LES CONCUBINS Il a été tiré de cet ouvrage 30 exemplaires sur japon, signés et numerotés au prix de 20 fr. 1'un. N° 8 CAMILLE LEMONNIER LES CONCUBINS LA GLÈBE — UN PÈLERINAGE LES PIDOUX ET LES COLASSES ILLUSTRATIONS DE FERNAND FAU PARIS ED. MONNIER, DE BRUNHOPF ET C*«, ÉDITEURS 10, RUE DES VOSGES, 10 1886 COLLECTION NOUVELLE Audax et tenacem LEMONNIER PARIS 1885 Ed. MONNIERE Et Cie, ÉDiTEURs, 16. rue des Vosges LES CONCUBINS Au poête Émile Verhaeren. Une après- midi ven- teuse d'avril, dans le bour- g e on n e ment pale des liaies, on vil dcscendre du bois qualre hommes qui en portaient un autre, tous noirs parmi ce paysage de pluie et de nuées , sans qu'on put les reconnailre; et ils allaient tres lentemcnt,4 LES CONCUBINS grandissant è mesure. Comme il& approchaienl des mai- sons, une femme qui balayait Ie pissal de sa vache au puisard, s'écria : — Tiens! Lossignol ! c'est-il qu'iJ est foutu? M.iis 1'un d'fiux remua la tête : — Cor pas! Et tous quatre avaient du sang aux mains, a cause de I homme qu'ils amenaient, blessé. Ie crane ouverl Vussi- lót la nouvelle se répandil : de loin, des gens, appuyés sur leur hoyau, regardaient, vagues dans I, déroulemenl infini des champs; et d'autres, sur les seuils, avincaieöl la tete, avee drs yeux de b(Buf curieus el vides. La- haut, sur Ie versant, un pignon paisseJé d'une vigne sapercevait au bord d'un sentier, entre des toits feutrés de vieux glui, plus misérables. Ils passeren! un ponl monteren! Ir sentier, el toul a coup deux bras s'ouvrirent sur Ie ciel, comme une cruix. - M' n' homme! Ils ne répondirent rien et continuèrent a marcher en sueur, accablés par Ie poids. Alors Flavie les précéda les epaules tournees vers eux, avec des san,luis qu'nn cntenditde laplaine, el au moment oü ils entraiènl enfin elle nul ses bras sous les reins de Lossignol, qu'elle aida •' coucher dans Ie Ut. A présent ils soufflaient, séchanl leur fronl du revers de la main, gènés par cette douleur, e comme a pleinê gorgê (die se roulait sur I,. corps Ie plus vieux expliqua l'accident. lis Iravaillaiml dans la C0üpe quand un cri était parli : quelque cbose avait dé- gnngdé des hautes branches d'un hêtre, la tête en avant Feut-être un étourdissement 1'avait pris ou un coup de sang, car il connaissait son métier; et aplati contre terre unlarge tröüparoü coulait sa vie, ils l'avaient ramassé tres doucement. Le coup avait été rude, mais avec un pareil coffre, il se remettrait; dans quinze jours plus n'v paraitrait. J lLES CONCI liixs 5 Des roisina eriauïte conaeillèrenl a Flavie d'appliquer deacompreaaead'eauvinaigrée; el Ie vinaigremanquanl elle baigna la plaie d'eau fraiche, aimplement. En même témps un enfanl se lancail par la pente, en quèlè du re- bouteur, un berger qui savail des secreta, aidait les trachea a veler el aaignail les créatores. Bi au boul d'un quarl d'heure, il arriva, tres hant aur.de maigrea fumerona, taciturne el aournoia. Maia déja, Martin Loaaignol avait repna connaiaaaoee, Lea yeus m .rta, ragiaaanl mmmc un petit enfant, aoua la plaie chaude qui s'égouttail du sin- ('TU|: maintenanl plus lente. La chambrée oxpulsée, Kinkin, qui étail Ie Bobriquet du berger, par allüaion a srs in,is apitta noira, touj.....s sur sea talona, examina la bleaaure, lil un aigne dr croix par-deaaua Ie lil. Bnale- menl déclara qu'il ne pouvail rien, la cervelle étanl a nu. Flavie aloraparia du médecin; maia il baussaleaépaulea, remuanl sa lippe chevaline avec dédain, saus uur parole. Gependanl on ne pouvait Ie laisser crever comme ra; et elle se lamentait, tordanl aea braa, quand uu genoii pouaaa la porte, et [aidore Goffe, 1'ouvrier dr Chapelle Ie mcnuisier, un -ars rablé, noir dr poil et >\r prunelle, qu'on appelail aürtoul Dor Groaae-Tieaae, a cause de sa tête laineuae, trèa opulente, entra i son tour, ayanl appria la nouvelle comme toul Ir monde, lis élaieul amia, .Martin el lui, maia avec uur rivalité quant aux meilleurs pigeona voyageura, toua deux possédant un colombier; el GofFe quelquefoia eüi voulu se venger dr Loaaignol, plus heu- reux aux concoura, en lui robanl sa femme. Celle-ci • lans sa douleur s'oublia; d'un élan elle s'était jetée conlrece poitrail d'homme, déaespérée, avec drs pleura, et il la aerrail aoua 1'aiaaelle, lui touchanl drs doigta la gorgr. toujours un peu plus fort. A la fin, une chaleur lui coula dans les veines, qui la rendit honteuae; elle reparla du médecin: è huil prix il fallait que quelqu'un allal Ie quérir; et il a'offrit è courirLES CONCUBINS iusque-la, bien que l'homme de 1'art habitat a unc beure et demie du village. Une carriole les amena seulement a la tombée du jour. Dor Grosse-Tiesse avait abattu la traite d'unc baleine, moins par compassion pour Martin que pour un aulre motif, confus en lui; mais Ie praticien accoucbait une femme de deux; bessons, et enfin, après un relard assez long, Ie rubican mis dans Ie brancard, ils étaient parlis. Il y eut un premier pansement, qui fut renouvelé Ie lendemain et les jours suivants, pendant deux semaines, et au bout de cc temps, Ie doctcur, ras- suré quant a la vic, eut des inquiétudes quant a la raison. La mémoire, chez Lossignol, s'alïaiblissail sensiblement; quelquefois il restait bouebe bée, eberebant des mots qu'il ne trouvait plus; et il ne se rappelait pas bien que Flavie fut sa femme. Ccpendant, Grosse-Tiesse apportait régulièrement ses ofïres de service; Ie soir, après Ie travail, il trainait dans la chambre, convoitant cette chair saine et brune ; mais s'étant aperQuo qu'il la désirait, el Ie évitait ses mains, trop lendres. Et entre eux, Martin, tres tranquille dans les draps, bégayait, avec une douceur enfantile, des cboses qu'ils écoutaient, sans les comprendre. Flavie, pa- tiënte, Ie soignait maternellement, mettant ses divaga- tions sur Ie compte de la blessure; et petit a pelit il s'es- saya a vaguer dans la maison, les jambes encore molles, diminué de moilié, lui, Ie musclé et Ie trapu, qui passait pour un des hommes robustes de 1'endroit. Puis il put gagner la campagne reverdie, s'cn aller sous les pom- miers en fleurs; un jour il poussa jusqu'au bois, oü les bücherons ses camarades lui montrèrent 1'arbre duquel il avait cbu. Mais il regardait 1'arbre, les regardaensuite, hébété, avec un rire simple, ne se remémorant plusrien. Et comme a présent, tout seul, il faisait des gestes dans lc vide, en soliloquant, les petils pitauds se moquaient, lancés sur ses talons.LES CONCUBINS 7 Alors une bonte descendit en Flavie. Les paroles du médecin, mal comprises d'abord, lui revinrent avec une évidence terrible; elle soupc'onna qu'on ne 1'appellerait [dus autrement que la femme du Sot. Et, sa vio finie, avec celte chaine a trainer jusqu'au bout, sous la risee et Ie despris de tous, une fois elle s'abandonna a geindrc si violemment, qu'elle ne s'apercut pas des baisers dont Goffe la Grosse-Tiesse lui mangeait gouliimenl la nuque. Lossignol, eoi dans l'&tre, déchirait a la pointe des dents un quignon et n'avait pas 1'air de les remarquer. Il y avait trois ans qu'ils s'élaient mariés, tous deux en belle force, lui plus agé qu'elle de quelques ans, gagnant a son métier d'abatteur d'arhres de quoi les nourrir large- mcnt; cl ils avaient vécu a 1'abri du besoin, braves époux, sans presque se quereller. Leur ménage leur suffisant, il n'allait au cabaret que Ie dimancbe, après vêpres, jouant aux cartes pendant une beure ou deux, et elle ne trölait pas au long des porles, dans des commérages entre voisines. Avec du temps et de l'épargne ils acbèteraient la maison, amendant leur cbamp pour Ie temps oü ils 1'au- raient en maitres, toujours en train de remiier la terre avec la bêche ou la herse, pendant les soirs. Mème au lit, entre deux faligues d'amour, ils en parlaient, se voyant déja ;ï Ia tête dun bien, tres vieux 1'un et 1'aulre, dans une quiétudo de vio sans travail. Et en altendant, ils trimaient joyeusement, lui a la forêt, sur les routes, dans les vergers, elle par Ie logis qu'elle tenait en bel ordre, vaillante comme un cbeval. Large d'épaules cl banebue, sans mamelles, avec des enjambées masculines, elle avait lc poil rude, 1'oeil bardi, du cuivre danslavoix, tres grande, poussée jeune a une nubililé sanguine. Pucelle,toulle village 1'avait courlisée, inutilement, disait-on. Lossignol, la nuit des noecs, ce- pendant n'élait pas certain d'avoir cueilli Ia fleur rouge des vierges ; mais comme elle ne cria pas, docile, il 1'avait8 LES CONCÜBINS préférée sa van te plutót que niaise. Et la copulation enlre eux s'élait suivie nombreuse, active, puissante; dans les ténèbres comme au plein jour, Ie elmlit gémissail, au- cun des deux n'étaul las de se reprendre. Lui parti pour Ie bois, olie demeurait lascive, remuée au fond par son désir; et souvent, n'y pouvant tenir, on la voyait s'ni aller du cóté des laillis, de son pas d'bomme. Les com- pagnons riaient quand a deux, sans se caclior, ils ga- gnaient la cavée, les prunelles vagues dans Ie fe\l des joues; puis au retour, on la taquinait de plaisantéries grasses, dontelle riait elle-mème, plus fort que les aulres. Les bèles s'aimaient bien oüvertement : pourquoi pas mari et femme, puisque c'est la loi de nature? Et la sa- cbant « cliaudesse », les males tout de suite étaiertl de- mangés pres d'clle de gaietés luronnes qui la laissaienl calme, froide a tous excepté a Martin. Ceux qui, trop en treprenants, 1'avaient serrée d'un peu prés s'en tataienl encore 1,-s joues; personnenc pouvaitseulement dire qu'il lui avait caressé la taille; et en pleine kermesse, un jour, elle s'élait vantée qua moins d'ètre forcée, aucun homme ne 1'aurait. Pourtant la semence de Lossignol n'avail point leve; au bout de deux ans, inquiets, ils avaient travaillé pour 1'enfant, gravement; mais comme une terre pierreuse, la malrice de Flavie demeurait revècbe ; et elle commenca a trainer Ie deuil de son ventre, accusanl par moments la graine mauvaise du mari. Ce furent leurs uniques noises : il se défenddit, elle s'acrimoniait; puis tous deuxroulaient, s'accouplant oü ils étaient, avec 1'exaspé- ration de cette gésine qui nc venait pas. El depuis un mois Martin sentait un délabrement en lui, était pris de vertiges, les jambes veules et flasques. Quand il tomba del'arbre, comme un fruit biet, Flavie ne se doula pas qu'elle même 1'avait poussé dans Ie vide. Le salaire de Tbomme manquant désormais, elle s'oc-LES CONCUBINS , 1'autrc qui était « manceuvrer >», mais avec une différence dans les signi- ficalions, Ie premier employé pour les coups de collier, Ie second pour Ie labeur courant. Et toutc 1'activité de son 534 LA GLÈBE intelligence sans cessc aboutissait a ces deux vocables qui supplóaienl a tous les autres et dans lesqucls se résu- mait lafatalitéde sa condition d'ouvrier de la terre, tou- jours laborant et mis au monde pour toujours laborer. Jusqu'a quinze ans, il avait, cbez Ie ferrant, ventilé la tuyère et tape sur la bigorne. Le martèlement de la forgo lui était resté dans la caboche, plus dure que le gres, a travers l'efTacement de la pctite enfance cl de la pubertc. Et c'était comme un pen de sa vie loinlaine qui lui revenait dans le mot, grotesque a force d'être mis a toutcs les sauces, dont, par dérision, on Pavait a la longue baptisé. Une 1'ois Jaumart, le fermier chez lequel voila prés dun quart de siècle qu'il suait le sang el 1'eau de sa gue- nille, lui ayant demandó pourquoi sa femclle demeurait brebaigne, il avait lacbé cetle réponse: — D'z'efants! L'voudrait ben, c'te garce-lïi. Pour sur é demande qu'a manceuvrer. Mais, que j'lui dit : « Ma- noeuvre tout seule, si c'cst ton plaisir. Tant qu'è moi, j'n'forgerai nin, j'n'veux nin forger. J'cn ai assez d'taper a 1'éfant. Vla cc qu'j'li dis. » Maintenant, d'ailleurs, qu'ils avaient leur maison, avec le cbamp au bout, los poussées sourdes de la maternité la remuaient moins : le mal de cliien qu'elle se donnait a casser la terre, a reclouer les ais disjoints, dans une dó- pense de force conlinuelle, momentanément obturait la plaic toujours vivc. Les chevrons du toit s'étant con- sommés sous les averses, c'était ello qui, grimpée par la tabatière a ras des ardoises, avait substitué aubois pourri de la volige de la dernière coupe; clle avait aussi planté une liaie au courtil, derrière l'babitalion, redressé avec de la glaise et des moellons la butte aux pores, enduit de brai le pignon oucst contre lequel battaient les pluies, creusé un coin de 1'aire pour y enfoncer les pieux d'une grange; et le reste du temps, elle avait défriché leI.A GLÈBE 33 champ, brouelté les caillasses, éventré la croüte de ce sol revècho oii se rompaient ses bras. C'était cbez tous deux uneguerro sans tièvc contre la terrc maratre, celte pierrcuse malrice qu'il fallait ouvrir comme avec des forceps et qui toujours poussait en 1'air des cailloux. Depuis les six ans que Ie dernier occupant était parti, clle gisait a 1'abandon, fermée a la blessure du soc, dans un état dejachèremorte oüplus rienn'avaitpousséqucdu cbardon, des orlies, de la roncc, mais si profondément enracinés que la fourche et lehoyau n'en pouvaienf avoir raison. Ccpcndant, 1'avant-dernière annéc, lc Gosau avait essayé d'un plant de féveroles, dans de la décomposition de bèle, une cbarretce putride de tripes animales. Et eet engrais roboratif un instant avait nourri Ie gésicr affamé du cbamp qui s'était mis a verdir, dans une levée maigre silót après mangéc par les cbiendents voraces et les vesces parasites. Alafaucbe, on avait eu dix bottillons ïi peine, pas même unfourrage pour Ie ratelief, mais sim- plement de la litière sur laquelle on avait fait bouser les vaches. Et par milliers les laupes, les campagnoles, les mulots.les crapauds, lesmusaraignes,toutungrouillement baveux de limaces avaient élu domicile dans les sillons. L'biver entier se passa a recomrnencer la lutte ; jamais on n'en avait firn d'extirper les filaments du sous-sol; c'était comme une forèt ramifiée en tous sens et qui s'en- chevêtrait, drue, en des profondeurs de deux pieds. Et après les cailloux, toujours les cailloux, dans une marée montante, comme si une mer de pierre dut sortir par les fissures ouvertes a Ia bêcbe. Quelquefois, rarement, érénés, a bout de soufflé, ils déscspéraient; un sort avait été jeté sur ce lieu désolé,unemalédiclion, peut-ètre cello des quatrePrussiens précipités dans Ie puits; et 1'inutilité de leur éterncl effort leur donnait lc regret de cette cbe- vancc inféconde. Puis, la défaillance passée, ils se repre- naient, d'un labeur plus opiniatre, a verser leur sueur36 LA GLÈBE dans ce crible qui nc relenail rien Quand la neige tomba, comme des soldats ils rentrèrent au logis, mais pour fourbir leurs armes, les houes, les pelles, les rateaux, constamment démolis et dont Ie fer faisait feu sur Ie silex. Dans la maison, un bel air d'ordrc régnait. A rez-terre en une grande chambre, la garbure mijolait sur Ie poèle, dans 1'odcur süric des draps de lit; car c'élait la aussi qu'ils coucliaient. Et a cóté, une pièce plus petile, éclairée par une fenètre a barreaux, ouvrait sur Ie courlil: un vieil homme y logeait, une souche humaine desséchée et qui, sans sève, ne savait pas iinir, Ie Caco, comme patoisaient les paysans, en moquerie des débordements de sa femme. Un cscalier a pic menait sous 1c loit, oü, avec des planches, on avait fait une troisième chambre, Ie roste servant de grenier. Et dans ce reduit pcndaient los hardes, s'ontassaiont des coffres et des bannes, avec un berniquet évcntré pour la graine. C'élait loute 1'habi- tation : une familie y avait poussé avant eux, buit enfants qui ne s'y étaient pas trouvés trop resserrés, un trou de chair par trou de pierre : et, a trois, ils y avaient des aises larges, sans risquer de se coudoycr. Cc Caco qu'ils avaient pris avec eux était Ie pèrc de la Lise, un ancien bücheron a qui un arbre avait autrefois cassé trois cutes et qui, en outre, s'était rompu une jambe en croulant d'une haute branche ; bon a rien main- tenant sous ses soixante-dix-huit ans, la tète et les mains secouées dun perpétuel tromblemcnt, avec une effrayanto maigreur de grand vieillard debout. Comme il était tres propre et touchait a la commune, une fois Ie mois, sur la caisse des pauvres, un denier de trois francs, ils 1'a- vaient emménagé ainsi qu'un mcuble vermoulu, guignant 1'appoint de celte menue sommc; et il demcurait Ia pres d'eux, dans la chaleur du poèle, immobile, sans rien dire, ses deux mains ravineuses a plat sur ses genoux, pensant aux forêts laissées en arrière. ïousles premiers du mois,LA GLÈBE 37 il passait une blouse surses loques, s'en allait a la mairie percevoir ses trois pièces blancbes, trainant ses pieds gourds, encore alourdis par d'énormes sabots rembourrés de paille, deux batons dans les mams; et, il bulinait aussi en chcmin quelques aumönes, deux sous cbez Ie bourg- mestre, un sou cbez Ie Gosau, et des « eens » dans cinq autres maisons. Dans 1'après-midi il renlrait, s'élant fait rascr par Ie barbier, un macon qui régulièrement lui enlevait une lanière de cuir, avec une légere bruine de sang pale au lil du rasoir. Et la mairie étant tout juste distante d'une couple de portées de fusil, on pouvait calculcr qu'il met- tait a faire Ie trajet deux minules par pas, contrainl, en outre, de s'arrèter tous les six pas, pour reprendre lialeine. Grêle, brouillards, guilées, rien ne pouvait 1'arrèter ce jour-la; celte barbe surtout Ie travaillait; ettoujours, sur sa peau de pachyderme, des picots de erin reparaissaient, nourris d'on ne sait quoi, dans la mort des chyles. Tous les autres barbiers de 1'endroit avaient refusé sa pratique successivement, a cause des bajoues sur lesquclles la main était sans prises; mais Ie macon, une poigne bru- tale, avait accepté. Et il se faisait payer deux centimes Ie poil qu'il lui raclait. Moyennant 1'argent de la mairie, on Ie laissait sécréter ses pituitcs dans 1'atre, graillonnant tout Ie jour avec un bruit de cbaincs rouillécs au fond dun coffre d'antiquc horloge; et lc matin il mastiquait d'un broiement circu- laire de chèvre une tartino trempée de café, lo midi ma- cbait trois pommes de torre, jeünait jusqu'au londomain, 1'estomac atropine, sans plus de besoins. Autour de lui, c'était un silence continu; Ie Forgeu jamais ne 1'inter- pellait, ressentait un mépris froid, d'inslinct, pour cette force abdiquée, comme pour une cbarognc; mais qucl- quefois la Lise, bourruo, lui disait une breve parole, a laquello il répondait par un grognement, tous deux a la38 LA GLÈBE longue ayant oublié la communautó du sang. Et pareu a un tronc retcnu en terrc par les racines, mais de qui 1'écorce no rajcunit plus dans les feuillées, il trainait sou bout de vic, paquet d'ossements avant déja de l'herbe do cimetièrc aux narines. A la mi-janvier, tout un pan du champ avant été re- tourné, ils y versèront, outrc une couple de tombereaux de fumure et de composts payés comptant, les déjections do deux coehons qu'ils empataient. La torre mangea cette graisse d'une goulée. Eux-mèmes s'épuisèrent alors en défécations, toujours dans les latrines, raclanl ensttite los parois do la fosso. Mallieurcusement, leur nourriture, avare, donnait pou do residu; la grande Lise avait des foires molles comme des pissals, et Caco, tous les cinq jours, lacbait de pctits cailloux semblables a de la crottc do biquo. Ils maraudèrenl derrière les haies, ramas- sèrent des fientcs quelconques, avcc los mains grattèrcnt les poudrettes du pavé. Et conslamment ils pétrissaient Ia glèbo comme une pate, gardant chez eux dans les ha- bits une odeur nausóabonde de tinetto; mais tout de nouveau alla s'cngloulir dans Ie sol anémique, sans profit. Comme février finissait, ils faconnèrent les billons, lais- sèrent filtrcr les pluios et les neiges revenues, continuant sur les routes la cbasse au stercorairc. Puis, aux alen tours, les arbres se remplirent do pépie- ments; unechaleurdétenJit les airs; il poussa des feuillcs aux ópines de la haie; et lo Forgeu, levé dès avant 1'aube, ropiqua ses cboux, planta ses pois, ses faveloltes, ses haricots enfin. Lise et lui, sans parier, curent alors une grande joio en dcdans, qu'ils nc monlraient pas : ces germes, mis en torre dans lc cbamp nourri d'cux, c'ëtait la possession définitive; la fructification viendrait ensuite; et sans répit, ils Ie bourraient, oubliant résolumont a présent lc commandement dominical dans une fureur de lui faire rendre au ccntuplc ce qu'ils lui avaient confiéLA GLÈBE 39 de leur sueur et de leur vie. Partout, sous leur geste pythmé, vola la scmence, une pluiede poussièresblondes el grises qui s'abaltail en long-, en largo; et dans les soirs, ils marchaient, tres grands, par arpenlées régu- lières, comme va Ie faucheur en ses andains. Le cliamp filait droit devant la maison, resserré entre des emblavures sur un espace de trcnte arcs vingt-huit ccntiares. A gauche, uu vieil orme marquait la limile ; de 1'autre cóté, des poiriers avaient poussé derrière une haie; et k l'extrémité, un boulbène s'élendait 011, a Pü.- ques, s'installi'ient des briquetiers. Tout de suite le For- geu avait concu une suspicion a 1'égard de 1'orme el des poiriers; la-dessous, selon le temps. la terre demcurait ou trop sècbe ou trop crue ; et il songcait que rien n'y germerait a cause de 1'ombre. Cbez eux, deux pommiers montaient aussi, 1'un déja vieux, avec d'énormes branches qui s'ébouriffaient au-dessus de la maison ; 1'autre, plus petit, en plein milieu des planls, maisebaeun de si f'ruc- tueux rapport qu'il les lolérail, pour les cinq sacs de pommes qu'unc cerlaine annéo ces fructifèrcs avaient donnés au (iosau. Le fonds qui allait nourrir ses semailles, leur coulerait bien en surplus les sucs nécessaires. Toutcfois il ne les lacbait pas de 1'oeil, les surveillait sournoisement, de peur d'un tour, avant été obligé déja de démolir a coups de briques un nid d'oisillons qui s'étaitmis dansle plus cbenu, toute une bande de futurs robeurs donl les yeux ronds de la baut avaient guetté son oeuvre de semeur. Il en avait massacré deux; les au- tres, avec la mère et le père, avaient gagné les poiriers du voisin ; et il gardait une colèrc contre leur complicité qui favorisait la rapine, non contents de lui prendre son air. Petit a petit cola tourna a une liostilité faroucbe, comme une haine d'homme a homme; il les eüt voulus fracassés par la foudre, rongés d'un mal secret; et quand il passait pres d'eux, son regard leur jetait la cognée.mm mmmwmm s^p 40 LA GLÈBE Puis leur rondeur pril une gaité de bouquet, sous les floraisons roses et blancbos; et comme ils Ie narguaient, glorieux, avec un pullulement de moineaux a toules leurs ramures, Ie meurtrc Ie hanta, il se mit a ruminer des suppliccs qui los feraient crever. Et toujours ils se- maicnt, plantaiont, épierraient, concassant los molles entre leurs calus, pris d'un regret obscur de no pouvoir passer tout 1c cliamp au tamis. Cepcndant los pommcs de torre, oblongues, de 1'espèce dito dos Neuf semaines, com- mencaient a lever, en lignes parallèles; un carré do bctte- raves so massait ensuite; ot les choux, de suite après, dans une formcntation de gadoue, toujours augmentóe, poin- taientvcrts et rouges, comme dos volants de raquettes. En deca couraicnt les plants de pois, les liaricots, los carottes, los laitucs, los chicoróes, les panais, les salsifis, cnbandes symétriques, patiemment foulóes. Et, aux en- droils les plus piorreux, poussait de 1'avoine, vógótation volontaire. D'abord, la croissance avail été prospère; de proche en proebe Ie verdoiement gagnait; on tous sens I'aire crevait sous Ie gonflemont des grainos; un acquicsce- ment de la torre jusque-la rebclle et qui ne semblait jamais assez repue, los payait de leur labeur. Entre deux coups de force, 1'un prés de 1'aulro appuyés sur leurs bêches,ils écoutaient monter un crópitementconfus, comme des vésicules eclatant a la surface d'un bour- bicr : c'était leur sueur qui enfantait, toute leur vie qui, fermóc du cóté de l'enfant, germait la dans la montée des sèves; et par la nuit tombée, mucts, ils demcuraient, sans penser, rorcillo tendue a ces musiques. Mais dos pluies abondantos cburont en juin, et du sous-sol tout a coup s'ócbappa derechef la mêlee birsute des ortics, des vulpins, dos cataires et des gralioles, 1'ancienne fóret dont ils avaient cru triompber et qui repoussait, débordée et goulue.LA GLKBE 41 Stupides, ils s'acbarnèrenl. Tout Ie jour a croupettes ou a genoux, la Liso, pendant qu'il besognail a la ferme, fouillait Ie sol pour extirper les racines; et, rentré, jus- qu'a la dernière clarté lui-mème s'échinaii a sou tour, tant qu'il distinguait ses mainsparmi la terre brune. En- suite, ils avaient des nuits mauvaises, cetle misère du chiendent leur cassant la tête comme elle leur cassait leurs semis. Si vile qu'ils allaienl, l'envahissement du parasite allait plus vite qu'eux; de la vesprée a l'aube, tout en était rempli. En memo temps Ie terrain, tassé par les averses, de nouveau laissail percer Ie caillou, eet os de la carcasse intérieure. Sacrésainl hou Dien! Qa ne finirait donc jamais! Leur garce de guignc ne les la- cherait pas! Avant lechant ducoq, ilsétaienl debout; de loin lc garde-barrière de la ligne aperecvait leur doublé silhouette grèle, dans la paleur du matin pointant; et ils élaient tourmentés de leurs anciennes défaillances devant cette bargne obstinée du cliamp qui leur jetait ses pierres comme desinsultes. Puis un autre fléau les accabla : les poiriers du voisin, leurs propres pommiers décidément s'entendaient pour aliriter un ramassis de fauvettes, de pinsons et de verdiers; par nuées, la moinaille s'abattait, becquetantla semence presque a mesure qu'ils la jetaient. Et ils du- rent inventer des ruses, fabriquèrent des mannequins en paille, attachèrent a des pieux des loques rouges dont Ie claquement dans Ie vent amusa les granivores, après les avoir d'abord mis en fuile. 11 finit par installer des trébucbets et leur lacha des coups de fusil. Alors seule- ment les guilleris s'enfoncèrent dans les feuillées, plus loin; un silence couvrit de deuil ce coin de pavs sans oiseaux. D'ailleurs maintenant, la canardière était toujours armee, ïi son clou, contre Ie mur; il la tenait de Jaumart, Ie censier, qui, bien avant les Lefaucbeux, 1'avait cm- 642 LA GLÈBE ployée a ses extermiualions; et il aurait lire sur les gons lout comme il tirait sur les bètes. En quinze jours il abat- tit six pigeons, trois poules, une cane qui obstinément passait ;i travers la baie [tour pailre les jeunes salades. Un cbat du voisinage arrivait au baissor du jour, guet- tant les musaraigncs et les grenouilles: mais comme il grattait la torre après y avoir enfoui ses chiasses, Ie plomb un soir 1'abattit net. Et vers la lin du mois, il tua aussi un setter superbe que ses maltres lachaient une beurc chaque jour et qui chassail par les cultures. C'élait une rage de massacre, la mort en sentinelle a cbaque bout du lopin. Puis une taupe boursoufla 1'aire : pendant des heures, sans bouger, rigide comme un roe, il l'atten- dit, sa bècbe dans les mains, et après qualre jours d'em- buscadc, uu museau noir émergea, qu'il coupa en deux d'un coup violent, Getto fois, il se crut a 1'abri desdépré- dations. Mais brusquement les limaces se mirent dans les elioux, les poireaux s'infestèrent d'un ver minuscule quimangeait tout, une myriade d'imperceptiblesmoucbes piqua les baricots, et les échalottes étaient dévorées par en dessous. Alors une baltue s'organisa contre ces nou- vcaux ennemis, plus redoutables que les au tres. Ils se- mèrent de la cbaux, de la suie, les cendres du feu; et a la fraicbe, ils écrasaient les locbes et les limaces par cen- taines. Toujours des bumidités du sol il en montait des légions; leurs baves engluaient toules les feuilles; c'étail comme la colère et Ie mépris du champ violé pour leur peine jamais a bout. Et ils étaient tres malbeureux. Cependant, autour de la terre méebante, dans les en- clos procbains, une floraisou universelle égayait la masse dense des verdures : elle s'étendait en larges nappes, comme les eaux d'un fleuve; et, mornes, ils ouvraient leurs narines aux aromes sublils de cette fermentation qui était partout excepté cbez eux. lis reconnaissaientLA GLÈBE 43 1'ndeur épicée de lapomme de (ene, les fines effragrances du pois, la balsamique senteur des prédommes, toutes ensemble roulées par Ie vent dans la chaleur du soleil. Au contraire, leur sol suait les purins mal bus, les engrais insuffisamment décomposés, en des souffles fé- lides qui empoisonnaient les jectisses vaseuses et les bumidilés moisies des caveaux. A peïne fleuris, les pois s'étiolèrent; il vint aux baricots des cosses débiles ; celles des fèves de marais se recroqucvillèrent. La germination finie, leur terre retombait a ses fainéantises anciennes, a cettetorpeur lourdede frichequi,sixans a peu prés durant, l'avait laissée comme époisée, dans la vie des autres.Rapi- deraent, La sève s'était tarie; une cblorose incurable semblait arrêter la fructificalion; et la Lise, les yeux errants sur cette désolation, quelquefois pensait a son ventre qui, comme Ie cbamp, ne devait plus concevoir. Du village, Ie piaillement des petils enfants lui arrivait, avec les gronderies des mères, et comme 1'école n'était pas éloignée, elle entendait aussi la douceur monotone des voix épelant toutes a l'unisson 1'alphabet. Dans la maison régnait un ennui froid : l'air sans oiseaux conti- nuait l;i, dans une paix noire de foyer sans couvée. Par moment, Ie rale de Caco montait comme une fin d'a- gonie, et a midi, sur ses deux batons, il se Irainait jus- qu'au seuil, allongeant au soleil 1'ombre d'un arbre mort sur la mort d'un cimetière. La récoltc fut misérable : sous 1'orme et les poiriers, une moisissurc était venue, comme unelèpre: ils man- quaient de légumes, et leurs pommiers, par surcroit, ne rendirent pas un sac. C'était la famine pour 1'biver; el en outre, ils ne pourraient solder 1'annuité au proprii'- taire, ayant acheté Ie bien moyennant un premier ver- sement, Ie reste payable d'année en aunée. Alors Ie For- geu, qui n'était pas méebant, tourna a des bumeurs som- bres; pour se soulager, sansmotif il tapa sur la Lise, et44 LA GLËBE elle accepta Bes coups, passive comme une béte. Mais . éprou- vant Ie besniii de se vcngersurquelqu'uu, elle enleva au vieux une pomme de lerre drs trois qu'il mangeait: et jus- (jii'a la Toussaint il cou- cha, tremblant de froid, dans uu grabal saus draps. Puis la colère éparse de 1'homme trouva un objet qui la con- ccntra; si la terra ivait caponné, la ■■*■, ' faute '^ r ^i W: en était aux voisins dont les arbres lui mesuraient la brise et Ie soleil; et il jouissait de justifier par cc mau-LA GLÈBE '<■> \ ais gré de 1'orme et des poiriers la rancueur qu'il avait contre leurs maitres, plus heureux que lui dans leur» sueurs. L'idée qui l'avait naguèrc hanté Ie posséda dé- sormais entièrement : ruiner 1'orgueilleuse santé de ces troncs qui lui pompaient la subsistanco de soö closet dont 1'insolencc allait jusqu'a nouer leurs racines a son tréfonds. Un minuit, après avoïr a la veillée affüté un hachereau, ii quitta son lit, se coula dans lés ténèbres el de toutes Bes forces f rap pa par six fois 1'orme au pièd, 1'entaillant d'une blessure profonde. Dans la nuit muette, Ie bruit monta avec 1'ame de l'arbre jusqu'aux étoiles; et tranquille a présent, il ramassa les éclats, haussa dos mottes de terrc par dessus la plaie, alia se recoucher con- tre la Lise dormant a poings fermés. Un grand vent au- ra.il raison de 1'orme ou bien il sècherait comme un ca- davrc; dans tous les cas, ses jours élaient comptés. E( a quelque tempsde la, de nouveau il sortit la nuit, n'avant rien dit a sa femme, par méfiance instinctivc de la femelle, bien que celle-la fut murée comme une tour. Cetle fois, il ctait nanti d'un énorme crampon tres aigu, qu'il enfonca a coups de maillet dans les poiriers, 1'un après 1'autre, lc retirant ensuite, comme un poignard d'un trou de cbair, pour laisser couler la vie. Et 1'amer- tumc de sa récolte manquéc Ie tourmenta moins, main- tenant que sa vengeance était accomplie. Or, il advint ceci. A 1'équinoxe d'automne. un ouragan, deux jours et deux nuits, sévit si violent que les toits s'enlevaient comme des feuilles, et Ie soirdu second jour, après un craquement horrible, Ie grand orme s'abattit, fracassant un coiu du pignon et écrasant les plants de cboux de toute sa hauteur. Du choc, la maison s'ébranla comme sous un coup do tonnerrc; et blème, les dcnls cn- trechoquées, Ie Forgeu longtemps regarda tourbillonner les nuées noires, soup^onnanl au fond des cieux une Jus- tice.46 LA fiLÈBE Jusqu'en mars suivant, lis prirent de Ia peine : c'étail Ie mème coup de collier sans fin de l'hiver antérieur. Puis- que Ie cliamp les avait décus, tout était a recommenccr; et sans passer un jour, les dimanclies compris, sauf les heures de la messe, ils remuaient la lerre, sous les on- dées, les grêles et les nciges, infatigables. D'un bout a 1'autre, 1'aire fut travaillée a une grande profondeur. A cbaque coup de la boue, la boule des cailloux émergeait, petits et gros, comme si autrefois une rivière eüt passé la; et les fibres des planles gourmandes ressemblaient a des chevelures de femmes enterrées par tombcreaux. Puis la fumaison dcrccbef les couvrit de souillures des pieds a la lête : ils avaient acquis une vacbe en parlie avec Ie produit des deux porcs gras; et deux nourrins élaient entrés dans la soute, qu'ils enlonnaient du lait de la vacbe. A trois, les bêtes emplissaientle puisard, ricbes en excré- ments; mais pour rassasier Ie sol, un goufïre, ils conli- nuaient a glaner les fientcs Ie long des cbemins. Quant a cux, mal nourris, la colique de misère au ventrc, ils dé- flaquaient mollcment; et ils étaient en oulrc rongés d'ap- prébensions sombres pour 1'avcnir. Aurcverdissementdes feuilles, tous deux se virent mai- gres comme des clous, leur cuir collé sur les os, avec Ie relief saillant des vertèbres. Le Forgeu, dans les pluies, avait pris une vilaine toux qui lui raclait la gorge; laLise était tenaillée par des crampes d'estomac; et quelquefois le Caco, moins démoli qu'eux, avec ses trois pommes de terre dans le gésier, sournoisement les regardait, se gaussant a 1'idée qu'ils pourraicnt crever avant lui. Tout riiiver ils s'étaient alimentés de « crompires » n'ayant mangé de la viande de porc que deux fois, a la Toussaint et a la Noel, avec des passées de cbicorée pour unique boisson. Terrés dans leur maison, ils vivaient en debors du reste du monde, sans voir personne, pas mème leur familie, par crainte de la dépense. Et leur taciturnilé élaitLA GLÈBE 47 devenuc si grande qu'il en oublait ses ving-1 mots, tout de suite a court, la bouche bée, et que c'.iez elle la voix tourna a une raucité d'aboiement. Cependant il n'avait pas lacbé Jaumart, a cause du salaire sans Iequel ils n'auraient pu vivre. Mais il avait fallu payer 1'annuité au Gosau, des betteravcs et du fourrage sec pour la vacbe, et Ie surplus les laissant en une débine noirc.a deux ils avaient trainé Ie vieux sur la route pour mendier. L'élé qui vint, Ie cliamp ne décoléra pas : sa hargne tenait bon; un pen moins de cailloux seulement, et un peuplus de mauvaisesherbes; et pour comble une jachère leur souffla ses semcnces folies en tourbillons. Ils durent batailler a nouveau contre les moineaux, les chenillcs, les limaces, les vers et les moucbeltes, sans repos ; et ils sen- taient sur eux l'ancienne malédiction toujours. Tout dans lcsclos germait, levait, fleurissait; la fructification batlait son plein; et la mème ombre de mort pesait sur leur labeur inulile. Une fureur sombre ne les quitta plus; pendant un mois il évita la messe, jugeant la divinité vaino aux hommes; mais elle y alla pour lui, avec une ferveurplus active. Et comme un jour il ventait, dérisoirement les poiriers blessés leur jetèrent une volée de fruits dont s'ac- commoda leur gjeuscric. Puis il pensa que peut-êtrc il avait commis quelque faute pour laquelle Dieu lui gardait un courroux; et, tres pieux, il se confessa, communia, fréquenta exemplaire- ment 1'église, ce qui n'améliora rien. La vacbe, minée par une slabulalion prolongée, se gonlla d'une fausse graisse, lachant ses aliments en foire; et comme Ie vert man- quait, la Lise fut contrainte de la promener des jours entiers, paturantles orties des talus, surlavoirie. Cepen- dant riiiver fut un peu moins rude que Ie precedent, les pommes de terre ayant donné un rendement honnête. Mais la taure se mit a beugier jour et nuit, en proic a une tym- panite ; on prévintle boucber qui, venu pour 1'abaltre, lamm^ ■ r -m» 48 LA GLÊBE trouva crevée; et goulument ils mangèrent cctte viande morle, d'un sang pale. Enfin, la troisième année, après un labeur surhumain, Ie cliamp parut se réconcilier; les plants gernièrent dru; ilsvendaient apleins boisseaux leurs pois; et leurs choux rondirent comme des boules a quiller. Ce fuL une détente dans leur sauvagerie de vieux loups; il y eut des jours oü ils se parlèrent; la maison fut échaudée a neuf; et ils avaient une joie de proie conquise a imprimer sur la terre leur talon vainqucur. Les mauvais temps étaienl passés; ils allaientjouir de leur bien comme les autres; Ie Forgcu guigna mème une allonge a cettc possession qui lui avait tant coüté. Et ils étaient pleins d'cstimo pour lo sol. Tou- tefois une défiance leur était demeurée; constammont ils Ie surveillaient, redoutant une reprise des bostilités, comme d'un ennemi terrassé, mais quin'attend que Ie mo- ment propice pour se redresser. lis s'écbinèrent 1'arrière- saison et 1'biver suivant a fouir, bècber, drainer, berser, en un métier de clieval qui les dessécba comme de 1'amadou. Alors ia béte maligne qu'ils soupeonnaient au fond du cliamp fut matée. En deux ans ils désintéressèrent Ie Gosau, intérét et capital, : par-dessus la baie, desfaces bavies se tendaient qui regardaient avec curiosité la le- vée magnifique des verdures; et ils finircnt par regrctter leur anciennc baine contre la terre, au temps oü elle les décevait. Au soleil, Ie clos, gorgé d'engrais puissants, bouillait, si pestilcnt qu'on en scntait 1'odeur au loin. Ils avaient repris une génisse;deux porcs avaient rémplacé les autres; et savamment ils répartissaient les bóuses froides et les déjections cbaudes, selon les endroils. Cbaque automne, en outre, ils acbetaient les vidanges des maisons, ne jugeant jamais suffisante ladépense de la graisse; et eux-mêmes, avec des aises, la cbemise levéc dans Ie clair du jour, se lacbaicnt a mème les cultures.LA GLÈBE 49 Leurs sabols s'enfon<;aient la-dedans en une gelatine vis- queuse qui, a la pluie, se diluait comme une sauce; ils la pétrissaient k la bèche et a la main, toujours accrou- pis dans cette putréfaction; et l'odeur monlée de dessous eux cliatouillait leurs narines comme un furnet délicieux. Maintenant Ie fonds les payait au centuple de leurs fati- gues immenses; une genese recommencait sans répit, dans les ferments du smis-sol en décomposition ; et ils prodiguaient les semailles, fatiguant la bénévole ou- vrière a une production forconée. Cependant, sous les Qoraisons, Ie courlil gardait son air morne de cimetière : aucune gaité n'y chantait;les oiseauxenétaiénl bannis; et putride, loutgonfléd haleines monstrueuses il ressemblait è une lande morte, dans un grand silence. Les carnages s'v continuaient d'ailleurs : toute aile qui passait élait persillée par Ie plomb; des poules en grande quantité disparaissaicnt des cnvirons, qui s'en vinrent périr la; et Ie Forgeu, tranquille, était comme la figure du Masaacre debout dans la nudité muelle de la terre. Jusqu'a lajoie des violiers, des lis jaunes, des églan- tiers sauvages qui enfleuraient les autres jardins était proscrite, pourne pas faire d'ombrc a lagermination des comestibles, comme nuisiblo et vaine. Puis Ie sol n'avait pas Irop de tout son suc pour sou travail d'incessante parturition, sans avoir encore a nourrir Ie luxe oisif des parasites. Et c'élait pelit a petit cbez 1'homme comme de l'attendrissement pour celte soumission de la terre, jadis revècbe et qui depuis ne se refusait jamais a la ges- tation. Une pitié lui venait devant son éternel labeur d'es- clave; par moments, il avait Ie sentiment confus qu'elle allait se révolter; et Caco mangeant toujours a midi ses trois pommes de lorre, il 1'eüt voulu couclié pres de 1'en- 7wmmm 50 LA GLEBE fant, sous les sapins, pour dégrever d'autant la com- plaisante nourricière. Une nuit, il eut un rêve: il lui parut qu'ilétait devenu Ie cliamp lui-mème et qu'un maitre jaloux lui tirait des boyaux son dernier sang'. Des cboux, des carottcs, des belteraves, des pommea de terre lui sortaicnt du ventre, a travers un effort pro- digieux; mais il n'élait jamais a bout; une volonté despotique 1'obligeait a engendrer sans rclacbe; et fina- lement ses viscères dégorgèrent, que lc tourmenteur en- gloutissait. Des affres mortelles Ie mouillaient; il sentit réellement 1'agonie; et dans ses épreintes pour se vider de ses cn- traillcs, brusquoment il s'éveilla. L'horrible songe ne s'cn alla pas tont a fait: il en garda comme la perceplion d'un cri de souffrance monté de la terre jusqu'a lui. Et pour la soulager, un matin il rasa ses deux pommiers, 1'un après Fautro, les punissant en memo temps d'attirer les oiseaux. Alors,cette fraicbeur desfcuillagcs en moins, lc cliamp apparut plus morne encore, devant la maison toute nue, sans ombre. Mais il fut tourmenté bientöt par un autre ennui: une nuit les briquetiers lui emportèrent cinquante cabus ma- gnifiques, d'une rafle; et les nuits suivantes, pendant deux semaines, il veilla, ródant jusqu'au pelit jour, dans la fétidité de la terre. De temps en temps, il imilait 1'aboiement d'un gros cbien pour faire croire a la présence d'un gardien. Et comme la quinzième nuit, une forme tout a coup remua, noire, derrière les ramettes a pois, il lira, embusqué dans la baie. L'ombrecbut d'unefois avecun gémissement; et s'étant coulé jusque-la, il s'aperqut qu'il avait lué sa femme, sortie pour un besoin. LA GLÈBE 5i La prémédilation ne put être établic : aux assises, après deux moisdeprison, il futacquitté. Ettout de suite, il se remit a bècber cette glèbe qu'ils avaient fécondée a deux, avec Ie remords sourd de la grande Lise, rudc comme uncheval. Puis, sa peine s'adoucit : il pensa qu'elle en moins, la torre aurait besoin d'un moindre effort pour les nourrir, Caco el lui. Mais, comme la créature no peut vivre sans un senti- ment au ccEur, 1'espèce d'alTcction vaguc qu'il avait toujours cue pour sa compagnonne, se changea en une haine plus tenacc pour Tanden. Etcelui-ci, tout seulmain- tenant des jours entiers dans la maison vide, quelquc- fois passait ses mains 1'une sur 1'aulre a 1'idée que ses prévisions s'étaient réaliséos : un des deux 1'avait précédé sous les ifs, et il sembla s'éterniscr afin de pouvoir en- tcrrer 1'autre. Cependant, un malin, Ie Forgcu n'entendant plus son rale, poussa la porte du reduit oü il coucbait, et Ie vit tout raide sur son grabat, la machoire tombée, sans soufflé. Alors, sentant Ie cbamp définitivement délivré, il eut un grand bonbeur, n'en ayant connu qu'un plus grand, Ie jour oü il en avait pris possession. La femme partie, Ie père foui, les oiseaux sans trève chassés, un tel silence plana autour de la maison qu'il se retournait par moment, croyant ouïr la Mort mareber sur ses talons. Et pcut-ètre eül-il crevé tres vieux entre deux sillons, sans une contestalion qu'il eut a deux ans de la avec un voisin, Ie propriétairc des terrains a briques. Celui-ci ayant obtenu gain de cause pour une em- prisc, soixante-deux pieds carrés, illégitimcment appro- 52 LA GLÈBE priés, son ressentiment éclata une après-midi que 1'homme s'était montré. Il lui laclia un coup de fusil, fut condamué aux tra- vaux forcés et décéda en prison, du regret de son champ retombé en friche, la-bas. Aviil 1883. LE PELERINAGEmmmmtm 56 UN PÈLERINAGE s'étaient ranges sous Ie porche, Ie plus grand dressant la croix, ses deux mains a la hauteur du nez ; et prés d'eux, Ie sacristain, en surplis comme les prêtres, hative- menl lévigeait une grosse pincée de tabac, parfumé a la fève tonka, dont I'odeur se répandait. Dix fillettes, au- tant de jeunes filles, une ceinture bleue passée sur leurs robes blanclics, ensuite s'alignaient, Fair modeste. line des jeunes filles, brune, un duvel sur la lévre, portait la bannière de la Yierge, Ie torse rejeté en ar- rière, a eause du poids, et de cliaque cöté, deux fillettes, bouclées comme des caniches, tenaient les glands, inter- dites, tres rouges. Au dehors, parmi les tombes et les herbes du cimelière, une foule s'était massée, les femmes en bonnets a lleurs ou a rubans, les hommes en sarraux reluisants, tous halés et maigres, exhalant un relent d'étables. Ceux-la se poussaient; des mèrcs se haussaient sur la pointe des pieds ; on se disait tres haut les noms des filles de la Vierge; el un peu a part, un groupe dé dames notables s'abritait sous des ombrelles, avec des Bgures grasses, moites dans cette chaleur lourde d'après- midi. Des abat-sons du campanile tombait constamment la volée des cloches; un sonneur, pour être plus a 1'aisr, avait mis habit bas; l'autre, tres long, semblait s'étirer a mesure que la corde remonlait. Et tout a coup, un mou- vement fit osciller Ie monde; c'étaient les enfants de choeur qui sortaient; leurs robes s'allumèrent dans Ie soleil comme des feux; puis la bannière parut, bleue et or, dans la theorie des pucelles Manches; cl de suite après, Ie curé et Ie vicaire s'avancaient, feuilletant leurs livres pour trouver la page. Alors, une bousculade confondit pendant un inslanl toutes les classes, cliacun voulant gagner les premiers rang?; des casquetles étaient confondues avec des clia- peaux meions; Paristocratie flucluail parmi les houles de la plèbe; et des protestations indignées s'élevèrent, cóu-ÜN l'ÈLERINAGE 57 vrant la voix do basso de Bourdaillo, plus ronflanto que cello de Maigrct, aigre comme une crécelle. Mais sur la place, une sólection se rélablit, la racaillo rétrograda, une poussée générale rcmit los dames a la toto du cortëge; et dos fermiers cossus, quatro hobereaux on villégiature, quolquos mcssieurs fervents vonus des autres villages, niarcbaient dans leur sillon, plus pres de Notre Seigneur que les manants. Cbaque annóe, en mai, Ie dimanclic après los Roga- lions, la coulume était do pèleriner ainsi jusqu'a une grotte célèbre dans Ie pays; uu ancien iinancicr, comte romain, 1'avait édiliéo dans son pare, a la croisière de qualrc allées de hotros, on glorification de Nolro-Dame de Lourdes; et un premier miraclo, avorlé, donnait 1'es- poir d'une suite de miracles définitifs. Malbeureuscmont la conlrée élait sans foi : aux dornières élections, 1'ivraio liberale avait ótouffó lo bon grain catboliquo; pout-èlre une secrèle rancune de la Vierge reculerait pendant quelque temps encore la manifestation des desseins cé- lostes. Le matin mème, au próne de la grand'messe, Bourdaillo avait développé ce tbème dans son bomélie. Cependant la procession avait gagné la grande rue. Deux seniaines durant, cbaque soir, los dix filleltes et les dix jeunes filles étaient venues a 1'églisc répéter les can- tiques a la Yiorge; le curé en personne leur en avait in- culquó les rythmes, battant la mesure comme un maitre de chant. Maintenant cette commune application trouvait sa récompense. D'abord Bourdaillo et Maigrot disaiont un verset; toutcs répondaient ensuite a 1'unisson; et lo sa- cristain, les enfants de ebeeur, les prètres soutonaient de leurs timbres plus forts ces voix grèles toujours sujettcs a s'égarcr. Derriere, dos paysans avaient lire leurs cba- pelets qui leur battaiont les jambos; do vieilles femmes, les mains joinles, marmotlaient entre leurs dents l'oraison a la Vierge; quelques dames lisaienl dans leur livre 8co UN PELERINACU — J'suis ben sur que t'aurais long a nous baiüer, gail- lard! disait-il en bornoyant de son cóté. Malgré ses soixante ans, unepaillardise Ie poussait aux clioses gravcleuses; plus jeune, il avait éparpillé ses amours; régulièrement ses servantes, toujours de jolics filles, avaient été grosses de ses ceuvrcs; mais avec de 1'argent il s'était évité les soucis de cette palernité nom- breuse. Puis, un jour, vieillissant, Ie désir d'uii ménage lui étail venu, avec la goutte et los rbumatismes; un boulanger d'une commune voisine, mal en ses alFaires, lui avait cédé sa fille moyennant 1'abandon d'une créance; et Ie mariagc conclu, il eut quelquefois Ie rogret d'avoir amené dans son lit cette jeune femme ardente et bruin- de peau. Il y avait trois ans que la noce avait eu lieu, une frairie dont on parlait encore dans lo pays, avec dea amoncellements de victuailles, une tonne de vin soutirée au fur et a mesure dans des broes, cinquarito boutcilles de ebampagne et des voitures a deux ebevaux, venues du cbef-lieu du canton et menées grand'errc par des cochers en livrée. Poret, Ie fermier douillardet goguelu, avait bu a la santé des nouveaux conjoints en exprimant Ie vceu qu'on se retrouverait tous a un ande la au baptèmo. Mais ce- lui-ci sembla remis indéfmiment. La semence du penard, qui avait si follement germé dans la terre illégitimc, nc fructifiaitplus,maintenant que Ie gironsacré de l'épousc laréclamait. Alors Isabolle s'alanguitendes mélancolics; olie avait pelerine aux quatre coins de la contréo po ur obtenir du ciel une gésine; et 1'ennui de son ventro vide parfois la tourmontait d'idées malbonnêtes. Au röt, Mathurin, monté par Ie bourgogne, risqua cette plaisanteric: il étaitbien heureux, lui,Célestin,de n'avoir pas de femme; la siennc se rongeait sans trêve de la pen- see d'un enfant. Et il ajouta : — Voyons, a son age, ca se comprend-il? Avec ga que c'est amusant d'avoir un gnangnan toujours gueulant,OM PÈLERINAGE Cl tètint, pissant sur les bras. Est-elle pas suffisammcnt heureuse comme <;a? Je lui donne ce qu'elle vcut, des robes, des bijoux, tóut. Plug lard, eüe auraun joli magot. Faut toul d'même êtrc raisonnable, pas vrai, cousin? Micbotte, cmbarrassé, balanrail la liHe sans répondrc; mais Bellolte qui avait écoulé, un peu vergogneusc, Ie sourcil froncé,en roulant du bout de 1'index une boulctte de pain sur la nappe, dit tranquillemcnt: — Tantqu'a moi, j'suis ben siïre que Ie cousin com- prend <;a. — Sans doute... c'est bien vrai... Mais... Il eberebait une pbrase qui out concilie l'espérance d'une postérité avec la diflicullé de Pengendrer. Un coup de genou sous la table 1'arrêla dans cette ruse ingé- nieuse. Et en mème tcmpsles yeux noirs d'lsabello, poses droit sur les stens, semblaient Ie supplier. Alors, saper- plexité grandissanl, il lacba une suite d'exclainations : — Hé! bé'.... certainemont, c'est bien gcntil, un en- fant... surtout quand ca dit : Papa, maman... Ah! ali! gcntil! .Mais Ie nieimier rinterrompit d'un gros rire: — D'abord, on fait ce qu'on peut... Moi, j' veux tout co qu'elle veut... Si ca n' vient pas, c'est pas qu'on n'a pas rssayé. Pas vrai, mcunière? El, avant vide d'une fois son rouge bord, il finit par confesser qu'elle 1'ennuyait depuis une semainc pour pé- leriner ensemble a Notre-Dame de Lourdes. Bellolte eut un baussement d'épaules, demi facbée, demi riante, ("élail-il béte de dire ainsi ses affaires aux gcns?Par contenancc, olie avait pris son verre et doucement 1'agi- tait, attentivc. Et Ladrièrc se juslifia par un mot: — Bah! en familie! Puis, de nouveau sa bablcric 1'emporla : il avoua qu'il n'avait pas grande confiance dans les vierges, dans celles- la du moins; déja elle avait intercédé auprès d'une demi-64 UN PËLERINAGB cevoirde Ia longueur du temps. Et des rires leur passaient dans les prunclles, toutes vivcs d'une memo chaleur. Mainteuant los clianls se rapprocliaiont; Bellotte recon- nut dislinctoment la basso do Bourdaillo. Les brides de son cbapoau fixées d'un largo nuoud, elle so penclia par la fenêtre pour voir la foulo s'avancor, derrière lesprètres et les filles de la "Vierge. Son corps robusle et plein se moulait dans la soie de la robe, avec desbancbosjeunes, déja puissantes; et'Célestin coiiQutunc rancune contre ce parent sénile qui les eniployait a son plaisir; niais déja Ladrière Ie frappait sur 1'épaulo, et conlidentiellonient, lui montrant du coin (U' 1'u'il oette croupe superbe : — Tu pourras leur dire que la cousinc est un lier nior- ceau ! Sa gaité lui revenait, après cotle détente de la sieste; il risqua une grivniscric a propos des pèlerinages d'oü les femmes quelquofois revonaiont oncoinlos. saus que Ie Seigneur ni Ie mari eussont rien a y voir. Mais il n'osa pas l'exprimer tout baut, par ménageniont pour Isabelle; et, distrait, absorbé dans la contemplation de cotle forme féminino, Mieliolle s'oublia dans un quiproquo : — Un fier morceau, oui-da! Alors lo bonbommo nianqua s'érater, secoué d'un lil rir'e qu'il se tenait Ie bas-yenlro a deux niains. Il appela Bellolto : — Tu nc sais pas, mcunière? L' cousin, pour sur qu'il a la beriue! .1' lui conté une blague, ol i' m' répond que t'os un fier morceau! — lVrmettez, fit Célostin. — Y a pas d' permettez. C'cst-i vrai qu' tu Pas dit, voyons? Il 1'avait pris par une boutonnière de son balüL et Ie tiraillait, la face collée a la sienne, en trépignant, saus pouvoir se remetlre. Micbotte avoua.l'.N PëLERINAGE Cö Eh bien, c'cst vrai,jc 1'ai dit et je Ie répète. La cou- sine ne m'en voudra pas pour cela. \ Elle parut llallée au n contraire, eutl'air I, d'accepter Ie com- p 1 i m e n t avec mo- de s t i e ; raais Ladrière dcmeura convaincu qu'il avait joué un bon tour a Célestin en Ie faisant poser. Les fillettes, Bourdaille, la lète du corlè-ge défi- laient; une odeur de robes fraicbement lessivécs s'é- tait insinuée parmi les re- lents du bourgogne et du café dans la chambre; et Ie meuuier Irainait toujours, obligeant Micbotte a trinqucr d'un dernier verre de cognac. — Sans rancune, bein? 968 UN PELERIXAfiE sans lui; et les mauvais drólcs du village, pleins d'admi- ration, 1'avaienl pris pour chef. Tous étaienl presents : Gogo Ie Crollé, Pierre Ie Brochet, Phvrin Ie Rouchat, Joseph Ie Boulot, Dor la Bonne vie, Ie petit Michel, fils du riche Fiasse Ie fermier, surnommé Moutarde, a cause de son caractère irascible. Depuis une hcure, ils gobelot- taient, attendant la sortie des vêpres; et ils avaient raccolé quclque partune galupe, Ie Poiiier, mi-idiote, sur laquelle se soulageaient les rouliers, dans leschamps. A vingt ans la foudrc 1'avait frappée pendant qu'elle fauchait, ser- vante chez Grupct Ie maire; un cölé de son corps était demeuré paralysé; elle perdit a peu pres Ia paroie; et personne ne voulant plus 1'occuper, l'habitude deselivrer aux passants lui avait valu son sobriquet, par moqueric de ses guibolles loujours en I'air. Mais elle buvait; Ie lucre de cello débauche misérable se dissipait dans les bouchons; presque cliaque soir on la heurtait ivre der- rière une haie; et Ie genièvre avait fini par la gonflerd'une graisse blème, oscillanle. Fripiat nourrissait un plan: il avait promis au Poirier dix masloques si, a un signal convenu, sesjupes se rctroussaicnt; ccttc grosse somme 1'eüt rcndue souple a tout; et pour mieux la rompre a leurs desseins, ils 1'avaient hébétée en la guédant d'al- cool. Tout de suite on soupconna une facélie grossière du drille; dès l'instant que Fripiat amenait cette guenipe, il y aurait matière a rire; et les hommes s'écrasaient pour leur faire place. Mais les femmes s'indignèrent; c'était une dérision intolérable ; 1'une d'ellcs, une virago, sabotière de son état, la poussa mème violcmment hors des rangs. Alors deshuées s'élevèrent; Moutarderamassa du crottin de cheval qu'il lanca sur Ie bonnet de la com- mère; et comme elle rétrogradait vers lui, coupant a travers Ie flot en marche, Ie poing leve, une courle ba- garre dérangea la gravité de la cérémonie.I N PÈLERINAGE GO Bourdaille ne s'apercut de rien ; Ie ventre ballant, il trottinait a petits pas rapides, distrait paiTois par la hau- leurdes bles, la densité des luzernes, la pousse superbe de la pomme de terre. L'an dernier, les grèles avaient persillé les trèfles; la nielle s'était misedans les froments; Ie « crompiro » avail universellemcnt, pourri sous les guilées; et iljouissail du bel étal actuel de la terre, pen- sant aussi a uu lopin que Ie sacristain cultivait pour lui aux acculs du bois. Mais une cbose Ie tourmentait; jamais il n'avaitpu se débarrasser d'un ceil-de-perdrix, tres gros, qu'il possédail achaquepied; il avait employé lajoubarbe, desfeuilles de licrrc, du cornichon macérc dans du vi- naigre, 1'huile de colz*, drs ouguents, inutilement; et, par moment, quand la douleur cuisait, il sautillait avec un trémoussemenl de sa soutane derrière lui, comme nne femme. A ses cótés, Maigret, rigide, les yeux ri- vés au texle sacré, saus un mouvement de la tète ni du corps, écrasail la poussière sous des enjambées majes- tueuses, lentes comme ses psalmodies; ilignorait 1'ennui des durillons et des cors; son nasillement montait égal, soutenu, d'un rythme inaltéré. Au contraire, pendant les élancements, Bourdaille négligeait la mesure, détonait, une fois mêmc sauta tout un verset. Et a la longue, cette tranquillité du vicaire l'exaspéranl, il s'oublia a regarder avec envie ses pieds énormes, chaussés de souliers gau- cliis, dont Ie contrefort régulièrement soulevait Ie bas de sa robe. Ce .Maigret, d'ailleurs, 1'attristait par une piété extraor- dinaire; il avait la frugalité des ascètes, ne prcnait a ses repasni vin ni gloria, observait les jeunes avec rigueur. Lui, Bourdaille, au rebours, aimait la bonne chère, tres douillet, un peu goinfre ; et la vocalion, cbez Maigret, avait été si irrésistible que, tout pelit, avant Ie séminaire, il disait la messe dans les lieux d'aisance. sa chemise tirée hors des culottes en imitation de 1'aube, avec une 72 U.N PÈLERINAGE baisse pour ramasser un peu de monnaie tombée de son gousset, on l'aidait a chercher les sous dans la poussière; et il profita de ce temps d'arrèt pour se ghsser plus prés desacousine. üne odeur de pommade a la bergamotci dontelle s'enduïsait les cheveux, irriuüf Bes narines;il apercevait distinctement la spire d'une mèehc dans sa nuque, sous Ie ehapeau; et la pensee qu'elle pèlerinait pour la fruetification de sou ventro Ie rendanl libidineux, il était tenlé d'allonger la main jusqu'a sa ceinture, a travers les femmes qui les séparaieht. Quelle tdée aussi avait ene ce vieux Mathurin d'épouser une pareille jeu- nesse!Lesang,tari cbezlui, roulait a gros bouillons dans ce torse jeune, chauffé d'un perpétuel désir. Elle out du se cboisir un matou puissant en vue des aecouple- mentsféconds; mais alors il n'aurait pas congu 1'espoir de mordre a sa cbair; et la cettitude d'un cocuage pro- chain lui rendait son pareut plus cber. Puis, Ie sentier obliqua a gaucbe, presque aussiiöt dé- boucbasur Ie pavé d'une chaussée, bordée de maisons. Unc cinquantaine de paysans, massés sur la porte d'un cabaret, attendaient la Ie passage du cortège. Fripiatet sa séquelle avant reconnu des camarades, unc poussée se produisit; on les appelait; des quolibets élaient écbangés; et des femmes, sorties des maisons, essayaient vainement de se fauliler parad Ie bataillon des cottes et des bonnels. Il leur fallut se confondre avec les hommes; mais tout de suite les mains se pendirent apiès leurs gorges; des pin- codes les prenaient en liane; elles étaient obligées de se débattre contre des étreintes. Et Bourdaille, ayant ouï du CÓté de la queue une rumeur inquiétante, tourna la lête sans voir autre cbose que cette masse noire, profonde qui trainait sur ses talons. Une courte pause avait succédé aux premiers cantiques; maintenant, tout Ie pèlcrinagc allait accompagner Ie chant nouveau, des stropbes immémorialeinent connucs; et lesUN PÈLERINAGE 73 Üllettes, les prètrcs, les enfants de choeur rcprenaient haleine, sang salive, les bouches poissées. On vit Sali- gaux Ie sacristain, tirerde dessous gon surplissatabatière etl'offrirau curé. Celui-oi, la bolte dans les doigts, com- menca par rouler lentement Ie tabac, puis s'enbourra les narines, avec une série de reniflemenls voluplueux, et ensuile il tendit la tabatière è Maigret qui d'un mouve- ment de tèle refusa. Bourdaille, mécontent, baussa les épaules. Derrière lui, un bourdonneroenl labial res- semblail au bruil d'une ouée de hannetons paissant les IWüllages; c'étaient les vieilles femmes dont les bou- cbes continuaienl a s'agiter en des mussitations macbi- nalcs; et ce long murmure par moments s'assoupissait dans la monotonie d'un piétinement sans trêve. Un spectacle toutefois diminua sensiblement la piété. La veillc, Ie pays avait élé baltu par des culs-de-jattc, desmancbots, des boiteux, des aveugles arrivés des villes et des campagnes; la plupart avaient passé la nuit dans les haies, les bois, les fossés, loindes babitations de peur des cbiens de garde; et des Ie matin, la bande entière s'était échelonnée, occupant les accotements de la cbaus- sée dans toutc sa longueur. Il y en avait qui montraient des bras terminés en moignon, des orbites dévorécs par la cbassie, des tibias rongés d'ulcères; une larve bumaine, dans une écuelle de bois, se trainait au moyen de fers a polir; un homme avait remonte un bout de pantalons sur les sutures d'une jambe coupée a mi-cuisse, et des femmes ca et la découvraient des mamelles ravagées par des cancers. Une émulation existait entre tous pour la beauté et 1'étendue de leurs infirmités; une mère qui exbibait son enfant bydropique n'était pas même consi- dérée; mais on enviait une espèce de colossc, les mem- bres atlilétiqucs, dont la face, écbarnée par des chancres, imitait une tête de mort. Celui-la s'était mis en plein soleil, pour être mieux vu; un flux vert, putride, lui dégouttait 1070 UN PÈLERINAGE ventre sur Ie pavé, fouillant la poussière ; 1'amputé cspa- donnait de SOll béquillon; unc rixe mit aux prises un manicrot et la mère de 1'hydropique; et 1'odeur de lears maladies empuantissait 1'air, comme 1'approche d'un cbarnior. Un épisode inattendu porta a son comble la gaité des mutins. AUumée a la vue de 1'argcnt, Ie Poirier s'était élancée; mais au moment oü elle se baissait, Ie cul-de-jatle rapidement luiavait passé les mains entre les rolules; et elle roula sur Ie dus, dans une posture inde- cente. Puis Dor s'amusa a les exciter 1'un contre 1'autre comme des cbiens; elle avait accrocbé Pinfirme par les chcveux; et 1'ceil torve, ivre de colère et de douleur, il la fessait de scs battoirs, tres larges. Un cerclc s'était formé, qui regardait gigotter la dossière, sans dégoüt pour son sexe malpropre. Mais des hommes pieux pro- teslèrcnt : c'était un outrage a la cbastelé de la Vierge; et un fabricien, soupgonné d'un comrnerce clandestin avec cette créature dégradée, Ia dégagea, d'un coup de pied lancé dans les rcins du nabot. La-bas, Bourdaille, ignorant du scandale, cntamait la troisième slrophc : « De la saison nouvel-le « On vante les bienfaits, « Marie est bieri plus bel-Ie, « Plus iloux sont ses attraits. » Maintenant Ie cbant se décbainait général, effroyable- ment discord; une menagerie de singes, de chacals, de chats sauvages eüt semblé harmonique par comparai- son; des fois, la piélé s'exaltant, une fureur baussait Ie diapason des voix, comme dans une mèlée. Bellotte, avec un sourire, se tourna tout a coup vers Célestin. — Vous ne cbantez pas, cousin? — Si fait!UN PÈLERINACE 77 Et amourcuscment il lui souffla dans Ie cou les deux derniers vers tronqués : « La cousine est bien plus bel-Ie, « Plus doux sont ses attraits. Elle s'était laissé dépasser par les femmes qui la sui- vaient; a présent il sentait s'appuyer a lui la rondeur charnue de ses épaules; des ruses Ie travaillèrent pour la détacher du pèlerinage, fuir ensemble dans les bois. Kn mème temps il imaginait des dróleries pour l'égayer: a deux ils se moquèrcnt du cbapelet, long comme une aune de boudin, qu'un vieux paysan égrenait, abèti de foi et de misère. 1'inalemenl, s'aventurant a une plaisan- lerie plus épaissc, il lui dcmanda si quelquc symptöme ne l'avertissait pas encore d'un miracle procbain; et elle ne détestait pas la hardiesse de sou geste et de son regard. Des deux cötés de la cbaussée, les champs de nouveau s'allongeaient, alternant les verdurcs pales des froments avec les touffes sombres des plants de pommes de terre. Une poussière, immobile comme un nuage d'or, planait sur Ie bandcrolementdelaproccssion; en tète, la bannière de .Marie se balan(;ait, parcille a un tres gros bleuet; et. les robes Manches des lillettes, soulevées par la brise, ensuile battaient 1'air comme des ailos de papil- lons. Une galopée de poulains apeurés les amusa de leurs gambades comiques, derrière un écbalicr oü ils pa- turaient. D'autrcs fois, des vacbes tendaient leurs visages placides, avcc de longs mugissemonts; et elle lui reparla de ses aumaillcs, préférant Ie séjour de la campagne aux villes. Mais il s'exclama : elle ne connaissait pas Paris, la merveille du monde; les bouillons Duval surtout 1'au- raient enthousiasmée; et il 1'assura que pour deux francs on y dinait tres bien, café compris, avec une primeur pour dessert. Pourquoi Ladrière ne la conduisait-il pas voir 1'Exposition universclle? Un lapin vivant entrait80 UN PÈLEH1NAGE — Attention! c'est Ie moment du miracle, fit Michotle s'obstinant dans celte gaudriole. Un sourire élrange détendit les lèvres de la Bellotte; sa gorge se soulevait puissante et reguliere; elle 1'cnve- loppa dans un grand regard tranquille : — Pourquoi pas? Puis cc regard se perdit dans la direclion de Mathurin, mesurant la distance qui les séparait. Une sueur pcrlait dans sanuque: du doigt, elle détacha sa cbemisette qui adhérait a la peau; et Célestin aspira son acre funiet de brune, a travers 1'odeur salace des jeunes feuilles. Tout a coup les premiers rangs slation- nèrent: c'était Ie noble seigneur et sa familie qui arri- vaient au devant des prêlres. Entre les tèles, dans Ie fond, la grotte se montra, tres haute, en pierres de roclie; une cbapelle dans un enfoncement, était fermée par un grillage; et des luminairesbrülaient aPintérieuren grand nombre, parmi des jonchécs de lleurs coüleuses. Alors une poussée de la foule faillit les séparor; on s'écrasait pour ètre plus pres du lieu bénit; mais elle lui ccignit la taille a deux bras, avccforce, 1'irritant des pointes fermes de ses seins. D'ailleurs 1'aflblement grandissait; des ga- lops baltaient les fourrés, aux deux cótés de 1'allée ; une vieillc femme fut piétinée sous leurs yeux ; et douecment il chercliait a 1'entrainer vers Ie silence. — Yiens. Elle Ie supplia ; elle voulait avant tout intercéder auprès de la Vicrge; et il vit qu'elle croyait a la vertu miracu- leuse de Notre-Dame de Lourdes. A coups d'épaulcs ils se frayèrent un cbemin a travers la bousculade, enfin arrivèrent en vue de la grotte; et tout d'une fois 1'assis- tance ayant fléchi les jarrets, ils se tinrent 1'un pres de 1'autre, agenouillés. Puis Bourdaille et Maigret enton- nèrent un dernier chant auquel les enfants de chceur répondaient seuls : une grande paix s'était élablie qui neUN PÉLERINAGÊ 81 fut interrompue d'abord que par Ie lintement des son- nettes du marchand de coco; et inopinément desclameurs furieuses retentirent: c'était Ie Poirier qui, pour gagner ses dix masloques, se troussait publiquement, les fesses tournees a la grotle. En une seconde, elle fut roulée ; des talons lui fraras- sèrenl les méchoires; les femmes surtout 1'auraient mise en morceaux; et Fripiat, craignant une méebante affaire, précipitamment détala avec ses galvaudeux, tous riant a gorge déployée. Cependant uno réelle piété s'était emparée des pélerins; cbacun élevait ses adorations vers la patronne miséricordieuse; des valétudinairea lui deman- daient Ie retour h la santé; des mères 1'invoquaient pour leurs families; et, au frémissement de sa bouebe, Céleslin s'apercut que Bellotte confondait sa dévotion a toutes les autres. Dans sa niche, la staluette ainsi vénérée se dressait, impassible, en stuc peinturluré d'or et d'azur, parmi Ie vaciUement des cierges. Le cantique terminé, Bourdaille élargit sa bénédiction par dessus les fronts; mais urt subit aiguillon de son cor diminua la majesté du geste; et la sérénité de Maigret, rigide a ses cótés, 1'inclina a 1'idéc de se cbausser désor- mais de barquettes vastes comme les siennes. Toutefois il domina la douleur pour accomplir jusqu'au bout sa mission; on lc vit cscalader les bloes rocbeux, gagner une pierre plus haute que les autres, se mouchcr lente- ment. Il patrocina ensuile. C'était par une dévotion constante que les personnes présentes obliendraient les bonnes graces de la Vierge; la prière des lèvres n'était rien, si on ne mettait ses actcs d'accord avec la piété extérieure ; il fallait biner la vigne a la sucur de sa chair, afin d'en récolter les fruits. Et Célestin, rapportant cette parole a la fervcur particuliere qui avait animé sa parentc, la poussa du coude comme pour rexliorter a Ia méditation. Bourdaille eüt parlé longlemps saus 1'inat- 1182 UN PËLERINAGE tention manifeste des fidèles; on trouva 1'bomélie fasli- dieuse après la longueur de la cérémonie; il dépêcha la péroraison et descendit. Alors Micbolte n'eut plus qu'une idéc : dépister Ladrière qui allait se mettrc k leur rechercbe. Mais Poret ne Ie lachait pas, lui vantait constamment ses récoltes, et Ie meunier, sur Ie point de conclure, était prisd'un scrupule, relativement au prix. ïous deux, nez a nez, élevaient la voix, discutant parmi les bourrades des rustres pressés de s'en aller. Maintcnant, un besoin de secoucr cette flemme dominicale poussait les hommes en blte versies cabarets; sur la cliaussée, les marchandes de liqueur furent assaillies; ell'histoirc de Poirier s'étant répandue, une luxure s'allumait, qui traqua les filles par les sen- tiers, ïout a coup les groupes refluèrent devant les prè- tres qui regagnaient 1'église avec les enfants de ebeeur, la bannière, 1'escorte des robe» bkmehes; une centaine de femmes marchaient derrière, Ie reste du pèlerinage s'étant dispersé; et Bourdaille jeta un regard sévèrc sur la campagne, toute noire de la débandade de ses paroissiens. — M'esl avis que la mcunière a lire par ei avec Ie cou- sin, dit Floupel a la Pouillelte en lui montrant de l'oeil une robe de soie noire que Ie soleil moirait d'un luisant, au bras d'une redingote brun-marron. Sürement, c'est qu'i z'ont des choses a s'dire. Ben, Pouillette, si on tirait par la, nous deusse? Aux Paques dernières, une promesse de mariage avait été échangée entre eux, 1'un et Fautre s'étant connus au moulin, oü eet enfariné de Floupel, goffe et niquedouille, mais honnête garcon, moulait Ie grain depuis dix ans. Et comme ils passaient pres du meunier, a 1'orée du bois, ils entendirent Poret qui disait: — Ben, voyons, la, ca tient-il? — Tope! répondit Ladrière, en abattant lamain dans la paume du fermier.IN PÈLERINAGE 8J Le marché eonclu, il pensa a sa femme. Qu'est-ce qu'elle pouvaitètre devenue avec Micliotte? Derrière eux, l'allée s'allongeait vide, sans plus per- sonne. Ils attendirent encore un instant, puis Mathurin se frappa le front, éclairé: — Biesse que j'suis. I'seront retournés au moulin. Maïs deux heures plus tard, ni Bellotte ni Célestin n'étaient rentrés. Peut-être ils. s'étaient attardés en visites; la meunière avait dans le village une parentèle oü il semblait pos- siblc qu'elle eut conduitle cousin. Et il ne déplaisait pas a Ladrière qu'elle tirat vanité d'un garcon si esti- mable. Toulefois, leur absence s'éternisant, une mélancolie le prit devant un bourgogne tres vieux qu'il avait monté de la cave pour le déguster ensemble. I n cri partit de la porie; Pouillette venait de les aper- cevoir au bout de lacliaussée, cheminant a 1'aise; même la meunière, en cheveux, balan(;ait son cbapeau par les brides; et prèsd'elle, Micliotte s'óventait avec son mou- choir, nonchalants et las tous deux. -Mms, planté sur le seuil, il les incita a se dépècber, les bras tournoyants, comme des ailes de moulin. Sa gaité lui revenait; ce pèlerinage duquel Bellotte altendait une grosscsse, surtout 1'agaillardissait; on allait en dire de salécs. Et tout de suile, quand la porie fut refermée, goguenard, avec un rire énorme, il se posta devant eux. Du coup, ca y était, hein? Mais Célestin nc compre- nant pas, il lui sccoua le bras. — Ben. oui, sot que t'es la! le Miracle! A quelques mois de la, Ie ventre de Bellotte gonfla; enfin olie accoucba d'un garcon. Mathurin ne vit pas d'em- pêchement è le baptiser du nom de Célestin et Micliotte fut parrain. Les bonnes femmes attribuèrent cette gésine84 UN PÈLERINAGE inespérée a une protection spéciale de Notre Dame de Lourdes. Et Ladrière ne se moqua plus des pèlerinagcs. M.ll 1885. «.- " ■ ■ ' ' " 'l~^^^ LES PIDOUX ET LES GOLASSE LES PIDOUX ET LES COLASSE Aupeintre Tavier Helierg. Um: querello s'élova entre les Pidoux et les Colasse. Ceux-ci avaient acheté, il y a six mois environ, une maison et son champ au euré Corvillaine, pasteur d'une com- mune voisinc. Les Pidoux possédaient la leur de tout temps, Michel Pidoux 1'ayant héritéo de ses parents. Et une ruellc, large d'un mètre au plus, séparait sculement wmLES PIDOUX. ET LES COLASSE leurs habilations, 1'une et 1'autre sises sur une bulte do- minant la roule provinciale, avec un senlier qui passait devant toutes deux. Mais, tandis que la maison des Co- lasse, pctite, quatre chambres seulcment, gardait une apparence médiocre, Ie logis des 1'idoux, tout en rez-de- chaussée, trois fenèlres de cbaquc cölé de la porte, sem- blait presque trop grand pour eux. Deux pièces dcmeu- raicnt toujours fermées, sansemploi; ila avaient aussi un salon oü régnaitl'acajou; et leur cuisine, spacieuse, avec de nombreux uslensiles, exbalait une odeur de bonnes nourritures. Au contraire, chez lesColasse, devenus pro- priétairesa force d'épargne, 1'existencc était mesquine; laborieusement, avec Ie salairo du père, ouvrier dans une sucrerie voisine, et Ie gain des enfants, un garron de vingl-deiix ans, bücheron de son état, et une fille de dix- neuf, qui s'employait a buander dans Ie village, ils cs- sayaient de boucher lc trou par oü était parii l'argent de la maison. Tous les quatre, une fois la semaine, Ie di- manche, mangeaient du porc, se susentant Ie resle du lemps, de pain et de pommes de terre. D'abord les deux ménages vécurent en bonne intelli- gence, chacun chez soi, avec Ie sentiment d'une inégalité dans leurs conditions. Au fond, les Colassc jalousaient 1'abondance des Pidoux, et ces derniers, troublés par ce nouveau voisinage dans leur silence de vieillcs gens sans enfants, quelquefois étaient pris de mélancolie. L'ancien voisin, unjardinier agé, tres farouche, les lais- sait en paix, du moins, leur disant a peine bonjour et bonsoir. Lui mort, Ie logis était reslé sans habitants pendant prés de deux ans, ce qui les avait accommodés. Et brusquement 1'arrivée des Colasse, toute une familie, les avait dérangés dans leurs habitudes. C'élait trop de monde a la fois, du bruit, des allées etvenues, un tapage de vaisselles remuées. La mère, une chipie, toujours chamaillait; Ie père, il est vrai, se distinguait par sa bo-LES PIDOUX. ET LES COLASSE 89 nacc ; mais la fille n'était pas un modèle de douceur ; et certains jours, lc gars, rentré saoul, menacait de tout saccager. Encorc, si dès leur arrivée ils n'avaient pas transgrossé leurs limites. Les Pidoux, en vertu d'un droit lointain, s'altribuaient la possession du sentier dans toule sa lon- gueur, avcc la jouissance toutefois, pour les Colassc, de la parlie qui dévalait par chez eux, mais de celle-la uni- quement; et cettc question du sentier avait son impor- tance. Du cóté des Colasse, il accourcissait Ie chemin pour se rendre au village; mais du cóté des Pidoux il abrégeait Ie trajet pour aller au ruisscau. Et les Colasse, tout de suite, s'étaient mis a couper par la, librement, quand ils avaient a puiser de 1'eau ou a baigner leurs légumes. La nécessilé d'une explication s'imposa. Comme Colassc Ie père, de son petit nom Pierre, Ira- versaitunsoir, des seilles dans les mains, Micbel Pidoux, monté par la grosse Joanne, sa femme, l'interpella, de- bout sur son seuil : — Eb! Colasse, c'est pas qu'on voudrait t'faire de la peine, mais Ie chemin do ce cóté, c'est a nous seuls. Faudraitpas y venir Irop souvent, la! L'autrc déposa ses seaux ;\ lerre, demeura un instant sans répondre, interdit, et enfin les mots se firentjour. — De quoi? que 1'chemin serait a toi pu qu'a moi? — Ben sur! Et Ie Pidoux remuait la tête de haut en bas, avcc déter- minalion. Alors, devant cetle assurance, Pierre, repris a sa taciturnité, baussa les épaules, empoigna ses deux seilles et descondit au ruisscau. Il possédait une grosse tète, crépue et grise, autrefois avait été réputé pour ses poings énormes, mais la femelle avait limé sa force. Et docilemcnt il fit, pour regagner la maison, Ie grand tour par la cbaussée. A sa rentree, la Lalie, comme on appe- lait la Colasse, bogna aigrement: oü était-ilrcsté si long- 1292 LES PIDOUX ET I.ES COLASSE Et de la main elle montrait la bande de tèrre qui dès- cendait Ie long- des Culasse, ses bajoues, vastes, trem- blantes comme des tranches de gelatine. Mais les glapis- sements de Ia Colasse redoublèrent, plus aigres. — Ah! ben, en v'la une affaire a c't'heure. Faudrait p't' ètre que j' vb' laisse passer quand nös autres, on n'pourraiL pas? La Joanne eutun grand mouvement, la tête en arrière, Ie bras avance comme pour altesler. — C'est not'droit. Mais ce mot qu'on lui jetait perpétuellenienl, exaspéra la Lalie. — Vot' droit! v'la ous que je 1' mets, vot' droit! Elle leur avait tourné Ie dos et de toutes ses forces frappait ses reins secs qui sonnèrent comme du hois. — Sale truie! cria alors la Pidoux, hors d'elle. Si c'est qu'ca t'chatouille a ton cul, t'as qu'iï l'aller t'gratter chez toi! Et sur ce mot, Ia dispute s'envenima. Maintenanl la Colasse no lachait plus prise, mordant en celte chair de femme grassc a pleines dents, Ie poing tendu, sa face décomposóe par la fureur. — Chameau! publique! il est plus propre que 1'tien, mon cul. On sait bien c'que l'en as fait, de ton cul, va, et qu't'as gagné ta vie avec, avant de faire la madame avec ton vieux salaud de Pidoux. Pendant une demi-heure, elles s'injuriercnt; du monde s'était ameuté; et Michel par moments s'interposait, rabroué par toutes deux, tout pale, sans colère. A Ia fin Ie garde champètre, qui passail, les sépara ; et il con> seillaaux Pidoux de faire drcsser proces-verbal si, comme ils Ie disaicnt, ils se croyaicnt lésés dans leur bien. Mais sur Ie seuil do sa maison, la Colasso conlinuait ses gueulées, s'en prcnant maintenant a 1'agont qu'elle dé- liait, comme elle avait déflé la Joanne et son mari. UnLES PIDOUX ET LES GOLASSE 93 proces-verbal! olie s'en fichait; rien ne 1'empêcherait de couper par leur chemin; on verrait bien de quel cöté étail Ie droit. Tout Ie reste de Ia semaine, les Colasse battirent Ie sentier de leurs déambulations san» trêve; Félicien, Ie nis, en une soiree, alla puiser au ruisseau dix seaux qu'il répandit a moitié devant leur porie; et lc lende- main il repassa avec une brouelte six fois de suite, en sifflant, par bravade. Puis, une après-midi, la Lalie, treslentement se mit a circuler, tenanten laisse sachèvro qui paissait. Alors une rage prit les Pidoux Michel, petit, sans épaules, une peau blanche de campagnard oisif, n'aurail pas osé s'attaquer ouvertement aux Co- lasse, mais cachadans sa cuisine Ie garde champètre qui, avant constalé de ses yeux Ie délit, verbalisa. lis furent condamnés a quelques francs d'amende. Pierre, ce jonr-14, était parti seul pour Ie clief-lieu du canton, résidencedu juge de paix, stylé par la Lalie. Toute la nuit, elle l'avail empêché de dormir, ruminant des outrages aux Pidoux qu'elle lui commanda de ré- péter a 1'audience; mais devant Ie jugc, sa mémoire tourna, il perdit Ie fi.1 de ses idees, ne trouva plus qu'un mot, dans lequel il mit toutes les colèrcs de la maison. — (Test des canailles! Et comme il quiltail Ie préloire, un rire sournois, une sorte de gloussement en dedans partit ïi ses cötés. C'était Michel Pidoux qui, plein do courage a causc de la pré- sence du commissaire de police, lo narguait, piété sur sis ergots, comme un coq. Dans 1'humilialion de sa dé- faite, il ne trouva rien a dire, tres rouge, les oreilles cor- nantes encore des parolcs du magistrat. Mais dans la rue, Félicien et Phrasie, envoyés par Lalie pour savoir plus tot Ie résultat, 1'accrochèrent; et du coup la mé- moire lui revenant, il lacha dans lc vide la bordée d'in- jures qu'il aurait du dire un quart d'heure plus tot.% LES PIDOl'X ET LES COLASSE porto do prison. Puis Pierre rentra du travail; Phrasio, qui rontrait aussi, jeta ses sabots dans lc coin, ainiant sentir Ie froid du carreau sous ses piods; et Ie pas de Féli- cien s'attardait, tandis qu'immobile, il regardait so dresser la clóture. Alors leur liargno a tous crova; Lalie, un quart d'heurë entior, mastiqua uno pommo de lorre qu'ollc ne parvcnait pas a avalcr; et lc pèro, entre deux bou- chées, frappa do son coutcau la table, disant : — Faut la fout' a bas! — J'y vas! s'écria aussitót Félicion, debout, laissant Ia sa gamelle. Mais laprudoncedc Plirasie, cettefoisencore, lc ealma : il fallait attendre la nuil; persoimc nc les verrail; <;a serail bien plus dróle quand lc lendemain, au sant du lil, les Pidoux trouveraient leur macbine démolie. Et la mère, ayant enfin aclicvé sa manducation, lui donna raison, si travaillée par la colèro que les mots ne sortaiont pas, commo si la pommo de lorre lui fut restéc on travers do Ia gorge. Gboz les Pidoux, un grand silence régnait; après cc coup d'autorité, ils éprouvaient uno lassitudo, reposes, même Micbol, qui a présent admiiait 1'énergie do sa femme, dans la salisfaclion d'uno grosse oeuvre accomplic. Et, vers dix lieuros, sous la lune déja haute, Félicion s'étant avance piods décbaux jusqu'au palis, un ronflement fort passa par los joints des volets, avec un autre plus grèle dans lequel il crut discorner Ie soufile pauvrc de 1'bomme. Au cbant du coq, Pidoux, toujours réveille Ie premier, se coula hors des draps, de dessous 1'immense corps de la Joaiino qui I'obstruait, et selon sa coutumo, ayant passé ses grègues, alla se satisfaire prés do la baie. Mais il eut uno secousse, no put achever: a rez torre, dans la paleur brumeusc du petit jour, Ie laltis gisait. déraciné. Bourrache, Ie lendemain, se remit a 1'oeuvre; pour édifier plus solidemont la palissade, il enfonea los mon-LES PIDOL'X ET LES COLASSE 97 tants a prés d'un picd et demi; et pendant quclque lemps, les Colasse demeurèrent cois, n'ayant pas Fair d'apercc- voir cette clöture qui repoussait. Déjïi les Pidoux se con- gralulaient: leur lénacité tranquille avait opéré mieux que la violence; c'en élait fait du mauvais gré de cette peau- traille. Et de nouveau ils virentqu'ils s'élaient trompés : comme 1'aulro fois, Micliel s'élant leve a pointe d'aube, un matin aper^ut la barrière sur Ie sol, mais sciée par Ie bas. Alors Bourracbe s'acbarna, rivalisant de ruse avec les démolisseurs, de moitié dans raffront; il équarrit des montants neufs, d'une épaisseur doublé, qu'il fixa en terre au moyen de briquaillc; et il n'avait pas fini de tra- vailler a la tombée du jour. Les Pidoux veillèrent cette nuit-la, derrière leurs vo- lets clos, un en moins qui était resté entrebaillé; et Joanne, pour plus de süreté s'était armee d'une fourcbe- fière. Mais les arbres se remplirent d'un égosillemcnt d'oiseaux, dans Ie crépuscule matinal, sans que rien eüt bougé cbez les Colasse. Et quand la clöture fut acbevéc, vers midi, la grosse Pidoux tira la porte, soufflant dans ■ses bajoues, lenlement descendit la parlie du cbemin qui dévalail Ie versant de la bosse, de van t la maison des cn- nemis. C'était la première fois qu'elle se basardait par la, depuis leurs dispules : elle allait les mains derrière Ie dos, a petils pas de propriétaire, en une rage froide de les braver, forte de son droit; et Micliel, qui n'avait pas osé la suivre, de son scuil la regardait quelquefois s'arrètcr, plantéc dans Ie paysage, comme un tronc d'arbre. Un instant la silbouelte de Lalie se dressa derrière la vitre, menacante; puis Félicien doucement gagna Ie jardm, et Ie logis retombaa son immobilité. Mais, comme Joanne remontaitle cbemin, sesvastes mamelles secouées a cbaque pas, avec Ie tangage de ses banches massives, une pierre 1'atleignit dans cette circonférencc de lune 13100 LES PIDOUX ET LES COLASSE et tont a coup cette chair de femme grassc 1'allumant, d'une fois il lui déchira sa chemise de haut en bas. [Ine boule de viandes rcmua dans la clarté nocturne, avec des bonnes de poils qui la faisaient rcssembler a unbomme. Maintenant un rut exaspérait cc gars sauvagc : il 1'eüt roulée dans Pherbe, saus respect pour son Age; et les macboires claquantes, il caressait ses fesses grandioses qu'clle agitait dans sa lutte contre Pierre, insoucieuse de sa nudité. Mais il étouffa un rale : la fourcbe de Afichel, comme un croc, vcnait de lui entrer dans Ie derrière. Puis des voix au loin clamèrent: des maisons, réveillées par les abois des cbiens, se vidaient par la campagne; Pierre batlit en retraite, emmenant son fits qui perdait Ie sang. Et, pendant longlemps encore, Joanne, son grand corps nu en travers du cbeinin, Ie provoqua au combat, avec des injures. Du coup, Ie grillage ne se releva plus; les pluios Ie rouillèrent, écroulé dans la baie; et toute séparalion sem- ])la abolie indéfiniment. Cependant on apprit que les Pidoux étaicnt alles a la ville consultor un avocat, el a quelque temps do la, les Colasse, qui s'étaient crus victo- rieux, recurent une assignation devant Ie tribunal. Féli- cien, a poinc remis de sa blessure, aurait fait un mauvais parti a ['officier instrumentant; mais Pbrasic absente, ce fut la mère qui Ie contint. Et leur furcur a tous redoubla, devant cette querello qu'ils supposaient éteinle et qui renaissait avec 1'appareil terrifiant de la justico. Celle-ci les épouvantail, toujours compliquée d'une idee de prison; Pierre so revoyait en présencedu jugedc paix, la bouche morte, ne trouvant pas unc parolc; et il so rappclaitaussi une affaire correctionncllc dans laquellc ilavait du tester, bousculé a la sortie par les gendarmes. Un moment ils pensèrent a abdiquer leurs prélentions sur Ie cbemin ; on ferait la paix; mème ils offriraient de replacer eux-mèmes la barrière. Puis, la peur de parailreLES PIDOUX ET LES COLASSE 101 reculer les arrêla; ils remuèrent Ie villago on quèto de témoignages pouropposer au prétendu droit dos Pidoux, leur droit a oux; do vieilles gens déclarèrcnt qu'au temps dos parents de Michel, on passait par lc sentier. Pelit a pelit, 1'idée des magistrats les talonna moins; ils s'habi- tuaiont aux éniotions d'un proces ; la Lalie, toute bran- lante, finit par reprendre uno verdeur de vieil arbre, uni- quement occupée de rafTaire ; et on voyait un peu moins los Pidoux, presquo conslamment a la ville, autour du Palais de Justice. Cependant, au fond, los Colasse leur gardaient uno rancune terrible : ils auraiont tres bien passé lo roste do leur vie k démolir dos clótures sans songer a vidor Ie dilTórend judiciairement. El lc regret de 1'argcnt qu'il faudrait paycr aux avocats les tourmontait par-dessus tout. Le jour do la première audionce, comme Lalie accom- pagnait Pierre jusquc par-dela le scuil, elle apcrcuttout a couples Pidoux qui partaient aussi, tous deux en toi- lolto dos dimanchos, la Joanne ayant mis son antique robe de soie, un chale et un chapeau, Michel perdu dans une redingote trop largc. Les malheurs de son grillage 1'avaient séché; c'est a pcinc s'il mangcait encorc, op- prossé d'étornellos inquiéludos, avoc 1'appréhension de représailles féroces de la part des Colasse. Et il se rappc- lait amèrement le temps passé, avant que cette engeance nc se fut jetée en travers do leur paix, pour leur disputer leur bien. Maintenant ils ne connaissaient plus que les — Vieux pourri! lui cria la Lalie, le poing en 1'air. Ca ne t'portera pas bonheur. L'bon Dieu t'fera erover comme une mouche, pour t'punir de ta malhonnêteté. Mais Faffaire fut remise de semaine en semaine, pen- dant deux mois, les röles étant surchargés. D'ailleurs, 1'avocat des Pidoux n'était pas sans crainte : ceux ei n'avaient pu produire leurstitres de propriété, énergique-104 ÜES PIDOLX ET LES COLASSE mait pas, 1'entendait so lamenter tres bant. Le sur- lendemain matin, vers neuf boures, les clocbes son- nèrent a la paroisse; des porteurs procédaient a la leVée du corps; et cette mort extraordinaire s'étant ébruilée, une foule avait envabi la butte. On descendit paria partie du sentier qui longeait les Colasse; leur niaison était close, sans un bruit, et toul a coup, comme elle passait devant leur porto, la Joanne se délourna, cria par trois fois: Assassins! pendant que la bière et tottl le convoi atlendaient. Puis le piélinoment recommenca dans un grand silence, derriere le défunt qui s'en allait, ayant affirmé une dernière fois son droit. Dans Ie villa-v, des bruits coururent: onprétendit que la Lalio avait jeté un sort sur les Pidoux; les fetfimes s'écarlaient de son passage, 1'accusant d'entretenir un commerco de sorccllerie avec le diable. Et chaque matin mamtcnant, a son lever, la Joanne se postait en travers du sentier, avec son cri toujours le même : Assassins' qui était entendu do la route. D'abord les Colasse en furent troublés ; c'était comme une malédiction du mort, transmise par celle qui lui survivail, et Pierre, moins apre,' pensail qué peut-ètre elle n'avait pas lort. Mais a la longue,' ils s'hahituèrënt, cette clameur les laissant froids a forcé (Fèliv répétée. Même un dimanche, le père étanl a biner derrière la baie, il releva la têteet trauquillement dit h la Joanne : ^ — Ben quoi? L'bomme est mort, cbacun son tour. Vaudrait mieux qu'on fasse camarado ensemble, a c't' heure que tout estTmi. Elle cracha de son cöté, poür toute réponse. Et Lalie, le proces gagné, out voulu l'écraser par sa magnanimité' n'ayant presque plus de baïno. Toulefois ceile-ci se ré- veilla a quelque temps de la, vivace, comme une plante qui, décapitée, repousse du pied indestrucliblement. La Joanne avait interjeté appel; do nouveau la possession duLES PIIJÜUX ET LES COLASSE 10^ cbemin allait êtrc remise en cause; et ils sentirent uu grand froid leur couler dans les os a la pensee qu'il fau- drait encore une fois payer 1'avocat. Déja ils avaient dé- boursé cent francs. En même temps ils apprirent que la Pidoux avait fait appel a un frère du défunt, émigré en Amérique : ils étaientbrouillés depuis de longues années; mais il avait accepté de venir témoigner, se rappelant tres bien que, du temps des vieux Pidoux, les parents, personae ne passait par la venelle. Alors, comme régu- lièremenl, tous les matins, la veuve leur lant;ait son imprécalion, ils cessèrent de la ménager, ripostant par des injures, 1'outrageant jusque dans la mémoire de feu Michel. Et dans 1'étroit passage, cause de leurs querelles, toutes deux, la Joanne et la Lalie, s'inveclivaient, les yeux jaillis hors des orbites, prètes a se dévorer, tant qu'elles étaient ;ï bout de soufflé. Cnnslamment les Colasse lui jouaient des tours; toutes les pierres du cbamp roulaient chez elle, lancécs par dcssus la liaie; et elle les rejelait Loujours, usant ses bras a cette besogne qu'il fallait recommencer sans cesse. Mais iis étaient quatre et 1'avanlage était de leur cóté. Puis un soir Félicien, grimpé sur Ie toit, boucha la cbeminée avec de la paille; la fumée sortait épaisse, en tourbillons, par les fenètres et la porie; et de cbez eux, ils s'amusaient a 1'entendre tousser, sulToquée. Enfin, au lemps des se- mailles, ils lui firent une aulre misère : a pleines poi- gnées Pbrasie et la Lalie la nuit semaicnt dans son clos de la grainc de pavots qui se mit a gcrmer innombrable- ment, niangeant tous les plants. A présent, tous les mois, une ou deux fois, Pierre partait pour la ville, appelé par leur affaire la Joanne s'y rendait avant lui; et ils se ren- contraient sous Ie péristyle du tribuual, Colasse en veste de dimanche, elle en robe et bonnet de demi-deuil, plus mafflue que jamais, attendant tous deux 1'ouverture des portcs, sans se parier. Mais Ie frère avait été frappe de 4 W8 LES NDOUX ET LES COLASSE ik- pas demeurer eri reste, Joanne, loul un jour gardail sea excréments qü'eüe leur vidail ausai devanl leurporte, mais Ie soir seulement, avant de se ooucher. Une foia, comme ellc arrivait, pieds nus de peur du bruit, Lalie brusquemenl se montra, bod vase dans les mains. et toutes deux s'embrenèrent, couvertes d'ordure de baal en bas. Puis les jours suivants, chacune recommenca, en s'évitant; et quelquéfois leurs déjeetions, n'étanl pas ba- layées, sécbaient au soleil ou se diluaient sous l'averse, jusqu'au lendemain. Bientöt une surprise arriva aux Colasse : la Pidoux inopinément avait cessé de leur crier sa terrible malédic- tion. Et ils en demeuraienl gênés, comme d'une babitude rompue, cetteinjure matinale manquanl ft leurjournée. D abord ils erurent que la Joanne désarmait; mais la défiance les avant repris, ils concurenl l'idée vague d'une ruse, ilsne savaientlaquelle. Et, en effet, la Pidoux avait soa plan. une gemence lentement germée dans Ie lerreau desa fureur. Reutré au logis, Pierre s'asaeyaitsur la dalle du seuil, mangeanl la, dans Ir soir pacifique, un croüton de pain. arrosé d'une passée i\c chicorée. De derrière son rideau, elle ne lacha plus de l'oeil Ie qui- gnon, en un gucl tranquilje, süre que l'heure sonnerait, des épingles entre les dents, invisiblc. Durant l'aout entier, sa forme noire revinl a chaque vesprée se planter contre Ie carreau; mais Ie moment tardail; et elle ne sentait aucune imjiatience. Enfin, un samedi, Ie Colasse, appelé de 1'intérieür par Lalie pour un coup de main, posa son chanteau sur la pierre; un instant de solilude se fit; et doucement, Ie soufflé égal, saus bate, Joanne alla piquer trois épingles dans Ie seigle brun. Cette nuit mème, Pierre trépassa, élranglé, après des beuglements qui la délectèrent, et elle ne se coucba que vers minuit, avant entendu jusqu'au bout son agonie. lout de suite la Lalie soupconna un empoisonnement;LES PID01 \ ET LES COLASSE 109 uu médecin ouvrit la gorge el trouva une des épingles; cependanl celle-ci avail pu tomber dans la pate pendant Ie pétrissage. El Ie matin du deuxième jour, les cloehea sonnërent comme elles avaienl sonné pour Pidoux; les hommes du cimetière vinrenl lever Ie corps; un moment la foule reflua de droitc et de gauche derrière les porteurs indécis que Lalie contraignait h descendre par Ie sentier en litige. Celui-ci allongeait la route; mais elle s'accro- chait iï labière, ne voulanl poinl la laisser s'en aller par un autre cóté; el toul Ie cortège enfin passa devant Ia maison des Pidoux, ainsi qu'en une suprème dérision du mort. Alors on vil tout a coup cette chose sacrilège : un rideau s'écartait sur une masse de chair énorme el circon- flexe, loute pale dans Ie nou desjupes. La Joanne se dé- couvrail par on dessous devanl Ie passage du cercueil. Leun hommes en terre, les femmes se montrèrenl plus acbarnées au proces, qui seul pouvait consommer la vengeance. Lc frère, une arsouille, avail gagné Ie con- tinent, mais n'avait pas dépassé Marseille, d'oü une lettre était partie, informant la Pidoux qu'il était a bout d'ar- gent. El qaand elle lui en eut envoyé pour la troisième fois, les nmivelles maiiquèrent : elle supposa qu'il était mort ou rctöurné en Amérique. Cependanl d'autres té- moignages avaienl été produits, qui juslifiaienl ses pré- tentions, et après des délais infinis, Ie premier arrèt fut cassé. Mais la Lalie, sur Ie conseil de sonavocat, invoqua un vice de formc; et la procédure recömmenca, lente, leur mangeant tout. Elle avail livpothéqué sa maison et lc champ pour une somme qui s'absorba dans Ie goulTre rapidement, sans lc comblcr. Et d'autre pari, la Joanne avait vendu une terre au bout du village, louée a un journalier de la campagne. Toules deux trainaient leurs jours dans la crasse et Ie délabrenient, l'une par avarice, l'autre par misère véritable, se repaissant de rebuts, pour tromper la faim qui leur tordait Ie ventre. Et souvent la I ED. MONNIER & Cf, EDITEURS 16, rue des Vosges, Paris \ 5 FR. I.K > V-8 C.AVA1 I Pouimes d'Ève, i Histoires débraillées. Clair de Lune. Les Saynète: Les Contes salés, par A. Péchés mortels La Feuille a 1'envers Les Contes de Figaro, pai Monsieur le Grand-Turc |) öi barky. Le Lieuteuant Cupidon. par Hen Ce Brigand d'Amour n>A. Contes ala Paresseuse. par Di i Femmes honnêtes ! pa Lila et Colette, Les Petits Cahiers, di Les Concubins A Demi-mot, p Maris et Amants, par Lou Bac, La Plaquette illustrée : N° 1. • Les Brasseries a femmes de Paris ' — Folies de leur corps, par A. Cahei.. 1 vol, - Ca porte bonheur, par Le Conseil municipal de Paris, peinf par lui-même Vingt Jours en Espagne. par Claude V..... Le Sottisicr ie Ahüss, i Ubert.Miu.AUD. Les Belles-mères. 3 in. 50 (Nou Nono. par Racuilde. Les Détraquées, par i 50 pour 100. par Henri Rocheeort. Ce que coütent les femmes, par .Uiles H Le Carnaval de Nice, par Armand Dühaktin. Étiennette, par Alfn - La Princesse Rouge, par Émile Blavet. ION NOUVELLE ILLUSTRÉE, A 3 FR. 50 I.R VOLUME. La Virginité de Diane, par Rachii.de. Mi-Diable, par Léon Ci.adei.. Confessions féminines, par M""' Manoël de Gram