HISTOIRE h Pe Fer. f 878. "vvlgerjc. Baudouin le Chauve. Godefroid 1er (frère de Sigefroid, premier comte de Luxembourg), t 964. Godefroid II. (Deuxième mari de Matliilde de Saxe), Arnould le grand, Giselbert II, Régnier II, f 932. Lambert 1er Baudouin III. (Premier mari de Matliilde de Saxe) Arnould le Jeune. f 988. Baudouin IV (le Barbu), f1036. Régnier III. f 960. Godefroid III (le Pacifique), f 1023. Gothelon 1er. 1 1043. Régnier iy. f 1013. Lambert II. f 1015. Godefroid IY (le Courageux), f 1069. Gothelon II (le Fainéant), f 1047. Régnier v. f 1036. Baudouin V (de Lille), f 1067. Lambert III. f 1063. Henri 1er. t 1038. Rioiiilde. Henri II. (*) Nous avons omis quelques branches et quelques noms qu'il était inutile de reproduire ici, mmm*. CHAPITRE V. PREMIERS RAPPROCHEMENTS ENTRE LA LORRAINE ET LA FLANDRE. — GODEFROID LE COURAGEUX ET BAUDOUIN DE LILLE (1036 A 1069). Le moment était venu où la Flandre et la Lorraine, jusque-là presque entièrement séparées, allaient voir se former entre elles de nouveaux rapports et de nouveaux liens : pour en suivre le développement, il est nécessaire de se rappeler la situation respective des deux pays et des familles qui les gouvernaient (1). Aussi longtemps que les comtes de Flandre n'avaient relevé que des rois de France, ils avaient du être des étrangers poulies seigneurs lorrains, et ils n'avaient pris aucune part ni à leurs intérêts ni à leurs querelles. Mais après que le comte Baudouin IV se fut rendu maître de Valenciennes et eut obtenu le château impérial de Gand avec ses vastes dépendances, ce prince demeura vassal de l'empereur pour ses nouvelles possessions, et dès lors il eut les mêmes relations avec l'empire que les comtes de Hainaut et de Louvain. Il ne pouvait donc plus à l'avenir rester indifférent aux affaires de Lorraine, et sa puissance devait bientôt l'y rendre formidable, soit pour le souverain lui-même, soit pour le duc qui commandait en son nom. Heureusement Baudouin le Barbu, qui avait déployé tant d'énergie au commencement de son règne, ne songea ensuite qu'à jouir en paix de sa grandeur. 11 était d'ailleurs proche parent des ducs Godefroid III et Gothelon I.or, ayant eu pour aïeule Mathilde de Saxe, mère de ces deux princes. Il ne chercha donc point à exercer en Lorraine une influence dangereuse et menaçante. C'était son fils, Baudouin de Lille (2), qui devait le premier porter ses armes au-delà de l'Escaut. (1) Voyez le Tableau généalogique. (2) On croit qu'il était né dans cette ville. Il l'agrandit et en fit sa résidence ordinaire. Ce prince, le plus célèbre cle tous ceux cle son époque, avait paru destiné dans sa jeunesse à devenir le fléau de sa maison, dont il fut l'honneur. Marié à une princesse du sang royal de France (Adèle, fille de Robert I.er), l'orgueil et l'ambition l'avaient rendu indocile à son vieux père, et celui-ci, abandonné d'une partie de ses vassaux, avait cherché un refuge chez Robert, duc cle Normandie (1029). Robert intervint : il réconcilia le père et le fils, et la bonne intelligence entre eux fut cimentée l'année suivante dans une assemblée générale des principaux de Flandre, qui fut tenue à Audenarde, pour y jurer la paix (1). On remarqua clans cette assemblée qu'entre toutes les reliques de Flandre, qui avaient été apportées là pour rendre le serment plus solennel, la première place fut donnée aux restes de saint Gérulphe, parce que c'était le seul qui fut un saint flamand. Ainsi éclatait en toutes choses l'esprit de nationalité d'un peuple jeune et fier qui commençait à prendre le sentiment de sa puissance. Baudouin de Lille, devenu comte de Flandre après la mort de son père (1036), ne tarda pas à s'engager dans une guerre contre Thierry IV, comte de Frise, ou plutôt de Hollande, qui lui disputait la souveraineté sur les îles zélandaises. Victorieux dans une expédition qu'il avait entreprise contre ce prince (1045), il reçut bientôt après un message du jeune duc Godefroid IV, son cousin, qui l'engageait à se liguer avec lui contre l'empereur Henri III. Il s'agissait d'une révolte ouverte, à laquelle l'injustice de ce monarque l'avait déterminé. Depuis la mort de son père, il s'était plaint hautement cle n'avoir obtenu que la Basse-Lorraine, tandis que le reste du pays (le duché cle Mosellane) était accordé à son frère Gothelon, que nos historiens ont surnommé le Fainéant. Sa première pensée avait été de recourir immédiatement aux armes ; mais abandonné par les comtes lorrains, il ne lui était resté d'autre ressource que de se livrer lui-même au monarque. Celui-ci le retint prisonnier pendant un an, et lui refusa ensuite l'héritage de son frère qui était venu à mourir (1046). La Haute-Lorraine fut donnée au comte Albert (1) C'est évidemment l'assemblée des États ou, comme on le disait à Liège, l'assemblée du pays ; mais je n'ai pas trouvé ce nom dans nos chroniques. d'Alsace. Alors le duc exaspéré ne songea plus qu'à venger cette double injure. Ce fut inutilement qu'il s'adressa à la plupart de ses proches pour demander leur secours. Mais Baudouin de Lille n'hésita pas à faire une alliance étroite avec lui, et bientôt après Thierry de Frise lui-même, menacé alors par l'empereur à cause de ses empiétements sur l'évêché d'Utrecht, entra dans la ligue. Un autre prince voisin, le comte Herman de Saxe, qui avait épousé Richilde, fille de Régnier V, et unique héritière du Hainaut, penchait pour le même parti ; mais les représentations de sa femme et l'approche d'une armée impériale le firent changer de résolution. Prévenu à temps de l'orage qui se formait, Henri III était entré en Basse-Lorraine avec de grandes forces (1047). Il s'attaqua d'abord au comte frison ; mais celui-ci sut arrêter sa flotte dans les parages difficiles de la Meuse. Pendant ce temps, Godefroid rassemblait des troupes sans se déclarer ; pour Baudouin, il n'hésita pas, et, passant l'Escaut, il envahit le comté d'Een-ham, héritage de Richilde, prit et rasa la forteresse qui en formait le chef-lieu, et attendit de pied ferme l'armée impériale qui s'avançait contre lui. Ce fut du côté de Douai que les Allemands essayèrent de pénétrer dans la Flandre ; mais ils se trouvèrent arrêtés par des fossés et des retranchements, derrière lesquels ils rencontrèrent toujours les soldats du comte. En même temps l'on apprit que Godefroid était entré en campagne, et que Thierry venait de battre la flotte impériale. Henri III, qui pouvait être enveloppé, fut contraint de songer à la retraite ; les trois princes le poursuivirent jusqu'à Nimègue, prirent cette ville et brûlèrent le palais qu'y avait bâti Charlemagne. Après ce succès, ils se séparèrent. Le Flamand alla attaquer le château de Gand, qui était retombé entre les mains des soldats de l'empire (peut-être à la mort de Baudouin le Barbu), et il parvint à s'en rendre maître après un long siège ; Godefroid traversa l'Arclenne et pénétra dans le comté de Verdun, l'antique domaine de ses pères, que Henri lui avait arraché. La ville lui ayant opposé quelque résistance, il se laissa entraîner par sa colère jusqu'à mettre le feu aux maisons et à l'église cathédrale ; le lendemain, on vit ce vainqueur farouche venir s'agenouiller pieds nus et en pleurant sous les voûtes à demi renversées de ce temple que ses ancêtres avaient enrichi et qu'il venait d'incendier. Un cœur généreux et accessible aux nobles émotions battait encore sous la cuirasse du seigneur féodal. L'année suivante, le nouveau duc de Haute-Lorraine, Albert d'Alsace, vint à son tour assaillir le chef rebelle, tandis que Baudouin se trouvait retenu dans le Cambrésis. Godefroid, quoiqu'il eût alors peu de troupes avec lui, ne put consentir à reculer devant son heureux rival: il l'observa, saisit le moment où ses forces étaient divisées, et lui offrant brusquement le combat, il le tua de sa propre main (1048). Rassasié de vengeance après cette victoire, il prêta l'oreille aux représentations du pape Léon IX, qui était venu en Lorraine pour rétablir la paix. Il se soumit à l'empereur qui lui laissa ses domaines, en le dépouillant du rang ducal (1049). Mais le souverain pontife trouva le comte flamand plus difficile à fléchir : rien ne put le résoudre à céder ce qu'il avait conquis ; et s'il finit par faire sa soumission à Henri III, ce ne fut qu'à condition de tenir en fief, outre le château de Gand, tout le comté d'Eenham. Il céda seulement au comte de Hainaut, en guise d'échange, quelques cantons qui dépendaient de Valenciennes et où l'on parlait français. Ainsi se termina la première lutte de Baudouin et de Godefroid contre la puissance impériale. Le duc dépouillé demeura quelques années en repos, et son titre fut donné à son cousin, Frédéric de Luxembourg. C'était un prince guerrier et puissant, au midi cle la Meuse, mais qui n'avait pas assez de forces pour imposer aux grands vassaux du nord ; et l'occasion d'un nouvel agrandissement s'étant encore offerte à Baudouin, celui-ci n'hésita pas à en profiter, quelque déplaisir qu'elle pût donner au monarque et à son lieutenant. Après douze ans de mariage avec le comte Herman de Saxe, Richilde de Hainaut était devenue veuve (1051), et n'avait qu'un seul fils, maladif et contrefait. Le Flamand, dont les états touchaient à ceux de cette princesse, lui fait offrir la main de son fils aîné, et sans attendre une réponse formelle, il entre clans le Hainaut à main armée, pousse jusqu'à Mons et bloque la ville. Richilde, qui n'avait hésité que dans la crainte du ressentiment de l'empereur, cède aussitôt à cette apparence de contrainte, et le mariage se conclut à la vue et de l'aveu de tous les seigneurs de Flandre et de Hainaut. Pour assurer la réunion durable des deux provinces, il fut stipulé que le fils du pre- mier lit serait destiné à l'Église, ce qui eut lieu. Ainsi le Hainaut, comme la Flandre, devait appartenir un jour au prince qui naîtrait de cette alliance. Mais en même temps une nouvelle tempête se formait ; car Henri III, mécontent de cette union dangereuse, vint attaquer la Flandre (1053 et 1054), ne se déconcerta point du peu de succès de ses premiers eiforts, et finit par pénétrer avec une armée allemande jusque sous les murs de Lille. Ses soldats ravagèrent les campagnes. Tournai fut pris et pillé ; mais Baudouin ne céda pas. Une singulière fatalité rendit bientôt au comte flamand son allié Godefroid. Ce duc dépouillé se trouvait alors en Italie ^ où il avait marché sous la bannière de l'empire comme simple vassal. Dans cet abaissement de sa fortune, il rencontra en Lom-bardie sa cousine Béatrice de Haute-Lorraine, devenue marquise de Toscane, et que la mort de son époux avait laissée la princesse la plus riche et la plus puissante de l'Europe. Le contraste de leur situation était grand ; mais Béatrice avait été pupille de Gothelon et familière avec Godefroid aux jours de sa prospérité ; elle se rappela ses souvenirs d'enfance et accorda sa main au guerrier malheureux. C'était lui rendre plus qu'il n'avait perdu. Henri s'en irrita et persécuta les deux époux, qui protestaient en vain de leur soumission. Béatrice crut l'apaiser en allant se justifier à ses pieds : elle fut retenue captive, et son époux désespéré revint en Lorraine, cherchant alors en effet à renouveler la guerre contre l'empereur (1055). Il trouva Baudouin encore sous les armes, et aux prises avec le duc Frédéric de Luxembourg, qui se tenait à Anvers, dont il avait fait sa forteresse et son refuge. Ces deux princes coururent l'y assiéger ; mais les comtes lorrains marchèrent au secours de la place, et obligèrent les assaillants à faire retraite. Toutefois l'issue de la guerre restait incertaine, lorsque Henri mourut (1056). Sa veuve, l'impératrice Agnès, devenue régente, fit offrir aux deux chefs, des conditions équitables : elle consentait à ratifier le mariage de Richilde, et à laisser Baudouin en possession de tout ce qu'il avait conquis ; Godefroid devait recevoir, avec la liberté de son épouse, la survivance du duché de Basse-Lorraine, le duc Frédéric étant déjà vieux et n'ayant point de fils. Ces conventions furent sanctionnées dans une diète solennelle tenue à Cologne, en présence du pape Victor II : elles ramenèrent dans nos contrées la paix et la sécurité. Après cet arrangement, Godefroid se retira en Italie avec Béatrice, et ce prince, qui avait joué un rôle si brillant clans la lutte, devint comme étranger à nos provinces, gouvernées par leurs comtes sous le patronage nominal de Frédéric. Ce ne fut que neuf ans après que lui échut enfin le duché ; mais il était retenu dans ses états du Midi, et ne revint en Basse-Lorraine (en 10(59) que pour y mourir. Quant à Baudouin de Lille, il déposa l'épée, et sut mériter alors les noms de Débonnaire et de Pieux, après avoir montré tant d'audace et d'énergie sur le champ de bataille. Sa vieillesse reçut un nouvel éclat par la sagesse et la fermeté avec lesquelles il gouverna la France comme tuteur du jeune roi Philippe I.cr. Appelé à ces hautes fonctions par la confiance du roi mourant (Henri I.er), il les remplit pendant six années (1061 à 1067), et sut maintenir ou rétablir l'ordre, soumettre les provinces méridionales révoltées, administrer avec justice et prévoyance. Son propre gendre, Guillaume de Normandie, ayant eu recours à lui pour être soutenu dans l'expédition qu'il préparait pour conquérir l'Angleterre (1060), Baudouin, quoiqu'il portât un vif intérêt à son entreprise et qu'il lui eût donné, comme comte de Flandre, des vaisseaux et des soldats, eut la loyauté de lui refuser, comme régent, le secours de la France, parce que l'agrandissement des ducs de Normandie était contraire à l'intérêt de la couronne. Lui-même s'abstint constamment de tirer avantage de sa position royale en faveur de sa puissance personnelle; et à la majorité de Philippe, il ne voulut d'autre récompense que le choix de son fils aîné, Baudouin de Mons, comme parrain d'armes du jeune roi, qui reçut de sa main 1 accolade de chevalier. Le comte mourut la même année (1067), après avoir vu son second fils, Robert le Frison, devenu régent de Hollande, et son genclre, Guillaume de Normandie, roi d'Angleterre. CHAPITRE VI. SÉPARATION DE LA MAISON DE FLANDRE EN DEUX BRANCHES , SOUS ROBERT LE FRISON. — RÈGNE DE CE PRINCE (1067 A 1093). Après la mort de Baudouin de Lille et cle Godefroid le Courageux, leur grandeur sembla se perpétuer dans leurs fils, et les autres chefs belges restèrent en quelque sorte effacés par eux, laissant dominer dans tout le pays l'influence du duc de Basse-Lorraine et celle du comte de Flandre. Baudouin avait laissé deux fils. L'aîné, qui s'appelait comme lui, est nommé par nos historiens Baudouin de Mons, parce qu'il habitait cette ville depuis son mariage avec Richilde. Il hérita de la Flandre entière, excepté les fiefs impériaux (les comtés d'Eenham et de Gand), dont son frère cadet fut investi; et quoique d'une santé faible, il gouverna cette province et le Hainaut d'une main si ferme, que " les voyageurs purent marcher sans armes et les habitants laisser leurs maisons ouvertes. „ Mais son règne ne fut que de trois ans ; et se sentant dépérir après ce court intervalle, il réunit à Audenarde les principaux des deux comtés, pour leur recommander ses fils encore mineurs, et assurer le repos du pays après sa mort (1070). Il ne voulut point laisser à Richilde la régence de Flandre et la tutelle cle son fils aîné : une princesse nourrie dans des idées exclusivement féodales aurait été impropre à gouverner ce pays, où la liberté et la civilisation avaient déjà jeté de si fortes racines. Ce fut Robert de Flandre, son propre frère, qu'il nomma régent et tuteur. Quant à sa veuve, son pouvoir devait se borner au gouvernement du Hainaut. Mais le comte Robert, surnommé dès lors le Frison,,ne se trouvait plus en Flandre. Célèbre de bonne heure par un courage aventureux, il avait tenté autrefois des expéditions sur les côtes d'Espagne et de Frise, et avait fini par épouser dans ce dernier pays la comtesse Gertrude, veuve de Florent I.cr Ce mariage, conclu vers l'an 1063, l'avait rendu régent du comté de Hollande, qui formait la partie méridionale de la Frise, et tuteur des jeunes enfants de son prédécesseur. Tel était le motif qui le retenait de l'autre côté de la Meuse; car il fallait défendre les domaines et soutenir les droits de ses pupilles d'une part contre les Frisons du nord, peuple libre et guerrier que les comtes n'avaient pu soumettre, de l'autre contre l'évêque d'Utrecht, successivement dépouillé par Thierry III et par Thierry IV, et qui prétendait ressaisir les biens arrachés à son église. Robert fut victorieux des deux côtés; mais alors le prélat, se voyant le plus faible, eut l'adresse d'armer en sa faveur le duc cle Basse-Loraine, en lui cédant toutes ses prétentions sur les contrées en litige. Par cette donation, il suscita au prince flamand un adversaire capable de lui tenir tête et dont l'inimitié devait durer autant que la vie. Le titre cle duc appartenait alors à Godefroid le Bossu, fils unique et successeur de Godefroid le Courageux. C'était un prince d'un esprit aussi élevé et d'un caractère aussi intrépide que son corps était faible et contrefait. Soit qu'il fût touché de l'importance des offres de l'évêque ou cle la justice de sa cause, il rassembla une grande armée, attaqua les Frisons (c'était encore sous ce nom que l'on désignait les Hollandais) , et obtint une victoire si complète, que Robert, voyant toutes ses forces détruites, fut contraint de s'embarquer pour la Flandre avec sa femme et ses enfants. Mais avant qu'il n'y fût arrivé, Richilde s'était déjà emparée de la régence et avait confisqué, " par voie de précaution, „ l'apanage de son beau-frère. Le comte réclama en vain : la fière princesse lui fit dire que l'épée déciderait entre eux. Elle s'était assuré l'appui du roi de France par l'offre d'une somme d'argent, et elle venait d'épouser en troisièmes noces un guerrier illustre, Guillaume, fils d'Osbern, le plus fameux de ces Normands qui avaient conquis l'Angleterre. La partie semblait donc trop inégale pour que Robert conservât quelque espérance. Mais la renommée que ce prince avait obtenue, son bon droit et son malheur, lui acquirent la sympathie des populations déjà irritées contre la régente, qui croyait pouvoir les charger arbitrairement d'impôts et de tailles. Les villes d'Ypres, de Gand et de Bruges envoyèrent représenter à la comtesse que la justice étant contre elle, il paraissait convenable qu'elle se retirât du pays. Les députés d'Y près, qui arrivèrent les premiers, s'acquittèrent de leur mission avec une confiance qui leur devint fatale. Richilde furieuse leur fit couper la tête, et ceux des deux autres villes n'eurent que le temps de s'échapper. Mais alors le peuple et la noblesse se levèrent tous à la fois, et coururent aux armes. Les villes et les villages de langue flamande se déclarèrent unanimement pour le Frison (1), tandis que la Flandre gallicane, où les habitudes de liberté étaient moins anciennes et moins puissantes, restait soumise à la comtesse. On en vint aux mains, et les Flamingants l'emportèrent. Mais la régente arma toute la noblesse du Hainaut, et fut soutenue par le roi de France, à la tête de forces assez considérables pour assurer la perte de Robert. Lui toutefois, sans se laisser abattre par la supériorité de ses adversaires, réunit les milices du pays et alla camper sur la montagne de Cassel, poste favorable à ses fantassins, et où les cavaliers ennemis ne pouvaient l'attaquer qu'avec désavantage. Là il attendit de pied ferme les troupes du roi et de la comtesse, qui ne tardèrent pas à l'y assaillir (22 et 23 février 1071). Le premier jour les Flamands eurent le dessus, et Richilde, qui animait ses soldats de la voix et de l'exemple, tomba dans les mains des vainqueurs ; mais Robert ayant poursuivi le roi jusqu'aux portes de Saint-Omer, se trouva entouré lui-même, et fut fait prisonnier à son tour. Dès le même soir on échangea les deux captifs, et la bataille recommença le lendemain. Les Français, plus nombreux et animés par le ressentiment de leur défaite, firent plier l'aile droite des Flamands et parvinrent jusqu'au pied des murs de Cassel; mais là ils furent arrêtés par Robert, percés de flèches qui pleuvaient sur eux du haut des remparts, repoussés enfin et mis en fuite avec un grand carnage. Les troupes du Hainaut combattaient au bas de la montagne, et leur résistance fut plus opiniâtre. Guillaume, fils d'Osbern, et le jeune comte Arnould, fils aîné de Richilde, âgé de dix-sept ans, donnaient l'exemple à leurs chevaliers. La (1) Audenarde seule prit parti pour la comtesse. Les villes qui combattirent pour Rôlert furent: Gand, Bruges, Ypres, Courtrai, Harlebeke, Cassel, Furnes, Bergues, Bourbourg, Jttousselare, Thourout, Oudenburg et Aerdenburg. comtesse elle-même parcourait les rangs de ses guerriers, et partageait tous leurs périls ; mais la valeur et la fortune de son rival l'emportèrent. Elle vit tomber son époux, et n'eut que le temps d'échapper elle-même au vainqueur. Son fils, après avoir combattu en héros, avait trouvé le trépas clans les rangs ennemis. Il fut pleuré des Flamands, et le chevalier dont le fer l'avait atteint éprouva tant de remords qu'il se jeta dans un cloître ; les fureurs de Richilde n'ôtaient rien à la pitié clu peuple pour Arnould le Malheureux. Après la victoire de Cassel, Robert le Frison fut reconnu pour souverain par toute la Flandre. Le roi avait rassemblé une seconde armée pour le combattre ; mais Robert s'était ménagé auprès de lui un ami puissant clans la personne d'Eustache, comte de Boulogne (beau-frère de Godefroid le Bossu, et père de Godefroid de Bouillon"). Ce seigneur avait été fait prisonnier par les Flamands à la bataille de Cassel, et devait sa liberté à la générosité du Frison. Il usa de son influence sur le monarque pour le détourner de ses projets de vengeance. Richilde se vit donc abandonnée de la France, et les forces du Hainaut n'étaient pas assez considérables pour qu'elle pût tenter seule la conquête de la grande et opulente province qu'elle venait de perdre. Toutefois cette princesse et le fils qui lui restait, appelé Baudouin, renouvelèrent la guerre les années suivantes, après avoir acheté le secours de l'évêque de Liège, en se reconnaissant vassaux de son église. Mais le Flamand l'emporta encore, et, après plusieurs tentatives malheureuses, suivies de défaites sanglantes, Baudouin se contenta d'une indemnité en argent, laissant à son oncle le comté dont il s'était rendu maître (1076). Ainsi la Flandre et le Hainaut se trouvèrent de nouveau séparés, et gouvernés par des princes d'autant moins unis qu'ils étaient plus proches parents. Le fils de Richilde n'eut d'autre part clans l'héritage paternel que la ville de Douai, que son successeur ne put pas même conserver. Le triomphe de Robert le Frison avait été complet, et son pouvoir fut bientôt consolidé. Le seul prince qui eût pu prêter un secours efficace au jeune Baudouin était Godefroid le Bossu; mais ce dernier avait été appelé en Allemagne, où l'empereur Henri IV, engagé dans une guerre civile, avait le plus grand besoin de son secours. Le jeune duc ne voulut pas l'abandonner, et après avoir établi l'ordre dans ses états, il conduisit toutes ses forces sous les drapeaux du monarque, dont il fut le plus ferme appui. Sa valeur, sa magnificence et la beauté de ses troupes, lui acquirent l'admiration de l'Allemagne et l'affection de Henri; mais quand il apprit que Robert s'affermissait sur le trône de Flandre, et venait de marier sa belle-fille, Berthe de Frise, au roi cle France, il prévit un orage et se hâta de revenir en Lorraine. Déjà en effet le Frison, dont le courage semblait infatigable, se disposait à reconquérir l'héritage du jeune Thierry V, son pupille. Il préparait une flotte et une armée, et son beau-frère, Guillaume le Conquérant, lui avait envoyé des secours pour cette expédition. Godefroid se tint prêt à lui faire tête, avec l'appui des évêques et des comtes de Lorraine. Une guerre générale devenait inévitable: un meurtre la prévint. Le duc, qui s'était rendu en Hollande, s'écarta de sa suite pour satisfaire un besoin; il fut aperçu par un ancien cuisinier du comte Florent, et cet homme lui porta par derrière un coup dont il mourut sept jours après (26 février 1076). Quelques écrivains soupçonnent Robert d'avoir ordonné cet assassinat; mais ce soupçon ne paraît justifié ni par les circonstances, ni par le caractère du comte. Godefroid n'ayant point eu de successeur immédiat, il fut aisé à l'armée anglo-flamande du jeune Thierry de reconquérir la Hollande. La lutte se termina donc sans beaucoup d'efforts, mais peu s'en fallut que les discordes civiles ne compromissent, quelque temps après, la paix de la Flandre. Robert, quoique personnellement religieux, se ressouvenait de ses guerres contre l'évêque d'Utrecht, et il faisait peser une main de fer sur le clergé cle ses états. Il exigeait des prêtres les mêmes impôts que des serfs, et il voulait élever un candidat de son choix à l'évêché de Térouenne. Il en résulta des émeutes, des haines intestines, et la formation d'un parti puissant, qui regardait le comte comme un usurpateur et qui favorisait les prétentions mal éteintes de Baudouin cle Hainaut. Celui-ci reprit alors les armes, et, quoique trop faible pour envahir les états de son oncle, il cherchait sans cesse à y répandre l'alarme et le désordre. Toute la fermeté de Robert suffit à peine pour dissiper ce nouvel orage. Heureusement le pape Grégoire VII, qui avait adressé les plus vifs reproches au comte sans réussir à l'émouvoir, confia le soin des affaires de Flandre à saint Arnould, évêque de Noyon et de Tournai. Ce prélat se fit respecter et aimer de Robert, auquel il sut tenir tête avec dignité. Il calma les esprits, réconcilia les partis opposés, et finit par amener l'oncle et le neveu à conclure une paix durable (1085). Il paraît qu'il avait fait naître dans l'âme du Frison l'idée d'un pèlerinage à la Terre-Sainte, et que tout d'un coup l'esprit chevaleresque des gentilshommes flamands avait adopté ce projet avec une ardeur semblable à celle qui produisit bientôt après les croisades. L'on vit donc, en 1086 (dix ans avant Godefroid de Bouillon), Robert, déjà dans l'automne de sa vie, entreprendre le voyage de Jérusalem, avec les principaux seigneurs de Flandre. Son absence dura trois ans, et nos chroniques rapportent que ce fier pèlerin repoussa toujours avec la lance et l'épée les humiliations que les infidèles faisaient subir aux chrétiens qui visitaient les saints lieux. Ce qui semble prouver la vérité de ce récit, c'est que les historiens grecs font mention de l'arrivée des chevaliers belges à la cour de Constantinople, pendant la troisième année (1088). L'empereur Alexis, frappé de leur apparence guerrière, demanda au comte s'il pourrait lui fournir de pareils soldats. Robert lui promit un corps de troupes auxiliaires, et tint parole. Cinq cents cavaliers flamands se rendirent à Constantinople l'année suivante (1). Ils passèrent ensuite en Asie , où ils se signalèrent contre les Turcs. On ignore le reste de leur histoire. Pour Robert le Frison , il vécut encore quatre ans après son -retour cle la Terre-Sainte, et mourut de mort subite dans cette ville de Cassel, où il avait gagné à la pointe de l'épée la couronne de comte (1093). (1) Le silence de nos chroniqueurs sur cette expédition ne permet pas de supposer que ces auxiliaires formassent un corps de chevaliers, qui aurait compris la moitié de la noblesse du pays. 11 faut donc voir en eux des cavaliers de classe inférieure, qui reçoivent dans les documents de l'époque le nom de serg&nts à cheval. 11 en existait tant alors en Flandre que Suger, dans la vie de Louis le Gros, évalue à dix mille ceux que pouvait rassembler en 1121 le comte Robert cle Jérusalem. C'était, dit-il, deux fois plus que n'en avait le roi, dont il exagère pourtant les forces. CHAPITRE VII. GODEFROID DE BOUILLON. — LA PREMIÈRE CROISADE (1076 A 1100). Robert le Frison avait légué ses états à un fils cligne de le remplacer, et qui devint célèbre plus tard sous le nom de Robert de Jérusalem. Son ancien rival, Godefroid le Bossu, avait été moins heureux. Il ne laissait point d'enfants, et en lui s'éteignait la maison des ducs de Basse-Lorraine. Cependant une autre figure héroïque vint encore jeter son éclat sur le tombeau de cette grande race et sur la chute de ce pouvoir mourant. Godefroid avait adopté, dans les dernières années de sa vie, un fils de sa sœur Ida, mariée à Eustache, comte de Boulogne (c'était celui que Robert avait fait prisonnier à la bataille de Cassel). Mais à la mort du duc, l'empereur n'eut pas égard à cette adoption, et le jeune héritier, qui n'avait encore que dix-sept ans, vit la volonté de son oncle méconnue et sa succession morcelée (107(3). L'évêque de Verdun s'empara de cette ville, antique patrimoine de la Maison d'Ardenne ; Albert de Namur, qui s'était ligué avec lui, fit revivre d'anciens droits sur le duché de Bouillon, et vint attaquer ce château ou Ida s'était retirée avec son fils. Mais celui-ci, qui porta depuis lors le nom de Godefroid de Bouillon, défendit lui-même cette forteresse avec une énergie au-dessus de son âge (1). Il repoussa les assaillants, et trouva bientôt un puissant protecteur clans l'évêque Henri de Liège, dont la famille était alliée à la sienne. L'intervention de ce prélat illustre força le Namurois à se désister de son entreprise, et le jeune prince, auquel demeurèrent la seigneurie de Bouillon et le comté d'Anvers, put espérer de recouvrer un jour la dignité ducale, qui avait été si longtemps héréditaire clans sa maison. La route qu'il choisit pour y parvenir fut cligne du sang dont (1) Il paraît être né en Belgique (au village de Baisy) en Braisant, et avait été élevé auprès de son oncle, Godel'roid le Bossu. il descendait. A peine sorti de l'adolescence, il alla chercher la renommée sous les drapeaux de l'empereur, quoique ce prince l'eût dépouillé du titre de duc au profit de son fils Conrad. Jamais Henri IV n'avait eu plus besoin de défenseurs fidèles, menacé qu'il était sur son trône par la révolte du duc Rodolphe de Souabe. Une partie de l'Allemagne favorisait ce redoutable compétiteur. Godefroid se distingua bientôt parmi ceux qui soutenaient la cause du monarque. Il déploya dans toutes les rencontres une valeur si brillante, que le jour où les deux partis en vinrent à une bataille décisive, ce fut à lui que les autres chefs cédèrent l'honneur de porter l'étendard impérial. La fortune semblait balancer entre les deux armées, lorsque l'intrépide jeune homme abattit et blessa mortellement Rodolphe avec le fer même cle l'étendard qui lui avait été confié (1080). De nouveaux exploits ajoutèrent à sa gloire dans les guerres d'Italie où il accompagna l'empereur ; bientôt Conrad, qui s'était révolté, perdit la dignité de duc de Lorraine, et Henri ne fit que s'acquitter envers le héros de son parti, en restituant alors à Godefroid le rang de ses ancêtres (1089). Malheureusement pour la Belgique, ce jeune prince, dont l'étoile se levait avec tant d'éclat, ne devait lui être conservé qu'un moment. Godefroid de Bouillon, en qui semblait revivre le caractère à la fois calme et fier, religieux et intrépide des premiers ducs de sa race, fit plier sous son ascendant l'indépendance orgueilleuse des grands de Lorraine. Il devint l'arbitre des comtes dans leurs difficultés entre eux et avec Otbert, évêque de Liège, qui avait irrité ses voisins et soulevé contre lui jusqu'à une partie de son propre clei-gé. Lui-même eut la sagesse de renoncer aux prétentions que son oncle avait fait valoir sur la Hollande, et qui l'avaient rendu ennemi de Robert le Frison. Il se contenta des domaines héréditaires de sa famille et de son comté de Verdun, que ses adversaires lui avaient abandonné dès son retour en Belgique. D'une autre part, il avait renoncé à Boulogne et à son héritage paternel, qu'il céda à son frère Eustache, ne croyant pas que l'honneur lui permît d'être à la fois vassal de l'empereur et du roi de France. Toute sa conduite offrit la même loyauté et le même désintéressement. Mais si des expéditions lointaines avaient illustré sa jeunesse, la fortune réservait à son âge mûr l'exécution d'une entreprise plus grande et plus aventureuse encore, qui devait attacher à son nom le respect de l'Europe. L'heure des croisades était venue, et Jérusalem attendait un roi chrétien. Depuis longtemps l'habitude des pèlerinages, soit comme œuvre pieuse, soit comme punition de fautes graves, s'était introduite parmi les chrétiens d'Occident ; et nous avons déjà vu Robert le Frison consacrer trois années à la visite des saints lieux. Mais le fanatisme des Turcs Seljoucides, race de conquérants barbares qui venaient d'envahir la Syrie et les contrées voisines, exposait les pèlerins à des outrages et à des cruautés sans nombre. Un de ces pieux voyageurs ressentit une juste indignation des souffrances de ses frères. C'était un religieux de Picardie, appelé l'ermite Pierre, homme d'une naissance obscure, mais cloué de cette éloquence du cœur qui remue les peuples. Il prêcha aux grands et aux petits la délivrance du Saint-Sépulcre, et tous lui répondirent par un cri unanime : Dieu le veut ! Le pape Urbain II proclama la croisade clans les conciles de Plaisance et de Clermont (1094 et 1095), et l'Europe chrétienne se disposa à la conquête de la Palestine. Des masses confuses et tumultueuses de plébéiens se mirent en mouvement, les premières, sous la conduite de l'ermite et de chefs obscurs. Mais il se forma aussi de véritables armées, composées de gens de guerre et commandées par des princes qui avaient assez d'enthousiasme religieux pour partager l'élan populaire, et assez de puissance, de sagesse et de valeur pour accomplir la conquête si hardiment projetée. Aucun pays de l'Europe ne fournit à ces armées autant cle soldats que les provinces belges; aucun ne leur donna des chefs aussi glorieux. Godefroid de Bouillon fut le premier. Consacrant ses biens comme sa vie à cette noble entreprise, il vendit son château de Bouillon à l'évêque Otbert, engagea quelques autres domaines, et consacra le prix de son patrimoine à équiper des soldats. Avec lui partirent ses frères Baudouin et Eustache cle Boulogne, ainsi que le comte Baudouin de Hainaut et la fleur de la chevalerie lorraine. Ils traversèrent lentement l'Allemagne et la Hongrie, et se dirigèrent vers Constantinople. Robert cle Flandre, appelé depuis Robert cle Jérusalem, conduisit également à la croisade un corps nombreux, composé cle l'élite cle ses gentilshommes. Ce comte était le fils et le successeur du Frison, et il avait déjà montré toute son audace en dédaignant de faire hommage à l'empereur pour les terres qu'il tenait sur la rive droite cle l'Escaut. A lui se joignirent trois autres princes avec leurs troupes, Eobert, duc de Normandie (son cousin-germain) Etienne, comte de Blois, et Hugues le Grand, frère du roi de France. Ils se dirigèrent à travers la France vers l'Italie où ils comptaient s'embarquer ; mais le gros de l'armée n'osa affronter la mer dans la mauvaise saison ; et la hardiesse des Flamands, qui passèrent seuls sur la côte d'Asie, fut considérée par les autres comme une heureuse témérité. Toutes les troupes croisées se rejoignirent successivement à Constantinople, d'où elles prirent l'année suivante (1097) le chemin de Jérusalem, à travers l'Asie-Mineure. Pendant cette campagne, elles conquirent la place importante cle Nicée, battirent une grande armée turque, et parvinrent jusqu'à Antioche. Godefroid, qui s'était signalé par des prodiges cle bravoure, devint doublement cher aux soldats quand on l'eut vu attaquer seul un ours furieux, pour sauver un de ses compagnons d'armes déjà blessé. Lui-même faillit périr sous les griffes du monstre et resta longtemps malade de ses blessures. Les historiens des croisades se sont complu à citer des traits de sa force et de son courage : ses flèches perçaient cuirasses et boucliers, et son sabre, si nous en croyons tous les contemporains, partagea en deux un cavalier turc qui fut fendu depuis la tête jusqu'à la ceinture (1). Nos chroniqueurs parlent un peu moins de Robert de Flandre ; mais ce fut celui des croisés dont les Orientaux admirèrent le plus le courage souvent téméraire. Dans leur langage poétique, les Grecs l'appelaient " le fils cle saint Georges i „ et les Mahométans " la lance et l'épée des chrétiens. „ A côté cle ce prince chevauchait, les armes à la main, dit-on, sa sœur Gertrude, veuve de Henri de Brabant, Baudouin de (1) L'extrême douceur de caractère de Godefroid lui avait concilié l'affection générale ; mais les autres Lorrains et Flamands étaient en général odieux aux Normands, aux Italiens et à tous les Méridionaux, à cause de plusieurs querelles de ces derniers contre les guerriers belges. Le fameux Tancrède, ce héros des historiens , avait attaqué avec ses Normands une troupe de Belges commandée par Baudouin, frère cle Godefroid ; mais il l'ut repoussé avec honte. Ces animosités ont influé sur le récit des écrivains. Hainaut, leur cousin, avait figuré parmi les chefs les plus braves; mais ayant été député plus tard vers l'empereur Alexis, il fut surpris par des cavaliers turcs, et périt d'une mort ignorée. L'autre Baudouin, frère de Godefroid, se détachant de l'armée avec un corps de guerriers belges, passa l'Euphrate et conquit la ville d'Édesse, qui devint ainsi une principauté chrétienne. Il avait parmi ses soldats des marins flamands qu'il avait recontrés vivant de pirateries sur les côtes de la Grèce et de l'Asie-Mineure, et dont la flotte avait été depuis dix ans la terreur de la Méditerranée. La seconde campagne (1098) fut signalée par le siège d'Antioche et par une nouvelle victoire sur les Turcs. L'armée avait souffert de la famine, et presque tous les chevaliers combattaient à pied; mais l'on approchait du but de l'expédition, et cette pensée redoublait l'ardeur des chefs. Les croisés étaient encore au nombre de soixante mille la troisième année. Ils arrivèrent enfin devant Jérusalem, dont les Égyptiens se trouvaient alors maîtres, et, après avoir fait d'immenses préparatifs, ils donnèrent un premier assaut à la ville le 14 juillet. Ils attaquaient sur plusieurs points, et poussaient vers la muraille de grandes tours de bois qui portaient leurs guerriers les plus intrépides, prêts à sauter sur les remparts de la place. Mais l'ennemi se défendit vaillamment et ne put être forcé. Ce ne fut que le lendemain (le vendredi 15 juillet 1099) qu'ils parvinrent à pénétrer dans la cité sainte. Ceux qui s'élancèrent les premiers de la tour roulante de Godefroid sur la muraille, furent deux chevaliers de Tournai. Ils étaient frères et se nommaient Léthalde et Eugelbert. Godefroid les suivit immédiatement et entra de troisième dans la ville. Presque au même instant, les deux Robert (le Normand et le Flamand) y pénétraient d'un autre côté avec le célèbre Tancrède. Les chrétiens l'emportaient, et il ne restait plus aux mahométans qu'à mourir. Après la victoire, le conseil des princes s'assembla pour donner un souverain à la Terre-Sainte. Robert de Flandre prit la parole le premier, et montra tant de sagesse en peignant la situation du nouveau royaume et les qualités nécessaires à son chef, que les seigneurs lui offrirent aussitôt la couronne. Mais il la refusa, protestant qu'il ne désirait qu'un heureux retour clans sa patrie. Le choix tomba ensuite sur l'autre Robert, qui s'en défendit également. Alors on résolut de sonder l'opinion de l'armée, et elle se trouva unanimement favorable à Godefroid, qui consentit à son élection sans l'avoir désirée. C'était accepter avec la couronne un exil perpétuel; mais ce généreux prince ne s'était pas consacré à demi à la cause chrétienne, et il accepta le devoir de garder Jérusalem après avoir accompli son vœu de la conquérir. Les croisés, avant de se séparer, remportèrent encore une grande victoire sur les musulmans d'Égypte et de Syrie, qui avaient réuni leurs forces pour reprendre la ville sainte. Ayant ainsi assuré sa conquête, l'armée ne songea plus qu'à retourner en Europe. Les deux princes français (Hugues le Grand et Etienne de Blois) l'avaient abandonnée l'année précédente, découragés par les fatigues et les souffrances; d'autres restèrent en Orient (le comte de Provence et le prince de Tarente) ; le duc Robert s'arrêta en Italie; Robert de Flandre fut presque le seul des principaux chefs qui ramena ses compagnons d'armes dans leurs foyers. Avec lui revinrent tous les Belges, et leur route à travers l'Europe offrit l'image d'un triomphe continuel. Tel était l'enthousiasme qu'inspirait l'aspect des croisés victorieux, que le mépris public contraignit Hugues le Grand et Étienne cle Blois, qui les avaient délaissés, à retourner en Orient, où tous deux périrent sans avoir pu laver leur honte. Pressés par le désir de revoir leur patrie, plusieurs de ceux qui revenaient en Belgique devancèrent la nouvelle de leur retour. De ce nombre furent les croisés bruxellois, qui arrivèrent à l'improviste, le 19 janvier 1100, et dont l'aspect causa tant de joie qu'une fête annuelle, appelée " le samedi des dames, „ en renouvela longtemps le souvenir. L'ermite Pierre était revenu avec les Lorrains ; il fonda un couvent à Huy et y passa le reste de ses jours dans la retraite, consacrant à la prière cette voix puissante qui avait remué le monde. Godefroid, avec lequel étaient demeurés trois cents chevaliers, acheva de soumettre les villes mahométanes de la Terre-Sainte, et organisa régulièrement son royaume; mais il ne voulut point porter lui-même le nom de roi, se déclara vassal du chef cle l'Église, et prit 'le simple titre d'avoué et défenseur du Saint-Sépulcre. Ce prince, dont la modestie et la simplicité égalaient la valeur, s'était fait respecter des peuples orientaux, et son règne s'annonçait sous les plus glorieux auspices , lorsqu'une maladie subite vint l'enlever dès la seconde année (1100). Comme il ne laissait points d'enfants, sa mort éteignait tous les droits qu'une longue possession avait assurés à la maison des ducs de Basse-Lorraine (1), et il ne devait s'élever personne après lui qui possédât avec ce titre assez de pouvoir et de force pour faire revivre même la simple image de'l'ancienne autorité ducale. L'époque était donc venue où les comtes lorrains, n'ayant plus cle chef, allaient jouir d'une indépendance presque entière: car la souveraineté des empereurs sur nos provinces éloignées devait s'affaiblir de jour en jour, et finir par n'être plus qu'un vain nom, dès qu'il n'existait plus cle lieutenant du monarque investi d'une partie de sa puissance, et assez fort pour la faire respecter. (4) Les frères de Godefroid de Bouillon ne furent point appelés à lui succéder, étant de la maison de Boulogne, et non de celle d'Ardenne, dans laquelle il était entré par adoption. Au reste, le droit d'héridité, auquel avaient toujours prétendu les ducs de Lorraine, n'avait jamais été reconnu par les empereurs. CHAPITRE VIII. ETAT DE LA FLANDRE ET DE LA LORRAINE DANS LE COURS DU ONZIEME SIECLE. — TRIBUNAL DE LA PAIX DE LORRAINE. Avant d'aborcler le récit des événements de la période suivante, il est nécessaire de jeter un coup d'œil sur l'état auquel étaient parvenues la civilisation et la richesse du pays pendant le cours du onzième siècle. Nous donnerons à la Flandre la première place dans ce tableau, en raison des progrès plus rapides de cette province, qui avait eu le moins à souffrir de la guerre et de l'anarchie. Aucun peuple européen ne se trouvait à cette époque dans une situation plus honorable et plus prospère que celle des Flamands. Le pays avait fait avec gloire l'épreuve de ses forces contre l'empire et contre la France, et la réputation de ses guerriers était répandue dans toutes les contrées voisines. Les efforts et le génie de ses laborieux habitants leur avaient acquis la même supériorité dans les arts de la paix. Non seulement la population cle cette province était adonnée aux travaux utiles, mais elle se faisait remarquer par un caractère d'intelligence et d'énergie qu'un auteur anglais a fidèlement dépeint. " C'est, dit-il, une race d'hommes robustes et courageux, très-versés dans la fabrication des étoffes et dans les divers genres de commerce, hardis à s'enrichir au prix de tous les efforts et à travers tous les dangers, tant sur terre que sur mer; excellant tour à tour, et suivant l'occasion, à manier les armes ou à conduire la charrue.... un peuple heureux et brave. „ Un autre écrivain de cette époque affirme que tisser le drap est " naturel aux Flamands. „ L'opulence du pays croissait de jour en jour, et déjà elle inspirait au peuple une sorte de dédain pour les nations moins avancées. C'est ainsi que Robert le Frison, après ses expéditions en Hollande, avait été appelé, par les partisans de Richilde, un misérable voleur de vaches. Les progrès de l'organisation répondaient à ceux de la richesse publique. Les vieilles coutumes qui avaient servi de base au gouvernement de la Flandre, venaient d'être remplacées par une sorte de charte nationale : c'étaient les lois portées de commun accord par le comte et les principaux du pays dans les assemblées solennelles d'Audenarde (1030 et 1063). Ces lois, qui prirent le nom de Paix, comme la plupart des constitutions anciennes, assuraient les libertés des nobles et des vilains, déterminaient les droits et les devoirs du prince, et fixaient le châtiment des crimes. Il nous en reste un fragment, qui accorde aux paysans comme aux seigneurs un droit précieux, celui d'être déchargés de toute accusation, si douze de leurs pairs les déclaraient innocents (c'est au fond le principe cle l'institution du jury). La noblesse devait, service au comte hors du pays pendant un temps limité, et ne pouvait élever de châteaux saas sa permission. Déjà même les guerres privées et les vengeances de famille, coutumes germaniques chères aux races seigneuriales, étaient proscrites par la loi, quoique l'usage général les autorisât encore entre les nobles, et surtout le long cle la côte. Le principe admis pour la punition des coupables était celui du talion; mais clans les cas les moins graves, la peine se transformait en amende pécuniaire. A la tête de la magistrature du pays se trouvaient les échevins, dont l'institution paraît remonter au temps de Charlemagne. Leur nombre ordinaire variait de sept à douze, suivant l'importance des localités. C'étaient dans le principe des hommes de classe libre (1), qui, conservant les vieilles notions du droit germanique, prenaient pour base de leurs décisions l'usage et la justice naturelle, ou suivant une formule admise à Liège, " la loi et la raison. „ Ils comprenaient de même le devoir du prince envers ses sujets. " En qualité de comte de Flandre, vous deviez nous traiter suivant le droit et agir avec raison et non avec violence. „ dirent en 1128 les Gantois à Guillaume cle Normandie. Une de leurs chartes qui date de 1192, développe ce principe dans les (1) Une charte de 1217, donnée par Jeanne de Flandre aux habitants de Middelburg en Zélande , les oblige encore à remplir entre eux les devoirs de l'échevinat (scabinium facere coopidano suo). termes suivants : " C'est la volonté divine et l'indication générale cle la raison humaine que les souverains maintiennent les lois et les coutumes de leurs sujets, pourvu qu'elles soient rationnelles. „ L'assemblée générale, qui exprimait le vœu du pays, se composait des pairs ou barons de Flandre, et de tous les plus sages du clergé et du peuple 11123), conformément aux usages saxons, qui servirent de base aux institutions de l'Angleterre (1). Le nom flamand de la loi était celui de heure, qui veut dire une décision adoptée, et qui suppose le consentement national. Le point de départ de l'organisation politique était donc l'exercice des droits de tous dans un ordre constitutionnel fondé sur la base d'une représentation héréditaire ou élective. On cite une loi municipale donnée par Baudouin de Mons, en 1068: c'est celle cle la ville de Grammont, fondée par ce prince (2). Là sont exprimées les garanties ordinaires dont jouissaient les bourgeois : car cette charte n'indique pas une législation nouvelle introduite dans le comté ; c'est simplement l'application du droit commun des villes à une localité qui n'en avait pas encore joui. La justice était rendue par les échevins ; les habitants devaient service militaire au comte, et ne lui payaient que certaines redevances fixes et invariables. Quant aux garanties d'indépendance que les cités obtinrent un peu plus tard, les conventions qu'elles firent en 1127 avec Guillaume cle Normandie sont le seul document qui nous en donue une idée générale. Elles s'engagèrent d'abord par serment à ne traiter avec lui que de commun accord, ce qui montre que leur cause était complètement semblable. Les habitants de Bruges, dont les stipulations se trouvent seules nettement formulées, obtinrent l'abolition du cens que payaient leurs maisons (3), et celle du droit cle tonlieu dont (1) Le narrateur contemporain (Gualbertus) donne aux pairs les noms de compares, de principes et de barones, dont le sens est le même de celui des titres de barons et de pairs, portés par les anciens chefs de la noblesse anglaise: le mot de sages (sapientiores) répond à celui de Witten, qui désignait les membres du Wittenagemot ou assemblée générale. C'est encore le système germanique primitif. (2) Le texte qu'on en possède paraît avoir été revu vers 1170 ou 1200. (3) Les anciens actes semblent indiquer que ce cens provenait de la concession faite*aux habitants du terrain sur lequel ils avaient bâti, et qui appartenait primitivement au comte, dont il entourait la forteresse. leurs marchandises étaient frappées. Il est à peu près certain que des concessions pareilles furent faites ailleurs, mais la disposition la plus importante et la plus générale portait que la bourgeoisie aurait la liberté de " modifier à son gré et de son propre pouioir ses lois coutumières, suivant les circonstances de temps et de lieu. „ Le sens général de ces derniers mots ne permet pas de n'y voir qu'un simple privilège local, et il s'agit d'un pouvoir accordé à toutes les villes du comté. Elles furent donc autorisées à changer elles-mêmes les usages et les règlements dont la réforme leur paraissait désirable, et quoiqu'il ne faille sans doute pas donner ici un sens très-étendu au mot de lois coutumières, la part de souveraineté intérieure laissée à la ville, n'en suffit pas moins pour lui assurer un degré remarquable d'indépendance. Toutes les classes d'habitants paraissent d'ailleurs unies entre elles, les artisans et les milices de la banlieue venant soutenir de leurs armes celles des différents corps de bourgeois. Le nom de Paix qui désignait quelquefois les anciennes lois municipales (comme celle de Valenciennes qui date de 1125 et qui est due aux comtes de Hainaut de la maison de Flandre) ne fut remplacé que plus tard par celui de commune. Nous rencontrons ce dernier pour la première fois en 1127, à propos de la communion qu'ont jurée les habitants de Saint-Omer, et le comte promet en même temps de leur accorder des droits aussi étendus que ceux des villes de Flandre. Cette communion, qui se trouve aussi désignée par les mots de gilde et d'amitié (en flamand minne), ne constitue donc point un état politique supérieur au précédent; mais elle semble indiquer l'alliance définitive des deux classes franches de la bourgeoisie, les propriétaires et les marchands, qu'on voit dans toutes les cités belges former une sorte d'aristocratie locale, connue sous le nom de lignages en Brabant et sous celui de grands dans le pays de Liège. La caractère de cette bourgeoisie libre était celui d'une caste aussi guerrière que la noblesse féodale et aussi jalouse des privilèges de son rang. Elle formait une milice équestre, exercée aux joutes et aux combats comme les chevaliers, portant des habits à peu près semblables et décorés d'armoiries. Aussi ne s'alliait-elle point aux petites gens " dont le travail salissait les mains „ suivant une expression flamande usitée un peu plus tard. La charte de 1194 autorise le Gantois qui u'a pu attraire devant les magistrats l'homme dont il a eu à se plaindre hors du territoire de la ville, à se faire justice lui-même comme il le pourra : c'est le principe des guerres privées tel que l'entendaient les seigneurs. L'habitude des armes n'était guère moins générale parmi les artisans eux-mêmes qui accompagnaient les poorters dans leurs expéditions et qui se chargeaient au besoin cle construire les machines de guerre. L'historien de Charles le Bon rend témoignage de leur expérience dans l'art militaire, et nous eu rencontrons de nombreuses preuves dans les auteurs suivants. Vers 1214, l'infanterie des grandes communes composait des armées, et les droits des métiers croissaient avec leurs forces; nous voyons en 1240 de simples ouvriers (manu operarii) pouvoir entrer dans le corps des marchands et devenir échevins cle Bruges. C'est donc vers le commencement du XIII.0 siècle que la barrière entre les deux classes a été rompue, et alors seulement le nom de commune, qui commence à se généraliser, est l'expression fidèle de l'égalité des habitants. A côté de ce développement rapide des ressources, des institutions et des forces de la Flandre, les provinces lorraines offraient le spectacle d'une lutte plus longue et plus inégale contre la servitude et la barbarie. C'était surtout dans la région située au midi cle la Meuse que les progrès avaient été lents et insensibles. A l'exception cle l'évêché cle Liège, le reste de ce pays offrait à peine quelques villes clignes de ce nom. Les châteaux seuls avaient de l'importance, et le système féodal régnait là dans sa plus grande simplicité. La contrée tout entière formait comme un grand domaine seigneurial, dont les abbayes possédaient quelque part, et dont le reste se divisait entre divers comtes, issus presque tous de l'antique maison d'Ardenne. Le comté de Luxembourg, tel qu'il existait alors, comprenait les terres situées entre l'Ourthe et la Moselle. Ses princes, dont la famille avait contracté d'illustres alliances, passaient pour riches et puissants. Guerriers valeureux et voisins redoutables, ils vivaient dans une sorte d'inimitié héréditaire avec les archevêques de Trêves, dont les possessions touchaient aux leurs, et auxquels ils disputaient le gouvernement des abbayes environnantes. Arlon, la Roche et Durbuy formaient trois autres comtés indépendants, dont l'étendue se bornait à un rayon de quelques lieues dans une contrée en partie stérile. Une cinquième principauté se composait de la ville et du territoire de Lim-bourg, sur la frontière actuelle de la Prusse rhénane. Ce pays, dont une de nos provinces garde le nom, ne s'étendait guère qu'à l'est de la Meuse, du côté de Daelhem et de Fauquemont. Il avait été l'apanage du fils aîné de Sigefroid de Luxembourg (Frédéric de Lïmbourg, nommé duc de Basse-Lorraine en 1055), et il forma depuis lors un comté à part, qui devint cle plus en plus considérable. Le château cle Limbourg, qui lui servit de centre et de place d'armes, fut bâti vers 1070 par Waleran, gendre cle Frédéric. Mais l'histoire de la contrée à cette époque se borne au nom de ses seigneurs et au récit de quelques expéditions guerrières qui avaient pour but leur intérêt. Les régions plus centrales offraient déjà plus de signes d'accroissement. Namur, qui prenait de l'importance comme ville et comme seigneurie, était gouvernée par Albert III, prince entreprenant, qui étendit un moment sa domination jusque sur le comté de Verdun. Le Hainaut, où Baudouin de Mons avait fait régner un ordre rigoureux, voyait Richilde, et ensuite son fils Baudouin II, imiter la splendeur de la cour de Flandre. Cette princesse créa dans son comté douze pairies et plusieurs offices héréditaires qui, eu relevant l'éclat des familles seigneuriales, les rattachaient plus fortement au souverain. Des fondations pieuses, auxquelles elle consacra ses dernières années, expièrent la violence dont son règne avait été empreint, et rendirent respectable sa mémoire (elle mourut en 1086). Quoique inférieur en force à Robert le Frison, Baudouin II avait trouvé clans la fidélité de ses vassaux les moyens de lui tenir tête pendant une longue lutte. Le pays devait attendre du règne d'une nouvelle dynastie l'organisation qui lui manquait encore. Quoique l'histoire d'Anvers à cette époque soit presque inconnue, son château fortifié lui donnait de l'importance, et nous trouvons ses marins au nombre de ceux que les croisés rencontrèrent clans l'Orient. Malines possédait aussi quelque commerce, et la draperie commençait à fleurir à Louvain. Les comtes de cette dernière cité avaient dès lors réuni en un seul état leurs diverses seigneuries, sous le nom de " pays brabançon. „ La construction de l'ancien mur de Bruxelles date aussi de cette époque, et atteste la puissance que commençait à prendre la capitale à venir du Brabant et de la Belgique. Il est à regretter que les témoignages historiques sur l'industrie des villes et sur leurs institutions,nous manquent presque entièrement. En général, le Brabant était plus avancé que le Hainaut, comme le prouvent les chartes de l'époque suivante. Cependant Valenciennes, qui se trouvait réunie à cette dernière province depuis l'an 1038 (par suite d'un arrangement à l'amiable entre la comtesse Ri" childe et le comte de Flandre), était déjà une ville opulente et très peuplée. Il en était de même cle Tournai, que Baudouin de Mons avait également rattaché au Hainaut, en 1056. Le commerce y florissait, et les habitants y jouissaient d'anciens privilèges qui leur assuraient déjà une sage liberté. Toutefois les évêques de cette ville continuaient à faire leur résidence à Noyon, depuis l'époque où les ravages des Normands les avaient forcés à y chercher un refuge. Mais la principale cité des provinces lorraines était sans contredit celle cle Liège, qui se trouvait à la fois la capitale d'un état puissant et le centre d'un commerce considérable. Les marchands liégeois jouissaient de privilèges particuliers à Londres, dès les premières années du onzième siècle, ce qui prouve quelle extension avait prise leur industrie. La richesse et la force de la bourgeoisie s'étaient rapideme.it accrues, et l'agrandissement de la ville offrait la marque visible de sa prospérité. Déjà le vertueux évêque Réginard l'avait dotée d'un grand pont de pierre qui liait entre elles les deux rives de la Meuse. Wazon, l'un de ses successeurs, célèbre par la douceur de son gouvernement et par la charité sans bornes qu'il déploya pendant une affreuse disette, eut assez de confiance dans ses braves vassaux de Liège et de l'évêché, pour se préparer à les conduire contre l'armée du roi Henri de France, qui menaçait d'envahir la Lorraine, pendant les troubles causés par la révolte de Godefroid le Courageux (1046). " Sachez, lui écrivit-il, que les forces cle Mayence, de Cologne, de Liège et de plusieurs autres villes vous tiendront tête. „ A diverses reprises, la milice liégeoise marcha contre les comtes de Hollande qui entravaient la navigation cle la Meuse et du Rhin, et contre lesquels les évêques ne se lassaient point de lutter pour l'intérêt commercial du pays. Ces princes ecclésiastiques, sur lesquels les idées féodales de l'époque exerçaient moins d'empire, semblaient comprendre mieux que les autres l'impoi-tance de la prospérité intérieure et le besoin d'un ordre politique régulier. Un des privilèges dont jouissaient alors les cités épiscopales était celui cle posséder les principaux foyers d'enseignement et de science. Dès le dixième siècle, des écoles, consacrées à l'enseignement de la littérature sacrée et profane, étaient attachées à Liège aux églises cle Saint-Lambert et de Saint-Barthélemy, et à l'abbaye de Saint-Laurent. Il en sortit une foule d'hommes distingués, qui répandirent l'instruction clans les contrées environnantes. Plusieurs monastères, et surtout celui de Lobbes, eurent leurs maîtres célèbres et leurs écrivains dignes d'attention. Les écoles de Tournai, qui fleurirent un peu plus tard, jouirent d'une merveilleuse renommée sous la direction du fameux Odon d'Orléans, qui devint évêque cle Cambrai (vers l'an 1103). Le progrès des connaissances préparait celui des institutions, et de nouvelles idées disposaient l'intelligence des peuples à un rôle plus élevé. Il semblerait que ces nouveaux éléments de civilisation, et le zèle que montrait le clergé à introduire dans les mœurs et dans les lois les grandes notions de droit que reconnaissait l'Église, auraient dû effacer bientôt les coutumes barbares qui imprimaient encore à la législation de cette époque un caractère cle grossièreté. Mais il restait de nombreux obstacles à surmonter, et le plus redoutable était l'état d'anarchie qu'entretenait dans les campagnes la domination seigneuriale. Non seulement les divers comtes, mais encore les plis petits seigneurs jouissaient d'une indépendance près pie absolue dans l'étendue cle leurs domaines. Le privilège qu'ils avaient conservé ou acquis cle se faire la guerre entre eux, légitimait toute espèce de violences. De là un désordre uniyersel, au milieu duquel la force prenait à chaque instant la place du droit, et qui faisait retomber les populations dans la barbarie. Les grandes maisons religieuses , dont les possessions formaient comme des seigneuries indépendantes, gouvernées plus régulièrement que le reste du pays, se trouvaient opprimées par les chefs militaires qu'elles étaient forcées cle choisir pour les protéger (sous les noms d'avoués ou de défenseurs), et qui s'en rendaient les maîtres. Les villes du second ordre, tombées au pouvoir de diverses familles puissantes, étaient gouvernées comme cle simples domaines. Les chroniques de cette époque sont pleines d'exemples de la faiblesse et de l'oppression des classes pacifiques. Tantôt ce sont des monastères assaillis à main armée et dépouillés de leurs biens pour agrandir les possessions d'un voisin avide ; tantôt des populations entières fuyant à l'approche d'un chef redouté et se barricadant dans les églises, comme aux temps des invasions normandes. Rien de plus commun que de pareils traits dans les chroniques du Hainaut , avant que cette province fût échue à des princes de la maison cle Flandre. Dans le Luxembourg, les comtes eux-mêmes donnèrent l'exemple de l'usurpation et de la violence, et l'on vit, en 1057, Conrad I." s'embusquer sur le passage du vieil archevêque Eberhard, qui faisait la visite cle son diocèse, fondre tout à coup sur le malheureux prélat, disperser ou massacrer sa faible suite, le dépouiller des vêtements pontificaux et l'enfermer clans les prisons de sa forteresse, d'où il ne le laissa sortir qu'après une intervention solennelle du pape. D'horribles ravages étaient commis à chaque instant dans le pays de Liège par les possesseurs cle châteaux forts, et l'évêque Notger avait été contraint de surprendre lui-même la forteresse de Chèvremont à la tête d'une troupe de gens de guerre déguisés en prêtres. Partout les idées barbares des vieux Germains l'emportaient sur les lois sociales, et chaque jour voyait reculer la civilisation. Les révoltes de Godefroid le Courageux, et la faiblesse des ducs chargés cle lutter contre lui, avaient porté cette anarchie à son comble vers le milieu du onzième siècle. L'intrépide Godefroid le Bossu l'éussit pourtant à se faire redouter des seigneurs lorrains et à dompter un moment leur indépendance effrénée. Aussi nos vieux chroniqueurs rapportent-ils que sous son gouvernement la justice presque oubliée avait reparu tout d'un coup. Mais sa mort prématurée interrompit l'œuvre qu'il avait entreprise. Personne après lui ne possédait assez de force et d'autorité pour prendre sa place : car Godefroid n'ayant point laissé d'enfants, le titre cle duc avait été donné à Conrad I.er, fils cle Henri IV, jeune prince sans capacité et sans énergie, qui sé révolta peu après contre son père et fut dépouillé d'un pouvoir qui n'avait jamais été réel. Les grands de Lorraine se trouvaient donc comme abandonnés à eux-mêmes, et le pays restait exposé à cle nouveaux déchirements. Ce fut alors qu'un évêque de Liège eut la noble pensée de réunir tous les seigneurs lorrains, pour établir dans la contrée une loi fixe et une paix durable (1082). Il se nommait Henri, et il sortait de l'illustre famille des comtes d'Ardenne , mais le généreux dessein qu'il accomplit effaça ses autres titres d'honneur, et lui fit donner le nom cle Henri le Pacifique. Déjà depuis longtemps les évêques de France et d'Allemagne s'efforçaient de diminuer les ravages de ces guerres privées, qui étaient un obstacle éternel à toute tranquillité et à toute justice. Des Trêves de Dieu avaient été proclamées pour interdire l'emploi des armes et l'effusion du sang pendant certains jours de la semaine (le dimanche et les jours qui en étaient le plus rapprochés). Henri cle Liège, qui n'entendait parler cle tous côtés que de rapines, de meurtres et d'incendies, chacun prétendant se faire justice soi-même, „ engagea les princes voisins à s'unir à lui pour proclamer en Lorraine une loi de paix, qui devait former comme une charte commune aux différentes provinces. Cette loi interdisait de porter les armes le vendredi, le samedi et le dimanche ou les jours cle fête, ainsi que pendant l'avent, le carême, et depuis Pâques jusqu'à la Pentecôte, et de commettre à aucune époque des meurtres, des incendies, des rapines ou des violences quelconques. Le châtiment de toute contravention devait être,pour l'homme libre, la perte cle ses biens et le bannissement ; pour le serf, l'amputation de la main droite. Les comtes de Hainaut, cle Namur (1), cle Luxembourg, de Limbourg, de Louvain et d'Anvers, souscrivirent à cette loi et jurèrent cle la faire exécuter. Ils instituèrent un Tribunal de la Paix, dont les arrêts devaient être souverains, et dont l'évêque de Liège fut le chef. Ainsi le choix des comtes lorrains plaçait ce prélat à leur tête comme le juge suprême du pays, et il s'élevait une autorité capable cle mettre un frein à la violence et un terme au désordre. Malheureusement il était difficile de maintenir cette puissance d'un tribunal souverain, fondée sur le concours cles différents seigneurs, et qui enlevait à chacun une partie de son indépendance. Dès le principe, un comte de la Roche refusa de recon- (1) Albert de Namur semble avoir concouru à l'institution de cette Paix, et reçut aussi le surnom de Pacifique. naître la loi; et bientôt l'évêque Otbert, successeur de Henri (1091), perdit par son caractère fougueux et altier le respect et la déférence qu'avait obtenus son prédécesseur. L'autorité judiciaire, dont les prélats avaient été revêtus, ne prit donc qu'une extension incomplète, et ne fut jamais assez forte pour soumettre à ses décisions les comtes eux-mêmes. Toutefois le Tribunal de la Paix exerça encore sa juridiction sur les provinces voisines pendant plus de d'eux siècles, et elle ne s'éteignit entièrement que sous les ducs cle Bourgogne. Ce n'était plus clans les derniers temps qu'une simple institution locale, qui n'avait d'action que sur les vassaux de l'évêché, et c'est sous cette forme qu'elle nous est dépeinte par les historiens. A des jours marqués, celui qui avait à se plaindre d'un acte de violence allait frapper l'anneau de cuivre de la porte rouge du palais épiscopal. L'évêque lui rendait justice en habits pontificaux et entouré de son prêteur et cle ses vassaux armés. S'il y avait dénégation et défi (entre hommes libres), les adversaires, renvoyés au jugement de Dieu, combattaient en champ clos, revêtus d'armures rouges, usage barbare à nos yeux, et qui cependant avait été le premier remède applicable à une barbarie plus grande encore. QUATRIÈME PÉRIODE. LA BELGIQUE PARTAGÉE EN PLUSIEURS PETITS ÉTATS. CHAPITRE PREMIER. LE TITRE DE DUCS DE LORRAINE PASSE AUX COMTES DE LOUVAIN. Après la mort cle Godefroid de Bouillon, l'unité cle gouverne-nement cessa pour toujours en Lorraine. On a déjà vu que les principaux comtes de ce pays s'étaient rendus presque indépendants des ducs. Mais ces derniers conservaient du moins un reste cle pouvoir dont ils avaient su quelquefois tirer parti pour se faire obéir. Cette ombre de souveraineté s'évanouit entièrement après l'extinction de la noble famille qui possédait depuis cent ans l'autorité ducale : les diverses parties de la province formèrent autant d'états séparés, qui ne devaient plus se réunir que sous la main des ducs cle Bourgogne. De ces divers états, le plus important fut d'abord le comté cle Louvain, qui devint plus tard le duché cle Brabant. Il appartenait, comme on doit se le rappeler, à des princes issus de l'antique maison de Hainaut, et dont les ancêtres avaient prétendu au gouvernement cle la Lorraine. Depuis leur réconciliation avec les ducs (après la bataille cle Florennes), leur règne avait été plus sage qu'éclatant. Cependant Lambert III, que nous avons déjà cité comme ayant agrandi et fortifié Bruxelles, s'était signalé en portant les armes contre les comtes cle Hollande, spoliateurs éternels du riche évêché d'Utrecht. Il prit part à trois grandes expéditions pour la défense des évêques, desquels il paraît avoir reçu en fief quelques seigneuries sur les bords de la Meuse. La première réussit, et coûta la vie au comte Thierry Y (1049); dans la seconde, Lambert fut fait prisonnier par Florent de Hollande (1058); mais dans la troisième, il vainquit en tua ce prince (1061). Il mourut lui-même peu de temps après. Son fils Henri II, qui lui succéda, est nommé parmi les seigneurs lorrains avec l'assistance desquels la comtesse Richilde avait essayé de reconquérir la Flandre. Mais une obscurité profonde enveloppe le reste de sa vie. Toutefois il est probable que ce comte, oublié par les chroniqueurs qui le voyaient rarement figurer sur le champ de bataille, fut le premier qui réunit en un seul et même état, sous le nom antique cle Brabant, les comtés de Louvain et de Bruxelles, et les autres domaines de sa famille qui avaient formé jusque-là des seigneuries détachées. L'on trouve en effet cette réunion accomplie sous son fils Henri III, qui prenait dès l'an 1086 le titre nouveau de " comte et défenseur du pays brabançon; „ et l'on ne peut guère attribuer à ce prince, alors encore jeune, l'honneur cle la pensée politique qui donnait de l'unité à ses états et une patrie à ses vassaux. Une double alliance attacha Henri III aux deux branches de la maison de Flandre : il épousa Gertrude, fille de Robert le Frison, et donna sa sœur Ida à Baudouin de Hainaut. Une paix profonde devait être le résultat de cette intimité entre les souverains de provinces voisines. Mais cette paix même devint fatale au comte, qui fut victime de son ardeur pour les fêtes militaires de cette époque. La ville de Tournai, dont les puissants châtelains s'étaient rendus indépendants, avait quelques guerriers célèbres contre lesquels il voulut rompre des lances. L'un d'eux, appelé Gossuin cle Forest, l'atteignit au défaut de l'armure, et eut le malheur de le tuer (1096). Le peuple déplora cette mort : elle lui faisait perdre un prince généreux et un justicier inflexible. Godefroid, frère de Henri, devait être son successeur; mais il se trouvait en Orient, et il y était tombé entre les mains des modèles. Des envoyés, choisis par ses vassaux, lui portèrent à la fois la couronne de comte et sa rançon de prisonnier. Mais quelque inespéré que fût ce changement de fortune, le jeune prince, qui se rappelait la grandeur de ses ancêtres, ne borna point son ambition à recueillir l'héritage de son frère : il osa bientôt prétendre au duché de Lorraine, devenu vacant par la mort cle Godefroid de Bouillon. Il se prévalait des droits de sa famille, soit comme descendant de Régnier au long Col, soit comme héritier des ducs carlovingiens dont Lambert II avait jadis réclamé la succession; et lorsque l'empereur Henri IV eut refusé de reconnaître ses titres (1101), il jura, dit-on, de ne jamais couper sa barbe qu'il n'eût conquis le rang dont il se voyait privé. De là lui vint le surnom de Godefroid le Barbu. Le" choix cle l'empereur était tombé sur le comte Henri de Limbourg (1), issu d'une branche de la maison d'Ardenne, qui possédait le comté d'Arlon et plusieurs seigneuries sur les bords de la Meuse, ainsi que l'avouerie de Saint-Trond. Déjà Frédéric de Limbourg, son aïeul maternel, avait obtenu le duché de Lorraine pendant la révolte de Godefroid le Courageux (1049 à 1050), et Henri avait hérité de domaines assez considérables pour soutenir le même rang. Mais il ne s'était guère signalé jusqu'alors que comme un seigneur remuant et avide, qui avait dépouillé plusieurs abbayes, et s'était fait excommunier par l'évêque de Liège et assiéger par l'empereur. Il venait de se rendre à ce dernier, et paraissait en disgrâce, lorsque le don d'une forte somme (probablement le fruit de ses exactions) lui concilia tout d'un coup la faveur du monarque, et lui valut la dignité ducale, dont il ne fit d'abord usage que pour usurper de nouvelles propriétés de l'Église. C'était l'époque des luttes entre l'empire et le Saint-Siège, et Henri, en se montrant dévoué au parti impérial, trouvait l'occasion d'exercer ses rapines sur le clergé. Cependant ce duc, jusqu'alors si peu cligne de son rang, joua un rôle plus honorable lorsque l'Allemagne se fut révoltée contre Henri IV, et que ce malheureux prince, fuyant devant son propre fils qui venait d'usurper son trône, chercha un asile en Lorraine (1105). Le vieux monarque avait traversé Cologne avec sa faible suite (neuf cavaliers seulement l'accompagnaient). Le duc courut (1) La maison de Limbourg possédait le château et la petite ville de ce nom, situés à l'est de la Meuse, et qui se trouvent aujourd'hui sous la domination de la Prusse. Cette famille y faisait sa résidence. à sa rencontre, et le conduisit à Limbourg et de là à Liège, sous l'escorte de huit cents chevaliers lorrains. L'évêque Otbert et tous les comtes s'unirent aussitôt pour défendre sa cause, et le fils rebelle, s'étant avancé avec ses troupes jusqu'aux bords de la Meuse, donna clans une embuscade près cle Yisé, et fut complètement défait par Henri de Limbourg et Godefroid cle Namur. Il réunit une seconde armée l'année suivante, et vint assiéger la ville de Cologne, dont les habitants s'étaient déclarés pour son père. Mais le duc de Lorraine sauva la place en y introduisant pour la défendre des Gens de Gilde, (1) genre cle soldats dont la valeur et l'intelligence étonnèrent les Allemands, et qui firent échouer toutes leurs tentatives. Les affaires du vieux Henri semblaient se rétablir, lorsque sa mort vint renverser toutes les espérances de ses partisans. Alors la Lorraine se soumit à son fils, avec lequel l'évêque et les comtes firent leur paix. Le duc seul, soit hauteur ou défiance, voulut encore résister. Il fut vaincu et forcé de se rendre au nouvel empereur, qui le retint prisonnier, et qui investit de l'autorité ducale le comte de Louvain (1106). Ce fut ainsi que Godefroid parvint au rang dont ses aïeux avaient été dépouillés pendant un siècle et demi. Toutefois son nouveau titre ajouta peu à sa puissance réelle : car le comté, ou comme on l'appelait dès lors, le marquisat d'Anvers, formait à peu près l'unique domaine qui dépendît encore du duché. Aussi le jeune duc eut-il besoin de toute son énergie pour maintenir son rang et ses droits. A peine avait-il remplacé Henri de Limbourg, que celui-ci, s'échappant cle la prison où l'avait fait enfermer le monarque, reprit les armes et s'empara d'Aix-la-Chapelle, où il rassembla ses partisans. Mais le Brabançon ne lui laissa pas le temps de grossir ses troupes. Il appelle ses vassaux, marche sur Aix, et attaque si vivement la place qu'elle retombe entre ses mains. Henri eut à peine le temps de s'enfuir, laissant (1) Ces Gens de Gilde sont appelés par un contemporain " une certaine espèce d'hommes très braves et extraordinairement aguerris. „ Je présume que ce devait être la bourgeoisie d'Anvers, la seule ville flamingante qui reconnût Henri de Limbourg pour son seigneur. L'on verra plus bas que les cités de Brabant paraissent avoir possédé de très bonne heure les mêmes institutions militaires que celles de Flandre. prisonniers sa femme et presque tous les seigneurs de son parti. Godefroid usa noblement de sa victoire : il renvoya la princesse à son époux, et rendit la liberté aux captifs, sans exiger d'eux autre chose que la promesse de ne plus combattre contre lui. Cette générosité lui fit des partisans de ceux qu'il avait vaincus, et le Limbourgeois lui-même déposa les armes (1107). Cependant l'empereur Henri V, monarque aussi despotique qu'il avait été fils dénaturé, s'aliéna bientôt la plupart des seigneurs allemands, et la violence qu'il déploya contre le chef de l'Église acheva de compromettre sa couronne. Les princes lorrains s'unirent contre lui à ceux du nord de l'Allemagne (1114); Godefroid lui-même entra dans leur ligue, mais mollement et comme à regret. Henri de Limbourg, au contraire, saisissant avec avidité cette occasion de vengeance et d'agrandissement, se mit à la tête des confédérés, et obtint des succès qui relevèrent l'honneur de ses arme?. Pendant plusieurs années que dura cette guerre, la fortune lui fut assez favorable, et le titre de duc de Limbourg, qu'il commençait à prendre dans ses actes, semble indiquer qu'il ne renonçait pas entièrement au rang qu'il avait perdu. Toutefois la mort le surprit en 1119, avant qu'il pût renouveler la lutte contre le Brabançon ; mais il laissait un fils, Waleran II, qui héritait de ses prétentions et de ses ressentiments, et qui ne tarda pas à les faire revivre. Les premiers efforts de ce prince, dont l'adresse égalait le courage, eurent pour objet de détacher l'évêché de Liège du parti de l'empereur et de Godefroid (car ce dernier était rentré dans l'obéissance). L'évêque Otliert venait de mourir après avoir constamment soutenu la cause de l'empire contre le Saint-Siège, au point d'attirer sur lui les foudres de l'Église. Le pape lui donna pour successeur Frédéric, frère du comte de Namur, et Waleran soutint ce prélat contre le candidat de l'empereur et du Brabançon. Cependant, à l'élection suivante (1125), Godefroid réussit à faire choisir son frère utérin, l'évêque Adalbéron. Mais à peine avait-il obtenu ce succès, que la mort de Henri Y mit sa puissance en danger. Il avait voulu soutenir Conrad, neveu de ce monarque, tandis que la plupart des seigneurs allemands s'étaient déclarés pour un prince rival, appelé Lotliaire. Ce dernier l'emporta, et le Brabançon ayant été déclaré déchu du rang ducal et du marquisat d'Anvers (1128), ce fut à Waleran que l'empereur donna ses dépouilles. Toutefois l'exécution cle cette sentence impériale n'était pas aussi facile qu'on pourrait le supposer. Godefroid le Barbu, maître d'Anvers et assez puissant pour braver de vaines menaces, ne voulut quitter ni le titre qu'on lui enlevait, ni les domaines dont il était en possession. Le Limbourgeois n'osa point venir l'attaquer dans ses états, aussi longtemps que l'évêché de Liège resta entre les mains d'Adalbéron. Mais après la mort de ce prélat (1128), l'archidiacre Alexandre, candidat jadis protégé par Godefroid, obtint le siège vacant, et abandonna son ancien défenseur pour se liguer avec le nouveau duc. Les hostilités éclatèrent alors. Le Brabançon dévasta une partie des domaines de l'évêque, et soutint contre lui et contre Waleran le comte de Duras, qui faisait la guerre à l'abbaye de Saint-Tronc!. Les deux partis rassemblèrent leurs troupes, et une grande bataille se livra dans la plaine de Wildre (1129). Après une mêlée sanglante, l'avantage resta aux guerriers de Limbourg et de Liège. Ces derniers conquirent même l'étendard de Brabant, qu'ils gardèrent depuis comme un trophée de leur victoire. Mais ils ne purent continuer le siège de la forteresse, et le but de la campagne fut manqué. Les années suivantes, l'évêque eut à lutter lui-même contre le juste mécontentement de son clergé, qui l'accusait de simonie. Cité devant le souverain pontife, il fut déposé honteusement (1134). Cette circonstance rétablit une sorte d'équilibre entre les deux princes rivaux, et de part et d'autre on se tint simplement sur la défensive. Les contrées situées à l'est cle la Meuse reconnaissaient Waleran ; le Brabant et Anvers n'obéissaient qu'à Godefroid, que les auteurs de l'époque appellent le duc de Louvain. Chaque parti semblait attendre l'issue des guerres intestines qui divisaient l'Allemagne en deux camps. Enfin Lothaire mourut et fut remplacé par Conrad (1138) : alors la cause du Limbourgeois fut perdue. Cependant l'empereur, encore mal affermi sur son trône, n'osa pas lui retirer violemment le titre le duc, et avant que les droits des deux rivaux eussent été décidés par un nouvel arrêt, la mort les frappa tous deux, Waleran II en 1139, et Godefroid au commencement de l'année suivante. Le règne de Godefroid le Barbu fait époque dans l'histoire de la Belgique. Non seulement ce prince avait attaché le marquisat d'Anvers au Brabant, mais en sa qualité de lieutenant de l'empire, il s'était fait rendre hommage par divers seigneurs qui étaient restés jusque-là presque indépendants. Les comtes d'Arschot devinrent ainsi ses vassaux ; il en fut de même des sires de Grim-berge (1), famille plus puissante encore, qui portait le nom de Berthoud et à laquelle appartenaient les avoués de Malines (2). L'énergie et l'autorité de Godefroid avaient fait plier les chefs de ces petites souverainetés, et un règne de quarante-quatre ans avait affermi sa domination sur eux comme suzerain. Il eut pour successeur son fils Godefroid II, auquel l'empereur accorda solennellement, quelques mois après, le duché de Basse-Lorraine. Mais les Berthoud lui refusèrent l'hommage, et tandis qu'il se préparait à les châtier, un nouveau comte de Limbourg , Henri II, faisait revivre les prétentions de ses pères à la dignité ducale. Le prince brabançon fondit aussitôt sur les états de son rival et poussa jusqu'à Aix-la-Chapelle, où il se fit prêter hommage par les seigneurs d'Outre-Meuse. Mais il était d'une santé faible, et les premiers efforts épuisèrent sa vie : il mourut vers 1142, sans avoir pu terminer ni l'une ni l'autre lutte. Godefroid III, son fils et son successeur, était encore dans l'enfance, et sa longue minorité devait être orageuse (3). Les Berthoud (1) Elle possédait le territoire appelé pays deGaesbeke (ou payolteland), qui s'étendait entre Bruxelles, Assclie, Ninove, Enghien et Halle. (2) Cette ville appartenait aux évêques de Liège depuis un temps immémorial ; mais séparée du reste de leurs états, elle tomba sous le pouvoir de ses avoués héréditaires. (3) Le surnom de Godefroid au Berceau, que nos chroniques donnent à ce prince, est fondé sur une vieille tradition qui se trouve consacrée dans un poème,flamand de l'époque suivante. Le poète raconte que, dans une assemblée tenue à Louvain, quatre seigneurs furent chargés de la tutelle du jeune duc, alors menacé par les Berthoud, qui s'étaient déjà rendus maîtres de Vilvorde. On obtint quelques secours du comte Thierry de Flandre, et après plusieurs rencontres, une bataille décisive fut livrée à deux lieues de Bruxelles (1143). Pour animer les Brabançons, un de leurs chevaliers, Arnold de Craeienheim, avait arraché des bras de la duchesse le jeune Godefroid, et l'exposant aux yeux de l'armée qui allait combattre pour lui, il attacha le berceau qui contenait l'enfant aux branches d'un saule qui s'élevait au milieu de la plaine. Cet aspect enflamma tous les cœurs, et après une mêlée sanglante , la victoire demeura aux Brabançons. Telle était l'ardeur avec laquelle ils avaient combattu , que trois des tuteurs du jeune prince avaient trouvé la mort au milieu s'armèrent à plusieurs reprises contre ses tuteurs et contre lui, et leurs ravages s'étendirent jusqu'aux portes de Bruxelles. D'un autre côté, Henri de Limbourg, qui se regardait comme injustement dépouillé par l'empereur, formait sans cesse de nouvelles tentatives pour reconquérir le duché de Lorraine. Heureusement les hostilités entre les deux princes se terminèrent par un accord en vertu duquel le Brabançon épousa Marguerite, fille de son adversaire, et laissa ce dernier jouir du titre et du rang de duc dans les pays situés entre le Rhin et la Meuse (1155). A ces conditions , une alliance durable fut conclue entre les deux rivaux, et depuis lors les ducs de Brabant gardèrent sans contestation le nom de ducs de Basse-Lorraine; ou, comme on le dit plus tard, de Lothier. La défaite des Berthoud suivit de près l'alliance de Godefroid III avec Henri de Limbourg. La forteresse de Grimberghe, qui était comme la citadelle de cette puissante famille, fut prise et rasée en 1159, et ses derniers possesseurs, dépouillés un moment de tous leurs biens, ne purent y rentrer qu'en implorant le pardon du vainqueur. Depuis lors le jeune duc n'eut plus rien à craindre, et son règne, qui devait être long, se continua sous d'heureux auspices, jusqu'au moment où il entreprit d'étendre sa puissance ducale au delà des limites du Brabant. des ennemis. Suivant la même tradition , les secours que le comte de Flandre avait donnés en cette occasion à l'armée brabançonne, avaient été payés bien cher : une promesse d'hommage avait été faite au nom du jeune duc par ses tuteurs, et plus tard le comte rappela cet engagement à Godefroid. Celui-ci essaya d'abord de racheter cette promesse exorbitante; mais ne pouvant fléchir Thierry, et n'osant méconnaître la parole donnée en son nom : " Tuez-moi donc, dit-il au Flamand, en lui présentant son êpée; car je préfère la mort à la honte d'avilir le noble duché de Brabant. „ Touché de ce généreux langage, le comte se laissa fléchir, et se contenta de la seigneurie de Dender-monde, qui lui fut cédée par le duc. — Le caractère héroïque de ces vieux récits leur donne encore quelque intérêt pour l'historien du pays, malgré leur inexactitude. CHAPITRE IL les comtes de namur et ceux de hainaut étendent leur pouvoir et restent indépendants des ducs de louvain. Outre le marquisat d'Anvers, que la maison de Louvain avait obtenu avec le duché de Lorraine , elle pouvait sans doute réclamer tout ce qu'il restait de droits et d'autorité aux ducs précédents. C'était là une conséquence du rang qu'elle avait acquis, et l'on vit les comtes de Gueldre faire hommage à Godefroid pour les domaines qu'ils possédaient à l'ouest de l'Yssel. Mais les comtes de Namur et de Hainaut, loin d'imiter l'exemple des princes guel-drois, ne reconnurent en rien la suprématie des ducs de la nouvelle dynastie, soit qu'ils en fussent dégagés par d'antiques conventions , soit que le temps et la force des choses eussent seuls assuré leur indépendance. La suzeraineté de Godefroid III ne dépassa donc point au midi les frontières de ses états; non sans doute que ce prince manquât d'ambition ou de courage pour rétablir dans son ancienne étendue la dignité dont il portait le titre : mais la puissance des comtes voisins n'avait guère moins grandi que la sienne. Nous avons déjà nommé les premiers comtes de la maison de Namur; elle régna encore avec éclat jusque vers la fin du XIIe siècle. Albert III, contemporain de Godefroid de Bouillon, avait été pour lui un adversaire redoutable, quoique l'étoile du jeune duc eût fait pâlir la sienne. Il concourrut aussi puissamment à l'institution du Tribunal de la Paix. Après sa mort (1105), son fils, Godefroid de Namur, illustra par de beaux faits d'armes un règne de trente-cinq ans. Ce fut lui qui eut la plus glorieuse part à la journée de Visé, où les guerriers de Lorraine combattirent avec succès pour le vieil empereur Henri IY. Deux fois il se mesura contre Godefroid le Barbu (d'abord pour placer son frère Frédéric sur le siège épiscopal de Liège, et ensuite pour maintenir ses propres droits sur l'abbaye de Gembloux), et il sortit victorieux des deux luttes. Un caractère noble , quoique impétueux, le rendait cher à ses sujets, et il ne manqua à sa gloire qu'un plus grand théâtre. Mais il laissa du moins un état florissant à son fils, Henri de Namur, qui lui succéda en 1139. Ce prince, surnommé plus tard Henri l'Aveugle, était issu de la maison cle Luxembourg, par sa mère Ermésinde, et se trou-, vait ainsi l'héritier de cette puissante famille qui venait de s'éteindre (1136), après avoir conservé jusqu'à la fin ses habitudes de domination féodale, de violence et même de spoliation. Il recueillit de même les comtés de la Roche et de Durbuy, et ses états s'étendaient depuis les bords de la Sambre jusque sur ceux de la Moselle. Brave comme ses ancêtres, il aida d'abord les Liégeois et leur évêque Albéron, qui paraît avoir été son frère, à reprendre le château de Bouillon, qui avait été surpris par le comte cle Bar (1139). Il soutint aussi fidèlement la maison de Hainaut dans les tentatives qu'elle faisait alors pour ressaisir le trône de Flandre. Mais bientôt la violence de son humeur, l'instabilité de ses projets et l'absence de raison qui caractérisait sa conduite, lui attirèrent la haine et le mépris de ses voisins. Deux fois il s'attira de rudes échecs, en attaquant presque sans motifs un nouvel évêque cle Liège. Irrité par le refus d'une somme de trois cents marcs qu'il prétendait lui être due, il avait porté le ravage dans les domaines de l'Église, et faillit s'emparer du prélat lui-même. C'était Henri de Leyen, prince vertueux et zélé pour la réforme des abus, mais qui ne laissait pas que d'être presque aussi fier et aussi guerroyeur que l'était le Namurois. Il marcha contre son ennemi avec tout le peuple de Liège, réuni autour de la châsse de saint Lambert. La bataille eut lieu à An-denne, et la noblesse du comte y fut écrasée par l'infanterie liégeoise (1152). Une seconde campagne, entreprise trois ans plus tard, eut un résultat plus désastreux encore. Henri l'Aveugle, enfermé dans Namur par le comte de Duras, qui commandait les Liégeois, fut réduit à demander la paix, et perdit même l'espèce cle renommée que donnent la violence et la témérité tant qu'elles paraissent redoutables. Son règne fut assez tranquille après ces premiers revers , et comme il était déjà avancé en âge et qu'il n'avait point d'enfants, ses états, déjà si vastes, paraissaient devoir être réunis après sa mort au comté de Hainaut. En effet, sa sœur Alix avait épousé Baudouin IV, qui gouvernait cette province, et de ce mariage était né un jeune prince qui était jusqu'alors le seul héritier des deux pays, et qui devint célèbre plus tard sous le nom de Baudouin le Courageux. Ainsi semblait se former dans le midi de la Belgique une souveraineté puissante, qui aurait été composée des trois provinces méridionales , et qui devait échoir aux descendants de Richilde et de Baudouin de Mons. On se rappelle que les princes de cette race, réfugiés dans le Hainaut, avaient été repoussés du trône de Flandre, dont ils étaient les héritiers légitimes. Le nom de Baudouin, que portaient depuis lors tous les aînés de cette maison, était comme la marque cle leur origine et de leurs droits ; et jamais ils n'avaient perdu de vue l'héritage qui leur avait été arraché. Mais depuis qu'ils avaient été bannis du pays de leurs pères, la fortune leur avait rarement souri. Le comte Baudouin II, fils de Richilde, avait disparu dans la première croisade d'une manière si malheureuse, que sa veuve, Ide de Brabant, qui parcourut les côtes de l'Asie dans l'espoir de le racheter, s'il était entre les mains des Turcs, ne put même apprendre aucune nouvelle de lui. Baudouin III, son successeur, consacra un règne de quelques années à des entreprises stériles contre les descendants de Robert le Frison, et mourut en 1120, laissant un fils encore enfant, auquel sa veuve, Yolende de Gueldre, servit de tutrice. Ce jeune prince, qui porta le nom de Baudouin IV et qui devait préparer un avenir plus glorieux à ses successeurs, n'avait que dix-huit ans lorsque la Flandre se trouva un moment privée cle souverain (par la mort de Charles le Bon, en 1128). Une assemblée des seigneurs fut convoquée daus la ville d'Arras par Louis le Gros, roi de France, afin de disposer du comté vacant. Baudouin n'hésita pas à s'y rendre. Malgré sa jeunesse, il exposa lui-même ses droits à l'héritage cle ses pères, et offrit de combattre en champ clos quiconque oserait les nier. La justice de sa cause parut frapper le monarque, qui lui répondit avec un langage affectueux ; mais son choix était arrêté, et il fit élire un prince normand. Le comte au désespoir rassembla ses troupes et s'empara d'Aude-narde. Mais il fallut céder à des forces supérieures ; il ne resta au plus faible que son bon droit. Quelque temps après, Baudouin renouvela ses prétentions les armes à la main, et avec le secours de plusieurs autres seigneurs ligués contre Thierry d'Alsace, qui gouvernait alors les Flamands. Mais reconnaissant bientôt l'infériorité de sa puissance, il conclut une paix momentanée avec son ennemi, et s'appliqua dans l'intervalle à donner au Hainaut une organisation militaire qui devait doubler ses forces. Jusqu'alors en effet cette province, divisée en grandes seigneuries, ne comptait qu'un nombre médiocre cle fiefs, et par conséquent de chevaliers ; quant aux milices tirées du peuple , elles étaient si faibles que l'on ne découvre plus de traces de leur existence à cette époque. Baudouin IV changea cet état de choses. Après avoir fait plier ses grands vassaux, qui voulaient conserver leurs vieilles habitudes d'indépendance (1), il augmenta sa chevalerie à tel point, qu'elle forma souvent après lui des corps de sept à huit cents lances, et il créa une infanterie populaire assez nombreuse pour fournir jusqu'à trente mille piques. Alors seulement il se crut assez fort pour revenir à ses desseins cle guerre ; mais ayant succombé dans la lutte contre le Flamand, il se réconcilia sincèrement avec lui (1150), et consacra le reste de son règne à compléter la soumission des grands du Hainaut et l'organisation du comté. Après avoir humilié les seigneurs d'Aves-nes et d'Engliien, il acheta les villes de Chimai, de Valenciennes. d'Ath et de Braine-le-Comte ; il fortifia ensuite ce& trois dernières places, ainsi que le Quesnoi, Bouchain, Berlaimont, Renaix, Binche et Mons, qu'il reconstruisit en partie et dont il doubla l'étendue. L'importance de ces acquisitions et de ces travaux montre à la fois la richesse naissante du pays et celle du souverain. Tel était sans doute l'effet de l'administration sage et protectrice qui succédait à l'ancienne anarchie. A mesure que la puissance du comte l'emportait sur l'indépendance seigneuriale, on voyait l'agriculture fleurir et la population s'accroître. Le serment que Baudouin exigeait de ses propres vassaux, nobles, bourgeois ou manants, explique l'esprit du gouvernement de ce prince : il leur faisait jurer de refuser service aux seigneurs locaux s'ils n'agissaient pas suivant ses ordres, et de les combattre s'ils s'armaient contre lui. Il était aimé du peuple, qui admirait l'éclat cle, son règne et la grandeur de ses ouvrages, et qui lui donna le surnom de Bâtisseur. (1) Gilbert de Mons dit qu'il eut affaire à presque tous ceux qui lui devaient hommage et qu'il en sortit sans éprouver d'échec. Comme ce prince avait épousé Alix de Namur, et que son fils devait succéder aux états de Henri l'Aveugle, il existait entre lui et son beau-frère une alliance intime, qui eut des conséquences graves. En effet, la puissance des ducs de Louvain était alors assez affermie pour qu'ils voulussent contraindre les autres princes lorrains à reconnaître leur suzeraineté. Godefroid III, qui avait reçu, comme nous l'avons dit, l'hommage du comte de Gueldre, entreprit, vers 1169, de soumettre à la même dépendance celui de Namur (1). Il comptait apparemment sur la faiblesse de Henri l'Aveugle, qui s'était aliéné une partie de ses vassaux. Mais le Namurois ne se vit pas plutôt sérieusement menacé, qu'il demanda du secours à Baudouin. Le Bâtisseur, dont la vieillesse n'avait pas affaibli le courage, n'hésita pas à prendre les armes pour le soutenir, et le Brabançon, qui comptait n'avoir affaire qu'à un seul ennemi, s'aperçut trop tard de son erreur. Il voulut alors éviter la guerre ; mais les choses étaient allées trop loin. Les troupes du Hainaut, commandées par le fils de Baudouin, qui avait marché lui-même au secours de son oncle, se réunirent à celles de Namur et du Luxembourg, et une grande bataille fut livrée entre les deux partis près du village de Carnières, sur les frontières du Hainaut et du Brabant (1170). Godefroid, après avoir vaillamment disputé la victoire, éprouva une défaite sanglante, et vit bientôt après ses campagnes ravagées jusqu'aux portes de Bruxelles. Il fut contraint de renoncer à toutes ses prétentions, et se soumit à demander la paix (1171). On peut considérer la bataille de Carnières, qui avait amené ce résultat, comme un événement décisif dans l'histoire de ces provinces. L'issue du combat avait été différente qu'à la journée de Florennes (146 ans auparavant), puisque cette fois c'était le duc qui avait succombé. Mais l'indépendance des comtes, reconnue jadis après leur défaite, fut complétée à Carnières par leur victoire. Quant à Henri l'Aveugle, c'était sa destinée de ne jamais tirer parti de la bonne fortune, et nous le retrouverons plus tard atti- (1) Les historiens sont partagés à ce sujet, la plupart croyant que Godefroid ne réclamait l'hommage de Henri que pour quelques terres. Mais ce qui prouve qu'il s'agissait au fond de l'indépendance du comté de Namur, c'est qu'en 1188, Baudouin le Courageux fit ériger cette province en marquisat, pour la soustraire définitivement à la suzeraineté des ducs de Louvain. rant sur lui-même et sur ses sujets de nouvelles calamités. Mais le jeune Baudouin de Hainaut, qui conserva depuis lors le surnom de Courageux, succéda la même année aux états de son père (1), et monta plus tard sur le trône de Flandre. (1) Baudouin IV était près d'achever un nouveau palais à Valenciennes, et il en montrait l'intérieur aux seigneurs réunis dans cette ville pour le mariage de son fils avec Marguerite d'Alsace, lorsqu'un échafaudage manqua sous leurs pieds (1169). Tous tombèrent, et le comte, alors sexagénaire, eut les deux cuisses brisées. Sa guérison fut lente et incomplète, et il mourut deux ans après des suites de cette chute. CHAPITRE III. LES DESCENDANTS DE ROBERT LE FRISON GOUVERNENT LA FLANDRE. — TROUBLES ET GUERRES EXTÉRIEURES POUR LEUR SUCCESSION. — RÈGNE DE THIERRY D'ALSACE ET DE SON FILS. Pendant que la Lorraine se scindait en provinces indépendantes, une sorte de fatalité semblait poursuivre, sur le trône de Flandre, les premiers successeurs de Robert le Frison. Tous s'éteignirent en peu d'années, et leur succession, devenue l'objet de prétentions rivales, fit naître des troubles à l'intérieur et des guerres au dehors. La valeur de Robert de Jérusalem, qui avait brillé avec tant d'éclat dans la guerre sainte, ne se démentit point dans le cours de son règne. A son retour en Europe, ce prince avait trouvé la Flandre impériale menacée par l'empereur Henri IV, auquel il avait refusé de rendre hommage, et il ne tarda pas à découvrir qu'un petit-fils de Richilde, Baudouin III de Hainaut, s'apprêtait à profiter de cette circonstance pour lui disputer l'héritage de ses pères. Robert les prévint tous deux. Il enleva au jeune Baudouin la ville de Tournai, qui se trouvait sous la protection du Hainaut, après s'être détachée de la Flandre, et il porta la guerre dans l'évêché de Cambrai, gouverné alors par un des plus zélés partisans de l'empereur (1102). Ce fut en vain que Henri IV marcha lui-même contre le prince flamand; ni ce monarque, ni son fils Henri V, qui recommença la lutte quelques années après (1107), ne purent remporter d'avantages sur un adversaire dont l'expérience égalait la valeur. Ils le laissèrent l'un et l'autre en possession du Cambrésis (mais seulement à titre précaire), et le comte jouit de cette conquête pendant le reste de sa vie. Autant son courage le rendait redoutable à ses ennemis, autant sa justice le faisait chérir de ses sujets. Malheureusement il ne put rester étranger à la guerre qui éclata, vers 1111, entre l'Angleterre et la France. Vassal de Louis le Gros, il marcha en personne sous sa bannière, et périt au siège de la ville de Meaux, un pont dont il voulait forcer le passage s'étant écroulé sous les pas des combattants. Son fils, Baudouin VII, qui lui succéda, fut surnommé Baudouin à la Hache (IlapMn), parce qu'il ne quittait jamais cette arme, dont on le vit faire plus d'une fois un usage redoutable. Il commença son règne par faire proclamer de nouveau la Paix de Flandre, décrétée jadis par les assemblées d'Audenarde, et il tint la main à son exécution avec une fermeté que rien ne put fléchir. Par ses ordres, dix chevaliers qui avaient enfreint la loi du pays, furent pendus en sa présence dans son château cle Winendale, et un autre gentilhomme, coupable du même crime, fut jeté dans une chaudière d'eau bouillante (1). De pareils traits indiquaient une volonté énergique. Baudouin ne se montra pas moins fier en épousant la cause de Guillaume cle Normandie, fils cle ce duc Robert qui s'était signalé dans la croisade. Ce jeune prince se trouvait dépouillé de son héritage par l'avidité de son oncle Henri Ier, roi d'Angleterre. Le comte de Flandre l'accueillit et le protégea, et comme Henri menaçait d'en tirer vengeance en marchant sur Bruges, Baudouin répondit qu'il lui épargnerait le chemin en allant le chercher lui-même jusqu'à Rouen. Il entra en effet dans la Normandie, à la tête de cinq cents chevaliers, et se dirigeant sur la capitale où se trouvait le roi d'Angleterre, il lui fit demander s'il était prêt à combattre. Sur son refus, il s'avança lui-même au pied des murs, et, poussant son cheval jusqu'à la porte de la ville, il y planta sa lance en signe cle défi. Il traversa ensuite la province jusqu'au château d'Eu, que ses troupes assiégèrent. Mais là il fut blessé d'un coup de flèche, au bas du front, et ayant négligé cette blessure, qui s'envenima pendant son retour, il en mourut à l'âge de vingt-sept ans (1119). Baudouin à la Hache ne laissait point de fils; mais il avait désigné pour son héritier un de ses cousins élevé auprès de lui. C'était Charles, surnommé le Bon, fils d'une sœur de Robert (1) Quoique nos chroniques disent que ces chevaliers avaient de'troussif des marchands et vole' deux vaches, il semble que leur crime ne pouvait avoir un ' caractère si bas, s'ils possédaient le rang qu'on leur attribue. Mais les récits du temps confondent parfois les cavaliers avec les chevaliers. de Jérusalem. Son père, Canut IV, avait été roi de Danemarck; mais une révolte lui avait arraché le trône et la vie, et sa veuve était retournée en Flandre avec l'enfant orphelin. Celui-ci fut élevé auprès des parents de sa mère, et devint le compagnon de Baudouin VII, qui le choisit pour son successeur. Ce ne fut pourtant, pas sans combattre qu'il entra en possession de son héritage , ayant trouvé pour compétiteurs, d'une part Baudouin III de Hainaut, qui ne pouvait renoncer aux droits de sa maison sur la Flandre, et cle l'autre Guillaume d'Ypres, lils naturel d'une frère de Robert de Jérusalem. Ce dernier était soutenu par le duc de Brabant (Godefroid 1er) et par quelques seigneurs du pays. Mais Charles, attaquant tour à tour chacun de ses adversaires, fut victorieux de Guillaume et contraignit Baudouin à se retirer précipitamment. Devenu alors paisible possesseur du comté, il le gouverna d'une main ferme, s'attachant à détruire les derniers restes de l'indépendance des seigneurs et les désordres qu'elle entraînait. De grandes vertus le rendaient cher à son peuple. Simple et modeste dans ses habitudes, il était généreux pour faire le bien, et sa piété profonde ne désarmait point sa justice sévère. Quoique la paix de son règne lui offrit peu d'occasions de se signaler, sa renommée s'étendit si loin que les barons de Jérusalem lui tirent offrir la royauté, et les princes d'Allemagne, l'empire (1125). Mais il n'accepta ni l'une ni l'autre couronne, cédant aux prières de ses sujets, qui craignaient de perdre un souverain si justement aimé. Cependant les qualités mêmes de Charles le Bon le rendaient odieux à ceux qui le redoutaient. Dans une grande famine (1125), il avait fait saisir les grains que l'avidité de quelques riches avait accaparés, et qui furent vendus à bas prix par ses ordres. En d'autres occasions, il avait montré une rigueur, peut-être excessive, contre la famille puissante du châtelain de Bruges, qu'il voulait dégrader comme étant d'origine servile (1). Le ressentiment des offen- (1) Les Bollandistes ont fait voir que l'histoire de Charles le Bon fut défigurée dans la suite par les poètes qui la modifièrent. L'ancien biographe de ce prince, pour justifier sa rigueur envers les descendants d'un serf, allègue le droit du comte, c'est-à-dire la loi féodale. Cependant l'aïeul du châtelain paraît avoir été de race à peu près libre, appartenant à la classe des petits tenanciers qui formaient la milice à cheval (landridders) du pays de Furnes, et l'on pouvait, suivant l'usage flamand, obtenir le rang de chevalier, sans sés alla jusqu'à la fureur. Ils conjurèrent la perte du comte, et, l'ayant surpris dans l'église de Saint-Donat (le 2 mars 1127), ils l'assassinèrent avec une férocité impie. A la nouvelle de ce crime, toute la Flandre s'émut. Les conjurés, qui étaient renfermés dans le bourg ou château fort de Bruges, y furent assiégés par les bourgeois, auxquels se joignirent bientôt les forces des villes environnantes. Après une défense opiniâtre, ils tombèrent entre les mains de leurs ennemis et périrent dans les plus affreux supplices. Les restes du comte furent recueillis avec respect comme ceux d'un martyr, et l'Église le place au nombre des saints. Comme il ne laissait point d'enfants, sa succession fut contestée (1), et l'histoire de cette contestation offre le tableau le plus précieux de l'état politique du pays. Le roi de France, Louis le Gros, se rendit à Arras et lit convoquer le noblesse de Flandre (les hommes du comte), à laquelle il présenta pour seigneur ce Guillaume de Normandie, accueilli jadis par Baudouin à la Hache, et qui depuis avait inutilement essayé de reconquérir l'héritage cle ses pères. Il était parent de la maison de Flandre, ayant eu pour aïeule la reine Matliilde, fille de Baudouin de Lille. Toutefois il existait des héritiers plus proches ; mais appuyé par la faveur du roi, et ayant gagné la bienveillance des seigneurs par la promesse de partager entre eux les biens des meurtriers de Charles, il fut élu sans difficulté. Restaient les bourgeois, qui s'étaient rassemblés de leur côté dans les grandes villes, et qui s'étaient engagés par serment à veiller aux intérêts communs. Louis le Gros leur écrivit au nom du nouveau comte, promettant l'abolition de l'impôt sur les marchandises et des redevances des maisons, et il amena lui-même Guillaume à être noble, comme nous le verrons plus loin. Le parlement de Paris déclara cet usage illégal, vers 1280 ; mais les comtes l'avaient toléré jusque là, et Charles, en se montrant plus sévère que ses prédécesseurs, devait être regarde comme un oppresseur par ceux qu'il voulait abaisser. Ses vertus personnelles et leur crime rendirent sa mémoire populaire ; mais la tradition poétique ne parlait plus dans les âges suivants que de la punition des monopoleurs, car la faveur publique aurait pu alors s'attacher à la famille d'origine moyenne qu'il dépouillait. (1) Voyez le tableau généalogique, pag. 151. Deynze, où ceux de Bruges et de Gand traitèrent avec lui. Les deux princes furent ensuite reçus à Bruges, où l'on fit lecture publique des anciens privilèges de l'Église et de l'acte de cession de l'impôt et des redevances. Le roi et le comte jurèrent sur les reliques d'observer ces conditions, et le dernier reçut alors l'hommage des bourgeois. Il souscrivit ensuite à toutes les demandes particulières qui lui furent adressées au nom de quelques villes. Ainsi fut sanctionnée l'élection de Guillaume de Normandie ; Guillaume d'Ypres et Baudouin IV de Hainaut, qui avaient pris les armes pour appuyer leurs prétentions, furent accablés par les forces réunies du roi et du comte, et la Flandre put espérer le repos dont elle avait joui sous ses anciens princes. Mais le nouveau souverain, qui venait de conclure avec ses sujets un pacte si solennel, n'eut pas plutôt obtenu le pouvoir qu'il viola tous leurs droits. L'on eût dit qu'élevé dans les idées féodales de son pays, il ne comprenait pas un ordre de choses différent, et on le vit agir envers les bourgeoisies flamandes comme s'il eût pu disposer à son gré de leur fortune et fouler aux pieds leurs privilèges héréditaires. Plusieurs écrivains lui attribuent le projet de reconquérir son duché de Normandie, et c'était là, suivant eux, ce qui le rendait insatiable d'argent. Dès le commencement de son règne, l'insolence et les exactions de ses officiers ayant fait éclater des émeutes à Lille et à Saint-Omer, il châtia sévèrement les habitants de ces deux villes. Mais lorsqu'il voulut soutenir de même le châtelain de Gand contre la population justement irritée, l'orage éclata. Daniel de Termonde et Ivan d'Alost, deux des principaux seigneurs de la Flandre impériale, se mirent à la tête des Gantois, qui n'avaient jamais obéi au comté qu'à regret, parce qu'il n'était pas " le droit héritier de Flandre. „ Une assemblée publique ayant eu lieu, Iwan et Daniel reprochèrent à Guillaume d'avoir violé ses serments, que les seigneurs avaient garantis aux bourgeois et dont ils s'étaient eux-mêmes rendus cautions. Ils lui proposèrent de convoquer à Ypres, comme au centre du pays, la noblesse et les chefs du clergé et du peuple, et de faire décider par cette assemblée s'il pouvait conserver le comté " avec honneur, „ ou s'il devait y renoncer comme parjure. Le prince accepta cet arbitrage : mais il réunit autour de la ville de grandes forces (principalement ses vassaux de la Flandre gallicane), et les députés gantois n'osèrent se fier à lui. Gand et Bruges renoncèrent à son obéissance, et reconnurent pour comte Thierry d'Alsace, le plus proche parent de Charles le Bon. Thierry était le petit-fils de Robert le Frison , et avait eu pour mère Gertrude de Flandre, cette intrépide princesse qui avait accompagné Robert de Jérusalem à la Terre-Sainte. Jeune encore et plein de courage, il accourut sans balancer pour soutenir ses droits, et presque toute la Flandre flamingante embrassa son parti (1128). Mais lorsque les deux armées en vinrent aux mains l'année suivante près de Thielt, l'avantage resta au Normand, pour qui combattaient de nombreux auxiliaires. Le vaincu se retira dans la forteresse d'Alost, où son adversaire vint l'assiéger. Godefroid le Barbu, avec lequel ce dernier avait fait alliance, prit part au siège avec quatre cents chevaliers brabançons, et tout semblait promettre la victoire à Guillaume, lorsqu'il fut blessé d'un coup d'arbalète dans une escarmouche. La blessure devint mortelle. Alors son rival entra librement en possession du comté, et le roi de France, qui venait de le condamner comme rebelle, admit la légitimité de ses droits, Devenu comte de Flandre, Thierry d'Alsace se montra digne de la confiance et de l'affection du peuple. Sa vigilance sut prévenir les desseins des ennemis que lui avait faits son élévation, et dont le principal était Baudouin le Bâtisseur, comte de Hainaut. Puis, lorsqu'il crut avoir parfaitement assuré la paix et le repos du pays, il alla chercher à la Terre-Sainte cette gloire à la fois militaire et religieuse qui faisait le plus noble titre des guerriers de cette époque. Deux fois il se rendit en Orient, d'abord avec un petit nombre de chevaliers (1138), et plus tard en s'unissant à la foule de princes que la voix de saint Bernard avait appelés à la deuxième croisade (1147). Chaque fois Baudouin profita de son absence pour recommencer ses hostilités. Mais il eut toujours le désavantage. Ses premières attaques, qui avaient été dirigées contre la ville de Cambrai, échouèrent par le retour du prince . flamand (1139); la seconde tentative fut suivie d'une grande bataille , dans laquelle Thierry resta victorieux, malgré les renforts que son adversaire avait reçus du comté de Namur et de l'évêché de Liège (1150). Cependant cette défaite fut suivie d'une alliance entre le vainqueur et le vaincu. Tous deux avaient déployé une grande valeur sur le champ de bataille, et leur traité offrit les marques d'une estime mutuelle. Ils convinrent de cimenter leur union par le mariage de leurs enfants. Le fils aîné du comte de Hainaut (ce fut plus tard Baudouin le Courageux) fut fiancé à Marguerite d'Alsace, fille de son rival. La grande jeunesse des futurs époux devait retarder l'accomplissement de ce mariage ; mais l'harmonie la plus complète régna dès lors entre les deux maisons, comme si elles avaient prévu que de cette union résulterait un jour la fusion de leur sang et de leurs droits. Appelé ensuite en Normandie, où le roi de France faisait la guerre, Thierry d'Alsace suivit la bannière de ce monarque à la tête de quatorze cents chevaliers flamands. Enfin , dans sa vieillesse même, on le vit retourner encore deux fois en Palestine (1157 et 1163). Ses exploits clans ces deux expéditions ne furent pas au-dessous de sa renommée : mais l'ascendant des chrétiens en Asie s'affaiblissait de plus en plus, et le comte de Flandre n'y remporta que des victoires stériles. Il revint passer ses derniers jours dans ses états, sans reprendre les rênes du gouvernement, et mourut en 1168, au monastère de Waten, où il s'était retiré. C'était au moment même où devait s'accomplir le mariage de sa fille avec le fils du comte de Hainaut. Thierry ne vit point cette union, qu'il avait conclue et dont les résultats furent si importants pour la Belgique, mais elle se réalisa immédiatement après lui, et un traité d'alliance offensive et défensive entre la Flandre et le Hainaut, fut le premier acte du règne de Philippe d'Alsace, son fils et son successeur. Les premières années de ce nouveau souverain furent des plus glorieuses. Depuis quelque temps déjà, Philippe avait administré la province au nom de son père (à partir de l'an 1157). Dans l'intérieur du pays, sa justice sévère avait fait disparaître les désordres et les crimes ; au dehors, des mesures énergiques avaient nettoyé les côtes des pirates, et affranchi les navigateurs des tributs qu'exigeait le comte de Hollande, soit pour le droit de passage à l'entrée de la Meuse, soit pour le sauf-conduit le long cle ses côtes (gelecde). Philippe paraît avoir attaqué deux fois ce prince, et après une expédition navale (1157), il en vint à une guerre ouverte, dans laquelle il fut aidé par le duc de Brabant (1165). Les Hollandais eurent le dessous clans une grande bataille livrée en Zélande, et leur comte Florent III, fait prisonnier avec quatre cents de ses chevaliers, resta captif à Bruges, (1) Ces réformes ne furent pas toujours bien accueillies, s'il faut en juger par le mécontentement d'une partie des Gantois. Une révolte éclata parmi eux en 1164, pendant l'absence de Thierry; nous avons encore une lettre de l'archevêque de Rheims qui l'attribue à l'orgueil des habitants, fiers de leur nombre, de leurs richesses et de leur maisons fortifiées, pareilles à des tours. Ces termes qui semblent se rapporter à la grande bourgeoisie et non aux métiers, sont contraires au témoignage des chroniques qui ne comptent parmi les mécontents que les tisserands, les foulons, les bouchers et les poissonniers. L'opposition plus ou moins générale des Gantois aux comtes paraît avoir duré jusqu'au règne de Ferrand et avoir eu pour objet l'extension de droits qu'ils réclamaient encore. jusqu'à ce qu'il se reconnût vassal cle Philippe pour les îles zélan-daises, et qu'il accordât toute espèce de franchises et d'avantages aux marchands de Flandre qui se rendaient dans ses états. Le vainqueur mérita aussi l'affection de ses villes par la générosité avec laquelle il confirma et étendit leurs libertés. Il affranchit des populations encore serves (Alost et Courtrai), et là où subsistaient avant lui des lois différentes, il eut le mérite de les régulariser, en donnant à peu près la même forme à toutes. De cette manière, la bourgeoisie flamande eut en quelque sorte un droit commun, consacré par les chartes de toutes les grandes villes; mesure grande et sage, aussi favorable à l'ordre qu'au progrès (1). Ce ne fut pas le seul bienfait de Philippe. Attentif aux intérêts du commerce, il obtint de l'empereur et cle l'archevêque de Cologne des privilèges pour ceux de ses sujets qui allaient trafiquer sur les bords du Rhin. Brave et puissant, il semblait préférer l'avantage de ses états à sa gloire ou à son ambition personnelle. Une guerre civile, dont l'Angleterre et la Normandie étaient alors le théâtre, répandit un nouvel éclat sur les armes de Philippe d'Alsace, sans troubler la paix intérieure du pays. Le roi Henri II avait été abandonné de presque tous ses vassaux, et son propre fils lui disputait la couronne. La France soutint ce dernier, et le comte de Flandre embrassa son parti. Suivi d'une armée, il entra en Normandie, pour y faire reconnaître ce jeune prince, combattit les chefs du parti opposé, et enleva successivement plusieurs places fortes (1173). Henri II était haï du peuple de Flandre, parce qu'il avait banni de ses états une foule de che- valiers et cle soldats de ce pays qui avaient fidèlement servi son prédécesseur. Aussi, pendant que le comte l'attaquait en Normandie , l'on vit passer en Angleterre et en Ecosse plusieurs corps de milice flamande, qui se mirent à la solde de ses ennemis. Mais dans ce danger le monarque, qui entretenait depuis longtemps de vieilles bandes de piquiers brabançons, parvint à en grossir le nombre jusqu'à vingt mille hommes, et avec cette infanterie tirée de nos diverses provinces (ou, comme on le disait alors, des Marches de l'Empire), et qui n'avait point d'égale dans le reste de l'Europe, il battit l'un après l'autre ses barons révoltés, et força le roi de France à lever le siège de Rouen (1174). Alors son fils se réconcilia avec lui, et une paix générale fut conclue. Philippe consentit à restituer les villes et les forteresses qu'il avait conquises; mais il fit porter à mille marcs d'argent la somme annuelle que l'Angleterre payait aux comtes de Flandre à titre de fief. De son côté, il s'engageait à secourir au besoin le prince anglais avec un corps de mille chevaliers. La gloire du prince flamand reçut encore un nouvel éclat quand on le vit, à l'exemple des héros de sa famille, préférer au repos dont il pouvait jouir les fatigues et les dangers d'un voyage à la Terre-Sainte. Il s'y rendit avec l'élite de ses gentilshommes (1177); mais son expédition ne fut pas heureuse, la discorde s'étant mise entre lui et les princes chrétiens de l'Orient. Ces descendants des premiers croisés s'étaient amollis, et leurs vices les rendaient méprisables aux yeux de Philippe d'Alsace, qui s'attira toute leur haine. Il revint donc en Europe (1179) sans avoir fait de conquêtes, quoiqu'il eût gagné deux batailles sur les Turcs. Dans la seconde, il tua de sa propre main le chef ennemi, et s'appropria, dit-on, son bouclier, qui portait un lion noir sur un fond d'or. C'est depuis ce temps que les comtes de Flandre ont porté ces armoiries, qui sont devenues celles de leur province, seulement on ajouta au lion une croix fixée à son cou par une chaîne de fer. Mais au milieu des succès et de la gloire de Philippe, il se voyait avec douleur privé d'enfants. Ni lui ni ses frères n'avaient eu de fils qui pût continuer la maison d'Alsace, et, après sa mort, une famille étrangère devait entrer en possession de ses états. Toutefois. le comte semblait plus touché de l'extinction prochaine cle sa race, que le peuple du danger que pouvait entraîner avec lui un changement de dynastie. Il était impossible de prévoir quelles seraient les suites de cet événement, et combien de malheurs il allait attirer sur ce riche et puissant comté de Flandre, dont la prospérité avait été jusqu'alors presque constante. CHAPITRE IV. PHILIPPE D'ALSACE PROMET UNE PARTIE DE SON HÉRITAGE AU ROI PHILIPPE-AUGUSTE. — IL PAIT ENSUITE LA GUERRE A CE MONARQUE. L'héritage de Philippe d'Alsace devait passer à sa sœur Marguerite. devenue comtesse de Hainaut par son mariage avec Baudouin le Courageux. Ainsi allaient se réunir et se confondre les droits des deux maisons qui s'étaient naguère disputé la Flandre, et la perspective de la succession réservée à Marguerite ou à ses enfants resserrait l'alliance qui avait été conclue entre les deux comtés. On a vu combien la puissance des princes hennuyers avait été affermie par Baudouin le Bâtisseur. Après sa mort (1171), Baudouin le Courageux avait continué son ouvrage. Une seule fois il s'était vu obligé de prendre les armes (au début de son règne), pour secourir encore son oncle Henri l'Aveugle, attaqué alors par le duc de Limbourg, et déjà expulsé de ses états. Le comte accourut du fond du Hainaut, battit le prince limbour-geois, l'assiégea dans la forteresse d'Arlon, et le réduisit à se rendre (1172). Depuis lors, il paraissait plus assuré que jamais de recueillir la succession de Henri (Namur et le Luxembourg), et satisfait de la large part que lui avait faite la fortune, il ne montrait d'autre ambition que celle de signaler son adresse et sa force dans les tournois. Jouteur renommé et infatigable, il ne tirait plus l'épée que pour terminer les querelles des seigneurs voisins, ou pour châtier l'audace de quelque vassal criminel. Un changement étrange dans les projets de Phillippe d'Alsace vint tirer Baudouin de cet état de tranquillité. Deux ans après avoir assuré publiquement son héritage à sa sœur (1177), le prince flamand exprima le désir de le transférer à sa nièce Isabelle de Hainaut, qu'il comptait faire épouser au jeune roi cle France. Il avait été le parrain de ce monarque, célèbre plus tard sous le nom de Philippe-Auguste, et il venait d'être chargé de sa tutelle. Soit qu'il eût fait de la grandeur de son pupille l'objet de ses vœux et de son ambition, soit qu'il eût le dessein de l'enchaîner à lui par ses bienfaits, il voulait l'avoir pour héritier, et donner la Flandre en dot à son épouse. Baudouin le Courageux, consulté à ce sujet, ne consentit pas à un arrangement qui aurait dépouillé sa femme et son fils au profit d'un gendre royal, mais il ne put se refuser à permettre enfin ce mariage à des conditions différentes. On stipula qu'Isabelle hériterait des villes d'Arras et de Saint-Omer, et de tout le pays qui fut appelé depuis l'Artois, et on la conduisit en France, quoiqu'elle fût encore extrêmement jeune (1180). Cette union, que Philippe d'Alsace avait exigée, fut loin de répondre à ses espérances. La mère du jeune roi, jalouse de la confiance que son fils montrait au comte, parvint à les brouiller ensemble. Le prince flamand, outragé par son pupille et devenu odieux à sa cour, porta son ressentiment jusqu'à prendre les armes , et marcha vers Paris, s'emparant des villes et des châteaux situés sur sa route (1181). Une trêve mit bientôt un terme aux premières hostilités; mais l'épouse de Philippe étant morte sur ces entrefaites (1182), le roi voulut s'approprier son héritage (elle avait apporté à son époux Saint-Quentin, Péronne et la contrée adjacente, appelée alors le Yermandois). Le comte refusa de s'en dessaisir, et la guerre se prolongea. Ce qui rendait la lutte à peu près égale entre le roi et Philippe d'Alsace, c'est que ce dernier était soutenu par son beau-frère le comte de Hainaut et par Godefroid III, duc de Brabant, au fils duquel il avait donné en mariage sa nièce Mathilde de Boulogne. Les forces réunies de trois princes aussi belliqueux étaient plus que suffisantes pour tenir tête aux troupes que pouvait alors armer le monarque français, qui ne commandait en réalité que dans une faible partie de son royaume. L'armée flamande s'était renforcée de toute la noblesse brabançonne , tandis que les chevaliers et les milices du Hainaut pénétraient en France d'un autre côté, et Philippe-Auguste, malgré son caractère hardi et impétueux, se vit presque toujours contraint de rester sur la défensive. Malheureusement la bataille de Carnières et des démélés récents avaient irrité l'un contre l'autre les deux puissants alliés de la Flandre. Une difficulté s'éleva au sujet de quelques seigneuries situées sur leurs frontières, et le duc de Brabant ayant fait avancer des troupes, le comte de Hainaut courut à leur rencontre avec une armée. Ainsi la guerre allait se trouver reportée en Belgique : Philippe d'Alsace intervint avec promptitude et fit conclure une trêve. Mais tandis qu'il s'occupait des préparatifs d'une nouvelle campagne, et qu'il s'assurait le secours de quelques princes allemands , Baudouin reprit une attitude menaçante, comme s'il voulait profiter du départ de l'héritier de Brabant, l'intrépide Henri, surnommé plus tard le Guerroyeur, qui venait d'entreprendre un pèlerinage à la Terre-Sainte, pour acquitter un vœu de son père. Le Flamand s'interposa de nouveau entre les deux partis. Il déclara qu'il se joindrait à celui de ses voisins qui serait attaqué par l'autre, et cette menace ayant été insuffisante, il envoya trois cents chevaliers au Brabançon, qui, avec ce secours, fit éprouver un échec à son ennemi (à Lembeke). La paix fut alors rétablie ; mais le comte de Hainaut resta vivement irrité contre son beau-frère (1184). D'un autre côté, Philippe-Auguste mettait tout en œuvre pour gagner Baudouin. Il menaça de répudier la malheureuse Isabelle, qui dans son désespoir suppliait son père d'abandonner le parti du Flamand. Le comte était ému. Il se rendit auprès du monarque pour sauver sa fille, et celui-ci acheva de l'ébranler en lui témoignant les plus grands égards. Tandis qu'il hésitait encore, le roi eut l'adresse ou la perfidie de faire publier que sa défection était déjà complète. Philippe d'Alsace, trompé par cet artifice, éclata en reproches et en menaces. Alors le comte de Hainaut perdit patience et conclut enfin un traité secret avec le roi, sans songer qu'il justifiait par là les reproches qui l'avaient offensé (1). La vengeance du prince flamand ne se fit pas attendre. Soutenu par l'archevêque de Cologne, qui lui avait promis son aide contre Philippe-Auguste, et par Henri de Brabant, qui était de retour de la Terre-Sainte, il envahit le Hainaut avec des forces imposantes (1185). Baudouin seul contre tous (car son gendre ne fit rien pour le secourir) était trop fier pour plier : il s'enferma dans sa capitale et laissa passer la tempête. Les campagnes d'alentour furent ravagées ; mais les villes firent résistance. Le comte, qui du haut des remparts cle Mons voyait brûler les villages, ne perdait (1) Il y avait eu des torts de part et d'autre; mais les écrivains qui accusent Philippe d'Alsace d'avoir agi sans motif sont évidemment dans l'erreur. rien de sa fermeté. Ses chevaliers, l'ayant surpris rêveur, l'exhortaient à ne point se laisser abattre : " Je songeais, leur ré. pondit-il aussitôt, par quelle route nous irons bientôt à notre tour ravager les terres de cet archevêque qui demeure si loin de nous. „ En effet, les armées ennemies furent forcées de se retirer, l'hiver étant venu : quelques auteurs disent que Philippe d'Alsace renonça au projet d'assiéger Mons par égard pour sa sœur Marguerite, qui lui avait écrit que ce siège causerait sa mort. Le roi de France, sortant de son inaction l'année suivante, entreprit le siège d'Amiens ; mais avant qu'il pût forcer la citadelle , le comte vint au secours de la place. Il avait réuni toutes les milices de Flandre, et arrivé en face de l'armée royale, il la lit défier au combat. Philippe-Auguste voulait accepter : ses conseillers le retinrent en lui montrant le danger d'une défaite qui pouvait le mettre à la merci d'un vassal offensé (1). Ils eurent encore recours aux négociations, et amenèrent le prince flamand à conclure une paix qui lui laissa Péronne et Saint-Quentin, mais qui donna le reste du Vermaudois au roi de France. Toutefois ce dernier ne tarda pas à céder au comte la possession de cette province pour le reste de sa vie (1186). Réconcilié à ce prix avec son ancien pupille, Philippe d'Alsace reprit sa place à la cour et accompagna le roi en Orient, lorsqu'une troisième croisade y conduisit les armées de France et d'Angleterre. Les soldats du monarque français portaient la croix rouge ; ceux de Richard Cœur de Lion, la croix blanche ; Philippe fit prendre à ses Flamands la croix verte, pour marquer hautement qu'ils formaient un peuple distinct. Mais arrivé devant Acre que les chrétiens assiégeaient, il fut atteint par l'épidémie qui dépeuplait le camp, et mourut en chrétien sans avoir pu combattre en soldat (1191). Il avait porté plus haut qu'aucun autre prince la gloire militaire de la Flandre ; mais il lui léguait un avenir in-'.ertain, des engagements funestes et uu morcellement presque • évitable. Cuilla UmC ®reton porte à vingt mille le nombre des hommes qui , ns cette occasion sous la bannière de Gand. Je vois évaluées au marchaient rta. ... , . . , uuices de Londres eu 1217. même total legi. 2.mt TABLEAU GÉNÉALOGIQUE DES MAISONS DE HAINAUT, DE FLANDRE ET D'ARDENNE. de Hainaut. (Branche de Brabant). Maison de Haluaut. (.Branche de Usinant). Lamuert III. f1003. Henri II. f 1076. III. Godefroid 1er f 1005. (le Barbu), qui obtient la dignité ducale. Godefroid II (le Jeune), t 1143. Godefroid III (le Courageux), f 1190. Henri 1er (le Guerroyeur). t 1235. RÉGNIER V. t 1030. Richilde, épouse de Baudouin VI en Fie f 1080. et 1" eu Hainaut. Maison de Flandre. Baudouin V. f 1067. Rohert i.e Frison. 1 1093. Baudouin II. t 1098. Rohert df. Jérusalem. Alix, épouse de Gcrtrudc, épouse Baudouin 111. t 1120. Baudouin IV (le B&tisseur). t 1171. Baudouin V (le CourageiL\), règne eu Flandre comme mari de Marguerite d'Alsace. + 1195. t 1111. Baudouin VII (à la Hache), t 1119. t Canut, roi de Danemarck de Thierry, landgrave d'Alsace. Charles le Bon. i 1127. Thierry d'Alsace. t -i- 1198. Philippe Marguerite d'Alsace. d'Alsace. t 1195. -S-1196. Matliilde, épouse de Guillaume te Conquérant. Robert, duc de Normandie. Guillaume de Normandie. f 1128- Baudouin VI (en Flandre IX) do Constautinople. + 1205. liaison d'Ardenne. Godefroid IV (le Courageux), t 1069. Godefroid V Ida, mariée (le Bossu), à Eustaehe t 1076. de Boulogne-! Godefroid i de Bouillon, j t 1100. CHAPITRE V. LES COMTÉS DE FLANDRE, DE HAINAUT ET DE NAMUR RÉUNIS SOUS BAUDOUIN LE COURAGEUX. — BAUDOUIN DE CONSTANTINOPLE (1191 A 1204). Baudouin le Courageux, dont l'épouse devait liériter des états de Philippe d'Alsace, venait déjà de soumettre une nouvelle province à sa domination. C'était le Comté de Namur, avec quelques seigneuries voisines, qu'avait possédés jusque-là son oncle Henri l'Aveugle. On se rappelle que ce dernier lui avait promis autrefois sa succession ; mais étant devenu père clans un âge déjà avancé, et voulant conserver son héritage à sa fille, il fiança cette jeune princesse, appelée Ermésincle, à Henri II, comte de Champagne, auquel il fit jurer fidélité par ses vassaux. A cette nouvelle, Baudouin envahit les états de son oncle, se prévalant de la promesse qu'il lui avait faite, et qui avait été solennellement ratifiée par l'empereur Frédéric Ier. Les Namurois ayant voulu opposer quelque résistance, il assiégea et prit successivement la ville et le château (1187). Maître du pays et de Henri l'Aveugle lui-même, il acheta de l'empereur l'investiture des comtés de Namur, de la Roche et de Durbuy , qui furent convertis alors en marquisat, pour annuler les prétentions que conservait le duc de Brabant à la suzeraineté de ces provinces (118S). Mais il laissa le Luxembourg au vieux comte et à sa fille, qu'il ne voulut pas dépouiller entièrement. Les domaines du comte cle Hainaut se prolongeaient donc jusque sur les deux rives de la Meuse , lorsque la mort de son beau-frère vint encore l'appeler au trône de Flandre. A la première nouvelle cle cet événement, ii accourut dans ce pays, conduisit de ville en ville son épouse Marguerite, et vit partout le peuple se déclarer en sa faveur. L'événement justifia cet empressement. Le roi de France avait déjà envoyé en Europe deux de ses grands officiers chargés de prendre possession du comté, comme d'un fief qui devait retourner à la couronne à défaut d'héritiers mâles. Il quitta lui-même l'armée chrétienne et revint avec précipitation dans ses états. Mais il était trop tard : la Flandre entière avait reconnu Baudouin. Dans un premier moment de dépit, Philippe-Auguste voulut faire arrêter le comte qui s'était rendu à Paris pour lui faire hommage, et qui n'eut que le temps de s'enfuir. Mais il consentit enfin à transiger avec lui, et borna ses prétentions à la partie de la Flandre qui lui avait été promise par Philippe d'Alsacc comme douaire de la princesse Isabelle. Baudouin eut alors la faiblesse de céder. Il livra au monarque la contrée qui forma depuis la province d'Artois, et en outre, il laissa pour douaire à Matliilde cle Portugal, que son prédécesseur avait épousée en secondes noces, Lille, Douai, Cassel, Fûmes et une foule de seigneuries importantes. Le résultat de cette transaction fut cle diminuer de moitié le comté qui lui était échu. En vain les villes et la noblesse lui firent représenter que Philippe d'Alsace n'avait pas le droit de morceler le pays, et lui offrirent de consacrer toutes leurs forces à le défendre. Le comte ne comprenait pas ce sentiment de nationalité qui animait les populations ; il considérait la Flandre comme un fief et non comme un état, et acceptait le rôle cle vassal avec toute la dépendance qui s'y rattachait. Il alla jusqu'à payer au trésor royal la première année du revenu de ses nouveaux domaines, évalué à cinq mille marcs d'argent (et qui représenterait aujourd'hui de trois à quatre millions). C'était s'avilir aux yeux des Flamands, dont il perdit l'affection et l'estime. Le peuple voulait un souverain, et Baudouin ne savait être qu'un seigneur. Peu s'en fallut que sa faiblesse ne lui coûtât cher. La ville de Gand, qui avait déjà donné plus d'une fois des inquiétudes aux comtes de Flandre, se montra irritée contre lui, et un parti nombreux se forma en faveur de son ancien adversaire, Henri de Brabant. Ce jeune duc venait de succéder à Godefroid III (1190), et tenait le sceptre d'une main plus ferme que son père. Marié à une nièce de Philippe d'Alsace, il pouvait former quelques prétentions sur son héritage, et, déjà célèbre par sa valeur, il devait être pour Baudouin un compétiteur dangereux. En effet, il prit les armes, se rendit maître d'Alost et cle la contrée environnante, et força son rival, qui était entré dans le Brabant, à lever le siège de Nivelles. En même temps le vieux comte Henri l'Aveugle, qui conservait un ressentiment profond des attaques de son neveu, lui déclara la guerre à son tour. Le duc cle Lim- bourg et plusieurs autres seigneurs d'Outre-Meuse lui prêtèrent leur assistance, et il rentra dans son comté de Namur à la tête d'une nombreuse armée. Mais si Baudouin le Courageux n'avait pas les hautes qualités qui font la grandeur réelle des princes , il possédait les talents d'un général habile et la valeur d'un soldat éprouvé. Profitant d'une trêve conclue avec le duc de Brabant, et qui devait durer jusqu'au 15 août, il rassembla les chevaliers de la Flandre et du Hainaut, et courut au-devant de ses nouveaux ennemis qu'il rencontra sur les bords de la Méhaigne. Henri l'Aveugle et ses alliés pouvaient éviter la bataille et attendre l'époque où le Brabançon viendrait à leur secours. Mais ils se crurent assez forts pour vaincre seuls. Le combat se livra près du village de Neuville, le 1er août 1194, quinze jours avant la fin de l'armistice qui retenait Henri le Guerroyeur. Les Ilennuyers et les Flamands , moins nombreux que leurs adversaires, mais bien plus aguerris, remportèrent l'avantage. Le duc de Limbourg fut fait prisonnier avec plus de cent chevaliers , et le vainqueur resta maître de la province qu'il avait conquise. Ce triomphe de Baudouin pacifia la Belgique. Le duc de Brabant , à qui l'imprudence des vaincus venait de faire perdre l'appui sur lequel il avait compté, craignit de se mesurer seul contre un ennemi déjà si puissant, et auquel la France promettait de nouveaux secours pour prix des concessions qu'il lui avait faites. Les deux princes s'abouchèrent au château de Halle, et après une négociation assez longue, le Brabançon fit l'abandon de ses droits, mais à condition que le comte lui devrait hommage pour le pays d'Alost ; clause remarquable, qui semblait encore consacrer le principe de l'autorité des ducs sur les débris de l'antique Lorraine. Baudouin le Courageux ne jouit pas très longtemps de l'heureux succès cle ses armes. Il perdit cette année même son épouse Marguerite d'Alsace, et avec elle le comté de Flandre, qui passa à l'aîné de ses fils. Bientôt sa santé s'altéra, et il vit s'approcher le terme de sa vie. Il s'occupa alors de régler son héritage, et détacha de ses états le comté de Namur, qu'il légua à son second fils, appelé Philippe (mais en faisant relever cette province du Hainaut). Il expira au mois de décembre 1195, après un règne de vingt quatre ans, pendant lequel il avait tenu l'épée avec plus de gloire que le sceptre. Le jeune prince qui lui succéda en Flandre et en Hainaut est célèbre dans l'histoire sous le nom de Baudouin de Constantinople. Aussi vaillant que son père, mais moins étranger que lui aux intérêts et aux sentiments nationaux, il avait marqué son avènement au trône de Flandre (du vivant même de Baudouin le Courageux) en accordant amnistie aux ennemis de sa famille, et en contractant une alliance offensive et défensive avec Henri le Guerroyeur. Son but (et tel avait été le vœu de sa mère, plus intelligente que son époux) était d'arracher à Philippe-Auguste les villes que ce prince s'était fait céder, et il cherchait des alliés autour de lui pour combattre la tyrannie étrangère. Il se rendit ensuite auprès du roi, auquel il représenta le mécontentement de la Flandre, ne cachant pas son intention de prendre les armes, s'il le fallait, pour soutenir les droits du pays. Philippe feignit d'être touché de cette conduite loyale, pour mieux abuser de l'inexpérience du comte ; il le contenta par de vaines promesses, et lui arracha ainsi le serment et l'hommage (1196). Mais l'indignation des Flamands éclaira Baudouin sur sa faute, et voyant que le monarque n'avait pas même tenu parole sur les points dont ils étaient convenus ensemble, il se ligua avec Richard Cœur de Liou, roi d'Angleterre (1197). Tandis que ce dernier attaquait le prince français en Normandie, le comte avec les troupes du Hainaut et de Flandre reprit Douai et Péronne, et mit le siège devant Arras. Philippe-Auguste, accourant avec toutes ses forces, le fit reculer jusqu'en Flandre; toutefois Baudouin, par une retraite habile, attira les Français vers la contrée marécageuse qui s'étend à l'ouest d'Ypres, où il les enferma en rompant tous les passages et en mettant le pays sous l'eau. Il devint ainsi le maître de dicter des conditions à son ennemi, qui parut s'y soumettre. Mais dès que le prince belge l'eut laissé sortir de ce mauvais pas, Philippe fit déclarer par son conseil que " le roi de France n'était pas lié par une promesse accordée à un vassal rebelle, „ et, violant ainsi solennellement les engagements qu'il avait pris, il força son crédule adversaire à reprendre les armes. Néanmoins cette perfidie ne tourna pas entièrement au désavantage de Baudouin. Il entra en campagne en 1198, enleva Aire et Saint-Omer, et ne consentit à traiter de nouveau que quand son frère, Philippe de Namur, se fut laissé surprendre aux environs d'Arras par un parti ennemi qui le fit prisonnier. Des négociations entamées pour sa délivrance conduisirent peu à peu à la conclusion d'une paix, dont les deux pays éprouvaient le besoin. D'après le traité, qui fut signé à Péronne au commencement de l'an 1200, le roi garda Arras et une partie de l'Artois; mais il laissa au comté Douai, Saint-Omer et la contrée adjacente. La Flandre ne regagnait que la moitié de ce qu'elle avait perdu; mais c'était beaucoup d'obtenir un pareil résultat dans une lutte aussi inégale ; car Richard Cœur de Lion venait de mourir, et Henri de Brabant était parti pour la Terre-Sainte (1197), croyant sans doute la querelle terminée après les premières conventions jurées par Philippe-Auguste. Telle fut l'issue de cette guerre, si honorable pour le jeune comte, à qui ses peuples gardèrent une vive affection. Mais tandis qu'il rendait la paix à ses états, lui-même formait de nouveaux projets de gloire. Une quatrième croisade était prêchée en France, et il annonça l'intention d'y prendre part. Le même enthousiasme religieux et chevaleresque se répandit parmi ses vassaux, et un nombre incroyable de Hennuyers et de Flamands prirent la croix à son exemple. L'élite de la noblesse s'engagea dans cette entreprise, dont les préparatifs durèrent près de deux ans. Baudouin et une partie de ses chevaliers s'acheminèrent enfin vers l'Italie en 1202, comptant trouver des vaisseaux à Venise; le reste des croisés s'embarqua en Flandre l'année suivante, et fit voile pour le port d'Acre, en Syrie. Ce n'était pas le seul armement considérable qui fût parti de nos provinces pour la Palestine depuis Godefroid de Bouillon. Indépendamment d'une foule de princes et de seigneurs qui avaient sans cesse renouvelé ce glorieux pèlerinage, on avait vu des corps nombreux de Belges prendre part à tous les efforts de l'Europe pour la défense de Jérusalem. En 1147, un simple moine flamand, appelé Arnould, avait prêché la croisade avec tant de succès en Basse-Lorraine et en Flandre, qu'une armée entière d'hommes de tous les rangs s'embarqua dans nos ports pour aller délivrer la Terre-Sainte. Leur flotte, composée de plus de cent voiles', fut jetée sur les côtes de Portugal, et trouvant les Maures en possession d'une partie de ce pays, ils s'unirent à des croisés anglais pour faire le siège de Lisbonne. La résistance fut opiniâtre ; mais après de longs efforts, les Belges, commandés par le comte Arnould d'Arschot, forcèrent enfin la ville, et conquirent pour les Portugais une capitale. Plus tard, les chevaliers de Hainaut, de Brabant et de Flandre se trouvèrent en si grand nombre au siège de Ptolémaïs (1191), qu'ils y formèrent un corps d'armée distinct, qui se sépara des Français et des Allemands. Ils prirent pour chef Jacques d'Avesnes, l'un des pairs de Hainaut, et, sous la conduite de ce vieux guerrier, ils accompagnèrent Richard Cœur de Lion dans sa campagne contre Saladin, s'associant à tous les périls du héros anglais, et se montrant dignes d'obtenir aussi quelque part de sa gloire. Mais l'expédition de Baudouin, sans atteindre le grand but religieux des croisades, eut tant d'éclat comme entreprise militaire, qu'elle éclipsa celles qui l'avaient précédée. Arrivé à Venise, où devaient se réunir les chefs des croisés, le comte reconnut la nécessité cle conquérir par les armes les ressources qui manquaient à l'armée chrétienne. De concert avec les Vénitiens, il s'engagea à rétablir en Grèce un jeune prince exilé, qui offrait de payer ce service par des dons immenses. La flotte italienne et les seigneurs croisés (que l'histoire appelle les barons latins) parurent en 1203 devant Constantinople, et y placèrent leur protégé sur le trône. Mais il périt presque aussitôt dans une révolte, et l'année franque, qui attendait le prix de ses services, ne reçut que des menaces et des outrages. Alors elle attaqua la grande ville grecque par terre et par mer, les Vénitiens forçant l'entrée du port, tandis que les croisés donnaient l'assaut aux remparts. Rien ne put résister à cette double attaque, ni les hautes tours des assiégés, ni leurs machines de guerre, ni le feu grégeois qu'ils lançaient sur les assaillants, ni la chaîne immense qui fermait le port. Dès le second jour, Constantinople fut prise, et les vainqueurs traitant ce qu'il restait de l'empire comme une province conquise, choisirent entre eux un empereur d'Orient. Baudouin était le plus puissant et le plus brave : ce fut à lui qu'ils décernèrent la couronne (1204). Ainsi, pour la seconde fois, un prince belge trouvait un trône clans ces contrées lointaines où la victoire avait conduit les croisés. Mais, par une étrange fatalité, ce deuxième trône devint aussi funeste au héros qui l'avait conquis. Baudouin de Constantinople périt la même année en combattant les hordes farouches des Bulgares , et sa mort, comme celle de Godefroid cle Bouillon, éteignit une de nos grandes races : car il ne laissait que deux filles, qui devinrent les seules héritières de l'antique maison de Flandre, mais qui ne devaient pas trouver pour époux des princes capables d'égaler ceux dont elles descendaient. C'en était fait de la force et de la grandeur des comtes flamands, mais non pourtant de la puissance et de la prospérité du pays, déjà consolidées par les institutions qu'il avait acquises, par les ressources qu'il s'était créées, par les bienfaits qu'il avait reçus de ses premiers souverains, et par l'héritage de gloire qu'ils lui avaient légué. En effet, ce n'est pas seulement par leur administration sage et souvent généreuse que Thierry et Philippe d'Alsace, Baudouin le Bâtisseur, Baudouin le Courageux et Baudouin de Constantinople avaient assuré l'indépendance de leurs états. Pour apprécier l'influence de ces règnes si brillants, il faut tenir compte de la confiance que la Flandre et le Hainaut avaient appris à mettre dans leur force, de l'énergie que tant d'exemples et de souvenirs avaient inspirée à la noblesse et au peuple, de cet orgueil national qui s'était éveillé et qui devait produire tant de miracles. Considérées sous ce point de vue, les guerres des princes hen-nuyers et flamands, la lutte soutenue contre Philippe-Auguste, et surtout la conquête de Constantinople , ne nous apparaissent plus comme de simples épisodes de l'histoire du pays, mais comme des bases solides et glorieuses cle son avenir. CHAPITRE VI. HISTOIRE DE LIÈGE PENDANT LE DOUZIÈME ET LE TREIZIÈME SIÈCLE. Ce n'est point par la grandeur des événements politiques, ni par le caractère et les actions éclatantes des évêques, mais par les progrès de la liberté publique, et par les droits successivement accordés à la bourgeoisie, que l'histoire de Liège est digne d'intérêt pendant le cours du XIIe siècle. Divers combats contre Godefroid le Barbu et contre Henri l'Aveugle avaient accru la renommée naissante cle l'infanterie liégeoise, sans étendre la puissance de l'évêché. Quant aux prélats qui s'étaient succédé depuis Henri le Pacifique, ils avaient laissé peu de traces de leur règne. Les esprits étaient agités par la lutte presque continuelle des empereurs contre le Saint-Siège, et dans cette lutte, les évêques et le chapitre de Liège se conduisirent quelquefois en vassaux du monarque plutôt qu'en membres de l'Église. L'on vit même Henri de Leyen, qui occupa le siège épiscopal cle 1145 à 1164, suivre en Italie l'empereur Frédéric Barberousse, combattre contre le souverain pontife , s'attacher à l'antipape Victor, et consacrer son successeur. Ce qui explique surtout cette puissance du parti cle l'empire clans l'évêché, c'est que l'influence des princes et des seigneurs environnants avait peu à peu rempli le chapitre de leurs proches ou cle leurs alliés. Sous l'évêque Alexandre (1130), on comptait parmi les chanoines de Saint-Lambert deux fils d'empereur, sept fils de rois et quarante-trois fils de ducs et de comtes. Mais une partie de ces chanoines n'avaient pas même reçu les ordres, et leur charge était pour eux un bénéfice séculier plutôt qu'ecclésiastique. Ainsi la richesse de l'Église avait amené l'envahissement de ses dignités par les familles seigneuriales, et si les souverains pontifes n'eussent pas fréquemment interposé leur action puissante, il semble que les plus grands désordres auraient été la suite d'un état de choses aussi contraire à l'esprit des institutions religieuses. Les mœurs s'étaient relâchées ; la simonie était publique ; les brigandages re- commençaient dans les campagnes et les meurtres clans la ville : on vit même un des évêques (Frédéric de Namur, en 1121) empoisonné par un rival dont l'ambition avait été déçue. Mais la partie saine du clergé recourut toujours, dans les moments cle crise, au tribunal de Rome, et le Saint-Siège n'hésita jamais à frapper les prélats infidèles à leur mission. L'évêque Alexandre, déposé par Innocent II (1134), ne put survivre à sa honte ; Albéron de Namur, cité à comparaître devant Eugène III, expira quelques jours après avoir obéi (1146). Raoul de Zeringhen, élevé à l'épiscopat vingt ans plus tard, fut publiquement admonesté comme simoniaque par le cardinal cl'Albe, légat pontifical (1186), et il se repentit si vivement cle son indifférence passée pour tous ses devoirs de prélat et de souverain, qu'il voulut l'expier en se rendant à la croisade avec Frédéric Barberousse. Ceux des chanoines qui avaient été coupables comme lui, imitèrent sa pénitence. Plusieurs périrent dans cette expédition, et le prélat lui-même mourut au retour (1191). L'élection suivante offrit des scènes déplorables. La plus grande partie du clergé et du peuple avaient choisi Albert de Louvain, frère du duc Henri le Guerroyeur. Mais quelques chanoines s'opi-niâtrèreut à soutenir un autre candidat, et l'empereur Henri VI, prétendant que cette contestation lui donnait le droit d'élire lui-même un évêque, nomma Lothaire de Hochstadt, frère d'un de ses favoris. Albert cle Louvain eut recours au pape, qui confirma son élection ; mais personne n'osa lui donner appui contre l'empereur irrité, et des officiers de ce prince assassinèrent le malheureux élu dans la ville de Rheims, où il s'était rendu pour recevoir successivement la prêtrise et la consécration pontificale (car lui aussi avait été jusque-là étranger à l'Église). Aussitôt le souverain pontife excommunia et déposa Lothaire (1192), tandis que les parents du mort s'armaient pour le venger. Mais l'empereur ayant apaisé leur ressentiment par quelques mesures expiatoires, les deux ducs de Brabant et de Limbourg, l'un frère, l'autre oncle de l'évêque assassiné , ne s'occupèrent plus que de lui donner un successeur qui leur convînt. Leur choix tomba sur le fils clu Limbourgeois, appelé Simon, et qui n'avait encore que seize ans. Ils l'installèrent auda-cieusement sur le siège épiscopal ; et lorsque le pape eut ordonné une autre élection (1194) , Albert de Cuyck, qui fut choisi par le clergé , n'eût pu entrer en possession cle son diocèse, si Baudouin le Courageux ne fût venu à son secours avec les forces de ses trois comtés. Cette influence fatale clu pouvoir et de l'ambition des princes voisins sur le gouvernement cle l'évêché, détacha la population de ses souverains. Le peuple de Liège avait joui de quelque importance clans l'état dès l'an 1071 ; car le traité conclu avec Kichilde, à cette époque, faisait mention clu consentement des " gens cle condition servile. „ Les magistrats municipaux (le mayeur et les échevins) avaient toujours été nommés par l'évêque et choisi parmi " les grands, „ c'est-à-dire clans la classe équestre, qui formait la haute bourgeoisie et ne s'alliait point aux familles plébéiennes. Cette classe, jalouse de ses prérogatives, avait accordé jusque-là peu de droits politiques " aux petits, „ malgré la valeur que les douze métiers avaient déployée clans tous les combats , et le caractère honorable que leur reconnaît l'histoire. Cependant ils étaient représentés plus ou moins complètement par une magistrature élective et populaire: c'était le conseil des jurés, composé vers cette époque de trente-deux membres et présidé par deux " maîtres à temps. „ Ces jurés, qui devaient plus tard devenir les chefs de la commune, semblent avoir préludé à ce rôle peu après l'avènement d'Albert de Cuyck. En effet, nous les voyons décréter en 1199 l'établissement d'une nouvelle taxe pour la réparation des murailles de la ville. Le chapitre résista; mais ce ne fut qu'avec la plus grande peine qu'il put faire respecter ses privilèges. La petite bourgeoisie, d'accord cette fois avec les grands, avait la conscience de sa force et le désir de s'en prévaloir. Le document qui nous fait le mieux connaître la condition des classes inférieures à Liège, vers le XII.e siècle, est une charte de l'empereur Henri Y, accordée en 1107. Elle divise les habitants, d'après l'usage antique, en serfs clu chapitre et gens cle la ville ou de l'échevinage. Ces derniers sont soumis à l'autorité laïque, qui peut forcer les portes de leurs maisons, les arrêter chez eux ou saisir leurs meubles. Les serfs du chapitre, au contraire, ne seront jugés que par leurs pairs, à moins qu'ils ne soint marchands publics, et leur demeure est inviolable. Ils jouissent donc des anciennes libertés ecclésiastiques qui protègent encore les vassaux du clergé et qui consacrent pour eux sous le nom cle servitude les privilèges cle la liberté personnelle. Obtenir des libertés égales et avec elles des garanties politiques , telle était la conquête à laquelle devaient tendre les gens cle la cité. Ils y parvinrent vers l'an 1200, par les privilèges que il leur accorda l'évêque Albert de Cuyck. Nous en indiquerons ici les points les plus importants. Les bourgeois cle Liège ne devaient plus être taxés que de leur consentement. En cas de guerre , l'évêque promettait d'entrer d'abord en campagne avec sa noblesse et ses vassaux, mais s'il fallait faire marcher les forces de la ville, l'avoué de Hasbagne serait tenu de venir prendre dans l'église cathédrale l'étendard de Saint-Lambert, et alors tout le peuple le suivrait. Le bourgeois n'était justiciable que de ses échevins : il pouvait être condamné à mort, mais ses biens n'étaient point sujets à la confiscation. Le mayeur ne pouvait pénétrer dans la demeure des citoyens malgré eux, même pour y chercher un coupable, et, suivant la locution consacrée, " pauvre homme en sa maison était roi. „ On croit que ce principe était déjà consacré depuis longtemps, au moins pour les manants qui vivaient sur Iles terres du chapitre , et la tradition populaire le fait remonter jusqu'au règne de Charlemagne. Le règne suivant vit éclater une lutte soudaine entre l'évêque Hugues de Pierrepont et Henri le Guerroyeur, duc de Brabant. Mais nous en rattacherons le récit à l'histoire de ce dernier (Chap. VIII). Hugues se distingua du plus grand nombre de ses prédécesseurs en soutenant contre l'empereur le parti du chef de l'Église. Après lui, le siège épiscopal appartint à Jean de Rumigny, sous qui la ville fut agitée par les projets de réforme d'un légat plus zélé que réfléchi. Mais les Liégeois s'étant réconciliés avec leur prince, remportèrent à Montjoie une grande victoire sur le duc de Limbourg et les comtes de Gueldre et de Juliers (1237). Dix ans plus tard, l'évêché fut donné à Henri de Gueldre, choix imprudent, qui devait avoir des suites fatales. Ce prince était encore si jeune qu'il eut besoin d'obtenir une dispense d'âge, et il déploya plus tard un caractère violent et passionné. Mais la puissance du parti impérial et l'appui qu'il trouvait dans la ville avaient forcé ses adversaires à choisir un candidat allié aux maisons qui régnaient dans les provinces environnantes. Les-contestations qui s'étaient élevées au sujet de ces élections avaient rempli la ville de trouble et de tumulte. Le respect de l'autorité avait disparu, et chaque classe avait appris à calculer ses forces. Il n'est donc pas surprenant que l'avènement du jeune Henri ait été suivi de graves commotions. La lutte s'engagea d'abord entre les chanoines, qui voulaient maintenir leurs anciens privilèges, et le corps des échevins, toujours jaloux d'étendre sa juridiction (1252). Ce corps se composait alors cle douze échevins (1) et de deux " maîtres-à-temps „ ou protecteurs clu peuple, tous pris dans les familles patriciennes. Il tint ferme contre les menaces de l'évêque et l'empereur lui-même. Mais pour gagner les gens de métier, il fallut leur accorder que les maîtres-à-temps prissent la direction des affaires, et que l'un des deux fût choisi parmi le peuple (1253). Le chef qui dirigeait la multitude était Henri de Dinant, patricien lui-même, homme d'un caractère arclent, et dont l'activité était aussi redoutable que l'éloquence. Il prit des mesures pour assurer la domination de son parti : la ville fut divisée en vingt quartiers, qui formèrent vingt compagnies de milices, chacune cle deux cents soldats. Aussitôt Saint-Trond, Huy et Dinant suivent l'exemple cle la capitale. Les échevins, qui s'étaient réconciliés avec l'évêque, sont partout menacés et forcés de fuir. Mais Henri cle Gueldre, soutenu par le duc de Brabant, les comtes de Juliers et cle Loos , et toute la noblesse de l'évêché, remporta bientôt l'avantage. Malgré le courage et l'ardeur que montrait la bourgeoisie armée, il lui était difficile de lutter en rase campagne contre la chevalerie liégeoise, qui marchait sous la bannière du prélat, et qui se composait des gentilshommes du pays, tous habitués dès leur enfance aux armes, et portant jusqu'à l'héroïsme le sentiment de l'honneur militaire. On négocia enfin, et après quelques conférences, la paix fut signée dans le village de Bierset, dont le traité conserva le nom (1255). La milice liégeoise fut cassée, et l'une des portes cle la ville (celle de Sainte-Walburge) resta au pouvoir de l'évêque. Henri de Dinant et ses partisans, condamnés à l'exil, reçurent un sauf-conduit pour sortir de la principauté. Ce tribun audacieux rentra cependant à Liège, l'année suivante, à la faveur d'une nouvelle sédition. Mais le parti des échevins fut victorieux, et leur adversaire, désespérant clu succès, se retira en Flandre, où la comtesse Marguerite lui fît un accueil favorable. Cependant Henri de Gueldre n'était pas beaucoup plus satisfait des échevins que du peuple ; car les familles patriciennes se montraient aussi jalouses de maintenir les privilèges de la ville, et ne (1) L'ancien nombre était de quatorze. pliaient pas davantage sous l'autorité de l'évêque et du chapitre. Pour la dompter par la force, il lit transformer en citadelle la porte de Sainte-Walburge qui lui avait été livrée. Les bourgeois irrités surprirent et rasèrent la forteresse, et se liguèrent cle nouveau avec les villes de Dinant, de Iluy en de Saint-Trond (1269). Mais trop faibles pour résister à l'orage qui les menaçait cle toutes parts, ils furent contraints de se soumettre, et payèrent 3,000 marcs d'argent pour la reconstruction de la citadelle qu'ils venaient de détruire. On ne peut nier que Henri, quoique maltraité par les historiens , ne fût un prince courageux et plein d'énergie. Il avait forcé le duc de Brabant à le laisser maître de Saint-Tronc!, et il s'était vengé de la défection de Malines, en s'emparant de Maestricht, où la souveraineté avait été partagée jusque-là entre lui et le duc. Mais sa conduite personnelle ne pouvait être justifiée. Il n'avait pris les ordres que douze ans après son élection (1258), et il avait continué à vivre en soldat plutôt qu'en prêtre. Ses désordres devinrent si graves qu'un de ses archidiacres, appelé Thibaut, de l'illustre famille Italienne des Visconti, les lui reprocha devant tout le chapitre. Frappé par l'évêque, qui ne put se contenir, Thibaut s'exila de Liège, et se rendit à la Terre-Sainte. Il se trouvait dans le camp des croisés, lorsque les cardinaux, rassemblés pour l'élection d'un pape, fixèrent leur choix sur lui (1271). Un des premiers soins du nouveau pontife, qui prit le nom de Grégoire X, fut d'admonester le prélat dont il avait vu les excès; et Henri n'ayant témoigné que du dédain pour ses exhortations, fut cité au concile de Lyon et déposé (1274). Le pape lui donna pour successeur Jean d'Enghien, qui avait occupé avec honneur le siège de Tournai, mais dont le règne à Liège fut troublé par une guerre fortuite et malheureuse. Un bailli de l'évêque avait fait pendre, pour le vol d'une vache, un paysan de la seigneurie de Gosnes (sur la frontière de l'évêché et du comté de Namur). Le seigneur de cette terre, qui était de la maison de Beaufort, trouva irrégulière la conduite du bailli, et soutenu par ses proches, il prit les armes contre cet officier. Mais celui-ci réunit les milices du Condros (le district de Huy), marcha sur le château cle Gosnes, le prit et le brûla. Alors les parents du gentilhomme réclamèrent l'appui du duc de Brabant, du marquis de Namur et du comte de Luxembourg, dont ils se rendirent vassaux. La querelle devint générale. Quinze mille hommes périrent, dit-on, dans les combats qui se livrèrent à cette occasion et qui ensanglantèrent une partie de l'évêché. Enfin Philippe le Hardi, roi de France, fut choisi pour arbitre ; il décida que de part et d'autre l'on devait désarmer et remettre toutes choses sur le même pied qu'avant " la guerre de la vache „ (1276). Une mort funeste enleva quelque temps après Jean d'Enghien à ses sujets. Le farouche Henri de Gueldre , qui s'était retiré dans les états de sa maison, réclamait une somme d'argent qu'il prétendait avoir prêtée à son église. L'évêque surpris demanda une explication, et se rendit au lieu qui fut fixé pour l'entrevue (à Ilougarde). Mais il n'y trouva que des soldats du Guel-drois, qui l'enlevèrent, le lièrent sur un cheval et l'entrainèrent au galop jusqu'à la porte de l'abbaye cle Heilissem, où il tomba mort d'épuisement (1281). Quelque temps après, Henri de Gueldre fut tué par un chevalier de la Hesbaye, auquel il avait fait autrefois un outrage mortel. L'élection suivante fit naître cle nouvelles contestations, comme si le pays n'eût dû échapper à la guerre extérieure que pour retomber dans les discordes civiles. Mais enfin le choix du souverain pontife mit sur le siège épiscopal Jean de Flandre, fils de Gui de Dampierre (1282). Ce prélat, d'un caractère doux et modéré, eut cependant les mêmes démêlés avec les échevins de Liège , que son père avec les XXXIX de Gand. Il s'agissait d'un impôt que ces magistrats voulaient établir sur les vivres pour subvenir aux dépenses de " la fermeté „ (la construction et l'entretien des portes et des remparts). L'évêque leur contesta le droit qu'ils s'arrogeaient de taxer la ville sans son consentement et sans celui du peuple. Il alla jusqu'à quitter Liège avec tout son chapitre , et passa près de deux ans à Huy. Mais rien ne put vaincre l'obstination du corps échevinal, et plutôt que d'en venir aux armes , Jean de Flandre transigea comme Gui de Dampierre (1287). Il devenait chaque jour plus évident que la force réelle passait des princes à la bourgeoisie et des classes élevées aux classes inférieures. CHAPITRE VII. état général du pays. La possession des privilèges qui assuraient à la bourgeoisie une certaine indépendance, et donnaient une forme populaire au gouvernement municipal, faisait peu à peu de nos grandes cités des communes, c'est-à-dire des villes où la souveraineté résidait dans la généralité des habitants. Il y avait déjà plus d'un siècle que ce nom de commune était en usage dans le nord de la France, et on le trouve usité à Gand vers l'an 1128. Mais la révolution qui s'opérait dans le sort du peuple s'accomplissait autrement dans nos provinces que dans les monarchies voisines. Nous avons déjà vu que, dans ces temps primitifs, la classe bourgeoise ne s'isolait pas complètement de la noblesse : au contraire, les riches bourgeois, qui faisaient le service de cavaliers, formaient eux-mêmes une classe privilégiée, à laquelle dans le principe appartenaient presque toutes les magistratures locales. Mais comme ces patriciens et leurs proches vivaient en partie de commerce, ils avaient intérêt à favoriser la population industrielle, et surtout les métiers qui concouraient à la fabrication du drap, qui était devenue une des branches principales de la fortune publique. Les divisions qui troublèrent plus tard la paix publique, n'éclatèrent avec toute leur violence qu'au XIVe siècle. Dans le cours du XIIe, les petites gens, comme on les appelait, ne semblent pas avoir exigé plus de droits et cle bien-être que l'ancien usage ne leur en avait assuré. Un document de l'an 1252 détermine assez nettement la différence cle la manière de vivre des hommes de rang inégal : c'est le tarif qui fixait à Gand le prix de l'entretien des détenus dans la maison d'arrêt (1). Le garçon ou apprenti payait par jour 8 deniers (1) Cette pièce, publiée par M. Warnkônig (vol. III, p. 282 de la traduction), n'indique pas la dépense moyenne des habitants, mais elle établit ou environ 1 franc 20 centimes. L'homme de métier, 1 franc 80 c., ce qui était aussi le taux de la pension du paysan libre ; le sergent qui vit hors des murs de la ville (classe qui représente l'écuyer ou esquire des Anglais) est assimilé au bourgeois qui boit du vin à ses repas, et il paie 2 francs 60 c.; quant au chevalier, il donne 2 sous de Flandre, ou 7 francs 20 c. L'ouvrier devait recevoir à ses deux repas du pain, de la bière, une quantité convenable (rationabilis) de légumes et de viande ou de poisson, et sa dépense, portée au quart de celle du chevalier, suppose évidemment des habitudes de bien-être inconnues aux plébéiens des pays environnants. La coexistence de ces différents ordres d'habitants, qui ne commencèrent à jouir d'une certaine égalité que dans le cours du XIIIe siècle, montre avec quelle lenteur se transformait la société féodale. Aussi n'est-il pas toujours possible aux historiens les plus attentifs de déterminer l'époque lixe où les métiers prirent rang dans la plupart des cités, non plus comme une classe servile, mais comme faisant partie de la bourgeoisie libre (1). Le nom même de commune n'indique pas toujours un changement de l'état de choses ancien. C'est ce qu'exprime assez clairement le préambule d'une charte de Philippe-Auguste, en faveur de Tournai : " Nous érigeons „ cette ville en commune, dit le monarque, afin qu'elle jouisse de „ tous les droits et libertés qu'elle possédait auparavant. „ Ces privilèges énumérés dans la même charte, paraissent équivaloir à ceux qu'avaient obtenus les Liégeois et que nous avons énumérés. Ce n'était pas seulement dans les plus riches provinces que se manifestait un grand développement des libertés municipales ; le Brabant, plus arriéré que le pays de Liège et la Flandre, nous offre pourtant dès la seconde moitié du XII.e siècle des indices certains de l'affranchissement des grandes villes. En effet, nous voyons alors les grandes cités de cette province prendre part aux traités de leur souverain avec les puissances voisines. C'est ainsi l'intervalle entre leur manière de vivre. J'ai fixé la valeur du denier à 15 centimes, d'après le maximun que m'a fourni le prix de l'avoine cité dans le même acte. On pourrait, je crois , la réduire en général d'un tiers. (1) M. IIenaux pense que ce résultat fut obtenu à Liège vers 1297. Dans le tarif ci-dessus, l'homme de métier flamand est appelé burgensis ex officio. Je crois qu'il avait ce titre dès 1128. que " tous les échevins et plusieurs des meilleurs bourgeois de Bruxelles „ s'obligèrent pour leur duc envers le comte de Flandre dès 1179; et sept autres villes, Anvers, Louvain, Nivelles, Gem-bloux, Tirlemont, Leeuwe et Jodoigne, intervinrent cle même à un traité subséquent (1194). On peut juger des droits qu'avaient obtenus les cités les plus puissantes, par ceux qui furent accordés à la petite ville de Tirlemont lors de son affranchissement (1168) : ce sont presque les mêmes que ceux dont jouissait déjà depuis un siècle la bourgeoisie flamande. La séparation entre les grands et les petits est plus complète dans les premiers temps à Bruxelles, à Louvain et à Anvers, que dans le reste du pays. La bourgeoisie franche s'y divisait en lignages ou races libres, au nombre de sept dans chaque ville. Leurs membres étaient qualifiés d'hommes honorables et bien nés, pour les distinguer des gens de métier que la loi municipale de Bruxelles semble regarder comme des serfs en 1229. A ces lignages étaient réservés tous les droits politiques, et ce n'est qu'en 1234 que nous voyons enfin apparaître à Louvain le nom de commune avec les franchises des métiers. Mais l'émancipation des plébéiens en Brabant n'alla plus loin que dans le XIVe siècle. Il n'est pas douteux cependant que la population de cette province n'eût conservé dans les âges précédents les habitudes militaires de la race germanique : car on vit figurer de bonne heure dans les armées d'Angleterre et de France une infanterie régulière levée en Brabant, et dont les soldats gardèrent le nom de Brabançons (ils sont cités pour la première fois en 1166). Tandis que ces troupes aguerries devenaient célèbres dans l'ouest de l'Europe par leur valeur et leur expérience, d'autres hardis aventuriers de la même province se joignaient à des émigrations flamandes et hollandaises, pour aller s'établir dans les contrées du nord de l'Allemagne, d'où les princes saxons avaient chassé des tribus slaves (1150). Quelques-uns de ces colons étaient des artisans qui se fixaient dans les villes; les autres, des gens de labour qui se répandaient dans les campagnes : mais tous, accoutumés à manier la pique aussi bien que les instruments de leur métier, se firent admirer des Allemands par leur courage comme par leur industrie, et les historiens les appellent tour à tour bons cultivateurs et vaillants hommes. Ainsi la masse du peuple déployait déjà autant d'intelligence que de vigueur, et le Brabant n'avait presque plus rien à envier sous ce rapport à aucune des contrées voisines. Les comtés de Hainaut et de Namur étaient moins avancés: cependant l'émancipation du peuple avait fait assez de progrès pour que l'extension des privilèges de la bourgeoisie commençât à paraître onéreuse à la noblesse. Les seigneurs obtinrent de Baudouin le Courageux la suppression des franchises de tous ceux qui n'habitaient pas dans l'enceinte des cités; mais d'une autre part, ils perdirent entièrement leur indépendance et le droit funeste des guerres de famille. Baudouin de Constantinople avait porté une loi solennelle, appelée depuis " la charte cle l'an 1200, „ qui condamnait le meurtrier au dernier supplice (1) et ses proches à l'exil, à moins qu'ils ne jurassent de s'abstenir de le défendre. C'était attaquer le mal clans ses racines. Ce même prince fixa dans la ville cle Mons la cour suprême du comté, qui se rassemblait jusque-là dans son château cle Ilornu, et ce fut depuis lors que le Hainaut eut une capitale. Là même où l'ancienne servitude des populations paraissait se conserver, les conditions en devenaient de plus en plus tolérables. Le serf n'était soumis qu'à des redevances annuelles, excessivement faibles , parce qu'elles n'avaient pas changé depuis l'origine, quoique la valeur de l'argent eût diminué de jour en jour. Si nous examinons les progrès du commerce et cle l'industrie , ils semblent avoir été presque généraux pendant le cours du XIIe siècle. La fabrication des étoffes, et surtout du drap, s'était répandue dans presque toute la contrée. Elle était si importante en Flandre que cette province mettait en œuvre presque toute la laine que produisait l'Angleterre. Le progrès des manufactures alimentait en même temps le commerce et la navigation. En 1201, Anvers fut agrandie de près de moitié. Les armées que la marine flamande transportait en Orient nous donnent la mesure de ses ressources. On a vu que Philippe d'Alsace s'était attaché à purger la mer de pirates. Il avait dirigé en 1184 une expédition contre les corsaires normands, dont Cherbourg était le refuge, et il les détruisit. La marine du Brabant avait déjà pris une part glorieuse à la guerre du même prince contre Florent de Hollande. Un traité cle Henri I." avec le comte de Gueldre accorde des exemptions de droits aux navires brabançons qui remontaient le (1) A moins cependant qu'ils ne fussent chevaliers ; car ceux-ci ne devaient être punis que de l'exil. Rhin, et rappelle d'anciennes stipulations à ce sujet, conclues quarante années auparavant. Malines même faisait alors le commerce d'outre-mer. Quant aux Liégeois, on a déjà vu quelle importance ils attachaient à la libre navigation de la Meuse. Des bourgeois de cette ville portaient leurs marchandises aux foires d'Allemagne dès le XII.e siècle. La tradition place vers la même époque la découverte et l'exploitation de leurs mines de houille (1201). Elle garde le silence sur leurs progrès dans l'art de travailler le fer et le cuivre, quoique cet art leur eût été familier dès les premiers temps. Il n'est pas indifférent cle remarquer que la supériorité militaire des Belges de cet âge tenait aussi en partie à des connaissances plus avancées et à une pratique plus savante que celles des autres peuples. Les auteurs allemands cle cette époque avouent que la chevalerie lorraine entendait mieux que toute autre les manœuvres de la cavalerie. Quant aux fantassins de Brabant ou de Flandre (et il n'y a aucune raison de douter que ceux du Hainaut et de Liège leur ressemblassent sous tous les rapports), les écrivains étrangers ne parlent qu'avec surprise et admiration de l'intelligence avec laquelle ils combattaient, se formant en gros bataillons carrés ou arrondis, qui offraient de toutes parts comme une haie de fer. Les piques de ces piétons n'étaient pas armées de pointes simples ; c'étaient des hallebardes, munies d'un fer en forme cle hache pour frapper d'estoc, et d'un crochet pour trouver prise dans l'armure des cavaliers et les renverser de leurs chevaux. D'autres piques plus pesantes, qu'on a prises à tort pour clés massues, étaient appelées en flamand goedendag, c'est-à-dire bonjour, parce que le piéton s'inclinait en faisant tomber cette arme terrible sur la tête de l'ennemi. En avant des bataillons ou dans leurs intervalles se plaçaient les arbalétiers, dont les coups portaient plus loin que ceux des archers ordinaires et frappaient plus juste. Mais c'était surtout dans l'emploi des machines cle guerre que les Belges surpassaient les autres peuples. Les man-gonneaux, sorte d'arbalètes gigantesques qui lançaient des traits immenses, étaient encore inconnus aux guerriers de Philippe-Auguste, tandis que les Lorrains et les Flamands les avaient déjà employés au siège de Lisbonne (en 1147). L'on y joignait d'autres instruments qui lançaient de grosses pierres. Le progrès des arts mécaniques rendait l'exécution et le maniement de ces machines faciles aux ouvriers qui peuplaient nos grandes villes; et ce qui paraissait ailleurs au-dessus des forces humaines, devenait un jeu pour des hommes familiarisés avec les prodiges de l'industrie. Le XII.0 siècle n'avait pas été moins remarquable sous le rapport religieux et moral. Outre les croisades, qui avaient contribué d'une manière puissante à étendre les lumières et à augmenter l'empire des sentiments pieux, la parole de quelques hommes éminents avait profondément remué la Belgique. Un moment d'étranges hérésies (que l'on croit émanées du manichéisme) avaient été répandues à Anvers par un sectaire audacieux, appelé Tan-chelin (1120). Saint Norbert, né en Allemagne, mais qui vivait en cénobite clans le Hainaut, ramena par ses efforts les populations égarées, et son exemple inspira tant de vénération pour l'ordre des Prémontrés, dont il était le fondateur, que de toutes parts l'on vit s'élever dans nos provinces de riches abbayes, aussi libéralement dotées par la piété nationale que l'avaient été autrefois les premiers monastères. Saint Bernard, qui passa à Liège et clans le Hainaut, pendant qu'il prêchait la seconde croisade (1146), inspira un enthousiasme universel, et d'autres grandes fondations pieuses en perpétuèrent le souvenir (les abbayes de Villers et de Cambron). Vers la même époque, la ville de Tournai, jusqu'alors au pouvoir de ses châtelains (la puissante famille des Radou), et qui avait passé tour à tour sous la suzeraineté cle la Flandre et du Hainaut, obtint du pape Eugène III le rétablissement cle son évêché, qui était resté uni à celui de Noyon depuis plus de trois siècles. Le premier de ces nouveaux évêques était un abbé du nom d'Anselme; il fut consacré en 1146, et jouit presque aussitôt d'une sorte de souveraineté sur le Tournaisis, que semblèrent lui céder les comtes voisins. Ni les Baudouin, ni Thierry et Philippe d'Alsace ne contestèrent à ce prélat et à ses successeurs la libre possession de sa cité. Mais en 1187, Philippe-Auguste ayant été reçu dans la ville pendant un voyage qu'il faisait en Hainaut, déclara qu'il consentait à prendre les habitants sous sa protection directe, et l'évêque se trouva dépouillé de sa seigneurie au profit cle son hôte royal. Il en coûta cher aux Tournaisiens, exposés depuis lors aux attaques des princes belges, qui les forcèrent plusieurs fois à racheter leur ville du pillage. Quant au roi. cette spoliation se l'attachait à ses projets sur la Flandre. Plusieurs des principaux monuments cle la Belgique , construits dans le cours de ce siècle, attestent à la fois le zèle religieux de la nation, l'opulence du pays et le progrès des arts. Il faut mettre en première ligne le magnifique chœur de la cathédrale de Tournai (commencé en 1110), les églises de Saint-Sauveur et de Notre-Dame à Bruges (la première commencée en 1127, et la seconde bâtie de 1180 à 1185, à l'exception de la tour), les églises de Saint-Jacques et de Saint-Nicolas de Gand (reconstruites en tout ou en partie vers 1120), et l'ancienne cathédrale de Liège, consacrée à Saint-Lambert, et qui fut détruite par les Français en 1794. De pareils édifices, élevés presque à la fois dans les diverses provinces, justifient assez tout ce que les historiens racontent de l'augmentation des richesses et de la population. Un document curieux peut jeter quelque lumière sur ce dernier point : c'est un dénombrement approximatif des habitants adultes du diocèse de Tournai, vers 1140 (1). L'on en comptait environ 900,000, ce qui ne forme guère qu'un cinquième de moins qu'aujourd'hui. Sur ce nombre, l'on supposait qu'il devait se trouver deux mille personnes coupables d'homicide ou d'autres crimes graves dont l'absolution ne pouvait être donnée par un simple prêtre. Si l'on admet que ce dernier chiffre représentât en quelque sorte celui des malfaiteurs, l'on trouvera la proportion (1 sur 450) remarquablement faible pour une époque où la civilisation européenne était encore dans l'enfance. (1) L'évêelié de Tournai comprenait le Tournaisis, les environs de Lille, de Cassel et de Bergues, et la Flandre à l'ouest de l'Escaut. La population actuelle de cette contrée (en y comprenant les enfants) est d'environ 1,500,000 âmes. CHAPITRE VIII. règne de ferrand de portugal, en flandre et en hainadt. — bataille de bouvtnes (1214). La grande prospérité des provinces belges, pendant le cours du XIIe siècle, avait eu pour base l'indépendance dont elles jouissaient. Celles qui avaient fait partie de l'ancien duché de Lorraine n'obéissaient plus que de nom à l'empereur d'Allemagne ; et la Flandre, quoique affaiblie par la perte de l'Artois, avait su conserver une attitude libre et fière vis-à-vis des rois de France. Ainsi nulle influence extérieure ne pesait sur le pays, et rien n'entravait le développement naturel des éléments de force, de civilisation et de richesse qu'il renfermait dans sou sein. Mais les choses devaient changer de face dans le siècle suivant. Philippe-Auguste, favorisé par les circonstances, allait enfin triompher de la résistance des Flamands, et soumettre à l'influence française les successeurs de Philippe d'Alsace et de Baudouin de Constantinople. Ce fut là le principe et l'origine d'une longue suite de guerres extérieures et de discordes intestines; car la Flandre, menacée au dehors par les armes royales, au dedans par l'existence d'un parti français, ennemi de sa nationalité, ne pouvait sauver sa liberté et son existence que par des efforts héroïques. Mais elle ne fut point au-dessous d'elle-même dans cette grande lutte, et le peuple flamand trouva dans son attachement à ses institutions, à ses droits et à sa patrie, assez de force pour se défendre avec autant de gloire que de succès. Baudouin de Constantinople, en quittant ses états, avait laissé ses deux filles, Jeanne et Marguerite, sous la tutelle de son frère Philippe de Namur, auquel il adjoignit son oncle Guillaume de Hainaut, seigneur de Château-Thierry (c'était un fils de Baudouin le Bâtisseur), et Bouchard d'Avesnes, regardé comme le plus sage et le plus capable de ses chevaliers. Jeanne avait dix-sept ans, Marguerite ne naquit qu'après le départ de son père. Le château de Gand avait été désigné pour leur séjour, et elles y résidaient quand on apprit la mort de Baudouin. A cette nouvelle, Philippe-Auguste, dont l'avidité n'était pas assouvie, conçut le projet de se rendre maître des deux jeunes princesses. Il offrit secrètement sa propre fille Marie au marquis de Namur, à condition que celui-ci lui livrerait ses pupilles, dont la garde lui était confiée. Le perfide tuteur accepta le traité. Jeanne et Marguerite, secrètement enlevées du château de Gand par celui qui aurait dû les défendre, furent remises entre les mains du roi (1205). En vain les seigneurs et les villes de Flandre firent redemander leurs jeunes souveraines. Le monarque resta sourd à leurs réclamations, et l'indignation nationale ne put frapper que Philippe de Namur, qui fut dépouillé de son titre de régent et chassé des deux comtés par la haine et le mépris publics. Maître de l'héritière de Flandre et de Hainaut, Philippe-Auguste eut soin d'empêcher qu'elle prît un époux dont l'alliance eût pu être utile à la puissance ou aux intérêts du pays (les Flamands désiraient qu'elle s'unît à un fils du roi d'Angleterre). Mais il consentit enfin à son mariage avec le prince Ferrand (1) de Portugal, neveu delà seconde épouse de Philippe d'Alsace, et, comme elle, entièr?ment étranger à nos contrées et aux royaumes voisins (1211). Il exigea de lui, comme condition de cette alliance, la cession des places de l'Artois qu'avait reprises Baudouin de Constantinople (Aire et St'Omer); et de peur que le nouveau comte ne violât sa promesse, Louis de France, fils aîné du roi, feignit de vouloir escorter les jeunes époux jusqu'en Flandre, les attira dans son château de Péronne, et les y retint prisonniers jusqu'à la reddition des deux villes. Le ressentiment des Flamands à cette nouvelle spoliation parut retomber sur Ferrand lui-même, que les Gantois attaquèrent lorsqu'il se présenta devant leurs murs. Mais bientôt ce prince, qui n'était pas moins irrité que ses sujets, regagna leur affection en augmentant les privilèges de la bourgeoisie, et en s'attachant les seigneurs les plus opposés à la France (car la noblesse se divisait en deux partis, l'un patriote, l'autre dévoué à Philippe-Auguste). Il traita ensuite secrètement avec le roi Jean d'Angleterre, dont le monarque français était l'ennemi déclaré. Par cette alliance, il s'assurait en même temps l'appui de l'empereur Othon IV, neveu (1) Ce nom équivaut à celui de Ferdinand. de Jean, et qui avait les mêmes intérêts. Ainsi le jeune comte préparait les moyens de prendre sa revanche. Toutefois il fut d'abord forcé d'intervenir dans une autre lutte qui venait d'éclater dans les provinces lorraines. Henri le Guer-royeur, duc de Brabant, semblait être le plus redoutable des princes belges, depuis le départ et la mort de Baudouin de Constantinople. Il avait vaincu et fait prisonniers en 1202 les comtes de Gueldre et de Hollande, et depuis lors il s'était efforcé d'accroître encore sa puissance à la faveur des guerres civiles dont l'Allemagne était le théâtre. Armé tour à tour pour Othon et contre lui, il avait fini par recevoir de ce monarque la mission de châtier l'évêque de Liège, qui avait abandonné son parti à l'exemple des princes ecclésiastiques allemands. Mais son véritable but, en acceptant cette tâche, était de se venger du prélat, qui refusait de lui céder la possession des seigneuries de Moha et de Waleffe, situées au nord de Huy. Pénétrant à main armée au centre de ses états, il vint fondre à l'improviste sur la ville de Liège, où l'on n'avait pris aucune mesure pour résister à cette attaque inattendue et déloyale. Les habitants s'enfuirent de l'autre côté de la Meuse, sans même essayer cle se défendre : leurs maisons furent livrées au pillage, et pendant plusieurs jours les Brabançons et leurs alliés s'abandonnèrent à toute espèce de violences et de rapines (1212). Hugues de Pierrepont, qui occupait alors le siège épiscopal, se hâta de faire appel aux vassaux de son église, et surtout à Ferrand qui relevait de lui pour son comté de Hainaut. La position du jeune comte était difficile : abandonner l'évêque, c'était violer son devoir et laisser en même temps découvrir ses liaisons encore incomplètes avec l'Angleterre et avec Othon; mais attaquer le duc et l'accabler, c'eût été ruiner le parti de l'empereur, déjà considérablement affaibli. Ferrand se conduisit avec autant d'adresse que de fermeté. Il entra en campagne avec toute sa chevalerie et se joignit à l'évêque; dont les forces s'élevèrent alors à 2,500 lances. Mais aussitôt que Henri le Guerroyeur, effrayé cle la supériorité de ses ennemis, eut fait des propositions de paix, le comte se porta pour médiateur entre lui et le prélat, et consentit à lui servir de caution vis-à-vis de ce dernier. Par ce moyen la paix sembla rétablie, et Ferrand put espérer que le Brabançon reconnaissant serait pour lui un allié de plus. Encouragé par cette heureuse issue d'une affaire qui n'était pas sans péril, et se sentant relevé aux yeux de ses sujets par l'énergie qu'il avait déployée, le comte n'hésita plus à laisser éclater son ressentiment contre Philippe-Auguste. Ce prince préparait alors une grande expédition contre l'Angleterre, dont il voulait tenter la conquête avec toutes les forces de son royaume (1213). Mais quand il somma Ferrand de venir se joindre à lui avec les hommes d'armes de Flandre, ce dernier déclara hautement qu'il ne l'assisterait ni comme vassal ni comme allié, qu'après la restitution des villes d'Aire et de Saint-Omer. En même temps il faisait appel à ses communes pour défendre la cause nationale, et bientôt Gand, Bruges et Ypres, intervenant dans le traité qu'il avait conclu avec le roi Jean, s'engagèrent en leur propre nom à soutenir la lutte contre la France (1). Mais le moment était mal choisi pour défier Philippe-Auguste. L'armée française, rassemblée le long des côtes de la Manche, était supérieure en forces à toutes celles que l'on avait vues jusqu'alors , et la flotte qui devait la transporter comptait dix-sept cents voiles. Dès que le roi eut découvert les intentions hostiles cle Ferrand (qui lui avaient paru d'abord peu sérieuses), il ne lui laissa pas le temps de se mettre en défense. Renonçant à l'expédition qu'il avait projetée contre les Anglais, il se jeta brusquement sur la Flandre, où rien n'était prêt pour une guerre immédiate, et enleva tour à tour Cassel, Ypres, Bruges et le port cle Damme, dans lequel sa flotte vint mouiller. Il forma ensuite le siège de Gand, et fut rejoint devant cette ville par les vieilles bandes brabançonnes que lui amena Henri le Guerroyeur, devenu depuis peu son gendre (2). Ce fut en vain que le comte, qui n'avait pu rassembler une armée, vint avec quelques troupes flamandes et anglaises insulter le port de Damme, et enlever presque tous les vaisseaux du roi. Il ne put tenir tête aux forces françaises qui marchèrent contre lui, et fut contraint de se réfugier en Zélande. Alors Philippe brûla lui-même ce qui restait de sa flotte, trop faible désormais pour tenir la mer, et revenant sur ses pas , il se (1) L'acte par lequel les échevins et les bourgeois de Gand se portent caution pour leur comte envers le monarque anglais, est imprimé dans le 1 .cr volume des Rotuli Chartarum, pag. 197. (2) Il venait d'épouser en secondes noces Marie de France, veuve de Philippe de Namur, et il avait rompu tous ses engagements envers Ferrand et envers Othon. rendit maître de toutes les villes de Flandre sans éprouver de résistance. Dans cette extrémité, Ferrand ne perdit pas courage. Il reçut de nouveaux renforts d'Angleterre, et dès que la grande armée française s'éloigna, croyant la campagne terminée et le pays conquis , il reparut en Flandre, rentra dans toutes les places où le roi avait mis garnison , et s'empara même de Tournai. La ville fut pillée, et se racheta de l'incendie par une rançon de vingt mille livres, dont répondirent soixante bourgeois livrés comme otages. Mais Philippe revint sur ses pas, reprit et brûla Lille, quoique le comte s'y fût jeté lui-même pour la défendre. Déjà Courtrai avait été saccagé par Louis de France, fils du roi. L'hiver seul interrompit la guerre ; elle devait recommencer plus terrible au printemps. Pendant que les forces du comte de Flandre se trouvaient ainsi engagées, le duc de Brabant, dont nous avons déjà indiqué l'alliance avec les Français, crut l'occasion favorable pour recommencer la lutte contre l'évêque de Liège. Laissant éclater à la fois sa haine et sa perfidie, il envahit le territoire de l'évêché, sans même chercher un prétexte de guerre. Hugues de Pierrepont surpris de nouveau, ne pouvait compter en ce moment que sur lui-même; mais c'était un prélat d'un caractère énergique, et lorsqu'il eut vu la Hesbaye dévastée et Tongres livrée aux flammes par les soldats du Guerroyeur, il résolut de combattre, malgré l'infériorité de ses troupes. Il sortit de Liège, suivi de peu de chevaliers, mais conduisant avec lui tous les bourgeois sous l'étendard de Saint-Lambert, et ayant été rejoint par le comte de Looz et par les milices de Dinant et de Huy, il vint offrir la bataille au duc, dans la plaine de Steppes, près de Montenaken, dans les environs de Saint-Trond (13 octobre 1213). Les Brabançons acceptèrent le combat, et leurs chevaliers remportèrent d'abord l'avantage sur ceux de l'évêché. Mais l'infanterie de Liège ayant résisté avec une fermeté inébranlable au choc de la cavalerie, et renversé les milices de Louvain et de Lierre (1), tout (1) Les Liégeois s'étaient levés en masse : je pense que la plupart des villes brabançonnes n'avaient envoyé là, comme à Woeringhen, que des cavaliers. plia devant elle. Henri éprouva une défaite sanglante. Réduit à fuir devant les vainqueurs, il n'osa pas même essayer de couvrir ses frontières, et se renferma dans les murs de Bruxelles. Les Liégeois tirèrent peu de fruit de leur victoire ; mais Ferrancl sut en profiter. La mauvaise saison qui s'approchait avait enfin écarté l'armée française , et rien ne l'empêchait plus de marcher à son tour contre le Guerroyeur. Il se porta sur Bruxelles avec tant de promptitude et de vigueur, que le duc, surpris et assiégé, n'eut d'autre ressource que de traiter avec les Flamands. Il se soumit à faire alliance avec eux, promit de tourner ses armes contre Philippe, et livra ses deux fils comme otages de sa fidélité. Ainsi l'énergie de Ferrand rétablissait peu à peu ses affaires. Bientôt il put espérer de nouveaux succès pour l'année suivante : car Othon, quoique abandonné de presque tous les princes allemands , réunissait ses dernières forces et ses derniers amis pour marcher contre la France, tandis que le roi Jean se préparait à envahir les provinces de l'ouest. Le moment semblait donc venu où la fortune allait se déclarer contre Philippe-Auguste. Toutefois l'armée qu'Otlion parvint à rassembler était peu considérable , et ne se composait guère que des troupes de Basse-Saxe, de Cologne et de la Westphalie. Elle eut même quelque difficulté à pénétrer en Belgique, l'évêque Hugues de Pierrepont ayant fait mine cle lui disputer le passage. Ce fut en vain que Ferrand voulut entraîner ce prélat clans le parti de l'empereur déposé : Hugues fut inflexible, et consentit seulement à ne pas attaquer l'armée allemande. La plupart des princes de la rive gauche du Rhin, qui avaient promis leurs secours à Othon, se contentèrent de lui amener quelques chevaliers, et le duc de Limbourg, qui avait déjà levé sept cents hommes d'armes, se laissa gagner par les promesses du roi de France. Henri le Guerroyeur, qui entretenait encore des intelligences secrètes avec Philippe, n'amena qu'une partie des forces du Brabant, et Ferrand lui-même sévit abandonné d'une foule de gentilhommes de Flandre et de Hainaut, qui passèrent dans les rangs des Français. Il ne se trouva donc pas plus de quatre mille lances au camp cle Valenciennes, où les troupes devaient se réunir ; mais les nombreuses communes de Flandre et des bandes de piquiers allemands et brabançons donnaient encore un aspect imposant à l'armée. D'ailleurs Philippe-Auguste lui-même, obligé de laisser la moitié de ses forces dans l'ouest de son royaume, n'avait pu réunir que cinq mille hommes d'armes et une infanterie peu considérable (1). Les Français ayant pris poste à Tournai, où les habitants leur ouvrirent les portes, les confédérés vinrent camper au village de Mortagne, situé au confluent de l'Escaut et de la Scarpe. L'espace intermédiaire offrait un terrain argilleux et trempé par les pluies, où les cavaliers n'auraient pu combattre avec avantage. Aussi Philippe, qui mettait sa confiance dans sa chevalerie, jugea-t-il prudent de reculer. Il s'achemina vers Lille, le 17 juillet 1214, persuadé que ses adversaires n'essayeraient point de l'attaquer ce jour-là, parce que c'était un dimanche. En effet, l'empereur hésita d'abord à mettre ses troupes en mouvement ; mais telle était l'ardeur qui animait les chevaliers de Flandre et de Hainaut, qu'à peine informés de la retraite du roi, ils s'élancèrent à sa poursuite avec précipitation et en désordre (2). Après avoir traversé les bois et les vallées qui les séparaient de l'armée française, ils atteignirent l'arrière-garde au moment où elle se préparait à passer la Marque au pont de Bouvines. Leur première attaque fut aisément repoussée par des cavaliers qui marchaient en bon ordre et dont les chevaux étaient encore frais. Mais ils revinrent à la charge avec tant d'opiniâtreté qu'ils finirent par mettre en déroute cette arrière-garde et les corps qui étaient accourus à son secours. Alors Philippe-Auguste fit arrêter son armée et la rangea en bataille en deçà du pont, le dos tourné à la rivière. Ce fut une grande faute des confédérés d'accepter le combat en ce moment. Leurs troupes arrivaient dans la plaine en désordre et accablées de fatigue ; car elles avaient fait une longue marche (1) Les calculs des historiens sur la force des deux partis offrent en général une exagération ridicule. Les chiffres que nous publions sont le résultat d'un travail spécial sur la bataille de Bouvines. 11 faut compter à peu près quatre chevaux par lance, car l'homme d'armes était accompagné de sergents. (2) Ains n'y eut bataille ordenée, Tous y vinrent à randonnée {précipitamment), Le roi Guidèrent (ils croyaient) à la fuite..... Et li Flameng tout desrangié (sans garder leurs rangs), Se furent jà tant approchié Qu'en l'arrière-garde férirent (ils chargèrent). Philippe Mouskes, v. 21,725. par des chemins difficiles et par une journée brûlante. Les milices des communes se trouvaient encore en arrière, ainsi qu'une partie des lances brabançonnes, et les Français avaient à dos le soleil qui donnait dans les yeux de leurs ennemis. Toutefois rien 11e put décider ceux-ci à refuser la bataille. Les Hennuyers et les Flamands commandés par leur comte, formèrent l'aile gauche de l'armée ; l'empereur avec ses Allemands et une partie des Brabançons se plaça au centre ; les auxiliaires anglais se rangèrent à la droite, sous les ordres du comte de Salisbury, et bientôt la mêlée devint générale. Jamais la vaillante noblesse de Ilainaut et de Flandre ne montra plus d'héroïsme que dans cette fameuse journée. Pendant trois heures, elle fut aux prises avec l'aile droite des Français, composée de troupes fraîches et supérieures en nombre. On voyait les chevaliers s'élancer au milieu des ennemis " comme si c'eut été un simple tournois, „ et Ferrand se distinguait entre tous par sa force et par son audace. Au centre, l'honneur du combat fut pour les piquiers brabançons et allemands, qui soutinrent sans s'ébranler l'attaque de Philippe et des communes françaises, et qui, chargeant le prince à son tour, l'abattirent de son cheval et faillirent lui ôter la vie. Othon et ses chevaliers firent aussi des prodiges de valeur; mais ils furent mal secondés par Henri le Guerroyeur, qui semble avoir été coupable d'une lâche trahison ; car il se montra le dernier sur le champ de bataille, et donna bientôt l'exemple de la fuite. L'absence des communes de Flandre, qui ne purent rejoindre l'armée que vers le soir, laissait aux ennemis la supériorité numérique. A la fin, les chevaliers de Ferrand se virent enveloppés et forcés de reculer ou de se rendre. Le comte lui-même fut fait prisonnier, et l'empereur aurait éprouvé le même sort si trois gentilshommes, Hellin de Waurin, sénéchal de Flandre, Gui d'Avesnes, chef d'une illustre maison de Hainaut, et Bernard de Horstmar, le plus célèbre des chevaliers allemands, ne s'étaient dévoués pour assurer sa retraire. L'aile droite céda la dernière, après avoir perdu ses principaux chefs, et l'infanterie des villes flamandes n'atteignit le lieu du combat que quand la bataille était déjà perdue. Les résultats de la journée de Bouvines furent décisifs. Othon se retira clans ses états héréditaires, et trop faible désormais pour disputer le trône impérial à Frédéric II, il traîna encore pendant quelques auuées une existence obscure et déplorable. Pour Ferrand, il fut conduit en France chargé de chaînes et emprisonné dans la tour du Louvre, où il resta douze ans (1) ; car le ressentiment du roi était proportionné au danger qu'il avait couru. Le gouvernement de la Flandre et du Hainaut échut alors à la comtesse Jeanne, qui se rendit à Paris pour traiter avec le vainqueur. Philippe, plus modéré peut-être qu'on n'eût pu le prévoir, n'essaya point de dépouiller cette princesse de ses états. Il se contenta d'exiger la démolition des murailles de Valenciennes, d'Ypres et cle Cassel, et de faire rétablir dans leurs biens et clans leurs honneurs ceux des seigneurs flamands et hennuyers qui avaient combattu pour lui contre leur prince. Par cette modération pleine d'habileté, il évita d'irriter les communes et de soulever le pays ; il savait bien qu'une femme n'essayerait pas de reconquérir la vieille indépendance des comtes de Flandre, à laquelle il venait de porter le coup mortel. (1) Le même traitement fut infligé au comte Renaud de Boulogne, qui était passé au service de l'Angleterre et qui fut également pris à Bouvines. CHAPITRE IX. la flandre après la bataille de bouvines. — les comtesses jeanne et makguebite. — commencement du règne de gui de dampierre (1214 a 1228). Quoique la lutte de Philippe-Auguste contre les princes flamands se fût enfin terminée à son avantage, la résistance avait été trop longue et le succès trop vivement disputé, pour que la politique française ne se fit pas une loi constante d'abaisser encore les successeurs de Philippe d'Alsace et de Baudouin de Constantinople. Aussi voyons-nous depuis lors tous les rois qui montent sur le trône de France, sans même en excepter saint Louis, persévérer dans leurs efforts pour ramener les princes flamands à l'état de faiblesse et de dépendance où étaient tombés les autres vassaux de leur couronne. Jeanne fut la première à éprouver combien l'influence royale devait restreindre le pouvoir des comtes et humilier leur orgueil. Non seulement le peuple, irrité de ses revers, se montrait peu disposé à lui obéir, mais encore les seigneurs qui avaient combattu à Bouvines sous la bannière de Philippe-Auguste, affectaient de compter sur l'appui de ce monarque, et de braver le ressentiment de leur souveraine. Elle se vit citée au parlement de Paris par le châtelain de Bruges, dont elle avait acheté la seigneurie, et il fallut qu'elle laissât prononcer les juges français, quoique dans son dépit elle eût fait appeler son adversaire en champ clos, offrant de nommer un champion qui combattrait pour elle (1224). L'année suivante, elle faillit perdre ses états par l'imposture d'un aventurier nommé Bertrand de Rains, qui se faisait passer en Flandre pour Baudouin de Constantinople, et se disait revenu d'une longue captivité. Après avoir pendant assez longtemps trompé le peuple et une partie de la noblesse, il fut reconnu et traîné au gibet (1225). Mais alors encore une partie de la nation, opiniâtre dans sa crédulité, reprocha cette mort à la comtesse comme un parricide, et ce n'est pas sans quelque hésitation que les historiens l'ont acquittée (1). Aussi longtemps que vécut Philippe-Auguste, rien ne put le déterminer à relâcher le comte Ferrand. Après sa mort (1223), son fils, Louis VIII, consentit à rendre la liberté au captif, moyennant une rançon de cinquante mille livres parisis (c'était à peu près trois fois le prix auquel fut vendu un peu plus tard le marquisat de Namur). Une moitié de cette somme devait être payée immédiatement, et l'autre dix années après ; et pendant cet intervalle le monarque exigeait qu'on lui remît pour garantie les villes de Douai, Lille et Incluse (entre Arras et Bouchain). En outre, plusieurs articles consacraient de la manière la plus rigoureuse les droits souverains du roi sur le comté. Quelques dures que fussent ces conditions, les Flamands y souscrivirent, ayant pitié de leur malheureux prince. Le traité fut conclu à Melun (1225); mais la comtesse, dont la vanité se complaisait dans l'exercice du pouvoir, et qui avait conçu de l'aversion pour Ferrand, trouva moyen d'en éluder l'exécution, en prenant pour prétexte la difficulté de payer une somme aussi exorbitante. Cruelle envers son époux, Jeanne ne le fut pas moins envers sa sœur Marguerite, qui devait un jour lui succéder. Cette jeune princesse avait épousé, en 1213, un gentilhomme du Hainaut, appelé Bouchard d'Avesnes, issu d'une famille illustre, et qui passait pour le chevalier le plus accompli et le seigneur le plus sage des deux comtés. Il était un de ceux à qui Baudouin cle Constantinople avait confié le gouvernement de ses états et la tutelle de ses filles, et son mariage avec Marguerite avait reçu l'approbation générale. Mais lorsqu'il voulut réclamer la dot de son épouse, Jeanne le prit en haine, chercha les moyens cle le perdre, et découvrit qu'il avait été autrefois destiné à l'Église. Elle l'accusa auprès du pape, prétendant qu'il avait reçu les premiers ordres, circonstance qui devait rendre son mariage nul, et flétrir avec lui sa femme et ses deux enfants (1215). Ce fut en vain que Bouchard d'Avesnes voulut se j ustifier ou obtenir une dispense du souverain pontife qui avait prononcé sa condamna- (1) L'imposture du faux Baudouin a été parfaitement démontrée dans un travail récent d'un savant magistrat de Lille, M. Bourdon. tion. Il fut emprisonné à Gand, et la comtesse parvint à détacher enfin de lui le cœur de Marguerite, qui accepta un second époux du vivant même du premier, préparant ainsi la discorde entre ses enfants et l'incertitude de sa succession (1224). Cependant la captivité de Ferrand approchait de son terme. Il reçut enfin sa liberté de la reine Blanche de Castille, qui était régente de France pendant la minorité de son fils saint Louis (1227). Cette sage princesse n'exigea de lui qu'une rançon modérée (vingt-cinq mille livres), et telle fut la reconnaissance du malheureux comte, que, loin de songer à recommencer la lutte pendant les troubles qui agitèrent ensuite le royaume, il se montra le partisan fidèle de la maison royale. Mais il ne jouit pas très longtemps de sa délivrance, et mourut en 1233, sans laisser d'enfants. La souveraineté de la Flandre et du Hainaut retomba donc une deuxième fois à Jeanne, qui les gouverna seule pendant quatre années. Au bout de ce temps, elle se laissa engager à prendre un second époux. Ce fut Thomas de Savoie, prince des plus pauvres, mais oncle de la reine de France, qui lui fit contracter ce mariage pour l'enrichir (1237). Ses nouveaux sujets lui assurèrent une pension de six mille livres, dont ils lui payèrent plus tard le capital. Comme il bornait là son ambition, ce souverain étranger put partager en paix le trône de la comtesse. Il régna conjointement avec elle pendant sept ans, et fit de nombreuses concessions aux villes de Flandre, dont il semble avoir su gagner l'affection. A la mort de Jeanne (1244), son héritage échut à sa sœur Marguerite. Alors recommencèrent les commotions politiques auxquelles le pays avait à peine échappé. La comtesse était veuve de son second époux, Guillaume de Dampierre, seigneur bourguignon de haute noblesse, mais de petite fortune, qui n'avait laissé d'autre patrimoine à ses fils que les états de leur mère. Il n'eut pas tenu à celle-ci qu'ils ne devinssent un jour souverains de la Flandre et de Hainaut, car elle avait une vive tendresse pour ses enfants du second lit. Mais les deux fils qu'elle avait eus de son mariage avec Bouchard d'Avesnes pouvaient se prévaloir du droit d'aînesse, à moins que la légitimité de leur naissance ne fût contestée. Marguerite fut la première à vouloir les flétrir du nom d'enfants naturels. De part et d'autre on consulta le pape, qui ordonna une enquête. Mais soit que Bouchard n'eût pas été aussi coupable que Jeanne l'avait représenté, soit que la nullité de son mariage ne dût pas retomber sur ses fils, leur légitimité finit par être solennellement reconnue (1249). La comtesse, qui avait sans doute pu prévoir cette décision, ne l'avait pas attendue pour prendre d'autres mesures. Longtemps avant que le pontife eût rendu son arrêt, elle avait porté sa cause devant le roi de France, qu'elle choisit pour arbitre suprême des droits de ses enfants. Déjà saint Louis avait exigé d'elle plusieurs concessions humiliantes (les anciennes clauses du traité deMelun), et elle les avait acceptées sans balancer. Dans cette occasion importante, il prononça comme le désirait Marguerite, et,comme pouvait le demander l'intérêt delà France, opposé à l'agrandissement des princes belges. Jean d'Avesnes, l'aîné des fils du premier lit, fut déclaré héritier présomptif du Hainaut; mais le roi l'exclut de la succession de la Flandre, qui fut réservée aux Dampierre (1246). Il serait difficile de justifier cette sentence : car, quel que fût l'héritier légitime, les deux comtés devaient lui appartenir; mais la séparation de la Flandre et du Hainaut affaiblissait les deux provinces, et les conseillers de saint Louis s'étaient formés à l'école de Philippe-Auguste. Jean d'Avesnes essaya d'opposer la force à ce jugement qui le dépouillait (1). Il avait épousé la sœur du comte Guillaume de Hollande, qui devint empereur d'Allemagne (1247); soutenu par ce puissant allié, il prit les armes, et envahit à diverses reprises la Flandre impériale. Marguerite, de son côté, attaqua le prince hollandais, qui lui devait hommage pour les îles de Zélande. Après quelques alternatives de paix et de guerre, les Dampierre descendirent dans l'île de Walcheren à la tête d'une armée flamande, mais ils furent complètement battus par Florent de Hollande, frère de l'empereur, et demeurèrent prisonniers de leur ennemi (1253). En même temps le Hainaut semblait se déclarer en faveur des d'Avesnes. Des chevaliers et des soldats flamands, que la comtesse avait mis en garnison dans quelques places de cette province, furent massacrés par une troupe de mécontents, et l'on renvoya leurs femmes en Flandre, après leur (1) " Vous m'ôtez ce qui vous appartient, dit-il au roi, et vous me donnez ce qui ne vous appartient pas. " En effet, le Hainaut dépendait de l'empire comme la Flandre de la France. avoir coupé le nez et les oreilles. Ainsi les haines des princes se communiquaient aux peuples, et traçaient une ligne sanglante de démarcation entre deux provinces jusque-là unies et fortes de leur alliance. L'irritation de Marguerite lui dicta alors une démarche insensée. Altérée de vengeance, cette mère aveugle voulut déshériter les d'Avesnes et fit donation du Hainaut à Chai'les de France, comte d'Artois et frère de saint Louis. Elle se chargea même de solder les troupes de ce prince, pourvu qu'il la vengeât de ses enfants du premier lit (1255). Le comte accepta, réunit une grande armée et entra dans le Hainaut, où il trouva peu de résistance (excepté à Enghien et à Yalenciennes). Mais Guillaume de Hollande marcha contre lui avec les forces de l'empire, et les Français n'osèrent hasarder une bataille. Ils se retirèrent donc aussi vite qu'ils étaient venus, laissant le Hainaut plongé dans l'anarchie et Marguerite chargée des malédictions populaires. Les Hennuyers, dans leur ressentiment, l'avaient appelée la Dame-Noire, et l'histoire lui a laissé ce surnom odieux. L'année suivante, la mort de l'empereur et l'épuisement des partis terminèrent enfin la lutte. Saint Louis, choisi de nouveau pour arbitre, écarta les prétentions de son frère, et sanctionna encore une fois le partage qu'il avait fait des états de la comtesse entre ses enfants des deux lits. Mais il rompit le lien de dépendance féodale qui attachait à la Flandre les îles de la Zélande, et il fit de ce pays une province à part, qui fut accordée au jeune comte Florent de Hollande. Le roi y mit pour conditions la délivrance des deux Dampierre et le mariage de Florent avec Béatrice, fille de l'aîné de ces princes. C'était donner quelque dédommagement à la maison régnante, mais aux dépens du comté, dont ce nouveau morcellement diminuait encore les forces. Jeau d'Avesnes, (pie cette sentence laissait dépouillé de la plus riche partie de son héritage, 11e put s'y résigner et mourut de chagrin (1257). Pour Marguerite, que le succès des Dampierre consolait de tous les malheurs passés, elle vécut jusqu'en 1280, et sa vieillesse fut tranquille. Ainsi que l'avait fait sa sœur Jeanne, elle augmenta les privilèges des villes flamandes, allégea leurs redevances, et se fit pardonner par de nombreuses concessions une partie des fautes de sa politique. Cependant il ne faut pas croire que ces concessions fussent toujours gratuites et spontanées. Souvent les communes payaient à prix d'argent les faveurs qu'elles voulaient obtenir; et quelquefois aussi elles exigeaient impérieusement celles qu'on hésitait à leur accorder. C'est ainsi que l'on avait vu, dès l'an 1230, les Brugeois prendre les armes contre Ferrand, qui refusait de renouveler leurs privilèges, dont les actes venaient d'être détruits par un incendie. L'autorité des anciens princes flamands s'était affaiblie de jour en jour entre les mains des filles de Baudouin de Constantinople, et tandis que les rois de France les dépouillaient de leurs privilèges et morcelaient leurs états, le peuple, dont la force augmentait sans cesse, s'apprêtait déjà à s'emparer du pouvoir. Cet état de choses ne changea point lorsque Marguerite, un an avant sa mort, eut remis la souveraineté à son fils Gui de Dampierre (1279). Dès l'avènement de ce prince , la cour de France lui fit sentir à quelle sujétion étaient descendus les comtes de Flandre. Il avait promu au rang de chevaliers quelques-uns de ses nouveaux sujets, et dans ce nombre il se trouvait de simples bourgeois auquel l'usage du pays permettait d'obtenir ce grade (1). Le fait ayant été porté à la connaissance du parlement de Paris, le comte en fut publiquement blâmé (1280). On voulait qu'il se conformât aux coutumes françaises et qu'il reconnût la juridiction du parlement. Ce tribunal souverain s'interposa bientôt dans ses démêlés avec ses sujets, et l'expérience apprit au malheureux comte qu'il ne trouverait pas même des juges équitables dans les gens du roi. Mais la gravité de la lutte dans laquelle il se trouva ainsi engagé demande que nous nous y arrêtions un moment. A mesure que les villes avaient acquis plus d'indépendance, l'autorité des échevins s'était graduellement développée. Ces magistrats, nommés d'abord à vie, et choisis dans les anciennes maisons de la bourgeoisie franche, exerçaient une sorte de souveraineté locale. Leur administration n'était soumise ni à la sanction du prince, ni à celle du peuple, si ce n'est dans un petit nombre de cas, et ils disposaient en maîtres des forces et des ressources publiques. Mais cette domination même finit par les rendre odieux, non seulement aux petits bourgeois qui leur reprochaient d'exercer le pouvoir dans leur propre intérêt, mais encore (1) Le même titre fut acquis pour la première fois par quelques-uns des grands bourgeois de Liège, vers 1270. (Hénaux, Hist. de Liège, c. VIII). aux souverains qui prenaient ombrage de leur prépondérance. Jeanne et Marguerite, trop faibles pour n'être pas jalouses de tout ce qui s'élevait autour d'elles, avaient constamment travaillé à rabaisser les châtelains et la haute noblesse. Elles suivirent la même marche envers ces familles patriciennes qui jouissaient dans les villes d'une autorité héréditaire. Marguerite surtout se montra hostile à leur puissance, et favorisa le parti qui s'était formé contre elles. Pendant le cours de son règne, cette princesse abolit dans la plupart des communes l'ancien système de l'échevinat, et réduisit à une seule année la durée de cette magistrature. Mais elle n'osa pas introduire la même réforme à Gand. Les échevins de cette grande cité étaient appelés les XXXIX, à cause de leur nombre. Ils se divisaient en trois classes, de treize chacune, qui alternaient entre elles, et dont une se reposait chaque année, pendant que les deux autres administraient la ville et rendaient la justice. C'était un corps puissant et uni, auquel se rattachaient les principaux habitants, et qui ne manquait ni de sagesse ni d'énergie. Il semble que la comtesse craignait de l'attaquer. Quatre ans avant de succéder à Marguerite, Gui de Dampierre, qui gouvernait déjà sous le nom de cette princesse, essaya de supprimer les XXXIX, sous prétexte de malversation. Ceux-ci, loin de se soumettre, en appelèrent au roi Philippe le Hardi, qui intervint avec empressement et cassa l'arrêt du comte. Il rétablit tous les échevins, à l'exception de sept qui avaient prévariqué (1277); cependant il accorda ensuite à Gui une certaine surveillance sur eux, et de nouveaux conflits s'étant élevés, le parlement rendit en 1284 un arrêt solennel qui condamnait les échevins et les frappait d'une amende de 60,000 livres. Le comte se crut alors assuré de l'appui du monarque, et invoqua lui-même son autorité contre les échevins de Bruges, qui voulaient aussi maintenir leur indépendance. Mais bientôt après le trône de France échut à Philippe le Bel, prince avide et jaloux, qui crut de son intérêt d'abaisser le malheureux Gui et de s'attacher les XXXIX. Aussi une nouvelle sentence, prononcée en 1287, donna-t-elle tort au comte. Dès lors, le prince flamand se trouva avili aux yeux de ses sujets, protégés contre lui par un pouvoir plus élevé. Il comprit lui-même sa position, et se hâta de transiger avec les échevins, trop ouvertement soutenus par la partialité du roi (1288). Mais en affaiblissant le pouvoir des comtes de Flandre, Phi- lippe le Bel était loin de préparer, comme il le croyait, la soumission et l'asservissement de cette riche province : il ne faisait que hâter l'indépendance des grandes communes, qui se fortifiaient à mesure que la jalousie des princes minait l'autorité seigneuriale. Ces communes, dont la richesse et la population étaient déjà si remarquables, n'étaient pas plus disposées à plier sous le roi que sous Gui de Dampierre. Le moment était venu ou elles devaient aspirer à leur tour à la puissance et jouer un rôle aussi éclatant que dangereux. Avec Baudouin de Constantinople s'était éteinte la maison de Baudouin Bras de Fer et la splendeur de son trône ; mais une nouvelle période allait placer dans les mains du peuple lui-même l'épée des batailles et l'étendard du lion. CHAPITRE X. LE HAINAUT SÉPARÉ DE LA FLANDRE. — AGRANDISSEMENT DU LUXEMBOURO. — LE MARQUISAT DE NAMUR ÉCHOIT SUCCESSIVEMENT A PLUSIEURS MAISONS (1214 A 1288). La révolution intérieure qui s'accomplissait en Flandre et à Liège, pendant le cours du XIII."siècle, ne devait point s'étendre au comté de Hainaut. Cette province, plus belliqueuse que commerçante , renfermait une noblesse nombreuse et fière, à laquelle le pays obéissait sans résistance (1). Mais ses chevaliers, longtemps dévoués à la race de leurs souverains, n'avaient pas montré la même affection pour Ferrand. Après la défaite de ce prince à Bouvines, la comtesse Jeanne se fit encore de nombreux ennemis par sa conduite cruelle envers Bouchard d'Avesnes, dont la famille était la plus illustre du comté. Aussi les Ilennuyers se pronon-cèrent-ils plus tard en faveur de Jean d'Avesnes, lorsque ce prince fut forcé de défendre ses droits contre sa mère. Dès lors le Hainaut se serait séparé de la Flandre, sans la mort prématurée du comte Jean (1257). Mais cette mort ne rendit à la comtesse Marguerite qu'une ombre d'autorité. Baudouin d'Avesnes, seigneur de Beaumont et frère de Jean, se chargea de la tutelle des enfants de ce prince, et à ce titre il devint le véritable régent du pays sans en avoir le nom. Enfin, Marguerite céda elle-même la souveraineté à son petit-fils Jean II (1279), qui devait se montrer toute sa vie l'adversaire déclaré des Dampierre, et par suite l'ennemi de la Flandre. Ainsi s'accomplissait pour la seconde fois la séparation de ces deux contrées voisines, que leur union eût rendues si fortes. Mais il faut avouer que les deux populations avaient encore peu de sympathie, et que l'ordre des choses et des idées présentait jusqu'alors (1) La ville de Valencieimes faisait exception à cet égard; mais comme elle a cessé d'appartenir à la Belgique, nous nous contenterons d'en dire quelques mots ci-après. un grand contraste. La seule ville de Yalenciennes, d'origine romaine comme Tournai, et parvenue à la même prospérité commerciale , semblait toucher à cet âge de vigueur et d'indépendance auquel étaient arrivées les cités flamandes. Le reste du Hainaut, où la richesse et l'industrie étaient moins développées, n'offrait ni ces bourgeoisies puissantes, ni ces franchises consacrées par le temps. La plus grande partie du peuple y était dans la condition servile, et sous ce rapport il ne s'était opéré presque aucun progrès pendant le XIII.e siècle; car la faiblesse ou l'absence des derniers princes avaient laissé interrompue l'œuvre commencée jadis par les Baudouin. Cette lenteur avec laquelle se répandait la civilisation dans une province si favorisée de la nature, nous permet de juger combien ses progrès devaient être tardifs dans les régions plus pauvres du marquisat de Namur et du Luxembourg. A peine voyait-on poindre là, non pas l'indépendance, mais l'affranchissement des villes, et la vie militaire des races seigneuriales offrait seule de la force et de l'éclat. Cependant l'époque qui venait de s'écouler n'avait pas été sans importance pour ces contrées. Elles étaient devenues le théâtre d'événements graves, qui devaient exercer une influence décisive sur leur avenir. Le Luxembourg surtout avait vu surgir une nouvelle dynastie, et prenait un rang plus élevé parmi les états environnants. Un moment l'existence même de cette province s'était trouvée compromise. C'était à la mort du vieux comte Henri l'Aveugle, dont la carrière s'était prolongée jusqu'en 1196. Il ne laissait qu'une fille, déjà dépouillée du comté de Namur, dont Baudouin le Courageux s'était emparé dix ans auparavant, et qui se voyait encore menacée de perdre le reste de son héritage ; car le Luxembourg était un fief masculin qui semblait ne pouvoir être possédé par une femme. Déjà l'empereur avait donné cette province à son frère Othon de Bourgogne. Mais Ermésinde trouva un défenseur habile et résolu dans le comte Thibaut de Bar, qu'elle devait épouser. Après avoir acheté les droits d'Othon, qui préféra une transaction à une guerre, il rassembla les vassaux cle la jeune comtesse et ses propres soldats, et entreprit la conquête de Namur (1297). Baudouin avait légué cette ville à Philippe, surnommé le Noble, son second fils (c'est celui qui livra plus tard Jeanne et Marguerite de Flandre). Il résista aux assaillants, mais sans prendre à son tour l'offensive, et la lutte se termina par un traité qui rendit à l'héritière légitime les comtés de la Roche et de Durbuy, et toute la partie du marquisat qui s'étendait à l'est de la Meuse (1199). Thibaut de Bar épousa ensuite Ermésinde ; mais il n'eut point de fils de son mariage avec elle, et mourut au retour d'une expédition contre les Albigeois. Le gouvernement du Luxembourg échut alors à sa veuve, qui avait déjà su gagner l'affection et le respect de ses sujets. Elle se remaria en 1214 à Waleran III, comte d'Arlon et ensuite duc de Limbourg. Cette deuxième union ne fut pas plus durable que la première, Waleran étant mort au bout de douze ans. Mais il laissait à la comtesse deux fils, dont l'aîné, Henri III, surnommé le Blondel, devait être la tige d'une race glorieuse. C'est sous Ermésinde que nous voyons s'organiser plus complètement le Luxembourg. Alors furent établis les grands officiers du comté (le maréchal, le grand veneur et quelques autres), et tandis que ces charges héréditaires étaient accordées aux familles les plus puissantes, le nombre des vassaux du souverain s'accroissait par l'institution d'une foule de nouveaux fiefs. Les villes mêmes reçurent des privilèges. Déjà les bourgeois avaient possédé sous Henri l'Aveugle certaines libertés que sa fille avait maintenues : des chartes de 1236 et de 1243, dotèrent les habitants d'Epternach et ceux de Luxembourg de franchises un peu moins étendues que celles dont jouissaient les petites communes en Flandre et en Bra-bant. Un grand nombre de fondations pieuses furent aussi l'œuvre de " la bonne et sage comtesse. „ Avant elle, le Luxembourg n'avait été qu'une grande seigneurie ; après elle, ce fut un état. Elle mourut en 1246, laissant ses états à Henri le Blondel. Ce prince n'avait pu succéder à son père dans le duché de Limbourg, Waleran ayant eu des enfants d'un premier lit. Mais il avait reçu pour sa part d'héritage le comté d'Arlon, qui resta depuis lors réuni au Luxembourg. Jeune, hardi et puissant, il forma le projet de s'emparer de Namur, qu'il regardait aussi comme son patrimoine. Déjà son père avait formé quelques entreprises sur cette province. Henri n'hésita pas à engager sérieusement la lutte. Ainsi semblait se perpétuer la guerre que Baudouin le Courageux avait causée en arrachant cette province à la fille de Henri lAveugle. Le pays de Namur, théâtre de cette guerre, n'avait pas été heu- reux depuis l'expulsion de l'ancienne dynastie. On a vu comment Philippe le Noble avait abandonné la partie du marquisat qui s'étendait à l'est de la Meuse. Appelé ensuite à la régence de la Flandre et du Hainaut, ce prince perfide se fit chasser honteusement. Namur lui servit alors d'asile ; mais c'est par erreur que quelques écrivains lui ont prêté la gloire d'avoir affranchi ses sujets (1). Son règne fut court, et à ses derniers moments il demanda qu'on le traînât dans la rue pour y mourir la corde au cou comme un criminel (1212). Après lui, ses états échurent à sa sœur Yolende, épouse de Pierre de Courtenai, comte de Dreux. Sous l'administration de cette princesse, quelques privilèges furent accordés à la bourgeoisie; mais à peine Yolende avait-elle eu le temps d'acquérir l'affection des Namurois, qu'elle leur fut tout-à-coup enlevée par une révolution qui la plaça sur un trône plus élevé, mais plus dangereux. Elle se trouvait la plus proche héritière de Baudouin de Constantinople et de son frère Henri, qui avait succédé à sa couronne. Les barons de cet empire déjà chancelant la choisirent pour souveraine conjointement avec son époux, et elle partit pour la Grèce, laissant la possession de Namur à Philippe II, l'aîné de ses fils (1216). Alors commença pour ses anciens sujets une longue série de désastres. Philippe périt au bout de sept ans dans une croisade contre les Albigeois, et son frère Henri n'atteignit pas même l'âge viril.. Aussitôt Marguerite de Courtenai, leur sœur, qui était mariée à un comte de Vianden (dans le Luxembourg), vint réclamer leur héritage (1229). Mais à peine s'en était-elle emparée, non sans avoir surmonté quelques obstacles, que l'on vit paraître un dernier fils d'Yolende, le jeune Baudouin de Courtenai, né à Constantinople, et qui portait le titre d'empereur. En vain Marguerite refusa-t-elle de le reconnaître ; il la contraignit par les armes à l'avouer pour son frère et à lui rendre le marquisat (1237). Mais après avoir triomphé de sa sœur, et bravé les menaces de l'empereur d'Allemagne, auquel il dédaigna de faire hommage, (1) De Marne lui fait abolir le droit de main-morte ; mais quand on consulte l'acte original, rapporté par Mir^eus , on voit qu'il ne renonça qu'à la prétention insoutenable de lever cet impôt flétrissant sur la succession de ses clievaliers. (1) L'empereur avait donné le marquisat à Jean d'Avesnes, comte de Hainaut ; mais Henri acheta les droits de ce prince. Baudouin de Courtenai ne s'occupa qu'à tirer de l'argent de ses nouveaux domaines, tant au moyen des impôts que par la vente des biens et des droits qui lui étaient échus, afin de porter secours à son empire de Constantinople qui était prêt à s'écrouler. Il repartit ensuite pour l'Orient, laissant le gouvernement de Namur à son épouse, l'impératrice Marie de Brienne, princesse imprudente, qui acheva d'aliéner par ses rigueurs un peuple déjà irrité des exactions qu'il avait subies. Les Namur ois se trouvèrent ainsi amenés à souhaiter le retour de l'ancienne dynastie, et à négocier avec Henri le Blondel (1256), dont ils connaissaient déjà les dispositions favorables (1). Leurs offres furent accueillies avec empressement par le prince luxembourgeois. Suivi de quelques troupes rassemblées à la hâte, il s'approcha de la ville pendant la nuit de Noël, et y fut introduit par ses partisans. Mais le château renfermait une vaillante garnison, qui ne pouvait être prise que par famine. Pendant que le blocus se prolongeait, Marie de Brienne obtint des secours de Marguerite de Flandre. Une armée flamande s'avança jusque sous les murailles de Namur, avec l'ordre de dégager la forteresse. Toutefois Henri n'en fut pas effrayé. L'armée avait pour chef Baudouin d'Avesnes, son allié secret, et elle ne fit que de vaines démonstrations, sans jamais entreprendre une seule attaque. Le siège continua donc, et le brave Francon de Wesemale, qui défendait le château, ayant épuisé tous ses vivres au bout de la deuxième année, fut contraint à se rendre (1258). Mais Henri le Blondel ne devait pas garder longtemps sa conquête. Baudouin de Courtenai, voyant Namur perdu pour sa maison, offrit de vendre ses droits à Gui de Dampierre, qui n'avait pas encore hérité de la Flandre. La comtesse Marguerite accepta la proposition, donna à son fils vingt mille livres pour payer le marquisat, lui confia des troupes pour en chasser le Luxembourgeois. Celui-ci, après avoir eu le dessous dans les premières rencontres, recourut aux négociations. On convint qu'il donnerait sa fille Isabelle à Gui de Dampierre ; Namur devait être la dot de cette princesse et passer à ses enfants (1264). Ces conventions, qui furent loyalement exécutées, rendirent enfin la tranquillité au pays. Le marquisat demeura depuis lors au pouvoir de Gui et de ses descendants. Quant au comte de Luxembourg, il partit quelques années après pour la Terre-Sainte, et mourut au retour de ce voyage (1274). Alors Henri IV, l'aîné de ses fils, lui succéda. Ce jeune souverain, déjà célèbre par son courage, avait plusieurs frères de naissance inégale, mais tous doués comme lui d'un caractère généreux et chevaleresque. Il partagea avec eux ses riches domaines, et l'attachement fraternel des princes de Luxembourg n'excita pas moins d'admiration que leur valeur héroïque. C'est de cette époque surtout que date la haute renommée de cette maison, qui devait parvenir dans la suite au trône impérial. Toutefois le règne de Henri IV, qui s'annonçait sous des auspices si brillants, fut terminé par une grande catastrophe. C'était le sort des provinces méridionales de la Belgique de voir renouveler pendant le cours du XIII.0 siècle leurs familles souveraines, et chacun de ces changements devait être accompagné de luttes sanglantes. La branche aînée de la maison de Limbourg, à laquelle appartenaient les comtes luxembourgeois, vint à s'éteindre en 1282, et aussitôt une guerre s'engagea entre les princes qui voulaient en recueillir l'héritage. Henri IV resta quelque temps étranger à cette querelle ; mais il fut bientôt entraîné à y prendre part, et il périt sur le champ de bataille, à la fameuse journée de Woeringhen (1288) (1). (1) Voir les détails, pag. 200, et le Tableau généalogique, pag. 203. CHAPITRE XI. prospérité du brabant pendant le xiii.e siècle. — les trois henri. — jean le victorieux. — bataille de woeringhen (1214 a 1288). L'histoire du Brabant, dans le cours du XIII.0 siècle, est remarquable par l'importance que prirent ses villes, par les progrès généraux de la civilisation, et par le développement des institutions du pays. Dès 1194, nous voyons la noblesse et les huit principales cités du pays garantir la paix conclue entre Henri le Guerroyeur et le comte de Hainaut. Henri, dont la jeunesse avait été signalée par des faits d'armes assez brillants, compromit dans son âge mûr sa renommée militaire et son honneur de chevalier. Défait par les Liégeois à Steppes, forcé ensuite de capituler avec le comte de Flandre et de s'humilier devant l'évêque de Liège, il semble avoir obtenu du moins la paix du côté de l'empire pour prix de sa perfidie à Bouvines. De puis lorsles entreprises guerrières auxquelles il se laissa encore entraîner ne furent plus assez graves pour compromettre le bien-être de ses sujets. Suivant une politique plus sage dans le gouvernement de ses états que dans ses entreprises au dehors, il fut le fondateur de plusieurs villes nouvelles, Turnhout, Ilerenthals. Il fut le premier qui prit le titre de Duc de Brabant, et qui donna pour armoiries à cette province un lion d'or sur un champ noir. Vers la lin de son règne, il accorda d'importantes faveurs à ses cités. Une charte de ce prince, datée de 1229 et écrite en flamand, déclara exempts de confiscation les biens des habitants de Bruxelles. Un autre acte, de 1233, autorisa ceux de Louvain à punir le bourgeois qui n'aurait point secouru un concitoyen menacé de violence ou d'oppression. C'était déjà autoriser les villes à soutenir leurs droits par la force (1). (1) Ces concessions précédèrent l'affranchissement des plébéiens. La Core de Bruxelles (1229) parle encore de l'homme du métier improbus vel vagus, c'est-à-dire sans honneur ou sans domicile dans la cité, par opposition aux membres des lignages qui reçoivent le titre de personnes honorables. Le vieux due eut encore quelques démêlés avec ses voisins, et on le vit endosser la cuirasse jusqu'au dernier jour de sa vie. Il mourut en 1235, âgé de 77 ans, après avoir gouverné le Brabant pendant un demi-siècle. Son fils Henri II, qui lui succéda, étendit encore les privilèges de ses sujets. Ce prince, qui avait agrandi ses états par la conquête du comté de Daelhem (dans une guerre contre l'archevêque de Cologne), fut battu plus tard par le comte de Flandre. Il ne régna que pendant treize années ; mais sur son lit de mort il dicta un testament par lequel il supprimait dans tout son duché le droit de main-morte, et laissait l'autorité judiciaire aux échevins, sauf les cas d'incendie, de meurtre, ou d'autres crimes énormes. Ainsi les concessions qui avaient formé longtemps le privilège des villes devenaient le droit national. Henri II avait épousé en secondes noces Sophie de Thuringe. De ce mariage naquit un fils qui ne put régner dans nos provinces (son père ayant des enfants du premier lit), mais auquel une autre souveraineté échut peu après du chef de sa mère. Ce fut Henri l'Enfant, qui devint landgrave de Hesse, et fut la tige de la maison célèbre qui gouverne encore cette contrée. Les princes de cette famille descendent en ligne directe des ducs lorrains et brabançons, et portent dans leurs armoiries le lion de Brabant. L'histoire a aussi conservé le souvenir d'une fille de Henri II, dont l'infortune fut aussi éclatante que la vertu : c'est Marie de Brabant, qui avait épousé le duc Louis de Bavière. Égaré par une jalousie aveugle, ce prince eut la cruauté de la condamner à mort sans examen, et la tête de Marie fut tranchée par la glaive d'un bourreau (125G). L'innocence de cette malheureuse épouse fut ensuite reconnue, et le duc. désespéré s'efforça d'expier au moins son crime par des monuments de son repentir. Telle fut l'origine de la riche abbaye de Furstenfeld, près de Munich. Le règne de Henri III ne dura que treize ans, comme celui de son père, et fut constamment pacifique : car c'est à peine si l'on peut donner le nom de guerre à quelques hostilités contre Henri de Gueldre, alors évêque de Liège, qui l'avait d'abord appelé à son secours contre ses propres sujets, et qui se brouilla ensuite avec lui. Le jeune duc semble avoir lui-même excité les plaintes de ses sujets en faisant peser sur eux quelques exactions; mais il expia ce tort à ses derniers moments (1261), et son testament affranchit tous les " hommes de la terre de Brabant „ de tailles et d'impôts extraordinaires, excepté quand le duc aurait à défendre le pays, ou à marier ses enfants, ou à conférer à ses fils l'ordre de chevalerie. Il statua aussi que nul dans ses états ne serait jugé arbitrairement, et qu'on ne pourrait condamner personne que par droit et sentence. C'était un des princes les plus éclairés de son temps, et l'on possède de lui quelques poésies françaises qui ne sont pas dépourvues de grâce. La succession de ce duc donna lieu à quelques difficultés. Il avait laissé deux fils, appelés Henri et Jean. Le premier, qui avait droit à la couronne ducale, était infirme et contrefait; le second, plus jeune, annonçait autant d'intelligence que de hardiesse. Alix de Bourgogne, leur mère, et la plupart des seigneurs du pays, regardèrent l'aîné comme incapable d'être le chef de l'état, et s'efforcèrent d'obtenir son abdication en faveur de son frère. Mais tandis qu'ils y travaillaient de concert, Arnould de Wesemaele, maréchal de Brabant, se mit à la tête d'un parti opposé, qui s'intéressait à l'héritier légitime, et qui voulait lui conserver ses droits en dépit de ses infirmités. Les habitants de Louvain le soutinrent à main armée, tandis que ceux de Bruxelles se déclaraient pour la duchesse. Les forces des deux villes et des deux partis se rencontrèrent entre Louvain et Malines (1264), et Wesemaele eut le dessous. Cependant la lutte ne se termina que lorsque Henri, docile à la voix de sa mère, se fut retiré clans un couvent de Bourgogne (1267). Alors le pays reconnut enfin pour duc le jeune prince Jean, qui devait être surnommé plus tard le Victorieux. Les premières années de son gouvernement ne furent marquées que par la justice qu'il fit rendre à sa sœur Marie de Brabant, épouse de Philippe III, roi de France. Calomniée par un favori du roi, appelé Pierre de la Brosse (1), elle avait été enfermée dans une forteresse éloignée. A cette nouvelle, Jean court à Paris pour lui faire rendre justice, et bientôt Pierre de la Brosse, traîné au gibet, y périt d'un supplice infamant, tandis que la reine reprenait sa place sur le trône (1277). La vigueur et la fermeté que le jeune duc avait déployées dans (1) Il l'accusait d'avoir empoisonné un fils de Philippe, issu d'un premier lit. cette première épreuve, éclatèrent bientôt dans une lutte plus grave. Le duché de Limbourg, situé presque en dehors de la Belgique actuelle, n'avait eu depuis les derniers temps que peu de relations avec nos provinces. Ses princes, tous braves et entreprenants , mais plutôt guerriers que souverains, avaient ordinairement dirigé leurs armes contre les archevêques de Cologne et les seigneurs des contrées rhénanes. Le dernier d'entre eux, Waleran IV, mourut en 1279, ne laissant qu'une fille, mariée au comte Renaud de Gueldre, et qui n'eut point d'enfants. A la mort de cette princesse (1282), son mari prétendit conserver le duché sa vie durant, et se maintint en possession du pays, bravant les efforts du comte Adolphe de Berg, neveu de Waleran IV, et légitime héritier de ses états. Adolphe, trop faible pour repousser un adversaire aussi puissant (car les forces de la Gueldre étaient considérables, et Renaud avait pour alliés la plupart des princes des bords du Rhin), offrit au duc de Brabant de lui céder tous ses droits sur le Limbourg, moyennant une somme d'argent. Jean I.er accepta cette proposition. Il venait d'affermir sa domination du côté du nord, en soumettant les seigneurs de Heusden et de Kessel, qui avaient voulu se soustraire à sa dépendance, et il exerçait une autorité presque seigneuriale sur l'importante ville d'Aix-la-Chapelle, dont il était avoué et qu'il avait protégée contre les princes environnants. Une autre grande cité s'était rattachée à ses états : c'était celle de Malines, qui avait été engagée à son père par l'évêque Henri de Gueldre, pour la somme de quatre mille marcs (1250), et qui depuis lors demeura sous la suzeraineté du Brabant. Outre cet accroissement de puissance, son mariage avec Marguerite de Dampierre (1273) lui donnait pour alliés le comte de Flandre et son fils Jean, alors évêque de Liège. Ainsi le jeune duc se trouvait en situation d'entreprendre sans crainte la guerre qui avait effrayé Adolphe de Berg. Cependant les hostilités ne s'engagèrent qu'avec lenteur. En 1283, le comte de Gueldre avec ses confédérés, parmi lesquels on comptait l'archevêque de Cologne, les comtes de Clèves, de Juliers, de Nassau, de Bar et une foule d'autres seigneurs , s'avança vers la Meuse (du côté de Fauquemont). Le Brabançon marcha à sa rencontre avec l'évêque de Liège; mais il n'y eut point de bataille, et l'on convint de s'en remettre à l'arbitrage des comtes de Flandre et de Hainaut. De nouvelles démonstra- tions qui eurent lieu les années suivantes, amenèrent une seconde trêve (1285). Alors Jean crut pouvoir s'éloigner de ses états pour accompagner Philippe le Hardi, roi de France, dans une campagne contre Pierre III d'Aragon. Aussitôt Renaud recommença la guerre ; mais il fut tenu en échec par quelques barons de Brabant, jusqu'au retour du duc, qui prit bientôt sa revanche et pénétra dans la Gueldre (1286). Après deux campagnes favorables au Brabançon, les confédérés résolurent enfin de porter un coup décisif, et ils attirèrent dans leur parti Henri IV, comte de Luxembourg, auquel le Gueldrois céda ses prétentions sur le pays en litige (1288). Ce devait être pour Jean 1." un adversaire d'autant plus redoutable, que son courage et sa renommée égalaient sa puissance. Quoique sorti du sang de Limbourg, le prince luxembourgeois n'était pas l'héritier légitime du duché de ce nom, Adolphe de Berg se trouvant plus rapproché que lui de l'ancien possesseur. Aussi n'avait-il pris d'abord aucune part à la guerre que cette succession avait fait naître. Mais les confédérés lui représentèrent qu'Adolphe avait forfait son droit en le vendant à un étranger, et que c'était à lui à revendiquer le patrimoine cle sa famille. Alors Henri IV déploya sa bannière, et, suivi de tous ses parents et de tous ses vassaux, il se joignit à l'armée qui marchait contre Jean. Celui-ci avait devancé ses ennemis. Il était déjà dans l'évêché de Cologne et faisait le siège du château cle Woeringhen, lorsque les confédérés s'avancèrent avec toutes leurs forces. Le duc avait amené de Brabant quinze cents chevaliers et l'élite de la haute bourgeoisie, qui combattait à cheval comme les seigneurs. Il comptait aussi clans son armée une partie cle la noblesse de Limbourg et celle des comtés de Berg et cle Juliers, avec la bourgeoisie de Cologne, ennemie de l'archevêque, et les paysans du pays de Berg, armés cle massues. Il disposa ses troupes en trois corps, ou, comme on disait alors, en trois batailles, forma la première de ses Brabançons, et les engagea à faire comme lui dans la mêlée, leur permettant de le tuer s'il reculait. L'armée ennemie était aussi partagée en trois divisions, que commandaient l'archevêque, le comte de Luxembourg et celui de Gueldre. Des deux côtés la valeur et l'animosité étaient égales : quant à la tactique, les chefs se contentèrent cle conduire leurs escadrons en bon ordre à l'ennemi. Le corps que commandait Jean ayant dévancé ceux qui devaient le soutenir, se vit d'abord presque enveloppé. Un moment les Brabançons eurent le dessous : cependant ils tinrent ferme, quoique inférieurs en nombre, et Henri de Luxembourg, qui avait ébranlé leurs rangs, ne put réussir à les rompre. A trois reprises ce vaillant comte revint à la charge, d'abord avec l'espoir de vaincre, puis quand il eut vu tomber ses frères, pour les venger ou mourir avec eux. Il fut tué au moment où, pour la seconde fois, le duc et lui venaient de se rejoindre et combattaient corps à corps. L'archevêque prit alors sa place avec ses chevaliers allemands ; mais les soldats de Jean I.er, animés par l'exemple de leur prince, semblaient invincibles, et les autres divisions de l'armée les appuyèrent vigoureusement. Cependant le combat continuait sur toute la ligne, et il semble n'avoir été décidé que par une attaque de l'infanterie de Cologne et des paysans de Berg, sur les derrières de l'armée ennemie, qui n'avait pas de gens de pied. Les paysans surtout, quoiqu'on les eût laissés sans chefs et sans ordres, comme une troupe incapable de bons services, eurent part à la victoire. Prenant à revers les guerriers de l'archevêque, ils les mirent en déroute, et conquirent son étendard qui flottait sur un char de guerre, selon l'usage de l'époque. Le prélat lui-même fut fait prisonnier; le comte de Gueldre eut le même sort un moment après, et les efforts des autres confédérés ne servirent qu'à ensanglanter leur défaite. Nos écrivains portent à onze cents le nombre des chevaliers de ce parti qui trouvèrent la mort dans cette journée (5 juin 12S8). L'honneur de la victoire fut pour le duc de Brabant qui s'était conduit en héros : parmi les vaincus, Henri de Luxembourg et ses trois frères, tués autour de leur étendard, obtinrent le plus d'éloges et de regrets. La bataille de Woeringhen rendit Jean 1" maître de tout le Limbourg, et dans la joie de son triomphe il changea le cri de guerre de sa famille Louvain au riche duc! pour une nouvelle devise, Limbourg a qui l'a conquis! En effet, cette conquête, glorieuse pour ses armes, devait aussi exercer la plus heureuse influence sur les destinées du Brabant. Non seulement elle augmentait à peu près d'un tiers le territoire, les forces et les ressources de cette belle province, mais encore elle affermissait l'autorité du prince en lui conciliant l'amour et l'admiration du peuple. Les gens des communes avaient partagé avec le duc les 202 histoire de la Belgique. périls de la bataille ; ils s'associaient à son triomphe, et lui-même s'empressa de leur accorder plusieurs nouveaux privilèges, " en récompense de leurs fidèles services à la journée de Woeringhen. „ La noblesse et les villes avaient déjà consenti à payer le vingtième de la valeur de leurs propriétés pour subvenir aux frais de la guerre : elles accordèrent une seconde fois le même don pour remplir le trésor de Jean que la victoire avait obéré. Ainsi l'union régnait entre le souverain et ses sujets, l'émancipation du peuple s'accomplissait graduellement sans menacer le prince et sans agiter le pays. Le duc consolida encore sa conquête en désarmant par sa générosité les ennemis que lui avait laissés sa victoire. Il offrit sa fille en mariage au jeune comte de Luxembourg, Henri V, fils de celui qui avait péri à Woeringhen, et cette alliance effaça toute trace de ressentiment entre les deux maisons. Jamais la cour des princes brabançons n'avait offert autant de splendeur, qu'à cette époque : Jean réunissait à des goûts chevaleresques des habitudes de magnificence, et sa gloire semblait relever l'éclat de ses fêtes. Quelques désordres de conduite qu'on pouvait lui reprocher disparaissaient aux yeux d'un peuple dont il était l'idole. Malheureusement sa passion pour les armes devait abréger sa brillante carrière. Blessé au bras dans un tournoi, à Bar en Champagne, les suites de cet accident lui devinrent fatales, et il mourut dans la force de l'âge, regretté de ses sujets et des étrangers (1294). Mais il laissait à ses successeurs un état florissant, auquel son règne glorieux avait pu conserver tous les avantages de l'ordre et de l'union ; et loin d'avoir souffert des progrès de la liberté publique et de la prospérité des villes, la puissance ducale se trouvait raffermie en Brabant au moment même où la discorde régnait ailleurs. TABLEAU GÉNÉALOGIQUE DES MAISONS DE NAMUR, DE LUXEMBOURG, DE LIMBOURG ET DE BRABANT, PENDANT LE Xll.e ET LE XIII. e SIÈCLES. Maison de 1%'aniur. Albert III, 6.e comte de Namur. t 1105. Godefroid . . époux d'Ermésinde de Luxembourg, f 1139. Maison «l'Ardenne. Branche de Luxembourg. Conrad i.er, 4.e comte de Luxembourg. 1086. Alix, mariée à Baud ouin IV, comte de Hainaut, de la maison de Flandre. Baudouin "V, comte de Hainaut, s'empare du comté de Namur, qui passe ensuite à divers descendants de la maison de Flandre, et finit par appartenir à Gui de Dampierre qui épousa la fille de Henri le Blondel. . . . . Ermésinde, mariée au comte de Namur. Henri l'Aveugle , comte do Namur et de Luxembourg f 1196. Guillaume. t 1128. Conrad II. f 1136. t — Branche de Limbourg. Henri i.r, premier duc de Limbourg. f 1119. Waleran II. f 1139. Henri II. f 1167. Henri III. t 1221. Ermésinde............Waleran iii, comtesse de Luxemb., comte de Limbourg , épouse mariée à Waleran de en secondes noces Ermésinde Limbourg. | 1246. do Luxembourg, f 1226. Marguerite. . mariée au duc de Brabant. Henri le Blondel, 1 .er comte de Luxembourg, de la maison de Limbourg. f 1274. Henri IY (issu du premier mariage de Waleran). Isabelle de Luxemb., mariée à Gui de Dampierre. Henri IV. f 1228. Waleran IY. f 1280. Ermengarde, mariée au duc de Gueldre. f 1282. Adolphe, comte do Berg. f 1257. Adolphe, héritier légitime du Limbourg. Ducs de Brabant. de l'ancienne Maison de Godefroid I.er (le Barbu), f 1140. Godefroid II. f1143. . . Godefroid III. f 1190. Henri 1er (lo Guerroyeur). f 1235. Henri II. f 1247. Henri III. f 1260. Jean I.er, conquérant du Limbourg. f 1294. <© cl t* Hi teN &J M o u H to o oo CHAPITRE XII. organisation intérieure des communes au xiii.0 siècle. — métiers. — commerce. — monuments. Quoique le développement du pouvoir communal parût entraîner des résultats différents clans les diverses provinces, ce contraste ne résultait que des circonstances : il y avait au fond une sorte d'uniformité sinon dans l'état des villes, du moins dans l'accroissement de leur force. Dans les comtés méridionaux, elles voyaient grandir leurs premières libertés; dans le reste du pays, leurs intérêts devenaient de plus en plus dominants, soit qu'elles soutinssent encore le trône là où il conservait sa splendeur, soit qu'elles s'en fussent déjà écartées là où il chancelait. Nulle part elles ne semblaient aspirer à diriger l'état; mais partout elles entraient graduellement daus la voie de l'indépendance. Quelques détails sur leur organisation et sur leur vie intérieure sont nécessaires à l'intelligence de leur histoire ; nous les rassemblerons ici. Dans le cours du XII.e siècle, l'émancipation des gens de métier s'était presque complétée à Liège comme en Flandre. Une. ordonnance de Gui de Dampierre, concernant la ville de Bruges, leur permet de servir à cheval, comme bourgeois , s'ils possèdent un avoir qui répond à peu près à 18,000 francs de notre époque. Ce n'est qu'au-dessous de ce terme qu'ils doivent combattre à pied comme serfs du métier dont ils font partie (1). Peut-être en était-il à peu près de même à Louvain, où nous voyons en 1267 la commune élire vingt-cinq porte-étendards ; mais dans le reste du Brabant les lignages ou familles privilégiées conservent leurs (1) Cette ordonnance est de 1296, et j'en ai parlé dans les 1Mœurs des Belges (t. II, p. 135). Au lieu de serfs, le texte flamand dit esclaves. Quelque singulier que paraisse ici ce nom humiliant, il a peut-être un but politique, celui d'exciter les plébéiens à se ranger parmi les combattants à cheval. On disait, du reste, servir son métier (sinen ambachte afdienen — Van Heelu, v. 7884). prérogatives; seulement ils les communiquent aux enfants du plébéien qui s'est allié à eux. A Bruxelles, les gens de métier n'essayèrent de s'affranchir qu'au commencement du siècle suivant (1303). Toutefois la masse du peuple, loin d'être dépourvue de lien et de direction là ou dominait exclusivement la haute bourgeoisie, se trouvait partout fortement organisée. En effet, chaque métier formait un corps et possédait ses lois et ses chefs. On y distinguait différents ordres : les apprentis, qui passaient quelques années dans un état de dépendance ; les compagnons, ou les simples artisans, travaillant à la journée; et les maîtres, sous les ordres et pour le compte desquels s'exécutait le travail. Parmi ces derniers étaient choisis le doyen et les prud'hommes, qui composaient pour ainsi dire la magistrature du métier. Le pouvoir dont ils étaient investis avait la plus grande extension. Non seulement ils devaient veiller à l'exécution des règlements établis et exercer leur contrôle sur le maître comme sur l'ouvrier, mais en outre ils étaient chargés de maintenir l'honneur du corps et de défendre ses intérêts. Ils pouvaient châtier ou bannir celui dont la conduite et les mœurs encouraient leur réprobation : ils étaient les représentants du métier vis-à-vis du reste de la commune, et les représentants de la commune vis-à-vis du métier. De cette organisation résultaient le bien-être et la puissance de la classe ouvrière. La vie régulière de l'artisan, sa conduite exempte de reproches, son travail toujours égal le mettaient à l'abri de la misère et de l'abjection : l'autorité des chefs donnait à la masse l'unité d'impulsion qui faisait sa force. Les métiers les moins considérables s'associaient aux plus puissants et se rangeaient sous leur bannière pour partager leur prépondérance. Plusieurs circonstances rendaient plus redoutable en Belgique que dans les contrées voisines cette influence des corps de métier : c'étaient le nombre des ouvriers, l'importance des villes, et surtout l'habitude presque générale de manier les armes. On se rappelle l'estime des historiens anglais et allemands pour ces colons belges aussi bien exercés à combattre qu'à tisser la laine. Organisés pour la lutte comme pour le travail, ils formaient au besoin une milice régulière, et lorsqu'une même volonté animait toute cette population armée, la résistance devenait bientôt impossible, soit aux classes riches, soit au prince lui-même. Ainsi la force croissante des corporations d'ouvriers menaçait de livrer les métropoles du pays à l'empire de la multitude (1). Mais à côté de cet élément de discorde et de division, un intérêt commun dominait l'existence de la cité, car elle vivait de commerce et d'industrie : aussi le développement de ses ressources industrielles et commerciales était-il le grand objet de son application. A cet égard, elle ne s'en rapportait pas entièrement au marchand et à l'ouvrier eux-mêmes : tout en leur accordant les divers privilèges que leur intérêts pouvaient réclamer, elle leur imposait l'obligation de suivre des règlements qui rendaient impossibles la fraude et la mauvaise foi. La fabrication et la vente devaient être loyales ; c'était là le principe sur lequel reposaient la bonne renommée de la ville et sa richesse durable. Outre la surveillance générale exercée dans chaque métier par les doyens, nous voyons encore l'autorité publique intervenir dans les transactions les plus importantes. Ainsi la commune garantissait elle-même ordinairement les étoffes fabriquées dans son enceinte. La qualité que devait avoir chaque espèce de tissu était soigneusement déterminée par les magistrats. On fixait le nombre des fils, la qualité de la laine, le procédé de la teinture, le salaire des compagnons et le bénéfice du maître : les trouveurs (prud'hommes) examinaient la pièce et la faisaient mesurer, et quand elle remplissait toutes les conditions voulues, elle était marquée du sceau communal et portée à la halle aux draps, où le marchand étranger pouvait venir acheter sans défiance et sans contestations. Outre ces halles ou marchés publics contrôlés par chaque commune, il y avait aussi à certaines époques des foires géné- (1) Cent vingt ans après l'établissement de la commune à Tournai par Philippe-Auguste, on n'appelait plus de ce nom que la classe inférieure des habitants à laquelle la haute bourgeoisie n'avait plus laissé d'armes. " En 1307, dit Gillis-li-Muisis, la commune, c'est-à-dire les tisserands pauvres, les foulons et autres gens sans armes, conspira contre les magistrats. Ils démontèrent les portes et firent rentrer toute l'autre commune et les autres ribaux (ceux des faubourgs). Si on avait rassemblé contre eux une troupe de gens armés, on les aurait massacrés comme du bétail. „ Mais vers la même époque (1301), les bourgmestres de Malines s'intitulent maîtres de la commune (en flamand commoengemeesterë), nom qui finira par prévaloir dans le Brabant. A Bruxelles, au contraire, les tisserands furent tenus pendant deux siècles à l'extérieur de la ville. raies pendant la durée desquelles la vente cessait partout ailleurs. Ces foires étaient réglées du consentement commun des villes de la province: la surveillance et la juridiction y appartenaient à ceux des marchands qui étaient élus " échevins de la foire ou de la fête, „ et ce tribunal souverain rendait ses arrêts d'après les lois de l'équité ou les usages du commerce. Dans leur négoce avec les autres peuples, les cités mercantiles se reconnaissaient responsables pour chacun de leurs bourgeois, et elles imposaient la même responsabilité aux ports qui entraient en relation avec elles. Ainsi tout acte de fourberie ou de violence était expié par le coupable ou par ses concitoyens. C'était une double garantie, nécessaire à la sécurité des marchands qui traitaient avec des étrangers. On y joignait l'obligation pour chaque ville de mettre les parages voisins à l'abri des pirates, et de garder soigneusement les routes contre les voleurs. Les réclamations qui s'élevaient à ce sujet étaient débattues de part et d'autre au nom de la commune. La cause du négociant devenait alors celle de sa patrie, et c'était aux magistrats à faire valoir ses droits. On vit même souvent des ruptures éclater entre les grandes cités commerciales à l'occasion de ces pertes particulières; mais l'intérêt mutuel finissait toujours par conduire à une transaction. A la faveur de cette protection publique, le commerce extérieur avait pris une extension presque incroyable, surtout en Flandre. Le port de Bruges, devenu l'entrepôt des richesses du Nord et du Midi, était habituellement fréquenté par les marchands de trente-quatre nations, dont un monument de l'époque nous offre la liste. Là viennent, dit le vieil écrivain, les produits des royaumes d'Angleterre, d'Écosse, d'Irlande, de Nonvége, de Dane-marck, de Suède, de Russie, de Hongrie, de Bohême, d'Allemagne, de Pologne, de Bulgarie, de Navarre, d'Arragon, de Castille, de Léon, d'Andalousie, de Grenade, de Galice, de Portugal, de Fez, de Maroc, de Bougie, de Tunis, de Majorque, de Sardaigne, de Constantinople, de Jérusalem, cl'Égypte, d'Arménie et de Tar-tarie. La France, l'Italie et la Sicile doivent aussi figurer en première ligne dans ce tableau. Quant aux marchandises que fournissait chaque contrée, on tirait surtout des pays du Nord le bois, le cuir, les fourrures et le hareng; des îles Britanniques, la laine, le plomb, l'étain, le charbon et le fromage; de la Russie (1) Voir pag. 167. et de l'Europe orientale, la cire, les fourrures, l'or, l'argent et le cuivre ; de l'Allemagne, le vin du Rhin, le blé, l'acier et le fer ; de la France , le vin et le sel ; de l'Espagne, l'huile, les fruits secs, les peaux, la soie, le fer et le vif-argent; de l'Afrique et de l'Asie, le sucre, le poivre, les épiceries, les drogues, le riz, le coton, l'alun et les peaux. L'Italie semble avoir envoyé de bonne heure les étoffes de soie et de velours, le drap d'or, l'orfèvrerie et les armes de prix. Si l'on ajoute à ces richesses les produits de la Flandre elle-même et ceux des provinces environnantes, qui refluaient de toutes parts vers cet immense marché, on ne sera pas surpris cle la célébrité dont jouissait clans toute l'Europe ce port belge, qui n'avait pas encore de rivaux clans les autres contrées du Nord. Les princes eux-mêmes comprenaient si bien l'importance et la force de pareilles villes, qu'ils invoquaient leur garantie dans leurs traités les plus importants. Nous en avons déjà indiqué un exemple au XII.' siècle (l);bientôt après, des souverains étrangers réclamèrent la même caution. En 1213, les communes de Gand, de Bruges et d'Ypres s'engagèrent pour le comte Ferrand, dans l'alliance conclue entre ce prince et le roi d'Angleterre; en 1278, Louvain, Anvers, Bruxelles, Tirlemont et Leeuwe (Léau) répondirent de la dot de la duchesse de Brabant. D'un autre côté, nous voyons quelquefois les souverains sacrifier leurs droits et leurs intérêts au désir d'encourager ou de rétablir le commerce. Le comte Gui de Dampierre alla jusqu'à consentir à tenir prison à Moutreuil, avec sept de ses principaux seigneurs, si des indemnités promises aux marchands anglais n'étaient pas régulièrement payées. A l'accroissement de la richesse publique devait répondre le progrès des arts : nous en trouvons pour preuve les monuments admirables élevés dans toutes nos provinces pendant le XIII.' siècle. Beaucoup subsistent encore, malgré les ravages des guerres civiles et des invasions étrangères. Tels sont la fameuse halle .d'Ypres (aujourd'hui l'hôtel-de-ville), immense édifice consacré à la vente du drap, et qui surpassait en magnificence comme en étendue la plupart des palais ; l'église de Saint-Martin dans la même ville, véritable chef-d'œuvre de l'architecture religieuse; l'abbaye de Villers en Hainaut, dont les ruines colossales conservent l'aspect le plus imposant ; l'église de Sainte-Gudule à Bruxelles, si majestueuse dans sa sombre grandeur; celle de Notre-Dame de Tongres, supérieure peut-être à toutes les autres; la tour de Bruges, si élégante et si pittoresque, mais dont la partie supérieure appartient au siècle suivant. Ce n'était guère qu'à Cologne et dans les villes rhénanes qu'il eût été possible de citer alors des monuments comparables à ces grands ouvrages, et des recherches récentes ont prouvé que cette partie de l'Allemagne empruntait quelquefois ses modèles et ses architectes au Tournaisis et à l'évêché de Liège. En Angleterre, un bon nombre des châteaux et des cathédrales les plus remarquables de cette époque paraissent avoir été bâtis par des Flamands. L'architecture domestique dans ce dernier royaume fit aussi de nombreux emprunts à la Flandre, seul pays du Nord où l'art de bâtir en briques se trouvât dès-lors perfectionné. CINQUIÈME PÉRIODE. GUERRES COMMUNALES. CHAPITRE PREMIER. TROUBLES DE LIEGE JUSQU'A LA VICTOIRE COMPLÈTE DU PARTI POPULAIRE (1386). Les deux siècles qui s'étaient écoulés depuis la mort de Gode ■ froid de Bouillon jusqu'à la bataille de Woeringhen, avaient vu toutes les provinces de la Belgique prendre à peu près la forme et l'attitude qu'elles devaient conserver. La Flandre, dépouillée par la France de ses seigneuries gallicanes (le comté d'Artois), se trouvait ramenée à ses limites naturelles. Le Brabant, agrandi par la conquête du Limbourg, dominait depuis l'Escaut jusque sur la rive droite de la Meuse. Les autres états, qui s'étaient élevés sur les débris de l'ancien duché de Lorraine, avaient également consolidé leur indépendance et posé leurs frontières. Ainsi la formation provinciale était accomplie. Mais l'organisation intérieure était loin d'offrir la même stabilité, et la période suivante devait être signalée par la lutte des communes contre tous les autres pouvoirs. Déjà nous avons indiqué les présages qui annonçaient l'imminence du danger. L'époque suivante fut celle où cette grande commotion éclata dans toute sa violence. Le tableau que nous présente cet âge est le plus remarquable de notre histoire : toutes les grandes villes se dressant tour à tour pour combattre et pour régner ; le peuple brisant les fers de la patrie ou le joug des lois; d'affreuses convulsions, des guerres acharnées, des pertes irréparables ; mais aussi de grands exemples d'énergie et de patriotisme, des efforts héroïques suivis quel- quefois de succès glorieux, et les souffrances mêmes du pays relevant l'éclat du caractère national. L'histoire de Liège, pendant le cours du XIV.e siècle, présente le tableau le plus complet et le plus frappant de ces mouvements populaires que devaient éprouver toutes nos grandes communes. La noblesse y était encore puissante ; mais les classes inférieures avaient grandi. Les bords de la Meuse étaient déjà couverts de populations laborieuses, dont l'industrie et la prospérité commerciale s'accroissaient également. Partout on voyait doubler l'importance et la richesse des villes ; les draperies étaient florissantes à Saint-Trond et à Huy, et les marchands de cette dernière commune étaient associés à la hanse flamande pour le commerce d'outre-mer. Vers l'an 1300, des drapiers gantois se fixant à Verviers y portèrent l'industrie qui fait encore l'opulence de cette ville. Dinant renfermait d'inombrables ouvriers en fer et en cuivre, et les produits de ces ateliers circulaient dans l'Europe entière sous le nom de Dinanterie, que la quincaillerie a longtemps gardé. Les mines étaient exploitées par une race d'hommes hardie et robuste qui se groupait dans une foule de gros villages. La Meuse, couverte de bateaux et de trains flottants, apportait à Liège les débris des antiques forêts d'alentour et les produits de l'agriculture des vallées. Le commerce de cette capitale avait pris une importance qui faisait respecter les titres de bourgeois et de marchand, et les chroniques de l'époque nous montrent ces titres portés par des gentilshommes alliés aux plus grandes familles du pays. Les discordes intestines dont Liège avait été le théâtre à l'époque précédente s'étaient terminées, comme on l'a vu, par un arrangement qui laissait aux échevins le pouvoir le plus étendu. L'évêque Jean de Flandre, qui avait été contraint à ce traité, n'y survécut pas longtemps. Quoique son caractère fut doux et modéré , il s'était attiré par un propos imprudent la haine de sa belle-mère, Isabelle de Luxembourg, seconde épouse de Gui de Dampierre. Elle le fit épier, surprendre, et enfermer dans un des châteaux que possédaient ses frères. L'évêque y resta pendant cinq mois, sans que l'on pût découvrir sa prison. Il n'en sortit qu'après avoir juré d'oublier cette offense, et mourut bientôt des suites de cette dure captivité (1292). Ce fut sous Hugues de Châlons, qui lui succéda en 1296, que la puissance seigneuriale commença à déchoir. L'on peut regarder comme une des grandes causes de cet affaiblissement une guerre de famille que le hasard fit éclater alors, et dont voici l'origine. Un gentilhomme de la puissante maison de Waroux avait épousé une jeune fille du village d'Awans, laquelle passait pour riche. Les meubles de la nouvelle épouse furent réclamés par le seigneur d'Awans, qui prétendait que, comme fille d'un de ses serfs, elle ne pouvait emporter ses biens hors de sa seigneurie. Sur le refus des Waroux, il dévasta leurs terres ; mais ses adversaires prirent aussi les armes (1297), et le sang ayant coulé, la querelle devint une lutte générale entre les diverses familles alliées aux combattants. En effet, les mœurs de l'époque obligeaient encore tout noble à venger ceux de ses parents qui succombaient dans une attaque de cette nature. Ainsi la mort du seigneur d'Awans, qui fut tué l'année suivante, ne fit qu'augmenter les forces de son parti, en contraignant tous ceux de son lignage à marcher contre les Waroux. Mais à mesure que ceux-ci perdirent des leurs, ils furent également renforcés par les alliés des morts. Le nombre des champions devint bientôt si considérable, que chacun avait des proches dans la troupe ennemie. Alors on convint d'une trêve de quarante jours après chaque combat, pour que chacun pût reconnaître sous quelle bannière il devait se ranger : car le gentilhomme qui servait les Awans, pour venger un parent éloigné, était tenu de passer aux Waroux, s'il apprenait le meurtre de quelqu'un de ceux-ci qui lui tînt de plus près. Il y eut des chevaliers qui changèrent ainsi trois fois, ayant perdu tour à tour dans les rangs opposés divers membres de leur famille. Avec un dévouement aveugle à ce qu'ils croyaient une loi de l'honneur, tous marchaient où les appelait leur blason, héroïques défenseurs d'un droit barbare. On ne se bornait point aux combats réguliers ; les surprises, les pillages, tous les genres d'hostillités semblaient légitimes, excepté l'incendie ; les évêques s'étant quelquefois déclarés pour les Waroux, les Awans s'appuyèrent sur le peuple, et cette lutte intestine finit par embraser toute la province. Hugues de Châlons, qui n'avait pas pu étouffer ces désordres, n'en vit point le terme. Dépourvu de fermeté pour maintenir ses droits, il avait cherché un appui clans le peuple contre l'échevinat et le chapitre, en favorisant les métiers et les gens du commun. Ceux-ci étaient déjà si audacieux qu'à Huy les tisserands livrèrent bataille aux échevius et les chassèrent de la ville (1299). L'évêque fut cité devant le pape, qui le transféra à l'évêché de Besançon (1301). Un jeune prince plein d'énergie et de fermeté prit sa place; ce fut Adolphe de Waldeck, qui sut imposer du respect et de l'obéissance au peuple, mais qu'une mort prématurée enleva au bout de dix-huit mois. Cette mort fut d'autant plus fatale que le mambour élu pour gouverner la province pendant l'interrègne (c'était le comte de Loos), soutint avec chaleur les prétentions des échevins contre le chapitre et la bourgeoisie. C'était l'ancienne querelle qui se ranimait à l'occasion d'un nouvel impôt. Les échevins, soutenus par les grands dont ils faisaient partie, bravèrent l'excommunication lancée contre eux, mais les douze métiers, plus puissants alors qu'à l'époque précédente, appuyèrent le chapitre. Les chanoines leur permirent, vers 1297, d'armorier leurs bannières des armes de la ville: l'armée plébéienne grandissait donc en face de cette fière noblesse liégeoise déjà si divisée. Les bouchers refusèrent de payer la taxe, et après une rixe sanglante, les patriciens se virent contraints de céder. L'on en vint à un arrangement qui dépouillait l'échevinat du droit d'établir des impôts, de lever la milice et d'accorder des subsides au prince (1303). Il ne conserva depuis lors que l'autorité judiciaire, et le pouvoir du peuple, qui ne cessa plus de s'accroître, devint bientôt irrésistible. Thibaut de Bar, qui fut investi de l'évêché sur ces entrefaites, eut peu d'action sur les partis qui divisaient l'état. Un moment il s'était montré disposé à rétablir les échevins dans leurs privilèges ; mais sa résolution faillit à l'aspect de la bourgeoisie armée qui s'avançait contre ses soldats pour leur livrer bataille. Il finit même par favoriser les métiers, dont il porta le nombre à vingt-cinq (1). Les inclinations de ce prince étaient celles d'un chevalier plutôt que d'un souverain, et elles lui coûtèrent la vie après quelques années de règne. Il fut tué à Rome même, en combattant parmi les troupes de l'empereur Henri VII, contre les Italiens armés pour la cause du Saint-Siège (1312). Les troubles recommencèrent à sa mort, et prirent un carac- (1) Trente ans plus tard, il fut porté définitivement à trente-deux. (1342). tère plus sinistre. La noblesse et les échevins voulaient disputer au chapitre le droit de nommer le mambour auquel devait appartenir la régence. Ils résolurent d'employer la force, et cinq cents gentilshommes (la plupart du parti de Waroux) entrèrent la nuit dans la ville, croyant dicter la loi aux chanoines : mais les métiers se rassemblent en un nombre supérieur, leur tiennent tête et les poursuivent avec acharnement. Deux cents nobles s'étaient retranchés dans l'église de Saint-Martin : le peuple, féroce dans sa colère, mit le feu au temple et les fit périr dans les flammes. Une partie des échevins et des grands furent également massacrés. Après cette sanglante catastrophe, la noblesse se vit réduite à traiter avec le parti victorieux; et la paix d'Angleur (1313) stipula que le conseil de la commune ne serait plus composé que de membres des métiers. Ce conseil, dont le rôle longtemps obscur avait grandi peu à peu dans le cours du siècle précédent, devint dès-lors indépendant de l'autorité échevinale, et jugea en dernier ressort dans les affaires publiques. C'était donc aux plébéiens que passait la prépondérance (1). Ce fut sous ces auspices que s'ouvrit le règne d'Adolphe de la Marck (1313). Ce prince, jeune et hautain, n'avait confirmé qu'en hésitant les conquêtes des métiers. Il voulut ensuite imposer un terme aux violences et aux brigandages, qui s'étaient multipliés dans le pays à la suite des troubles et des guerres privées. Mettant en usage un ancien droit établi dans presque toutes nos provinces, il fit démolir et brûler sous ses yeux, par ses gens de justice, les maisons des homicides et des pillards. Mais l'animosité des partis ne lui pardonna pas quelques abus de pouvoir, et la plupart des villes s'étant liguées avec les Awans, la guerre civile éclata de nouveau. Un moment la déchéance de l'évêque fut proclamée, et il invoqua contre ses sujets le secours des princes voisins. Cependant la lutte, qui s'engageait de la manière la plus menaçante, fut arrêtée par une transaction dont tout le monde comprenait la nécessité. On s'accorda donc à consolider les vieilles lois qui formaient la base de l'ordre public, en remettant le soin de les interpréter ou de les modifier au sens du pays , c'est-à-dire (1) Le conseil se composait alors de deux maîtres à temps, de quarante-huit jurés et de cinquante gouverneurs des métiers. à l'opinion nationale, représentée par le vote de toutes les classes d'habitants, depuis le prince, les chevaliers, le chapitre de la cathédrale, jusqu'aux jurés et à la communauté des bourgeois. Ainsi se trouva consacrée la nouvelle forme de l'assemblée des États (1), dans laquelle figuraient ensemble les délégués de différentes villes : le traité conclu en 1316 fut appelé la paix de Fexhe, et devint la charte constitutionnelle de l'état de Liège, dont il raffermit l'unité. Elle confirmait les usages et les franchises " des bonnes villes et du commun pays , „ et elle reconnaissait à tous les habitants le droit de n'être jugés que suivant loi et par jugement. Ce traité fameux posait donc les principes du droit commun ; mais daus l'état des esprits , le peuple ne devait pas longtemps se contenter de la simple reconnaissance de ses droits, sans aucune garantie de leur observation. Aussi les Liégeois demandèrent-ils en 1324 que des arbitres fussent nommés pour contrôler les actes des officiers du souverain, et pour juger des plaintes qui s'élèveraient contre eux. C'était au fond une garantie du même genre que celles qu'offre aux peuples modernes le pouvoir constitutionnel de leurs représentants. Mais l'évêque s'en offensa et se retira dans la ville de Huy, qui seule ne voulut pas s'unir avec les autres pour lui arracher cette concession (1325). Il aurait eu peine à soutenir la lutte contre une ligue si formidable, si les gentilshommes du parti d'Awans ne s'étaient alors réconciliés avec lui. Un combat général avait eu lieu cette année même (25 août) entre six cents chevaliers des deux races, et dans cette lutte sanglante, où l'on avait vu figurer les chefs des maisons rivales, et jusqu'à de vieux gentilshommes aveugles ou mutilés, tout le désavantage avait été pour les Waroux, qui avaient perdu soixante-cinq de leurs champions. Les vainqueurs ayant ensuite fait la paix avec le prince, celui-ci vint plus facilement à bout de tenir tête au parti populaire, qui fut battu dans quelques rencontres. Toutefois les communes étaient loin de vouloir se soumettre. Elles repoussèrent toutes les conditions qu'offrait le prélat, et ce ne fut que sur les instances réitérées du pape Jean XXII, que les (1) Son nom officiel était celui d'Assemblée du pays, et nous la voyons convoquée plusieurs fois dès le XII.c siècle. deux partis nommèrent enfin des arbitres pour concourir à une paix générale. Un traité fut conclu, qui instituait dans la ville un tribunal suprême de vingt-quatre personnes, nommées par l'évêque et choisies pour moitié parmi les Grands, et pour moitié parmi les Petits (1328). Cette transaction, appelée depuis la paix de Wihogne, ne contenta pas encore le peuple, animé par Pierre Andricas, auteur de la révolution précédente. Mais ce chef de la commune ayant formé le projet odieux de massacrer les nobles, l'évêque réunit une nombreuse armée, tant de ses vassaux que des seigneurs voisins, et un plaid ou jugement public fut tenu à Vottem, où d'une commune voix Andricas et trente-huit autres furent bannis. A la suite de cet arrêt, auquel la ville ne fit point de résistance, fut décrétée la paix de Vottem, qui stipula que la moitié du conseil de la cité serait prise parmi les Grands ; mais qu'aucune taxe ne pourrait être établie sans le consentement de toutes les communautés (tous les corps des citoyens). Elle régla aussi les droits et l'organisation des métiers, et livra au jugement suprême des échevins tous ceux qui se rendraient coupables de sédition en fait ou en paroles. Après avoir ainsi réprimé les troubles qui agitaient la cité, Adolphe de la Marck termina enfin la fameuse querelle des Awans et des Waroux, qui durait depuis trente-huit ans. D'accord avec le chapitre et avec les bonnes villes, il déclara que ceux qui tremperaient dans ces guerres privées seraient punis comme assassins. Ainsi fut proscrit cet usage barbare, et les deux partis, forcés à se soumettre, nommèrent chacun douze gentilshommes, qui furent chargés de conclure un accord définitif (1335). Cet acte, appelé la paix des douze, reconnut l'abolition du droit de vengeance privée, et soumit les querelles des nobles au jugement des lois. Cette suite d'heureux succès semblait assurer à l'évêque un règne glorieux. Mais il n'avait pas compris ce qu'il y avait de légitime dans les garanties réclamées par le peuple, et il devait expier la faute de les avoir méconnues. Une nouvelle lutte, d'abord sans importance, vint l'entraîner clans les plus grands revers. Il avait fait condamner à une grosse amende, en 1342, les habitants de Huy, qui depuis trente ans n'avaient payé leurs redevances qu'en monnaie d'une valeur trop faible. Cette ville, qui lui avait été dévouée jusqu'alors, s'irrita d'un traitement si sévère, et les bourgeois dans leur indignation eurent recours à Jean III, duc de Brabant, auquel ils offrirent de se soumettre. Adolphe de la Marck fut justement alarmé ; d'une part, le prince brabançon semblait disposé à la guerre, et de l'autre les Liégeois refusaient de prendre les armes pour l'évêque, à moins qu'il ne leur donnât satisfaction sur leurs vieux griefs. En vain fit-il de larges concessions aux métiers par la Lettre de Saint-Jacques (1343) : la ville réclama l'institution d'un tribunal qui pût prononcer sur les actes mêmes du souverain. Dans cette extrémité, il consentit à prendre pour arbitres de tous ses différends, soit avec le duc, soit avec la bourgeoisie, les princes et les seigneurs alliés qui étaient accourus à Liège, et parmi lesquels figuraient les comtes de Hainaut, de Luxembourg et de Gueldre. Mais leur sentence ne lui fut favorable qu'à moitié : car, s'ils rendirent Huy à l'évêque, ils prononcèrent contre lui en faveur des communes. On statua qu'une assemblée de vingt-deux membres déciderait en dernier ressort de tout ce qui concernerait les intérêts de l'Église et du pays. De ces vingt-deux membres, quatre seulement devaient être choisis par le clergé, autant par la noblesse ; quatre appartiendraient à la ville de Liège, deux à Huy, deux à Dinant, deux à Tongres, deux à Saint-Trond, un à Fosses et un à Bouillon (1343). C'était instituer une sorte de Haute-cour nationale, et y donner aux communes une extrême prépondérance. Les réclamations tardives du prélat contre cette décision, à laquelle il s'était d'abord soumis, furent impuissantes ; et il mourut peu après (1344), laissant les XXII en possession d'une autorité presque souveraine. Toutefois cette nouvelle magistrature faillit être détruite bientôt après sous le règne d'Englebert de la Marck, neveu d'Adolphe et son successeur. En effet, les communes étaient à peine sorties victorieuses de leur lutte avec le prince, qu'elles en engagèrent une autre avec la noblesse. Les habitants de Huy accusaient d'oppression le bailli du Condroz et les échevins de Liège, et aussitôt les villes de l'évêché formèrent une ligue pour soutenir les mécontents. Le prince, de son côté, fit réunir à Vottem les échevins de tout le pays, qui approuvèrent ceux de Liège. On en vint aux armes, et des ravages furent commis par les métiers dans les campagnes. L'évêque avait rassemblé des troupes nombreuses. Jean de Luxembourg, roi de Bohême, son fils Charles, roi des Romains, les comtes de Juliers, de la Marck, de Gueldre, de Namur, de Loos et de Salm, lui avaient amené leur brillante chevalerie, à laquelle s'était jointe presque toute celle de l'évêché. Mais les milices bourgeoises, conduites par deux chevaliers de la maison de Waroux (Baré et Raes), et par Jean Waldoreau, marchèrent hardiment à sa rencontre. Le combat eut lieu près de Vottem (19 juillet 1346), et là comme à Steppes, les métiers, serrés en gros bataillons hérissés de piques, soutinrent sans plier le choc de la cavalerie. Après une lutte opiniâtre, la défaite des troupes d'Englebert fut complète. Mais il eut sa revanche l'année suivante, grâce à l'appui des ducs de Brabant et de Gueldre, dont il avait obtenu l'intervention. Une formidable armée, composée surtout de noblesse brabançonne, rencontra les Liégeois dans la plaine de Waleffe,où ils s'étaient [avancés sans précaution, et les ayant surpris dans leur camp, elle parvint à les envelopper. Attaquée de divers côtés à la fois, l'infanterie des villes fut rompue et mise en déroute (21 juillet 1347). Cependant l'évêque, effrayé lui-même des succès de ceux qu'il avait appelés à son secours, se hâta cle se réconcilier avec les vaincus. La paix fut conclue à Waroux : sans rien changer aux libertés du peuple, elle assurait à Englebert une somme de 140,000 écus d'or, et forçait les Liégeois à fournir un corps cle six cents hommes au duc de Brabant, toutes les fois qu'il ferait la guerre. Ce traité rendit quelque repos au pays, et le prélat se ht aimer de ses sujets en soutenant avec vigueur les droits de son Église sur le comté de Loos, dont il prit possession. Nommé ensuite à l'archevêché de Cologne (1363), il eut pour successeur Jean d'Arc-kel, ancien évêque d'Utrecht, sous lequel les troubles recommencèrent. Wenceslas, duc de Brabant et de Luxembourg, vint s'interposer entre les villes et le prince déjà exilé de sa capitale. On rétablit alors le tribunal des XXII, qui était tombé clans l'oubli ; mais au lieu d'être nommés à vie, ses membres ne furent élus que pour un an, ce qui acheva de donner à cette institution un caractère démocratique (1372). Aussi le premier essai que ces nouveaux magistrats firent de leur pouvoir, eut-il pour objet de soumettre l'évêque lui-même à leur juridiction. Les hostilités éclatèrent aussitôt ; mais quoique vaincu d'abord, le peuple finit par obtenir quelques années après (on ne sait pas la date précise), une dernière paix, qui soumettait à l'autorité des XXII le clergé et le chapitre, à l'exception seulement du prélat. Après cette concession, il ne restait plus d'autre obstacle à la souveraineté de la classe populaire que le droit laissé aux Grands d'élire un des maîtres de la moitié des conseillers. Cette dernière barrière fut renversée sous le règne d'Arnould de Horn, qui avait succédé à Jean d'Arckel. L'aristocratie municipale consentit à sacrifier toutes ses prérogatives, et un arrangement, conclu en 1384, donna aux Petits le droit de nommer désormais les deux maîtres et tout le conseil. Les Grands renoncèrent alors à former une classe séparée, et ils demandèrent eux-mêmes leur admission dans les corps de métiers. Deux ans plus tard, l'éche-vinat reçut un dernier coup qui lui enleva jusqu'à l'indépendance. Cette magistrature, devenue purement judiciaire, était du moins souveraine dans ses arrêts. Mais en 1386, elle fut accusée de vénalité par un patricien mécontent, et une commission se forma pour la juger. L'évêque et la commune nommèrent chacun quatre juges : chaque métier de Liège et chaque ville de l'évêché en ajouta un. L'arrêt cassa et bannit treize des magistrats accusés; le quatorzième seul avait été reconnu innocent. Ce jugement, jusque-là sans exemple, fut approuvé après examen par les commissaires de l'empereur, dont les condamnés avaient invoqué l'intervention. On doit donc croire qu'il était juste. Cependant la suprématie dont le peuple s'était ainsi emparé laissait toute autorité affaiblie, et préparait les bouleversements qui, à l'époque suivante, devaient entraîner la ville dans un abîme de malheurs. CHAPITRE II. LUTTE DES FLAMANDS CONTRE PHILIPPE LE BEL. Aux luttes intérieures dont Liège nous a offert le spectacle, pendant le cours du XIV.e siècle, se joignirent en Flandre les dangers et la gloire d'une guerre étrangère où toutes les forces de la monarchie française ne purent écraser un peuple armé pour son indépendance. Les souverains de cette belle province avaient perdu leur puissance à Bouvines. Depuis ce jour fatal, la France, qui les tenait enchaînés, faisait peser sur eux les conditions humiliantes du traité de Melun, et les réduisait à un vasselage obscur. On avait vu le comte Gui de Dampierre plier, comme nous l'avons dit, devant les échevins de Gand, soutenus par Philippe le Bel. Le seul moyen qui lui restât de ressaisir la souveraineté était d'engager une nouvelle lutte contre les Français, et deux fois la Flandre tout entière voulut l'y entraîner (1280 et 1285); car la noblesse et les villes se montraient également indignées de l'asservissement du pays. Mais le comte, déjà avancé en âge, manqua d'énergie et de résolution. Des circonstances personnelles lui dictaient pour ainsi dire une politique timide et pacifique. Il s'était marié deux fois, et chacune de ses épouses lui avait donné huit enfants, de sorte que ses domaines et ses revenus suffisaient à peine aux besoins d'une maison princière aussi considérable. La splendeur habituelle de la cour de Flandre et ses goûts somptueux augmentaient la difficulté de sa position. Pauvre au milieu des richesses, il ne laissait échapper aucune occasion de rançonner ses communes tout en protégeant leurs intérêts commerciaux; et quoiqu'il déployât de l'habileté et des intentions généreuses dans ses efforts pour garantir le bien-être du pays, on lui savait peu de gré même de ses sacrifices, tant ses exactions lui avaient fait perdre l'estime et le respect du peuple. Toutefois le commencement de son règne fut assez heureux : il brava impunément les empereurs d'Allemagne, en refusant de leur faire hommage pour la Flandre impériale, et il réussit à établir d'une manière brillante une partie de ses enfants (le duc de Brabant et les comtes de Hollande et de Juliers étaient ses gendres, et un de ses fils occupait l'évêclié de Liège). Mais, fidèle à la haine qui régnait entre sa maison et celle d'Avesnes, il irrita mortellement le comte cle Hainaut, son neveu, en soutenant contre lui la commune de Yalenciennes qui s'était révoltée (1292). Bientôt après il offensa l'orgueilleux Philippe le Bel, ou plutôt il donna un prétexte à ses projets cle spoliation, en fiançant sa fille Philippine avec le fils d'Edouard I.er, roi d'Angleterre (1294). Cependant le monarque français ne témoigna d'abord aucun ressentiment. Il feignit au contraire de se réjouir de la haute fortune destinée à la jeune princesse dont il était le parrain, et il exprima le désir de l'en féliciter lui-même. Sur son invitation, le comte se rendit avec sa fille au château de Corbeil, où se trouvait la cour de France. Mais à peine arrivé là, il fut arrêté avec tous ceux qui l'accompagnaient et conduit à la tour du Louvre, où le roi le retint dans une dure captivité, l'accusant d'alliance avec ses ennemis et voulant le faire juger par sa cour des pairs. Le Flamand, quelque sujet qu'il eût de se plaindre, ne récusa point ce tribunal (1295), et, en effet, les pairs le reconnurent innocent, Mais en le relâchant, le roi ne voulut point lui rendre sa fille : elle fut retenue comme otage, et succomba quelques années après, minée par la douleur. Gui de Dampierre sut d'abord cacher son ressentiment. Mais lorsqu'on le vit faire des préparatifs de guerre, sous prétexte de défendre ceux de Yalenciennes, qui avaient fini par se donner à lui, un ordre royal interdit aux communes de Flandre de suivre sa bannière (1296). En revanche, le comte assembla tous ses alliés à Grammont (25 décembre), et là se trouvèrent le roi Édouard d'Angleterre, l'empereur Adolphe de Nassau, l'archiduc Albert d'Autriche, le duc Jean II de Brabant, les comtes de Hollande, de Juliers et de Bar, qui tous s'engagèrent à marcher contre la France. Gui fit alors déclarer à Philippe le Bel qu'il ne le reconnaissait plus pour son souverain, et le monarque de son côté prononça la confiscation de la Flandre (janvier 1297). L'événement répondit mal aux promesses qu'avait reçues le comte. Dès le printemps, il se vit menacé par une armée française, et il ne reçut d'autre secours qu'un petit nombre de cavaliers allemands. Les Flamands eux-mêmes se montraient mal disposés ; la conduite antérieure du prince l'avait rendu impopulaire, et les villes regrettaient d'être forcées à prendre les armes pour sa querelle. Lui, déjà septuagénaire, ne pouvait plus conduire ses troupes au combat; il les confia à son fils aîné, Robert de Bétliune, lui recommandant d'arrêter l'ennemi sans livrer de bataille. Le roi était entré en Flandre à la tête de dix mille cavaliers et d'une nombreuse infanterie. Il alla former le siège de Lille, et le comte de Hainaut vint l'y rejoindre avec ses troupes et ses machines de guerre. Robert se jeta dans la place et la défendit longtemps ; mais après avoir résisté plus de deux mois, le manque de vivres le réduisit à se retirer avec la garnison. Dans l'intervalle, les Français avaient remporté plusieurs autres avantages, grâce surtout à la défection de quelques gentilshommes qui embrassèrent ouvertement " le parti des Lys „ (on nommait ainsi ceux qui desiraient la domination du roi). La trahison du bailli de Furnes, qui passa à l'ennemi au moment du combat, fit perdre aux Flamands la bataille de Bulscamp, et Furnes, qu'ils avaient voulu couvrir, fut incendiée. D'un autre côté, le monarque anglais était arrivé en Flandre avec son armée; mais elle était si peu nombreuse que ce prince n'osant rester à Bruges, où le peuple était porté pour la France, se hâta de la mener à Gand, où il se crut plus en sûreté. Bientôt les Brugeois appelèrent Philippe dans leur ville ; et peu après, les deux rois conclurent ensemble un armistice, remettant au pape Boniface VIII la décision de leurs différends (octobre 1297). Les troupes anglaises restaient à Gand; mais quelques soldats ayant voulu livrer la ville au pillage, les bourgeois attaquèrent l'armée, qui obtint à peine, après deux jours de combat, la permission de se retirer. Le roi la reconduisit en Angleterre. Le pape rendit sa sentence l'année suivante, et condamna le prince français à relâcher la fille de Gui de Dampierre, et à restituer les villes de Flandre qu'il occupait. Mais déjà Philippe s'était secrètement assuré la neutralité de l'empereur et même l'alliance d'Edouard, qui abandonnait le prince flamand : il ne tint plus compte de la décision du pontife, et annonça qu'à l'expiration de la trêve, qui devait durer jusqu'au commencement de l'an 1300, il achèverait la conquête du pays. En effet, cette époque arrivée, ses troupes rentrèrent en campagne, conduites par son frère, le comte Charles de Valois. Elles ne firent d'abord que peu de progrès ; mais tel était l'épuisement des ressources de Gui, délaissé de ses sujets et cle ses alliés, qu'il consentit enfin à se mettre à la merci du roi, avec ses fils aînés, Robert et Guillaume, et cinquante de ses principaux barons. Arrivé à Paris, il fut emprisonné avec tous les siens par ordre de l'inflexible monarque, et Charles de Valois, qui lui avait garanti sa liberté, ne put détourner son frère de violer la parole donnée en son nom. La Flandre était confisquée. Philippe la fit gouverner par ses officiers et vint visiter sa conquête (mai 1301), accompagné de son épouse Jeanne de Navarre, qui parut blessée de voir tant de richesses chez un peuple de marchands. " Je me croyais seule reine ici, dit-elle à Bruges, mais j'en aperçois mille autres autour de moi ! „ Partout les partisans de la France accueillirent le souverain avec de grandes démonstrations de joie; mais déjà le peuple commençait à sentir qu'il n'avait plus de patrie, et à craindre qu'on ne le traitât " comme dans les provinces françaises, dont les habitants étaient serfs. „ Ces pensées amères donnaient aux petites gens un profond regret d'avoir favorisé la domination royale : ils voyaient les grands bourgeois conserver ou reprendre partout une autorité qui leur paraissait tyrannique. Bientôt l'attitude des métiers, et surtout des tisserands et des foulons des grandes villes, devint menaçante. Tous les esprits fermentaient : la réaction s'était opérée, elle éclata au premier signal. Uu mois après le départ du roi, le peuple de Bruges commençant à s'agiter, Jacques de Châtillon, gouverneur de Flandre, se présenta devant cette ville avec cinq cents lances. La petite bourgeoisie lui ferma les portes, attaqua la noblesse soupçonnée d'intelligence avec lui, et en massacra une partie. Cependant, effrayés de leur propre audace, les mécontents se retirèrent vers la Zélande, et la foule se soumit. Mais Châtillon ayant voulu bâtir une citadelle pour contenir la ville où il était rentré avec des forces considérables, les exilés, d'accord avec les gens de métier, y pénétrèrent dans la nuit du 25 mai 1302, et attaquèrent les Français, qui périrent presque tous. Aussitôt la plus grande partie de la Flandre releva le vieil étendard du Lion. Lille et Gand, avec quelques châteaux forts, restèrent seuls au pouvoir des étrangers. Les chefs ne manquèrent pas au peuple. Pierre de Koninck et Jean Breydel, doyens des tisserands et des boucliers, avaient dirigé la révolte des Brugeois. Guillaume de Juliers, petit-fils du comte de Flandre, accourut avec des cavaliers allemands. Jean de Dampierre, qui régnait à Namur (c'était le fils aîné de Gui et d'Isabelle de Luxembourg, et son père lui avait cédé le marquisat en 1297), vint peu après se joindre aux Flamands et leur amena quelques troupes. Son frère, Gui de Namur, l'avait déjà précédé. L'armée qu'ils réunirent comptait plus de vingt mille hommes (1), tant des villes que de la campagne, presque tous exercés au maniement des armes ; mais ce n'était guère que de l'infanterie, la plupart des nobles restant fidèles au parti des Lys. Robert d'Artois, beau-frère du roi de France, marchait contre eux avec des forces en apparence bien supérieures. Ses piétons étaient médiocres,.à l'exception de vieilles bandes italiennes; mais sa cavalerie, composée de l'élite de la noblesse française, ne comptait pas moins de huit mille combattants. Arrivé à Lille, il fut encore rejoint par des chevaliers brabançons et hennuyers, conduits par Godefroid de Brabant, frère de Jean I.er, et par Jean sans Merci, comte de Hainaut. Il se dirigea ensuite sur Courtrai, brûlant et ravageant tout sur sa route. Ce fut le 11 juillet 1302 que les armées se trouvèrent en présence. Les Flamands attendaient l'ennemi rangés dans la plaine de Groeninghe, à l'est de Courtrai. Ils se déployaient sur une étendue d'à peu près mille mètres, entre la ville et un ruisseau qui a perdu aujourd'hui son ancienne profondeur. Autour d'eux s'étendaient des prairies marécageuses, en arrière coulait la Lys, qui ne permettait pas de reculer : mais ils étaient décidés à vaincre ou à mourir. L'arrivée de quelques milices de Namur et d'une troupe de Gantois, commandés par Simon Borluut, avait redoublé la confiance des soldats. Au moment de combattre, ils s'agenouillèrent et un prêtre les bénit. Prenant clans leurs mains un peu de (1) Les nouveaux détails donnés ici sur l'armée et la bataille de Courtrai, sont le résumé d'un long travail que j'ai publié à part dans les Mémoires de l'Académie. cette terre qu'ils foulaient et pour laquelle ils allaient combattre, ils la portèrent religieusement à leurs lèvres, s'associant par la pensée à la communion que recevaient leurs chefs. Ils se relevèrent ensuite pleins de courage. Les arbalétriers se trouvaient en avant, du côté par où devait déboucher l'ennemi pour traverser la prairie. La ligne des piquiers était formée à trois ou quatre cents pas en arrière, à peu près sur l'emplacement de la route actuelle et à l'abri d'un petit fossé. Derrière les piques et les goedendags, brillaient les sabres et les haches. En réserve, se tenaient quelques nobles hommes avec leurs soldats, troupe d'élite qui devait se porter où le péril serait le plus grand. Les princes du sang de Flandre et les chevaliers se tenaient à pied comme les gens des communes. L'action s'engagea par les arbalétriers. Ceux de Flandre étaient célèbres par leur adresse ; mais ils éprouvèrent un moment de crainte en voyant approcher neuf batailles de cavalerie française, " dont toutes les bannières flottaient et dont toutes les trompettes sonnaient. „ Heureusement le défilé de cette cavalerie pour entrer dans la plaine fut très-lent ; car elle ne pouvait passer que sur un seul pont. Les mercenaires italiens à la solde du roi la précédaient au nombre de dix mille, et engagèrent le combat, pendant que les principaux escadrons étaient encore de l'autre côté du ruisseau. Pressés par ces adversaires, les gens de trait flamands se réfugièrent derrière leur grosse infanterie. Les cavaliers crurent que ce mouvement de retraite allait devenir général, et craignant de perdre la gloire du combat, ils se précipitèrent en avant, au risque de passer sur le corps de leurs propres fantassins. Les batailles qui s'élançaient ainsi arrivèrent en désordre sur la grande ligne flamande, et eurent encore à franchir le fossé derrière lequel se tenaient les piquiers. Ceux-ci les attendaient de pied ferme, et les coups terribles des goedendags renversèrent une partie de cette vaillante noblesse. Cependant telle fut la vigueur du choc que les milices de quelques villages, placées au centre, voulurent fuir et ne furent ramenées à leur poste que par la bourgeoisie d'Ypres, qui s'était chargée de défendre Courtrai, et qui tourna ses piques contre les fuyards, tandis que les chevaliers du parti national fondant, la hache en main, sur ceux des ennemis qui avaient pénétré au milieu des bataillons, les contraignirent à 15 reculer. Dans cette retraite, ils ne purent repasser le ruisseau qu'ils avaient franchi dans leur premier élan. La plupart des coursiers s'abattirent, et toute cette brillante chevalerie, pressée par une infanterie intrépide, fut détruite en un moment. Ses principaux chefs, Godefroid de Brabant, le connétable, les comtes d'Eu et de Tancarville, tombèrent l'un après l'autre, sans qu'il fût possible à leurs compagnons de les secourir. Robert d'Artois, témoin de leur défaite, s'élança lui-même sur les Flamands, avec plusieurs milliers de chevaux. Mais arrêtée par les obstacles que lui offrit un terrain marécageux son attaque ne fut pas assez vive pour enfoncer les rangs serrés des Brugeois, qui lui opposaient partout le triple rang de leurs piques. Robert parvint cependant jusqu'à celui qui portait l'étendard cle Flandre, saisit la bannière et la déchira; mais il fut renversé à l'instant même et massacré, avec Jean sans Merci, Jacques de Châtillon, et près de cinquante autres seigneurs. Ses cavaliers, en fuyant, donnèrent dans un marais appelé depuis la Prairie-Sanglante. Presque tous y périrent. Enivré de carnage, le peuple ne faisait plus quartier. La dernière ligne de l'armée royale n'avait pas encore combattu. Quelques-uns des chevaliers dont elle se composait ne voulurent pas survivre à cette défaite, et se jetèrent désespérés sur les vainqueurs ; mais le plus grand nombre ne songea qu'à fuir. Un vieux poète français, qui paraît avoir été témoin oculaire, dit avec naïveté qu'il restait encore des comtes " de diverses nations, qui retournèrent les talons, „ et il ajoute sans balancer : " ils firent sens, non pas folie. „ L'impression de terreur était si grande, qu'après la bataille les garnisons françaises des places voisines ne demandèrent plus qu'à capituler. La fleur de la noblesse du royaume avait péri. On trouva sur le champ de bataille les éperons d'or de sept cents chevaliers ; nos historiens portent le nombre des morts à vingt mille. Gand, Lille et Douai retournèrent alors au parti du comte. Philippe le Bel, qui avait rassemblé à la hâte une deuxième armée, n'osa dépasser la frontière. Après quelques petits combats, une trêve fut conclue au printemps de l'année suivante, et renouvelée ensuite. Le roi permit même au vieux Gui de Dampierre de sortir de la forteresse où il était retenu pour venir négocier la paix ; mais le vieillard, après avoir passé quel- ques mois auprès de ses fils, retourna dans sa prison plutôt que de trahir les intérêts de la Flandre. C'était par les armes que la question devait être vidée. Jamais les Flamands n'avaient pris une attitude plus ferme, et jamais leurs espérances n'avaient été mieux fondées. Malheureusement la vieille haine des Dampierre contre les d'Avesnes n'était pas encore assoupie, et devait causer de nouveaux désastres. Depuis la bataille de Courtrai, le comte de Hainaut s'était tenu sur la défensive, sans chercher à venger la mort de son fils. Mais dès le premier armistice avec la France, il avait vu les princes de Flandre marcher sur Lessines et lui enlever cette ville , que sa position rendait importante (avril 1303). En même temps, une autre partie de ses états avait été menacée. Les comtés de Hollande et de Zélande lui étaient échus par droit de succession depuis l'an 1299 (on a vu que sa mère était sœur de Guillaume de Hollande). Mais son autorité paraissait encore mal affermie dans ces provinces. Jean et Gui de Namur passèrent en Zélande, réunirent les mécontents et assiégèrent Zirickzée. Ainsi, tandis que la guerre grondait encore sur toute la frontière du midi, ils semblaient la provoquer dans le nord. Le succès parut d'abord justifier cette audace. Guillaume d'Avesnes, fils de Jean II et son héritier présomptif, s'était uni à l'évêque d'Utrecht (1), pour chasser les Flamands de la Zélande. Il fut complètement battu dans l'île de Schouwen (mars 1304), et l'évêqne resta prisonnier. Les vainqueurs se jetèrent alors sur la Hollande, et envahirent successivement Delft, Leyde et Utrecht, tandis que le duc de Brabant, avec lequel ils avaient conclu un traité, menaçait Dordrecht et les bords de la Meuse. Mais une réaction semblable à celle qui avait chassé les Français de la Flandre, s'opéra bientôt clans ces provinces. Les populations conquises se levèrent : les Brabançons et les Flamands, qui étaient inférieurs en nombre, furent contraints à se retirer aussi vite qu'ils s'étaient avancés ; et dès le mois de juillet, le fruit'de leurs succès et le fruit cle leur sang était perdu. Une flotte française, renforcée par les galères qu'avait amenées de Gênes le célèbre amiral Grimaldi, vint alors se joindre aux (1) C'était Gui de Hainaut, frère de Jean II. vaisseaux de Hollande pour attaquer les Flamands par mer, tandis que Philippe le Bel entrait dans le Hainaut avec toutes ses forces pour pénétrer de là dans la Flandre. Ainsi les négociations du monarque n'avaient été qu'un moyen de gagner du temps et d'épier l'occasion. Mais l'énergie du peuple ne fut pas au-dessous du danger, et les revers mêmes ne firent que l'accroître. Sur mer, Gui de Namur essuya une défaite sanglante, vis-à-vis de Zirickzée (10 août 1304). Son escadre fut détruite, lui-même fait prisonnier, et les côtes restèrent sans défense. Huit jours après, l'armée de terre offrit bataille aux Français à Mons-en-Puelle (entre Douai et Orchies). Elle était commandée par Philippe de Thiette, autre fils de Gui de Dampierre (1). Les cavaliers ennemis, sans engager le combat, cherchèrent à fatiguer les Flamands par des escarmouches, et réussirent à enlever les chariots qui portaient les vivres et les bagages. Cet accident força les communes à quitter le champ de bataille vers le soir, et la plupart se dirigèrent vers Lille. Au contraire, les Brugeois et ceux qui marchaient sous leur bannière, conduits par Philippe de Thiette et par Guillaume de Juliers, se portèrent sur le camp des Français, y pénétrèrent, s'emparèrent de la tente du roi et faillirent le prendre lui-même. Mais après avoir soutenu là un combat meurtrier, ils se virent près d'être enveloppés et firent leur retraite en bon ordre. Guillaume de Juliers avait péri dans cette dernière attaque; mais, quoique les Flamands y eussent été repoussés, ils conservaient l'honneur des armes. Après la bataille de Mons-en-Puelle, l'armée des communes se sépara ; le roi au contraire augmenta ses forces, et assiégea Lille avec l'appareil le plus menaçant. Déjà les bourgeois avaient promis de se rendre, s'ils n'étaient pas secourus avant le l.er octobre. Mais deux jours avant le terme fixé, les Flamands réunis de nouveau arrivèrent devant la place, et Jean de Namur, qui les conduisait, envoya défier le roi. Cette fois tout le peuple avait pris les armes. Les ateliers étaient fermés, les villes désertes, et les milices avaient juré de vaincre ou d'obtenir une paix honorable. (1) Il était comte de Téano (nos auteurs écrivent Thiette), dans le royaume de Naples, où il avait accompagné Charles d'Anjou, avec son frère Robert de Béthune. Il revint en Flandre pour aider ses frères (en 1303), et reçut le commandement comme l'aîné de ceux qui étaient libres. Philippe le Bel avait couvert son camp d'un large fossé ; dès la première nuit, les travailleurs de Jean de Namur en comblèrent une partie. Le dessein des Dampierre et de tous leurs soldats était d'attaquer la nuit suivante. Le roi alla reconnaître leurs avant-postes. Il fut frappé du nombre des tentes. " On dirait, s'écria-t-il, qu'il pleut des Flamands ! „ et il chargea le duc de Brabant et le comte de Savoie de traiter en son nom avec les chefs. Les Flamands demandèrent et obtinrent le maintien de tous leurs anciens privilèges, l'autorisation de fortifier leurs villes, la mise en liberté de tous leurs captifs, ainsi que la restitution des parties de la Flandre encore occupées par les Français : ils consentirent à subir une amende qui ne pourrait dépasser 800,000 livres (la valeur de l'argent était extrêmement diminuée depuis que Philippe lui-même avait altéré le titre des monnaies), et à laisser entre les mains du roi, jusqu'au paiement de cette somme, les villes de Lille et de Douai (l.er octobre 1304). Ainsi parut enfin terminée cette guerre fatale. Mais les négociations se prolongèrent encore quelques mois, et avant que l'on fut complètement d'accord, Gui de Dampierre mourut prisonnier au château de Compiègne, le 7 mars 1305. CHAPITRE III. BÈQNES DE ROBERT DE BÉTHUNE ET DE LOUIS DE CRÉCY (1305 A 1345). Robert de Bétkune, fils aîné de Gui cle Dampierre, était encore prisonnier en France, à la mort cle son père (il s'était livré au roi en même temps que lui). Philippe le Bel ne le relâcha qu'après lui avoir fait signer de nouvelles conditions, beaucoup plus dures que celles qui avaient été stipulées devant Lille (traité d'Athies). Ces exigences si outrées n'eurent d'autre résultat que de ranimer l'indignation de la Flandre. Le peuple furieux se refusait aux concessions offertes par le comte, qui ne demandait qu'à faire la paix à tout prix. On accusait même cle trahison les seigneurs qui avaient été chargés de négocier avec le roi, et la loyauté des grands devint suspecte aux communes. Le brave Philippe de Thiette et d'autres princes de la maison régnante, qui étaient restés populaires, avaient quitté la Flandre pour aller guerroyer en Italie. Les villes voulurent intervenir directement au traité, et leur fierté croissait à mesure que Robert cle Béthune et ceux qui l'entouraient consentaient à céder davantage. Bientôt de nouveaux troubles éclatèrent; Jean Breydel tua de sa propre main le conseiller favori du comte, et ce ne fut pas sans peine que ce prince parvint à empêcher à force de supplications une révolte des métiers. Le succès des armes flamandes avait inspiré à la nation la plus grande confiance dans ses propres forces, et en effet, sa puissance était si redoutable que le comte de Hainaut se soumit alors à faire hommage à Robert pour les îles de Zélande, plutôt que de soutenir une nouvelle lutte. Un arrangement fut conclu avec la France en 1309, à des conditions un peu moins dures. Mais la malveillance et la mauvaise foi du monarque suscitèrent bientôt de nouvelles difficultés, et Robert de Béthune lui-même perdit patience. Après des négociations vingt fois reprises et violées, on en vint en 1315 à une rupture ouverte, et Louis le Hutin, qui avait succédé à Philippe le Bel, échoua complètement dans une expédition qu'il avait dirigée du côté de Courtrai et de Cassel. Cependant la guerre traîna en longueur, et les Flamands, dont les succès restaient sans résultat, se laissèrent aller à de nouvelles discordes. Les Français continuaient à occuper les villes de Lille et de Douai, qui leur avaient été remises provisoirement d'après le premier traité. On s'habituait à les voir entre leurs mains, et les dissensions qui régnaient dans les villes détournaient l'attention du pays. Les Gantois finirent par se déclarer pour la paix, et refusèrent de soutenir le comte, qui dans ses dernières années semblait avoir repris une nouvelle vigueur. Il fut contraint, par suite de cette défection, à souscrire au traité que lui proposait le roi et qui fut conclu à Paris, en 1320. Lille, Douai et Orchies restèrent à Philippe le Long, qui régnait alors, et la fille de ce monarque épousa le petit-fils du prince flamand (Louis de Crécy). La fin du règne de Robert nous offre une scène affreuse où éclate la dégradation de sa famille. Son fils aîné, Louis de Nevers, après s'être attaché à la cause royale jusqu'à la servir dans les négociations précédentes, avait éprouvé à son tour la tyrannie jalouse de la cour de France, et en nourrissait un profond ressentiment. Le cadet, Robert de Cassel, crut alors pouvoir prendre sa place avec l'aide du roi, dont les agents semblent l'y avoir encouragé. Il accusa son frère du projet d'un parricide, et le malheureux Louis, traîné de prison en prison, finit par mourir en exil à Paris (1328). Peu de mois après, le vieux comte s'éteignit à l'âge de quatre-vingt-deux ans. La longévité des derniers souverains de Flandre avait singulièrement contribué à affaiblir le gouvernement. Gui de Dampierre n'était arrivé au trône que clans un âge avancé, et Robert de Béthune qu'à soixante-quatre ans. Tous deux étaient devenus infirmes pendant la durée de leur règne, et l'énergie du peuple s'était trouvée supérieure à celle de ses comtes. De là, l'extrême rapidité avec laquelle se propagea dans une partie du pays l'esprit d'indépendance locale et la haine des classes supérieures. Depuis la bataille de Courtrai, les classes inférieures avaient obtenu diverses concessions qui complétaient leur liberté , en leur assurant une large part de pouvoir clans la commune. A Bruges, huit échevins sur treize étaient nommés par les artisans ; à Gand, la ville entière avait été partagée en trois classes ou membres, les tisserands, les métiers ordinaires ou petits métiers, et les foulons, ce qui avait forcé la grande bourgeoisie à s'affilier aux corporations plébéiennes. Mais ces formes nouvelles de gouvernement communal, qui étaient encore assez mal consolidées, ne suffisaient pas à l'impatience et à l'animosité des populations que la victoire avait profondément remuées. Elles ne supportaient qu'en frémissant l'autorité des officiers du prince et les avantages qui restaient encore aux classes naguères privilégiées. Toutefois Gand possédait une aristocratie puissante, composée des familles patriciennes, et qui, avec l'appui de la classe aisée, contenait encore le peuple. A Bruges, au contraire, les habitants riches étaient déjà débordés par les artisans et les petits bourgeois, qui mêlaient à leur inimitié contre les grands le souvenir de leurs luttes passées et des trahisons de la cour. La mort de Robert de Béthune vint hâter la guerre civile. Son petit-fils, Louis de Nevers, ou, comme on l'appelle plus souvent, Louis de Crécy, n'était âgé que de dix-huit ans, et avait été élevé en France (1), comme possesseur des comtés de Nevers et de Réthel. A ces riches seigneuries, qui l'enchaînaient plus étroitement au roi, se joignit son mariage avec la fille de ce monarque, faveur qui ne l'empêcha pas d'être emprisonné au Louvre jusqu'à ce qu'il eût renoncé à toute prétention sur Lille et sur Douai. Investi à cette condition de son comté de Flandre, il commença par donner la seigneurie du port de l'Écluse à son grand oncle, Jean de Namur, que son arrogance et sa haine pour les communes avaient rendu impopulaire. A cette nouvelle, les Brugeois, dont ce port recevait alors tous les vaisseaux, s'indignent d'être exposés aux péages que pourra exiger un prince orgueilleux et avide. Ils attaquent le château de l'Écluse, le forcent, et font prisonnier Jean lui-même. Cette première émeute fut suivie de deux autres. Louis, qui ne connaissait ni le pays ni ses propres forces, vendit trois fois à la ville un pardon complet, et profita de chaque intervalle de tranquillité pour retourner dans son comté de Réthel. Le mépris du peuple l'y (1) Robert de Béthune avait épousé Yolende, héritière du comté de Nevers. Il eut d'elle Louis I.er, qui fut marié avec la comtesse de Réthel et qui mourut en 1322, sans avoir régné en Flandre. Louis de Nevers ou de Crécy était le fils de ce dernier prince. C'était contre la volonté de son père, mais par ordre du roi, qu'il avait été élevé en France. suivit, et les masses, abandonnées à elles-mêmes, se livrèrent à leurs colères aveugles. En 1324, deux corps de plébéiens armés sortirent de Bruges pour aller attaquer les châteaux des nobles de la Flandre maritime. Les gentilshommes se mirent en défense, mais des deux places où ils s'étaient jetés (Ghistelles et Ardenbourg), l'une fut prise et l'autre bloquée étroitement; bientôt tout le pays jusqu'à Dunkerque tomba au pouvoir de l'armée populaire, dont le principal chef était un ancien banni de Fûmes, nommé Nicolas Zannekin. Le pillage et l'incendie des châteaux attestaient l'irritation des vainqueurs ; d'un autre côté, quelques bourgeois qui tombèrent entre les mains de Robert de Cassel, oncle du jeune comte, furent traînés au gibet. Comme dans toutes les guerres civiles, la haine était réciproque, et la violence devenait égale. Louis de Crécy revint alors en Flandre, et soutenu par les Gantois, il obtint d'abord quelques avantages sur les troupes du peuple. Mais s'étant porté sur Courtrai avec quatre cents chevaliers, pour s'assurer de cette ville, il ne tarda pas à y être attaqué par un corps de cinq mille Brugeois. Irrités de ce qu'il avait mis le feu aux faubourgs pour se défendre, les habitants l'assaillirent avec fureur, massacrèrent quelques-uns de ses gentilshommes, le firent prisonnier lui-même et le livrèrent à ceux de Bruges (22 juin 1325). Ceux-ci le conduisirent dans leur ville et l'y retinrent captif jusque vers la fin de l'année. Ils ne le relâchèrent que quand un légat du Saint-Siège eut lancé l'interdit sur la Flandre, et que les Gantois, conduits par Hector Vilain, eurent été victorieux dans plusieurs combats contre les rebelles. Le comte, mis en liberté, n'avait pas recouvré sa puissance. Les chefs populaires restaient aussi redoutables que jamais, et continuaient à dominer dans la plus grande partie de la province. Louis, forcé cle retourner en France, demanda secours au roi Philippe de Valois, se plaignant de n'être plus comte cle Flandre que de nom (1328). Le monarque lui devait assistance comme à son vassal : il leva une armée à laquelle se joignit la noblesse de Flandre et de Hainaut, et il marcha sur Cassel, où se trouvait le corps principal des insurgés, sous le commandement de Zannekin. Douze mille piquiers, gens de métiers ou paysans, formaient cette troupe, qu'avaient aguerrie les combats des années précédentes. Loin de refuser la bataille, elle attendit les Français, et quand ceux-ci furent arrivés au pied de la montagne de Cassel, l'intrépide Zannekin vint les assaillir clans leur camp (23 août). L'attaque fut si brusque et si impétueuse que le roi faillit être pris, et que son armée se trouva d'abord dans le plus grand désordre ; mais l'inégalité du nombre ne permit pas aux Flamands cle conserver leur avantage. Ils se virent bientôt enveloppés cle toutes parts, et après avoir combattu avec un courage qui tenait de la fureur, ils périrent tous sans qu'un seul eût essayé de fuir. Cette défaite découragea le peuple. Les villes qui avaient pris part à la guerre se soumirent. De fortes amendes leur furent imposées, et Louis, aussi terrible clans sa vengeance qu'il avait été faible dans son gouvernement, lit traîner au supplice tous les chefs du parti vaincu, avec plusieurs centaines de ceux qui avaient suivi leurs drapeaux. Cette sanglante réaction amena sinon le calme, du moins la fin cle la guerre civile. Le comte vint résider en Flandre avec son épouse (1329). La haute bourgeoisie , qui nulle part n'avait fait cause commune avec les petites gens, paraissait vouloir soutenir l'autorité de ce prince, et lui sut bon gré cle quelques nouveaux privilèges qu'il donna au commerce. En général, toutes les classes avaient besoin de repos, et quoique les vieux ressentiments ne fussent pas encore apaisés, le pays eut un moment de tranquillité. Mais Louis de Crécy ne sut pas reconnaître qu'au-dessous des émeutes communales, il y avait les intérêts et les besoins réels du pays. La Flandre avait une population forte et industrieuse dont les intérêts, assez bien garantis à l'intérieur des communes , n'étaient ni protégés ni représentés vis-à-vis du comte et de son suzerain. Il aiu-ait fallu, pour ménager ces intérêts, faire céder les lois féodales aux libertés des villes et du peuple, et quand même le comte l'aurait voulu, le roi ne l'aurait pas permis. Les orages devaient donc recommencer : l'occasion ne s'en fit pas attendre. Edouard III, roi d'Angleterre, avait jadis prétendu à la couronne de France dont il se trouvait le plus proche héritier ; mais ses prétentions avaient été repoussées, parce qu'il ne descendait de la maison royale que par les femmes, et l'on avait mis sur le trône Philippe cle Valois, parent plus éloigné des derniers souverains. L'Anglais prit la résolution d'aller attaquer son adversaire sur le continent, et pour assurer le succès de cette entreprise, il rechercha l'appui des princes belges. Celui dont , l'alliance lui eût offert le plus d'avantages, à cause de la proximité des deux pays, était le comte de Flandre ; il crut pouvoir le détacher de la France, en lui taisant sentir que le commerce flamand était à la merci de l'Angleterre. Quelques démêlés, qui s'étaient élevés entre des marins des deux pays, lui servirent de prétexte pour interdire l'exportation de la laine. Les villes flamandes se virent donc menacées dans leur principale industrie, et l'alarme fut générale. Pressé par elles, Louis de Crécy fit des démarches pour le rétablissement du négoce; Edouard lui répondit par l'offre d'une alliance intime, à condition qu'il abandonnât son rival. Mais le comte se regardait toujours comme le sujet de Philippe de Valois, et loin de vouloir l'abandonner, il ne consentait pas même à se tenir neutre entre les deux rois. Le commerce resta donc interrompu, les ateliers se fermèrent, et une partie de la population se trouva sans pain. Quand le mal fut au comble, Louis rassembla ses vassaux " en parlement, „ pour aviser à soidager le peuple (juin 1337); mais le seul remède était de traiter avec l'Angleterre, et il ne voulait pas en entendre parler. Il alla jusqu'à faire arrêter et décapiter quelque temps après Sohier le Courtroisin, sire de Tronchiennes, qui avait proposé d'ouvrir des négociations avec Edouard. L'assemblée se sépara donc sans pouvoir rien conclure. Cependant les Anglais débarquèrent dans l'île de Cadsant, et taillèrent en pièces un corps dè gentilshommes qui gardait la côte (novembre). Alors les Gantois commencèrent à murmurer hautement, et Jacques van Artevelde, gendre de Sohier, et l'un des principaux et des plus sages bourgeois, se mit à la tête du peuple, demandant la neutralité absolue de la Flandre. Les efforts du comte pour résister au vœu national furent inutiles. Artevelde, nommé capitaine de Gand, sut attirer les autres villes dans son parti, et déployant autant d'habileté que de vigueur, il fit échouer partout les tentatives du prince et des partisans de la France. En vain Philippe de Valois envoya des forces sur la frontière, et fit offrir aux Flamands de les dédommager de leurs pertes par de nouveaux privilèges pour commercer en France. On brava ses soldats, on repoussa ses offres, et Louis de Crécy, entraîné par ses sujets, signa lui-même un traité provisoire avec l'Angleterre. Un moment le roi parut disposé à réprimer cette audace par la force des armes; mais ses menaces n'ayant point ébranlé les conseillers du peuple, il finit par consentir à la neutralité du pays (avril 1338). Edouard, de son côté, se prêta aux demandes des villes, et rétablit les relations commerciales. Il stipula même que le comte de Flandre avec sa noblesse pourrait aller combattre pour Philippe, pourvu que " la nation et les bourgeois ne lui rendissent point service en ce cas. „ C'était isoler Louis de la Flandre. Ce fut en vain, depuis ce moment, que le comte chercha encore à ressaisir quelque influence sur ses sujets : partout il trouvait la bourgeoisie indocile et quelquefois menaçante. Les Brugeois faillirent même le faire prisonnier à Dixmude, et il n'eut que le temps de s'enfuir à Saint-Omer. Toutefois les Flamands, guidés en tout par Jacques Van Artevelde, respectaient encore la neutralité. Ils ne se joignirent point à l'armée anglaise qui débarqua en Brabant l'été suivant (1339), et qui ravagea les frontières de France du côté de Cambrai et de Péronne; mais vers la fin de l'année, ils firent demander à Philippe la restitution des villes de Lille et de Douai, injustement retenues depuis si longtemps sous de vains prétextes. A cette condition, ils s'engageaient à ne jamais porter les armes contre lui. La réponse fut équivoque, et pour gagner du temps, le roi envoya à Gand le comte Louis, chargé de vaines promesses. Mais les yeux étaient ouverts. On avait compris que la force seule pouvait faire reconnaître les droits de la Flandre, et des négociations furent entamées avec Edouard, qui se trouvait alors à Anvers. Ces négociations ne se bornèrent pas à une ligue avec l'Angleterre : le premier traité, et le plus remarquable, fut conclu avec Jean III, duc de Brabant, allié du monarque anglais. C'était une véritable confédération entre la Flandre et le Brabant, fondée sur l'intérêt commun des deux états, et destinée pour ainsi dire à les réunir en un seul corps. On mit la plus grande solennité à cet acte d'alliance, que signèrent de part et d'autre sept villes et quarante seigneurs. Il portait entre autres points que le commerce serait libre entre les deux provinces ; qu'elles feraient usage d'une seule et même monnaie, et qu'à l'avenir leurs différends seraient soumis à un conseil de douze personnes (quatre conseillers, deux barons, six députés des villes de Louvain, Bruxelles, Anvers, Gand, Bruges et Ypres). Ce conseil devait maintenir une paix perpétuelle entre les états contractants, qui se promettaient de se défendre l'un l'autre de toute leur puissance " pour garder leurs biens et leur pays. „ Il fut plus difficile de faire adopter aux Flamands la ligue avec Edouard, une partie de la nation se faisant scrupule de prendre les armes contre la France. Ils avaient juré fidélité au roi, et le pape même avait exigé d'eux ce serment (se fiant à la promesse que faisait Philippe d'entreprendre une nouvelle croisade). Pour vaincre leur répugnance, le chef gantois fit prendre le titre de roi de France à Edouard, qui avait, comme on l'a vu, quelque droit à le porter. Alors le peuple n'hésita plus. Soixante mille fantassins se mirent en campagne au printemps (1340), repoussèrent les Français du Hainaut,et revinrent ensuite couvrir leurs côtes menacées par une flotte ennemie forte de trois cent quatx-e-vingt voiles. Bientôt cette flotte attaqua celle d'Angleterre, qui cinglait vers l'Escaut. Le prince anglais, qui avait accepté le combat avec des forces inférieures, dut en partie sa victoire au secours que lui portèrent les marins flamands. L'armée navale de France fut détruite, et Édouard entra triomphant dans le port de l'Écluse (19 juin). Les confédérés ayant ensuite entrepris le siège de Tournai, qui traîna en longueur par la vigoureuse résistance des habitants et de la garnison, Philippe envoya sa sœur, Jeanne de Valois, négocier une trêve, et elle se conclut assez brusquement au mois de septembre. Les conditions de cette trêve furent avantageuses pour les Flamands. Philippe de Valois proclamait le pardon du passé, et leur faisait remise de toutes les sommes dont ils étaient restés redevables à la suite des traités précédents, et qui représenteraient aujourd'hui plus de trente millions. Les titres originaux furent remis au capitaine Jacques Van Artevelde, qui les déchira publiquement aux cris de joie de la foule. Le reste de la carrière de cet homme fameux offre un tableau moins brillant, quoique non moins remarquable. Après avoir su conquérir pour son pays une position glorieuse et forte, le capitaine gantois essaya de consolider à l'intérieur le gouvernement populaire. Les trois principales villes, Gand, Bruges et Ypres, exerçaient la souveraineté au nom du pays. Les métiers dominaient clans les deux dernières, et soutenaient pleinement Artevelde; mais il trouva plus d'opposition dans sa propre cité, où la haute bourgeoisie était puissante. Près de succomber sous l'influence des classes supérieures, il ne fut sauvé que par le dévouement du peuple qui s'arma pour lui (1343). A la suite de cette révolution, il organisa sur de nouvelles bases la magistrature de Gand, de manière à donner la prépondérance aux artisans sur les citoyens riches. Son autorité parut alors sans bornes; mais c'était celle d'un chef de parti. Il s'était flatté de tout conduire par la persuasion ; cependant il ne put ni s'abstenir de l'emploi des armes, ni enchaîner la violence des passions populaires. Chaque métier faisait un corps indépendant dans la ville, comme chaque ville dans le pays. A Bruges, les tisserands massacrèrent les courtiers; dans la West-Flaudre, les habitants d'Ypres saccagèrent Poperinghe. A Gand, les tisserands et les foulons se livrèrent combat sur le marché du Vendredi, et cinq cents cadavres couvrirent la place. Le capitaine rencontrait ces obstacles et ressentait cette secrète irritation qui entraînent au delà du but les auteurs des commotions politiques. Fatigué de se heurter sans cesse au comte Louis, dont l'autorité, quoique méconnue, était encore légale, il finit par essayer de le détrôner, pour mettre à sa place un fils d'Édouard. Toutefois c'était une démarche qui répugnait au sens droit du bourgeois de Gand, et à laquelle il ne se résolut que quand le comte eut absolument refusé de se détacher du parti de la France. Il fallait un souverain au pays, et Artevelde ne trouva d'autre ressource que de proposer au peuple ce changement de prince. Ce fut sa perte. L'idée de substituer une famille étrangère aux descendants des anciens comtes parut odieuse, même aux plus irrités. Les ennemis de Van Artevelde en profitèrent pour l'accuser de trahison. Un voyage de quelques jours à Bruges et à Ypres l'empêcha de connaître l'orage qui se formait contre lui à Gand, et à son retour, une troupe de gens de métier, conduits par Gérard Denys (doyen des tisserands, et le même qui les avait menés au combat contre les foulons), l'attaquèrent dans sa demeure et l'y massacrèrent (17 juillet 1345). Cette mort ne changea rien à l'état du pays. Les trois villes principales conservèrent la souveraineté qui était exercée par les échevins réunis en conseil. Louis, qui avait trouvé asile auprès du duc de Brabant, se flattait en vain de rétablir sa domination. Ses partisans n'étaient pas assez forts pour lutter contre le peuple, et lui-même essaya inutilement cle profiter des discordes qui éclataient entre les cités pour reconquérir le pouvoir qu'il avait perdu. Il ne put même défendre contre les Gantois les habitants de Termonde, qui l'avaient appelé dans leurs murs pour résister à la tyrannie de ces redoutables voisins. La ville fut prise et pillée, pour la punir d'avoir fabriqué certaines espèces de drap dont Gand se réservait le monopole. Ainsi les communes s'arrogeaient ce même droit de vengeance et de guerres privées que la civilisation avait peu à peu enlevé à la noblesse. Fières et intrépides, elles étaient prêtes à tous les sacrifices pour l'honneur du pays ; mais elles le plongeaient dans un abîme de désordres par leurs dissensions. Au milieu de ces secousses intérieures, la fédération conclue entre la Flandre et le Brabant, et à laquelle le Hainaut avait ensuite accédé, semblait avoir été mise en oubli. Les intérêts généraux que devait garantir cette triple alliance, s'effaçaient pour ainsi dire dans l'agitation produite par le choc des intérêts particuliers. L'état où se trouvait la Flandre ne pouvait que lui rendre hostiles les princes voisins. Dans cette anarchie, ce fut peut-être un bonheur que la mort du comte Louis, qui survécut peu à Jacques Van Artevelde. Toujours fidèle à la France, il était allé se joindre à l'armée de Philippe, qui était menacé de nouveau par Édouard. Il trouva la mort dans la sanglante bataille de Crécy, où le roi d'Angleterre remporta une victoire complète (1346). CHAPITRE IV. RÈGNE DE LOUIS DE MALE. — AVÈNEMENT DE PHILIPPE DE BOURGOGNE EN FLANDRE (1345 A 1383). Louis de Crécy avait laissé un fils, qui portait le même nom que son père , et qui n'était âgé que de seize ans. Ce jeune prince se trouvait alors en France, où il avait fait ses premières armes contre les Anglais ; mais la Flandre n'hésita point à le reconnaître pour souverain. Les trois grandes villes conservèrent cependant la direction des affaires publiques durant sa minorité. Fidèles à l'ancien vœu national, elles aspiraient à reconquérir Lille et Douai, et elles restaient étroitement unies avec le roi d'Angleterre, qui s'était engagé à leur en assurer la possession. Dès que leur nouveau comte se fut rendu au milieu d'elles, le projet fut formé de lui donner pour épouse la fille d'Edouard. C'était le moyen le plus sûr de le détacher de cette alliance française si fatale à son père, et cle l'engager dans la voie qu'exigeaient les intérêts du pays. Mais le jeune prince, nourri dans d'autres sentiments, et qui avait combattu lui-même à la fatale journée cle Crécy, refusa avec opiniâtreté de s'allier à la famille de l'ennemi de son père. Craignant d'y être contraint, il s'échappa de Flandre au moment où ses fiançailles venaient d'y être célébrées, et se retira en France. Il épousa peu après Marguerite de Brabant, deuxième fille du duc Jean III, qui venait d'abandonner le parti d'Edouard pour s'allier avec son ennemi. Mais les Flamands, irrités cle ce mariage, n'en montrèrent que plus d'ardeur pour soutenir le monarque anglais. Ils ravagèrent les frontières de l'Artois, et un grand corps de milices gantoises, commandé par le capitaine Gilles cle Ryperglierste, du métier des tisserands, défit complètement les troupes françaises qui étaient venues assiéger Cassel. Pendant ce temps, Éclouard tenait bloquée la ville de Calais, à la prise de laquelle il attachait la plus haute importance. Philippe de Valois réunit une armée pour marcher contre lui; mais les troupes anglaises et flamandes l'attendirent de pied ferme, et il les trouva si redoutables qu'il se retira sans avoir rien entrepris. Alors les Calaisiens furent forcés de se rendre, et une trêve entre les deux rois suspendit pour quelque temps les hostilités. Cependant l'état violent où se trouvait le pays ne pouvait se prolonger. Tant de luttes au dehors et au dedans avaient rendu nécessaire quelque repos, et les métiers gantois étaient les seuls dont l'ardeur ne parut pas refroidie. Les Brugeois, au contraire, commençaient à se diviser, et les classes riches essayaient de secouer la domination des artisans. Le comte Louis sut profiter de ces dispositions pour attirer la ville dans son parti. Il était né près de Bruges (au château de Maie, d'où lui venait son surnom), et il promettait d'y fixer sa résidence. La scission se mit alors parmi les confédérés, et toute la Flandre maritime ayant embrassé le parti du comte, Gand et Ypres furent forcés de céder (1348). Louis, avec une adresse et une fermeté qu'on n'aurait pas attendues de son âge, saisit toutes les occasions de rétablir le pouvoir que les règnes précédents avaient tant affaibli. Il se fit craindre sans verser trop de sang, et eut la sagesse d'adopter la politique la plus conforme aux besoins du pays, en se déclarant neutre entre la France et l'Angleterre. Il semblait avoir déjà ouvert les yeux sur les fautes de Louis de Crécy, et depuis lors il gouverna en souverain de la Flandre et non en vassal d'un roi étranger. Il manifesta hautement cette résolution à la mort de Philippe de Valois (1351), en refusant de prêter hommage au roi Jean, à moins que celui-ci ne lui restituât les villes que les Flamands réclamaient depuis tant d'années. Des négociations entamées à ce sujet n'amenèrent aucun résultat; mais Louis persévéra dans son dessein, et quand sa fille unique, Marguerite de Flandre, fut en âge d'être mariée, il l'offrit à l'un des fils du roi d'Angleterre, dans l'intention de s'unir avec ce pays pour reconquérir tout ce que la Flandre avait perdu (1365). Alors Charles le Sage, qui était monté sur le trône de France, comprit la nécessité de rendre justice à un peuple et à un prince dont le temps n'avait fait qu'aigrir les ressentiments. Lille, Douai, Béthune, Hesdin, Or-chies et quelques autres places moins importantes, furent cédées 16 au comte (1369), et à ce prix, Marguerite devint l'épouse de Philippe de Bourgogne, l'un des frères du monarque (1). Les villes que Louis de Maie réussit enfin à retirer des mains des Français, ne furent pas les seules sur lesquelles il étendit sa domination. Leduc de Brabant, son beau-frère, avec lequel il en vint à une guerre, comme nous le rapporterons plus loin, fut contraint de lui céder, dès l'an 1357, les cités d'Anvers et de Malines ; la première, comme indemnité pour les prétentions que pouvait avoir la comtesse cle Flandre sur le Brabant; la seconde, comme appartenant aux évêques de Liège,dont les droits sur cette seigneurie avaient été achetés par Louis de Crécy. 11 conserva son attitude neutre dans la lutte qui recommença plus tard entre la France et l'Angleterre ; mais cette neutralité même n'était pas sans vigueur, et Jean V, duc de Bretagne, proscrit par le monarque français, put résider sans crainte à Bruges sous la protection du comte (1377). On rapporte que Charles Y ayant usé de menaces pour que le prince fugitif lui fut livré, Louis fit demander aux Gantois s'ils exigeraient qu'il trahît ou qu'il chassât le duc, pour préserver le pays d'une guerre. Les Flamands répondirent qu'il était cle son devoir de garder son hôte, et qu'au besoin ils armeraient deux cent mille hommes pour le défendre. (1) Cette alliance, dont les suites devaient être si importantes pour la Belgique, était l'ouvrage de Marguerite de France, mère du comte Louis. Depuis longtemps cette princesse avait songé à réunir la Flandre aux possessions de la maison de Bourgogne, dont elle descendait. Ses vues se portèrent d'abord sur l'héritier naturel de cette puissante famille. C'était un jeune prince, également appelé Philippe, auquel devaient appartenir un jour, outre son duché, six comtés différents. Elle réussit à conclure son mariage avec Marguerite de Flandre, lorsque celle-ci était encore dans sa quatrième année (1355). Mais il vint à mourir quelque temps après (1361), et cette vaste succession échut en partie à la vieille comtesse elle-même, et en partie au roi de France, qui en dota son frère Philippe le Hardi. Alors ce dernier chercha à obtenir la main de la princesse flamande, devenue seule héritière non seulement des états de son père, mais encore de l'Artois et de la Franche-Comté, qui venaient d'échoir à son aïeule. Louis de Maie s'opposait à cette union. Il avait engagé sa parole au roi d'Angleterre, et il ne croyait plus aux promesses de la France. Mais la vieille Marguerite soutint avec vivacité le parti du prince français, et ses larmes triomphèrent des répugnances du comte. Mais au milieu de cette prospérité, le comte se trouvait pauvre. C'était le sort de presque tous les princes de cette époque : la plus grande partie de leurs revenus provenaient de taxes et de redevances, dont le taux n'avait pas changé depuis plusieurs siècles ; mais l'altération des monnaies et la grande diminution qu'avait subie la valeur de l'argent, réduisaient des trois quarts le revenu réel des souverains. Ceux-ci se trouvaient donc obligés d'avoir recours à la bonne volonté de leurs sujets, et surtout des villes dont l'opulence allait en croissant. Ils tombaient ainsi dans la dépendance des communes, et ce fut là peut-être la principale cause de la faiblesse de leur gouvernement. Louis aimait la magnificence. Il avait soutenu les intérêts du pays, et il avait quelque droit de compter sur l'appui de la nation ; mais il porta ses dépenses à l'excès. Deux fois il s'obéra et le peuple acquitta ses dettes ; une troisième demande de subsides ht murmurer les Gantois (1377). Ils se soumirent cependant à payer une nouvelle taxe ; mais il se forma parmi eux un parti de mécontents, qui ne tarda pas à devenir redoutable (1379). Les chaperons-blancs (c'était le nom qu'ils prenaient) cherchaient toutes les occasions d'exciter des troubles ; et le comte ayant permis à la ville de Bruges de creuser un canal jusqu'à la Lys, ils attaquèrent les travailleurs et les mirent en fuite. Tous les efforts- de la haute bourgeoisie pour prévenir une guerre civile devinrent superflus. Les bateliers et les bouchers, qui tenaient le. parti du prince, en vinrent aux mains avec les chaperons-blancs, auxquels les tisserands s'étaient réunis (5 octobre). Ces derniers furent victorieux, et allèrent ensuite piller et brûler un château que le comte possédait près de leur ville (à Wondelgem). Ils traitèrent de même plusieurs manoirs de gentilshommes. Jean Yoens, leur conducteur, recommençait l'ancienne guerre des gens de métier contre le souverain et la noblesse. Bientôt Bruges, Ypres et presque toute la contrée se joignirent au parti populaire ; et quoique une mort subite eût emporté dès les premiers jours le chef de la révolte, le soulèvement continua. Ce fut pour le malheur du pays, livré depuis lors à une longue série de discordes et de calamités, qui remplirent les dernières années du règne de Louis, et les rendirent déplorables. Attaqués de toutes parts, les gentilshommes prirent les armes pour résister, mais se trouvant trop peu nombreux pour tenir la campagne, ils se jetèrent pour la plupart dans la ville d'Aude-narde, qui devint comme leur place d'armes. Assiégés là par toutes les forces des communes, ils se défendirent avec vigueur, jusqu'à ce que le duc de Bourgogne vînt s'interposer entre le comte et le peuple (4 novembre). Une réconciliation passagère eut lieu ; mais les chaperons-blancs ayant surpris Audenarde après le départ de la noblesse, la querelle s'aigrit de nouveau. Bruges se détacha alors de l'alliance de Gand, et reçut Louis de Maie dans ses murs ; mais ce ne fut pas sans dissensions intestines et sans nouveaux massacres (1380). Par tout le pays le sang coulait dans une foule de combats , d'attaques et de sièges. Une deuxième paix, conclue au mois de juin, fut rompue par les Gantois au commencement d'août. Le comte remporta alors plusieurs avantages, mais s'étant cru assez fort pour assiéger Gand, il fut vigoureusement repoussé. De nouvelles négociations qui s'engagèrent encore n'aboutirent à aucun arrangement durable. Ce n'étaient pas tant des griefs publics, que des haines particulières qui mettaient les armes à la main aux chefs du peuple, et les esprits n'étaient guère moins irrités dans le parti contraire. Cependant les Gantois, dont l'acharnement semblait vouloir éterniser la guerre, ne tardèrent pas à payer chèrement le sang qu'ils avaient fait couler. Ils perdirent une bataille à Nevele (1381), et furent abandonnés de toutes les autres communes. Les soldats du comte brûlèrent Grammont, qui avait voulu se défendre , et quoique repoussés des murs de Gand, ils parvinrent à tenir la ville bloquée au milieu de la province soumise. Bientôt les vivres commencèrent à y manquer. L'incertitude et le découragement se glissaient parmi cette population jusque-là si orgueilleuse. Alors les chefs offrirent le commandement à Philippe Van Artevelde, fils de celui dont le nom était encore cher à la Flandre. Mais ce nouveau capitaine, étranger au métier des armes, et trouvant les affaires dans une position désespérée, parut bientôt effrayé lui-même du sort qui menaçait les habitants. Il leur conseilla de se soumettre au comte et alla l'implorer en leur nom, consentant à tous les sacrifices, pourvu que le sang fut épargné (1382). Dans les occasions précédentes, Louis de Maie avait presque toujours montré de la modération ; mais aigri par la durée de cette lutte opiniâtre, il voulut être sévère. Il exigea que les Gantois se rendissent sans condition, et qu'ils vinssent l'implorer hors de leurs murs, pieds nus et la corde au cou. C'était peut-être abuser cle la victoire, ou du moins oublier trop tôt qu'elle n'était pas encore complète. Philippe Van Artevelde, quoique élevé dans l'inaction avait déjà prouvé dès les premiers jours de son commandement que son caractère n'était pas sans vigueur : dans l'extrémité à laquelle il se voyait réduit, son courage et son énergie semblèrent grandir. Il retourna à Gand, rassembla le peuple, " dont une partie n'avait plus de pain, „ et ayant rapporté les dures conditions du comte, il interrompit les cris de douleur de la foule pour lui proposer le choix entre trois partis, la mort, la soumission, ou une attaque désespérée. Le choix ne devait pas être douteux. L'orgueil et le ressentiment des Gantois leur firent oublier l'inégalité des forces. Cinq mille hommes, c'était tout ce qu'il restait de vaillants soldats, se mirent en marche avec le jeune chef pour attaquer Louis de Maie dans les murs de Bruges; les autres fermèrent les portes, résolus à brûler leur ville et à s'ensevelir sous ses ruines, si leurs frères étaient vaincus. Ce fut le 3 mai, pendant que l'on faisait à Bruges la procession du Saint-Sang, à laquelle le comte assistait avec presque toute sa noblesse, que la dernière armée de Gand s'approcha cle la ville rivale. La marche avait été lente, et les troupes, animées d'une sombre ardeur, se rangèrent en bon ordre sur la bruyère de Bever-liout, couvrant leurs ailes cle leur artillerie; car elles ne cloutaient pas que les ennemis ne vinssent les envelopper. En effet, Louis et ses chevaliers, saisis d'indignation à la nouvelle de l'approche des Gantois, sortirent cle la ville suivis d'une partie du peuple, et se portèrent avec précipitation à la rencontre de leurs adversaires. Ceux-ci, calmes et résolus, soutinrent sans peine le choc d'une multitude intrépide, mais qui accourait sans ordre. Tout plia devant eux, et après un combat cle peu de durée, Artevelde vainqueur entra clans les murs cle Bruges, où les gens des métiers vinrent se joindre à lui. Le comte fugitif put à peine trouver asile chez une pauvre veuve, et s'échappa de la ville le lendemain. Un moment ce succès prodigieux parut avoir rétabli les affaires des Gantois, et presque toute la Flandre passa cle nouveau dans le parti de cette puissante commune qui se relevait si terrible de ses nombreux revers. Cependant une nouvelle tempête grondait déjà à l'horizon. Louis, qui s'était réfugié à Paris, avait trouvé le jeune roi Charles VI disposé à soutenir sa cause, et dès la même année l'armée de France s'avança le long de la Lys, conduite par le monarque lui-même (novembre 1382). Les chefs gantois marchèrent à sa rencontre avec quarante mille hommes ; c'était tout ce que permettaient l'épuisement de leur ville et la mauvaise volonté d'une partie du pays. Ils allèrent camper à Rosebeke, près de Roulers. Pendant plusieurs jours, les armées restèrent en préseuce sans combattre, les Flamands se tenant retranchés, et les Français évitant de les attaquer. Chaque retard semblait favorable à l'armée des communes, puisque la mauvaise saison devait bientôt forcer l'ennemi à la retraite. Mais le caractère bouillant d'Artevelde ne put supporter tant de délais. Le 27 novembre , il sortit de ses retranchements pour offrir la bataille aux troupes royales, en face desquelles il rangea ses piquiers sur une petite liauteiu'. Le premier choc lui donna quelque avantage ; l'infanterie bretonne fut repoussée, et l'oriflamme tomba au pouvoir des Flamands. Mais s'étant avancés dans la plaine, ils furent enveloppés par une partie de la cavalerie française et attaqués par derrière, tandis que de nouvelles forces se déployaient devant eux. Après une bataille furieuse, et qui fut disputée plus longtemps qu'on n'eût dû s'y attendre, Artevelde et la moitié de ses soldats tombèrent sous l'effort de la noblesse de France ; et dès le même jour, l'étendard du comte fut arboré de nouveau à Bruges et dans la Flandre maritime. La guerre semblait terminée, car la défaite de Rosebeke avait dissipé l'armée gantoise. Mais le courage indomptable dont cette ville avait donné tant de preuves ne se démentit pas dans cette occasion terrible. Restés seuls, battus , sans chefs et sans ressources, les métiers de Gand ne songèrent pas encore à se soumettre. Ils donnèrent le commandement de leurs forces à François Ackerman, chef habile et intrépide, qui se tint sur la défensive jusqu'après le départ de l'armée française, et qui recommença alors les hostilités contre les défenseurs du comte. L'hiver se passa en petits combats où les Gantois remportèrent quelques avantages. Ali printemps, un grand corps d'Anglais débarqua à Calais, et envahit la West-Flandre (sous prétexte de servir la cause du pape Urbain VI, contre les sectateurs de Clément VII, au nombre desquels ils rangeaient tous les partisans de la France). Ils s'unirent avec Ackerman pour former le siège d'Ypres; mais la vigoureuse défense de la ville donna le temps aux Français de la dégager. Charles VI marcha lui-même au secours de la place, avec une armée où l'on comptait sept ducs et vingt-neuf comtes. Les assiégeants se retirèrent alors sans livrer combat et sans être poursuivis. Il semblait que le duc de Bourgogne, qui regardait déjà la Flandre comme son apanage, empêchât le roi de pousser trop vivement la guerre et de ruiner ce riche pays. Ainsi la commune vaincue ne fut point accablée, et put conserver une attitude menaçante. Quant au comte de Flandre, la cour ne lui témoignait ni estime ni bienveillance, et forcé d'implorer l'appui des étrangers contre une partie de ses sujets, il subissait avec amertume sa position humiliante. Une trêve d'un an avec les Anglais et les Gantois fut conclue malgré lui (octobre 1383); et il mourut peu de mois après, soit que le chagrin eût hâté la fin de sa vie, soit que, comme l'assurent quelques historiens, il eût reçu un coup mortel dans une altercation avec un des princes français (9 janvier 1384). Avec Louis de Maie s'éteignit en Flandre (1) la maison de Dampierre, qui avait gouverné le comté pendant près d'un siècle, tour à tour persécutée par les rois de France et soutenue par eux contre les communes. Sous cette dynastie, dont le règne avait été signalé par tant de commotions et cle vicissitudes, l'autorité des comtes, minée d'un côté par la jalousie des souverains, de l'autre par les empiétements du peuple, s'était si rapidement affaiblie, qu'aucun lien solide ne garantissait plus l'unité du gouvernement, la soumission des villes et la paix du pays. Arrivée à ce point, la Flandre avait besoin, non plus de nouvelles libertés, mais de repos et d'ordre. Philippe de Bourgogne, avec qui devait commencer une nouvelle dynastie, allait avoir pour tâche de créer un ordre de choses plus fixe, de consolider le trône chancelant et de ramener à des habitudes de docilité ces communes presque indépendantes, dont la fierté, accrue par tant de victoires, s'était encore soutenue dans les revers ; mais il n'était guère permis d'espérer que lui-même ou ses descendants parvinssent à rétablir un gouvernement fort dans un pays où les résistances populaires avaient été si souvent triomphantes. (1) La branche cadette régnait encore à Namur, comme on le verra au chapitre VI. CHAPITRE Y. LE BRABANT DEPUIS JEAN I.er JUSQUE SOUS LA DUCHESSE JEANNE. Tandis que la prépondérance de l'élément démocratique livrait chaque jour à de nouvelles révolutions les cités flamandes et liégeoises, l'autorité souveraine se maintenait mieux en Brabant. Aux causes de stabilité que nous avons déjà indiquées (page 196), s'était jointe l'heureuse influence de la journée de Woeringhen, qui avait rattaché le peuple à son duc. Aussi ue vit-on point là chanceler le trône, malgré l'accroissement de richesse et de force qu'avaient pris les villes, et les luttes intestines ne devinrent jamais assez violentes pour compromettre d'une manière grave l'existence du pays. A la mort de Jean le Victorieux, ses états, dont il avait reculé les limites et accru la puissance, étaient passés sous la domination cle Jean II, son fils, jeune prince dont le caractère manquait plutôt de force que de dispositions au bien, mais qui fut peu favorisé de la fortune. La ville de Malines, sur laquelle ses prédécesseurs n'avaient que des droits précaires, lui avait été cédée en 1300 par Hugues de Châlons, évêque de Liège. C'était alors une cité opulente, rivale d'Anvers, et dont " les galères allaient chercher en Orient les richesses de Damas, du Caire et d'Alexandrie. „ Le duc voulut se l'attacher en lui donnant de grands privilèges; mais en 1303 les habitants tuèrent un de ses officiers dont ils avaient à se plaindre (l'Écoutète), et quand le prince parut lui-même devant la place, il en trouva les portes fermées. Jean II fut contraint de recourir aux armes, et les villes du Brabant lui prêtèrent un appui qu'il paya par de nouvelles concessions. Bloqués par terre et par eau, les Malinois capitulèrent enfin après une vigoureuse résistance. Mais en 1308 une décision du Saint-Siège força le duc à restituer la ville à l'évêché cle Liège. Il ne réussit pas mieux dans une entreprise contre la Hollande, tentée de concert avec les fils de Gui cle Flandre (1304). Quelques avantages qu'il avait d'abord remportés dans cette expédition, et qui l'avaient conduit jusque sous les murs de Dortrecht, furent suivis d'une défaite totale. La bannière de Brabant avait cessé d'être invincible depuis la mort de Jean I.er A l'intérieur, les grandes villes • supportaient avec peine la domination des lignages. A Anvers, à Louvain, à Bois-le-Duc, mais surtout à Bruxelles, les gens de métier voulurent déposséder ces races patriciennes de leur ancienne prérogative. Dans cette dernière ville, les troubles prirent de la gravité. Jean II avait d'abord accordé aux plébéiens une nouvelle organisation de la magistrature municipale, à la tête de laquelle il plaçait, suivant leur vœu, deux maîtres de la commune ou bourgmestres. Mais bientôt les petites gens attaquèrent et pillèrent les hôtels des magistrats, et marchèrent contre le duc, bannières déployées (1306). Toutefois ce fut le prince qui remporta la victoire, et il rendit aux lignages tous leurs privilèges. Mais après Bruxelles, il lui fallut rétablir l'ordre dans d'autres cités, où les concessions des ducs précédents avaient fortifié le parti populaire. Louvain, dès longtemps puissante par son industrie, et qui renfermait, dit-on, plus de 15,000 ouvriers en drap, paraît avoir été ramenée sous l'autorité des patriciens. Cependant l'ordre devenait de plus en plus difficile à maintenir ; et l'on vit en 1310 le souverain obligé de recevoir dans son château de Génappe les Juifs que la multitude voulait proscrire, et dont il n'avait pu garantir les demeures et les biens. Une maladie cruelle (la pierre) devait conduire Jean II au tombeau (1312). Comme plusieurs de ses ancêtres, ce fut à la fin de sa vie qu'il s'occupa de régler l'organisation du pays et de satisfaire au vœu des populations. Il institua, un mois avant sa mort, une sorte de représentation nationale, célèbre depuis en Brabant sous le nom d'Assemblée de Cortenberg (parce qu'elle se tenait en ce lieu, à mi-chemin de Louvain et de Bruxelles), laquelle était composée de quatre seigneurs et de dix députés des villes (1). La charte qui créait ce conseil suprême consacrait (1) Trois de Bruxelles, trois de Louvain, un d'Anvers, un de Bois-le-Due, un de Tirlemont et un de Léau. Jean III y joignit un second député d'Anvers et un de Nivelles. en même temps tous les privilèges du pays, et dispensait les Brabançons d'obéir au prince qui en violerait la teneur. Telle fut en quelque sorte la première constitution que posséda le duché ; elle devait servir de base à toutes les autres. Le Brabant jouit de plus de calme après la mort de Jean II. On paya les dettes immenses que ce duc avait contractées, et son fils Jean III, qui n'était âgé que de treize ans, eut d'abord un règne paisible. Devenu majeur, il fit ses premières armes contre le seigneur de Fauquemont, dont il finit par détruire la forteresse. Ce premier succès était le présage d'une carrière glorieuse : bientôt l'occasion se présenta pour le jeune souverain de déployer toute son énergie. Robert d'Artois, ennemi personnel du roi de France, s'était réfugié en Brabant. Le duc, qui était son cousin, lui donna l'hospitalité, et ni les offres de Philippe de Valois, ni ses menaces ne purent engager le prince brabançon à trahir ou à repousser son hôte. Les évêques de Liège et de Cologne, et plusieurs princes voisins, alors ligués avec la France, s'armèrent pour servir le ressentiment du roi (1332). Jean III, aussi brave que généreux, réunit aussitôt ses troupes et marcha au-devant des ennemis. Cette vigueur arrêta ses adversaires : Guillaume le Bon, comte de Hainaut, qui avait des relations amicales avec les chefs des deux partis, parvint à terminer la querelle, et le roi lui-même se réconcilia avec le duc. Quelques années plus tard, lorsque Edouard III forma sa grande entreprise contre Philippe, Jean chercha d'abord à rester neutre. Mais bientôt l'intérêt de ses sujets lui fit embrasser le parti de l'Angleterre, et les relations de ce pays avec les villes brabançonnes prirent alors une nouvelle extension. L'industrie de ces grandes cités ne le cédait guère à celle des communes flamandes, et clans le traité d'allliance conclu entre les deux provinces, à l'époque de Jacques cl'Artevelde, toutes deux sont représentées comme possédant également une nombreuse population qu'alimentaient surtout le négoce et les fabriques. On a déjà vu que les drapiers brabançons mettaient en œuvre une partie des laines de la Grande-Bretagne. Le commerce maritime d'Anvers semblait s'être accru depuis les troubles de Bruges, et ce port avait obtenu d'envoyer deux députés à l'assemblée de Cortenberg. Les chroniqueurs parlent avec emphase de la richesse du dernier des Berthoud (les anciens avoués de Malines), dont les galères fréquentaient les ports de la Syrie et cle l'Egypte. Dans cet état de choses, l'alliance de l'Angleterre était une nécessité pour le Brabant, et Jean III n'eut peut-être pas été le maître de se déclarer contre elle. Toutefois ce ne fut point avec la haine d'un ennemi que le duc marcha contre Philippe de Valois. N'ayant point de motif personnel pour le combattre, il porta dans cette grande lutte plus de modération qu'Edouard et ses autres alliés, et lorsque l'armée réunie eut entrepris le siège de Tournai (1340), il se montra compatissant envers une malheureuse troupe cle vieillards, de femmes et d'enfants, que la garnison avait chassés de la place comme des bouches inutiles. Lui seul leur ouvrit son camp, et les fit conduire sous escorte à Douai. Après la trêve, il demeura comme neutre, et conclut enfin une paix durable avec Philippe, en 1347. Les conditions de ce traité étaient avantageuses au duc, et assuraient à ses marchands de grands privilèges dans les états du roi. L'année suivante, Jean battit à Waleffe les communes liégeoises, et un peu plus tard il obtint de l'empereur Charles IV la fameuse Bulle d'Or de Brabant, qui donnait aux Brabançons le privilège d'évoquer devant les tribunaux de leur province tous les procès dans lesquels ils se trouveraient intéressés en Allemagne (1349). Dans le cours d'un règne long et sage, la prospérité du pays n'avait cessé de s'accroître avec la renommée du souverain. Mais quel que fût l'éclat de tant de succès, il n'intimida pas la fierté des bourgeois de Louvain. Quelques-uns d'entre eux, dont les marchandises avaient été arrêtées en pays étranger par des créanciers du duc, firent saisir à leur tour les propriétés de ce prince dans l'enceinte de leur cité (1348). L'affaire alla si loin que Jean déclara la guerre à la ville, et Pierre Couthereels, mayeur de Louvain, accepta le défi. Cependant les échevins et l'assemblée cle Cortemberg réussirent à terminer la querelle sans effusion de sang. Ce n'était pas sous un prince dont la fermeté égalait la bonne fortune que les tempêtes populaires auraient pu ébranler le trône. Jean III avait relevé la splendeur de son illustre maison : malheureusement il n'avait point de fils, et ses états devaient passer à l'époux de sa fille aînée, appelée Jeanne. Il unit cette princesse à un descendant cle ce comte cle Luxembourg qui s'était mesuré jadis contre Jean le Victorieux. C'était une alliance qui paraissait avantageuse ; elle eut trop d'influence sur le sort des deux dynasties , pour que nous ne devions pas nous y arrêter un moment. Henri V, comte de Luxembourg, celui même auquel le vainqueur de Woeringhen avait donné sa fille en mariage, s'était vu appeler au rang impérial par le choix des princes allemands (1308). Cette élection, en le transportant sur une autre scène, l'avait engagé clans des luttes qui ne sont point de notre sujet. Obligé d'employer l'épée pour défendre son sceptre, il était mort après quatre ans de règne, au moment même où il venait de se faire couronner à Rome (1312), laissant ses domaines, mais non son Empire, à son fils Jean de Luxembourg. Celui-ci, qui reçut dans la suite divers surnoms (Jean de Bohême et Jean l'Aveugle), fut sans contredit le guerrier le plus intrépide et le prince le plus aventureux de son siècle. Marié à l'héritière des rois cle Bohême, il porta tour à tour ses armes clans ce pays, en Italie, en Prusse et en Pologne, et battit à diverses reprises ses sujets révoltés, ses voisins jaloux, et les hordes encore barbares des bords de la Baltique. Dans l'intervalle cle ses expéditions, il vint plusieurs fois résider dans le Luxembourg, et cette province lui dut des institutions favorables au commerce et à la prospérité intérieure du pays. Mais à côté de ses grandes qualités, Jean ne possédait point la prudence et l'esprit de suite qui rendent les succès fructueux. Ses entreprises vastes et ses largesses démesurées épuisèrent les ressources de son royaume et du comté de ses aïeux. Après avoir successivement engagé toutes ses terres, un dernier malheur l'attendait : il perdit la vue à la suite d'une campagne clans les marais cle la Prusse. Toutefois cette infirmité même n'abattit pas son courage. Se relevant comme par miracle de l'état cle faiblesse et d'abandon où l'avaient jeté l'imprudence et la mauvaise fortune, il sut par de nouveaux efforts rétablir si bien ses affaires en Bohême et en Allemagne, qu'il assura la couronne impériale à l'aîné cle ses fils (1346). Ce fut son dernier triomphe, et il succomba la même année à la bataille de Crécy, à laquelle il avait voulu assister comme ami et parent du roi de France. Par son ordre, deux de ses chevaliers, se plaçant à côté de lui et liant son cheval au leur, le conduisirent au plus épais de la mêlée; ce fut là que l'on retrouva le lendemain le cadavre de Jean l'Aveugle, qui avait combattu jusqu'au dernier moment. Des deux fils qui lui succédèrent, l'aîné, Charles de Bohême, avait été élu empereur, et Wenceslas, le plus jeune, dut à la générosité de son frère le comté de Luxembourg, patrimoine de leurs aïeux, qui fut érigé pour lui en duché (1354). Ce fut à ce Wenceslas que Jean III, duc de Brabant, donna sa fille Jeanne, héritière de sa souveraineté. Ainsi l'apanage des jeunes époux devait s'étendre de l'Escaut jusqu'à la Moselle, et la réunion de leurs ctats semblait assurer la grandeur d'une nouvelle dynastie. Leur règne commença presque en même temps en Luxembourg et en Brabant, Jean III étant mort en 1355; mais loin de répondre aux espérances qu'il avait fait naître, il n'accrut en rien la prospérité des deux provinces, et il se termina par leur séparation. Wenceslas, dont le caractère offrait un mélange de faiblesse et de présomption, se fit dès l'abord un ennemi de son beau-frère, le comte Louis de Maie, auquel il refusa de payer les sommes dues à son épouse. Le prince flamand, dont les affaires se trouvaient alors dans la situation la plus florissante, n'hésita pas à prendre les armes, battit quelques troupes rassemblées à la hâte par son adversaire, et occupa Bruxelles et une partie du Brabant sans éprouver de résistance (1356). Déjà plusieurs villes lui avaient juré fidélité, au mépris des droits du duc, qui s'était retiré à Maestricht, et qui demeurait dans l'inaction. Mais bientôt l'orgueil des Brabançons se réveilla. Un jeune gentilhomme, Éverard T'Serclaes, entrant à Bruxelles avec une petite troupe de braves, souleva le peuple et chassa la garnison flamande. Les hostilités recommencèrent alors sur tous les points. Cependant le comte reprit l'avantage, et Wenceslas, prompt à se décourager, acheta de lui une paix funeste en lui cédant les deux villes de Malines et d'Anvers. C'était une stipulation d'autant plus honteuse, que Jean III, avant sa mort, avait exigé des principales communes de ses états (au nombre de quarante-quatre) l'engagement solennel de ne jamais consentir au morcellement du pays. Ce premier revers avait abaissé le duc aux yeux de ses sujets. Il s'avilit davantage par le rôle qu'il joua dans les dissensions qui éclatèrent au sein des grandes communes. A Louvain et à Bruxelles, les métiers voulaient encore dépouiller de leurs privilèges les familles patriciennes auxquelles se rattachait presque toute la riche bourgeoisie. Wenceslas toléra les mouvements populaires, qui furent réprimés à Bruxelles par les lignages (1), mais qui prirent un caractère plus durable à Louvain. Là le mayeur Pierre Coutherele se mit à la tête de la classe ouvrière contre les lignages, quoiqu'il appartînt lui-même à cette classe. Le prince, docile à de mauvais conseils, n'intervint que d'une manière lente et inefficace, et passa pour favoriser les mécontents, desquels il tira de grandes sommes d'argent pour prix de l'extension donnée à leurs privilèges (2). Il accorda même une protection ouverte à leur chef, lorsque celui-ci eut été enfin chassé par ses compatriotes, qui le proscrivirent à son tour dans un moment de réaction. Ce n'était pas que le duc fût porté pour la cause populaire; mais il se laissait aller sans suite et sans mesure aux passions et aux intérêts du moment. Une guerre étrangère lui réservait une nouvelle humiliation. Des bandes de maraudeurs avaient infesté les routes entre le Rhin et la Meuse, et Guillaume VI, duc de Juliers, était soupçonné de favoriser leurs brigandages. Sur ce soupçon, Wenceslas marche brusquement contre lui avec une armée d'élite, dont le Brabant avait fourni la moitié, et dont le reste appartenait au Luxembourg, à l'évêché de Liège et au marquisat de Namur. Mais ces brillantes troupes furent complètement défaites par les forces réunies du duc de Juliers et des comtes de Gueldre.et de Berg, qui leur livrèrent bataille dans la plaine de Bastweiler, entre Juliers et Maestricht (1317) (3). Les Brabançons, qu'un premier succès avait (1) Les tisserands, qui avaient été relégués depuis longtemps à l'extérieur de la ville, essayèrent, en 1360, d'en forcer l'entrée, de concert avec les boucliers qui l'habitaient ; mais il furent battus, et on brûla le faubourg où ils étaient établis. (2) Ce fut en 1360 qu'eut lieu la transaction entre les métiers de Louvain et les lignages de cette ville ; chacun des deux partis obtint la nomination de la moitié des magistrats. Coutherelle ne paraît pas avoir porté ses demandes plus loin que ce partage, comme l'a fait voir M.r H. Seemon, qui prend sa défense, et d'après lequel j'ai modifié mon premier jugement sur ce -mayeur énergique. (3) " Ex parte dux Brabacensis fuerunt mortui usque ad summum septem centos tam milites quam armigeres, et capti usque ad summam octodecim centos personas de gentibus suis. „ Annales Mosomagenses , ap. Pertz, III, 166. engagés au milieu des ennemis, éprouvèrent une perte immense. Le duc lui-même, avec une foule de seigneurs et de chevaliers, tomba entre les mains des vainqueurs. Telle fut la consternation générale dans toute la province, que les villes se liguèrent spontanément pour veiller à la défense du pays ; et lorsque Guillaume de Juliers eut relâché Wencelas pour ne point irriter l'empereur (1372), l'assemblée générale de la noblesse et des communes consentit à payer un impôt extraordinaire de 900,000 moutons d'or pour la rançon des autres prisonniers. Cette assemblée, où les villes étaient principalement représentées par des patriciens, exigea du prince de nouveaux privilèges pour le pays de Brabant ; mais elle lui reprocha d'avoir porté trop loin les franchises des métiers de Louvain, et elle demanda le retour aux anciens usages. Le duc céda sur ce point; en revanche, il se montra plus opiniâtre sur ce qui touchait ses intérêts personnels. Les communes voulaient se réserver elles-mêmes le maniement des sommes énormes qu'elles avaient accordées, et dont elles craignaient à juste titre qu'on ne fît un mauvais emploi ; à cet égard, elles ne purent vaincre l'obstination cle Wenceslas, qui parvint à faire remettre l'argent entre ses mains (1374). Cependant la suppression des droits obtenus naguère par les gens cle métier, avait excité de nouveaux troubles à Louvain. Les tisserands surtout se montraient furieux d'être retombés sous la dépendance des lignages. Bientôt les ouvriers courent aux armes, se rendent maîtres de la ville, et proscrivent la plupart des patriciens. Quelques jours après, comme on apprit que ces exilés avaient massacré un des chefs populaires qui était tombé entre leurs mains à Bruxelles, dix-sept magistrats furent traînés par la foule à l'hôtel-cle-ville, et jetés par les fenêtres sur les piques des ouvriers qui couvraient la place publique. Alors encore le duc voulut transiger avec les factieux. Il se contenta du bannissement de quatorze plébéiens, et condamna à la même peine neuf membres des lignages. Mais la noblesse, pleine de mépris pour le souverain, dont elle connaissait les calculs ignobles et la basse avidité, n'eut aucun égard pour ses décisions. Elle rejeta ce traité humiliant, et préféra une guerre ouverte contre les Louvanistes. On vit donc les deux partis entrer en campagne, et les scènes de carnage, dont la Flandre avait été le théâtre au temps de Zannekin, se reproduisirent en Brabant. Mais la province entiè re se déclara contre la commune rebelle, qui fut mise eu quelque sorte au ban du pays. Après deux années de lutte, le sort de L ouvain fut décidé, et Wenceslas, qui s'était enfin déclaré en faveur cle sa noblesse, vint mettre le siège devant la ville à laquelle il avait si longtemps vendu sa protection. La résistance fut courte ; car le peuple avait perdu courage. Les habitants se soumirent à venir demander pardon au duc, et l'armée entra dans leur cité par la brèche, le 27 janvier 1383. Mais la population ouvrière, ainsi domptée,prit le parti d'émigrer de la v ille et de la province. Un assez grand nombre de tisserands passa en Angleterre. Ils y étaient attirés par les faveurs qu'on leur accordait dans ce pays , et ils y portèrent leur industrie qui ne tarda pa s à s'y naturaliser. Ainsi les malheurs de la guerre civile tarissaient pour l'avenir les sources de la prospérité commerciale. Louvain ne se releva plus du coup qui lui avait été porté , et sa décadence depuis ce moment fut aussi rapide que son ancienne opulence avait été merveilleuse. L'échec que le parti populaire avait éprouvé dans cette lutte mit un terme aux commotions qui avaient agité le Brabant. AVenceslas , sous le règne duquel les désordres avaient pris pour la première fois un caractère grave, survécut peu à la victoire qu'il avait obtenue après tant d'hésitations. Impétueux et fantasque, mais aussi dépourvu de fermeté que de prudence, ce duc, le dernier des princes luxemb ourgeois qui ait régné en Belgique, semblait n'avoir hérité que des qualités les plus funestes de son père. Sa mort (1382) délivra les Brabançons d'un souverain dont les fautes avaient coûté cher au pays. Le Luxembourg seul eut sujet de le regretter ; car cette province échut alors à son cousin l'empereur Wenceslas II, qui se hâta de l'engager pour une somme d'argent, et causa ainsi (comme on le verra plus loin) la ruine du pouvoir ducal. La duchessse Jeanne, veuv e de Wenceslas Ier, devenue souveraine du Brabant après la mort de son époux, acheva d'y rétablir l'ordre et le calme, et sut gouverner le pays avec douceur et avec intelligence. Mais cette princesse n'avait point d'enfants, et ses états devaient pas ser à une dynastie étrangère. La grande affaire cle sa vieillesse fut d'assurer son héritage à sa nièce Marguerite de Flandre, devenue l'épouse de Philippe le Ilarcli. Ainsi, ce même duc de Bourgogne, auquel venait d'échoir le trône de Louis de Maie, devait aussi recueillir la succession de l'antique maison de Brabant. La duchesse Jeanne fut pour ce prince une parente affectionnée et une conseillère habile. Non seulement elle transmit ses états à son épouse, mais par les alliances qu'elle sut ménager à ses enfants, elle prépara pour l'avenir la réunion de la Belgique entière sous le même sceptre ; événement immense, auquel devaient aboutir tous les grands faits de cette époque, et qui domine le reste de son histoire. CHAPITRE VI. HISTOIRE DU HAINAUT DEPUIS L'AVÈNEMENT DE JEAN D'AVESNES JUSQU'A L'AL- LIANCE ENTEE LES MAISONS DE BAVIÈRE ET DE BOURGOGNE (1280 A 1385). Séparé de la Flandre et du Brabant par la diversité d'intérêts, de civilisation, d'état social et politique, le Hainaut eut pourtant cela de commun avec ces provinces, pendant le XIV.e siècle, qu'il vit aussi s'affaiblir ou s'éteindre la race de ses souverains, pour assurer en quelque sorte leur héritage à la maison de Bourgogne : étrange arrêt de la fortune, qui semblait destiner ainsi au même maître ces divers états dont l'union n'avait encore jamais été durable ! concours d'événements où l'on croirait reconnaître la main de la Providence, s'il était permis d'alléguer ses lois augustes sans preuve ou sans nécessité ! La maison d'Avesnes, dépossédée de la Flandre par l'aversion de la comtesse Marguerite et par la sentence de saint Louis, avait porté sur le trône de Hainaut le souvenir de ses pertes et de ses injures. Le premier des princes de cette famille, appelé Jean, était mort de douleur, comme nous l'avons dit plus haut (page 186) : son fils, qui portait le même nom, ne se vit pas plutôt investi du comté (en 1280), qu'il fit exhumer et couronner dans ses principales villes le cercueil de son père, affectant ainsi de proclamer de nouveau ses vieilles prétentions. Il se fit appeler lui-même Jean II, comme si le mort avait régné avant lui, et il ne laissa échapper aucune occasion de témoigner sa haine à Gui de Dampierre ; mais celui-ci prit sa revanche en favorisant la commune de Valenciennes qui s'était révoltée, et le jeune comte , dans sa lutte contre les bourgeois, s'attira un ennemi encore plus redoutable. En effet la ville de Valenciennes, étant assise sur les deux rives de l'Escaut, relevait en partie de la couronne de France, et le comté d'Ostrevant (c'est-à-dire le district situé à l'ouest du fleuve) avait toujours été reconnu pour territoire français. Jean II parut l'oublier, et traita les habitants comme rebelles à l'empire (1292). Aussitôt Philippe le Bel prit la ville sous sa protection : le comte, menacé par des forces supérieures, n'eut d'autre ressource que d'aller se jeter aux pieds du roi, portant au cou, pour marque de soumission, un cordon de soie en guise de corde. Il fut emprisonné, jugé par le parlement, et condamné à une amende de 40,000 livres. Quant à la révolte de la commune, elle ne fut étouffée que plus tard. Le prince hennuyer n'eut guère plus de succès dans la part qu'il prit aux guerres des Français contre la Flandre. A la vérité, il contribua puissamment à tous les désastres de Gui de Dampierre; car s'il ne marcha pas lui-même contre ce malheureux souverain, il envoya l'élite de ses forces sous la bannière royale. Mais la journée de Courtrai lui fit payer chèrement cette triste vengeance, et son fils aîné, qui avait déjà conquis le surnom de Jean sans Merci, resta couché sur le champ de bataille. Toutefois un riche héritage vint à cette époque doubler les domaines et la puissance de la maison d'Avesnes. En effet, la famille des comtes de Hollande s'éteignit en 1299, et Jean II, qui descendait de ces princes du côté maternel, se trouva ainsi appelé à recueillir leur succession. Il confia cette tâche à son fils Guillaume d'Avesnes, qui repoussa avec autant de courage que de bonheur les entreprises des Flamands sur les îles zélandaises. Cependant les droits des deux parties sur cette dernière province donnèrent lieu à cle nouvelles contestations après la mort de Jean et l'avènement de Guillaume à la souveraineté (1304). Mais celui-ci évita prudemment une lutte dangereuse et inutile. Il désarma le comte Robert de Flandre par des concessions (1310), et quelques années après Louis de Crécy fit l'abandon de ses droits sur la Zélande, par un traité qui mit fin à l'inimitié des deux familles (1322). Cette paix fut confirmée au nom du Hainaut par les villes de Mons, Valenciennes, Maubeuge et Binche. Ainsi les communes prenaient aussi de l'importance dans ce comté. Mons surtout était alors florissante. Le comte Jean d'Avesnes avait encore agrandi et fortifié cette nouvelle capitale, longtemps inférieure à Valenciennes. Les pairs du Hainaut commençaient à y fixer leur résidence, et la bourgeoisie devenait nombreuse. Dès l'an 1300, la commune, ayant quelques inquiétudes sur le maintien de ses privilèges, s'adressa au pape Clément V, lequel fit représenter au comte la sainteté des promesses qu'il avait jurées à son avéne- ment. Guillaume donna des franchises aux drapiers de cette ville, et plus tard il y permit l'établissement des Juifs chassés de France. Les échevins, qui étaient au nombre de sept, reçurent de lui la juridiction la plus étendue. Guillaume d'Avesnes était aimé de ses sujets, qui le surnommèrent le Bon. Ayant eu besoin cle lever une taxe sur les terres de ses comtés, il demanda le consentement de ses vassaux, qui lui offrirent le double, sans pouvoir le lui faire accepter. Quoique vaillant, il était pacifique, et sa justice sévère savait protéger les populations des campagnes comme la bourgeoisie des villes. Aussi le pays s'enrichit-il sous son règne : l'agriculture florissait et le Hainaut fournissait du blé à la Flandre, dont les moissons ne suffisaient plus aux besoins de ses nombreux habitants. Plus heureuse que la noblesse flamande, dont elle avait été tour à tour la rivale et l'alliée, la chevalerie du Hainaut était alors dans toute sa splendeur. Ce fut dans cette province qu'Isabelle de Valois, reine d'Angleterre, se réfugia avec son fils Édouard III (en 1326), pour échapper à la domination des favoris du roi son époux. Trois cents chevaliers belges, pour la plus grande partie Hennuyers, offrirent leurs épées à cette princesse et la ramenèrent dans ses états, où elle fut reçue en triomphe. Le jeune Édouard épousa alors Philippine de Hainaut, fille du comte qui avait donné un asile à sa mère (1). Une injure domestique rompit (vers 1332) les relations d'amitié qui avaient régné entre Guillaume d'Avesnes et le roi de France. Jean de Brabant, fils aîné du duc Jean III, devait épouser Isabelle de Hainaut : Philippe de Valois le détourna de cette alliance, et lui donna lui-même sa fille. Le comte, qui en conçut un vif ressentiment, prit part aux premiers efforts d'Édouard III pour former une ligue contre le prince français (1336). Cependant ce ne fut pas sans hésitation et sans avoir voulu revenir à la neutralité. La mort l'enleva au moment où il venait de se décider ouvertement pour l'Angleterre (1337). Son fils Guillaume II montra d'abord la même irrésolution. C'était un jeune prince ardent et brave (il fut surnommé le Hardi), (1) Charles IV, qui régnait alors en France, voulait livrer Isabelle à ses ennemis, quoiqu'elle fut sa sœur. mais qui n'avait encore que la vaillance du chevalier, sans la fermeté du souverain. Lorsqu'Édouard entra en Hainaut avec son armée pour aller attaquer la France (1339), le comte se joignit d'abord à lui avec cinq cents lances, comme au vicaire de l'empire (on a vu que le monarqne anglais avait obtenu ce titre cle l'empereur). Mais dès que les troupes furent entrées sur le territoire français (du côté de Cambrai), Guillaume conduisit sa brillante chevalerie sous la bannière cle Philippe, dont il reconnaissait la souveraineté à partir de la rive gauche de l'Escaut. Toutefois, ayant été mal accueilli par le monarque, et s'offensant de quelques dégâts commis sur ses terres, il se décida enfin à s'unir franchement aux Anglais, dont la Flandre venait d'embrasser le parti (1340). Alors l'armée cle France s'avança vers le Hainaut et ravagea les frontières ; mais le comte, quoique inférieur en forces, résista vaillamment, et lorsque le duc de Brabant et les communes flamandes furent arrivés à son secours, il envoya défier le roi. Philippe n'ayant point accepté le combat, Guillaume accompagna Edouard III au siège de Tournai, et tenant la campagne avec ses hommes d'armes, il enleva tour à tour plusieurs places voisines où les ennemis avaient mis garnison (Saint-Amand, Marchiennes, etc.). Jamais les soldats hennuyers n'avaient déployé plus de courage et inspiré plus d'effroi. Mais ce jeune prince, dont le génie et le caractère semblaient grandir sur le champ de bataille, ne devait briller qu'un instant aux yeux de ses sujets. Entraîné par son humeur guerrière, il ne vit pas plutôt les hostilités interrompues, qu'il voulut prendre part à une sorte de croisade contre les habitants encore barbares et païens de la Prusse. Après cette expédition, où il s'était couvert de gloire, il entreprit une lutte non moins périlleuse contre les Frisons révoltés. Il conduisit une armée clans leur pays, alors presque inacessible, et dirigea lui-même les premières attaques avec sa valeur accoutumée. Mais s'étant avancé trop loin, il fut enveloppé par les Frisons, et tomba sous leurs coups (1345). Cette mort funeste fit échoir le trône de Hollande et de Hainaut à une nouvelle famille ; car il ne restait plus de princes du nom d'Avesnes (1). La sœur aînée de Guillaume II hérita cle ses états. (1) Excepté Jean de Beaumont, frère de Guillaume I.CT, seigneur déjà vieux et qui n'avait point d'enfants. Cette princesse s'appelait Marguerite, et avait épousé l'empereur Louis cle Bavière, qu'elle ne put quitter pour venir prendre possession cle ses nouveaux domaines. Elle se contenta donc d'y envoyer l'aîné de ses fils, appelé Guillaume, à qui elle céda peu après le comté de Hollande (1346). Mais elle avait mis pour condition à cette cession le paiement d'une pension assez considérable, et ce paiement ne fut pas exécuté. Son fils, s'appuyant sur le peuple, se montra sourd à toutes les réclamations, et hostile à la noblesse, qui en général s'était prononcée contre lui. Ce fut l'occasion d'une guerre civile qui divisa la Hollande en deux partis, les Cabeliaux, qui soutenaient le jeune comte, et les Hameçons, qui défendaient l'impératrice. La victoire étant restée aux premiers (1351), Marguerite , qui avait perdu l'empire avec son époux, ne conserva cle son patrimoine que le Hainaut, où elle mourut peu d'années après (1356). Guillaume réunit alors tous les états de la maison d'Avesnes, et s'étant rendu à Mons, pour prendre possession du comté, il organisa militairement la bourgeoisie de cette ville, dont les derniers comtes semblaient avoir dédaigné les services. Il était alors en guerre avec l'évêque d'Utrecht, et réussit à le faire plier. Mais au moment où l'éclat de son courage commençait à faire oublier sou injustice envers sa mère, une maladie affreuse vint expliquer sa violence et le renverser du trône. Il était attaqué de folie: sa démence devint bientôt incurable, et le malheureux prince, qui n'inspirait plus que la pitié, fut renfermé au château du Quesnoi (le dernier séjour de Marguerite), tandis que l'on confiait le pouvoir à son frère Albert de Bavière (1358). Celui-ci, qui gouverna d'abord sous le titre de régent, se fit des ennemis par une hauteur et un despotisme dont il ne se corrigea qu'après avoir passé plusieurs années dans nos provinces , et s'y être attiré des querelles sanglantes. Il excita d'abord de grands troubles en Hollande, où la guerre civile fut à la veille de recommencer ; puis il souleva contre lui une partie de la noblesse du Hainaut, depuis si longtemps fidèle et dévouée à ses souverains. La cause cle cette dernière révolte fut le meurtre de Sohier d'Enghien, l'un des plus illustres chevaliers de la province. Irrité contre lui par la fierté avec laquelle ce gentilhomme maintenait les droits de sa seigneurie, Albert le fit saisir dans un château où il l'avait attiré. Vainement les pairs du Hainaut intervinrent-ils en sa faveur: le régent leur refusa justice, et fit trancher la tête de son prisonnier (1364). Alors les parents du mort prirent les armes. Une foule de gentilshommes flamands > qui leur étaient liés par le sang ou par l'amitié, se joignirent à eux, et l'armée qu'ils réunirent devint assez considérable pour tenir la campagne. Albert eut recours à la milice des villes et aux chevaliers de Hollande et même de Bavière, qui accoururent en effet à son secours. Mais les mécontents battirent et dispersèrent ses troupes, et le réduisirent à invoquer l'intervention du duc de Bi'abant, par les soins duquel la paix fut enfin conclue à des conditions assez humiliantes pour le prince (1366). Cette guerre, de peu de durée, était la seule qui eût troublé depuis longtemps le repos de la province, et les villes du Hainaut avaient atteint un degré remarquable de bien-être et d'opulence. C'était surtout l'effet du privilège dont elles jouissaient de ne payer d'autre taxe que les anciennes redevances établies par les premiers comtes. Elles le représentèrent au régent, qui voulait leur imposer " des tailles et gabelles, pour subvenir aux dépenses de la guerre ,,(1364). Notre prospérité est détruite, dirent les magistrats de Valenciennes, si nous admettons ces coutumes qui régnent à Paris et dans toute la France. Nous deviendrons esclaves, et nos ouvriers en laine iront demeurer dans les autres provinces. Le prince céda ; il ne manquait pas de sagesse quand l'orgueil ou la colère n'exerçaient point leur empire sur sa raison. Pendant les guerres de Louis de Maie contre les Gantois, la noblesse de Hainaut rendit à celle de Flandre le secours qu'elle en avait reçu. Quatre mille hommes, conduits par le sénéchal de Hainaut et par le jeune seigneur d'Enghien, allèrent se ranger sous la bannière du prince flamand, et se signalèrent à son service, mais presque tous périrent sous les piques des gens de métier. Pour Albert, après être resté spectateur de la lutte, il voulut s'interposer comme médiateur : vaine tentative de la part d'un prince qui n'avait encore ni un pouvoir assez bien établi, ni une réputation assez glorieuse, pour que l'autorité de son nom ou le poids de son épée pussent être respectés de ses voisins. Ses efforts n'eurent point de fruit, et la neutralité même qu'il avait gardée entre Louis et ses sujets, quelque avantageuse qu'elle fût à la paix de ses états, ne lui laissa aucune part ni à l'éclat des faits cl'armes, ni à l'honneur de la victoire. Toutefois les années consolidaient la domination du régent : car il ne restait plus aucune chance de guérison à son malheureux frère, et les comtés de Hainaut et de Hollande ne pouvaient manquer d'échoir un jour, par droit d'héritage, soit à Albert lui-même, soit à ses fils. Bientôt s'offrit l'occasion d'une alliance qui devait encore relever l'éclat et augmenter la puissance de sa maison. La duchesse Jeanne de Brabant lui fit proposer d'unir deux de ses enfants au fils aîné et à la fille du duc de Bourgogne, qui venait de monter sur le trône de Flandre. Ce double mariage devait attacher l'une à l'autre les deux familles auxquelles était destinée la possession de toutes les provinces belges. Il se conclut, grâce à la persévérance de Jeanne, qui parvint à surmonter toutes les résistances et tous les obstacles. On convint que Jean de Bourgogne, futur héritier du duché de Bourgogne et du comté de Flandre, et Guillaume de Bavière, futur héritier des comtés de Hollande et de Hainaut, recevraient pour épouse la sœur l'un de l'autre (ces deux princesses se nommaient Marguerite) ; et cette union, dont les suites devaient être si importantes, fut célébrée le même jour à Cambrai, au mois d'avril 13S5. Ainsi se trouvaient assurées, dans l'espoir du peuple et de la bonne duchesse, la paix et la prospérité durable de la Belgique entière : car le duché de Brabant étant également destiné à l'un des princes bourguignons, et l'évêché de Liège possédé par Jean de Bavière, frère de Guillaume, il semblait que les liens du sang et de l'affection offrissent une garantie suffisante de la bonne intelligence qui régnerait un jour entre tous ces souverains. Si la période suivante ne réalisa qu'en partie ces prévisions, du moins elle ne devait pas tromper l'attente de ceux qui prévoyaient que ce rapprochement des maisons régnantes annonçait le commencement d'une ère nouvelle. TABLEAU GÉNÉALOGIQUE DES COMTES DE FLANDRE ET DE HAINAUT, PENDANT LES XIII» ET XIV» SIÈCLES. Baudouin de Constantinople, dernier comte de l'ancienne maison de Flandre , régnant en Flandre et en Hainaut, f 1205. Jeanne de Constantinople, Marguerite (la D ime-NoiRE), mariée à Ferrand de Portugal, mariée à Bouchard d'Avesnes, puis à Thomas de Savoie. puis à Gui de Dampierre. t 1244. f 1279. Jean d'Avesnes, Gui de Dampierre, déclaré héritier du Hainaut seul. comte de la Flandre seule. f 1257. f 1305. Jean II, fils de Jean et d'Alix de Hollande, hérite du comté Robert de Béthune. de Hollande en 1299 f1322. t 1304. Guillaume I.er (le Bon), Louis de Nevers, comte de Hainaut et de Hollande. mort sans avoir régné. f 1337. f 1332. _---——------------ Guillaume II. Marguerite d'Avesnes, Louis de Crécy. ■[ 1345. mariée à Louis de f 1346. Bavière, f 1356. Louis de Male. --- ------ t 1383. Guillaume III de Bavière. Albert de Bavière. Marguerite de Flandre, f 1388. f 1404. mariée à Philippe de Bourgogne. SIXIÈME PÉRIODE. RÈGNE DE LA MAISON DE BOURGOGNE. CHAPITRE PREMIER. AVÈNEMENT DE PHILIPPE LE HARDI AU COMTÉ DE FLANDRE ; SON RÈGNE ET CELUI DE SON FILS J.EAN SANS PEUR. — AVÈNEMENT DE PHILIPPE LE BON (1384 A 1419). Philippe de France, duc de Bourgogne, qui se trouvait appelé à recueillir l'antique héritage des comtes flamands, joignait à son titre d'oncle du roi d'immenses possessions qui le rendaient le prince le plus puissant du royaume. Outre les deux Bourgognes (le duché de ce nom et la Franche-Comté), ses domaines comprenaient encore le Nivernais, le comté de Rhétel, ainsi qu'une foule de seigneuries, et la mort de Louis de Maie venait enfin d'y ajouter l'Artois en même temps que la Flandre. Ses qualités personnelles n'étaient point au-dessous de cette haute fortune. Assez intrépide pour avoir mérité le nom de Philippe le Hardi, il ne se montrait ni présomptueux ni téméraire : son ambition n'avait point d'activité imprudente, et avec des dehors de fierté et de magnificence, sa politique savait éviter les obstacles et se détourner des périls. Aussi devait-il fonder la grandeur de sa maison sur des bases inébranlables. Son avènement au comté de Flandre s'était d'abord annoncé sous des auspices assez sombres. Reçu tour à tour à Ypres et à Bruges, il avait été accueilli avec défiance par le peuple, que son pouvoir même effrayait. Quant aux Gantois, ils restaient eu armes , et leur animosité contre la noblesse les rendait insensibles aux pertes que leur faisait éprouver la guerre. Audenarde leur ayant été enlevée par surprise pendant un armistice, ils aspiraient à se venger de Philippe, qu'ils accusaient de trahison. Un corps de troupes anglaises vint les rejoindre, et une flotte de la même nation tint bloquée le port de l'Écluse, et ravagea les côtes voisines. Ackerman, qui continuait à commander dans la ville, déployait autant d'habileté que de valeur. Il soutint la lutte contre les forces du prince et cle la noblesse, réparant ses revers par des succès inattendus, dont le plus remarquable fut la prise cle Damme, riche entrepôt du commerce de Bruges. Il fallut que le roi de France ramenât son armée en Flandre. Il reprit Damme et menaça Gand, mais sans aller plus loin. La guerre pouvait donc se prolonger encore, et rien n'en annonçait le terme, lorsque la duchesse de Brabant et le régent de Hainaut entreprirent de réconcilier avec Philippe cette fière cité de Gand, jusqu'alors inflexible dans sa haine. Ce fut encore Jeanne qui eut la principale part à ce sage dessein. Elle profita des fêtes occasionnées par le mariage des jeunes princes des maisons de Bourgogne et de Bavière, pour jeter les premières paroles de paix et d'amnistie. Il existait parmi les habitants de la ville un parti nombreux qui penchait pour une réconciliation. Informé des dispositions favorables cle ceux qui entouraient le duc et qui lui étaient liés par les nœuds du sang , ce parti n'hésita plus à se déclarer. Il força les soldats anglais à la retraite, et envoya une ambassade au prince qui était attendu alors à Tournai. Toutefois la hauteur du Bourguignon faillit causer une nouvelle rupture. Il s'était rendu au lieu de l'entrevue (le monastère de Saint-Martin) avec une suite imposante de princes et de seigneurs, et il s'attendait à voir les cinquante députés de Gand tomber à ses pieds pour lui demander pardon. Mais lorsque le héraut eut exprimé son intention aux Flamands, ceux-ci répondirent qu'ils étaient venus pour traiter avec le duc, et qu'ils n'avaient pas ordre de l'implorer. Déjà le prince laissait éclater sa colère, quand son épouse, Marguerite de Flandre , et les autres princesses qui assistaient à l'entrevue s'agenouillèrent devant lui, déclarant qu'elles demandaient grâce au nom des Gantois. Désarmé par cette démarche généreuse, il consentit à leur accorder une amnistie complète et le maintien cle tous leurs privilèges (6 décembre 1385). Le traité fut conclu quelques jours après, et la tranquillité se trouva enfin rétablie en Flandre. Les premiers efforts cle Philippe après cette pacification eurent pour objet une expédition contre l'Angleterre : c'était le plan favori de la cour de France, et le duc était encore trop complètement Français pour s'occuper de préférence des intérêts de la Flandre. Comme il avait besoin pour sou projet du port de l'Écluse, le seul où pût alors se réunir un nombre suffisant de vaisseaux, il racheta cette ville au marquis de Namur, et lui donna en échange la seigneurie de Béthune. Les préparatifs répondirent à la grandeur de l'entreprise. Treize cents voiles furent rassemblées, pour transporter en Angleterre une armée d'invasion. Le roi Charles VI vint en personne résider à l'Écluse, et les environs de cette ville furent bientôt inondés de gentilshommes et de soldats (1336). On eût dit que la France entière voulait prendre part à une deuxième conquête de l'île ennemie. Mais tous ces grands apprêts se dissipèrent en fumée, l'expédition ne s'étant pas trouvée prête à partir dans la saison favorable, et il n'en résulta que des hostilités sur mer, funestes au commerce flamand. Toutefois les souffrances et les pertes qu'avait occasionnées cette rupture avec l'Angleterre éclairèrent le duc sur ses intérêts, et depuis lors il sut faire prévaloir des idées pacifiques dans le conseil du monarque, où son crédit devint de jour en jour plus grand. Grâce à la trêve qu'il fit conclure, la navigation reprit son cours et l'on vit renaître l'industrie, à laquelle les troubles du règne précédent semblaient avoir porté un coup mortel. Les marchands des villes hanséatiques, maîtres de tout le commerce du Nord , s'étaient retirés de Bruges à Dordrecht. On parvint à les rappeler en Flandre, en les indemnisant de leurs pertes et en leur assurant de nouveaux privilèges. La conduite de Philippe en cette occasion, et la sagesse avec laquelle il se conformait aux besoins du pays, lui auraient regagné la bienveillance des Flamands, s'il ne s'était obstiné d'une manière injuste et tyrannique à blesser leurs opinions religieuses. Dans le grand schisme qui divisait alors l'Église, il voulait forcer ses sujets à reconnaître l'antipape Clément, tandis que leurs vœux et le bon droit étaient pour Urbain VI. Il sévit même contre quelques partisans de ce dernier, et alla jusqu'à faire jeter en prison le chevalier Jean Van Heyle, qui avait le plus contribué à la soumission des Gantois. Mais bientôt les affaires de France absorbèrent toute son attention, et la Flandre, abandonnée en quelque sorte à elle-même, devint plus florissante que jamais. Quoique souvent pressé d'argent et forcé cle recourir à de nouveaux subside^ de ses sujets, le duc savait ménager ses grandes communes, et il avait acquis, sinon leur affection, du moins leur confiance. Les égards mêmes qu'il témoignait à son épouse, Marguerite de Flandre, dont il respectait toutes les volontés, flattaient l'orgueil d'uu peuple encore inaccoutumé à la domination étrangère. La tranquillité dont jouissait le pays offrait peu d'aliments à l'activité et au courage des princes. En 1396, la noblesse française, impatiente du repos, résolut de former une expédition chevaleresque contre les Turcs,qui menaçaient alors la Hongrie, et le commandement de l'armée fut donné à Jean cle Nevers (appelé plus tard Jean sans Peur), fils aîné de Philippe. Les Flamands concoururent généreusement aux frais de cette entreprise, et donnèrent au jeune comte deux cent mille écus d'or. Plusieurs chevaliers belges l'accompagnèrent dans cette nouvelle croisade, dont l'issue fut malheureuse par l'imprudence et la présomption cle ses chefs. Rejetant tous les conseils et n'écoutant que leur audace, les gentilshommes français se firent envelopper par toute l'armée turque et furent taillés en pièces ou égorgés après le combat. Cependant le sultan laissa la vie aux principaux des prisonniers, parmi lesquels se trouvait Jean de Nevers. Sa rançon fut fixée à deux cent mille ducats, et les villes cle Flandre en payèrent encore la plus grande partie. La démence dans laquelle était tombé le roi Charles VI, avait fait passer à ses proches le gouvernement du royaume, et Philippe le Hardi se trouvait presque uniquement occupé de cette grande tâche. Néanmoins il 11e négligeait pas les intérêts de sa maison dans les provinces belges. On l'avait vu intervenir dans les démêlés de la duchesse de Brabant avec le duc de Gueldre, et porter secours à cette princesse menacée par son ennemi (1388 et 1389). En retour de ce service, Jeanne reconnut publiquement la duchesse de Bourgogne pour son héritière, et quelques années plus tard elle lui transmit d'une manière solennelle la souveraineté de ses états, l'autorisant à en disposer en faveur de celui cle ses enfants qu'elle désignerait (1403). Marguerite choisit alors Antoine, son second fils, évitant ainsi de réunir les deux provinces de Flandre et de Brabant sous un même sceptre. Peut-être était-ce l'effet de sa tendresse maternelle qui lui faisait désirer le rang de souverain pour le cadet comme pour l'aîné ; peut-être aussi avait-elle lieu de craindre que les Brabançons ne se montrassent opposés à toute réunion. Quoi qu'il en soit, l'avenir devait faire bientôt disparaître ce nouvel obstacle au rapprochement des diverses parties de la Belgique. Philippe le Hardi survécut peu à ce dernier événement. S'étant rendu à Bruxelles pour faire célébrer l'inauguration de son fils, il tomba malade au retour et mourut à Halle, le 27 avril 1403 (1). Il avait été le fondateur habile et prudent d'une dynastie puissante ; mais ses affaires personnelles étaient dans un si grand désordre, que sa veuve fut contrainte de renoncer publiquement à son héritage. Il fallut que, revêtant un habit d'emprunt, elle allât déposer sur le cercueil de son mari ses clefs et sa ceinture, en signe d'abandon de la communauté. Le duché de Bourgogne passa ainsi à Jean de Nevers, auquel l'histoire donne depuis ce moment le nom de Jean sans Peur. Marguerite conservait la Flandre et l'Artois ; mais cette princesse mourut l'année suivante, et ces diverses provinces se trouvèrent de nouveau sous un seul maître. Le jeune souverain avait été élevé par sa mère, et n'était pas étranger au pays : il se fit aimer des Flamands dont il confirma les privilèges. Il leur accorda surtout trois points essentiels : le maintien de la langue flamande dans tous les actes judiciaires, la continuation du commerce avec les Anglais, et l'exemption générale de l'impôt arbitraire alors désigné sous le nom de taille. Aussi les villes et le comté montrèrent-ils constamment un grand zèle pour son service, quelques accusations que fissent éclater au dehors son ambition ou sa violence. La France était livrée à l'anarchie. La reine Isabelle de Bavière et le duc d'Orléans, frère du roi, dissipaient les trésors et les ressources du royaume, tandis que les autres princes du sang, occupés de leurs intérêts personnels, cherchaient à peine à maintenir à la cour un reste d'ordre et de décence. Jean sans Peur, auquel le duc d'Orléans avait voulu enlever tout pouvoir dans (1) Cette année fut remarquable par les désastres qu'occasionna la marée du 19 novembre ; toute la côte fut inondée jusqu'à la distance de trois lieues du rivage. Il en résulta des pertes immenses et la destruction irréparable d'une partie des anciennes digues. le conseil, se rendit à Paris avec huit cents chevaliers, prit sous sa garde les enfants du roi, et soutenu par ses proches et par ses vassaux il contraignit son adversaire à l'admettre au partage de l'autorité. Leur réconciliation parut alors complète; mais elle n'avait rien de sincère. Leduc d'Orléans, comblé de toutes les faveurs de la nature et de la fortune, mais accoutumé à abuser de toutes, ne pouvait supporter le triomphe d'un rival qui ne brillait à côté de lui ai par les grâces de l'esprit, ni par celles du corps. Il chercha les occasions de l'humilier, et répandit d'infâmes calomnies contre la duchesse de Bourgogne, qui, mortellement blessée, porta ses plaintes à son époux. Jean sans Peur cachait sous un extérieur froid une âme ardente et capable des résolutions les plus désespérées. Il consulta, dit-on, son conseil, et il reçut pour réponse que son honneur lâchement outragé voulait une vengeance terrible et muette. Il ne se conforma que trop fidèlement à cet avis fatal. Le 23 octobre 1407, au moment où les deux princes venaient de se donner en public les marques de l'amitié la plus intime, le duc d'Orléans fut massacré dans la rue par une troupe d'assassins. C'était par l'ordre du Bourguignon. Quand ce crime devint public, Jean quitta Paris à la hâte, et se retira en Flandre. Il y fut accueilli sans froideur. La rumeur commune accusait le duc d'Orléans des projets les plus odieux, et l'outrage qu'il avait fait à une femme, à une princesse justement respectée, semblait atténuer l'horreur de la vengeance qui venait de l'atteindre. Les mêmes dispositions régnaient parmi le peuple en France et surtout à Paris : il applaudissait ouverte -ment le meurtrier, comme si son action n'avait eu d'autre cause que l'intérêt général. Rassuré par cet assentiment, le Bourguignon osa retourner l'année suivante dans la capitale, la tête haute, et avec si bonne compagnie de chevaliers et de gens d'armes, qu'il n'avait rien à craindre de l'indignation de ses ennemis. Alors la France presque entière se trouva partagée en deux camps : la duchesse d'Orléans et ses enfants en deuil étaient soutenus par la plupart des seigneurs de l'Ouest et du Midi; mais Jean sans Peur avec ses vassaux et ses alliés se sentait assez fort pour dicter la loi au royaume. Ainsi commença une lutte ouverte, qui faillit causer la ruine de la monarchie. Toutefois les ravages de cette guerre civile, qui devait se prolonger pendant près de trente ans, n'atteignirent point nos provinces, les villes flamandes ayant presque toujours refusé de prendre les armes pour la querelle de leur prince Ce fut seulement la noblesse du pays qui suivit le duc dans ses expéditions, et encore rencontre-t-on peu de noms belges parmi ceux des chefs qui figurèrent d'abord sous sa bannière. Cependant ses beaux-frères, Guillaume de Hainaut et Jean de Bavière, alors évêque de Liège, marchèrent quelquefois à son secours dans les occasions les plus importantes, et lui, de son côté, prit une part sanglante à leur lutte contre les Liégeois révoltés (1408). La prospérité de la Flandre ne se démentit point pendant ces orages qui éclataient autour d'elle. C'était le fruit de la neutralité que le peuple avait obtenue dès 1 e commencement de ce règne, et qu'il maintenait avec énergie. Une seule fois la bourgeoisie consentit à une expédition contre la France (1411). Les milices flamandes inondèrent alors la Picardie; mais elles revinrent sur leurs pas après la prise de quelques forteresses, et déclarèrent de nouveau qu'elles ne combattraient que si leur territoire était menacé. Abaudonné de même quelque temps après par le comte de Hainaut et par ses propres frères, Antoine, duc de Brabant, et Philippe, comte de Nevers, Jean sans Peur fut forcé d'accepter un traité de paix qui mettait Paris et le roi entre les mains de ses ennemis (1414). Dans son ressentiment, il laissa l'armée royale marcher sans lui contre les Anglais, qui venaient de passer la mer sous la conduite de leur vaillant roi Henri V. Les Français furent complètement battus dans la plaine d'Azincourt, aux environs de Térouenne ; mais la satisfaction secrète que ce désastre eût pu causer au Bourguignon fut empoisonnée par la honte et le remords de la perte de ses deux frères, Antoine et Philippe, tués tous deux dans cette journée fatale (1415). Dans le premier moment de douleur, le duc fit défier Henri Y en combat singulier ; mais le monarque ayant refusé son cartel, il forma le projet de se réconcilier sincèrement avec ses adversaires pour venger l'honneur de sa famille et de sa patrie. " On verrait un jour, disait-il, lequel aurait le dessus de Henri d'Angleterre ou de Hannotin (1) de Flandre. „ Devenus plus fort que les Ar- (1) C'est-à-dire le " petit Jean. „ En effet, Jean sans Peur était d'une stature médiocre. magnacs (c'était le nom que prenait le parti d'Orléans), il ne voulait profiter cle sa supériorité sur eux que pour les amener à une paix définitive. Mais la haine trop juste cle ses ennemis était implacable, et ils l'avaient fait partager au jeune dauphin, auquel appartenait la régence du royaume pendant la démence de Charles VI. Ce fut en vain que Jean, vainqueur dans toutes les rencontres et devenu, maître de Paris, crut pouvoir convaincre le jeune prince cle sa bonne foi en allant le trouver à Montereau où il s'était retiré. On convint qu'une entrevue aurait lieu sur le pont de cette ville, et que de part et d'autre l'escorte serait égale. Mais à peine le Bourguignon se fut-il avancé sans défiance au delà des barrières dont le pont était entouré, que les Armagnacs l'enveloppèrent, et un des chefs de ce parti, appelé Tanneguy-Duchatel, lui fendit la tête d'un coup de hache (10 septembre 1419). Ce crime ne devait pas rester impuni. Le duc laissait un fils, célèbre plus tard dans l'histoire sous le nom de Philippe le Bon. Ce prince, réservé à cle hautes destinées, n'avait encore que vingt et un ans; mais depuis longtemps déjà il gouvernait la Flandre au nom de son père, et il avait appris l'art de conduire les peuples. Malgré sa jeunesse, il savait joindre à l'énergie des résolutions la prudence clans l'emploi des moyens, et mettre dans sa conduite cette froide habileté qui caractérise les hommes d'expérience. Aimé de ses sujets, il cachait sous une apparence de modération une nature fière et sombre, que sa colère laissait parfois éclater et qui démentait alors par des accès terribles le calme et l'égalité habituelle cle son caractère. Mais la violence même de son ressentiment, à la nouvelle du meurtre de Jean sans Peur, était trop légitime pour qu'il eût besoin d'en modérer l'expression, et ses sujets partagaient alors son désir de vengeance. Il convoqua presque immédiatement tous ses vassaux à Arras, où le service funèbre clu mort fut célébré de la manière la plus solennelle par cinq évêques et dix-neuf abbés. Le jeune duc annonça ensuite à l'assemblée son intention de s'unir aux Anglais, et cette résolution fut approuvée d'un commun accord. Un traité fut conclu en conséquence, d'après lequel Henri V devait épouser Catherine de France, fille du vieux Charles VI, et en vertu de ce mariage, la succession au trône lui était assurée, à l'exclusion du dauphin, 18 qui avait forfait ses droits par l'assassinat de Jean sans Peur. Ce vaste projet, qui eût changé la face de l'Europe, en réunissant sur une même tête les deux couronnes de France et d'Angleterre , reçut d'abord une exécution rapide. Henri épousa la princesse française, fut reçu à Paris, et devint maître d'une partie du royaume. La vengeance de Philippe de Bourgogne mit le dauphin à deux doigts de sa perte ; et si elle l'épargna enfin au moment de compléter sa ruine, c'est que d'autres événements, dont la Belgique était devenue le théâtre, donnèrent une nouvelle direction aux desseins et aux forces de ce puissant vassal. CHAPITRE IL RÈGNE DE LA BRANCHE CADETTE DE LA MAISON DE BOURGOGNE EN BRABANT. — LES DROITS DE LA FAMILLE DE BAVIÈRE RÉUNIS A CEUX DE CETTE BRANCHE. — JEAN SANS PITIÉ ET JACQUELINE DE BAVIÈRE. Tandis que les successeurs de Philippe le Hardi se trouvaient entraînés par l'ambition ou le ressentiment dans les guerres civiles dont la France était le théâtre, la branche cadette de la maison de Bourgogne occupait sans beaucoup d'éclat le trône de Brabant. Le jeune duc Antoine, choisi pour gouverner ce pays au nom de Marguerite de Flandre, s'était d'abord contenté du titre de régent ou ruwacrd (1404 à 1406). Reconnu pour souverain après la mort de Jeanne, son caractère froid et opiniâtre lui fit bientôt perdre l'affection de ses sujets, quoiqu'il en parût digne par sa droiture et son courage. Sa première faute fut d'irriter contre lui les villes cle Bruxelles et de Louvain, en voulant exiger des bourgeois le service militaire, sans laisser à leurs magistrats l'ancien droit d'accepter ou cle refuser ses demandes, suivant la nature et l'objet de l'expédition. Il en résulta de longs démêlés, sans qu'il pût vaincre la résistance énergique des communes. Cependant il réussit à se faire redouter par le duc de Gueldre, qui fut contraint à lui rendre hommage pour les villes de Grave et de Cuyck, dont la propriété était contestée. Il épousa en secondes noces Elisabeth de Gorlitz, héritière d'une branche de la maison de Luxembourg, et qui avait des droits sur le duché cle ce nom (comme on le verra dans le chapitre suivant). Cette alliance l'entraîna dans de nouvelles difficultés ; car, après avoir payé la somme pour laquelle cette province avait été donnée en gage, il eut à combattre pour en prendre possession (1411), et finit par perdre le fruit de ses sacrifices et de ses succès mêmes. Toutefois il n'avait pas encore renoncé à ses prétentions, fondées en réalité sur des titres légitimes, lorsque la nouvelle d'une bataille prochaine entre les armées de France et d'Angleterre, lui fit quitter ses états pour prendre part à cette grande lutte (1415). Dans sa crainte d'arriver trop tard (car il n'avait pas cessé d'être Français de cœur), il devança le gros de ses troupes, et atteignit la plaine d'Azincourt avec une suite de douze cavaliers seulement. Déjà l'action était engagée. Antoine se trouvait en costume de voyage, sans cuirasse et sans casque. Arrachant à l'un de ses trompettes une bannière aux armes de Brabant, il couvrit sa poitrine de l'étoffe armoriée pour qu'on pût le reconnaître, et se précipita sur les bataillons ennemis, où il ne tarda pas à trouver une mort glorieuse. Ses hommes d'armes, qui n'arrivèrent que le lendemain, après le départ des Anglais, recueillirent le corps de leur prince sur le champ de bataille. Il laissait deux fils, nés de son premier mariage, et dont l'aîné régna plus tard sous le nom de Jean IV. Les états de Brabant confièrent la tutelle de ce prince à un conseil composé de onze membres (deux abbés, cinq gentilshommes, et quatre députés des villes). L'administration de ces régents fut populaire ; mais leur pupille, dont le caractère offrait déjà un mélange de hauteur et de faiblesse, les prit bientôt en aversion, et la division ayant éclaté entre eux et une partie de la noblesse brabançonne, il saisit toutes les occasions de témoigner sa faveur aux mécontents. Ainsi s'aggravèrent les dissensions intestines qui devaient plus tard livrer le pays au désordre et à l'anarchie. Un mariage malheureux vint préparer au jeune duc d'autres amertumes. Les comtés de Hainaut et de Hollande étaient échus à Jacqueline de Bavière, princesse du même âge que lui, et qui était sa cousine germaine. En la lui faisant épouser, ses parents et ses tuteurs crurent assurer la grandeur et la prospérité de son règne. En effet, c'était réunir sur la tête de Jean IV tous les droits de cette maison de Bavière, qui avait presque égalé jusqu'alors la puissance des princes bourguignons. Mais il semblait qu'une sorte de fatalité pesât sur cette dynastie, dont le premier comte était mort insensé après avoir dépouillé sa mère (voyez pag. 261) C'était une famille où la violence des passions avait déjà multiplié les scènes d'égarement et de fureur ; Jacqueline elle-même, par suite de l'ambition criminelle d'un de ses proches, se trouvait en ce moment dans une situation périlleuse. Pour l'expliquer, il est nécessaire de remonter un peu plus haut. A Guillaume l'Insensé, mort en 1388, avait succédé sur le trône de Hainaut et de Hollande son frère Albert, régent de ces provinces depuis tant d'années. Ce prince, d'une humeur despotique et farouche, déshonora sa vieillesse par une passion aveugle pour la fille d'un gentilhomme hollandais, nommée par nos historiens la belle Adelaïde de Poelgeest. Son amour fut accueilli par cette femme ambitieuse, qui exerça bientôt une domination ouverte non seulement sur le comte, mais sur le pays tout entier. Les Hollandais indignés la prirent en horreur, et quelques gentilshommes, qui avaient à se plaindre de son influence, osèrent la massacrer dans le palais même. Ils se réfugièrent alors en Hainaut, et Albert, dont le désespoir était sans bornes, crut voir dans son fils Guillaume leur protecteur et leur complice secret. Il prit les armes, et l'on aurait vu se renouveler la lutte impie dont la maison de Bavière avait déjà donné l'exemple, si Guillaume ne s'était retiré en France (1390). Son exil dura quatre ans, au bout desquels le vieillard se laissa fléchir. Son fils et lui formèrent alors une grande expédition pour conquérir la Frise, province qui avait été fatale à plusieurs souverains hollandais. Presque tous les gentilshommes du Hainaut, et une foule d'autres seigneurs belges et français, allèrent prendre part à cette entreprise , pour laquelle la Hollande avait fait des efforts prodigieux. Elle réussit, et les Frisons battus furent contraints à une soumission, sinon complète, du moins apparente (1398). Albert mourut quelques années plus tard (1401), et sa veuve, comme celle de Philippe le Hardi, refusa d'accepter la succession d'un époux insolvable. Guillaume IV, prince d'un caractère noble et chevaleresque, lui succéda dans ses deux comtés, et porta le sceptre avec bonheur. La tranquillité de son règne eût effacé les souvenirs sinistres qui se trouvaient attachés au nom cle sa famille, si Albert n'avait pas laissé un autre fils qui obtint une célébrité funeste. C'était Jean de Bavière, que le crédit cle sa maison avait fait investir de l'évêché de Liège, dès l'âge cle dix-sept ans (1390), quoique son naturel fougueux et hautain, et sa passion pour les armes dussent faire pressentir qu'il déshonorerait le siège épis-copal. En lui parut se continuer l'esprit fatal de sa race, et il devint le fléau cle ses sujets et de ses proches. Fière comme l'était la cité de Liège, qui avait déjà su con- quérir une indépendance presque complète, elle devait se montrer peu docile aux fantaisies d'un jeune homme insensé. Aussi, dès que Jean voulut agir en maître, et réserver pour son usage une forêt abandonnée au peuple par ses prédécesseurs, toute la ville se souleva, et il fut contraint de s'enfuir à Diest. Cependant quelques concessions ramenèrent la paix, et l'évêque put se livrer à ses goûts favoris, en se joignant avec sa noblesse aux armées des ducs de Brabant et de Bourgogne, dans leurs expéditions en Gueldre et en France. Ce fut ainsi qu'on le vit entrer à Paris (en 1405), à la tête d'une brillante troupe de six mille cavaliers. Mais les germes de mécontentement qui subsistaient encore dans les esprits, et que l'extrême liberté des communes semblait alimenter, prirent un caractère grave par l'obstination de Jean à refuser les ordres ecclésiastiques. Le peuple voulait un évêque, et le prince s'opiniâtrait à rester un chevalier. Sans doute il se sentait lui-même peu fait pour l'état religieux ; mais c'était une dérision amère que la possession d'un évêché par un jeune homme qui appliquait à ses fantaisies les revenus et les droits de l'Église, et quoique l'usage eût pour ainsi dire autorisé de pareils abus, le sens droit des populations ne pouvait s'y plier. L'élu, qui refusait de devenir évêque, tomba clans le mépris de ses sujets, et l'on vit bientôt naître la résistance et la révolte que les règnes précédents avaient rendues familières à la multitude. Les mécontents s'attaquèrent à l'autorité du prince; ils prirent le nom de Haïdroits, que leur avaient d'abord donné leurs adversaires, en les accusant cle haïr la justice, et ils portèrent la populace à toute espèce de désordres et d'excès. Après de vains efforts pour réprimer leur audace, Jean de Bavière s'enfuit enfin à Maestricht (1406). Alors le peuple le déclare déchu, nomme mambour le seigneur de Perweis, et proclame évêque son fils Thierry de Hornes. La plupart des ecclésiastiques et des nobles tenaient le parti de Jean : leurs biens furent confisqués, eux-mêmes proscrits, et un corps de cavalerie tiré des métiers alla brûler leurs maisons et leurs fermes dans les environs de la ville. Quatre gentilshommes, cle ceux qui étaient restés à Liège, furent décapités, sous prétexte d'intelligence avec le Bavarois. Ces violences faisaient émigrer de la ville une foule d'habitants: leur tête fut mise à prix. On eût dit que les révoltés s'attachaient à justifier d'avance les terribles représailles qu'allait exercer l'élu. De Maestricht, où il était assiégé par eux, Jean de Bavière s'était adressé à tous ses proches, et il vit bientôt arriver à son secours son frère Guillaume de Hainaut, son beau-frère Jean de Bourgogne, et son cousin Guillaume II, comte de Namur. Il marcha alors contre ses sujets rebelles, brûlant de tirer vengeance de leur défection. Les Liégeois, loin de s'effrayer à l'approche de tant d'ennemis, osèrent s'avancer à leur rencontre et leur offrir la bataille. L'armée des princes comptait une cavalerie nombreuse et brillante, où figurait l'élite de la noblesse belge et bourguignonne; celle du peuple ne se composait que d'infanterie rassemblée à la hâte, dont une partie n'avait aucune habitude de la guerre. Le combat se livra dans la plaine d'Othée, près de Tongres (24 novembre 1403). Les gens de Liège étaient au nombre de 32,000, le mambour ayant laissé dans la ville ceux qui paraissaient les moins capables de prendre part à l'action. Serrés en masses profondes, ils soutinrent longtemps le choc des cavaliers, qu'ils repoussèrent plus d'une fois. Le duc de Bourgogne lui-même, dans une lettre écrite sur le champ de bataille, reconnut " qu'on ne vit oncques gens mieux combattre ni tant durer; „ car la mêlée se prolongea pendant une heure et demie, et d'abord on ne pouvait dire à qui resterait l'avantage. Mais enfin les bataillons liégeois, attaqués en flanc et par derrière par un détachement qui les avait tournés, se mirent en désordre, et l'on en fit un horrible massacre. Le seigueur de Perweis et son fils restèrent au nombre des morts, heureux de n'avoir pas survécu à leur défaite pour tomber entre les mains de Jean de Bavière, dont le ressentiment fut implacable. La ville de Liège se soumit, mais sans pouvoir désarmer ce prince barbare, qui lui ôta tous ses privilèges, et fit périr dans les supplices une foule d'habitants. Dans sa fureur sauvage, il traita aussi cruellement leurs femmes, dont un grand nombre furent précipitées clans la Meuse. Le surnom de Jean sans Pitié, qu'il conserva depuis lors perpétua le souvenir de la férocité qu'il avait montrée et de l'horreur qu'il inspirait au peuple. Après ce triomphe sanglant, l'élu put jouir sans contrainte des richesses de l'évêché ; mais il supportait encore avec impatience une position à laquelle il convenait si peu, lorsque la mort de son frère lui offrit l'occasion d'acquérir par un crime le titre de souverain (1417). Guillaume IV, qu'une blessure acci- dentelle venait de conduire au tombeau, avait laissé pour unique héritière sa fille Jacqueline, à peine âgée de dix-huit ans. Jean sans Pitié était l'oncle de cette princesse, et aurait dû être son protecteur. Il préféra la dépouiller, ou la contraindre à devenir son épouse. Dans ce dessein, on le vit quitter Liège, renoncer à son titre d'élu, et se jeter en Hollande, où il espérait se faire proclamer comte, à la faveur des dissensions qui régnaient dans cette province. Il y trouva en effet des partisans assez nombreux pour que le parti de sa nièce parût un moment le plus faible; et ce fut alors que celle-ci crut s'assurer un défenseur en donnant sa main au duc Jean IV, dont le mariage avec elle devait réunir sous un même sceptre le Brabant, le Hainaut et la Hollande. Ce fut ainsi que l'héritage de la maison cle Bavière échut à la branche cadette cle la maison de Bourgogne (1418), et que la fortune parut appeler le jeune duc brabançon à surpasser en puissance tous ses prédécesseurs. Mais déjà le Bavarois avait obtenu une décision favorable de l'empereur Sigismond, qui l'investissait seul des deux comtés de Hollande et cle Hainaut. Son audace et sa bonne fortune grossirent ses forces. Il se fit inaugurer comme souverain à Dor-clrecht (juin 1418), et un effort vigoureux devint nécessaire pour lui arracher sa proie. Jean IY et sa jeune épouse rassemblèrent donc leurs vassaux pour marcher contre cet usurpateur. L'armée entreprit le siège de Dordrecht, où Jacqueline, qui conduisait ses propres troupes, déploya l'ardeur et le courage d'un guerrier. Mais le duc, plein d'inertie et d'irrésolution, ne sut pas animer les millices brabançonnes, qui le servaient à regret dans une guerre étrangère. Celles de Louvain levèrent bientôt leurs tentes , les autres corps les suivirent dans leur retraite, et le siège fut abandonné honteusement. Il fallut donc négocier avec Jean de Bavière, qui ne daigna consentir à une transaction que pour ménager le duc cle Bourgogne, qui menaçait d'intervenir dans la lutte. Il exigea l'administration cle la Hollande et en qualité de régent associé à la comtesse , pour le terme de cinq années. En lui accordant sa-demande, on lui donna de nouveaux moyens de perpétuer son usurpation. L'échec que Jean IY venait d'éprouver, et qui pouvait être justement attribué à la mollesse de sa conduite, eut les suites les plus fatales pour Jacqueline. Plus elle avait montré d'éner- gie, et moins son époux lui pardonnait de l'avoir éclipsé. Il voulait se venger en l'humiliant : au milieu des luttes dont sa cour était devenue le théâtre, la duchesse, disgraciée par son époux et outragée par les favoris, eut à subir les épreuves les plus amères. Le duc ne se borna pas à ce genre de vengeance : il vendit à Jean sans Pitié la possession de la Hollande, pour un nouveau terme de douze ans. Il voulut même détacher du Brabant le marquisat d'Anvers, et en donner aussi le gouvernement à ce prince farouche, en haine des états du pays qui protégeaient la malheureuse Jacqueline. Mais une conduite aussi insensée souleva les Brabançons. Ils appelèrent au pouvoir son frère cadet, Philippe de Bourgogne, comte de Saint-Pol, auquel ils décernèrent la régence, et qui consentit à l'accepter après s'être convaincu lui-même des fautes et de l'incapacité de Jean (1420). Toutefois le duc n'était nullement disposé à résilier le pouvoir souverain. Excité par ceux qui étaient devenus maîtres de son esprit, il crut que la force des armes pourrait lui rendre son autorité, et après un voyage en Allemagne, on le vit tout-à-coup reparaître avec un corps de troupes qu'il avait levé dans ce pays. Il poussa jusqu'à Bruxelles, où il rentra en maître, grâce aux intelligences qu'il avait formées avec quelques-uns des principaux de la ville. Mais six semaines après, la masse irritée courut aux armes, attaqua ses cavaliers dans les rues, les contraignit à se rendre, et décapita quelques seigneurs regardés comme les conseillers du prince et les ennemis du parti plébéien. Alors Jean, qui se trouvait clans les mains du peuple, fut obligé de consentir à l'abolition de l'ancien privilège des lignages, restés jusqu'alors en possession exclusive des magistratures locales. Plusieurs patriciens furent bannis par la commune, d'autres décapités, et une nouvelle organisation divisa les métiers en neuf groupes appelés nations. Ces nations partagèrent avec les lignages le droit d'élire les magistrats, et l'on mit à la tête de l'administration deux bourgmestres, nommés alors commoengen-meesteren ou maîtres de la commune (1421). Ce fut assez pour apaiser l'orage qui avait toujours menacé les favoris plutôt que le duc lui-même. Un arrangement définitif, conclu avec les états en 1422, rendit bientôt à ce prince tout son pouvoir ; son frère se hâta de déposer la régence ; quant à Jacqueline, une démarche imprudente venait de briser les liens qui l'attachaient à son époux. Cette princesse infortunée, dont on admirait l'esprit et la beauté, mais dont l'imagination ardente et le caractère impétueux laissaient peu d'empire à la raison, s'était enfuie en Angleterre, et cherchait à faire annuler son mariage. Elle envoya des députés à la cour de Rome pour représenter qu'elle s'était vue contrainte à épouser Jean IV, et que la dispense accordée pour cette union (car elle était cousine germaine de son mari) avait été obtenue par surprise. Le pape remit l'affaire à deux cardinaux qui s'occupèrent de l'examiner ; mais la décision se faisant trop attendre au gré de Jacqueline, elle ne craignit pas de contracter immédiatement une nouvelle alliance avec Humphroi, duc de Glocester, frère de Henri V (1422). Ce crime (car c'était violer les lois les plus saintes) ne devait pas seulement être funeste à l'avenir de la duchesse, qu'il entraîna dans un abîme de maux ; il menaçait aussi la tranquillité du pays, et surtout des comtés de Hainaut et de Hollande, qui pouvaient échoir au prince anglais si jamais son mariage était confirmé. Ainsi les droits cle la famille de Bavière, qui avaient paru se confondre avec ceux de la maison de Bourgogne, allaient s'en séparer cle nouveau, et servir peut-être de base à l'élévation d'une autre dynastie, rivale d'autant plus redoutable qu'elle s'appuierait sur une nation voisine, dont nos provinces avaient déjà vu briller les armes victorieuses. En présence d'un danger aussi grave, ce 11e fut point Jean IV qui se montra le plus inquiet et le plus irrité. Philippe le Bon, son cousin, qui régnait en Flandre comme héritier cle la branche aînée, et qui était le plus proche parent de Jacqueline après Jean de Bavière, annonça aussitôt le dessein de repousser Humphroi par la force. Ce prince, qui avait paru jusque-là ne fixer son attention que sur les guerres de France, et ne se consacrer qu'à la vengeance de son père, fit alors le premier pas dans une autre route. Il se chargea de défendre en Belgique les intérêts cle sa famille et ceux de sa puissance, et ce fut cle ce moment que data la longue suite d'efforts, de combinaisons et de succès, qui fit enfin passer sous sa " domination le pays presque entier. CHAPITRE III. PHILIPPE LE BON FAIT ECHOUEE LES PBOJET8 DU DUC DE GLOCESTEK ET DE JACQUELINE DE BAVIÉEE. — IL OBTIENT SUCCESSIVEMENT LA SOUVEEAINETÉ DE PRESQUE TOUTES LES PEOVINCES BELGES (1423 A 1443). Ce n'était pas sans desseins ambitieux que Humphroi, duc de Glocester, avait épousé Jacqueline. Il avait hâte de s'assurer la possession des états de cette princesse, et son premier soin fut de lever en Angleterre un corps de cinq à six mille soldats, pour soutenir ses prétentions par la force des armes. Ce fut en vain que son frère, le duc de Bedfort, régent du royaume, voulut le détourner d'une entreprise dont les suites étaient faciles à prévoir. Rien ne put fléchir l'opiniâtreté du jeune prince, qui s'embarqua pour Calais avec sa petite armée, et gagna ensuite les frontières du Hainaut. Les états de cette province n'étaient nullement disposés à le reconnaître, et quoiqu'accompagné de Jacqueline, il courut risque de se voir partout repoussé; mais la comtesse douairière, Marguerite de Bourgogne, que la tendresse maternelle aveuglait sur le crime de sa fille, réussit bientôt à former un parti nombreux en faveur des nouveaux époux. Les troupes anglaises furent reçues à Mons, et l'inauguration de Humphroi eut lieu dans cette ville avec un certain éclat (5 décembre 1423). Il eût peut-être été facile à ce prince, qui ne manquait ni d'audace ni d'habitude de la guerre, de tenir tête au duc Jean IV, à peine rétabli sur le trône de Brabant et dont l'indolence égalait la faiblesse d'esprit. Mais Philippe le Bon avait déjà promis à ce dernier l'appui de ses armes, et il avait autant d'énergie et d'activité que d'intelligence et d'ambitiou. Au moment où il se préparait à marcher en personne contre le prince anglais, Jean sans Pitié, qui gouvernait encore la Hollande, vint à mourir d'une mort subite et qui fut attribuée au poison (janvier 1424). Presque toutes les villes hollandaises reconnurent aussitôt Jean IV pour leur souverain, en sa qualité d'époux de Jacqueline. Cependant, comme cette province était encore divisée en deux partis acharnés depuis longtemps l'un contre l'autre, les prétentions de Humphroi ne pouvaient manquer d'y trouver aussi des défenseurs. Il n'y avait donc pas de temps à perdre pour trancher la question par la force. Aussi la noblesse de Flandre et d'Artois reçut-elle l'ordre de se joindre à celle de Brabant, que rassemblait Philippe de Saint-Pol. Glocester, justement alarmé, voulut adresser des reproches au Bourguignon; la réponse de ce dernier fut un défi. Il se posait ouvertement comme le chef de la maison outragée, et offrait le duel au prince anglais, pour éviter les désastres d'une guerre sanglante. L'intervention du duc de Bedfort put seule empêcher ce combat dont l'époque et le lieu étaient déjà fixés : mais alors les hostilités recommencèrent sur la frontière du Hainaut. Humphroi, dont les forces n'étaient pas suffisantes pour arrêter le comte de Saint-Pol, jeta ses soldats dans les meilleures places, et passa en Angleterre pour y lever de nouvelles troupes. Mais il n'eut pas le temps d'accomplir son dessein. L'armée de Brabant, n'ayant trouvé nulle part de résistance, pénétra jusqu'à Mons, et mit le siège devant cette ville, où se trouvaient Jacqueline et sa mère. La jeune duchesse, toujours intrépide, voulait se défendre jusqu'à l'extrémité; mais les habitants montrèrent peu de zèle pour sa cause. Elle se vit donc contrainte de capituler (13 juin), et se remit entre les mains des généraux brabançons, qui la conduisirent à Philippe, suivant le traité conclu entre ce prince et Jean IV. Le château de Gand devint la prison de la noble captive. Elle y passa quelques mois, soumise à une surveillance rigoureuse, en attendant, disait-on, que le pape eût prononcé sur la validité de son mariage. Mais il n'est guère douteux que le duc de Bourgogne n'eût déjà résolu de la dépouiller de ses états, quelle que fût l'issue de l'affaire : car dès lors il prit l'administration du comté de Hollande, tandis que Jean IV se contentait de celle du Hainaut (1). Dans cette extrémité, Jacqueline eut l'adresse et le courage (1) Tous deux étaient cousins germains de Jacqueline ; m ais l'héritage de cette princesse, qui n'avait point d'enfants, revenait de droit au duc de Bourgogne, ce dernier ayant eu pour mère Marguerite de Bavière, sœur de Guillaume IV et de Jean sans Pitié. Voyez le tableau généalogique, pag. 291-292. d'échapper à ses gardiens, et d'aller rejoindre les partisans qui lui restaient parmi la noblesse hollandaise. Sa présence rendit à ses défenseurs toute leur énergie, et bientôt elle fut maîtresse d'une partie du comté. Glocester, sans venir lui-même à son secours, lui envoya un corps cle trois mille Anglais, la plupart vieux soldats, et conduits par des chefs expérimentés. C'en était assez pour changer entièrement la face des affaires, si Philippe avait manqué de promptitude et de vigueur. Mais à peine ce prince fut-il informé du débarquement de ces troupes clans l'île de Schouwen, que réunissant au cœur de l'hiver une poignée de noblesse et cle milice, tant de Flandre que de Zélande, il courut assaillir les ennemis qui se tenaient retranchés dans le port de Brouwershaven. L'attaque était difficile, et le duc lui-même se trouva un moment en danger. Mais un des plus braves chevaliers de Flandre, Jean Vilain, se jeta au-devant cle lui, et abattit à coups de hache tous ceux qui le pressaient. Bientôt la digue qui couvrait les Anglais fut emportée, et les assaillants remportèrent une victoire complète (13 janvier 1426). Depuis ce moment la cause de Jacqueline fut perdue. Elle venait d'être condamnée par la cour de Rome, et après avoir prolongé inutilement la lutte aussi longtemps qu'il lui resta quelques ressources, elle signa enfin (le 3 juillet 1428) un traité appelé le Concordat de Delft, qui assurait son héritage à Philippe le Bon, et la mettait pour ainsi dire à la merci du vainqueur. A partir de ce traité, rien ne balança plus en Belgique la prépondérance du chef cle la maison de Bourgogne. Le duc de Brabant conservait bien l'administration du Hainaut; mais ce prince faible et imprudent, à peine obéi cle ses propres sujets, n'avait aucune influence sur les seigneurs hennuyers, qui regardaient déjà Philippe comme leur souverain. Ce dernier, dont la domination s'étendait sur trois grandes provinces contiguës (Artois , Flandre et Hollande), commença dès lors à s'occuper plus exclusivement des intérêts qui l'attachaient à nos contrées. Jusque-là l'importance de ses états de Bourgogne avait à peu près égalé celle de ses pays flamands. Mais l'acquisition de la Hollande, et celle du Hainaut, déjà également certaine, fixaient dans les provinces belges le siège principal de sa puissance et cle sa souveraineté. Ce fut donc de ce côté surtout que se portèrent ses regards. La guerre de France, qui avait absorbé tous ses efforts pendant les premières années de son règne, ne lui offrait plus désormais qu'un intérêt secondaire : car le dauphin, son ennemi, avait déjà chèrement payé le meurtre de Jean sans Peur. Ce jeune prince, qui régnait alors sous le nom de Charles VII, était appelé le roi de Bourges, parce qu'il avait été contraint de se réfugier dans cette ville, située au midi de la Loire. En achevant de l'accabler, le Bourguignon aurait rendu dangereux pour lui-même le pouvoir des Anglais, qui occupaient déjà tout l'ouest du royaume. Longtemps il avait fermé les yeux sur ce péril, se confiant aux caresses du duc de Bedfort, qui était devenu son beau-frère, mais le mariage de Glocester avec Jacqueline, et la descente des troupes anglaises en Zélande avaient singulièrement refroidi son dévouement. Cessant de consacrer ses armes et ses trésors à la ruine de la maison de France, dont la sienne était sortie, il fixa toute son attention sur ses vastes domaines des Pays-Bas, où sa puissance pouvait encore se consolider et s'étendre. Nul n'était plus propre à tirer parti des occasions favorables. Ambitieux comme ses prédécesseurs, il savait prévoir et attendre, ménager l'emploi de ses forces, et préparer avec persévérance des succès qu'il achevait ensuite avec audace. Les progrès de sa domination furent rapides : en peu d'années, il s'assura coup sur coup la possession du marquisat de Namur (1429), du duché de Brabant (1430) et de celui de Luxembourg (1443). Ainsi se préparait la réunion de la Belgique presque entière sous le même sceptre, réunion qui fut le résultat de son habileté autant que de sa bonne fortune, et qui eut une influence décisive sur l'avenir du peuple et du pays. L'importance de ce grand événement exige que nous entrions ici dans l'examen des causes diverses qui l'amenèrent. Nous les exposerons successivement. On a vu (page 193) combien le règne de la maison de Brienne avait affaibli et ruiné ce pays de Namur, dont les anciens comtes avaient joué un rôle glorieux clans l'histoire de nos provinces. Depuis lors une branche cadette des Dampierre avait pris possession du marquisat, suivant le traité conclu entre Gui de Flandre et Henri le Blondel (page 194). Le premier cle cette nouvelle dynastie fut ce Jean de Namur, vainqueur des Français à Courtrai et leur allié à Cassel. Ce prince, qui ne joua un rôle important que sur le champ de bataille, servit pour ainsi dire de modèle à ses successeurs, tous vaillants et bons chevaliers comme lui, mais sans influence politique, et vivant en simples seigneurs plutôt qu'en souverains. Le dernier d'entre eux, Jean III, réduit à l'indigence par la magnificence insensée de son père, Guillaume II, eut recours à Philippe de Bourgogne, auquel il vendit son marquisat, sous la condition d'en conserver l'usufruit pendant le reste de sa vie (1421). Cent trente-deux mille couronnes d'or furent le prix que le Bourguignon consentit à payer pour la propriété de cette province; et il entra en jouissance de son acquisition huit ans plus tard, après la mort du vendeur. L'acte d'achat consacrait le principe de l'assimilation des Namurois aux Flamands, quant à la jouissance des droits politiques dans les deux provinces. Ce fut par héritage que le Brabant échut bientôt après à Philippe. Son cousin, le duc Jean IV, avait gouverné pendant quelques années cette province et le Hainaut, sans sortir de son inaction et sans voir éclater de nouveaux troubles. Il acquit pourtant un titre de gloire par la fondation de la première université belge, celle de Louvain. Le but de cette institution était de rendre quelque prospérité à la ville, dont le commerce et l'industrie allaient en dépérissant depuis l'émigration des drapiers. Le pape Martin V accorda les bulles nécessaires pour y autoriser l'enseignement public du droit, de la médecine et de la philosophie, et l'université fut inaugurée solennellement le 7 septembre 1426. Une partie des professeurs avaient été tirés de Paris et d'autres villes étrangères, où des circonstances favorables avaient donné aux écoles publiques une splendeur au-dessous de laquelle étaient restés depuis longtemps nos vieux établissements d'instruction : c'était une heureuse pensée de mettre ainsi un terme à cette infériorité. Jean IV survécut peu à l'exécution de ce dessein utile. Une courte maladie l'emporta, au mois d'avril 1427, et il eut pour successeur Philippe de Saint-Pol, son frère. Mais ce dernier n'hérita point de la régence du Hainaut, que son prédécesseur n'avait possédée que comme époux de Jacqueline. Les états de cette province déférèrent eux-mêmes l'administration au duc de Bourgogne, comme au plus proche parent et au futur héritier de leur coupable souveraine. Ainsi s'étendait de toutes parts autour du Brabant le cercle des possessions de ce prince. Rien cependant n'annonçait encore que ce duché dût aussi tomber en son pouvoir. Le jeune Philippe était déjà chéri de ses sujets, qui avaient pu apprécier depuis longtemps son caractère à la fois aimable et intrépide. Son règne s'ouvrit donc sous d'heureux auspices, et après trois années passées dans une tranquillité profonde, il venait de faire choix d'une épouse, lorsqu'une mort presque subite l'enleva tout-à-coup à la fleur de l'âge (4 août 1430). Les états de Brabant se virent alors appelés, comme naguère ceux de Hainaut, à désigner " le droit héritier du pays. „ Les droits de Philippe de Bourgogne étaient évidents (1) : l'assemblée n'eut donc d'autre tâche à remplir que d'exiger de lui la confirmation la plus étendue et la plus solennelle de toutes les libertés et de tous les privilèges de la nation. Remplissant ce devoir avec une fidélité scrupuleuse, elle alla jusqu'à exclure des emplois les habitants des autres provinces, et imposa au duc l'obligation de ne rien entreprendre dans le pays que d'après l'avis de conseillers brabançons. Philippe n'ayant refusé aucune de ces garanties, son avènement fut proclamé d'une manière solennelle (4 octobre 1430), Maître de tant de provinces, il lui manquait encore la souveraineté sur celles dont il n'était que régent (la Hollande et le Hainaut). La mort de Jacqueline de Bavière lui assura bientôt ce nouvel avantage. Réduite à une condition presque obscure, la malheureuse princesse s'était imprudemment attachée à Franck Van Borssel, grand-bailli de Zélande et l'un des seigneurs les plus nobles et les plus renommés de cette province. Elle l'épousa secrètement, mais Philippe en fut bientôt informé, et regardant la conduite de Van Borssel comme un acte de trahison, il le fit enfermer dans la forteresse de Rupelmonde. La comtesse épouvantée offrit alors de payer la liberté de son époux, en renonçant aux droits qui lui restaient encore. A ce prix elle obtint sa grâce, et le duc y joignit même quelques faveurs. Mais la douleur et l'humiliation avaient brisé le cœur de Jacqueline, qui ne fit plus que languir. Elle mourut au bout de trois années (1436), sans laisser de fils qui pût un jour réclamer son héritage. Le duc de Bourgogne se trouvait alors en pleine possession de (1) Sa tante Marguerite de Bourgogne, mère de Jacqueline, fit quelques tentatives pour l'emporter sur lui ; mais elle fut repoussée, quoique plus proche parente du dernier duc, parce que Philippe représentait la ligne masculine et la branche aînée de la maison de Bourgogne. tout l'antique patrimoine des maisons de Brabant, de Flandre et cle Hainaut ; et pourtant sa puissance devait s'étendre encore plus loin, et par l'acquisition du Luxembourg envelopper aussi l'évê-ché cle Liège, comme si rien dans la Belgique entière ne pouvait échapper à sa domination. Les circonstances qui amenèrent ce nouveau résultat, avaient leur cause clans un événement déjà éloigné. Nous avons dit que l'empereur Wenceslas IV, héritier du Luxembourg, avait engagé cette province à prix d'argent (1388). Les lois féodales permettaient au souverain ces engager es, par suite desquelles le prêteur était mis en jouissance d'une contrée jusqu'à l'époque du remboursement. Josse de Moravie (1), qui avait obtenu le duché à ce titre, ne tarda pas à engager à son tour au duc Louis d'Orléans quatre villes (Ivoix, Montmédy, Dampvilliers et Orchimont), avec l'administration de tout le pays (1402). Bientôt les domaines et les droits des anciens ducs furent livrés de même en guise d'hypothèques à des seigneurs ou à des villes. Le mariage d'Antoine de Bourgogne avec Élisabeth cle Gorlitz, nièce de l'empereur (voyez pag. 275), compliqua encore la situation des affaires ; car Wenceslas assigna sur le Luxembourg la somme de 120,000 florins qu'il promettait pour dot à la princesse, et il y joignit le droit de retirer cette province des mains des premiers engagistes, en leur restituant les sommes qu'ils avaient payées. Antoine exécuta en partie ce remboursement, et plus tard Jean de Bavière, qui épousa sa veuve, fit de nouvelles avances pour s'assurer l'entière possession du duché. Mais ni ces princes, ni Élisabeth de Gorlitz, qui leur survécut, ne furent jamais rien de plus qu'engagistes et non pas véritables souverains, parce que les lois de l'empire et un testament fait jadis par le duc Wenceslas (1383) avaient attaché la souveraineté à la branche aînée cle la maison impériale de Luxembourg. Aussi arriva-t-il enfin qu'en 1439, le duc Guillaume de Saxe acquit les droits de la branche souveraine, possédés alors par la fille de l'empereur Sigismond ; en vertu cle ce titre, il exprima la résolution d'occuper le Luxembourg, en payant ce qui pouvait être dû aux détenteurs précédents. (1) Voyez, pour la parenté de ce prince avec Wencelas et avec Elisabeth de Gorlitz, le Tableau généalogique, placé plus bas. Cette nouvelle fut accueillie avec joie par les habitants du duché. Depuis longtemps la nature précaire du pouvoir auquel ils obéissaient était pour eux une cause de malaise et de souffrance. En outre, ils haïssaient profondément Elisabeth de Gorlitz, femme hautaine et incapable, qu'ils avaient expulsée à diverses reprises, et qui n'avait pu reprendre et conserver la régence de l'état qu'avec l'appui de la maison de Bourgogne. Aussi n'attendirent-ils pas l'arrivée de Guillaume de Saxe pour témoigner leur joie et l'aversion qu'ils portaient à la régente. Celle-ci, justement effrayée, eut recours à Philippe comme à son protecteur naturel. Elle le nomma mambour et administrateur du duché (1441), et il s'en mit en possession par la force des armes deux ans plus tard. Le prince saxon, qui n'avait pu soutenir ses droits, y renonça moyennant une indemnité de 120,000 ducats ; pour Elisabeth, une pension de 8000 florins fut le seul prix du pouvoir qu'elle avait perdu (décembre 1443). TABLEAU DES MAISONS SOUVERAINES PENDANT LES XIII" ET XIV" SIÈCLES. Brabant. Namur. (Voir le Tableau précédent, p. 203). (Voirie Tableau précédent, page 203). Jeanne de Constantinople. f 1224. Margu; 112 Luxembourg. (Voir le Tableau précédent page 203. Baudouin de Constantinople. f 1205. Henri IV. t 1288. Henri V, empereur d'Allemagne, t 1313. Jean l'Aveugle , roi de Bohême, t 1346. Charles IV, empereur, t 1378. Wenceslas 1er, duc.de Luxemb. et de Brabant. f 1883. Wenceslas II, empereur, t 1419. slgismond, empereur, t 1437. Elisabeth, impératrice, t1459. Anne, épouse de Guillaume de Saxe, qui transige avec Philippe le Bon. Jean de Gorlitz. f 1393. josse de Moravie. t 1411. Élisabeth de Gorlitz. 11451, après avoir vendu ses droits Philippe le Bon , en 1444. Hainaut et Jeati ler d'Avesnes. t 1257. | jean II d'Avesnes , comte de Hainaut et de Hollande, t 1304. Guillaume 1er. t 1337. Guillaume II. Marguerite f 1345. d'Avesnes, mariée à t Louis de Bavière. t 1356. Guillaume Albert l'Insensé. de Bavière. 1 1388. f 1404. Gui de Dampierre , cède Namur en 1297, à son fils Jean 1er. t 1330. Jean II. +1335. Gui II. f1336. Philippe IV. f 1337. Guillaume 1er. t 1391. sans Peur, Philippe, Antoine, de Bourgogne comte de Nevers, duc de Brabant. et f 1415. f W15. de Flandre. ————— Jean, Jean IV, Philippe, comte de Nevers, duc do duc de Brabant. qui prétendit au Brabant. f 1430, duché de Brabant, f 1427. laissant pour en 1430. héritier LE BON. Philippe le Bon. Guillaume n. Jean III. t 1418. f 1429, après avoir vendu Namur à Philippe le Bon , en 1421. Charles Marie Guillaume IV t 1417. Jacqueline de Bavière, mariée à Jean IV, t 1436. après avoir transmis ses droits à Philippe le Bon. Marguerite de Bavière, mariée à Jean sans Peur. f1322. Louis de Nevers. t 1322. louis de Crécy. t 1346. Louis de Male, époux de Marguerite de Brabant. 1 1384. Jean II. t 1312. Jean m. t1352. Marguerite de Jeanne, Brabant, mariée à mariée à Louis de Malc. Wenceslas I", __duc de Luxemb. Marguerite de Flandre, héritière de Flandre et de Brabant, mariée à Philippe le Hardi, duc de Bourgogne, fils de Jean II, roi de France. Gui de Dampierre. comte de Flandre t1305. de béthune. Jean 1er. f 1294. CHAPITRE IV. PHILIPPE LE BON ADOPTE PAR DEGRES UNE POLITIQUE INDÉPENDANTE. — IL ABAT LA PUISSANCE DE BRUGES. — IL CONSOLIDE SON GOUVERNEMENT. — IL COMBAT LES GANTOIS ET LES DÉPOUILLE DE LEUKS PRIVILÈGES (1435 A 1452). Dans cette longue suite de succès qui venaient de porter si haut la puissance du duc de Bourgogne, son énergie et son habileté avaient souvent répondu à sa fortune. Toutefois ce ne fut que par degrés que ses vues s'élevèrent au niveau de sa nouvelle position, et qu'aux idées d'un vassal il fit succéder celles d'un souverain. L'entreprise de Glocester et les luttes qui en avaient été la suite, l'avaient ramené de ses projets d'éternelle vengeance au soin de défendre les intérêts de sa maison. Considérant alors avec plus de sang-froid la position du jeune roi de France, réfugié à Bourges et presque accablé sous les ruines de son trône, il avait cessé de le poursuivre avec le même acharnement. Peut-être s'apercevait-il qu'avant de l'écraser il aurait fallu être sûr de ne pas tomber ensuite sous la domination des Anglais. Bientôt il put s'assurer de la jalousie que son pouvoir toujours croissant inspirait à ces alliés ambitieux. La ville d'Orléans, assiégée par ses troupes et par celles d'Angleterre, lui fit offrir de se soumettre à lui (1429) ; mais le duc de Bedford refusa d'y consentir : il ne voulait pas, disait-il, " avoir battu les buissons, pour qu'un autre prit les oiseaux. „ Alors le Bourguignon rappela ceux de ses vassaux qui se trouvaient au siège, et depuis ce moment tout changea de face (1). Ce furent les Français qui allèrent assaillir les soldats d'Angleterre dans leurs retranchements. Conduits par Jeanne d'Arc, ils délivrèrent la ville et remportèrent coup sur coup tant d'avantages (1) Sans méconnaître les services de la Pucelle d'Orléans, on peut remarquer qu'elle arriva devant la ville au moment même où les Bourguignons, les Picards et les Flamands venaient de se retirer. Jusque-là les Français avaient été battus dans toutes les rencontres. que la supériorité passa de leur côté. Le régent, craignant alors pour Paris, envoya une ambassade à Philippe, qui consentit à lui fournir encore quelques troupes ; mais c'était déjà avec l'indifférence d'un prince qui sépare ses intérêts de ceux de ses alliés. Sans renoncer entièrement à leur parti, il entretenait des relations de plus en plus fréquentes avec leurs adversaires. Ce rapprochement le conduisit enfin à des négociations. Il consentit à la paix que lui offrait Charles VII, et elle fut signée dans les murs d'Arras, en 1435. Le traité, qui lui était aussi honorable qu'avantageux, lui donnait satisfaction pour le meurtre de Jean sans Peur, et lui assignait, outre de grandes sommes d'argent, presque toutes les villes de la Picardie tombées en son pouvoir dès le commencement de la lutte (1). A ce prix, il abjura entièrement sa longue inimitié contre ce roi de France qu'il avait combattu depuis seize ans. Quant aux Anglais, ils avaient refusé toute transaction : le duc se sépara d'eux avec un reste de courtoisie, et l'année suivante il leur déclara la guerre. Cette rupture, que n'exigeait ni l'honneur ni l'intérêt du pays, était une faute : dans la sincérité de sa réconciliation avec la France, Philippe allait jusqu'à épouser une cause qui au fond n'était pas la sienne. Le résultat en fut désastreux. D'abord les villes de Flandre et les états de Hollande consentirent à seconder leur souverain dans le projet qu'il avait formé d'assiéger Calais : car le peuple était irrité de quelques actes de pillage et de piraterie commis par les gens d'Angleterre sur les marchands des Pays-Bas. Trente mille Flamands prirent les armes et allèrent camper devant la place ennemie, en bon ordre et en magnifique appareil. Mais ces milices , autrefois si redoutables, avaient perdu depuis un demi-siècle l'habitude de la guerre, et il devait leur être difficile d'en recommencer l'apprentissage. Après quelques attaques, que leurs chefs dirigèrent avec peu d'habileté, elles s'irritèrent d'abord du retard et ensuite de la faiblesse de la flotte hollandaise qui devait bloquer le port, et qui ne se montra enfin sur la rade que pour fuir devant les vaisseaux ennemis. Le cri de (1) En outre, le Bourguignon était exempté de prêter hommage comme vassal du souverain français ; mais cette exemption devait cesser après la mort de Charles VII, dont les successeurs reprendraient tous leurs droits. trahison se fit entendre, et dans leur vieille haine pour les favoris du prince, auxquels ils reprochaient les exactions précédentes, les gens de métier disaient que les seigneurs de Croy et les autres courtisans les avaient vendus. Malgré les ordres et les prières de Philippe, le camp fut levé et les milices retournèrent dans leurs villes. Alors les Anglais vinrent faire le dégât sur les côtes de Flandre, mal défendues par la flotte hollandaise, dont l'amiral, Jean de Horn, descendit à terre sans avoir combattu, et fut massacré près d'Ostende par les paysans furieux. Le mauvais succès de cette expédition fut suivi de mouvements populaires, auxquels nous reviendi ons plus bas, et qui donnèrent au duc assez d'autres soins pour le détourner de ses projets contre l'Angleterre. Ce fut avec peu de vigueur qu'il continua les hostilités, et ses efforts pour le rétablissement de la paix ne tardèrent pas à le rendre suspect à la cour de France. Il ne put réussir à terminer la lutte des deux royaumes, quoique des négociations eussent été ouvertes dans ce but (1439 et 1440); mais il eut la gloire de contribuer à la délivrance du duc d'Orléans, qui était prisonnier des Anglais, et dont il paya en partie la rançon, effaçant ainsi le souvenir de l'inimitié de leurs pères. Il obtint en outre pour les ports et les navires de Flandre une trêve commerciale presque aussi avantageuse que la paix. C'était un retour à ce principe de neutralité proclamé depuis si longtemps en Belgique. Philippe lui-même, sans se détacher ouvertement de la couronne de France, de laquelle relevait la moitié de ses états, prenait peu à peu une attitude neutre, la seule qui convînt à ses véritables intérêts et à l'indépendance que semblaient lui assurer ses forces. Il resta fidèle à cette politique pendant tout son règne, et se fit ainsi respecter des monarques voisins, sans les provoquer et sans les craindre. Mais la partie la plus difficile de sa tâche était de gouverner ces nombreuses provinces qui se trouvaient placées sous son sceptre sans être unies entre elles par des liens communs. Plusieurs étaient encore régies par les institutions et les coutumes féodales : en Brabant, en Hollande et surtout en Flandre, la puissance des villes et des gens de métier balançait ou surpassait l'influence de la noblesse. Ce contraste offrait plus d'une cause de mésintelligence et de danger. Il fut heureux pour Philippe d'avoir été élevé en Flandre, où il avait appris à ménager la bour- geoisie et où il avait obtenu de bonne heure sa bienveillance. Une extrême indulgence envers le peuple caractérisa les premiers temps de sa domination, et l'empêcha peut-être alors de s'exposer à une lutte prématurée contre ses grandes communes. Loin de sévir aveuglément contre elles au moindre désordre, on le vit n'infliger que de simples amendes aux chefs de diverses émeutes qui avaient éclaté à Cassel (1431), à Gand (1432) et à Anvers au sujet de la rigueur d'un bailli, de l'altération des monnaies et de l'établissement d'impôts inusités. Dans une autre occasion, il s'interposa comme médiateur dans une guerre de ville contre ville qui venait de s'engager entre Bruxelles et Anvers d'une part, et Malines de l'autre (1432). Par cette douceur envers ses sujets, le duc avait su gagner l'affection publique, tandis que ses armes étendaient sa puissance au dehors ; et ce fut probablement à cette époque de sa vie qu'il reçut le titre de Bon, surnom que l'histoire lui a laissé , mais dont l'origine offre quelque incertitude. Toutefois, au milieu de cette popularité habilement acquise, il n'en restait pas moins fidèle aux maximes de ses prédécesseurs, qui, sans s'attaquer ouvertement aux villes de Flandre, avaient toujours adopté les moyens indirects de les affaiblir. Philippe le Hardi en avait donné le premier exemple, en s'opposant à la reconstruction des faubourgs d'Ypres, brûlés par les Gantois (1383), et en instituant à Lille un tribunal suprême, appelé Conseil de Flandre (1335). Par la première de ces mesures, il avait contraint une partie de la population ouvrière à se disperser dans les bourgs environnants: par la seconde, il avait enlevé aux échevins des trois cités dominantes une partie de la juridiction qu'ils avaient exercée jusqu'alors sur la province entière. Sous le règne de Jean sans Peur, la ville de Bruges s'était vu enlever sa vieille suprématie sur la contrée qui l'entourait et que l'on appelait le pays du Franc (1). 11 paraît que dès lors les quatre-vingt-dix communes que renfermait ce vaste territoire avaient été érigées en district indépendant, pour former le quatrième membre du comté (2). Cependant cette (1) C'était l'ancienne châtellenie de Bruges ; le nom de Franc lui avait été donné dès le XIII.e siècle, après l'abolition des redevances serviles dues au châtelain. (2) Les trois autres étaient les villes de Gand, Bruges, et Ypres. On a vu (page 238) qu'elles s'étaient partagé depuis longtemps la suprématie. L'ad- innovation ne fut pas maintenue alors, et les Brugeois reprirent leur ancienne autorité ; mais .les gouverneurs des forteresses de Damme, de l'Écluse et d'Ardenbourg, et les gentilshommes dont les seigneuries dépendaient du Franc, ne voulurent plus reconnaître d'autre suzeraineté que celle du prince. Leur attitude devint menaçante sous Philippe le Bon. Cette fière noblesse, qui avait pris part aux guerres de France , sentait la force du nouveau maître qu'elle servait, et avait cessé de ménager le peuple. Peu s'en fallut qu'au lieu de marcher contre les Anglais en 1436, les métiers de Bruges ne tournassent leurs armes contre l'Écluse, pour châtier l'arrogance du commandant qui refusait de suivre leur bannière. Dans cet état de choses, la funeste issue du siège de Calais fit éclater un orage. Les communes étaient blessées de l'humiliation qu'elles venaient de subir, et la honte rendait furieuses les mêmes milices qui avaient exigé la levée du siège. Partout leur retour dans leurs foyers fut le signal de graves désordres. A Gand, l'on massacra les chefs qui avaient conseillé la retraite ; ailleurs, l'irritation de la foule s'exhala en vaines menaces ; mais la colère des Brugeois retomba tout entière sur le gouverneur de l'Écluse, qui leur avait fermé les portes de sa forteresse au moment où ils couraient défendre la côte ravagée par les ennemis. Le peuple se soulève, s'empare des canons, tue l'Écoutête, que sa rigueur avait rendu odieux, et forme le projet de soumettre par la force tous ceux qui ont méconnu la souveraineté de la ville. La duchesse de Bourgogne, qui se trouvait au milieu des séditieux, essuya quelques outrages, dirigés moins contre elle-même que contre des personnes de sa suite. Cependant on ne l'empêcha point d'aller rejoindre son époux : car la haine publique ne remontait pas encore des officiers jusqu'au souverain. Mais on voulait reconquérir toute l'ancienne domination de la cité, et l'on écrivit aux Gantois afin de réclamer leur assistance. Il n'en fallait pas davantage pour mettre le pays en feu. Les métiers de Gand, trouvant légitime le dessein des gens de Bruges, mission du Franc comme quatrième membre vers 1406, paraît résulter entre autres preuves d'une charte de cette année, citée par Beaucourt, Land v. d. Vr., t. II, page 24. vont demander au duc de l'approuver et de punir le gouverneur de l'Écluse (c'était le sire d'Uitkerke). Sur le refus du prince, ils prennent la résolution de soutenir eux-mêmes leurs frères, et pendant cinq jours leurs cinquante-deux bannières restent déployées sur le marché du Vendredi, en signe de départ. Ce ne fut qu'à force d'adresse et de douceur que Philippe put empêcher une coalition entre les deux villes. La noblesse et la haute bourgeoisie secondaient ses efforts ; mais le peuple ne pouvait se résoudre à trahir la cause communale, et il ne déposa les armes qu'après avoir fait promettre au prince de traiter paternellement les révoltés (septembre 1436). Il n'eût pas été difficile d'apaiser l'émeute et de rétablir l'ordre ; car déjà l'intervention des principaux seigneurs de Bruges avait calmé l'effervescence populaire. Mais le duc, qui avait rassemblé des troupes, voulut profiter de cette occasion pour contraindre enfin la commune à se laisser dépouiller de sa domination sur tout le pays du Franc. Il en fit la condition expresse du pardon qu'elle lui demandait, consentant à passer assez légèrement sur le reste. Les habitants se trouvèrent partagés : la plupart des riches auraient voulu acheter à ce prix la tranquillité publique ; mais la multitude regardait la grandeur de la cité comme son propre patrimoine, et elle était loin de craindre les dangers d'une guerre civile. Ainsi, tandis que les magistrats promettaient d'obéir, les métiers couraient aux armes et proscrivaient leurs adversaires. Philippe temporisa : ses troupes, postées à l'Écluse et à Damme, interceptaient la navigation, et les pertes de la ville devaient fléchir l'opiniâtreté du peuple. En effet, le mal devint si grand que les Gantois, qui en éprouvèrent le contre-coup, s'irritèrent contre leurs voisins et les sommèrent énergiquement de se réconcilier avec le prince. Toutefois ils ne voulurent pas en venir aux mains avec eux. Quand la misère et les privations eurent abattu les petites gens, les magistrats crurent enfin avoir amené les choses au point d'obtenir la soumission des métiers. Philippe, appelé par eux, se présenta devant la ville avec des forces imposantes , et fut accueilli en souverain (22 mai 1437). Mais à peine y était-il entré, que ses archers en vinrent aux mains avec des gens du peuple, et la rixe s'étant changée en combat, la porte fut refermée. Le duc se trouva un moment dans une situation dange- reuse. La plus grande partie de ses hommes d'armes se trouvait en dehors, ceux qui l'avaient accompagné furent massacrés sous ses yeux, et lui-même ne dut la vie qu'au dévouement de deux bourgeois qui rouvrirent la porte pour assurer sa retraite. Néanmoins cet accident, qui pouvait le perdre, fut ce qui hâta son triomphe. Le péril qu'il avait couru, et qui semblait le résultat d'une trahison, fut imputé comme un crime aux Brugeois, contre lesquels s'arma le reste de la Flandre. Bloqués dans leurs murs, ils furent bientôt décimés par une maladie pestilentielle qui enleva, dit-on, plus de 20,000 personnes. Ce malheur et l'abandon où ils se voyaient ne leur laissèrent d'autre parti à prendre que de se soumettre. Ils renoncèrent à leur domination, consentirent à la proscription de quarante-deux de leurs chefs, et payèrent une amende de 300,000 ridders d'or (1); un tiers de cette somme fut mis à la charge des communes du Franc qui avaient suivi leur parti. Telle avait été dans cette courte lutte la bonne fortune de Philippe, que l'imprudence et l'inhabilité de ses adversaires leur avaient enlevé la sympathie des villes. Le pays applaudit à sa victoire; car il avait besoin de voir l'ordre rétabli et le port de Bruges ouvert aux marchands qu'en écartait la guerre civile. La défaite et l'abaissement des gens de métier étaient même vus sans déplaisir par tout ce qui était au-dessus d'eux, tant on était fatigué de leur domination. La cause du prince était aussi celle des classes élevées, qui ne pouvaient ressaisir que par son appui la prépondérance qu'elles avaient perdue. D'autre part, on lui savait gré de n'avoir pas été excessivement rigoureux : car il ne fit périr qu'une partie de ceux qui lui avaient été livrés. Bientôt le commerce reprit son activité ordinaire, et des fêtes brillantes célébrèrent le rétablissement de la tranquillité en Flandre. La noblesse donnait des tournois, les villes des tirs à l'arc et à l'arbalète. L'entrée de Philippe à Bruges, en 1440, eut l'éclat d'une réconciliation publique. Quatorze cents bourgeois en deuil allèrent s'agenouiller devant lui à la porte de la (1) La valeur intrinsèque de ces pièces d'or répondrait aujourd'hui à onze francs ; mais elles représentaient alors une somme presque cinq fois plus forte. histoire de la belgique. ville et lui en présentèrent les clefs. Le clergé les suivait avec les bannières et les châsses, tandis que les marchands étrangers, allemands, espagnols, vénitiens, milanais, florentins, génois, portugais et catalans, tous à cheval et vêtus avec magnificence, formaient au prince un joyeux et splendide cortège. Le duc se prêtait avec bonne grâce à ces solennités dont il aimait la pompe. Tout ressentiment parut bientôt oublié; et en effet, ce prince, dont les vengeances personnelles furent souvent terribles, n'était point guidé par la passion dans ses rapports avec ses peuples, mais il suivait avec calme et avec lenteur la marche la plus favorable à l'intérêt de son pouvoir. Loin de licencier, après la pacification du pays, les vieilles bandes qui étaient restées à son service depuis le temps des guerres de France, il en retint la plus grande partie, mettant dans les places de Picardie et dans quelques petites villes de Flandre de fortes garnisons d'hommes d'armes et d'archers. Le plus grand nombre de ces soldats étaient des Bourguignons ou des Picards, étrangers à la Belgique et tout dévoués à leur prince. Il en forma le noyau d'une armée permanente, mieux organisée que celle des autres souverains de cette époque, et dont il choisit les capitaines parmi sa noblesse. Ces commandements et les charges de sa maison, dont il savait relever l'éclat, devenaient le prix de la valeur et du dévouement de ses gentilshommes. Il avait accru son influence sur eux en établissant l'ordre célèbre de la Toison d'Or. Cette institution chevaleresque, fondée à Bruges en 1430, créait entre les principaux seigneurs de ses états une sorte de fraternité d'armes, basée sur la fidélité à l'honneur. Comme il s'en était réservé la direction, et que la gloire d'y être admis fut bientôt ambitionnée par les chefs les plus illustres, ce fut à la fois une récompense pour les services éclatants et un lien pour ceux qui l'avaient obtenue : car une tache ou une trahison les aurait fait dégrader honteusement, et leur condamnation, prononcée par les chevaliers eux-mêmes, eût été l'arrêt de leur infamie. L'emploi de ces moyens puissants assurait pour l'avenir la force et l'éclat de ses armes : il voulut aussi établir complètement ses droits de souverain. C'était encore en Flandre qu'ils étaient le plus bornés. Comme cette province, à l'exception de quelques districts, relevait de la couronne de France, elle se trouvait sous la haute juridiction du parlement de Paris , et l'on a déjà vu que les arrêts mêmes des comtes pouvaient être cassés par ce tribunal suprême (page 188). Philippe, sans refuser de rendre hommage au roi comme à son suzerain, ne voulut pas souffrir la suprématie des juges royaux au cœur de ses états, et il obtint, en 1445, que ses sujets fussent déclarés " hors du ressort du parlement. „ Il transféra aussitôt à Termonde le conseil de Flandre, établi à Lille par son aïeul, et placé depuis à Audenarde et à Gand. Son dessein était d'en faire une cour souveraine, dont les membres seraient nommés par lui seul, et de laquelle relèveraient tous les juges du comté, même les échevins des villes principales. Pour l'exécution de ce projet, il fallait aussi enlever aux grandes communes la haute juridiction dont jouissaient leurs échevins, et qui s'étendait sur les villes du second et du troisième ordre. C'était là sans doute les attaquer dans ce qu'elles avaient de plus cher ; mais le duc était déjà maître d'Ypres et de Bruges, et il ne pouvait craindre de résistance que de la part de Gand, qui seule conservait sa vieille puissance et son vieil orgueil. Or, il entrait de toutes manières dans le plan que suivait Philippe, de soumettre par l'adresse ou par la force cette dernière cité du peuple, où régnaient encore les institutions et l'esprit cl'Artevelde. L'autorité qu'il avait acquise dans le reste de la Flandre ne pouvait avoir rien de stable tant que les métiers feraient la loi dans la ville principale : il fallait qu'il les contraignit à plier, ou jamais duc de Bourgogne ne serait plus puissant que les anciens comtes. Un refus de subsides lui donna l'occasion de porter le premier coup. La commune avait rejeté deux impôts qu'il voulait établir sur le sel et sur le blé (1447 et 1448) : il imputa cette résistance aux échevins, et prétendit qu'ils devaient être élus à l'avenir, non plus d'après le mode en usage, qui donnait la prépondérance aux petites gens, mais suivant un règlement beaucoup plus ancien, qui avait jadis partagé également le choix entre le comte et la bourgeoisie. Quelle que fût la répugnance des Gantois, l'intervention des états de Flandre les ht céder sur ce point (1450). Mais le duc, qui voulait rester seul maître de l'élection, ht bannir par son conseil trois des principaux doyens, tandis que les agents qu'il avait envoyés dans la ville essayaient de se défaire par un coup de main de quelques autres chefs po- histoire de la belgique. pulaires. Le crime fut découvert : on se saisit de deux des coupables, et malgré l'inaction des gens du prince, qui ne voulurent pas les poursuivre, les nouveaux échevins les jugèrent et les condamnèrent à mort (1451). Alors éclata une rupture ouverte: car Philippe ne voulut admettre aucune justification. Il retira de la ville ses officiers, et fit défense aux cantons qui dépendaient des Gantois de leur rester soumis. Mais cet ordre fut sans effet. La commune trouva tous ses anciens vassaux dévoués à sa cause; et quand les démarches pacifiques eurent échoué, quand on apprit que le duc avait convoqué ses gens de guerre de Bourgogne, de Picardie, de Hollande et de Hai-naut, la cité bien résolue à se défendre , fortifia ses murs , arma ses habitants , et prit les mesures les plus vigoureuses pour tenir tête à l'orage. On vit donc s'engager, au commencement de l'année 1452, une nouvelle guerre civile, qui devait rappeler par ses désastres l'époque qui avait précédé l'avènement de la maison de Bourgogne. Les Gantois entrèrent les premiers en campagne, et assiégèrent Audenarde où Philippe avait mis une forte garnison. Mais les troupes du prince accouraient de toutes parts , et tandis que les levées du Hainaut saccageaient la malheureuse ville de Grammont, un autre corps menaçait les assiégeants et les contraignait à se retirer. Les forces des deux partis paraissaient inégales : car la noblesse et les archers qui combattaient pour le duc formaient une armée aguerrie, tandis que du côté des Flamands un long repos avait ôté aux métiers l'habitude et l'expérience des armes. Ils furent battus à diverses reprises; mais ils ne se décourageaient point et l'énergie de ces gens obscurs excitait l'étonnement et l'admiration de leurs ennemis mêmes. Quoique l'on ravageât le pays et que l'on égorgeât les prisonniers , leur fermeté ne se démentait pas. Souvent même, revenant sur les Bourguignons victorieux, ils leur faisaient payer à prix de sang l'incendie de leurs villages et le massacre de leurs frères. A la fin de l'année le duc avait épuisé ses finances, et malgré les avantages qu'il avait obtenus dans plusieurs combats, ce fut avec la plus grande peine qu'il parvint à réunir des troupes pour la campagne suivante. Instruits cette fois par l'expérience de leurs premiers revers, les Gantois ne s'exposèrent plus à combattre en plaine. Ils se tenaient enfermés dans leurs murs , laissant l'armée ennemie épuiser ses forces en vaines démonstrations, et supportant sans murmures toutes les souffrances du moment. L'issue de la guerre devenait douteuse, lorsque le duc, qui avait formé le siège de la forteresse de Gavre, réussit à gagner celui qui commandait dans la place. C'était un maître maçon, nommé Arnold Van Speck. D'accord avec Philippe, il se rendit à Gand, raconta que les troupes du prince s'étaient dispersées faute de paie, et qu'il ne restait pas plus de quatre mille hommes dans le camp. Sur cette fausse nouvelle, les bourgeois sortirent de la ville et marchèrent vers Gavre, où les attendait le duc avec toutes ses forces (23 juillet). Il était trop tard pour reculer, et le peuple accepta la bataille. D'abord les piétons flamands repoussèrent la cavalerie et gagnèrent du terrain. Ils étaient soutenus par une nombreuse artillerie, rangée sur leur flanc et qui les protégeait de son feu. Mais l'explosion d'un chariot de poudre ayant jeté quelque désordre dans les rangs, les archers picards, et ensuite les lances de Bourgogne et de Hainaut, rompirent la première ligne. Alors le carnage devint affreux. Une partie des bourgeois avait lâché pied ; mais ceux qui formaient l'aile droite et qui étaient adossés à l'Escaut, continuaient à combattre. Ils ne voulaient point de quartier, et se faisaient tailler en pièces plutôt que de prendre la fuite. Le duc les ayant chargés lui-même faillit tomber sous leurs coups, et ce fut avec peine que ses chevaliers le dégagèrent. Les vaincus se défendirent jusqu'au dernier moment avec un courage que rien ne put dompter. Quand la plaine fut couverte de leurs cadavres, un regret parut s'élever dans l'âme de Philippe. " Qu'ai-je gagné? dit-il: c'étaient mes sujets! „ Et le lendemain, il déclara publiquement qu'il ne ferait plus de mal aux Gantois. Cependant, les conditions qu'il imposa à la ville furent encore assez dures. Il lui ôtait toute juridiction sur la contrée environnante, et s'emparait de l'élection des échevins. De plus, il exigeait que 2000 bourgeois vinssent lui crier merci, et qu'une somme de 350,000 ridders cl'or lui fut payée. Le peuple se soumit : il avait perdu ses plus braves combattants à la journée de Gavre, et de ses vingt-six échevins, quatorze étaient tombés sur le champ de bataille, les uns morts, les autres mortellement blessés. Ainsi parut enfin conquise cette domination stable et souve- raine que le duc avait voulu s'assurer sur la Flandre. Quant au reste des provinces belges, les droits dont elles jouissaient ne lui faisaient point ombrage : car le peuple n'était pas là en possession du pouvoir, et la noblesse, qui voyait ses intérêts unis à ceux du prince, n'avait aucune intention de mettre obstacle à sa grandeur. On en vit la preuve bientôt après la paix de Gavre. Philippe, achevant alors d'accomplir son projet, créa en 1445 un grand-conseil attaché à sa personne, et dont il étendit la juridiction sur la totalité du pays, faisant relever de lui les conseils de Brabant, de Luxembourg et de Flandre, les cours souveraines de Hainant et de Namur, et les autres tribunaux des Pays-Bas. C'était un parlement royal, créé par un monarque auquel il ne manquait plus que la couronne. Aucune province ne s'opposa à cette institution, quoiqu'elle portât une grave atteinte à l'indépendance de toutes. La France seule se plaignit; mais ce n'était plus par des paroles qu'elle eût pu faire redescendre le duc de Bourgogne à la position et au rôle de vassal. CHAPITRE V. VIEILLESSE DE PHILIPPE LE BON. — SON FILS DEVIENT L'ENNEMI DE LOUIS XI. — HAINE ET GUERRE DES LIÉGEOIS CONTRE LA MAISON DE BOURGOGNE. — MORT DU VIEUX DUC (1453 A 14G7). La jeunesse de Philippe le Bon et son âge mûr avaient été presque entièrement consacrés à l'acquisition et à l'affermissement de sa puissance. Il avait près de soixante ans quand la défaite des Gantois et l'établissement du conseil privé vinrent terminer sa tâche. Le temps du repos était donc arrivé pour lui, et en effet, son activité se ralentit alors et son ambition parut à peu près satisfaite. Cependant il ne cessa point de gouverner en maître, se faisant payer par ses provinces des subsides plus considérables que jamais, tenant sur pied un plus grand nombre de gens de guerre, et s'entourant d'un plus pompeux appareil. Il faisait sa résidence en Belgique, ordinairement à Bruxelles, quelquefois aussi à Bruges. Sa cour, aussi brillante que celle des plus grands rois, réunissait une foule de seigneurs puissants et de chevaliers illustres : il entretenait à son service un monde d'officiers et de serviteurs ; ses joyaux, ses riches tapisseries, ses meubles précieux, formaient un trésor inestimable. Cette magnificence qu'il affichait, l'éclat des fêtes chevaleresques qu'il aimait à renouveler, l'accueil courtois que les étrangers trouvaient auprès de lui, et la haute opinion qu'ils concevaient de son pouvoir, tout concourait à augmenter sa renommée. Elle s'était répandue jusque chez les chrétiens d'Asie, qui l'appelaient le grand duc d'Occident, et qui attendaient de lui des secours contre leurs oppresseurs. Un moment en effet le prince belge avait paru adopter l'idée chevaleresque de marcher contre les Turcs qui assiégeaient Con-stantinople, et plus tard encore, après la chute de l'empire grec, il prit part au projet d'une nouvelle croisade, que proposait le chef de l'Église. Mais ce dessein n'aboutit qu'à l'envoi tardif d'une petite escadre, qui fut assaillie et dispersée par les tempêtes dès qu'elle pénétra dans la Méditerrannée. Il eût été téméraire à Philippe de tenter davantage : car à sa guerre avec ses communes avait succédé une lutte sourde contre la France, lutte qui plus d'une fois faillit exiger l'emploi des armes. Le roi se plaignit du renouvellement de la trêve entre l'Angleterre et la Flandre (1457) ; mais le véritable motif de sa colère était l'asile que son fils le dauphin avait trouvé en Brabant. Ce jeune prince, fameux plus tard sous le nom de Louis XI, s'était enfui des états de son père et avait été honorablement accueilli par le duc, qui l'entretenait avec magnificence dans son château de Genappe (1456 à 1461). Il en résulta une rupture ouverte entre les deux souverains : mais par contre-coup, Philippe le Bon se rapprocha de son peuple et même des Gantois qu'il avait traités avec froideur depuis leur révolte. Il se rendit dans leur ville, en signe de réconciliation, et fut reçu avec une pompe si merveilleuse, que les historiens se sont plu à la décrire (1458). Le cortège ne mit pas moins de quatre heures à traverser les rues, tendues des plus riches tapisseries, et dont les maisons étaient ornées de toute espèce d'objets précieux. L'on remarquait entre autres l'habitation d'un orfèvre, dont le toit était couvert de plaques d'argent en guise de tuiles. Les échevins offrirent au prince un banquet d'une splendeur royale, et n'épargnèrent rien pour témoigner le bon vouloir de la cité. Ces démonstrations étaient sincères, de la part au moins de plusieurs classes d'habitants : car les avantages du repos et de la sécurité publique, l'état florissant du commerce, favorisé par la réunion des provinces et par la neutralité du souverain, la prospérité générale du pays, qui n'avait jamais été plus éclatante, faisaient impression sur les esprits et assoupissaient les souvenirs fâcheux. Philippe avait soin que ses gens de guerre, dont la conduite était tyrannique clans ses états d'Artois et de Picardie, ne se permissent aucune violence dans ses communes de Flandre et de Brabant ; et lui, dont l'humeur impérieuse et violente effrayait souvent les plus grands de sa cour, savait parler avec douceur aux bourgeois de ses bonnes villes, et se les attacher par son accueil gracieux. Toutefois, ni son adresse ni sa grandeur ne purent rendre sa vieillesse heureuse. Il avait comblé de bienfaits et mis au-dessus de toute sa noblesse, deux familles qui devaient leur fortune à lui et à son père : c'étaient les Croy, gentilshommes d'origine française, et les Luxembourg-Ligny, branche cadette de l'antique maison luxembourgeoise. Ces derniers l'ayant offensé par leur hauteur et par leurs liaisons avec les cours voisines, il se livra tout entier aux Croy, dont le crédit et l'ambition excitèrent bientôt la haine générale. A la tête de leurs adversaires se plaça son fils, Charles de Bourgogne, comte de Charolais, et que l'histoire nomma plus tard Charles le Téméraire. Ce prince, dont le caractère était mâle et loyal, mais orgueilleux et violent, accusait les favoris d'être vendus à la France. Il prit également en aversion le dauphin, qui, pendant son séjour en Belgique, se montrait leur zélé partisan, et cherchait à s'assurer (comme il y réussit) leur dévouement à ses intérêts. Incapable d'artifice et de dissimulation, seuls moyens dont Louis se plût à faire usage, le jeune comte ne cessait d'accuser les favoris auprès de son père. Mais ses efforts furent inutiles : car jamais Philippe n'avait pu souffrir aucune contradiction, et la résistance de son fils le rendait furieux. On le vit un jour, après une scène violente, monter à cheval, dans un état voisin de l'égarement, et galoper au hasard à travers les bois, jusqu'à ce que l'épuisement le forçât de chercher asile dans la misérable demeure d'un bûcheron (1457). Alors Charles se retira en Hollande, province dont il était gouverneur (slathmcdcr) et que pendant longtemps il s'opi-niâtra à ne plus quitter. Son mécontentement éclatait dans son langage comme dans sa conduite, et l'on ne pouvait douter du péril où se trouveraient les Croy sous son règne. Pour s'assurer une protection contre lui, ils trahirent les intérêts de la Belgique en faveur de la France. C'était vers l'époque où la couronne était échue au dauphin, et où Philippe, après l'avoir accompagné à Paris, lui avait prêté hommage comme vassal (1461). Us profitèrent de la faiblesse où une maladie avait plongé le vieux duc pour le déterminer à vendre à Louis XI les places de la Picardie, qu'il possédait en vertu du traité d'Arras (1) et qui servaient de rempart à l'Artois et à la (1) Une clause du traité donnait au roi ce droit de rachat ; mais elle avait été regardée comme une sorte de palliatif destiné à sauver l'honneur de la couronne, plutôt que comme un engagement sérieux. Flandre. lia cession eut lieu, au prix de 450,000 écus d'or, malgré les efforts du comte de Charolais, qui en comprenait l'importance. Mais quelque temps après, ce jeune prince revint à la cour, se réconcilia avec son père, et soulevant l'opinion nationale contre les favoris, il finit par les expulser violemment, sans que Philippe, encore malade, pût l'empêcher d'agir en maître (1465). A partir de ce moment, rien ne résista plus à l'ascendant de Charles, qui dès la même année marcha contre Louis XI avec le duc de Bretagne et plusieurs autres princes français, armés, disaient-ils, pour le lien public. Suivi seulement des gentilshommes de l'Artois et de la Flandre française (car il n'avait pas voulu convoquer toutes ses forces), il s'approcha de Paris, et malgré la défection ou l'absence de ses alliés, il ne craignit pas de se mesurer avec le roi, sur lequel il gagna la bataille de Montlhéri. Cette défaite rendit si dangereuse la situation du monarque, qu'il se hâta de recourir aux négociations, et qu'il s'estima heureux de désarmer son adversaire en lui rendant ces villes de Picardie dont l'acquisition l'avait irrité. C'était un triomphe complet pour le fils de Philippe. Il avait montré dans toutes les rencontres un courage dont ses chevaliers parlaient avec enthousiasme ; mais il avait aussi laissé éclater parfois une violence sauvage, qui ne laissait pas que d'inspirer à quel-ques-uns de l'aversion et de l'inquiétude pour l'avenir. Tandis que la force des armes réparait ainsi au dehors l'atteinte qu'avait reçue la puissance bourguignonne, un nouvel orage s'élevait dans les provinces belges et menaçait plus sérieusement encore les intérêts de sa domination. A côté des états qui reconnaissaient pour souverain le vieux duc, il se trouvait quelques principautés ecclésiastiques sur lesquelles il n'avait pu acquérir aucun droit : c'étaient les évêchés de Liège, d'Utrecht et de Cambrai, dont les deux premiers surtout formaient des souverainetés importantes. Dans sa politique ambitieuse, Philippe s'était attaché depuis longtemps à les soumettre à son influence et à son protectorat, et il avait complètement réussi à Cambrai et à Utrecht, ayant assuré le siège épiscopal clans la première ville à Jean de Bourgogne , son frère naturel (1439), et dans la seconde à son propre fils, David de Bourgogne, prince dont la naissance était également illégitime (1446). Il était devenu ainsi le véritable souverain des deux principautés, dont les forces et les ressources se trouvaient à sa disposition. Mais il n'en était pas encore de même à Liège. Quoique cernée en quelque sorte entre ses duchés de Brabant, de Lim-bourg et de Luxembourg, cette province n'avait pas encore subi le joug de ce voisin redoutable. Les vieilles habitudes de liberté des Liégeois étaient bien trop profondément enracinées pour qu'ils se laissassent dépouiller de leur indépendance, et surtout au profit des ducs de Bourgogne, dont le nom leur était odieux depuis la bataille d'Othée (page 279). C'était à l'appui de cette maison qu'ils attribuaient le triomphe de Jean de Bavière, et la tyrannie qu'il avait exercée sur eux. Aussi se montraient-ils animés contre elle d'un esprit de ressentiment et d'hoîtilité, qui éclatait à chaque occasion, et que la cour de France favorisait sous main, heureuse de pouvoir susciter des embarras et des inquiétudes à Philippe. Déjà depuis longtemps la commune avait réparé les suites de sa défaite. Après le départ de Jean sans Pitié, son successeur, Jean de Walenrode, avait rendu à la ville ses franchises et aux métiers leurs bannières (1418). Ce prélat, qui s'était rendu cher à ses sujets, ne régna que onze mois, et sa mort fit passer le pouvoir à Jean de Heinsberg, prince intelligent et modéré, qui suivit les traces de son prédécesseur. Il fut inauguré en 1420, et dès la même année il rétablit le tribunal des XXII, et lui conféra de nouveau ses anciens droits. Quatre ans plus tard, il institua un conseil des commissaires, composé également de vingt-deux membres, dont seize étaient nommés par la bourgeoisie. Il l'investit d'une sorte de pouvoir modérateur, et lui confia les élections communales. Mais en retrouvant ses libertés, le peuple ne tarda pas à reprendre cette confiance clans ses forces qui l'avait si souvent rendu téméraire. Le gouverneur bourguignon de Namur ayant voulu empêcher les Dinantais de rétablir leurs fortifications, Liège prit les armes, et quarante mille hommes entrèrent clans le marquisat, forçant et brûlant châteaux et villages (1430). Cette expédition eût produit une guerre immédiate, si l'évêque, qui y avait été entraîné, n'en avait prévenu les suites, en se soumettant à demander pardon à Philippe, le genou en terre et accompagné de vingt des principaux membres des états (1431). Peut-être était-ce le seul moyen d'éviter de plus grands désastres: mais la commune, toujours fière, fut indignée de cette humiliation. Une sédition violente éclata, Jean de Heinsberg se vit lui-même en danger, et depuis ce moment les troubles et les dissensions se renouvelèrent de jour en jour. On faisait un crime à l'évêque de ses liaisons avec le duc, liaisons où il entrait peut-être un peu de faiblesse et de frayeur; car le Bourguignon lui faisait sentir amèrement sa dépendance, le traitant moins en allié qu'en inférieur. Il le dépouilla même de la juridiction que l'antique loi de la paix de Lorraine avait donnée aux évêques de Liège sur les vassaux du duché de Brabant (1453). Ainsi traqué des deux côtés, Heinsberg prit le parti de descendre du siège épiscopal ; et soit de son plein gré, soit plutôt sur les instances et sur les menaces de Philippe, il abdiqua en faveur de Louis de Bourbon, neveu de ce prince et son protégé (1456). C'était là, en apparence, un grand succès pour la maison de Bourgogne : Louis , à peine âgé de dix-huit ans, et aussi peu fait que Jean de Bavière pour suivre la carrière de l'Eglise, devait être un vassal de plus pour son oncle, et lui répondre de l'alliance et de l'appui des Liégeois. Mais il aurait fallu qu'il sût obtenir de l'influence sur ses sujets , et cette tâche se trouva au-dessus de ses forces. Quoique son cœur ne fût point sans noblesse et sans générosité, la prudence et la dignité lui manquaient entièrement. Plein d'ardeur et de fougue, il se jeta bientôt dans le dénuement par ses désordres et ses profusions, et devint odieux par les exactions auxquelles il était réduit. Les trois états de la principauté (le clergé, la noblesse et le peuple) se réunirent en 1465, pour lui ôter l'administration. Pour s'assurer un appui contre le duc de Bourgogne, dont ils prévoyaient l'intervention, ils nommèrent mambourMarc de Bade, beau-frère de l'empereur d'Allemagne. Ce jeune seigneur, dont la maison était plus illustre qu'opulente, accepta avec avidité le gouvernement d'un si riche pays, et vint en prendre possession, accompagné de son frère, le marquis de Bade, qui amenait un corps de troupes allemandes. Louis XI, qui voyait avec plaisir cet orage •se foimsr, promit aussi son secours aux Liégeois, et leur envoya des sommes considérables. Bien ne pouvait mieux servir ses intérêts qu'une guerre qui éclaterait au sein de la Belgique, et qui contraindrait le Bourguignon à partager ses forces. Excités par ses agents, les Liégeois se laissèrent aller à leur ancienne haine contre Philippe, et sans attendre qu'il les eût attaqués, ils ne craignirent pas de le défier eux-mêmes " à feu et à sang. „ C'était pendant l'absence du comte de Charolais, qui combattait encore en France. Mais quelques forces envoyées par le vieux duc suffirent pour repousser l'invasion des milices de Liège, et celles-ci, déjà abandonnées par les princes badois, que rebutaient les désordres et les violences populaires, éprouvèrent encore un grave échec à Montenac (15 octobre). Cependant le vainqueur, au lieu de poursuivre ses avantages, prêta l'oreille à des propositions de paix. Il avait jugé l'occasion favorable pour devenir lui-même le maître de l'évêché, en se faisant nommer mambour perpétuel et héréditaire. A ce prix, il consentait à fermer les yeux sur le passé. Cette convention étrange, qui sacrifiait la cause de Louis et de l episcopat aux intérêts de la dynastie bourguignonne, fut conclue d'abord sans difficulté. Il n'y eut de contestation que sur la remise des otages à laquelle la ville se refusa, et sur l'indemnité de guerre qui fut fixée à 300,000 florins d'or. Mais au moment où Liège paraissait ainsi à la veille de passer sans bruit sous une nouvelle domination, il se forma dans la ville un parti redoutable, qui prit le nom de couleuvriers. C'étaient les plus exaspérés du peuple, et ils avaient pour chefs des hommes qui n'avaient plus d'espoir que clans la guerre. Maîtres de la populace, ils intimidèrent par leurs violences ceux qui avaient le plus d'aversion pour leurs excès, et bientôt toute apparence de paix s'évanouit. Une troupe de petites gens de ce parti, s'étant emparés du pouvoir à Dinant, commencèrent les hostilités contre les Namurois, et forcèrent les princes bourguignons à entrer en campagne. Philippe et Charles marchèrent alors ensemble contre les Dinantais, et les assiégèrent clans leur ville. La résistance fut opiniâtre, et signalée par toutes les marques d'une haine furieuse. Les assiégés rejetèrent les premières sommations, et massacrèrent même les messagers qu'on leur envoyait. Mais la puissante artillerie que le duc avait fait amener de ses arsenaux de Brabant et de Flandre eut bientôt fait brèche dans les remparts, et les habitants, qui demandèrent alors à traiter, n'obtinrent point de capitulation. La place fut prise, livrée au pillage pendant quatre jours, et brûlée ensuite (peut-être par accident). Les vainqueurs jetèrent dans la Meuse huit cents de leurs prisonniers attachés 312 histoire de la belgique. deux à deux ; telle était la vengeance cruelle que les deux princes tiraient des injures proférées contre eux, avant et pendant le siège. La mauvaise santé du duc, et l'offre que firent les Liégeois d'accepter les conditions qu'il avait offertes, empêchèrent l'armée d'aller plus loin. Mais ce fut plutôt un armistice qu'une paix réelle (1466). Cependant Philippe le Bon s'affaiblissait avec rapidité. S'étant rendu à Bruges l'année suivante, pour suivre d'importantes négociations qui se préparaient entre les maisons de Bourgogne et d'Angleterre, il fut atteint, dans cette ville d'une attaque d'apoplexie, qui l'enleva (le 5 juin 1467). De grands regrets éclatèrent à sa mort. Les nombreux serviteurs qui s'étaient attachés à lui pendant un règne de quarante-huit ans, pleuraient un bon maître et redoutaient déjà son successeur. Il avait enrichi et favorisé la noblesse ; la bourgeoisie, dont il avait ménagé les intérêts, s'était accoutumée à le respecter ; mais dans les grandes communes, les métiers et la foule conservaient contre le vieux souverain des ressentiments qui semblèrent se réveiller au moment de sa chute, et l'on vit bientôt que tout vainqueur qu'il avait été dans la lutte contre le peuple, il laissait encore à son successeur des haines à combattre et des séditions à étouffer. fjr, 'uweirete.. rTREC: ■Irn/ieirn GUE U tf"Ce/a., 4nitv\r OjRruyt Co/vf/ne 0i Ca'Tïtis' (.int/ip/iify >Tpt/rntu A'rt/r/nr, l'AM BR Ai rJ',-rrr>rr»r'. »••' AAtev/7/c 'Intens tc/tcc g '/rêves- toxemi ' ^Sc/ie/tAséne/A > °/ A (onj/isty L/'rïifx,/, NATÙ'REMSAOÇUISITIOK* i 0 VFôresticrc^ buche sr comte o 'Sa/ieon B OUWC O G NE ,Jê6e/tè/l TCV-IVi I>K iSAV'nO'; On net, J.ilh. dr l'Van rfr Str.ene ÉTATS HÉRÉDITAIRES ) ACQUISITIONS Œ ARLE S-LE -ï É M É RAI R13 .-y^Lcefi/rs/'/inn. r Lioôc umlir.n Sro/fyfc's c/ munir . \ na/j-'meul libres. Lil IFJRISjE aiMutgarrfcMi intle/fendànce. I OUTTliO restai/ sonsZa. France. CHAPITRE VI. RÈGNE DE CHARLES LE TÉMÉRAIRE (1467 A 1477). Jamais prince belge n'avait vu se déployer devant lui un avenir aussi brillant que celui qui semblait s'offrir à l'héritier de Philippe le Bon. 11 se trouvait appelé à régir des états vastes et florissants , à recueillir l'héritage d'un pouvoir solidement établi, d'un trésor dont la richesse surpassait toute croyance, et d'une armée à laquelle nulle autre n'était comparable. S'il paraissait inspirer déjà de la crainte et de l'aversion à quelques-uns des serviteurs de son père, que sa violence avait souvent effrayés, en revanche, il était aimé du peuple, qui lui savait gré de sa lutte contre les favoris et contre le roi de France. Les prédicateurs l'avaient loué publiquement alors dans les bonnes villes, et son courage, sa victoire, sa jeunesse même et son grand air (1) avaient encore accru sa popularité. Doué de plusieurs qualités nobles, il haïssait le mensonge et l'injustice, méprisait les plaisirs et le repos, et se sentait passionné pour la gloire et les actions éclatantes. On ne pouvait lui refuser de l'instruction, et son éloquence était remarquable, soit qu'il s'exprimât en français ou dans les langues flamande et anglaise, qu'il possédait également. Mais un orgueil sans bornes et sans frein, une colère aveugle, un cœur dur et une obstination inflexible obscurcissaient le côté brillant de son caractère, et devaient rendre stériles tous les avantages qu'il avait reçus de la nature et de la fortune. Une scène fatale signala son avènement au pouvoir. Il s'était rendu à Gand pour y faire sa "joyeuse entrée, „ selon l'usage national. Plein de confiance dans l'affection des citoyens, il avait amené avec lui sa fille encore enfant, et arrivé aux portes de la ville, il fit grâce à la plupart des bannis pour lesquels son père (1) Il était né le 10 octobre 1433. Le portrait que Philippe de Commines nous a laissé de lui est peint avec les couleurs de la haine. s'était montré impitoyable (c'étaient des vaincus de Gavre). Mais par malheur, des conseillers imprudents l'avaient détourné d'accorder aussi la remise de l'impôt établi sur le blé, et que l'on nommait la " cueillotte. „ C'était un jour de fête, et la multitude s'était rassemblée en grand nombre pour la procession de saint Liévin. Comme elle avait espéré que l'impôt serait aboli, elle maltraita les collecteurs placés sur le marché, courut à l'hôtel où se trouvait le duc, et demanda à grands cris qu'il supprimât ce droit onéreux. La réponse du prince se faisant attendre, l'on vit flotter des bannières sur la place, et les gens de métier prirent les armes. Charles voulut alors apaiser l'orage, et se rendant sur le marché, il essaya de parler à la foule du haut d'un balcon. Mais quoiqu'il eût daigné s'exprimer en flamand, et que ses conseillers fissent de grandes promesses en son nom, il était trop tard : les Gantois ne se bornaient plus à leurs premières demandes, et l'un d'eux montant tout armé sur le balcon où se tenait le duc, le somma de restituer à la ville tous les privilèges et toutes les prérogatives dont Philippe le Bon l'avait dépouillée. Charles balança pendant deux jours. Son orgueil et sa politique se refusaient également aux conditions qui lui étaient comme imposées; mais pendant les deux jours, les métiers restèrent sous les armes, entourant son hôtel et l'y tenant pour ainsi dire prisonnier. Il céda enfin, mais en frémissant, et de ce moment s'évanouit tout ce qu'il avait eu d'affection et de bonne volonté pour les gens des communes. Il ne vit plus en eux qu'une race ingrate et ennemie, qu'il n'était possible de dompter que par la terreur. Quelques troubles s'élevèrent aussi en Brabant. Un autre descendant de Philippe le Hardi, Jean, comte de Nevers et d'Étam-pes (c'était le fils de Philippe de Nevers, tué à Azincourt), prétendait avoir des droits sur ce duché , et il avait trouvé quelques partisans dans les états. Les villes craignaient le règne d'un souverain trop puissant, et plusieurs auraient préféré Jean de Nevers que Louis XI soutenait sous main. Mais la noblesse fut unanime fen faveur de Chai'les, et comme des désordres avaient éclaté à Anvers et à Malines, les gentilshommes brabançons conduisirent le prince dans cette dernière ville, se faisant forts de réprimer les mutins sans avoir besoin d'appui. En effet, le peuple se dispersa devant eux. Un échafaud fut alors dressé sur la place publique, et l'on venait d'y décapiter quelques-uns des mutins, lorsque le duc fit signe qu'il accordait grâce au reste. Cette prompte soumission avait satisfait son orgueil et calmé sa colère. Mais il semblait que partout en Belgique le nouveau souverain dût se trouver aux prises avec les communes. Tandis que sa présence ramenait l'ordre dans les cités brabançonnes, de nouvelles violences éclataient à Liège. La multitude, mécontente du traité qui se négociait (car il n'était pas encore régulièrement conclu), s'indignait à la seule idée d'être sous la dépendance d'un prince bourguignon. Des députés de Louis XI, qui étaient venus dans la ville comme médiateurs entre l'évêque et ses sujets, animent sous main les mécontents. Le peuple se soulève, court attaquer Huy, où résidait le prélat, pénètre dans la place, et la livre au pillage et à l'incendie. Louis de Bourbon, qui s'était échappé à temps, put se réfugier à Namur. Mais les Liégeois firent périr quelques-uns de ses serviteurs et des partisans de la paix, reprochant à ces derniers d'être vendus à la maison de Bourgogne. A cette nouvelle, la fureur de Charles fut terrible : l'audace des habitants ne l'irritait pas moins que les intrigues du roi. Il s'écria qu'il voulait mourir, ou mettre enfin ce peuple " au fouet et au bâton. „ Ses troupes furent bientôt rassemblées, et marchant sur la Hesbaye, il vint assiéger Saint-Trond, où se trouvait une garnison liégeoise. Ceux de la ville accoururent au secours, au nombre de trente mille hommes, et se retranchèrent au village de Brusthem. C'était un poste avantageux et entouré de marais ; mais l'artillerie et les archers du prince les délogèrent après une vive attaque. La victoire, quoique complète, ne fut pas très-sanglante ; mais le peu de cavaliers que comptaient les Liégeois avaient été écrasés, et Guillaume de Berlo, avoué de Hesbaye, qui avait porté l'étendard de Saint-Lambert, revint, avec sept chevaliers seulement, déposer dans la cathédrale la bannière du pays (23 octobre 1467). Saint-Trond se rendit, et le duc marcha sur Liège. La résistance paraissant impossible, trois cents des principaux bourgeois vinrent pieds nus et en chemise lui apporter les clefs de la ville. Il consentit à leur laisser la vie et les biens, exigeant seulement qu'on lui livrât ceux qui avaient violé envers lui le droit des gens ; mais il voulut entrer dans la place en vainqueur et par la brèche. Quelques jours après avoir fait subir cette humiliation aux Liégeois, il déclara les conditions qu'il leur imposait: les principales villes de l'évêché devaient être démantelées, le peuple dépouillé de toute espèce d'armes, et la cité privée de la plupart de ses privilèges et de sa vieille juridition sur le reste du pays. On voulait cette fois mettre fin à sa puissance en même temps qu'à sa révolte. Ce ne fut pas encore là pourtant le dernier acte de cette tragédie sanglante. Les bannis et les fugitifs de Liège avaient trouvé asile en France : rendus audacieux par le désespoir, et ayant reçu des secours et des promesses, ils rentrèrent peu à peu dans l'évêché, où ils rallièrent leurs partisans. Louis XI continuait à les exciter, quoiqu'il affectât de désirer sur toutes choses la paix avec Charles. C'est que ce dernier venait de s'assurer un allié redoutable, en épousant Marguerite d'Yorck, sœur d'Édouard IV, roi d'Angleterre (1468). Les deux beaux-frères s'étaient promis d'unir leurs armes contre les Français, et déjà l'on faisait dans toute la Belgique des préparatifs de guerre si considérables que la Flandre eut à fournir pour sa part un subside d'un million d'écus d'or. Le danger qui menaçait Louis donnait une nouvelle activité à ses intrigues et à ses négociations. Ainsi, tandis qu'il pressait les Liégeois de reprendre les armes, il demandait au duc une entrevue personnelle, pour terminer à l'amiable tous leurs différends. Il se crut même si sûr de l'apaiser, qu'il vint le trouver au château de Péronne, sans escorte et sans précaution, comme s'il n'avait rien à craindre (9 octobre). Mais sa confiance dans sa propre habileté faillit le perdre. En effet, les intentions pacifiques qu'il déployait à Péronne furent démenties par les événements qui éclatèrent à Liège, et où l'imprudence de ses agents trahit sa duplicité. Déjà depuis quelque temps le peuple de la ville avait pris les armes pour les bannis : excité par des conseils perfides, il se porta sur Tongres, où se trouvait l'évêque, et parvint à s'emparer de ce prince, qui fut ramené captif au sein de la commune (8 octobre). Ainsi le roi, qui parlait de paix et d'union, venait de rallumer en Belgique la guerre civile. Au récit de ce qui s'était passé, le Bourguignon se vit joué par son ennemi, et il tomba dans un accès de fureur effroyable. Un moment Louis XI fut prisonnier dans le château, et craignit pour sa liberté ou pour sa vie. Mais sa souplesse et les avis d'un conseiller de Charles, dont il sut acheter le dévouement (c'était Philippe de Commines, l'historien), le tirèrent de péril à meilleur marché qu'il 11e l'espérait lui-même : le duc, après avoir hésité quelque temps, se contenta d'un nouveau traité qui confirmait les divers privilèges que la paix d'Arras avait donnés à la maison de Bourgogne ; mais il exigea impérieusement que le roi l'accompagnât dans son expédition contre les Liégeois, et fût témoin du châtiment de ceux qu'il avait poussés à le braver. Cependant 011 se flattait encore à Liège d'échapper à sa colère. Jean de Ville, qui commandait au peuple, avait usé de ménagements envers l'évêque et envers quelques Bourguignons pris avec lui. Ces derniers avaient été relâchés sur-le-champ, avec prière de dire au duc que la ville respecterait son autorité. On comptait aussi sur l'intervention et sur l'appui du roi; enfin la saison avancée semblait du moins assurer quelque mois de répit, pendant lesquels on pourrait négocier. Mais telle était l'excellente organisation des troupes de Charles, qu'avant la fin du mois quarante mille hommes furent campés en vue de Liège, conduisant avec eux toute l'artillerie nécessaire pour l'assiéger. La partie était trop inégale pour que les gens de la commune, affaiblis par les revers et les divisions, osassent encore livrer bataille. Il y eut seulement une rude escarmouche à l'entrée des faubourgs, où le duc vint se loger. Une maison voisine fut assignée au roi, que l'on surveillait avec défiance. L'évêque qui sortit de la ville clans l'intention généreuse d'intercéder pour ses sujets, ne fut pas même écouté. C'était sa propre cause et non celle du prélat que voulait venger Charles : l'excès du ressentiment l'avait rendu inflexible, et l'arrêt de la commune était déjà prononcé. Pendant sept jours, l'armée demeura immobile vis-à-vis de cette cité qui n'avait plus 111 remparts, ni artillerie, mais que semblaient défendre encore son courage et sa renommée. Le huitième fut destiné à l'assaut. En vain six cents hommes du pays de Franchimont formèrent-ils le projet audacieux de surprendre, pendant la dernière nuit, les logements du duc et du roi. Ils pénétrèrent brusquement jusqu'aux maisons occupées par ces princes ; mais les gardes eurent le temps d'en défendre l'entrée, et bientôt tout le camp réveillé entoura les six cents Franchimon-tois dont le courage ne se démentit pas, et qui périrent en combattant. Le lendemain (30 octobre 1468), l'armée entière, se faisant un chemin sur les ruines des anciennes murailles, entra dans la ville de deux côtés à la fois. Il n'y eut point de défense. La population s'enfuit ou se cacha. Alors l'implacable vainqueur affecta de demander conseil à Louis XI, et reçut pour réponse que " le moyen de chasser les oiseaux, c'était de brûlerie nid. „ En effet, le duc brûla la ville, après l'avoir pillée. Il ordonna seulement d'épargner les églises et les demeures des prêtres , et trois cents maisons à peu près restèrent debout là où naguère avaient habité cent vingt mille âmes. La même barbarie fut déployée envers ceux qui étaient tombés dans les mains des soldats. Plusieurs milliers d'hommes furent égorgés, et un nombre égal de femmes et d'enfants jetés clans la Meuse. Charles le Téméraire eut l'horrible gloire d'avoir effacé Jean sans Pitié. Aux malédictions publiques qui s'élevèrent alors de toutes parts se joignit la voix de l'Église, pour laquelle il prétendait avoir combattu. Le souverain pontife lança une excommunication solennelle contre tous ceux qui avaient pris part à la destruction de Liège, et les événements semblèrent dans la suite se charger d'accomplir la sentence qui les avait condamnés. Après avoir assisté au triomphe barbare du prince bourguignon, le roi put enfin retourner en France. Plus son humiliation avait été grande, et plus sa haine devait être redoutable. Il sut préparer habilement sa vengeance et s'assurer l'appui de l'Angleterre, en soutenant dans ce dernier pays les partisans de la maison de Lan-castre, armés contre Édouard IV (1470). Ce prince fut bientôt réduit à chercher un refuge en Hollande, et ainsi s'évanouirent les avantages que Charles s'était promis de tirer cle son alliance. Ce n'était pas tout : le nouveau souverain, reconnaissant des services que lui avait rendus Louis XI (1470), consentit à s'unir avec lui pour écraser enfin la puissance cle la maison de Bourgogne, en tournant contre elle les forces des deux royaumes. A peine se furent-ils concertés entre eux, que le Français prit brusquement l'offensive, et fit attaquer par ses soldats les villes de Picardie, dont quelques-unes lui furent livrées. Aucune déclaration de guerre n'avait averti le duc; la saison l'empêchait de rassembler ses vassaux (c'était au mois de décembre), et ses côtes étaient menacées en même temps que ses frontières. Cependant il ne tarda pas à réunir assez cle troupes pour arrêter l'armée de France au bord de la Somme, tandis qu'une expédition se préparait en Zélande, pour reconduire Édouard dans ses états (mars M71). Le parti de ce prince s'étant alors relevé, la couronne lui fut bientôt rendue, et Louis, trompé dans l'espoir d'accabler son adversaire, se vit contraint lui-même à se défendre. Mais après avoir ravagé l'Ile-de-France et la Normandie, sans pouvoir prendre la ville de Bauvais, ni engager les Français à livrer bataille, Charles consentit à une trêve de longue durée (1472). Ce n'était pas que de part et d'autre le ressentiment se fût calmé ; mais le roi avait besoin de temps pour augmenter ses forces et ses ressources ; et le duc voulait remettre la guerre jusqu'à l'époque où Edouard et les Anglais seraient en mesure d'y prendre part. Au fond, tout rapprochement était devenu impossible, et il fallait que l'un des deux ennemis fût un jour renversé par l'autre. Malgré cette lutte mortelle, où il se trouvait engagé, le prince bourguignon poursuivait en même temps d'autres projets et d'autres espérances. Organiser ses états et les agrandir, gouverner en roi et créer une monarchie, telle était, depuis longtemps sa pensée favorite. La défaite de Louis XI ne faisait qu'une partie de ce grand dessein, dont toute son âme était occupée et qu'il poursuivit avec une volonté puissante, mais avec trop de violence et de passion pour parvenir au succès. "Si je ne porte point de couronne, avait dit Philippe le Bon sur ses vieux jours, c'est seulement parce que je ne l'ai pas voulu. „ Mais dès l'avévement de son fils, tout avait changé de face dans le palais et dans le conseil. Le jeune duc avait voulu être servi avec autant de respect et de crainte que les plus liers monarques. Cependant la nouvelle force que son énergie avait donnée à tous les ressorts du gouvernement était balancée par la malveillance et par la désaffection qu'inspirait sa rudesse. Son père s'était laissé quelquefois tromper; lui se fit trahir. Déjà en 1470, quelques-uns des principaux de sa cour et même un de ses frères naturels étaient passés sous les drapeaux de Louis XI. Plus tard, la défection s'étendit davantage, et le rendit défiant envers tout ce qui l'entourait. Plus impérieux encore vis-à-vis des communes que de la noblesse, il irritait par un langage dur et menaçant ceux dont l'attachement aurait fait sa force. Quoique les Gantois fussent venus lui remettre les privilèges qu'ils lui avaient arrachés (1469), le pardon qu'il leur accorda solennellement ne fut jamais suivi d'une réconciliation complète, et l'on a conservé les paroles qu'il leur adressa l'année suivante: " Vous, Flamands, avec vos dures têtes, avez toujours „ méprisé ou haï vos princes , car quand ils n'étaient pas bien „ puissants, vous les avez méprisés, et quand vous ne leur pouviez „ rien faire, vous les avez haïs. J'aime mieux être haï par vous „ que méprisé. „ Il se plaignait de leur peu d'affection, déclarant qu'il n'ignorait pas qu'il y en avait parmi ses vassaux qui, au lieu de faire des vœux pour qu'il fût vainqueur, auraient voulu le voir " battu par ses ennemis, tué, voire même écartelé. „ Souvent il affectait de louer ses sujets cle Bourgogne , comme un modèle pour ceux de.Belgique, accusant d'égoïsme et presque de rébellion ses riches communes, qui payaient si peu de subsides malgré leurs gros revenus, tandis que Louis XI savait bien tirer de fortes aides cle son pays de France, tout pauvre qu'il était. Ces paroles donnaient à penser que les droits et les franchises dont jouissait lanation seraient en grand péril. Lui-même, clans ses moments de colère, s'était écrié qu'il n'était pas de sang belge, et qu'il conduirait ses sujets à la manière cle France et cle Portugal (1). Aussi n'était-ce qu'avec une extrême défiance que l'on voyait s'accroître ses forces et son autorité. Ses armements étaient considérables. Non qu'il tirât parti des vieilles institutions militaires de la bourgeoisie, au moyen desquelles il était si facile cle former des soldats ; mais outre les gentilshommes qui lui devaient service, il tenait sur pied des troupes permanentes que l'on portait à quatre mille lances (de six cavaliers chacune) et qu'accompagnaient quatorze cents chariots d'artillerie et de munitions. La moitié de ses soldats étaient Belges; le reste se composait cle Bourguignons, d'Artésiens et de Picards, ou même d'aventuriers mercenaires. Trois cents canons, et un matériel de guerre immense étaient attachés à cette armée, dont la valeur égalait la haute réputation. C'était en elle que le duc mettait sa confiance et son orgueil : heureux s'il n'avait pas cru que le dévouement de ses soldats pût le dispenser d'acquérir l'affection de son peuple. Dans l'état de faiblesse où se trouvaient encore la plupart des royaumes européens, c'était un sujet d'admiration pour les nations étrangères que cette grande puissance du duc Charles, et (1) Il avait eu pour mère Isabelle de Portugal, troisième épouse de Philippe le Bon. l'ordre merveilleux qu'il avait établi dans son hôtel et dans ses camps. Sa renommée lui attirait tant d'hommages que l'on vit dix-sept ambassades différentes réunies dans son palais le jour que les députés de Gancl furent admis eu sa présence. Le monde semblait attendre de lui de grandes choses, et si cette attente fut trompée, c'est que l'événement répondit mal à la hardiesse de ses entreprises: mais on 11e peut nier que les plans qu'il avait conçus offrissent de la grandeur. Nous essayerons de les indiquer. La maison de Bourgogne était parvenue à un degré d'élévation où elle ne pouvait se maintenir qu'en acquérant assez de force pour être inattaquable: car elle excitait au dehors trop de jalousie pour ne pas se voir sans cesse menacée. Ses possessions formaient deux groupes de provinces aux deux extrémités de l'ancienne Lotharingie : c'étaient la Bourgogne, appuyée au Jura, et les Pays-Bas, adossés à la mer. Ces deux groupes se trouvaient séparés par un grand intervalle qu'occupaient l'Alsace et la Lorraine. En outre, les Pays-Bas ne possédaient point de frontière bien marquée du côté de l'Allemagne, n'atteignant au Rhin que vers l'extrémité de son cours. Dans cette situation, le duc avait compris qu'il était possible de former un seul corps de toutes ces provinces, en y joignant la Lorraine et l'Alsace, et un appuyant sa défense sur la possession des bords du Rhin. Il aurait ainsi créé au cœur de l'Europe un état indépendant capable de tenir tête aux plus grands peuples. Les circonstances favorisaient son dessein. Dès l'an 1468, l'archiduc Sigismond d'Autriche lui avait engagé pour 230,000 florins le landgraviat de Haute-Alsace et quelques autres districts placés sur le Haut-Rhin, et confinant à la Suisse et au comté de Bourgogne. En 1472, il acquit pour une somme assez modique les droits du vieux duc Arnould de Gueldre, que son fils Adolphe avait dépouillé de ses états.'Il est vrai que pour utiliser ces droits, il fallait employer la force: car Adolphe était un prince intrépide, et il ne manquait pas de partisans. Mais rien ne put tenir contre l'armée du Bourguignon. Il assiégea et prit d'assaut la ville de Nimègue, la seule qui eût osé se défendre, et la Gueldre entière le reconnut pour souverain (1473). Par cette conquête , qui soumettait à la domination tout le pays situé entre la Basse-Meuse et le Zuiderzée , il mettait en sécurité le nord de ses états, jusque-là découvert. Il ne restait donc plus qu'à trouver les moyens d'établir aussi son pouvoir dans les deux provinces qui séparaient encore la Bourgogne de la Belgique. Un moment ce grand résultat fut presque atteint par une alliance projetée entre la fille unique de Charles et Nicolas d'Anjou, duc de Lorraine : car les domaines cle ce prince s'étendaient de la Bourgogne au Luxembourg, et auraient complété le royaume que rêvait déjà le Téméraire. Mais il conçut ensuite d'autres desseins. La main de la princesse fut destinée à l'archiduc Maxi-milien d'Autriche, fils cle l'empereur Frédéric III. A ce prix, le prince belge recevrait un jour la couronne impériale (après la mort de Frédéric), et il devait être reconnu immédiatement comme roi de Bourgogne, et vicaire-général de l'empire dans les provinces situées sur la rive gauche du Rhin. Une négociation aussi importante ne pouvait être conduite par des ambassadeurs : l'empereur et le duc se rendirent eux-mêmes à Trêves, pour lever les dernières difficultés (29 septembre 1473). Leur entrevue dura cinq semaines, et la magnificence que déploya pendant ce temps la cour cle Bourgogne fut un sujet d'admiration pour la noblesse allemande. Mais il semble que cette splendeur inspira aussi quelque jalousie à Frédéric et aux seigneurs qui l'accompagnaient. Louis XI, justement alarmé du triomphe de son rival, avait su exciter contre lui [la .défiance de ce monarque, dont l'esprit était faible et soupçonneux. L'événement fit voir aussi que les princes des bords du Rhin redoutaient le voisinage et la domination de Charles. Cependant le traité était à peu près conclu, et l'on avait déjà fait tous les préparatifs pour le couronnement du nouveau roi, lorsque tout à coup l'empereur, par une décision brusque et qui n'a jamais été bien expliquée, quitta la ville à l'insu du Bourguignon , et reprit le chemin de l'Allemagne. Ce mauvais Succès n'abaissa ni les espérances ni l'orgueil du Téméraire. Les négociations avec Frédéric pouvaient être reprises plus tard (comme il arriva en effet), et quant au roi de France, le moment de l'attaquer paraissait venu. Édouard IV, raffermi sur le trône d'Angleterre, était excité par ses propres sujets à reconquérir la Normandie et la Guienne. Il écouta les propositions de Charles, qui le pressait de marcher enfin avec lui contre leur ennemi commun, et une ligue fut conclue entre les deux beaux-frères pour accabler Louis XI (juillet 1474). Mais la négociation avait été longue, et l'expédition ne pouvait être entreprise que l'année suivante. Forcé à l'inaction pendant cet intervalle, le duc travaillait sans relâche à grossir ses troupes et son trésor. Il fit lever de vieux soldats jusqu'en Italie, et il exigea de ses sujets des subsides plus considérables encore que les précédents. Ce fut aussi à cette époque qu'il acheva d'enlever à la magistrature des diverses provinces cette vieille souveraineté judiciaire, à laquelle Philippe le Bon avait porté les premières atteintes. Réunissant en un seul corps les conseils de justice et de finances établis par ses prédécesseurs, il en forma un parlement suprême, dont il plaça le siège à Malines, et dont il étendit la juridiction sur le pays tout entier. Ainsi furent soumises à une direction commune l'action de la justice et l'administration des affaires. C'était un grand pas vers l'unité du gouvernement; mais d'autre part, la fortune, la vie et la liberté des sujets de Charles allaient se trouver à la merci d'une cour composée à son choix et qui méconnaîtrait peut-être tous leurs anciens privilèges. Lui-même, il est vrai, se montrait d'ordinaire équitable et grand j usticier ; mais il s'exagérait trop souvent ses droits de souverain, et il avait introduit dans son parlement des gens de Bourgogne et de Picardie imbus des maximes de France. Aussi le peuple alarmé voyait-il clans la nouvelle institution un instrument de tyrannie. Il ne craignit pas de s'engager encore la même année dans une nouvelle entreprise de guerre. Il s'agissait de replacer sur son siège Robert de Bavière, archevêque de Cologne, que ses vassaux avaient expulsé, à la suite d'une révolte générale. Parent du Bourguignon, il était venu réclamer son appui, et en le rétablissant par la force des armes Charles pouvait acquérir sur Cologne le même protectorat que sur Liège et Utrecht. Rien ne convenait mieux à ses projets, soit à cause de la situation et de l'étendue de l'archevêché, qui se prolongeait sur les deux bords du Rhin, soit à cause de l'éclat et du retentissement que devait avoir cette expédition. Incapable de résister à ce double appât, il rassembla ses troupes et alla mettre le siège devant la forteresse de Neuss, occupée par les ennemis de l'archevêque (août 1474). Il s'était flatté d'éprouver peu de résistance; mais il n'en fut pas ainsi. L'alarme était générale dans les contrées rhénanes : car on y redoutait déjà son orgueil et son ambition. La plupart des princes voisins prirent les armes, et Frédéric III lui-même, sur les instances et sur les promesses de Louis XI, convoqua toutes les forces de l'empire pour repousser les Bourguignons. Mais ce péril, et la défense vigoureuse de la place, qui était déjà soutenue par un corps d'armée, ne firent que redoubler l'ardeur du Téméraire. Loin de se décourager, il s'opiniâtra à continuer ses attaques, malgré le voisinage des troupes impériales et l'approche de la mauvaise saison. Retranché clans son camp, où il bravait la supériorité numérique de ses adversaires, il y passa l'hiver entier plutôt que de reculer devant eux. Au printemps , l'arrivée de nouveaux renforts porta l'armée de Frédéric à cent mille hommes, et elle osa enfin s'approcher des assiégeants pour les attaquer : mais elle fut si maltraitée dès le premier engagement (24 mai 1475), que l'empereur en vint aux négociations. Le duc était pressé lui-même de quitter le siège pour se joindre à Edouard, dont les forces se trouvaient enfin réunies ; cependant il ne voulut s'éloigner qu'après le départ des Allemands, et quelques escarmouches s'étant encore engagées pendant les derniers jours, il tailla en pièces les corps qui avaient marché contre lui. Après être sorti, non sans quelque honneur, de cette lutte opiniâtre, Charles dirigea ses soldats sur le Luxembourg, pour rentrer en France du côté de la Champagne. Ce mouvement offrait l'avantage de menacer en même temps le duc René de Lorraine, jeune prince que Louis XI avait su attirer dans son parti, et qui, après avoir commis cle grands ravages sur la rive gauche de la Moselle , semblait vouloir prendre possession du pays adjacent. Mais il en résulta qu'Edouard IV, déjà débarqué à Calais, prit l'alarme en ne voyant pas arriver les forces de Bourgogne. Au lieu de ces grands corps de quarante et de soixante mille combattants, que la Flandre seule avait fournis à un de ses prédécesseurs, il n'apercevait qu'un petit nombre de gentilshommes d'Artois et de Picardie : car les provinces belges ne s'étaient point armées , et elles venaient même cle refuser les subsides qu'on leur demandait. Les mécontents répandaient le bruit que les soldats du Téméraire avaient tous péri devant Neuss. Louis de Luxembourg, comte de Saint-Pol et connétable cle France, après avoir promis d'accueillir les Anglais dans plusieurs villes qu'il possédait sur la frontière , changea de pensée et fit tirer sur leurs troupes. Toutes ces circonstances refroidirent Edouard , qui prêta bientôt l'oreille aux propositions de paix du roi de France. Ce dernier offrait de le dédommager de tous les frais de l'expédition, et de lui payer une pension annuelle de 50,000 écus d'or. Les présents et les promesses furent prodigués aux seigneurs d'Angleterre, et après une entrevue entre les deux monarques on convint d'une trêve de sept ans, sans que l'épée eût été tirée du fourreau. En vain le Bourguignon accourut-il pour empêcher cette honteuse défection de son allié. Ni sa colère ni ses reproches ne purent empêcher son beau-frère de l'abandonner ainsi au moment décisif. Lui-même alors accepta les conditions que lui offrait son ennemi, et les hostilités entre la France et la Bourgogne furent suspendues pour neuf ans, le roi promettant de ne pas entraver le duc clans ses guerres sur le Pihin , et lui cédant les villes et les trésors du comte de Saint-Pol (1). Cet arrangement, si contraire à toutes les prévisions, ne laissait pas que d'être encore avantageux au Téméraire : car il restait libre de tourner contre la Lorraine les forces qu'il avait dirigées contre la France. René, abandonné par le perfide Louis XI, ne put alors défendre ses états , dont la conquête fut bientôt achevée Nanci, capitale du duché, se rendit le 29 novembre. Le duc déclara aux habitants qu'il garderait ce pays, puisque Dieu le lui avait donné ; il ajouta qu'il ferait de leur ville le lieu de sa résidence et une des grandes cités de l'Europe. En effet, nulle n'était mieux située pour servir de capitale à ses vastes possessions, qui se trouvaient enfin liées entre elles par la conquête de la Lorraine. Jamais aussi Charles n'avait pu mieux compter sur sa fortune : il venait de renouer ses anciens engagements avec l'empereur, tandis que le roi de Provence et les ducs de Milan et de Savoie avaient déjà formé avec lui une alliance intime. Plein de confiance et d'orgueil, il osa dire alors aux députés des provinces belges qu'à l'avenir il ne voulait plus demander des subsides, mais en commander. C'était cette fierté qui devait le perdre. Il existait depuis quelque (1) Ces divers points furent réglés successivement. Le connétable se réfugia dans les états de Charles ; mais celui-ci le fit livrer au roi, qui l'envoya à l'échafaud (décembre 1475). Hugonet- et d'IIumbercourt (page 330) ont été accusés d'avoir livré Louis de Luxembourg sans en avoir reçu l'ordre. temps une guerre ouverte entre les Bourguignons et les Suisses, guerre qui avait eu pour première cause la hauteur et la dureté du gouverneur de l'Alsace (Pierre de Hagenbach). Dans cette lutte l'avantage était resté aux montagnards, regardés alors comme les premiers soldats du monde. Après avoir aidé les Alsaciens à s'affranchir et à punir leur oppresseur, qui avait été traîné à l'échafaud, ils s'étaient ligués avec Sigismond d'Autriche, pour lui faire rendre le pays que Charles tenait de lui en enga-gère, et quelques-unes de leurs bandes guerrières avaient porté le ravage jusque dans la Bourgogne. Aussi le duc, profondément humilié, s'était-il promis de tirer d'eux une vengeance éclatante. Il s'achemina donc de la Lorraine vers leur pays, sans avoir égard aux députations qu'ils lui envoyèrent pour demander la paix (1476). Rien n'était plus magnifique que son armée, à laquelle vint se joindre toute la noblesse des provinces qu'il traversait. Mais cette brillante cavalerie alla se briser contre les piquiers suisses, armés comme les milices de Flandre et de Brabant, qui joignaient à l'expérience des combats une vigueur et un courage à toute épreuve. Défait une première fois à Gran-son, Charles revint à la charge, après avoir réuni ce qui lui restait de troupes, et il fut complètement vaincu à la bataille de Morat (22 juin). A ce coup, on vit s'écrouler tout l'édifice de sa puissance. Ses soldats se dispersèrent, et les villes de Lorraine ouvrirent leurs portes au jeune duc René, qui avait rassemblé quelques troupes. Dans cette extrémité, le Téméraire, réfugié au pied du Jura, fit demander des secours d'hommes et d'argent à ses sujets de Belgique. Les provinces wallonnes y consentirent avec restriction ; mais la Flandre et le Brabant refusèrent. Ils répondirent que le peuple avait déjà trop souffert, et qu'il ne ferait plus aucun sacrifice, à moins que la défense du pays ne l'exigea. Us ajoutaient que, si le duc était attaqué par ses ennemis, les Belges s'armeraient pour l'aller délivrer au risque de leur corps et de leurs biens ; mais qu'étant lui-même l'assaillant, il n'avait qu'à revenir sur ses pas, et à renoncer à ses projets de vengeance. La fureur de Charles ne lui permettait plus de reconnaître la sagesse de ce conseil. Depuis sa défaite, son esprit semblait égaré par le désespoir. Il fulminait les menaces les plus terribles contre ses propres serviteurs, et voulait faire écarteler les vassaux qui avaient quitté sa bannière. A peine songeait-il cepen- dant à tirer parti des ressources qui lai restaient encore. Il ne reprit courage qu'après l'arrivée de quelque cavalerie de Hainaut et de Brabant, dernier effort d'une noblesse fidèle. Alors il rentra en Lorraine, chassa René, et mit le siège devant Nanci, malgré la rigueur de l'hiver. Ses capitaines belges le suppliaient cle ménager du moins le reste de ses troupes, et d'attendre un moment plus favorable. Mais il en fut détourné par le comte de Campo-Basso, un de ces chefs mercenaires dont il avait fait ses favoris. Ce traître, vendu à Louis XI, exerçait une fatale influence sur l'esprit du malheureux prince, et avait réussi à lui rendre suspects ses amis les plus sincères. Il s'opiniâtra donc à rester campé sous les murs de Nanci jusqu'à l'arrivée d'une armée suisse, qu'amenait le duc de Lorraine. Alors s'engagea une dernière bataille, où le Téméraire, accablé par l'inégalité des forces, sembla moins aspirer à la victoire que chercher la mort. Il périt, en effet, dans la mêlée avec presque tout ce qui lui restait de gentilshommmes (5 janvier 1477). Campo-Basso avait passé à l'ennemi deux jours avant le combat. \ CHAPITRE VII. RÈGNE DE MARIE DE BOURGOGNE (1477 A 1482). La mort de Charles le Téméraire fut pour la Belgique le signal d'une de ces grandes commotions qui ébranlent les trônes, et qui mettent en danger l'existence des états. Le duc, dans son opiniâtreté à poursuivre la guerre, avait épuisé ses forces et ses ressources : l'armée était détruite, le trésor vide, la noblesse ruinée, et le peuple plein d'aversion pour ceux qui le gouvernaient. Aussi vit-on près de s'écrouler alors tout ce vaste édifice de puissance et de royauté, dont Philippe le Bon avait jeté les bases, et que son successeur avait cru élever si haut. Les grandes provinces, dont la résistance avait déjà souvent éclaté pendant les dernières années du Téméraire, secouèrent la domination du parlement et des officiers du prince. Aucune autorité n'était assez forte pour contenir les villes, dont le ressentiment éclatait par des actes de violence et de réaction. La fille unique de Charles, Marie de Bourgogne, âgée alors de dix-neuf ans, s'était rendue au château de Gand, et s'y trouvait sous la garde de la commune, qui avait repris toute son audace. Bruges, Mons, Anvers et Bruxelles étaient agitées par des émeutes qui anéantissaient le pouvoir des magistrats. La plupart des provinces réclamaient leurs anciens privilèges, abolis ou enfreints par le duc qui venait de périr. Au dehors il n'avait pas laissé à sa fille un seul allié, et Louis XI, monarque aussi avide qu'ennemi implacable , s'apprêtait à recueillir enfin les dépouilles du rival dont il avait hâté la chute. Déjà ses forces étaient rassemblées près des frontières : il s'était ménagé des intelligences secrètes avec quelques seigneurs de la cour de Bourgogne, et il comptait sur l'anarchie que devait produire en Belgique le mécontentement des communes. Tout favorisait donc ses desseins hostiles, et il se hâta de saisir l'occasion qu'il avait prévue. Dès le mois de janvier, et presque à la première nouvelle de la mort de Charles, toutes les provinces méridionales de ses états, Franche-Comté, Bourgogne, Picardie et Artois, furent envahies à la fois par les troupes françaises. L'Artois seul offrit une résistance opiniâtre. Le reste se soumit avec tant d'empressement que Louis XI, qui avait d'abord destiné Marie de Bourgogne à son fils, le dauphin, changea de projet et résolut de conquérir pour lui-même la Flandre, le Hainaut et le marquisat de Namur : quant au Brabant et à la Hollande, il comptait en investir des princes allemands, ne croyant pas pouvoir garder des possessions si lointaines. Conduisant ce dessein avec sa ruse ordinaire, il annonça que " s'il se saisissait des états de mademoiselle de Bourgogne, c'était afin de les lui conserver, „ et il laissa croire aux conseillers les plus intimes de Marie qu'il lui réservait pour époux l'héritier de son trône. Ceux dont il surprenait ainsi la crédulité, étaient le chancelier Hugonet et le sire d'Humbercourt, l'un Bourguignon et l'autre Picard. Investis de toute la confiance de leur jeune souveraine; ils s'étaient rendus auprès du roi, qui assiégeait alors Arras, et ils arrêtèrent avec lui le projet de ce mariage. Toutefois ils demandèrent en même temps que cette négociation restât secrète ; car ils craignaient l'opposition des états du pays, qui venaient de se réunir à Gand (février 1477), et ils n'ignoraient pas que l'idée de passer sous la domination française inspirait au peuple, et surtout à la bourgeoisie flamande, une répugnance invincible. Le parti auquel les deux envoyés s'arrêtèrent fut de cacher l'alliance qu'ils voulaient conclure, et qui se serait ensuite accomplie brusquement. Il s'agissait seulement de tromper les états et les conseillers belges, de peur qu'ils n'empêchassent leur souveraine de se livrer et de les livrer avec elle au pouvoir du monarque dont elle était la filleule, et qu'elle regardait comme son protecteur naturel. Louis feignit d'adopter ces vues, et promit le plus profond mystère; mais s'étant fait remettre une lettre de Marie de Bourgogne, où ce plan était approuvé, et où elle-même exprimait sa défiance des Belges, il livra cette pièce à d'autres députés que lui avaient envoyés les états eux-mêmes. Il croyait par-là jeter la discorde dans le conseil, et rendre la princesse odieuse à ses sujets. Toutefois cet indigne artifice ne réussit qu'à moitié. Quoique Marie eût trompé les états par de fausses protestations, ce ne fut point sur elle que retomba la haine publique. Sa jeunesse, son inexpérience et l'isolement où elle se trouvait l'excusèrent : Hugo- net et Humbercourt portèrent seuls la peine de leur œuvre. Us furent arrêtés et mis en jugement devant les échevins de Gand, auxquels on adjoignit des commissaires des états. Mais l'accusation qui leur fut intentée ne porta pas sur la trahison qu'ils venaient de commettre. Les échevins n'avaient point à connaître d'un acte qui ne concernait pas spécialement la ville, et la situation des affaires ne permettait pas de publier le secret que Louis XI avait révélé. Hugonet et Humbercourt furent condamnés à mort sous prétexte de concussion. En vain Marie elle-même implora les magistrats et le peuple en leur faveur : s'ils avaient été des serviteurs zélés de la maison de Bourgogne (et c'est un éloge qu'on ne pouvait leur refuser), ils avaient cru que leur devoir se bornait à défendre les intérêts personnels de leur souveraine, et ils avaient sacrifié sans scrupule tous ceux du pays. L'échafaud fut dressé à Gand, sur le marché du Vendredi. Ils y montèrent avec courage (3 avril 1477) : étrangers tous deux à la Belgique, leur conscience ne leur reprochait pas le pacte qu'ils avaient conclu pour leur maîtresse, et qui ne constituait point à leurs yeux une trahison. Le glaive du bourreau avait frappé à Bruxelles et à Mons d'autres serviteurs de Charles; son parlement était aboli, les privilèges qu'il avait voulu détruire venaient d'être renouvelés et amplifiés : car il ne restait à Marie aucun moyen de lutter contre la volonté populaire. Un seul des desseins qu'avait formés le duc fut exécuté ; ce fut le mariage de sa fille avec l'archiduc Maximilien d'Autriche. Tout était encore plein de trouble et de confusion, lorsque ce prince, aussi jeune que sa fiancée, vint en Belgique, et réclama la main de Marie. Il fut accueilli avec joie par le peuple, qu'effrayait la puissance française, et qui désirait obtenir l'appui de l'Allemagne. Marie elle-même, malgré quelques-uns de ceux qui l'entouraient, se montra disposée à cette alliance, qui fut célébrée dès le mois d'août (1). Le nouveau souverain se rendit de province en province, et fit, suivant l'usage national, sa joyeuse-entrée dans (1) Ils étaient assez proches parents, Marie ayant eu pour aïeule Isabelle de Portugal, tante d'Eléonore de Portugal, mère' de Maximilien. Ce dernier passait pour le plus beau prince de son époque, mais l'avarice et la pauvreté de son père allaient si loin, qu'on raconte que ce furent les Gantois qui pourvurent de vêtements convenables le fiancé de la jeune duchesse. chacune des grandes villes , jurant de respecter leurs droits et leurs libertés, et recevant à son tour leurs promesses de fidélité. Autant le caractère despotique de son prédécesseur avait indisposé les esprits, autant il les gagna par sa condescendance. Les Brabançons avaient exigé une stipulation expresse qui les dégageât de toute obéissance , si jamais le prince violait un de leurs privilèges ; ce fut sous cette forme qu'il consentit à prêter le serment d'inauguration. Cependant Louis XI poursuivait son invasion. Les principaux de sa cour se partageaient déjà entre eux le gouvernement de nos provinces, et le seigneur de Lucie, désigné pour commander en Flandre, s'était promis " de s'y faire tout d'or. „ Arras avait succombé après une longue résistance ; mais " la furieuse défense „ à laquelle semblaient résolus ceux de Douai et de Lille fit tourner l'armée française vers le Hainaut, où elle prit tour à tour Bouchain, le Quesnoi et Avesnes. Tantôt le roi voulait effrayer les populations par d'horribles ravages, tantôt il cherchait à les gagner par de basses flatteries. Il se vantait d'avoir une estime particulière pour le noble pays cle Hainaut, et de priser plus un berger de cette province qu'un grand gentilhomme d'une autre contrée. Ce fut en pure perte. Les Hennuyers s'armaient de toutes parts, et Louis reconnut bientôt que l'entreprise était plus difficile qu'il ne l'avait pensé. Il accorda une trêve jusqu'à l'année suivante ; Maximilien en profita pour se mettre en mesure de lui tenir tête. Quoique la Gueldre se fût soulevée, et que les partis eussent recommencé la guerre civile en Hollande, les forces de la Belgique seule suffirent bientôt à repousser de nouvelles agressions. A l'ouverture cle la campagne, les Français marchèrent sur Condé et réussirent à forcer la ville. Mais ils se virent contraints de l'abandonner à l'approche des troupes du Hainaut, du Brabant et cle Namur, conduites par le jeune archiduc. Un deuxième armistice fut conclu, et donna le temps d'organiser un système complet de défense. Quelques forteresses du Luxembourg étaient occupées par des compagnies au service de France , qui vivaient de pillage et de butin. Le comte cle Chimai, avec les gentilshommes de la contrée et les milices de Namur, assiégea et prit la plupart de ces places. Le Hainaut, gardé par les troupes de la province et du Brabant, se trouvait à l'abri d'une nouvelle attaque. Maxi- milien lui-même se porta en Flandre pour arrêter l'ennemi de ce côté. Il n'avait qu'un petit nombre de gentilshommes et quelques archers allemands et anglais ; mais les villes lui fournirent de grands corps d'infanterie, qui portèrent son année à vingt-sept mille hommes. Avec ce renfort, il alla mettre le siège devant la place cle Térouenne, dont la garnison française avait ravagé les environs d'Aire et de Saint-Omer. Son but réel était moins de prendre la ville que d'attirer l'ennemi à une bataille. Philippe cle Crèvecœur, seigneur d'Esquerdes , commandait pour le roi sur cette frontière. C'était un de ces gentilshommes qui, après avoir servi Charles le Téméraire, étaient passés sous les drapeaux cle Louis XI. Brave et habile capitaine , il tenait d'autant plus à l'honneur de ses armes qu'il avait à racheter la honte de sa défection. Il avait sous ses ordres dix-huit cents lances, quatorze mille archers , les milices de Picardie et une artillerie de trente-sept pièces, parmi lesquelles deux grosses bombardes que l'on appelait la Gringade et la Girade. Avec ces forces, il n'hésita pas à prendre l'offensive. Il comptait aussi sur la nombreuse garnison de Térouenne, qu'il avait fait prévenir de son approche. Averti de son dessein, l'archiduc voulut aller à sa rencontre. Les troupes sortirent du camp avant le lever du soleil (17 août 1479). La cavalerie était peu nombreuse, ne s'élevant encore qu'à huit cents lances : car la fleur de la noblesse avait péri clans les guerres du dernier duc. Mais l'infanterie, qui était forte et assurée, marchait en chantant, " aussi joyeuse que femmes qui vont aux noces. „ Il y avait longtemps que les Flamands n'avaient plus fait la guerre, et ils avaient éprouvé quelques échecs dans les petits combats des deux années précédentes ; mais ils brûlaient de prendre leur revanche, et ils se sentaient animés par la présence de leur jeune souverain, sous les yeux duquel ils allaient combattre pour leur pays. Vers le midi, l'on aperçut l'année française qui tenait les hauteurs sur la gauche de la route. Elle couvrait deux grandes collines, appelées les montagnes d'Engui et de Guinegate ; les Belges se rangèrent en face dans une plaine ouverte. Leur ordonnance offrait la forme d'un triangle. Cinq cents archers d'Angleterre, que le roi Edouard IV avait envoyés au secours cle Marie de Bourgogne, étaient placés à la pointe en guise d'avant-garde. Après eux venaient des archers et des arquebusiers allemands, au nombre de trois mille. L'artillerie de l'armée formait la ligne suivante, et tirait à toute volée sur la montagne où se tenaient les ennemis. Le corps de bataille était composé de piquiers flamands, formés en deux gros bataillons. Quoiqu'ils fussent " bien duits et usités d'armes et de picques, „ on leur avait donné, pour les conduire et régler leurs mouvements, des chevaliers d'expérience et de vieux hommes de guerre. Le comte de Romont, maréchal de Bourgogne, commandait un des deux bataillons; Engelbert de Nassau, sire de Bréda , était à la tète de l'autre. Ces deux seigneurs avaient le bras nu en signe de défi, parce que Crèvecœeur s'était vanté de couper les bras à tous les piquiers de Flandre. Ils marchaient la hallebarde à la main, comme les capitaines qui les accompagnaient. On voyait à la tête des milices les baillis de Gand, de Bruges et du Franc, et les chefs de la bourgeoisie et des métiers ; Maximilien lui-même était venu encourager ses bonnes gens des communes, d'un air doux et en souriant, et tous avaient levé la main en promettant de bien faire. C'était sur eux en effet que reposait l'espoir de la journée; car les cavaliers trop inférieurs en nombre aux ennemis, se tenaient en arrière, rangés en petits pelotons de vingt-cinq lances, qui se prolongeaient à droite et à gauche. Sur les deux heures, quand les Français eurent le soleil et le vent au visage, les archers d'Angleterre commencèrent l'attaque, soutenus par le feu des canons. Mais alors un corps de cinq à six cents lances ennemies , suivis d'un détachement considérable de francs archers, tourna derrière un bois qui s'étendait sur la droite, et faisant un grand circuit, vint assaillir de ce côté la cavalerie de l'archiduc. Les gentilshommes belges et allemands résistèrent avec la plus grande vigueur ; mais ils étaient les plus faibles, et Crèvecœur ayant également fait charger l'autre aile par un fort détachement de ses meilleurs hommes d'armes, toutes deux se trouvèrent rompues. Elles se replièrent en désordre, quelques-uns des cavaliers se dirigeant sur le camp de Thérouenne, d'autres sur la ville d'Aire, et tous vivement poursuivis par les vainqueurs. Maximilien, avec un petit nombre des plus braves, fit retraite vers le gros de son infanterie, qui n'avait pas encore combattu. La situation de cette partie de l'armée devenait dangereuse. Isolée au centre de la plaine, elle se voyait déjà tournée par les lances françaises , tandis que Je reste de l'ennemi se déployait sur les collines, et manœuvrait de manière à l'envelopper. Les troupes légères de l'avant-garde continuèrent à escarmoucher sous la protection de l'artillerie ; mais les Flamands, rangés en ligne derrière les canons, restèrent immobiles, sachant que leur salut et la victoire dépendaient de leur bon ordre autant que de leur valeur. Toutefois ceux qui tenaient la droite, sous les ordres d'Engelbert de Nassau, voyant arriver à leur portée des francs archers détachés par Crèvecœur, qui venaient de se poster dans un hameau voisin, rompirent leurs rangs pour courir à eux, et les chargèrent avec tant de furie qu'un petit nombre seulement put échapper à leurs coups. A cette vue l'ardeur des bourgeois devint si grande que les commandants eurent peine à retenir le reste de l'armée : tous brûlaient de suivre l'exemple téméraire de leurs compagnons, et d'attaquer l'ennemi jusque sur les hauteurs. On les arrêta cependant, et comme ils n'avaient plus de cavalerie, ils attendirent avec sang-froid l'attaque des troupes de France, dont les colonnes s'approchaient de toutes parts. Assaillis bientôt avec fureur, ils ne se laissèrent ébranler ni par le feu des grosses bombardes du roi, ni par les flèches de ses troupes légères : à plusieurs reprises et sur différents points, Crèvecœur les fit charger par sa cavalerie et par les fantassins qu'il avait avec lui; mais il n'y eut hommes si vaillants qui pussent les faire reculer d'un pas. Les gens des grandes et des petites villes rivalisaient de courage, et les baillis se tenaient au premier rang, donnant l'exemple à leur milice. Deux de ces braves commandants y trouvèrent la mort. Les gros bataillons des communes gardèrent ainsi leur poste pendant trois à quatre heures, immobiles suivant l'ordre de leurs chefs, et inébranlables à toutes les attaques. Ils ne s'émurent pas même en voyant l'ennemi s'emparer des charrois placés derrière eux, et qui portaient les tentes et les vivres. Mais lorsque, par un dernier effort, les lances françaises eurent renversé l'avant-garde et pris l'artillerie, le maréchal de Bourgogne donna enfin l'ordre aux piquiers cle marcher en avant. Rien ne put alors résister à l'impulsion de ces phalanges profondes. Elles essuyèrent, sans s'arrêter, la décharge cle leurs propres canons que l'ennemi avait tournés contre elles, et abattant tout ce qu'elles rencontrèrent sur leur passage, culbutant les hommes d'armes sur les archers, et marquant leur chemin par des monceaux de cadavres, elles poussèrent à leur tour jusqu'aux charrois et aux canons des Français, conquirent leurs bagages et leur artillerie, et dispersèrent si bien le reste de cette armée, qu'en un moment la victoire fut complète. Les écrivains de l'époque portent à dix mille hommes la perte des troupes cle Crèvecœur. Les archers surtout avaient été presque anéantis, se trouvant serrés cle trop près pour faire usage de leurs flèches, et n'ayant que leurs petites épées à opposer au fer des piques. Un grand nombre de gentilshommes furent pris vers le soir. Ils revenaient de la poursuite des cavaliers, et croyaient leur armée victorieuse. Leur surprise, l'épuisement cle leurs chevaux, et plus tard l'obscurité les livrèrent aux fantassins belges, maîtres du champ de bataille. Cette victoire, qui reçut le nom de bataille de Guinegate, eut pour effet, non d'ouvrir l'Artois aux Belges (car Maximilien ne sut tirer aucun parti de son triomphe), mais d'arrêter les entreprises cle Louis XI, en lui montrant l'impuissance de ses armes. Depuis les dernières luttes contre les Anglais, on avait attaché plus d'importance aux flèches qu'aux piques, et les rois de France entretenaient des troupes régulières qui consistaient surtout en archers à pied et à cheval. Le Téméraire lui-même, dédaignant l'emploi des vieilles armes belges, avait composé le gros cle son infanterie de gens cle trait. Ses défaites et la déroute de Guinegate firent changer l'opinion des hommes cle guerre. Louis XI, qui avait organisé à grands frais uue milice armée cl'arcs et d'épées, dans laquelle il mettait la plus grande confiance, reconnut qu'elle ne pouvait tenir devant les piquiers. " Il se délibéra de faire la paix, „ diminua peu à peu ses archers, et finit par les licencier tous. Après lui, la France n'eut guère d'autres fantassins que des montagnards suisses et des lanshnecliten allemands. Après avoir montré du courage pendant le combat, l'archiduc n'avait songé qu'à venir célébrer sa victoire par des fêtes somptueuses. On s'aperçut alors que ce jeune prince avait un caractère faible et léger, et les Gantois lui adressèrent des représentations sur ses folles dépenses (1480). Heureusement le roi de France ne faisait aucun effort sérieux pour reprendre l'offensive. Maximilien put s'occuper des affaires de Hollande et de Guelclre, et terminer la guerre civile dans ces contrées. Il parcourut ensuite les provinces belges du midi, se faisant inaugurer dans les villes principales qu'il visitait pour la première fois. Son épouse raccompagnait, et recevait partout les plus vifs témoignages de respect et d'affection. Les Belges semblaient tenir compte à cette princesse des malheurs de son père, quoiqu'il eût été l'objet de toute leur haine. Marie de Bourgogne méritait cet amour du peuple. Pleine cle grâce et de modestie, dévouée à Maximilien, qui l'aimait sincèrement , elle montrait autant de douceur que le Téméraire avait eu de rudesse. Mais son règne devait être court. A peine avait-elle recueilli les premiers hommages cle ses sujets qu'un accident fatal vint l'enlever à la Belgique. Elle fut renversée de cheval, dans une chasse à l'oiseau, et mourut à Bruges, le 28 mars 1482. Elle laissait deux enfants ; mais la dynastie bourguignonne s'éteignait avec elle, et c'était à la maison d'Autriche qu'allait passer le sceptre cle la Belgique. CHAPITRE VIII. ÉTAT POLITIQUE DES PROVINCES BELGES APRÈS LE RÈGNE DE LA MAISON DE BOURGOGNE. — AVENIR DU PAYS. — RICHESSE PUBLIQUE. — PROGRÈS DU LUXE. — SPLENDEUR DES BEAUX-ARTS. — ÉTAT DE LA LITTÉRATURE FRANÇAISE ET FLAMANDE. Le règne de la maison de Bourgogne avait été remarquable par la réunion des diverses provinces sous une même autorité. C'était par là que les derniers ducs, devenus aussi puissants que les rois, avaient pu étonner l'Europe de la splendeur de leur cour et de leur armée, et qu'après eux encore le pays s'était trouvé assez cle force pour résister avec succès aux attaques de Louis XI. Mais cette réunion, due à la fortune autant qu'à la politique, n'avait pas été complétée par l'alliance intime des diverses parties cle l'état. Chaque province avait continué à faire un corps à part, sans lien avec les autres. Les princes bourguignons avaient soigneusement maintenu toutes les divisions du territoire, cherchant dans le fractionnement du pays la consolidation cle leur propre puissance. Ainsi les villes de Lille, Douai et Orchies, rendues à la Flandre sous Louis de Maie (page 241), formaient un gouvernement distinct, et Malines était une seigneurie entièrement isolée. Il n'y avait point de pacte fédéral entre les différentes provinces : elles n'étaient point soumises à des institutions communes, et les assemblées générales des états, que l'on avait vues réunies à Bruxelles et ailleurs, n'étaient en réalité que la convocation simultanée cle plusieurs représentations locales, qui délibéraient et votaient chacune cle son côté. L'unité du pouvoir judiciaire, que les derniers ducs avaient si longtemps travaillé à établir sans le concours de la nation, venait d'être brisée avec violence. Le système militaire fondé par Philippe et complété par Charles organisait des troupes permanentes, parmi lesquelles il faut remarquer les fameuses bandes d'ordonnance, qui comptaient trois mille chevaux, et l'artillerie régulière qui était la plus belle de l'Europe. A ces troupes se joignaient les milices seigneuriales, composées des possesseurs de fiefs et de leurs gens ; mais la politique des souverains avait négligé ces populations armées, qui faisaient la force des grandes villes et qui auraient dû faire celle du pays. Aussi les diverses parties cle l'état demeuraient-elles encore comme isolées l'une de l'autre : les provinces obéissaient au même prince, sans avoir pris la forme et la consistance d'un même corps. On n'avait pas fait davantage pour régulariser l'organisation des communes : car les ducs avaient combattu la domination populaire, sans la remplacer par des institutions qui pussent rendre la prépondérance à la moyenne bourgeoisie. Il en était résulté une grande faiblesse du pouvoir clans les villes, où les métiers avaient encore tous les moyens de se faire craindre, et où la moindre agitation devait ramener la révolte. Il s'en fallait donc de beaucoup que la situation politique du pays ne fût sans inconvénient et sans danger, et les princes bourguignons avaient laissé la plus rude partie de leur tâche à leurs successeurs. Cependant la force même des choses semblait tendre à lier plus intimement ces provinces voisines, placées sous le même sceptre, et qui avaient les mêmes besoins et les mêmes intérêts. Leurs relations commerciales, désormais parfaitement stables, prenaient un cours constant et régulier; le secours qu'elles se prêtaient dans les moments de péril assurait leur indépendance, et l'habitude d'obéir au même souverain devait affaiblir cette ancienne jalousie qui les avait d'abord rendues si défiantes (1). La noblesse se groupait autour du prince, et trouvait dans les charges de la cour et de l'armée, dans les distinctions et dans les marques d'honneur, une foule cle liens communs qui l'attachaient à l'état. L'ordre de la Toison-d'Or, dont l'importance ne s'était point démentie, formait en quelque sorte une aristocratie seigneuriale et militaire, à laquelle venaient s'associer tous les chefs des grandes familles. On avait même vu se manifester dès le règne cle Philippe le Bon, une sorte d'esprit national, basé sur l'aversion commune pour la domination étrangère. Malheureusement la violence et la dureté cle Charles avaient (1) A l'avènement de Philippe le Bon en Brabant, on lui avait fait jurer non seulement de n'employer dans le pays que des Brabançons, mais encore de n'accorder aucun avantage aux marchands de Flandre. rendue odieuse au peuple l'idée d'un pouvoir central, sans lequel toute union stable et forte était impossible. Les Belges se rappelaient avec amertume l'origine et les inclinations françaises de cette nouvelle dynastie, qui avait su quelquefois ménager leurs institutions et leurs tendances , mais sans jamais les adopter entièrement (1). On redoutait le crédit des gentilshommes bourguignons et picards , on haïssait leurs allures militaires et despotiques , et les soupçons conçus contre eux ne s'effaçaient pas, même lorsqu'ils rachetaient leurs torts par de nobles exemples, comme le firent les Croy après leur réconciliation avec le Téméraire. A l'exception de l'évêché de Liège, que la guerre avait presque entièrement ruiné, et du duché de Luxembourg, dont la possession était restée si longtemps incertaine, la Belgique s'était enrichie sous les derniers souverains. Jamais son industrie n'avait été plus active et ses fabriques plus florissantes ; car à mesure que l'Europe du nord se civilisait davantage, elle ouvrait un marché plus vaste aux produits sans nombre de nos laborieuses cités. Une ordonnance de Philippe le Bon (1458) marque l'importance que le commerce avait prise, malgré les pertes qu'avaient fait éprouver à la navigation les guerres de France et d'Angleterre. " La marchandise par mer, déclare ce prince, est le principal sur quoi est fondé notre pays de Flandre. „ Plus tard, une expression brutale mais caractéristique de Charles le Téméraire peignit la supériorité de richesse qu'avaient acquise nos provinces. " la Bourgogne, disait-il, ne peut me fournir de l'argent comme mes pays de par deçà ; car elle n'en a point : elle sent la France. „ L'agriculture, dont les progrès n'avaient pas été moins rapides, savait déjà féconder le sol par des moyens analogues à ceux qu'elle emploie encore aujourd'hui, et le prix des grains était assez élevé pour enrichir la classe agricole sans épuiser les ressources des villes (2) (1) Le testament de Philipps le Bon, fait en 1441, ne renferme de legs spéciaux que pour des abbayes situées en France. Ainsi perce encore l'empire des idées dans lesquelles il avait été élevé. (2) Le prix moyen du blé, de 1384 à 1405, se trouve indiqué dans le volume V des Mémoires de l'Académie de Bruxelles. Il est égal aux deux tiers du prix actuel, tandis qu'en Angleterre et en France, il n'atteignait pas la moitié. A côté cle ces avantages matériels, se manifestaient aussi les dangers qui accompagnent l'opulence des nations. La Flandre et le Brabant, à peu près également riches, payaient ensemble six fois plus d'impôts que la Hollande, la Zélande et la partie cle la Frise qui en dépendait; mais le bien-être avait répandu dans tous les rangs le goût dangereux du luxe, et altéré les vieilles habitudes de modération, d'ordre et d'économie. Le faste des ducs de Bourgogne, qui éclipsait la magnificence des rois et des empereurs, avait réagi jusque sur le peuple, et partout éclatait le mépris fatal de l'ancienne simplicité. La recherche était portée à l'excès dans les vêtements, clans la vaisselle, clans les bijoux précieux, et ce qu'avait mis en réserve la sage économie des générations précédentes était souvent prodigué pour satisfaire une vaine ostentation. Les mœurs mêmes se ressentaient de ce changement, sinon dans la classe moyenne, du moins parmi les plus opulentes. Un recueil de récits dont les grands de la cour cle Philippe le Bon et Louis XI lui-même avaient fourni le canevas, donne la mesure de cette dégradation. Autant les poèmes romanesques de Chres-tien cle Troye et les peintures intimes cle Froissart portent le cachet des idées pures et des sentiments généreux des âges antérieurs, autant il y a cle dissolution et cle brutalité clans ce dernier écho d'une époque immorale. Le lecteur belge y reconnaît sans peine l'influence funeste d'une dynastie qui resta toujours étrangère au caractère national. La licence la plus effrénée avait régné à la cour de Philippe, et quoique plus sévère clans sa conduite, Charles n'avait pas réprimé les habitudes et le langage de ceux qui l'entouraient. En dehors de la cour, le désordre n'éclatait pas encore, et il est impossible cle méconnaître que l'accroissement cle la richesse publique, tout en amenant quelques abus, avait puissamment contribué au progrès général. Le développement des beaux-arts s'était continué avec un nouvel éclat. La peinture avait eu des maîtres glorieux, parmi lesquels il faut placer au premier rang Hubert et Jean Van Eyck, dont le premier inventa la peinture à l'huile, vers 1415, et dont le second fut le fondateur cle l'école de Bruges. Memling, qui vint un demi-siècle plus tard, ne leur fut pas inférieur. Les sculpteurs flamands exécutèrent alors cle grands ouvrages justement regardés comme des chefs-d'œuvre, et dont le principal est le tombeau de Philippe le Hardi à Dijon, terminé en 1404. Le dessin était cultivé avec tant de succès que les ciselures de cette époque , et jusqu'aux sculptures des pierres tumulaires excitent encore l'admiration. Les tapisseries de Brabant et de Flandre surpassaient l'éclat des tableaux , dont elles avaient toute la grâce et toute la variété. L'orfèvrerie créait des chefs-d'œuvre, et venait d'être enrichie par la découverte de l'art de tailler le diamant, qui devint pour Bruges et pour Anvers une nouvelle source d'industrie (1456). L'architecture élevait ces tours gracieuses et ces édifices à la fois imposants et légers qui font l'orgueil de nos villes. Dans l'impossibilité où nous sommes de citer ici tous ces monuments, nous nous contenterons de nommer l'hô-tel-de-ville de Louvain (1448 à 1463), et celui de Bruxelles (1401 à 1454), merveilles de l'art gothique, admirées aujourd'hui de l'Europe entière, et l'église de Notre-Dame d'Anvers avec sa tour pyramidale, aussi étonnante de hardiesse que d'élévation (1422 à 1518). La tour de Saint-Bavon, à Gand, appartient aussi en partie à ce siècle (1461 à 1534), de même que celle de Saint-Rombaut, à Malines (1452 à 1501). On ne connaît que quelques-uns des architectes qui exécutèrent ces grands ouvrages. Jean van Ruysbroeck eut la plus grande part à la construction de l'hôtel-de-ville de Bruxelles, et Jean Appelmans ou Amelo à celle de Notre-Dame d'Anvers. » La musique avait été cultivée depuis longtemps dans nos provinces avec un succès inconnu partout ailleurs. Pendant le quinzième siècle, une foule de musiciens belges s'illustrèrent dans les contrées voisines et jusqu'en Italie, où Jean le Teinturier (ou Tinctoris), chanoine de Nivelle, fonda une école célèbre. Les ducs de Bourgogne aimaient et encourageaient cet art, et les chroniques allemandes ont conservé le souvenir de l'admiration qu'inspirait aux bourgeois d'Aix-la-Chapelle et de Trêves l'excellente musique de Charles le Téméraire, qui se faisait entendre le soir devant le logement de ce prince. La littérature belge eut aussi alors ses noms glorieux; Jean Froissart, de Valenciennes (1333 à 1410), tient le premier rang parmi les chroniqueurs du moyen-âge, et Philippe de Com-mines (1445 à 1509) parmi les historiens : le premier est le peintre brillant et gracieux de la chevalerie ; le second, esprit froid et pervers, mais plein de sagacité et de profondeur, a tracé de main de maître le portrait de Louis XI et développé les ressorts de sa politique. Georges Châtelain, d'Alost (1404 à 1474), et Olivier de la Marche (1428 à 1501), nous ont laissé des récits pleins d'intérêt sur les règnes de Philippe le Bon et de Charles le Téméraire. Froissart et Châtelain étaient aussi poètes, et Philippe lui-même se piquait de versifier : mais l'imperfection de la langue retardait encore les progrès de la poésie, malgré les efforts des chambres de rhétorique qui existaient depuis le XIII.c siècle, et dont on a conservé quelques productions. A ceux des Belges qui écrivirent alors en français ne vint s'associer aucun poète ou historien flamand, quoique l'époque antérieure eût vu paraître plusieurs ouvrages remarquables dans cette langue. On peut faire remonter jusqu'à la période franque l'origine des poèmes chevaleresques et des chants populaires qui régnèrent longtemps dans la partie septentrionale de la Belgique. Jacques van Maerlant, de Damme (1325), mêla le premier aux ouvrages d'imagination des récits plus sérieux , où il déploie un esprit juste et plein de sens: tels sont la Bible versifiée (den Ryrnbylél) et le Miroir historique. Vers le même temps (1291), le Brabançon Jean van Heelu chanta la bataille de Woeringhen, dans un récit qui s'élève par intervalles à la hauteur du style épique. Une véritable épopée, qui paraît aussi de cette époque, mais dont l'autetir est inconnu, a pour sujet la guerre cle Grim-lerghe et l'histoire cle Godefroid au Berceau (p. 129). Louis van Yeltem, qui écrivait au commencement du XIV.'siècle, continua le Miroir historique cle van Maerlant, et quoique d'une prolixité souvent excessive, il peignit quelquefois avec les couleurs les plus fidèles cette grande lutte dont Breydel et cle Koninck avaient donné le signal. Plusieurs autres poètes assez remarquables succédèrent à ceux que nous venons de nommer, et la littérature flamande commençait à briller d'un vif éclat, lorsque la langue française prit le dessus dans les cours de Brabant et de Flandre (sous Wenceslas et Louis cle Nevers). L'influence de cet idiome dominant ne fit que s'accroître sous les ducs de Bourgogne. Non seulement les princes et la noblesse devinrent presque étrangers à la langue populaire, mais les sociétés cle rhétorique, qui existaient dans les villes, et qui avaient perpétué jusque-là le culte des traditions nationales, en célébrant les héros réels ou fabuleux du pays, renoncèrent à leurs vieux usages, pour imiter ce qui était alors la manière et le goût français. Elles s'occupèrent d'allégories et de sujets mystiques, mettant le pédantisme, l'emphase, la recherche et l'affectation à la place de l'expression naïve et enthousiaste de la passion et du patriotisme. Cette fâcheuse direction imprimée aux esprits acheva d'étouffer le mouvement littéraire qui s'était annoncé d'une manière si brillante. Les nouvelles productions furent médiocres et périrent : le bon sens national devait les repousser (1), (1) C'est âu Mémoire de M.r F.-A. Snellaert , sur l'histoire de la poésie flamande, que j'ai emprunté la plus grande partie des faits indiqués dans ce paragraphe. SEPTIÈME PÉRIODE. RÈGNE DE LA MAISON D'AUTRICHE. — SOUVERAINS RÉSIDANT EN BELGIQUE. CHAPITRE PREMIER. RÉGENCE DE MAXIMILIEN. La mort cle Marie cle Bourgogne fut un malheur pour la Belgique , mais surtout pour Maximilien. Ce prince avait droit à la tutelle des deux enfants auxquels sa femme avait donné le jour (Philippe et Marguerite) ; mais les derniers règnes avaient appris au peuple à redouter le gouvernement clés étrangers, et quoique le reste du pays reconnût l'archiduc pour régent, les États de Flandre lui refusèrent ce titre. Ils s'emparèrent cle son fils, qui fut conduit à Gand et placé sous la garde d'un conseil de régence, composé cle l'évêque cle Liège et de trois seigneurs. Ils se concertèrent ensuite avec les Etats cle Brabant et de Hollande, pour terminer la guerre contre Louis XI par un traité d'alliance entre les maisons de France et d'Autriche. La jeune Marguerite fut promise en mariage au dauphin, et on lui assigna pour dot la Bourgogne, la Franche-Comté et l'Artois, c'est-à-clire les provinces dont le roi était en possession. Maximilien ne put s'opposer à cet arrangement, et la paix fut signée à Arras, le 23 décembre 1482. Alors l'archiduc, qui avait réuni des troupes assez nombreuses, alla faire la guerre au parti des Hameçons qui troublait encore la Hollande, et aux bourgeois d'Utrecht qui avaient chassé leur évêque, David cle Bourgogne, fils naturel de Philippe le Bon. Cette expédition, dans laquelle il réussit, le tint éloigné de la Belgique pendant plus d'une année. Pendant ce temps, le pays de Liège était le théâtre de nouvelles scènes d'horreur. Depuis la destruction de leur ville par Charles le Téméraire, les Liégeois avaient évité toute espèce de guerre, ne s'attachant qu'à rétablir leur cité. Ni les exactions du seigneur d'Humbercourt, qui les avait gouvernés pour le duc, et qui voulait bâtir une citadelle sur les ruines de leurs maisons, ni les sollicitations de Louis XI, qui les animait à la vengeance, n'avaient pu leur faire reprendre les armes. L'évêque Louis de Bourbon, que le malheur public avait vivement touché, rendit aux Liégeois leurs libertés et leurs privilèges, et obtint de Marie de Bourgogne la remise des conditions rigoureuses que Charles le Téméraire leur avait imposées (1477). Déjà les habitants redevenaient nombreux, et l'on voyait renaître le commerce et l'aisance générale, lorsque le prélat trouva un ennemi dans le mambour qu'il avait donné à son Église. C'était Guillaume de la Marck, seigneur aussi puissant qu'intrépide, mais dont la violence ne connaissait aucun frein. Blessé de quelques reproches du prince, et devenu plus furieux encore après avoir été condamné par les États, comme coupable de trahison, il eut recours au roi de France, reçut de ce monarque des hommes et de l'argent, et ravagea la province avec une férocité qui lui fit donner le surnom de Sanglier des Ardennes. Les bandes qu'il avait formées se grossirent cle tous les débris des anciennes factions. Des aventuriers français, allemands et suisses s'y joignirent, attirés par la paie et par le butin. Avec ces forces, il tint en échec un corps de troupes envoyé contre lui par Maximi-lien. Alors Louis de Bourbon voulut le combattre lui-même avec ses milices bourgeoises; mais il ne put rassembler qu'un petit nombre d'hommes mal aguerris, et qui furent renversés au premier choc. L'évêque s'était avancé à leur tête, avec plus cle courage que de prudence. L'impitoyable Guillaume cle la Marck courut à lui et l'abattit à ses pieds d'un coup de sabre. Les soldats qui le suivaient achevèrent le malheureux prince, dont le cadavre fut dépouillé par les pillards (20 août 14S2). Les mains encore fumantes du sang cle l'évêque, le mambour se fit ouvrir les portes cle la ville et osa solliciter pour son fils le siège épiscopal. Une partie du chapitre élut Jean cle Horne, qui avait combattu à côté de Louis de Bourbon, et cette élection fut confirmée par le pape. Un corps de troupes brabançonnes, envoyé par Maximilien, et commandé par Philippe de Clèves, prince allié à la maison cle Bourgogne, s'était avancé j usque sous les murs cle Liège. Cependant le farouche Ardennais tint bon. Il fit prendre les armes à tout le peuple, de gré ou de force, et quand les troupes cle l'archiduc se furent éloignées, il recommença ses incursions et ses ravages. Saint-Trond, Hasselt et Tongres tombèrent en son pouvoir. L'évêque et ses partisans eurent le dessous dans presque toutes les rencontres, soit que leur ennemi fût plus habile, ou qu'il dût l'avantage à la valeur cle ses soldats. Il osa même marcher contre Philippe de Clèves, qui s'était avancé de nouveau avec ses forces pour assiéger le château cle Ilollogne, dont la garnison faisait des courses en Brabant. Guillaume courut l'attaquer à la tête de seize mille Liégeois, rassemblés par contrainte, et de plusieurs bandes mercenaires qu'il avait prises à sa solde. Mais quoique supérieure en nombre son armée ne put tenir contre l'attaque vigoureuse des soldats brabançons et hen-nuyers. Ses auxiliaires furent écrasés ou renversés sur la milice de Liège, et celle-ci, mal disposée pour son chef, se retira précipitamment. Telle était néanmoins la crainte qu'inspirait encore le mambour que cette défaite même ne renversa point son autorité. Il fit massacrer les deux maîtres cle la cité qui avaient demandé la paix, et après s'être défendu jusqu'au mois de juin 1484 il conclut enfin avec l'archiduc un traité qui lui assurait une amnistie complète. Maximilien, coupable cle faiblesse dans cette occasion, le fut bientôt cle perfidie. Le traité cle paix le reconnaissait comme mambour perpétuel, et lui assurait à ce titre une pension cle 32,000 écus. C'était le prix du pardon accordé au Sanglier des Ardennes. Mais un an après cette convention, quand la Marck eut déposé les armes, un des capitaines de l'archiduc, le comte de Montigny, se saisit cle lui par surprise, le traîna à Maestricht et le livra au bourreau. L'échafaud fut dressé sur la grand' place, et l'évêque Jean de Horne, qui avait lui-même attiré Guillaume dans le piège, était venu assister au spectacle cle son supplice. Le farouche mambour, qui parmi tant de crimes n'avait cependant jamais faussé sa parole, l'aperçut à une fenêtre, lui jeta un regard de mépris, et courba sa tête sous le glaive, en prédisant que sa mort serait vengée (20 juin 1485). Son frère, Everard cle la Marck , se chargea d'accomplir cette prédiction. Jamais guerre plus atroce n'avait éclaté dans le pays que celle qu'il soutint pendant sept ans contre Jean de Horne. Trois fois il fut maître de Liège , où ses satellites et surtout Gui deKanne, mercenaire allemand que les Liégeois avaient nommé leur capitaine-général, versèrent des flots de sang. Soutenu sous main par le roi de France , qui espérait armer les Liégeois contre Maximilien, Éverard contraignit enfin l'évêque à lui demander pardon du meurtre de son frère, en présence de ses soldats rangés dans la plaine de Haccourt (juillet 1492). A partir de ce moment la paix fut rétablie. Si Maximilien avait tiré peu d'honneur de son intervention molle et intéressée dans ces luttes sanglantes, il parut d'abord plus heureux dans l'exercice du pouvoir souverain. Après avoir terminé la guerre d'Utrecht, il s'était dirigé vers la Flandre, en 1484 , à la tête cle ses troupes victorieuses, et accompagné de quatre mille gentilshommes des provinces belges et hollandaises ou des frontières d'Allemagne. Il réclama alors la tutelle de son fils. Les Flamands résistèrent, mais avec hésitation. Les soldats 'de l'archiduc enlevèrent successivement, par des coups demain hardis, les places de Termonde, d'Audenarde et cle l'Ecluse. Des troupes françaises étaient entrées en Flandre pour soutenir la cause des communes ; mais elles furent mal accueillies, et peu s'en fallut que le peuple ne les attaquât. Bruges et Gand traitèrent bientôt avec Maximilien , et le reconnurent comme tuteur du jeune Philippe (1485). Une émeute éclata encore dans la dernière ville, quand le prince y fut entré avec toutes ses forces , au lieu d'une escorte de 600 hommes , comme il avait été stipulé. Mais le peuple, qui s'était rassemblé tumultueusement sur le marché , et qui s'y était fait un rempart d'une ligne de chariots, fut dispersé par les gens de guerre. Alors l'archiduc, que le succès rendait orgueilleux, força les magistrats à lui crier merci. La guerre contre les Français recommença presque aussitôt: car l'esprit de Louis XI dirigeait encore les tuteurs de son fils. En Flandre et à Liège, les mécontents avaient été soutenus par les promesses et l'argent de la France, et les gens de guerre des deux pays avaient fait cle part et d'autre des incursions et des surprises. Mais cette fois, Crèvecœur et ses Picards obtinrent l'avantage dans les principales rencontres. L'Artois était devenu le champ de bataille, et l'archiduc n'était plus appuyé par la milice des villes voisines. Ni l'expérience de son infanterie allemande, ni la valeur de ses soldats du Hainaut, qu'on voyait marcher en avant dans tous les combats, ne purent suppléer à l'absence de ces masses formidables qui lui avaient assuré la victoire de Guinegate , et après avoir usé dans cette guerre infructueuse la belle armée qu'il avait réunie à son retour de Hollande, il fut forcé cle recourir aux négociations (1487). Alors un sentiment cle mépris se joignit à l'aversion des communes pour Maximilien. Ce prince, qui portait depuis quelque temps le titre de roi des Romains (il avait été reconnu, en 1485, comme l'héritier présomptif de l'empire), aimait à faire parade de son rang et à s'entourer d'un brillant cortège de seigneurs et cle gens cle guerre. Quand il eut épuisé les subsides que lui fournissaient les provinces, sans avoir su même défendre les frontières du pays, le peuple murmura du mauvais emploi des deniers. Ce fut encore Gand qui donna l'exemple de la révolte, et Bruges l'imita quelque temps après. Au mois de février 1488, les Brugeois se rassemblent sur le grand marché, y plantent leurs bannières et entourent la place d'un rempart de palissades, qu'ils garnissent de quarante-neuf canons. Dans l'intérieur cle cette enceinte, ils dressent des tentes en forme de camp ; au centre, ils font apporter les instruments de torture, et ils élèvent une plateforme pour servir cl'échafaud. Ils n'accusèrent d'abord que ceux qu'ils soupçonnaient de malversation ; mais sur le bruit de l'arrivée cle troupes allemandes et anversoises ils se saisirent de Maximilien lui-même, qui se trouvait clans leurs murs. Us l'emprisonnèrent clans une maison appelée le Cranenburg et occupée par un épicier. Elle donnait sur leur camp, et des grilles cle la fenêtre le roi des Romains voyait les doyens des métiers tenir leur conseil public, les accusés subir la question et le bourreau remplir son sanglant office. Le nombre des victimes ne fut pas très-considérable. Mais quatre cents soldats, qui formaient l'escorte du prince, et dont les bravades avaient souvent irrité la population, furent désarmés et renvoyés cle la ville, et pendant trois mois il resta captif " dans une chambre fermée cle barres et de verrous, „ dont trente-six hommes gardaient constamment l'entrée. Rassuré pour sa vie par les protestations des doyens, il tremblait encore d'être livré aux Français ou aux Gantois, qu'il regardait comme ses ennemis acharnés. Cependant les États des diverses provinces s'étant rassemblés à Malines, et après de longs débats, ou convint que Maximilien perdrait la régence en Flandre, mais qu'il la conserverait dans le reste du pays. Il souscrivit à cet arrangement et promit d'oublier l'injure. Mais comme les Flamands ne se fiaient pas à sa parole (car il leur avait déjà manqué de foi en plusieurs circonstances), ils lui demandèrent des otages. Un seul prince osa se rendre garant cle sa promesse : ce fut Philippe de Clèves, qui jouissait d'une haute renommée de valeur et de loyauté. Quand la paix fut conclue (au grand regret des soldats d'Allemagne, qui s'étaient jetés à Hulst et clans quelques autres places fortes, d'où ils couraient le pays), Philippe conduisit le roi des Romains jusqu'à quelque distance de la ville, et lui demanda alors secrètement s'il comptait garder sa parole. " Beau cousin, répondit-il , le traité cle paix, tel que je l'ai promis et juré, je le tiendrai infailliblement et sans restrictions. „ Il fit même publier par tout le pays que chacun eût à désarmer (16 mai). Trois jours après, il donnait l'ordre à ses soldats de courir sus aux gens cle Flandre. La cause de ce changement subit était l'arrivée en Brabant de l'empereur Frédéric III, qui amenait au secours de son fils une nouvelle armée de vingt mille Allemands. Une assemblée incomplète des États du pays, réunie à Malines, approuva la rupture du traité. Le Hainaut était dévoué à Maximilien, par haine contre la France et par cet esprit de fidélité chevaleresque qui animait une noblesse guerrière. En Brabant, deux grandes villes soutenaient avec chaleur le parti du prince : c'étaient Anvers, dont le commerce luttait déjà contre celui de Bruges, et Malines, qui regrettait la perte cle son parlement. Au contraire, Bruxelles et Louvain penchaient pour le parti populaire ; mais c'était encore avec hésitation. Il fut décidé que l'on aiderait l'empereur à soumettre les Flamands, et vingt mille soldats belges, presque tous wallons, se joignirent à son armée. Le monarque se crut alors assez fort pour entreprendre le siège cle Gand. Mais les Gantois, " qui se confiaient dans la force cle leurs armes, tours et murailles, „ ne s'alarmèrent point de son approche. Ils demandèrent du secours à la France, et remirent le commandement de leurs troupes à Philippe cle Clèves lui-même : car ce prince se trouvait forcé de les défendre, ayant été le garant du traité que Maximilien violait. Les impériaux firent de grands dégâts dans les campagnes, mais sans oser attaquer sérieusement la ville et sans pouvoir abattre la fermeté des bourgeois. Une entreprise que quelques-uns cle leurs plus braves seigneurs formèrent contre la place cle Damme leur devint funeste. Les assaillants furent repoussés avec perte de plusieurs gentilshommes et de deux bannières. Bientôt le monarque découragé reconduisit ses troupes en Brabant. Il était encore à Anvers que Bruxelles ouvrait déjà ses portes à Philippe cle Clèves. Louvain et toute la partie méridionale du Brabant se déclarèrent de môme contre le parti des princes. Mais Anvers, Malines, Namur et le Hainaut persévérèrent dans l'obéissance. L'année suivante vit la guerre civile régner au cœur du pays. Le duc de Saxe et le prince de Chimai commandaient pour Maximilien, qui se trouvait en Hollande. Ils tinrent en échec le parti flamand, forcèrent les Bruxellois et leurs alliés à lever le siège cle Halle, et balancèrent avec succès le courage et la fortune cle Philippe de Clèves. Ils ne cherchaient point à livrer bataille , mais ils harcelaient leurs ennemis par une suite d'escarmouches et de petites attaques. Le sang coulait dans toutes les provinces : pour comble de maux, la peste se déclara en Brabant, et enleva, dit-on, dans la seule ville de Bruxelles trente-trois mille personnes. Dans ce moment de trouble et cl'effroi, une nouvelle inattendue vint encore décourager le parti populaire. On s'était flatté jusque-là cle voir bientôt l'empereur obligé de rappeler ses forces en Allemagne pour résister aux armes françaises : car la guerre régnait entre la France et l'empire. Tout-à-coup l'on apprit que les deux souverains s'étaient réconciliés, et que la paix venait d'être signée à Francfort. Alors ceux des Brabançons qui tenaient contre Maximilien regardant leur cause comme perdue, se hâtèrent de traiter avec le duc cle Saxe. Ils obtinrent des conditions assez modérées. Pour les Flamands, ils s'adressèrent au monarque français (Charles VIII), qui les avait appuyés jusque-là, et qui était encore leur seigneur suzerain, puisque les ducs de Bourgogne n'avaient point cessé de prêter hommage pour le comté de Flandre. Charles conclut en effet un arrangement définitif entre eux et le roi des Romains; mais ce fut à des conditions assez dures. La régence fut rendue au prince allemand ; la province lui paya 300,000 écus d'or, et les magistrats des villes lui demandèrent grâce, pieds nus et à genoux. Lui, de son côté, retira du pays ses troupes allemandes (1489). Pour Philippe de Clèves, quoique le traité lui assurât une amnistie, il se jeta peu après dans la forteresse de l'Écluse, et y réunit tout ce qu'il y avait clans le pays cle proscrits et cle mécontents. Ce prince, qui avait d'abord affecté cle désirer la paix, laissait alors percer le dépit cle l'ambition déçue. Il se révolta ouvertement l'année suivante, et soutint ensuite un long siège, terminé enfin en 1492 par une capitulation assez avantageuse pour lui, mais qui ne laissait à ceux qui l'avaient suivi d'autre parti que de se retirer en France. Des mouvements populaires, qui avaient encore éclaté à Bruges et à Gand, furent successivement réprimés sans beaucoup d'efforts. La paix était à peine rétablie à l'intérieur, que de nouveaux sujets de jalousie et cle ressentiment rompirent l'alliance récente de Charles VIII et de Maximilien. Le prince allemand avait fait demander la main de la duchesse Anne cle Bretagne ; le Français se déclara son rival, et employa la force pour l'emporter sur lui, renonçant à la jeune princesse Marguerite d'Autriche, à laquelle il était fiancé depuis si longtemps. Le roi des Romains, doublement blessé comme rival et comme père, prit les armes (1492), et quoiqu'il eût assez peu de troupes, le zèle et la valeur de la noblesse belge , et surtout des gentilshommes du Hainaut, lui donnèrent l'avantage. Les bourgeois cl'Arras, qui n'avaient cessé de regretter leur réunion à la France, appelèrent clans leurs murs les soldats de Maximilien. Le même exemple avait été donné dès 14S9 par les habitants de Saint-Omer. Charles ne put réparer cette perte, et après avoir éprouvé quelques nouveaux échecs, il rendit à son adversaire les provinces d'Artois et de Franche-Comté. La paix de Senlis, qui consacra cette restitution (mai 1493), termina ainsi avec quelque gloire la régence, jusque-là malheureuse, du prince allemand. CHAPITRE II. BÈGNE DE PHILIPPE LE BEAU. — MINOBITÉ DE CHARLES-QUINT. La mort de l'empereur Frédéric III (août 1493) ayant appelé Maximilien au trône d'Allemagne, ce dernier abandonna bientôt après la régence des provinces belges, et Philippe, son fils, déjà surnommé le Beau, y fut solennellement inauguré (1494). Ce prince, qui n'avait pas encore quinze ans, arrivait au pouvoir dans un moment difficile. Le pays avait beaucoup souffert, tant par les guerres du dehors que par les discordes civiles ; le peuple nourrissait de sourdes haines, et tel était le désordre des finances que la monnaie venait de subir de nouvelles altérations, remède honteux et funeste d'un dénuement causé par l'imprudence. L'archiduc, car c'était le titre qu'on lui donnait, se trouvait donc entouré d'écueils, contre lesquels sa jeunesse et son inexpérience semblaient devoir le faire échouer. Mais le pays lui portait affection. Il était né en Belgique, et sortait du sang des anciens princes. Sa mère avait été plainte et regrettée; lui-même plaisait au peuple par les grâces de son âge et par les espérances qu'il n'avait pas encore eu le temps de démentir. On cherchait dans ses premières actions d'heureux présages; on racontait que dès sa tendre enfance se sentant frappé du plat de l'épée par le seigneur de Ravenstein, qui lui conférait l'ordre cle la Toison d'Or, il avait tiré bravement son poignard avec l'intention de se défendre. L'amour de la nation lui tint lieu de force et cle sagesse. Les esprits se calmèrent, l'ordre se rétablit, les obstacles s'aplanirent d'eux-mêmes; jamais exemple plus frappant n'avait montré combien ces fières populations, si âpres à lutter contre un maître, avaient cle douceur et de soumission pour le souverain qu'elles pouvaient chérir. A part une nouvelle guerre pour la possession cle la Gueldre (où l'ancienne famille ducale avait repris le dessus), le règne cle Philippe fut tranquille. Un double mariage unit ce prince et sa sœur Marguerite à Jeanne d'Espagne et à son frère Don Juan, le fils et l'héritier de Ferdinand d'Aragon et d'Isabelle de Castille (1496 et 1497). La Belgique se réjouissait de cette brillante alliance; il semblait que l'on ne devait rien redouter de la puissance espagnole, placée trop loin pour inonder nos provinces de soldats, comme l'avait fait l'Allemagne, mais qui pouvait nous offrir un auxiliaire contre la France. Cependant Bon Juan mourut bientôt sans laisser d'enfants (1498) ; alors Philippe devint l'héritier présomptif des trônes d'Aragon et de Castille, événement dont les suites devaient un jour êtres plus fatales à notre indépendance que toutes les révolutions qui l'avaient précédé. L'archiduc résidait à Gand, et ce fut là que naquit, le 15 février de l'an 1500, son fils aîné, qui fut nommé Charles. L'allégresse publique, à cette occasion, éclata par des fêtes de toutes espèces ; on eût dit que dans cet enfant le peuple pressentait un grand souverain. La prospérité, qui commençait à renaître dans le pays, inspirait aussi la confiance dans l'avenir. Un grand traité de commerce, conclu depuis l'an 1496, avait rétabli des relations plus amicales et plus avantageuses que jamais entre la Belgique et l'Angleterre. Les découvertes et les conquêtes des Portugais versaient dans le commerce européen une partie des trésors de l'Inde. Les incursions et les pirateries des Gueldrois avaient été réprimées, et l'on jouissait d'une paix profonde avec la France et avec l'empire. Ce fut en 1501 que Philippe le Beau se rendit pour la première fois en Espagne. Il ne put cacher l'antipathie que lui inspirèrent les usages et les mœurs de ce pays, quoiqu'il s'y vit entouré de l'affection de la noblesse qu'avait lassée la domination hautaine de Ferdinand. 11 se hâta de le quitter, et revint en Belgique par l'Italie et l'Allemagne, où il revit Maximilien. De retour dans nos provinces, il trouva la nation entière empressée à l'accueillir. Peut-être vit-on percer alors quelques signes de légèreté dans l'ardeur avec laquelle il semblait s'enivrer des joyeuses fêtes que lui prodiguaient les villes. Son caractère n'était pas encore bien sérieux, et on pouvait lui reprocher de s'appliquer médiocrement aux affaires. Cependant il dota le pays d'une institution importante , en rétablissant à Malines une sorte cle parlement, qui prit le nom de Grand Conseil (janvier 1504). Cette cour suprême fut composée de deux chambres, dont la première s'occupait des affaires de politique et d'administration, tandis que la seconde formait comme un tribunal d'appel (auquel ne ressortissaient cependant ni le Hainaut, ni le Brabant, ni la Flandre). Aucune opposition ne se manifesta cette fois; la confiance publique ne mettait point de bornes à l'autorité du souverain. Le jeune prince fit ensuite la guerre au duc Charles de Gueldre, et conquit presque tout son duché. Mais la mort de la reine Isabelle de Castille l'ayant forcé à retourner en Espagne, il y trouva lui-même un tombeau. Une fièvre aiguë l'emporta en quelques jours (septembre 1506), et sa malheureuse veuve devint folle de douleur (1). La régence échut ainsi de nouveau à Maximilien, comme aïeul du jeune Charles d'Autriche. Retenu en Allemagne par les affaires cle l'empire, il confia le gouvernement cle nos provinces à sa fille Marguerite, alors veuve du duc de Savoie, princesse d'un caractère ferme et d'un esprit éclairé, à laquelle les Belges témoignèrent bientôt le même attachement qu'à son frère. Elle déploya autant d'activité que d'adresse pour conserver la paix dont jouissait le pays, et après de longues négociations, qu'elle conduisit elle-même, elle réussit à conclure en 1508 un traité d'alliance et d'union entre l'empereur et Louis XII, roi de France (ligue de Cambrai). Quatre ans plus tard, Maximilien, qui avait divisé l'empire germanique en cercles, essaya d'y attacher les provinces qu'avait possédées Philippe le Beau, et il en forma le cercle de Bourgogne. Mais cette combinaison n'eut point de résultats effectifs (2). A la même époque (1512), la paix entre la France et l'empire s'étant rompue, la Belgique se vit menacée. Mais Marguerite, dont la prévoyance égalait l'adresse, s'était déjà assuré l'appui de l'Angleterre, par un traité secret avec le jeune roi Henri VIII (la ligue de Malines). Trente mille Anglais, débarquant à Calais, vinrent se joindre aux troupes belges rassemblées sur cette frontière. (1) L'histoire a conservé le souvenir d'un trait honorable de Philippe le Beau. Ayant appris qu'un traité qu'il avait conclu avec Louis XII venait d'être violé par son beau-père Ferdinand le Catholique, il se rendit de Savoie en France, et se remit entre les mains du roi, pour se laver du soupçon d'avoir trempé dans cette perfidie. Louis ne crut pas pouvoir le détenir sans déshonneur. (2) L'évêché de Liège avait été incorporé à un autre cercle, celui de Westphalie. Maximilien accourut lui-même d'Allemagne pour prendre le commandement de l'armée, et la conduisit devant Térouenne. Le siège cle cette place importante était à peine commencé, lorsque l'armée cle France parut, avec une nombreuse cavalerie, qui essaya d'inquiéter les assiégeants. Jamais les liommes d'armes français n'avaient été aussi célèbres qu'à cette époque, où leurs vieilles compagnies avaient pour chefs La Palisse, Bayard, Bussi-d'Amboise et une foule d'autres capitaines formés dans les guerres d'Italie. Leur confiance était d'autant plus grande que les troupes anglaises ne se composaient que de fantassins. Mais Maximilien avait réuni près de deux mille lances belges et quelques escadrons allemands. Avec ces forces il attaqua brusquement l'ennemi, qui avait pris poste à Guinegate pour la seconde fois. La défaite des Français fut si rapide que l'infanterie anglaise n'eut pas le temps d'y prendre part. La fuite précipitée des vaincus fit donner à cette bataille le nom cle Journée des Éperons. Bayard fut du nombre des prisonniers (1513). Térouenne se rendit peu après, et cette forteresse, qui inquiétait la frontière de Flandre, fut entièrement rasée. L'on marcha ensuite contre Tournai. Depuis le temps de Philippe-Auguste, cette ville était restée sous la domination des rois cle France. Mais elle jouissait de grands privilèges, se trouvant hors cle l'atteinte du monarque et n'étant gardée que par la bravoure et la fidélité cle ses habitants. Les anciens comtes de Flandre l'avaient prise et rançonnée deux fois : les ducs de Bourgogne, au contraire, n'avaient réussi ni à l'enlever de force, ni à y faire prévaloir leur influence. La commune s'était gouvernée presque en forme cle république, exempte d'impôts envers le souverain, enrichie par la possession de son évêché, vivifiée par les progrès de son industrie. Si elle souffrait quelquefois de l'interruption du commerce avec la contrée d'alentour, elle avait souvent recueilli les riches dépouilles des campagnes cle Flandre. La valeur des Tournaisiens ne s'était jamais démentie : dans les camps français, ils avaient le privilège de garder la tente et la personne du souverain, et leur cité avait reçu de Charles VI le titre de Chambre royale. Mais sous Louis XI, une garnison française, introduite dans leurs murs par les intrigues d'Olivier le Daim, médecin du roi et l'agent cle ses négociations secrètes (1), avait un moment commandé dans la place (1477). Le souvenir de cette époque les avait empêchés depuis d'accueillir les soldats qu'on leur offrait pour leur défense. Aussi ne se trouvèrent-ils pas en état de résister longtemps aux forces belges et anglaises , lorsque Maximilien et Henri VIII parurent sous leurs murailles, avec cinquante mille hommes et une artillerie formidable. Ils capitulèrent au bout de quinze jours, et firent serment cle fidélité au monarque anglais, qui éleva aussitôt une citadelle dans l'enceinte de leur ville. Mais l'année suivante, il restitua sa conquête à Louis XII, avec lequel il fit la paix, après que Maximilien eut conclu un traité à part au nom cle l'empire (1514). Tournai fut alors remis à la France ; mais François I.er, successeur de Louis, refusa cle reconnaître les libertés de la ville. La minorité de Charles touchait à sa fin. Un des seigneurs les plus considérés de la cour, Guillaume de Croy, sire de Chièvres, était le gouverneur du jeune prince ; le pieux et docte prévôt du chapitre de Louvain, Adrien Floriszoon, né à Utrecht, lui servait de précepteur. Mais c'était Marguerite qui dirigeait l'éducation politique de l'archiduc, et dont les leçons le formaient à l'art de régner. Cette princesse était clouée d'une supériorité d'esprit que les historiens ont reconnue : elle avait mené avec succès les négociations les plus délicates, et s'était fait admirer par l'élévation de son caractère comme par l'habileté de sa conduite. On ne peut attribuer qu'à elle l'adresse et la circonspection que le jeune monarque porta cle bonne heure dans les affaires, malgré la fougue d'un naturel vif et ardent. Mais quoiqu'elle l'instruisît à préparer le succès des grandes choses par l'attention aux petites, son caractère était trop énergique pour inspirer la faiblesse à son pupille, et sous ce rapport aussi elle se montrait au-dessus des femmes ordinaires : on l'avait vue, au milieu d'une tempête affreuse qui battait son vaisseau, conserver une force d'âme toute virile, et plaisanter elle-même du péril qui la menaçait. La tranquillité dont jouissait la Belgique sous l'administration de cette princesse, s'étendait aussi à l'évêché de Liège, si long- (1) C'était un Flamand de Thielt. Il était barbier en même temps que médecin, et Louis l'avait envoyé à Gand pour y fomenter des troubles; mais il y avait été mal reçu. temps agité par d'effroyables commotions. L'évêque Jean de Horne, après sa réconciliation avec le chef de la maison cle la Marck, avait habité presque constamment Maestricht (le palais épiscopal à Liège était en ruines), et quoique ni son caractère ni sa conduite ne fussent exempts cle blâme, aucune scène hideuse n'avait plus troublé son règne. Cependant le peuple l'accusait d'avidité, et les Liégeois lui refusèrent enfin ouvertement les subsides qu'il exigeait d'eux (11 décembre 1505). Il mourut quelques jours après d'une maladie qu'avait aggravée la colère, et alors le chapitre élut d'une voix unanime Erard de la Marck, neveu du Sanglier des Ardennes, mais qui devait réparer, par sa sagesse et ses vertus, tous les maux que ceux cle sa famille avaient fait éprouver au pays. Il interdit aux Liégeois toute mention des discordes passées, pratiqua lui-même l'oubli des haines et des offenses, n'eut égard dans ses arrêts qu'à la justice, et dans ses faveurs qu'au mérite. Il releva les murs cle la ville, reconstruisit le palais épiscopal (ce fut l'ouvrage de trente ans), fortifia les places que la guerre civile ou étrangère avait démantelées, en un mot, rendit à l'état sa puissance et sa splendeur. Après tant de princes qui n'avaient eu d'évêques que le nom, le caractère religieux et les mœurs pures cle ce prélat exerçaient la plus heureuse influence sur l'esprit du peuple. Le respect qu'inspiraient ses vertus rendait son autorité plus puissante, et les idées d'ordre et de déférence renaissaient en même temps que la confiance et la prospérité (1). C'est un sujet cl'étonnement pour l'historien que la rapidité avec laquelle cette opulente cité de Liège se relevait de ses ruines. Rasée, pour ainsi dire, par Charles le Téméraire, appauvrie et ensanglantée sous les derniers mambours, elle redevint sous Erard cle la Marck la ville la plus populeuse des Pays-Bas i et toutes les dettes qu'elle avait contractées pendant ses malheurs furent payées en quatre ans par l'évêque, après qu'on lui eut confié clans ce dessein l'administration des revenus publics. La Flandre aussi voyait s'effacer les traces des désastres précé- (1) 11 se montra intolérant envers les premiers Luthériens (1531), mais il faut remarquer qu'aucun prince de cette époque ne laissa professer publiquement les nouvelles doctrines, à moins de les avoir embrassées. Les Etats du pays s'opposèrent aux procédures spéciales qu'il voulait établir de ce chef. dents ; mais l'on y remarquait les rapides symptômes d'un déplacement du commerce maritime. Jusqu'alors, Bruges avait été le grand entrepôt où se trouvaient rassemblées les richesses du Nord et du Midi. C'était là que l'on apportait les vins cle France, les laines d'Espagne, les produits des bords de la Méditerranée, et les denrées précieuses que Venise et Gênes tiraient de l'Orient. Les habitants des contrées septentrionales y envoyaient de leur côté leurs grains, leurs bois, leurs cuirs, leurs pelleteries. Toutefois cette métropole du commerce avait trouvé une première rivale, depuis que la ville de Calais était tombée au pouvoir de Henri V : ' car depuis ce temps les vaisseaux et les marchands d'Angleterre ne se rendaient plus que dans ce dernier port. Pendant le règne des ducs cle Bourgogne, la foire d'Anvers, qui devenait de plus en plus célèbre, commença à inspirer aussi quelque jalousie aux marchands de Bruges, et en 1483 ils défendirent à leurs citoyens de s'y rendre comme de coutume. Maximilien éclairé peut-être par cette démarche, et déjà irrité contre les Brugeois, assura dès l'année suivante les plus grands privilèges aux négociants étrangers qui viendraient trafiquer à Anvers. Les troubles dont la Flandre devint le théâtre sous le gouvernement de ce prince déterminèrent l'émigration de plusieurs commerçants, dont quelques-uns se fixèrent dans cette ville. Enfin, en 1511, les marchands portugais abandonnèrent Bruges pour se rendre à Anvers. C'était la nation (1) la plus riche cle toutes celles qui négociaient en Belgique : car la conquête des Indes avait assuré au Portugal le monopole des produits cle l'Orient, et les flottes qui cle Lisbonne se rendaient dans nos ports ne comptaient pas moins de vingt à vingt-cinq navires, dont le moindre portait une cargaison cle 20,000 ducats. Quelques temps après, les Italiens et ensuite les Ostrelins (les marchands des villes lianséatiques), suivirent l'exemple des Portugais. Depuis que les Indes et l'Amérique étaient ouvertes aux navigateurs européens, le tonnage des navires était devenu plus fort, le mouvement commercial plus étendu, et les avantages naturels du port d'Anvers lui assuraient une supériorité incontestable. La prospérité de cette ville ne fit plus que s'accroître, jusqu'aux premières années du règne cle Philippe II, époque de son plus grand développement. (1) L'on appelait nation tous les négociants d'un même pays fixés dans une place de commerce. CHAPITRE III. PREMIÈRES ANNÉES DU RÈGNE DE CHARLES-QUINT (1515 A 1532). Charles-Quint, qui n'avait porté jusque là que le nom de Charles de Luxembourg, atteignit sa majorité au mois de février 1515, et son inauguration eut lieu avec les formes accoutumées. La tranquillité profonde où se trouvait le pays rendit les premières années de son règne plus heureuses que fécondes en événements. Le jeune prince, arrivé à l'âge où les forces commencent à se développer, aimait les exercices du corps, l'équitation, la chasse, les joutes. Le seigneur de Chièvres lui avait fait enseigner tout ce qui formait alors un chevalier accompli, et cette partie de son éducation avait eu plus de succès que celle dont s'était chargé son précepteur. La vivacité du royal élève s'accommodait mal des études grammaticales, et il ne parla jamais très-facilement d'autre langue que l'espagnol, qu'il apprit assez tard. Mais on l'initia de bonne heure à la connaissance des affaires. Le couronnement de François I.er, roi de France, avait eu lieu quelques mois après l'inauguration cle Charles. Ce fut l'occasion d'une négociation importante pour la Belgique. L'évêque cle Liège avait recherché l'appui du monarque français, dont les prédécesseurs avaient toujours soutenu les La Marck. S'étant rendu au sacre de ce prince, il eut à se plaindre cle ses ministres, et se repentit cle s'être engagé clans son alliance. Mais comprenant aussi que ses états seraient mal garantis par la seule neutralité entre les deux souverains, il lit quelques ouvertures aux conseillers du prince belge. Un traité défensif entre l'évêché et le reste des provinces fut préparé sous main, puis discuté ouvertement, et conclu enfin par Marguerite, au nom de son neveu (1518). Érard de la Marck s'unit sincèrement avec Charles, auquel il rendit depuis de grands services; et tel fut l'effet cle cette convention que les deux prélats suivants, Corneille de Berg et Georges d'Autriche , durent leur élection au choix cle ce monarque. A partir de cette époque, la principauté de Liège, sans être annexée au reste de la Belgique, suivit constamment la même voie, et obéit aux mêmes influences. Appelé bientôt en Espagne pour y recueillir la succession de Ferdinand et d'Isabelle, Charles-Quint avait laissé le gouvernement des provinces belges aux mains prudentes de Marguerite (1517), en lui adjoignant un conseil privé, qui se composait des chevaliers de la Toison-d'Or et des principaux magistrats tant du conséil de Malines que des autres cours. Deux ans plus tard, la mort de Maximilien rendit vacant le trône impérial, et les princes d'Allemagne parurent balancer un moment sur le choix d'un souverain. François I.er, riche et habile, s'était flatté d'acheter leurs suffrages; Charles réclamait les droits que semblaient lui donner sa naissance et le vœu solennel cle Maximilien. Les électeurs offrirent la couronne au duc Frédéric de Saxe, qui la refusa; alors ils se déclarèrent pour le prince belge (juillet 1519); mais ce ne fut pas sans lui avoir fait payer leur vote à poids d'or. Les deux plus vastes monarchies de l'univers venaient donc d'échoir coup sur coup à ce jeune héritier des maisons cle Bourgogne, d'Espagne et d'Autriche. Charles-Quint se trouvait, à vingt ans, plus puissant que personne ne l'avait été en Europe depuis Charlemagne. C'était un sujet de joie et d'espérance pour les Belges, qui lui portaient une affection sincère. En effet, ils l'avaient vu naître et grandir, et lui, de son côté, montrait une sorte de prédilection pour eux. Mais quelle que fût la puissance de ce sentiment, les exigences cle sa nouvelle position devaient bientôt diriger toute sa conduite. Comment le maître de tant d'états eût-il pu régler sa politique et ses démarches d'après les vœux ou les besoins de la plus petite de ses souverainetés? Empereur des Allemands, roi des Espagnols, maître d'une partie des Italiens, espérait-on qu'il prendrait à cœur, avant tout, les intérêts des Belges? et n'eût-ce pas été une folle présomption de croire qu'il subordonnerait au bien-être de nos provinces le gouvernement cle la moitié de l'Europe civilisée? Ainsi, à regarder cle sang-froid l'avenir qui se préparait poulie pays, la perspective était effrayante. Sans avoir été conquise par les étrangers, la Belgique se trouvait exposée à presque tous les effets d'une conquête: annexée à d'autres états, gouvernée par un monarque qui s'occuperait d'intérêts différents, contrainte de s'armer pour des causes qui lui seraient indifférentes ou inconnues , elle passait de l'indépendance à une condition voisine du vasselage. En vain le prince lui-même aurait-il voulu l'en affranchir : la force des choses devait produire une sorte de froissement perpétuel entre tous ces peuples, réunis sous un même sceptre sans avoir des liens naturels, et nos provinces n'étaient pas encore assez parfaitement rattachées entre elles pour puiser beaucoup de force dans leur union. Telles ne furent point cependant les pensées des Belges. Ils applaudirent à la grandeur d'un prince qu'ils aimaient, et lorsque Charles se rendit dans nos provinces pour aller recevoir la couronne impériale à Aix-la-Chapelle (1520), il y fut accueilli comme en triomphe. Une partie de la noblesse l'accompagna à son couronnement, et l'année suivante à la diète de Worms, où il avait convoqué tous les princes cle l'empire pour régler avec eux les grands intérêts de l'état. Ce n'étaient pas seulement les affaires de l'Allemagne qui devaient être agitées dans cette réunion : deux grandes questions européennes occupaient les esprits: la guerre contre les Turcs, qui semblaient alors plus que jamais menacer la chrétienté entière, et le rétablissement cle l'unité religieuse, troublée par les résistances de Martin Luther à l'autorité pontificale. Le jeune monarque exprimait la ferme résolution de consacrer son épée et sa puissance à repousser les barbares, et à raffermir l'Église. Mais ses finances étaient en désordre, son autorité encore mal assise, et sa grandeur même excitait la jalousie de la France. Ses premiers efforts furent donc stériles. Luther, qu'il fit comparaître devant lui et dont il prononça la condamnation, était déjà soutenu par une partie des princes allemands, tandis que la Navarre était envahie par les armes françaises, et qu'une révolte, provoquée par l'imprudence de ses ministres, éclatait en Castille. Charles , contraint de reporter son attention sur ses propres états, retourna en Espagne. Mais à peine y avait-il fortement établi sa domination, qu'il eut à lutter en Italie contre les Français qui cherchaient à s'emparer d'une partie de cette belle contrée (le duché de Milan). Ses mesures prudentes et habilement concertées déjouèrent encore sur ce point les projets de François I.er; et quand celui-ci eut pris les armes pour lui faire tête, tout l'avantage fut du côté de l'empereur. Cette guerre, qui vint troubler le repos dont jouissaient nos provinces, n'y jeta toutefois ni mécontentement ni terreur (1521). François avait soudoyé et attaché à son parti le duc Charles de Gueldre et Robert de la Marck, fils du Sanglier des Ardennes, vieux ennemis cle la maison d'Autriche, qui envahirent le Luxembourg et les frontières orientales du Brabant; mais une armée allemande et brabançonne les défit l'un après l'autre, et les mit hors d'état cle tenir la campagne. Le Ilainaut et l'Artois furent moins heureux; les Français y enlevèrent quelques petites places, et ravagèrent tout le pays. En revanche, l'armée de Flandre, ayant formé le siège de Tournai, se rendit maîtresse de cette ville (16 décembre 1521), et les habitants que François avait privés cle leurs anciennes franchises, reconnurent Charles pour leur souverain. Quoique la guerre continuât les années suivantes, les efforts des deux partis furent moins sérieux. Les deux monarques avaient fixé toute leur attention sur l'Italie, et c'était là que les coups décisifs devaient être portés. L'empereur, dont le trésor était vide, ne conserva l'avantage que par l'habileté et le dévouement de ses généraux, parmi lesquels s'illustra surtout un seigneur belge , Charles de Lannoy, vice-roi de Naples. Après deux campagnes infructueuses, François pénétra lui-même clans le Milanais, à la tête d'une brillante armée : il fut vaincu à la bataille de Pavie, fait prisonnier par cle Lannoy, et conduit en Espagne (1525). Alors les hostilités se trouvèrent suspendues; mais elles recommencèrent deux ans plus tard : car dès que le roi eut obtenu sa liberté, il refusa d'accomplir le traité qu'il avait conclu pour sortir de prison, et par lequel il promettait cle rendre à l'empereur le duché de Bourgogne. Il réussit même à former alliance avec Henri VIII d'Angleterre (1), qui avait tenu jusqu'alors le parti de Charles-Quint. Cependant ce nouvel orage fut encore apaisé par la sagesse cle Marguerite d'Autriche , qui conservait le gouvernement de nos provinces. Cette princesse, qui désirait vivement la paix, entra en négociations avec Louise d'Angoulême, mère cle François I.w. Son zèle et son adresse surmontèrent tous les obstacles, et le traité cle Cambrai, qui fut appelé la Paix des Dames, (1) Après la défaite de François I.er à Pavie, Henri avait engagé Charles-Quint à partager la France avec lui; l'empereur répondit que c'eût été tenter l'impossible. réconcilia pour quelque temps les monarques ennemis. Le duché de Bourgogne resta au souverain français ; mais il paya deux millions d'écus d'or, faisant cinquante millions actuels et valant alors près de trois cents, pour sa rançon (1529). Malheureusement pour la Belgique, Marguerite survécut peu à la conclusion de ce traité. Elle mourut le l.er décembre 1530, emportant les regrets du peuple et de la cour. Sa place fut alors occupée par une autre princesse, sœur de Charles-Quint; c'était Marie d'Autriche, reine douairière de Hongrie. La nouvelle gouvernante, quoique douée de quelque énergie, était loin d'avoir la même expérience et la même habileté. L'empereur voulut l'amener lui-même en Belgique, et choisit avec un soin extrême les personnes qui devaient lui être attachées. Sa prévoyance s'alarmait des suites dangereuses du schisme d'Allemagne, et résolu à les prévenir par l'emploi de la force, il attachait une haute importance à la tranquillité et au dévouement de ses provinces belges. Les protestants (c'était le nom que les partisans de Luther venaient d'adopter) avaient formé entre eux une alliance, fameuse depuis sous le nom de ligue de Smalkalde ; mais rassuré du côté de la France, et sans inquiétude pour ses états héréditaires, Charles-Quint se sentait fort pour les contenir (1531), et bientôt il cessa de faire mystère de ses projets contre eux (1). Un autre ennemi vint alors les sauver par une diversion redoutable : ce fut le sultan Soliman II. Dès l'an 1529, ce prince, le plus brave et le plus puissant des souverains turcs, avait envahi la Hongrie et assiégé Vienne. Il lit les préparatifs d'une nouvelle agression, et le bruit de sa marche força l'empereur à tourner contre lui toutes ses forces. Il fallait défendre l'Allemagne : Charles y réussit par une campagne glorieuse, dans laquelle il tint en échec ce conquérant barbare et ses innombrables soldats (1532). Mais pour atteindre ce but, il avait eu besoin du secours des protestants eux-mêmes, et forcé de l'acheter à tout prix, il leur avait accordé un traité qui concédait provisoirement la liberté cle la religion (Paix de Nuremberg). Aujourd'hui que la tolérance religieuse a passé de nos mœurs (1) Au mois de mars 1526, le duc Henri de Brunswick était venu réclamer son appui pour les catholiques allemands, déclarant que sans son appui l'Eglise allait succomber. dans nos lois, les efforts du monarque pour étouffer par les armes une doctrine nouvelle ont cessé d'être en harmonie avec nos opinions ; mais la vieille société européenne, que Charle-magne avait organisée, et dont Charles-Quint fut le dernier appui, avait eu la religion pour élément constitutif, et n'avait point séparé l'État de l'Église. La croyance servait de base à l'ordre moral, l'ordre moral à l'autorité : au lieu de s'appuyer, comme de nos jours, sur la force des choses, le pouvoir remontait à Dieu comme à son principe. Les protestants aussi admettaient cet ordre d'idées, et ne se faisaient pas faute de l'appliquer, en soutenant leurs innovations par la force toutes les fois qu'ils la possédaient. Les prédications de Martin Luther et de ses adherents n'avaient pas seulement agité l'intérieur de l'Allemagne : leurs doctrines se répandaient déjà dans les pays scandinaves et surtout en Danemarck, où Christiern II, beau-frère de Charles-Quint, avait contribué à les introduire, avant cle se faire chasser pour sa tyrannie. Le roi d'Angleterre venait aussi de se séparer brusquement de l'Église, et cherchait clans l'adoption des doctrines nouvelles un moyen de satisfaire les coupables fantaisies de sa passion. Sur les bords du Rhin, en Hollande et en Westphalie, il s'était formé depuis l'an 1524 une secte étrange qui prétendait purifier ses partisans par un second baptême, et les rendre incapables de faire le mal. On ne saurait croire avec quelle rapidité ces Anabaptistes s'étaient multipliés parmi la classe la plus obscure et la plus ignorante. Plus leur croyance était insensée, et plus elle offrait d'appât aux imaginations grossières. Un moment ils furent maîtres de l'évêché de Munster (1533), et faillirent s'emparer aussi d'Amsterdam. Ils ne se bornaient pas à attaquer le culte ; c'était l'ordre social tout entier qu'ils menaçaient (1). Le protestantisme lui-même, quoique plus modéré, conduisait à l'ébranlement du pouvoir au nom des lois divines. (1) " Les Anabaptistes ne cherchent autre chose que subvertir toute supériorité, „ dit Charles-Quint, dans une instruction publiée par M.r Ch. Lanz (Staats-papiere, page 287). La correspondance de l'empereur et ses négociations ont été mises au jour par ce savant depuis la deuxième édition de mon ouvrage, et le jugement qu'il porte sur la politique du monarque me paraît confirmer le mien, quoique d'autres publications aient dévoilé chez Charles-Quint les faiblesses de l'homme. L'Europe entière se trouvait comme tourmentée d'un besoin de mouvement et d'expansion qui entraînait les masses vers les idées jeunes et les bannières neuves. C'était un élan impétueux et désordonné ; Charles eût pu voir crouler sous lui son trône et l'empire, s'il n'avait posé une digue au torrent. C'est sous ce point de vue que doit être jugée la conduite du souverain belge. Les principaux actes de sa vie se rattachèrent à cette idée profonde de conservation. L'affermissement de sa puissance eut pour lui un but plus élevé que celui d'une ambition ordinaire ; c'était le maintien cle l'ordre dans la chrétienté. Ce qui lui manqua pour être lui-même à la hauteur de sa pensée, ce furent moins les hautes facultés de l'esprit que les qualités suprêmes des âmes pures et généreuses : il eut les vices des princes de son temps, et ne fut exempt ni d'égoïsme, ni de jalousie, ni de duplicité ; mais malgré des succès douteux, des projets imparfaitement accomplis et une politique diversement jugée, l'instinct des peuples, plus sûr que la raison des historiens, a toujours reconnu sa grandeur. CHAPITRE IV. deuxième partie du règne de charles-quint. — affaires de belgique. — projet de faire des pays-bas un état isolé. — depuis la paix de nuremberg jusqu'au traité de crespy (1532 a 1544). Tandis que les efforts de Charles-Quint pour soutenir le pouvoir du trône et de l'Église exigeaient en Allemagne toute sa vigueur, en Belgique l'orage paraissait plus éloigné; cependant l'on en voyait déjà naître les symptômes. Dès l'an 1523, quelques Augustins d'Anvers avaient répété les premières prédications de Luther, et il avait fallu les chasser du pays et raser leur couvent. "Vers 1534, les Anabaptistes se répandirent en Hainaut, et l'on appliqua en Flandre (à Lille et à Douai) les vieilles lois qui punissaient de mort les hérétiques. On réussit pourtant à cette époque à réprimer les novateurs, l'union des esprits faisant la force du gouvernement : mais cette union pouvait être troublée au moindre sujet de mécontentement populaire, et chaque commotion politique devait offrir désormais un danger jusqu'alors inconnu. Une nouvelle guerre, occasionnée par une seconde invasion des Français en Italie, fit bientôt naître une occasion de troubles. Les Gueldrois ayant repris les armes dans le nord, tandis que le Luxembourg et l'Artois étaient menacés au midi (1535), la gouvernante demanda aux provinces un subside, de 1,200,000 florins d'or. Le Brabant et de Flandre, qui devaient payer les deux tiers de cette somme, refusèrent d'abord d'y consentir (1536). Cependant l'on parvint à surmonter la résistance des États l'année suivante ; mais la ville de Gand s'opiniâtra dans son refus. Elle offrait néanmoins de fournir des soldats pour son contingent, suivant l'antique usage des villes qui avaient toujours combattu elles-mêmes pour la défense du pays. L'offre fut refusée, soit que l'on ne voulût plus confier le maintien de l'ordre aux milices communales , soit que l'on crût nécessaire d'introduire un état de choses uniforme dans tout le pays. Les esprits s'aigrirent de part et d'autre: cependant les Gantois ne trouvaient que peu de sympathie dans les villes environnantes. Quoique leur résistance fût légale, en vertu des vieux privilèges de la Flandre, l'on ne pouvait approuver qu'une seule cité prétendît s'isoler de la contrée entière et rejeter sa part des dépenses communes. La gouvernante, encouragée par cette disposition des esprits, osa recourir à des mesures hardies. Un assez grand nombre d'habitants de Gand se trouvaient à Bruxelles, à Anvers et à Malines, la plupart pour des affaires de commerce : elle les fit saisir et emprisonner. Mais loin cle fléchir l'opiniâtreté de la ville, cette violence ne fit qu'aigrir les esprits et préparer des difficultés nouvelles. Dans l'intervalle, la lutte s'était continuée sur la fontière avec des succès différents. Il n'y avait point eu cle batailles, mais des incursions, des sièges, cle petites entreprises. Tel était le caractère général que prenaient les guerres cle cette époque. Depuis que les rois cle Frannce avaient introduit l'emploi d'armées permanentes, entretenues et soldées par le gouvernement, les forces étaient moins nombreuses, les campagnes plus longues, les mouvements plus mesurés. On ne voyait plus de grandes masses , réunies pour un seul moment, s'aborder de front et chercher à terminer la lutte du premier choc ; le plus souvent les hostilités se bornaient à une suite d'opérations peu décisives, exécutées par de petits corps qui manœuvraient sur de grandes lignes et s'appuyaient suides forteresses. La guerre offrait ainsi plus cle lenteur et d'incertitude ; elle devenait moins franche et moins sanglante, mais plus ruineuse pour le pays qui en était le théâtre. Le métier cle soldat formait une profession régulière et parfois lucrative, tandis que la bourgeoisie armée se retirait peu à peu des champs cle bataille. Pendant qu'une lutte stérile se prolongeait ainsi sur les frontières, l'Allemagne était menacée par les Turcs, et les protestants s'y préparaient aux armes. François I.er avait déjà des alliances secrètes avec eux, et Charles, qui n'avait pu l'accabler, voulut le détacher de ses ennemis. Après la conclusion d'une trêve de dix ans, il se ménagea une entrevue avec son rival au port d'Aigues-Mortes, en Provence, et lui fit clés offres qui devaient assurer entre eux une paix durable. Il voulait donner en mariage sa fille ou sa nièce au duc d'Orléans, second fils du roi, et céder aux jeunes époux le duché de Milan, qui avait été l'objet de la guerre. Cet accord conclu, il aurait attaqué immédiatement la puissance ottomane , contre laquelle il voulait marcher lui-même avec toutes ses forces, et en quelque sorte comme le représentant de la chrétienté. Il aurait ensuite soumis par la terreur ou par les armes les princes protestants, qu'il avait fallu ménager jusque-là. Les deux monarques parurent s'entendre dès le premier entretien , et peu après leur entrevue des subsides furent demandés à tous les sujets de l'empereur pour la guerre contre les musulmans. Les provinces belges accueillirent cette demande; mais Gand , qui n'avait pas encore payé sa part des 1,200,000 florins, renouvela son opposition. La ville fut mise en cause devant le grand conseil de Malines, qui la condamna. La bourgeoisie voulait se soumettre ; mais les métiers, et surtout les tisserands, s'y refusèrent, prirent les armes et firent périr ceux des doyens qui cherchaient à les détourner d'une révolte ouverte (1539). Telle fut l'impression produite par cet acte d'audace, que Charles accourut aussitôt du fond cle l'Espagne , et dans son empressement d'atteindre la Belgique, il n'hésita pas à traverser la France, se mettant de nouveau à la merci cle François I.er. Peu s'en fallut qu'il ne devînt alors victime de sa confiance, et il eut besoin de toute son adresse pour déjouer les intrigues de ceux qui engageaient le roi à le faire saisir. Il échappa néanmoins à ce danger, et dès son arrivée à Bruxelles il marcha sur Gand, à la tête de quelques troupes qu'il avait trouvées réunies. La commune n'essaya point de faire résistance : les désordres n'avaient été causés que par le bas peuple, et les autres classes en désiraient la répression. Les mutins se voyaient abandonnés par tous le reste du pays, et repoussés par François dont ils avaient invoqué le secours ; il ne leur restait d'autre parti que celui cle la soumission. L'empereur fit son entrée dans la ville, entouré d'un appareil imposant d'armes et de soldats, et se.rendant à son hôtel il y tint une grande assemblée des membres du conseil privé. Là fut prononcée la condamnation solennelle des Gantois. Aussitôt il fit comparaître devant lui tous les magistrats, six hommes cle chaque métier, et cinquante des plus mutins qui avaient pris dans les derniers troubles le nom de cresers (ces derniers étaient en chemise et avaient la corde au cou). Ils s'agenouillèrent et demandèrent pardon ; mais le prince ne voulut leur répondre que quand la gouvernante elle-même eut imploré leur grâce. Alors seulement il déclara que si les habitants réparaient leur faute par une entière obéissance, il consentirait à leur faire grâce et " se souviendrait qu'il était né dans leurs murs. „ On leur déclara ensuite les conditions sévères de cette amnistie : les privilèges de Gand étaient abolis, et les citoyens condamnés à une amende de 150,000 florins, laquelle servirait à la construction d'une citadelle qui dominerait leur ville. En outre, l'empereur exigeait que plusieurs d'entre eux lui fussent livrés, et il en fit décapiter vingt-six. Le principal but d'un exemple si violent était d'effrayer les grandes communes, toujours attachées à leurs vieilles idées d'indépendance. En effet, Charles-Quint semble avoir voulu alors imposer une organisation nouvelle au pays, en faisant subir aux lois et aux institutions de chaque localité une révision et une réforme générale. L'expérience avait déjà fait reconnaître qu'il aurait fallu plus d'unité dans le gouvernement et plus de cohésion entre les provinces. On avait même abordé ce sujet dans une assemblée des États (1534), mais sans pouvoir s'accorder sur les mesures à prendre. L'empereur voulait étendre les droits du souverain, centraliser le pouvoir, et faire de toutes ces principautés distinctes un seul et même corps. Mais à peine eut-il commencé cette tentative, en donnant à la ville de Gand une charte organique rédigée dans ce sens, et qui fut nommée la Concession Caroline, qu'il s'arrêta comme découragé, soit qu'il prévît trop d'opposition, soit qu'il soupçonnât un prochain changement dans la politique de la France (la santé du roi était ruinée, et le dauphin se mettait à la tête du parti qui voulait la guerre). Peut-être qu'après avoir soudé avec son regard pénétrant la situation cles choses en Belgique, il avait reconnu que pour asseoir sur des bases solides la constitution du pays et son gouvernement, il fallait avant tout donner à la nation un souverain qui fût tout à elle. Il semble en effet qu'il finit par regarder comme impossible ou comme désastreuse la réunion de nos provinces à la monarchie espagnole : car on le vit former lui-même un plan pour leur indépendance, et, à la grande surprise cles Belges et de l'Europe, il proposa aux ambassadeurs de François Ior cle prendre pour gendre le plus jeune des fils de ce monarque, et de lui donner avec la main de sa fille la souveraineté des Pays-Bas (1541). Dans ce projet, nos provinces auraient formé un état indépendant (probablement un royaume), protégé par l'alliance française et cependant isolé de la France. Charles-Quint voulait s'en réserver l'administration, au moins pendant quelque temps. Mais son offre fut accueillie avec défiance. Les ambassadeurs et le roi lui-même ne pouvaient se persuader qu'il renonçât sérieusement au pays le plus riche du monde. On ne sut pas cacher des soupçons injurieux, et il fut forcé de renoncer à son projet : car sa volonté n'aurait été ni comprise ne respectée. Ainsi échoua un plan auquel l'empereur devait encore revenir dans la suite. 11 quitta la Belgique sans avoir accompli aucun des changements dont la nécessité le frappait. L?avenir pouvait encore en ramener l'occasion, tandis que l'heure paraissait venue d'agir contre la puissance ottomane. C'était en Afrique qu'il voulait d'abord l'affaiblir. Dès l'an 1535, il avait conduit lui-même une expédition dirigée contre Tunis, et cette place, regardée jusqu'alors comme imprenable, n'avait pu lui résister. Il fit voile cette fois pour Alger avec une grande flotte et une armée nombreuse (1541). Mais l'événement trompa son espérance. A peine avait-il débarqué sur la côte, que la tempête brisa ou dispersa ses vaisseaux, et après avoir été exposé à toutes les horreurs du dénuement le plus absolu, il se trouva heureux de pouvoir ramener ses soldats dans les ports d'Espagne. Au bruit de ce revers, les Français reprirent les armes. Ils voyaient l'occasion favorable, et leur haine, qui s'était contenue pendant les dernières opérations, reparut plus ardente que jamais. Quatre armées attaquèrent à la fois l'Espagne, le Piémont, l'Artois et le Luxembourg, et cette dernière province tomba presque aussitôt entre les mains des assaillants (1542); car rien n'avait été préparé pour la résistance. Le prétexte des hostilités était spécieux. Deux envoyés du roi avaient péri en Italie, assassinés par des émissaires du gouverneur de Milan, et l'on imputait à Charles-Quint d'avoir ordonné ce crime : on n'ajoutait pas que ces envoyés se cachaient sous un déguisement, et qu'ils se rendaient l'un à Venise, l'autre en Turquie, pour préparer une ligue secrète contre l'empereur. Cette brusque attaque surprit d'abord nos provinces. La France avait pour allié Guillaume, duc de Juliers, cle Clèves et cle Gueldre. Ce prince rassembla un corps d'armée assez considérable, dont il confia le commandement à un vieux capitaine aussi célèbre par son audace que par son expérience : c'était Martin van Rossera . Pénétrant au cœur de la Belgique sans éprouver de résistance, ce redoutable ennemi traversa tout le Brabant, vint menacer Anvers et rançonner Louvain; puis il alla rejoindre les Français dans le Luxembourg, après avoir ravagé impunément tous les villages situés sur son chemin. Telle était la conséquence de l'affaiblissement graduel des milices populaires. La gouvernante n'ayant point réuni de troupes, les Brabançons n'avaient pas même essayé de défendre leur province. Mais la face des affaires ne tarda point à changer. René de Nassau, prince d'Orange, qui commandait les troupes impériales dans le Luxembourg, repoussa les Français, et contint ensuite Guillaume de Clèves jusqu'au moment où Charles-Quint lui-même, à la tête d'une armée allemande, envahit les états de ce prince, et le contraignit à implorer sa grâce (1543). En Hainaut et dans l'Artois, les ennemis avaient remporté quelques avantages, et ils venaient même de pénétrer de nouveau dans le Luxembourg. Les soldats de l'empereur les forcèrent de reculer sur tous les points, et bientôt ce fut la France elle-même qui se vit envahie. L'alarme se répandit jusque dans la capitale, quand les Belges et les Allemands furent entrés en Picardie, et que le roi d'Angleterre se ligua avec le vainqueur (1544). François fit alors demander la paix, et grâce à la modération de son adversaire elle fut signée à Crespy, dès le mois cle septembre. Le traité offrait une stipulation essentielle à l'indépendance cle la Belgique : c'était la renonciation du roi à toute suzeraineté sur lArtois et la Flandre. D'un autre côté, l'empereur renouvelait la promesse de donner en mariage au jeune duc d'Orléans, ou sa nièce ou sa fille : la première devait avoir pour dot le Milanais; la seconde, les Pays-Bas. Ainsi le monarque n'avait pas encore renoncé à la pensée cle faire des dix-sept provinces un état séparé. Il s'était réservé un intervalle cle huit mois pour consulter ses proches à ce sujet; mais avant qu'il eût pris sa décision, une mort prématurée enleva le jeune duc (1545). CHAPITRE V. DERNIÈRES ANNEES DE CHARLES-QUINT, DEPUIS LE TRAITÉ DE CRESPY JUSQU'A SON ABDICATION (1544 A 1555). Charles, que la dernière guerre avait ramené en Belgique, y séjourna quelque temps encore, faisant de nouvelles réformes dans les lois et dans les institutions judiciaires, et réglant tout ce qui concernait quelques provinces récemment conquises dans la partie orientale des Pays-Bas ; car il avait obtenu la cession de tous les domaines de l'évêché d'Utrecht, il venait d'arracher la Gueldre à Guillaume de Clèves (1543), et les seigneuries de Frise et de Groningue, longtemps rebelles à ses prédécesseurs, s'étaient soumises à lui depuis plusieurs années. Cependant il n'essaya point encore de lier plus fortement et de transformer en un seul état ce vieil héritage cle ses aïeux, dont il avait enfin réuni presque toutes les parties. Il se contenta de consacrer de nouveau l'union cle ces diverses contrées à l'empire germanique, sous la dénomination commune de Cercle de Bourgogne, dans le dessein sans cloute de les placer sous la protection de l'Allemagne, et cle ménager ainsi à ses successeurs un appui de plus, soit contre les révoltes locales, soit contre l'invasion étrangère (1). Dès 1536, la gouvernante Marie avait soumis aux États un projet d'union et de ligue entre toutes les provinces; mais il fut abandonné après le moment de péril qui en avait fait naître la pensée. Mais cle nouveaux orages ne laissèrent pas à l'empereur le temps d'affermir cette alliance. En effet, la guerre religieuse avait (1) Le cercle de Bourgogne avait été institué par Maximilien en 1512; mais cette mesure demandait à être réglementée. Elle le fut pendant la diète d'Augsbourg (1548), et bientôt après par le traité de Ratisbonne (26 juin). Les habitants des Pays-Bas étaient exemptés de la soumission aux tribunaux de l'empire. L'année suivante, l'empereur publia la pragmatique sanction qui déclarait inséparables tous les pays d'en bas et de Bourgogne. éclaté dès lors en Allemagne plus redoutable encore et plus violente qu'il ne l'avait prévu. Les premières hostilités s'étaient engagées en 1546, après la diète de Ratisbonne, où Charles avait pris une attitude menaçante. Le monarque avait réuni en Bavière une armée qui s'éleva bientôt à quarante mille soldats ; mais les princes protestants, ligués contre lui, l'entourèrent avec des forces presque doubles. Dans cette position critique, les vieilles troupes de nos provinces marchèrent à son secours, au nombre de cinq mille cavaliers et de dix mille fantassins. Le comte de Buren, seigneur zélandais qui conduisait ce corps d'élite, parvint jusqu'au camp impérial à travers tous les obstacles, et avec ce renfort le monarque ne craignit plus d'offrir la bataille aux ennemis, qui. n'osèrent l'accepter. A partir de ce moment tout plia devant lui, et dans une suite de combats heureux il accabla successivement les chefs des confédérés. Trois cents canons, pris sur eux, furent envoyés en Belgique comme un monument de ses victoires (1548), tandis que la diète d'Augsbourg proclamait l'unité religieuse de l'empire, et proscrivait les doctrines qu'avait prêchées Luther. Toutefois l'éclat de ce brillant succès n'éblouissait par Charles-Quint, et ce prince était trop clairvoyant pour envisager l'avenir sans une profonde inquiétude. Le protestantisme vaincu n'était pas détruit ; l'empereur avait eu besoin de toutes ses forces pour lui tenir tête ; et il commençait à sentir que sa vie ne suffirait pas à l'accomplissement de son œuvre. Portant ses regards sur l'avenir, il se demandait avec inquiétude ce qui arriverait après sa mort. Depuis longtemps il avait reconnu qu'un souverain ordinaire ne pourrait gouverner à la fois l'Allemagne et la monarchie espagnole. N'ayant qu'un seul fils auquel il destinait tous ses états héréditaires, il avait résolu de laisser l'empire à son propre frère, Ferdinand d'Autriche. Mais quand il crut s'apercevoir que la nature ne lui laisserait pas le temps de consolider son ouvrage, et que son existence, déjà usée par tant d'efforts, n'atteindrait pas la durée commune, il s'effraya en songeant qu'il n'était encore victorieux qu'à demi, et qu'après lui un souverain plus faible succomberait (1). (1) C'étaient les ressources pécuniaires qui devaient manquer à Ferdinand et à ses successeurs, tandis que l'or du Nouveau-Monde soutint longtemps la puissance de Philippe. "tùm ï il II Telles étaient ses pensées au moment cle son triomphe, et il se repentait d'avoir jadis désigné son frère Ferdinand comme son successeur à l'empire. Il eût voulu prolonger, même après sa vie, la puissance impériale, et pour y réussir il songeait à réunir d'avance tout son héritage sur la tête cle son fils, moins par tendresse paternelle que par prévoyance politique. Le jeune prince, âgé alors de vingt-un ans, et qui avait été élevé en Espagne, se nommait Philippe, comme son aïeul; mais la nature semblait lui avoir refusé jusque-là cette plénitude de vie et de force qu'auraient dû promettre son âge et le sang dont il sortait. Il paraissait faible cle santé et même d'intelligence. Son éducation, tout espagnole, lui avait donné une sorte cle réserve et de roideur, qui le faisait paraître hautain et méprisant à force d'être grave et froid. Presque étranger à tous les exercices du corps, il avait peu de grâce dans son maintien et dans ses manières , et comme il ne parlait que le castillau, la gêne qu'il éprouvait vis-à-vis cles étrangers le faisait juger d'une manière encore plus défavorable. Aussi les ambassadeurs de France n'avaient-ils pas craint de prédire clans leurs rapports secrets qu'il serait incapable de gouverner. Charles n'ignorait pas lui-même combien son fils était peu doué cle ces avantages extérieurs qui gagnent souvent l'esprit cles peuples ; mais soit qu'il crût pouvoir le familiariser avec d'autres habitudes, ou l'entourer du reflet cle sa propre gloire, il l'appela auprès cle lui, pour le faire d'abord reconnaître par ses sujets des Pays-Bas. Le jeune prince passa d'Espagne en Italie, et se rendit de là en Belgique au commencement cle l'année 1549. La noblesse et le peuple l'accueillirent avec joie et magnificence. On le promena de province en province et de ville en ville, en l'accablant de fêtes publiques. Anvers seul dépensa cent trente mille écus d'or pour sa réception. Mais une impression pénible se mêlait à ces réjouissances pompeuses : Charles-Quint avait les manières et le langage d'un Belge ; Philippe se montrait complètement étranger à nos mœurs et à notre caractère. Accoutumé à l'étiquette glaciale dont les rois d'Espagne s'entouraient, il semblait reculer devant l'expression franche et ouverte de la bienveillance populaire. Naturellement taciturne el ennemi cles plaisirs bruyants, il paraissait d'autant plus sombre que la fatigue cle ces longues cérémonies était au-dessus cle ses forces. Les entrées solennelles, les serments d'inauguration, les banquets et les réjouissances se succédaient de jour en jour, sans lui laisser un moment de relâche. Condamné à un état permanent de représentation et de malaise, son rôle lui était à charge, et on lui savait mauvais gré de la froideur avec laquelle il le remplissait. A Binche, on lui avait fait courir la bague, et il s'en était tiré avec succès ; à Bruxelles, il fut traîné aux joutes, et le cavalier espagnol contre lequel il courait le renversa évanoui sur l'arène. Plus malheureux encore quand son père l'eut conduit à Augsbourg, pour le présenter aux princes de l'empire, il ne put pas même toucher de sa lance l'adversaire complaisant qui se présentait à lui (c'était en hiver, et peut-être sa maladresse provenait-elle du froid qu'il éprouvait). Il réussit également mal dans ses efforts pour tenir sa place clans les banquets des électeurs, lui, faible, sobre, et qui ne savait pas résister au vin. Les seigneurs allemands ne cachèrent pas leur mépris pour un prince aussi chétif, et Charles-Quint lui-même renonça au projet de le leur donner pour empereur. La couronne impériale fut destinée à Ferdinand, et Philippe retourna en Espagne, emportant, seul peut-être, la pensée qu'il avait été méconnu (1551). Cependant la santé de Charles-Quint s'affaiblissait. Infirme avant l'âge, il était surtout en proie à des accès cle goutte qui lui ôtaient l'usage cle tous ses membres. Ses ennemis profitèrent de cet état de souffrance pour recommencer-la lutte contre lui. Henri II, fils de François I.or, se ligua sous main avec les protestants d'Allemagne, et tandis que ceux-ci reprenaient les armes, une armée française se jeta si brusquement sur le Luxembourg que la gouvernante, qui n'avait pris aucune mesure cle précaution, ne se crut pas même en sûreté à Bruxelles, et se réfugia en Flandre. L'empereur de son côté, obligé de fuir devant Maurice de Saxe, qu'il avait choisi pour commander son armée d'Allemagne, et dont il n'avait pu prévoir la défection , n'évita une lutte dangereuse et inégale qu'en accordant sans balancer des conditions favorables à ces mêmes princes luthériens, dont la répression avait été l'objet de tous ses efforts. Il accourut ensuite avec des grandes forces pour chasser les Français de la Lorraine où ils avaient pénétré : mais il ne put s'emparer de Metz que défendait le fameux duc de Guise. La fortune lui fut plus propice en Belgique. La ville de Térouenne, que les Français avaient reconstruite, fut prise après un long siège, et rasée pour la seconde fois. Hesdin, après avoir été enlevé par les ennemis, retomba également clans les mains des Belges (1553). Mais l'année suivante, Henri II, à la tête d'une puissante armée, envahit la province cle Namur, prit et ruina Bouvines et Dinant, et passant dans le Hainaut, brûla Binche et Mariemont. Cependant Charles-Quint le fit reculer, et après quelques combats cle peu d'importance les efforts clés deux partis se ralentirent. La campagne cle 1555 ne fut plus remarquable que par la construction des deux forteresses de Charlemont et de Philippeville, destinées à défendre la frontière cle ce côté. Si les chances de la guerre avaient été assez peu favorables à l'empereur, sa politique avait remporté pendant ce temps un dernier avantage. L'Angleterre venait de tomber sous le sceptre cle la reine Marie, fille de Henri VIII. Charles-Quint la fit demander en mariage pour son fils, qui se trouvait alors veuf d'une première épouse, et sa proposition ayant été acceptée (1554), on vit avec surprise le jeune prince, qui rachetait par l'énergie d'une volonté forte les désavantages d'une nature ingrate et d'une éducation imparfaite, prendre tout à coup un empire absolu sur l'esprit cle sa nouvelle compagne, et montrer, par ses efforts pour saisir le sceptre de ses propres mains, qu'il se sentait capable cle le porter. Marie lui eût cédé l'autorité tout entière sans l'opposition du parlement, qui redoutait en lui un souverain accoutumé aux manières hautaines et au gouvernement impérieux des princes espagnols. Il obtint des Anglais le titre de roi; mais la jalousie nationale ne souffrit pas qu'aucun pouvoir fût attaché à son rang. Malgré cette restriction, les résultats de l'alliance qu'il avait contractée pouvaient devenir immenses. Charles les avait tous mesurés, et par une convention expresse il avait stipulé que, comme Philippe avait déjà un fils, issu de son précédent mariage, et qui devait hériter de l'Espagne et cle l'Italie, l'aîné de ceux qui naîtraient de cette deuxième union aurait en partage l'Angleterre et les Pays-Bas, afin que ces deux contrées, unies par leur situation et leurs nombreux rapports, demeurassent inséparables. Charles revenait donc encore à sa première idée de détacher nos provinces de la monarchie espagnole. Il s'inquiétait de l'incompatibilité des deux peuples qu'il avait appris à connaître en les gouvernant, et presque au bord cle la tombe, il montrait cette séparation à la Belgique comme la voie de salut que lui offrait l'avenir. Peu cle temps après le mariage de Philippe, son père, qui sentait ses forces décliner, le rappela à Bruxelles, et ayant convoqué dans cette ville les États du pays il abdiqua le gouvernement de nos provinces en sa faveur (25 octobre 1555). Dans cette occasion solennelle, le vieil empereur, rappelant sa vie entière, exprima le regret de n'avoir pu ni faire davantage, ni déposer plus tôt un sceptre devenu trop lourd. Il remit à son fils, dès l'année suivante, le gouvernement de l'Espagne, et envoya les emblèmes de l'empire à Ferdinand, renonçant lui-même à toutes les grandeurs du monde pour aller passer ses derniers jours clans la retraite. Il avait fait choix pour ce dessein du petit couvent de Yuste, situé dans une vallée de l'Estrama-dure. Ce fut là qu'il se rendit à son retour en Espagne (1556). Il y vécut encore deux ans, dans une retraite profonde, adoptant la vie simple et les pratiques religieuses cles moines dont il partageait l'asile. Mais des idées sombres l'assiégeaient quelquefois jusque dans la solitude : les fatigues de son règne l'avaient complètement épuisé, et il s'éteignit le 21 septembre 1558. HUITIÈME PÉRIODE. RÈGNE DE LA MAISON D'AUTRICHE. — SOUVERAINS RÉSIDANT EN ESPAGNE. CHAPITRE PREMIER. COMMENCEMENT DU RÈGNE DE PHILIPPE II. Le règne du fils de Charles-Quint devait être pour la Belgique une époque de crise et de déchirement ; mais les grandes causes des orages qui s'élevèrent alors remontaient pour la plupart à la période précédente. C'étaient, à l'intérieur, l'absence d'une organisation générale qui unît et constituât fortement les diverses provinces; au dehors, des couronnes lointaines échues au souverain et qui subordonnaient sa politique à des influences étrangères; dans tout le nord de l'Europe, une fermentation des esprits excitée ou entretenue par le schisme religieux. Le prestige de gloire et de grandeur, qui rendait si imposante aux yeux des peuples la puissance de Charles, ne pouvait encore s'attacher à un jeune prince qui montait à peine sur le trône, et qui ne recueillait qu'une partie de l'héritage paternel, puisque l'empire passait à Ferdinand. L'affection des Belges pour le monarque né parmi eux avait été vive et sincère; une sorte d'inquiétude et cle défiance précédait l'avènement de Philippe, que l'éducation n'avait familiarisé ni avec les mœurs ni avec les idées du pays. C'était une faute étrange de Charles-Quint cle lui avoir fait passer toute sa jeunesse en Espagne, sans le préparer au gouvernement de ses autres états. Elle influa sur tout le règne cle son fils, et l'entraîna clans des fautes qu'il voulut en vain réparer plus tard. Outre la différence qui règne d'ordinaire entre les nations éloignées, il existait entre les Belges et les Espagnols un contraste de caractère qui s'explique par l'histoire des deux peuples. Accoutumées à la liberté et pleines du sentiment de leurs forces, nos populations étaient familières et confiantes, hardies dans leurs démonstrations, plus ardentes que respectueuses dans leur attachement , et laissant percer en toutes choses une grande exigence de justice et de franchise, et comme un instinct d'égalité. Les Espagnols sortaient de leur lutte contre les Maures, guerre de race et de religion qui avait duré huit siècles, et qui avait empreint d'une sorte de rigidité farouche les sentiments, les habitudes , les manières et les lois. Parmi eux la présence du souverain était imposante, son autorité inflexible, sa justice entourée de terreur; on eût dit qu'une main de fer pouvait seule contenir ce. peuple clans l'ordre, et que, pour être respectées, ses institutions devaient paraître redoutables. Il était donc impossible que l'unité politique des deux nations pût se maintenir autrement que par la contrainte. Déjà même la crainte cle tomber sous le régime espagnol s'était manifestée dans nos provinces du temps de Charles-Quint. Tout Belge qu'était ce monarque, il n'avait pu prendre cle nouvelles mesures contre la propagation des doctrines luthériennes, et instituer des juges de la foi, appelés inquisiteurs (1550), sans que ce nom éveillât des ombrages. D'anciennes ordonnances frappaient cle mort les fauteurs d'hérésie, et lorsqu'elles avaient été appliquées aux Vaudois pendant le siècle précédent, elles n'avaient excité aucun murmure; mais les décrets impériaux semblaient rappeler l'inquisition d'Espagne, et soulevèrent une opposition qui alla toujours en croissant. Les formes menaçantes dont ce tribunal exceptionnel était entouré dans la péninsule se présentaient à l'imagination des Belges comme le type des rigueurs qu'il fallait prévoir, si l'on parvenait à introduire parmi nous l'imitation cles lois étrangères. Les partisans des nouvelles doctrines trouvaient une arme redoutable dans l'effroi qu'inspiraient ces procédures sévères et mystérieuses, dont ils assombrissaient encore le tableau. Menacés dans leur croyance, ils cherchaient à alarmer la foule pour ses libertés, et ils réussirent cle cette manière à paralyser l'exécution des édits sévères cle l'empereur. Mais si de pareilles inquiétudes avaient pu se répandre pendant le règne de Charles, combien ne devaient-elles pas acquérir de force sous la domination de son fils, si complètement étranger à nos provinces, et qui paraissait ignorer leurs droits et leurs besoins, comme leurs mœurs et leur langage? Cette défiance générale, dont le jeune monarque s'était vu entouré à ses premiers pas en Angleterre, l'attendait aussi en Belgique; et c'était là pour lui un obstacle d'autant plus difficile à vaincre, que le peuple était plus accessible à la prévention. Dans aucun pays, en effet, l'opinion publique n'avait été jusque-là aussi puissante et aussi nécessaire à ménager que clans le nôtre : la nation belge, inégale clans sa conduite envers ses souverains, accordait tout à ceux dont elle se croyait aimée et qu'elle affectionnait à son tour; mais ceux qui ne lui inspiraient point de confiance et de sympathie l'avaient toujours trouvée ombrageuse et indocile. Philippe II, à son avènement au pouvoir, se trouvait environné des ministres et des conseillers cle son père, et pendant quelque temps il parut n'agir que par leur impulsion. Ce prince, qui devait grandir par degrés clans l'opinion même de ses ennemis, n'était pas encore en état de diriger les affaires, et trop fier pour y prendre part avant d'en être maître, il cachait sous une inaction apparente un apprentissage silencieux et opiniâtre (1). Ses manières restaient froides et réservées, ses paroles rares et courtes. Il y avait quelque chose d'obscur dans son caractère et de mystérieux dans sa pensée. On eût dit qu'il cherchait en lui-même à asseoir d'une manière fixe ses opinions, qui flottaient entre les maximes espagnoles cle sa jeunesse et les idées si différentes de ses peuples du Nord, parmi lesquels il se trouvait jeté : heureux s'il avait pu effacer entièrement alors l'effet cle ses premières impressions ! Une trêve de cinq ans avait été conclue avec la France clans les derniers moments du règne de Charles-Quint : Henri II la viola (1) C'est dans les rapports officiels des diplomates de cette époque (résumés par M. Von Raumer dans ses lettres historiques), que l'on trouve les renseignements les plus curieux sur cette éducation graduelle et volontaire que Philippe 11 s'était imposée, et qui le rendit à la fin aussi supérieur à ses ministres qu'il leur avait été d'abord inférieur. Mais de nouvelles explorations paraissent avoir aussi dévoilé les mystères odieux de sa politique et les désordres de sa vie privée. dès l'année 1557 en jetant une armée en Italie et une autre dans l'Artois. Mais Philibert, duc de Savoie, auquel Charles-Quint avait confié le commandement de ses forces réunies en Belgique, pénétra en France à son tour, et entreprit le siège de Saint-Quentin. Il avait sous ses ordres soixante mille soldats de diverses nations, parmi lesquels les hommes d'armes belges (nommés alors les bandes d'ordonnance) formaient le corps le plus redoutable. Le connétable de Montmorency, qui était le chef de l'armée ennemie, ne se sentant point assez fort pour livrer bataille, se contentait d'inquiéter les assiégeants, et de jeter quelques secours dans la place à travers les marais dont elle était entourée. Il parvint même à y faire entrer cinq cents hommes, après avoir surpris par une brusque attaque les gardes avancées du duc de Savoie. Mais cette entreprise hardie lui coûta cher. Le jeune comte d'Egmont, qui commandait une partie des bandes d'ordonnance, et qui unissait à une valeur impétueuse un coup-d'œil prompt et sûr, lança hardiment ses cavaliers sur les postes que l'ennemi avait placés dans les marais pour couvrir l'arrière-garde. Ayant forcé le passage, il entraîne avec lui plusieurs escadrons belges et allemands, tourne l'armée française qui se retirait, et va se déployer en avant d'elle de manière à l'arrêter dans sa marche. Il ne restait d'autre alternative à Montmorency que d'écraser cette cavalerie encore peu nombreuse, ou d'attendre le choc de l'armée entière. Tandis qu'il hésitait, d'Egmont lui même l'attaqua, et l'arrivée de nouveaux renforts ayant rendu la partie moins inégale, la gendarmerie de France fut culbutée et mise en fuite. L'infanterie formée en carré tint ferme jusqu'à l'arrivée de quelques canons qui ouvrirent ses rangs ; mais alors les bandes d'ordonnance l'enfoncèrent avec un affreux carnage. Les vaincus perdirent cinq mille combattants, et le nombre des prisonniers fut si considérable, qu'il fallut en renvoyer une partie. Parmi ceux que l'on garda se trouvait Montmorency lui-même, qui avait été blessé dans la mêlée. Cent drapeaux ou cornettes et dix-huit pièces de canon devinrent les trophées de la victoire. Telle fut la fameuse journée de Saint-Quentin, dont Philippe consacra plus tard le souvenir par la fondation du riche monastère de l'Escurial. La ville fut prise d'assaut dix-sept jours après (le 27 août), et le célèbre Coligny, qui commandait la garnison, partagea la captivité du connétable. Un si grand succès fut mal utilisé. L'armée victorieuse se dis- persa peu après, rien n'ayant été préparé pour une campagne plus longue. Les Français, au contraire, profitèrent de la mauvaise saison pour reprendre l'offensive, et le duc de Guise, qui les commandait, se rendit maître de la ville de Calais, qui était à peine gardée pendant l'hiver, parce qu'on la croyait inattaquable à cette époque de l'année. Au printemps, deux corps ennemis entrèrent l'un dans le Luxembourg, l'autre dans la Flandre. Le premier prit Thionville et Arlon, le second Bergues et Dunkerque. Le roi n'avait pas encore rassemblé ses troupes que le pays se trouvait envahi cle toutes parts. Mais le courage du comte d'Egmont arrêta encore le progrès des armes françaises. Le corps qui avait pris et pillé Dunkerque retournait vers Calais, chargé cle butin. Le comte, qui commandait en Flandre, réunit quelques milices et un nombre assez considérable de cavaliers, et se jette sur le passage de l'ennemi, aux environs cle Gravelines. C'était au bord cle la mer, sur une plage unie et nue. Les escadrons belges chargèrent avec impétuosité , d'Egmont lui-même donnant à ses soldats l'exemple du courage. Après avoir renversé les cavaliers français, ils éprouvèrent plus de résistance quand ils furent parvenus jusqu'aux piquiers qui soutinrent le choc cle pied ferme. Mais alors le jeune comte fit avancer son infanterie, dont les premiers bataillons donnèrent avec tant de vigueur, que les lansquenets ennemis élevèrent leurs armes en l'air pour demander quartier. L'armée de France fut entièrement détruite, et son général fait prisonnier. Alors Henri entama cle nouvelles négociations, et la paix fut signée au mois d'avril 1559, chacun des deux souverains consentant à restituer ce qu'il avait acquis pendant la guerre. A peine ce traité fut-il conclu, que Philippe exprima le désir de retourner en Espagne. Son épouse Marie d'Angleterre, venait cle mourir, et aucun intérêt d'ambition ou cle politique ne le retenait plus clans le Nord. Mais il voulut auparavant organiser d'une manière forte et stable l'administration du pays. Le gouvernement des diverses provinces fut confié aux principaux seigneurs, au-dessus desquels le roi plaça, comme gouvernante, Marguerite, duchesse de Parme, fille naturelle de Charles-Quint(l). (1) La mère de cette princesse était une jeune fille des environs d'Au-denarde, et s'appelait Jeanne Van der Geenst. Un conseil cl'état, composé cle six membres, devait lui servir de guide et d'appui; et dans les cas importants elle recevrait les instructions du monarque lui-même, avec lequel il lui serait toujours facile de correspondre. Ce mode d'organisation paraissait combiné avec sagesse. La duchesse de Parme, princesse intelligente et habituée aux affai -res, avait assez d'expérience et de dignité pour représenter le souverain, sans pouvoir lui porter aucun ombrage par sa fermeté ou son ambition. Sur les six membres du conseil d'état, trois s'étaient formés au service cle l'empereur, et s'étaient élevés au rang qu'ils occupaient, à force de dévouement et d'habileté. De ces trois, en qui Philippe mettait sa confiance, le plus remarquable était Antoine Perrenot cle Granvelle, évêque d'Arras. Franc-Comtois d'origine, et fils du ministre le plus adroit de Charles-Quint, il possédait, avec une connaissance profonde de tous les ressorts cle l'état, une rare sagacité pour apprécier les hommes et les choses. Il montrait un zèle sans bornes pour le roi et pour l'Église; mais peut-être avait-il plus de finesse que de vigueur, et plus de prévoyance que d'énergie. Souvent même les faiblesses cle sa vanité déparaient ses talents, et il usait avec trop d'éclat de son habileté, de son crédit et cle son opulence. A côté cle lui figurait le président du conseil privé, Viglius d'Aytta cle Zuichem, plus tard évêque de Gand; c'était un jurisconsulte frison, d'une science profonde, d'un sens droit, d'un caractère probe et d'une pénétration peu ordinaire. Pour le comte de Berlaimont, qui était le troisième, il connaissait les finances, et avec peu d'éclat dans l'esprit, il avait de la chaleur et de la résolution. En face cle ces hommes d'affaires et d'expérience, se trouvaient trois grands seigneurs, à qui la naissance et les dignités donnaient d'autres titres au pouvoir. Le comte d'Egmont était le premier. D'origine hollandaise, mais ayant presque tous ses biens en Flandre, il gouvernait cette dernière province, et la générosité de son caractère l'y avait rendu aussi cher au peuple que l'éclat de ses victoires. Franc jusqu'à l'imprudence, brave jusqu'à la témérité, aucune de ses pensées n'était secrète, aucune de ses paroles détournée. Un grand sentiment de droiture et de justice lui teuait lieu d'habileté acquise. Plus souvent guidé par des sentiments honorables que par cles calculs profonds, il se passion- nait aisément, et n'était point en garde contre lui-même. Ses idées de fidélité n'étaient pas moins sincères que son attachement au pays; mais dans l'ardeur de l'action, il ne distinguait peut-être pas toujours la limite exacte de ces deux devoirs, et pouvait se laisser entraîner au delà des bornes. Philippe de Montmorency, comte de Horne et grand-amiral, fier et intrépide comme d'Egmont, mais d'un caractère plus violent et d'une âme moins élevée, avait à peu près les mêmes tendances politiques. C'était une homme d'action plutôt que d'intelligence, d'exécution plutôt que de commandement. Mais celui qui prenait place au conseil avec de Horne et d'Egmont joignait à la sagacité de l'esprit et à la profondeur de la pensée cette énergie froide et cette volonté persévérante qui maîtrisent les choses et subjuguent les hommes. C'était Guillaume de Nassau, prince d'Orange, surnommé plus tard la Taciturne. Ce jeune seigneur, né en Allemagne, en 1533, et élevé au sein du protestantisme, était venu en Belgique à l'âge cle douze ans, et y avait recueilli la succession cle son cousin René de Nassau, l'un des princes les plus riches de son siècle. Pour ne point s'aliéner l'empereur, il avait fait profession de croyances catholiques, mais sans conviction bien réelle (1). Depuis lors Charles-Quint l'avait traité en favori, lui témoignant dans toutes les occasions une confiance qui semblait presque excessive. Philippe à son tour lui avait donné le gouvernement des provinces cle Hollande, cle Zélande et d'Utrecht; cependant ils laissaient percer l'un pour l'autre une sourde aversion. Guillaume, sans manquer ouvertement de respect au roi, faisait opposition à ceux sur lesquels il s'appuyait, et le monarque, sans pouvoir encore l'accuser, le soupçonnait déjà sinon d'hostilité à son gouvernement, du moins d'ambition inquiète et malveillante. Il n'était peut-être pas difficile cle prévoir que les deux fractions dont se trouvait ainsi composé le conseil d'état montreraient des tendances opposées; mais le monarque n'avait pu se (1) Il passait encore pour catholique en 1566 ; mais ceux qui avaient pu l'observer de près, le croyaient luthérien ou calviniste. Sa famille avait adopté successivement ces deux confessions, et elles semblent s'être mélangées plus tard dans son esprit. De là peut-être sa politique moins intolérante que celle des autres chefs protestants. dispenser d'y introduire quelques-uns des principaux seigneurs du pays, et les circonstances avaient pour ainsi dire dicté son choix. D'ailleurs, la prépondérance en cas d'opposition était suffisamment garantie au parti du roi, puisque avec Marguerite les trois conseillers dont on était sûr formaient la majorité. Il semblait donc que l'on n'avait rien à craindre pour la marche des affaires, et l'attente de Philippe aurait pu être remplie, si l'attitude douteuse du prince d'Orange n'eût caché qu'un mécontentement ordinaire. Ce fut la défiance et la haine d'un adversaire politique que rencontra en lui le fils de Charles-Quint, lorsque, docile aux derniers conseils de son père, il entreprit d'extirper des Pays-Bas les nouvelles sectes. Guillaume se fit le défenseur de leur cause, en invoquant non pas les sympathies que leurs croyances n'avaient trouvées que parmi un petit nombre de Belges, mais les libertés nationales que tous prenaient à cœur. L'intention de Philippe n'était pas précisément de les abolir, mais d'atteindre son but à tout prix. " Je tâcherai d'arranger les affaires cle religion aux „ Pays-Bas, sans employer la force „ écrivait-il en 1566, " parce „ que ce moyen entraînerait la totale destruction du pays ; mais je suis déterminé à l'employer cependant, si je ne puis d'une „ autre manière régler le tout comme je le désire. „ Nous verrons dans l'histoire de l'évêché de Liège que le maintien de la religion put s'accomplir là sans violence, et il en aurait sans doute été de même clans les autres provinces belges sous un souverain modéré. Mais la rigueur du gouvernement espagnol, qui le fit exécrer de ses sujets en Portugal et à Naples, où n'avaient pénétré ni le protestantisme ni les franchises communales, devait le rendre encore plus oclieux dans un pays dont les habitants avaient joui de droits si étendus. Telle fut la véritable cause de la résistance que rencontra en Belgique la domination de Philippe II. Les écrivains qui ont pris sa défense accusent Guillaume de Nassau d'avoir été mu par l'ambition coupable cle s'élever lui-même à la souveraineté. Il fut en effet bien près d'y parvenir à la fin cle sa vie, mais rien ne l'avait annoncé au commencement de la lutte. Le savant éditeur de sa correspondance lui impute à plus juste titre d'avoir toujours repoussé les plans de pacification qui auraient ramené les Belges sous l'autorité du roi. Mais la question est de savoir si ces plans leur offraient quelque sécurité (1), point sur lequel le jugement des historiens varie suivant le point cle vue qu'ils adoptent. Ce qui est incontestable, c'est que le prince d'Orange s'exagéra les torts du monarque qu'il combattait, et montra moins de scrupules clans ses accusations contre lui que d'audace à lui tenir tête. La première condition cle succès pour lui au début cle son entreprise était la ruine du pouvoir cle Granvelle. A la confiance du roi dont jouissait ce prélat, il sut opposer l'influence de la haute noblesse, qui était alors en possession cle presque toutes les dignités, du gouvernement des provinces, du commandement des troupes, en un mot, des forces cle la souveraineté. Les longs efforts des princes cle la maison cle Bourgogne et d'Autriche pour diminuer la prépondérance des villes et neutraliser leur action sur le pays avaient eu pour conséquence l'agrandissement rapide et peut-être démesuré d'un petit nombre cle familles plutôt princiè-res que seigneuriales, autour desquelles se groupait la noblesse moyenne. Les Nassau (Allemands d'origine), les d'Egmont (Hollandais), les Croy (venus cle France), avaient joué le principal rôle sous les derniers règnes, et se trouvaient à la tête de cette fière aristocratie, qui joignait à son attachement pour les souverains des idées d'indépendance personnelle et de grandeur féodale. Guillaume, quoique jeune encore, avait pris en quelque sorte le premier rang, d'abord par la faveur impériale qu'il avait obtenue, par l'opulence (pie lui assuraient de grands biens et un riche mariage, et par l'éclat d'une magnificence presque souveraine; mais surtout par l'ascendant que lui donnaient un caractère ferme, un coup d'œil prompt, un jugement sûr. Plus pénétrant et plus profond que ceux qui l'entouraient, il savait être réservé sans froideur, et rester maître de lui-même sans paraître aspirer à dominer sur les autres. Dans le commerce ordinaire cle la vie, on lui voyait les traits et les goûts cle son âge; peu ménager, joyeux compagnon, grand chasseur, il entretenait avec la plupart des seigneurs de la cour ces relations amicales et familières qui forment souvent les liens les plus solides. Ainsi l'influence qu'il s'était acquise tenait à sa position sociale autant qu'à ses qualités personnelles, et cette (1) M. Groen van Prinsterer paraît le croire, mon opinion est différente. noblesse, dont il allait devenir le chef, reconnaissait en lui son représentant. La noblesse était en général obérée, et cet état de choses provenait en partie des dépenses qu'elle avait faites au service du souverain (1). De grands emplois avaient dédommagé ses membres les plus influents : le mécontentement des autres éclatait déjà et rendait plus dangereuses les dispositions des classes moyennes. La bourgeoisie se montrait vivement inquiète des prédilections étrangères d'un souverain, qui ne partageait ni le caractère des Belges, ni leurs inclinations, et avec lequel ils avaient eu si peu de rapports. Les États, réunis à Gand vers l'époque de son départ, lui témoignèrent cette défiance, qui commençait à germer dans tous les esprits. Il voulait laisser après lui en Belgique trois mille fantassins espagnols qu'y avait amenés l'empereur. L'assemblée refusa hautement d'y consentir. Philippe avait été loin de prévoir cette résistance; elle l'irrita autant qu'elle le surprit, et il laissa échapper ces paroles remarquables: " Bientôt les Belges voudront me chasser aussi, sous prétexte que je suis étranger. „ Cependant, au milieu de cette opposition générale, il crut reconnaître la main d'un seul ennemi, et au moment de s'embarquer pour l'Espagne à Flessingue, le 20 août 1559, il reprocha au prince d'Orange d'avoir soulevé contre lui cette tempête. En vain Guillaume voulut-il rejeter la décision sur les États, le roi repartit avec amertume : " Ce ne sont point les États, mais vous, vous, vous seul! „ (1) L'explication de cet appauvrissement est donnée plus bas, à la page 391. 25 CHAPITRE II. OPULENCE ET PROSPÉRITÉ COMMERCIALE DE LA BELGIQUE VERS 1560. — RÉGENCE DE MARGUERITE DE PARME. L'époque approchait où la plus terrible commotion devait ébranler la Belgique, et détruire par sa violence la prospérité que tant de siècles avaient préparée, et que tant d'efforts avaient maintenue. Aucune autre contrée jusqu'alors n'avait fait des progrès aussi constants, et ne jouissait d'une opulence aussi générale. La population des villes, mesure ordinaire du commerce et de l'industrie, avait atteint une proportion plus forte qu'aujourd'hui. Anvers et Liège comptaient plus de cent mille habitants; Gand et Bruxelles soixante-dix à soixante-quinze mille. Une évaluation du produit annuel cles manufactures, faite quelques années plus tard par ordre du duc d'Albe, porta à plus de quarante millions cle florins d'or (environ huit cents millions cle francs) les objets fabriqués dans les provinces belges. L'industrie principale était encore la draperie, qui prospérait surtout en Flandre. On évaluait ses exportations annuelles, sans y comprendre les draps de qualité inférieure, à huit millions de florins. Les forges de Liège étaient regardées comme les premières du monde, et l'on disait en proverbe que les Liégeois avaient trois choses uniques, du pain meilleur que le pain, du fer plus dur que le fer, et du feu plus ardent que le feu (ce dernier trait se rapporte à la qualité du charbon). La fabrication des armes florissait à Bruxelles et à Malines, et c'était dans cette dernière ville que le roi Henri VIII avait fait couler ses gros canons. La navigation s'était accrue depuis la prise de Calais par la France : car les marchands anglais étaient venus résider à Bruges, où était l'entrepôt général des laines d'Angleterre et d'Espagne. Mais Anvers formait comme le centre du négoce ; les Vénitiens eux-mêmes avouaient la supériorité du mouvement commercial cle cette ville sur celui de Venise, qui avait été le centre du négoce en Europe, et la valeur annuelle des échanges était estimée à 1,500 millions cle florins, représentant à peu près six milliards cle francs (1). Un relevé du mouvement commercial cle la ville d'Anvers, vers le milieu cle ce siècle, porte à deux mille cinq cents le nombre des navires que l'on y voyait souvent réunis dans l'Escaut. L'Angleterre, l'Espagne et le Portugal étaient la destination la plus ordinaire de ces bâtiments. Les deux dernières contrées surtout, brusquement enrichies par la conquête des Indes et d'une partie de l'Amérique, mais dépourvues de manufactures et d'industrie, tiraient de nos provinces jusqu'aux meubles et ustensiles de ménage. Telle était quelquefois la richesse des cargaisons expédiées pour ces pays, que les marchandises de treize bâtiments enlevés par des corsaires français furent estimées 500,000 écus d'or. Anvers recevait chaque semaine des provinces wallonnes ou du nord de la France deux mille grandes voitures de roulage pesamment chargées, et il n'y avait pour ainsi dire aucun point de la Belgique qui ne ressentît les effets cle cette activité et de cette circulation. C'était dans les solennités politiques ou dans les fêtes locales que l'on voyait surtout éclater l'immense richesse ainsi répandue dans le pays. Dans un concours de déclamation proposé par les Anversois , la société de rhétorique de Malines envoya trois cent vingt-six de ses membres, qui firent leur entrée à cheval, tous vêtus de satin et cle velours avec des ornements d'or et d'argent. Ceux de Bruxelles, aussi nombreux et aussi richement équipés, amenaient avec eux soixante-seize voitures et sept chars de triomphe. Dans d'autres occasions, on élevait des décorations monumentales, on construisait des cirques sur les places publiques, on faisait paraître la milice bourgeoise magnifiquement armée et couverte cle casaques de velours. Les cérémonies publiques devenaient une affaire municipale, et la pompe de ces spectacles ne paraissait jamais achetée trop cher. Mais au milieu de tout ce faste, peut-être les regards d'un observateur froid auraient-ils cherché en vain dans nos provinces ces éléments de force et ces bases de liberté qui avaient caractérisé la (1) Voir l'Hist. du règne de Cliarles-Quint, par M. Heure, t. V. par 265. La valeur de l'argent était alors quatre ou cinq fois plus forte qu'aujourd'hui, si l'on prend pour point de comparaison le prix des denrées. Belgique à l'avènement cles dues de Bourgogne. Cette bourgeoisie , qui ne figurait plus que dans les réjouissances, avait perdu avec l'habitude cles arlnes l'énergie nécessaire pour en faire usage. Les populations étaient encore libres et fières ; mais elles avaient cessé d'être endurcies et redoutables. On avait vu en 1542 les bandes gueldroises cle Martin van Rossem camper sans crainte au cœur du Brabant et sous les murs de la grande ville d'Anvers, qui, ne se fiant pas à l'inexpérience militaire de ses citoyens, avait fait venir cles paysans du pays de Waes pour garder ses remparts. La vie politique était oubliée du peuple comme la vie militaire ; non que les privilèges eussent été diminués, mais parce que les querelles des souverains n'étaient plus comme jadis des questions locales, immédiates, touchant aux intérêts ou aux sentiments nationaux. A part quelques points d'administration intérieure, qui offraient rarement une grande importance , le rôle cles assemblées nationales se bornait à peu près à consentir aux subsides ou à les refuser. Encore faut-il remarquer que les refus étaient le plus souvent impossibles ; car ils n'auraient pas terminé les luttes où le souverain se trouvait engagé, comme roi d'Espagne ou comme empereur, et ils n'auraient eu d'autre résultat que cle laisser la Belgique sans défense. Ainsi le gouvernement échappait pour ainsi dire à l'action du pays. Les troupes n'étaient plus fournies par les provinces : le souverain traitait avec cles capitaines qui, pour une somme convenue , levaient des gens de guerre clans les parties les plus pauvres cle la contrée (surtout clans la Gueldre et le Hainaut) ou en Allemagne. L'esprit mercenaire cles soldats ainsi rassemblés les rendait indifférents à la cause qu'ils soutenaient, et à l'exception des bandes d'ordonnance, qui se montaient à trois mille hommes, il n'y avait plus d'armée nationale. Enfin la navigation elle-même, cette partie si importante (et plus tard si décisive) des ressources et des forces de la Belgique, échappait en quelque sorte cles mains des Brabançons et des Flamands, pour passer aux Hollandais, aux Zélandais et aux Frisons. Là se trouvait la pépinière des matelots ; là se concentraient la pêche et le commerce de grains et cle bois; là se faisaient les expéditions vers la Baltique et le Nord. La vie plus simple, le travail plus rude, les besoins plus bornés de ces populations maritimes leur assignaient en quelque sorte ces entreprises dures, où la fatigue et le danger étaient plus grands que le profit, mais qui formaient des hommes d'audace et d'action. Anvers et Bruges, riches depuis longtemps, dressaient des ouvriers habiles pour les arts d'une civilisation avancée ; on y fabriquait des étoffes de prix, de la soie, du satin, du velours, des tapisseries, des dorures, des couleurs, des glaces; on y raffinait le sucre, on y purifiait les métaux, on y travaillait l'or, l'argent et les pierres précieuses. Ces professions, d'un ordre assez élevé et d'une nature lucrative, enrichissaient les habitants. ADordrecht et à Amsterdam, le peuple se composait de marins. Les historiens ont remarqué, comme une grande cause des malheurs publics à cette époque, l'état de gène et de détresse où se trouvaient presque tous les nobles. Ce mal prenait sa source dans le nouveau système militaire, qui y prolongeait la durée des campagnes. Les gentilshommes, qui servaient jadis pendant trois mois au plus, se voyaient maintenant forcés de rester quelquefois plusieurs années sous les armes. C'était leur ruine. Les plus puissants n'en souffraient pas moins que les plus pauvres, car les grades les plus élevés entraînaient les plus fortes charges, et le souverain accordait à peine quelques légère^ indemnités à ceux dont les services n'étaient pas mercenaires. Une lettre de Guillaume de Nassau nous montre que ses honoraires , comme général en chef de l'armée de Charles-Quint (en 1555), s'élevaient à trois cents florins d'or par mois, tandis qu'il en dépensait deux mille cinq cents. Aussi ce prince, que l'on surnommait le Riche, était-il lui-même obéré à la fin de la guerre (1). Le gouvernement avait très peu de moyens d'indemniser ceux qui ne pouvaient supporter ces pertes : car les luttes n'étant plus nationales, on ne voyait pas, comme autrefois, les provinces rémunérer ceux qui les avaient défendues, et payer les dettes du souverain. La politique de Charles-Quint lui-même consistait à ne demander aux États que le moins cle sacrifices possibles, pour éviter leur intervention dans les affaires. La noblesse n'était point récompensée ; et comme un sentiment d'honneur l'avait poussée en général à des efforts au-dessus cle ses forces, et que (1) Ses revenus s'élevaient à 125,000 florins, représentant à peu près six cent mille francs en argent, mais plus de deux millions en produits agricoles. La moitié de cette somme provenait de ses emplois. d'un autre côté elle ne pouvait se soustraire au progrès du luxe dans les autres classes, elle souffrait et se trouvait disposée non à lutter contre le monarque, mais à murmurer contre ses conseillers. Enfin une autre classe, plus rarement mêlée aux secousses politiques, le clergé, venait de subir une réorganisation qui avait agité les esprits et froissé quelques intérêts. Jusqu'alors il n'avait existé dans les Pays-Bas que cinq évêc.hés, ceux de Liège, de Tournai, d'Utrecht, d'Arras et de Cambrai. Phillippe avait fait solliciter à Rome l'établissement de nouveaux diocèses, qui devaient porter le nombre total à dix-huit. C'était le moyen de donner à l'Église belge une organisation régulière et forte. L'archevêque de Malines devenait primat des Pays-Bas, et avait pour suffragants six nouveaux évêques, ceux de Gand, de Bruges, d'Ypres, d'Anvers, de Bois-le-Duc et de Ruremonde. Au midi de la contrée, les évêchés de Tournai, d'Arras, de Namur et de Saint-Omer recevaient pour métropole Cambrai, érigé en archevêché ; cinq nouveaux diocèses, créés dans les provinces septentrionales , devaient ressortir à Utrecht. Liège seul restait isolé comme siège épiscopal, de même que comme principauté. Le souverain pontife consentit à cet arrangement, dont le fond était sage (1559) ; mais l'exécution offrait quelques difficultés. Pour doter les nouveaux prélats, on leur assigna les revenus des plus grandes abbayes, dont ils devinrent les abbés titulaires : c'était ôter aux religieux une partie de leurs biens et de leurs droits. Les anciens évêques étaient élus par leur chapitre; le roi seul se réservait la présentation des nouveaux, et le clergé, jusqu'alors tout à fait indépendant du souverain, allait ainsi tomber sous son influence. Les diocèses de Tournai et de Liège étaient réduits et mutilés par ce changement, qui leur ôtait leur ancienne importance ; enfin l'on disait tout haut que l'archevêché de Malines était réservé au Bourguignon Granvelle, et que lui et les autres prélats de Brabant, désormais choisis par Philippe, augmenteraient le pouvoir de ce prince dans l'assemblée des États, où ils prendraient place au lieu cles abbés dont on leur avait assigné le titre et les revenus. Dans cette situation de choses, le premier point sur lequel s'engagea la lutte entre les serviteurs du monarque et ceux qui étaient mal disposés à souffrir sa domination, fut le renvoi des troupes espagnoles. Les désordres et les violences que commettaient ces soldats dans leurs cantonnements alimentaient l'irritation publique. Rien ne fut plus facile que de soulever toutes les classes d'habitants contre ces bandes étrangères, que Philippe, dans un but politique ou sous l'impression de son ressentiment, faisait rester dans nos provinces plus longtemps qu'il ne l'avait promis. La gouvernante s'effraya de l'effervescence des esprits, et sollicita elle-même le départ des Espagnols, malgré l'avis de Gran-velle. Ils s'embarquèrent enfin (1561); mais l'impulsion était donnée, et les exigences ne devaient pas se borner là. En effet, le retard maladroitement apporté à l'éloignement de ces troupes avait rendu compacte et redoutable le parti de l'opposition. Les comtes d'Egmont et de Horne, subjugués par l'ascendant du prince d'Orange, se laissaient diriger en tout par lui. Ils entraînaient avec eux la plus grande partie de la noblesse, ennemie des étrangers et mécontente de la faible part qu'elle avait au gouvernement. Rien ne contrebalançait l'action immense qu'exerçaient sur la population, et même sur la cour de la gouvernante, le mécontentement des plus grandes familles, et l'aversion qu'elles témoignaient pour ceux à qui Philippe s'était confié. A défaut d'autres sujets de plainte, on prolongeait l'affaire des évêchés, on résistait à leur établissement, on répétait le nom sinistre d'inquisition, et il n'y avait point d'accusation qui ne trouvât de l'écho. Granvelle venait d'obtenir le chapeau de cardinal. Il en profita pour prendre sa revanche des petites humiliations auxquelles l'avait exposé jusque-là l'infériorité de sa naissance et de son rang. Son nouveau titre lui donnait le pas sur tous ses adversaires, et il se piqua d'étaler une magnificence qui éclipsait la leur. C'était une faute; il irritait par là cette noblesse, dont il eût pu regagner une partie. Mécontent cle la faiblesse qu'avait montrée la gouvernante, il crut pouvoir la dominer en affectant de la hauteur clans ses relations avec elle, La confiance que lui accordait le roi, et la fortune inespérée où il était parvenu lui inspiraient aussi des mouvements étranges cle vanité. Bientôt il devint odieux à Marguerite elle-même, qui demanda son éloignement : lui, cle son côté, soit lassitude, soit crainte, sollicitait également sa retraite. Philippe y consentit, et le cardinal partit pour la Franche-Comté, au mois de mars 1563. Alors le conseil d'état tomba sous la direction absolue du prince d'Orange, contre lequel Viglius et Berlaimont ne pouvaient lutter, et qui prit ouvertement les rênes de l'administration. L'agitation parut diminuer. La noblesse était satisfaite du triomphe qu'elle venait d'obtenir; le peuple, quoique toujours défiant envers le roi, n'avait plus aucun grief sérieux: la seule affaire qui fixât l'attention, et qui demandât l'intervention immédiate du pouvoir était la grande et délicate question de la liberté religieuse. Le nombre des protestants s'était accru, principalement dans les provinces frontières, et l'on avait vu à Valenciennes, où des calvinistes français venaient de s'introduire, la foule délivrer ceux que les magistrats voulaient envoyer au supplice. Il devenait donc urgent ou de s'opposer avec vigueur aux partisans des nouvelles doctrines, ou de renoncer à employer contre eux la force des lois. Ce fut ce dernier parti que Guillaume fit prévaloir d'abord dans l'opinion de la noblesse, puis au conseil. La plupart des seigneurs belges se flattèrent que le roi y consentirait : pour Nassau, il n'est guère douteux qu'il ne prévît le refus du monarque, et que sa pensée n'allât plus loin. L'occasion lui était singulièrement favorable. Dans d'autres circonstances, il eût couru risque cle choquer tous les esprits en accordant quelque soutien aux prédicateurs et aux partisans du protestantisme. Mais le nom d'inquisition avait inspiré une horreur générale. On craignait encore que le but de Philippe ne fût d'introduire en Belgique ce tribunal espagnol avec son pouvoir absolu et mystérieux. Cette seule pensée rendait odieuses au peuple les mesures cle sévérité déjà décrétéés contre les hérétiques , et les premières voix qui s'élevèrent pour demander leur abolition furent écoutées avec faveur. Le comte d'Egmont, que le roi avait mandé auprès de lui pour conférer sur l'état et les vœux cle nos provinces, lui porta leurs réclamations (1565). Mais le monarque, loin de céder, envoya l'ordre de redoubler de rigueur. Il recommandait en même temps d'éloigner des yeux du peuple le supplice des condamnés, afin d'éviter l'impression que pouvait faire sur la foule leur courage fanatique. C'était se méprendre étrangement sur le caractère et les idées cles Belges, que des exécutions secrètes devaient révolter. Aussi cette dernière partie de ses ordres fut-elle entièrement négligée par la gouvernante, qui voyait les choses cle plus près. Mais les condamnations commencèrent, et c'en fut assez pour augmenter l'irritation. D'Egmont lui-même, de retour en Belgique, se plaignit hautement d'avoir été trompé par le roi, soit qu'il eût reçu des promesses illusoires, soit qu'il se fût abusé sur la valeur des expressions du souverain. Bientôt éclata une opposition ouverte. Philippe de Marnix, seigneur de Sainte-Aldegonde , fut le premier auteur de la ligue qui se forma alors parmi la noblesse et la haute bougeoisie. 11 avait rédigé un acte d'union, appelé le Compromis, dont les signataires s'engageaient à résister à l'établissement de l'inquisition, soit avec leur fortune, soit avec leur épée. Deux mille signatures furent bientôt recueillies, et le 5 avril 1566 plus de trois cents gentilshommes, qui s'étaient rassemblés à Bruxelles pour cet effet, présentèrent à la gouvernante une requête par laquelle ils demandaient l'abolition des édits contre les protestants, et même la suppression des nouveaux évêc-hés. Marguerite de Parme, pleine d'inquiétude et d'irrésolution, ne leur fit qu'une réponse vague, également insuffisante pour satisfaire les mécontents ou pour les effrayer. Les confédérés protestèrent tout haut cle leur dévouement au roi ; mais ils montrèrent la ferme résolution d'obtenir, n'importe par quels moyens, l'objet de leur requête, et le comte de Berlaimont ayant dit tout bas à la gouvernante que ce n'étaient que des gueux, ils adoptèrent ce nom, qui désigna plus tard en Belgique le parti protestant. Le prince d'Orange et les comtes d'Egmont et de Horne n'avaient point fait partie de cette assemblée; mais leurs proches et leurs amis s'y trouvaient , et ils étaient ouvertement en rapport avec elle. Bientôt une seconde réunion des confédérés eut lieu à Saint-Trond, et là ils se trouvèrent au nombre de près de deux mille nobles, tous armés, et quelques-uns suivis de leurs gens. Marguerite n'avait point de forces à leur opposer, et si l'unité de vues et de sentiments qui, régnait entre eux eût été réelle et durable, ils semblaient pouvoir braver toute la puissance cle Philippe. Mais quoiqu'ils fussent unanimes pour résister au roi en ce qui touchait aux libertés nationales, il s'en fallait de beaucoup que leurs intentions fussent les mêmes quant à l'avenir religieux du pays. Si quelques-uns de leurs chefs étaient protestants et hostiles à l'Église, l'immense majorité de l'assemblée était sincèrement catholique, et ne désirait rien de plus que les points formulés clans la requête. Ces derniers ne soupçonnaient pas encore les tendances des autres, et au- raient été plus disposés à les combattre qu'à les appuyer (1). Un événement imprévu vint ouvrir les yeux à presque tous. Depuis quelque temps le nombre des prédicateurs protestants était devenu plus considérable, à la faveur des troubles et de l'agitation des provinces. Anvers avait toujours renfermé un certain nombre de marchands luthériens que l'on avait ménagés, pour ne point nuire au commerce qui se faisait avec l'Allemagne. (Le roi avait même consenti à laisser vacant le siège épiscopal de cette ville, pour que les négociants étrangers n'éprouvassent aucune inquiétude quant à leur liberté religieuse). La Flandre et le Hainaut se trouvaient inondés de calvinistes français, qui attroupaient le peuple dans les campagnes et aux environs des villes. Une crise commerciale, qui avait suspendu momentanément les affaires et fermé les ateliers, disposait une partie de la classe ouvrière à tout ce qui offrait l'image de troubles, d'innovations, de révolution sociale. Les prédicateurs devinrent populaires , parce qu'ils accusaient l'ordre existant ; et comme leurs harangues étaient dirigées contre les choses plutôt que contre les doctrines, ils ameutèrent une multitude aveugle, à laquelle se joignirent des bandes vagabondes d'aventuriers français. Les premiers désordres éclatèrent à Anvers, dans le mois de juillet. Les protestants assistaient armés aux prêches publics, et la fermentation devint générale dans la ville au bruit de l'approche de quelques troupes. Le prince d'Orange y courut et apaisa un moment les troubles. Mais au mois d'août, les calvinistes, ayant formé des rassemblements en Flandre, attaquèrent les abbayes et les églises du côté de Menin et de Courtrai. Animés d'une audace que l'impunité redoublait, ils forcèrent l'entrée des temples , brisèrent les images et détruisirent ou profanèrent tous les objets sacrés, d'abord dans les campagnes, puis au sein même des cités les plus considérables, à Y près, à Gand, à Tournai, à Anvers. La populace déchaînée semblait se faire un jeu de cette œuvre de destruction, que les classes moyennes n'osaient empêcher. Mais alors les gentilshommes qui avaient signé le Compromis (1) Je ne crois pas qu'il y eût un plan concerté entre les seigneurs protestants et les agitateurs français, quoique ces derniers eussent des intelligences dans les villes. Cependant Marguerite de Parme rejeta tous les désordres qui suivirent sur les confédérés. de bonne foi et sans arrière-pensée s'effrayèrent de tant de maux. Une réaction s'accomplit dans l'opinion publique : la confédération, naguère si puissante, s'affaiblit tout à coup et finit par s'évanouir, tandis que les gouverneurs des provinces, prenant enfin les armes, dispersaient les rassemblements populaires et déployaient une juste sévérité contre ceux qui avaient trempé dans les derniers excès. Le comte d'Egmont surtout les poursuivit avec rigueur : plus il était allé loin pour la défense des libertés publiques, et plus il frémissait du résultat auquel avaient conduit ses efforts (1). Pour Guillaume cle Nassau, qui s'était rendu cher aux protestants par la tolérance dont il usait envers leurs ministres dans les provinces qu'il gouvernait, il lui fut possible d'y prévenir cles désordres dont il sentait combien le contre-coup serait fatal à sa cause. Mais il ne put empêcher que ce parti de la résistance, dont il avait été le créateur et le chef, ne perdît toute sa force et toute sa résolution dans le reste clu pays. Les violences populaires avaient alarmé la nation et refroidi les plus déterminés. On désirait la présence du roi, et l'on espérait que des mesures d'ordre et de conciliation pourraient être prises à son arrivée. En vain Nassau prédisait-il que Philippe se montrerait vindicatif et impitoyable; sa parole n'avait plus aucune autorité. La ville de Valenciennes, dont les calvinistes s'étaient rendus maîtres, fut assiégée et prise par le comte de Noircarmes, gouverneur du Hainaut, sans que personne, excepté quelques gentilshommes du Tournaisis et cle la Flandre française, eût fait aucun effort pour la secourir. Enfin, la gouvernante ayant demandé un nouveau serment de fidélité au roi, le prince fut presque le seul qui refusa cle le prêter. Il se retira en Allemagne (avril 1567). On raconte que dans une dernière entrevue avec d'Egmont il fit tous ses efforts pour l'entraîner dans sa fuite. Mais le comte ne se sentait pas coupable, et son exil eût ruiné sa famille. " Adieu, prince sans terre, „ dit-il à son ancien ami, en le quittant. Guillaume lui répondit par ce mot prophétique : " Adieu, comte sans tête! ., (1) Le roi avait accordé aux confédérés la promesse d'un pardon général ; mais il avait protesté par devant notaire de la nullité de cette concession forcée. CHAPITRE III. GOUVERNEMENT DU DUC D'ALBE (1567 A 1573). L'agitation qui s'était manifestée en Belgique eût pu se calmer d'elle-même, si le roi, profitant de l'aversion qu'inspiraient les factieux, avait su regagner les esprits par de justes concessions Il hésita quelque temps, et parut vouloir écouter les réclamations des Belges sur tous les points qui ne concernaient pas la question religieuse. Mais à la nouvelle des excès commis par les bandes calvinistes, et de la profanation des églises, où ces furieux avaient pénétré, le monarque ne put, dit-on, contenir la violence de son indignation : " Par l'âme de mon père, s'écria-t-il hautement, je les ferai bien- repentir de leurs crimes ! „ Depuis ce fatal moment, il ne compta plus que sur la force et la terreur pour rétablir l'ordre dans les provinces où de pareils sacrilèges avaient pu s'accomplir. Peu confiant dans la réaction qui s'était manifestée ensuite, mécontent de la faiblesse de Marguerite de Parme, et résolu à frapper un coup décisif, il laissa croire aux Belges qu'il allait se rendre parmi eux, tandis qu'en réalité le plus redoutable de ses généraux espagnols reçut de lui la mission cle les régir et de les châtier (1). Ferdinand Alvarez cle Tolède, duc d'Albe, fut l'homme qu'il choisit pour cette tâche. C'était un des plus vaillants capitaines de Charles-Quint, et il avait commandé les armées de ce prince non-seulement contre les Français en Navarre, en Italie et en (1) Le marquis de Berghes et le baron de Montigny, que Marguerite avait engagés elle-même à porter au roi les requêtes des confédérés, furent détenus en Espagne sur la demande de cette princesse. Le premier mourut de maladie, le second fut condamné à Bruxelles par le duc d'Albe, et exécuté secrètement à Simancas (1570). On laissa ignorer leur sort à leur famille, et ce n'est que depuis quelques années que l'histoire a pu éclaircir ce mystère odieux. Lorraine, mais aussi contre les protestants d'Allemagne dans la glorieuse guerre de 1547. L'âge n'avait rien ôté à sa vigueur, à son activité, à son audace , et son caractère était resté aussi inflexible que son corps semblait infatigable. Jamais la vieille Espagne n'avait été représentée par une figure plus imposante que par ce guerrier de fer, qui n'avait reculé devant aucun péril, mais qu'aucune pitié n'arrêtait. Doué d'un coup d'œil d'aigle sur le champ de bataille, fort d'une énergie de volonté qui étonnait les plus fiers, et marchant à son but avec la rigidité du soldat qui remplit un devoir, il ne lui manquait pour être un héros que d'avoir gardé plus de sentiments humains. Mais on eût dit qu'il ne comprenait d'autre pouvoir que celui de la terreur: ses commandements, toujours sévères, étaient exécutés avec une rigueur implacable, et il traitait en ennemi tout ce qui n'était pas asservi à ses ordres. Un aspect hautain et sombre, une dureté froide, un orgueil démesuré le rendaient aussi odieux qu'il était terrible, et expliquent jusqu'à l'exagération avec laquelle un grand nombre d'historiens l'ont accusé (1). Ce fut par l'Italie et la Bourgogne que le duc d'Albe se rendit en Belgique, à la tête d'environ dix mille soldats espagnols, auxquels se joignit dans le Luxembourg un nombre égal de mercenaires allemands. Il fit son entrée à Bruxelles sous le titre de commandant général des troupes du roi clans les Pays-Bas (22 août 1567), et l'on se flattait encore que son autorité serait purement militaire. Mais une commission spéciale lui attribuait la répression cle l'hérésie et des crimes d'état. C'était l'investir d'un pouvoir presque illimité. L'usage qu'il comptait en faire ne resta pas longtemps incertain. Dès le 9 septembre, au sortir d'un conseil auquel avaient assisté les comtes d'Egmont et de Horne, il fit arrêter ces deux seigneurs, auxquels il n'avait donné jusque-là que des marques de confiance. Ce fut un coup de foudre pour ceux qui avaient espéré la pacification du pays par des voies de justice et de sagesse. Marguerite elle-même demanda aussitôt sa démission du gouvernement général. En (1) Il avait déclaré au roi que les trois seigneurs flamands, comme il les appelait, méritaient le dernier supplice. Cependant il paraît avoir quelquefois blâmé d'autres rigueurs. dépassant la mesure, le duc d'Albe venait de rendre impossible une soumission volontaire ; et si, comme on ne peut guère en douter, il ne faisait que remplir les ordres de Philippe, l'aveuglement du roi devait faire éclater cette révolution à laquelle avaient inutilement travaillé jusque-là ses ennemis. La gouvernante obtint la démission qu'elle avait demandée, et quitta la Belgique au mois de février suivant, laissant le duc investi seul du gouvernement. Le premier soin de celui-ci avait été d'instituer un Conseil des troubles, qui devait connaître des crimes politiques. Il composa ce tribunal de douze membres, choisis pour la plupart clans la magistrature des diverses provinces, mais parmi lesquels il introduisit cependant quelques Espagnols ; puis, quand de premiers arrêts contre des gens du peuple et d'anciens briseurs d'images eurent pour ainsi dire accoutumé les esprits à l'autorité de ces nouveaux juges, il fit comparaître devant eux des gentilshommes, des magistrats, et enfin ceux qu'il avait désignés lui-même pour le supplice, les comtes d'Egmont et de Horne. L'accusation qui pesait sur ces illustres prisonniers était celle de haute trahison. Peut-être eût-on pu à la rigueur trouver quelque sujet de blâme dans les actes d'opposition trop hardis auxquels ils s'étaient laissés emporter pendant les années précédentes. Mais leur conduite, depuis les derniers temps, avait dû effacer tout soupçon cle perfidie. Une partie des juges reconnaissait leur innocence : on a peine à comprendre comment quelques-uns auraient pu en douter. Cependant ce fut une condamnation qui fut prononcée : arrêt inique qui suffit pour justifier le nom de Tribunal de sang, que le peuple donna au conseil des troubles. Les deux seigneurs déployèrent dans cette occasion funeste un courage et une noblesse d'âme qui semblaient encore les relever aux yeux cle la nation. De Horne conservait une fierté intrépide : d'Egmont paraissait touché du sort de sa famille, et il écrivit au roi en faveur de ses enfants ; mais sa douleur ne manqua pas un seul instant cle dignité. Peu fait pour les manœuvres politiques, au milieu desquelles il avait joué quelquefois un rôle sans éclat, il retrouvait en face du péril une fermeté généreuse ; et lorsque le duc d'Albe eut ordonné l'exécution de la sentence fatale, le vainqueur de Gravelines et de Saint-Quentin monta sur l'échafaud comme il marchait à la bataille. La grand'place de Bruxelles, théâtre du supplice des deux comtes, était couverte de soldats espagnols; la ville épouvantée n'exprima sa douleur que par le silence et par les signes d'un deuil universel (5 juin 1568). Cet acte de cruauté, odieux à la nation entière, était aussi une faute politique : car il multipliait les partisans du prince d'Orange, non-seulement dans nos provinces, mais encore en Allemagne, où plusieurs familles souveraines étaient alliées aux deux comtes. Le Taciturne, réfugié au-delà du Rhin, n'avait pas abandonné sa cause. Il conservait des relations en Belgique, surtout avec des marchands calvinistes d'Anvers, qui mettaient à sa disposition des sommes considérables ; l'amitié ou le zèle religieux des princes allemands lui promettait d'autres ressources : la ville luthérienne de Strasbourg fit des sacrifices pour lui procurer une armée, et lui-même n'épargnait pas ce qui lui restait de richesses et de crédit. Le supplice des deux comtes fut le prétexte qu'il mit en avant pour rentrer dans les Pays-Bas les armes à la main ; il s'annonçait non comme le défenseur du protestantisme, mais comme le vengeur des victimes que Ferdinand de Tolède venait d'immoler, et dans ce moment de douleur et d'indignation générale , il pouvait espérer que tous les partis se réuniraient contre le duc d'Albe. Son attaque fut immédiate. Déjà son frère, Louis de Nassau, avait envahi la Frise et vaincu le comte d'Aremberg, qui avait été tué dans le combat. Guillaume, de son côté, descendit des contrées rhénanes à la tête d'un corps de troupes qui s'éleva bientôt à vingt mille soldats. Mais l'expérience et l'habileté du général espagnol déjouèrent cette fois les plans de ses adversaires. Marchant avec célérité contre le comte Louis, qui n'avait pu tirer parti de sa victoire, il défit complètement ses bandes indisciplinées ; puis il se porta au devant du prince qui menaçait le Limbourg, et sans risquer de bataille contre les forces ennemies , il sut les tenir en échec jusqu'à ce que le manque d'argent et cle ressources les contraignît cle faire retraite à l'approche de la mauvaise saison (1568). Au retour de cette brillante campagne , le duc se fit ériger une statue de bronze dans la citadelle d'Anvers, qui venait d'être construite par ses ordres. Cependant l'argent manquait aussi au vainqueur. Les finances du roi étaient épuisées, et les provinces souffraient de l'interruption du commerce causée par l'agitation politique. Un grand nombre de gentilshommes et de marchands avaient émigré. La construction de citadelles à Anvers, à Flessingue et à Val en -ciennes, la présence d'une armée étrangère dont les soldats se rendaient odieux par leur orgueil autant que par leur brutalité, tout contribuait à entretenir la haine en même temps que la terreur, et les exécutions qui se multipliaient semblaient justifier les prédictions sinistres du parti protestant. Les plus zélés royalistes (et Viglius lui-même) se plaignaient de la hauteur du duc, et du mépris qu'il témoignait pour les magistrats belges, dont la froide circonspection et la minutieuse équité servaient mal ses vues impérieuses. " Bientôt, disaient-ils, nous serons tous remplacés par des Italiens et des Espagnols ! „ Cependant nul n'essayait de résister; la classe moyenne était fortement attachée au catholicisme et répugnait à favoriser ses ennemis; d'un autre côté, les forces du gouverneur grossissaient chaque jour. Il tenait sous les armes, dans les diverses provinces, jusqu'à quinze mille chevaux et quarante mille fantassins, presque tous vieux soldats espagnols, allemands ou wallons. Mais si la Belgique pliait en silence sous ce joug de fer, elle opposait cependant au fier Espagnol cette force d'inertie qui rend quelquefois les masses invincibles. Elle laissait agir le duc sans faire rien pour lui. L'entretien de l'armée demandait de trois à quatre millions de florins (environ seize millions de francs d'aujourd'hui, équivalant alors à plus de soixante), et c'était le trésor royal qui en supportait la dépense. Philippe, auquel ses ministres avaient prédit un triomphe si facile, se lassa bientôt d'un état de choses ruineux; et soit qu'il se trompât sur la disposition des esprits, soit que la situation des affaires ne lui permît plus de soutenir une aussi lourde charge, il enjoignit expressément à son général de trouver en Belgique les ressources dont il avait besoin. Un plan pour l'établissement des impôts fut même dressé à Madrid et envoyé au gouverneur , avec l'ordre cle le faire immédiatement exécuter. Il se bornait à deux mesures qui devaient être générales : d'abord la levée immédiate d'une contribution égale à la centième partie cle la valeur de tous les biens; puis pour l'avenir un droit fixe du vingtième sur la vente des immeubles, et du dixième sur les denrées et les marchandises (ce fut ce qu'on nomma le centième, le vingtième et le dixième denier). Le duc d'Albe ras- sembla les États-généraux à Bruxelles (mars 1569) et leur proposa lui-même ces impositions ; mais aussitôt les représentations les plus vives éclatèrent de toutes parts. Il était évident qu'un impôt du dixième sur chaque vente serait mortel au commerce, et par suite à la prospérité du pays, déjà compromise par les troubles intérieurs et par les commotions qui agitaient le reste de l'Europe. Les partisans du roi furent les premiers à vouloir détourner le gouverneur d'une mesure aussi imprudente qu'impraticable, et Viglius se distingua surtout par la franchise de son langage. Il réussit à convaincre le duc, qui se contenta d'un subside de deux millions, auquel consentirent les États. Mais le roi et son conseil se montrèrent mécontents de cette transaction, qui, loin de fournir les moyens de payer les dettes déjà contractées , ne suffisait pas même pour assurer à l'avenir l'entretien des troupes. Le gouverneur essuya de violents reproches : plus on avait attendu de lui de grandes choses, et plus on s'étonnait qu'il reculât devant les obstacles. Philippe avait d'ailleurs quelque sujet d'accuser son général : car il semble que celui-ci n'avait pas voulu suivre clans cette occasion la marche qui lui était prescrite. Le monarque avait envoyé, dit-on, avec le projet d'impôt, un acte d'amnistie qui devait annoncer le terme des rigueurs du gouvernement, et rassurer l'esprit du peuple au moment où on lui demandait de-nouveaux sacrifices. C'était là sans cloute une mesure sage : le roi s'était souvenu cle cette maxime de Charles-Quint, que pour conduire les Belges la douceur offrait la seule voie sûre. Mais le duc d'Albe trouvait cette amnistie prématurée, ou crut peut-être y voir la condamnation cle sa conduite. Il en retarda la publication, et lorsqu'il la proclama enfin l'année suivante (1570), ce fut avec tant de restrictions, que ce pardon tardif et incomplet ne fit aucune impression favorable. On ne sut pas même gré au gouverneur d'avoir sacrifié alors au ressentiment populaire quelques officiers de justice, que leur zèle féroce avait rendus odieux, et qui furent envoyés au gibet. Une foule cle pamphlets, cle chansons , d'images satiriques circulaient dans tout le pays, disposant les esprits à la haine et à la résistance; et le sang qu'avait répandu le général espagnol faisait regarder sa modération récente comme un leurre et ses promesses comme un piège. Cette situation, tous les jours plus difficile, se compliquait encore par une rupture ouverte avec l'Angleterre, qui avait porté un coup fatal à la prospérité d'Anvers et de Bruges. Depuis longtemps la reine Élisabeth, qui avait succédé à Marie, s'était montrée hostile à Philippe. Elle fit sentir sa malveillance au duc d'Albe en retenant 800,000 écus d'or que lui portait un navire qui avait relâché à Plymouth (1568). Élisabeth s'appropria cette somme, en se chargeant toutefois de rembourser les marchands italiens auxquels le roi l'avait empruntée. Mais le duc, qui attendait cet argent pour payer ses troupes (156S), entra en fureur et fit saisir les biens et les vaisseaux des Anglais dans nos ports. La reine usa alors de représailles, et non contente d'avoir interdit tout commerce avec les Pays-Bas, elle offrit asile aux corsaires que les mécontents commençaient à équiper, et qui firent éprouver des pertes cruelles au commerce. Ainsi prirent naissance les Gueux de mer, mélange d'hommes hardis et aventureux, dont les chefs étaient des nobles émigrés, tandis que le reste se composait de marins de la côte. Le succès de leurs premières pirateries excita en Belgique de nouvelles clameurs contre le gouvernement; plus tard, des actions d'un caractère moins douteux devaient effacer ces commencements obscurs, et assigner à leur nom une autre place dans l'histoire. D'autre part, l'inquiétude générale, le mécontentement du peuple et les persécutions avaient porté à l'industrie un coup fatal. L'émigration des ouvriers atteignait le pays clans ses vieilles sources de richesse. Dès 1567, cles tisserands flamands s'établirent en Bretagne (à Loudéac) et y firent fleurir la fabrication des toiles, jusque-là peu avancée dans cette province, mais qui devait plus tard s'y étendre et rivaliser avec celle de la Flandre. D'autres branches, portées en Angleterre et en Hollande, s'y développèrent de même aux dépens cle la mère-patrie. Tandis que le malaise et le mécontentement augmentaient ainsi autour du gouverneur espagnol, Guillaume de Nassau conservait une attitude menaçante. Ce prince et son frère Louis étaient également liés avec les princes luthériens d'Allemagne, et avec les chefs du parti calviniste en France. Ils avaient même combattu à côté de ces derniers : car malgré leur exil, on les voyait prendre part à toutes les grandes entreprises protestantes, identifiant leur cause avec celle du culte qu'ils professaient, et cherchant en quelque sorte dans chaque commotion européenne une chance favorable à leur avenir. Leurs espérances se ranimèrent lorsque le célèbre Coligny et les huguenots eurent traité avec le roi Charles IX (1570). Un plan fut alors arrêté pour conduire dans nos provinces une partie de ces vieilles bandes qui guerroyaient en France depuis plusieurs années. Coligny et ses frères d'armes devaient entrer dans le Hainaut avec leurs troupes françaises, tandis que le prince d'Orange, à la tête d'une armée allemande, pénétrerait dans le Limbourg et le Brabant. Charles IX donna les mains à ce projet : l'ancienne jalousie contre l'Espagne faisait désirer aux Français l'abaissement et l'humiliation de Philippe. Le duc d'Albe voyait approcher l'orage. Pressé par le besoin d'argent et par les ordres de la cour, il fit de nouvelles instances pour obtenir le consentement des États à l'impôt que le roi voulait établir. La résistance fut la même que les années précédentes. Alors il prit sur lui d'ordonner sans leur concours la levée du dixième et du vingtième denier, violant ainsi tous les droits des provinces, mais imputant à la nécessité cette démarche audacieuse. Cependant il consentit à ce qu'une députation fût envoyée au roi, pour lui porter les représentations des Belges. Philippe reçut les députés avec de grandes démonstrations de bienveillance. On rapporte qu'il voulut d'abord leur faire accepter l'impôt comme une contribution de guerre ; puis cédant à leurs remontrances, il en accorda enfin la suspension provisoire (juin 1572). Mais dans l'intervalle, le gouverneur, qui avait voulu mettre à exécution ses décrets, avait rencontré dans toutes les villes l'opposition la plus énergique : les métiers protestaient qu'ils cesseraient de travailler plutôt que de se soumettre. Les Bruxellois se montraient les plus ardents, et les choses allèrent si loin que le duc avait déjà commandé, dit-on, l'emprisonnement de quelques doyens, dont le supplice devait servir d'exemple (2 avril). Tout à coup la nouvelle arrive que les gueux de mer ont débarqué sur la côte de Hollande, et surpris le petit port cle la Brille. Ce fut le signal d'une révolte presque générale en Hollande et en Zélande. Le mois suivant, Louis de Nassau, avec quelques protestants français, attaqua Valenciennes, et réussit à s'emparer deMons, où il avait des intelligences. Le duc courut l'assiéger clans cette ville, et battit les premières troupes françaises qui s'avancèrent pour le dégager (17 juillet). Mais le prince d'Orange, suivant le plan arrêté avec ses alliés, venait d'entrer dans le Limbourg à la tête de vingt-quatre mille Allemands; Coligny, d'un autre côté, se préparait à prendre le commandement de l'armée de France, et à venger l'écbec qu'elle avait essuyé. Les Espagnols qui assiégeaient Mons allaient se trouver cernés de toutes parts. La haine que Charles IX laissa éclater tout à coup contre les huguenots et le massacre de la Saint-Barthélemy ('24 août) tirèrent le duc d'Albe de cette position dangereuse. Les protestants français se dispersèrent, et Guillaume de Nassau, découragé et dépourvu d'argent, n'osa pas attaquer le camp où les troupes royales s'étaient retranchées. Quoique sauvé ainsi d'une défaite presque inévitable, le^ général espagnol, que le danger n'avait pas ému, affichait une réprobation éclatante cle la conduite de Charles IX. " La mort de Coligny nous est avantageuse, disait-il ; mais je me serais fait couper les deux mains plutôt que de prendre part à ce méchant acte ! „ Quand peu après Louis cle Nassau eut capitulé, il affecta cle le traiter avec une courtoisie généreuse. Impitoyable dans sa politique, il reprenait sur le champ de bataille les nobles sentiments d'un homme de guerre. Le prince d'Orange, froidement accueilli par les Brabançons, et mal assuré de ses soldats qu'il ne pouvait payer, avait repris la route d'Allemagne. L'armée royale se dirigea vers les provinces du nord pour y étouffer la révolté. Chemin faisant, elle pilla la malheureuse ville de Malines, où Guillaume de Nassau avait été reçu contre le gré du peuple. Le duc voulait cles exem-• pies pour désarmer les populations par la terreur. Déjà il sentait que la confiance de Philippe en lui était détruite, et il avait failli être remplacé par le duc cle Médina-Céli, chef du parti modéré clans le conseil. Il allait frapper un coup décisif qui écrasât les rebelles, ou se résigner à quitter la partie sans succès et sans honneur. Traversant la Meuse et le Rhin, il alla mettre le siège devant la ville de Zutphen, capitale du comté de ce nom, et après un siège de quelques jours, la place fut emportée d'assaut et livrée à toute la fureur du soldat. Le sort de Naarden ne fut pas moins terrible. Frédéric de Tolède, fils du gouverneur, après y être entré sans résistance, fit masacrer les habitants et brûler les maisons. De là il conduisit l'armée devant Haarlem, tandis que son père, qui commençait à éprouver les atteintes cle l'âge, retournait à Bruxelles pour y rassembler de nouvelles ressources. Mais le duc d'Albe put reconnaître alors combien il s'était trompé sur le caractère des Belges. Ses rigueurs, au lieu d'inspirer l'épouvante, n'avaient fait qu'indisposer davantage tous les esprits. Au lieu de déférence et cle soumission, il ne trouva qu'opposition et ressentiment. L'argent et les munitions de guerre lui manquaient; nul concours de volonté ne répondait à ses efforts, et après avoir su vaincre , il ne recueillait aucun fruit de sa victoire. Il était impossible d'attendre de nouveaux secours du roi, qui avait envoyé en Belgique, depuis quelques années, vingt-cinq millions cle florins (plus de deux cents millions de francs). Les domaines cle la couronne étaient engagés et le crédit épuisé. Philippe affectait le désir de la paix, et se plaignait de ses ministres, dont la présomption avait méprisé les obstacles que soulevait leur imprudence (1). Les États des provinces paraissaient imputer au gouverneur seul toutes les violences qui s'étaient commises; ils opposaient l'accueil bienveillant qu'avaient reçu leurs députés à la morgue insolente avec laquelle les traitait le duc, et ayant découvert le discrédit où il était tombé dans l'esprit du monarque, ils lui montraient un dédain muet, d'autant plus insupportable pour l'orgueilleux Espagnol, que c'était en même temps un témoignage cle sa faiblesse. Pendant ce temps, les Hollandais, qui avaient appelé le prince d'Orange parmi eux, se préparaient à une guerre opiniâtre; et tandis que l'armée de don Frédéric se consumait au siège de Haarlem qui dura sept mois, ils se fortifiaient dans le reste de la province, levaient des troupes, et armaient la bourgeoisie. Ils appelèrent aussi à leur défense les gueux de mer, commandés d'abord par Lumey cle la Marck (de la maison ardennaise), et ensuite par Louis de Boisot, gentilhomme bruxellois. La persévérance de don Frédéric triompha cependant cle la longue (1) Était-ce mécontentement réel ou artifice? La question est encore douteuse. " Lui qui est plus sage que tous ses ministres ensemble, je cuide que „ tous ses dessaings seraient de bien garder le sien, tenant ses états bien „ pacifiqués. Mais je ne trouve qu'il soit bien secondé, l'obstination qu'il a „ monstré de ne vouloir pacifier en Flandre estant seulement de la subverse „ (suggestion et artifice) de ses ministres „ Rapport de l'ambassadeur de France à Charles IX, dans les Archives de la maison d'Orange, vol. IV, pag. 331. — C'est dans ce recueil que sont puisés la plupart des détails qui précèdent sur les hommes et les choses de cette époque, résistance cle Haarlem ; mais Alkmaar fut attaqué en vain, et les gueux de mer, après avoir dégagé cette place, détruisirent la flotte des royalistes sur le Zuyderzée (octobre 1873). L'armée de terre essaya encore cle prendre sa revanche en formant le siège de Leyde. Mais avant que cette entreprise eût été poussée bien loin, don Louis de Réquesens, grand commandeur cle Cas-tille , était arrivé à Bruxelles pour prendre le gouvernement des Pays-Bas (17 novembre). C'était le signal cl'un changement cle système, tt si l'on en croit quelques écrivains, le duc d'Albe lui-même en avait reconnu la nécessité. Il est certain qu'il avait sollicité sa retraite, et qu'il se montrait enfin péniblement affecté cle cette haine publique dont il était l'objet. Le peu cle succès de son administration, et l'état presque désespéré des affaires dans les provinces devaient lui faire éprouver d'autant plus d'humiliation qu'il avait déployé plus d'orgueil. Il partit malade et accablé, redoutant presque de paraître devant le roi dont il avait outre-passé les ordres. Cependant il retrouva toute sa force d'âme après avoir été honorablement accueilli par Philippe ; et on assure qu'au lit cle mort il protesta qu'il ne se reprochait aucune goutte du sang qu'il s'était cru forcé de répandre. CHAPITRE IV. GOUVERNEMENT DE RÉQUESENS.— PACIFICATION DE GAND. — GOUVERNEMENT DE DON JUAN D'AUTRICHE (1573 A 1579). Quoique le caractère de Réquesens fût doux et modéré, et qu'il eût les instructions les plus pacifiques, tel était l'état cles choses que le nouveau gouverneur devait avant tout acheter par des victoires le droit d'offrir la paix. Les échecs essuyés par les troupes royales avaient compromis leur cause, et l'apparence du découragement eût enlevé aux concessions mêmes leur valeur et leur effet. Le commandeur fit préparer à Anvers et à Berg-op-Zoom une expédition contre les îles zélandaises. Mais l'infatigable Boisot le prévint, attaqua l'escadre de Berg-op-zoom avant sa jonction avec l'autre, et se rendit maître du plus grand nombre des navires (janvier 1574). Cette défaite, qui eût découragé un chef moins habile, n'arrêta point Réquesens. Le gros cle ses troupes était rassemblé au bord de l'Escaut pour passer en Zélande ; il les conduit vers la Meuse, où il appelle en même temps le corps qui était resté devant Leyde, et se trouvant ainsi à la tête cle toutes ses forces , il se porte au-devant d'une armée allemande qu'attendait le prince d'Orange. Cette armée , forte de dix mille hommes, venait de traverser le Limbourg, sous la conduite des comtes Louis et Henri de Nassau. Le gouverneur la rencontra au-dessus de Nimègue, dans une plaine immense appelée la bruyère cle Moock. Il leur offrit la bataille, et les deux comtes, ayant osé l'accepter, furent complètement vaincus et restèrent au nombre des morts (14 avril 1574). Après avoir relevé par ce succès l'honneur de ses armes, le commandeur eut à lutter un moment contre la mutinerie cle ses propres soldats. Les Espagnols, à qui l'on devait vingt-huit mois de paie, s'insurgent contre leurs officiers, élisent d'autres commandants, et marchent sur Anvers, où ils sont introduits par la garnison. Ils menaçaient cle saccager la ville, lorsque Réquesens parvint à les apaiser en leur distribuant tout l'argent qu'il avait pu tirer des bourgeois ou emprunter ailleurs (il mit en gage jusqu'à sa vaisselle). Il les dirigea ensuite sur Leyde, et fit recommencer le siège de cette place avec tant de vigueur que les habitants furent bientôt réduits à la dernière extrémité. Après avoir déployé dans ces premières opérations la vigueur et l'activité d'un homme de guerre, le gouverneur s'occupa des mesures générales que réclamait la situation du pays. A l'intérieur, le trésor était vide et toutes les ressources épuisées; au dehors, la supériorité maritime des ennemis leur assurait dans tous les cas la libre possession des îles zélandaises , d'où ils pouvaient dominer sur toute la côte et fermer l'Escaut. Réquesens résolut d'assembler les États, afin d'en obtenir des subsides , et de demander au roi une flotte assez puissante pour devenir maîtresse de la mer. Philippe ordonna en effet l'envoi d'une escadre; mais une maladie contagieuse fit de si grands ravages parmi les marins que les vaisseaux ne purent mettre à la voile. Quant aux États, ils se réunirent à Bruxelles; mais quoique le commandeur leur fît, au nom du roi, plusieurs concessions importantes (amnistie générale et sans réserves , abolition des nouveaux impôts et suppression du conseil des troubles), le mécontentement public voulait une satisfaction plus étendue. Ils exigèrent l'éloignement des étrangers, et la répression " des mangeries et des pilleries „ des soldats, qui traitaient les sujets du roi en " pauvres esclaves et infidèles „ (c'était une allusion aux cruautés des Espagnols en Amérique). Ils demandaient en outre le rétablissement de tous les privilèges méconnus ou enfreints, et quelque accord avec les provinces qui avaient pris les armes. Les députés, pris à part les uns après les autres , se montrèrent inflexibles : ils refusèrent d'accorder de l'argent, et l'on ne reçut d'eux que des plaintes et des remoustrances. Telle était l'amertume de leur langage que Réquesens fut effrayé de la fermentation quelle révélait. " Dieu nous garde, s'écria-t-il, cle pareils États! „ Un moment il parut désespérer cle l'avenir. Cependant il fit une réponse assez favorable aux demandes qu'il avait reçues, et il obtint des promesses de subsides. Un échec assez grave vint encore rendre sa position plus alarmante. L'armée qui assiégeait Leyde était à la veille de forcer la place, après l'avoir tenue enfermée pendant cinq mois, lorsque les Hollandais, rompant les digues voisines, inondèrent le pays. Les troupes royales se trouvèrent alors comme assiégées à leur tour; car Boisot et ses marins amenaient leurs navires jusque sous les murs de la ville à la faveur des grandes eaux, canon-naient les soldats dans leur camp, et les chassaient de poste en poste. Il fallut songer à la retraite, et elle ne se fit pas sans danger à travers les campagnes déjà submergées (octobre 1574). La perte d'hommes ne fut pas très-considérable; mais on ne sauva rien du matériel de l'armée, et il ne restait aucun moyen de le renouveler. Aussi Béquesens ne chercha-t-il plus qu'à ouvrir des négociations. Les conditions qu'il fit proposer aux États de Hollande et de Zélande étaient une amnistie entière et générale, la restitution de tous les privilèges et de toutes les propriétés, en un mot le rétablissement du vieil ordre de choses ; mais le roi, qui autorisait toutes ces concessions, ne consentait pas à tolérer l'exercice public du nouveau culte, et les Hollandais, de leur côté, exigeaient la liberté religieuse comme la première base de tout arrangement pacifique. Ce n'était pas que le protestantisme fût adopté par tous : au contraire, les États déclarèrent eux-mêmes vers cette époque que l'immense majorité cles habitants en Hollande et en Zélande étaient encore les uns ouvertement catholiques, les autres attachés en secret à la religion cle leurs pères. Mais les événements politiques avaient mis les charges et le pouvoir clans les mains du parti opposé, dont l'extrême exaltation augmentait la force et l'influence. La paix se trouvait donc impossible, et cles deux côtés on reprit les armes dans le cours de l'année 1575. Ce fut alors que le commandeur forma l'entreprise la plus hardie et la plus surprenante que pût conseiller le courage ou le désespoir. La flotte d'Espagne n'arrivait point : la marine zélan-daise, chaque jour plus redoutable, interceptait les communications; le commerce d'Anvers était ruiné, et le mécontentement des provinces allait en croissant. Réquesens prend la résolution d'attaquer la Zélande sans vaisseaux. Dans la nuit du 28 septembre, pendant l'heure de la basse marée, clix-sept cents soldats d'élite, Espagnols, Wallons et Allemands, se hasardent à traverser le bras de mer qui sépare l'île de Schouwen de la côte. Le passage se trouvait guéable en effet, mais seulement pendant les basses eaux. La tête et le corps cle la colonne franchirent le passage : l'arrière-garde, forte cle cinq cents hommes, fut engloutie tout entière. Mais ceux qui avaient traversé, soutenus par quelques habitants royalistes, et ensuite par des renforts successifs, se rendirent maîtres de l'île et assiégèrent la ville cle Zierickzée. Elle résista longtemps ; mais les Zélandais ne purent réussir à la délivrer, et Boisot lui-même périt en essayant de la secourir. Les habitants capitulèrent enfin, après avoir épuisé tous leurs moyens cle défense (juin 1576). Le gouverneur ne fut pas témoin de ce dernier succès. Une maladie aiguë l'avait enlevé en quelques jours (5 mars), et à peine avait-il eu le temps de désigner, pour prendre sa place, les comtes de Berlaimont et cle Mansfeldt. Sa perte fut vivement ressentie dans un moment où son habileté seule suppléait à tout le reste. Il avait commencé à rétablir les affaires et à calmer l'irritation; mais après sa mort, les deux comtes, peu capables de lui succéder, ne furent point reconnus par les États de Brabant, et il y eut une sorte d'interrègne, pendant lequel le conseil d'État prit en vain l'autorité. Ce corps se composait alors cle neuf membres, parmi lesquels deux Espagnols. Les Brabançons n'approuvèrent point les droits qu'il s'arrogeait, et demandèrent la convocation des États-généraux. Ainsi se manifestaient les germes d'une opposition intérieure dont on n'appréciait pas encore la gravité. Philippe commit alors une grande faute en montrant cle l'hésitation. Ce monarque, auquel l'expérience et l'application avaient pu donner l'intelligence des affaires, et qui déployait souvent une profonde connaissance des hommes et des choses, n'avait pas réussi à vaincre une certaine timidité naturelle, voisine de la méfiance, qui retardait toujours chez lui l'accomplissement des résolutions les plus essentielles. 11 ne put se décider sur le choix cle l'homme auquel nos provinces devaient être confiées, et confirma provisoirement l'autorité du conseil. C'était mécontenter les États de Brabant, qui lui avaient adressé des représentations à ce sujet ; mais surtout c'était laisser le pays sans chef et sans défenseur dans l'instant même où se préparait une nouvelle crise : car il ne fallait attendre d'un corps de neuf personnes ni l'unité de vues, ni la promptitude d'action, ni l'énergie et l'ascendant que demandaient les circonstances. Le pouvoir du conseil d'État fut cle courte durée, et des séditions militaires mirent bientôt un terme à l'existence même de ce corps. Les troupes espagnoles qui venaient de prendre Zierickzée réclamaient vingt-deux mois de solde. Elles commencèrent par s'emparer d'Alost comme d'une place d'armes, et mirent à contribution cette ville et la contrée environnante. A cette nouvelle, Bruxelles s'arme, et le conseil d'État déclare que les soldats mutinés doivent être traités en ennemis. Mais la haine populaire, soulevée déjà contre ce corps souverain, peut éclater avec toute sa violence, à la faveur du tumulte et de l'agitation. Malgré son décret contre les Espagnols, le conseil est assailli et ses membres jetés en prison par un parti qui s'est formé dans la ville, et qui correspond avec le prince d'Orange (septembre). Alors les États se rassemblent dans les diverses provinces, et partout ils se mettent en possession du gouvernement. Des mesures de vigueur sont décrétées pour tenir tête à une soldatesque sans frein : on nomme des généraux ; on lève des forces, et l'on proclame la guerre entre le pays et l'armée. Dès le premier moment de cette révolution subite, les provinces belges n'hésitèrent pas à traiter avec la Hollande. Un arrangement pacifique avait toujours été le vœu général, et les États-généraux l'avaient hautement exprimé en 1574. Mais il était déjà plus difficile que l'on pût s'entendre avec le parti qui dominait dans ces contrées voisines et jadis alliées : car le but n'était pas le même des deux côtés. Le mouvement qui se manifestait en Belgique n'était qu'une réaction contre l'influence espagnole. Le pays voulait se gouverner et se défendre lui-même, et le sentiment d'indépendance nationale animait seul tous les esprits. Mais la question religieuse n'était pour rien dans cet élan du peuple. Les États avaient déclaré sincèrement " qu'ils voulaient persévérer dans l'ancienne religion, sans permettre aucun changement en icelle. „ On ne songeait pas non plus à contester la souveraineté du roi : il ne s'agissait que de maintenir les vieilles libertés politiques de la nation, qui n'avait jamais supporté la tutelle étrangère. Les provinces du nord venaient au contraire de montrer, en rejetant les propositions de Réquesens, que le protestantisme était pour elles l'objet capital de la révolution. Elles affectaient encore de respecter les droits du roi; mais en réalité, elles le regardaient déjà comme un ennemi. Dès l'année précédente, Guillaume de Nassau, qui les dirigeait alors à sa volonté, avait déclaré aux États de Hollande et cle Zélande qu'il fallait se résigner à une soumission complète à Philippe, ou se mettre sous la protection de quelque autre souverain. Le choix n'avait pas été douteux, et l'on avait entamé des négociations pour placer les deux provinces sous le protectorat de l'Angleterre. Les vues étaient donc bien différentes dans le nord et clans le midi : les Belges ne demandaient rien qui ne fût légal et conforme aux droits publics du pays; les Hollandais voulaient un changement total, qu'ils ne pouvaient justifier qu'en posant des principes nouveaux et des maximes qui n'avaient pas encore été reconnues. Cependant nos villes, sans attendre la conclusion du traité d'alliance, voulurent réprimer les excès des Espagnols. Elles se croyaient assez fortes pour repousser seules cette milice étrangère qui leur était devenue si odieuse, mais c'était une entreprise plus difficile qu'on ne l'avait d'abord pensé. Toutes ces vieilles bandes, réparties sur les divers points cle la contrée, se réunirent pour soutenir la lutte contre les populations. Le seigneur deGlimes, gouverneur du Brabant, ayant attaqué avec ses nouvelles levées un corps cle cavalerie espagnole, fut complètement défait aux environs cle Louvain. Les bourgeois de Maestricht avaient chassé leur garnison; une partie des troupes marcha sur cette ville, y pénétra et la mit au pillage. Enfin, le 4 novembre, la garnison d'Anvers, renforcée par un détachement venu d'Alost, sort cle la citadelle, attaque les habitants, massacre tout ce qui se présente devant elle, pille ou rançonne les maisons, brûle un quartier cle la ville, et ne s'arrête qu'après trois jours de carnage et de dévastation. Le nombre des morts fut de sept mille; l'incendie avait dévoré cinq cents habitations ; et quant aux pertes, elles étaient incalculables. Quelques auteurs les ont évaluées à huit millions de florins, qui représenteraient aujourd'hui plus de cent millions de francs. Ce grand désastre, qui acheva de ruiner le commerce, eut pour effet cle hâter l'alliance définitive cle toutes les provinces. Des négociations avaient été ouvertes clans ce but, et c'était à Gancl que les envoyés belges et hollandais se trouvaient assemblés. Toutes les divergences d'opinion disparurent devant la nécessité cle mettre un terme aux malheurs publics, et dès le 8 novembre, la Pacification de Gand fut signée. Les provinces se promettaient appui et secours pour chasser du pays la soldatesque étrangère ; le culte protestant était provisoirement toléré en Hollande et dans les contrées adjacentes, jusqu'aux mesures à prendre par les États-généraux ; les biens du clergé catholique dans cette partie du pays devaient lui être restitués, et les États indemniseraient en commun Guillaume de Nassau des dépenses qu'il avait faites pour le soutien des libertés nationales. Il est probable qu'en accédant à ces conditions le prince d'Orange, dont les députés hollandais suivaient l'avis, s'était flatté d'obtenir bientôt assez d'influence sur les États et sur le peuple pour devenir maître des affaires : car cette espérance seule nous explique la position douteuse et précaire qu'acceptaient les provinces du nord, en remettant toutes les questions vitales à la décision d'une assemblée où leurs représentants seraient en minorité. La divergence qui régnait au fond des idées et des choses ne pouvait être que passagèrement masquée par les principes de tolérance sur lesquels s'appuyait la pacification. Il est juste de dire que Guillaume soutint fidèlement ces principes tant qu'il eut quelque autorité sur les Belges ; mais en Hollande même, l'égalité fut toujours refusée aux plus faibles par les plus forts. Ainsi, l'union qui venait d'être proclamée ne pouvait être qu'une mesure de transition, à moins que l'un des deux partis ne parvînt à dominer l'autre, et à régner sur le pays tout entier. Quant aux chances d'une pareille domination, elles étaient toutes pour ceux qui étaient déjà maîtres des provinces septentrionales. La rapidité avec laquelle le calvinisme s'était répandu dans une partie de nos villes, en 1566, devait faire prévoir le succès de nouvelles prédications. Les troupes protestantes , au service de la Hollande et de la Zélande, étaient conservées , tandis que l'on renvoyait les soldats catholiques du roi. L'Allemagne et l'Angleterre continuaient à soutenir leurs anciens alliés ; la France était divisée et indécise, et les Belges eux-mêmes rejetaient les secours de l'Espagne. Dans cet état des affaires, il semble qu'il ne fallait au protestantisme qu'un peu de temps pour acquérir la supériorité. Mais ce temps devait lui manquer : car le traité cle pacification était à peine conclu, qu'on apprit enfin l'arrivée dans le Luxembourg d'un gouverneur général nommé par le roi. C'était Don Juan d'Autriche, fils naturel de Charles-Quint. Ce prince, encore jeune, mais déjà célèbre par son courage et par la défaite de la flotte turque à Lépante, avait toutes les qualités qui attirent le respect et l'affection. Ses instructions étaient favorables au pays : Philippe lui avait permis d'accorder aux Belges tout ce qui était compatible avec les intérêts de la religion ; et un caractère généreux et confiant portait Don Juan à faire largement usage de ce droit de concession qu'il avait obtenu. Arrivé quelques mois plus tôt, il aurait peut-être réussi à prévenir la défection prochaine de la Belgique ; mais les délais apportés à son choix avaient causé un mal irréparable (1). Malgré l'irritation produite par le pillage d'Anvers, les premiers acte du nouveau gouverneur firent une impression favorable sur les esprits ; il annonça la convocation immédiate des États-généraux, et donna l'ordre aux troupes qui étaient placées sous son commandement de cesser partout les hostilités. Les soldats obéirent : l'arrivée d'un représentant du roi les tirait de cette situation périlleuse où les avaient jetés l'anarchie et leurs propres excès. Pour les Etats des provinces, qui se trouvaient investis de l'autorité, ils balancèrent un moment. Ceux du Brabant consultèrent Guillaume de Nassau sur l'admission du gouverneur général. Guillaume les engagea à la défiance ; il était évident que son parti aurait tout perdu à un arrangement des affaires qui eût transporté le pouvoir à ce fils de Charles-Quint, contre lequel il ne pouvait s'élever aucune prévention, et qui joignait des qualités brillantes à un caractère modéré. Après quelques incertitudes, les représentants des provinces belges, auxquels se joignirent ceux de la Gueldre et d'Utrecht, conclurent une ligue qui fut appelée V Union de Bruxelles. Bs se promettaient de faire cause commune pour la défense des libertés nationales, et ils posaient pour condition à la reconnaissance de Don Juan le départ des soldats étrangers, la démolition des citadelles et la. confirmation du traité de Gand. Le jeune prince, qui se tenait à Marche-en-Famènes, balança un peu avant de souscrire à (1) Le roi désirait vivement à cette époque la pacification du pays : mais elle était devenue impossible par la supériorité des protestants dans les provinces du nord, et par celle du parti populaire dans les grandes villes, où les classes inférieures, aigries par la misère, avaient pris en haine jusqu'à la bourgeoisie. toutes ces demandes; mais il finit par y donner son consentement. Elles furent consacrées sous la forme d'un Édit perpétuel, et tout obstacle se trouvant ainsi surmonté, il entra dans le Brabant, où il fut accueilli avec joie par les populations épuisées (mai 1577). Les forces espagnoles partirent au mois d'avril ; les forteresses qu'elles avaient occupées furent remises aux soldats belges, et Don Juan vint résider à Bruxelles, où il n'épargna rien pour se rendre populaire. Mais pendant ce temps, le prince d'Orange grossissait ses troupes, mettait garnison dans les places de guerre, se préparait ouvertement à une prochaine rupture. Aux représentations que lui fit adresser le gouverneur, il répondit que les provinces du nord ne reconnaissaient pas le traité conclu par les Brabançons, et que d'ailleurs les soldats allemands n'étaient pas encore renvoyés, ni les citadelles démolies. Ses partisans se défiaient de la loyauté de don Juan, et celui-ci se vit insulté parle peuple à Bruxelles même. Il était isolé, sans influence sur les États, et trop peu habitué aux orages politiques pour savoir supporter en silence les refus et les humiliations. Quelques desseins qu'il eût formés jusque-là, il résolut de tirer l'épée, surprit la citadelle de Namur, et se hâta de rappeler autour de lui ce qu'il lui restait de soldats (juillet 1577). Cette brusque résolution fit évanouir toutes les espérances cle paix. Les États appelèrent à eux le prince d'Orange, qui fut nommé ruwart de Brabant; mais comme une partie de la noblesse belge se montrait peu disposée à lui obéir, les uns par jalousie de son pouvoir et de son crédit, les autres par l'inquiétude que leur inspirait son zèle pour le protestantisme, il reconnut lui-même qu'il fallait au pays un chef catholique et de race royale. On s'adressa donc à l'empereur Rodolphe, petit-fils de Ferdinand, et on lui demanda pour gouverneur son frère l'archiduc Mathias d'Autriche. L'empereur hésitait : l'appât d'une position si brillante séduisit le jeune archiduc, alors dans sa vingtième année; il s'échappa cle Vienne, et arriva en Belgique vers la fin d'octobre. Son âge et son inexpérience le rendant incapable de gouverner, il ne fut qu'un instrument dont se servit Guillaume, auquel demeura toute l'autorité réelle. Alors commença une effroyable confusion. Don Juan, qui avait rappelé toutes ses troupes, battit l'armée des États à Gembloux (31 janvier 1578), et la dispersa presque entièrement. Pendant qu'il profitait de cette victoire pour s'avancer au cœur du Brabant et du Hainaut, où il soumit quelques places, ses adversaires appelèrent à leurs secours, sous le titre singulier de Protecteur de la liberté belgique, le duc d'Alençon, frère du roi de France. Ce prince, qui aspirait à l'emplacer l'archiduc, accourut avec une armée française, et prit Binche et Maubeuge. Bientôt la lutte recommença dans l'intérieur du pays, les États ayant mis sur pied de nouvelles forces, qui tinrent tête à Don Juan, et remportèrent quelque avantage sur lui dans le combat de Rimenant (près d'Aerschot). Un grand corps de troupes protestantes était arrivé d'Allemagne, sous les ordres du comte palatin Jean-Casimir. Dans la Flandre, il s'était formé un parti protestant dont la ville de Gand était le foyer, et qui débordait de là sur la contrée environnante, tandis que les gentilshommes de l'Artois et du Hainaut se liguaient sous le nom de Malcontents pour la défense de la religion catholique. Ainsi la Belgique entière était livrée à la discorde et à la guerre civile. Dou Juan d'Autriche, sur qui reposaient naguère tant d'espérances, semblait lui-même découragé. Le cabinet cle Madrid le soutenait mal, et se défiait de son ambition. Au milieu des orages qui grondaient cle toutes parts, ce jeune prince tomba subitement malade,et mourut au bout cle quelques jours (l.er octobre 1578). Il avait montré sur le champ cle bataille la valeur d'un héros; mais il semble avoir été moins propre à figurer dans une lutte où les dissensions politiques mêlaient aux attaques ouvertes les sourdes manœuvres et les calculs profonds. CHAPITRE V. GOUVERNEMENT DU DUC DE PARME (1578 A 1592). A la mort de Don Juan, le commandement de l'armée royale échut à son neveu Alexandre Farnèse, duc de Parme. C'était le fils de cette duchesse Marguerite, sous le gouvernement de laquelle avaient éclaté les premiers troubles, et par elle il descendait de Charles-Quint. Déjà il avait combattu en Belgique à côté de son jeune et malheureux parent (ils étaient du même âge l'un que l'autre), et celui-ci, au moment d'expirer, l'avait désigné comme son successeur. Tout justifiait ce choix : aucun des vieux généraux espagnols n'effaçait le duc en valeur, en expérience militaire, en prudence dans le conseil, en ressources dans le danger. A ces qualités il joignit une adresse extrême dans le maniement des affaires. Il avait plus de talents que cle vertus; mais sa conduite était celle d'un homme maître cle lui-même, et trop habile à diriger les autres pour laisser ses défauts nuire à ses succès. Investi par le roi du gouvernement général, et assuré de l'envoi prochain des renforts et des subsides que Don Juan n'avait pu obtenir, il parvint bientôt à réunir, dans les provinces qui lui obéissaient (Namur et le Luxembourg), jusqu'à trente-deux mille soldats, presque tous étrangers. C'eût été peu pour lutter contre les Belges, si la concorde avait régné parmi eux. Mais il y avait déjà scission ouverte entre les catholiques et les protestants. Les premiers avaient cle beaucoup la majorité dans l'assemblée cles États et au sein cle la population ; mais il leur manquait un chef capable de les conduire, car celui qui semblait vouloir remplir ce rôle, le duc d'Aerschot, héritier cle la grande maison cle Croy et gouverneur de la Flandre, ne se trouva pas à la hauteur de sa tâche. Il se laissa surprendre et emprisonner dans la citadelle de Gand par deux démagogues turbulents, Jean d'Hembize et François de la Kethulle, seigneur de Ryhove , auxquels la faveur popu- 27 laire avait donné un pouvoir presque absolu sur la commune. Non contents cle protéger les prédicateurs calvinistes, ils prétendaient interdire le culte catholique (septembre 1578). En vain le prince d'Orange accourut-il dans cette ville (29 décembre), pour mettre un terme à des violences dont il prévoyait les suites désastreuses. Il fut accueilli avec pompe, et voulut établir une " Paix cle religion „, qui aurait consacré le principe de la liberté des cultes ; mais l'agitation recommença aussitôt après son départ. Vingt mille ouvriers, foule aveugle que conduisaient des chefs furieux, profanèrent et saccagèrent les églises, pillèrent les couvents , se répandirent dans les campagnes, où ils répétèrent les mêmes excès. Hembize et Ryhove avaient pris à la solde de la ville les troupes que-le palatin Jean-Casimir avait amenées au service des Etats, et avec ce renfort ils se rendirent maîtres de toute la Flandre flamingante, où le protestantisme était déjà répandu parmi les classes inférieures, d'autant plus ardentes au changement qu'elles éprouvaient une détresse jusqu'alors inconnue. Partout les plus factieux s'emparèrent du pouvoir, et telle fut leur violence, que la Flandre française, l'Artois et le Hainaut , s'indignèrent et formèrent une ligue défensive, se séparant, d'une manière formelle, des provinces confédérées (6 janvier 1579). D'un autre côté, les États de Hollande, de Zélande, d'Utrecht et la noblesse de Gueldre contractèrent également une alliance particulière mais dirigée dans un sens opposé : ce fut la fameuse Union d'Utrecht, qui admit en principe la liberté absolue des cultes, mais qui avait pour but la domination du parti protestant (29 janvier). Ainsi le nord et le midi se détachaient à la fois de l'association générale. Le duc d'Alençon, jaloux du comte palatin, était brusquement rentré en France. Pour l'archiduc Mathias, ne possédant ni argent ni troupes, il était réduit à une nullité absolue. Le duc de Parme sut profiter habilement des circonstances. Il s'avança en Brabant avec toutes ses forces, et contraignit les troupes des États à se replier sur Anvers. Ce mouvement laissait à découvert les bandes allemandes cle Jean-Casimir, isolées en Flandre et déjà brouillées avec les Gantois. Leur chef était passé en Angleterre; sans attendre son retour, elles traitèrent avec Alexandre, et obtinrent un sauf-couduit pour retourner dans leur patrie. Alors le duc, maître cle la campagne, se rabat sur Maes- tricht, l'entoure et l'assiège. La résistance cles habitants et cle la garnison, qui se défendirent pendant quatre mois, ne put le rebuter. La place fut prise d'assaut (29 juin) et livrée, pendant quelques jours, à toute la fureur d'une soldatesque avide et effrénée. On porte à huit mille le nombre des citoyens qui périrent, soit pendant le siège, soit dans les premiers moments de massacre et de pillage. Les États-généraux, qui se trouvaient réunis à Anvers, n'avaient fait aucun effort sérieux pour seconder la défense héroïque des assiégés. Cette assemblée, livrée plus que jamais à la division, était dépourvue d'autorité. Sous ses yeux mêmes, des prédicateurs fanatiques entraînaient la populace à de nouvelles violences contre le clergé. L'on vit une procession catholique attaquée et dispersée le jour de l'Ascension, malgré la-présence cle l'archiduc Mathias. Ce fut un nouveau grief pour les Malcontents, et le 19 mai, des députés du Hainaut et de l'Artois, ainsi que cle la Flandre française, conclurent un traité avec le duc de Parme. Par ce traité, les provinces rentraient sous l'autorité du monarque et repoussaient tout autre culte que la religion catholique; mais elles avaient exigé que le duc renvoyât du pays ses soldats étrangers, et il fut contraint d'exécuter cette dure condition immédiatement après la prise de Maestricht. Il obtint à ce prix l'appui des troupes wallonnes, dont le nombre s'élevait à près de 20,000 hommes. Ce n'étaient pas seulement les provinces wallonnes qui revenaient au parti du roi : Malines passa vers le même temps au duc de Parme, et Bois-le-Duc lui ouvrit également ses portes, après un combat entre les bourgeois catholiques et protestants. Une lutte analogue s'était engagée à Bruges, et les prédicateurs avaient été chassés par les habitants. Mais un corps de troupes écossaises, au service cles États, se jeta clans la ville et l'empêcha de se livrer aux soldats de Farnèse. Quelques seigneurs, qui avaient combattu jusque-là sous la bannière fédérale, traitèrent aussi avec le duc de Parme, lorsqu'ils eurent vu s'évanouir les espérances cle pacification qu'avait fait naître un congrès rassemblé à Cologne par les soins de l'empereur. Un de ceux qui donnèrent l'exemple fut le duc d'Aerschot, qui avait assisté à ce congrès comme député des provinces encore sous les armes. Ces succès, aussi importants que rapides, effrayèrent les États : des grandes forces qu'ils avaient réunies l'année précédente, il restait à peine quelques corps peu nombreux, qui tenaient garnison dans les places, et que l'on n'avait pas le moyen de payer. Le prince d'Orange, qui conservait encore quelque influence sur cette assemblée, eut recours au vieux moyen d'offrir les Pays-Bas à un prince étranger; mais cette fois il proposa de déclarer d'abord la déchéance de Philippe. Cette résolution hardie fut adoptée (mai 1580), et l'on fit hommage de la souveraineté à ce même duc d'Alençon, qui avait déjà reçu le titre de Protecteur : esprit léger, faible et inconstant, dont on ne devait attendre ni fermeté ni sagesse. Mais il pouvait amener une armée française, et pourvoir ainsi à la défense immédiate du pays; c'était probablement là tout ce qu'on attendait de son choix. Guillaume sut d'ailleurs se réserver le droit de lui servir de conseil et de guide. Le jeune prince accepta avec joie une offre qui flattait son orgueil et son ambition. Il se croyait appelé au rang des plus puissants monarques, et à l'espoir cle régner sur la Belgique il joignait celui d'épouser la reine d'Angleterre, qui n'avait point rejeté l'offre de sa main. Mais Élisabeth se jouait cle lui, et les États n'entendaient nullement se soumettre à son pouvoir sans restriction. Son arrivée, un peu tardive (août 1581), ne servit qu'à ralentir les progrès de Farnèse, qui se tint quelque temps sur la défensive contre la nouvelle armée que le duc amenait de France. Bientôt après, les provinces wallonnes ayant demandé elles-mêmes le retour des troupes espagnoles, Alexandre put reprendre une attitude menaçante. Il forma le siège cle Tournai, et quoique la ville fût défendue avec une rare énergie par Marie cle Lalaing, princesse d'Espinoi, qui sut tenir la place de son époux absent, et remplir tous les devoirs d'un gouverneur intrépide, cette fière héroïne se vit enfin contrainte de capituler (29 novembre). Le duc d'Alençon fut inauguré l'année suivante comme duc de Brabant et comte de Flandre (Mathias s'était retiré à l'arrivée cle cet heureux rival). Mais Farnèse prit encore Audenarde, et soutint un combat opiniâtre sous les murs mêmes de Gand. Le prince français pensait moins à lui tenir tête qu'à s'affranchir cle l'autorité des États, dont il frémissait de subir les décisions : car si l'on avait cru, en l'appelant, payer assez cher par le titre de souverain un secours devenu nécessaire, lui, de son côté, aspirait à toute autre chose qu'à la simple apparence du pouvoir. Peut-être depuis ce grand nombre d'années que Guillaume de Nassau soutenait le parti dont il était le chef, c'était la première fois que son génie ou sa fortune l'eussent aussi mal servi. Celui qu'il avait eu l'espoir de diriger unissait un caractère indocile à une âme ambitieuse, et pour avoir voulu l'élever au trône, le Taciturne se trouva compromis lui-même aux yeux cles Belges. En effet, le duc d'Alençon employa bientôt contre la liberté cles Belges les forces dont il avait fait jusque-là un si médiocre usage contre Farnèse. Par son ordre, les troupes françaises, qu'il avait mises en garnison à Anvers et dans plusieurs villes de la Flandre, prirent les armes partout à la fois et essayèrent de se rendre maîtresses cles places où elles étaient logées. A Dunkerque, à Ostende et à Termonde, l'entreprise réussit ; mais elle échoua clans les grandes cités, et surtout à Anvers, où le duc se trouvait lui-même. Ses soldats, qui avaient occupé une des portes, et qui criaient déjà : Ville gagnée ! tue ! tue ! furent assaillis par les bourgeois, taillés en pièces dans les rues et chassés enfin honteusement (17 janvier 1583). Après cet échec, il se retira à Dunkerque, d'où il essaya encore de traiter avec ceux qu'il avait voulu soumettre, et les États semblaient disposés à lui laisser reprendre le commandement ; mais le manque d'argent et de vivres avait dispersé les débris cle ses troupes, et les levées que l'on projetait éprouvaient des retards. Le duc passa en France, et il y mourut l'année suivante d'une maladie de langueur. Dans l'intervalle, les provinces qui l'avaient choisi pour souverain restèrent sans chef: car le prince d'Orange, devenu suspect à une partie des Flamands et des Brabançons, se retira bientôt après en Zélande. L'occasion était de nouveau favorable au duc cle Parme. Il conduisit son armée en Flandre, reçut la soumission de Nieuport, cle Furnes et de Dixmude, et bloqua Ypres, qui finit par capituler (avril 1584). Bruges et le pays du Franc traitèrent avec lui, à la persuasion du prince cle Chimay, fils du duc d'Aerschot et gouverneur de cette partie cle la Flandre (22 mai) ; Alost, Rupelmonde et le pays de Waes lui furent livrés. Vers la même époque, Guillaume de Nassau périt à Delft, assassiné par Bal-thazar Gérard (10 juillet). Le meurtrier était un jeune Franc-Comtois , qui s'était rendu en Hollande pour commettre ce crime, sous l'empire d'une exaltation fanatique. Déjà une fois le prince avait été blessé par un assassin (1582) ; mais alors l'espoir d'une riche récompense avait été le premier mobile du complot dirigé contre lui. Guillaume laissait trois fils, dont l'aîné, longtemps prisonnier en Espagne, n'avait pris aucune part à la vie politique : les deux autres se trouvaient en Hollande ; mais l'aîné d'entre eux, Maurice de Nassau, n'avait encore que dix-huit ans. Les États, qui dès lors ne représentaient plus guère que les provinces du nord, investirent ce jeune prince des emplois qu'avait possédés son père, et offrirent la souveraineté tour à tour au roi de France et à Élisabeth. Pendant ce temps, Farnèse pressait Gand et menaçait Anvers. Les Gantois avaient encore pour chefs Hembize et Ryhove. Le premier, après s'être exilé en 1579, au moment où le prince d'Orange pacifiait la ville, venait d'y être rappelé ; mais trouvant l'état des choses complètement changé, il fut le premier à vouloir traiter avec le duc de Parme, et il lui en coûta la vie. Il fut condamné comme traître et décapité (24 août 1584). Vers le même temps, Ryhove, désespérant de l'avenir, se retira en Hollande. Trois semaines plus tard (17 septembre), la ville, qui manquait de vivres, et où le parti modéré prenait le dessus, fit un traité avec le duc. Alexandre lui accorda les conditions les plus favorables, la restitution des anciens privilèges et une amnistie générale. Le rétablissement du culte catholique, imposé par le vainqueur comme une obligation, était reçu par la bourgeoisie comme un bienfait ; mais on laissait un espace de deux années aux protestants pour réaliser leurs biens, s'il voulaient s'éloigner. C'étaient cette modération et ces ménagements qui devaient rendre durables les succès de Farnèse. Après avoir ainsi ramené la Flandre sous l'obéissance du roi, il tourna ses efforts contre le Brabant. Les États n'ayant pas encore rassemblé d'armée, toute cette province restait ouverte, à l'exception des places fortes, et le duc, qui tenait seul la campagne, à la tête cle soixante mille hommes de troupes régulières entretenues par le trésor espagnol, put aisément affamer les villes ennemies. Bruxelles fut la première où la disette se fit sentir. Cette grande cité avait été longtemps hostile au protestantisme. Mais depuis l'an 1579 les prédicateurs étaient parvenus à gagner une partie clu peuple, et protégés par Olivier Van den Tempel, gouverneur de la Ville, ils avaient acquis chaque jour plus d'influence. En vain le comte Philippe d'Egmont, fils du vainqueur de Gravelines, voulut-il alors appeler les troupes du roi au secours des catholiques : le gouverneur et ses soldats, presque tous étrangers, réussirent à l'expulser lui-même (juin 1579), avec les secours des bourgeois calvinistes, plus âpres au combat que leurs adversaires. Depuis ce moment, les églises furent livrées au pillage, puis fermées ou consacrées aux prêches. Van den Tempel, dont la garnison formait une petite armée, se rendit redoutable au dehors par la prise de Malines (1580), de Nivelles (1581) et d'Alost (1582), et au dedans par l'énergie et l'audace qu'il déploya pour soutenir la domination de son parti. Cependant Louvain étant resté fidèle au roi, et Farnèse ayant enlevé le fort de "Willebroeck, à l'extrémité du canal de ce nom, les vivres commencèrent à manquer aux Bruxellois (1584). Bientôt les soldats se débandèrent, nommèrent un autre commandant, se livrèrent enfin à toute espèce de désordres, et après de longues souffrances, la ville traita avec le duc de Parme (10 mars 1585). L'amnistie, le maintien des privilèges et le rétablissement du culte catholique, formaient également les articles essentiels de cette capitulation, La soumission d'Anvers coûta plus cher. Cette cité, naguère si florissante, était devenue la place d'armes des États (alors réfugiés en Hollande), et le centre de toutes les relations entre les provinces du midi et celles du nord. Alexandre en avait commencé le blocus dès 1584, par la construction clu fort de Calloo, la prise de ceux cle Liefkenshoek et d'Ordam, et enfin par la soumission de Termonde. B entreprit ensuite de fermer le passage cle l'Escaut, en jetant un pont de bateaux sur ce fleuve, de Calloo à Ordam, et quoique l'intervalle fût de deux mille quatre cents pas, ce grand ouvrage fut exécuté par ses ingénieurs avec autant cle célérité que d'intelligence. Le succès de cette entreprise hardie surprit les habitants sans les décourager. Nulle part en Belgique les nouvelles croyances n'avaient jeté des racines aussi profondes, et nulle part aussi les ressources n'étaient plus abondantes. Des brûlots d'une dimension colossale furent lancés contre le pont, et l'un deux en détruisit une partie ; mais la flotte hollandaise n'ayant point paru, Farnèse put rétablir tout ce que l'explosion avait détruit. Une autre attaque navale échoua, parce que le navire immense, dont les assiégés avaient fait comme une citadelle flottante, alla donner sur un bas-fond. La digue de Couwensteen, qu'ils voulurent ensuite forcer, fut défendue par le duc lui-même avec une admirable valeur. Tant d'échecs successifs, le manque de vivres, et surtout la nouvelle de la reddition de Bruxelles abattirent la fermeté des Anversois : ils capitulèrent, le 16 août 1585, à des conditions tout aussi favorables que les villes précédentes. Malines, assiégée par une partie de l'armée royale, s'était rendue dès le mois de juillet. Ainsi se trouva rétablie, dans toute l'étendue de la Belgique actuelle, l'autorité de Philippe II. Mais le progrès de ses armes n'alla pas plus loin. Les provinces du nord furent secourues par la reine d'Angleterre, qui n'hésita plus dès ce moment à embrasser ouvertement leur défense. Farnèse se trouva ainsi arrêté, la situation géographique de la Hollande et de la Zélande les rendant presque inattaquables, aussi longtemps qu'elles n'avaient rien à craindre du côté de la mer. Philippe conçut le projet de tourner ses forces contre Elisabeth, qui était depuis longtemps l'objet de sa haine, car elle avait fait triompher le protestantisme dans les îles britanniques, et elle le soutenait en France et dans les Pays-Bas. Il entreprit de la renverser du trône et ce plan > tout gigantesque qu'il paraît, semblait pourtant offrir quelques chances de réussite : car les catholiques anglais étaient nombreux et se voyaient persécutés. Le roi d'Espagne ne faisait, en prenant leur cause, qu'imiter l'exemple des princes protestants, qui avaient secouru en toute occasion leurs co-religionnaires. mais il avait trop compté sur la grandeur de sa puissance, dans une lutte où la victoire devait surtout dépendre des forces maritimes. Ce fut en 1587, époque où l'Amérique lui avait fourni de nouveaux trésors, qu'il crut pouvoir accomplir son dessein. 11 ordonna au duc de se tenir prêt à passer en Angleterre avec toute son armée, tandis qu'on équipait dans les ports d'Espagne une flotte immense qui fut appelée l'invincible, et qui portait vingt mille soldats. Farnèse rassembla des navires de transport, et fit venir des matelots de Brème et de Hambourg : car tous les marins belges étaient restés avec les Zélandais. Dunkerque fut le point qu'il choisit pour l'embarquement (Ostende se trouvant au pouvoir de l'ennemi), et il fit creuser un canal pour conduire ses bâtiments clans le havre cle cette ville, sans les exposer aux attacpies de l'escadre des États. L'Armada (c'était le nom de la flotte espagnole) parut dans la Manche au mois de juillet 1588. Elle croisa entre l'Angleterre et la côte de Flandre. Mais ses grands vaisseaux ne pouvant approcher cle Dunkerque, à cause des bas-fonds, l'escadre zélandaise, forte cle quatre-vingt-dix navires, osa se placer devant le port et y bloquer l'armée cle Farnèse. Cette manœuvre audacieuse fit échouer l'expédition. L'Armada, exposée aux attaques cle la flotte d'Angleterre, dont elle redoutait surtout les brûlots, et ne pouvant communiquer avec le rivage, se dirigea tout d'un coup vers la mer du Nord pour regagner l'Espagne, en faisant le tour des îles britanniques. C'était une résolution insensée, et le résultat en fut désastreux. Les tempêtes et la poursuite ardente des Anglais anéantirent presque cet armement naguère si formidable, dont les débris dispersés atteignirent avec peine les ports espagnols. A partir de ce moment, la mer fut fermée aux navires de Philippe, et bientôt les marins des provinces du nord allèrent attaquer ses flottes jusque sur les côtes cle l'Amérique et cle l'Inde. Pour le duc de Parme, quoique l'épuisement clu trésor royal le réduisît presque à l'inaction, il sut pourtant tenir tête sur tous les points à Maurice de Nassau, fils cle Guillaume, qui s'annonçait déjà comme un grand capitaine. Mais il fut encore détourné de ses opérations militaires par les ordres clu roi, qui le força cle marcher trois fois au secours des ligueurs français contre Henri IV (1590, 91 et 92). Quelque vaste que fût la puissance du monarque espagnol, elle n'égalait point encore l'étendue des projets où l'entraînaient la situation cle l'Europe et le rôle que lui avait légué Charles-Quint. Les vétérans de Farnèse remplirent pourtant avec honneur la rude tâche qui leur était imposée ; ils dégagèrent tour à tour Paris et Rouen, sans se laisser entamer par toutes les forces clu prince français. Mais la troisième expédition coûta la vie à leur général, qui mourut à Arras, le 3 décembre 1592. Comme son aïeul Charles-Quint, le duc cle Panne avait éprouvé cle bonne heure les fatigues d'une existence trop remplie, et quoiqu'il n'eût que quarante-huit ans à l'époque de sa mort, il ressentait déjà les infirmités de la vieillesse. Une blessure reçue en France hâta encore le terme cle ses jours. Avant d'expirer, il avait pris des dispositions pour que l'armée ne restât point sans chef et le pays sans gouverneur, et son choix était tombé sur le vieux comte Ernest de Mansfeldt, le plus ancien de ses officiers. CHAPITRE VI. ETAT DE LA BELGIQUE APRES LE DUC DE PARME. — REGNE D ALBERT ET D'ISABELLE , JUSQU'A LA TRÊVE DE DOUZE ANS. En traitant avec Farnèse, les villes belges semblaient avoir obtenu le redressement de tous leurs anciens griefs. Leurs privilèges leur étaient rendus, et si les troupes étrangères avaient été rappelées clans le pays, c'était sur la demande des provinces elles-mêmes. Ainsi la cause de la liberté nationale avait été gagnée, et elle avait triomphé surtout dans l'esprit de Philippe, qui, depuis les mauvais succès du duc d'Albe, avait exprimé l'intention de séparer les Pays-Bas de l'Espagne, et de les donner à sa iille l'infante Isabelle. La révolution religieuse était donc la seule qui prolongeât la guerre et le déchirement. Le protestantisme régnait dans le nord, et il était devenu un principe de séparation. Malheureusement cette séparation ne fut pas immédiate. Si la paix avait été rétablie en Belgique, après la soumission cle la Flandre et du Brabant, nos villes auraient pu réparer encore leurs désastres, et reprendre leurs vieilles habitudes cle travail et de prospérité. L'émigration de plusieurs milliers de protestants, et l'interruption du commerce et cle l'industrie, pendant les guerres civiles, avaient causé des pertes immenses; mais enfin, ce n'était pas un coup mortel. Ce qui compléta la ruine du pays, ce furent les vingt-quatre années de guerre qui s'écoulèrent encore entre la capitulation d'Anvers et la première trêve avec les provinces septentrionales (1609). Ce furent vingt-quatre années cle blocus maritime, pendant lesquelles tous nos ports furent fermés par les navires de Hollande et de Zélande, montés eu partie par nos propres marins. Ainsi le commerce d'Anvers, que le duc de Parme avait cherché à faire renaître, perdit jusqu'aux derniers vestiges de son ancienne splendeur. Il en fut de même à Bruges et dans les villes du littoral. Dunkerque seul conserva quelques navires; mais ce n'étaient que des corsaires, plus redoutés de la Hollande qu'utiles à la Belgique. Le négoce, que nos cités avaient perdu, se fixait à Rotterdam, à Middelbourg, et surtout à Amsterdam. Là s'élevaient de nouveaux quartiers, peuplés cle marchands de Flandre et de Brabant. Quelques-uns cle ces émigrés y cherchaient la liberté religieuse, le plus grand nombre l'activité commerciale. L'Angleterre aussi recueillait l'héritage cle nos villes ruinées; mais c'était moins le commerce maritime que l'industrie belge qui se transportait dans ce pays. Dans les premiers temps de sa prospérité, la Flandre n'avait tiré des îles britanniques que des matières premières et des denrées communes, de la laine, clu cuir, clu charbon, du bois, du fromage. Au XVe siècle, l'industrie anglaise avait commencé à lutter contre la nôtre pour la fabrication des qualités inférieures clu drap, et peu à peu elle s'était approprié ce genre cle production, qui olï'rait désormais trop peu cle bénéfices à nos ouvriers enrichis. Vers 1550, nos marchands achetaient à Londres tous les gros tissus qu'ils revendaient aux peuples étrangers, tandis que nous fabriquions encore seuls les étoffes fines et de couleurs éclatantes. Mais pendant les troubles de l'époque suivante, plusieurs de nos meilleurs fabricants et cle nos plus habiles teinturiers cherchèrent un asile en Angleterre. C'était surtout dans la classe ouvrière que le protestantisme avait trouvé des sectateurs, et ceux qui s'exilèrent après la soumission des grandes villes étaient pour la plupart des gens cle métier. Gand seul en perdit onze mille, presque tous drapiers. La politique d'Élisabeth et de son successeur, le roi Jacques Ier, accorda toute espèce d'avantages et de privilèges à cette classe précieuse de réfugiés. Alors les manufactures des Anglais parvinrent au degré de perfection qui avait distingué les nôtres, et les remplacèrent complètement. Il en fut de même pour plusieurs industries moins importantes : étouffées dans nos provinces, où tout leur manquait avec la liberté des communications, elles se déplacèrent et allèrent fleurir chez nos voisins plus heureux. Ainsi la prospérité des villes se trouvait frappée dans ses deux grands éléments, l'industrie et le commerce. L'agriculture devait rester; mais elle souffrait presque autant des effets cle la guerre. Un grand nombre de villages avaient été détruits; des régions entières étaient devenues incultes, et au cœur des plus riches provinces, il y avait des cantons dépeuplés qui servaient de retraite à des bandes de loups. La sûreté était si imparfaitement rétablie pendant les premières années, que presque toutes les congrégations religieuses, dont les couvents avaient été détruits dans les campagnes, firent élever leurs nouvelles habitations dans les villes, où l'émigration des marchands et des ouvriers avait laissé des vicies immenses. Dans cette situation funeste, la Belgique avait encore à lutter contre toutes les puissances voisines : car l'Angleterre, la Hollande, et bientôt la France, plus redoutable à elle seule que les deux autres, l'entouraient d'un cercle d'ennemis. Trop faible et trop appauvrie pour soutenir désormais une pareille lutte, elle se trouvait contrainte de chercher appui au dehors, et l'argent espagnol était devenu la seule ressource cle son gouvernement. Mais les secours étrangers emportent avec eux le vasselage, et malgré le besoin d'une politique indépendante, fondée sur les intérêts locaux, il était impossible de songer à s'affranchir cle l'influence cle l'Espagne, quand on lui demandait ses trésors et ses soldats. Tel fut l'enchaînement de causes qui conduisit les Belges à une sorte de dépendance, qu'ils n'avaient ni prévue ni acceptée. Cette dépendance n'était ni dans les conventions conclues avec le duc cle Parme, ni dans les droits du souverain ; elle résulta de la force des choses, sans que l'on puisse dire quels moyens il restait de l'empêcher. Les provinces septentrionales , détachées des nôtres, gardèrent longtemps le nom de Belgique-Unie (Belgium fœderatum), celles du midi furent appelées par l'Europe Pays-Bas espagnols. Au moment où la Belgique se trouvait ainsi entraînée sur une pente fatale, Philippe songeait à la séparer de ses états. Il paraît avoir formé, vers l'an 1590, le projet cle transmettre la souveraineté dé ce pays à l'infante Isabelle sa fille, qu'il aurait unie à l'un des princes cle la maison d'Autriche. Il fit choix dans ce dessein de l'archiduc Ernest, qu'il donna pour successeur à Farnèse. Ce prince, d'un caractère doux et mélancolique, ne quitta qu'avec lenteur l'Espagne, où il avait été élevé. Arrivé dans son gouvernement au mois de janvier 1594, ses premiers efforts eurent pour objet la paix avec la Hollande. Mais ses propositions furent rejetées : car déjà la guerre enrichissait les ennemis vainqueurs. Le roi cle France, qui venait de traiter avec eux, se préparait à envahir aussi nos frontières. Les soldats d'Ernest n'ayant pu être payés, quelques régiments italiens et espagnols s'étaient mis en révolte. Les offres pacifiques de l'archiduc furent donc regardées comme le cri cle détresse d'un ennemi découragé, et les hostilités continuèrent. Groningue, qui avait tenu jusqu'alors pour Philippe, fut conquise par Maurice, tandis qu'un détachement cle la garnison de Breda, s'avançant j usque sur les bords cle la Meuse, réussit à surprendre la ville et la citadelle de Huy. Vivement affecté cle ces premiers revers, Ernest succomba bientôt après (20 février 1595); sa mort fut attribuée au chagrin qu'il avait conçu. Son frère, l'archiduc Albert, fut choisi pour le remplacer. C'était le plus intelligent et le plus brave des neveux de Philippe. Destiné de bonne heure à l'Église, il avait reçu les titres d'archevêque de Tolède et cle cardinal ; mais il avait acquis l'habitude des affaires et l'art de gouverner, en remplissant les fonctions cle vice-roi de Portugal. Dans l'intervalle qui précéda son arrivée, le comte de Fuentès reçut le commandement, et obtint des succès glorieux, Huy fut repris, Maurice tenu en échec, et une expédition dirigée sur la frontière française avec tant d'habileté et de bonheur, que le Catelet, Dourlens et Cambrai tombèrent entre les mains du général espagnol. L'année suivante, Albert vint prendre le gouvernement. Le roi lui avait donné un renfort de trois mille vétérans et une somme immense en lingots d'or (elle fut évaluée à 4,000,000 de ducats, équivalant à plus de 400 millions de francs cle notre époque). Son armée se recruta bientôt d'une foule cle vieux soldats, attirés par le bruit des richesses qu'il apportait, et il commença la campagne d'une manière éclatante par la conquête de Calais et d'Ardres. Ayant réuni ces villes à la Flandre, il alla former le siège de Hulst pour mettre un terme aux courses de la garnison, et il réussit encore à s'emparer de cette place. Mais il fut moins heureux en 1597 : Maurice tailla en pièces un corps cle troupes qui couvrait Turn-hout, et la ville d'Amiens, qu'avait surprise un officier espagnol, retomba entre les mains de Henri IV, malgré tous les efforts de l'archiduc pour la secourir. Cependant le roi de France désirait la paix, et elle fut conclue à Vervins (1598), chacun des deux pays reprenant ses anciennes limites. La Hollande et l'Angleterre avaient fait cle vains efforts pour prévenir ce traité. Albert d'Autriche se démit alors des dignités ecclésiastiques dont il était revêtu, et fut fiancé à l'infante Isabelle, à laquelle le roi avait destiné depuis si longtemps la souveraineté de nos provinces. (Elle avait atteint l'âge cle trente-deux ans.) L'acte solennel cle cession fut signé à Madrid le 6 mai, et communiqué aux États-généraux rassemblés à Bruxelles le 15 août, qui ne l'acceptèrent qu'en hésitant. Philippe II renonçait à tous ses droits sur les Pays-Bas et la Bourgogne, en faveur de sa fille et des enfants qui naîtraient d'elle. Les XVII Provinces devaient rester perpétuellement unies, de manière à ne former qu'un seul état dont le souverain professerait la religion catholique, sous peine cle déchéance. En vertu de cette renonciation du roi, l'archiduc et l'infante devenaient souverains cle la Belgique, et le premier prêta, au nom de son épouse, le serment d'inauguration. Il partit ensuite pour l'Espagne, où le mariage devait s'accomplir. Mais il fut arrêté en Italie par la nouvelle cle la mort de Philippe II. Ce monarque, atteint depuis quelque temps d'une fièvre lente qui minait ses forces, avait enfin expiré le 13 septembre, à l'âge de soixante-douze ans. Redoutable à ses ennemis jusqu'à la fin de son règne, il avait donné à l'Espagne un rôle imposant, mais au-dessus de sa puissance réelle. En Belgique, la force des choses semblait l'avoir enfin amené à l'idée d'une transaction; mais l'état de santé d'Isabelle ne permettait guère de prévoir qu'elle dût avoir cles enfants. Dans la lutte que son père lui avait, pour ainsi dire, préparée contre les doctrines du protestantisme, son attitude avait été trop impérieuse, ses rigueurs outrées et ses projets sans mesure; mais il avait montré une volonté invariable, une application profonde, et une énergie qui n'aurait pas été sans grandeur, s'il avait montré plus cle répugnance pour l'emploi des moyens violents et ténébreux, familiers depuis longtemps à la politique espagnole. Philippe III, son fils et l'héritier cle sa couronne, avait ratifié la cession faite à Isabelle et son mariage avec l'archiduc. La cérémonie de leur union ne fut reculée que cle quelques mois, et les deux époux arrivèrent clans nos provinces à la fin cle septembre 1599. Leur inauguration fut pompeuse; les villes semblaient avoir retrouvé leur ancienne opulence pour témoigner leur joie et leur espoir. Cependant l'état cles affaires était assez inquiétant. Le prince Maurice avait remporté plusieurs avantages en l'absence de l'archiduc, et les soldats, que l'on 11e pouvait déjà plus payer, recommençaient leurs mutineries. On vit même douze cents d'entre eux passer aux ennemis, et leur livrer les forts cle Crèvecœur et de Saint-André, près cle Bois-le-Duc, pour une somme cle cent quinze mille florins (avril 1600). Les États-généraux, rassemblés à Bruxelles pour subvenir aux besoins clu nouveau gouvernement, ne voulurent se charger que cle la solde et cle l'entretien des troupes indigènes. Bs aspiraient à voir la Belgique défendue par une armée nationale; mais la politique espagnole y mettait sourdement obstacle, et préférait l'emploi cle soldats étrangers. Albert et Isabelle n'étaient pas libres de se soustraire à son influence, quand même ils l'auraient déjà voulu, puisque leur principale ressource consistait encore clans les subsides clu roi. Les Hollandais avaient jugé le moment favorable pour attaquer la Flandre, et ils débarquèrent sur ses côtes une armée de quinze mille hommes qui alla former le siège de Nieuport (juin). Aussitôt Albert réunit pour les combattre le même nombre de soldats. Isabelle voulut les passer en revue elle-même, sous les murs de Gand, et parcourut les rangs à cheval, exhortant les troupes à bien faire. Leur marche fut si rapide qu'elles arrivèrent aux environs d'Ostende avant que l'ennemi eût pu faire rompre les ponts. Un corps détaché qu'elles rencontrèrent et qui essaya cle les arrêter ne put soutenir leur vive attaque. Mais les conseils des vieux officiers, qui voulaient éviter une bataille générale et attendre des renforts, furent rejetés avec mépris. L'infanterie espagnole, qui faisait la force principale, voulait une victoire immédiate. C'étaient les mêmes régiments qui s'étaient mutinés faute de paie, et comme ils n'avaient consenti à marcher que par un sentiment d'honneur militaire, on n'osait s'exposer à leur mécontentement. Les deux armées se rencontrèrent près cle Nieuport (2 juillet). Une partie était resserrée entre la mer et les dunes; le reste occupait la lisière des prairies que les dunes abritent contre les flots. Maurice avait fait éloigner ses navires, afin de ne laisser à ses troupes d'autre chance que celle cle vaincre ou de mourir. Il avait plus cle cavalerie et d'arquebusiers que l'arcliiduc, mais celui-ci mettait sa confiance dans la valeur de ses vétérans. C'étaient les restes de ces fameux régiments cle piquiers qui avaient fait la guerre sous le duc cle Parme, et ils allaient au combat en criant : " Plus cl'ennemis, plus de gloire ! „ Si l'infanterie des Hollandais eût été rassemblée dans la plaine, les soldats d'Albert l'auraient sans doute enfoncée ; car partout où leurs bataillons abordèrent ceux de l'ennemi, leur choc fut irrésistible. Mais Maurice avait posté ses meilleurs fantassins dans les dunes, et protégés là par leur artillerie et par leurs arquebusiers, ils semblaient presque inattaquables. Chaque division occupait une hauteur, et s'appuyait sur de fortes réserves. Cependant les piquiers wallons et espagnols réussirent un moment à faire plier les Anglais et les Frisons placés au centre de l'armée ennemie. Déjà la victoire paraissait assurée, et la cavalerie royale courait s'emparer des canons, quand le prince d'Orange fit avancer sa seconde ligne, composée principalement des transfuges. Elle était adossée au rivage: " Vous voyez, compagnons, leur dit-il, qu'il faut vous faire jour en combattant, ou boire l'eau de la mer. „ Ces troupes encore fraîches, et qui avaient tout à craindre des suites d'une défaite, chargèrent avec la plus grande vigueur. Trois heures de combat au milieu des dunes (car la marée montante avait forcé les deux armées à s'écarter peu à peu de l'estran), avaient épuisé les vétérans d'Albert. Ils furent arrêtés dans leur marche victorieuse, et à cette vue la cavalerie, qui avait montré peu d'ardeur, acheva de se décourager. Elle tourna le clos à l'ennemi, abandonnant ses chefs et laissant isolée l'infanterie, qui se trouva réduite à céder à son tour. Ainsi fut décidée la bataille. Maurice s'était conduit en capitaine habile ; l'archiduc en vaillant guerrier. Il était blessé au visage, et la plupart de ses officiers avaient péri ou se trouvaient hors de combat. Il ramena les débris de son armée à Bruges, laissant trois mille hommes sur le champ cle bataille ; les vainqueurs en avaient perdu presque autant, et renoncèrent d'eux-mêmes au siège cle Nieuport. L'année suivante, Albert prit l'offensive en attaquant Ostende, dont les Hollandais étaient restés jusqu'alors en possession. Ils avaient fait de ce port comme une place d'armes d'où ils inquiétaient toute la contrée environnante. Ce fut ce qui engagea l'archiduc à l'assiéger. Mais la facilité qu'avaient les ennemis cle secourir la ville par mer rendit ses premiers efforts inutiles. Cependant il s'opiniâtra dans son dessein, et quoique la place fût par elle-même de peu d'importance, il voulut la forcer à tout prix. Les Hollandais lui tinrent tête avec le même acharnement : cette forteresse était pour eux la clef de la Flandre, et d'ailleurs la défense avait mille avantages sur l'attaque. Ostende était située à l'extrémité d'une plaine marécageuse, exposée aux inondations et coupée d'une large crique. Les assiégeants ne pouvaient en approcher qu'à la faveur de travaux immenses. Ils se trouvaient contraints d'élever des digues et de combler des marais pour se faire un chemin et pour établir leurs batteries. La garnison , composée de corps d'élite au nombre de sept mille hommes, défendait le terrain pied à pied ; elle était renouvelée de temps en temps par des troupes fraîches, et recevait chaque jour des vivres, des munitions et des renforts de toute espèce. Le siège se prolongea ainsi de saison en saison et d'année en année. Le marquis Frédérigo Spinola, célèbre amiral génois, qui était entré au service de l'archiduc, avait amené quelques galères avec lesquelles il essayait d'intercepter les bâtiments ennemis ; mais il fut vaincu et tué dans un combat contre cinq navires hollandais. Son frère, Ambroise Spinola, vint alors prendre part à la lutte avec de nouvelles bandes italiennes. Malgré sa jeunesse, l'ardeur et le talent qu'il montrait lui firent bientôt donner le commandement cle l'armée, et doué de ce génie de la guerre qui fait du premier coup les grands capitaines, il conduisit les attaques avec autant d'intelligence que cle vigueur. Ce ne fut toutefois qu'au commencement cle la quatrième année que la ville capitula (septembre 1604). Elle n'offrait plus qu'un monceau de ruines, et sa possession ne pouvait dédommager l'archiduc de la perte des places fortes cle Gavre et de l'Écluse, que Maurice avait prises pendant l'intervalle. Après cette conquête infructueuse, l'habile et intrépide Spinola conserva le commandement des troupes. Issu d'une famille célèbre jusqu'alors par les richesses qu'elle avait acquises clans le commerce, il employa sa fortune et son crédit à lever l'argent qui était nécessaire pour l'entretien cle l'armée, et qu'aucun banquier ne voulait avancer au roi d'Espagne. Il put ainsi tenir tête à Maurice pendant quelque temps, et les bords cle la Meuse et du Rhin devinrent le théâtre cle leur lutte (1605 et 1606). Mais l'épuisement des deux partis exigeait que l'on mît enfin un terme à ces hostilités qui duraient depuis tant d'années. Ce fut Albert qui se vit forcé de faire les premières ouvertures, et les États cles provinces-Unies montrèrent d'abord beaucoup de défiance et de froideur. Mais un armistice fut enfin publié en 1607 , et l'on entama des négociations sérieuses clans l'espoir d'une paix dont la nécessité ne pouvait être méconnue. CHAPITEE VII. DEPUIS LA TKÈVE D'ANVERS JUSQU'A LA PAIX DE MUNSTER (1609 A 1648). Malgré les vœux de l'archiduc et l'intervention généreuse des rois de France et d'Angleterre (Henri IV et Jacques 1er), qui firent les plus grands efforts pour la conclusion d'un traité définitif, les intérêts de la Belgique, de la Hollande et de l'Espagne semblaient encore impossibles à concilier. L'on ne put convenir que d'une trêve de douze années, qui, sans rien changer au statu quo, rendait libres les communications et le commerce, et ordonnait la restitution des prisonniers. Cette trêve, qui fut proclamée au mois d'avril 1609, rendit enfin au pays un peu de calme et au peuple quelques espérances. Albert et Isabelle, qui désiraient sincèrement le bonheur de leurs sujets, employèrent tous leurs efforts pour faire renaître l'ordre, le travail et la sécurité; et quelque difficile que fût cette tâche, ils obtinrent du moins un succès partiel. Ils commencèrent par licencier l'armée. Une partie des troupes étrangères fut renvoyée par mer en Espagne ; mais le départ des autres offrit quelques obstacles. Les soldats ne voulaient point quitter la Belgique, où la plupart avaient contracté de nouvelles habitudes. Un grand nombre abandonnèrent leurs drapeaux et se fixèrent dans les villes comme artisans. Mais la vie militaire les avait rendus dangereux : ils étaient si accoutumés à la violence, que leurs excès jetèrent partout le désordre, et qu'il fallut les expulser du pays indistinctement (décembre 1609). Une foule de lois et de règlements avaient été négligés ou enfreints pendant la guerre. L'archiduc les remit en vigueur, fit examiner les coutumes locales, dont il réforma une partie, et publia un édit perpétuel qui fixait les points capitaux de la jurisprudence du pays (1611). La plupart des églises avaient été pillées ou détruites : les souverains contribuèrent avec ardeur à la restauration ou à la reconstruction de presque toutes. Les campagnes furent ren- dues à la culture, des digues relevées, les eaux combattues. Le commerce et les fabriques ne purent se rétablir aussi facilement; cependant Anvers commença bientôt à rivaliser avec les ports de Zélande, et une partie des ateliers se rouvrirent. De grands travaux s'exécutaient dans les villes, où il y avait tant de ruines à réparer. Les débris de leur antique opulence suffisaient pour entretenir cette nouvelle activité, et si les plaies du pays saignaient encore, elles avaient du moins cessé de paraître incurables. Les Beaux-Arts, moins esclaves des circonstances que l'industrie , reprenaient tout leur éclat. La peinture avait produit de grands maîtres, à la tête desquels figurait l'immortel Rubens, dont le génie porta plus haut que jamais la vieille gloire de l'école flamande. Sans rivaliser avec les chefs-d'œuvre des grands peintres, les ouvrages des sculpteurs de cette époque n'en offrent pas moins un mérite remarquable. La gravure atteignait un haut degré de perfection. L'imprimerie, qui avait fait des progrès immenses par les efforts du célèbre Plantin, ne cessait pas de fleurir à Anvers, où les Moretus continuaient leurs travaux. Les lettres possédaient alors Juste-Lipse, aussi fameux par son éloquence que par son érudition. Il enseignait à Louvain, et vit un jour assister à sa leçon Albert et Isabelle. Le nombre des savants était assez considérable, et l'un d'eux, le jésuite Bollandus, avait commencé l'ouvrage le plus important qui ait été composé en Belgique, la fameuse collection appelée Acta Sanclorum. L'affection des Belges pour leurs nouveaux souverains, et surtout pour Isabelle, qui montrait autant de douceur que d'affabilité, éclatait par mille témoignages de confiance et d'affection. La princesse elle-même prenait part aux fêtes cle la bourgeoisie, et on la vit abattre l'oiseau dans un concours d'arbalétriers. Cette familiarité ne diminuait point le respect du peuple; la petite cour de Bruxelles paraissait imposante aux étrangers par une dignité sans morgue, et les citoyens entouraient de leurs hommages des souverains dont la grandeur était fondée sur la vertu. Malheureusement pour nos provinces, Isabelle n'était point devenue mère. Cette circonstance fatale devait rendre passagère la séparation de la Belgique et cle l'Espagne : car c'était à Philippe III qu'était destiné l'héritage cle sa sœur. Il devenait donc impossible de foncier les espérances du pays sur une politique aussi indépendante au dehors qu'attentive et généreuse au dedans. Isolée de la puissance espagnole, la Belgique eut cherché dans des alliances voisines, et surtout dans ses propres forces, les garanties nécessaires à sa sûreté. Mais la perspective d'une réunion prochaine faisait presque oublier l'indépendance du moment, et le roi lui-même, dans un acte officiel, avait appelé les provinces belges " mes états. „ Ainsi l'on ne lit rien pour l'avenir politique du pays, et quand la trêve avec la Hollande fut expirée, la nation ne s'arma point pour se défendre. Elle attendit que Spinola reçut de nouveaux envois de Madrid pour stipendier des soldats, et elle le laissa faire la guerre contre Maurice avec l'or de l'Amérique et le sang des mercenaires. Albert mourut vers l'époque où les hostilités recommencèrent (13 juillet 1621); et dès lors la souveraineté de la Belgique retourna au roi d'Espagne, comme il avait été stipulé dans l'acte de donation, l'archiduchesse devant perdre ses droits à la mort de son mari, si elle restait sans enfants. Cependant Philippe IV, qui venait de monter sur le trône, laissa à cette princesse le gouvernement général de nos provinces, avec toutes les prérogatives dont elle avait joui jusque-là. Mais quels que fussent les talents d'Isabelle et l'activité qu'elle déploya, son administration fut peu fortunée. Spinola obtint d'abord quelques succès, et la prise de Breda fit honneur aux armes royales (1625); mais les années suivantes, l'Espagne ne put envoyer d'argent, et les Belges refusèrent d'en donner. A peine les États voulurent-ils entretenir un corps de douze mille hommes. Alors Frédéric-Henri, frère et successeur de Maurice, assiégea et prit successivement Bois-le-Duc, Venloo, Ruremonde et Maestricht. Une expédition maritime , préparée à Anvers pour attaquer la Zélande, fut complètement défaite par la flotte ennemie en 1631. Spinola, qui s'était ruiné lui-même pour fournir aux besoins de l'armée, fut rappelé par suite de la jalousie qu'il inspirait aux Espagnols, et alla bientôt mourir en Italie. Un seigneur espagnol, le marquis de Sainte-Croix, ayant été nommé pour commander à sa place, ce choix, humiliant pour les généraux belges, entraîna la défection du comte de Berg, le plus brave et le plus habile d'entre eux. Bientôt une partie de la noblesse parut songer à se soustraire à la domination espagnole, et à former de nos provinces une république qui eût pu s'allier à la Hollande. Le complot, si toutefois il méritait ce nom, fut découvert; mais on n'osa point punir : car les conspirateurs étaient nombreux et puissants, et déjà l'on redoutait les projets de la France, qui avait prêté son appui à leur dessein. Chaque jour affaiblissait le gouvernement. La marine hollandaise avait ruiné le trésor espagnol par la prise ou l'interruption des convois d'Amérique. Le manque d'argent se faisait sentir à la cour comme à l'armée. Ce fut en vain qu'Isabelle déploya autant d'activité pour créer des ressources que de prudence pour les ménager. Telle était la gêne publique, qu'à la mort de cette princesse (décembre 1633), on ne put lui rendre les honneurs funèbres qu'elle avait demandés, et la fille de Philippe II fut ensevelie obscurément. Ferdinand d'Espagne, frère cadet du roi, et archevêque de Tolède, fut appelé à prendre la place qu'elle avait occupée. L'état du pays demandait que le gouvernement fût remis à des mains habiles et fermes, et l'événement prouva que le nouveau choix avait été sage. Ferdinand, quoiqu'il appartînt à l'Église , et qu'il eût reçu le titre de cardinal, était un prince intrépide, et qui déploya des talents militaires. Jamais les apparences n'avaient été plus alarmantes. La France et la Hollande s'étaient unies par un traité secret pour la conquête et le partage de la Belgique (les Français auraient gardé le Luxembourg, Namur, le Hainaut et la Flandre ; les Hollandais ; le Brabant avec Anvers et la Flandre zélandaise). Les forces des deux puissances se réunirent près de Maestricht (1635), et marchèrent ensemble sur Tir-lemont. Le cardinal-infant n'avait qu'un petit nombre de soldats pour lutter contre cette double armée que commandait Frédéric-Henri, et que dirigeait de loin le génie de Richelieu. Mais il mesura le danger avec sang-froid, et l'attendit avec courage (1). Les pillages que commirent les ennemis, et la cruauté qu'ils montrèrent après s'être emparés de Tirlemont, inspirèrent aux populations inclignées la résolution cle se défendre. L'armée étant venue mettre le siège devant Louvain, le courage de la garnison et (1) M. le colonel Guillaume a retrouvé l'effectif des troupes belges à cette époque. Il se montait encore à 18,000 hommes, qui formaient dix régiments d'infanterie wallonne. D'autres corps, également appelés Wallons, figuraient dans les armées catholiques en Allemagne. Leur nombre n'était pas moins considérable, et ils renfermaient des soldats de toutes nos provinces. des bourgeois suppléa à la faiblesse cle la place, et fit échouer l'entreprise. Bientôt la mésintelligence éclata entre les soldats des deux nations, et alors le cardinal-infant, qui s'était tenu jusque-là sur la défensive, poursuivit les ennemis dans leur retraite, et reprit tout l'avantage. L'année suivante, il ravagea la frontière française, et enleva quelques places en Picardie. Depuis lors, il continua à soutenir la guerre sans infériorité marquée, quoiqu'il fût attaqué à la fois au nord et au midi. Frédéric-Henri prit Breda (1637), mais perdit Venloo et Ruremonde ; et malgré l'épuisement du pays, Ferdinand d'Espagne eut la gloire d'avoir tenu ferme de tous côtés jusqu'au dernier moment. Il mourut en 1641, d'une maladie causée par les fatigues de la guerre. Cette mort devait changer la situation des affaires; depuis que la Belgique était retombée sous l'Espagne, elle ne pouvait conserver une apparence de force et de vigueur que par l'impulsion cle ceux qui la gouvernaient. Le choix de Philippe IV se fixa cette fois sur Don Francisco de Mello, vieux capitaine qui obtint quelques avantages sur les Français en 1641, mais qui fut vaincu par eux l'année suivante à la fameuse bataille cle Rocroi (1). L'Italien Piccolomini, qui avait passé du service de l'empereur à celui cles Espagnols, le remplaça clans le commandement cle l'armée en 1644, tandis que le gouvernement des provinces était donné au marquis de Castel-Rodrigo. Piccolomini défendit opiniâtrement l'Artois et la Flandre. Mais pressé cle toutes parts, il ne put sauver ni le Sas-de-Gand et Hulst, dont Frédéric-Henri s'empara (1644 et 45), ni Gravelines, Courtrai, Bergues et Dunkerque, qui tombèrent dans les mains cles Français, auxquels la flotte de Hollande prêtait un puissant appui. Castel-Rodrigo et lui furent rappelés en 1647, pour faire place à l'archiduc Léopold d'Autriche, frère-de l'empereur Ferdinand III. L'Espagne épuisée appelait l'empire à son secours; car sa puissance dans les Pays-Bas n'avait plus de soutien. Toutefois l'affaiblissement même cle la monarchie espagnole, et la supériorité cle forces que commençait à déployer la France avaient déjà changé les dispositions de la Hollande envers Phi- (1) Cette bataille et celle de Lens, livrée en 1648, détruisirent presque entièrement l'infanterie wallonne, qui succomba sans avoir voulu demander quartier, suivant un rapport français de l'époque. lippe IV. Loin de songer encore à menacer la Belgique, les Provinces-Unies craignaient de la voir accablée et conquise par les armes françaises, dont elles jugeaient le voisinage trop redoutable. Ainsi les revers des dernières années avaient du moins servi à désarmer ces ennemis opiniâtres, dont la puissance avait grandi d'année en année. Le rapprochement ne se fit pas attendre. Un congrès européen se trouvait réuni à Munster pour travailler à une paix générale : les députés de l'Espagne et de la Hollande y négocièrent un traité entre les deux pays, et s'entendirent assez facilement sur les points principaux (1646). Cependant les Hollandais avaient proposé des conditions d'une extrême dureté. Ils voulaient garder Bois-le-Duc, Berg-op-Zoom, Breda, l'Écluse, Hulst et tous les forts qu'ils avaient érigés sur la rive gauche de l'Escaut. Ils exigeaient même que ce fleuve restât fermé du côté de la mer (afin que le commerce d'Anvers ne pût jamais se rétablir). C'était une prétention inique et odieuse. Mais l'Espagne ne pouvait plus combattre, et la Belgique n'était plus consultée. Le traité de Munster consacra donc, avec la paix entre les deux pays, la ruine de notre navigation (1648). En terminant le récit de cette période désastreuse, rappelons du moins que si l'honneur des armes belges parut alors souffrir presque autant que la prospérité publique, c'était surtout parce que la jalousie des gouverneurs étrangers écartait du commandement les meilleurs officiers. A peine daignait-on confier aux gentilshommes du pays quelques postes subalternes; mais la Belgique put encore citer à cette époque des noms glorieux, car ses enfants trouvèrent plus de justice à l'étranger que dans leur patrie. Parmi ceux qui se signalèrent dans les guerres d'Allemagne, le plus illustre fut Jean T'Serclaes, comte de Tilly, qui, devenu généralissime des forces impériales (1630), rétablit la fortune de la maison d'Autriche et balança un moment celle de Gustave-Adolphe. Après lui, l'histoire nomme encore Ernest de Mansfeldt, général toujours redouté, quoique souvent malheureux, et Jean de Weert, qui de simple soldat s'éleva au commandement des armées (1640). Ainsi le génie et la valeur belge éclataient au dehors, taudis qu'à l'intérieur toute énergie semblait étouffée par une domination inquiète et oppressive. Condamnée, depuis son retour sous le joug de l'Espagne, à l'état de langueur où tombait cette monarchie épuisée, la Belgique ne devait retrouver sa vitalité nationale que deux cents ans après le règne d'Albert et d'Isabelle. CHAPITRE VIII. CONQUÊTES DES FRANÇAIS EN BELGIQUE SOUS LOUIS XIV. Le traité conclu avec la Hollande ne laissait plus à la Belgique d'autre ennemi que la France, et la lutte paraissait moins inégale, grâce aux secours amenés par l'archiduc Léopold. Outre une armée régulière, levée en Allemagne, il avait avec lui un corps nombreux de Croates, soldats aussi hardis que féroces. Le duc Charles de Lorraine, chassé de ses états par la France, avait conduit en Belgique et vendu au roi de vieilles troupes jadis à son service. De nouveaux régiments espagnols venaient d'arriver par mer, et l'on avait reçu des cavaliers du Brandebourg. Ce fut avec ces forces imposantes que l'archiduc obtint quelques avantages sur les Français dès l'an 1647. Il leur reprit plusieurs villes, et menaçait déjà leurs frontières, lorsque le fameux prince de Condé lui livra bataille à Lens et le défit complètement (1648). Ypres était tombé dans les mains cles Français quelques mois auparavant : Lens et Furnes eurent le même sort. Dès l'année suivante, Léopold reprit Ypres; mais ses troupes éprouvèrent un nouvel échec aux environs de Valenciennes. On perdit Condé et Leuze. Le gouvernement de Richelieu avait élevé la France à un degré de force et cl'unité qui devait rendre à l'avenir ses armes presque irrésistibles, et c'était avec trop cle raison que les Provinces-Unies s'étaient alarmées des progrès rapides cle cette puissance. A partir cle ce moment, l'existence même cles Pays-Bas espagnols fut sans cesse mise en danger par l'accroissement de la monarchie française, jusqu'à l'époque où l'Europe entière devait s'armer contre la nation conquérante. Ainsi les succès de l'archiduc ne répondirent pas aux espérances que l'on avait pu concevoir. Toutes ces forces étrangères, si péniblement rassemblées pour la garde de la Belgique, étaient impuissantes à défendre le pays que leurs pillages achevaient de ruiner. Les Lorrains, qui avaient subsisté longtemps de rapines, et les Croates, que l'Europe regardait comme des brigands, inspiraient, moins de terreur aux ennemis qu'aux malheureux habitants des campagnes. Les Espagnols, quoique soumis à une discipline sévère, ne connaissaient plus de frein dès qu'ils échappaient à la surveillance de leurs chefs. Il n'y avait que les régiments wallons, plus braves que nombreux, qui ne fussent pas le fléau de la contrée. Cependant les troubles qui éclatèrent en France (la guerre de la Fronde) permirent à Léopold de reprendre, pendant quelque temps, la supériorité. Il se rendit maître de presque toutes les places que l'ennemi avait conquises dans les dernières années. Mais en 1655, le cardinal Mazarin", qui dirigeait la politique française, s'assura l'alliance de l'Angleterre, gouvernée par Cromwell. Alors cessèrent les succès de l'archiduc, et ce prince retourna en Allemagne peu de temps après (1656). Il eut poux-successeur Don Juan d'Autriche, fils naturel du roi d'Espagne. Don Juan, jeune et sans expérience de la guerre, eût pu trouver un guide dans le prince de Condé, qui portait alors les armes contre sa patrie plutôt que de plier devant Mazarin. Mais quoique ce grand capitaine eût sauvé Valenciennes et Cambrai, les généraux espagnols ne pouvaient se résoudre à recevoir ses ordres et détournèrent le gouverneur de suivre ses conseils. Ils n'y réussirent que trop bien. L'armée anglo-française étant venue assiéger Dunkerque, sous les ordres du célèbre Turenne (1658), le jeune prince marcha contre elle quand il était déjà trop tard, livra bataille mal à propos, et fut complètement défait malgré les efforts héroïques de Condé. Dunkerque, Gravelines, Audenarde, Menin et Ypres tombèrent successivement au pouvoir du vainqueur, dont les soldats ravagèrent presque toute la Flandre. Don Juan, découragé, partit pour Madrid l'année suivante, tandis que Philippe IV faisait offrir la paix à Mazarin. Un traité fut conclu en effet (7 novembre 1659) entre l'Espagne et la France. Le jeune roi, Louis XIV, épousa l'infante espagnole, et reçut? à titre de dot et d'indemnité pour les droits auxquels cette princesse renonçait, presque tout le comté d'Artois, Gravelines , Bourbourg et Saint-Venant en Flandre, Landrecies, Avesnes et le Quesnoi en Hainaut, Philippeville et Marienbourg dans la province de Namur, et Montmédy dans le Luxembourg. Dunkerque resta aux Anglais, auxquels Turenne l'avait remise. Telles furent les conditions de la paix des Pyrénées, dont les conséquences devaient être presque aussi graves que celles de la paix de Munster. A partir de ce moment, la Belgique, convoitée par la France comme une proie, et faiblement secourue par l'Espagne ruinée, ne fut plus en quelque sorte que le théâtre des campagnes de Louis XIV. Le récit détaillé de ces campagnes appartient moins à l'histoire de nos provinces qu'à celle de l'Europe, puisque les Belges, gouvernés par des étrangers, et n'ayant pas même un drapeau qui fût à eux, semblaient n'être que spectateurs de l'envahissement de leur pays et de la lutte des puissances environnantes. La vie politique avait cessé pour la nation souffrante. Les villes se renfermaient clans les soins de l'ordre intérieur et des affaires domestiques : loin de faire des efforts pour leur défense, elles pliaient sous la tempête ; on eût dit que, blessées trop profondément, elles ne cherchaient plus que l'inaction et l'immobilité • Philippe IV étant mort en 1666, Louis XIV prétendit que le Brabant lui appartenait par droit de déoolution (l'on appelait ainsi une coutume établie dans quelques parties de cette province, et en vertu de laquelle les enfants du premier lit ne pouvaient être dépouillés en faveur de ceux qui naissaient d'un deuxième mariage). Il fondait cette prétention sur ce que l'infante Marie-Thérèse, qu'il avait épousée, était fille de la première femme de Philippe, tandis que le jeune Charles II, héritier de la couronne, n'était issu que du second lit. Armé de ce frivole prétexte, mais ayant réuni des forces assez considérables pour inspirer l'épouvante, il fit envahir le Hainaut et la Flandre , occupa presque toute cette dernière province (1667), et ne s'arrêta que .quand il vit l'Angleterre, la Hollande et la Suède liguées contre lui (166S). Le traité d'Aix-la-Chapelle qu'il conclut alors lui donna encore Charleroi, Bine,lie, Ath, Douai, Tournai, Lille, Audenarde, Courtrai, Furnes et Bergues. Cependant l'orgueil de ce monarque hautain était blessé de la hardiesse et du succès avec lesquels la Hollande s'était opposée à ses entreprises. Au désir de la vengeance se joignait l'espoir de nouvelles conquêtes: vainqueur des Provinces-Unies, il comptait s'emparer facilement de la Belgique, isolée et sans appui. Des recherches encore récentes ont prouvé l'importance qu'il attachait à ce résultat : Paris lui semblait à découvert tant que la Flandre et le Brabant n'étaient pas des provinces de France. Mais cachant son véritable dessein sous l'apparence d'un ressentiment exagéré, il travailla à gagner l'Angleterre et la Suède, et quand il se fut assuré leur alliance, il marcha contre les Hollandais, attaqués alors de toutes parts. Cette invasion ne rencontra guèrç d'obstacles que dans les eaux. Les Hollandais, se voyant trop faibles, ouvrirent les écluses et inondèrent une partie de leur pays (1672). Mais l'Empire et l'Espagne s'émurent des progrès de la France, dont ils entrevoyaient le but caché. Déjà Louis XIV, violant le territoire de nos provinces, les avait couvertes de troupes, qui se rabattirent ensuite sur Maestricht (1673). Le comte de Monterey, gouverneur général, déclara la guerre à la France au nom de Charles II (16 octobre), et se mit en communication avec les forces hollandaises et impériales qui s'étaient rassemblées vis-à-vis de Venloo et de Bonn. Alors Louis XIV quitta un moment l'offensive. Il venait d'être abandonné par l'Angleterre et la Suède ; mais il avait en son pouvoir presque toutes les places fortes qui commandaient la Meuse, la Sambre et l'Escaut. Ce fut sur cette ligne que s'établit son armée, et nos malheureuses provinces redevinrent pour longtemps le théâtre des combats. Guillaume III, prince d'Orange, petit-fils de Frédéric-Henri, commandait les troupes des alliés ; celles de France avaient Condé pour général. Après une bataille livrée à Seneffe, dans le nord du Hainaut, et dont le succès fut incertain, les Français se maintinrent sur les deux rives de la Sambre, couvrant ainsi leurs frontières et occupant les nôtres (1674). La mésintelligence se glissa bientôt entre les confédérés, et paralysa leurs forces. L'ennemi en profita pour enlever Huy et Dinant, et peu après Tirlemont et Saint-Trond (1675). Condé, Bouchain et Aire eurent le même sort un an après. En 1677, Valenciennes, Cambrai et Saint-Omer succombèrent l'une après l'autre ; le prince d'Orange fut battu par le duc d'Orléans au combat de Cassel, et forcé plus tard de lever le siège de Charleroi. Enfin, l'année suivante, le monarque français, entrant lui-même en campagne, assiégea et prit Gand et Ypres. Cependant l'Angleterre, le Danemarck et tous les princes cle l'Allemagne se préparaient à unir leurs forces contre le vainqueur, dont les progrès devenaient trop alarmants. Louis, aussi bien servi par ses diplomates que par ses capitaines, prévint l'orage en négociant avec l'Espagne et la Hollande. Il lit proposer à ces deux puissances des conditions assez modérées, et la paix fut enfin conclue à Nimègue (17 septembre 1678) ; mais c'était plutôt un armistice qu'une paix véritable, et l'ambition du roi était loin d'être satisfaite, quoiqu'il eût encore arraché quelques lambeaux du Hainaut et de la Flandre. En effet, dès que les alliés eurent séparé leurs forces, Louis XIV établit à Metz une Chambre des réunions, qui déclara échus à la couronne de France, au mépris du traité précédent, la ville de Yirton et le comté de Chiny, dans le Luxembourg, et quelques seigneuries dans le pays de Namur. Ces décisions injurieuses ayant été tolérées pour éviter une nouvelle rupture, la chambre des réunions mit en avant de prétendus titres sur l'ancien comté d'Alost et la Flandre impériale, et les troupes françaises, entrant à l'improviste dans nos provinces, occupèrent la West-Flandre, bombardèrent Audenarde, envahirent toutes nos frontières méridionales et formèrent le siège cle Luxembourg, qui fut réduit à capituler (1684). Telle était la faiblesse du cabinet espagnol qu'il céda encore, et acheta une trêve cle vingt années par l'abandon de Luxembourg, de Beaumont, cle Bouvigne et de Chimai (traité de Ratisbonne). L'empereur Léopold, attaqué lui-même par les Turcs qui assiégeaient Vienne, ne pouvait songer à nous secourir, et la Hollande se ressentait encore des désastres de l'invasion. Cependant la face cles affaires changea lorsque Guillaume III fut monté sur le trône d'Angleterre, d'où il renversa son beau-père Jacques II (1688-89). Toutes les haines que Louis XIV avait bravées éclatèrent presque à la fois, et l'on vit s'unir contre lui l'Allemagne, la Hollande, l'Angleterre, la Savoie et l'Espagne. Ce fut en Brabant que se rassembla la principale armée, composée d'Allemands, de Hollandais, d'Anglais et de quelques régiments espagnols et wallons. Le prince cle Waldeck, qui la commandait, repoussa l'ennemi des provinces flamingantes; mais le Hainaut et les bords cle la Sambre subirent toutes les horreurs de la guerre. Les efforts prodigieux de la France lui assuraient encore à cette époque la supériorité cles armes. Guillaume, qui était venu lui-même prendre le commandement général, fut battu à Fleurus, et plus tard à Steenkerque (près de Halle) par le maréchal de Luxembourg, et ne put secourir ni Mons, ni Namur, que Louis XIV assiégea et conquit presque sous ses yeux (1691 et 92). Mais enfin les ressources des Français commencèrent à s'épuiser, tandis que leurs adversaires faisaient de nouveaux sacrifices. Maximilien, électeur de Bavière, avait été nommé gouverneur des Pays-Bas espagnols (1692). Plus heureux que ses prédécesseurs, il tira de grandes sommes d'argent du trésor royal et de nos provinces. Guillaume obtint du parlement une armée de cinquante-six mille hommes (Maximilien n'en avait en tout que vingt-huit mille), et les Hollandais grossirent également leurs forces. Luxembourg perdit alors l'avantage , et quoique la victoire de Neerwinde (près de Lauden) et la prise de Charleroi lui assurassent encore tout l'honneur de cette campagne, les alliés purent reprendre, un peu plus tard, Huy et Namur (1694 et 95), et. Louis XIV sentit la nécessité de faire la paix. Ce fut à Ryswick, près de La Haye, que les négociateurs s'assemblèrent, et le traité, qu'ils conclurent enfin en 1697, rendit à la Belgique Luxembourg avec le comté de Cliiny, Charleroi, Ath, Mons et Courtrai. C'était presque un triomphe ; mais il avait coûté bien cher. Plus de deux cent mille soldats étrangers avaient couvert la Belgique pendant huit ans, et à l'exception d'une partie du Brabant, toutes les provinces avaient été rançonnées d'année en année par l'ennemi. Tant de villes assiégées et prises n'étaient pas les seules qui eussent souffert. Partout l'on avait été menacé, et il avait fallu se tenir prêt à la défense. Dans la West-Flandre, on avait inondé les campagnes ; ailleurs, les paysans s'étaient réfugiés dans les places fortes. Le génie du célèbre Vauban, en multipliant les moyens de destruction, avait rendu la guerre plus fatale que jamais à ces grandes cités jadis imprenables. Son artillerie les écrasait sous une grêle de projectiles à laquelle rien ne pouvait plus résistér. C'était ainsi que, pour forcer les alliés à lever le siège de Namur en 1695, le maréchal de Villeroi s'était approché de Bruxelles, et dressant ses batteries contre la ville, il avait détruit en deux jours quatre mille maisons, renversées par les bombes, brûlées par les boulets rouges, ou enveloppées dans l'incendie des habitations voisines. La mauvaise administration des gouverneurs espagnols paralysait encore ce qu'il restait de forces et de ressources au pays. Un auteur contemporain, dont le témoignage ne saurait être suspect (le feld-maréchal de Mérode), peint en ces termes l'état où se trouvaient alors les troupes belges : " Nous avions aux Pays-Bas „ dix-huit misérables régiments d'infanterie et quatorze de cava-„ lerie et de dragons, qui, tous ensemble, ne faisaient pas six „ mille gueux ou voleurs, pour lesquels on ne pouvait jamais „ trouver d'argent et qui n'étaient jamais habillés. Ces troupes se „ trouvaient bien heureuses lorsque, en un an, elles recevaient _ quatre mois de solde. Sous le gouvernement de l'électeur de „ Bavière, elles en reçurent à peine deux. Le cavalier ne subsis-„ tait qu'en faisant le voleur de grands chemins, par bandes, „ arrêtant les coches, voitures publiques et particulières, et les „ passants, pour les dépouiller, ou du moins demander pour „ boire le pistolet à la main. Personne ne pouvait passer d'un „ lieu à un autre sans faire cle ces rencontres, ce qui ruinait le „ commerce et le pays. „ Cependant ces soldats si négligés et réduits à un état si déplorable , faisaient encore des miracles quand on les menait à l'ennemi. Leur faiblesse numérique était la seule cause cle leurs revers, et du peu d'éclat que conservait leur drapeau. Quel que fût l'appauvrissement du pays, des mains plus habiles auraient pu encore y trouver les ressources nécessaires pour sa défense. Ce fut ainsi que l'on vit, peu d'années après, une administration française lever en Belgique trente-neuf mille hommes d'infanterie et cinq mille cavaliers " bien habillés, armés, montés, équipés (1). „ Mais le gouvernement espagnol, dépourvu cle vigueur et d'intelligence, ne savait pas mieux utiliser les deniers du peuple que son courage. Les arts eux-mêmes s'éteignirent au milieu des souffrances publiques. La grande école cle Rubens avait disparu. Quelques peintres cle genre, formés sur les modèles d'Adrien Brauwer et du vieux Teniers, partageaient encore la renommée cle leurs maîtres, mais ils ne laissèrent point cle disciples. Antoine Van der Meulen, qui excellait à peindre les batailles, s'était mis au service de Louis XIV, ainsi que les graveurs Edelinck et Warin. Une foule d'autres artistes portaient leurs talents en Italie et en (1) Mémoires du feld-maréchal comte de Mérode-Westerloo, t. I.er, p. 193 et p. 138. Allemagne; car il n'y avait plus de carrière pour eux en Belgique. L'électeur Maximilien de Bavière, investi du gouvernement tle nos provinces depuis 1692, s'efforça surtout, après le traité de Ryswick, de rendre au pays quelque prospérité, et à la cour quelque splendeur. C'était un prince d'un caractère généreux, qui aimait les arts et la magnificence, et qui comprenait la nécessité de ranimer le commerce et l'industrie. Mais à peine la nation commençait-elle à respirer après tant de maux, que l'on vit se préparer une nouvelle lutte de l'Europe contre Louis XIV. Le roi d'Espagne n'avait point d'enfants, et comme ce prince, d'une santé languissante, paraissait destiné à une mort prématurée, sa succession formait déjà l'objet des prétentions opposées des maisons de France et d'Autriche. Un plan de partage fut proposé par l'Angleterre et la Hollande, et accepté par les deux puissances rivales, dans l'espoir de prévenir une seconde guerre européenne. L'archiduc Charles d'Autriche était reconnu pour l'héritier légitime du trône d'Espagne, .tandis que le dauphin de France devait obtenir la Lorraine, le royaume de Naples, et quelques petites principautés en Italie. Mais Louis XIV ne s'en tint pas à cet accord. Quoique Charles II fût porté pour la maison d'Autriche, dont la dynastie espagnole était elle-même une branche, les partisans que s'était faits la France parvinrent à dominer ce prince faible et timide. On lui fit voir la perte de l'État dans une nouvelle guerre contre le grand roi, et il signa, en pleurant, un testament qui appelait à sa succession le duc d'Anjou, frère cadet du dauphin. Il s'éteignit peu après (l.er novembre 1700), laissant la monarchie espagnole affaiblie et ruinée, et deux compétiteurs puissants prêts à disputer son héritage ; car ce n'était pas sans opposition que le petit-fils de Louis XIV devait monter sur le trône des descendants cle Charles-Quint. CHAPITRE IX. HISTOIRE DE L'ÉVÊCHÉ DE LIEGE , DEPUIS ÉRARD DE LA MARCK JUSQU'A LA FIN DU XVII.e SIÈCLE. L'évêché de Liège, soumis à ses propres souverains, et indépendant des rois d'Espagne, avait moins souffert que le reste de la Belgique, pendant la malheureuse période qui venait de s'écouler. Ce n'était pas que les éléments de troubles eussent manqué dans cette province. Dès le temps d'Érard de la Marck, on y avait vu des luthériens et cles anabaptistes, et leurs menées semblent avoir été la cause première d'une émeute qui éclata à cette époque parmi " les rivageois „ des environs cle Liège, mais qui fut promptement étouffée (1531). Après Érard, qui termina en 1538 sa longue et glorieuse carrière, trois règnes insignifiants ne changèrent rien à l'état du pays; mais en 1565, au moment des premiers troubles cle la Belgique, le siège épiscopal fut donné à Gérard cle Groisbeck, Gueldrois d'origine, un des princes les plus sages et un cles prélats les plus vertueux. Un cles premiers actes de son administration fut la révision des lois du pays, dont il chargea d'habiles jurisconsultes, et qui, en régularisant les institutions établies, laissa subsister tous les anciens droits du peuple. Tandis que ce grand ouvrage s'accomplissait sous ses yeux, des prédicateurs protestants pénétraient à Saint-Tronc! (avec les confédérés), à Hasselt, à Trongres. à Maestricht et dans le voisinage. Herman Stuicker, le plus célèbre d'entre eux, était entré de force dans ces deux dernières villes, à la tête d'une bande d'hommes fanatisés. Mais c'était à Hasselt qu'il avait trouvé le plus de partisans, et qu'il se croyait à l'abri de toute attaque. L'évêque déféra d'abord les novateurs au tribunal des échevins, qui les condamna suivant les formes ordinaires; puis il conduisit lui-même la noblesse et les milices communales au siège de la ville révoltée (1567). Les habitants firent peu de défense, et après leur soumission, le prélat leur accorda des conditions favorables. Tous obtinrent son pardon, excepté le prédicateur, qui réussit à s'échapper. Gérard marcha ensuite contre Maestricht, qui ouvrit ses portes. Il y montra les mêmes dispositions à la clémence; mais Philippe de Noircarmes, qui était entré dans la place avec les troupes de la gouvernante (la souveraineté de Maestricht étant partagée entre l'évêque de Liège et le duc de Brabant), fut plus sévère, et fit périr quelques-uns de ceux qui avaient pris part aux troubles. La généreuse modération de l'évêque enleva aux sectaires leur appui le plus redoutable, la sympathie des classes populaires, souvent touchées par l'apparence de la persécution. Il put alors prendre des mesures vigoureuses pour l'expulsion des étrangers suspects de propager les doctrines de Luther ou de Calvin. Tous les citoyens se joignirent à lui l'année suivante pour faire face à l'armée de Guillaume de Nassau, qui, repoussé de Brabant par le duc d'Albe, voulut s'emparer de Liège, et la fit attaquer par ses troupes. Mais tout en résistant avec fermeté aux soldats du prince, le prélat se défendit de recevoir clans sa ville la garnison espagnole que le duc d'Albe voulait y introduire. Cette nouvelle preuve de sagesse affermit si bien son influence sur la bourgeoisie, qu'elle lui témoigna depuis lors une confiance absolue, qui assura la tranquillité de son règne. A l'époque de la Pacification de Gand, les États-généraux firent inviter les Liégeois à s'unir aux provinces confédérées (1576). Mais Gérard de Groisbeck proposa aux trois ordres un autre projet : c'était celui d'une neutralité permanente qui assurerait à l'évêché la paix et le repos. Ce plan, qui fut aussitôt adopté, et auquel la ville de Liège s'attacha constamment dans la suite, pouvait paraître d'une politique étroite et sans chaleur, mais à considérer sérieusement l'état des choses et des partis au moment où l'évêque le présenta, on est forcé de convenir qu'il était le plus sage. Le peuple en recueillit les fruits, et au milieu de la tourmente qui agitait le reste de la contrée, les Liégeois continuèrent à jouir d'une tranquillité remarquable. Le siège de Maestricht par le duc de Parme et le massacre des habitants vaincus furent le seul événement qui jeta quelque trouble dans la principauté, jusqu'à la mort du prélat. Il s'éteignit en 1580. Son successeur fut Ernest de Bavière, prince allié à la maison impériale, et qui montra d'abord les inclinations d'un guerrier plutôt que d'un homme destiné au sacerdoce. Cependant il avait de grandes qualités, qui rendirent son règne heureux et brillant. Souvent encore on voyait les dignités de l'Église livrées à des hommes de haute naissance, qui, sans se faire consacrer comme évêques, jouissaient des droits et des revenus attachés à ce titre. Deux seigneurs qui avaient obtenu ainsi l'archevêché de Cologne et l'évêché de Munster (Gebhart Truchsès et Guillaume de Meurs), embrassèrent bientôt après le protestantisme pour se marier (1583 et 85). Le jeune évêque de Liège fut alors élu à la place de tous deux, et dans la situation où se trouvaient les églises d'Allemagne, il fut autorisé à occuper trois sièges à la fois : car il fallait employer la force des armes pour se maintenir dans ces évêchés du nord, dont les protestants menaçaient l'existence. Ernest de Bavière y réussit avec l'aide de la noblesse liégeoise, et quoique lui-même n'eût point reçu la consécration épiscopale, et que sa conduite privée ne fût pas exempte de blâme, il gouverna en souverain aussi zélé pour la religion que pour le bien-être de ses sujets. On lui dut la fondation des séminaires cle Liège et de Saint-Trond, et c'est de son règne que date la construction du vaste hôpital encore appelé " la Maison de Bavière. „ Il résidait ordinairement en Allemagne; mais ses officiers et les États de Liège surent faire respecter le territoire de la province, souvent envahi par quelques-unes de ces bandes militaires dont la Belgique était inondée, et l'archiduc Albert s'étant plaint de ce que les Liégeois montraient plus d'auimosité contre ses soldats que contre ceux cle la Hollande (1601), on lui répondit qu'on haïssait le plus ceux qui faisaient le plus cle mal. Ernest mourut en 1612, et il eut pour successeur, à Cologne comme à Liège, son neveu Ferdinand cle Bavière. Ce prince, sévèrement jugé par nos historiens, quoiqu'il ait été loué par ceux cle l'Allemagne, se montra plus jaloux de son autorité que ne l'avait été son oncle. Il voulut casser le privilège que celui-ci avait accordé aux métiers d'élire directement leurs magistrats , et il souleva ainsi la haine du peuple, qui lutta sans cesse contre lui. En 1628, un rescrit impérial ordonna le rétablissement des anciennes formes d'élection demandée par l'évêque; mais la bourgeoisie ne voulut pas s'y soumettre, et Guillaume de Beeckman, seigneur de Vieux-Sart, l'un des chefs de l'opposition populaire, fut nommé bourgmestre deux ans de suite (1629 et 30). Les esprits étaient échauffés par la présence de quelques troupes allemandes, que Ferdinand avait fait entrer dans la province, et par le voisinage des forces espagnoles que l'on disait préparées à pénétrer dans la ville. Beeckman résista ouvertement à l'évêque et à l'empereur, et sa mort, qui suivit de près sa deuxième élection, ne changea rien aux dispositions du peuple. L'avocat Sébastien La Ruelle, qui avait été son collègue, jouit de la même influence. Sans avoir des intentions tyranniques, Ferdinand comprenait mal les droits de la cité; La Ruelle, de son côté, s'exagérait le péril auquel les décrets du prince et ses relations avec l'Autriche et l'Espagne exposaient la liberté publique. Deux partis se formèrent dans la ville, les Chiroux ou hirondelles, parmi lesquels on comptait la plupart des nobles et des riches, et les Grignoux ou grognards, que soutenait surtout la petite bourgeoisie. Les premiers étaient favorables au prélat, et leurs ennemis les accusaient d'intelligences avec les Espagnols ; les seconds défendaient la cause populaire, et se laissaient diriger en partie par un envoyé de la France (l'abbé de Mouzon). Les choses allèrent si loin, que l'empereur envoya une armée contre Liège (1636); mais les habitants ayant fait bonne contenance, on se contenta de quelques promesses de fidélité qui laissèrent les affaires clans le même état. Alors un proscrit, qui s'était réfugié dans la ville, crut pouvoir acheter par un crime la faveur de Ferdinand et de la maison d'Autriche. C'était le comte de Warfusée, qui avait servi tour à tour la Belgique et la Hollande, et qui était banni des deux pays. Il invita La Ruelle à dîner, et le fit tuer par des soldats cachés clans sa maison (16 avril 1637). Mais lui-même fut mis en pièces par le peuple, et les Grignoux, complètement maîtres de la cité, traitèrent avec rigueur leurs adversaires. Quelques-uns périrent, beaucoup furent exilés, et les mesures de conciliation proposées quelque temps après ne purent obtenir aucun résultat. Enfin l'an 1648, l'évêque, qui s'était vu refuser l'entrée de la ville, transféra son chapitre à Huy, et chargea son neveu, Maximilien-Henri de Bavière, d'employer la force des armes pour ramener ses sujets à l'obéissance. Un corps d'xVutrichiens et de Bavarois parut devant Liège l'année suivante, enleva sans peine quelques postes situés dans les environs, et commença à dresser des batteries autour de la place. Bientôt les Grignoux perdirent courage et demandèrent à capituler. Le prince accorda une amnistie dont il n'excepta que quatre personnes (deux bourgmestres et deux bourgeois, qui furent jugés par les échevins et condamnés à mort). Ferdinand changea ensuite le mode d'élection des bourgmestres et des conseillers, se réservant la nomination de la moitié de ces magistrats; et pour prévenir le retour des émeutes, il fit construire une citadelle qui commandait la ville. Il mourut bientôt après (1650), et Maximilien-Henri de Bavière, qui était déjà son coadjuteur à Liège et à Cologne, fut élu à sa place dans les deux évêchés. Dès les premiers moments de son administration, le nouveau souverain montra qu'il voudrait être obéi; les travaux de la citadelle furent poussés avec activité, les impôts exigés rigoureusement, et une émeute militaire punie par la mort des chefs. Mais la guerre qui régnait entre la Belgique et la France attira sur le pays des désastres imprévus. Déjà, sous le règne précédent, les Croates, que l'archiduc Léopold amenait en Belgique, s'étaient jetés dans les riches campagnes de la Hesbaie, que leurs brigandages avaient désolées (le nombre des maisons brûlées par eux s'éleva, dit-on, à huit mille). En 1653 et l'année suivante, les Lorrains, au service d'Espagne, et les aventuriers du prince de Coudé passèrent aussi comme un fléau sur ce territoire neutre. Mais Maximilien put mettre un terme à ces dévastations passagères et partielles. Il n'en fut pas de même à l'époque des guerres de Louis XIV contre la Hollande. Le roi de France traversa l'évêché avec toutes ses forces en 1672, et malgré la neutralité, ses soldats pillèrent non-seulement les villages, mais encore la plupart cles villes, à l'exception toutefois cle Liège. Un au après, le siège cle Maestricht ramena l'armée sur les bords de la Meuse, et les ravages recommencèrent. La place de Tongres, dont les habitants avaient voulu refuser l'entrée aux troupes étrangères, fut prise d'assaut et livrée, pendant trois jours, à toute la furie des vainqueurs. En 1675, la citadelle même de Liège fut vendue aux Français par le baron de Vierset, qui en était gouverneur. Ceux-ci cependant consentirent l'année suivante à la destruction cle cette forteresse dont ils firent sauter les remparts. Dans le reste cle la province, l'armée de Louis XIV et celle de Guillaume manœuvraient en face l'une de l'autre, n'épargnant ni le pays ni les habitants. Le traité de Ratisbonne put seul affranchir l'évêché de leurs ravages. Maximilien-Henri, trop faible pour détourner ce torrent, s'était retiré en Allemagne. En son absence, le peuple rétablit l'ancienne forme d'élection des bourgmestres et du conseil. L'évêque s'en plaignit à diverses reprises ; cependant il consentit à un arrangement qui fut proposé par la bourgeoisie en 1684, et la paix semblait renaître, lorsque tout à coup les plus exaltés du parti populaire prennent les armes, et portent au pouvoir de nouveaux magistrats. Ils s'étaient flattés du secours de la France ; mais Louis XIV les abandonna, et bientôt la ville elle-même appela les soldats de Maximilien. Les deux bourgmestres intrus, Macors et Renardi, subirent le dernier supplice, et le prince abolit définitivement les formes d'élection démocratique. L'édit qu'il publia en cette occasion (28 novembre 1684) renouvelait en quelque sorte toute la constitution du pays, et sans changer le fond des anciennes lois, sans enlever aux citoyens leurs droits les plus précieux, il n'en devait pas moins arracher à la commune ce caractère républicain qui l'avait rendue si redoutable. L'élection des magistrats municipaux fut alors retirée aux métiers et partagée entre l'évêque et la bourgeoisie, de manière à ce que les plébéiens, sans en être exclus, n'y contribuassent que faiblement. Aussi le Règlement cle Maximilien de Bavière mit-il un terme aux mouvements démocratiques, en donnant au pouvoir du prince une prépondérance jusqu'alors inconnue. Depuis ce temps, les émeutes et les guerres intestines disparurent de la cité ; mais une grande partie des habitants regrettaient la perte de leurs libertés politiques. Pour affermir sa domination par la force, Maximilien ordonna la reconstruction de la citadelle, et il fit élever, au milieu du seul pont qui rattachait les deux rives de la Meuse, un petit fort situé de manière à pouvoir intercepter toute communication de l'un à l'autre côté. Ce fort, dont les batteries plongeaient sur les deux quartiers de la ville, ne laissait aux habitants qu'un passage étroit sous ses voûtes (il fut nommé " les Dardanelles „). Le ressentiment du peuple le renversa un siècle plus tard. Maximilien-Henri survécut peu à ces mesures de précaution et de rigueur, qui devaient nuire à sa mémoire. Il mourut en 1688, et cette fois le choix du chapitre ne tomba plus sur un prince étranger. Jean-Louis d'Elderen, doyen de Saint-Lambert, obtint le siège épiscopal, malgré les sollicitations cle la France en faveur du cardinal de Furstenberg. Le nouveau prélat était remarquable par sa piété et par ses vertus ; mais son règne, qui ne dura que six ans, fut encore troublé par ces commotions fatales qu'imprimaient à toutes nos provinces les luttes éternelles du grand roi. Liège, menacée en 1689 par un corps de troupes hollandaises, se vit contrainte d'entrer dans la ligue formée contre Louis XIV, et deux ans plus tard le marquis cle Boufflers bombarda la ville pendant cinq jours Ainsi l'évêché ressentait à son tour les calamités cle cette guerre où il avait été entraîné malgré son souverain, comme si aucune partie cle la contrée n'eût dû échapper au malheur général. NEUVIÈME PÉRIODE. MAISON D'AUTRICHE. — SOUVERAINS RÉSIDANT EN ALLEMAGNE. CHAPITRE PREMIER. L'EMPEREUR CHARLES VI DEVIENT SOUVERAIN DE LA BELGIQUE. Le XVIIIe siècle s'ouvrait pour la Belgique sous des auspices funestes. La guerre avait porté le dernier coup à la prospérité et pour ainsi dire à l'existence du pays ; et cependant l'avenir était encore plus menaçant que le passé. Ce ne fut pas sans une sorte cle pressentiment sinistre que les États des provinces reconnurent le jeune héritier de Charles II. " Nous avons sacrifié pour le roi défunt nos vies et nos biens, disaient ceux de Brabant et cle Flandre; nous les sacrifierons encore pour son successeur. „ Le gouvernement général fut laissé à l'électeur de Bavière , qui reçut des garnisons françaises dans toutes les villes, tandis que les soldats hollandais , qui étaient demeurés jusqu'alors, en qualité d'alliés, dans les places de Luxembourg, Namur, Charleroi, Mons, Ath, Audenarde, Courtrai et Nieuport se retiraient vers leurs frontières (février 1701). Mais dès le mois suivant, l'Angleterre et la Hollande demandèrent à occuper onze forteresses en Belgique, pour servir de barrière à la seconde de ces puissances (c'étaient Nieuport, Ostende, Damme, Termonde, Mons, Charleroi, Namur, Luxembourg, Stevenswert, Venloo et Ruremonde). Ainsi, les remparts du pays n'auraient été destinés qu'à protéger une nation étrangère. Le refus de Louis XIV arma contre lui, outre ces deux états, l'Allemagne, la Savoie et le Portugal (1702). Toutes ces puissances se réunirent pour renverser du trône d'Espagne Philippe d'Anjou, et pour y placer un prince de la maison d'Autriche. Guillaume III, qui avait été le principal auteur de cette ligue, mourut avant que la guerre ne fût déclarée; mais le célèbre John Churchill, duc de Marlborough, prit le commandement cles forces alliées dans les Pays-Bas, et le génie de ce grand capitaine l'emporta sur la fortune du monarque français. Il sut tenir en échec le marquis de Boufflers, auquel Louis avait confié la défense de nos provinces, et les Hollandais purent enlever successivement Venloo, Ruremonde et le fort Stevenswert, tandis que l'année anglaise, qui couvrait leurs opérations , pénétrait dans le pays de Liège, s'emparait de cette ville, et prenait d'assaut la citadelle (1702). Joseph-Clément de Bavière, qui occupait alors le siège épiscopal, tenait le parti de la France. Il se trouva dépouillé de .ses états pendant toute la durée de cette guerre, et ce furent des commissaires impériaux qui régirent la principauté. Les années suivantes, les chances de la lutte parurent plus égales. Les Français avaient reçu de nouvelles forces , et le maréchal de Villeroi suivait pas à pas les mouvements de Marlborough. Celui-ci alors se détourna brusquement vers l'Allemagne, où les troupes impériales avaient le dessous, et se joignant à elles sur les bords du Danube, il remporta près cle Hochstett, une victoire décisive (1704). De retour en Belgique après ce grand succès, il ne put de longtemps amener Villeroi à lui livrer bataille. Mais il obtint enfin un nouveau triomphe à la journée de Ramillies (23 mai 1706). Les Français, au nombre cle soizante mille s'étaient portés entre Landen et Jodoigne, appuyant leur gauche à la petite Gette et aux marécages voisins, tandis que leur droite se déployait dans la plaine. Le général anglais, après avoir trompé son adversaire par une fausse attaque contre les corps qui étaient couverts par les marais, jette subitement presque toutes ses forces sur l'aile opposée, qu'il déborde et qu'il renverse. Les efforts tardifs de Villeroi et le courage de sa cavalerie ne purent rétablir le combat. L'armée se trouvait prise en flanc; elle plia et se réfugia vers Louvain, non sans une perte immense. Elle^avait abandonné son artillerie, et n'essaya pas même de défendre ses retranchements. Ce ne fut que sur la rive gauche de l'Escaut que la retraite s'arrêta. La bataille de Ramillies livra aux alliés le Brabant et la Flan- cire. Ces deux provinces, cessant de reconnaître pour souverain Philippe d'Anjou, firent serment de fidélité à son compétiteur Charles d'Autriche (appelé Charles III, comme roi d'Espagne» et plus tard Charles YI, comme empereur). Ostende, Termonde, Menin et Ath, que les garnisons françaises essayèrent de défendre, furent assiégés et pris. Les Wallons et les autres Belges, au service d'Espagne, abandonnèrent presque tous l'armée cle Louis XIV pour passer sous les drapeaux du nouveau roi. Le gouvernement de nos provinces fut confié provisoirement à un conseil d'état composé d'indigènes. La Belgique était perdue pour la maison cle France. Cependant la guerre continua encore avec acharnement. Marl-borough fut rejoint par le prince Eugène cle Savoie, à la tête d'un grand corps de troupes impériales, tandis que l'armée de France recevait aussi de nombreux renforts (1708). Mais la fortune resta fidèle aux alliés; ils prirent Lille, Tournai et Mons; et le maréchal de Villars ayant voulu secourir cette dernière place, ils gagnèrent contre lui une bataille sanglante à Malplaquet, près de Saint-Guislàin (11 septembre 1709). Malgré la valeur que montraient encore les soldats français, chaque jour augmentait leur désavantage. Louis XIV demandait la paix. Ses propositions furent d'abord rejetées; mais en 1711, le ministère anglais changea, et la nouvelle administration, adoptant des vues pacifiques, accepta les propositions du monarque. Ainsi l'Angleterre se détacha de la ligue, et alors Villars fit reculer à son tour le prince Eugène, abandonné par le successeur de Marlborough. D'un autre côté , Charles d'Autriche venait d'être appelé au trône impérial (par la mort de son frère aîné), et dès lors la conquête de l'Espagne, par ce prince, eût dérangé l'équilibre européen. Les négociations furent donc reprises , et le Congrès d'Utrecht rétablit enfin pour assez longtemps la paix générale (1713). L'empereur seul refusa d'abord d'accéder aux conditions qui avaient été réglées dans cette assemblée; mais il ne tarda pas à les adopter lui-même par le traité cle Rastadt (1714). Les conventions cle la paix d'Utrecht avaient pour base le partage cle la monarchie espagnole. Philippe V (le duc d'Anjou) gardait l'Espagne et ses colonies ; Charles VI (l'empereur) recevait le royaume cle Naples, le duché de Milan et la Belgique. C'était un arrangement qui ne manquait ni de sagesse ni d'avantages ; mais en ce qui concernait nos provinces, les conventions offraient un caractère spécial d'iniquité. Les Pays-Bas espagnols n'étaient donnés à la maison d'Autriche qu'à des conditions odieuses. On ne leur restituait des conquêtes de Louis XIV que Tournai, Menin, Fumes, Dixmude et Ypres : on leur enlevait au nord Venloo et une partie de la Gueldre qu'ils avaient possédée jusqu'alors; on renouvelait la stipulation du traité de Munster relative à la fermeture de l'Escaut. On leur imposait une rente annuelle de 1,250,000 florins au profit des Provinces-Unies, à titre de subside, et sous peine d'exécution militaire. Mais ce qui surpassait encore tout le reste, c'était l'obligation de remettre entre les mains des Hollandais les forteresses les plus importantes du pays, afin qu'elles leur servissent de barrière. L'Angleterre et la Hollande devaient rester en possession cle nos provinces jusqu'à ce que l'empereur eût réglé ce dernier point à leur satisfaction. Elles exigèrent l'occupation de Namur, Tournai, Menin, Furnes, Warneton et Ypres. La garnison de Termonde devait aussi être composée pour moitié cle troupes à la solde des Provinces-Unies (1715). Tel fut ce fameux traité de la Barrière, oeuvre de tyrannie et de spoliation jusqu'alors sans exemple. La Belgique entière s'indigna en apprenant à quel vasselage elle était destinée: mais cette indignation était impuissante. L'arrêt fatal avait été prononcé par l'Europe, et l'on ne pouvait accuser ni l'Espagne qui était dépouillée, ni l'empereur qui n'avait obtenu nos provinces qu'à ces dures conditions, ni les puissances qui avaient sacrifié, à leurs propres intérêts, ceux d'une nation étrangère. Des représentations furent adressées à Charles VI : il en reconnut la justice, et déclara qu'il avait prévu lui-même " les irfconvé-nients „ du traité, mais que les " conjonctures très-délicates et la situation des affaires „ l'avaient contraint d'y souscrire. Le ton de sa réponse était affectueux, et ses intentions véritablement paternelles ; mais ses efforts pour obtenir des Hollandais quelques concessions n'eurent qu'un succès médiocre, et le traité de la Barrière ne fut modifié que sur ses points les moins importants. A l'intérieur, le malaise et la souffrance étaient extrêmes. Le séjour des armées étrangères avait ruiné les campagnes ; elles étaient dépeuplées dans la partie occidentale de la Flandre, où les champs restaient en friche et les fermes abandonnées. Il existait à la vérité quelque négoce entre la Belgique et l'Espagne, et cette puissance, dont les colonies étaient si vastes, tirait encore de nos ateliers les étoffes et les armes qu'elle portait aux riches habitants du Nouveau-Monde. La fabrication des toiles, à laquelle nos campagnes offraient à la fois la matière première et les ouvriers, avait conservé toute son extension, et les dentelles, que nos grandes villes fournissaient à toute l'Europe, faisaient aussi subsister une classe nombreuse d'habitants. Mais là se bornait l'activité industrielle. Après la paix de Ryswick, le gouverneur général (Maximilien de Bavière), effrayé de la ruine complète des autres branches de commerce, avait cru devoir consulter les États de toutes les provinces sur les moyens d'y porter remède (1699). On n'en trouva que deux : la prohibition des marchandises étrangères, et le rétablissement de la navigation maritime " au moyen d'un canal qui pût porter des bâtiments d'un fort tonnage, „ mettre Ostende en communication avec Bruxelles, Malines et Anvers, et remplacer pour ainsi dire l'Escaut perdu pour le commerce belge. Maximilien défendit l'introduction des draps et des laines filées, ainsi que des étoffes de coton et de soie, et il fit étudier sérieusement le projet de grande canalisation. Mais la guerre qui éclata bientôt après, et l'entrée des alliés dans nos provinces firent suspendre ces mesures tardives. Les Anglais et les Hollandais, qui dominèrent clans presque toute la contrée pendant près cle dix ans, usèrent de leur pouvoir dans l'intérêt de leur négoce et cle leurs manufactures, et au détriment des nôtres. Nos villes furent inondées par eux de marchandises étrangères, tandis que la difficulté des circonstances achevait d'anéantir nos ateliers. Ce dernier coup fut si vivement ressenti, que malgré les vieilles antipathies nationales, il se forma clans le pays un parti nombreux en faveur de la France. Ni le mal que Louis XIV avait causé à la Belgique, ni le mépris que les ministres de son petit-fils avaient montré pour les droits des provinces pendant leur courte administration, en levant des impôts arbitraires et en bannissant qui bon leur semblait, ni la perte inévitable de toute indépendance politique n'empêchaient beaucoup d'habitants de songer que la domination française mettrait du moins un terme aux invasions des armées étrangères, rouvrirait peut-être les voies commerciales, et protégerait contre d'odieuses rivalités. Dans la plupart des grandes villes, le peuple se montrait disposé au tumulte et à l'émeute. C'était le résultat de l'appauvrissement et de l'humiliation. Plus les traditions du passé offraient de grandeur, plus semblait amer l'abaissement actuel. L'absence d'un gouvernement régulier, pendant l'occupation du pays parles troupes des puissances maritimes, avait aussi relâché tous les liens de l'État : car le conseil réuni à Bruxelles n'avait eu qu'une ombre de pouvoir tout à fait passagère, et en général chaque localité s'était pour ainsi dire régie elle-même. En rapprochant de toutes ces causes de désordre et de dissolution sociale tant de fléaux que la guerre avait amenés à sa suite, peut-être devrait-on s'étonner que le caractère national ait pu traverser cette triste époque sans se corrompre et sans se flétrir. Mais plus heureux encore que d'autres nations qui se dégradèrent dans la mauvaise fortune, les Belges conservèrent du moins, dans ces temps d'adversité , ces qualités morales dont la perte est la seule irréparable pour les peuples. Au milieu de cette tourmente, comme pendant l'âge cle leur prospérité, l'Europe reconnut toujours en eux une race droite et probe, sincère clans sa piété, pure dans ses mœurs, simple, laborieuse, étrangère au crime et surtout à l'artifice. Puissance, richesse, splendeur antique, tout lui avait été enlevé, hormis ce vieux renom cle vertu, qui ne souffrit aucune atteinte. CHAPITRE II. RÈGNE DE CHARLES VI ET DE MARIE-THÉRÈSE (1715 A 1780). L'empereur avait choisi, pour gouverner la Belgique, le prince Eugène de Savoie, dont la sagesse égalait le génie militaire. Malheureusement ce grand capitaine ne put venir lui-même dans les Pays-Bas, et il fut remplacé par un ministre plénipotentiaire. C'était le marquis de Prié, gentilhomme piémontais, qui faisait partie du conseil d'état impérial, et qui joignait à l'habitude des affaires le genre d'adresse et de talent des politiques de l'école italienne. Intelligent, habile, plein de pénétration et d'activité, il lui manquait une âme confiante, un caractère généreux, et la connaissance des coutumes et des idées belges. Quelques troubles signalèrent en Brabant son administration. A Malines et à Anvers, il ne s'agissait que de refus de subsides, et l'ordre fut aisément rétabli ; mais à Bruxelles, la résistance eut un caractère plus sérieux. La bourgeoisie de cette capitale était jalouse de ses droits, et l'on avait vu en 1684 les Gildes chasser à coups de fusil un détachement espagnol qui avait osé paraître en armes sur la place de l'hôtel-de-ville, au mépris des vieilles franchises de la cité. Le bombardement de 1695 ayant mis en danger l'édifice où se trouvaient les chartes cles métiers, l'on fit à cette occasion un examen minutieux cle leurs anciens privilèges, et les souvenirs que cet examen réveilla furent si vifs que les doyens firent copier et imprimer en secret toutes ces pièces. Depuis lors le peuple prétendit ressaisir son ancienne influence, et il resta fidèle à cette idée, à travers les révolutions politiques qui s'accomplissaient autour cle lui. Les métiers cle Bruxelles étaient divisés, depuis 1422, en neuf corps appelés Nations. Ces corps avaient part au gouvernement cle la ville et au vote des subsides ; mais ils se plaignirent que l'on eût altéré leurs vieux règlements (1717), et quoique le conseil cle Brabant eût condamné leurs prétentions, une émeute qui éclata dans la ville força le gouverneur à céder sur tous les points (25 mai 1718). Mais le marquis n'avait plié qu'en frémissant. " Ce pays perdra ses privilèges, disait-il, ou ses privilèges le perdront. „ L'hésitation qu'il mit à remplir les promesses qui lui avaient été arrachées irritaient de nouveau la multitude. Des attroupements se formaient sur les places publiques (juillet), et malgré de nouvelles concessions, la foule se porta bientôt à des excès déplorables. La chancellerie et les maisons cle plusieurs magistrats furent pillées. Alors le gouverneur fit venir des troupes allemandes (1719), et quand elles furent entrées dans la ville, sans aucune résistance, on arrêta plusieurs des pillards et cinq des doyens. Quatre cle ceux-ci furent condamnés à l'exil, le cinquième à la mort. C'était un vieillard cle soixante-dix ans, faiseur cle chaises, et syndic de la " Nation „ de Saint-Nicolas (qui se composait de cinq métiers). Il s'appelait François Agnees-sens, sortait de la classe ouvrière, et n'était guère au-dessus de la pauvreté, car tout son avoir fut évalué à six mille florins ; mais on lui attribuait de l'influence sur le peuple. On peut douter que les prétentions des doyens et même leur conduite eussent toujours mérité l'approbation. Mais quelques erreurs que pût avoir commises Agneessens, il avait la conviction intime de son bon droit, et l'humble artisan devint une noble victime. Il protesta hautement cle son innocence, répondit à sa condamnation en rappelant aux juges qu'il y a un tribunal supérieur à ceux des hommes, et marcha ensuite à l'échafaud avec une tranquillité cl'âme qui ne se démentit pas un seul instant (19 septembre 1720). Le peuple le regarda comme un martyr de la liberté, et dans toutes les églises cle la ville le service funèbre fut solennellement célébré pour lui. Si le marquis de Prié avait encouru clans cette occasion de justes reproches, on ne peut nier que sous d'autres rapports il n'eût droit à quelques éloges. On lui dut surtout une entreprise qui pouvait rendre la vie au commerce, -et qui eut dans le principe un succès remarquable : ce fut la création d'une " Compagnie belge des Indes. „ Depuis les premières entraves mises par les Hollandais à la navigation de l'Escaut (1609), nos provinces avaient toujours nourri la pensée de s'ouvrir une autre voie commerciale. Os!ende, alors récemment conquise par l'archiduc Albert, avait été désignée comme le port qui pourrait succéder à Anvers, et afin cle lui donner les mêmes avantages, on avait travaillé à le mettre en communication avec les villes de l'intérieur. C'était dans ce but que l'on avait creusé, de Gand à Bruges et de Bruges à la mer, le canal qui subsiste encore aujourd'hui, et qui, commencé en 1613, ne fut complètement achevé qu'en 1666. Divers projets de canalisation intérieure, agités en Brabant vers 1699, avaient le même but. Les Belges voulaient se créer en quelque sorte un fleuve libre, puisque la politique européenne leur dérobait celui que leur avait donné la nature. Le marquis cle Prié, dès le commencement cle son administration , adopta l'idée d'étendre le commerce maritime dont Ostende commençait à jouir. Les marchandises des Indes n'arrivaient jusque-là en Belgique que par l'intermédiaire cles Hollandais. Il songea au moyen d'établir un trafic direct avec ces régions loin-aines. Nos ports n'avaient ni armateurs ni capitaines auxquels ces parages fussent connus; mais les marins d'Ostende étaient habiles et hardis. Redoutés autrefois des Hollandais, comme les plus intrépides corsaires, ils avaient montré la même audace pendant les guerres contre la France. Il suffisait donc de leur offrir l'occasion d'employer leur énergie à cles expéditions d'une autre nature. Le gouverneur attira, par des promesses de faveur et cle protection, cles marchands et des officiers étrangers, accoutumés au commerce des Indes. Un négociant hollandais, le baron Cloots, équipa le premier vaisseau qui partit d'Ostende pour ces parages, sous la conduite d'un capitaine anglais (1717). Bientôt plusieurs autres bâtiments furent expédiés, et cette tentative produisit des résultats assez avantageux pour que l'on pût fonder une " Compagnie générale, „ destinée à continuer ce genre d'armements avec cles ressources plus puissantes (1723). Ce fut à Anvers que se forma cette compagnie. Son capital était de six millions de florins, qui furent souscrits en deux jours. La noblesse belge y prit part comme les marchands ; car un sentiment cle patriotisme avait dirigé l'entreprise. Quatre grands navires furent expédiés d'Ostende chaque année pour les côtes de l'Afrique, cle l'Inde et de la Chine. Les bénéfices, cl'abord modé- rés, allèrent bientôt en croissant, et tout annonçait à la société un brillant avenir, lorsque l'Angleterre et la Hollande, alarmées de cette première concurrence commerciale, menacèrent de déclarer la guerre à Charles VI, à moins qu'il n'enlevât lui-même à ses sujets cette source de richesses. L'empereur résista d'abord ; mais les menaces devenant sérieuses, il eut la faiblesse de céder, et supprima la compagnie cinq ans après sa création. Le marquis de Prié avait été rappelé par l'empereur avant cette époque,(1), et l'archiduchesse Marie-Élisabeth, sœur de Charles, était venue prendre le gouvernement (1727). C'était une princesse d'un caractère doux et bienveillant, qui réussit à se faire aimer des Belges, mais dont l'administration manqua entièrement de vigueur. Elle leva peu d'impôts ; mais les finances restèrent en désordre, les villes obérées, le commerce languissant. Il n'y eut que l'agriculture qui pût, grâce au retour de la paix, reprendre sa prospérité. Les traces des malheurs précédents furent si bien effacées dans les campagnes par le travail et l'intelligence des cultivateurs, que là du moins on vit renaître toute l'ancienne opulence de la Belgique. Cependant Charles VI, qui n'avait point de fils, voyait sa succession mal assurée à sa fille Marie-Thérèse. En vain avait-il essayé de prévenir toute contestation à ce sujet par un règlement spécial qui fut nommé la Pragmatique Sanction. La plupart des puissances européennes consentirent bien à reconnaître les droits de la princesse sur tous les états de son père; mais quand celui-ci eut fermé les yeux, la lutte éclata, et la jeune impératrice se vit attaquée par le roi de Prusse (Frédéric II), qui lui enleva la Silésie^ par l'électeur de Bavière, qui prétendait à l'empire, et par la France, qui soutenait l'électeur dans l'espoir d'affaiblir la maison d'Autriche. Toutefois cette guerre ne s'étendit pas encore jusqu'à nos provinces, dont la France respecta d'abord la neutralité pour ménager les puissances maritimes. Il semblait d'ailleurs qu'une seule campagne dût suffire pour accabler Marie-Thérèse , dépourvue de troupes, de généraux et d'argent. On attendait peu d'énergie d'une princesse de vingt-trois ans, et son époux, Fran- (1) Il paraît que sa révocation fut accordée aux instances du vieux duc Léopold d'Aremberg, qui s'était rendu à Vienne pour exprimer à Charles VI le vœu des Belges. çois cle Lorraine, grand-duc de Toscane, avait plus de vertus privées que de talents politiques. Mais la fille de Charles VI ne se laissa point abattre par les premiers revers, et mettant sa confiance dans la justice de sa cause et clans l'amour cle ses sujets, elle sut armer pour elle les populations guerrières de la Hongrie. L'histoire a consacré les paroles qu'elle adressa à la diète de ce royaume, en se présentant devant cette assemblée avec son enfant dans ses bras : " Abandonnée de mes amis, persécutée par mes ennemis, attaquée par mes plus proches parents, je n'ai de ressources que dans votre courage et votre fidélité; c'est cle vous désormais que la fille et le petit-fils de vos souverains attendent leur salut. „ Les Hongrois répondirent par un cri unanime : " Mourons pour notre roi, Marie-Thérèse! „ En effet, la nation entière se leva, et les provinces envahies furent bientôt reconquises. Cependant l'Angleterre et la Hollande s'étaient émues du danger que courait l'impératrice. Seize mille Anglais vinrent remplacer, dans les forteresses de la Belgique, les troupes hollandaises, et celles-ci furent dirigées vers l'Allemagne. Alors les Français cessèrent de ménager les Pays-Bas. Louis XV, à la tête d'une armée formidable, entra dans la West-Flandre, et prit Menin et Ypres (1744); mais il fut obligé cle courir au secours de l'Alsace, attaquée par les Autrichiens, et une armée anglo-hollandaise, renforcée par quelques troupes belges, envahit à son tour la frontière de France. Toutefois les campagnes suivantes furent à l'avantage des Français , dont les armées étaient commandées par le célèbre maréchal de Saxe. En 1745, ils prirent Tournai et vainquirent toutes les forces des alliés à Fontenoi (près d'Antoing). Une partie clu Hainaut et toute la Flandre devinrent le prix de cette victoire. En 1746, le reste des Pays-Bas autrichiens tomba en leur pouvoir, excepté le Luxembourg. L'évêché de Liège devint alors le théâtre principal cle la guerre. Une armée impériale, qui était accourue au secours des Hollandais, fut battue à Raucoux (près de Liège), et, l'année d'après, une autre victoire, remportée à Lawfelt (près de Tongres), maintint les Français en possession de toutes leurs conquêtes. Berg-op-Zoom fut pris, et Maestricht eut le même sort en 1748. Abusant du droit que leur donnait la force des armes, le maréchal de Saxe et l'intendant de Séçhelles écrasaient cle contributions les provinces envahies. Ils allèrent jusqu'à demander en une seule fois au clergé le sixième de la valeur de tous ses biens. Aussi vit-on éclater l'allégresse la plus vive lorsque le traité d'Aix-la-Chapelle restitua la Belgique à Marie-Thérèse (1748). Les Français se retirèrent l'année suivante, et le duc Charles de Lorraine, beau-frère de l'impératrice, vint prendre le gouvernement. Ce prince, qui avait été nommé gouverneur général après la mort cle Marie-Élisabeth (1731), mais que la guerre avait longtemps retenu en Allemagne, s'était signalé en combattant contre Frédéric II. Son caractère noble et loyal, son affabilité, sa franchise et sa bonté inépuisable, le rendirent cher aux Belges, au milieu desquels il résida depuis lors. Les affaires du pays étaient dans le plus grand désordre, les revenus cle l'état insuffisants à ses besoins , les provinces endettées, le gouvernement paralysé. Mais l'habileté du comte de Cobenzel, nommé ministre plénipotentiaire et chargé de l'administration intérieure, créa peu à peu des ressources, tandis que l'affection du peuple aplanissait les obstacles contre lesquels se fût brisé le pouvoir du souverain. Si les efforts du ministre pour réorganiser le gouvernement et réformer les abus semblaient quelquefois dépasser les justes bornes de son autorité, et heurtaient les habitudes que le temps avait consacrées, la modération de l'impératrice, et l'esprit cle conservation qui animait le duc Charles, imprimaient un caractère de mesure et de lenteur à l'exécution de ses plans. Ainsi le changement graduel qui s'accomplit clans l'administration à partir cle cette époque fut exempt de secousse et cle perturbation. Ce fut aussi par degrés que la jeune souveraine apprit à connaître l'importance de cette partie cle ses états. Marie-Thérèse avait eu pendant un instant la pensée de céder les Pays-Bas à un prince cle la maison d'Espagne (l'infant duc de Parme), et ce projet n'offrait rien d'extraordinaire, puisque jusqu'alors la possession de ces provinces n'avait été qu'un fardeau pour l'Autriche. Mais une nouvelle guerre ayant éclaté entre l'impératrice et le roi de Prusse (1757), les Belges fournirent, dès le premier moment, douze mille soldats et seize millions de florins, indépendamment des sommes immenses que les capitalistes d'Anvers prêtèrent au trésor impérial. Les sacrifices cle tout genre se soutinrent jusqu'à la fin cle la guerre (1763), et firent comprendre aux ministres allemands la haute valeur d'une possession qui avait été jusqu'alors médiocrement appréciée. L'im- pératrice fut touchée des marques de dévouement que lui prodiguaient ainsi nos provinces, et à partir de cette époque, elle témoigna la plus vive sollicitude pour leur prospérité. Il y avait beaucoup à faire pour relever la Belgique de l'état d'accablement ôt d'inertie où l'avaient précipitée les désastres précédents. La nation avait cessé d'être riche, et si elle était restée laborieuse, si elle suppléait par l'économie à la perte de l'opulence, il faut avouer que l'activité, qui accomplit les grandes choses, semblait éteinte avec le mouvement intellectuel qui les prépare. Les lettres et les arts avaient presque disparu (1). L'affaissement avait amené une sorte de froideur et de mollesse, sous laquelle s'effaçaient en quelque sorte la noblesse et la vigueur du caractère national. Il y a pour les peuples des époques d'engourdissement qui succèdent, comme un moment de sommeil, à des fatigues excessives. Le réveil de notre patrie devait commencer sous Marie-Thérèse. Non contente de rétablir l'ordre dans l'administration, de doubler les revenus du pays, qui s'élevèrent bientôt à 16,000,000 de florins, d'encourager tous les efforts de l'agriculture et de l'industrie, elle voulut assurer les progrès de la civilisation, en répandant les lumières de la science. Elle établit des collèges dans la plupart des villes, une école militaire à Anvers, une académie à Bruxelles. Elle honora les Beaux-Arts, et applaudit au zèle de Charles de Lorraine qui les protégeait. Sévère pour quelques abus qui auraient nui à l'Église et à la religion, elle donnait l'exemple du respect pour les choses sacrées, et exerçait autant d'influence sur ses sujets par ses vertus que par sa haute sagesse. Aussi devint-elle l'objet d'une vénération et d'un amour sans bornes, et les vingt dernières années de son règne ont été regardées, avec raison, comme l'époque la plus heureuse dont nos pères eussent conservé le souvenir. Quoique séparé du reste de la Belgique , l'évêché de Liège jouissait alors du même repos après avoir subi les mêmes secousses. Jean-Théodore de Bavière, qui avait gouverné cette (1) L'université de Louvain était encore florissante ; mais son enseignement était peu littéraire. Il semble que deux causes concouraient à lui ôter peu à peu son ancien éclat: c'était le monopole dont elle jouissait, et l'usage de se recruter exclusivement dans son propre sein. principauté cle 1744 à 1763, était le frère clu rival cle Marie-Thérèse à l'empire, et les liens du sang l'avaient jeté clans son parti; mais il se montra dans son administration intérieure un prince sage et pacifique. Il en fut cle même de ses successeurs, sous lesquels le commerce et l'industrie des Liégeois reprirent leur activité, tandis que la nation jouissait sans désordre d'une liberté désormais exempte cle péril. Ainsi les diverses provinces cles Pays-Bas catholiques retrouvaient à la fois une partie de leur ancienne prospérité. Cet état cle choses se prolongea pendant toute la durée du règne de l'impératrice, qui sut maintenir la paix européenne, et faire respecter des étrangers le sceptre qui protégeait ses sujets. Elle atteignit un âge avancé sans cesser cle tenir d'une main ferme les rênes de son empire, et conserva jusqu'au dernier jour le même zèle pour le bien-être cle ses peuples, la même autorité fondée sur l'union cle la puissance et cle la vertu. Cette grande princesse et le duc Charles cle Lorraine s'éteignirent enfin la même année (1780), pleurés tous deux des Belges, auxquels cette double perte semblait présager le terme cle leur bonheur. CHAPITRE III. RÈGNE DE JOSEPH Q. — REVOLUTION BRABANÇONNE. — ENTRÉE DES FRANÇAIS EN BELGIQUE (1780 A 1793). L'enfant que Marie-Thérèse avait présenté jadis aux Hongrois était devenu un homme; il était associé à l'empire depuis l'an 1765, et il succéda à sa mère sous le titre de Joseph II. Un naturel heureux et une intelligence précoce l'avaient fait regarder de bonne heure comme destiné à régner avec gloire ; mais il avait été élevé dans l'idée de la supériorité de son siècle sur les âges précédents, et cle ses propres lumières sur l'expérience des ministres et des généraux qui avaient vieilli au service de l'état. Ce mépris du passé était le fruit funeste d'une erreur cle l'impératrice clans l'éducation de son fils ; elle avait laissé diriger son instruction par deux médecins, en qui elle mettait toute sa confiance, mais dont la science présomptueuse et inexpérimentée avait jeté dans ce jeune esprit l'ambition excessive des réformes, la crédulité aux théories, et peut-être des tendances irréligieuses. Joseph visita la Belgique en 1781. Mais il y demeura peu, et parut en avoir emporté une fausse idée du caractère national. Cependant il forma d'abord des projets favorables à l'indépendance de nos provinces. Le traité de la Barrière subsistait encore (quoiqu'il n'eût pas été confirmé par celui d'Aix-la-Chapelle); mais les Provinces-Unies, se trouvant engagées dans une guerre maritime contre l'Angleterre, n'étaient pas en état cle soutenir une autre lutte. L'empereur ordonna la démolition de toutes les places fortes en Belgique, et l'on commença par celles qu'occupaient les garnisons étrangères, qui se retirèrent sans résister. Il réclama ensuite la liberté de l'Escaut, et par son ordre un brick, équipé à Anvers, fit voile vers la mer, bravant les forts et la croisière des Hollandais. Mais à peine le navire, sur lequel flottait le pavillon impérial, fut-il arrivé devant Saftingen, que les batteries l'arrêtèrent, et qu'il tomba entre les mains de ceux qui gardaient le passage (1783). Joseph fit alors de grandes menaces, et l'Europe s'en alarma. Elle s'attendait à une guerre entre l'empire et la Hollande : car les Provinces-Unies auraient tout bravé plutôt que d'affranchir Anvers, et de laisser renaître le commerce belge. On avait déjà vu les années précédentes (de 1781 à 1784) le port d'Ostende devenir tout à coup florissant par suite de la neutralité et de la franchise dont il jouissait pendant la guerre maritime. La liberté de l'Escaut pouvait ranimer . Anvers, et les avantages naturels de cette ville excitaient la jalousie et l'inquiétude d'un peuple marchand. Mais Joseph II, aussi inconstant que précipité, cessa bientôt de soutenir ses justes prétentions, et il se contenta d'une somme de dix millions de1 florins que la Hollande sacrifia pour conserver son privilège. Après avoir renoncé ainsi à compléter l'affranchissement de la Belgique, l'empereur voulut un moment échanger ce pays contre l'électorat de Bavière, qui confinait à ses états d'Allemagne. Ce projet ayant échoué, il dirigea l'activité impatiente de son esprit vers un plan de réorganisation générale des contrées •soumises à son sceptre. Son but était double : il voulait rendre uniformes les institutions et les usages de la monarchie dont il était le chef, et il se flattait de pouvoir tout améliorer eu renouvelant tout d'après ses propres idées. Les réformes graduelles, opérées par sa mère, lui paraissaient trop lentes : les opinions et les affections des peuples étaient de peu de valeur à ses yeux; et pour transformer une nation entière, il croyait n'avoir besoin que de commander. Les provinces belges surtout auraient été complètement bouleversées par les projets de Joseph, qui devaient modifier, selon toute apparence, nos lois, notre administration et nos mœurs. Autant que l'on peut en juger par les actes qu'il eut le temps d'accomplir, son plan consistait à supprimer les anciens privilèges (rien n'indique comment il les aurait remplacés); à créer une nouvelle organisation judiciaire, assez analogue clans sa distribution à celle qui existe aujourd'hui ; à régler d'une manière uniforme tous les usages locaux jusqu'alors empreints d'une grande diversité (il voulut même supprimer les fêtes des villages, pour les remettre toutes à un jour fixe); eniiii, à détruire l'indépendance du clergé, qu'il regardait comme trop nombreux, trop riche et trop peu éclairé. Il était impossible que de pareils desseins n'éprouvassent point de résistance chez un peuple attaché à ses institutions. Les privilèges qu'avaient conservés nos provinces ne pouvaient plus sans doute être considérés comme l'expression de tous les besoins, et leur diversité était un inconvénient presque aussi grave que leurs lacunes et leur manque d'actualité. Mais tels qu'ils étaient, les Belges les regardaient comme leur palladium, et pour y porter la main, il aurait fallu avoir d'abord gagné l'opinion publique. Les institutions judiciaires étaient imparfaites ; mais elles offraient des garanties d'indépendance que rien encore ne pouvait remplacer. Les usages locaux, quoique mêlés parfois d'abus, étaient conformes soit aux idées, soit aux besoins de la population, et c'était la blesser que de vouloir lui ôter ses habitudes pour lui imposer des règlements : ainsi l'on n'aurait dû y toucher qu'avec un ménagement extrême. Enfin, si l'intérêt de l'État et de l'Église appelait quelque modification des prérogatives du clergé, si l'on croyait pouvoir lui demander quelques sacrifices, et si, comme les autres classes de la société en Belgique, il avait ressenti jusqu'à un certain point l'effet de cette stagnation des esprits qui avait caractérisé parmi nous l'époque précédente, c'était de commun accord avec lui-même et avec le pays, mais non d'une manière despotique, irritante, injurieuse, que le prince devait chercher à atteindre le but qu'il s'était proposé. On aurait peine à croire avec quelle grossièreté brutale Joseph porta les premiers coups à ce clergé que la nation respectait. Il ordonna d'abord l'établissement d'un séminaire général, pour l'éducation des jeunes gens destinés au sacerdoce, " afin de porter remède à la corruption progressive des mœurs, „ comme s'il voulait accuser les prêtres belges non plus d'ignorance, mais de vice (1786). Aux cris de douleur et d'indignation des évêques, qui se hâtèrent de réclamer, il répondit " que le clergé avait un besoin reconnu de réforme, tant du côté des mœurs et de la discipline, que du côté de l'instruction. „ C'était déclarer publiquement au corps ecclésiastique qu'il avait cessé d'être digne de ses fonctions; et certes, tout ce qui se sentait attaché à l'Église belge par des liens quelconques de vénération, d'estime, de simple bienveillance devait trouver inconcevable cet arrêt sanglant dont le monarque voulait la flétrir. Les esprits étaient à peine revenus du premier mouvement de surprise, que l'on vit paraître cle nouveaux éclits (janvier 1787). L'un abolissait les tribunaux existants, les justices seigneuriales, ecclésiastiques et universitaire, pour leur substituer une organisation judiciaire fondée sur le principe cle l'unité; l'autre réunissait en un seul les divers conseils attachés au gouvernement, et soumettait à l'approbation impériale le choix des députations permanentes (les collèges des États-députés). Deux mois après, un dernier décret divise le pays en neuf cercles, dont l'administration est confiée à des intendants, qui doivent remplacer toutes les anciennes autorités provinciales. C'était un bouleversement complet, et dont il serait difficile de trouver un second exemple, si ce n'est dans les plus violentes crises des révolutions. Les États se plaignirent : le peuple fit plus ; il s'arma. Si les édits avaient été exécutés, la lutte eût commencé sur-le-champ. Marie-Christine d'Autriche, sœur cle Joseph II, et le duc Albert cle Saxe-Teschen, qu'elle avait épousé, résidaient à Bruxelles en qualité de gouverneurs généraux (depuis 1781). L'exaltation des esprits les effraya , et ils suspendirent provisoirement l'exécution des décrets. L'empereur blâma d'abord cette condescendance, mais quand une députation des États se fut présentée devant lui, suivant son ordre, et qu'il eut vu combien les Belges montraient de fermeté, il céda lui-même sur la plupart des points, et maintint seulement l'édit relatif au clergé (août 1787). Le peuple se réjouit de cette demi-victoire, et les préparatifs de résistance disparurent : cependant l'installation du séminaire général à Louvain ne laissait pas que d'inspirer encore quelque mécontentement. Ce dernier germe d'irritation ne fît que s'accroître quand on vit les séminaires diocésains fermés malgré les évêques, et l'université de Louvain suspendue à cause cle son opposition au nouvel établissement, dont elle condamnait les doctrines. En 1788, les États de Hainaut refusèrent tout subside; l'empereur les cassa, déclara leurs privilèges supprimés, et fît arrêter quelques-uns des membres. En Brabant, le tiers-état seul avait fait le même refus; le monarque demanda la suppression provisoire de cet ordre, la concession d'un subside perpétuel, et l'établissement de la nouvelle organisation judiciaire. Sur la réponse négative cle l'assemblée, un diplôme impérial casse et annule la joyeuse-entrée, c'est-à-dire le pacte fondamental qui lie le peuple au souverain (juin 1789). Joseph déclarait qu'il régnerait par la force et comme sur. un pays conquis ; plus tard il écrivit au général qui dirigeait les mesures militaires, que " le plus ou moins de sang répandu pour en finir, ne devait pas être mis en ligne de compte, et que ses soldats seraient récompensés de même que s'ils avaient combattu contre les Turcs. „ Étrange aveuglement d'un prince qui ne se faisait pas scrupule de violer les plus saintes notions de justice et d'humanité, non par fureur et par barbarie, mais parce qu'il se croyait plus éclairé que ses sujets. La résistance ne se fit pas attendre. Il s'était formé, à Broda, un comité de Belges émigrés, que tolérait le gouvernement hollandais, encore plein de ressentiment contre Joseph II. Bientôt ce comité put réunir deux ou trois mille volontaires, dont le commandement fut confié au colonel Van der Meersch (de Menin), vieil officier d'une valeur éprouvée. Il entra en Brabant avec sa faible troupe, rencontra la division autrichienne chargée de garder la frontière, sut l'attirer dans la petite ville de Turnhout, où il s'était posté avantageusement, et secondé par les efforts de la bourgeoisie, il remporta une victoire complète (26 octobre 1789). Ce fut le signal du soulèvement de toute la Belgique. Une colonne cle volontaires entre à Gand, et soutenue par le peuple attaque la garnison de la ville, et devient bientôt maîtresse de la citadelle. Toute la Flandre chasse les Autrichiens. Le peuple de Bruxelles les attaque dans les rues et les force à la retraite. Mons tombe également au pouvoir des bourgeois. Le 11 janvier 1790, les députés de toutes les provinces situées au nord de la Meuse étaient réunis à Bruxelles, et y proclamaient l'indépendance des Étais-Belgiques-Unis. Joseph II, déjà malade, survécut peu à cette nouvelle (20 février). " C'est votre pays qui m'a tué, disait-il au piince de Ligne ; quelle humiliation pour moi ! „ Le malheureux souverain oubliait combien lui-même avait blessé le peuple dont il espérait renverser d'un mot toutes les institutions. Vers le même temps avait éclaté à Liège une révolution locale qui fut comme la contre-partie cle celle du Brabant. Depuis le traité d'Utrecht, qui avait fait passer le reste cle nos provinces sous la domination autrichienne, les Liégeois avaient conservé le régime intérieur établi en 1684 par le règlement de Maximilien I | I à \ „ M I li «ilsSl de Bavière. Ce règlement leur laissait plus de libertés que n'en conservaient leurs voisins ; mais quoique la puissance des évêques ne fut plus ébranlée par des soulèvements du peuple, elle était sourdement minée par les tendances nouvelles de l'époque. Le comte de Welbruck, qui occupa le siège épiscopal de 1772 à 17S4, était un homme d'un caractère doux mais léger, sous lequel s'introduisirent quelques abus, comme la distribution arbitraire des revenus que le prince tirait de la ferme des jeux à Spa. Son successeur, César de Honsbroeck, réduisit de beaucoup ces jeux et fit fermer une grande salle, élevée par un nouvel entrepreneur. Cet acte, dont la régularité pouvait être contestée, devint l'occasion de discussions publiques sur les droits du souverain. Les esprits s'échauffèrent, et, le 1S août 1789, un soulèvement éclata à Liège. La foule envahit l'hôtel-de-ville, proclama la démission des deux bourgmestres, et en élut d'autres. Quelques jours après, l'évêque se réfugia clans le pays de Trêves. C'était aussi des réformes politiques que demandaient les chefs du mouvement liégeois. Us voulaient l'abolition du règlement de 1684, et professaient les opinions qu'avait répandues en France l'esprit renovateur du XVIII.8 siècle. Patriotes sincères, mais démagogues passioués, ils ne s'effrayèrent pas cle l'orage que leur audace allait soulever. L'assemblée cles États, convoquée à Liège, résista aux menaces de la chambre impériale de Wetzlar, qui appelait les princes du cercle cle Westphalie à rétablir l'autorité de l'évêque, et des troupes prussiennes et palatines entrèrent en effet clans le pays. Mais le roi de Prusse voulut prendre le rôle de médiateur, et rappela ses forces, quand il vit que Honsbroeck n'entendait faire aucune concession à ses sujets (avril 1790). Les faibles contingents des autres princes furent repoussés de vive force par les volontaires liégeois. Dix mille soldats autrichiens marchèrent enfin (janvier 1791) sur la ville, qui n'essaya point cle leur résister. Ceux cles habitants qui se trouvaient le plus compromis se retirèrent en France, d'où ils revinrent l'année suivante, quand l'armée de Dumouriez entra en Belgique. Dans les autres provinces, la révolution brabançonne (c'est le nom que l'histoire lui a donné) suivit un cours à peu près semblable , quelque différent qu'eût été son but. C'était l'élan d'une nation fidèle à ses vieilles lois et à l'esprit de ses ancêtres ; mais en suivant cet élan, on retournait vers un passé devenu impossible. La marche des siècles change la face des sociétés, et aujourd'hui, soixante ans après la mort de Joseph, les Belges n'ont plus aucune de ces institutions antiques pour lesquelles ont combattu leurs pères. Nous en respectons le souvenir, mais leur âge est passé. Toutefois la Belgique n'a point à rougir de s'être si fièrement levée pour les défendre; l'esprit de conservation et de fidélité est le plus noble sentiment qui puisse animer un peuple libre, le gage le plus sûr de sa valeur morale et de son avenir. Le mouvement ne pouvait se continuer clans le sens où il avait été conçu. L'homme dont les opinions représentaient le mieux celles du pays, Henri Yan der Noot, jusqu'alors avocat à Bruxelles, et qui s'était mis à la tête du comité de Breda, avait été tout-puissant pour renverser l'empereur : devenu le chef du gouvernement, son action fut nulle. Un parti déjà puissant tournait ses regards vers l'avenir, et voulait des innovations pour la plupart opérées aujourd'hui. Mais l'avocat Vonck, qui en était le chef et le brave Van der Meersch, qui l'appuyait, ne purent vaincre l'antipathie profonde qu'inspiraient à la nation les principes et l'exemple cle la révolution française, qui s'accomplissait alors et qui avait déjà ébranlé le vieil ordre social jusque dans ses fondements. La maison d'Autriche avait aussi des partisans, à qui le souvenir des vertus de Marie-Thérèse inspirait un attachement sincère pour ses fils ; mais ceux-là ne réussirent nulle part à se faire écouter du peuple. Les Autrichiens s'étaient retirés après leurs revers sur la rive droite de la Meuse. Yau der Meersch alla prendre poste vis-à-vis d'eux à Namur et dans les cantons voisins. Mais ses troupes, quoique devenues nombreuses, n'avaient qu'un commencement imparfait d'organisation. Au lieu de s'occuper exclusivement à les instruire et à les discipliner, il voulut faire cle son armée l'appui du parti de Yonck, et ses officiers se montrèrent bientôt disposés à dicter la loi aux États. Ceux-ci donnèrent alors le commandement des forces à un officier prussien, le général Sckœn-feld, tandis que le vainqueur de Turnliout était arrêté et conduit à la citadelle d'Anvers. Mais Schœnfeld, qui semble n'avoir voulu agir que dans un intérêt étranger (1), ne fit aucun usage des forces mises sous ses ordres, et dont il glaça l'enthousiasme par sa froideur. La Meuse continuait à séparer les troupes des deux nations. L'on n'essaya même pas, du côté des Belges, de s'unir aux Liégeois, alors en pleine révolte. Le congrès s'était flatté d'obtenir l'appui de la Prusse, de l'Angleterre, et surtout de la Hollande. C'était un espoir trompeur; mais Van der Noot et la majorité des États ne pouvaient chercher ailleurs le salut de leur cause : car ils répugnaient à livrer le sort de la patrie aux mains des gens de guerre, et d'un autre côté, ils avaient commis la faute de rejeter les propositions de paix cle l'empereur Léopold II, frère de Joseph. Les cours, dont ils sollicitaient l'alliance, les laissèrent dans leur illusion jusqu'au moment où une armée impériale se fut mise en marche. Alors le congrès reçut le conseil de se soumettre, et au printemps cle l'année suivante (1791), les Autrichiens, conduits par le maréchal cle Bender, rentrèrent dans les provinces d'où ils avaient été chassés. Schœnfeld abandonna ses soldats, qui opérèrent leur retraite vers la Flandre avec moins cle désordre qu'on n'eût dû le prévoir; les membres du congrès se dispersèrent, quelques-uns quittant le pays, les autres rentrant dans leurs foyers. Les impériaux avaient rétabli en passant l'évêque cle Liège dans sa principauté. De tout ce grand mouvement qui avait agité la Belgique, il ne restait que la désaffection pour la maison impériale, et l'indifférence aux dangers qui la menaçaient. Mais le moment était venu où les conséquences cle cette désaffection devaient être aussi funestes au prince qu'au pays. En effet, tandis que les comtes de Mercy-Argenteau et de Metternich, nommés l'un après l'autre ministres plénipotentiaires clans les Pays-Bas, s'efforçaient de ramener nos provinces à leur ancien esprit d'obéissance et de dévouement, la révolution française, arrivée à sa plus grande effervescence, préparait à l'Europe une commotion plus sanglante que celles qui l'avaient précédée. Léopold, quoiqu'il eût prévu la guerre, n'en devint pas témoin, la mort l'ayant enlevé à l'âge cle quarante-cinq ans (1792), mais (1) Les cabinets de Berlin et de Vienne étaient alors en mésintelligence ouverte; dès qu'ils se rapprochèrent, l'appui que les patriotes belges attendaient de la Prusse parut n'avoir jamais été qu'une déception. François II, qui lui succéda, était à peine monté sur le trône que les hostilités commencèrent. Spectateurs de cette lutte qui devait décider de leur sort, les Belges y prirent à peine quelque part; et peut-être cette neutralité d'un peuple naguère si dévoué à l'Autriche fut-elle alors d'un grand poids dans la balance : car la Belgique devint l'arène où les puissances ennemies combattirent longtemps avec cles chances assez égales, pour que l'appui et le concours d'une population fidèle eût pu changer l'événement de la guerre. Les premières actions furent de peu d'importance, et les impériaux y obtinrent l'avantage. Deux divisions ennemies, sortant à la fois de Lille et de Yalenciennes, s'avancèrent contre Tournai et Mons (avril 1792). Le plan cles Français était de prévenir la réunion des troupes autrichiennes, et cle les accabler à l'impro-viste ; mais une terreur panique s'empara de leurs soldats à l'aspect des avant-postes allemands, et les deux colonnes se dispersèrent sans avoir combattu. Une tentative du général Luckner sur Cour-trai fut repoussée cle même avec facilité. Au mois d'octobre, le duc Albert cle Saxe-Teschen, qui avait repris le gouvernement cle la Belgique, marcha sur Lille avec quinze mille hommes, et bombarda cette ville pendant six jours. Mais peu après cette vaine démonstration, les Français attaquèrent, de leur côté, les troupes qui couvraient le Hainaut. Deux braves généraux belges, Clairfayt etBeaulieu, commandaient ce corps, fort de vingt mille soldats. Quarante mille ennemis, conduits par Dumouriez, les attaquèrent à Jemmapes, près de Mons (6 novembre), et les forcèrent à la retraite, après un combat opiniâtre. Alors l'armée française pénétra au cœur de la Belgique, tandis que les Autrichiens se retiraient derrière la Meuse. Dumouriez entra à Bruxelles le 14, et à Liège le 28 du même mois. Il fut reçu clans la première de ces villes sans opposition, dans la seconde aux acclamations du peuple. Cependant l'armée autrichienne, retirée sur la rive droite cle la Meuse, y reçut bientôt cle grands renforts, et commandée par le prince de Cobourg (oncle du roi actuel cles Belges), elle reprit l'offensive dès la campagne suivante, chassa les Français du Limbourg et clu pays de Liège, battit Dumouriez à Neerwinde (près cle Lanclen), reconquit toute la Belgique, et prit Yalenciennes (de mars à juillet 1793). Rien n'arrêtait plus la marche victorieuse des troupes alliées (car les Anglais et les Hollandais venaient de se joindre aux impériaux), lorsque le duc d'Yorck fut détaché avec des forces considérables pour assiéger la ville de Dunkerque, dont l'Angleterre ambitionnait la possession. Cette faute, en séparant les deux ailes de l'armée, rendit la supériorité à l'ennemi, qui put les faire plier l'une après l'autre. Elles couraient risque d'être coupées par une attaque hardie des Français sur Menin, si le brave Beaulieu n'eût pas remporté devant cette ville un avantage décisif (15 septembre). Toutefois le duc d'Yorck fut forcé de lever le siège cle Dunkerque, et le prince cle Cobourg celui cle Maubeuge. Ainsi l'élan des vainqueurs était arrêté. La neutralité des Prussiens permit ensuite à la France cle jeter cle nouvelles forces sur les bords cle la S ambre. Charleroi fut pris (26 juin 1794), et le prince de Cobourg, qui marchait au secours de cette place, eut le désavantage dans une bataille générale livrée le lendemain dans la plaine célèbre cle Fleurus. Alors les alliés abandonnèrent de nouveau nos provinces, qui furent occupées par les Français comme pays conquis. Cette invasion étrangère, qui devait se prolonger pendant près de vingt ans, rompit les derniers liens qui attachaient encore le pays à la dynastie autrichienne, et brisa aussi la couronne cle prince sur le front des évêques cle Liège. C'était l'ouverture violente d'une ère nouvelle. "c:*ur r i TABLEAU GÉNÉALOGIQUE ; LA MAISON D'AUTRICHE. PHILIPPE n. roi d'Espagne, i 1598. ISABELLE, souveraine des Pays-Bas, avec Albert d'Autriche. i 1633. PHILIPPE IV. i 1665. CHARLES II t 1700. PHILIPPE m, roi d'Espagne, i 1621. CHARLES-QUINT, roi d'Espagne et empereur, abdique en 1555. t 1558. Marguerite cle Parme, gouvernante des Pays-Bas. Alexandre Farnèse, due de Parme, gouverneur des Pays-Bas. t 1592. Marie d'Autriche, épouse de l'empereur Ferdinand III. MAXIMILIEN D AUTRICHE. + 1519. MARIE DE BOURGOGNE. i 1481. PHILIPPE LE BEAU, époux de Jeanne d'Espagne. + 1506. Marguerite, gouvernante des Pays-! + 1530. Ferdinand I." roi de Hongrie et de Bohême, empereur après Charles-Quint, i 1564. Bon Juan d'Autriche, gouverneur des Pays-Bas. + 1578. Maximilien II, empereur, -i- 1576. Rodolphe II, Mathias. T 1612. i 1619. Charles, duc de Styrie, i 1590. Ferdinand II, empereur après Mathias. t 1637. Ferdinand III, époux de Marie d'Autriche. i 1657. NB. Les princes dont le nom' est imprimé en caractères italiques n'ont pas régné dans les Pays-Bas. Léopold I.° empereur, f 1705. CHARLES VI, empereur et souverain des Pays-Bas catholiques, i 1740. MARIE-THÉRÈSE, mariée à François de Lorraine. f 1780. JOSEPH n. 1790. LÉOPOLD n. i 1792. FRANÇOIS II, dernier empereur régnant sur les Belges. LISTE DES ÉVÊQUES QUI ONT SUCCESSIVEMENT OCCUPÉ LE SIÈGE ÉPISCOPAL DE LIEGE, ET ÉPOQUE DE LEUE AVÈNEMENT Saint Lambert, 29.mc évêque Albert de Louvain .... 1191 de Tongres, fondateur de Albert de Cuyck.....1195 Liège l'an....... 656 Hugues de Pierrepont . . . 1200 Saint Hubert :..... 697 Jean d'Aps.......1230 Saint Floribert...... 727 Guillaume de Savoie. . . . 1239 Fulcaire........ 746 Robert de Langres .... 1240 Agilfride........ 769 Henri de Gueldre.....1247 Gerbalde........ 785 Jean d'Enghien.....1274 Walcand........ 809 Jean de Flandre.....1282 Pirard......... 832 Hugues de Châlons .... 1296 Hircaire........ 840 Adolphe de Waldeck . . . 1301 Francon........ 855 Thibaut de Bar.....1303 Etienne........ 903 Adolphe de la Marck . . .1313 Ricaire........ 920 Engelbert de la Mark . . . 1345 Hugues........ 945 Jean d'Arckel......1364 Farabert........ 947 Arnoul de Hornes .... 1378 Rathère........ 953 Jean de Bavière.....1390 Baldric........ 956 Jean de "Walenrode .... 1418 Eraclius........ 959 Jean de Heinsberg .... 1420 Notger........971 Louis de Bourbon .... 1456 Baldric H....... 1008 Jean de Homes.....1483 Walbodon.......1018 Érard de la Marck .... 1506 Durant....... . 1021 Corneille de Bergh .... 1538 Réginard........ 1025 George d'Autriche .... 1543 Nithard........ 1038 Robert de Bergh.....1557 Wason......... 1042 Gérard de Groisbeck . . . 1565 Théoduin........ 1048 Ernest de Bavière .... 1581 Henri de Verdun..... 1075 Ferdinand de Bavière . . . 1612 Obert......... 1092 Maximilien-Henri de Bavière. 1650 Frédéric........1119 Jean-Louis d'Elderen . . . 1688 Albéron I.......1123 Joseph-Clément de Bavière . 1695 Alexandre 1.......1128 George-Louis de Bergh . . 1724 Albéron II.......1136 Jean-Théodore de Bavière. . 1744 Henri de Leyen.....1145 Charles-Nicolas d'Outremont. 1763 Alexandre H......1165 François de Welbruck . . . 1772 Radulfe........1168 César de Hoensbroeck . . . 1784 COUP-DŒIL SUR LES ÉVÉNEMENTS CONTEMPORAINS. En tombant sous le pouvoir de la France, la Belgique perdit brusquement toutes ses institutions nationales, toutes ses garanties de liberté, en un mot tout ce qui lui restait de sa vie politique. Attachée comme elle l'était aux lois et aux mœurs de ses pères, à la religion alors persécutée, aux principes d'ordre et aux droits de propriété méconnus par le gouvernement républicain, la nation se sentait blessée jusqu'au cœur par ce joug terrible qui pesait sur elle. Ceux mêmes qui avaient soulevé le peuple contre l'Autriche, et combattu ensuite sous le drapeau français, n'avaient pas eu la pensée d'abjurer l'indépendance du pays ; et telle fut l'amertume de leur déception, que le fameux Henri Van der Noot, rentré alors dans une obscurité profonde, fut le premier à crier, vingt ans plus tard (1814): " Retournons à la maison impériale! „ Mais cette dure épreuve fut-elle un mal? Quand on considère combien l'organisation de nos provinces eût exigé de changements pour être mise en harmonie avec les formes actuelles des sociétés, il est permis de croire qu'un renouvellement total devenait nécessaire. Mais sans doute ce renouvellement eût rencontré parmi nous mille obstacles; les Belges aimaient le vieil édifice qui avait protégé leurs ancêtres; ils se seraient opposés à sa destruction bien au delà du moment que leur intérêt véritable et la nature des choses avaient marqué par sa chute; ils l'auraient peut-être soutenu jusqu'à nos jours, si la tempête ne l'avait pas renversé. Le niveau des républicains français et le sceptre puissant de Napoléon passèrent sur notre patrie quand l'heure était venue, et comme s'ils avaient été envoyés pour remplir leur tâche. La division des provinces, celle des ordres de l'État, les différences de localité, de privilèges, de mœurs, tout ce qui devait s'effacer 31 dans la société nouvelle, disparut pendant les vingt années de notre soumission à la France. " La Belgique apprit alors à connaître l'uniformité des lois, des administrations et des tribunaux, et cette concentration des pouvoirs sans laquelle il n'y a ni unité ni force dans le gouvernement. A cette époque appartient un nouveau progrès des arts et des sciences, du commerce et de l'industrie (1). „ L'activité de la nation française, les idées de gloire dont elle était alors animée, la grandeur de son empire, et les vastes débouchés qu'elle ouvrit aux produits de notre agriculture et de nos fabriques donnèrent une nouvelle impulsion aux esprits et aux choses, et l'avenir montrera sans doute que ce changement ne devait point altérer les nobles qualités du caractère national. Napoléon, dont les mains victorieuses gouvernèrent la France après la chute du régime républicain, avait apprécié l'importance de nos provinces. Il voulait faire d'Anvers le centre de sa puissance maritime. Il y créa des chantiers, des arsenaux, une flotte de guerre, et il projetait d'y fonder une nouvelle ville. Mais le despotisme de l'administration française, et surtout la loi rigoureuse du recrutement entretenaient parmi le peuple une sourde aversion contre le monarque, et l'irritation s'accrut encore quand on le vit persécuter le pape Pie VII et les évêques de Tournai et de Gand. Cependant le prestige de sa gloire et de sa grandeur lui attachait tous ceux qui avaient servi sous ses drapeaux. Les soldats belges retrouvaient pour lui ce dévouement généreux que leurs ancêtres avaient eu pour la patrie, et l'empereur, qui les estimait, les plaçait de préférence dans ses corps d'élite. A la chute de Napoléon, les vainqueurs réunirent la Belgique à la Hollande. Les deux pays avaient suivi depuis leur séparation une carrière opposée, et les idées des deux peuples étaient différentes. Elle ne se rapprochèrent point assez pendant quinze ans de réunion pour qu'il y eût une alliance réelle, et l'on vit presque constamment les députés belges et hollandais représenter deux ordres d'opinions et voter en sens contraire. " Cependant „ nous devons beaucoup aussi à cette époque, pendant laquelle „ la Belgique rapprit l'administration de ses intérêts locaux, et (1) Ce passage est emprunté à M. De Gerlache {Histoire du royaume des Pays-Sas, tome I.er, page 249). J'ai cru devoir m'appuyer ici et un peu plus bas sur l'autorité d'un nom si respectable. „ s'initia au mécanisme de la vie constitutionnelle, qui lui était „ demeuré à peu près inconnu sous le régime français. Son in-„ dustrie prit un nouveau développement sous ce gouvernement, „ dont l'action centrale était moins despotique, moins arbitraire „ et plus rapprochée de nous que celle du grand empire. „ Le règne de la guerre était passé avec Napoléon; les arts de la paix firent dans toute l'Europe des progrès rapides, et nos cités y prirent une part glorieuse. En 1830, la révolution qui avait renversé en France la branche aînée des Bourbons ébranla un moment l'Europe politique, et ce fut alors que se brisa le royaume encore mal affermi des Pays-Bas. La Belgique, mêlant à ses griefs un sentiment confus de nationalité, prit les armes pour se séparer de la Hollande et constituer un état indépendant. Après s'être donné une constitution favorable à toutes les libertés, elle traversa les années de lutte qui suivirent cette séparation sans voir périr sa richesse et son industrie. Une dynastie nouvelle, qui joint aux droits de l'élection le privilège de la confiance européenne, un traité de paix solennel qui consacre sa neutralité, l'importance que lui assurent déjà ses grands travaux, et la reconnaissance qu'elle a pu mériter par ses sacrifices, telles sont les premières garanties de son avenir. Elle en a trouvé d'autres dans son fidèle attachement à ses institutions, au milieu des agitations de notre époque, et si des calamités fortuites, l'épuisement d'une partie des anciennes ressources, les souffrances des populations appauvries ont retardé le développement de sa prospérité, ces dures épreuves n'ont pas empêché son existence de se consolider à la face de l'Europe (1). (1) J'avais ajouté en 1840 : " Cependant il ne faut pas oublier que l'affranchissement réel d'un pays ne s'étend pas moins à sa vie intellectuelle qu'à son indépendance politique. La grande condition d'existence que la Belgique doit acquérir, c'est le droit d'avoir ses opinions, ses doctrines, son autorité morale, et ce droit dépend de la place qu'elle obtiendra dans le monde de la civilisation et de la science. Placée entre les trois grandes nations progressives, la France, l'Angleterre et l'Allemagne, ses relations avec elles l'appellent à participer à leurs efforts et à leurs conquêtes. Mais c'est un devoir pour elle de ne pas rester en arrière, condamnée à se laisser traîner à la remorque par toutes ou par une seule. „ — Cette remarque n'a peut-être par cessé d'être vraie ; mais la réalisation du vœu qu'elle exprime ne paraît plus aujourd'hui ni douteuse ni éloignée. EXPLICATION DES CARTES. i. La Belgique avant les Romains. (Page 9). La Belgique semble se diviser naturellement en trois régions distinctes. Au nord, c'est une vaste plaine, parfaitement unie, qui s'élève peu au-dessus du niveau de la mer, et dont le sol est extrêmement fertile le long du rivage, mais qui devient sablon. neuse et stérile du côté de l'est. Presque toute cette plaine paraissait autrefois inhabitable, étant sujette aux inondations, et coupée de grands marécages. Au centre du pays, le terrain est plus élevé et d'une fécondité partout égale. Cette deuxième région doit avoir offert dès les premiers temps des ressources abondantes et faciles aux populations qui l'occupaient. Elle s'étend depuis les sables jusqu'à la Sambre et à la Meuse (1). Au midi, la contrée devient plus stérile, offrant par intervalles de grandes masses de roche, et se terminant par un immense plateau, encore presque inculte aujourd'hui, contient pourtant çà et là quelques vallées fertiles où règne une riche végétation. Cette partie de la Belgique formait autrefois une vaste forêt, dont la lisière seule était habitée. Des peuplades barbares paraissaient avoir occupé les bords de la Meuse dès une époque très reculée : car on trouve encore à une grande profondeur des squelettes de guerriers, ayant à côté d'eux leurs haches de pierre. Un banc de silex, situé au nord de (1) M. le professeur Dumont, à l'obligeance duquel nous devons ces renseignements, a remarqué qu'à l'est de la Meuse la limite est indiquée par le cours de la Vesdre. Dinant, était exploité dans ces anciens temps pour la fabrication de ces haches, et de pointes de lances et de flèches. Les plus anciens habitants de la Belgique dont l'histoire ait conservé le nom, étaient appelés Celtes ou Gaëls. C'est la même race d'hommes qui dominait dans la Gaule (la France actuelle), et dans une partie de la Grande-Bretagne. Ils furent chassés du pays situé entre le Rhin et la Seine par les Belges, peuple germanique, qui donna son nom à la contrée qu'il venait de conquérir. La Belgique ancienne dépassait donc de beaucoup vers le midi nos limites actuelles ; mais nous ne nous occuperons ici que des nations qui s'établirent sur notre territoire ou dans le voisinage. Au temps de César (58 ans avant J.-C.), ces nations se divisaient en deux groupes principaux : les Belges , ou anciens conquérants , qui occupaient toute la partie fertile de la contrée ; et les Germains, ou peuplades nouvellement venues d'Allemagne, qui habitaient les cantons les plus stériles, et qui semblaient avoir payé tribu aux premiers possesseurs. Ces Germains étaient répandus sur les deux bords de la Meuse, et de là jusqu'au Rhin. Les plus méridionaux étaient: 1.° les Condruses, qui ont laissé leur nom au pays de Condros situé sur la rive droite de la Meuse, de Dinant à Liège; 2.° les Pémanes, établis au sud des précédents, sur la lisière de l'Ardenne (1) ; et 3.° les Sègnes et les Cérèses, situés plus à l'est, mais dont l'emplacement est mal connu. Toutes ces tribus étaient vassales du grand peuple Belge des Trévires, qui occupait la vallée de la Moselle. Au nord des autres Germains habitaient les Éburons, qui s'étendaient depuis le rivage de la mer jusqu'au bord de la Vesdre (2). Vers l'est ils touchaient au Rhin, vers l'ouest à l'Escaut. Mais l'espace immense qu'ils occupaient n'offrait guère que des bruyères arides et des marais fangeux. Ils payaient tribut aux Aduatiques, dont nous parlerons plus bas. (1) Leur nom paraît se retrouver dans celui de Famenne que porte cette contrée. L'incertitude qui règne encore à ce sujet nous a empêché de les placer sur notre carte. (2) César (lib. VI, c. 30) dit qu'à son approche ils se réfugièrent, les uns dans la forêt d'Ardenne, les autres, dans les îles que formait l'Océan en inondant le rivage. Voyons maintenant quelles étaient les nations belges. On trouve d'abord le long du littoral les Ménapiens, qui possédaient les terres fertiles situées au bord de la mer et quelquefois exposées à ses débordements. Ce peuple, qui par sa position même était forcé de savoir lutter contre les flots, s'étendait des environs de Cassel jusque sur les deux bords du Rhin près de son embouchure (1). Les Morins, situés à l'ouest de la Belgique actuelle, occupaient une contrée analogue à celle des Ménapiens, leurs alliés. Chez eux se trouvait un port célèbre, d'où les marchands passaient en Angleterre. C'était le port d'Ik (Portus Iccius), aujourd'hui Witsand. La puissante nation des Nerviens dominait sur la rive droite de l'Escaut. On ne lui connaît point de villes avant l'époque suivante. Mais Tournai ou Dornack, qui florissait dès lors par son commerce, devait appartenir à une tribu vassale des Nerviens. Il en était peut-être de même de Courtrai, de Gand et de Louvain ; du moins on pourrait vouloir reconnaître les noms de ces villes dans ceux des Cordubes, des Centrones (Gentenaers ?) et des Lecaques (Leuwenaers ?), cités comme des peuples tributaires. Mais il n'y a rien de certain à cet égard. A l'est des Nerviens habitaient les Aduatiques, issus des anciens Cimbres. On sait très peu de chose sur l'étendue de leur territoire. Ils avaient une grande ville bien fortifiée, mais dont l'emplacement est inconnu. Atuatuca, plus tard Tongres, devait avoir été bâtie par eux, puisqu'elle portait évidemment leur nom. Les Eburons paraissent avoir ensuite possédé cette ville. Au midi des Nerviens, on remarque les Atrébates et les Véro-mandois, qui laissèrent leur nom à deux provinces souvent nommées dans notre histoire, l'Artois et le Vermandois. Au sud de l'Ardenne dominaient les Trévires. A l'est du Rhin habitaient déjà plusieurs peuples qui devaient passer plus tard sur la rive gauche. Tels étaient les Ubiens, (1) On place ordinairement les Ménapiens orientaux du côté de Nimègue, et au midi du Wahal ; mais c'est une erreur. Ils habitaient près de l'embouchure du Rhin (non longé a mari quod Rhenus injluit. C. IV, 1 et 4). Dans toute autre hypothèse, on est réduit à les placer entre les Eburons et l'Océan, ce qui est contraire au récit de César, 494 explication des caetes. dont Cologne devint ensuite la capitale, et les Sicambres, de qui sortirent les Francs Saliens. L'île formée par le Rhin, le Walial et la Meuse était possédée par les Bataves, peuple célèbre par sa valeur, mais qui, expulsé par les Francs dans le cours du IV.e siècle, se réfugia en Belgique, et s'y dispersa sur différents points. Ils ne s'étendaient pas tout-à-fait jusqu'à la mer, sans doute à cause de la difficulté d'occuper les terres basses du rivage. II. La Belgique sous la domination romaine. (Page 22.) La Belgique, sous les Romains, était divisée en quatre grandes provinces : la première et la deuxième Germanie, la première et la deuxième Belgique. La première Germanie, située en dehors des limites de la Belgique actuelle (Gcrmania swperior), comprenait la contrée qui longe le Rhin, de Mayence jusqu'à Bâle, et qui était exclusivement occupée par des peuplades germaniques. La deuxième Germanie ( Germania inferior) bordait également le Rhin depuis son embouchure jusqu'au delà de Bonn. Cette province est divisée naturellement en deux parties. Dans la région sablonneuse, les Romains avaient laissé camper diverses tribus, qui, tout en conservant leur nom particulier, s'appelaient collectivement Toxandres ou Taxandres. Dans la partie fertile de la Germanie supérieure étaient établis les Tongres, peuple nouveau, formé peut-être des débris des Aduatiques et des tribus voisines, que les Romains avaient réunis en un seul corps de nation. L'ancienne forteresse des Éburons, Adualuca, devint la capitale de ce pays, et acquit beaucoup d'importance sous le nom (VAduatuca Tungrarum. De nouveaux peuples, les Gugemes (1), les Ubiens (dont la capitale , Colonia Agripincnsis Uliorium, fut le berceau de Cologne), enfin les Bethases et les Suniques, qui sont moins connus (2), occupaient dans la deuxième Germanie une longue lisière, formant la grande frontière romaine du côté du Rhin. Toutes ces terres, enlevées par les Romains aux anciens posses- (1) Je crois les Gugernes de la même famille que les Saliens, c'est-à-dire de la vieille nation germanique des Sicambres. (2) Les Suniques sont peut-être les mêmes que les Segni de César, dont ils avaient pris la place au sud de la Meuse. seurs, avaient été cédées à ces nouvelles populations devenues tributaires de l'empire. Une ligne de fortifications, tenues par les garnisons romaines, défendait les abords du Rhin. Une partie de la forêt des Ardennes était encore enclavée dans la deuxième Germanie. Quant à la première Belgique, habitée par les Trévires et par deux autres nations, elle ne contenait du royaume actuel que la partie du Luxembourg. La deuxième Belgique, au cœur de notre pays, avait pour'habi-tants divers peuples de race belge. Le long des côtes s'étendaient les Ménapiens, qui ne dépassaient plus la rive gauche de l'Escaut. Leur forteresse était Castellum Menapiorum, aujourd'hui Cassel. Dans l'intérieur, nous retrouvons les Nerviens et leurs clients, qui n'avaient pas changé de place. Bagacum (aujourdhui Bavai), leur ville principale, fut le centre de toutes ces voies romaines qui devaient répandre la civilisation dans toutes les directions. Le grand nombre de médailles et de débris d'antiquités qu'on y a trouvés atteste l'ancienne splendeur de Bagacum. La forêt Charbonnière (Silva Carbonaria), qui semble un prolongement des Ardennes, ne commence guère à être connue qu'après le départ des Romains de notre pays. On croit que ce nom lui vient de ce qu'en plusieurs endroits, on y découvrait, et l'on y découvre encore aujourd'hui, de grands blocs de charbon à fleur de terre. ni. Austrasie et Lotharingie. (Page 51). Lorsque les Francs se furent emparés de la Gaule, ils donnèrent au pays compris entre l'Escaut, la Meuse (1) et le Rhin le nom d'Austrasie, et ils appelèrent Neustrie les contrées situées plus à l'ouest. On croit que le mot d'Austrasie veut dire terre orientale, et le mot Neustrie terre d'occident : cependant le premier peut signifier aussi ancienne France, et le second France nouvelle. Les rois d'Austrasie résidèrent quelquefois à Metz. Mais les ancêtres de Charlemagne, qui furent longtemps les véritables chefs des Francs Austrasiens, habitaient Landen, Héristal et d'autres terres situées en Belgique. Quand les fils de Louis le Débonnaire se partagèrent l'empire franc (843), presque toute l'ancienne Austrasie fut adjugée à l'aîné qui s'appelait Lothaire, et qui eut pour successeur son fils Lothaire II. Ce dernier donnait son nom à la contrée qui lui obéissait : elle fut appelée Lotharingie, et par contraction Lothier et Lorraine. Saint Brunon, archevêque de Cologne et gouverneur de la Lotharingie, la divisa en deux duchés (vers l'an 960). Le premier, appelé duché de Haute-Lorraine, ou de Mosellane, comprenait la Lorraine proprement dite et l'Alsace ; le second, appelé duché de Basse-Lorraine, répondait à peu près à la deuxième Germanie des Romains. La carte suivante offre ses principales subdivisions. (1) L'Austrasie s'étendait sur les deux rives de la Meuse ; mais c'est à la carte qu'il faut recourir pour connaître exactement ses limites. IV. La Belgique au X.e siècle. (Page 59). En Neustrie comme en Austrasie, il s'était formé sous le règne des Francs un certain nombre de provinces que l'on appelait pagi (d'où vient le mot pays). Chacun de ces pagi, quand il avait quelque étendue, se subdivisait en districts appelés petits pays ou pagi minores. Mais il règne beaucoup d'incertitude sur ces subdivisions. Notre carte présente tous les pagi principaux que renfermait la Belgique. Nous n'avons pu y indiquer qu'incomplètement les villes et les bourgs, l'importance de quelques localités à cette époque étant douteuse. Les noms écrits en grandes lettres sont ceux des pays les plus remarquables. Ce sont en Neustrie, ou plutôt dans le royaume de France, le Mempiscus ou pays Ménapien, et les Flandres, qui en forment la lisière septentrionale. La ligue de démarcation entre ces deux pagi est celle qui nous a paru la plus probable; mais quelques auteurs étendent davantage les Flandres. En Lotharingie, les cantons principaux sont, pour l'étendue, la Taxandrie (qui comprenait d'abord les pays de Ryen et de Stryen), le Masgau et l'Ardenne. Mais la Hasbania, et après elle le Bracbantum offraient des populations plus nombreuses. Le premier de ces deux pagi était comme le berceau des Carlovin-giens et des familles attachées à leur fortune. Le pays de Lomme (Namur) avait presque l'étendue qu'il devait conserver plus tard : Mais le Hainous ne représentait qu'une partie médiocre du Hainaut. Cette province embrassa dans la suite les pays de Fagne, de Famars, d'Ostrebant et quelques seigneuries brabançonnes. V. La Belgique au XIII.0 siècle. (Page 173). Aux pagi succédèrent les provinces, qui se formèrent en général par la réunion de plusieurs districts sous le gouvernement héréditaire d'une seule famille. La principale province était celle de Flandre, qui contenait au XII.0 siècle tout l'espace situé entre l'embouchure orientale de l'Escaut et l'Aa, petite rivière qui a son embouchure à Gra-velines. Dans cet espace était compris l'Artois, que Philippe-Auguste usurpa (en 1191), et les îles de Zélande, que les comtes hollandais tenaient en fief. On divisait la Flandre en Française et impériale. La première comprenait les cantons qui avaient appartenu à la France au X.° siècle et antérieurement ; la seconde, ceux qui avaient appartenu à la Lotharingie (Voir la carte IV). Ce riche comté n'avait point de capitale. Ses cinq grandes villes étaient Gand, Bruges, Ypres, Lille et Douai. Le Brabant ne le cédait guère à la Flandre, quoiqu'il eût perdu une partie de l'ancien pagus dont il gardait le nom. Il comprenait le marquisat d'Anvers, presque toute l'ancienne Taxandrie et les cantons voisins jusqu'à la Meuse, et la moitié de la Hasbagne. Il comptait pour villes principales Louvain, Bruxelles et Anvers. Le Hainaut s'était fort agrandi au sud et à l'ouest; quoique faisant partie de la Lorraine, il s'étendait sur le territoire français à l'ouest de l'Escaut. Cette lisière formait le comté d'Ostre-vant. Valenciennes était d'abord la ville la plus importante de la province. Mons s'accrut avec plus de lenteur. Beaumont, dans le pays de Fagne, tenait le troisième rang. Ces trois places étaient au XII.0 siècle les trois châtellenies de Hainaut. Le comté de Namur, qui répondait encore à l'ancien pays de Lomme, se trouvait presque enclavé entre le Brabant et les domaines de l'évêque de Liège. Cet évêché, formé principalement par des donations successives, se prolongeait sur les deux bords de la Meuse. On y distinguait surtout le comté de Horn, situé au Nord, la Hesbaye au centre, et le Condros sur la rive droite du fleuve. L'évêque de Liège partageait la souveraineté de Maestricht avec le duc de Brabant. Il possédait aussi Malines. La ville épiscopale de Tournai, quelque temps indépendante, s'était donnée à la France vers la fin du XII.6 siècle. Le duché de Limbourg, encore médiocrement étendu, était la moins importante des provinces belges. Le Luxembourg, au contraire, était beaucoup plus vaste qu'aujourd'hui; mais il ne renfermait presque aucune ville considérable. iseasr^trc."».^- < " VI. États héréditaires et acquisitions de Charles le Téméraire. (Page 315). Toutes les provinces belges, à l'exception des évêchés, se trouvèrent réunis sous Philippe le Bon, troisième duc de la maison de Bourgogne. Il laissa pour héritage à son fils la Flandre, le Brabant, le Hainaut, la Hollande, le comté de Namur, le Luxembourg, le Limbourg et les deux Bourgognes; en outre, le Ponthieu et les villes de la Somme devaient rester entre ses mains en vertu de la paix d'Amiens, et il avait des droits sur la Frise, quoique cette province gardât son indépendance. Charles le Téméraire, par la conquête de la Gueldre, par la soumission des Liégeois, et par la dépendance dans laquelle il tenait les évêques de Cambrai et d'Utrecht parvint à étendre encore sa domination dans les Pays-Bas. Mais il voulut aussi rattacher la Bourgogne à ses autres états. Dans ce but, il entreprit de conquérir la Lorraine, qui ne put résister à ses armes. Déjà il avait acheté la possession de l'Alsace et des villes forestières, qui de ce côté étendaient sa domination jusqu'au Rhin. Il ne lui restait plus , pour régner sur toute la rive gauche de ce fleuve, qu'à réduire à l'état de vasselage les évêchés de Cologne, de Trêves et de Mayence, comme il y avait réduit ceux d'Utrecht, de Liège et de Cambrai. L'exécution de ce projet l'eût rendu maître d'une monarchie plus puissante que n'avaient été autrefois l'Austrasie et la Lotharingie (Voir carte IV) ; et il avait exprimé l'intention de choisir pour capitale cette même ville de Nancy, sous les murs de laquelle il trouva son tombeau. Après sa mort, Louis XI s'empara de l'Artois et du duché de Bourgogne. VII. La Belgique pendant les XVII.0 et XVIII.e siècles. (Page 438). Charles-Quint avait laissé les Pays-Bas réunis et florissants. Le Cambrésis y fut annexé vers la fin (lu règne de Philippe II, les Espagnols s'étant emparés de Cambrai en 1595. Mais la guerre civile qui éclata sous ce monarque devint fatale aux provinces belges, que l'on voit ensuite spoliées et mutilées taut par la Hollande que par la France. Du côté du nord, la trêve de 1609 et la paix de Munster nous enlèvent la Flandre zélandaise, le Brabant septentrional et Maestricht avec une partie du Limbourg. Du côté du midi, Louis XIV s'empare de l'Artois, de la Flandre française, de l'Ostrevant et de la moitié du Hainaut, ainsi que de la lisière méridionale du Luxembourg. C'est par suite de ces différentes pertes que la Belgique fut peu à peu réduite à son étendue actuelle. VIII. La Belgique actuelle. (Page 487). Le royaume cle Belgique compte neuf provinces, qui formaient autant de départements sous l'empire français, et qui, de 1815 à 1830, se trouvèrent comprises dans le royaume des Pays-Bas. La délimitation des provinces est fondée sur les anciennes divisions territoriales. La province du Brabant, nommée avant 1830 Brabant méridional , par opposition au Brabant hollandais, portait sous l'empire français le nom de département de la Dyle. Population (1) : 801,037. Capitale : Bruxelles. Villes : Louvain, Tirlemont, Nivelles, Diest. La province de la Flandre Orientale (ancien département de l'Escaut). Population : 799,511. Capitale: Gand. Villes: Saint-Nicolas, Lokeren, Alost, Renaix, Eecloo, Termonde, Grammont, Audenarde, Ninove, Deinze. La Flandre Occidentale (ancien département de la Lys). Population : 638,733. Capitale : Bruges. Villes : Courtrai, Ypres, Ostende, Thielt, Poperinghe, Roulers, Isegliem, Thourout, Me-nin, Warneton, Wervicq, Fûmes, Dixmude, Nieuport. Le Hainaut (ancien département de Jemmapes). Population : 814,019. Capitale : Mons. Villes : Tournai, Ath, Leuze, Charleroi, Binche, Lessines, Enghien, Chimai, Antoing, Beaumont. La province de Namur (ancien département de Sambre-et-Meuse). Population : 298,046. Capitale : Namur. Villes : Dinant, Ardennes, Philippeville. La province d'Anvers (ancien département des Deux-Nèthes). (1) Selon l'Almanach royal officiel de Belgique, de 1862. Population: 452,814. Capitale: Anvers. Villes: Malines, Turn-hout, Lierre. La province de Liège, réunie définitivement aux provinces belges, depuis sa sécularisation sous la république française (ancien département de l'Ourthe). Population : 530,398. Capitales : Liège. Villes: Verviers, Huy, Stavelot, Spa, Herve, Visé. La province du Limbourg, dont nous n'avons conservé qu'une partie (la province entière portait sous la république française le nom de département delà Meuse-Inférieure, chef-lieu Maestricht). Population: 195,319. Capitale: Hasselt. Villes: Saint-Trond, Tongres, Maeseyck. La partie belge du Luxembourg (la province entière s'appelait sous le gouvernement français département des Forêts, chef-lieu Luxembourg). Population : 202,080. Capitale : Arlon. Villes : Bouillon, Bastogne, Marche, Saint-Hubert, Virton. TABLE DES MATIÈRES. Pag. Préface ..................... 5 PREMIÈRE PÉRIODE. Temps primitifs et domination des Romains. I. Etat ancien de la Belgique et peuples qui l'habitaient. . . 9 IL Expéditions de César en Belgique..........18 III. La Belgique sous la domination des Romains......22 IV. Origine des Francs, leurs progrès et leur domination. . . 29 DEUXIÈME PÉRIODE. La Belgique sous les souverains francs. I. Etat de la Belgique sous les rois mérovingiens.....34 II. Administration du pays. — Affaiblissement de la royauté. — Développement de l'esprit religieux.........39 III. Origine et grandeur de la famille Carlovingienne en Belgique. 43 IV. Rois et empereurs Carlovingiens. — Royaume de Lorraine. — Origine des maisons de Hainaut et de Flandre. . . 51 TROISIÈME PÉRIODE. La Belgique divisée en Flandre et en Lorraine. I. Histoire du comté de Flandre jusqu'à son extension sur la rive droite de l'Escaut (864 à 1007)........ 59 II. Formation du duché de Lorraine. — Régnier au long Col et Giselbert (846 à 936).............. 71 III. Gouvernement de saint Brunon. — Lutte des maisons de Hainaut et d'Ardenne, jusqu'à leur première alliance (939 à 1015)...................79 IV. Etat, de la Lorraine sous les ducs Godefroid et Gothelon (1015 à 1043)................. 87 Y. Premiers rapprochements entre la Lorraine et la Flandre. — Godefroid le Courageux et Baudouin de Lille (1036 à 1069).................... 93 VI. Séparation de la maison de Flandre en deux branches, sous Robert le Frison. — Règne de ce prince (1067 à 1093). . 99 VII. Godefroid de Bouillon. — La première croisade 1076 à 1100). 105 VIIL Etat de la Flandre et de la Lorraine dans le cours du XI.0 siècle. — Tribunal de la paix de Lorraine......112 QUATRIÈME PÉRIODE. La Belgique partagée en plusieurs petits états. I. Le titre de ducs de Lorraine passe aux comtes de Louvain. 123 H. Les comtes de Namur et ceux de Hainaut étendent leur pouvoir et restent indépendants des ducs de Louvain.....131 in. Les descendants de Robert le Frison gouvernent la Flandre. — Troubles et guerres extérieures pour leur succession. — Règnes de Thierry d'Alsace et de son fils......137 IV. Philippe d'Alsace promet une partie de son héritage au roi Philippe-Auguste. Il fait ensuite la guerre à ce monarque. . 147 V. Les comtés de Flandre , de Hainaut et de Namur réunis sous Baudouin le Courageux. — Baudouin de Constantinople (1191 à 1204)...................152 VI. Histoire de Liège pendant le XII.0 et le XIII.0 siècles . . 159 VH. Etat général du pays..............166 VHI. Règne de Ferrand de Portugal, en Flandre et en Hainaut. — Bataille de Bouvines (1214)............173 IX. La Flandre après la bataille de Bouvines. — Les comtesses Jeanne et Marguerite. — Commencement du règne de Gui de Dampierre (1214 à 1228)............ 182 X. Le Hainaut séparé de la Flandre.—Agrandissement du Luxem- bourg. — Le marquisat de Namur échoit successivement à plusieurs maisons (1214 à 1288).......... 190 XI. Prospérité du Brabant pendant le XIH.0 siècle. — Les trois Henri. — Jean le Victorieux. — Bataille de Woeringhen (1214 à 1288)................. 196 XII. Organisation intérieure des communes au XIH.0 siècle. — Métiers. — Commerce. •— Monuments........201 CINQUIÈME PÉRIODE. Guerres communales. I. Troubles de Liège jusqu'à la victoire complète du parti populaire (1386)................. 210 H. Lutte des Flamands contre Philippe le Bel.......220 HT. Règnes de Robert de Béthune et de Louis de Crécy (1305 à 1345)................... 230 IV. Règne de Louis de Maie. —■ Avènement de Philippe de Bour- gogne en Flandre (1345 à 1383).......... 240 V. Le Brabant depuis Jean I.er jusque sous la duchesse Jeanne. 248 VI. Histoire du Hainaut depuis l'avènement de Jean d'Avesnes jusqu'à l'alliance entre les maisons de Bavière et de Bourgogne (1280 à 1385) .............. 258 SIXIÈME PÉRIODE. Règne de la Maison de Bourgogne. I. Avènement de Philippe le Hardi au comté de Flandre; son règne et celui de son fils Jean sans Peur. — Avènement de Philippe le Bon (1384 à 1419)...........266 H. Règne de la branche cadette de la maison de Bourgogne en Brabant. —• Les droits de la famille de Bavière réunis à ceux de cette branche. — Jean sans Pitié et Jacqueline de Bavière...................275 III. Philippe le Bon fait échouer les projets du duc de Glocester et de Jacqueline de Bavière. — Il obtient successivement la souveraineté de presque toutes les provinces belges (1123 à 1443)................... 283 IV. Philippe le Bon adopte par degrés une politique indépendante — Il abat la puissance de Bruges. — Il consolide son gouvernement. — Il combat les Gantois et les dépouille de leurs privilèges (1435 à 1452)............. 293 V. Vieillesse de Philippe le Bon. ■— Son fils devient l'ennemi de Louis XI. — Haine et guerre des Liégeois contre la maison de Bourgogne. — Mort du vieux duc (1453 à 1467). 305 VI. Règne de Charles le Téméraire (1467 à 1477)...... 313 VH. Règne de Marie de Bourgogne (1477 à 1482)...... 328 VIII. Etat politique des provinces belges après le règne de la maison de Bourgogne. — Avenir du pays. —• Richesse publique. — Progrès du luxe. — Splendeur des Beaux-Arts. — Etat de la littérature française et flamande.......337 SEPTIÈME PÉRIODE. Règne de la Maison d'Autriche. — Souverains résidant en Belgique. I. Régence de Maximilien..............344 IL Règne de Philippe le Beau. — Minorité de Charles-Quint. 352 III. Premières années du règne de Charles-Quint (1515 à 1532). 359 IV. Deuxième partie du règne de Charles-Quint. — Affaires de Belgique. — Projet de faire des Pays-Bas un état isolé. — Depuis la paix de Nuremberg jusqu'au traité de Crespy (1532 à 1544)................. 366 V. Dernières années de Charles-Quint, depuis le traité de Crespy jusqu'à son abdication (1544 à 1555)........ 372 HUITIÈME PÉRIODE. Règne de la Maison d'Autriche. — Souverains résidant en Espagne. I. Commencement, du règne de Philippe H........378 H. Opulence et prospérité commerciale de la Belgique vers 1560. — Régence de Marguerite de Parme........388 H!. Gouvernement du duc d'Albe (1567 à 1573)....... 398 IV. Gouvernement de Réquesens. — Pacification de Gaad. — Gouvernement de don Juan d'Autriche (1573 à 1579) . . 409 V. Gouvernement du duc de Parme (1578 à 1592)..... 419 VI. État de la Belgique après le duc de Parme. — Règne d'Albert et d'Isabelle, jusqu'à la trêve de douze ans.......429 VII. Depuis la trêve d'Anvers jusqu'à la paix de Munster (1609 à 1648)................... 438 VIII. Conquêtes des Français en Belgique sous Louis XIV. . . 444 IX. Histoire de l'évêché de Liège, depuis Érard de la Marck jusqu'à la fin du XVH.e siècle...........452 NEUVIÈME PÉRIODE. Maison d'Autriche. — Souverains résidant en Allemagne. I. L'empereur Charles VI devient souverain de la Belgique. . 459 H. Règne de Charles IV et de Marie-Thérèse (1715 à 1780). . . 465 III. Règne de Joseph II. — Révolution brabançonne. — Entrée des Français en Belgique (1780 à 1793)......... 473 Coup-d'œil sue les événements contemporains.......487 Maisons souveraines de la Belgique avant celle de Bourgogne. . 5 Tableau généalogique des maisons de Hainaut, de Flandre et d'Ar- denne, depuis leur origine jusqu'au milieu du XI.e siècle. . . 92 Deuxième Tableau généalogique des Maisons de Hainaut, de Flandre et d'Ardenne..................151 Tableau généalogique des Maisons de Namur, de Luxembourg, de Limbourg et de Brabant, pendant le XH" et le XHI.e siècles. 203 Tableau généalogique des comtes de Flandre et de Hainaut, pendant les XIH.e et XIY.e siècles............265 Tableau généalogique des Maisons souveraines belges, pendant les XIH0 et XTV." siècles................291 Tableau généalogique de la Maison d'Autriche.......484 Liste des évêques qui ont successivement occupé le siège épisco- pal de Liège, et époque de leur avènement.......486 Explication des cajbtes................491 FIN.