CONTES M k i CHARLES DE COSTER imcmféttes Lfqendrs flamand*'!] ■ DE MM Ot GR9-U. DE SCHAMPHElEER. DUWÉl FÉLICIEN ROPS SAN CAMP i OTTO VON THOREN i>.-yM wtixiam DRuWN PARIS Mir.HKf LÉVV FHKHES, KDITKl'US i bis HUK VIVII NNK BRUXELLES LEIPZIG iVnr.K DE l'UàLtCtTK 39, inontiignc de là Cour AUGUSTE SÇHK I libraire-éditeur I8(i1 TOITS imnfTK HKSt-'.KVKR CONTES BRABANÇONS. /J 0 £ u lue u- A U t c / ' ' ) CAxs A^/Cxi j cU, (j^^r- ^ y r/t u^L J>' V"C« U. ^ / «i f li// ksj / yju yf* s/ y ^ c^ a-/ . ^ S 0 «, ^ /u ^ â^f^J Y V/ 7 > / (x C 6 CA-A crAovj-^ 6/ti^, /! y OT vj^ wc, y i Puis c'étaient des douleurs sans nom, des larmes avalées, des colères sans motif, le désir du bonheur se réveillant tout à coup. Malheur à qui vit seul. Alors je cherchais inquiet, un vague idéal, qui ne se présentait jamais à mes regards, puis l'apathie revenait, je travaillais, je pensais, je venais en aide à ceux qui souffrent, je luttais pour une grande cause, mais rien ne me récompensait, ni l'estime des hommes, ni la reconnaissance de ceux dont j'avais fait le bonheur, et toujours il me manquait quelque chose : Quoi? — Elle; vous ! Je vous cherchai et ne vous trouvai point, car vous n'étiez ni celle-ci, ni celle-là, ni cette bourgeoise, ni cette duchesse; puis tout à coup un beau matin je vaguais par la ville, j'avais tout oublié jusqu'à mes désirs : je vous vis et vous aimai. Alors mon esprit s'éveilla comme en sursaut. Je vivais enfin : je pensai à Dieu, à l'âme, à toutes les choses sublimes, au dévouement, à l'héroïsme... Puis... j'eus soif de vous. Ottevaere. Non, mille fois non, dit Anna en jetant cette lettre au feu. Puis elle prit sa bible, lut le saint livre et pleura. XXIII. Le premier mai, Anna fut réveillée à l'aube par une voix grave qui chantait sous sa fenêtre le lied flamand de mai. Belle aimée combien légèrement tu dors Dans ton premier rêve. Je veux rester ici debout et planter le mai, Il est si beau. Émue, attentive, charmée, Anna chantait tout bas la réponse : Je n'en veux point de ton mai, Je n'ouvrirai point ma fenêtre, Plante ton mai où il te plaît, Plante ton mai là-bas bien loin. La voix reprit : Qu'en ferai-je? Où le planterai-je? Ce sera dans la rue des Seigneurs, La nuit d'hiver est froide et longue , Il y laissera ses fleurs. Belle-aimée, laisse-lui ses fleurs, Nous l'enterrerons dans le cimetière, Près de l'églantier ; Son tombeau portera des roses. Belle-aimée et sur ces roses Sauteront les rossignols. Et pour nous deux, à chaque mai, Ils chanteront de douces chansons. C'était un souvenir d'enfance que ce lied, de mai ; jamais depuis son mariage, elle n'avait éprouvé une aussi fraîche sensation. Se levant à demi-nue, elle ouvrit le rideau et regarda celui qui chantait. Une aube d'hiver triste et morne se levait à l'orient dans des nuages gris chargés de neige. Elle vit pour la première fois l'homme qui lui avait écrit de si ardentes paroles d'amour et en le voyant elle se cacha le visage. Ottevaere continuait de chanter : L'aimée a beau renvoyer L'amant où il lui plaît Avec son beau mai, La nuit a beau être froide et longue, L'amour brûlera l'aimée Comme le feu du ciel. Anna chanta encore tout bas la réponse : Je n'en veux point de ton mai, Je n'ouvrirai point ma fenêtre, Plante ton mai où il te plaît. Plante ton mai là-bas, bien loin. Comme s'il eut entendu sa réponse, Ottevaere poursuivit : La nuit d'hiver est froide et longue, Le mai a froid, froid le beau mai, L'amant est triste, l'aimée pleure, Mais un jour viendra, beau jour Où l'amant rira, où l'aimée Ne pleurera plus. Puis il s'éloigna, Anna ouvrit la fenêtre et le regarda partir. — Isaac, dit-elle, pourquoi me laisses-tu toujours seule. Elle entendit soudain un bruit de pas et se rejeta en arrière, elle s'agenouilla pour n'être point vue, le vent glacé chassait dans la chambre des bouffées embaumées. Elle entendit déchausser des pavés et un bruissement de feuilles. Puis les mêmes pas qu'elle avait entendus, s'éloignèrent furtifs; Anna se releva et aperçut planté sur la chaussée l'arbre de mai couvert des fleurs les plus précieuses; mais le tronc mal planté ne résista point au vent du matin qui s'éleva, il tomba et avec lui sur le pavé, les énormes bouquels dont il était chargé. — Quel dommage, dit Anna. Puis revenant à elle : Des fleurs, dit-elle, que m'importent ces fleurs. Elle se recoucha, pardonne-moi, dil-elle, mon Dieu, j'ai été criminelle un moment. braf le prophète- 55 Deux heures après en se levant et en faisant dans la maison sa visite de ménagère, elle vit des bouquets s'épa-nouissant dans des vases, des verres et jusque dans des soupières. Il y en avait partout depuis la cuisine jusqu'au grenier. Kattau se montra : Comment ces fleurs sont-elles ici, lui demanda Anna. — Madame, répondit Kattau aussi naïvement qu'elle le put, la chaussée en était jonchée ce matin, j'ai cru vous faire plaisir en les ramassant et en en ornant la maison pour fêter le premier jour de mai, mais si vous le voulez, je les jetterai sur le fumier. — Non, non, dit vivement Anna; Kattau sourit, XXIV. i Monsieur Isaac de Wildensteen. « Le docte Thomas à Clapporibus, dit dans un beau latin que je vous crois capable de comprendre mais que je m'empresse cependant de vous traduire, il dit donc, ce profond observateur des faiblesses humaines, que l'hon- neur d'une femme qui reçoit des aubades n'est pas loin d'être malade. Monsieur, loin de moi l'irrévérencieuse idée de suspecter la vertu de madame votre épouse, mais je dois vous prévenir que les voisins jasent et que j'ai entendu faire sur votre compte des plaisanteries qui sentaient leur corne d'une lieue. Je puis vous indiquer l'endroit où cela se passa, c'est à la Couronne d'Espagne, honnête estaminet où je vais parfois prendre un verre de cassis pour donner du ton h mon estomac dérangé par l'étude. Monsieur, hier, premier mai, pendant que vous étiez en voyage, un homme que je ne dois plus vous nommer, un libertin, un mauvais sujet, est venu chanter sous les fenêtres de madame votre épouse. Celle-ci a d'abord levé le rideau, puis lorsque le séducteur s'est éloigné elle a sans doute voulu voir son visage, car elle a ouvert la fenêtre et a regardé dans la rue. On a pu voir qu'elle ne porte pas de bonnet de nuit mais une simple résille pour contenir sa chevelure, qui m'a-t-on dit, est abondante. Cela étant fait, des ouvriers sont venus qui, payés par l'homme que vous savez, ont planté devant votre maison, un mai compromettant. Madame s'est alors retirée. Les ouvriers étant partis elle a de nouveau regardé, et elle a pu voir un arbre chargé de fleurs, lequel tomba bientôt ; mademoiselle Kattau, qui sans doute est de connivence avec le planteur de mai, sortit de chez vous et ramassa les bouquets. Je ne doute nullement qu'ils n'embaument en ce moment votre maison. Veuillez recevoir, monsieur, l'hommage de ma considération et les assurances multipliées de mon respectueux dévoument. Votre ami qui doit persister à rester inconnu. Y. Z. — Diable! se dit Isaac, après avoir lu la lettre, il faut que je m'assure, c'est qu'il se pourrait bien..... Il venait d'achever au second, sa toilette, Anna était au premier, Isaac, tenant la lettre à la main, descendit quatre à quatre l'escalier. Kattau montait précisément : Qu'y a-t-il, que se passe-t-il, où courez-vous ainsi, monsieur, dit-elle? — Est-il vrai, demanda-t-il en lui tirant les oreilles, est-il vrai que tu aies ramassé des fleurs ce matin dans la rue et que ta maîtresse ait reçu une aubade? — Oui, monsieur, tout cela est vrai, mais dites où est le mal ; madame ne peut défendre à personne de lui donner une aubade. Quant à ce qui est de ramasser des fleurs, je l'ai fait parce que j'ai trouvé qu'elles sont plus à leur place ici que dans la rue. Vous êtes en colère et vous avez envie de faire une scène à madame qui est déjà assez malheureuse comme cela. — Ici Kattau éleva la voix. — Mais je vous préviens que si vous le faites, je lui dirai, moi, ce que vous allez faire tous les deux jours à Bruxelles. — Chut, fit Isaac, chut... — Croyez-moi, dit encore Kattau, laissez votre pauvre femme en repos, et si vous ne l'aimez plus, du moins ne la tourmentez pas. Elle est innocente, et je vous assure qu'à sa place il y en a bien d'autres qui auraient depuis longtemps cessé de l'être. — Tiens, dit Isaac, si j'allais l'embrasser. — Oui, repartit Kattau, c'est une bonne idée; madame sera peut-être contente de ramasser quelques miettes de la table de l'autre. XXV. Ottevaere à Anna. Madame, j'ai rêvé : C'était en carnaval, j'entrai dans une grande chambre. Une femme était couchée sur un lit. Cette femme, c'était vous. Je ne voyais pas votre corps sous le drap qui le couvrait, mais seulement votre beau visage. Votre bras pendait hors du lit. Je voulus vous couvrir ; il me semblait que vous aviez froid ; je pris votre bras, il était de plomb ; je touchai votre visage, il était de glace; votre corps, il avait la rigidité du cadavre : Morte de douleur, dit une voix près de moi. Je me mis à genoux et je priai en tenant votre main dans les miennes. Soudain, je vous vis vous lever; votre main que je tenais m'attira contre vous. Je me sentis mourir et devenir comme vous froid et rigide; le lit alors, la chambre, les murs, tout disparut, nous tombâmes. L'abîme était sous nos pieds, à nos côtés, sur nos têtes, partout. La lumière qui nous entourait n'était pas de ce monde, c'était des nuages gris et lumineux que nous traversions toujours sans savoir où nous descendions dans cette chute vertigineuse. Je vous couvrais de baisers, car je vous aimais morte et je vous suivais dans la mort. Nous ne nous parlions point; h quoi bon des paroles, nous n'avions qu'une seule pensée : nous, dans l'infini. Nous descendions toujours, et toujours le brouillard succédait au brouillard et l'abîme à l'abîme ; il me semblait que je n'étais plus de chair ni vous non plus ; je ne sentais plus votre corps, et clans le baiser qui nous unissait nous étions mêlés l'un h l'autre comme l'air tiède à l'air chaud, la fumée de l'encens au parfum d'une fleur. Nous touchâmes enfin les bords de la mer des ombres, une mer grise et sinistre. Des âmes railleuses passèrent et dirent : Voilà ceux qui s'aiment d'amour adultère. Je me séparai de vous pour frapper ; vous jetâtes un cri, je m'éveillai. Pardonnez-moi cette lettre; je suis fou parce que je vous aime, mais vous m'aimerez aussi, je vous le dis. Votre cœur joue une triste comédie; pourquoi vous taire? Je sais que vous êtes pâle et que vous pleurez toutes les nuits. Anna sonna vivement ; Kattau entra. Anna tenait à la main la lettre qu'elle venait de recevoir : — Connaissez-vous cette signature? demanda-t-elle. — Oui, madame, répondit la femme de chambre toute rougissante. — Vous êtes sincère au moins. — On n'a jamais menti chez nous. — Pourriez-vous, repartit Anna, me dire si je vous ai jamais donné le droit de parler à celui que vous savez, de ma pâleur ou de mes larmes. Kattau prit avec effusion les mains d'Anna : Non, madame, dit-elle, non, personne ne m'a donné ce droit, mais je vous aime, je suis votre servante, je me suis imposé la tâche de veiller sur votre bonheur. Ah ! vous ne m'en voudrez plus quand vous saurez pourquoi. Celui qui vous écrit a sauvé mon père au moment où il allait se jeter dans l'Escaut. Il lui a donné tout ce qu'il avait dans sa bourse; nous étions ruinés, il a rétabli nos alfaires. Il a tiré mon père du tombeau et moi de la fange où tombent les filles pauvres quand elles ont le malheur d'avoir un grain de fraîcheur. Kattau raconta alors la scène du pont... Quand mon père est revenu, poursuivit-elle, et qu'il m'a parlé de ce jupon rouge, plus malheureux que lui, au dire de M. Ottevaere, et qui demeurait chaussée de Saint-Amand, j'ai fait causer vos voisins, j'ai appris bien des choses, pauvre clame, et je me suis présentée chez vous; parce que j'ai une dette de reconnaissance à payer, et que ne pouvant m'acquitter envers lui, j'ai voulu m'acquitter envers vous, parce qu'il vous aime. Madame, je n'ai pas le droit de vous dire du mal de votre mari, mais si vous aviez pris h sa place pour époux celui que les paysans de Meulestee appellent le frère des pauvres, vous seriez la plus heureuse des femmes. Oui, je vous le dis franchement, je vais chez lui, je lui parle de vous, je dis ce que je vois, ce que vous souffrez et, madame, quand nous sommes à deux à veiller ainsi sur vous, il nous semble que malgré tout il doit, un jour ou l'autre, vous arriver quelque bonheur. — Embrassez-moi, Kattau, dit Anna, et mettez ceite lettre dans votre malle. Mais se ravisant aussitôt, Anna prit ou plutôt arracha la lettre des mains de sa femme de chambre, la déchira en mille morceaux, ouvrit la fenêtre et les jeta dans la rue. Le vent était fort : ils furent emportés en moins d'une seconde, à une hauteur prodigieuse, tourbillonnèrent au soleil comme une nuée de papillons, puis s'abattirent et disparurent derrière les toits des maisons. Anna, radieuse comme le devoir triomphant, triste comme la passion combattue, les avait suivis des yeux : — Puissent ainsi, dit-elle, s'envoler toutes mes pensées coupables! — Pauvre madame, disait Kattau, vous êtes une sainte ! — Il le faut bien, n'est-ce pas, repartit Anna. XXVI. Anna suivit un jour son mari à Ternath, à quelques lieues de Bruxelles. Isaac désirait louer un château dans les environs. Ils se dirigèrent vers la station et montèrent en diligence. Un fier jeune homme et une belle jeune femme avaient pris place vis-à-vis d'eux. Isaac penchait la tête hors de la portière et s'écriait à tout propos : Ho ! les beaux arbres, le beau ciel, les jolis petits oiseaux, le printemps est le réveil de la nature ! Dieu fait bien ce qu'il fait. Qu'il doit être doux d'habiter la campagne ! N'est-ce pas, chère? Et Isaac serrait tendrement la main d'Anna. Nous boirons du lait, disait-il, et nous mangerons du fromage à la crème... Anna écoutait froidement toutes ces fadaises, car elle savait que si Isaac désirait louer une maison de campagne, ce n'était pas pour y loger des amours légitimes. Elle ne pouvait détacher les yeux des deux jeunes gens assis vis-à-vis d'elle. Ils ne se parlaient pas, ne se serraient pas la main, mais parfois Anna les voyait plonger l'un dans l'autre, leurs regards voilés et pleins d'un profond amour. C'était un jeune couple que le mariage avait pris dans toute la fougue de la jeunesse : un poëte eut mis sur leur front une couronne d'aubépines, des fleurs pour aujourd'hui, des blessures pour demain. Ils descendirent de convoi en même temps qu'Isaac et Anna, et se mirent à courir l'un derrière l'autre, en se faisant des niches sur le chemin : la nature était à ces enfants. Une chaleur torréfiante montait du sol et descendait du ciel. Partout dans les vastes champs qu'embrassaient ses regards, Anna ne voyait que du feu et de la lumière : les seigles en fleur courbaient voluptueusement leurs tiges souples sous le vent qui passait en s'enbaumant de leurs parfums : les saules têtards si nombreux dans les campagnes de Flandre semblaient tordre leurs troncs fantastiques comme s'ils eussent été prêts à éclater sous la séve qui les gonflait. Vivre, vivre! semblaient murmurer les houblons en s'enroulant autour de leurs lances inanimées ; aimer, semblaient chanter les oiseaux qui passaient en se poursuivant l'un l'autre ; bonheur ! jeunesse ! puissance! disaient les prés aux herbes molles, les eaux vives, les peupliers frissonnants, les chênes forts et le puissant soleil qui jetait par torrents sa lumière fécondante sur la terre gorgée de vie. Anna baissait la tête et songeait à Ottevaere. La promenade d'Isaac et d'Anna fut monotone, comme il arrive chaque fois que deux compagnons de route sont absorbés chacun par une pensée particulière. Ils arrivèrent tous deux près de Dilbeek. Soudain ils entendirent des cris, ils virent s'élever au loin une épaisse poussière, une troupe parut, ils ne distinguèrent d'abord rien au milieu de la poussière que les points blancs des visages et le ton bleu des blouses, mais ils frémirent d'horreur quand ils purent voir distinctement passer devant eux, rapide comme le vent, une femme suivie d'une hurlante escorte de gamins. Le visage de cette femme était beau, froid et dur, ses cheveux dénoués lui tombaient sur les épaules, une large égratignure marquait de sang l'une de ses joues, son mouchoir était détaché et lui tombait sur le dos, ses jambes étaient nues. Son jupon en lambeaux semblait avoir été déchiré dans une lutte furieuse; elle tenait à la main ses sabots pour mieux courir. Des pierres, du fumier, de la poussière pleuvaient sur elle. Parfois elle se retournait sur les gamins pour les menacer ou les maudire, mais alors les huées redoublaient et les pierres tombaient plus nom- breuses. A peine cette horrible troupe eût-elle tourné le coin du chemin qu'Anna et Isaac en virent venir une autre. Cette fois c'était un homme que poursuivaient des paysans et des gamins. Celui-là courait comme ne saurait courir un cerf effrayé. Il était pâle, blême et bouffi, tenait également ses sabots à la main, et il faisait bien de fuir, car cette fois il ne s'agissait plus de pierres, ni de fumier, mais de fourches et de pioches aiguës, brillantes et meurtrières. Isaac et Anna eurent à peine le temps d'entendre le bruit de ses pieds nus qui foulaient la poussière d'un pas vertigineux. Les paysans qui ne pouvaient le suivre s'étaient arrêtés et criaient : Laffaerd! laffaerd! moordenaer! over-speler! (lâche, lâche, assassin, adultère), Isaac et Anna se regardèrent effrayés et se dirigèrent vers Dilbeek pour savoir le mot de ce drame : ils arrivèrent sur la grand'place. Une femme de haute taille, au visage rouge et dont les bras d'hercule étaient nus jusques aux coudes, pleurait et s'essuyait les yeux de son tablier : Mon fils, disait-elle d'une voix rauque, ils me l'auraient tué, ô la coquine, ô le lâche ! — Calme-toi, la mère, disait l'une des voisines, tu les as punis tous deux et ton fils est libre maintenant. — Mon fils, mon pauvre fils, sanglotait la femme. Elle aperçut soudain Anna dans le groupe : Voilà, dit-elle, BRAF LE PROPHÈTE. G7 une dame de la ville, mais elle ne trompera jamais son mari celle-là. Il ne faut pas rougir madame. Ho ! il se passe au monde des choses que Dieu ne devrait pas permettre! Elle prit Anna par le bras : Tenez, dit-elle en la faisant entrer dans une grande cuisine de paysans, vous voyez là dans ce fond, à l'ombre, sur cette chaise, un être pâle et malade. Eh bien, c'est mon fils ça. — Comment es-tu maintenant mon garçon? L'homme hocha la tête et montra sa gorge avec un geste atroce. — Pauvre muet, dit la mère, je ne sais pourquoi je veux toujours te faire parler, mais la parole le reviendra mon fils, c'est ta mère qui te le dit. Il n'a pas l'air méchant : N'est-ce pas, qu'on n'eut pas dû lui faire de mal ? Et il n'est pas laid : Si vous le voyiez au grand jour. Eh bien il y a deux ans, ce malheureux a-épousé une fille de Boendael, celle que vous avez vu passer tantôt et qu'on a tuée en roule, j'espère. — L'homme gémissait. — Ne pleure pas, mon fils, tout est fini. Cette fille l'a donc épousé, non qu'elle l'aimât beaucoup, mais j'avais donné à mon enfant quelques bons mille francs, quatre paires de chevaux, autant de bœufs et de vaches et une quarantaine de moutons. C'était alors un des beaux garçons du village, quand tout à coup il y a un an, je ne sais comment cela est arrivé, il a perdu l'usage de ses membres. La coquine que vous avez vu courir et qui est sa femme a pris un amant au lieu de soigner son mari paralytique, tous deux auraient voulu le voir mort, afin d'hériter de son bien, mais ils n'osaient employer ni le couteau, ni le poison. Savez-vous ce qu'ils ont fait alors, la mère rougit, ils ont fait l'amour devant lui, parce que chaque fois que cela se passait, le malheureux qui ne savait pas crier pour appeller au secours, avait d'effrayants accès de colère et qu'ils espéraient qu'il resterait dans l'un de ces accès. — Ho! dit Anna, ce n'est pas vrai çà. — Pas vrai, dit la femme, je viens d'entrer par hasard dans la maison, et je les ai surpris... Mon fils évanoui n'avait plus de force que pour gémir. Mais je suis là, mon pauvre Hendrik, dit-elle, en baisant l'homme au front, quand la femme est mauvaise la mère est bonne, n'est-ce pas, mon fils, et s'ils ont voulu te tuer, eux, je te guérirai, moi. L'homme montrait le poing. — Sois tranquille, dit-elle, pauvre muet, tu es bien vengé, tu as vu comme je les ai pris, comme je les ai battus et comme ils se sont laissés faire. C'est qu'il y a encore de la force dans le bras d'une vieille mère quand elle veut venger son enfant. J'ai marqué de mes ongles le visage de cette gueuse, je lui ai déchiré son bonnet et sa jaquette, quant à l'homme je l'ai jeté dans la mare qui est ici en face. Il en est sorti couvert de l'habit qui lui va le mieux. — Il y a une justice au ciel, dit Anna. — Et des juges à Bruxelles, madame, répondit la mère. Anna tremblante et effrayée allait sortir de la maison. — Place, dit une paysanne portant un seau, on va purifier la maison. Isaac et Anna quittèrent Dilbeek, le cœur gros. Pendant plusieurs nuits Anna rêva qu'elle était comme la femme adultère poursuivie et couverte de boue par une foule hurlante. Elle s'éveilla chaque fois, baignée de larmes. Elle ne voulut plus sortir de chez elle, ni même se mettre à la fenêtre. XXVII. Kattau trouva par hasard sur le secrétaire d'Isaac, les deux lettres de l'ami inconnu. Elle les communiqua à Anna qui les lut, haussa les épaules et dit à Kattau de les remettre où elle les avait prises. Un malin d'octobre, Anna sortit, il avait plu : elle allait voir son père que la goutte retenait dans sa petite maison du quai aux Ilerbes. Braf la suivait. Le cabaret de la Couronne d'Espagne était situé vis-à-vis de la maison. Un homme étail ià qui vidait un verre de cassis. Au moment où se fermait la porte cochère, il mit quelque monnaie sur le comptoir et sortit du cabaret. Il porlait des lunettes, sa face était bouffie et blanche comme de la craie, sa redingote graisseuse était trop longue, son chapeau pelé, ses pantalons étaient trop courts et ses souliers avachis. — Il tira de sa poche un petit livre relié en basane et suivit Anna en ayants oin de lever de temps en temps les yeux de dessus le livre. Ils arrivèrent ainsi au marché du Vendredi. Braf cependant avait fait lever une troupe de moineaux, il se lança à leur poursuite; l'homme au bouquin était sur son chemin, il le renversa, l'homme jeta les hauts cris, appela la garde, se releva et regarda d'un air courroucé et mélancolique, son chapeau, son bouquin et sa canne qui gisaient dans la boue. Braf était déjà loin, des gamins s'assemblèrent autour de l'homme et le huèrent. Il n'eut pas le courage de paraître se soucier de ces huées, il remit sa canne sous son bras, se recoiffa, chercha un refuge dans un débit de liqueurs voisin et demanda un verre de cassis. Puis il tira de sa poche un foulard de coton, s'en servit pour enlever la boue du livre relié en basane et dit en le voyant si maculé : 0 noble Horace on t'a crotté bien irrévérencieusement ! XXVIII. Madame, dit Kattau quelques jours après, le facteur vient d'apporter cette lettre pour monsieur. Elle est de la même écriture que les deux autres. Anna fit sauter le cachet et lut ce qui suit : Monsieur, Dussent les plus horribles traitements faire de moi leur victime infortunée, dussé-je être traîné dans la boue ou mourir sous la dent des bêtes féroces, je dois, Monsieur, vous prévenir que cette nuit, un homme est entré dans votre jardin, que Madame voire épouse était à la fenêtre, qu'elle est descendue, a causé avec cet homme et qu'après une longue conversation que l'on peut sans témérité qualifier peut-être de criminelle, l'homme a sauté par dessus le mur. Un ami désolé. Y. Z. Voici ce qui s'était passé. Une nuit, Anna était seule chez elle, Isaac se trouvait h Bruxelles, les domestiques w étaient au bal. Anna qui ne pouvait dormir descendit au jardin ; la nuit était tiède et assez claire, Braf la suivait. A peine eut-elle fait quelques pas, qu'un homme parut sur la crête du mur et sauta dans le jardin. L'homme avait à peine mis pied à terre que Braf sautait déjà sur lui ; mais en moins de rien le chien fut terrassé. Anna que la peur gagnait déjà, fut heureuse d'entendre une voix douce qui lui disait : Ne craignez rien, madame, je voulais vous voir, je vous ai vue, je m'en irai maintenant si vous voulez. Vous n'avez rien à craindre de moi, ajouta-t-il, il me fout une force surhumaine pour rester une minute de plus maître de votre chien, sans l'étrangler ou sans qu'il m'é-tranglë : appelez-le, je ferai après cela ce que vous voudrez. Anna confiante s'approcha d'Oltevaere et caressant Braf: — Braf, dit-elle, levez-vous. Braf en entendant cette voix douce, cessa de gronder et de s'agiter; Ottevaere alors se leva. Braf se retourna sur lui, puis regarda Anna comme pour lui demander si c'était un ami qu'il avait attaqué. Ottevaere était debout devant Anna : Nul bruit ne troublait le silence de la nuit, que le bruit de la rosée qui tombait des arbres sur les feuilles sèches et celui de quelque ramille qui, se détachant de leur sommet, tombait de branche en branche, sur le chemin. Anna tremblait et ne trouvait pas une parole h dire. Oltevaere non plus ne savait parler. Anna entendait ses dents claqueter par la force de l'émotion : mais reprenant la première son courage : — Pourquoi, dit-elle doucement, entrez-vous ici la nuit, comme un voleur? Ne savez-vous pas que c'est m'insulter et risquer de me perdre de réputation. — Pardonnez-moi, dit Ottevaere, c'est vrai, je ne savais ce que je faisais, mais il y a si longtemps que je vous aime et que je souffre. — Il faut savoir souffrir, dit Anna. — II faut, gronda-t-il; pourquoi faut-il?... — Vous vous plaignez, dit-elle ; n'y a-t-il donc plus de courage en ce monde. Celui qui a tout, comme vous, doit-il verser des larmes de femme. N'avez-vous pas de Dieu que vous priez, de Bible que vous lisez et un cœur fort pour vous soutenir dans la vie? — IIo ! la femme du devoir, dit-il avec colère, la femme sans pitié. — Vous êtes méchant, dit-elle. — Moi, dit Ottevaere. Trois heures sonnèrent, le ciel se fit blanc, un coq chanta. — Trois heures, dit Ottevaere, l'heure des sommeils profonds ; ton mari ne s'éveillerait pas, si j'étais près de toi, dans votre chambre nuptiale. Nous sommes seuls, Anna ; je puis t'emporter malgré toi, malgré tout. — Il n'y a pas, dit Anna, de force pour forcer une âme forte. — IIo! je le sais, dit-il, en frappant du pied, je le vois. — Est-ce à vous à vous fâcher, dit Anna. — Non, dit-il, non; pardonnez-moi. Faut-il attendre dix ans, vingt ans, mon bonheur, Anna, madame, répondez-moi un mol, un seul. Il était là, suppliant à genoux, timide comme un enfant, triste comme l'amour malheureux, et cependant elle était là aussi devant lui, la tête découverte, sa belle chevelure tombant en épais rouleaux sur son cou ; la gorge à demi dévoilée, les bras visibles jusqu'au pli harmonieux du coude dans les larges manches de sa robe de chambre, belle enfin et désirable comme la beauté elle-même. Mais Ottevaere avait regardé le front d'Anna, siège des pures pensées ; il voyait briller ses grands yeux bruns, clairs comme l'innocence, tristes et résolus comme un regard de martyre ; il avait entendu sa voix où vibrait la corde d'acier d'une volonté ferme. — Partez, lui dit-elle tout à coup. — Partir, répéta-t-il humblement. — Oui, dit-elle. Il sauta par-dessus le mur. Depuis lors, Anna pensa et rêva tout haut; le mot qui revenait le plus souvent sur ses lèvres était : non. Puis c'étaient des extases sans fin, des absorptions profondes, des rires sans motif, des larmes silencieuses : lia ! disait-elle souvent à Kattau, pourquoi Dieu ne m'a-t-il point donné d'enfants? XXIX. Nous sommes à la lin d'octobre. Anna et Isaac causent auprès du feu. Anna est triste, Isaac est maussade. — Pourquoi, demande la jeune femme, ne vas-tu plus à Bruxelles depuis huit jours? — Je n'y ai que faire. — As-tu acheté beaucoup d'actions de tous les emprunts? — Beaucoup. — Il reste donc bien peu d'argent en caisse ? — Pourquoi? — C'est que voici des notes, l'une est de mille florins : frais de réparation et d'entretien d'une ferme à Vrouwe-Polder, construction d'un lavoir..., etc. En voici une autre plus forte; la main d'Anna trembla, elle vient de Buis, joaillier à Bruxelles. — De Buis ? impossible ! — Vois plutôt, tu pâlis. — Mais oui... comment? — Comment j'ai cette note. On me l'a adressée, je l'ai ouverte. Je vois là douze mille francs de bijoux que je n'ai pas portés; ouvre la caisse, il faut payer cela de suite... ouvre donc... elle contenait soixante mille francs quand je te l'ai remise. — Anna, je dois, il faut... écoute, gronde moi, bats-moi, appelle moi des noms qu'il te plaît, mais il n'y a plus un sou dans la caisse... — Soixante mille francs en trois mois! — Nous vendrons une ferme. — Non. Il manque quatorze mille francs, je les ai. Anna monta à sa chambre. Voici, dit-elle, en descendant cinq mille florins, ma dot que tu n'as pas voulu recevoir de mon père. Voici ensuite tous mes bijoux, nous les vendrons; cette rivière de diamants vaut à elle seule toutes les parures de l'autre... La vente des bijoux produisit vingt-trois mille francs, auxquels Isaac eut le honteux courage de joindre les cinq mille florins de la dot d'Anna. XXX. Ottevaere à Anna. Chère aimée, martyre volontaire, quelle vie mènes-tu? Sais-tu bien qu'on en meurt ou qu'on en devient folle? Regarde, il neigera aujourd'hui; le temps est gris et l'on dit qu'il fait froid. Si nous étions à nous deux? Nous vois-tu? Tiens, nous sortons ensemble, toi à mon bras, quel rêve! Comme deux enfants, nous rions, nous marchons vite, serrés l'un contre l'autre. Nous traversons vingt rues au grand pas de notre jeunesse ; devant nous s'ouvrent la campagne et les libres horizons. Le ciel est gris, couvert et morne ; que nous importe ; il est en nous un soleil, notre amour, qui éclaire toute cette tristesse. Nous marchons, nous parlons, quelle joie ! quelle chanson divine ! la force et la beauté. Comme cette campagne est vaste : un baiser! Non, je me trompe, je rêve, je suis fou. 4 78 BRAF LE PROPHÈTE. Oui, il fait triste aujourd'hui, il fait froid, je suis seul et tu pleures. Anna pleura en effet après avoir lu ces quelques lignes. Puis elle prit sa Bible, en lut quelques versets, chercha le calme et en trouva un peu. XXXI. Anna dit un matin à Kattau : Il faut que je trouve un moyen d'attacher au logis mon mari. — Le moyen fut trouvé bientôt. La maison devint, à dater de ce jour, un véritable paradis orné de fleurs, peuplé d'oiseaux, rempli de meubles aux formes charmantes. Le déjeûner, le diner, tous les repas furent des festins. Il ne parut à table que des vins vieux et des viandes exquises. Isaac qui était un peu gourmand comme tant d'hommes, fut enchanté de ce splen-dide ordinaire et devint meilleur pour sa femme. Anna crut avoir réussi et montra une joie enfantine ; c'était trop se presser. Il arriva plusieurs fois de suite que la cuisinière ne retrouva pas le lendemain les restes du diner de la veille. De plus, les gonds de la porte cochère, BRAF LE PROPHÈTE. 7 9 les charnières des portes des appartements, du rez-de-chaussée, les pênes, les clés, les verroux et les serrures furent si bien graissés par une main invisible qu'ils roulèrent, glissèrent et s'ouvrirent avec aussi peu de bruit que si toute cette ferrure eut été de soie. XXXII. Il neige, les légers llocons tombent mollement; pas de bruit, pas un souffle ; une tranquillité profonde, un calme indicible sont répandus dans l'air ; la réverbération du gaz sur les flocons semble entourer les reverbères d'un globe d'ouate lumineuse; l'heure, onze heures sonnent étouffées à tous les clochers. Anna sort de chez elle, Braf la suit; elle casse la chaîne de sa montre, détache ses bracelets : — Plus de souvenirs de lui, dit-elle. Elle va les jeter dans la neige, quand passe une fil le : — Le temps est mauvais, dit-elle, commère, pour le métier. — Approche, répond Anna, j'ai un cadeau à le faire. — Un cadeau, dit la fille, voyons : une montre, une chaîne, des bracelets, des bagues. Ce n'est pas du faux n'est-ce pas. — Non, dit Anna en continuant sa roule. Son chapeau est couvert de neige, ses épaules sont toutes blanches, les flocons glissent nombreux sur son chàle, sa robe de soie et ses souliers qui lui couvrent à peine le bout du pied. Elle marche vite, Braf la suit. Elle arrive ainsi au quai aux Herbes, à la maison d'Hermann. Là elle compte trouver un abri. Elle sonne, on n'ouvre pas. Frissonnante et transie, elle colle l'oreille contre la serrure, pour écouter si elle n'entendra pas un bruit de pas sur l'escalier, elle n'entend rien. On n'ouvre pas, elle frappe de ses petits poings sur la porte, pas de réponse. Elle s'assied sur le seuil, ne sait que penser et se demande si son père est mort ou malade. Une sueur froide lui coule sur tout le corps; elle voit dans l'eau de la Lys, sur les bateaux, sur le quai, partout mille images confuses et sinistres. — Ha ! dit-elle, pourquoi y a-t-il des portes aux maisons ? Un batelier passait qui revenait du cabaret. — Que fais-tu là, dit-il, belle dame? — Je frappe, répond Anna, à la maison de mon père. — Il dort, dit le batelier, et celui qui réveillera Hermann dormant, devra faire plus de bruit qu'une trompette. Veux-tu venir t'abriter dans mon bateau? — Non, j'aime mieux attendre ici. — Comme tu voudras; le lit est dur et les draps sont humides. Bonne nuit. Le batelier s'éloigne. Anna se promène de long en large devant la maison en regardant les fenêtres silencieuses et la neige qui tombait dans la Lys avec un bruit sourd et monotone. Une heure se passa ainsi. — Patience, disait Anna reprenant un peu de force, d'espoir et de courage, j'aime mieux l'épreuve du froid que celle de la douleur. Puis les idées noires lui revenant, elle criait : — Mon père, pourquoi ne t'éveilles-tu pas? Ne sens-tu pas que j'ai besoin de toi ? Ses vêtements étaient trempés. Elle s'assit de nouveau sur le seuil, et frappa du talon contre la porte. Depuis longtemps les roquets de garde sur les bateaux aboyaient furieusement, Braf grondait. — Tais-toi, Braf, dit Anna le plus gaiement qu'elle le put, ces chiens font leur devoir. Un batelier monta sur le pont de l'un des bateaux, et voyant Anna : -— Femme, dit-il, lu pourrais bien aller faire l'amour ailleurs : il prenait Braf pour un homme; puis il descendit. Les chiens ayant remarqué qu'on avait répondu h leur appel, cessèrent d'aboyer. Le silence se lit, silence morne. A deux heures du matin, le vent changea de direction et tourna subitement du sud au nord, de froids tourbillons mêlés de neige et de grêle se ruèrent sur la porte. Anna crut qu'elle allait mourir de froid. Soudain elle vit briller au cou de Braf son collier de cuivre, elle se dit qu'en jetant le collier dans le carreau, elle éveillerait infailliblement Hermann. Elle se crut sauvée, mais le collier se fermait et s'ouvrait par une clé qu'elle n'avait pas. 4. Elle essaya de faire glisser le collier par-dessus la tête du chien. Impossible. — Une pierre, dit-elle, vaudrait encore mieux. Elle chercha du pied dans la neige, rencontra un tesson de cruche et le jeta dans le carreau. Pendant qu'elle regardait pour juger de l'effet produit, elle entendit Braf aboyer, le vit courir h un homme qui venait du côté de l'église Saint-Michel. — lié là-bas, cria l'homme, qui est-ce qui casse les vitres chez moi. — Moi, mon père, répondit joyeusement Anna. D'où viens-tu si tard, ajouta-t-elle ? — D'un repas de noces, dit Hermann. Et toi ? — D'une maison où vient de se rompre un mariage. — Le lien ? — Le mien. — Tant mieux. Entre mon enfant. XXXIII. Quand le père et la fille se furent longuement embrassés, que les bûches flambèrent dans l'àtre et que les vêlements d'Anna furent séchés : — Maintenant, ma fille, dit Hermann, tu vas me raconter comment ce bonheur t'est tombé du ciel. — Écoute donc, mon père. Depuis quelque temps Ivat-tau me voyant souffrir, rôdait autour de moi, et à chaque occasion disait en hochant la tête : « Ha ! si madame savait. Elle habite Gand maintenant. » Je savais mieux qu'elle ce qu'elle voulait m'apprendre ; Isaac me trompait. J'avais essayé de tout pour le ramener, la bonté, la douceur, les caresses, rien ne m'avait réussi; j'avais employé le suprême moyen, le bien-être à la maison. Tu vas voir comme il m'en a recompensée. Cette nuit, à onze heures, Kattau entre brusquement dans ma chambre : — Madame, dit-elle vivement et à voix basse, elle est ici. — Qui ? — La maîtresse de monsieur. — Sa maîtresse, tu comprends, père, sa maîtresse chez moi, dans cet intérieur dont j'avais voulu faire un séjour sacré de gaieté et de tranquillité d'àme. « Madame, descendez doucement, me dit Kattau, ils sont en bas dans la salle à manger. » Je fais ce que Kattau me dit, je descends, j'arrive au vestibule, je vois un rayon de lumière filtrer sous la porte, j'ouvre, ils étaient là, elle près de lui. Fi ! ivres tous deux, ils avaient soupé chez moi. Des bouteilles, de la nourriture, étaient sur la table. Quelle femme ! une belle poupée, blanche, bouffie, fardée, le regard mort et insolent, grasse d'une graisse maladive. Il se leva d'auprès d'elle, furieux et blasphémant : « Que venez-vous faire 84 BRAF LE PROPHÈTE. ci, dit-il, montez à votre chambre. » Voyant que je n'obéissais pas, il voulut s'élancer sur moi et faillit tomber. La femme qui fumait étendue dans un fauteuil, dit alors en ricanant : — Tiens, petit, je te croyais plus solide. — Montez, cria-t-il, montez à votre chambre où je vous... Il leva le poing. — Ha, petit, dit la femme, ce n'est pas d'un gentilhomme.— Écoutez-moi, lui dis-je. — T'écouter, dit-il, comme si je ne savais pas ce que tu as h me dire, tu es jalouse n'est-ce pas, et tu trouves mauvais que j'amène ici cette belle créature. — Petit, dit la femme, tu es bête. — Jalouse, répondis-je, non Isaac, je ne suis pas jalouse, car tout l'or du monde ne me ferait pas vous estimer ni vous aimer un instant de plus. Dès h présent, je me considère comme libre sans que ni lois, ni tribunaux me fassent revenir à vous. Il ricanait. — Je t'ai tout donné, continuai-je, ma jeunesse, ma beauté, mon dévouement, tout. J'ai assez fait, je ne te dois plus rien, je te quitte, sans te haïr, Isaac, et en le souhaitant, si cela est possible, du bonheur dans la triste vie que lu vas mener. Sa colère-lomba. — Est-il vraiment vrai, dit-il, que vous partez ? — Oui, dis-je, vous savez qu'il le faut. Il réfléchit quelque temps. — Vous avez raison, répondit-il. Et me voici, mon père. Trois jours après arriva chez Hermann une lettre d'Isaac, qui demandait le divorce par consentement mutuel. XXXIV. Le lendemain, Oltevaere reçut une bible flamande reliée avec un certain luxe. Elle devait avoir servi de cadeau en une circonstance solennelle. La tranche en était dorée et la couverture de chagrin noir bordée de vermeil. Sur la première page, une main, visiblement émue en écrivant, avait tracé ces mots en gros caractères : « Anna Hermann, mon agneau, le jour de ton baptême, ton père Josephus te donne cet ami. » 7 juillet 1859. » Ottevaere savait que le livre saint avait été réellement l'ami d'Anna et son compagnon. —Peut-être, se dit-il, vais-je y lire l'histoire de son cœur. En effet, la date du 29 novembre 1857, jour où Anna avait reçu la première lettre d'Ottevaere, se trouvait h côté du verset suivant : « C'est en vain qu'on jette le filet devant les yeux de ceux qui ont des ailes. » En d'autres endroits une aiguille avait marqué de points agglomérés ces versets significatifs : « L'adultère perdra son âme par la folie de son cœur. » « La femme vigilante est la couronne de son mari. » « Qui trouvera une femme forte ? » « Le cœur de son mari met sa confiance en elle. « « Elle lui rendra le bien et non le mal. » « La grâce et l'amitié délivrent. » Des larmes étaient tombées sur ce verset terrible : « Tous les jours du pauvre sont mauvais. » Ottevaere frissonna. Plus loin il lut : « L'espérance différée afflige l'âme; le désir qui s'accomplit est un arbre de vie. » Puis il vit encore, taché par des larmes, le verset suivant : « Quoiqu'il arrive au juste, il ne s'attristera point. » Les billets du sort se jettent dans un pan de la robe, mais c'est le Seigneur qui en dispose. » Ottevaere chercha encore, et trouva ce passage souligné : « Avant que la chaîne d'argent soit brisée; que la bandelette d'or se retire ; que la cruche se brise sur la fontaine ; que la roue se rompe sur la citerne ; que la poussière rentre en la terre d'où elle avait été tirée. » Avant? se demanda Ottevaere. Le verset suivant répondait d'une manière mystérieuse : « La lumière est douce et l'œil se plaît à voir le soleil. » Ici des larmes. L'ongle d'Anna avait souligné le verset suivant : « Ma force n'est pas la force des pierres et ma chair n'est pas de bronze. » La date du 29 novembre 18G0 se trouvait sur la marge du livre à côté des versets suivants : « Il y a temps de pleurer et temps de rire. » Il y a temps pour aimer et temps pour haïr. » Il y a temps de conserver et temps de rejeter. » Ottevaere, radieux, mil la Bible sous son bras et courut jusque chez Hermann. Anna l'y attendait. Quand elle le vit venir, elle le montra à son père : Yoici, dit-elle, celui dont je t'ai parlé. Ottevaere entra. Il alla droit à elle sans s'inquiéter de Braf ni d'Hermann. — M'aimes-tu? demanda-t-il. — Oui, répondit-elle. Puis elle lui raconta tout ce qui s'était passé. Ottevaere lui prit à deux mains le visage. — Pauvre captive, dit-il, enterrée dans une cage noire, il était temps que sonnât pour toi l'heure du soleil. 88 BRAF LE PROPHÈTE. — Il fait clair là-dedans maintenant, dit Anna, en se frappant le front avec un geste enfantin. — Mais si, demanda Hermann, Isaac n'avait pas rompu violemment les liens du mariage, tu serais restée fidèle et serais morte à la peine. — Oui, répondit fermement Anna. — Père Hermann, dit Ottevaere en se mettant gaiement à genoux, veux-tu dès à présent me regarder comme ton fils. — Je le veux bien, répondit Hermann, puisque je viens de voir Braf le Prophète qui te léchait la main. C'est qu'il donne son consentement. humble supplique LA COMÈTE. HUMBLE SUPPLIQUE A LA COMÈTE. 1er mars 1857. « Vous allez, dit-on, madame, venir bientôt chez nous. Est-il vrai que c'est pour détruire notre petit globe et tous les petits hommes qui le couvrent? Est-il vrai que nous ne verrons plus qu'une fois le beau printemps, le clair soleil et les belles fleurs? Est-il vrai que vous allez frapper également les bons et les méchants? Je ne puis le croire, car ce serait bien injuste à vous. » Je connais tant de bonnes gens qui méritent un meilleur sort. Ce sont pour la plupart des paysans, des ouvriers, des peintres, des sculpteurs, des musiciens, des poètes, tous travaillant de la tète ou des mains pour vivre, ne demandant qu'à vivre quand leur cœur bat et à chanter quand la chanson leur vient aux lèvres. Ils aiment le vin, les femmes et la musique; n'ont jamais songé à faire souffrir quoi que ce soit, et posent volontiers le pied à droite plutôt qu'à gauche pour ne pas écraser un chétif insecte. Ils aiment la vie, ne sachant point au juste ce qui leur est réservé au delii, et jouissent du soleil et des fleurs, faute de penser qu'ils trouveront mieux par delà la tombe. Ils sont courageux, et si parfois l'un deux, accablé d'insuccès et de désespoir a songé à se détruire, il s'est dit bientôt . « Mieux vaut le gueux mangé des poux que le mort mangé des vers. » Et gaiement il a repris sa tâche, quelque rude qu'elle fût, sans maudire du tout Dieu, la nature, ni les hommes. Dites-moi, madame, ces bonnes gens ont-ils mérité de mourir ? » Ils ont leurs défauts, je le sais, et vous en trouverez qui boivent un peu plus qu'il ne le faut et font l'amour en dehors des prescriptions canoniques. Mais ce ne sont point là des cas pendables, n'est-ce pas"? » Je ne sais, madame, ce que vous avez décidé de nous et je parle seulement par ouï-dire des projets qu'on vous prête. Nous sommes, mes amis et moi, bien effrayés quand nous pensons au 15 juin, et c'est ce qui nous décide à vous présenter cette humble requête. » S'il nous faut absolument trépasser, nous ne pleurerons point, sachant quand il pleut laisser pleuvoir. Aussitôt le jour fatal arrivé, nous embrasserons chacun notre amie un peu plus fort que de coutume, nous la gronderons doucement si elle pleure; pour la faire rire, nous lui dirons qu'elle esl belle et pour la faire chanter, nous lui ferons boire du vin vieux si nous en avons, et du nouveau si nous n'avons pas de vieux. Et puis après, ma foi, nous attendrons le feu et nous mourrons en chantant. » Mais en vérité je ne puis croire que nous devions tous y passer, tous, les bons et les méchants! Non. Si cela pouvait entrer dans ma pensée nous en appellerions à Dieu, malgré tout le respect que nous vous portons. » Car, madame, il existe au-dessus de vous un tribunal suprême, et nous avons le temps de nous pourvoir en cassation. » Comment, voici bientôt quatre mille ans que les tondeurs ont raison contre les tondus, et après ce temps incalculable qu'il vous était loisible de consacrer à peser d'avance nos actes futurs, après ces quatre mille ans, vous viendriez brutalement frapper tout ce qui respire. » Comment! le bon Dieu vous envoie pour écheniller le vieil arbre de vie, et vous couperiez les branches, vous abattriez le tronc, vour arracheriez les racines. Non, non, j'ai besoin de vous croire juste. » Savez-vous bien, si vous ne l'étiez pas, ce qui en adviendrait du monde? Permettez-nous de vous le dire : tous devant mourir brûlés au même feu, et tous en étant convaincus, chacun sentirait renversées dans son esprit ses s. plus fortes idées de droit et de justice. Puisque, dirait-on, le bien et le mal ont la même valeur aux yeux de Dieu, soyons bons ou méchants selon notre caprice. Notre globe présenterait le spectacle qu'il présenta avant l'an 1000 qui devait, disait-on, amener sa destruction par le feu. Les simples se hâteraient d'abord de donner leurs biens aux moines qui n'en auraient que faire, devant partager le sort commun. Jeunes et vieux, sains et malades, tous se hâteraient de vivre. Le monde, ivre de peur, se ruerait dans la rue, qu'il souillerait de débauches inouïes, le vin coulerait en rouges ruisseaux sur les jambes nues des filles éhontées. On boirait aux sept péchés capitaux. Les vieux avares, se tirant hors de leurs trous, eux et leurs trésors, et voulant jouir vite, mourraient de leur première orgie. Les sages et les vierges, devenus satyres et bacchantes agiteraient leurs thyrses obscènes sur les places publiques. Les chiens rougiraient des hommes. » Ce n'est point là, sans doute, le sorL qu'on nous réserve, car, vous savez bien, madame, qu'il ne s'agit point de bouleverser le champ, ni d'y semer du sel, mais d'en arracher l'ivraie. » Voici, nous semble-t-il, ce qu'il faudrait détruire : » D'abord la taupe et le hibou, sans pitié; ces deux amis intimes sont méchants, hypocrites, sournois et tous HUMBLE SUPPLIQUE A LA COMÈTE. !) a deux vivent dans les ténèbres, tous deux délestent la lumière. — Pensez h eux, madame. » Le coquelicot est brillant et bien mis ; il a bon air et bon ton, mais il a le grand tort de se croire supérieur à l'épi, son voisin. L'un sert à faire le pain, l'autre fait dormir. L'un est un dandy d'insipide commerce, car il est vide, l'autre est énergique et plein. Je n'aime ni ne déleste les coquelicots, cependant, s'ils encombraient le champ, s'ils gênaient les épis dans leur développement, ne voudriez-vous point en supprimer quelques-uns? » Il existe, chez nous, beaucoup de castors honnêtes, laborieux et paisibles. N'y louchez point, madame, nous vous en supplions. Mais quelques autres tiennent de fréquents conciliabules où il n'est question de rien moins que de déclarer une guerre fi mort aux fauvettes, aux rossignols, aux pinsons, en un mot, il tous les artistes et à lous les poètes. D'aucuns, plus farouches, ont proposé de raser toutes les (leurs du globe. Et tous disent que le chant et la couleur ne servent à rien el les ennuient. Madame, les oiseaux tremblent, les fleurs frissonnent. Ayez l'œil sur ces méchants parleurs. On ne sait jusqu'où peut aller la colère d'un castor ennuyé de chant et de couleur. » Il se trouve dans nos forêts, venus on ne sait d'où, beaucoup de perroquets de divers plumages. Tout ce que 06 HUMBLE SUPPLIQUE A LA COMÈTE. chante la fauvette ou le rossignol est aussitôt par eux répété, et Dieu sait comment alors le doux chant est travesti en un métallique piaulement. Les oiseaux, madame, vous adressent en masse une humble requête, à l'effet de les débarrasser de ces faux savants, de ces pédants et de ces plagiaires. » Je ne sais si vous avez jamais ouï parler des coucous pleurard.-,. Ces oiseaux se croient poëtes et ne sont que malades. Leur chant est doux quelquefois, mais le plus souvent monotone et fade. Ils célèbrent non pas la mélancolie résultant des profondes pensées, ni la douleur qu'engendre la mauvaise fortune, mais cette tristesse qui se caresse, se choie, s'aime, et ne pleure que parce qu'elle n'a pas la force de vouloir rire. Ils visent à des succès de sentiment, et se prétendent les plus grands cœurs de toute la gent ailée. Des larmes fréquentes prouvent, disent-ils, la beauté d'un caractère. Pendant quelque temps le succès a couronné leurs mélancoliques efforls... mais ils déclinent beaucoup aujourd'hui, car on s'est aperçu que les coucous pleurards ne sont au fond que des égoïstes. Ils ont cependant encore quelques adeptes, mais jusqu'à ce qu'ils s'amendent, on les a relégués en un coin de la forêt ; et l'on a fondé un prix trimestriel décerné à la chanson la moins intime et la moins personnelle. Ainsi l'on en a converti quelques-uns. Les oiseaux, madame, vous recommandent les autres. » Le jour du mardi gras, il y avait fête eu la forêt et aux champs. Tous jusqu'aux fourmis, s'étaient mis en branle, et chacun, revêtu de chiffons pittoresques, faisait mille folies. Seuls les hiboux et les taupes montraient de la mauvaise humeur. Ah! s'entredisaient-ils, peut-on s'affubler d'aussi absurdes oripeaux ? Quel esprit y a-t-il là ? » Madame, quand vous viendrez chez nous, dites donc ii ces sombres personnages qu'il y a plus d'esprit et de courage à rire qu'à pleurer et que si la tristesse vient du diable, la gaieté vient de Dieu. » Quant à nous, nous vous supplions humblement de vouloir bien détruire tout ce qui rampe ettoul ce qui bave, vers de terre, limaces et serpents. » Songez aux insectes qui font des provisions bien au delà de leurs besoins, laissent les autres mourir de faim, et, la bedaine remplie, prêchent aux maigres niais l'abstinence. » N'oubliez pas, madame, les saltimbanques de toutes les espèces. N'en exceptez que ceux de la foire. » N'épargnez, nous vous en prions, ni les aigles, ni les vautours, ni les éperviers. » Ne faites grâce ni au lion, fût-il apprivoisé, ni à l'hyène qui vit des morts, ni aux fouines, ni aux renards, ni à la panthère, ni au chacal, ni à rien de ce qui est de race féline. Mais laissez-nous les chiens fidèles, les bœufs pa- T v -L 98 HUMBLE SUPPLIQUE A LA COMÈTE. lients, les abeilles industrieuses, les fiers chevaux, les jolies fauvettes qui si bien chantent, les rossignols, les gais pinsons et les matineuses alouettes. » Grâce pour toutes les (leurs, même pour le camélia, la tulipe et la pivoine. » Et maintenant, madame, à vous parler sans métaphore, grâce pour ces êtres étranges, nommés femmes et dont le caractère est resté inconnu jusqu'aujourd'hui, malgré leurs fréquentes liaisons avec l'homme, à qui ils me semblent supérieurs. Nous les avons toujours bien mal menées, en en faisant hier des esclaves et des dieux aujourd'hui. Aussi leur reste-t-il du Dieu l'orgueil et de l'esclave la dissimulation. Nous leur avons tout permis, sauf d'être elles-mêmes. Nous avons adoré les égoïstes au détriment des dévouées. Nous leur avons prêché la chasteté en masse, et chacun de nos jours s'est passé à attaquer notre œuvre en détail. Nous les avons abreuvées de contradictions : les traitant en poupées et en exigeant toutes les vertus de l'ange, faisant d'elles de grandes enfants et leur demandant d'être bien sages; les faisant choir et les méprisant tombées. » Nous savons qu'elles ont comme nous du sang et des nerfs; qu'il leur finit, comme nous, boire et manger pour vivre. Eli bien, nous les avons tellement façonnées, éfri- quées et maniérées, que ces pauvres être placés à table, en notre brutale compagnie, n'osent toucher aux mets que du bout des lèvres. » Le mari, chez nous, peut tuer la femme adultère, mais il n'y a pas de loi qui permette à l'épouse trompée de brûler la cervelle à son mari infidèle. La femme qui aime nous montre l'être le plus beau qui soit sorti des mains de Dieu : amour, dévouement, sacrifice, sublimes élans, abnégation complète d'elle-même, elle réalise l'ange terrestre. Et comment. le plus souvent, payons-nous tout ce bonheur? Par la brutalité, les soupçons et la jalousie. Nous les prenons pures au sortir des bras de leur mère, pour répéter avec elles les ignobles leçons que nous ont apprises les filles de joie. Puis notre amour éteint, nous sommes sans remords, nous les rejetons salies dans la foule, et leur préparons ainsi des malheurs ineffables. Et nous nous félicitons et nous intitulons joyeusement hommes à bonnes fortunes. » Nous avons inventé pour elles, le devoir, l'amour platonique et la chasteté ; nous leur commandons de vivre en dehors de la nature, tandis qu'à nous seuls il est permis d'être heureux et libres. » Et cependant, malgré nos mépris, nos outrages et notre tyrannie, nous n'avons pu parvenir à les dégrader. Combien d'entre elles demeurent douces, bonnes et fières ; combien de martyres ignorées; combien meurent sans avoir connu l'amour, plutôt que de se livrer aux baisers brutaux d'un imbécile. » Imprudents que nous sommes; nous savons qu'elles sont la clef de voûte de la société, que c'est du cœur de ces femmes que doivent sortir les premières leçons destinées à former les hommes futurs, et noiis leur permettons de croire à toutes les sottises dont nous, nous rougissons depuis des siècles. » Ah! madame, si vous voulez en frapper quelques-unes, que ce soient celles qui, sans faim ni soif, vendent ce qu'elles devraient donner pour rien, et ces hypocrites de sentiment qui jouent au grand cœur et sont de fait, plus mathématiques que Bonaparte premier; grâce pour les autres; grâce même pour celles-là. » Nous terminons ici, madame, notre humble requête, vous suppliant tous de ne pas prendre en mauvaise part les humbles observations que nous avons osé vous présenter et vous priant, quant à moi personnellement, de vouloir bien me considérer comme votre bien dévoué et bien respectueux serviteur. » CHRISTTJS. CHRISTUS. Ch'ristus ainsi nommé par les paysans d'Uccle parce qu'il portait la barbe longue comme le Christ et sculptait des saints et des vierges de bois pour les églises de village, Christus était assez beau; il avait des yeux gris et- vifs, un front intelligent, une placidité constante et une bonhomie parfaite. Il exerçait à la fois le métier de menuisier et le noble état d'artiste : il faisait également bien des bahuts de chêne, délicatement ouvrés et des armoires de noyer, utiles, massives et lourdes ; il savait façonner avec une égale perfection des étuis à pipe, des tabatières, des coffrets, des pommeaux de canne, fouillés avec une charmante délicatesse et des bois de lit solides h durer éternellement; enfin, il était capable de tailler avec autant de science un soliveau pour un entre-vous que de faire avec une terrible ressemblance les charges du bourgmestre et des échevins de la commune, gens respectés et redoutables, car ils avaient le verbe haut et la bourse bien garnie. Il eût pu n'être qu'artiste et réussir peut-être, il ne le fut point parce qu'il avait sa mère îi nourrir et qu'au demeurant il se souciait peu de gloire. Christus ne manquait pas de force malgré son apparence frêle, il fallait toutefois l'occasion d'une attaque directe pour qu'il employât à d'autres choses qu'au travail, ses poings d'acier et ses bras nerveux. Il possédait aussi beaucoup de bonté et de longanimité : on pouvait lui marcher impunément sur le bout du pied, mais il ne fallait point toucher le cor, car alors Christus se fâchait et devenait un diable. Christus avait en ses bons jours la gaieté de l'esprit et l'esprit de la gaieté. Il aimait le bon soleil, les bons repas, le bon vin et les joyeux propos ; mais ce qu'il aimait surtout c'était la femme, — ce fut pourquoi il désira vertueusement de se marier. Sa vive imagination et son cœur chaud eurent bientôt fait le choix idéal d'une petite personne brune et ronde avec de grands yeux noirs doux et rieurs, point trop grande et surtout point maigre. La bonté de cet idéal de- vait être extrême et sou haleine embaumer l'air comme un bouquet de violettes. Il ne la voulait ni trop pauvre, car il vivait médiocrement de son travail, ni trop riche car il eût détesté d'être le mari de la reine. Christus poursuivant son rêve, se retournait sur toules les filles aux cheveux noirs qu'il rencontrait et notamment sur celles qui, en temps de pluie, montraient un petit pied bien cambré et une jambe bien faite. — Tandis qu'il cherchait et ne trouvait point, son cœur battant pour l'inconnu le rendait souvent triste; il avait des rougeurs subites, des colères, des langueurs, des impatiences, des effusions et des élans de tendresse inexplicables pour quiconque ne savait pas son secret. Quelque chose explique le constant insuccès de ses recherches: Chrislus était timide, farouche même et jamais il ne sut faire valoir ses qualités. Plus d'une jolie fille, à qui il s'adressa, se méprit donc sur son caractère et ne voyant en lui qu'un butor enflammé, le rembarra froidement quand il lui parla d'amour. Il devint triste, après quelques épreuves, el ce ne fut plus que d'un regard mélancolique ([u'il chercha, par les rues de la ville et les sentiers des champs, l'introuvable bouquet de violettes. Christus avait pour amis, les frères Godin, François, Jean et Nicolas qui, lorsque leur père et leur mère eurent rendu à Dieu ce qu'ils tenaient de lui, exploitèrent ensemble une grande ferme d'un bon rapport située sur la chaussée d'Alsemberg. Les Godin étaient wallons, mais s'entendaient assez bien avec Christus quoique celui-ci fût flamand. Ce fait particulier pourrait devenir général, si chacune des deux races savait que la force de nationalité d'un peuple consiste dans l'amitié qu'ont l'un pour l'autre chacun des individus qui le composent, et non dans l'attitude farouche qui les fait ressembler à des hérissons armés contre eux-mêmes et le reste de l'univers. L'aîné des Godin, François, était blond, gros de corps et maigre d'esprit; Nicolas, le cadet, avait des cheveux roux et une stature herculéenne ; quant à de l'intelligence il en montrait si peu, qu'on pouvait, sans témérité, le soupçonner de n'en avoir guère. Morl la nuit, et endormi le jour, il ne s'éveillait que pour manger et boire ou se jeter comme un boule-dogue sur ceux dont il s'imaginait, souvent à tort, avoir reçu quelque affront; Jean, le puîné, petit homme maigre, brun et réfléchi, était la tête de la maison. Assez animée lorsque les trois frères la remplissaient du bruit de leurs grosses voix et de leurs rustiques chansons, la ferme devenait triste comme un couvent, lorsque Louise leur sœur y restait seule. De temps en temps alors, le passant en entendait sortir une voix dolente chantant quelque mélancolique refrain. L'âme se masque pour la parole, elle s'oublie dans la chanson; — la voix était colle de Louise et la voix ne mentait pas: Louise souffrait. A seize ans elle eût pu réaliser l'idéal de Christus.'En ce temps, la ronde élégance de ses formes, son abondante chevelure brune, son beau sourire, ses yeux noirs et veloutés faisaient d'elle une des plus jolies filles qui aient jamais, aux jours de kermesse, battu de leurs pieds joyeux les planchers peu cirés des salles de danse de Forest, d'Uccle et de Boendael. Avec de telles qualités, Louise semblait n'avoir qu'à se montrer pour trouver un mari : cent épouseurs se présentèrent en effet, mais Louise était difficile, elle trouva les uns trop gros, les autres trop maigres; elle traita de moqueurs ceux qui avaient de l'esprit et de niais ceux qui étaient trop bons : elle joua avec ses amoureux comme un chat avec un oiseau. Ces passe-temps suffisaient à sa pudique et vaillante nature. Il ne lui parut pas qu'elle pût jamais manquer de mari. Cependant les années s'envolèrent et l'horloge du temps sonna vingt-quatre ans pour l'étourdie. La fleur de beauté de Louise se fana, bien des papillons s'étaient envolés déjà, beaucoup d'autres ne tardèrent pas à les suivre. Elle était encore belle, mais elle l'était déjà moins. Elle commença de réfléchir, se lit moins fière et se dit à elle-même que le mariage est un grand sacrement qu'elle voudrait à tout prix recevoir, qu'un peu d'embonpoint sied bien à un homme; que l'esprit n'est point de la raillerie ni la bonté un cas pendable. Enfin elle désira vivement le mariage. Ce désir devint bientôt public, et la rendit ridicule. Quatre ans se passèrent durant lesquels les paysans d'Uccle et des environs semblèrent s'être donné le mot pour que pas un d'eux n'offrît à Louise de l'épouser. La pauvre fille s'inquiéta sérieusement de son avenir et en désespéra; sa santé s'affaiblit, ses yeux se creusèrent et se cernèrent, un feu sourd y brilla, le blanc jaunit légèrement; le front eut quelques rides; le visage brûlé par l'inquiétude fondit comme la cire au feu ; le menton sembla CHRISTUS. 1 09 s'allonger, la bouche qui parut plus grande, eut un sourire amer... A vingt-huit ans enfin elle parut en avoir trente-cinq. Elle devint rude, méfiante, irritable. Elle maudit la sotte fierté qui lui avait fait refuser tant de braves gens et la laissait maintenant seule au monde sans amour, sans appui et sans enfants. III. Un soir de décembre, les Godin rentrèrent à trois, de bonne heure. Louise assise près de la lampe, se brodait un col. — Louise, dit béatement le gros François, je crois que nous avons mis la main dessus. — Sur quoi ? demanda Louise. — Sur lui, repartit François. — Je ne comprends point. — Voyez-ça, la pincée? Pourquoi donc rougis-tu si tu ne comprends point! Je te dis que nous l'avons trouvé, que nous le tenons!! — Qu'en sais-tu? dit Jean avec calme. Te voilà bien \ I 0 CHRISTUS. toujours le même, tu arranges toutes choses à ton désir, faute de les voir comme elles sont, mais je te dis moi que tu ne tiens rien, que tu n'as rien trouvé et n'as mis sur rien ta grosse patte. — Que se passe-t-il? demanda Louise. — Il se passe, répondit Jean, que nous avons fait la connaissance, ici près, chez Charlier, d'un petit bonhomme, un flamand, qui a, dit-on, son millier de francs il dépenser chaque année, travaille bien le bois, gagne assez d'argent, parait honnête et serait un bon parti pour toi, Louise... Louise regarda ses frères d'un regard morne et qui semblait dire : Il n'y a plus de bon parti pour moi. — Ce flamand viendra-t-il bientôt ici? demanda-t-elle, après un silence. — Il viendra demain, répondit Jean. IV. C'était de Christus qu'il avait été question ; il vint en effet le lendemain voir les Godin, se plut à causer avec eux et surtout avec Louise qui s'anima fort en lui parlant. Un mois s'écoula, les trois frères les laissaient souvent ensemble. Elle se prit à aimer Christus pour sa jeunesse et la bonté qu'il lui témoignait. Mais Christus ne l'aimait pas; il était souvent distrait près d'elle; il rêvait, à qui? à quoi? sans doute à quelque femme aimée et qui n'était pas elle. Parfois elle surprenait ses regards attachés sur son visage, ses regards qui brillaient, qui brûlaient, mais ce n'était point là de l'amour, ce n'étaient que le feu et la flamme de la jeunesse. Elle aussi regardait Christus, mais à la dérobée; et son cœur battait et ses joues se creusaient davantage et elle avait envie de pleurer en songeant qu'un si beau garçon ne serait point pour elle. Louise dormait, on dort même quand on souffre, à la campagne, mais elle songeait de Christus dont l'ombre chère venait à son chevet la regarder et lui dire de bonnes paroles. C'étaient là les beaux songes. Aux heures de cauchemar, Christus apparaissait aussi, mais pour se moquer d'elle, de son visage amaigri, de ses désirs de bonheur, de son besoin d'amour, pour la battre lorsqu'elle se traînait suppliante à ses genoux, la repousser du pied, et lui dire : Tu es vieille, tu es laide, va-t-en! Et Louise s'éveillait alors toute en larmes. lia! soupirait-elle, en se regardant le matin dans un miroir : Il me semble qu'un peu de joie rendrait sa beauté à mon pauvre visage. CHRISTUS. Un soir, en présence des trois Godin et de leur sœur, Christus exprima, à peu près en ces termes, sa manière de comprendre l'amour : Il est, dit-il, absurde d'aimer davantage la femme que l'on désire que celle que l'on possède. Celle qui vous a tout sacrifié est devenue pour vous un être sacré; on connaît son cœur, on l'a entendu battre, on aimera h le faire battre encore, on a respiré son haleine, elle sentait bon comme les violettes, etc. Christus parla longtemps, il était rouge d'enthousiasme. Les Godin ne comprenaient rien à cette métaphysique amoureuse, François et Nicolas tiraient la langue, Jean qui se mordait les lèvres pour ne pas rire, dit enfin : Camarade, viens prendre un verre de brune avec nous, ça te calmera. A cette brutale interruption, Christus répondit un peu ahuri : Je veux bien. Il sortit avec les trois frères qui rentrèrent à minuit et trouvèrent Louise cousant encore auprès de l'àtre éteint. VI. Quelques jours après, le même sujet fut remis sur le tapis par Jean qui avait pris le temps de réfléchir et dit en regardant du même regard Christus et Louise : — Il est juste après tout qu'un séducteur épouse celle qu'il a séduite et si par exemple, ajouta-t-il, Louise avait le malheur de s'aH'oler d'un garçon au point d'en venir là, il faudrait que celui-ci lui donnât réparation ou je lui laverais la tête dans la rivière la plus voisine. — Tu ferais bien, dit François. — Sacredié, gronda Nicolas en signe d'adhésion. — Nous sommes trois, dit Jean, simplement. — Bons pour dix, gronda de nouveau Nicolas. Christus n'entendait rien, il songeait h autre chose; Louise était sérieuse et pensive. A quelque temps de là, Christus qui venait d'achever un saint de bois pour l'église d'Alsemberg se rendit machinalement chez les Godin. C'était un dimanche de décembre, vers quatre heures de l'après-midi. Le ciel était bleu et profond; derrière la ferme éclairée par un jour froid, quelques vapeurs d'un rose vitreux coupaient par bandes l'horizon. Christus entra tout droit dans la cuisine pour se chauffer. Il y vit Louise assise au coin du feu et les mains inoccupées, chose rare. Louise était parée d'une robe de soie de couleur pensée, d'un tablier noir et chaussée de fines bottines de prunelle. Elle portait tous ses bijoux. Christus s'approcha d'elle : elle embaumait les violettes. Pourquoi Louise embaumait-elle ce jour-là les violettes? Pourquoi si bien parée? Christus eut-un battement de cœur; elle lui parut rajeunie de dix ans. Par quel miracle de volonté la pauvre fille en était-elle arrivée là? Elle regarda Christus de ses grands yeux cernés pleins de passion et de fièvre. 114 CHRISTUS. — Asseyez-vous, dit-elle, monsieur Christus. Est-ce que je ne prononce pas bien votre nom pour une Wallonne. — Oui, mamselle Louise, répondit Christus. Est-ce que je ne dis pas bien Louise pour un Flamand. Contre la coutume, les rideaux étaient fermés et les stores baissés. On ne pouvait de l'extérieur, voir Christus et Louise, que par la porte que Christus en entrant, avait laissée ouverte. — Le vent tire ici, dit Louise, si vous fermiez cette porte. Christus alla fermer la poite; Louise tremblait. — Pourquoi donc tremblez-vous, mamselle Louise? demanda Christus. — Est-ce que je tremble, moi, répondit Louise, vous vous imaginez cela. Le cœur de Christus qui depuis si longtemps battait pour l'idéal se mit à battre pour une femme véritable : Christus sentit que Louise souffrait et qu'elle l'aimait. Tous deux se regardèrent fixement pendant quelque temps. Ils se comprirent, les yeux de Louise étaient humides, ses joues rouges et ses lèvres pâles et plissées : Christus saisit une chaise et s'approcha d'elle, elle recula son fauteuil. Il la regarda encore, elle aussi. I I 6 CHRISTUS. — Louise, dit-il. — Christus, dit-elle. Elle sauta sur ses genoux. VIII. Christus s'apprêtait à dire à Louise : Tu seras ma femme, il l'aperçut qui détournait la tête. Croyant qu'elle pleurait, il chercha à voir ses yeux : elle souriait d'un sourire de triomphe qui stupéfia le bon jeune homme : tantôt elle était belle, maintenant elle était presque laide. II eut peur de comprendre. Il se leva. — C'est étrange, dit-il. — Qu'est-ce qui est étrange? demanda Louise. — Rien, répartit sèchement Christus. A cinq heures les frères rentrèrent et demandèrent h manger. — N'aimez-vous pas mieux souper? demanda Louise. Quand on mange h la campagne on mange quelque chose sur le pouce, quand on soupe, on met sur la table ce qui reste du dîner, de la viande, de la bière, etc. Ceci explique pourquoi Louise demandait h ses frères s'ils n'aimaient pas mieux souper que manger. Christus debout devant le feu et tournant par conséquent le dos aux arrivants, regardait tout pensif la flamme du bois lécher le cœur de la cheminée; il oublia de saluer les trois frères. — Qu'est-ce qu'il a donc Christus, ce soir, dit Jean en lui frappant sur l'épaule? Christus ne répondit pas. — Ces Flamands-là, dit François, c'est tous les mêmes diables, quand ça ne boit pas, ça ne fait que rêvasser. « A quoi que tu songes? Christus ? — Bah, dit Nicolas, il aura trop mangé de tarte avec Louise. Louise, as-tu donné de la tarte à ton ami Christus. Voyons, et le colosse prit amicalement le frêle jeune homme par une épaule, voyons pourquoi ne réponds-tu pas quand nous te parlons ? — Christus regarda Louise et répondit naïvement : Je suis triste. — Ha, il est trisse, dit Nicolas qui croyait plaisanter, voyez donc môsieur qui se donne des airs d'êt' trisse. Et pourquoi que le flamin est trisse? Christus crut devoir répondre • x n'en sais rien. — Je le sais bien, moi, dit Louise. — Vrai, firent-ils tous trois. — Oui dà, dit-elle, je vais vous conter çà, pendant que vous souperez et que Christus vous aidera si le cœur lui C 1 1 8 CHRISTUS. en dit mais il est trop fâché contre moi, pour cela, n'est-ce pas Christus? — En effet, je n'ai pas faim, répondiL Christus. — Il y avait, dit Louise, avec l'air égaré des gens qui vont commettre un crime : Il y avait une fois, un jeune garçon si beau que toutes les lllles en raffolaient... II parut à Christus que Louise allait le dénoncer à ses frères et se servir ainsi de la peur qu'elle lui ferait éprouver, pour se faire épouser par lui. Cela lui parut monstrueux et impossible : — Vous ne devenez pas folle, n'est-ce pas, Louise, dit-il sévèrement, et vous savez ce que vous êtes prêle à faire? — Mon Dieu, s'écria-t-elle en pâlissant... mon Dieu, c'est vrai... Je suis trop pressée d'être heureuse, ce n'est pas de ma faute; Christus, j'ai tant souffert. Christus, par-donnez-moi. Christus ne répondit pas, Jean fronçait le sourcil, observait Louise et se taisait. — Qu'est-ce que çà veut dire tout çà, s'écria tout à coup Nicolas, il semblait tout à l'heure que Louise allait raconter une histoire et la voilà qui s'interrompt pour demander pardon à Christus, pardon de quoi, pourquoi pardon ? — Le diable n'y verrait que du feu, dit François. Jean se taisait toujours. Ce silence qui indiquait des réflexions suivies et le désir de combiner les éléments nécessaires à former une conclusion, frappa Louise. Elle s'effraya de ce qu'elle avait failli faire. Nicolas la tira de cette anxiété. — Mais oui, répéta-t-il, qu'est-ce que tout çà veut dire ? — Que je perds mon bon sens, répondit Louise. — Vous êtes calme d'habitude, ma sœur, dit Jean. — Ils ont peut-être bu ensemble, reprit Nicolas. Louise prit la parole au bond. — Bu? dit-elle, il n'y aurait pas eu de mal, après tout. — Où est la carafe? demanda Jean. — La carafe! dit Louise, elle est là. — Pourquoi n'y a-t-il pas de verres sur la table? — Parce que je les ai enlevés. — Pourquoi? — Pour les laver. — Comme la carafe sans doute, où il n'y a pas une goutte de bière. — Comme la carafe, oui, répondit Louise. — Où as-tu été prendre cette bière ? — Au tonneau. — Qui ne contient que de la bière de ménage; on n'offre pas cela aux gens. — Christus n'aime pas les bières fortes. 1-20 CHRISTUS. — Çà ne me plait pas tout çà, dit Jean, hochant la tête, mais puisque Louise ne veut pas parler, Christus aura sans doute quelque chose à me dire. — Rien, répondit Christus obéissant à un regard suppliant que lui avait jeté Louise. — Vous êtes bref, Christus, dit Jean, mais je le serai autant que vous : je n'ai qu'un mot à vous dire c'est que s'il arrive malheur à Louise, il y a trois hommes ici pour vous forcer à faire votre devoir. Le regard de Louise criait à Christus : Patience ! — Monsieur Jean, répondit-il, si vous êtes trois, je suis un et je vous vaux. Quant à ce qui est de marcher dans le droit chemin, je dois vous dire que je n'ai jamais eu besoin de guide pour n'y pas trébucher. — C'est possible, dit Jean, mais j'ai le droit de savoir ce qui s'est passé ici et que vous allez me le dire. — Non, Jean, dit Louise, vous n'avez pas ce droit. — Silence, dit Jean, en faisant un geste menaçant, ou je... — Qui est-ce qui a peur ici? demanda froidement Christus. François et Nicolas dressaient déjà l'oreille. Les quatre hommes étaient comme des coqs en présence. Louise se jeta suppliante entre eux: Mes frères, mes bons frères, s'écria-t-elle, et vous, Christus, taisez-vous tous. Personne n'a le droit d'attaquer ici un ami, à cause de moi, quand moi, la seule en jeu, je ne l'accuse point. — C'est bien parlé, çà, Louise, dit Christus, je vous pardonne. — Merci, dit-elle, toute heureuse, ha, vous êtes bon , vous. — Mais, dit encore Jean... mais, Louise... cependant... — Voyons, dit Louise, en feignant d'être impatiente et parlant avec une excessive volubilité, sans doute pour étourdir son frère, voyons, avez-vous l'intention tous les quatre de vous regarder dans le blanc des yeux toute la nuit ; Jean écoute-moi, je t'en donne ma foi de sœur affectionnée : si j'ai jamais besoin d'aide ce sera à toi, mon bon frère, que j'irai la demander, ainsi donc calme-toi. Christus est comme toi, un homme au cœur droit, mais il a comme toi, une mauvaise tête et s'il veut me faire beaucoup de peine, il n'a qu'à conserver son air renfrogné et continuer de rouler ses yeux méchants qui semblent vouloir avaler tout le monde, mais bien au contraire il va être bon et donner la main à mon terrible frère. Christus sourit : Ce que Louise veut, je le veux, dit-il. — Allons, Jean, dit encore Louise, amendez-vous et donnez-lui la main. Jean obéit et serrant comme dans un étau, la main de Christus : — Es-tu un brave garçon, deinanda-t-il d'un ton rogne. — Plus que tu ne le crois, répondit Christus, en prenant la main de Jean comme une orange dont il eut voulu exprimer le jus. Jean ne cria point, mais ce fut par respect pour lui-même. IX. Il était tard quand Christus sortit de la ferme; les Godin montèrent à leurs chambres ; Louise resta seule dans la cuisine. De là, elle entendit ses frères ôter leurs vêtements, jeter leurs bottes, demeurer silencieux, puis ronfler. Ils avaient tous trois bu vaillamment comme c'est la coutume à Uccle et ailleurs, le dimanche. Onze heures du soir sonnaient à l'église : Christus marchait lentement sur la chaussée, il lui semblait avoir fait un rêve, il était perdu dans ses pensées comme un savant dans ses méditations. Il ne voyait, n'entendait ni ne sentait rien : ' . rV -- -n""--------- " ' ---«' nui m m inyii ---------------1 r Cependant la poussière s'élevait des campagnes. Dans le ciel d'un gris cuivré, brillaient à l'horizon de larges éclairs; le vent d'un orage d'hiver, précurseur habituel des grandes neiges faisait plier comme des roseaux les arbres de la chaussée; quelques flocons volaient comme éperdus sur les chemins et dans le ciel. Christus songeait à Louise, il voyait la pauvre fille, avide d'amour, affolée de mariage se donner et se perdre ; il entendait dans sa voix en parler une autre, la voix mystérieuse des cœurs brisés pour n'avoir pu être aimés ; il la voyait voulant h tout prix atteindre son but, le mariage, et prête pour cela à dénoncer son amant d'une minute à la vengeance de ses frères puis reculer devant cette lâcheté et se taire. Il voyait, au moment où le bien l'emportait sur le mal, son visage se transformer et il ne savait quoi de céleste et de souffrant, l'éclairer. L'àme de Louise lui parut une de ces belles martyres de l'enfer chrétien, condamnées pour le crime d'amour, à se rouler belles et nues sur une couche de ronces au milieu de beaux couples heureux des premières joies des légitimes amours. Louise lui parut attrayante ainsi déchirée : Pourquoi donc, se dit-il, ne ferais-je pas le bonheur de cette délaissée. « La froide réflexion parla cependant : Si cependant, dit-elle, Louise qui a été si faible aujourd'hui, allait pauvre mari confiant, te tromper un jour pour un autre. Qu'elle me trompe, s'écria Christus, mais qu'elle soit heureuse ! Le tonnerre gronda, des éclairs pâles ouvrirent dans les nuages comme mille bouches de feu, le vent souilla plus fort, un orme gémit, craqua, plia et tomba brisé à deux pas de Christus, la grêle et la neige coururent tourbillonnant comme une ronde de fantômes sur la chaussée; Christus revint sur ses pas : il lui sembla que la porte de la maison des Godin était entr'ouverte, il ne fit qu'un bond, la poussa. — Chut ! fit une voix qui partait de l'intérieur, — celle de Louise. — Vous, s'écria-t-elle. — Moi, oui, répondit-il ; je n'aurais pas pu faire autrement que d'essayer de rentrer ici. — M'attendiez-vous ? — Oui, dit Louise, entrez, et ne faites pas de bruit; leurs portes sont ouvertes. Elle entra dans la cuisine et dit : Je vais allumer la lampe. — À quoi bon? demanda Christus. — Pour y voir, répondit-elle. La lampe étant allumée et posée sur la table, elle dit à Christus de s'asseoir et qu'elle avait à lui parler. — Moi aussi, répondit-il, j'ai à vous parler. Il se recueillit un moment, sonda son cœur, sa conscience, le bien qu'il avait pensé de Louise, le mal qu'il en pouvait croire ; il s'interrogea loyalement afin de ne prononcer que des paroles de vérité. Cela dura une seconde, — le tonnerre grondait toujours : — Louise, dit-il, je ne sais quel dieu ou quel démon a fait que ce qui s'est passé entre nous se soit passé ; Louise, je ne venais point pour vous, dans la maison de vos frères, et cependant j'éprouvais du plaisir à vous voir. Vous avez, malgré vous, par désolation plus encore que par ruse, voulu me tendre un piège. Je ne vous en estime pas moins pour cela. — Il me comprend, s'écria-t-elle radieuse. Ils étaient assis l'un en face de l'autre, accoudés sur une table et la lumière entre eux. — Oui, je le comprends, repartit Christus ; j'ai entendu sous tes paroles, des paroles que tu ne disais pas et qui étaient bonnes ; je me suis expliqué ce que m'a dit et ce que me dit encore ce cœur qui bat si fort maintenant dans ta poitrine. Tu n'es pas ce que tu paraîtrais à d'autres yeux que les miens, et tu ne ferais plus ce que tu as fait. Louise pleurait de douces larmes : — Que tu es bon, disait-elle. 120 CHRISTUS. — Encore un mot, poursuivit-il : Louise, je t'ai parlé franchement, sévèrement, comme il convient h un futur mari; Louise, veux-tu être ma femme? — Sa femme ! il l'a dit! s'écria-t-elle. Puis, sans doute effrayée d'avoir parlé trop haut, elle se leva et alla écouler dans le vestibule. Ghrislus entendit malgré le tonnerre et le bruit des vitres fouettées par la grêle, le ronflement sonore des trois Godin. — Ils dorment, dit Louise en rentrant et en fermant la porte. Elle se rassit et dit : — Maintenant, Christus, je vais vous répondre. Écoutez-moi bien, je vous jure que je ne parlerais pas autrement à l'heure de ma mort que je ne vais le faire maintenant : Depuis longtemps je vous aime ; peut-être aurais-je pu en aimer un autre, mais cet autre n'est pas venu, c'est donc vous le premier et le dernier à qui j'aurai donné mon cœur. Christus, il n'y a ni Dieu ni démon qui ont fait que ce qui s'est passé entre nous se soit passé ; la faute en est à vous d'abord, à moi ensuite. Yous auriez dû comprendre ce que c'est qu'une fille de vingt-huit ans qui n'a point d'amoureux, n'aura point de mari ni d'enfants et n'a pour toute perspective que d'être seule dans la vie comme une parricide. Vous deviez avoir assez de cœur pour être froid envers moi. C'est le contraire que vous avez fait. Je me suis attachée à vous; tant pis pour moi, si vous ne m'aimez pas véritablement. Vous m'offrez d'être votre femme ; vous dites que c'est de tout cœur et sans arrière-pensée. Aujourd'hui, oui, je vous crois; mais serez-vous le même demain? Christus, je ne vous refuse pas, bien loin de là, mon Dieu, mais je vous aime, et si je vous épouse, je désire être heureuse ; je ne veux pas vous devoir à un moment d'enthousiasme et je vous demande d'attendre. Si vous m'aimez, vous reviendrez, sinon vous passerez devant la porte sans entrer et... Louise serra les dents pour ne pas pleurer... et... on n'en meurt pas, ajoula-t-elle. — Si tu verses une larme, je te bats, méchante enfant, dit Christus. — Eh bien, bats-moi, dit-elle. Et du bout de son doigt effilé elle prit une larme de joie et la jeta au visage de Christus. — Çà me portera bonheur, dit celui-ci. Puis se levant, il prit à pleines mains la tête de Louise, l'embrassa passionnément sur le front, les joues et surtout les yeux où perlaient encore des larmes. Louise essayait de le repousser, elle riait, pleurait et voulait gronder son amant, mais elle n'avait pas pour cela toute la force nécessaire. Elle répondit chastement à ses baisers. Enfin, Réchappant de ses bras : — Maintenant, dit-elle, vous allez partir, mon ami. Il commence h neiger fort et je ne veux pas que vous en ayez au-dessus des genoux pour rentrer chez vous. — Déjà, fit-il. — Tout de suite, répondit-elle. — Au revoir Louise, dit Christus en s'en allant penaud. — Au revoir Christus, dit Louise tendrement railleuse. Christus franchit le seuil de la ferme, fit trois pas, puis revenant : — Sais-tu bien, dit-il, que tu es belle comme une sainte Géneviève. — C'est de ta faute, dit-elle ; mais va te coucher maintenant, çà te sera plus sain que de me faire des compliments. Elle ferma la porte. Christus se dirigeait vers son logis. — C'est drôle, se disait-il en marchant dans la neige jusqu'aux chevilles, qu'est-ce que j'ai donc dans le corps, je me sens des envies de pleurer, de chanter et de rire, et je marche comme une grive qui a mangé trop de raisin. Rentré chez lui, il se mit au lit et ne dormit pas. X. Christus vint voir Louise tous les jours, il autorisa celle-ci à dire à ses frères qu'il la recherchait en mariage. Louise n'en fit rien, elle voulait avant tout être plus certaine encore de l'amour de son amant. Deux mois se passèrent. Vers les premiers jours du printemps, Louise était allée en ville aux provisions : les trois Godin se trouvaient réunis chez eux autour du feu. François, assis, tenait un de ses genoux dans ses mains ; Nicolas brisait sur un des siens, de gros bâtons destinés à servir de fagots. Les mains derrière le dos, debout, sérieux et grave, Jean fumait et paraissait ne songer qu'à suivre des yeux les capricieuses bouffées qui sortaient du gros fourneau de sa pipe courte. Depuis quelque temps, les (rois frères parlaient de Louise, et leur conversation n'était interrompue en aucune façon, par le bruit monotone et régulier que faisaient l'un après l'autre les bâtons en se brisant sur les genoux de l'hercule Nicolas. — C'est drôle, disait François, c'est très-drôle, mais 7. depuis que ce flamand vient ici, Louise embellit chaque jour. — Oui, répondait Nicolas, son teint est plus clair. — Ses yeux sont plus vifs. — Son visage s'arrondit. — Elle reprend l'embonpoint de ses jeunes années. — Elle est meilleure pour nous, disait Jean. — Et la soupe aussi est meilleure. — Le pain mieux cuit. — La ferme mieux tenue. — Ses poules sont plus grasses. — Je le crois bien, elles n'ont jamais eu autant d'avoine. — Sa voix est plus douce, répliquait Jean. — C'est qu'elle espère mariage, disait François. — Eh bien, repartit Nicolas triomphant et continuant à casser le bois, oseras-tu encore Monsieur Jean de l'entendu prétendre que j'étais un nigaud en voyant dans le flamand, un mari pour Louise. Avais-je tort ou raison? de quel côté le vent vient-il maintenant? — Du mariage, disait François, c'est bien sûr. — Je l'espère, répondait gravement Jean. Christus faisait de fréquentes visites l\ sa future. Louise lui demandait parfois avec une ironie inquiète des nouvelles du bouquet de violettes. Elle était jalouse de cet idéal dont Christus lui avait chaudement parlé en un moment d'enthousiasme, non sans manquer d'ajouter, qu'elle lui ressemblait tout à fait. Louise doutait cependant de l'entière vérité de ces rassurantes paroles. Elle s'effrayait pour son bonheur futur, de l'imagination trop chaude et parfois capricieuse de Chrislus; elle l'eût voulu un peu moins sculpteur et beaucoup plus menuisier : elle n'osait formuler très-nettement, dans son esprit, cette vague appréhension que Chrislus pourrait bien, un jour, trouver à la ville ou ailleurs, un portrait de son idéal plus ressemblant et surtout plus jeune qu'elle et qu'alors... mais se disait-elle pour se rassurer, Christus est honnête, il ne voudrait pas me tromper. XI. Un lundi d'avril, Christus alla à Bruxelles dans l'intention d'y acheter du cœur de sorbier, pour un coffret dont il avait pleine permission de faire un chef-d'œuvre ; l'amateur ne regardait pas au prix. Christus descendait, en rêvant, la rue de la Madeleine. Il se disait : « Je ferai ce coffret de telle et de telle façon, je IÔ2 CHRISTUS. placerai un ornement d'argent ici, un ornement là, il faut quelque chose de solide el de léger; je taillerai sur le couvercle des insectes et des fleurs; sur les côtés, des plantes bizarres. J'y travaillerai la nuit, il sera vite terminé et servira à payer la robe de noces de Louise. « Soudain, au détour de la rue de la Montagne, il vit venir à lui, portant haut sa beauté, une ravissante créature. Il s'arrêta charmé devant un front grand et ouvert, un air candide et voluptueux à la fois, des yeux noirs, tendres et caressants, une bouche fraîche comme une rose à qui Dieu aurait permis de sourire; un bras se montrant blanc et rond, encadré dans la large manche d'un paletot de velours noir lequel laissait deviner les conlours les plus divins qu'ait jamais rêvés pour ses vierges, Murillo, le poêle de la forme. L'une des mains de la dame était gantée de lilas, l'autre, blanche et mignonne, tenait un énorme uou-quet de violettes. Des rubans de couleur pensée ornaient son chapeau de velours noir; des violettes fleurissaient à l'intérieur et faisaient un cadre doux et modeste au splen-dide rayonnement de sa beauté. C'était elle, elle l'idéal si caressé, si poursuivi : Christus s'arrêta muet de surprise et d'admiration. La dame sourit de cet hommage naïf et spontané. CHRISTUS Tous deux étaient sur le même trottoir, ils se regardèrent pendant la moitié d'une minute : Christus crut devenir fou : des flammes, des vertiges et comme un fleuve bouillonnant d'idées traversèrent son cerveau. Il s'imagina être transporté dans la maison qu'habitait la dame ; il marcha à sa suite, sur des tapis plus moelleux que ceux que l'on foule avec le pied des rêves ; toutes les riches futilités de la mode brillèrent accrochées aux murailles, posées sur des étagères, ornant les cheminées de marbre et se réfléchissant dans d'immenses glaces aux cadres d'or mat et brillant. Il se trouva l;'i près d'elle, au milieu d'un groupe d'hommes bien mis et de femmes aussi belles qu'elle. Elle se joua et se moqua de lui qui ne pouvait tout de suite effacer le hâle de ses joues brunies ni les callosités de ses mains nerveuses. Il se sentit froissé par des regards poliment insultants, agacé par des mots double entente qu'il ne pouvait relever; blessé jusqu'au cœur par des paroles s 134 CHRISTUS. en apparence mielleuses et bienveillantes. Il voulut massacrer tous ces dandys pour paraître moins ridicule aux yeux de leurs femmes. Ses mauvais instincts se réveillèrent tous à la fois : la vanité, l'orgueil mal placé, l'ambition des petites choses rétrécirent son âme et la serrèrent comme dans un étau. L'ouvrier heureux, paisible, simple et bon fit place à l'homme du monde hypocrite, affecté. Il souffrit en ce moment comme jamais il ne souffrit. Il se tenait sur le trottoir sans rien voir, ni rien entendre, absorbé qu'il était dans ses rêves et son adoration. — Place, s'il vous plaît, paysan ! dit tout à coup une voix de valet béate et goguenarde. Christus se retourna et vit un domestique en demi-livrée bleu et or. Il laissa machinalement passer le domestique, se frotta les yeux comme un homme qui s'éveille, se secoua et ne sut point jusqu'à ce qu'il l'eût perdue de vue détacher les yeux de la dame qui s'éloignait droite et fière en traînant derrière elle les amples plis de sa longue robe de soie. Un moment suffit cependant pour dissiper ce mauvais rêve. — Çà, dit-il alors en se riant au nez lui-même, j'ai songé à çà, allons donc! LES FANTOMES On le nommait Jérôme ; il était vieux mais fort, ardent comme à vingt ans, actif, dispos, alerte. Nul n'avait jamais eu de vieillesse plus verte,'nul ne fut plus aimé; maintenant il est mort. — Il est mort sans soupirs, sans regrets, sans grimace, en disant : « Je croyais faire encore du bien ; on m'a jugé là-haut n'être plus bon à rien, peut-être a-t-on raison, doncques vidons la place. » Tous les gens du village ont suivi son cercueil en habits de travail, hommes, enfants et femmes, j'ai bien vu que sa mort touchait toutes ces âmes, et qu'au fond de leurs cœurs tous porteront son deuil. Il passait pour un fou pourtant, le vieux Jérôme; en effet, être riche et nicher sous le chaume, préférer au fracas de nos villes, les bois, les champs,-Ja solitude et le calme village, se dévouer à tous, mais vivre connue un loup, seul, pendant de grands mois, en faut-il davantage pour que des paysans vous prennent pour un fou. Voici comment je fis sa connaissance : .le me trouvais une après-midi de septembre seul au bois et assis sur la mousse en face d'une clairière que les fleurs des bruyères frémissant au souffle du vent faisaient toute rose. J'écoutais : ce bois semblait chanter. J'avais autour et au-dessus de moi le soleil, les fleurs, de grands arbres, l'air libre. J'étais heureux, mais une soudaine envie de fumer me prit, je n'avais ni pipe, ni tabac, ni moyen de m'en procurer. Force me fut de réprimer mon désir, qui se changea en idée fixe. Je fus distrait, tracassé et devins mélancolique. Le diable avait emporté mon bonheur1. Quelques paysans passèrent; mais ils ne fumaient point. Je souffrais. Ce ridicule supplice dura une grande heure au bout de laquelle j'entendis derrière moi le bruit que fait un homme se frayant un chemin dans le fourré. L'homme sortit du fourré, il fumait. Je courus à lui et lui demandai sans façon du tabac et une pipe. Il m'offrit la sienne tout récemment bourrée. Je lui demandai son nom pour le bénir, il m'apprit qu'il s'appelait Jérôme. Comme je devais lui rendre son bien, je marchai à côté de lui. Il parla peu d'abord. J'imitai sa réserve; cependant après m'avoir sondé par quelques paroles brèves, il desserra les dents et finit par se livrer peu à peu. Jérôme paraissait robuste il accusait soixante ans, mais quelle âme jeune dans ce vieux corps, quelle vie dans sa concise admiration pour la nature, quelle honnêteté, quelle belle franchise, quelle force! Il me faisait à première vue penser à quelques vraiment bonnes gens comme il y en a un peu partout; il avait le sens droit, l'esprit profond et mordant seulement pour la vanité. Il avait au cœur cette belle poésie qui n'est que le sens du vrai et de l'honnête. Plus tard je vis qu'il tenait beaucoup de l'allemand par la tendance fantastique de son esprit : s'animait-il, les idées devenaient pour lui des êtres bizarres jouant leurs rôles dans un drame étrange : peut-être était-ce là ce que les paysans prenaient pour de la folie. Il avait assez de bien pour vivre à ne rien faire, et cependant il travaillait aux champs, peignait, étudiait, s'instruisait tous les jours. Arrivés près de l'Espinetle : « Avez-vous faim ou soif, me dit Jérôme? — L'un et l'autre, répondis-je. — Entrez donc chez moi. » Nous nous trouvions justement devant une grande 8. 142 les fantômes. ferme sans étage, dont le toit de chaume figurait assez-bien le dos d'un immense poisson. A l'intérieur était une grande cheminée où brûlait un feu de bois à demi éteint. La salle qui, par l'absence de plafond et la forme ogivale de la charpente laissée à découvert du toit, faisait songer à une chapelle gothique, était tendue de vieux cuir des Flandres; au mur étaient accrochés des squelettes d'hommes et d'animaux, des reliquaires, des oiseaux et des armes de tous les pays. Au milieu de ce tohu-bohu de choses rares rayonnait, placé dans le jour le plus favorable, un splendide portrait de femme. Sous le portrait, centre évident de toutes les pensées du vieillard, était un violon, son instrument favori. Jérôme mit lui-même le couvert; toutes les heures de la nuit sonnèrent pendant que nous causions; le soleil se levait quand, remué jusqu'au fond du cœur et aimant déjà mon nouvel ami comme un père, je le quittai. Quelque temps qu'il fit, j'allais lui rendre visite, et Dieu sait qu'il me vit souvent arriver crotté jusqu'à l'échiné et trempé jusqu'aux os. Il vit bientôt combien je lui étais attaché, et peu à peu, par quelques mots jetés dans nos conversations, il me mit au courant de sa vie. Il était né à Gand, avait été peintre, et pour moi, le portrait accroché au mur témoignait assez de son talent. Un jour, en me monlrnnt ce portrait : Ce n'était pas un ange, dit-il, non, elle était trop vraiment femme, c'est pourquoi je l'aimai. Vive comme l'éclair, pétillante comme le Champagne, bonne comme la fleur du froment, gaie comme l'oiseau libre, elle fut toute sa vie toute à moi, comme je fus toujours tout h elle. Je n'eus point d'autre amour. Sans nous être fait le moindre serment, sans nous être jamais dit que nous nous aimions, nous nous dévouâmes l'un à l'autre. Elle était de la race de ces femmes de Flandre, pour qui dire n'est rien, agir est tout, mentir est impossible. Le jour où elle eut cessé de m'aimer, elle m'eût dit : Va-t-en. « Il me semblait que jamais rien ne dût nous désunir; j'avais compté sans la mort. N'en parlons plus, dit-il tout à coup. » Cependant il poursuivit d'une voix que la douleur faisait rauque : « J'avais trente ans lorsqu'elle mourut; son souvenir ne m'a pas quitté un instant. Que je dorme ou que je veille, elle est toujours près de moi. Ma vie se passe comme si elle vivait encore, à peindre, à rêver, à faire chanter ce violon dont elle aimait tant le son. Je fais le bien en pensant à elle et je la reverrai sans doute là-haut. » Voilà tout ce que je sais de Jérôme; vous allez voir maintenant en quoi consistait sa folie, si folie il y a : Un soir d'été, un peu avant le coucher du soleil, j'étais entré 144 les fantômes. chez le vieillard que je trouvai fumant, selon son habitude, et assis dans son grand fauteuil. Je me plaçai en face de lui. Jérôme était en verve ce soir-là; il me parla longtemps du passé, du présent, de l'avenir, de tout. Moi je le laissais dire, n'étant rien près de lui, et désirant m'instruire sous cet homme, à la fois profond, grave et plaisant. Il fouilla la terre et le ciel, admirant en poète, comprenant en savant; il prit son violon et en accompagna les vieux liecleren de la vieille Flandre qu'il chanta d'une voix encore mâle, puis il m'interpréta comme il le savait faire, Haydn et Beethoven... Ah! Comme j'écoutais! Mais Jérôme fut beau surtout lorsqu'il me dit de fougueux chants de guerre ou des notes d'amour comme en jetait naguère don Juan quand Mozart chantait sous son manteau. Puis il me parla des grands hommes qu'il aimait. — Ah! dis-je, être l'un de ces esprits surhumains, c'est être dieu; mais qui les a faits si grands? Jérôme ne répondit pas ; mais tout à coup, absorbé sans doute dans la recherche de la solution du problême que je lui avais posé, et faisant selon son habitude, des êtres de ses idées et des drames de ses démonstrations, il alla vers la porte et l'ouvrant : — Viens, dit-il, à quelqu'un que je ne vis point. Puis comme s'il eût tenu par la main un être vivant, il s'avança vers moi, disant : « N'est-ce pas qu'elle est belle? Voyez ces cheveux blonds, ce front toujours pensif, cette bouche toujours sérieuse, ces grands yeux rêveurs et voilés. De cette lyre qu'elle lient à la main, toutes les cordes sont brisées, sauf deux, celles du regret et du vague espoir qu'elle sait devoir être fatalement déçu. Elle n'est pas de ce monde, car elle croit trop à l'autre. » Jérôme continua : « Tu viens à ton heure, dit-il à l'être invisible; le soleil s'est couché, la première étoile a paru, les tilles reviennent des champs en disant les refrains que tu aimes, tristes et doux. Ah! lu chantes aussi. » Il écouta pendant quelques instants, puis des larmes silencieuses coulèrent de ses yeux ; il murmurait : Je vois mettre en croix le premier martyr de l'amour; je vois la mort qui plane sur le monde et qui fauche. La douleur est partout. Les bons se plaignent, car les méchants ont mis le pied sur leur poitrine. » Ses larmes coulaient toujours. « Où sont, poursuivit-il, les mondes meilleurs, où sont les rêves dont on a bercé notre enfance? où sont les anges dont me parlait ma mère? Tout est mensonge et déception. Mes beaux amours des temps passés se sont enfuis. Pauvre vieux! je m'en irai bientôt au cimetière. » Puis tout il coup, car les idées d'art l'occupaient sans cesse. « Pleure, dit-il, au fantôme, pleure : quand une de I46 LES FANTÔMES. tes larmes tombe sur la page du poëte, la toile du peintre ou le marbre du sculpteur, elle se change en diamant. » Celle à qui il parlait était la Mélancolie, je n'en pouvais douter. Mais grand fut mon étonnement de le voir tout à coup s'emporter et jeter avec de grands gestes le fantôme à la porte, en lui disant : « Va-t-en! tu n'es bonne qu'à allan-guir les gens ! » Il tint un moment la porte entr'ouverte, puis en tira le verrou et revint silencieux et triste s'asseoir en face de moi : Je le regardais, ne sachant que penser. Mais je n'eus pas le temps de faire de longues réflexions, car il se leva d'un bond, le front radieux, et dit : Les voilà ! décrocha son violon, sortit et s'alla mettre au milieu du chemin en faisant le geste d'un homme qui en appelle un autre. Puis, avant joué un air gai, il rentra, souriant à droite et à gauche, comme s'il eut eu un ami à chacun de ses bras qu'il tenait arrondis. II descendit chercher du vin, en remplit quatre verres, le premier pour lui, le second pour moi, et les deux autres pour des convives que je ne voyais pas. « A la bonne heure, me dit-il, voilà de bons compagnons. Ce petit homme que vous voyez là vêtu simplement, ce roturier qui rit si finement sous les lunettes, est un vieil ami. Nul comme lui, ne voil clair et ne sait démêler le faux d'avec le vrai. Il juge les hommes comme ils sont, arrache tous les masques. » Son couvert était mis chez le bon homme; il trinquait avec Rabelais, chantait avec Jacob Kats, tenait la plume de Molière et le pinceau de Rembrandt. Il voit tout, observe tout, et sait attendre jusqu'à ce qu'enfin on l'écoute. Bien des gens en ont peur et le voudraient brûler ou pendre une bonne fois. Mais il est invulnérable à toutes les blessures, ne craint ni l'eau ni le feu, ni le fer ni le poison. Quant à cette jolie fille, sa compagne éveillée, ronde, fraîche, et que je vais baiser sur ses joues roses — il en fit le geste — c'est une amie un peu inconstante, un peu légère, qui vous quitte souvent quand vous devenez vieux. Mais puisque la voici revenue, ne la grondons point. Elle n'aime que les bons cœurs, elle est là toujours où l'on danse, où le vin mousse, avec la jeunesse et les frais amours. C'est elle qui fit la première chanson. Jérôme me peignait ainsi clairement le Bon Sens et la Gaité. « Place ! dit-il tout à coup, place à la Muse folle dont la robe est bariolée de mille couleurs, qui pleure et rit en une minute, place à son cortège d'anges et de démons, de goules et de vampires, de sylphes et de gnomes. Eche- 148 LES FANTÔMES, velée, elle court et vole, bondit et revient de la terre au ciel, de l'enfer aux étoiles. Le monde lui appartient pour le peupler de ses enfants. Elle eut mille amoureux, peu d'amants, et parmi eux Breughel, Jan Luyck, Callol, Hoffman. Ceux-là elle les aima follement et les fit grands. Elle eut de Gœthe ce bel enfant nommé Faust, mais l'enfant eut pour parrain et marraine le Savoir et la Baison. Place à la Muse folle, place à la Fantaisie ! » Jérôme ensuite, me prenant par la main, ouvrit la fenêtre et me montra la campagne : la nuit était presque venue ; de rouges lueurs, derniers reflets du soleil, semblaient glisser encore sur les arbres noirs ; dans le ciel, d'un bleu de turquoise, scintillait une étoile : « La nature, me dit Jérôme, voilà le livre du poète, voilà ce qu'il doit avant tout aimer et comprendre. » Puis s'adressant aux fantômes : Bappelez parmi vous la pâle mélancolie, elle est votre sœur et votre égale ; l'homme que tous vous aimerez sera le Génie, si.... » et s'interrompant, il me montra du doigt un trou imperceptible fait par un ver dans une lourde table de chêne, « s'il est à vous écouter, patient comme ce petit ver l'a été à trouer cette table, s'il vous aime d'un amour constant, comme ce ver aime ce bois, s'il sait vaincre un à un tous les obstacles, comme ce ver troue une à une chaque parcelle de ce morceau de chêne. Alors le monde lui mettra au front une couronne plus durable que celle des rois, la couronne du Génie vainqueur et glorieux. Comprenez-vous? — Oui, maître, je comprends.» LES MASQUES. LES MASQUES. I. Une nuit de carnaval, par un très-mauvais temps, en plein mois de mars, ce gracieux mois si prodigue de pluie, de grêle, de boue et d'autres choses agréables, il y eut fête il la Maison sans lanterne, située à Vleurgat, au sommet de l'angle aigu formé par deux chaussées bordées d'arbres maigres; cette maison était hantée non par des fantômes, mais par un baes bon vieillard, sa femme, ses deux filles, des paysans, des artistes, des poètes, la simplicité et la ruse, la naïveté et la malice, l'intelligence et ce qui n'y ressemble pas; Dieu et le diable, le bien et le mal, comme partout. Quelques personnages tranchaient vivement dans les autres, c'étaient : un jeune industriel avide de fortune, un 154 LES MASQUES. peintre de genre, pâle, hypocondriaque, phlegmatique, un jeune savant taciturne, cherchant les coins et qui se destinait à l'église; un officier enfin dont les manières polies ressemblaient à ces belles lames si affilées qu'elles blessent même quand on les manie avec prudence. On aimait peu le savant et l'officier, l'un parce qu'il était hautain, l'autre parce qu'il riait faux. Cette compagnie, bruyante d'habitude, était encore animée par la tumultueuse présence d'un homme d'action, tapageur amusant, mauvaise tête agréable, bon cœur très-dissimulé, maître Job enfin, girouette avouée, qui ne tournait cependant qu'à un seul vent, celui de la terre dorée où croissent, se multipliant à leur seul contact, les napoléons, les guillaumes, les frédérics et les guinées. Maître Job exerçait le modeste métier de commis-voya-geur en toutes sortes de marchandises ; il avait cependant déjà des satellites: un saute-ruisseau, un aspirant surnuméraire, un huitième de courtier maron, un jeune namurois prêt à passer ou plutôt à ne point passer son examen de candidat en philosophie, préparatoire au doctorat en droit. II. Lors donc de la nuit du carnaval dont il a été question plus haut, des fleurs rares, des branches de houx, de cyprès, de sapin, de bruyères et d'arbustes précieux tressés en tapisserie ou en guirlandes décorèrent et embaumèrent la salle de réunion de la Maison sans lanterne. Tableaux, aquarelles, gouaches et fresques, casques de reilres, drapeaux de corporations; hallebardes, lances et casse-têtes se détachèrent, musée improvisé sur le fond gracieux de la verdure et des fleurs. Bientôt entrèrent dans la salle beaucoup de masques et parmi eux l'officier déguisé en croate, le savant en capucin, le peintre d'histoire en patagon, l'industriel en roulier, maître Job en paillasse, ses satellites en musiciens ambulants et enfin une haute caisse d'horloge sonnant l'heure et criant mélancoliquement : Coucou ! Après avoir cogné le croate, bousculé le capucin et marché sur les pieds de maître Job, la caisse alla se mettre 156 LES MASQUES. dans un coin où elle attendit le moment de souper. Quand parurent des gigots précédés, en guise de fourriers, de pommes de terre fumantes, suivies d'une arrière garde de saucières et de soucoupes remplies de cornichons, ce qui était dans la caisse parut s'émouvoir, le coucou cria sept fois, l'horloge sonna vingt-quatre heures, la caisse s'éleva en oscillant au plafond et découvrit successivement des pieds longs, des jambes maigres, un pantalon blanc, un court paletot noir, le visage pâle, le front élevé et la chevelure blanchâtre de Ilendrik Zantas, le peintre de genre. Ilendrik s'assit à table, mit sa serviette sur ses genoux, secoua le brouillard de ses cheveux et dit : J'ai faim. Il mangea. Vint le dessert et avec lui le bourgogne 'parfumé, puis des joyeux propos : les chansons sortirent des verres ; la gaieté brilla dans tous les yeux; un piano chanta de ravissantes mélodies; croate, patagon, paillasse et capucin se renvoyèrent comme des balles, les traits d'esprit et les saillies ; les fumées du vin peuplèrent la salle de joyeux fantômes, les plus pâles rougirent, les plus froids s'animèrent, la pensive mélancolie s'enfuit effarouchée, la tristesse boiteuse s'éloigna clopin-clopant sur ses béquilles. Ilendrik cessa de manger, but pour quatre, fut gai pour dix, dansa sur la table et roula dessous. Sentant alors que son heure était venue, celle de partir, il rentra dans sa caisse, sonna une heure du matin, cria : coucou! et s'en fut phlegmatiquement. III. Le pauvre garçon n'était pas habitué îi boire tant de vin, îi la fois ; aussi à peine eût-il mis le pied dehors que l'air le saisit. II voulut se tenir debout, il chancela; aller à droite, il fit un brusque crochet à gauche. Étonné, il se demanda ce qu'il lui fallait faire? Retourner à la Maison sans lanterne ou bien aller en avant? Il prit courageusement ce dernier parti, mais plus il marcha, plus ses crochets devinrent longs, fréquents et rapides. Il se traita d'ivrogne, de cuve à vin, de sac à bière et n'en alla pas plus droit. Arrivé à un coude de la chaussée, il aperçut, dans un lointain vaporeux, l'un des réverbères du Bas-Ixelles. Le cœur pénétré de reconnaissance, il en regarda amoureusement la flamme brillante comme une étoile. Le navigateur ballotté par l'ivresse avait trouvé son phare; mais il s'était réjoui trop tôt, car il vit bientôt son phare l'imiter et faire dans le ciel les mêmes crochets que lui faisait sur la chaussée. La flamme allait du nord au sud, de la terre aux nuages, courait sur les toits, bondissait sur le pavé, glissait sur les arbres, les toits, les murs et jusque sous les pieds d'Hen-drik avec une rapidité folle, inouïe, terrifiante. Le gaz, se dit-il, est une invention bien fatigante. Il s'arrêta, le phare aussi, mais ce fut pour tracer en lettres de feu, sur le ciel noir, ces trois mots : Gy zxjt ml! tu es ivre. C'est bien possible, dit Ilendrik, je crois même que je ferai bien de m'asseoir. Puis il se dirigea, du mieux qu'il put, vers une petite maison de la chaussée, remonta sa caisse jusqu'à hauteur des reins, tomba assis, étendit les jambes, troua le carton de sa caisse pour pouvoir respirer, poussa la tête à l'ouverture et vit... IV. Regardé de l'endroit où se trouvait Hendrik, le paysage est beau, en plein jour. Il y a là des champs, un bel étang gelé et bordé de beaux arbres ; au fond à droite, on aperçoit les cîmes des bois de Soignes et de la Cambre. En ce moment un grand vent, le vent du dégel, soufflait, les deux bois agités par lui grondaient et secouaient de leurs branches, le givre comme des fruits de verre. Des vapeurs de plus en plus épaisses chargeaient le cerveau d'Hendrik, il ferma les yeux et vit.....les deux forêts s'avancer pour venir border l'étang, la glace se fendre, craquer, disparaître, faire place à une immense et profonde vallée ; la chaussée soulever des pavés et vomir comme d'un cratère des choses étranges qui, racines, cables ou serpents, rampèrent, grouillèrent, se tordirent, s'enchevêtrèrent pour se réunir enfin en une corde grosse comme dix cables et qui se tendit d'elle-même au-dessus de la vallée. Quelle belle corde, quelle raideur engageante ! Et quel plaisir pour un saltimbanque de renom de prendre ses ébats sur une corde aussi extraordinaire et devant un public aussi nombreux. Car beaucoup de gens se trouvaient au fond de la vallée, laquelle semblait être l'emblème de la médiocrité de condition de la plupart des hommes, ces gens-là donc placés si bas, ne pouvaient pas ne pas voir les hauts personnages qui danseraient sur cette corde et ne pas applaudir aux prodiges d'adresse qu'ils ne pourraient manquer de faire. Ilendrik regarda ensuite la vallée et vit, dans des plaines sans fin, dans de riants villages, des forgerons bien portants battant à grands coups de marteau du fer rouge et rejaillissant en pluie de feu; de modestes savetiers, des tailleurs accroupis, des marchands forains, des maquignons, des maraîchers, des peintres, des sculpteurs, des musiciens, des typographes, vaquant à leur métier ou cultivant leur art. Parmi ces groupes de gens affairés, occupés ou rêveurs, des gamins couraient, criaient ou jouaient à divers jeux. De gais violons faisaient danser de fiers jeunes gens, de douces jeunes filles; les éclats de rire se croisaient avec les chansons d'amour, les paroles voluptueuses, le bruit du travail et le murmure des baisers. Un jour doré éclairait cette foule heureuse. Le brave espoir, la vaillante confiance régnaient, roi et reine ignorés, sur ces enfants et ces bonnes gens. 0 jeunesse, rêve doré! dit Hendrik, ô bonté! jeunesse de l'âge mûr, que vous êtes belles! V. Puis il éprouva toutes sortes de sensations extraordinaires : il sentit d'abord qu'on le plaçait au seul endroit par où ceux qui désiraient danser sur la corde raide, aux yeux ravis de nombreux spectateurs, pouvaient se livrer à ce dangereux passe-temps. Ce rôle de gardien lui plut. Puis une autre chose eut lieu qui l'étonna davantage. Ses chairs, ses muscles, ses os, se fondirent. Il se sentit léger comme un tissu de gaze, dispos comme un bienheureux, volatil comme la fumée de l'encens, il se chercha et ne se trouva plus. Serais-je, dit-il, devenu esprit? 11 crut cependant posséder une espèce de corps, formé de choses semblables à des membres dont la matière était un brouillard rougeâtre, chaud et très-fin. Un nouveau visage avait remplacé l'ancien : un visage très-beau surmonté d'un vaste front sous lequel brillaient des yeux que Hendrik jugea modestement devoir être pétillants d'esprit et de malice. Son intelligence selon lui, avait pris un développement incommensurable. Je n'ai plus qu'à le vouloir, se dit-il, pour connaître les pensées les plus cachées et pour expliquer les mystères les plus profonds. Ces réflexions l'élevèrent très-haut, à ses propres yeux ; il se compara à Satan, se trouva supérieur à cet archange, fut très-content de lui, et. pensa que Dieu l'avait placé près de la corde afin de sonder les cœurs de ceux qui voudraient y danser. Il est étrange, ajouta-t-il en laissant tomber à ses pieds un regard sévère, il est étrange que je voie mêlés à ces braves gens sans ambition, ce hautain Croate et ce tartufe de savant, mais les voici qui gravissent à grand'peine les bords de la vallée, précédés de l'avide roulier et suivis de Maître Job et de ses quatre satellites, marchant derrière lui comme des bateaux bêtes suivant le remorqueur. Qu'ils aient l'audace de venir ici, je les tancerai d'importance! Ce qu'ayant dit, il prit un air terrible, mit le poing sur la hanche, fit des crocs à ses nouvelles moustaches de vapeurs rousses, et allongea d'un demi-pied les quatre poils ordinairement imperceptibles de sa barbiche. VI. Le roulier se trouva bientôt près de la corde et près d'Hendrik. Sans doute il le vit tel que celui-ci s'imaginait être : — Mystérieux fantôme, dit-il, qui que tu sois, ange ou démon, daigne me répondre. Peut-on danser sur cette corde ? Tout à fait radouci en s'entendant appeler fantôme et démon, Hendrik répondit d'un ton digne : « Tu le peux. » Le roulier s'avança donc, et Hendrik le regarda qui dansait de son mieux sur la corde, et l'éconta disant : — Je suis honnête, très-honnête, le plus honnête homme du monde. Et les bonnes gens du fond d'applaudir. — Je ferai bien l'usure, disait-il à part lui, je prêterai à la petite semaine, je serai dur aux pauvres, inhumain h un chacun, mais je ne volerai point, je ne tuerai point, et ne paillarderai qu'en secret. Et les bonnes gens qui le voyaient bien danser et ne LES MASQUES. l'entendaient point parler, applaudissaient de tout leur cœur. Et l'or et l'argent lui venaient de tous côtés, au bonhomme. Et il faisait de graves entrechats, et cela sans balancier. Et quand il eut bien dansé, il engraissa, prit du ventre, parut bien vêtu et s'assit sur sa corde et compta son argent. Il en avait beaucoup. Et les bonnes gens applaudirent et on le saluait d'en bas, et on lui criait : « Sois heureux, honnête homme. » — 0 bonnes gens, se disait Ilendrik, que vous êtes bêtes! VII. Le capucin suivait : Ilendrik parla : — Que désires-tu? lui demanda-t-il. — Réponds toi-même, dit le capucin. Qui es-tu? D'où viens-tu? Que me veux-tu? — Je suis ton esprit ; je viens de l'enfer et ne te veux pas de bien. — Qu'est-ce que cette corde? — Tu sais comme moi qu'en y dansant bien, on peut arriver à la prêtrise, au doyenné, à la nunciature, à la tiare peut-être : Abattrais-tu un cheval, pour t'asseoir sur le trône de Pierre? Non. Tuerais-tu un homme pour ceindre la triple couronne? Non encore. Il y a cependant moins de sang dans un homme que dans un cheval. Meurtrirais-tu un peuple pour conserver ton pouvoir temporel ? Pas de réponse. — Quel crime ai-je commis pour m'entendre adresser de semblables questions ? — Nul autre que celui de tes pensées. — Si tu pouvais lire dans ma conscience. — Ta conscience! elle est pareille à celle de tous les ambitieux de pouvoir. C'est une chambre sombre, la porte en est toujours entre-baillée, afin d'y laisser de nuit, et chaussés de feutre, entrer tous les vices. Chacun d'eux a tué la vertu qui le gênait, tous feignent de dormir jusqu'au moment où le maître a besoin d'eux et qu'ils disent : Nous voici. — Que Dieu te pardonne tes injures. — Il n'a rien à faire ici. Je suis un esprit des ténèbres, un fantôme venu des profondeurs de l'enfer; je suis le crime, je suis le mal, c'est moi qui ai tendu là cette corde pour t'y foire danser. Dieu est là, en bas, parmi les enfants et les bonnes gens, le mal est ici; choisis maintenant, danse ou descends. 106 LES MASQUES. — Tu veux m'abuser, dit le capucin, je danserai. Ce fut une belle danse, une danse grave et solennelle. Les entrechats y manquaient, mais les sauts étaient doux comme des actes de contrition. Les bonnes femmes qui étaient en bas pleuraient en voyant cette sainte danse. Et le capucin dansait à genoux souvent, et il priait, et il pleurait, et il jetait sur la foule des petits drapeaux de papier bénit, et des chapelets bénits, et du pain bénit, et de l'eau bénite. Et on lui jeta d'en bas de l'or qui n'était pas bénit et des honneurs qui n'étaient point de ce monde. Et il accepta tout cela au nom de l'innocente et pauvre victime qui mourut sur la croix. Hendrik le vit passer successivement du costume brun au costume noir, du costume noir au costume violet, du costume violet au costume écarlate, du costume écarlate au costume blanc, et il fut coitfé successivement de toutes sortes de couvre-chefs dont le dernier n'était pas le moins drôle. Et les bonnes gens applaudissaient, et lui riait sous cape, et Hendrik répétait : 0 bonnes gens, que vous êtes bêtes ! VIII. — Voici, dit Ilendrik, voici venir ce hautain Croate; de quel pays es-tu"? demanda-t-il d'une voix brève. — De celui dont je pourrai me faire le maître. — Qui t'appelle? — L'homme blanc. — Pourquoi as-tu quitté la chaussée ? — Elle est trop étroite. — Que te faudrait-il ? — Le monde. — Et puis? — Ce qu'il pourrait y avoir au delà. — Es-tu heureux? — Je ne cherche pas à l'être. — Ris-tu parfois? — Du bout des lèvres. — Chantes-tu? — Jamais. — Pauvre ambitieux ! tu voudrais une couronne, n'est-ce pas ? 168 LES MASQUES. — Ceci me regarde. — Que penses-lu des hommes ? — Ils valent la peine qu'on se serve d'eux. — Leur ferais-tu beaucoup de mal pour parvenir? — Le moins que je pourrai, mais celui qu'il faudra. — Ainsi, en faire massacrer cent mille, un million? — J'ai déjà répondu à ta question. — Les hommes te haïront-ils? — Ils m'adoreront. — Pourquoi? — Parce que je les méprise. — Danse, tu seras grand. — Je n'ai pas attendu ton avis pour en être certain. Le Croate dansa aussi, mais il fallait voir quelle superbe danse. Puis voyant qu'on l'applaudissait, il dit : Ne pensez-vous pas que je serais digne d'être votre capitaine? Et ne trouvez-vous point qu'il serait temps d'aller conquérir la lune? Des voix nombreuses s'écrièrent d'en bas : Oui, oui, allons conquérir la lune. La civilisation l'exige, l'homme blanc le veut, des devoirs impérieux le réclament, allons conquérir la lune ! Et Ilendrik assista à cette conquête de la lune. Il vit des myriades de soldats pénétrer dans la pauvre planète. Dans LES MASQUES. K>9 cette planète, des hommes comme nous vivaient tant bien que mal, comme ils pouvaient ; mais l'intérêt de la civilisation l'exigeait, ils furent égorgés. Et il plut du sang sur la terre. Cette boucherie profita à un seul personnage, ce fut au Croate, qu'llendrik revit sur la corde, dans le costume le plus splendide qu'il soit possible de rêver. Cependant, il dansait encore le pas majestueux des gens de sa condition. Et il parlait de progrès, de civilisation, de bien-être, de soulagement des malheureux et de toutes sortes de choses tendres et gracieuses. Et les bonnes gens applaudissaient d'en bas ; et ceux qui l'avaient fait grand disaient : Voyez comme il est immense; admirez l'homme extraordinaire, il a tué plus de deux millions cinq cent mille lunatiques et fait mourir quinze cent mille de nos enfants. Hourrah pour le grand homme ! Et le Croate saluait affectueusement ce bon peuple d'un salut tout confit de majesté, de progrès et de civilisation. Et le peuple applaudissait, et lui se frottait les mains, et il se disait aussi bas que possible : 0 bonnes gens, que vous êtes bêtes ! LES MASQUES. Mais, dit Hendrik, d'autres pantins se montrent, maître Job et ses quatre compagnons. Approche saltimbanque, n'aie pas de crainte, polichinelle! Viens ici, te dis-je. Et vous autres, imitez-le, satellites; reflets, suivez-le! faites comme lui, clairs de lune ! Votre costume est vert et pelé, mais votre dignité est encore plus pelée que votre costume. — Monsieur du diable, dit maître Job en s'avançant, puis-je vous supplier de ne pas interpeller aussi durement ces sensibles jeunes gens. Regardez-les, ils sont prêts à pleurer. Consolez-vous, mes amis, cet esprit n'avait pas l'intention de vous insulter. Savez-vous devant qui vous jj êtes? Non. Comment, à ce noble port, à ces regards /,] perçants, à ce vaste front, à l'expression de hautaine mélancolie qui assombrit ce beau visage, n'avez-vous pas reconnu le plus orgueilleux, le plus infortuné, le plus triste, le plus beau des anges, leur roi à tous, le puissant Lucifer ? — Cesse, dit Hendrik, cesse bélître, de m'assommer de — Monseigneur, si vos paroles étaient des pièces de cent sous, j'en écouterais plus volontiers encore le son harmonieux. — Tais-toi et regarde : vois-tu ces trois hommes sautant sur cette corde? — Oui, Monseigneur, oui, Altesse. — Suis-les, flatte-les, adule-les ; tu sais parler, parle pour qui te paie ; tu sais danser, danse pour ceux que tu crains. Tu obtiendras ainsi des rubans, des croix, des faveurs; tu grandiras comme une tache d'huile. Ton vulgaire esprit t'a conseillé cela n'est-ce pas, misérable? — Oui, Monseigneur, oui, je remercie votre Altesse de ses bienveillants avis. — Approche donc, que je te fasse un cadeau pareil au plus grand nombre de ceux que tu recevras durant ta vie. Maître Job obéit, Ilendrik lui donna un grand coup de pied. Maître Job lit une révérence, tendit la main et dit : — C'est vingt francs, Monseigneur. LES MASQUES. La prédiction d'Hendrik se réalisa; maître Job bondit sur la corde comme un chat, comme un homme de gutta-percha, comme tout ce qu'il y a de plus élastique au monde; ses satellites l'imitaient en tous ses pas, mais ils n'avaient pas cette souplesse, cette prestesse, cette agilité qui faisaient de maître Job le plus distingué des sauteurs. Cependant l'on pouvait prévoir qu'ils arriveraient un jour h quelque chose d'extraordinaire. Maître Job ayant exécuté plusieurs pas d'une façon tout à fait supérieure ôta son bonnet et s'en vint, sautant et dansant, près du Croate. César, dit-il, Pompée, Saladin et Charlemagne sont petits auprès de vous. Qui faut-il que je tue : Est-ce l'homme blanc? Est-ce le million? Mon courage est grand comme le monde. Il alla à l'homme blanc et lui dit tout bas en montrant le Croate : si celui-là vous gênait, il y aurait moyen d'ameuter l'abîme contre lui. Je suis tout à vous. Puis il s'en fut au million : quand vous voudrez, monsieur, dit-il, je dirai que ce Croate et cet homme blanc ne sont pas nécessaires en ce monde, que l'argent seul est roi, qu'il ne faut croire qu'à l'argent. Et il allait ainsi de l'un à l'autre, sautant, dansant, pirouettant et recevant en grand nombre de tous les trois, le genre de cadeaux dont Ilendrik lui avait donné le premier et rude échantillon. Et les bonnes gens d'en bas disaient : Comme il est bon, comme il est souple, comme il est humble, comme il sait bien se prêter aux circonstances, mettre de l'eau dans son vin, prendre le temps comme il vient, les hommes comme ils sont, faire contre fortune bon cœur, penser que tous les moyens sont bons pour arriver, que les honteux ont toujours tort et qu'il n'est pire fou que l'orgueilleux. Ha, le brave homme, ha, l'honnête homme!!! Et il lui venait d'en bas beaucoup d'applaudissements et on lui jetait beaucoup de pièces d'or. Cependant, les quaLre musiciens en habit vert et pelé, dansaient à l'instar de leur modèle ; et ils tournaient vers lui des yeux pareils à ceux de chiens regardant un maître dont ils ont peur et voulant deviner ce qu'ils doivent faire ou ne pas faire. Ils purent danser et ils dansèrent. Et maître Job leur rendit, avec les intérêts, les cadeaux bottés qui le forçaient souvent à se gratter là où ceux-ci avaient laissé une trop vive empreinte. Et les quatre musiciens en habit vert et pelé, s'écriaient : Merci, c'est vingt sous, notre maître. Et Job daignait les payer et ils célébraient ses louanges sur leur fifres criards. Et les bonnes gens d'en bas disaient ; Voilà comment il faut se conduire en ce monde, en marchant à la suite d'un homme en train de parvenir; ils parviendont aussi ces bons petits musiciens; si bourrés de coups de pied et de philosophie. Et on leur jetait d'en bas quelque menue monnaie et ils la recevaient avec reconnaissance et humilité. Soudain et quelque effort qu'JIendrik pût faire pour s'y opposer, la corde fut couverte d'une foule énorme de sauteurs, sauteurs experts, apprentis sauteurs, sauteurs surnuméraires, sauteurs aspirants surnuméraires et d'autres, qui voyant monter d'en bas, vers le Croate, l'homme blanc et le roulier, des millions et des millions de pièces d'or, voulaient en avoir aussi leur part. Ilendrik fut jeté par terre, écrasé, aplati, foulé aux pieds comme une orange dans un mortier, comme la vendange sous le pressoir, comme un œuf frais sous la semelle du géant Goliath. Il eut beau se débattre, se tourner, se retourner, s'écrier qu'il était le diable et se vengerait, il ne vil rien que des pieds et des jambes, des jambes et des pieds noirs, par millions, par milliards qui s'enfonçaient dans ses joues, lui pochaient les yeux, lui déchiraient les oreilles, lui cassaient les côtes, lui broyaient les jambes, et marchaient sur ses pieds à lui, ses pauvres pieds endoloris où il avait des cors. Ce fut un horrible cauchemar. Comment il ne mourut point, c'est un fait que peut seule expliquer sa qualité d'esprit. Puis tout à coup, le silence se fit dans toute cette foule, le calme se rétablit, les millions et les millards de jambes et de pieds s'arrêtèrent, Hendrik se releva timidement, brisé mais vivant et il vit un spectacle comme il ne doit plus voir tant que Dieu le laissera en ce monde. Trois femmes, belles de la beauté du ciel et entourées d'un nuage lumineux, s'élevaient rayonnantes dans l'espace. La première était grande, sévère et triste, elle tenait d'une main une hache, de l'autre une balance : elle s'appelait justice. La seconde était blonde et ronde, belle et douce, tous ceux qu'elle touchait du pan de sa robe, avaient le cœur rasséréné: elle s'appelait bonté. La troisième était nue comme Vénus, belle comme elle, les harmonieux contours de ses formes célestes semblaient éclairés par un feu doux et intérieur, le grain de ses chairs semblait être d'or transparent. Elle était comme un fruit savoureux où les plus vieilles dents eussent voulu mordre, ses lèvres semblaient être un vase de corail où l'on eut voulu boire le bonheur quitte à mourir après. Tous les bras des gens de la vallée étaient tendus vers elle, tous voulaient l'étreindre, la saisir : $lle avait nom amour. Cependant la corde immense était dans toute son incommensurable longueur couverte de sauteurs de toutes les espèces. A l'apparition des trois femmes, il arriva d'abord ceci, c'est que les gens d'en bas cessèrent d'envoyer en haut des pièces d'or et d'argent, ensuite que la corde grosse comme dix cables ne parut plus grosse que de neuf, puis diminua, diminua sensiblement, toujours, jusqu'à ce qu'enfin elle se brisât net sous les pieds de ceux qui y dansaient. Un cri se fit entendre alors, long, aigu, déchirant, un cri à faire glacer le sang dans les veines de la vie elle-même. C'était le cri de ceux qui tombaient dans l'abîme où ils ne se firent d'autre mal que d'être confondus dans la foule des bonnes gens, qui les ayant démasqués, se moquaient d'eux, de leur ambition, de leur danse, de leur vanité et surtout de leur chute. A ce cri comme celui d'hommes qui se noient il parut à Hendrik qu'il entrait dans un vêtement lourd, froid, épais, humide. — Mon Dieu! se dit-il, qu'est-ce donc cela? Redeviens- || ijmm LES MASQUES. 177 je homme ! Hélas, oui ! voici mon corps et mon paletot, et mes pauvres jambes sur lesquelles il pleut. On frappait sur le haut de son logis de carton. — Hendrik est-il chez lui? demandèrent des voix connues. — I! y est, messieurs, il y est, répondit-il avec mélancolie, mais ôtez, s'il vous plaît, ma maison de dessus ma tète. On obéit ; Hendrik, débarrassé de sa caisse, restait assis et frottait ses yeux éblouis par la clarté d'une lanterne que tenait le roulier. Le capucin, le Croate et maître Job étaient en pleine lumière; Ilendrik bailla longuement et dit: — Messieurs! j'ai rêvé... — De nous? demanda le roulier. — Précisément : je rêvais que toi, par exemple, je te voyais à cinquante ans, traîner par les rues un manteau très-lourd et formé de la peau de tes clients écorchés; qu'à toi, capucin, la langue te pelait chaque fois que tu parlais contre ta pensée, que toi, Croate, tu étais balayeur de rues en punition de ton orgueil; et que toi, maître Job, tu nageais éternellement entre deux eaux, et que tu te noyais sans cesse dans toutes les deux. SER HUYGS. I. Ce jour-là on avait refusé l'hospitalité à un pèlerin dans une tribu de Maures, et quelques guerriers, se pressant autour des anciens, leur avaient demandé de quel droit on profanait ainsi les lois du prophète. Alors un vieux derviche se leva, les conduisit sous sa tente et leur conta cette histoire : « Les étoiles qu'Allah a suspendues par des chaînes d'or à la voûte du premier ciel éclairaient la terre, quand un guerrier et une vierge se rencontrèrent loin au delà de nos tentes. 1 8'2 SUR HUYGS . » Le guerrier parla ainsi : « Zuleika, la bien aimée du » rossignol, la fleur des champs et les houris du prophète » sont moins belles que toi. J'ai des coffres de pou-» dre d'or et de diamant, pleins à faire envie au chef » des croyants; j'ai des perles, de la soie et des ca-« chemires ; Zuleika, je suis chef dans ma tribu; mille » esclaves se prosterneront devant loi, viens sous ma » tente. » » Ainsi parla le jeune Mahom à celle que son cœur désirait, Zuleika triste, répondit tout bas : « Tu es riche, je suis pauvre, prends-moi. » Mahom détacha son coursier, le flatta de la voix et bientôt, rapide comme le simoun, il amena la vierge à sa tribu. » Un Chrétien avait, ce jour-là, au matin, touché la robe d'un ancien et lui avait demandé le pain et le sel. Il fumait son narguileh à la porle de la tente de son hôte, le vieil Ahmed : il était beau. ; » Dans la tribu, les femmes allaient sans voile; le chrétien regarda Zuleika de ses yeux vifs comme ceux du lion. » Mahom jaloux, se tourna vers lui avec colère, le menaça du poing, et le sourire du dédain se montra sur les lèvres du chrétien. ï II resta bien longtemps à fumer son narguileh à la porte de la tente de son hôte. Un enfant l'entendit chanter le soir, dans sa langue, une chanson dans laquelle il disait parfois : « Zuleika ! » » On disait dans la tribu que Dieu avait retiré la raison à l'hôte d'Ahmed. » Allah! Dieu seul est grand ! Le chrétien n'était pas fou, il convoitait l'épouse de Mahom, l'étoile venue d'Essen à la tribu. » Astarté avait soufflé dans son cœur le feu de la concupiscence, et le génie du rapt avait plané au-dessus de lui. » Zuleika était belle ; ses épaules rondes semblaient d'or, sa poitrine était de marbre et ses pieds étaient agiles comme ceux d'une aimée. Elle avait de grands et beaux yeux, voilés par la gaze noire de ses cils; sa bouche semblait une rose du jardin du prophète, et ses cheveux pouvaient la couvrir tout entière de leur voile sombre. » Zuleika était belle, et le chrétien désirait Zuleika. » Un jour, Mahom partit pour négocier de la poudre d'or, et laissa sa bien-aimée à la garde de son frère. » Oh ! pourquoi partir, toi le plus valeureux des guerriers? Ton chien fidèle ne hurla-t-il pas trois fois lorsque tu montas sur ta cavale noire comme la nuit ? » Pourquoi partir, Mahom? » Ta cavale elle-même fut sourde à tes plus doux accents; son pied d'acier ne broyait plus la terre, et la colère dut gronder dans ta voix pour qu'elle s'élançât dans le désert. Pourquoi partir, Mahom ? » Nous te disions tous : « Reste parmi nous. » Zuleika, ne te dit rien. Pourquoi partir, Mahom? » Le chrétien était encore à la porte de la lente de son hôte. Ce jour-là il avait un caftan de soie blanche brodé d'or et un turban du plus fin cachemire. Il sourit en regardant Zuleika, et elle rougit. » Il était beau l'étranger. Pourquoi partir? » Mais hélas! tu partis. Ton frère, qui était jeune, ne veilla point sur la tente de ton épouse. » Le lendemain, ton chien fut trouvé mort à la porte de ta tente et le chrétien, à l'heure où la voix du muezzin nous crie . « 11 n'y a qu'un Dieu, Mahom est son prophète !! » alla s'asseoir à la porte de la tente de son hôte. Il avait l'air heureux. » Tu revins, Zuleika te reçut sans sourire. » Un soir, quand tout dormait, continua le derviche, quand les djins passent dans l'air, Zuleika demanda à aller respirer au dehors le vent de la mer ; Mahom le voulut bien, et il sortit avec son épouse et son jeune frère. » Un hibou aux yeux de nacre rasa son turban. Sinistre présage ! » Le guerrier ne trembla pas. » Parfois un pas furtif et léger résonnait derrière eux ; Mahom et son frère marchaient toujours sans voir que Zuleika était restée en arrière. » Mahom se retourna; elle était dans les bras de l'hôte d'Ahmed. L'étranger tenait une épée; Mahom et son frère se jetèrent sur lui. » Le chrétien frappa Mahom et blessa son frère. » La tribu n'entendit plus parler de Zuleika. Elle s'était enfuie avec l'étranger. » Me demanderez-vous encore, continua le derviche, me demanderez-vous encore pourquoi nous ne voulons pas réchauffer des serpents sur notre poitrine et nourrir / de notre travail les vautours qui viennent dévorer nos enfants? » Les guerriers pâlirent et caressèrent les couteaux tor-tus qu'ils appellent yatagans. Puis un homme se leva; il était jeune et beau. » Un jour, 186 SEU HUYGS. diL-il, sang pour sang, femme pour femme, blessure pour blessure. » C'était Mahom qui n'était point mort, car il avait parmi tous ses trésors un trésor plus précieux que les autres, du baume de Jessé qui ferma les blessures de sa poitrine. Cependant, sur un vaisseau venu de Damme en Flandre, et y rapportant du benjoin, de l'encens et d'autres par fums voguait le ravisseur avec Zuleika, la bien-aimée du rossignol. Et ce ravisseur était Ser Simon Iluygs, bourgeois noble de la fière cité de Bruxelles, ville maîtresse du riant pays de Brabant. Il avait bon courage, bon pied, bon œil, et vingt-huit ans d'âge, le bourgeois brabançon. Les jeunes femmes et les jeunes filles avaient toujours regardé volontiers Ser Iluygs et trouvaient à leur goût sa chevelure et sa barbe fauves, ses yeux clairs, vifs et bruns, et son teint que la bonté de son sang faisait rouge et que le liàle avait fait brun ; mais Ser Huygs ne choisit pour épouse aucune de celles qui songeaient à lui en secret. Et voilà pourquoi il lui fallut aller loin, prendre sa femme au pauvre Mahom. La mer fut clémente aux passagers : ils arrivèrent le premier samedi de mai à Bruxelles, et vinrent habiter le Steen de Ser Huygs, beau château bien fortifié. Les soudards armés de lances et qui servent de girouettes au Steen, frappés par un grand vent tournèrent sur eux-mêmes, afin de leur souhaiter la bienvenue gracieusement. De retour en son Steen, Ser Huygs trouva sa jeune sœur en deuil et sa mère absente pour ne plus revenir. Car elle était allée au pays des âmes bienheureuses. La dite mère avait aimé son fils en brave femme : par son amour elle le fil bon, par son cœur fort elle le fit vaillant et par son doux esprit le rendit raisonnable. Or, quand il vit ce nid que venait de quitter celle qui y avait chanté si souvent sur son berceau, Ser Huygs sentit un tel froid au cœur, qu'il faillit en mourir et un si grand désespoir qu'il en fut comme fou et qu'il erra par la maison des jours entiers, pleurant, gémissant, baisant les meubles qui avaient servi à sa mère et cherchant sur les dalles les empreintes des pas de la morte. Il ne voulut plus sortir de la maison, et se vêtit du deuil le plus sombre qui se pût voir. Mais le vrai deuil était celui qu'il portait dans son cœur. Et il fut mort certainement s'il n'eût pas eu, près de lui, pour les aimer et protéger, Zuleika sa jeune femme, qui au baptême fut appelée Johanna, et Roosje sa jeune sœur. Zuleika apprit en devenant chrétienne qu'il faut s'appliquer à être bonne femme et à garder l'honneur et le bonheur de son mari, mais elle n'était pas heureuse, car elle ne pouvait oublier le pauvre Mahom qu'elle croyait avoir été tué à cause d'elle et pendant de longues nuits et de longs jours, elle y pensait avec douleur et remords. Ser Iluygs non plus, n'était point tranquille, car le sang versé demande du sang et appelle la vengeance de Dieu. Roosje, au contraire, qui était la colombe de la maison, dormait très-bien, riait souvent, faisait de doux rêves. Alors sa mère venait à elle, la bénissait, la couronnait de fleurs et souvent l'emmenait se promener en sa compagnie, dans d'immenses jardins, où tous les objets avaient bien forme et couleur, mais n'avaient point de corps. Si bien qu'il semblait à Roosje marcher sur des nuages et toucher des vapeurs. Là en cheminant, sa mère lui disait ce qu'il fallait faire pour donner joie et bonheur à Ser Huygs et à Johanna. SEI'. HUYGS. 189 Quinze mois avaient passé depuis que Ser Huygs avait mis le pied sur la terre brabançonne. Roosje gagnait chaque jour en beauté, mais elle était bien souvent rêveuse et pensive, comme toute fille h qui parlent à la fois désir, amour, feu de jeunesse et souffrance de virginité. Plusieurs riches et plusieurs nobles se prirent d'amour pour elle et la voulurent les uns abuser et les autres demander en mariage. Les abuseurs, elle les envoya si loin chevaucher eux et leur paillardise qu'ils n'osèrent depuis se montrer à elle ni passer seulement devant son logis. Quant aux soupirants de mariage, elle les refusa tous nettement quoiqu'il se trouvât parmi eux des éclievins, l'amman lui-même et plusieurs avocats fiscaux, tous gens de bonne façon et de bonnes mœurs. III. Un dimanche, Roosje alla à la messe, accompagnée seulement d'un vieux domestique qui avait nom Claes le Tousseux et la suivait comme pour la protéger, mais qui, à l'occasion, eût dû être défendu par elle, tant il était quinteux, goutteux, cassé et courbé de vieillesse. Au retour de l'église Roosje se montra tout agitée et transie, Ser Huygs s'enquit d'elle si c'était de froid qu'elle souffrait ainsi, elle répondit qu'elle avait chaud comme au feu d'un soleil d'été. Johanna la regardait bien fixement et vit qu'en effet ce n'était point le froid qui pouvait la rendre rêveuse, pensive et inquiète, ni la faire se retourner plusieurs fois avec terreur, comme s'il y eût quelqu'un derrière elle. Ser Huygs étant sorti pour vaquer à ses affaires, Johanna demanda à Roosje pourquoi elle n'était point gaie et paisible comme de coutume. — Il ne faut, répondit Roosje, rire de moi, ma sœur, si je te raconte en confiance, la bien simple et bien étrange aventure qui vient de m'arriver. Tandis que, suivie du Tousseux, j'allais à la collégiale, je me trouvai chemin faisant face à face avec un jeune homme si beau que je n'en vis jamais de pareil. Quoiqu'il fût vêtu comme nos bourgeois d'une longue robe sur laquelle brillait une grande chaîne d'or, je savais bien ne l'avoir jamais vu dans le duché de Brabant, ni le comté de Flandre, ni le marquisat d'Anvers, belles contrées où mon frère Simon me mena souvent avec lui voyager — Johanna ma sœur, et ce disant elle se serra contre eile, il avait des yeux noirs et des regards si perçants qu'ils me semblaient quand ils tombaient sur moi, fouiller ma poitrine, frapper mon cœur et le faire battre trop fort. Le Tousseux me disait : Allons, demoiselle, allons à l'église, voilà la cloche qui va se taire. Je restais debout devant cet homme si beau et je sentais que tout ce qu'il voudrait je devrais le vouloir et que s'il m'ordonnait d'aller avec lui loin, loin, bien loin, je lui serais obéissante comme à Monseigneur le duc. Il me parlait des yeux, et semblait ainsi répondre à quelque chose, je ne sais quoi qui me bouleversait toute et que je voulais lui dire moi-même. — Petite sœur, dit Johanna, tu es déjà affolée de cet homme. Roosje hocha la tête pour répondre oui. — Il me laissa, dit-elle ensuite, passer pour aller à l'église, et m'y suivit. Il y entra et le flot du peuple le poussa contre moi, j'eus chaud et froid alors tout ensemble et une grande envie de fuir ou de me jeter à son cou. Ses habits embaumaient l'ambre et le benjoin et je crus que son haleine devait sentir bon comme ses habits. Il se mit du côté des hommes, moi j'entrai dans la nef près des femmes, comme il fallait. Je ne sus point faire autrement que de me retourner vers lui et j'en eus peur alors, car il paraissait fâché comme Satan dans le temple de Dieu et il lançait des regards de colère, au prêtre, à l'autel et aussi aux statues de madame la Vierge et de messieurs les saints. Toutefois quand c'était sur moi que s'abaissaient ses regards, ils devenaient si doux qu'il me semblaient glisser sur mon corps comme la douce main quand tu me caresses. Il était si fier et si beau, que j'eus une mauvaise pensée et crus un moment que c'était le diable. Et je n'eus de lui, malgré cette pensée, toute la peur qu'il nous faut, à nous autres chrétiennes, avoir du méchant. Car je me dis et fus en cela bien fautive, que je ne saurais le voir dans le feu ni les cruels tourments de l'abîme, sans vouloir aller à lui et prier pour lui Monseigneur Jésus avec tant de larmes qu'il l'en ferait enfin sortir fut-il Lucifer lui-même. Roosje ayant ainsi parlé se signa et pencha la tête; elle sourit et, la bouche ouverte, elle semblait contempler avec bonheur quelque vision du paradis. — Fauvette, ma sœur, dit Johanna, tu seras croquée par le chat, un de ces matins; il faut prier Dieu, mignonne. — Le chat ne me veut point manger, répartit Roosje. — Çà, finaude, répartit Johanna. connais-tu donc déjà son vouloir. — Non, mais je crois volontiers qu'il désire être mon seigneur et le maître de mes jours heureux. El ce disant, Roosje embrassa fortement sa sœur et pensant à celui qu'elle avait rencontré le matin, baisa à Johanna le visage, les mains avec une nouvelle et grande force d'affection, ce qui signifiait le puissant charme d'amour jeté sur elle. Puis elle s'en fut, cherchant la solitude, comme font toutes les blessées d'amour. SEP. HUYGS. Cependant Ser Simon Huygs étant revenu au logis, vit Johanna sa femme assise h la fenêtre et regardant, sans les voir, trois bons hommes de pierre sculptés sur la Maison des Tonneliers. Ces bons hommes travaillaient depuis trois ans de leurs doloires sur leurs douves. Johanna ne les voyait point mais bien, en son esprit, Roosje amoureuse. Elle pria tout bas Madame Jeanne sa benoîte patronne de vouloir bien faire que celui qui avait pris le cœur de Roosje fût aussi bon que beau et aussi riche que bon. Ser Huygs ouvrit la porte, mais elle ne l'entendit point; il vint près d'elle, mais elle ne bougea point, car elle regardait toujours les trois bons hommes, les douves et la doloire. Elle tressaillit même de peur lorsque Ser Huygs lui mettant la main sur l'épaule, demanda : Femme qu'as-lu donc? Elle le regarda alors avec des yeux si effarés que Ser Huygs dit : N'ai-je plus ici que l'ombre de ma mie? — lia, dit-elle riant, car elle était joyeuse de le voir et dans sa main serrait les siennes, ce ne sont point là des mains d'ombre, et ces lèvres de femme fidèle qui touchent ton visage barbu ne sont point des lèvres d'ombre; puis, ouvrant son escarcelle, ces deux peters d'or que j'y prends pour payer la cervoise qui viendra demain, ne sont point pris par une main d'ombre et ce ne sera point une ombre qui en boira demain avec toi, mon homme. — Je le sais, dit-il, mais cela ne doit point t'empêcher de me dire ce qui te faisait tantôt si songeuse? — Rien, dit-elle. — lia, dit-il, Johanna tu tombes dans le péché de mensonge. Johanna sourit, sachant que si l'on devait arracher à chaque femme, un cheveu pour chaque mensonge qu'elles ont fait depuis qu'elles sont nées, on n'en verrait plus que des chauves au monde, ce qui serait grand dommage. — Pourquoi ris-tu? demanda Ser Huygs. — Parce que, je suis aise de le voir. — Pourquoi méchant jaloux, vois-je si souvent, se froncer tes fauves sourcils? T'ai-je donné quelque motif de mauvaise humeur? Pourquoi te plaire à le tourmenter ainsi toi-même sans — 196 SE II HUYGS. raison? Ha, je voudrais le corriger de ce défout, non point par des larmes ni des airs rechignés, mais en riant pour te faire rire comme je fais à présent, mon homme. — Mignonne, dit Ser Iluygs, je m'imagine souvent que tu regrettes ton pays de feu, tes sables brûlants et les jaunes museaux des sectateurs du prophète. — Il n'en faut point médire, répartit Johanna, mais ne point croire non plus que mon cœur tire à rien de ce que j'ai laissé là-bas. Où tu es, je suis joyeuse, où tu vas, je vais toute aise et quand tu me parles et me regardes de tes yeux vifs et que je suis dolente, je sens comme le souffle du renouveau qui éveille les fleurs sous la neige. Ser Iluygs écoutait bien ravi : Je ne voudrais plus, dit encore Johanna, les revoir, ces sables africains, car j'aime ce beau duché de Brabanl, et son gras pays et ses arbres ombreux et ses bons hommes travaillant comme des serfs tout le jour et passant les soirs el parfois les nuits en noces joyeuses et buveries chantantes... — Mais, dit Ser Huygs, ceci n'explique point assez pourquoi je t'ai trouvée tantôt si songeuse... — Ne te l'ai-je point dit? répondit Johanna en feignant la surprise et bien décidée à ne point répéter à Ser Huygs les confidences de sa sœur. Car les femmes semblent avoir fait entre elles et par nature, une façon de pacte par lequel elles s'engagent à se protéger l'une l'autre envers et contre tous les hommes, et surtout à céler à ceux-ci tout ce qu'il faut et même tout ce qu'il ne faut point et cela par un amour naturel des faux-fuyans, des ruses, des petites menées obscures et aussi par la peur qu'elles ont de voir, là où il ne faut que la délicatesse féminine, de fins sentiments, de tendres soins et quelque peu de malice, survenir tout soudain l'homme tranchant, grossier, lourdaud ; et chevauchant à travers tout comme une troupe de soudards dans un champ de trèfles. Ser Iïuygs repartit qu'elle ne lui avait nullement dit pourquoi elle était songeuse. Elle sourit de nouveau. — Je suis songeuse, dit-elle, parce que je suis songeuse, que c'est dimanche le jour de paresse, que je n'ai rien à faire, que les doigts me démangent, que mon esprit se promène et que je voudrais bien savoir quand ces trois bons hommes sculptés ici en face dans la pierre, auront fini de tailler avec leurs grandes doloires ces pauvres douves qui seront mangées par la pluie avant de pouvoir servir au tonneau. Et ce disant, elle regarda Ser Huygs d'un œil rieur et l'invita ainsi à sourire : ce qu'il lit sans plus attendre. Il Il lui demanda de se lever, s'assit sur sa chaise, prit Johanna sur ses genoux et regarda avec elle la rue et les trois bons hommes de pierre. Heureux ainsi tous deux à la fenêtre ouverte, ils laissaient le bon air et le clair soleil entrer dans la chambre, quand ils entendirent la clochette qu'agitait un valet d'église, marchant devant un prêtre qui allait porter l'hostie de Dieu à un moribond. Ils se mirent à genoux et prièrent pour l'âme de celui qui allait partir. Puis le bruit de la clochette ayant cessé à cause de l'éloignement, ils se remirent, mais non plus aussi gaîment, à la fenêtre. Deux vieilles femmes conversaient à haute voix dans la rue, toussant, crachant et menant grand bruit de leurs béquilles : — Las! commère, disait l'une d'elles, n'est-ce point pitié de voir mourir un homme si fringant, si accort et en un si jeune âge? — lia, disait l'autre, pauvre Jan Sammans, tué ainsi par l'ami de sa femme. — Deux coups de knyf, un dans la poitrine, l'autre dans le ventre. Il fond, commère, il fond dans son sang, le bon homme. Et le meurtrier a pu s'éloigner, et il ne sera pas poursuivi en pays étranger, car il est, dit-on, favori de l'empereur romain. — Ma! si les gens du Conseil le pouvaient frapper? — Il est loin s'il court toujours! Justice de Dieu! benoîte Vierge, dirent-elles, appesantissez-vous sur le meurtrier, et qu'à défaut de bourreaux et de corde, il trouve sur son chemin des ronces pour lui déchirer les jambes, des vipères pour le piquer de leurs dards et la foudre pour le frapper... Car, dirent-elles en s'éloignant, si sa sainte majesté le Dieu du Ciel ne tue point ceux qui tuent, ils s'accoutumeront à le faire ; et quand il ne s'agira point de filles ou de femmes, ils nous tueront nous pour nous prendre les pauvres liards que nous avons amassés avec tant de peine, Seigneur Dieu ! Et les deux vieilles s'éloignèrent toussant, crachant et menant grand bruit de leurs béquilles. Johanna et Ser Huygs se regardaient tous deux tristement et se tenaient par la main. — Deux coups de knyf, dit Johanna. — En combat loyal, repartit Ser Huygs. — Une tache rouge, une tache rouge sur le sable, où il est tombé. — Combat loyal, répéta Ser Huygs. — Je suis toujours inquiète quand tu n'es pas là, dit Johanna, j'ai peur toute seule. lia ! si je pouvais le revoir vivant. Simon ! Simon ! on a frappé à la porte d'entrée. 200 SUR HUYGS. Entends-tu, voilà le Tousseux qui va ouvrir... Une voix... une voix d'homme, je connais celte voix... Ils montent à deux, Claes et lui... 11 faut me défendre... J'ai peur. Le Tousseux ouvrit la porte ; un homme bien vêtu et beau entra. .— Mahom! Mahom ! s'écria Johanna, sauve moi, Simon. Et elle se cacha derrière Ser Huygs. V. Mahom, car c'était lui, entra dans la chambre. Le Tousseux resta derrière la porte, appuyé sur sa béquille, car il avait été surpris du nom de mécréant qu'avait prononcé Johanna, et effrayé du grand cri qu'elle avait jeté. Il demeura donc là, comme un chien fidèle flairant quelque danger et veillant sur ses maîtres par affection. Et Claes songeant à ses vieux bras et ses mains tremblantes, à son corps branlant, se demandait si tous ces vieux os, se ramassant ensemble, pourraient servir à défendre Ser lluygs et Johanna. Cependant Mahom se tenait debout à l'entrée de la chambre : Johanna et Ser Huygs purent le regarder à l'aise. Il était brun comme une écale de noix, aussi grand que Ser Iluygs, mais plus mince. Ses yeux noirs fort grands jetaient partout des regards durs, sa bouche n'avait point de sourire, ni non plus de colère. Il semblait, après trois ans passés, venir pour l'accomplissement d'un vœu, tirer de Ser Iluygs et de Johanna quelque sauvage et froide vengeance. Johanna étouffait dans son tablier, ses cris cle peur et les sanglots qui sortaient malgré elle de sa poitrine. Ser Iluygs, dont le remords avait tant de fois rongé le cœur, quand il pensait à Mahom tombant frappé à mort, sur le sable, Ser Iluygs le voyant vivant fut joyeux tout soudain, et frappant fortement ses deux mains l'une contre l'autre : — Te voilà donc ressuscité, moricaud, dit-il. Noël à Dieu ! que veux-tu de nous ? Mahom s'avança vers lui et dit en se frappant la poitrine : — Deux coups. Blessures pour blessures. Cependant le Tousseux était monté à la chambre de lioosje, et lui avait dit : « Demoiselle mignonne, daignez descendre et voir ce qui se passe en bas : un homme à l'air farouche est entré chez le baes, et madame Johanna pleure et crie. » Durant le temps que Claes était monté à la chambre de Roosje pour lui tenir ce propos, Ser Huygs avait répondu à Mahom : — Blessures pour blessures, je ne te comprends point ? Qu'as-tu à montrer ta poitrine ? Je t'ai frappé en un loyal combat : tu es guéri ; que te faut-il de plus ? — Las, disait Johanna pleurant derrière lui, pourquoi ne veux-tu comprendre qu'il en veut î» tes jours, Simon ? — Blessures pour blessures, dit encore Mahom. Ce furent ces mots qu'entendit Claes au moment où Roosje marchant devant lui, ouvrit la porte. Claes n'entra point, et chercha dans son esprit quelque moyen de venir utilement en aide à son maître. Et il se disait, non sans raison : « Si je vais tout soudain maintenant entrer comme 1111 sot dans la chambre, et que ce mécréant en veuille au baes, il commencera d'abord par me frapper, se débarrassant ainsi du faible pour n'avoir qu'un seul ennemi à vaincre. — Las, mon bon patron, disait encore Claes, je flaire dans l'air sang et bataille, donnez la force à mes vieux bras et la malice à ma vieille cervelle. En voyant Mahom, Roosje avait jeté un grand cri, puis toute palissante, frissonnante et transie, elle s'alla réfugier auprès de Johanna : — C'est lui ma sœur, c'est lui, disait-elle, en se serrant comme un poussin sous l'aile de la poule. Mais Johanna n'avait plus de force pour s'étonner ni répondre, elle ne songeait qu'à la vie menacée de son aimé Simon. Toutefois elle comprit que Roosje lui disait que celui qu'elle avait rencontré le matin était présent, mais tout ce qu'elle put faire ce fut de l'entourer de ses bras, de pleurer et de gémir avec elle. Mahom, lui aussi en voyant entrer Roosje, avait paru éprouver quelque émotion, voire mcme quelque joie, mais ce n'était point l'émotion douce ni la bonne joie des bons cœurs. Ser Huygs se tenait debout devant lui, cherchant coî-menl si son bon knyf était toujours à sa ceinture ne • le trouvant point et coîment aussi attendant qu'il parlât derechef: ce que fit Mahom. — Combat sur le sable, dit-il. Deux coups à la poitrine. Tache de sang, par terre. Tombé. Femme prise, femme aimée, pour lors. Sang pour sang, blessure pour blessure, femme pour femme. Et ce disant, il montra Roosje. — Tu es joli garçon, dit Ser Huygs, se gaussant de lui, et tu fais de ton coq, bien jovialement, mon gentil mori-caud. Tu veux donc tàler à la fois de ma sœur mignonne 204 SER HUYGS. et de ma peau avec ton benoît couteau. Ha tu ne veux rien moins que Roosje, tu l'auras sans remise mon ami, tu l'auras. Nous autres brabançons, nous devons besogner dur, avant d'obtenir quoi que ce soit, mais à ces mécréants bénis d'eau de chameau, il ne faut qu'un mot, un traître mot, lequel agit tout soudain comme un charme. Tue et prends, mon gentil museau, prends et tue, Roosje et moi nous t'allons laisser faire incontinent. Ce disant, Ser Huygs avait l'œil si vif, parlait si gaîment et portait si haut la tête, que Johanna reprit courage, et dit: — Je t'aime ainsi, mon homme... Roosje, la douce vierge, pensa pouvoir aussi parler, croyant assurément que la bonté qui sortirait de son cœur toucherait l'africain mal déguisé qui venait en leur calme maison chercher à répandre le sang et h la prendre elle-même. — Ha, monsieur de l'étranger, dit-elle, ne voyez-vous point comme nous sommes ici toutes transies, ma sœur et moi, à voir votre méchant visage que moi, tantôt, je vis si bon en allant h l'église? Elle lui sourit et de ses beaux yeux implorait qu'il lui rendit son sourire : mais le mécréant ne sourit pas plus qu'un bloc et répondit : — Bataille perdue, bataille à livrer derechef, blessures pour blessures, sang pour sang, femme pour femme. Mais Ser Iluygs impatienté : — Sais-tu bien, dit-il, que ta trogne brûlée me réjouit comme un tintamarre. Sais-tu bien que la moutarde me monte au nez et que nous allons faire de la salade à la mahométane, mon doux ami, salade de mécréant poivrée de fils du Prophète. — Arrête, mon frère, cria Roosje, ne verse point le sang du prochain. — Ça le prochain, dit Ser Huygs s'animant à mesure et montrant Mahom, oui, tigre prochain, chacal prochain, hyène prochain. Sais-tu ce qu'il vient faire ici? Me blesser après un loyal combat soutenu contre lui, pour t'enlever et te porter au pays des Maures, où tu devras te trouver bien heureuse de laver ses pieds de prince et de partager sa couche avec une vingtaine de galloises bonnes à fouetter le vendredi devant les bailles de la maison de ville. — Ha ! sauvez-le, monseigneur Jésus, cria Roosje, qu'il croie en vous et qu'il se repente. Puis s'échappant des bras de sa sœur et passant devant Ser Huygs, elle se jeta à genoux devant Mahom, qui sourit triomphalement de la voir ainsi humiliée. — Monsieur le Maure, dil-elle, s'il est vrai que vous soyez de ces malheureux auxquels est réservé le feu éternel, monsieur, moi pauvre fillette brabançonne, je vous veux sauver... Je suis issue de nobles hommes et de gentilles femmes, et si vous voulez demeurer en notre pays, vous instruire en la foi chrétienne et abjurer l'erreur mauresque, je vous donnerai peut-être ce dont vous sem-bliez me prier instamment ce matin sur le chemin de l'église. -— Roosje, demanda Ser Huygs, que signifie ceci? -—Je veux dire, répondit-elle humblement, que je me sens comme morte à l'idée d'un combat entre toi et cet homme de Mauritanie. Je dirai aussi, comme fille honnête et n'ayant rien à cacher, que j'ai vu ce malin celui qui est ici et que mon cœur a tiré à lui et que lui aussi me disait des yeux qu'il avait pour moi bonne affection. Et c'est pour moi, mon seigneur frère, c'est pour moi, c'est pour l'amour que je le porte et l'affection que j'eus un moment pour lui, que je vous demande à tous deux qu'il n'y ait point ici de sang versé, m'offrant, au demeurant, à lui connue épouse aux conditions que j'ai dites. Ser Huygs aimait de grande affection sa sœur Roosje. Ahuri, il ne savait que croire ni que faire, tandis que Johanna pleurant à voix basse, disait : — Sauvez-nous de ce malheur, Monseigneur Jésus, éloignez de nous ce fléau. Entretemps, Claes le Tousseux était allé décrocher en la petite salle où était sa couchette, une bonne arbalète, tenue bien propre et bien luisante, en souvenir du temps où Claes, qui se nommait alors la Mort aux oiseaux, était dizenier dans la belle gilde des arbalétriers... L'arc d'acier étant bandé et l'arbalète bien armée de sa flèche, Claes toussant, mais d'impatience de servir son maître, se tenait debout derrière la porte. Mahom souriant de l'indécision de Ser Huygs et des bonnes paroles de Roosje, avait répondu : — Allah, Dieu seul est grand. Christ , larron pendu en croix. Sang pour sang, blessure pour blessure, Mahom vainqueur, femme pour femme. Et il lira alors d'un fourreau couvert de pierreries, un de ces vilains couteaux tortus qu'en leur jargon les Maures appellent yatagan. — Blessure pour blessure, disait Ser lluvgs contrefaisant sa difficile manière de parler un langage étranger, moricaud pour moricaud, si tu n'as qu'une chanson, tu ferais bien pour notre plaisir, d'en varier un peu l'air. Il faut toutefois que je te le dise, mon doux ami, si je l'ai pris ta femme, c'est qu'il plaisait davantage à la pauvrette de 208 SER ÎIUYGS. gouverner seule une heureuse famille de bonnes gens que de servir comme esclave à les plaisirs au milieu de jeunes guenons engraissées pour tes noirs ébattements. Je dirai aussi, que chez nous, brabançons, quand une querelle est vidée par le fer c'est un trait de vilain de demander sa revanche. Cependant je suis prêt à entrer derechef en lutte avec toi et je te frotterai si bien que tu ne demanderas plus un second savonnage. Ser Huygs cependant cherchait une arme à sa ceinture, mais il n'en trouvait point, il regarda si le grand tisonnier de fer était dans l'âtre, mais on avait à cause des jours chauds enlevé le tisonnier; ses regards coururent sur le mur, il y avait au mur des tapisseries de haute lice, et pas le moindre brin de fer. II se disait : C'en est fait de moi, quand soudain, il aperçut dans un coin, une hampe de hallebarde faite de bon bois de coudrier et qui attendait son fer. Là, dit-il, merci Dieu, j'ai ce qu'il me faut. Le Maure brandissant son couteau lorlu se tenait d'un côté de la grande table. Ser Iluygs était de l'autre, et derrière lui, recroquevillées de peur, gémissaient et sanglotaient les deux femmes. — Maintenant, dit-il, à nous deux moricaud. El quant à vous mignonnes, sortez subtilement afin de ne point rece- voir d'éclaboussures quand je frotterai le dos à ce mécréant mal lavé. Puis, écartant la table, Ser Huygs se mit en devoir de frapper sur Mahom. Il fallait voir quels beaux coups il frappa de la hampe de coudrier. Tantôt il s'attaquait à la tète de Mahom, tantôt au cou, parfois aux jambes, maintefois aux bras, si bien que le Maure semblait devoir chaque fois être mis en pièces. Mais il n'en était rien, car il était si souple, si preste et si subtil qu'il parait tous les coups. Bondissant comme un chat enragé, souple comme un singe, il rasait h chaque instant, de la pointe ou du tranchant de son arme, la poitrine ou le visage de Ser Huygs. Son couteau au demeurant étant aussi long qu'une épée à une main et d'un acier vaillamment trempé, Ser Huygs pouvait aisément passer de vie à trépas dans ce combat inégal. Soudain le vieux Claes entra avec son arbalète, toussa et dit : Baes veux-tu que je tue ce mécréant? — Non, garçon, répondit Ser Huygs frappant toujours, je ne veux pas qu'il puisse aller dire là bas, s'il en réchappe qu'il faut deux chrétiens pour venir à bout d'un Maure. — Ha baes ! tu peux mourir en ce combat, je le vais du moins quérir une épée. — Laisse-moi mon bâton, il est assez noble pour ce dos de manant. Vois comme je le frotte, savonne, lessive et rince, il sera tantôt plus blanc que neige. — lia baes, ce n'est point bien faire que d'exposer sa chère vie au couteau tortu d'un vilain diable comme est celui-ci. — Sors, dit Ser Huygs el ne m'embarrasse point de tes conseils. Les deux femmes voyant ouverte la porte par laquelle était entré Claes sortirent aussi et en hâte pour aller chercher du secours, elles virent le vieil homme qui se tenait derrière un des battants de la porte avec son arbalète. Le combat n'avait point cessé el le Maure avait poussé un cri, car il avait reçu un coup de hampe sur la joue. — Crache tes dents, disait Ser Huygs, ne te gêne point mon jaune ami, il n'est point défendu de se débarrasser de son superflu. Pendant qu'il parlait ainsi il reçut à la main une blessure, il continuait cependant de frapper dru et disait : Quand on met les oignons au four il y faut faire une entaille afin qu'ils soient plus savoureux : ainsi d'un chrétien brabançon : plus il saigne, mieux il frappe. N'en sens-tu rien sur ta carcasse maigre? On dit que les frictions de coudrier sont du baume aux hommes en colère; le proverbe a-t-il menti? Entretemps le Maure trouva moyen de couper à demi l'oreille de Ser Huygs qui ne cria point par orgueil et dit coîment, mais en maniant sa hampe avec plus de force et d'agilité : Appris-tu jamais, bel ami safrané, le grand art de la danse ? On le dirait toutefois à ton allègre façon de voltiger. Nul n'est meilleur maître qu'un bon coudrier. Si nous étions h la Porte-Bleue, à ce bel endroit où la Senne est si large, je te ferais coudrièrement sauter comme une hirondelle par-dessus. Monterais-tu bien sur la tour de Saint-Michel-et-Gudulê, avec tes jambes de chat. Danse mon ami, saute mon orangé compagnon. Tu aimes bien le coudrier n'est-ce pas ? Je le vois à la façon joyeuse dont lu reçois ses caresses. Car, il n'est plus grand signe de joie que la danse et tu danses comme un lépreux qui viendrait d'hériter du Coudenberg, lequel est comme tu sais, le palais de nos princes. . — Allah ! disait le pauvre Mahom bien enragé, cœur pour cœur, blessure pour blessure. Mort de Chrétien plaît au prophète. Femme et sœur de Chrétien, servantes en mon harem. Et ce disant il atteignit de son yatagan Ser Huygs à la poitrine, mais il lui coupa seulement l'habit et quelques lambeaux de chair. Le Tousseux se tenait derrière le battant de la porte, maugréant toujours et se disant : » Si ce traître Maure voulait seulement un seul moment ne point bouger, comme je lui logerais incontinent une bonne petite flèche entre les deux yeux, ou dans l'oreille, ou dans quelque endroit de sa tète de vilain. Mais si je tire maintenant, je risque d'atteindre le baes. lia vieux tousseux, non lu n'es plus bon à rien en ce monde, pas même à tuer un chien enragé. Tu peux L'aller jeter à l'eau, fainéant. » — Cependant il cherchait sans cesse à saisir un moment où le Maure se tiendrait tranquille, pour lui faire manger son bois; mais Mahom ne cessail de bondir, allant et venant, quand soudain il entendit un grand craquement, c'était la hampe, laquelle se rompait sur l'épaule du Maure, qui tomba sur le plancher comme un saumon de plomb. — Baes, dit le Tousseux entrant, est-il bien mort? — Dieu fasse que non, répondit Ser Huygs. — Ha ! baes, repartit le Tousseux, c'esl lit une grande faveur de voire benoît patron. — Je lui ai fait tort une fois : ce n'est pas lui qui devait être puni, dit encore Ser Huygs. — Dieu l'a voulu ainsi, Dieu soit béni, baes, béni eu tout. Soudain par la porte d'entrée du Steen, entrèrent dans la maison quelques soldats de l'amman, des gens des métiers en armes et bon nombre de femmes curieuses. Johanna et Roosje criaient d'en bas : « Tiens ferme mon homme. — Courage frère, nous venons bien accompagnées. » Mais quand, suivies de la foule des soldais et des femmes, elles eurent monté les degrés el virent le Maure étendu sur le plancher et Ser Huygs saignant et triste dans sa victoire, elles l'embrassèrent toutes deux avec une grande effusion d'amour en lui disant : — Où souffres-tu frère? — Où as-tu mal mon homme ? Est-ce là cette vilaine plaie qui fait couler tant de sang ? Vite du baume. El de l'eau tiède. Et encore un coup ici. Et ailleurs sans doute? Dis; n'as-tu point d'autre mal que tu caches, il fout nous le dire et te mettre au lit bien vile, et bien reposer ton pauvre corps fatigué. Vite que nous t'y menions. — Mignonnes, répondit Ser Huygs, merci à vous, mais ce n'est point pour un chétif morceau que ce Maure a taillé dans mon cuir, que je me vais mettre entre deux draps. Il est trop tôt el j'ai affaire demain. Et puis femmes, ce n'est pas h moi qu'il faut penser, mais à ce cadavre qui est là gisant. Je ne pouvais toutefois, ajoula-l-il avec grande tristesse, vous laisser toutes deux exposées à ses injures ni ne point défendre ma vie qui n'est pas à moi seul. Ce qu'ayant entendu Johanna et Roosje, elles se penchèrent sur Mahom, afin de voir s'il respirait encore. il. Mais elles ne sentirent point de souffle. Elles le voulurent soulever, mais il retomba comme un homme de marbre. Le Tousseux bien triomphant parlait au peuple : « Voyez, disait-il, vous autres, en leur montrant Mahom, il est venu droitement de Mauritanie avec ce grand couteau duquel il a voulu tuer notre baes. Et il n'a rien fallu à Ser Huygs qu'un bâton comme celui qui est là brisé pour se défendre contre lui. Et il l'en a si bien frotté qu'il est passé de vie à trépas comme vous voyez. Et c'est mon baes, mon noble baes qui a fait cela ! — Noël à Ser Huygs, dit le peuple. Et les femmes considérant Mahom tombé, disaient : « Il n'est point laid pour un moricaud. Et les hommes lui ayant ôté de la main son couteau tortu, se le passaient de main disant : « Voilà un beau tranchelard bien affilé. C'est grande merveille qu'un pauvre bâton en ait pu soutenir l'effort. Soudain Roosje, s'écria : « Il a ouvert les yeux, il est vivant encore. » Mahom en effet, ouvrait les yeux et regardait étonné et fâché autour de lui. Puis il voulut se soulever et ne le put; enfin avec grand effort il porta la main à sa bouche, blan che d'écume. — Il a soif, dit Roosje, soif, le pauvre battu. Puis elle s'en fut toute courante chercher de l'eau, elle-même. Étant revenue, elle en donna h boire au Maure par petites gorgées : puis l'entendant gémir, elle pleura. VI. Cependant Ser Iluygs envoya un homme de l'amman chercher le physicien, qui était le médecin du duc, tandis que le Tousseux servait dans une salle basse, pour fêter le triomphe de Ser Huygs, force cervoise au peuple accouru. Mahom, par ordonnance du physicien, fut transporté en un bon lit dans une chambre chauffée tièdement. Johanna et Roosje veillèrent auprès de lui, sept jours et huit nuits. Ser Iluygs avait fait placer dans la chambre deux hommes armés qui y faisaient guet et garde au cas où le Maure se voulut venger de sa défaite sur sa femme et sa sœur. Mais il n'y songeait point le pauvre homme. Car en voyant sans cesse auprès de lui Roosje belle et mignonne, l'entendant lui dire de bonnes paroles pour le consoler et pleurant sur lui, quand il gémissait, il s'adoucit de la voir si douce. Et il se prit de bon amour pour elle. Mais il de- meurait silencieux comme un muet et se contentait de la regarder quand elle ne le regardait pas. Ser Huygs ne s'était point voulu montrer à lui, de peur que sa présence ne le fit entrer en colère et n'empêchât ainsi sa guérison. Roosje disait souvent à Mahom : — Ha, monsieur, que ne voulez-vous pardonner à mon frère le mal qu'il vous fit, comme il vous pardonne celui que vous lui voulûtes faire, cela vous guérirait bien plus vite. Et le Maure hochant la tête disait : — Femme pour femme, et après rentrait en son silence. Mais Roosje repartait vivement : — S'il vous faut de toute nécessité prendre femme en ce pays, il en est peut-être qui voudraient de vous, monsieur. Mais il vous faudrait pour ce ne point retourner aux sables brûlants d'où vous venez, et, ajoutait-elle, il y a là, montrant Jésus cloué à la croix, il y a là un pauvre bon Dieu qui mourut pour vous, monsieur, comme pour moi, et qui vous ferait heureux si vous vouliez. — Allah est grand, disait Mahom. — Allah ne vous aime point du tout, répondait Roosje bien malicieusement, car il a souffert que votre femme vous fût prise et que vous fussiez blessé deux fois. Las ! ce n'est point notre Dieu qui agirait si mal envers un chrétien. Mahom ne voulut point écouter d'abord le moindre mot contre son prophète, mais Roosje lui en dit souvent, et lui l'écoutait volontiers et regardait tout aise pendant qu'elle parlait, sa bouche mignonne et ses yeux vifs, qui lui voulaient prouver que son Allah ne l'aimait point. Un jour enfin, le treizième, il dit : — Allah est ingrat. Et il demanda que Roosje alla quérir Ser Huygs. Ser Huygs vint et Mahom lui dit : — Tu fus mon ennemi, tu m'as blessé, mais j'ai dormi dans ton lit et mangé de ton pain, je le pardonne ; dis-moi comment le pardon se donne entre chrétiens. — Je te le vais montrer, dit Ser Huygs, et te pardonne aussi, car ce que tu fais est bien fait. Puis il lui donna le baiser de paix que lui rendit le Maure. Ser Huygs apprit bientôt de lui qu'il désirait en mariage sa sœur Roosje, et la lui accorda volontiers, le voyant si amendé, et sachant de source certaine qu'il était de bonne race et des plus riches en son pays. Mahom ayant maintes fois déclaré qu'Allah étant in-arat il ne voulait du tout adorer les dieux de cette sorte, c) 7 fut baptisé en la collégiale. Quelque temps après eut lieu le baptême; Mahom y fut nommé Gauthier, et Ser Roelofs, beau-frère de Ser Iluygs, obtint du duc que le néophyte portât son noble nom, ce qui fut fait. Les gens disaient en voyant le Maure aux cheveux si noirs et Roosje aux cheveux si blonds, que ce mariage ne pouvait manquer de produire des bâtards comme il ne s'en voit guères au pays de Brabant. Roosje mena comme elle voulut Gauthier Roelofs pour son bonheur. Car il eût tout fait pour elle, crime et bienfait, acte de noble homme ou fait de vilain, tant il était affolé de celte rusée el mignonne lîllelle, qui l'avait si bien pris et lui avait si bien démontré la noire ingratitude de son Dieu. Ainsi dit-on qu'il est en certains pays des femmes qui liment les dents et coupent les ongles aux lions. DEUX DUCHESSES. LES DEUX DUCHESSES. Il était un vieux roi, point du tout radoteur, point gourmé, fort bon homme et de mine joufflue, gouvernant ses sujets en tout bien tout honneur, quoiqu'il fût absolu, la race en est perdue. Il avait soixante ans depuis longtemps sonnés; dans sa vie il comptait plus de baisers donnés, de flacons mis à sec et de mois de folie que d'instants de tristesse et de mélancolie, ce qui fit qu'il était à peu près encor vert ; mais soixante ans, hélas ! c'est l'aube de l'hiver; c'est le temps des gants chauds et celui des fourrures; gaîlé, pied ferme, œil vif, teint clair, franches allures, nous perdons brin à brin, ces trésors. Tout moment en passant, nous enlève un morceau de nous-mêmes, et nous vivons ainsi moins forts, moins bons, plus blêmes, plus laids et plus grognons, jusqu'au suprême instant. Ha ! quand jeune et bouillant l'homme sent dans ses veines courir la vie à flots, quand sur son front joyeux que la bise et l'autan, de leurs froides haleines, peuvent sans le glacer caresser de leur mieux, chante comme un oiseau 12 son âge insoucieux, matin el soir, soir et matin ; lorsque son âme aime tout, le printemps plein de fleurs, les vents doux comme un soupir d'amour sorti d'un sein de femme, l'ouragan secouant les bois dans son courroux; la neige, blanc manteau dont se couvre la terre; les grands nuages noirs qui, comme des vautours, planent dans l'infini; le réduit solitaire que le hibou se fait au fond des vieilles tours; alors pour lui les fleurs, entr'ouvrant leurs corolles, paraissent murmurer d'amicales paroles, et l'univers entier lui dit : « Tout est h toi, va, commande, choisis, prends et règne mon roi ! » Le fils du roi, jeune homme à la moustache blonde, était avec raison chéri de tout le monde : il était jeune lui, jeune comme pas un; la plus franche gaîté brillait dans son œil brun : vous dire qu'il était jovial d'habitude, qu'il aimait le plaisir beaucoup plus que l'étude, qu'il avait des chevaux, des femmes el des chiens, ce serait pléonasme, aussi je m'en abstiens. Tout le monde l'aimait, mais surtout deux duchesses; c'était, sans contredit, un surcroit de richesses; lui-même il l'avouait, mais il est de ces cas oii, quoi qu'on en ait dit, trop de bien ne nuit pas. Deux amours à la fois dans un cœur, quel blasphème! mais il négligera l'un pour l'autre à coup sûr! En traçant le portrait des deux femmes qu'il aime, essayons d'éclaircir un peu ce point obscur : l'une était blonde et l'autre brune, il était heureux près de l'une, par l'autre il était rebuté : l'une était folle et l'autre sage, la blonde l'aimait avec rage, la brune avec tranquillité : l'une aimait fort, c'était la blonde, les courses et les jeux sur l'onde et les plaisirs de la cité; l'autre était une vierge austère aimant à vivre solitaire, el s'habillant toujours de noir; la blonde aimait à la folie, les gais festins où l'on s'oublie el les sérénades le soir; toutes deux avaient un cœur d'ange, car elles s'aimaient, chose étrange, tant que c'était plaisir à voir. Quand la brune, tranquille et sage, voyait sa rivale volage courir en riant dans les bois, tandis que seule ainsi laissée, mais toujours bonne en sa pensée, elle travaillait de ses doigts, trouvant une douce parole, la sage saluait la folle et du sourire et de la voix : la blonde, variant ses charmes, en une heure riait aux larmes et vingt fois pleurait tour à tour; elle ornait ses boucles légères, de toutes les fleurs éphémères qui se fanent en moins d'un jour : sa compagne, pour être belle, paraît son front de l'immortelle, forte comme un premier amour. Le prince l'aimait tant, il aimait cette dame, marbre de Phidias doué d'une belle àine; il aimait son regard si beau, si franc, si clair, son front large et pensif, il aimait son air fier; la blonde n'avait pas, comme elle, un doux sourire, une voix grave et douce ainsi qu'un son de lyre, ni cet air réserve, ni ce pudique aspect qui, même aux effrontés, commandait le respect. Que de fois, se mettant à genoux devant elle, follement irrité de la voir si cruelle, des sanglots dans la voix, des larmes dans les yeux, poussant de ces soupirs qu'un amour furieux sait arracher du cœur, que de fois, pâle et blême, car il souffrait beaucoup, il lui disait : « Je t'aime, pourquoi me torturer avec acharnement...? « Il lui parlait en vain très-passionnément, en vain il maigrissait, l'inflexible duchesse refusait de payer le prix de sa tendresse, et, reculant toujours l'instant de son bonheur, lui disait chaque fois : « Jure-moi sur l'hon-» neur de gouverner l'État et d'aider ton vieux père, » puisque ce n'est qu'en toi que le vieillard espère. Si tu » ne le fais point, pars et fuis loin de moi; mais si tu » m'obéis, demain je suis à toi. » Le choix était à faire, et le prince indocile, jugeant probablement la tâche difficile, s'emportait et pleurait, mais ne décidait rien. Dans sa folle existence il se trouvait si bien ! puis la paresse est douce à plus d'un prince au monde : de retour au palais, il y trouvait la blonde qui lui disait : « J'ai là deux excellents chevaux ; viens, nous » allons trotter et par monts et par vaux ; prince, n'obéis-» sons qu'à notre fantaisie, et, si nous le voulons, poussons » jusqu'en Asie. » Le prince la suivait : il eût fallu les voir galoper en riant du matin jusqu'au soir; la blonde avait par jour des milliers de caprices, vous le faisait courir au bord des précipices et si près qu'il manqua de se casser le cou, ou les reins, ou les bras tout au moins, comme un fou. Il advint qu'une nuit le roi tomba malade et mourut quand son fils faisait cette escapade; il le bénit de loin, et, sur son lit de mort, il lui souhaita d'être heureux, puissant et fort. Quand le prince revint, grande fut sa surprise de voir des pleurs couler sur la moustache grise d'un vieux soldat veillant aux portes du palais, et refusant l'argent que donnaient des valets. Ce visage, tout brun de soleil et de hûle, lui semblait contracté; puis, un sommelier pâle, de rouge qu'il était jadis, courut à lui : « Prince, » dit-il tout bas, il est mort aujourd'hui quelqu'un dans » le palais. » — « Qui donc? dit le jeune homme in-» quiet et tremblant : dis-moi comme il se nomme. » Le sommelier se tut, mais un homme de loi vint dire en nasillant : — « Salut au nouveau roi! » Le prince aiors comprit qu'il n'avait plus de père. Il pleura bien longtemps, la face contre terre, puis entra, ressentant un douloureux remords, el trois jours et trois nuits, il pria près du mort : — « Oh ! disait-il souvent à ce » pauvre cadavre, vois, noble père, vois la douleur qui » nie navre; je ne suis plus le même, et je ferai pour loi » ce que jamais, hélas! je n'eusse fait pour moi. » Le prince, après deux ans, songeait au mariage. Il aimait ardemment, mais était-il bien sage d'avoir publiquement deux femmes h la fois?... n'était-ce pas un peu fouler aux pieds les lois? Il eut beau réfléchir, il aimait les deux dames : pour elles, il croyait avoir deux cœurs, deux âmes el vivre doublement, On dit qu'il se trompait; mais peut-on se tromper, aimant comme il aimait? Il fit chercher les lois touchant la bigamie, réveilla sur ses bancs toute l'académie fort surprise du fait; enfin il arriva que, dans un coin d'archivé, un décret se trouva qui permettait d'avoir deux épouses ensemble, mais pas plus cependant, « attendu qu'il me semble, disait l'auteur dudit décret, que c'est assez. » Le prince vil ainsi tous ses vœux exaucés : il épousa la sage, il épousa la folle, et n'aurait pas donné la moitié d'une obole, tant il était heureux, pour être roi des rois, ou sultan du soleil ; il observa les lois, (il bien de temps en temps quelque bonne sottise, mais ce n'était jamais alors que par surprise. S'il fallait à ce conte un sens mystérieux, on pourrait y trouver ceci, faute de mieux ; l'Imagination, c'est la duchesse blonde, la folle du logis el la folle du monde. Pourquoi ne pas l'aimer? les fous ont tant d'esprit; elle est si belle, elle est si bonne, elle est si gaie, montre si blanches dents, l'enfant, quand elle rit; elle est si ravissante, alors qu'elle s'effraie le soir d'un rien, d'un arbre, d'un poteau ou de quelque follet qui se mire dans l'eau. Peut-on ne pas l'aimer, même quand elle pleure sur ses chagrins si gros, si grands, que tout à l'heure elle ne saura pas plus ce qu'elle en a fait que du myosotis cueilli dans la forêt? Peut-on ne pas l'aimer quand, charmante conteuse, pour vous sauver d'ennui, quand vous êtes tout seul, la folle voudra vous faire une peur affreuse? « Un vieux mort » parcourait les champs dans son linceul et pleurait ses » péchés de ses yeux sans prunelle, ils pleureront ainsi » toute l'éternité, des os! des os! » dit-elle avec naïveté; puis, pâle d'en avoir tant dit, elle frissonne : mais tenez ! la voici bien loin. « Clairon qui sonne, fers cliquetants, soldats » jurant, tambour qui bat, du sang, du feu, des cris, la mort, » c'est le combat; que de deuils! le soleil s'en est voilé la » face... » Croyez-vous qu'elle va rester à cette place, si longtemps? allons-donc! « Voici deux vieilles gens, assis » au coin du feu, comme deux vieux amants, ils vont vous » raconter une histoire bien claire, avec tant de soleil, tant » d'air, tant de lumière, tant de fleurs, de parfums el de bois » et de prés, de taillis, de vergers, d'espaliers empourprés, » puis au milieu du tout, une lilie mignonne qui par un » beau matin... mais je crois que l'on sonne à la porte. » lit l'histoire? à quand la fin? un jour ou l'autre. 0 vierge blonde, on peut t'aimer d'amour; dis, n'es-tu pas le sang et la vie et la sève de noire pauvre esprit humain ; et sans toi, ô fille du bon Dieu ; sans idée et sans foi, celle du moins qu'il faut avoir aux belles choses, n'ayant d'autres soucis que de baisse et de hausses, quels plaisirs aurions-nous en ce monde banal ? Tu me poursuis parfois cauchemar, songe, rêve, hallucination : je n'y vois pas de mal, sois partout et toujours, chère, la bienvenue; que tu sois le démon, ou Madeleine nue avant son repentir ou quelque fiction, viens, entre ma mie, entre Imagination. Et lorsque tu seras trop en train et trop folle el que je le verrai sans souffle ni parole, le sein brûlant et l'œil en feu, j'irai chercher dans un drowski mené par 1111 sage cocher et sagement tiré par un cheval bien sage, trop lent, trop calme, pour jamais se mettre en nage, la compagne Raison qui te rafraîchira le front, les yeux et l'âme et le rendra, comme à moi, ton ami, quand tu veux, folle fille, afin que plus gaîment encor ton bel œil brille, celte santé d'esprit, ce certain calme fort qui font qu'on est puissant et sain jusqu'il la mort. FIN. TABLE. Braf le Prophète............ Page Humble supplique à la Comète......... Christus................ Les Fantômes.............. Les Masques............... Ser Huygs............... Les Deux Duchesses............ LA CRYPTOGRAPHIE DÉVOILÉE, ou Art de traduire et de déchiffrer toutes les écritures, en quelques caractères et en quelque langue que ce soit, par Vesin. Beau vol. in-8". Prix : 5 00 L'AGE DU CHEVAL, description détaillée des modifications successives de la denture, suivi d'un exposé des ruses les plus généralement employées par les maquignons et les moyens de les déjouer. Par H. Ro-binson, avec gravures intercalées dans le texte. Prix . 1 00 EX PRÉPARATION r fli. de coster. — Vif. et Aventures joyeuses f.t glorieuses de Thyl Claes Uylenspiegel au Pays de Flandre et ailleurs , illustré par Félicien Rops. Du même auteur : Légendes flamandes, seconde édition, illustrée de 12 eaux fortes. Le Voyage de Noces. Mary et Jaek. Imprimerie .le yi. l'AKUNT & tt; i. |!,.,m.|i,