% m IWAN GILKIN JOflAS j • •s BRUXELLES II. LAMERTIN, LIBRAIRE-ÉDITEUR RUE DU MARCHÉ-AU-BOIS, 20 Septembre 1900 / % ■M <3 ; DU MÊME AUTEUR : La Nuit, poésies. 1 vol. in-18. Paris, Fischbacher. Le Cerisier fleuri, poésies. 1 vol. in-18.Paris, Fischbacher. (Ouvrage couronné par l'Académie française.) Prométhée, poème dramatique. 1 vol. in-18. Paris, Fischbacher. (Ouvrage couronné par l'Académie française.) Stances dorées, plaquette. Paris, Chamuel; et Bruxelles, Lacomblez. — ....... \yT ......-— ..... IWAN GILKIN JOflfîS BRUXELLES H. LAMERTIN, LIBRAIRE-ÉDITEUR rue du maiiché-au-bois, 20 Septembre 1900 LA VOCATION DE JONAS Ce matin là, Jonas, alors âgé de quarante ans, s'éveilla, la langue pâteuse et les paupières si lourdes qu'il pouvait à peine les soulever. Et comme il avait un grand mal à la tête, il connut que l'Esprit lui avait parlé pendant la nuit. Or l'Esprit lui avait dit : « Lève-toi et va dire à la Nouvelle Ninive que bientôt elle périra, et tout l'Occident avec elle. » S'étant rappelé, en bâillant, l'ordre de l'Esprit, Jonas en éprouva une vive contrariété, car sa fortune se composait de rentes sur l'État, de lots de villes et de valeurs industrielles ; il possédait notamment plusieurs actions des tramways de la Nouvelle Ninive ; et il se disait, avec une excellente logique, que si l'on prenait ses prophéties au sérieux les fonds publics subiraient une forte baisse. D'ailleurs, il aimait la Nouvelle Ninive. Il y était hé, il y avait polissonné avec de joyeux drilles et, s'étant rangé, il y avait formé une petite bibliothèque où il vivait paisiblement en compagnie des meilleurs auteurs. Il connaissait tous les coins de la ville et tous ses monuments. Il aimait l'opéra, où l'on représentait tant bien que mal des drames lyriques très com- pliqués ; le musée de peinture, où l'on ajoutait à une bonne collection de tableaux anciens les plus notables croûtes contemporaines ; — Et les cathédrales, dont la beauté majestueuse eût dû sécher de dépit ou liquéfier de honte tous les architectes du temps présent. Il connaissait aussi quelques Ninivites d'un commerce agréable. Deux fois le mois il les réunissait à sa table pour les entretenir de politique et de littérature. Après le dîner, ces messieurs fumaient des cigares de la Havane, buvaient un petit verre de Bénédictine, discouraient sur la philosophie et faisaient discrètement une douzaine de calembours. Si la Nouvelle Ninive devait être détruite, où Jonas retrouverait-il un pareil confort ? Du reste, n'étant pas orateur, il craignait le ridicule et détestait les foules. Si les Ninivites ne goûtaient point ses harangues, pourrait-il supporter leurs railleries ? Avec cela qu'il est vraiment bien agréable de faire un four, comme un cabotin maladroit, et de recevoir à la tête des pommes cuites, des trognons de choux, des œufs durs, voire des souris mortes ! Jonas se retourna dans son lit, le nez contre le mur, ramena les couvertures sur sa tête et dit à l'Esprit : « Tu peux faire tes commissions toi-même. » Mais, comme il s'assoupissait, il crut entendre de nouveau l'Esprit, qui lui dit d'une voix menaçante : « Crie à la Nouvelle Ninive qu'elle va périr, et avec elle tout l'Occident. » Et il lai sembla que l'Esprit le tirait par les pieds. Il se dressa sur son séant et aperçut sa bonne, un peu gênée, qui lui dit : Monsieur m'avait recommandé de l'éveiller à huit heures. « Voici qu'il est dix heures. Je rapporte à Monsieur son pantalon, qui était affreusement crotté. J'ai mis deux heures à le brosser. J'apporte aussi le déjeuner et les journaux. » La bonne s'étant retirée, Jonas sauta du lit, se débarbouilla et passa sa robe de chambre. « Encore, soupira-t-il, si cette stupide créature m'eût préparé un hareng frais ! » — Puis, sans se presser, avec la sûreté que donne une bonne méthode, il avala son déjeuner, parcourut le cours officiel de la Bourse, alluma une cigarette et ouvrit le balcon. L'air tiède, lumineux et parfumé, l'enveloppa brusquement. 11 lui sembla que les rayons du soleil lui sautaient au cou et le baisaient à pleine bouche, sur les joues, sur le front, sur les lèvres et sur les yeux. Toute sa chair s'abandonna à la chaude caresse du printemps et l'odeur délicieuse des roses et des pois de senteur, qui montait du jardin par bouffées, l'emplit d'une griserie ineffable. l. S'étant recueilli un instant, les yeux levés vers l'éblouissant azur, Jonas s'accouda au balcon, secoua la cendre de sa cigarette et contempla le spectacle qui s'offrait à ses regards. Du haut de la colline fleurie où se dressait son cottage, il voyait s'étaler devant lui toute la ville. Un océan de toitures rouges et grises descendait doucement jusqu'au large fleuve qui divisait la Nouvelle Ninive. Au delà du fleuve, étagée sur des collines basses, l'autre moitié de la ville se déployait comme un éventail de pierre. De gigantesques monuments la hérissaient : des basiliques et des gares, des cathédrales et des entrepôts, des arsenaux et des mosquées. Le fleuve était bordé de quais énormes où s'entas ■ saient toutes les denrées de l'univers. Et sur les eaux fuyantes des milliers de navires aux flancs noirs vomissaient des torrents de fumée. Cependant, au centre de la ville s'ouvrait une vaste place : une foule épaisse y grouillait devant la colonnade du plus riche monument de la cité; c'était la Bourse. Dans le même quartier se dressaient par centaines les palais des banques, et c'était le cœur de la ville, tandis qu'au bout des faubourgs, de massives usines toutes noires, avec leurs cheminées flamboyantes, faisaient à la Nouvelle Ninive une ceinture de volcans. Sous la coupole azurée du ciel, dans la blonde lumière du printemps, Jonas émerveillé regardait vivre la Nouvelle Ninive. Et il voyait en imagination du centre de la ville à ses extrémités, et de la ville entière aux extrémités du monde circuler un tourbillon d'hommes et de choses, d'affaires, de marchandises, de richesses, d'or. Oui, la Nouvelle Ninive était le cœur du monde. Et à chaque pulsation de ce cœur un flot d'or et de papier-monnaie venu de partout s'engouffrait dans la ville, un autre flot s'en échappait pour s'éparpiller sur le globe entier. Et Jonas s'écria : « Comment la Nouvelle Ninive pourrait-elle périr ? Les milliards s'entassent dans ses coffres ; les budgets de ses armées, de ses flottes, de ses administrations, des milliards ! Le chiffre de ses affaires dans la finance, l'industrie, le commerce et l'agriculture, des milliards et des milliards encore ! Soudain dans la rumeur confuse qui venait de la ville, Jonas crut reconnaître l'avertissement de l'Esprit : « Tu diras à la Nouvelle Ninive : la mort est sur toi et sur tout l'Occident ! » — C'est un peu fort, s'écria Jonas. Et, jetant sa cigarette éteinte, il ajouta : « J'en veux avoir le cœur net. « Jonas prit dans un tiroir secret une grosse clé dorée et monta au grenier. Dans ce grenier nul n'avait jamais pénétré. On y conservait les souvenirs séculaires de la famille. Jonas entra et s'arrêta, interdit, devant une énorme baleine empaillée. Dans un coin, se carrait une caisse où jaunissait un arbuste desséché. Or, c'était la baleine qui jadis avait avalé Jonas l'Ancienxet l'avait gardé trois jours dans son ventre parce qu'il ne voulait pas annoncer la destruction de la Vieille-Ninive. Et sous l'arbuste, Jonas l'Ancien était demeuré assis, tout maugréant, parce que sa prédiction ne s'était pas accomplie. Tout à coup notre Jonas tomba à la renverse. La baleine ouvrait la gueule et souillait péniblement ; enfin elle éternua. — « Dieu vous bénisse, fit Jonas ! Je vois à présent que les temps sont proches. L'animal soupira et dit : Il n'est pas plus difficile à une baleine empaillée de prendre la parole qu'à une baleine vivante d'avaler un homme sans lui faire de mal. Les baleines ont bien dégénéré. De mon temps, je ne faisais d'un homme qu'une bouchée. On entrait ; on sortait ; mon estomac était pareil au bureau des contributions. Maintenant les baleines se nourrissent de sardines. Un hareng a peine à passer ; une morue les fait vomir. Moi, je suis une baleine du temps jadis. Pour moi, l'homme est toujours une pilule. Mais où est l'homme digne d'être gobé? Tu vois que je suis une baleine franche. Très froissé, Jonas dit à la baleine : tu es une grande bête. Tu avales les hommes supérieurs mais tu ne peux pas les digérer. Ton suc gastrique est bien pauvre. Tu as beau tordre ton estomac et le secouer comme un sac de loto, après trois jours les hommes supérieurs en sortent comme ils étaient entrés. Je vois là un double symbole. Premièrement, le Destin peut donner à manger à une grande bête tous les sages de l'univers et toute leur sagesse, elle ne s'assimile rien ; c'est comme si elle avalait des cailloux. Et secondement le sage qui est dévoré par une grande bête n'a rien à craindre : après trois jours il sortira de son ventre. A la vérité il sera souillé des pieds à la tête ; mais après un bain dans les eaux salées de la grande mer, il n'y paraîtra plus. Et l'homme aura le courage de crier dans les rues ce qu'auparavant il craignait de penser tout bas ; car il connaîtra que devant l'Esprit les grandes bêtes sont moins que rien. Mais qu'importent les grandes bêtes et qu'importent aussi les sages? Jonas n'est pas venu faire des conférences sur la sagesse et la bêtise : il est venu annoncer le Grand Déclin. Le midi de l'Europe est dépassé. Le soleil descend. Le soir va venir. « La Baleine éclata de rire. « Souviens-toi, dit-elle, du kikajon ! Quand Jonas l'Ancien sortit de mon ventre, il parcourut les rues de la Vieille Ninive en criant : Encore quarante jours et Ninive sera détruite ! Or, il arriva que les habitants firent pénitence. Ils répandirent des cendres sur leur tête et se vêtirent d'un sac. Le roi lui-même ôta sa belle robe et s'habilla du plus vieux sac qu'il put trouver. Et il ordonna que l'on couvrît d'un sac, les hommes, les femmes, les enfants et même les animaux. Et pendant ce carnaval de pénitence hommes et bêtes s'abstinrent de boire et de manger. Pour les restaurateurs la semaine fut mauvaise. Alors l'Esprit- se repentit de ses menaces et fit grâce à Ninive. Qui ne fut pas content? c'est Jonas l'Ancien, qui avait prêché pour le roi de Prusse. Fiasco complet ! Il bouda, se fâcha et dit à l'Esprit : « Tu n'en fais jamais d'autres ! » Tu n'as pas de suite dans les idées. A peine as-tu résolu une catastrophe que tu es pris de repentir. Que veux-tu maintenant que l'on pense de ton prophète ? » Cependant Jonas l'Ancien s'assit au dehors, devant l'une des portes de la ville, afin de voir ce qui allait arriver. C'est alors que le kikajon poussa derrière lui et ombragea sa tête. Et il n'arriva rien du tout ! « La Baleine se tut un moment, puis elle reprit en étouffant de rire : « Et il n'arriva — rien du tout ! » Jonas répondit avec colère : « Tu n'es pas seulement une grande bête, tu es aussi une vieille bête. Tu es empaillée et tu radotes. » Est-ce que la vieille Ninive n'est pas détruite depuis des siècles ? N'a-t-elle pas dormi sous des dunes de sable jusqu'à ce que M. Layard vint la déterrer? Jonas l'Ancien s'est levé trop tôt de dessous le kikajon. » Et qu'importe donc au prophète s'il verra lui-même sa prophétie s'accomplir ? » Il prophétise, cela suffit. Le reste regarde les contribuables. » La Baleine, qui s'ennuyait, se mit à bâiller. Et comme elle ouvrait une gueule semblable à un tunnel, Jonas en regarda curieusement l'intérieur. * Il ne vit qu'un gouffre obscur où semblaient se dissimuler des mécanismes dangereux. Et il pensa : « Non, jamais je ne voudrais m'exposer... mieux vaut céder tout de suite. » Prenant congé de la Baleine, il descendit résolu- DE LA GUERRE SAINTE l Vous êtes des rois, vous êtes des empereurs, vous avez une suite de généraux qui portent sur la tête autant de plumes que les autruches en étalent sur leur derrière, et vous êtes faibles et poltrons comme de petits enfants. Votre cœur ignore le grand courage. Vous n'osez ni vous sacrifier vous-mêmes ni sacrifier une ou deux générations à l'avenir. Vous êtes des financiers sans hardiesse. Vous craignez de souscrire quelques actions de sang à l'usine où l'on forge les nations. Vos pères n'avaient ni vos navires cuirassés ni vos canons à tir rapide ; ils ont sauvé la race élue et la sainte terre d'Europe des hordes de l'Islam. Où est le Charles-Martel qui martela les Sarrazins? Où est le Godefroid qui devant les effroyables vagues mahométanes éleva la digue de Jérusalem? Vous vous querellez pour une province ou pour un îlot perdu dans les mers australes. Cependant le travail de l'Orient prépare la ruine de l'Occident. En Orient nos machines dociles obéissent au bras de l'ouvrier lointain qui se vêt d'un pagne et se nourrit d'une poignée de riz. Travail pacifique, croient les imbéciles? Assassinat de la race noble! Chaque ouvrier de la Chine ou de l'Inde enfonce un invisible couteau dans la gorge d'un ouvrier d'Europe. Le couteau est invisible mais il tue. Où est le pasteur qui sauvera le troupeau ? Où est le Pierre l'Ermite qui prêchera la guerre sainte? Où, le Napoléon qui promènera la rouge victoire de l'Oural à la mer Jaune? Où est l'anti-Tamerlan qui moissonnera l'Asie? Où, le contre-Attila, le magnifique fléau de notre Dieu, qui battra la moisson dans l'aire et séparera les têtes d'avec les troncs ? C'est un déluge de sang qui doit élever notre arche jusqu'au-dessus clu mont Ararat et y déposer les fils de l'Europe. Mais pour vaincre l'Asie il faut d'abord vaincre dans ton cœur la pitié. Es-tu prêt, Siegfried, à plonger l'épée dans le cœur du dragon? Est ce que moi-même je ne frémis point en clamant les paroles de l'Esprit? Est-ce que ma langue ne se glace point dans ma bouche? Je suis trempé d'une sueur de sang et je crie : que ce calice s'éloigne de moi ! Car ce calice est plein du sang des hommes de l'Asie ! Mais quoi ! si je ne bois ce calice et si toute l'Europe ne le boit avec moi, il se remplira de notre sang et du sang de nos enfants. Et l'Asie boira le sang de nos fils jusqu'à la dernière goutte. Elle épuisera le sang noble qui fait la splendeur de la terre. Il faut choisir. Siegfried ou le dragon ! Les héros ou les bêtes ! La pitié stupide est le crime des crimes. Elle épargne l'assassin qui va frapper. Elle est elle-même l'assassinat. Petite Europe, l'heure des héros a sonné. En avant, un contre mille ! Invoque ton Dieu, le Dieu de ton sang et de ta race, et brandis l'épée contre le Levant. Vide l'Asie de ses habitants comme on retourne un seau plein d'eau. Nettoie-la de ses derniers hommes, comme après le repas on rince la vaisselle. Et si le Moscovite te dit : « J'ai conquis ces peuples et j'étends sur eux ma protection ; « Dis-lui : « Tu es le chef de mes ennemis. Tii recevras les premiers coups. Sois avec nous dans la guerre sainte, ou tu apprendras que le chemin de l'Asie passe par Moscou. » Etant remonté au grenier, près de la baleine, Jonas éclata en sanglots. Voilà, dit-il, que j'ai prêché la guerre et le sang. Où je pose mon pied, jaillit une fontaine de sang. Et si je touche une coupe ou une fleur, elles débordent de sang. Les mains que j'ai serrées sont teintes de sang. Et quand un baiser appelle mes lèvres, je vomis un flot de sang. Mes paroles volent lourdement dans le ciel comme une troupe de vautours. Où elles passent dans le ciel, il pleut des averses de sang. Et à cause des cris que l'Esprit m'a commandés, sur l'Asie va mugir une marée de sang. Les malédictions de millions d'hommes s'éléveront contre moi. On m'appellera le prophète du sang. La Baleine se mit à rire. Crois-tu, dit-elle, qu'un seul roi tendra vers toi ses longues oreilles 1 Les rois écoutent les imbéciles chamarrés. Ils n'entendent pas les prophètes. Et si d'aventure l'un deux t'entendait crier, il te ferait enfermer dans un cabanon. Les rois se moquent bien de tes prophéties. Et les peuples aussi. Si tu crois qu'à cause de toi une croisade va partir contre l'Orient, tu peux t'asseoir sous le kikajon. Tes croisés sont encore à naître. Attends-les sous le kikajon, mon ami. Et quand tu verras passer le Ravageur de l'Asie, viens le dire à la baleine empaillée. Jonas répliqua : tu insultes les rois et tu ne m'as pas consolé. S'il en est deux ou trois qui descendent du roi Midas par l'oreille, la plupart ont l'oreille line : ils entendent tous les bruits de la terre. C'est le peuple qui a de longues oreilles. Il n'entend pas l'orage qui gronde à l'Orient mais il écoute avec délices le bavardage des kakatoès. J'irai trouver les rois dans leur palais et je leur parlerai de nouveau. LA CONQUÊTE FUNESTE Jonas retourna vers les rois et leur dit : Vous n'êtes point ce que pense une bête empaillée. Ce n'est pas l'intelligence qui vous manque, c'est le courage. Vous avez aperçu le péril. Vous avez vu le Japon entreprendre une guerre qui pouvait changer la face du monde. Vous l'avez vu prêt à ensemencer l'immense Empire chinois de ses machines et de ses capitaux. Vous avez compris qu'en exploitant le sol de ces vastes territoires et le travail de ces innombrables millions d'hommes, il deviendrait le Maître économique du monde et qu'il anéantirait l'Europe à son profit. Vous avez prévenu ses desseins. Vous avez arraché sa proie d'entre ses griffes. Vous dépecez la Chine et vous vous partagez ses morceaux. Est-ce là ce qu'il fallait faire ? La Chine sera dans vos mains ce qu'elle eut été dans la main du Mikado. Elle ruinera l'Europe sous vos royaux auspices. Vous n'avez point conjuré la catastrophe. Vous la hâtez de toute la pression de votre puissance. Car vous assurez la protection de vos armes à l'émigration des machines et des capitaux. Où l'imbécile routine des Chinois leur eut opposé des troubles et des violences, vous affermissez la sécurité. Vos ingénieurs travailleront là-bas à l'abri de vos baïonnettes. Là-bas les filatures et les usines profiteront de la force de vos canons. Et rassurés par la présence de vos soldats les capitalistes d'Europe enverront là-bas l'épargne européenne travailler à la destruction de l'ouvrier européen. Est-ce tout ? Non pas ! Vous rivaliserez entre vous à qui établira de la Chine à l'Occident les communications les plus sûres et les plus rapides. Toi, Moscovite, tu as construit le chemin de fer transsibérien, pour ruiner la marine anglaise ; et vous, Anglais, vous méditez le transasiatique du sud qui vaincra le transsibérien. Mais à quoi serviront ces voies scélérates si ce n'est à accélérer l'invasion des produits de l'Extrême-Orient, à hâter la défaite des producteurs de l'Europe? Vous êtes les instruments aveugles du Destin. Vous prenez la mort par la main afin de la conduire au milieu de nous. Et comme elle ne marchait pas assez vite, vous lui avez aplani les voies : devant elle vous avez percé les montagnes et jeté des ponts sur les lieuves. Elle est montée dans vos wagons, elle va débarquer parmi nous. Nouvelle Ninive, pavoise tes gares de drapeaux de deuil ! Le train de la mort arrive. Tes rois sont debout sur le quai pour recevoir leur fatidique invitée. Sonnez les cloches dans les tours ! Sonnez les trompettes dans les rues ! Et que les lugubres grondements des canons des forts saluent la Grande Mort qui arrive de l'Orient ! DE LA MISÈRE DES ROIS Et Jonas dit encore aux rois : J'ai été injuste envers vous. Pardonnez-moi. L'angoisse m'a fait le cœur dur et la bouche amère. L'un des rois répondit avec satisfaction : C'est la vérité. Pouvons-nous raisonnablement faire la guerre sainte ? Et Jonas reprit : Raisonnablement, selon la raison moyenne, vous ne le pouvez pas. Le Sauveur de l'Europe doit surmonter la raison moyenne. Seul, un héros sublime pourrait être l'Exterminateur de l'Asie. Vous n'êtes point des héros sublimes. Vous êtes de bons et braves princes. Vous êtes des bisons conducteurs de bisons. Vous êtes des éléphants chefs d'éléphants. Vous n'êtes point des lions. Et si vous leviez des armées pour ravager l'Orient, vos peuples vous maudiraient et se dresseraient contre vous. Tous les kakatoès philanthropiques tourbillonneraient autour de vous, en battant des ailes et en criant à tue-tête : Chassez ce buveur de sang ! Vous n'êtes point les Hercules qui abattent ces stymphalides. Et tous les industriels qui expédient des produits en Orient, tous les marchands qui trafiquent avec l'Orient, tous les financiers qui placent des capitaux en Orient, s'écrieraient : abattons ce roi qui gêne nos affaires ! Il est bon qu'un seul périsse pour le profit de tous ! Et le peuple, qui croit aveuglément tout le mal que l'on dit des rois, s'écrierait à son tour : que son sang impur abreuve nos sillons ! Vos peuples se rueraient sur vous comme des abeilles furieuses et leur piqûre vous ferait mourir. Puisque vous ne pouvez pas faire la guerre sainte, puisque vous démembrez la Chine et que vous possédez l'Inde et les péninsules indo-chinoises, ne pouvez-vous protéger vos peuples européens ? L'un des rois dit en ricanant : que pourrions-nous faire pour les protéger ? Jonas le regarda sévèrement et répliqua : Faites des édits ! Rendez des décrets terribles. Que l'Orient garde sa charrue et l'Occident ses merveilleux outils ! Défendez à tous les asiatiques d'employer nos machines. Et celui qui les emploiera, que sa tête tombe sur l'échafaud. Défendez à tous vos sujets d'Europe d'exporter des machines en Orient. Et celui qui en exportera, qu'il soit pendu sur la place publique et que les corbeaux mangent sa chair ! Défendez à vos financiers d'envoyer des capitaux en Orient ; et que celui qui en enverra, soit brûlé vif devant votre palais, sa cendre jetée au vent, ses biens confisqués et donnés aux caisses ouvrières ! Fermez hermétiquement vos frontières aux produits industriels de l'Orient. Et si quelqu'un fait passer un de ces produits, que celui qui l'a envoyé, celui qui le transporte et celui qui le reçoit, aillent, les chaînes aux pieds, finir leur vie dans de sombres cachots ! Car ces hommes sont les meurtriers de vos peuples. Ils affament la race élue. Ils crucifient l'Europe pour gagner quelques deniers. Si vous faites ce que je vous commande, la Nouvelle Ninive sera sauvée. Mais aurez-vous ce courage ? de la /misere des rois Les rois se regardèrent avec stupéfaction et dirent entre eux : Quel est ce fou furieux ? Il ne rêve que sang et massacre. Il est possédé des démons. Si nous écoutons plus longtemps ses discours, nous périrons, nous et nos couronnes. Car les possesseurs de richesses souffleront sur le peuple comme l'ouragan sur la mer. Ils susciteront des vagues horribles qui submergeront nos trônes, et les flots amers couvriront nos Etats. Jonas les considéra avec pitié et dit : Il est vrai, vous êtes impuissants. Faites donc ce que vous faites et que le Destin s'accomplisse. La Nouvelle Ninive doit périr, et avec elle tout l'Occident. ■ LE GIIANT DE LA NUIT Nuit sans lune! Nuit sans étoiles! Ténèbres absolues! 0 noire souveraine qui règnes clans le ciel, sur la terre et clans mon cœur ! Profonde est la nuit. Profonde est mcn âme. Leurs profondeurs se cherchent en tâtonnant dans l'invisible. Pour les yeux épouvantés c'est le néant, le néant vaste et sombre. Les yeux se taisent dans l'impénétrable profondeur de la nuit. Les yeux se taisent mais l'oreille dit : « La nuit est mon royaume. J'entendrai ce que vous ne pouvez voir. » Dans l'immense néant noir longuement gémit le vent. Ah ! profond est le vent noir ! Profond est son gémissement, qui tombe immensément dans mon âme profonde et noire ! Lugubre, lugubre gémissement de l'ombre, tout fourmillant de sombres murmures ! Bourdonnements sans nombre dans la profondeur obscure ! Voix innombrables dans l'invisible! Plaintes et lamentations, jurons et sanglots, râles, prières et blasphèmes ! Voix jaillies de millions de gorges ! Voix des travailleurs de l'Occident, grondement de cataractes, mugissement de l'Océan ! C'est le halètement de toutes les usines, le souffle ardent de toutes les machines, qui bruit comme la mer dans l'ombre douloureuse et qui accompagne vos voix, ô travailleurs de l'Occident, de l'incessant grondement de son tonnerre. Sur les grondements sourds, les gémissements courent comme le vent sur la mer. 0 travailleurs de l'Occident, vos hurlements s'élancent en rafales, vos hurlements sanglants, qui remplissent les ténèbres de sang ! Vous grandissez ! Vous vous élevez ! On vous a imprudemment promis la lumière. Vous dressez anxieusement la tête, vous tendez les mains vers le firmament. Mais la terre tremble sous vos pieds. Elle ébranle l'usine nourricière. Bientôt le cri des ventres affamés couvrira vos vaines déclamations. Regardez vers l'Orient. Est-ce la lumière promise qui va poindre? Il n'y a point de lumière. Et pourtant quelque chose surgit à l'Orient. Silencieux et invisibles, deux fantômes arrivent du Levant. La misère et la faim s'avancent dans les ténèbres en se tenant par la main. J'entends la voix des ateliers et des manufactures. Les métiers un à un s'arrêtent, les navettes s'endorment, les broches se brisent, les fils cassent ; là-bas, les fours s'éteignent, le verre se glace dans les bassins, la fonte cesse de couler, les creusets se vident, le bois ne crie plus sous les roues dentelées des scieries, la paille ne voltige plus autour des batteuses mécaniques et dans les profondeurs de la terre le pic des houilleurs ne frappe plus que des coups alanguis. A quoi bon les grèves? Le sang de la révolte coule en vain. Les salaires trop élevés font le produit trop cher et la vente impossible. Les patrons ruinés ferment les fabriques. Le capital blessé se retire de ses champs de bataille. Il va fuir l'Occident stérile et chercher au loin des champs de travail plus fructueux. Dans la nuit noire passent des ailes noires. Les corbeaux de la mort tourbillonnent dans les ténèbres sur le cadavre de l'Occident. L'EXODE DES MACHINES Hommes de la Nouvelle Ninive, Européens candides, vous forgez vous-mêmes le couteau qui vous égorgera. Vous armez de ce couteau le bras levé de l'Oriental. Vous lui vendez vos fusils à répétition et vos canons à tir rapide. Pis encore ! Vous lui avez vendu vos machines, qui sont plus terribles que les bataillons et les régiments. L'Orient achetait vos cotonnades et vos étoffes de laine; vos colonies consommaient votre fer et votre charbon. Vous êtes venus ; vous avez montré à l'Oriental le fer et le charbon recélés dans son sol. Il lui manquait des machines pour les en extraire. Il était comme un chien devant un champ de blé dont il ne peut faire du pain. Ces machines, vous les lui avez fournies. Grâce à votre démence, il creuse des mines, il en tire la houille et le minerai. Vous avez construit chez lui des fonderies et des forges. 11 allume des hauts-fourneaux. Il manœuvre des laminoirs et des marteaux-pilons. l'exode des machines 55 Il cessera bientôt de vous acheter des machines. Il les fabriquera chez lui à meilleur marché. Et vous lui enverrez vos meilleurs ingénieurs afin de perfectionner là-bas l'outillage qui doit vous tuer. Il construira des moteurs et des métiers mécaniques. Il fera des locomotives, des rails d'acier et des canons supérieurs. Vous finirez par en acheter chez lui. Vous lui avez donné des filatures et des métiers à tisser. Et tandis que chez vous l'ouvrier doit toucher pour vivre quatre à cinq francs par jour, l'ouvrier oriental se contente de quarante ou de cinquante centimes. Le bras de l'ouvrier est une marchandise comme une autre. C'est le marché où le prix en est le plus bas qui en réglera le prix dans le monde entier. Le salaire de l'Oriental réglera tous les salaires. Car les acheteurs de travail achèteront le travail là où il coûte le moins cher. Le prix du travail se répercute sur le prix du produit. Si la cotonnade indienne coûte moins cher que la cotonnade anglaise, qui achètera encore la cotonnade anglaise? Et que deviendront les ouvriers anglais ? Le secrétaire du Board of Trade a dit en 1895 : « L'exportation des cotons constitue le quart de l'exploitation anglaise : elle se chiffre annuellement par un milliard cinq cent millions de francs. Et l'Inde en absorbe à peu près la moitié. « Mais l'Inde s'est mise à fabriquer du coton. Elle a diminué ses achats. Et des milliers d'ouvriers anglais tombent dans la misère. L'Inde à son tour exporte des cotons. Son exportation, qui était de 15 millions de yards en 1877, s'élevait déjà en 1893 à 80 millions de yards. L'exportation indienne sera le ver rongeur de l'exportation anglaise. En 1881 l'Angleterre vendait à l'Inde et au Japon pour 47 millions 500,000 livres sterling de cotonnades ; dix ans plus tard son chiffre de vente était tombé à 28 millions de livres. Dans le même temps l'exportation de l'Inde vers le Japon et la Chine a passé de 28 millions 500,000livres sterling à 165 millions500,000 livres. 5s les discours de jonas Et le Japon imite l'Inde. Il fabrique, il exporte, il réduit ses achats. Dès avant 1895, dans l'arrondissement consulaire d'Osaka-Yogo, le Japon avait établi 31 filatures donnant des dividendes de 8 à 28 pour cent. Dans le même moment, en Angleterre, G7 filatures du Lancashire étaient en perte d'environ 10 millions de francs. Ces 31 fabriques japonaises employaient 5,780 ouvriers à 45 centimes par jour et 19,219 ouvrières à 21 centimes par jour. Cela fait 24,999 paires de mains orientales arrachant le pain de la bouche à 24,999 créatures humaines de l'Occident. Voilà ce que font là-bas les machines que vous avez vendues aux Asiatiques. Par cet exemple jugez du reste. Il en est du charbon et du fer comme du coton. Il en sera tantôt de même des lainages. Toutes les grandes industries de l'Occident, qui font vivre des millions d'hommes et de femmes, vont dépérir et s'étioler comme des fleurs dans un sol épuisé. L'Orient pompera tout le suc de la terre occidentale. L'Occident se desséchera ; il deviendra stérile et pareil au désert. Bientôt les usines ne seront plus que décombres. les discours de jonas Les villages tomberont en ruines. Les ronces en couvriront les débris. Où s'élèvent les villes grouillantes, où s'ouvrent les ports fourmillant de navires, les mouettes passeront sur des plaines de sable piquées de quelques touffes de chardons. Car la race élue qui a créé les merveilles de l'invention humaine, périra parce qu'elle a vendu les créations de son génie aux esclaves de l'Orient. — Nouvelle Ninive, Nouvelle Ninive, tu as vendu ton droit d'aînesse pour un plat de lentilles. Tu t'éteindras dans la misère et la stérilité comme une torche qu'un fou jette dans un puits. LES CACATOIS Jonas dit à la Baleine : Je suis allé au Jardin des Animaux. J'ai pris l'allée des Cacatois. Des deux côtés de l'allée, sous les grands arbres, sont pendues des balançoires de zinc et sur chaque balançoire perche un cacatois, une chaîne à la patte. Dès que les cacatois m'aperçurent ils hérissèrent leurs crêtes bariolées, battirent des ailes pour agiter les discours de jonas les balançoires et se mirent à crier tous à la fois. Ce fut un prodigieux vacarme. Ils se balançaient et ils criaient : « Égalité ! Solidarité ! Loi d'airain ! Collectivisme ! Plus de capital ! Plus de propriété ! Plus de monnaie ! « Ils criaient aussi : « Vive la Commune! * et « Prolétaires de tous pays unissez-vous ! » Cris assourdissants et tumultes de plumes ! Comme ils s'égosillaient! Comme ils s'ébouriffaient! Comme ils se balançaient furieusement, sans toutefois renverser leurs mangeoires ! J'en crus perdre la tête. Et, voulant leur parler, je dis : « Cacatois !... » Ils redoublèrent de tapage et crièrent : « Caca- tois! Cacatois! Qui nous appelle Cacatois? Nous sommes tous solidaires ! Regarde nos crêtes : voilà les véritables bonnets rouges. Cacatois ! Le monde est à nous ! Bourgeoisie pourrie ! Tout s'écroule, tout va se niveler. Sur les débris du vieux monde nous construirons une société scientifique et égalitaire où des distributeurs automatiques répartiront également entre tous la nourriture, les jouissances et le bonheur ! » J'avais heureusement emporté sous ma redingote le porte-voix dont se sert, au théâtre, le dragon Fafner pour crier d'une voix de tonnerre : « Lasst mich schlafen ! » Je criai dans le porte-voix : « Cacatois! Vous les discours de jonas Arrangez votre démocratie comme il vous plaira, toujours vous trouverez devant vous la gueule êtes de profonds penseurs et des orateurs remarquables. Vous répétez en nazillant ce que les hommes vous ont appris. Car, derrière vous, il y a des hommes véritables ; ils ont pitié des masses, ils ont rêvé leur relèvement. Ils oublient qu'à l'est de l'Europe s'étencl l'Asie, et qu'une petite révolution sociale en Italie, en France et en Allemagne, c'est un saut de puce devant un éléphant. Mais leur noble rêve est un rêve. Un rêve de géomètres. Ils ne connaissent pas la géographie. fumante de ces deux phénomènes : « l'Asiatique travaille à meilleur marché que nous ; notre sol ne produit pas assez de blé. » Je suppose votre révolution faite et votre société organisée. Chacun travaille le moins possible et reçoit de la communauté la part de denrées et d'objets usuels qui lui revient. Que ferez-vous devant la production asiatique stimulée par les machines, les capitaux et les capitalistes émigrés de chez nous ? Vous voulez délivrer votre démocratie du capitalisme européen indigène. Comment la défendrez-vous contre le travail de l'Asie ? Fermerez-vous vos frontières ? Couperez-vous toutes communications avec le dehors? Détruirez-vous les chemins de fer? Brûlerez-vous les navires? Reboucherez-vous le canal de Suez? Construirez-vous de la Baltique au Danube une muraille chinoise hérissée de canons? (Si vous avez des armées permanentes, prenez garde aux complots militaires ! ) Vous riez et vous dites : « On fabriquera chez nous tout ce dont nous aurons besoin et la monnaie sera supprimée. Nous n'achèterons rien aux Orientaux. » En êtes-vous bien sûrs? On se passera donc chez vous de riz, de thé, de café, de poivre, de cannelle, de camphre, de muscade et de clous de girofle? Et pensez-vous que votre République surpeuplée puisse produire assez de blé? Ne devrez-vous pas acheter du blé au dehors? Si vous devez acheter, vous devrez payer. Il vous faudra donc de la monnaie. D'où la tirerez-vous puisque vous n'aurez ni mines d'or ni mines d'argent? De même qu'on achète les produits avec la monnaie, on achète la monnaie avec les produits. S'il vous faut de la monnaie, vous aurez une industrie et un commerce. Est-ce l'État qui sera l'unique patron ? On n'en aura jamais vu de plus cruel. Il considérera ses affaires comme de salut public. Il vous menacera du bâton, de la prison et de la guillotine. Il vous fera peiner comme des coolies chinois. Car s'il ne le fait point, il sera vaincu sur les marchés étrangers par la concurrence du travail chinois, il ne vendra point, il ne recevra point de monnaie. La monnaie coule sur le taux de vente comme l'eau sur le sol. Si vous n'abaissez point votre taux de vente au-dessous du niveau des autres nations, la monnaie ne coulera point de ces nations chez vous. Sans monnaie, votre Etat ne pourra payer ses achats. Et s'il n'achète point de blé, vous mourrez de faim dans votre démocratie sociale. Vous êtes de dignes cacatois. Mais si vous voulez réussir dans votre révolution sociale, commencez par l'Inde et la Chine. C'est un conseil que je vous donne dans un porte-voix de théâtre. Dans le porte-voix sonnent parfois les paroles du vieux dragon. Le vieux dragon dit : « Lasst mich schlafen ! » En français moderne cela signifie : « Fichez-moi la paix ! » • Vous réveillez le vieux dragon par vos clameurs stupides. Laissez-le dormir. Le vieux dragon capitaliste est couché sur son or. Il gouverne les Etats. Il entretient les armées permanentes. Le jour où il vous arrivera de briser les chaînettes de vos pattes, vous ferez la connaissance des fusils à répétition et des canons du dernier modèle. Et ce qui pourrait vous arriver de pis, c'est la victoire. Le vieux dragon porte sous le ventre une large poche, comme les sarigues et les kanguroos. Battu, il y fourrera son or et le portera en Orient. Ainsi jadis, il quitta Rome pour Byzance et l'Occident entra pour des siècles dans la tombe. Cacatois, laissez dormir le dragon ! Mais je m'amuse dans vos utopies. Je baguenaude dans votre labyrinthe de sornettes. Je raisonne vos songes creux. Assez! que la vérité disperse vos fantômes! Et qu'un langage vraiment humain domine enfin les cris des perroquets ! Vous ne faites point ce que vous croyez faire. Vous n'allez point où vous croyez aller. Vous êtes les jouets d'une force invisible qui se moque bien de vos intentions. Vous pensez détruire le capitalisme et vous êtes ses fidèles serviteurs. Votre foi niveleuse est le rouleau broyeur dont la destinée est d'écraser tout ce qui gêne l'évolution du capital. Jamais vous ne détruirez l'oligarchie financière. Elle émigrera un jour, quand elle aura épuisé toute la sève de l'Occident. En attendant, vous la servez comme les rails servent la locomotive. La forme suprême vers laquelle évoluent les civilisations capitalistes, c'est la concentration des richesses dans les mains d'un petit groupe d'hommes et l'exploitation du reste de la nation par ces élus. Pour arriver là, il faut que la nation soit réduite à l'état le moins résistant, que les classes moyennes soient broyées, que les petits producteurs disparaissent. Broyer les classes moyennes, exterminer les petits producteurs, voilà votre office. — Quand vous l'aurez accompli, il y aura tout en haut une classse financière en possession du commandement, sous elle une armée de fonctionnaires civils, religieux et militaires protégeant ses affaires et veillant à sa sécurité, — ce sera là désormais l'unique classe moyenne, — et, tout en bas, la masse immense des exploités, pressée comme une éponge jusqu'à la dernière goutte de son or et de son sang. Autre est votre but ! Autres sont vos pensées et vos volontés ! Qu'importe ? L'homme au foie malade gronde sans cesse parce qu'il a, croit-il, mille sujets de gronder. En réalité il gronde parce que sa maladie lui fait l'humeur grondeuse. De même quand vous attaquez la classe moyenne, vous le faites, croyez-vous, en travaillant consciemment à la réalisation d'un programme idéal, — en réalité parce que l'évolution capitaliste, dont vous êtes les produits et les instruments aveugles, veut que vous la détruisiez. Mais vous n'irez pas plus loin. Vous essayerez en vain d'atteindre ce qui est hors de votre atteinte. Bas les pattes! Ou gare les coups ! — Voilà, fit Jonas, ce que j'ai dit aux cacatois tandis qu'ils poussaient des cris et cassaient des noisettes. Et Jonas ajouta : ce ne sont pas les cacatois qui sauveront la Nouvelle Ninive. La Baleine, en remuant la tête, acquiesça. HISTOIRE ANCIENNE Jonas entra dans un café et dit aux Néo-Ninivites : je veux vous conter une histoire du temps passé. Aux premiers jours de la République Romaine, il y avait dans la ville de Rome une noblesse qui pratiquait l'usure et dans les champs de petits fermiers qui, en temps de paix, cultivaient la terre et qui, en temps de guerre, étaient soldats. Les uns et les autres servaient la patrie. Mais en réalité leur patrie n'était pas la même. Vertus martiales ! Vertus familiales ! Vertus religieuses aussi ! Le cerveau de ces simples fermiers était asservi à de puissantes images. Esclaves des grandes fictions sociales, nés pour conserver et pour servir, les soldats-laboureurs sont capables seulement d'être, encore et toujours, de pieux guerriers et des paysans patriotes. Ils sont la force et la stabilité de la patrie, et aussi son immobilité. Instrument puissant mais inerte, attendant des mains intelligentes! Tuf solide sur lequel peut s'élever une construction splendide ! Mais ils ne sont pas architectes, ils ne savent point bâtir. Pour les fermiers, la patrie était une divinité qui protégeait leur foyer. Ils l'adoraient et lui sacrifiaient volontiers leur vie. Pour les patriciens, la patrie était aussi la force qui protégeait leur richesse. Ils lui sacrifiaient même la vie et les biens d'autrui. Tout progrès vient de l'oligarchie citadine. En elle réside la force ascensionnelle et organisatrice. Elle fonde et civilise. A elle le savoir, les hautes ambitions, les vastes entreprises et les inventions subtiles ! Son intelligence positive agit à coup sûr. Comme le serpent qui pour grandir change de peau, elle abandonne une à une les fictions qui l'embarrassent. Savamment dirigée, sa cupidité acquiert, centralise et consolide. En accumulant les richesses elle accumule l'énergie. Plus l'énergie se condense dans un petit nombre de mains, plus les mouvements qu'on lui imprime peuvent être rapides, étendus et puissants. Que peut le soldat-laboureur? Cultiver son champ et se battre. A cela se borne sa puissance. Le riche citadin achète l'énergie d'autrui. Il fait agir cent bras. Il équipe des navires, établit des comptoirs, creuse des mines, construit des manufactures et fonde des banques. Il lui faut des routes et des ports, de vastes monuments, des flottes et des armées; il lui faut de savantes écoles ; il lui faut enfin le pouvoir, qui centralise et dirige par la force des lois toutes les énergies que son or ne saurait acheter. Tels furent à Rome, jadis, les deux pôles de l'énergie humaine : le soldat-laboureur, le riche patricien, forces qui se disputèrent nécessairement la domination. La civilisation s'élève avec la puissance des riches jusqu'au jour néfaste où leur indispensable instrument, — le soldat-laboureur ou l'ouvrier, — s'use et se brise dans leurs mains. Alors, malheur à l'Empire! La roue du Destin a tourné. Le point culminant est franchi. C'est l'inévitable descente vers l'inévitable écrasement. Ainsi le même mouvement qui fait le progrès, fait aussi la décadence, comme la même vie qui fait de l'enfant un homme, fait de cet homme un vieillard. A Rome, donc, la noblesse faisait les lois pour protéger ses affaires. Les fermiers payaient l'impôt et marchaient contre les ennemis de la République. Quand la guerre éclatait, ils s'équipaient à leurs frais, ils quittaient leurs champs et manquaient la récolte. Si l'ennemi envahissait le territoire, leurs terres étaient ravagées ; en cas de victoire, le butin allait aux patriciens. Alors, pour payer l'impôt, il fallait emprunter. Le prêteur exigeait 10 ou 12 p. c. par mois, c'est-à-dire 120 ou 144 p. c. l'an. C'étaient les patriciens qui prêtaient. Et la loi était si dure, que le débiteur insolvable était chargé de chaînes, emprisonné chez le créancier, — tous les riches avaient des cachots dans leur maison, — et finalement vendu comme esclave. Ainsi opprimée, la plèbe se révolta et finit par obtenir des lois plus équitables. La prospérité du soldat-laboureur fit alors la grandeur de la République. Grâce à la valeur de ces hommes énergiques, Rome conquit l'Italie, s'empara de la Sicile et vainquit Carthage. Elle tira des vaincus d'énormes quantités d'or et d'argent et de nombreux troupeaux d'esclaves. Mais le soldat-laboureur fut la victime de ses conquêtes. Ses victoires, qui firent la fortune des patriciens, préparèrent sa propre ruine et la destruction de sa race. Sous la protection de la force publique, dont ils étaient les maîtres, les financiers disposaient de trois puissances : l'usure, la politique financière, l'organisation monétaire. La vie du soldat-laboureur avait pour racine l'agriculture. C'est là qu'il subit la nouvelle attaque des financiers. Les financiers se partagèrent les terres de la Sicile et les exploitèrent selon le système des grandes ventes et des petits profits. S'étant approprié de vastes domaines, ils les firent cultiver par des esclaves dont le travail fut exploité jusqu'aux dernières limites de la résistance vitale. Ces esclaves étaient des captifs de guerre pris dans les races les plus endurantes. Leur entretien coûtait peu : un grabat dans une cave, un pagne, une poignée de farine et des déchets dont les pourceaux n'auraient pas voulu. Et celui qui ne travaillait point jusqu'à l'extinction de ses forces, périssait misérablement sous le bâton ou sur la croix. Ainsi traitée, la féconde Sicile produisit d'énormes quantités de blé, que ses maîtres purent vendre à un prix dérisoire. Importé en Italie, ce blé y fit tomber le prix des céréales. Pour le soldat-laboureur la vie coûtait plus qu'il ne put désormais gagner. Cependant les financiers enrichis par les trésors des nations vaincues, pratiquaient plus que jamais l'usure. Quand le soldat-laboureur faisait faillite, ils saisissaient son champ, le faisaient vendre et l'achetaient à vil prix. Ainsi s'élargissaient leurs domaines tandis que le soldat-laboureur, évincé et réduit à la misère, allait grossir le prolétariat de la capitale. L'annexion de l'Egypte, au commencement de l'Empire, accéléra le mouvement. L'Égypte produisait beaucoup plus de blé que la Sicile et le fellah était le travailleur le plus endurant que l'on pût trouver. Le blé était transporté à Rome sur des navires presque aussi grands que nos cargo-boats transatlantiques. Tel fut en Italie, au 11e siècle, selon Polybe, le bon marché des denrées alimentaires, que les voyageurs dans les hôtelleries payaient pour leur pension journalière le quart d'une obole, — à peu près seize centimes. Ce fut la fin des cultivateurs libres. Les terres passèrent dans les mains des riches qui les firent cultiver par des esclaves. Ils remplacèrent généralement la culture des céréales par celle de la vigne, transformèrent les champs en pâturages et élevèrent du bétail. Là où il y avait eu des fermes et des villages populeux, on ne vit plus que des déserts et d'immenses troupeaux paissant sous la garde d'un berger et de ses chiens. Hommes de la Nouvelle-Ninive, cela sera votre histoire. Mis en libre concurrence économique avec des travailleurs plus endurants, le soldat-laboureur de Rome succomba. Son sert vous attend. Comme l'Égypte a ruiné l'Empire Romain, l'Inde et la Chine ruineront l'Europe moderne. Les conquêtes et les transports rapides à bon marché ont mis les travailleurs orientaux en concurrence directe avec les travailleurs européens. Encore s'il ne s'agissait que de produits agricoles! De savants barrages douaniers pourraient relever le niveau des prix d'importation, au moins pendant quelque temps ; histoire ancienne Mais c'est la source même de notre richesse qui est menacée. C'est sur le travail industriel que l'effroyable concurrence va s'exercer. Nouvelle-Ninive, courbe la tête devant le Destin ! La mort est sur toi et sur tout l'Occident. Et nos agriculteurs auraient le temps de s'adapter à un autres travail, tandis que l'argent gagné par notre industrie nous permettrait d'acheter sans péril le blé étranger. TAMERLAN Cette nuit, l'Esprit m'a transporté en Orient. L'âme de Tamerlan flottait sur la steppe. L'âme de Tamerlan dansait dans le désert, ivre de vent sauvage. Et ses cris de guerre déchiraient des millions de sommeils. L'âme de Tamerlan hurlait sur le sommeil de l'Asie : Éveille-toi! Voici ton jour qui vient! L'Occident t'a réduite en esclavage. Réjouis-toi, ton soleil se lève ruisselant de vengeance ! Jadis mon glaive t'a montré la route de l'Ouest : avec mes cavaliers j'ai ébranlé la terre; sous le pied de leurs chevaux jaillissaient le sang et les flammes. Et aux portes des villes conquises j'ai élevé des pyramides faites de milliers de têtes coupées. Victoires sans lendemain ! L'adversaire a ri de ses blessures. A présent, il nous écrase sous les pieds de ses soldats et de ses marchands. Ses marchands nous vengeront de ses soldats. Les machines nous vengeront des canons. Peuples de l'Asie, l'Occident est ouvert, ma voix vous appelle à la victoire ! Dieu merci, je ne me servirai plus de l'épée! Jadis j'étais romantique. Je suis devenu réaliste. Ce n'est plus de hordes guerrières, c'est de marchandises à bon marché que nous inonderons l'Europe. Nous n'avons ni ses armes ni ses armées. Mais ne craignez rien. L'Occident peut nous faire la guerre, nous infliger cent défaites, dévorer nos provinces et nos empires... ne craignez rien! Quoi qu'il fasse, nous le détruirons et il ne nous détruira point. Il n'essayera même point. Si ses princes le voulaient faire, ils ne le pourraient pas. Leur Dieu est venu pour le salut de tous les hommes. Il leur défend de nous détruire. Leurs sages ont proclamé l'égalité de tous les hommes. Le stupide Occident porte cette égalité dans son cœur. Comment pourrait-il entreprendre contre nous une guerre d'extermination? Quiconque proposerait cette guerre, verrait se dresser contre lui les foules indignées. L'âme de l'Occident nous défend contre les bras de l'Occident. Leurs riches aussi sont avec nous. Leur or s'installe en Asie. Il s'y transforme en manufactures et en machines, en steamers et en chemins de fer. Les riches ne permettront pas à leurs princes de faire la guerre à leur or. L'âme de l'Occident est notre forteresse. L'or de l'Occident est notre glaive et notre bouclier. Les riches de l'Occident sont nos légions. Nous n'avons rien à craindre des princes ni des peuples de l'Occident. Au contraire, ils nous aident de tout leur pouvoir. Les Russes surtout. Si les Russes deviennent nos maîtres, ils deviennent aussi nos protecteurs et nos guides. Ils nous préparent les voies, — de bonnes voies ferrées, qui permettront à nos produits de se passer de chameaux et d'escortes, De se passer même des navires, toujours exposés aux hasards de la mer, à la merci des tempêtes, des Japonais et des Anglais. Les Russes nous ouvrent les véritables portes de l'Occident. Ce sont d'incomparables portiers. Peuples de l'Asie, travaillez, travaillez pour l'Occident! Votre sol se couvre de fabriques européennes : la vengeance est là ! Ils rient, les blancs stupides, ils ne croient pas au danger, ils répètent avec jactance : le travail d'un ouvrier anglais vaut le travail de vingt ouvriers jaunes. Patience! Patience! Sous la pression de l'or européen, l'entraînement fera son œuvre, la dure sélection fera aussi la sienne. Rien n'arrête la roue du Destin. Peuples de l'Asie, envoyez vos marchandises à l'irrésistible conquête! Remplissez là-bas les entrepôts et les boutiques! Vous verrez les usines de l'Occident crouler, les ateliers se fermer, les peuples affamés restreindre leur postérité, les états appauvris réduire leurs armées, la Nouvelle-Ninive tomber en ruines et la steppe désolée envahir avec votre vengeance les champs de l'Europe désormais déserts. Et l'heure des armes aura sonné ! Peuples de l'Asie, les princes d'Europe lèveront des régiments dans leurs colonies. Laissez-vous enrôler ! Portez la livrée de vos maîtres ! Quand la plèbe européenne, ruinée par votre travail, lèvera sa gueule affamée, quand les soldats européens hésiteront à fusiller leurs frères et leurs parents, les gouvernements, sur l'ordre des riches, vous appelleront dans leurs villes ; ils vous confieront leurs fusils et leurs canons, ils vous logeront dans leurs casernes et leurs forteresses, ils vous lanceront sur l'émeute et la rébellion. Vous baignerez vos pieds dans le sang des peuples blancs ! Vous vous enivrerez de massacre ! Et quand la Russie se ruera sur l'Europe affaiblie pour consommer la conquête du Vieux-Monde, c'est vous qui lui fournirez des régiments innombrables. Vous galoperez jusqu'aux rivages de la Méditerranée et de l'Atlantique. Vous entrerez en vainqueurs à Berlin comme à Vienne, à Rome comme à Paris. Vos bataillons défileront sous l'Arc de l'Etoile ; et devant la colonne Vendôme ils éclateront de rire. La voilà, diront-ils, la campagne de Russie ! Et voilà aussi l'alliance franco-russe, qui fut pour les Tzars le marche-pied de la toute puissance ! Cependant les riches quitteront les capitales découronnées et avec leurs richesses ils émigreront vers l'Est. Où vont-ils ? A Moscou, au centre nouveau de la force et de la richesse du monde, — en attendant, peut-être, qu'ils partent pour Péking, Shang-Iiaï ou Canton. les discours de jonas Ainsi jadis, quand l'Occident fut épuisé, les Riches de Rome partirent pour l'Est et établirent le siège de l'Empire sur les rives du Bosphore. Nouvel Empire grec, salut ! Tu nous devras la victoire. Nous te servirons durant quelques générations, puis, à ton tour, tu tomberas sous nos coups. Car le travail de l'Extrême-Orient te poussera doucement dans la tombe. Ainsi parla dans la steppe l'âme de Tamerlan. ■ ■ — - ~ ■ —————— L'EXODE DES CAPITAUX Et toi, stupide actionnaire, écoute : chaque machine qu'exportent en Orient les sociétés métallurgiques, creuse en partant la tombe de l'Europe. Et chaque fois que tu achètes un produit manufacturé de l'Orient, tu donnes un coup de bêche à la fosse où la faim couchera tes enfants. Tu îicanes et tu dis : Si j'achète un parapluie japonais ou une étoffe indienne à meilleur marché que les produits indigènes, j'épargne l'héritage de mes enfants. — Insensé ! grâce à toi et à tes pareils le fabricant japonais prospère mais le fabricant européen marche à la faillite. Tu es actionnaire de plusieurs industries européennes. Prends garde ! Bientôt dans ton coffre-fort les dividendes baisseront comme l'eau dans un vase fêlé. Tu possèdes aussi des actions de certaines banques qui placent leurs capitaux en Orient. Et tu ris. Oar ces dividendes là, si je dis vrai, tu les verras un jour croître et multiplier. Tu as raison. Les banques placent leurs capitaux aux meilleurs endroits. Le meilleur endroit c'est précisément l'Orient. Et les banquiers les plus hardis rivalisent à qui trouvera là-bas les plus beaux placements. l'exode des capitaux 97 Qui pourrait les blâmer ? A coup sûr, ce ne sont pas les actionnaires. Plus l'industrie se développera là-bas, plus gros seront les dividendes. Et la faveur des actionnaires viendra stimuler l'initiative des banquiers. Voilà l'automatisme redoutable. Voilà le mouvement que rien n'enrayera. Les capitaux de l'Occident vont d'eux-mêmes, par un mouvement irrésistible, travailler en Orient à la ruine du travail occidental. Nouvelle-Ninive, comprends-tu la force du Destin ? Poussé par son intérêt, chacun de tes bourgeois travaille à ta ruine. DEVANT L'ÉGLISE Jonas s'arrêta sous le porche d'une église et se mit à parler. 0 mes frères, dit-il, les lois de l'âme ne détruisent pas les lois de la nature. Où il y a nombre, il y a guerre. Où il y a pluralité, il y a compétition. La vie se nourrit de vie. La vie tue pour se défendre, pour croître et pour multiplier sa semence. Où il y a vie, il y a lutte pour la vie. devant l'église 99 Chaque espèce dévore d'autres espèces. Le renard mange les poules, le loup mange les brebis. Mais l'aigle affamé dispute la gazelle égorgée au jaguar qui se repaît. Et dans le troupeau fuyard des antilopes, l'une bouscule l'autre pour éviter le bond du tigre. Entre les chasseurs, il y a guerre pour la proie. Entre les gibiers, il y a lutte pour le salut. C'est la véritable loi de la jungle. L'homme est un animal soumis à la loi de la jungle. Il tue pour manger. Il tue pour se défendre. Il lutte aussi pour la puissance. L'homme attaque l'homme pour le dépouiller, l'asservir et l'exploiter. Ainsi ont fait les animaux depuis les origines. Et c'est à cause de leurs luttes et de leurs victoires que le mollusque est devenu un ver, le ver un animal supérieur et l'animal un homme. Mais l'homme vit avec d'autres hommes. Et ses prophètes lui ont enseigné la loi de société. Les prophètes lui ont dit : « Tu ne tueras point. » Et dans la cité supérieure, l'homme n'eut plus le droit de tuer l'homme. Et le Roi des prophètes est venu et il a dit : « tu aimeras ton prochain comme toi-même ; tu ne feras point de mal à tes ennemis ; tu ne résisteras pas au méchant. » Et dans la Cité supérieure, les saints s'efforcent de lui obéir. devant i,'Église 101 Voilà ce que j'appelle les lois de l'âme. Dans les veines ardentes de la race élue on les a injectées comme de l'eau bénite. Mais autour de la Cité supérieure il est d'autres hommes et d'autres cités. En face de la race élue à la peau blanche pullulent les hommes noirs et les hommes jaunes. L'heure est venue où pour l'homme blanc l'homme jaune est un danger, en attendant peut-être que l'homme noir devienne à son tour un péril. Hommes de la Cité supérieure, que ferez-vous à l'égard des races qui vous menacent de mort ? Quand les premiers hommes étaient des sauvages errants dans les forêts, que serait-il advenu si les meilleurs et les plus intelligents n'eussent point anéanti leurs ennemis ? La descendance des grands cœurs et des grands cerveaux eut péri au profit de la postérité des plus bêtes et des plus féroces. Nous serions encore pareils aux plus grossiers de nos ancêtres. Nous vivrions dans les branchages des arbres et dans les roseaux des marais. Nos esprits tâtonneraient encore dans les antiques ténèbres. Ce sont les meurtres et les guerres de nos ancêtres qui ont engendré notre élévation, notre douceur et notre paix. Ils ne s'y sont point trompés, les vieux prophètes ! Ceux qui disaient aux habitants de la cité sainte : devant l'égijse 103 « tu ne tueras point ! » criaient aussi : « tu passeras les Philistins et les Amalécites au fil de l'épée, sans épargner les femmes ni les enfants. » Et les disciples de celui qui disait : « ne résiste pas au méchant », ont soulevé l'Europe contre les Sarrazins. Quand donc je prêche la guerre sainte, ne dites point : « le Seigneur se voile la face devant ce buveur de sang ! » Mais demandez-vous : « L'heure des Chefs est-elle venue ? Est-ce qu'on sonne le ralliement de l'Europe ? » LES SAINTS Jonas alla trouver les Saints. Il traversa en souriant la foule des amateurs, pleins de bonnes pensées mais vides de bonnes œuvres, et arriva dans le hameau misérable habité par les renonçants. Il s'avança jusqu'au carrefour où étaient réunis des laïques et des moines et s'approchant d'eux il leur dit : Je vous salue avec respect. Vous êtes de véritables saints. Vous travaillez à votre bonheur en vous sacrifiant au bonheur des autres. Votre cœur est pur. Vous croyez sincèrement que vous sauverez le monde. Hélas ! Votre illusion égale votre bonne foi. Que vous soyez heureux dans la pauvreté, l'humilité et l'amour, cela ne sauvera ni votre vie ni la vie des peuples. Vous renoncez à l'orgueil et à la cupidité ; vous ne voulez ni pouvoir ni richesses, mais que chacun vive du travail de ses mains et aide le prochain dans le besoin. Vous habitez des chaumières ; vous vous nourrissez de pain et de laitage ; vous êtes compatissants et doux ; vous obéissez au Christ qui a dit : « Ne résiste pas au méchant. » Vous ne maudissez pas. Vous ne frappez pas. Vous ne plaidez pas. Vous refusez d'être juges et d'être soldats. Vous refusez même de punir le malfaiteur. Vous êtes vraiment des frères pour vos frères. Mais vous êtes comme des morceaux de sucre dans l'Océan. Combien de temps vous faudra-t-il pour convertir par votre exemple tous les habitants de l'Europe? Que peut votre sainteté dans le mouvement général du monde? Elle n'enraie ni l'industrie, ni le commerce, ni la banque. Elle n'arrête ni les locomotives, ni les steamers. Elle n'empêchera pas l'ouvrier asiatique de ruiner l'ouvrier européen. Prêchez le renoncement ! Prêchez la soumission ! Vous êtes sans le savoir les auxiliaires des financiers qui exploitent et ruinent les peuples. Vous rendez les faibles encore plus faibles. Vous faites les pauvres encore plus pauvres. Vous hâtez la décadence du vieux monde; vous le préparez par l'inertie à la mort. Votre sainteté est un poison qui stupéfie ; vous chloroformez le monde que vous croyez guérir. Vous attirez à vous ceux qui craignent la lutte. Au lieu de combats vous leur offrez votre opium. Mais pendant qu'ils dorment et qu'ils rêvent, l'ennemi agit et confisque la vie à son profit. Les nations que vous endormez seront conquises par d'autres nations. Votre renoncement prépare la place à de nouveaux maîtres. Cependant, que nul ne vous maudisse! Car si nous devous périr, vous nous apportez la mort bienheureuse. Vous êtes les ensevelisseurs aux mains caressantes. Vous jetez sur nos visages un drap parfumé d'ambroisie et d'encens. Vous psalmodiez l'office des morts avec des voix célestes. Que dans les fosses par vous creusées les derniers imaginatifs se couchent en joignant les mains, en fermant les yeux, en souriant aux anges! Les chevaux de Tamerlan piaffent sur la route lointaine; ils vont pulvériser le sol de l'Europe et broyer sous leurs sabots sauvages les vivants et les morts. ZARATHOUSTRA La nuit, au coin d'une rue déserte, Jonas heurta Zarathoustra qui marchait impétueusement dans son rêve. Zarathoustra regarda Jonas avec sévérité et cria : « Je prêche le surhomme. L'homme est quelque chose qui doit être surmonté. » De même que le singe est un pont entre la bête et l'homme, de même l'homme doit être un pont entre le singe et le surhomme. « Que l'homme engendre au-dessus de lui-même ! La volonté de tout homme supérieur doit être : que le surhomme soit engendré ! » Et comme Jonas souriait tristement et secouait la tête, Zarathoustra reprit avec violence : « Je monte vers les hauteurs ; tu descends vers les bas-fonds ! Je prêche la vie et le Sursum de la vie ; tu annonces la chute et la décadence. Lors même que tu dirais la vérité, mon mensonge vaut mieux que ta vérité ! Mais Zarathoustra ne se trompe pas et ne trompe pas les autres. Il est l'échelle de vie. Quiconque monte mes degrés fait monter la vie vers les sommets. Le surhomme est en haut. » Jonas répondit : « 0 Zarathoustra, si la vie pouvait toujours monter, tu serais le meilleur des guides. » Mais la vie tantôt monte et, tantôt descend, comme l'eau de la mer quand passent les lames. La grande vague est passée. L'eau descend, le gouffre se creuse. 0 Zarathoustra, tu n'es qu'un escalier d'écume et ton surhomme la vision d'un songe creux. Oui, la sélection agit sans cesse! Oui, le type dominateur se spécialise! Mais l'homme supérieur de ce temps n'est ni un guerrier, ni un artiste, ni un prêtre. Le surhomme qui se forme n'est point le sur- homme de tes rêves. Il n'est point le splendide vainqueur que tu appelles le lion riant. Il ne porte point un front apollonien sous une divine chevelure. Il n'a point le vaste cerveau de Jupiter où grandit et s'embellit sans cesse l'image du monde, que domine une impériale volonté. Le surhomme que je vois croître, est un petit juif, commis d'agent de change. Il fait des économies. Il spécule avec bonheur. Le voilà caissier, administrateur, enfin président d'une banque et fondateur de plusieurs autres. Son intelligence s'applique tous les jours davantage à l'escompte et à l'agio. L'univers pour lui s'appelle Tant pour Cent. Veux-tu que je te dise? Ton surhomme est un banquier juif. Voilà toute nue la réalité que ta rêverie habille de phrases multicolores. \ Tu aimes à parler du grand midi. Les financiers se tournent vers le Soleil Levant. Ils y tournent aussi leurs capitaux ; ils envoient en Orient les merveilleux outils mécaniques inventés par les races occidentales. Grâce à leurs manœuvres l'ouvrier de l'Orient tuera l'ouvrier de l'Occident. Mais les financiers doubleront leurs bénéfices. Va te coucher, Zarathoustra. Le grand déclin est commencé. Ce qui approche, ce n'est pas le grand midi, c'est l'abyssal minuit. JOURNALISME Jonas se plaignit à la Baleine du peu d'attention que les Néo-Ninivites prêtaient à ses discours. La Baleine lui conseilla d'écrire dans les journaux. Jonas composa deux petits contes, les offrit à vingt journaux qui ne voulurent point les accepter, et se décida à en faire un « tract » qui fut tiré à trois cent mille exemplaires et distribué gratuitement chez les principaux habitants de la Nouvelle-Ninive. Voici ces deux contes. SAN FRANGISCO'S HERALD Le 3 avril 2300, à 11 heures du matin, M. John Digby-Houston, surnommé le Roi des écrous, chef de la firme Digby-Houston, brothers and sons, de San Francisco, qui a accaparé la fabrication des écrous d'acier dans les deux Amériques, téléphona ses ordres de bourse à huit ou dix agents de change, puis, s'installant dans son rocking-chair, à côté d'un guéridon de perles-fines agglomérées qui supportait une assiette de biscuits, un authentique verre de Venise du XVIe siècle et un carafon de vin doux, il les discours de jonas déploya le San Francisco's Herald et le parcourut rapidement. Les dépêches excitèrent d'abord son intérêt. Il y lut ceci : Moscou, 2 avril. De graves événements viennent d'ensanglanter les provinces françaises de l'Empire. La population de l'ancienne France du nord, devenue une seconde Irlande, depuis longtemps décimée par la misère et travaillée par les sectes révolutionnaires, s'est soulevée, a massacré plusieurs fonctionnaires impériaux et a mis toute la région à feu et à sang. Le général Podchewski, gouverneur de Paris, a du envoyer contre les rebelles deux régiments d'infanterie mandchoue, le 230e chasseurs mongol et deux batteries d'artillerie afghane. Ce matin, les forces impériales ont rencontré les révoltés au nombre de huit mille environ, aux environs du village de Reims. L'artillerie n'a pas dû intervenir. Le feu de l'infanterie a été très efficace. Cent trente-quatre rebelles seulement ont survécu. Ils seront internés dans l'hospice d'aliénés d'Heligo-land et soumis au traitement de rigueur. Moscou, 2 avril. On a inauguré hier, dans le nouveau quartier de l'Est, le somptueux Palais de la sculpture antique. Pour répondre aux vœux de la haute société de la capitale, le gouvernement a concentré dans les quarante salles du rez-de-chaussée tous les anciens chefs-d'œuvre recueillis autrefois dans les musées provinciaux de Londres, de Paris et des villes allemandes ; on sait qu'on a laissé intact ce qu'il restait des collections italiennes, la province d'Italie ayant été décrétée musée de l'Empire par le regretté Tzar Alexandre IX. S. M. I. le Tzar de toutes les Russies a présidé à l'inauguration du nouveau palais. La Tzarine Maria Fédorowna, les discours de jonas malheureusement indisposée, n'a pu assister à la cérémonie. — On a beaucoup remarqué l'affabilité avec laquelle S. M. le Tzar a adressé la parole au général Fo-oang-tsou, le nouveau gouverneur de Berlin, qui ira rejoindre son poste la semaine prochaine. Zanzibar. Sur un ordre venu de Washinghton, le gouverneur de Zanzibar a fait saisir par la canonnière Halifax trois cargo-boats russes chargés de farine indoue, qui cherchaient à débarquer frauduleusement leur cargaison sur un point de la côte continentale. La population de Zanzibar-Island est fort émue. Un meeting de dix mille citoyens notables s'est réuni dans les jardins du Stock-Echange Palace et a voté des résolutions énergiques. Deux croiseurs russes sont signalés. Population. Dans les dix dernières années la population de notre côte orientale a encore diminué. La diminution est surtout sensible à New-York, à Baltimore et à Charleston. On est unanime à l'attribuer à la décroissance constante du commerce dans l'Atlantique-Nord. Les provinces occidentales de l'Empire russe sont tombées dans une telle décadence que la plupart des ports y sont abandonnés. Tous les ans le mouvement de Hambourg devient plus insignifiant. Voilà vingt-trois ans que Rotterdam n'est plus qu'un marais : les derniers habitants l'ont abandonné en 2281. Le gouvernement russe ne fait plus rien pour sauver Flessingue de l'ensablement qui a ruiné Anvers il y a 200 ans : ce n'est, en effet, plus la peine. Les provinces occidentales de l'Empire sont devenues si stériles et si désertes qu'elles n'ont plus rien à nous vendre et ne peuvent plus rien nous acheter. Seule, notre province d'Angleterre, avec les ruines de Londres et de Glasgow, peut donner une idée de cette décrépitude. Toute l'activité des échanges s'est transportée dans le Pacifique et l'Atlantique-Sud. Le mouvement maritime entre San-Francisco et Shang-haï atteint des proportions que le monde n'a jamais connues. Nos provinces d'Afrique se développent à vue d'œil. Malheureusement une partie de l'Australie donne des signes de faiblesse analogues aux phénomènes fâcheux que l'on constate sur nos côtes orientales. D'après les documents officiels de l'Empire russe, la population de Paris est tombée à neuf cent mille habitants, celle de Berlin à six cent soixante mille, celle de Vienne à deux cent vingt mille, celle de Rome à quarante-deux mille. La dépopulation de l'ancienne Europe prend des proportions effrayantes et va s'accélérant sans cesse. Le gouvernement russe ne parvient pas à l'enrayer. Une commission composée de hauts fonctionnaires et des plus éminents professeurs de Moscou, de Samarcande, de Pékin et de Shang-haï se réunira la semaine prochaine chez le ministre de l'Intérieur pour étudier des mesures nouvelles. En attendant, la famine suscite des révoltes et dans toute l'ancienne Europe le gouvernement renforce les garnisons mongoles. Calcutta, 1er avril. (N. D. L. R. Nous n'avons pas publié cette dépêche les jours précédents parce qu'elle paraissait sans importance.) Le bruit court que le général Stormsen, gouverneur de Bombay, s'est révolté contre l'autorité impériale. Toutes les troupes de l'Inde et de la Perse devront s'apprêter à marcher. Moscou, 2 avril. Une sédition militaire a éclaté avant-hier à Bombay. Quatre régiments seulement prennent part au mouvement. Toutes les autres garnisons de l'Inde protestent de leur fidélité. Moscou, 2 avril. Le général révolté est d'origine norvégienne. Il s'appelle Stormsen. Son père était le fameux marchand de harengs fumés dont l'originalité a égayé tout Moscou il y a quelque vingt ans. Le ministre de la guerre assure que dans trois jours la sédition sera étoulfée. Un châtiment exemplaire s'impose. Hyderabad, 2 avril. Les révoltés de Bombay disposent d'armes du dernier modèle et de munitions abondantes. Ils se sont solidement retranchés. Étant donné la supériorité de la défense sur l'attaque, on estime ici dans les cercles militaires qu'il faudra plusieurs mois pour vaincre les rebelles. Si la révolte se propage dans d'autres provinces, la situation deviendra grave. Calcutta, 3 avril. Le général Pétrine est arrivé hier soir devant Bombay avec 14,000 hommes. Il a attaqué pendant la nuit les positions des insurgés. Il a été repoussé et a perdu la moitié de son effectif. Les rebelles prétendent n'avoir que 12 tués et 37 blessés. On attend des renforts. Moscou, 3 avril. Trente-cinq régiments, parmi lesquels le 2e volontaires allemand, ont été dirigés sur Bombay. Le gouvernement veut en finir cette semaine à tout prix. Nouvelles littéraires. On nous télégraphie de Vancouver-University que les conférences du savant professeur de Téhéran, M. Vassili El-Geber, obtiennent un succès étourdissant. Hier, trois mille dames l'ont acclamé et lui ont jeté des gerbes de fleurs. M. Vassili El-Geber donne douze conférences sur la littérature des langues mortes de l'Europe. Il a terminé son cours de littérature grecque. Voici j.es discours de jonas le programme de son cours de littérature latine : I. Littérature latine proprement dite, du siècle d'Auguste à Charlemagne. IL Dissolution de la langue latine-mère et formation de trois dialectes : français, italien et espagnol. Le savant professeur étudie ces dialectes dans leurs grands siècles et les conduit jusqu'à leur décadence définitive au commencement du XXIIesiècle. Aujourd'hui la bonne société de Rome et de Paris parle le russe, un peu altéré par les anciens langages provinciaux. En Espagne il n'y a plus de haute société : les riches ralliés ont émigré à Constantinople ou à Moscou ; les derniers intransigeants vivent en terre américaine, à Tanger, à Madère ou à Borna du Congo. Lima, 3 avril. La populace espagnole a attaqué hier soir le quartier anglo-saxon. Elle a mis le feu au magnifique hôtel de sir Edwin Chamberlain-Vanderbilt. Les dégâts sont considérables, mais couverts par les sociétés d'assurance Patria et West-Eagle. La police a fait usage de ses armes. Il y a plus de mille morts. Dans la nuit on a opéré une centaine d'arrestations. Les meneurs seront jugés aujourd'hui et, le cas échéant, exécutés avant le coucher du soleil. Dernières nouvelles. Moscou, 3 avril. Immense scandale ! On a arrêté, l'avant-dernière nuit, le général prince Bazaroff et la princesse Schneide-rine, directrice de l'importante banque Schneiderine et Cie pour le développement de l'agriculture. La police a la preuve que cette intrigante a détourné plusieurs millions de roubles dans le but de favoriser un complot contre la vie de S. M. le Tzar. L'attentat devait être commis pendant la visite de l'Empereur au nouveau musée de sculpture. Le prince Bazaroff comptait s'emparer du pouvoir et massacrer la famille impériale. On l'a trouvé mort hier matin dans la prison. La nouvelle de ces événements n'a corfimencé à se répandre qu'hier soir. L'émotion est grande. A la bourse du soir la rente a baissé de 2 p. c. La garnison est consignée. Diverses personnes ont été arrêtées cette nuit. LE RESTAURANT DE MOSCOU (vers 2250) Dans un petit salon du Cercle riche de Moscou trois amis achevaient de déjeuner. C'étaient le célèbre peintre Fédor Andréïtch Vander Maël, originaire de Bruxelles, chef-lieu du gouvernement des Pays-Bas; le prince Hassan Mélekiévitch Noureddine, officier de la garde impériale ; et Moshi-Harong, le richissime banquier de Shanghaï. Les petits yeux bruns de Moshi-Harong pétillaient et clignotaient clans sa face jaune, tandis qu'il sirotait un grand verre de kumuiel à l'orange. — C'est donc convenu, dit-il à Vander Mael; vous viendrez le mois prochain à Shanghaï diriger la décoration de la véranda de ma salle à manger. Je vous donnerai quatre-vingt mille roubles. Apportez aussi votre petite Danaé endormie. Si vous me l'abandonnez pour trente mille roubles, marché conclu. Vander Mael répondit: Pour la Danaé, je ne puis prendre aucune décision en ce moment. La princesse Baldassari a grande envie de l'acheter. Toutefois elle hésite encore entre ce tableau et mon Saint-Sébastien pleicré par Vénus. Elle me fera connaître son choix demain. Mais je vous promets d'aller le mois prochain à Shanghaï. — Vous partez ce soir, demanda le prince Nou-reddine à Moshi-Harong? — Oui, fit le banquier. Rien ne me retient plus à Moscou. Mes affaires me rappellent là-bas. Puis, entre nous, Shanghaï est une ville bien plus intéressante. La civilisation y est plus avancée, la vie plus active et plus agréable. A parler franc, Moscou est très arriéré. La véritable métropole est aujourd'hui Shanghaï, centre des affaires et de la richesse. Le luxe y est inoui. Moi qui vous parle, je possède là-bas un petit hôtel entièrement construit en onyx vert du Mexique. 11 s'y trouve un salon dont la voûte, le pavement et les colonnes sont en lapis-lazuli. Cette seule chambre m'a coûté plusieurs millions. Et que dire du développement de Shanghaï? Vos quatre millions d'habitants, vos palais et vos gares ne sont qu'enfantillages, au prix de notre splendeur. Avec ses vastes faubourgs, Shanghaï 6. compte à peu près sept millions d'habitants et nos merveilleux édifices n'ont pas d'égaux au monde. L'Empereur se plaît beaucoup chez nous, mais il n'ose y séjourner longtemps pour des raisons politiques. N'était-ce que Moscou est la ville sainte et que les vieilles traditions européennes — pour ne pas dire les anciens préjugés — en font le centre conventionnel de l'Empire, il y a longtemps qu'elle aurait cessé d'être la capitale. C'était bon autrefois, quand le trafic avec l'Extrême-Occident fiorissait encore. Alors Moscou, tête du Transsibérien, était le centre de distribution, à l'ouest, des produits orientaux. Mais il y a belle lurette que l'ouest est ruiné et n'achète plus rien à l'Orient. Le mouvement recule de plus en plus vers l'est. Tenez, permettez-moi une prédiction : il ne se passera pas cent ans avant que le siège de l'Empire ne soit transféré soit au centre de l'Asie, soit plutôt sur la côte chinoise. Shanghaï attend l'Empereur. Le prince Noureddine répondit : cela ferait, je crois, une mauvaise impression sur l'armée. Il convient que le Tzar réside dans la ville sainte, au centre de l'ancien empire. Les révoltes sont bien assez fréquentes à l'ouest. Que serait-ce si l'Empereur allait se fixer à l'autre extrémité du pays? — Prince, fit le peintre, permettez-moi de vous dire que l'armée a des exigences excessives. — Elle s'imagine être tout dans l'Etat, fit avec animation Moshi-Harong. Elle pousse l'audace jusqu'à vouloir disposer de la personne sacrée de l'Empereur. C'est à elle qu'il faut imputer l'instabilité des dynasties. Voilà, depuis la conquête de l'Europe, la troisième famille qu'elle a portée sur le trône. Après le massacre des Holstein-Grottorp, ce fut le général Woronzoff qui ceignit la couronne. Son petit fils fut détrôné par le général Galitzine après la malheureuse campagne d'Afrique et le Tzar Alexis Galitzine ayant été empoisonné par sa femme, celle-ci donna sa main et la couronne au général Gontcharow, père de notre empereur bien-aimé. Je vous dis que l'armée intervient beaucoup trop dans nos affaires. Elle finira par ruiner le pays. Croyez-vous que l'industrie et le commerce ne souffrent pas profondément de tous les troubles qu'elle cause ? Il est grand temps que l'élément civil affirme sa prépondérance. —• Tout doux, mon cher Monsieur Moshi-Harong, fit le prince Noureddine. Si je n'espérais épouser votre charmante fille Hai-Sha, vous me rendriez raison de ce langage. Il est d'ailleurs foncièrement injuste. Ce sont les civils qui par leur rapacité et leurs exactions jettent le trouble dans les affaires publiques. Le ministre des finances n'a-t-il pas réduit d'un dixième la solde des régiments d'Europe JONAS et ne propose-t-il pas 9. présent d'étendre la même mesure aux troupes de l'Inde et de l'Indo-Chine? S'i^ faut faire des économies, que l'on diminue de quelques centaines de millions les traitements insensés et les pensions exorbitantes des hauts fonctionnaires du palais ! Mais on ne les réduira pas d'un kopeck. Pas plus qu'on ne frappera du moindre impôt vos énormes opérations de bourse. Vous vous entendez trop bien à créer les paniques financières qui affolent le peuple et provoquent des séditions. Et d'où vient, je vous prie, l'or qui foisonne dans les complots? Ce n'est pas de l'armée, je suppose. Nous ne sommes pas des Crésus. La face jaune de Moshi-Harong blêmit. Il se leva, furieux, et s'écria : Par les saints Khéroubim de l'Arche, est-ce sérieusement, prince Noureddine, que vous accusez les riches de comploter contre Sa Majesté bénie, notre Empereur? S'il en est ainsi, pourquoi voulez-vous épouser la fille d'un banquier? — Calmez-vous, fit en riant le prince Noureddine. Nul ne vous accuse. C'est vous qui avez poussé la conversation sur un terrain dangereux. Moshi-Harong resta boudeur. On cessa de causer. Enfin le banquier paya le déjeuner, serra froidement la main de ses compagnons et partit. Aussitôt un monsieur élégamment vêtu sortit de la salle contiguë et alla rapporter la conversation qu'il venait d'entendre, au chef de police du quartier. LE THÉ CHEZ LA BALEINE La Baleine s'ennuyait dans son grenier. Elle pria Jonas de lui amener quelques amis. Jonas invita un colonel, un dominicain et un banquier israélite. A l'heure convenue, ils entrèrent dans le grenier et Jonas les présenta à la Baleine qui les combla de compliments. Le thé était servi très élégamment sur une petite table de marbre rose. Jonas versa la boisson parfumée dans de jolies tasses de Chine. Il y avait des sandwiches de langue d'ours, du rhum et d'excel- 136 I.ES DISCOURS DE JONAS lents cigares. La Baleine s'excusa de ne rien prendre, étant empaillée, et s'enquit des romans nouveaux. On parla aussi de l'opéra à la mode. La conversation s'éleva ensuite à des considérations générales sur le sort de l'humanité. — Je crois, dit Jonas, que la nature forme principalement deux espèces d'hommes. Les uns, bouillants et passionnés, ont la tête remplie d'images. Leur imagination domine leur entendement. Aux phénomènes du monde ils attribuent des causes sentimentales et volontaires, analogues à celles qui gouvernent les actes humains. Pour eux, l'atmosphère est peuplée d'êtres invisibles qui forment un monde au-dessus du monde et qui sont les moteurs des grands événements. Émouvoir les êtres bienveillants par des prières et des sacrifices, conjurer leur courroux, obtenir leur faveur et leur appui contre les puissances nuisibles, voilà pour ces hommes la grande affaire de la vie, — et le grand moyen de faire leurs affaires. Les autres hommes, froids et patients, examinent minutieusement les choses et n'ont point de repos qu'ils n'en aient découvert les rapports véritables. Par leur connaissance exacte des causes, ils agissent à coup sûr. Leur savoir fait leur puissance. Les premiers ont créé les religions, l'art et la poésie. Ils créent aussi les grandes civilisations. Leur ignorance de la réalité et leur croyance aux nobles chimères les lancent avec une bravoure que rien ne vient refroidir, clans les plus vastes actions. Les autres, connaissant les choses et les hommes, les exploitent à leur profit. Dans leur lutte contre les hommes de la première espèce, ils ont le dessous, aussi longtemps que la victoire dépend de la force physique et du courage individuel enflammés par de puissantes images. Mais peu à peu la réalité use les fictions et le règne de l'homme positif commence. Il sait que la ruse l'emporte sur la force. Il sait que la richesse met à son service l'énergie d'autrui. Il s'exerce à la ruse et accumule la richesse. Toutes ses pensées tendent vers l'or comme les feuilles des plantes tendent vers la lumière. Il veut l'or. Il cherche l'or. Il concentre l'or. Tout ce qui procure richesse ou puissance attire les hommes positifs comme une charogne attire les mouches. Ils grouillent dans l'État. Ils pénètrent aussi dans l'Église. Leur caractère est contagieux. Quiconque a touché l'or, veut de l'or. Quiconque a travaillé pour de l'or, s'asservit à l'or. Quiconque a éprouvé le pouvoir de l'or, veut être un seigneur de l'or. Peu à peu, les cerveaux économiques se substituent aux cerveaux imaginatifs. Sélection redoutable, qui transforme la vie des nations. Car la richesse accumulée devient une puissance autonome, qui gouverne les actions des hommes positifs comme les croyances religieuses dirigent les actions des autres hommes. En face de Dieu se dresse le Veau d'Or. Malheur aux peuples qui abandonnent leur Dieu Aussi longtemps que la puissance de l'or peut soutenir une telle société, cette société peut vivre. Mais l'or émigré chez d'autres peuples ; mais devant la nation énérvée par l'or, d'autres peuples peuvent dresser tout à coup des forces, fraîches et invincibles. Alors tout s'écroule. C'est, après la décrépitude, la mort. — Je ne sais, fit le colonel, si la dernière partie de votre discours répond à la réalité, mais rien n'est plus vrai que votre commencement. C'est par la guerre et la religion que les civilisations com- pour le Veau d'Or ! Le piédestal de l'idole monte et s'amincit. La richesse se concentre dans une élite financière qui va s'élevant et se rétrécissant sans cesse tandis que le reste de la nation s'épuise, voué à la misère, à l'esclavage, aux révoltes et à la destruction. mencent. Les grecs de l'Iliade étaient braves et pieux ; pieux et braves étaient les premiers romains de la République, encore que la ruse et la richesse se montrassent chez eux sous les traits d'Ulysse ou d'un Appius Claudius. Enfin au moyen âge se déploie dans toute sa splendeur une société fondée sur la guerre et la religion. Riez de l'alliance du sabre et du goupillon ! Elle est bien naturelle, pourtant, car les grandes croyances inspirent les grands sacrifices et le mépris de la mort. Le prêtre et le soldat, ou, si vous le voulez, le pape et le roi sont les colonnes de la chrétienté. Le diable est qu'ils finissent toujours par se quereller et voilà l'édifice par terre. — C'est votre faute, interrompit le dominicain. Nous sommes la tête qui pense, vous êtes les bras qui exécutent. Mais vos rois veulent s'émanciper, ils rompent l'alliance sacrée et s'aperçoivent, trop tard, qu'ils ont travaillé à leur propre ruine. — Hé! fit le banquier, vous êtes également coupables et également innocents car vous ne savez ce que vous faites. Vous êtes les jouets des forces économiques. La richesse veut circuler librement pour s'accumuler dans des réservoirs de plus en plus profonds. La forme qu'elle travaille à imposer à la société comprend une oligarchie financière et une masse immense, qui, pour être aisément exploitée, doit devenir de plus en plus amorphe et de plus en plus friable. 142 LES DISCOURS DE JONAS L'histoire a vu les forces économiques à l'œuvre. Après un long sommeil dans les ténèbres de la barbarie, l'Occident reconstitua la société sur la double base de la spiritualité religieuse et de l'hérédité naturelle. Orientée vers la vie future, la religion niait les biens de ce monde. La hiérarchie religieuse exceptée, le pouvoir comme les richesses étaient subordonnés à la naissance. Ainsi se trouvaient endigués les flots redoutables des forces économiques ; ainsi les institutions sociales étaient mises à l'abri des entreprises individuelles. Mais l'or nie la vie future. L'or hait la naissance. L'or pousse au développement égoïste de l'individu et à la destruction des écluses économiques. L'or appelle l'or et n'admet point d'obstacles. Les rois alliés à la noblesse furent l'instrument de l'or contre l'Église, organe du principe spirituel ; les rois alliés au peuple furent l'instrument de l'or contre la noblesse de naissance, obstacle à la concentration purement capitaliste : les bourgeois alliés au peuple furent l'instrument de l'or contre la monarchie de droit divin, obstacle au règne absolu de la finance. Le dernier obstacle, c'est la classe moyenne, éprise d'institutions libres. Le peuple est aujourd'hui l'instrument de l'or travaillant à la détruire. La noblesse d'argent est positive et non fictive. Elle tient pour rien la naissance. Y entre quiconque s'enrichit grandement, et quiconque se ruine en sort. La caste qui domine le monde, se recrute dans tous les rangs. Ainsi se recruta la noblesse des chevaliers et des sénateurs de Rome, l'Empire ploutocratique ayant succédé à la République militaire. — Monsieur, fit la Baleine, qui suait à grosses gouttes, où voulez-vous en venir? — Ne le voyez-vous pas, interrompit Jonas? Le sort de Rome nous apprend quel sera le nôtre. La substitution de plus en plus rapide des cerveaux économiques aux cerveaux imaginatifs s'opère aujourd'hui chez nous comme jadis elle s'opéra là-bas. Par eux les forces économiques exercent une tyrannie croissante sur la civilisation. Il n'est déjà plus au pouvoir de personne de prévenir les catastrophes que j'ai annoncées. — Mon ami, dit la Baleine, je connais vos prophéties. Epargnez m'en la redite et mangez un peu de langue d'ours. — Madame, répondit Jonas, qui ne serait heureux d'obéir à une bête si gracieuse ? Cependant le banquier, flatté d'être écouté, se mit en devoir d'expliquer le mécanisme de l'exploitation financière. — La richesse, dit-il, tend à se concentrer dans les mains d'un petit nombre de manieurs d'argent. Ils deviennent les maîtres de la monnaie et du crédit. Leur intérêt les pousse à restreindre la circulation monétaire. Là où la monnaie était de cuivre, ils établissent l'étalon d'argent. Là où l'on admettait l'argent, ils le démonétisent et imposent l'étalon d'or. Par l'emploi exclusif du métal le plus rare, ils diminuent la masse de la monnaie légale vis-à-vis de la masse des transactions. Quand la monnaie est rare, sa puissance d'achat augmente, les prix baissent. Le producteur est gêné. Il a plus souvent besoin d'emprunter pour faire face à ses engagements. Quand la monnaie est rare, le financier agit plus aisément sur elle. Au moment choisi, il renferme l'or dans ses coffres, resserre la circulation, fait baisser les prix et restreint le crédit. Alors producteurs et débiteurs tombent dans la détresse. Impossible de payer les dettes! Impossible de prolonger le crédit ! C'est l'heure de la vente à tout prix, de la faillite et de la saisie. Le créancier saisit le gage. Quand ses mains sont pleines de produits, quand il s'est emparé de terres, de manufactures et de stocks de denrées, il rouvre ses coffres et ses guichets : l'or circule plus abondant, le crédit se déploie, les prix se relèvent, les affaires reprennent, et les financiers revendent à la hausse ce qu'ils ont saisi au moment de la moindre-valeur. Ainsi se ruinent les producteurs. Les usines se ferment et les ouvriers sans travail périssent dans le besoin. — Ces canailles de banquiers, hurla le colonel, rouge d'indignation. — Les banquiers sont des juifs. A bas les Juifs! cria le dominicain. — Oui, à bas les Juifs! répéta le colonel, — Tout doux, fit le banquier; d'abord, tous les banquiers ne sont point juifs. Criez plutôt avec les socialistes : à bas les financiers ! — A bas les financiers ! s'écrièrent à l'unisson le soldat et le moine. — Modérez ces fureurs, dit Jonas. Les financiers sont un produit nécessaire de la société où nous vivons ; ils ne disparaîtront qu'avec elle. Et ne les croyez pas plus mauvais qu'ils ne sont, agissant comme ils agissent. Ils obéissent à la loi de fer de la concurrence. Celui qui suivrait les commandements de l'humanité plutôt que les exigences de l'or, périrait dévoré par ses frères. C'est une question de vie ou de mort. Et celui qui disparaît est aussitôt rem- 7. 150 LES DISCOURS DE JONAS placé par un autre. Considérez-les comme un élément de la nature. Ils ressemblent à la mer qui porte vos navires et qui les engloutit. A présent la mer ronge votre domaine. Vous ne sauriez l'empêcher. Gardez-vous du ridicule où tomba Xerxès lorsqu'il fit fouetter par ses soldats quelques vagues dont il était mécontent. Le colonel et le dominicain s'excusèrent fort civilement. La Baleine remercia le banquier de ses explications, puis clignant de l'œil du côté de Jonas elle lui dit : — Croyez-vous, mon ami, que vos discours aient autant de succès que ceux de votre illustre ancêtre? — J'en doute fort, dit Jonas. Les Néo-Ninivites s'en occupent comme vous feriez vous-même d'une paire de boucles d'oreilles. —• C'est fâcheux, dit la Baleine. Mais s'ils en prenaient souci, pourraient-ils éviter la catastrophe"? — En aucune manière, dit Jonas. — C'est peut-être ce qu'ils se disent, fit la Baleine. — Pas le moins du monde, répliqua Jonas. Ils sont persuadés que leur civilisation est plus belle et plus forte que jamais et qu'une ère de prospérité croissante s'ouvre devant elle. C'étaient exactement les mêmes illusions que nourrissaient les Romains les plus intelligents à la veille de l'effondrement de Rome. L'un des hommes considérables de l'Empire, le préfet Symmaque, écrivait à ses familiers : « Nous vivons vraiment dans un siècle ami de la vertu, où les gens de talent ne peuvent s'en prendre qu'à eux-mêmes s'ils n'obtiennent pas la situation dont ils sont dignes. » Il croyait que l'Empire allait seulement atteindre au faîte de ses grandes destinées, que la civilisation a toujours raison de la barbarie, que les peuples instruits sont toujours les plus honnêtes et les plus forts. Il mourut en 410, l'année même qui vit Alaric entrer dans Rome et l'Empire s'écrouler pour toujours. — Messieurs, dit la Baleine, asseyons-nous sous le kikajon ! ÉPILOGUE — Donc, monsieur Jonas, dit un jeune ingénieur, il ne faut pas aller en Chine? — Au contraire, dit Jonas, il faut y aller. Votre abstention n'entraînerait pas l'abstention de tous les autres ; elle n'anéantirait point le mouvement d'affaires qui va croissant entre la chrétienté et le monde jaune, mais vous renonceriez à de beaux bénéfices sans retarder d'un quart d'heure les catastrophes inévitables. Après vous, le déluge. Hâtez-vous donc de vous enrichir. ERRATA Page 56, ligne 13 : " l'exploitation anglaise „ lire:" l'expor tation anglaise „. Page 65, ligne 12 : " capitalisme européen indigène " lire " capitalisme européen. „ EN VENTE CHEZ LE MÊME ÉDITEl Professeur à l'Université de Gand HISTOIRE DE BELG Des origines au commencement du XV Beau volume in 8° de xii-432 pages Prix : fr. 7,50 • - JpSHHH^ H. PIRENNE. — La Nation Belge, discoi:r- ruononc à la distribution des prix aux lauréats du Corn i ut ; universitaire et du Concours général de l'enseignement m. • en, le 1er octobre 1899. 3e Edition, in-8°, 1 franc. LUCIEN JOTTRAND CROQUIS DU NORD (Nordland-Finmarck-Spitzberg) volume in 12, fr. 3,50 Bruxelles. — Imprimerie Polleunis & Geuterick, rue des Ursulinei