depuis longtemps. La sympathie qui s'attache à son nom y est telle, qu'o;i dirait presque que c'est un des nôtres, et que son grand talent nous appartient. Ses œuvres sont sur notre table et dans notre mémoire. Qui de nous n'a pas consulté les Pandectes Belges ? Qui de nous n'a pas lu et relu le Paradoxe sur l%avocat ou la Forge Roussel 1 Ah! si je n'étais pas gêné par son voisinage, je serais bien capable de me livrer à une petite trahison. A l'occasion de son « Paradoxe sur l'avocat », notre très illustre et très regretté bâtonnier Allou lui écrivait une lettre que j'ai eu l'indiscrétion de lire, el dont j'ai retenu ces lignes : « Après vous avoir lu, je ne sais ce qu'il faut le plus louer en vous, ou do l'élévation de la pensée ou de la noblesse de la forme. » La modestie de Picard ne me pardonnera peut-être pas ; mais je n'ai pu résister à la tentation de vous le présenter sous les auspices de l'un des plus grands d'entre nous. Ma tâche est finie, la sienne va commencer ; nous pouvons toiis nous réjouir de la bonne fortune qui nous est échue aujourd'hui. ; PLAIDOIRIE de Maitre EDMOND PICARD Je vous remercie, mon cher Confrère, du bien que vous venez de dire de moi. Trop, assurément. Beaucoup trop. Cela tient à votre grande amitié. Vous êtes allé, dans l'expression de ce que vous pensez de moi, au delà de la limite du vrai. Je vais tâcher de ne pas laisser protester cet éloge, mais je n'espère pas y réussir. Je ferai de mon mieux. Je remercie bien sincèrement le Tribunal de m'avoir permis de défendre mon ami devant mes Confrères du grand Barreau de Paris, que je connais et que j'aime. Oui, je viens ici comme ami de Camille Lemon-nier. Amidepuistoujours. Depuisnotreadolescence, l'un à côté de l'autre travaillant à une œuvre commune, la littérature, dont Camille Lemonnier, — Mc Clunet vous le disait tout à l'heure avec raison, et l'honorable organe du Ministère Public le confirmait, — est le chef dans notre paj'S. Camille Lemonnier est un grand écrivain, à notre jugement belge, et désormais au jugement des étrangers car cette gloire a passé notre frontière. Témoin de sa vie, je pourrais en répondre, et, s'il m'était permis de me porter ici caution, je le ferais de tout mon cœur. Il s'agit d'un prétendu outrage aux bonnes mœurs émanant d'un admirable artiste dont la vie est probe, simpleet vaillante ! Jamais chez nous, sauf peut-être de misérables envieux, nul n'aurait osé affirmer pareille chose. Il y a trois semaines, nous étions chez lui ; il s'agissait d'une fête intime entre camarades, entre soldats qui prennent part au même combat : c'était le vingt-cinquième anniversaire de son premier livre. Nous étions réunis dans son intérieur modeste, une maisonnette au coin d'un bois près de Bruxelles, à La Hulpe. Il y avait là sa femme charmante et respectée. Et chacun disait : ï Mais ce procès, c'est le procès de notre art. L'Enfant du Crapaud est une œuvre violente, certes, brutale dans l'expression de certaines pensées, mnis élevée toujours et artistique. Ce n'est pas un délit! On frapperait Lemonnier de prison ou même d'amende? C'est impossible ! Vous irez à Paris, non pas faire une défense, mais donner une explication et faire comprendre — je le ferai dans la mesure de mes forces — ce qu'est une des expressions les plus vigoureuses de notre art belge. » Cet art, messieurs, est différent du vôtre, il faut vous pénétrer de cette vérité. Et je me suis demandé si tout en ce procès ne résiderait pas dans un malentendu de nation à nation au sujet d'une question de littérature? Je vais m'efforcer de vous dire nos pensées belges là-dessus. Ce n'est pas en avocat que je parle; j'aurais vraiment trop peur de la comparaison qu'on pourrait établir entre mes Confrères du Barreau parisien et moi. Ce n'est pas non plus en ami, quoique j'en porte ici le titre; je craindrais d'être trop partial pour mon vieux camarade. Je vais tâcher de parler en homme, un peu en artiste, et surtout en Belge, puisque c'est pour défendre les intérêts belges que je me présente. Étranger je suis, et je souhaite vous le paraître autant que je le suis, parce que cela explique la langue que je parle, la même que la vôtre par l'extérieur, mais non pas la vôtre par les pensées et leur manifestation. Je voudrais vous paraître aussi exotique que possible. Nous sommes si différents de vous, quoique si près. On s'imagine que nous sommes les mêmes. Non ! Nous aimons beaucoup votre patrie; notre hospitalité l'atteste; les artistes et mes Confrères du Barreau qui sont ici pourraient vous le dire. Mais si nous vous admirons beaucoup, nous entendons ne pas ê're confondus avec vous et nous voulons rester franchement, ouvertement, énergiquement ce que nous sommes : des Belges flamands-wallons. J'avoue que notre étonnement a été profond, en Belgique, quand nous avons appris que Camille Lemonnier était inculpé. Cet article avait été lu chez nous; le Gil Blas s'y vend (je l'ai demandé à sou administration) à un millier d'exemplaires tous les jours, dans les gares et dans les kiosques. Il n'est venu à l'esprit de personne que l'Enfant du Crapaud fût un écrit qui pût être poursuivi. L'opinion publique française, je me hâte de le dire, a eu, elle aussi, en ce qui concerne l'œuvre et l'homme, l'appréciation qui me paraît être la seule juste, et je la remercie vivement, avant de défendre l'œuvre elle-même, d'avoir conservé, au moment où l'attitude.du Parquet commençait à la faire chanceler chez nous, cette conviction que la France était en cette occurrence, comme toujours, généreuse et élevée. En même temps qu'on instituait contre Camille Lemonnier une poursuite, on y impliquait pour un article paru la veille un écrivain français; et tandis que l'ordonnance de la Chambre du Conseil a absous celui-ci, elle 'a renvoyé l'auteur belge devant votre tribunal. Comment se fait-il qu'entre le national et l'étranger ce soit l'étranger qui ait été choisi comme victime ? Cela n'est pis en harmonie avec vos allures chevaleresques. L'autre article était pourtant très vif, on l'assure. Il avait pour titre : « ^lsswes ou Debout », et comme il était de M. Toché, signant sous le pseudonyme Gavroche, un parisien, choqué de sa hardiesse, avait dit : C'est une vraie Tochonnerie {Rires). Un interviewer questionnant une demoiselle de magasin qui se ^plaignait d'être toujours debout lui parlait de positions multiples plus com- modes, trente-six!... jadis usitées, notamment sous l'Empire, en l'an 69..., disait-il. Bref, il y avait là une série de sous-entendus très lascifs et très clairs, m'a-t-on dit, car je dénie en ces matières une compétence... que je ne confesserais pas même si je l'avais. (Rires.) Le Parquet avait à choisir entre Toché et Lemonnier. Il a demandé grâce pour Toché. Il a dit : « Nous voulons Barabas. » Et il a livré Lemonnier, l'étranger, au crucifiement. C'était si étrange, si peu conforme à votre ordinaire, que je me suis demandé s'il n'y avait pas eu erreur au début sur la nationalité de mon compatriote? On peut, dans les Parquets, ne pas connaître tous les littérateurs. (Rires.) On avait pu y croire que Lemonnier était Français. En effet, chose bizarre ! Il y a dans le dossier un bulletin de renseignements qui impute au prévenu non seulement l'Enfant du Crapaud, mais, chose plus grave en ces temps de partageux, la propriété d'un immeuble, sis rue Hauteville, à Paris, rapportant 15,000 francs de revenu par an ! Renseignement inexact, qui ne peut concerner qu'un Lemonnier français, et c'est probablement cet heureux propriétaire qu'on a cru déférer à votre justice. A moins, pour reprendre une politesse de M. le Substitut, que ce ne soit pour lui faire les honneurs de la maison.... de justice. On n'est pas plus hospitalier. (Rires.) En ce qui touche l'appréciation en Belgique de l'œuvre incriminée, il est bon de dire que nous aussi nous avons des lois qui punissent l'outrage aux mœurs. Nos textes sont même plus sévères que les vôtres, car vous ne frappez que I'outrage aux mœurs, et nous tout ce qui est simplement « contraire aux bonnes mœurs ». Champ bien plus vaste donc pour la répression. Voici les articles de notre Code pénal : « 383. Quiconque aura exposé, vendu ou distribué des chansons, pamphlets ou autres écrits imprimés ou non, des figures ou des images contraires aux bonnes mœurs, sera condamné à un emprisonnement de huit jours à six mois et à une amende de 26 francs à 500 francs. — 384. Dans le cas prévu par l'article précédent, 1'auteur de l'écrit, de la figure ou de l'image, celui qui les aura imprimés ou reproduits par un procédé artistique quelconque, sera puni d'un emprisonne- ment d'un mois à un an et d'une amende de 50 fr. à 1,000 francs. » Si donc l'Enfant du Crapaud avait semblé, en Belgique, simplement « contraire aux bonnes mœurs », Lemonnier aurait pu être poursuivi. Or, on ne l'a pas poursuivi. Et cependant, récemment encore, des ouvrages qu'on peut considérer comme contraires aux bonnes mœur.-. à la façon dont on l'entend chez nous, ont été rigoureusement frappés par nos Cours d'assises. Lemonnier pouvait s'attendre à d'autant moins d'indulgence en Belgique que son œuvre se doublait de socialisme, et que le moment est mal choisi pour se risquer de ce côté, où notre police est ombrageuse. Je rappelle, à cet égard, les événements qui se sont produits chez nous en 1886; des grèves éclatèrent, prirent un caractère violent, sauvage, destructeur, incendiaire, dans le pays de Charleroi notamment. En raison de ces souvenirs récents, il semble qu'un écrit se présentant avec le caractère politique que vous avez aperçu dans la description de la grève faite par Lemonnier était très exposé à des rigueurs et que môme un prétexte suffirait. Malgré cela, je le répète : il n'y a pas eu de pour- suite. C'est important à noter dans la cause, car vous n'avez pas seulement à apprécier la matérialité du fait, mais l'intention de l'écrivain ; et l'opinion de sa justice nationale sur la nature, la portée, le caractère licite ou illicite de l'œuvre doit être à cet égard prépondérante. Quelle a été, en réalité, l'intention de l'écrivain? Vous avez fait tantôt allusion, M. le Procureur de la république, à Germinal, à l'Assommoir, à La Terre. Lemonnier, jugeant de loin, a pu se dire que, puisque ces livres circulent librement en France, puisque Zola peut dire ce qu'il y a dit, poussant, tel qu'un dogue, ses abois formidables, les uns, admirant, les autres critiquant, mais la Justice laissant tout passer, Lemonnier, dis-je, a pu croire que les extraits que vous avez lus tout à l'heure de l'Enfant du Crapaud, ces quelques lignes (car il n'y a que quelques lignes, à la fin, qui vous émotionnent et vous font rougir), ne seraient pas plus incriminées que vingt passages des romans que je viens de citer, connus de tous et d'une crudité inégalable. Ce serait, sinon, un piège que vous auriez tendu à l'écrivain étranger, un véritable abus de confiance l'induisant en une sécurité trompeuse. L'œuvre a été créée, en Belgique, par Lemonnier, avec sa nature de Belge et de Flamand. Il serait vraiment à souhaiter pour lui, comme pour nous, que le tribunal voulût bien oublier la proximité de nos deux pays, et que vous pussiez rendre votre jugement comme vous jugeriez un Russe qui aurait écrit son œuvre en Russie, un Américain qui l'aurait écrite aux Etat-Unis. Je crains, si vous ne tenez pas compte des nuances graves qui nous distinguent, Français et Belges, que vous ne nous jugiez trop en Français. Lemonnier ne vient pas souvent en France : il se rend deux ou trois fois par an à Paris. Pour la première fois, il va s'y établir pendant trois mois : cela ne lui était jamais arrivé; il a toujours été chez vous un passant. Dans ces conditions, prenant de chez nous, par dessus voire frontière, sur Zola entre autres, la mesure de ce qu'il pouvait faire, il compose son œuvre; il pousse — pour continuer ma comparaison de tout à l'heure — un très léger aboi en comparaison des rugissements naturalistes du grand écrivain dont j'ai parlé; cet aboi est entendu en France et Lemonnier est immédiatement poursuivi comme un chien dangereux! Étonnés nous fûmes, je ne saurais assez le dire. D'autant plus que cette œuvre a été imaginée, écrite, composée, non pas môme à Bruxelles, mais à la campagne, dans la maisonnette de La Iiulpe, au milieu des terriens, avec toutes les impressions qui peuvent résulter de la solitude, de la rusticité et des bois. Ne croyez pas que Lemonnier soit venu l'apporter ici. J'ai dans mon dossier le reçu de la poste constatant l'envoi du manuscrit sous pli chargé qu'il a fait de là bas, tranquille, et sans prévoir le tapage et l'orage judiciaire qui allait éclater. L'écrivain a jugé d'après les idées de chez lui, combinées avec ce qu'il savait de la grande tolérance qui règne dans votre Paris; il a envoyé l'article pour qu'il parût dans le journal Gil Blas, à Paris, c'est-à-dire loin de chez lui. Il a laissé aux publicistes de Paris qui avaient à le publier dans leur journal le soin de l'apprécier. Il n'a reçu ni observations ni avertissement. Il a donc cru, il a dû croire que tout était licite et régulier. Et, dans tous les cas, si on a jugé à propos de publier, cette appréciation toute parisienne ne le regarde pas. Dans ce procès, où vous devez surtout rechercher l'intention, qui est l'élément dominant, pour- rait-on, dans ces conditions, dire que Lemonnier est coupable et le frapper? Vraiment, s'il y avait un partage de respon-sabil:té à réclamer, il faudrait distinguer entre l'auteur et l'éditeur. L'auteur n'est pas plus coupable en envoyant son manuscrit de Belgique que le serait un Russe envoyant une œuvre de Moscou, ou un Américain envoyant la sienne de Bnston. L'écrivain étranger ne peut être responsable ni comme auteur, ni comme complice, de ce qui se lit à Paris, et de ce qui est publié. Il juge chez lui d'après les idées et les mœurs de son pays. Il ne peut apprécier que très approximativement ce qu'on en pensera dans une capitale étrangère. Je ne voudrais pas traiter ici une question de droit qui aurait l'air d'une fin de non-recevoir ; mais je dois signaler au tribunal qu'il y a lieu de rechercher si le fait d'avoir écrit VEnfant duCra-paud hors frontières tombe sous le coup de votre loi pénale? Je ne connais pas assez celle-ci pour me prononcer. Vous êtes jurisconsultes. Vous déciderez. En Angleterre, on a tout récemment poursuivi les livres de Zola et on les a condamnés. Mais dans quelles conditions ! Chose curieuse, on n'a pas songé à mettre en cause Zola lui-même ; on n'a poursuivi que ses éditeurs. Et, en effet, !e juge anglais devait se faire ce raisonnement : Zola écrit en France ; ses compatriotes, en général, ne protestent pas contre ses ouvrages; on ne le poursuit pas; il y a tout au plus sur son œuvre des appréciations diverses, des controverses ; on la trouve belle ou laide, artistique ou non, suivant les tempéraments, mais, en toute hypothèse, elle est admise en France avec ses écarts. L'éditeur qui publie le livre en Angleterre, celui là est un Anglais, on peut le juger d'après les idées anglaises ; par conséquent, c'est l'éditeur qui doit être poursuivi, et l'éditeur seul. On a pu lire à ce sujet dans les journaux des observations intéressantes. En voici un échantillon pris à l'Indépendance belge : « La cour centrale criminelle s'est occupée aujourd'hui des poursuites pouroutrage aux mœurs dirigées contre les frères Vizit.elly, éditeurs des traductions anglaises de Nana, de la Terre et autres œuvres de M. Emile Zola. Le sollicitor général, sir Edward Charke, ayant donné lecture de plusieurs passages de la Terre pour justifier l'accusation, le chef du jury a fini par l'interrom- pre en s'écriant : « Epargnez à nos oreilles de pareilles ordures ! » Comprenant qu'ils risquaient d'être condamnés avec une extrême rigueur, — la loi poussant le maximum de la peine jusqu'à 10 ans de travaux forcés, — les frères Vizitelly ont renoncé à plaider non coupables. Ils ont avoué l'obscénité de leurs publications et sollicité l'indulgence de la Cour, s'engageant à retirer de la circulation les publications incriminées et à ne plus éditer désormais de traductions de Zola. Moyennant quoi la Cour les a condamnés seulement à 100 livres d'amende et à 200 livres à titre de caution, total 7,500 francs. C'est pour rien. Il y a eu plusieurs incidents amusants au cours des débats. Il faut noter les protestations du juge, sir Thomas Chambers, quand l'avocat s'est permis de qualifier M. Emile Zola de grand écrivain. » Thomas Chambers! Qu'est-ce que c'est que ça? Et de quoi se mêle-t-il,ce Chambers? Qui êtes vous donc, et qui entendit jamais parler de vous, qui traitez ainsi un grand homme? En Belgique donc, au jugement du pouvoir judiciaire, il n'y avait pas lieu à poursuite contre l'Enfant du Crapaud; l'appréciation du pouvoir judiciaire a été différente en France. Permettez- moi, messieurs, d'examiner rapidement comment on peut expliquer ces diversités entre nos deux pays. Chez nous, les artistes professent, en général, l'opinion que la liberté de l'écrivain doit être absolue. Des inconvénients peuvent résulter de cette manière de voir, mais ils seront toujours moindres que ceux résultant d'une répression qui, le passé le prouve, n'a jamais su se maintenir dans une raisonnable mesure. On objecte vainement qu'on ne poursuivra que dans les cas vraiment légitimes. A ceux qui font pareille réponse on peut dire : Qu'avez-vous fait jusqu'ici? Faut-il vous rappeler les poursuites, qu'à distance nous ne comprenons plus aujourd'hui, contre Flaubert, contre Prou-dhon, contre les Goncourt, contre Baudelaire condamné pour six poëmes désormais considérés comme chefs d'œnvre et qu'on publie partout librement? Flaubert fut acquitté et ce fut, je puis le dire, un bonheur pour... ses juges. Aujourd'hui, ce no sont plus ces écrivains qui apparaissent comme prévenus; ce sont les magistrats devant lesquels ils ont comparu. Le banc du ministère public était alors occupé par M. Pinard. Eh bien ! malgré les grands souvenirs qu'il a laissés comme homme et comme magistrat, il y a je ne sais quel souvenir baroque qui est resté attaché à son nom, uniquement pour avoir requis la condiimnation. C'est là, messieurs, une leçon à méditer. Plutôt que d'exposer les magistrats à faire fausse route, mieux vaut laisser à l'écrivain son indépendance, d'autant plus que jamais les lois de répression n'ont empêché l'Art de se manifester. Il est incompressible. Je parle de l'Art. Mais ni moi, ni jamais un artiste digne de ce grand titre, n'ont confondu l'Art et la Pornographie. Contre les écrits pornographiques, les dispositions de la loi sont légitimes; la loi doit punir ceux qui n'ont d'autre but que d'exciter la basse sensualité par des représentations lubriques. Mais quand il s'agit, au contraire, d'écrivains qui, dans leur belle et féconde liberté, entraînés parleur inspiration, par la force en quelque sorte organique du sujet qu'ils croient tenir et qui les tient, arrivent fatalement, dans le développement qu'ils donnent à leur pensée, afin de lui conserver toutesa puissance et d'obtenir la plus grande émotion possible, à donner des détails qu'on appelle après coup et en les isolant arbitrairement, des détails obscènes, j'affirme sans hésiter et dans la pleine tranquillité de ma conscience d'honnête homme que ces hommes-là font de l'Art et que vous ne les empêcherez jamais d'en faire dans les mêmes conditions. Condamnez Lemonnier et je vous prédis qu'il recommencera. Comme artiste, il ne pourra pas s'empêcher de recommencer. Car il subit, comme ses pareils, les artistes de tous les temps, l'impulsion irrésistible d'une force intime qui les pousse à développer leur pensée sans dissimulation, dans sa pure et grande nudité, belle et pure comme celle de la statuaire antique. Seules les âmes étroites et faciles à la corruption y voient à redire. (Marques d'approbation.) Un curieux s'est amusé à prendre dans Shakespeare toutes les idées et tous les mots obscènes ; quand on les lit les uns à la suite des autres, c'est tout simplement révoltant. Mais dispersés dans l'œuvre du grand dramaturge, ils font partie du développement de ses conceptions admirables, et dès lors l'impression qui résulte de l'ensemble de l'œuvre ne révèle pas, faut il le dire? une obscénité. La justice n'a pas à mettre un bâillon sur la bouche sacrée de l'artiste. Elle n'a pas à lui passer au cou un lacet pour l'étrangler. (Marques d'approbation.) Voilà l'indépendance de l'écrivain avec sa dignité et sa haute raison d'être. Les lois positives l'ont-elles admise avec ce caractère absolu ? Dans la plupart des Etats européens, il y a des dispositions légales qui punissent « l'outrage aux mœurs ». Le législateur a préféré faire courir à la justice le risque de se tromper en frappant l'œuvre d'art, plutôt que de laisser entière licence aux porno-graphes. Cela fait au juge une situation parfois fort embarrassante. Je me mets dans la situation du » magistrat en présence d'un délit dont la définition est si vague, dont la détermination, au premier abord, est si difficile, le Ministère Public vous le disait tout à l'heure avec raison. Cependant il faut qu'il s'en tire. Le juge doit bon gré, mal gré, rechercher quels sont les éléments logiques et utilement pratiques de la distinction entre l'art et la pornographie. Où cela commence-t-il ? Où cela finit-il? Appliquons-nous y. Il y a une remarque à faire tout d'abord : c'est qu'il ne suffit pas, d'après la loi française, d'avoir porté une atteinte quelconque aux bonnes mœurs. Vraiment la pudibonderie bête y trouverait trop son compte. Il faut un outrage, c'est-à-dire une atteinte violente, qui crie répression. C'est ce qu'indiquait Me Chaix d'Est-Ange dans sa plaidoirie pour Baudelaire : « Le mot outrage a été substitué dans la loi au mot atteinte, que portait le projet; on a compris que le mot atteinte avait un sens trop étendu; il ne suffit donc pas, pour justifier la poursuite, que vous rencontriez dans une œuvre incriminée des passages que réprouve la rigueur d'une sévérité ombrageuse et d'une pruderie trop facilement inquiétée; ce qu'il faut, pour condamner, c'est le cynisme grossier, c'est une brutalité calculée et volontairement dangereuse; en un mot, et pour rentrer dans la définition légale, il faudra que la licence ait été violemment exagérée et qu'elle ait pris le caractère d'un outrage. » Dans un autre procès récent : la Ceinture de Chasteté, le défenseur, Me Carré, expliquait, avec un grand à-propos, que le délit consistait dans la volonté de l'auteur de poursuivre l'immoralité. Voici un extrait de ce très remarquable plaidoyer : « Qu'est-ce qu'un ouvrage obscène? C'est celui qui réveille les sen-, qui allume les désirs, qui provoque des impressions voluptueuses et malsaines. Ni la liberté du langage, ni les épisodes risqués ne constituent l'outrage aux bonnes mœurs ; ce délit consiste dans la volonté de l'auteur qui recherche et poursuit l'immoralité, qui s'y plaît et s'y complaît, qui ne s'en peut détacher, qui y attire et y maintient le lecteur, qui l'en repaît, en un mot, dans L'intention accusée et persistante de faire de l'obscénité pour l'obscénité. » Voilà d'excellentes, de claires et de fortes paroles. Elles caractérisent la distinction qu'il est juste de faire entre l'écrit pornographique et celui qui ne l'est pas. Pour que l'écrit soit pornographique, celui que seul la loi veut frapper, et qu'elle a raison de frapper (ce n'est certes pas moi qui vous en détournerai), il faut l'outrage, c'est-à-dire une atteinte violente aux bonnes mœurs, au sentiment de haute et convenante chasteté que toute âme noble porte en elle. De plus, il faut l'intention lubrique, licencieuse,celle qui consiste à présenter sciemment au lecteur un spectacle obscène, pour l'en repaître, comme le disait, en une solide image, Me Carré. Voilà la pornographie, voilà le monstre à dompter. Mais quand à cette intention honteuse et méprisable se substitue l'intention artistique dont je parlais tout à l'heure, faut-il encore réprimer ? Non, non, non, jamais ! Et, en Belgique, on ne frappe jamais, alors que toujours on y frappe ce qui est pornographique. Est-ce une nuance difficile à saisir ? Y a-t-il là pour le juge une énigme qui condamnerait la thèse? Non. Rien de plus facile, les choses étant ainsi entendues. Les livres qu'on traque en Bel-gi jue ont, quand on les examine, un caractère patent de pornographie. Rien que dans les titres il y a quelque chose de révélateur. En voici une liste que je trouve dans un acte d'accusation. Car, chez nous, les poursuites de ce genre sont toujours déférées au jury. Vous vivez, messieurs, en France, sous des institutions républicaines, et bien avancées, dit-on, mais pas sous tous les rapports. Et, s'il m'est permis de vanter ma petile patrie, laissez-moi vous dire que, sous notre monarchie, nous avons, à cet égard, sur vous une petite avance, qu'on peut toujours rattraper, du reste. (On rit.) Ces livres pornographiques saisis et condamnés en Belgique, les voici : Zéphirin ou l'Enfant du plaisir-, Aventures galantes de quelques enfants de Loyola-, Vie et mœurs de Mademoiselle Cros-nel, dite Frètillon ; Réclamations des courtisanes parisiennes-, Eglè ou Amour et plaisir-, Mylord ou les bamboches d'un gentleman ; ï Enfant du trou du souffleur ; Mémoires secrets d'un tailleur ■pour dames-, Histoires galantes de deux maque-relles ; Joyeusetès galantes du Vidame de la Braguette : le Caleçon des coquettes du jour-, la Nouvelle Justine-, Julie, ou j'ai sauvé ma rose, enfin, celui-ci, dans un catalogue de librairie clandestine : Serre-Fesses. (Rires.) Yoilà de la pornographie ! messieurs du Parquet. De la vraie. De l'authentique. Ne faites donc plus fausse route à l'avenir. Instruisez-vous à cette caractéristique énumération. N'est-ce pas encore assez discernable ? Prenons d'autres exemples qui viennent tout de suite à l'esprit. Les Contes de La Fontaine, les poursuivrez- vous? Dans votre système, qui devrait atteindre sans distinction tout ce qui est licencieux, oui ; mais dans votre conscience littéraire, dans votre patriotisme de Français, non, jamais ! Ce serait un sacrilège. M. le Procureur de la République a bien voulu calmer, en ce qui concerne Rabelais et ceux qui le rééditent, les justes craintes que sa poursuite contre Camille Lemonnier aurait pu susciter. Il nous a garanti qu'on ne le poursuivrait pas, et nous voici soulagés. Mais la raison qu'il en a donnée est étrange. Il a représenté le fondateur du genre Rabelaisien comme un auteur infiniment habile en sous-entendus. (Rires.) Je connais, un peu, l'œuvre de Rabelais et je me rappelle certains passages qui, au point de vue d'un beau et viril cynisme,atteignent une crudité que Camille Lemonnier n'a jamais égalée. N'est-ce point lui, notamment, qui traite, en un chapitre joyeusement célèbre, des torche... Je n'ose en dire davantage. (Rires.) Il est dans la pensée de tous ceux (et ils sont nombreux, Dieu merci, malgré la pruderie contemporaine), qui affectionnent l'œuvre du curé de Meudon, que si une littérature contient à la fois du fin, du violent et du brutal, uni à la substance artistique la plus délectable, c'est celle-là. Puisque vous êtes résolu à la respecter judiciairement, c'est que vous admettez qu'on peut être très hardi, très osé, sans être criminel. On ne poursuivrait pas nonplusFragonard pour ses illustrations des Contes de la Fontaine. Je ne veux pas employer le mot licencieux qui est injurieux pour un artiste, mais comme elles vont loin, ces compositions, dans le domaine de la fantaisie érotique et de la volupté la plus risquée ! C'est très libre. Mais c'est la plus belle des libertés que la liberté artistique, en supposant qu'il y ait liberté pour l'artiste. En vérité elle n'existe pas pour lui : il sort son œuvre comme la mère qui accouche sort son enfant de ses entrailles, avec cris et douleur, avec joie aussi. L'artiste ne peut pas ne pas faire son œuvre : d'elle-même elle se pousse, elle veut sortir et sort. Et quand elle est dehors, quel est donc ce système qui voudrait lui refaire le nez ou les oreilles, sous prétexte d'embellissement ou de pudeur? (Approbation.) Il y a d'autres œuvres qui, elles aussi, furent osées et violentes, et que vous n'avez pas pour- suivies parce qu'elles procédaient d'un sentiment artistique : Mademoiselle deMaupin, de Théophile Gautier; Zo'har, de Catulle Mendès; Mi Diable, de Léon Cladel; le Vice Suprême, de Jos^phin Péladan. Et vous avez eu raison ; ce serait indigne. Et ce serait contraire au droit pénal, puisque vous avez à rechercher et à établir l'intention mauvaise, méchante, perverse. Comment la supposer chez ces grands écrivains? Or, Camille Lemonnier a-t-il eu, lui, cette intention en faisant son œuvre? Vous avez, messieurs, à vous poser cette question. Entre Fragonard et les cartes transparentes que j'entendais condamner tout à l'heure à cette même audience, quelle distance, quelle opposition ! Les dessins de Fragonard poursuivis, jamais ; les cartes transparentes condamnées, toujours. Pourquoi? Parce que le fabriquant infâme de celles-ci n'a pas fait œuvre artistique, mais œuvre d'intention lubrique. Il en est de même pour les livres que je signalais tout à l'heure : mettez, d'une part, le catalogue des publications artistiques, même les plus risquées, et, d'autre part, la liste des publications scandaleuses et odieuses dont je vous ai lu les titres. N'est-il pas évident, dans cet ordre d'idées, que la Terre ne sera pas poursuivie et que Serre-Fesses le sera et devra l'être ? Et pourtant dans la Terre, que d'audaces ! Vous souvient-il de l'effroyable épisode où Buteau viole sa belle-sœur Françoise avec l'aide de sa femme Lise, qui s'assied, pour la contenir, sur une des jambes ouvertes de la violée? Il est un autre cas encore qui démontre que l'intention est tout : celui du reportage. Il s'agit d'un viol qu'il faut raconter aux mangeurs de nouvelles. Un jeune garçon a violenté une vieille femme, avec « d'horribles détails, » comme on dit dans les feuilles. Le reporter donne ces détails, explique cette scène d'obscénité repoussante. Gela se raconte dans les journaux qui vont dans les familles et que tout le monde peut lire. Je relève cette circonstance, puisqu'on veut en aggraver la situation de Lemonnier, dont l'œuvre a paru dans un journal. Poursuivrez-vous l'auteur de ce récit pour outrage aux bonnes mœurs ? Non, parce que vous n'y trouvez pas l'intention d'être obscène ; c'est l'information quotidienne légitime. Mais remarquez que si le reporter donnait à son récit, intentionnellement, un caractère pornographique, aphrodisiaque.il tomberait sous le coup de la loi, comme l'auteur des cartes transparentes, comme l'auteur de l'Enfant du trou du souffleur. Tout est donc dans l'intention ! Nuance, si vous le voulez, mais très visible et toujours respectée en Belgique. Je me vante peut-être, comme Belge, mais je répète que, chez nous, elle est saisie. Il n'est venu à la pensée de personne, en Belgique, de poursuivre le Gil Blas pour l'Enfant du Crapaud, ni Lemonnier son père, et nous avons pourtant vingt-six Procureurs du roi avec un grand nombre de substituts tout autour, (iOn rit.) En France, ne comprend-on pas cette nuance? — Si. Dans le procès Flaubert, — c'est une vieille affaire qu'il faut toujours rappeler, parce qu'elle a été une dure leçon pour ceux qui ont poursuivi, — dans le procès Flaubert on a acquitté pour le motif que voici, relatif à la thèse que je vous présente : « Attendu que Gustave Flaubert proteste de son respect pour les bonnes mœurs, et tout ce qui se rattache à la morale religieuse; qu'il n'apparaît pas que son livre ait été, comme certaines œuvres, écrit dans le but unique de donner une satisfaction aux passions sensuelles, à l'esprit de licence et de débauche, ou de ridiculiser des choses qui doivent être entourées du respect de tous. » Voilà la même claire définition. Il s'agit de rechercher si l'on a voulu donner un aliment à l'esprit de débauche, si l'on a voulu exciter, allumer le lecteur par des images obscènes. Dans le procès du Courrier français, les mêmes principes ont été affirmés. La Cour d'appel de Paris a condamné, mais elle a donné la même définition qui sauve les tribunaux de tous les faux pas. Elle constate, à tort ou à raison, que l'écrit qu'elle réprouve a été publié dans un esprit de lucre, pour tirer profit des mauvaises passions des lecteurs, de leurs désirs licencieux. Dans le procès Baudelaire, on n'a pas compris ces vérités et, chose criante, Baudelaire a été condamné ! Mais déjà, à cette époque, l'opinion publique, elle, ne s'y trompait pas. Elle fit un triomphe au condamné. Quand Baudelaire sortit de l'audience, il était tellement abasourdi qu'il ne put prononcer une parole. Quelques instants après, on lui demanda : A quoi vous attendiez-vous donc ? — A ce qu'on me fit une réparation d'honneur, répondit-il. Le mot est historique. Lamartine, non plus, ne comprit rien à ce malentendu entre la Justice et l'Art, et il l'écrivit dans une lettre célèbre. Quelle leçon pour les dragons de vertu qui grondent aujourd'hui et lèvent leur queue menaçante, que cette attitude du chaste poète des Contemplations ! N'est-il pas fâcheux de constater cette contrariété de vues entre la Justice et l'Art, l'un et l'autre forces sociales de premier ordre, également respectables et civilisatrices? N'est-il pas temps de revenir à la doctrine adoptée dans le procès Flaubert? Mais s'il est vrai que l'intention artistique est un facteur qu'une justice éclairée ne peut négliger, ne faut-il pas tout au moins, parmi les œuvres artistiques, condamner celles qui sont des œuvres brutales, celles qui disent les choses comme elles sont; et, au contraire, innocenter et admettre celles qui ont l'adresse, l'habileté, l'hypocrisie de tout dire en fardant, en ne soulevant les jupes qu'à moitié, en créant des sous-entendus; celies qui, en parlant il est vrai à demi-mot, disent quand même tout, effrontément? Est-ce qu'il y aurait, en France, une tendance nationale à comprendre ainsi la littérature? Est-ce que, vraiment, chez vous, dès qu'on dit une chose, quelqu'osée qu'elle soit, sans trop en avoir l'air, on est irréprochable ? Dans un article du Temps (journal doctrinaire, il est vrai), on l'affirmait : « Il est à remarquer que le public français s'effarouche bien plus des idées hardies, du nu de la vie, que des situations licencieuses et des mots polissons. » Comment ! Vous toléreriez les peintures adroitement lubriques des journaux qui circulent dans les familles, où ils sont lus par des femmes, des jeunes gens, des jeunes filles ! Cette lasciveto hypocrite, elle serait par vous autorisée. Et pourtant ce qu'il faut réprimer n'est-ce pas l'excitation qui peut résulter des lectures voluptueuses ? C'est là, en effet, c'est dans cette excitation qu'est le danger. On peut craindre qu'un pays comme le vôtre, à une époque de passagère défaillance, éprouve un affaissement moral et soit poussé vers les néants de la volupté; on peut vouloir guérir cet état d'esprit, chercher à réagir, et il se comprend que, tout à coup, un Ministre de la justice, effrayé de cette peste morale, adresse des circulaires à tous ses Parquets pour provo [uer aux poursuites et à la sévérité. Mais des poursuites contre quoi ? Contre les articles qui tendent à l'obscénité pornographique, à la bonne heure. Mais non pas des poursuites contre l'Art. Si l'on veut réprimer une satyriasis redoutable qui s'empare d'une nation comme une folie, il faut s'attaquer à l'écrit qui a pour but d'éveiller ce démon bizarre dont parlait un de vos poètes : Tout homme a dans son cœur un cochonquisommeille. Mais où trouverez vous l'excitation dans l'Enfant du Crapaud? En lisant la description (vous avez dû la lire pour la juger) de cette femme vieille, aux tétines pendantes, noire comme les ténèbres de la bure, toujours hurlante, échevelée et menaçante, usée, flétrie, rongée de haine et de vice, suante et cynique, avez-vous été excités, messieurs les Substituts 'i (Rires.) La vérité est que c'est là un tableau qui, pour les forts, excite la pitié et la commisération, et, pour les faibles, la répugance et l'horreur, parce que le spectacle, s'il est lamentable, est également terrible. Mais rien d'aphrodisiaque. Les articles aphrodisiaques sont ceux que M. le substitut a, non sans légèreté d'après moi, loués et recommandés quand il a dit qu'on pouvait tout exprimer pourvu que la forme fût masquée agréablement. Mettre de la pou dre de riz sur les ulcères, parfumeries cancers, voilà la recette. Messieurs, vous avez affaire à un Belge, de tempérament flamand : regardez-le, en sa rousse et puissante nature, toute sa personnalité l'affirme. Camille Lemonnier écrit d'après quel art ? D'après le sien, d'après le nôtre. Alors qu'on disait autrefois : il faut imiter les modèles, on dit aujourd'hui : il faut être original, n'imiter personne, se distinguer de tous. Chez nous, une jeune école littéraire a été créée sous la direction de l'homme très fier et très viril qui est en ce moment devant vous. Et cette école commence à faire parler d'elle. Voici son mot d'ordre : être de notre pays, suivre nos traditions artistiques, être nous mêmes, C'est notamment sur la façon dont l'art flamand est compris cher nous que j'attfre votre attention. Et jamais l'art, flamand n'a compris la volupté que brutale ou naïve, comme dans notre Uylen-spiegel, et non pas licencieuse avec distinction et sous des voiles à demi soulevés, comme dans les Contes de la Fontaine et les illustrations de votre Fragonard. Ai-je besoin d'en donner des exemples? Au Louvre, il y a une Kermesse de Rubens. Oh! combien célèbre et prodigieuse, cette démence de lubricité rustique brossée en huit heures s'il faut croire la tradition, dans un jour d'éréthisme, sans doute, mais d'éréthisme du génie.Partout des couples lascifs, s'enlaçant, se culbutant, se baisant goulûment, ne dissimulant rien du rut bestial qui les agite comme la tempête les flots. Poursuivrez-vous cette œuvre ? Il y a là trente couples qui sont campés avec une furie satanique de volupté licencieuse. Dimanche dernier, je conduisais un ami au Musée de Bruxelles ; je lui montrai un tableau de Snayers, qui a peint des batailles à la mode de Van der Meulen. Ce tableau représente la bataille de Wimpfen. On voit le combat classique, la lutte méthodique; puis, à gauche, dans un coin, des soldats qui ont arrêté des paysans et des paysannes. Veuillez excuser, messieurs, en raison de ma nationalité belge et flamande, la franchise de mes expressions. Je dis les choses comme elles me viennent. Eh bien, un soldat a mis non pas chapeau bas, mais culotte bas, s'est emparé d'une des paysannes arrachées d'une maison qui flambe et, sur la toile, on voit la fille renversée à quatre pattes et le soldat qui la viole coram populo. Dres-serez-vous procès-verbal à cette œuvre, monsieur le Procureur de la République? Qu'a voulu faire l'artiste flamand? Montrer ce qu'est une bataille, ce qui se passe dans une maison qu'on pille. Etre vrai, complet, sincère. Ne pas se borner à l'apparat et à l'officiel. Montrer toutes les misères et les horreurs de la guerre, à côté de ses grandeurs héroïques. Il a eu raison. Et vous, avec votre système, vous voudriez lo mutiler, le faire taire, le faire mentir! Il y a, au même Musée de Bruxelles, un tableau de Jean Steen. La scène se passe dans une maison publique. Quelqu'un y entre, — avec une intention indiscutable (rires), — tenant dans une main et placés d'une certaine façon un hareng et deux oignons. On voit d'ici l'allusion. On la voit bien mieux, tant elle rst claire, devant la toile. Elle est obscène, mais elle est comique. Et notre admi-tration des Beaux-Arts la tolère, et la commet aux soins éclairés de M. le Conservateur. La galerie Suermond avait une toile de Rubens représentant Vénus et l'Amour. Vénus est toute nue. A côté d'elle, l'Amour glisse, où vous savez, sa petite main, ingénument, je le veux bien, mais très indécemment. Tout Bruxelles a vu cela, et pas de procès-verbal. Nous sommes Flamands, messieurs, et je ne sais si je ne dépasse pa3 la mesure. Dans une cause aussi délicate, on y est exposé. Je parle ici comme chez nous, où cela n'offense personne. N'avons-nous pas notre Mannekenpis dans une des rues delà capitale? Une fontaine, où un petit bonhomme debout envoie de l'eau par... une chose horriblement obscène, d'après vous, monsieur le Procureur de la République. Il n'y a pas longtemps, dans la cour de l'Hôtel de Ville de Bruxelles, apparaissaient les Trois Pucellcs,entièrement nues, marmoréennes, dispensant l'eau aux passants non seulement par leurs seins de belles filles, mais encore par leur...virginité. N'avais je pas raison de vous dire que nous sommes loin de vos idées, que nous savons être naïfs dans l'indécence, et que nos très honnêtes populations ne voient pas le mal là où tous les substituts de France se cacheraient la face ? N'y avait-il pas autrefois dans nos églises ces personnages qu'on appelle aujourd'hui décemment des Jacquemarts, mais que jadis on appelait crûment desBracquemarts, par une analogie avec la façon dont ils marquaient l'heure à l'aide d'un engin personnel, vraiment très brutal et inquiétant pour les dames. (Rires.) Et pour parler de choses plus récentes, n'avons-nous pas vu, il y a deux ans, exposées à Bruxelles, les œuvres d'un de nos grands artistes, que vous avez eu l'adresse et la chance de nous enlever, car-il est aujourd'hui fixé à Paris, Félicien Rops? Il a envoyé aux Salons de Bruxelles et d'Anvers deux œuvres, l'une, la Tentation de saint Antoine, l'autre, Pornocrat'es. Elles sont reproduites dans un admirable catalogue qui a été publié sous un pseudonyme par un de mes Confrères du Barreau de Paris. Vous vous demanderiez sans doute comment il serait possible qu'on pût exposer publiquement ces hardies merveilles, si vraiment il n'y avait pas chez nous une manière différente de la vôtre de juger l'art et les artistes. Pornocrat'es ! C'est une femme nue, vêtue de bas et de gants noirs, montrant... tout. Un bandeau sur les yeux, elle est menée par un porc et marche comme une danseuse de cordes sur le fronton d'un temple orné de bas-reliefs où pleurent les Arts délaissés pour l'Opulence. Personne n'a trouvé qu'il fallait faire disparaître cette symbolique nudité, et le Parquet n'a pas saisi. La Tentation de saint Antoine! Le saint prie devant la croix. Tout à coup, sous l'effort de ses hallucinations, le Christ tombe renversé; il est remplacé sur la croix par une prostituée toute nue, sublime et cynique, effarant le solitaire de sa beauté et de son impudicité. Ces témérités, certes, ne sont pas tout notre art, mais font partie de notre art, en sont une efflo-rescence, une de ses belles effloreseences. Elles sont non seulement tolérées, mais admirées. Le luxe, l'éclat, la splendeur sensuelle, toules les hardiesses de la chaire dans l'opulence du coloris, voilà sinon l'art flamand tout entier, au moins une de ses expressions les plus hautes et les populaires. Car nous avons aussi nos artistes tranquilles et doucement réservés comme Pieter De Hooghe, le peintre, et Conscience, le romancier. Si Lemonnier est Belge de cette manière, comment dire qu'en écrivant VEnfant du Crapaud son intention, à lui, artiste pur, a été de faire de la pornographie? Il faut le juger dans son milieu, d'après les traditions qui ont cours chez nous. Il ne pouvait pas en sortir, à moins qu'on ait la prétention de changer la nature des artistes par décision de justice. Y aurait-il donc entre votre pays et le nôtre, sur ces questions d'art, le malentendu dont je parlais et qui serait équivalent à celui qui existe entre la France et l'Angleterre au sujet de l'œuvre de Zola? De même qu'il y a des controverses sur certains points de droit international privé, y aurait-il des controverses sur l'Art entre les diverses nations? Notre art plantureux et matériel suppose-t-il et crée-t-il ce malentendu par rapport à votre art raffiné et spirituel ? Le nôtre serait-il condamnable ? Rubens, Jordaer.s, seraient-ils des pornographes ? Valez-vous mieux que nous au point de vue de la chasteté et de la pudeur? Il faut bien dire qu'assurément pas plus chez vous que chez nous le diable ne perd ses droits. Louis XIV se moquait des magots de Teniers. Baudelaire, dans une note qui a été publiée après son décès, qualifiait Rubens de goujat habillé de soie et de satin. Ingres le nommait un boucher ivre. Cela indique qu'il y a point d'art sur lequel l'accord complet existe entre nos deux nations. Ces diversités sont heureuses. Elles enrichissent l'Art, elles font qu'en passant la frontière on ne se trouve pas en présence des mêmes choses. Nous parlons un langage artistique différent. Et pour nous, Belges, c'est glorieux. Ah! comme nous y tenons ! Lemonnier est de notre race; il parle sa langue ; il a rugi chez nous son Enfant du Crapaud. Et pour ce beau cri de lion il serait condamné? Vous transformeriez en accusation le malentendu qui nous sépare? Oui, Lemonnier est Belge et Flamand avant tout. Il est aussi le plus grand de nos écrivains. Il me semble voir ici Tourguenef ou Dickens sur le banc de la prévention; il occupe chez nous la situation que ces écrivains eurent dans leur pays. Ce grand écrivain est aussi, — en ces matières qui touchent aux moeurs, cela est important à dire, — un parfait honnête homme, et très modeste, ce qui ne gâte rien, chez nous au moins. C'est un vaillant et un acharné, un hardi soldat ne connaissant pas le repos, fécond comme tous les grands esprits. Dans cette réunion, dans cette fête de famille dont j'ai parlé, où nous étions douze de ses anciens camarades, nous lui avons offert un album dans lequel chacun avait mis une œuvre d'art due à sa plume ou à son crayon; sur cet album étaient écrits ces mots : « A Camille Lemonnier, en souvenir de vingt-cinq ans de combats littéraires et de victoires. » Cela exprimait bien le rôle qu'il joue eliez nous. En effet, jamais notre pays n'a été mieux exprimé que par lui; il a décrit nos paisibles villages, nos forêts profondes, les mœurs tranquilles de la petite bourgeoisie, celles de nos provinces. A chacune de ces choses, il a attaché le titre d'un beau livre : Un coin de village, Thérèse Monique, Un Mâle, Le Mort. Madame Lupar, Happe-Chair. Et toujours se manifestait son exhubérante nature, son besoin de virilité, de violence, parfois tempéré d'une accalmie idyllique. Grâce à lui, notre littérature est sortie de l'inconnu et elle a pris sa place au soleil des littératures aryennes. En 1882 — et je puis en mettre le compte-rendu sous les yeux du Tribunal — on célébrait dans un banquet, à Bruxelles, cette gloire littéraire; on saluait Camille Lemonnier comme le chef de notre littérature. Et lui, reconnaissant envers cette patrie qui alors, au moins par quelques-uns, consentait à lui rendre justice, a publié cette monumentale description de la Belgique, que la maison Hachette a éditée. Et savez-vous quel est le seul reproche qu'on lui fit? C'est de l'avoir faite trop violente, trop Jordannesque, trop à la Rubens, d'avoir trop toutes ces qualités qu'on retrouve dans l'Enfant du Crapaud, et dont la prévention voudrait faire un délit. C'est donc bien lui-même qui se montre ainsi, et ce n'est point pour le plaisir de faire de l'obscène, comme dit mon honorable adversaire, qu'il a décrit ce coron misérable, et cette Marcelle cabaretière cynique, et son moyen épique de faire durer la grève et de donner un chef aux houilleurs révoltés. C'est bien là sa nature. Et qu'il me permette de lui donner un conseil : qu'il reste toujours tel, avec sesgrandes qualités et sesdéfauts. Sans celail serait un pasticheur. Car lorsqu'il s'agit de pastiche, expression pitoyable de faiblesse et d'impuissance, mieux vaut s'abstenir et se taire. Lemonnier ne s'est pas contenté d'écrire pour nous, ses compatriotes. Sans vouloir toucher en vous la fibre patriotique, je rappelle, en passant, qu'à une époque où vous étiez délaissés, où les sympathies pour vous étaient rares, il a écrit les Charniers, qui portaient au début, ce titre : « Sedan » ! Lisez cela et vous verrez quelle générosité, quel sentiment chevaleresque le pousse vers le vaincu. Ce livre est un de ses meilleurs. Aussi son auteur a-t-il toujours été traité en France comme un ami, comme un ami du malheur. Votre poursuite d'aujourd'hui, monsieur le Substitut, le récompense mal, et quel sentiment pénible d'ingratitude elle éveille! Aura-t-il à mettre votre jugement, messieurs, en préface aux Charniers? Lemonnier a une existence toute de travail ; il est père de deux jeunes filles charmantes, qui, dans leur position relativement modeste, sont destinées à l'enseignement; il a une compagne admirable, fidèle auxiliaire de ses travaux. Lemonnier, écrivain obscène ! mais il a fait des livres délicats et artistiques pour les petits enfants, notamment La Comédie des Jouets. Pour son livre sur La Belgique, il a obtenu chez nous le grand prix quinquennal de littérature ; pour La Comédie des Jouets, il a été couronné par l'Académie. C'est donc un honnête homme, un père defamille n'yant d'autre préoccupation que le travail. Il ne peut être confondu avec un pornographe et frappé par vous du chef d'outrage aux mœurs. Si vous le flétrissez ainsi, je ne le ramène pas en Belgique. Je serais comme un soldat qui reviendrait après avoir perdu son drapeau. Je dois m'expliquer maintenant sur la façon dont VEnfant du Crapaud a été conçu et vous dire pourquoi et comment Camille Lemonnier l'a écrit. Il était préoccupé du phénomène social de la prostitution, de la femme se livrant à la foule, soit par métier, soit par sensualité, en des stupres multiples. Comme écrivain, comme penseur, comme philosophe, il se disait : N'est-ce vraiment que la lubricité, l'intérêt ou le besoin qui la pousse à cette infamie ? Cela ne peut-il pas se présenter dans d'autres circonstances ? Et il s'est répondu : Oui ! Par vengeance. Il a cherché alors sur quelle trame il pourrait développer cette pensée. En Belgique, les questions ouvrières sont intenses, parce qu'elles s'agitent toujours près de nous sur notre territoire si étroit, où la population ouvrière est considérable. Il s'était d'abord arrêté à l'histoire d'une plébéienne épousée par un maître de charbonnage qui, rapidement rassasié d'elle, l'abandonne et recherche d'autres femmes. L'abandonnée veut se venger, et pour le faire, puisque son mari retourne aux bourgeoises, elle se dit : Moi, je retournerai aux fils du peuple. La vengeance que cette femme accomplissait ainsi aboutissait au stupre multiple, ce qui est en réalité le reproche qu'on fait à l'article; pour le stupre isolé, on n'aurait pas été si sévère. Mais tout de suite, à la simple réflexion et par la force intime de l'art, Lemonnier s'est aperçu que la description de ces adultères, consommés avec les habitudes que le luxe avait mis en elle, aurait un caractère licencieux vraiment excitant. Il a cherché autre chose. Il a imaginé une fille du peuple restée peuple. C'est le sujet de l'Enfant du Crapaud. Celle qui s'y prostitue ne le fait point par plaisir ou par intérêt; elle le fait par sacrifice, pour prolonger une grève. Elle le fait aussi dans cette pensée, profonde et élevée, quoi qu'on dise, d'engendrer un chef pour ceux qui n'en ont pas, un chef sorti des entrailles populaires. Peut-être, pense-t-elle, aurai-je cette espérance et cette gloire. De là la description incriminée. C'est une belle œuvre, une œuvre de forcené désespoir, qui a pour mobile la justice et pour résultat la pitié ou l'effroi, les grands mobiles des tragédies antiques. Le stupre multiple procédant de cette pensée du sacrifice avait-il déjà été mis en scène par de grands artistes ? Oui. La femme, se prostituant pour une cause héroïque, c'est Judith d'abord, en sa légendaire et sainte impudeur. C'est aussi la Sorcière de Miche-let.Vous allez entendre combien, dans cette œuvre admirable, il fut descripteur net, violent, osant tout. Jamais on ne l'a poursuivi. « La femme au sabbat remplit tout. Elle est le sacerdoce, elle est l'autel, elle est l'hostie, dont tout le peuple communie. Au fond, n'est elle pas le Dieu même ?... Je croirais volontiers que le sabbat, dans la forme d'alors, fût, l'œuvre de' la femme, d'une femme désespérée, telle que la sorcière l'est alors... Fraternité humaine, défi au ciel chrétien, culte dénaturé du dieu Nature, c'est le sens de la Messe noire... Représ entez-vous, sur une grande lande, et souvent près d'un vieux dolmen celtique, à la lisière d'un bois, une scène double : d'une part la lande bien éclairée, le grand repas du peuple ; d'autre part, vers le bois, le cliœur de cette église dont le dôme est le ciel... Au fond, la sorcière dressait son Satan, un grand Satan de bois, noir et velu. Par les cornes et le bouc qui était près de lui, il eût été Bacchus; mais par les attributs virils, c'était Pan ou Priape...La fiancée du diable ne peut être une enfant; il lui faut bien trente ans, la figure de Médée, la beauté des douleurs, l'œil profond, tragique et fiévreux, avec de grands flots de noirs, d'indomptables cheveux... Puis, vient le reniement à Jésus, l'hommage au nouveau maitre, le baiser féodal, comme aux réceptions du Temple, où l'on donne tout sans réserve, pudeur, dignité, volonté, avec cette aggravation outrageante au reniement de l'ancien Dieu » qu'on aime mieux le dos de Satan ». A lui de sacrer sa prêtresse. Le Dieu de bois l'accueille comme autrefois Pan et Priape. Conformément à la forme païenne, elle se donne à lui, siège un moment sur lui. Elle en reçoit la fécondation simulée. Puis, non moins solennellement, elle se purifie. Ainsi le début du sabbat, la fécondation simulée de la sorcière par Satan, était suivi d'un autrejeu, un lavabo, une froide purification (pour glacer et stériliser) qu'elle recevait non sans grimace de frissons, d'horripilations. » Mais ce n'est pas tout. Jusqu'ici la Sorcière se livre à Priape seul, devant tout le monde, il est vrai, dans une idée de sacrifice et de dévouement de révoltée. Voici ce qu'on lit plus loin ; c'est le stupre multiple en d'effrayants détails, grotesques et lamentables : « On tâchait d'attirer quelque imprudent mari que l'on grisait du funeste breuvage (datura, belladone), de sorte qu'enchanté, il perdait le mouvement, la voix, mais non la faculté de voir. Sa femme, autrement enchantée de breuvages éro-tiques, tristement absente d'elle-même, apparaissait dans un déplorable état de nature, se laissant patiemment caresser sous les yeux indignés de celui qui n'en pouvait mais. Son désespoir visible, ses efforts inutiles pour délier sa langue, dénouer ses membres immobiles, ses muettes fureurs, ses roulements d'yeux, donnaient aux regardants un cruel plaisir. Cette comédie était poignante de réalité, et elle pouvait être poussée aux dernières hontes. Hontes stériles, il est vrai, comme le sabbat l'était toujours. » C'est le même sujet que Lemonnier a traité, sauf que cela a été écrit par Michelet pour le moyen-âge, tandis que cette idée vous la trouverez dans l'œuvre de Lemonnier adaptée au peuple d'aujourd'hui et exprimée en termes assurément moins crus. Et ce n'est pas le seul exemple. Messaline dans Juvénal ! On me dira : c'est écrit en latin, et il y a le vieil adage : Le latin, dans les mois, brave l'honnêteté. Mais il y a des traductions de Juvénal, notamment dans la collection des auteurs latins sous la direction de M. Nisard, et ces traductions on peut les acheter partout, monsieur le Substitut, et les poursuivre. « Regarde les égaux des dieux : écoute ce que Claude dut endurer. Dès qu'elle le sentait dormir, son épouse effrontée, préférant un grabat au lit impérial, s'enveloppait, auguste courtisane, d'un obscur vêtement, et s'échappait seule avec une servante. Dérobant sous une perruque blonde sa noire chevelure, elle se glissait, à la faveur d'un déguise- ment, dans un antre de prostitution, où était une loge vide à elle réservée. Là, sous le faux nom de Lycisca, elle s'étale toute nue, la gorge relevée par un réseau d'or, et découvre ce ventre qui t'a porté, généreux Britaunicus. Gracieuse, elle accueille ceux qui se présentent, réclame le salaire, et, renversée sur le dos, elle absorbe les assauts multipliés qu'on lui livre. Trop tôt, le proxénète congédiant ses nymphes. » (Le mot latin, messieurs, est autrement énergique, mais il s'agit d'une traduction publiée sous la direction de M. Ni-sard!) (Rires)... « Elle sort à regret, fermant sa loge la dernière, palpitante encore de lubricité ! Lasse enfin, mais non assouvie (lassata sed non satiata), elle se retire, les joues livides, imprégnées de la fumée des lampes, et va empester l'oreiller de l'empereur de l'odeur infecte du lupanar, » Je ne pense pas que jamais on ait flagellé plus énergiquement cette monstruosité de la femme et quejamais artiste soit allé au de là de ce vers formidable : » Rosupina jacens multorum absorbuit ictus. » Et de cet autre : « Adhuc aidens rigidse tontigine vulvse. » Il est donc vrai que l'idée de l'Enfant du Crapaud a été déjà exprimée dans des œuvres admirables, des chefs-d'œuvre qu'on n'a jamais poursuivis en leurs rééditions constantes, dans des œuvres écrites par des hommes de la puissance artistique de Michelet et de Juvénal. Sans compter ce que Procope dit de Théodora. Dernièrement M. Fouquier a pu écrire dans un journal de Paris, sans être inquiété pour ces lignes plus osées que toutes celles de l'Enfant du Crapaud : « M. Sardou aurait-il jamais eu l'idée de faire un drame avec Théodora si les Histoires secrètes de Procope n'avaient pas donné sa couleur au personnage, en nous montrant l'impératrice encencée par les évêques, réunissant dans un banquet, au temps de sa jeunesse, alors qu'elle était le mime à la mode des Folies-Bergères du temps, dix jeunes amants à qui elle se livrait sous les yeux de trente esclaves nues? » Comment, alors que de tels exemples s'offrent à vos méditations, pourriez-vous penser à condamner Camille Lemonnier ? Est-ce parce que, comme l'a dit l'honorable organe du Ministère Public, habemus confitentem reum ? Lemonnier a dit, il est vrai, quelque part dans son article: « Devant cette vision obscène. » Donc, s'écrie-t-on, il avoue que c'est obscène ! et comme la loi punit l'outrage aux bonnes mœurs, cet aveu suffit. Un tel syllogisme ne tient pas. Et d'abord qu'est-ce que l'obscène? Est-ce l'outrage aux bonnes mœurs? Le dictionnaire de l'Académie dit: «Obscène, ce qui blesse la pudeur; parole obscène ; ce poète est obscène, chanson obscène ; il y a quelque chose d'obscène dans ce tableau; cela laisse des idées obscènes. » Ce qui blesse la pudeur! Mais ce qui blesse n'est pas ce qui outrage dans le sens de votre loi. Blesser quelqu'un moralement ce n'est pas toujours l'outrager. Au surplus, parce quo Camille Lemonnier aurait dit « devant cette vision obscène, » aurait-il reconnu qu'il avait eu, lui, dans le récit, une intention obscène ? C'est absolument comme si, dans la traduction de Juvénal, l'on soutenait qu'un poète qui, traduisant Juvénal, a parlé de Messaline, qui : Jusques sur le foyer du stupide Empereur De son infâme nuit va révéler l'horreur, se condamnerait lui-même en proclamant que la nuit qu'il vient d'écrire est une infamie. Quand il parle de vision obscène, Lemonnier le dit avec une pensée de vitupération ; il veut en manifester plus complètement l'horreur ; mais il n'avoue pas qu'il a eu, lui, l'intention d'outrager la pudeur. Je termine, messieurs, non sans vous remercier pour la patience dont vous avez fait preuve en voulant bien rn'écouter si longuement. Je pense que la cause qui vous est soumise est bien différente de celles que vous avez à apprécier d'ordinaire, et je ne crois pas faire d'exagération en disant que le procès Lemonnier continuera la série des procès désormais célèbres de Baudelaire, Flaubert, Proudhon, Gonsourt. Lorsque vous avez à juger une affaire de celte importance, une affaire qui prend les proportions d'un événement public, la plus grande prudence est nécessaire non seulement vis-à-vis de ceux qui vous écoutent, mais vis-à-vis de l'Art, mais au regard de la postérité. II ne faut pas le méconnaître : vous avez, assurément, une notable occasion d'affirmer les distinctions si juridiques et si hautement pratiques que j'indiquais tout à l'heure et que vos prédécesseurs ont déjà consacrées. Je voudrais pouvoir reporter chez nous intact le sentiment de confiance que nous avons toujours eu dans la grandeur de la France au point de vue littéraire. Nous avons pour elle une admiration séculaire et nous la considérons comme une grande colonisatrice d'idées. Elle peut laisser à d'autres l'expansion marchande par l'établissement de comptoirs commerciaux; elle peut laisser à d'autres l'expansion militaire odieuse et stérile. Mais ce à quoi il ne faudrait pas porter atteinte par une condamnation imméritée, c'est à la force de colonisation, à l'expansion qui lui est propre et qui fait qu'on l'aime et qu'on l'admire. Non, messieurs, il ne faudrait pas altérer la gloire qui fut toujours la sienne : cellede la pensée et surtout celle de la liberté de la pensée. (Applaudissements.) Maître CLÉRY Je n'ai que quelques mots à dire. La belle plaidoirie que vous venez d'entendre a développé tous les moyens de nature à démontrer la solution que vous avez à rendre. Prétendre y ajouter quelque chose serait présomptueux. Puis, l'heure est^avancée et je me souviens que, lorsque j'étais très jeune avocat, un président, bienveillant du reste, mais spirituel toujours, me disait à l'heure où l'on allume le gaz dans les audiences : « Voyons, M8 Cléry, il ne nous reste pas beaucoup de temps, vous vous préparez à plaidez : si vous le faites, ce sera la prison pour votre client ; si vous ne le faites pas, ce ne sera S4 que l'amende : eli bien ! transigeons. Voulez-vous ? » Et je transigeais souvent. [Rires.) Aujourd'hui n'y aurait-il pas moyen de renouveler ce traité, mais avec une condition nouvelle: ni la prison, ni l'amende? II me semble que dans les dispositions où tous nous sommes ici, cela peut être espéré. (Rires.) JUGEMENT du 28 novembre 1888 « Attendu qu'il résulte de l'instruction et des débats que, dans son numéro portant la date du 30 juin 1888, le dit numéro vendu et exposé en vente sur la voie publique, le journal le Gil Blas, dont De-roule est le gérant, a publié une nouvelle intitulée : l'Enfant du Crapaud; » Attendu que cet écrit, dont Camille Lemonnier s'est reconnu l'auteur, présente un caractère obscène manifeste, au sens delà loi du 2 août 1882; » Que, notamment, la partie de l'écrit commençant par ces mots : « Une flamme mauvaise étincelle » et finissant par ceux-ci : » Le crapaud chôma encore trois jours... » renferme la description d'une longue scène d'immoralité et de débau- che, dans laquelle on rencontre tous les éléments constitutifs de l'outrage aux bonnes moeurs ; » Attendu qu'il résulte à la fois de la crudité des expressions qu'il a employées, de la violence brutale du sujet et de la recherche voulue des actes licencieux qu'il a dépeints, que l'auteur a eu pour objet direct et pour but non désintéressé, d'éveiller, dans l'esprit de ses lecteurs, des idées obscènes; qu'il ne saurait prétendre, dès lors, quelle que soit d'ailleurs l'école littéraire à laquelle il se rattache, qu'il a voulu écrire une œuvre artistique, devant échapper, à ce titre, à toute répression ; » Attendu qu'il existe toutefois, dans la cause, des circonstances atténuantes en faveur des deux prévenus ; » Par ces motifs, » Déclare Lemonnier et Déroulé convaincus de s'être, en 1888, à Paris, rendus coupables du délit d'outrage aux bonnes mœurs, en aidant et assistant, avec connaissance de cause, les auteurs du délit dans les faits qui ont préparé, facilité ou consommé la vente, l'offre et l'exposition, sur la voie publique, du numéro du Gil Blas portant la date du 30 juin 1888; » Délit prévu par les articles 1er et 2 de la loi du 2 août 1882 et 60 du Code pénal; » Condamne Lemonnier et Déroulé chacun à 1,000 francs d'amende; » Et les condamne solidairement aux dépens. » Mrao Bovary. — Jugement du 7 février 1857. « Attendu que Laurent-Pichat, Gustave Flaubert et Pillet sont inculpés d'avoir commis les délits d'outrage à la morale publique et religieuse et aux bonnes mœurs ; le premier, comme auteur, en publiant dans le recueil périodique intitulé : la Revue de Paris, dont il est directeur-gérant, et dans les numéros des l,r et 15 octobre, 1er et 15 novembre, 1" et 15 décembre 1856, un roman intitulé Madame Bovary, Gustave Flaubert et Pillet, comme complices, l'un en fournissant le manuscrit, et l'autre en imprimant le dit roman ; » Attendu que les passages particulièrement signalés du roman dont s'agit, lequel renferme près de 300 pages, sont contenus, aux termes de l'ordonnance de renvoi devant le tribunal correc- tionnel, dans les pages 73, 77 et 78 (n° du 1er décembre), et 271, 272 et 273 (n° du 15 décembre 1856); » Attendu que les passages incriminés, envisagés abstractivement et isolément, présentent effectivement, soit des expressions, soit des images, soit des tableaux que le bon goût réprouve et qui sont de nature à porter atteinte à de légitimes et honorables susceptibilités ; » Attendu que les mômes observations peuvent s'appliquer justement à d'autres passages non définis par l'ordonnance de renvoi et qui, au premier abord, semblent présenter l'exposition do théories qui ne seraient pas moins contraires aux bonnes mœurs, aux institutions qui sont la base de la société, qu'au respect dû aux cérémonies les plus augustes du culte; » Attendu qu'à ces divers titres l'ouvrage déféré au tribunal mérite un blâme sévère,car la mission de la littérature doit être d'orner et de récréer l'esprit en élevant l'intelligence et en épurant les mœurs, plus encore que d'imprimer le dégoût du vice en offrant le tableau des désordres qui peuvent exister dans la société ; » Attendu que les prévenus, et en particulier Gustave Flaubert, repoussent énergiquement l'inculpation dirigée contre eux, en articulant que le roman soumis au jugement du tribunal a un but éminemment moral; que l'auteur a eu principalement en vue d'exposer les dangers qui résultent d'une éducation non appropriée au milieu dans lequel on doit vivre, et que, poursuivant cette idée, il a montré la femme, personnage principal de son roman, aspirant vers un monde et une société pour lesquels elle n'était pas faite, malheureuse de la condition modeste dans laquelle le sort l'aurait placée, oubliant d'abord ses devoirs de mère, manquant ensuite à ses devoirs d'épouse, introduisant successivement dans sa maison l'adultère et la ruine, et finissant misérablement par le suicide, après avoir passé par tous les degrés de la dégradation la plus complète et être descendue jusqu'au vol; » Attendu que cette donnée, morale sans doute dans son principe, aurait dû être complétée dans ses développements par une certaine sévérité de langage et par une réserve contenue en ce qui touche particulièrement l'exposition des tableaux et des situations que le plan de l'auteur lui faisait lacer sous les yeux du public ; » Attendu qu'il n'est pas permis, sous prétexte de peinture de caractère ou do couleur locale, de reproduire dans leurs écarts les faits, dits et gestes des personnages qu'un écrivain s'est donné mission de peindre; qu'un pareil système, appliqué aux œuvres de l'esprit, aussi bien qu'aux productions des beaux-arts, conduirait à un réalisme qui serait la négation du beau et du bon, et qui, enfantant des œuvres également offensantes pour les regards et pour l'esprit, commettrait de continuels outrages à la morale publique et aux bonnes mœurs ; » Attendu qu'il y a des limites que la littérature, même la plus légère, ne doit pas dépasser, et dont Gustave Flaubert et coinculpés paraissent no s'être pas suffisamment rendu compte; » Mais attendu que l'ouvrage dont Flaubert est l'auteur est une œuvre qui paraît avoir été longuement et sérieusement travaillée au point de vue littéraire et de l'étude des caractères ; que les passages relevés par l'ordonnance de renvoi, quelque répréhensibles qu'ils soient, sont peu nombreux si on les compare à l'étendue de l'ouvrage; que ces passages, soit dans les idées qu'ils exposent, soit dans les situations qu'ils représen- tent, rentrent dans l'ensemble des caractères que l'auteur a voulu peindre, tout en les exagérant et en les imprégnant d'un réalisme vulgaire et souvent choquant ; » Attendu que Gustave Flaubert proteste de son respect pour les bonnes mœurs, et tout ce qui se rattache à la morale religieuse ; qu'il n'apparaît pas que son livre ait été, comme certaines œuvres, écrit dans le but unique de donner une satisfaction aux passions sensuelles, à l'esprit de licence et de débauche ou de ridiculiser des choses qui doivent être entourées du respect de tous ; » Qu'il a eu tort seulement de perdre parfois de vue les règles que tout écrivain qui se respecte ne doit jamais franchir, et d'oublier que la littérature, comme l'art,pour accomplir le bien qu'elle est appelée à produire, ne doit pas seulement être chaste et pure dans sa forme et dans son expression; » Dans ces circonstances, attendu qu'il n'est pas suffisamment établi que Pichat, Gustave Flaubert et Pillet se soient rendus coupables des délits qui leur sont imputés ; » Le tribunal les acquitte de la prévention portée contre,eux et les renvoie sans dépens. » —............................ • H ■i ■ . ......, : ■ . ' ; ••. |:;f, • I ' - .... , i [ Jugement condamnant les « Fleurs du Mal », 20 août 1857. « En ce qui touche le délit d'offense à la morale religieuse, attendu que la prévention n'est pas établie, renvoie les prévenus des fins des poursuites ; » En ce qui touche la prévention d'offense à la morale publique et aux bonnes mœurs : » Attendu que l'erreur du poète dans le but qu'il voulait atteindre et dans la route qu'il a suivie, quelque effort de style qu'il ait pu faire, quel que soit le blâme qui précède ou qui suit ses peintures, ne saurait détruire l'effet funeste des tableaux qu'il présente au lecteur, et qui, dans les pièces incriminées, conduisent nécessairement à l'excita- tion des sens par un réalisme grossier et offensant pour la pudeur; "Attendu que Baudelaire, Poulet-Malassis et de Broise ont commis le délit d'outrage à la morale publique et aux bonnes mœurs ; » Savoir: Baudelaire en publiant, Poulet-Malassis et de Broise, en publiant, vendant et mettant en vente à Paris et à Alençon l'o uvrage intitulé : Les Fleurs du Mal, lequel contient des passages ou expressions obscènes ou immorales ; » Que les dits passages sont contenus dans les pièces portant les n°B 20, 30, 39, 80, 81 et 87 du recueil; » Vu l'art. 8 de laloi du 17 mai 1819, l'art. 26 de la loi du 26 mai 1819; » Yu également l'art. 463 du Code pénal ; » Condamne Baudelaire à 300 francs d'amende ; Poulet-Malassis et de Broise chacun à 100 francs d'amende ; » Ordonne la suppression des pièces portant les nM 20, 30, 39, 80, 81 et 87 du recueil ; » Condamne les prévenus solidairement aux frais. » Assises ou Debout. paru dans Gil Blas le 29 juin 1888. poursuivi d'abord et renvoyé absous. {Un reporter est allé trouver une employée d'un grand magasin pour l'interviewer sur la question du jour. ) Le reporter. — Pardonnez-moi de vous déranger, mademoiselle, mais nos lecteurs sont impatients de savoir s'il est vraiment si dur de rester debout toute une journée ? L'employée. — Oh ! oui, monsieur, ça casse les jambes. Le reporter. — Le fait est que, moi-même, j'ai éprouvé dans certa.ins cas... mais passons ! En somme, vous voudriez obtenir l'autorisation de vous asseoir. L'employée. —Sur n'importe quoi, oui, monsieur ! Le reporter. — Ce vœu n'a rien d'immoral. Et, d'autre part, vos patrons vous refusent cette autorisation. L'employée. — Hélas ! Le reporter. — Vous voulez être assise, ils veulent que vous soyez debout ; vous n'en sortirez jamais. Il faudrait peut-être chercher un moyen terme : ni assise, ni debout. L'employée. — Quoi alors ? Le reporter. — Mais couchée, par exemple. L'employée. — Nous y avions bien pensé ; seulement on prétend que ça pourrait donner des idées aux clients. Le reporter. — C'est possible. Mais voyons, il doit y avoir d'autres positions. L'employée (baissant les yeux). — Il y en a trente-six. Le reporter. — Vous voyez bien. Ainsi, au lieu de vous coucher sur le dos, vous pourriez-vous coucher sur le côté. L'employée. — Merci bien ! pour être traitée de paresseuse ! Le reporter. — Vous pourriez encore vous mettre à califourchon sur votre chaise ? L'employée. — Non, non !... J'aurais l'air d'un gamin. Le reporter. — Aimeriez-vous mieux à quatre pattes ? L'employée. — Comme les chiens? Jamais de la vie ! Le reporter. — Cette grave question avait été déjà agitée avant la guerre, et il me semble bien qu'on avait trouvé une solution... C'était en 69... L'employée. — Oui, sous l'Empire, on était beaucoup plus libre. Le reporter. — J'ai beau chercher, c'est encore la position horizontale... L'employée. — Cette épithète a été tellement compromise par Gil Blas ! Le reporter. — C'est juste ! Mais alors, que voulez-vous? L'employée. — Nous avons proposé quelque chose. Le reporter. — Quelque chose de conciliant? L'employée. —Oh! oui. Ni assises, ni debout. Le reporter. — Vous m'intriguez. Dites-moi vite comment vous voudriez être? L'employée. — A genoux. Le reporter (saluant). — Tous mes compli- ments, mademoiselle. — Et soyez sûre que votre proposition ralliera les suffrages de tous les hommes du monde. Gavroche. La Terre par emile zola, extrait paru en feuilleton et non poursuivi. Bateau, la forçant toujours à reculer, parla enfin d'un voix basse et ardente : — Tu sais bien que ce n'est pas fini entre nous, que je te veux, que je t'aurai ! Il avait réussi à l'acculer contre la meule, il la saisit aux épaules, la renversa. Mais, à ce moment, elle se débattit, éperdue, dans l'habitude de sa longue résistance Lui, la maintenant, en évitant les coups de pied. — Puisque t'es grosse à présent, foutue bête ! qu'est-ce que tu risques?... Je n'en ajouterai pas un autre, va, pour sûr! Elle éclata en larmes, elle eut comme une crise, ne se défendant plus, les bras tordus, les jambes agitées de secousses nerveuses; et il ne pouvait la prendre. Il élait jeté do côté, à chaque nouvelle tentative. Une colère le rendit brutal, il se tourna vers sa femme. — Nom de Dieu de feignante? quand tu nous regarderas!... aide-moi donc, tiens lui les jambes, si tu veux que ça se fasse ! Lise était restée droite, immobile, plantée à dix mètres, fouillant de ses jeux les lointains de l'horizon, puis les ramenant sur les deux autres, sans qu'un pli de sa face remuât. A l'appel de son homme, elle n'eût pas une hésitation, s'avança, empoigna la jambe gauche de sa sœur, l'écarta, s'assit dessus, comme si elle avait voulu la broyer. Françoise, clouée au sol, s'abandonna, les nerfs rompus, les paupières closes. Pourtant, elle avait sa connaissance, et quand Buteau l'eut possédée, elle fut emportée à son tour dans un spasme de bonheur si aigu qu'elle le serra de ses deux bras à l'étouffer, en poussant un long cri. Des corbeaux passaient, qui s'en effrayèrent. Derrière la meule apparut la tête blême du vieux Fouan, abrité là contre le froid. Il avait tout vu, il eut peur sans doute, car il se renfonça dans la paille. Buteau s'était relevé, et Lise le regardait fixement. Elle n'avait eu qu'une préoccupation : s'assurer s'il faisait bien les choses ; et, dans le cœur qu'il y mettait, il venait d'oublier tout, les signes de croix, l'Ave à l'envers. Elle en restait saisie, hors d'elle. C'était donc pour le plaisir qu'il avait fait ça ? Mais Françoise ne lui laissa pas le temps de s'expliquer. Un moment, elle était démeurée par terre, comme succombant sous la violence de cette joie d'amour, qu'elle ignorait. Brusquement la vérité s'était faite : elle n'en avait jamais aimé, elle n'en aimerait jamais un autre. Cette découverte l'emplit de honte, l'enragea contre elle-même, dans la révolte de ses idées dejustice. Un homme qui n'était pas à elle, l'homme à cette sœur qu'elle détestait, le seul homme qu'elle ne pouvait avait avoir sans être une coquine! Et elle venait de se laisser aller jusqu'au bout, et elle l'avait serré si fort, qu'il la savait à lui ! D'un bond, elle se leva, égarée, défaite, crachant toute sa peine en mots entrecoupés. — Cochons! salops !... Oui, tous les deux, des salops, des cochons!... Vous m'avez abimée. Yen a qu'on guillotine, et qui en ont moins fait... Je le dirai à Jean, sales cochons! C'est lui qui réglera ■votre compte. Bateau haussait les épaules, goguenard, content d'j être arrivé, enfin. — Laisse donc! tu en mourais d'envie, je t'ai bien sentie gigoter... Nous recommencerons ça. Cette rigolade acheva d'exaspérer Lise, et toute la colère qui montait en elle contre son mari creva sur sa cadette. — C'est vrai, putain ! je t'ai vue. Tu l'as empoigné, tu l'as forcé... Quand je disais que tout mon malheur venait de toi! Ose répéter à présent que tu ne m'as pas débauché mon homme, oui! tout de suite, au lendemain du mariage, lorsque je te mouchais encore ! L'Enfant du Crapaud. C'était, en terre de Borinage, un coron misérable, quatre-vingts à cent familles ravagées par la grève qui s'éternisait. Depuis vingt-sept jours, le Crapaud chômait; on mangeait les derniers pains et les dernières petotes; et tout seul, là-haut, sur sa butte — avec sa cheminée sans fumée, ses hautes fenêtres mornes, l'énorme silence de ses entrailles — le charbonnage avait l'air d'un supplicié par dessus la tristesse du pays. Le jour, jusqu'à midi, les hommes àcroupettes sur les seuils, paressaient, veules et stupides. De porte à porte, quelquefois un mot volait, bref, toujours le même, et qui s'écrasait dans des jurons : « Faudra donc crever ! » Et on était décidé, on ne céderait pas, on irait j usqu'au bout. Des vieux seuls, sur leurs faces de misères, avec leurs ans debout derrière eux, étaient pris de défaillance. Ils parlaient d'autres grèves sans nombre, et qui toujours, après des famines,s'étaient achevées dans l'acceptation résignée. Alors, sur leurs chefs chenus, des poings se tendaient : « — Bon, que vos êtes les vi! Nô sommes d'eun aute bois. Il s' fait temps que la justice soit pou' tos ! » Ensuite, l'après-midi semblait ne devoir jamais finir. Par bandes, le coron, hommes et femmes, gagnait les villages : comme des sauterelles, on s'abattait sur les cultures ; on fouillait le sol, on extirpait la plante des pommes de terre, déjà pourrissante sous le jet des tiges vertes. Et ensemble, en des salles de cabaret, en des aires de grange, aux acculs des bois, — les mères heurtant leurs ventres où, comme le germe en la terre, fructifiait de l'humanité, les mâles aboyant leurs colères vers les sourds horizons, caducs, fourbus, squalides, — on s'anuitait en des meetings pour s'exhorter à la résistance. Tout le pays, à cinq lieues, tenait la grève, mais, dans la détresse générale, chaque coron, et dans les corons chaque logis gardait sa peine, fermé à celle des autres, tous unis seulement dans un noir entêtement à mourir, s'il fallait mourir. Et des gens, la crampe au ventre, avec des affres, sous les plombs solaires s'affalaient, qu'on regardaient tomber et qu'on ne secourait pas. Les jours venant après les jours, il arriva qu'on ne sut bientôt plus comment prolonger la grève. — « Cor si c'était qu'on aurait un chef pou' nô méner et leur zy dire c'qu'on voudrait, » déchantaient-ils. Mais livrés à eux-mêmes, l'abattement les vidait. Dix gars, parmi les plus résolus, avaient été cueillis dans une rafle comme ils pillaient la maison d'un porion. La maison, ensuite, la nuit suivante, s'éventrait, fracassée par la dynamite, et deux charbonniers encore, sur la dénonciation du porion, étaient enmenés par les bonnets à poils. C'était la force vive du coron qui disparaissait. Sans la Marcelle, une grande brune, gueularde et débraillée qui, sur la chaussée tenait un cabaret — Au Violon—et soufflait la révolte dans les narines de ce peuple las, excédé de misère et d'ap-probre, peut-être on se fût rendu. Déchevelée, rogue, hognante, ses mâchoires toujours choquées dans les huées à l'adresse des patrons, les prunelles félines el dardées sous un front cruel, elle courail-lait au long des portes, ameutant les femmes, préhendant les maris, et, quand la maréchaussée caracolait aux alentours, lui bavant ses outrages, les poings dressés, son maigre torse en avant, toute secouée de vieille haine contre ces soutiens de l'autorité. Une hérédité de plèbes opprimées,— races sur races infiniment gueuses et misérables, en ce paquet de muscles et de nerfs fouettés, bouillonnait et s'exaspérait. Elle incarnait la revanche des siens martyrisés en d'obscurs supplices, toujours plus loin, jusque dans les temps. Jetée toute gamine à la fosse, elle y avait poussé, comme une vénéneuse fleur de nuit, à travers le vice et la souillure, — lâchée à son instinct, mariée à d'inconnues cohues dont elle rapportait au jour, sur ses dents de jeune louve, les noirs baisers voraces. Et enfin, un vieil homme, un mineur loti d'un exigu patrimoine — mordu d'un sénile prurit pour ses perversités de gouge hilare — l'avait intronisée conjugalement dans sa chevance. Mai3 l'ennui de la condition initiale ensuite la conquérait au goût des drilles fuligineux et velus, — ses mâles de petite garce lascive, — et pour les avoir plus près, la maison s'était changée en un débit de bière et de sehnick, avec un comptoir derrière lequel, linguarde et virulente, elle vitupérait contre les riches, les maîtres du pays, toute la sacrée engeance qui leur buvait le sang et les moelles et les revomissait en bel or sonnant d'escarcelle. D'ailleurs le vieux, en ce giron expérimenté et actif, avait été proraptement nettoyé ; un faraud copieux n'avait pas fait plus long feu; et ç'avait été après, en ce lit encore tiède du gigotte-ment des autres, un quinquagénaire d'un coron voisin, bon bouleux gagnant les fortes journées. Celui-ci, à son tour, avait subi l'assaut démolisseur des fornications ; ses fibres s'étaient raccornies aux fringales de l'aduste commère. Courbaturé, erréné, les jarrets fauchés, les méninges en bouillie, brusquement il avait été congédié du charbonnage, perdant ses droits à la pension, et, du même coup, le bénéfice des retenues raclées sur son salaire de quarante ans de peines en fosse. Et une double colère, depuis, grondait chez la femelle déçue de son désir opiniâtre d'une postérité et leurrée dans l'espoir d'un gain légitimement assigné à leur déclin. Rien n'avait prévalu contre la stérilité de son flanc; elle était restée brehaigne, haletant en vain, en ses rages de gésine, après ce fruit qu'elle eut gorgé d'un lait acide et révolté. Il eût grandi, elle lui eût transfusé ses rancœurs ; les autres, ces pâtiras voués à d'immuables esclavages, eussent obéi en lui le chef — après lequel se lamentait leur veule esseule-ment. Au Crapaud, on l'appelait la Veuve, et ce sobriquet de deuil, mettant autour d'elle comme le froid des cimetières, dénonçait l'inutile labeur charnel, les carnages d'hommes fondus à son creuset, le mal de son ventre aride, dévolu à d'irrémissibles veuvages. Pendant toute la grève, elle avait été l'âme damnée de la résistance, offrant le boire et le manger aux plus dénués, bouchant les estomacs défaillants de son pain, vidant ses futailles dans les gosiers altérés, de ses quatre sous amassés en de longues lésines, faisant la charité aux claque-dents misérant dans les burons. Après tant d'humiliantes défaites, qui toujours ramenaient les vaincus aux genoux des vainqueurs, il fallait leur montrer, cette fois, de quel grès on était fait. — « La fosse, hurlait-elle, c'est à ceusse qui souquent dedans ; nos pères y sont morts; é nous mange nos hommes et noséfants; c'est qu'justice qué soit à no après avoir été à eusse. Et qu'i crèvent tertous donc à leu'tour, ces Jean foutres ! » Mais les hommes maintenant haussaient les épaules, leurs torves regards dissimulés en leurs faces où les mâchoires, tiraillées par la famine, machinalement remuaient. Et soudain la nouvelle se répandit que des villages avaient repris le travail ; cinq ou six seulement s'acharnaient encore. Ce fut, chez ces pauvres diables, comme l'imminent soulagement de la délivrance, une joie sournoise de basse soumission enfin justifiée par la lâcheté des compagnons. — « Les vî i z'avaient raison. On voudrait qu'on ne pourrait pon. El'bon Dieu est de leur costé. » — Mais la Yeuve menaçait de tout casser dans les ménages s'ils cédaient. Tapant ses plates mamelles de ses paumes ravinées, elle criait qu'elle avait plus de cœur là-dessous que tous ceux du coron, qu'elle se laisserait planter des baïonnettes en chaque trou de sa peau plutôt que de subir la loi de ces sales bougres. Ils hochaient la tête. Non, ça ne pouvait pas durer plus longtemps. A quoi bon, d'ailleurs, puisqu'un chef leur manquait ? Toujours cette absence d'une volonté qui put suppléer à la leur les ramenait à la dure nécessité finale. — Ali ! le chef! — et sa main tourmentait son-ventre — je l'sen ben là, répondait-elle. Si seulement il voulait sortir ! » La défection, qui d'abord n'avait sévi que chez les hommes, tout à coup s'étendit aux femmes, aux génitrices, plus viriles et que la jalouse tendresse pour leurs portées douloureuses jusque-là avait rendues intraitables. Alors elle, la Veuve, sentant échouer toute vaillance, ne pensa plus qu'à gagner des jours, des heures; elle les suppliait, se tordait les bras, arrachait ses cheveux. Un entêtement héroïque et animal la figeait en cette unique certitude que les patrons là-bas allaient enfin se soumettre. Ses imprécations contre les losses et les coïons — « tas de vendus qu'êtes seulement bons qu'à leur lécher les bottes » — pendant deux jours encore opérèrent le miracle de les retenir. Mais le matin du troisième jour, comme elle invectivait sur le chemin deux charbonniers qui, résolument, leurs outils à l'épaule, partaient requérir de l'ouvrage, un cri monta: — « Tais ta gueule, garce ed'mal-heur ! C'est t'faute si on est tertous là à crever. C'est-i' qu't'as des liards pour nous amuser, dis? » Une flamme mauvaise étincela sous ses ombrageux et opiniâtres sourcils. — Des liards, rebéqua-t elle, pour sûr que j'en ai pon ! Ousque j'ies cacherais, mes liards ? Mais to d'même j'a queuqu'chose qui vaut ben ça. Chou-tez. Vos êtes tos comme mes hommes et vos étants sont comme mes éfants. Quoiqu'i vô faut ? Un chef, un gars ed' vot' sang et qu'aurait du poil aux dents? O'est-y ça, voyons? Ben, v'ia. On vous l'boutera, compagnons. V'nez tos^lw Violon, tos, tos, les d'jeunes et les vis. La table sera mise pou' to 1'monde. On fera l'ducasse à s'péter les boyaux. C'est moi qué vo l'dis. En cette obtuse cervelle, une soudaine et scélérate entreprise avait germé, au prix de laquelle un jour encore serait acquis à la révolte du coron et qui peut-être, des tendresses aboutées de ces désespérés, allait faire jaillir du même coup, avec l'humaine semenceenfin féconde, le vengeur trempé de fiel et de colère qu'ils appelaient. Il y eut une hésitation ; la masse oscillait sans comprendre, subissant toutefois le magnétisme de ses furieuses et énigmatiques prunelles, grisée à son rire de ribaudequi, d'une oreille à l'autre, lui fendait ses joues pileuses et masculines. Puis une curiosité, une joie de s'étourdir un moment, le besoin d'une ribote, quelle qu'elle fût, en leur croupissement de détresse, les lança à ses talons, tandis que marchant à grands pas devant eux, les bras gesticulant par dessus sa tête, elle fendait la rue, tragique, forcenée, en un vent de démence. Debout sur son seuil, elles les fit passer, les comptait de peur qu'il en manquât, et quand ils furententrés, tumultueux et mornes, elle se pencha encore, cria après les deux charbonniers qui, les bras mous, leurs outils reposés à terre, discutaient s'ils suivraient les compagnons ou s'ils s'en retourneraient à la bure. A leur tour, ils arrivèrent. Elle serra le volet, mit le verrou et, leur vidant les poivres et les lies de quelques fonds de bouteilles restées sur la planche : — Vos êtes tos des vaurins, d'la canaille, d'la chair à engraisser l'patron.Moi, j'suis qu'unep... V' là ma peau Mangez d'sus le pain du plaisir. J'en ai pon d'aut' à vo donner. J' vô 1' donne ed' bon cœur. Et s'i vient, el fieu qu'ont pas seulement su m' donner mes trois maris, — c' sera l'éfant de la grève, on en fera 1' chef du Crapaud ! Elle attira une table et se coucha dessus, les bras pendants. Devant l'extraordinaire offrande, une stupeur les matait, hébétés, regardant toujours, dans la pénombre de la chambre close, sous le mince filet de soleil poudroyant par la fissure du contrevent, ce grand corps brun, écartelé en l'attente du stupre consenti. Puis, une à une, les faces ardoyèrent ; du sang leur gicla la congestion aux paupières ; leurs mains — devant l'obscène vision — étaient secouées d'un tremblement. Et tout à coup un petit être chafouin et bancal, au front de bouc, lui bondit à la ceinture, fouaillant cette proie chaude. Ce fut ensuite la bestiale et anonyme ruée d'une foule en qui la virilité réveillée cinglait les phosphores. Dépoitraillée sous les chocs, ses fauves tétines remuées par dessus les osseuses maigreurs du torse, — son liane de sèche cavale, et noir comme la bure, fumant sous de bouillantes et torrentielles sèves, — elle râlait sa peine et son espérance — l'éfant! l'éfant! — maternelle et cynique, victime expiatoire qui sur l'immonde autel combugé par le flux des races, volontairement se livrait aux soifs d'amour et d'oubli des las-de-vivre. Enfin il n'en restait plus qu'un, un pauvre invalide de la fosse, une pitoyable carcasse béant par les trous du haillon, et toute délabrée, pantelant sous le faix d'un demirsiècle de hontes bues : ..........» POST-FACE ■ . La Genèse de « l'Enfant du Crapaud ». La Genèse d'une idée littéraire quelquefois n'est pas sans intérêt pour les directions du mécanisme cérébral. Si exiguë que soit en cette histoire de l'Enfant du Crapaud l'ingéniosité du narrateur, les sévérités de la justice lui prêtent un relief qui rendra plausibles quelques brèves scolies. « Dans quelles circonstances, m'étais-je demandé. une femme pourrait-elle — et qui ne céderait pas à une exclusive démence de nymphomane — répudier les plus élémentaires suggestions de la pudeur et finalement déchoir aux étreintes d'une tourbe de mâles ? » Je me sentais là sur un terrain d'exception, bien (ait pour tenter un esprit curieux des déviations de la personnalité morale. Bien que généralement, pour un cerveau artiste, la forme s'impose en même temps que le fond, au point de ne former à l'origine qu'une adéquate et indissoluble masse que la mise en oeuvre évide et cisèle ensuite, — l'élude d'un cas psychologique naturellement fort rare prévalait ici sur la préméditation d'une peinture violente et grasse. À la réflexion, la vengeance me parut seule pouvoir déterminer une aussi désordonnée transgression de la réserve commandée à la femme par son sexe. Ce point de départ admis, il restait à trouver l'espèce de vengeance où cet état d'une âme trouble, fatalement projetée hors de la norme et lâchée aux péripéties les moins compatibles avec l'usuel ordre des choses, devait logiquement s'exercer ? Tout d'abord, le domaine passionnel me suscita une version à laquelle je m'attachai un instant. J'imaginai une femme, dans la condition légale du mariage, aimant son mari et trompée par lui. Comme il me fallait à l'épilogue la passibilité d'une foule aux instincts rudes et facilement dé-chaînable, je conclus à l'hypothèse d'une femme de maître de charbonnages, fille elle-même d'un chef porion, et sortie — comme les effroyables amants d'une heure qui, au dernier moment, devaient lui prodiguer l'opprobre et l'amour, — d'un peuple plus qu'aucun autre calamiteux. C'était, aux motifs déterminatifs de l'acte près, la même situation tragique et excessive que dans l'Enfant du Crapaud. Elle y était amenée, — à cet acte démentiel et que toutefois justifiait la passion, — par la perpétuelle débauche du mari qui, parjure à la foi jurée, la délaissait, s'assouvissait en de coupables et multiples amours. Abreuvée d'humiliations, enfin son sang de plébéienne se révoltait ; elle se jetait à cette foule par mépris de l'homme qui l'outrageait, rêvant de l'outrager à son tour, dans son nom et son honneur d'époux, par l'immensité de son infamie. Tel le thème. Mais, à l'instant où s'achevaient en ma pensée ces définitifs linéaments, tout à coup une peur me prenait. Je craignis que l'horreur du dénouement s'accordât insuffisamment avec les prolégomènes de cette histoire d'un ménage, si bourrelé qu'il fût. Il me parut que la passionnalité seule, sans l'auxiliaire d'un autre facteur, allait m'exposer à terrai- ner sur un tableau qui, tout en gardant son paroxysme dramatique, n'en revêtait pas moins, par le caractère bourgeois des milieux et la beauté de l'héroïne, une sorte de cliarnalité perverse-ment attirante. Moi, qu'on accuse d'outrage à la moralité, je reculai devant un état de passion uniquement sexuel et dont le furieux éclat final, à mon sens, s'altérait par le correctif de cette belle fille s'of-frant dans son luxe de chair et de toilette. Alors, je me mis à chercher ailleurs, dans le peuple même et ses noires destinées, et j'arrivai à l'anecdote que l'on sait. Ici plus d'images capables d'ensorceler un trop concupiscent lecteur, mais une peinture de misère et de rancœurs, une pratagoniste véhémente et populaciôre, un cruel amour de sang et de colères revomis. En elle, en cette louve, s'incarne la soif de vengeance des races; elle se sacrifie pour que des semences du coron jaillisse le vengeur; elle croit sauver, en s'immolant, l'immense famille des crève-de-faim et des pâtiras comme elle. « Mangez de ma chair et buvez de mon sang », et ce cri lui livre les hommes repartant pour la fosse, et du même coup, retarde la grève sur le point d'expirer. Ainsi combiné, le stupre prenait une grandeur héroïque et révoltée, se changeait en la communion de quelque Messe noire, et — pour les blêmes bourgeoisies, — prophétisait à sa manière les inévitables cataclysmes, d'ores et déjà résolus par les plèbes toujours opprimées et qui, enfin debout, enfreindront les lois éternelles et renverseront les colonnes de l'édifice social. J'avais résolu le problème que je m'étais proposé, et, en outre, une leçon pouvait se dégager de mon récit. Je signai en paix avec ma conscience. Or, il se fait que je suis condamné pour m'être montré trop rigoureux vis-à-vis de moi-même. En y réfléchissant, en effet, j'acquiers la conviction que j'aurais dû m'en tenir à ma première version : une débauche de peuple n'a rien que de répugnant pour des esprits titillés par le chatouillement des sous-entendus aimables. Cette jolie femme d'un maître de charbonnages, avec quelques traits galants,eût tout sauvé. Mais l'âme d'unpornographe ne va pas jusqu'à ces déliés calculs. Camille Lemonnier. TABLE Pages Réquisitoire de M. Eyraud.....13 Maître Clunet..........25 Plaidoirie de M6 Edmond Picard ... 29 Maître Cléry..........83 Jugement du 28 novembre 1888 .... 85 M"10Bovary : Jugement du 7 février 1857. 91 Jugement condamnantLes.Ffcwr.s du Mal. 97 Assises ou debout.........99 La Terre...........103 L'Enfant du Crapaud.......107 La genèse de L'Enfant du Crapaud . . 121