LES MARIS DE Mademoiselle NOUNOUCHE CAMILLE LEMONNIER LES MARIS DE Mlle NOUNOUCHE HISTOIRE DE CHATS Soixante-cinq Aquarelles de A. Vimar PARIS H. FLOURY, éditeur Boulevard des Capucines, i 1 906 *\AUX LECTEURS Ne croyez point que nous voulûmes faire con- currence a Monsieur dela Palisse, en inscrivant sur le titre de cet ouvrage ces trois mots: Histoire de Chais. Il était besoin, grand besoin, d'affirmer que cette aventure s'est passée dans Ie monde de ces félins, car 1'on en pourrait douter maintes fois. Tous les sentiments variés qui passent dans ces petites têtes moustachues, dans ces poitrines velues, orgueil, jalousie, amour, mentonge, sont des senti- ments humains. Ces aventures sont également singulièrement humaines. Je n'en disconviens pas; mais pourquoi ne seraient-elles pas également permises a des chats? qui dira, mieux que Darwin et Littré, oü commence Ie domaine de 1'homme, oü finit celui de la béte? Ceci est bien une Tfisfoire de Chah, comme les fables de La Fontaine sont des moralités pour bêtes, CAMILLE LEMONNIER Les Maris de Mlle Nounouche AQUARELLES DE A. VIMAR ce sont bien, d'ailleurs, ces animaux si étonnamment pervers que Vimar a si excellemment dessinés Ie long de ces pages. Mademoiselle Nounouche n'est pas un joli sujet de corps de ballet, c'est une adorable mi nette, une chatte frivole, amoureuse, traïtresse, coquette, gour- mande... comme une femme. Vimar a délicieusement paraphrasé ce roman léger, fantaisie charmante et curieuse au plus haut degré, dans 1'ceuvre austère, rude, parfois brutale de Camille Lemonnier, ses chats sont merveilleux d'ex- pression et de justesse — ce sont des bêtes comme il fallait, presque des gens comme il convient... car cette histoire est-elle bien une Jtistoire de Chats ? Et c'est a la fois une surprise et un régal, que ce livre inattendu du robuste écrivain du Mort, illustré par un maitre-peintre qu'on ne connait, en général, que par les pages éparpillées dans les journaux illustrés. Vimar illustrateur, Lemonnier humoriste, Ie livre valait d'être fait, par son imprévu, sa grace, sa per- fection. Jéróme DOUCET *^N> 1 Jusqu'a 1'age de deux ans je fus un gros petst chat insouciant et léger, ni beau ni laid, trottant Ie guilledou et me souciant du reste comme d'une chataigne. J'avais la robe noire avec une tache de lait dans Ie cou, Ie ventre blanc, des manchettes a chaque patte et une fri mousse enfarinée d'oü sortait un joli pinceau de crins argentés. Ma mère, qui raffolait de crème et qu'une bonne conciërge d'hótel garni avait nourrie tout Ie temps de ses couches----- 2 ---- uniquement de jattes de lait, m'aimait beaucoup a cause des crevés d'un blanc laiteux de ma fourrure : elle-même disait souvent que cela lui rappelait Ie bon temps. Je déclare ici en forme de parenthese que ma mère était d'une bonne familie du faubourg, laquelle ne roulait pas carrosse précisément, mais fut toujours recommandable par ses vertus. Quand je revenais a la maison après m'être roulé dans Ie charbon avec les petits chats du voisinage, ma mère me disait en me donnant une tape de sa patte plucheuse sur les babines : — Vaurien, tu oublieras donc toujours que la propreté fut une des vertus les mieux pratiquées des Mistigris ? Elle mouillait alors 1'exrrémité de sa patte en la léchant de sa langue rosé et se lavait la tête en me disant : — Petit coquin, fais comme moi. Mais je m'y prenais si gauchement qu'au lieu de me blanchir je me charbonnais encore plus; et il n'était pas rare que je me fourrasse une griffe dans 1'ceil.— 3 - Ma bonne mère riait d'abord de tout son coeur, puis soupirait, et finalement je sentais sa langue rapeuse me courir dans Ie dos. Et tout en soupirant elle se livrait a de dolents retours sur Ie passé. — Ah! si j'avais écouté mes parents et si, au lieu d'en faire a ma folie tète, je m'étais mariée bien sagement avec Ie petit roux musqué d'en face, peut- être eussé-je eu mieux que ce vilain petit masqué qui salit soir et matin ses chaussettes comme un rustre des champs! Mais Ie cceur m'a perdu ; j'ai lu trop de romans. Ainsi se désolait ma petite maman, par affec- tation plutót que par Ie chagrin réel, car mon père et ma mère faisaient tres bon ménage ensemble et personne ne les a jamais entendus se chamailler. Elle était toute blanche et boulotte, ma mère, avec des yeux verts, et d'un vert clair et brillant comme 1'eau des fontaines, du reste, nonchalante et bonne, et volontiers elle demeurait tout Ie jour pelotonnée sur son tapis en rêvant a des chimères. Sa grande joie était de parier des Mistigris desquels elle prétendait descendre par les batards, et qui, ayant toujours eu en partage la fortune et la beauté,— 4 — vivaient en grands seigneurs, sans se salir les pattes a chasser les souris. Quand elle voyait passer dans la gouttière ou Ie long des soupiraux de cave un de ces nobles descen- dants des Mistigris, lentement, avec des mitaines éclatantes, sa collerette empesée, ses moustaches cirées, son sautillement de gentilhomme marchant sur ses pointes, elle accourait lui faire la révérence en lui disant : — Bonjour, monsieur mon cousin. line fois, 1'un de ces faquins, grand bellatre a mine entreprenante, qui portait sur des haut-de- chausses de satin gris un pourpoint de velours noir moucheté de rosé feu, trouva ma mère si bien de sa familie et lui fit tant de doléances sur Ie malheur qu'elle avait de s'être mise en roture, que mon père qui les regardait en tapinois a travers un ceil-de- bceuf, les vit bientót se frotter 1'un contre 1'aurre en faisant Ie gros dos, ce qui est Ie signe d'une certaine amitié, comme on Ie sait, et descendit a toutes jambes de peur d'accident. Mais Ie futé compère avait longtemps hanté les ruelles et savait sortir d'affaire sans y perdre ses poils.— 5 ]] s'alla frotter a mon père? a peu prés comme il 1'avait fait a ma mère, et lui dit en retroussant sa babine dans un sourire : — Que votre grace accepte mes compliments pour 1'honneur qu'elle a d'être mêlee, quoique de loin, a notre maison. J'entretenais a ce sujet madame votre épouse, et je suis bien aise de voir qu'elle vous aime de tout son cceur. Sans être d'humeur sombre, mon père n'aimait pas les galants et voulait que son lit fut a lui. 11 miaula aigrement quelques mots et emmena sa femme, pendant que Ie fils des Mistigris détalait en se trémoussant, rengorgé dans son jabot et les pattes en dehors, comme un maitre de ballet. Certainement, ma bonne mère n'était plus jeune en ce temps et on lui voyait en I'embrassant depetites raies menues aux babines; mais elle était si grasse, si dodue, si pelue, si douillette, avec des potelés si mignons dans les reins, des bourrelets si rondelets aux épaules, tant de fossettes aux joues et de petits creux aux cuisses, elle avait 1'air si bonne personne, poussant ca et la de petits soupirs tendres qui la gonflaient et louchantmélancoliquement aux mouches— 6 — a travers ses paupières mi-closes, de plus, sa démarche avait garde une légèreté si juvénile tandis qu'elles'en allait flairant 1'air de son nez rosé et sa belle fourrure d'hermine toisonnant dans Ie vent, elle faisait tant honneur a mon père en un mot qu'on 1'eüt prise pour quelque grasse demoiselle a marier, pucelle, chaste et bien nourrie, comme on en voit derrière les rideaux, sur les housses au crochet des coussins, regardant passer les galants par la fenêtre. ]] Mon père, lui, était Ie meilleur mari du monde et il avait pris 1'allure d'un bon rentier aimant ses aises, sa femme et son fils par-dessus tout. II avait été élevé a la campagne dans une grasse ferme, en compagnie des chiens et des poules, par des parents honnêtes et laborieux. Je n'ai connu ni mon grand-père ni ma grand'- mère, mais mon père me disait souvent que c'étaient8 de vieilles gens tres simples, dont la vie s'était écoulée entre Ie grenier et la cuisine et qui, malgré leurs rhumatismes, pourchassaient encore, a un age avance, les souris dans les recoins. Mon père avait environ douze mois quand on Ie mit un matin dans un panier et qu'une grosse fille Ie porta a Ia ville. Le jarret leste, la tête grosse et les jambes pattues, hardi, tapageur, du reste bon enfant, il se fit tout de suite des ca- marades. 11 passa une demi année a courir la prétentaine dans les ruelles et sur les toits, était de toutes les parties, piaulait des ballades sur les balcons, pincait des boléros sur les gouttières, pelotait pour les belles, courant la rousse et Ia blanche, mettant en fuite le guet, fourrageant les greniers et cassant les vitres comme un parfait Don Juan. line après-midi qu'il rödait entre chien et loup, il vit dans un rayon de lune, derrière un rideau, une fine demoiselle blanche qui se grattait la tête du bout de sa patte et s'interrompait parfois dans ce manége pour bailler a la lune. 11 courut chez un petit rabbin du voisinage qui passait son temps a— 9 — faire des mariages et lui demanda quelle était cette menue blanche personne. Le vieux rabbin cligna de 1'oeil et lui donnant une tape a travers Ia figure lui dit : — Pour un vaurien de campagne, tu n'as pas trop mauvais gout, mon garcon. La demoiselle est de bonne familie, honnête et fort au gout d'un certain marquis roux qui loge en face et lui fait la cour. 11 n'y a pas dans tout le quartier de plus joli parti, ni plus galant, ni mieux troussé, et personne n'a vu le dessous de sa cotte blanche. Mon père, chat têtu, fit dès ce jour grande toi- lette, se lissa, huila ses bottines, blanchit ses man- chettes et s'étudia aux belles postures sur la margelle d'un puits. Vainement ses amis l'attendaient des heures devant sa porte pour aller faire ensemble les polissons : il ne paraissait plus, les laissant fort en peine de ce grand changement; mais 1'ayant vu un matin déguerpir de chez lui, la tête sur le cóté, lui- sant, verni, trottant en chattemite sur le bout des pattes, avec un air de grand mystère, ils eurent le mot de 1'énigme, plus heureux qu'une certaine grosse minette étourdie, amoureuse, disait-on, de mon au-IO teur, laquelle Ie voyant passer un matin en si fringant equipage, rentra chez elle Iégèrement émue, en se demandant: « Oü donc courait si vite M. Loulou? » M. Loulou, ainsi s'appelait mon père, sentant Ie beurre et la graisse fine, s'en était allé simplement, selon sa nouvelle habitude, roucouler sous la fenètre de M'" Poupouche. II arriva a la fin que la plus honnête des minettes, fiancée par ses parents au petit marquis qu'elle n'aimait pas, sortit une nuit de chez elle, pour n'y plus rentrer. Parents, aisance, riches partis, grasses lippées, elle sacrifia tout a mon père, et Ie suivit dans son grenier a paille. C'est la seule faute que commit ma mère et je lui dois Ie jour. N^* in Mon père et ma mère vivaient retirés, presque sans commerce avec Ie dehors. Les jeudis, pourtant, un ménage des environs, vieux époux fourrés et gras a lard, leur faisait visite et 1'on cassait une brioche en compagnie. Je les verrai toujours entrer, ces dignes conjoints, madame devant et monsieur derrière, avec leurs petits manchons mangés des mites et leurs pelisses---- 12 ----. rapées aux coudes, faire la révérence, Ia queue en 1'air et Ie dos rond, en pincant un sourire aigre comme un citron, aplatir, sous leurs vieilles cuisses, leurs pans fourrés pour éviter les plis, et puis, avec mille petites facons, se mettre a miauler en disant un mal affreux du prochain. Mon père et ma mère leur rendaient leurs visites, moins par amitié que par convenance. Ma mère, qui était coquette, se levait ce jour-la, — c'était généralement un samedi, — plus tot que de coutume et passait la matinee a se laver des pieds a la tête. Puis nous nous mettions en route, ma mère en falbalas bouffants et s'éventant comme une marquise, mon père en culottes courtes et escarpins vernis comme au bon temps, sa tabatière en poche et Ie jabot saillant, moi sautant derrière, la moustache haute, la raie aux cheveux, bas blancs et veston brosse, regardant les minettes de travers comme un écolier en vacances. M. et M~' Pouboulotte avaient autrefois connu l'aisance chez un brave conciërge du Marais, mais lassés de cette médiocrité, ils s'étaient mis un jour a 1i3 courir Ie monde, cherchant partout 1'or de Californie et ne récoltant que dêboires et misères. Après six ans de lointaines aventures ils s'étaient estimés bien heureux de pouvoir croquer, au fond d'une soupente, les souris d'un petit épicier qui voulutbien lesaccueillir, haves, maigres, déguenillés, ayant les oreilles a jour, les flancs en fer a gaufres, Ia queue tailladée en scie et la barbe réduite a deux poils, semblables en un mot a des chats de grande route. Le bonhomme leur avait donné Ie feu et Ie loge- ment, sans leur donner la table, ce qui les obligeait a se nourrir du produit de leur industrie. Mais en dépit de eet état des plus précaires, ils ne pouvaient quand même se résoudre a vivre comme les pauvres gens, et ayant goüté jadis de la bonne vie, au temps oü le couvert était toujours mis sur Ia table, ils continuaient a se goberger en tranchant du grand ton. Quand on entrait chez eux, M~* Pouboulotte, malgré son grand age, se roulait sur Ie dos, sespattes en 1'air et de 1'air ébouriffé d'une petite marquise, tandis que M. Pouboulotte, assis sur le derrière usé14 de ses roussatres culottes, recevait gravement les compliments des visiteurs. C'étaient ensuite des chatteries! M~' Pouboulotte faisait patte de velours, rentrait ses griffes, grimacait en montrant trois jaunes chicots vacillants, pareils aux dents brèches d'une vieille fourche. — Ah! ma chère petite Madame Loulou, disait- elle a ma mère, que je suis aise de vous avoir! Voila M. Pouboulotte qui vous dira combien je vous ai me. Savez-vous que vous êtes toujours charmante? Et M. votre fils (je vous salue bien, mon garcon), Ie voici bientót d'age a se marier. Asseyez-vous, je vous en prie, mais asseyez-vous donc. Pouboulotte, mon ami, vous n'avez donc pas dit a nos gens d'apporter les candélabres, les sofas et les tables a jeu. Je suis tout a fait désolée de vous revevoir si petitement, chère Madame, mais nos laquais sont en fête et on répare Ie salon. Oh! que vous êtes heureuse de n'avoir point ces tracas! Tenez, je ne vis plus, je suis en pièces, mes marabouts sont des chiffons, je traine desmanchettes a faire peur, je n'ai plus même Ie temps de me peigner. Et tout en parlant, elle frottait ses roupies du revers de sa patte ou grattait sous sa cotte les mor- sures d'une nuée de puces. Puis elle continuait : — Ah! mon Dieu! Pouboulotte, 1'amour de boa qu'a la M"" Loulou 1 Tu m'en achèteras un pareil. J'en ai vu chez M"" Pousseminou, la revendeuse du coin. En vérité, Madame Loulou, vous êtes mise au dernier gout, et ces brodequins vous vont a ravir. Et les chatte-mangeries duraient jusqu'au moment oü M. Pouboulotte tirait du coin un vieux saucisson volé chez Ie charcutier et qu'on dressait sur des peaux de souris. Un crane de rat, évidé et ciselé par un artiste .de leurs amis avec un doigt de lait brouille comme de la rincure de vaisselle, servait de hanap. Quelques rapures de biscottes, une croüte de fro- mage, des noisettes complétaient Ie souper. ' Par moments, M. et M™ de Pouboulotte s'inter- rompaient de grignoter pour se passer voluptueuse-— i6 — ment Ia langue sur les babines, avec la délectation secrète de cette chère lie longuement savourée. Puis Ie diner terminé, on pelotait en boule, 1'un a cóté de 1'autre, toute une grosse heure de sieste pendant laquelle AT' Pouboulotte qui ne dinait qu'une fois la semaine en soupant avec nous et mangeait Ie reste du temps de vieilles graisses de chandelJes, ronron- nait de bien-ètre et en oubliait jusqu'a ses cuisantes démangeaisons. I /v.1 ^ . ■».-... v_IV A travers cette vie monotone, j'atteignis 1'age d'un an. Je savais compter sur mes pattes jusqu'a dix sans me tromper, et j'attrapais ma petite souris ré- gulièrement tous les jours moins par vocation que pour obtempérer aux injonctions de mon père, lequel ne voulait pas que je devinsse un chat oisif comme 1'eüt voulu ma mère. 3— i8 J'étais du reste fort surveillé et 1'on ne me per- mettait que rarement de me mêler aux polissonneries des chaterons dans la rue. J'avais alors pour maitre un vieil angora rogneux qui portalt de grandes bésicles sur Ie nez et nous regardait assez vilainement du coin de 1'ceil sous sa rouge tignasse hérissée, du reste, célibataire et exha- lant un relent de lard moisi. Ce vieux grippeminaud était Ie célèbre philosophe Confucious et nous enseignait les maximes de la sagesse. Je Ie verrai toujours, gras, huileux, tei- gneux, avec ses manches rapées et ses mollets maigres, chauffer au soleil ses jambons déculottés en raclant ses phlegmes dans des acces de toux sibilante. Confucious était de toutes les académies : et ses ceuvres, au nombre de six cent quatre-vingt-dix- neuf, ornées du portrait de I'auteur et paraphées de sa griffe, étaient la constante Iecture des petits et des grands rabbins. '. Le dernier de ses livres surtout passait pour un chef-d'ceuvre, d'une force telle qu'il était impossible d'y rien comprendre. 11 avait pour titre ce simpie19 — mot : Logogripbes, et faillit causer la mort de dix rabbins, de vingt professeurs et de deux cent soixante et onze personnes savantes. Un certain Chatpollion, de 1'lnstitut, prétendit toutefois I'avoir compris, mais Ie digne philosophe Ie remit vertement a sa place en disant que si lui Chatpollion 1'avait compris, il était plus fort que lui Confucious, puisque lui-même Confucious n'avait jamais compris un traïtre mot de ce qu'il avait écrit. La-dessus, les mandarins de Chine lui envoyèrent une paire de bésicles d'or et Ie nommèrent Popupa- kolutikao-patapouf, ce qui veut dire dieu de la phi- losophie. Or, Confucious m'apprit a compter jusqu'a dix et, au bout d'un an, grace a lui, je lus couramment 1'his- toire du Chat Botte, qui fait partie, comme on sait, de nos Saintes Écritures. Dès lors, je pouvais entrer dans Ie monde et, Ie grand Maitre aidant, espérer unebonne place au soleil. Sans être un Antinoüs, j'étais ce qu'on appelle un joli garcon, vif, espiègle, alerte, bon jarret, bon ceil, gros, dodu, bien pris, portant bien ma moustache et I1 faisant sonner comme des éperons mes griffes a ma patte. J'avais surtout une maniere de loucher qui faisait pamer d'aise ma bonne mère et tournait de mon cóté les cornettes de toutes les belles minettes du voisinage. Une petite dame de nos amies, qui avait mené une vie assez décousue, me rebroussait parfois Ie dos d'un grand coup de patte et me disait : — Petit coquin ! tu iras loin. Je n'osais pas lui rendre Ia caresse, malgré 1'envie qu'elle en avait, et je détournais les yeux pour ne pas lui laisser voir mon trouble. Je sortais peu d'ailleurs, et rarement seul, et ne pouvais dépasser Ia première heure du crépuscule. Mon père m'attendait sur Ie pas de la porte en cau- sant avec les voisins, recéleurs a mine de furet, usuriers, prêteurs, avoués, juges, rabbins et futées commères allant aux provisions, Ie cabas sous Ie bras. On me mettait ensuite ccucher comme un petit garcon, après m'avoir lavé Ie ventre et la tête. Une nuit, en m'éveillant, je fus étonné d'entendre ma petite maman qui disait :21 __Je ne veux pas. Tu me démolis toute la figure. Ce n'est plus après quatre ans de mariage, Monsieur... Mais ma petite maman n'acheva pas : sa phrase se mourut sous un friselis de doux murmures et de bai- sotantes babines. Cette même nuit il fut question de moi et mon père dit a ma mère : — Le voila grand ; il sera bientót temps de Ie marier. I Je n'avais jamais songé sérieusement a 1'humaine nécessité de 1'hymen et je commencais seulement a avoir Ie pressentiment de 1'amour. Quelquefois, la nuit, 1'image d'une minette piquante se présentait a mon esprit dans un rêve, mais 1'image était vague comme Ie rêve même, et quand je cherchais Ie matin quelle pouvait être cette minette de mes songes, je m'apercevais que ceux-ci Ir ■) ne correspondaient a aucune des minettes de ma connaissance. Le cceur d'un chat a des détours singuliers, j'en- tends d'un chat bien né et formé a la bonne école ; toujours il confine par quelque bout a 1'indéchif- frable chimère. Sans rougir de la condition de mes parents, je ne pouvais m'empècher de penser qu'il y avait autre chose dans la vie que de courir après les souris, boire, manger, dormir et s'aimer a la maniere bourgeoise. Il me semblait par moments, dans la confusion de mes idees, que le sang héroïque des Mistigris m'avait été transmis par ma mère, et vaguement je me sentais appelé a de grandes des- tinées. Un matin que j'allais a 1'école chez mon maitre, je passais prés d'un clan de lapins et j'entendis a travers la claire-voie de la garenne un mot qui me frappa. Un vieux lapin a moustache grisonnante disait a sa lapine en montrant un lapereau gentil et dont mon père n'eüt fait qu'une bouchée : — Voila un fameux lapin, ma chère. Je rentrai le soir, troublé de cette idéé qu'il y avait— 24 — au monde de fameux lapins et m'étonnant qu'il n'y eüt pas de fameux chats. Mon agitation grandit encore quand Ie dimanche suivant, étant allé faire une promenade au bois, je vis se démener au milieu des branches quatre merles dont l'un, Ie bec haut, s'étalait dans une posture orgueilleuse, tandis que les trois autres remuaient la tête et la queue devant lui en signe d'admiration. En même temps les trois merles disaient en choeur : — O merle fameux, grand merle blanc ! — Ainsi donc, me disais-je, il y a de fameux lapins, de fameux merles, mais pas de fameux chats ! Quelle étrange destinée nous est faite et dans quel abaissement la nature nous a places vis-a-vis du reste de la création, puisque les merles et les lapins ont des titres que nous ne connaissons même pas ! En réfléchissant a ces bizarreries, j'arrivai pour- tant a me consoler : je me dis qu'après tout les lapins et les merles n'étaient que des bêtes vulgaires, car ils n'avaient pas comme les chats de grands poètes et de grands philosophes. L'idée d'être quelque chose de mieux que mes parents, comme, par exemple, un grand poète, un — 25 — grand philosophe ou simplement un héros, me pour- suivit dès ce moment. Jugez de ma terreur quand Ie lendemain, car c'était Ie lendemain troisième jour de la lune, qui est, comme on sait, Ie soleil des chats, vers Ie mi- nuit, cette parole de mon père retentit a mes oreilles : — 11 sera bientót temps de Ie marier. Me marier ! pensais-je en moi-même. Me ma- rier ! C'est-a-dire abdiquer mon indépendance et ma volonté I N'être plus qu'un gros fils de rentier qui se met bourgeoisement en ménage avec la fille du voisin, dans Ia prévision des rhumatismes futurs! Dormir Ia grasse matinee en ronflant comme un podagre et ne sortir de son sommeil que pour gourmander sa moitié ! Procréer des petits chats tout Ie long de 1'année et les voir ruisseler en pissats jaunes sur ses pantalons! Aller Ie samedi au sabbat avec son plus bel habit, la tête peignée, les brode- quins vernis, les bas bien tirés et faire a la sy- nagogue des ronrons entre une grosse chatte en bonnet a rubans et une demi-douzaine de petits chats patauds qui se fourrent Ie doigt dans Ie nez ou lèchent de la langue la panade dont ils ont Ie museau — 26 — balafré ! Sortir Ie dimanche en grande pompe, bras dessus bras dessous, la marmaille derrière, et passer la barrière pour aller manger de la galette ou de la ftïture chez les paysans ! Changer deux fois 1'an d'habits chez Ie tailleur du coin, replier Ie dimanche soir son jabot jusqu'au dimanche suivant, rader ses pituites au coin de son feu, appeler sa femme pou- poule ou mimine, et s'entendre appeler par elle p'tit chat, manger des confitures a Paques et des boudins a Noël en compagnie de M. et M" Pou- boulotte, non, jamais cette vie ne sera la mienne, et dussé-je en finir par la corde ou par 1'eau, je veux vivre plus noblement. ' VI Je me recouchai sur cette bonne résolution, mais sans parvenir a trouver Ie sommeil. Mon père et ma mère s'étaient mis a 1'air et tout en prenant Ie frais sur Ie balcon, continuaient a décider de mon sort. line belle nuit pale coulait Ie long des toits ses blancheurs de crème et dans Ie murmurant silence d'un pare voisin un rossignol filait ses vocalises. 28 — — Infernale petite béte ! miaula mon père, quelle bonne lippée je ferais de toi si je te tenais sous ma griffe ! Je me dressai sur mon séant. — Quelle barbarie ! pensai-je en moi-même. Quoi! manger les rossignols ? Certainement, les rossignols ne chantent pas aussi bien que les chats, mais ils chantent l'amour et c'est bien assez pour qu'on les épargne. Depuis quand croque-t-on les poètes et les amou- reux ? Ayant ainsi parlé, je fus satisfait de moi-même ; il me sembla que je n'étais pas dépourvu d'une cer- taine éloquence naturelle et je me mis a développer mon thème comme un rabbin prédicant, avec des artifices de rhétorique. Madame la lune passa en ce moment devant la lu- carne et volant de sa robe argentée glissa lentement jusqu'a mon chevet, inondant de clarté ma fourrure et allumant des étincelles a la pointe de mes griffes. Jamais elles ne m'avaient paru aussi acérées : je les étendis dans Ie blanc rayon et les contemplai lon- guement avec orgueil.— 29 — — O lune ! m'écriai-je a la fin, ces trottignolles ne sont pas celles d'un chat voué a remuer la glèbe et a prendre les souris ! J'ai les pattes fines, ner- veuses, élégantes, avec des osselets minces et des attaches délicates ! Le gras chanoine Grosminet en a de semblables et c'est un bien grand chat! O lune, je Ie vois a présent : j'appartiens bien aux Mistigris par ma mère ! J'en étais la de mes apostrophes quand mon père ayant entendu du bruit, passa la tête a la lucarne et dit: — Qui parle ici des Mistigris ? Je me renfoncai dans mon coin et ne répondis pas. — Minou, me dit le lendemain matin mon auteur, voici que tu es un grand gar^on, tu en sais plus qu'il n'en faut pour vivre honnêtement et il est temps de te lancer dans le monde. Nous n'avons rien épargné, ta mère et moi, pour te donner une éducation soi- gnée, et tu as été depuis Ie berceau 1'objet de nos pensees constantes. J'irai regier tantöt tes mois de classes chez le grand professeur Confucious et tu n'iras plus a 1'école. — O mon père, répondis-je, tres content de ne — 3o — plus aller a 1'école, ce qui commencait a m'humilier un peu, ó mon père, ce que vous faites est bien fait. — Bien, Minou, cette parole est sage et je recon- nais en toi Ie vrai fils de ton père. Écoute-moi a présent. Le chat n'est pas fait pour vivre seul : il lui faut une compagne. Ainsi 1'a voulu le grand Matou qui voit dans le fond de nos cceurs. Tant qu'il n'a pas de compagne, le chat n'a point de demeure : il rode la nuit, bat les gouttières, s'encanaille dans les ruelles, et mène, pour tout dire, une existence contraire aux bonnes mceurs. Certes le choix d'une compagne est chose difficile et vaut bien qu'on en fasse 1'objet d'une méditation sérieuse. C'est pour avoir manqué de prudence qu'on voit tant de ménages en désarroi, retournés comme une vieille peau dé lapin au beau milieu de la rue, monsieur s'en allant d'un cóté et madame de 1'autre. Le seul moyen d'éviter Ie scandale est de s'en référer, pour une si grave recherche, a des personnes éprouvées, et quels meilleurs conseillers pourrait-on trouver que ses parents? C'est pourquoi, Minou, je te dis : tu es en age de te marier, mais ne le fais pas avant d'avoir consulté ton père et ta mère.— 3j — — O mon père, m'écriai-je, votre parole est dor et votre coeur aussi; mais écoutez la voix suppliante de votre petit Minou et ne Ie contrariez pas a mourir. Je n'ai ni rhumatismes, ni désir de me marier, je suis jeune et j'ai Ie temps d'attendre. Le grand Matou, d'ailleurs, ne m'a pas fait naïtre pour vivre et mourir comme le commun des chats. Je m'arrêtai un instant et repris haleine. Mon père qui ne se sentait pas de joie de m'avoir fait un beau discours s'était mis sur 1'heure a faire des cumulets aux pieds de ma mère en signe de contentement. Mais quand il m'eut entendu parier, il cessa tout a coup ses cumulets, s'assit gravement sur son derrière et m'examina de travers en froncant ses babines. 11 branlait aussi la tête de bas en haut, de haut en bas, de gauche a droite et de droite a gauche, et ricanait en disant dans sa moustache : Ah ! ah! ah ! — laó! iaó! faisait ma mère pour marquer son étonnement. Je repris : — O mon père, pardonnez-moi la douleur que vont vous causer mes paroles ; mais je ne puis vous_ 32 — laisser ignorer plus longtemps ce qui se passé dans 1'ame de votre fils. Certainement 1'esprit du grand Matou est en moi et j'ai la tète a 1'envers, comme si j'avais du génie. Des visions troublent la nuit mon sommeil et je vois danser Ie jour au soleil des choses extraordinaires. J'ai soif de gloire et mon cceur bat fièrement dans mes reins. __Hé ! hé ! hé ! s'exclama mon père en se tenant les cótes a deux pattes. _ O mon père, dis-je encore, je vous supplie de ne pas voir en moi un objet de risee; ce n'est pas impunément qu'un sang généreux bouillonne dans mes veines et 1'oisiveté me pèse comme la mort. _ lao! miao! interrompait ma mère en levant les yeux au ei el. _ O ma mère, repartis-je alors, vous qui m'avez donné la vie, ne vous lamentez pas de m'avoir donné du même coup des sentiments supérieurs a ma con- dition, mais, bien au contraire, réjouissez-vous, car, je ne puis plus Ie dissimuler, nous sommes tous deux des Mistigris. A ces mots, ma petite maman bondit vers moi et, — 33 — me prenant la tète dans ses pattes, fit entendre un long miaulement. — Minou de mon cceur, s'écria-t-elle, je recon- nais enfin mon sang. Mon père se donna une contenance en se mouchant dans les doigts, se désarticula la poitrine dans une petite toux sèche comme si des grains de tabac lui étaient demeurés dans la gorge. Ma mère alla prendre dans Ie tiroir les clefs de la maison et me les remit majestueusement en disant: — Un Mistigris entre et soit quand il lui plait. C'était me donner la clef de la liberté. vu Cc même jour j'allai voir un gros ermite de chat qui vivait dans la solitude et pratiquait la sagesse. — Par matou, lui dis-je, je te salue, chat ver- tueux. Il m'accueillit civilement et me demanda Ie sujet de ma visite. Je me nommai, lui dis mes années de jeunesse— 35 - et finalement lui contai Ie singulier état de mon esprit. — Miao! me répondit-il. — Tres bien ! tu me conseilles d'en faire a ma guise. — Miao ! miao ! — Je te comprends. Tu me dis que jen agisse a ma mode. — Miao! miao ! miao ! — Parfaitement. Tu me fais entendre que cela ne te regarde pas. — Ao ! miao ! miaou ! — C'est on ne peut mieux. Tu me dis maintenant que tu m'envoies a tous les diables. Je m'en allai, pénétré des lumières de ce saint homme de chat et résolu a en agir a ma guise, comme il me Ie conseillait. Je ne savais pas grand chose a la vérité, mais j'en voyais tant d'autres autour de moi qui ne savaient rien, sans ètre moins illustres pour cela, qu'il me parut facile de les surpasser en gloire. Je commencai par faire de petites ballades a la lune que j'allai miauler la nuit sur les gouttières— 36 et qui ne m'attirèrent d'abord d'autres succes que Ie hurlement des chiens et quelques coups de balai. Un soir que je m'écoutais chanter avec ce conten- tement de soi-même qui est la suprème volupté des chats de lettres, j'entendis du bruit sous Ie toit voisin. Je prêtai 1'oreille et j'ouïs deux voix qui se chamaillaient aigrement. — Voila oü nous a menés ta sotte obstination, miaulait une voix de vieille chatte enrhumée. Au lieu de faire de Ia littérature productive, tu fais de la poésie lunatique, et pour quelques lauriers cueillis jadis et depuis longremps bouillis dans la soupe, tu t'imagines que Ie succes durera toujours. Mais Ie public ne te lit plus, les éditeurs refusent de te payer et voici neuf cent soixante et quinze exem- plaires de tes Miaulemenk sympathiques qui reviennent du libraire! — Soistranquille, mapetite Lolotte chérie, répon- dait doucereusement une voix éraillée, Ie public me reviendra. Tiens j'ai la dans ma houppelande une ode aux étoiles que j'ai composée tantót en me lavant les pieds. On n'a jamais fait mieux. II y a deux cent-37 / soixante-six vers, mais je ne m'arrêterai qu au troi- sième mille. — Est-ce que j'en aurai un oignon de plus dans mon potage ? repartait la rude matrone en bouscu- lant les meubles. Je me moque bien de toutes ces fadaises. 11 n'y a plus un sou dans la maison et il va falloir payer demain vos sottes reclames dans les journaux. Ah ! Monsieur Ie gribouilleur, si j'avais su ! — Certainement j'aurais épousé Ie gros chat tigré du boucher et je n'aurais pas écouté vos lande- rirettes. Car enfin je veux bien de la gloire, moi, je raffole de la gloire, quand elle me rapporte, mais qu'est-ce que c'est, je vous prie, que la gloire qui ne rapporte pas ? On lit tous les matins dans les journaux Ie nom du grand poète Kiskiskis, mais on rirait bien si l'on savait que Ie grand poète Kiskiskis paie trois francs la ligne pour se faire nommer grand poète. Tenez, Monsieur, vous me faites rire! — O lune ! étoiles ! repartit Ie poète en poussant des soupirs, vous Ie voyez ! J'ai pris celle-ci par la patte et je lui ai dit : « Tu seras la fiancée de mon ame et tu marcheras dans mes chemins. » Mais j'ai — 38 — vu fondre ses ailes au soleil de midi et il n'est plus resté devant moi qu'une argile grossière... (Hé ! hé ! j'improvise ! je mettrai 9a dans mon ode!) O lyre ! lyre immortelle, lyre... — Oui, parle de ta lyre, vieux ramasseur de bali- vernes. Elle est belle, ta lyre. On m'en refuse deux sous au Mont-de-Piété. VIII J'avais prêté une attention extraordinaire a ce col- loque : mes chaussons sur mes brodequins pour ne pas faire de bruit, je me glissai jusqu'a la petite lu- carne d'oü 1'on pouvait voir a 1'intérieur du galetas. — Eh quoi! me disais-je, voila donc Ie grand poète Kiskiskis dont les journaux célèbrent a I'envi la gloire! II paie ses reclames avec 1'argent qu'il lui faudrait pour vivre, et tout son génie n'empêche pas— 4Q — qu'on ne lui retourne de chez Ie libraire neuf cent soixante et quinze exemplaires de son dernier livre de poésies! En mettant 1'oeil a la vitre, je vis deux petites ombres de chats fluets et décavés. La plus petite des deux, en cornette et en jupe courte, les manchettes retroussées, ébouriffait en grimacant sa frimousse dé- crépite et tortillait de colère ses cuisses plates. L'autre, en houppelande pelée, Ie coude et les genoux épilés, sans moustache et la tignasse en coup de vent se tenait assis sur de vieilles culottes roussies au feu et scandait des vers du bout de sa patte droite dans Ie creux de sa patte gauche : c'était Ie grand poète Kiskiskis. — Non, dis-je en m'en allant, je ne ferai plus de poésie lunatique. Et je me mis a la satire. J'avais toujours remarqué la complaisance avec laquelle on écoute la satire, sans me douter encore que cette complaisance provenait de la méchanceté du monde bien plus que de 1'admiration pour Ie talent du poète. J'avais aussi remarqué que des chats qui n'avaient4< pas plus de cervelle qu'une souris, réussissaient dans ce genre avec une facilité extraordinaire, et j'en arrivai a constater cette facilité chez moi-même. Un fruit sec, chatré en son jeune temps par une oie, 1'avait dit, au siècle d'un grand roi: Rien n'est aisé comme la critique. Et puis c'est une si bonne chose, pour peu que 1'on ait de la bile en sa rate, de cracher dans des papillotes a caramel son venin contre les bètes et les gens! Les poètes sont particulièrement bilieux et je fus fort aise de m'apercevoir que je ne 1'étais pas moins que les autres. Mais je voulus 1'être a la maniere du jour et mon ironie se revêtit de dé- senchantement. Le public s'ingénia a découvrir dans ce que j'écri- vais le désespoir d'une ame qui a vide la coupe jusqu'a la lie ; et ma poésie « s'échevelait dans un coup de vent qui disait les tempêtes de mon exis- tence ». C'était la belle image dont se servit, pour parier de mes vers, un des maïtres de la critique, qui régulièrement pontifiait chaque lundi dans une feuille célèbre. Avec une rare perspicacité, je m'étais apercu qu'il— 42 — est plus facile d'inventer ce qu'on n'a jamais senti que d'exprimer ce qu'on sent réellement, et fort de cette découverte, je poussai sur cette pente l'élan de ma jeune imagination. C'est ainsi que sans avoir quitte Ie grenier de mes chers géniteurs et n'ayant frequente les minous et les minettes que tout juste assez pour savoir les distinguer les uns des autres, j'éclatai en anathèmes contre la perfidie du monde. Jeune chat rond et gras, en qui la capote lui- sante et Ie nez en cceur de pomme démentaient ma sombre affectation de désespérance, je m'a- charnai surtout contre ce sexe charmant dont les aiguillons n'avaient pas même effleuré la pulpe de mon tendre cceur. J'étais, du reste, vêtu au gout du jour comme un faquin de boudoir, 1'air tragique et la moustache pendante, et j'essayai de croire a moi-même. J'eus d'abord quelque succes ; des minettes essayèrent de me prouver qu'elles n'étaient pas aussi méchantes que celles dont j'avais flétri les arti- fices; je recus des lettres vertes, parfumées a la rosé et saupoudrées d'un petit crottin en poudre-43 - fine, oü 1'on me conviait a des amours réparatrices. Des journaux parlèrent de moi, moins pour mes vers que pour Ie nom de Mistigris que je mettais a la suite du mien; j'eus des flatteurs. Je gagnais fort peu, on m'emprunta beaucoup; je vis en mème temps se lever ma gloire et s'aplatir ma bourse. iTHk <^s ^ S IX J'avais pour libraire un malin chat gris a mine futée qu'on voyait toujours courant dans son comp- toir, des lunettes au bout du nez et sur la tête une calotte noire, Ie corps emmitouflé d'une vieille pelisse rapiécée dans Ie dos, d'ailleurs tout miei et sourire pour mieux attraper son cliënt. Un jour que j'étais allé Ie voir, je me risquai a lui demander si mes poésies se vendaient et combien il en avait encore chez lui d'exemplaires.-45 - Le petit M. Pattepelu prit alors un air compatis- sant et, après avoir feint de chercher longtemps, finit par me déclarer qu'il en avait vendu six. — Ah ! sacré Matou, m'écriai-je, voila bien la gloire, et que M"" Kiskiskis avait raison ! Tout le monde parle de moi et personne ne me lit. — Ainsi va la gloire, mon petit, me dit M. Patte- pelu en se dandinant sur ses pattes de derrière. Quand vous aurez mon expérience, vous saurez qu'on parle toujours de ceux qu'on n'a point lus et qu'on se tait seulement sur ceux qu'on est obligé d'admirer. J'appris ce jour-la de mon vieux petit chat de libraire que nous étions une vingtaine du même poil et du même age a tirer la même corde, et je . *-* . ... vis venir successivement trois petits chats comme moi, 1'air byronien et 1'oeil amer, qui, ayant appris qu'on ne les vendait pas, s'écrièrent que le monde des chats tournait a rien, puisqu'on s'occupait si médiocrement de leur génie. Je revins tout penaud chez mes parents, pensant aux six exemplaires que le libraire avait vendus et aux neuf cent quatre-vingt-quatorze qui lui restaient-46 - encore, car on avait tiré a quinze cents et j'en avais bien donné cinq cents aux amis et aux gazettes. Chemin faisant, j'achetai une feuille du soir pour voir si 1'on n'y parlait pas de moi et je n'y trouvai que des vers belliqueux au sujet de la guerre immi- nente des Gros-Minous et des Petits-Minous. — Ah ! que ne suis-je poètehéroïque, m'écriai-je. Mes talents trouveraient aisément leur emploi et je serais pensionné sur la fin de mes jours. — Au fait, pourquoi ne Ie serais-je pas? ajoutai-je après une courte réflexion. J'ai la rime facile : en y mettant des pompons et des aigrettes, je la rendrai guerrière, je sonnerai du clairon, je battrai du tam- bour ; je tirerai Ie canon; je vaincrai moi seul' contre mille. En vrai poète j'ai peur de la bataille comme de 1'eau, mais je n'assisterai a Ia bataille qu'en vers, et morbleu! je serai toujours de 1'avant-garde. C'était Ie temps oü Ostrogogrobis, roi des Gros- Minous, jaloux de la puissance de ses voisins dans Ie monde, fit a l'ambassadeur des Petits-Minous, dans 1'intention de se faire déclarer la guerre, 1'injure de lui marcher sur la patte. Rominagrobis, empereur des Petits-Minous,m — 47 — assembla sur Ie champ son conseil et la guerre fut résolue. Ce fut alors de part et d'autre de grands préparatifs de combat: il n'y avait plus un seul chat dans 1'inté- rieur des maisons: tous étaient dehors. Sur la place publique, dans les rues, Ie long des toits, on ne parlait que de vaincre ou de mourir. Les minettes faisaient de la charpie; les mères de familie voulaient marcher avec leurs enfants; partout s'entendait Ie bruit des dents qu'on effilait et des griffes qu'on acérait. De longues bandes de chats venaient s'enróler aux mairies. Mon père avait été 1'un, des premiers a demander la guerre, malgré les supplications de ma bonne mère qui se lamentait jour et nuit et ne parlait plus que de son prochain veuvage. 11 arpentait Ie grenier a grandes enjambées, faisaitdes bonds, aiguisaitses griffes, tire- bouchonnait sa queue en panache, cognait les murs et frappait Ie vide d'estocades. Nous étions des Petits- Minous de père en fils et il ne rêvait rien moins que 1'extermination des Gros-Mi nous et de leurroi. Le voyant en cettedisposition d'esprit, jelui récitai un hymne que je venais de composer et dont chaque strcphe se terminait par d'épouvantables miaou.-48- Mon père trouva Ie chant si beau qu'il Ie porta a a une vieille moustache de ses amis, lequel avait combattu sous Rominagrobis 1". Cet excellent gro- gnard, après avoir pris connaissance de mes vers, fut touche de leur emportement et me rit instamment prier de les aller lire au conseil des notables qui se tenait ce soir-la aux portes de la ville. On juge si je manquais cette occasion de me pro- duire. Je marchais d'un bon pas en grincant des dents pour me donner une attitude guerrière, et de temps a autre, je hurlais des miaou qui faisaient venir tout Ie monde aux lucarnes. • / Comme je longeais la crête d'un mur de jardin, je vis a ma gauche une fenètre brillamment éclairée, derrière un léger brouillard de mousselines. Un petit lustre a girandoles dorées versait a tra- vers des globes dépolis un jour ambré. Dans la che- minée, un grand foyer de cuivre s'empourprait du flambloiement de quatre grosses büches mises en travers comme des biscuits sur une assiette. Une table avait été rapprochée du feu, entre une causeuse et une bergère, et 1'extrémité de son tapis tralnait sur les grandes fleurs d'un Aubusson, dans la rouge lueur du foyer. 11 y avait sur la table— 5o — une bolte a ouvrage en bois de rosé incrusté aux quatre coins de chimères de cuivre: la boite était ouverte et montrait sur du satin blanc, les ciseaux, les crochets et Ie dé. Tout prés, des cardées de soie, demi-effiloquées, s'ébouriffaient dans une nuée de frisettes et s'échevelaient jusque par terre. Tout a coup quelque chose de rond, de potelé et de blanc s'allongea de dessous Ie tapis, se pendit aux cardées, disparut, reparut, rapide comme 1'éclair, et je m'apercus que c'était une patte de minette. 5sr^ XI Bien que j'eusse a cette époque un an passé, j'étais d'une pudeur farouche que rien encore n'avait pu amollir. Ce n'est pas que de fort jolies chatteronnes ne se fussent rencontrées sur mon chemin. Dieu merci ! j'aurais pu comme les autres me payer des bonnes fortunes et les mener Ie dimanche manger de la crème dans les fermes des alentours. Des ames sensibles, éprises de mes malheurs,— 52 — avaient même cherché, avec cette indépendance qu'ont toujours eue Jes minettes, a me faire goüter ce que Ie grand poète Kiskiskis a appelé Ie lait des voluptés. Une grosse petite chatteménagère, dontles parents étaient voisins des miens et qui s'entendait a la cuisine mieux que personne, m'aimait surtout d'amour tendre. Elle m'attendait Ie matin sur Ie pas de sa porte et me saluait d'un « bonjour, Monsieur Minou » doucement flüté qui me laissait pourtant parfaite- ment tranquille. Vainement passaient devant moi des couples enlacés qui cherchaient 1'ombre; vainement la nuit, quand je rentrais, j'entendais sur mes pas Ie bruit étouffé des petits talons et les appels des coureuses d'amour: ces séductions restaient sans prises sur mon cceur. Cependant je n'étais pas insensible a la Beauté; il m'arrivait souvent de suivre des yeux jusqu'au tour- nant de la route une croupe fine, une patte bien fourrée ; mais je rêvais la beauté ideale et j'avais jure de garder ma chasteté jusqu'au jour oü je 1'au- rais rencontrée 53 Faut-il Ie dire ? Cette beauté qui flottait dans mes songes m'apparaissait comme un pur diamant en- chassé dans de 1'or. Ce qui flattait mon cceur en cette ideale vision, c'était tout a la fois celle qui en faisait 1'objet et Ie milieu a travers lequel mon rêve la percevait. Je m'enchantais a la pensee qu'elle était au- dessus des autres créatures par Ie rang, 1'élégance des manières et 1'éclat du corps; mon adoration rêvait de s'agenouiller dans la pompe des palais au pied d'une grande dame. En un mot, j'aimais la beauté aristocratique. 11 faut avoir vécu comme moi dans la médiocrité du foyer paternel, loin de 1'amour et de la richesse qui Ie sublimise, pour comprendre 1'impression que me causa cette petite patte blanche au milieu du luxe de ce salon. Jamais je n'avais vu si jolie patte, ni si fine, ni si svelte, ni si dodue, ni si mince de la cheville. Que devins-je, grand Dieu! quand je vis appa- raitre un seconde petite patte, la sceur de 1'autre, et toutes deux ensemble, un instant balancées comme des tiges dans Ie vent, s'accrocher aux soies des- 54 - cardées ! Je me penchai sur mon mur et tendis toute Ia longueur de mon cou, Ie coeur battant, comme au temps oü je maraudais dans Ie champ du voisin. Je n'oublierai jamais ce que je vis alors de ces mêmes yeux qui depuis ont pleuré tant de fois au souvenir de ce qui les remplit d'éblouissement dans ce moment. Un petit corps grassouillet se tortillait sur le dos parmi les bouquets du tapis, montrant un joli ventre poupinet avec quatre pattes gigotantes. Le ventre était d'une hermine lactée qui se dorait par instants a Ia lumière du lustre d'un reflet chaud, ambré, et oü, du cóté des cuisses, d'adorables cuisses rondes et charnues, remplissant bien de fraïches culottes satinées, se creusait un petit creux adorable. La belle portait des bas blancs haut jarretés et bridant sur un mollet nerveux, et ses pieds étaient chaussés de satin, laissant voir des dessous de semelles couleur chair, pointées de talons Louis XV mordorés. Quelquefois elle levait a demi la tête, mais si rapidement que j'avais a peine Ie temps de voir55 luire 1'éclair de ses yeux verts, et de suite après, la tête retombait, comme lassée de ce grand effort. Ce qui 1'amusait surtout, c'était de cogner ses menottes ouvertes contre les semelles de ses brodequins. Elle n'avait pas laché d'ailleurs la soie des cardées et les tricotait avec furie, les rejetant, les reprenant, les brouillant et cherchant a les attirer entièrement a elle. Quelquefois, il est vrai, fatiguée de jouer, elle saisissait sa tête a deux bras et la caressait voluptueu- sement de haut en bas, ou bien elle ouvrait sa gen- tille gueule rosé et mordillait entre ses dents Ie bout de sa queue panachée de noir. Je descendis de mon mur et grimpai sur 1'appui de la fenêtre en ayant soin de me tenir dans 1'ombre et de ne faire aucun bruit. Je la vis ainsi de plus prés dans 1'imprévu et Ie sans-gène d'une occupation si intime qu'il y avait de ma part une véritable indis- crétion a 1'y surprendre. Cette merveilleuse petite personne accroupie dans les franges du tapis de table, venait, en effet, de commencer sa toilette. Ses pattes de devant rentrees dans la poitrine, elle avait passé la tête entre sa cuisse et son ventre, et la jambe gauche raidie et— 56 — droite comme une mignonne cötelette, die se livrait a de secrètes ablutions. Par moments une étincelle rouge jaillissait des büches : elle s'arrêtait alors, Jevait a demi la tête sans cesser de tenir sa jambe tendue et, surprise regardait Ie feu en promenant sa langue rosé sur son mufle joufflu. Jamais je n'avais vu rien de plus char- mant que Ie profil quelle me laissait voir dans cette attitude. Le reflet du feu qui 1'éclairait d'un cóté, rou- gissait son épaule et allumait une paillette pourpre dans le coin d'un de ses yeux, tandis que de 1'autre cöté, elle m'apparaissait toute blanche avec deux mouchetures noires sur le front, son ceil vert relui- sant, barre de sa pupille verticale, comme une claire émeraude. — O Idéal ! m'écriai-je. Et je frappai deux petits coups a la fenêtre. Elle me vit, se mit lentement sur son séant, fit le gros dos en fermant a demi les yeux, marcha de mon cóté, se frotta en passant les reins contre le tapis de table, sauta sur la fenêtre et me regarda nez a nez.-57 ~ Cela dura une seconde : et inopinément elle me tourna Ie dos, se tendit sur les jarrets de der- rière, et levant la queue droite, me montra ce que la décence défend de montrer chez les hommes. Puis elle sauta a terre, trottina du cóté d'un paravent, et je cessai de la voir. Je tombai étourdi dans la rue. Neuf heures sonnaient en ce moment aux églises. Je pris mes jambes a mon cou. XII Quand j'arrivai, Ie Conseil était réuni. Échelonnés sur Ie seuil, une dizaine de chats a mine rogue, portant des chaïnes au cou, remplissaient les fonc- tions d'huissiers. Vainement tentai-je de franchir la vivante barricade qu'ils opposaient a mes tentatives: ni mes instances ni mon nom, que je fis sonner a leurs oreilles avec la superbe d'une jeune renommée süre d'elle, n'eurent raison de leur obstination. L'und'eux, qui avait des bésicles sur de petits yeux gris, alla même jusqu'a me regarder sous Ie nez et déclara que j'étais un espion. Par bonheur un des notables passa a ce moment, et entendant nos démêlés, me prit par la patte en me disant : — Entrez, mon garcon, on vous attend. A peine fus-je introduit que je vis les chats aux- quels j'étais présenté se frotter a moi en signe d'amitié, et de mon cóté je me frottai si fort a eux pour leur témoigner ma gratitude que j'enlevai Ie poil a la plupart. C'étaient, du reste, de vieux chats de longue vie, ayant vu beaucoup de choses et s'exprimant doctora- lement en reniflant eten renaclant. 11 y en avait de si vieux qu'on ne savait comment ils se pouvaient encore trainer; ils' marchaient a cannes et a béquilles, toussant et trébuchant, et manquaient se mettre a terre a chaque pas. lis avaient presque tous une jambe trop courte ou une épaule trop haute, claudiquaient, titubaient, s'appuyaient aux murailles et se reposaient a chaque pas en exhalant des ouf! lamentables. Et leurs petites frimousses, rayées,— 6o — balafrées, couturées, étaient semblables a des nèfles blettes ou a des pommes figotes. Ca et la, cependant, ródaient de grands chats bel- liqueux, tordant leurs moustaches. D'autres, assis sur les basques de leurs capotes se grattaient la nuque d'un air méditatif. Les trois quarts sentant venir la pluie, se lavaient majestueusement le jabot. Et quelques-uns riaient en s'étirant les pattes ou regardant en 1'air passer des idees sur 1'aile des mouches. Tout ce que la cité comprenait de caduc, de fripé, de ratatiné, de pelé, de rabougri et de notable était réuni la. Je reconnus le petit M. Pikmil dans sa houppelande épilée et ses culottes éraillées, avec son bonnet de travers, ses yeux défiants de hibou, ses oreilles mangées des rats et ses trois crins au nez. Le petit juge Poumède trottinait en frappant la terre de sa canne a pomme d'or et tenant a la main sa tabatière et son mouchoir. Le vieux conseiller Nounou, poudré et souriant, courait dans tous les sens en gesticulant et branlant sa petite caboche sur ses épaules. M. Grigris, 1'usurier crasseux et roux, se tenait tapi dans un coin, les coudes troués, et— 61 — nombrait des chiffres sur ses maigres pattes dont on entendait craquer les jointures. M. Spitz avec son air de furet narquois. M. Ie rabbin Bibulus avec son mufle crotté de tabac et ses cuisses plaquées 1'une contre 1'autre. M. Ie préfet de police Mus avec son nez qui furete partout, sa mine de sainte nitouche et son petit clignement d'ceil gris; M. Ie reverend Salamalec qui a toujours sa Bible sous Ie bras et machonne du matin au soir Ie sujet de ce qu'il dira au próne. M. Ie professeur Naus qu'on voit trot- tiner Ie long des boutiques de libraires, Ie foulard pendant hors de la redingote et des bouquins plein ses poches, je les reconnaissais tous, et ils me don- naient des petites tapes sur Ie nez en me disant : « Bonjour, jeune homme, espoir de la patrie. » Un vieux gros chat botte, a moustaches épaisses, 1'air sourcilleux, avait alors Ia parole et faisait trem- bler la tribune. C'était Ie terrible général Ratapoil. 11 demandait a marcher sur-le-champ et par surcroit miaulait des menaces de mort furibondes. J'entendis aussi les ministres de Rominagrobis, ceux-la mêmes qui avaient Ie plus poussé a la guerre. Le joli petit garde-des-griffes Coco, trotte-menu a— 62 lunettes, coquet, vantard et sentant 1'ambre, sem- blable a un chat de sacristie, dandinait amoureuse- ment sa mignonne personne et déclarait qu'il s'em- barquait dans la guerre Ie cceur léger. De vieux traineurs de sabre qui avaient perdu leur queue a la bataille et s'étaient frisé Ie toupet pour paraitre plus belliqueux, claquaient despattes a chaque mot dujoli petit M. Coco. Ce fut bien pis quand Ie ministre de !a guerre, M. Croquemitaine, tira son sabre de ba- taille, et a cheval sur Ie dos de M. Ie président Finard, gros petit chat a mine boulotte, s'écria qu'il répon- dait de tout. Tous les chats bottés se dressèrent d'un même élan: on voulait marcher immédiatement. Je remarquai alors combien 1'Etat était divisé, car derrière ceux qui tapageaient il y en avait qui se taisaient et ne semblaient pas d'avis d'aller si vite en besogne. Ceux-la disaient qu'on n'était pas pret, qu'il fallait avant tout s'organiser, et que, du reste, avec Ie gouvernement qu'ils avaient, la guerre ne saurait être conduite a bonne fin. Mais les autres miaulaient alors de toutes leurs forces pour étouffer sous Ie bruit les petites voix aigres qui faisaient entendre ces récriminations.— 63 — J'observai que ce qui fachait Ie plus les mécon- tents, c'était que Rominagrobis voulüt prendre lui- même la direction de Ia guerre, et ils disaient : — Qu'a besoin ce podagre de se meier de choses auxquelles il n'entend rien? Qu'il soigne son lum- bago et qu'il se tienne dans la flanelle, au coin de son feu, entre son apothicaire et son médecin. Les satisfaits, au contraire, étant tous généraux, chambellans, majordomes, valets de cour et valets de chambre, gras, gros, luisants et chamarrés jusque dans Ie bas du dos, félicitaient Rominagrobis de sa magnanime résolution. XIII Le Conseil dura jusqu'au petit jour. On me pria alors de lire mon hymne. Je m'exécutai et obtins un succes énorme ; les moustachus ne se lassaient pas de répéter en chceur : Miaou ! miaoa ! Quand j'eus fini, M. Je président Finard insinua malicieusement que je meritais de me faire tuer au premier rang, et des voix s'écrièrent: oui! oui! avec un accord touchant. Mes yeux ayant, en ce moment,— 65 — plongé dans la salie, je m'apercus toutefois que presque tous les petits vieux ratatinés dormaient en boule dansleurs fauteuils. Pour un peu, je les aurais réveillés et leur aurais recommencé mon hymne. Heureux de ma gloire naissante, jem'en retournai par les rues désertes oü grisonnait Ie matin ; Ie seul nuage était la pensee que cette gloire me menat plus loin que je Teussevoulu; et la petite insinua- tion mielleuse de M. Ie président Finard me reve- nait avec un bruit métallique de glas. Petit a petit, cependant, mes pensees détournées de leur direction première par la bénigne magie des ineffables splendeurs astrales se concentrèrent sur la radieuse apparition dans laquelle j'avais vu s'incar- ner mon idéal. __ Ah 1 me disais-je, que n'a-t-elle pu assister a mon triomphe 1 Les chattes sont sensibles au succes. Peut-ètre elle m'eüt aimé ! Sans presque y avoir songé, je me trouvai tout a coup devant la maison oü cette image de la grace s'était révélée a mes yeux charmes. Dans Ie grand silence de la rue, 1'habitation sem- blait dormir, avec la respiration lente et molle d'une 9 — 66 — personne, et la clarté de la lune lui donnait comme la blancheur et la paix d'une conscience heureuse. Je me représentai voluptueusement alors Ie sommeil de ma délicieuse petite vision, pelotonnée dans une corbeille d'osier, sur un coussin brode au chiffre de la maison, son mufle mignon fourré au duvet velouté de ses pattes de derrière. En pensant a ces choses, un petit frisson me cou- rait des pieds a la tète, infiniment long et doux, comme un baume qui se serait répandu dans mes veines. Et je demeurai la, immobile, tout baigné de 1'air de sa presence, prêtant 1'oreille aux mur- mures de la nuit dans lesquels je croyais reconnaitre Ie soufflé rythmique de sa chère poitrine. Soudain, une petite toux, sourde et flutée, me fit tourner pré- cipitamment la tére. Grand Matou! c'était elle ! Elle trottait furtivement, effacant ses épaules et la tête basse, comme une -grande dame qui craint d'être surprise au rentrer d'un rendez-vous. Je n'oublierai jamais son adorable museau que Ie vent avaitrougi, passant sa fraïche pulpe de cerise a travers la capuche de sa mante fourrée. Elle allait-67 - de ce petit pas rapide et qui ne touche a rien, qu'on voit seulement chez la chatte comme il faut, levant ses jolies pattes de peur de les crotter et sautillant comme une bergeronnette sur les mousses. Un liseré rosé se nouait autour de son cou, avec un nceud par devant, et lui donnait je ne sais quel air d'agacerie piquante. Quand elle passa, un parfum subtil sortit de sa mante, embaumant 1'air autour de moi. Elle fila de cóté d'un soupirail de cave, regarda a droite et a gauche dans la rue pour voir si elle n'était pas re- connue, et disparut dans 1'ombre mystérieusement. W*v CüMj 1 •_- . V.'n \XIV J'étais fort intrigué qu'elle osat se hasarder seule a cette heure par les rues; dans la cam- pagne environnante les coqs avaient claironné la diane, et je n'ignorais pas que, quand les hommes se lèvent, les chats de bon ton sont couchés depuis longtemps. Mais ma fleur de candeur était demeurée si vivace qu'aucune pensee mauvaise ne traversa mon esprit : je me dis que peut-être elle revenait de- 69- visiter ses malades, car toute grande dame a ses malades; et cette idéé ajouta encore a l'admiration que j'avais pour elle. Après tant de temps, il me devient d'ailleurs impossible d'exprimer les sentiments que sa brus- que apparition éveilla en moi ; je me souviens seulement que je restai, une patte en l'air, a la considérer niaisement, envahi tout a coup d'un de ces abêtissements profonds qui enlèvent a 1'homme la faculté du discernement. Je n'étais pas remis de mon émotion quand, Ie long des maisons, trois gros gaillards de matous, en escarpins de bal, s'arrêtèrent devant la lucarne oü avait passé ma belle et vinrent me regarder assez incivilement sous Ie nez en tordant leurs mous- taches. Je leur donnai Ie bonjour et m'étonnai de les voir a cette heure courant les rues. — Et toi-même, chat-pard, que fais-tu devant cette maison ? me dirent-ils d'un air courroucé. Je vis venir la querelle et résolus de 1'es- quiver. __ Parbleu, dis-je en me rengorgant, je suis— 7° — de la maison et la personne qui vient de rentrer est ma sceur. S'il vous en faut savoir plus, nous irons, s'il vous plait, sous Ie réverbère. Alors les trois grippeminauds me firent force salutations, s'excusèrent sur leur indiscrétion et détalèrent après m'avoir salué jusqu'a terre. A peine avaient-ils disparu qu'un petit rire étouffé monta du soupirail, dans les grilles duquel une minute après se montra la jolie tête de mon idole. — Je vous rends grace, Monsieur, me dit-elle, de m'avoir sauvée de ces coureurs d'aventures. Sa voix avait la tendre vibration du cristal; jamais je n'avais entendu d'harmonie plus suave ; il me semblait qu'un songe m'avait ravi aux délices du paradis et que Ie chat Murr allait se manifester a mes yeux éblouis. Je regardais aussi son petit nez humide, ses yeux clairs, la fossette qu'elle avait au milieu des babines et je ne savais que dire. Elle attendit un peu, et voyant que je ne répon- dais rien, elle reprit : — Votre ruse était ingénieuse et les a mis en fuite. _?->.»,.-=_ — 7' — Je ramassai toute mon énergie et baissant les yeux sur Ie bout de ma patte, je balbutiai des mots sans suite. Elle me regarda étonnée, me fit une courte révé- rence et s'en alla. Je m'apercus alors que tout 1'esprit du monde n'empèche pas d'être un sot et je me frappai de grands coups de patte en m'écriant lamentable- ment: — Que va-t-elle penser de moi ? Elle me prendra pour un chat mal élevé, ignorant, imbécile, digne a peine de lui servir de valet, et elle se repentira de m'avoir adressé la parole. — Ah! Minou ! va te jeter a 1'eau. — Quoi! elle te parle et tu n'as pas un mot a lui dire! — Elle daigne te remercier et tu lui ris au nez en tournant les pouces, comme un chat de village. Je songeais en même temps au moyen de réparer ma sottise. Hélas! 1'odeur de bois brülé se répandait avec les fumées dans les rues; les persiennes se levaient— 72 — une a une ; j'entendais au loin rouler les charrettes des maraïchers. Une heure plus tot, j'aurais pu lui chanter mes ballades du temps de jadis et, sous 1'ivresse des beaux vers, lui faire oublier mes timidités de bé- jaune. Mais Ie temps des musiques était passé et ma presence devant sa porte nous eüt compromis inuti- lement tous les deux. XV Je passai une triste journée, Ie coeur gros et pourtant plein d'espoir, comme il arrive toujours dans les premières amours, et j'attendis avec impa- tience la prochaine nuit. Or, cette nuit était préci- sément la nuit du samedi au dimanche, c'est-a-dire la nuit du sabbat. Je devancai de prés d'une heure 1'arrivéjï des paroissiens : la lune n'était pas encore au zénith que j'arpentais déja avec impatience Ie parvis de la syna-— 74 — gogue, ou, pour parier plus exactement, la gouttière du vieux toit oü s'accomplissait chaque samedi Ie saint mystère. A Ia fin pourtant Ie monde afflua : je vis paraitre d'abord les Mathusalems du quartier, trottant menu et cherchant les bonnes places, de jeunes freluquets et de fraiches pucelles échangeant au passant de longues ceillades, d'insolents Crésus qui déran- geaient la foule et miaulaient aigrement quand ils trouvaient leur place prise, de piteux claque patins qui se fourraient en tapinois dans les coins, puis encore des groupes de papas et de mamans avec leurs filles au milieu, enfin M. Ie Rabbin qui s'a- dossa a un tuyau de cheminée et ouvrit Ie grand livre, se moucha, toussa, cracha et commanda Ie silence. Mes yeux étaient demeurés attachés a 1'endroit par oü la toute chère devait venir et, hausse sur mes pointes, Ie col allongé, sans haleine, tout mon être tendu dans 1'intensité de la vision, j'éprouvais un tourment délicieux a guetter sa venue. Un petit monsieur a besicles qui avait mis sur sa caboche une calotte noire pour ne pas prendre Ie-7* - froid et que j'avais bousculé déja deux fois, meglissa un regard pointu comme une aiguille et gronda : — C'est indecent. Malheureusement, je fis, dans Ie même moment, un soubresaut si violent que je mis Ie petit monsieur tout de son long a terre. Puis, sans faire attention aux coups de griffes qu'elles m'allongeaient, je me précipitai a travers un groupe de vieilles qui mar- mottaient entre leurs dents, et je me jetai étourdi- ment au-devant de la minette de mon cceur : car c'était elle qui venait de se glisser au sabbat, mignonne et gentille, avec Ie plus joli air de chatte- mite qui se puisse rever ; 1'oreille couchée sur Ie dos et 1'ceil humblement coulé en terre. Certainement elle arrivait après les autres, mais elle corrigeait ce retard par tant de modestie que M. Ie Rabbin, qui avait déja tendu Ie cou de son cóté en faisant la moue, neut pas Ie cceur de la morigéner. 11 montra moins de magnanimité a mon égard, et voyant un étranger a la paroisse, se lancer étourdiment dans les jambes de ses ouailles, il me foudroya du regard et réclama Ie silence. 11 mit ensuite ses lunettes sur son nez et com- B-76- menca a lire dans Je Livre. On n'entendit plus alors que les toussoteries des petits vieux et les cracho- teries des petites vieilles, jusqu'au moment oü, selon Ie rite, tout Ie monde se mèla de piauler a la fois. M Ie Rabbin lisait d'abord un verset et quand il 1'avait lu, les petits vieux et les petites vieilles, les matous et les minettes, Ie répétaient tous ensemble en criant chacun plus fort que Ie voisin. Au milieu de tant de voix discordantes, je recon- naissais sanspeine Ie glapissement de ma bien-aimée; et il me semblait que l'ame des chats bien heureux ne glapissait pas autrement auprès du grand chat Murr. Puis M. Ie Rabbin ferma Ie Livre, et Ie sabbat ayant pris fin, les chats, selon leur habitude, se mirent a échanger des politesses avec toutes sortes de grimaces et de grippe-minauderies. D'antiques godelureaux, goutteux et perclus, mouvaient Ientement Jeurs jambons du cóté des ten- drons; descommères, la bouche pincée et Ie derrière en 1'air, ronronnaient dans les coins; on voyait passer de vieilles marquises bourrues qui s'éven- taient en pouffant dans leurs paniers ; des pères nobles crevant dans leurs calecons, se Iéchaient les — 77 - babines a 1'espoir de trouver grasses lippées en ren- trant et donnaient de légers coups de pattes sur la frisure de leurs jabots pour paraitre plus majes- tueux; de folies jouvencelles se faisaient frotter Ie dos par de jolis mignons sentant 1'ambre et coureurs d'aventures ; et partout de roses museaux sortaient de 1'ombre et riaient, des dos s'arrondissaient en boule, de longues prunelles, luisantes comme des escarboucles, illuminaient la nuit ainsi que de flam- boyantes mouches. o___if ;»»»• XVI Je m'étais mis derrière ma bien-aimée, tremblant de tout mon corps et suivant avidement des yeux ses moindres mouvements. Elle s'était accroupie sur Ie ventre, son rosé museau dressé en I'air et ses pattes a demi rentrees dans lesépaules, ainsi qu'on voit s'allonger les grands Sphinx mystérieux. Bien qu'elle eüt les yeux clos, elle me regardait du coin de la prunelle avec eet air de n'y pas voir qui est adorable chez les minettes : je distinguaisI - 19 — alors dans les molles soies dont se duvetaient ses joues 1'éclair de ses deux fines émeraudes. A tout instant des galants venaient la saluer en minaudant; mais elle répondait a peine a leurs saluts et faisait paraïtre une réserve qui se mêlait de timi- dité, ou d'indifférence. Après etre demeuré un assez grand temps a la contempler, je finis par me pincer fortement la babine et me levai dans 1'intention de lui débiter un compliment dont, non sans peine, j'étais parvenu a grouper dans ma tète les galantes métaphores; mais, quandje fus pres d'elle, un tel tremblement s'empara de moi qu'il me fut impossible de me rappeler Ie moindre mot, et je demeurai la bouche ouverte sans pouvoir tirer un son de ma gorge. Elle vit mon embarras et les coins de ses petits yeux se plissèrent étrangement. 11 me parut bien un peu que cette délicieuse personne se moquait de moi, mais je n'étais point encore physiologiste en ce temps et j'ignorais tout ce qu'il y a d'énigmatique dans Ie sourire des chattes. A la fin, elle baissa chastement les yeux et d'un petit son de flüte :— 8o — Ah ! c'est vous! Je ne vous avais pas encore vu. Pourquoi donc ne m'avez-vous rien dit hier! Elle parlait d'un air si craintif, en chiffonnant du bout de sa patte 1'hermine de sa pelisse, que je sentis Ie courage et la faconde me revenir en même temps : — O la plus adorable des minettes ! demandez a la colombe, quand passé 1'épervier, pourquoi elle cesse de roucouler. Mon pauvre coeur est la colombe et vous êtes 1'épervier. Elle leva lentement sur les miens ses yeux ou perlait une moiteur diamantée,et un torrent d'effluves me baigna dans ses flots carressants. — Je vous attendais, me dit-elle. II me sembla que je venais seulement de m'éveiller a la vie et que derrière moi tout n'était que ténèbres. En un instant la vie se peupla de féeries, mon esprit s'ouvrit a des harmonies divines, et dans un nuage dor, diapré de soleil, je vis passer des orchestres de blancs petits chats ailés qui pincaient de la guitare de leur griffe nacrée. — Belle des belles, dis-je en croisant 1'une dans I'autre mespattes de devant et en les élevant a la hau- teur de mes épaules, ó belle ! je me meurs d'amour! — 8) — __ On m'appelle Mademoiselle Nounouche, me dit-elle en roulant 1'ceil. — Et moi Minou, répondis-je, tout fier d'un nom connu dans les lettres. Une délicieuse surprise, une curiosité ravie se peignirent sur sa petite frimousse en forme de nèfle; et je me sentis en un instant payé de tous mes mécomptes littéraires. __ Ah 1 fit-elle d'une voix mourante, il y a un bien gentil poète qui s'appelle Minou. __ Graces vous soient rendues, ó belle Nounouche. Je suis poète et je m'appelle Minou. __ Alors je suis bien heureuse, dit-elle, car les poètes savent aimer. __ O Nounouche, lui répondis-je» mon cceur et ma vie sont a toi. Elle mit ses pattes 1'une sur 1'autre, inclina dou- cement la tête, et tout bas, en baissant les yeux: __ Et moi aussi, Minou! Je vous ai me. La terre avait disparu sous mes pieds ; il me sem- blait que nous montions dans une gloire, et ma tête touchait déjales seuils étoilés. En ce moment une lucarne s'ouvrit dans Ie toit de 82 la maison voisine et un grand remuement de balais, accompagné d'aboiements de chiens, nous rejeta a la réalité. M. Ie Rabbin se couvrit précipitamment, sauta de sa chaise et se sauva au galop, trainant derrière lui les pans de sa vieille redingote. En un clin d'oeil tout Ie monde eut détalé et ce fut Ie long des gout- tières une bousculade oü plus d'un perdit la queue. On criait, on se lamentait, on tapageait. Les rats s'en tenaient les cótes de rire. Pour moi, je me réjouissais de 1'aventure, car j'avais pris Nounouche dans mes bras pour mieux la défendre, et, son cceur contre Ie mien, je sentais nos deux vies comme fondues en une seule. Ayant avisé une gouttière moins encombrée que les autres, je 1'y entrainai a demi pamée, et nous fümes assez heureux pour nous trouver bientót en süreté. Je la reconduisis jusqu'a sa porte. Au moment de nous quitter, elle prit tres rapi- dement ma tête dans ses petites pattes, me baisa sur Ie nez, et, rapide comme 1'éclair, disparut a travers Ie soupirail.— 83 — Ainsi donc j'étais aimé! Mon cceur débordait, j'aurais voulu pleurer. Des choses extraordinaires se passaient en moi; je marchais dans un bruit de fanfares. Et son baiser ayant laissé sur mon nez comme une chaleur de braise allumée, je passais dessus ma langue avec d'indicibles délices. — A présent, Minou, m'écriai-je, tu sais ce que c'est que de vivre ! — Au loin, dans les gouttières, ralaient les chats amoureux. — Vois comme la lune doucement passé dans les branches de ces lilas, lui dis-je. Ce banc est comme un lit offert par la ntiit a 1'amour. Nous sautames sur Ie banc, 1'un a cöté de 1'autre, et si prés que je n'aurais pu dire lequel des deux était elle et lequel était moi. Elle ouvrait son petit nez aux senteurs du printemps et louchait languis- samment aux rais de lune qui filtraient par les trous des branchées. Sa jolie fourrure blanche reluisait comme si elle eüt été saupoudrée d'éclats de dia- mants et dans sa claire prunelle se jouaient des moires dorées. — O Nounouche, dis-je en chatouillant sa nuque du bout de mon museau, je ne vivais pas avant de te •connaitre. C'est depuis que je t'aime qu'un cceur bat dans ma poitrine. Miaou! — La nuit est douce, ó mon Minou, et rien ne peut me séparer de toi, répondit-elle en inclinant sa petite tête pour mieux se faire caresser. Miaou! — Tes yeux dans la nuit sont semblables a des disques d'acier et tes griffes luisent, rosées au bout.— 92 — Mon cceur est dans tes griffes et ma vie est suspendue a tes yeux. Miaou ! — Entends-tu mes soupirs, ó mon Minou ? Ma poitrine est gonflée d'amour et je suis toute troublée prés de toi. Miaou ! — Les cieux sont témoins de ma tendresse. Qu'ils s'écroulent plutót que je cesse de t'aimer! Miaou! — Je vois danser dans les rayons des moucherons au corselet d'or pareils a des étincelles ailées et la lune me fait des risettes. Miaou ! — O ma chatte adorée, quelle chose au monde vaut ces fiancailles du cceur? Ta beauté est pour mes yeux un royal festin. Miaou ! — O mon poète, est-ce donc vrai que je suis belle? Elle tourna sur elle-même pour se faire voir tout entière. — Tu es belle comme la vision qui danse au soleil et caressante comme Ie vent du matin qui se léve déja dans les cieux. Miaou! — Comment trouves-tu mes oreilles? — On dirait des mitres d'évêque chatoyantes au feu des ei er ges. Miaou!93 — Et mort nez ? — Reluisant comme la griotte aux lueurs du midi. Miaou! — Et ma gueule? Regarde, voici que je 1'ouvre. — Semblable a une tranche de saumon ou luit la blancheur aiguë des arêtes. Miaou ! — Et ma taille? Tierts! je la balance pour toi. — Souple comme 1'écharpe de cachemire que Ie Turc passé a travers sa bague d'or. Miaou! — Et ces fossettes ? — Nids d'amour oti frissonnent les ris! — O mort Minou, que j'aime t'entendre parier de mes graces! Je suis heureuse d'être si belle pour te plaire. Mais dis-tu bien ce que tu penses et sachant combien la flatterie grise les minettes, n'exagères-tu pas mes faibles charmes? Elle parlait en grippeminaudant, demi-souriante et me regardant du coin de 1'oeil. Et je répondis : — Vainement j'ai cherché ta pareille parmi les filles des chats. Tu es la plus belle d'entre les chattes. — Me donnerais-tu ta vie s'il Ie fallait? — Ma vie t'appartient, je te Ia donnerais avec joie. i— 94 — — Vois : j'ai mis pour venir ma plus jolie robe et j'ai chaussé mes brodequins neufs. Comment troüves-tu ce corsage? — C'est Ie cornet de cristal oti trempe la rosé. — Bien, mon Minou, je suis la rosé. Mais ne crains-tu pas les épines ? — Pourquoi craindrais-je d'être blessé par toi, puisque mon sang est a toi. — C'est moi qui vais te craindre a présent, puisque tu es mon maitre. Miaou! Rien ne peut dire 1'adorable manége qui accom- pagnait ses chatteries. Elle frottait son nez contre Ie mien, me caressait 1'oreille du gras de sa patte et poussait de mignons soupirs, en se dodelinant, se balancant, se trémoussant et tordant sous elle sa fré- missante queue blanche a bout noir. J'admirais 1'art qu'elle déployait pour demeurer toujours dans la lumière ; reculant quand Ie rayon reculait, se mettant a droite quand la lune donnait a droite et allant a gauche quand la lune glissait a gauche. Elle avait un répertoire étendu de poses savantes, se peloton- nait, tendait Ie cou, remuait les oreilles, se grattait la téte, léchait son jabot, fourrait ses pattes sous les-95 - miennes, plissait ses babines, faisait monter et descendre ses fossettes, tortillait ses hanches, levait une épaule et puis 1'autre, inclinait la tête de droite a gauche et de gauche a droite, coquetait, minau- dait, ronronnait et toujours me montrait sa gorge qu'elle avait blanche comme du lait. — O ma Nounouche, lui dis-je, je t'aime a en perdre la raison. Regarde ces flancs amaigris: ils te diront mes souffrances pendant Ie temps que je ne t'ai vue. Qui t'obligeait a être si cruelle? — O Minou, je ne suis pas cruelle, et comme toi j'ai maudit Ie sort qui m'empêchait de voler dans tes bras. Nous autres Alles d'un monde que tu ne con- nais pas, mon pauvre Minou, nous sommes malheu- reusement soumises a d'inexorables lois. Quand on nous voit dans nos boudoirs tróner comme des idoles au milieu de 1'encens et des adorateurs, on envie notre bonheur et 1'on voudrait être a notre place ; mais la plus humble minette possède un trésor que Ia richesse ne donne pas, et ce trésor, c'est la liberté. Ah! mon ami, les chattes superbes, les grandes dames de chattes, nonchalantes et désceu- vrées, ces reines du monde dont I'existence enchantée-96- s etouffe a huis clos derrière Ie mystère des paravents- juge-les toutes par moi. Nous ne sommes pas libres et nous avons constamment sur nous 1'oeil des laquais qui nous servent, des Alles qui font nos alcóves, des parents qui veillent a notre vertu, des amies qui seraient heureuses de nous trouver en faute. « Nons vivons a jour dans des palais sans toit, sous une lentille qui grossit les moindres choses que nous faisons, et nous ne saurions aimer sans paraitre déchoir. Ces inexorables lois dont je te parlais tantot veulent que nous soyons insensibles et nous sommes contraintes d'étouffer dans Ie silence des nuits nos soupirs. O mon Minou ! sais-tu bien qui tu aimes et voudras-tu toujours rester au seuil d'un monde qui n'est pas fait pour toi, sans chercher a y pénétrer? Car les femmes du monde sont au triple verrou dans leurs redoutables palais, et c'est en vain qu'on voudrait s'approcher d'elles. — Qui que tusois, ó la plus adorable des minettes, m'écriai-je, je mettrai ma gloire a t'obéir, et mes yeux ne verront que ce que tu voudras me faire voir. — Pour toi, mon Minou, dit-elle, j'ai tout brave et je suis venue cette nuit sans trembler. — 97 — — O ma Nounouche, dis-je alors, chaque mot de toi est un clou d'or qui fixe ton image dans ma pensee... Mais me diras-tu d'oü tu revenais la nuit oü je fus si troublé que je n'osai te répondre? — Fol enfant, fit Nounouche en me donnant un léger coup de griffe sur Ie nez, ne vas-tu pas faire Ie jaloux a présent? D'oü je revenais? Il y avait cette fois-la, si je ne me trompe, soiree chez la marquise Popotte et 1'on s'y amusa fort tard. Ces derniers mots se perdirent dans une petite toux mourante. — Oui, mon bijou, une grande soiree. Toutes ces dames y étaient, cette évaporée de Minemine, la grande Fonfon, et cette petite Nanaqui eut il y a quinze jours sa queue prise dans une ratière. On y joua a la main chaude et Ie grand M. Miton- mitaine me chatouillait toujours dans Ie creux de la patte. Ce fut un thé d'abord, un simple thé a la crème, mais la gaieté 1'emporta et 1'on finit par danser. Ah! Oui ! ce grand M. Mitonmitaine me chatouillait bien singulièrement. Ne Ie connais-tu pas ? Un grand brun a moustaches cirées et vêtu a la mode du jour. Oh 1 fort laid du reste. Figure-toi-98- qu'il s'est mis en tête de me faire Ia cour, et pas plus tard qu'hier, il me donnait une aubade. Mais ce n'est pas avec des aubades qu'on nous a. Comme lassée de ce grand flux de paroles, sa P«.te gueule aux fines dents d'aiguilles se détendit dans un Jong baillement, montrant au fond de la gorge les voütes roses d'un mignon palais. Je la regardais avec étonnement, et aussitót elle se m.t a rire de tout son coeur en se roulant sur son dos et me montrant Ie dessous de ses cuisses. Ces pet.tes cuisses charnues me réjouissaient si fort les yeux que j'affectai une hilarité violente pour Ia faire we plus longtemps. Ainsi elle découvrait de plus en plus son joli ventre grassouillet qui luisait a la lune. - Ah ! mon Minou, dit-elle, quel ceil tu m'as feit! j'ai pensé en mourir de rire. Mais voici Ie jour qui parait et j'ai sommeil. ( - Non, ce n'est pas Ie jour, c'est 1'ombre qui s allume au feu de tes prunelles. - Entends-tu Ie coq qui sonne Ie réveil ? - Non, c'est Ie coucou du charpentier qui marque la demie après trois heures. - Minou! Ie vent fraichit, j'ai froid aux épaules.— 99 — — Mets-toi plus prés de moi, ó ma belle, et réchauffe-toi a mon cceur. — Ah ! fylinou ! ma fille de chambre Katty m'attend; je ne puis demeurer plus longtemps. — O chattes ! mécriai-je, quel mélange êtes-vous donc d'ardeur et de glacé, pour vous montrer dans le même instant brülantes comme les soleils de juin et froides comme les nuits de novembre? Elle eut une jolie moue dédaigneuse : — Voila une question indiscrete, mon beau poète ! Et, en riant comme une folie, elle ajouta: — Tu es donc bien jeune que tu fasses aux chattes une question pareille? Puis, redevenue sérieuse, avec cette variabilité d'humeur qui la rendait si désirable : — Ècoute, ne demande jamais a une chatte ce qu'elle est. Elle est chatte; que cela te suffise, pour le reste, ne t'en soucie plus que d'une guigne. Le jour oü tu la connaitrais, tu cesserais de l'aimer. Tandis qu'elle me parlait ainsi, énigmatique comme une sibylle, je la regardais avec une secrète angoisse, la sentant expérimentée en amour et re- doutant confusément les traitrises prochaines.— JOO ----- En ce moment un petit bruit de platre s'éboulant nous fit jeter Jes yeux sur 1'extrémité du mur qui nous séparait de la rue. Une grosse toison noire str.ee de cercles roux y moutonnait a grandes enjambées, avec une fébrile silhouette découpée sur Jes blancheurs de la June. — Sacré Matou! cria ma Nounouche en se jetant dans mes pattes avec une vive frayeur, c'est lui! — Lui ! Et qui donc ? — Mitonmitaine ! Je suis perdue ! o? „_, o».—-.^- XIX Muette et plus morte que vive, elle suivait de 1'ceil a travers les branches les mouvements de M. Mitonmitainé, Ie corps secoué d'un tel trem- blement que je ne pus m'empêcher de la rassurer. — Que crains-tu? Ne suis-je pas avec toi ? Elle soupira alors d'un air lamentable : — Voila ou m'a menée mon amour pour toi ! Je suis déshonorée! Oui, déshonorée a cause de toi! Pourquoi ne suis-je pas restée vertueuse? Je serais---- 102 ---- maintenant dans ma petite corbeille ouatée, ma tête dans mes pattes, et je ne craindrais pas les M. Mitonmitaine qui passent sur Ie chemin. Cependant 1'intrus qui nous avait si fort troublés s'était assis au milieu du mur et considérait attenti- vement la maison de Nounouche. A différentes reprises, nous 1'entendimes tousser, comme quel- qu'un qui veut indiquer qu'il est la; et enfin il se mit a appeler tout bas: « Nounouche! Nou- nouche ! ;; puis un peu plus haut, et puis tout a coup si aigrement qu'on eüt dit un mari rentrant Ie soir et trouvant porte close. Je pensai tout d'abord en mourir de colère et déja je m'élancais vers Ie trouble-fête... quand je m'avisai qu'il était un peu grand. Elle semblait aussi impatientée que moi et hochait la tête en murmurant a travers ses quenottes: — L'insolent! L'insolent! Lassé sans doute d'attendre, Ie galant descendit jusqu'au soupirail et avec l'accent d'un troubadour, modula cette supplication: — Arrive donc, ó ma Nounouche ! c'est moi ! c'est ton Mitonmitaine !■• -"-"-^ — io3 — Un éclair infernal traversa ma pensee. — Est-ce que je rêve ? me demandai-je, tremblant de comprendre. Mes yeux s'enfoncèrent comme des dards dans les yeux de cette Nounouche si tendrement aimée. Mais toute tracé d'agitation avait disparu de son visage; elle avait repris un air nonchalant, et une lippe méprisante plissait ses bajoues. — Malheureux, me dis-je a moi-même, ne vois-tu pas que tu es Ie jouet des papillons noirs qui hantent ta cervelle? Ta folie, infortuné Minou, est aussi évidente que sa tendresse et son innocence. Un dernier appel retentit dans 1'air de la nuit, fiüté sur un ton lamentable, puis Ie dróle détala, et son pas décroissant se perdit bientót dans la nuit. Alors un grand désespoir s'empara de Nounouche; elle poussait des cris aigus comme une chatte en gésine, couvrant ses yeux de ses menottes : — Ah ! Minou, disait-elle a travers ses sanglots, que vas-tu penser de moi? O malheureuses mi- nettes! Un mot prononcé dans la nuit peut nous ravir a jamais Ie cceur de ceux qui nous aiment.— 104 — Mon silence éperonna sans doute sa peine, car elle redoubla de larmes et de cris: — Ah ! Minou, tue-moi plutót que de douter de ma tendresse. Non, ta Nounouche ne t'est pas infi- dèle, et je n'ai jamais aimé que toi. O mon gros Minou chéri, je préféré Ia mort a ton mépris. J'eus tant de peine a la voir dans eet état que les larmes me partirent subitement des yeux ; et tout en pleurant, je lui disais: — Ne pleure plus, ma petite chatte. Je tuerai ce misérable. Oui, ton Minou Ie tuera; ne pleure plus. Aussitöt, comme si elle eüt eu Ie pouvoir de commander a ses sentiments, les pleurs se tarirent dans ses yeux pour n'y plus laisser régner que la gaieté, et elle me fit mille chatteries: — Nous irons a deux, loin, bien loin, disait-elle, oü il n'y a plus de M. Mitonmitaine. Et 1'instant après, poussant de menus soupirs : — C'est égal : me voila compromise. Ah ! Minou, pourquoi t'ai-je rencontre? Quandje l'eus ramenée chez elle, je me promenai jusqu'au matin, cherchant vainement a comprendre cette étrange petite personne, et pensant constam-— io5 — ment au grand M. Mitonmitaine. J'étais tout a la fois Ie plus heureux et Ie plus malheureux des chats. — Mon garcon, m'avait souvent dit un vieux finan- cier, quand tu auras la tête a 1'envers, mange de l'herbe aux chats, qui est notre absinthe a nous, et 9a te la remettra a 1'endroit. — Ah ! bon vieux, m'écriais-je après en avoir mangé, Ie remede est peut-être bon pour les finan- ciers, mais ne guérit pas les amoureux. M 1w- . v.-..., XX Depuis ma liaison, ma vie s'était singulièrement dérangée : au lieu de rentrer chez mes parents, Ie plus souvent je ródais jusqu'au matin dans les jardins des faubourgs, cherchant la solitude et y traïnant avec moi la plaie saignante de mon amour. Ma mère, fine mouche comme Ie sont les chattes, n'avait pas tardé a deviner la cause de mes longues sorties, et un jour, en me bichonnant, elle me dit:— 107 — — Sois tranquille, mon garcon, ta bonne petite maman a des yeux pour voir. Mon père, lui, a qui ma mère avait fait part de ses pressentiments, me regardait en dessous et se frottait les pattes 1'une contre 1'autre en gromme- lant: — Eh ! Eh 1 c'est 1'age! Pourvu que la belle-fille soit ménagère et sache mettre la patte a la poêle, dans un an nous serons grand-pèreet grand'mère. Quant a moi, malgré 1'envie que j'avais de parier, je me taisais, n'osant dire Ie nom de celle que j'aimais. Une sorte de pudeur invincible et je ne sais quelle mystérieuse appréhension que mon choix ne fut pas du gout de mes parents, m'empêchaient de leur ouvrir un cceur qui n'aspirait qu'a trahir son secret. Ma mère surtout s'apercevait de 1'état oü me jetait mon amour; elle me pressa plus d'une fois, en pleurant avec moi, de lui tout dire, mais je m'arrê- tais au premier mot de ma confession, sans pouvoir 1'achever. — Le petit sournois! faisait mon père, vous verrez qu'il nous amènera une duchesse. 11 sent le musc a quinze pas. io8 Autant j'avais éprouvé d'orgueil la première fois que je me sentis aimé, autant je devins humble vis-a- vis de moi-même après les traverses naissantes de mon amour. J'avais beau chasser de mon esprit les terreurs qu'y engendrait la jalousie et venger par mes larmes 1'innocence un instant méconnue de ma maitresse : Ie doute me poursuivait comme 1'ombre même de son image, et je me rongeais Ie cceur en d'amers souvenirs. Cette enchanteresse avait pris d'ailleurs un si grand empire sur ma vie et je lui appartenais si bien par tous les pores que je ne demeurais pas une seconde sans ressentirles poursuites et les aiguillons de sa présence. Plus elle me paraissait inexplicable, plus je 1'aimais, et 1'eussé-je sue coupable, je crois, Ie grand Matou me pardonne ! que je 1'en eusse aimée d'autant plus. Cette mignonne tigresse me plongeait d'un mot dans 1'enfer ou me ravissait dans les paradis, et sous sa patte charmante et redoutable, pleine de baumes et de poisons, ma plaie s'ouvrait et se fermait dans Ie même moment. J'avais pour tout dire la maladie de mon temps, et d'instinct, par cette loi du sang,— 109 — qui s'impose aux plus robustes, je m'affolais de 1'ex- traordinaire, dans la joie comme dans la peine. 11 m'arrivait bien de penser que comme les autres j'aurais pu m'éviter les souffrances qui me labou- raient Ie cceur, en me contentant des grosses félicités que m'eüt apportées en dot 1'une ou 1'autre jolie maritorne de mon voisinage ; mais cette perspective bourgeoise me remplissait de mélancolie et je me remettais bien vite a savourer la douceur de mes douloureuses et hautaines amours. f j! , XXI Depuis 1'aventure du jardin, j'avais revu chaque soir ma Nounouche, et chaque fois sans pouvoir m'en rendre compte, j'avais emporté de nos entre- tiens comme la rancceur des ivresses mal cuvées. Tant qu'elle était prés de moi, je ne pensais qu'au bonheur de sentir sa petite tête contre la mienne ; mais a peine m'avait-elle quitte que de mortelles appréhensions rcprenaient la place qu'elle avait laissée toute chaude en moi. Je ne lui en parlais pas, honteux de 1'effleurer de mon doute.— III — Quinze jours s'écoulèrent sans qu'un nuage trou- blat la félicité de nos rendez-vous. Nous avions 1'habitude de nous voir a la nuit tombante dans Ie jardin aux lilas; mais nous n'y passions jamais ensemble plus d'une heure. Vaine- ment j'essayais de la retenir au dela de ce temps : c'était la seule chose qu'elle ne voulut point m'accorder; et je remarquai qu'elle s'en allait toujours un peu précipitamment. — O ma princesse, lui dis-je un soir que je 1'aimais plus qua 1'ordinaire, il faut que je m'accuse. Je suis Ie plus misérable des chats. Voici que je suis a tes pieds, implorant mon pardon. O ma Nou- nouche! j'ai osé douter de ton cceur. — Et pourquoi, ami ? me dit-elle de ce petit ton indifférent qu'elle prenait souvent, levant lentement la tête et me regardant de ses yeux mi-clos. __ Eh! Ie sais-je, mon adorée? Le cceur des jeunes chats est plein de détours. Un sourire d'une douceur extreme plissa sa lèvre, fit remonter jusqu'a son oeil ses fossettes; elle me tendit la patte en une reine qui pardonne et me dit: — Et maintenant, doutes-tu encore ? I 12 — Que je meure plutót! m'écriai-je en couvrant ses pattes de baisers. A présent je vois clair dans Ie passé: je crois qu'elle m'a aimé un peu, moins pour moi que pour elle, car elle faisait de l'amour un art oü elle excellait. — O ma bien- aimée, lui dis-je un jour, j'ai peur: si tu allais ne plus m'aimer ! Elle se mit a rire, puis me baisant : — Eh bien ! tu cesserais de m'aimer, voila tout. XX11 Voila tout! Ce mot coula comme de la glacé dans Ie sang de mes veines. Et de quel ton elle me l'avait dit! Demi-rieuse, demi-indifférente, sa petite épaule haussée et sa jolie moue plissée aux babines, comme s'il se fut agi de la chose du monde la plus insigni- fiante. Voila tout! Ah ! grand Matou ! Tu sais comme mon coeur en fut bouleversé. — Non, Nounouche, lui dis-je Ie lendemain. C'est en vain que je cherche a m'abuser: il n'est iS- 114- plus d'illusion possible. Tu m'aimes encore, mais d'un amour qui chaque jour s'attiédit. — Eh! mon ami, répondit-elle avec impatience, pourquoi nous affliger a 1'avance des changements que nous réserve 1'avenir? 11 sera toujours temps de nous quitter quand nous ne nous aimerons plus. — Ah! dis-je, que tu parles légèrement de eet :amour que nous nous sommes jure pour la vie! Mais elle se mit a sautiller après un flocon de ouate qui voltigeait dans 1'air; et d'un air dégagé : — La vie est bien longue. Je ne pus me contenir, j'éclatai en sanglots. — Tu sais bien que mon cceur est sous ta griffe, et tu es impitoyable, cruelle Nounouche. Pour toute réponse, elle étouffa au revers d'une de ses menottes un baillement flüté qui tinta a mes oreilles comme Ie glas de mes amours. Une colère me prit: je me levai d'un bond. — Adieu, je ne vous importunerai pas plus longtemps de ma présence et de ma tendresse. Elle se mit a s'éventer et, sans me regarder, Ie plus tranquillement du monde, me dit : — Comme vous voudrez, mon ami.— n5 — Je n'avais pas fait dix pas que mon courage faiblit et je revins me jeter a ses pieds. — Non ; ma Nounouche, criai-je, je ne puis pas ! J'ai mis ma vie dans eet amour? — Allons grand fou, dit-elle, il faudra donc nous remettre a nous aimer. Pendant deux jours ellefut adorable, me baisa, me caressa, leva les yeux au ciel, prit la nuit a témoin de son ardeur, pleura, pria, folatra et redevint la Nou- nouche des premiers jours. J'étais heureux comme quelqu'un qui a failli se noyer et voit du bord couler l'eau oü on l'a repêché. XXIU Ce soir-la, c'était Ie deuxième après ma sotte querelle, nous nous ai marnes comme deux tourte- reaux fiancés du matin. Elle se roulait sur Ie dos, lutinait avec les rayons de la lune, se sauvait ensuite dans Ie bosquet, me criait miao pour se faire prendre ou bien se pendait par la patte aux arbres et gamba- dait follement autour de moi. Elle était si vive, si preste, si ailée dans ses entrechats que j'avais honte des miens, et pendant qu'elle sautillait dans la clarté, je me contentais de faire des cumulets, Ie plus rapidement que je pouvais. Quand nous nous ■>— 117 - étions bien fatigués a ce jeu, elle venait se reposer contre mon épaule et nous disions tout bas en nous becquetant a petits coups : « Encore ! Toujours! » Quand je 1'eus reconduite a sa porte, je ne sais quelle fantaisie me prit de rentrer dans Ie jardin. Un petit vent doux soufflait par bouffées d'en haut et, comme des mains qui se cherchent, agitait les branches des arbres. Une chaleur amoureuse et sub- tile flottait dans Pair et montait au cceur comme de 1'ivresse. C'était Ie temps oü les hommes et les chats connaissent l'amour. Je me mis a la place oü nous nous étions tenus enlacés quelques instants avant et comme on savoure une jatte de lait, je savourai Ie temps que nous avions passé ensemble. Des moineaux avaient accroché leur nid en haut d'un peuplier voisin : malgré la nuit ils bruissaient en remuant les ailes, et pendant qu'ils pépiaient leurs petits becs secognaient tendre- ment. Parfois un chat passait entre les arbres en étouffant ses pas, comme un amant qui se glisse au rendez-vous. Des couples gaillards faisaient l'amour dans les gouttières. On voyait des minettes sur Ie retour roder mélancoliquement en baillant a la lune— i.8 et les jeunes minettes se mettaient a la fenêtre, écoutant si personne ne venait dans la nuit. Des maris jaloux faisaient aux galants la chasse sur les toits et les mamans querellaient les petites chattes échaudées avant Ie temps. La nuit était si belle que tous les ménages de chats s'étaient mis a 1'air. Pelotonné sur Ie banc oü nous nous étions aimés, je savourais avec de voluptueux frissons Ie souvenir de nos bonheurs, pensant en moi-même : — A présent, elle dort sur son joli coussin brode; et un rêve lui fait croire que je suis auprès d'elle. Puis, songeant a toutes celles que j'aurais pu aimer et de qui la tendresse, plus décevante que la chimère, aurait fait Ie tourment de ma vie. — Quelles délices, me disais-je, que d'aimer une chatte comme il faut! Avec elles on n'a pas a craindre d'infidélité ; leur amour est constant jusqu'a la mort. Et, trouvant tout selon mon cceur, je m'écriai : — Le grand Matou est bon. Une voix répondit a cette action de graces: c'était celle de M. Mitonmitaine qui miaulait amoureuse- ment : Nounouchette ! Nounouchette ! — n9 — Je fis un grand saut. __ Ah ! me dis-je, c'est Ie moment de Ie tuer. Je J'ai promis a Nounouche. — Nounouchette, faisait toujours la voix, c'est moi, c'est ton miaou chéri. — Oui, me répétai-je en m'excitant, voila Ie moment de Ie tuer. Mais je ne Ie tuai pas : décidément, il me parais- sait trop grand. Comme je m'élancais sur la crête du mur, je vis la longue queue noire de M. Mitonmitaine qui disparaissait a travers Ie soupirail. XXIV Je pensai ensuite a les tuer tous les deux, car j'éprouvais une grande colère ; mais cette rage d'extermination ne dura que quelques instants et finalement se noya dans un déluge de larmes. — O Nounouche! soupirais-je constamment; Nounouche ! C'est fini. Je ne veux plus te voir. Tu m'as trompé. Cette ame d'enfant qui se donnait----- 121 ----- a toi sans retour, tu la roulais dans tes griffes comme une bobine de soie. Toutes tes caresses, tes baisers, tes ivresses ! mensonges! Tes serments, mensonges! Les mots que tu bégayais dans ton délire, men- songes ! je saigne a te croire perfide et je donnerais ma vie pour te retrouver fidele. Fidele ! Ah ! tigresse, tu ne Ie fus jamais. Tu m'as trompé dès Ie premier jour. Je t'aimais follement et voila que tu brises mon cceur. Ah! tout est fini. La vie sans toi n'est qu'une réalité grossière. Je veux mourir, ó Nounouche, pour que tu pleures au moins celui que tu n'as pas su éternellement aimer. Mais, dans Ia tiédeur du jour, des tentations folies de la presser une dernière fois contre moi me reprenant, j'inventais aussitót des prétextes tous plus sérieux les uns que les autres pour justifier bien vite mes lachetés. — Oui, oui, si je la revois, me disais-je, je la baiserai comme a 1'ordinaire sur Ie coin de 1'oreille, dans cette petite nuque tiède, hélas ! ofi je savourais éperdüment les blandices. Je verrai jusqu'oü va sa perfidie et je boirai amèrement mon calice en 1'épan- chant goutte a goutte de ma propre main. Je veux 16 ---- 1 22 -— sentir sa fourbe me brüler Ie coeur comme un fer rouge, je veux goüter dans ses baisers la torture atroce de son amour adultère. Ce sera une comédie sans nom de voir son oeil s'allumer pour moi dans la nuit, eet ceil ou s'est imprimée 1'image d'un autre ; mais, dussé-je en crever de rage et d'horreur a ses pieds, j'aurai du moins épuisé volontairement les funèbres voluptés des agonies. /^_>K J XXV Ballotté en toutes sortes d'extremites, j'étais comme une arène ou se livraient orageusement car- rière la Haine et 1'Amour et tantót je jurais que je ne la reverrais plus, tantót j'aspirais a la revoir encore. Par moments même je m'attendrissais au point de lui pardonner et, reconnaissante de mon pardon, je la rêvais abjurant ses perfidies.— 124 — Quand je descendais en moi-même, il me semblait que je ne I'avais jamais autant aimée, et par un étrange effet des passions, je me sentais plus cons- tant a mesure que je Ia devinais moins fidele. Mais bientót la jalousie 1'emportait de nouveau sur mes attendrissements et me retracait 1'image de ma maitresse aux bras de son amant : ma plaie s'en- flammait alors comme d'une poix maligne, et je ca- ressais avec une complaisance atroce et d'infernales voluptés des pensees qui me faisaient monter Ia male mort a la gorge. Nous nous étions donné rendez-vous pour Ie lendemain. Plus Ie moment approchait, plus I'irrésolution tourmentait mon cceur battant comme un tambour, sans vouloir la laisser, j'hésitais a Ia joindre. Je m'apercus tout a coup que 1'heure fixée par elle était passée. Alors je me précipitai tête baissée et j'arrivai tout haletant. Elle m'attendait. De mignons sourires roses retroussaient Ie bout mutin de son museau.— 125 - — Tu es en retard, me dit-elle, mais je ne t'en veux pas. Bien au contraire, je suis la plus heureuse femme du monde. — Embrasse-moi. — Et sais-tu pourquoi, méchant garcon, qui ne vaux pas 1'amour qu'on a pour toi ? Tu m'as parlé il y a huit jours d'une petite fourrure a ton idéé qui m'irait bien et dont tu raffolais. Eh bien ! mon ami, j'ai été 1'es- sayer tantót, elle me va divinement. Tu verras cela demain. Ce parfait detachement d'esprit me soulagea de 1'oppression de mes idees mais en même temps m'exaspéra. — Si elle était coupable, pensais-je, elle n'aurait pas cette insouciance. Et presque aussitót 1'affreuse certitude s'empara derechef de moi : ainsi va 1'esprit chez les chats. Et mes yeux parcouraient lentement sa personne, en détaillaient les perfections avec d'amère soif de torture. — Tu vois ces épaules, ces menottes, ces jolis reins cambrés, ces jarrets? Eh bien! un autre pos- sède tout cela ; tu es un idiot. — Ah ! ma Nounouche, lui dis-je en grimacant---- 1 20 — un sourire, que te voila jolie dans ta joie ! Sais-tu bien que cette idéé de me plaire t'a tout embellie? Viens dans mes bras. Et a-t-on beaucoup pensé a son petit Minou pendant la nuit ? Eh ! eh ! eh ! ce bon petit Minou qui t'adore a s'en affoler la cer- velle ! Qu'a-t-on pensé de lui, dis ! ma charmante? — Tu m'embrasses trop fort, mon Minou. Prends garde a ma coiffure. — Ah ! oui, ta coiffure ! qui donc pourtant a Ie droit d'y toucher, si ce n'est moi ? n'est-ce pas mi- gnonne, que personne n'y touche que moi ? — La jolie question !... Tu me regardes d'un air singulier! Qu'as-tu ? — Tu 1'as dit : singulier. Oui, tres singulier, en vérité... C'est que je t'adore, ma chérie. Et toi, m'adores-tu toujours ? Voyons, dis-moi que tu m'aimes, la, comme tu sais si bien Ie dire! — Peux-tu en douter ? mais oui, mon petit Mi- nou, je t'aime bien va! Et elle prenait ma tète dans ses pattes. Un ricanement me vint aux dents. — Et M. Mitonmitaine, 1'aimes-tu beaucoup aussi, ma chérie? :— 127 — Elle me regarda dans Ie profond des yeux, froi- dement. — Ah ! chienne m'écriai-je. Et incapable de me maitriser plus longtemps, je dardai mes griffes. Elle eut un cri. — Minou, tu me tues ! Puis son saisissement s'étouffa dans les pleurs, et en même temps elle poussait si fort son petit ventre en avant que je crus qu'elle allait éclater. XXVI Jamais je n'ai pu résister a ses larmes et elle Ie savait bien. Insensiblement ma colère fondit sous la rosée tiède dont elle mouillait mon nez et mes pattes, comme de la neige sous une pluie de prin- temps. Je me taisais pourtant et la laissais pleurer. Mais a la fin je me sentis moi-même si navré de sa douleur que je la saisis contre ma poitrine en sanglotant.— 129 — __ O Nounouche 1 lui dis-je, mon amour est plus puissant que ma colère. Vois si je suis bon! je te pardonne Ie mal que tu m'as fait. A ces mots elle s'arracha subitement de mon étreinte, se dressa de toute sa hauteur et, 1'ceil en feu, comme une vipere sur laquelle on aurait marché dans 1'herbe, elle m'accabla de ces mots: __Votre pardon ! Et pourquoi ? Qu'ai-je a faire de votre pardon? Allez donc dire ces balivernes aux filles de votre quartier. Quant a moi, je ne suis pas de celles auxquelles on pardonne. Votre comédie est trop grossière et vous tombez dans la drólerie. Ah ! vous faites de la grandeur d'ame, vous, comme cela, sans dire gare, et vous croyez sans doute qu'on va se jeter a vos pieds en criant merci! Laissez donc cela aux cabotins de province, mon cher, et souffrez que je n'aie plus pour vous que Ie dédain de votre lacheté et de votre sottise. Je la vis faire un pas en avant et tourner la tête pour regarder si sa robe ne plissait pas, puis d'un petit coup de patte aplatir un volant qui bouffait et s'en aller en me trouant les yeux d'une ceillade pointue comme une vrille. 17— i3o — J etais béant: tant d'astuce ou tant d'innocence me confondait. Mafierté me conseiUait de ne rien tenter pour 1'arrèter; ma tendresse au contraire me poussait a la retenir. Comme toujours, celle-ci 1'emporta. — Nounouche, un mot? suppliai-je. — Non, adieu ! — Nounouche, je t'en conjure! — Faire pleurer une chatte et puis se mettre en tête de lui pardonner! — Ecoute-moi, ma Nounouche toujours chérie ! — Non, Monsieur, je ne veux rien entendre. Quand je vous verrais a mes pieds... — Regarde, j'y suis, m'écriai-je en l'enlacant. Tu ne t'en iras pas sans m'écouter. — Ah ! méchant, me dit-elle alors en sanglotant, tu me paies mal de ma faiblesse! Nous restames un moment sans parier, moi 1'em- brassant, elle me rendant mes baisers. — O ma Nounouche, lui dis-je enfin, je t'aime aussi tendrement qu'un petit chat aime sa mère. Je donnerais ma vie pour t'épargner une souffrance et si je t'ai parlé durement, je m'en repens ; par- donne. Mais cette nuit, comme j'étais sur Ie mur...— i3i — — Sur Ie mur ! soupira-t-elle en rongeant son ongle rosé, tu m'espionnais ! __Non, ma Nounouche, je ne t'espionnais pas. Le désir de savourer les instants que nous avions passés ensemble dans les lieux oü ils s'étaient écoulés me retenait seul dans le jardin. Tout a coup j'entends une voix a laquelle une autre répond. Le doute, ce couteau a lame torse, pénètre dans mon ame. Je regarde. Ah! Nounouche, me diras-tu ce que M. Mitonmitaine venait faire a cette heure ? Elle me regarda longuement, puis accentuant chaque mot d'un hochement de tête: — Quoi! tu as pu croire?... Elle éclata de rire. __Ce pauvre Minou! Yoila donc ton amour. Le moindre soupcon le change en état quinteux: Fi ! Ie vilain jaloux ! Elle faisait de ses jolies babines le mouvement de rejeter un noyau de cerise. — Eh bien! lui dis-je en la serrant plus fort comme pour faire sortir de sa gorge le mot de ma délivrance. Eh bien, me diras-tu ? Elle se rengorgea et fort tranquillement:— l32 — — Tu as raison, mon amour ; ce M. Mitonmi- taine est en effet venu chez moi. — Achève, je t'en supplie. — Comment me trouves-tu avec ces marabouts dans les yeux? — Aravir... ]] est donc venu? - Oui. Je crois que si je les portais plus de cóté... - Oh ! ne te fais pas un jeu de mes angoisses. — C'est que la mode est de les porter sur Ie cóté cette année... Ah! oui, ce M. Mitonmitaine ! J'ou- bliais. Eh bien! que veux-tu savoir ? — Que venait-il faire chez toi ? — Jolie questionPJl est entre... — Mais ensuite ? — Ensuite ? je 1'ai mis a la porte et j'y ai mis après lui la fille qui 1'avait laissé entrer. — Cette voix que j'ai entendue était donc la voix... — De ma femme de chambre tout simplement. Tout cela fut dit avec Je plus grand calme, d'une voix posée, tandis qu'elle caressait ses babines, a demi reployée dans son joli fanon d'hermine. Mon paradis, un instant ferme, se rouvrit. Mais ma féJicité fut de courte durée. J'avais beau— i33 — vouloir m'aveugler et demander l'oubli aux voluptés que je goütais auprès d'elle ; Ie doute, de ses dents de rat, ne cessa plus de me ronger. Quelquefois, redevenu raisonnable, je me disais qu'il me faudrait la quitter un jour, que ces sortes d'amour ne peuvent avoir ni consistance ni durée, et qu'en y coupant court, je briserais les anneaux de ma triste chaine. Malheureusement Ie courage me manquait toujours au dernier moment, et quand l'heure était la, je courais en nage a nos rendez-vous. '•-SV XXVII Un jour 1'ayant trouvée plus tiède qu'a 1'ordinaire, il me vint a 1'esprit de lui inspirer un peu d'inquié- tude. Je lui dis d'un petit ton dégagé : — 11 y a une bien jolie minette dans mon quartier. Elle me parut un peu piquée. — Ah ! vraiment ? Et quelle est cette beauté? — C'est une minette qui m'aime et qui a les yeux jaunes, les pattes blanches, Ie ventre blanc, avec la plus mignonne tête qui soit au monde.— i35 - — Monsieur, me dit-elle, je n'aime pas les com- paraisons. 11 ne s'agit ici que de moi. Je crus être tres malin et lui dis calinement : — De toi, je le sais bien. Mais si cette minette me plait, n'est-il pas naturel que je te parle d'elle? Elle m'enveloppa d'un regard singulier et, au bout d'une seconde : __ Ah! ah! cria-t-elle, Mi nou ! tu me fais rire. Son rire me glissa le long de 1'échine comme une rapé. Je me trouvais si béte que je ne sus que dire. Le lendemain, mon père me pinca 1'oreille et me tirant dans un coin : — Ah ! ca, mon gars, 1'amour te fait oublier te* devoirs. Voila trois réunions du conseil auxquelles on te fait l'honneur de te convier sans que tu y montres seulement le bout de ton nez. Tu es chat certainement; mais avant tout, tu es citoyen. Tu te dois a ta familie, a ta race, a ta patrie, que dis-je 1 tu te dois a toi-même. 11 se caressa le menton. — De mon temps on n'était pas aussi fou qu'au- jourd'hui. Le monde tourne a rien. On mange, on boit, on dort. Hé! hé ! Moi aussi j'ai aimé, mon— i36 — garcon, mais au moindre appel de la patrie, j'étais debout. Fais comme moi, Loulou, et tiens-toi pret. On a besoin de ton bras. La-dessus il se mit a frotter ses rhumatismes de bas en haut et de haut en bas, ruminant des paroles qui éclatèrent enfin dans cette question : — Et la petite, quand nous la présenteras-tu ? Je me sauvai, épouvanté a la seule pensee des confi dences, pendant que mon grave chat de père riait dans sa moustache en grommelant: — Sournois ! sournois ! XXVI11 En sortant de chez mes parents, je donnai de la tête contre un petit vieillard a favoris que je mis a peu pres par terre. Comme je me retournais pour m'excuser, je reconnus Ie général de 1'empire qui m'avait fait entrer au conseil. Grand Matou ! que j'étais heureux dans ce temps! un peu de fumée suf- fisait a mon cceur. Et maintenant! 18— i38 — — Ah ! c'est toi, mon petit, me dit Ie général. Diable! tu cognes dru. Hé! hé! on te mettra au premier rang, sois tranquille. 11 fit un pas en avant et puis s'arrêtant: — Dis-moi donc, gamin, pourquoi n'as-tu plus paru au conseil ? ton absence a été fort remarquée. U y a eu des miaou a ton adresse. Ta | ta! ta | me suis-je-dit, Ie petit polisson a 1'amour en tête. Allons ! viens ce soir, il y a séance. On t'attend. On m'attendait! Toute cette gloire ne me parais- sait rien a cóté de 1'amour de ma maïtresse et ne me valait pas une caresse de sa patte. Mais 1'honneur | Ie devoir ! Ces mots remuaient a peine ma téné- breuse conscience. J'avais pris 1'habitude de tout rapporter a 1'idole et partoutoü elle n'était pas je ne voyais que néant. — Pourtant, me dis-je, les chattes sont sensibles a la gloire. J'irai au conseil, ne serait-ce que pour en sortir plus brillant a ses yeux. J'y allai Ie soir. La séance était solennelle. Tout ce que Ja cité comptait de notables jurait sur la Bible de vaincre ou de mourir. Mon cceur se haussa un peu, mais quand vint mon tour de prêter- .39- Ie serment, la crainte de me parjurer me fit hé- siter. J'entendis des murmures. — Jurez, dit d'une voix aigre Ie rabbin. — Je jure, dis-je tres vite. Il fut résolu dans cette séance que je porterais, dès ce jour, Ie nom de poète de la patrie, et 1'on me nomma secrétaire au conseil. — O ma Nounouche, pensai-je, ces honneurs sont pour toi. Je les déposerai demain a tes pieds. Le lendemain, je la vis venir en pleurs et toute languissante. — Qu'as-tu, ma bien-aimée ? lui dis-je, pressen- tant quelque malheur. — La guerre! fit-elle d'un ton lamentable. — Ah ! oui, la guerre ! Terrible chose que de quitter 1'idole de mon ame ! Il le faudra pourtant, ma mie, mais si I'orgueil est un baume a la douleur, apprends qu'ils m'ont... — Eh! tu m'impatientes ! il s'agit bien de cela, en vérité ! Tu parles de toi comme si je n'étais pas en jeu, moi. — Que veux-tu dire ?— 140 — — Je veux dire que demain au plus tard, il fau- dra que je fuie. — Et pourquoi fuir ? — Sans doute, et toi-même, ne veux-tu pas fuir aussi ? — Je reste, pour vaincre ou mourir. Le roulement emphatique avec lequel je prononcai ces belliqueuses paroles amena d'abord au coin de ses babines une de ces moues délicieusement moqueuses qui lui étaient familières; puis tout a coup la fine raillerie dont le trait s'aiguisait dans le miroir de ses claires prunelles fit place a une inquiétude irritée. — Ah! ca, serais-tu des... — Mais sans doute; et toi ? — Grand Matou ! Il est des Petits-Minous ! s'écria-t-elle impétueusement en faisant claquer ses pattes 1'une dans 1'autre. J'étais atterré ! Quoi ! ma maïtresse appartenait aux ennemis de ma race, et c'était contre elle que mon vers, homicidement forgé, s'était tourné sans que mon cceur en eüt rien pressenti ! Elle eut peut-être dans ce moment la seule émo- tion vraie que je lui aie jamais vue :— 141 — — Ah ! mon minou, dit-elle tristement, tout est donc fini et nous allons nous quitter ! — Périsse Ie monde plutót que notre amour ! m'exclamai-je en la couvrant de caresses. — Fuyons, dit-elle. — Oui, ma chatte, ma Nounouche, mon idole, ma bien-aimée, ma vie, oui, fuyons; fuyons loin du monde, loin des chats, dans les solitudes vierges oü n'a pas encore pénétré la douleur. Fuyons a 1'instant. — Non, dit-elle, pas aujourd'hui, mais demain. Nous nous baisames plus de cent fois en nous disant: A demain ! a demain ! et 1'idée que désormais nos deux existences allaient être rivées 1'une a 1'autre me mettait hors de moi-même. Quand elle ne fut plus la, un peu de calme rentra dans ma pensee et j'eus hontè de mes laches faiblesses. — Et ton père ? Et ta mère ? Veux-tu donc qu'on leur jette a Ia tête comme un opprobre Ie nom de leur fils? Faudra-t-il qu'après en avoir été si tendre- ment aimé, tu deviennes Ie tourment de leurs jours et Ie ver rongeur de leur vieillesse? On te nommera) — 142 — partout un traitre ; ta patrie te sera fermée a jamais ; tu auras beau mettre entre les tiens et toi la mer et la terre, rien n'empèchera que tu ne sois un traitre; et si tes os se retrouvent quelque part, on dira : ce furent les os d'un traitre. A toutes ces objurgations de ma conscience, mes larmes coulaient. — Je resterai, me dis-je, j'irai a la bataille, je tacherai de me faire tuer. Qu'elle s'en aille seule, 1'idole maligne qui me fait oublier mes parents et mon devoir, et qu'elle cesse de verser sur moi ses sortilèges, Ia dangereuse enchanteresse. •XXIX Jusqu'au soir ma résolution demeura inébranlable. Mais a mesure qu'approchait 1'heure, Ie désir de sa présence me rentrait au cceur comme une obsession. — J'irai seulement jusqu'au mur et je me tiendrai caché pour la voir une dernière fois. Je grimpai sans bruit sur Ie chaperon et plongeai 4— 144 — les yeux dans Ie jardin. Personne. Je pensai que je m'étais trompé d'heure et j'attendis. — Elle va venir... Elle a des affaires a ranger. C'est une chose importante que de fuir. Une heure se passa. Je tremblais comme une feuille a chaque rumeur, pensant : — Enfin ! c'est elle ! Ce n'était que Ie vent dans les branches, 1'éboule- ment du platre sous mes enjambées, Ie guet mysté- rieux d'un autre chat dans la nuit. Des sueurs me mouillaient Ie dos. Pourquoi ne venait-elle pas? Qui la retenait ? Et comme un poignard, la pensee de Mitonmitaine s'enfoncait lentement en moi. L'amour chassait de nouveau au pas de charge mes résolutions du matin. Grand Matou ! si elle allait paraJtre ! Ah ! je ne Ie sentais que trop bien : je tomberais a ses genoux, j'abjurerais mes serments, je lui répèterais : Fuyons. Deux heures s'écoulèrent. Une inexprimable angoisse me serrait Ja gorge dans son étau. J'aurais tout donné pour la sentir comme la veille entre mes bras. Ma vie s'était concentrée dans 1'attente. J'étais haletant.- i45 - La troisième heure sonna. Je me mis a 1'appeler. La nuit demeura muette. A la fin, n'y pouvant plus tenir, je fis ce que je n'avais jamais osé faire en d'autres temps: je des- cendis dans Ie soupirail et criai de toutes mes forces : Nounouche ! Nounouche !... Des chiens aboyèrent. Je me souvins alors d'une petite vieille qui de- meurait a deux pas et chez laquelle mon amie, tres superstitieuse, se faisait tirer quelquefois les cartes. Je frappai au volet. — Entrez, cria la vieille en toussotant. Elle se tenait accroupie sur un grabat, dans des loques pouilleuses, desquelles sortait sa frimousse, plus ratatinée que 1'anus d'une antique levrette. 11 y avait a terre du mare de café, un jeu de cartes, des béquilles et dans Ie coin un hibou avec lequel elle vivait en bons termes. __ N'avez-vous pas vu mademoiselle Nounouche aujourd'hui ? demandai-je en tremblant. — Qui ca, mademoiselle Nounouche? Connais pas. 11 n'y a dans Ie quartier qu'une madame Nou- nouche.r — 146 — — Eh bien, oui, madame Nounouche... Voici des rogatons de fromage pour toi. Regarde dans tes cartes si elle est chez elle. — Point n'est besoin, mon gentilhomme. Elle est partie aujourd'hui a midi. — Partie ! exclamai-je. — Son mari est venu la prendre et ils comptent ensemble regagner leur ville natale. — Son mari ! Je tombai a la renverse. \ i«^ . «o * .- < XXX Quand je revins a moi, je ne pensai d'abord qu'a en finir avec la vie. J'essayai de me jeter dans un puits, mais il y faisait trop froid; je voulus ensuite me lancer dans un feu de cheminée, mais il y faisait trop chaud ; je me cognai la tête contre un mur, mais j'avais la tête trop dure. Je me résignai a vivre. Aujourd'hui que j'en ai aimé bien d'autres, je songe avec épouvante aux égarements dans lesquelsr — 148 — faiUit me précipiter cette adorable et perverse petite creature qui se partageait entre M. Mitonmi- taine, son mari, moi, et quelques autres. Je suis, a cette heure, un chat de bien, vivant entre ma femme et mes enfants, et quand Ie dimanche, la galette sur la table, je philosophe avec moi-même, je me console des chats en pensant que les hommes ne valent pas mieux. C'est pour les chats que j'ai écrit cette histoire, et si elle ne profite qu'aux hommes, tant pis pour les chats. \ imprimer 4g, par la Société a VersailU* £^Uj$ 'J%^s Jmprimeries xJgérardin. >/ If \ HUSÉE DE IA LITTÉRATURE