Comme va Le Ruisseau OEUVRES DU MÊME AUTEUR ROMANS ET NOUVELLES Un coin de Village. — Un Male. — Le Mort. — Thérèse Monique. — L'Hystérique. — Happe-Chair. — Ceux de la Glèbe. — Noëls flamands. — Madame Lupar. — Le Pos- sédé. — Dames de Volupté. — La fln des Bourgeois. — Claudine Lamour. — Le Bestiaire. — L'Arche. — L'Ironi- que Amour. — L'Ile Vierge. — L'Homme en Amour. — La Vie Secrète. — La petite femme de la mer. — Une femme. — Adam et Ève. — Le bon amour. — Au Coeur frais de la Forêt. — Cétait 1'été... — Le Vent dans les Moulins. — Le Sang et les Roses. — Les Deux Conseiences. — Poupées d'Amour. — Le petit Homme de Dieu. CONTES POUR LES ENFANTS Bébés et Joujoux. — Histoire de huit Bêtes et une Pou- pee. — La Comédie des Jouets. — Les Jouets parlants. GRITIQUES D'ART Gustave Courbet et son CEuvre. — Mes Médailles — His- toire des Beaux-Arts en Belgique. — En Allemagne — Les Peintres de la Vie. Les Charniers. La Belgique. DIVERS THEATRE Un Male, 4 actes, on collaboration avec A. Rahier et J. Dubois (1 vol.). - Le Mort. Les Mains. Les Yeux qui ont vu. (I vol.). Tous droits .le reproduction, de tradnction et de representation réservós ponr tons les pap, y compris la Suède, Ia Norvège, la Hollande et le Danemark. S'adresser, pour trailer, a la librairio Ollendoiiff, 50, Chaussée d'Antin Paris. 'CAMILLE LEMONNIER Comme va Ie Ruisseau QUATRIÈME ÉDITION PARIS SOCIÉTÉ D'EDITIONS LITTÉRAIRES ET ARTISTIQUES Librairie Paul Ollendorff 50, CHAUSSÉE d'antin, 5o 1903 Tous droits réseryés. CAMILLE LEMONNIER Cinquiéme Edition Société d'Editions Litteraires et Artistiques LIBRAIRIE PAUL OLLENDORFF 5o, CHAUSSEE d'ANTIN, COMME VA LE RUIS Au moment où M. Fauclie pronait Ie train, il vit descendre d'une voiture de troisième classe une jeune fille qui, après avoir jelé deux car- tons a chapeau sur Ie quai, lestement sautait du marchepied. — Tiens! qui c'est-il? 11 connaissait toutes les jeunesses du village; il n'avait pas encore vu celle-la. Il cala dans Ie filet son sac de voyage, poussa sous la banquette un petit panier d'osier qui sentait Ie poisson frais. Et encore une fois, penchó a la portière 1T COMME VA LE IUJI^SEAU que Ie garde refermait, il regardait, sautillunt du cótó du fourgon aux bagages avec des mou- vements légers d'oiselle, la jolie silbouctte. Un coffre enbois fut jelé brusquement atcrre : elle eut un geste d'ell'roi comme si Ie coffre allait se rompre. Et puis la locomolive souffla comme un gros cbat, Ie train doucement se mettait a glisser. Jean Fauche n'apergut plus que Ie flottement d'un bout de robe rosé qui tournait la barrière. Il rentra la tête, car les arbres du verger lui masquaient la vue de la gare. Il était certain a présent que c'ótait une pe- tite personne comme il en vcnait quelquefois a l'hótellerie de la Traite d'or. 11 alluma un cigare et ne pensa plus qu'a la chose pour laquelle, tous les quinze jours, il prenait Ie train et se rendait a la ville. Jean Fauche générale- ment choisissait Ie samedi. Il quittait sa mai- son un quart d'heure avant Ie passage du train, enfilait la venelle prés de 1'óglise, marchantT COMME VAjLE RU1SSEAU devant lui de son large pas tranquille. Ces jours-la, il endossait son vcslon neut, linge frais, cliapcau inou a plumc de faisan sur l'o- reille. C'était un grand gargon de vingt-huit ans., carré d'épaules, 1c jarret sur, les hanches souples. Il passait pour être un peu secret, tres occupó de cliasse.de pêche et de jardina^e, 1'ocil en dessous quand il trouvait quelqu'un sur sa route. Un jour il avait débarquó; la maison ótait vieille, en moellons du pays, face au fleuve, sur la marine. Elle lui avait plu: il 1'avait louéc; et Ie jardinet s'était accru d'une serre a raisins; un grand sarment de rosier avait grimpó Ie long du pignon. On arrivait des pe- tites rues Ie soir aspirer 1'odeur de ses roses et de ses pois de senleur, selon la saison. M. Jean Fauclie vivait la d'une vic solitaire, poótique el silencieuse. 11 s'était menage un COMME VA LE RUISSEAU atelier sous le toit. Il lui arrivait de peindre quelquefois, quand la pêche et le resto lui en laissaient le temps. Fallait-il qu'il fut riche pour se permettre toutes ces dépenses ! Le vieux Tantin Rétu, qui était son homme a tout faire, disait en clignant de l'ceil qu'il était montó une fois la-haut et qu'il y avait vu en peinture une grande diablesse do femme dés- habillóe. Cependant M. Fauchc peignait de pré- fórence le paysage. Il y avait a peu prés quatre ans qu'il habi- tait le pays et tout de suite, deux fois le mois, il avait pris 1'habitude do partir pour la ville. Thiórache, le tailleur, qui jouait de 1'harmo- nium après sa journée, levait alors la tête par dessus la table oü il causait, accroupi a la tur- que, et disait a Nanine, sa femme : — Ben, v'la le temps. Nanine avait une chèvre. Comme si c'eüt étó aussi pour celle-ci le moment, elle répondait gravement :COMME VA LE RUISSEAU — Pour sur, v'la Ie temps. Herbatte, de son cótó, Ie cabaretier de la Graande Meule, pres de la barrière du chemin de fer, demeurait un petit temps sur Ie pas de sa porte a Ie regarder passer. Et ensuite il rentrait, disait, bourru, haussant 1'épaule : — L'avez-t-i vu? Part cor' une fois pour la- bas. Jean Fauche n'allait pas au cabaret de la Grande Meule, visite surtout par les rouliers et les petites gens des ruelles. Moya, 1'hótelier de la Truite d'or, ne disait rien, discret, avisé, un pli léger a la paupière. Celui-la avait ses raisons : M. Fauche était son cliënt. En somme c'était la un evenement attendu; on aurait pu se passer du calendrier et compter les samedis d'après les dóparts de Jean Fau- che. Il ne les avancait jamais d'un jour et ponc- tuellement il rentrait Ie lundi daus la matinee,COMME VA LË RUISSEAU comme il fait du soleil après la pluie, comme a la grand'messe Ie curó Jadot d'une grosse voix dóbitait sou próne. Personne n'avait des habitudesplus rógulières. Après tout, M. Fauclie était bien lo maitre d'aller a la ville quand il lui plaisait. Il par- tait, il revenait, c'était son affaire. Si seule- ment une fois pour toutes il avait dit a quel- qu'un la cause do ses absences, tout Ie monde eüt ótó content. Comme il emportait loujours sa bourricbe a poisson frais, on supposait bien qu'il avait par la-bas une connaissance. Mais nul n'en était sür. Il y avait la malière a glo- ser pour la vieille Hollemecbette et en gónéral pour les femmes des ruelles qui, assises au frais des portes, font sauter leurs savates a leurs pieds. Lo plus clair de 1'histoire, c'est que jusqu'au Iundi matin la marine chómait. Tantin Rétu plantait la ses arrosoirs et, assis sur la rive, fumait des pipes en dcvisant avec Fró D'siró.Une vieille amitió les liait. Fré D'siróCOMME VA LE RUISSEAU était Phomme de la marine; il était a luiseul Ie port et les barques. Il eüt ótó Ie vent ctl'eau du fleuve si lout de mème Ie bon Dieu n'avait dü se réserver quelquo chose. Comme il était sourd, on enlondait jusque par dela la mon- tagne la voix do Tantin s'cnfler d'un fracas d'ócluse. Quelquefois Fré D'siró tapait un coup sur un clou, toujours Ie mème dopuis des sc- maines. Il y avait aussi du temps qu'il peignait en vert tendrc lo bachot do Moya et qu'il com- mencait a envisager Ie moment oü il se met- trait a. planor un tronc do sapin pour en fairo un mat. Au village, Ia vic fait Ie tour du cimo- tière sans se prcssor. On sait bicn que pas a pas, chacun en viendra Ia oü il lui faut arri- ver. Et Ie fleuve coule, Ie vent soufflé, la fu- mée monte : 1'affaire est de se garder du travail pour Ie lendemain.II Cctte fois-la, M. Fauche, comme toutes les autres fois, demeura deux jours absent, puis rentra. 11 avait a la main sa petite valise; il porlail au bout d'une licelle sa bourriclie a poisson vide. Et c'était toujours Ie mème homme un peu mystérieux ; il évitait de re- garder du cöté des portes; il n'aimait pas par- Ier aux femmes qui sur les seuiis font danser leur pantoulle a la pointe du pied. Dans les commencements, on l'avait bien un peu ta- quiné. L'un on 1'autre lui demandait ee qu'on 1.10 COMME VA LE RUISSEAU disait a la ville et si l'on n'avait pas changó de gouvernement. Il haussait les ópaules sans ró- pondre et passait son chemin. Il n'y avait plus que cette vieille pie de Holleinecliette qui riait quand il passait. Mais celle-la, Ie diable même n'en aurait pu avoir raison. M. Fauche, en regagnant sa maison, pouvait tranquillement fumer la pipe qu'a la descente du train il se dópêchait d'allurner. Il dóboucha sur Ie port. ïantin Rétu, sa vieille cloche de paille en travers de la nuque, un arrosoir dans chaque main, remontait du fleuve en trainant ses énonnes sabols. Sa pi- petto vissóe aux denls, il allait soufflant, rena- clant, dans Ie ballottementspacicux deses fonds de culottes, comme si depuis deux jours il n'a- vait pas une seconde interrompu son fatigant labeur. A chaque pas 1'arrosoir se déversait en petites flaques qui claquaient prés de ses sabols. — Ah! benl m'sieu Fauche, vous vöila! Fait, dur, pour sur, a c'matin !COMME VA LE RUISSEAU 11 11 ne disait pas qu'il avait vu par dessus la tranchóe, entro les arbres, s'ólever Ie petit bal- lon de fumóe du train qui repartait et qu'aus- sitöt, comme a un signal, il avait empoignó ses arrosoirs. Fró D'siré, lui, sans lever la tête, lapait un peu plus fort sur son clou. La marine, depuis que la locomotive avait fini de tousser ses pe- tits crachats, ótait en pleino activilé. De ce train-la on aurait équipe une floltille de pêcbe en moins d'un siècle. Un'clair soleil de fin de mai vernissait les jardins; les petites rides de Peau étaient fines comme des mailles de filet. Dans chaquc ride, des bouches de goujons riaient. C'ótaient de vieilles connaissances a M. Fauche : depuis trois jours qu'il les laissait tranquilles, ils faisaient des cabrioles avec les chevennes, les perches et les barbeaux. ïous pensaient au petit panier avec lcquel il partait pour la villo deux fois Ie mois et sans doute ils disaient qu'ils avaient maintenant un peu de temps devant eux.12 COMME VA LE RUISSEAU Jean Fauche regarda du cöté de la Truite d'or. Moya avait tendu sa tente de coutil a raies rouges et il était assis a une table, dója flütant un petit vin de pays, malgró 1'heure matinale, avec Ie grand Cortise. — Va bien la-bas? demanda Cortise en cli- gnant de 1'oeil. Il portait de hautes guètres de cuir, une va- reuse en pilouetdes grègues bouffantes. Quand il éternuait, la montagne entière tonnait. On Ie voyait souvent dans les petits cafés a rideaux bleus relevós de nceuds rouges ou verts. Tou- tes ótaient folies de lui. — Pas mal, merci, répondit Jean Fauche en clignant de 1'oeil. On voyait bien que ses secrets ótaient aussi ceux de Cortise. ïout acoup, derrière Ie laurier rosé dans sa caisse verte, il apergut un large chapeau de paille blond^a coque de foulard rouge commeCOMME VA LE RUISSEAU 13 un gros pavot frisé. Une petite tète éveillée de brune la-dessous se levait avec des yeux de lu- raière noire. Tres vite elle Ie regardait, éton- née, curieuse, comme si ses claires prunelles fraiches aussi se doutaient de ce qu'il était allé faire a la ville. Et M. Fauche reconnut la jeune fille qui 1'autre jour était descendue du train avec ses cartons a chapeau. 11 n'aurait pu dire pourquoi il en ressentait un peu d'ennui. Peut-ètro il n'aimait pas voir de nouveaux visages. Il tourna un peu de temps dans son jardin. Voila oui! Qui 5a pouvait-il ètre ? Tous les coeurs de roses a la fois expirè- rent leurs plus amoureux parfums pour fèter lo retour do celui qui était parti et qui revenait. Puis M. Fauche tira sur lui la porte de la maison.III La marine avait repris son aspect habituel. Fré D'siró ga et la donnait un coup de marteau sur un clou. Tantin Rétu, en trainant ses sa- bots, des seaux ou des arrosoirs a chaque bras, partait puiser de l'eau a la Meuse : il y avait toujours la moitié de l'eau qui s'était dóversée avant qu'ilarrivat ala maison. Ces événements surtout constituaient la véritable animation du port. Quelquefois Fré D'siró dóposait son mar- teau, allumait une pipe, considórait un peu de16 COMME VA LE RUISSEAU temps le fut de sapin en hochant la tête. Le bois était rapeux : il passait la main dessus, semblait conjecturer la difficultó de commen- cer le rabotage. Si Tantin arrivait dans ce mo- ment, lui aussi s'arrètait. Il déposait ses arro- soirs, se penchait sur le mat, puis il lui criait dans 1'oroille : — G'sera une affaire! Fré D'siré le regardait de dessous ses sour- cils ópais, d'un air terrible il criait plus fort : — Matin, oui, que c'sera une affaire. Il paraissait toujours sur le point d'empoi- gner son vieux cainarade par ses fonds de cu- lotte : il ne lui pardonnait pas d'ètre moins sourd que lui. Tantin, docile, soumis, subissait son autorité en 1'admirant. Il ne s'était jamais marie : Fré D'siré, lui, avait connu la femme. Il lui en était restó un gout de force et de ty- rannie. Il arrivait que M. Fauche, impatientó, tout a coup toussat derrière la haie de son jardin.COMME VA LE RUISSEAU 17 Aussilot Tanlin cmpoignait ses arrosoirs et a lents pas lourds, emplissant d'eau a mesure ses sabots larges comme des barques, il se remet- tait a talonner vers la maison.Fré D'siróhaus- sait les ópaules, móprisant, comme pour lui ro- procher sa servilité. C'étail letemps des derniersrepiquages. Jean Fauche, au petit jour, descendait jusqu'a la marine. Il humait un instant la senteur mus- quée du lleuve, bourrait sa pipe a long tuyau de merisier, heureux, détendu a la fraicheur matinale. La chemise bouffante au dos, en braies larges de terrassier, il prenait ensuite son plan- toir et fongait de petitstrous oü il repiquait ses semis levés. C'était la petite familie des fleurs de 1'été, 'les giroflées, les pensees, les phlox, les résédas, les balsamines, les essences a bon- nes odeurs comme des ames de douces aïeules fleurant dans les armoires. Jean Fauche se rap-T 18 COMME VA LE RUISSEAU pelait la maison d'enfance : la grand'mère, Ie temps venu, s'en allait cueillir au jardin la marjolaine, Ie romarin, la lavande, Ie reseda. Les tiroirs en restaient parfumés jusqu'a Pan suivant. Quand il avait fini de repiquer, dclicatement il laissait couler l'eau des arrosoirs dans les trous. Tantin, courbó, les paumes de ses mains a ses genoux, émervoiflait comme si dója il cüt vu se former aux tigcs Ia forme d'une fleur. Et puis petit a petit la chaleur montait, Ie so- leil a son tour venait rcgarder derrière la haie les repiquages. II fallait se dépêcher de les re- couvrir avec les pots de lerre rouge. Ceux-ci a la file ressemblaionta unvillage de petiles mai- sons de plantes. On peut dire que M. Faucbe avait une vraio amo d'bomme de Ia terre. Chaque fleur était pour lui comme 1'óclosion d'une de ses pensees. 11 semblait aller a lamesse chez Ie bon Dieu desmatins. Et Tantin derrière lui faisait les gestes qu'il faisait.T COMME VA LK HUISSEAU 19 A présent les barbeaux, les rochcs, les bro- chets pouvaient risquor a la surface un oeil rond avec confiance. Depuis 1'autre semaine qu'il était parti pour la ville, M. Faucbe n'avait plus posé une nasso ni jeté une lignc. 11 y avait bien Ie pècbeur du village d'au-dessus, mais ils s'arrangeaiont pour ne pas rcmonler jusquc- la. Quant a Bellaire, qu'on appolait lc Cbinois, celui-la n'attrapait jamais que Ie poisson dont ne voulait pas M. Fauche, quand ensemble, a pointe d'aube, ils pêcbaient. Ce Chinois était un vieux juge retraite qui une fois était allé voir la-bas les hommes jauncs, on n'avait jamais su pourquoi. En vórité M. Fauche ne s'occupait plus que de son jardin. 11 semblait que 1'étólui eüt fait signe par en haut de la montagne, la oü chaque matin se levait Ie soleil. Et il se ha- tait de tout mettro en place comme on échaude les pignons du village pour Ie temps oü vaso COMME VA LE RUISSEAU sortir la procession. Il avait I'air de ne plus se douter qu'il viendrait un inatin oü il lui fau- drait songer a ropartir pour la ville. IV Le grand chapeau a coque de pavot vinl a passer comme il coiffait de ses pols de lorre ses derniors repiquages. 11 1'avail vu sortir de la Truite d'or a trolte-mcnu, en vrai chapeau do paille qui nelient a la tête que par une épingle et ne dcmande pas micux que de s'envoler. Depuis 1'autre semaine, on l'apercevait partout.. rond et clair comme un hélianlhe. 11 grimpait les rou- tes, filaitsousbois, passaitl'eau en barque, sies- tait dans 1'ilea 1'ombrc des peupliers. C'était un23 COMME VA LE RUISSEAU cliapeau muLia, indiscipliné, tout a fait en va- cances. M. Fauche maintenant savait a peu pres Ia couleur des yeux qui élaient dessous, des yeux marron a petits semis d'or comme les cailloux rouilleux de 1'eau, au passage des truites. — Chouclte, avait dit d'ello Ie grand Cortise un soir, aux pipóes du cabaret. Celui-Ia se connaissait en filles. Quand il avait dit « chouetle! » d'une baucolle des villages, Ie pbotograplio aurait pu passer. — Peuh ! avait fait Jean Fauche tranquille- ment. Jean Fauche sans doule avait une autre image au cceur : il lui avait suffi d'apprendre que Ie chapeau de paillo et les yeux marron a semis d'or s'appelaient mademoiselle Noemie Larciel. D'ailleurs Ie nom nc lui disait pas plus que Ie resle. La petite personne, en passant devant Ie jardin, n'apercut quo Ie dos de M. Fauchc, a croupetons devant ses pots, dans Ie gondole-COMME VA LE RUISSEAU 23 ment de sa cbemise en grosse loilc bise. 11 pa- rut déterniiné a 1'ignorcr, s'absorba dans une conlemplalion obscure. L'ombre de ses fortes mains graltait sans nécessitó la tcrre. Mado- moiselle Noémie s'entcta : il la sentit derrière lui : lo cbapeau de paille a son tour fit une ombrc qui recouvrit l'ombre de ses mains. Et il entendit une voix haute, légere, qui disait: — Dieu ! la belle rosé! Gependant olie n'avait 1'air de parier que pour elle seule. C'était ou jamais Ie cas de montrer de la complaisance. Il n'aurait cu qu'a se lever, a cueillir la rosé eta l'offriravec un geste amuse, Ie bras rond. Tant d'aulres 1'auraicnt faitainsi quin'avaient pasd'aussibellesrosesaleur espa- lierl Le grand Cortise n'eüt pas manquó 1'occa- sion; il connaissait les belles manières; il avait24 COMME VA LE RUISSEAU une grosso voix doucc et grasso comme Ie merle. M. Fauche tira une forte bouffée de sa pipe et se tut comme s'il n'avait rien entendu. «Si elle croit m'amadoucr! » pensa-t-il. 11 avait un peu chaud dans Ie cou. L'ombre du chapeau glissa, s'óloigna et il regreltait a présent de ne pas lui avoir offert la rosé. Sürement elle Ie prendrait pour un ba- lourd, un butor. 11 n'aurait pas ótó faché qu'elle revint sur scs pas. 11 se dressa a petites fois, regarda par dessus la haie : elle allait dans Ie senticr de la grande prairie, Ie long de 1'eau, sans touïner la tète. Mais Ie chapeau soudain eut un petit mouvement de dépit ; il oscilla, re- tomba sur 1'oreille... La petite personne n'au- rait pas dit autrement ce qu'il avait pcnsé qu'elle dirait de lui : — Quel ours I « Bah! Qu'elle pensc do moi ce qu'elle vou- dra! Un pcu que je m'en soucie ! »COMME VA LE RUISSEAU 25 Il siffla entre ses dents, rentra se laver les mains a la pompe et tout de même il n'était pas content. C'était comme si Ie soleil lui eüt mango ses repiquages. ïantin justement reve- nait du fleuve avec ses arrosoirs. Il les posa a terre; il riait dans sa barbe grise; sa boucbe large ouverte tirait de cóté son profil de cheval. — Alle est avenante, fit-il, alle m'a appelé par mon nom, j'sais pas qui a pu lui dire. Alle m'a demandó a comment que j'allais avec ma santé. — Qui ga? dit M. Fauclie, blessó qu'elle eüt pu faire attention a ce vieux sot de Rétu. — Bé ! pardi ! la pclite dame d'chez Moya. — Et quoi que tu lui as répondu, voyons, dis? — J'lui ai dit qu'alle élait ben honnète, que ga allait sur mon ordinaire. M. Fauche faisait claquer sa langue au palais 226 COMME VA LE RUISSEAU — Bon... bon... Ui ferais mieux de prendre attention a ne point t'inonder les sabots. - Tantin riait d'un rire sans bruit de brochet. — Les sabots... Ab ! benl... Ah! ben... Et quand il fut certain que M. Faucbe était remonte a son atelier, il descendit vers la ma- rine, moulinantdes bras, pour raconter son his- toire a Fró D'siré. Do loin il Ie hêlait; mais Ie sourd demeurait Ie marteau en 1'air, sansbou- ger. Alors, trainant ses sabots, il venait a lui mystórieusement et lui coulait dans l'o- reille : _ Ecoule eun'mictte. T'as vu a t'a 1'heure la petite dame d'chez Moya? Ben, v'la. Encóre une fois sa grande bouelie de brocliet demeurait ouverte dans un rire sans fin. — J'tcdis qua mon age naturel ga s'rait pas passó comme ga. On s'aurait causó, et puis... Damel et puis... — T'es assoli, fit Ie sourd. Mol, j'fcrais plus seulement ga pour les avoir loutcs ensemble.COMME VA LE RUISSEAU 27 Mes sangs sont passés. A présent faut que j'sou- que. Y a pas... Y a pas. Fró D'siró ne pouvait décapiter un ceuf sans se carrer commo un hercule. Ca lui était resté du passé ; il aimait raconter qu'au regiment il avait « tombe » tous les bommes, sans excepler Ie colonel. Il gonfla Ie dos, troussa ses man- ches de chemise jusqu'aux biceps, apparut a Tantin Rétu dans la majesté de sa force. Et il Ie secouait par les épaules comme un pru- nier. — T'entends-t'y ! T'enlends t-y? Faut je m'y mette, a ce mat ! Et quand c'sera fait, t'iras Ie dire a mes amis du gouvernement pour qu'i m'donnent cun'pension, eun'pension que j'te dis, bougre de nom! On pouvait dire cncore une fois que la marine ólait en pleinc activité.Quatre heures du matin. Un brouillard bleu finemenl fume sur Ie fleuve. Le jour vient re- garder au-dessus des monts si les geus du vil- lage sont dója óveillós. II voit la, dans la bar- que, deux hommes debout, aux plis lourds des cabans. Jean Fauche a tiró son feutre sur les yeux et Bellaire, 1'homme qui a étó en Chine, s'est entouró la tète d'un quatre-nceuds: Bel- laire est sujet aux rhumes de cerveau. Le jour rit doucement de les voir déjajè cettc heure 2.30 COMME VA LE RUISSEAU sur Ie fleuvc quand tout lo monde dort oncore. Même Ie coq du clocher demeure immobile : la campane ne sonnera la diane des amos que quand une petite spirale de fumée aura tire- bouchonnó du toit de la cure. Et c'est tres bon, ce grand paysage bleu qui tremble au fond du brouillard, si léger qu'on n'apercoit devant soi que de 1'air et de 1'eau. 11 y adójaunedemi-heurequ'ilssont la.jetant leur ligne; et quand la ligne deM. Fauche va a droite, celle du Chinois aussi va a droite. Le fleuve les entraine, les flotteurs dérivent, et alors Jean Fauche d'un coup de poignet fait siffler sa ligne en 1'air. Celle de Bellaire siffle égalcment. Bellaire est comme la dou- blure des gestes de son ami : il le regarde du coin de 1'oeil pour 1'imiler. Quelquefois une touche fait danser le bouchon, un poisson tire dessus; M. Fauche altend le bon moment pour donner le coup de poignet. Et houp! C'est un barbeau qui au bout de la ligne bat de la queue. iCOMME VA LE RUISSEAU 31 Bellaire par imitation tres vite a son tour fait sauter sa ligne. Mais rien, pas Ie moindre goujon. Il faut voir comme dólicatement Jean Fau- che sait détacher Ie poisson. Il leve Ie couver- cle de la bannette et Ie barbeau peut barboter en familie avec Ie reste de la pêche. Il arrive aussi qu'il vient du brochet a 1'hamecon : celui- la n'est point commode a capturer : la ligne danse, plie, vole en l'air : a la fin cependant 1'adroit M. Fauche en a raison. De petits nuages nacre de perle boursou- flent Ie ciol, a la crète des monts d'en face. Le matin descend dans la vallóe par un chemin de roses, comme un roi. Une rougeur se reflèle au loinsurlesmaisons, del'autre cótódu fleuve. Et a présent de légers ballons de fumée com- mencent a rouler sur 1'eau, comme de la nuit qui s'en va a la dérive. Un petit vent frais fait des trous clairs en haut.32 COMME VA LE RUISSEAU Alors un rideau s'agite a 1'une des fenètres de la Truite d'or. Des roses ont fleuri la vitre, comme si Ie matin qui entrait partout était en- tre la aussi. Et Noémie Larciel regarde ce sin- gulier gargon de Jean Fauche qui 1'autre jour se tenait penchó sur ses pots de lleurs pour ne pas avoir 1'air de 1'entendre et qui, depuis, lui fait envoyer des roses tous les matins par Ie vieux ïantin. Elle lui trouve belle mine sur sa barque : Ie Chinois a cótó ne lui vient pas a 1'ópaule : et tout a coup il jette la ligne : la ligne caracole en lacets et semble vouloir decrocher les petits nuages roses du ciel. Le visage aux yeux de sommeil demeure un instant derrière le rideau. La Meuse douce- ment boit la chaleur matinale: les vapeurs, en longues spirales de fumées, rasent 1'eau tou- jours plus loin. La montagne, a contre-matin, est fluide et mauve, noyóe dans du rève. LesCOMME VA LE UUISSEAU 33 petits nuagesroses s'cffeuillent comme un bou- quet : il n'en reste bientót plus qu'un qui tourno la boucle de 1'ile. Doucement Ie rideau retombe : il semble faire un peu plus silence dans toute la nature. M. Fauche repose sa ligne et allume une pipe. 11 cligne des yeux vers la fenètre. Il pense qu'il y a derrière Ie rideau, dans 1'om- bre fraiche de la chambre, une amusante pe- tite chose de vie. Mais rien ne bouge: Ie som- meil a ferme les paupières qui tout a 1'heure étaient levées. Quand un peu plus tard la fe- nêtre s'ouvrira, la barque aura disparu. VI M. Fauche avaittrois barques: 1'une, longue, effilée, avec son réservoir a poissons dans Ie milieu, lui servait a pocher; avec 1'aulre, plus lourde, arquóe de nervures fortes, il allait jcter 1'ópervier en pleine eau, la oü il n'y a plus d'iles. II attendait que Fré D'siré se fut mis a , son mat pour navigucr avec Ia Iroisième. Mais sans doule, comme il y a un lemps pour lc passage des grues, des sarcelies et de la grive, lo moment n'était pas venu encore pour com-36 COMME VA LE UUISSEAU meneer cc gravc travail. Le sourd prenait ses mesures, passait ses paumes rapeuses sur le bois et attcndait comme attendail son maitre, comme le printemps attcndait que ce fut 1'été. Tantin, de son cótc, ne se montrait pas pressó : il avait confiance, il ctait sur que la besogne, une fois entamée, ne chömcrait plus. L'affaire ótait d'en finir avec los clous et la peinture du bachot a Moya, 1'hötelier : le reste arrivcrait a son heuro; et, avec Fró D'siré, on pouvait a la rigueur savoir quand une chose ótait commencée, on ne savait jamais quand elle fini- rait. Tantin Rélu Irouvait qu'ainsi la vie ótait bonnc. Il continuail a verser ses arrosoirs dans ses sabols: il fumait ses vingt pipes par jour; et comme il avait trouvé 1'autrc soir une pau- vre petite cbienne errante a sa porte, il 1'a- vait adoptóe et 1'habituait a marcher derrière ses talons.COMME VA LK RüISSEAU 37 S'clI^U venue par Ja grande route ou par Jos scnhers de la montagne, personne n'aurait PxIodire.Tan.i^enrentranU'avaitapercue -chée sar son seuil. Wis ca ne ]ui ^ an'7 d'êtr° aUcndu P« qüelqu'un, béte ou -oature; et pour la première fuis de sa vie il "art eu lotion de se senti, ,Jon a quelquo '<<*V La chienne, avec des yeux hüffibJet fra.s lavait regarde en agitant Ja queue. EIlo avanledosetlese6tesencerceau:i,,uiavait :;U Un; P,aCC ^ de »» Kt clans Ia maison. f - bout de deux Jours il l>avait Iéo FmeUe : " S'Ótait -PPoló une passion de ses vmgt ans qui portail ce nom Fmette a próseiU uc ]e . ^ ^ ^ semblau, en ayant perdu tant d'autres, crain- d- de perdre a son tour celui*. Et il Jüi par_ l-tielleleregardaitdesesprunelleshunn-des - agUant son bout de queue :tous deux se com- PrCna,enL Sa ™°*> «'«bord., avait agité les autreschiens de la marine. Ilsétaient deux, Ie 3 I 38 COMME VA LE RUISSEAU petit Spitz de la vieillu Hulleinecbetle, sour- nois, muscur et rusó, et lc fox a trcnte-six pères des Móya, faraud et rageur, avec une tache d'en- crocomme degrosses bósiclcs autour des yeux. Tres vite, d'ailleurs, 1'un et 1'aulre s'étaient montrósbienvoillanls. Tantinmèmeavait congu quelquo inquiétude quant a la rigidiló des moeurs de Finetto : il faisait boiuie garde. Noómie Larciel, de la lerrasse de la Truite d'Oi' oü, en pelite robe rosé, elle se posait entre deuxenvoléos verslamontagne, s'amusailbeau- coup de cello auimalion du port. Tantin quel- quofois, ses arrosoirs au bout des bras, se plan- tait pres de la bacbc, salivanl sur sa pipe, et d'unc voix mouillóe disait avec uu clin d'ceil: — Alle est eun' miette carnassièro... Pour sur qu'allc 1'est. Mais les bètes, qa. n'a pas de raison, pas vrai, moiselle ?... Noómie n'avail pas compris tout de suite.COMME VA LE RUISSEAU 30 — Carnassière? Alors, rctirant sa pipe de sa barbe, la boucbe écarquée, sa grande boucho de brochet, il lui avait expliqué. — Ben sur, carnassière, rapport a 1'atfaire donc. — Ali! quel vilain mot, m'sieu Tanlin! — J' dis pas non, mais voila, ga s' dit. 3' dis point autrcment que les autres y disent. Et il 1'admirait rcbrousser, de sa petile main aux doigts d'cnfant, Ie jaune poil rèche de la cbienne. 11 en avait bon au coeur. Noómie lout de suile étail devenue Ie rire trais de rhötcllerio, Gétait lc teraps du cbomage pour les Moya : il ne vcnait un peu de monde qu'a la saison des prunes, et plus tard aux mois dclacbasse. Quclquefois quelqu'un entrait prendre uue cbopc au comptoir et puis ressor- tait. Lc soir seuleinenl on élait une tablóe de six a buit, buvaut du péquet et jouant aux car- tes, dans Ie grand silcnce du villagc. Fauche, Ie COMME VA LE RUISSEAU grand Cortise, Bellaire élaient des habitués. La veilléo se prolongeait a abattre du poing les cartes sur la table. A minuit Bellaire se levait. M. Fauche et Corlise demouraient les derniers. Et tout de memo a la fin Ie grand Cortise a son tour, droit dans ses guêtres, détalait. Noómie, dans un demi-sommeil, 1'entendait de sa grosse voix ronfiante elianler sur la route : quand celle-ci montait, la voix inontait avec olie, ctpuis, après un pelit tcmps, la route tournait. Un pas qui batlait la marine, une porte qui se fermait: c'était Jean Fauche qui a son tour rentrait. Corlise était un vrai gars do la montagnc, cliassant, tendant aux grives, coupant luiinèmc son bois. llhabitait devant lo fleuvc, aune deini- lieuro do la Trui Ie d'Or, uu pelit chalet qu'il s'était construit a inicóle. Il avait sa barque a 1'eau comme M. Fauche. C'élaienl, en som me, des heureux de la lorre.COMME VA LE RÜISSEAU 41 Cepcndant Jean Fauche était plus siinple que Corliso. Celui-la, avcc son dandinement, sa grosse vie bruyantc, ses éclats de voix et ses grands gestes., avait un air suffisant et luron qui déplaisait a Noémie! Quand il regardait uno (ille, c'elait comme s'il tenait un perdreau au bout do son fusil. Personno nc montait au chalet qui n'cn desccndit la tcte a i'envers, tapó par ses bourgognes et ses pelils moscl- les. Noémio ne lui pardonnait pas d'avoir, un jour qu'clle passait, poussó Ie coudc a M. Fau- che. en claquant de la langue. Celui-ci, au contraire., réserve, los vcux doux, un peu en dedans, comme on disait, lui inspirait de la confiancc. D'aillcurs, il s'apprivoisait; aTbourc derarrosec, sos manches do chcmiso gondolant au vent du matin, il levaitla tèto par dessus la haie et lui tirait son coup de chapcau. Uno fois el Ie avait répondu : — bonjour, m'sieu Fauche. C'était un commencement de connaissance.42 COMME VA LE RUISSEAU La vieille Holleniechetto estimait qu'il pourrail bien s'en suivro quelque chose. On était libre do ne pas penser comme elle.VII Xoómiemaintenant savait par Tantin que eet ours de M. Fauche aprös tout ótait un brave coeur. En Ie prenant a son service, il lui avait acbeté un lopin de terre avecune petite maison, Tantin, dans ce pays de roes, avaitótó carrier : un élioulement lui avait cassó les reins; il n'y avait pas d'autre raison; et il rópótait : — Qa c'est un hom me ! Y en a pas comme qa ! Pour sur, en a pu ! Dans sa ferveur, encore une fois il renver- sait son arrosoir dans ses sabots.4't COMME VA LE RUISSEAU Tout de mème Noémie restait un peu troubléo. L'autre fois, la vieille HollcmecbcUe lui avait róvólé que co n'était pas pour rien que M. Faucbe partait tous les quinzc jours pour la ville. avec sa sacocbe et son panier depoissons. — Ce qu'i va-l-i faire a la ville, c'esl pöint moi qui vous' Ie dira, et pour sur, i vous Ie dira point non plus. Cctle commère de Hollemechefte avait cu alors un gloussemcnt comme uno poule qui a laissé tomber son couf. On ne savait plus depuis combien de temps elle liabitait sa maison du bord de 1'eau, a dix mètrcs audessus do Jean Faucbe. Lebon Dicu de 1'égliso était moins vieux qu'elle: et elle vi- vait la, seiilelle, sarclant son jardin, neüoyant son carreau, une cendrinette par dessus ses cbeveux. aux écoutes du bruit qui vcnail des ménages._ COMME VA LE RUISSKAU 45 Noémien'aurait jamais cruqu'un hommeput avoir une vie a la fois plus dissimuléc et plus fran- che. II se levail a trois heurcs, détachaitsa bar- que, allait jeter la ligneaux endroitsoü il avait amorcó la veille ou bien il parlait relever ses nasseset ses verveux. Le soleil n'ótaitpas lcvó, Ie matin frisquet lui coulait dans lo sang comme du lait. 11 goütait la une sensaüon qu'ignoraient les pauvrcs diables harassés des labeurs de la veille et pour qui lc sommeil est toujours trop court. Le brouillard remontait, une petite cha- lcur passait et M. Fauclie rentrait amarrcr sa barquc, comme un bomme qui a gagnó sa jour- née. Après cela, il ne lui restait plus qu'a ar- ros ir ses parcs et a regarder passer lesbateaux. Quelquefois, dans Paprès-midi, on le voyail en- filer la route et marcber jusqa'au chalet du grand Cortise. Ils ne manquaient pas de sujets d'amusement. On vidait das bouleilles. au frais sous la tonnello épaulée au mur en moellons de 3.w 46 COMME VA LE RUISSEAU la terrasse. De la, la vue s'étendait au large, jusqu'aux fles : ils riaient des pauvres petits pè- cheurs assis sur la berge et qui, après des heu- res, finissaient par attraper un grévis. Ceux-la ne payaient pas licence : ils ne possódaient pas de sürs engins, achetés bon prix choz lo mar- chand. Les barbeaux, les chevennes, les bro- chets avec leur rire aux dents de scie venaient. a un pas les narguer. Et 1'un etl'autre, grands draineurs de poissons, se racontaient leur pê- che du matin. ïous deux par habitude trichaient un peu sur Ie poids. Il y avait la aussi a quel- ques brasses du chalet, un grand fond oü, a la chauffe de 1'après-midi, ils aimaient tirer leur coupe. L'eau verte frangeait leur nage, soyeuso, bercante et lourde. Tout Ie fleuve roulait sur leurs plongées. Ils fondaient les nuages d'ar- gent, les chevelures vertes des monts, 1'énorme criblóe de soleil qui piquetait Ie fleuve d'un fró- tillement d'ablettes. Après des heures a jouer comme des marsouins, enfin ils remontaient seGOMMK Va Li-; liUISSEAU 47 sécher, échouós dans les joncs de la rive. On pouvait dire que c'ótaient la de pleines jour- nóesde fainéants. Noómie estima que de cc train-la, M. Fau- che ne devait pas faire heaucoup de peinture. Et c'était la vóritó : M. Fauclie, comme Fré D'siré avec son mat, était toujours sur Ie point de commencer quelque ohosc. Et puis il atten- dait au lendemain : ensuite arrivait Ie samedi. Hollemechette invariahlement était sur Ie pas de sa porto quand Jean Fauclie, avec sa sacoche et sa bourriche a poissons, partait pour la ville. IVIII Il ótait bien huit heures quand, ce malin-la, Noémie descendit prendre sous la tente son café du matin. Elle s'ótait bcaucoup fatiguée la veille a courir dans la montagnc : elle avait étó cueillir pour son herbier des euphorbes el des seaux de Salomon a lalisière d'un bois, tres loin. Les brassóes d'éthuses, do jacobées, d'an- thémis, de centaurées et desauges qu'elle avait rappoitées parfuinaient sauvagement la salie a manger de la Truite d'or.50 GOMME VA LE RUISSEAU Madame Moya, tres grosso, les bras nus, ses poings aux hanches, guettait sur Ie pas do la porto la rentree de son mari qui était parti s'approvisionner a la ville. Moya était de ccux de qui Ton peut dire qu'uno fois sortis, on ne sait pas quand ils rentreront. — Ah I mamzolle Noem ie, fit-elle, c'est-y pas de quoi vous tourner les sangs? Moya est parti a la montée du premier train du matin ety a pas d'apparcnce qu'y revienne avant Ie train d'onze heures. Sürement il est quéquepart a boire des chopes a la ville ou a regarder pèclier les gens par dessus los ponts. C'cst-y pas un malheur? D'aulant que j'ai a cc midi M. Cortise et scs amis a diner. Elle cligna de 1'ceil. — C'est pas M. Fauche qui manquerait sa rentree dulundi; je 1'ai vu passer a t'a 1'heure. J' saispaspourquoionluien vout, a c' l'hemmo: scs affaires sont pas les nölres, pas vrai? —Kt M. Fauche est de la partic, madame Moya? uCOMME VA LE RUISSEAÜ 51 - Pour sur. M. Gortise et lui, c'est comme 1'ongle avec lo pouce. Nnómië finit de tremper ses dernières mouil- letles. Juslement passait Tantin avec ses arro- soirs, trainant Finettc derrière ses sabots: lo fox et Ie spitz venaient ensuitc. Jamais la ma- rine n'avait dépioyéplus d'activité. Lc sourd ta- pait des coups de brosse dans la panse de la barque. La pointe d'un grand nuage blanc ar- rivait voir au-dessus dela monlagne d'en face. — Bonjour, m'sieu Tantin! Déja au travail? — Bé, dame ! L' bon Dieu nous a mis pour Qa sur la tcrre. Et tout d' même, c'est 'cor' pas nous qui 1'avons Ie plus dur. Il joignit ses mains en cornet et cria a Fró D'siré : — Hé! D'siré! C'cst-y point vrai que ga n'est pas nous qui 1'avons Ie plus dur! D'un grand geste, 1'autrebrandissait sahrossc: — N' dirais point ga si tu IravailJais comme moi, fcignant !COMME VA LE RUISSEAU Noémio prit une tranche de pain et se diri- gea vers Ie ileuve. Cliez M. Faucho, les rideaux battaient au vent dans Ie carré de la fenèlre ou- verte. Unebonnepaix fraiche venait des cham- bres. La vieille servante Manctto, Ie dos en boule, balayait Ie vestibule, roulant les petits tas de poussière au jardin. A Noómie s'avanga a Ia pointe do 1'embarca- dère oü abordait Ie passeur et se mifc a émiet- ter du pain. ïous les petits poissons, avcc leurs bouches carrées, pointaient du fond; elles s'ou- vraient roses et claires, comme des fleurs; et cliacun donnait un coup au pain qui desccndait et remontait. A la fin un gros poisson d'uno goulée l'avala. Et une bullc d'air crevait a la surface, au centre d'une infiiiité de petits cer- cles comme un jou de bagues. Le soleil déja était haut; 1'ombre se reculait de 1'autre cólé de la montagne. On voyait sous 1'eau comme au fond d'une ame.IX Une bouffóe de tabac tout a coup tournoya. parfuma Pair derrière olie. Elle so retourna: c'était Jean Faucho qui ótait sorti de sa maison et a pas légers dans ses pantoulles, venait jus- qu'au dcbarcadcre. — Ticns, m'sieur Fauche, vous voila donc rentré? disait-elle. Il la rcgarda de cóté comme si ellc aussi allait avoir Ie rire sournois des femmes qui sur Ie scuil des portos, faisaient danser leur savate54 COMME VA LE RUISSEA.U. au bout del'orleil quand, rentrant de la ville, il passait dans les ruelles. Il fut surpris de la voir toule sérieuse, les yeux poses droit sur les siens avec honnêtetc. Il tira sur sa pipe; il était un pcu gènó, les paupièros plissócs, et mainlenant il avuait vers 1'aulre rive. — Bien oui.... On va, on revient, dit-il. Il parlait comme un homme qui n'attache pas plus d'importancea la réponse qu'ala question. Le grand silencebleudu matinles enveioppait: une voix dans la montagne somblait descendre du ciel. Chez Hollemechotto la pendule sonna dix coups. 11 eüt bien voulu luidire quelque chose a son tour, mais il ne trouvait pas les mots. Il regar- dait monter du fond lesgoujons qui arrivaient piquer au pain. Comme elle se penchait un peu, la clartó rosé de son visage sous Ie grand chapoau de paille tremblait en longs vormicel- lcs dans f'eau. Le frétillement d'argent desCOMME VA LE RUISSEAU 55 poissons ensuite glissait sur son image, et res- semblait au rire de ses dents. Après tout mieux valait peut-être se taire : il n'aimait bavarder qu'avec son ami Cortise. Celui-la d'ailleurs savait parier pourtrois. M. Fa.uche serait resló ainsi Iongtemps a ob- server Ie manége des poissons si tout de mème a la longue il ne s'ótait senti devenir ridicule. Une onde de sang lui courut sous la peau. Il retira sa pipe de sa bouche. — Ca ferait déja une friture, dit-il enfin en riant timidement. D'un tour de bras, elle jetait tres loin un der- nier morceau de croüte, et elle disait : — Ob! moi, je n'aurais pas Ie courage. C'est bien trop joli en vie. La croüte plongea. — C'est une chevenne, fit Jean Fauche, je reconnais la toucbe. Mais Ie pain, 5a n'est pas de son gout. Lui faut de 1'avoine, du sang cailló ou du fruit, n'importe quel fruit, ceriso, gro- seille, raisin.5G COMME VA LB RUJSSEAU Maintcnant il no larissait plus : il aurait dis- couru pendant des hcures sur les diverscs manières de capturer Ie poisson. 11 amorcait avcc du pain de chènevis s'il s'agissait du bar- beau. Mais (uut do rtiême Ie barbeau est létu : a 1'arrièresaison, quand l'eau se froidït, il no mord plus-au chonovis : alors lo ver est préfe- rable. Lo göujon, lui, se pècho sur fin gra- vier a üO ou GO ccntimètres d'eau. On graüe un pou lo gravicr. C'cst des vers aussi qu'il lui faut. Quant au brochet, on 1'amorce au poisson mort; on descend au milieu du flouvc; on tape a droitc et a gaürehe. Lo brochet a des ycux d'homme pour voir au-dessus do l'eau. Il faut lui donncr confiance, pas de ligne trop grosse, un fin erin marin, ou un filde cuivro niou, bien recuit. Une fois, par un temps de grand vent, il en avait pris un de vingt-cinq livres. Il avaitCOMME VA LK RUISSEAU 57 dóroulé traite mèlres de ligne. Pendant plus d'une lieure il avaitdü travailler a 1'amuser et a Ie llattcr pour Ie noyer. — Noyer Ie poisson? fit Noóniie. — (la se dit. On noio Ie poisson a forcc de 1c lasser. Mais allez ! il sait se défendre : c'est une vraie lutte a qui aura lc dernier mot. Et quel- quefois c'est lc pêcheur qui se noie... 11 y a la- dessus des histoires. Tont lc monde vous con- tera celle de Jean Ie Clialó, Ie plus vieux pê- cheur du pays et qui connaissait lous les tours. Lo Clialó n'avait jamais moins de ccnl livres de poisson dans sa bannotle. Il so levait a trois hcures du ïnatin 1'été, au polit jour 1'biver; y avail pcrsonne pour al traper comme lui des brocbets. Eb bien! une fois, c'est lc brocbet (jui a lire Ie plus fort. On a vu au malin la barque (iler a la dérive. Quand on repècba lc Clialó dans la journée, il ótait enlicclé dans ses tronie niètres de ligne. Noómie 1'ócoutait parier, les sourcils bauts.ï 58 COMME VA LE RUtsJSEAU — M. Fauche, dit-elle singuliè'rement, est-co que Ie vieux Chalé aussi alJait portcr son poissoQ a Ia ville dans un petit panier ;' Elle était sans ironie; un pli lui frongait les souFcüs, une légere ride d'impatience, comme si elle se vengeait d'avoir été jouée par lui. — I'ourquoi me demandez-vous cela ? ÜL il. — Parce qu'alors, il y a peut-èlre quelqu'un qui 1'aura regretté. Elle partit en sautant sur un pied, puis sur 1'autrc. Sa robe rosé se gonflait comme un petit Huage au malin. Sou chapeau de paille lui était tombó dans la nuque, rond comme un soleil. Quand elle fut un peu loin, elle se retourna et cria dans ses mains, en trainant la voix : — Au revoir, monsieur Faucbo... Bien du plaisir. Elle avait une grace gamine et cnvolóc de petile fiHe en vacauces. Son rirè sonnait la gaité du inerle dans les pommiers.COMME VA LE RUISSEAU 59 EL a son tour avec Ia main il la saluait, en- nuyé que la vieille llollcmechetlc se fut avancée sur sa porte pour mieux les yoir 1'un et 1'autre. « Quelle solte idee j'ai eue de lui envoyer des roses, songeait-il. A présent elle se moque de moi. 'i ■ 11 reraonta vers sa maison et comme la-liaut il ouvrait la fenètie de son atelier, il entendit la petite chanson qu'elle chantail en tournoyant aux lacels de la monlagne. Il ne coinprenait pas les paroles de la chanson. Cetle bonne amc simple de Noémie avait une grace de nature a laquelle on ne résistait pas. Les gens tout de suite l'avaient ainiée comme une enfant du pays. Ab! clle n'était pas fiere, celle-la! Et brave donc, et bonnête! Tout Ie monde maintenant savait que les médecins l'avaient envoyóe dans la monlagno pour se remettre d'uue grave anomie. Si du moins elle avait pu emmenor sa petite classe de la ville pour courir ensemble les bois ! 4C2 COMME VA LE RÜISSEAU I C'est ga surtout qui la tourmentait! Elle leur aurait appris les essences, la germination, la vie des bêtes. Avec de la couture, des notions niénagères et de la sagesse, il n'en fallait pas plus pour faire de bonnes femmes. Noémie exprimait la des idees qui n'avaient rien de commun avec la pédagogie. C'ótait une petite tète porsonnello et volontaire et elle la portait droite sur ses épaules, aussi haut qu'elle pou- vait. 11 arriva que tout de raême, au bout de la troisième semaine, elle eut une petite classe qu'elle s'était faite avec les petits garcons et les petites fïlles d'en baut qui n'en avaient pas. Ils avaient poussé la comme la graine des ter- rains incultes, au basard du vent et de la vie. Les parents disaient qu'après tout eux-mèmes avaient bien vécu sans savoir signer autrement que d'une croix les papiers que leur apportaitCOMME VA LK RUISSEAU 63 Ie garde-champêtre. Et pour ce qui était de chiffrer, ils taillaient des encoches dans un ba- ton : Ie compte se faisait aussi bien qu'avec de la craie sur une ardoise. C'étaient surtöut les carriers d'un hameau a mi-cóte, perdu derrière un bois de seigneur, qui raisonnaient ainsi. La vie leur était rude : ils habitaient sous des toits de chaume, avec un petit champ conquis sur Ie schiste et qui leur donnait des fèves et des pommes de terre. JNToémie tous les matins montait jusqu'au ha- meau. Elle frappait dans ses. mains et de der- rière les haies, a, petits talonnements de pieds nus, il sortait des enfants a la file comme les gorets roses que Ie pastoureau mène a la pature. Cela s'était fait a petites fois, en causant avec les mères: les fèves non plus ne poussaient pas tout d'un coup. ■ Une, deux, une, deux, tous les petits piedsG4 COMME VA LE RUISSEAU ensemble battaient Ie sol; et en bande on partait pour la lisière du bois. Ensuite elle les asseyait sur un rang, les mains aux ge- noux, et elle leur contait des bistoires, leur apprenait a comptcr jusqu'a vingt. Elle leur enseignait aussi qu'il fallait aimer 1'oiseaü qui mange les mouches, Ie cbat qui prend les sou- ris, Ie chien qui est Ie compagnon de 1'homme. C'étaient la, après tout, des cboses un peu nouvelles-pour ces petites tètes sauvagos aux yeux noirs comme desbaiesdeprunellier. Quel- quefois elle disait, comme a l'école la-bas : — Que celui-la qui a compris léve la main. Et elle levait ellc-mème la main. Presquo toujours les filles avaient compris avant les garcons, plus lourds et distraits, re- gardant bouger des proies dans lo taillis. Il fallait voir comme elles étaient toutes la, lo coeur tendu et la bouclic ouverte, avcc unCOMME VA LE RUISSEAU G5 feu dans leur prunelle ronde. Toutes les petites mains sales se lovaient a la fois comme les oisillons au bord du nid lèvent leur bec jaune quand la mère oisello leur apporte la becquóe. Noémie s'était prisc de bonne amitié pour ces petites pauvres qui sentaient la bruyère et la fumée des atres. C'étaient aussi de petites pau- vres que se composait sa classe a la ville, mais elles n'avaient pas, comme celles-ci, l'air libre de la montagne : elles inclinaient sur 1'ópaule de pales visages de souffrance. Elleslui en ótaient d'autant plus clières. Il avait vraiment fallu 1'ordre des módecins pour qu'ollo se dócidat, a les quitter. Et elle se rappelait Ie jour, oü elle leur annon^a qu'elle allait ètre momenta- ment remplacée par une autre maitresse. Elles se pendaient a sa robe, lui baisaient vorace- ment les mains en pleurant et criant comme si jamais elle n'eüt du revenir. Ah! la bonneet tendre humanité que celle qui, pour avoir Ie courage de vivre.. ne pössède que son coeur! 4.G6 COMME VA LK RUISSEAU La classe au hameau durait une heure. Il élait temps de finir quand 1'une après 1'autre, les filles se mettaient a battre de 1'oeil et que les gar- Qons se talochaient. Mors Noémie encore une fois tapait clans ses mains et la bande comme un voldemoineaux se dispersait. Il y avait toujours une jatte de lait frais pour la petite robe rosé avant qu'elle redescendit de la montagne. Le baton ferré a la main, Noémie se lan^ait sur les pentes, chantant sa petite chanson. Ses brodequins a clous, lacés étroitement, s'emboi- taiont aux saillies. En piquant la roche a la pointe du baton, elle allait, sautillait de bosse en bosse. Les gens d'en bas levaient la tête et lui fai- saient signe de prendre attention. Elle agitait comme un drapelet son mouchoir, toute petiteCOMME VA LE RUISSEAU 67 et volante comme les demoiselles aux ailes bleues qui ondulent au-dessus des roseaux. Et toujours la petite chanson vibrait, frémis- sait comme Ie chant de 1'alouette dans la nue. Va, va, petite cliose de vie 1 Comme la graino sortie du van, Tourne au vent de la folie, Sois la chose folie qui tombe d'un ciel. Quelquefois la voix tremblait un peu, comme Ie pied aux passages dangereux; et de nou- veau ensuite, 1'alouette filait son clair grisol- lis, et c'ótait vrairncnt la petite chose folie qui semblait tomber du ciel. __Ah! mamzelle, disait madame Moyaquand, toute chaude de sa course, les cheveux en car- dées, des échardes plein les mains, elle rentrait enfin diner, pour sur il vous arrivera malheur! Pensez donc, si Ie tournis vous prenait! _ Que nenni ! ma bonne mame Moya, j'ai la tête solidement plantóe sur les ópaules. Vous savez bion que je suis un gargon. 68 COMME VA LE RUISSEAU — Tout de même... G'était plaisir ensuite de Ia voir a petites que- nottes féroces dépecer sa cötelettc, avec deux filets de jus lui mouillant les coins de la bouche. — Ab! que c'est bon, mamo Moya! riait-elle. J'mange! j'mange ! Je m'fais du beau sang rouge. 11 me semblc que je 1'entends chanter en moi comme les pelits ruisseaux a bouillons clairs qui descendent de la montagne. Allez! Je n'ai pas toujours letempsde manger a ma faim a la ville I Faut se lever au petit matin, galoper dans la pluie, la neige. Il y a des fois que mes jupes fument comme une lessivc, quand je me sècho prés du poèlel Et quand vient midi, 1'appétit s'en va de songer qu'il y en a parmi mes petites qui ont a peinc une bouchée a se mettre sous la dent. Tout n'est pas rosé dans Ie métier! Etun peu de mélancolie lui venant a la pen- see de la rentree, elle tenait droits ses ycux devant elle. — Bon! bon! Vous tourmentcz pas d'ici-la!COMME VA LE UUISSEAU 69 ■ disait 1'hötelière. G'sera toujours assez tot quand Ie moment sera venu. — Allezl vous avez bien raison. Mais voile, mespetites, vous lesavez, c'est comme unepart de moi restée en arrière. Et alors, de demeurer ici ou de repartir, je ne sais plus ce qui me tient Ie plus au coeur: Elle avait pris 1'habitude do patoiser, avec l'accent brusquo et chautant qu'ils avaient tous et qui leur roulait aux dents comme les pierres de la montagne leur roulaient sous Ie pied. Elle se sentait ainsi plus pres de leur humanité cor- diale, dans leur vie confiantc et courageuse. Eux aussi, avec leurs gros cocurs simples, s'apprivoisaient plus facilemcnt a celto musique iiule qui leur sonnait aux oreilles des airs con- nus.XI Et puis c'étaient les bonnes après-midi de so- leil. Elle enfilait 1'une des Irois venelles qui partaient de la marine, longeait les murs bas en moellons du pays qui bornaient les clos, s'arrêtait un instant a humer la fine odeur des pois lleurissant les ramottes. Qa et la Noérnie poussait une barrière : un vieil bomme doux, sa cloche de paille dans la nuque, en bras de cbemise, binait ses salades, sarclait ses plants de carotte ou de pourpier.72 COMME VA LE RUISSEAU — ïiens, c'est-y ben vo, mamzelle ? Maig n'- tez'donc pas dans l'mitande la porte, la femme est la quidefourne; s'ra ben contente d'vodire eun' petile parole d'amitió. — Laissez donc, j'fais qu'entrer en passant. Ali! y apromesse de rapport... Pour sur, vous aurez de l'agrcment de votre jardin c'te année. — Y pousse da ! y n'fait que c'qu'y doit faire, pas vrai, mamzelle? C'te garce de torre n'vous rend jamais qu'approchant tout Ie mal qu'on s'donne pour en rctirer 1'argcnt et la graisse qu'a vous coute. Si tant est scüment qu'y pour- rait tomber un peu d'eau a cause d'la sécheur! ïous les pelits champs s'ómaillaient comme des chemins de procession, avec des cceurs de pensees, des iris bleus ctdeslys safran entre les groseilliers, les cassis et les poiriers en pvra- mide. Des plants de fraisiers déja senouaient. Les choux commencaient a rondir. C'ólait uneCOMME VA LE RUISSEAU 73 bónédiction comme tout montait! La terre lé- gere et blonde bleuissait dans l'ombre. Les derniers pommiers ressemblaient a des mariées avcc leurs bouquets roses et blancs. Et de la prairie il venait une sentcur d'herbes muris- santes. Tout Ie monde au village, malgré ses peines, était heureux. Onnepensait plus qu'aregarder travaillor lebon Dieu. Par dessusles petits murs, les vieux fumaient leur pipo en causant avec les femmes qui buandaient ou coupaient de la füurróe pour la vache. La lessive fraiche, toute azuróe de ciel, herbait sur 1'épine en fleur des haies. Lalumière était jeune, fluide, amoureuse et semblait avoir étó aussi lavóe a la rivière. G'otaient les chats qui étaient contents, Ie dos en boule au soleil! Noémie était une connaissance partout oü elle passait. Ellc poussail en riant la tète dans74 COMME VA LE R.UISSEAU les chambres. Elle écartait les feuillages der- rière lcsquels une aïeule dans sa cahièretenait ses mains ouvertes sur ses genoux. Un vent cbaud doucemcnt souffiait sur les berceaux. Tout était pret pour 1'été qui arrivait par les chemins d'en haut. Les perches a haricots en faisceaux s'appuyaient au tronc du noycr, prés des hangars oü s'épuisait Ie bois de l'hiver. Les echelles pres des chèneaux du toit atten- daient que la poire fut müre. On vivait la comme en de petites arches de Noë. Et les courtils sen- taient bon les ramons et les boltes de genèts fraichemont coupes pour la chauffe des fours a pains. Une odeur tiède de miei et de résine le- vait par bouffóes. Noémie, du battement fin de ses narines, s'en grisait, les yeux adcmi fermés, avec une sensualité de petite chatte qui boit du lait. C'ótait si lointain, cela venait du fond des ages, ce fumet de boisetdesoleil, comme 1'ame antique de la terre! Elle redevenait la petite paysanne dé sa race a Ie sentir passer dansCOMME VA LE RUISSEAU 75 1'air. Et des souvenirs remontaient : elle se rappelait que, toute petite, sa mère quelquefois l'amusait de l'hisloire d'une grand'tante, tante Pópèle, qui avait des cochons et vivait, tres vieille, toute seule, avant perdu les siens, dans un village de 1'Ardenne. Sa mère était morte el elle n'avait jamais connu la grand'tante Pépète. Noémie visitait 1'enfant au berceau. Elle apprenait aux fillettes a tresser de légers ou- vrages de sparterie. Une fois elle avait coupé une robe pour une fille pauvre, la fille aux Mangombrou qui se mariait. Elle avait 1'art de s'utiliser pour les vieilles et les jeunes, toute bruissante de vie claire, avec un peu de tris- tesse qui paribis repergait. — Bien, mamzelle, qu'avez? disait-on en s-'a- percevant de la petite ombre qui lui ennuageait les yeux. Avez-t-y de lapeine?76 COMME VA LE RUISSEAU Aussitót elle so reprenait d'un bon rirevail- lant et avec uue petite secousso de la lèle, ré- pondait : — liien une idee... On a toujours tort, pas vrai, de penser a ce qui n'est pas la minute pré- sente. — Bien sur.. Avec ga que la vie n'est déja pas si longue! C'était la pliilosophie des pauvres et elle s'ef- for^ait de 1'avoir comme eux. Sa vie douce- ment tremblait en elle a 1'idóe de toute la joie qu'il y a sur la terre pour ceux qui n'ont rien et (jui trouvent Ie moven d'ètre riches de bon cceur et de bonnes oeuvres envers d'autres qui ont encore moins qu'eux. Elle mettait toute sa force a se guérir rapidcmont pour recorn- mencer la-bas l'existencc. Elle ne ressentait plus qu'a intervallcs irréguliers 1c brisement physique qu'elle trainait a la ville. C'était comme la griscrio d'un grand courant de vie fraicbe qui la renouvelait.XII Les pauvres filles comme elle, obligées tres jeunes de tout tirer d'elles-mèmes, ont d'infi- nies ressources.Elleconnaissait de süres recettes pour les petits maux. Elle savait les vertus des plantes et comment ellesdoiventètreemplovres pour les brülures, les rbumatismes, la colique, 1'esquinancic et les maux d'estomac. Ces bon- nes gens, au coeur de la nature, en étaient bien moins instruits qu'elle. Maintenant elle n'allait plus a la montagne sans en rapporter78 COMME VA LE RUISSEAU une abondante cueillette de simples. Elle les mettait sécher a une corde qu'elle avait fixée en travers de sa fenêtro et oü par bottes pen- daient les valérianes, les menthes, lee roraa- rins, les sauges, les scrofulaires, comme dans la boutique de 1'herboriste. M. Fauche parfois levait Ie nez et regardait avec inquiétude si Ie vent n'en soufilait pas la graine dans son jardin. Il y avait toujours une mèrequi guettaitNoó- mie Larciel par dessus son mur pour un enfant malade. Le médecin habitait a deux heures du village et naturellement il faisait payer 1'usure des roues de son cabriolet. On était content d'en être quitte avec une décoction d'herbes que Noémie elle-même allait cueillir le long des ta- lus. Elle'commengaitpar prendre 1'enfant entre ses genoux, lui tatait le pouls, examinait la langue, regardait au fond des yeux comme elleCOMME VA I.E RUISSEAU 79 faisait a la ville, avec les petites de sa classe qui, elles aussi, n'avaient que leur grande amie pour módecin. Dans la maisonalors, Ie silenco ótait si grand que la petite souris en profitait pour grignoter une croüte roulée sous Ie bahut. La pendule battait lentement danspa gaine comme un coeur blessó. Il venait quelquefois une autre mère du voisi- nage qui avangait sa tète contre la vitre. Et Noómie, en maniant cette précieuse essence de vie, avait Ie visage pensif du destin. Mais ensuite la souris pouvait bien s'en aller, car tout a coup des sabots battaient comme des tam- bours dans la chambrc. C'était la familie qui rentrait après la consultation ; et maintenant > tout Ie monde parlait et riait a la fois, comme s'il avait suffi des quelques mots du módecin en robe rosé pour mettre Ie mal a la porte. On pouvait repasser Ie lendemain, on était sur que 1'enfant jouait quelque part, du cóté des fumiers. I80 COMME VA LE RUISSEAU Tont de même il ótait arrivé un-c fois (|ue vraiment c'était une mauvaise fièvre. Le Spirou, lefils des Mangombrou, avait douze ou treize ans, on ne savait pas au juste : un dimanche de ducasse, étant a pècher en ses ha- bits de première communion au bord du fleuve, il avait rouló dans l'eau. Jusqu'au soir,le froid de la baignade a la peau sous 1'étoiïe mouillóe, il avait erré, n'osant rentrer a la maison. Man- gombrou, le père, une brute déchainée quand il avait bu, n'aurait eu qu'a se trouver dans un de ses jours de fureur : il lui eüt cassó les rcins. Heureusement, ce jour-la, le carrier, de son cöté, étaitallé passer sajournóe a la pêcbe: on était sur que, sa ligne a Ia main, il ne pensait plus qu'au poisson.Le Spirou enfin s'était couló dans la maison : la mère lui avait allongé une taloche; il était monté se coucher, un claque- ment de fièvre aux dents comme le bruit duCOMME VA LE RUISSEAU 81 taquet chez le meunier. Le lendemain on n'avait pu le faire lever : il grelottait sous les draps, comme le culot d'une couvóe d'automne. Noémie, ce jour-la, passa devant la maison : on la fit entrer et elle prit le gamin entre les genoux comme elle prenait les autres. Elle lui regarda dans les yeux profondément. La mère tout de suite a sa mine vit que la chose ótait grave, et maintenant elle était la, avec son grand visage passif, inquiète tout de même au fond. Le Spirou avait une toux méchante qui lui secouait les cótes et la fièvre ne s'en allait pas. Le pis, c'est qu'il ne voulait pas dire commo il avait altrapé son mal; on lui eut plutót décro- ché les machoires avec une tenaille. Noémie alors ótait venuc s'asseoir a cötó de son grabat et elle était restée la des jours et des nuits, to- nant les mains du garcon dans les siennes, l'ó- coutant dólirer avec sa petite bouche bleue, re- 5. 182 COMME VA LE RUISSEAU troussée par des canines de jeune loup, puis, pendant les pauses de sommeil, passant les doigts dans de gros ciseaux et lui taillant une blouse dans une vieille jupe de la mère Moya. 11 faillit trépasser. Mais voila que Ie cinquième jour, tout seul dans la chambre avec Noémie qui lui tenait les mains, il lui soufflait bas, avec un rire sour- nois : — C'est 1'aut' fois : j' suis tombó a 1'eau. Y avait personne, j' Pai point dit. Ses yeux durs et noirs brülaient. Elle sentit une force qui, selon la vie, irait au mal ou au bien. 11 guérit. Ce fut comme un peu de jeune vie qui ren- trait sous Ie vieux toit de chaume. Dans lamon- tagne, on n'est pas expansif : la mère n'avait riendit, sèche comme les branches, gardant tou-COMME VA LE UUISSEAU 83 jours son grand visage de misère. Seulement, un soir, Ie père Mangombrou partit pour la pècbe : il ne rentra qu'au matin. Et ce matin- la il allait demander Noémie cbez Moya. Il ap- portait dix livres de truites dans une torquette de paille. — Allez, c'est de bon coeur, mamzelle, disait- il. Y en aura jamais de trop pour ce qu' vous avez fait pou 1' petit. Sa rudesse s'était amollie : jl avait des yeux de bonne humanité et elle vit que eet homme terrible, après tout, comme les autres, aimait son enfant.XIII Un sentier montait derrière les maisons : il longeait d'abord des vergers en pente, des champs de pommes de terre et de pois, des haies d'épines vives. Et puis, il rejoignait un petit ruisseau de montagne. Noémie, derrière un buisson d'obiers sauvages, connaissait la un coin frais. L'eau descendait a bouillons d'argent, sautant entre de grosses pierres d'or rouilleux. Un tronc d'arbre, scié dans sa longueur, servait de pont, allant d'une rive a l'autre parmi lesi 86 COMME VA LE RUISSEAU éthuses.. les aspérules et les spiróes. Ensuitedes moellons faisaient un escalier par lequel les geus d'une ferme perchée sur la butte arri- vaient puiser au ruisseau. On voyait, a travers la rondeur feuillue des pommiers accrochós au versant, le grand toit d'ardoises on auvent bleuir a 1'ombre de deux noyers. Personne ne passant le long des obiers, 1'herbage s'étendait dansune solitudo de nature. Noémie s'asseyait au bord du flot jaseur, feuilletait son livre de bolanique ou, les paupières mi-closes, avec une paix profonde de tout son être, observait sur le talus la vie gracieuse des méliques, des houlques, des bromes et des fléoles. Le vent léger lui chatouillait la paume des mains. Une après-midi, a pas de flanerie, son baton aux doigts, elle avait inonté la cóte. Le soleil chauflait les vergers : il faisait grand silence : les pruniersregardaient tournor lentement leur ombre a leur pied.COMME VA LE RUISSEAU 87 Comme elle longeait 1'eau, elle remarqua tout a coup qu'il y avait quelqu'un prés du buisson. L'homme, un dos large sous une cloche de paille, était assis sur un plianL une boite de peintre pres de lui, dans 1'berbe. Elle ne voyait pas ce qu'il peignait, a cause de la largeur de ses épaules. Mais la clocbe se levant et s'abais- sant toujours du même cötó, elle conjectura qu'il peignait Ie petit escalier de moellons grim- pant au long du versant. Et puis ses paupières battirent; elle demeurait une seconde a se de- mander si elle irait jusqu'au ruisseau. Noémie, dans Ie grand gargon aux fortes épaules, ve- nait de reconnaitre Jean Fauche. Elle avanga la tête, fit un pas. Les herbes s'accrochaient a sa robe comme pour Pavertir de ne pas aller plus loin. Cependant elle aurait bien voulu savoir quelle espèce de peinture pouvait faire un hommo qui passait les mcil-COMME VA LE RUISSEAU leures houres du jour a arroser ses plantes et a lever ses nasses. Elle eut un hochement de tète décidé et sur la pointe des pieds, arriva prés du peintre. Sa robedevant elle répandit un refletrose; la toile sous Ie pinceau s'óclaira d'aurore; et mainte- nant Fauche entendait son soufflé comme un vent léger par dessus son épaule. Il se retourna. — Vous, mademoiselle? Et il se soulevait a demi, touchait son cha- peau de la main qui tenait un pinceau chargé de laquc verte. — Allez, m'sieu Fauche, ne vous dérangez pas. L'endroit est a celui qui y vient Ie pre- mier... pas vrai? Il se rassit, et cette7ois, elle pouvait regarder par dessus la cloche de paille. — G'est bien ce que j'avais pensé, fit-elle. DeCOMME VA LE RUISSEAU 89 loin je m'ótais dit : « En voila un qui peint lc sentier de la ferme, par dela Ie ponteau. » Excu- sez, je ne savais pas que c'ótait vous, m'sieu Fauche. Un silence, et puis elle avait un cri : — Ah! mais... ah! mais... c'est que c'est tout a fait qa.! — Peuh! dit Jean Fauche. Encore uno fois, elle se taisait et, les yeux fineinent plissós, avec Ie tremblement d'une lu- mière d'or sur la rótine, elle comparait la pein- ture a la róalitó. « Mais non, s'avoua-t-elle, je lui mens cllrontóment : la nature est bien plus claire et plus transparente que cc qu'il en a fait. » — Je ne vous dórange pas au moins? dit- elle, ennuyce qu'il ne lui parlat plus. — Mais pas du tout... Enchanté...90 COMME VA LE RÜISSEAU Lui aussi était un peu gêne; il eüt préféré être la seul, comme tout a 1'heure. — C'est que, reprit-elle en riant, je 1'avais trouvó avant vous, ce petit coin du bon Dieu. Voila plus d'une semaine que j'y viens. Süre- ment je ne m'altendais pas a vous y rcncon- trer. Il enlevait a la pointe du pinceau sur sa pa- lette un grumeau de grenat et dólicatement en róchauffait un trou d'ombre dans la haie. — C'est dróle, disait-il. J'ai passé ici plus de cent fois et pourtant ce n'est qu'liier matin, en quittant mon plant de tabac la-baut, que je me suis aporcji qu'il y avait quelque chose a faire de cela. On n'entendit plus, pendant un peu de temps, que Ie glouglou du ruisseau sous lo pont, comme un éclat de rire. Noémie se demandait s'ilallait encore mettre du grenat dans Ie trou d'ombre.COMME VA LE RUISSEAU 91 « Surementil va toutgater, » songeait-elle. Jean Fauche, la tête sur Ie cóté, reculait un peu sa toile pour juger de 1'effet. Il sifflotait doucement entre ses dents. L'odeur de 1'essence s'évapo- rait a travers la senteur müre des graminées. Noémie, d'un élan, lui dit singulièrement : — Alors c'est donc vrai, monsieur Fauche, que vous êtes un artiste? On en parle bien au village, maïs je ne 1'aurais point cru. Fauche hocha la tête et fit claquer sa lan- — Un artiste, mademoiselle? Non. Je ne puis dire cela de moi quand jo pense que c'est un don de Dieu, et 1'un des plus beaux, que de sa- voir exprimer avec des couleurs 1'infini de nos sensations devant la nature. Allez, ce n'est pas Ie gout qui m'a manqué. Mais voila, j'ai aimé tout jeune la peinture comme j'aimais la chasse, la pêche et Ie reste. J'ai aimé la pein- ture pour Ie plaisir que ca me procurait, je ne 1'aipas aimóe comme quelqu'un qui, a 1'occa-92 COMME VA LE RUISSEAU sion, accepterait de mourir pour ce qu'il aime. Il appuyait a son genou la main qui suppor- taiLla palette et il regardait la terre gravement. On sentait que Ie plaisir qu'il éprouvait apein- dre, comme il disait, ne Ie rendait pas heu- reux. Noémie 1'écoutait, toute sórieuse a son tour. Jamais elle n'aurait soupgonnó que ce grand gargon taciturne eüt un jour enfilé tant de mots 1'un après 1'autre. Sa voixótait douce, profonde, la voix avec laquolle on se parle a soi-mème. Mème elle avait légèrement tremblé aux der- nières paroles, comme si toujours on dut un peu trembler quand on parle de la mort. Ce- pendant ce n'était la qu'un simple bomme des villages. 1XIV Noómie alla s'asseoir au bord du ruisseau et couchée sur Ie coudc, elle tournait a demi la tète vers lui. Elle ne se pressait pas de ré- pondre. — Oui, fit-olle a la fin, voila la véritó ; on n'aime réellement que si on acceptc de mou- rir pour ce qu'on aime. Elle restait touchóe par Ie sens grave de celte idéé oü se mêlaient la mort et 1'amour : elle avait parló comme si elle aussi eüt ét'é préle a94 COMME VA LB RUISSEAU i s'immoler pour quelque choso qui était sa vie et qu'elle ne disait pas. Jean Faucho n'avait plus rcconnu sa petite voix légere et haute, sa voix comme un cri gentil de bergoronnette et comme la jolie onde musicale du ruisseau. 11 s'ólonna, fut ómu : il no songea pas tout de suite qu'elle put aimer autre chose que 1'a- mour. Noémie, pourtant, n'avait pensó qu'a ses peti- tes de la villo, comme a une familie dont olie était 1 arne. Une mélancolie passa dans ses yeux, attrista la joie de l'herbage. Mais 1'om- bre elle-même sous les pommiers était cncore une lumièro, une lumière moins vivc, douce- ment blonde et lilas. Un pinson tirelirait dans les noyers de la ferme : Ie ruisseau toujours lavait du ciel bleu sur son lit de grosses pier- res; les véroniques, avec leurs humides yeux bleus, comme des demoiselles a la fenêtre, croyaient voir tourner la grande roue d'or du soleil.COMME VA LE IiUISSEAU 95 1 La'tristesse ne fut plus qu'un léger nuage en fuite. Noémie maintenant rcvait qu'un vieux monsieur tres riche, un bienfaiteur comme il y en a dont c'est Ie métier et qui out leur buste au cimetière^ avec unc allegorie en lar- mes pour perpétuer leur mémoire, un jour en- trait visiter sa petite classe. — C'est a vous tous ces enfants, mademoi- selle ? disait-il avec un sourire d'aïeul. Elle aussi riait et répondait oui. Alors il lui mettait dans les mains un portefeuille plein de billets afin qu'elle put les emmener pour long- temps, pour jusqu'a co qu'elles fussent devenues tres grandes, au plein coour de la nature. Quelle joie! Il lui semblait que do la-bas, du fond de la sombre école obscurcie par les toits voisins, toutes, avec les mèmes yeux candides et émer- veillés qu'ont les véroniques, la regardaient re- mercier ce bon dieu de vieux monsieur. En i !l96 COMME VA LE RUISSEAU bande on filait comme un vol de moineaux pi- corant dans les cerisiers; c'était genlil comme une légende du temps des bonnes fóes. Et puis un jour arrivait ou elles ne voulaient plus la quitter, oü elles la suppliaient de continuer a vivre avec elles ; et elles devenaient ensemble tres vieilles, comme dans un couvent. M. Fauche 1'écoutant se taire et ne parlant pas non plus, il n'y eut plus au-dessus d'eux qu'une petite óternilé de silence et de paix. 1'eut-ctre sa pensee u lui aussi élait repartie pour la ville, comme lui-même, Ie temps venu, partait avec sa valise et sa bourriche de pois- sons. Quelquefois il cherchaitun ton sur sa palette et ensuite, a petits coups, il mettait do la cou- leur sur sa toile. Le soleil avait un peu baisse; les pommiers du verger ressemblaient a de grosses têtcs cbevelues d'or. 11 Ji'élaitpluscon-COMME VA Lïï RUISSEAU 97 tent de son étude. Quand il regardait devant lui, avec Ie plissement de ses yeux pour mieux resserrer Ie champ de sa vision, la vibration du chapeau de paille qu'elle avait jetédansl'herbe lui brouillait la prunelle. Il lui en voulaitsur- tout d'avoir dérangé son effet avec sa robe, rosé comme un nuage de matin. Et cependant la pelite robe rosé 1'amusait plus que sa pein- turc. Il pensait que si Ie grand Cortise avait été Ja, il ne lui eüt pas été difficile de tirer de cette rencontre une aimable aventurc. Noémie subitement se mit a rire : il scmbla que c'était la gaité du ruisscau qui inontait. Et 611e faisait avec la této, sous son large chapeau de paille, Ie mouvement de secouer une idéé. — Ah! m'sieu Fauche, figurez-vous, dit- elle, j'ai rèvé qu'il m'arrivait un grand bon- heur. J'ótais ici avec nies petites... Mais oui, ma petite classe de Ia ville... Dieu ! quelle joie98 COMME VA LE RUISSEAU V pour tout Ie monde \ Pensez donc! Des enfants qui toujours ont vécu au fond des rues noires, dans des chambres mal aérées, de petites têtes pales d'enfants avec des yeux pourtant si beaux ! Ah ! si vous les connaissiez, ces yeux, profonds comme des puits oü, dans Ie noir de tout Ie reste, il tremble un peu de ciel! Jean Fauche eut un battement de paupières et il tenait la bouche ouverte comme quand passé au coeur une onde de vie tumultueuse. 11 parut considérer tres loin quelque chose et il ne peignait plus. — Les enfants, ah I oui! dit-il doucement. Et une seconde encore s'écoulait, un temps plus ou moins long en dehors de la vie immé- diate. Puis son regard glissait vers cette jeune lille qui, après tout, par la taille et la frai- cheur du visage, semblait, elle aussi, encore une enfant. Et il lui souriait avec une gravité pensive; il disait : — Comme vous les aimez ICOMME VA LE RUISSEAU 99 C'était une parole comme il en monte du fond même de la vie et après laquelle deux êtres se regardent avec 1'ótonnement de ne s'êtro pas compris plus tot. Noómie eut confiance : il lui sembla que M. Fauche était un homme plus agé et plus sérioux qu'elle avait cru d'abord, un homme qui peut-être avait souffert et gardait son secret. — Je suis seule, répondit-elle simplement. Je n'ai qu'eux au monde. Ilse leva; il était agité; il eüt voulu tirer une grosse bouffée de sa pipe; mais dans son trouble, il la cherchait et ne pouvait la trou- ver. — Votre mère... dit-il. Il s'arrêtait et encore une fois il la regar- dait en souriant. — Je n'ai plus ma mère, répondit-elle en secouant lentement la tète et tenant un peu de100 COMME VA LE RUISSEAU temps les yeux fixós aterre. J'avais quinzeans quand elle est morte... Nous étions deux, ma soeur et moi. Elle s'est mariée, elle est heu- reuse ; et comme cela, je suis restóe seule. Il y a de cela cinq ans : vous voyez, je suis déja vieille. C'ótait ennuyeux pour lui de ne jamais trou- ver de mots quand il aurait fallu parier. — Moi, j'en ai presque trente, fit-il en lais- sant tomber sa voix. Il ne sut jamais pourquoi il avait dit cèla. Elle reprit, comme si elle eüt craint qu'il la plaignit : — J'ai eudela cbance. A dix-liuit ans j'avais mes diplömes. Presque tout de suite après, j'ai trouvó une place. Oui, a « I'OEuvfe de 1'en- fance, » une chos.e tres bolle. Nous sommes trois maitresses. Mademoiselle Dutoit tient l'ó- cole maternelle, une autre a la classe au-des- sus. A moi on m'a donné la classe des grandes de dix a quinze ans. x\.vec mes quelques annóesCOMME VA LE RUISSEAU 101 en plus qu'clles, je suis comme une maman qu'elles aiment bien, je vous jure. Je les garde avcc moi Ie plus que je peux. Mais tout de même il arrive un jour oü la vie les reprend. Alors il faut bien qu'elles me quittent. Il fit un effort, lui dit d'un tremblement de voix : — Mais vous en aurez a votro tour : ils rem- placcront les autres. Noémie ne répondit pas tout de suite. Le ruisseau encore une fois se mit a jaser. On comprenait qu'il bavardait avec Paimable pe- tit coeur des véroniques. Il faisait si grand si- lence dans les champs que le grincement d'une faux au bas de la vallóe semblait monter der- rière la baie, prés d'eux. Et puis elle disait: — Je ne me marierai jamais, monsieur F au- che. C 102 COMME VA LE EUISSEAU Elle n'était pas triste; il y avait une vail- lance ferme et tendre dans la petite tête qu'elle agitait sur ses ópaules. Comme a la fin il avait trouvó sa pipe, il 1'al- luma, ferma sa boite, la rouvrit, demeura perdu dans la contemplation du ruisseau. — L'eau va oü elle doit aller, dit-il, et ce- pendant elle ne sait pas oü elle va. Noémie aussi alors considérait Ie ruisseau. Aucun des deux ensuite ne parlait plus. Ils furent étonnés que quelque chose au fond de l'eau les regardait, avec une tète et des yeux. Et cela ne bougeait pas plus que les pierres de 1'escalier. — Spirou ! cria-t-elle. C'était bien Ie garcon aux Mangombrou qui a plat ventre, sans bruit, comme un gros ló- zard, s'était coulé dans les herbes jusqu'a la berge et de la, avec des yeux de petit animal sournois, les observait. Maintenant il suQait son doigt.XV Noómie eut une rude semaine. Une desmères du hameau, dans la montagne, en renversant son chaudron de lessive, s'était brulé les pieds. Elle avait quatre enfants ; les deux derniers étaient nés en même temps. Noémie avait appris 1'événement en montant faire sa petite classe. La femme, une grande sèche, d'une force de cheval, ses pieds ébouillantés a nu sur Ie car- reau, voulait continuer sa lessive. Noémie l'avait forcée a se coucher; elle lui avait fait104 COMME VA LE RUISSEAU un pansement; et puis la fièvre était venue. L'ainóe de Ia familie, une fille de buit ans, en- tretenait Ie feu de bois, sur la brique. Dessus pendait la marmite oü, a 1'ótoufféc, cuisait Ie chou. Il fallait avoir 1'ceil au chou, aux besson- nes, a la malade : jamais Noómie n'avait eu une vie plus occupóe. Le bas de sa robe passé dans sa ceinture, ses mancbes troussóes jusqu'au coude, elle renouvelait leslanges, tenait la mai- son enordre, reprisait les bardcs. Le père, parti pour la carrière a pointe d'aube, ne rentrait qu'a la nuit. La mère doucement se laissait soignèr, petit a petit accoutumée a cette vie quiète, ses pieds bandés par dessus la couverture du lit, ses lourds pieds las de pauvre ménagère qui, de- puis qu'elle s'était mise en ménage, avaient fait letour du monde rien qu'a aller de la mai- son au champ et des berceaux au lit oü, 1'un COMME VA LE RUISSEAU 105 après 1'autrc, avaient trépassé les grands pa- rents. Il lui venait maintenant des yeux pa- les et transparents a se sentir, elle aussi, une créature humaine dont une autre créature avait eu pitió et qui, après tant d'ans de pei- nes et de misères, pouvait jouir "enfin d'une courte trêve au chaud du lit, toute molle de chair reposée, avec son vieux cceur usé entre ses bras. — Ah! ma fille, disait-elle, c'est-y possible qu'une belle mamzelle comme vous soit la a s'remuer les sangs pour moi! Yous ètes tant au-dessus de nous avec vot' éducation et vos belles manièresl Pour sur, c'est Ie bon Dieu qui vous a envoyé par ici I Mais to d'même c'est queque chose, allez! Moi qu'a jamais dormi Ie jour depuis qu'j'ai un homme et des enfants, v'la que j'reste mes pleines journées dessus mon lit, a rien faire. Elle la suivait des yeux avec une humilité ca- nine, s'essayant a sourire avec la grande fis-106 COMME VA LE RUISSEAU sure mince de sa bouche dans son visage flétri. Puis une langueur passait : — Quoi que j'vas devenir quand vous n'se- rez pu la, Sainte Vierge ? C'était bon, cette humanité un peu animale et qui n'avait que quelques mots pour exprimer ses mouvements intérieurs comme Ie chien jappe et comme miaule Ie chat. Noémie sou- riait, une petite fossette mobile au creux de ses joues. — Allez, allez, disait-elle, a quoi servirait la vie si on n'aidait pas un peu les autres a vivre ? De nous deux, c'est encore moi la plus heureuse. Et puis, un matin, Noémie trouvait la mère debout, au travail, ses pieds dans des sabots. Elle reprit sa petite classe. La-haut, dans la maison du carrier, il lui était arrivó souvent de penser a M. Faucbe. 'COMME VA LE RUISSEAU 107 Quel mystère pouvait bien cacher cette vie d'un hommo de trente ans qui, tous les quinze jours, éprouvait Ie besoin de s'en aller avec un panier de poissons a la ville ? Elle ne dou- tait plus que ce ne fut pour une femme. Elle n'aurait pas voulu ètre aimée comme cela. Il y avait la plutót pour elle quelque chose de ri- dicule. :•' Une après-midi qu'elle revenait de la mon- tagne, elle désira revoir Ie ruisseau. Si elle avait apercu tout a coup Jean Fauche peignant comme 1'autre ibis, sa boite a couleurs a cóté de lui sur 1'herbe, cela 1'eüt amusée. Elle haussa les épaules. Comme si dans la monta- gne, un peintre qui a de bons yeux, n'avait pas Ie choix entre cent sites ! Elle avanga la tête, regarda : il n'y avait personne derrière les obiers. A petits flots 1'eau passa ; ses idees coururent. Elle trouvait moins naturel qu'il ne fut pas la.— Mais c'est qu'il est venu! s'ócria-t-elle sou- dain en apercevant a terre un chiffon tachó de couleur fraiche. Ellen'aurait pu dire pourquoi, elle en éprou- vait du plaisir. Elle crut Ie revoir assis sur son pliant, 1'oeil a la hauteur de 1'effet. Elle se baissa et tacha de regarder Ie sentier avec les yeux qu'il avait eus en Ie peignant. « Comment a-t-il pu voir cela comme ga ? » se demanda-t-elle. 11 lui sembla que M. Fauche décidément avait la vision un peu distraite d'un homme qui pense trop au ppisson qu'il trouvera, au matin, dans ses verveux. Et elle riait. Elle descendit jusqu'au ruisseau : des lumiè- res d'or égratignaient Ie lit de pierres comme des pattes de lézards. Le soleil se tenait la au frais sous la forêt des stellaires, des bugles, des anlhémis qui tapissaient la berge. Le rire#COMME VA LE RUISSEAU 100 du flot comme une flüte faisait danser les lon- gues libellules bleues. Bon Dieu ! qu'elle était bien la, comme au bout du monde! Elle défit les lacets de ses bottines, enleva ses bas, et 1'un après 1'autre, avec Ie frisson délicieux du froid a ses chevilles, elle entra ses pieds dans 1'eau. — Comme va Ie ruisseau, songeait-elle. Elle seule eüt pu dire Ie sens qu'elle atta- chait a cette pbrase. Peut-être cela se rappor- tait a la vie des êtres, a sa vie a elle. Et se rap- pelant Ie mot de JeanFauche, elle répétait len- tement. — L'eau ne sait pas oü elle va. Des cercles s'ólargissaient comme des bra- celets. Elle s'amusait a faire jouer ses orteils. Il n'y avait que les yeux bleus des véroniques pour jug-er du plaisir qu'elle óprouvait a ètre ainsi déchaussée : ses pieds étaient comme des 7110 COMME VA LE RUISSEAU I fleurs de chair qui rosissaient l'eau. Et Ie petit frisson au long de sa peau, montait comme la chatouillo d'un doigt. Son coeur doucement se gonfla. Quelquefois uno argyronette, patinanl du bout de ses longues pattes, s'arrêtait, puis d'une détente repartait. Maintenant Noómie ne p» 11 - sait plus a M. Fauche. Pensait-elle a quelque chose ? ÉüiXVI I iic ombre glissa. Elle leva les yeux et aper- eut Jean Fauche qui, tres haut dans Ie soleil, avec tout Ie ci»i bleu aulour de sa cloche de paille, en riant la regardait. Elle eut des yeux méchanls. — C'est mal, monsieur Fauclie ! allez-vous en. II était si honteux qu'il ne répliquait rien, comme pris en faute, et il faisait un pas en ai- rière. C'eüt 6té pour lout autre Ie moment de dire112 COMME VA LE RUISSEAU une chose amusante, Ie grand Cortise n'y eüt pas manqué. Mais cette fois encore, la minuto passa. — L'eau, je crois, est tiède, fil-il. Comment admettre qu'un garcon aussï gau- che put ètre aimé d'une femme si ce n'est pour Ie poisson qu'il lui apportait? Pourtant sagau- cherie ne lui déplaisait pas. Elle lui indiqua du doigt les obiers. Elle 1'aurait fait ainsi aux petites de Pécole. — La, monsieur Faucbe, cacbez-vous la pen- dant que je rcmets mes bas. Il s'en allait docilement. C'était curieux comme d'un signe de la main cette jeune fillo avait raison d'un homme qui faisait une om- bre si longue a terre. Soudain elle Ie rappela : — Aon, non, revenez plutót, monsieur Pau- che... Donnez-moi la main pour remonter.COMME VA LE RUISSEAU 113 Mais avant qu'il fut prés d'elle, dója elle s'ó- tait relevóe d'un bond : elle Ie considéraif avec moquerie. — Ah ! vous n'étes paspressó... Enfin, puis- que vous voila, rattachez mes lacets. Elle sembla décidée a lui faire payer cher sa limiditó. « Comment va-til s'y prendrc ? » se demandait-elle. Je verrai bicn s'il 1'a dejè fait pour une autre. Il ploya ses fortes épaules, se tint courbó dcvant elle, un genou dans 1'hcrbe. Il prit dans ses gros doigls les lacets, les noua d'un doublé noeud, et il regardait un peu aussi, par dessus Ie bord de la boltine, la rondeur du bas. Il sembla tout a coup a 1'aise comme s'il y avait longtemps qu'il avait fait connais- sance avec des bottines de femme. Alors tout changea. « Qu'il est bardi ! » se dit-elle. Et ellebaissa les yeux : son bas faisait un pli. Il releva latcte, ses yeux avaient une expres-111 COMME VA LE RUISSEAU sion qui Ie faisait ressembler au grand Cortise. Il avait l'air de dire : — Tant pis s'il y en a un autre que cela pourrait gèner. Du moins c'est ainsi qu'elle Ie comprit. Deux roses fleurirent ses joues. — Non, monsieur Faucbe, dit-elle vivement, ce n'est pas du tout ce que vous croyez. Il n'y a jamais eu personne. Jean Faucho ne s'ótait pas attendu a cette petite colère. C'était un gar§on enclin a la ma- lice, comme la plupart des garcons. Après tout, une jeune fille qui se fait rattacher ses bot- tines par un homme qu'elle connait a peine, peut bien se les ètre fait enlever par un autre qu'elle connait mieux. Dans son saisissement, il bégaya : — Oh ! mademoiselle Noémio, je vous res- pecte bien trop pour cela.-COMME VA LE RUISSEAU 115 Et il ne se relevait pas tout de suite : ello Ie trouva si ridicule en cetto posture qu'elle se mit a rire. 11 n'osait pas la regarder : il lui dit presque humblement, tres bas : — Je suis vonutous les jours. Jecroyaisquo vous seriez revenue aussi. Il parlait comme im enfant. Elle fut ótonnée qu'il eüt désiré la revoir. De la part do Jean Fauche, cette idéé lui paraissait tout a fait ex- traordinaire. Cepcndant ello élait contente que quelqu'un eüt fait cela pour elle. — Vrai, monsieur Fauche? — Oui, ga m'aurait fait plaisir. — Moi aussi, mais voila, je n'ai pas pu. Elle ajouta, d'un sourire amuse : — J'ai été soeur de charité, figurez-vous. Et elle jlui conta sa semaine au hameau des carriers, soignant une malado et donnant la becquée aux petits. Toute sagaitó avait reparu. Lui aussi, la regardait avec une joie franche : il avait vraiment Ie regard d'unpeintrequi étu-116 COMME VA LE RUISSEAU die un Ion fin. Il ótait content quand il pouvait voir, sous ses lèvres de fruit rosé, ses dents claires comme des pópins. 11 ne Paurait pas observée autrement s'il avait pensó : — Quelle dólicieuse petite femme ce sera la pour celui qu'elle aimera! Cependant, a mesure qu'elle parlait, ses pru- nelles commencèrent a se brouiller comme Ie ruisseau quand passait 1'ombre d'un nuage. Son joli babil pareil a la musique de 1'eau prit un scns qu'il n'avait pas soupgonnó d'abord. Et il ótait soudain triste; il soupirait et secouait son front. — A quoi pensez-vous? dit-elle. — Je pense que vous avez dit vrai : vous êtes et serez toujours une sceur de cbarité pour ceux que vous aimez. — Oui, voila, fit-elle, toute sórieuse a son tour. Je suis une si singuliere petite chose de vie. Je crois bien que je n'aimerai jamais que les mal- heureux : je sens qu'ils"ont tant besoin de moi!COMME VA LE RUISSEAU 117 Le paysage fit silence : Ie glouglou du ruis- seau s'etrangla comme un sanglot; la fauvette, ne les entendant plus parier, avangait sa petitc tète ronde au bout de la branche pour voir s'ils étaient encore la. Toutes les petites véro- niques regardaient curieusement par oü ils avaient bien pu passer. — C'est dommage, fit-il enfin en baissant la tête. Et il ne disait pas pourquoi. De la part de Noémie, ce fut comme s'il n'a- vait exprimó a eet égard aucune opinion. Elle sembla tres loin de l'amour des hommes; elle s'était mise a cueillir des senecons en chantant sa petite chanson. Va, va, petite chose de vie ! Comme la graine sortie du van Tourne au vent de folie.m 118 COMME VA LE RUISSEAU — Autrefois, dit M. Fauche, j'aurais beaucoup ri de vous entendre chanter cela. Je ne sais pas pourquoi a présent je trouve cette chanson triste a pleurer. — Je suis gaie, ma chanson est gaie. Elle pleurera peut-ètrc demain. D'ici la... Et elle faisait un geste de Ia main. — Voila, oui, c'est selon les jours, dit M. Fau- che, comme résignó a regret. Il bourra une pipe, fit craquer l'allumette et la fumée du tabac doucement le grisait. C'ótait une consolation pour Jean Fauche d'avoir tou- jours sa blague a tabac sur lui. 11 tenait sa plante du euro, qui tenait la sienne d'un vieil oncle, chapelain chez un seigneur. Son jar- din ótant trop petit, il la reservait pour un champ qu'il avait dans la montagne, pres de ses ruches. Le chapelain assurait que saint Pierre lui-même ne fumait pas un meilleur obourg en paradis. — Au revoir, monsieur Fauche, dit Noómie. Je m'ea vas travailler ma botanique.COMME VA LE RUISSEAU 119 • Et, en effet, elle tenait un livre sous Ie bras. Maintenant qu'elle partait, il semblait a Jean Fauche qu'il aurait pu continuer a causer long- temps avec elle. ••I l> 'XVII C'était encore une fois Ie samedi de quinzaine pour M. Fauche. Hollemechette, a 1'houre du train, l'avait vu passer avec sa petite valise et sa bourriche a poissons. Elle était allee Ie dire aussitót aux femmes qui, sur Ie pas des portes, faisaient sauter un vieux soulier éculé a la pointe de 1'orteil. On savait par Ie pêcheur qu'il avait pris aux nassesplus de quinze livres de barbeau, de perche et de chevenne. Tout de suite après son départ, la marine s'ó-122 COMME VA LE RUISSEAU tait mise a chómer. ïanlin déposa ses arrosoirs et s'assit devant Fró D'siré qui, depuis la veille, avait repris son pot a couleur et donnait des coups de brosse a la peinture du bateau de Moya. — Pour sur, c'est de la belle couleur que tu mets la, criait-il en avangant Ie doigt. — De la couleur, que tu dis? C'est-y qu'é n' serait point a ton gout? — J' dis point 5a, j' dis que pour de la cou- leur, c'est de la belle couleur. Faut s'entendre. Finette, depuis qu'elle avait un maitre, ró- vélait une ame de béte a la fois hargneuse et singulièrement tendre. Elle était entree en rampant dans la vie de ïantin et niaintenant elle la dévastait d'émois continuels. Elle Tiuma tout a coup 1'air, renifla une pré- sence insolite au bout du port et se langa. Un cbemineau, sa besace enfilée a un scion qu'il COMME VA LE RUISSEA.U 123 porlait sur 1'épaule, arrivait boitillant, trainant un pied enveloppé de bandes de toile. Finette, en haine du pauvre et de 1'ótranger, ócumait, les babines retroussées. L'homme, appuyé con- tre un mur, attendait que la béte Ie laissat passer. Il savait, celui-la, que Ie coeur des gens n'est pas toujours aussi difficile a prendre que celui des chiens. Les abois de Finette a la fin attirèrent 1'at- tention de Tantin; mais déja Ie spitz de ïïolle- mcchette et Ie fox de Moya s'ótaient mis de la partie. Ensemble ils entouraient Ie pauvre dia- ble des fureurs d'une meute. — Matin I v'la cor une fois ta chienne de chienne qu'est lachée! disait Fró D'siré. T'arri- vera malheur avec elle, que j' te dis. Si j'étais que du gouvernement, j" mettrais Ie triple de 1'impót sur ces sacrées sales bètes-la. — Finette! Hó! Finette ! appelait Tantin en tournoyant sur place comme Ie gambrinus en zinc qui moulinait au vent sur Ie toit de la brasserie.124 COMME VA LE RÜISSEAU Il arriva que Ie spitz tout a coup fit une pi- rouette et entraina Finette et Ie fox vers la ruelle. Tantin, rassuré, se remit a contempler la peinture de Fré D'siré. — Hó t Tantin 1 fit celui-ci. — De quoi? — Vla bientöt Ie temps de penser a prendre not' café. J' crois ben que j' vas fumer une pipo en attendant. — T'es ton maitre, y a personne pour t'em- en pêcher. — Moi, d'abord, j' suis pour la liberté. On a fait des róvolutions pour qu' chacun y fasse ce qu'y veut faire. Toé,tu vas z-a-droite, moij' vas- t-agaucho, qui qu'a a voirla-dedans? Personne. ï'as ton tabac d'sus toi ? Tous deux, assis 1'un prés de Pautre sur un tas de gravier, maintenant fumaient a grosses bouffées en faisant claquer leurs lèvres juteuse-COMME VA LE RUISSEAU 125 ment. lis avaient la conscience d'avoir bien mé- rité un moment de repos, depuis trois heures que la journóe de travail avait commencé pour les autres. C'était un matin délicatement gris oü Ie soleil n'était pas en train, comme s'il se réser- vait pour Ie dimanche. Les deux amis, en tirant sur leurs culots, faisaient un brouillard léger par dessus la marine. Comme il n'y avait pas do vent, la fumée montait droic, tres haut. — Est parti m'sieu Fauche? dcmandait a la fin Ie sourd, en poussant Ie coude a Tantin. — Tu 1'as vu? y reluisait dans ses habits comme un petit bon Dieu de procession. Y avait bien quinze livres de poisson dans sa bannette. Un silence et puis Fré D'siré lachait unjetde salive. — Hó ! Tantin ! — De quoi? — T'as pour sur ton idéé la-dessus. C'était pour la centième fois qu'ils en repar- laient.126 COMME VA LE RUISSEAU — J' dis pas, mais pour dire ce qu'y en est, j' Ie dirai point. — J' te crois, c'est tout profit pour toi, quand y s'en va, ton maitre. T'as pu qu'a fumer la pipe en tournant d'sus tes pieds comme Je soleil qui te regarde. Fró D'siró se dressa et secouant Tantin a bout de bras, avec Ie geste dont il eüt óbranlé une monlagne : — Feignant! Tous feignants! — Pour sur, tout Ie monde te ressemltle point, humblcment disait Tantin. Une clameur soudain partit de la ruelle. Thiérache, Ie tailleur, apparut sur la marine. — Hó ! Tantin! Tantin ! — De quoi? C'est-y qu'y a un malheur? — Arrive donc voir ta Finette qu'ó s'a cou- plée avec Ie noir a Hollemechette. — Aï! Maria Dei! Et soufflant comme les petits bateaux a va- peur qui remontaient la rivière, Tantin talon- nait des sabots, criant :COMME VA LE RUISSEAU 127 — J' vas la crever, j' vas la crever. Et puis, quand il eut gagnó la ruelle, on n'entendit plus qu'une grande lamentation. — Maria Dei! Maria Dei! Eun' si belle fu- nielle ! Cor si é s'avail couplée avec Ie fox a mossieu Moya ! C' serait qu'un demi-mal. Mais c' cochon de pelit salaud de noir a Holleme- chetle ! C'ótait comique de voir co vieil liomme gómir et pincer une grimace de larmes comme pour une fille de son sang. ÜÜMÜXVIII Les ruelles autour de sa peine s'amcutèrent. Lc curé, enlendant des cris, avait regarde par dessus lomur de son jardin. 11 vit qu'iln'y avait la que cc vieux sot de Tantin plcurant sur le malheur de sa chiennc. 11 haussales épaules et rentra. Le pis, c'est que quclqu'un ótant alló raconler 1'évónemcnt a Hollemechette, cellc-ci tapait son seuil avec sa crosseltc et dóclarait qu'elle exigerail de ïanlin le prix de la couplóe. — Faudra qu'y m'paie ou j'irai au juge !130 COMME VA LE RUISSEAU C'est inon chien et tous les chiens de mon chien sont qu'a moi comme les prunes ed' mon pru- nier sont mes prunes. La marine demeura houleuse toutela matinee. Tantin Rétu allait do porte en porte colporter la nouvelle. Il expliquait dans quelle attitude '1 avait surpris Finette au moment ou il était aecouru.G'était Ie tailleur qui avait jetó Ie seau d'eau. On sentait hien que la confiancc ne lui reviendrait plus jamais. Finette, olie, Ie coeur léger, se lóehait, assise on rond. Noémie, rentrant de diner, fut miso au cou- rant par toute la maison. - Aïe! Maria Doü J'en ai-t-y du malheur I ^"ette! ma Finette I.Aliez, j'la savais un peu carnassière, mais to d'mème j'aurais point cru Ca d'elle. A son ago ! Et de nouveau il recammeaca son histoire. -Voémie riait aux larmes. 1_COMME VA LE RUISSEAU 131 — Ah ! monsieur Tantin ! monsieur Tantin ! -Vous voile sürernent grand-père! Et qu'a dit M. Fauche? — De dire ce qu'y a dit, j'pourrais point puisqu'il est la-bas, savez bien. G'est son jour. Elle éprouva un saisissement. — Ah! il est parti, monsieur Fauche? — Oui da, a c'matin, avec sa mannette a poissons, comme a son ordinaire. Elle ne riait plus ; son cceur battait nerveu- sement et elle avait sa petite moue des mau- vais jours. « Maïs c'est ridicule, songea-t-eile, est-ce qu'il nest pas libre de faire ce qu'il veut? » Elle haussa les ópaules et sa jupe sur Ie bras, partit devant elle en courant. Elle eut, ce jour-la, de vraies crises de gaieté. Après Ie diner, elle plaqua des accords sur Ie piano et puis dansa en rond autour do la table; sa robe derrière elle s'óvasait, ses pieds glis- saient sansbruit en tournant toujours plus vite. Moya, inquiet pour Ie mobilier, tirait les chai-13ï COMME VA LE RUISSEAU ■ '■ ses contre Ie mur. EUe s'arrèta toute pale, dans un vertige. — Dieu ! que j'ai mal a la tète ! fit-elle en s'abattant dans Ie fauteuil de madame Moya. Après Ie diner, elle alla dóLacher une des barques; elle godilla jusqu'a 1'ilot, une bande de terroqui divisait Ie courant, laissant la passé a gauche. A droite, du cötó des saules, 1'cau semblait morle, tournee au marais, avec des osicrs et des roseaux. En face, ancróe a la rive, une falaise croulait a pic. Elle amarra, se coucha sous la saulaie parmi les hautes graminées, la lèle dans les poings. Elle nc pensait a rien, sa vie ne lui pesait pas. Doucement, Ie miroitement de 1'eau 1'endormit. Alors M. Fauche s'avanrait et courbé vers elle, lui raltachait ses lacets. « Ah ! se ditelle en se réveillant, il en fait peut-ètre autant pour 1'au- Ire a présent! » Cette idéé plutöt 1'amusait. COMME VA LE RUISSÜAU 133 Elle reprit la barque et regagna la rive. L'après-midi s'achevait dans un ciel léger, de fines soies grisaillées teintées d'hortensia inü- niment doux. On senlait qu'il ferait Ie lende- main un vrai jour de dimancho. Les merles chantaient dans les vergers. Les vieilles gens n'avaient pas mal dans les reins. Noémie, par dessus 1c mur do la cure, aper- cut Ie curé Jadot qui, en bras de chemise, ra- mait ses pois dans son jardin. C'était un liomme jeune encore, au visage cordial, et qui savait parier au pauvre monde. — Vos _pois ont bien leve, monsieur Ie curé, lui dit-elle comme elle disait aux autres. — Dieu soit loué t Yoila qu'ils vont fleürir. C'cst de la pelite espèce, mais pur sucre ! — G'est mamzelle Gudule qui sera contente! Et comme justement la vieillo servanto arri- vait secouer sous la treille son panier a salade, Noémie la salua d'un cordial : — Bonjour, mamzelle Gudule! Cela va-t-il a votre idéé ? 8134 COMME VA LE RUISSEAU — Mats oui, grace a Dicu. Vous êtes bien bonnète. Elle était a la cure, avec ses cinquante ans de loyaux offices et son bouquet de poil au men- ton, comme lasainteViergcauprès dubonDieu. Elle avait servi deux générations de curés : quand on leur demandait la bónédiction, c'était elle qui faisait Ie signe de la croix. te soit violet noya Ie haal de la montagne. Des ilots de pelits nuagcs roses descendaient Ie flouve a la dórive. On entendait des voix tres loin dans les bamcaux d'cn face. Pres de IV- gliso, dcvant saporte, Tricot lemacon, qui était aussi cabaretier et barbier, avait installé sa chaise. L'une après ïautrc, les barbes du samedi arrivaient s'y asseoir. Tricot n'cpargnait pas la savonnée : il la faisait mousser comme" un blanc d'ceuf, puis, du dos de la main, en frictionnait énergiquement Ie poil, dur commeCOMME VALE RUISSEAU 135 du erin de béte. Et ensuite, quand la téte du patiënt finissait par ressembler a une mèringue, il déployait son rasoir, une vraie lame de sabre, en passait tres vito Ie fil sur sa paume et Gna- lement, Ie dos on boule, les coudes ócartéscomme un vol d'ailes, tirant de toute sa force sur la peau, se inottait a gratter. Le cliënt faisait Ie mort, la nuque cassée en arrière, la pomme d'Adam saillante, les yeux clos. Tricot, pour les deux centimes qu'il se faisait payer par barbe, ne donnait pas la serviette. Son rasoir raclait, rapait, pelait d'une tolle force que le saint qui, a 1'óglisg, figurait dans un tres vieux retable d'autel, entondant le bruit hor- rible de la lame, se souvenait qu'il avait été écorché vif et priait pour celui que le barbier torturait. On en était quitte généralement pour deux ou trois estafilades, mais les cuirs étaient rudes et patients. Si le sang gouttait un peu longtemps, Tricot appelait sa femme qui appor- tait une pincée de sel : c'était compris dans le prix.136 COMME VA LE RUISSÉAÜ Autour de 1'église et jusque dans la monta- gne, les maisons, écurées a grande eau, pre- naient un air de sainteté. Des hommes, nusjus- qu'a la ceinture, se lavaient dans Ie fleuve. Il venait a la marine un petit monde qui, pen- dant la semaino, travaillait et maintenant fumait la benoitement dos pipes.Thiérache, Ie tailleur, prolongeait des accords mystiques sur son har- monium : il faisait jouer un peu do temps les voix célestes. Les sons Irainaient par dela Ie mur bas du cimetière : les morts sous leurs croix savaient ainsi que lo dimanche allait vcnir. Noémie rentra faire de la tarto aux groscil- lcs vertes avec la grosse madame Moya. Elle enfongait les poignets dans la pate, la pétrissait en boule, a plat Tctendait dans les platines. Tanlin, ineonsolable du malheur de Fineltc, 1'entendait du bout du port chanter sa chan- son. Elle disait a 1'hötelière :COMME VA LE RÜISSEAU 137 — J'sais pas pourquoi, mame Moya, mais je suis toute folie aujourd'hui. — C'est la jeunesse, mamzelle Noémie, c'est la belle jeunesse qui vous tourmente. AUez ! il faut se dópêcher de rire dans la vie. Plus tard, on n'a plus Je temps. Le grand Cortise, attablé dans Ie café, battait une partie de piquet avec Bcllaire et Moya. Il la vit passer, tenant dans ses paumes deux pla- tines a tarte qu'elle portait fraichir a la cave. Quand elle remonta, la partie finissait. — Mademoisello Noémie, si le coeur vous en dit, je vous olfre une douceur, fit-il. Pour la première fois, elle acceptait. — Une anisette, je ne dis pas. Le verre étant petit, elle le vida en deux fois, d'un léger claquement do langue. Cortise, depuis un peude temps, la traitait en garcon, avec des egards. Lui aussi allait quelqucfois a Ia villc : mème il lui arrivait d'y rester une scmaine. Mais 8. \) 138 COMME VA LE RUISSEAÜ avec celui-la, du inoius, on savait ce qu'il allait faire la-bas : il ne s'en cacbait pas. Noémie fuma une cigarette que lui passa Bel- laire, tapa un air de danse au piano, la tète un peu partie. Le grand Gortise lui ayant demandé de cbanter sa petite chanson, elle jeta les pre- mières notes. Et voila que tout a coup il lui sembla entendre M. Fauche qui lui disait que sa chanson était triste a pleurer. — Non! non I fit-elle, pas celle-la, une autre. Mais comme elle cherchait a se rappeler un air qu'elle avait connu autrefois, elle se sentit accablée d'une peine lourde, sans cause. Elle monta a sa cbambre, se laissa tomber sur l'o- reiller en pleurant : — Ah! mon Dieu ! mon Dieu !XIX ili De lógères ondées tombèrent : tout lo monde était content dans les jardins. La terre sous les pommiers buvait a gorgées. A cbaque pluie, c'ótait comme si on avait revenu laverdure des pois et lc coeur rond des laitues. Elle était tiède et tintait comme un harmonica. Les poissons, sous Ie picolis des gouttes, arrivaient voir si ce n'ótaient pas des mouches qui criblaient la sur- face du fleuve. Un petit arc-en-ciel quelquefois faisait un escalier tleuri par dessus la monta- gne.140 COMME VA LE RUISSEAU Noómie filait sous bois. Ce lemps humide et doux lui mettait un calme frais au coeur. Elle avait fmi par trouver que Ie soleil était un ami des dimanches dont la gaitó ne convient pas a toutes les heures de la vie. A pas de silence, elle aimait s'enfoncer dans les taillis pour mieux entendre la chanson do la pluie sur les feuillcs. La robe rosé a la longue, malgró les aiguil- lées des reprises, lambeau a lambeau était res- tóe aux épines des ronces. Avec Ie dernier morceau, elle avait fait une jupe pour une des petites pauvres du village et maintenant elle usait une de ses robes de classe qui autrefois avait étó bleue. Elle avait la-dessous autant de gra.ce qu'une poupée de la ville dans ses robes de soie. Une gorge sauvage échancrait un bois de bouleaux, de chèneset de coudriers. Elle l'avait découverte un jour en dégringolant une pente.COMME VA LE RUISSEAU 141 Des bloes de schistcs, entrainés par d'anciens déluges, cabossaient Ie lit d'un mince cours d'eau qui, au temps des grandes eaux, roulait en torrent. Une petile horreur la charmait et lui donnait Ie frisson dans cettc solitude oü personne ne venait. 11 lui fallait i'eiulre la mêlee des feuil- lages en se rctenant aux branches. D'en bas, du fond de la ravine, il lui semblait qu'elle avait lo poids de la montagne au-dessus d'elle. Et elle demeurait la, perdue, n'entendant plus que Ie glouglou du ruissclet entre les gros- ses pierres et Ie bouillonnement de son propre sang. L'endroit était a ce point sauvage que si, pour une eau se quelconque, son cceur était venu a s'arrèter, il eüt fallu Ie passage sournois d'un braconnier pour la retrouver. Elle n'avait pas peur do cette idee,, tres brave comme les créa- tures qui regardenl la vic en face. Vers Ie fond de la gorgo, dans la rainure ólargie du torrent, une éclaircie s'ótait com- II I! 142 COMME VA LE RUISSEAU blée d'berbe : elle s'y asseyait sur uu éclat de rocbe, dans Ie crépuscule vert tombe des hauts feuillages. Des sources en légères casca- des y ruisselaient. C'était comme 1'ame de la terre qui cliucliolait dans Ie mystèro. Elle avait envie de joindre les mains et de prior, comme les petites bergères qui vuient apparaitre la Vierge. Il y avait des jours dója qu'elle n'ólait plus allee au ruisscau, prés des obicrs. 11 semblait qu'il fut restóla une chose d'elle qui lui était de- venue étrangère. C'était Ie lemps oü Ie soleil lui mettait Ie cceur en gaité : son rire alors ré- sonnait comme les fredons des oiseaux. Et puis M. Fauchc un matin était reparü pour la ville : elle n'aurait pu délinir quelle espèce d'antipa- tbic elle en avait gardée contre lui. C'était un sentiment obscur qui ne s'en était pas allé tout de suite. Yoila, oui, elle avait perdu la confianceCOMME VA LE RUISSEA.U 143 et la gaité. 11 lui était venu une petite ame ani- male de femme des bois, mobile et irritable. Mon Dieu ! que c'était bon, ces journóes de fines brouées! Elle se jctait aux épaules son ca- ban des matins pluvieux do la ville quand, les yeux encore éraillés de sommeil, elle partait en coup de vent faire sa classe. Elle avait trouvó un chemin a travers rocbes et taillis qui lui accour- cissaitsa montóe chez les carriers. Et tou jours, comme du lin au rouet, les fils longs de la pluie se dévidaiont; les feuillages d'en haut dé- gouttaient sur les feuillages d'en bas. Un lent et continu ruisselis imitait la musique d'une infinité de petitcs bouches se baisant amoureu- sement. Les feuilles s'étendaient toutes plates pour recevoir la bonne pluie du ciel, et a peine elles bougeaient, de peur de faire du vent dans Ie bois : 1'ondée n'aurait eu qu'a tomber plus loin ! Noémie abaissait son capuchon, jouissaut de sentir se mouiller sa nuque et les gouttes froides lui glisser entre les épaules. 14 4 COMME VA LE RUISSÈA.U I Mainlenant la classe la-haut se tehait sous Ie hangar. Presquo toutcs les pelites Olies sa- vaient complcr jusqu'a cinquante. Aux garcons ello faisait compter « un fepin, deux lapins, trois lapins, » aussi loin qu'ils pouvaient aller. Alors leurs yeux farouches reluisaient et les plus forts allaient bién jusqu'a vingt lapins. Au bout de la semaine ilsavaient tous des bou- les do sucre qu'elle achetait chez Ie boulanger (Ten bas, prés de 1'église. Un midi qu'elle redescendait de la montagne, elle se laissa aller a 1'aventure des chemins. EUe coupa a travers taillis, pordit la sente et elle dut ramer a travers les fcuillages. La pluie assourdissait l'.air, comme une multitude de pas en marche. Quelquefois elle croyait entendre craquerdes branches derriere elle. L'idée qu'il y avait quelqu'un dans lo bois d'abord lui parut nalurelle. Peut-ètre une femme du hameau bü- COMME VA LE RUISSEAU 145 che au, süre de n'ètre pas surprise par les gardes que Ie mauv ais tempsreLenaitchezeux Elle s'arrèta, tacha de s'orienter : Ie bruit dans Ie ta.-lis aussi s'arrètait. Une seconde elle ^ Percut plus que la longue rumeur assoupis- ^ntede la;pluïe. G'était comme quand il passé un regiment c'ans Ie fond d'une rue. Le mystère hostile des solitudes bientöt lui donna le frisson. Elle voulut chanter sa chan- sonpourseprouveraelle-mèmequ'elleétait brave. Mais sa voix lui fit peur. Son cnw sonna.t comme un grelot, une cbaleur mainte- nant faisait fu.ner sa robe a son épaule. Elle su- . k P°tite an»0isse d0 «* sentir dans la mam -onnue.Ellesemitacounr.fouettéeparles Manches, tachant de gagner de la diatance- et puistouta coup elle s'arrêtait, retenant son ha- leiue. Le grondemeut d'une chute d'eau montait 9 146 COMME VA LB RUISSBAÜ vers la droite. Elle pensa que c'élait Ie brmt du barrage. Elle se vit sauvóe, se lanca d'un dernier élan. Et une clarté a mesure arnva.t a elle, la paleur trouble d'une trouóe de cel dans Ie crépuscule du taillis. Sans doute elle alla.t trouver la fin dubois et Ie chemin en lacet qu, laramèneraitdanslavallóe. Tout d'une fois la montagne, d'une courbure violente, se disloquait; la pente croulait a pic. Elle poussa un cri et s'accrocba a une tyuiïe de genèls. Sous elle, a une profondeur d'a- bimc, Ie barrage, un train qui passa.t, Ie chalet du .rand Cortise se brouilleren!. Une nnnute d'agonie pesa d'un poids d'éternité. Elle ferma les yeux; la touffe des genèts se dóchaussait. Son ame déja partie, elle pensa a sa mère, a sa petiteclassedelaville.^cNotrepereqmètes aux cieux... __ Ardent! Ardentt cria une voix sauvage. Le Spirou d'un bras enlacait Ie tronc d'un bouleau et, les p.eds entrés dans les trous du COMME VA LE RUISSEAU 147 roe, de toutes ses forces la tirait par les aisselles. 11 avait 1'agilitó souple d'un chal. Les dents serrées, une force d'homme entre les sourcils, il put la hisser jusqu'a un bloc de pierre en sur- plonib. D'un dernier coup de reins, ensuite, il la reinontait dans Ie taillis. Il Une ombre froide enveloppa Noémie; elle cut les yeux pales des morles ; elle cessa de sentir. Et ils demeuraient la seuls un long teinps. Enfin elle ouvrait les paupières : un soupir dóliait sa rigidité. Elle vit Ie Spirou, Ie fils des Mangonibrou, assis prés d'elle, ses genoux au menton, et la regardant froncé, tendu, sans rien dire. 11 avait óté sa veste et la lui avait jetée sur la poitrine, pour la protéger contrela pluie qui tombait toujours. Elle ne sut pas d'abord ce qui s'était passé. — Quoi ? Qu'y a-til ?148 CO-MME VA LE KUISSEAU 11 donnait de petits coups de tête devant lui, sifflant enlre ses dents, les yeux sournois, comme a la maison quand il craignait d'ètre battu. Et puis, soudain, elle se souvenait, la glissade, Ie gouffre, lo Spirou la tirant sous les bras. Elle eut une crise de sanglots. — Sans toi j'ótais morte, Spirou. Elle Ie tint serre contre elle, tout mouillé, la ehemise trempóe par dessus la saillie dure de ses os : cctte petite béte de la montagne, igno- rant des caresses, maintenant avait a la pointe des dents un riro niais, gêne. 11 reslait pressó dans son étreinte, immobile contre la chaleur de sa vie. — Ah! Spirou! mon petit Spirou! disait-elle sans cesse en Ie baisanl. C'ótait pour lous deux une minuto de vie, de douceur iufinie. Spirou serait demeuré toujours ainsi. Elle lui souriait. — Tu es un horos, tu as fait co que peu d'bommes auraient fait.COMME VA LE RUISSEAU 149 Un frisson glacé courut sous sa robe, ses dents claquèrent. — Viens, viens, Spirou. Ramène-moi, toi, qui connais les cliemins. J'ai froid. Vois, je tremble. Alors seulement elle se rappela de la pré- senced'un ètre vivant la suivant sous bois. — G'ótait donc toi, Spirou ? Spirou nia effrontément, toute sa ruse et sa défiance revenues. — C'est point moe, c'est point moe. J'vo dis que c'est point moé. Et il se remettait a sifflcr entre ses dents.M. Fauche, depuis qu'il tombait des pluies douces, encoreune foislachait la peinture pour la pêche. Celui-la vraiment se connaissait a prendre la vie comme ello lui venait, pêchant aux mois clairs, chassant 1'automne dans lamon- tag-neet, lerestedu temps.ne faisant rien.Noé- mie, en levant son rideau au petit jour, était süre de Ie voir au milieu du fleuve sur sa bar- que avec Bellaire, tous deux debout dans leur caban et jetant la ligne a droite ou a gau- ïi XX I 152 COMME VA LE RUISSEAU che, selon que ca mordait. Quand c'ótait une tanche, le flotteur avait J'air de cligner de 1'ceil; et le matin regardait. Le Gliinois alors se per- suadait qu'il allait pêcher quelquo chose. La- haut la montagne s'ecnuageait de flocons gris comme des fumóes de feux de pitre au temps des pommes de terre cuites sous les fanes. La pluie quelquefois titillait 1'eau comme d'un fourmillement de petits vers qui faisait monter lesgrévis. Avec une bonnepipe, onserait resté longtemps a regarder tout cela comme en songe. Il était venu aussi a M. Fauclie une petite ame de pluie comme a Noémie, une ame fri- leuse qui ne fait pas de bruit et n'est pas touta fait éveillée. Depuis 1'autre fois qu'il était allé a Ia ville, a peine ils S-étaient vus ; tous deux semblaient s'éviter. Après tout, qu'est-ce qu'ils auraient pu se dire? Ce n'est pas Noémie qui lui aurail raconté son aventure au bois. Per- "»':COMME VA LE HUISSEAU 153 sonne n'avait su que Ie Spirou 1'avait sauvce. Il lui eüt fallu révéler que, depuis un peu de temps, ce petit fauno rödeur trainait partout sur ses pas; et elle avait compris que ce coeur sauvage avait son mystère. Jean Fauche passait donc ses journóes a la pêche. Il y avait toujours des perches, des van- doises et du barbeau dans sa bannette. A cause de sa chair rude, il rejetait Ie hotu quand, avec sa bouche carrée, celui-ci avait mordu a 1'ha- mecon. En regardant Ie poisson frétiller sous la pluietiède, il pensait a des clioses qu'il ne di- sait a personne. Il semblait être devenu plus secret, mème pour Ie grand Cortiso. Le soir, il partait amorcer avec ïantin et Finette : il avait des endroits oü il jetait Ia nasse et d'autres qui convenaient mieux aux vervcux,deprófórencedans les courants. Quel- quefois au ferret ils s'avancaient jusque pres du barrage, alahauteur del'écluse; il leur arri- vait de prendre la dansles remous de Ia grosse 9. 154 COMME VA LE RUISSEAU truite saumonée. Et puis, la nuit tombait sur eux a petites fois comme unvol de plumes noi- res. Avec Tantin il ótait plus a l'aise qu'avec les autres : il Ie laissait parier du malheur de Finette qui Ie rendait inconsolable, sans lui ré- pondre. Tantin ne remarquait pas que sa poi- trine par moments se gonflait comme s'il sou- pirait : lui-même, pour cette mésalliance de sa chienne. soupirait bien plus fort. Tout de même c'était un peu triste a la fin, cette pluie qui effilait de la cliarpie autour du jour malade. On avait mal de quelque chose qu'on nesavaitpas. Noémieperdit courage etre- gretta sa pelite classe a la ville. « Mon Dieu! que je suis seule icil » songeait-elle. Et elle ne détcstait pas de se sentir devenirmólancolique, comme une chose nouvelle dans sa vieet qui la faisait vivre plus finement. D'une plainte douce elle se dorlotait elle-même et n'aurait pas voulu MiCOMME VA LE RUISSEAU 155 être consolóe. Oui, c'ótait la un sentiment qu'elle n'avait point encore óprouvó. Le cimetière entourait 1'église de ses murs bas, chenillés de coedum rosé. C'ótait une vieille terre bénite, la petitc paroisse sacrée du bon repos, avec des croix pourries et dos ter- tres étoilés do pissenlits. Les maisons alentour, par leurs fenètres ouvrant sur les tombes, pouvaient voir leurs morts sous les orties, les buis et les hautes herbes. Le soir, une ombre descendait du clocher carré comme une housse qui jusqu'au lendemain les recouvrait. ÏNoómie avait fini par connaitre toutes ces hum- bles sépultures, celles qui avaient un nom et les autres qui n'en avaient jamais eu. Il y avait la des vieilles gens qui doucement avaient tró- passé, les mains en croix, dans 1'altente du ju- gement dernier. Elles avaient ri, elles avaient pleuré, elles avaient aimé. Ah oui, voila, elles avaient aimé! Elles avaient élé des ópouses, des mères, des aïeules,156 COMME VA LE RUISSEAU Li ot olies étaient mortes, laissant continner la vie sortie d'elles. Noémie lisait : « Ici repose Anne Perpótue Collette, femme de Adelin Jean Colettc, mortc dans sa soixante- neuvième année, regrettée de ses enfants, pe- tits-enfants et arrière-petits-enfants. » Celle-la avait étó comme une grande vignc ramifiéeen tous sens etqui avaitprovignó a tra- vers Ie temps. Noémie aimait la douceur su- rannée de son nom : Anne Perpótue. Une autre s'appelait Noémie comme elle, dans uu petit coin vert sous un saule. Elle aurait pu dormir la, elle aussi, après avoir vócu des simples besognes de la terre, si, au lieu d'ètre la petite graine germée dans une ville, elle avait couru toute enfant derrière une haie en choquant ses me- nus sabots blancs. Noémie! Et dans la solitude de son cceur, avec sa vie en elle qui, elle aussi, était faite deCOMME VA LE RUISSEAU 157 souvenirs comme un petit cimetière do roses et de soucis, elle se sentait si vieille déja! — Oui, se disait-elle, vivre ici dans la vallóo au pied de la montagne et Ie jour venu, fer- mer tranquillemont les yeux... Ah! ce serait boni Passant ensuite devant Ia pierre murée au chevet de Póglise, elle saluait d'un signe do tête la mémoire du vieux curó quï, pendant un demi-siècle, avait pait ses ouailles dans les che- mins de 1'Evangile. C'était comme si elle Peut connu en vie, cbmme si, a la bónódiction, elle se fut courbóe sous lo geste de ses mains vénó- rables.XXI De tendres et salutaires impressions lui na- quirent. Elle s'en allait, raffermie pour avoir communie avec cette simple humanitóquiavait Irouvó la vie bonne malgró ses misères et ne l'avait quittóe qu'a regret, Ie plus tard qu'elle avait pu. Et par dela Ie cimetière, derrière les petites clötures en pierre, les choux, les carottes, les pois sur leurs ramettes étaient comme un symbole des fructifications humaines, sorties des jardins de vie. Toute l'affaire était d'aimer : :160 COMME VA LE RUISSEAU il fallait beaucoup aimer autour de soi pour mériter de vivre. C'étaient ceux qui avaient lo plus aimó qui avaient Ie mieux vécu. — Voila, oui, se rópétait-elle longuement, il faut beaucoup aimer. Sa robe a petits coups levait la oü battait son cceur. II ■■ ' ■ Au bout de la somaine, vers Ie temps de la nouvelle lune, Ie ciel redevint fluide, haut, lé- ger. De petitcs nuées blanches plissaient comme Ie surplis que la vieille Gudule a petits fers re- passait pour Ie curé Jadot. Le soleil semblait regarder par les trous d'uno dentelle. Et puis, de nouveau, c'était tout a fait le joli printemps vert et or. La terro bouillait comme une étuve dans le brouillard chaud du ma- tio. On commenga a battre les faux sur 1'en- clumette. La gaité ótait revenue a Noémie. Une Ibis ICOMME VA LE RUISSEAU 161 qu'elle passait devant la maison de M. Fauche, ello Ie vit qui ouvrait ses chassis pour donner de 1'air a sa couche a meions. Elle lui dit en riant, dans une imitation gen- tille du patois du pays : — C'est-y que vous me boudez toujours, m'sieu Fauche? Il se redrcssa, fit sauter son chapeau de paille. — Je voudrais que je ne pourraispas, a vous voir si gaie. Et lui aussi riait. mais ce n'ótait pas Ie mème rirc que Noómie. — Est-ce que vous êtes encore allé au ruis- seau, monsieur Fauche, depuis 1'autre jour que... Elle fut sur Ie point de dire : — Depuis 1'autre jour que vous êtes allo a la ville. Elle garda son idéé pour elle. Il remuait les épaules.tl 162 COMME VA LE RUISSEAU — Qa ne me disait plus rien. Et lui aussi maintenant avait son idóe qu'il ne lui communiquait pas. Nocmie conclut philosophiquement : — La cloche ne donne pas toujours Ie mème son. La-dessus, encore une ibis elle se mettait è rire, et puis elle restait un peu gênée dans 1'heure tranquille. Ils sentaientbien tous deux qu'ilsne s'ótaient rien dit de la seule chose qui les inté- ressait sérieusement. Elle était entree dans Ie jardin a petits pas distraits, la main derrière Ie dos, hurnant 1'arome des oeillets et-des roses. Jean Fauche se demandait ce qu'il allait adve- nir. Il était en bras de chemise au soleil dólicat du matin et, avec ses grands pieds qui se posaient sur Pempreinte de ses petits pieds a elle, il la suivait, les bras ballants. Elle ar- riva prés de la porte de la maison, enguir-COMME VA LE RUISSEAU 163 landóe d'une vigoureuse gloire de Dijon arbo- rescente et dit : — Comme c'est grand chez vous, monsieur Jean... je veux dire monsieur Fauche. 11 lui fut si doux de s'entendre appeler de son nom baptismal qu'il aurait voulu la prier de ne plus lui en donner d'autre. 11 desserra les dents, la minute passa et il n'avait rien dit. Comme maintenant il se tenait aussi devant la porie, elle nc pouvait plus revenir sur ses pas. Sans savoir comment, elle se trouva dans Ie petit vestibule d'entrée, devant la tète de san- glier suspendue au mur. — Oh ! lil-il pour rópondre a la surprise qui lui remontait les sourcils, j'ai encore un re- nard! La vieille servanle s'avanga jusqu'au seuil do la cuisine pour voir avec qui son maitre causait : apercevant Noémie, elle eut une gri- mace comme si elle pensait que c'était déja bien assez pour la maison de ce qui, tous les Ui', COMME VA LE RUISSEAU quinze jours, attirait M. Fauche a la ville. Le renard ótait sur 1'armoire, des yeux en verre entre ses longs poils de moustache et les pattes bien écartées, tout pret a se jeter sur la proie. Sa gueuie ouverte, aux canines aiguisées pour entrer facilement dans la chair des pou- les, lui donnait un air de vie. Une cigogne, du haut de son long col, le considérait, le bec ou- vcrt. — Tiens! Qt-elle, c'est comme dans la fable! Et tout a fait a 1'aise maintcnant, elle fai- sait le tour de la salie a manger, regardant la sarcelle, le chevalier, la perdrix, 1'outarde, le pingouin figurait derrière une vitrine comme des trophées. Il expliquait a mesure, ónongait le genre et la familie, disait oü et quand il les avait tirés. Lui-même les avait empaillés : un naturaliste lui avait enseigné la methode. Elle maniait délicatement ces anciennes vies, la narine chatouillóe par 1'odeur de poivre etCOMME VA LE RUISSEAU 165 de camplire qui ressortait de dessous les plu- mes. Ëlle so faisait toute ignorante pour lui laisser Ie plaisir de lui révéler cette ornitho- logie. —-Oh! monsieur Fauche, un pingouin, une outarde, vous ditos? Que c'est amusant! Elle n'eut pas 1'air de s'apercevoir qu'elle passait dans la petite pièce qui joignait la salie a manger, un reduit encombró de lignes, de filets de pêche, de boites d'amorces, d'outils a menuiser. — Je vous en prie, fit-il, ne vous attardez pas : il y a ici un désordre. — Mais non... Elle pensait qu'en multipliant un peu les coups de plumeau, elle aurait tres bien passé sa vie dans cette maison. Dcvant la fenêtre., battaient les sabots du vieux ïantin. 11 était grand comme une grosse araignée sur Ie fond de la montagne. Le sourd, lui, de ses énor- mes gestes dans le ciel, semblait jouer a laI 166 COMME VA LE RU1SSEAU boule avec Ie soleil. Quelic sensation nou- veile c'éLan la puur elle! La marine, les ba- teaux qui lilaient sur Ie fleuve, les nues dans 1'air bleu avaient un aspect inhabitueL bien plus plaisant, a travers les petits carreaux des vitres. Et surtout la rive opposée, dans la buee lilas, se reculait si lointainement qu'on ne savait pas coniment on aurait pu y abor- der. Elle ne cherchait pas a s'expliquer ce mystère. Elle avait bien assez a faire de sou- "re, ,1e remuer doucement la lête, de pousser des oh! et des ah! a ce quo lui disait Je Eauche. eau U lui monlra ses Ugaea, les pctites et lcs grandes.. les lignes de fond et les autres II lui apprenait comment on met les amorces Les verveux se dópfoyaient en forme de cbausse • ü ^s descendait avec des pierres dans un courant, du pain de chènevis pendant a uneCOMME VA LE RUISSEAU 167 corde; et comme cela remuait, Ie poisson sui- vait Ie courant et venait mordre au cliènevis. Elle vit les crins de cheval, les plombs, les pe- tik's plumes, les poissons en élain, les pelits sacs d'avoine. Le grand épervier, avecses six mètres de filet a plomb, 1'émerveilla : il la je- tait dans une eau un peu agitée, pres du bar- rage, après la pluie. — Si vous venez un jour... Cerlainement elle viendrait, il n'avait qu'a lui faire signe. Et a touclier tous ces engins qui ótaient la mort pour le peuple des eaux, il lui naissait une petite ame de guet et de ruse comme si déja elle était dans la barque aux cotés de M. Fauche, comme le Chinois. 11 au- rait pu dire d'elle a son tour que la cloche n'a pas toujours le même son. Elle aperQut tout a coup dans un coin la bour- riche avec laquelle Fauche s'en allait a la villeCOMME VA LE RUISSEAU quand Ie temps était venu.Elle eut un saisisse- ment : c'ótait comme si 1'ombre d'un nuage était entree dans la chambre. Il vit qu'elle regardait la bourriche et en- suite, lui aussi, elle Ie regardait comme pour lui demander quello était la personne qui pouvait bien manger tant de poisson. Il se troubla, ses paupières battirent; et il domeurait la, les mains large ouvertes Ie long du pantalon, comme les gargons du village devant Ie con- seil de inilice. Le petit nuage aussitót remonta : une malice passa dans 1'osil de Noómie. Elle lo trouvait vraimcnt dans ce moment, malgré sa grande taille etses larges épaules, si au-dessous de ce que doit être un hommel II aurait voulu lui dire : — Non, ce n'est pas ce que vous croyez. Et il baissait la tète avec tristesse. — Ah! Dieu! pensa-t-elle pour la première fois, serait-il malheureux! ■ ■ HMH, gag-COMME VA LE fiUISSEAU 109 ïout fut changé : elie n'cut plus que sa bonne petite ame de sceur de charité; elle Ie regarda avec une sympathie sincère. Si elle ava,t osé, elle lui aurait pris les mains. M Fau cI.o parut deviner sa pensee : son attitude ac- cablee lui donna raison. 11 fut malheureux d'en e're reduit, lui, un homme de sa force, a ins- Pirer a une jeune femme comme elle un sentunent de pitié qui ótait presque une dc- choance. Comme ils repassaient par la salie a vanger, Jean Fauche vit que Ie renard dardait sur lui ses yeux de verre étmcelants; et les yeux disaient : - Sois malin comme moi, Ie renard Ne lui 1'vre Pas ton s<^et, ou c'est toi qui seras mangé C est ams, qu'encore une fois coula la minule confiaute. On entendait dans la cuisine les oi- gnons grésiller a la casserole, dans le beurre La vieille servante avait laissé sa porte entr'ou- verteettachaitdesurprendrelesparolesqu'ils se disaient. 10170 COMME VA LE RUISSEAU I M. Fauche pensait : « Qu'elle me déteste plutöt! » Il la regardait avec 1'ceil du renard, en riant. 11 lui avait posé la main sur Ie bras et la poussait vers Ie vestibule. Mais. maintenant qu'elle était dans la maison, elle ne paraissait plus pressée d'en sortir. Elle eut 1'air de Ie dé- fier, une bribe de sa chanson aux dents. « Moi qui Ie plaignais! songeait-elle. 11 ne mérite que mon indifférence ou mon dédain. » Son regard en tous sens tournail, épiant un indice de la mysterieus© inconnuc qui tenaitune si grande place dans la vie de M. Fauche. C'étaient la cigogne, la sarcelle et toutes les aulrcs bètes ernpaillées qui étaient étonnóes de sa har- diesse. Une des vitres, du cótó de la marine, sou- dain vola en óclats; un caillou roula sur la natte d'osier tressó qui recouvrait lo car- reau. Les yeux du renard semblaient rireCOMME VA LE RUISSEAU 171 derrière ses poils roux. Le bris avait étoilé la vitre; du grésil fin s'émiettait sous la fenètrc. M. Fauche courut vers la porte. Tantin, Fré D'siré et le passeur avaient entendu le bruit; mais personne n'avait vu lancer le cail- lou. A la file,, en discutant, ils entrèrent dans la chambre. Les mains aux genoux, ils se courbaient, ramassaient le caillou, le remet- taient a la place oü il était tombe. Moya paria d'aller quérir le garde champêtre, mais Jean Fauche s'y refusa. 11 était ennuyó que Noémie fut encore la : la vieille Hollemechette n'aurait eu qu'a sortir de sa maison; le village pendant des jours eüt épilogué. Heureusement cette méchante femme graissait son piège a rats. A force de tourner sur la marine, ils décou- vrirent au bas de la berge le Spirou pêchant tranquillement avec une ligne faite d'un scion. Quand ïantin 1'interrogea, il le regarda de ses yeux en dessous et haussa les ópaules. Celui-la non plus n'avait rien vu.172 COMME VA LE RUISSEAU — C'est toi qui as jetó Ie cailleu, lui dit Noémie en Ie menagant du doigt. II ne répondait pas et sifllait entre ses dents. 1 ~ *irin ïiHanMaTiffiyKjiLi y Tim-" -■•XXII ' Toutla-baulCliantrain, leformierdesHayons, avait commencé Ie premier. Son verger ayant muri a la cbaleur de la montagne plus vite que les autrcs, on 1'avait apergu un matin faucliant avec ses liommes. Le fermicr au-dessous s'ótait dit : « Vla Chantrain qui fait ses foins. Dans une semaine ce sera le tomps pour moi. » Et, en effet, le lundi venu, il était allé avec ses tache- rons a l'lierbage. Celui qui était plus bas, le voyant marcher a larges endains dans son pré, 10.174 COMME VA LE EUISSEAU - a son tour avait fait sortir les faux. L'un après 1'autre, tout le monde s'y était mis. Der- rière les haies des petites maisons, comme dans les grandes fermes, partout tintait 1'en- clumette et sonnait haut la trempe souple de 1'acier. G'était un bon moment dans 1'année : on était content. Le fauclieur d'abord arrivait; il entrait dans le champ roux, ayant de l'herbe jusqu'a la ceinture. Sa faux entre ses poings tournait en rond comme fauche la langue du boouf. Et ensuite les femmes fanaient : il y en avait qui s'arrètaient pour donner a téter a leurs nourrissons. Avec leurs grands fauchets de bois, elles semblaient peigner les cheveux d'or de la terre. Au soir on ameulonnait; les moyettes flambaient rouges dans le couchant : alors, sous la lune claire, les grillons sautaient en jouant des cymbales jusqu'au lendemain. Le bonDieu de 1'église, par les carreaux cassés du vitrail, sentant venir a lui 1'odeur des foins cou-OOMME VA LE RUISSEAU 175 pés, souriait. Il était la-dessus de l'avis de l'ane et de la vache et trouvait que c'était bon. Noémie, comme les autres, était montée faire les foins : les Moya avaient un verger a mi-pente dans la montagne. Le faucheur allait devant; les faneuses suivaient, rutelant, éten- dant la fauchée blonde. A midi 1'hótelier avait envoyé le café, les tartines et une terrine de riz au lait. Elles s'ótaient assises en rond sous un pommier. Noómie avait pendu sa robe a une des branches, vive et souple dans son jupon depaysanne. C'était comme au temps de lajeunessedu monde : la lumière ótait tendre, haute, vitale; 1'ombre sur la terre rosé balan§ait une résille lilas. Leschampsfumaient au soleil. Un léger vent agitait des cassolettes d'odeurs tièdes qui sentaient la vanille et le merisier. Le coucou, dans le bois, tres loin jetait trois ibis ses deux notes graves comme une horloge.176 COMME VA LE RUISSEAU Et maintenant un grand silence planait dans la campagne. Dans les fermes Ie chien dormait: tous les hommes étaient couchés derrière les haies. Noémie, la bouche ouverte, de chaleur et de lassitude soufflait a petites haleines. Sa gorge segonflaitcommelepainau four. Elle tenait ses mains a plat contre la terre, la oü roulait un palet d'ombre. La brise lui courait en caresses fraiches dans Ie cou. Les yeux plissés, toute molle et grisée, elle regarda au bas de la pente, par dela les touffes rondes des pommiers, les toits des maisons des ruelles. Le clocher de 1'église effilait sa pointe d'ardoise sous son coq d'or. Elle voyait dis- tinctement la maison du curó, toute blanche comme une terrine de lait, une vraie maison pascale au temps des cerisiers en fleur. Puis les toits s'abaissaient vers la marine et elle re- connaissait la maison de Jean Fauche. ïout cela si doux dans le brouillard de soleil queCOMME VA LE BUISSEAU 177 t c'était comme 1'image peinte du bonheur. Une vie chaude battait a ses tempes; son coeur faisait un bruit d'eau vive, comme Ie ruisseau qui, a bouillons légers, descendait de la montagnc. C'était une joie vierge, extasiée,d'ètre, dans Ie tourbillon du monde, l'humblo petite chose frémissante oü passé Ie grand courant éternel. Elle appuyait sa main sur sa gorge, les yeux fermés, immobile, toute concentrée dans Ie sen- timent profond de sa vitalitó. Il lui semblait qu'il n'y avait' pas une papille do sa chair qui, a elle seule, ne vócüt autant que toute la vie entière de son corps. Un frisson religieux Pagita. Si c'était cela Dieu tout de même, pensa-t-elle, si Dieu ótait Ie vent, la lumière, Ie petit brin d'berbe, 1'in- secte et toute la vie en moi et en dehors de moi! Si Ie monde même ótait Dieu! Un pinson tirelira dans un prunier, a la li- mite du pré. Oui, voila, si celui-la, avec sa178 COMME VA LE RUISSEAU gaité de vie, était Dieu aussi! Autrefois elle eüt treniblé de lahardiessed'une telle idéé et main- tenant cette idóe lui faisait du bien. Elle se sen- tait elle-même une parcelle utile, indispensable, dans 1'énorme circulation de la vie. Une créa- ture humaine, quand une fois cette chose au- guste lui est entree dans 1'ame. ne peut être inférieure a ce que 1'a faito la nature. L'oiseau encore une fois chantait: il avait donnó un pe- tit coup d'aile et maintonant se tenait dans Ie pommier au-dessus de sa tète. Elle rouvrit les yeux, s'étonna de ne plus voir les faneuses sous Ie pommier : elles avaient gagné 1'ombre d'or d'une meule de 1'autre année; couchóes a plat sur Ie ventre, elles dormaient la tète dans les bras. Noémie songea qu'après tout ces rudes filles de la terre, avec leur instinct puissant et borné qui faisait d'elles les sceurs des génisses el des brebis,COMME VA LE RUISSEAU 170 ótaient peut-ètre plus prés du sens vrai de la vie que celles qui sont enclines a toujours rai- sonner. Son esprit fit un saut : elle se demanda ce que Jean Fauche, lui, dans sa tête d'homme, pouvait bien penser de tout cela. Elle 1'avait aper<;u tout a 1'heure, montant a ses ruches dans la montagne. Ils avaient échangó un bonjour par dessus la baie qui les séparait. Et il lui avait annoncé aussi que son plant de tabac promettait une bonne pousse. Ils n'avaient parlé que de cela : cependant JeanFaucbe souriait, une lumièredansles yeux. 11 ne lui eüt point parlé autrement d'une chose qu'il se fütpromisde lui dire depuis longtemps. Et ensuite il avait continuo a monter. Ah! oui, M. Fauche!... Mais avait-il jamais eu Ie temps de penser sórieusement a la vie?... Elle songea que bientót il descendrait. Elle avait attiró uno poignée de foin, et par jeu, s'en couronnait la tète. L'herbe faisait un180 COMME VA LE RU1SSEAU I nuage blond a ses cheveux. Mon Dien! ello était vraimeni, elle aussi, sous cette toison d'or et d'ómeraude, une petite chose de la terre comme les faneuses. Elle prit toute une gerbo, 1'épandit sur ses épaulèsjet follement, les narines battantes, elle aspirait laine expirée des senecons. des mar- guerites et des centaurées. En cascade d'aromes et de soleil ruissela 1'berbage. Elle ressembla a unotendre faunesse ingénue au giron de la vie verte. Quelquefois il tombait une petite plume d'oiseau. L'air était nuptial, tout chargé d'amour. Elle eut aux lèvres Ie baiser chaud du vent; de la pointe de sa langue elle mouillait les coins de sa bouche. Et un peu plus sa gorge palpitait. C'était, bon comme de manger de la glacé a pe- tites cuillerées dans la chaleur du plein été. Oui, cela, et encore autre chose qui parfois la faisait toute froide délicieusement. Elle regarda courir sa vie humidc sous IeCOMME VA LE RUISSKAU 181 tissu fin de ses mains comme Ie jus d'un fruit, lesangfluideet pourpré d'une grosse rosc. Dou' cour de se senlir vivre dans 1'heure divine, avec Ie poids léger du ciel, de 1'élernité bleue sur soi, «:......n,; une eau qui monle et submorgei Scs doigts jouaientau soleil, ils avaient la grace ^ la beauté drs fleurs animées. Lombre leur passait aux phalanges des bagues vives comme de souples et glissants Iézards. EUe remonta, lui enlaca tout Ie corps de 1'ei.roulcmënt d'une liane., d'une guirlande de ma.ns autour du frisson de sa peau. Sur cette Noémiesi sage soufflait maintcnant nn petit vent de folie, Ie vrai petit vent qu'il faisait dans sa chanson. Kilo se laissa tomber dans les foins, ivi-e d'air, d'odeurs et d'espace. Sous sa vie frémissanté, la terre aussi d'une longue palpi- lation s emouvait. Et voilaque tout a coup elle pensait a 1'amour. — Ehbicn... eli bicn, mademoiselle... Et c'etait comme a 1'école quand, pour une 11182 COMME VA LE UUÏSSEAÜ faute vénielle, elle rcprenait, d'une voix sóvère, une des élèves de sa petite classe. Elle fut droite sous Ie pommicr, dans la clarté haute, et a plei- nes mains elle secouait son jupon comme si du même mouvement elle en faisait tomber la pe- tite défaillance. Des roses de sang lui brülaiont lajoue. XXIII Une voix, dans Ie clieiiiin qui venait d'cn haut, appela: — Mademuiselle rjoémie! Elle vit que c'était M. Fauchc qui desccndait. 11 arrivait a larges pas, les pierres grin<;aicnt et roulaient sous ses semelles a gros clous. Et il ólait tres rouge, les yeux petits et vagues comme si lc sommeil 1'avait surpris pres de sa ruchc et qu'il vinl seulcmcnt de s'éveiller. En- core une foisla ha'ie du chafflp les séparait.184 com.uk va lk ruisseau — Je puis vous donner de bonnes nouvelles de mon labac, dit-il. 11 va falloir bienlót pinccr les tiges; Et puis.. ce sora le temps d'enlever une feutlle sur deux. Noémie en parut aussi encbanlée que lui- mème, bion qu'au fond olie eüL préféré qu'ü lui parJÊt d'aulre cbose. Muis olie co.nprenait qu'il y avait Ja un sens cacbó comme dans lout ce qu'on se dit. 11 eüt pa tout aussi bien s'exprimcr ainsi ; — Je suis monté a mon champ pour èlre plus seul avec moi-mème ot mieux penser a vous. J'en suis redescendu avec 1'espoir do vous re- trouver ici. Le tabac aurait pu altondre jus- qu'a 1'aulro somaine ma visite. Kilo s'apercut qu'il regardail les foins qui lui pendaient aux cboveux comme des Hls. G'é- tait. comme s'il avait pensé: « Elles'estendormie sous le pommier tandis que, de mon cóté, jo dormais pres des abeilles. »COMME VA LE RUJSSEAU 185 — Oui, dit-il, j'en aurai bien cette annóe deux cents livres. 11 ne se doutait pas lui-même qu'il parlait maintenant du miei de ses rucbes. Ils demeurèreut un instant sans rien se dire. avec leur secret entre eux, comme la haie. Et Jean Faucbe clignait légèrement de 1'ceil droit ainsi qu'ala chasse, quandau bout de son fusil il tenait un Iapin. 11 venait de voir, se balancant aux branches basses du pommier, comme une personne vivante a 1'escarpolette, la robe de Noémie. — Voila, dit-elle en riant, il faisail vraiment trop chaud. Lui aussi franchement riait. Elle paraissait si déliée et si fine avec son simple pelit jupon sur les banches, que c'était une joie de penser au plaisir qu'on aurait eu a la porter, légere comme une jilume, a travers la montagne.186 COMME VA LE RU1SSEAU Comme il fumait, il lira unc grosse bouffee qui, en montant, ressembla a la ebevelure d'un petit ange dans Ie ciel; et on ne savait pas pour- quoi il disait deux füis de suite: — Voila, oui, c'est comme 5a. lis firent quelques;pas, cbacun derrière la haie, lui tres grand, dépassant les pousses vertes de tout son buste. Elle avait ramassé une marguerite et en sugait la tige entre ses dents. lis arrivèrent ainsi jusqu'a 1'échalier qui fermait Ie cbamp. Et la il s'arrètait. — Voyez un peu si j'avais été auprès de vous : nous aurions fanó cbacun notre part du cbamp. Cela m'aurait rendu content. Il fixait sur elle des yeux ronds, éblouis. Et c'était dróle, voila que tout a coup elle pensait aux boules de verre du renard. — Eb bien! dit-elle, il y a la un rateau. Nous nous y mettrons a deux quand Ie jour sera un peu moins chaud.COMME VA LE HUISSEAC 187 M. Fauclie fit jouer la barrière et ensemble ils allaiont a petites fois tres doucement, comme s'ils avaient peur do marcher sur leur ombre a leurs pieds. Et puis ils s'assirent sous Ie pom- mier. Jean Fauche ótait bien heureux d'avoir ótó visiter son tabac, ce jour-la. Il avait laissó éteindre sa pipe, il ne songcait plus a en rallumer une autre. Son cceur comme un gros pois levait dans sa poitrine : on voyait trembler un bouton qui ne tenait plus que par un fil a son gilet. Enfin il dit: — Je resterais comme cela des jours a vous regarder, c'est uno si bonne chose! Jamais il n'en avait dit autant. Et Noémic un peu de temps ferma les yeux.XXIV Quand Noéniie était ici ou la, on pouvait être sur que Jean Fauche n'était jamais loin. Personne ne 1'avait averti et cependant,au bout de quel- ques instants, elle levoyaitarriver avec son air un peu gauche de bon géant. Il avait une sin- guliere maniere ensuite d'être étonné, levait haut les sourcils, disait : — Comment, c'est vous, mademoiselle Noé- mie! Et elle paraissait aussi étonnée que lui. Son 11. ,190 COMME VA LE RUISSKATT coeur tres vite comme un rouet tournait. Deux petites roses vives lui tremblaient aux joues. On ne pouvait admetlre que Ie vent 1'eüt dit aux petits jardins derrière les murs et que les jardins Peussent répété aux abeilles de M. Fauche. Pourtant tout s'arrangeait comme si de proche en proche une rumeur était venue jusqu'a celui-ci, une rumeur de petites voix disant : — Nous avons tres bien vu sa robe qui enfilait les ruelles, et a chaque pas qu'elle faisait, la robe se soulevait et, dessous, une bottine et puis 1'autre, chacune a son tour, arrivaient regarder curieusement si on n'allait pas bien- tót s'asseoir dans un joli pctit site vert oü M. Fauche ne tarderait pas a apparaitre. Après tout, c'ótait la une simple conjecture : il n'y avait que Ie coucou du bois qui en sa- vait la dessus plus long que tout Ie monde. Noómie arrivait toujours par Ie mème chemin et a la mème heure. Le coucou alors faisaitCOMME VA LE RUISSEAU 191 sonner son horloge; c'était comme s'il eiit dit : — Voila l'heure, monsieur Fauche... Lepelit sentier a droite... Et Jean Fauche ótait debout devant elle. Dopuis qu'on faisait les foins, la petite classe la-haut chömait. Les enfants ratelant la fauehóe, il n'y avait plus que ga et la une fillelte qui dans la maison vide bergait Ie dernier nó et trempait la sucette dans Ie lait. Noómie eut un peu plus de loisir pour visiter ses malades. Un vieux toussait, trainant un ancien calarrbe comme un colimagon sa mai- son. Une aïeule, dans sa cahière, a l'ombre d'un noyer, s'en allait d'usure, toute cassée et, les deux mains sur les genoux, regardait tou- joursdu cótódela barrière, comme si quelqu'un qu'elle savait allait bientót entrer. Ceux-la n'é- taient pas guórissables, ils étaient malades de la vie : Noémie leur donnait Ie seul remede qui192 COMME VA LE RUHSSEAU" déride les vieilles gens, sa gaité de petite grive qui a picoró les raisins de la vigne. En outre, il y avait toujours quelqu'un qui enfournait son pain, tournait la baratte ou herbait du linge frais sur la haie. Et naturellement Koéinie pre- nait sa part do la corvee. Tout Ie monde avait oublié qu'elle quitterait Ie village un jour. Jean Fauche s'asseyait sur Ie banc, devant la mai- son, et fumait une pipe, en 1'aUcndant. Ensuite ils longeaient les vergers, honnêtement. Or, une fois qu'ils étaient alles ensemble au ruisseau, elle vit que Ie verger avait été fauchó : un ane sur la pente remontait la dernière cbar- retée. Kilo fut prise d'une tristesse comme si une chose de sa vie partait avec Ie grison. Elle avait rêvó la, elle avait eu la sa première joie d'abandon avec M. Fauche et pourtant elle ne pensait pas encore a 1'amour, elle n'é- tait pas encore entree dans la maison fleurie oü Ie renard si étrangement 1'avait regardéeCOM]\ÏE VA LE RUISSEAU 193 avec son ceil de verre. Lechamp sous les pom- miers sentait bon Ie miei et la vanille comme cbez lo patissier. Les petitesaraignéesqui font de la dentelle arrivaient voir au bout de leur toile comment la fléolo, 1'ótbuseet larenoncule s'y prenaient pour tisser un si merveilleux ta- pis. Maintenant il n'y avait plus, sous les tigcs coupóes a ras do la tcrre nue, que Ie cri sac- cadé du grillon comme un léger sanglot de so- leil. C'était la fin d'un rêve et avec l'ane tirant la dernière cbarrette, s'en allait 1'ame jeune de 1'année. M. Fauche cüt voulu savoir pourquoi tont a coup elle se taisait : c'était comme si une boite a musique jouant une valse de Schulhoff s'était cassóe entre eux. Les arbres faisaient silence : il semblait que Ie vent aussi était mort. — Sürement, mademoiselle Noémie, dit-ila la fin, vous pensez a quolque chose qui n'est pas gai.194 COMME VA LE RUISSEAU lllaregardait, inquietjedosen boule, comme quand il était dans sa barque, au petit jour froid, avec Ie Chinois, attendant que Ie barbeau mordit. — C'est vrai, rópondit-elle, je pense que mademoiselle Larciel va bientót tirer sa róvé- rencc a la montagne... Encore quinze jours et mon congé aura pris fin. Elle se mit a rire : — Adieu, paniers, vendanges sont-faites! Jean Faucbe avait pali. — Si nous nous asseyions un peu ici, dit-il. Il soufflait fortement comme un bomme qui nage contre Ie courant. C'était cette petite Noómie tout de mème qui, dans co moment difficile, avait encore Ie plus de courage. Elle s'assit au bord du ruisseau, symétrisa d'une tape de la main les plis de sa jupe. Sea COMME VA LE RUISSSAU 195 bottines dópassaient l'ourlet de la robe et avaient l'air de se dire 1'une a 1'autre : — Nous savions bien que cela arriverait. Le ruisseau seul l'enlendit. M. Fauche s'était laissé tornber a cótó d'elle et il arrachait machinalement des toutfes d'licrbe. 11 pensait : « Moq Dieu ! qu'il est donc difficile de parier I Ce n'est pas Cortise qui sorait embarrassó ! Ce- lui-la sait toujours dire aux filles le mot qu'il faut... » Justement, Cortise courtisait le fille aux Piette, une belle qui se passait un ruban rouge dans les cheveux quand il venait. Dans son trouble, Jean Fauche s'écria : — Je les ai vus passer tout a 1'heure : ils allaient vers le bois. 11 lui avait rouló son bras autour de ia taille. C'est Annetle du Rond- Chène qui sera furieuse! Elle était étonnóe, ne sachant de qui il vou- lait parier. »'■ .; 196 COMME VA LE RUISSEAU — Qui.il? — Le grand Cortise, tiens ! Aussitót elle se facha. — Non, voyez-vous, monsieur Jean, ne me parlez plus jamais de Cortise. Je le déteste. G'est un homme qu'il vaudrait mieux pourvous n'avoir jamais connu. Il est fourbe et suffisant. Il se fait un jeu d'un coeur de fille. Je n'aipas oublió qu'une fois, en vous poussant le bras, il a clignéde Pceil comme nous nous croisions sur le chemin. Il n'aurait pu dire autrement : « En voila une petite poulette qu'il ne tiendrait qu'a moi de croquer I » Et qui sait si vous aussi/ monsieur Fauche, vous ne 1'avez pas pensó dans ce moment! Une colère moussait a sa narine. Il rópondit simplement: — Je ne suis pas un homme comme Cor- tise.COMME VA LE RUISSEAU 197 Un silence fomba, Ie ruisseau en profita pour faire trois petits sauts sur lui-même, en bouillonnant contre une grosse pierre. Et puis bravement M. Fauche reprenait : — Ecoutez, je ne veux pas passer pour meil- leurque je ne suis. Moi aussi, autrefois, j'aurais été capable de faire ce que faisait Cortise, bien qu'entre lui et moi, c'était généralement de toute autre chose qu'il s'agissait quand nous étions ensemble. Voila, je vais vous dire, ma- demoiselle Noémie, c'était surtout affaire de vider ensemble des bouteilles en nous contant des histoires de pêche ou de chasse. Souvent je buvais un coup de trop au point d'en avoir la tète montée. Oui, de nous deux, c'était moi qui étais Ie plus vite dedans, comme on dit. Mais voila, quand je rentrais, il n'y avait per- sonne pour me dire qu'un homme qui boit a en perdre la raison est bien pres de n'ètre plus un homme. J'avais besoin de vous faire eet aveu avant de vous... 198 COMME VA LE RUISSEAU Sa voix baissa d'un ton. — De vous parier de quelque chose de plus sérieux. Noémie se remettait a donner des tapes lé- gères sur sa robe. « Qu'il est terrible! » pensa-t-elle. Elle regardait sur I'autre berge les vóroni- ques lui sourire avec leurs prunelics bleucs. iXXV M. Fauche óprouva subitemerit une dénian- geaison a ]a nuquc. Il passa un doigt dans Ie col de sa cliemise: il aspirait forlement l'air. Les épaules basses, il parut implorcr des yeux Noémie. Comme allait Ie ruisseau, leur ame aussi allait vers une chose qu'ils ne savaient pas. — S'il passé une abeille, se dit-il, c'est que je dois parier. Et une abeille passait.200 COMME VA LE RUISSEAU — Je voulais vous dire ceci, mademoisello Noémie... C'cst que si vous vouliez être ma femme, vous pourriez prolonger votre séjour ici autant que vous Ie voudriez. Il n'y aurait plus de raison pour retourner a la ville. Voila la chose que je voulais vous dire depuis un peu de temps. Elle se lcva, relomba assise et, a son tour elle devenait toute pale, a cötó de lui qui s'élait empourpré comme une pêche müre. — Oh! monsieur Fauche, qu'est-cc que vous avez dit la ? Ce fut une minute de douceur infinie : sa vie s'arrèta; elle ferma les yeux. Elle avait cprouvé cela une fois dans sa petite vie d'enfance, Ie jour ou elle avait fait sa première communion : elle aurait voulu mourir avec la sainte hostie sur la langue. Ensuite ses larmes coulèrent : jamais elle n'aurait pu croire que M. Fauche COMME VA LE RUISSEAU 201 serait allé jusque-Ia.Dósormais ils ne pourraicnt plus penser a autre chose. 11 Jui avait pris la main et il disait d'uiio voix profonde : — Je nc valais pas grand'chose, comme tous les hommes qui ont eu une vie trop facile. Je n'ai eu que la peine de naitre pour ètre ce que je suis, ungargon riclic qui passé sontemps a pêcher et a chasser. Je sens sculement aujour-, d'hui qu'un liomme a mieux a faire que cela. C'est vous, si courageuse, si bonne qui m'avez ramene a la véritó. Jamais avant vous je n'au- rais eu cclte pensee. Vous avez passé dans ma vie comme une bonne action; et a peine je vous connais : c'est comme si je vous avais aimée toujours. Je erois bien que je dèviendrais lout a fait un bomme si vous vouliez in'aimer un peu aussi. Elle sourit a travers scs larmcs. — Qu'est-ce que nous allons devenir a pré- sentj monsieur Jean :'202 COMME VA LE liUISSKAU — A.ppelIez-moi Jean, s'il vous plait, fil-il humblement. — Jean, dit-elle. Et toute remuée, elle Ie regardait dans les yeux. Tous deux alors restèrent un long Lemps a s'écouter se parier en dedans, la bouche ou- verte, sans paroles. Une fauvette dans Ie buis- son gazouillait comme a la messe la petitc llüte de 1'orguependant 1'élóvation. Le bon Dieu dou- cement soufflait un pen de vent dans les arbres. Et puis, comme il vient une fleur è la branche quand nait le printemps, leur silencc s'épanouit dans la musiqüe lente, profonde, des voix. — Cela m'est venu une fois que vous étiez chez les Mangombrou a soigner le gargon, dit- il. Je passais, on m'a dit que vous étiez la. Je vous ai vue par la fenêtre, vous teniez la main de Tenfant ainsi. — Moi, lit-elle, cc fut la première fois que je vous parlai par dessus volru Iiaie. Vous ótiezCOMME VA LE RUISSEAU 203 vos petits pots. Et je croyais vous détester... Comme c'est ridicule! Elle ne lui auraitpas dit autrement quo déja elle 1'aimait en ce temps. — Noémie, ma chère femme... 11 lui avait noué son bras autour des épaules. Tout d'une fois, elle repensa a ses petites de la ville. Comment avait-elle pu les oublier? C'élait comme si déja ils étaient morls pour elle, ces coeurs tendres d'enfant oü cependant elle n'avait jamais cessé de vivre. Ses fibres se crispèrent. — Ah ! dit-elle, il vaudrait mieux que vous ne m'eussiez jamais parló de cela! Qu'est-ce qu'elles deviendraient la-bas sans moi? Est-ce que moi-mème je pourrais vivre sans elles? Je vous en prie, monsieur Jean, laissez-moi libre de retourner auprès de mes enfants... Neme reparlez plus de cela. I 20 'i COMME VA L.K RUISSEAU I — C'est que, dit-il, moi aussi... Sa voix trembla, il passait la main sur son front, sou soufile était rapido et court; et il n'osait plus regarder Nocmie. — Peut-èlre j'aurais du vous dire cette cbose avant 1'autre, iit-il enfin. Oui alors, il me sein- blo que c'eüt élé toule ma vie que je vous li- vrais. Muis voila, cela, je Ie retardais toujours : il y a des cboses si difficiles a dire! Noómie out laperception nette qu'il allaitlui confesser pourquoi, lous les quinze jours, il s'en allait a la ville, avec son pel.it panier a poissons. Lc renard n'était plus la pour lui dire avec ses ycux de verre : « Fais comme moi qui suis Ie renard, sois malin. » Et c'était elle maintenant qui tremblait. Elle aurait voulu lui mettre la main sur la boucbo en disant : — Je ne vcux rion savoir. COMME VA I.E RUISSEAU Ü05 — Oh ! fit-il après un inslant, c'est une trisle histoire. Une hisloire comme il en arrive a un jeune homme abandonné Irès jeune a lui-mème. Supposez qu'un jeune homme ait un enfant... Oui, un petit enfant... Est-ce qu'on peut aban- donner un enfant qui n'a pcrsonne au monde? Dites, Noémie, est-ce qu'une pareille chose est possible ? Et alors il lui racontait sa vie, une passion de ses vingt ans.lavenue au monde d'un petit être, la mère mourant de Pexistence qu'elle lui don- nait. « C'était donc cela ! » pensait-elle, dólivrée a la fois et altristée. Elle entendit lui revenir la moquerie du vil- lage autour du mystèro des disparitions de Jean Fauche, les médisances de la vioille Hollemc- chette el chez les autres, les rélicences sour- noises comme pour des horreurs qui se seraient passées a la ville. Elle lo recrarda avec une grande luniière hu- mide dans les yeuj 12206 COMME VA LE RUISSEAU — Oh! Jean, vous avez un enfant! Qui jamais aurait cru cela? — Un enfant qui bientöt aura neuf ans, Noómie... 11 levait franchemcnt Ie front, heureux de n'avoir plus rien a lui cacher. Son visage ctait loyal et tendre : c'était Ie visage d'un autre liomme qui avait conforme sa vio a sa cons- cience. — 11 me semble que je ne vous connaissais pas encore, dit-elle. Maintenant soulement je commence a voir dans votre aine. — J'avais si peur de vous! Vous étiez si au- dessus de nous, si au-dessus de moi, avec votre amc comme un petil oiseau dans les images... 11 ajouta avec une caresse dans la voix : — Comme une alouette qui file sa chanson tout en haut dans Ie ciel. Ah t vous devez me trouver hien enfant moi-mème... Un homme comme moi, avec de larges épaules comme les miennes, vous parier ainsi... Et pourtant ceGOMMI-: VA LE RUISSEAU 207 serait si bon, n'ètre touto la vic qu'un cceur de grand enfant entro vos mains, Noémie! Elle secoua la tête. — Dites plutöt : un vrai coeur d'homme, fit-ellc gravement. Il cherclia sa main, la tint, toutc fraiche de brins de serpolets arracliós, dans la sienne. Un peu de la vie de la terre ainsi leur passait dans les doigts. — Voyez un peu comme j'étais sotte I dit-elle : les gens d'ici ne savaient pas ce que vous alliez faire a la ville; je souffrais de leur en- tcndre raconter des hisloires. — Oui. je gardais cela comme une chose sa- cróe. C'est un sentiment profond en moi et que je n'aurais pu expliquer. Je craignais toujours qu'il se trouvat quelqu'un pour faire honte de sa naissance a 1'enfant... Les petits comme lui souffrent dé ja dans Ie mal qu'on pense d'eux. 208 COMME VA LE RUISSEAU Elle se revit a sa petite classo. La aussi il y avait des enfants qu'un mystère entourait, des enfants qui n'avaiont jamais mis leur bouche ronde sur les joues d'un père ou qui, tout pe- tits, leur mère partie, n'avaient connu que Ie visage irrité d'une maratre. Comme elle com- prenait qu'il aimat sou enfant, puisqu'elle ai- mait bien les enfants des autres a 1'égal de ceux qu'elle aurait pu avoir elle-mème ! Et une pensee tendre lui vint dans un sourire. — Ob! fit-elle, vous auriez pu avoir aussi votre petite classe! Le gargon s'appelait Eloi: il lui avait donnó ce nom qui avait étó celui de son père. De bon- nes gens 1'élevaient, des gens qui avaient dója des filles et des fils. Eloi grandissait la comme dans une familie que lui eut donnéela nature. — Et n'est-ce pas, fit-elle, ils aiment tous le poisson dans cette familie ? —■ C'est curieux, disait-il en riant, ils se plai- gnent toujours que je ne leur en apporte pas assez.COMME VA LE RUISSEAU 209 Alors elle battait des mains. — Oh! cela me rend si heureuse! Est-ce qu'elle aurait seulement pu diro pour- quoi? — Maintenant voila, j'ai toutdit, reprit-il, j'ai mis ma vio entre vos mains. J'ótais un si pauvre homme avant que vous ne soyez venuel Noómio, m'aimerez-vous assez pour vivre un jour de ma vie? II lui avait pris la taille et tendrement 1'atli- rait; et elle ne se defendait pas, elle était pres de lui comme une petite chose de vie charmée, comme une couleuvre qui a bu du lait. — Devenir votre femme? C'est la quelque chose de si nouveau pour moi que j'ai besoin d'être un peu de temps seule avec moi-même pour me rendre compte de cela. Les buissons soudain craquèrent et puis Ie bruit se reculait; Noémie vit distiivetement une 12.I 210 COMME VA LE RUISSEAU tête d'enfant qui fuyait derrière les baies. Elle ne'disait pas a Jean Fauche que c'était le Spi- rou. Mais lui se levait, ennuyé que quelqu'un etit pu les surprendre. Il allait voir et revenait, pensant qu'après tout, ce pouvait être un lapin a causc des carrés de choux qui n'étaient pas loin. Le soleil tombait par dela la ferme derrière les noyers. De petits nuages roses frisaient, pareils aux cheveux des anges de la procession, après qu'on a enlevó les papillotes. Et tout en bas, dans le pré, les grillons comme 1'autre jour, dansaient en jouant du tambourin. — Déja 1'angelus? iit-elle. Des tintements cristallins, comme de légers coups de rnarteau sur des vitres, encore une fois annon§aient aux trópassós sous leurs tertres que c'était la fin de la journée. Le boulanger qui avait cuit ses pains, 1'a.ne qui avait rentré la dernière charrette de foin, les fiancés qui avaient óchangé des paroles d'óternité pouvaient bien dire qu'ils étaient ógaux devant le Dieu de la vie.COMME VA LE RUISSEAU 211 Un petit rouge-gorge alors venait a la pointe d'une branche et les véroniques fermaient leur ceil bleu. -XX VJ Elle monta dans Ie matiu de la roche : les résédas, les senegons, les vipérines, les petits lyclinis roses ótaient en fleurs. Le sentier grim- pait, courait en lacets, et toujours un pou plus les toits, les noycrs, la loulle ronde des vergers s'cnfongaient. Elle enlendit Fró D'siró qui criait dans 1'oreille de Tanlin : — J' crois ben que j' vas commencer nion mat at' ii 1'heure. Et Tantin répondait :214 COMME VA LE RUISSKAU — Pour sur qu'a sera un fameux travail. Leurs voix semblaient venir du fond d'un puits. Elle vit comme une coulóe d'étain sedórouler Ie fleuve. Des meules, dans un pré, finissaient en poire autour d'une perche. Le petit pècheur, depuis 1'aubc, était la quelque part dans sa bar- que, en boule comme un hórisson. Il faisait dója grand soleil, avec des coins d'ombre bleue qui fumaient. C'était un vrai temps pour les lózards : ils sortaient leur tête plate aux yeux d'or de derrière les pierres et se gonflaicnt a la chaleur. — Plus haut I toujoursplushaut! pensait-elie. Quelquefois, pour aller plus vite, elle se lan- gait, escaladait les sentes qui coupaient droit a travers les bloes. C'était une folie d'échap- per au reste du monde et d'être seule avec elle- méme a la source de sa vie.f COMME VA I,E HU1SSEAU 215 Les taillis a la cime s'ouvrirent, elle fut sous les chênes, dans une solitüde. Des geais garru- laient; la queue bleue des pies sautait dans les hautes branches. On était la cliez Ie bon Dieu. KI Ie alla un peu de temps dans Ie bois a pas de silence, comme dans une église. Le soleil descendait par les trous des ramures et ileurissait de trèfles d'or lo sol devant elle. Elle avait joint les mains, sa jeunesso se fondit dans un cantique de graces muettes a la joie du monde. Elle entendait tres loin en sa vie battre son cceur: c'ótait encore une fois une sensation qu'ello n'avait pasconnue jusqu'alors. Elle était comme la petite ame religieuse du mystère du bois. Un encens léger de vapeur lloconnait dans les fonds. Les ronces étaient humides et noires. Les feuilles crópitaient sous 1'ondóe fine des luniières. Un sentier ensuite la ramena au bord de la21G COMME VA LE RUISSEAU liaule falaise ; des moires lumineuses trem- blaient dans 1'éclaircie des feuillages. Elle s'as- sit devant Ie matin lilas de la vallóe. Les toils mainlenant étaient tout petits sous leurs ar- doises, bleues comme des pigeons boulant au soleil. Elle ne voyait pas la maison de Jean Faucbe et cependant elle croyait respirer l'o- deur de son espalier de roses au midi. La tout prés, dormait lo bon vieux cimetière avec ses tertres étoilés de pissenlits. Elle s'ócouta vivre dans Ie rève, dans la bauto vie de 1'espoir. Elle tenait sa poitrine a deux mains, toute lourde de sève jeune. L'odeur verte du bois la grisait. Un sourire charme et grave lui demeurant au visage, elle avait 1'air de se sourire a elle-mème, comme a une inconnue. Elle ne se reconnaissait plus dans Ia créature heureuse, nouvelle qui palpitait deCOMME VA LE RUISSEAU 217 — Non, ce nest plus moi, se disait-elle, c'est une Noémie qui est aimée et qui aime. Et c'était toujours lc même étonnement. Quoi! la sage Noémie si tranquille, avcc son cceurmuet dans les mains, en arriver la comme toutes les autres! Il lui semblait entendre, la oü elle passait, un pas qui n'était plus Ie sien. Elle dit longtemps : — Jean! Jean! Jean! Elle écouta lc nom profondóment descendre comme une vie dans sa vie. Elle n'aurait pas cru qu'il put tenir uno destinée dans un nom d'homme, celui-la surtout, si simple et si cor- dial. Comme il y a cncore un peu du bruit jaseur de la sourco dans la gorgée qu'on boit au creux de la main, les heures repasscrent, sonarrivóe au village, les tranquilics paysages, Ie jeune bomme qui toujours fumait sa pipe en descendant au matin dans son jardin. Et un jour ce mème jeune homme lui disait : 13I; 218 COMME VA LK HUlSSliAU __ Noómie, voulez-vous être ma femme? Jouer a la dame dans la petilc maison treil- lisscc de roses oü il y avait une cigogne et un renard empailló avec des yeux de verre ! Elle se metlait tout a coup a tourncr en bal- lant des mains, et puis elle s'arrètait dans lc tourbillon de ses jupes. — Mes pelitesl Une ombre passa, elle n'était plus aussi beu- rcuse. Après tout,. cst-ce que celles-la ne sema- rieraicnt pas aussi un jour? Elle fit un geste volontaire qui écartait la mélancolique image. Et de nouveau la vie rcmontait. — Moi! c'est bien moi pourtant! Elle palpait ses bras, comme si elle s'éveil- lait d'un songe et n'avait pas tout a fait cons- cience de la réalitó. Une souffrance délicieuse 1'accabla. « Comme c'est terrible Ie bonheur! » pensait-elle. Ses sensations étaient lentes, molles, infinies. COMME VA LE RUISSEAU 219 A la fin son coeur éclalait; scs pleurs un a un gouttèrent, les pleurs tièdes et mólodieux d'une pluic de mai au soleil. A peine ses lèvres remuaient, elle disait comme quand ellc était toule pelite : — Maman ! Maman I Dans Ie bois Ie coucou faisait sonner son horloge. Au fond du laillis quelqu'un sournoisemcnt sifflotait. — ïoi, petit Spirou ! Ellc passa la main sur ses yeux Irès vite, riant et disant : — Non, non, ce n'est pas ce que tu pourrais croire, Spirou I Personne ne m'a fait de mal, je te jure. Vois quelle folie je suis ! Je pleure d'è- tre trop heureuse. Ne cherche pas! ïu ne com- prendrais pas.220 COMME VA LE UUISSEAU Ah! ce Spirou! Elle avait beau Ie comblcr de sucreries et de petits sous : rien n'avait prise sur ce coeur farouche : il n'était bon qu'a ma- rauder, a grimper aux nids, rusó déja comme un vrai braconnior. — Danse avec moi, fit-elle. Elle 1'attira par les épaules et Pentraina, serre dans la cbaleur de sa vie. Mais Ie garcon poussait un cri et lui mordait la main. Ellc eut peur comme si un homme tout a coup apparaissail derrière Penfant. — C'est mal. Qu'est-ce que je t'ai fait, Spirou ? Pourquoi m'as-tu mordue? Avec son soufile court. il avait Pair d'un chat Il haussa les épaules, sans répondre, les yeux bas. Elle, avec ses lèvres, tirait sur Ie mal léger de la morsure. — D'abord, tu entonds, Spirou, je te défends de me suivre. ïu me guettes, lu es toujours a m'épier derrière les baies. J'en ai assez.[COMME VA LE IiUISSEAU 221 Il secouait son front court et tètu pardéfi; et maintenant aussi il riait, en passant son pied droit sur sa jambe gauclie. Cette fois, ellc s'emporta. — Méchant gamin, va-t'en, je te déteste. Et elle lui jetait une motte de terre. Spirou alors docilement s'en allait, tapant ses talons nus dans la mousse et quelquefois se retournant pour la regarder avec ses yeux hai- neux. Comme tout a l'heure il sifflait une chan- son triste entre ses dents, la chanson des car- riers cassant les bloes de schiste tout la-haut, dans les silences brülants de la montagne. — Pauvre petiot tout do mème! se dit-elle en Ie voyant s'enfoncer dans Ie matin bleu, avec ses trous de chair aux habits. Celui-la aussi, avec sa petite ame animale, jalousement 1'aimait. De loin Spirou criait : — C'est mon idee, da.ÉXXVII M. Fauche encore uno fois était parti pour la ville, avec sa bourriche de poissons. Depuis deux jours il pêchait en plein courant, leve a l'aube. Noémie avait tiró son rideau quand elle avait entendu grincer la grille. Il lui avait fait un signe de la main et ensuito il avait disparu dans la ruelle. La petite plume dansait a son chapeau, dans Ie vent frais du matin. Un petit enfant la-bas, avec scs bras ou- verts, attendait ce garcon tendre et fort. Encoreune fois elle repensa a ses enfants de la ville, a cette jeune humanitó qui, a travers la distance, 1'appelait, elle aussi. Si tout de même, c'était la sa vraie vie! Si, comme elle Pavait dit a Jean, la nature avait fait d'elle la soour de charitó des petites pauvrcs! Un air laiteux et lourd embrumait Ie bas du coteau quand elle quitta la Truite d'or. Elle s'engagea dans lo cbemin en lacets qui serpen- tait au flanc de la montagne. La vallée s'en- fonca, Ie cicl au-dessus d'elle bleuissait dans une lumière tendre. Plus haut encore! Plus haut! par dela la région des brumes ! songeait- elle. C'était comme Ie symbole de sa vie nouvelle. Elle était venue dans cc village au bord du fleuve : son ame était encore obscure pour clle- même. Et, un jour, elle avait monté jusqu'au buisson d'obiers : Jean Faucbe peignait pres du ruisseau. Mais la encore on était trop pres du. brouillard de la vallée. üno fois, par laCOMME VA LE RUISSEAU 225 suite, il s'était mis a lui parier de son plant de tabac et de ses ruches dans la montagne. Il avait leve Ia main en disant : « La-haut »; ses yeux brillaient. Il parut exprimer Ie vo3u des créatures d'échapper au brouillard et de se rapprocher toujours plus de la divine lumière. Elle aussi maintenant disait : « La-haut; » son ame enfin avait dépassó la région des brumes. Elle toucba a la cime ; elle ne voyaitplus les maisons ; toutela vallée i'umait. Plus haut! Plus haut! Elle entra dans la lumière. Un silence pesait sur Ie bois ; aucune feuille ne bougeait; Ie coucou ne chantait pas. Elle eütvoulu danser comme 1'autrefois ou bien se rouler sur 1'herbe, la tète dans les mams, et puis sangloter do bonbeur. Maismaintena .1 il lui semblait qu'elle voyait trop clair dans ses idóes. La petite folie ótait passée : ce n'était plus 1'autre Noémie, celle qui marchait voilóe, inconnue d'elle-nième, et qui portait son coeur devant elle comme un 13.226 GOMME VA LE RUISSEAU vase d'aromates. Celle-la avait été la petite faunesse grisóe de printemps, 1'éclat de rire mouillé d'un matin de nature dans 1'oubli du monde. Elle n'aurait eu qu'a descendre la mon- tagne pour entrer en reine dans la maison des roses. Si Ie renard, avec ses terribles poils de moustache, 1'avait regardée trop fixement de ses yeux de verre, elle 1'eüt simplement retournó du cöté du mur. Qu'il y avait déja du temps de cela ! La vraie Noémie, la petite cróature sage et raisonnable, se demandait si elle n'avait pas rêvé, si c'était bien elle qui avait pu dire : « Plus haut! plus haut! » comme si elle acceptait que chaque pas qu'elle faisait l'écartat un peu plus de la vie qui avait toujours été la sienne. Il lui pa- raissait bien plus naturel d'en revenir a « la notion juste des choses, » comme disait 1'ins- pecteur quand il faisait sa tournee d'écoles. Elle tira de sa poche un paquet de lettres qu'elle se mit a lire, bien qu'elle les eüt re-GOMME VA LE RUISSEAU 227 lues cent fois. De petites mains y avaient laissó des empreintes grasses ; Ie papier ótait maculó de pochons d'encre; mais tout de même les bons cceurs naïfs qui avaient écrit cela ! Presque chaque jour Ie piéton avait passé lui apporter la petite correspondance fidele. Elle 1'emportait dans ses courses a travers la mon- tagne, avec la sensation d'être prés de celles qui la lui envoyaient. Et ce qu'elle avait fait si souvent, elle Ie faisait cette fois encore, marchant & petits pas sous les arbres et, a mesure qu'elle dépliait les feuillets, quelquefois décorés d'emblèmes, disant : — Celle-ci c'est de Delphine... celle-la de Ju- liette... ou de Lóonie, ou de Jeanne... de Cons- tance. Et elle les nommait toutes. Comme, par ha- bitude, elle avait pris son crayon, elle souli- gnait les fautes de grammaire ou marquait: « Bien, passable, » póur la ródaction. Ah ! oui, les bons coeurs ! les tendres effu-228 COMME VA LE RUISSEAU sions qui déja avaient quelque chose de 1'amour ! Léonie lui écrivait qu'elle iie passait pas un jour sans pleurer. Juliette disait: « A vous, ma- demoiselle, mon cceur pour la vie! » Et sur une des lettres de Constance il y avait une pe- tite tache de sang avec cette ligne : « Votre pe- tite amie et élève qui ne peut plus vivre sans sa chère maitresse. » — Quel enfantillage ! pensait Noémie en sou- riant. Elle se sentait si bien leur maman a toutes, a celles surlout qui n'avaient plus la leur comme la petite Constance, la petite Adèle, la petite Cliichi. Un drame avait passé dans leur exis- tence, a celles-la, un drame qui avait laissé un grand trou vide. Elle en vint ainsi a repenser a Jean Fauclie et a son enfant, au petit sans mère qu'il allait voir la-bas deux fois Ie mois. Son cceur se gonfla : elle pleura longtemps. — Jean ! ab ! Jean!COMME VA LE RUISSEAU 229 Est-ce qu'elle pourrait jamais se résigner a ne plus voir ce doux Jean Fauche qui était entre dans sa vie a petits pas mystérieux et un jour si tendrement lui avait dit: — Noómie, voulez-vous être ma femme ? Ses larmes redoublèrent au souvenir de celle voix humble, suppliante : aucun homme au monde n'aurait pu parier ainsi. Comme elle 1'aimait! C'ótait bien sa vie, toute sa vie qu'elle lui avait donnée. Encore une fois elle ótait heureuse, toute rafraichie comme après une crise salutaire. Elle entendit la cloche qui a 1'église sonnait midi. Le brouillard se dispersait en flocons légers; la vallce apparut, le fleuve, les petits toits parmi les vergers. Il lui sembla qu'elle renais- sait a la vie comme le paysage, comme la na- ture. Le coucou chantait au lom, dans le bois. Encore deux jours et Jean Fauche serait ren- tró de la ville. 11 lui avait promis un portrait de 1'enfant.230 COMME VA LE RUISSEAU — J'écrirai demain pour la prolongation de mon congé, pensait-elle. La petite chanson de folie monta frémis- sante, a travers les feuillages. I 4COMME VA LE RUISSEAU 227 lues cent fois. De petites mains y avaient laissé des empreintes grasses ; Ie papier ótait maculé de pochons d'encre; mais tout de même les bons cceurs naïfs qui avaient écrit cela t Presque chaque jour Ie pióton avait passé lui apporter la petite correspondance fidele. Elle 1'emportait dans ses courses a travers la mon- tagne, avec la sensation d'être prés de celles qui la lui envoyaient. Et ce qu'elle avait fait si souvent, elle Ie faisait cette fois encore, marchant a petits pas sous les arbres et, a mesure qu'elle dépliait les feuillets, quelquefois décorés d'emblèmes, disant : — Celle-ci c'est de Delphine... celle-la de Ju- liette... ou de Lóonie, ou de Jeanne... de Cons- tance. Et elle les nommait toutes. Comme, par ha- bitude, elle avait pris son crayon, elle souli- gnait les fautes de grammaire ou marquait: « Bien, passable, » póur la ródaction. Ah ! oui, les bons coeurs ! les tendres effu-232 COMME VA LE RUISSRAU monde l'afïïrmait. Le curó Jadot ne disait pas non. Noémie avait pris par les ruelles. Il sentait bon le pain nouveau et le linge frais a la porte des maisons. Les filleües, avec leurs cheveux en copeaux frisés, de petits tabliers blancs sur leurs robes bleues, avaient des têtes de proces- sion. Tantin 1'umait sa pipe sur son seuil en caressant le ventre ballonné de Finette. Il avait ppis son parti de 1'infidélitó de sa chienne et déja s'était assuré un bon placement pour les petits. Quelquefois, le dimanclie, avec Fró D'siré, il lui arrivait, après la grand'messe, de faire des stations un peu trop prolongées dans les cafés. Fré tapait du poing sur les tables en parlant du gouvernement et lui, Tantin, de grosses larmes au bord des yeux, le regardait avec attendris- sement. Ceux-la avaient próméditéde partir en- semble le jour oü il plairait au Seigneur de les rappeler, comme 1'ombre s'en va avec le soleil. Noémie s'était mise a marcher devant elle 'COMME VA LE RUISSEAU 233 par les sentiers entre les jardins. Tout Ie monde était parti pour 1'église : il n'y avait plus der- rière les haies que de vieux hommes en bras de chemise assis prés des ruches ou de vieilles femmes qui marmottaient les prières de 1'oifice en pelant des pommes de terro, une bannette entre les genoux. Le ehat, avec sa barre d'or aux prunelles, n'avait pas 1'air do regarder s'a- battre les jeunes pigeons blancs sur les grains d'avoine. Les pigeons, en gonflant leur jabot, jouaient du tambour sur lestoits. Que tout cela était bon! Le cceur des pommes commencait a rondir par dessus les tctes bleues des ehoux. L'ombrc sur le soleil des pignons faisait un geste de bénódiction. Cependant Noémie de nouveau se sentait re- prise pas ses idees. Elle n'avait pas dit ce ma- tin-la : « Plus hautt » comme les autres jours. Elle s'ótait lovée avec une ame dolente, une amo de petils chemins bas zigzaguant sous la brouée. Et maintcnant, pas a pas, elle gagnait234 COMME VA LE RUISSEAU la fontaine, comme les 'gens appelaient Ie pan de roche d'oü sourdait une eau claire. Elle demeura la, immobile, les mains sur les genoux. L'onde a menus bouillons d'argent rou- lait entre les pierres. Un crépuscule vert tom- bait de deux noyers énormes. Noémie contemplait Ie miracle éternel de la petite source : on Pavait toujours connue, des- cendant du plateau et sans jamais s'arrèter, continuant a verser son petit flot. Le lieu était religieux comme un baptislère dans une église : les anciens hommes étaient venus la avec les vases sacrés comme les femmes allaient encore la remplir leurs seaux. C'ótait simple et inexpli- cable a 1'égal d'un mystère. Le bon Dieu des campagnes regardait a travers les hauts croi- sillons des rameaux. Le ciel avait Pair d'un vitrail entre le vert lumineux des feuilles. Et a petites fois sans trêve, avec un bruit rythmé comme la musique même du sang de la terre, coulait le filet d'eau.COMME VA LE RUISSEAU 235 Les racines del'être frémirent en Noémie; la vie des ages passa, la transmission indéfinie des puissances humaines. Comme la petite onde, elle venait, elle aussi, d'un lointain obscur oü des jeunes fïlles, des fiancées, des amou- reuses s'ótaient penchées sur les sources pro- fondes, tachant de conjecturer leur destin. Rien n'avait pu arrèl;er la vie des races; rien n'avait pu avoir raison de la petite onde intó- rieure. Si un roi était venu la et avait voulu refouler Ie flot monté du coeur de la terre, est- ce que tout de mème cette force incompressible de 1'eau ne se serait pas fait jour d'un autre cöté? Noémie trembla. Elle sentit que., par une pente naturelle, sa pensee Pentrainait. Elle se rappela Ie mot de Jean Fauche : « Comme va Ie ruisseau... » Elle compléta mentalement : « Comme vont les ondes de la vie, comme va 1'élandes ames... » Une seconde, sa vie s'arrêta : elle souffrait une peino vive. La véritó fut plus236 COMME VA LE RUISSEAU tf ,1 forte... Et si, par exemple, c'est Ie flot des cha- ritós fratcrnelles qui jaillit du C03ur de 1'homme, oxiste-til quilqu'un au monde qui puisse dirc qu'il en fera dóvier lo cours? Jean Fauche, pourtant, lui avait dit si dou- cément : — Voulez-vous ètre ma femme? Mais, en disant cola, c'était comme s'il avait dit : ■— Noémie, vous et moi serons seuls ensemble sur la tcrre dósormais avec Ie petit enfant que j'aidéjaet ceux que nous auronsl'un del'autre. Sa gorge frémissante entre ses mains, elle senLait que sa vie était restóe la-bas ou il y avait d'autres vies auxquelles elle était néces- saire. La source profonde dans son cceur gró- silla, sanglota. 11 sembla que Juliette, Adèle, Constance et les autres venaient a la fontainc et pleuraient de grosses larmes. Et elle aussi maintenant savait qu'il n'y aurait jamais per- sorine, ni Jean Fauche ni un autrc, pour avoirCOMME VA LE RUISSEAU 237 raison de celtc force incompressible de la pelile onde élernellc. Ellen'étaitpas Iristect ellc n'ólait plusseule. Une humanité 1'ciitourait, sa vraie familie a ellequiavait étémiseau monde pour aimer ma- ternellemcnt celles qui n'avaienl pas connu l'amour. Encore unc fois Jcan Fauclic aurait pu dire : « Comme vale ruisseau... » L'eau sui- vait sa pente : elle desccndait de la monlagne et courait se perdre dans la vallée, Elle fut soudain décidée. Elle rentra a 1'hótcl, appcla la grosse hótclière : — Ecoutez, manie Moya, il ne faut Ie dire a personne, mais je m'en vais dcmain, je dois m'en aller. Gardez-moi Ie secret jusque-la, faites ccla pour moi. La bonne femme avait les yeux humides. — Allez! fit Noémie, je pleurerai bien plus que vous, mais ]o dois partir, il lc faut. Plus tard je reviendrai, oui, quand je serai plus vieillc, on saitpas. G'estca qui sera une joie denousrevoir!238 COMME VA LE RUISSEAU Courageusemcnt elle lui mentait. Elle monla asa cbambre, ficela sesbottes d'herbes, rangea sos petites robes au fond du coffre par dessus ses Jivres. Et elle avait ferme la fenêtre : ellene voulait plus regarder Ie fleuve oü si souvent elle avait apercu Jean Fauchopêchant dans son batoau. Mais Ie lendemain, róveillóe au petit jour, elle fit jouer la targette et se pencha pour voir une dernière fois la maison qui aurait pu ètre la sienne. Les volets ótaient clos; des grappes dqr.oses mouillées ressemblaient a de gros coeurs lourds d'avoir pleuré. Il lui sembla que Jean Faucho allait ouvrir la porie et descendre faire Ie tour de son jardin en fumant sa pipe, comme il Ie faisait tous les matins avant do partir avec sa barque. Et puis il levait la tête et la tenait un peu renversée sur I'ópaule en regardant si Ie petit rideau ne s'agitait pas. — Allons, du courage! Elle entcndit Moya et sa femme qui, a piedsCOMME VA LE RUISSEAU 239 nus, marchaient dans la chambre au-dessus. Bientót 1'arome chaud du cafémonta par 1'esca- lier. Toute habillóe, son chapeau sur la tête, elle descendit dójcuner. Madame Moya toujours avangait 1'assicttë aux beurrées. — Voyons, mangez donc... G'est du pur fro- ment et j'ai mis six oeufs dans la pate. Vous n'en aurez pas toujours du comme ca la-bas.... — Allez, je vous crois, mais tout de mème merci, non, ga ne passerait pas. Elle s'efforcait d'être gaie, un rire tremblait a ses lèvres. Conslamment elle regardait la pendule, ponsait : — Nos trains se croiseront. Les trois jours ótaient expirés : son Jean allait rentrer au moment oü pour toujours elle s'en allait. Quelle chose triste c'ótait la! Son ame un instant la quitta : elle vécut les heures brèves d'amour, de nature. Elle avait eu son roman, comme les élues. Pauvre et fra- gile roman! G'était hier, cela semblait si loin-240 COMME VA LE RUISSEAU tain dója. EL cllo repartait comme elle était venuc. La vie a jamais les sóparait. La demie après six sonna. Elle cmbrassa longtemps la bonnc madame Moya comme si du memo coup elle eüt embrassé tous ceux qui avaient étó mèlós a sa vie pendant les deux mois qu'elle avait passes au village. Mainteriant Ie co3ur lui manquait : elle n"avait plus la force de s'cn aller, toute molle, les jambes faucbées. — Ab! Mame Moya! Madame Moya! Mais Moya 1'attendait sur la porte avec les paquets, les carlonset Ie coffre qu'il avait voulu porter lui-même La marine commengait a s'a- giter, comme a cbaque rentree de M. Fauche. Fró D'Siré venait d'allumer sa pipe et tapait sur un clou. ïantin, remonte du fleuve avec ses deux arrosoirs.. allumait la sienne et contem- plait Ie clou. Noémie put se jeter dans laruelle sans être vue. lis passèrent devant Ie cimetière: Moya allait un pcu en avant de son Iarge pas. Elle regarda mCOMME VA LE RUISSEAU 241 par dessus 1c mur la tombe de cette autre Noé- mie qui lui avait fait désirer d'avoir la aussi, a l'ombre de 1'óglise, une petite croix contre Ie mur, une croix sur laquelle une bonne ame comme elle un jour aurait lu qu'elle ótait morte tres vieille, regrettée de ses enfants et petits- enfants. La sienne, si jamais elle en avait une, resterait perdue parmi la cobue des petites croix anonymes, dans la tristesse des banlieues. Elle ótait redevenue maitresso de ses mouve- ments : ellejouissaitde se sentir Ie cceur calme. La mort n'éveillait point de tristesse en elle. Le train entrait en gare quand ils arrivèreot. Moya lui monta ses paqucts, et ensuite, tandis que la locomotive soufilait, il demeurait sur le quai un instant, reniflant dans sa moustacbe. — Vous aurez beau temps, mam'zelle Noé- mie. — Oui... Et pourtant j'aurais préféré la pluie. Le train patina. 11 agitason cbapeauen 1'air: elle le salua de la main. Elle était seule dans 14242 COMME VA LE RUISSEAU Ie compartiment. Elle se tint penchóe un peu de temps a la porfiere, tacliant d'embrasser dans un dernier regard la montagno., Ie bois, 1'óglise, la pctite maison sous les roses. Jean Faucbc aussi, Ie premier jour qu'il Pavait vue, s'élait penchó pourla regarder plus longtemps. C'ótait elle alors qui venait, tandisque lui, par- tait. Arrivei'j partij toule leur vio avait tcnu entre ces deux mots. Le train s'engouffra dans un tunnel. Fini, c'élait fini; comme unrève! Jamais plus elle ne reviendrait la! Quant a Jean Fauche, il se con- solerail pres de son enfant et qui sait? peut-ètre un jour il en viendrait une autre qu'il aimerait commo il avait aimé la première, comme il 1'a- vait aimée, elle. Alors son coeur se déchira : elle fut prise •d'une crise horrible de sanglots : — Jean I mon Jean! Le train déboucha pres du fleuve. Dans le brouillard lilas, de vieux hommes pèchaient.COMME VA LE RUISSEAU 243 Un bateau quittait 1'écluse, halé par des che- vaux. Des enfants tachaient de saisir avec les mains les flocons de fumée crachés par la loco- motive. Un or léger blondissait les peupliers au bord des routes. Dans la montagne, des mai- sons pamprées de vignes riaient par leurs fenê- tres ouvertes. Tout d'une fois Ie soleil déborda par dessus la crête du versant et emplit la val- lée. Puis Ie garde criait Ie nom d'une station. Une dame monta. Noémie tres vite tamponnait ses yeux, et se reprenant : — Voyons, voyons, mademoiselle Noémie Larciel... disait-elle. FIN Im[irimene Générale de Chatillou-sur-Seiae. — A. Pichat. t*