mm a M L A l COLLECTION DES POÈTES FRANÇAIS DE L'ÉTRANGER PUBLIÉE SOUS LA DIRECTION DE M. GEORGES BARRAL. IWAN GILKIN PROMÉTHÉE poème dramatique LIBRAIRIE FISCHBACHER 33, rue de Seine, 33. PARIS 1899 Tous droits réserves APPEL AU PUBLIC FRANÇAIS La Collection des Poètes français de l'étranger a été fondée le i5 octobre 1897, dans le but de réunir les écrivains qui, dans tous les pays de l'univers, préfèrent notre langue pour donner aux productions de leur imagination une parure de beauté et de pérennité. Les oasis de belles-lettres françaises, parsemées sur le globe, constituant une véritable extension intellectuelle de notre pays, — Paris, capitale cérébrale et point sonore du monde, se devait de leur ouvrir le débouché de ses esprits, à l'égal de ses autres enfants de nos départements et de nos colonies. Depuis la publication du premier volume en date, La Nuit, d'Iwan Gilkin, notre marche a été marquée sans cesse par des étapes glorieuses. Successivement ont paru la Cithare et le Collier d'opales de Valère Gille, les Héros et Pierrots d'Albert Giraud, puis le Cerisier fleuri d'Iwan Gilkin. L'apparition de chacun de ces recueils a soulevé des sentiments unanimes d'admiration, et, je dois le dire aussi, de surprise. « Quelle joie patriotique, m'a écrit notamment un de mes nombreux correspondants, je ressens en constatant que notre langue, notre belle langue française, est cultivée à l'étranger avec cet éclat vraiment extraordinaire ! Comme vous avez bien fait de nous initier aux œuvres de tous ces ignorés d'hier qui demain seront célèbres chez nous ! » Je continue donc notre entreprise accueillie avec tant de sympathie, en offrant aujourd'hui à nos lecteurs un poème dramatique d'Iwan Gilkin, né à Bruxelles en i858, et devenu l'un des maîtres i ncontestés de la poésie française en Belgique. J'avais promis non seulement l'originalité, la puissance, mais aussi la fécondité. Je tiens ma parole littéraire. Dans cette composition inédite de l'auteur de la Nuit et du Cerisier fleuri, on éprouvera une émotion d'un autre caractère que celle puisée dans la vigueur somptueuse des poèmes sataniques de sa première œuvre ou dans la fraîcheur pimpante des odelettes horaciennes de la seconde. Prométhée est, en effet, un sujet grandiose qui devait tenter le large esprit d'Iwan Gilkin. Pour y toucher, après Eschyle, «le père divin et l'inspirateur de tous les poètes lyriques et dramatiques », après Calderon, après Monti, après Byron, après Gœthe, après Shelley, après Edgar Quinet (je cite les plus renommés), il fallait se sentir maître absolu de son instrument et de son inspiration. Il n'y a pas de sujet plus humain, plus complet et plus d'accord en même temps, malgré sa lointaine antiquité, avec le besoin d'investigation philosophique de l'homme contemporain. Iwan Gilkin, pour le traiter avec plus d'aisance, a choisi le vers libre — non pas le vers désarticulé, incohérent, inharmonique des verslibristes actuels, — mais bien le vers libre, souple, charmant, sonore, harmonieux, aux brisures élégantes, de la forme classique employée avec tant de bonheur par Corneille, Racine, La Fontaine, Molière. L'auteur de ce nouveau Prométhée, comme on le verra, en a tiré les effets les plus heureux et les plus puissants. Ai-je besoin de réclamer de mes concitoyens la continuation de leur sympathie? Je ne le pense plus. Ils savent désormais que l'action de notre langue est battue en brèche par les efforts individuels et combinés de l'Allemagne et de l'Angleterre, et que c'est faire acte des plus utiles et des plus pressants que d'encourager les vaillants de lettres qui, chez eux, la cultivent avec tant de maîtrise. L'Académie française, en couronnant, le 17 novembre 1898, la Cithare de Valère Gille,a formulé avec raison, par la voix retentissante de son illustre rapporteur, M. Gaston Boissier, l'engagement suivant : « L'Académie sent bien qu'elle a ici un devoir à remplir. Il faut qu'elle tende la main à ces amis, à ces Français du dehors qui n'ont pas désespéré du génie de la France, et malgré ses malheurs, lui restent fidèles. C'est un devoir auquel elle ne manquera pas. » Je demande à tous mes amis, connus et inconnus, de l'intérieur et de l'extérieur, de se rendre aussi à cet appel, parti de si haut. En répandant autour d'eux les très beaux poètes de notre Collection djjs écrivains français de l'étranger, ils contribueront d'une façon certaine et décisive au développement de l'influence de notre France bien-aimée, dans le monde entier. Il n'y a pas de patriotisme plus efficace, de politique plus habile à faire triompher dans ce moment. Qu ils en reçoivent l'assurance d'un homme qui a beaucoup voyagé et qui, resté indépendant, dédaigneux de récompenses et de fonctions, n'a jamais eu d'autre ambition que celle de travailler à la grandeur réelle de notre patrie. Georges Barral Auteur de l'a Epopée de Waterloo », Membre de l'Académie de Metz. Paris, ce 1e1' septembre 1899. COLLECTION DES POETES FRANÇAIS DE L ÉTRANGER PUBLIÉE SOUS LA DIRECTION DE M. GEORGES BARRAL IWAN GILKIN PROMÉTHÉE poème dramatique. PARIS LIBRAIRIE FISCHBACHER 33, rue de Seine, 33. 1899 Tous droits reserves PROMÉTHÉE Zeus est Vèther, Zeus est la ferre, Zens est le ciel, Zens C'est tout ce gui est au-dessus et enveloppe l'univers. Eschyle Une clairière dans un bois d'oliviers. Dans l'herbe, des statues, les unes debout, les autres assises ou couchées. On aperçoit au loin la mer. Prométhée ; Epiméthée, son frère. EPIMETHEE Cesse de délirer. Calme-toi. Arrête le vol de tes chimères. PROMETHEE Laisse-moi. ÉPIMÉTHÉE Pour quoi faire? Tout le jour, tu pétris de l'argile, ébauchant Des têtes et des troncs, puis des bras et des cuisses ; Dans la torture et les délices Tu vas peinant et t'échauffant Sous le soleil jaloux qui brûle ton ouvrage Ou sous l'orage Qui le ravage. Le soir venu, tu gémis et tu geins, Maudissant le travail qui t'a rompu les reins Et l'inutile flux des heures ; Tu te lamentes et tu pleures, Tu te roules par terre et tu grinces des dents. Puis, plein de rage, tu te rues Sur tes misérables statues Et les brises en blasphémant. Crois-moi, laisse ces vains transports, Ne recherche plus l'impossible, Mais, d'un cœur joyeux et paisible, Conforme ta vie à ton sort. PROMÉTHÉE Épargne-moi tes bons conseils Je vis ma vie. ÉPIMÉTHÉE Qu'espères-tu de tous ces durs travaux? Penses-tu mettre au monde des êtres nouveaux? Chasse cette pensée impie ! Tel les dieux ont fixé le monde, Tel tu dois respecter le monde. PROMÉTHÉE Tu ne sais pas ce que c'est que créer ! Tu ne l'as jamais entendu crier, Le dieu puissant qui vibre au cœur des mâles ! Tu l'ignores, la force anxieuse et fatale Qui étreint la poitrine tremblante Et fait battre les tempes brûlantes!... O mystérieuses splendeurs ! Dans les obscures profondeurs De mon être Germe un autre univers ; il veut être! Il veut naître! Ah ! par les chauds crépuscules d'été, Quand des baisers passent dans le mystère, Lorsque le vent s'allonge sur la terre Comme un amant ivre de volupté, N'as-tu jamais senti des âmes inconnues S'agiter dans ton âme et frémir et froisser Des ailes de conquête au bord des étendues Où leur vol héroïque aspire à s'élancer? N'as-tu jamais rêvé de verser sur le monde Le fleuve impétueux de tes forces fécondes? N'as-tu jamais pleuré? N'as-tu jamais brûlé Du désir de peupler La terre en tes bras enlacée D'êtres nouveaux qui soient ta chair et ta pensée, Mais plus beaux, mais plus fiers, mieux dressés vers les cieux, Et qui, pareils à nous, soient semblables aux dieux? ÉPIMÉTHÉE Et d'où te vient cette folle espérance? PROMÉTHÉE Parfois, dans le demi-sommeil du clair matin, Quand mes yeux éblouis par la lumière intense Se referment d'instinct Sur le monde indistinct Des ombres incertaines, • Alors, je me souviens! Je me souviens de mille existences lointaines Dans un obscur passé plein d'énigme et de nuit. Non; je n'ai pas toujours été ce que je suis. Qu'étais-je? Hélas ! le sais-je ? Peut-être, mon énergie était-elle Prisonnière jadis de ces rochers poudreux Qu'un stérile soleil et la foudre éternelle Brûlent sans fin de leurs terribles feux. Peut-être flottait-elle avec l'écume amère Des vagues de la mer. N'a-t-elle point dormi dans les êtres informes Accrochés, sous les eaux, à des algues énormes? N'a-t-elle point fleuri sur de vastes marais Ou rampé sur le sol spongieux des forêts, Monstre aux flancs écaillés, aux mâchoires bruyantes? Le lion du désert, la gazelle fuyante, L'aigle tombant de l'azur irrité, Ah! tout cela, ne l'ai-je pas été? Mais un effort perpétuel Sans cesse me poussait De la forme où je passais Vers une forme nouvelle. Lentement, lentement, Imperceptiblement, De génération en génération Durant des siècles innombrables Sur l'échelle sans fin des transformations, Malgré les dieux insecourables, Je m'élevais par degré vers le mieux. Ainsi s'ébauchait peu à peu La forme plus parfaite où je vois la lumière. Grossière encore ! Hélas ! combien grossière ! Mon désir la dépasse et mon rêve l'épure. Voilà pourquoi je veux former des créatures Selon l'être divin que j'entrevois en moi. Ce peuple nouveau que tu vois, Que j'ai tiré du limon de la terre. Ce sont des Titans comme nous, mon frère, Mais moins rudes, moins lourds, enfin moins enchaînés A l'antique animal dont jadis je suis né. Que seulement ils puissent vivre ! Près d'eux, ni toi ni moi, nous ne serons plus rien. Va, mon rêve m'enivre, Laisse-moi travailler ! ÉPIMÉTHÉE Ah ! quel rêve est le tien ! Ton exécrable audace oublie Que seul Zeus tout-puissant est maître de la vie, Et que pour châtier l'impiété qu'il hait Son poing brandit la foudre vengeresse. Laisse le monde tel qu'il est : Ne rien changer, c'est toute là sagesse. PROMÉTHÉE O lâcheté du cœur ! Stérilité de la pensée ! ÉPIMÉTHÉE Impuissance et rage insensée ! Dis-moi, qu'a produit ton labeur? Tu peuples ces bois de formes d'argile Insensibles, immobiles ; Mais la vie est à Zeus; tu ne la donnes pas Aux vains jouets de ton délire. PROMÉTHÉE O douleur! ô douleur! ô douleur! Tu déchires Mon cœur désespéré! Mais ne t'attarde pas, -Pars et n'apprends jamais ce que peuvent mes bras t (Epiméthée sort.) De ta haine jalouse, ô Zeus, tu m'environnes. Maître des éléments, Du haut de l'Olympe où tu tonnes, Tu leur défends De se soumettre à ma pensée, Car tu me crains autant que tu me hais Et tu prévois, Tyran, que je pourrais Changer de l'univers l'antique destinée. Eh bien oui, je créerai ! Ah ! créer, incarner Mon rêve et le dresser palpitant et splendide Devant les yeux De tous les dieux Effarés dans leur ciel stupide, Et l'imposer au monde, et marquer l'univers Du sceau brûlant de mon génie; Substituer mon souffle au joug de Jupiter, Ma libre tendresse à sa tyrannie, Et faire de la terre, ô père triomphant, L'héritage éternel de mes divins enfants... Oui, je saurai créer! Je les vois dans mon rêve, Ces êtres lumineux, qui s'avancent sans trêve Du fond d'un crépuscule obscur Jusqu'à mes yeux baignés d'azur. Leur beauté m'éblouit et leur charme m'enivre. Ils me tendent les bras, me demandant à vivre, Me suppliant d'ouvrir leurs yeux A la douce clarté des cieux. Je créerai ! je créerai ! Je veux, je dois créer! Toutes les puissances fécondes Eparses dans le vaste monde, En moi je les sens bouillonner Et m'échauffer et me brûler. Tout être Qui veut naître Crie au fond de mon cœur. L'air chaud qui me pénètre Sature ma vigueur De germes créateurs. Dans mes veines battantes Coule la force ardente Et dans ma poitrine ravie, Ivresse de l'amour, frémissent mille vies ! Mais, hélas! hélas! rien, Rien ne s'anime sous ma main. Quelques fragiles Morceaux d'argile, Poussière et cendre de la mort, Voilà le fruit de tant d'efforts. O honte! Impuissance maudite! En vain tout mon être palpite, Le flot houleux de mon désir Qui se soulève dans l'orage, Vient misérablement mourir Sur le sable mou du rivage. Quoi ! mon poing dur fend les rochers Et fracasse d'un seul toucher Le front des taureaux en furie ; Il ne peut pas donner la vie! Quoi! mes farouches hurlements Dominent la foudre et les vents, Et pourtant mon souffle impuissant Ne peut, ne peut donner la vie! O Terre qui m'entends, Terre qui m'as nourri, Terre qui m'as bercé sur tes gazons fleuris, Qui gonfles de tes sucs les semences obscures Et qui fais s'accoupler toutes les créatures, O mer au dos tigré qui sous tes flots mouvants Caches les infinis de tes germes vivants, Air peuplé de baisers et de tumultes d'ailes, Ayez pitié de mon angoisse paternelle ! Où naît la vie? Où donc les dieux ont-ils caché La source fatidique où, sous leurs fronts penchés, Bouillonne sans repos la force originelle? Dans quels gouffres obscurs faut il l'aller chercher? Quels monstres faut-il vaincre ? Où donc la trouverai-je La puissance qui peut enfler ces flancs de neige, Faire battre ces cœurs, allumer ces chers yeux Et dans ces bouches mettre un soupir amoureux? A l'œuvre, Prométhée! A l'œuvre donc! Sans trêve Travaille en attendant que jaillisse la sève. Epure encore! Ici, ce sein plus délicat, Cette épaule plus ronde, et plus souple ce bras ! Là, ce beau front plus large, et là ces lèvres molles Plus prêtes à lancer de légères paroles... Décevante perfection ! La matière fuit ma pensée. L'argile par ma main pressée Trahit mes chères visions. Ma tempe bat! Le sang m'aveugle! Tout m'oppresse! La fièvre fait trembler ma main gourde... Brisé! Brisé, lui, mon Néos, le fils de ma tendresse!... Maudit sois-tu, dieu cruel, dieu rusé, Qui ris de mon angoisse et railles mon génie ! Je suis vaincu. Foudroie enfin mon agonie, Fracasse sur le sol mon front désespéré ! Pour la première fois' tu peux me voir pleurer. (Minerve apparaît.) MINERVE Prométhée ! PROMÉTHÉE Est-ce toi, ma déesse bénie? Oses-tu visiter l'ennemi de ton père ? MINERVE Mon père, je le vénère, O Prométhée, et je t'aime. PROMÉTHÉE Mon cœur en t'écoutant croit s'écouter lui-même. Dès le premier moment Ta parole pour moi fut la céleste flamme Dont la clarté sacrée illuminait mon âme, Me révélant moi-même à mon entendement. Par elle tout mon être Apprit à se connaître Et dans les profondeurs Sereines de mon cœur J'écoutais résonner les larges harmonies Des forces de la vie. Alors, quand je parlais C'est toi que j'entendais Et lorsque s'élevait ta voix Je croyais n'entendre que moi. Ainsi, ta flamme dans mon âme, Ainsi, mon âme dans ta flamme, Nous ne faisons plus qu'un, déesse, en nous aimant. MINERVE Je te suis présente éternellement. PROMÉTHÉE Ma consolatrice et ma conseillère, Écoute donc ma peine et ma colère. Tu vois ce peuple de statues : Ce sont mes enfants bien-aimés. Le foudroyeur des nues M'empêche de les animer. Jaloux de ma force et de ma science, Il me redoute donc bien fort, tout dieu qu'il est ! Mais qu'il n'espère point dompter mon espérance : Je saurai faire un jour ce que je n'ai pas fait. MINERVE Ainsi s'exprime la puissance. PROMÉTHÉE A-t-il donc oublié la mienne, et que les dieux Sans moi par les Titans étaient chassés des cieux ? Comme ils m'ont payé de mon zèle ! Violence, injustice et lâcheté cruelle, Voilà les vils tyrans du ciel. MINERVE Est-ce là le respect qu'on doit aux immortels? PROMÉTHÉE Moi? Les respecter? Et pourquoi! Qu'ont-ils donc fait pour moi? Lorsque j'étais enfant, cœur naïf et crédule, Je croyais à leur bienfaisance Et les remerciais de leur munificence. Puis, j'ai compris la vie. Et ma foi ridicule Est tombée à mes pieds comme un vide linceul. Ils ne m'ont envoyé que maux et que misères : Tout ce que j'ai de bien ne vient que de moi seul. Dans les desseins de Zeus à présent je vois clair; Comprimer tout noble effort, Abattre tout grand essor, Borner chaque être au cercle étroit de sa naissance, Tel est le vil secret de sa toute-puissance. MINERVE Tu ne connais pas Jupiter. PROMÉTHÉE Pourquoi refuse-t-il la vie à mes enfants ? Ils en sont dignes. Vois ces fronts hardis et fiers, Vois ces seins nobles et puissants Et ces membres parfaits où vigueur et santé S'épanouissent en beauté. (Il va vers mie statue.) Et toi, toi, ma Pandore, ô vase éblouissant De tous les dons qui nous enchantent Sous les cieux infinis et sur la terre aimante, Unique volupté de mes sens frémissants, Toi, le parfum que m'ont versé les frais ombrages, Le rayon du printemps qui baisa mon visage, Le plus .doux flot des mers qui baigna ma poitrine, Toi qui répands en moi toute splendeur divine Et toute pureté, Toi, toute ma bonté, toi, toute ma beauté, Oui, toi mon âme en fleur dans l'éternelle aurore, Toi, ma Pandore!... MINERVE Tu l'as dit, Prométhée, ils méritent la vie. PROMÉTHÉE Toi qui sais tout, ô Sagesse infinie, Aide-moi donc à la leur procurer. MINERVE C'est de toi seul que tu peux la tirer. PROMÉTHÉE Y parviendrai-je donc un jour? MINERVE Toute la vie est dans l'amour. (Elle disparaît.) PROMÉTHÉE Eh ! n'ai-je pas aimé jusqu'au fond des souffrances? Mon désir, je le vois, reste sans espérance. Puisque c'est le destin, soit! mon cœur s'y soumet, Et Zeus ne me verra le supplier jamais. O ma Pandore, Telle que mes efforts t'ont faite, je t'adore. Reste ce que tu es; je t'aime pour toi-même, Pour toute la douceur que j'ai mise en ton sein, Pour toute la beauté qui te vient de mes mains, Pour ce qui brille en toi de mon rêve suprême ! Ne me donne pas plus que tu ne peux donner ; Moi, je t'offre en t'aimant ma douleur infinie, Pauvre être à qui je n'ai pas su donner la vie Et qui ne peux pas même, hélas ! me pardonner. Sois vivante, du moins dans mon âme attendrie : Inerte pour tout l'univers, Pandore, tu vivras pour moi ! Mes bras pour ton amour ouverts, Laisse-moi les fermer sur toi ; Mon sein brûlant et ta gorge froide se touchent ; Ma bouche doucement se penche sur ta bouche..... Ciel ! ce baiser, tu me l'as rendu ! Ta lèvre tiède a pressé ma lèvre ! Ton doux corps s'assouplit dans mes bras éperdus, Ta tête se renverse et sourit à ma fièvre... Pandore, Pandore, tu vis ! PANDORE O lumière!... O jour béni! Azur sacré, soleil divin qui me souris, Salut! Mon âme aussi n'est qu'amour et lumière, Et je vous l'offre tout entière. Et toi qui me tiras de l'ombre du néant, Père, reçois un doux baiser de ton enfant ! PROMÉTHÉE Que la vie éternelle à ton baiser réponde ! Ta beauté, ma Pandore, illumine le monde. La splendeur de la terre à mes yeux éblouis Comme une fleur suprême en toi s'épanouit. PANDORE Qu'il est beau, le ciel bleu qui brille sur nos têtes Qu'il est pur et léger, l'air que nous respirons ! Tout sourit à ma joie et le soleil en fête Fait luire mille fleurs qui vont parer mon front. O père bien-aimé, que la vie est divine ! Un bonheur indicible habite ma poitrine Et cependant je tremble et je sens que j'ai peur; Car ce monde éclatant, dont la splendeur me charme, Est si vaste pour moi que sa beauté m'alarme. Serre-moi dans tes bras; garde-moi sur ton cœur! C'est là que je veux vivre et blottir mon bonheur. PROMÉTHÉE Ce n'est pas pour moi seul, enfant, que tu es née ; Je ne puis enfermer ta vie entre mes bras. Sache accomplir ta destinée, Ma Pandore, et ne tremble pas ! Avance hardiment ; le monde est ton royaume Et tu le donneras à la race des hommes Qui de tes baisers doit surgir. O ma fille, en tes flancs tu portes l'avenir ! Ceux qui naîtront de toi domineront la terre. Plus nobles que nous, les Titans, Plus doux, plus forts et plus intelligents, Plus proches du foyer divin de la lumière, Par leur esprit subtil et clair Ils comprendront mieux l'univers Et leur cœur, de jour en jour, Battra d'un plus haut amour. Ils sauront lutter contre les forces sauvages De la nature entière et de leur propre cœur ; Rien n'arrêtera leur courage. Race de sublime splendeur Née en la splendeur de mon rêve ; Race par qui la vie en rayonnant s'élève Et jusqu'au seuil des cieux Va rejoindre les dieux; Race dont j'ébauchai Dans la fièvre, penché Sur ce peuple d'argile, La forme harmonieuse et les membres agiles, Je salue en tremblant Ta chair éblouissante où j'enferme mon âme Pour qu'elle anime de sa flamme Ces superbes bras blancs Et ces poitrines nacrées Qui sont la lumière incarnée. Fils de ma volonté, mon être se dissout Et se disperse en vous ! Ah! Je vous aime! Je vous aime, D'un amour dont la force extrême Fait presque fléchir mes genoux ! Prenez ma vie, enfants ! A cette heure suprême Joyeusement je la donne pour vous! PANDORE Père, père, vois ! Tous, ils prennent vie ! Ils s'éveillent, tout étonnés. L'un caresse sa chair ravie ; Un jeune homme, ivre d'être né, Danse dans les herbes fleuries ; Et l'une de mes sœurs, molle encor de sommeil, Élève ses bras blancs vers le divin soleil. Ils s'appellent l'un l'autre. Écoute leurs doux rires ! Comme ils s'embrassent! Vois ! quelles fleurs que leurs bouches Et cependant quelques-uns plus farouches S'écartent lentement et songent et soupirent. CHŒUR DES HUMAINS Caresse-nous les yeux, Magique lumière! Parfume nos cheveux, Brise printanière ! L'air divin nous enivre. O rires ! ô chansons ! O doux charme de vivre ! Un dieu danse en nos cœurs, comme sur les gazons Nous-mêmes nous dansons ! SCÈNE II Une éminence boisée surplombant une vallée profonde. Aube. Promêthée seul. PROMÉTHÉE L'aube en ses bras nacres étouffe les étoiles. Tu te retires donc enfin, terrible nuit! Sous les plis fuyants de tes voiles • L'effroyable tro'ipeau des angoisses te suit. De flamboiements vermeils le ciel divin s'anime; Ils annoncent le jour lumineux et sublime; Mais pour la race humaine, hélas ! le jour n'éclaire Que la détresse et la misère De ces pitoyables victimes Que la haine de Zeus écrase sur la terre ! (Epiméthte survient.) ÉPIMÉTHÉE Puisque Zeus t'a permis d'animer tes mortels Tu rends grâces, sans doute, à la bonté du ciel? PROMÉTHÉE Trêve à la raillerie ! ÉPIMÉTHÉE Nont-ils donc pas reçu le bienfait de la vie ? PROMÉTHÉE Leur vie? Un grand bienfait! Reste ici. Tu vas voir Dans quel abaissement rampe leux existence. Ah ! le piège de Zeus, je l'ai compris trop tard Et mon supplice recommence. Quand il permit de vivre à mes pauvres enfants C'était pour redoubler ma rage et mes tourments. Leur vie! O la tragique, ô l'effroyable vie! Des douleurs, des douleurs jusques à l'agonie ! Faibles, nus et tremblants parmi Leurs innombrables ennemis, ! La volonté de Zeus éparse en la nature I Partout les guette, les terrasse et les torture. [ Elle est dans le soleil qui crevasse leur chair, I Dans la pluie et la grêle et le vent et l'éclair ; Elle est dans le sinistre hiver Qui les engourdit et les glace ; Elle est dans les monstres voraces I Dont la griffe et la gueule ardente les menacent. Nulle défense, nul abri Sinon quelque caverne obscure Où rampent des bêtes impures, I Et la hutte en roseaux qu'un jour je leur appris A dresser sur la terre dure. ■ Quand les chiens de la faim leur mordent les entrailles, Par les monts escarpés, les bois et les broussailles Ils poursuivent la proie agile Qui trompe trop souvent leur effort inutile. Mais, qu'elle tombe sous les coups Des longs bâtons pointus, sous le jet des cailloux Ou sous le choc de la hâche de pierre, Alors cruels, hideux et pareils à des loups, Mes fils, mes pauvres fils, dont mon cœur voulait faire Les terrestres rivaux des dieux de la lumière, Boivent le sang Rouge et fumant, Où plonge leur visage Et déchirent entre leurs dents La chair en lambeaux pantelants. Voilà l'œuvre de Zeus. Mes enfants, mes enfants, Il fait d'eux des bêtes sauvages ! • 1 ÉPIMÉTHÉE Lourde est la volonté de Zeus et nul ne peut Lutter contre les dieux. PROMÉTHÉE C'est en luttant contre eux qu'on devient leur égal Et qu'on apprend à vaincre leur pouvoir fatal. ÉPIMÉTHÉE Vois donc ce qu'ils ont fait de tes tristes mortels ! PROMÉTHÉE Va, tu ne sais pas tout. La Nuit, la Nuit horrible Les livre, fous d'angoisse, à ses monstres cruels. Ils voient, fixés sur eux, luire des yeux terribles ; L'antre obscur se remplit d'affreux rugissements ; L'Epouvante et la Mort rôdent dans les ténèbres Jusqu'à l'heure où, vainqueur des puissances funèbres, Le soleil radieux sort des flots écumants. ÉPIMÉTHÉE Hé bien, voici le jour! A l'horizon vermeil En sa gloire de feu s'élève le soleil. Dans la nature entière Tout est joie et lumière. Regarde maintenant dans le vallon, là-bas ! Regarde-les, tes éphémères! Ils sortent en criant de leurs sombres tanières ; Hagards et grelottants, ils agitent les bras. PROMÉTHÉE Vois ! Le long du torrent d'autres encore arrivent. ÉPIMÉTHÉE Ils s'assemblent tous sur la rive, Tous se montrent le ciel et poussent de grands cris. PROMÉTHÉE Écoute! on les entend d'ici. CHŒUR (au loin). Soleil ! Soleil ! Ardent jeune et puissant soleil ! Tu reviens donc à nous, ô lumière divine ! Tu sors aussi du noir sommeil. Tu t'élances, brillant, sur les vagues marines. Béni! Béni sois-tu! Fier chasseur, cher soleil, O vigoureux vainqueur de la Nuit sombre, L'obscur dragon, le monstre effroyable de l'ombre, Tu l'as tué : le ciel a bu son sang vermeil ! Gloire à toi! Gloire à toi, cher et divin soleil ! Toi, notre nourricier, toi, notre bienfaiteur, Notre ami, notre guide et notre défenseur, Ne nous quitte plus, lumière sacrée ! N'abandonne plus ceux qui te supplient ! Ne nous livre plus sans force et sans vie A la nuit abhorrée ! Pitié! Ayez pitié, Seigneur! Ayez pitié de nos terreurs ! Ayez pitié de nos yeux fous dans les ténèbres ! Ayez pitié de nos membres glacés Que l'ombre humide emplit de ses frissons funèbres ! Pitié! Car nous mourrons si vous nous délaissez! PROMÉTHÉE Les malheureux! ÉPIMÉTHÉE Tu peux bien avoir pitié d'eux. PROMÉTHÉE Leur vie est pire que la mort. ÉPIMÉTHÉE Qui leur donna la vie est l'auteur de leur sort. PROMÉTHÉE Souvent, autour de moi, comme un tigre féroce Elle a rôdé, cette pensée atroce. Mais, non, ce n'est pas vrai ! Je ne suis pas l'auteur De tous les maux dont Zeus accable Ce peuple misérable. Je lutte sans repos pour vaincre sa fureur Et pour soulager leur malheur, Car ma pitié n'est jamais lasse. Ne leur ai-je point enseigné la chasse? N'ai-je point façonné pour eux La branche amincie en épieu Et la corne et les os qui sur la pierre usés Deviennent dans ma main des couteaux aiguisés? Puis, je leur ai construit des huttes de feuillage Et je les ai vêtus de dépouilles sauvages. Si pour l'instant ma science est à bout Rien n'abat mon courage Et Zeus me voit toujours debout Défiant sa force et sa rage. C'est la guerre entre nous sans trêve et sans répit. Il a beau dans le ciel faire mugir sa foudre Et dans son risible dépit Mettre quelques rochers en poudre, Jamais il ne vaincra ma pensée indomptable ! Qu'il prenne garde à lui! Ma force est redoutable. Je pourrais bien, un jour, après d'affreux combats, Briser son trône en mille éclats, Faire crouler l'Olympe et jeter sur la terre Un Zeus tremblant et nu, dépouillé du tonnerre, Tandis que sur le monde affranchi de ses dieux Les hommes régneront, beaux, libres et joyeux ! ÉPIMÉTHÉE Menace ridicule et dangereux blasphème, Que Zeus fera payer aux êtres que tu aimes ! (Pandore arrive en courant.) PANDORE O Père, Père, soutiens-moi! PROMÉTHÉE Ma fille! D'où vient cet émoi? PANDORE Ma pauvre sœur ! Mon pauvre frère ! PROMÉTHÉE Que leur est-il arrivé? PANDORE Père, Laisse-moi pleurer ! C'est affreux ! Écoute! Nous dormions, eux deux, Phédon et la femme qu'il aime, (0 couple charmant), et moi-même, Dans la grotte que tu connais. De tristes rêves m'agitaient Soudain un corps velu me touche. Je me redresse sur ma couche, Tremblante et les yeux pleins de nuit. J écoute. Rien. Rien. Pas un bruit. Brusquement des clameurs funèbres Déchirent l'horreur des ténèbres, Se mêlant au bruit sourd des coups. J'entends Myrrha crier : « Un loup! Phédon! Phédon! » L'homme et la brute Poursuivent leur aveugle lutte, Hurlant, roulant de tous côtés Dans la lugubre obscurité Un silence Un bruit de rafale, Puis des gémissements des râles... O quelle angoisse! O ne rien voir Dans l'ombre affreuse et ne pouvoir Aider personne!. . Défaillante, La nuit m'étouffe dépouvante Et dans un spasme de terreur Je tombe sans force et je meurs... PROMÉTHÉE Mais Phédon? PANDORE Lorsque mes paupières Se rouvrirent à la lumière, Car le jour était revenu. Devant moi Phédon gisait nu, La gorge à demi dévorée, La chair, par lambeaux déchirée, Couverte de boue et de sang PROMÉTHKE Mort? PANDORE Mort! PROMÉTHÉE Dieux!... Et Myrrha? PANDORE Poussant Des cris affreux, de roche en roche Elle fuit quiconque l'approche. Les dieux ont tué sa raison... O Père, elle aimait tant Phédon!... PROMÉTHÉE Ma pauvre enfant, hélas ! Et mon beau Phédon, lui Lui, mon fils bien-aimé!... La monstrueuse Nuit A détruit une fleur divine de la vie ! Je ne reverrai plus cette bouche bénie Qui me disait « Mon père! » et qui baisait ma main, Ces yeux éblouissants comme un riant matin Où mes yeux paternels adoraient la lumière, Ni ce front fier et doux que ma main coutumière Caressait longuement lorsqu'au déclin du jour Phédon quittait mes bras pour les bras de l'amour! Il est mort ! Il est mort! O froide et sombre Terre D'où je l'avais tiré, toi, sa jalouse mère, Dans ton sein ténébreux tu reprends notre enfant! Criez donc,-deux profonds! Hurle, vaste océan! Sanglotez, sanglotez, roches, forêts sacrées, Vallon qu'il chérissait, et vous, ondes nacrées Dont les flots tendrement caressaient sa beauté Lorsque ses bras fendaient vos remous argentés! Pleurez! Pleurez! Pleurez, ô sources des montagnes, Nids pleins d oiseaux chanteurs fraîches fleurs des campagnes Aux plaintes de la brise, aux murmures des eaux, Gémissez, gémissez, peuple des verts roseaux! Vous, légers alcyons, hôtes de la tourmente. Que sans fin sur la mer votre voix se lamente ! Tonnerres, rugissez! Grondez, noirs ouragans! Aboyez, aboyez, âpres meutes des vents ! Que les astres des deux par d'innombrables bouches Remplissent l'univers de leurs clameurs farouches Et qu'en l'éternité ce cri mugisse encor : Mon fils est mort ! Mon fils est mort! Mon fils est mort! Ne comprends-tu donc pas, insensible Nature, Qu'en lui tu t'incarnais plus sublime et plus pure? Il était votre chair, il était votre sang. Votre voix, votre geste intrépide et puissant, Votre âme, votre amour et votre intelligence, Monts neigeux, noirs ravins, fleuves et mer immense! Il était le désir de la vie! Il était L'espoir du monde. En lui tout être s'achevait Et la création trouvait son harmonie. Il est mort ! Il est mort! C'en est fait de la vie ! (Pendant ce discours un jeune homme est arrive'.) PANDORE Père! PROMÉTHÉE Ah! je t'oubliais ! PANDORE Père, un jeune homme est là Qui vient te parler de Myrrha. PROMÉTHÉE Où donc est-elle? Parle ! LE JEUNE HOMME Père, Là-bas, vers la bruyère, Elle s'est enfuie en chantant, Les mains pleines de fougères Et de roses légères Et de lys éclatants. Mais tandis que sa voix douce Appelle Phédon toujours Elle tombe dans la mousse En riant à ses amours. La vie, hélas ! l'abandonne. Sa chanson qui s'affaiblit Fait à peine autant de bruit Qu'un insecte qui bourdonne, Et parmi ses tendres fleurs Myrrha doucement se meurt. PROMÉTHÉE Morte ! Morte ! Elle aussi ! LE JEUNE HOMME Non, mais elle est mourante. Pour la revoir encor vivante Sans plus tarder, Père, il faut accourir. PROMÉTHÉE Je ne peux pas, je ne veux pas la voir mourir ! Va, ma Pandore ; accompagne ton frère. Qu'entre tes jeunes bras La sœur qui t'est si chère Dans tes tendres baisers trouve un plus doux trépas ! (Pandore s'éloigne avec le jeune homme.) Zeus! Zeus! Es-tu content? La nuit fait son ouvrage. Elle immole à ta rage Mes malheureux enfants. Lorsque reviendra l'heure sombre Ton bras meurtrier caché dans son ombre Ira choisir encor des victimes parmi Tous mes fils endormis. Que faire? hélas! Que faire? A moi, Raison sacrée, ô Science, ô Lumière ! MINERVE (apparaissant tout à coup) Je suis toujours à tes côtés. PROMÉTHÉE Déesse, accorde moi tes divines clartés ! Il faut vaincre la nuit infâme, Vaincre Zeus, vaincre tous les dieux! Ils me ha'issent tous, même le radieux Phœbus, qui sur son char de flamme, A peine triomphant, lâchement cède et fuit, Abandonnant les cieux consternés à la Nuit ! MINERVE Phœbus ne ié hait point, ô Prométhée; il t'aime Autant que moi-même : Il suit l'ordre de Zeus, dont l'immuable loi Pèse sur lui comme sur toi. PROMÉTHÉE Ah ! malheur au tyran! Je m'en vais contre lui Soulever la nature entière. Il n'a vaincu naguère Les Titans que par mon appui : Le plus fort des Titans lui déclare la guerre ! ÉPIMÉTHÉE Adieu ! Je ne veux point Être le témoin De ton sacrilège et de ta défaite. Écoute! Il tonne au loin; La foudre va bientôt éclater sur ta tête. PROMÉTHÉE La peur calcule mal ce qui doit arriver. Pars donc, si ton cœur t'y convie ! Sans toi j'ai pu créer la vie, Sans toi je saurai la sauver. (Épiméthe'c sort.) Il me faut la chaleur ! Il me faut la lumière ! O déesse, il me faut la flamme du soleil ! Le feu divin, ne puis-je 1 arracher du ciel Et le jeter brillant et brûlant sur la terre ? MINERVE Écoute. La flamme terrible Sur la terre parfois descend. Quand Zeus couvre le ciel de nuages horribles, Dans le fracas retentissant D'un épouvantable tonnerre, La flamme fend la Nuit. Moi, le feu de l'éther, Moi, la céleste lumière, Brillante, je jaillis du front de Jupiter. Par la tempête complice La flamme dévastatrice Mord parfois un chêne mort; Sous ses dents d'or Le bois sec pétille et se tord Et bientôt la flamme grondante Dans l'air resplendissant monte en colonne ardente. PROMÉTHÉE Ah! livre-moi le feu du ciel! MINERVE Et que restera-t-il à tes pauvres mortels Si dans leurs mains Le feu s'éteint? Si tu veux qu'ils en soient les maîtres Apprends-leur à le taire naître. PROMETHEE Que dois-je faire? Enseigne-moi! MINERVE 0 Prométhée, apprends d'abord la rude loi. L'ordre du monde est fixé par les dieux. Nul n'y peut rien changer sans s'offrir au supplice. Tout progrès veut un sacrifice ; Le chemin des douleurs conduit seul vers le mieux. PROMETHEE Qu'il advienne de moi tout ce qu'il plaît aux dieux! Pour sauver mes enfants j accepte le supplice. Mais je saurai lutter avant qu'il s'accomplisse Et ma défaite ébranlera les cieux. MINERVE N'espère point troubler l'éternelle justice, Équilibre sacré de la création. Si dans l'un des plateaux de la sainte balance Tu jettes ton génie et ta noble action, Dans l'autre Némésis poussera sa vengeance ; Les Destins ont pesé d avance La conquête sublime et l'expiation. PROMÉTHÉE Pendant que j'expierai mon forfait salutaire, Son fruit à mes enfants ne peut-il être ôté? MINERVE Les dieux mêmes ne peuvent faire Que ce qui fut n ait pas été. PROMÉTHÉE A l'œuvre donc! Je ne crains rien! Je brave tout! - — . Hf Prométhée. 59 MINERVE Bien. Ramasse des brins desséchés de bruyère. PROMÉTHÉE C'est fait. MINERVE Puis du bois mort. PROMÉTHÉE En faudra-t-il beaucoup? MINERVE Cela suffit. Avec une lame de pierre Creuse ce bois léger. — Assez 1 — Tombe à genoux, Ami, car sous tes doigts va naître la lumière. PROMÉTHÉE Anxieusement bat mon cœur. MINERVE Prends, à présent, Cette baguette aigiie et place-la debout, La pointe dans le trou Que tu fis en creusant; Puis, entre tes deux mains fais tourner la baguette En invoquant d'un cœur pieux Le dieu du Pinde et de l'Hymette, Apollon, qui remplit tout le ciel de ses feux. PROMÉTHÉE Saluons le Soleil et le feu qui va naître! Soleil brillant. Soleil aimé de tous les êtres, Pour les hommes criant vers toi, divin Soleil, Engendre un fils de flamme, à toi-même pareil, Qui sur la terre daigne vivre Et des ténèbres nous délivre! Viens à nous, jeune flamme, ô doux soleil enfant! Sois la force, la vie et la sainte lumière! Que le cœur se réchauffe et que les yeux s éclairent Sous les rayons sacrés de ton front triomphant! MINERVE Vois! Déjà sous ta main monte un peu de fumée. PROMÉTHÉE La baguette rougeoie et brille et se dévore. MINERVE Vite, la mousse sèche! PROMETHEE. O Dieux! c'est une aurore! La flamme d'or éclate ardente et parfumée! Salut! Salut, ô feu vermeil, Fils brillant du brillant soleil, Ame flamboyante du monde! Salut, rayonnante clarté, O force, vie, activité, Puissance magique et féconde, O Dieu jeune et joyeux qui dans l'air agité Bondis en secouant ta chevelure blonde. MINERVE Donne-lui le bois mort. PROMETHEE 11 y trouve la vie! MINERVE Il s'élève ! Il grandit ! PROMÉTHÉE O dieu! dieu glorieux, Terrible et bienfaisant, ô feu majestueux, Splendeur redoutable et bénie, Lous les yeux des dieux étonnés Tu renouvelleras la face de la terre Et l'homme initié à tes divins mystères Une seconde fois est né! MINERVE Appelle les mortels PROMÉTHÉE Enfants, accourez tous! La flamme du soleil habite parmi nous. Accourez! Apportez du bois et de la mousse Pour nourrir son ardeur dévoratrice et douce. Accourez! Accourez! Et venez adorer Le feu puissant, le feu joyeux Qui vous délivrera de la lureur des dieux! LE CHŒUR DES HUMAINS D'où vient-il, l'enfant de lumière? Qui donc l'a porté sur la terre? Le fils d'un dieu nous est donné! Gloire au soleil dans l'empyrée Et gloire à la vierge sacrée Par qui l'enfant céleste est né! PROMETHEE Salut, salut, ô feu vermeil, Fils brillant du brillant soleil, Ame flamboyante du monde! Salut rayonnante clarté, 0 force, vie, activité, Puissance magique et féconde. LE CHŒUR La flamme bondit, elle éclate En ailes d'or et d'écarlate; Elle illumine l'air vermeil. Le dieu d'or dans le ciel immense Avec le vent divin s'élance Jusqu'à son père, le Soleil ! PROMÉTHÉE O flammes ! flammes ! flammes ! flammes ! Sur vos rouges tisons montez ! brillez ! brûlez ! Qu'un saint enthousiasme embrase aussi nos âmes ! O flammes ! flammes ! flammes ! flammes ! Elevez-les au ciel où vous vous envolez ! Sï!i il!! KJ I K HHi s I! i il Ijl |l|| É I il ! ■if ! Ifl j 'il m ! 1 Mil II!1 ! m II LE CHŒUR O flammes! flammes! flammes! flammes! Sur vos rouges tisons montez! brillez! brûlez! PROMÉTHÉE O flammes d'or, flammes divines, Vos saintes clartés m'illuminent Et devant mes yeux se déchirent Les ténèbres de l'avenir. ; ii I flj ! i; n LE CHŒUR O flammes ! flammes ! flammes ! flammes ! Sur vos rouges tisons montez! brillez! brûlez! PROMÉTHÉE Écoute, ô feu sacré ! Tu seras dans mes mains Le salut des humains. Ils ont froid : dans l'hiver tu les réchaufferas. Ils ont peur : de la nuit tu les délivreras. Ils sont faibles : sur leur sommeil tu veilleras. Errants : autour de toi tu les arrêteras. Et voici que je vois surgir tous tes prodiges. L'appétit carnassier dans l'homme se corrige. Nul ne dévore plus les animaux sanglants; Le brasier amollit leur chair et purifie Les féroces instincts qui conservent la vie. Le feu durcit l'argile et courbe les beaux flancs De l'amphore, où l'eau claire Dormira prisonnière. La flamme dompte aussi le peuple des métaux. Le fer puissant devient l'enclume et le marteau. Glaive ou pointe de flèche, il livre au bras de l'homme Tous les êtres vivants et fonde son royaume. Soc de charrue, il fend ton sein, terre féconde, Et la faux tranchera plus tard la moisson blonde. Frère du vent, l'ardent cheval Obéit au frein de métal Et transporte dans un nuage de poussière Son cavalier d'un bout à l'autre de la terre. — Écoute, ô feu sacré, tu seras dans mes mains Le salut des humains ! Le foyer bienfaisant fixera la famille. La femme y filera la laine avec ses filles, Le chasseur et ses fils reviendront chaque soir Autour de tes tisons domestiques s'asseoir. Tu brûles sur l'autel de la divinité. Au pied du temple saint tu groupes la cité : Mortels, voici la ville immense! Voici les arts divins qui chantent la Beauté Et voici les chastes sciences Qui dévoilent la Vérité. LE CHŒUR O flammes ! flammes ! flammes ! flammes ! Sur vos rouges tisons montez ! brillez ! brûlez ! Qu'un saint enthousiasme embrase aussi les âmes. O flammes ! flammes ! flammes ! flammes ! Élevez-nous au ciel où vous vous envolez ! L'Olympe. ZEUS Te voilà, cher Hermès, mon svelte adolescent, Dans ta course légère Aussi changeant que la lumière Et plus rapide que le vent ! HERMÈS Je suis ta volonté toujours en mouvement. Je monte et je descends, J'unis, je mêle et je transpose. L'univers et les dieux s'entrelacent par moi. Père, de toi je vais aux choses, Des choses je reviens à toi. ZEUS Mon rusé coureur de mystères, A coup sûr tu viens de la terre Car tu as pris l'aspect de ses plus beaux enfants. HERMES Comme ailleurs, sur ce globe Jje;' donne et je dérobe. J'ai pris la forme des mortels, Mais c'est en l'idéalisant : J'en suis à mon tour le modèle Et je la rends parfaite à leurs plus beaux enfants. ZEUS Quoi donc, ont-ils ces jambes fines, Ces reins souples et gracieux, Cette douce et forte poitrine, Ces bras blancs, plaisir de mes yeux, Ce visage frais et joyeux, Cette bouche aimable et subtile, Fleur de la beauté juvénile, Et ces grands yeux où tour à tour Brillent la malice et l'amour ? HERMÈS Père, tu veux railler! Cependant tu sais bien Que le Titan audacieux A formé les mortels à l'image des dieux Sans épargner le Zeus Olympien. ZEUS La téméraire ressemblance Est un hommage que me rend son insolence. Mais l'on n'a pas encore imité sur la terre L'aigle ni le tonnerre. HERMÈS Ah! si j'osais parler ! ZEUS Eh bien, que veux-tu dire? HERMÈS Attentat inouï ! Sacrilège odieux ! Aidé par ta fille en délire L'exécrable Titan a dérobé le feu ! Père, si tu ne mets un terme à son audace, Sur l'Olympe il viendra s'asseoir à notre place. Grâce à la flamme les humains Tournent à leur profit les lois de la nature. Ils fondent les métaux, taillent la pierre dure Et façonnent le bois à leur gré. Dans leurs mains Le fer accomplit des prodiges. Ils bâtissent des villes splendides Et sans peur leurs navires rapides Sur les flots blancs d'écume voltigent. Ils ont conquis la terre, ils ont dompté la mer, Ils sauront prendre, un jour, le chemin de l'éther. Et comme ils sont changés ! C'étaient d'humbles sauvages Maintenant, beaux et fiers, ils lèvent vers les cieux L'intrépide splendeur de leur noble visage. Oui, le Titan triomphe : ils ressemblent aux dieux ! Père, père, il est temps ! Punis ces orgueilleux Si tu veux que le ciel règne encor sur la terre. Lève-toi! Lève-toi! Montre-leur ton courroux ! Que l'impie accablé périsse sous tes coups! O Père, père, le tonnerre! ZEUS Laisse les destins s'accomplir ! Il n'est rien que ce qui doit être. Mon fils aimé, prenons plaisir A voir prospérer ceux qui doivent nous servir. L'homme a beau s'agiter, les dieux restent les maîtres ; Je saurai le lui faire voir. Tout fléchit devant mon pouvoir : J'abaisse l'orgueilleux et j'élève l'esclave. Paix à qui m'obéit! Malheur à qui me brave! HERMÈS Ta puissante bonté pardonne aux criminels. Que tout ce qui se meut sur terre et dans le ciel T'offre un tribut d'amour, d'espérance et de joie! Père ! Que ta bonté m'envoie Annoncer ta puissance à ces pauvres mortels ! ZEUS Plus tard ! Dans la première ivresse de la vie Ils se croient semblables à nous. Quand la nécessité courbera leurs genoux, Fils, ils t'appelleront de leur bouche meurtrie. HERMÈS Aussi sage que bon ! NÉMÉSIS (entrant tout à coup) Non, cela ne peut être! Écoutez Némésis! ZEUS Elle parle à son maître. NÉMÉSIS Elle invoque son droit! O Père universel des choses, souviens-toi! Lorsque ta volonté devint le vaste monde, Lorsqu'en l'éther sublime et ses vagues profondes Tu fis tourbillonner sans fin les sphères d'or, Quand ton verbe se fit matière, Quand, mêlant la vie et la mort, 78 i La nature entr'ouvrit les yeux à la lumière, Sur l'inégalité, mère des changements, Sur toute force en mouvement, Sur tout ce qui grandit, s'élève et se croit libre, Tu m'as donné puissance et je suis l'équilibre Qui, toujours dérangé, toujours se rétablit. Gardienne du niveau, je frappe et je punis Quiconque fait pencher l'éternelle balance, Car je suis la rançon, la peine et la vengeance. Tout s'écroule sur mon chemin ; Je suis l'âpre revers et l'amer lendemain ; Ma force impitoyable à tout effort s'oppose; Et servant malgré soi l'ordre sacré des choses Par moi l'Exception se ramène à la loi ; Oui, la Réaction formidable, c'est moi. J'ai dit : « Je maintiendrai ! » Je conserve le monde. Sans moi tout s'enfuirait en vapeurs vagabondes. Sur l'espace et le temps je pose mes deux mains ; Je suis le rythme et la mesure ; mon empire Pour symbole a chez les humains Le cœur qui bat et la poitrine qui respire. Réprimant tout excès, je marche sur les fronts Comme sur les fleurs et les herbes Et j'écrase sous mon talon Les plus superbes. Père, l'ordre est brisé L'audacieux Titan Des mortels par le feu change la destinée. Justice! Il m'appartient! Qu'un supplice éclatant Épouvante la terre et frappe Prométhée. O Zeus, j ai ta parole! Ordonne! ZEUS Que tout soit Soumis à Némésis et subisse sa loi. Les cieux étoilés. HERMÈS Quand vers le maître de la foudre Vole ma folle ubiquité, Mon être aspire à se dissoudre En sa paternelle unité ; Mais quand sa volonté m'envoie Courir le monde, mon désir Ici, là, partout, fou de joie, A tout être cherche à s'unir. •nn.i.ivi.i Prométhée. Tout cède à mes baisers avides, Tout est fécondé tour à tour, Car bientôt ma course rapide M'entraîne vers d'autres amours. Et que m'importe, que m'importe Où me mènent mes belles ailes, Les fines ailes d'hirondelle, Dont le battement clair m'emporte? Le mouvement, le changement, C'est mon plaisir et mon tourment. Dans les abîmes de l'espace Insondables à la pensée, Agile et fluide, je passe En agitant mon caducée. Et les astres dans l'éther, Et les paroles dans l'air, Et dans les canaux de chair Le sang aux légers globules, Tout circule, tout circule. Et les matins et les soirs, Les pensers et les vouloirs, Les désirs et les espoirs, Les voluptés et les peines, Tout s'enchaîne, tout s'enchaîne. Et les produits des saisons, Les troupeaux et les moissons, Les lointaines cargaisons Et le vin de la vendange, Tout s'échange, tout s'échange. Les longs travaux des savants, Le labeur des paysans, Les doux baisers des amants Dans les nuits tièdes et tendres, Tout engendre, tout engendre. Et les astres et les dieux, La beauté des amoureux, Les empires orgueilleux Et l'écume de la houle, Tout s'écroule, tout s'écroule. Une gorge dans les rochers. Site forestier. Prométhée est assis devant Ventrée d'une grotte au fond de laquelle brille un grand feu. Entrent quatre jeunes hommes. ANTICRATE Sombre Titan, salut. Dans ce ravin sauvage Il est doux de goûter la fraîcheur de l'ombrage. Prométhée. NÉOGENE Néogène est mon nom. Mes amis, on les nomme Anticrate, Olympos, la fleur des jeunes hommes De la plus belle des cités, Et Sophoclès, encore enfant, nous accompagne. OLYMPOS Nous te cherchons depuis trois jours dans la montagne. Nous avons tout quitté, Parents, amis, la ville sainte, la colline Où blanchissent les flots bruissants de la mer, Les jardins caressés par la brise marine Et la noble palestre où, nus et frottés d'huile, Exerçant la vigueur de nos membres agiles, Nous nous réjouissons des splendeurs de nos chairs. NEOGENE Et nous avons marché longtemps au bord du fleuve Où les troupeaux, le soir, dans les roseaux s'abreuvent; Nous avons marché dans les bois Où le vent frais dans le feuillage Et les oiseaux au doux ramage Au silence divin mêlent de tendres voix; Nous avons marché par les roches Où les daims bondissants fuyaient à notre approche; Quelquefois nous baignions nos piedslas dans les sources, Puis nous reprenions notre course; Nuit et jour nous avons marché, Te cherchant sans relâche; enfin, dans les rochers, Au fond d'une gorge profonde, Nous avons vu, de loin, briller la flamme blonde De ton foyer sacré. PROMÉTHÉE Soyez les bienvenus ! Asseyez-vous sur ces rochers moussus. Voici des fruits, du vin nouveau, du lait de chèvre. L'écuelle hospitalière est prête pour vos lèvres. Et maintenant apprenez-moi pourquoi, Fils, vous êtes venus vers moi. ANTICRATE Nous ne respirons plus à l'aise dans la ville. Les despotes sont durs, la multitude est vile; Le joug est trop pesant pour nos cœurs révoltés. Alors, pleins du mépris des hommes, O Titan, nous nous sommes Souvenus de l'aïeul qui, loin de la cité, Vit dans la liberté. PROMÉTHÉE Vous êtes les premiers. Hélas ! comme ils m'oublient, Les hommes, moi leur père, Moi qui les ai tirés du ventre de la terre Et qui leur ai transmis le souffle de ma vie ! NÉOGÈNE Parle, ô Titan; pourquoi t'ont-ils abandonné? PROMÉTHÉE Demande-moi plutôt ce que je leur donnai! Au début, ils n'avaient aucune connaissance. De leur esprit confus débrouillant le chaos, Je formai leur intelligence. Je leur enseignai l'ordre et le pouvoir des mots Et je donnai l'essor à leurs jeunes pensées Qui se sont en tous sens hardiment élancées. La nature, qui n'est que le vouloir des dieux, Les écrasait sous ses lois les plus dures : Je leur montrai comment on combat la nature Par un courage industrieux. Mais le monde entier sait tout ce qu'a fait pour eux Celui qui leur donna le feu Où s'est allumé leur génie. Des arts et des métiers la liste est infinie. S'ils dressent aujourd'hui sur la terre ravie Les divines cités aux travaux merveilleux, Tout, ils me doivent tout, et pourtant ils m'oublient ! OLYMPOS Comment ont-ils pu te quitter? Prométhée. PROMÉTHÉE Leur cœur était pareil à mon cœur indompté. Chacun s'abandonnait à son désir sauvage Comme un torrent impétueux. Ivres de liberté, sous leur front orgueilleux Leurs passions soufflaient en vent d'orage, Et mes conseils plus sages Ne pouvaient rien sur eux. Comme les aigles solitaires Rien ne les unissait dans un commun essor. Leurs forces s'épuisaient en stériles efforts Au milieu des efforts contraires Et du haut de l'Olympe le rire moqueur Des dieux retentissait jusqu'au fond de mon cœur. Comment fixer cette humaine poussière Qui semblable A du sable Coulait entre les doigts de l'antique sculpteur ? Comment la transformer en argile plastique Afin de lui donner des formes magnifiques ? Comment sous un seul joug joindre les volontés Qui tourbillonnaient en tumulte? Ah! les dieux riaient! J'inventai Les saints mystères et les cultes Unissant tous les cœurs par la crainte et l'espoir Dans le même idéal et le même devoir. Quant aux dieux, étonnés, comblés de sacrifices, Mon stratagème heureux les faisait mes complices. Les prêtres, commandant au nom des immortels, Fondaient les mœurs, dictaient les lois, formaient les races Les rois et les guerriers se pressaient sur leurs traces Et les cités naissaient autour des saints autels. Je riais à mon tour ; je me croyais vainqueur Des dieux. Quelle revanche ils ont su prendre ! Et comme Ils se sont emparés du cœur Des hommes ! Ils les ont étourdis Par des oracles Et des miracles ; Ils les ont asservis Par la terreur et l'espérance. Le vieux semeur fut oublié par la semence. Les hommes, ô douleur, ô dernière misère, Ne savent plus que je suis leur père ; Zeus triomphant dans son imposture Les a persuadés qu'ils sont ses créatures ! Misérables jouets des fourbes Immortels, Aux volontés chimériques du ciel Ils immolent non plus la sauvage nature Et les brutales passions, Mais les plus pures fleurs de la saine raison. Les lois du Foudroyeur sont des lois éternelles Qui fixent à jamais dans l'immobilité L'esprit humain, que ses puissantes ailes Devaient emporter Dans l'immensité. Tout reste en place. Rien n'avance. Le présent comme l'avenir, C'est le passé qui recommence. Ah ! Zeus peut faire retentir Les cieux immenses De son rire éclatant! Il a trompé mes espérances, Il m'a vaincu dans mes enfants ! Ce n'était pas assez ! Pour assouvir sa haine Il a soulevé la colère humaine Contre le père des mortels. Ne suis-je pas le ravisseur du feu? Ne suis-je pas le contempteur des dieux Et l'éternel rebelle ? Les prêtres m'ont maudit. Ils m'appellent le Mal, Le Tentateur et l'Adversaire. Le sol que je touchais devint un lieu fatal Où devait tomber le tonnerre. Tu demandais tantôt comment m'avaient quitté Les hommes, ô mon fils : les hommes m'ont chassé. ANTICRATE O race ingrate et lâche, où tout ce qui s'élève, Pensée ardente, amour divin, sublime rêve De liberté sacrée ou de paternité, Est aussitôt proscrit par la brutalité ! NÉOGÈNE S'il naît un homme fier, dans les fers en le traîne. Des chaînes pour le penseur, Des chaînes pour l'inventeur, Des chaînes, des chaînes, des ehaînes Pour le libérateur ! ANTICRATE Sont-ce là tes enfants ! Ah! que tu les maudisses! Que, sous les pieds des dieux despotes, à jamais Ils croupissent Dans leurs stagnantes lois comme au fond d'un marais! Qu'un air empoisonné dessèche leur poitrine ! Que le brillant soleil au fond du ciel en deuil Voile à jamais pour eux sa prunelle divine ! Ténèbres dans leur cœur ! Ténèbres dans leur œil ! Que les vents indignés soufflettent leur visage ! Que leur foyer s'éteigne au souffle de l'orage ! Puisqu'ils aiment le fer, puisqu'ils aiment le sang, Qu'ils tombent égorgés sous les pieds des puissants, Et que tes fils ingrats se ruant aux batailles, Répandant sur le sol leurs sanglantes entrailles, Disparaissent du monde et laissent ta bonté Donner à l'univers une autre humanité! PROMÉTHÉE Taisez-vous! Taisez-vous! Je les aime toujours! Vos malédictions sont de tristes blasphèmes ! Aimons! Il faut aimer! Il faut que notre amour Tente au moins d'élever jusqu'à lui ceux qu'il aime. OLYMPOS C'est en vain que tu leur pardonnes. Tu ne peux plus pour eux être ce que tu fus. Abandonne à leur sort tous ceux qui t'abandonnent ; Puisqu'ils t'ont renié, va ! ne les connais plus ! A quoi bon désormais leur porter la lumière ? Comment veux-tu qu'elle éclaire Leurs opaques cerveaux? Laisse-les à leur nuit qui hait le jour nouveau ! S'il est au milieu d'eux quelques âmes plus fières, Elles sauront suivre nos pas. Et nous, nous qui t'avons cherché partout, ô Père, Reçois-nous dans tes bras : Tu trouveras en nous des fils selon ton âme. Souffle au fond de nos cœurs et reconnais ta flamme, Toi l'éternel porteur de feu ! Altérés des secrets de la terre et des cieux Nous boirons à longs traits comme un vin savoureux Les fortes vérités dont ton esprit s'enivre. Où l'aigle peut monter, l'aiglon saura le suivre, Amoureux du soleil, ivre d'immensité Et fou de liberté ! Prends-nous ! Fonde avec nous l'humanité nouvelle ! Tu verras s'incarner en elle, Loin des tristes ingrats qui ne peuvent t'entendre, Ta sublime pensée et ton cœur grave et tendre. PROMÉTHÉE J'aime tous les humains, même les plus honteux, Car leurs fils à vos fils seront, un jour, semblables. ANTICRATE Ils t'ont chassé. Vas-tu t'en retourner vers eux? PROMÉTHÉE Les dieux seuls ont tout fait; les dieux seuls sont coupables. O mes enfants, il faut arracher l'homme aux dieux ! NÉOGÈNE Comment t'y prendras-tu? Les dieux sont redoutables. PROMÉTHÉE L'invincible savoir démasquera leurs fables. NÉOGÈNE Ils ont pour eux les lois, la foi, la sainteté. PROMÉTHÉE J'ai pour moi la justice et j'ai la vérité. ANTICRATE Qui donc convaincras-tu? Nul ne voudra te croire Et tu verras passer les siècles, sans victoire. PROMÉTHÉE Les siècles passeront, je lutterai toujours Avec la liberté, la science et l'amour. J'éclairerai les cœurs que les ténèbres rongent. Je confondrai les dieux au fond de leurs mensonges. Je montrerai comment ils se moquent, là-haut, Des hommes accablés de peines et de maux Et comment, en dépit des pieux sacrifices, Ils laissent, en riant, redoubler leurs supplices. Je ferai voir partout l'injuste et le méchant Perpétrant ses forfaits sous leur œil indulgent. Le monde qu'ils ont fait n'est que meurtre et que haine; Il y coule sans cesse un long fleuve de sang. Du plus faible animal jusqu'à l'homme puissant, Tous les êtres, obéissant Au pouvoir des dieux qui les mène, Se déchirent et se dévorent Et font de la terre un charnier Où jusqu'à la mort du dernier Ils s'entr'égorgeront encore. Telle est l'œuvre des dieux ; je la dénoncerai Et l'homme frémira dans son cœur ulcéré. Alors, illuminé d'une effroyable aurore, Éclatant en sanglots, il maudira les deux Et dira comme moi : Tout le mal vient des dieux ! SOPHOCLÈS O Prométhée, écoute un enfant qui les aime ! Tout le mal vient de nous et de nos passions. Comme un champ où l'orage a détruit la moisson, Ton cœur est ravagé par les désirs extrêmes. Pourquoi haïr les dieux ? S'ils ont créé la vie, Et si la vie a fait la souffrance et la mort, Vois ! la vie est heureuse au cœur plein d'harmonie Qui veut ce qui doit être et qui bénit le sort. Lorsque le frais matin fait resplendir l'azur Et remplit la maison de sa chère lumière, Il met dans mes yeux purs Et dans mon cœur joyeux la grâce printanière. Je salue et le jour et les dieux immortels. Mille rêves charmants voltigent dans ma tête Et je vais, murmurant les doux vers d'un poète, Au gymnase exercer ma vigueur sous le ciel, Dans les jardins cueillir des glaïeuls et des roses, Prométhée. Ou courir et jouer avec de gais amis, Ou m'asseoir sur un banc près d'un sage, que j'ose Interroger sur tout ce qui ravit Mon cœur et mon esprit. Le monde me sourit et je souris au monde. Quand je souffre, un sourire adoucit ma douleur ; Et mon sourire et ma jeunesse blonde Offrent aux affligés un moment de douceur; C'est pourquoi je désire Être bon, être beau et fleurir en sourires Comme un jeune rosier qui se couvre de fleurs. Mon cœur craint tout excès ; il fuit la violence Qui même pour le bien n'engendre que le mal. Puissé-je ne jamais déranger la balance Que Némésis tient dans son poing fatal ! J'admire ton génie, ô Titan, et je l'aime : Il est force, tendresse, ardeur et mouvement ; Mais j'adore les dieux, qui sont l'ordre suprême Et la sereine paix du devoir triomphant. Ils règlent l'univers, ma patrie et ma race. J'ai conformé mon âme, oiseau léger qui passe, A leur profonde volonté, Et j'ai reçu pour récompense De ma joyeuse obéissance La parfaite félicité. PROMÉTHÉE 0 bienheureux enfant, c'est toi, charmante rose, Qui parfumes de ton bonheur toutes les choses Et qui prêtes aux dieux ta grâce et ta bonté. Tes pareils sont les fleurs de l'espérance humaine; Mais pour qu'ils puissent croître aux baisers du soleil Il faut que mes pareils Traînent sans fin leurs lourdes peines Dans l'angoisse et l'horreur des douleurs sans sommeil. Et ton rare bonheur n'est lui-même qu'un piège Que la ruse de Zeus nous tend : Les dieux ont effeuillé des roses sur la neige, Disant: «Voyez! Nous vous donnons un doux printemps, Mortels, rendez-nous grâces! » Le vent chasse les fleurs et laisse un champ de glace Où sous le ciel haineux la tempête du Nord Souffle et hurle à la mort. NÉOGÈNE Oh ! quelle haleine d'ambroisie Vient caresser notre visage? Quels rayons éclatants à travers le feuillage Glissent sur la terre éblouie? OLYMPOS Regardez ! c'est un dieu ! Son corps resplendissant brille comme le feu Et la beauté de son visage enflamme Toute mon âme. Entre Mercure. PROMÉTHÉE Que viens-tu m'annoncer, héraut de Jupiter? MERCURE Tu m'as reconnu. Bien! J'apporte ta sentence. PROMÉTHÉE Apportes-tu aussi le tonnerre et l'éclair? MERCURE Tu montreras bientôt, je crois, moins d'arrogance. PROMÉTHÉE Sans doute, si les dieux me montrent leur bonté ! MERCURE Tu connaîtras d'abord leur rude volonté. PROMÉTHÉE Je connais leur orgueil comme leur injustice Et je sais qu'il leur plaît que l'innocent périsse. MERCURE Ils terrassent l'impie et le blasphémateur. PROMÉTHÉE Un titan immortel peut braver leur fureur. MERCURE Tu vas t'en rendre compte ! Assez de propos vains ; Écoute les arrêts divins! PROMÉTHÉE Il me plaît d'écouter jusqu'où va leur délire Et tout ce qu'en leur nom leur valet vient me dire. MERCURE O rebelle exécré de tous les Immortels, Traître, voleur du feu du ciel, Noir révolté qui pervertis l'engeance humaine, De l'ordre universel tu as rompu les lois : L'heure a sonné qui t'apporte ta peine, Némésis s'est levée et son bras est sur toi. Sur un roc monstrueux tout proche des nuages, Nu, sous la neige et sous l'orage, Sous le soleil de feu, sous la grêle et le vent, Tu vas être cloué vivant Et l'aigle aimé de Zeus dévorera ton foie, Qui, mangé chaque soir, chaque nuit renaîtra, Éternelle proie Qu'au châtiment sans fin ta torture offrira. PROMÉTHÉE Je reconnais des dieux la bonté souveraine! MERCURE Misérable, reconnais-la! Si Némésis a préparé ta peine, Zeus, qui veut pardonner, retient encor son bras. Le feu qui brûle en ta demeure Est le foyer originel De tous les foyers des mortels ; Disperse les tisons, étouffe-les, qu'ils meurent ! Par le pouvoir miraculeux des dieux Tous les feux s'éteindront dans les maisons des hommes; De la terre à jamais disparaîtra le feu. Tout rentrera dans l'ordre et tes fils vivront comme Avant ton attentat Et Zeus, dans sa bonté, ne te châtiera pas. PROMÉTHÉE Honte sur lui! Honte sur toi! Quoi, Je persécuterais les hommes à mon tour, Je renierais mon âme Et de mon paternel amour J'étoufferais la flamme? J'éteindrais les foyers par mes mains allumés? Dans la barbare nuit, dans la nuit odieuse Mon bras replongerait mes enfants bien-aimés? Je me ferais bourreau pour plaire à Zeus ? Je deviendrais l'outil cruel de ses vengeances? Zeus est fou ! Tous les dieux sont atteints de démence ! Va-t'en! Porte ailleurs leurs souhaits infâmes ! Pars! hâte-toi! Sinon De mon foyer divin saisissant les tisons Je vais te flageller de flammes! MERCURE Adieu. Tu seras moins menaçant sur ton roc. (Il s'iloigfie) PROMÉTHÉE Puisse ma colère S'enfoncer dans le sein de Zeus comme le soc Qui déchire la terre ! Ha! Ha! Les dieux s'en vont en guerre! Qu'ils viennent donc ! D'un pied ferme j'attends leur choc ! Mais où sont-ils? Quoi ! Rien ! Pas le moindre tonnerre ! Le Foudroyeur Aurait-il peur De descendre sur terre? Craint-il les poings tendus et les noirs hurlements De toutes les misères Qui saignent sous le firmament? On blasphème. Est-il sourd? Peut-être est-ce qu'il dort? Réveille-toi, Dieu fort, On va douter de toi, discuter ta puissance Et rire de ta foudre! Il garde le silence. Et si l'Immortel était mort? Nature, prends le deuil! Il est mort, l'Inventeur Des ventres affamés, des mâchoires féroces, Des blessures, des coups, des lèpres, des tumeurs, Des douleurs sans espoir, des angoisses atroces, Des haines sans merci, des meurtres, des poisons Et des maux ténébreux où sombre la raison. Il est mort, le Dieu bon qui créa pour détruire Et pour faire souffrir, Celui qui de la vie a fait un long martyre . Et qui verse la mort aux lèvres du désir ! Il s'évanouit en fumée Sous le fixe regard d'une ferme pensée. Il n'a jamais vécu. Il n'était qu'un vain songe De mon cœur égaré. 11 s'appelle Néant! Mon rire le replonge Dans le vide éternel d'où je l'avais tiré. Et je n'aperçois plus, immensités profondes, Que des Forces sans but, qui font et qui défont, Et l'aveugle Hasard qui fait rouler les mondes Dans un gouffre sans fond. NÉOGÈNE Écoute, père ; il tonne. PROMÉTHÉE As-tu peur du tonnerre ? Le feu du ciel n'éclaire Que le vide infini des deux. O mes enfants, allez, et par toute la terre Proclamez le néant des dieux ! Criez dans les palais, criez dans les chaumières Criez sur les chemins. Prométhée. Criez sur la montagne en agitant les mains, Criez au bord des flots sonores : Délivrance ! Délivrance ! Il est mort le tyran qui donnait les naissances Pour pâture à la Mort ! Il gît inerte au fond de l'Empyrée. Sa narine sacrée Ne respirera plus le parfum de l'encens Ni les vapeurs des sacrifices Et des prêtres et des puissants Il ne sera plus le complice. Annoncez en tous lieux sur la terre exaltée Qu'il fut tué par Prométhée. '■i ijjjjljii ' : il"™ '' M ' n! i® i i ; pi! < i; i - . ; : ANTICRATE Père, hélas! hélas! vois ces sinistres figures ! PROMETHEE Accueillons le Destin. OLYMPOS A leur haute stature On reconnaît des dieux. LE POUVOIR Tout est-il prêt, Vulcain, La chaîne, le carcan et les anneaux d'airain? Allons, vite à l'ouvrage ! Enchaîne ce rebelle. PROMÉTHÉE Connais-tu la vigueur de mes mains immortelles? LE POUVOIR Connais-tu le tonnerre? OLYMPOS Oh ! le ciel est en feu ! Prométhce. NEOGENE Épouvante! Épouvante! le Maître des dieux Fracasse l'univers. Le roc éclate en poudre Et le Titan brisé succombe sous la foudre. LE POUVOIR Les dieux parlent ; silence^ esclaves ! Le voilà terrassé, le bavard orgueilleux ! Allons, Vulcain, travaille! A ses pieds les entraves! VULCAIN Il le faut, j'obéis, — mais non pas sans regret. LE POUVOIR Est-ce fait? VULCAIN Un moment! ta dureté m'afflige. LE POUVOIR Obéis et tais-toi. Ta sûreté l'exige. VULCAIN Je le sais ; mais mon cœur malgré moi s'attendrit. LE POUVOIR Sotte pitié! Perds-tu l'esprit? Vite, cercle les reins, rive, serre, martèle! VULCAIN Vois ; l'œuvre est sans défaut. Zeus peut compter sur elle. LE POUVOIR Attache promptement les poignets et les bras. VULCAIN Ces lourds anneaux, un dieu ne les briserait pas. LE POUVOIR A présent, le carcan ! Qu'il serre bien la gorge ! VULCAIN Que n'ai-je pour marteau ta langue dans ma forge ! O malheureux Titan, vois, c'est bien malgré moi Que je porte la main sur toi. Mais l'obscur travailleur obéit au despote Tout en pleurant son triste rôle. LE POUVOIR Si Zeus t'entend, tu paieras cher tes sottes Paroles. VULCAIN Regarde, j'ai fini. N'es-tu pas satisfait? LE POUVOIR Bien. Partons! Hé, debout, scélérat, vil rebelle! En route pour le gibet Et la torture éternelle ! Marchons ! J'ai la foudre pour fouet. La lanière de feu sur ton échine vibre ! VULCAIN Le corps est enchaîné, mais l'âme reste libre. __— n„ L'Infini. JUPITER Malheureux, qui dans tes entraves Contre moi hurles et blasphèmes, Tu crois, Titan, que tu me braves Et tu n'es qu'un peu de moi-même. Courage sans cesse irrité, Ame brûlante et généreuse, Qu'es-tu, sinon ma volonté, Ma propre force aventureuse? Je suis le ciel; je suis l'immense azur peuplé D'astres insoupçonnés, d'étoiles inconnues Et de soleils plus grands que l'espace étoilé Où, par les vastes nuits, se perd ta faible vue. Je suis les animaux, les plantes et la mer, Et la terre que baigne un clair océan d'air. L'ombre mystérieuse et la lumière blonde ; Je suis le monde avec ses milliards de mondes Et le grain de poussière errant au vent du nord; Je suis la vie ardente et l'immobile mort ; Je suis le fruit tombé, l'aile qui se déploie, La mâchoire qui broie et la fuyante proie, La brise où l'âme exquise des doux lys s'exhale Et le sourd grondement des vagues colossales ; Je suis l'ordre et je suis la révolte; je suis Le ver luisant et le sombre abîme des nuits. Je suis l'amour, je suis la haine; en moi je sème Et je détruis; en moi tout vient et tout s'en va; Je suis tout ce qui est, qui fut et qui sera, Et seul par-dessus Tout, je suis l'Unité même. Tout émane de moi, tout se résorbe en moi, Car je suis l'Être unique et sa fin et sa loi Sous le voile changeant des vaines apparences Où seul je reconnais mon unique substance. Bulle d'écume sur la grande mer, tu n'es, Titan, que l'un de mes plus infimes aspects. Le feu que tu volas, c'est moi. Ta sombre bouche Qui m'insulte, c'est moi. L'air où ta voix résonne, C'est moi. Les hommes et tes mains qui les façonnent, C'est encor moi. Et les divinités farouches Qui sur le flanc glacé d'un horrible rocher Vont pour des siècles de tortures t'attacher, Le vautour affamé qui rongera ton foie, Le rocher et ta chair, c'est moi, c'est toujours moi! — Quand l'un se fit plusieurs, il déchira son être Et l'unité sous mille aspects dut disparaître. Mais ce n'est là qu'un rêve ; et la réalité Unique, c'est toujours l'éternelle Unité. Le mal n'est que le choc entre mes apparences ; La douleur, l'aiguillon de leur intelligence Sur le chemin caché qui remonte vers moi. Aux yeux de l'Être unique être est l'unique loi : Il n'est ni bien ni mal de moi-même à moi-même. Je t'aime, ô fier Titan, car moi-même je m'aime; Je suis ton être et ton néant; va, maudis-moi, Tu me retrouveras un jour au fond de toi. La plus haute cime d'une montagne. Prométhée est enchaîné au rocher. PROMÉTHÉE Ici, Où la terre finit, Sur cette haute cime où nul pied ne se pose, Où nulle herbe ne croît, où nul être ailé n'ose Aventurer son aile, Sur ce hideux rocher Dressé dans la neige éternelle, Me voici, nu, sanglant, à jamais attaché, Victime de la haine immonde De l'effroyable dieu qui règne sur le monde. Douleur! Douleur ! Douleur! Pour moi tout est douleur Chaque jour, le soleil, dont l'implacable ardeur Change en fournaise l'éther, Brûle et crevasse ma chair ; Et quand naît la fraîcheur de la nuit étoilée Mon corps glacé frémit, mordu par la gelée Et par le froid brillant de mes chaînes de fer. Mâchoires jamais lasses, Les lourds cercles d'airain Rongent mes bras, mes genoux et mes reins Comme des reptiles voraces. Au roc je suis rivé, debout, sans mouvement, Hurlante et saignante statue! Seul dans l'exécrable carcan Mon cou peut tourner par moment Et d'une horreur à l'autre erre ma triste vue. En bas, le précipice immense, la paroi De glace, gouffre en fuite, innommable vertige, Mur vertical plongeant dans le vide et l'effroi, 131 Comme une chute qui se fige. En haut, le vide encor, le morne abîme bleu Où m'aveugle un cruel fourmillement de feu. Nul repos, nul répit dans l'éternel supplice! Le sommeil à jamais a fui mes yeux maudits! Si ma fièvre s'apaise, au fond du précipice Roule un sourd grondement, la montagne gémit, Le roc secoué tord les clous dans mes blessures, La tempête mugit, Et ses griffes d'acier Arrachent aux glaciers Des tourbillons de neige : il éclate, il fulgure, L'horrible ciel tonnant! Voilà ce que j'endure Pour avoir trop aimé la race des mortels. Hélas! de tous mes maux j'ai tu le plus cruel! Où donc est-il, le chien ailé de Zeus, L'aigle sidéral aux serres hideuses ! Gorgé de ma chair, De mon sang et de mes moelles, Il se repose au delà des étoiles Aux pieds de Jupiter. Mon flanc guérit et mes entrailles dévorées Renaissent. Ah! malheur! déjà l'ombre sinistre Des ailes exécrées Flotte sur mon visage. Il revient, le ministre Affamé des vengeances sacrées ! Sur la roche il tournoie. Ah ! le bec furieux, les gloutonnes tenailles ! Elles vont de nouveau travailler dans mon foie, En lambeaux convulsifs lacérer mes entrailles !...... O terre, terre, ne te briseras-tu pas ! Soleil, qui vois cette injustice, N'éteindras-tu jamais dans un sombre fracas La lumière Qui éclaire Mon supplice? Air transparent, toi qui touches mes plaies, Ne secoueras-tu point de lugubres sanglots? Et vous, lointaines mers, où la tempête effraie Les chétifs matelots, N elèverez-vous point jusques au firmament Un si monstrueux hurlement Que le monde rompu retombe au noir chaos? L'univers sans pitié se repaît de ma peine Et Zeus de ma souffrance engraisse encor sa haine. Être immortel dans la douleur Et souffrir non pas une vie Mais une éternité hurlante d'agonies Où la mort elle-même meurt!.... Hélas! cieux étoiles! si je pouvais mourir! L'homme blessé déchire sa plaie et succombe ; Moi, vainement jusqu'à la mort tout me déchire : Aux tourments infinis sans cesse je retombe. Mes yeux saignants, dans la torture, ma demeure, Siècle par siècle voient passer les lentes Heures, Qui laissent, en passant, Sur la neige éternelle une empreinte de sang. Je les compte et je salue Chaque nouvelle venue Jusqu'au jour où paraîtra celle Qui t ira prendre, ô Zeus, tout au fond de ton ciel, Comme un prêtre traînant la victime à l'autel, Pour te jeter tremblant et mourant sur la terre. Jour de justice! Jour de joie et de lumière, Qui verra Némésis t'arracher le tonnerre, Le céleste bourreau vaincu par ses victimes Et le dieu sanguinaire, étouffé dans ses crimes! — Hélas! quel est ce bruit? Est-ce que l'aigle approche De la sinistre roche? Ce n'est pas l'aigle. Il plane au fond du firmament. Un doux frémissement Éveille l'air dormant, Où dans un frais murmure Naît un parfum charmant. Est-ce un dieu bienfaisant? Est-ce une créature? Quel est l'être qui monte Sur ce hideux sommet Où nul ne vint jamais? Vient-on considérer ma souffrance et ma honte ! Ah ! Qui que vous soyez, Regardez! Vous voyez Un dieu crucifié Pour avoir trop aimé les hommes ! Hélas ! Encor ce vol d'oiseaux autour de moi ! Dieu, mortel ou fantôme, Toute approche m'emplit d'effroi. CHŒUR DES OCÉAN IDES (arrivant sur un char ailé). Ne crains rien ; c'est une amie Cette douce troupe ailée! Les brises inconsolées Ont porte dans nos vallées, Titan, ta plainte infinie. Et nous, les âmes des sources, Tordant nos cheveux d'écume. Sur ce flottant char de brume Nous avons pris notre course Vers ce sommet désolé Pour verser nos larmes pures Sur tes plaintives blessures Et tenter de consoler Tes souffrances sans mesure Par nos plus tendres murmures. PROMÉTHÉE Hélas ! filles de la Terre Et du pluvieux Ether, Voyez ces ignobles fers Qui sur le rocher me clouent Nu dans cette horrible boue Faite du sang que je perds Et des lambeaux de ma chair! LES OCÉANIDES Ami, je vois ton martyre, Et sur mes yeux la terreur Étend un brouillard de pleurs. Spectacle qui me déchire ! Ton corps n'est qu'une blessure Rivée à la roche dure Où sans mourir tu te meurs Dans l'éternelle torture. Ah ! de redoutables mains Tiennent le frein des destins! Ainsi que des raisins mûrs, Zeus écrase l'univers. Ce qui s'élevait hier, Aujourd'hui n'est que poussière. PROMÉTHÉE Ah ! si du moins sous la terre Ou dans le gouffre des morts Aux ténèbres des enfers Il eût abîmé mon corps! Dans l'ombre et dans le silence Nul n'eût connu ma souffrance, Mais pour montrer sa puissance, Dans la cruelle lumière Aux yeux de la terre entière Il étale mon supplice, Épouvantant les mortels, Qui lui dressent des autels Ruisselants de sacrifices, Me méprisent, me haïssent, Et tandis qu'ils me maudissent Dupes du Menteur du ciel, Misérablement croupissent Dans l'esclavage éternel! LES OCÉANIDES Dur Tyran, Despote habile, Zeus est profond et subtil Et son pouvoir est sans borne. PROMÉTHÉE Un jour, pourtant, pâle et morne, En proie au noir désespoir, Du haut des deux il doit choir. LES OCÉANIDES due dis-tu? Folle imprudence! Tu parles trop librement. N'insulte pas la Puissance! Tu les connais bien, les dents Hideuses de la Vengeance! PROMÉTHÉE Dans l'amère solitude La douleur ouvrit mes yeux : Je vois au-dessus des dieux Les destins que nul n'élude. Zeus s'est fait un palais d'orgueil et d'injustice Qui doit sous ses débris un jour l'ensevelir. Prométhée. 139 Tous les crimes du ciel creusent un précipice Où, poussés par Némésis, Les dieux penchent, les dieux glissent Sans pouvoir se retenir. LES OCÉANIDES L'épouvante, ah! l'épouvante Comme un loup me mord au cœur! Retiens ta langue imprudente De peur Dejustifier Zeus et sa fureur. PROMÉTHÉE Ce dur bourreau, ce maîtie impitoyable, Un jour, humble, souple et doux Viendra, courbant l'échiné, embrasser mes genoux Pour implorer mon savoir secourable. Car lorsque tous les dieux Seront chassés des cieux Seul mon savoir pourra, si je le veux, Dépouiller Zeus de sa robe de crimes Et désormais Purifié, radieux et sublime Le rétablir sur les divins sommets. Mais tout dépend de moi. Je garde mon secret. LES OCÉANIDES Quoi! sur les dieux tel serait ton pouvoir? PROMÉTHÉE Tout ce que nous croyons toucher, entendre et voir, Reçoit sa forme dans notre âme. Tout n'est qu'un vain mirage aux fantômes divers. C'est en nous que Zeus règne hélas! sur l'univers; C'est en nous que sera brisé son sceptre infâme Quand la science aura refait le monde en nous Et que la cruelle image Du Dieu qui reçoit vos hommages Deviendra monstrueuse et folle aux yeux de tous. LES OCÉANIDES Et cependant il règne. PROMÉTHÉE Oui, sur ceux qui l'adorent. LES OCÉANIDES La douleur te fait délirer. Tu hais le dieu qui te torture, tu l'abhorres, Toi-même tu crois donc à son règne exécré. PROMÉTHÉE Des erreurs du passé je suis l'esclave encore. LES OCÉANIDES Ton supplice est-il une erreur? Une illusion, ta torture? Un mirage, le sang qui sort de tes blessures? Un rêve, le vautour qui te mange le cœur? Prends garde, tu perds l'esprit ! Renonce à ton arrogance Et n'insulte plus la Toute-Puissance. PROMÉTHÉE Tout arrivera comme je l'ai dit. LES OCÉAN IDES Songe plutôt à ton salut. PROMÉTHÉE Que nous en parlons à notre aise, Du malheur qui sur nous ne s'est pas abattu ! m Dis ceci ! Fais cela! » Nul conseil ne nous pèse... — Lorsque j'ai secouru les mortels, je savais Qu'à la fureur d'un dieu jaloux je m'exposais. Prométhée. Et ce n'est point mon châtiment Qui me surprend, Mais son ignominie. Dessécher Sur ce rocher Où ma défaite offerte aux basses railleries Montre à tous les regards le triomphe des dieux, A quelles cruautés descend leur tyrannie Et quel supplice attend les cœurs trop généreux! Du blé que j'ai semé voilà donc la récolte ! Mon effroyable exemple dit : « Ne faites point ce que je fis ! » Sur mon gibet, c'est l'outrage qui me révolte, Je sers d'épouvantail pour asservir mes fils. Mais laissons ce discours sans gloire et sans profit. Vous, nymphes, tendres murmureuses Aux longues robes écumeuses, Aux légers voiles de brouillard, Descendez de ce char, Venez baigner mon front de vos larmes divines ! Et, pour me consoler, que vos voix cristallines Me parlent de la terre et des fils adorés Dont je suis par les dieux à jamais séparé LES OCÉANIDES Nous voici sur ta roche Attendant tes questions. Interroge ; nous répondrons. PROMÉTHÉE Entendez-vous ce bruit? Certes, quelqu'un apprcdi LES OCÉANIDES Aux rochers ébranlés un pied pesant s'accrcchc; Il écrase la neige, il fait craquer la glace. PROMÉTHÉE Qui donc ose gravir la montagne maudite? Est-ce hélas ! une autre menace Du ciel qui s'irrite? LES OCÉANIDES Les reins courbés, lourd, haletant, Sur la roche arrive un Titan. PROMÉTHÉE Je le reconnais ; c'est mon frère Épiméthée. ÉPIMÉTHÉE Dans quel état je te revois, ô Prométhée ! Sur cet affreux rocher tu souffres mille morts. Ah ! crois-le bien, mon cœur est touché de ton sort ; Pourtant j'avais prévu tous les maux qui t'accablent. On ne provoque pas des dieux impitoyables, Tu n'en peux plus douter, mon frère! Il faut savoir Courber le front à point devant les grands pouvoirs. Tu n'as pas voulu croire à mon expérience, Toi qui vois maintenant où mène l'imprudence; Va ! Je ne t'en veux point! Je suis trop affligé De ces maux que je veux tenter de soulager. Écoute, cette fois, mes conseils salutaires Et je te sauverai, si tu me laisses faire. PROMÉTHÉE Eh quoi ! tu t'es risqué sur ce mont dangereux Pour offrir ma torture en pâture à tes yeux ? Soit! Regarde ces fers et ce sang ; tu vois comme Zeus comble de faveurs le bienfaiteur des hommes. ÉPIMÉTHÉE Je le vois, Prométhée, et je l'avais prévu. Tu n'es pas assez souple et ton orgueil têtu S'abandonne aux fureurs les plus inopportunes. Il faut changer de ton pour changer de fortune. N'avais-je pas prédit les embarras cruels Où t'a jeté ton sot amour pourles mortels? N'attends rien de leur aide en cette solitude : Tu ne tireras d'eux que leur ingratitude. Renonce à ton erreur et par ton repentir Sollicite humblement les dieux à s'adoucir. Mais avant toute chose il faut murer ta bouche. Si les dieux entendaient tes blasphèmes farouches, Leurs présentes rigueurs Seraient de simples jeux auprès de leurs fureurs. Assieds-toi sur ta langue! Avale ta colère ! Radotages, dis-tu? Non pas, Sagesse ! — Là-dessus je pars et de ce pas Je vais par mes prières Tâcher de fléchir Zeus pour te tirer d'affaire. PROMÉTHÉE Laisse ton frère à sa misère! Ne t'inquiète plus de mes cruels tourments. Le malheur, nul ne l'évite, Nul ne peut fléchir Zeus. Prends garde seulement D'avoir à pleurer ta visite. ÉPIMÉTHÉE Ah ! tu prends plus de soin D'autrui que de toi-même, Témoin ton infortune extrême ! Mais je veux te servir. Ne m'en empêche point ! Je sais ce qu'il faut faire et j'obtiendrai, je pense, Ta délivrance. PROMÉTHÉE Je rends grâces, mon frère, à ces soins généreux. Mais à quoi bon des efforts inutiles Qui t'exposent toi-même à la rigueur des dieux? . Reste à l'écart ; tiens-toi tranquille! Mon malheur me suffit; épargne-moi le tien. Ah! mon cœur saigne encor du martyre des miens Titans, mes pauvres frères, Éternelles victimes Des volontés divines ! L'un se tord en hurlant dans les flots de la mer, L'autre brûle dans les entrailles de la terre, D'autres, rampant, bavant et s'entre-dévorant Sous la plume ou le poil des plus vils animaux Peuplent le sol, l'atmosphère et les eaux. Crains la rage de Zeus ! Fuis la foudre ! va-t'en ! ÉPIMÉTHÉE De la colère, Cet ulcère, Le médecin c'est la parole. PROMÉTHÉE Ton espérance est folle, Un dieu n'a ni cœur ni raison. ÉPIMÉTHÉE Mais enfin si nous essayions ! PROMÉTHÉE Hélas ! l'essai retombera sur moi. ÉPIMÉTHÉE C'est assez clair ; tu me renvoies. PROMÉTHÉE Redoute la pitié ; vois quelle est sa rançon ! ÉPIMÉTHÉE Ton malheur, Prométhée, une rude leçon ! PROMÉTHÉE C'est sagement parler. Allons, cours, dépêchons. ÉPIMÉTHÉE Tout cela m'est pénible. Adieu. Je vais descendre. Et qui sait, après tout, si Zeus voulait m'entendre ! (Exit.) LES OCÉANIDES Cœur médiocre, esprit étroit, Il voit le devoir et le droit Dans leur lettre et non dans leur âme ; Il rampe devant les puissants Sans rien entendre aux fiers accents Qui mettent la poitrine en flammes ; Il rend stupide le bon sens Et sa pesante vanité Se plaît dans un monde hébété Où règne l'immobilité Sans amour et sans liberté. PROMÉTHÉE Il est heureux! Il va revoir la terre Tandis que je reste attaché, Dans ma torture solitaire, A mi-chemin des cieux sur mon sanglant rocher. Cette terre qui m'est si chère, Hélas ! je ne la connais plus ! Depuis combien de siècles révolus Mes yeux ne vous ont-ils plus vus, Fleuves aux flots d'azur qui me baigniez naguère, Frissonnantes forêts où l'ombre et la lumière A la voix des oiseaux chanteurs Dansaient sur des touffes de fleurs! Je mangeais des fruits mûrs ; je buvais l'eau des sources; Vous, leurs âmes, mes sœurs, Vous effleuriez ma bouche en vos chantantes courses. Paradis à jamais perdus, O charmes de mes yeux, je ne vous verrai plus ! Pour adoucir un instant mon supplice, Parlez-moi, parlez-moi, douces consolatrices, Parlez-moi de la terre et des fils adorés Dont je suis par les dieux à jamais séparé! LES OCÉANIDES Amer, amer est ton supplice, Amère est ta privation. Mon cœur fond de compassion Et sur ma joue un long ruisseau de larmes glisse. Puissé-je satisfaire à tes deux questions ! La terre, ô Prométhée, est toujours aussi belle Sous son écharpe de fleurs Qui jette au clair soleil le rire des couleurs Avec des chants d'oiseaux et des battements d'ailes. La vie y fait naître, Nager, ramper, voler, bondir, s'entrelacer Et changer et passer Les formes de tous les êtres, Qui ne sont peut-être Que les formes d'un seul être. Et les derniers venus, les hommes, tes enfants, Misérables et triomphants, Couvrant la terre entière De leurs cités, qui sont d'immenses fleurs de pierre Ont asservi toute vie à leur vie ; Mais par les dieux leur vie est asservie. Ainsi se sont accomplis Les destins par toi prédits. Dans la dévote humanité Tout est réglé, tout est fixé, Tout est lié de durs liens; Chaque journée à la veille est pareille. Du génie humain Les dieux rassurés ne craignent plus rien Et c'est en vain Que l'essaim des douleurs, ces actives abeilles, Aiguillonne l'inertie 154 Prométhée. De ta race abâtardie, Rien ne la réveille De sa léthargie! PROMÉTHÉE Le voilà, le suprême orage de malheur Que la rage de Zeus fait crever sur mon cœur ! Telle est ta récompense, ô tendresse infinie Qui voulais élever les hommes jusqu'aux dieux! Est-ce donc pour cela que j'ai ravi le feu Et qu'ici je subis l'éternelle agonie? Tout s'écroule en mon cœur. Zeus triomphe. Il peut voir, Avant l'heure où lui-même à mes pieds il doit choir, Tout au fond de mon âme Mourir la dernière flamme Et s'étendre à jamais la nuit du désespoir. Mais non, non, vous avez mal vu ; Non, tout espoir n'est pas perdu ; Il existe encor sur la terre Des hommes que ma flamme éclaire, Ivres de liberté, de courage et d'amour, Qui chasseront la nuit aux cris joyeux du jour! Mon cœur s'abuse-t-il? Est-ce en vain que j'espère? LES OCÉANIDES Je le crains. Clairsemés, farouches, solitaires, Quelques-uns, comme toi, sans respect pour les dieux, Tentent de décharger l'homme du poids des cieux. Les uns à la lueur nocturne de leur lampe Descendent sans frayeur les escaliers sans rampe Des gouffres ténébreux où la sombre nature A caché le secret des énigmes obscures ; Pour eux la délivrance est dans la vérité. D'autres offrent leur sang sur les places publiques Pour la justice et pour la liberté. Audace impie et mensonge anarchique! Les dieux ne sont-ils pas toute la vérité, Le seul ordre possible et l'unique justice? Pour la paix du monde il faut qu'ils périssent, Tous ces révoltés ! Peuples, prêtres et rois, sous l'œil de Zeus, unissent Contre eux tous leurs efforts. Partout on les attaque, On les chasse, on les traque, On les pousse à la mort En leur montrant la roche où saigne ton supplice. Ayant commis ton crime, ils méritent ton sort : Les volontés de Zeus dans leur sang s'accomplissent. Nous voulions par pitié t'épargner ce récit ; Mais puisque tu nous questionnes, Que ta souffrance nous pardonne : C'est malgré nous que nous t'avons tout dit. PROMÉTHÉE Ah! je le savais bien ! Mon cœur m'avait parlé! Sur terre il vit toujours, de ses sublimes flammes Il brûle encor les grandes âmes, Le feu sacré, le feu ailé Qu'aux dieux naguère j'ai volé! Ceux-là sont mes vrais fils, que mon ardeur dévore! Dans la nuit ténébreuse ils apportent l'aurore. Je leur lègue mon sang et le feu de mon cœur. O futurs conquérants des plus hautes splendeurs! Tous ceux dont la poitrine se soulève Pour la beauté magique d'un grand rêve, Ceux que tourmente un désir exalté D'amour sans borne et d'âpre vérité, Ceux que révolte à jamais l'hébétude Où les puissants tiennent les multitudes Et qui, raidis dans un superbe effort, Bravent l'exil et l'opprobre et la mort, Voilà les héritiers de mon âme indomptable, Le ferment de la terre et l'espoir de la vie ! Ils seront les vengeurs qu'attend mon agonie Et les vainqueurs joyeux du tyran qui m'accable. LES OCÉANIDES 0 Malheureux ! Toujours la même impiété, Toujours les mêmes Affreux blasphèmes! Puissé-je ne jamais heurter la volonté Du puissant Maître A De tous les Etres ! Qu'il ne me traite point en rebelle! D'effroi Mon âme tremble 158 Prométhée. A ton exemple! Que les lys de mon cœur au soleil de la foi Epanouissent Leur pur calice ! Qu'à l'ombre de l'autel les mystères divins Et redoutables Des saintes tables Me trouvent assidue! Ah! reste dans mon sein, Piété sainte, Amour et crainte! Ineffable bonheur, de marcher d'un pas sûr Dans une voie Où tout est joie, Les yeux pleins de lumière et le cœur plein d'azur, Qui font sereines Même les peines! Front courbé sous le verbe infaillible d'un dieu, Mains suppliantes Et confiantes, Ils sont heureux et doux, vois ! les enfants pieux Du divin Père En qui j'espère ! (Entre Io.) 10 Quel est ce pays? Et quels sont ces gens? Qui vois-je, malheureuse, Cloué sur ces rochers et battu par les vents? Qu'as-tu fait pour mourir de cette mort affreuse? Dites-moi du moins où je suis, Moi, pauvre vagabonde, L'errante des jours et des nuits Et la fugitive du monde ? Ah! encor la piqûre! Encor l'insecte immonde Et le souffle brûlant qui consume ma chair ! Oh! Oh! le noir fantôme aux cent yeux! quel effroi ! Loin de moi, terre, loin de moi ! Son front remplit le ciel. Les feux rusés et clairs De ses millions d'yeux fourmillent dans l'éther. Il me donne la chasse. Il pousse la sauvage Affamée à travers les sables du rivage!... Le feu ! le feu brûlant, je le sens dans mon sein ; Il me ronge la chair et l'âme, il me torture. Où fuir, grands dieux, où fuir l'infernale morsure? Où me conduiront mes courses sans fin? Ha ! le souffle de Zeus ! Il terrasse. Il dévore. Où m'attend-elle encore, L'effroyable douleur de la maternité, Et quels monstres nouveaux vais-je encore enfanter? Qu'ai-je donc fait, ah ! ah ! par le taon harcelée, Tremblante de terreur, d'horribles feux brûlée, Comment ai-je attiré, Zeus, ton terrible amour, Supplice de mes nuits, torture de mes jours? Dieu cruel ! sois enfin clément Et dans la mort achève mon tourment. Dans le feu brùle-moi! Sous terre cache-moi! Aux monstres de la mer Hélas ! livre ma chair. Grâce ! ton souffle ardent passe encore sur moi ! Prends-moi ! Prends-moi ! Je meurs ! Je me déchire en toi ! LES OCÉANIDES Entends-tu, Prométhée, Io qui se lamente? PROMÉTHÉE Qui ne reconnaîtrait la misérable amante, La martyre de Zeus? Oui, les cornes lunaires! Prométhée. Je le vois sur son front sous le ciel colossal, Le signe de l'astre vassal, Et la pâle lumière Errante dans la nuit énorme eu mystère. IO Quoi ! vous savez mon nom ! Vous connaissez le mal Qui m'épuise, aiguillon furieux des folies ! Hélas! l'écume aux dents, haletante de faim, Le monstrueux désir, l'horrible frénésie Dans les détours déments de mes courses sans fin Jusqu'à ce roc sinistre ont poussé ma détresse. Dites, vous qui voyez quel noir destin me presse, Est-il des malheureux plus éprouvés que moi? Mais toi, Triste supplicié, parle, quel est ton nom? Connais-tu dans l'angoisse une pâle espérance? Pourrais-je voir, un jour s'adoucir ma souffrance? Est-il quelque remède à ma douleur? Réponds, Si ta douleur m'entend ; que ta pitié réponde A l'éternelle vagabonde ! ut PROMETHEE Oui, je te répondrai simplement, en ami. Celui que tu vois ici Sur cette roche ensanglantée, Donna la flamme aux hommes. Je suis Prométhée. IO Quel crime te faut-il expier en ce lieu ? PROMETHEE J'ai voulu rapprocher l'humanité de Dieu. 10 Dis-moi; qui t'a cloué sur ce hideux sommet? PROMÉTHÉE L'injustice de Zeus; la main de ses valets. IO Ton esprit clairvoyant connaît-il l'avenir? PROMÉTHÉE Le mal souffert instruit des maux qu'il faut souffrir. IO Peux-tu me dire quand finiront mes souffrances? PROMETHEE Tes malheurs prendront fin avec ma délivrance, lo, car ton bourreau n'est autre que le mien. IO Mais il est éternel. liiiLLU M 4 < 164 Prométhée. PROMETHEE Son châtiment s'avance : Mes fils le chasseront de son ciel comme un chien. IO Stérile est ton espoir et vaine est ta jactance : Les fils que j'ai de lui dévoreront les tiens. PROMÉTHÉE Pourquoi m'interroger si tu crois que je mens? IO Ah! pardonne! Et dis-moi la fin de mes tourments. LES OCÉANIDES Qu'Io d'abord, pour satisfaire A notre curiosité, Nous dise ses malheurs et ses pas emportés D'un bout à l'autre de la terre. Tu lui révéleras ensuite les mystères Du fardeau de douleurs qu'il lui reste à porter. PROMÉTHÉE J'y consens. Parle, Io. L'on trouve quelque charme Au milieu de l'adversité A faire sur ses maux couler de tendres larmes. IO Je vais vous satisfaire. C'est un triste récit, un amas de douleurs A tirer de longs pleurs Des plus dures paupières. Il m'en coûte, pourtant, de me les rappeler, Les agitations du dieu, ses noirs orages, Mes terreurs, mes douleurs et mes courses sauvages ! C'étaient dans ma chambrette solitaire Et dans les champs, la nuit, sous les cieux étoilés Où des yeux me fixaient dans l'étouffant mystère, D'ardentes visions et des appels brûlants Avec des souffles chauds qui passaient sur mes flancs. « Viens, me disaient les voix, Zeus t'attend. Zeus t'appelle. « Il veut te féconder de sa force éternelle. « Il t'a faite pour lui. Tu lui dois ta beauté, « Ta jeunesse, ta vie et ta virginité. « Viens! Quitte tes parents, ta maison, ta patrie. « Cherche Zeus, haletante, à toute heure, en tout lieu, « Et livre tout ton être aux caresses du dieu « Qui veut te posséder dans l'extase infinie. » Toutes les nuits, mêmes obsessions, Mêmes songes. J'étais, hélas! bien tourmentée. Le jour, je desséchais à l'écart, agitée, Inquiète, appelant l'heure des visions. Dans l'obscure douceur d'une suprême nuit, Quand tout dormait dans ma demeure, Furtive et pâle, je m'enfuis, Le cœur serré d'angoisse et les yeux pleins de pleurs. Dans les basses prairies Par la lune blanchies Haletante, les sens en feu, Les tempes battant la folie, J'errai, buvant des yeux les deux, Cherchant Zeus entre les étoiles. Tout à coup un grand vent brûlant et furieux M'abattit sur le sol, me pénétra les moelles..... Quel bouleversement transforma tout mon être ! Mon ventre se gonflait. Ma tête sentait naître Ces deux cornes de flamme... Un insecte acharné Bourdonne autour de moi, me pique, me harcèle. La terreur me soulève et me donne des ailes. Je fuis. Je fuis— en vain!— le dard envenimé. Par les prés, par les bois, les vallons pleins de sources, Les rivages déserts et les monts décharnés, Hurlante de douleur sans fin bondit ma course. Je fuis, stupide, aveugle... Où donc ai-je passé?... Je fuis... Soudain mon corps s'effrondre terrassé. Dans les roseaux du Nil et la fange insalubre, Où j'emplissais la nuit de meuglements lugubres, De mes flancs déchirés s'échappent, monstrueux, Encornés comme moi, tout un peuple de dieux. Devant eux l'encens fume Et le sang rouge écume. Et voici de nouveau que l'ardente caresse De Zeus brûle ma chair. De nouveau, c'est l'ivresse Horrible, et la piqûre affolante du taon Et la course effrénée et les mugissements Vers les astres et les hideux enfantements. J'ai peuplé de mes fils et l'Europe et l'Asie, Assyrie et Chaldée, Inde, Perse, Syrie, Gaule, pays Germains, et terres boréales Et terres des tropiques, Les continents transatlantiques Et les îles des mers australes. Quels effroyables dieux n'ai-je pas mis au monde ! Leur gueule de serpent, de tigre ou de chacal Dévore des lambeaux fumants de chair humaine Et leur bas ventre immonde Veut des cultes obscènes. Devant eux on égorge, on écorche, on empale; On broie des hommes dans des cuves, On les étouffe dans l'étuve, On les plonge dans les chaudrons Où l'huile cuit à gros bouillons, On les déchire avec des crocs, On les fait rôtir dans les flammes, On brise un à un tous leurs os, On arrache les seins des femmes, Et des Molochs de fer à tète de taureau Rougis par les charbons qui sous leurs pieds flamboient, Enfournent dans leur ventre en mugissant de joie Les enfants nouveau nés qu'y jettent les bourreaux. Fruits hideux de mes nuits d'amour et d'épouvante, Tels sont les fils de Zeus que ma douleur enfante. Mais c'est assez parler. Mon destin me reprend. Zeus m'appelle. Son souffle embrase encor mon flanc. Avant que de nouveau l'effroyable piqûre Par bonds furieux, sans haleine, Pousse ma fuite à travers monts et plaines, Ah! par pitié, dis-moi, je t'en conjure, Quand je verrai la fin de ma torture. LES OCÉANIDES Grands dieux ! Grands dieux ! Assez, grands dieux Jamais je n'entendis rien de plus effrayant. L'insupportable angoisse et les tableaux affreux ! Quels sombres épouvantements ! Mon âme saigne à leur morsure. Je défaille au récit cruel de ces tortures. PROMÉTHÉE Si le passé vous fait tant pleurer et gémir, Que sera-ce quand vous connaîtrez l'avenir? LES OCÉANIDES Parle. Pour les souffrants c'est un soulagement Que de savoir exactement Tout ce qu'il leur reste à souffrir. PROMÉTHÉE O malheureuse Io, par le monde tu traînes Toute la misère humaine. La soif de l'infini, le mépris de la terre Et l'amour insensé des célestes chimères Sans espoir te tourmentent. Lorsque ton cœur en feu Croit posséder un dieu, Dans les ténèbres tu enfantes Des monstres ruisselants d'horreur et d'épouvante. En vain tu parcourras la surface du monde ; Sur les sommets glacés, dans les gorges profondes, Dans le bruit des cités, dans la paix des déserts Et sur les bords sonores de la mer, Toujours l'amour d'un dieu torturera ton âme, Déchirera tes flancs Et fera ruisseler ton sang. Ton supplice et le mien, mille siècles infâmes Le verront. Reconnais le souverain des dieux : Son amour n'est pas moins atroce que sa haine. 10 Et ne pouvoir mourir! Où fuirai-je? En quels lieux Trouverai-je du moins une trêve à mes peines ? PROMÉTHÉE C'est en vain que tu fuis. L'aiguillon venimeux en tous lieux te poursuit. Tes maux ne finiront, Io, qu'avec mes chaînes. Siècle sur siècle, — lourd, énorme entassement De tortures sans nombre ! Et pourtant je l'entends Dans l'avenir lointain, dans la brume du temps, Le marteau de mes fils qui brisera mes fers Et qui fera crouler le ciel de Jupiter ! JusqueJà, notre lot, Io, c'est le martyre. Va! ne songeons plus qu'à souffrir! IO Pitié! Pitié! En moi, l'horrible mal encore, La frénésie, La folie... Elle monte ! Et le dard venimeux me dévore ! D'effarement Mon cœur heurte mon sein. Ils roulent, mes deux yeux, Ils roulent convulsivement. Hors de moi je me sens emporter. Furieux, C'est le souffle du délire. Sur ma langue plus d'empire; Troubles, incohérents, les mots vont au hasard Dans l'orage hagard De l'horrible torture et des noirs cauchemars. (Elle sort.) ' VJt*, PROMETHEE Vous la voyez, la cruauté du dieu ! Io dans sa folie errante Et moi sur ma roche sanglante, Nous en sommes, hélas! les exemples fameux. Mais qu'il tremble, là-haut! Mes hurlements farouches Ont une force redoutable. Il rugit dans ma bouche, Le refrain formidable, L'hymne brûlant de la révolte universelle Qui va déchaîner tous les instincts rebelles Et les entraîner dans son rythme de feu ! Avec l'homme, contre les dieux Tout l'univers Va tressaillir d'un grand frisson de guerre. L'émeute gagnera les forêts, les campagnes, Les fleuves, les montagnes, Les gouffres de la mer Et tout le vaste éther. Une immense tempête Mugira contre Zeus. Dans la nuit furieuse Étoiles et comètes Courront, fendant l'espace, Lui cracher à la face; Les vents et les marées Se riront de ses cris ; La foudre délivrée Fendra ses doigts flétris ; Entr'ouvant ses entrailles La terre, qui le raille, Criera la vanité De sa paternité ; Et dans l'impondérable Peuplé d'êtres infimes, Le rire de l'abîme Fera choir de sa cime Le dieu qui nous accable. Et j'aurai fait ces choses, Moi, Prométhée, à cause De l'injustice affreuse De Zeus. Certes, alors, il faudra Que Zeus ou Dieu, Brahm, Allah, Jéhovah, De quelque nom qu'on le nomme, Afin de conjurer la révolte des hommes, Se fasse homme à son tour, qu'il prenne la figure De ceux qu'il persécute, et que dans les tortures, L'opprobre et l'infamie Sur la terre il perde la vie Pour la conserver dans les cieux. A cet abaissement, lui, le maître des dieux, On le verra descendre, Car son salut est à ce prix. Contre ce dur destin rien ne peut le défendre. Ainsi j'aurai vengé la race de mes fils. Tremble, Tyran, dans ton ciel ébranlé, Et frissonne de rage Sur l'orageux nuage! Déjà jusqu'à ton cœur mon cri s'est envolé Et tu sens que bientôt l'universel blasphème Brisera sur ton front l'orgueilleux diadème : Dans l'avenir comme moi tu sais voir. LES OCÉANIDES Mais ayant fait ce que tu dis, Zeus reprendra-t-il son pouvoir ? II^VÎ- if Itelf ! H 53 MiaT/M..... '" ; i à Kiilv 4 'if ^ifc. ISS PROMETHEE Certes, de cette ruse il tirera profit. Se liant à la chair des mortels Il liera de nouveau l'homme au ciel. Mais dans les âmes la pensée De Prométhée Fermentera sans fin, Puissant levain Qui soulèvera la pensée humaine. Après de longs siècles d'iniquité Et des millénaires de haine Un cri de liberté Jaillira de nouveau de toutes les poitrines. Il sera démasqué, le subtil artifice! Percée à jour, ha ! la fourbe divine ! Alors la Justice Et la Vérité A la voix puissante De mes fils révoltés Se dresseront triomphantes. De nouveau Zeus verra son trône chanceler Et ses temples crouler. Prométhée. Son orgueil fondra comme les nuages Quand la pluie d'été tombe sur la mer. Et lui-même, brûlé par ses derniers éclairs, Pâle, il se dissoudra dans son dernier orage, Lorsque la nue obscure et les grondements sourds Mourront dans la lumière éclatante du jour. Ah! ce sera mon jour et celui de ma race! Ce jour-là, délivré Par la Justice et par la Vérité, Dans le ciel nettoyé je lèverai ma face. Mes fers éclateront! Aux quatre coins des cieux Je les jetterai sur les cadavres des dieux. Et sur la terre dilatée Se briseront toutes les chaînes Et dans chaque poitrine humaine Battra le cœur de Prométhée ! LA CORYPHÉE Tu te fais à plaisir un dieu selon ton cœur. i yg Prométhée. PROMÉTHÉE Selon mon cœur, sans doute, — et selon le destin. LA CORYPHÉE Croire que Zeus jamais tombe du ciel et meure ! PROMÉTHÉE Né dans les âmes, Zeus y trouvera sa fin. LA CORYPHÉE Et tu ne trembles pas à blasphémer ainsi ? PROMÉTHÉE Moi, trembler? Suis-je donc moins immortel que lui? LA CORYPHÉE Si pourtant il allait augmenter ta torture? PROMÉTHÉE A son aise, il le peut. Moi, j'attends l'aventure. LA CORYPHÉE Adorons le Seigneur, en tout cas, c'est plus sage. PROMÉTHÉE Que tu l'adores, Que tu l'implores, Que d'encens, d'hommages Et de flatteries Tu le rassasies, Pour moi, moins que de rien, de Zeus je me soucie. Qu'il rende des décrets, qu'il se fâche, qu'il gronde, Il n'a plus très longtemps à gouverner le monde. Mais je vois de nouveau venir son messager. Soit ! Écoutons de quel message il est chargé. MERCURE Te tairas-tu, rebelle! Au palais de mon père Est parvenu le bruit des cris que tu profères. Ridicules fanfaronnades, Appels à la révolte et belliqueux complots, Entremêlés d'ailleurs de douloureux sanglots, Tout est connu, mon camarade! Tu veux par ton tapage ameuter l'univers : Ne crois pas qu'on te laisse faire. Tes hurlements séditieux Ont lassé le maître des dieux Et Zeus t'ordonne de te taire. PROMÉTHÉE Aussi grossier qu'impérieux ! C'est bien parlé pour un valet des dieux ! Donc, Zeus m'envoie un ordre. Il m'impose silence. Il sait d'expérience S'il doit compter sur mon obéissance. Tu peux t'en retourner par où tu es venu Et rapporter là-haut ce que j'ai répondu. MERCURE Tu t'obstines; pourtant tu vois Où t'a conduit ton orgueil maladroit. PROMÉTHÉE Aux plus adroits il a laissé La servitude volontaire; Et j'aime mieux languir sur ce roc fracassé Que d'être un serviteur avili de ton père. MERCURE Quel bonheur, en effet, de pendre à ce rocher ! fflpi Iflllll PROMÉTHÉE Puissent mes ennemis bientôt le partager! MERCURE Suis-je donc de leur nombre? PROMÉTHÉE Oui ; je hais tous les dieux. MERCURE Tu es fou! La douleur a gâché ton cerveau. PROMÉTHÉE Oui, si c'est être fou que haïr ses bourreaux. ( HlIlEKI lllp .....IllillS! 1 llIliËI!]1! I! lltflll PROMETHEE T'aurais-je donc répondu, vil esclave? MERCURE Je perds ici mon temps. Crains la main vengeresse De Zeus. Contre les dieux c'est en vain que tu baves. Ton sot entêtement Court au devant du châtiment. Quoi que tu souffres, Zeus doublera ta souffrance. La foudre sans répit éclatera sur toi. La douleur monstrueuse et l'infernal effroi Dans le vertige et la démence Briseront ton intelligence. Sous un chaos de cauchemars S'anéantira ta pensée, Et sur ce roc, témoin de ta rage insensée, Ne pendra désormais, comme un morne étendard, Qu'un amas de chairs avilies Claquant au vent de la folie. Ainsi, décide-toi. Vois si tu veux te taire Ou si c'est le courroux de Zeus que tu préfères. LES OCÉANIDES Prométhée, Hermès parle d'or. Écoute-le ; tu peux encor De ta tête écarter l'orage. Reviens à la raison ! Renonce à ta fureur ! La honte pour un sage C'est de s'obstiner dans l'erreur. PROMÉTHÉE Je les savais déjà par cœur, Les lieux communs dont il me rebat les oreilles. Être écrasé par son vainqueur, Rien de plus naturel. Quant à moi, rien ne peut me contraindre à me taire. Jusqu'à la lueur dernière Du flambeau de ma raison, Comme un phare ici j'éclaire Les ténébreux horizons. Imortelle Sentinelle Veillant sur l'avenir du monde J'emplirai de mon cri l'immensité profonde Jusqu'à ce que la voix des hommes me réponde. Et même si ma voix sur ce roc doit mourir, Hélas ! avant d'avoir Dans le sombre présent éveillé l'avenir, Je ne me tairai pas; je ferai mon devoir. Tombe alors Sur mon corps Et sur la roche brûlée La couleuvre de feu, la flamme échevelée, Et de mon crâne foudroyé Jaillisse mon cerveau broyé, J'aurai fait jusqu'au bout ma seule volonté. MERCURE C'est la plus complète démence. Tout malheureux qu'il est, il n'en est pas moins fou. Pour vous, qu'émeuvent ses souffrances, Vite, d'ici, retirez-vous. Fuyez la mugissante approche De l'orage qui va fracasser cette roche. LES OCÉANIDES Donne d'autres conseils, Hermès, à l'amitié ! Ta dureté nous blesse. Nous n'irons point, malgré notre faiblesse, Par un lâche abandon trahir notre pitié. MERCURE N'accusez donc que vous, si la rude tempête Éclate sur vos têtes. Vous êtes averties : Et l'auteur de vos maux sera votre folie. (Il disparait... Tempête.) PROMÉTHÉE Oui, c'est une réalité, Autre chose qu'une menace ! La terre tremble et se crevasse. Le tonnerre mugit dans l'air épouvanté. Les spirales de feu s'allument dans l'espace. De sombres tourbillons de poussière tournoient Et les vents furieux l'un contre l'autre aboient. Le ciel et l'abîme profond, Tout se mêle, tout se confond. LES OCÉAN IDES Ah! ah! Grâce! Pitié! Père, ta foudre tue! PROMÉTHÉE Fuyez, mes sœurs! Fuyez! Rien ne peut résister A la frénésie éperdue De l'immensité qui se rue Sur ces rochers épouvantés. (Elles fuient. ) Adieu! — Le roc s'ébranle. Aux clous ensanglantés Tout mon corps se déchire. Oh! je souffre! je souffre) Dieux ! l'eflroyable éclair 1 Le feu carbonise ma chair Et la secousse affreuse a fait frémir le gouffre. Ah! Ah! Là, sur mon front, l'avalanche de feu! La flamme épouvantable a rugi dans mes yeux Et mon crâne se fend au fracas du tonnerre. Trombe de flammes sur ma bouche fracassée! Horreur! Horreur sans nom ! Oui, ma tête se perd, L'ombre descend dans ma pensée Et ma volonté se dissout. Est-ce la mort? Dieux! quelle nuit! Rien! Plus rien, — qu'un bruit d'eau qui bout, Un bruit d'eau... un bruit doux.,, un bruit... (Il s'évanouit. Apparition). LE SPHINX Ton âme a fui l'excès des douleurs dans le rêve. Du fond du songe obscur, vois, ma forme s'élève, Légère, transparente et faite de rayons, Regarde-moi. Je suis le Sphinx : corps de taureau, Face humaine, ailes d'aigle et griffes de lion. Ma tête, où resplendit la divine raison, Pure et noble, jaillit du corps des animaux. Je sais tous les secrets. Écoute ma chanson. Sainte est la sensibilité Qui développe le cerveau ! Le vivant par elle exalté A vu naître un monde nouveau. Elle fait jouir et souffrir. La douleur est sœur du plaisir. Tous deux peuplent les sens d'images Qui par la mémoire gardées Deviennent plus tard des idées ; Et l'animal devient un sage. La douleur protège la vie ; Elle l'écarté du péril En formant les instincts subtils Qui sentent le mal et le fuient. [ ,a douleur, c'est la marche sainte De la sainte sélection Dans la sainte évolution, Où, par l'intelligence atteinte, Nous attend la divinité i l'universelle Unité. PROMÉTHÉE (en rcve) 0 Sphinx ! quelle splendeur sereine dans tes yeux ! Que ton visage est beau sous l'or de tes cheveux ! Dans quel ruissellement magique d'étincelles S'ouvre la majesté divine de tes ailes ! Veux-tu donc t'envoler? Reste! Tu es si beau! Quoi, tu laisses tomber le corps lourd du taureau Et les griffes cruelles? Des dépouilles des animaux L'homme se dégage et s'élève Pur, éblouissant comme un glaive Que la main tire du fourreau ! Ravissement de mes prunelles, Forme humaine, beauté suprême, te voilà, Plus noble que jamais mon cœur ne te rêva. Mais hélas! c'est un dieu, puisqu'il garde ses ailes. LE DIEU Oui, reconnais Hermès, — la Vie universelle, Telle qu'obscurément ton espoir la rêva. Dans les cieux éclatants je monte vers mon père. PROMETHEE Fils souriant de Zeus, tu m'as haï naguère. HERMES Miroir de ta propre colère, A tes regards je reflétais Les dieux que ta fureur formait. Dans le sommeil de tes douleurs Maintenant tu vois ma splendeur. Mais ton rêve prend fin. Zeus me rappelle! Adieu! Sur ton rocher désert tu vas rouvrir les yeux. (Il s'envole.) PROMETHEE (il séveille) Où suis-je? C'est le ciel. Jamais je ne l'ai vu Si beau, — dans l'or drapé de ces vapeurs vermeilles. De quels songes lointains suis-je donc revenu? Dans un matin d'amour voici que je m'éveille. Prométhée. Azur éblouissant, ô lumière, lumière, Clair sourire de l!infini, Ta douce haleine d'or caresse ma paupière Et tes tièdes baisers gonflent mon cœur ravi ! Quel bien-être inconnu me baigne et me pénètre? Une divine joie inonde tout mon être De ses flots printaniers, Et quel bonheur immense exhale la nature! A peine, sur ce roc où je suis prisonnier, Si je sens encor mes blessures. Et ce mont, ces glaciers, ces sauvages abîmes, Qu'ils sont majestueux, splendides et sublimes! 0 surprise! Là-bas, dans ce gouffre profond, Tout au loin, par delà les falaises de glace, A travers ces larges crevasses Pour la première fois j'aperçois un vallon Où dans la blonde lumière Verdoie un riant gazon Sur les bords d'une rivière. J'entrevois des vergers... des troupeaux... des maisons... Terre! Terre! Je vois la vie! O mystérieuse ivresse ! Douceur! Extase! Harmonie! m ■ H II i ff ï^: ; SSi $ [■ I Le monde entier n'est plus qu'une caresse. Une tendresse divine Émane de toutes choses Comme le parfum des roses, Et du fond de ma poitrine Une source fraternelle Épanche à son tour vers elles Une tendresse jumelle. Je ne suis plus qu'amour! Ma vie est un baiser Qui flotte avec la lumière Dans le ciel et sur la terre. Mais pour l'amour plus rien n'est déguisé; Au fond de tout ce que j'aime Je me retrouve moi-même. L'univers! L'univers n'est plus que mon amour! C'est mon amour qui brille en l'éclat pur du jour, Qui brûle, ardent et vermeil, Dans la flamme du soleil, Qui mugit avec la mer, Vole avec les oiseaux en chantant dans les airs, S'épanouit avec toutes les fleurs écloses, Et par-dessus toutes les choses Rayonne jusqu'aux dieux dans la splendeur del'Homme. O merveilleuses profondeurs! Dans tous les êtres bat mon cœur. Rien ne dit plus : Je suis ! Tout murmure : Nous sommes ! LES MURMURES DU MONDE Innombrables soleils, astres des nuits obscures, O Zeus, dévoile-toi dans chaque créature ! Rose lotus des lacs, violette des bois, Dans chaque créature, ô Zeus, dévoile-toi ! Poisson qui sous les eaux nages à l'aventure, O Zeus, dévoile-toi dans chaque créature ! Lion roux du désert, hirondelle des toits, Dans chaque créature, ô Zeus, dévoile-toi ! Lait des seins maternels et grain des roches dures, O Zeus, dévoile-toi dans chaque créature ! Savant, poète, amant, martyr, esclave, roi, Dans chaque créature, ô Zeus, dévoile-toi! TOUTES LES VOIX A L'UNISSON Le voile épais des apparences, Qui seul rend divers tous les êtres, S'amincit, se soulève et laisse transparaître L'unique et divine substance. PROMÉTHÉE J'aime ! L'amour dilate et soulève mon âme. Je suis ivre d'amour. Ainsi qu'un cèdre en feu Je suis un tourbillon de parfums et de flammes. Je suis ivre d'amour. Libre, immense et joyeux Je marche dans le ciel, je chante et je chancelle. Je suis ivre d'amour. Ah! si j'avais des ailes, L'une caresserait tous les astres des cieux Et l'autre couvrirait la terre de caresses. Je suis ivre d'amour! Le monde est dans mes yeux! Le monde est dans mon cœur comme un cri d'allégresse. Tout mon corps et le monde Doucement se confondent ; Les fleuves de mon sang Coulent, chauds et puissants, Dans la nature entière En charriant partout L'amour et la lumière. Une seule âme habite en tout, Sereine, infinie et divine. Zeus ! Zeus ! C'est toi, — je te devine, — Toi qui t'épanouis en moi, Dévoilant ton être en mon être! Zeus ! Comment ai-je pu jadis te méconnaître ! Je te croyais bourreau, tyran, sinistre roi De la douleur et des supplices. A présent je sens et je vois : Ma justice était ta justice, Mon amour était ton amour; Quand mes cris appelaient le jour, C'est toi qui voulais la clarté Et la divine vérité, A C est toi qui dans mon cœur cherchais l'Etre suprême, Car je suis ton effort palpitant vers toi-même, Unique, immense volonté, .Qui te disperses dans le monde, Et qui, souffrant d'être le monde, Reviens en pleurs à l'unité. LES MURMURES DU MONDE Nous ne vivons, nous ne souffrons terrestrement Que ce que nous avons voulu divinement. PROMÉTHÉE J'ai vu se dissiper la nuit où l'on s'égare, Et je t'ai retrouvé! Plus rien ne nous sépare. Tout ce qui me faisait moi Meurt et se dissout en toi. Ai-je encore une chair? O mon Dieu, je l'ignore. Je ne sens plus ni mes fers Ni les membres de mon corps. Tout mon être s'évapore Dans l'amour qui me dévore. Oui, tout s'évanouit... Sois béni!... C'est la fin, C'est le baiser de Dieu qu'on appelle la mort... Zeus! ton fils exilé s'abîme dans ton sein! (Il meurt.) CHORUS ANGELORUM Bouches de l'univers, chantez : Gloire au Seigneur, A la fois un et plusieurs, Père en sa fécondité, Fils dans sa métamorphose Sous tous les aspects des choses, Qui revient à l'Unité En esprit d'amour et de vérité ! 9 juin 1899. NOTES Je crois devoir au lecteur quelques explications sur deux points : le système de versification que j'ai employé et les emprunts que j'ai faits à mes prédécesseurs. I J'ai attribué longtemps, je l'avoue, un caractère intangible et presque sacré aux règles delà versification romantique et parnassienne. Cependant la nécessité d'une révolution était proclamée par tant de jeunes hommes et admise par des poètes d'un si incontestable savoir que cette protestation puissante ne laissait pas que de m'inquiéter. Je constatais d'ailleurs que dans le cours des siècles la versification française a subi des changements pro- fonds. Une étude minutieuse me démontra qu'il y a dans les vers français des éléments fixes, —l'égalité quantitative des syllabes, le mètre et la rime (ou l'assonance) — et des éléments variables que l'on peut équilibrer de diverses façons. Persuadé qu'il est opportun aujourd'hui de desserrer une versification trop rigou -reuse tout en gardant les facteurs fondamentaux du vers, je pris pour point de départ le vers libre classique, tel qu'on le trouve dans les fables de La Fontaine et dans l'Amphitryon de Molière. J'y introduisis les mètres de neuf et de onze syllabes. J'en relâchai les rimes, me permettant de faire rimer un singulier avec un pluriel, une sonorité féminine avec une masculine. Bref, je substituai la rime pour l'oreille à la rime pour les yeux. Parfois, dans un ensemble suffisamment rythmique, je glissai même un vers sans rime. Tout cela est parfaitement orthodoxe et je n'ai fait autre chose que combiner et généraliser des procédés que l'on admettait déjà isolément à titre de curiosité ou d'exception. De même en va-t-il, dans les grands vers, de la césure irrégulière et, parfois, de l'absence de toute césure. De même encore, j'admets couramment l'hiatus et parfois la non-élision de la muette finale précédée d'une voyelle ou d'une diphtongue devant un mot commençan t par une consonne. A tout cela, je le répète, on trouve dans la poésie française ce que messieurs les législateurs appellent « des précédents ». Tel est mon vers libre. Je crois lui avoir assuré une stabilité rythmique que les poètes symbolistes n'ont pas toujours gardée, — car il leur arrive d'écrire des vers qui ne se peuvent distinguer de la prose que par l'alinéa typographique. J'estime que le vers-libre convient surtout aux ouvrages d'une certaine étendue. Il répond à peu près à la peinture à fresque tandis que la versification parnassienne équivaut aux procédés plus serrés de la peinture des tableaux de chevalet. II J'ai emprunté à Goethe une grande partie du dialogue de Prométhée et de Minerve dans ma première scène et quelques répliques du dialogue de Zeus et d'Hermès dans la scène III. A quoi bon discourir sur la légitimité des emprunts? C'est bien inutile, puisque j'ai reçu de Gœthe lui-même une autorisation en due forme, comme en témoigne la déclaration suivante que j'extrais des conversations de Goethe et d'Eckermann, traduites en français par M. Delérot (t. I, p. i58): « Lord Byron, » dit Goethe, « n'est « grand que lorsqu'il écrit des vers ; dès qu'il veut raisonner, « c'est un enfant. Aussi ne sait-il pas se défendre contre les sottes « attaques, précisément du même genre (1), qui lui ont été faites « dans son propre pays ; il aurait dû prendre un langage bien plus « énergique. Ce qui est là m'appartient, aurait-il dû dire; que je l'aie « pris dans la vie ou dans un livre, c'est indifférent; il ne s'agissait pour « moi que de bien l'employer! Walter Scott s'est servi d'une scène de « mon Egmont, il en avait le droit ; il l'a fait avec intelligence, il « ne mérite que des éloges. Il a aussi dans un de ses romans imité « le caractère de ma Mignon ; avec autant de sagacité ? C'est une (1) Accusation d'emprunt. « autre question. Le Diable métamorphosé de ,lord Byron est une « suite de Méphistophélès; c'est fort bien. Si par une fantaisie « d'originalité il avait voulu s'en écarter, il aurait été obligé de « faire plus mal. Mon Méphistophélès chante une chanson de « Shakespeare, et qu'est-ce qui l'en empêcherait? Pourquoi me « serais-je fatigué à en chercher une nouvelle si celle de Shake-« speare convenait et disait justement ce qu'il fallait dire ? L'expo-« sition de mon Faust a aussi quelque ressemblance avec celle de « Job; tout cela est fort bien et j'en suis plutôt à louer qu'à « blâmer. » J'ai aussi incorporé dans mon ouvrage, avec certaines modifications, le Prométhée d'Eschyle. S'il fait vraiment corps avec.ma composition, il n'y a là rien de déshonorant pour moi. J'aurais d'ailleurs voulu obtenir d'Eschyle une autorisation semblable à celle de Goethe. Cela ne m'a pas été possible et je le regrette infiniment. S M. ^c/fc^ . . . J fuz r. lau-i/fiMu' fiA^jv^i* . . ... sr rfc^L, . . ... y/ /aj^fv. Â . . '. M v/ofj V"/. f"jovjL'vu' .... /£/ V// . Aami^M, icm çtvtâytu. . / . . - . . . . 20/ I ' ' (uïui»; ^ mmm