MARCEL REMY m mm LES CEUX DE NOUS CONTES ÉTUDE-PRÉFACE DE MAURICE KUNEL AVEC UN PORTRAIT DE L'AUTEUR PAR ARM, RASSENFOSSE. LIÈGE Imprimerie Bénard, société anonyme Rue Lambert-le-Bègue, 13. 1025 I J ■ai mmmi L I I hU9M Propriété de l'ETAT MINUTER" DE l ÉDUCATION NATIONALE ET D£ LA CULIOKE FRANÇAISE Service des Lettres , Enregisté sous lo N; , ijjjf LES CEUX DE CHEZ NOUS. MARCEL REMY LES CEUX DE CHEZ NOUS CONTES ÉTUDE-PRÉFACE DE Maurice KUNEL. ♦♦♦♦♦ ♦♦♦♦ ♦♦♦ ♦ LIEGE Imprimerie Bénard, société anonyme rue lambert-le-bègue, l3. En 1906, l'auteur de ce livre, Marcel Remy, mourait dans un hôtel, à Berlin. Ce décès inopiné, mal connu, défraya la légende. En vérité, il succombait à une des maladies du siècle qui minent et rongent le cerveau (1). Les journaux auxquels il collaborait annoncèrent sa fin; ceux du pays sortirent les fleurs dont il convenait de couvrir un compatriote mort à l'étranger. La figure de ce Liégeois, parti depuis quinze ans, s'était effacée du souvenir, et son nom, en dehors des sphères musicales, n'avait auprès des masses nulle popularité. Pour les bourgeois, ce n'était qu'un exilé, qu'un bohème bohémianisant en pays de France et d'outre-Rhin, courant à hue et à dia, qu'ils eussent coiffé du pétase montmartois ou du chapeau germain, si les affublements des Schaunard et des Wolff avaient toujours été de mise. Mais pour les artistes et les virtuoses, pour les dilettanti et les épris de musique, pour tous les passionnés de chants et de lyres, Remy était un des oracles, un des prophètes écoutés, qui, du haut de la chaire, prêchait dans le temple de la critique. Ceux-là le proclamaient un esthète, un guide sûr, un des découvreurs et des annonciateurs signalant, dans les courants multiples du monde sonore, les auteurs méconnus et les œuvres méritoires. Musicien avant que musicologue, sensible plus qu'érudit, ce critique tenait moins son talent d'un docte savoir que d'un certain instinct divinatoire de « la bonne musique ». Cueilli au milieu des sources susurrantes d'un don intérieur, (1) La méningite infectieuse qui, à cette époque, régnait à Eerlin. son sceptre musical, pareil au coudre magique des sourciers, se courbait, quand, du chœur des symphonies musicales, il lui semblait ouïr la limpide beauté des harmonies naturelles. Ce rameau ployé en arc flexible sous ses doigts savait se redresser soudain et, rigide comme une lame, se muait en férule pour châtier croque-notes, musiqueux, cantateux, défonceurs de claviers, fabricants d'opéras, tous les compositeurs de musique à recettes et à formules. Fustigeur impitoyable, portant haut la fronde et l'audace, il flagellait, sans égard ni pardon, les génies à décorations officielles et les gloires séniles constipées. Sa verge zébrante, persiflante et caustique balafrait en pleine face, humbles manants et messires à plumets. Tout implacable qu'il fût pour ce qui, de près ou de loin, touchait à la musique de cuistre, ce juge resta impartial, et rarement se trompa. S'il aida à renverser les fausses statues, il plaida avec chaleur les saintes causes, et sa voix haussa souvent le ton jusqu'à l'enthousiasme pour annoncer, comme un héraut, du haut de la tribune, l'entrée en lice d'un nouveau champion de l'art. Né à Bois-de-Breux en 1865, il était issu, aux portes de Liège, d'une terre où les semis des traditions avaient fait éclore nombre d'instrumentistes, et que des artistes célèbres, Léonard et Vieux-temps, avaient sanctifiée. A Verviers, à Bellaire, comme dans toutes les communes du plateau riverain de la Meuse, la musique, art d'agrément, survit dans l'instinct populaire. Là, manœuvres, apprentis, s'égayent d'un crincrin ou d'un flûteau et, ne sachant la note, se fiant à leur mémoire et à leur oreille, modulent à l'envi les airs du jour. Tziganes de la terre wallonne, ils font chanter les violons, soupirer les flûtes, claironner les pistons, soufflant dans tous les cuivres, râpant sur tous les bois, jouant de tout à l'aise sans se connaître en rien. Dans la famille Remy, où chacun des fils avait son instrument de dilection, le flageolet et le tuba troublaient irrévérencieusement de leurs airs de « foire », l'étude austère et silencieuse du notaire. y " " Le futur critique, adolescent, couvait d'un amour maternel un trombone dont il barytonnait en chambre, aux fenêtres, sur les toits, sous des accoutrements comiques et clownesques ! Fantasque, lunatique, il fut toute sa vie un étrange sire. Avant qu'un fol désir de conquête et d'aventure l'emportât du pays, il avait fondé dans sa ville, des orchestres funambulesques qui firent, vers 1883, la joie d'une bande de lurons. L'un de ces clitbs est resté fameux. Il tenait ses assises rue Saint-Jean, dans un grenier servant d'atelier de peintre au poète wallon Henri Simon. L'espèce de trappe qui donnait l'accès du céleste local valut au cercle sa plaisante enseigne : « Le Tap'cou Club ». Ils étaient une dizaine, des amateurs pour la plupart, à suivre les séances qu'abritaient ces combles. Chaque samedi, on grimpait marche à marche vers cette salle à lucarnes, porteur de son faux Amati ou de sa clarinette de rencontre. Il y avait là, voisinant au pupitre des premiers violons, un certain Nicolet du Conservatoire, perdu de vue, et un étudiant en philosophie, H. Schoofs, aujourd'hui professeur de rhétorique à l'Athénée de Tongres ; Théo Strivay, un peintre doublé d'un baryton, y jouait de la clarinette ; Devosse, un autre bohème, tenait la partie de hautbois; Simon et Henri Clochereux avaient les rôles de seconds violons ; un grand diable de Flamand y raclait dïi violoncelle, et d'autres Liégeois, dont Hubert Goossens, étaient préposés aux batteries: bref, phalange unique que celle-là où peintres tromperaient, étudiants violonnaient, où tout le monde musiquait. Remy en était le maestro, et quel maestro ! Juché sur un vieil escabeau, suivant ses feitilles pêle-mêle sur un porte-musique, le bâton à la main, il gesticxdait devant la troupe d'histrions qui tonitruaient vers le ciel « Typhus-polka » ou quelque « Cochonnerie pour clarinette » de son cru. Ce boute-en-train n'avait pas son pareil. Mime, imitateur, jongleur plein d'esprit, improvisateur de talent, il accouchait d'hilarantes fantaisies où il présentait Mireille à la façon de Berlioz et Guillaume Tell réorchestré par Wagner ! Parfois, s'attachant violon, clarinette, flûte et trombone autour du cou' comme un oiseleur son collier d'appeaux, cet original commençait sur un instrument tel air qu'il achevait sur d'autres; à moins que, casqué d'un heaume de figurant, une barbe noble au menton, déguisé en chevalier du Saint- Graal, il n'entonnât ce chant de «Lohengrin» qui, sur ses lèvres de bohème impénitent, avait l'accent d'une interrogation fatidique : » Et maintenant, je veux savoir quel sort m'attend ?... » Sous ses oripeaux de bouffon amuseur, ce jeune fou cachait une belle intelligence et une âme réellement musicienne. L'un de ses professeurs, M. Emile Dethier, retiré à Méry, dans cette charmeuse vallée de l'Ourthe si douce au repos, nous évoquait d'une verve libre et enjouée, la figure de son extravagant élève : « Ce sacré gamin avait toujours un mauvais tour dans son sac ou quelque lune dans le cerveau. Certains jours, il brouillait tout, on n'en pouvait tirer une gamme bien faite ; par contre, d'autres fois, il vous stupéfiait. Assis au piano, il exécutait de mémoire, avec une aisance de prodige, une partition de Hœndel ou quelque œuvre de Borodine, de César Cui, de cette jeune école russe qu'il affectionnait. N'eût été la technique de l'instrument qui parfois le rebutait, il était de taille à tout connaître par lui-même. Rien ne lui apparaissait difficile ou nébuleux; il pénétrait chaque nouvelle étude avec une lucidité et un goût d'une pureté étrange. Il y voyait d'un coup et seul; ses interprétations ne laissaient rien à reprendre. Plus tard, en amis, nous jouâmes des morceaux à quatre mains. Je me souviens même d'avoir déchiffré avec lui les parties d'un quartette qu'il avait composé. Garçon de talent, mais irrégulier, désordonné, impulsif, fantaisiste à l'excès, il lui arrivait de frapper chez moi vers les onze heures du soir et d'y rester jusqu'au matin à lire au piano la partition de Judas Macchabée ! » Marcel Remy est de ceux dont le cerveau indépendant doit s'ouvrir sans entraves. Le moindre joug lui pèse et le fait bondir comme un démon furieux. Cet étourneau n'est pas fait pour apprendre en volière, ni pour être catéchisé par des bonzes. Toujours, il montrera les dents à qui sent l'Institut et le magister. Seul, il étudiera l'harmonie, travaillant moins dans les traités que sur les œuvres. Les grands concerts symphoniques, d'autre part, achèveront de nourrir la moelle de son esprit ému par tout élan de haute et vraie inspiration. Dès lors, il se laissera emporter vers le monde supra-sensible, dans ce domaine de l'âme sonore où sa fibre éolienne vibre à l'unisson de ce qui est musique et poésie. Musicien par goût plutôt que par état, Remy fait son entrée dans la critique en dilettante. Il jette sa gourme de journaliste en de petits hebdomadaires jusqu'au jour où l'Express, puis le Guide Musical en font leur censeur attitré. Les diatribes qu'il signa dans le premier sont mémorables. Nouvel Hercule chargé de nettoyer les écuries d'Augias, il frotta rudement de son balai les établissements officiels et conservateurs et mit à mal maintes divinités jusqu'alors invulnérables. Dans le Guide surtout, d'une tenue incontestée et d'une clientèle purement musicale, Remy se posa en maître-critique. Ses chroniques, d'un intérêt croissant, étaient impatiemment attendues. Leur lecture en était facile, spirituelle et vivante. Etait-ce un compte rendu de concert? Il piquait au vif du sujet, donnait la tonique, la dominante et la densité des productions entendues. Parlait-il d'un artiste? Ses jugements, passés au crible de sa probité, s'énonçaient avec une force persuasive, souvent même sous la forme impérative d'un verdict. Mais le peu de valeur du sujet, mettant sa plume en joie, lui faisait parfois tirer une pièce d'artifice éblouissante, où il semait, en bouquets de fleurs et d'étoiles, la cinglante ironie de sa verve caustique. * * * A vingt-six ans, sans profession classée, bohème toujours, il s'en va tenter fortune à Paris. Seulement, ce n'est plus le Paris de Rousseau « où un jeune homme avec une figure passable et qui s'annonce par des talents est sûr d'être accueilli » ; et les conseils du père Castel à Jean-Jacques, « si les musiciens ne chantent pas à votre unisson, changez les cordes et voyez les femmes » ne sont plus aussi recommandables. C'est par milliers maintenant qu'ils débarquent dans la Ville-Lumière « avec quinze louis d'argent comptant, une comédie ou un projet de musique sous le bras ». De temps en temps, là-bas, un de ces exilés fait sa trouée ; les autres parviennent tout au plus à y vivre ou végètent sur le grabat, dans un carré de maison ignorée, jusqu'au jour où, ayant mangé leur ultime denier, ils meurent à l'hôpital ou rentrent, enfants prodigues, au foyer champêtre qu'ils n'auraient jamais dû quitter. Remy fut de ceux qui se cramponnèrent dans cette Babylone de l'art. Pendant cinq ans, il y mena la vie d'émigré. Dans la marée de l'existence, sa barque sans cesse cahotée, maintes fois faillit prendre eau. S'il n'atteignit les hauteurs d'une mer étale et sereine, il n'échoua point au port. Critique toujours, il envoyait des « Correspondances de Paris » au Guide Musical. Arrivé en pleine période Franckiste, à l'aube de la renaissance musicale illustrée par les d'indy, les Cliabrier, les Debussy, il trouva milieu et matière à chroniques. Ses articles, farcis de judicieux aperçus, reflétèrent avec une pénétrante sagacité la troublante production de l'époque et dressèrent sur le pavois de jeunes personnalités entrées aujourd'hui dans l'ère du triomphe. Il se hissa ainsi, degré par degré, jusqu'à la grande presse et devint collaborateur du Temps. A moins d'être rédacteur officiel d'un grand quotidien, le journaliste n'a que des revenus précaires. Force lui est de faire appel aux subsides paternels et de courir les petits emplois avec leurs chances et aléas : professeur de piano, violoniste de brasseries, secrétaire d'occasion, répétiteur de chant, musicien de cirque, second chef d'orchestre à cent francs par mois, toutes les fatigantes corvées et besognes subalternes auxquelles doivent s'agripper pour vivre ceux qu'un rêve de liberté a bercés de lents ou de faux espoirs. Tous fils du Grand Errant, Jidien Sorel ou Jean-Jacques, ils s'aventurent dans le vaste monde, deviennent laquais, bonisseur ou truclieman, tantôt exhibant au public des jeux de Fontaine ou accompagnant Monseigneur l'archimandrite de Jérusalem. Mais, la Fontaine cassée et Monseigneur mort, il faut aller plus loin et... recommencer sa vie. * * * En 1897, il est à Berlin, au service du Temps, pour l'envoi de correspondances relatives à la politique allemande. Quelque autre eût trouvé là peut-être une occasion de percer. Lui ne retira de cette mission aucun des avantages qu'elle semblait comporter. La politique est un art scabreux. Elle relève de l'expérience et réclame un tact, une prudence, un flair exceptionnels, surtout quand elle concerne deux pays qui ont entre eux des rancœurs inassouvies. On était alors en 1898, en pleine affaire Dreyfus. Sa plume fut-elle trop libre...? Il retomba, comme avant, dans l'incertain. « Si j'avais une position assurée, écrit-il, je n'aurais que faire de personne, liais les journaux ne sont jamais sûrs. Avec cette affaire Dreyfus dont les gazettes de Paris remplissent leurs colonnes, on m'a déjà refusé plusieurs articles. Ensuite, une fois les sessions politiques closes, mon rôle sera fini ici. C'est pourquoi, dès maintenant, je cherche des leçons... En ce moment, je donne cours de perfectionnement et littérature à des professeurs allemands qui devront plus tard enseigner le français dans les athénées. Je dois aussi faire des conférences à un cercle subsidié par la Ville. On est très économe ici et les salaires sont très bas. » Et le voici usant de l'influence de son père pour obtenir des recommandations de hauts personnages. Elles lui sont indispensables « pour des leçons dans les ambassades, auprès des jeunes attachés qui ont toujours le désir d'être promus à Paris et qui ont besoin de connaître la langue purement ». « Cela servirait aussi pour entrer à l'état-major de l'Académie militaire dont tous les officiers, en prévision d'une guerre, doivent savoir le français. Si Monsieur de X... était bien disposé, il me donnerait par votre entremise un billet disant qu'il me connaît, ainsi que ma famille, et qu'il se fait un plaisir de me présenter au personnel des ambassades berlinoises. Avec ça, j'irais directement aux légations turque, japonaise, russe, etc... où j'espère trouver du travail à bon prix. J'ai tâché d'y aller, mais inutilement, car on se méfie ici des étrangers ». Malgré une connaissance parfaite de l'allemand, de nature à lui concéder des avantages pour son introduction dans la société berlinoise, il ne put jamais franchir le seuil des hautes sphères diplomatiques. Si reconnaissant qu'il fût à la Germanie de son généreux foyer musical où il puisait des jouissances précieuses à son âme d'artiste, on savait qu'il n'approuvait guère tout ce qu'il voyait là-bas. Dans ses « Lettres de Berlin » au Journal de Liège et à l'Indépendance belge, il fonçait de la lance contre les abus du système allemand, ce qui lui valut maintes fois des descentes domiciliaires et des répliques germanophiles. Ses intentions éventées, les cercles lui restèrent fermés. A Charlottenbourg, d'ailleurs, ses journées étaient celles d'un noctambule parisien ; il y vivait ouvertement à la française. Levé vers les quatre heures de l'après-midi, il travaillait quelque peu dans ses papiers, puis fréquentait jusqu'au lendemain les cafés de nuit à musique tzigane. Jamais, pendant ses dix ans de séjour à Berlin, il ne pénétra dans une brasserie allemande. Tous ses repas, il les prenait au restaurant italien, « Au Bersa-gliere », et Holzendorfstrasse 19, il habitait un appartement français ! Il était coté. C'est en vain qu'il brigue « un petit coin dans l'entourage du consulat » et qu'il sollicite du gouvernement belge « la rédaction de quelque mémoire sur une question industrielle, ou sur l'enseignement de certains cours musicaux qui se donnent dans les Universités et Conservatoires allemands »: la chance de nouveau lui est contraire. Sa situation n'est pas stable. De cet au jour le jour, il commence à sentir l'insuffisance et l'incertain ; les fondements sur lesquels se bâtit l'édifice de sa vie manquent d'aplomb et de solidité. L'insoucieuse jeunesse se satisfait de châteaux en Espagne et escompte les richesses à venir ; mais à l'âge mûr, tous les palais ruinés par les déboires, hantés par l'amertume, minés par la malchance et la désillusion, s'effondrent. L'expérience ramène des rêves à la réalité, fait nos désirs plus humbles, plus pressants et plus humains. Avoir moins d'ambition et plus de certitude! Il s'accommoderait maintenant d'un poste fixe, d'un simple emploi : il sollicite une place de contrôleur à la Compagnie des Wagons-Lits. Malgré qu'il vint à résipiscence, la vie ne lui fut pas clémente et se vengea durement d'avoir été narguée. Elle ne lui accorda ni faveur, ni repos, et le força, bohème assagi, à quêter des élèves et à doubler ses collaborations. Rancunier et cruel, le mau- vais destin ne fit point trêve. Perfidement, insidieusement, il l'atteignit à la tête, trouvant un malin plaisir, une secrète volupté à frapper son adversaire où il devait le plus souffrir: Remy devint sourd. Qu'on songe aux angoisses perpétuelles d'un homme dont le gagne-pain est de source sensorielle, et qui, de jour en jour, voit se racornir et s'alourdir les fils sonores d'une vibrante sensibilité. Un artiste créateur, même sourd, continue à s'énoncer et peut encore réaliser de belles pages, son génie étant tout en création intérieure. Mais pour quiconque ne frémit qu'au contact des œuvres d'autrui, sentir se refermer étroitement le cercle des harmonies autour de soi, n'est-ce pas le pire et le plus sombre des présages? La fatalité, en isolant Remy du monde musical, lui ôta du coup presque toutes les ressources de son existence. Dépossédé des facultés qui lui avaient valu ses plus grandes joies et ses meilleures extases, sentant de plus en plus se restreindre sa communion d'avec les vivants, il n'eut d'autre recours que de puiser en soi tout le bonheur encore possible en ce monde. Un tel choc, auquel eût résisté un être bien trempé, brisa la dernière résistance d'une nature fatiguée, surmenée, d'un neurasthénique qui, depuis longtemps, se raidissait contre l'impossible. Cette existence trouble, agitée, tracassée par le souci continuel d'un mieux-être, aigrie par des malheurs et des avatars continuels, aggravée .par la nostalgie d'un perpétuel exil, s'acheva lamentablement, loin de toute affection, dans une chambre d'hôtel. Le 9 décembre 1906, dans cette froide et impersonnelle cité de Berlin, un portier alla déclarer au bureau des sépultures, la mort de Marcel Remy. Holzendorfstrasse, l'autorité vint apposer les scels ; une table jonchée de papiers où gisent pêle-mêle des coupures de journaux, des valeurs et des lettres d'amour; des revues empilées un peu partout; des partitions éparses restées ouvertes; un piano démonté dans un coin, attestaient le passage d'une vie désordonnée et réprouvée du sort. Ils furent deux, arrivés pendant la nuit, de Liège et de Vienne, le frère Albert Remy et la danseuse Givendoline Allan, qui suivirent sa dépouille mortelle sur cette terre étrangère. * * * De même que Janus présentait deux visages, Vartiste en Remy avait double figure : le musicien cachait un conteur. Pour expliquer cette autre face de son talent, il sied de rappeler que Remy étudia au Collège Saint-Servais, à VAthénée, et qu'il fréquenta l'Université pour y suivre, un certain temps, des cours de philosophie. Sans rien mener à bien, il se meubla le cerveau à toutes ces crèches d'instruction, et acquit un bagage assez disparate. Sa plume opposa aux vertus classiques, la franche liberté d'un outil travaillant avec l'aisance et les imperfections de la nature. Cette plume de critique et de journaliste, se haussant jusqu'àla sensation d'art, devint un instrument bien personnel entre ses doigts, quand tout à coup elle se mit à traduire en une forme simpliste, naïve et originale, les remembrances intimes de sa vie d'enfance. L'affection sans cesse grandissante qui le rendit sourd fut une des causes, si pas la seule, qui le déterminèrent à s'extérioriser dans les rappels charmants de sa prime jeunesse. Jusque-là, il avait vécu, s'éparpillant, l'âme expansive attirée par des goûts divers, par des affections nombreuses ; retenu par les mille choses du dehors, il s'oubliait lui-même. L'adversité le força à un complet retour sur soi. Maintenant qu'un mal inéluctable l'isole de ses semblables, il en est réduit à exister en marge du monde, à remâcher ses pensées, à se complaire dans sa solitude. Impuissant à échafauder une nouvelle vie, le cœur vieilli, il se met, bien avant l'âge, à revivre au souvenir heureux des heures passées. * * * A une petite lieue de Liège, sur la côte montagneuse du pays de Ilerve, le long de la grand'route bordée d'ormes qui conduit par Beyne et Fléron vers Aix-la-Chapelle, est sis le hameau de Bois-de-Breux. L'été, par leurs portes ouvertes, de petits cafés de village y montrent leur paisible comptoir et leur innocent jeu de flèches ; des maisonnettes y reposent fermées et sérieuses comme de braves gens qui font la sieste; des poules picorent sans hâte en des avant-cours, au seuil des granges ; et plus loin, passé la voie ferrée, viennent quelques fermes espacées d'apparence cossue, et l'église qui déverse sur la chaussée ses patronages d'enfants, son flot de vieilles bigotes et de jeunes laitières aux joues cramoisies. La ferme où Remy vit le jour est retirée au milieu des prairies et des vergers. Elle apparaît tout en gris clair : le corps de logis avec son perron de pierre regarde de ses nombreuses croisées vers la route; devant, le jardin étale ses rosiers rouges et ses magnolias en fleurs. Entre deux faux acacias, la barrière ouvre sa grille sur un passage qui longe la grange, mène aux étables, à la basse-cour et aux vergers dont on aperçoit les pommiers chaulés à travers le palis vert du clos. Patrimoine auguste des grands-parents, asile bienheureux de son espiègle et folle enfance! Le cœur lui battait à la mémoire des jours vécus auprès de tant d'âmes simples. Le grand-père et la grand'mère, braves gens, recélaient, sous leur écorce un peu rude de fermiers villageois, des trésors inavoués de profonde tendresse. Auprès d'eux, Trînette, une vieille fille, au service depuis toujours, avait fini par être de la maison. Il y avait aussi Vieux-Jean, le varlet, et Thomas, le vacher. Non loin de là, demeurait tante Dolphine, qui parlait toujours français avec les étrangers ; et plus bas (*), c'était «chez parrain», un grogneur n'aimant pas à délier sa bourse. Puis, venaient ceux du village: le riche monsieur Lamburquin avec qui ses grands-parents jouaient aux cartes ; Pierre Lurtay, le tueur de cochons ; le gros Baiwir, la sotte Garitte Légipont, la grosse « croleye » Gômel, « les ceux de chez Mohette », les filles de chez Malriche, chez Djôr, chez Hamainde, chez Bânnire, chez Lorimiel... Ainsi la pensée le retransportait vers les décors et les visages que connut son prime âge. Après plus d'un quart de siècle, son imagination les lui rendait aussi familiers, aussi vivants qu'alors. (*) Ferme « du Tombay », près de Péville-Grivegnée. Charmant leurre qui lui restituait son âme d'enfance et -peuplait ses rêves de tout ce qu'il avait le plus aimé. A cette illusion, son cœur s'était rénové, son esprit rajeuni; ses yeux même, trompés par ce mirage, revoyaient fictivement dans le passé. Il réincarnait vraiment son premier être. Dans l'atmosphère présente recréée, il vivait les mêmes scènes qu'autrefois, il frémissait des mêmes sensations, souffrant et jouissant tour à tour des sentiments qui l'avaient affecté ou transporté jadis. Le voici chassant les poules sur la lessive, se barbouillant au tonneau de sirop, lâchant des hannetons dans la sacristie et jouant aux barres avec les filles. Puis c'est le jour de la première communion avec sa tournée aux pièces de cent sous, et celui où, avec Vieux-Jean, il va boire du « france » à une « batte de coqs », et toutes ces heures de fête où il s'amuse à pousser au « tourniquet da Mareye ! » Tout cela fut revécu. La plume n'y eut que faire. Passive et fidèle, elle transcrivit, avec une simplicité volontairement maladroite et touchante, ces tableaux parlants que publia, de 1901 à 1906, dans le Journal de Liège, sous les pseudonymes de « Li Houleye Mayanne », « Li Vicomte dè Timps passé » et de « Marné », le très original auteur Marcel Remy. * * * « Les ceux de chez nous » ce sont ceux de la race: les paysans terrés dans leur clos comme des sangliers dans leur bauge, les autochtones, les casaniers, tous ceux qui, nés sur la terre wallonne, y meurent en perpétuant les traditions, les mœurs et les coutumes du pays. « Les ceux de chez nous », ce sont les villageois, les rudes campagnards dont la vie, moulée sur celle des ancêtres, reflète le faisceau des vertus foncières et la masse des préjugés du peuple. Loin des rustres bestiaux des kermesses, des âpres et cupides flandriens, des miséreux fouisseurs qui sèment dans les terres caillouteuses de Campine autour de misérables cabanes, les nôtres, moins frustes que les Kees Doorilc, moins pauvres que les gens de Tiest, représentent en ces pages les types communs de Wallonie. Ils ont gardé une simplicité de vie élémentaire : leur existence journalière rappelle dans ses gestes quelque chose de l'humanité patriarcale ; et leur âme, qui toujours porta en elle un peu d'extase naïve, s'étonne et s'émerveille aux contemplations des choses inconnues, comme aux récits feuilletonnesques. Leur candide ignorance entretient les vieilles croyances ancrées à la terre, et que, de bouche en bouche, de fils en fils, on transplante dans le limon du cœur prêt à fructifier à chaque génération. Chez tous, les mêmes événements se retrouvent avec la même force de signification : un baptême, une communion y conservent une valeur d'actes primordiaux et se fêtent dans le rituel des pascalités religieuses et des bombances païennes. On les revoit, dans ces contes, tels qu'ils sont, ni meilleurs, ni pires, avec leurs instincts brutaux, leurs paroles bourrues, leurs idées étroites, mais pleins de cette gaieté luronne, de ce rire jovial et franc qui témoignent de la robuste et insouciante philosophie dont ils savent nimber la vie. * * * A ce mérite, l'œuvre en joint un autre : celui d'avoir mis à nu, dans toute sa complexité déroutante, une âme enfantine. La psychologie de l'enfant fut une note nouvelle dans la littérature contemporaine. Personne ne songeait, il y a un demi-siècle, à étudier ce petit être agissant dans l'orbe d'une existence factice, irréelle. Des écrivains nous firent récemment voir dans les limbes inexplorés de cette jeune âme. TJn peu de ses souffrances nous f urent révélées par « Poil de Carotte » et contées dans les romans de Frapié. L'enfant, depuis toujours, avait peuplé les fictions des auteurs, mais il n'y avait joué qu'un rôle de figurant pour les besoins de l'histoire. Avec ses derniers analystes, le gosse est passé acteur, nous le voyons, l'écoutons, le jugeons dans les multiples rôles de sa vie illusoire. Etre imparfait, transitoire,.il ne sait du monde que la représentation sensible de ses apparences ; en dehors, tout lui apparaît inconnu et mystère. L'esprit, où la raison n'a pas encore racine, le laisse ignorant des vertus et l'abandonne aux instincts de sa nature. Mais né sensible, il vibre extraordinairement. Son petit être sensitif s'ouvre et se ferme au moindre frôlement ; il frémit, tel un roseau souple, aux souffles d'une vie qu'il aborde. 20 L'auteur de ce livre, après trente ans, a retrouvé en ses intimes méditations l'état d'âme de sa prime enfance. Sa sensibilité de poète l'a reconduit vers les dons et les faiblesses des tout petits, naturellement gourmands, têtus, curieux, égoïstes, autoritaires, mais aussi combien naïfs, craintifs, amusants à force d'ingénuité et d'émerveillement facile. Cerveaux légers, fols et fantasques! Leurs réflexions sur une vision de la vie qui nous fut dévolue et que nous avons oubliée, nous paraissent inattendues et parfois déconcertantes, tant elles désarçonnent notre vieil esprit logique. Cette tète distraite de l'enfant qui parle et répond à cent choses à la fois, cette pensée f ugace qu'un vol de mouche emporte, sont des traits admirables de l'insouciance juvénile. « Mamé », le pseudonyme dont Remy signa ses contes, peint à lui seul la mentalité du gosse de chez nous. « Mamé », dans le langage familier, se dit du chérubin docile qu'on gâte et choie, mais aussi malignement des gamins tracassiers, espiègles et taquins. Et de fait, il y a des deux, dans le petit diable qui raconte ces histoires : bon cœur par nature, libre d'instinct, folâtre par fantaisie, esprit vif, oubliant vite, s'amusant d'un rien, c'est l'image frappante du gavroche malicieux, de l'enfant terrible qui, chaque jour, musardant à sa guise, suit ses désirs, accomplit ses volontés, se permet tout, dût-il en rendre compte, le soir venu, devant la verge correctionnelle. Retrouver les émotions d'enfance, les ressusciter, les ramener au jour, c'était un art; c'en était un autre de les exprimer avec force et vérité. Nées chez un enfant élevé dans la petite bourgeoisie des villes et l'entourage de gros fermiers suburbains, ces impressions tiraient leur richesse du milieu même et ne pouvaient être rendues sans participer de cette culture mi-paysanne, mi-citadine. Pour conserver à ses récits toute la succulence du terroir, Remy recourut au langage des gens de chez nous qui jargonnent, sous le nom de français, une langue hybride à travers laquelle transsude une origine patoisante. Dans cet idiome original, franco-wallon, il fixa le pittoresque, la saveur, le parfum qui s'échappent des expressions populaires, tel le fumet qui monte des ragoûts fami- liers. Son style épousa jusque dans sa forme, primitive et simple, la tournure particulière au dialecte du pays de Liège. Si les aspects originaux, divertissants et folâtres de l'œuvre se détachent donc avec autant de relief, cela tient d'un côté à la subjectivité de la plume donnant aux récits une vitalité de scènes prises sur le vif et, d'autre part, à la justesse d'observation et à l'exactitude des images. La beauté de tels contes réside moins dans l'imprévu des histoirei que dans leur facture. Toute en rehauts, en petites touches, éparpillée dans les détails, c'est elle qui donne la couleur et l'originalité au texte. Œuvre d'humour, assurément, et d'humour bien wallon, où la morale s'érige en paradoxe et où les personnages sont en charge. Parfois, les êtres y rappellent les fantoches de théâtres populaires et les scènes font penser aux guignols des champs de foire. Mais le rire n'y étale pas qu'une grosse joie bouffonne : d'essence plus précieuse, il naît des accouplements d'idées les plus étranges et des trouvailles de mots les plus imprévues. Tout cela est l'expression d'une sensibilité et d'une observation rares, au service d'une plume qui fit de ces contes une œuvre humoristique, charmante et délicieusement originale. * * * Des fervents, fidèles à la mémoire de Marcel Remy, ont eu l'heureuse inspiration de rechercher ces histoires savoureuses qui jadis firent les délices de bien des lecteurs. En les réunissant, ils ont voulu rendre un pieux hommage à une vieille amitié perdue, et sauver de l'oubli des pages qui s'imprègnent aussi fortement de la terre et de la race. L'auteur, avant de livrer ses contes au public, les eût sans doute encore remaniés. Ses amis ont tenu à les publier tous et sans retouches; tels quels, ils témoignent d'un talent suffisamment personnel et d'assez brillantes qualités raciques pour unir sans crainte, dans le souvenir des hommes, le nom de Marcel Remy à celui de la terre wallonne. Maurice KUNEL. 1. I'NE FAUT PAS JOUER AVEC LES ALLUMETTES A ma nèveuse Aily, qui n'écoute jamais ce qu'on lui dit. I'NE faut pas jouer avec les allumettes savez-vous ! Gn'a pas besoin de dire que vous ne pouvez mal. Si, vous pouvez bien mal, je vous l'dis, moi. Tenez, encore l'autre jour, qu'est-ce qui est arrivé ! Gn'avait deux petits garçons qui leur plaisait de jouer avec les allumettes. Oui, les deux gamins de chez Lorimiel qui restent à l'arveau de Saint-Rtmâcle. Quand même qu'on leur donnait des calottes, il leur plaisait, paraît, et ils recommençaient tout le temps. A peine qu'on avait tourné son dos, raff ! ils couraient à la potale où est-ce qu'on les met, ils prenaient une poignée d'allumettes et allaient jouer dans le grenier avec. Pour mettre le feu, est-ce pas, les deux baligands ! Et voilà ce qui est très bien arrivé, paraît, l'autre jour, tenez : Ils avaient encore une fois été happer des allumettes, oui, mais ils n'avaient pas poulu aller dans le grenier, parce qu'il y avait la femme aux matelas qui était là, et elle aurait été le dire, paraît. Et ils avaient venu se mettre tout de contre des escaliers du grenier, et ils voulaient déjà commencer à loumter sans faire les qwances de rien. Mais la femme aux matelas, est-ce pas elle, avait laissé la porte au large pour la poussière et elle allait les voir. Et ils se reculaient toujours un petit peu pour faire un petit fouyâ. Et tout d'un coup, bardaff ! dans les escaliers tous les deux. Ils ont très bien tombé et ils ont venu astock desconte de la porte du pas de grés. Encore du bonheur qui n'ont pas roulé toute à la vallée de la montée. Gn'avait un qu'avait une grosse gratte au mustai et l'autre est tout déhavé près de la lianette. On a mis une grande noire emplâtre dessus. Ça hagne, c'est bien fait. Attrape, magne ! Et ils en ont eu une danse, allez, de leur papa. Que ça vous apprenne, tenez, vous autres. Faut jamais jouer avec les allumettes, sa'ez-vous. IL FAUT APPRENDRE A MANGER DE TOUT FAUT apprendre à manger de tout, savez-vous. N'a rien d'plus laid que les enfants qui font toujours la hègne, quand est-ce qu'on leur met quéque chose de bon devant z'eux. « Je n'aime pas ça, moi » qui disent. Allez, allez, ils ne savent pas ce qui est seulement bon, les vîreux. Et les ceux, donc, qui ne veulent jamais manger le crâs du jambon et qui demandent toujours du maike ! Et les autres, ceux qui stichent les naveaux (*) hors de leurs crompières, et encore des autres qui laissent tout le temps la croûte de la blanche doreie dans leur plateau et puis encore des ceux qui ralèchent tout le côrin et qui disent qu'ils n'ont plus faim quand est-ce qu'il faut attaquer la pâte ! Pour profaner l'amanger, est-ce pas, jubets ! Ah! si j'étais maite, je leur herrerais dans la gèfe, allez moi ! Ecoutez un peu ce que je m'en vais vous dire. Et c'est vrai savez-vous, vérité d'mon Dm... Vous savez bien, les ceux de chez Bannîre, aux Arzis. Est-ce pas ? Eh bien, le vendredi de l'autre semaine devant, ils avaient des moules pour dîner, qu'ils avaient achetées, un grand crameu tout plein à la vieille Nanette-ax-mosses qui vient toujours le vendredi tout au matin avec sa petite charrette-à-la-main et qui crie tout le temps: «Moss d'Anvair, les belles mosses ». Et le petit Désiré (qui ne sait manger d'tout) n'en avait pas voulu, paraît, des moules. « Ça flaire » qu'il disait. Même que les deux autres, Denis et Donnée, disaient : «Tant mieux, nous mangerons sa part. » (*) Voir note, page 50. Mais justement voilà que les moules étaient sans doute un peu haties. Et toute la maison avait mal au ventre et vômait. Mais ça ne fait rien, parce qu'on les a eu vite ravus avec un petit cataplamme dans un chaud couvercle de marmite. Et d'abord Désiré n'a rien eu pour son dîner qu'une tartine à la sirope toute sèke. Et puis Denis et Donnée, parce qu'ils avaient eu un petit peu mal leur ventre, ont resté tout plein des jours sans plus aller à l'école. Ils avaient bien bon, et Désiré, lui, il devait aller en classe, quand même qu'il pleuvait à lavasse et qu'il avait du broûli. Et le docteur a venu, il a fait boire une bouteille, pas un mauvais drouk, sa'ez-vous, mais quéque chose de tout sucré et haiti comme du chaucolât, si bon, si bon, da. Et leur matante a venu aussi, elle a apporté une pomme d'orange chacun, une cabasse de fikes et un grand Dinant. Et Désiré n'en a pas eu une miette, on ne pouvait mal de lui en donner ; il n'el méritait pas est-ce pas? C'est pour lui apprendre à ne pas manger d'tout. Voilà, là. III. LES DEUX DE CHEZ MOHETTE LES deux de chez Mohette, c'est vraiment deux crapuleux, savez-vous. On les avaient invités, tenez, l'autre fois, chez leur morenne Royenne qui est femme au lait en Béchuron, et qui fait les messages pour Liéche. Et ils ont été mener une vie que tout le village les jette hors ; mais il faut pourtant cju'je rie quand j'y repense. Ils ont été faire assotti tous les gens du vinâve comme on ne l'avait jamais plus vu. Chez Portugal, ils ont dâré et clappé dans les poules avec des corixhes, qu'il y a une bassette qu'a happé une telle peur qu'elle s'a été sauver dans le trou du chien qui l'a roufflée bas qu'elle s'a cassé une patte qu'on lui a raccomôdé avec deux petits bois. Et une autre poule, une joleie de la grosse sorte, s'a laissé tomber dans le flot, il a fallu la rasèchi avec une houppe. Le grand Portugal se jurait l'âme hors du corps et moi je me riais tout mort. Puis les deux petits Mohette — c'est encore Grigô qui est le plus poison des deux, Constant est un peu plus sûti — ils ont été èwarer les trois cossets à la grosse Tatenne, qui fou-gnaient dans les trigus tout près du cimetière et qui ont couru envoye tout à vaux les cherwés et les tremblènes. Et la grosse Tatenne qui traftait et pochtait après ses cochons, toute dessoufflée, en souhaitant des maux, que je ne poulais pas me ratnir de hall 1er, même qu'elle a été tellement nantie après, qu'elle s'a dû mettre dans le lit et boire de la tujenne. Et puis, qu'est-ce qu'ils ont encore fait pour faire displi, les deux Mohette. A la vespreie, ils ont été prendre la corde du puits communâl, et ils la tinglaient sur la pavée, en se rètrôclant dans la horotte derrière un bouhon. Et la grande Daditte, qui revenait d'avoir été à Liéche se bourrer de golzaux et de ronde tarte au Mayet, avec son bon nouveau casawet et sa belle bleuve rôbe, a venu trèbouhi dans la corde, elle qui ne voit pas hors de ses yeux, elle s'a stâré dans un frèhisse en chawant, même qu'on n'avait jamais plus brait si laid. Elle s'a encore bien désawiré, allez, et elle wignait en retournant toute ès-coisse que moi je trèfellais d'avoir bon. N'a encore des autres, tout plein, qui s'sont èlahis dans la corde et ont petté sur leur p... (ont tombé sur leur ventre, veux-je dire). Et Grigô et Constant (les deux petits potinces !) en ont encore fait une plus drolle, allez, de bonne farce. Aie par, pour ce coup-ci ! N'ont-ils pas été plaquer la clichette de la porte de chez Petchale avec je sais bien de quoi ! Je m'ai été mettre près du posti pour quand Petchale reviendrait d'avoir été boire ses verres. Il était encore une fois plein de pèket, et quand il a apougni la clichette il ne savait pas quoi est-ce que c'était, d'abord. Et il ressuyait sa main sur ses cheveux et sur son sâro, qui était tout délôboré. Et puis quand il a sentu que c'en était, il s'a mâvlé que pour assotti, et il a spyi tout le mènache et renversé la stouve. Puis il a sorti hors par la fenêtre pour raksure les deux petits mâhonteux qui s'avaient cachés dans le poli. Allez, c'est des mâcis et des crapuleux que je vous dis. Il ne faut pas faire tourmenter les gens comme eux, sa'ez-vous. Faut être bien brafes. Mais, tout le même, je n'ai jamais plus tant ri. Binamé bon Diu, donc ! Jamais. APPRENEZ BIEN A L'ÉCOLE VEZ-VOUS bien appris aujourd'hui, à votre école ? Faut bien apprendre, sa'ez-vous, et bien écouter tout ce que le maite raconte. Qu'est-ce que j'ai dit, moi, à mon fyou, le p'tit Lucas de chez mon soroche Wahay, qu'on devait toujours le kisèchi au matin pour l'avoir hors du lit et le chasser à l'école, tellement qu'il est hayave ? Lucas — que j'ai dit, est-ce pas moi — allez bien brafement à votre n'école, binamé. Quand même que vous ne vous amusez pas, allez-y pour rattende la récrégnation où est-ce que vous jouerez une puce ou bien à tcham-tcham. C'est bon que vous êtes encore beaucoup trop bête pour comprendre comme on a bon de savoir toutes ses lettres. Vous le voirez plus tard, quand c'est que vous aurez un p'tit peu vîli. C'est si plaisant da, de savoir lire dans l'armanak quel temps est-ce qui fera la semaine qui vient, ou bien cie savoir qui est-ce qui est mort et son ache, en regardant la gazette du vieux Desoer. Et puis gn'a encore bien des autres affaires que vous poureriez herrer votre nez dedans quand vous serez devenu instruit. Tenez, si c'était que vous poureriez tant seulement un peu lire les p'titès lettres, vous vienderiez avec moi sur le plancher, un dimanche au matin chez la grosse croleye Gômel, tandis qu'elle est allée à la basse messe. Elle demeure sur une chambre ici au-dessus, et il y a le calonni Guillaume Cougnoule qui lui écrit des lettres, le fils du vieux Cougnoule — traze-et-quatoisse ; — il a tombé dans les soldats, on l'a mis dans les calonnis et il fait son temps dans les Flamands. C'est lui, paraît, qui envoie messache sur messache à la croleye Gômel, même qu'il écrit toujours sur l'enveloppe (c'est le facteur qui me l'a acertiné) : « Pour ma chère Tur-turelle. » Et elle est si grandiveuse qu'elle ne veut jamais rien raconter sur sa hanterie ; mais je sais bien où est-ce qu'elle cache ses lettres, paraît. Et j'ai déjà été grawi dans son jaune coffre, parce qu'il me plaît de savoir quoi et comme avec le calonni. C'est des belles lettres, sa'ez-vous, avec du papier à dentelle tout autour et une image comme les celles de la nouvelle anneye. Mais je ne peux rien voir dans le gra-bouyache. Si vous saureriez lire, vous poureriez aider, boubiet ! Mais si vous saureriez par écrire, est-ce pas, sur du papier avec de l'encre et une plume, nous aurions encore bien meilleur. Je vous dirais ce qu'il faudrait dire sur une carte anonyme que nous envoyerons à cette houpralle de Garitte Légipont, de so l'Battj', qui va faire ses embarras tous les dimanches à Liéche, à la musique sur Avreu, avec un èwaré sot chapeau comme ça, et des gants sur ses mains au lieu qu'elle ferait bien mieux de payer ses dettes ; et son mon-onke donc, qui a été au tribunal après qu'il avait fait battre les coqs. Apprenez bien à votre n'école, vous dis-je moi, et quand c'est que vous saurez ce qu'c'est dè viquer, vous pourrez encore bien rendre service et faire plaisir. Tenez, regardez, comme il s'a bien revengé, le p'tit Lorint de chez Hamainde qu'a si bien appris tous les calculs et les lettres et tout, et qui est malin comme un martico ; il fait tout ce cju'il veut. Il devait faire ses pâques, est-ce pas, et voilà qu'il ne voulait jamais apprendre ses catrussemmes. M. le vicaire l'avait déjà barbotté tout plein des fois, et l'autre jour que Lorint avait fait zûner les abalowes dans la sâcrustie, M. le vicaire l'a pité à la porte. Qu'est-ce qu'il a fait l'autre ? Il a été prendre un bois et le tremper dans le tonneau au goudron du scrini, et savez-vous bien quoi est-ce qu'il a venu écrire avec des belles granclès lettres sur la balisade près de la sâcrustie? Eh bien, il a mis : M... pour celui qui le lira, et pour tous ceux du catéchisse. Il a encore écrit des autres affaires, tellement qu'il est capâbe et malin et instruit pour son ache, et il devrait bien étudier pour avocat ; parce qu'on ne peut avoir la dernière hors de lui, c'est lui qui couyonne les autres. Djan, djan, apprenez bien, sa'ez vous, à votre n'école. Ça peut toujours servir. Et voilà paraît. VENDITION APRÈS-MIDI de soleil. Le carrefour du pont d'Avroy mijote à l'étuvée. Les aubettes se contemplent, assoupies ; les arbres reposent dans une immobilité consternée. Le temps n'est ponctué que par la fuite des tramways ; les caisses rouges, la crête dressée, passent, trapues et gauches. La voiture d'attache suit d'un air craintif. Elle est ouverte, et les voyageurs, assis sur des banquettes dont les pieds n'existent pas, ont un air fâcheux de «lécheux d'bailles»,pas du tout héroïque. Dans le liseré d'ombre, dentelé géométriquement, un déballage étrange, un butin insolite gît sur le pavé, sans ordonnance honnête. Des gens fourmillent, se glissant dans les interstices que laissent des meubles empilés, déménagés à la hâte. Contre les murs des maisons voisines se dressent, épars, des bois de lit inhospitaliers. Des canapés meurtris, gondolants, étalent cyniquement l'inégalité coupable de leur surface. Des stèles de bois creux, carrés, munis d'une porte, et surmontés d'une feuille de pierre, exhalent une haleine ammoniacale. L'ensemble des meubles en débâcle présente un caractère d'hostilité accentuée. Les sièges n'invitent plus au repos. Indécemment placés tête en bas sur leurs congénères, des fauteuils, frange retroussée, montrent de mystérieux dessous, des bandelettes négligées entre lesquelles luit l'éclair bref d'entrailles métalliques. Et des associations d'objets, inusitées, choquantes, se prélassent, tels que rideaux miteux, vineux, pisseux, piteux, affalés sur un coffre nocturne, ou bien batterie de cuisine sur un bureau-ministre, portrait du Sacré-Cœur (ressemblance garantie) en pénitence dans le coin d'une garde-robe. Un piano centenaire, arraché violemment à son milieu vénérable, gît, décontenancé, clignotant devant cette lumière éclatante, essayant toutefois un sourire contraint de vieux monsieur qui n'a pas compris, mais veut se montrer poli. Le clavier a conservé toutes ses dents, mais les autres facultés du centenaire doivent avoir quelque peu faibli. Des mains gourdes, rouges, d'une prestesse de pince de homard, s'avancent parfois vers la passivité du clavier en disgrâce et y enfoncent quelques touches contiguës d'un seul coup ; après cette concession à l'école harmonique moderne, l'évo-cateur de ces sonorités ambiguës reste un instant à considérer l'infortuné piano, d'un air songeur, indécis. Tel un poisson devant une pomme. Et la plainte informe, issue de l'instrument, reste méconnue. Les assistants sont quelconques, à part des mégères, professionnelles acquéreuses de choses délaissées et mortuaires ; qui pourrait dire pourquoi la pratique de la friperie doit nécessairement friper les sentiments et les figures ? A l'écart, on voit se ranger des ménagères à cabas, venues pour « faire un hasard » ; elles s'efforcent de prendre un air indifférent, pincent la bouche et jettent des coups d'œil furtifs sur les objets de leur convoitise, puis, crainte de donner l'alarme, se détournent, feignent de s'intéresser à des superfluités. La vendition va commencer, selon la prescription portée à la connaissance générale par le graphique d'une main malhabile sur une planche noire. Les moineaux s'affairent au pillage méthodique d'une chose de cheval oubliee sur le pavé ; il semble un chignon défait de blonde, ou plutôt du bois de « récoulisse » scrupuleusement mâché, dont, seule, la quantité fabuleuse atteste l'invraisemblance... Le crieur se hisse sur une chaise de cuisine gercée par de périodiques lavages au sable. Il ressemble — est-ce par dérision ? — à Verlaine, dont il a l'œil torve et la disposition pileuse. L'harmonie de ses joues est altérée par une sapide chique de tabac adhérente à une molaire. De temps à autre, il la fait équitablement permuter, d'un index exercé. Son chapeau, faussement dénommé rond, consiste, en réalité, en une série de méplats rapportés, et résout presque victorieusement la quadrature de la sphère. Visiblement, ce chapeau, dans son ensemble, a connu des jours meilleurs, sur un crâne notablement moins développé. L'homme promène sur l'assistance un regard semi-circulaire et relativement impérieux ; un silence soumis, un muet piétinement de rapprochement. Tels les disciples, quand le Galiléen allait parler. Il prononce : — A c't'heure, nous vâdons une belle pitite commôte, avec une plaque de marpe ! Et, des vertèbres d'un rotin qui rehausse son sacerdoce, il frappe un coup décisif sur la surface, ouatée de poussière, de la victime, dont les serrures, privées de leurs cuivres gaufrés, baillent en bouches édentées. Un faible nuage s'élève en protestation contre l'outrage, puis retombe, lassé, laissant toutefois de nettes zébrures. D'autorité, l'homme, avec une voix assombrie de curé de banlieue entonnant les vêpres, scande : — Cin-quante francs ! Un rire unanime de dérision surgit, et l'innocente commode, devant cette effrontée surappréciation de ses mérites, reçoit des regards encore plus désapprobateurs, voire même méprisants. Mais le crieur ne peut, par dignité professionnelle, reconnaître une si vaste erreur de tact dans l'exercice de son art. Il feint d'abord d'ignorer l'implicite indignation générale, et prépare, en secret, la transition nécessaire. Du même ton sacramentel, il répète encore plus funèbrement : — Cin-quante francs. Qui mette à prix, cinquante francs? Et tout d'un coup, d'une seule haleine, très vite : — Cinquante, quarante-cinq, quarante, trente-cinq, trente, vingt-cinq, vingt francs, quinze francs... Et, élevant la voix en fanfare triomphale : — Dix francs ! Son honneur est sauf, son habileté intacte. Il respire avec force, comme échappé à une catastrophe et scrute les figures devenues soudain fermées et précautionneuses. Une petite angoisse règne, les cœurs sont serrés, dans les porte-monnaie. Et l'homme, à présent sûr de son effet, reprend sur le ton du psautier : — Dix francs, la belle petite commôte avec une plaque de marpe, on dit dix francs, marchand. On attend vaguement, espérant, dans l'obstination sordide de chacal, que le cours initial va encore dégringoler. Mais un assistant (maudit soit-il !), qui a sans doute été commissionné, aura fait un signe que la sagacité du crieur saisit ; il désigne du menton un être (imaginaire, qui sait ?) et souligne avec une satisfaction personnelle : — Onsse francs, 011 dit onsse francs la belle petite commôte. Le branle est donné ; la rapacité déçue des « amateurs » reconnaît qu'il faudra bien, cette fois, payer la chose à un taux honnête. Il y a un bon Dieu. Explorant l'horizon d'un œil aigu de vigie, l'officier ministériel déclare, légitimement : — Dousse francs, on a dit dousse francs (il désigna de son rotin gauchi un simple curieux qui se rebiffe). C'est pour Monsieur, dousse francs ; avec une plaque de marpe. Une voix glapit : — Trèee ! Le crieur s'empare avec joie de ce mot, comme un chat d'une pelote de laine, et le répète à l'infini sur des intonations variant de l'ânonnement à la rage concentrée : — Trèce francs, trèce francs, on dit trèce francs marchand. Cet appel réitéré ne produit nul résultat appréciable. Vox in deserto. L'homme alors, dépouillant un instant la solennité de son office, essaie de la conciliation. — Djan donc, nom di D..., ine si belle pitite commôte avou n'plaque di marpe ! Et il reprend à satiété sa vaine antienne «Trèce francs, trèce francs » qu'il interrompt parfois de réflexions judicieuses et indignées « Traze francs ! c'est po rin çoula, nom di D... ! » mais efforts stériles. Le désintérêt a envahi l'assistance, sauf toutefois le dernier enchérisseur, qui sent sourdement en lui des bouffées obscures de ce sentiment dominateur hérité du brigandage des ancêtres quaternaires : la joie basse et hargneuse d'être indûment propriétaire. Il couve la tremblante commode de regards cupides, analogues à ceux de l'homme des cavernes, lors de l'encan du gibier femelle. Mais la justice immanente se manifeste, et le crieur, inconscient instrument de l'Equité, proclame : — Invendu ! Et, de son rotin, comme d'un sceptre, indiquant le meuble ingénu à de vigoureux subalternes qui l'entraînent sans égard, il ajoute brièvement, d'un ton sans réplique : — A l'hospitâ ! Rumeurs. Mécontentement. On discute le coup d'état, regrettant confusément, chacun à part soi, l'âpreté au gain qui a amené cette solution décevante. L'homme promène un regard railleur et satisfait par-dessus la tasse de café isabelle qu'il hume lentement, après avoir déposé provisoirement sa chique de tabac dans son gousset. Bientôt, reprenant son prestige doublé d'une certaine philosophie, il désigne, d'un geste de poteau indicateur, une armoire à habits, dressée sur le trottoir, très loin, et qui frissonne sous le choc de tous ces regards de convoitise : — A c' t'heure, nous vâdons une magnifique gârdi-rôpe... uancl j étais iimiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiniiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiimiiiiiiiiiiiiiiiiiimmiiiiiiiiiiii T voilà que j'ai presque sept ans ; et que je sais lire. Pas tout ; pas les mots trop longs et les trop difficiles qu'on ne sait pas ce que ça veut dire. D'abord moi, je crois que personne ne sait lire et que quand on regarde dans un livre ou bien sur la gazette, on fait semblant, mais on devine tous ces mots-là qu'on a déjà entendus autre part. Comme je suis petit et qu'on m'empêche d'écouter tout, c'est pour ça que je ne sais pas fort bien lire. « On m'a mis à la campagne », chez une grand'tante, parce qu'il y a une meilleure air, dit-on ; je ne vois pas que l'air est si bonne. C'est encore une de leurs idées, ça. Moi, je vois fort bien que le fumier, les écuries des bêtes et les pipes des ouvriers sentent aussi mauvais qu'à Liège ; peut-être encore plus fort, parce qu'on est tout le temps tout près. Ils ont encore répété bien des fois : « Il faut le changer d'air parce qu'il grandit beaucoup. » Quel rapport ça a-t-il ? Je ne trouve pas, moi, que je grandis. Comme si ça se voyait ! Et pourtant ma grand'tante fait une figure, mais une figure ! quand c'est qu'il me faut des nouvelles affaires parce que les vieilles sont devenues trop petites : Awet, èdon, i crèh' si pô, paret! qu'elle dit chaque fois ; et elle serre sa bouche toute mince qui va bien loin dans ses joues, elle souffle fort avec son nez en faisant nenni, nenni avec sa tête. Puis elle me regarde sévèrement et je crois qu'elle va me donner une calotte pour m'apprendre et aussi pour me faire plus petit, sans doute. Mais qu'est-ce que j'en peux donc, moi ! Elle peut 1 Mon t on nouveau barboter tant qu'elle veut, ma tante, ça n'empêchera pas que je m'rafie d'être grand, un jour ; parce que j'ai tout plein des choses à savoir et à me revenger quand je ne serai plus petit. Et d'abord je voudrais déjà être assez haut pour prendre tout seul des allumettes sur le djîva et jouer avec. Mais il me faudra encore bien rattendre, allez. Enfin, djan ! Cet hiver-ci, voilà qu'il fait si froid qu'on n'a plus envie de se laver, au matin. Merci, aller tout se refroidir, être dibîhi (gercé) et encore du savon dans les yeux. Et puis on ne le voit pas. J'aime bien mieux raccourir devant le crama avec un paquet de tous mes affaires et me rhabiller tout près du feu. Comme c'est drôle : quand on met son mollet trop près du feu, ça pique, et quand on a froid très fort, ça pique aussi. Alors, à quoi ça sert ? comme c'est bête ! Un jour, tout au matin, ma tante a venu me faire lever ; elle m'a appelé houyeu ! et elle m'a lavé malgré moi en frottant de tous ses plus fort dans mon cou. En bas, dans la place, il y avait un monsieur avec un gros paquet en dessous de son bras. On ne me dit rien, mais je vois bien que c'est des gros paletots à choisir. Le vieux est devenu si petit qu'on ne sait plus le raboutonner et les manches sont si courtes que mes mains pendent dehors, et encore un morceau de bras avec. On le donnera à la femme Djôr qui a déjà venu demander après, deux ou trois coups. C'est pour Zante, le garçon que je joue aux maïes avec. Zante de chez Djôr est encore plus petit que moi, alors c'est moi qui est maître, de nous deux. Et pour le faire tout fâché, je fais comme le maître d'école et je l'appelle avec une grosse voix : Alexandre Joins! alors il enrache et il court après moi. Comme ils sont beaux les nouveaux gros paletots ! Le monsieur dit des pardessus. C'est un homme comme il faut ; et il déplie si bien les paletots comme s'il y avait quéque chose dedans. C'est le bleu qu'il me faut ; mais je n'ose pas le dire parce que peut-être alors qu'on ne me le donnera pas. On me les fait essayer tous ; ça ne coûte rien, est-ce pas. Quand j'ai mis un, je dois aller jusqu'à l'horloge, et puis revenir ; je marque le pas comme à l'école en laissant pendre mes bras pour que ce soit plus beau, et mieux faire comme les postures des boutiques dans la rue Léopold que j'ai vues une fois en allant à la foire. Dans les paletots, ma tante veut justement choisir le plus laid; c'est un gros poyou à taches jaune—moutarde et brun— sirope, et comme on ne sait pas le nom de cette couleur-là, elle l'appelle coleûr sitoffe. On dirait une vaute avec des poils ; je vais pleurer si on me fait prendre celui-là, parce que les garçons de l'école crieront après moi : Kott, Kott, Kott, Kodok ! parce que j'aurai l'air d'une poule. Alors mon grand-oncle qui ne dit jamais rien, et qui a regardé tout le temps en faisant des drôles de clignettes, crie tout d'un coup, en montrant le jaune paletot : — Hie ! vola sûrmint n'coleûr di malade tchin ! èdon ! Le monsieur aux paletots fait semblant de rien, mais il doit être tout fâché, et il replie le jaune paletot en l'appuyant sur son ventre comme s'il portait un petit enfant. Puis il prend un autre et il le tient étendu par les épaules comme une propre chemise. — Prenez celui-ci, Madame, qu'il dit, c'est le gris à la Souwarof ; c'est très habillé, et puis on ne voit pas la crasse. Ma tante va choisir celui-là, je crois. Parce que quand on ne voit pas la crasse, c'est comme s'y en avait pas. On me le fait un peu mettre ; c'est une toute crolée étoffe, comme un mouton de Saint-Nicolas qui serait fort sale. Je ne l'aime pas beaucoup ; le golé me gratte à la hanette et les manches me hagnent aux poignets ; il est trop grand, voilà. — Il iret foert bin Vanneye qui vint, dit ma tante, et elle me regarde en tûsart et en pinçant son menton. Moi je ne sais pas quoi faire pendant qu'ils font tous les trois des ronds yeux sur le paletot ; et puis tout d'un coup je retire mes mains dans les manches, je cache ma tête dans le paletot et je marche en me faisant encore plus petit, comme si le gros crolé paletot allait tout seul ; si Zante était là, il aurait peur, il est si bête. Les ceux de chez nous. — Pah ! i ravisse li tchin d'ax vix Hanesse li bergi d'mon Legraye. C'est mon oncle qui vient de dire ça ; et maintenant je déteste le paletot, quand même qu'on n'y verra pas la crasse. Et voilà qu'on ne le prend pas non plus ; c'est le bleu, le beau bleu que je vais avoir. Ah, comme j'ai bon ! — Nous prendrons celui en bleuve sitoffe, savez-vous, Monsieur, mais vous me l'iairez pour cinq pièces. — Celui de 27 francs ? La maison ne marchande pas, Madame. — Je n'donnerai pas un aidant de plus. — Enfin, il faudra bien ; nous le laisserons à 25. Mais c'est parce que c'est vous. Pendant que l'homme refait un beau paquet bien droit avec ses paletots (comme ça sent bon, les nouveaux gros paletots !), ma tante va chipoter après son argent dans le tiroir d'en haut de la grosse armoire où il y a la belle cafetière à fleurs, dessus. C'est si haut, le tiroir, qu'elle ne peut presque pas voir dedans et qu'elle doit grawer à la vire pour trouver ses cennes. — Il est bin prôpe avou, dit mon oncle, deux ou trois fois ; mais il faut que j'aille me montrer bien vite à Trînette qui est dans le fournil ici à côté. J'ouvre la porte et je reste sur le seuil sans rien dire ; elle remarquera bien que... Mais il fait assez noir dans le fournil et Trînette fait justement une payeie pour les bêtes avec des pommes de terre, des morceaux de pétraves et du laton qu'elle mêle avec un pailot dans un côpé. — Trînette ! que je crie alors, en poussant mon ventre en avant, pour qu'elle voie... Elle devine bien, à ma figure, qu'il y a quelque chose d'arrivé, mais elle ne sait pas quoi. Mais je frappe fort avec mes deux mains sur ma poitrine... — Binamé bon Diu don, qui v's'estez gaïe et bin r'netti. Vinez on po chai qui ji v'rilouque! Je ne peux mal d'aller tout près d'elle pour m'abîmer. Je rentre vite dans la place et ma tante barbote déjà, à cause du paletot. — Vos y louqu'rez savez vireux, et gare à voss sogne si vos l'kitapez maïe! Et elle me donne déjà une calotte. Pendant que je frotte avec ma main sur ma tête pour faire aller le mal un peu de tous les côtés et pour que ça ne pique plus, ma tante arrache l'étiquette qui était restée à la manche ; elle la déchire à tout petits morceaux, puis elle va les jeter clans le feu. Pourquoi fait-elle une figure comme s'il y avait un malheur, pour aller brûler un petit papier ! ■— Allez n'gotte fer veye voss bai noû. jâgau à voss matante Dolphine, allez, dit mon oncle en prenant ses bériques dans le beau sucrier de porcelaine où il les met toujours. Quand il ne sait pas quoi faire, il lit encore une fois la vieille gazette, l'Avenir du canton de Soumagne, parce que la nouvelle ne vient que dimanche, à la semaine. Chez ma tante Dolphine, c'est ici tout près, trois maisons plus loin. J'irais bien tout seul, mais ma grand'tante a déjà mis son châle à carreaux verts et noirs qui va plus haut que ses oreilles, et elle me pousse fort mon chapeau sur ma tête. Comme je le fais toujours tourner au bout de mon doigt, il lui a venu une pointe, à mon chapeau, hi, hi. Nous sortons par le chemin tout blanc entre deux gros murs de neige toute neuve. Il fait froid, et voilà qu'mon nez est bouché et que je dois laisser ma bouche ouverte pour marcher. Et quand je pousse fort mon haleine, ça fait une petite fumière comme la machine du convoi ; alors je le fais tout le temps. Sur la route, il y a les roues des charrettes qui ont boulé et ça fait des belles plaques toutes douces et reluisantes comme en-dedans de la couverture du beau livre de messe de ma tante. Je mets mon pied sur une des places de neige dure, je ride et je tombe. Comme on est vite à terre ! On ne sait pas comment, et on est tout d'un coup étendu. Les maisons et les arbres ont l'air tout drolle. Je me relève vite, juste pour attraper une calotte qui enfonce la pointe de mon chapeau. C'est que le bon nouveau gros paletot doit être tout plaqué de neige par derrière. Et ma tante frotte si fort dans mon dos que je ne sais pas si elle m'essuie ou bien si elle me bat ; je n'ose pas lui demander, pendant qu'elle répète tout le temps pourçai et voleûr. Sans doute que ma tante Dolphine nous a vu arriver, outre des carreaux de sa fenêtre où il y a des beaux dessins comme des grandes décalcomanies, car elle vient ouvrir la porte pendant que nous faisons encore aller nos pieds de tous les côtés pour faire tomber la neige bas. — Oho, qu'elle dit. — Aivet, c'est nos autes ; nos v'nans on pô veyi qwoè et comme. Et ma grand'tante dit encore, en me montrant avec son menton : — C'est qu'i n' dirent nin bonjou, savez ! Est si grossir, dai ! Moi, je l'aurais dit, bonjour, si elle m'avait laissé le temps. Maintenant ça ne vaut plus la peine, et je m'amuse à sauter sur un pied sur toutes les pierres sans jamais toucher les lignes, comme au tahai. C'est difficile, surtout que je ne peux pas tenir mon autre pied dans ma main, à cause du gros paletot qui pend. — Dimorez keu, qu'on v'dit vormint! Je tâche, à cette heure, de rester tranquille, mais sur mes deux talons seulement, et sans sortir de la pierre où que je suis. Ma tante Dolphine est une gens bien plus comme il faut que nous autres. D'abord elle parle français, même quand il n'y a pas des étrangers ; et puis elle lit toujours des gros rouleaux de feuilletons coupés hors des gazettes que la femme au lait lui rapporte de Liège. — Pour un beau gros paletot, c'est un beau gros paletot, dit-elle, en venant pincer l'étoffe pour voir si c'est bon et regarder la doublure qui reluit comme la barbe d'un noir masque. — Vingt-cinq francs qu'il coûte ! que je dis, moi, tout content. Paf ! encore une calotte et encore une autre après. — On n'el dit nin, biesse! — Il ne faut jamais dire le prix de ses affaires, dit ma tante Dolphine, en se retenant pour ne pas rire, sur le temps que je frotte ma tête avec mon chapeau, tout attrapé. Elle me donne une longue boîte vide où il y avait des boules de savon ; ça sent les fleurs de procession, et il y a une belle dentelle au bord. J'y mettrai des abalowes quand il y en aura. Nous retournons chez nous. Il fait chaud quand nous entrons dans la place : c'est comme quand on met sa joue au-dessus de sa jatte de café. — Et vola. l'bâbô, louquiz, qu'a stu braire tos costé l'prix di s'mousseure, dit ma tante en me poussant du côté de la gazette toute dépliée que mon oncle est derrière. Alors il baisse un peu son grand papier, et il me regarde par au-dessus de ses bériques en faisant tout plein des plis dans son front. — Co pu biesse qu'ine biesse! dit-il tout doucement. Et Trînette, qui a entendu tout, vient sur la porte du fournil avec ses bras tout déplaqués de payeie et me crie : — On n'dit nin l'prix, ènocint m'vé ! C'est bon, mon Dieu, je ne le dirai plus, le prix. Qu'est-ce que je savais donc moi ? Je ne l'aime déjà plus tant, leur gros paletot. Et puisque c'est vrai, pourtant, qu'il coûte vingt-cinq francs. Pourquoi qu'on ne doit pas l'dire ? Mais pourquoi ? =111111= llllll ♦ 2. Habie, on tue le cockon 1 ET justement je rêvais que je me battais avec Zante de chez Djôr, et que je le tirais très bien par les cheveux, mais voilà qu'il me rempoigne par la jambe (traite !) et il doguait si fort que j'allais tomber. Alors, moi, je commence à hiner des coups de pied et des coups de poing tant que je peux, mais c'était Trînette qui avait venu me réveiller en m'tirant et elle criait, toute fâchée : — Djan donc, affronté, ni m'kibouhi nin ainsi. Et d'hombréve, savez ; gn'a Piron Lurtai qu'est déjà v'nou ! Quel bonheur, c'est aujourd'hui qu'on va le tuer. Vite, vite m'habiller. Je n'avais pas ôté mes bas tous ces jours-ci pour dormir, pour être plus sûr. Je n'ai qu'à mettre mes belles vertes jarretières, avec une blouque. Le pantalon, je ne sais pas aboutonner le bouton qui est dans le dos de la taille ; mais le tap-cou, je l'attache bien seul, parce que je l'ôte et je le remets tous les jours, quand c'est qu'il me faut aller... Et le paletot, il va facilement, excepté quand je ne peux pas tenir assez fort la manche de ma chemise dans ma main, alors elle fait un paquet tout près de mon épaule et ça me gêne pour courir ou bien battre Zante. Mais c'est toujours les souliers le plus embêtant. Il y a des nœuds dans les lacettes, ou bien elles cassent quand c'est à moitié mis, et puis il manque toujours une aiguillette ; alors il faut mouiller la lacette dans sa bouche pour faire une pointe qu'on roule dans ses doigts. Pourquoi est-ce que les vieilles sales lacettes ont un goût si sur ? Mais aujourd'hui, je me dépêche vite, et je passe beaucoup des trouets. Ils ont toujours meilleur que moi, allez, les autres garçons qui ont des sabots qu'on les met tout de suite, et qu'on les prend un dans chaque main pour se sauver plus vite quand on va marauder des toutes petites vertes poires. Et pour se battre donc ! et écraser les crapauds sur les routes ? Mais on ne veut pas m'en donner des sabots. Ce n'est pas comme il faut, qu'elle dit ma tante. Et il faut être comme il faut ; et ça m'enrache. En bas, dans la petite cour, Piron Lurtai boit déjà une goutte hors de la vieille grosse bouteille au pèket qu'on a été chercher aux grés de la cave. Il ne boit qu'un tout petit peu au-dessus du hèna qui est déjà trop rempli et qui goutte, puis il jette tout d'un coup le reste à terre en faisant hay-ay-ay comme un cheval, comme si on lui aurait voulu faire boire de la pétrole. Si c'était moi qui ferait comme ça, pas même avec du bon pèket qui coûte si cher, mais seulement avec un verre d'eau, on me donnerait déjà des calottes. Mais lui, paraît, Piron Lurtai, avec sa figure comme un tortai, son nez comme un moflesse naveau (*) et sa petite lochette de barbe qu'il a oubliée tout en dessous de son menton, il peut faire comme il lui plaît, parce que c'est le plus capable tueur de cochons de tous les plateaux de Herve. — Eco eune èdon, Piron, divant de le'minci? — Nona, noss dame, tôt à c't'heure. Nos attaquans èdon? Aboutez-me on seyai d'aiwe po trimper m'heppe et appontîz n'tenne, po les boyais ; et n'dimeie djâbe di strin. Moi, je reste là à regarder tant que je peux. On va le tuer, quel bonheur ; j'ai un peu peur, mais je veux voir quand même. Mais Trînette crie par-dessus la demi-porte du fournil : — Del makaye ou del sir ope so voss tâte? (") Naveau : pour franciser plaisamm?nt le mot navet, qu'on prononce, en Wallonie, largement ouvert, « navaîs », Alors, tchestaî, château; câvaî, caveau; navet, naveau! Mais je n'ai pas faim ; il me semble même que quelque chose me pousse fort sur l'estomac, comme quand j'appuie trop fort sur le banc de la classe. — Sia, sia, il fât magni ax matin, qu'elle dit encore, en me mettant dans chaque main une demi-tartine. C'est une pièce de bon noir pain qui sent comme une nouvelle planche. Je mords un petit peu à une, puis à l'autre, malgré qu'on me l'a défendu ; mais aujourd'hui tout le monde ne pense qu'au cochon et pas à moi. Je mange vite la mie où il y a des trous remplis de noquettes de beurre, et la croûte me monte tout près de mon œil. Je n'aime pas la croûte et je la jette à une grise poule qui a venu tout doucement, patte à patte, en tournant fort sa tête pour regarder comme un vieux homme qui n'entend que de ce côté-là. Quand elle voit la croûte, elle donne un gros coup dessus comme un terrassier, puis elle court vite un peu plus loin, mais quand elle s'arrête pour la manger, il vient une autre poule qui pique sur la croûte toute sale et se sauve avec ; puis encore une autre poule, et encore une. Et elles courent toutes avec la croûte comme on court pour les pigeons, jusqu'à ce que le coq batteux attrape la croûte et la mange, devant les poules toutes bêtes. Voilà qu'on entend grogner et wigni dans l'écurie du cochon. Piron Lurtai a entré dedans et on l'entend aussi courir et jurer en essayant de l'attraper par une patte pour lui lier une corde autour. — Ji l'a. Drovez l'ouhe, qu'on l'entend crier ; alors mon oncle tire le gros carré verrou de bois, et il ouvre la porte en se cachant derrière. Et le cochon rouffelle dehors en faisant aproutt, aproutt, jusqu'au milieu de la cour. Moi, je m'ai sauvé est-ce pas ! Il s'arrête en faisant des tout petits yeux comme un ouvrier qui a été dormir dans le foin ; et il retrousse son nez pour crier comme ma gawe, mais cent mille fois plus fort. Piron Lurtai, lui, il tient la corde qui est à la patte du cochon, et il tire en haut avec des chocs. Et tout d'un coup je vois que quand on la tire comme ça, la patte du cochon ressemble déjà à un jambon. Seulement il est tout dégoûtant de crasse et de fumier. Sale cochon, va, qui a venu salir notre jambon, et moi, justement, qui l'aime tant, le jambon ! Il faut qu'il meure ! Comme il n'a plus que trois pattes de bonnes pour s'astiper, voilà qu'il se laisse aller, le cochon, et il étend son ventre à terre et sa tête sur ses pattes de devant ; Lurtai donne la corde à tenir à Trînette qui met ses cottes entre ses genoux pour tirer plus fort. Puis il prend sa heppe qui a un strouck en fer de l'autre côté du taillant ; alors il se met tout doucement à cavaye sur le cochon qui voulait dormir, et alors... (waye, donc, comme j'ai peur), hhè, qu'il fait, un gros coup de toutes ses forces et le strouck de fer s'enfonce entre les deux oreilles. Le cochon croyait d'abord que c'était une farce qu'on voulait lui faire, mais il était mort. Il n'a crié qu'un tout petit coup, tout drolle, et le gros chien de cour, qui dormait dans son tonneau derrière le fournil, a entendu et il a liawé avec une voix si drolle comme si on le battait. Abeye, li crameux, crie Piron Lurtai, en prenant un grand couteau tout pointu ; je n'en ai jamais vu un si long. Et il resemme le couteau contre un fer rond qui pend au bord de son tablier, et en faisant ça il regarde le cochon d'un air méchant ! Trînette vient se mettre à genoux près de la tête, avec le crameux qu'elle rispâmait. Alors Piron tire fort l'oreille du cochon en haut, sans doute pour tingler la peau comme quand mon oncle fait sa barbe, et il pousse tout le grand couteau dans le hatrau du cochon en faisant une laide grimace. Ça court si fort le sang, dans le crameux de Trînette ; c'est tout rouge et épais, comme une fois qu'on faisait les confitures et que j'ai renversé un bocaux (j'en ai eu, allez, des calottes !). Quand le sang ne goutte plus qu'un petit peu, Piron prend une patte du cochon, de devant, et il fait comme s'il pompait avec. Et à chaque coup, il vient encore du sang par le trou. Je m'amuse tellement ! Pendant que Trînette porte tout doucement le crameux dans le saiweu, et que mon oncle empoigne une grosse djâbe de paille comme s'il lûtait avec (mais c'est pour défaire les loyens), Piron se met encore à cavaye sur le cochon et il commence à lui arracher les poils de la cresse sur le dos. Il dogue de toutes ses forces, et il met chaque fois une petite poignée de poils dans la poche de son gilet par en dessous de son court bleu sarrau. — Pourquoi qu'il fait ça donc, tante? — C'est po r'vinde et fer des hovlettes avou, qu'elle répond. Mais moi il me semble que si on va brosser ses belles affaires avec ces sales poils-là, on deviendra encore plus crasseux. — Appontiz les strins, dit Piron en arrangeant bien pareil les quatre pattes du cochon, comme une posture, et ôtant la corde qui l'avait fait trébouhi quand on voulait le maker djus. On lui met de la paille tout autour, on en pousse sous son ventre, on en fait un petit teutai sur son dos ; même Piron lui en pousse une twètche dans la gueule. Je voudrais bien bouter le feu moi-même ; mais on ne veut pas. On ne me laisse jamais rien faire. Il gratte une allumette sur son gros soulier, puis il la tient dans ses deux mains comme s'il cachait une pomme dedans ; on ne voit pas la flamme, mais voilà qu'il met quelques fistous desconte l'allumette et ça commence à brûler. Il tourne vite autour du cochon en allumant la paille qui fait tout d'un coup une grande flamme qui nous chauffe les yeux. La paille remue en brûlant comme quand je coupe les vers et les chenilles ; ça fait de petites crolles noires qui s'envolent dans la blamme aussi haut que le toit du fournil. Et la paille que le cochon tient dans sa gueule brûle aussi, comme deux cigares. Quand les morceaux deviennent tout petits, on dirait qu'il fait comme un homme qui rallume un vieux bout de cigare. Il fait des petits yeux et il retrousse ses leppes, parce que le feu le pique ; il est tellement comique notre cochon. Puf ! comme ça pue les poils du cochon brûlés. Ça flaire le hati comme quand Trînette jette un vieux peigne dans le feu. Puf, donc ! Maintenant ça ne brûle plus, il n'y a plus que des noires cendres tout autour du cochon qui est rôti avec des grands ronds bruns comme une pomme de terre pèteye. Piron Lurtai lui arrache les onguais tout chauds aux pattes ; moi, je les ramasse pour mettre à mes doigts comme des dés. Mon oncle a été dépendre la porte de l'écurie du cochon, une grande porte verte ; on la met à terre et voilà qu'ils font rouler le cochon dessus. On dirait qu'il ne veut pas y aller, parce qu'il retourne toujours en se faisant le plus pesant qu'il peut ; alors Piron commence à jurer et puis il pousse fort contre le ventre du cochon, qui se laisse faire alors. Trînette et ma tante ont déjà apporté tout plein des seaux d'eau qu'elles pendaient à leur horkai en venant du puits. Piron tient maintenant un autre couteau fort large et il commence à liaver tout le cochon en grattant fort pendant que mon oncle vide toujours un peu d'eau à la place où il gratte. Alors la peau devient toute blanche comme toute neuve qu'on y donnerait bien une baise. Oh ! je voudrais tant haver le cochon aussi avec un petit couteau. Je veux être tueur de cochons quand je serai grand. Je sais déjà un peu comment on fait. Et je veux maintenant m'en aller avec Piron Lurtai pour apprendre ; je vais le faire dire par la femme au lait aux ceux de chez nous, à Liège, qui veulent toujours que je devienne curé (et moi je ne veux pas). — A c't'heure nos l'allans drovi, dit Piron, resemmant un tout petit couteau et en tenant un autre couteau dans sa bouche en mordant la lame, et il regarde le pauvre cochon d'un air encore plus méchant. Alors, avec le petit couteau, il fait une belle rigole bien droite dans le dos, depuis la tête jusqu'à un côté de la queue, puis une deuxième ligne à côté de l'autre, qui arrive à l'autre côté de la queue. Et voilà qu'il tire une belle tranche de lard en prenant la queue ! Ah ! voilà pourquoi qu'ils ont cette petite queue-là, les cochons, et je croyais que ça ne servait à rien : c'est pour tirer la tranche de lard quand on les tue. Il y a maintenant une longue fente dans tout le dos du cochon et on voit les os au fond. Piron plante un croc dans chaque côté de la fente et il dit à Trînette et à mon oncle de tirer sur les crocs pour Les ceux de chez nous. élargir pendant qu'il va hacher au fond avec la grande heppe. Trînette a peur. — Louque a ti di m'disawirer, séss, Piron. — N'a nou risse, ji so sûr di m'côp, qu'il répond. (Et moi j'aurais si bien tenu le croc, sans avoir peur, si on m'avait laissé faire.) V'ia l'cochon tout ouvert en deux, tenez maintenant ! Il y a de toutes les couleurs, bleu, jaune, rose, blanc, rouge, et dans chaque moitié ça se trouve à la même place. On dirait deux images bien pareilles, comme deux fois la dame de caro quand j'avais deux vieux jeux de cartes. On jette encore beaucoup des seaux d'eau à la happade, à travers tout le cochon. Piron prend le gros paquet de boyaux et le met dans une grande tine d'eau ; puis il charge une moitié du cochon sur son épaule et il va l'étendre sur la grande table du fournil; puis il fait pareil avec l'autre. Les sales cheveux frottent contre le beau lard tout propre (moi je n'mangerai pas cette chem'neye-là). Aha ! on va commencer pour les tripes et la demeie tiesse. Et je veux aller voir dans le fournil où tout le monde va maintenant. — Djan, ni v'nez nin chai, crie ma tante, i fait déjà si rèserré chai qu'on n'a nin ses âxhes. — Mais il m'faut de la demeie tiesse et des tripes, que je réponds moi. — Vos les magn'rez quand elles seront faites ; vos n'polez ma. — Laissez-moi voir un peu, je n'chipoterai à rien, djan. — Corez evoye, vi dis-je. Vos m'irez torate qweri del sariette et des clâs d'clawson amon l'bosowe Dèdelle, savez. Et elle clape la porte. Je ne sais plus quoi faire pour m'amuser. L'écurie du cochon est toute ouverte, on n'a pas encore rependu la porte. Il n'a plus besoin de porte, maintenant, et j'entre un peu, pour voir. Il y a des poules qui mangent dans son bac la payeie qu'il n'a pas eu le temps de finir, le pauvre cochon. Quand il vivait, je l'détestais parce qu'il me faisait peur, quand on ouvrait =111111= llllll o 56 Les ceux de chez nous. l'ouhlet de la petite fenêtre pour lui jeter à manger. Il poussait toujours son grognon avec un rond de crasse près des yeux, jusqu'où qu'il enfonçait son nez dans son bac. Et maintenant qu'il est mort et que je vois son écurie toute vide, je pleurerais bien un peu. Pauvre sale cochon, il n'avait pourtant rien fait ! Et ce laid Piron Lurtai avec ses grimaces, il avait si bon de le maquer, de l'sitichi et de l'hacher. Je crois que je n'saurais pas en manger, de notre pauvre cochon, du moins pas tout de suite, comme ça. Il n'disait rien à personne, pauvre bête, et il restait dans son trou sans gêner rien. Il n'fallait pas v'nir me l'tuer ! Fallait pas ! 3. Pour les voleurs. ^ 'ILS venaient, donc, les voleurs ! J'ai tellement peur des voleurs, moi. Et comme je ne sais pas quoi est-ce que c'est, et que je n'en ai jamais vus du tout, j'ai encore plus peur. Comment est-ce qui sont ? Est-ce qu'ils ont des autres figures, et un costume exprès? Quand je veux demander à ma tante, elle crie toujours : Taihive, mâlhèreux! Et elle regarde de tous les côtés, en faisant des yeux pour savoir si on n'a pas entendu. Alors, on ne peut même pas en parler, des voleurs. Sans doute qu'ils savent tout et écoutent tout ce qu'on raconte. J'ai encore plus peur, moi, paraît. Le gros Baiwir a venu passer la sîze ; on a mis des marrons à petter sur la stoufe ; c'est mon oncle qui les crenne lentement, un à un, avec son fiemtai. Mais moi j'en ai mis aussi sur la plate buse, et sans faire de crin, en exprès ; puis, tout d'un coup, il y a un marron qui pette envoye, et ils ont tous peur, et moi aussi. Puis ils me barbotent parce qu'ils ont happé une sogne ; mais moi j'ai eu bon d'avoir peur. Le gros Baiwir, lui — c'est le goherlî (bourrelier) d'ici tout près — il a la peau des mains tellement dure et noire de horpike (poix), que les marrons ne sont jamais trop chauds pour lui. Il les prend tout bolants et il en mange plus que sa part. Quand il n'est pas là, mon oncle dit que c'est un grossir homme. Mais Baiwir raconte toujours des histoires avec les ( *) Pour se garder des voleurs, pour empêcher les voleurs : un verbe analogue doit être sous-entendu. On dit, de même, une poire pour la soif, une pastille pour la toux, alors que c'est plutôt contre ! 0002010001025302010000000201000202000102010200003100890201 58 Les ceux de chez nous. voleurs, quand il vient à la sîze ; il en sait toujours des nouvelles parce que les messagers et les charrons vont boire une goutte chez lui pour aller acheter des chesseutes. Cette fois-ci Baiwir a raconté celle avec un homme qu'on appelle Gigot et qui s'habille à femme pour rattendre les gens sur les routes et leur prendre leurs cennes. Encore l'autre samedi Gigot a arrêté un maçon qui venait de lever son argent et qui remontait vers Micheroux en halcotant parce qu'il avait bu. Et Gigot, qui avait mis une cotte de moutonne, une marinière et une gâmette, faisait d'abord semblant d'être saoûl aussi. Puis le maçon l'avait appelé sôleye, puis avait voulu danser avec, et puis l'avait pris à cabasse pour aller encore boire une goutte ensemble « Au Repos du Thier ». Mais quand ils avaient arrivé à la « Vile Vôye », près des Plopes, Gigot avait tiré une brique ou une demi-brique hors de sa poche et il avait maqué le maçon sur la tête pour l'es-tenner. Puis il lui avait happé toutes ses cennes et son bleu mouchoir avec ses usteyes et encore sa casquette avec. — Et on n'el pout pici todi, téllemint qu'il est habeye, dit ma tante en riant. Mais Baiwir dit que le garde champette a fort peur de Gigot et qu'il va toujours se promener du côté qu'il n'est pas. Et quand Gigot est saoûl et qu'il dort toute la journée dèsconte une haie aux Deux-Bouhons, le garde-champette fait les qwances de ne pas le voir, pour ne pas se battre avec lui et se faire déchirer ses affaires. Parce que quand Gigot est fâché, il pousse son bras dans le sâro de l'autre et il tâche de l'déchirer en le lui tirant sur la figure, puis il donne des coups de tête dans le ventre. — C'est qui donreut l'côp d'el moert, savez, dit Baiwir d'un air capable. Et il raconte encore que c'est sans doute chez Groubiotte que Gigot va se cacher quand les deux gendarmes de Soumagne passent de temps en temps par ici le dimanche après-midi. C'est là qu'il va s'habiller à femme pour aller attaquer les gens sur les routes. — Oh aivet allez, dit mon oncle, ils fet ine bande neure essonle. Ci deut esse Groubiotte qui s'va disfer des affaires qui l'aute a happé. Il les va surmint r'vinte à Lîge de costé del rowe dél Crasse Poye wisse qu'i n'a des r'vindeux. Groubiotte, lui, il reste pas loin de chez nous, dans une toute petite maison de vieilles pierres avec un toit de paille brun qui goutte encore bien longtemps après qu'il ne pleut plus. Ce n'est pas son vrai nom, Groubiotte, je crois. C'est parce qu'il a une bosse dans le cou, à la hanette, qu'on l'appelle comme ça, et il tient sa tête de côté comme pour se moquer. Il rie toujours et il est accropou tout le temps devant sa maison, près de la rigole, à fumer une toute courte pipe noire qui a du fil blanc tourné autour du tuyau, et que la fumière lui vient dans le nez. — I n'ouveure pu pace qui dit qu'a co des doleûrs è vinte dispoye qu'a stu pris d'vins on côp d'aiwe à l'houyir et qu'on li fait inz rinte, dit mon oncle. C'est lui qui doit avoir été happer tout un gros pot de beurre chez le curé, et qu'il l'a mangé tout seul sans pain ni rien, que pendant huit jours il avait tout le temps son menton et ses mains déplaquées et tout gras. « C'est de cèrat, qu'il disait, pace qui ji m'a d'gretté divins les ourteyes. » Des autres fois on voit des plumes dans la horotte, près de chez lui, et alors on raconte qu'il a encore un coup été marauder une poule ou l'autre dans les prairies. Et quand on lui dit : « Hie, Groubiotte, a co surmint bin fait de vint ciss nutte, po qu'les plomes di poye vinesse ainsi è voss horotte », alors il répond : « Surmint n'èdon? » et il ôte sa petite pipe hors de sa bouche pour mieux rire. Mais moi j'ai dit une fois à ma tante : — Puisque c'est des voleurs, Groubiotte et Gigot, pourquoi est-ce que les gendarmes ne viennent pas les chercher ? — Taihive, scélérat, qu'elle dit ; qu'é sé-t-on, si c'est des voleûrs? — Vous le dites tout le temps, et Baiwir vient toujours le raconter. — Ci n'est nin des raisons çoula. On n'a nolle prouve èdon. Ni Valiez nin répoerter fou d'chal savez, pace qui c'est vos qui les gendâres vinrît qwèri! Les ceux de chez nous. C'est bon, mon Dieu, je n'dirai plus rien ; j'ai encore plus peur des gendarmes avec leur gros poyou bonnet que des voleurs. Mais tout le même, je croyais que les voleurs ce n'étaient pas des laides gens que tout le monde connaît comme Groubiotte. Parce que un jour, mon ami Zante de chez Djôr m'a montré en-dedans de la couverture de son cahier où qui avait des portraits. Il y avait un roi avec une couronne, un l'empereur avec une grande n'épée, le pape avec un haut chapeau. Puis il m'a montré un autre portrait, un homme méchant avec une grosse barbe noire et une croix sur le front, et monté sur un cheval, avec tout plein des couteaux et un grand manteau qui pend. Et Zante qui faisait des hauts sourcils en me montrant le portrait m'a dit tout bas : Un voleur! et nous avons eu fort peur tous les deux. C'est à ce vrai voleur-là que je pense, maintenant que mon oncle dit qu'on va aller dormir. — Awet djan! nos l'iairans ax rése po houye, dit le gros Baiwir, et il rafle encore une poignée de marrons, les derniers qui restaient, pour réchauffer ses mains dans ses poches, qu'il dit Puis il tire sa casquette dans sa tête en frottant des petits coups avec la penne sur son front, et il s'en va en répétant cinq ou six fois Bonne nutte, bonne nutte, comme s'il grognait. Mon oncle allume une petite lanterne où on ne met jamais qu'une demi-chandelle qui coule de tous les côtés, puis il souffle la lampe. Voilà qu'il fait presque tout noir : la place, les gens et les meubles ont l'air tout changé et j'ai peur. Et je ne veux pas aller dormir sans lumière comme ma tante, j'aime mieux aller avec mon oncle et la lanterne pour fermer les portes à clef. Voilà ma tante qui remonte l'horloge ici, à côté dans l'autre place ; elle tire les chaînes et ça fait un bruit, crrrrr, comme une bête qui va mordre, et il me semble que le grand balancier avec son rond jaune de cuivre frappe toujours plus fort et plus fort, comme si l'horloge vivait quand il fait nuit, et que... J'ai peur. Ma tante monte lentement l'escalier, et j'entends d'ici que chaque gré crie autrement. C'est des vieilles planches, mais, du jour, je crois qu'on n'entend rien. Alors, la nuit, les grés crient comme s'ils avaient mal. Qu'il est long, l'escalier ; je ne sais plus si ma tante monte ou descend parce que les grés, il me semble, wignent toujours plus fort. J'ai si peur ! Mon oncle ferme les volets et il met la barre en travers. Puis nous allons à toutes les portes et il pousse les verrous en mettant la lanterne tout près pour voir. Avec leurs verrous poussés dans le mur, les portes ont l'air solide et méchant, et je ne les reconnais presque plus parce qu'elles me semblent autrement que du jour. Par en dessous il vient du vent ; ça houle si fort, comme une bête qui souffle avec sa gueule en poussant, pour entrer. Et les petits barreaux font des grandes ombres partout, à terre et sur les murs, et elles vont si vite, comme si quelqu'un était caché et faisait des signes avec des longs bois noirs. J'ai peur. Dans l'écuiie des vaches, il y en a une qu'on appelle Brai-bant qui n'est pas couchée, mais les autres c'est comme des gros paquets qu'on dirait qu'elles ne pourront jamais se relever. Braibant, elle, se retourne lentement pour voir ce qu'on veut avec la lanterne. Elle mangeait justement, et elle continue à faire tout doucement niam, niam, comme pour compter ses bouchées. Avec son ventre qui barloque entre ses quatre maigres pattes, c'est comme deux hommes qui portent une barre sul- leurs épaules avec un lustre qui pend enveloppé dans une toile. Près des ch'vaux, maintenant. On arrange un peu leur paille et on remet du foin dans leur russli pour qu'ils mangent quand ils ne savent pas quoi faire. Mon oncle a mis la lanterne sur la huche à l'avoine pour faire ça. Et pendant ce temps-là il y a Bayard, le grand cheval moray, qui a mis sa tête sur le dos de Blanc-pîd pour me regarder avec des grands yeux tout tristes. Il a des si beaux yeux, tout luisants, avec des grands cils autour comme des noires épingles. Et il me fixe toujours comme pour parler ; il a l'air de dire : « Ne m'battez pas, ne m'battez pas ». Pourquoi que le grand cheval moray a l'air si triste ? Peut-être parce qu'il n'est qu'un cheval, et qu'il voudrait être un petit garçon comme moi. Et pourtant je n'ai pas si bon, allez ! Maintenant nous retournons : quand je sors, je vois que Bayard, au lieu de manger avec les autres, tourne encore sa tête pour me regarder partir, avec ses grands yeux qu'il remue comme pour me faire comprendre quelque chose, tout bas, qu'il ne peut pas dire. Je ne sais pas quoi, mais je deviens triste aussi. J'ai vite monté les escaliers pendant que mon oncle met les derniers verrous ; j'ai si peur, je croyais qu'il y avait quelqu'un après moi qui allait me pousser. Et il me semble que la peau de ma figure et de ma tête est devenue trop petite et ça me tire. Je me déshabille vite en jetant mes affaires à terre, pendant que la lumière de mon oncle, qui monte tout doucement, fait des grands carrés clairs sur le plafond, puis sur les murs, toujours plus grands et plus larges. Enfin il entre avec, il fait clair et je n'ai plus si peur. — Avez-ve bin ressèré tôt? que ma tante dit de son lit. — Aivet djan nos n'polans co mâ, qu'il répond comme s'il voulait commencer à se disputer. Je suis dans mon petit lit, et à travers les barreaux qu'il y a des deux côtés pour que je ne tombe pas hors, je regarde la lumière qui brûle. Ça fait une flamme pointue avec comme une boule jaune autour, on dirait un abricot en lumière. De temps en temps, on ne sait pas pourquoi, la flamme pousse des petits coups en haut comme si elle voulait s'envoler, puis, après, elle se penche sur un côté et l'autre pour dire : « Non, non », et on voit une petite crolle noire de fumée qui monte. Et sur le plafond la lumière remue tout le temps comme de l'eau qui tribole. Et puis, quand je cligne un peu mes yeux, il me semble que ça fait des grands fis d'arka en or, et la petite lumière a un air fatigué et triste comme si elle attendait après quelque chose. Est-ce peut-être parce qu'elle sait bien qu'on va l'éteindre. J'ai peur aussi et je voudrais bien qu'elle ne soit pas éteindue, mais mon oncle va la souffler, comme toujours. — Y esté-ve? crie-t-il tout d'un coup. Et il me faut répondre : — Awet, bonne nutte. Et je vois qu'il la prend et la met près de sa bouche ouverte comme pour la manger, mais : Puah ! qu'il fait, et la flamme jaune devient toute plate et s'en va. Il fait si noir, tout d'un coup, mais au fond de mes yeux je vois encore des fis d'arka d'or et des mouches d'argent qui font des ronds. Et voilà que je pense au voleur qui est dans le cahier de Zante, avec une croix sur le front. S'il allait venir maintenant ! Je crois qu'il est en bas des escaliers et qu'il va monter ; j'entends chaque gré qui crie, mais je ne savais pas qu'il y avait tellement des escaliers ; il n'arrive jamais ! Aha ! ce n'est pas lui qui monte, c'est mon cœur qui batte, tellement que j'ai peur ! Pourtant voilà qu'il me semble qu'il crie tout doucement avec une grosse voix comme dans un beurlô (porte-voix). Qu'est-ce qu'il veut dire ? on ne comprend pas les mots ; est-ce que les voleurs doivent parler comme ça ? Puis il crie encore plus gros comme s'il tournait son beurlô de notre côté. Comme j'ai peur donc ! Mais c'est peut-être la vache Braibant qui brait comme ça ! Et j'entends roubiner tenez maintenant, comme si on frappait contre le mur, en bas, avec des marteaux. Est-ce que le voleur veut faire un trou dedans pour venir me prendre ? Il frappe, il frappe, je crois que le trou avance, et qu'il va arriver et me tirer par les pieds ; je les rasèche en dessous de moi-même. Et voilà qu'il rie d'une voix si drolle et si méchante, que je crois que je vais tomber faible de peur. Mais c'est peut-être Bayard qui crie'et gratte avec sa patte comme quand il veut pleuvoir. J'ai fait venir ma tête tout doucement hors d'en dessous des couvertures et je me retourne parce qu'il fait clair. C'est la fenêtre qui est un carré bien droit tout blanc ; il y a la lune qui regarde dans la chambre pour savoir ce qu'on fait dans les maisons. C'est une grosse figure triste, celle de Bawdin qui est dans la lune, et il me regarde comme un malade qu'on vient voir, tout ennuyé parce qu'il ne peut pas sortir. Je ne sais pas comment Bawdin a fait pour aller dans la lune ; on ne peut jamais me l'expliquer quand je le demande ; mais pourtant il y est, puisqu'on voit sa figure dedans. Elle va si vite, si vite, la lune, que je deviens presque tournisse à la regarder comme elle passe outre dans les nuleyes toutes déchirées comme des vieilles cliquottes. Et pourtant elle reste quand même devant la fenêtre à me fixer, que je commence à avoir peur. Et j'entends qu'il souffle si fort par les crèvures de la fenêtre et voilà qu'une branche toute noire du gros marronnier qui commence à me faire des signes. Elle remue si fort, avec des chocs comme pour dire : « Mon Dieu, mon Dieu ! » ou bien : « Courez vite, habie donc ! » ; puis elle se cache un peu, pour me rattendre, et alors elle remue comme un poing qui dit : « Je t'raurai, je t'raurai ! » Et le vent qui hoûle par en dessous la porte d'en bas... et Bayard qui roubine contre le mur... et Braibant qui beurleye encore des petits coups tout bas, j'ai peur, j'ai peur ! — Ji Vaveus si bin dit, dai, Vaveus-je si bin dit vormint ! — C'est ine boude, vos n'I'avîz nin si bin dit; noria vormint. — Sia, ji Vaveus todi dit, qu'i vainri. — Eh bin ont v'nou paret, ont v'nou, et vola. ■—- Si v'm'avîz hoûté, et mettou co n'clame di pu. — I n'iârîz nin râyi mutwet èdon, pace qui ç'âreut stu voss ' clame? — Taihive! Edon, Trînette, qui j'I'aveus todi dit qu'i vainri? — Awet, noss dame, qui v'I'aviz si bin dit ; et mi ji l'aveus dit ossu. Mains avou noss moncheu, paret... — Taihive, savez-vos, ni k'minciz nin co à stamper. — Trînette pout portant bin dire li vraie; et vola l'vîle djenne dyle èvoye, louquiz, à c't'heure. Ji l'aveus si bin dit, dai, qu'i vainri. Et ont v'nou, louquiz! — Ont v'nou, paret. Vola. — Justumint l'vix dédon qui j'voléve rosti ax Noyé. Vos n'drez nol aute, savez; vos magnerez çou qu'vos vorez, mains... — Ji magnerai n'tâte di makaye avou n'eûte peure à Vcopette. Et ji clorai m'gueuye, av' oyou? C'est mon oncle qui crie et est tout fâché. Ils sont tous les trois près du poli, en dessous de la fenêtre, et ils m'ont réveillé en se disputant. Et je comprends bien qu'on a venu pendant la nuit voler un vieux dindon qui se laissait toujours prendre par tout le monde sans se sauver. C'est une vieille dyle avec des plumes jaunes toutes hoyowes comme la tapisserie du colidor. Et l'horloge sonne, et je compte neuf heures. Ah ! quel bonheur : trop tard pour aller à l'école. On a oublié de venir me faire lever, et ils sont tout le temps à se disputer près du poli, et ma tante répète toujours qu'elle l'avait bien dit, que les voleurs viendraient. Puis ils disent que ce doit être Groubiotte ou bien Gigot, ou bien les deux. Il fait si clair dans la chambre, il y a du soleil à terre, un grand carré, et les mouches jouent dedans. Moi je m'amuse à faire tourner les barreaux de mon petit lit. Mais quand on viendra pour m'appeler, je ferai semblant de dormir en fermant mes yeux, pas trop fort, parce que quand on les serre trop fort ils voient bien que ce n'est pas pour le bon. Alors c'est comme ça. les voleurs ? Ils viennent quand on dort et on n'en sait rien. Alors ce n'est pas les peines d'avoir si peur. Et puis voilà que je ne vais pas à l'école, parce que les voleurs ont venu ! Alors je crois que je voudrais bien qu'ils viennent encore... Tous les jours. Oui. iiimiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiimiiiiiimiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiii U petit catéchisse, que je vais maintenant, avec Zante de chez Djôr, les deux de chez Mohette (c'est deux crapuleux sa'ez-vous), le grand frèsé Arnol, et tout plein des autres avec. Je m'amuse bien ; ça ne sert à rien le petit catéchisse, puisqu'on doit apprendre dans le grand, quand c'est pour le bon et qu'on va faire ses pâques. Alors, pour le petit, c'est toujours bon ainsi, c'est des autres affaires qu'il y a dans le grand, et bien plus long et difficile d'apprendre par cœur. Il y a tout le même des garçons qui le savent tout par cœur, comme le rossai Désiré, qui va maintenant chez les Frères et qui a fait ses pâques, ça fait que quand on lui dit seulement «nommez-les», il récite pendant un quart d'heure sans arrêter. C'est dans un petit bâtiment derrière l'église que nous allons ; ça y sent si drolle : comme la bougie éteindue, et les pèlottes de sapin comme nous en brûlons dans des pots de fleurs à la Saint-Mâcrawe. Aussi tout plein des vieilles affaires qu'il y a dans la place où nous allons à côté de la sacristie ; des flambeaux de procession tout gras avec un petit nokion de chandelle piqué au bout sur un clou. Et la chandelle a goutté tout le long du bois des flambeaux qui sont mis debout dans une planche avec des trous comme pour mettre les parapluies du vestiaire de notre école. Il y a aussi un vieux Saint-Roch tout cassé qu'on l'a couché au-dessus de l'armoire où qu'il y a des robes noires et des chemises blanches avec des si larges manches, que le marihâx, le scrinî mettent pour chanter aux enterrements ; je les ai vus Le gros vi vicaire. une fois qu'ils s'habillaient ; et ils juraient parce que les robes n'ont pas de poches pour y cacher leur plate bouteille au pèket. Dans le coin, près de la halette par où qu'on monte pour aller sonner les cloches (mais le posti est toujours fermé à clef, paraît !), il y a bien dix petites bannières en vroul, des bleuves et des blanches, avec des litanies écrites dessus ; c'est pour les jeunes filles du patronage à la procession. Nous les prenons, nous autres, ces bannières-là, quand c'est que la porte du catéchisse est déjà ouverte et que nous sommes venus trop tôt en exprès, ou bien quand le vicaire vient trop tard parce que le samedi il y a tellement des vieilles femmes dans le confessionnal, des celles avec des cabas, des châles pointus dans le dos et des chapeaux en tulle noir pas plus grands que deux côtelettes cousues ensemble et une fleur en papier violet, et des ribans liés en dessous le menton et qui parlent tout bas : du du du du du du du, si lentement et si longtemps, quand elles rencontrent une autre comme elles. Une fois nous avons joué à la guerre avec la bannière aux litanies, nous avons maké et flahi avec en criant : A bas Malou! même que le frèsé Arnol en a cassé une et s'a donné un coup sur le front qu'il a venu un gros boursai (enflure) qu'il devait tout le temps pousser une cenne dessus et qu'il a répondu : « J'ai tombé », quand le vicaire a demandé quoi-est-ce. Il est si gros, da, le gros vicaire ! Quand c'est que nous sommes assis sur les petits bancs et qu'il est debout tout près de nous autres avec sa robe noire qui pend tout droit, il me semble qu'il est aussi gros que le carrousel da Mareye quand il est fermé et qu'il a pieu dessus. Et puis, il fait tout le temps aller son nez et sa bouche et son menton et tout, même quand il ne parle pas. C'est comme la robette que le boègne Hérô, le savetier, acclive sur une planche ; elle remue toujours son grognon quand on vient tout près, comme pour dire « dans quoi avez-vous encore une fois été foler, donc ? » ; elle reste sur une planche, au mur, près du bèneuti et elle n'ose pas sauter bas ; et c'est sans doute pour se revenger qu'elle fait tomber des crotales qui roulent dans toute la place. On balaye tant qu'on peut le samedi au soir, mais il en revient toujours. Il est méchant, sa'ez-vous, le gros vicaire ; quand on ne sait pas bien, il met son doigt dans la page où on est du catéchisse et tchak, tchak ! il maque avec le livre et tout sur notre tête. On n'a pas bon, allez. Son catéchisse est tellement vieux, et il a tellement servi à donner des calottes qu'il est devenu tout rond à tous les coins, et les pages ne tiennent plus. Il n'est pas de ce pays-ci ; et il parle si droldement qu'il nous faudrait encore bien rire ; mais on n'ose pas, parce qu'en disant n'importe quoi, il regarde toujours de tous les côtés pour savoir si nous ne rions pas. On ne sait pas quoi faire avec sa figure et je ne veux pas me tourner du côté de Zante ou d'Arnol ; alors je regarde dans mon catéchisse et, avec un vieux petit crayon, je remplis tous les 0 des mots où il y en a ; et ça fait des taches rondes et foncées comme des wandions. C'est un Allemand notre vicaire, c'est pour ça qu'il parle comme ça. Mon oncle ne l'aime pas et il reste hors de l'église à parler avec des hommes en tenant sa casquette devant sa bouche, quand c'est le gros vicaire et pas le curé qui dit la messe. Il dit, mon oncle, qu'il ne lui plaît pas, paraît, de changer de religion, à son âge, et que ça a toujours été ainsi et que ça doit rester comme ça. «C'est co onke qui Bismarck a rèchessi foû», dit-il à ma tante, en lisant la gazette où on explique tout ça. Et moi, j'ai peur de ce Bismarck-là, qui courait sur les routes avec un bois (*) après notre gros vicaire, qui se sauvait comme il poulait. Pauvre gros homme ! Voilà qu'il nous raconte l'histoire sainte, c'est amusant ça, parce qu'il n'y a qu'à écouter et on ne fait pas des questions (*) Un bâton. qu'on doit répondre tout juste comme c'est imprimé dans le catéchisse. — C'est un cran mirâkel, dit-il, cette mysdère te la nadifidé, farce que Notre-Tame n'était bas une anche oder une tifinidé, mais une simpel humain gréadure. Elle était... comme nous... elle était... chenre humain elle était... homme... (*). — Non, est-ce pas M'sieu, c'était une femme, que Zante crie, puis il laisse sa bouche ouverte tellement il est bête. Tchalc et gnak et drouff et paf, c'est le gros vicaire qui fait petter la maquette de Zante avec son vieux catéchisse tout cabossé. Le pauvre Zante tâche de mettre ses bras pour parer et les fait aller vers son front ou sa hanette justement quand il ne faut pas, et que le gros vicaire l'attrape de l'autre côté. Il est trop bête aussi Zante — n'avait pas besoin de dire ça —•: c'est le vicaire qui est maître, est-ce pas, et qui dit comme il veut ; moi il me semble tout le même bien que Zante a raison ; mais je ne peux mal de le dire, moi, pour attraper des calottes aussi. Et voilà qu'il pleure, tenez à c't'heure ! Il met son poing sur son front en faisant boû, hou, hou ! avec une si drolle de bouche que les deux coins pendent en bas. On voit en dedans de sa bouche. On voit aussi en dedans de sa main qui est au-dessus de ses yeux, et elle n'est pas propre sa main, les nôtres non plus, d'abord ; c'est parce que nous avons joué, en venant, à frotter nos mains sur la baille qu'est devant la maison communâle. Mais le gros vicaire est toujours fâché, et il remue son nez en regardant du côté de Zante qui pleure à petits coups. Et voilà qu'il le prend par le golé de son paletot dans la hanette et le tire en l'air hors du banc. Zante se fait tout petit tant qu'il peut et se racrampihe comme si on voulait le pousser dans l'eau. Il me semble qu'il va tantôt glisser hors de son paletot qui est tout remonté dans le dos, et je vois qu'il n'a qu'une burtelle. Le vicaire le tient pendu ainsi et avec l'autre main il lui (*) Authentique ! donne encore quelques coups de catéchisse sur la fesse, puis il va le mettre dans le coin, à terre ; et Zante reste un petit moment accropou, puis, comme on ne lui donne plus de calottes, il se relève et il se frotte où il a du mal, en choûlant un peu plus fort. Nous rions, nous autres, est-ce pas, parce que nous ne pouvons mal. Maintenant on va chanter les cantiques comme les autres fois, quand on ne sait plus quoi faire. Le gros vicaire repousse son vieux catéchisse dans sa ceinture où qu'il met tout plein des affaires, même sa boîte à penneye. Il la tire, sa boîte à penneye, une belle petite carrée plate boîte avec le portrait du pape dessus. Il donne des petits coups sur le côté, comme il fait sur la joue des garçons en les appelant par leur nom de baptême et en faisant le gentil, quand c'est que le papa ou la maman vient lui parler pour dire que le garçon n'a pas venu au catéchisse, l'autre semaine, parce qu'il avait la rougeole. Il est si traite da ! Quand il a bien frappé à petits chocs sur sa boîte à penneye, il l'ouvre tout d'un coup, clik, et il pousse deux gros doigts dedans, en relevant les autres doigts comme pour ne pas se brûler, puis il fait aller son pouce tout couvert de sinoufe aux trous de son nez, à droite et à gauche, en poussant fort, comme quand nous nous essuyons avec notre manche. Mais lui, ce n'est pas pour s'essuyer, puisqu'il est tout noir de sinoufe jusque tout près de sa bouche. Il tire fort le vent dans son nez en faisant des plis dans son front et en fermant ses yeux. Et puis, clak, il referme sa boîte à penneye, mais il ne la remet pas tout de suite dans sa ceinture parce qu'il doit faire tout plein des clignettes du côté de la fenêtre, avec ses yeux tout rouges, tellement que ça le pique et qu'il a mal. Alors pourquoi est-ce qu'il penneteye 1 Schystchrmm ! qu'il fait de toutes ses forces ; maintenant il a bon, et il regarde tout content les murs de la place comme s'il les voyait pour la première fois. Et hors de sa grande poche sur le côté, comme une botresse, il tire un long foulard rouge avec des dessins dessus, mais on ne saurait pas voir les dessins comme il faut, parce que ça fait des paquets ; et puis ça sent tellement maùvais les mouchoirs de poche des penneteux. tout sur, comme quand on hagne, pour s'amuser, dans le cuir d'une mallette. Pendant qu'il souffle son nez sans nous voir, nous faisons comme lui avec sa boîte à penneye, mais avec notre main gauche. que nous ouvrons les doigts comme un couvercle avec l'autre main ; puis nous nous donnons des penneyes l'un à l'autre comme les incurâbes quand ils se rencontrent dans un cabaret en revenant d'avoir été chez leur beau-fils, le jour où ils sortent. Plack, qu'il fait le vicaire en frappant ses deux mains ensemble. Ça veut dire qu'on va chanter. Mais lui, il chante avec, et il fait si droldement qu'il nous faut encore bien rire. Maintenant voilà qu'il cherche après la première note du cantique ; je ne sais pas comment il la trouve, pour que ça ne soie pas trop fin, parce qu'alors il nous faut gueuyi de tous nos plus fort, et, quand c'est trop bas, on fait une grande bouche comme pour vomir, sans qu'il vienne rien dehors. Il commence tout seul : Cœur te Chésus Et il fait aller ses deux mains devant son ventre, comme une petite fille qui joue avec une boule en chantant « les bottes Bastin». Et au refrain nous crions tous, si fort que nous poulons, en faisant aller nos pieds. Bonté sujnême, 0 divin cœur ! Toi seul que j'aime, Sois toujours mon bonheur, Toujours, toujours, toujours. Quand le refrain est fini, voilà qu'il ne sait plus comment est-ce qu'il va le couplet d'après, et il recommence, tout seul, le refrain encore une fois : Ponde zoubrâme, O tife aing ker ! Doi zel que ch'âme, Zoi douchor mon ponère, Douchor, douchor, douchor. Il y a des ceux, dans les bancs derrière, qui donnent des coups de poing dans le dos des autres garçons pour les faire rire avec, mais le gros vicaire, en chantant et faisant ses mains, regarde de tous les côtés, et pour nous faire attaquer avec, il fait des signes avec sa tête d'un air tout fâché comme pour dire « Habie donc ! » Nous n'osions pas, nous autres, de peur de chanter les mots aussi droldement que lui; moi, je mords fort ma lèvre d'en bas avec le trou où j'ai une dent de lait qui a tombé ; ça me pique, c'est pour ne pas éclater que je rie tout doucement dans mon nez. Mais Zante, lui, il est derrière le vicaire, dans son coin et il a bon. Il ne pleure plus, et il a sa figure toute mahurée, parce qu'il s'a ressuyé avec ses sales mains ; ça lui fait comme des bèriques toutes noires. Il rie si bien, avec sa bouche au large et ses oreilles comme celles d'un pot à la sirope ; mais le gros vicaire le voit tout d'un coup et il va encore lui donner trois calottes en mesure, en chantant : « douchor, douchor, douchor » et Zante recommence à choûler et c'est nous qui a bon maintenant. Encore une fois le refrain pour finir et nous faisons traf, traf, avec nos pieds sur la barre qui est en dessous des bancs, nous frappons nos mains sur nos genoux en mesure pour faire encore plus de bruit en chantant. Et puis, envoye. C'est tout : nous sortons en nous poussant ; Arnol, qu'a perdu un sabot jure tout outre comme un homme et les deux de chez Mohette font tourner leur couverte au bout du cuir et hawent comme des chiens, pour que le chien de chez le curé entende et viennent hawer aussi, tout fâché derrière la haie. Nous rattendons Zante un peu plus loin pour l'embêter. Voilà qu'il vient, le dernier, avec son bras sur ses yeux, et sa vieille casquette dans l'autre main, que la penne est déchirée et qu'on voit que c'est du carton. Il pleure toujours, mais quand il doit descendre le seuil ou ascohi la horotte, il se retient de pleurer, et il lève un peu son bras pour voir. Il voudrait bien retourner par la ruelle d'el Creux pour que nous ne l'attrapions pas ; mais nous faisons vite le tour et nous nous poussons sur lui en chantant comme le gros vicaire : Douchor, douchor, douchor, en lui donnant de temps en temps une calotte, pendant qu'il essaie de frapper avec sa casquette ou bien de cracher. Il choûle encore plus fort et il devient toujours plus laid quand il crie comme ça. Nous rions et nous nous amusons parce que nous sommes tout plein, bien dix, pour le battre, et lui il est tout seul. Il n'a même pas une couverte pour faire un moulinet avec. « Mâme ! qu'il crie tant qu'il peut, en courant vers sa maison, qui est près de chez nous. — Awet, m'binamé trésor, qu'elle répond tout d'un coup, sa mère, la femme Djôr, qui était dans son jardin et que nous n'avions pas vue. Et elle vient sur nous autres avec son ramon qu'elle frappe d'avance à terre pour nous faire peur. Nous nous sauvons de tous les côtés ; moi, je cours vite chez nous et je clappe la baille. Comme ça, elle, la femme Djôr, n'oserait pas venir m'attaquer. Parce que c'est des pauvres gens, est-ce pas. Et nous autres pas. =111111= IIIIII ♦ iiiiiiiiiiiimiiiiiiiiiiiiimiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiimiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiimiii 5. Tourner les oiseaux. CA fait krouk krouk quand on marche sur la steule. Nous allons faire une place pour la tenderie ; mon oncle ? marche devant en faisant glisser ses sabots sur la jaune siteule qui est comme une grosse brosse. Quelquefois, quand c'est qu'on a coupé les grains trop ras, elle est si dure, la steule, qu'elle ne plie pas tout de suite en dessous de mes souliers, et alors quand elle se laisse aller, je manque de tomber ; mais alors, les strouks piqueraient bien ma viande à travers de mes grands bas et de mon costume. Je porte les quatre planchettes où qu'il y a un trou foré avec la plus grosse mèche du windai ; je mets mon doigt dedans, ça gratte, puis il me semble tout d'un coup que je ne saurais plus le ravoir dehors. C'est parce que je l'avais plié, mon doigt ; mais j'ai eu peur un petit moment et je m'amuse ainsi, pendant que mon oncle marche toujours devant sans rien dire. Comme il ne me parle jamais que pour me barboter, alors j'aime bien d'aller avec lui, mais en restant un peu plus loin. Il porte deux vieux bouçons sur son épaule avec une lignoule passée dedans ; mais ce n'est pas le bon séchant qui est resté dans le grenier avec tout le herna. En dessous de son bras, il a les cinq piquets et un gros marteau pour les chasser en terre, et une pôle pour faire la baraque. Voilà qu'il met tout à terre, et je mets les planchettes tout près. Pendant qu'il fait une méchante figure pour mesurer des pas de ce côté-ci, puis par là, et qu'il compte et puis recommence, moi je regarde de tous les côtés dans la campagne où que je n'ai pas venu souvent. Il y a le chemin de fer là, un peu plus loin ; il y a un remblai tout jaune, qui tourne et va dans les arbres où on ne voit plus rien. Et justement voici un convoi qui passe. Il a l'air si comique de loin, tout petit, et il semble qu'il va si lentement. On dirait qu'il est mis tout légèrement sur le haut remblai jaune, et on voit si bien toutes les roues tourner, parce qu'il y a derrière un grand morceau de ciel. Quand le convoi tourne, il fait une petite fumière blanche, et bien longtemps après, seulement, on entend un tout petit coup de sifflet de la machine û û û ût! Je fais comme elle, je mets mes coudes contre mon corps en faisant tourner mes poings, puis, après que j'ai tûtlé comme le sifflet û û û ût, je pars tout lentement d'abord en faisant des méchants yeux et en frottant mes pieds. Tch, tch, tch! — Djan, vinré-ve on po m'aidî, baligand, el pièce d'allouer vos soles qui c'est mi qui les paye ! Mon oncle a commencé à marquer la place pour sa tenderie. Il me fait tenir les piquets pendant qu'il donne les premiers coups de marteau dessus pour les enfoncer. Chaque fois qu'il maque fort, il fait une laide grimace comme s'il venait d'avaler quelque chose de mauvais. D'abord les quatre piquets aux quatre coins de la tenderie. Puis il mesure avec des ascoheies, et il fait une marque dans la terre avec la pointe de son sabot, comme quand on cherche un foyan (taupe). C'est la place pour les planchettes où que le croc des bouçons vient tourni-quer dedans. C'est fort déficile de bien les mettre, les planchettes, parce que quand elles sont justes devant l'autre, les bouçons se rencontrent quand on tire le herna, et ça fait une tunnel par où que les oiseaux se sauvent. Quand elles sont chassées en terre à la bonne place, mon oncle essaie un peu, pour voir, avec la lignoule tinglée sur les deux bouçons. Ça ne va pas fort bien, il y a un bouçon qui ne veut pas rester couché malgré les coups de pied, et il se relève toujours parce que la planchette est trop à ras. Il commence déjà à jurer tout bas, mon oncle ; moi je rie, quand il ne regarde pas. — Corez on pau happer quéques navais è V terre d'à gros Lind ; avou les foyes, savez ! Dihindez ossu jisqu'à l'ièveie et s'rayiz quèques dignesses ; so c'timps-là, j'irai prinde çou qui fat d'cohes è bouhon, po noss baraque! Comme j'aime beaucoup de marauder, ça m'amuse d'aller voler les navais (navets) du gros Linâ. J'en prends le plus que je peux, et les plus beaux ; les autres je les jette à la vire et je foie dans tous ; j'ai même voulu manger un, pour faire displi, car je ne les aime pas, c'est trop aiwisse. Les dignesses (genêts), j'en prends aussi au bord de la route, mais il faut tirer si fort pour avoir une hors de terre que ça me fait mal clans les mains malgré que j'ai craché dedans. Quand je reviens tout chargé, avec de la terre sur mes bas et mon costume, mon oncle est déjà là et il fait deux trous avec la pôle, et la terre des deux trous il la remet entre les deux pour faire comme un banc pour s'asseoir. Sur les côtés, voilà qu'il plante les branches de plope et de neuhi en les faisant tourner comme le bord d'un bodet et en les mêlant comme pour faire une haie. On ne voit plus outre. Il laisse une place vide devant pour voir le herna, et une derrière pour que je sorte quand il faut tourner les oiseaux qui ne veulent pas venir tout de suite se faire happer. Nous plantons le dernier piquet derrière la baraque, celui qui sert à bien tingler le séchant, puis mon oncle fait comme un petit jardin au milieu du herna, et il y met les navais et les dignesses arrangés comme un jardin. Et les oiseaux croiront que c'est un vrai jardin avec des affaires pour manger ; ils viendront se taper dessus et nous les happerons. Moi, il me semble qu'ils sont tout le même trop bêtes aussi les oiseaux, qui ne voient pas que c'est une farce. Ce n'est pas moi qu'on attraperait comme ça ! Tout ça c'était l'autre jour. Et maintenant nous allons à la tenderie tout au matin. Il faut se lever si tôt, qu'il ne fait pas encore fort clair ; les poules ne sont pas encore sorties et les moineaux commencent à faire tchiripp dans les marronniers. Je mets un vieux costume et ma tante m'attache encore un châle violet à elle, qu'elle me croise devant pour l'attacher derrière à la ceinture. J'ai bon, avec. Et puis mon vieux chapeau qui n'a plus de ruban et vient jusque dans ma hanette. Mon oncle met un vieux sarrau tout hoyou où qu'on voit sa grosse camisole brune par en dessous ; et puis sa casquette avec une grande penne et deux pattes à cordons qui descendent sur ses oreilles. Je porte la reusse pour mettre les oiseaux tués : c'est un vieux chapeau qu'on a coupé les bords et puis mis une résille de ficelles ; dans mon autre main, j'ai une petite prîhnîre vide où que mon oncle met les ceux qu'il veut garder pour revendre ou mettre à la mowe. Lui, il se tient tout bossu, parce qu'il a sur son dos le grand sac gris avec tout le herna et les quatre bouçons liés ensemble avec un petit nâli ; puis dans l'autre main, une longue planchette avec des clous où qu'il a pendu tout plein des gayoules et des prîhnîres avec des oiseaux qui sautent de tous les côtés quand on vient tout près, et qui font voler la tchenne et la navette dehors à coup d'aile, tellement qu'ils ont peur. Il y a toujours la prîhnîre aux pinsons qu'est couverte avec une toile noire. C'est pour qu'ils ne voient rien, alors ils chantent mieux. Avant, ils pigntaient encore bien mieux, quand c'est qu'on leur brûlait les yeux avec un fer à tricoter tout rouge. Le garde-champette a venu dire une fois qu'il ne fallait plus le faire et mon oncle est encore tout fâché quand il en reparle. — On n'sé pu qwet divni avou tos ces gazetix et ces feus d'discours qui n'kinohet nin pu Vtindreye et Vcolèbreye qui m'vix sole. C'est vrai aussi. Je marche derrière lui dans les herbes toutes mouillées et je m'amuse à tâcher de mettre mes pieds dans les places de ses sabots. Il ne veut pas, et il barbote quand il me voit, parce qu'il croit que c'est pour me moquer de lui. Sur la steule, il y a comme des toiles d'araignées avec des gouttes d'eau, et dans l'air je vois des grands S qui volent lentement on ne sait pas où. C'est les fils de la Vierge, tout blancs, qui s'en vont si loin que quand je les regarde trop longtemps, les yeux me piquent et je deviens tout bablou. Quand nous arrivons à notre petite baraque, elle a l'air toute triste et pauvre, avec ses murs de branches. On ne voit presque pas les piquets et les planchettes et le milieu de la pièce où mon oncle a foyî pour retourner la terre est comme un emplâtre de Bavière tout carré et noir dans la grande siteule jaune. — Corez d'vant, po veye si n'a nin co on mâheulé pourçai qu'aurait v'nou èpufJciner l'baraque ciss mite. Je vais voir, et bien souvent il y en a. Ce doit être les hou-yeux qui coupent au court par ici, la nuit, en revenant de la bure au Chêne-Gros, et qui viennent toujours sâlir notre baraque. — El fet esprès, savez, les flairants jubets ; si j'attrapéve maie onk di ces mâcis scélérats, ji li tchôkreus l'grognon d'vins. Et voilà mon oncle déjà tout fâché avant de commencer la journée. Moi, je rie tout seul en aidant à mettre le herna. Je lui donne un à un les beaux petits crochets de bois pour tingler les deux pièces du herna, puis je déboule la ficelle des mowes où que mon oncle attache des oiseaux qu'on fait sauter en l'air en tirant la corde. Il tingle très fort le séchant qui passe dans la baraque, puis il arrange les gayoules autour de la place ; nous nous cachons bien, il met à son cou comme un chapelet avec les appelles qui ressemblent à des surices et il dit : — Attakang ! Il n'y a pourtant rien à faire qu'à attendre. Alors, moi, pour faire semblant que je fais bien attention, je dis de temps en temps : Bèguenne ! ou bien : Coqlivîx ! et mon oncle écoute un moment, il dit : Awet! et il prend vite l'appelle qui faut et il tûtelle dedans comme une grosse mouche contre le carreau. Quand il a zûné ainsi un petit temps, on voit tout le même arriver deux ou trois oiseaux qui ont l'air de sauter à la corde en courant comme les petites filles. Quand ils viennent plus près, mon oncle tûtelle plus fort en les regardant avec colère et en tirant sur les mowes. Mais les oiseaux passent sans faire attention. — C'estent des kaikeux, biesse, qu'il me dit. Puis un peu après, quand il n'appelle plus, voilà notre lignerou de la gayoule qui fait chip chip, et je vois une petite volée qui vient se taper dans les pommes de terre ici tout près. — Habeye, allez les tourner, tôt doucemint, savez, et accro-pihez-ve bin. Je sors de la baraque en me tenant tout bossu, je fais un grand tour par les tremblunes, puis je vais lentement dans la grande aroye des pommes de terre. J'entends mon oncle qui fait comme les lignerous avec son appelle et l'oiseau de la mowe saute un petit peu en l'air à la pointe de la baguette. Tout doucement, à c't'eure. Ils sont là, les oiseaux, dans les rantches (les fanes), j'en vois un qui me regarde venir avec des petits yeux ronds. Je fais comme si j'avais peur, mais c'est lui qui a peur et qui se sauve tout d'un coup, et les autres le suivent. Ils ne volent pas presque plus haut que les rantches et ils vont du côté du herna, tandis que je m'accropihe vite. Mais ils se tapent encore sur la steule juste devant le herna tout près. Je ne bouge pas, moi, et je vois mon oncle qui se fait tout petit dans la baraque avec ses deux mains sur le petit bois du séchant tout prêt à tirer. Il tûtelle tant qu'il peut avec ses appelles, mais les lignerous restent dans la steule. Et j'entends aussi le lignerou de la gayoule qui crie et les ceux de la steule qui répondent ; sans doute que notre ligerou leur dit de prendre garde. Car voilà mon oncle qui me fait signe de marcher doucement pour faire lever les oiseaux qui ne veulent pas aller dans le herna. Mais à peine que j'ai fait un pas, les lignerous se lèvent assez haut et passent juste au-dessus du herna pendant que mon oncle tire vite. Je vois les deux pièces faire vite clip clap ; c'est comme un petit nuage brun qui sortirait de terre et rentrerait dedans. Mon oncle se rafiait tant sans doute qu'il a tiré de toutes ses forces ; il a cassé le séchant à la fourche, et je vois qu'il fait un grand coupèrou en arrière dans la baraque avec la corde entre ses jambes. Je cours vers le herna, comme on fait toujours, mais les lignerous sont déjà bien loin, tout petits comme des boules qui dansent sur un jet d'eau. On ne les voit presque plus ; et notre lignerou saute tant qu'il peut dans sa gayoule, comme s'il était content que les autres ne sont pas pris. C'est lui, allez, qui leur aura dit de ne pas venir dans les navais du herna pour se faire prendre ! Mon oncle, qui s'est relevé en sacrant nom d'un tonnerre ! arrive et rouvre les pièces du herna en les secouant pour que les dignesses ne les déchirent pas. — C'est câse di vos ; ni poliz-ve nin tourner pu lâge, sins r ou fier so les ouhais. Hin! les voleûrs, brigands; qui l'diale leu houle è l'âme ! A peine qu'il a rattaché et retinglé le séchant : — Habeye ! Bèguinettes, vi dis-je, et il prend la petite appelle en faisant dzune dzune dedans et en regardant de tous les côtés en l'air, pendant que le crachat sort outre de l'appelle et coule sur son menton. Je regarde aussi et je vois venir derrière la baraque une belle volée de bèguinettes qui court tout droit se jeter dans notre herna, comme si on l'avait envoyé faire ça. Il tire, mon oncle, et il m'écrase presque ; le séchant reste moflesse, nous courons tout contents, mon oncle fait Ha! ha! ha! tout lentement, comme quand il a bon. Les bèguinettes brockent et sautent toutes attrapées et mon oncle commence à bardouhi à coups de poing pour les tuer et les faire rester tranquilles. — Make tant qu'ti pout, valet, qu'il me crie ; alors je vois une plus petite bèguinette toute seule au bout du herna, et elle regarde de mon côté en sautant à petits coups. Je la prends en la retournant comme j'ai vu faire à mon oncle. Elle me gratte avec ses pattes qui sont comme du fil d'arka. Alors, quand je la tiens bien, je mets mon pouce sur la petite bosse en os qu'elle a sur la poitrine et je pousse fort. Ça craque un peu et l'oiseau me regarde tout drolle avec des yeux comme des têtes d'épingle ; je sens bien que son estomac pousse contre mon doigt, mais je mets mon autre main avec et je serre de tous mes plus fort. Alors la bèguinette ouvre un peu son bec pointu, puis il vient comme une petite peau grise sur ses yeux et elle me regarde encore par une petite fente, comme quelqu'un qui s'endort et qui ne comprend plus bien ce qu'on lui dit. Je suis fatigué de lui écraser le corps, j'ai mal au doigt ; enfin elle laisse tomber sa tête de côté et referme les doigts de ses pattes, comme des petits pinceaux. Je la tire du herna par en dessous et je la mets dans la poche de mon paletot : Je veux la mettre à part, la cuire dans une petite pailette pour moi tout seid, et la manger toute, crohi la tête et les tripailles et tout. C'est moi qui l'a tuée et il me semble qu'elle sera encore plus meilleure. — Nos allans d'teller, vola l'solo haut, dit mon oncle, qui a rempli la reusse et fait encore un hopai d'oiseaux que nous mettrons dans la poche du sac du herna avec les petits crocs de bois. Nous défaisons tout ; pendant que je raskoye la corde des mowes en la tournant sur le bois, il refait des belles grandes haspleyes avec le herna, puis avec le séchant. Je tiens le sac ouvert pendant qu'il y couche les deux pièces sans les mêler pour les déchirer. Il rattache les gayoules et les prîhnîres pendant que je remets les quatre bouçons dans leur cuir. — Nos Vlairans ax rése po houye, dit-il, quand nous allons partir. Et voilà qu'il passe justement encore tout plein des oiseaux qui volent près de notre place de tenderie : des kai-keux qui se tapent dans les navais, puis un coqlivîx et une volée d'alouettes qui rase les dignesses, qu'on aurait eu si bon de les prendre à la razade. — Assotihet bin, èdon, dit mon oncle, en grognant. El fet esprès, savez, po m'tourmetter. Et il s'arrête avec le sac sur le dos et son bras étendu sur les bouçons. Je crois qu'il voudrait bien rattaquer. Mais j'ai si faim, moi, d'une tartine avec une cuîte poire écrasée dessus, que je marche en avant pour arriver plus vite. Je passe vite par la baille, les vaches nous regardent, avec une bouchée d'herbe qu'elles laissent pendre sans la manger tout de suite. Il y a des jaunes hoskawes qui viennent tout près sans avoir peur des vaches. Puis des aguesses qui crient si laid tout en haut des plopes où elles ont des nids comme des grosses boules noires. Quand nous arrivons pas loin de la maison, le chien de cour, Liong, sort de son tonneau en frottant sa chaîne sur le bord, puis il hawe quelques coups pour dire qu'il vient quelqu'un. Alors ma tante vient sur le seuil avec ses deux poings sur ses hanches, et elle fait un signe, avec sa figure, pour demander quoi et comme. — Taihive, que mon oncle dit au moment que je veux crier pour raconter la volée de bèguinettes. Moi, je m'rafie et je saute en avant en tâchant de faire semblant de rien. — Kimint a-ti stu, don ? dit-elle, et il n'répond toujours pas ; il marche avec ses gros sabots, en se faisant encore plus pesant avec son sac et se tenant tout bossu, avec une figure pour barboter. — Av' happé ? El dîrez-ve, djan ? crie ma tante pour commencer à se disputer. — Pah ! golzi-goiza, qu'il grogne en entrant dans le fournil pour rependre les affaires. Elle le suit, pour rattaquer et blâmer et stamper. Et moi, rouvisse, je mets ma main dans ma poche, je sens quelque chose de tout froid et mol que je jette vite à terre en criant tout dégoûté. C'est ma bèguinette que le gros marcou gris vient déjà pour la ramasser. J'ai happé une belle peur, est-ce pas ! Je croyais que c'était un lumeçon. Mais on ne veut jamais m'en donner assez. C'est si bon pourtant, mhoûm! ■— Magnîz à gins, s'i v'plaît, paret, que ma tante crie de toutes ses forces, quand c'est que je m'dépêche trop fort pour mordre ma tartine de sirope, en makant mes pieds sur les bois de ma chaise. Et comme c'est drolle, est-ce pas, que la bonne sirope soye justement faite avec les plus laides mauvaises poires et les vermoyeuses pommes que les cochons même ne veulent pas quand c'est qu'ils courent dans la prairie pendant qu'on nettoie leur écurie. Et quand il a fait tant du vent la nuit, nous allons avec des banstais et même une blanque banse aux draps, pour ramasser et rascoyi les frûtes qu'ont tombé. Je mords un petit peu dans chaque pour savoir, mais elles sont toujours dures et sèkes comme le manche de mon porte-plume que je hagne aussi quelquefois pour m'amuser. De temps en temps, j'attrape tout de même une bonne, une cuisse-madame ou bien une crasse peure ; mais les quôtes et les peures de gros Gilot, gn'a rien de plus mauvais. Elles sont todi bonnes assez po fer del sirope, qu'ils disent tout le temps quand ils trouvent une pomme qu'a été justement tomber dans un chose de vache, ou bien une poire que les poules ont betchi de tous les côtés en courant avec. Alors moi je venais de mettre avec, dans le banstai, le turchon d'une belle pomme Braibant que je venais de manger et qui restait encore tout plein du bon dessus ; mais ma tante a jeté le . Quelle tonne sirope ! 'AIME la sirope ! turchon bien loin toute dégoûtée en m'appelant affronté jubet! vormint. Pourquoi donc ? Le turchon était encore bon assez pour faire de la sirope. Il y en a un tonneau tout plein, dans le colidor, de la sirope. Quand je lève le pesant couvercle de bois, je vois que ça reluit au fond comme quand je regarde dans le puits. Et même quand la sirope est bien tranquille, je vois mon portrait dedans. Mais c'est fort noir, et puis ce n'est pas pour cela que je viens ôter le couvercle du tonneau à la sirope, c'est pour en happer un peu avec mon doigt. Je fais bien attention que personne ne vient, et que mon oncle raccommode une usteye ou cloue des clous quelque part, et que ma tante parle du temps qu'il fera demain avec la femme aux cliquottes, ou bien qu'elle achète une losse de bois ou un traiteu à l'homme qui passe avec sa charrette et un chien. Alors, je suis sûr qu'ils resteront longtemps sans m'embêter. Et j'ôte le couvercle du tonneau, il colle souvent, et il faut faire attention parce qu'il vient tout d'un coup, et je manque de tomber avec. Et puis... Ah ! qu'on a bon de pousser son doigt dans la sirope. C'est tout froid d'abord, comme de l'eau ; mais on ne peut pas faire aller son doigt si vite comme dans l'eau, parce que c'est plus dur. Alors je fais comme un croc avec mon doigt replié et je le retire tout plein de sirope, comme c'est bon ! Pas de pain, pas de beurre, et tant qu'il m'plaît. D'abord ça plaque aux dents et ça fait une colle dans la bouche comme si ça ne voulait pas fondre. Mais je l'avale de force et ça me coule dans le bûseau, tout doux et lentement, comme quand il y a quelquefois un petit lumeçon resté dans la salade et qu'on le sent passer comme ça, quand il est trop tard pour tousser et le ravoir dehors. Quand j'en ai bourré ma bouche tant que je peux, de la sirope, ça a un goût si fort, comme brûlé, qu'on croit qu'on n'aura jamais plus faim après quelque chose d'autre. Mais il faut que j'en mange le plus possible maintenant parce que je ne sais jamais quand je pourrai encore revenir au tonneau. Et puis, quand on va m'attraper, on me barbotera et j'aurai encore des calottes ; et je veux que ça soye pour quéque chose, et que j'aie encore bon de repenser à la bonne plaquante sirope sur le temps qu'on me battra. Maintenant jé n'ai plus faim ; c'est toujours comme ça ! Quand je commence à voler la sirope, il me semble que je mangerais bien tout le tonneau. Puis un peu après, ça me dégoûte presque, parce qu'il y en a trop et peut-être aussi parce que c'est bon. Les dernières fois que je trempe mon doigt, je m'amuse à chipoter dans la sirope et je fais un beau dessin. C'est le portrait de M. le Curé, avec un nez tout bètchou et son carré bonnet sur la tête. Il me faut faire aussi tous les stroucks de sa barbe sur son menton, et j'enfonce toujours mon doigt dans la sirope que je ralèche après. C'est assez maintenant et je ne sais plus quoi faire ; le dessin avec mon doigt, je le faisais pour m'obliger à manger ce qu'il y avait de trop dans le portrait du curé ; mais ça s'efface et maintenant je joue à faire couler la sirope sans en manger, car j'en ai tellement avalé que je ne peux presque plus pâpi. Quand j'en prends à mon doigt que je tiens en l'air, alors la sirope va tout doucement en dessous de la pointe et fait une grosse goutte qui tombe lentement avec une longue ficelle noire qui la retient, dirait-on. Et puis la ficelle — c'est comme une lacette de soulier toute neuve — elle continue à descendre en faisant des plis et en se roulant comme de la vermicelle. C'est tellement amusant ! Pour faire encore plus mieux, voilà que j'ai trempé toute ma main dans le tonneau. Je la ferme, je la rouvre dans la sirope qui passe dans mes doigts, tout frais et glissant comme de la djièle. Ça fait fratch ! fritch ! et la boule de sirope saute hors de ma main comme un crapaud. Quel dommage que je n'ai plus faim. Mais tout de même si je me la laissais couler de haut dans ma bouche, la sirope, comme j'ai déjà fait avec l'eau qui court de la chenau (gouttière) quand il pleut ? Et je lève ma main toute pleine, je mets mes cinq doigts comme les pieds d'une table et je mets ma bouche en dessous pour attraper les cinq filets qui courent. Waye! je n'ai pas bien visé, voilà que ça vient dans mon œil et sur mon menton. Ça coule, ça coule tout froid et plaquant et je suis tout clilô-boré ; il y a même un filet qui va tout doucement dans mon cou, je le sens et je n'ose pas toucher pour ne pas me déplaquer encore plus fort. Vite, vite, je remets le couvercle du tonneau tout le même comment, et je cours avec ma main tout au large et en tinglant mon hatreau et un œil que je ne peux plus ouvrir tellement que ça colle. Je sais justement bien où il y a une grande tine pleine d'eau toute bleuve qu'on a fait la bouwaye dedans. Et je cours dans le fournil pendant que Trînetce n'est pas là, parce qu'elle est dans la prairie pour mettre sécher les affaires qu'elle a rispâmé dans la tine. Je me lave très bien, mais la sirope ne veut d'abord pas partir ; il y en a trop et je l'étends encore plus fort en frottant. Mais je gratte avec mes ongles de mes deux mains, puis elle s'en va, surtout que j'ai pris une noquette de vert savon dans le crameu de la potale. Ça fait une samneure qui me pique, et je n'ai rien pour me ressuyer ; je l'fais avec mon panai, car il ne faut pas que je soye trop propre non plus, autrement on le verrait. Je fais semblant de rien en venant un peu près de Trînette, comme pour qu'elle me voie et qu'elle dise que j'étais tout le temps avec elle pour l'aider, quand on voudra savoir qui est-ce qui a été à la sirope. Elle a apporté un gros paquet de bouwaye sur son épaule et elle étend les affaires sur les herbes en les mettant bien droit, et il ne reste que des tout petits chemins verts entre les linges tout mouillés. Je voudrais tant marcher dans ces petits chemins-là, comme des plates-bandes, mais Trînette ne veut pas. — Ni v'nez nin trop près savez là, avou vos mâcis pids, âtou di tri1 bouwaye, vireux qui v's'estez! Je galope autour des linges étendus, et je passe tout près pour la faire embêter. Même que j'ascohe les manches de chemise de mon oncle et des camisoles de ma tante. Ces affaires-là ont l'air si drolle, toutes larges et courtes ; c'est comique et je rie tout seul, pendant que Trînette ne sait pas pourquoi et qu'elle croit que c'est d'elle. —• Tchessiz pu vite les poyes èri d'chal, qu'elle crie, el pièce dè fer Vesbaré comme oncque qui r'vint d'ax Lollâx! Alors je chasse les poules qui veulent toujours venir faire des sales pattes sur le beau linge ; je les chasse si bien qu'elles ont le temps de tourner et de revenir du côté de la bouwaye ; je le fais un peu exprès, et voilà une poule qui est si bête qu'elle vole en l'air un moment, puis retombe juste dans les linges et traverse tout en faisant des grandes ascoheyes comme un maraudeur qui se sauve. Elle a laissé des pattes dans tout et encore autre chose, tellement qu'elle a eu peur ; et Trînette crie Makralle! après, et lui jette l'arrosoir, tandis que la poule court encore plus vite en regardant sur le côté. Moi, je m'ai accropou et je maque sur mes genoux, parce que je rie qu'as-sotihe. Puis Trînette se remet à étendre les linges ; elle arrange très bien des gâmettes, qu'elle fait les cowettes bien plates en les faisant glisser entre ses doigts. — Trînette, que je dis tout d'un coup, moi je pense que les riches gens ont toujours bien bon. — Surmint n'è donc qu'on z'a bon dè viquer qwand c'est qu'on z'a po fer. — Parce qu'alors ils peuvent manger de la sirope tant qu'ils veulent. — Taisse-tu, bouhalle, ils sont bin pu glots qu'çoula. C'est des peus d'souk qu'ils loffet ; et dè bouyon d'poye ; et del ronde tâte al djaleye avou dè café al canelle, et tote sôre di bonnès affaires qui nos n'kinohans nin. — Mais moi, d'abord, si je serais riche, j'aurais de la sirope au matin et au soir aussi. Oui, il m'plairait, paraît, d'en avoir le soir, parce que maintenant on ne m'en donne jamais quand je le demande. Pourquoi donc, Trînette, qu'on ne peut pas manger de la sirope au soir? — Djan, ni k'minciz nin co. Vos savez bin qu'on n'magne nin del sirope à l'nute. Je sais bien qu'on ne peut pas en avoir ; on me le dit tout le temps, mais on ne sait pas pourquoi ; ou bien on ne veut pas me le dire. Encore l'autre jour au soir, mon oncle coupait une tartine pour lui dans l'armoire ; j'ai demandé une aussi, et alors, comme il me demandait avec quoi ? « avec de la sirope » que j'ai dit, moi, parce que je croyais qu'il ne pensait pas à ça, et qu'il allait m'en donner, parce que le pot à la sirope était sur la planche juste à côté de la frisse makaye et qu'il n'avait qu'à en prendre pour mettre sur ma tartine. Mais il a tout d'un coup fait une méchante figure et il a crié avec une voix toute fâchée : — On n'magne nin del sirope à Vnute ! Et il a clapé la porte de l'armoire et je n'ai rien eu, moi. Et je me rappelle encore une autre fois, un dimanche, que mon parrain était venu passer la sîze, lui qui sait tout, parce qu'il a même été une fois à Bruxelles dans son jeune temps ; alors quand il vient chez nous à la sîze, il dit toujours comment il faut faire et ma tante l'écoute en faisant des hauts sourcils comme quand le curé prêche dans sa pirlôdje. Et, bien des jours après, ma tante embête mon oncle en répétant tout le temps : « mi soroche Bietmé a dit ainsi » ou bien « ci n'est nin comme çoula qui m'soroche Bietmé a consi! »; alors mon oncle finit par devenir si fâché qu'il crie : Hagn' m'é V c..., avou t'soroche Bietmé! Et justement ce dimanche-là mon parrain, parlait sur ce qui est haîti et pas haîti, et il avait dit : — Gn'a rin d'meyeux et d'pu haîti qu'ine bonne foete sirope ! Alors moi, bien vite, j'en demande, est-ce pas, quand je vois que ma tante me faisait ma tartine et allait étendre de la compote dessus, pendant que mon parrain continuait à expliquer ce qui est haîti. Mais elle m'a donné un petit coup sur la tête avec le manche du couteau pour me faire taire et elle a dit fort vite : — On n'magne nin del sirope à Vnute, sur le temps que son soroche Bietmé me regardait sévèrement, en faisant des plis autour de sa bouche, comme le maître d'école. Et voilà que je ne saurai jamais pourquoi on ne mange pas de la sirope le soir, jusqu'à ce que je sois grand pour lire ça dans des gros livres et peut-être aller une fois à Bruxelles comme mon parrain. Maintenant, je retourne dans la maison avec Trînette, qui porte la manne vide par une oreille et moi par l'autre, et je tire pour la faire courir. Mais tout de même, je suis un peu gêné quand nous arrivons dans la place où que ma tante a l'air de me rattendre. Je fais semblant de rien, puis j'attrape une mouche sur le coin de la table et j'essaie de la pincer avec les doigts de mon autre main ; je fais comme si c'était difficile, avec des grimaces, parce que je sens bien que ma tante me fixe. — Av'co stu al sirope, scélérat? qu'elle crie tout d'un coup. — Pas vrai ! que je crie, moi, encore plus fort. — Kimint don, mâhonteux voleur ! C'est qu'il v'vinrent bour-der al narenne, savez. — Ce n'est pas moi, que je crie encore. — Tôt à c't'heure, potincequi v'sestez, et elle court après moi autour de la table et me donne quelques demi-calottes qui glissent sur ma tête. Mais elle est vite fatiguée, et je cours un peu plus loin, je la regarde en pensant que la sirope était bonne, et que j'irai encore au tonneau. Parce qu'il me plaît. EIIIIIIE ■IIIII ♦ 11 est fort bête, Thoumas. D'abord c'est un Flamand ; quand il veut dire en wallon des Monsieurs, au lieu de dire des Mècheux, il dit des Meskeutes. Comme c'est malin ! Thoumas, c'est notre marlachat. C'est lui qui va moude les vaches comme une femme, puis il balaie très bien la cour avec un grand ramon, le samedi au soir. Et il est si fort, qu'avec une berwette toute pleine d'ensenne,il court jusqu'à la copette du hopai, malgré que la roue enfonce qu'on ne la voit presque plus. Mais il ne sait pas aller autour des chevaux et les atteler, les faire marcher en leur disant des mots, tirer hare ou faire hotte ! hotte ! hotte ! avec le l'â-filet. C'est pour ça que le Vieux Jean, celui qui mène les charrettes et les carmannes et qui sait faire un si beau carillon avec sa corixhe qu'on l'entend claper bien une heure d'ici, Vieux Jean ne veut pas aller avec Thoumas et ne lui parle presque jamais. — Est par trop bâbo, noss marlacliat, qu'il dit, en suçant lentement le tuyau de sa pipe qu'il fume en la laissant enfermée dans une drolle de boîte, pour ne pas la gâter. Puis il fait aller sa grosse moustache à droite et à gauche en la frottant avec la pointe du tuyau. J'aime bien d'aller avec les chevaux et Vieux Jean et pas aller avec les vaches et les cochons et Thoumas. Tous les dimanches presque, après basse-messe, Vieux Jean descend sur Liège pour s'aller acheter quelque chose, une belle haute noire casquette, ou un fiemtai ou des nâlix ; il a une y. Faire faire mon portrait. HOUMAS est bête. fois rapporté un livre de sur la Batte, dit-il, la Clef des Songes, que je lui lis dedans, et je ne comprends rien et lui non plus, mais c'est bien beau. Un dimanche, j'ai été avec Thoumas, parce qu'il fallait m'acheter un nouveau chapeau. Les ceux que l'homme vend ne sont pas beaux assez, qu'elle dit ma tante. C'est un homme qui passe de temps en temps avec sa charrette et un petit cheval et qui vend toutes sortes d'affaires, de la moutonne rouge pour les robes, de la printagnère pour des costumes, du coutil pour les pantalons, des vertes cravates, des bleus courts sâros, des sabots noirs pour les femmes et des bruns pour les hommes. Pourquoi est-ce qu'il n'y a pas une couleur exprès pour les sabots des enfants ? Jaune, ou bien pommelé, par exemple. Le marchand a bien des chapeaux aussi, mais c'est des grands plats chapeaux tout mois pour les vieux hommes, ou bien des ronds comme les Monsieurs, mais pas plus hauts qu'un pain, et tout gris clair ou violets comme les terrassiers du chemin de fer ont quand ils sont bien renettoyés et qu'ils vont hanter ou boire leur argent. C'est dans une petite boutique où il fait tout noir que nous avons été avec Thoumas pour mon nouveau chapeau. Ma tante l'avait dit comme ça... C'est tout près dix Pied du vieux Pont-des-Arches, qu'elle dit. Il y a beaucoup des beaux chapeaux et même des buses à l'étalage, mais ce qui me plaît le mieux, moi, c'est des belles casquettes vertes, roses ou tricolores, avec dessus une lyre comme un drolle de peigne pour les fanfares et les crâmignons. Thoumas entre le premier en poussant la porte qui ne va pas bien ; il y a une petite sonnette qui fait kikekikekikz, liJc, l/i/lc} lik, puis s'arrête ; il ne vient personne. Je m'embête, moi, et je regarde tous côtés, et je vois qu'on a mis un tout petit bon Dieu, pas plus grand que ça, en haut, près des boîtes avec des chapeaux qu'on n'y va qu'avec une escabelle. — Botique, botique, que Thoumas crie comme s'il était fâché. ■—- Awet, binamé, on z'y va, que répond la vieille femme avec des lunettes et une gâmette, en venant de l'autre côté du comptoir par une petite porte. — Est-ce on chapai po v marier qui v'far eut mutwet? qu'elle demande à Thoumas. — Ji n'a mèsâhe di rin, mi, qu'il dit tout fâché. C'est V jône moncheu chai qu'il fat ahessi. — Ah! c'est pour toi, fils. Qu'est-ce qu'il te faut donc, fils? Raconte un petit peu. — Un nouveau chapeau qu'il me faut. — N'aimes-tu pas mieux un bonnet écossais, fils, avec deux beaux rubans qui pendent? — Un nouveau chapeau qu'il me faut, moi. — Pas besoin dz crier comme ça, t'en auras un, fils. Pourquoi est-ce qu'elle m'appelle toujours fils. Comment sait-elle ça, et à quoi est-ce qu'elle le voit ? Elle a pris une ronde boîte oleue où qu'il y a un paquet de chapeaux comme le mien. Je veux le même, un tout pareil, et qu'il soit rouge en dedans, une belle doublure avec des lettres d'or. La vieille femme me les essaye en me mettant toujours le chapeau vers la hanette pour voir à ma figure s'il va bien. Mais moi je le rattire toujours en avant sur mes sourcils, parce qu'il me plaît. Elle veut me faire prendre un qui est doublé blanc en dedans. Et moi je veux le doublé rouge. — Mais il est trop grand, fils, celui-là. Il ne tient pas sur ta tête, et quand il fera du vent, fils... — Gn'a un élastique pour le ratnir, que je dis. — Et nos mettrans on boquet d'gazette à d'vins dè cur po l'fé strinde, dit Thoumas en tirant une bourse de bleuve toile avec des longs cordons pour payer. Mais il se tourne d'un autre côté pour chercher après les francs et les cennes qu'il .faut ; il ne veut pas qu'on voie ce qu'il y a dans sa bourse. Quand j'aurai un porte-monnaie avec du vrai argent, je ferai comme ça aussi. Nous sommes revenus par des rues où il y a tellement des gens qu'on va à stock dessus sans le savoir. Comme j'avais justement deux cennes et demie que je gardais depuis bien longtemps, j'ai acheté une orange à la femme qui les vend sur la rue, un grand panier tout plein, avec un grand long chignon de cheveux derrière sa tête. J'ai pris là plus grosse orange que je pouvais, j'ai fait un trou avec mon doigt, puis je tire avec ma bouche en tinglant mes chiffes. Thoumas marche devant avec mon vieux chapeau dans une gazette, et moi je fais tout plein des petits pas derrière pour le rattraper en suçant mon orange qui est déjà presque finie ; alors je la déchire et je mange le jaune en soufflant les pépins ; puis je gratte encore un peu avec mes dents pour avoir le blanc qui est en dedans de la pelure. Il y a encore un autre pont plus loin, à Bavîre, où qu'on voit toujours beaucoup des lècheux de baille qui regardent après les pigeons, qu'on ne voit jamais revenir ; on entend aussi une grosse musique de Barbarie qui joue tout près de la sale eau qui coule lentement. Il y a un bateau vert avec une mohinette dessus et un homme qui pêche avec un filet carré et qui ne prend jamais rien, et des gamins sur le bord qui le regardent faire. C'est là tout près qu'un homme a venu parler à Thoumas qui me donnait une main tandis que je frottais mon autre main sur la baille du pont. C'est un homme qui avait un paletot, mais pas de col. malgré qu'il avait déjà un bouton de col en cuivre. Une casquette avec des carreaux qu'il avait tiré fort dans sa tête jusqu'à la hanette. Et des vertes pantoufles avec une rouge tête de lion dessus. Dans sa main, il montrait une image brune à Thoumas en le tirant fort par le bras. — Si, si, parfaitement, le portrait du jeune homme, bon marché, cinq minutes... — Bogive, vi dis-je, qu'il fait Thoumas en levant son coude. Mais l'homme se met devant lui et ne le laisse pas passer. — Veuillez entrer par ici. Un joli souvenir, agréable et utile ! — Enn n'alléve à c't'heure; lairez-ve les gins è paye! — Permettez, au fond du colidor, montez deux escaliers, s'il vous plaît. Et il tire toujours Thoumas qui se laisse hairi. Moi, je dois bien suivre et je viens le dernier, mais ça m'amuse un peu ; pourtant j'ai peur aussi, parce que Thoumas fait une drolle de figure et puis je ne sais pas ce qu'on va faire dans cette maison-là, que nous ne connaissons pas. — Montez, montez, que l'homme fait en nous poussant tous les deux dans les escaliers que Thoumas bardouhaye avec ses gros souliers et que moi je tombe à quatre pattes sur les grés. Mais l'homme, lui, ne vient pas avec. Il raccourt vite du côté de la rue avec son image brune, en criant fort quelque chose que nous ne comprenons pas. Et alors on entend ouvrir une porte en haut et quelqu'un dit dans l'escalier : — Par ici, Messieurs et Dames. Comme c'est à eux les escaliers, il nous faut bien y aller, est-ce pas ? Puisqu'on est obligé, nous arrivons en haut. Quelle drolle de place avec des fenêtres dans le plafond, et il sent mauvais ici, comme la bouteille qui est dans l'écurie des chevaux et qu'on leur frotte sur le ventre quand ils sont malades. C'est une grosse Madame qui est là, avec un gros ventre, puis une ceinture avec une blouque, puis, au-dessus, un gros estomac avec un gros menton qui lui pend comme une barbe. — C'est pour le petit, est-ce pas ? Venez ici, « fils », qu'elle dit, comme quelqu'un qui est si pressé. Et elle me fait aller au bout de la place près d'un tableau où qu'on a, peindu une belle balustrade. Elle me prend par les épaules comme le maître d'école, elle meNfait tourner et ratourner. Puis voilà qu'elle tire tout près de moi une petite table avec des pieds tout houlés comme la machine à coudre qui est chez mon autre tante. Elle met ma main sur cette table comme si j'avais l'air de dire : « C'est da moi, cette table-là. » Alors derrière moi la grosse femme met une affaire comme un portemanteau avec un fer qui stiche et qui vient m'empoigner comme une fourche dans ma hanette. C'est tout froid et je n'ai pas bon. Je me tiens tout reud et je tâche de voir du côté de Thoumas, qui ne vient pas me défendre et qui ne dit rien, sur sa chaise. — Souriez un peu, que la grosse dame me dit sévèrement. Je ne sais pas ce que c'est ça, moi, et le fer me pousse ma tête que je n'ose pas remuer. — Et puis surtout, ôtez votre chapeau et tenez-le dans votre main, c'est bien plus comme il faut, que la femme dit encore ; et elle vient pour ôter mon bon chapeau bas de ma tête. Mais moi je tiens fort mon chapeau qui plaque sur mon front. — Me plaît pas, moi, que je dis, et je le tire encore plus bas sur mes yeux, que je ne vois presque plus rien. Alors elle a mis une boîte avec des pieds et des plis comme un harmonica et un trou devant avec un verre comme une pendule et un petit couvercle dessus. Quand elle l'ôte, le couvercle, c'est comme si on prenait la waitroule devant l'œil d'un cheval. — Ne bougez pas, savez-vous, que la grosse femme crie en se cachant derrière une cliquotte noire comme un vieux domino qu'elle a mis sur la boîte. Moi, je fixe tant que je peux dans le verre de la boîte qui me regarde aussi. Nous restons comme ça bien longtemps, que mes yeux me piquent et que je me sens tout tournisse comme quand je viens bas du carrousel. — Ça z'y est, qu'elle crie, en remettant le couvercle, puis elle tire une planche hors de la boîte comme un tiroir de côté, et elle va s'enfermer dans une petite mohinette dans un coin de la place. C'est sans doute pour écouter ce que nous dirons avec Thoumas. Mais nous ne disons rien, nous rattendons je ne sais pas quoi ; Thoumas a l'air tout attrapé, et moi aussi, sans doute. La femme vient dehors avec un carré noir dans sa main, comme de la jujube. — Maintenant vous allez choisir quel cadre vous voulez, dit-elle à Thoumas, et elle montre une petite table où il y a dessus des beaux cadres en verre avec un bord en papier noir et en dedans un carré plus petit, avec du doré. — Tôt l'minme li quel, qu'il dit tout fâché. Moi, on ne me demande rien ; c'est pourtant pour mon portrait. — Un peu voir, habie, que je dis en tirant la manche de la femme qu'a mis le carré noir dans un cadre avec des lignes jaunes et vertes. C'est tout foncé, on ne voit presque rien, mais je reconnais tout de même les boutons de mon paletot ; il y a un qui manque dans le portrait aussi. Et je vois aussi mon nouveau chapeau qu'est bien ressemblant. Le reste, c'est si noir qu'on dirait un bouname de couque de Verviers, mais j'ai quand même bien bon. Et je porte le portrait appuyé contre mon estomac pendant que Thoumas a payé la femme et descend les escaliers derrière moi. — Dinez-m'el, vo Vlairez torate tourner. Et il me le prend et le met dans sa poche. Il est si fâché, Thoumas, je ne sais pas pourquoi, et il répète tout le temps : — On franc et dix-sept censes et d'meie po çoulà ! Ni fât-il nin esse fou d'el grâce de bon Dieu, nom d'un mille! Il a dit tout le chemin ça en grognant et faisant comme s'il voulait battre quelqu'un. Et quand nous avons arrivé dans la « Voye del Vètche », il a arrêté et il a crié : — C'est d'mes censes avou, et nos l'allans distrure. Edon, valet, nos l'allans spyi ? Moi, j'aurais bien voulu le garder, ce portrait, pour le faire voir, comme c'est beau et drolle cette image-là. Mais j'ai dit comme Thoumas. — Oui, maintenant, cassons-le pour voir ! Alors il l'a mis à terre près d'un arbre et a donné des coups de talon dedans. Ça craquait le verre, et les morceaux spitaient et moi je donnais des coups de talon dans les plus petits morceaux. Un moment il y avait un morceau noir, c'était ma figure du portrait qui me regardait. J'ai frappé fort dessus, ça a fait des miettes grises. — No n'dirans rin à personne, èdon, dit Thoumas en marchant vers chez nous. Je le suis, sans rien dire ; je crois que je suis triste à cause du portrait que nous avons cassé, on ne sait pas pourquoi ; je voudrais le ravoir à c't'heure. Nous avons retourné chez nous, et nous n'avons rien dit de tout ça. Et on m'a encore barboté parce que je ne racontais pas quoi et comme sur mon chapeau. Je repense toujours au portrait qu'est là en morceaux près de l'arbre ; pauvre laid portrait tout noir que le bête Thoumas a cassé ! = 111111 = 111111 'EST un gros dent, tout au bout de ma bouche, qu'a un vilain trou au milieu, tout noir qu'on y pousse- rait bien une crompière, il me semble. Et ça barloque quand je l'fais aller avec mon doigt, hare et hotte, qu'il me semble que j'ai une escarpolette dans ma bouche. Ça fait si mal, da, comme si on stroukait dans ma viande de mon menton avec un clou. Quand c'est que je tire du vent dans ma bouche en ne faisant qu'une petite crevure sur le côté, alors mon dent me fait mal comme si on frottait dessus avec une lime. Et quand je fais aller sans le faire exprès du café tout bollant de ce côté-là, waye donc ! il me semble que le trou de mon dent est agrandi avec un windai. Et quand, par hasard, je hagne un gros coup sur une coyenne de lard ou un bordon de récoulisse, waye à waye, c'est comme si on me donnerait une calotte avec un marteau. A force que je le fais enrager avec mon doigt, il y a le rèchon qui m'coule hors de la bouche par longs filets ; la pointe de mon doigt est devenue toute molle et blanc-moètte comme les mains de Trînette quand elle les laisse longtemps dans la samneure. Djoug ! djoug ! c'est mon dent qui dogue, je ne lui ai rien fait pourtant et il attaque tout seul. C'est comme si on me donnait tout le temps des petites bouffes al g..., des coups de poing dans ma joue et que je ne pourrais pas me revenger. J'ai si mal et je suis si fâché sur tout le monde que je choûle tant que je peux. Quand j'ai bien hoûlé longtemps, je m'arrête 8. Mal mes dents, un petit peu, et je rattends un moment pour savoir si j'ai encore mal. Des fois je suis tellement nanti d'avoir crié tout seul que mon dent me laisse tranquille un petit temps. Et c'est après, quand c'est que je commence à me ravoir et que je voudrais jouer à quelque chose, alors il recommence à souki, djoug ! djoug ! comme en exprès ; surtout quand je veux un peu chipoter autour avec ma langue, pour savoir. Et il me faut encore une fois choûler. — Djan ! n'y tusez nin ainsi tote jou ! crie ma tante avec une méchante figure, quand elle passe près de la couleye où que je me mets toujours pour pleurer. — Tusez à aute choès! leyiz vosse dint es paye ; n'fez les qwances di rin, et çoula n' n'iret comme a v'nou. Je pense à autre chose tant que je peux, mais je n'peux pas. C'est mon dent qui rattaque toujours. —- N'y tusez nin, v'dis-je. Leyiz- V ax rése. Tinez, volez-v' mi d'mêler ine haspleye di laine so deux cheyires? Louquiz on pau quelle belle djoleye coleur po des châses por vos. — Non, je ne saurais pas. Quand c'est que je pense seulement à mes ongles qui grattent sur de la laine, j'ai encore plus mal mon dent. — Taihive, ennocint m'vé, avou vos boègnes contes. Hoûtez n'gotte, allez è djardin tôt v' s'amusant, et s'copez-m' deux pougneyes di foyes di surale po l'sope. — Djan, taisez-vous aussi. Quand je pense à la surale, ça me pique encore plus fort et l'eau me coule dans la bouche. — Biesse ! On n'pout rin avu jou d'twè, todis. — J'ai mal, moi ! — N'y tusez nin, bâbô, quand on vs'el dit, vormint. Elle a bien facile, elle, ma tante, de dire qu'il ne faut pas y penser. Ce n'est pas son dent, est-ce pas ? Et quand c'est qu'il veut pleuvoir et que son aguesse la fait assoti, elle kipitte tout le ménache. C'est bon allez, quand c'est qu'elle aura encore mal à la pie de la béchette de son petit doigt de pied, je lui dirai de ne pas y tûser ! Quand c'est qu'on me donne des calottes pour m'apprendre, je voudrais bien ne pas y penser aussi, et je dis toujours en exprès : «je n'ai pas eu mal, tiens ! » malgré que ça pique fort, et qu'il me faut frotter beaucoup, et même tirer la peau de ma tête en haut, par mes cheveux, pour faire partir le mal. — Qu'est-ce qui faut faire donc, Tiînette, quand on a un dent qui barloque comme ça ? — Vos n'polez mâ. Djan, il n'a co non risse dè mori c'cop chai. Qui dirîz-ve donc, si on d'véve vi côper n'jambe, ou kteyi d'vins les boyais comme à Bavîre? Et l'marchand d'cossets donc, li hoidé Nicaise, qù'ine trôye Va si bin hagni è pogne qu'on-z-a d'vou li r'côper treus deugts et broûler l'playe avou on roge fier. Et l'grand Hinri donc, qu'as t'avu on côp d'pid di ch'vâ qu'a hiné dè cou es stâ qui li a bouhi on boquet foû del tiesse ! Et l'homme d'âx Six-Pires, donc lu, qu'a stu rosti à crahai qwand s'mohonne a broûlé ! Corez èvoye avou voss dint ; vos n'polez co mâ, allez ! — Mais j'ai mal quand même, moi, que je crie en donnant des coups de pied à terre. Je voudrais si bien jurer tout plein des n... d... D... comme un houyeux, mais il m'faudrait aller l'dire à confesse au gros vicaire, qui me barbotera encore une fois tout haut comme l'autre fois. — Djan, ïrînette, dites un peu quoi est-ce qu'il faut faire ? — Mettez on pau dè pèket d'su avou voss deugt. Et elle va au gré de la cave pour me vider un peu du pèket dans un plateau de tasse (soucoupe). Je vais me mettre à la petite fenêtre où qu'on voit sur la route où qu'il passe de temps en temps un grand long « bennai » de charbon tout noir et étroit, avec trois chevaux qui tirent si fort que leur « gorai » remonte et qu'ils font aller leur tête en remuant les «roudjons» pendant que l'homme, tout sale, avec un petit comique tablier blanc, crie et clape. Il passe aussi des charrettes de messagers, avec des hautes « flahes » et une toile grise avec des pièces blanches sur des « cèkes » ronds pour faire le toit. Et derrière, la toile est tinglée avec une corde dans l'ouhlet avec des plis en rond comme le chose d'une poule. En dessous de la charrette, il y a une grande plate caisse qui pend entre les roues, avec dedans tout plein des affaires et un chien qui dort sur des cliquottes. Avec le plateau de pèket tout près de moi, je mets ma tête sur le côté et je commence avec mon doigt à mettre goutte à goutte du pèket sur mon dent. Chouf ! c'est froid d'abord. Puis il me semble que chaque goutte est comme une petite bête qui gratte ma viande autour de mon dent et ôte un peu du mal. C'est si drolle, et tout le côté de ma bouche en dedans est devenu tout dur, me semble-t-il, que je ne sens presque plus rien. C'est bon, le pèket ! Parfois, il y a des gouttes qui courent dans mon estomac et il faut bien que je les avale pour ne pas étrangler. Ça pique, c'est fort, ça me fait comme une vapeur dans la gorge que je ne saurais plus parler, je crois. J'en mets toujours le plus que je peux sur mon dent, mais je ne saurais plus dire si c'est mon dent et ma main et ma bouche ou bien les celles d'un autre parce que je me sens tout fournisse. A mes joues j'ai chaud et ça me pique comme des mouches. Je sens bien que je fais des petits yeux et les bennais de houille qui passent me semblent loin comme s'ils étaient mêlés dans les arbres, là, au fond du pays où je n'ai jamais été. Et je crois qu'on me pousse lentement et fort sur ma tête parce que voilà que je vais m'endormir sur mon bras près du plateau de pèket qui est presque tout vide... Waye donc ! waye donc ! voilà que je m'ai réveillé, tellement que j'ai du mal. Et ça me brûle, ça me tire, ça dogue, ça pousse en dedans comme pour me faire enrager de mal. Je sens que je suis tout houzé de ce côté-là de ma figure ; c'est tout dur et chaud, ça strouke dans mon menton. J'ai si mal que je commence à crier â secours tant que je peux en donnant des coups de poing de tous les côtés, mais pas dans les carreaux. Et voilà ma tante qui accourt juste au moment que je commençais à jurer un petit sacri-nom tout bas, pour avoir moins mal. Elle m'a entendu et me donne une bonne calotte d'abord, avant même de demander quoi est-ce qui gna. Et justement voilà que cette calotte-là me fait du bien tout d'un coup ; je n'ai plus si mal, mais je ne le dis pas à ma tante parce qu'elle aurait trop bon de m'en donner tout le temps des calottes. Mais il faut bien que je crie, est-ce pas, puisque j'ai commencé ? Et puis, si j'arrête, on ne voudra plus le croire, quand c'est que j'aurais encore mal pour du bon. — Ni brayez nin si laid ! Raivârdez seûlemint deux jous, vos irez l'fer râyi dimègne, on deut justumint aller à Lige, vos irez avou po voss dint. N'a nin mèsâhe dè gueuyi comme on foèrsôlé. Moi, je ne dis presque plus rien. Je tûse. Ça fait mal de me l'faire arracher. Et ça fait déjà mal quand on ne me l'arrache pas. Mais cela ne fait plus mal quand on parle de l'arracher, tellement que j'ai peur. Alors, il faudrait tout le temps en parler et jamais le faire ! Deux jours, qu'il me faut rattendre. J'ai encore mal de temps en temps, quand je chipote après mon dent. Et chaque fois que quelqu'un de la maison me voit que je commence à refaire des hègnes et à vouloir choûler de mal, ils se mettent à crier : — C'est après-d'main qu'iret s't'a Lige po fer râyi s'dint. — A bin bon, lu, li p'tit, d'aller ainsi à Lige qwand c'est justumint l'fiesse à St-Phoyin. I veuret l'porcechion et nos autes nin. Et pourtant, je ne me rafie pas de la voir, parce'que je sais bien que l'homme va me herrer une usteye dans la bouche et grawi et m'faire du mal. Et encore deux jours comme ça, que je ne sais pas même manger et j'enrache de voir les autres se bourrer tant qu'ils peuvent et loffer ma part. — Clintchiz voss' tiesse et magn'tez tôt doucemint d'iaute costé, qu'elle dit toujours ma tante. Oui, comme ça, je peux bien faire courir ma soupe du côté que j' n'ai pas mal. Mais justement que ces deux jours-là on a mangé de la kasmatroye et j'aime tant la kasmatroye qu'il me plaît d'en avoir. Alors pour rattraper les autres, je happe des grosses bouchées et il y a toujours un morceau de bouli ou un oignon rôti qui va se mettre dans le mauvais dent et je crie un coup que tout le monde rie. Et c'est surtout à cause de ça, parce que j'aime de manger des bonnes affaires et que je ne veux pas qu'on me couyonne que j'ai été pour faire arracher mon dent. Nous y avons été dimanche, après la basse-messe, avec mon oncle et moi. C'est pendant la messe que nous avons resté devant l'église sans entrer, pour parler tout bas avec les hommes qui ôtent leur casquette et font semblant d'écouter le curé qui est bien loin et on ne l'entend pas et on ne voit rien et les hommes, avec les bras croisés, se penchent de temps en temps, au-dessus des manches gonflées de leur nouveau sàro pour cracher un gros rèchon qui fait pluik en tombant, et moi je crachais aussi, mais pas pour faire l'homme, mais parce que mon dent enrageait. C'est le lioulé Lovinfosse qui a dit à mon oncle qu'il fallait aller chez l'arracheur de dents, qui a mis une plaque avec sans douleur sur le mur du cimetière, et qu'il connaît un homme qui y a été et que ça ne coûte qu'un franc. Et après la messe, on a été encore boire quelques tournées chez le fossî qui reste tout près, et Lovinfosse racontait l'affaire à tout le monde, et tous les hommes me regardaient et riaient et faisaient semblant de vouloir me faire boire à leur hèna pour avoir du courache, disaient-ils. Le houlé Lovinfosse a voulu venir avec, parce que, dit-il, il devait justement aller parler avec l'artisse pour sa vache. Et il marche si lentement avec ses deux jambes comme le numéro 77 du loto. Et sa pipe qui s'éteindait tout le temps qu'il lui fallait chaque fois une heure pour aller la rallumer desconte un arbre, parce qu'il lui plaît toujours d'expliquer quoi et comme avec le tuyau. Il parlait tout le temps d'une vache qui devait vêler, je ne sais plus, moi, je pensais à mon dent et personne ne me disait pas un mot. Et quand nous avons enfin arrivé à Liège, il a encore été pour boire des gouttes près de St-Phoyin, dans un petit cabaret où qu'on jouait de l'harmonica, mais la procession était déjà finie depuis longtemps, longtemps, parce que nous avions venu trop lentement à cause du houlé Lovinfosse, et on ne voyait plus rien que quelques petites filles en pâquettes avec une verte écharpe, qui couraient en se troussant pour les broûlis, et que leur maman barbotait parce qu'elles avaient déjà voulu aller sur le carrousel avant le dîner. Chez l'homme aux dents, ça sentait mauvais. C'est près d'un pont et à côté de la porte il y a un grand tableau avec beaucoup des dents de mort toutes blanches, qui font de laides grimaces ; j'avais déjà si peur en voyant cela. Il fallait monter en haut et je bardouhais dans les grés pendant que mon oncle me tirait en l'air par le bras. Et puis, il y avait une chambre avec des gens qui avaient mal leurs dents aussi, avec des figures toutes houzées d'un côté, une femme avec un gros châle sur sa tête qu'on ne voyait presque plus rien et qu'elle était toute ramassée comme un paquet et qu'elle maquait ses pieds à terre l'un après l'autre, comme si on jouait de la musique pour danser. Puis un vieux homme, avec une grosse écharpe violette qu'il avait remis autour de sa tête et sa casquette dessus ; et puis un garçon un peu plus vieux que moi qui avait un mouchoir de poche plié et lié au-dessus de sa tête près de ses oreilles et par en dessous de son menton, et tellement serré, pour avoir chaud, qu'il ne pouvait plus parler, et que ses chiffes lui bouchaient ses yeux presque. De temps en temps, l'homme aux dents ouvrait une autre porte et disait : — A qui le tour? en riant, comme-s'il avait bon de faire mal aux gens qu'il faisait entrer dans la place à côté. Puis ç'a été moi, binamé bon Dieu, donc ! Il me semblait que je n'avais plus des jambes et je ne pouvais pas venir bas de ma chaise. Alors mon oncle m'a porté par en dessous des bras en me disant tout bas : — T'es bin biesse todi ! et il m'a mis dans un grand fauteuil qui pendait en arrière, que je ne pouvais pas me ravoir comme une fois que j'avais tombé le derrière dans une grande manne. Et il a dit à l'homme avec une grosse voix pour me donner du courache, sans doute : — A sogne comme on pouri chin ; ni li fez nin troppe dè n.â po Jc'minci. — Sans douleur, c'est la devise de la maison, Monsieur. — Awet, awet, jel vous creure, mains tôt l'même...? — Tenez, regardez-moi ça, dit-il en prenant sur une petite table une drolle d'usteye comme un tire-bouchon qu'on aurait planté une grosse pièce de cinq cennes où qu'on aurait fait une crenure large comme mon gros doigt. Voilà l'outil que nous appelons une clef. Je fais tout avec ça, tout, entendez-vous ? C'est le tour qu'il faut avoir. — Et vos l'avez, vos, paret, l'tour. Pendant ce temps-là, moi, je ne bougeais pas et je croyais qu'on ne pensait plus à moi et que je pourrais retourner sans l'arracher. — Voyons, mon petit ami, que le monsieur me dit, où avons-nous du mal, laissons voir. Et il vient sur moi, pousse son gros ventre tout dur contre mes genoux, et il met une main sur mon front, l'autre sur mon menton pour que j'ouvre ma bouche. Mais je n'ouvre pas. — C'est on gros dint d'zeur, en èri, dit mon oncle. Ce n'est pas vrai, c'est en bas, et l'homme va m'arracher où il ne faut pas. Alors je mets mes mains contre son gilet pour qu'il ne vienne pas autour et je dis en commençant à pleurer : — Rattendez un peu, Monsieur, je vais vous expliquer où est-ce que c'est. — Ouvrons la bouche, seulement, et nous verrons bien de quoi il s'agit. — Mais moi, il me faut expliquer, que je crie, et lui il a poussé ses gros doigts dans ma bouche, pendant que je parlais, et il l'ouvre de force parce qu'il me la tient si fort ouverte que je crois qu'il va me la casser. Et pendant qu'il vient awaiti dans ma bouche en se penchant comme pour regarder au fond d'un tiroir, je l'kipitte tant que je peux, mais il serre mes pieds entre ses jambes. Puis je sens deux gros doigts qui entrent et viennent autour de mon dent et l'empoignent. Alors j'ai si peur et si mal que j'attrape la chaîne de montre du monsieur sur son ventre et je tire en doguant, tandis que lui il me pousse une grande aiguille, il me semble, dans mon dent, jusque dans mon estomac... — La voici ! Elle ne tenait presque plus, nous l'avons extraite avec la main. — Sins doleur ! dit mon oncle, qu'avait regardé tout sans venir me défendre. Et moi, je vois que j'ai arraché la chaîne de montre du monsieur, qui pend, mais il n'y avait pas de montre au bout. Je crois qu'il va me battre pour ça, mais il rie et me donne un verre avec de l'eau rose. — Rincez et crachez là-dedans, dit-il, en faisant tourner comme un beau petit traiteu, qui tient tout seul sur un tuyau qui va dans le mur. Car voilà que je viens d'avaler quelque chose de chaud et mauvais qui était dans ma bouché. Je crache, c'est tout rouge. — Habie, mon onke, au secours ! je vais mourir, que je crie. — Taiss-tu, biesse, ti n'pous mâ, à c't'heure, vola qu'c'est tôt. Le monsieur me fait boire l'eau rose qui est bonne comme une pastille de menthe, c'est tout frisse, je la fais courir dans toute ma bouche, puis je la lance dans le traiteu. Ça commence à m'amuser. — Et voici votre dent, mon petit ami. Le monsieur l'a mis dans de la ouate rose, dans une toute petite boîte d'apothicaire à pilules et il me la donne pour rien. Je joue avec, pendant que mon oncle commence à marchander comme il fait toujours. — Vos l'avez st' avu âheyemint, sin nolle trikoisse ni non ivindai, et il m'sonle qu'avou on d'meie franc... — Impossible, Monsieur, voyez plutôt, et il montre au mur, près d'un bon Dieu, un tableau où il est marqué Prix fixe. Mon oncle grogne un peu, puis donne une petite cahotte de pièces. — Vochal voss franc, face qui vos avez si bin l'tour, mains po c'prix-là, vos poriz co bin li enn è râyi eune, po l'rawette. Je veux courir envoye, mais le monsieur rie en prenant les cennes, et il met sa main sur mes cheveux en disant : — Tu ne peux mal, mon p'tit ; jusqu'à la prochaine fois. Et nous partons ; en fermant la porte, mon oncle m'a dit sur le trottoir, tout fâché : — Eco on franc qui j'paye por vos, vîreux qui v's estez... Mais ça m'est égal à c't'heure. Je marche derrière lui en faisant hilter mon dent dans la petite boîte. Je l'ouvre, je chipote avec ; elle sent mauvais, tout sur, comme un vieux droug de pharmacien qu'on retrouve après bien longtemps dans une table de nuit Et le trou au milieu de mon dent que je croyais si grand, on n'y mettrait pas plus que deux ou trois cacas de souris. Mais c'est mon dent da moi, est-ce pas ? Et je joue avec et je rie. =111111= ((Mît iiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiimiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiimiiiiiim 9. Bai èfant. C'EST le nèveu da Trînette, que sa sœur qui a marié le grand de chez Fassotte, au thier Bouxhormont, l'a venu apporter ici, parce qu'elle devait partir pour les briques avec les autres et que ç'aurait été une èhale parce qu'il n'est pas encore assez ac'lèvé, et l'homme barbote après, quand c'est qu'il a justement repris l'ouvrache pour cent mille briques et l'autre fois il y avait un arbre et les briques ne pouvaient pas sécher et ils avaient rem'nu. Voilà ce que la femme Fassotte a venu raconter en mettant l'enfant chez nous et qu'elle recommençait encore à expliquer quoi et comme et ma tante lui a crié : — Taihive, biesse, nos Vwâdrans voss t'èfant jisqu'à c'qui vos rimnése. Corez èvoye à c't'heure! Alors, la femme a dit : Merci co cint feyes, puis elle a commencé à pleurer et à embrasser l'enfant qui ne voulait pas ; elle criait : Ar'veye, savez, fleûr di mes ouyes, mi p'tit voleur, mi bai èfant, li pu bai qu'on z'a maye veyou, qui n'a nou pu bai divins tote li veye di Lîtche, amon les riches gins. Et elle lui donnait des baises partout dans la figure, malgré que son nez courait et son menton glettait, et puis elle lui a ôté son bonniquet qui est comme une gâmette de vieille bribeuse, et elle lui donnait encore des baises sur sa tête où est-ce qu'il n'a que des petites lochettes de cheveux, des mais et des crapes. Puf, puf, puf ! Et puis elle le serrait sans doute si fort desconte son estomac que le petit commençait à houler en faisant une bouche toute carrée, et elle pleurait avec, en faisant un long wignement tout fin, et en frappant son pied à terre comme un cheval. Et ma tante s'est encore fâchée plus fort et criait : — Si vos breyez co si laid, ji v'kipitte foû d'chal. Nos n'estans nin âx Lollâx èdon sûrmint. Ennocinne biesse, qu'ass' mcsâxhe dè gueuy comme on pourçai qu'on z'ahorre? — Awet djan, vos avez co raison, que la femme dit en ressuyant ses yeux avec son tabilier. — Mains c'est mi èfant, parêt, binameye gins, tusez on pau. Et i'm'fât n'aller po des saminnes pace qui mi homme a r'pris l'ovrèche et qui l'anneye passeye nos avans à pône fait bouffe pace qui gn'aveu ine âbe, les briques ni souévè nin, et nos avans rim'nou. — Ti l'a déjà dit, èwareye. Cours èvoye à c't'heure. — Qui l'bon Diu v'bènihe et voss t'homme avou, qu'elle dit la femme en partant, et comme elle me voit tout près de la porte, elle veut m'embrasser et elle crie : — Qui bènihe co cint côps voss binamé p'tit croie valet ! Mais moi, je n'ai pas besoin de ça et je mets mon coude devant ma figure, je ne veux pas une baise après qu'elle a été embrasser les crapes, moi. C'est Trînette qui a pris l'enfant, et qui va dans la place et revient en arrière en le faisant aller et sauter dans ses mains comme pour faire une grosse boulette de hochet avec. Et elle chante sur une bête air qu'elle invente : Lâââ, lâââ, volà qu'c'est tôt. Et l'enfant s'arrête de choûler pour tâcher de comprendre ce qu'elle raconte. Il est aussi bête qu'elle. — C'est tôt l'mainme on bai èfant, qu'elle dit Trînette en le tenant au bout de ses deux bras pour le regarder, puis elle se tourne vers ma tante : — N'èdonc? — Awet çoula, po on bai èfant, on l'pou dire, que ma tante répond en s'arrêtant de tricoter et mettant une main toute plate contre sa joue, comme si elle avait mal aux dents, mais c'est pour mieux tûser en regardant le p'tit. — Et vos donc, Moncheu, qu'enne è d'héve? crie-t-elle Trînette, en v'nant tout près de mon oncle qui raccommode justement une des grosses moffes de cuir qui est un peu déhouzue. Et Trînette laisse clincher l'enfant pour le mettre dans la figure de mon oncle, qui se tourne d'un autre côté en grognant tout fâché : — Bodjiz-ve avou çoula ! — Hie li malhonnête, vormint, crie ma tante, en allant prendre l'enfant à Trînette et en le caressant sur la tête comme pour le revenger que mon oncle a été si grossier avec. Et les deux femmes disent encore une fois, ensemble : — On si bai èfant ! Moi, je trouve que c'est mon oncle qui a raison. Comment peut-on trouver si beau ce laid sale enfant-là. Il m'dégoûte, et je le regarde tout le temps à cause de ça. Il a un gros front tout housé, qui avance et pas presque des cheveux dessus. Rien que des petites lochettes jaunes prés de ses oreilles. Et son nez, donc, c'est comme un nic-nac et on ne le voit presque pas à cause de ses chiffes toutes soufflées, qu'il ne peut presque pas ouvrir sa bouche où qui gn'a pas des dents, comme celle du vieux jardinier Bourguignon'g. Et puis il n'a presque pas de menton, un tout petit bèchou morceau et il fait des yeux tout ronds, qui vont tout lentement, comme quelqu'un qui ne comprend rien. Comme il est laid ! et sale donc ! D'abord, ses doigts qui sont toujours tout mouillés parce qu'il les remet tout le temps dans sa bouche et puis il veut toucher à tout avec. Et sa bouche qui glette, que ça court sur sa bavette de jaune caoutchouc. Et puis, il fait tout le temps. A peine qu'on la ressuyé et ressèché, qu'il recommence sans rien dire, comme pour faire une bonne farce. Il y a toujours des loques et des affaires qui sèchent devant le feu maintenant, c'est da lui, et ça fume et ça sent mauvais et on les met souvent tout près des marmites avec les affaires qu'il nous faut manger, nous autres. — Ci n'est nin mâci qwand c'est d'ine èfant, que Trînette dit quand je voudrais bien pousser ces cliquottes-là un peu plus loin. C'est Trînette qui joue tout le temps avec et l'arrange quand il s'a encore une fois sali et déplaqué. Elle le prend sur ses genoux, et le met que sa tête pende à l'envers et il reste comme ça sans être fournisse ni avoir mal au cœur, et alors elle ôte des épingles, elle déroule les fahes et on voit qu'il a un gros petit ventre tout bodé avec une grosse botroûle qui sort. Et elle embrasse dessus en riant, elle fait comme pour le manger tout. — Hein ! binamé p'tit voleûr, ji t'magn'reu vormint. Et le p'tit rie si droldement en faisant une grande bouche sans dents, puis il fait des petites biquettes comme s'il avait avalé une pîrette. C'est rire, ça, pour lui ; mais quand elle ne le chatouille plus et le frotte fort, ses jambes et son dos, pour le renettoyer, il fait presque la même figure, mais c'est pour pleurer. Qu'il est bête. Et moi, je vais un peu plus loin, pour regarder, et je bouche mon nez avec mon poing parce qu'il sent mauvais, mais Trînette est fâchée, quand on fait ça. — Allez-ès, affronté ; vos avez s'tu ainsi avou et vos flairiz bin pé, ji mèn'ès rappelle foert bin. Et moi ça me fait enrager qu'on dise ça et qu'on me fasse un pareil affront ; alors je me jette sur Trînette et je la pince tant que je peux et je lui donne des coups de pied dans les mustais pour lui faire des bleus en me tenant à sa cotte. Quand on lui donne à manger, c'est presque encore plus laid; y a-t-il rien de plus dégoûtant que sa bouteille de lait avec un tuyau et un tûturon tout noir. On dirait le pé de notre noire vache, et lui il met ça dans sa bouche et il tire tant qu'il peut jusqu'à ce que la bouteille soit vide, et puis il ne veut jamais lâcher le tûturon, il pleure parce qu'on lui prend parce qu'il n'y a plus rien à boire tellement qu'il est pensâ. Alors, pour l'attraper, on lui donne un autre tûturon avec pas de tuyau ni de bouteille, et il tette du vent pendant bien longtemps, en faisant aller sa bouche et ses joues pour le bon, que moi je rie de tout mon cœur tellement qu'il est bête. Mais on commence aussi à lui donner à manger des boleies pour lui apprendre sans doute à manger comme tout le monde, sans cela il ne saurait pas comment on fait, et il resterait toute sa vie à tetter son biberon, même quand il serait devenu un vieil homme. Alors Trînette met de l'eau chaude dans une toute petite pailette et un peu de la mie de pain avec et un peu de lait et elle chipote avec une petite cuiller de bois, puis elle met un peu de suc-en-poute. Et en apprêtant ça pendant que l'enfant crie sur son autre bras, elle parle fort et fait la bête, pour que le p'tit écoute. — Awet, awet, ine bonne pitite cho-pe po li p'tit mamé da s'môraine. Mais lui il crie quand même. — Gn'avou dè chouk tôt plein. Et lui il s'en fiche, je crois, de la petite « chope », comme elle dit. — Et vos, vos n'ârez nin del bonne sope da l'èfant, qu'elle dit encore à moi, afin que le petit s'intéresse à sa soupe. — Je n'en veux pas non plus de cette payeie-là, tiens, cela me dégoûte la pailette et la cuiller. — Awet, vos estez djalot, vos voriz bin nn' avu, paret. Elle m'embête toujours, elle, Trînette, comme si je voudrais bien être à la place du laid petit avec ses crapes et son tûturon de bouteille. — Po qui est-ce, li bonne pitite chope? qu'elle crie de toutes ses forces, en mettant l'enfant sur ses genoux, avec la petite pailette au bord de la table. Et elle prend un peu de la bouillie avec la cuiller, èlle souffelle longtemps dessus, elle goûte un peu (puf !), puis elle fait comme si elle voulait le manger tout,, tellement que c'est bon, afin que l'enfant veulle l'avoir. Mais l'enfant qu'elle a tourné de son côté veut quand même me regarder parce que je lui fais des grimaces quand Trînette ne me voit pas. Ça fait que ses deux gros yeux restent fixés sur moi de côté, pendant que Trinette commence à chatouiller sa leppe d'en bas avec la cuiller. Alors, comme il sent ça, il ouvre une grande bouche, tout en continuant à me fixer de côté, et Trînette, en relevant fort le manche de la cuiller, fait tomber dedans le petit paquet de boulie. Mais il ne sait pas quoi faire avec, et il le laisse retomber dehors, ça court sur son menton et Trînette le rattrape vite avec la cuiller, puis elle recommence à le lui remettre dans la bouche et il le laisse encore raller dehors en bavant ; elle le rattrape encore en bas de son menton tout plaqué et lui remet encore dedans. Et lui qui me fixe toujours, il veut dire « oua, oua », et la boulie glisse jusqu'à sa bavette jaune où Trînette la ramasse en grattant, pour lui faire encore ravaler. Et je suis si dégoûté que je commence à crier comme quand on va vomer, alors l'enfant tourne toute sa tête de mon côté et Trînette justement arrive à son oreille avec la cuiller de boulie. — Volez-ve cori foû d'chal, mâhonteux ! qu'elle me crie toute fâchée. Et je m'en vais en faisant une grosse reupeye. * * * Il ne sait vraiment rien faire, tenez, ce laid p'tit-là, qu'on continue toujours à l'appeler bai èfant. Il ne sait même pas marcher, malgré qu'il y a déjà longtemps qu'il est chez nous, et qu'il peut voir comment il faut faire. Non, il faut qu'on lui apprenne, parce que si on ne lui apprenait pas à marcher maintenant, eh bien, il ne saurait pas le faire plus tard quand il sera devenu un grand fort homme. Alors, Trînette le prend par en dessous les bras que son jâgau lui remonte dans le hatrau et que sa jaune bavette revient jusqu'à sur son nez. Et elle se penche en avant pour qu'il essaie de marcher, mais il ne sait même pas mettre un pied l'un après l'autre comme tout le monde. Il les lève tous les deux à la fois, puis il maque à terre avec, ou bien il trefelle, ou bien il écrase un pied avec l'autre. Mon Dieu donc, est-il possible d'être si bête ! Et quels pieds qu'il fait ! Il ne les met pas droits devant lui, en mesure, comme moi et les autres gens, il les laisse barloquer comme des cliquottes. Et on voit deux petits morceaux de bas blancs avec deux souliers bleu-clair tout ronds avec une blouque et qui sont toujours tout reluisants et tout mouillés. Ses jambes sont tellement aroïeics que jamais il ne saurait faire toucher ses deux genoux ensemble et ça fait qu'entre ses pieds et ses cuisses ça fait un grand rond vide où que je passerais bien ma tête. (Mais je n' peux mal de la pousser là, parce qu'il me ferait peut-être une sale farce.) Et puis on voit toujours ses jambes toutes nues et tout. On ne voit plus que ça dans la maison maintenant. Quand on lave l'enfant, ou qu'on l'habille, ou qu'on le fait marcher, ou qu'il joue tout seul à terre sur une couverture, ou bien que Trînette et ma tante le prennent ou se le passent, il faut qu'on voie tout, et ça me dégoûte, moi, à la fin. Toujours le derrière de l'enfant à toute heure du jour. Et mon oncle aussi a commencé à grogner, parce que Trînette veut quand même servir à table en gardant l'enfant sur son bras, qu'elle l'assied le chose tout nu sur sa main et qu'on lui voit tout. — Ci n'est rin èdon surmint, qu'elle dit toujours, qwand c'est d'on p'tit èfant on n'iouque nin... on fait les qwances di rin. Mais mon oncle a fait une grosse voix et il a dit d'un air sintincieux : — On cou est on cou, et il m'plaît d'avu coula foû d'mes ouyes qwmd ji magne! Il a raison que je trouve, moi. Alors on a été dans le grenier retrouver un vieux gadot. Et on le met dedans, enfoncé jusqu'en dessous des bras. Alors il remue ses pieds et il fait avancer le gadot d'un côté ou l'autre, mais il ne sait jamais d'avance lequel. Il a sur sa tête un bourrelet de paille avec un petit bleu ruban. C'est pour qu'il ne se fasse pas des boursais quand il va à stok avec sa tête contre quelque chose, ou bien quand il se donne des coups, par en exprès, avec les objets qu'il attrape. Et maintenant il parle tout le temps, tout seul, des mots qu'on ne comprend pas, comme un homme saoûl, qui grogne pour lui tout seul. Mais, ce qui m'enrage, c'est qu'il lui faut mes affaires, et quand il voit que j'ai quelque chose et lui pas, il pleure pour l'avoir et on me le prend et on lui donne pour le faire taire... Encore l'autre jour, que je regardais les images dans mon livre d'images de Robinson Crusoé, l'enfant qui jouait avec sa cuiller dans un plateau de tasse où qu'il y avait eu sa boulie, a commencé à montrer mon livre avec sa cuiller et à crier pour l'avoir. Je ne pouvais mal de lui donner, mais ma tante a dit : — Prustez on pau voss live à l'èfant po fer jojowe avou, po qu'il s'taise. — Non da. C'est da moi, est-ce pas, mes images, il me les faut pour m'amuser avec. — Grossir sins coûr, dinéme çoula, et vite èco. Et elle m'a arraché mon livre en me donnant une calotte, puis elle l'a mis sur la petite planche du gadot devant l'enfant en criant : — Taisse-tu, gueuyâ, volà des bèbelles. Et alors le petit ouvrait le livre à l'envers (il ne comprend rien) et chaque fois il détournait la page et il frappait dessus de tous ses plus fort avec sa cuiller qu'il tenait par le milieu et qui était plaquée de boulie. A chaque page, il criait «oua, oua » et il a tout délaboré mon livre pendant que je grattais ma tête à cause de la calotte et que je groulais dans mon ventre contre le bai èfant que j'aurais si bien voulu rosser, le battre, le pitter, lui arracher les yeux avec une fourchette, lui haver ses crapes de sa tête avec le vieux couteau à nettoyer les souliers. Parce que depuis qu'il est ici, on ne m'accompte plus, on fait tous les embarras pour le petit et moi je ne compte plus que pour du poivre et du sel. Et tout ce qu'il fait, le petit, on trouve qu'il n'y a rien de plus beau au monde. Hier, avec Trînette et le petit, nous revenions d'avoir été acheter des spécereies pour la cuisine et nous avons rencontré M. le Curé qui s'a arrêté, et il ne m'a même pas dit bonjour malgré que j'avais défait mon chapeau, mais il a regardé tout le temps le p'tit, puis il a dit à Trînette : — C'est un bel enfant. Et il paraît fort et vigreux pour son ache. — Oh! pour ça, oui, qu'elle a répondu d'un air capable. Et c'est qu'il a déjà des p'tits poux, savez-vous ! imiiiiiiiiiiiiiiiiimiimimmiiiiiiMiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiLiiiiiiiiiimiiiiii 10. JT écris une telle lettre. C'EST dimanche, on ne fait rien, on a bon. Moi pas, parce que je m'embête quand il n'arrive rien. La maison est toute vide, il me semble. Au matin, il a venu une orgue de Barbarie, pendant qu'on sonnait à messe. On m'avait donné trois cennes pour aller à messe, une pour la collecte du curé qui regarde toujours ce qu'on donne comme s'il n'avait pas du temps assez pour compter après, une pour le tronc de Saint Roch et une pour la calbotte du vieux Nahaut qui dit si bien « Dieu vous rende ! », même quand on ne fait que semblant de mettre. Mais j'ai donné les trois cennes à l'orgue de Barbarie, une à la fois, pour qu'il joue tout le temps devant notre maison. Il était tout fâché parce qu'il croyait avoir tout d'un coup et ne jouer qu'une petite air. Quand il faisait tourner sa manivelle, elle attrapait toujours la burtelle de cuir, que je croyais à tout moment qu'elle allait casser et que l'orgue allait pèter à terre parce qu'il n'y a qu'une canne en dessous, et pas des pieds, comme un blockai. Je regardais les images qui passent dans l'orgue entre les carrés de toile rouge, et je tenais mon poing serré bien fort où que j'avais mes cennes, mais l'homme regardait après mon poing après que je lui avais donné une cenne, pour savoir si j'en avais encore. Après la dernière cenne, je l'ai encore laissé jouer, bien longtemps, et comme c'étaient les mêmes images qui revenaient, j'ai couru envoye tout d'un coup. Et l'homme a arrêté au milieu d'un air et est parti avec son orgue sur son ventre, en jurant aux noms toute oute, pour un jour de dimanche ! Maintenant, c'est l'après-midi, et mon oncle et ma tante sont partis avec leurs plus beaux costumes et leurs meilleures affaires pour aller jouer aux cartes (à matche) chez le vieux M. Lamburquin, un vieux riche homme qu'a pour faire, et reste dans le quartier de maître de la cinse Mayeur. Moi, on ne me prend plus avec, parce qu'une fois le vieux monsieur m'avait dit de lui dire ce que ma tante avait dans son jeu, pour frawtigner, et moi j'avais regardé les cartes, puis j'avais été lui dire dans son oreille : « elle a trois hasses », mais ma tante l'a entendu et m'a dèfoutriqué devant tout le monde, et donné des coups de parapluie sur la route en revenant. Alors on ne me prend plus avec. Et j'ai resté tout seul avec Trînette qui renettoie les sales assiettes du dîner. — Trînette, que je dis, je m'embête que pour assoti. — Taihive, vireux. Rattindez n'gotte qui j'aye rinetti les Mettes, et vos vinrez avou mi è m'chambe. — Pourquoi faire donc? — So Vtimps qui j'va m'apponti, vos s'crirez n'iette por mi, pace qui j'm'a justumint coihi è deugt. Elle dit toujours ça qu'elle s'a coupé dans son doigt quand c'est qu'il lui faut écrire ou faire les comptes. Mais c'est parce qu'elle ne sait pas lire et pas écrire et elle ne veut pas qu'on l'voye. Un peu après, nous avons monté en haut, tous les escaliers, puis encore la petite hallette par où qu'on arrive à la chambre de Trînette. D'un côté du mur, il y a son grand jaune coffre avec ses affaires. Il est jaune tout clair avec des dessins dans la couleur qu'il ressemble à une grande fricassée quand les œufs ne sont pas encore bien cuits et qu'on commence seulement à les chipoter. En dedans, son coffre est tapissé avec du papier gris à lignes, le même qu'il y a dans le colidor et le commodité. Trînette a encore une petite commode qu'on ouvre les tiroirs en poussant son doigt dans le trou où qu'il y avait une serrure avant. Et puis deux ou trois chaises, pas pareilles et que la paille stiche dehors, un petit miroir au mur, qu'un coin a tombé hors du cadre, et puis, pour se laver, une petite basse table avec un crameu, du vert savon dans un morceau de gazette et encore des autres affaires et son lit avec une courte-pointe de toutes les couleurs. Elle n'a plus qu'une toute courte cotte de moutonne et sa chemise qu'on voit tous ses gros bras et tout autour de son hatrau. Avec ses mains et du savon, elle frotte de toutes ses forces qu'elle ne peut presque pas respirer, elle fait voler l'eau hors du crameu, tellement qu'elle remue ses mains pour hurer sa figure et ses bras avec la samneure. Mais il lui plaît encore de chanter pendant ce temps-là, et elle doit s'arrêter à tout moment à cause de l'eau qu'elle pousse sur son grognon, et moi je m'ai assis sur le jaune coffre et avec mes talons je maque dessus en mesure pour chanter avec : Vous ignorez, je le vois bien, mon nomg, Mais rattendez, vous allez me r'connaîwe, Regardez-moi, je suis Napoléong, Et vous allez me fusiller peut-être. Maintenant Trînette commence à se rispâmer ; elle a sa figure dans l'eau du crameu, il m'faut attendre un peu. Quant' j'ai voulu déposer ra vot' pied Cette n'épée que vous voyez, cher Guillôme, Vous avez dit que vous préfériez l'homme A cette n'épée ici que vous voyez. (Bis.) Trînette rattend un peu, parce qu'elle a poussé l'essuie-main roulé au fond de son oreille; puis quand elle l'a retiré elle a regardé quoi est-ce qu'il avait. A cette n'épée ici que vous voyez (*) Puis elle veut recommencer avec les mêmes mots. — Halte, Trînette, pas celle-là. C'est une air trop tris-se. — Bin justumint, j'ainme, mi, les trissès airs. On z'a si bon dè chanter ine pasqueye annoyeuse. — Djan, une autre, Trînette, pas deux fois la même, c'est trop bête. (*) Une des nombreuses «complaintes», inspirées (!) par la capitulation de Sedan et venues jusqu'en Wallonie, où l'accent local achève de les défigurer grotesquement. Elle se peigne maintenant, c'est si drolle, parce qu'elle a des cheveux pas beaucoup plus grands que ceux d'une petite fille. Et elle penche fort sa tête de côté en avant et pendant qu'elle peigne vite, vite, cela lui pend tout plat et reluisant comme une grande emplâtre de Bavière. Manjor, superbe tambour, De grâce ap. ... (Mais il y a un nouk dans ses cheveux et elle pousse le peigne fort, en faisant une grimace qu'on voit toutes ses dents.) ........prenez-moi comme Vous avez fait pour... Elle s'arrête longtemps parce qu'elle doit faire sa ligne, et elle va tout doucement avec la pointe du peigne qui fait une petite rigole dans les cheveux bruns comme un couteau dans une doreye au côrin. Devenir un si bel homme. Et ensemble nous crions le refrain : Hââ ! Trou la la, trou la la, trou la trou la trou la In ! pendant que mes talons attrapent le coffre en mesure. — Djan, don, vos allez d'fonci m'coffe torate ; qu'av' mesâhe dè bouhi comme on foersôlé ? — Oh ! vous grognez toujours vous, Trînette ! on n'ose jamais rien faire. — Taihive, bourdeux. Houtez à c't'heure, allez-s' mi qweri li scriftôre, po fer ine belle lette po m'galant. J'y vais et quand je reviens avec l'encrier et le porte-plume, elle est déjà habillée et elle fait semblant de lire une lettre où qu'il a dessus une décalcomanie. — Djan ! Léhez-me on pau çoula, qui j'veusse si j'a bin saisi tôt, pace qui ji n'veu nin foert clér houye. Alors je prends la lettre et je lis en faisant une voix fort haute comme quand le maître me fait réciter l'histoire sainte. « Chère Trînette, c'est pour vous dire que depuis que je » suis au régiment, je n'ai pas encore bu pour deux cennes de » pèket. » Et voilà Trînette qui commence à pleurer, elle met ses deux poings ensemble, et avec une toute petite mince voix : — Louquiz on pau à c't'heure, li pauve valet qui n'a nin co avu deux cens di pèket. Est-ce t'il possipe, binamé bon Diu donc ! Djan, on les fait mori à les mâltraiti, les pauvès sôdards ! Quand je veux lire plus loin, Trînette n'écoute plus parce qu'elle reparle toujours des deux cennes de pèket. Et après que c'est fini, je n'ai presque rien compris non plus parce qu'il n'arrête jamais avec un point ou une virgule, excepté quand il dit qu'il voudrait bien de l'argent pour boire une goutte. — Respondez, à c't'heure, que Trînette me dit en ressuyant ses yeux avec le drap. — Mais quoi est-ce qu'il faut répondre, je ne sais pas quoi. — Kimint donc, vos, qui v's'estez instruit, vos n'savez quoè responde. Mains qu'iv z'apprint-on donc, è voss sicole ? — Nous ne sommes pas encore arrivés si loin dans ma classe. Nous faisons seulement dictée, calcul, problème. — Tcha, tcha, tcha, vola on bai orimiél èdon, qui vout esse prumire è s' sicole, et n'sé tant seulmint nin mette treus mots sol' papi po m'galant. — Je sais bien écrire, mais je ne sais pas quoi qu'il faut dire à cet homme-là que je ne connais pas, moi, je ne l'ai jamais vu. — C'est on bai gros crolé valet avou des rogès chiffes, on neur mustach et l'air tôt plein d'fougue. Tournez voss lette à c't'heure. — Faut-il peut-être lui parler de pèket aussi ? — Nôna, il n'tusereut pu qu'à çoula. Ji n'voux nin n'saulaye. Ine homme a dreut dè beure quéquès gottes po s'rèjoivchon. Mains i n'fâreut nin todi et todi. Adon on pièdreut l'gosse et on n'aureut pu nou plaisir po on hufion. — Mais alors, de quoi faut-il parler ? Si je savais comme vous avez fait la dernière lettre ? — C'est m'belle-sour Nènette qu'a r'côpiè n'iette fou d'on live qui j'as t'ach'té avou m'galant l'anneye passeye à l'fôre di Hève. Mi galant a st'ach'té l'mainme. Et elle prend dans son coffre un petit livre vert que les pages sont plus courtes et plus longues et qui collent ensemble qu'il faut mouiller son doigt pour tourner la page. — Bien, je vais copier aussi alors, montrez-moi où il faut commencer. — L'aute feye, Nènette a fait n' lèche d'intche wiss qu'elle a recopié. Voll' là. Mains ji n'voreus nin qui vos prindahize les mainmes mots comme è live, il fâreut on pau cangi. — Oui, mais s'il me faut changer, alors, moi je ferai des fautes. — I n'el sâreut veyi. Adon, prindans on pau è live et mettans co aut'choè avou. Alors, en serrant fort ma plume, et en poussant ma langue un peu hors de ma bouche, j'ai recopié au net hors du livre vert: « Monsieur, » La sincérité des sentiments que vous m'exprimez dans - votre dernière missive me fait une douce obligation d'y » réciproquer. Ayant dû, jusqu'à présent, par un mouvement de » réserve, que votre noble nature comprendra sans aucun » doute, contenir au plus profond de mon être le flot tumul-» tueux des tendresses sympathiques dont déborde mon cœur, » il m'est doux, en cet instant charmant, de donner enfin » libre cours aux sentiments qui m'agitent, et de vous faire » part, en retour à la tendre missive dans laquelle vous me » communiquez les transports dont votre âme est émue à » l'aspect de mes appas, qu'à mon tour, mon cœur n'a pu rester » insensible à la vue de tant de générosité, de grandeur d'âme, » en un mot de tous les nobles mérites que le cœur féminin » se plaît à évoquer chez le héros préféré et dont il aime à le » parer. » Nonobstant le doux émoi que ce sentiment fait naître en » mon âme troublée... » — Halte! à c't'heure, crie-t-elle Trînette, quand elle voit que j'attaque la troisième page de la lettre ; j'ai écrit un peu gros parce qu'il paraît que son galant n'entend pas fort clair. — Halte ! leyans-le ax rése, po poleur mette co ine aute affaire. Alors j'écris en ouvrant une parenthèse, comme le maître l'a dit : (Lisez le reste page 27 dans le vert livre). Trînette referme le livre et l'essuie, malgré qu'il n'est pas sale. Il est mis dessus Le petit Secrétaire amoureux: elle le ren-veloppe dans son papier de gazette et le remet dans le coffre. — Qu'allans-gne dire à c't'heure? I fâreut n'saquoè rapport à s'mesti, à çou qui k'nohe et qu'ainme li mix. — C'est un soldat, est-ce pas ? Alors, la guerre ? — Taisse-tu, mâlhèreux, ti m'fais sogne. On n'jâse nin d'ine pareille affaire. — Est-ce un piotte ? — Nona dai. Ji n'voreus nin hanter avou on laid p'tit accro-pou piotte. Lanci qu'il est ; et so on bai blanc ch'vâ èco ! Et hors du tiroir de la petite table, elle prend un portrait avec un verre dessus qu'elle ressuie bien avec son beau tabilier de dimanche et me l'montre. C'est un soldat avec un grand long bois pointu avec un petit drapeau. Et lui, il a son ventre et sa poitrine tout traversés de blancs galons, on dirait un esquelette. Trînette donne une grosse baise au verre, le ressuie encore, dit « Binamé trésor », et le r'met dans l'tiroir. — Trînette, puisque c'est un cavayi'r, alors, je sais bien quoi, je parle du cheval. — Volà n'bonne ideye, çoula, et çoula fait todi plaisir et on comprind dès mons. J'ai dit ça parce que je m'rappelle justement qu'avant-hier à l'école, nous avons fait dictée sur le cheval et j'étais deuxième, je n'avais que dix-sept fautes. — Allai valet, tcherriz! qu'elle dit Trînette, et elle veut regarder ce que j'écris, comme si elle pouvait lire. Et comme je me rappelle bien tout par cœur, j'écris vite pour ne pas me tromper. « Le cheval. — Le cheval est un quadrupède. Il est géné-» ralement herbivore et n'a pas le sabot fendu. Il est fier, » sobre et laborieux. De bon matin, il commence avec joie » sa tâche quotidienne. Il porte sur son dos des personnes » qu'on nomme cavaliers, ou des paquets appelés fardeaux. » On l'emploie aussi dans le charroi, ainsi qu'à faire tourner » des manèges. Son œil est plein de feu, sa robe est de couleur » nuancée, mais parfois aussi de teinte uniforme. Traitons les » animaux avec douceur, mes amis, car ils sont pour nous des » auxiliaires utiles. » Après que j'ai eu fini, j'ai lu tout haut et vite, alors Trînette a frappé fort sur ses cuisses en criant : — Volà appreume ine saquoè d'bai. Çoula Vfret surmint bin binâhe, allez, et mi ossu. Tôt l'minme, çou qu'c'est qui d'aveur di l'instrukchon et d'savu quoè et comme. Habeye vite, à c't'heure, sicriez co : « A vous pour la vie et l'éternité », et ji fret n'creux d'zo, à don puis vos frez l'adresse qui vochal li modelle,louquiz, so on papi. J'ai recopié l'adresse sur une petite enveloppe, mais comme j'ai commencé trop bas, il n'y a plus de place assez parce que c'est long tous ces mots en flamand ; et quand il m'faut encore rajouter « Province de la Flandre orientale », je dois faire une crolle qui remonte tout près de la place du timbre. — Po çoula qui v'savez fait ine si belle lette, vos allez v'ni avou mi m'veye hanter avou l'bai joweu d'armonica di R'tenne, qui deut v'ni torate amon m'belle-sour. I jowe si bin dai, ça tronle tôt doux et il a st'avu l'prix à concours di Disong. I jowe totes les airs dè monde tôt clignant ses ouyes. Mains i n'faret nin djâser del lette savez, d'vant lu. Pace qui l'sôdard, veyez-ve, c'est po m'marier avou lu après qu'auret fait s'timps et r'pris l'botique et l'cabaret di s'mame à l'Vile-Voye. Et avou l'joweu d'armonica, c'est po m'amuser on p( lit pau et fer assoti les autès bâcelles qu'assotihet après ! — Bon alors ; faudra-t-il que je lui écrive peut-être aussi une belle lettre ? =111111= llllll ♦ iiiiiiiiiiiiiiiiiiimiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiimmmiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiii V E C Zante et le rossai Colas que je joue cet après- midi. Comme je vois que Colas a des sabots et Zante des vieilles pantoufles, pendant que moi j'ai mes bons souliers, alors je voudrais jouer à courir au plus vite. — Au plus vite arrivé à la petite baille, que je crie, et je cours déjà de ce côté-là. J'allais gagner, quand voilà Colas qui arrive avant parce qu'il court sur ses bas en mettant un sabot à chaque main. Et Zante rit d'avoir bon parce que j'ai perdu, il fait une toute large figure avec ses oreilles qui stichent aux deux côtés de sa tête comme les celles d'une marmite de terre. Je voudrais bien lui donner une calotte sur sa grosse bête plate figure. — Je joue avec, qu'elle dit tout d'un coup Bertine, la celle de chez Matriche, une petite affrontée qui vient toujours se herrer avec les garçons pour donner des coups de poing, mais elle en attrape aussi. — Allait, dit-elle, nous allons compter qui est-ce qui en est pour une puce. Et comme nous faisons un petit rond à nous quatre, elle commence à nous sticher dans le ventre un après l'autre et elle récite : U-ne pou-le sur un mur Qui pi-co-te du pain dur Pi-co-ti, pi-co-ta La plus bel-le en sor-ti-ra Par la por-te de Pa-ris Mon pe-tit a-mi Qui l'a dit. — C'est Colas qui eu est, dit-elle, et nous commençons à nous sauver un peu. Mais Colas ne court pas après nous autres et il a un air grognon. — I n'mi plaît nin dè joicer avou les bâcelles, mi. Allez-ès Bertine, no n'vis volans nin avou nos autes. Vos estez trop affronteye avou, on ri vis a nin stu qweri. C'est vrai aussi. Pourquoi qu'elle vient se mêler de nos affaires donc, celle-là. Elle s'en va en marchant en arrière et en nous faisant des grimaces. Elle ôte et elle remet tout le temps son peigne rond et jaune pour faire quelque chose parce qu'elle est fâchée. Alors Zante court à trois pas de son côté pour la faire sauver plus vite, puis il crache après elle. Et elle commence à crier en frappant ses mains en mesure : Ju-das, Crachez-moi, Le bon Dyè vous pu-ni-ra. Et elle s'en va en sautant en répétant ça. — Ine pouce à nos treus, dit Colas. Ji m' va compter. Nous refaisons un petit rond et Colas crie, en stichant les premiers coups pour rien, au milieu du rond, puis sur nous autres. Puf, pu-puf qui a vessou Ç'a s'tu 1' ching di mon Radou Qu'a magni les qwatte panais So li stà di mon Crahay. Puf ching, puf liong, C'est ti qui flaire li s... Mais avant le dernier mot j'ai bien vu que cela allait tomber sur Zante et j'ai couru envoie et Colas aussi. Alors le pauvre Zante avec ses trop grandes pantoufles essaie de nous attraper et il ne peut jamais. Nous le faisons courir tout dessouflé. Des fois il voudrait bien pleurer parce qu'il ne peut pas nous toucher, puis il rie encore et il essaie, puis il dit qu'il ne veut plus jouer. Et justement voilà qu'on appelle Colas pour aller travailler ; il est plus vieux que nous, Colas, et il aide déjà son père pour ramasser les pommes de terre, et des choses comme ça. Et comme nous ne savons plus quoi faire, voilà deux vieilles bribeuses qui atournent dans notre barrière pour venir demander la charité. C'est vendredi aujourd'hui et il en vient toujours plus que les autres jours. J'avais oublié que c'était vendredi, malgré que ma tante a mis un petit hopai de cennes au coin de l'armoire pour les bribeux. Et puis comme tous les vendredis nous avons mangé du stokfess à dîner, avec de la sauce au lait, ça faisait de belles hailles blanches. — Il n'fat nin djâser tôt magnant dè stokfess, à câse dè riesses, que ma tante répète tout le temps en mangeant jusqu'à ce qu'elle manque d'avaler une arête aussi. — Diale mi possette, j'a mâqué dè stronler, qu'elle dit après, en buvant tout son verre de bière. — Çoula v' s'apprindret à tant parler qwand i n'a nin mesâhe, que mon oncle répond tranquillement, en piquant une grande haille de poisson. •— Taihive, sins âme, qu'elle grogne. Les deux vieilles bribeuses vont tout lentement en frappant à terre avec leur gros bordon, comme pour avoir l'air pesant et fatigué. Une a des sabots tout plats et l'autre des souliers d'homme à élastiques avec des grands tirants déchirés. Voilà comment elles font pour qu'on voie bien qu'elles viennent pour mendier, et pas pour faire une commission : elles ont une cotte de moutonne comme toutes les femmes de par ici, mais au lieu d'avoir à leur corps un casawet, une marinière ou un mantulet, elles mettent encore une autre cotte de moutonne, mais en l'aboutonnant à leur cou, et ça fait comme un grand manteau qui pend tout autour, et elles poussent leur main par la fente en la faisant trembler en exprès, pour avoir « une petite chârité ». Et sur leur tête, une vieille gâmette ou un mouchoir qui fait une pointe derrière. — Pourquoi donc, tante, que je demande, que les bribeuses mettent deux cottes ainsi et marchent toutes bossues % — Pâli! c'est po s'fer l'pu laides qu'elles polessent, po qu'les gins happessent ine sogne et l's'y d'nessent ine cense po n'esse qwitte. Les deux bribeuses sont maintenant devant la grande porte de notre maison et je regarde avec Zante comment elles font. Voilà qu'elles commencent ensemble : — Notre Père, du, du, du, oin, oin, oin. Elles ne disent pas les vrais mots de la prière, peut-être qu'elles ne les savent pas, et puis, c'est pour rire, c'est pour qu'on voie qu'il y a un pauvre à la porte. Après un petit temps, comme il ne vient rien, elles recommencent plus fort : — Notre Père, du, du, du, oin, oin, oin, en stroukant un peu avec leur bordon contre la porte. Alors j'entends la voix de ma tante qui crie : — Po d'zo Vouhe ! Et les deux vieilles ramassent chacune leur cenne qui a glissé sur le seuil, puis elles reviennent vers la barrière où que je suis avec Zante. Il y a deux belles grosses pierres à notre barrière pour que les charrettes n'aillent pas à stock contre les piliers. Les deux vieilles femmes s'asseyent chacune sur une pierre et voilà qu'elles tirent un sac de toile à carreaux et commencent à compter des cennes, elles en ont bien des poignées et Zante et moi, nous regardons de côté sans faire semblant de rien. Mais mon oncle descend vers la barrière, il fait une laide figure, je ne sais pas pourquoi il vient sans chapeau. — Ji n'voux nin dè s'faits meubes divant m'molionne, savez-là, crie-t-il aux femmes. Habeye, corez pu Ion! — No d'hîz justumint co ripitite Pâter par vos, binamé Monsieur, po qui Vbon Diu... — Allez â diale qu'aye voss t' âme avou vos pâter, ji n'a qu' foute di tôt çoula. Habeye, èvoye ! Les deux bribeuses s'en vont en courant, mais un peu plus loin elles se remettent toutes bossues et s'appuient avec leur canne, parce qu'il y a une autre cinse là tout près. Il vient de si drolles de bribeux depuis quelque temps, et beaucoup, et ils vont tous du même côté et ils ne reviennent jamais les mêmes, mais toujours des autres qui leur ressemblent. Mon oncle en a parlé un jour à table, il avait peur et était fort fâché sur le « gouvernèmang » comme il dit. Je ne sais pas ce qu' c'est moi, ça. — Awet, c'est co les bais Moncheux d'Bruxelles qu'ont fait ciss loè-là. On rèchesse to les bribeux ètringîrs è leu pays. El pièce di les apougni et d'ies cherrî èvoye, on les r'choque d'ine commeune à l'aute, et i bribet tote li voye. Les Allemangs passet por chai, c'est l'pu coûte voye vè l'Prûce; et nos avans par les Itâli-yengs, pace qui ri polet riè raller so l'Frâce. qui n'vout nin les leyi intrer. — V os estez bin biesse avou, d'el z'y fer l'chârité à tos ces kaiserliks-là, dit ma tante. Nos avans déjà assez avou les bribeux qui nos k'nohans. — Ji risos nin si biesse qui vos. Ci n'est nin po m' plaisir allez qui j'el z'y herre ine cense el main. Mains i ri mi plaît nin qu'on vinsse mette li feu è m' heur, delle nutte, après qui j'areus k'tchessi, sin rin l'i d'ner, onk ou l'aute di ces chinisses d'Itâli-eng qui fet des ouyes comme des moudreux et louquet d'tos costés po véi wisse qu'a des ouhes po qwand ils r'vinront po happer. Et les Prûchins avou leu trôbolles et leu bèriques sont mutwet co pu jubets. Ils vinrît bin èpoèsonner on pusse bin des annayes après qu'on V z'y âreut fait displi. Après que j'ai entendu ça, j'ai toujours eu si peur de ces mendiants-là qui viennent à quatre ou cinq ensemble avec leur musique ! Surtout que Trînette m'a encore dit qu'ils volent les enfants pour les battre et pas leur donner à manger et les mener loin, loin, où on ne parle pas wallon ni français, et les revendre à des autres méchantes gens, et souvent les tuer. — Hoûtez on pau, dit Zante tout d'un coup, vonri è chai. Nous regardons du côté du fond clu village et nous voyons cinq Italiens qui jouent devant chez le vieux riche Monsieui Lamburquin. — Habie, Zante, sauvons-nous dans la maison, ils vont venir, nous regarderons par la fenêtre de la petite place. Et un peu après que nous étions à genoux sur deux chaises à la fenêtre, voilà qu'ils passent notre barrière tous les cinq, trois hommes et deux femmes, en regardant de tous les côtés, sans doute parce qu'ils ont peur qu'un chien ne:rou£felle sur eux. — Louquîz les bais jojos, dit mon oncle qui s'a v'nu mettre debout derrière nous autres, tandis que ma tante est à l'autre fenêtre avec Trînette. — Awet, répond ma tante, c'est ine belle sôre di gins. Et les affronteyes howpralles donc, mousseyes comme des morticos dell fore à Cheye'neye ! Les deux femmes nous font des signes avec des petits tambours tout plats avec des hillettes dans le bord. Elles ont des robes toutes courtes à carreaux de toutes les couleurs, puis un petit châle blanc arrangé à la taille, et sur la tête une planchette carrée et plate avec une écharpe qui pend, on ne sait pas comment ça tient. Une est toute jeune et sa figure est jaune comme le cuir de ma malette, l'autre est toute vieille avec un grand nez qui pend et des plis dans sa figure couleur de couque de Reims. Mais elles se mettent à danser en faisant aller leur tambour autour de leur tête, puis en frappant dessus avec leur poing ou leur coude ou leur genou. Et c'est la vieille qui se remue le plus en sautant et tournant comme une petite fille avec un air tout content. — Morticos dell grosse sôre, ils n'sont bons qu'po çoula : happer et jouer les marionnettes, dit mon oncle, et il faut qu'il rie en regardant sauter la vieille. — Bin djan à c' t'heure, louquîz on pau V vîle makralle, elle pochteye comme ine aguesse so dès chautès cindes. Moi je n'ose pas rire à la fenêtre parce que je vois les trois hommes qui me regardent en faisant aller leur musique. Ils sont si drolles, habillés ainsi da ! Tous les trois pareils. Un chapeau tout pointu comme quand j'en fais un en roulant une gazette comme un entonnoir. Et ils ont des rubans rouges dessus qui se croisent en faisant des carrés. Et un paletot que c'est une peau de mouton noir avec des manches, et un court pantalon jusqu'aux genoux tout large, et puis des cliquottes grises et sales autour de leurs jambes et de leurs pieds et liées tout le même comment avec des ficelles. Pas de bas et pas de souliers, seulement des loques. — On dirent des cis qui s'sont fait d'zawirer les mustais et sprâchi les bèchettes divins ine rouflâde et qu'ont stu s'fer rati-toter à Bavîre, dit mon oncle, pendant que Trînette rie. Quelquefois ils font comme s'ils voulaient danser avec, en remuant un peu leurs jambes à cliquottes. Mais ils ne rient pas et font des yeux si méchants tout noirs, avec une grosse barbe noire et toute crolée qui couvre toute leur figure comme quand je tire un paquet de crin hors du vieux fauteuil où que mon oncle dort après le dîner. Le plus vieux, elle est grise sa barbe, et encore plus large et grosse avec des grands cheveux emmêlés qui pendent à sa hanette. 11 joue la grosse musique qui ne fait qu'une grosse note toujours la même sans arrêter. C'est un gros sac noir plein de vent qu'il porte sous son bras et il pousse dessus avec son coude et il y a comme un gros entonnoir de bois par où que la musique sort. L'homme remet de temps en temps du vent dans le sac par un tuyau qui vient près de sa bouche. Les autres ont des sacs plus petits avec deux petites clarinettes qui sortent, avec des trous où qu'ils jouent avec leurs doigts, mais il ne vient que quelques notes qui wignent comme un tout petit enfant qui pleure. — Dihallez-nos à c't'heure, dit mon oncle. Tinez, Trînette, dinez l' z'y quéquès aidons. Trînette ouvre la porte, la musique s'arrête, et elle jette les cennes dans le tambour d'une femme qui dit, je crois, Patâté, et tous les autres disent aussi Patâté, et quand elle veut fermer la porte, le vieux pousse sa canne dans la fente. Trînette a peur et crie: Habeye Moncheu, après mon oncle qui avait vu tout de la petite place où nous sommes. Il court et en passant il happe son gros bordon qui est toujours près de l'horloge. Trînette a reculé, la porte est rouverte et les bribeux voient mon oncle qui tient, son bordon levé. Alors le vieux ôte son haut chapeau et il dit : — Signor, n'avez pas pommes de terre dans votre maison \ — En' n'alléve ! que mon oncle crie si haut que Zante et moi nous tremblons de peur. Et nous les voyons partir vite et repasser notre barrière sans oser se retourner. Mon oncle ferme la porte avec les verrous et il dit en rentrant : — On sèreut gâye, èdon, avou ces brigands-là divins n' ■mohonne wisse qui n'âreut qu'dès feumreies ! Quand les Italiens sont bien loin de chez nous, Zante et moi nous allons awaiti à la barrière. On ne les voit plus, mais voici de l'autre côté quatre Allemands avec des trompettes. Nous n'avons pas peur de ceux-là, parce qu'ils ne viennent pas si près d'abord. Ils restent là, un peu plus bas que chez nous, où qu'il y a des autres maisons à la route, parce qu'ils ne jouent que pour plusieurs maisons à la fois. Ils ont tous les quatre des casquettes vertes comme le billard du café du Repos de la Montagne. Un a une jaune clarinette qu'il enfonce dans une grande barbe de la même couleur et l'air qu'il attaque d'abord tout seul fait kott, kott, kodâk, comme quand une poule a pondu. Quand les autres ont reconnu l'air, ils attaquent l'accompagnement et font d'abord vite les notes pour rattraper la clarinette, puis ils vont bien à mesure, parce qu'un gros homme, avec une grosse barbe brune tout autour de sa figure, excepté que son menton n'en a pas et a l'air tout rond comme une petite fesse, souffelle des grandes grosses notes, Trô, Trô, Trô, dans une trôbolle plus grande que tout mon corps, toute pleine de tuyaux et un entonnoir en l'air, large comme un seyau. A côté de lui, il a une sorte de table étroite et haute, et dans les bois (*) on voit un triangle de fer, avec une corde qui va à une planche à terre où que l'homme met son pied et pousse pour que le triangle fasse klink, klink, bien en mesure. Les deux autres hommes ont des plus petites trompettes, pleines de vert-de-gris. En jouant, ils se tournent le dos tous les quatre pour voir si les gens vont donner des cennes, et pour leur faire des signes. Quand l'homme à clarinette voit des gens aux fenêtres d'en-haut, il lève sa clarinette de leur côté sans arrêter l'air, puis il fait comme pour dire « bonjour », avec la clarinette qui continue à faire kott, kott, kodâk. Mais quand on vient avec une cenne ou qu'on la jette près d'eux, (*) Les boiseries. le musicien qui est le plus près va la ramasser pendant que les autres jouent toujours. Alors, avec Zante, nous allons chercher chacun une cenne près de tante qui nous la donne ■en nous disant de ne pas aller trop près, et, au moment qu'un des trompettes s'en va ramasser une cenne tombée dans la rigole, nous montrons d'un peu loin nos cennes au clarinette et à l'autre trompette, qui arrêtent aussi leur musique pour venir chercher la charité. Et il ne reste plus que le vieux homme avec son gros trôbolle qui fait tout seul pendant bien longtemps son Trô, Klink, Trô, Klink, Trô Klink! C'est si drolle que nous nous sauvons pour aller rire et Zante dit en faisant comme l'homme : — On dirent l'troye d'al grosse Tatenne qwand elle va fougnî d'vins les cindrisses avou s'hillette à s'hatrai. Avec Zante nous avons tout plein parlé comme les bribeux ont bon, qu'on leur donne partout des cennes, qu'ils n'ont qu'à se promener d'une maison à l'autre pour en avoir tous les jours, tandis que nous autres il nous faut attendre toute la semaine jusqu'au dimanche pour avoir notre « dimanche » et quand on nous pousse une pièce dans la main, on crie encore •et on barbote en criant: «N'allez nin l'allouer ou l'kitaper à des bièstreyes savez ». Et tout ce qu'on achète avec ses cinq cennes ou ses deux cennes et demie, que ce soye du récoulisse, du jus, des chiques ou des maïes, c'est toujours une bièstreye pour les vieilles gens, qui voudraient qu'on achète des souliers ou des paletots avec. Zante a dit que, plus tard, il voulait se faire bribeux. Je voudrais bien aussi, pour avoir beaucoup des petites cennes ■et acheter tout ce qui m'plaît avec. — Volangne saïy déjà à c't'heure, dit Zante. — Mais nous ri savons pas jouer ni danser. — Nos dirans des pâters, c'est pus aheye et on n'est nin si nâhi. — Et des costumes, qu'il faut. — No nn'è frans avou les viles hâres di m'pire qu'est èvoye ovrer. — Allait! Nous allons chez lui, sa mère n'est pas là non plus ; il va chercher des affaires pour mettre et nous nous habillons. Moi, je mets un court-sâro d'homme qui est juste comme une chemise bleuve avec un carré plus foncé au milieu du dos et je retrousse les manches qui pendaient à terre. Sur ma tête, un chapeau de paille qui est devenu tout pointu tellement qu'il a pieu d'sus et qu'on l'a accroché sur des grands strouks. Zante a un paletot jaune et vert parce qu'il est hoyou tellement qu'il est vieux ; il a relevé les manches aussi, mais les lam-quennes traînent un peu à terre. Sa casquette lui vient si bas qu'on ne voit plus rien ; elle ressemble à une chose de vache, à cause de la couleur et qu'elle est cabossée, et puis la penne est cassée et on voit du carton gris qui sort. Nous avons des bordons, lui un gros avec une crosse et moi un tout droit avec un nâli de cuir. — Mais, Zante, nous n'irons pas chez les gens qui nous connaissent, ils ne donneront rien et ils iront l'dire chez nous. — Allans d'abord amon l'vîle houlotte. Elle ni nos a maie veyou puisqu'elle est todi rètrôcleye. La vieille houlotte, c'est une vieille madame qui ne sort jamais que pour aller à l'église à toutes les messes, toutes les vêpes et les saluts. Mon oncle dit « qu'elle parole todis d'I'infèr comme si elle ennê rimnasse!» Elle donne à tous les pauvres, pour aller dans le paradis, dit-on. Et au moment où nous allons commencer à briber pour ramasser tout plein des cennes et avoir bon. qu'est-ce que nous voyons sur la route qui vient de notre côté et nous regarde déjà d'un drôle d'air ? Le vieux Mèdâ, le garde-champette avec son képi vert et son petit sâbe qui sort en dessous de son sâro. Vite, vite, nous allons nous déshabiller et nous cacher. Zante dit qu'il n'est pas encore sûr qu'il veut être bribeux quand il sera grand. Moi non plus. 12. Le jour Je mes Pâques. E les ai faits aujourd'hui, mes pâques. Quelle affaire, allez ! On n'avait jamais plus vu une pareille affaire. Binamé bon Diu, c'est bon pour une fois ! D'abord, mon costume. Tout au matin, qu'il faisait jour presque pas encore, je m'ai levé pour mettre mes belles affaires. N'a pas eu besoin presque de me laver parce que, hier soir, j'ai pris un bain dans une grande tine. Trînette m'a frotté fort de tous les côtés, à me faire reluire, et elle a dit : —Volà on bon bagne, apreume. A c't'heure vos nn'è prindrez pu qui po v'marier. Pace qui les bagnes, c'est trope tchipoter, et c'est bon po les malâtes. Elle m'a aidé à mettre mon bon costume. Un pantalon noir tout long jusqu'à mes pieds et qui balteye un peu. Une belle chemise avec un devant à tout petits plis avec des dentelles qu'on voit outre, et qu'il y avait un papier rose derrière, mais Trînette a ôté le papier, et moi je ne voulais pas, c'était plus beau avec, mais je n'ai pas osé crier pour ne pas faire péché. Et puis, mes nouveaux souliers avec des petits points jaunes tout autour, dans la crevure de la semelle. Et ils sont si reuds et étroits que tous mes doigts de pied sont sprâchis ensemble ; ils me semblent si pesants, mes nouveaux souliers, et les talons font tellement du bruit ! Mon gilet avec une blouque derrière, comme un homme et seulement deux boutons devant tellement qu'il est décolleté. Et j'ai bon, parce que c'est un vrai gilet et pas un qui a des boutons dans le dos comme dans mes vieux pantalons à tape-cou, que je ne veux plus en mettre, ça c'est bon pour les ceux qui savent pas se ratenir un peu quand ils ont besoin et qui ne pourraient pas se rhabiller tout seuls quand ils ont été quelque part. Mon paletot, c'est comme la fraque de M. le borguimaisse quand il porte le barnaquin à la procession, mais qu'on lui aurait coupé les lamquennes. Il vient juste à la taille et, derrière, ça fait une petite pointe pour le tirer pour qu'il aille bien dans le dos. Le plus beau, c'est encore mon chapeau, savez-vous. Une belle petite demi-buse pas plus haute que ça et reluisante comme la stoufe quand on l'a huré le samedi. Je le mets sur ma tête et je fais des saluts avec, comme les vrais monsieurs et Trînette a si bon qu'elle joint ses mains et crie : — Hie, dai mon Diu, qu'est gaye ainsi. Djan, on l'magn'reut. Vinez chai, mi p'tit homme, qui ji v'rabresse. Et elle veut le faire. Allait ! Puf ! il n'me plaît pas, moi. Et d'abord, le gros vicaire a encore dit l'autre jour, au catéchisse, qu'il ne fallait pas jouer à embrasser les filles et qu'on ira en enfer. Et moi il m'faut aller au ciel, moi, et il n'me plaît pas d'embrasser Trînette qui sent l'écurie des vaches. En bas, mon oncle et ma tante ont presque fini de manger le déjeuner. Moi, je ne dois pas manger à c't'heure, on ne peut pas. Mais après l'affaire, rattendez un peu ! Du lard et des œufs, une toute fine chemneye bien croquante, des œufs tout jaunes en petits hopais ! Et puis tremper dans la sauce des morceaux de pain que je coupe bien carrés avec mon couteau ! C'est alors qu'on a bon. Mais il n'faut pas trop y penser maintenant, ce serait encore faire péché. C'est tout de même difficile de bien faire sa première communion ! J'ai dit tout haut « bonjour mon oncle, bonjour ma tante », et ils ont regardé sans répondre, pour voir si mes affaires allaient bien. Et le vicaire qui voulait qu'on va tous les matins demander la bénédiction à ses parents, comme il dit ; bien, quoi est-ce donc ça ? on ne me répond pas quand je dis bonjour et je ne le dirai plus. Il a bon lui, le vicaire, il n'a pas un oncle et une tante pour l'embêter et lui flanquer des calottes. Mon oncle n'est pas encore tout habillé. Il commence à tourniquer dans la maison avec un col dans sa main, et qui lui fait mal, dit-il, quand il veut le mettre. — Il m'hagne, il m'grette, il m'coihe et il m'sitronle, nom d'un tonnerre! crie-t-il en montrant le col, tout droit comme un sabre. — Djan, ni k'minciz nin co à beurler, on s'fait jou comme houye, savez, que ma tante lui crie. N'el sâriz-ve ragrandi, voss col? — Kimint donc coula? Ci n'est nin dette gôme, èdon? — Pah ! fez in' aute botnîre à hipette. N'a mèsâhe di nou ivindai po çoula. Prindez l'béchette dette cizette. Il grogne plus doucement, s'en va, puis il revient et son col est mis ; on ne le voit presque pas, parce qu'il est tout recouvert par une grosse noire cravate de l'ancien temps, qu'il veut toujours mettre le dimanche, malgré que ma tante lui a dit bien des fois : — Avou vosse neure ècherpe tingleye, vos avez l'air d'onk qui cache des freudès poques! Il a mis son beau paletot brun avec un large golé de vroul et sa chaîne de montre avec une pierre violette qui barloque. Ma tante est prête aussi, sa robe verte claire est toute ronde, on ne peut pas venir trop près d'elle • il y a beaucoup des volants tout autour et toujours pareils, puis une ceinture avec un gros nœud plat sur le côté et les deux bouts du floquet qui vont jusqu'à terre. Son chapeau fait le tour de sa figure en avançant sur les côtés comme des waitroules et il y a des fleurs violettes au-dessus qui remuent tout le temps, et un élastique qui le fait tenir par derrière la tête, parce que les deux longs ribans qui viennent devant ne sont pas liés, mais ils descendent tout mois à la poitrine où il y a une croix d'or pour les ratenir. Puis Trînette lui met par derrière son grand châle. Il est ■couleur d'orange avec tant des dessins ronds — des ramatches qu'elle dit — et il pend jusqu'à terre, avec une pointe et une ■autre pointe dessus, un peu plus courte. Avec ça, elle a l'air d'un grand pain de sucre, ou bien d'une estatue de la Vierge, qui sont toujours pointues en haut et toutes larges en bas. Nous partons : moi, je marche un peu en avant, comme un pâquai doit faire, bien au milieu de la route. Je voudrais même que les bennais de houille que nous rencontrons aillent de côté pour nous laisser le milieu, mais c'est nous autres qui doit y aller, de côté. Dans le petit cabaret devant l'église, nous voyons Djôr, le père de Zante, qui pleure en se tenant au cou du maçon Lodomé, un homme tout sale, couvert de mortier, et ils ont chacun un henna dans leur main. — A c't'heure, dit mon oncle, vochal por Djôr qu'est déjà sô à hute heures ax matin, pace qui s'fi fait ses pâques. Quel eximpe èdon, po l'èfant! Quelle race di jubets, qui ces ovris d'ouhenne! Si j'esteus maisse, parêt, çou qu'ji les freus chôqui i trô po tote leu veye par les g end ares. — Djan, ni v'nez nin co groumter è l'église. J'ai été à ma place dans les petits bancs. Je suis dans les. derniers, mais ce n'est pas les plus bêtes, savez-vous, qui sont les derniers, c'est par rang de taille, a dit le vicaire, les plus petits devant. Zante est dedans, et moi je suis dans les grands, voilà ! Et tout le monde a bien fait ; on a été en rang comme on avait déjà essayé avant-hier, pour voir. Les filles ont de& costumes blancs comme des rideaux arrangés. On ne les reconnaît pas parce qu'elles font la gentille et la comme il faut, même les plus affrontées, comme la hardie de chez Matriche, qui m'a volé mes maïes et que je la raurai, rattendez. un peu, je lui flanquerai mon poing dans le dos et je lui casserai son peigne. On a chanté au doxal, l'orke a joué très fort et tout gros, puis tout fin, et le curé a bien parlé dans sa pirlôdje ; il a raconté que Napoléon avait dit que le jour de sa première communion est le j)lus beau jour de toute sa vie. Cela devenait si long et nous avions si faim, nous autres. Et voilà que deux garçons ont flâwi, un grand maîke, près de moi, et le petit de chez Badat. Et trois ou quatre filles aussi ont tombé fèp. Alors la femme Djôr, la maman de Zante, a venu et nous a fait boire tous à une grande pinte de fer-blanc qu'elle avait, apportée. Il y avait du café au lait froid, dedans, tout sur, et la pinte sentait encore la bière. Puis une vieille dame qu'on ne connaît pas a passé aussi dans nos rangs ; elle ressuyait ses yeux avec un beau mouchoir à bord noir, et elle tenait un grand sachet où que nous avons pris chacun un long macaron avec du chocolat plaqué dessus ; c'était si bon, j'aurais bien voulu encore un, mais elle a été les donner aux filles ; si j'aurais su, j'en aurais pris deux d'un coup. Après que c'était fini, on a rentré vite pour manger. Les pâquettes faisaient la demoiselle, tenez, toutes fières et faisant semblant de ne pas connaître personne. Même la celle de chez Matriche, qui tenait encore ses mains jointes quand il ne fallait plus, jusque sur la rue, en penchant sa tête de côté, comme une des postures qui sont au mur dans l'église. Et en passant près de moi, elle m'a vu et a fait une grimace en montrant sa langue ; et alors j'ai mis mon poing sur le milieu de mon nez pour qu'elle comprenne que je la raurai, parce qu'elle m'a volé mes maïes. — Volez-ve bin d'morer keu, que ma tante me dit. Po Vjou d'vos pâques ! fer des hègnes et mann'ci. Battez-ve por, avou voss nouve mousseure ! mâhonteux ! Po Vjou d'vos pâques. Trînette nous rattend à la barrière, avec un coin de son tabilier relevé et une main sur sa joue. — Kimint a-t-i stu çoula? qu'elle dit. — Foèrt bin, et Vcurê a si bin préchi dai ! Il a dit çou qui l'vix Napoléong aveu dit, qu'il n'aveut maye avou si bon qui Vjou d'ses pâques. — Oho ! C'est po rire èdon, que Trînette crie en frappant sa joue ; puis elle me dit : — Oyez-ve là, vos, vireux. Fez comme Napoléong, savez, po Vjou, d'vos pâques. — C'est bon, mon Dieu, c'est bon... laissez-moi essayer toujours ; et d'abord il m'faut me r'poser un peu. Alors on a dîné : un bon dîner, qu'il y avait, avec les meilleures affaires, que j'ai mangé le plus que je pouvais ce que j'aimais le mieux, malgré qu'ils me criaient tout le temps l'un après l'autre ; — Djan, ni fez nin co l'pansâ, et n'sayiz nin dè lof fer tôt. Vos estez déjà glot assez. Ni serez-ve maye on pau modesse, minme po l'jou d'vos pâques. Après le dîner, ma tante a ouvert le tiroir d'en haut de la commode où qu'elle renferme ses cennes ; elle a chipoté et grawi longtemps en remuant des cahottes ; puis, hors d'une bourse à carreaux bleus et blancs, elle a tiré une vieille pièce de cinq francs, elle me l'a montrée de bien haut et elle a dit : — Volà ripèce por vos. C'est po vos pâques, mains, comme vos l'iriz surmint piette ou co pé, el kitaper mutivet, ji rivis elle donne nin. Ji v's'ell wâde cial; vos l'rôrez pu târd, qwand c'est qu'vos serez grand. Louquiz bin wisse qui j'ell mette, è ciss calbotte chai, à part. Je suis tellement vessu et attrapé que je ne sais pas quoi dire ; je voudrais bien pleurer de colère et me jeter sur ma tante et lui donner des coups de poing dans le ventre et lui prendre la pièce. Mais mon oncle a entendu et il a vu tout, il est dans son grand fauteuil ; il a ôté son bon paletot pour ne pas le gâter, il n'a plus son hagnant col et il va faire prongîre. — Pah ! Leyîz-li s'pèce jisqu'à houye al nutte, po qu'aye on pau bon dè sinti dè censes es' tahette. Et po l'honneur di s'poche, li jou d'ses pâques. — Mon Diu dai! que ma tante crie, tos les hommes sèront todis pareyes, ossi ènnocints et ossi heyaves ; les vîx comme les jônais, c'est l'minme affaire. Tinez, vol'la voss pèce, mains seulemint jisqu'à pu târd. Et vite et rate, savez, qui vos m'ell rimettrez. Et elle me pousse les cinq francs dans ma main, comme pour les faire coller à ma peau. Mais j'ai déjà fermé mon poing dessus et je l'ai poussé tout au fond de la poche de mon pantalon et je serre tellement fort que la pièce entre dans ma viande, je crois, et j'ai bon et on ne saurait pas m'arracher ma pièce, même avec une trikoisse. — Et à c't'heure, i vc. s'l'aller amon s'matante Dolphine et amon s'pârain, po qwèri l'pèce et dire bonjou po ses pâques. Qwand ils veuront çou qui l'valet a déjà, ils riwoèseront nin abouter mon. C'est mon oncle qu'a dit ça ; et ma tante n'est plus fâchée et elle ferme son tiroir en me criant : — C'est çoula, happez voss chapai et allez dire on bai bonjou à voss matante et à m'soroche, avou tôt plin des complu-mints da nos autes. Et sins fer les qwances di rin, leyiz veyi voss pèce ou bin fer comme si vos l'ieyahize tourner. Mains fez attinchon, savez-là; s'il arrivéve on mâlheur avou l'pèce, gâre à voss sogne! Je prends ma belle demi-buse, je veux frotter les poils pour la faire reluire, mais je m'ai trompé d'abord, puis ça va bien, et je la mets sur ma tête malgré qu'elle me fait mal et que j'ai déjà une marque dans mon front. Chez ma tante Dolphine, ici tout près, c'est vite fait. Elle regarde toujours comment on est habillé et si les affaires vont comme il faut. Alors elle me fait tourner et ratourner devant elle ; elle tire mon gilet par devant, mon paletot par derrière et mon pantalon en haut, puis mon devant de chemise en bas, elle refait le floquet de ma cravate, elle m'embête de tous les côtés. — Tirez votte main hors de votte poche, qu'elle dit. On ne fait pas comme ça ; c'est les p'titès gens et les ouvriers qui mettent leur poing comme ça au fond de leur poche. -—- C'est pour garder ma pièce, que je réponds en la montrant. — Oho ! vous êtes déjà là avec ça. C'est bon, vous aurez la pièce ici aussi. Et elle se lève en oubliant de parler en français, et elle dit : — On se çou qu' c'est dè viquer, mon Diu, et ji n' mi laireus nin fer l'affront dai! Elle a pris sur la cheminée une petite affaire enveloppée dans un morceau de papier blanc : — Voilà. Prenez ça. C'est pour le jour de vos pâques. Et maintenant, soyez bien brafe. Vous êtes un grand jeune homme à c't'heure. N'allez plus baligander avec des chinisses comme celui de chez Djôr. Vous avez entendu prêcher l'curé, est-ce pas, et ce que Napoléon a dit pour le jour de ses pâques. Et vous pouvez bien me dire merci, sa'ez-vous ! — Merci, ma tante, que je dis fort haut comme si je criais après quelqu'un. Et je pars en serrant ce qu'elle m'a donné dans ma main, que je parie que c'est cinq francs parce que je sens déjà comment ça est une pièce de cinq francs. Oui, j'ai ôté le papier, c'en est une. Je gratte les deux pièces ensemble, puis je les mets devant mes yeux comme des bèri-ques, puis dans ma bouche, puis je les fais un peu rouler sur le petit sentier par où que je vais chez mon pârain. Puis je les fais sonner dans mes mains, je joue à la deye avec, puis au bouchon, puis je les remets dans une autre poche et puis il m' faut encore les reprendre pour les regarder et il m' semble maintenant que je sais bien pourquoi que Napoléon a dit ça. Quand j'arrive à la cinse de mon pârain, c'est assez loin, et mes pieds me font mal. Je crois que je houlteye un peu, et quand j'entre dans la cour où qu'il y a un gros hopai d'encenne au milieu, le chien Hardi hawe et rouffelle hors de son tonneau en tirant sur sa chaîne ; les poules commencent à voler de peur de lui et on entend roubiner les chevaux à cause de tout le bruit. — Sacri cint meye milliards di noms, ki gn' a-t-i don là ! crie mon pârain en accourant en manches de chemise. — Il n'y a rien, c'est moi, pârain. ■— C'est surmint cist esbaré chapai-là qu'arèt fait sogne à m' chin et âx poyes. E trô! sacri cint meye milliards di noms! crie-t-il au chien qui rentre tout lentement, avec sa chaîne dans ses pattes. Nous allons dans la petite cuisine où que pârain buvait justement le café avec Génie, sa vieille servante, une grosse femme avec une bouche comme une tirelire, d'où qu'on ne peut rien avoir dehors, car elle ne parle presque jamais. Mon oncle avait presque fini quand j'arrive. Il mange les dernières bouchées d'une tartine de maquaye qu'il coupe contre son gros doigt avec son fiemtai, puis le canif va avec la bouchée contre jusqu'à sa bouche que je pense toujours qu'il va se couper son oreille bas. Il a fini, il ressuye son fiemtai à son pantalon, puis il retourne sa jatte à café dans le plateau. Je croyais toujours que Génie allait s'en aller pour remettre les affaires du café, parce que je la déteste et je ne voulais pas parler devant elle, mais il lui plaît, paraît, de savoir et elle reste là, à sawirer, avec ses mains sur ses genoux. On reste bien longtemps sans dire un mot. Je m'embête, mais il m' faut pourtant bien avoir l'argent de mes pâques, est-ce pas 1 Alors je compte tout bas jusqu'à vingt, puis je fais une petite voix toute fine : — Pârain, que je dis, tout plein des compliments de chez nous. Aujourd'hui, j'ai justement fait mes pâques, cher pârain, et... — Awet, cher pârain, vormint, dit-il en parlant comme moi pour se moquer, mais il grogne déjà. Je n'en peux rien, moi. —- Vos v'nez po l'pèce, èdon? dit-il en se levant. Et il prend dans sa poche une bourse de cuir comme une blake à tabac, il la fait détourner autour des cordons et avec la pointe de ses doigts, par en dessous, il pousse comme pour la retourner, comme une moulette quand on veut de la présure. — Nos savîz si bin qu'il ne mâquereut nin d'aroufler po les censes, dai. Edon, Génie, nos l'aviz co dit l'aute joit? Et pendant que Génie me fixe en remuant sa tête comme pour me blâmer, mon pârain s'a retourné contre le mur pour qu'on ne voie pas ce qu'il y a dans sa bourse. Puis tout d'un coup je vois son poing fermé qui vient derrière son dos, tout près de moi, et il crie très fort comme un homme fort fâché : — Tinez, prindez çoula et corez èvoye. Je mets ma main à son gros poing et je sens qu'il me pousse la pièce et qu'il referme ma main dessus, si fort que je pleurerais bien de mal. Pour bien faire, j'ai caché mon poing avec la pièce derrière mon dos, pendant que mon pârain se retournait de notre côté et disait à Génie : — Si on savent çou qu' çoula cosse pus târd, di lever ine èfant, on les sohaitereut turtos âx diale qui les arètche qwand c'est qu'on v'vint houkî po z'aller à baptemme. Puisqu'on ne m'accompte pas, je m'en vais, en criant : A revoir, à revoir! et quand je suis derrière la haie près de la baille, je rouvre ma main qui est toute rouge : encore cinq francs ! Qui .est-ce que j'irais bien voir maintenant 1 Mais je n'ai pas des autres parents, et il me faut retourner chez nous. Tout près de notre maison, dans le petit cabaret, il y a encore le père de Zante avec le sale maçon Lodomé ; ils sont encore beaucoup plus saoûls qu'au matin et Djôr a mis la casquette de .Lodomé toute plaquée de moèrti sur sa tête, et le maçon, lui, a son chapeau. Us tiennent un grand « frèsé » de pèket près de leur bouche et au moment de boire ils parlent encore bien longtemps : — T'enri a bourdél — Et ti, t'a minti. — T'enri a contruminti ! — Taisse-tu, sôleye, t'enri a minti par les trinte-deux brokes qui t'a s' t' el gueuye! Qu'est-ce que je vois dans la horotte, assis au bord ? Zante, tout malâte, avec un gros cigare allumé dans sa main. Il a vômé, et il crache encore un peu. Il a sali son beau costume en vômant ; c'est un costume noir, fait comme toujours et qui servira encore plus tard, tandis que le mien, il est fait exprès pour les pâques et on ne peut plus rien faire avec, c'est ça le beau. Et mon chapeau aussi, je ne le mettrai plus, tandis que Zante a seulement une casquette de vroul avec un bouton au-dessus, et il la mettra encore beaucoup des dimanches, puis tous les jours quand elle sera sale. Voilà qu'il essaie encore de fumer, mais on dirait qu'il a peur du cigare, parce qu'il ne met qu'une petite pointe dans ses leppes qu'il fait avancer le plus qu'il peut, puis il l'ôte vite au bout de son bras étendu, en soufflant une petite fumière. — Ne fume plus donc, bête, puisque ça te fait vômer. — I'm plaît, mi ! C'est l'joû d'mes pâques, èdon ; et c'est m' prumî chigore qui m' pére mi l'a d'né comme il l'aveut promettou. Pace qu' ine pupe, dis-ti, c'est par trop foèrt po k'minci (*). Et il veut encore essayer, mais il lui prend la hiquette et (*) C'est —- ou c'était — un usage populaire dans le Plateau de Herve, que les garçons fissent leurs débuts comme fumeurs le jour de leur première communion. Ce cérémonial équivaudrait-il au port de la toija pretexta chez les Romains ? voilà qu'il veut encore vômer. Il m' dégoûte. Alors je lui montre mes trois pièces que je mets en rang sur ma main étendue. — Hie! les belles mèdayes, dit-il. — Bête, c'est des pièces de cinq francs da moi. — Oho. Ji n'aveu maye veyou pu Ion qui des pèces d'on franc. Pauvre Zante ! il n'a jamais rien, et, pour ses pâques, on ne lui a donné qu'un sale cigare qui le fait malâte. C'est mon ami, je le bats quand je veux, et il fait tout ce qu'il me plaît quand je lui commande. Alors je mets une pièce tout contre mon œil en la tenant à la pointe de mes doigts. — Zante, veux-tu ? Sa large figure devient encore plus large ; ses oreilles stichent encore plus fort aux deux côtés, je vois toutes ses dents carrées, mais il n'a plus de nez et ses yeux c'est deux petites fentes brunes. — Tiens. Et j'avance la pièce de son côté ; il la happe vite et il danse en criant : — J'ach'tret cint meye chigores avou ! Et il court envoye. Mais maintenant j'ai peur de rentrer et de raconter ça. Pourtant il faut le dire, parce que, si je racontais que tante Dolphine ou pârain n'a rien donné, ceux de chez nous iraient les attaquer et les défoutriquer. — D'nez-me vos treus pèces po les ivester, dit ma tante. Je donne une à une les deux, puis je dis : — Il m' faut garder une pour moi. -— Nona, vo Vpièdriz. Aboutez-le vite, ji v'donrès d'timps in timps cinq censes qui j'prindrès foû del pèce, po v's amuser. Alors il m' faut bien dire que je l'ai donnée à Zante, parce que j'avais beaucoup des pièces et lui rien. A peine que j'ai dit ça, que tout le monde me donne des calottes, Trînette aussi. De quoi elle se mêle, celle-là ! — Kimint, don, voleur ! po Vjou d'ses pâques, crie ma tante. Cours, habeye, Trînette, vass riqwire li pèce divant qui li p'tit filou n'ell kitape. — Awet, s'il est co timps, si s' pére ni li a nin déjà pris po l'heure, dit mon oncle. Pendant que je pleure dans un coin, mon oncle et ma tante me regardent et ils se parlent de moi. — Il s' troubélle èdon surmint d'aller d'ner ses censes èvoye comme on napai. — Mon Diu, qui sèret-ce pôr pu tard ; on k'tapeu d'ârgint. —- Awet, il k'mince bin ! Et tous les deux ensemble me crient : — Po V jou d'vos pâques, affronté jubet ! Voilà Zante maintenant ; il pleure aussi parce que Trînette l'a empoigné par le bras et lui a donné un gros coup sur son derrière, à chaque pas. — Voila, louquiz, li rasse di brigand qui v' happreut voss chimîhe so V coèrps mainme. Habeye, rindez-li s'pèce, Cartouche, Troppmann, Magonet qui vs' estez. Le pauvre Zante jette la pièce sur une chaise qui est près de moi ; il m' regarde en pleurant, et moi je n'ose pas le regarder, i] croit peut-être que je suis un traite. On le pousse à la porte en criant encore après lui et sa famille. Et on me barbote encore un peu en enfermant les cinq francs, puis on m'envoie remettre un vieux costume pour le soir. Trînette vient m aider et en me tirant mes souliers qui me font si mal, elle dit en pinçant sa bouche : — Ci n'est nin Napoléong qu' âreut fait st' ainsi po l' jou d'ses pâques ! Ah ! il m'embête, le jour de mes pâques ! EIIIIIIE IliEii i3. Pailter. COULA y est, savez, à c't'heure, crie Trînette en revenant de la messe. Les bans sont st' annoncî, nos avans 3 quâsi hah'lé tôt haut qwand Vcuré a léhou s' papî. Ni fât-i nin assoti, èdon surmint. — Awet èdon, à leus aches, dit ma tante. — Et laids don qui sont tos les deux ; lu qui s'tint tôt bossou comme on croufieu avou ine tote ronde bolce, des grands pîx, des coûtés jambes; et leye tote soueye, plate comme ine boûquette, hârdeye et treux ch'vets comme ine cawe di vache. — On pailtret allez surmint, dit ma tante. Por mi, ji sohaite qu'on pailteye totes les nuttes po l'z'y apprinte à fer on s'fait affront à tôt V vièche. — Et mi j'iret pailter, Diale mi possettei crie Trînette. — Louquiz à voss sogne, savez, dit alors mon oncle. Vos savez bin qu'à c't'heure ci n'est pu comme divins l'timps. On riwesse pu rin fer, avou les novellès loès. On v'z'apogne, on v'houle à tribunal qwand v'z'avez fait batte voss coq, ou bin acenné on live ou on sâvage laping qui v'vint magni vos djottes è voss jârdin, ou bin broulé on pinson (et i fât bin, portantT po qui tchante mîx). Kimint don! Si j' tape el vôye, po d'zeu m'hâye, les pires et les mâlès hiebbes qui j' n'a nin mèsâhe, on m' mette on procès-verbal à m' cou. Et d'jenri attrape co onke si j'dis ses qwattes vrayes à ine homme qui m' fait displi et si j'U boutte ine bouffe à l'gueuye. Et on v'fait dè misères si vos v' s' allez s't'accropi divins n'rouwalle qwand v' s' avez trope 150 Les ceux de chez nous. hâse. On n'wesse pu rin fer, j'ôs bin. Torate ji n' poret pu fer on pet è m'ié, sins qu'les gendâres accoressent ! — Eh bin, nos veurans, crie Trînette en levant ses poings toute fâchée. On pailtret, on Va déjà conv'nou tôt riv'nant d'messe. Et mi, j'iret s't'avou, minme qwand Vgovierneûr di Lîtche vinrent lu-minme mi happer po Vhanette po m' miner à Saint-Lînâ ! — C'est à vos risses, bâcélle, répond mon oncle : mains ji v'dis d'avance qui ji n'voux nin esse tèmon, si vos estez houkeye divant Vtribunal. Ji n'a rin veyou, ji n'a rin oyou, ji n'vis knohe. Et il s'en va en grognant et en remuant ses mains pour montrer qu'il ne s'en mêle pas. Au soir, après le souper, mon oncle et ma tante s'arrangent dans les deux vieux fauteuils tout près de la lampe, parce que ma tante va lire la suite du feuilleton tout haut. Elle met l'abat-jour de papier vert encore plus bas, ça fait que nous ne voyons plus rien dans la place, nous autres ; et avec ses lunettes au bout de son nez qu'on croit toujours qu'elles vont tomber sur son menton, elle lit lentement, tous les mots pareils comme quand le maître nous fait une dictée. C'est un gros rouleau de feuilletons que tante Dolphine a prêté en grognant parce qu'elle n'aime pas de donner ses affaires aux autres. Il manque souvent des feuilles, parce que la femme au lait oublie quelquefois de rapporter la gazette quand elle remonte de Liège. Alors mon oncle ne comprend plus l'histoire du Crime de la Montagne rouge ou Fidélité trouve sa récompense. Il demande des explications à ma tante ; elle ne sait pas non plus, puisqu'il manque des pages, mais elle fait la savante et raconte des histoires sur le vicomte, le contrebandier, la fille du sultan et une vieille nourrice aveugle ; ça fait que mon oncle devient tout bablou, il mêle tout et il se fâche. Alors, ils se disputent longtemps, puis elle jette le rouleau sur la table en criant : — Diale assotihe l'esbaré qu'a fait c'biesse di feuilleton, wisse qu'on n's'y r'trouve nin. Cela m'embête, moi, cette lecture épelée, je m' recrois à l'école. Et je regarde Trînette qui remet les affaires du souper dans l'armoire où il sent si drolle, le beurre salé, la sékoreye, la vieille makaye toute sure, le pain noir, la némoscade, la cannelle, les clous d'clawson et la sariette, tout ça mêlé. Quand elle a fini, je vois qu'elle va, sans faire semblant de rien, par la petite porte du fournil, où on fait la bouweye et où il y a le four et une grande marmite sur des murs de briques pour cuire les pétrates et le laton pour la payeie des vaches et des cochons. Et dans la porte, elle me fait signe de venir avec, sans rien dire ; j'y vais en faisant le tour de la place, tout doucement, pendant que ma tante lit fort haut : « Par la foi du Saint-Sépulchre, s'écria le vicomte en portugais et en portant vivement la main à la garde de son épée, je saurai venger ce nouvel outrage ! » — Oho ! dit mon oncle. Dans le fournil, après qu'elle a refermé la porte sans la olaper, comme elle fait toujours, Trînette dit : — Li vicôte è V vile sèchedame polet bin s' kihagni V narenne, nos ri avans d'heure, nos allans aller pailter. — Ah ! oui. Comme j'ai bon ! Et elle prend deux grands couvercles de marmite bien pareils, elle les enfonce à moitié dans le cordon de son tabilier sur son ventre. Elle met un grand vieux châle sur sa tête et qui cache tout en pendant jusqu'à terre. Et à moi elle fait mettre une vieille grande camisole toute poyowe que le Vieux-Jean met pour charrier aux cendrisses quand il pleut. — Po nin esse riknohou, si les gendâres abrokiz, dit-elle ; puis elle prend notre grand arrosoir qu'elle ôte le tûturon à petits trous. —- Prindez çoula ; vos tutelrez d'vins qwand je l'himandret. Nous allons en rasant les haies ; l'arrosoir, qui est haut pour mon petit bras, roubineye quelquefois comme un tambour en touchant terre. Il fait si noir qu'on ne peut rien voir, excepté quand on regarde les affaires vers le haut, parce que le ciel est seulement gris avec quelques étoiles. Je vois la tête des arbres, et le bord des haies et Trînette comme un fantôme, près de moi. C'est près du cimetière que nous allons, dans un petit récoulis où il y a des trigus et des ourties. Quand nous sommes tout près, on voit un peu des gens remuer et ils parlent ; puis un homme nous dit : — Bonne nutte; estez-ve avou nos autes? On ri dit nin les nos, savez-là, pace qui gna trop di traites. — Bonne nutte, mes gins, répond Trînette. En regardant mieux, je vois que les gens, des hommes et des femmes, ont mis des châles et des écharpe3 et des grandes casquettes pour qu'on ne voie pas qui c'est. Us ont dans leur main, un, une corne de vache vide, percée au petit côté aussi ; un autre un verre de quinquet ; une femme a pris la grande platine de fer qu'on met devant le poêle pour les cendres ;. une autre a deux planchettes bien plates ; une autre une coquemar de cuivre jaune ; une autre un seyau de fer-blanc et une cuiller de bois pour frapper dessus ; un vieux homme a un gros sabot dans chaque main ; puis il y a encore plusieurs couvercles comme Trînette, mais pas d'autre arrosoir comme le mien. Un peu plus loin, on voit une petite lumière à une fenêtre. C'est chez Bietmé Leffet, le pauvre savetier qui raccommode toujours si tard les vieux souliers. C'est une toute petite maison qui est peindue violet tout clair avec un vieux toit de paille brune qu'on toucherait bien avec sa main tellement qu'il est bas. Bietmé, c'est un homme qui a l'air vieux et toujours triste, et il est laid avec sa barbe toute maike comme le crin d'un fauteuil et qu'on voit sa viande outre, et des dents brunes, qu'il n'en a que d'un côté, et il sent tout sur, la horpike et le cuir. Quand je vais prendre mesures chez lui pour des souliers, il reste toujours si longtemps à tourner autour de mon pied des petites bandes de papier bleu où qu'il fait des crins. Mais c'est un brave homme, Bietmé ; il raccommode tant qu'il peut, on le voit toujours derrière sa petite fenêtre ; et il est si pauvre avec des tout petits enfants, deux troquettes (*),. (*) Jumeaux. et sa femme qui est morte, l'autre année, une toute grande maike qui toussait tout le temps. C'est lui qu'on va pailter, paret. — Pourquoi donc, Trînette, que nous allons pailter Bietmé ? — Pace qu' il s'vout r'marier, n'ave nin oyou? — Est-ce qu'il ne peut pas ? — Nona! Est vef èdon. I n'fât nin. — Mais pourquoi qu'on va l'paîlter ? — Qu'è sés-je don mi? Djan, cm z'a todi fait ainsi et çoula d'meur'ret comme çoula. Voilà que tout d'un coup on entend une voix d'homme, plus loin que la maison de Bietmé, et elle crie, mais comme en chantant, comme le marchand d'djièle (*) : — Y estez-ve, côpére? Je crois bien reconnaître celui qui crie. — Trînette, c'est Lodomé, hein ? — Taihive, on n'dit nin les nos. Et quelqu'un de notre coin répond en chantant : — Awet, côpére. Attaquans les aubâtes. C'est Mecquaux, je le reconnais, malgré son sac qu'il a mis sur sa tête comme les camionneurs du meunier, quand il pleut. Mais je ne dis rien, car Mecquaux est si méchant et si voleur que mon oncle dit toujours qu'il faudrait faire une petite prison dans notre village pour le renfermer tout le temps. Voilà qu'on entend pailter à l'autre côté. C'est si drolle dà le bruit des couvercles et des verres de quinquet. C'est un peu comme quand il passe sur la paveye une charrette avec des longues barres de fer qui halcottent. Et nous répondons de toutes nos forces. — Courache n. d. D., que Mecquaux crie, et il frappe avec un gros maclot recouvert de linge sur le fond d'une tine de zinc qu'il a sans doute été voler. Ça fait un bruit si triste et si terripe que mon cœur batte chaque fois qu'il maque. Trînette frappe ses couvercles comme l'homme de l'Harmonie des Vrais-Amis Réunis, et moi je beurleye tant que j' peux dans mon (*) Derle, argile. arrosoir en faisant des grosses basses notes comme le trom-bolle qui tûtleye à côté du curé et des chantes, dans la procession. On a si bon au milieu du bruit, on est tout estenné comme sur le gros carrousel avec une grosse orgue à trompettes. — Halte ! dit Mecquaux après un petit temps ; puis entre ses deux mains, comme un beurlô, il crie au loin : — Vos savez Vfameuse novelle èdon. côpére? Après un moment on répond : — Awet, ine belle cope èdon. Ni fât-il nin esse foû deV grâce dè bon Diu, à c't'heure? Et on entend un peu pailter au loin. — Li bon Diu et nos autes nos n'y her'rans nin noss narenne, pace qui n'oderet nin bon inte les deux, j'èl uxidjereus ! Alors les femmes ici rient et wignent d'avoir bon, mais Mecquaux ajoute : — Musique! n. d. D. Et nous recommençons à tûtler et à bardouhi. — Av' oyou dire, dit l'autre voix, qui l'crapaute lcinohe li truc? — Elle li kinohe si bin qu'elle l'as t'akseigni à grand jâgô Noyé d'âx Brouwîres, j'ôs bin. Maintenant on voit un peu remuer la lumière à la petite fenêtre de Bietmé. Nous attendons sans pailter. — Qui grawtèye-t-il co si târd è s'mohinette, don, li laid maye? crie Lodomé, après un moment. — Pah! répond Mecquaux, il s'fait bai et il s'atitotèye déjà hoûye po z'aller hanter d'main. Puis il nous dit : — Moquez à mèseure ! Et il commence à chanter : Vos m' prindrez ték feyes po on sot Là qu' j'a n' narenne comme on buftek, Mains il n'a nou si laid pot Qui n' trouve todi s' kovièke. Et nous répétons : Qui n' trouve todi s' kovièke. en trefellant d'avoir bon et en maquant nos affaires que pour enrager. Un peu après, Lodomé recommence : — Nos allans avu ine belle vikareye è vièche èdon, avou n' si faite paire ; ils front sogne âx ouhais comme des spawtas d'vins on jardin. — Çoula iret mîx pu tard avou Vcroufieu et l'frèseye. Qwand c'est qui seront sô tos les deux, elle li kipitret jisqu'à c' qui s'rimette dreut, et lu, il li donret des bouffes al gueuye jisqu'à c' qu'on n'veusse pu ses poques. On pailtèyj des deux côtés, et près de Lodomé, il y a une femme qui commence à chanter pendant que les autres accompagnent : C'était un jeune blanc-golé Faisant l'amour à une bêle. Oui, mais voilà que la porte de la petite maison s'ouvre, on voit un grand morceau de lumière sur la route et Bietmé est là, avec un gros bois (bâton) dans sa main; il est dans une telle colère qu'il a l'air de danser et il veut donner des coups de tous les côtés avec son bois. — Pourçais, cochongs qui v's'estez turtos, crie-t-il avec une toute fine voix comme un petit garçon, tellement qu'il enrage. Vos n' estez bons qui po fer l'breyâ et l' grosse gueuye ; mains i gna nouk à v'ni chai po s'espliquer avou mi. Mâcis jubets, si ji m' rimareye, ci n'est nin po l'couyonnate, oyez-ve, c'est po poleur acclever mi p'tite nieye, sins coûr qui v's'estez vormint! — Pailtans, commande Mecquaux tout d'un coup. Et nous faisons un tout petit peu du bruit. — Ti, Mecquaux, ji t'a riknohou, crie Bietmé, et l'diàle mi strône si ji n'ti disfonce nin t' grosse platte tiesse di moudreu. Et il accourt de notre côté avec son bois levé. — Habeye evoye, dit Mecquaux en galopant ; nous nous sauvons en nous poussant, mais Bietmé ne vient pas plus loin, il fait trop noir, il a peur aussi d'attraper des coups. Nous retournons, car c'est fini pour aujourd'hui. — Nos nos avans tôt l'mainme bin plaît èdon, dit Trînette. -111111= I!!SI! 156 Les ceux de chez nous.. — Oui, je m'ai bien amusé. Et nous remettons l'arrosoir et les couvercles à leur place, puis nous rentrons tout doucement dans la petite place où que ma tante continue à lire le feuilleton qu'elle tient sous l'abat-jour vert. — « Après s'être mesurés du regard, les deux champions... » — Tchâpions, dit mon oncle, quoè est-ce don çoula! C'est è wallon çoida. Vos polez bin dire tchâpigncngs, ji coprins bin l'francet. — Awet, ci deut esse ine jâte di l'imprîmeu, répond ma tante qui recommence à lire : — « A près s être mesurés du regard, les deux champignons en vinrent aux mains, et leur fureur bientôt ne connut plus de bornes. » J'ai sommeil et mes leppes me font si mal, elles sont toutes housées parce que j'ai tûtlé en poussant fort. Et je pense que demain je dois justement aller acheter une paire de nouvelles lacettes chez Bietmé. et je suis un peu honteux parce que s'il-savait que je I ai pailté... Mais il ne le sait pas. Alors ! Batte les coqs. VEC Vix-Jean que j'ai été un dimanche après-midi pour les coqs. Il me l'avait promis parce que je l'aide toujours à atteler et dételer les chevaux, je sais déjà assez bien ; et lui c'est un fin amateur dans les coqs, on dit toujours de lui : — C'est onk qui s'y k'nohe. Et quand on lui dit ça, il répond : — Damatche ! Volà trinte ans qui j'fais d'vins les coqs. Mais il n'a pas de coq à lui, parce que mon oncle ne veut pas à cause qu'il ne lui plaît pas, paret, dit-il, d'aller au tribunal avec le garde-champette. Nous avons été avec Vix-Jean par les petits chemins et en coupant au court dans des champs, nous avons descendu les Trixhes, puis des routes que je ne connais pas et où je n'oserais jamais aller tout seul. Vix-Jean faisait des grandes ascoheyes et moi beaucoup des petits pas. Il ne parlait pas et moi je n'osais pas ; il pleuvait, son sâro reluisait avec l'eau, et moi, quand je m' penchais en avant, l'eau coulait hors du bord de mon chapeau où qu'elle restait comme dans un coronisse. C'est loin, et on le fait exprès de faire ça loin, afin qu'on ne le sache pas et que le garde-champette ne vienne pas empêcher qu'on fasse batte. J'ai bon parce que je m'rafie de voir batte, mais j'ai un peu peur parce que je ne sais pas quoi est-ce. Et puis, Vix-Jean marche toujours sans rien dire, avec une figure comme quand ses chevaux ne veulent pas écouter. A la Creuhleye-Voye, il y a une vieille croix verte qui n'est plus droite, un tout petit bon Diu noir et un gros teutai dessus. Il y a une petite ferme un peu plus loin, on voit des bâtiments mêlés, sans fenêtres, c'est des écuries et tout ce qu'il faut. 158 Les ceux de chez nous. Nous entrons. C'est une ferme, mais on vend aussi la goutte, comme quand on reste assez longtemps sans voir une maison ; alors comme il n'y a pas des cabarets assez, on peut avoir une goutte ou un pintai dans les petites fermes, au bord des routes. Tout le monde est debout dans la place et on tient chacun un hèna qui laisse tomber la moitié à terre, parce que les hommes font toujours tout plein des gestes avec leur hèna ou leur frèsé pour s'expliquer. Vix-Jean a crié : Tapez n'tourneyef en entrant ; c'est par politesse qu'il dit ça, et l'homme de la ferme a dit : Awet, so l'côp. Et eune di doux po li p'tit èdon! Un peu après, il fait le tour avec un grand plateau où il y a toutes les gouttes dessus, qui tremblent, et le pèket qui coule de tous les côtés, parce que l'homme n'est pas un vrai cabaretier et qu'il en met trop pour faire l'honnête. Il pousse son plateau trop haut, dans le nez des hommes, en disant :. —• S'i v'plaît, mècheux ! Les mècheux, c'est tous des laides sales gens comme le maçon Lodomé, le gros Hangneye, le père de Zante, Djôr, qui est déjà saoûl quand on n'a pas encore commencé. Il y a encore Bolleux, le scrinî, qu'on appelle toujours Maqueye, peut-être parce qu'il en mange trop, le vieux Michî qui ne voit presque rien et qui parle tout seul sur une chaise, et qui n'a plus rien dans son hèna, tellement que ses mains tremblent, le sot Houbert, comme on dit, qui ne comprend rien de rien et rit toujours en se donnant lui-même chaque fois une calotte. Et puis, M. Lucas Gardedieu, un homme capâpe, qui écoute tout ce qu'on lui dit en poussant son nez de côté avec son doigt levé, puis il fronce les sourcils et crie : — Oui... mais... non. Alors on croit qu'il sait mieux tout que tout le monde ensemble, et on répète toujours que c'est quelqu'un de fort sincieux et capâpe ; peut-être qu'il n'est qu'une grosse bête, mais c'est pas moi qui ira l'dire, est-ce pas ! — Et volà n'gotte di doux po li p'tit, avou on bai noû croquet, que l'homme de la ferme me dit en arrivant devant moi avec son plateau où il ne reste plus qu'un laid petit verre avec quelque chose de jaune comme de l'huile de lamponette, et il a dans son autre main, toute sale, un pain grec qui a l'air chamossi. Je les prends, et, comme personne n'a l'air de m'accompter pour trinquer avec moi, je me retourne contre le mur près du vieux Michî pour goûter les affaires. Mauvais, mauvais ! Le jaune verre, c'est tout fatt et gras, comme un jour que j'avais voulu manger, pour savoir, la pommade rose que mon oncle a dans une petite boîte de bois qu'il met pour faire racroler ses lochettes au-dessus de ses oreilles. Et le croquet, il est dur, et le petit coin que j'ai hagné bas, troule dans mes dents comme du sable, avec un goût de vieux. Je vide le verre à terre où il y a déjà un grand pot ai et des rèchons, et le croquet je le pousse dans ma poche pour le jeter derrière moi, sur la route, plus tard. — Ahà vo l'chal, enfin! Djan don! on rirattindez-ve pu qu'vos po k'minci, mayeûr ! que les hommes crient à un gros monsieur qui arrive avec un beau chapeau, un grand paletot comme il faut et une rouge figure avec deux demi-favoris gris à ses joues, comme pour l'empoigner plus facilement par là. Il a une belle chaîne de montre en or sur son gilet en vroul brun. — Bonjour, bonjour, mes enfants. On vient quand on peut. Les affaires publiques à traiter, le souci des intérêts de notre belle commune... — Attakang ! crie quelqu'un, et on voit le houlé Lovinfosse qui fait le maître, traverse tout le temps, avec sa mauvaise jambe qui fait un numéro 4 avec l'autre, et explique tout avec le tuilleau de sa grosse pipe. — C'est co lu qui fait l'homme di boès, èdon, demande Vix-Jean à un homme. — Aivet, comme todi. On li r'mette treus pèces po çoula, et co n'saquoè d'vin l'cas qui... — Po les risses, paret. On se pousse maintenant vers une autre place, là sans doute que le fermier dort, parce qu'il y a un ht qu'on voit des coussins que les tîkes sont à carreaux blancs et rouges et une grosse couverture brune avec des ronds plus noirs comme une bouquette hatie, et pas de table de nuit, mais quelque chose avec l'oreille cassée en dessous le lit, et une petite aiguière violette et hordée sur une table près du mur avec, plus haut, un miroir pas plus grand qu'une fenêtre de commodité. Quand on a traversé cette place où il sent le matelas, le vieux pantalon et le grenier, on est dans la cour, et justement il ne pleut plus. Il y a de la paille à terre. Au milieu, c'est une petite estrade, pas haute, et dessus, la treille. Elle est ronde, grande comme quand Zante, Colas et moi, nous nous tenons par les mains, et c'est en fer les fins barreaux qui sont bien un mètre hauts, et solides, sa'ez-vous, pour que les coqs ne rouffellent pas tout dju. Autour de la treille, pas trop près, il y a quatre bancs qui font le tour, puis, derrière, des tables où qu'on s'asseoit aussi en laissant place pour les ceux qui montent debout derrière, ça fait que tout le monde verra bien. Vix-Jean s'a assis une moitié au bord d'une table, son autre pied à terre, et il m'a pris près de lui. — N'ass nin sogne? qu'il dit avec une grosse voix. — Non, que je veux répondre, mais je n'entends même pas mon mot. — Ain ! Ligèois, hitte è Mouse qui v's' estez turtos. Happe avou mi on hèna d'france (-) qwand enriè passer et, dit-il, et justement le fermier passe avec un plateau de verres brun clair, et ça a l'air bon. Nous prenons et l'homme me regarde si drollement : — Fat qu'apprinse, èdon, dit Vix-Jean ; buvans à gins, dit-il à moi, et nous avalons la moitié seulement,. Moi il me semble que c'est une grosse pierre chaude qui court dans mon estomac. Il m'faut respirer vite pour refroidir le tuilleau de ma gorge, mais après, j'ai un peu bon, comme si on me chatouillait dans mes veines, et je rie un peu tout seul. Vix-Jean est content. Mais voilà qu'on voit deux hommes avec Lovinfosse, qui fait toujours le capâpe et le malin tout près de la treille. Us portent chacun un gros coq sur leur main qu'ils ont poussé par en dessous, par devant, entre les pattes du coq qui reste (*) France, eau-de-vie de France. bien tranquille sans tâcher de se sauver. Le coq de Biaise, le fôrgeu, est gris clair, avec des plumes blanches mêlées, et celui de Jean-Louis, le marchand de sabots qu'on appelle toujours Mostâte, parce que le dimanche il est habillé jaune toujours, son coq est un « flori » avec un peu de toutes les couleurs. — Hallait ! crie Lovinfosse, on 1c'mince. Et les deux coqs que leurs maîtres caressaient sur le dos sont mis dans la treille. Ils ne se voient pas d'abord, ou bien ils font semblant. Mais le Flori tourne sa tête, il regarde l'autre, et il vient au milieu de la treille ; toutes les plumes de son cou sont maintenant toutes droites, il a l'air d'avoir poussé sa tête dans un rond de papier qui lui collerait, il laisse pendre ses ailes comme quand il tourne près d'une poule pour la piquer. Et il tient son bec tout près de terre, pendant que le Gris, qui a vu ça, fait la même chose. Les deux becs vo t ensemble, et ils les relèvent et les rabaissent en même temps, plusieurs fois, en faisant des yeux pleins de colère. Et puis, le Flori saute en l'air et jette ses pattes en avant en les refermant pour tâcher d'attraper le Gris avec ses sporons pointus. Mais le Gris avait deviné ça, il se rabaisse, les sporons passent au-dessus, tandis que lui, il donne un gros coup de bec dans le cou du Flori qui retombait. On voit du sang qui coule dans les belles plumes en collier. Mais le Flori ne le sent pas et voilà que tous les deux mettent encore leurs becs tout près en les levant, puis les baissant, puis tâchant de stichî dans l'œil et la tête. On leur a d'avance coupé la crête et la barbe de viande pour qu'ils ne s'attrapent pas là, mais ils essaient tout de même et le Gris reçoit un coup, klok, sur sa tête que les osses craquent et qu'il saigne à grosses gouttes. Puis ils sautent tous les deux ensemble et leurs pattes se mêlent, on voit les sporons qui entrent dans le corps des deux et les plumes volent comme quand on raccommode les matelas. J'ai tellement bon et les hommes crient pour donner du courage aux coqs et pour parier beaucoup des cennes dessus. — Tchôque, maque, mi p'tit Gris, crie Biaise à son coq. — Hallait, Flori, tchesse-li l'gueuye è terre, que Bolleux répond. — Co n'pèce so l'Gris, dit Lodomé, qui regarde en avançant sa tête tant qu'il peut. — Deux pèces so VFlori, dit M. le bourguemaîte, que tout le monde regarde alors. Les deux pauvres coqs sautent tout le temps, ils sont tout déchirés et pleins de sang qui colle leurs plumes et tout autour c'est comme s'il y avait un peu de neige avec des taches rouges. Ils n'ont plus une figure de coq, tellement ça saigne, et des morceaux de tête qui pendent, et ils continuent à se donner, sans plus pouvoir les parer, des coups de bec comme avec un pic. Ça commence à me dégoûter à c't'heure. Et voilà que tout d'un coup le Gris s'accroupit comme s'il voulait pondre un œuf et il laisse tomber sa tête en fermant ses yeux déplaqués de sang. — Fotous, vos autes, qu'une voix crie. — Halte, nin co, il n'a nin brait, qu'on répond. — Oui... mais... non, dit alors Monsieur Lucas Gardedieu, en avançant ses bras pour arrêter tout. — Taihive turtos, commande le houlé Lovinfosse, c'est mi l'maisse del djowe, èdon, on va compter l'timps qui fât. Et pendant qu'il calcule avec sa montre, le fôrgeu Biaise parle à son coq comme à un enfant malade, avec une petite voix : — Habeye don, mi p'tit binamé Gris, sâye co n'jeye, po m'fer plaisir ; ni t'iais nin aller ainsi, djan don, co on pau d'corège, va, et nos estans les maisses. Et le pauvre coq a rouvert son œil du côté qu'on lui parle, il relève un p'tit peu sa tête, son corps tremble, et il se laisse raller, il ne peut plus. — Pierdou, vos avez pierdou, crie Lovinfosse d'une voix de maître. Le Flori, plein de plumes plaquées avec du sang, est au milieu de la treille, tout droit sur ses pattes déhavées et grattées ; il se fait le plus haut qu'il peut, avec un gros estomac et un bec rouge avec des petites plumes restées dedans, on dirait qu'il veut attaquer tout le monde. — Hourra po Mostâte ! Vive li Flori ! que des hommes crient, tandis que je vois qu'on se paie des pièces de cinq francs, et ceux qui ont gagné les font danser dans leurs deux mains comme à la deye, et commandent des tournées. Biaise a pris tout doucement son coq et va vers le cabaret en disant : — Cinsi, dinez-m' vite on platai avou dè pèlcet po l'ravu, et r'netti ses plôyes. Je me sens triste un peu et je dis : — Vieux-Jean, allons-nous-en, j'ai mal au cœur. — Beus on côp, qu'il répond, et nous avalons le reste du france de nos hènas. — Nos beurans co n'saquoè d'meyeux torate, dit-il, en me montrant deux pièces de cinq francs qu'il vient de gagner. M. le bourguemaîte a mis dans sa poche une grosse poignée de pièces et il va doucement du côté du thierri où, derrière les cormannes, les clichets et les cherrowes, on voit une petite porte qui va sans doute sur un autre chemin. — Comment, dit M. Lucas Gardedieu, vous partez au moment de la lutte la plus conséquente ? — Cher conseiller, le travail urgent, le souci des affaires de notre belle commune... Et il s'en va avec l'air un peu embêté qu'on l'aye vu partir avec tout l'argent. — Attinchon, mes gins, crie Lovinfosse, qui a renettoyé la treille. Et voici le gros Hangneye qui apporte et jette son coq comme un paquet dans la treille. Le coq tombe droit sur ses pattes comme un chat et ne bouge pas. Il est énorme, tout rossai et rouge avec des petites lignes noires dans les plumes jaunes de son cou. On l'appelle «Bonapâre» (Bonaparte) tout le monde le connaît, on parle si souvent de lui dans le village, comme si c'était un homme, tellement qu'il est fort et malin et qu'il a fait des choses. Il a un bec tout noir qui est presque comme la corne de la chèvre de tante Dolphine. Et des gros yeux rouges qui brillent quand il ne tire pas dessus une petite peau blanche. Sa crête est large et violette et sa tête pointue a l'air d'une (plantroule) qu'on aurait pliée. A ses grosses pattes comme des bâtons de zinc, on voit deux sporons, grands comme mes doigts du milieu, et ils tournent lentement un autour de l'autre quand Bonapare fait un pas. — Qui est-ce l'aute? demande Vix-Jean à un homme, par dessus moi. — C'est Bargari, ine Itâliyen, on soffleu ax boteyes di l'ouhenne Vastré; ji n'a nin co veyou s'coq, mains il par et qui c'est ine saquoè d'jameux qu'a, battou tos les autes è pays d'Nameur, misse qui s'maisse ovréve jisquà dièrainemint. Vo V chai. Et voici un homme avec un coq noir dans son bras. L'Italien dit bonjour à tout le monde en montrant ses dents ; il est habillé bien, avec un rond chapeau et un costume et une ceinture rouge qui tient son pantalon ; il est crolé tout noir avec une moustache et une mouche comme un vrai monsieur. — Kimint lomme-t-on t'biesse? crie un. — Nero, signor. — Quoi est-ce don çoida po on no? Nos dirans Neurai, nos autes, puisqu'è neur. L'homme met son coq à deux mains dans la treille et le pousse fort vers le gros Bonapare qui mettait sa tête entre deux barres pour avoir quelque chose. Neurai est plus petit que l'autre, mais si rapitte da ! Il est tout noir excepté les pattes comme du fer et les plumes rondes de sa queue qui ont un vernis vert comme une dorure, c'est si beau. On n'a pas tout recoupé à sa tête, il a un peu de rouge comme barbe et crête. Il est drolle, tout noir. — Vos dîriz on curé, dit un homme. Et Neurai, qui est poussé par son maître, continue à courir et... plik... il donne un gros coup de bec sur L'aile de l'autre qui no s'attendait pas à ça. Ça sonne comme sur un coffre. Le gros Bonapare se retourne, il regarde, et il ne fait rien. Mais Neurai pique encore deux ou trois coups et l'attrape dans la viande de la patte. Alors le rossai saute et aboie comme un chien et il se jette sur le noir si fort, qu'il l'écrase contre le grillage ; l'autre est renversé et avec ses sporons il gratte et il pique vers la tête du gros qui doit se reculer, peur pour sa vue. On crie et on parie, mais bien plus de pièces que sur les premiers coqs. — Ji wage tôt çou qu'on vout so l'neurai, crie Djôr, qui est déjà fort saoûl. — Et mi, j'èl tins, l'wageure et ji t'bouhe è Vmain, répond, de l'autre bout, le sot Houbert, qui rie tout seul. — Allez-è foû dè djeu, vos deux tchiâx, leur crie Lovinfosse. Ils n'ont nin qwatte patârs è leu poche et ils vinriz fer displi et brôdi l'jowe. — Maque, hagne, strouke ! mi p'tit Neurai, crie toujours Djôr en faisant des gestes avec ses pieds et ses mains. — Hourra, vive Bonapâre ! que le sot Houbert répond tout le temps. Alors, pendant que les deux coqs se donnent des coups presque en mesure et qu'on se penche pour mieux voir, voilà qu'on entend une vieille petite voix, derrière nous. — Vive Bonapâre ! vive l'âpèreûr ! il r'vinret, il r'vinret ! C'est le vieux Michî, qui est tout seul, assis près du mur où il ne voit rien ; il a toujours un hèna dans une main et il remue l'autre en tremblant. Il a presque cent ans, dit-on, et il a été à la guerre dans le temps ; il ne voit plus goutte, il boit du pèket et raconte toujours la même chose. — Il a déjà riv'nou ine feye èdon di l'île di Lelp. (*) Il r'vinret co. Nôna, il n'est nin moèrt. Il r'vinret. « Mes enfangs, diha-t-il tôt passant d'vant nos autes, la victoère est à nous. > Et il m'bouha è s'toumac, tôt contint. Vive l'âpèreûr ! Et il pleure maintenant, le vieux Michî. Comme il est drolle ! Oui mais, les coqs ont continué à se battre et Bonapâre est enragé, lui qui ne voulait pas se battre d'abord. Et il saute en lançant ses sporons que la treille est remplie de plumes noires de l'autre. Mais le Neurai est plus traite et tout d'un coup, il donne un coup de bec près de l'œil du gros qu'on voit une boule rouge et une plaque de sang qu'on ne sait pas si c'est l'œil qui a sorti et qui pend. Et ça fait Bonapâre si furieux qu'il vise bien et attrape l'autre dans la hanette avec un coup comme un fièrmint sur un bloquai, le bec entre dedans, la tête est comme coupée, le Neurai tombe, et crie un si laid coup da ! (*) X.'île d'i lbe — A brait, a brait, çoula y est, que les hommes crient ; mais pendant qu'ils se disputent et se donnent des pièces de cinq francs, il m'faut aller faire une petite commission contre le mur, dans le thierri où j'ai vu que les autres allaient ; et pendant que je suis là, je vois venir VItâliyen, avec une figure qui fait peur ; il tient son coq par les pattes et la tête pend avec du sang qui goutte. L'homme va derrière la cormanne, il met la tête du coq à terre, et il commence à l'écraser à coups de talon en montrant ses dents et disant des sacrinoms qu'on ne comprend pas. Le pauvre Neurai vivait encore et voulait ôter sa tête, mais l'homme l'a toute sprâchie et a encore donné des coups de talon dans le corps et est parti. Quand j'ai repassé, tout dégoûté, le coq faisait encore aller ses pattes comme des mains qu'on ouvre et referme. J'étais tout malade en revenant près de Vix-Jean, qui me dit : — Les gendâres vinet d'arriver, mains l'fâve est foû à c't'heure. C'est vrai, voilà le brigadier et un autre gendarme avec leurs gros bonnets qui vient jusqu'aux yeux et leur petit fusil qui pend sur leur côté. Ils n'ont pas l'air fâché comme je croyais et Lovinfosse va tout près, en houltant, et dit, l'air capâpe : —- C'est d'à meune tôt. Ji so l'maisse del djowe; li treille, les coqs, c'est d'à meune tôt. — Oui, vous êtes l'homme de paille, comme d'habitude, répond le brigadier ; et il tire des papiers (pour faire le procès verbâl, me dit Vix-Jean). — Ji n'dimande nin voss no, ji v' Jcinohe assez, dit encore le brigadier, en écrivant debout. — Oh, po çoula ! répond Lovinfosse en riant bêtement, puis il crie à la femme du cinsî : — Hè là! treus grands cognacs, et dè meyeux, po l'brigadier et s'camarâte et por mi. Et les gendarmes rient avec lui, au lieu de l'empoigner et de lui lier les mains et le mener en prison. — Rallans-ès, dit Vix-Jean, il m'fât forer mes ch'vâx. Tout le long du chemin, je revois encore le pauvre coq avec sa tête en brébâdes dans une flaque de sang et les doigts de ses pattes qui remuaient pour ne pas mourir ! iiiiiimiiiiiiiiiiiiimiiiiiiiiiiiiiiiiimiiiimiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiimiiiiiiiiiiiiiiiiiii 'EST ça qu'il est écrit sur mon petit drapeau de papier que j'avais acheté l'autre jour, sur la fête, à la vieille femme qui en vend tout plein. Je l'ai été attacher à la fenêtre de ma chambre, il pend comme un vrai grand drapeau ; mais hier il a pieu, et il commence à pourrir, le papier, et le rouge du drapeau s'en va en brébâdes. Je m'ai tant amusé à notre fête que j'ai encore bon d'y repenser et de me rappeler, pour moi tout seul, comment ça a été. D'abord avant. Quand j'ai vu qu'on avait remis de la chaux sur l'écurie des cochons parce que la fête allait venir, et que le petit cabaret, devant chez nous, avait une nouvelle enseigne : Au repos des voyageurs, avec un pintai de bière peindu d'un côté et une tasse de café de l'autre, alors je me rafiais déjà et j'allais souvent sur la baille, voir si les carrousels et les baraques n'arrivaient pas. C'est dans un pré de mon oncle qu'ils viennent. Au bord de la route près de l'école. Mon oncle fait démonter la grande baille et tout le monde peut entrer ; c'est bien plus beau et plus grand que dans les autres villages où il n'y a souvent qu'une sale petite place devant l'église. Mon oncle déteste les baraques et les carrousels parce qu'ils font du bruit trop tard avec des trompettes et des grosses caisses, mais mon oncle grogne tout bas, sans les chasser parce qu'il les fait payer pour venir dans notre pré. Enfin, mercredi, voilà une grande charrette à quatre roues et trois chevaux qui passe lentement toute chargée très haut. On voit, sur les côtés, des rangées de chevaux de bois avec des i 5. V îve la fête. 168 Les ceux de chez nous„ beaux cuirs rouges et des clous en or. Us sont toujours quatre à la fois de la même couleur, des pommelés blancs, des noirs à pois rouges, des bruns à taches jaunes, et font tous la même bouche comme pour mordre. La charrette a aussi des belles barres de cuivre, beaucoup des bois (*), des caisses, des fers longs, des zigzags de fer, pour mettre ses pieds entre les chevaux. Le chariot va dans le pré, on fait même courir les chevaux en les battant, parce que les roues enfoncent. Puis après, il vient une autre charrette avec beaucoup des planches plates, des plaques de zinc, des portes avec des peintures de fleurs et des anges, et, en dessous, entre les roues, beaucoup de grosses marmites reluisantes. C'est une baraque aux frites, elle va dans le pré aussi. J'ai été voir comment les gens allaient monter leurs baraques, je peux bien, est-ce pas, c'est da nous autres le pré. Pour le beau carrousel, les hommes ont d'abord tiré de la charrette un grand et gros mât ; c'est comme un arbre sans branche, et haut comme une maison. Pendant qu'il est encore à terre, on fait glisser comme un anneau jusqu'au milieu,et, à la pointe, un autre anneau qui ne peut pas descendre ; entre les deux, on met des longues barres fines en fer. L'anneau du milieu a des trous carrés où qu'on enfoncera les bois que les chevaux et barquettes y pendent, avec des autres baguettes de fer qui vont se rattacher à l'anneau d'au-dessus. Tout ça peut tourner autour du mât, qui ne doit pas tourner, lui. Car il doit rester solide, solide et bien appuyé ; je croyais qu'on allait faire un grand trou en terre pour l'enfoncer fort, mais non. Us ont fait une croix avec deux gros bois (*) hachés au milieu pour se mettre bien plats à terre; puis le mât est simplement mis au milieu de la croix et vissé dessus, puis on met des montants aux quatre coins pour l'appuyer. Us l'ont tiré droit, le mât, avec une grande corde, tandis que des autres hommes l'avaient d'abord soulevé le plus haut possible avec leurs mains. Alors ils ont mis les bois, comme des branches pour pendre les chevaux, puis un (*) Bois ; barres ou poutrelles en bois. homme a été tout au-dessus, à la pointe, avec un énorme paquet de toile. Il l'a si bien déroulée, qu'elle a couvert tout le carrousel et je ne voyais plus rien parce qu'ils ont continué à travailler derrière. Alors j'ai été à la baraque aux frites. Là, ils ont d'abord fait des carrés à terre avec des bois qui s'emmanchent si bien ensemble à leurs bouts. Comme la terre penche du côté de la rigole, ils ont mis leurs bois un peu plus haut de ce côté-là, en faisant un petit hopai de planchettes en dessous. Après que les carrés et bois étaient finis, c'était grand comme la baraque ; ils ont mis des planches, juste dans lès cadres et ça fait un beau plancher tout plat. Quand ils marchent dessus, chaque pas fait un autre bruit, parce que les planches remuent et c'est vide en dessous. Je voudrais tant galoper sur cette belle place et taper mes pieds fort et partout, mais je n ose pas. Les hommes alors prennent des longs bois avec des rainures et les enfoncent debout dans les trous qu'il y a un peu partout, au bord et au milieu du plancher. C'est pour faire les murs et les loges où qu'on ira manger des frites, et tenir le toit. Entre les bois, ils font glisser des planches qui cachent tout maintenant, excepté que devant, elles sont plus belles avec des couleurs. Puis au-dessus ils mettent la devanture où on voit les anges tout housés qui tiennent une longue bande où il est écrit en grosses lettres : Aux Délices de la renommée de la friture hesbignonne. Le samedi après-midi, encore une charrette assez petite qui arrive avec des laides barquettes bleues comme l'eau d'amidon, des sales petits chevaux qu'on dirait des « cossets » et des bois. C'est Mareye avec son carrousel, elle vient toujours au dernier moment, parce que son affaire est vite prête. Elle ne va pas dans le pré pour pas payer la place et reste sur le côté de la route. C'est si étroit, qu'un morceau de carrousel est au-dessus de la large horotte pleine de crasses, de sale eau et d'orties. Si on tombe dedans donc ? — Habeye les bois, Tchanchet, qu'elle crie quand la charrette est venue à la bonne place. 170 Les ceux de chez nous. — Volà, volà, ni nos mâvlans nin co, qu'il répond en tirant les affaires hors de la voiture. Il a des tout petits yeux, Tohanchet, et des hauts sourcils tout ronds comme un masque à cinq centimes. Son nez pend après son menton tout plat, parce qu'il n'a plus des dents et qu'il fait une grande crevure pour sa bouche, qu'on dirait une boîte aux lettres. Et il a toujours une barbe pas rasée depuis huit jours, grise et blanche et noire, ça fait une figure toute chamosseye comme un vieux potkèse. Et avec sa casquette qu'il tire depuis sa hanette jusqu'à ses yeux comme un lècheu d'baille du pont Saint-Nicolas, et sa camisole brune qui est plus longue devant et fait un long dos tout rond et bar-loque en bas et une poche au côté d'cù qu'on voit le tuyau tout k'hagni d'une pipe et un mouchoir bleu qu'il ne s'en sert jamais car il souffelle son nez en mettant son doigt sur l'autre trou. Et Mareye a une figure tout rouge foncée comme une femme qui a cuit mille bouquettes, et sa peau reluit, toute pleine de plis comme un vieux curé. Elle met sa gâmette un peu en arrière pour faire place devant à ses cheveux tout gris si frisés et si luisants qu'on dirait une poignée de fils d'arka pour bien nettoyer les planches, son casawet violet et noir, à carreaux, lui fait une bosse dans le dos et elle crie toujours sur tout le monde, même sans raison, parce qu'elle a bon de dire des laids mots. Quand je rentre chez nous on nettoie partout, le marlachat Thoumas balaye des paquets de poussière près des écuries et devant la maison, où qu'on ne nettoyait jamais avant; mais c'est la fête, est-ce pas. Vix-Jean est en train de planter des « mayes », des grandes branches de peuplier devant notre barrière, cela fait comme une haie verte où qu'on peut passer outre. Dans la maison, il sent si bon, on a cuit des bonnes affaires pour demain. Dans le vestibule qui est fort grand et froid, Trînette a mis à terre tous les pains qui viennent hors du four. Il y a encore, à refroidir, sur les pierres, les doreyes au riz bien rôties jaunes et brunes, des celles, noires, au côrain — je ne les aime pas tant, surtout quand on attrape un morceau que la pâte a housé et qu'il n'y a presque pas de côrain. Les meilleures, c'est les rondes-tartes et les golzaux aux pommes que j'ai aidé à les faire, avant le dîner. Car c'est moi qui a écrasé la cannelle tout fin dans la clocke de cuivre avec le maka, j'ai mis aussi les morceaux de suc candi dans les pommes étendues sur la pâte, et quand tante a eu mis le couvercle de pâte tout mince dessus, c'est moi qui faisait les trous avec une fourchette pour que ça n'éclate pas en cuisant. Il y a aussi un jambon qu'on a cuit dans le four pour qu'il soye meilleur; il est si gros, il est encore tout chaud et la coyenne est toute détachée, il est dans un plat de terre, rempli de jus. Et enfin je vois deux « floyons » avec une belle croûte brune un peu brûlée comme il faut. Comme ça sera bon demain tout ça! Je danse un peu, tout seul, au milieu des tartes et des pains, mais on me chasse. Musique ! Je les entends, c'est les ombâdes, ils jouent pas loin d'ici, sans doute chez tante Dolphine. Et je cours à la barrière ; oui, il y a un rassemblement et je vois les trompettes reluire, malgré qu'il commence à faire noir. Les voici qu'ils viennent ; ils ne jouent pas pour les petites maisons où il n'y a que des pauvres qui ne donnent rien. Je rentre dans la maison, parce qu'ils sont entrés dans la grande cour et pas restés sur la route. Ma tante et Trînette, qui travaillent encore et ont leurs manches retroussées, restent derrière la fenêtre, et mon oncle, dans le fauteuil, lit YAlmanach du Bon Cultivateur, pour faire semblant de rien. Les voici. D'abord un hopai de sales gamins, qui vont partout avec ; ils n'ont pas des chapeaux ou des casquettes, plusieurs n'ont pas des souliers et ont des pieds tout gris de poussière ; il y en a des petits que leur panai pend par derrière. C'est dégoûtant. Us crient, ils dansent et se battent. Moi je ne vais pas avec des pareils, sa'ez-vous ; ils sont trop crapuleux. Voilà l'homme avec un drapeau qu'il tient tout droit. Puis les maîtres de l'affaire : le gros Hangneve avec un énorme bouquet de fleurs de papier et des rubans qui pendent, le houlé Lovinfosse avec une longue bourse grise, Bolleux, Mostâde et les autres. Us viennent se mettre devant notre porte avec des figures comme à un enterrement. Puis les musiciens suivent lentement, un à un, ils ne sont que quelques-uns, ils ont l'air saoûls, et l'air a déjà commencé, qu'il en vient encore qui jouent en rejoignant les premiers. La clarinette attaque toute seule, pour montrer l'air qu'on veut jouer et les autres la rattrapent. n n dw'u n d j t Les gamins ont bon et ils s'amusent à se faire tomber, ou à imiter les musiciens derrière eux. Mais j'entends ma tante et mon oncle qui se disputent. — Ji n'dôret rin, il ri mi plaît nin. C'est tos chiâx et totès sôleyes qui vont s' t'aller heure les censes del boûse. — Djan, qwand minme. Po quéques aidants, ni nos leyïz nin taper foû es vietche; ji ri aime nin d'esse mettowe ax jou po dès s'faitès affaires, savez mi. Dinez des p'iitès censes et tchôquiz voss main el bouse, ils creuront qu'il gna baicôp ! — Nos veurans, qu'il répond, et il va vers l'armoire où les cennes sont dans le tiroir. Mais le morceau est fini déjà et les gens restent à attendre tout bêtes pendant que la porte reste fermée. Alors, comme le maître de la musique regarde pour voir s'il y a quelqu'un chez nous, la musique joue encore ; cette fois-ci c'est le piston qui a une idée et commence tout seul pour montrer comment il faut faire. fv^hm Scm! • Les autres le rattrapent encore et les gamins se remettent à sauter et à tomber. Quand c'est fini, mon oncle vient avec sa main fermée et un air de mauvaise humeur. Je vais avec, et les hommes nous font des grands saluts comme des vrais Monsieurs. Alors Lovinfosse fait un grand pas avec sa mauvaise jambe qui houlteye et il tient sa longue bourse ouverte entre ses deux mains. — Mains qui volez-ve fez don avou les aidants qui v'ramassez s't'ainsi hâre et hotte'1, dit mon oncle. — Nos estans chai on p'tit commodité po z'organiser des rèjowchons, que Lovinfosse répond d'un air capable comme toujours. — Awet, je respond! dit mon oncle presque fâché. Dihezpu vite qui vo k'mincerez d'main tôt timpe à v'sinker des tourneyes et qui v'doern'rez turtos ès Vhorotte tôt fi comme des pourçais qui v's'estez. Alors ils font tous une grande bouche qui rie jusqu'aux oreilles, et Lovinfosse se retourne et commande aux musiciens : •—• Po r'merci Mocieu, qu'on jowe on p'tit boquetàm'manire! Cette fois-ci ils attaquent tous ensemble en faisant très fort la première note, y 7 h ' A H — y -1- j « - T T TT 1 T T J pendant que toute la crapule se met à chanter avec : H où peut-on être mieux ? Ils s'en vont en jouant avec toute la bande de ces sales enfants à panai qui pend et des gros poux dans leur tignasse. Alors nous soupons, on ne parle pas presque, moi je pense à demain. Demain la fête, procession, carrousel, frites, et je dors sur ma chaise, quand je sens Trînette qui me porte en haut... Dimanche au matin. C'est aujourd'hui le fameux jour. Mon oncle et ma tante regardent le temps qu'il fera ; ils se lèvent de leur place en déjeunant pour aller awaiti les apparences du ciel et du soleil. — Vos veurez qu'il ploûret, comme totes les autès anneyes, dit ma tante, en revenant avec sa tartine de makaye. — Eriria nin l'air portant, dit mon oncle en coupant une croûte ronde avec son fiemtai. — Eriria nin l'air ! Qui v's'estez bouhalle po ine homme qui fait l'cinsî. — A quoè l'veyez-ve donc vos, qu'il ploûret, vos, nosse dame li cinseresse? Je crois qu'il dit ça pour se moquer d'elle ; elle le voit aussi et devient fâchée. — Ji v'dis qu'il ploûret pace qui V a todi plou chaque anneye dispoye trinte ans. Jamoye pu on n'riveuret les belles porcèchons et les belles fièsses comme di m'jône timps. — Il n'plovève moye, parèt, di c'timps-là, pace qui vos estiz jône. — Taihîve, grossir homme. I ploûret, vos l'veurez, et j'el sohaite mainme à c't'heure, louquiz, qu'il plouse. " —Et mi, ji voreus qu'il plovasse dè str..., crie mon oncle, qui s'est fâché aussi et va chercher son chapeau pour aller à la messe avec elle. Moi, je suis parti en avant, parce que je vais à la procession, et il me faudra m'habiller dans la sacristie. Un enfant de chœur que je fais, et je porte une bannière rouge en vroul avec l'Agneau de Dieu tout en or brodé dessus. Zante vient avec, pour porter à son tour, parce que la bannière est trop pesante. Nous devons marcher avant les encensoirs, devant le barna quin. La messe va vite aujourd'hui ; les curés n'ont pas le temps. Il y en a bien dix ou douze, des curés, venus de tous jes villages, parce qu'il y a un bon dîner après, chez le nôtre. Je mets vite ma robe rouge, Zante me boutonne dans le dos et moi aussi, puis nous mettons la chemise blanche avec des gros plis et des dentelles et nous rions de nous voir comme des filles. Je prends la bannière ; je crois bien que je ne la laisserai porter à Zante que dans les chemins où il n'y a pas des maisons et des gens pour me regarder. Comme nous devons être les derniers avec le barnaquin, presque toute la procession passe devant nous, au coin du cimetière, pendant que nous attendons notre tour de marche. Voilà la bannière Saint-Joseph, rouge, avec tous ceux des écoles, des garçons avec des grands cols, qui tiennent bêtement leur casquette dans leur main, puis les béguines avec les filles, il y en a des toutes petites, bien habillées et crolées et qui tiennent la béguine par la main. Puis, l'Harmonie des Vrais Amis réunis qui joue des airs fort vite malgré qu'on marche si lentement que je vois des musiciens qui maquent deux petites fois leur pied à la même place. Le chef va en arrière pour mieux voir ses hommes et tout en jouant une trompette, il fait aller le bout en haut et en bas, pour battre la mesure. Puis Saint-Roch, une grande èwareye statue d'un laid homme qui retrousse sa robe et montre sa jambe toute nue. Il a un chien avec, qui est aussi laid. C'est des paysans qui la portent sur leurs épaules et il y a quatre rubans qui viennent d'en haut du cadre de la statue et les bouts c'est quatre grandes filles en pâquettes, avec une écharpe verte, qui les tiennent. Et elles rient et cachent leur bouche derrière leur livre de messe, parce que je crois que les jeunes paysans qui portent, leur disent des couyonnâdes. J'ai entendu un qui disait : « Si j'esteu él pièce di Saint-Roch, ji m'trossereu bin pu haut ! > La Confrérie de la Rédemption maintenant. C'est des hommes avec des sâros ou des paletots, et ils disent tout haut l'autre moitié de la prière qu'un homme, au milieu, a commencé. Ils ont tous une sale flambeau avec un petit bout de chandelle à la pointe, et beaucoup d'hommes, surtout les vieux, tiennent leur flambeau allumé tout penché en avant et ça goutte sur le dos de l'autre, devant, et qui ne le sent même pas. On entend chanter très bien. C'est la Congrégation de la Vierge, avec une belle statue qui a une grande robe bleue en vroul, avec des étoiles d'or et une grosse couronne sur sa tête et porte un petit mamé Jésus, tout nu, avec une couronne. C'est des filles qui la portent, ce n'est pas trop pesant, parce qu'on a arrangé beaucoup des bois pour mettre à ses épaules. Elles ont toutes une écharpe bleue et sont habillées blanc. C'est bien beau et elles chantent ensemble une vieille affaire qui va bien : C'est lo mois de Mari-i-ie, C'est le mois le plus beau, A la Vierge chéri-i-ie, Offrons un chant nouveau. C'est le sacristain qui dirige ; il a une grande canne et une cravate blanche, il fait aller son bâton en l'air, de tous les côtés, pour faire le malin devant les curés. Maintenant c'est à nous autres, notre tour. Le gros vicaire me fait marcher au milieu, les garçons avec les encensoirs suivent sur deux rangs, et au milieu d'eux des chantres, des curés, le trombole pour donner le ton, et derrière est le barna-quin. Il est porté par M. le Bourguemaisse qui a mis sa grande fraque, M. Lucas Gardedieu, qui fait une figure terripe tout le temps, le vieux riche M. Lamburquin, et puis un fort grand Monsieur, tout maike et gris, avec deux belles grandes barbes à ses joues et une ligne dans ses cheveux plaqués qui va jusque dans son col à sa hanette ; il a une cravate rouge avec une croix qui pend. On dit tout bas : « C'est Monsieur le Baron ! » Comme il est si grand, il a quand même mis la burtelle à son épaule, alors le barnaquin va tout de côté à cause de ça. Et puis le curé, avec le sacrement, ne marche jamais bien au milieu, et son manteau d'or tout court lui remonte dans la hanette, plus haut que ses oreilles ; ça a l'air bête ça. Les curés et les hommes commencent à chanter. Les curés ont de laides voix comme des pauvres, ils font une bouche de côté ou bien laissent leurs lèvres pas fermées. Mais les chantres sont bien plus drôles avec leurs habits de curé et leurs moustaches, et leur long pantalon qu'on voit en bas de la robe. Ils « doguent » en faisant des gros coups de voix. Le trombole, qui fait semblant de lire les notes sur le petit cahier pincé dans une sorte de peigne devant lui, souffelle toujours la note un peu d'avance pour que les chanteurs ne se trompent pas. Voilà qu'il attaque l'air en poussant et ratirant les tuyaux du trombole comme s'il ne pouvait pas le faire glisser dehors une bonne fois. Sur ce mot là, il y a une si haute note que tous les chanteurs et curés crient comme s'il arrivait un malheur ou si on leur brûlait le derrière. Les paysans qui regardent passer la procession rient, font semblant d'avoir peur d'entendre crier si laid et ils se mettent à genoux, mais un genou seulement en ■ôtant leur casquette et leur cigare. Nous avons été dans tout le village comme ça, et passé dans des petites ruelles où on ne va jamais, où il sent mauvais, où il faut ascohi des flairantes horottes qui viennent des ■écuries de cochons qu'on entend wignî et fougnî avec leur nez par les crèvures des portes parce qu'ils croient que la procession leur apporte à manger. Il y avait deux ou trois autels pour que le curé donne la bénédiction ; un au fond de Houle-Leup, un autre au Trô-Bawette. On voyait encore des vieux tonneaux et un sale camion en dessous, avec quoi ils étaient faits. Pendant que le curé faisait aller le sacrement à droite et à gauche, et que tous les encensoirs faisaient beaucoup de fumière et que les chantres criaient de tout leur plus fort, moi je balançais ma bannière en mesure comme j'ai vu faire hier avec le drapeau des ombâdes pendant qu'ils jouent. La deuxième fois que je le faisais, le gros vicaire m'a venu donner une calotte avec son livre de messe, en disant que j'étais une mauvaise graine sans respect pour notre sainte religion. D'abord ce n'est pas vrai, je faisais ça pour que ça soye plus beau. Et pendant qu'il grognait, je voyais un chantre avec une grosse jaune barbe qui tirait par en dessous de sa robe une grande bouteille plate et buvait un bon coup de pèket, puis la donnait au petit gros, qui buvait aussi, après qu'il avait ressuyé le tûturon avec le milieu de sa main. Il a tout de même pieu un p'tit peu pour que ma tante aye raison, sans doute. Au fond Crahav, voilà des grosses gouttes, un peu d'abord, comme des crachats, puis beaucoup, qui tombent en faisant du bruit dans la poussière. Les filles rient et s'amusent et se sauvent dans les petites maisons des pauvres gens qui restent là. Alors pour le barnaquin et nous autres, on a ouvert une « heûre » qui était pleine de paille, et il y avait des poules qui avaient pondu et criaient kott, kott, kodok d'un air fâché en nous regardant. Il a tombé une lavasse qui a été vite partie. Mais après, on a refait la procession ; il manquait beaucoup des ceux qui étaient dégoûtés et ne voulaient pas gâter leurs bonnes affaires de dimanche et retournaient au plus court par des petits chemins. Le gros vicaire grognait en les voyant partir, puis on est allé vers l'église, il fallait regarder où on marchait, la musique ne jouait plus, les musiciens ascohaient, sautaient, allaient hors du chemin où c'était sec ; nous le faisions aussi, tout le monde, excepté le barnaquin et le curé qui « wavait » dans les brôlis avec ses demi-souliers tout déplaqués. Je m'ai vite déshabillé, j'ai fait une boule avec la robe rouge et la chemise blanche et je l'ai jetée dans un coin de la sacristie. Les autres aussi, et le gros vicaire commence à barboter en voyant ça, mais j'ai faim moi, je ne peux pas chipoter à rependre tout ça en ordre. Chez nous, il y avait des gens venus à cause de la fête et d'un bon dîner. Ma tante Dolphine, mon parrain et les deux amis de mon oncle qui viennent un de Hanzy, et l'autre de Boré-mont. C'est deux gros cinsis, Brénouwart et Minquain. C'est Trînette qui sert, mais ma tante se lève tout le temps et se mêle de la cuisine et des plats parce que c'est elle qui a fait tout, et elle a remis un vieux tabilier bleu sur sa belle robe. Un bon gras bouillon qu'il y a d'abord. Il ne fume pas, il n'a pas l'air chaud, mais Brénouwart qui vient d'en avaler une grande cuiller, commence à tousser, à cracher, il met ses mains à son gosier et à son estomac, ses yeux vont tomber tantôt dans son assiette tellement qu'ils sortent de leurs trous. — Il s'a broulé, li bouyong est chaud qu'arège, dit mon oncle qui a tâché de goûter et a dû reculer sa cuiller. — Beus on cop d'bire, valet, ça l'fret d'hinde, crie Minquain, en remplissant le verre du pauvre Brenouwart qui ne peut pas se ravoir. — Gna rin d'pu traite qui l'bouyong, dit mon parrain d'un air capâpe. — Hoûtez bin çou qu'ji v'dis : Qwand l'bouyong ni foumeye nin, adon c'est qu'il est foert chaud, et qwand c'est qui foumeye... — Alors il est froid, que je dis, moi, croyant avoir bien deviné. — Taiss'tu, p'tite biesse, que mon oncle me dit, tout fâché, pendant que Minquain rie très fort comme dans un cabaret et que mon oncle se retient pour ne pas rire avec. Mais on entend une musique et on quitte la table pour aller à la fenêtre voir passer l'Harmonie des Vrais Amis réunis qui redescend de l'église pour retourner dans leur maison, les musiciens. — Ils gangnet todis ine belle d'journeie, savez, des djous comme houye, dit Brénouwart. — Kimint çoula? — Ils ont joivé V messe âx matin, puis à l'porcèchon. A c't'heure ils vont s't'aller fer on concert él grande sale, et puis bal al nute. — Awet, mains l'fiesse ni r'vint qu'ine feye l'anneye. J'aime todis mix vinde mes crâs pourçais et wangni d'sus qui di m'soffler l'âme foû dè coerps divins leus arèdjats. — D'jan! magne-1'on l'bouli? que tante crie en l'apportant. Nous reprenons nos places et on sert des gros morceaux de bouilli avec un bord de graisse blanche. — Est st' on pô crâs, que ma tante explique. Vola pcquoè l'bouyong esteu crâs avou, mains il est tinre comme ine roseye. — C'est crâs, c'est bong, dit mon parrain qui mange des grosses bouchées de graisse sans pain et sans rien, que sa bouche rasée reluit jusqu'au nez et au menton. — Vochal çou qui va l'mîx avou, dit Trînette en mettant deux plats sur la table. Un est plein de carottes, bien rouges en morceaux tout petits avec de la sauce jaune autour, et l'autre c'est des pommes de terre à la graisse, bien défaites et molles. C'est bon, j'en reprends et tout le monde aussi. On a de la bière, le pot est un peu hordé, ça ne fait rien, il a toujours été ainsi. Mais on aura du vin, tantôt : parce qu'on a chacun un verre tout étroit, puis plus large en haut, avec un pied comme un bloc épais et carré en bas, pour qu'il ne se renverse pas. Mon oncle a été chercher lui-même une bouteille; elle est toute déplaquée d'un côté et le bouchon est devenu un paquet jaune. — C'est dè vix, savez çouchal, dit-il ; qwand m'père enn achta treux cints boteyes a l'vindiclion dè vix Colleye, ji n'esteu qu'on p'tit valet. Mettez tos les verres divant mi, qui ji n'el rimowe nin. D'abord avec le mauvais gros tire-bouchon qui n'est pas droit, il arrache la moitié du bouchon, puis il doit pousser le reste dans la bouteille avec son doigt. — Odez l'bouchong, fait-il, et il le donne à sentir autour de la table. Tout le monde admire ; il est violet foncé et il sent le pourri, ce bouchon, mais on ne le dit pas. On me donne un peu du vin, un demi-verre. — A voss santé turtos, et vive nosse belle fiesse! crie mon oncle ; on choque les verres, moi aussi, en disant : Santé, santé, puis je goûte : Puf ! Hââ ! c'est mauvais, comme du vernis, ça gratte, j'ai mal au cœur et aux dents, je bois vite de la bière dessus et je regarde les autres qui tâchent de le trouver bon et font des drolles de figures comme pour se rappeler quelque chose. — Vos dirîz quasi dè Macong, dit parrain ; j'enri aveus, mains ji n'è beus pus, dè Macong. Les autres hommes ne comprennent rien, je crois, et ils disent tout bas : « C'est bon, c'est foert », puis ils boivent de la bière pour se ravoir. — Ça iret bin avou l'rosti, dit ma tante en apportant ixn long plat où on voit une belle viande toute rôtie brune foncée avec comme une croûte dessus. C'est beaucoup des côtelettes de cochon qui tiennent ensemble. Mon oncle les sépare avec le grand couteau ; elles sont bien cuites en dedans, c'est gris, la viande, et le jus coule partout. — Et vochal ine bonne pitite vette djotte po z'aller avou, dit Trînette, en mettant un plat rond et profond d'où qu'il sort une boule verte foncée grosse comme on haut d'foyan. — Rappoète co des crompires po les cix qu'enn'è maqnet avou tôt, dit ma tante. Et aboutte ossu li pot avou des ognongs, pace qui Vsâce est mutwet on pô crâse. — C'est crâs, c'est bong, répond mon parrain qui ramasse la viande bas de sa côtelette qui lui met de la graisse luisante près des yeux et des oreilles. — Louque on po m'soroche, crie mon oncle, en le voyant. Pah ! i r'glatihe comme on mûr eu! Vos dirîz onke qu'on l'y a sâci Vgueuye divins les ourteyes, et qui s'a d'plaqui d'cèrat. On rie, mon parrain pas ; il est rouge et reluisant et il mord après son os en disant encore : — C'est crâs, c'est bong ! — Djan, nos avans co n'saqwet a magni, savez, crie ma tante; ni lof fez nin trop'. — Qwcind c'est si bon, on s'freut hiy, noss dame, dit poliment Minquain, en reprenant du vert choux et faisant du bruit avec la cuiller pour qu'il tombe sur son assiette. — Ni v'fez nin hiy, valet, qui freus-je di vos hervais don, mi, répond mon oncle. — Eh bin adon, dit Brénouwart, nos allans seûlemint nos fer hoûser. — Awet djan, c'est pu prôpe. Tante apporte un gros poulet rôti, jaune de beurre fondu avec des places de peau croquante. — Qu'en n'è dis-t'on? Est-ce-1'il bai, èdon, dit-elle toute fière. — On n'a moye rin veyou d'pu bai, disent tous les deux cinsis. — Po on bai polet, c'est on bai polet, dit tante Dolphine. — C'est crâs, c'est bong, dit parrain en regardant dans la saucière. Mais Trînette a mis un plat de compote aux pommes près de Brénouwart, et comme il y a des fruits confits dessus, il ne reconnaît pas quoi est-ce que c'est. Il regarde d'une drolle de figure, puis d'un air capâbe il dit : — Avou çouchal il fât del mostâde. Et hors du pot il prend un gros paquet de moutarde sur son assiette. On rie, et mon oncle, qui découpe le poulet, dit : — Ni volez-ve nin on pau del sinouffe avou, çoula l'fret co meyeuse, voss côpott. — Oho, c'est del côpott, ji pinséve qui c'esteut comme del char kihatcheye. — Awet, nos v'jrans magni del dimeye-tiesse po Vdjou del fiesse, savez ! On rie plus fort, et on mange le poulet qui est si fin et tendre. J'ai une cuisse, comme je les aime. Mon parrain a pris le moulin, le hatreau, et le croupion et quatre cuillers de sauce. C'est ses mains, à c't'heure, qui sont aussi mouillées de sauce et il répète toujours tranquillement : — C'est crâs, c'est bong. Enfin, pour finir, voici Trînette avec un melon vert et jaune, tout accroupi et plein de groubiottes qu'on dirait un énorme crapaud. — Hie, vola on sacri gaillard di biloque, crie Brénouwart. C'est on mèlong édon qu'on lomme çoula. J'enn aveus déjà veyou ax bais botiques di Lidje, mains, j'enn n'a maye sayî. Pendant qu'on le coupe, tante raconte qu'il vient de chez le vieux riche Monsieur Lamburquin qui a un grand dîner et avait fait acheter trop de melons ; pour qu'ils ne se gâtent pas, alors sa cuisinière a venu remettre un chez nous. Nous mangeons avec des cuillers en mettant du suc-en-poute dessus. Je regarde Brénouwart, qui ne sait pas et mord dedans comme dans une pomme, le jus coule à son menton, puis voilà qu'il mange un gros morceau de pelure verte qui est dure et mauvaise. Il fait une laide grimace et crie comme un petit enfant. — Ji n'magne nin l'coyaîne savez mi! On rie fort et mon oncle répond : — Pinsîve qui c'esteut on hoquet d'bacong ! Po z'aller avou l'hachisse di toratel — Qwand c'est qu'vo leyiz on p'tit hoquet è voss boque, dit tout d'un coup parrain, et qu'vos rattindez qu'il seuye fondou, adon -c'est crâs, vos dirîz dè sayin. — C'est crâs, c'est bong, que nous répétons tous ensemble en riant. Il ne rie pas, lui. ■—- Et po fini, dit ma tante, vochal on banstai di nos pu bais crottés renglaudes. C'est po d'crâlii noss boque. — C'est portant ine saqwet d'bong, ine bonne crasse boque, dit parrain sérieusement et un peu fâché. Moi j'ai assez, et je voudrais aller à la fête. Alors, pendant que tante est allée à la cuisine, je viens la trouver et je dis : — Tante, donnez-moi un peu des cennes hors de mes pièces que j'ai eues à mes Pâques et qui sont dans votre tiroir pour me les garder. — Awet, po z'aller les k'taper amon les djoweus d'tours, èdon. Allez ennocint, wardez vos aidants po qwand vos serez pu grand, ils v' vireront bin à pon. — Mais tante, il me faut bien m'amuser un peu : c'est la fête, tout le monde y va. — Allez, vârin, vos n'songîz qu'à des biestreyes. Tinez, vola tôt plein des censes; mins n'allouwez nin tôt, savez, ou bin gare à voss sogne. Et riv'nez à timps po heure li café avou les doreyes. — Oui, tante, merci. Et en partant je compte la petite poignée de cennes. Il y a des cennes, des demis, des cinq centimes, et deux à dix ; ça fait quarante sept centimes, presque un demi-franc. Je vais vite sur la fête en tenant dans ma poche mon argent bien serré, pour les voleurs. La rue est toute pleine de gens qui vont lentement en parlant haut. Des filles qui se tiennent par le bras, cinq ou six ensemble, et rient tout clair en écoutant des hommes qui marchent derrière elles en se tenant par le bras aussi, pour pouvoir faire le hardi avec les filles. Et ça sent si bon dans l'air parce que tout le monde écrase les herbes et les fleurs qu'on avait jetées pour la procession. Ça fait une odeur toute douce et un peu triste, parce qu'on ne peut la sentir qu'une fois tous les ans, à la fête. Il y a beaucoup des enfants qui ont une boule avec un élastique, ils la jettent et elle doit revenir toute seule dans leurs mains, comme fait l'homme qui les vend ; mais ceux qui achètent ne savent pas, et la boule retombe toujours ou passe à côté. — Treus bons cigâres ax musc po cinq censes, que l'homme crie, avec une boîte sur son vente, et il tient les cigares écartés,, dans une main comme s'il voulait jouer aux cartes avec. Ça sent comme s'il brûlait de la pommade, mais il y a des grands gamins qui achètent ça et les fument en suçant fort, ce qui fait leurs joues toutes rentrées. — Habeye âx ous, habeye mes èfants, qu'une vieille femme crie près de la rigole. Ce doit être une an'gneuse, parce qu'elle a un mouchoir noir à sa tête et un tabilier noir aussi. Elle a un hamme devant elle ; dessus il y a une grande manne, et une grande planche couvre la manne ; mais on peut lever un morceau de la planche qui a des pendements ; c'est pour prendre des œufs dans la manne. Des numéros sont peints sur la planche et la vieille jette les cartes dessus une à une. Des grands forts hommes sont autour de la manne et ils mettent dix centimes sur les numéros. Quand le hasse de cœur vient se mettre sur votre pièce,, vous avez trois œufs ; quand c'est le roi, on a un morceau de couque, qui est dans la manne avec les œufs. Il y a près du numéro 1, une boîte de blanc fer avec du sel et du poife mêlés ensemble. Tout en jouant encore pour encore gagner, les hommes mangent déjà leurs œufs. Us cassent la hâgne à petits coups sur la planche ; puis, avec leur gros pouce, ils frottent l'œuf pour pèler et comme c'est mouillé, un œuf dur, la crasse des doigts vient sur le beau blanc ; alors l'homme trempe le bout de l'œuf dans la boîte au sel et au poife, hagne un. morceau bas, trempe le reste, hagne encore et pousse encore le petit bout dans la boîte avant de l'avaler. Oui, mais ça fait qu'avec le sel et le poife il y a tout plein des petites miettes, de jaune d'œuf et c'est pas ragoûtant. — Habeye âx ous mes èfants, que la vieille crie, en mêlant ses sales cartes. J'arrive dans le pré de la fête, il est tout bourré de gens qui poussent pour entrer, pour sortir, pour aller d'une baraque à l'autre ou sur les carrousels. Le beau gros carrousel est ouvert et on a presque mal aux yeux quand il tourne, tellement qu'il y a des dorures sur les étoffes, et beaucoup des miroirs qui tournent avec, des barres de cuivre et des ronds de métal cousus sur les draperies. C'est un cheval vivant qui le fait tourner ; on ne voit pas sa tête, cachée derrière l'étoffe qui est derrière les miroirs ; on voit son corps et ses pattes, et là où il tourne toujours, il a déjà écrasé les herbes et fait un petit sentier tout dur. Je monte sur un cheval blanc avec des taches grises : un autre garçon voulait me pousser bas, pour avoir ce cheval,, mais je m'ai tenu fort à la barre de cuivre. On part et l'homme qui est avec le cheval s'est fâché dessus et l'a frappé, en jurant et courant avec : alors le carrousel tournait si vite que j'avais peur, surtout quand on passait devant le gros orgue avec des trompettes, et tromboles, et tambours, qui fait tant de bruit qu'on devient sot. J'étais tournisse quand c'était fini et je n'ai pas eu fort bon, je ne m'ai pas amusé et il m'a fallu donner cinq centimes. Allons à Mareye, c'est meilleur marché et puis si on fait « raws », on va un tour pour rien. Et puis on peut pousser poulie faire tourner et quand il est bien « énondé » on fait le reste du tour pour rien. C'est ainsi que je commence, il y a justement un cheval en dedans qui n'a personne pour pousser. Alors, je prends un air hardi, il faut ça avec elle, et je dis à Mareye qui tricote un bas rouge en surveillant le carrousel. — Mareye, dji m'va tchôqui là, wisse qui mâque ine homme. — Awet, va fanai-cou, tchôque qu'arège, tchôque tu l'âme fou dè coerps. Je vais près du cheval et j'attends un petit peu, pendant qu'elle va lever les cennes de ceux qui montent sur le tourniquet. Dans une barquette, il y a une petite fille avec un tout petit enfant sur ses genoux ; il ne comprend rien et regarde ; de tous côtés, il va avoir mal au cœur tantôt. Des plus grandes filles et des garçons montent sur les planches étroites où qu'on reste debout avec ses pieds sur deux petites places de bois. Ils prennent le sticha qui est dans un trou de la planchette et ils frappent avec sur la barre de fer où ils se tiennent, pour faire « raws » tantôt. — Hallai-ay-ay ! ! En avâ-â-â-ang ! crie Mareye quand ils ont tous payé ; alors nous poussons, nous, les gamins aux chevaux d'en-dedans, cela bouge un petit peu, puis plus vite, puis nous galopons en nous tenant au derrière du cheval que nous poussons. — Tchôquiz pu reud sacri n. d. D... que Mareye crie encore; quoè est-ce po dè pourris tchings don çoula ? Mais Tchanchet a déjà tourné le fer avec les anneaux, on entend strouki les stichas contre la plaque de fer. Et tout d'un coup une fille crie « raws ». Alors nous, vite, nous sautons sur notre cheval, car nous allons pour rien pour le reste du tour, et le carrousel tourne encore assez longtemps pendant que Tchanchet crie : — Les onnais, rindez les onnais, et qu'on les jette en passant dans ses mains ou à terre. — Halte ! volez-ve arrester bin vite li tour, crie Mareye, frawtigneux di mes deux c... qui v's'estez. Et elle empoigne la chaîne, qu'il pend une barquette après, et la retient si fort que'la barquette revient en arrière, et que le carrousel s'arrête presque tout d'un coup. Nous n'avons pas peur, elle crie toujours comme ça, pour s'amuser. Bon, voilà qu'il pleut encore tout d'un coup ; les gens se sauvent dans les maisons et dans la baraque aux frites et le carrousel est presque tout vide maintenant. Alors, moi, j'ai une bonne idée, puisqu'il n'y a presque plus personne, peut-être que je pourrais plus facilement faire « raws » et aller encore un coup pour rien. Je monte sur la petite étroite planchette et je prends le sticha, puis je paie une cenne à Mareye quand elle vient lever l'argent. Elle me reconnaît et dit : — Hie, Diâle mi stronle, çoula va bin, si les tchôqueux div'net des kandes, nos n'mourrans nin à Raikem! On tourne, et quand j'arrive devant les anneaux, qu'est-ce que je fais, moi, pas bête ? Je me laisse aller en arrière le long de mon bras gauche qui tient la barre. Comme ça ma main droite reste un peu plus longtemps avec le sticha devant les anneaux, et ainsi je peux lûner et herrer mon strouck dans un rond. Voilà que j'ai déjà un au premier tour ; je le retiens avec mes doigts serrés autour du morceau de fer-blanc qui est avec. Au deuxième tour je n'en ai pas, j'ai seulement touché un qui s'a retourné en haut. Je regarde si les autres en prennent, mais il n'y a qu'un garçon si petit qu'il ne vient pas assez haut pour toucher les anneaux, et puis une grande grosse fille qui rie et frappe sur la barre aux anneaux, en passant, avec son sticha, parce qu'elle sait bien qu'elle est trop bête pour en prendre. Troisième tour, je lûne, je sens que ça résiste, j'ai bon, c'est encore un anneau, je crie «raws » très fort et je ne rends pas les anneaux tout de suite, parce que peut-être on ne voudrait pas croire que c'est moi qu'a « raws ». — C'est moi qu'a « raws » que je crie en montrant bien les deux anneaux quand je passe devant Tchanchet, puis je les jette au tour d'après. Je vais aller maintenant un coup pour rien, j'ai bon. Et quand Mareye vient pour les cennes, je lui dit déjà d'assez loin : — Mareye, c'est moi qui a fait « raws ». — Awet djan, c'est vos, nos l'savans bin N'avisse-t-il nin à c't'heure ! Le coup d'après, c'est encore moi qui le fait, « raws », et encore après, bien dix fois de suite. Je suis si content, je sens ma figure toute chaude et rouge, et, entre les tours, je me joue des airs avec mon sticha sur la barre de fer où que je me tiens. Comme je me rafie d'aller raconter ça. Oui mais, est-ce qu'on me croira, excepté Zante, qui écoute toujours ce que je lui dis. Il ne pleut plus maintenant, il revient des gens sur la fête et voilà un grand garçon qui vient se mettre derrière moi à l'aùtre place sur la planchette et quand il voit que je vais prendre un anneau, il remue fort avec son corps, ça me fait balancer, je n'ai pas d'anneau, mais lui bien, il fait encore ça à l'autre tour, je n'attrape rien et lui a «raws ». Je voudrais le battre, mais il est beaucoup plus grand que moi. C'est un paysan avec une ronde casquette. Alors je vais le dire à Mareye qui répond : — Tchesse-li quéquès bouffes à l'gueuye et herre-li Vtiesse inte les deux spalles, et elle rie avec ses dents noires et grises. Je m'en vais, je m'embête là, et je vais à la baraque aux frites. Je voudrais bien entrer, mais je n'ose pas, peut-être que les garçons tout habillés blanc ne voudraient pas me servir en croyant qu'un petit gamin n'a pas pour payer. Et puis on voit des figures dans toutes les loges, mais je ne sais pas si elles sont pleines, car les gens aiment bien de prendre la bonne place de la loge d'où qu'on peut regarder dehors, tout en mangeant, parce que, quand ils se bourrent de frites, ils ont encore meilleur de voir passer ceux qui ne se bourrent pas. Au comptoir devant, il y a une femme qui remplit les petites assiettes de frites pour les garçons qui crient de loin « Six russes ! » ou bien « Russes, trois ! ». Elle a un grand pureu tout rempli et avec une petite houmresse elle met d'un coup juste ce qu'il faut pour une portion, puis elle prend à côté d'elle une boîte de blanc fer pleine de sel qui sort par les petits trous du couvercle, comme d'un arrosoir, et après qu'elle a salé le « russe » elle remet la boîte en la frappant fort sur le comptoir, on ne sait pas pourquoi. Les garçons attendent et savent si bien arranger les assiettes qu'elle leur donne pleines de frites, qu'ils font comme un paquet sur leur main avec huit ou dix « russes ». Au milieu de la baraque, sur une grosse cuisinière on fait les frites dans quatre ou cinq grosses marmites qui fument. Il y a un homme avec une grande houmresse qui les balance lentement pour faire tomber la graisse, puis il les met dans une autre marmite où elles recommencent à triboler. C'est ça qui les fait si bonnes, plus meilleures que les celles qu'on fait dans les maisons ; c'est ça et pas parce qu'on les met cuire dans de la graisse de mort, comme Trînette le raconte pour me dégoûter. Je prends une pièce de cinq centimes que je donne à la femme, alors elle tire le sachet de papier jaune plié en coin qui était au-dessus d'une rangée, vite elle prend ce qu'il faut de frites avec sa houmresse, et les laisse glisser dans le sachet, met du sel, fait ping ! en remettant fort la boîte, et me donne le petit paquet tout chaud. Il y a trop de frites, ça va tomber hors, j'appuyé tout sur mon ventre, et je commence à croquer les bonnes frites en me promenant dans tout le monde, et en faisant du vent entre mes dents quand j'attrape une trop chaude. Et j'arrive à une baraque que je n'avais pas vu faire, et qui est sans doute venue encore après Mareye ; elle est toute petite en toile mouillée noire, mais, devant, on a planté deux hauts piquets qui tiennent une grande peinture. On voit représentée une femme énorme qui met son pied sur un tabouret en montrant un gros mollet, et on a peindu aussi des gens qui regardent ça, un homme habillé à général, un évêque violet, des mon-sieurs avec des buses et des fraques et des belles madames avec des larges crinolines et une toute petite ombrelle. En dessous de la grande peinture, on a écrit : « Miss Angelica Harlington de New-Orléans, Amérique, la Beauté Créole, la femme la plus grosse du monde. Poids: 387 livres, tour du bras 37 centimètres, tour du mollet 64 centimètres. Concurrence impossible. Messieurs les spectateurs des premières places peuvent s'assurer par eux-mêmes de la vérité des chiffres indiqués. Un homme avec une longue canne, frappe sur la peinture, qui tremble, pour mieux donner des explications ; il parle, il parle tellement, et si vite, et comme en chantant qu'on ne comprend plus ce qu'il raconte. Et quand il a expliqué que « la personne est vivante », « qu'elle est charmante », « qu'il n'y a pas de truc », « qu'on peut toucher », il crie encore : — Interrogez les personnes qui sortent de laloge,c'estencore la meilleure réclame. Puis voilà deux paysans avec des sâros qui viennent hors de la baraque, avec des figures rouges et des p'tits yeux tout contents, et l'homme leur crie : — N'est-ce pas, Messieurs, qu'il n'y a pas de tromperie, et qu'on en a pour son argent ? Les deux paysans sont d'abord embêtés qu'on leur parle comme ça pendant que les gens rassemblés les regardent. Alors le plus vieux répond : — Awet, awet, c'est foert bai. Po mes cinq censes ji l'a k'pici d'tos les costés. On rie, Hâ-hâ-hâ, et des autres hommes entrent. Moi, je n'irai pas ; comment peut-on donner des cennes pour voir une grosse femme ? Moi, quand je rencontre la grosse Tatenne — et ça ne coûte rien — je suis déjà dégoûté. Elle a des estomacs gros et moflesses qui barloquent sur son ventre, et son ventre barloque presque sur ses genoux ; et derrière, tout barloque aussi, qu'on croirait voir toutes les vessies de cochon soufflées de vent qui pendent ensemble au bois de l'homme qui vient dans les maisons pour en acheter et faire des bourses et des « blakes » à tabac avec. Je vais retourner chez nous à c't'heure. Et je reviens vers la maison lentement en cherchant encore si je ne peux pas m'amuser à quelque chose. Il y a, un peu sur le côté, sur la route, un petit rassemblement d'hommes, rien que des hommes déjà vieux avec des barbes ; pas des gamins ni des jeunes paysans. Je viens tout près, je ne vois rien, ils sont tous serrés-ensemble. Mais je me pousse un peu, puis encore un peu dans toutes les jambes. Je ne vois rien, mais j'entends une voix qui répète souvent : — Au mi'yeu, Messieurs, toujours au mi'yeu, c'est là qu'on gagne. Puis après, on entend jurer en wallon et tout le monde se remue. Alors je peux avancer et j'arrive tout près d'une table toute petite, pas plus grande qu'une tarte, et elle a trois pieds tout minces qui se replient en dessous. Tout près, il y a un homme avec une barbe noire ; il est habillé comme un paysan, mais il est si mince et pas fort et il a des grands doigts tout fins, ce n'est pas un vrai paysan je crois. Il fait un tour avec un long nâli de cuir ; le nâli est large comme un doigt et bien deux mètres long. L'homme le plie au milieu, ça fait un petit rond, puis il plie cet anneau et fait tourner les deux longs bouts autour, puis il fait de temps en temps un autre pli qui fait un nouveau rond. L'homme continue en disant : — Au mi'yeu, Messieurs, pour montrer que le premier rond reste au miheu du long cuir qui est maintenant tout roulé sur lui-même. Alors il offre un grand clou en disant aux paysans de mettre la pointe dans le premier des plis, parce que, quand on attrape le bon rond et qu'on tire les deux cuirs ensemble, le clou reste pris dans le pli et alors on a gagné. Mais il faut d'abord mettre un franc sur la table, l'homme ne veut pas moins et il dit non quand des paysans veulent parier un demi-franc ou des petites cennes. Et je vois que quand un paysan met le clou où qu'il croit gagner, alors l'homme tire les cuirs et ils viennent tout à fait dehors, et le paysan reste avec son clou piqué dans la table vide, il a perdu et il jure aux n. d. D. et les autres aussi et ils disent : — Houbert l'aveut portant bin stichi è mitan, et il d'vève wangnî. Mais l'homme recommence, et comme il est fort grand, il regarde avec des méchants yeux par-dessus les paysans à droite et à gauche ; quand il a roulé les cuirs il dit encore : —1 Au mi'yeu, c'est là qu'on gagne. Et un paysan qui a déjà perdu plusieurs coups, met encore une pièce d'argent en la frappant fort, prend le clou et l'enfonce presque outre de la table en jurant, puis voilà qu'il a encore perdu. Il est si fâché qu'il met son poing au nez de l'homme et crie : — Ji t'va fer apougni, voleur, rattinds on pô. — Monsieur, ici on joue honaîtrement, que l'homme répond, mais il me semble qu'il a tout le même peur. Alors il recommence encore, et moi, que ma figure est justement près de la table, je regarde très bien ses mains pour savoir comment il fait. Et je vois qu'il fait le premier rond, le bon, en pliant le nâli en deux ; puis, pour rouler, il tourne avec sa main droite, et pour le retenir qu'il ne se déroule pas, il met sa main gauche dessus. Alors j'ai vu qu'avec son pouce de sa main gauche (il met l'autre main devant) il défaisait le bon rond en l'écrasant et en faisant deux autres qui étaient mauvais, car les paysans étaient attrapés, tandis que le bon anneau était tout petit et étroit, maintenant. C'était un truc qu'il avait et je n'osais pas le dire, je ne connaissais personne. — Allons, à qui le tour, qui veut essayer? Au mi'yeu c'est le bon. Les hommes regardent et n'osent plus, quand tout d'un coup l'homme met vite son rouleau dans sa poche, et, aussi vite, il prend la planche de la table, la pousse sous son sâro, et les trois pieds se mettent ensemble et font une grosse canne. Et l'homme nous pousse, fait quelques pas vite, puis fait comme un paysan qui se promène sur la fête. Presque en même temps je vois passer M. le commissaire de police de Borémont avec ses grosses moustaches et son beau képi tout brodé d'argent ; notre garte-champette est avec et a l'air de lui expliquer des affaires. Je pensais que le paysan volé allait aller trouver le commissaire, mais, sans doute parce qu'il n'aime pas à être mêlé avec la police, il ne fait rien, et continue à parler avec ses amis, et à montrer son poing fermé du côté que l'homme aux cuirs est parti. Il y a encore tant des gens sur la fête que je voudrais bien rester encore longtemps et m'amuser ; mais je suis fatigué, j'ai mal mes pieds et un peu à la tête aussi à cause du bruit. Revoilà la femme avec sa manne et sa planche dessus avec des numéros. Il n'y a tout près d'elle que des tout petits enfants qui n'ont pas d'argent pour jouer, et la regardent dans la bouche pendant qu'elle crie : — Habeye âx oûs ! Treus oûs po l'hasse di cour, et po l'roye on bai gros boquet d'coûque! Si je jouais ? J'attends longtemps avec ma pièce de cinq cennes qui est toute chaude dans ma main. Et tout d'un coup je la mets, avec un coup de poing, sur le numéro 4; j'ai frappé si fort, mais sans le faire en exprès, que tout le bazar remue et tremble. — Djans donc ! èwaré vormint qui v' s'estez, dit la vieille avec colère, mais elle a bon qu'il vient quelqu'un jouer. Elle mêle les cartes, elle me fait couper le paquet dans sa main et jette. Au premier tour le roi de cœur vient au numéro à côté ; je suis fâché, mais quand elle recommence voilà le liasse sur le 4 ! Je sens un petit tremblement comme si une gouttière me coulait dans la hanette, puis je deviens rouge et j'ai chaud près des yeux. — Habèye, il a co n' feye wangni, crie la vieille pour attirer les gens. Treus oûs po l'liasse di cour, treus oûs po 1' bai jône homme. Et elle lève la planchette et me donne trois œufs dans mes deux mains. Et elle recommence à mêler les cartes pour continuer à jouer. Mais moi je m'en vais avec mes œufs ; je ne vais pas aller les manger là, est-ce pas, et les pousser dans le potiquet au poif et au sel avec des miettes de jaune. Je rentre dans notre maison. Ils sont toujours à table, à la même place, mais ils ont bu le café et mangé des doreyes, et maintenant on va souper, car je vois qu'on a ôté les assiettes du café avec les pièrrettes des cerises et des prunes, et les jattes renversées dans les plateaux. Et on apporte des propres assiettes; je vois, sur la petite table à côté, notre énorme jambon avec de la gelée tout autour. Mon oncle a demandé tout ce qu'il faut pour faire la salade, il écrase déjà de la moutarde dans de l'huile en tourniquant bien lentement pour qu'elle soye bonne, la sauce. Quand on me voit, on barbote naturellement. On demande de tous côtés d'où est-ce que je viens si tard, qu'est-ce que j'ai fait, et tellement des bêtes questions à la fois, que je crie tout d'un coup pour ne pas répondre : — J'ai gagné trois œufs au hasse di coûr ! Alors les deux fermiers Brénouwart et Minquain rient un gros rire comme dans un petit cabaret. — Bin voWa gaye avou ses treus oûs ! qu'ils se répètent en se donnant des coups de poing sur l'épaule. Alors je vois sur la cheminée quatre ou cinq vides bouteilles de vin et celle au vieux pèket aussi. Je vais près de mon oncle et je mets un de mes œufs près de son verre en disant : — C'est pour vous ; mettez-le dans la salade si vous voulez. — Nonâ, nos âriz par trop bon di loffer tes flairantes cocognes, répond-il en riant. Je donne un à tante qui le coupe en deux et prend les morceaux pour mêler à sa salade. Le troisième, j'attends que Trînette vienne ; elle apporte des pièces de pain coupées en deux. — Trînette ! que je dis, et je lui mets dans sa main. Elle est contente et dit : — A todi bon coûr, li p'tit. — Oui, que je dis : et puis je n'aime pas les œufs durs, quand il y a des meilleures affaires. — I n'est nin co si biesse, que mon oncle dit alors aux fermiers qui tiennent déjà leur couteau et leur fourchette la pointe en l'air en attendant qu'on attaque. Tante a apporté le jambon et elle pêle un gros morceau de gras de trop et il en reste encore beaucoup, allez, aux grosses tranches qu'elle nous jette sur notre assiette ; mais parrain a déjà stichî de loin cette pelure de graisse et il la mange comme un quartier de poire. Et on passe la salade ; chacun la remêle encore un peu avant d'en prendre, sans doute pour que sa part soye encore meilleure que la celle des autres. Quand on a déjà beaucoup mangé, et qu'on reprend toujours du jambon et de la salade et des pommes de terre rôties dans la pêle, et puis qu'on va se remettre à rattaquer les doreyes et les rondes-tartes pendant qu'on entend tout le temps, boum, boum, boum, boum, de la grosse caisse du beau carrousel, Brénouwart voudrait bien dire quelque chose pour faire l'honnête, et dire merci pour les bonnes affaires. Il ne sait pas quoi faire, puis il crie à Minquain : — Edon compère, qui c'est st'ine belle fiesse? — Oh! po çoula, vo l'polez bin dire, c'est vreye, on z'a rârz-mint veyou ine si belle fiesse. — Vo veyez bin èdon. A c't'heure, nosse dame, et vos st'ossu, noss maisse, à vosse santé, savez, et vive li belle fiesse! On crie, on boit, puis on continue à se bourrer. =111111 = llllll ♦ liiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiimiiiiii T voilà, paraît. L'autre jour, que c'était un samedi, il avait v'nu une carte-correspondance qui disait que mon oncle et ma tante devaient aller vite chez une nèveuse qui est malate et que moi je ne la connais pas, c'est des enfants d'une autre sorte que la mère de mon oncle avait eus d'un autre remariage. C'est Trînette qui resplique ça comme il faut, quand on demande de quoi et comme. Alors ils sont partis vite et ils ne reviendront que demain peut-être, parce que c'est un village rètrôclé fort loin dans les Ardennes, il n'y a pas de convoi pour y aller, il s'arrête à des heures trop court, et on monte encore dans un vieux jaune char-à-bancs, puis un bon morceau à pied. Peut-être que je m'aurais amusé d'être tout seul avec Trînette et de jouer à faire le maître. Mais voilà que quand les vrais maîtres sont partis, Trînette me dit qu'elle veut aller passer la soirée chez sa sœur où qu'il y a une fête et qu'elle veut danser, puis rester la nuit là. — Alors, je vais avec, que je dis, déjà tout content. — Nona dai, qu'elle répond, on n'vout nin les p'tits valets d'vins ces affaires-là. Vos vinriz djainer. — Oui, mais alors je ne veux pas rester ici tout seul dans cette grande maison toute vide. J'aurais trop peur, moi, avec rien et personne et si les voleurs venaient... — Hoûtez, ji va s't'aller amon Djôr, chai tôt près ; mutwet qu'ils v'prindront po on djoû ; vos djowrez avou Zante, vos ârez bon. — Allait, allait, que je dis moi, et je voudrais que ça aille ainsi. Elle y va, et à la vespreye, Zante vient me faire des signes devant la barrière pour que je vienne avec lui. Trînette va justement partir, elle a mis ses meilleures affaires, je crois que je sais pourquoi : attendez, je l'dirai tantôt. — Allez amon Djôr, allez à c't'heure, qu'elle me dit, et tinez-ve à gins, savez là, n'allez nin fer l'foersôlé et comme li ci qui n'sé s'kidure, comme ine esbaré ou on grand jâgau. — Je ne peux mal, que je réponds. Pourquoi qu'elle vient me dire cela, au moment où que j'vais pour m'amuser. Est-ce pas ? Et elle justement qui s'a toute gaillottée pour tâcher de hanter avec Colas Lignerou qui la couyonne' en disant par derrière qu'elle est une « vîle souweye ». — Arrive, valet, dit Zante, en me voyant, nos allans nos amuser ki poz assoti. Vins è noss mohonne, il y fait ossi bai et ossi bon qu'amon vos autes. Il croit ça lui, mais ce n'est pas vrai, sa'ez-vous. C'est les p'titès gens qui pensent comme ça parce qu'ils ne savent même pas ce qui est bon et ce qui est beau. Il est tout fier, Zante, et il fait le maître pour me montrer comment c'est dans sa maison. Je le savais bien d'abord. Car j'ai déjà v'nu des fois quand c'est que j'étais avec ma tante ou Trînette qui devait dire quèque chose à la femme Djôr. C'est une petite vieille maison jaune, qui a un toit en paille grise et des crevures dans les murs, mais Zante dit qu'elle est faite solitte quand même. Il y a deux places, une plus grande devant avec la porte, mais pas de colidor, quand on ouvre on voit ce que les gens font, tout de suite comme ça, surtout quand ils mangent. Dans un coin, près du poèle-plate-buse avec un rond couvercle qu'on ôte pour cuire l'amanger, il y a une halette presque toute droite pour aller en haut. Et par la petite porte avec des carreaux, qui est là aussi, on va dans une autre place pas si grande, où il y a toutes sortes d'affaires (des habille- ments et de la houille et des brosses, des seyaux et des pommes de terre en gros tas et tout ce qu'il faut dans le ménage.) Dehors, en tournant autour de la maison qui est toute seule, on voit d'abord une petite cahute pour je sais bien quoi, puis une écurie de cochons où il y a une vieille troye et des cossets ; c'est un p'tit bâtiment tout bas, avec un toit penché, en planches et des ferrailles que nous montons dessus, Zante et moi. Et quand il a plu, ça est glissant, et nous « ridons » jusqu'à terre, en tombant sur not' c... Après quoi, nous remontons sur le teûtai en frottant nos fesses et nous recommençons à « rider » sur les clous de nos semelles, pendant que le troye wigne de peur, elle croit que c'est le bon Dieu qui fait aller le tonnerre, parce qu'elle loffe toujours les plus laides et les plus sales affaires... A côté, c'est une encenne qui n'est pas à Djôr tout seul, que son voisin, qu'a deux vaches, y apporte la sienne aussi. Il y a des vieilles affaires, des vieux morceaux de vieux meupes et un hopai de trigus, où que je me raffie d'aller jouer dessus, parce que dans les trigus et les vieilles affaires, les garçons trouvent toujours toutes sortes de choses amusantes que les autres gens ne voient pas, parce qu'ils sont trop bêtes, sans doute. Mais on va manger, je crois, et nous n'aurons pas le temps de commencer à jouer dans les trigus aujourd'hui. Ça sent bon la poteye, je reconnais que c'en est, même que je n'ai pas été près de la marmite. Et le père de Zante revient justement avec sa casquette noire qui fait une pointe sur un côté, son paletot avec des manches trop courtes, des petits outils qui sortent de sa poche avec le bout d'un jaune mètre, et, en dessous du paletot, il y a un sâro à carreaux roses et bleus, comme un ouvrier de la ville et pas d'ici. Zante court au-devant en dansant et criant : Papâââ ! Papâââ ! puis il revient avec lui en le tenant par la main et en sautant tout le temps. Moi, je marche derrière, on ne me dit rien et nous entrons. La table est mise, il y a, veux-je dire, quatre fourchettes de fer que les dents, à la pointe, sont presque l'une sur l'autre ; il n'y a pas des assiettes ni nappe, mais quatre verres à bière à gros fond, et puis un demi-pain. Noua prenons des chaises, mais je ne sais pas où il m'faut aller. Mettez-ve là, mi p'tit valet, que la femme Djôr me dit ; je suis entre elle et Zante, et Djôr est devant moi. Pour ne pas me faire remarquer, je tâche de faire comme les autres, et je vois que tous les deux ont empoigné leur fourchette comme un manche et frappent sur la table avec, en chantant, pendant que la femme, avec une houmresse, tourne et retourne dans la marmite sur le feu. Djôr n'a presque pas bu des gouttes aujourd'hui, en remontant la route avec ses camarades. Il est de bonne humeur et il a dit à Zante : — Allait, valet, chantons noss t'âgne : «Noss t'âgne aveut les qwatte pids blancs » (bis). Puis, après je croyais qu'il allait dire : « A l'âgne, ni vindans nin noss t'âgne », comme quand je chante ça avec Trînette, qui me l'a appris. Mais non, Djôr et Zante continuent en criant fort : Et l't. d. c. tôt neûr, Tôt neûr, tôt neûr, (bis) Tôt neûr comme dè chêrbon ! Je rie moi, c'est plus drolle ainsi, mais je n'oserais pas l'attaquer ainsi chez nous. La femme Djôr rie aussi et met au milieu de la table un grand plat rond et profond comme une aiguière où qu'on se lave. C'est tout rempli d'une poteye qui fume et qui a de la bonne sauce grasse au lard. On voit les pommes de terre défaites et les ronds de carottes bien mêlés, ça doit être bon. —- Rattindez co on moumint, ji vas k'teyi l'iârd. Et elle prend le gros morceau de lard tout tendre qui a cuit avec, et qui tremblait sur la poteye ; d'une main elle l'empoigne, de l'autre avec un couteau elle le coupe contre son pouce en crêtons qu'elle mêle avec sa fourchette et son couteau. — Allait, à c't'heure, dit-elle. Et Djôr pique le premier un gros crêton, l'avale, puis fait des hopais de poteye sur son étroite fourchette. Il sait faire des grosses bouchées et piquer les plus énormes pommes de terre. Il ouvre une bouche si fort et la remplit toute, qu'il ne peut plus parler. La femme et Zante et moi nous prenons aussi, comme nous pouvons. Moi je prends toujours au bord juste devant moi, parce que je crois que c'est plus « comme il faut » ainsi, et je veux qu'on voye que je suis mieux ak'levé qu'eux. Je suis comme il faut, moi ! Mais un homme vient, il dit bonsoir et s'assied; c'est un ouvrier avec une barbe grise. — Aha, c'est J'han d'Angleur, dit Djôr. Ki gria-t-il? Vousse magni avou noss autes ? — Nenni. — Poquoè donc ? que la femme dit. Ni seyiz nin si grandi-veux. N'avez-ne nin faim ? N'aimez-ve nin l'poteye ? — Mi? Si v'volez, ji v'magn'ret tôt voss plat (*), que l'homme dit, et il se lève et il s'en va. Quand il est parti, nous rions parce qu'il voulait manger tout et pas partager. Djôr dit qu'il est une « dimeye-tiesse », un « esbaré » qu'on ne sait jamais ce qu'il veut. Ainsi aujourd'hui il a venu ici, il n'a pas dit pourquoi, puis il est parti tout fâché. Voilà qu'on a fini le plat de poteye à force de stichî tous ensemble avec sa fourchette. On ramasse encore en grattant, ou avec des morceaux de pain. Moi je fais ça juste devant moi en prenant le gras qui est ma part, est-ce pas ? Mais Djôr avec son croûton, il fait des ronds et le frotte dans la place des autres aussi, on n'ose rien dire. Et alors Zante se met à faire pareil en grattant partout, alors moi je le fais aussi, et nous frottons tous les trois que nos fourchettes s'attrapent, les croûtons tombent et Djôr vole celui de Zante qui se met à crier ; alors la mère prend le plat et dit : — Djan, ni fans nin co comme les pourrais qui s'kibattet po n'bècheye. —- C'estent m'crâs et m'croston, crie Zante. — Volez-ve des ragognasses so vosse plate liesse? qu'elle lui (*) Authentiques : le nom et la réponse de ce maboule!. dit. Et vos, Djôr, allez-ze doermi, vos nriavez mésâhe. Nos montrons torate, après qu'j'âret r'mettou à pon et pégni li p'tit. — Et m'tenne di chaute aiwe donc, répond Djôr, n'ad-ju nolle ? C'est semdi portant, on lave tôt. — Dimin, tôt â matin, ji so trop nâheye à c't'heure. 11 monte lentement la halette en maquant fort ses pieds ; elle a pris une coquemare d'eau chaude et un bassin et renettoie les affaires du souper, les fourchettes et la marmite et tout. =111111= llllll iiimiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiimmmiiiiiimiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiii i. Préface..................................................7 II. PETITE MORALE EN ACTIONS. I. I'ne faut pas jouer avec les allumettes..................25 II. Faut apprendre à manger de tout......................27 III. Les deux de chez Mohette............................29 IV. Apprenez bien à l'école..............................31 V. Vendition..........................................34 III. QUAND J'ÉTAIS P'TIT. 1. Mon bon nouveau gros paletot..........................41 2. Habie, on tue le cochon................................49 3. Pour les voleurs......................................57 4. Le gros vicaire........................................67 5. Tourner les oiseaux..................................75 6. Quelle bonne sirope !..................................85 7. Faire faire mon portrait..............................93 8. Mal mes dents....................101 9. Bai èfant......................111 10. J'écris une belle lettre................119 11. Bribeux.......................127 12. Le jour de mes Pâques................137 13. Pailter.......................149 14. Batte les coqs....................157 15. Vive la fête !....................I67 16. Chez des p'titès gens.................197 ♦