ZWANZE ET SCIENCE

A LA CONQUÊTE DE L'EMPIRE

 

NIREP ET LES MYSTÈRES DU CONGO

 

 

DE MAX WALLER A PIERRE MERTENS, des mousquetaires de la Jeune Belgique aux compagnons de la Belgitude ou du Manifeste wallon, le silence l'emporte sur la présence pour ce qui est de l'Afrique centrale alors qu'elle a compté tout autant que le charbon, l'acier, la question flamande ou les guerres mondiales dans l'histoire du royaume de Belgique ! Globalement, on peut donc dire que les traces demeurent incidentes dans le corpus «noble» des lettres belges de langue française[1]. Et cela, même chez Simenon[2] qui donne pourtant un des premiers romans congolais destinés à un public plus large que celui des coloniaux. Mais Le Blanc à lunettes (1937) est loin d'être un des textes les plus célèbres de la geste Simenonienne. Et les indications qu'il contient sur la province de Stanleyville, pour précieuses et relativement précises qu'elles soient, gardent ce caractère de décor indéfiniment modifiable et reproduisible qui définit la description sous la plume de l'inventeur de Maigret...

 

Exclusion du corpus « noble »

 

Initiée par Léopold II dans une indifférence assez profonde bien que le dessein du monarque correspondît aux intérêts économiques du pays et que l'étranger—pour ne pas dire une grande partie de l'opinion belge —, considérât assez rapidement l'entreprise de l'État indépendant du Congo comme « belge », l'aventure africaine des Belges s'est mise en place et déroulée d'une façon singulière. Celle-ci découle sans doute de l'absence, aux XVIIe et XVIIIe siècles, de stratifications étatiques comparables à celles qui virent le jour en France, en Grande-Bretagne ou aux Pays-Bas par exemple. Colonisation «petite bourgeoise» comme l'indique Simenon dans ses reportages des années trente[3], structurée par les missions et le grand capital, plus ou moins régulée par l'État qui prend le relais du monarque absolu qui créa et géra cet empire, l'entreprise ne se donna pas par hasard des représentations paternalistes de carton-pâte dont témoigne par exemple Tintin au Congo. C'est encore elle que reprend et magnifie, en 1956, le film sur le voyage du Roi Baudouin en Afrique centrale. Cette forme de colonisation n'interpella pas pour autant la petite bourgeoisie intellectuelle qui constitue l'essentiel du monde littéraire francophone belge. Tout au contraire ! N'y trouvant pas son profit, la caste culturelle ne put donc que rejeter un phénomène qui lui renvoyait une image spécifique tout à l'opposé de celle qu'elle voulait faire accroire d'elle-même et du monde. N'a-t-elle pas cessé, tout au long de son histoire, d'intérioriser jusqu'à l'autodénigrement — et de chercher à reproduire, souvent avec maladresse — les modèles français ?

 

Or, pour ceux-ci l'Afrique sous tutelle belge[4] existe encore moins que la Belgique à laquelle le système littéraire français consent à concéder quelque réalité pourvu qu'il l'assimile à l'exotisme. C'est-à-dire au mythe des brumes nordiques... Cette image simpliste, qui tente d'éluder l'inquiétante étrangeté de la différence belge en la projetant dans cet étranger par excellence qu'est censé être le monde germanique, permet de n'avoir pas à s'interroger sur les usages, partiellement autonomes, de la langue française en dehors de l'Hexagone. Qu'au sein de cette langue puisse advenir une présence africaine francophone étrangère à l'empire français[5] est bien sûr un élément encore plus rétif à l'idéologie française occupée à se déployer sur l'Afrique. Le fait est tout aussi incongru pour les mentalités de la gent lettrée belge. Pas question pour celle-ci de se pencher, fût-ce un tantinet, sur une colonisation aussi spécifique ! Le faire contraindrait à prendre mesure du fait belge dans toutes ses dimensions et à remettre en cause, dans son propre discours, les propos qui visent à le nier. De surcroît, comment se faire désormais passer Outre-Quiévrain pour l'équivalent d'une province française ? Il est vrai que la très impérieuse et séduisante marâtre tient les cordons de la bourse éditoriale... Et que le candidat bon élève a souvent cru l'amadouer à force de conformismes et de dissimulations...

 

Le chercheur qui veut tenter de faire l'histoire de la présence littéraire de l'Afrique centrale en Belgique[6] doit donc se tourner vers un autre type de production écrite que le corpus lettré. Surtout s'il désire repérer les images qui ont réellement imprégné l'imaginaire de nos compatriotes. Généralement, les auteurs de ces textes ont eu un rapport direct avec le référent africain et n'appartiennent pas au milieu littéraire proprement dit. Celui-ci les daube et les snobe de toute façon[7], ce qui ne veut pas dire que ces écrivains soient dépourvus de culture—loin s'en faut ! Souvent ils trouvent des canaux d'édition spécifiques. Ils les créent même parfois[8]. Quand ils ne dissimulent pas leur entreprise sous la couverture d'une édition scientifique (tel est le cas du roman d'anticipation L'Afrique centrale dans cent ans de Paul Salkin), du nom prestigieux d'un éditeur juridique (ainsi en est-il des nouvelles de Pierre Ryckmans réunies sous le titre Barabara), voire sous un pseudonyme.

 

Le livre qui coïncide avec la création de l'État indépendant du Congo, et qui peut être considéré comme la fiction de la conquête, n'échappe pas à cette règle. Publié d'abord en livraisons[9], le titre-frontispice du premier volume est orné d'un dessin de Franz Gailliard daté de 1886[10], qui ne pouvait manquer de frapper les imaginations. Cette gravure rassemble en une seule image quelques épisodes clefs du livre — en ce compris un des derniers hauts faits du premier des trois volumes publiés par Maes[11] celui du bateau-hippopotame. Ce qui situe en tout cas la conception du premier volume signé par Nirep à peu près au même moment que celui de la proclamation de l'État indépendant à Vivi en 1885. Qualifié sur la page de titre de « grand roman d'aventures », l'ouvrage ressortit d'autant plus à ce genre que la technique de la parution en livraisons lui permet de multiplier les péripéties, les retours en arrière ou les épisodes impromptus, et ne le contraint pas à recourir à un travail formel qui justifiât de tels écarts par rapport à la norme narrative classique du modèle lettré. Si le contrôle typographique est en outre assez lâche tant en ce qui concerne la syntaxe[12] que l'orthographe[13], tout indique par contre que l'auteur des Mystères du Congo était un homme fort cultivé, au fait aussi bien des connaissances scientifiques que des techniques du récit populaire immortalisé par Jules Verne. Pour divertissante qu'elle se voulût, son entreprise avait donc des objectifs précis: la diffusion et la légitimation de l'aventure africaine de Léopold II. Que sa façon d'opérer soit tout à l'opposé des pièces, poèmes et libelles de propagande[14] rend son ouvrage d'autant plus singulier. Elle le désigne comme celui qui dut atteindre un public beaucoup plus large que celui des textes qui eurent recours à l'alexandrin par exemple[15].

 

Anonymat, visualisation, aventures

 

Si l'identité du sieur Périn, qui se cache sans doute derrière l'anagramme nordique de Nirep, reste à élucider; si la découverte de la nature exacte de ses liens avec les cercles léopoldiens en découlera vraisemblablement; si la détermination du caractère rigoureusement individuel ou collectif de ce premier volume pourra peut-être y trouver également un début d'éclaircissement, il n'en reste pas moins que l'analyse interne du premier tome de la trilogie—celui qui porte le seul nom de Nirep[16] — permet de dessiner le profil idéologique de ce livre, de cette entreprise, et de ce créateur.

 

La qualité des gravures et la réputation de leurs auteurs[17] atteste d'autre part que cette production « anonyme » émane de cercles cultivés, parfaitement au courant du pouvoir de l'image comme des techniques du roman à large diffusion. Ces graphismes, la mise en page du livre les insère souvent deux ou trois pages après celle dans laquelle se trouve décrit ou explicité l'épisode ou le phénomène représenté. Volonté ou hasard, ce système de rappel ou d'appel renforce l'emprise imaginaire d'un ouvrage qui entend faire découvrir allègrement tout le territoire qu'il s'agit d'investir à des gens ne disposant à son sujet d'aucune représentation. Fort précis, le sous-titrage des vignettes permet d'autre pan de resserrer une narration plutôt lâche autour d'éléments essentiels et frappants. La table des illustrations l'atteste à souhait. Pour qui s'y reporte, la remémoration de l'action s'opère, en effet, plus aisément à partir de ces intitulés que des titres des chapitres. Ainsi se structure techniquement un ouvrage qui, à la façon dont De Coster avait déjà procédé pour La légende d'Ulenspiegel (1867)mais sur une plus large échelle —, entend donner à la langue l'apport et l'appui de l'image. La filiation avec le chef-d'œuvre, que l'on commence alors seulement à découvrir en Belgique, ne se limite pas à ce seul aspect du volume. L'évocation de l'histoire ne recourt-elle pas tout autant à la manière farcesque, bonhomme et picaresque de la Légende (ce texte qui exclut l'esprit de sérieux mais n'interdit ni l'audace ni l'esprit d'entreprise) ?

 

Les mystères du Congo ressortit toutefois à un tout autre arpent de la littérature que la Légende. Il n'investit en effet la langue que par à-coups[18] et relève d'une préoccupation éthique et esthétique très différente de cette « valeur de vérité » dans laquelle l'école de Francfort a voulu voir, à travers la pensée d'Adorno, le sésame de la grande œuvre. Par contre, et comme il sied au roman d'aventures scientifiques qu'immortalise Jules Verne, la narration de cette exploration, donnée par l'auteur comme fortuite et aventureuse, est truffée d'éléments et de considérations qui valent tout autant d'être commentés que les ingrédients de l'histoire elle-même. Denise Dupont-Escarpit en a fort bien évoqué le principe dans son étude consacrée à l'éditeur Hetzel :

Les familles pouvaient prendre connaissance de certains événements scientifiques dans les journaux et magazines. Le roman, lui, reprenait l'actualité et extrapolait. Le réel prenait une dimension imaginaire qui ne pouvait qu'attirer les adultes déjà au courant des faits et éveiller la curiosité des enfants qui ne les connaissaient pas, créant chez eux le désir d'en savoir plus et éveillant peut-être des vocations. Un autre point intéressant est la façon dont le récit mêle l'aventure imaginaire et les faits géographiques ou géologiques ou autres[19].

Ces éléments qui donnent à la fascination exotique des fondements objectifs contribuent à la propagation de la rationalité et de la rentabilité de l'œuvre léopoldienne sans avoir jamais à la nommer explicitement[20]. Et cela d'autant plus que le parcours des héros ne suit pas celui de la conquête mais celui de l'exploration initiale de l'Afrique centrale. La découverte des « mystères »[21] du Congo s'effectue en effet dans ce livre par l'Est, comme il en alla de l'exploration de Stanley, alors que la colonisation proprement dite se fait à partir de l'Ouest et du Bas-Congo.

 

Des noms révélateurs

 

L'anecdote qui permet aux joyeux compagnons de l'aventure de se lancer sur les traces d'un négrier soucieux de négocier les charmes d'une de leurs sœurs à un roitelet noir dont il entend décimer et asservir les sujets par la même occasion est moins importante pour l'analyse du récit que les spécifications de ses acteurs. Reprise du vieux ressort narratif cher au conte, qui met le lecteur du côté des protagonistes censés représenter la bonne cause, le mécanisme trouve son efficace « belge » dans la répartition des rôles au sein du camp des justes. Si Les mystères du Congo véhicule encore des clichés « naturalistes » chers au roman exotique, il rassemble par contre des personnages qui tout en étant des archétypes, sont en même temps bien ancrés dans la réalité fin de siècle : celle du développement industriel du décadentisme et de l'expansion coloniale. Récit-charnière entre le roman exotique et le roman colonial, auquel il ne peut pas encore s'assimiler faute de pouvoir décrire les types de la conquête et de l'installation, Les mystères du Congo met en scène des caractères dont on retrouvera plus tard bien des émules dans les sagas d'Hergé — la bande dessinée permettant de faire aisément l'économie des raffinements de la description psychologique. Il déploie donc très tôt une bonne part des éléments de l'imaginaire colonial belge métropolitain[22].

 

Un gamin de Bruxelles, particulièrement débrouillard et étranger à l'esprit de sérieux, se trouve en effet confronté, par le plus grand des hasards, à un aristocrate mélancolique, Henri de Simo-Givet, auquel il restitue ses bagages et le sens de la vie. Devenu de son plein gré domestique d'un homme dont il est en réalité le mentor, le héros est amené à retrouver à Paris un vieux Noir, Caraïbe, qui lui apprit jadis les secrets du cirque—fait qui s'avérera fort utile au récit tout en contribuant à son caractère carnavalesque. Cette fois, Caraïbe lègue en effet au héros les droits qu'il détient héréditairement sur l'Afrique centrale. Il passe ensuite de vie à trépas. Parvenus en Italie, les deux Belges rencontrent un ressortissant russe issu de la haute société, le docteur Paul Tcherkoff. L'homme est traqué comme nombre de ses compatriotes. Sa sœur, dont s'éprend rapidement — mais sans s'en rendre compte tout à fait — notre aristocrate, l'accompagne dans cet exil relativement doré.

 

Un capitaine portugais a également repéré la jeune femme. Ses motifs sont moins avouables. N'entend-il pas la vendre à un chef noir d'Afrique centrale, Louma, roi de Louala, au-delà de la Lounoula ? L'enlèvement de Catherine et la tentative d'assassinat de son frère Paul servent donc de second détonateur à l'action. L'intrigue amoureuse peut dès lors se conjuguer à l'éternelle aventure et à la (re)découverte de l'objet. Doublement perdu et inconnu, celui-ci tient à la fois à la personne de Catherine et au mystérieux territoire qui va l'engloutir. Henri a en effet à peine entrevu Catherine... Ketje, son associé, ne sait, quant à lui, absolument rien du fabuleux empire dont il a hérité... Les deux jumeaux ne se disputeront pas pour autant l'objet de cette entreprise puisque le héros n'a d'yeux que pour le continent nouveau alors que l'aristocrate ardennais convoite une femme plus qu'une terre[23]. Cette terre, c'est bien évidemment celle dans laquelle le Portugais Calao do Monte emmène la belle Catherine; celle qui donne son titre à l'ouvrage de Nirep.

 

Moderne course au(x) trésor(s), Les mystères du Congo ne saurait remplir son office idéologique en dehors de son piment scientifique. Faune et flore, géographie et géologie se doivent donc d'être présents et dûment commentés pour le lecteur. Tel est le rôle dévolu à un savant d'origine germanique, lui aussi en exil, que le trio découvre sur les bords de la Mer Rouge. S'il répond au nom de von Ruff, il se voit rapidement affublé du sobriquet d'Herboricus von Ruffus par l'astucieux bruxellois qu'est Ketje. Ainsi latinisé, le patronyme devient universel et son titulaire peut entrer dans le récit sans éveiller les allergies que l'impérialisme allemand donne aux Européens de l'époque.

 

A Ketje, ce gaillard que l'on connaît d'abord par son surnom, échoit non seulement le rôle de tirer pragmatiquement parti des découvertes scientifiques mais aussi de tirer d'embarras ses confrères grâce à un mélange de technique et d'ingéniosité enjouée que rendent possible ses connaissances d'autodidacte fasciné par tout ce qui relève de la « parole écrite »[24]. Ketje répond en outre à un autre surnom bien significatif, Criquet, sur lequel je reviendrai.

 

Un Noir anthropophage, rapidement recyclé en adversaire des négriers, s'adjoint bien sûr au quatuor dès sa première confrontation africaine avec le négrier Calao. Il répond au doux nom de Susse et devient le fidèle serviteur du héros, lequel ne se contente pas de répondre aux surnoms de Ketje et de Criquet mais se nomme de Spiegel c'est-à-dire L'Espiègle, c'est-à-dire encore Pied d'Aigle. Ce qui, dans un tel récit, n'est pas sans désigner sa nature et son intention, notamment à l'égard du colonisateur français. Car Pied d'Aigle désigne non seulement un authentique Gaulois demeuré rebelle à l'empire romain mais une race, une famille passée maître dans l'art du pied de nez ou du pied de cochon... Ce dont Michel de Ghelderode a fait l'emblème de l'esprit bruxellois[25] et, par voie de conséquence, de l'esprit belge au XIXe siècle.

 

Non contente de camper des types qui ne s'embarrassent pas de nuances, la galerie de portraits créée par Nirep en accentue encore les traits par les connotations liées au nom des personnages. Celui qui doit plus tard immortaliser l'équipée en en publiant la relation scientifique s'appelle évidemment, comme l'indique l'allemand, von Ruff, c'est-à-dire de la renommée. Le fidèle domestique noir, celui qui abandonne les esclavagistes pour se dévouer aux libérateurs, a reçu le sobriquet de Susse, ce qui renvoie au néerlandais sussen (endormir — un enfant, apaiser — sa conscience) et à la justification paternaliste de l'entreprise coloniale.

 

Que le dernier héritier légitime du fabuleux empire d'Afrique centrale dont vont hériter les Belges s'appelât en Occident Caraïbe renvoie à un stade antérieur des entreprises coloniales européennes, celles qu'il s'agit précisément de disqualifier — et qui se fondèrent sur l'esclavage des Noirs. Que le Portugais — dans ce récit, il est d'autant plus le symbole de cette ignominie que le Portugal conteste aux Belges leurs droits sur l'embouchure du fleuve en raison de la découverte qu'ils en firent il y a plusieurs siècles, ce dont se fait l'écho le livre de Nirep, y compris à travers une gravure[26] — ait pour nom Calao do Monte est sans doute tout aussi significatif puisque Calao signifie patois en portugais et désigne d'autre part, chez les Zoulous, un oiseau qui sert de support à un récit mythique ayant trait aux jeunes filles vierges. Le patronyme de l'aristocrate belge, auquel n'échoira pas l'empire d'Afrique, véhicule, quant à lui, le vieil opprobre moderne sur le trafic d'influences que l'on reprocha durant des siècles à l'Église romaine sous le terme de simonie mais inclut, à travers « Givet », ces Ardennes d'où partit le chef de la première croisade, Godefroid de Bouillon..

 

Le héros, lui, est à la fois un « ketje », c'est-à-dire en bruxellois un gamin débrouillard; un criquet, c'est-à-dire un individu qui ne se fait pas de soucis; bref un espiègle et un brave, c'est-à-dire un Belge comme le laisse entendre l'étymologie de son nom de famille. Quant à Catherine, elle est par excellence, dans la tradition chrétienne et plus largement occidentale, la vierge alors que Paul est, comme on sait, l'apôtre des Gentils... et que Les mystères du Congo désigne, à travers son nom, la « trace » qu'il imprime sur le sol africain, trace évidemment ironisée puisqu'il s'agit notamment de la croix... latine. Que le Russe soit docteur comme Tchekov et non prince confirme par contre la dimension moderne de ce personnage. Cela donne, en outre, quelques indications sur la pensée sociale de Nirep qui est bien bourgeoise et libérale — ce qui correspond à une bonne part de la réalité belge du XIXe siècle[27].

Encadré par deux scientifiques étrangers, le savoir-faire belge peut donc faire merveille et s'accommoder des nostalgies décadentes du comte comme de la pureté de la fiancée. Syncrétisme national oblige...

 

Des frères en manque d'être pères

 

Rien ne parait donc laissé au hasard[28] dans la désignation ironique de ces personnages-types[29] dont le profil foncier permet au roman populaire d'aventure de fonctionner sur une série de contrastes connus du lecteur. Celui-ci s'interroge d'autant moins sur leur pertinence qu'ils corroborent ses archétypes[30]; et que ceux-ci sont habillés au goût du jour.

De la même façon que les noms s'avèrent révélateurs de l'équilibre entre les personnages, les connotations de leurs caractères laissent découvrir les vrais enjeux de Mystères du Congo. Ils permettent d'en repérer l'importance et la signification à l'heure de la conquête; et de constater qu'il s'agit là d'une entreprise qui, comme c'est souvent le cas, dépasse de loin le simple amusement. L'opposition entre Albéric de Spiegel et Henri de Simo, qui ouvre le récit, revêt ainsi les allures d'une confrontation entre l'esprit de dérision et de débrouillardise, jusque-là confiné dans des horizons étroits, et l'esprit de mélancolie fin de siècle ivre d'autodestruction à force de narcissisme et d'enfermement. Est-ce un hasard ?

N'est-ce pas précisément l'aventure africaine qui permet à ces deux facettes de la Belgique des années 1880 de dépasser leurs confinements respectifs et d'acquérir leur vraie dimension — ce dont témoigne non seulement l'évolution des deux personnages mais les propos qu'ils tiennent ? Étonnamment conscient de ses propres mécanismes — si l'on se réfère au jugement que le monde lettré porte sur ce genre de texte — Les mystères du Congo ne manque jamais de les expliciter au beau milieu de son récit. Au moment où la menace des adversaires du quatuor devient à nouveau impérieuse, voire dangereuse; après que von Ruff a reconnu que leur aventure a cessé de faire de lui « un voyageur en chambre »; et alors que Paul avoue avoir trouvé un frère dans Henri, Criquet annonce alertement que, sans la rencontre fortuite de Catherine qui décida de l'aventure africaine, cette autre terra incognita, Henri « aurait continué à se noircir l'âme et le cœur jusqu'à n'y plus voir goutte; arrivé à ce point, il n'aurait pas manqué de s'éclairer le cerveau d'un coup de pistolet [...], il ne serait pas venu ici, il n'aurait pas connu Herboricus von Ruffus, qui ne lui aurait pas démontré que son père[31] était précisément le contraire de ce qu'il s'était imaginé... »[32].

 

Parallèle à la découverte du monde — celui-ci ne se limite plus au vieux continent et à ses traditionnels circuits d'expansion, levantin ou américain, que l'expédition reproduit toutefois à travers l'escale à Damiette ou évoque au travers du séjour de Ketje aux Amériques —, la découverte de soi, que l'Afrique est censée offrir à chacun à la fin du XIXe siècle, se voit esquissée dès les premiers contacts du quatuor avec la terre de Cham... C'est-à-dire dès les premières phases de l'exploration des espaces désertiques[33] de la côte orientale. Non seulement l'« apparition »[34] fortuite de Paul au début du récit a « sauvé une vie et un honneur, contribué à une gloire, à une réputation, amené un mariage heureux, et créé un empereur nègre » mais elle est saluée comme le déclencheur d'une aventure qui ouvre « sur la rue de l'Avenir ». Cette aventure, Nirep ne manque pas d'en souligner à sa manière l'intérêt social, comme le révèle la suite du texte :

 

Si tous les grévistes faisaient comme moi, au lieu de se serrer la boucle du pantalon, ils devraient bientôt y mettre des rallonges. Dire qu'il y a des pauvres bougres qui se détruisent le tempérament pour gagner une croûte de pain, qui suent leur âme hors de leur corps, se crèvent sur la terre et dans la terre, et qu'ici il y a des millions à ramasser à la pelle, des fruits, des légumes, de la viande plein les bois, les prairies, les fleuves ! Dire qu'ils n'ont point peur de se faire mettre en marmelade par les machines, ou en carbonade par le gaz, en pourriture par les acides; qu'ils risquent cent fois leur vie en une journée et qu'ils ne voudraient pas venir ici. Et ça, parce qu'ils ne seraient plus "chez eux" ! Parce qu'ils se croient perdus dans le monde dès qu'ils ne voient plus le clocher de leur village; qu'ils ne sentent plus la chaîne héréditaire que la misère a rivée à leurs pattes. "Chez nous" ! ils meurent de faim en faisant des métiers de bêtes, par peur d'un fantôme ! "Chez nous". Ils n'ont que ce qu'ils méritent ! tonnerre ![35].

 

Discours complexe et ambigu, comme toujours chez Nirep. N'est-il pas Suivi immédiatement d'une tirade anticapitaliste[36] qui postule la proximité de l'auteur avec le radicalisme libéral plus qu'avec le socialisme ?

 

La manière dont le propos est véhiculé ressortit certes, par ailleurs, à une forme d'esprit qu'il faut bien qualifier de belge[37] même si elle procède également, ce qui n'est pas un hasard, du mode narratif choisi par Nirep. De la sorte, l'Afrique centrale devient un espace où échapper à la misère, à la médiocrité ou à la mélancolie engendrées par l'ordre industriel occidental; où possibilité est donnée à qui ne craint rien de devenir un individu auto-généré par l'aventure, de sortir des enchaînements de la filiation et de l'origine sociale; où trouver le loisir d'une vraie fraternité au-delà des races, des castes et des nations; où retrouver enfin une forme de contact avec le monde naturel dont la civilisation industrielle nous a déconnectés.

 

Aussi le récit n'hésite pas à évoquer, parallèlement à la scène des aveux entre Henri et Catherine, leur « terreur » devant cet univers... réputé vierge lui aussi :

 

Pourquoi craignaient-ils d'être seuls ? qu'avaient-ils à redouter l'un de l'autre ? C'est qu'ils n'étaient pas encore habitués à vivre dans la grande liberté de la nature; à se montrer véritablement humains, à n'être que vrais, sincères et bons (p.429).

 

Cette opinion est confirmée, quelques pages plus loin, par l'aristocrate Henri de Simo-Givet. Celui-ci se dresse en effet contre « la civilisation » et « veu[t] briser le joug social » au moment où il craint que l'amour soit étouffé chez Catherine par les convenances et ne finisse par ressembler pour lui à «un nouveau martyre »... Or, l'Afrique leur permet de s'aimer « comme Dieu permet que l'on s'aime ». Catherine peut en effet y devenir la femme d'Henri « devant l'Être suprême »[38] sans avoir à passer devant le bourgmestre, la famille, le notaire. Constat que le texte explicite trois pages plus loin au cours d'un monologue qui voit Henri, affolé par tant de bonheur pur, craindre que Catherine ne s'adapte pas au continent noir et désire revenir en Europe.

 

La plupart de ces révélations significatives s'opèrent sur le mode burlesque[39] qui parait aberrant au récit noble mais s'adapte fort bien à cet esprit de nature, d'aventure et d'autofondation ludique. Cette matrice narrative inscrit en outre le livre dans le prolongement des traditions carnavalesques qui se sont conservées dans nos provinces, et que La légende d'Ulenspiegel a portées, non sans difficultés, au sein du corpus noble des lettres modernes francophones. Une telle filiation permet au protagoniste principal des Mystères du Congo de décliner sa très ancienne légitimité historique après avoir tourné en dérision le sérieux attribué au nom et à l'écrit. Elle le situe donc en dehors des équivalences que l'ère moderne a tissées entre nom, histoire et Nation.

 

Une entreprise belge

 

Non content d'avoir de la sorte voué aux gémonies les fransquillons dont se gaussait déjà De Coster, le récit poursuit l'esquisse, toujours métaphorique et indirecte, de la spécificité historique de cette entreprise qu'ailleurs on nommerait nationale. Il le fait en confrontant Ketje, dont il vient de marquer à la fois la parenté et la singularité par rapport à Gavroche, son « cousin français », avec le représentant par excellence de l'esprit des sciences modernes: von Ruff. Indispensables pour cette époque où science rime avec Wissenschaft, les origines germaniques du savant sont clairement attestées (pp.103-104) sans qu'elles entraînent la moindre adhésion au Reich nationaliste et impérialiste du Kaizer. Non content de se définir, comme les trois autres personnages masculins de l'équipe, par une sorte d'exil de lui-même (en ce qui le concerne, il s'agit de la patrie allemande), von Ruff récuse ouvertement le projet bismarckien. Héritier et représentant de la vieille Allemagne, il n'hésite pas à qualifier son pays de « prison » et de « cimetière » alors que Criquet, pour lors nommé Sir Albéric de Spiègle, se contente du mot « caserne »... « Tais[ant] [s]a naissance », « cach[ant] [s]on opprobre », n'ayant « plus de patrie », se considérant comme « maudit », le savant germanique fuit désormais l'« ombre » du « drapeau noir » que la Prusse a mis sur les « beffrois » de la vieille Allemagne. Mieux, il avoue aimer Criquet pour son nom[40] alors que le sien lui est un perpétuel reproche. Il ne peut donc que confesser sa « honte » face aux nouvelles effigies qui « ont renversé les statues de nos gloires »[41].

 

La vision idéalisée de l'Allemagne chère aux Belges — elle amène Verhaeren et les autres grands écrivains de l'époque à devoir attendre l'invasion de 1914 pour découvrir la nature de l'Allemagne contemporaine — est donc ici reproduite dans sa dimension nostalgique, gœthéenne, culturelle. Expression de l'aversion à l'égard du nationalisme moderne et de ses implications militaires, cette façon de faire permet de ne pas sombrer dans l'attitude de rejet global de la culture allemande qui est alors de mode dans certains milieux français. Quitte à le caricaturer, elle maintient l'apport germanique à la culture occidentale, notamment dans le domaine de la recherche scientifique[42]. Elle désigne par contre — déjà — une forme de haine de soi qui serait propre aux Allemands, ce que n'infirmera pas entièrement l'histoire ultérieure du continent. Le phénomène prend toutefois ici des formes singulières[43] adaptées à l'époque et au ton du récit. Cette haine de soi passe en effet, dans Les mystères du Congo, par le rejet et la fascination du nom propre qui paraissent atteindre, volens nolens, tous les personnages du récit. Haine de son patronyme chez von Ruff et fascination pour celui de l'autre — particulièrement pour le très noble nom gaulois du héros de l'aventure. Telle est la subtile façon que trouve le texte pour confirmer la légitimité de l'entreprise belge au Congo...[44]

 

Loin de déboucher chez von Ruff, comme c'est le cas chez Ketje, sur un art consommé du sobriquet et du dédoublement — à l'intérieur de soi comme à l'extérieur de soi[45] —, cette haine de soi participe du jeu de miroirs qui doit entraîner la reconnaissance du héros fondateur atypique qu'est Ketje. L'opération confère ainsi à celui-ci, de l'extérieur, une identité dont il se gausse (et qui lui fait en partie défaut) mais dont il a quand même besoin. N'est-il pas un gaillard pour lequel le nom propre existe sans exister vraiment ? Un être dont l'état actuel du nom n'est pas celui qu'il convient d'interroger, mais de dépasser... en retrouvant, dans les temps anciens, sa nature profonde, déformée et occultée par l'histoire des derniers siècles. Belle façon d'emblématiser un peuple qui n'est pas devenu une Nation au sens moderne mais qui doit faire entendre sa spécificité et ses droits dans la cacophonie des nationalismes exacerbés !

 

Von Ruff a donc pour fonction, d'une part de sceller, malgré son nom[46] et ses origines, l'amitié et le compagnonnage qui définit une entreprise nationale et transnationale dans laquelle Nirep espère voir l'esquisse de la fraternité universelle, et d'autre part d'attester la nature de « vieux gaulois » (p.103) du « septique [sic] rieur» (p.104), le Belge Ketje. Ce moderne adoubement est d'autant plus important qu'il est effectué par un Allemand qui dénigre les limites inhérentes à sa germanité. Il reconnaît donc, ce faisant, la supériorité de la vision gauloise. Il installe en outre Ketje de façon décisive dans son rôle de pivot héroïque et carnavalesque.

 

Assailli par des Noirs peu après cette scène, Ketje « saisit » royalement « sa baguette magique qu'il avait pendue comme une épée » (p.105). Grâce à elle, il instaure concrètement sur la troupe des Noirs subornés par l'esclavagiste portugais[47] le pouvoir dont il vient en fait de recevoir les lettres patentes. Instrument de l'ironie carnavalesque[48] et de la maîtrise scientifique[49], la baguette fait aussi office de sceptre et donne lieu à une évocation de la plastique occidentale[50] où il est aisé de reconnaître également Léopold II. Elle fait en outre de Ketje « un être surnaturel, un fétiche »[51] qui n'hésite bien sûr pas à se mettre lui-même — mais pour lui-même — en dérision :

 

Du coup, Criquet, tu viens de monter en grade, dit-il en riant. Tu étais empereur et te voilà Dieu nègre: tu as de l'avancement, mon vieux tamis, je te félicite[52].

 

L'omission du nom propre

 

Cette double intronisation par des tiers (l'Allemand et les Noirs) revêt encore un autre caractère. Pour burlesque qu'elle soit, il s'agit en effet d'une légitimation essentielle si l'on se reporte aux premières pages du livre et au premier « dialogue » entre Henri et Criquet sur leurs identités respectives. Le nom de Criquet, ce nom qui est « dans [s]on livret » mais qu'il « ne li[t] jamais », est « quelque chose de si vieux, de si temps passé » (il lui vient de son « plus-arrière-grand-père ») que, «pour être de [s]on siècle», il l'a « donné à moderniser à un spécialiste—un vrai camelotier— » qui le lui a « abîme » (p.11). Or la graphie actuelle — la graphie belge — du nom du très illustre sir Albéric de Spiègle, descendant du Gaulois Pied d'Aigle, est une graphie germanique, flamande — « quelque chose comme Spiegel de Spiegel »[53].

 

Il s'impose bien sûr d'en restituer de toute urgence la vraie nature. Et notamment en raison des prétentions du cousin français[54] qui incarne par excellence l'État-Nation. Comme ce dernier a fait de la langue française sa propriété, qu'il entend la faire servir à la définition de l'identité de cet État-Nation et n'est pas sans visées sur l'Afrique centrale, il pourrait exciper du patronyme de Ketje contre son entreprise civilisatrice[55].

 

Contraint de demeurer dans le ton de son récit, Nirep doit certes exposer les choses à sa façon :

 

Oui, nous sommes de la même famille. Mais son père était beaucoup plus riche que le mien et il nous traite du haut de sa grandeur. C'est un stouffeur (pp.11- 12).

 

Et le facétieux héros de faire une nouvelle pirouette à partir de ce vocable bruxellois intraduisible qui désigne avec ironie tout ce que la prétention, le paraître, et le pseudo-bon goût d'une partie de la bourgeoisie francophone peuvent avoir de ridicule et de caricatural par rapport aux us et coutumes des bords de Seine :

 

— Et actuellement, on vous nomme ?

— Ketje, monsieur, si ça vous intéresse.

— Énormément. Votre histoire est sans doute bien curieuse à connaître.

— Mais non. le suis né à Bruxelles après le bal de la mi-carême de 185... (p.12).

 

On ne pourrait être plus clair. Et sur le carnavalesque. Et sur le jeu labile des identités puisque De Spiegel devient Ketje à la façon dont le héros va d'ailleurs « baptiser »[56] son premier Noir.

Alors qu'Henri de Simo-Givet a émancipé l'ancien esclave qui tient à faire « comprendre que sa liberté lui permettait de demeurer l'esclave de ses sauveurs », Criquet nomme l'affranchi « Susse, en mémoire de [s]on ex-dernier-patron qui s'appelait François »[57]. Façon toujours aussi espiègle et significative de jouer avec les noms; de se gausser du cousin; d'indiquer qu'il ne faut prendre ni les noms ni les mots au pied de la lettre; qu'il ne faut pas les confondre avec l'objet qu'ils sont censés désigner. Façon aussi de mêler les registres de langues et de rappeler que le français de Belgique n'est point celui de l'île Saint-Louis. A cet égard, le choix de François comme point de départ du vocable qui aboutit à Susse est tout aussi significatif que l'abracadabrante étymologie qui permet à Nirep de faire remonter De Spiegel à Pied d'Aigle[58].

L'essentiel est bien sûr, pour cette partie du récit qui ne s'appuie pas sur la science mais sur le rire, de prouver que le héros belge n'a à cultiver aucun complexe par rapport à ses voisins. N'est-il pas le descendant du seul Gaulois demeuré réfractaire à l'Imperium romanum ? Et n'est-il pas, à ce titre, plus libertaire et plus authentique que ses divers cousins qui s'intéressent alors à l'Afrique ? N'est-il pas fort bien placé pour coloniser, lui aussi, l'Afrique centrale en français — ce que confirment certaines répliques de Susse.

Cautionnant et spécifiant la différence belge sans la réduire pour autant au mot qui la cernerait, le carnavalesque de Nirep entend par ailleurs conférer au futur empereur du Congo — et donc, à son entreprise — une légitimité bien plus grande que celle de tout autre Européen moderne. C'est elle qui est censée expliquer la différence, toute relative, de sa vision du monde : ce mélange de pragmatisme et d'altruisme qui expliquerait tout d'abord l'ancrage du dessein colonial dans la perspective civilisatrice, antiesclavagiste. Imagine-t-on le descendant des rebelles gaulois tolérant un asservissement pour le seul plaisir de l'asservissement ?

 

Le processus commence bien sûr chez Nirep avec Caraïbe[59], légitimation fantaisiste de l'aventure léopoldienne digne des tours de passe-passe de l'Énéide. Il s'agit toutefois d'un symptôme significatif à l'heure de l'exacerbation des impérialismes occidentaux. S'y profile en effet, avant même qu'elle ait eu le temps de s'actualiser, et comme en anticipation de ce que d'aucuns voudront réaliser au Congo sous le règne du roi Albert, une vision de l'Africain qui entend lui faire rattraper les retards putatifs de l'histoire. Cette vision, qui charrie de solides inepties[60], ne rejette pas uniment tous les aspects de l'univers des Noirs. Elle n'entend même pas les accabler lorsqu'ils prêtent la main aux négriers.

Nhara «enfant [...] avait été vendu». Il était devenu « l'âme damnée d'un négrier ». « Pour excuser ce malheureux », le récit avoue qu'« on trouverait facilement dans la société civilisée des Européens qui lui ressemblent. Ces petits tyrans de bureau, d'atelier, qui passent leur vie à faire le mal, à maltraiter leurs inférieurs, ne valent certes pas mieux que ce sauvage, hélas » (p.319). Les deux derniers mots de cet extrait indiquent nettement que Nirep adhère au bien-fondé de l'entreprise « civilisatrice » occidentale mais s'inscrit au sein d'un discours qui ne biffe pas entièrement la différence sous le poids de l'idéalisation absolue du modèle occidental. Même les scènes de bacchanales qui horrifieront, des années durant, nombre de Belges[61] trouvent chez Criquet un œil qui sait à la fois marquer la distance et la proximité :

 

Quand on voit danser les autres, ça paraît toujours bête, et quand on danse, on ne voit pas qu'on est bête. En tout cas, danse ou pas, c'est pas encore celle-ci qui me fera oublier le dernier bal de mi-carême[62].

 

Dédouané es légitimité et ouverture par rapport aux Allemands comme aux Français, aux Anglais ou aux Portugais, plus Français que les Français, censé être porteur d'intentions bien plus pures que tous les autres Européens, le héros de Nirep, qui se fantasme dans la vision mythique que César donna jadis des Belges[63], ne s'avoue jamais pour autant comme tel c'est-à-dire en tant que sujet doté d'un nom propre[64]. Il se contente de le laisser entendre, voir, deviner. Rien d'étonnant dès lors à ce que le mot Belge ne soit jamais énoncé dans ce livre; ni à ce que l'entreprise coloniale de la Belgique qui sert de support à l'ouvrage soit mythifiée comme étant celle d'un individu sans attaches plus que d'une collectivité. Elle débouche même, dans les volumes signés De Graef, sur une construction impériale censée être africaine. L'explication de cette fiction par la singularité de l'entreprise léopoldienne et par la création de l'État indépendant du Congo me parait insuffisante. Les problèmes du nom, de l'identité et de la langue sont en effet plus que récurrents dans le récit. Cela revêt quelque logique.

 

Les entreprises coloniales émanent de nations qui connaissent un grand développement économique et social au moment de cette expansion. Ce moment est donc celui de leur identité conquérante. Dans le cas belge, l'affaire est cependant quelque peu plus complexe. L'expansion s'opère à partir d'un pays qui a échoué, au XVIe siècle, en tant qu'entité autonome, les Pays-Bas. Il n'a pas connu les stratifications sociales et mentales qui permettent d'asseoir une conscience nationale. Cela ne l'empêche pas de demeurer sensible, sans parvenir souvent à la formuler, à sa profonde différence[65]. A l'heure de l'entreprise africaine, les Belges francophones se trouvent toutefois confrontés aux difficultés qui découlent d'un discours sur soi largement entaché de dénégations et d'ambiguïtés.

 

Ketje, alias Criquet, alias De Spiegel, alias l'Espiègle, alias Albéric Pied d'Aigle... entend certes n'exister que par les qualités désintéressées que lui prête Les mystères du Congo : « intelligent, brave, gouailleur, espiègle, dévoué, généreux » (p.66). Celui qui prétend que son père portait déjà un autre nom que son grand-père (p.67) préfère donc à tous ces noms qui « ne signifient rien »[66] un terme générique, le sobriquet Ketje, qui synthétise les qualités mentionnées plus haut, tout en définissant traditionnellement le Bruxellois débrouillard et peu infatué de lui-même.

 

Carnavalesque et concurrence

 

Cette question de la fiction du nom, et du refus de l'identité occidentale moderne qu'impliquent les nations et l'académisation consécutive de la langue, amène bien sûr le narrateur à avoir recours à une allure goguenarde afin de mettre à distance l'histoire qui fige, déforme, et prétend identifier les êtres et les choses en altérant les mots et les faits — à des fins souvent intéressées. Une telle manière carnavalesque, terme que le récit utilise pour parler de l'accoutrement de von Ruff (p.168), contribue à dévaloriser subtilement une certaine forme d'écrit[67] qui est censée fonder l'histoire officielle et permet de mieux réserver l'espace livresque aux connaissances techniques et scientifiques qu'il s'agit de tester sur le terrain. Ketje, par le nom duquel s'inaugurera et se désignera le règne belge sur le Congo[68], est donc dénommé, tout au long des Mystères du Congo, avec l'ironie qu'il sied de réserver au nom propre et à l'esprit de sérieux. Aussi propose-t-il même d'accoler «tous les noms qui [lui] furent donnés au collège et dans les différents emplois, postes et conditions où [il s'est] trouvé, car partout [il] fu[t] et ser[a] sobriqueté » (p.68) aux six vocables qui constituent son nom à charnière.

C'est cependant cette figure ludique innommable qui est l'emblème de l'entreprise, le lieu de passage et de renouvellement perpétuel de l'aventure. Dès son troisième chapitre, l'ouvrage n'a-t-il pas présenté cet « empereur en disponibilité » avec « un trésor sous bras [sic] et une intrigue dans la tête » (p.20) ? Étrange et significative formule que le livre ne va cesser d'actualiser. Le récit des hauts-faits de ce très moderne Ulenspiegel ne cesse en effet d'osciller entre des aventures picaresques et la description des merveilles que découvre le joyeux drille. Merveilles naturelles notamment qui permettent au narrateur des envolées lyriques révélatrices[69] de la portée idéologique de l'ouvrage. Les rochers auprès desquels devraient s'opérer les retrouvailles des diverses composantes du groupe[70] sont assimilés au « Phare de l'avenir »[71] et exaltés en ces termes :

C'était un rêve réalisé par quelque génie de la terre, par quelque Titan qui avait voulu placer là deux phares pour éclairer le pays, le monde. C'était la blanche Europe reposant accoudée sur la noire Afrique et songeant à l'avenir. C'était la civilisation radieuse éblouissant la barbarie.

C'étaient les socles puissants de la liberté et de la fraternité scellés par une main surnaturelle (p.412).

De même que le héros oscille entre mille et un sobriquets, de même l'entreprise s'inscrit-elle à l'enseigne d'objectifs généreux qui paraissent être globalement ceux de l'Occident en tant que civilisation. Encore que le texte laisse entendre, à plusieurs reprises, le caractère bien spécifique de l'entreprise belge, et l'intérêt économique fabuleux que représente la conquête du Congo. Lorsque Criquet estime nécessaire de photographier le chef-d'œuvre naturel et confesse que « le soleil d'Afrique peut seul reproduire cet incomparable tableau », il ne peut s'empêcher de se gausser des Anglais — ces concurrents des Belges en Afrique centrale — qui « vont se casser le cou pour grimper sur le grand glaçon nommé le mont Blanc » (p.413). A quoi von Ruff répond violemment en priant Ketje I de se taire afin de ne pas inciter les Anglais à s'emparer de cette « merveille ».

 

L'affaire n'en reste cependant pas là puisque le texte revient, trois pages plus loin, et dans le ton qui lui est propre, à la question du droit de propriété de ces territoires qu'un individu est censé s'approprier à titre personnel :

 

J'ai vu les grottes de Rochefort, les palais de cristal et même la Cannebière; ce n'est que pain d'épice à coté de ceci. n n'y a pas à dire, c'est beau. Beau en détail, beau en masse. Quoique tous ces « beaux » ne me fassent pas un bail, je prends possession de l'immeuble, tel qu'il se poursuit et comporte; et ce, nonobstant opposition éventuelle d'un propriétaire absent, contre lequel je maintiendrai mes droits. Hé ! hé ! mon droguiste a bien fait de me refuser un pour cent sur la vente de ses drogues. Me voici propriétaire d'un pignon sur... sur... sur la rue de l'Avenir (p.416).

 

Et l'espiègle Criquet[72] d'évoquer dans la foulée le côté lucratif de l'entreprise en avouant qu'« il ne tiendrait qu'à [lui] d'avoir la plus belle ferme du monde. Pas de loyer, pas de contributions, pas de corvée, hem ! » (p.416).

 

Ces allusions aux très sérieuses potentialités d'exploitation du Congo émaillent tout le récit, l'ironie de Criquet servant généralement de contrepoint aux très doctes exposés de von Ruff Cela peut aller de l'élaboration d'un café « qui n'aura rien à envier à celui de la table de nos gourmets » (p.431) à l'évocation très nette des fabuleuses richesses du Katanga dont les historiens — Jean Stengers inclus — ont toujours considéré que le crayon léopoldien (soucieux d'obtenir une compensation de la perte du Niari-Kwilou concédé aux Français), l'avait happé sans être bien au fait de ses potentialités économiques[73]. Les mystères du Congo fait, lui clairement état de l'existence de l'or et du cuivre (« Des louis et des centimes. De l'or presque pur, du cuivre bon à fondre ») et n'hésite pas à célébrer en termes dithyrambiques œ « coffre-fort »:

 

—Qu'est-ce à dire?

—C'est-à-dire que nous sommes sur un banc aurifère plus riche cent fois que ceux de la Californie. C'est-à-dire qu'il y a ici des millions improductifs.

—Et qu'il y a des gens qui n'ont pas un petit sou pour se rincer le porte-pipe.

—Comment nomme-t-on ce pays ? demanda vivement von Ruff au sorcier.

—Katanga, répondit ce dernier (p.285).

 

A ce titre, comme à beaucoup d'autres, œ livre qui se gausse de la culture livresque atteste, chez son auteur, une réelle connaissance du pays sur lequel Ketje, alias Léopold II, a jeté son dévolu.

 

Il évoque donc aussi bien les armes que les paysages, les coutumes que les ressources, les peuplades que les villages dans l'état des connaissances que l'on en a alors. Il ne craint même pas de mettre son héros éponyme, sa majesté Ketje I, sous le parrainage d'une gloire de l'époque, qu'il prend bien soin de ne pas nommer mais dont il évoque la figure en usant des guillemets et de l'italique. Digne émule du « modèle des explorateurs », dont « l'esprit veille encore sur » les contrées qu'il a pacifiquement conquises, de ce « spirituel et intrépide sous-lieutenant », que les Noirs « adorent comme un Dieu » et dont « l'engin civilisateur était une boite a musique »[74], Ketje rassemble donc dans sa personne nombre de traits qui caractérisent l'entreprise belge au Congo, en ce compris le mélange de pragmatisme mercantile et d'objectifs philanthropiques qui donnèrent des assises à l'État indépendant du Congo.

 

Au pays de la zwanze

 

Il est par ailleurs plus Belge que nature — tel que les élites de l'époque le fantasment en tous les cas — puisque le texte avoue, au même moment, que « Criquet était un blagueur, un zwanzeur ». Or la zwanze est par excellence, comme le rappelle Michel de Ghelderode, œ qui définit l'esprit belge au XIXe siècle :

 

Elle était l'émanation d'une caste, de cette bourgeoisie gastronomique, débonnaire, et peu difficile dans le choix de ses plaisirs. Si la farce d'inspiration populaire était souvent cruelle, la zwanze par contre, moins spontanée, était plus complexe, qui avait ses spécialistes — gens d'imagination et parfois d'esprit. Elle trouvait sa suprême expression dans les sociétés et recevait le veto de la foule, transportée sur la scène dans les revues de fin d'année. Elle eut même ses académiciens...[75].

 

Et Ghelderode de préciser en citant un sociologue dont il ne révèle pas l'identité :

 

C'est pendant qu'eux [i.e. les Parisiens] coupent les cheveux en quatre, d'en faire, nous, des tresses pour les mieux tenir[76].

 

Belle définition en somme de la façon qu'a Nirep de narrer ! Cet esprit frondeur et gaillard avait pétri Rops et De Coster et donné lieu aux mémorables expositions de Ghemar[77]. Il connaît une verdeur nouvelle dans les années 1880, et particulièrement à l'époque de la parution des Mystères du Congo. Une Zwanze Exhibition, annoncée comme Les mystères du Congo dans La Nation du 13 février 1887, et un Banquet de la Zwanze, relaté dans le même journal le 14, ont ainsi lieu au moment du lancement de la première livraison de l'ouvrage. Tout porte donc à croire que Nirep appartenait à ces cercles cultivés et drolatiques, et adhérait à l'état d'esprit que représente ce

 

mot du terroir dont nous sommes si fiers, ce mot intraduisible, même dans la langue des écrivains décadents, [qui] représente une chose qui nous appartient en propre. Le Français peut avoir la blague, nous avons la zwanze. La zwanze est vieille comme ce monde. Partout où il y a eu des Belges, il y a eu des zwanzeurs. Demandez à Tiel Uylenspiegel ! [...]

La zwanze est aujourd'hui, comme à l'origine, la déesse des arts et l'inspiratrice des lettres[78].

 

C'est à travers cet état d'esprit, qui engendre un mode de narration et un type de personnage emblématique, que se formalise littérairement l'entreprise congolaise en train de devenir une réalité promise à un riche avenir. Ce carnavalesque se désigne d'ailleurs et se parodie lui-même tout au long du récit. Ainsi la découverte de l'Italie est-elle référée à « nos italiennes de carnaval » qui sont « autrement italiennes que celles qui traînent leurs savates ici »[79]...

 

Loin de Paris et du pays natal, les vrais Gaulois que sont les Belges pourront enfin y affirmer leur vraie nature. Loin du symbolisme, du décadentisme et de leurs afféteries maladives[80], ils pourront retrouver leur véritable identité. Loin de l'Europe usée et encombrée, ils seront en mesure de créer un avenir de progrès et de fraternité. Loin des institutions qui sécrètent misère et injustice, ils pourront contribuer au règne de la justice en abolissant notamment l'esclavage qui est contraire aux « lois de la Nature » (p.82). Loin de l'empire de l'écrit, ils pourront déployer un savoir concret, un esprit libre et ludique: celui qu'incarne Ketje et que définit la zwanze.

 

Aussi Nirep peut-il écrire, une centaine de pages avant la fin du récit, qu'il signe de son pseudonyme, que

 

dans ce silence et dans cette nuit, deux nouveau-nés s'essayaient à vivre. C'étaient deux bonheurs qui n'avaient pas encore de passé, ils se traçaient des routes à travers l'avenir, routes vagues, impraticables peut-être, tracées par des mains inexpérimentées[81].

 

L'absence d'un nom ferme et définitif pour l'entreprise comme la présence, au centre du récit, d'un personnage digne de l'Arlequin donnent tout loisir au déploiement du récit. Tout en relevant du discours civilisateur qui accompagna les colonisations et qui servit particulièrement de discours d'escorte aux Belges — la Reine Victoria parlait de l'entreprise philanthropique de Léopold II —, le texte ne cesse de prendre en même temps distance par rapport au caractère concret et organisé de cette entreprise initiée par quelqu'un qui « sème et laisse à d'autres le soin de la récolte » (p.446). A cette figure, le comte de Simo-Givet accorde toutefois la capacité technique que métaphores l'expression « mécanisez qui vous voudrez... » (p.448).

 

Cela se produit au moment où Criquet va transformer en bateau un hippopotame, c'est-à-dire le mécaniser, mais aussi au cours de l'épisode qui voit Henri suggérer de transformer l'heureuse idée de Criquet de créer une « association de sorciers »[82] en une « ligue civilisatrice ». « Idée d'homme sérieux » rétorque l'éternel espiègle qui n'a nulle « envie de devenir ministre », n'a « jamais pu souffrir les avocats », mais laisse clairement entendre à son interlocuteur qu'il sera « la première victime de [s]a[83] concession »[84]. Tout cela est bien sûr énoncé sur le mode comique[85], Criquet occupant le pôle de la drôlerie face à Henri qui trône sur la raison sévère, celle qui peut mener au désastre et à la dépression. En parlant à la fois de « programme », de « trame de la pièce » et de « rôle », Criquet énonce le jeu, somme toute baroque mais populaire, qui permet de dire les choses — et de les faire avancer — sans faire peser sur les épaules de tout un chacun le poids de l'esprit de sérieux propre aux temps modernes, et notamment au XIXe siècle.

 

Que cette forme d'esprit ait été celle d'une bonne part de la Belgique vivante de l'époque et que ce soit celle qui ait notamment permis de diffuser les informations les plus sérieuses sur les perspectives africaines qui s'offraient aux Belges ne nous surprend sans doute qu'à travers la méconnaissance que nous avons nous-mêmes de ce pays, qu'à travers le primat énonciatif des modèles issus de la culture française classique. Rabelaisienne à sa façon, l'entreprise de Nirep comporte en effet bien des caractères qui la singularisent, et notamment ceux de son héros qui est comme le chaînon manquant entre Ulenspiegel et Tintin[86].

 

Les particularités de la situation belge engendrent ainsi un récit et un héros positif dont le profil ne correspond pas à l'image que l'on s'attend à trouver à l'heure de la phase impériale. Il en véhicule certes les caractéristiques mais les masque dans les drapés, les pirouettes et les facéties d'un autre art : celui des planches. Cela permet même au texte de s'ouvrir aux débats internes qui divisent l'opinion sur cette réalité africaine. Que les Noirs, par exemple, ne partent pas de l'analyse objective des « malheurs, blessures » qui eussent pu « les faire réfléchir et les édifier sur la nature du maître » mais fétichisent tout de suite ce dernier — et relient tout ce qu'il fait de bien à des raisons qu'ils ne peuvent connaître — ne donne pas lieu à blâme mais à interrogation : « Sont-ils plus intraitables que d'autres, les gens qui parlent ainsi ? Raisonnent-ils moins que certains civilisés ? Ne sont-ils pas susceptibles d'éducation religieuse, comme certains voyageurs et savants l'ont prétendu ? »[87]

L'absence relative du nom dont j'ai parlé plus haut entraîne non seulement la nécessité d'une démultiplication des rôles et des fonctions au plan narratif[88] mais amène Nirep à centrer sa fiction sur un personnage labile dont les propos et les actes s'approchent de l'autofondation sans en relever toutefois entièrement.

Le principe généalogique, celui-là même qui, pour le psychanalyste Pierre Legendre et la grande tradition juridique, délimite le cadre à l'intérieur duquel se définit et se perçoit le fondement de la vie, n'a pas revêtu pour rien dans Les mystères du Congo l'importance, les récurrences, les déformations et les interrogations que j'ai essayé de mettre en lumière dans cette étude[89].

 

 

 

La zwanze[90] devient ainsi la matrice imaginaire de cette autofondation relative que la somme d'éléments scientifiques[91] vulgarisés par le volume tempère ou modalise d'une façon telle que le livre et l'entreprise ne basculent pas dans la folie. Ainsi une des aventures coloniales les plus ouvertement impérialistes — comme l'a démontré Jean Stengers —, trouve-t-elle, en littérature, la forme qui parvient à exprimer adéquatement, dans sa démesure et sa bonhomie conjuguées, l'aventure des Belges en Afrique Centrale.

 

 

 

Marc QUAGHEBEUR

 Archives et Musée

 de la Littérature (Bruxelles)

 

 



[1]               Quelques exemples ont été donnés dans mon étude «Des textes sous le boisseau», dans Cellule "Fin de Siècle", Papier blanc, encre noire. Cent ans de culture francophone en Afrique centrale (Zaïre, Rwanda et Burundi). Collectif édité sous la direction de M. Quaghebeur, par E. Van Balberghe, avec la collaboration de N. Fettweis et A. Vilain. Bruxelles, Labor, 1992, coll. Archives du Futur, T. 1, pp.VII-XClV. Émile Van Balberghe, qui prépare, avec Nadine Fettweis, dans le cadre des recherches de la Cellule "Fin de Siècle", l'édition du Journal de voyage inédit (1887-1888) de Charles Warlomont et l'étude des rapports entre celui-ci, sa Correspondance d'Afrique (parue de son vivant dans le journal La Nation puis réunie après sa mort en un volume par les soins de son frère Max Waller (Bruxelles, Veuve Monnom, 1888)) et le roman posthume de ce dernier, Brigitte Austin, a mis à ma disposition la documentation sur cette période récoltée à cette occasion. Qu'il en soit remercié. On pourra comparer, lors de la parution de ce volume, les sensibilités différentes qui se manifestent à l'égard de l'Afrique du coté de La Jeune Belgique d'une part, du milieu que côtoie Nirep d'autre part.

[2]               Or cet auteur, qui n'a pas cessé de passer du policier (domaine qu'on assignait traditionnellement à la paralittérature) au corpus des «romans durs» censés être plus gratifiants en terme de reconnaissance littéraire, qui a voyagé au Congo belge et y avait son frère, eût pu, comme Hergé le fit avec Tintin, en faire véritablement une matière romanesque puisqu'il échappait partiellement, en tant qu'auteur, au prescrit du corpus noble. Preuve, s'il en fallait encore, de l'emprise des modèles culturels, même chez ceux qui paraissent y échapper !

[3]               Luc de Heusch confirme et précise ce point de vue en constatant que c'étaient plutôt « les grands capitalistes » qui étaient « négrophiles » (« Et la suite... » Interview de Luc de Heusch par Pierre de Maret, dans Cobra en Afrique, (n° sp. de) Revue de l'Université de Bruxelles, 1991, n°34, p.55).

[4]               Michaux évoque le Sénégal par exemple.

[5]               Simenon lui-même, dans Le Blanc à lunettes, met en scène un héros, Ferdinand Graux, qui vient de France et y a laissé sa fiancée, Émilienne. Les Belges qui apparaissent dans le roman, les Bodet (vive le signifiant !) sont caricaturaux à souhait. Ils ne font donc que conforter l'idéologie de la supériorité française.

[6]               Le roman «africain» de Max Waller, Brigitte Austin, ne parait en revue qu'en 1930, et en livre qu'en 1944 !

[7]               L'entreprise de légitimation entreprise par G.-D. Périer eut peu d'écho. Jadot et de Bouveignes n'ont jamais été considérés comme écrivains à part entière. Ils « témoignaient » de l'indicible : cette Afrique qui eût contraint à remettre en cause bien des aprioris de l'approche littéraire. Les écrits de Bodart ou de Marie Gevers sur l'Afrique sont demeurés, pour leurs pairs, comme des curiosités, voire des passades.

[8]               Songeons aux éditions de L'Expansion Coloniale.

[9]               A. NIREP (t. 1) et G. DE GRAEF (t. 2 et 3), Les mystères du Congo, Bruxelles, P. Maes, s.d. (1887) (t. 1) et 1888 (t. 2 et 3). Voici ce qu'en dit G.-D. Périer dans sa Petite histoire des lettres coloniales de Belgique (deuxième édition. Bruxelles, Office de Publicité 1944, coll. Nationale, 2me série n° 13, p.30) : « Le succès des récits de Stanley, translatés en toutes langues, excite la verve des feuilletonistes. On distribue en fascicules, dont la vente est activée par un système de primes illustrées, Les Mystères du Congo, grand roman d'aventures (1888). Cette prose rocambolesque est d'abord signée du pseudonyme de A. Nirep. A partir du second volume apparaît la signature plus réellement belge de G. De Graef. Des gravures de peintres connus, Frans Gailliard, Amédée Lynen, Alfred Ronner, E. Duyck en ornent les chapitres affriolants ». Il ne s'agit pas à proprement parler de feuilleton ni de fascicule, mais bien de livraison. Si Nirep semble, au dire de l.-V. de le Court, être l'anagramme d'un certain Perin, il reste inconnu tout comme De Graef (cfr. « Des textes sous le boisseau », art. cit., p.XIX, note 2).

[10]             Le dessin de Franz Gailliard — il signe alors François —, qui a servi de titre-frontispice au premier volume, est daté de 1886, ce qui nous avait conduit à assigner cette date à ce dernier. Mais la parution des premières livraisons est annoncée dans le journal La Nation au début de l'année 1887, très exactement dans son n°23 du dimanche 23 janvier (p.4) et dans le n°24 du lundi 24 janvier (p.4).

[11]             Cela indique donc que la trame narrative date déjà de 1886. A noter que cette activité du jeune Gailliard (il a 25 ans) n'est jamais mentionnée dans les études qui le concernent; et que sa famille n'en trouve pas de trace dans les archives familiales.

[12]             Cfr. NIREP, op.cit., p.366: « Tout ce qu'il avait laissé là n'était que plus charbon et cendres ».

[13]             Id., p.388 : « Le souvenir des mauvais traitements [...] entretien chez l'homme ». Les exemples de ce type foisonnent dans le livre.

[14]             J'en ai parlé dans mon étude déjà citée parue dans Papier blanc, encre noire. Pierre Halen en a étudié la genèse dans son article paru dans le même collectif: « Exotisme et antexotisme. Notes sur les écrivains antiesclavagistes en Belgique francophone (1856-1894) », t. 1, pp.35-57.

[15]             A l'heure de l'indépendance de la Belgique, les élites avaient fait de même pour exalter le jeune royaume sorti de ses chaînes. Elles n'avaient atteint qu'elles-mêmes. Pour ce qui est de Mystères du Congo, l'étude de la diffusion de l'ouvrage (de son tirage, de son succès, de sa lecture, ou non, en France) demeure à faire. Encore faudrait-il que des archives subsistent.

[16]             Le premier volume porte comme sous-titre Les marchands d'ivoire : le deuxième Une expédition mystérieuse, et le troisième Le triomphe de la civilisation.

[17]             Sabine Cornelis a étudié cet aspect de la trilogie dans son article paru dans le premier volume de Papier blanc, encre noire : « L'image et les artistes dans la littérature belge inspirée par l'Afrique. Quelques observations », p.203-241. L'étude idéologique de cette iconographie reste à effectuer. Notons toutefois qu'en dehors de Gailliard, on trouve des reproductions d'œuvres d'Amédée Lynen ou d'Alfred Ronner, et qu'il ne s'agit donc pas d'une entreprise effectuée dans les marges de la société belge, même si ces artistes ne sont pas encore, à l'époque, des maîtres consacrés. Ils sont en somme aux arts plastiques ce que les Jeune Belgique sont aux lettres.

[18]          Cela peut aller de la volonté de s'approprier la langue parlée de chez nous (« Drôle de pistolet », p.4) aux problèmes que pose inévitablement aux comparses de l'équipe le dialogue avec des populations étrangères. Ainsi le héros se trouve-t-il confronté, dans les rues de Quilao, aux écriteaux en langue arabe : « C'est pas des lettres, c'est des copeaux » (p.48). La rencontre du savant allemand aux prises avec un autochtone qui « s'obstin[e] à appeler une pastèque "dellâh" » tandis que le représentant attitré de la science livresque s'évertue a prétendre qu'il convient de dire « beltich el ma » va toutefois plus loin. Elle permet en effet de désigner la spécificité « nationale » du héros à travers un usage de la langue qui doit plus à l'oral qu'à l'écrit, mais n'est pas pour autant situé hors savoir. (Il y aurait à gloser longuement sur cette singularité que j'ai évoquée et étudiée dans d'autres articles.) Le descendant d'Ulenspiegel s'interpose alors et adresse au marchand une phrase dans laquelle « il y a du flamand, du français, de l'anglais, de tout, sauf de l'arabe » (p.51). Il se fait bien sûr comprendre grâce à ce « sabir ». Belle occasion pour Nirep de se livrer à des facéties linguistiques que n'eût pas désavouées le capitaine Haddock :

—Sabir ! Sabir ?

—Saeb savoir, bir, puits, puits de science, fit rapidement Ketje.

—Ah ! Monsieur est linguiste ? orientaliste ?

—Sir Ketje. Esq'r de la so'té scient' fico merciale un'versel'sous la haute prés'dence de sir Basoef des Maroles à Bruxelles, répondit Ketje, en mangeant ses mots » (p.51.).

[19]             DUPONT-ESCARPlT (D.), « L'information scientifique et technique à l'usage de la jeunesse dans Le Magasin d 'Éducation et de Récréation », dans Un éditeur et son siècle. Pierre-Jules Hetzel (1814-1886). Textes et iconographie réunis et présentés par Chr. Robin. Saint-Sébastien, ACL Édition, 1988, p.246.

[20]             A travers l'aventure de « Ketje I empereur d'Afrique », il y a par contre énonciation et métaphorisation de l'entreprise léopoldienne. Cette métaphorisation, bien dans le ton de l'esprit national et de sa propension à la dérision, s'effectue de façon ironique. Elle parait donc prendre distance avec la réalité qu'elle profère toutefois. Elle dit sans avoir l'air de parler réellement de ce dont elle parle. Le statut des personnages et les péripéties de leur histoire contribuent à cette opération de décalage que l'on peut rapprocher, dans l'ordre des faits, de celles qui se révèlent à travers la création, plus ou moins fictionnelle, de l'État indépendant du Congo.

[21]             Le choix du terme Mystères est précis. Il atteste le savoir-faire de Nirep puisqu'il renvoie le lecteur de l'époque à l'aura des Mystères de Paris ou des Mystères de Londres tout en le mettant en appétit à l'égard de ces territoires fascinants qu'il s'agit d'exploiter. Il évite, en effet, de donner l'impression de faire l'éloge d'une entreprise coloniale, ce qui amène, par exemple, G.-D. Périer à parler de « prose rocambolesque ». (Les aventures de Rocambole ont paru en livraison au milieu du siècle.) Ce faisant, il réalise d'autant mieux son dessein puisque, tout en levant le voile sur certaines réalités zoologiques, ethniques ou géographiques, il ne parle pas de la mise en exploitation (et de ses conditions) dont il esquisse seulement la perspective pour plus tard ! On s'en rendra compte au moment où j'évoquerai la découverte du Katanga, nommément désigné comme le lieu du pactole.

[22]             A l'exclusion certes du missionnaire qui y entre de plain-pied avec la période d'installation des Belges au Congo, et le revirement de l'opinion catholique dans la foulée de l'action du cardinal Lavigerie. La fameuse conférence à Sainte-Gudule du cardinal s'est tenue en 1888 (Cardinal LAVIGERIE, L'esclavage africain. Conférence sur l'esclavage dans le Haut Congo faite à Sainte-Gudule de Bruxelles. Bruxelles, Société Anti-Esclavagiste; Paris, Procure des Missions d'Afrique, 1888).

[23]             Le fait qu'au terme des trois tomes, Ketje épouse une Africaine et Henri Catherine signifie clairement la distinction des champs et renforce la visée idéologique plutôt rousseauiste du livre. Celui-ci voit des bons et des mauvais partout Il ne lie donc pas ce fait à une culture particulière. Il met généralement les mauvais du coté du pouvoir (ministres — avocats — petits chefs de bureau...). Tout cela conforte d'autre part un autre aspect idéologique, libéral, de Mystères du Congo: celui qui fait l'économie des conflits de classes, minimise le poids de la naissance, et voit dans l'expansion industrielle outre-mer le lieu de l'épanouissement de l'individu et de sa réconciliation avec la nature. Rien d'étonnant dès lors à ce que le vrai détenteur du pouvoir technique et par conséquent industriel (ce qui est une caractéristique belge) soit Ketje et non Henri. Ce dernier apporte toutefois à l'aventure l'aura liée malgré tout à son origine aristocratique et aux valeurs qu'elle est censée véhiculer ainsi qu'un certain esprit de méthode (p.446) directement ancré dans les problèmes du siècle.

[24]             NIREP, op.cit., p.41. A noter que celle-ci est décrite comme « attraction », « vertige », et non pas comme savoir figé, docte. Elle est comme du réel. Elle doit déboucher sur l'action et l'aventure... Où le récit démontre de nouveau sa cohérence.

[25]             DE GHELDERODE (M.), Choses et gens de chez nous, Bruxelles, Maréchal, 1943, t. 2, p.251.

[26]             La gravure se trouve p.43. Le texte dit: «Soixante et quelques ans avant la naissance de Moula Sbaa Waouta, un grand navire vint s'arrêter dans la mer où le fleuve Zaïre finit. Ce navire était commandé par des hommes d'une autre race. C'étaient des blancs, leur chef Diego Cam se fit l'ami du roi du Congo, un roi puissant mais d'un caractère faible [...] Ces blancs étaient des Portugais » (p.45).

[27]             Souvenons-nous que le socialiste Picard (qui soutiendra l'entreprise coloniale) provient, comme nombre de ses compagnons de combat, d'une dissidence de la gauche libérale qui intervint au milieu des années soixante. Elle se joua contre les doctrinaires, c'est-à-dire les réactionnaires.

[28]             Souvenons-nous du jeu sur le signifiant lou - Loulou - Zoulou pour désigner le roi et les terres auxquelles Catherine doit être enchaînée.

[29]             On les retrouvera, avec des variantes bien sûr, jusque dans les aventures de Tintin. Haddock est, à l'origine, un être perdu mais dont l'ancêtre est un sang bleu notoire, quoique bâtard (cfr. TISSERON (S.), Tintin chez le psychanalyste. Essai sur la création graphique et la mise en scène de ses enjeux dans l'œuvre d'Hergé. Présentation par D. Anzieu. Paris, Aubier, 1985, coll. Écrit sur Parole). Tintin ne serait pas ce qu'il est sans Milou, allophone à la langue bien pendue et aux interventions bien senties. L'insertion du récit dans une modernité, presque futuriste pour l'époque, est impensable sans Tournesol. Qu'il s'agisse des frères Loiseau ou des services secrets syldaves, les malfaiteurs sont souvent des acteurs plus éloquents du droit que ses tenants, toujours un peu dadais: les Dupondt. (Notons toutefois qu'ils sont deux comme les deux Noirs qui servent d'adjuvant à l'équipée blanche antiesclavagiste de la seconde partie du livre de Nirep.) Quant à la Castafiore, promise au descendant du chevalier de Hadoque, elle porte un nom tout aussi empreint que celui de Catherine de la valeur de chasteté. Et ce sont ses bijoux volés qui servent de moteur à l'action...

[30]             Si je m'intéressais en tant que tel au roman d'aventures, et par exemple à ses modulations belges à la fin du XIXe siècle, je devrais entrer dans l'étude de variantes par rapport au type; et par rapport aux autres romans belges populaires d'aventures de l'époque, s'il en existe.

[31]             Allusion est donc faite explicitement, aussi bien pour Ketje que pour Henri, au problème du père (cfr. le début du récit, déjà). or ces deux personnages sont les deux Belges du récit et représentent les deux facettes de la quête: la femme et l'empire. Façon pour Nirep de désigner, au-delà des connotations psychologiques, cette caractéristique belge liée aux événements du XVIe siècle: être un pays sans être une Nation; n'avoir pas vraiment de nom.

[32]             NIREP, op.cit., pp.330-331. A noter que, dans la description des bonheurs de l'entreprise, après l'évocation de sa postérité scientifique à travers le récit qu'en fera von Ruff, Criquet parle de « notre empire » (c'est moi qui souligne) et se qualifie d'« empereur nègre », perspective d'assimilation que confirmera le récit de De Graef à travers le mariage de Ketje. La colonisation belge infirmera cette dernière proposition.

[33]             Ce faisant, la découverte du Congo sers d'autant plus paradisiaque (en ce qui concerne les décors). Ne s'opère-t-elle pas après la traversée de contrées arides et harassantes... celles qu'occupent les Arabes ?

[34]             Id., p.331.

[35]             Id., p.416. Les propos de Nirep sont, une nouvelle fois, bien enracinés dans l'histoire contemporaine. L'année 1886 a en effet vu en Wallonie des grèves sauvages d'une ampleur et d'une violence rares. Elles ont fait trembler la bourgeoisie. Elles ont été très durement réprimées par le général Van der Smissen, ancien chef du corps expéditionnaire belge au Mexique.

[36]             « Ah oui ! il y a des lions, des panthères, des serpents ici; ce sont les maîtres du pays. Et les capitalistes, les propriétaires, les boutiquiers, les droguistes de là-bas ? Au moins ici, d'un coup de fusil on fait solde de compte. Mais allez donc payer votre loyer avec cette monnaie-là dans la belle Europe ! Et la fièvre ? les maladies ? Et en Europe, en Amérique, il n'y en a pas ? 1° les fièvres: des polders, des marais, jaune, scarlatine, noire, typhoïde, rémittente; 2° le choléra, le vomito, la peste, la rage, les bronchites, les laryngites, les péritonites, les... Il faut trois ans à un professeur de médecine rien que pour nommer toutes les maladies, sans compter celles des verriers, des gaziers, des plombiers, des allumettiers, des meuniers, des peintres et de tous les autres métiers. Tout ça c'est des prunes, hein ? Oui, mais et les sauvages, les anthropophages ? Eh bien, quoi ? Ils ne font pas de crédit; il se payent même sur la bête. D'accord, et cela se passe-t-il autrement autre part ? Si les créanciers ne vous mangent pas eux-mêmes, ne vous font-ils pas dévorer par les poux, les punaises, la misère, les huissiers et même demandez à vos filles, si les créanciers ne se sont jamais payés en chairs humaines ! Et la guerre incessante pour défendre sa propriété. Les caissiers, banqueroutiers, poivriers, pickpockets, et autres carottiers, c'est pas des pillards, hein ! » (pp.416 et 419). Nirep revient ensuite, avec une violence accrue sur l'absurdité du campanilisme misérabiliste (« dans les prisons "d'à chez nous" »).

[37]             Ses sources : l'interruption historique qui va de la fin du XVIe au début du XIXe siècle. Elle maintient pat exemple en vie des traditions médiévales de type burlesque dans un pays qui se développe économiquement sans pour autant être en mesure — occupations étrangères obligent — de se doter des structures et des mentalités propres à une Nation.

[38]             Id., p.438. Cette formule: « L'Être suprême » renforce, sans les établir, les suppositions sur l'appartenance de Nirep à la bourgeoisie laïque progressiste. Celle-ci n'avait pas trop d'objections à la christianisation des Noirs, ce qui se perçoit aussi chez Nirep.

[39]             La scène d'aveu entre Henri et Catherine se termine par des yeux dans le vague. Elle est interrompue par le retour de Criquet qui rumine une invention de bateau-hippopotame. De fort méchante humeur, le héros se trouve angoissé à l'idée de n'avoir pas « déclaré [s]on changement de domicile à l'hôtel de ville de Bruxelles » (p.441).

[40]             Ce qui renforce mes hypothèses sur le problème généralisé du nom dans ce livre.

[41]             Id., p.l04. Von Ruff doit être rhénan. Ou alsacien.

[42]             L'université belge, quoique francophone, est alors largement marquée par le modèle allemand.

[43]             « Mon nom m'est un supplice: il est l'aiguillon sur ma blessure; je le garde, de peur d'oublier. [...] Va, insulte-moi, je te chérirai; car tu aggraveras ma haine» (p.104).

[44]             La procédure est dans la logique du temps puisqu'à la Conférence de Berlin, en 1885, Bismarck a entériné le fait belge sur l'Afrique centrale. Elle est cependant plus polysémique. Elle fait en effet estampiller la spécificité culturelle belge par le scientifique allemand qui représente l'objectivation des faits.

[45]             Dualité-gémellité avec Henri; gémellité de Criquet avec Paul et Henri puisqu'il avance qu'Henri est son nom de famille et Paul son prénom (p.66); dédoublement également des accompagnateurs noirs de Paul dont l'un se déguise en Blanc pour sauver le Blanc (chapitre LXIX); dualité fraternelle et rapport de maître à élève entre Caraïbe et Criquet...

[46]             « C'est dommage, au fond ce n'est pas un méchant homme. le ne sais pas pourquoi, il me semble que je ne lui en voudrais pas plus qu'aux autres, s'il avait un autre nom, von Ruff ! Y a pas, ça me fait grincer les dents en passant dans la bouche, j'ai toujours envie d'y mordre. Si encore, il n'y avait que Ruff, je passerais encore, mais son von !...» (p.103).

[47]             Toujours ludique mais précis dans ses choix, Nirep en profite pour décocher une flèche à la concurrence anglaise sur l'Afrique centrale. «Semblable aux langues de feu de l'Écriture», le sceptre-baguette magique fait parler un Noir en anglais..., langue que l'indigène s'avère avoir apprise dans les parages de l'esclavagiste Calao, dit Boukra (p.107).

[48]             Elle provient de Caraïbe, le Noir qui apprit à Ketje ses tours de cirque — ce qui boucle d'autant mieux la spirale symbolique de sujétion des Noirs du XIXe au pouvoir de Ketje.

[49]             « Mais les nègres ne connaissant pas la physique, c'est ce qui lei perdit » (p.105).

[50]             « Criquet était beau à voir dans sa pose plastique, la tête rejetée en arrière, la main gauche sur la banche cambrée, la droite tenant la fameuse baguette, et le pied sur la tête d'un noir. Un photographe pour la planche de mon livre, s'il vous plaît, cria von Ruff enthousiasmé » (p.106).

[51]             A noter la référence à la plastique gréco-romaine et à l'immortalisation contemporaine à travers la photographie. A noter aussi la victoire, fût-elle magique, sur les Noirs alliés aux esclavagistes.

[52]             Id., p.l06. Suit une description grand-guignolesque du roi vaincu: (« son panier sur la tête, sa poignée de pompe de fenêtre pendue au cou et son jupon de rideau »).

[53]             Ibid. Ce qui permet de renvoyer à Ulenspiegel et de désigner le système de désignation en miroir auquel Nirep recourt, comme De Coster.

[54]             « Vous avez déjà entendu parler de mon grand-cousin, un nommé Gavroche de Paris ?... » (p.11).

[55]             Dès la page 153, c'est-à-dire peu de temps après que Susse est entré dans l'aventure aux côtés du quatuor, Criquet et von Ruff se mettent à lui apprendre le français.

[56]             « Sans eau ni sel » (p.102), tient bien sûr à préciser le texte.

[57]             Ibid. Belle synthèse du climat idéologique de cette œuvre de la conquête !

[58]          « Quatre-vingts ans avant l'ère chrétienne, un guerrier de la tribu des Nerviens resta seul sur le champ de bataille que jonchaient les corps des soldats romains; cet homme se nommait : "Les pieds d'aigle".

— Cela remonte plus haut que l'histoire de Waouta, fit Paul.

— Oui, mais c'est plus court. Veuillez vous abstenir d'interruptions.

— Ce "Les pieds d'aigle" se choisit là, sur le champ de bataille, une caverne dans un rocher; il y fit souche, devint chef de tribu.

Plus tard, quand Charlemagne vint, "Les pieds d'aigle" lutta, fut reconnu indomptable. L'empereur s'en fit son allié, lui donna un brevet écrit, dans lequel le nom fut ortographié [sic] pour la première fois: "Sir Les piè d'aigle". Plus tard, quand l'ortographe changea, le nom fut prononcé "Lessepiè d'aigle" et subit la transformation écrite et fut "Lè spiè d'aigle". La noblesse s'étant arrogé le "de", le nom devint "de Spiè d'aigle". C'était là une difficulté de prononciation; on en fit "d'Espiègle" ou "d'Espiaigle", puis, finalement, "de Spiègle". Je connais ma généalogie de mémoire, je puis la réciter.

—De sorte, fit von Ruff, que vous êtes gaulois » (p.67; c'est moi qui souligne).

[59]             Les mystères du Congo s'inscrit évidemment dans l'idéologie coloniale expansionniste de l'Occident et participe à la vision de la supériorité de la race blanche. A travers le legs effectué par Caraïbe à son « ancien élève » (p.116); à travers les qualificatifs que le discours paternaliste de l'ouvrage lui réserve (« Le vieux Caraïbe n'était pas une bête, loin de là. Il savait lire et écrire et encore beaucoup d'autres choses », p.20; c'est moi qui souligne), le récit a situé les Noirs dans une perspective qui n'est pas univoquement celle de la conquête et de la supériorité. Le « civilisateur » belge laisse donc entendre que son temps de domination en Afrique ne sera pas éternel. Cette perspective, on la retrouve dans L'Afrique aux Noirs (de P. Otlet), qui est de la même époque.

[60]             « Le langage du nègre est très pauvre, il ne contient pas cinq cents mots »(p.271).

[61]             J'en ai donné divers exemples dans mon introduction à Papier blanc, encre noire.

[62]             Id., p.240. On rappellera que Criquet est né après un bal de la mi-carême !

[63]             «De tous les peuples de la Gaule, les Belges sont les plus braves.»

[64]          p.66. « Henri réfléchissait, il prenait une décision.

—Ketje, dit-il tout-à-coup, vous plairait-il de changer de nom ? »

C'est à partir de cette action de l'aristocrate que va être révélée l'origine fabuleuse de Ketje qui affirme par ailleurs, au préalable : «on porte celui de son père, c'est le moyen de ne pas en avoir à soi ».

[65]             On sait que, non contents de changer régulièrement de puissance occupante, les pays qui forment la Belgique ont porté, au fil des siècles, à côté du mot Belgique qui est attesté de longue date, et concomitamment, nombre d'autres appellations. Cette situation est aux antipodes de ce qui se produit, au sein de la même langue, en France.

[66]          Id., p.66. Autre exemple: « Mais vous pouvez m'appeler "éléphant" si vous voulez. C'est pas l'étiquette qui fait la marchandise.

— C'est donc parfaitement convenu.

— Accepté, fait en double expédition et signé les jours, mois, an que dessus » (p.68).

Au moment où il utilise le chêne-liège pour faire des chaussures, la dérision de l'estampille légale fonctionne de nouveau, et doublement, puisque Ketje se désigne comme « Bwa-Waouta » mais aussi comme « cordonnier-bottier, breveté avec garantie de son gouvernement... » (p.66).

Il en ira de même, page 168, pour la création d'une « mégisserie » : « la firme Criquet et Cie, société fort limitée ».

[67]             « Car si j'avais été à l'école, j'aurais appris des livres et pas des choses » (p.287). Von Ruff devient vraiment savant quand l'expérience lui permet de n'être plus « à la merci de quelques plumitifs de salons et de voyageurs par ouï-dire » (p.331).

[68]             Le monarque de cette entreprise transnationale, dont la généalogie est en fait plus ancienne — le texte n'omet pas de le souligner (cfr. p.67) — que celle de Moula Waouta VI, dit le Caraïbe, s'appellera en effet Ketje I même si son nom comportera nombre d'autres segments auxquels il ne convient pas d'attacher d'importance: « Ketje Bwa-Waouta Criquet de Spiègle, Albéric »... (D'aucuns ne manqueront pas d'y voir comme une prescience.)

[69]          Id., p.412. « A droite le roc était couvert d'un banc de sable, moelleux manteau blanc sur lequel se jouaient les rayons d'un ardent soleil équatorial; à gauche, une immense plaine était divisée dans toute sa longueur, jusqu'aux lointains confins de l'horizon, par un cours d'eau glissant mollement entre les rives verdoyantes.

Des palmiers, des bananiers, des grenadiers, des figuiers, des milliers d'arbrisseaux détachaient leurs feuilles, leurs fruits et leurs fleurs sur un vaste tapis d'un vert intense.

Sur le premier plan de ce féerique panorama, deux rochers élevés semblaient monter à l'assaut d'un ciel bleu et sans nuages.

C'étaient deux gigantesques colonnes de porphyre blanc, assises sur une noire masse de rochers. Dans l'azur deux fûts, deux flèches. Sur la terre, un éboulement; une incomparable œuvre d'art semblant naître d'un cataclysme. Une merveille soutenue par une monstruosité. La lumière déchirant les ténèbres.

Le contraste était saisissant. »

[70]             Catherine se trouve en compagnie de Criquet et von Ruff mais son frère Paul suit une autre route. Henri devra partir à sa recherche.

[71]             Id., p.411. Il s'agit du titre du chapitre LVIII.

[72]             Lors d'une scène d'altercation avec von Ruff choqué d'entendre Criquet parler de l'utilisation industrielle de ces rochers qui feraient de superbes « cheminées de salon » (p.413), le texte n'avait pu s'empêcher de signaler la double nature industrieuse et gouailleuse du héros.

[73]             Aux pages 61-63 de Congo. Mythes et réalités (Louvain-la-Neuve, Duculot, 1989), J. Stengers, parlant de Léopold II, estime qu'il n'a pas considéré le Katanga comme « un morceau de roi » et affirme que « rien n'indique qu'il ait jamais subi particulièrement l'attraction du Katanga ». Il signale que l'on sait que le Katanga contient des mines de cuivre — certains disent même : de l'or » mais que l'on n'est pas assuré de son « intérêt économique ».

[74]             Id., pp.320-321. Il s'agit d'Eugène Janssen (1858-1883), surnommé par le chef Gobila « Sousou M'Pembé » (le coq blanc), « Souzou Mombi » par Stanley (le poulet blanc) et Souzou M'Pomb par Nirep (cfr. M. COOSEMANS, dans Biographie coloniale belge, t. 1. Bruxelles, 1948, col. 543-549).

[75]             DE GHELDERODE (M.), Choses et gens de chez nous. T II. Petite histoire marginale de la Belgique. Bruxelles, Maréchal éditeur, 1943, p.252.

[76]             Id., pp.251-252

[77]             Cfr. Arlecchino senza mantello. Rimini, Panozzo éditore, 1994, pp.50-51, 72-73.

[78]             La Nation (14/2/1887, p.2) donne cet extrait du discours du président du Banquet de la Zwanze.

[79]             Id. p.20. Même phénomène avec les femmes arabes à Damiette (« Tiens, c'est carnaval ici »). Criquet sait pertinemment bien qu'elles doivent être voilées : « Si, je le savais, mais cela n'empêche pas ces moukères de ressembler à un portemanteau de blanchisseuse » (p.34).

[80]             Dès la seconde page du livre, Henri, le personnage que l'aventure africaine va métamorphoser, est décrit comme un homme dont la « tristesse en faisait un mort » (p.4). On rappellera par ailleurs que la scène du nom, qui se déroule entre Von Ruff et Criquet, voit ce dernier refuser les éloges en les qualifiant de « serre chaude » ...

[81]             p.430. C'est moi qui souligne. Les deux nouveau-nés sont Criquet et Von Ruff.

[82]             Ibidem. On notera qu'un siècle plus tard, l'écrivain zaïrois Kompany wa Kompany recourt aussi à la fiction d'une association de sorciers pour dénoncer, cette fois, les maléfices et la gabegie qui accablent son pays. L'utilisation de ce même filon imaginaire, de type magique, n'est sans doute pas étranger à l'énormité de ce réel qu'il s'agit depuis un siècle de brasser et de construire; et peut-être à l'absence de discours cohérent à son propos.

[83]             Ibidem.

[84]             Ibidem. Preuve, une fois de plus, de l'étonnante prescience, de l'intelligence de Nirep.

[85]             Ibidem. C'est à ce moment-là que le signe de ralliement proposé par le très sérieux Henri aux sorciers reconvertis en soutien de la lutte antiesclavagiste s'avère être, dans la bouche du descendant des croisades, la « croix fétiche »...

[86]             Y compris en ce qui concerne les femmes.

[87]             Id., p 463. Le texte explique aussi mais sans la prendre en compte, l'opinion contraire qui fait des Noirs les fils de Caïn.

[88]             Dans le chapitre Grandes choses, petits moyens, c'est Henri qui essaie de mettre concrètement en place les idées de Criquet (« c'est plutôt un artiste qu'un homme politique. Il sème et laisse à d'autres le soin de la récolte », p.446); et de fédérer par exemple les tribus dans la lutte contre l'ennemi commun, l'esclavagiste, en mettant sur pied un système de correspondance rapide et en se fondant sur le pouvoir spirituel des sorciers (ce thème, qui entraîne le Blanc à se déguiser en super-sorcier, fera flores dans nos lettres coloniales).

[89]             Il détient de Caraïbe, qui fut son maître au cirque, le Congo. Il a une ascendance noble, très lointaine.

[90]             On la retrouve jusque dans les plus infimes détails. Ce récit, que l'on ne peut pourtant pas relier aux écrits procoloniaux d'alors marqués par la foi chrétienne, recourt ainsi au symbole de la croix dans l'épisode du jeu de piste qui doit permettre aux deux parties du groupe de se retrouver. C'est bien sûr la croix latine dont se sert le russe Paul Tcherkoff.

[91]             Une phase suivante du travail consistera à repérer dans les textes d'époque les sources, afin de déterminer le type de prélèvement et d'« enjolivement » que Nirep leur a fait subir. (On a pu remarquer dans cette étude, avec l'épisode de l'explorateur à la boite de musique, la précision des sources). On pourra alors déterminer le « tressage » que le texte fait de ces sources et décrire le tressage parallèle qui est celui de la zwanze. L'avenir promis par l'ère nouvelle et le progrès permis par la terre nouvelle — difficile en effet de continuer à parler de « terra incognita ou de « mystère » au terme de ces cinq cent quarante-quatre pages truffées d'informations et étayées par des croquis ! — désignent dans Les mystères du Congo un retour à l'état de nature dont rêvaient le roman exotique et le rousseauisme mais aussi un espace suffisamment vierge et anhistorique pour que la libre entreprise à l'état naturel puisse s'en donner à cœur et à corps joie. C'est elle qu'incarnent la débrouillardise et l'inventivité de Ketje. L'astuce du propos — Ketje connaît fort bien les potentialités économiques de ses découvertes — tient en partie à cette ambiguïté foncière, à ce refus de l'esprit de sérieux où se conjuguent les possibilités offertes par le ton du roman populaire d'aventures et les démultiplications du carnavalesque issu de la zwanze.