GEORGES RODENBACH Evocations khbmh3SBH COLLECTION LITTÉRAIRE DE LA RENAISSANCE DU LIVRE GEORGES RODENBACH Évocations PARIS LA RENAISSANCE DU LIVRE 7I; Boulevard S' Micb«l Il a été tiré de cet ouvrage vingt-six exemplaires sur papier Hollande Van Celder à la cuve dont deux hors commerce et vingt-quatre numérotés de ! à 24, plus vingt-quatre exemplaires sur papier Lafuma pur fil numérotés de 25 à 46. NOTICE A la prochaine fête de Noël, il y aura vingt-cinq ans, jour pour jour, que Georges Rodenbach mourut. A l'occasion de cet anniversaire, avec la bienveillante autorisation de Madame Rodenbach et de son fils Constantin, nous publions ce dernier livre de prose du maître. Le lecteur trouvera groupé ici un ensemble d'articles et d'études littéraires que Rodenbach, critique subtil et fin chroniqueur, avait dispersés dans diverses publications belges ou françaises. La mort, survenue brusquement, l'empêcha d'opérer lui-même un choix définitif pour la publication de cet ouvrage dont subsiste le vif intérêt. Un recul de vingt-cinq années nous a permis de mesurer — malgré la tragique parenthèse de la Grande Guerre — l'actualité permanente de tant de pages de vision aiguë et de psychologie pénétrante, où le regretté poète a jugé de multiples questions avec une prescience impressionnante. La première partie du volume comprend des esquisses purement descriptives, et la seconde des analyses uniquement littéraires. Dans leur classement, nous avons suivi l'ordre chronologique. Les Agonies de Villes formaient un cahier de notes dont M. Anatole France a dit, dans un article du Temps, « si l'on veut voir avec netteté jet précision les objets parmi lesquels M. Rodenbach a vécu, on devra les chercher non dans ses poésies, mais bien dans un cahier de notes intitulé Agonies de Villes et dans les pages descriptives de son roman Y Art en exil, où le prosateur se montre très habile à saisir la forme et la couleur, l'aspect ■et le caractère des choses... » Villes Flamandes (1894) montrent l'évolution de l'esprit du romancier qui a publié deux années auparavant Bruges-la-Mortie et qui est venu se documenter sur place pour la composition de son Carillonneur. L'intérêt de Paris et les petites Patries réside surtout dans le fait que Rodenbach y explique comment, vivant à Paris, la nostalgie de sa Flandre natale le conduisit à composer toute son œuvre en souvenir d'elle. Les trois premières études de la seconde partie sont des pages de jeunesse du poète de Bruges, mais leur forme simple et rêveuse a conservé un grand charme d'enthousiasme. Quoique d'une écriture assez didactique, nous avons voulu sauver de l'oubli les Notes sur le Pessimisme, car elles sont fort précieuses pour suivre le développement de la formation intellectuelle de l'auteur de La Jeunesse blanche à l'époque où parut son livre de vers resté le plus vivant. La Poésie nouvelle formule l'art poétique resté classique de l'écrivain belge que les influences délétères du symbolisme n'ont fait qu'effleurer. L'article Le Ménage de Victor Hugo a été écrit à la demande des petits-enfants du plus grand poète du XIXe siècle pour servir sa mémoire contre les détracteurs qui avaient osé insinuer que sa femme avait entretenu des relations coupables avec Sainte-Beuve. Après avoir longtemps hésité entre plusieurs titres, nous nous sommes arrêtés à celui d'Evocations, car il nous semblait le plus adéquat à l'esprit de ce livre. Enfin, en le publiant, nous espérons n'avoir pas desservi la gloire d'un écrivain dont la jeune carrière, interrompue brusquement par une mort prématurée, avait été féconde en œuvres que la postérité a déjà classées parmi les chefs-d'œuvre. Pierre Maes- 1 novembre 1923. AGONIES DE VILLES i BRUGES Les villes sont un peu comme les femmes : elles ont leur temps de jeunesse et d'épanouissement ; puis vient le déclin, et les lézardes chaque jour accrues au long des murs augmentent péniblement les rides de leur vieillesse. Combien qui furent naguère les cités riches et belles, ont une fin de vie abandonnée ; pauvres aïeules qui se raidissent avec des airs déchus, conservant tout au plus quelques monuments: blasons de pierre, armoiries familiales qui seuls attestent leur ancienne et authentique noblesse. La plupart ont tourné au mysticisme, villes devenues religieuses, qui égrènent, dans le soir, le chapelet de fer des carillons ! En Flandre surtout, dans la Flandre flamande, en ce silence de province si proche d'ici et qui semble si lointain, il y a ainsi des villes tombées dans la misère ou l'oubli: Ypres, Fumes, Courtrai, Audenaerde, ces mélancoliques veuves des Com-muniers ; mais parmi ces déchéances de l'histoire et cette détresse entre toutes lamentable, une agonie de ville — c'est Bruges, la reine détrônée, qui se meurt là-bas de la mort la plus taciturne et la plus émouvante, parce que Bruges aujourd'hui oubliée, pauvre, seule dans ses palais vides, fut vraiment une reine dans l'Europe d'autrefois, une reine avec le faste d'un train de cour légendaire, au bord des vagues, une reine que Venise saluait comme une sœur plus heureuse et jalousait d'au-delà les horizons. Comment cette splendeur d'or et d'étoffes somptueuses a-t-elle fait place au déclin de Bruges qui grelotte maintenant dans la nudité de ses pierres ? Voici le drame. Jadis la ville communiquait avec la mer par le Zwyn qui, passant à Damme, roulait jusqu'à elle ses eaux profondes, fleuve royal où pouvaient évoluer les 1.700 navires équipés par Philippe-Auguste contre les Flamands et les Anglais. Alors les navires du monde entier arrivaient jusqu'à elle et s'amarraient dans son port. Un jour, en 1475, la mer du Nord brusquement se retira ; du coup le Zwyn fut tari, sans qu'on ait jamais pu le désensabler ou y rétablir une circulation d'eau ; et Bruges, dorénavant éloignée de cette vaste mamelle de la mer qui avait nourri ses enfants, commença à s'anémier, et depuis quatre siècles elle agonise. Combien émouvante en cette séculaire phtisie où la ville frappée à mort crache une à une ses pierres — comme des poumons — émouvante surtout en cet automnal matin de novembre, sous un ciel dont la pâleur s'apparie à la sienne!.. Çà et là, quelques palais dorés, polychromés, sertis comme des orfèvreries, énormes écrins de pierre que la reine dépossédée a gardés. Plus loin, le rude Beffroi, couleur de lie, de rouille, de sang et de couchant, sans ornements ni sourires de sculpture, tragique et belliqueux, parti comme en guerre vers le ciel avec les flèches de ses pinacles et le vaste bouclier de son cadran. Tandis que l'immense tour laisse la ville à ses pieds et jette sur elle son immense ombre indifférente, voici, d'un air plus apitoyé, comme les servantes de son agonie, des femmes du peuple dans l'éloignement des rues qui circulent d'un pas amorti sur la mousse et sur l'herbe encadrant les pavés. Elles sont ensevelies en une grande mante à plis raides, dont le capuchon relevé leur cache toute la tête. C'est le costume local : une cloche de drap noir aux balancements mélancoliques, et, là-bas, dans le lointain, on croit entendre agoniser leur marche comme un glas. Douceur de cheminer à présent dans la ville léthargique, à travers des songes et des souvenirs, au long des rues jeûnais droites, toujours capricieuses, ménageant, à chaque pas de la lente flânerie, une surprise et un imprévu. Oh ! les façades anciennes et rares, avec des bouquets sculptés qui se fanent, des cartouches où des satyres se débandent dans l'effritement de la pierre, des têtes de femmes dont la pluie et la poussière ont défleuri la bouche. Partout des ornements, un caprice, un symbole, un emblème, des armoiries ou des enseignes que le temps a patines comme avec la cendre des années ! Partout des perrons avec des balustrades ; partout des pignons qui montent aussi comme des escaliers aux marches régulières escaladées par les regards qu'attirent un oiseau de fer, au sommet, ou quelque girouette inconsolable. Sur les murailles, des ancres en forme de chiffres qui attestait leur authentique vétusté ; des bas-reliefs subsistant à demi-rongés ; des briques éraflées par d'immémoriales blessures, d'un rouge de sang caillé; puis encore des écus blasonnés d'un Lion ou d'une Demi-Lune se balançant à des tringles rouillées, à la porte d'antiques hôtelleries. Et aux fenêtres, des vitraux d'un glauque triste, enchâssés en des losanges de plomb ; et rien ainsi n'arrive au dehors de la vie intérieure des maisons, comme abandonnées et mortes ! Ici la sourdine des sons s'apparie à la sourdine des couleurs, car toutes les façades s'effacent en des nuances de jaunes pâles, de verts éteints, de roses surannés qui chantent doucement la silencieuse mélodie des teintes fanées. On ne sait quelle obsession de cierges et d'en- cens vous poursuit à travers ce dédale des rues pacifiées ; à chaque carrefour des Madones, en des armoires de verre, habillées de velours et de dentelles, couronnées d'argent, honorées de fleurs et d'ex-voto. Puis, des calvaires, des chapelles, des oratoires où sont des reliques à baiser, des cires à allumer sur des ifs de fer aux branches noires, — et les grandes églises enfin aux tours énormes environnées de lugubres corneilles : Saint-Sauveur et Notre-Dame, dont on regarde à peine la décoration touffue, luxueuse, les marbres, les riches boiseries, les vitraux en fleurs, les œuvres d'art entassées parmi lesquelles rayonne une Vierge de Michel-Ange. Tout cela chavire dans l'immense impression mortuaire que la ville nous a donnée peu à peu et qui se continue ici même dans la sombre cathédrale où sont les émouvants sarcophages de Charles-le-Téméraire, couché sur le dos, les mains jointes, les pieds sur un lion — la force—et de Marie de Bourgogne, en robe de marbre, les pieds sur un héraldique lévrier — la fidélité. — Et combien d'autres tombeaux : toutes les dalles sont des pierres tumu- laires, avec des têtes de mort, des noms ébréchés, des inscriptions rongées déjà comme des lèvres de pierre... La mort elle-même ici est effacée par la mort ! Mais, à de certains jours, tout s'anime d'une vie soudaine et inusitée. Comme aux appels d'un invisible clairon que les Anges auraient embouché, toutes les Vierges et les Sacré-Cœur vont descendre de leurs piédestaux ; les bannières vont frissonner comme des robes revêtues. Et voici le portail qui s'ouvre : c'est la fête du Saint-Sang ; et dans les premières chaleurs de mai sort et s'avance, par la ville ressuscitée, la Procession : des enfants de chœur en robes rouges ; de petites filles en blanc, par centaines, en des mousselines de neige, effeuillant des corbeilles, menant l'agneau pascal pavoisé de rubans ; puis les chevaliers de Terre-Sainte, les Croisés en drap d'or et en armure ; les princesses de l'histoire brugeline, sur des chevaux caparaçonnés, en de somptueux et authentiques costumes. Car dans ces processions ou ces cortèges historiques, ce sont les jeunes gens et les jeunes filles des plus nobiliaires familles de Flandre qui tiennent les grands rôles, avec des étoffes anciennes, des dentelles de naguère et des bijoux familiaux. Et voici les moines de tous les ordres, psalmodiant sur l'accompagnement des cuivres : dominicains, franciscains, oratoriens, carmes ; puis les lévites du séminaire, puis les prêtres, les vicaires, les chanoines en dalmatiques, en chasubles brodées d'or et d'argent et rayonnantes comme des jardins d'orfèvreries. Enfin dans l'encens, les clochettes, les cloches, les psaumes, voilà l'Evêque, mitre en tête, sous un dais, portant le précieux cristal où saigne éternellement l'unique rubis possédé du Saint-Sang. Et l'on croirait que c'est un rêve, ce fastueux déroulement dans les rues mornes et que, pour un jour, ont pris chair et se sont animés par on ne sait quel miracle les personnages des divins tableaux de Van Eyck et de Memling qui dorment là-bas dans les musées. C'est un moment d'illusion dans son séculaire abandon : « On fait du bruit dans l'herbe, et les morts sont contents », a dit Hugo. Mais le bruit passe vite et aujourd'hui que je vous y mène, une paix de cimetière règne dans les quartiers déserts, au long des quais taciturnes. Ces quais de Bruges, combien, dans ma pensive jeunesse, je les ai suivis, confessés, aimés, — avec des coins que j'étais seul à connaître, à consoler, avec des maisons dont les vitres mortes me regardaient ! Et, dans la prison des quais de pierre, l'eau stagnante des canaux où ne passent plus de navires, ni de barques, où rien ne se reflète que l'immobilité des pignons dont les marches décalquées ont l'air d'escaliers de crêpe qui conduisent jusqu'au fond. Et sur les eaux inanimées, des balcons en surplomb, des rampes de bois, des grilles de jardins incultes, des portes mystérieuses, toute une enfilade de choses confuses et déjetées qui sont accroupies au bord de l'eau, avec des airs de mendier, sous des haillons de feuillage et de lierre qui s'effiloquent... Et, comme pour laver ce cadavre de l'eau immobile, sans cesse dégoulinent et ruissellent en pleurant le gargouillis des gouttières, des rigoles, des sources intermittentes, le trop-plein des toits, le suintement des ponts en tunnel, et c'est comme un accord de sanglots et de larmes intarissables. Oh ! les invisibles pleureuses, les larmes des choses dont on entend véritablement ici la tristesse presque humaine ! Seuls, de grands cygnes, les cygnes légendaires de ces canaux, animent ce deuil depuis des siècles, divins oiseaux de neige et de féerie, venus là on ne sait d'où, descendus d'un blason s'il faut en croire la légende d'après laquelle la ville ancienne, pour expier l'injuste condamnation d'un gentilhomme qui portait des cygnes dans ses armoiries, aurait été condamnée à entretenir à perpétuité les cygnes dans ses canaux. Mais le souvenir de sang ne hante plus les beaux oiseaux expiateurs, car ils naviguent, calmes et blancs. Et le poète, comme Lohengrin, se sent traîné par eux vers les agonisantes banlieues et les sites choisis du MirmeTvater, un nom aux réson-nances exquises, « le lac d'amour », a-t-on traduit, mais mieux que cela : l'eau où l'on aime! Et ici, devant ce doux lac semé de nénuphars, où la nuit déroule son chapelet d'étoiles, le rêve décidément s'cmotionne, les silences épars entrelacent leurs mailles en un filet de mélancolie dans lequel peu à peu toutes les paroles reploient leurs ailes. Au loin, un carquois gigantesque de tours, de tourelles, de flèches qui hérissent l'horizon, et les tours, Dieu sait quelles ombres elles allongent en ce moment sur le cœur ! Parmi les remparts, quelques moulins mélancoliques qui tournent d'une aile lassée. Ils ont l'air, dans la reculée, très lentement de moudre un coin de ciel pâle. Et devant soi, frileusement blotti sous des manteaux de feuillage, avec un long mur d'enceinte comme un cimetière d'âmes, s'allonge l'amas gris et confus des maisons du Béguinage. Les Béguinages ! Oh! ces curieux et uniques couvents s'éternisant en Flandre, dans la tristesse des villes mortes, non seulement à Bruges et à Gand, mais en de plus infimes et déchues : à Cour-trai, Termonde, Malines, ces pauvres petites villes dont les cloches sont comme les voix obstinées et chevrotantes. Le Béguinage, c'est une ville à part dans l'autre ville, un enclos mystique qui demeure comme un coin de prière inviolé. Au centre, une herbe grasse — étoffée et compacte comme une prairie de Jean Van Eyck. Tout autour, des rues que bordent de chaque côté des murs aussi blancs que des nappes de Sainte Table. Dans ces murs, les portes, peintes en vert, sont historiées d'images en couleurs ou en ferronnerie, avec le nom de chaque couvent, des noms doux, doux sonnants. La « Maison des Anges », la « Maison des Fleurs ï>, la « Maison de la consolation des pauvres s> ; ou encore, la « Maison de Sainte Béga », sœur de Pépin, qui fut, dit-on, la fondatrice de l'Ordre. Tous ces petits couvents séparés comptent chacun une vingtaine de religieuses, un peu plus ou on peu moins, vivant en communauté, soumises à la même discipline et à la même obédience, sous la direction de la grande dame du Béguinage. Elles suivent aussi les mêmes offices, et ce H'est pas le moins curieux de pénétrer dans l'église à l'heure des messes et des saluts. Car, selon la règle, elles mettent toutes en entrant, par-dessus leur tête, un énorme voile empesé qui tombe en cassures droites jusqu'à terre ; puis vont s'agenouiller côte à côte, et c'est alors — à Gand surtout, où le Béguinage contient plus de 1200 religieuses — comme un glacier aux cônes pointus et blancs qui s'immobilise sous le vol des cantiques. La caractéristique de l'Ordre, c'est qu'on y est toujours comme en noviciat sans se lier par des vœux, avec la faculté de sortir quand on le désire, de ces libres couvents, de rentrer dans le monde, de contracter mariage. Mais la chose est rare. Elles y vivent si calmes, si loin de la vie, passives, machinales, dans le halo de linge de leurs cornettes. Tout leur rêve ne va qu'à bien parer, avec des doigts méticuleux, l'autel de l'église, pour les mois de Marie et les neuvaines. Après les offices leurs heures s'emploient à des travaux de couture, mais comme si ces doigts vierges ne pouvaient manier que des choses blanches, elles cousent et brodent du linge ou font de la dentelle. Dans l'ouvroir aux murs bleu-pâle, elles sont assises en cercle et leurs doigts agiles jouent avec les bobines sur un grand carreau où les fils s'emmêlent autour des épingles de cuivre en blanches combinaisons de fleurs ! Au Béguinage de Bruges, la déchéance environnante a aussi décimé la sainte population cloîtrée là. La moitié des petits couvents sont vides, et les quelques religieuses demeurées ont à peine l'air de vivre dans l'enclos plein d'absence. Vaguement aperçues derrière les vitres closes, on les prendrait plutôt pour les ombres des religieuses d'autrefois venant apporter dans les chambres muettes, à la Madone délaissée, quelques fleurs nouvelles du Paradis. Au dehors, dans la paix sommeillante des rues, plus de bruit, plus même d'échos ; seul, un peu de vent dans les grands arbres dont les feuilles remuées font un bruit de source de qui la plainte se tarit. Comme la ville est loin ! la ville est morte ! Et c'est pour ses obsèques qu'une cloche, là-bas, tinte ! Voici d'autres sonneries, mais si vagues, si lentes, comme d'une pluie de fleurs noires, comme d'une poussière de cendres froides que ces urnes balanceraient du haut des tours lointaines ! Et la paix, un moment troublée par ces titilla- tions de l'espace, s'élargit et submerge jusqu'à la respiration des choses. On marche à pas étouffés, comme dans une maison où il y a un mort. On n'ose même plus parler. Car le silence apparaît à ce moment comme quelque chose de vivant, de réel, de despotique qui vit là, seul, comme en un royaume élu pour son exil, qui veut, qui commande, qui se montre hostile à qui le dérange. Inconsciemment, invinciblement, on subit sa douleur muette, et si par hasard quelque passant approche et fait du bruit, on a comme l'impression d'une chose anormale, choquante et sacrilège. Seules quelques béguines peuvent encore logiquement circuler à pas frôlants dans cette atmosphère éteinte, car elles ont moins l'air de marcher que de glisser, et ce sont encore des cygnes, les sœurs des cygnes blancs des longs canaux. Et dans le vaste enclos mystique, on se trouve comme surpris d'être seul à survivre à la mort d'alentour ; peu à peu on subit le lent conseil des pierres, et j'imagine qu'une âme saignant d'une cruelle et récente douleur qui aurait marché dans ce silence sortirait de là avec l'ordre des chosds de ne plus vivre davantage et, au bord du lac voisin, elle éprouverait ce que disent les fossoyeurs de Shakespeare à propos d'Ophélie : Ce n'est pas elle qui irait vers l'eau, mais l'eau viendrait au devant de sa peine ! EN L'ILE DE WALCHEREN C'est, dans un coin négligé de la Hollande, une petite île tout à l'ouest, une nature d'aquarelle au ciel mouillé, aux toits rouges, un jardin en fleur sur l'eau avec des paysannes habillées comme des infantes joviales, amoureuses que n'attriste même pas la mort achevée ou commençante de leurs trois villes jadis célèbres, autour desquelles, dans la campagne, elles continuent leur insouciance de kermesse et d'amour! Ainsi des enfants jouant autour des murs de cimetière... Cependant les trois villes en agonie déclinent d'heure en heure et le cadran de chaque clocher préside à leur bonne mort — comme un grand Saint-Sacrement! Autour de l'île, la mer du Nord. Tel un amour autour d'un cœur qui le sauve des préjugés et des abdications de lui-même. Pareillement, cette mer sauvage a défendu l'île contre les mensonges du progrès et lui a gardé sa vie et son originalité de naguère. Les costumes surtout, combien intacts et chimériques, costumes de vieilles estampes, de féeries ou de faïences peintes, avec un inattendu de formes, de couleurs, de rubans et de bijoux, grâce à quoi — après une traversée de quelques heures seulement depuis Anvers, en descendant l'Escaut — on se croit, par on ne sait quel sortilège, déjà au bout du monde en quelque île insoupçonnée et vierge. On dirait que tout s'y est fait à l'image et à la ressemblance de la mer : le pays lui-même ne sem-ble-t-il pas un navire immobilisé dans un mouillage depuis d'immémoriales époques ? Et puis, comme à force de regarder une chose, on finit par lui ressembler, la mer est entrée aussi dans les yeux des belles filles de Zélande, des yeux uniques, changeant, d'un bleu gris, des yeux d'eau avec un peu de ciel absorbé. Çà et là, dans les terres, les villages ou la ban-lieu des villes avec leurs toitures de tuiles fanées, couleur de vieilles voiles, sont groupés comme des , barques à l'ancre. Les moulins aussi dépouillés de leurs toiles quand le vent d'été s'assoupit, dressent, derrière les talus monotones, leurs ailes quadrillées qui ont un air de haubans. Au haut des clochers, c'est en forme de sirènes que s'allongent les girouettes. Et quant aux maisons, elles sont toutes bariolées en nuances vives : les briques rouges sont rejointoyées de blême ; les portes, les fenêtres, les volets juxtaposent des lignes vertes et jaunes, si bien qu'au long des quais étroits, les façades s'alignent comme des poupées peintes mirées dans l'eau, sous la frêle et intermittente sonnerie des carillons 1 Cette chanson mécanique s'effeuille tous les quarts d'heure dans les rues vides de Middelbourg et de Flessingue, accentuant l'irrémédiable abandon de ces ports où débarquaient, il y a quelques siècles, les marchands de Lombardie et de Vénétie, ceux d'Espagne avec leurs vins, ceux d'Ecosse avec leurs laines, grâce aux comptoirs et aux dépôts que les Nations de Bruges y avaient installés. Le doge Francesco Foscari est en relations courantes avec le magistrat de Middelbourg. Des navires de Rouen et de Saint-Malo sont toujours dans son port et la ville possède des corporations : Les seigneurs des vins, et les Tonneliers dont on peut encore aujourd'hui deviner le faste et la richesse, à voir au Musée leurs portraits conservés, en somptueux manteaux noirs chargés de colliers sous la fine lingerie des collerettes. La cause principale de sa prospérité c'est ce privilège de l'étape, ce droit féodal qu'elle possède exclusivement et qui soumettait à son impôt tous les navires de l'Orient. « Les vins, les huiles, dit Smallegange, qui écrivait en 1696, les essences et autres liquides qui viennent des pays orientaux, de l'Italie, de la France, de l'Espagne, doivent faire .escale devant Middelbourg et là être vérifiés, mesurés et jaugés. » Flessingue aussi eut une renommée européenne : c'était un passage de telle importance qu'on l'appelait la clef de la mer des Pays-Bas. Charles-Quint la visita et séjourna tout près dans la même île, à un endroit nommé Zuytbourg. C'est même de là qu'est daté, le septième jour de septembre de 1556, son acte d'abdication, qu'il y avait rédigé, fatigué du poids de tant de couronnes, après quoi il s'embarqua à Flessingue pour l'Espagne et le couvent de Saint-Just. Pour expliquer sa déchéance, Flessingue pourtant n'a vu ni son enceinte engloutie, en dépit de l'inondation de 1808 qui monta jusqu'au premier étage des maisons, ni son port ensablé comme tant d'autres en ce pays; car elle demeure dans une position splendide, au coin précis où l'Escaut comme un fleuve royal se jette dans la mer du Nord, si large déjà qu'on n'en voit pas la rive opposée, mais fier et libre encore avec sa couleur verte qu'il prolonge jusque loin parmi les houles grises de la mer — lutteur héroïque aux balafres d'écumes qui s'obstine jusqu'au bout de l'horizon — et qui recule sa mort ! La rade est admirable, le passage connu et fréquenté de tous les navires. Pour les tenter, Flessingue a fait construire des écluses modèles, un port commode, des docks considérables, un railway qui la met en communication directe avec le cœur de la Hollande et de l'Allemagne. C'est une situation maritime incomparable. Eh! bien! tous les navires passent devant elle sans s'y arrêter, entrant dans l'Escaut pour gagner Anvers ou suivant la mer vers Rotterdam. Flessingue reste vide et seule dans ses immenses bassins déserts. Qui dira les cruautés de la mer qui pour rien, sans savoir, comme une froide et variable amante, prodigue ses faveurs au hasard, et abandonne tel port fidèle et sûr pour un autre moins digne d'elle? Celui qu'elle aima longtemps, elle le délaisse, elle dort encore à ses pieds par habitude, mais toute la pulsation de sa marée et toutes les caresses de ses vagues sont pour son nouvel amour. L'ancien pourtant n'a point démérité. Il est là, le même qu'autrefois, tendant vers elle les grands bras de pierre de ses quais. Oui ! mais la mer ne l'aime plus ! Voilà ce qu'il faudrait répondre à cette mélancolique interrogation gravée dans un cartouche, au-dessus de la porte d'une maison de Flessingue : « Comment cette ville, si peuplée jadis, est-elle si déserte maintenant? Elle s'est éteinte comme une veuve ! » Et voici, au loin dans les glacis démantelés, les roulements de tambours d'une vague garnison, si funèbres qu'ils semblent approcher, vêtus de crêpe, pour un enterrement. Et l'on va à travers des places muettes au long des quais morts, devant l'eau inanimée des bassins, longeant des maisons dont les vitres luisantes répètent en miroirs la tristesse des rues. Si propres et nettes, ces maisons qu'on les croirait inhabitées, toutes closes comme elles sont, défendues contre les regards par des mousselines et des écrans à travers lesquels on perçoit la frileuse lueur du réchaud toujours allumé pour le thé... On dirait plutôt d'une veilleuse et que dans chaque maison il y a un mort ! Cette impression funèbre, on la retrouve plus encore à Middelbourg qu'à Flessingue — car ici plus même l'apparence de vie que donne l'allée et venue des pêcheurs d'Arnemuiden dont les pauvres barques pèchent au long des côtes la sole et la crevette, sans même en rapporter le-produit, déjà acheté en mer par de grands navires qui, pour le mieux vendre, appareillent de suite vers les ports fréquentés. Ainsi toujours les barques rentrent à vide et c'est une mélancolie de plus, comme si leurs noirs filets n'avaient péché que de l'ombre! Middelbourg, elle, décline plus seule et plus morose au bord de son long canal, immobile et déjà atrophié comme un membre qui n'a pas de mouvement. Voici une vraiment hautaine agonie, devant ce superbe hôtel-de-ville, étalé comme un livre de pierre où se lit son ancienne renommée ; et par-dessus elle, la tour du Long-Jean se dresse comme un geste obstiné et suprême qui s'aperçoit tout autour jusque dans la haute mer ! Pourtant elle porte la mort en son flanc, et la fatalité en est sensible dans cette noire Abbaye avec des réfectoires, des préaux, des voûtes en débris sous des feuillages, tout un cloître abandonné, cassé, branlant — toute une immense ruine qui s'éternise au cœur même de la cité. D'ailleurs ses forces dépérissent et les herbes de la mort et des cimetières montent incessamment dans toutes ses rues. Elle lutte encore, mais avec quelle énergie de servantes déjà épuisées et mercenaires qui l'assistent en rechignant ; chaque matin les petites vieilles de l'hospice sont employées par groupes à arracher, au long des quais, l'herbe et les plantes parasites qui encadrent les pavés. Chancelantes, elles ont des tabourets de bois sur lesquels elles s'asseyent et qu'elles transportent avec elles de place en place ; puis, assises et voûtées, avec des tenailles et des pinces de fer, elles travaillent, n'ayant plus que cette dernière force d'arracher des herbes fragiles — et c'est la vieillesse ici qui combat contre la mort ! Désolant symbole ! et comme il m'apparut dans son irréparable déchéance par ce matin gns où les cloches — aussi comme de petites vieilles — semblaient sortir des tours et, béquillantes, cheminer dans le ciel. Mais la plus tombée dans la misère et la plus exténuée des villes de Walcheren, c'est Veere, centre jadis d'un marquisat avec une résidence et une cour magnifique dont un des seigneurs, Wolfart V avait pu épouser la fille de Jacques Ier, le roi d'Ecosse. Ainsi le port de Veere avait obtenu le droit d'étape pour les laines d'Ecosse comme Middelbourg avait le droit d'étape pour les vins. 'De ce commerce avec les étrangers, subsiste encore aujourd'hui la maison des Ecossais où s'atteste tout le luxe architectural de ces riches marchands qui y tenaient des bourses ou des comptoirs. L'hôtel-de-ville aussi est un fin monument en style renaissance, dont le beffroi regarde au loin avec ses fenêtres mortes, tristes comme des yeux d'aveugle. C'est à son marché, en 1508 que le sucre fut pour la première fois, apporté des îles Canaries par des navires espagnols. De ce port marchand, Philippe de Bourgogne, dont la devise redoutable était : « Nul ne s'y frotte », avait fait un port militaire, une place de guerre forte et puissante avec des lignes gazonnées et des bastions. Ce fut aussi le séjour des amiraux et conseillers d'amirauté fixés là par décret de Philippe II. Mais aujourd'hui tout s'est effondré dans une paix de néant, plus rien n'aborde à cette rive déserte où jadis s'amarraient soixante navires entrant et sortant chaque jour. Seule, au bord de l'eau comme un vaisseau échoué, l'immense carcasse en pierre d'une église abandonnée qui a tamponné la blessure de ses briques avec de la mousse et des herbes, qui a bouché ses portes et éteint sur la mer le feu de ses vitraux. Dans le village, quelques habitations, à la débandade — troupeau épars — sans plus de rues ni d'alignements, avec des maisons froides, parfois, qui subsistent, inhabitées ou louées pour quelques florins par semaine à de pauvres gens qui ont l'air d'y chercher quelque chose de chambre en chambre... C'est l'abandon dans du silence, une désuétude de vivre, comme un automne des pierres se détachant des façades en un unanime départ de feuilles mortes. Le gazon et la sauvage verdure foisonnent partout... On dirait que la ville inerte attend la mort finale, ce pendant que l'herbe lui monte aux genoux... Tout autour, un désert d'eau, à perte de vue! L'Escaut et la mer s'y confondent, approfondis en une courbe maudite qu'on a appelée Veeregaat, le Trou de Verre où sans cesse s'agitent et se creusent des courants intérieurs, un travail sous-marin, des remous cauteleux et sourds, poursuivant leurs œuvres obscures de bouleversement et de mort. Il y a deux siècles, cette grande baie s'était totalement ensablée et boucha ainsi toute communication de Vèere avec la mer.. Ce fut sa ruine définitive. Depuis, l'eau a repris ce coin de terre, l'a roulé derechef au fond de ses abîmes, engloutissant les villages éphémères qui s'y étaient établis. Puis, une fois encore, la terre a surgi — bientôt remangée de nouveau par cette gueule de la mer qui happe des morceaux d'îles et les relance, cent ans après, avec de la colère et des écumes! Combien tumultueuse et tragique, cette mer du Nord qui fait à l'île de Walcheren comme une ceinture de douleurs et d'alarmes ! Toujours l'éveil, la crainte de l'assaut, la menace d'une nocturne tempête où la terre s'engloutirait à pic! Nous comprenons l'abandon de tant de châteaux qui y demeurent répudiés et clos comme ce domaine seigneurial de Westhoven dont les allées et les donjons aux pierres noires appartiennent à quelque châtelaine mystérieuse qui n'y vient plus... C'est que tous les jours un nouveau coin de dunes s'écroule, laissant de plus en plus le pays sans défense. En une tonte invisible et lente, le vent arrache à ces collines leur toison d'herbes et de sable. Il n'y a plus qu'un coin où leur chaîne s'élargisse en remparts efficaces, une vraie citadelle inaccessible aux marées, creusée tantôt en abîmes de poussière blanche, tantôt s'érigeant en montagnes de sable — mystérieuse ondulation de terre morte qui se prolonge infiniment ! On s'y croit perdu, au bout du monde, en quelque île déserte, sans aucune trace de pas sur ce sable inviolé, avec la peur d'un danger inconnu qui va se démasquer et bondir du fond de ces interminables dunes... Par un contraste dont l'imprévu constitue un des charmes de ce pays, l'intérieur s'égaye en des sourires et malgré la mer toujours menaçante, malgré l'affliction des trois villes muettes comme des veuves, la campagne tout autour demeure animée, vivante, joyeuse de son riche bétail et de ses denses moissons! Les paysans sont riches en cette contrée fertile et cette richesse éclate surtout dans les costumes légendaires des femmes, conservés depuis des siècles avec un apprêt de tulles brodés, d'étoffes fleuries et de bijoux clinquants qui leur donnent l'air artificiel mais attirant des anciens portraits. Les hommes eux-mêmes portent des bijoux : d'abord des boutons de filigrane d'or pour agrafer leurs cravates de soie claire, rouge ou verte ; puis de grandes plaques de métal, parfois d'argent ciselé, qui ferment leur large culotte de drap noir et, sous le gilet très court, s'étoilent en boucliers miroitants. Costume de grande allure dont le caractère se complète par leur habitude de cheveux longs, coupés droit, retombant lisses dans le cou et se prolongeant de chaque côté jusqu'au milieu des joues. Ils vont lents, songeurs, d'un pas machinal et balancé en un perpétuel tangage, comme la plupart des populations maritimes. Les joues sont rasées ; pas un paysan dont le rasoir ne fauche assidûment le poil dur, et il semble que leurs profils eux-mêmes s'en soient effilés en des maigreurs nerveuses de médailles. Mais ce sont les femmes surtout qui se parent abondamment de bijoux : aux doigts, de massifs anneaux; aux souliers, des boucles allumées ; au cou, des colliers de corail rouge qu'on y appelle corail de sang ; aux tempes, des épingles, des tire-bouchons d'or près desquels tintinnabulent de longues boucles d'oreilles ; sans compter la plaque d'or, gravée d'arabesques, qui couvre la moitié du front, de gauche à droite pour les jeunes filles, de droite à gauche pour les femmes mariées — tout un luxe d'orfèvreries avec lequel, en ce froid pays aux soleils avares, il semble qu'on en veuille apprivoiser les rayons et en multiplier le retentissement autour de soi ! C'est sans doute leur goût natif pour la symétrie qui leur a fait enserrer leur chevelure dans la double enveloppe d'un chapeau de paille et d'une coiffe de linge, avec seulement, sur le front, une bande de faux cheveux tournés en rouleau, jamais dérangés, tandis que leur vraie toison se débande tumultueusement dans l'ombre du bonnet. Secret plein d'attirance ! nostalgie des yeux ! désir pervers des doigts qui aimeraient à soudain découvrir l'or ou la ténèbre devinée et à faire ruisseler de la tête nue la source de ces crinières longtemps captives ! Du reste, les femmes en Zélande ont toutes comme un mystère flottant autour d'elles, des vêtements amples et compliqués qui ne laissent rien deviner de leurs formes : le corsage noir bordé de velours, s'ouvre en carré sur la poitrine avec, autour, un fichu d'étoffe éclatante ou de cotonnette fleurie, mauve et lilas pâle — et dans l'échan-crure les seins sont blottis, à peine devinés derrière un épais plastron de linge, de guipures et de dentelles, cachés en ce fouillis comme des fruits nouveaux en des papiers de soie... Les visages sont roses et frais, le sang intact et le teint conservé, grâce aux chapeaux de paille inclinant par-dessus leur ombre qui protège. Mais les bras, au contraire, sortant d'une manche courte, très serrée au coude et constamment nus, à tout âge, en toute saison, ont été tannés par la mer et le vent. On les dirait cuits et recuits, couleur de viandes et de briques, gercés comme des troncs de sapin. Mais elles portent fièrement ces bras bronzés et rougis aux baisers de l'air, et plus d'une, à les voir si hâlés, doit songer à l'amoureuse du Cantique des Cantiques, en cette Bible que sa ferveur de luthérienne connaît si bien, et dire à son tour : « Si je suis brune ainsi c'est parce que le soleil m'a regardée ! » Sous le corsage, la jupe retombante, une jupe énorme, sur une crinoline et cinq ou six jupons dont l'ensemble s'arrondit en cloche balancée qui chemine lentement, ayant les pieds pour symétrique battant. Et avec quelle mesure, dans l'éloignement des plaines ! Comme ici c'est bien le costume national, celui que ces femmes devaient porter et dont leurs jambes instinctivement animent le vide!.. Car elles marchent avec une cadence lente, rythmique et voulue, de sorte que leur pas naturel s'équilibre dans la vaste rondeur de leurs jupes et, au loin, elles oscillent comme des cloches accordées. Les petites filles elles-mêmes ont l'air alors de clochettes à côté des gros bourdons, car elles portent le même costume que les mères, identiquement, quant à la forme et quant aux étoffes. Leurs pieds vifs aussi battent à coups pressés dans leurs robes longues, traînant à terre. On dirait des poupées habillées en femmes, ou des enfants vêtus de magiques déguisements pour un conte de fées au clair de lune ; ou plutôt encore les infantes de Velasquez et de Van Dyck revivent dans ces majestueuses fillettes aux robes amples, aux bonnets serrant la tête, aux doigts mignons déjà chargés de plusieurs lourds anneaux. Adorable contraste de l'âge et du costume avec ce charme imprévu d'une femme miniaturée qui vivrait ! Quelle soudaine évocation d'un autre temps et d'un autre monde quand on voit à Middelbourg ou à Flessingue ces luxueuses paysannes, placides et souriantes, soit le dimanche aux offices protestants ou toute l'assemblée, chacun tenant son énorme bible, psalmodie des psaumes en chœur qui ont l'air de monter et de se hisser comme d'immenses draperies sur les murs nus des églises ; soit en temps de kermesse sur la Grand-Place où leur naïveté s'extasie devant les baraques et les chevaux de bois tournoyant dans un vertige de miroirs, de lampes et d'étoffes rouges ! Les kermesses ! c'est la joie suprême des paysans, et tout l'argent amassé va servir à festoyer et à promener les amoureuses dans les foires, en les comblant de cadeaux, de punch et de baisers. Auparavant, les gars se rendent dans les fermes et demandent aux belles filles : « Puis-je allumer ma pipe ? » Si celles-ci consentent, cela signifie une acceptation pour la prochaine kermesse. On forme ainsi une compagnie de trois ou quatre couples accordés de la sorte, sans jamais que les parents ou les anciens accompagnent. Et voyez-les passer ! au trot des attelages, dans ces claires voitures bariolées de vert, tenant à la fois de ia barque et de la chaise à porteurs, avec, par-dessus, des bâches d'un blanc cru qui s'arrondissent sur leurs têtes comme des auréoles et des arcs de triomphe. Vision enrubannée et fleurie qui file en laissant derrière elle un sillage de chansons ! Depuis de longs mois, les jeunes paysannes ont attendu ce temps des kermesses qui est le temps pour chacune de se créer son illusion, ce qui veut dire aimer, dans la langue symbolique du pays. Cette illusion sera dur réveil, car quoi qu'il arrive, jamais une fille n'a à craindre d'être délaissée au premier aveu de sa maternité commençante, son compagnon de kermesse la reprend en de légitimes épousailles. Il n'y a pas de souvenir d'une fille-mère dans l'île... C'est l'honnêteté mais aussi l'impudeur quasi-inconsciente d'une race saine et primitive. Comme ils s'embrassent hardiment en plein soleil dans les voitures enguirlandées, ou en pleine foule dans les cabarets ou l'on danse. Friands d'amour! A leur insu, c'est peut-être la suprême harmonie des choses qui les force à aimer vite et à ne pas ajourner leur bonheur en cette terre incertaine où l'on n'est jamais sûr d'un lendemain. Les doigts tressés, ils se baisent bouche à bouche, longuement, sans s'inquiéter de personne et sans que personne s'en inquiète. N'est-ce pas la loi de la jeunesse que les baisers s'échangent ?.. Et plus gloutonnement, ils se reprennent comme si l'un à l'autre ils se mangeaient leur cœur sur leurs lèvres... A Domburg surtout, dont l'isolement correspondait mieux à mon rêve de silence, combien j'en ai vu passer de ces chars endimanchés, partant pour les kermesses, qui s'en venaient du Zoute-land, au long de ce grand bois, pourvu d'ormes et de chênes convulsifs, qui se prolonge pendant plus d'une lieue contre les dunes. Ce bois, à quelques pas de la mer, est la grande originalité de Domburg, un petit village de bains, mais primitif, sans hôtels, ni villas, sans estacades ni port, si ignoré, si solitaire, si tranquille! A peine quelques familles couchées tôt qui ne dérangent même pas la paix de ses beaux soirs ! Inoubliables, ces soirs d'été, du haut d'une dune ! Derrière, le village se cachait dans les arbres, tout à fait en contre-bas, seulement dénoncé par le clocher d'ardoises submergé à demi sous les feuillages. Au loin, toute l'île, hérissée de tours, jaune de moissons mûres, et des dunes, en cercle, haussant leur épaule par-dessus la campagne... Un ciel très doux avec quelques nuages d'un blanc bleui par place, comme des mousselines mouillées. Devant la mer — sans jamais de navires, car aucune ligne de navigation ne passe là — la mer inviolée, la mer vide, la mer nue! toujours grondante, mais plus unie et pacifiée en ces beaux couchants bibliques où il semblait que Jésus allait sortir du soleil et venir vers nous, par le chemin d'or qui s'approfondissait sur les vagues! Pourtant ces heures d'accalmie sont rares et avançant jusqu'à Westkapelle, à la pointe extrême de l'île, la mer y apparaît décidément comme l'Ennemi. Pour défendre le pays, on y a construit cette fameuse digue visitée par Napoléon Pr, une digue de terre argileuse, de paille et d'osier tressés, de fascines et de blocs de pierre qui s'étend en pente sur une longueur de trois kilomètres — un anneau mis dans le nez du monstre, comme on dit pitto-resquement dans la contrée. Ouvrage colossal, toujours ébréché, toujours reconstruit par la population du village qui se compose uniquement de diguiers : les uns sont charpentiers ; les autres, ouvriers en fascines, héréditairement ; divisés en corporations où l'on est reçu avec des cérémonies populaires d'investiture et qui ont chacune leur patron, leur cabaret, leur caisse commune dont une grande part sert à défrayer la soif de ses membres et leurs interminables libations de genièvre. Rien que l'entretien ordinaire de la digue coûte par an 90.000 florins, si bien que, pour le prix qu'elle a déjà coûté, on aurait pu suivant le dire du cru — construire une digue en argent. Si solide et si ingénieuse soit-elle, chaque tempête l'entame à larges trous ; la vague soulève sur son dos jusqu'à des blocs de 500 kilogrammes qu'elle lance à des centaines de mètres. Le vent envoie voler les enfants qui se hasardent... Alors les jours de tempête, dans l'arrière saison, le crieur parcourt les rues du village, frappant sur son bassin de cuivre et criant : « Nood ! Nood ! groote nood ! Détresse! Grande Détresse! Tous à la digue! » C'est tragique : les nuées chevauchent en galops de Walkyries furieuses ; une pluie noire de corneilles et d'étourneaux sabre le ciel : les mouettes se sauvent avec un bruit de poulies. La mer écume et hurle, encagée dans la digue et les estacades dont elle a l'air de mâcher les pilotis et de les broyer comme des os vides ! Et rugissant, hérissant leurs crinières d'eau, tous les millions de flots bondissent du bout de l'horizon. Et la mer entière, c'est une plaine de lions fous qui s'échevèlent et qui viennent, toujours, encore, toujours!... Et les soirs d'assauts pareils, on songe qu'une nuit viendra, sans doute, nuit de ténèbres et d'horreur, où cette île déjà minée périra comme tant d'autres, auparavant disparues dans cet archipel de la Zélande — et que la mer soudain, sur la face affligée des trois villes, se rabattra comme un grand linceul aux plis tumultueux! SAINT-MALO Sur un îlot de granit, Saint-Malo se dresse comme ces places de guerre qu'on voit, au bord de l'Océan, dans les vieilles gravures ou les estampes — ville héroïque et légendaire de qui la vieillesse apparaît mystique, farouche, toujours consciente d'elle-même, robuste encore, mais désintéressée de la vie, toute à ses souvenirs de faste et d'autrefois, gardant avec orgueil ses murailles inefficaces, sans tirs et sans canons, — parures de pierres inutiles mais évocatives comme des écrins et des bijoux de Reine dont seules les montures d'or subsisteraient, sans diamants et sans pierreries ! Tout à l'entour, pareils à des enfants issus d'elle : Dinard, Saint-Enogat rêvant dans les arbres et les fleurs, sur les collines; et Paramé, la plus jeune et la plus charmante, qui rit sur la belle grève avec une robe d'eau bleue et des dentelles d'écume — tandis qu'elle, l'aïeule taciturne et souveraine, toujours hérissée, ses clochetons comme un carquois à son flanc et le cadran de sa tour allumé en bouclier sur l'horizon, elle regarde ses anciens jours sur les chemins de la mer. Car si la mer séculaire est toujours la même autour de Saint-Malo, développant son invariable azur comme au temps de sa gloire, la ville au contraire est bien déchue et semble tombée aux définitives inactions. Non pas que ses rudes demeures de granit, hautes et solides, ne soient debout encore, sans usure et sans effritement des façades. Les pierres demeurent ; l'esprit ancien est mort. On dirait d'un grand corps qui n'a plus de raison que pour se souvenir. Toujours y vivent de riches armateurs, mais c'est fini des expéditions lointaines et des projets hardis. Toute leur énergie ne va qu'à fréter des barques pour la pêche de la morue à Terre-Neuve et en Islande, cette pêche qui dure de mars jusqu'à la fin de l'automne, parmi des mers attristantes et qu'a si mélancoliquement décrites Pierre Loti. Ces barques de pêche avec quelques navires de trafic et d'importation de céréales pour l'Angleterre remplissent seuls ce grand bassin à flot qui dort entre ses longs quais, prolongés sur un espace de 1,800 mètres. Le commerce moderne, fait de ponctualité et de calculs, n'a guère tenté cette race héroïque, mieux faite pour l'audace et les hasards. Leurs qualités vaillantes se trouvaient sans emploi — comme leurs remparts — en un temps où l'on fait des affaires à distance à coups de chiffres et de télégrammes. Aussi, désintéressés du grand négoce actuel les riches Malouins vivent isolés, dans leurs palais bien clos, aux châssis doubles qui ne laissent rien deviner au dehors de la fugitive animation des chambres. Oh ! les austères maisons, sans un sourire de sculpture, de granit rude, carrées et hautes, qui s'alignent tout au long des remparts, en des rues tournantes et vides où de l'herbe ourle les pavés ! Ces demeures, on dirait qu'elles portent une armure sombre, avec, tout au plus, les vitres un peu claires — comme des yeux vaincus — qui vous regardent. A l'intérieur de la ville, s'emmêle un dédale de ruelles montantes, enchevêtrées, étroites, si étroites qu'on peut sans doute joindre les mains d'un rang de façades à l'autre. Pas de maisons basses, de logis pauvre comme accroupi entre de hautes murailles ; toujours ces énormes et abruptes bâtiments où niche souvent tout un monde de petits ménages ; et c'est triste, oh! triste dans ces palais sales et vides ; un peuple de fourmis, sur une grand'route, dans un vieux soulier crevé! Quelques-unes de ces façades sont très anciennes et portent alors une date, aux chiffres rongés, dans un cartouche au-dessus de la porte : 1600 ; 1625. D'autres sont en bois avec les étages en auvent et des baies garnies de verres glauques en des losanges de plomb. Telle est l'ancienne demeure de Duguay-Trouin qu'une pauvre inscription en lettres peintes sur une planchette noire désigne aux passants. Funèbre délabrement : tous les fragments de vitres et de vitraux sont fendus, déchirés, blessés, avec comme des linges et des emplâtres pour prolonger leur agonie. Les sculptures dans le bois ont un air de cadavres qui se décomposent... Ailleurs, dans des quartiers isolés, vieillissent de sévères maisons d'un abord nobiliaire et silencieux, précédées de petites cours intérieures si calmes, si dignes, si recueillies où montent des perrons bordés de rampes rouillées... J'ai vu là des vieillards qui ne parlaient pas et avaient un air de rois shakespeariens... D'un autre côté encore, vers les bâtiments de l'hospice et de la maison des Pauvres, cela a la couleur des places d'évêché dans certaines villes flamandes, un gris triste qui est comme un demi-deuil de la rue. Aux alentours de la cathédrale et de la mairie, c'est un absolu coin de province, de province atrophiée. Dans le grand jardin public qui avoisine, quelques vieilles, sur des bancs. Avez-vous remarqué qu'on ne voit jamais tant de vieilles femmes que dans les vieilles villes ? Elles sont là — déjà de la couleur de la terre! — machinales et se taisant, comme si elles avaient dépensé toutes leurs paroles et gardaient la force à leurs lèvres de proférer les répons à l'article de la mort! Dans cette mélancolie contagieuse, on en arrive à se voir soi-même comme déjà vieux — en dépit de son printemps — et, songeant au passé, à sentir quelque chose en soi de fini et qui fut grand. Soi-même on a été la jeunesse d'une ville ; on armait ses espoirs, comme des corsaires, pour écumer la vie. A présent, le bassin est vide et nu et de l'herbe monte aussi dans les rues de notre âme... Et pourtant Saint-Malo, si en oubli et en décadence, fut celle autrefois dont le nom faisait peur jusqu'au bout de la mer. Inexpugnable avant les engins modernes, inaccessible aux assauts, campée sur son roc, elle dominait à la façon des castels et des burgs féodaux sur la montagne. Ici aussi l'Océan était comme une plaine où l'on courait rançonner et piller ceux qui passent. Luttes incessantes, expéditions lointaines, brigands de génie, corsaires qui rendaient des services à des Rois! Dix fois, durant tout le moyen âge et jusqu'au siècle dernier, les Anglais dont les navires sont inquiétés et vidés sur mer par les gens de Saint-Malo, tentent de détruire ou d'occuper la ville. Leur flotte de guerre échoue toujours et Malborough lui-même lève l'ancre avec ses cent voiliers. Invaincus, ils n'acceptent le joug de personne ; en 1492, soumis au roi de France, ils exigent le maintien de leurs anciens privilèges. Une autre fois, sous la Ligue, ils se proclament en république. Cet esprit d'indépendance se traduit même dans leur devise : « Point Breton ; Malouin suis », et jusqu'aujourd'hui il est demeuré tel, car pour caractériser cette race, Elisée Reclus constate qu'entre tous les Français, les Malouins se distinguent par la force, la ténacité, souvent par l'orgueil. Orgueil facilement compréhensible en cette ville dont la puissance de guerre fut violée — c'est pour cela peut-être qu'elle porte une hermine dans ses armes, l'hermine qui mourrait d'une souillure ; en une ville surtout dont le luxe et l'opulence furent longtemps chimériques. Est-ce que ses riches armateurs ne prêtaient pas trente millions à Louis XIV, puis une autre fois vingt-deux millions, pour continuer ses guerres entreprises ? Plus tard, en 1715, vingt-quatre charrettes avec de l'or et de l'argent furent dirigées sur l'Hôtel-des-Monnaies à Paris. C'étaient des lingots cédés à l'Etat par les Malouins. Richesse fabuleuse que, seules, ont connue les villes privilégiées au bord de la mer, et qui a l'air d'une richesse de légendes et de poèmes, comme cette Remerswael, en Hollande, un jour engloutie par les flots, où l'on ferrait d'argent les chevaux. Et puis Saint-Malo fit sentir la puissance de son nom et de ses équipages dans les mers les plus lointaines ; que de marins fameux, sortis de son port, armés par elle, ont eu le génie des aventures ! C'est Jacques Cartier qui découvre le Canada ; Duguay-Trouin qui prend Rio-Janeiro ; Robert Surcouff, cet extraordinaire aventurier de mer, dont les deux navires Confiance et Revenant passent au loin comme des Vaisseaux-Fantômes avec des voiles de sang et des mâts de ténèbres. Légendaires équipées de ces héros aux yeux d'aigles, qui s'en revenaient, le butin pris, sur leur côte natale découpée précisément en une infinité de petites anses et de petits golfes, bien abrités et ronds. On dirait les nids de la mer — des nids où rentraient ces hommes de proie dont c'était la nature et le génie d'écumer ainsi la mer, sans scrupules — puisqu'ils risquaient leur vie ; sans re- mords — car ils étaient instinctifs sans doute comme les vastes oiseaux des hauts parages qui fondent avec la large envergure de leurs ailes sur les faibles et frileux oiseaux de la plaine! Ils étaient corsaires, mais avec inconscience. Est-ce que la richesse n'est pas le prix du courage ? Est-ce que le commerce qui consiste à se procurer des marchandises au plus bas prix ne peut pas consister à les acquérir pour rien, si on le peut ? Mercure est le Dieu du vol en même temps que le Dieu du commerce. Et la justice, n'a-t-elle pas un glaive pour frapper en même temps qu'une balance qui oscille et qui pèse ? Ingénieux sophismes dont ces brigands de mer voulaient rendre complice Dieu lui-même. Car toujours en leur race, où la tradition s'en perpétue encore aujourd'hui, a régné le mysticisme le plus superstitieux, celui qu'on retrouvait chez les bandits d'Espagne et d'Italie, priant aussi le ciel et les saints de bénir leurs projets de meurtre ou de vol, au point que, pour avoir des armes sûres, ils auraient arraché du cœur même de la Vierge les sept glaives de douleurs. Aujourd'hui ce catholicisme se retrouve partout encore à Saint-Malo, invétéré et séculaire ; telle rue se dénomme la rue de la Bonne-Vierge ; au flanc des portes monumentales qui bouclent la ceinture des remparts, des statues de la Madone en de grandes armoires sous verre honorées de cierges, d'ex-voto et de fleurs de papier qui se fanent. Au-dessus, des inscriptions de foi confiante : Marie Auxiliatrice; Refuge des pécheurs; Patronne des Marins dont se déroulent, en lettres d'or, les textes de litanie. Dans l'intérieur des chambres, on voit sur les murs des chapelets suspendus, de longs chapelets aux énormes grains d'olivier avec lesquels on forme en initiales le nom de la Vierge ou des patronnes. Dans les chapelles, la statue de Sainte Anne, mère de Jésus, porte un amas de guirlandes d'oranger, car les épousées suspendent à son cou leurs fleurs, symboliques de noce et de future maternité. Aux fêtes de l'Assomption, nous vîmes à Saint-Malo tout le déploiement de la piété dans la cathédrale et dans les rues. A la grande messe, les nefs étaient pleines d'une foule agenouillée sous les cires flambantes ; les femmes du peuple, ayant toutes la coiffe bretonne : un cœur en percale dont les ailes de tulle et de mousseline brodée, toutes blanches, mettaient sur leurs têtes comme un reste de première communion. Au loin, les gestes du prêtre officiant s'élargissaient pour les bénédictions, tandis que les enfants de chœur — dans ce pays où l'impression de la mer poursuit toujours — psalmodiaient en sons aigus des cantiques qui avaient on ne sait quel air d'un appel de mousses dans la baie des Trépassés : « Ma barque est si petite et la mer est si grande ! » L'après-midi, la procession se déroula dans les rues avec ses bannières, ses barques d'ex-voto portées à bras, ses corbeilles de fleurs qu'on répand, ses groupes en blanc de congréganistes sous des voiles. Vision des âges disparus! Procession du moyen âge, conduite par un maître de cérémonie, en costume rouge et noir, à collerette qu'on eût dit d'un portrait de musée ou d'un inquisiteur. Tableau ressuscité de quelque Primitif, dans la ville d'autrefois où l'on se sentait soi-même revivre avec l'âme d'un Ancien... Un soir, le mysticisme ambiant nous obséda de plus décisive façon : en une rue obscure, tout-à-coup descendit des hautes fenêtres un bruit de musique d'abord confus, puis formulé et net ; c'étaient les modulations langoureuses d'un harmonium. Accompagné de quelles voix, venant de laquelle de ces vastes demeures, nous ne voulions point le savoir tout entier au charme de ce plain-chant anonyme alternant avec les graves songeries de l'orgue. Et le chant s'étendait brodé et détaillé comme une dentelle de sons par-dessus les doigts sur le clavier — ainsi d'une nappe de sainte table sous laquelle des mains jointes. Et cela dura on ne sait combien, ce cantique invisible qui évoquait soudain, dans la rue noire, une chapelle de congrégation toute blanche, blanche de cierges, d'hosties et de virginités comme des lys. Or cette religiosité et aussi cet orgueil qui constituent le fond même de la race, ne sont-ils pas en même temps toute l'âme de Chateaubriand que Saint-Malo honore aujourd'hui comme le préféré de ses grands hommes ? Sa statue décore le jardin du Casino ; une place publique porte son nom ; on conserve des souvenirs de lui dans la chambre de sa naissance, enclavée à présent dans un hôtel, au seuil duquel s'arborent ses armoiries et sa devise : « Mon sang teint les bannières de France. » Mais le plus solennel de ce culte envers lui, c'est son tombeau au sommet du Grand Bey : un îlot devant la ville dont le nom voulait dire en breton la Grande Tombe, par une sorte de prédestination. Chateaubriand avait demandé lui-même pour sépulture ce coin de roc, en surplomb sur la mer, qui, à marée haute, est tout entouré et battu par les vagues gémissantes. « Il y a longtemps, écrivait-il en 1828, au maire de Saint-Malo, que j'ai le projet de demander à ma ville natale de me concéder à la pointe occidentale du Grand Bey, la plus avancée vers la pleine mer, un petit coin de terre, tout juste suffisant pour contenir mon cercueil. Je le ferai bénir et entourer d'une grille de fer. Là, quand il plaira à Dieu, je reposerai sous la protection de mes concitoyens! » Son vœu fut exaucé : la tombe est là, à la pointe extrême du rocher, en saillie sur la mer qu'elle domine à pic — si haut que jamais sans doute l'insulte des écumes n'a pu monter jusqu'à elle. Comme dans le ciel, elle occupe tout l'horizon, avec sa croix et sa grille sans nom, sans date, sains inscription inutile. N'est-ce pas la Grande Tombe? Orgueil, immense aussi comme la mer, mais permis et légitime quand on a soi-même roulé en soi l'Infini. C'est ainsi que Lamartine disait un jour à propos d'un jeune homme de lettres : « Il ne fera jamais rien; il n'a pas été ému en me voyant. » Combien émouvant aussi Chateaubriand qu'on regarde, avec les yeux de son âme, sous cette pierre nue! Et tous les jours recommence la confrontation des vivants avec ce mort. En un pèlerinage non discontinué, la foule s'en vient par la grève à pied sec, quand la marée est basse. On dirait que le mort reçoit, à heures déterminées, une fois le matin, une autre fois le soir. Le flux et le reflux règlent le cérémonial. Ce sont comme les audiences du tombeau ! Du haut du Grand Bey, tout autour, la mer s'étend immense et bleue — oh! d'un bleu plein d'imprévu et de caresses pour les yeux. Quoi ? la Manche ainsi tout en azur foncé, elle qui ailleurs -ist verdâtre ou d'un gris triste comme la pierre des tombes et les ciels de Novembre. Est-ce, par ces clairs matins d'été, qu'elle soit impressionnable et reflète seulement le bleu du ciel en son eau fluide ? Surprise s'accentuant quand tout le jour et tous les jours chante aux horizons la même symphonie en bleu. Toutes les nuances, assurément : ici, vers la grève, les petites vagues transparentes sont bleuies par places, comme des mousselines mouillées ; là-bas, des flots ronds se gonflent — tels des ventres de paons qui se cabrent ; plus loin, des bleus de velours profond comme Breughel en inventa. Qu'est-ce donc qui donne à ces rivages ces tons de saphirs et de lazulites, comme si on se trouvait au bord des archipels enchantés de la Grèce, dans la douceur méditerranéenne, sous un soleil jamais refroidi ? C'est qu'à cet endroit de la côte occidentale dérive et aboutit ce qu'on appelle le Gulf-Stream, c'est-à-dire le fleuve d'eau chaude qui existe dans les Florides et dont l'influence à partir du grand banc de Terre-Neuve s'infléchit vers cette côte où la Manche et l'Océan superposent leurs marées. Or, ces énormes fleuves d'eau chaude, qui partent des volcans enflammés ou éteints de l'Inde et des Antilles, entrent dans la mer comme un large chemin qui se prolonge, un grand torrent indigo qui garde longtemps son identité, d'un indigo si sombre que les Japonais nomment le leur : le fleuve noir. Michelet qui en parle les appelle poétiquement les deux voies lactées de la mer. Quant à celui de l'Atlantique, on le voit sourdre entre Cuba et la Floride, distinct et bleu parmi les vagues, comme entre des berges demeurées vertes. Plus tard, il se subdivise en courants sous-marins et arrive en Europe dilué et fondu déjà ; mais émanant encore aux alentours sa tiédeur et teignant la mer elle-même de ce bleu qu'il a charrié de si loin, inapte à vivre encore de sa vie propre, mais assez puissant toujours pour injecter et remplir de sa couleur — comme du reste de son sang — tous les horizons où il agonise ! Voilà pourquoi la mer y est ainsi toujours bleue ; et comme pour augmenter les ressouvenances de la Méditerranée et de la Grèce, les roches et les flots émergent aussi roux et rouges, couleur de fonte et de rouille, comme saupoudrés de corail, avec, par places, de grandes médailles de soleil. D'autres, d'ocre bruni, ou presque noirs ont l'air d'être en deuil et de porter des crêpes — cependant qu'insouciantes, au loin, les voiles aiguës, les voiles géométriquement blanches, s'en vont et, tout au bout de l'horizon, semblent entrer dans le ciel!... Mais en montant sur les remparts, toute tristesse s'envole au vent du large devant l'admirable panorama circulaire qui chatoie et se creuse. Il se déploie en amphithéâtre quand on longe ces remparts dont la promenade est comme une terrasse autour de laquelle la mer et les environs de la ville s'élargissent. Superbes d'ailleurs, ces remparts de pierre à pic que la mer haute vient battre et qui entourent Saint-Malo d'une ceinture stricte et close. Ils sont percés de six portes avec des tours monumentales à barbacanes et à mâchicoulis, sans compter le château et la tour qu'on appelle Qui-quengrogne, à cause de l'inscription que la reine Anne y avait fait tracer : « Qui qu'en grogne, ainsi sera; c'est mon bon plaisir. » Quant à l'enceinte, certaines parties datent du XVI® siècle ; d'autres, comme la poudrière, sont du XIVe siècle: le reste, vers la rade, fut construit sur les plans de Vauban, comme aussi les fortifications dont on voit les restes, là-bas, en pleine mer, dans plusieurs îles : La Conchée, Cézembre, Harbour, autant de forts avancés qui jadis protégeaient la ville contre les flottes et les sièges. En suivant la ligne des remparts — comme Saint-Malo n'est rejointe à la terre ferme que par la chaussée étroite du Sillon — elle forme presque une île dont ainsi on fait le tour en dominant, comme d'un balcon, toutes les sinuosités de la côte. Là-bas, c'est Saint-Servan, l'ancienne ville gallo-romaine d'Aleth à laquelle on parvient par un ingénieux pont-roulant. Ce fut longtemps comme un faubourg de Saint-Malo, affranchi en ville autonome au fcommencement du siècle. Elle a gardé de son ancienne dépendance une sorte de jalousie pour Saint-Malo, et cette rivalité entre les deux villes a même nui à l'une et à l'autre. C'est ainsi que Saint-Servan a voulu son port distinct et séparé qui, quoique contigu aux bassins de Saint-Malo, a ses écluses et son organisation personnelles. Rivalité souvent puérile, car lorsqu'on a construit la gare qui dessert les deux villes, il a fallu la mettre à égale distance, géométriquement, de leurs clochers voisins, c'est-à-dire très loin de chacune d'elles. Résultat préjudiciable pour toutes deux, mais la paix était à ce prix. Cela n'empêchera pas Saint-Servan de rester une ville morne avec sa plage étriquée, bordée de murs lépreux et, pardessus elle, la tristesse du fort de la Cité, glacis et citadelle en ruines, comme des squelettes et des ossements qui blanchissent à l'horizon! Mais voici en face s'étageant sur les collines, toute blanche et rose de façades claires, voici Dinard, l'aristocratique plage aimée des Anglais, qui s'arrondit en coups de faux dans une anse bien abritée. De chaque côté, des hauteurs et des falaises au flanc desquelles ascendent de larges routes bordées de grilles dorées et de villas riches. 'On se croirait sur les chemins montants de Montmorency, mais plus étoffée de feuillage compact et d'arbres magnifiques. C'est ici presque la végétation du Midi, grâce au fleuve d'eau chaude qui non seulement a bleui toute la mer, mais dégage sur les côtes environnantes sa fécondante haleine et fait ce coin de terre pareil aux latitudes orientales : tiède, enchanté, verdoyant, avec une température toujours égale et moyenne. Jamais de froid vif, à cause des effluves sous-marins ; jamais de chaleurs accablantes, grâce au battement d'éventail de la brise. Le Nord et le Midi fondus en une atmosphère quasi-invariable et tempérée. Aussi cultive-t-on en pleine terre l'aloès, les myrtes, et aussi les figuiers qui y croissent comme en Provence. Charme imprévu de cueillir là, aux branches, le délicieux fruit, oblong et frais, qui vous •fond dans la bouche, comme une gourde de chair et de liqueur, en un jus qui n'est plus tout à fait la pêche et qui n'est pas encore l'habituelle figue séchée. Les fleurs y vivent aussi, facilement, même les camélias, ces plantes aux douces pâleurs, et toutes les autres corolles dont cette terre bien chauffée accepte et vivifie les racines. Nous avons vu ainsi à Dinard un établissement horticole où toutes les espèces de fleurs poussent à foison et dont les jardins, avec leurs palmiers et leurs parterres en bouquets, complètent l'illusion méridionale qu'on avait déjà à voir, sur la plage, les paysages maritimes pleins d'azur et aussi les ciels dont la richesse est spéciale à toute cette contrée: des ciels d'apothéose et de vendanges où sur des fonds céruléens, les nuages en grappes s'écrasent et s'écoulent comme du vin et comme de la lumière. Voici enfin, attirant l'œil avec les drapeaux pavoisant son Grand Hôtel et son Casino, voici Paramé, la plus jeune des villes qui s'étendent autour de Saint-Malo, comme des enfants issus d'elle. Mais si Paramé est la plus jeune, c'est aussi la plus exquise : tandis que Dinard a le genre anglais, correcte, aristocratique, mais un peu froide, avec des manies ou des habitudes spéciales. Paramé, c'est la rieuse et la spirituelle. Paramé est parisienne ; elle a fait son éducation dans la grand'ville. Paramé c'est la blonde, d'un blond d'or couleur de cette Grande Grève qui s'étend sur une longueur de deux kilomètres, en sable uni et fin. Et combien précoce! se figure-t-on qu'en 1879 il n'y avait encore que jachères et sable au long de la grève où maintenant s'élève toute une ville de bains bien moderne? Et charmantes, ces villas de style et de tons variés; blanches, rouges, roses, tantôt en forme de chalets à boiseries découpées; tantôt en architecture indienne comme ce pavillon, transporté là, qui abritait au Champ de Mars l'exposition dite du Prince de Galles; tantôt en courbe demi-circulaire, la forme préconisée par le grand Michelet lui-même quand il donnait des conseils pour ceux qui ont une difficulté de vivre et leur recommandait à la mer une habitation « en forme de croissant dont la partie convexe donnerait sur la mer un panorama varié, verrait le soleil tourner tout autour de fenêtre en fenêtre et le recevrait à toute heure ». On a suivi aussi ses indications pour les jardins, car à Paramé comme à Dinard, grâce au climat privilégié, les arbres croissent, les fleurs abondent. Et ainsi Paramé, qui vient à peine de faire son entrée dans le monde, Paramé dont la beauté éclipsera le succès des plus fêtées, a toujours des guirlandes à son corsage qu'elle effeuille dans les fêtes et la musique... Car Paramé est mondaine, va au théâtre, danse tous les soirs; Paramé est artiste, connaît le livre d'hier, la pièce de demain. Elle est exquise — une future reine, vous dis-je ! qui rendra de la vie et de la gloire à Saint-Malo ; la vieille aïeule un peu renfrognée qui songe et se désintéresse, tout auprès... Et voici, comme un présage de résurrection, là-bas derrière les remparts de Saint-Malo, que sonnent invisibles, mais stridents et haletants, les clairons et les trompettes de quelque régiment qui manœuvre ; et, dans ce cuivre épars, on imagine déjà le cuivre d'un Jugement dernier qui ferait tout-à-coup ressurgir la ville et rentrer l'âme héroïque de naguère dans son grand corps de pierre. GAND En 1539, quand l'empereur Charles-Quint rentra dans Gand, la vieille ville de Flandre où il était né, mais cette fois pour châtier la révolte de ses dures têtes de Flamands et les contraindre à venir implorer sa clémence, la corde au cou, en chemise, tête et pieds nus, il monta sur le Beffroi et, contemplant l'immense ville en amphithéâtre à ses pieds, il s'écria avec orgueil : « Je mettrai Paris dans mon gant! » C'est qu'en effet la ville était alors à son apogée de puissance et de richesse, une des trois grandes villes du monde, comme écrivait Œnas Sylvius en son lyrisme immodéré. Quoi qu'il en soit, ses gildes, ses corps de métiers organisés depuis l'époque des Communes et de Van Artevelde entouraient le Lion de Flandre et le rendaient redoutable, car certaines corporations, comme celle des tisserands, pouvaient en un jour mettre sur pied, à elles seules, une armée de vingt mille hommes. Dans le coup d'ivresse de sa gloire et de la richesse brusquement conquise, ce peuple avait soudain édifié tout au long de sa ville une suite ininterrompue de palais, d'églises, d'abbayes, de maisons sculptées, de châteaux-forts, au milieu de quoi un hérissement de tours qui, côte à côte, montèrent comme des arbres par-dessus cette énorme et brusque végétation de pierre. Puis vint la déchéance, cette inexorable fatalité qui, comme nous le disions au début, incline vers la désuétude de vivre et les morosités de la vieillesse, les villes dont jadis les fenêtres souriaient — comme des yeux qui n'ont pas vu mourir ! Pourtant la ville avancée en âge demeurait grande et presque intacte ; ses fils derniers avaient respecté ses robes de pierre surannées. Tout le plus beau d'elle subsistait : non seulement les grands monuments comme l'Hôtel de ville et le beffroi qui sont des écrins de famille inaliénables ; mais en d'autres coins, comme des bijoux plus personnels, telle façade dont les moellons sont ouvragés à l'égal des métaux, tel pignon aux filigranes de sculpture évidée, telle rivière dans la solide monture de ses quais, limpide et tranquille, qui chaque soir allumait, comme sur un velours sombre, ses joailleries d'étoiles. Oh ! tous ces coins de villes immobilisés depuis des siècles : quais taciturnes, rivières dolentes, chapelles aux vitraux pâles, on les a détruits, fermés, bouchés, comblés, tués. Tout ce si mélancolique Bas-Escaut, au bord duquel vers le château de Gérard-le-Diable se prolongeait une eau dormante, on l'a définitivement tari et voûté. Et le plus à pleurer c'est cet ancien béguinage dont la fondation remontait à 1234 et qui avait gardé, depuis Jeanne de Constantinople son isolement rose et blanc, ses jardins méticuleux, ses maisonnettes comme des tabernacles. On l'a éven-tré et vidé : les parterres ont été incorporés dans la voie publique, les demeures louées à des ménages de pauvres et d'artisans, la chapelle convertie en école. Monstruosité d'une administration communale faisant là quelque chose de barbare qui nous donne à l'esprit la sensation du martyre de Sainte Ursule et de ses compagnes peint sur la châsse, à l'hôpital de Bruges, du séraphique Memling. Sacrilège ainsi d'un bout à l'autre de la ville ! Meurtres avec la pioche entrant dans les vieux murs, sacrés pourtant comme une chair ! Unanime profanation par des moderniseurs qui sont pressés de vivre et de jouir, qui bousculent toute la maison et toutes les habitudes de l'aïeule, vendent ses vieilles choses, troquent ses mantes usées où son geste survit, se font des demeures nouvelles, en utilisant les pierres des tombes et se chauffent l'hiver, avec le bois de leurs berceaux ! O cruauté du temps moderne ! Sauvagerie utilitaire de ce peuple gantois, mercantile entre tous, encore riche et puissant, qui s'achemine peut-être à de nouvelles conquêtes — sinon de gloire — au moins d'argent. Pour cela, il s'est créé des rues droites et des communications abrégées, changeant et détruisant depuis vingt ans à peine la ville vieille dont mon enfance encore avait connu la belle allure de moyen âge. A présent elle agonise, la ville du passé ; ses murs tombent ; ses grands quais s'effondrent où j'avais tant écouté ce que disent les vieilles demeures! Tout cela qui fut Elle, moi seul je le conserve et j'en porte en mon âme les paysages morts ; — de la grande ville ancienne il ne reste plus que moi ici-bas ! Malgré de sacrilèges appropriations, la Ville de naguère n'a pas abdiqué tout à fait et se raidit contre son approchante agonie ; çà et là elle s'anime même en sourires de sculpture, parée de ses joyaux de pierre, lissant les eaux de ses canaux comme les bandeaux silencieux de sa vieillesse. Oh ! les doux entretiens de notre âme avec elle, le soir au long des quais — non plus ces quais de Bruges d'une tristesse qui se plaint et demande à être consolée. Les quais de Gand sont taciturnes et fiers : ils ne racontent point leurs secrets à ceux qui passent et l'eau s'en va pleurer silencieusement sous les ponts. Elle a juste assez de remous pour ne pas e subir ici l'insulte d'un vain mirage ; et rien des maisons d'alentour ne se reflète en son courant. Cœur fermé de l'eau noire qui est muette et seule — se laissant tout au plus deviner par ceux qui l'aiment. Et je l'aimais! et je l'écoutais venir vers moi avec son bruit de soies fripées. Comme alors la vieille ville nous parlait en contes de la Mère-Grand! Comme nous ascendions au pays d'autrefois par l'escalier des pignons! Que de façades offertes à nous comme un poème ou une chronique du moyen âge : l'une malicieuse, riant avec la bouche ouverte des gargouilles — telle une page du Roman du Renard ; l'autre hérissée et héroïque à la façon d'un morceau de Comines ou de Froissart. Puis, ailleurs, de plus raffinées déjà, dans un coup de jeunesse et de lumière, quand la Renaissance, comme le beau page des contes de fées, s'en vient réveiller la Pierre endormie de son sommeil de cent années et lui redonne toutes les fleurs multipliées de la vie ! Mais où la grandeur mystique de la ville s'est conservée la plus intacte, c'est dans l'enclos reposé du Petit Béguinage qui s'ouvre comme un suave triptyque de quelque Primitif. N'est-ce pas l'Agneau pascal de Memling lui-même qui paît là-bas dans cette prairie d'herbe drue? Et n'est-ce pas la colombe du Saint-Esprit envolée d'un Jean Van Eyck, qui frissonne derrière cette vitre mitroi-tante? Non! ce sont des ailes de linge, et partout ainsi à chaque fenêtre une furtive religieuse passe, comme en route pour le ciel. A certaines heures, l'enclos lui-même s'anime du va-et-vient des béguines qui rentrent de la ville ou s'acheminent aux offices dans la grande église qui occupe le centre de la place. Tout autour, des rues circulaires, bordées de murs blancs par-dessus lesquels des branches d'arbres oscillent en gestes doux, comme bénisseurs. Les maisonnettes, abritant plus de 400 béguines, s'alignent côte à côte si propres, si albes, si nettes, de la mousseline neuve tendue aux fenêtres et retombant en voiles de premières communiantes. Des fleurs, aussi, géraniums roses et fuschias qui donnent au châssis un air de mois de Marie. Partout des couleurs claires : les briques sont peintes en rouge vif et rejointoyées d'un blanc cru qui les ourle comme un galon ; mais ces tons en apparence criards s'harmonisent sous la lumière perlée des ciels du nord si fins, avec Lesquels les façades d'ici s'apparient, comme s'influencent du voisinage de l'eau, les flancs, bariolés aussi, des barques et des navires. Un grand silence : les pas mêmes s'y font insonores et glissants, ces pas religieux habitués aux dalles d'église. Tout le bruit de la ville et du dehors expire au bord de ces demeures bien closes d'où monte seulement, quand leur porte s'entrebâille, un bruit de lèvres priantes. Car voici, dans l'ouvroir, toutes les béguines de chaque couvent qui travaillent ensemble en récitant à voix unanime les formules du Rosaire. Grande chambre virginale où tout est blanc, les murs et les âmes — comme les linges travaillés et brodés par ces mains diligentes, comme aussi les dentelles fleurissant sur les carreaux en un printemps de fleurs froides, mais variées et délicates comme les fleurs de la gelée, en hiver, sur les vitres. Symbole apparent de ces virginités tranquilles qui, pour avoir attaché leurs heures à la monotonie des petites pratiques religieuses — comme à des épingles — ont pu aussi faire des fleurs avec les fils de leur vie ! Car elles sont heureuses, si heureuses dans cette existence mi-libre et mi-recluse, où elles approchent assez du monde pour ne pas le regretter, pouvant sortir à leur guise, en dehors des heures d'offices, travailler à leur profit, visiter des amies, aller par des chemins de la vie, à condition d'en laisser la poussière, le soir, sur le seuil de leurs couvents. Car la propreté minutieuse des chambres y va de pair avec la netteté des consciences. A peine un péché véniel, cette poussière quotidienne de l'âme, qu'on efface chaque matin en même temps que la poussière des meubles. Oh ! le réciproque et symbolique entretien ! La demeure est en état de miraculeuse propreté — c'est pour elle comme l'état de grâce. Et aussi des scrupules : que le pavement de l'ouvroir ne soit pas bien rouge comme le cœur du Sacré-Cœur ; que le sable blanc sur le plancher des parloirs ne soit pas assez en guirlande et régulier comme le voile de la Madone ; que le cuivre des serrures et des crémones soit moins luisant que la patène ou les ciboires. Mais leurs soins vigilants ont raison de la malpropreté, de la rouille, des contaminations incessantes, de toutes les embûches de la poussière, en même temps que leur âme triomphe de toutes les adresses du Démon. En vérité, elles sont heureuses et la joie émane de leurs yeux, comme la paix des demeures émane des vitres. Calmes et paradisiaques couvents, précédés d'un jardinet où, parmi les parterres, le buis et les fleurs se contournent en initiales de Patronnes ou en divins cœurs percés de quelque glaive de verdure. Or, ce mysticisme intact qui flambe ici comme à son foyer principal se répercute en échos de lumière à tous les cierges et à toutes les cires propitiatoires que le catholicisme invétéré de la ville n'a pas cessé d'allumer. A tous les coins de nie, parmi les plus misérables et les plus vicieux quartiers — telle une bonne pensée en un cœur perdu — quelque Madone s'érige dans une niche ou dans une armoire vitrée, honorée de bouts de cierges et de fleurs de papiers qui se fanent. Aux fêtes de la Vierge, les soirs de l'Assomption ou de la Conception-Immaculée, toutes les maisons pauvres d'alentour s'enguirlandent de verres allumés, car ces humbles savent bien qu'elle est la seule Dame à qui leur misère puisse recourir. Dans les églises aussi, la foule des fidèles s'encombre les dimanches et les jours de grandes fêtes pour la célébration des messes et des saluts dont la pompe spéciale à la Flandre est presque inégalée ailleurs. Mais une pompe austère, d'une majesté qui humilie et effraye, sans rien de cette chaleur cordiale, de ce rayonnement d'or enflammé qui émanent des retables et des lampes dans les églises d'un catholicisme plus féminin. Rien de fleuri dans les vitraux, ici monochromes, qui ont l'air nus et de grelotter comme une eau captive. Or les églises et les monuments publics ne ren- seignent-ils pas sur un peuple tout entier qui s'y incarne exactement, qui les bâtit selon lui — à son image et à sa ressemblance, avec ses qualités et ses défauts, les engendrant du giron de la terre natale d'où ils sortent, enfin viables, comme arrachés par les pioches et les fers, après de séculaires gestations ? Or ceux d'ici portent également la publique ressemblance du peuple gantois qui les a conçus : comme lui, ils sont forts et bourrus, se contentant d'être solides et d'arc-bouter leurs assises comme des torses, sains les délicatesses d'une ornementation fleurie, sans arabesques de sculpture, sans rinceaux, volutes et bas-reliefs, toute cette fantaisie inutile mais charmante qui est comme l'esprit des pierres. Le caractère foncier de la race, dédaigneux des élégances, des subtilités et de ces qualités de forme qui sont les fleurs pâles des extrêmes civilisations, se symbolise exactement dans ces abrupts monuments parmi lesquels le vieux beffroi surtout se dresse héroïque et obstiné, car si on n'y conserve plus les chartes et privilèges dans un coffre de bois bardé de fer, l'âme même de la Flandre y demeure toujours inaliénable et incorruptible ; et c'est son battement, comme celui d'un cœur rouge, qui marque encore les pulsations de l'heure dans les rouages du grand cadran. C'est aussi sa voix qui vibrait dans la joie ou dans le deuil de son haut carillon, cet unique concert de bronze accordé depuis 1669, quand Hémony de Zutphen, le célèbre fondeur, fut chargé par l'Administration de suspendre dans la !our 32 cloches et clochettes, sans compter Hn bourdon de 13,979 livres qui s'appelle Roeland et sur la robe gémissante duquel on inscrivit en un distique flamand : « Quand je tinte, j'annonce l'incendie; quand je sonne à toute volée, c'est qu'il y a tempête dans la Patrie ! » Il a bien des fois retenti, le hurlant tocsin, depuis le temps qu'il guette de là-haut aux horizons ; mais aujourd'hui que les cycles héroïques sont révolus, il se tait, vieilli et las — laissant dans l'air, vidé de son vaste cri, s'exténuer la plainte souffreteuse des autres cloches... Celles-ci ne pleurent pas pour la grande âme de la Flandre, mais seulement pour chaque âme d'un fidèle chrétien décédé durant le jour dans la paix du Seigneur. Glas plaintifs du soir ; requiems des sonneries de paroisse ; clochettes aiguës, pareilles à des voix d'adolescents menant un convoi de vierge; bronzes endoloris comme des coeurs de veuves, tout cela tinte et parle et se contredit à la fois dans le morne ciel du soir; et c'est — au sujet des morts — comme une vaine et irritante querelle de cloches qui se recommence et s'exaspère!... Mais certains soirs, quand Roeland, le vieux bourdon tragique, se remet à sonner, c'est comme afin d'absorber tous ces décès obscurs dans une mort plus digne d'occuper les horizons. On croirait vraiment alors que l'agonie s'est achevée de la ville du passé, la ville ancienne, la ville des vieilles pierres, celle qui était autrement que les autres, et dont la ville d'aujourd'hui, pressée d'en hériter et d'être riche, a épié et hâté la fin, et que sans pitié maintenant elle pousse à la fosse... Dans cette grande impression mortuaire, il semble que les secousses d'airain, tombant de la haute tour, ce sont déjà des pelletées sur son cercueil, — et on a comme l'envie de demander à la sombre cloche de ne point trop s'appesantir pour ne pas faire de mal à la morte ! LA HOLLANDE, L'HIVER Souvent, nous nous étions dit : il y a des fleurs de certaines heures de la journée, les unes sont d'aube ou de midi ; d'autres, de crépuscule, s'of-frant en urnes calmes à toutes les cendres du soir qui se consomme. Nous nous étions souvent dit de même : il y a des femmes de certaines périodes de la vie; les unes, blondes, sourieuses, sont de la vingtième année ; d'autres brunes, conviennent au milieu brûlant de la vie ; d'autres, au teint d'azalée blanc où bleuit, où jaunit un commencement de meurtrissure, avec les cheveux aux nuances imprécises, des cheveux qui muent, ont un charme d'octobre qui plaît à certaines âmes fines cheminant vers le déclin. Enfin, nous nous disions par une logique similaire, il y a des pays qu'il ne faut voir qu'à certaines saisons de l'année, la Hollande, par exemple, que nous avions maintes fois sillonnée à toute époque, en avril, en septembre, et comme sous divers éclairages — sauf l'hiver. Or, ne fallait-il pas, pour connaître vraiment ce délicieux pays, y voyager par un temps de gelée, pour qu'il apparût enfin lui-même, bien du nord, net et vague à la fois, aligné et brumeux, comme de la géométrie faite avec de la fumée? Et c'est ainsi que nous partîmes l'autre matin pour la Hollande par 15° sous zéro, résolu au froid âpre qui gelait les vitres du wagon, mais se compensant ensuite, même en convoi, par ce charme de voir passer les plaines, les eaux, les ciels, les moulins, les villes comme à travers un écran de dentelle! Toutes les eaux de la Hollande se trouvaient gelées. Or, nul pays n'en possède comme celui-ci, de toutes les sortes, de tous les formats, dans les villes comme dans les campagnes : fossés, canaux, étangs, rivières, mers intérieures, lacs, fleuves. Rien n'avait résisté à la froide et brusque température. Même ce coin vers Dordrecht, qui est un rendez-vous de grands fleuves, un carrefour d'eau où aboutissent le Rhin, la Meuse, l'Escaut. Il y a là un fameux pont, au Moerdyck, que les trains mettent un quart d'heure à traverser. Toute l'eau immense à l'entour, s'était figée en une seule nuit presque. On eût dit une mer de glace. Et comme, avant la cristallisation, une brise avait soufflé, les fleuves s'étaient gonflés en petits flots. Maintenant ces vagues gelées formaient des glaçons unis, droits, adhérents, collés l'un à l'autre. C'était comme si des dalles de cimetière s'étaient mises debout, s'étaient rapprochées, avaient formé une foule et étaient mortes en se mettant en marche pour un voyage vers l'horizon. Plus loin que les fleuves, parmi les prés infinis où s'illimite l'herbe olive, souvent étincelait encore quelque eau gelée, surtout ces petits canaux d'irrigation, ces fossés rectilignes qui sans cesse coupent parallèlement les prairies et qui maintenant traçaient entre les villages des chemins de miroirs. De voir l'eau gelée, c'était curieux déjà; car la glace y revêt pour ainsi dire des aspects inhérents au pays. Il y a ainsi une chimie de l'air qui altère, influence, et mélange ici, au blanc des tons fuyants des micas de plomb fondu, des bleus de veine. Peut-être est-ce la faute aussi des reflets gardés par l'eau, des ciels absorbés et qui transparaissent... Mais le grand charme, ce fut d'assister sur la glace à ces scènes de patinage que nous ne connaissons que par les tableaux du vieux Breughel et les chansons populaires du pays : « Les poissons ont chaud sous le plancher blanc de la glace ; nous avons chaud en courant dessus. » Or, on patinait en ce moment d'un bout à l'autre de la Hollande. Pas une mare, une flaque gelée qui ne fût signée d'un patin. Joli paraphe contourné, comme à la craie, sur l'ardoise de la glace. C'est que le Hollandais est un patineur incomparable et spécial. Il a gardé le patin des ancêtres, le patin frison, recourbé en forme de proue de gondole. Le Français patine vite et droit devant lui. L'Anglais est méthodique: il arrondit ses élans, il a des coups de patin majuscules ; il a toujours l'air de faire de la calligraphie sur la glace. Le Hollandais, seul y met un rythme. Il bat la mesure de sa course. Le patinage pour lui est comme une danse. Tout son corps se berce en un tangage, une cadence harmonique, un balancement abandonné du corps sur une seule jambe et sur chacune tour à tour, comme d'une barque aux deux flancs d'une vague, selon un flux et un reflux du mouvement... C'est d'une grâce unique. Parfois, très loin, sur un fossé, en plein champ, on voit un patineur isolé qui s'en va ainsi, détachant son corps comme un accent circonflexe qui bouge, projetant la double ligne courbe d'un vol d'hirondelle sur l'écran du jour pâle. Dans la banlieue des villes, par exemple, sur le canal en Zélande, qui va de Middelbourg à Veere, l'étonnante ville morte, nous avons pu contempler ainsi des scènes de pittoresque et de couleur : une foule bigarrée de patineurs, citadins ou paysans de l'île en costumes nationaux, rubans clairs et drap noir ; quelques échoppes où l'on vendait de l'anisette, du punch chaud, des crêpes. Même des traîneaux, attelés d'un cheval circulaient sur la glace du canal solide comme une route, leurs sonnettes saluant l'air d'un petit tintement cuivré. Mais c'est surtout dans les villes que le spectacle était coloré, exotique, à la Haye, à Rotterdam. Là, les canaux s'intercalent dans la cité en tous sens, avec un quai de chaque côté. Le canal se trouvant gelé, c'étaient comme trois rues parallèles, vin tryptique dont l'eau durcifiée formait le panneau principal un peu renforcé. Çà et là, des patineurs fendant l'espace, côte à côte avec les passants qui marchaient. On aurait dit, au centre, une humanité supérieure, plus agile, plus aérienne, douée d'un sens supplémentaire, encore mi-hommes et déjà mi-anges et qui, à ras de glace, prenait l'essor, avait l'air de voler. Et, sur tout cela, un soleil intermittent qui, par minutes, s'évadait des brumes. Ah! ce ton de soleil, sur les après-midi gelés de Hollande — le ton des cierges sur un catafalque de vierge, — ces rayons sur l'hiver, ce roux pâle sur la glace, quelque chose comme la patine sur les vieux tableaux, et qui donnait ici-bas à l'air, aux canaux, aux rues, la couleur et comme l'atmosphère d'un Musée! Malgré la gelée et le ciel sans nuages, le soleil était rare, terne. En traversant le pays en chemin de fer pour aller d'une ville à l'autre, nous suivions le spectacle toujours changeant et subtil de sa lutte contre la brume. La brume, haleine de l'humidité, montait des prés, emmaillottait les arbres, unifiait la plaine, bleuissait aux cimes filigranées des bois lointains. Même les troupeaux de moutons, qui y sont fréquents, ne paraissent qu'un peu plus de brume agglomérée sur un point, et qui va se dissoudre. La brume ascensionnelle allait jusqu'au ciel. Elle s'interposait entre la terre et le soleil, tissait sans cesse devant le visage du soleil des tulles diaphanes, une mousseline anémiée qui, croirait-on, va cesser d'être et qui toujours renaît d'elle-même... Le soleil luttait, parfois disparaissait dans un fond soufre et gris perle, puis émergeait, réapparaissait, mais pâle, de la couleur de l'étain. Et les yeux ne pouvaient qu'une minute se poser, baiser cette patène... Or, c'est parce qu'il est furtif ainsi, que toute la Hollande, pensons-nous, s'organise pour en multiplier le bref retentissement. Les habitants ont soin de tout frotter et fourbir pour utiliser sa venue : il se multiplie en gouttes de lumière aux cuivres toujours luisants des serrures ; dans les vitres nettes, il allume des brasiers de nacre ; les bouteilles à lait, panses de cuivre rebondies, qui tra- versent la ville, posées sur des charrettes ou des barques, s'offrent en miroirs à lui. Et les bijoux nombreux : ces casques, ces coqs de métal poli que portent les femmes de Scheveninghe et d'Amsterdam, ces plaques frontales, ces tire-bouchons d'or parmi la dentelle des bonnets ; — autant de pièges pour apprivoiser l'astre, déduire des rayons. L'excessive propreté de la Hollande n'a pour cause secrète que cet amour du soleil, cette lutte contre la brume, d'autant qu'ici seulement la parfaite propreté est possible, dans ce pays toujours humide où la poussière n'existe pas, où le sablier du Temps serait plutôt un filtre en qui l'eau s'égrène. Ainsi songions-nous, tout en admirant combien les Hollandais ont déployé d'instinctive sagacité pour remédier à leur climat. La brume règne . Qu'importe ! voici le réchaud de la théière, flamme toujours présente, lumière de chambre autour de laquelle on se groupe et qui semble de la conserve de soleil ; voici encore les cigares, que la Hollande tient de la Havane et de ses colonies, cigares délicieux et peu coûteux : pour dix cents, c'est-à-dire quatre ou cinq sous, des cigares de luxe, odorants, forts, longs à fumer, brûlant sec et rouge ; et c'est assez pour narguer le brouillard : phare, torche, lanterne, luciole, vers luisant! Ainsi fume-t-on tellement qu'on trouve des cendriers partout, jusque dans les wagons, où ils sont fixés à la boiserie, près des portières. N'est-ce point encore assez ? Voici le réchauffant schiedam, la liqueur blanche quand même comme le soleil, cordiale comme lui, et qui, aussi, quand on en a bu, dans ces fins verres en forme de tulipes de Harlem, vous met, au dedans, des rayons liquides, un doux feu d'argent. La brume s'aggrave. Le soleil est parti, pour on ne sait quel hivernage, au fond du ciel. Qu'importe encore ! Les musées s'ouvrent. Et c'est vos patines chaudes, paysages de Ruysdael, vaches de Potter ; c'est vous clair-obscur de Rembrandt : La Leçon d'anatomie de la Haye, la Ronde de Nuit d'Amsterdam où l'œil se réchauffe, se débarbouille de la brume et va s'approvisionner d'un or roux qui est un trésor de soleil foncé par une infusion de siècles. Tout cela se sentait mieux, pour nous, en tra- versant, cette fois la Hollande par un temps de gelée et de brume. Toutes les choses du pays dégageaient leur signification et leurs mystérieuses correspondances. Nous vous avons plus clairement compris, petit carillon de Leyde, qui chantez si monotonement. N'est-il pas là également pour réagir, pour lutter contre la brume ? Musique intermittente, par quoi se ranimait l'air atone. Il semblait que la vieille ville s'engourdit. Si elle s'était endormie tout à fait dans le froid, elle serait morte peut-être. Le carillon veillait, la réveillait tous les quarts d'heure, venait frôler le visage de son sommeil comme avec des plumes blanches s'effeuillant, puis s'en retournait se blottir dans son nid de pierre... Nous vous avons mieux compris aussi, gentils ou sévères moulins, innombrables à tous les horizons. Ici, l'aspect de joujoux pour amuser le vent. D'autres, ceux de Dordrecht, sur la rive de la Meuse, âgés et noirs, contemporains de tant de couchers de soleil surpris par de grands peintres et qui s'éternisent maintenant dans les musées. Ailleurs, dans l'intérieur des terres, ils avaient parfois des aspects plus confus, ils prêtaient à rêver. Souvent, ils ne possédaient que deux ailes, qui gesticulaient, qui semblaient moudre du gris, ou ramer en une cadence lasse. Ou encore, ces deux ailes très lentes, ouvrant des angles successifs, inégaux, se posaient sur l'espace comme un compas, l'air de vouloir mesurer le ciel pour y faire monter une tour qui ne finirait plus. Or, c'est grâce à ces moulins que le paysage nous apparaissait vaste, illimité. Sans eux, on n'aurait pas la conscience de l'étendue. Aurait-on la perception du silence sans de légers bruits comme un tic-tac d'horloge, du vent dans la cheminée? Les bruits font la preuve du silence. Les moulins, en Hollande, font la preuve de l'infini des plaines. Ils établissent des relais pour l'œil, par lesquels des plans, des hiérarchies s'étagent, se succèdent et reculent jusqu'au ciel la ligne de l'horizon. Comme les moulins dans les plaines, les bateaux sur l'eau luttaient contre la pâleur de l'air par le moyen de toutes les couleurs voyantes: les galons blancs du gouvernail, le vert des prairies, des volets de la cabine, le cuivre de la poupe, le clair-obscur du goudron de la quille, le lie de vin des voiles. Qu'ils étaient pimpants, ces bateaux d'intérieur, dans les canaux de Rotterdam et d'Amsterdam, et qu'importait ici les temps voilés, puisqu'ils en triomphaient, se préservaient du gris contagieux. Dans l'eau gelée, ils reposaient immobiles et coloriés comme des architectures sveltes, faisant vis-à-vis aux maisons des quais, qui étaient peintes aussi en nuances vives. Les bateaux semblaient des maisons. Et les maisons semblaient des bateaux. En effet, dans les pays de navigation, un constant quiproquo de formes et de couleurs s'établit. Donc, les demeures apparaissent surtout en boiseries larges, balcons surplombant, fenêtres juxtaposées avec à peine un intervalle de pierre, corniches et châssis peints en clair. Même, lorsque les canaux ne sont pas gelés, ainsi qu'ils l'étaient maintenant, l'illusion est plus facile encore. Les façades, alors, baignent dans l'eau, s'y reflètent, s'y continuent, s'y prolongent en reflets, comme font les bateaux. Les maisons ont l'air aussi amarrées dans l'eau. D'autre part, comme les bateaux également, et pour les mêmes relisons intinctives, les façades sont rehaussées de tons chauds. Elles se veulent claires et violentes. Et quelles patines elles ont acquises, ces vieilles demeures, auxquelles le temps collabore. Cette fois-ci, surtout, au-dessus de la glace formant bordure, combien elles nous apparurent polychromes, nuancées, troublantes. Le contraste des glaçons intensifiait leur couleur, fumée cuite de lumière caillée, de mousse vieillie, leurs ocres, vert-de-gris, violets et carmins ; leurs tons riches de fruits et de venaison — fard compliqué, moisissure savoureuse, quelque chose comme un faisandage de brique. Ici encore, n'était-ce pas la palette de Rembrandt, agrandie en échos sur toutes les façades des antiques quais et luttant victorieusement contre la brume ? Ces façades aux tons cuisinés aux nuances chlo-rotiques ou sanguines comme un teint, quelle merveilleuse matière pour les peintres! Bien peu s'en sont doutés. Pourtant, nous avons vu en passant par La Haye, une exposition des trois Maris, dont l'un, M. Jacob Maris, le plus célèbre, a réalisé parfois ces notations indigènes. Il a compris et transcrit la vie des vieilles maisons, le silence peint des villes de Hollande, la mélancolie colorée des canaux intérieurs, tout le paysage urbain aussi subtil et intéressant que le paysage agreste. Il y avait là entre autres, une vaste toile de lui représentant un quai de Dordrecht : cent bateaux barbouillés d'ocre et de vert, parmi les eaux plombées, autour d'une antique église sans clocher qui semble elle-même un grand vaisseau. D'autres artistes s'occupent encore là-bas à transcrire leur pays, comme cet aquafortiste de grand talent, M. Zilken qui réussit des synthèses de lignes, fixe au burin des sites de villes, ainsi qu'avait fait déjà M. Whistler, le grand artiste anglais, dont nous connaissons quelques eaux-fortes faites en Hollande : vieilles façades, études de reflets en tatouage sur l'eau des canaux, silhouettes de moulins au bord du fleuve, qui sont d'exquis et profonds chefs-d'œuvre. C'est que la Hollande, outre son hospitalité légendaire peut nous faire un accueil tout français. En même temps que l'idiome national, on y parle aussi notre langue ; on y lit nos auteurs ; on y organise pour nos écrivains et nos poètes des conférences suivies, et c'est un charme de plus que nous y goûtâmes : tant d'exotisme, avec un esprit qui est le nôtre, c'est-à-dire la conciliation des deux besoins les plus impérieux : la nouveauté et l'habitude — quelque chose comme un amour où la femme nouvelle ressemblerait à l'ancienne. VILLES FLAMANDES Nous avons voulu retourner un moment dans notre Flandre natale, délayer, dans nos yeux las, Paris, ses bruits, ses crimes, son luxe, ses rampes de gaz, lotionner nos yeux au calme de Bruges, à ses canaux inertes, ses ciels mouillés, le visage d'eau morte de ses béguines. La bonne cure promise ! Reconquérir l'amitié de vieilles parentes valétudinaires que sont les cloches des antiques tours. Retrouver dans les vitres des gothiques demeures l'enfant qu'on fut et qui y subsiste un peu... Faire provision de silence ! Hélas! nous avons rencontré, en cette saison d'été, une Bruges changée, presque animée, avec du monde dans les rues, de la musique dans ses kiosques. Bruges n'était plus elle. Avait-elle quitté son grand deuil ? Quelle déception pour ceux qui y viendraient dans l'espoir de la voir pleine de mélancolie et toute à son veuvage! Ce n'est pas sa faute, à vrai dire. Elle se trouve sur le passage des caravanes nombreuses de voyageurs qu'attirent les stations balnéaires de la côte. Les foules frivoles d'Ostende, de Blankertberghe s'y arrêtent, la sillonnent constamment. C'est, à ce moment, comme un cimetière les jours de kermesse. Comment se sentir étreint par les bras des tombes? En automne, en hiver seulement, elle est bien l'enclos de la mort. Il faut n'y aller qu'en ces saisons-là, durant l'octave de la Toussaint ou durant les brumes de décembre, pour la connaître toute. Les âmes pieuses, parfois, vont faire une retraite dans les couvents. Ce sera ici, pour les âmes artistes, une retraite laïque avec la prédication des cloches et l'exposition des reliques d'un grand passé. Pourtant, toute la faute de cette animation de l'été n'est pas due aux étrangers des plages voisines. Bruges aussi, depuis ces dernières années, acquiesce un peu, se reprend à la vie, à l'espoir de la joie, au rêve du luxe. Ne voit-on pas, sur ses murs d'incessantes affiches convoquant à des meetings (Monster Meeting, comme il est imprimé en flamand) pour réaliser et obtenir du gouvernement le port de mer qu'on a rêvé, au moyen d'un canal de jonction à la mer ? Bruges-port-de-mer est la grande préoccupation actuelle. Mais est-ce qu'on ressuscite des ports ? Est-ce qu'on renouvelle les chemins effacés sur les vagues ? Apprivoise-t-on la mer et la fait-on revenir aux bords qu'elle a quittés ? Encore moins se laisserait-elle capter au leurre d'une voie d'eau artificielle. En histoire, pas plus qu'en art, on ne recommence jamais rien. Tout archaïsme a tort. Ah! si Bruges comprenait sa vocation! Elle-même, à vrai dire, la comprend. Les vieilles pierres sont exemplaires, les eaux mortes ont bien renoncé ; les multiples tours allongent assez d'ombre ; les habitants eux-mêmes sont suffisamment taciturnes et casaniers pour se contenter de ne capturer, dans ces petits miroirs de leurs fenêtres, qu'on appelle espions, que des fuites de nuages et des passages de cygnes au fil des canaux. Mais des politiciens, que ces projets servent, ne cessent de brandir dans son exquise désuétude ce vain projet de Bruges-port de mer, au lieu qu'il faudrait réaliser Bruges-Porte de l'Art! c'est-à-dire continuer à restaurer les palais, les antiques demeures, achever les tours, parer les églises, compliquer la mysticité, agrandir les musées. On y possède déjà quelques Memling dans ce nostalgique hôpital aux jardins de buis, aussi quelques Van Eyck prestigieux. Ce n'est qu'à Bruges qu'on peut bien comprendre les Primitifs flamands. C'est là seulement qu'il faudrait les voir. Imaginez Bruges rassemblant son or et ses efforts pour arriver avec l'appui de l'Etat, à posséder tous les tableaux qui sont en Belgique de van Eyck, le Royal, et de Memling, l'Angélique; outre les siens, la divine Adoration de l'Agneau, ceux du Musée d'Anvers, puis cet Adam si merveilleux, cette Eve inouïe que van Eyck, par un prodige de génie, peignit nue et enceinte, vraiment mère du genre humain. Imaginez aussi des spectacles appariés où l'on chanterait les vieux noëls flamands, où l'on reprendrait la tradition des chambres de rhétorique du XVe siècle et de leurs concours pour l'élite de l'humanité; on y irait, quelques jours de l'an, mais de partout alors, des bouts de l'Univers, comme à un tombeau sacré, le tombeau de l'Art; et elle serait la reine de la Mort, tandis que dans ses projets de commerce, elle s'avilit et ne sera bientôt plus que la Défroquée de la Douleur. Bruges aurait pour excuse la contagion des habitudes de fêtes et de kermesses qui régnent perpétuellement en Flandre. Durant ce seul été, il y a eu des calvacades, des processions, des cortèges avec chars dans toutes les villes : un cortège du XVIe siècle à Anvers, la procession des Pénitents à Furnes, un cortège des Fleurs à Bruxelles, très coquet, très sémillant, avec des ballerines habillées en tournesols, en violettes, en roses épanouies, tandis que des cavaliers figuraient le Soleil ou le chevalier Printemps ; puis à Gand — et tout cela dans le même mois — une cavalcade historique représentant « Gand à travers les âges », où l'on a revu les Gildes, le chapitre de la Toison d'or en manteaux rouges, Jacques Van Artevelde rece- evocations vant le roi d'Angleterre, les somptueuses modes espagnoles. Car tout ceci, au fond, n'est qu'un reste de l'occupation et de l'influence de l'Espagne en Flandre. Cette influence est encore visible partout, même dans les types. On voit souvent des beautés brunes, des cheveux de nuit, à côté de ces toisons de miel, de ces grâces blondes, blondes comme si avaient roui dans le clair de lune, qui constituent le type foncier de la race. Est-ce que les cheveux blonds ne sont pas nés pendant le jour ? Est-ce que les cheveux noirs ne sont pas nés pendant la nuit ? Or l'Espagne, ce fut la nuit en Flandre. On s'en souvient encore. Il y a de fréquentes enseignes de cabaret : « Au Roi d'Espagne ». Mainte ville possède sa Maison Espa-restaurée, éternisée, avec une façade à pignons, des fenêtres glauques, un perron d'où la mort souvent descendait... La mode des cortèges, si nombreux encore aujourd'hui, vient de là. Ce n'étaient alors que cavalcades, tournois, carrousels, processions, joyeuses entrées, qu'il s'agisse de Charles-Quint à Anvers, au-devant duquel s'étalèrent des beautés nues, sirènes vivantes à la proue des chars triomphaux, ou d'Albert Durer, que, en 1520, les peintres du pays conduisirent processionnellement à leur salle de réunion. Les peuples décidément changent peu. C'est toujours actuellement comme en 1566, quand le florentin Guiccardini, dans son voyage célèbre aux Pays-Bas, écrivit : « L'on y voit à toute heure nopces, convives, danses ; l'on y ouit de tous côtés le son des instruments, chants et bruits joyeux. > Seulement cette influence espagnole ne s'exerça que peu sur Bruges, qui resta taciturne et mystique, au lieu qu'elle triompha pleinement à Anvers, plus bruyante et ostentatoire. Bruges, c'est l'âme flamande mise à l'ombre ; Anvers, c'est l'âme flamande mise au soleil. Bruges eut Memling, qui est un moine angélique ; Anvers eut Rubens, qui est un ambassadeur. Il n'y a du reste qu'à comparer la tour de leurs cathédrales. Rien ne renseigne mieux sur un peuple que son clocher. Les demeures peuvent n'être que le caprice isolé de quelqu'un d'exceptionnel, la fantaisie ciselée où l'âme de tel ou tel seulement vibre à jour. Les tours sont faites à l'image et à la ressemblance du peuple. C'est le giron de la terre natale elle-même qui en accouche, semble-t-il. Or, la tour de Saint-Sauveur à Bruges est sévère, nue, sans vitraux, sans sculptures. Elle n'a voulu être que de la foi, accumulant ses pierres comme des actes de Foi. C'est une église en froc. Au contraire, la tour de la cathédrale d'Anvers est énorme, mais gracieuse et ajourée comme de la dentelle — un peu espagnole, n'est-ce pas ? avec sa mantille de pierre. C'est d'elle que Victor Hugo a dit : « Edifice gigantesque et bijou miraculeux ; un Titan pourrait y habiter ; une femme voudrait l'avoir au cou ». Or Anvers, tout inoculée de l'emphase, de la morgue, de la pompe espagnole, — au point même que les corbillards y sont dorés, enluminés comme des châsses, gaufrés comme des reliures, — ne se contente pas de vastes cortèges intermittents, tels que la procession de Notre-Dame ou son fastueux défilé des Chambres de Rhétoriques en 1892. Il lui faut aussi des expositions universelles. Elle en a organisé une cette année, aussi variée et complète que les expositions similaires. Il est difficile d'innover en cette matière. Pourtant deux choses sont de caractère plus inédit et plus local : le Vieil Anvers et le Congo. Le Congo d'abord : des ivoires, du caoutchouc, des graines, des tissus, du bois et les meubles qu'on en confectionne, tous les produits de ce sol riche que la Belgique considère comme sa colonie, bien qu'il soit encore la propriété du Roi. Les résistances au début furent vives, mais le Roi est adroit, et les courtisans nombreux dans ce pays qui est resté très hiérarchisé. Désormais, l'engouement pour le Congo est général. Un signe certain, en ces régions de bière et de cabarets innombrables, ce sont les enseignes qui effacent peu à peu : « Au Roi d'Espagne » et arborent fréquemment aujourd'hui : « Au Congo ». Un autre signe, c'est la popularité des Congolais dont quelques-uns ont été ramenés par des officiers explorateurs et fréquentent des cours dans les établissements d'instructions. Aux dernières distributions des prix, ceux n6 ÉVOCATIONS d'entre eux qui ont obtenu quelque mention furent acclamés avec délire. Cette sympathie s'affirme mieux encore à l'Exposition d'Anvers où, dans les jardins, est installé un vaste campement Congolais. Au seuil, montant la garde, une troupe de tirailleurs, congolais aussi, fort bien disciplinés et qui manoeuvrent comme des troupes d'Europe. Ces nègres sont une centaine ; les enfants amusent avec leur front en pente rapide ; les hommes sont de haute taille, forts, agiles ; beaucoup ont le visage, le front surtout sillonné de bourrelets de chair qu'ils considèrent comme des ornements. On les obtient par des incisions au couteau, pratiquées en bas-âge. Et cela fait des faces en ébène travaillé, aux sculptures compliquées, où les yeux enchâssent des joyaux pâles. Les jeunes femmes sont laides, ce qui ne les empêche guère d'être coquettes, galantes et très pratiques, ne cessant pas de réclamer des visiteurs quelque pièce d'argent, mais une pièce « blanc >. Elles ont des gestes de mépris pour les sous qu'on leur jette. Beau résultat de la civilisation qui leur apprend tout de suite l'amour de l'argent et une mendicité éhontée. Le Vieil Anvers est plus curieux encore et, certes, la partie la plus artistique de l'Exposition : c'est tout un quartier de l'Anvers du XVIe siècle, avec des tablettes pour l'étalage des denrées, des auvents pour les protéger contre la pluie et le soleil, des enseignes de fer forgé. L'architecture des maisons est d'un archaïsme fidèle et pittoresque : façades en bois dont l'étage fait saillie avec des vitraux losangés par où pénètre un jour sobre, façades en briques, à pignon régulier, les portes et les fenêtres de forme trilobée, les pinacles couronnés d'épines, puis toutes sortes d'accessoires, moulures, gargouilles, bas-reliefs, qui font les murs historiés. C'est un mélange de l'époque gothique et de la Renaissance, la transition sinueuse qui soudain étire en lignes souples, en formes fleuries ïa pierre trop rigide et trop nue. Puis aussi un calvaire, des puits, une chapelle, un hôtel de ville, un théâtre, de quoi reconstituer toute cette vie de l'Anvers du XVI" siècle ; et, en effet, tandis que, dans les habitations les métiers des bourgeois, les occupations des marchands de cette époque sont représentés ; tandis que dans les cabarets la bière coule, la bouilloire chante dans les hautes cheminées, au dehors, sur la place du marché, défilent à chaque instant des fêtes du temps : joyeuse entrée, cortèges de gildes, omme-gangs, tournois. Cette reconstitution architecturale est conforme, artistement exécutée, ce qui était facile, du reste. Aucune ville n'a plus longtemps gardé sa physionomie ancienne. On n'avait, pour construire les façades, qu'à copier telles études de vieux quartiers anversois, comme celles où le peintre Leys se plut et qu'on peut voir au musée de la ville. Il y a quinze ans à peine, les originaux, du reste, survivaient encore, il y avait plusieurs quartiers intacts de vieilles façades savoureuses comme des bassins pleins de reflets, ouvragées comme des chasubles, grises d'une poussière de siècles ou rouges d'un faisandage truculent où s'éternisaient les gibiers de Snyders et des trognes de Jordeans. On exécute aujourd'hui un vieil Anvers postiche, en plâtre, en toile, en toc, en décors de théâtre. On possédait alors un vieil Anvers authentique, héréditaire, aux murs pleins de sang, de larmes, d'histoires, de libations, et d'échos véridiques. Inintelligence des villes et des édilités! On se plait à un vieil Anvers faux et on vient de détruire un vieil Anvers vrai. On s'excusera sur les nécessités de la vie, des exigences du commerce. On a assassiné ainsi les séculaires murs — pourtant sacrés comme une chair, disions-nous un jour, — supprimé ces si pittoresque quartiers autour de l'Escaut qui donnaient à la ville quand on arrivait par le fleuve, un profil de vieille estampe. A leur place s'allongent aujourd'hui d'affreux hangars interminables, des voies ferrées utilitaires. Tout ce sacrifice pour faire plaisir à la mer, cette cruelle mer du Nord qui est exigeante vis à vis des villes ses amantes, réclame toutes ses aises, veut des débouchés rapides, un accueil facile pour les navires qu'elle envoie et qui sont comme les présents de son amour variable. Mais le sacrifice est vain peut-être. Cette mer du Nord est d'humeur fantasque. Elle a trahi Bruges, qui sait si un jour, l'Escaut à son tour s'ensablant, elle ne trahira pas Anvers ? Elle a de soudains reculs, comme d'un grand amour qui se retire. Et que devient une ville qui, pour nourrir ses enfants, comptait leur faire boire la vie à sa grande mamelle nourricière ? Nous l'avons revue, la sauvage mer du Nord, non pas dans les plages élégantes de la côte, où la vie mondaine se recommence, mais à Knocke, un doux village contigu à la frontière de Hollande, où vraiment elle livre sa beauté taciturne. Elle est non moins changeante dans les couleurs dont elle se vêt, que dans les humeurs qui lui font miner des ports, engloutir des îles. Elle n'est pas vouée au bleu comme la Méditerranée. D'ordinaire, elle est grise, couleur des ciels du Nord, couleur de la pluie, couleur des cimetières en hiver. Chaque vague n'est-elle pas aussi une pierre tumulaire, sous laquelle dort un mort sans doute, depuis les millénaires engloutissements ? Mais, en été, tout impressionnable, elle s'influence des nuages de l'azur. Et c'est parfois un grand horizon uni, avec des plans d'un vert de prairie, d'autres d'un violet De vraies marines japonaises, alors, aux bandes de couleurs voyantes et symétriques. Puis la réverbération des nuages fait des îles d'ombre, des reposoirs foncés. Des tissus multicolores déferlent. Une soie gris-perle s'éraille ; des prismes se brisent ; soudain l'immensité se rembrunit, des ocres apparaissent ; les sillons d'un champ dirait-on, que des voiles aiguës labourent comme un soc. Féerie toujours mobile ; cependant que, à l'opposé, s'immobilise la plaine de Flandre, indéfinie aussi et non moins grandiose, pâturages infi-■issables, où le bétail sème des blocs de marbre, ces gras pâturages qu'un grand peintre de là-bas, M. Alfred Verwée, a peint avec maîtrise ; moulins qui ventilent le paysage, tantôt bas et jolis, jouets qui amusent le vent, tantôt hiératiques, géométriquement en croix comme des tombes ; chaumières enfin, peintes en bleu avec des toits de tuiles d'un rouge de géranium, leur humble façade anoblie de roses trémières droites comme des sceptres et d'immenses tournesols qui sont beaux en ce pays comme nulle part ; des disques de lumière, des orbes au cœur brun, un sacré-cœur ï2- evocations nocturne d'où sortent, dardés, les pétales qui sont couteaux et flèches de soleil. Entre le paysage de terre et celui de mer, la vaste ligne des dunes, les dunes qui sont l'originalité de la côte flamande. Chaîne de collines changeantes, ourlant la grève durant des lieues et des lieues, qui s'ouvre tantôt en échancrures, en balcons sur la mer, tantôt se hérissent et semblent d'en-bas des profils d'animaux accroupis sur le ciel. Les unes sont uniquement de sable, un sable blanc si fin, comme filtré dans le sablier des siècles. D'autres, vêtues d'une toison d'herbe, d'un pelage glauque et débile qui sans cesse tremblote comme dans la crainte de la tonte. Qui dira la mélancolie de ces accumulations de dunes, aux lignes tourmentées — image d'une âme frénétique mais résignée, solitude de sable comme figée soudain dans un élan de colère, désert qui s'est mis tout debout et-que la mort a surpris. Or ces dunes constitue une citadelle silencieuse, un rempart naturel contre les entreprises de la fougueuse mer du Nord toujours en changements C'est par une brèche de ces dunes qu'elle dut passer, au commencement des temps de l'histoire, pour aller atteindre Bruges, assise au loin dans les terres. Puis, à la fin du XV° siècle, elle s'en alla comme elle était venue, rétrogradant en mesure, s'arrêtant à Damme qui fut aussi durant un moment un beau port, puis, en dernière étape, à l'Ecluse, où l'estuaire était vaste au point que la flotte de Philippe-Auguste y faisait évoluer 1600 navires, jusqu'à ce qu'arrivât enfin l'ensablement unanime. C'est pourquoi ce petit coin de Flandre où nous fûmes, entre Knocke d'une part et l'Ecluse, Damme, d'autre part, avec Bruges à la base est d'une tristesse de déchéance si poétique. Ports naguère achalandés, terre jadis prospère et fameuse dans tout l'univers! Est-ce que Dante ne la cite pas dans son Enfer : Quali i Fiamminghi tra Guizzante e Bruggia, Temendo 'I fiotto che vêr lor s'awenta, Fanno lo schermo, perché 1' mar si fuggia ; (Tels les Flamands entre Cadzand et Bruges, craignant le flot qui s'avance vers eux élèvent une digue pour échapper aux assauts). C'est au chant XV", où il décrit les sables brûlants du VII° cercle qu'environne le ruisseau des larmes. C'est aussi de larmes que semblent faits les canaux de ces villes étalant un seul bateau pour s'illusionner d'un simulacre de port, villes tombées dans la misère comme cette Damme silencieuse, le somnolent village de Cadzand aux rares habitants dont les visages, derrière la mousseline ou l'écran des vitres, apparaissent immobiles, rangés comme des portraits. Ah! toute la mélancolie de ce coin du monde oublié ! C'est comme un cimetière de villes mortes. C'est précisément cette petite province qui a servi de cadre à l'œuvre de Charles de Coster, un écrivain de Flandre auquel on vient d'élever un monument, inauguré en août à Bruxelles. L'œuvre qui lui a valu cette consécration posthume est un roman historique, ou plutôt une sorte d'épopée en prose où il a repris la Légende d'Uylenspiegel, un héros populaire, qui vient du moyen âge, a traversé des fabliaux et des romans de diverses généalogies, mais eut sa branche fia- mande localisée à Damme, près de Bruges. Uylen-spiegel veut dire miroir aux hiboux. Or, le hibou avait à Damme et dans toute cette région une signification symbolique et héréditaire. Car, lorsqu'on retrouva, sous la tour, la dalle tumulaire de Jacob Van Maerlandt, le vieux poète du XIIIe siècle, elle le représentait tenant un miroir avec un hibou à ses pieds. Etait-ce les attributs du légendaire Uylenspiegel que l'imagination populaire prétend souvent passer en ce lieu et y être mort ? Ce vagabond de l'histoire, Charles de Coster en fit le héros de son oeuvre, en ajoutant aux épisodes fournis par la légende les traits que lui avaient fournis l'observation directe du peuple. « Allons voir le peuple, disait-il, lorsqu'il voyageait, la bourgeoisie est la même partout. » Il a ainsi fondu la réalité et la fantaisie, la légende et l'observation, en un livre qui est coloré, pittoresque, savoureux. Le tort, peut-être, c'est, pour se créer une originalité, en un pays où l'imitation française a souvent sévi, qu'il chercha à se composer une langue factice, archaïque, où Comines, un auteur du cru entra pour quelques apports, mais qui était faite surtout avec des souvenirs de Rabelais et de Montaigne. Œuvre d'imitation rétrospective si on veut — comme fit Leys en peinture — mais d'imitation quand même dans la forme. Quant au fond, elle était puisée aux sources populaires, au cœur même de la race ; il raconta en style imagé la résistance de la Flandre à la domination espagnole. Son Uylenspiegel qui naît en un temps que Philippe II, le futur bourreau de la patrie, se livre à toutes les joyeusetés où se retrouve l'esprit de kermesse de Teniers et-de Jean Steen, jusqu'à ce que l'inquisition brûle son père, torture sa mère. Alors il devient gueux de mer et gueux des bois, et commence sa lutte contre l'étranger. Cette lutte est celle de la race flamande elle-même, impérissable et inaliénable, malgré tant de maîtres au cours du temps. Aussi, quand on veut enterrer Uylenspiegel, le croyant mort, il se dresse devant le curé et les échevins criant : « Est-ce qu'on enterre Uylenspiegel, l'esprit de la mère Flandre! Elle aussi peut dormir, mais mourir, non ! » Ce pauvre Charles de Coster, à son tour, faillit évocations voir son nom enterré vif. En un pays inaccessible aux lettres, son Uylenspiegel, paru en 1868, fut à peine remarqué malgré l'intérêt supplémentaire de quelques eaux-fortes de l'admirable artiste, M. Félicien Rops, qui était son ami, pour l'édition. L'écrivain mourut ignoré en 1879. Aujourd'hui il vient de se dresser dans une apothéose expiatoire. Digne récompense pour avoir fait revivre dans son œuvre cette Flandre truculente du XVIe siècle, alors ivre de sang et de bière, aujourd'hui si déprise de tout, et que nous venons précisément de revoir pour essayer à notre tour de continuer à fixer la beauté de désuétude d'aujourd'hui, le geste du silence qui traversera encore bien des siècles : « Est-ce qu'on enterre l'esprit de la mère Flandre, elle aussi peut dormir, mais mourir, non! » PARIS ET LES PETITES PATRIES « Les mots fuient la chambre d'auberge », disait Th. Gautier, qui ne pouvait travailler qu'à Paris. Est-ce que les idées, les images, les formes littéraires sont donc fleurs de serre, végétations tropicales, cactus et sensitives, pour qu'elles éclosent surtout dans cette atmosphère factice et mal aérée des appartements de la grande ville ? Qu'est-ce donc qui passe par les vitres, même pour les sédentaires et les plus solitaires, et leur apporte on ne sait quoi qui chauffe, travaille la cervelle, y fait lever les germes endormis, éveille mille abeilles soudain frémissantes comme celles de l'Ecriture dans la gueule du lion ? Les vitres qu'on croyait l'obstacle, sont plutôt un aimant et un piège, car elles absorbent en elles, pour les propager jusqu'à nous, tous les cris de Paris en travail, les odeurs de sexe et de gaz, la fièvre féconde des rues, les électricités et les phosphorescences que roulent les passants — car Paris est un océan et il en émane pour l'art un air généreux, balsamique ; et ne sont-ce pas des algues flottantes et des goémons amers, ces belles chevelures de femmes qu'on voit flotter sur les houles de la foule ? On sait la bonne influence du voisinage de la mer pour ceux qui, comme disait Michelet, éprouvent une certaine difficulté de vivre. Or, l'œuvre d'art est aussi un organisme ; ailleurs elle vivrait peut-être, mais rachitique ; tandis que cette mer qu'est Paris va la faire bénéficier de ses propres forces vitales, de son rythme, de ses splendeurs sous-marines et de l'infini qui est en elle. Cette puissance vivifiante d'une capitale pour la production artistique explique seule la centralisation qui, de plus en plus, dépossède, dénude la province, où quelques rares artistes persévèrent et vite s'étiolent dans une inclémence d'air. Est-ce qu'on continuerait le jeu de crier haut dans une grotte sans écho, tandis que toutes les stalactites du silence vous menacent déjà de leurs poignards nus ? C'est pourquoi il n'y a guère de grands écri- vains, de grands artistes dans les départements. Lyon, peut-être, nommera Soulary, mais ce poète de sonnets nous paraît avoir un style étriqué, besogneux, une inspiration bien provinciale, dans le sens fâcheux du terme. Il n'y a vraiment à excepter que Mistral, qui est de la haute race, lui, fort et ingénu, et passa toute sa vie dans la retraite ensoleillée de son village de Maillane; mais lui, devait rester en communication avec ses paysages natals, puisque c'est leur langue qu'il veut s'assimiler, élever jusqu'à l'art et introduire dans l'Eternité du Livre. Il a besoin de ne pas quitter ses modèles, de rester sur place pour vendanger ces fragiles vignes provençales qui dépériraient dans tout autre terrain. Son cas est spécial. Sans compter que sa poésie du Midi, primitive et pastorale, il y a, suppléant au reste, la vertu du soleil. Mais pour les autres, l'instinct les avertit, et vite ils viennent assurer leur floraison dans la serre chaude qu'est Paris. C'est ainsi qu'on doit expliquer cette nécessité de l'air de Paris, même pour d'autres que les écrivains dont l'œuvre s'emploie surtout à noter les mœurs, les passions, les caractères, les paysages de la grande ville. Quant à ceux-ci, c'est immanquable et tout logique. Chaque journée, chaque promenade, chaque conversation les documentent, les enrichissent. Des romanciers tels que M. de Gon-court, M. Huysmans doivent vivre à Paris, comme un paysan vit sur son champ. Même un poète comme Baudelaire n'aurait pas écrit les Fleurs du Mal s'il n'avait, durant des années, saisi dans les rues, au passage, la douleur, la luxure, la lésine, le maquillage des visages, le maquillage des ciels, des tableaux et des musiques militaires, des chiffons, des nerfs, du sang, des couteaux d'assassins, des couronnes de rois en fuite, tout ce qui ne s'entasse que dams l'énorme capitale et qu'il a ramassé, jeté pêle-mêle dans la cuve satanique de son œuvre pour le sabbat des siècles ! Mais ce contact avec Paris n'est pas indispensable seulement aux romanciers ou aux poètes parisiens. Gautier, nous l'avons dit, se sentait dépourvu dans les chambres d'auberge ; et cependant son œuvre s'expatriait d'ordinaire, volontiers exotique, s'évertuant à un Voyage en Espagne, livre bariolé et capiteux comme un combat de taureaux ; ou encore au Roman de la Momie, reconstitution divinatoire de l'Egypte où l'artiste, autour d'une histoire quelconque (cadavre tout proche du néant), enroula assez d'impeccables bandelettes de style pour la sauver et l'éterniser dans le musée de nos mémoires. Pourtant, il ne pouvait, lui aussi, travailler à ces fantaisies étrangères qu'à Paris. C'est ce qui explique le cas plus curieux encore et d'apparence plus invraisemblable de ceux qu'on a appelé les écrivains du clocher et qui, eux-mêmes, ont besoin de vivre également à Paris. Comment! leur œuvre consiste à célébrer, à exprimer leur « petite patrie » et au lieu d'y résider, de la copier, de la peindre d'après nature, ils s'en viennent à Paris. Mais leur mémoire est donc bien fidèle ; et ils ne se défient pas de l'absence ? C'est le cas pour Brizeux, par exemple, le doux poète de la Bretagne. Son pays était intact encore quand il imagina d'en être le barde français. Et autour du presbytère d'Arzano, autour du cimetière de la paroisse où les tombes chavirent dans PETITES PATRIES 133 les fleurs, les coiffes authentiques des Bretonnes, les cheveux, immenses et qui les faisaient ressembler à des arbres, des Bretons, flottaient encore. Et Marie, elle-même, la petite paroissienne, la petite amante de la quinzième année, portait la stricte coiffe aussi, les étoffes brodées, les souliers aux boucles d'argent, les médailles bénites achetées aux Pardons. Comment s'exiler de tout cela ? Comment s'exiler surtout du giron de sa bonne mère, dont il a raconté le profond désespoir dans cette dernière promenade au long des remparts de Lorient, la veille de son départ, quand elle cherchait à le retenir : J'en ai pour tous ce» mois d'octobre, et de novembre, Mon fils, à te chercher partout, de chambre en chambre... N'aurait-il pas pu faire son œuvre de poète là-bas, auprès d'elle, dans le pays même qu'il allait célébrer ? Pourquoi, à tout prix, se rendre à Paris, puisque c'est la Bretagne qu'il voulait peindre ? Le même cas se retrouve pour Barbey d'Aurevilly. Pourquoi cet humble logis de la rue Rous-selet, où il vécut si modestement, était-il le meilleur endroit de pensée et de travail pour lui, alors qu'il n'évoqua dans ses prestigieux romans que des faits, des actes, des souvenirs, des paysages de sa « petite patrie » qui était pour lui la grande et la seule ? Chouan des lettres, il demeurait contemporain de ses pareils qui luttèrent jusqu'au bout. Il se mirait moins dans la glace pauvre de son appartement que dans ces grands étangs de Normandie miroitant à chaque page de Ce qui ne meurt pas, et qui étaient les seuls miroirs à la mesure de son visage. C'est qu'il ne vivait que dans cette Normandie et dans cette Bretagne ances-trales dont toute son œuvre est faite. Pourquoi alors cette nécessité d'habiter Paris ? C'est que, outre l'électricité vivifiante de Paris, dont nous parlions tantôt, ceux qui sont des écrivains régionaux y trouvent encore un avantage spécial : Paris donne le recul, crée la nostalgie. Or, on peut dire de tout art qu'il provient d'une nostalgie, du désir de vaincre l'absence, de faire se survivre et de conserver pour soi ce qui bientôt sera loin ou ne sera plus. C'est ce que M. J.-H. Rosny a si bien compris dans son admirable roman Vamireh où l'homme primitif se met à graver, avec ses instruments de silex, sur l'ivoire d'une dent de fauve, une renoncule de la rive, parce que le soir tombe, que l'ombre va l'incorporer et que lui-même, obligé de dériver au fil du fleuve, entend du moins en emporter le profil avec lui. Ainsi l'art naît. Et jamais il n'aurait songé à graver la belle fleur s'il avait continué à demeurer auprès d'elle. N'avons-nous pas une autre preuve symbolique qu'il faut rapporter tout art à une nostalgie, dans la jolie légende grecque sur l'invention du portrait : la fille du potier Dibutade de Syciône, faisait un soir ses adieux à son fiancé partant pour la guerre. A la lueur d'une torche, la silhouette du jeune homme se reproduisait sur le mur blanc. La fiancée, à ce moment, eut l'idée d'y fixer les contours de la chère image. Et Dibutade, les remplissant d'argile, en fit plus tard un bas relief. Ici encore l'art naquit de la séparation. C'est le cas des écrivains de petite patrie, qui s'en viennent à Paris. S'ils étaient restés là-bas, dans leur terre natale, peut-être n'auraient-ils rien écrit sur des paysages et des atmosphères auxquels ils avaient part. Ils auraient, eux aussi, à leur insu, collaboré à cette vie locale. Donc ils l'auraient vécue. Pour s'en être éloignés, voici maintenant qu'ils la rêvent, qu'ils l'imaginent et, ne la voyant plus, qu'ils la ressuscitent sur le papier. De la même manière, un amant, qui est poète, ne fait des vers qu'après l'amour, la rupture venue. Tel Musset, écrivant ses Nuits, à la suite de la trahison de Georges Sand. Auparavant, on vit l'amour. Après, on le songe, on le regrette ; et c'est ici que l'art commence... Les écrivains de petite patrie obéissent au même phénomène quand ils ont besoin, pour la transposer en art, de la quitter et s'assignent le recul fécond, l'exil fiévreux de Paris afin de la bien exprimer, toute ressemblante encore qu'idéalisée par l'embellie et le lunaire éclairage de l'absence. Nous-même, n'en avons-nous pas fait la personnelle expérience ? C'est après avoir délaissé notre Flandre natale, notre Flandre d'enfance et d'adolescence pour venir définitivement nous fixer à Paris, que nous nous mîmes à écrire des vers et des proses qui en étaient le rappel. Et maintenant, nous avons plaisir, parfois, à reconstituer la manigance, à recomposer comment l'événement advint et la soudaine orientation de nos rêves d'art à ne plus évoquer que cette Flandre. Qui peut se vanter d'échapper au mal du pays? L'absence a des philtres subtils. D'autant plus que le pays est aussi le passé, les chambres de l'enfance où dorment, dans les miroirs, les visages d'aïeules mortes, où fume la cassolette d'encens de la première ferveur. Ainsi les souvenirs d'enfance, si obstinés et si attendrissants reviennent avec ceux du pays. On eroyait pouvoir oublier facilement son pays, on ne peut pas oublier son enfance. Et parfois, dans la vacuité du dimance parisien, il nous semblait bous revoir, tout petit, dans une ville plus morte. Les cloches qu'on n'entend pas ici, les jours ordinaires, à cause de la rumeur des passants, du fracas des voitures, arrivaient distinctes, cette fois encore un peu vagues et comme exténuées d'absence. N'étaient-ce pas les cloches du passé cheminant jusqu'à nous du bout de l'horizon ? Son récupéré des cloches flamandes, tristesse des cloches de cette Bruges-la-Morte originelle qui, à la même heure, tintaient pareillement I Et soudain toute la ville s'évoquait : les rues noyées de brume en ce dimanche otieux, de rares passants, quelques béguines rapides s'en venant d'un salut de paroisse, les maisons à pignons, les quais déserts, les tours enguirlandées d'un vol de corneilles noires, les fumées incolores au-dessus des toits, les canaux dont l'eau inerte s'orne de beaux reflets, vie som-nambulique et sous-marine, maquillage délayé des Ophélies! Alors, tel que Vamireh gravant la renoncule cueillie, c'est-à-dire presque quittée ; tel que la fille de Dibutade arrêtant le profil du fiancé parti, nous nous mîmes comme machinalement à tracer des mots, des rythmes, des images, des livres qui fussent la ressemblance de la petite patrie, cette petite patrie de la Flandre que nous n'avons recréée et ressuscitée pour nous, dans le mensonge de l'art, qu'à cause précisément du recul et de la nostalgie de Paris. C'est ainsi. On n'aime bien que ce qu'on n'a plus. Le propre d'un art un peu noble, c'est le rêve, et ce rêve ne va qu'à ce qui est loin, absent, disparu, hors d'atteinte. Pour bien aimer sa petite patrie, — car il faut qu'on aime ce qu'on va traduire en art, — le mieux est qu'on s'en éloigne, qu'on s'en exile à jamais, qu'on la perde dans la vaste absorption de Paris, afin qu'elle soit lointaine au point d'en sembler morte. Car il n'y a que les morts qu'on aime vraiment d'un invariable amour, anobli par l'absence éternelle, sans plus ni heurts, ni tiédeur, ni malentendus. Il n'y a que les morts qu'on puisse aimer toujours. ÉTUDES LITTÉRAIRES OCTAVE PIRMEZ. Ne serait-ce pat use consolation pour bouc, pauvres absents, d'espérer qu'on évoquera encore notre souvenir et que des vivants prendromt un jour la plume pour animer nos cendres ? O. P. Lorsqu'un défunt cher va être mis en terre, une foule quelconque se rassemble devant sa fosse, et, tandis qu'on y fait descendre — tel qu'un seau dans un puits obscur — le cercueil de chêne avec des coins damasquinés, tous à la file viennent en hâte secouer sur lui une pelletée de terre, — puis on comble le trou creusé et l'herbe repousse! Mais ceux qui regrettent sincèrement le mort disparu, reviennent plus tard s'agenouiller devant sa tombe et s'entretenir avec lui, quand les feuillages frémissent au vent du soir, comme traversés par un vol d'âmes. De même après quelques éloges jetés hâtivement — ainsi que des pelletées de terre — dans la fosse ouverte d'Octave Pirmez, les poètes religieux viendront longuement s'attendrir et rêver devant son oeuvre — mélancolique et solennelle comme un mausolée de marbre blanc. « Elles ne sont pas vaines les vies dont il demeure de telles ombres de gloire! » écrivait-il ; et c'est sans doute cet espoir pressenti de survivre un peu qui l'avait soutenu dans la conscience de son existence sacrifiée. Appartenant à une famille riche et influente qui de tous temps s'est signalée dans les affaires et les fonctions publiques, il aurait pu, lui aussi, par la politique, se faire un nom populaire et bruyant. Il a préféré « se fourvoyer », ne pas marcher dans l'admiration de la cohue imbécile, gravir le calvaire des Lettres, sûr qu'au moment de sa mort, le voile de l'indifférence se déchirerait et qu'on reconnaîtrait dans le supplicié •— un dieu ! Lui aussi se contentait de quelques disciples : évocations une élite intellectuelle qui suivait ses travaux dévo-« C'est en ne s'occupant pas du vulgaire qu'on le traite selon ses mérites >, écrivait-il. Comme on le voit, c'était un aristocrate d'intelli-; il n'avait pas même daigné entamer la lutte contre le bourgeoisisme effrayant dont nous sommes entourés. Il avait fui nos luttes mesquines d'où monte une poussière qui aurait troublé la sereine contemplation à laquelle il voulait habituer ses yeux, et comme le poète hautain dont parle Alfred Vigny qui s'enfermait dans une Tour d'ivoire, cachant sa vie et répandant son œuvre, il s'était relégué dans l'exil volontaire d'une demeure seigneuriale. Là-bas, au fond de son château d'Acoz, je me représente avec une physionomie douce et méditative comme son œuvre, promenant ses rêveries dans son grand parc inspirateur, attentif au chuchotement des sources, aux langueurs des nuages s'étirant comme des corps, à la limpidité des étangs où les cygnes — voguant à travers des frissons de soleil — semblaient lui dire en comparant sa à la leur : « Nous sommes toute blan- cheuv, et cependant toute obscurité, toute fierté et tout mystère. Ainsi votre vie, ô rêveur ! » Comme Victor Hugo dans les Contemplations* il dialogue avec les arbres et les plantes, ses frères et ses soeurs, comme s'il les savait compréhensifs et susceptibles de sensations, à tel point que jamais il n'a permis qu'on les émondât et qu'on fît couler le sang de la sève par la blessure des cognées! Un large panthéisme traverse son Ame et la Nature et les relie par d'indivisibles et fraternels chaînons. C'est dans le même sens que Sully-Prudhomme, un poète philosophe avec lequel il a de grandes affinités, a pu écrire ces beaux vers : D'innombrables liens frêles e» douloureux Dans l'univers entier vont de mon âme anx choses I Pour lui aussi, la Conscience et la Nature étaient les deux champs d'observation où se touv-naient les yeux de sa pensée. Réaliste à sa façon, il les étudiait et les scrutait sans cesse, car pour le reste il s'était volontairement séparé du monde moderne, négligeant de porter son attention sur lui et s'élevant plus haut, sur les sommets de la pensée, afin d'envisager la Création dans ce qu'elle a de permanent et d'immortel. Ainsi il a vécu comme en un cloître, car le vrai cloître, écrivait-il dans ses Jours de solitude, c'est la conscience illuminée de la clarté de Dieu, qui, elle aussi, a ses dalles sonores où résonnent les faits accomplis et sa cour carrée où des croix rendent témoignage des illusions disparues. Et quand il avait ainsi, tout le jour, mené le troupeau blanc de ses rêves, le soir — comme les pâtres légendaires de la Chaldée — il devenait le contemplateur d'étoiles. Celles-ci le fixaient dans l'ombre, ainsi que les yeux vibrants des morts regrettés, et alors, comme pour continuer ce commerce d'outre-tombe, il se retirait dans la grande bibliothèque du château et lisait les poèmes d'Ossian où Fingal et les guerriers immolés de Morven s'enveloppent dans les nuages du couchant, comme en de grands linceuls de pourpre! Mais cette sérénité n'était qu'apparente chez le doux solitaire d'Acoz ; il n'y avait là qu'une attitude voulue et stoïque, comme celle de l'enfant de Sparte mordu par un renard qu'il cachait dans sa robe. Sous l'uniforme ampleur de ses phrases, déroulées comme des flots, on sentait à la vérité bien des rêves engloutis, et c'est pour cela qu'elles vibrent en de plaintives mélopées comme celles des marées montantes. Au fond, lui-même souffrait de ce mal qu'il attribue à son frère Rémo, « celui qu'éprouvent toutes les grandes âmes, meurtries aux bornes de ce misérable monde ». Il a fait comme ceux dont parle Pascal, *« qui cherchent en gémissant », et il aurait pu assurément prendre pour devise cet admirable vers de Baudelaire, triste comme une épitaphe : Je sais que la douleur est la noblesse unique ! Mais là s'arrête sa ressemblance avec les grands romantiques auxquels des critiques à courte vue ont eu le tort de l'apparenter souvent. Il n'avait pas cette inspiration mélancolisée de Goethe, de Chateaubriand et de Lamartine, cette tristesse maladive et sans cause dont ceux-ci s'enor- gueillissaient comme d'un privilège pour le génie — selon l'observation d'Aristote. Chez lui rien de semblable; pas de tristesse subjective, d'élégies personnelles pour apitoyer sur des abandons ou des meurtrissures, mais d'objectives réflexions sur la fatalité du malheur attaché à l'existence humaine, à la façon de Léopardi et des autres poètes pessimistes. Ce n'est pas, comme ceux-ci, que sa désespérance soit amère, violente, absolue. Si le raisonnement et l'expérience l'ont amené kii aussi à connaître la bêtise et la méchanceté des hommes, les fausses paroles, les rires perfides, les trahisons lâches, toutes ces choses navrantes comme des mélancolies d'automne, il a du moins un refuge dans la Nature, et devant tout cela — comme il dit suavement — il dresse une haie en fleurs. Mais néanmoins son cœur reste tiraillé, comme écartelé, entre l'avenir incertain et le passé regretté; ses yeux souffrent par l'absence et gardent, après avoir voyagé en de lointains pays, la tache noire des chauds soleils entrevus. Et toujours, impitoyablement, l'analyste qui est en lui et regarde vivre le poète — contrarie ses joies les plus pures : a-t-il vu une fleur somptueuse qui se déplie au soleil comme un insecte aux ailes de velours, au lieu de se borner à en respirer le parfum, il descend à la tige et de la tige aux racines et soudain il souffre en songeant que celles-ci s'enfoncent dans la terre où sont les Morts ! Oh! les morts abandonnés tout seuls, dans la terre, sous l'herbe épaisse et qui seront nos compagnons de demain I Cette pensée de la mort l'empêchait de vivre. Et au lieu de s'éjouir comme les autres hommes, d'être pareils à ces petites tortues entrevues un jour par Renan dans un étang de la Syrie, gaies et vives sans s'inquiéter de ce que l'eau du Ouadi-Hamoul serait tarie le lendemain — lui s'est énervé dans cette fatale solitude dont parle la Bible : Vœ soli ! Et dans le vide de son cœur se répercutaient tous les glas mortuaires qui tintaient aux clochers dispersés : « O morts, restez doucement couchés où vous » êtes, j'irai bientôt m'étendre à vos côtés ! Je » descends à vous par l'escalier des heures. » Ecoutez — chacun de mes pas retentir au clo- » cher de l'église prochaine. Ah! quelle proces- » sion variée m'accompagne sur l'escalier funè- » bre! Vous toutes, générations disparues, vous » êtes les vivants d'hier et moi je suis le mort de » demain!... » Admirable pensée, expression impeccable, noa seulement dans les lignes qui précèdent, mais dans son œuvre entière. On dirait d'un temple majestueux, aux parois si hautes et si lisses qu'on n'y peut accrocher une critique. Les phrases se creusent avec des nettetés de bas-reliefs et partout des images éclatantes flamboient comme des vitres aux pleins de soleil. Ecoutez cette sublime comparaison, à propos des âmes solitaires et recueillies : « Qui n'a rencontré, dans les landes désertes, » le creux d'une carrière abandonnée lentement, » emplie par l'eau des mers ? Là, nul concert » d'oiseaux, nulle touffe d'herbe, nulle fleur ; un » morne silence planant sur une eau sourde et » cristalline, qui jamais ne tremble à la nageoire » ou à l'aile d'un être vivant. Cependant, entou-» rée d'un ciel bleu et de roches grisâtres, cette eau » est verte! Les êtres qui l'approchent craignent » de la frôler, et pendant que la bruyère d'alen-» tour crépite au soleil de midi, si la silhouette » d'un ramier voyageur ou la figure d'un pâtre » s'y reflète, c'est pour soudainement s'évanouir, » — mare mystérieuse ! tu ne peux vivre et tu » ne peux mourir. Tu as l'éclat et pas la jeunesse ; » tu as la douceur et pas les attraits ; tu es lim-» pide, et les vivants te fuient! Ta destinée est » de ne jamais te répandre sur les stériles som-» mets qui te tiennent prisonnière ; mais du moins » as-tu la joie, quand les ombres de la nuit s'é-» pandent sur les terres, de palpiter de la vie illi-» mitée du ciel étoilé ! » Son œuvre abonde en figures de ce genres en raffinements de style, en détails élégants, en recherches de mots rares et picturaux, en comparaisons neuves, comme lorsqu'il assimile les voix brèves des moineaux, rassemblés sur les toits, à des bruits de ciseau sur la pierre. Puis de grandes idées condensées en une expression pénétrante comme une goutte d'essence : « Le poète cisèle de l'ombre. » Puis encore d'exquises trouvailles de sentiment, comme cette phrase à propos de son frère Rémo qui avait partagé sa vie : « De lui il ne reste plus que moi ici-bas ! » Et ainsi, d'un bout à l'autre de son oeuvre, de graves pensées morales dans une forme colorée, évoquant d'énormes papillons épinglés sous ane vitrine de verre, les ailes en fleur. y y-y Après avoir lu cette œuvre grandiose, on »e s'étonne plus qu'Octave Pirmez ait été aimé de Victor Hugo, de Sainte-Beuve qui avait écrit des annotations en marge de ses livres, de Saint-René-Taillandier qui l'a appelé un rêveur éloquent et se disposait — si la mort ne l'en eût pas empêché — à lui consacrer un grand article dans la Revue des Deux-Mondes. A Paris, il aurait certes occupé une situation éminente dans le groupe des esprits hautains et contemplatifs, entre Taine, Renan et Paul-de Saint-Victor. En Belgique, on le connaissait à peine. Dans un temps où un artiste n'existait pas pour le public sans la consécration officielle, il n'avait jamais rien obtenu de nos gouvernements bourgeois : ni une distinction, ni un prix quinquennal, ni une décoration, ni une couronne ! Quant aux talents neutres — comme il les appelait — qui font ici de la critique, ils en parlaient peu ou se bornaient à lui reprocher ses pensées vagues, son style mo« et ses inutiles tentatives de restauration romantique, après Lamartine et Chateaubriand. Mais lui, sans s'embarrasser des pierres qu'on lui jetait, sans s'inquiéter si on l'écoutait, si même on l'entendait, continua sa mystérieuse ascension, car il était vraiment le poète, tel que Goncourt l'a défini : un monsieur qui met une échelle contre une étoile et qui monte en jouant du violon ! .r.r.y. Quand les Jeunes-Belgiques sont entrés en campagne, eux qu'on représente méchamment comme une jeunesse infatuée et irrévérencieuse, ils ont bien compris qu'ils n'étaient que des conscrits. Ils ont donc cherché des chefs, mais ils ont vite reconnu que ceux qui avaient le plus de galons à leurs manches n'étaient que de mauvais invalides, indignes et incapables de diriger leurs fraîches milices. Alors, révolutionnairement, ils se sont insurgés contre les pédants, les marchands de lieux communs, les confectionneurs de cantates, les historiens de contrebande, les politiqueurs qui se mêlent de juger l'art et la littérature, et ils se sont tournés vers les grands, les sincères, les originaux comme Charles De Coster, André Van Hasselt, Camille Lemonnier, Edmond Picard, Octave Pirmez. Parmi ceux-là, Octave Pirmez surtout était un initiateur, car nous trouvons dans son œuvre toutes les théories d'art qui nous sont chères. Lui aussi proclamait la gloire des réalistes « qui avaient compris la force de la sincérité, en tenant compte de l'instinct, en délaissant l'école pour s'instruire à la Nature et reproduire des êtres dans leur réalité saisissante ». Lui encore répondait à cette confusion absurde de l'Art et de la Morale que nous avons toujours combattue : « Parce que tel romancier n'a pas un but moral, x> il ne faut pas conclure que son œuvre soit inu-» tile. Certains écrivains ressemblent à ces grands » fleuves qui roulent vers l'Océan leurs flots sou-» levés et ne les emploient ni à fertiliser les plaines » ni à porter les navires marchands. Ils viennent » témoigner de la puissance des instincts de » l'homme et de la vigueur de son talent. Ils repré-» sentent la jeunesse, la santé, la vie. » Leurs livres, c'est la nature même mise eR » pages, ils sont inspirateurs comme elle. » Enfin son œuvre est comme un arsenal où nous trouvons des armes pour nous défendre contre ceux qui nous accusent d'avoir une forme ciselée sans qu'il y ait du fond dans ce que nous écrivons. Etrange reproche, puisque toute ciselure suppose un métal sur lequel on ait pu exercer sa patience et son habileté. « Il arrive à beaucoup — lisons-nous dans les » Heures de philosophie, de dire d'une œuvre : » La forme en est charmante, mais le fond est » vulgaire. — Parole peu juste. Une forme litté-» raire ne peut être telle si elle n'a germé sur un » sentiment profond. Autant vaudrait dire d'un » homme : C'est un bel homme, mais sa char-» pente est vilaine. Dans une œuvre d'art, la » beauté de la forme ne se sépare point de la » beauté de la pensée qui l'inspire. On ne crée » une belle forme qu'à la lueur d'un idéal. » Enfin il dit encore ailleurs : « Il ne restera » dans l'avenir que les livres où s'accuse le génie » de la Forme. » N'est-ce pas le germe de ce que nous avons toujours écrit et défendu : qu'importe la pensée si le livre est bien écrit ! Qu'importe le sujet si le tableau est bien peint! Il y a œuvre d'art partout où le style se raffine, où la couleur vibre. Comme on le voit, Octave Pirmez était bien des nôtres, lui dont les théories esthétiques s'appariaient si bien avec celles que nous professons, et c'est là sans doute la raison de la sympathie vivace qu'il nous avait témoignée dès l'origine de nos efforts, et dont l'affirmation reste vibrante dans les lettres que nous gardons de lui — comme les reliques d'un Ancien vénéré. Mais ce n'est pas seulement cet idéal commun qui nous avait poussés vers lui, c'est encore et surtout la maîtrise de son œuvre magistralement écrite. Lui et les autres méconnus dont je parlais tantôt étaient vraiment « les bons esprits de l'ancienne Belgique. » Dès lors, comment ose-t-on nous accuser d'irrévérence vis-à-vis d'eux alors que, s'ils sont sortis de l'ombre, si des lueurs de gloire s'allument sur leurs noms, c'est à nous, à nos revues, à nos conférences qu'ils en sont redevables ? Tandis que vous, les critiques myopes, les adorateurs du fait accompli, vous l'aviez toujours jusque-là relégué et diminué ; mais il était édifié sur votre compte, le grand solitaire d'Acoz, lorsqu'il vous mettait narquoisement dans la bouche ce que vous disiez de lui et ce que vous dites maintenant de nous : « Ah! pauvre jouvenceau! qui osez nous dire que cette prairie vous enchante, à nous qui venons d'y découvrir trois orties et un chardon ! » Au moment même où nous couronnions nos maîtres, Octave Pirmez est mort, comme si ce génie solitaire avait voulu se dérober à de publiques ovations ! Contraste triste : son convoi funèbre a croisé le char triomphal de Lemonnier — et dans une démonstration récente de l'Art national, que d'aucuns ont cru patriotique de ridiculiser, nous n'avons pu qu'honorer sa mémoire en dressant son couvert avec une chaise vide et des fleurs en deuil dans du crêpe, en renouvellement d'une émotion-nante coutume de moyen âge. C'est quand tout renaît dans l'allégresse du printemps qu'Octave Pirmez a disparu, et dans ses derniers moments, il aura pu chuchoter ce premier vers de Jocelyn qu'il avait lu si souvent : Aujourd'hui premier mai : date où mon cœur s'arrête ! A ses obsèques, quelques-uns d'entre nous ont représenté la Jeune Belgique ; ils ont suivi, cha- peau bas, ce grand mort qu'on portait sur la rampe d'une colline vers le lointain cimetière. Le corbillard, attelé de quatre chevaux, était tendu de draperies bleu pâle, et le soleil nouveau l'enveloppait d'une clarté d'apothéose, tandis qu'au loin la campagne riait, tout verte — couleur de l'espérance. Tous les paysans des villages suivaient et des musiques jouaient lugubrement la si émouvante Marche de Chopin. Tout à coup, quand s'étaient tues les fanfares, cette chose étrange fut remarquée : au milieu du grand silence, un rossignol vocalisa dans les hautes branches d'un arbre de la route — comme si la Nature, reconnaissante envers celui qui l'aima tant, avait délégué son plus éloquent oiseau pour chanter son Oraison Funèbre. TROIS POÈTES Charles Van Lerberghe, Grégoire Le Roy, Maurice Maeterlinck. Un dimanche de mai, l'an dernier, j'étais à Gand, flânant sur la place d'Armes, une grande place entourée d'arbres, où les gens de la ville ont cette curieuse habitude de se rassembler les dimanches midi, en été, pour entendre des musiques militaires, ces concerts « riches de cuivre » dont parle Baudelaire, qui versent un peu d'héroïsme dans l'âme éparse des foules. Je me promenais seul, hanté par l'architecture compliquée des vieilles façades, intéressé à la gaîté des arbustes et des bouquets — il s'y tient un marché — qui fleurissaient, tout autour, les bancs et des étagères. Tout à coup, je vis deux jeunes gens s'approcher de moi, l'air timide, et l'un d'eux, en s'excu-sant, me demanda si la Jeune Belgique se proposait de se rendre en corps aux funérailles de Victor Hugo, qui, précisément, était mort trois jours auparavant. On juge de mon étonnement. Ce fut à mon tour de questionner : ils connaissaient donc la Jeune-Belgique, ils s'intéressaient à elle ? ils aimaient, eux aussi, la poésie pour avoir le si vif désir d'escorter le convoi du grand poète! J'appris bientôt que j'avais affaire à des amis inconnus, à ceux dont parle Sully-Prudhomme avec qui notre esprit, inconsciemment, se mêle et communie ... en l'invisible Monde os les fiers el les dcnn se sont fait leur cité ! Tous nos livres leur étaient familiers, tous les poètes leur étaient connus et bientôt nous parlâmes délicieusement de cette si curieuse ville où ils vivaient ensemble, où j'avais vécu moi-même, du charme silencieux des vieux murs, des eaux dor- mantes et lasses, des quais dont les pignons noircis ont des airs de cagoules par dessus les maisons, — toute cette cité d'automne et de veuvage où s'effeuillent de quart d'heure en quart d'heure les pétales de fer du carillon. Après avoir longtemps causé, ils m'avouèrent — presque en rougissant — qu'eux aussi faisaient des vers, ce qui ne laissa pas de m'inquiéter un peu. Je craignais de recevoir quelques-unes de ces poésies banalement correctes sur les champs ou sur l'amour, comme on écrit partout en province, à Verviers et ailleurs, avec une naïveté presque touchante. Des vers de 1830, dans le sens ridicule de l'expression, des vers dont les rimes pendraient comme de longues boucles, des strophes amples et vides, de la poésie en crinoline. Néanmoins je les engageai à m'envoyer quelque chose ; ils répondirent qu'ils n'oseraient pas, qu'ils commençaient à peine. J'insistai beaucoup, piqué au jeu ; ils promirent et quelques jours après je reçus de l'un d'eux un gros cahier de sonnets avec le nom de l'auteur, Charles Van Lerberghe, et un vers d'Horace comme épigraphe, ce qui indiquait la modestie du poète : « Delere licebit quod non edideris : il sera permis de détruire ce qu'on n'aura pas publié. » Dès la première page je fus conquis : Soyez, mes vers, comme les roses. Comme les lys et les lilas, Bouches sans voix, parfums sans causes. Soyez comme des courtisanes Sous les longs voiles diaphanes Cambrant leurs seins aux baisers chers. Brunes aux yeux de flammes blondes, Aux yeux d'aurore, dont les chairs Sont superbement infécondes. C'était donc un pur poète ! L'art pour l'art, dans le sens d'art dégagé, hautain, rêvé, — sans cesser d'être humain ; mais aucune tare politique, aucune manie d'apostolat social ou philosophique. Rien de banal donc, comme inspiration, et à toute page des vers superbes comme ceux-ci à propos des navires dans un sonnet intitulé Le Port : Mais l'eau limpide et calme où leur ombre s'allonge Endort les grands vaisseaux assoupis et lassés Et la voix de la mer passe en eux comme un songe 1 Ailleurs, dans un sonnet sur un château en ruines, il dit, en parlant des hiboux : Sombres méditaleurs de ces temps glorieux, Us écoutent en paix dans la cour solitaire La plainte sur les eaux des joncs au bruit subtil. Comme ce dernier vers est d'un impressionnisme charmant, et comme il est coupé avec un art très sûr et très fin ! C'est de la besogne de bon ouvrier, tout à fait en possession de l'outil, qui a damasquiné l'épée vierge de ce beau vers. Et partout, au hasard, j'en cueille de pareils : Les buissons nous jetaient leurs rires d'aubépines Oh ! sa bouche rieuse où rit tout un matin ! Ce sont ces vers-là que je préfère, ces vers doux, frais, émus de la vraie émotion humaine, avec ce je ne sais quoi de rêveur, d'atténué, enveloppant la floraison des images — comme un brouillard frileux dans une aube de Corot. Ce côté mélancolique, résigné, est la caractéristique de ce livre de sonnets et s'exprime très bien dans une pièce où le poète suit des yeux un convoi magnifique, fleuri dt couronnes et de regrets. escorté de drapeaux, de musiques de soldats, de tambours dont les battements racontent dans les faubourgs la grandeur morte du défunt, — tandis que le poète rêve pour lui-même un départ solitaire, triste et lent comme un effeuillement, comme la chute d'or des feuilles dans les soirs pâles d'octobre. A côté de cela, il y a des « crépuscules opaques », des « gouffres sans rive », des « outrances de baisers livides ». Une inspiration qui s'habille de toute une défroque de macabrerie déplaisante qu'on croirait enlevée au vestiaire des diablotins de Rollinat. Bien des sonnets aussi auraient besoin d'être revus, serrés, émondés des lieux communs ; mais l'auteur le sait mieux que personne et devra s'astreindre tôt ou tard à ce travail de correction acharnée, si ennuyeux, mais si essentiel. D'ailleurs qu'importe ! Ce que j'ai voulu faire ici, c'est signaler un nouveau poète, un jeune poète qui s'affirme déjà comme un vrai — quelques vers suffisent pour cela — et qui déjà parfois a réussi un sonnet d'un bout à l'autre, lequel se dresse alors comme un beau vase sans fêlure, avec peu de ciselures et d'ornements, mais d'une courbe harmonieuse dans la noblesse d'un pur marbre blanc : QUI PATIUNTUR Ils sopt humbles et bons, et quoique l'injustice Du sort les ait vêtus de deuil illimité. On ne sait quelle joie étrange, en vérité. Déborde de ces cœurs voués au sacrifice. On ne sait quel rayon du ciel, quel vin propice. Quelle douceur et quelle immense charité, La souffrance aux yeux bleus, en sa bénignité. Verse avec l'amertume au fond de leur calice ! Aussi plus d'un d'entre eux qui n'eut, martyr constant, Pas un sourire au cœur, pas un rêve chantant A l'heure où tous les cieux s'ouvraient sur son calvaire, La regrette en son âme et la pleure en partant. S'en étant fait de jour en jour dans sa misère Comme une sœur plaintive et triste ei pourtant chère ! Celui qui accompagnait Charles Van Lerber-ghe, le jour de notre première rencontre, c'était Grégoire Le Roy. Tout jeune encore, avec une physionomie ouverte, des yeux bleus comme étonnés de la vie, une barbe naissante allumée çà et là d'une touffe d'or ; à ce moment-là, il s'adonnait un peu à la peinture, qu'il trouvait le plus facile des arts ; il venait d'abandonner ses études de droit et paraissait décidé, avec cette belle ignorance des vingt ans, à faire de la littérature et même à en vivre. Depuis il est parti pour Paris, en octobre, avec un autre jeune homme de Gand, son camarade habituel, Maurice Maeterlinck, qu'on m'avait signalé aussi comme écrivant des vers — et de superbes ! Je les rejoignis tous les deux, un soir du mois dernier, sur le boulevard, à Paris. Ils se trouvaient enchantés de leur séjour là-bas ; ils y étaient tombés au milieu d'un groupe littéraire accueillant, et ensemble avaient fondé une jeune revue, La Pléiade, avec d'autres poètes : Ephraim Mikhael, un somptueux, Rodolphe Darzens, un suggestif, Pierre Quillard, un mystique. Nous allâmes dans une brasserie de Montmartre où ils avaient l'habitude de se réunir le soir autour du comte Villiers de l'Isle-Adam ; le splendide écrivain des Contés Cruels était déjà là, attablé devant une large pinte de bière allemande, feuilletant les épreuves de Y Eve future qui allait paraître. Je fus frappé de cette tête curieuse : des yeux insinuants malgré le rêve et le vague qui les mouillent, des yeux magnétiques qui allument la figure un peu pâle, fanée, à laquelle des moustaches et une barbiche à la Van Dyck conservent une aristocratie d'ancien portrait. Le maître — comme l'appelaient les jeunes poètes — parla seul presque tout le temps, d'un ton de voix brouillé, avec des phrases confuses où, par moments, éclataient des observations brillantes ou des idées géniales. Il nous raconta des projets de livres, des sujets de poésies, indiquant tous cette préoccupation du mystérieux, du fatal, de l'au-delà qui est dans son œuvre. D'ailleurs, ajoutait Villiers, l'artiste moderne veut en vain se soustraire à l'obsession mystique, religieuse : quand il travaille, il entend cogner au mur, lève la tête et s'étonne. Un instant après il recommence à écrire, le bruit reprend, sourd mais obstiné. Il ne veut pas entendre, il se remet à la tâche. Les coups au mur se répètent, battant ses oreilles, lui entrant dans la tête, malgré lui. Ce bruit aux murs, ces coups invisibles tambourinant sur les cloisons, à l'obsession desquels on ne peut échapper — ce sont les bruits de l'Infini. Après Villiers de l'Isle-Adam, l'admiration de nos jeunes poètes allait surtout à Verlaine, le poète musical et vaporeux des Romances sans paroles, le lyrique éteint et résigné de Sagesse. Ce n'est pas qu'ils eussent la joie de l'approcher, lui aussi : Verlaine, paraît-il, est malade et se dérobe, loin de tous, assez tristement logé au fond d'une banlieue, chez un marchand de vin. Mais ils avaient tous ses livres, ils rassemblaient des portraits de lui, tout un petit reliquaire du poète aimé qu'ils complétaient avec un culte fervent. Je ne fus donc pas surpris, quand, le lendemain, mes jeunes amis vinrent me lire leurs derniers vers, d'y retrouver un peu d'influence de Verlaine. Mais ce qui m'étonna, à part cela, ce fut l'inspiration émue, la vision originale de ces deux adolescents encore, presque imberbes, qui m'apparaissaient, dès ce moment là, comme de Le chanvre est blond, la vieille est blanche, La vieille file lentement, Et pour mieux l'écouter, se pench» Sur le rouet bavard qui ment. vrais poètes. Quelle jouissance exquise d'entendre des vers inconnus, des vers jeunes, frais, bariolés — surtout quand on sait que les nouveaux poètes seront de glorieuses recrues pour le combat d'art qu'on va aller reprendre dans son pays ! Heure exquise, aux doux retentissements dans la mémoire, cette heure des commencements de mai, dans une chambre riante ouvrant sur le jardin en fleur de la place Louvois ; des cris d'enfants, le bruit mouillé de la fontaine voisine montant dans le soir comme un accompagnement en sourdine tandis que l'un d'eux, Grégoire Le Roy, nous lisait à mi-voix ces doux vers : LE PASSÉ QUI FILE évocations La vieille file et son rouet Parle de vieilles, vieilles choses ; La vieille a les paupières closes, Et croit bercer un vieux jouet. TROIS POÈTES 169 Sa vieille main tourne la roue. L'autre file le chanvre blond, La vieille tourne, tourne en rond. Se croit petite et qu elle joue. Le chanvre qu'elle file est blond. Elle le voit et se voit blonde ; La vieille tourne et tourne en rond. Le rouet tourne doucement, Et le chanvre file de même ; Elle écoute un ancien amant Murmurer doucement qu'il l'aime. Le rouet tourne un dernier tour, Les mains s'arrêtent désolées, Car les souvenances d'amour Avec le chanvre étaient filées. C'était vraiment exquis, de pareils vers, évoca-fceurs comme un livre de légendes allemandes, musicaux comme une ronde où passent des aïeules mêlées aux amoureuses. Vers de souvenirs d'enfance et de mélancolie où l'on croit retrouver un reste de chansons de nourrice ! Vers simples, émus, profondément humains, avec des trouvailles de sentiment comme cette illusion de la vieille aux idées brouillées qui « croit bercer un vieux jouet » et des trouvailles d'expression comme « le rouet bavard qui ment ». Après Le Roy ce fut au tour de Maurice Maeterlinck, un garçon de vingt-deux ans tout au plus, imberbe, les cheveux courts, le front proéminent, les yeux clairs, nets, regardant droit, la figure durement modelée — tout un ensemble indiquant la volonté, la décision, l'entêtement, une vraie tête de flamand avec des dessous de rêverie et des sensibilités de couleur. Au fond, un silencieux, qui ne se livre pas facilement, mais dont l'amitié doit être sûre et dont le talent, logiquement, sera sûr aussi, égal, maîtrisé, calculé comme par un savant ingénieur ès-rimes, disposant ses vers et ses strophes ainsi que des écluses régulières où puisse chanter et miroiter une inspiration toujours égale. Voici les deux pièces curieuses qu'il nous fit entendre, l'une après l'autre : VISIONS Je vois passer tous mes baisers, Toutes mes larmes dépensées i Je vois passer dans mes pensées Tous mes baisers désabusés. TROIS POÈTES i7i C'est des fleurs sans couleur aucune. Des jets d'eau bleus à l'horizon. De la lune sur le gazon Et des lys fanés dans la lune. Lasses et lourdes de sommeil. Je vois sous mes paupières closes Les corbeaux au milieu des roses Et les malades au soleil. Et lent sur mon âme indolente L'ennui de ces vagues amours Luire immobile et pour toujours Comme une lune pâle et lente. II Ces baisers épuisés sont calmes et moroses. Ils ont perdu leurs lys, leurs torches et leurs roses. Ces baisers ne sont plus des lions ou des loups. Mais des troupeaux très lents, indolents et très doux. Qui se traînent à peine et mornes dans les plaines Lointaines de leur rêve, et dont les brebis pleines De lassitude blanche, entre-closent les yeux Et voudraient bien mourir en voyant que les cieux. Et les flammes des cieux, ne sont plus à leur place. Et qui la lune luit sous elles dans l'eau lasse. Ils ne savent plus où se poser ces baisers. Ces lèvres sur des yeux aveugles et glacés : Désormais endormis dans leur songe superbe. Ils regardent rêveurs, comme des chiens dans l'herbe, La foule des brebis grises, à l'horizon, Brouter le clair de lune épars sur le gazon, Aux caresses du ciel, vague comme leur vie ; Indifférents et sans une flamme d'envie Pour ces roses de joie écloses sous leurs pas Et ce long calme vert qu'ils ne comprennent pas. Voilà assurément de bien curieux poèmes et des vers de vrai poète, des vers subtils et suggestifs, surtout celui où l'on voit les brebis lasses des baisers « brouter le clair de lune épars sur le gazon ! » Certes, on sent beaucoup l'influence de Verlaine dans ces vers qui s'allongent, s'allanguissent, s'étirent, s'enlacent l'un à l'autre comme dans un bâillement, avec des langueurs de belles nymphes qui mêleraient leurs gestes en un peu d'aube. Mais le poète est original dans sa vision : il a une très spéciale rétine, affectée seulement par les reflets des lumières, les végétations froides, aquatiques, les choses frêles, factices, fausses, qui miroitent dans le mensonge des eaux stagnantes et dans le mirage des nuées, et tout cela vu sous une lumière artificielle de lune — comme à travers le verre d'une serre bien close où le poète se serait enfermé à jamais. Voilà l'impression que donnent ses poèmes : un paysage lunaire contemplé derrière les vitres bleu-pâle d'une véranda. Aujourd'hui, Maurice Maeterlinck et Grégoire Le Roy sont revenus à Gand, temporairement ou définitivement, eux-mêmes l'ignorent. Ils ont rejoint leur ancien camarade Charles Van Ler-berghe, lequel est entré dans le même courant de poésie fluide et semble renier les sonnets fermes et plastiques que je signalais en commençant. C'est ainsi qu'il m'écrivait il y a peu de temps : « Je m'essaie à subtiliser ma pensée, à la noter d'une façon un peu délicate et rare ; je m'occupe à des songeries de paresseux ; je médite le mystère des adorables Diaboliques de Barbey d'Aurevilly, des « Célestes » et la fine trame étrange de leurs pensées. Méditations informes que je ne parviens pas à fixer, d'autant plus que j'ai la tête pleine des Parnassiens et de leurs moules de bronze, et que ces choses légères y périssent fatalement. » L'évolution est complète aujourd'hui, car le dernier numéro de La Pléiade que je viens de recevoir contient des vers de lui qui sont absolument dans les formules de l'école nouvelle. Il y a des trouvailles de vision vaporeuse et mystique comme cette fin de la poésie intitulée : Souvenir de Berceuse : El c'était doux jusqu'à la démence Toute cette ombre et ce reposoir Dans cette vague fuite du soir. Ce calme avec ce mystère immense. Des anges venus du fond des cieux Descendent alors dans l'ombre brune Les blanches échelles de la lune Avec des gestes silencieux. Et d'autres remontent. Tous sont roses, Ailés d'or et si resplendissants Qu'ils les contemplent, divins passants. Au travers de leurs paupières closes. C'est exquis, diaphane, subtilisé, vaporisé et si ceux qui suivent Verlaine s'en tenaient là, je serais le dernier à ne pas les aimer, moi qu'a séduit toujours la grâce des teintes fanées, la pâleur des choses blondes et les harmonies en sourdine : Qui transcrira le brait charmeur Des musiques atténuées S'évaporant vers les nuées Douces, dans un accord minera- I Mais si la poésie moderne doit s'attacher maintenant plutôt aux subtilités de la sensation qu'aux sentiments généraux, — plutôt aux nuances qu'à la couleur des choses — il faut, quant à la forme, prémunir les jeunes poètes contre les absurdités de ceux qu'on a appelés les Décadents. Il n'y a qu'à lire la Vogue, une revue qu'ils ont fondé récemment. Sous prétexte de rompre les lignes rigides de l'alexandrin, on arrive à faire une chose informe, cassée, cahotante, comme si Hugo, en respectant l'hémistiche, n'avait pas su varier à l'infini l'architecture compliquée de son vers. C'est presque naïf, cette imitation à outrance du poète de Sagesse dans la coupe de ses vers et la combinaison de ses rythmes : parce qu'il a vanté quelque part l'allure impaire, on ne fait plus que des vers de sept pieds, de neufs pieds, de onze pieds, et dans l'alexandrin on place la césure après le cinquième ou le septième pied -— jamais après le sixième pied comme le veut la tradition constante du vers français depuis Agrippa d'Aubigné et Villon jusqu'à Hugo ou Baudelaire. C'est comme cela qu'on écrit des vers pareils à celui-ci de Jean Moréas, que quelques-uns ont le tort d'admirer : Le Burg immémori - al, de ses meurtrières Semble darder un œil dur... W'ï* J'espère que les trois jeunes poètes flamands que je me suis plu à signaler ici, éviteront de tomber en de pareils excès. Qu'ils restent eux-mêmes et se gardent de cette naïveté d'imiter des tentatives qui ne sont pas même nouvelles, puisque Verlaine, — un grand poète que j'admire, au reste — les a commencées il y a près de vingt ans. Qu'ils fassent mou, tant qu'ils voudront — ce sera exquis, qu'ils fassent brumeux, effacé, et que leurs vers se distendent et se fondent en longues bandes de brouillard pâle ! Qu'ils se plaisent aux cadences énervées, mourantes, et répercutées à la fois comme une âme de cloche étemte ! Mais gardons la tradition respectable de la Langue et du Vers français dont bien des génies se sont contentés pour faire des chefs-d'œuvre et ÉVOCATIONS au lieu de tant chercher de nouvelles césures et de nouveaux mètres, tâchons avant tout de vivre dans le sens glorieux du verbe, de vivre par la haute vie de l'émotion et du sentiment, tâchons de vibrer, de haïr, d'aimer — c'est encore le moyen le plus sûr pour faire de beaux vers, selon le sublime mot du grand Shakespeare : « Nul ne sera écrivain s'il n'a d'abord versé dans son encrier les larmes de l'amour ! » Et maintenant, salut à ces trois nouveaux poètes! Ouvrons à larges battants pour eux les portes de la Petite Chapelle. Tirons de leurs écrins les encensoirs d'argent, allumons les cierges de cire pâle, balançons les cassolettes odorantes et que l'orgue au jubé retentisse. C'est une joie pour nous, entrés dans le temple d'où nous avons chassé les vendeurs, c'est une joie que la venue de nouveaux diacres, en surplis de strophes blanches, qui viennent officier avec nous, parer de fleurs nouvelles l'autel de la Madone des Vers et mettre sur sa beauté leur poésie fluide — comme un voile de dentelle. NOTES SUR LE PESSIMISME A la dernière séance de réception de l'Académie française, M. Alexandre Dumas fils, s'adressant à Leconte de Lisle, le poète boudhique qu'il avait l'honneur de recevoir, lui déclara ceci à propos du pessimisme dans la littérature : « Je ne crois pas, Monsieur, au véritable désir de mourir chez ceux qui, l'ayant exprimé en d'aussi beaux vers, continuent à vivre. Toute cette désespérance me semble alors purement littéraire. » Certes, c'est là un raisonnement bien superficiel ; il suppose que l'homme puisse toujours agir selon les déductions de sa raison, comme s'il n'y avait pas en lui — plus fort que lui — un instinct auquel sa volonté ne résiste guère. Ainsi s'explique cette contradiction apparente des écrivains pessimistes qui continuent à vivre et même à tirer de la vie le plus de bien qu'il est possible. PESSIMISME 179 Car ils ont beau s'être démontré à eux-mêmes l'inanité de l'espérance et de l'effort, et la douceur qu'il y aurait à mourir, — la Centilezza del Morir, comme a dit Léopardi, un poète italien — il y a en eux l'instinct supérieur et incompressible, l'instinct de la conservation, si bien mis en scène par La Fontaine dans sa fable La Mort et le Bûcheron, qui est connue de tous : Un pauvre vieillard, écrasé sous le poids de ses fagots et songeant au peu de plaisir qu'il a eu depuis qu'il est au monde, appelle la mort à son secours pour être délivré de l'ennui de vivre. Mais quand la mort se présente et lui demande ce qu'il faut faire C'est, dit-il, afin de m'aider A recharger ce bois. Sous cette forme allégorique, il est aisé de comprendre qu'il y a un instinct général supérieur à la volonté individuelle et qu'ainsi tous les écrivains pessimistes ont pu très sincèrement dire le malheur de la vie et l'appétit du néant — tout en continuant à vivre. Donc, que leur désespérance n'est pas purement littéraire, comme M. Dumas l'a dit un peu légèrement. Au contraire, ce pessimisme est intéressant, il est tragique parce qu'il sort de notre état social comme sa floraison naturelle et vénéneuse ; et, qu'ainsi l'étudier, c'est étudier en même temps la crise et les secousses de nos civilisations finissantes. En effet, c'est une erreur de croire que l'art influe sur l'état social, au contraire, il le subit et il s'exprime fidèlement. C'est dans ce sens que Théophile Gautier a pu dire spirituellement : les petits pois ne font pas naître le printemps, mais le printemps fait naître les petits pois. De la même façon, c'est la décadence des civilisations qui fait naître les littératures pessimistes. Or, il est certain qu'à l'heure présente, tous les pays de race latine présentent les signes des civilisations épuisées. Tandis que les races germaniques, les Allemands et les Prussiens, sont restés fort riches de sang, équilibrés de cerveau, habiles à l'action, à la guerre, disciplinés et soumis à une règle de fer, les Latins eux, ont poussé plus loin l'acuité de leur civilisation, la délicatesse des sensations exquises et rares, le raffiné et l'artificiel dans l'art. Avec un sang appauvri sont venus les énerve-ments, les sensibilités, les névroses, tout ce détraquement physique qui fait de nous des vieillards nés d'hier, comme disait Musset, et qui fait aussi — suivant l'observation d'un humoriste — qu'on trouve à présent des jeunes filles de dix-huit ans qui ont déjà l'air bien conservé. Mais ce détraquement physique est aussi précisément la cause de compréhensions intellectuelles plus choisies. Car, ainsi que l'a écrit Paul Bourget, si nous sommes devenus inaptes aux attitudes viriles et à l'action, c'est que nous sommes devenus plus habiles à la pensée solitaire. Les mains délicates et fines sont toujours incapables des grosses besognes. Or, jamais le cerveau humain n'a été aussi compliqué, aussi sensibilisé, aussi fouillé par toutes les curiosités de la sensation. L'abus du cerveau est la grande maladie. Et » ce cerveau moderne si surmené, en arrive à souffrir pour des détails, à raffiner sur de subtils ennuis. En voulez-vous une preuve, de la façon ultrasensible et raffinée avec laquelle nous nous comportons aujourd'hui par exemple en amour : la preuve en est dans La Parisienne, une comédie de Becque; il y a un froid entre l'homme et la femme; celle-ci s'inquiète, demande ce qu'elle a pu faire : — Rien, répond l'homme, il y a des nuances. Ce mot est d'une psychologie intense et à lui seul ouvre toute une perspective sur l'âme contemporaine. Oui ! nous en arrivons à souffrir pour des nuances, et à force d'exaspérer la machine humaine, on fait si bien qu'elle se détraque. Un cri d'alarme a déjà été poussé par un romancier récent, José-phin Péladan, qui mettait en épigraphe de son livre : Finis Laiinorum. C'est la fin des races latines. Du reste, Concourt, avant lui n'a-t-il pas dit qu'il faut tous les 500 ans une invasion de barbares, car une société mourrait de civilisation. C'est que si la pensée est l'élément supérieur, elle est aussi l'élément destructeur, — surtout quand elle n'est pas confinée dans le cercle étroit des valeurs sociales, d'une aristocratie intellectuelle gardant le rêve et l'art, comme des lampes sacrées. Aujourd'hui on a répandu l'analyse en haut et l'instruction en bas, l'instruction universelle en des cerveaux non préparés par la sélection et l'hérédité, qu'elle a enivrés comme par une liqueur forte. Ainsi nous avons un corps social déséquilibré. Car, ainsi qu'un écrivain le faisait observer, une société où tout le monde sait lire, c'est hideux comme un corps qui n'aurait que des yeux. Avec cette demie instruction universelle a surgi la légion des déclassés, — un mot qui est de notre siècle, une chose inconnue avant nous, — les déclassés, qui attribuent à l'état social les responsabilités que leur seule imprévoyance devrait porter et qui alors mécontents d'eux-mêmes, sont mécontents de leur temps et cherchent à tout détruire, puisqu'ils n'ont rien su édifier. Ce sont ceux-là qui vont aux heures tragiques brûler les palais et les musées, où sont les choses du grand art qu'ils ne peuvent comprendre ! Malheureux déclassés qui osent braver la mort parce qu'ils n'ont pas le courage de bien vivre. C'est un de ceux-là sans doute que Jules Vallès vit, un jour d'émeute, debout, saignant, les vêtements en loques, le fusil cassé, au haut d'une barricade. Les balles pleuvaient, il allait tomber infailliblement. On voulut l'entraîner. — Viens! on va te tuer. — Non ! je reste. — Mais quel homme es-tu donc ? — Je m'appelle : Las de vivre ! Cette lassitude de vivre, qui est un des signes des civilisations décadentes, résulte de ce qu'il y a un trop grand nombre d'individus impropres aux travaux de la vie commune. La discipline sociale disparaît, les valeurs inégales sont nivelées, les organismes inférieurs refusent de fonctionner avec une énergie subordonnée, chacun veut être u* empire dans un empire, comme dit Spinoza. Dès lors, l'action, la vie publique, la politique, appartiennent à tous, c'est-à-dire à la médiocrité, car la foule est la somme des ignorances de chacun. C'est ce qui explique le discrédit actuel des gouvernements parlementaires, où la politique n'est plus — c'est un mot terrible d'Emile Zola — que l'art de brandir des mots bêtes ! D'une pareille société décadente et déséquilibrée, où plus rien des choses n'est à sa place, où le délicat et le rare ont tort devant le servil et le banal, où les classes supérieures, où les valeurs sociales sont annihilées dans le mensonge d'une fausse fraternité, d'une pareille société est sortie tout naturellement une littérature pessimiste qui a déclaré la vie mauvaise, l'espoir et l'effort inutiles, qui a prêché le renoncement aux désirs — puisque toute douleur vient d'un désir non satisfait — et proposé pour idéal la paix de la mort et le repos du néant. Voilà la thèse de la littérature pessimiste. Mais en supposant qu'elle ait raison, que nos bonheurs soient courts, que la déception sorte du plaisir et que la mort sorte des roses, qu'importe ! Est-ce qu'elle n'est pas réelle pour nous l'illusion de nos songes et à quoi peut-il servir de nous en désenchanter à l'heure même où nous nous y sentons vivre ! Il y a, à ce propos, une bien jolie chose de M. Renan. Il raconte avoir rencontré en Syrie de petites tortues dans un ruisseau : « Je savais, dit-il, que l'Ouadi allait se dessécher. Je voyais leur mort à deux jours de distance, mais elles n'y pensaient pas. Elles étaient aussi gaies, aussi vives que jamais ! » Nous aussi, on pourrait nous laisser parfois oublier — comme Aicard nous le disait un jour — que le Ouadi se dessèche et nous laisser vaquer à nos affaires de tortues durant qu'il y a encore de l'eau dans le Ouadi ! N'importe ! On a répandu partout ces théories de lassitude sociale, prêchant l'inanité de nos rêves de progrès, d'amour, de nos rêves religieux. Et sortant des spéculations théoriques, le pessimisme, qui trouve notre monde le plus mauvais des mondes possibles, s'est complété par le nihilisme politique qui n'est que la conséquence et la mise à exécution de sa théorie philosophique. Dieu, la femme, l'humanité, voilà les trois buts que poursuit séparément ou concuremment chacun de nous, a dit Schopenhauer. Or, la philosophie affirme et prétend démontrer que ces trois croyances sont fausses et vaines. Nous allons en suivre pas à pas la démonstration dans son œuvre, une œuvre curieuse, brillante, alerte, cruellement ironique, une œuvre plutôt française qu'allemande, où se sent par instants l'influence de Champfort ou Rivarol — une œuvre qui tantôt se présente avec une dialectique serrée et forte, tantôt semble cacher le rire épais d'un énorme mystificateur, qui s'égaie de nous avoir persuadé qu'il allait vraiment casser toutes nos chimères — un mystificateur qui se prendrait à ses propres duperies et finirait par croire qu'il a vraiment divorcé à jamais les hommes avec les femmes et obliger Dieu lui-même à se démettre de ses fonctions. Schopenhauer était né à Dantzig, en 1788. Il avait tout étudié : Kant, Platon — tout appris : botanique, minéralogie, histoire, physiologie, jurisprudence, chimie, magnétisme, et aussi la flûte, les armes et la guitare. Il s'assimila tout — hormis la guitare — et dut, après bien des années d'effort, suspendre l'instrument rebelle à un clou de sa chambre. ÉVOCATIONS Il fréquenta les cercles aristocratiques de Weimar et de Dresde ; il eut des entretiens avec Goethe, puis enfin fut reçu docteur à Iéna avec une thèse intitulée : De la quadruple racine du principe de raison suffisante, un titre bizarre et nébuleux où il établissait l'idéalité du monde qui sera une des bases de son système. Sa mère, en recevant ce livre qui lui était désigné, s'écria : « c'est un livre pour les apothicaires ». Mais lui s'en consolait en disant : « Je suis comme les saints ; on me canonisera après ma mort ! » Du reste, il professait le plus grand mépris des hommes et de leur frivolité. « Les hommes, disait-il, sont des hérissons qui ne peuvent se toucher sans se piquer, ni rester loin les uns des autres sans avoir froid et vouloir se rapprocher. » C'est en 1819 qu'avait paru son grand ouvrage : Le Monde comme volonté et comme représentation ; mais il avait passé complètement inaperçu à cette époque où la philosophie hégelienne florissait encore dans toutes les écoles allemandes. Pour combattre le philosophe en faveur, il avait tenté d'ouvrir un cours — un cours public — à l'université de Berlin. Mais il ne groupa que quatre élèves. Cet insuccès ne fit naturellement qu'accroître son pessimisme instinctif et son humeur était, dès lors, si chagrine et si noire, qu'elle s'exprimait par un tas de manies bizarres. Ainsi, quand il recevait une lettre, cette chose mystérieuse, ce sphinx plié, comme a dit Dumas, il restait des jours sans oser l'ouvrir par crainte d'une mauvaise nouvelle. Il n'habitait jamais qu'au premier étage par peur du feu et pour pouvoir se sauver en cas d'incendie. Ainsi, encore, il portait toujours sur lui une coupe en cuir pour boire à l'hôtel, car en se servant des verres il craignait la lèpre ou quelque autre contagion. La conclusion de son grand ouvrage était que « le comble de la folie est de vouloir être consolé ; que la sagesse consiste à comprendre l'absurdité de la vie, l'inanité de toutes les espérances et l'inexo- rable fatalité du malheur attaché à l'existence humaine ! » Une telle théorie de désespoir et de renoncement, chose curieuse, elle était déjà à l'état de vague sentiment dans toutes les religions, même les anciennes. Il est certain qu'en maints endroits le pessimisme de Schopenhauer n'est pas autre chose que le boudhisme indien renouvelé et rajeuni. En effet, toute la doctrine du prince Çakya-Mouni, qui prêcha la religion en question à la fin du VIP siècle avant notre ère, c'est-à-dire il y a XXV siècles, reposait sur une opinion et sur une espérance. Cette opinion, c'est que le monde visible est dans un perpétuel changement : la mort succède à la vie et la vie à la mort ; et l'homme, comme tout ce qui l'entoure, roule aussi dans le cercle éternel de la transmigration ! En regard, Çakya-Mouni plaçait une espérance : c'était la possibilité d'échapper à ce cauchemar des métempsycoses toujours renouvelées, en entrant après la mort dans ce qu'il appelait le Nirvana, c'est-à-dire l'anéantissement. Pour cela il fallait pratiquer le renoncement ; au lieu de jouir des choses, s'en détacher, et, figé dans l'inaction, attendre comme une promesse suprême la grande paix du néant ! Cette condamnation de l'action, cet idéal de renoncement dans la vie d'ici-bas, nous le retrouvons aussi à travers toute la religion chrétienne. Les livres saints n'ont-ils pas dit, comme lui, que le monde est une vallée de larmes ; que l'homme n'est que vanité et que ses jours ne sont qu'une ombre ! Et les moines des ordres contemplatifs, emprisonnés dans leurs cellules, ne réalisent-ils pas à merveille cet idéal de renoncement que pratiquaient déjà les fakirs et que Schopenhauer propose encore aux générations actuelles ? Reste une dernière analogie ; comme lui les saints Pères ont souvent peu apprécié les femmes, à telles enseignes qu'on discuta dans le concile de Mâcon le point de savoir si elles avaient une âme et que certains théologiens écrivaient doctoralement : La femme est un vase immonde plein de péchéf Il y a plus : le grave Bossuet lui-même n'a-t-il pas écrit à propos des femmes cette phrase éton- « Les Femmes n'ont qu'à se souvenir de leur origine, et sans trop vanter leur délicatesse, songer tout qu'elles viennent d'un os surnuméraire où il n'y avait de beauté que celle que Dieu voulut y mettre. » Quoi qu'il en soit, voilà les opinions assez peu respectueuses pour les femmes qui ont régné dans de religions antérieures et c'est ce qui fait que Schopenhauer affecte pour ces religions certains égards et de certaines sympathies. A part cela, il ne croyait à aucune ; il n'a pas même pris le soin de les réfuter, mais a porté la discussion plus avant, au cœur même du problème, plein du Libre arbitre et des Fondements de la morale. Il a écrit deux mémoires sur ces deux questions. Et d'abord la morale, est-ce qu'elle existe ? Non, dit Schopenhauer, elle varie ; il y a une fausse. Ainsi le juif, qui sent un poids sur son cœur, parce qu'au mépris du second livre de Moïse où il est dit : « Vous ne devez point allumer de feu au jour du Sabbat dans aucune de vos maisons », il a le samedi, chez lui, fumé une pipe. On se fait une pompeuse idée de la conscience, dit-il, mais de quoi se compose-t-elle ? 1 /5 de la crainte des hommes ; 1/5 de crainte religieuse ; 1/5 de préjugés ; 1/5 de vanité ; 1/5 d'habitude. Voilà pourquoi nous faisons le bien. Voilà ce que nous appelons la morale. En réédité, pour nous tous, notre conscience ne vaut guère mieux que celle dont l'Anglais disait: « Entretenir une conscience, c'est trop cher pour moi. » Quant au libre arbitre, c'est une chimère, une illusion dont nous sommes dupes. L'homme ayant une volonté, est libre dans T exécution, dans les conséquences de ses volitions, c'est certain, — mais pour le reste, les motifs agissent sur lui fatalement. Si bien qu'en pénétrant dans le fond de sa personne morale, dans son être ÉVOCATIONS intime, en pouvant apprécier le jeu des circonstances sur sa conscience, on en déterminerait à coup sûr la direction de ses actes avec autant de certitude qu'une éclipse de lune ou de soleil. De même les animaux ont des mouvements en suite d'une sensation, et les plantes, des altérations en suite d'un climat. L'homme est déjà ce qu'il veut, car de ce qu'il est découle naturellement ce qu'il fait. Ainsi on voudrait vainement prouver au chat qu'il a tort d'aimer les souris. L'homme aussi a un tempérament fatal, qu'il ne peut pas plus changer qu'il ne peut changer sa figure. Et la langue populaire exprime cela inconsciemment quand elle dit : Les âmes bien nées. Quand apprenant d'autrui un fait coupable, elle dit encore : « Je m'étais trompé sur son compte! » De sorte, qu'en résumé, une vie tout entière, avec tous les travaux qui l'emplissent, est comme un cadran d'horloge qui a pour ressort caché le caractère ! Voilà la curieuse réfutation que Schopenhauer a entreprise de la responsabilité humaine, de la liberté, de la morale, et, par conséquent, d'un au-delà après la mort de récompense ou de châtiment ! Tout cela c'est de la chimère, de la fable où s'est complue l'imagination naïve des peuples et, du coup, il supprime l'Idéal religieux, l'Espoir de la vie future, ce premier stade. Et successivement, pour atteindre son idéal du renoncement, il s'attaque à nos autres mobiles de joie et d'action. Travailler au progrès, en voilà encore une autre chose illusoire et bien vaine I Le Progrès, dit-il, c'est la chimère de notre siècle, comme la résurrection des morts fut celle du Xe siècle. Quant au patriotisme, « c'est la plus sotte des passions des sots ». Il n'aimait pas les rois qui ont certains points de contact commun avec les domestiques, disait-il : on les désigne tous les deux par leurs petits noms. Mais, ce qu'il hait surtout, ce sont les démagogues modernes qui sont optimistes ; ils n'attribuent qu'aux seuls gouvernements les misères du ÉVOCATIONS monde. Quand ceux-ci feront leur devoir, le ciel existera sur la terre, c'est-à-dire que tous les hommes pourront sans peine et sans souci se gorger, se saouler, se propager et crever ; car c'est, a dit Schopenhauer, ce qu'ils entendent quand ils parlent de progrès infini de l'humanité dont ils font le but de la vie du monde et qu'ils ne se lassent pas d'annoncer en phrases pompeuses et emphatiques. Vils flatteurs, s'écrie-t-il, vous dites au peuple qu'il est souverain, mais vous savez bien que c'est un souverain éternellement mineur, dupe d'habiles filous que l'on appelle démagogues. Ultra-réactionnaire, oui, je le suis, par horreur de vos criailleries, de votre vacarme, de votre sottise. Quant à lui, il pense qu'en civilisant, en instruisant on accroît les besoins. Ici il n'a pas tout à fait tort ; il est certain que la douleur apparaît avec la sensibilité. C'est dans ce sens que Sully-Prudhomme a pu écrire ces vers exquis : J'ai voulu tout aimer et je suiB malheureux. Car j'ai de ma tourments multiplié les causes D'innombrables liens, frêles et douloureux. Dans l'univers entier vont de mon âme aux choses! PESSIMISME 197 Ma vie est suspendue à ces fragiles noeuds El je suis le captif des mille êtres que j'aime. Au moindre ébranlement qu'un souffle cause en eux, Je sens un peu de moi s'arracher de moi-même 1 Comme ces vers sont profondément vrais en même temps que suaves ! Certes, nous avons « de nos tourments multiplié les causes », et c'est là la terrible rançon de la haute culture intellectuelle. Nous nous sommes fait par les livres, par la communion avec les âges d'autrefois, plus calmes et plus fleuris, une idée de bonheur, un mirage de la vie qui va sans cesse nous décevoir. Toujours un analyste sera présent en nous pour surveiller nos extases, pour comparer ce que nous avions rêvé avec ce que nous avons atteint et nous resterons tristes, dans notre désir accompli, comme Salammbô i emparant du manteau de la déesse et surprise de ne pas trouver le bonheur quelle avait imaginé. Oui, Schopenhauer a raison, avec la sensibilité apparaît la douleur. Et quand on nous parle des souffrances du peuple, souffrances hautement respectables, mais purement matérielles qui l'empêchent d'avoir aussi bonne table et aussi bon gîte qu'il conviendrait peut-être, on oublie nos EVOCATIONS douleurs à nous, nos douleurs morales toujours renaissantes, d'autant plus aiguës que nous aurons subtilisé notre âme, nos douleurs d'êtres raffinés, sensibles, inquiets, qui nous font entretenir nos mélancolies comme la plaie d'un cautère par lequel nous vivons ! Le peuple, au contraire, a l'enveloppe dure au cœur, et l'un de nos meilleurs écrivains, Camille Lemonnier, racontait dans une récente nouvelle : La Genèse, ce détail caractéristique, sans doute, qu'il aura observé dans la vie des campagnes : La mère est très malade, elle a fait venir, du lointain village, Nant, l'aîné de ses fils, qui est charpentier de son état, pour lui commander son cercueil. Et le fils ayant tiré de sa poche un mètre, l'ouvrit, et commençant par la tête, il mesura la vieille jusqu'aux pieds — encore vivante — pour avoir la mesure de sa bière ! Et qu'on n'objecte pas que si les peines sont plus ressenties, les plaisirs se compensent ainsi et se détruisent l'un l'autre. La souffrance seule est positive, comme la maladie. On ne jouit pas de l'état de santé, et du reste, pour comprendre que la dou- leur est plus aiguë que la joie, il n'y a qu'à comparer, ajoute-t-il superbement en manière de conclusion, l'impression de l'animal qui en dévore un autre avec l'impression de celui qui est dévoré. Donc n'affinons pas, ne civilisons pas, car nous ne ferions qu'accroître les douleurs. Et ainsi c'est une besogne vaine et mauvaise de travailler à ce qu'on appelle le progrès de l'humanité. En réalité, c'est travailler à son malheur. Que reste-t-il alors ? L'amour, les femmes, le mariage ? Ah! voilà la plus sotte et la plus aveugle des chimères qui nous abusent. Et Schopenhauer, pour supprimer ce troisième stade de nos illusions humaines, écrit sur ce sujet tout un livre, un véritable pamphlet plein de verve, d'entrain, de subtilité, le plus curieux de ses ouvrages, et sous son observation implacable, cette chose frêle et charmante que nous appelons la femme, apparaît convulsée et laide comme une mouche jolie qu'on regarde au microscope I Et l'amour d'abord, est-ce qu'il existe seulement ? ÉVOCATIONS Schopenhauer est de l'avis de Larochefou-cauld : « L'amour passionné est une chose dont tout le monde parle, comme des spectres, sans l'avoir vu. » L'amour n'est qu'une illusion, un mirage dont nous sommes les dupes. Et ici Schopenhauer exprime toute une théorie extrêmement curieuse et neuve. Derrière l'amour il y a la nature, le génie de l'espèce qui nous pousse et qui n'a qu'un but : la procréation. Et malgré nous, inconsciemment, cette procréation est si bien la base et l'objet de l'amour que l'instinct nous fait rechercher la femme jeune, même laide, plutôt que la femme belle sans jeunesse ; et aussi nous fait exiger tant la forme parfaite du squelette, et cela jusque dans les moindres détails, comme une taille fine ou un petit pied. De la sorte, Schopenhauer dépoétise ce que nous pensions avoir de plus délicat, de plus éthéré en nous ; il matérialise l'amour et affirme que nous avons bien vite conscience nous-même de la duperie dont il nous leurre, à preuve la mélancolie qui suit les plus heureux transports. De même, observe-t-il, dans le règne animal l'oiseau cesse de chanter dès que les œufs sont posés dans le nid. Aussi l'amour, conclut-il, c'est l'ennemi ! Faites-en, si cela vous convient, un luxe et un passe-temps. Le génie de l'espèce est un industriel qui ne veut que produire. Les hommes travaillent pour lui sans le savoir, mais lui ne songe qu'à combler les vides, à réparer les brèches, à maintenir l'équilibre entre la provision et la dépense, à tenir toujours largement peuplée l'étable où la douleur et la mort viennent recruter leurs victimes ! Quant au mariage, il est clair qu'avec ses idées sur l'amour, Schopenhauer ne peut pas être partisan d'une institution qui n'est dès lors, que l'organisation, la législation d'une gigantesque duperie. Et puis il avoue franchement que la monogamie est absurde et contraire à tous nos instincts. Du reste la polygamie existe en fait ; elle existe partout, il ne s'agit que de l'organiser. Où trouve-t-on de véritables monogames ? Tous, du moins pendant un temps, et la plupart presque toujours, nous vivons dans la polygamie. Quant à lui, il lui faudrait épouser quatre fem- mes ; sans doute qu'il aura pris cela aux Musulmans, à qui leur code religieux permet quatre femmes légitimes. Mais il avait, sans les autres raisons, un motif déterminant pour s'en abstenir, disait-il : c'était la peur de quatre belles-mères ! Et puis une seule femme, observe-t-il, est-ce assez ennuyeux ! Or, quand on s'ennuie à deux, on est bien près de s'ennuyer l'un l'autre. Cet ennui du mariage, un humoriste français, Champfort, auquel Schopenhauer a beaucoup emprunté, l'a exprimé d'une façon très amusante dans le dialogue suivant : — Vous bâillez, dit une femme à son mari. — Ma chère amie, répond celui-ci, le mari et la femme ne font qu'un et quand je suis seul je m'ennuie ! Mais si tout cela est vrai, comment, dès lors, les hommes se laissent-ils prendre au piège ? Ici aussi, c'est Champfort qui répond le mieux: « Les femmes sont l'enfer de l'âme, le purga- toire de la bourse, mais elles sont le paradis des yeux. » Quant à Schopenhauer, il veut à tout prix nous faire échapper à l'embûche de l'amour, à la séduction de la femme qui perpétue le monde et par conséquent la douleur. Il veut, au contraire, nous conduire par le célibat à l'idéal du renoncement et ainsi à un suicide générique qu'accomplirait l'humanité enfin désaveuglée. Et c'est parce que les femmes sont l'obstacle, qu'il va en dire à peu près autant de mal qu'elles en disent les unes des autres. C'était, du reste, un peu de mode en ce temps dans l'Allemagne entière, puisque Goethe lui-même a écrit : Au point de vue physique, il a fallu que l'intelligence de l'homme fût obscurcie par l'amour pour qu'il ait appelé beau ce sexe de petite taille, aux épaules étroites, aux larges hanches, et aux jambes courtes. Quant à l'intelligence, comment n'a-t-on pas vu. dit-il, que ces reines de nos sociétés ont de l'esprit parfois, de l'intelligence jamais, ou que ce qu'elles en ont ressemble à l'intelligence de l'homme comme le soleil, fleur des jardins, ressemble au soleil, roi de la lumière ! Et il disait encore ailleurs, ce qui est manifestement faux : « Les femmes n'ont ni le sentiment, ni l'intelligence de la musique pas plus que de la poésie ou des arts plastiques ; ce n'est chez elles que pure singerie, pur prétexte, pure affection exploitée par leur désir de plaire. t> Et il donne comme exemple l'attitude des femmes dans un concert, à l'Opéra ou à la Comédie, qui continuent leur caquetage aux plus beaux endroits. Il pense qu'il serait bon — comme on affichait autrefois : Que la femme se taise à l'église — de faire un écriteau pareil : Que la femme se taise au théâtre, et de le suspendre en gros caractères sur le rideau de la scène. Malheureusement, toutes ces facéties ne sont pas même nouvelles, car déjà Plaute, le comique latin, dans le prologue de Pœnulus, recommandait aux nourrices de ne pas donner à téter au théâtre, et aux dames de regarder sans bruit, de rire sans bruit, en modérant les éclats de leur voix flutée. Et voici, en quelque sorte, la péroraison de ce long réquisitoire contre les femmes : « Le lion a ses griffes et ses dents, le vautour, son bec ; l'éléphant, ses défenses ; le taureau, ses comes ; la sépia pour tuer l'ennemi ou le fuir, lâche son encre et trouble l'eau ; voilà le véritable analogue de la femme. Comme la sépia, elle s'enveloppe d'un nuage et se meut à l'aise dans la dissimulation!... » Sans doute qu'il serait temps, après cela, de présenter un peu la défense des femmes et, après ce témoignage cruel et passionné de citer quelques témoins à décharge : Michelet d'abord, qui a consacré dans ses deux livres: La Femme et l'Amour, des pages si douces et si touchantes à la femme qu'il appelle « la grande malade » ; puis, Proudhon, répétant dans La Pornocratie, après Auguste Comte et mieux que lui « que la femme, incarnation de l'idéal, semble d'une nature supérieure à l'homme qui n'a pour lui que la force; que s'il procure l'utilité, elle seule donne la félicité. Enfin, après les diatribes de Schopenhauer» voici une chose délicate, finement exprimée, qui montre si bien le rôle essentiel des femmes dans la vie sociale : Le mot de Madame Necker : « Les femmes, dit-elle, remplissent les intervalles d'une vie, comme l'ouate et la paille qu'on introduit dans les caisses qui renferment de la porcelaine. On compte ces duvets pour rien et tout se briserait sans eux ! » Et ce qui est vrai pour la vie des individus, est vrai aussi pour la vie sociale tout entière. Les nations les meilleures furent celles qui les honorèrent et les favorisèrent le plus. Tacite le constatait déjà à propos des Germains. Au contraire, le décroissement du respect et de la liberté des femmes a toujours été un signe des décadences de l'ordre social. Schopenhauer, un des premiers, a semé ainsi la désaffection et l'irres- pect de la femme dans toute la jeunesse et la littérature contemporaines. La thèse a même été reprise par la récente école des poètes décadenii, et dans un fin pastiche paru sur eux, Les Déliquescences, on raconte l'histoire d'Adoré Floupette, le poète décadent, en notant finement toutes ses manies et celles de ses pareils. Ainsi on raconte d'un absent qu'il est amoureux fou de sa petite cousine. « Amoureux ! fait le vrai décadent, cela ne m'étonne pas de sa part, c'est une pauvre tête, un cerveau vulgaire. Amoureux ! il ne lui manquait, je crois, que ce ridicule. Mon Dieu, comment peut-on être amoureux et de sa cousine encore ! Y a-t-il au monde, je vous le demande, quelque chose de plus plat, de plus nuisible, de plus répugnant, de plus écœurant que l'amour ! » C'est que le bonheur par la femme, c'est la grande objection à la théorie de la vie mauvaise, et que, d'autre part, l'amour est le grand obstacle à l'idéal du renoncement, au but de l'anéantissement poursuivi par les théoriciens du pessimisme. Car elle est l'utopique et tragique conclusion où doivent mener tous ces chemins de paradoxes. Puisque la vie est mauvaise, l'idéal religieux chimérique, les tentations de progrès vaines, il faut exercer sa volonté au détachement. Dans une continence absolue, l'individu fera ce que les philosophes ascètes de tous les âges avaient enseigné, ce que la religion boudhique a défini distinctement : le renoncement au vouloir vivre. Voilà l'idéal proposé à nouveau aux générations contemporaines. Et qu'on ne s'imagine pas qu'il y a là une observation isolée d'un esprit frondeur ou maladif, Quand Schopenhauer mourut en 1860 plein de gloire et d'années, il laissait derrière lui toute une école, toute une armée de pessimistes qu'ont commandé depuis des chefs illustres, comme Frauen-stadt, Taubert et Hartmann. Ce dernier, le plus célèbre de tous, a repris tout le fonds des doctrines de Schopenhauer, mais sa conclusion va plus loin : il ne prêche plus seulement l'inaction individuelle et le renoncement à l'amour, il expose tout un système vraiment hallu- cinant de suicide cosmique à accomplir par l'humanité. Quand les peuples communiqueront facilement, quand toute la foule se sera convaincue, comme les penseurs d'aujourd'hui, du malheur de l'existence, alors, dans la vieillessse du monde, le jour viendra de l'anéantissement collectif. C'est là le remède fatal ; tous les hommes se détruiront à la fois. Il appelle cela « l'exécution universelle, le bienheureux dénouement », et, dès lors, notre planète vide roulera dans l'éther comme l'immense cercueil de la race humaine suicidée ! Et qu'on ne croie pas que ces doctrines se circonscrivent dans un petit cénacle de philosophes. Si elles sont peu connues en ce pays, où le mouvement des idées est passif, ailleurs, en Italie, en Russie, chez les Slaves et surtout en Allemagne, elles sont débattues, répandues çt acceptées de jour en jour davantage, avec une persistance alarmantes. Il y a là une foule de petites sectes où la bourgeoisie et la jeunesse des universités adopte le pessimisme, parce qu'il flatte leur mécontentement 14 contre le militarisme à outrance, contre les inégalités scandaleuses du bien-être. On ne saurait imaginer jusqu'où va la logique ou le cynisme de quelques-unes d'entre elles, comme celle des Scopit, ou des mutilés en Russie qui « font un système moral et religieux, comme M. Leroy-Beaulieu l'a constaté, d'une dégradante pratique des harems d'Orient matérialisant l'ascétisme et le réduisant à une opération de chirurgie pour proclamer par ce honteux sacrifice que la vie est mauvaise et pour la tarir ainsi dans sa source ! » Ils s'affilient, font de la propagande, rassemblent des prosélites, et, persuadés que l'existence est mauvaise, affirment on ne sait quelle frénésie de nihilisme et de destruction. Là-bas, le pessimisme n'est plus seulement dans la littérature. Il est dans la vie, il est dans la rue, poussant les jeunes hommes à la folie du martyre et à la conquête de la mort. 210 ÉVOCATIONS L'ENTERREMENT DE BARBEY D'AUREVILLY. Le 28 avril 1889, au matin, dans un doux soleil de printemps, nous avons vu le petit catafalque de Barbey d'Aurevilly, sous l'allée cochère du n° 25 de la rue Rousselet, une étroite et populeuse rue qui aboutit à la rue de Sèvres, en le lointain quartier des Invalides. Une draperie noir et blanc, quelques fleurs, quatre cierges. Peu d'amis arrivent. Le corbillard est là, un corbillard de la dernière classe. A 10 heures, les hommes des pompes funèbres bousculent les couronnes, les candélabres ; ils rejettent le poêle et le cercueil apparaît, un grand coffre plat, carré à chaque bout, de bois simple peint en jaune, un coffre nu et sans ornement avec des poignées de fer. C'est le cercueil, habituel sans doute en ce quartier, un cercueil de pauvre! Et tandis qu'on l'a hissé sur la voiture, un petit cortège restreint et silencieux s'ébranle ; d'Aurevilly, solitaire dans la vie, avait demandé d'être seul dans la mort et « qu'aucun ami ne se dérange pour suivre le convoi » ; aussi n'avait-on pas envoyé de lettres de faire-part. Une centaine d'artistes sont venus cependant : Coppée, qui conduit le deuil, Huys-mans, Richepin, Cazalis, Cladel ; puis ceux qui se donnaient comme les disciples du maître, Charles Buet, Léon Bloy, l'air triste et pauvre, les cheveux déjà blanchissants, et Joséphin Péladan, avec sa chevelure de mage extraordinaire ; quelques peintres aussi : Raffaëlli, Lévy, l'auteur d'un très bon portrait de Barbey qui appartient à M. Charles Hayem ; Valadon, qui a fait du mort un croquis à la plume d'une belle impression posthume ; Odilon Redon et quelques autres encore. Tout ce petit monde a assisté au service funèbre dans l'église de Saint François-Xavier, en même temps que quelques dames du grand monde où Barbey allait parfois, moins souvent qu'on ne l'a dit et que lui-même n'aimait à le laisser croire : la baronne de Poilly, chez laquelle il dînait, la comtesse de Brigaud, etc. Après la messe chantée, les absoutes ont été dites par le P. Silvestre-Marie, de l'ordre des Franciscains, un moine à figure saisissante, qui était le confesseur du défunt. Puis le convoi s'est remis en route vers le cimetière Montparnasse, où on a placé le cercueil sur un caveau de la grande allée, provisoirement. Et, tout en faisant à notre tour la suprême ablution d'eau bénite, suivant la règle, nous ne pouvions nous empêcher de revoir sous le couvercle clos le grand mort, tel qu'il nous était apparu la veille sur son lit mortuaire, vêtu de sa grande simarre blanche et coiffé du pschent égyptien de laine rouge à galon noir, la figure détendue, la bouche un peu tirée de côté, son grand profil d'aigle dédaigneux encore et aigu, les mains nouées autour d'un crucifix, ces si belles mains aristocratiques et sculpturales dans la mort comme des ivoires pâlis. Mélancolique vision que celle de ce grand vieillard illustre dans cette chambre pauvre où depuis vingt-cinq ans il a vécu dans l'humilité d'un garni, n'ayant de sa race et de son orgueil patricien qu'un grand faiv- teuil ducal sculpté de blasons et d'ornements héraldiques, qui put lui rappeler que ses armes, à lui-même, étaient d'azur à deux barbeaux accolés d'argent au chef de gueules chargé de trois quintefeuilles d'or. Un tel blason, Barbey ne pouvait pas espérer le redorer en pratiquant la littérature comme, il l'entendait, c'est-à-dire hautaine, sans concessions et à la façon d'un sacerdoce. Le chevalier de race, le Templier de plume, comme Saint-Victor l'a appelé, dut se résigner à coucher dans un misérable lit d'acajou, à écrire sur une vieille table, seuls meubles de l'unique chambre que comportait «a pauvreté. Car, malgré une. œuvre et un labeur considérables, il est mort sans ressources et des amiliés ont dû intervenir pour payer ses obsèques. Avant la maladie de la dernière année i) avait vécu au jour le jour d'un peu d'argent que lui rapportait sa collaboration aux journaux, au Pa\)s, au Nain jaune, au Constitutionnel. Quant à ses livres, ils ne s'étaient jamais vendus, et le roman, qui,, pour d'autres, est une source de revenus énormes, n'avait été pour lui que l'occa- •ion d'une gloire restreinte à un petit nombre d'écrivains. Aujourd'hui qu'il est mort et qu'il est mort pauvre, sa pauvreté a fait scandale ; les chroniqueurs qui jadis faisaient le silence sur ses chefs-d'œuvre ou le poursuivaient de leurs ironies, font mine de s'apitoyer, lui donnant du génie à pleine encre ; ceux qui conspiraient pour qu'il n'ait pas de pain Veulent bien s'entendre pour lui ériger un tombèau. Kt l'Académie française, qui se serait bien gardée d< l'élire, s'émeut aussi et va récompenser du moins celle qui a soigné sa vieillesse et assisté à son agonie. Car Barbey d'Aurevilly a suscité cette chose étonnante qui s'ajoutera à tant d'autres choses pour faire autour de lui dans l'avenir, comme un aimbe de légendes : il a suscité un dévouement admirable chez, une jeune fille qui, prise de pitié à voir ce grand vieillard si seul, s'était volontairement attachée à sa personne. Elle se fit sa sœur de charité. Il s'agit de Mademoiselle Read, la sœur de ce pauvre Charles Read mort en 1876 dans sa dix neuvième année, un doux poète élégia-que dont on a publié chez Lemerre le volume des poésies premières et posthumes. Soigner la gloire de son frère et soigner Barbey d'Aurevilly fut en ces dernières années tout le souci de Mademoiselle Read. Dès le matin, elle allait voir le vieillard, lui portait des douceurs, lui préparait à manger, l'aidait dans ses lectures et ses corrections d'épreuves. C'est elle enfin qui l'a aidé à mourir avec le prêtre du couvent de Saint-Jean de Dieu qui est en face. Admirable dévouement d'une Antigone pleine de candeur qui disait ces derniers jours avec une joie enfantine : « Je suis heureuse ! Barbey m'a légué ses habits ! » Comme si toute la beauté du cadeau dérivait précisément de son inutilité pour elle. Tout cela est exquis pour quelques-uns qui savent sentir, et de pareils dévouements ont déjà leur récompense en eux-mêmes sans avoir besoin d'être couronnés par l'Académie française. Celle-ci aurait d'ailleurs quelque ridicule à honorer d'un prix de vertu des soins donnés à l'agonie d'un grand écrivain qu'elle-même avait négligé ou dédaigné de son vivant. Il est vrai que Barbey d'Aurevilly ne l'aimait pas davantage, à preuve ses Quarante Médaillons, d'un si cruel et féroce burin. Quoiqu'il en soit, cette émotion posthume, ces récompenses qu'on offre, ces louanges qu'on entoure, cette tombe qu'on propose pour honorer sa mort, tout cela n'empêchera pas que sa vie n'ait été froide et nue, indigente et triste ! Il avait sans doute le mélancolique soupçon de ces ironies du sort, car il fermait ses lettres d'un cachet sur lequel il avait fait graver cette devise fière et vaincue : Too Late ! Trop tard ! Lui-même semblait un homme d'autrefois attardé dans notre siècle, un de ces héros militaires de son pays de Valognes en cette Normandie patriale qu'il aimait et dont il a dit : « La belle Pluvieuse qui a de belles larmes froides sur les belles joues fraîches. J'ai vu des femmes pleurer ainsi. » En d'autres temps, il eût été dans son pays un homme de guerres et d'équipées, un homme de proie aux yeux d'aigle qui aurait rançonné et vaincu toute la mer comme Surcouff et les autres corsaires de Saint-Malo. Car, il était resté fanatique de l'action, et, dans nos temps monotones et plats il avait été attiré à la seule action encore tentante pour des cerveaux comme le sien, l'Action contre le Verbe, le corps à corps d'une mêlée où chaque mot est un soldat qu'il faut réduire, où chaque image est un drapeau qu'il faut prendre. Sublime combat dont plus que personne Barbey aura connu le tumulte et ce que Hugo appelait « la vivante broussaille ». Ainsi ce quelque chose d'enchevêtré, do touffu, d'inextricable dans cette prose qui est un champ de bataille victorieux ! Et cette armée de mots à mettre aux prises était au fond ce qui lui importait Je plus, quoi qu'il en ait dit, de ses convictions et de ses croyances. Avant tout il restera un styliste éblouissant et unique dont le goût, en revanche, et le jugement étaient peu sûrs. Son grand ouvrage de critique : Les Œuvres et les Hommes, est plein d'appréciations fausses et paradoxales. Au lendemain des Contemplations, un des plus beaux recueils d'Hugo, est-ce qu'il n'écrit pas ceci, qui nous a été conservé : « 11 faut se hâter de parler des Contemplations, car c'est l'un des livres qui doivent descendre vite dans l'oubli des hommes. A dater d'aujourd'hui, M. Hugo n'existe plus ; on doit en parler comme d'un mort. » A l'apparition des Misérablels, mêmes protestations et virulentes critiques. C'est alors que les fervents du poète, ceux que Barbey avait appelé Hugolâtres, crayonnaient sur tous les murs du Quartier-Latin : « Barbey d'Aurevilly, idiot, » et des vers circulèrent d'une satire. d'Hugo lui-même où se lisait ce vers inédit : « Barbey d'Aurevilly, formidable imbécile ! » « Formidable! oui, répliqua Barbey, mais imbécile, je vous le demande. » Ï1 eut les rieurs de son côté, comme cet autre jour, dans le même temps, où passant sous les galeries de l'Odéori et voyant la fameuse inscription, i) s'arrêta, se. mit en garde, la canne en arrêt comme un fleuret d'escrime, jeta un regard circulaire durant une minute et personne ne répondant à son défi, haussa les épaules et se remit en marche dans son légendaire costume : redingote à brandebourgs prise à la taille, pantalon blanc à bande rouge, cravate et manchettes de dentelle. En a l on assez ri de la toilette du grand homme qui s'était épris des élégances de Brummel et avait écrit un de ses premiers livres sur le Dandysme, que depuis il avait crû très naïvement pra- tiquer ! Il avait gardé la tenue des « lions » de 1830, tels que nous les voyons dans les dessins de Gavarni, et est-ce sa faute à lui si les modèles avaient changé, obligeant aux mêmes étoffes sombres, aux mêmes coupes d'habit et aux mêmes cravates uniformes, dans un déplorable nivellement démocratique On a parlé à ce propos de défroques et d'accoutrement carnavalesques. Barbey avait tout simplement conservé les costumes de sa jeunesse ; il n'avait pas changé de style ni changé de croyances ! Il a gardé, à travers la risée des imbéciles, ses jabots et ses gilets clairs comme aussi sa double foi catholique et royaliste. Comme aussi son même style, bronze et or, toutes ces choses intactes de sa vingtième année. Savez-vous que c'est ce qu'il y a de plus beau et de plus rare, un tel homme d'une personnalité aussi absolue que rien sur lui n'a de prise: ni le doute du temps, ni les modes littéraires, ni les modes des tailleurs. Si personnel d'ailleurs qu'il était dans la vie comme il est dans son œuvre et que sa conversation à l'emporte-pièce participait de la fulgurance de ses livres. Ses sail- lies étaient célèbres et nul n'a pu se vanter de l'avoir jamais pris au dépourvu. Un jour Vallès se rencontrant pour la première fois avec lui, voulut l'éprouver : « Il me faut 100,000 têtes de bourgeois ! » s'écria-t-il. « Moi, reprit d'Aurevilly, avec calme, je me contenterais de celle de Sarcey. » ! Et il fallait surtout l'entendre dire ces choses avec sa voix solennelle et grandiloquente et avec affectation des Monsieur tout le long de la phrase, et de les prononcer d'une façon spéciale et unique dont il aura emporté le secret : « Nous n'entendrons plus prononcer Monsieur de la vraie manière », disait le peintre Raffaëlli en rentrant du cimetière. Il racontait ainsi des histoires abracadabrantes avec une joie d'ahuri : « Monsieur, disait-il un jour, voulez-vous savoir de quelle manière j'ai appris à monter à cheval ? Mon père posait de champ un louis sur la selle. Oui, Monsieur ! Et je devais sauter sur ma bête sans renverser le louis : si je réussissais le louis m'appartenait ; Monsieur ! et bien ! mon père a dû y renoncer. Il a bien fait Monsieur ! Si le jeu eût continué, j'aurais ruiné ma famille !! ». Ne trouve-t-on pas ici un souvenir du goût de Baudelaire pour les mystifications énormes ?. Au reste, quelle étroite parenté entre eux, qui, tous deux s'étaient épris de dandysme, aimaient les chats au point que d'Aurevilly a pleuré la veille de sa mort en embrassant les siens, que tous deux explorèrent aussi ce que Barbey lui-même appelle le Monde de la Chute dans sa superbe étude des Fleurs du Mal. Ce monde de la chute, où les passions sont en lutte avec la foi, est celui où Barbey trouva l'inspiration des Diaboliques, le Prêtre Marié, Une vieille maîtresse, Ce qui ne meurt pas, Y Ensorcelé et le Chevalier des Touches, toute la suite de ces extraordinaires et sata-niques romans, où la débauche et les péchés crient et pleurent dans un enfer vivant... Peintures trop hardies et souvent coupables, souvent criminelles et impures, où les yeux chastes ne s'aventureront jamais. Erreurs d'un esprit noble et religieux au fond, qui avait eu le tort de penser et d'écrire « que les peintres puissants peuvent tout peindre et que leur peinture est toujours assez morale quand elle est tragique et donne l'horreur des choses qu'elle retrace ». Mais encore qu'il se soit trompé, Barbey était honnête vis-à-vis de sa conscience, si sincère et si tendre en vérité. On le voit bien dans sa correspondance avec Eugénie de Guérin. Lui-même avait été d'abord le grand ami de Maurice (celui-ci mort, la sœur continua son Journal en écrivant à Barbey, qui lui répondit de son côté : « Je veux que vous teniez les fils de mon âme et que vous puissiez vous nommer ma sœur de prédestination » ). Plus tard, c'est lui qui publia Reliquiœ, la première édition du journal de la pauvre Eugénie, avec une préface de lui où il saluait la fiancée de la mort. Un détail touchant sur cette amitié. Quand Eugénie de Guérin vint à Paris pour le mariage de son frère Maurice, elle dansa le soir de la noce, mais une danse seulement — et ce fut la seule fois de sa vie. Avec quel cavalier ? Barbey d'Aurevilly, tout jeune alors, qu'elle rencontrait pour la première fois. Et voulez-vous une autre preuve de ce grand cœur, de cette superbe âme de Barbey d'une si exquise et émouvante sensibilité ? Ecoutez ce fragment d'une lettre à son fidèle Trébutien, le bibliothécaire de Caen, qui fut le sûr ami de toute sa vie, c'est à propos de sa mère très malade qu'il est retournée voir : « Je ne croyais pas tant aimer » ma mère, écrit-il. Je l'admirais ; mais la vie » avait tant joué sur moi, il y avait tant d'année» » de tombées muettes entre nos deux cœurs que » je ne me croyais plus son fils...J'ai pleuré sur son » sein plus amèrement que sur son tombeau. Ils » ont cru — car mon père se fait illusion — que » c'était de joie. Tant mieux ! mais moi je sentais » mon cœur. » Après de tels accents, peut-on douter de la véracité de cette âme, et ne fut-elle pas vraiment d'un suprême artiste, et, dans son intention, d'un croyant sincère ? Son art intransigeant et son catholicisme batailleur ont été les causes mêmes de son exil dans la vie et sa misère. Mais aussi ils lui auront donné les vraies joies qui font mépriser le succès ou la fortune: les lettres. Est-ce que les fioles des encres merveilleuses — blanc, rouge ou d'or — avec lesquelles il écrivait n'auront pas été des flacons d'opium et d'oubli pour revivre en de merveilleux paradis artificiels ? La religion ? Sans doute que le petit crucifix qu'il regardait sur son lit funèbre à travers ses paupières mortes, aura été le Christ miséricordieux pour cet homme de bonne volonté qui pratiquait et qui priait ; et ainsi, par une vie de souffrance, il aura conquis à la fois l'immortalité de son œuvre et l'immortalité bienheureuse de son âme ! LA MORT DE THÉODORE DE BANVILLE Depuis la mort de Victor Hugo, la poésie française vient de subir son plus grand deuil : notre cher et bon Théodore de Banville est mort brusquement vendredi, foudroyé d'une attaque d'apoplexie. Chose extraordinaire, il a eu, toute sa vie, une peur singulière du vendredi et du chiffre 13 ; lui-même nous racontait, il y a peu de temps, que jamais il n'avait voulu, dans les dîners littéraires, qui sont fréquents à Paris, s'asseoir à 13 convives, pas plus que Gautier du reste, et qu'autrefois, ayant habité une maison qui, par suite d'un changement, prit le numéro 13, il se hâta de déménager. Or la mort l'a frappé un vendredi 13 ! Et hier nous avons eu la douleur de le voir sur son lit funèbre, immobile et pâle, dans ce rez-de-chaussée de la rue de l'Eperon où nous l'avons si longtemps approché et aimé. La mort n'a guère altéré ses traits, tout au plus fané ce sourire qui dans ses yeux et au coin des lèvres était la malice même. Ah! ce sourire qui avait trouvé le moyen d'être ironique sans nuire à sa bonté foncière et dominante ! La bonté, voilà ce qui était la caractéristique du poète dans l'intimité, et même dans son œuvre. Un jour, il nous racontait des choses délicieuses à propos du débarquement, à Paris, de Pierre Dupont, venant de sa province, qui arriva chez lui et lui demanda de lui apprendre à faire des vers. Ce à quoi le maître consentit. L'élève essaya des poèmes lyriques, mais un beau jour, à peine entré chez lui, Dupont monta sur une chaise et se mit à chanter une chanson qui ne ressemblait en rien aux leçons données. C'était exquis et dès ce moment Pierre Dupont passa sa vie à aller dans les cercles, les salons, les cafés, monter sur une chaise et chanter des chansons. Banville, racontant cela, était d'une verve comique incomparable. Nous lui demandâmes : « Vous n'en avez jeûnais écrit ? » « Non, fit-il, quand j'écris, même sur les morts, je m'imagine à dessein, qu'ils vont entrer et lire ce que j'écris sur eux. Je suis sûr ainsi de rester bon et de ne rien raconter qui pourrait les contrister. » Dans ses souvenirs, il a mieux aimé ne puiser que les choses tendres et il en a fait, entre autres un livre, un livre de prose délicieux, sur ces aïeules et ces parentes dont on voit les pastels du siècle dernier aux murs de son appartement, dans ce grand salon haut et vaste, garni de meubles d'un luxe âgé qui sont ceux de sa famille et de son enfance, un salon qui avait un noble air provincial, n'étaient, sur les portes, les silhouettes toutes parisiennes et modernistes peintes par Georges Roche-grosse, le beau-fils du poète. L'affection de ce charmant garçon et de sa mère, Madame de- Banville, choyait de façon touchante la vieillesse du poète. Malgré ses 68 ans, il était encore alerte et vigoureux, mais souffrait d'un catarrhe, depuis si longtemps, il est vrai, qu'il disait lui-même avec son esprit habituel : « Je suis né enrhumé. » Madame de Banville, qui s'ingéniait à des soins admirables, le soutenait chaque hiver et, l'été revenu, l'emportait à Moulins, sa ville natale, près de laquelle tous deux passaient la belle saison dans une maison de campagne qui est leur propriété. Tendresse un peu jalouse et de façon charmante : un jour, Gyp, qui n'est autre que la piquante comtesse de Martel, était venue demander le poète chez lui. Il était absent ou souffrant, Elle revint plusieurs fois et insista auprès de la bonne, disant que Monsieur de Banville était chez lui et qu'elle le savait. A ce moment, Madame de Banville intervint. — « Oui, Madame, fait-elle. Et, Monsieur de Banville, c'est moi. » — « Ah ! répliqua l'insolente Gyp ; je ne savais pas que de Banville était un pseudonyme !» — « Si Madame, Monsieur de Banville est uns vieille femme. » Le dialogue est exquis et prouve que tout le monde avait de l'esprit dans la maison. Tendresse même jalouse dans les petites choses : le maître avait l'habitude de porter des bérets de velours ou de soie, coiffure qui s'appariait à merveille avec sa figure rasée, et malicieuse de Pierrot vieux. C'est Madame de Banville qui les lui confectionnait. Un jour Madame Mallarmé lui en demanda le modèle, qui fut refusé, comme si vraiment Banville fut le seul qui put les porter dignement. Et, en effet, il y avait un art, un coup de pouce souverain pour les ballonner d'un côté, les aplatir de l'autre et en faire un couvre-chef lyrique aussi, et vivant d'une vie personnelle sur ce crâne que les cheveux avaient déserté. Mais le poète était resté d'une jeunesse incomparable et extraordinaire, travaillant tous les jours et gardant à son travail cette même fraîcheur juvénile, cette même, poussière toute neuve des premiers papillons. Il collaborait chaque semaine à X'Exho de Paris, n'ayant jamais pensé que ces besognes noblement assumées pour l'indépendance et le pain quotidien fussent nuisibles à l'artiste. Nous trouvons ce passage dans une de ses si intéressantes lettres que nous gardons de lui, ces lettres écrites d'une écriture fine et microscopique, comme avec une aiguille, ce passage-ci : « Dans tout vrai poète, fut-ce Dante ou un Shakespeare, il y a un ange ; mais il y a aussi un casseur de caillou humble, résigné, invincible. » Quant à lui, la part de l'ange fut prépondérante : à 17 ans il apparut tenant en main les Stalactites (1846). Quatre ans après, il donnait les Cariatides, et ces livres, grâce à leur forme parfaite, n'ont guère vieilli et demeurent presque intacts dans leur grâce, où se mêlent les dieux de l'Olympe avec ceux de Fragonard et de Watteau, non moins que leur force lyrique. « Je suis un poète lyrique », écrivait-il en refrain d'une de ses ballades où il se montra le restaurateur et l'émule de Villon, reprenant d'ailleurs les autres poèmes à forme fixe tombés en désuétude : le rondel de Charles d'Orléans, le dizain de Clément Marot, etc... Tous les procédés de versification, toutes les adresses du vers, toutes les merveilleuses jongleries du métier, il les a connus et pratiqués.Victor Hugo lui-même était en admiration de ce chef devant hii, et Banville nous montrait un jour son volume de la Légende des Siècles avec cette curieuse dédi- cace : « A mon maître en rimes féminines. » Dans un banquet offert à l'Hôtel Continental à Victor Hugo, celui-ci le reconnut même publiquement : « Les plus beaux vers que j'ai faits, mon cher Banville, c'est chez vous que je les ai appris. » En effet, Banville, comme on sait, a écrit un Petit Traité de la Poésie française qui, à part quelques exagérations sur la rime, demeurera un chef-d'œuvre d'esprit et aussi d'enseignement. Il est vrai que la rime, dont la richesse, imprévue et rare — d'après lui — constituait tout le vers, lui aura donné des effets neufs et surprenants, particulièrement dans ce comique lyrique qu'il a inventé, celui des Odes funambulesques, du Baiser, où les rimes riches et jumelles sont vraiment les deux lèvres du Rire. Qu'on en juge par ces strophes pleines de gaieté et d'ironie ; LA PAUVRETÉ DE ROTHSCHILD Tandis que pour chanter les Chloris je choisit Ma cithare ou mon fifre Lui, forçat du travail, privé de tcras lazzis II met chiffre sur chiffre. THÉODORE DE BANVILLE 233 II fait le comp'.e, ô ciel ! de ses deux milliards, Cette somme en démence. Et, si le malheureux s'est trompé de deux liards, Il faut qu'il recommence. A côté de ces délicieux badinages, il y a les oeuvres de haut idéal, de grande envolée, d'art 6uprême, comme les Exilés, qui sont un inouï ruissellement de pierreries, évoquant les splendeurs d'un temple de Salomon ou d'un palais de Judée où danse une Salomé dans des fourreaux de couleur avec des cliquetis de parures, Banville est vraiment le poète des pierreries et des roses, car la rose, il en a parlé comme s'il était le premier poète ayant vu la première rose. Il est aussi le poète de Pierrot, dont celui de Watteau lui aura donné l'idée, mais qui est à peine cousin avec son sosie blanc des Fêtes galantes. Le sien n'a pas vagabondé dans les Olympes factices du XVIII0 siècle qui n'étaient bons que pour les plafonds et des trumeaux ; il a vraiment été introduit par son ami Homère dans la Mythologie authentique, a vu Jupiter d'assez près, éprouvé un caprice pour Vénus et dédaigné les avances de Junon. Puis ce pauvre Pierrot s'est trouvé dégringolé de la Lune en pleine rue de Rivoli, ayant mal aux yeux de tant de gaz et cherchant à escompter des traits d'esprit aux guichets de la banque Rothschild. C'est aussi par habitude prise, qu'il a continué à voir les Parisiennes comme des vraies déesses et les Champs-Elysées, près de la place de la Concorde, comme les autres de même nom où se promènent les dieux et les sages. Tel le Pierrot du Baiser, cette lunaire fantaisie qui, elle et les autres comédies lyriques de Banville (trop peu jouées dans nos théâtres de plus en plus industriels) comme Gringoire, Deidamia, Florise, Le Beau Léandre, Esope, encore inédit, formeront un jour le répertoire classique du théâtre français moderne, avec Hugo et Musset. Cette apothéose est proche, en dépit de quelques-uns de nos petits jeunes hommes de lettres nouveaux qui avaient trouvé bon de l'injurier et de le nier, lui qui, avant eux tous, avait préconisé le symbole et qu'il fallait suggérer l'idée et l'objet, au lieu de les nommer. Peut-être, au fond de lui, ressentait-il quelque peine de cette injustice, et de cet abandon. Depuis des années il ne recevait plus guère le soir ; mais il y a quelques hivers, le jeudi se rassemblait chez lui un monde brillant: Daudet, Mallarmé, Riche-pin, Verlaine, Mendès, ce pauvre Valade, mort aussi, avec toujours sa tête de Christ souffrante. Ces soirs-là, Banville était le causeur incomparable, étincelant, miraculeux, inépuisable en saillies, en anecdotes, en beaux élans lyriques pour dire la moindre chose, comme de quitter le fumoir pour entrer au salon : « Passons sous les flambeaux ■» disait-il, avec un geste de désigner des lustres d'étoiles. Et au peintre Rochegrosse, tout jeune alors, cette recommandation d'envoyer vite sa carte à un critique qui avait parlé de lui : — « Mais il m'a éreinté !» — « N'importe ! tu devrais le remercier, même s'il avait écrit que tu as volé des couverts d'argent. » Et si l'on venait à parler voyage, cet aveu qu'il n'avait jamais exploré le moindre pays étranger. « D'ailleurs, ajoutait-il avec sa malice souriante, 011 m'a dit toujours, que le meilleur du voyage, c'était le retour. Je suis toujours celui qui est revenu. » Maintenant il a fait le grand voyage vers Dieu, auquel il croyait fermement. Le poète à qui le pape Pie IX avait envoyé une indulgence plénière, fut un chrétien convaincu et pratiquant, sous l'inspiration de Madame de Banville, cette admirable compagne de sa vie, qui est elle-même très pieuse, au point d'avoir changé ses réceptions du dimanche au jeudi pour se rendre aux vêpres : « Je suis vieille et il faut que j'aille plutôt aux réceptions du bon Dieu ce jour-là », nous disait-elle avec une grâce touchante. Noble existence que celle de notre cher et vénéré Théodore de Banville, sur lequel nous devons nous empêcher de verser des larmes, puisqu'elle aura sa récompense de gloire dans le temps comme dans l'éternité, — une existence qu'il a lui-même fièrement résumée dans le refrain d'une de ses ballades : J'ai vécu pour l'anour du laurier. LA POÉSIE NOUVELLE A PROPOS DES DÉCADENTS ET SYMBOLISTES. Depuis quelque temps on s'agite beaucoup dans certains petits cénacles à qui la presse, sinon le public, vient d'accorder un peu d'attention : à travers les persiennes qu'un rayon de soleil glisse et mille insectes dansent, en de vagues espoirs d'ailes. La poésie et ceux qui l'aiment n'auraient qu'à s'éjouir de ce revirement vers elle : la prescription est interrompue, de l'indifférence qui durait déjà. Certes il y aurait aujourd'hui, pour mériter ce regain, plusieurs poètes de talents divers, et plu3 ou moins personnels. Mais ce qu'on proclame, à gestes annonciateurs, pour attirer la foule, c'est qu'une révolution vient d'être accomplie, qu'une nouvelle école est née. Cette ambition de réformer la poésie française est ancienne — et elle est intermittente. Ici, comme dans toutes les catégories du travail ou du génie humain, on est exposé à la manie des inventeurs, aussi bien de ceux qui encombrent de découvertes puériles que de ceux qui apportent vraiment des combinaisons inédites et miraculeuses. Ceux de la première espèce sont les plus nom-dans la poésie surtout. Déjà, en 1880, un exotique nommé Vergalo, venu des vagues Pérous, avait publié une poétique nouvelle, chez Lemerre, où il proclamait : « La poésie sera vergalienne ou elle mourra » ; édictant avec une assurance un peu incohérente que le vers serait libre, absolument sans césure, et aussi sans élisions avec des hiatus et des allitérations. Il en produisait du reste des exemples tirés de ses propres poèmes. Chronologiquement et pour les curieux de l'avenir, cet extraordinaire Vergalo est, sinon l'inventeur, du moins le restaurateur du vers libre et des autres innovations revendiquées comme leur plus admirable invention par les petits cénacles d'hier, qui s'imaginent candidement avoir fondé une école nouvelle. En réalité, il n'y a jamais eu d'école en art. C'est même un signe de médiocrité, cette incorporation dans des groupes littéraires qui comme ceux de la politique, se font et se défont, au gré des intérêts et des rancunes. Ce sont les moutons qui marchent en troupeaux. Les lions vont seuls. A qui rattacher André Chénier, qui arrive tout d'un coup et comme un miracle, voile aiguë sur une mer qui reflue de la Grèce ? Et Alfred de Vigny, si spécial, si religieux, rendant le son de l'éternité, quand les médiocres parmi les romantiques s'agglomérèrent pour des fanfares de couleurs ? Et Baudelaire, en avance sur son temps, âme qui trempe dans des alcools de spleen? Ont-ils rédigé des programmes, fondé des écoles, annoncé des révolutions ? Quant à Victor Hugo, on tombe d'accord que cette habile mise en scène de soi fut le moins noble et le moins à imiter de son génie. II n'y a pas et il n'y a jamais eu d'écoles. Celles-ci qui ne correspondent à rien, ne sont que choses •contingentes, éphémère et banale tactique pour un peu de bruit quotidien.' Il faut surtout croire aux individus. Car d'étape en étape, dans l'humanité, germe un idéal nouveau, une âme nouvelle que les grands artistes ne créent pas, ne provoquent pas. Ils l'expriment, ils en sont les truchements et la synthèse. Donc il y a une âme nouvelle aujourd'hui à laquelle doit correspondre une poésie nouvelle. Chaque génération, pour ainsi dire, tous les vingt ou trente ans, arrive avec sa façon spéciale de sentir, d'être émue, de comprendre la vie. C'est la même manne qui neige dans tous les yeux, le même cyclone d'abeilles aveugles, venu du fond de l'éternité, entrant soudain dans les alvéoles de toutes les âmes offertes, qui chacune, auront leur part de miel plus ou moins large. Les conditions antérieures : politiques, sociales, physiques, influent sur ces dispositions d'esprit. Déjà Alfred de Musset diagnostiquait au début de la Confession d'un enfant du siècle les secrètes mélancolies de cette génération qui était la sienne, conçue entre deux batailles et qui, ayant vu passer la gloire habillée d'or et de drapeaux, ne put se résigner à la vie monotone. Le romantisme, en guise de compensation, se leurra par d'illusoires aventures, par un exode vers le moyen âge, la Grèce, l'Espagne, les pays lointains, les temps abolis — exotique surtout et surtout en décor. Mais ces divins mensonges devaient avoir leur réaction, et une génération nouvelle arriva, édu-quée par les enquêtes de la science désireuse aussi de précision et de réalité. Ce fut le naturalisme : un art de carabin : la plume-scalpel. Rien que ce qu'on touche et qu'on voit. L'inventaire des mobiliers. La description des actes, sans psychologie des mobiles, ces longs corridors sombres où la conscience erra avec sa petite lumière vacillante qu'elle protège jusqu'à ce que la passion, dans un grand coup de vent, l'éteigne. M. Emile Zola fut l'écrivain, sinon le plus 16 caractéristique, le plus bruyant de cette manière. Lui aussi publia des manifestes : « Si nous voulons, écrivait-il dans sa Lettre à la Jeunesse, que demain nous appartienne, il faut que nous soyons des hommes nouveaux marchant à l'avenir par la méthode, par la logique, par l'étude et la possession du réel. Applaudir une rhétorique, s'enthousiasmer pour l'idéal, ce ne sont là que belles émotions nerveuses. Aujourd'hui nous avons besoin de la virilité du vrai. » Et voilà dix ans à peine que cette lettre fut écrite à la jeunesse, celle-ci tout entière échappe au naturalisme et à M. Emile Zola. Exemple bien fait pour refroidir les zélés fondateurs d'écoles de l'heure présente qui, eux aussi rédigent des manifestes. Déjà dans cette Lettre à la Jeunesse, il n'y a plus une des propositions qui ne soit niée et raillée. Oui ! nous nous enthousiasmons de nouveau pour l'idéal ! Les belles émotions nerveuses, nous les voulons. Le réel nous écœure. Qu'importent la rue, les passants, les assemblées, la chair elle-même — tout ce qui existe et qu'on peut acquérir! C'est l'impossible lui-même que nous aimons. C'est le rêve, les nuances, l'au-delà, l'art qui voyage avec les nuages, qui apprivoise des reflets, pour qui le réel n'est qu'un point de départ et le papier lui-même, une frêle certitude blanche d'où s'élancer dans des gouffres de mystère qui sont en haut et qui attirent. Et cette prédominance n'est le fait d'aucune prédication, d'aucune propagande d'école. La génération d'aujourd'hui la porte en elle, originellement. Les plus jeunes mêmes, qui n'ont encore rien appris, ont d'instinct l'incompréhension et le dédain de cette littérature documentaire qui n'est plus adéquate à leurs visions. Déjà toute la récente production s'en ressent et atteste ce nouvel état d'âme, la poésie surtout qui, moins que le roman, s'était trouvée inoculée de l'influence naturaliste. Les Parnassiens, que quelques jeunes poètes nouveaux prétendent agonir, en étant loin de les valoir, furent contempo- rains des naturalistes, mais ils n'ont pas suivi un idéal parallèle. Leur tort peut-être fut dans une forme trop étroite et de bronze, trop attachée à la plastique, au contour extérieur des choses. Mais M. Leconte de Lisle, leur maître — un vraiment grand poète — les orienta vers de hauts sujets ; M. de Heredia dresse de riches panoplies; M. Mendès, d'un talent fort souple, marivaude ou s'exalte en récits épiques ; M. Coppée a des subtilités nerveuses d'amant las dans les Intimités et le Passant ; M. Sully Prudhomme raffine délicieusement sur la philosophie du sentiment ; M. Anatole France, âme mystique, harmonieusement inquiète, s'éprend de l'Hellas et de Jésus ; M. Dierx est un noble visionnaire qui marche dans l'atmosphère authentique de ses songes. Peu ou point de détails observés, précis, modernes dans ces poètes qui ne forment pas une école — n'avions-nous pas raison de dire qu'il n'y a jamais d'écoles ? — mais furent seulement contemporains et, comme tels, classés sans raison sous une même rubrique qui ne voulait rien dire. Ce n'est que dix ans après, dans la génération intermédiaire, que le contre-coup du naturalisme atteignit la poésie : M. Guy de Maupassant, dans son livre de début intitulé Des Vers, fut bruyamment exalté par M. Zola pour un poème qui racontait les amours d'un faubourien avec une blanchisseuse et notait exactement tous les détails du lavoir. M. Richepin publia La Chanson des Gueux qui était aussi, en maints endroits, de la poésie matérielle de ton brutal. A l'opposé, se souvenant sans doute que le réalisme, comme avait dit M. de Goncourt, « était venu au monde aussi pour définir dans de l'écriture artiste ce qui est joli, pour donner les aspects et les profils des êtres raffinés et des choses riches », M. Paul Bourget publia à ce moment Ede:l, avouant dans la préface son but de réaliser un poème en habit et en bottines vernies : «c Ce livre, disait-il, a été écrit sous l'obsession d'une idée commune à bien des écrivains consciencieux de ma génération : la recherche de ce phénix encore à trouver : le poème moderne. » Et pour faire du réalisme et de la modernité, il s'aventurait dans des entreprises incompatibles avec la poésie : description des Champs-Elysées, des retours du Bois, description d'un café parisien : Je m'asiis dans le coin isolé d'un café ; Je regardai dans l'air épais et surchauffé Se pencher sur leur verre où blanchissait l'absinthe Des hommes de trente ans qui, la prunelle éteinte. Déjà chauves, fumaient en lisant un journal. Mais cette influence du naturalisme sur la poésie fut passagère et rare. Tous bientôt comprirent que le Vers est un vêtement de soie et de dentelles qui ne doit vêtir que des rêves. Ce qui aurait suffi, d'ailleurs, à sauver la poésie française de la contamination naturaliste, c'est le pouvoir grandissant de Baudelaire. Il entraîna la poésie dans une décadence aussi, mais noble et glorieuse. On crut un moment que Victor Hugo serait l'énorme matrice, le soleil immortel d'où tous les poèmes tireraient leur clarté et qu'ils n'en darderaient même que ce que le couchant veut bien laisser d'or et de pourpre aux vitres tournées vers lui. A la mort de Turenne, on appela les généraux qui se partagèrent son commandement : la monnaie de M. de Turenne. On était bien près de penser que tous les poètes de cette fin de siècle ne seraient que la monnaie de Victor Hugo. En réalité, il demeure seul, sans descendance, sans action aucune. C'est Baudelaire qui est vraiment le père spirituel et pourrait se reconnaître en ceux qui sont venus. Et il semble que lui-même ait dit à la jeunesse future cette prophétie solennelle des Bienfaits de la Lune: « Tu subiras éternellement l'influence de mon baiser. Tu seras belle à ma manière. Tu aimeras ce que j'aime et qui m'aime : l'eau, les nuages, le silence et la nuit ; la mer immense et verte ; l'eau informe et multiforme, le lieu où tu ne seras pas. » Lui avait appris l'art anglais plein de mystère, où la secrète affinité des choses devait conduire son instinct apparié ; il avait lu Quincey, traduit Poe et trouvé dans eux la formule de ce qu'il aurait néanmoins, même inconsciemment, réalisé : « Cette quantité d'esprit suggestif, quelque chose comme un courant souterrain de pensée, non visible, indéfini... » De lui sortirent plusieurs poètes, qui, tout en gardant une personnalité réelle, continuent sa tradition et l'amplifient, c'est-à-dire que la quantité d'esprit suggestif s'est encore accrue en eux, le courant souterrain s'est creusé davantage et assombri en même temps pour insinuer plus encore et laisser moins transparaître à la surface. Tel est le cas de M. Stéphane Mallarmé, qui, plus qu'aucun autre dans la poésie contemporaine, aura tenté de suggérer le mystère et l'invisible. Cela ne va pas toujours sans des ténèbres, parfois volontaires. Les raccourcis d'images et d'idées auxquels il se complait créent une optique spéciale. Il faut à ce poète apporter des yeux neufs, qui ont laissé se faner en eux le souvenir de tous les vers lus. Les mots, chez lui, n'ont pas le sens ordinaire ; ce sont des signes qui par la contexture, par la place occupée, par leur mariage avec tel autre précédemment haï, évoquent des sensations ou des idées vierges. Tout est ellipse, tropes, inversions, déductions spécieuses, gestes convexes, reflets, dans des miroirs, de jardins qu'on ne voit pas. Parfois la condensation reste claire : Mon âme, vers Ion front où rêve, ô calme sœur. Un automne jonché de tâches de rousseur. Souvent l'article est supprimé — et toute conjonction. Une série de vocables rares, d'une lumière inquiétante et trouble, jonchée de pierreries uniques dont la signification n'est pas donnée — pour laisser rêver à quelque collier désenfilé de morte ou à quelque couronne, victime d'un rapt ancien, dont l'or s'est évaporé pour des crimes ! Mais faire de l'art ainsi, c'est tenter des prodiges, et il vient un moment où l'artiste seul est à même de vérifier son vouloir et devient facilement dupe d'un mirage... Autrefois, M. Stéphane Mallarmé a écrit des poèmes moins sybillins et pour lesquels point n'est besoin d'initiation préalable : ici s'atteste son tact subtil et méticuleux à manier des mots jolis et transparents disposés en bibelots rares sur l'étagère des strophes : APPARITION La lune s'attristait. Des séraphins en pleurs Rêvant, l'archet aux doigts, dans le calme des fleurs Vaporeuses, tiraient de mourantes violes De blancs sanglots, glissant sur l'azur des corolles. — C'était le jour béni de ton premier baiser. Ma songerie, aimant à me martyriser, S'enivrait savamment du parfum de tristesse Que même, sans regret et sans déboire laisse La cueillaison d'un rêve au cœur qui l'a cueilli. J'errais donc, l'œil rivé sur le pavé vieilli, Quand, avec du soleil aux cheveux, dans la me Et dans le soir, tu m'es, en riant, apparue. Et j'ai cru voir la fée au chapeau de clarté Qui jadis sur mes beaux sommeils d'enfant gâté Passait, laissant toujours de ses mains mal fermées Neiger de blancs bouquets d'étoiles parfumées. Ces vers-ci sont de ceux qu'on apprécie généralement. Il en est d'autres discutés, niés, sur lesquels la controverse s'éternise. Quelques-uns contestent formellement le poète, vont jusqu'à mettre en doute la sécurité de son art ou sa bonne foi. D'autres l'admirent passionnément. L'avenir y verra plus clair que le présent et fera son triage dans les poésies éparses, L'Après-midi d'un Faune, le fragment d'une Hérodiade et des poèmes en prose qui constituent l'œuvre restreinte, mais rare, de M. Stéphane Mallarmé. Quoi qu'on en puisse penser, cette poésie marque le développement logique de l'art de décadence, inauguré déjà par Baudelaire. Jusqu'aux Parnassiens et avec ceux-ci encore, la poésie se maintient dans la noble allure d'un art classique, clair, large, étançonné par une syntaxe et une prosodie traditionnelles, usant des mots dans leur sens étymologique et strict. C'est la belle santé d'une littérature séculaire, arrivée à sa puberté glorieuse dès la Renaissance, au XVI" siècle, et qui garde encore, au temps des Parnassiens, une maturité savoureuse et forte. Avec M. Stéphane Mallarmé, c'est la décadence ; la maladie équivoque : plus d'idées simples, de sentiments naturels. Pour lui, tous les mots décidément sont fanés comme des visages. Les mots ne disent plus rien, exténués du même sens proféré. N'importe ! que les mots se taisent et qu'ils se rangent pour quelque apothéose, selon le Seul, un poème un peu niais qu'on jette au feu, Seul, un esclave un peu coureur qui vous néglige, Seul, un ennui d'on ne sait quoi qui vous afflige ! Mais ici la décadence, comme on voit, est moins dans la langue demeurée assez nette et assez saine, ÉVOCATIONS caprice du poète qui tirera de leur seule présence, et sous un jeu discord de lampes, une signification suffisante. Un autre poète qui lui-même se rallie à cette décadence avouée, c'est M. Paul Verlaine ; à preuve ce sonnet fort connu : Je suis l'empire à la fin de la décadence Qui regarde passer les grands barbares blancs, En composant des acrostiches indolents D'un style d'or où la langueur du soleil danse. L'âme seulette a mal au cœur d'un ennui dense ; Là-bas, on dit qu'il est de longs combats sanglants! O n'y pouvoir, étant si faible aux vœux si lents, O n'y vouloir fleurir un peu cette existence. O n'y vouloir, 6 n'y pouvoir mourir un peu ! Ah ! tout est bu ! Bathille, as-tu fini de rire ? Ah! tout est bu! tout est mangé! plus rien à dire ! en somme. Plus de bistre et de joyaux pervers pour aviver la nudité des strophes. La décadence est dans l'état d'âme du poète, sa langueur énervée, sa satiété, mais aussi sa connaissance de tout péché. La décadence est également et surtout dans la forme poétique elle-même qui abdique, s'abandonne, dont le cristal se fêle presque à dessein pour que les fleurs, dans l'eau décrue, dépérissent plus languissamment. Le vers s'allonge en des coupes de treize syllabes, comme étiré dans un bâillement. Le vers trébuche et boîte dans des mètres impairs, l'air exténué d'avoir fait le tour de tous les rêves. On a fait grand mérite à M. Paul Verlaine de ces vers de cinq, sept, neuf, onze syllabes, en oubliant un peu trop qu'ils avaient été tous pratiqués, entre autres par Madame Marcelline Desbordes-Valmore où M. Verlaine a dû les apprendre, car il la connaît bien, l'exquise poétesse à qui il a consacré un des médaillons des Poètes maudits, filialement en aveu, du reste, de cette divine maternité poétique et aux aguets pour qu'on lui rende honneur à celle d'où il sort. Car M. Paul Verlaine, comme elle, appartient à ce qu'on pourrait appeler, parmi les poètes, la race des Chanteurs : ceux dont l'art est spontané, jaillit en source dès qu'ils se frappent la poitrine, s'envole comme une aile à travers la page blanche. Un chant pareil a le battement même de leur cœur. Tel Lamartine, telle Madame Valmore, tel M. Paul Verlaine dont on pourrait dire aussi, malgré une œuvre abondante qui va des Poèmes Saturniens jusqu'à Sagesse, Amour et Parallèlement, ce que Sainte-Beuve disait déjà à propos de Lamartine : C'est un grand ignorant qui ne sait que son âme. » Il y a ainsi des hommes à qui la vie n'apprend rien, qui vieillissent sans avoir mûri. Et ne dirait-on pas de ce poète, aux mystiques élans alternés de vices confessés, qu'il a toujours une âme d'adolescent, l'âme d'un élève pâle et vicieux dans une institution de prêtres, entraîné à des fautes par ennui et habitude, mais souvent effrayé des damnations, implorant Dieu et la Vierge. Et ainsi l'œuvre elle-même, mystique et charnelle, où des prières, des mots de livre d'heures, le langage emmiellé des catéchismes se mêlent à des aveux de péchés contre les commandements, est à la fois très naïve et très perverse. On croirait entendre une confession d'un premier communiant ! Cet art de la décadence inconsciemment pratiqué ainsi par M. Stéphane Mallarmé et M. Paul Verlaine, fut mis en lumière par un critique imprévu, M. J.-K. Huysmans, qui dans son roman A rebours intercala sur ces poètes et sur d'autres comme Tristan Corbière (un précurseur aussi avec les Amours jaunes) des pages de colorée et retorse analyse. Ce livre était un hymne à la décadence, et, sous les traits du duc Jean des Esseintes, on reconnut vite un vrai duc, délicieux et unique, qui avait un moment fréquenté le monde des lettres, raffinait sur tout, possédait vraiment la fameuse tortue incrustée de pierres immémoriales et dont quelques vers circulaient, ainsi : Le paradoxe bleu du fol hortensia. A Rebours assimilait nos temps cosmopolites à la Rome ancienne, devenue le carrefour des nations. Alors Ausone, Pétrone, Rutilius firent succéder aux âges classiques une littérature de style décomposé, aux plaques de fard, cachant sous des poudres une langue qui s'écaille et des mots dont les lèvres sont usées. Nous allions entrer dans une décadence semblable, et il y avait déjà quelques écrivains dont les œuvres en portaient les signes indéniables. Mais cette décadence apparaissait vêtue de si ardentes soieries, nostalgique de si nobles horizons, experte en si suaves raffinements, que chacun allait bientôt s'en éprendre. Ce livre de M. J.-K. Huysmans, paru en 1884, devint un programme involontaire, la loi et le code, le texte de ralliement, l'hymne des enrôlés pour l'art neuf. Par un hasard concomitant, un autre livre, vers le même moment, devait aider à attirer l'attention de ce côté ; c'est la drolatique parodie que MM. Gabriel Vicaire et Beauclair, sous le pseudonyme d'Adoré Floupette, publièrent avec ce titre : Les Déliquescences. Est-ce que les insul-teurs, à Rome, ne rehaussaient pas encore le triomphe quand les chars, couronnés de lauriers, montaient au Capitole ? Ainsi pensa-t-on, et que les amusants pastiches, en attirant le public et les rires, aidaient la bonne cause puissamment. Le liminaire des Déliquescences commençait ainsi : « Ceux-là qui somnolent en l'idéal béat d'autrefois, à tout jamais exilés des multicolores nuances du rêve auroral, il les faut déplorer. » On vantait la névrose, la perversité ; puis suivaient des poèmes dans ce goût-ci : Je voudrais être un gaga Et que mon cœur naviguat Sur la fleur du seringa. *** Tandis que l'idée d'une littérature décadente commençait ainsi à prendre corps, une autre publication fut d'une importance non minime sur l'orientation de quelques jeunes poètes qui venaient de se grouper, c'est l'apparition des Illuminations, de M. Arthur Rimbaud, un manuscrit retrouvé on ne sait comment, qui avait circulé déjà de main en main, puis parut dans La Vogue avant d'être réuni en volume. On connaissait M. Arthur Rim- baud par ce que M. Verlaine en avait raconté et publié. Quelques-uns se souvenaient de l'avoir rencontré avant la guerre, bel éphèbe aux yeux d'un bleu cruel, à la bouche de piment, avec cette caractéristique de mains énormes, des mains pour étreindre des nuées. Depuis, des départs, des absences, des aventures lointaines, des voyages mystérieux. Dans un de ses premiers poèmes (ces poèmes qui sont d'un Baudelaire exaspéré et tressautant) on sentait la haine de nos villes rectilignes, de notre Europe correcte comme un damier, et la nostalgie d'un vent nouveau, de l'écume des tempêtes, d'un conflit avec un océan vierge. C'était Le Voyage des Fleurs du Mal, repris là où Baudelaire l'avait laissé, et le suprême cri : « Au fond de l'inconnu pour trouver du nouveau, » qu'on n'allait plus se contenter de rêver, mais de vivre. Nulle publication, sauf La Saison en Enfer, en 1873, à Bruxelles : puis des passages à Londres, en Autriche, plus loin, au bout du monde, on ne sait où, sans plus souci des littératures et des manuscrits laissés derrière lui, déjà tenus en dédain ou indifférence et comme la chose d'un autre qu'il aurait été autrefois. Or, l'un de ces manuscrits, quand il parut vers 1885, fut pour beaucoup une révélation ; ce sont Les Illuminations, prose et vers, dont M. Verlaine a écrit : « Un pur chef-d'œuvre, flamme et cristal, fleuves et fleurs, et grandes voix de bronze et d'or. » Chef-d'œuvre ou non, Les Illuminations contenaient des proses étranges, un peu folles et suggestives. Mais M. Rimbaud, avec ses sortes de vers surtout, influença tous les jeunes poètes du moment, comme il avait déjà agi sur la manière même de M. Verlaine. On peut presque matériellement indiquer le moment où celui-ci reçoit cet affluent, en demeure coloré d'une teinte viciée et déborde de ses initiales. Sa prosodie se distend à mesure — comme s'élargira à l'infini, jusqu'à ne plus couler en beau fleuve, la prosodie de ces imitateurs qui vont venir. Plus de rimes déjà. Des singuliers et des pluriels rimant entre eux, des masculins et des fémi- nins, souvent de simples assonances comme dans les rondes enfantines et les noëls populaires ; parfois des vers, avec nulle rime approchante qui y corresponde, se mélancolisant au milieu d'une strophe sans aucun écho. Il y a plus : le vers lui-même apparut débridé, déclos des syllabes traditionnelles et rythmiques où la pensée s'améliorait, croyait-on.Tel le vin dans les flacons stricts. Eh non ! plus de cire qui cachète les prisons de verre ! Plus même de barils et de futailles dont les bondes larges laissent flotter le jus divin comme dans un puits scellé. Il faut que le vin coule. Que le vin soit libre ! Aux accidents atmosphériques les plus surprenants Un couple de jeunesse s'isole sur l'arche — Est-ce ancienne sauvagerie qu'on pardonne ? — Et chante et se poste. Dans les Illuminations, il y avait maintes strophes libérées ainsi de toutes les règles de la prosodie, sans rimes, ni césures, ni mètres officiels. Peut-être M. Arthur Rimbaud, qui avait commencé par des vers conformes, en prenant barre à Paris comme cela lui arrivait souvent, aura-t-il eu connaissance des rythmes de ce genre publiés çà et là dans des feuilles par Madame Krysinska. Dès 1879 nous l'avons entendue au cercle des Hydropathes divulguer ces premiers vers libres, parus par fragments en 1882, en 1883, dans l'Evénement ; et il est incontestable, comme l'a dit M. J.-H. Rosny dans la préface de ces proses rythmées, réunies récemment en volume, que la première « elle constitua ce nouveau mode musical de la parole non chantée ». Or, dans l'esprit de Madame Marie Krysinska, il ne s'agissait pas du tout de perfectionner ou de révolutionner le Vers ; elle-même nous a raconté comment l'idée lui était venue de cette prose rythmée, disposée comme des vers libres. Un jour en lisant la traduction de Heine par Gérard de Nerval, elle fut fort impressionnée. A chaque vers allemand, dans cette traduction juxtalinéaire, correspondait le sens français qui était, non pas un vers, mais de la prose poétique puisqu'il traduisait, sans césure ni rythme ni rime, le vers allemand équivalent. Or, l'enchaînement de cette prose poétique lui parut donner une apparence de strophes aux membres de phrases inégaux, non sans charme. C'était quelque chose d'intermédiaire entre la prose et la poésie, ni tout à fait enchaîné, ni tout à fait libre, avec un rythme et une cadence quand même qui en faisaient un chant. Alors elle se dit qu'une telle forme lui suffirait pour s'exprimer, sans devoir aller jusqu'aux vers. Et elle y appliqua désormais des motifs personnels et des sensations directes. Ceci est piquant quand on songe à l'assurance de ceux qui ont repris dans la suite cette forme, mixte dans l'intention même de ceux qui l'ont trouvée, et qui laissait intact, bien au-dessus, le vers traditionnel moins accessible et plus orfèvré. On veut maintenant que cela ait tué ceci, et on proclame avec intransigeance « le vers libre » comme le commencement de la sagesse et la condition de tout talent. Pourtant M. Stéphane Mallarmé est fidèle à la technique antérieure dans ses vers qui ont la rime, même riche, et la césure. Et quant à M. Paul Verlaine, qui s'en tient presque à l'ancienne métrique, il a dit un jour avec esprit de ces formes lâchées qu'on voudrait imposer : « De mon temps, on appelait cela de la prose. » Malgré l'esprit conservateur des maîtres décadents, la désorganisation du vers allait être rapide. L'influence de M. Arthur Rimbaud devait s'exer-oer et s'amplifier. Il ne faut pourtant pas trop s'en plaindre, puisque nous lui devons un poète, ce pauvre Jules Laforgue, mort en 1887, à vingt-huit ans à peine, et qui demeurera le meilleur assurément de toute cette génération. On ne dit pas assez peut-être sa filiation avec M. Arthur Rimbaud qui chantait dans les Illuminations : Par délicatesse J'ai perdu ma vie. Elle est retrouvée. Quoi ! L'éternité ! C'est la mer allée Avec le soleil. Tel est le ton de complainte et d'à-vau-l'eau que va prendre Jules Laforgue. Puis aussi déjà dans M. Arthur Rimbaud, cette impertinence et cette gaminerie : Zut, alors, si le soleil quitte ces bords I Fuis, clair déluge ! voici l'ombre des routes 1 Mais les âmes des deux poètes étaient dissemblables et, malgré des points de contact, se diversifièrent. Jules Laforgue, dans ses Complaintes et son Imitation de Noire Dame la Lime, se révéla un sensitif tendre qui ne rêvait pas d'aller chercher au loin, par le monde, l'île où l'on est heureux. M. Arthur Rimbaud, lui, était un révolté, un homme d'action. Jules Laforgue est un rêveur qui cultive sa névrose, un sensitif et un lunaire qui, comme Henri Heine, fait avec ses grandes douleurs de petites chansons. Il est triste, mais se moque de lui-même et de ses attendrissements. Il pleure, mais veut faire croire qu'il rit aux larmes. Son âme est blanche de neige, mais il prétend que c'est d'un effeuillement de lis. Au fond, il lui faudrait peu de choses pour être heureux, mais les choses qu'il rêve sont impossibles. Ce serait, comme demandent les enfants, d'avoir la lune ! Mais lui il sait qu'il ne pourra jamais l'obtenir et mordre à même le beau gâteau de miel. Il voudrait bien aussi avoir l'amour d'une petite mariée, un peu pensionnaire et très subtile, aux seins « comme des soucoupes », mais il sait que ces petites mariées-là touchent du piano et jouent la Prière d'une Vierge. Ah ! les jeunes filles ! les petites âmes bien nulles : mais quels yeux de source tiède, quelles bouches d'un beau rouge pour ce pauvre Pierrot triste que sa blancheur ennuie ! Comme il s'en moque et comme il les aime ! Comme il les attend, car il semble avoir le pressentiment qu'il n'est pas ici-bas pour longtemps ! Quel dodelinement langoureux de barque frêle qui sent la tempête tout au bout de la mer ! C'est la mort qui vient... El comme je comprends Que l'automnal soleil Ne m'a l'air si souffrant Qu'à titre de conseil. Toute cette poésie a la fièvre, pâle avec des pommettes roses, est nerveuse, parle vite, rit et pleure, se rafraîchit aux vitres froides, frissonne O suprême Clairon plein de strideurs étranges, Silences traversés des Mondes et des Anges : O l'Oméga, rayon violet de Ses yeux ! Il n'y avait évidemment là qu'une gageure, une comme un lustre, voit des choses loin, très loin, comme on n'en voit que dans l'agonie... Œuvre unique et qui assure à Laforgue une place certaine, le rang inaliénable d'un Hamlet enfant. Mais l'influence de M. Arthur Rimbaud et des autres premiers poètes du groupe devait se manifester autrement. On connaît le curieux sonnet de M. Rimbaud sur les voyelles : A noir, E blanc, I rouge, U vert, O bleu, voyelles, Je dirai quelque jour vos naissances latentes. A noir corset velu des mouches éclatantes Qui bombillent autour des puanteurs cruelles. Golfes d'ombre : E, candeur des vapeurs et des tentes. Lance des glaciers fiers, rois blancs, frissons d'ombelles. I, pourpres, sang craché, rire des lèvres belles Dans la colère ou les ivresses pénitentes ! U cycles, vibrements divins des mers virides. Paix des pâtis semés d'animaux, paix des rides Que l'alchimie imprime aux grands fronts studieux ; curiosité japonisante allumant au hasard les cinq voyelles dans des lanternes peintes. M. Paul Verlaine lui-même le considérait comme tel, sans s'enquérir « d'une exactitude théorique dont je pense que l'extrêmement spirituel Rimbaud se fichait sans doute pas mal ». Mais, soit naïveté, soit malice, il y en eut pour prendre au sérieux et développer cette théorie de la couleur des lettres, des diphtongues ou des mots. « Un vers sera le pré où l'odeur des luzernes, écrit M. René Ghil ; un autre sera un dièze de violon. » Car les lettres n'ont plus seulement une couleur ; elles ont un son ; elles représentent un instrument, cor, violon ou harpe. Il faut orchestrer son poème comme une partition. Et M. René Ghil se proclamant aussi rénovateur et inventeur, publia Le Traité du Verbe, promulgua l'Instrumentation poétique dont lui-même essayait de prouver l'excellence dans Le Geste Ingénu ou le Meilleur Devenir : Toi qui Te lèves et T'ouvres, Astre et pétales virant ! et (cri d'être et d'ire, ah ! qui meurtrisse) qui. Te haussant, ouvres et lèves nos sanglots : vainquant I Tout Te le doit, qui meurtris de vie, 6 Toi 1 le prosternement et, dressé meurtri hélant, quand Tout on Te voit issant d'où vers nous au haut 1 de pitié de lumière et de pétales, virant ! On songe à cette cérémonie, à Naples, où l'on montre un cheveu de la Vierge : un voyageur s'approche ; regarde et dit au prêtre : « Mais je ne le vois pas ! » Et le prêtre répond : « Mais moi, il y a quarante ans que je le montre et je ne l'ai jamais vu ». Aujourd'hui se présente un autre groupe, les Symbolistes, comprenant plusieurs de ceux qui jadis, aux Ecrits pour l'Art, furent de la suite de M. Ghil, y publiant avec lui leurs oeuvres et leurs portraits. Ceux du dernier groupement sont non moins pressés, impatients de renommée ou de bruit, avides de réclame, persuadés au surplus, chacun, de leur incommensurable génie. M. Jean Moréas, qui a eu commerce avec les poètes anciens, a trouvé des précédents dans Malherbe et ailleurs : Ce que Malherbe écrit dure éternellement ! Il en a profité pour répéter depuis dix tins que Ronsard et lui étaient les deux plus grands poètes français. Ces attitudes réussissent près de certains, surtout quand on invente, ainsi qu'il l'a fait, une rubrique collective : les symbolistes, et qu'on rédige des manifestes comme un simple candidat à la présidence d'une république, même athénienne. Qu'importent les attitudes ! Voyons les œuvres et aussi les théories. M. Jean Moréas et ses quelques amis symbolistes, vis-à-vis desquels il est — pour le public — dans la posture d'un chef, prétendent avoir innové et introduit deux choses au moins dans la poésie nouvelle : le symbole et le vers libre. Et d'abord le symbole : « Symbole de quoi ?» a dit M. Verlaine dans un interview amer pour ceux qui se réclament de lui. Et il a ajouté fort judicieusement : « Qui dit symbole, dit images, dit poésie. Tous les vrais poètes ont été symbolistes. » Il y a plus : tandis que ceux des petits cénacles, qui prétendent avoir inventé le symbole, essayent d'en présenter la théorie et une définition, c'est dans le Petit Traité de Poésie Française de Ban- ville qu'on en trouve la vraie définition, déjà lointaine et très précise : « Ce n'est pas en décrivant les objets que le vers les fait voir: ce n'est pas en exprimant les idées in extenso qu'il les communique à ses auditeurs, mais il suscite dans leur esprit ces images ou ces idées, et pour les susciter il lui suffit en effet d'un mot. » Aujourd'hui on nous dit que l'art symboliste « consiste à ne jamais aller jusqu'à la conception de l'idée en soi ». C'est ce que nous savions, presque mot à mot déjà par Banville, et aussi par l'exemple de tous les bons poètes. On croit être singulièrement neuf quand on écrit : EU soyons le palais aux joyeux escaliers, Soyons les danses qui veulent être dansées. Eh bien Victor Hugo, que cette aimable jeunesse a daigné considérer comme un écrivain regrettable — ce qui est, vraiment d'une invention exquise ! — a fait du symbolisme aussi, le même, et avec une certaine ampleur, semble-t-il, surtout dans cette dernière évolution de son génie qui est toute pleine du sens du mystère, de cette panique et de cette sorte d'horreur sacrée : Je suis dans la nuit muette L'escalier mystérieux Je suis l'escalier Ténèbres. Dans mes spirales funèbres L'ombre ouvre de vagues yeux. Devant ma profondeur blême Tout tremble ; les spectres même Ont des gouttes de sueur. Je viens de la tombe morte, J'aboutis à cette porte Par où passe une lueur. Laissez la clef et le pêne, Je suis l'escalier ; la peine Médite : l'heure viendra, Quelqu'un qu'entourent les ombre* Montera mes marches sombres Et quelqu'un les descendra. Après cela, et après des exemples qu'on pourrait trouver dans toutes les poésies et dès leurs origines, il faut une assurance, digne certes d'admiration, pour se donner comme les apporteurs d'une chose nouvelle : le symbole. Mais, hélas ! les symbolistes eux-mêmes, qui sont gens facétieux et volontiers ironiques, n'y croient pas sérieuse- ment. La firme de décadent avait été un peu compromise et alla jusqu'à faire sourire. Il fallait en changer, et celle de symboliste paraît devoir mieux réussir. Or ceci est mené comme une campagne politique, et la plupart se soucient davantage de faire du bruit que des chefs-d'œuvre, ce qui est plus facile et même plus agréable — prétend-on. Reste comme seconde innovation revendiquée : le vers libre. Seul pourrait s'en targuer le premier qui l'a pratiqué : Corbière ou Rimbaud ou Marie Krysinska. On pourrait même remonter jusqu'à Scarron. Tous les autres imitent cet initiateur sur lequel on n'est pas d'accord. Mais en tous cas, cette question du vers libre est purement accessoire et toute de pratique : quelques-uns se servent du vers libre non sans adresse et y expriment, comme Laforgue, une âme de vrai poète. D'autres, malgré le vers libre poussé jusqu'à ses dernières conséquences de quinze, seize, dix-huit et jusqu'à vingt-cinq syllabes, ne peuvent déguiser leur parfaite nullité. Et c'est pour ceux-ci que Rivarol avait peut-être raison de dire : « On ne saurait entourer l'art des vers de trop de remparts et d'obstacles, afin qu'il n'y ait que ceux qui ont des ailes qui puissent le franchir. D'autant plus que ces remparts — l'ancienne prosodie •— ne sont pas le résultat d'un caprice ou d'une invention arbitraire. Cela dérive d'un instinct, d'une capacité naturelle de l'oreille à ne retenir qu'une étendue limitée de sons. Chaque langue a une prosodie qui lui correspond, avec des rimes, des pieds, une cadence, un agencement stricts. Les poésies allemande, anglaise, hollandaise ne sont pas libres, pas plus que celle des Grecs ou des Latins. Et qu'on ne dise pas qu'on retourne aux vraies traditions de la poésie française. On retourne aux origines, il est vrai, par les règles nouvelles sur l'hiatus, l'élision, l'assonance; mais ces origines, c'est le temps où la langue française se forme seulement, amalgame et fond ses éléments hétérogènes de franc, de celte et de latin — où la poésie elle-même trébuche et bégaye encore des cantiques ou des cantilènes plutôt* chantés par des aèdes et des jongleurs que destinés à la calme ordonnance du livre. Et puis, même à ces temps lointains, le vers n'a jamais été libre et prolongé au-delà de lui-même selon le bon caprice : La chanson de Roland, qui date du XIe siècle, est écrite en vers de dix syllabes, avec une césure après la quatrième : de même La Chanson d'Antioche, qui date du XIIe siècle. Un poète normand Alexandre de Bernay, invente l'alexandrin au XII° siècle, à peine une extension, du reste, du vers antérieur ; et, depuis ce temps, le vers traditionnel, six fois centenaire, a suffi dans chaque siècle pour créer des chefs-d'œuvre. Dès lors pas n'était besoin, semble-t-il, de délivrer la poésie française d'entraves qui n'ont point empêché son inlassable fécondité. D'autant plus que, si nous passons maintenant aux œuvres de symbolistes, nous y trouvons peu d'imprévu, de sensations nouvelles et d'images inédites. Ainsi M. Jean Moréas est loin d'être original, moderne et conquérant de vierges provinces. Il faut même un certain désarroi du bon sens et de toutes les idées pour nous présenter comme le type de la poésie nouvelle ce Pèlerin Passionné qui prend son titre à Shakespeare et n'est qu'une œuvre archaïque, colligeant tous les vocables du XVe et du XVI0 siècle, et aussi le discours et le geste des vieux poètes — une œuvre de mosaïque, laborieuse certes — mais où et en quoi nouvelle et révélatrice ? D'autres comme M. Gustave Kahn dans les Palais Nomades, comme MM. Morice, Morhardt, etc., s'enclosent en des visions, des mythes et des légendes; M. Albert Saint-Paul, dans ses Scènes de Bal, se fait avec grâce contemporain d'un XVIIIe siècle tout de rêve et comme poursuivi dans les glaces non oublieuses de quelque Trianon. Le plus souvent, c'est à peine si on peut entrevoir un état d'âme personnel. Car l'obscurité est fréquente, dans ces poèmes emphatiques et tarabiscotés. Certes, il ne faut point s'essayer à redevenir simple. Nous sommes des natures compliquées. Seulement on doit exprimer avec clarté (ce qui n'exclut pas les mots triés, les images rares) des sensations subtiles — au lieu, comme on l'a fait souvent, de traduire des lieux communs avec complication. Aussi M. J.-K. Huysmans, par un imprévu et très piquant retour sur lui-même, lui le laudateur et le vulgarisateur des premiers poètes décadents, écrivait-il il y a quelques jours dans son nouveau roman Là-bas, à propos des petites sectes qui les ont suivis : « Le clan décadent divague, sous prétexte de causette d'âme, dans l'inintelligible charabia des télégrammes. En réalité, il se borne à cacher l'incomparable disette de ses idées sous un ahurissement voulu du style. » Quoiqu'il en soit de cette appréciation, les symbolistes ont le mérite d'avoir réattiré l'attention sur la poésie et sur des talents comme MM. Mallarmé, Verlaine, Rimbaud, Laforgue. Mais, avec ceux-ci le cycle paraît clos et les derniers venus ne semblent que les diluer ou les amalgamer. Surtout que nous les voyons moins préoccupés d'œuv es que de programmes et du désir de monopoliser la poésie. Pourtant on trouve déjà d'autres groupes ; au Mercure de France par exemple, qui réunit des poètes subtils, mais clairs ; à Y Etoile où écrivent MM. Gabriel Mourey, Bois, Jhouney ; et puis surtout, en dehors de tous groupes, de tous classements, de toutes étiquettes éternellement menteuses, il y a encore des poètes épris de l'art comme d'une religion dont ils sont les prêtres ordonnés et silencieux, transsubstantiant dans les mots tout l'infini divin. Car n'est-ce pas ceci que sera l'œuvre de demain : une œuvre d'âme, avant tout, sobre, sans plus de déclamation surtout ni grands gestes ni délayage ; mais mystique, ingéniée à ne peindre que des visions, des rêves, des synthèses — les choses non plus comme un point dans l'espace et une heure dans le temps, mais dans leur fixité hiératique et avec déjà leur part d'éternité. La poésie anglaise a entrevu un tel idéal dont le germe existe dans Rossetti, La Maison de Vie et dans Shelley — ces préraphaélites littéraires. Domaine de toutes les nuances et de toutes les sourdines ! Territoires inexplorés où la poésie 278 ÉVOCATIONS redeviendra nouvelle par les envolements dans le rêve, la poursuite de vierges inconnues au bout de la brume, les emmagasinements de sons capturés aux confins du silence ! MURGER ET LA BOHÊME On va, paraît-il, redorer la gloire avariée de Murger : une représentation d'abord, qui sera donnée à l'Odéon en son honneur ; puis l'installation de son buste dans le jardin du Luxembourg dont on entend faire peu à peu le jardin des poètes. Banville y rêve déjà dans le marbre; demain, ce sera Leconte de Lisle et espérons-le, notre cher Baudelaire. Dans ce concile de grands poètes, pourquoi Murger aussi? C'est à dégoûter de la gloire, si elle comporte les mêmes promiscuités que la vie. Pauvres de nous ! Est-ce que la postérité va cesser d'être la justicière et le Jugement dernier des écrivains. Murger, en effet, eut peu de talent ; il a écrit des vers quelconques ; quelques romans incolores, après un livre à succès : La Vie de Bohême, dont les autres ne sont que le délayage, le perpétuel recommencement. C'est si vrai que, ayant passé du café Momus chez Buloz, celui-ci se plaignit de la monotonie des romans nouveaux qu'il lui apportait : — Vous ne quittez jamais ce monde-là ! — Qu'est-ce que cela vous fait, répondit Mur-ger; n'êtes-vous pas la Revue des Deux Mondes? Il reste la Vie de Bohème, dira-t-on. Mais le livre est sans style, ce qui déjà l'annule. « Les œuvres ne vivent que par le style » a si bien dit Chateaubriand. Quelques-uns, il est vrai, le déclarent tout au moins amusant ; mais la plupart sans doute l'ont lu à 17 ans et maintenant se souviennent seulement de l'avoir lu. C'est le livre de cet âge-là. Age trouble et fiévreux des pubertés difficiles ! Paul De Kock racontait que les jeunes gens, vers ce moment, s'enflamment d'amour devant les sydo-nies, les belles femmes de cire des vitrines des coiffeurs. La Vie de Bohême avec ses figures mieux vivantes, Mimi, Musette, Phémie, joue un peu ce rôle-là. Mais quelle est la part littéraire dans cet émoi et en quoi Murger y puise-t-il un titre pour une gloire d'écrivain ? D'autant qu'il arrive en 1847, après la Mimi Pinson de Musset qui parut en 1845 et dont ses propres héroïnes ne sont que les sœurs cadettes : après déjà aussi toutes les lorettes, les grisettes, Lisettes ; après Bélanger et Paul De Kock qu'il combine avec Musset pour faire sa petite œuvre d'amourettes et de sornettes. Ainsi du fait de le lire quand on est très jeune, il semble qu'on frôle les jupes, à fleurs ou à pois, de Musette, de Phémie, de Mimi, qu'on fasse un tour de valse avec elle — et la page qu'on tourne ventile comme si c'était leur éventail ! C'est un petit plaisir libertin dont beaucoup sont reconnaissants toute leur vie. Murger — voilà son influence — qui n'a donc rien de littéraire. V* w Dès lors pourquoi ces honneurs posthumes, comme on n'en doit rendre qu'aux grands écrivains dont la France s'honore ? Dans le cas de Murger, il y a une autre objection. S'il ne les mérite pas littérairement, il les mérite encore beaucoup moins humainement. Il se trouve que cette œuvre légère est pernicieuse, ha Vie de Bohême propose à la jeunesse une existence folle et mauvaise, une déplorable hygiène d'âme. Monsieur Brunetière, un jour protestait sans justesse contre le projet d'un buste en l'honneur de Baudelaire, parce qu'il avait perverti la notion de la vie. La vie est une chose sérieuse. Il a appris à en rire. C'est ce que ne cessèrent pas de faire Jes bohèmes qu'il met en scène. Mais quelles farces médiocres, quels rires laborieux ! Une perpétuelle Mi-Carème ! Ils sculptent de la fumée de pipes. Et leur esprit est l'esprit de Murger, qui est bien commun décidément — consiste en blagues d'atelier, argot de rapins, de calembours de brasseries. Ah ! ces incessants calembours ineptes de Colline, de Marcel. Jamais la définition de Victor Hugo : « C'est la fiente de l'esprit » ne s'est mieux justifiée qu'ici : Monde insupportable de bohèmes qui dans la réalité furent tous de pauvres ratés. On nous a gardé leurs noms. Ils finirent misérablement sans même avoir laissé un commencement d'œuvre. Privât d'Anglemont mourait dans une maison de sanfé. Schaune — le Schaunard du livre — ne dut son salut qu'à sa décision de retourner dans le magasin de jouets, évocations fondé par son père, rue Saint Denis, où il trépassa il y a peu d'années. Quant à Murger, il aboutit aussi à la maison Dubois et y mourut à trente-neuf ans, vite fauché, vite ruiné, victime de lui-même. Il semble qu'il se soit jugé, qu'il ait condamné sa vie et son œuvre, lui qui murmura au moment de mourir ces mots curieux et significatifs « Pas de musique, pas de bruit,... pas de bohème... » •Y"?"?' Pas de bohème ! La Bohême est néfaste. Voilà pourquoi nous en voulons surtout à Murger. Elle est un climat meurtrier, où à moins d'avoir du génie, on s'étiole, on avorte. Or dans le livre de Murger la Bohême a l'air d'un pays de rires et de fleurs. On y meurt bien un peu à l'hôpital, mais c'est pour utiliser le lit du poète Gilbert. Ainsi doivent vivre et mourir les vrais artistes. Or c'est ici le mensonge coupable et plein de conséquences, le dangereux mirage auquel beaucoup doivent de s'être perdus. Combien, sur la foi de Murger, se sont naïvement imaginé que la Bohême était l'atmosphère propice au talent, le meilleur décor pour l'artiste. Aujourd'hui on prétend le glorifier parce qu'il a exalté la Bohême, comme si la Bohême n'était pas la mauvaise conseillère, l'ennemie de l'art et de la vie. Elle est la fée débraillée qui corrompt les jeunes gens : peintres, poètes, étudiants, tous ceux qu'une fière volonté ne défend pas. Car il s'agit moins ici de pauvreté que d'oisiveté. La Bohême est surtout un genre de vie : hors de soi, sans discipline, ni règle. On peut être bohème en ayant des ressources : dans les salons aussi bien que dans les tavernes. Le vice essentiel, c'est de ne plus s'appartenir, se posséder soi-même, dans le silence, dans l'isolement où naissent les belles œuvres. On s'étourdit dans une vie en commun, surtout quand s'ajoute l'ennui de la misère. Alors c'est cette existence de cafés, de bals, de farces, de noctambulisme, d'expédients, de toutes les indélicatesses : en même temps les dénigrements, discussions vaines, paresse, vanité sans frein ; et aussi l'amour bruyant, déprimant, des femmes de ces milieux. Paris, les excitants, les liqueurs, les élixirs, vins, bières, qui trompent la faim, colorent l'avenir, gonflent les projets. Et voilà les jeunes gens parlant leurs livres, leurs tableaux, incapables déjà de les réaliser, s'aigrissant de l'inaction, du manque d'argent, immensément infatués, portant au mont de piété leur gloire en pièces fausses. Hideuse Bohême ! Ainsi vécurent déjà les héros de Murger, des malheureux et des grotesques — qui en ont fait d'autres. Depuis cinquante ans les brasseries du quartier Latin sont pleines de leurs victimes, et maintenant les cabarets artistiques de Montmartre, où la vie de Bohême continue. C'est un peu l'ouvrage de Murger. C'est pourquoi il y a lieu de s'étonner des honneurs posthumes dont on a pris l'initiative. Surtout qu'il ne les justifie pas du moins par un grand mérite d'écrivain. L'intention de son oeuvre est fâcheuse socialement, la réalisation en est médiocre, littérairement. On aurait accepté, parmi les bustes des grands poètes au Luxembourg, celui de Murger s'il avait été l'Homère de la Bohême ou seulement le Villon. Mais il ne fut que le reporter de cette société fâcheuse, équivoque et en fin de compte, haïssable. Car la Bohême est le Demi-monde de l'art. CÉSAR FRANCK ou DU SUCCÈS ET DE LA GLOIRE Dimanche dernier, au Concert Colonne, César Franck vient de triompher une nouvelle fois par l'exécution de Rédemption, comme l'a déjà constaté ici M. Alfred Bruneau, avec sa haute compétence de critique sûr et de compositieur inspiré. Revanche posthume ! Soleil sur un tombeau ! Il est mort il y a quelques années à peine, obscur encore quoique âgé, inconnu de tout le public, et même de ses puissants confrères, qui l'ignoraient, le dédaignaient. Il laissait une oeuvre immense. Et il était presque inédit. Une fois de plus, la mort descendit sur ce nom comme le feu d'une Pentecôte, César Franck ! Il s'allume soudain de cette lumière qui ne doit plus s'éteindre. Et aussitôt ses œuvres furent produites partout: à Colonne sa Psyché, ses Béatitudes et maintenant ..Rédemption ; à Lamoureux, cette admirable symphonie en ré mineur, qui prendra rang à la suite des symphonies de Beethoven, l'air déjà classique elle-même, où toute la science s'unit à toute l'eifusion. Ailleurs, au Sacré-Cœur de Montmartre, on exécute sa messe, cette messe auguste d'un dessin si sévère, aux thèmes qui se juxtaposent, se superposent, édifient dans le rêve une cathédrale qui chante. Il n'est pas jusqu'à ses drames inachevés, Hulda ou Chiselle, dont on ne tente la représentation. Partout sa musique pénètre, s'impose, triomphe. Il sera et est déjà le musicien en vedette des concerts du dimanche où il remplace Berlioz dont la destinée fut un peu pareille, vainqueur aussi de la mort, lui dont un critique avait écrit un jour : « Ces hommes-là doivent succomber sous le ridicule et si le ridicule tue encore en France, l'auteur des Troyens n'a plus qu'à s'occuper d'un joli petit monument. » Mais le pauvre César Franck, lui, ne fut pas même combattu. Il était ignoré, négligé. Les rares fois qu'on exécuta de sa musique, on le déclara obscur, monotone. C'est toujours l'identique reproche, et presque dans les mêmes termes contre les œuvres d'art pur. Le public s'ennuya, quitta les salles. César Franck donc n'eut jamais le succès, et maintenant pour toujours il a la gloire. C'est la leçon ancienne de l'histoire de l'art, le cours ordinaire des événements, mais il est toujours amusant, et même utile, d'en souligner la leçon et de ratiociner une fois de plus du succès et de la gloire. Le succès ? Tandis que César Franck semblait végéter, d'autres musiciens semblaient illustres, emplissaient l'actualité de leur nom et de leurs travaux, accaparaient les théâtres, gouvernaient les orchestres, enthousiasmaient les directeurs et les critiques. César Franck n'était rien, ne pouvait rien, même et surtout se faire exécuter, ce qui est la condition d'existence et pour ainsi dire l'air respirable pour un musicien. Vis-à-vis de quelques-uns, la destinée fut juste et égale à leur mérite : Gounod, Massenet, Saint-Saè'ns, Reyer. Mais tout n'est pas toujours pro- portionné. En regard d'un César Franck obscur, qu'on songe à un Ambroise Thomas célèbre, à ses influences, à sa vie adulée, qui se termina même par une apothéose, lors de la 1000e de Mignon : ovations, cris, bravos sans fin, et les fleurs et la plaque de la Légion d'honneur offerte dans la loge même du Président de la République où il avait pris place. Combien d'autres, dont le nom, naguère bruyant, est tout de suite fané et désappris des échos de l'Eternité ! Ce Litolff, par exemple, tant ovationné aussi, dont la Bibliographie des musiciens disait : « Cet artiste singulier est incontestablement un homme de génie. » Mais il y a un cas plus typique de succès, aussitôt suivi d'un effondrement posthume: c'est celui de Benjamin Godard, mort presque en même temps que César Franck, et qui, lui, obtint toute la notoriété, les triomphes immédiats et sans fin : couronné au concours de la Ville de Paris, couronné comme prix de Rome, couronné par l'Institut, où il allait sans doute entrer. Et sa photographie à tous les étalages, à côté de Wagner ou de Victor Hugo ! D'ailleurs, il disait : « Beethoven et moi ». Il avait, paraît-il, dans son cabinet de travail toutes sortes de bustes de lui-même, couronnés de lauriers ! Mensonges dont sans doute il n'était pas dupe ! Car ces vanités ostentatoires cachent souvent une plaie intime qui ronge le sentiment de son propre néant. N'importe ! il se fit jouer, applaudir partout. Il tint les théâtres, les concerts, les éditeurs, les pianos. Ah! sa Chanson de Flonan et autres mélodies sur « tous les pianos des quartiers aisés », dont parle Jules Laforgue. Qu'en reste-t-il déjà, et de Jocelyn, Dante, Le Tasse, ces lourdes compositions si banales ? Que demeure-t-il de toute cette vie elle-même et d'une agitation qui aboutira comme celle du Peer Cynt d'Ibsen, à la fosse commune des noms et à cette dalle de l'oubli où s'écrit dans la neige la terrible épitaphe : « Ci-gît personne. » La Gloire ? Tandis que ces musiciens la conquéraient, possédaient la vie, César Franck se conquit, se posséda lui-même. Il était inconnu de tous, mais connu de quelques-uns. Il était pauvre. 11 donnait des leçons. Levé chaque matin à cinq heures, il travaillait quand même dix heures par jour pour son art, ce qui lui a permis d'accumuler une œuvre immense, malgré tant de labeurs infligés. En pleine inspiration, ou occupé à exécuter une partition avec un ami, il lui fallait se lever, s'interrompre. « C'est le pain qui entre », disait-il avec une noble simplicité. Il y avait le pain bénit, c'est-à-dire celui de Sainte-Clotilde où il fut organiste pendant longtemps. Mais ses orgues lui furent moins à cœur comme un métier que comme le meilleur truchement de son art et de sa foi. On peut dire que là, dans cette église, il épancha le plus intime de son génie. Nous le savions et nous en surprîmes plus d'une fois le flot sacré. Les dimanches, les jours de fêtes, installé au jubé, il laissait son âme parler à Dieu, improviser, formuler ses intimes adorations. Car c'était un mystique et un croyant. Son œuvre est une œuvre d'art ; c'est également une œuvre de foi ; et M. J.-K. Huys-mans, dans son admirable En Route, a raison de le mettre dans la lignée des Haendel, des Bach. Quelle musique religieuse a des accents plus chrétiens, un miel plus évangélique, que ses Béatitudes ? Ce sont vraiment ces concerts d'anges que van Eyck et Memling ont peints. Il composa non seulement sa messe, mais des hymnes, des motets (il se proposait même d'en écrire cent, mais n'en aura réalisé que soixante-dix). Personne n'eut autant que lui la joie de son art. Nous le verrons toujours comme il nous apparut, un soir, à un Récital de piano, où on donna son fameux Quatuor pour instruments à cordes, qui est un chef-d'œuvre, et où lui-même exécuta, avec un de ses jeunes disciples, un morceau de lui à quatre mains, pour piano. Ah ! le bon et noble visage, son teint rose, ce vaste front lisse et haut que terminait une chevelure blanche en auréole. On ne savait pas si la page où il lisait s'éclairait du feu des bougies ou du rayonnement de ses yeux, du rayonnement de son âme. Heureux visionnaire ! Il n'aperçut pas les basses passions, envie, jalousie, ignorance surtout, qui grouillèrent autour de lui comme les monstres dans les Tentations des vieux peintres. C'est ainsi que, un jour, à la Société de Musi- que, le petit groupe de ses admirateurs, imposa l'exécution de sa Symphonie. Gounod, qui était là, se leva avant la fin, quitta sa loge et dit assez haut pour être entendu : « C'est le contraire de la musique ». Le public ne comprit pas davantage. Il y eut des rumeurs, du bruit dans la salle, une sortie en masse. Le morceau terminé, ses fidèles, irrités ou marris, le rejoignirent, prêts à le consoler. Lui, tout souriant, tout enchanté d'avoir entendu exécuter son œuvre — plaisir rare et dont il fut sevré ! — n'avait rien vu, rien remarqué ; il paraissait ravi. « Cela a bien marché », dit-il. Il avait écouté seulement sa musique. Et quand il mourut, bien qu'il fut professeur d'orgue et de fugue au Conservatoire, et contrairement à tous les usages, il n'y eut aucun représentant de l'établissement officiel à ses obsèques, nul cérémonial, ni discours. Mais il fut escorté de ses quelques disciples, les Bruneau, les Vincent d'Indy, les Chausson, les de Bréville, toute l'élite de la musique française d'aujourd'hui et de demain. Ils étaient bien douze : les douze disciples qui prouvent le Dieu et suffisent pour conquérir le monde ! « Ci-gît César Franck >• Voilà la gloire ! Nous sommes loin de I'épitaphe du succès : « Ci-gît personne ». On a un tombeau désormais dans chaque esprit, avec un nom aux lettres ineffaçables. Eternelle antithèse qu'il est bon de méditer, de rééditer parfois, en un temps surtout où tant d'artistes ne poursuivent que le succès, préconisent cyniquement de « mettre sa gloire en viager ». Oui, la gloire posthume! — une duperie, dit-on. Mais on oublie que des génies comme César Franck en ont conscience par avance. « Ils portent dans leur poitrine le sentiment de leur propre gloire », comme a dit si bellement Villiers de l'Isle-Adam. Ainsi, leur triomphe n'est posthume que pour nous. Il fut déjà pour eux une réalité anticipée... Et c'est ainsi que César Franck, presque obscur, a pu travailler, souriant, débonnaire, heureux, fier de son oeuvre, comme un saint qui, de son vivant, ouvragerait son reliquaire. LE MENAGE DE VICTOR HUGO Les amis de Victor Hugo, tous ceux qui se sont fait de lui une image radieuse, le voient nimbé de génie et tenant le siècle dans sa main comme les Empereurs portaient le globe, s'affligent et s'alarment de la sorte de reportage posthume qu'on exerce en ce moment sur sa vie et les siens. Il est vrai que tous les morts illustres de la littérature y passent. C'est une mode fort goûtée que ces enquêtes malicieuses auxquelles s'emploient des écrivains d'un vif talent d'ailleurs (tel M. Bris-son ou M. Mariéton) aussi avisés que des juges d'instruction. Mais voici qu'on veut à tout prix trouver un pendant à l'amour de Musset et de Georges Sand : ce serait l'amour de Sainte-Beuve et d'Adèle Hugo. De suite, à cause de la coïncidence et parce qu'on était occupé des premiers on leur assimile les seconds. Pourtant le cas est bien différent. La liaison de Musset et de Georges Sand est acquise, elle fut même publique et les amants eux-mêmes l'ont étalée avec un éclat qui se continue jusqu'aujourd'hui en échos multipliés. D'autre part, rien n'est moins prouvé que la liaison entre Sainte-Beuve et Adèle Hugo. Il pourrait bien n'y avoir eu là que ce que nous appellerons aujourd'hui un « flirt ». Il est probable que l'histoire en demeure toujours obscure. N'importe ! On interprète, on juge, on requiert en souriant, on conclut, même contre le mari. Qu'on veuille à tout prix, et avec une certaine joie maligne, le montrer dans la posture de Molière, il n'y a là rien de grave. Et ils pourraient en philosopher à deux dans l'immortalité. Mais on va plus loin, et on a presque insinué qu'il n'était guère pointilleux... Quant aux débuts de l'histoire, on les connaît pas la correspondance même de Victor Hugo qui vient de paraître et a servi de point de départ à ces curiosités sur son cas conjuguai. Or il y apparaît franc, sensible, de la plus haute noblesse en vérité. C'est une histoire commune que celle d'un ménage où le meilleur ami se prend de passion pour la femme. Mais ici la situation est émouvante parce que la femme est honnête, que l'ami souffrant de sa passion malheureuse, en a lui-même averti le mari, loyalement, pour expliquer ses refus, ses visites espacées. C'est presque un thème de tragédie, moins une tragédie antique qu'une tragédie cornélienne, où les personnages vont s'efforcer à être plus grands que nature. Tel, du moins, nous apparaît Hugo, dans cette circonstance. Il n'est peut-être pas très humain. Mais c'est un poète, un homme de génie, et nous le voyons vraiment dans ses lettres s'exprimer en héros. Il tient à l'amour de sa femme, dont il est sûr d'ailleurs ; il tient aussi à l'amitié de Sainte-Beuve, pour lequel il a une affection chaude, exaltée, et qu'il nomme sans cesse son meilleur ami et son frère. Il s'afflige ; il a de belles paroles ; il souffre avec lui. Sainte-Beuve va partir, occuper une chaire ailleurs. Tout cela se guérira, s'arrangera. Ils sont des combattants de la même cause. Ils sont poètes tous deux. Ils aiment l'art ensemble. Le Roman- tisme part en guerre. II ne faut pas se désunir, ni perdre une amitié précieuse pour tous deux. Voilà la pensée de Victor Hugo. Il se veut magnanime. Il désirerait maintenir la situation sur le même pied. Mais cette situation est bien délicate et anormale. Sainte-Beuve sans doute, fort épris et de tempérament libertin (comme le prouva la suite de sa vie), dut s'aventurer à des audaces. L'obstacle à la continuation de l'état de choses vint de la femme elle-même, lasse d'obsessions. En effet, une des dernières lettres de Victor Hugo dit : « l'obligation qui m'est imposée par une personne que je ne dois pas nommer ici d'être toujours là quand vous y êtes ». Et, peu après, c'est la rupture en 1834. Voilà ce que nous savons du commencement de l'aventure par la correspondance même de Victor Hugo qui était si bien à son honneur et à sa justification, peut-être à la condamnation de Sainte-Beuve, que celui-ci avait écrit sur la liasse de ces lettres : « A brûler après sa mort ». Qu'arriva-t-il dans la suite ? Les ténèbres augmentent. Nous avons d'une part le récit de Sainte-Beuve, mais c'est un récit suspect, c'est-à-dire le Livre d'Amour, ce livre déjà fameux quoique peu répandu, et anonyme. Sainte-Beuve le publia en 1843, sans nom d'auteur. Aussitôt il le retira de la circulation, non sans en avoir éparpillé quelques exemplaires, assez pour que nul n'en ignore. C'est un poème où ii raconte et analyse un amour. A vrai dire, il ne faut jamais trop croire les poètes quand ils parlent d'une passion. Le lyrisme et les coquetteries de la rime ont leurs entraînements. Sainte-Beuve avait de plus les coquetteries du cœur. Il a de l'amour peut-être, mais de l'amour-propre à coup sûr. Il fut ce qu'on appelle communément « un homme à femmes ». C'est pour complaire à sa mémoire et le continuer qu'on nous a donné un livre sur « ses amies inconnues ». On sait son aveu, le regret de ne pas être un beau lieutenant de dragons qu'on aime. C'est une obsession constante des femmes moins sensuelle que vaniteuse. Cet admirable cerveau, cet analyste aigu, ce poète original, cet écrivain rare, aux savoureuses hypocrisies de style (Ie style, c'est l'homme), eut la petitesse d'esprit de se rêver et de persuader aux autres de grands succès féminins. Il a voulu se créer une légende romanesque, romantique devrait-on dire. C'est la faute d'Antony, des drames sentimentaux, avec un goût un peu pervers pour le mensonge. Attitudes théâtrales, grand amour cérébral, dont Balzac, avec l'Etrangère, est un autre exemple. Sainte-Beuve voulut aussi imaginer son roman. Il le voulut d'autant plus qu'il était laid, d'une laideur évidente. Adèle Hugo, elle-même s'en était aperçue ; et on citait son joli mot de nuance très féminine : « Il n'est pas laid, il est vilain ». C'est-à-dire que la laideur parfois s'illumine d'intelligence, se transpose. Etre vilain, c'est irrémissible. Donc vilain, il n'eut que des amours médiocres, souvent ancilliaires, nous le savons. Il dut dévier sans cesse des femmes idéales, car on aime surtout ce qu'on n'a pas. Joie, alors, d'accréditer une bonne fortune inouïe ; et ainsi de s'affranchir de la laideur obsédante ! Oui, il fut aimé ! Qui donc a dit qu'il était laid ? Il écrit à propos du trouble qu'il cause à son amante : Mon visage assidu, délice de tes yeux I Le voilà non seulement aimé, mais beau devant les siècles. Décidément il veut trop prouver. Et d'un bout à l'autre de ce Livre d'Amour, qui serait déjà par son propre fait, dans le cas d'une liaison, une inconcevable indiscrétion, il s'efforce d'insister, de préciser, d'accumuler les détails, comme des preuves. Mais sans cesse on a cette impression qu'il veut trop prouver, et la défiance augmente. Ainsi nous avons eu précisément dans les mains un exemplaire d'un intérêt unique, tout annoté de sa main en vue assurément d'une réédition, plus tard, et de la postérité. Il écrit ceci au seuil, de sa fine écriture retorse et câline : « Ce sont des vers d'amour... on s'est décidé à en assurer l'existence, puisqu'ils ont été faits de l'aveu des deux êtres intéressés, pour consacrer le souvenir de leur lien. » C'est bien invraisemblable, cela. Adèle Hugo, comme toutes les femmes dans ce cas, n'aurait pas pris un soin exprès de prolonger sa faute par un poème qui risquait de durer. On le comprendrait un peu de la part d'une Madame Bovary. Mais celle-ci venait d'être célébrée en hymnes publics et fréquents par le plus grand poète du siècle. Toujours ainsi, Sainte-Beuve exagère. Il en parle à tout le monde. Est-ce qu'il n'a pas prétendu qu'il en avait reçu son voile nuptial ? Ceci est vraiment trop improbable. On saisit sur le vif son perpétuel souci de parader d'une liaison qui flatte entre toutes sa fatuité, puisque Adèle Hugo fut la plus belle et la femme du plus grand. Quant à Victor Hugo, dans le Livre d'Amour lui-même, quand Sainte-Beuve y fait allusion, il parle toujours du mari jaloux, du tyran inexorable qui fait leurs rendez-vous si brefs et si anxieux. Voilà pour ce qui serait d'un Victor Hugo qui n'aurait guère été pointilleux. D'ailleurs, et c'est l'autre version, on possède la correspondance inédite des époux eux-mêmes à cette époque. Nous la feuilletions l'autre jour. C'est très décisif. La date est certaine de cette prétendue liaison. Sainte-Beuve lui-même la fixe, en faisant allusion à l'époux entraîné dans un autre amour, sa récente passion pour la comédienne qui venait de jouer un rôle dans Lucrèce Borgia. Or, ce drame est joué en 1833. Il ajoute, autre part que l'amour dura six ans. Donc de 1833 à 1839.. Durant ce laps, Sainte-Beuve et Adèle Hugo auraient été des amants. Voilà la version du Livre d'Amour. Or, durant cette période, le ménage, dans cette volumineuse correspondance inédite, apparaît uni, tendre, démonstratif, prodigue de confiance et de passion. Nous ne voulons même pas parler dAdèle Hugo ! La rouerie féminine est capable de tous les masques. Pourtant il y a telle lettre de 1835, l'époque où on nous la donne comme la maîtresse de Sainte-Beuve, et où elle s'exprime à Victor Hugo avec une tendresse exquise et débordante. Elle est allée à Angers avec son père et ses enfants, pour le mariage de Pavie, un de leurs amis, et elle écrit à son mari : « Mon bon cher Victor, j'ai reçu tes bonnes lettres qui m'ont fait un bien grand bonheur, car c'est la chose la plus douce qui puisse m'arriver. » Plus loin : « Comme j'ai senti un vide, mon Victor, en arrivant à Angers ! C'était la première fois que j'avais voyagé sans toi et l'impression a été bien triste pour ton amie. Je voyagerai encore avec toi, n'est-ce pas ? Tiens ! Je pleure en te disant cela ! » La voit-on, à ce moment, la maîtresse de Sainte- Beuve ? L'âme ici se livre toute nue. Le texte a une saveur de franchise. Pour y atteindre, en mentant, il faudrait être astucieuse, rouée, dissimulée merveilleusement, experte à toutes les diplomaties et de force à porter comme une fleur dans son cœur la lourde pierre d'un si grand secret. Or, tous ceux qui ont connu Adèle Hugo la disent spontanée, distraite, très étourdie. C'est le contraire du caractère qu'il aurait fallu pour le rôle qu'on lui prête. Quant à Victor Hugo, il répond, il écrit à sa femme avec la même effusion, un respect ému, une confiance religieuse : « C'est aujourd'hui le jour de bonheur pour notre excellent Pavie. Je lui souhaite une femme comme toi. Après cela, qu'il remercie Dieu. > Ailleurs il écrit : « Tu es la joie et l'honneur de ma vie. » A un autre moment encore : « J'espère qu'à Tours, je trouverai des lettres de toi ; des lettres que je lirai, que je dévorerai, que je baiserai. » N'est-ce pas le mari qui apparaît ici toujours le seul amant ? Et ceci, de la même époque, avec l'impatience amoureuse du retour et du baiser : « Demain, je t'embrasserai, Celle qui lorsqu'au mal, pensif, je m'abandonne Seule peut me punir... • allusion à ses propres écarts avec la belle corné-Mais elle, Adèle Hugo, « la vertu sur ma tête penchée. » Il y a là de quoi rendre bien invraisemblable l'hypothèse (celle du Livre cTAmour) qu'il y avait à ce moment-là un amant entre les deux époux ; de quoi rendre impossible, en tous cas, l'hypothèse que le mari en aurait eu connaissance. Voici, d'ailleurs, une preuve définitive qu'il faut bien produire puisqu'on a insinué que Victor Hugo dussé-je aller à Paris sur la tête. J'ai soif de te voir ! » Et l'ardeur se combine avec une tendresse noble et grave. Qu'on n'oublie pas la Date Lilia des Chants du Crépuscule qui est de 1834, c'est-à-dire toujours du moment où Adèle Hugo serait la maîtresse de Sainte-Beuve. Et pourtant il s'agit elle dans ces vers : C'est elle, la vertu sur ma tête penchée, La figure d'albâtre en ma maison cachée pouvait bien n'avoir guère été pointilleux. C'est une pièce unique, un bref poème que Victor Hugo a laissé pour être publié en réponse au Livre d'Amour, lequel ne serait pas seulement un acte de fatuité, mais affirme-t-il, un acte de vengeance. Nous savions déjà, par le volume publié de la correspondance, le commencement de l'histoire, et comment Hugo fut magnanime d'abord. Voici quelle en aurait été la fin d'après ce terrible petit poème qui raconte une scène insoupçonnée jusqu'ici. Hugo aurait mis Sainte-Beuve à la porte, l'aurait chassé de sa maison, et lui seul, ce qui prouve qu'il était seul coupable. Le Livre d'Amour ne serait que les représailles de cette scène. Hugo le déclare. Il a écrit ces quelques vers pour qu'ils fussent sa riposte sans réplique, sa défense lumineuse. Qu'on parle encore après cela de mari complaisant ! L'écrit porte une note en marge : « Ne publier ceci que si le libelle paraît ; autrement, faire grâce à cette vilaine ombre. » Le libelle, c'est le Livre d'Amour. Or, il a presque paru, puisqu'on en a publié des fragments, puisque des amis de Sainte-Beuve l'aggravent par leurs déclarations, que la version s'en accrédite, que cette légende devient de l'histoire. Qu'on lise donc ce que Victor Hugo a légué pour être produit quand il faudrait : A S-.-B... Que dit-on ? On m'annonce un libelle posthume De toi. C'est bien. Ta fange est faite d'amertume ; Rien de toi ne m'étonne, ô fourbe tortueux. Je n'ai pas oublié ton regard monstrueux. Le jour où je te mis hors de chez moi, vil drôle Et que, sur l'escalier te poussant par l'épaule. Je te dis : < N'entrez plus, monsieur, dans ma maison I » Je vis luire en tes yeux toute la trahison. J'aperçus la fureur dans ta peur, ô coupable. Et je compris de quoi pouvait être capable Ta lâcheté changée en haine, le dégoût Qu'a, d'elle-même, une âme où s'amasse un égoât. Et ce que médisait ta laideur dédaignée ; Car on pressent la toile en voyant l'araignée l Coup de tonnerre formidable ! Vaste éclair î L'obscure histoire n'en sera peut-être pas tout éclaircie. Mais c'est assez pour que Victor Hugo dans cette lueur ait apparu droit d'attitude, noble et sans tache. C'est pourquoi nous disons : Respect à Victor Hugo ! ne nous occupons de morts pareils que pour glorifier leur œuvre. Pourquoi ces indiscrétions sur leur vie, douloureuses, souvent injustes et si vaines ? Qu'on y prenne garde ! Les génies sont les supra-humains, les saints laïcs qui décorent le portail d'une nation. On dirait, en ce moment, qu'on prend plaisir à les découronner, les décapiter. Cela fait songer à ces statues sans tête au seuil vieux des églises de Bretagne. Elles semblent redevenues de la pierre fruste, quelque chose da gris, de difforme ou d'anonyme — et les passants ne les prient plus ! ARTHUR RIMBAUD L'Abyssinie est d'actualité. Les ambassadeurs abyssins visitent la France après avoir promené dans Paris leurs manteaux brodés d'or et leurs pagnes de cotonnade. En même temps qu'eux, arrivait le comte Leontieff, ramené par une malencontreuse blessure reçue là-bas. Et ces derniers jours, le prince d'Orléans nous donna ses impressions publiques sur l'Abyssinie : « Tant de voyageurs français viennent de redescendre tous plus ou moins désillusionnés sur le compte de l'Abyssinie et des Abyssins. » Aujourd'hui, en effet, les routes sont ouvertes, largement parcourues. Or, n'est-ce pas curieux de songer qu'il y eut là un précurseur tout à fait imprévu et extraordinaire, un voyageur d'âme aventureuse qui n'était ni un explorateur ni un envoyé, ni un missionnaire, mais tout simplement un poète devenu marchand, c'est- à-dire cet étonnant Arthur Rimbaud, l'ami de Verlaine, si en vogue dans les chapelles littéraires de ces dernières années ? Oui ! Arthur Rimbaud, qui trouva le vers libre et la couleur des voyelles, fut ensuite « un des premiers pionniers du Harrar » comme le constate un compte-rendu de la Société de Géographie. Et, il s'y fit apprécier de telle façon par les indigènes, que le même ras Makon-nen, dont le prince d'Orléans vient de nous raconter l'accueil, l'avait goûté aussi et dit en apprenant sa mort prématurée : « Dieu rappelle à lui ceux que la terre n'est pas digne de porter. » C'est une histoire fabuleuse, dramatique, et colorée comme un chapitre de l'Ancien Testament, invraisemblable comme les cauchemars de fiévreux, que cette existence de Rimbaud en Abyssinie, et toute sa vie d'ailleurs. Verlaine a eu bien raison de l'appeler « le poète maudit ». C'est « l'homme maudit » qu'il aurait fallu dire. Il fut poussé par un infatigable démon ! Nul repos. On dirait le Juif errant de Jérusalem réincarné. Il faut qu'il aille toujours, qu'il revienne, qu'il parte en d'autres lieux, sur d'autres eaux. Son ombre court plus vite que lui, au soleil, sur l'herbe et sur le sable, et il faut qu'il aille où va son ombre — plus loin! Sa destinée est d'être ailleurs. Et la preuve qu'il s'agit d'une irrémédiable destinée, c'est qu'il en eut le pressentiment. Prodigieusement précoce, il écrivait dès 1873, c'est-à-dire à l'âge de dix-neuf ans, dans ses admirables Illuminations, ces lignes prophétiques : < Ma journée est finie. Je quitte l'Europe. L'air marin brûlera mes poumons. Les climats perdus me tanneront. Nager, broyer 1'!verbe, chasser, fumer, surtout ; boire des liqueurs fortes comme du métal bouillant ! » II partit, en effet, pour aboutir en Abyssinie, à Harrar, mais après quelles navrantes et hallucinantes étapes, vivant de hasards, sans argent, poussé par le vent furibond de l'Aventure, boni-menteur de cirques nomades, débardeur dans les ports, racoleur de troupes coloniales, soldat lui-même en Malaisie, puis déserteur, marchand, ouvrier : oui, tout cela, lui, le poète dont les premiers chants furent comme une aube de colombes miraculeuses, émerveillèrent Banville qui lui paya un logis, troublèrent le vieil Hugo lui-même au point qu'il imposa ses mains vénérables sur le jeune front lui disant : « Shakespeare enfant. » Ah ! ils sont loin, les poèmes ; il les a laissés derrière lui, il les méprise, il les a oubliés comme de vieux papiers effeuillés sur la mer et qu'un providentiel hasard recueillit. Donc il part. Il court. Il marche. Il navigue. Au Hanovre, en Orient, dans les îles, partout vagabond de tous les chemins. Il veut savoir tout le visage de la terre, toutes les vieilles rides de ses routes. . C'est ainsi qu'il arriva un jour en Abyssinie, dernière étape, en novembre 1880 ; et, yu cette date, on peut vraiment l'y considérer comme un des précurseur» et des premiers explorateurs français. Car ici — chose curieuse ! — sa frénésie se cargua, comme si le vent furibond de l'Aventure s'interrompait. Il avait eu un but au départ : « J'aurai de l'or », écrivait-il dans les Illuminations — but si mal atteint jusqu'ici. Désormais, Rimbaud se montra un trafiquant très avisé, acheteur de café, de parfums, même d'or et d'ivoire. Débarqué à Harrar, il poursuivit, au surplus, des buts de civilisation. Il voulut explorer, appliquer les sciences, instaurer là un état de progrès et de civilisation. Il y a un détail bien intéressant sur ses projets à cette époque, quant à cette contrée neuve où il rêve de grandes choses. C'est une lettre adressée à sa famille, contenant une liste d'ouvrages dont il demandait l'expédition : un Traité de métallurgie, les Puits artésiens, toute une série de livres et d'objets pratiques, depuis le télescope et des instruments pour l'établissement de cartes, jusqu'au Manuel du maçon, du charpentier... Explorateur, il l'est ici, avec hardiesse et initiative ; il visite des contrées qu'aucun blanc n'avait parcourues avant, comme le plateau de Bubassa. Il veut entreprendre la chasse à l'éléphant aux grands lacs. Il accomplit surtout cette exploration du Wabi, dans les pays d'Ogaden, où sont des tribus somalies. Le rapport sur ce voyage existe dans les comptes-rendus de la Société de Géographie, année 1884. C'est d'un intérêt extraordinaire. Ce rapport fut communiqué par M. Barbey, directeur d'un comptoir à Aden, dont Rimbaud était l'agent à Harrar. Le poète a vraiment pris le ton de l'explorateur. Style sobre, émondé, administratif. Mais quel récit émouvant par les aventures, les rencontres, les dangers, l'imprévu incessant qui donne la sensation de quelqu'un d'invulnérable et qui aurait voyagé dans une autre planète ! Rimbaud méditait des coups plus hardis, une entreprise lucrative, enfin! car ni la richesse ni le bonheur ne lui venaient. Il écrivait de là en 1885 : « Les années se passent, je mène une existence stupide ; je n'amasse pas de rentes, je n'arriverai jamais à ce que je voudrais dans ces pays ! » Et tout, là-bas, lui apparut illusoire, vicié, mauvais, décevant : « A Obock, dit-il, la petite administration française s'occupe à banqueter et à licher les fonds du gouvernement qui ne fera jamais rendre un sou à cette affreuse colonie, colonisée jusqu'ici par une douzaine de flibustiers seulement. » Lui tenait un nouveau plan. II lui arriva quelques milliers de fusils d'Europe et il forma une caravane pour porter cette marchandise à Ménélik, roi du Choa. Celui-ci refusa les fusils, ayant pris d'autres arrangements, et il y eut maints autres déboires pour le pauvre Rimbaud qui venait d'ac- 316 évocations complir six mois de marche dans des régions terribles, encombrées de broussailles inextricables, peuplées de bêtes féroces, et tout cela sans vivres, sans vêtements, sans eau. Et, dans ces climats fous, le poète défroqué allait nu, portant dans une ceinture 40.000 francs d'or, soit un poids de vingt kilos qui lui donna la dysenterie. C'était toute sa fortune, ce qu'avaient rapporté à l'auteur des Illuminations force pérégrinations en maints lieux de la terre, jusqu'en Abyssinie. Maudit pays d'Abyssinie qui l'avait si mal payé de tant de peines ! Rimbaud jugeant qu'on ne pourrait jamais aboutir à rien de bon là-bas, « perdu au milieu des nègres dont on voudrait améliorer le sort et qui, eux, cherchent à vous exploiter, vous font subir mille ennuis provenant de leur paresse, de leur trahison, de leur stupidité •». Et puis il y a le climat. Rimbaud y contracta une maladie affreuse. Lui-même en attribua la cause aux brusques mouvements de température. Cela lui donna une carie de tous les os, une lente et successive mort de toutes les articulations. Fin épouvantable! Il recommença une course effrénée deHarrar à Aden, à Marseille, à Charleville où vivait sa mère, puis de nouveau à Marseille. On aurait dit que le vent furibond de l'Aventure avait recommencé à souffler. Il courait maintenant après son tombeau — qui fuyait, pour le faire souffrir davantage. On l'avait amputé d'une jambe. Il sautille sur des béquilles, ne peut pas les manœuvrer, tombe, se relève, se fait porter dans des wagons-lits, gagne la maison paternelle, retourne aux hôpitaux. Course à la mort ! Il faut lire, dans l'histoire de sa vie publiée par M. Paterne Berrichon, cette effroyable lutte d'une âme de trente-sept ans qui veut vivre. Il avait dit dans ses Illuminations prophétiques : « Je reviendrai avec des membres de fer » et le voilà avec des membres de bois, une béquille vacillante, des bras détendus, tous les membres inertes et qu'il regarde mourir, un à un, autour de lui. Et on dit partout aux jeunes gens d'aujourd'hui : « Allez, soyez colon, soyez explorateur ; allez vers l'action ; soyez marchand ; cultivez l'énergie ! Et surtout n'apprenez plus le latin ! » • Rimbaud aussi s'écriait déjà dès le collège : « Pourquoi apprendre du grec et du latin ? Je ne le sais. Enfin on n'a pas besoin de cela! » Lui aussi fut colon, marchand, alla en Abyssinie où maintenant d'autres s'acheminent dont il fut le précurseur. Pourtant on se demande si demeurer tout simplement un poète n'aurait pas été meilleur pour lui, et même plus utile pour la France, à qui il aurait donné un génie de plus... Son œuvre incomplète, qu'il cessa à dix-neuf ans, demeure et survivra par le Bateau ivre, quelques morceaux éblouissants, assez pour démontrer son don unique, assez pour offrir en exemple la justice du châtiment. Misérable vie, épouvantable mort ! Mais n'avait-il pas, pour une somme dérisoire, troqué son âme de poète contre la bourse du marchand ? Prix du renoncement à son droit d'aînesse de l'humanité. C'est bien pour un plat de lentilles qu'il le vendit. Pauvre Rimbaud ! n'avait-il pas commis le crime d'Esaii ? TABLE DES MATIÈRES pages Notice (Pierre Maes). .... 9 I. - AGONIES DE VILLES : i. Bruges ..... 13 II. L'île de Walcheren. . . 29 lli. .Saint-Malo .... 54 IV. Gand.....77 II. - La Hollande, l'Hiver ... 92. III. — Villes flamandes .... 107 IV. — Paris et les petites Patries . . 128 ÉTUDES LITTÉRAIRES V. — Octave Pirmez . . . . 140 VI. — Trois Poètes ; Ch. van Lerberghe, G. Le Roy, M. Maeterlinck . 158 VII. — Notes sur le Pessimisme . . 178 VIII. — L'Enterrement de Barbey d'Aurevilly. 211 pages IX. - La mort de Théodore de Banville . 226 X. — La Poésie nouvelle 237 XI. — Murger et la Bohême . 279 XII. — César Franck .... 287 XIII. — Le Ménage de Victor Hugo . 296 XIV. — Arthur Rimbaud . 310 Note bibliographique. — Les études publiées dans ce volume ont paru dans les suppléments du Figaro des I) 16 juin 1888 — I septembre 1888 — 29 septembre 1888 — 12 janvier 1890 — 11) ly février 1894 — III) 13 novembre 1894. le Figaro quotidien des XI) juin 1895 —XIII) 24 décembre 1896 — XIV) 12 août 1898. la Revue Bleue X) avril 1891. la Jeune Belgique des V) I juillet 1883 — VI) 5 juillet 1386. la Revue Encyclopédique Paris IV) en 1895. la Société Nouvelle Vil) tome 1 1887. Je Journal de Bruxelles des VIII) 29 avril 1889 — IX) 16 marj 1891. MUSÉE DE LÀ LITTERATURE LA RENAISSANCE DU LIVRE a publié : Les écrivains belges morts à la guerre (anthologie) hors série, un vol, 10 frs. a COLLECTION LITTERAIRE ; Le Pain Noir, par Hubert Krains, 6,75 frs. La Complainte du Bouvier, par Georges Delau-NOY, 5 frs. Le Cœur de François Rémy, par Edmond Gle- Sener, 7 frs. Voluptés d'autrefois,, par Francy Lacroix, 6,75 frs. Mascarades rustiques, par Arild Liénaux, 5 frs. Kermesses, par Georges Eekhoud, 6,75 frs. La plaine étrange, par Robert Vivier, 5 frs. Le roman de l'égoïste, par Abel Lurkin, 6 frs. La grâce de la folie, par Hubert Stiernet, 6 frs. La certitude amoureuse, par R. Dupierreux, 7 frs. Les Dytiques, par Edmond Glesener, 7 frs. a dans la Collection " Bibliothèque de l'Expansion Belge " Les ressources économiques de l'Amérique latine, par Georges Rouma, 20 frs. Union des Imprimeries (S. A.), l'Yameries. Editeur : J. KuIi.li: Imprimé en Belgique.