ggiSsSMSS ni ( trW flui^rWvtvi, lAVf LA LÉGENDE et les aventures héroïques, joyeuses et glorieuses D'ULENSPIEGEL & DE LAMME GOEDZAK C4U — Elle eft folle, à caufe de la douleur de torture, dit le greffier. I 64 la légende d'ulenspiegel Katheline fut ramenée en prifon. Trois jours après, la chambre échevi-nale s'étant affemblée en la Vierfchere, Katheline fut après délibération condamnée à la'peine du feu. Elle fut, par le bourreau & ses aides, menée sur le grand marché de Damme où était un échafaud sur lequel elle monta. Sur la place se tenaient le prévôt, le héraut & les juges. Les trompettes du héraut de la ville sonnèrent trois fois, & celui-ci se tournant vers le peuple, dit : — Le magiftrat de Damme, ayant eu pitié de la femme Katheline, n'a point voulu lui bailler punition suivant l'extrême rigueur de la loi de la ville, mais afin de témoigner qu'elle eft sorcière, ses cheveux seront brûlés, elle payera vingt carolus d'or d'amende, & sera bannie pour trois ans du territoire de Damme, sous peine d'un membre. Et le peuple applaudit à cette rude douceur. Le bourreau attacha alors Katheline au poteau, pofa sur sa tête rafée une chevelure d'étoupes & y mit le feu. Et les étoupes brûlèrent longtemps & Katheline cria & pleura. Puis elle fut détachée & menée hors du territoire de Damme sur un chariot, car elle avait les pieds brûlés. XXXIX Ulenfpiegel étant alors à Bois-le-Duc en Brabant, Meffieurs de la ville le voulurent nommer leur fou, mais il refufa cette dignité, difant : « Pèlerin pèlerinant ne peut follier de séjour, mais seulement par auberges & chemins. En ce même temps, Philippe, qui était roi d'Angleterre, vint vifiter ses futurs pays d'héritage, Flandres, Brabant, Hainaut, Hollande & Zélande. Il était alors en sa vingt-neuvième année ; en ses yeux grifâtres habitaient aigre mélancolie, diffimulation farouche & cruelle réfolution. Froid était son vifage, roide sa tète couverte de fauves cheveux, roides auffi son torfe maigre & ses jambes grêles. Lent était son parler & pâteux comme s'il eût eu de la laine dans la bouche. Il vifita, au milieu des tournois, joutes & fêtes, le joyeux duché de Bra-bant, le riche comté de Flandres & ses autres seigneuries. Partout il jura de garder les privilèges ; mais lorfqu'à Bruxelles il fit serment sur l'Évangile d'obferver la Bulle d'or de Brabant, sa main se contrada si fort qu'il dut la retirer du saint livre. Il se rendit à Anvers, où l'on fit pour le recevoir vingt-trois arcs de triomphe. La ville dépenfa deux cent quatre-vingt-sept mille florins pour payer ces arcs & auffi pour le coftume de dix-huit cent septante-neuf marchands, tous vêtus de velours cramoifi, et pour la riche livrée de quatre cent seize laquais & les brillants accoutrements de soie de quatre mille bourgeois, tous vêtus de même. Maintes fêtes données par les rhétoriciens de toutes les villes du Pays-Bas, ou peu s'en faut. Là furent vus, avec leurs fous & folles, le Prince d'Amour, de Tournai, monté sur une truie qui avait nom Aftarté ; le Roi des Sots, de Lille, qui menait un cheval par la queue & marchait derrière; le Prince de Plaifance, de Valenciennes, qui se plaifait à compter les pets de son âne; l'abbé de Lieffe, d'Arras, qui buvait du vin de Bruxelles dans un flacon en forme de bréviaire, & c'était joyeufe ledure ; l'Abbé des Paux-Pourvus, d'Ath, qui n'était pourvu que d'un linge troué & de bottines avachies ; mais il avait un sauciffon dont il se pourvoyait bien la bedaine; le Prévôt des Étourdis, jeune garçon monté sur une chèvre peureufe, & qui, trottant dans la foule, recevait à caufe d'elle maints horions; l'Abbé du Plat d'Argent, du Quefnoy, qui, monté sur son cheval, faifait mine de s'asseoir dans un plat, difant « qu'il n'eft si groffe bête que le feu ne puifle cuire. » * Et ils firent toutes sortes d'innocentes folies, mais le roi demeura trifte & sévère. Le soir même, le markgrave d'Anvers, les bourgmeftres, capitaines & doyens, s'affemblèrent afin de trouver quelque jeu qui pût faire rire le roi Philippe. Le markgrave dit : — N'avez-vous point ouï parler d'un certain Pierkin Jacobfen, fou de la ville de Bois-le-Duc, & bien renommé pour ses joyeufetés? — Oui, firent-ils. — Eh bien ! dit le markgrave, mandons-le céans, & qu'il fafle quelque agile tour, puifque notre fou a du plomb dans les bottines. — Mandons-le céans, firent-ils. Quand le meffager d'Anvers vint à Bois-le-Duc, on lui dit que le fou Pierkin avait fait sa crevaille à force de rire, mais qu'il était en la ville un autre fou de paffage nommé Ulenfpiegel. Le meffager le chercha en une taverne où il mangeait une fricaffée de moules & faisait à une fillette une cotte avec les coquilles. Ulenfpiegel fut ravi, sachant que'c'était pour lui que venait d'Anvers le courrier de la commune, monté sur un beau cheval du Vuern-Ambacht & en tenant un autre en bride. Sans mettre pied à terre, le courrier lui demanda s'il savait où trouver un nouveau tour pour faire rire le roi Philippe. — J'en ai une mine sous mes cheveux, répondit Ulenfpiegel. Ils s'en furent. Les deux chevaux courant à brides avalées portèrent à Anvers Ulenfpiegel & le courrier. Ulenfpiegel comparut devant le markgrave, les deux bourgmeftres & ceux de la commune : — Que comptes-tu faire? lui demanda le markgrave. — Voler en l'air, répondit Ulenfpiegel. — Comment t'y prendras-tu? demanda le markgrave. — Savez-vous, lui demanda Ulenfpiegel, ce qui vaut moins qu'une veffie qui crève ? — Je l'ignore, dit le markgrave. — C'eft un secret qu'on évente, répondit Ulenfpiegel. Cependant les hérauts des jeux, montés sur leurs beaux chevaux harnachés de velours cramoifi, chevauchèrent par toutes les grandes rues, places & carrefours de la ville, sonnant du clairon & battant le takibour. Us annoncèrent ainfi aux signorkes & aux signorkinnes qu'Ulenfpiegel, le fou de Damme, allait voler en l'air sur le quai, étant préfents sur une eftrade le roi Philippe, & sa haute, illuftre & notable compagnie. Vis-à-vis l'eftrade était une maifon bâtie à l'italienne, le long du toit de laquelle courait une gouttière. Une fenêtre de grenier s'ouvrait sur la gouttière. Ulenfpiegel, monté sur un âne, parcourut la ville ce jour-là. Un valet piéton courait à côté de lui. Ulenfpiegel avait mis la belle robe de soie cramoifie que lui avaient donnée Meffieurs delà commune. Son couvre-chef était un capuchon cramoifi pareillement, où se voyaient deux oreilles d'âne avec un grelot au bout de chacune. Il portait un collier de médailles de cuivre où était repouffé en relief l'écu d'Anvers. Aux manches de la robe tintait à un coude pointu un grelot doré. Il avait des souliers à patins dorés & un grelot au bout de chaque patin. Son âne était caparaçonné de soie cramoilie, & portait sur chaque cuiffe l'écu d'Anvers brodé en or fin. Le valet agitait d'une main une tête d'âne & de l'autre un rameau au bout duquel tintinabulait une clarine de vache foreftière. Ulenfpiegel, laiffant dans la rue son valet & son cheval, monta dans la gouttière. Là, agitant ses grelots, il ouvrit les bras tout grands comme s'il allait voler. Puis se penchant vers le roi Philippe, il dit : — Je croyais qu'il n'y avait de fou à Anvers que moi, mais je vois que la ville en eft pleine. Si vous m'aviez dit que vous alliez voler, je ne l'aurais pas cru; mais qu'un fou vienne vous dire qu'il le fera, vous le croyez. Comment voulez-vous que je vole, puifque je n'ai pas d'ailes? Les uns riaient, les autres juraient, mais tous difaient : — Ce fou dit pourtant la vérité. Mais le roi Philippe demeura raide comme un roi de pierre. Et ceux de la commune s'entre-dirent tout bas : — Pas befoin n'était de faire de si grands feftoiements pour une si aigre trogne. Et ils donnèrent trois florins à Ulenfpiegel, qui s'en fut, leur ayant de force rendu la robe de soie cramoifie. « Qu'eft-ce que trois florins dans la poche d'un jeune gars, sinon un boulet de neige devant le feu, une bouteille pleine vis-à-vis de vous, buveurs au large gofier? Trois florins! Les feuilles tombent des arbres & y repoussent, mais les florins sortent des poches & n'y rentrent jamais; les papillons s'envolent avec l'été, & les florins aulfi, quoiqu'ils pèsent deux eftrelins & neuf as. » Et ce difant, Ulenfpiegel regardait bien ses trois florins. « Quelle fière mine, murmurait-il, a sur l'avers l'empereur Charles cuiraffé, encafqué, tenant un glaive d'une main & de l'autre le globe de ce pauvre monde! Il eft, par la grâce de Dieu, empereur des Romains, roi d'Efpagne, etc., & il eft bien gracieux pour nos pays, l'empereur cuiraffé. Et voici sur le revers un écu où se voient gravées les armes de duc, comte, etc., de ses différentes poffeflions, avec cette belle légende : Da mihi virtutem contra hojîes tuos : « Baille-moi vaillance contre tes ennemis» » Il fut vaillant, en effet, contre les réformés qui ont du bien à faire confîfquer, et il en hérite. Ah! si j'étais l'empereur Charles, je ferais faire des florins pour tout le monde, & chacun étant riche, plus perfonne ne travaillerait. » Mais Ulenfpiegel avait eu beau regarder la belle monnaie, elle s'en était allée vers le pays de ruine au cliquetis des pintes & aux sonneries des bouteilles. XL Tandis que sur la gouttière il s'était montré vêtu de soie cramoifie, Ulen-spiegel n'avait pas vu Nele qui, dans la foule, le regardait souriante. Elle demeurait en ce moment à Borgerhout près d'Anvers, & penfa que si quelque fou devait voler devant le roi Philippe, ce ne pouvait être que son ami Ulenfpiegel. Comme il cheminait rêvaflant sur la route, il n'entendit point un bruit de pas preffés derrière lui, mais sentit bien deux mains qui s'appliquaient sur ses yeux platement. Flairant Nele : — Tu es là? dit-il. — Oui, dit-elle, je cours derrière toi depuis que tu es sorti de la ville. Viens avec moi. — Mais, dit-il, où efl Katheline? — Tu ne sais pas, dit-elle, qu'elle fut torturée comme sorcière injufte-ment, puis bannie de Damme pour trois ans, & qu'on lui brûla les pieds et des étoupes sur la tête. Je te dis ceci afin que tu n'aies pas peur d'elle, car elle eft affolée à caufe de la grande souffrance. Souvent elle paffe d'entières heures regardant ses pieds & difant : « Hanske, mon diable doux, vois ce qu'ils ont fait à ta mie. Et ses pauvres pieds sont comme deux plaies. » Puis elle pleure, difant : « Les autres femmes ont un mari ou un amoureux, moi je vis en ce monde comme une veuve. » Je lui dis alors que son Hanske la prendra en haine si elle parle de lui devant d'autres que moi. Et elle m'obéit comme une enfant, sauf quand elle voit une vache ou un bœuf caufe de sa torture; alors elle s'enfuit toute courante, sans que rien ne l'arrête, barrières, ruiffeaux ni rigoles, jufqu'à ce qu'elle tombe de fatigue à l'angle d'un chemin ou contre le mur d'une ferme, où je vais la ramaffer et lui panfer les pieds, qui alors saignent. Et je crois qu'en brûlant le paquet d'étoupes on lui a auffi brûlé le cerveau dans la tête. Et tous deux furent marris songeant à Katheline. Ils vinrent près d'elle et la virent affife sur un banc au soleil, contre le mur de sa maifon. Ulenfpiegel lui dit : — Me reconnais-tu? — Quatre fois trois, dit-elle, c'eft le nombre sacré, & le treizième, c'eft Thereb. Qui es-tu, enfant de ce méchant monde? — Je suis, répondit-il, Ulenfpiegel, fils de Soetkin & de Claes. Elle hocha la tête & le reconnut; puis l'appelant du doigt & se penchant à son oreille : — Si tu vois celui dont les baifers sont comme neige, dis-lui qu'il revienne, Ulenfpiegel. Puis montrant ses cheveux brûlés : — J'ai mal, dit-elle; ils m'ont pris mon efprit, mais quand il viendra, il me remplira la tête, qui eft toute vide maintenant. Entends-tu? elle sonne comme une cloche; c'eft mon âme qui frappe à la porte pour partir, parce qu'il brûle. Si Hanske vient & ne veut pas me remplir la tête,'je lui dirai d'y faire un trou avec un couteau : l'âme qui eft là, frappant toujours pour sortir, me navre cruellement, & je mourrai, oui. Et je ne dors plus jamais, & je l'attends toujours, & il faut qu'il me rempliffe la tête, oui. Et s'affaiffant, elle gémit. Et les payfans qui revenaient des champs pour aller dîner, tandis que la cloche les y appelait de l'églife, paffaient devant Katheline en difant : — Voici la folle. Et ils se signaient. Et Nele & Ulenfpiegel pleuraient, & Ulenfpiegel dut continuer son pèlerinage. XLI t En temps-là pèlerinant il entra au service d'un certain Joffe, surnommé le Kivaebakker, le boulanger fâché, à caufe de son aigre trogne. Le Kwaebakker lui donna pour nourriture trois pains raffis par se- maine, & pour logis une soupente sous le toit, où il pleuvait & ventait à merveille. Se voyant si mal traité, Ulenfpiegel lui joua différents tours & entre autres celui-ci : Quand on cuit de grand matin, il faut, la nuit, bluter la farine. Une nuit donc que la lune brillait, Ulenfpiegel demanda une chandelle pour y voir & reçut de son maître cette réponfe : — Blute la farine au clair de lune. Ulenfpiegel obéiffant bluta la farine par terre, là où brillait la lune. Au matin, le Kxvaebakker allant voir quelle befogne avait faite Ulen-spiegel, le trouva blutant encore & lui dit : — La farine ne coûte-t-elle plus rien qu'on la blute à préfent par terre? — J'ai bluté la farine au clair de lune comme vous me l'aviez ordonné, répondit Ulenfpiegel. Le boulanger répondit : — Ane bâté, c'était en un tamis qu'il le fallait faire. — J'ai cru que la lune était un tamis de nouvelle invention, répondit Ulenfpiegel. Mais la perte ne sera pas grande, je vais ramaffer la farine. — Il eft trop tard, répondit le Kwaebakker, pour préparer la pâte & la faire cuire. Ulenfpiegel repartit : — 'Baes, la pâte du voifin eft prête dans le moulin; veux-je l'aller prendre ? — Va à la potence, répondit le Kxvaebakker, & cherche ce qui s'y trouve. — J'y vais, baes, répondit Ulenfpiegel. Il courut au champ de potences, y trouva une main de voleur defféchée, la porta à Kivaebakker & dit : — Voici une main de gloire qui rend invisibles tous ceux qui la portent. Veux-tu dorénavant cacher ton mauvais caractère ? — Je vais te signaler à la commune, répondit le Kivaebakker, & tu Verras que tu as enfreint le droit du seigneur. Quand ils se trouvèrent à deux devant le bourgmeftre, le Kivaebakker} voulant défiler le chapelet des méfaits d'Ulenfpiegel, vit qu'il ouvrait les yeux tout grands. Il en devint si colère qu'interrompant sa dépofition, il lui dit : — Que te faut-il ? — Ulenfpiegel répondit : Tu m'as dit que tu m'accuferais de telle façon que je verrais. Je cherche à voir, & c'eft pourquoi je regarde. — Sors de mes yeux, s'écria le boulanger. — Si j'étais dans tes yeux, répondit Ulenfpiegel, je ne pourrais, lorfque tu les fermes, sortir que par tes narines. Le bourgmeftre, voyant que c'était ce jour-là la foire aux billevefées, ne voulut plus les écouter davantage. Ulenfpiegel & le Kivaebakker sortirent enfemble, le Kwaebakker leva son bâton sur lui ; Ulenfpiegel l'évitant lui dit : — Baes, puifque c'eft avec des coups que l'on blute ma farine, prends-en le son : c'eft ta colère; j'en garde la fleur : c'eft ma gaieté. Puis, lui montrant son faux vifage : — Et ceci, ajouta-t-il, c'eft la gueule du four, si tu veux cuire. XLTI Ulenfpiegel pèlerinant se fût fait volontiers voleur de grands chemins, mais il en trouva les pierres trop lourdes au tranfport. Il marchait au hafard sur la route d'Audenaerde, où se trouvait alors une garnifon de reiters flamands chargés de défendre la ville contre les partis français qui ravageaient le pays comme des sauterelles. Les reiters avaient à leur tête un certain capitaine, Frifon de naiffance, nommé Kornjuin. Eux auffi couraient le plat pays & pillaient le populaire, qui était ainfi, comme de coutume, mangé des deux côtés. Tout leur était bon, poules, poulets, canards, pigeons, veaux & porcs. Un jour qu'ils revenaient chargés de butin, Kornjuin & ses lieutenants aperçurent, au pied d'un arbre, Ulenfpiegel dormant & rêvant de fricaffées. — Que fais-tu pour vivre? demanda Kornjuin. — Je meurs de faim, répondit Ulenfpiegel. — Quel eft ton métier? — Pèleriner pour mes péchés, voir befogner les autres, danfer sur la corde, pourtraire les vifages mignons, sculpter des manches de couteau, pincer du Rommel-pot & sonner de la trompette. rj-2 la légende d'ulenspiegel Si Ulenfpiegel parlait si hardiment de trompette, c'eft parce qu'il avait appris que la place de veilleur du château d'Audenaerde était devenue vacante par suite de la mort d'un vieil homme qui occupait cet emploi. Kornjuin lui dit : — Tu seras trompette de la ville. Ulenfpiegel le suivit & fut placé sur la plus haute tour des remparts, en une logette bien éventée des quatre vents, sauf de celui du midi qui n'y soufflait que d'une aile. Il lui fut recommandé de sonner de la trompette sitôt qu'il verrait les ennemis venir &, pour ce, de se tenir la tête libre & d'avoir toujours les yeux clairs : à ces fins, on ne lui donnerait pas trop à manger ni à boire. Le capitaine & ses soudards demeuraient dans la tour & y feftoyaient toute la journée aux frais du plat pays. Il fut tué & mangé là plus d'un chapon dont la graifle était le seul crime. Ulenfpiegel, toujours oublié & devant se contenter de son maigre potage, ne se réjouiffait point à l'odeur des sauces. Les Français vinrent & enlevèrent beaucoup de bétail ; Ulen-spiegel ne sonna point de la trompette. Kornjuin monta près de lui & lui dit : — Pourquoi n'as-tu pas sonné ? Ulenfpiegel lui dit : — Je ne vous rends point grâces de votre manger. Le lendemain, le capitaine commanda un grand feftin pour lui & ses soudards, mais Ulenfpiegel fut encore oublié. Ils allaient commencer à baufrer, Ulenfpiegel sonna de la trompette. Kornjuin & ses soudards, croyant que c'étaient les Français, laiflent là vins & viandes, montent sur leurs chevaux, sortent en hâte de la ville, mais ne trouvent rien dans la campagne qu'un bœuf ruminant au soleil & l'emmènent. Pendant ce temps-là, Ulenfpiegel s'était empli de vins & de viandes. Le capitaine en rentrant le vit qui se tenait debout, souriant & les jambes flageolantes à la porte de la salle du feftin. Il lui dit : — C'eft faire befogne de traître de sonner l'alarme quand tu ne vois point l'ennemi, & de ne le sonner point quand tu le vois. — Monfieur le capitaine, répondit Ulenfpiegel, je suis dans ma tour tellement gonflé des quatre vents que je pourrais surnager comme une veflie, si je n'avais sonné de la trompette pour me soulager. Faites-moi pendre maintenant, ou une autre fois quand vous aurez befoin de peau d'âne pour vos tambours. Kornjuin s'en fut sans mot dire. Cependant la nouvelle vint à Audenaerde que le gracieux empereur Charles allait se rendre en cette ville, bien noblement accompagné. A cette occafion, les échevins donnèrent à Ulenfpiegel une paire de lunettes, afin qu'il pût bien voir venir Sa Sainte Majeflé. Ulenfpiegel devait sonner trois fois de la trompette auffitôt qu'il verrait l'empereur marcher sur Luppeghem, qui eft à un quart de lieue de la Borg-poort. Ceux de la ville auraient ainfi le temps de sonner les cloches, de préparer les boîtes d'artifice, de mettre les viandes au four & les broches aux barriques. Un jour, vers midi, le vent venait de Brabant & le ciel était clair : Ulen-spiegel vit, sur la route qui mène à Luppeghem, une grande troupe de cavaliers montés sur chevaux piaffant, les plumes de leurs toques volant auvent. D'aucuns portaient des bannières. Celui qui chevauchait en tête fièrement portait un bonnet de drap d'or à grandes plumes. Il était vêtu de velours brun brodé de brocatelle. Ulenfpiegel mettant ses lunettes vit que c'était l'empereur Charles Quint qui venait permettre à ceux d'Audenaerde de lui servir leurs meilleurs vins & leurs meilleures viandes. Toute cette troupe allait au petit pas, humant l'air frais qui met en appétit, mais Ulenfpiegel songea qu'ils faifaient de coutume graffe chère & pourraient bien jeûner un jour sans trépaffer. Donc il les regarda venir & ne sonna point de la trompette. Ils avançaient riant & devifant, tandis que Sa Sainte Majefté regardait en son eftomac pour voir s'il y avait affez de place pour le dîner de ceux d'Audenaerde. Elle parut surprife & mécontente que nulle cloche ne sonnât pour annoncer sa venue. Sur ce un payfan entra tout en courant annoncer qu'il avait vu chevaucher aux environs un parti français marchant sur la ville pour y manger & piller tout. A ce propos le portier lerma la porte & envoya un valet de la commune avertir les autres portiers de la ville. Mais les reiters feftoyaient sans rien savoir. Sa Majefté avançait toujours, fâchée de n'entendre point sonnant, tonnant & pétaradant les cloches, canons & arquebufades. Prêtant en vain 10 l'oreille, elle n'ouït rien que le carillon qui sonnait la demi-heure. Elle arriva devant la porte, la trouva fermée & y frappa de son poing pour la faire ouvrir. Et lés seigneurs de sa suite, fâchés comme Elle, grommelaient d'aigres paroles. Le portier, qui était au haut des remparts, leur cria que s'ils ne ceffaient ce vacarme il les arroferait de mitraille afin de rafraîchir leur impatience : Mais Sa Majefté courroucée : — Aveugle pourceau, dit-elle, ne reconnais-tu point ton empereur ? Le portier répondit : — Que les moins pourceaux ne sont pas toujours les plus dorés ; qu'il savait au demeurant que les Français étaient bons gauffeurs de leur nature, vu que l'empereur Charles, guerroyant préfentement en Italie, ne pouvait se trouver aux portes d'Audenaerde. Là-deffus Charles & les seigneurs crièrent davantage, difant : — Si tu n'ouvres, nous te faifons rôtir au bout d'une lance. Et tu mangeras tes clefs préalablement. Au bruit qu'ils faifaient, un vieux soudard sortit de la halle aux engins d'artillerie & montrant le nez au-deffus du mur : — Portier, dit-il, tu t'abufes, c'eft là notre empereur ; je le reconnais bien, quoiqu'il ait vieilli depuis qu'il emmena, d'ici au château de Lalaing, Maria Van der Gheynft. Le portier tomba comme raide mort de peur, le soudard lui prit les clefs & alla ouvrir la porte. L'empereur demanda pourquoi on l'avait fait si longtemps attendre : le soudard le lui ayant dit, Sa Majefté lui ordonna de refermer la porte, de lui amener les reiters de Kornjuin auxquels il commanda de marcher devant lui en battant de leurs tambourins & jouant de leurs fifres. Bientôt, une à une, les cloches s'éveillèrent pour sonner à toutes volées. Ainfi précédée, Sa Majefté vint avec un impérial fracas au Grand-Marché. Les bourgmeftres & échevins y étaient affemblés; l'échevin Jan Guigelaer vint au bruit. Il rentra dans la salle des délibérations en difant : — Keyfer Karel is alhier! l'empereur Charles eft ici! Bien effrayés en apprenant cette nouvelle, les bourgmeftres, échevins & confeillers sortirent de la maifon commune pour aller, en corps, saluer l'empereur, tandis que leurs valets couraient par toute la ville pour faire préparer les boîtes d'artifice, mettre au feu les volailles & planter les broches dans les fourneaux. Hommes, femmes & enfants couraient partout en criant : — Keyfer Karel is op op 't groot marckt! l'empereur Charles eft sur le Grand-Marché ! Bientôt la foule fut grande sur la place. L'empereur, fort en colère, demanda aux deux bourgmeftres s'ils ne méritaient point d'être pendus pour avoir ainfi manqué de respeéï à leur souverain. Les bourgmeftres répondirent qu'ils le méritaient en effet, mais qu'Ulen-spiegel, trompette de la tour, le méritait davantage, attendu que, sur le bruit de la venue de Sa Majefté, on l'avait placé là, muni d'une bonne'paire de beficles, avec ordre exprès de sonner de la trompette trois fois, auffitôt qu'il verrait venir le cortège impérial. Mais il n'en avait rien fait. L'empereur, toujours fâché, demanda que l'on fît venir Ulenfpiegel. — Pourquoi, lui dit-il, ayant des beficles si claires, n'as-tu point sonné de la trompette à ma venue? Ce difant, il se paffa la main sur les yeux, à caufe du soleil, & regarda Ulenfpiegel. Celui-ci paffa auffi la main sur ses yeux & répondit que, depuis qu'il avait vu Sa Sainte Majefté regarder entre ses doigts, il n'avait plus voulu se servir de beficles. L'empereur lui dit qu'il allait être pendu, le portier de la ville dit que c'était bien fait, & les bourgmeftres furent fi terrifiés de cette sentence, qu'ils ne répondirent mot, ni pour l'approuver ni pour y contredire. Le bourreau & ses happe-chair furent mandés. Ils vinrent porteurs d'une échelle & d'une corde neuve, sailîrent au collet Ulenfpiegel, qui marcha devant les cent reîtres de Kornjuin, en se tenant coi & difant ses prières. Mais eux se gaufraient de lui amèrement. Le peuple qui suivait difait : — C'est une bien grande cruauté de mettre ainfi à mort un pauvre jeune garçon pour une fi légère faute. Et les tifferands étaient là en grand nombre & en armes & disaient : — Nous ne laifferons point pendre Ulenfpiegel; cela est contraire à la loi d'Audenaerde. Cependant on vint au Champ de potences, Ulenfpiegel fut hiffé sur l'échelle, & le bourreau lui mit la corde. Les tifferands affluaient autour de j6 LA LÉGENDE D'ULENSPIEGEL la potence. Le prévôt était là, à cheval, appuyant sur l'épaule de sa monture la verge de juftice, avec laquelle il devait, sur l'ordre de l'empereur, donner le fignal de l'exécution. Tout le peuple affemblé criait : — Grâce ! grâce pour Ulenfpiegel ! Ulenfpiegel, sur son échelle, difait : — Pitié ! gracieux empereur ! L'empereur éleva la main & dit : — Si ce vaurien me demande une chofe que je ne puiffe faire, il aura la vie sauve! — Parle, Ulenfpiegel, cria le peuple. Les femmes pleuraient & difaient : — Il ne pourra rien demander, le petit homme, car l'empereur peut tout. Et tous de dire : — Parle, Ulenfpiegel! — Sainte Majefté, dit Ulenfpiegel, je ne vous demanderai ni de l'argent, ni des terres, ni la vie, mais seulement une chofe pour laquelle vous ne me ferez, fi je l'ofe dire, ni fouetter, ni rouer, avant que je m'en aille au pays des âmes. — Je te le promets, dit l'empereur. — Majefté, dit Ulenfpiegel, je demande qu'avant que je sois pendu, vous veniez baifer la bouche par laquelle je ne parle pas flamand. L'empereur riant, ainfi que tout le peuple, répondit : — Je ne puis faire ce que tu demandes, & tu ne seras point pendu, Ulenspiegel. Mais il condamna les bourgmeftres & échevins à porter, pendant fix mois, des beficles derrière la tête, afin, dit-il, que si ceux d'Audenaerde ne voient pas par devant, ils puiffent au moins voir par derrière. Et par décret impérial, ces beficles se voient encore dans les armes de la ville. Et Ulenfpiegel s'en fut modeftement, avec un petit sac d'argent que lui avaient donné les femmes. XLIII Ulenfpiegel étant à Liège, au marché aux poiffons, suivit un gros jouvenceau qui, tenant sous un bras un filet plein de toutes sortes de volailles, en empliffait un autre d'églefins, de truites, d'anguilles & de brochets. Ulenfpiegel reconnut Lamme Goedzak. — Que fais-tu ici, Lamme? dit-il. — Tu sais, dit-il, combien ceux de Flandre sont bien venus en ce doux pays de Liège, moi, j'y suis mes amours. Et toi? — Je cherche un maître à servir pour du pain, répondit Ulenfpiegel. — C'eft bien sèche nourriture, dit Lamme. Il vaudrait mieux que tu filTes paffer de plat à bouche un chapelet d'ortolans avec une grive pour le Credo. — Tu es riche? lui demanda Ulenfpiegel. Lamme Goedzak répondit : — J'ai perdu mon père, ma mère & ma jeune sœur qui me battait si fort; j'héritai de leur avoir & je vis avec une servante borgne, grand doéïeur ès fricaffées. — Veux-tu que je porte ton poiffon & tes volailles? demanda Ulenfpiegel. — Oui, dit Lamme. Et ils vaguèrent à deux par le marché. Soudain Lamme dit : — Sais-tu pourquoi tu es fou? — Non, répondit Ulenfpiegel. — C'eft parce que tu portes ton poiffon & ta volaille à la main, au lieu de les porter dans ton eftomac. — Tu l'as dit, Lamme, répondit Ulenfpiegel; mais, depuis que je n'ai plus de pain, les ortolans ne veulent plus me regarder. — Tu en mangeras, Ulenfpiegel, dit Lamme, & me serviras si ma cuisinière veut de toi. Tandis qu'ils cheminaient, Lamme montra à Ulenfpiegel une belle, gente & mignonne fillette qui, vêtue de soie, trottait par le marché & regarda Lamme de ses yeux doux. Un vieil homme, son père, marchait derrière elle, chargé de deux filets, l'un de poiffons, l'autre de gibier. — Celle-là, dit Lamme la montrant, j'en ferai ma femme. — Oui, dit Ulenfpiegel, je la connais, c'eft une Flamande de Zotte-ghem, elle demeure rue Vinave-d'Isle, & les voifins difent que sa mère balaye la rue, devant la maifon, à sa place, & que son père repaffe ses chemifes. Mais Lamme ne répondit point & dit tout joyeux : — Elle m'a regardé. Ils vinrent à deux au logis de Lamme, près du Pont-des-Arches, & frappèrent à la porte. Une servante borgne vint leur ouvrir. Ulenfpiegel vit qu'elle était vieille, longue, plate & farouche. — La Sanginne, lui dit Lamme, veux-tu de celui-ci pour t'aider en ta befogne? — Je le prendrai à l'épreuve, dit-elle. — Prends-le donc, dit-il, & fais-lui effayer les douceurs de ta cuisine. La Sanginne mit alors sur la table trois boudins noirs, une pinte de cer-voife & une groffe miche de pain. Pendant qu'Ulenfpiegel mangeait, Lamme grignotait auffi un boudin : — Sais-tu, lui dit-il, où notre âme habite? — Non, Lamme, dit Ulenfpiegel. — C'elt dans notre eftomac, repartit Lamme, pour le creufer sans cefîe & toujours en notre corps, renouveler la force de vie. Et quels sont les meilleurs compagnons? Ce sont tous bons & fins mangers & vin de Meufe par-deffus. — Oui, dit Ulenfpiegel; les boudins sont une agréable compagnie à l'âme solitaire. — 11 en veut encore, donne-lui-en, la Sanginne, dit Lamme. La Sanginne en donna de blancs, cette fois, à Ulenfpiegel. Pendant qu'il bauffrait, Lamme, devenu songeur, disait : — Quand je mourrai, mon ventre mourra avec moi, & là-deffous, en purgatoire, on me laiffera jeûnant, promenant ma bedaine flafque & vide. — Les noirs me semblaient meilleurs dit Ulenfpiegel. — Tu en as mangé six, répondit la Sanginne, & tu n'en auras plus. — Tu sais, dit Lamme, que tu seras bien traité ici & mangeras comme moi. — Je retiendrai cette parole, répondit Ulenfpiegel. Ulenfpiegel, voyant qu'il mangeait comme lui, était heureux. Les boudins avalés lui donnaient un si grand courage, que ce jour-là il fit reluire tous les chaudrons, poêles & coquaffes comme des soleils. Vivant bien en cette maifon, il hantait volontiers cave & cuifine, laiffant aux chats le grenier. Un jour, la Sanginne eut deux poulets à rôtir & dit à Ulenfpiegel de tourner la broche, tandis qu'elle irait chercher au marché, des fines herbes pour l'affaifonnement. Les deux poulets étant rôtis, Ulenfpiegel en mangea un. La Sanginne, en rentrant, dit : — Il y avait deux poulets, je n'en vois plus qu'un. — Ouvre ton autre œil, tu les verras tous deux, répondit Ulenfpiegel. Elle alla toute fâchée raconter le fait à Lamme Goedzak, qui defcèndit à la cuifine & dit à Ulenfpiegel : — Pourquoi te moques-tu de ma servante? Il y avait deux poulets. — En effet, Lamme, dit Ulenfpiegel, mais quand j'entrai ici, tu me dis que je boirais & mangerais comme toi. Il y avait deux poulets, j'ai mangé l'un, tu mangeras l'autre, ma joie eft paffée, la tienne eft à venir, n'es-tu pas plus heureux que moi? — Oui, dit Lamme souriant, mais fais bien ce que la Sanginne te commandera & tu n'auras que demi-befogne. — J'y veillerai, Lamme, répondit Ulenfpiegel. Auffi, chaque fois que la Sanginne lui commandait de faire quelque chofe, il n'en failàit que la moitié; si elle lui difait d'aller puifer deux seaux d'eau, il n'en rapportait qu'un ; si elle lui difait d'aller remplir au tonneau un pot de cervoife, il en verfait en chemin la moitié dans son gofier & ainfi du reste. Enfin, la Sanginne, laffe de ces façons, dit à Lamme que si ce vaurien reftait encore au logis, elle en sortirait tout de suite. Lamme defcendit près d'Ulenfpiegel & lui dit : — Il faut partir, mon fils, nonobftant que tu aies pris bon vifage en cette maison. Écoute chanter ce coq, il eft de.ux heures de l'après-midi, c'eft un préfage de pluie. Je voudrais bien ne pas te mettre dehors par le mauvais temps qu'il va faire; mais songe, mon fils, que la Sanginne, par ses fricassées, eft la gardienne de ma vie : je ne puis, sans risquer une mort prochaine, la laiffer me quitter. Va donc, mon garçon, à la grâce de Dieu, & prends, pour égayer ta route, ces trois florins & ce chapelet de cervelas. Et Ulenfpiegel s'en fut penaud, regrettant Lamme & sa cuifine. XL1V Novembre vint à Damme & ailleurs, mais l'hiver fut tardif. Point de neige, de pluie, ni de froidure; le soleil luifait du matin au soir, sans pâlir; les enfants se roulaient dans la pouffière des rues & des chemins; à l'heure du repos, après le souper, les marchands, boutiquiers, orfèvres, charrons & manouvriers venaient, sur le pas de leur porte, regarder le ciel toujours bleu, les arbres dont les feuilles ne tombaient pas, les cigognes se tenant sur le faîte des toits & les hirondelles qui n'étaient point parties. Les rofes avaient fleuri trois fois, & pour la quatrième étaient en boutons; les nuits étaient tièdes, les rolfignols n'avaient pas ceffé de chanter. Ceux de Damme dirent : — L'hiver eft mort, brûlons l'hiver. Et ils fabriquèrent un gigantefque mannequin ayant un mufeau d'ours, une longue barbe de copeaux, une épaiffe chevelure de lin. Ils le vêtirent d'habits blancs & le brûlèrent en grande cérémonie. Claes braffait mélancolie, il ne béniffait point le ciel toujours bleu, ni les hirondelles qui ne voulaient point, partir. Car plus perfonne à Damme ne brûlait de charbon sinon pour la cuifine, & chacun en ayant affez n'en allait point acheter chez Claes, qui avait dépenfé toute son épargne à payer son approvifionnement. Donc, si se tenant sur le pas de sa porte, le charbonnier sentait se rafraîchir le bout du nez à quelque souffle de vent aigrelet. — Ah! difait-il, c'eft mon pain qui me vient! Mais le vent aigrelet ne continuait point de souffler, & le ciel reftait toujours bleu, & les feuilles ne voulaient point tomber. Et Claes refufa de vendre à moitié prix son approvifionnement d'hiver à l'avare Grypftuiver, le doyen des poiffonniers. Et bientôt le pain manqua dans la chaumine. XLV Mais le roi Philippe n'avait pas faim, & mangeait des pâtifferies auprès de sa femme Marie la laide, de la royale famille des Tudors. Il ne l'aimait point d'amour, mais efpérait, en fécondant cette chétive, donner à la nation anglaife un monarque efpagnol. Mal lui en prit de cette union qui fut celle d'un pavé & d'un tifon ardent. Ils s'unirent toutefois suffifamment pour faire noyer & brûler par centaines les pauvres réformés. Quand Philippe n'était point abfent de Londres, ni sorti déguifé pour s'aller ébattre en quelque mauvais lieu, l'heure du coucher réunifiait les deux époux. Alors la reine Marie, vêtue de belle toile de Tournay & de dentelles d'Irlande, s'adoffait au lit nuptial, tandis que Philippe se tenait devant elle, droit comme un poteau & regardait s'il ne verrait point en sa femme quelque signe de maternité; mais ne voyant rien, il se fâchait, ne difait mot & se regardait les ongles. Alors la goule ftérile parlait tendrement & de ses yeux, qu'elle voulait faire doux, priait d'amour le glacial Philippe. Larmes, cris, supplications, elle n'épargnait rien pour obtenir une tiède careffe de celui qui ne l'aimait point. Vainement, joignant les mains, elle se traînait à ses pieds; en vain, comme une femme folle, elle pleurait & riait à la fois pour l'attendrir; le rire ni les larmes ne fondaient la pierre de ce cœur dur. En vain, comme un serpent amoureux, elle l'enlaçait de ses bras minces & serrait contre sa poitrine plate la cage étroite où vivait l'âme rabougrie du roi de sang; il ne bougeait pas plus qu'une borne. Elle tâchait, la pauvre laide, de se faire gracieufe; elle le nommait de tous les doux noms que les affolées d'amour donnent à l'amant de leur choix; Philippe regardait ses ongles. Parfois il répondait : — N'auras-tu pas d'enfants? A ce propos, la tête de Marie retombait sur sa poitrine. — Eft-ce de ma faute, difait-elle, si je suis inféconde? Aie pitié de moi : je vis comme une veuve. — Pourquoi n'as-tu pas d'enfants? difait Philippe. Alors la reine tombait sur le tapis comme frappée de mort. Et il n'y avait en ses yeux que des larmes, & elle eût pleuré du sang, si elle l'eût pu, la pauvre goule. Et ainfi Dieu vengeait sur leurs bourreaux les vidimes dont ils avaient jonché le sol de l'Angleterre. XLVI Le bruit courait dans le public que l'empereur Charles allait ôter aux moines la libre héritance de ceux qui mouraient dans leur couvent, ce qui déplaifait grandement au Pape. Ulenfpiegel étant alors sur les bords de la Meufe penfa que l'empereur trouverait ainfi son profit partout, car il héritait quand la famille n'héritait point. Il s'affit sur les bords du fleuve & y jeta sa ligne bien amorcée. Puis, grignotant un vieux morceau de pain bis, il regretta de n'avoir pas de vin de Romagne pour l'arrofer, mais il penfa qu'on ne peut pas avoir toujours ses aifes. Cependant il jetait de son pain à l'eau, difant que celui qui mange sans partager son repas avec le prochain n'efl pas digne de manger. Survint un goujon qui vint d'abord flairer une miette, la lécha de ses babouines & ouvrit sa gueule innocente, croyant sans doute que le pain y allait tomber de soi. Tandis qu'il regardait ainfi en l'air, il fut tout soudain avalé par un traître brochet qui s'était lancé sur lui comme une flèche. Le brochet en fit de même à une carpe qui prenait des mouches au vol, sans souci du danger. Ainfi bien repu, il se tint immobile entre deux eaux, dédaignant le fretin qui d'ailleurs s'éloignait de lui à toutes nageoires. Tandis qu'il se prélaffait ainfi, survint rapide, vorace, la gueule béante, un brochet à jeun qui, d'un bond, s'élança sur lui. Un furieux combat s'engagea entre eux; il fut donné là d'immortels coups de gueule; l'eau était rouge de leur sang. Le brochet qui avait dîné se défendait mal contre celui qui était à jeun; toutefois celui-ci, s'étant éloigné, reprit son élan & se lança comme une balle sur son adverfaire qui, l'attendant la gueule béante, lui avala la tête plus d'à moitié, voulut s'en débarraffer, mais ne le put à caufe de ses dents recourbées. Et tous dèux se débattaient triftement. Ainll accrochés, ils ne virent point un fort hameçon qui, attaché à une cordelette de soie, monta du fond de l'eau, s'enfonça sous la nageoire du brochet qui avait dîné, le tira de l'eau avec son adverfaire & les jeta tous deux sur le gazon sans égards. Ulenfpiegel en les égorgeant dit : — Brochets, mes mignons, seriez-vous le pape & l'empereur s'entre-mangeant l'un l'autre, & ne serais-je point le populaire qui, à l'heure de Dieu, vous happe au croc, tous deux en vos batailles? XLVII Cependant Katheline, qui n'avait point quitté Borgerhout, ne ceïfait de vaguer dans les environs, difant toujours : « Hanske, mon homme, ils ont fait du feu sur ma tête : fais-y un trou afin que mon âme sorte. Las! elle y frappe toujours & à chaque coup c'eft cuifante douleur. » Et Nele la soignait en sa folie, & près d'elle songeait dolente à son ami Ulenfpiegel. Et à Damme Claes liait ses cotrets, vendait son charbon & maintes fois entrait en mélancolie songeant qu'Ulenfpiegel le banni ne pourrait de longtemps rentrer en la chaumine. Soetkin se tenait tout le jour à la fenêtre regardant si elle ne verrait point venir son fils Ulenfpiegel. Celui-ci, étant arrivé aux environs de Cologne, songea qu'il avait présentement le goût de cultiver les jardins. Il s'alla offrir en qualité de garçon à Jan de Zuurfmoel, lequel étant capitaine de landsknechts, avait failli être pendu faute de rançon & avait en grande horreur le chanvre qui, en langage flamand, se difait alors kennip. Un jour, Jan de Zuurfmoel, voulant montrer à Ulenfpiegel la befogne à faire, le mena au fond de son clos & là ils virent un journal de terre, voifin du clos, tout planté de vert kennip. Jan de Zuurfmoel dit à Ulenfpiegel : — Chaque fois que tu verras de cette laide plante, il la faut vilipender honteufement, car c'eft elle qui sert aux roues & aux potences. — Je la vilipenderai, répondit Ulenfpiegel. Jan de Zuurfmoel, étant un jour à table avec quelques amis de gueule, le cuifinier dit à Ulenfpiegel : — Va dans la cave & prends-y du {ennip, qui eft de la moutarde. Ulenfpiegel, entendant malicieufement kennip au lieu de {ennip, vilipenda honteufement le pot de {ennip dans la cave & revint le porter sur la table, non sans rire. — Pourquoi ris-tu? demanda Jan de .Zuurfmoel. Penfes-tu que nos naseaux soient d'airain? Mange de ce {ennip, puifque toi-même tu l'as préparé. — J'aime mieux des grillades à la cannelle, répondit Ulenfpiegel. Jan de Zuurfmoel se leva pour le battre. — Il y a, dit-il, du vilipendement dans ce pot de moutarde. — Baes, répondit Ulenfpiegel, ne vous souvient-il plus du jour où j'allais vous suivant au bout de votre clos ? Là, vous me dites, en me montrant le {ennip : « Partout où tu verras cette plante, vilipende-la honteufement, car c'eft elle qui sert aux roues & aux potences. » Je la vilipendai, baes, je la vilipendai avec grand affront; n'allez pas me meurtrir pour mon obéissance. — J'ai dit kenmp & non {ennip, s'écria furieufement Jan Zuurfmoel. — Baes, vous avez dit {ennip & non kennip, repartit Ulenfpiegel. Ils se difputèrent ainfi pendant longtemps. Ulenfpiegel parlant humblement; Jan de Zuurfmoel criant comme un aigle & mêlant enfemble zennip, kennip, kemp, zemp, zemp, kemp, zemp, comme un écheveau de soie torfe. Et les convives riaient comme des diables, mangeant des côtelettes de dominicains & des rognons d'inquifiteurs. Mais Ulenfpiegel dut quitter Jan de Zuurfmoel. XL VIII Nele était toujours bien marrie pour elle-même & sa mère affolée. Ulenfpiegel se loua à un tailleur qui lui dit : — Lorfque tu coudras,.couds serré, afin que je n'y voie rien. Ulenfpiegel alla s'affeoir sous un tonneau & là commença à coudre. — Ce n'eft pas cela que je veux dire, cria le tailleur. — Je me serre en un tonneau; comment voulez-vous que l'on y voie? répondit Ulenfpiegel. — Viens, dit le tailleur, raffieds-toi là sur la table & pique tes points serrés l'un près de l'autre, & fais l'habit comme ce loup. — Loup était le nom d'un juftaucorps de payfan. Ulenfpiegel prit le juftaucorps, le tailla en pièces & les coufit de façon à lui donner la reffemblante figure d'un loup. Le tailleur, voyant cela, s'écria : — Qu'as-tu fait, de par le diable? — Un loup, répondit Ulenfpiegel. — Méchant gauffeur, repartit le tailleur, je t'avais dit un loup, c'eft vrai, mais tu sais que loup se dit d'un juftaucorps de payfan. Quelque temps après il lui dit : — Garçon, jette les manches à ce pourpoint avant que tu n'ailles te mettre au lit. Ulenfpiegel accrocha le pourpoint à un clou & paffa toute la nuit à y jeter les manches. Le tailleur vint au bruit. — Vaurien, lui dit-il, quel nouveau & méchant tour me joues-tu là? — Eft-ce là un méchant tour? répondit Ulenfpiegel. Voyez ces manches, je les ai jetées toute la nuit contre le pourpoint, & elles n'y tiennent pas encore. — Cela va de soi, dit le tailleur, c'eft pourquoi je te jette à la rue; vois si tu y tiendras davantage. XLIX Cependant Nele, quand Katheline était chez quelque bon voifin bien gardée, Nele s'en allait loin, bien loin toute seule, jufqu'à Anvers, le long de l'Efcaut ou ailleurs, cherchant toujours, & sur les barques du fleuve, & sur les chemins poudreux, si elle ne verrait point son ami Ulenfpiegel. Se trouvant à Hambourg un jour de foire, il vit des marchands partout, & parmi eux quelques vieux juifs vivant d'ufure & de vieux clous. Ulenfpiegel, voulant aufîi être marchand, vit gifant à terre quelques crottins de cheval & les porta à son logis, qui était un redan du mur du rempart. Là, il les fit sécher. Puis il acheta de la soie rouge & verte, en fit des sachets, y mit les crottins de cheval & les ferma d'un ruban, comme s'ils euflent été pleins de mufc. Puis il se fit avec quelques planches un bac en bois, le sufpendit à son cou au moyen de vieilles cordes & vint au marché, portant devant lui le bac rempli de sachets. Le soir, pour les éclairer, il allumait au milieu une petite chandelle. Quand on venait lui demander ce qu'il vendait, il répondait myfté-rieufement : — Je vous le dirai, mais ne parlons pas trop haut. — Qu'eft-ce donc? demandaient les chalands. — Ce sont, répondait Ulenfpiegel, des graines prophétiques venues directement d'Arabie en Flandre & préparées avec grand art par maître Abdul-Médil, de la race du grand Mahomet. Certains chalands s'entre-dilaient : — C'eft un Turc. Mais les autres : — C'eft un pèlerin venant de Flandre, difaient-ils ; ne l'entendez-vous pas à son parler ? Et les loqueteux, marmiteux & guenillards venaient à Ulenfpiegel & lui difaient : « — Donne-nous de ces graines prophétiques. — Quand vous aurez des florins pour en acheter, répondait Ulenfpiegel. Et les pauvres marmiteux, loqueteux & guenillards de s'en aller penauds en difant : — Il n'eft de joie en ce monde que pour les riches. Le bruit de ces graines à vendre se répandit bientôt sur le marché. Les bourgeois se difaient l'un à l'autre : — Il y a là un Flamand qui tient des graines prophétiques bénies à Jérusalem sur le tombeau de Notre-Seigneur Jésus; mais on dit qu'il ne veut pas les vendre. Et tous les bourgeois de venir à Ulenfpiegel & de lui demander de ses graines. Mais Ulenfpiegel, qui voulait de gros bénéfices, répondait qu'elles n'étaient pas affez mûres, & il avait l'œil sur deux riches juifs qui vaguaient par le marché. — Je voudrais bien savoir, difait l'un des bourgeois, ce que deviendra mon vaiffeau qui eft sur la mer. — Il ira jufqu'au ciel, si les vagues sont affez hautes, répondait Ulen-spiegel. Un autre difait lui montrant sa fillette mignonne, toute rougissante : —«- Celle-ci tournera à bien sans doute? — Tout tourne à ce que nature veut, répondait Ulenfpiegel, car il venait de voir la fillette donner une clef à un jeune gars qui, tout bouffi d'aife, dit à Ulenfpiegel : — Monfieur du marchand, baillez-moi un de vos sacs prophétiques, afin que j'y voie si je dormirai seul cette nuit. — Il eft écrit, répondait Ulenfpiegel, que celui qui sème le seigle de séduction, récolte l'ergot de cocuage. Le jeune gars se fâcha : — A qui en as-tu? dit-il. — Les graines difent, répondit Ulenfpiegel, qu'elles te souhaitent un heureux mariage & une femme qui ne te coiffe point du chapeau de Vulcain. Connais-tu ce couvre-chef? Puis prêchant : — Car celle, dit-il, qui donne des arrhes sur le marché de mariage laiffe après aux autres pour rien toute la marchandife. Sur ce, la fillette, voulant feindre l'affurance, dit : — Voit-on tout cela dans les sachets prophétiques? — On y voit auffi une clef, lui dit tout bas à l'oreille Ulenfpiegel. Mais le jeune gars s'en était allé avec la clef. Soudain Ulenfpiegel aperçut un voleur détachant d'un étal de charcutier un sauciffon d'une aune & le mettant sous son manteau. Mais le marchand ne le vit pas. Le voleur, tout joyeux, vint à Ulenfpiegel & lui dit : — Que vends-tu là, prophète de malheur? — Des sachets où tu verras que tu .seras pendu pour avoir trop aimé les sauciffes, répondait Ulenfpiegel. A ce propos, le voleur s'enfuit preftement, tandis que le marchand volé criait : — Au larron ! sus au larron ! Mais il était trop tard. Pendant qu'Ulenfpiegel parlait, les deux riches juifs, qui avaient écouté avec grande attention, s'approchèrent de lui & lui dirent : — Que vends-tu là, Flamand? — Des sachets, répondit Ulenfpiegel. — Que voit-on, demandèrent-ils) au moyen de tes graines prophétiques? — Les événements futurs, quand on les suce, répondit Ulenfpiegel. Les deux juifs se concertèrent, & le plus âgé dit à l'autre : — Verrions ainli quand notre Meffie viendra; ce serait pour nous une grande confolation. Achetons un de ces sachets. Combien les"vends-tu? dirent-ils. — Cinquante florins, répondit Ulenfpiegel. Si vous ne voulez pas me les payer, trouffez votre bagage. Celui qui n'achète pas le champ doit laiifer le fumier où il eft. Voyant Ulenfpiegel'si décidé, ils lui comptèrent son argent, emportèrent l'un des sachets & s'en furent en leur lieu d'assemblée, où bientôt accoururent en foule tous les juifs, sachant que l'un des deux vieux avait acheté un secret par lequel il pouvait savoir & annoncer la venue du Meffie. Connaiffant le fait, ils voulurent sucer sans payer au sachet prophétique ; mais le plus vieux, qui l'avait acheté & se nommait Jéhu, prétendit le faire seul. — Fils d'Ifraël, dit-il tenant en main le s'àchet, les chrétiens se moquent de nous, on nous chafle d'entre les hommes & l'on crie après nous comme après des larrons. Les Philiftins veulent nous abaiffer plus bas que la terre; ils nous crachent au vifage, car Dieu a détendu nos arcs & a secoué le frein devant nous. Faudra-t-il longtemps encore, Seigneur, Dieu d'Abraham, d'Ifaac & de Jacob, que le mal nous arrive lorsque nous atten- dons le bien, & quand nous efpérons la clarté que les ténèbres viennent? Paraîtras-tu bientôt sur la terre, divin Meffie? Quand les chrétiens se cache-ront-ils dans les cavernes & dans les trous de la terre à caufe de la frayeur qu'ils auront de toi & de ta gloire magnifique lorfque tu te lèveras pour les châtier? Et les juifs de s'exclamer : — Viens, Meffie! Suce, Jéhu! Jéhu suça & rendant sa gorge, s'exclama piteufement : — Je vous le dis, en vérité, ceci n'eft que du bren, & le pèlerin de Flandres eft un larron. Tous les juifs alors, se précipitant, ouvrirent le sachet, virent ce qu'il contenait & allèrent en grande rage à la foire pour y trouver Ulenfpiegel, qui ne les avait pas attendus. L Un homme de Damme, ne pouvant payer à Claes son charbon, lui donna son meilleur meuble, qui était une arbalète avec douze carreaux bien affilés pour servir de projectiles. Aux heures où l'ouvrage chômait, Claes tirait de l'arbalète : plus d'un lièvre fut tué par lui & réduit en fricaffée pour avoir trop aimé les choux. Claes alors mangeait goulûment, & Soetkin difait, regardant la grand'-route déferte : — Thyl, mon fils, ne sens-tu point le parfum des sauces ? Il a faim maintenant sans doute. Et toute songeufe, elle eût voulu lui garder sa part du feftin. — S'il a faim, difait Claes, c'eft de sa faute; qu'il revienne, il mangera comme nous. Claes avait des pigeons; il aimait, de plus, à entendre chanter & pépier autour de lui les fauvettes, chardonnerets, moineaux & autres oifeaux chanteurs ou babillards. Auffi tirait-il volontiers les bufes & les éperviers royaux mangeurs de populaire. Or, une fois qu'il mefurait du charbon dans la cour, Soetkin lui montra un grand oifeau planant en l'air au-deffus du colombier. Claes prit son arbalète & dit : — Que le diable sauve Son Épervialité ! Ayant armé son arquebufe, il sé tint dans la cour en suivant tous les mouvements de l'oifeau, afin de ne pas le manquer. La clarté du ciel était entre jour & nuit. Claes ne pouvait diftinguer qu'un point noir. Il lâcha le carreau & vit tomber dans la cour une cigogne. Claes en fut bien marri ; mais Soetkin le fut davantage & s'écria : — Méchant, tu as tué l'oifeau de Dieu. Puis elle prit la cigogne, vit qu'elle n'était bleflee qu'à l'aile, alla quérir du baume, & difait tout en lui vérifiant sa plaie : — Cigogne, m'amie, il n'eft habile à toi que l'on aime de planer dans le ciel comme l'épervier que l'on hait. Auffi les flèches populaires vont-elles à mauvaife adrefle. As-tu mal à ta pauvre aile, cigogne, qui te laifies faire si patiemment, sachant que nos mains sont des mains amies? Quand la cigogne fut guérie, elle eut à manger tout ce qu'elle voulut; mais elle mangeait de préférence le poiffon que Claes allait pêcher pour elle dans le canal. Et chaque fois que l'oifeau de Dieu le voyait venir, il ouvrait son grand bec. Il suivait Claes comme un chien, mais reftait plus volontiers dans la cuifine, se chauffant au feu l'eftomac & frappant du bec sur le ventre de Soetkin préparant le dîner, comme pour lui dire : — N'y a-t-il rien pour moi? Et il était plaifant de voir par la chaumière vaguer sur ses longues pattes cette grave meflagère de bonheur. LI Cependant les mauvais jours étaient revenus : Claes travaillait seul à la terre triftement, car il n'y avait point de befogne pour deux. Soetkin demeurait seule dans la chaumière, préparant de toutes façons les fèves, leur repas journalier, afin d'égayer l'appétit de son homme. Et elle chantait & riait, afin qu'il ne souffrît point de la voir dolente. La cigogne se tenait près d'elle, sur une patte & le bec dans ses plumes. Un homme à cheval s'arrêta devant la chaumière; il était tout de noir vêtu, bien maigre & avait l'air grandement trifte. — Y a-t-il quelqu'un céans? demanda-t-il. — Dieu béniffe Votre Mélancolie, répondit Soetkin; mais suis-je un fantôme pour que, me voyant ici, vous me demandiez s'il y a quelqu'un céans ? — Où eft ton père? demanda le cavalier. — Si mon père s'appelle Claes; il eft là-bas, répondit Soetkin, & tu le vois semant le blé. Le cavalier s'en fut, & Soetkin aussi toute dolente, car il lui fallait aller, pour la sixième fois, chercher, sans le payer, du pain chez le boulanger. Quand elle en revint les mains vides, elle fut ébahie de voir revenir au logis Claes, triomphant & glorieux, sur le cheval de l'homme vêtu de noir, lequel cheminait à pied, à côté de lui en tenant la bride. Claes appuyait d'une main sur sa cuiffe fièrement un sac de cuir qui parailfait bien rempli. En defcendant de cheval, il embraffa l'homme, le battit joyeufement, puis secouant le sac, il s'écria : — Vive mon frère Joffe, le bon ermite! Dieu le tienne en joie, en graiffe, en lieffe, en santé ! C'eft le Joffe de bénédidion, le Joffe d'abondance, le Joffe des soupes graffes! La cigogne n'a point menti! Et il posa le sac sur la table. Sur ce, Soetkin dit lamentablement : — Mon homme, nous ne mangerons pas aujourd'hui : le boulanger m'a refufé du pain. — Du pain? dit Claes en ouvrant le sac & faifant couler sur la table un ruiffeau d'or, du pain ? Voilà du pain, du beurre, de la viande, du vin, de la bière! voilà des jambons, os à moelle, pâtés de hérons, ortolans, poulardes, caftrelins, comme chez les hauts seigneurs ! voilà de la bière en tonnes & du vin en barils! Bien fou sera le boulanger qui nous refufera du i pain, nous n'achèterons plus rien chez lui. — Mais, mon homme, dit Soetkin ébahie. — Or çà, oyez, dit Claes, & soyez joyeufe. Katheline, au lieu d'achever dans le marquifat d'Anvers son terme de banniffement, eft allée, sous la conduite de Nele, jufqu'à Meyborg pédeftrement. Là, Nele a dit à mon frère Joffe, que nous vivons souvent de mifère, nonobftant nos durs labeurs. Selon ce que ce bonhomme meffager m'a dit tantôt, — & Claes montra le cavalier vêtu de noir, — Joffe a quitté la sainte religion romaine pour s'adonner à l'héréfie de Luther. L'homme vêtu de noir répondit : — Ceux-là sont hérétiques qui suivent le culte de la Grande Proftituée. Car le pape eft prévaricateur & vendeur de chofes saintes. — Ah ! dit Soetkin, ne parlez pas si haut, monfieur : vous nous feriez brûler tretous. — Donc, dit Claes, Joffe a dit à ce bonhomme meflager que, puifqu'il allait combattre dans les troupes de Frédéric de Saxe, & lui amenait cinquante hommes d'armes bien équipés, il n'avait pasbefoin, allant en guerre, de tant d'argent pour le laiffer en la maie heure, à quelque vaurien de landsknecht. Donc, a-t-il dit, porte à mon frère Claes, avec mes bénédictions, ces sept cents florins carolus d'or; dis-lui qu'il vive dans le bien & songe au salut de son âme. — Oui, dit le cavalier, il en eft temps, car Dieu rendra à l'homme selon ses œuvres, & traitera chacun selon le mérite de sa vie. — Monfieur, dit Claes, il ne me sera pas défendu, dans l'entre-temps, de me réjouir de la bonne nouvelle, daignez refter céans, nous allons pour la fêter manger de belles tripes, force carbonnades, un jambonneau que j'ai vu tantôt si rebondi & appétiifant chez le charcutier, qu'il m'a fait sortir les dents longues d'un pied hors la gueule. — Las ! dit l'homme, les infenfés se réjouiffent tandis que les yeux de Dieu sont sur leurs voies. — Or çà, meflager, dit Claes, veux-tu ou non manger & boire avec nous? L'homme répondit : — 11 sera temps, pour les fidèles, de livrer leurs âmes aux joies terreftres lorfque sera tombée la grande Babylone ! Soetkin & Claes se signant, il voulut partir : Claes lui dit : — Puifqu'il te plaît de t'en aller ainfi mal choyé, donne à mon frère Joffe le baifer de paix & veille sur lui dans la bataille. — Je le ferai, dit l'homme. Et il s'en fut, tandis que Soetkin allait chercher de quoi fêter la fortune propice. La cigogne eut, ce jour-là, à souper, deux goujons & une tête de cabiliau. La nouvelle se répandit bientôt à Damme que le pauvre Claes était, par le fait de son frère Joffe, devenu Claes le riche, & le doyen difait que Katheline avait sans doute jeté un sort sur Joffe, puifque Claes avait reçu de lui une somme d'argent très-groffe, sans doute, & n'avait pas donné la moindre robe à Notre-Dame. Claes & Soetkin furent heureux, Claes travaillant aux champs ou vendant son charbon, & Soetkin se montrant au logis vaillante ménagère. Mais Soetkin, toujours dolente, cherchait sans ceffe, des yeux, sur les chemins son fils Ulenfpiegel. Et tous trois goûtèrent le bonheur qui leur venait de Dieu en attendant ce qui leur devait venir des hommes. LU L'empereur Charles reçut ce jour-là d'Angleterre une lettre dans laquelle son fils lui difait : « Monfieur & père, « Il me déplaît de devoir vivre en ce pays où pullulent, comme puces, chenilles & sauterelles, les maudits hérétiques. Le feu & le glaive pour les ôter du tronc de l'arbre vivifiant qui eft notre mère sainte Églife. Comme si ce n'était affez pour moi de ce chagrin, encore faut-il qu'on ne me regarde point comme un roi, mais comme le mari de leur reine, n'ayant sans elle aucune autorité. Ils se gauffent de moi, difant en de méchants pamphlets dont nul ne peut trouver les auteurs ni imprimeurs que le pape me paye pour troubler & gâter le royaume par pendaisons & brûlements impies, & quand je veux lever sur eux quelque urgente contribution, car ils me laiffent souvent sans argent, par malice, ils me répondent en de méchants pafquins que je n'ai qu'à en demander à Satan pour que je travaille. Ceux du Parlement s'excufent & font le gros dos de peur que je ne morde, mais ils n'accordent rien. « Cependant les murs de Londres sont couverts de pafquils me représentant comme un parricide prêt à frapper Votre Majefté pour hériter d'elle. « Mais vous savez, Monfeigneur & père, que, nonobftant toute ambition 94 la légende d'ulenspiegel & fierté légitimes, je souhaite à Votre Majefté de longs & glorieux jours de règne. « Ils répandent auffi en ville un deffin'gravé sur cuivre trop habilement, où Ton me voit faifant jouer du clavecin par les pattes à des chats enfermés dans la boîte de f'inftrument & dont la queue sort par des trous ronds où elle eft fixée par des tiges en fer. Un homme, qui eft moi, leur brûle la queue avec un fer ardent, & leur fait ainfi frapper des pattes sur les touches & miauler furieufement. J'y suis repréfenté si laid que je ne m'y veux regarder. Et ils me repréfentent riant. Or vous savez, monfieur & père, s'il m'arriva de prendre en aucune occafion ce profane plaifir. J'effayai sans doute de me diftraire en faifant miauler ces chats, mais je ne ris point. Ils me font un crime, en leur langage de rebelles, de ce qu'ils nomment la nouvelleté & cruauté de ce clavecin, quoique les animaux n'aient point d'âme & que tous hommes, & notamment toutes personnes royales peuvent s'en servir jufqu'à la mort pour leur délaffement. Mais en ce pays d'Angleterre, ils sont si affortis d'animaux qu'ils les traitent mieux que leurs serviteurs; les écuries & chenils sont ici des palais, & il eft des seigneurs qui dorment avec leur cheval sur la même litière. « De plus, ma noble femme & reine eft ftérile : ils difent, par sanglant affront, que j'en suis caufe, & non elle qui eft au demeurant jaloufe, farouche & gloute d'amour exceffivement. Monfieur & père, je prie tous les jours monfeigneur Dieu qu'il m'ait en sa grâce, efpérant un autre trône, fût-ce chez le Turc, en attendant celui auquel m'appelle l'honneur d'être le fils de votre très-glorieufe & très-vidorieufe Majefté. « Signé : Phle. » L'Empereur répondit à cette lettre : « Monfieur & fils, « Vos ennemis sont grands, je ne le contefte, mais tâchez d'endurer sans fâcherie l'attente d'une plus brillante couronne. J'ai déjà annoncé à plusieurs le deffein que j'ai de me retirer des Pays-Bas & de mes autres dominations, car je sais que, vieux & goutteux comme je deviens, je ne pourrai pas bien réfifter à Henri de France, deuxième du nom, car Fortune aime les jeunes gens. Songez auffi que, maître d'Angleterre, vous bleffez, par votre puiffance, la France notre ennemie. « Je fus vilainement battu devant Metz, & y perdis quarante mille hommes. Je dus fuir devant celui de Saxe. Si Dieu ne me remet par un coup de sa bonne & divine volonté en ma prime force & vigueur, je suis d'avis, monfieur & fils, de quitter mes royaumes & de vous les laiffer. » « Ayez doncques patience & faites dans l'entre-temps tout devoir contre les hérétiques, n'en épargnant aucun, hommes, femmes, filles ni enfants, car l'avis rn'eft venu, non sans grande douleur pour moi, que madame la reing leur voulut souvent faire grâce. « Votre père affectionné, « Signé : Charles. » liii Ayant longtemps marché, Ulenfpiegel eut les pieds en sang, & rencontra, en l'évêché de Mayence, un chariot de pèlerins qui le mena jufques Rome. Quand il entra dans la ville & descendit de son chariot, il avifa sur le seuil d'une porte d'auberge une mignonne commère qui sourit en le voyant la regarder. Augurant bien de cette belle humeur : — Hôteffe, dit-il, veux-tu donner afile au pèlerin pélerinant, car je suis arrivé à terme & vais accoucher de la rémiflion de mes péchés. — Nous donnons afile à tous ceux qui nous payent. — J'ai cent ducats dans mon escarcelle, répondit Ulenfpiegel qui n'en avait qu'un, & je veux, avec toi, dépenfer le premier en buvant une bouteille de vieux vin romain. — Le vin n'eft pas cher en ces lieux saints, répondit-elle. Entre & bois pour un soldi. Ils burent ensemble si longtemps & vidèrent, en menus propos, tant de flacons, que force fut à l'hôteffe de dire à sa servante de donner à boire aux chalands à sa place, tandis qu'elle & Ulenfpiegel se retiraient en une arrière-salle en marbre & froide comme l'hiver. Penchant la tête sur son épaule, elle lui demanda qui il était? Ulenfpiegel répondit : — Je suis sire de Geeland, comte de Gavergeëten, baron de Tuchtendeel, & j'ai à Damme, qui eft mon lieu de naiffance, vingt-cinq boniers de clair de lune. — Quelle eft cette terre? demanda l'hôteffe buvant au hanap d'Ulens-piegel. — C'eft, dit-il, une terre où l'on sème la graine d'illufions, d'espérances folles & de promeffes en l'air. Mais tu ne naquis point au clair de lune, douce hôteffe à la peau ambrée, aux yeux brillants comme des perles. C'eft couleur de soleil que l'or bruni de ces cheveux; ce fut Vénus, sans jaloufie, qui te fit tes épaules charnues, tes seins bondiffants, tes bras ronds, tes mains mignonnes. Souperons-nous enfemble ce soir? — Beau pèlerin de Flandre, dit-elle, pourquoi viens-tu ici ? — Pour parler au pape, répondit Ulenfpiegel. — Las! dit-elle joignant les mains, parler au pape! moi qui suis de ce pays, je ne l'ai jamais pu faire. — Je le ferai, dit Ulenfpiegel. — Mais, dit-elle, sais-tu où il va, comme il eft, quelles sont ses coutumes et façons de vivre? — On m'a dit en chemin, répondit Ulenfpiegel, qu'il a nom Jules troisième, qu'il eft paillard, joyeux & diffolu, bon caufeur & subtil à la réplique. On m'a dit auffi qu'il avait pris en amitié extraordinaire un petit bonhomme mendiant, noir, crotté & farouche, demandant l'aumône avec un singe, & qu'à son avènement au trône pontifical, il l'a fait cardinal du Mont, & qu'il eft malade quand il paffe un jour sans le voir. — Bois, dit-elle, & ne parle point si haut. — On dit auffi, pourfuivit Ulenfpiegel, qu'il jura comme un soudard : Al dispetto di Dio, potta di Dio, un jour qu'il ne trouva point à souper, un paon froid qu'il s'était fait garder, difant : « Moi, Vicaire-Dieu, je puis bien jurer pour un paon, puifque mon maître s'eft fâché pour une pomme! » Tu vois, mignonne, que je connais le pape & sais qui il eft. — Las! dit-elle, mais n'en parle point à d'autres. Tu ne le verras point toutefois. — Je lui parlerai, dit Ulenfpiegel. — Si tu le fais, je te donne cent florins. — Je les ai gagnés, dit Ulenfpiegel. Le lendemain, quoiqu'il eût les jambes fatiguées, il courut la ville & sut que le pape dirait la meife, ce jour-là, à Saint-Jean-de-Latran. Ulenfpiegel y alla & se plaça auffi près & en vue du pape qu'il le put, & chaque fois que le pape élevait le calice ou l'hoftie, Ulenfpiegel tournait le dos à l'autel. Il y avait près du pape un cardinal deffervant, brun de face, malicieux & replet, qui, portant un singe sur son épaule, donnait le sacrement au peuple avec force geftes paillards. Il fit remarquer le fait d'Ulenfpiegel au pape, qui, dès la meffe finie, envoya quatre fameux soudards, tels qu'on les connaît en ces pays guerriers, s'emparer du pèlerin. — Quelle eft ta foi ? lui demanda le pape. — Très-Saint-Père, répondit Ulenfpiegel, j'ai la même foi que celle de mon hôteffe. Le pape fit venir la commère. — Que crois-tu ? lui dit-il. — Ce que croit Votre Sainteté, répondit-elle. — Et moi pareillement, dit Ulenfpiegel. Le pape lui demanda pourquoi il avait tourné le dos au saint-sacrement. — Je me sentais indigne de le regarder en face, répondit Ùlenfpiegel. — Tu es pèlerin, lui dit le pape. — Oui, dit-il, & je viens'de Flandre demander la rémiffion de mes péchés. Le pape le bénit, & Ulenfpiegel's'en fut avec rhôteffe, qui lui compta cent florins. Ainsi lefté, il quitta Rome pour s'en retourner au pays de Flandre. Mais il dut payer sept ducats son pardon écrit sur parchemin. LIV En ce temps-là, deux frères prémontrés vinrent à Damme vendre des indulgences. Ils étaient vêtus, par-deffus leur accoutrement monacal, d'une belle chemife garnie de dentelles. Se tenant à la porte de l'églife quand le temps était clair, & sous le porche quand le temps était pluvieux, ils affichèrent leur tarif, dans lequel ils donnaient pour six liards, pour un patard, une demi-livre parifis, pour 13 sept, pour douze florins carolus cent, deux cents, trois cents, quatre cents ans d'indulgences, &, suivant les prix, indulgence demi-plénière ou plénière tout à fait & le pardon des crimes les plus énormes, voire celui de délirer violer Madame la Vierge. Mais celui-là coûtait dix-sept florins. Ils délivraient aux chalands qui les payaient de petits morceaux de parchemin où était écrit le chiffre des années d'indulgences. Au-deffous, se lifait cette infcription : Qui ne veut être Etuvée, rôt ou fricassée En purgatoire pour mille ans, En enfer brûlant toujours, Qu'il achète les indulgences, Grâces et miséricordes, Pour un peu d'argent, Dieu le lui rendra. Et il leu venait des acheteurs de dix lieues à la ronde. L'un des bons frères prêchait souvent au peuple; il avait la trogne fleurie & portait ses trois mentons & sa bedaine sans embarras. « Malheureux! difait-il fixant les yeux sur l'un ou l'autre de ses auditeurs; malheureux! te voici en enfer! Le feu te brûle cruellement : on te fait bouillir dans le chaudron plein d'huile où l'on prépare les olie-koekjes d'Aflarté; tu n'es qu'un boudin sur la poêle de Lucifer, un gigot sur celle de Guilguiroth, le grand diable, car on te coupe en morceaux préalablement. Vois ce grand pécheur, qui méprifa les indulgences; vois ce plat de fricadelles : c'eft lui, c'eft lui, son corps impie, son corps damné ainsi réduit. Et quelle sauce ! soufre, poix & goudron ! Et tous ces pauvres pécheurs sont ainfi mangés pour renaître continuellement à la douleur. Et c'eft là que sont vraiment les larmes & les grincements de dents. 'Ayez pitié, Dieu de miféricorde! Oui, te voici en enfer, pauvre damné, souffrant tous ces maux. Que l'on donne pour toi un denier, tu reffens tout soudain du soulagement à la main droite; que l'on en donne encore un demi, & voilà tes deux mains hors du feu. Mais, le refte du corps? Un florin, & voici que tombe la rofée de l'indulgence. O fraîcheur déli-cieufe ! Et pendant dix jours, cent jours, mille ans, suivant que l'on paye : plus de rôt, d'olie-koekje, ni de fricaflee ! Et si ce n'eft pour toi, pécheur, n'y a-t-il point là, dans les secrètes profondeurs du feu, de pauvres âmes, tes parentes, une époufe aimée, quelque mignonne fillette avec laquelle tu péchas volontiers ? » Et, ce difant, le moine donnait un coup de coude au frère qui se trouvait à côté de lui, avec un baffin en argent. Et le frère baiffant les yeux à ce signe agitait son bafiin ondueusement pour appeler la monnaie. « N'as-tu pas, pourfuivait le moine, n'as-tu pas dans cet horrible feu un fils, une fille, quelque enfantelet aimé? Ils crient, ils pleurent, ils t'appellent. Pourras-tu refier sourd à ces voix lamentables? Tu ne le saurais; ton cœur de glace va se fondre, mais c'eft un carolus que cela te coûtera. Et regarde : au son de ce carolus sur ce vil métal... (Le moine compagnon secoua encore son baflin.), un vide se fait dans le feu, & la pauvre âme monte jufqu'à la bouche de quelque volcan. La voici dans l'air frais, dans l'air libre ! Où sont les douleurs du feu? La mer eft proche, elle s'y plonge, elle nage sur le dos, sur le ventre, sur les vagues & au-deffous d'elles. Écoute comme elle crie de joie, vois comme elle se roule dans l'eau ! Les anges la regardent & sont heureux. Ils l'attendent, mais elle n'en a pas affez encore, elle voudrait devenir poiffon. Elle ne sait pas qu'il y a là-haut des bains suaves, pleins de parfums, où roulent de grands morceaux de sucre candi blanc & frais comme glace. Paraît un requin : elle ne le redoute point. Elle monte sur son dos, mais il ne la sent pas; elle veut aller avec lui dans les profondeurs de la mer. Elle y va saluer les anges des eaux, qui mangent de la water^oey dans des chaudrons de corail & des huîtres fraîches sur des affiettes de nacre. Et comme elle eft bien reçue, fêtée, choyée; les anges l'appellent toujours d'en haut. Enfin bien rafraîchie, heureufe, la vois-tu s'élever & chanter comme une alouette julqu'au plus haut ciel où Dieu trône en sa gloire? Elle y trouve tous ses terreftres parents & amis, sauf ceux qui, ayant médit des indulgences & de notre mère sainte Églife, brûlent au parfond des enfers. Et ainfi toujours, toujours, toujours, jufque dans les siècles des siècles, dans la toute-cuifante éternité. Mais l'autre âme, elle, eft près de Dieu, se rafraîchiffant dans les bains suaves & croquant le sucre candi. Achetez des indulgences, mes frères : on en donne pour des crufats, pour des florins d'or, pour des souverains d'Angleterre ! La monnaie de billon n'eft point rejetée. Achetez ! achetez ! c'eft la sainte boutique : il y en a pour les pauvres & pour les riches, mais, par grand malheur, on ne peut faire crédit, mes frères, car acheter & ne pas payer comptant eft un crime aux yeux du Seigneur. » Le frère qui ne prêchait point agitait son plateau. Les florins, crufats, ducatons, patards, sols & deniers y tombaient dru comme grêle. Claes, se voyant riche, paya un florin pour dix mille ans d'indulgences. Les moines lui baillèrent en échange un morceau de parchemin. Bientôt, voyant qu'il ne reftait plus à Damme que les ladres qui n'euffent pas acheté d'indulgences, ils s'en furent à deux à Heyft. LV Vêtu de son coftume de pèlerin & bien abfous de ses fautes, Ulenfpiegel quitta, marcha toujours devant lui et vint à Bamberg, où sont les meilleurs légumes du monde. Il entra dans une auberge où était une joyeufe hôtefle, qui lui dit : — Jeune maître, veux-tu manger pour ton argent? — Oui, dit Ulenfpiegel. Mais pour quelle somme mange-t-on ici ? L'hôteffe répondit : — On mange à la table des seigneurs pour six florins ; à la table des bourgeois pour quatre, & à la table de la famille pour deux. — Au plus d'argent, au mieux pour moi, répondit Ulenfpiegel. Il s'alla donc affeoir à la table des seigneurs. Quand il fut bien repu & eut arrosé son dîner de RJiyn-Wyn, il dit à l'hôteffe : — Commère, j'ai bien mangé pour mon argent : donne-moi les six florins. L'hôteffe lui dit : — Te moques-tu de moi ? Paye ton écot. — Baefinne mignonne, lui répondit Ulenfpiegel, vous n'avez point un vifage de mauvaife débitrice; j'y vois, au contraire, une bonne foi si grande, tant de loyauté & d'amour du prochain, que vous me payeriez plutôt dix-huit florins que de m'en refufer six que vous me devez. Les beaux yeux! c'eft le soleil qui darde sur moi, y faisant pouffer l'amoureufe folie plus haut que le chiendent en un clos abandonné. L'hôteffe répondit : — Je n'ai que faire de ta folie ni de ton chiendent; paye & va-t'en. — M'en aller, dit Ulenfpiegel, & ne plus te voir ! J'aimerais mieux tré- paffer tout de suite. Baefinne, douce baefinne, je n'ai point l'habitude de manger pour six florins, moi, pauvre petit homme vaguant par monts & par vaux; je me suis empiffré & vais tantôt tirer la langue comme un chien au soleil : daignez me payer, je gagnai bien les six florins par le rude labeur de mes mâchoires; donnez-les-moi & je vous carefferai, baiferai, embrafferai avec une si grande ardeur de reconnaiffance, que vingt-sept amoureux ne pourraient, enfemble, suffire à pareille befogne. — Tu parles pour de l'argent, dit-elle. — Veux-tu que je te mange pour rien? dit-il. — Non, dit-elle, se défendant contre lui. — Ah ! soupirait-il la pourluivant, ta peau eft comme de la crème, tes cheveux comme du faifan doré à la broche, tes lèvres comme des cerifes ! En eft-il une plus friande que toi? — Il te sied bien, vilain méchant, dit-elle en souriant, de venir encore me réclamer six florins. Sois heureux que je t'aie nourri gratis sans rien te demander. — Si tu savais, dit Ulenfpiegel, comme il y a encore de la place ! — Pars ! dit l'hôteffe, avant que mon mari ne vienne. — Je serai doux créancier, répondit Ulenfpiegel, donne-moi seulement un florin pour la soif future. — Tiens, dit-elle, mauvais garçon. Et elle le lui donna. — Mais me laifferas-tu revenir ? lui demanda Ulenfpiegel. — Veux-tu bien t'en aller, dit-elle. — Bien m'en aller, dit Ulenfpiegel, ce serait aller vers toi, mignonne, mais c'eft mal m'en aller que de quitter tes beaux yeux. Si tu daignes me garder, je ne mangerai plus que pour un florin tous les jours. — Faudra-t-il un bâton? dit-elle. — Prends le mien, répondit Ulenfpiegel. Elle riait, mais il dut partir. LVI Lamme Goedzak, en ce temps-là, vint de nouveau demeurer à Damme, le pays de Liège n'étant point tranquille à caufe des hérélies. Sa femme le suivit volontiers parce que les Liégeois, bons gaufleurs de leur nature, se moquaient de la débonnaireté de son homme. Lamme allait souvent chez Claes qui, depuis qu'il avait hérité, hantait la taverne de la Blauive-Torre & s'y était choili une table pour lui & ses compagnons. A la table voisine se trouvait, buvant chichement sa demi-pinte, Jolfe Grypftuiver, l'avare doyen des poiffonniers, ladre, chichard, vivant de harengs saurs, aimant plus l'argent que le salut de son âme. Claes avait mis dans sa gibecière le morceau de parchemin sur lequel étaient écrits ses dix mille ans d'indulgences. Un soir qu'il était à la Blauwe-Torre, en la compagnie de Lamme Goedzak, de Jan van Roofebeke & de Mathys van Alfche, Jolfe Grypftuiver étant à la Blauwe-Torre, Claes chopina très-bien, & Jan Roosebeke lui dit : — C'eft pécher que de tant boire! Claes répondit : — On ne brûle qu'un demi-jour pour une pinte de trop. Et j'ai dix mille ans d'indulgences en ma gibecière. Qui en veut cent afin de pouvoir se noyer sans crainte l'estomac? Tous crièrent : — Combien les vends-tu? — Une pinte, répondit Claes, mais j'en donne cent cinquante pour une muske conyn. Quelques buveurs payèrent à Claes qui une chopine, qui du jambon, il leur coupa à tous une petite bande de parchemin. Ce ne fut point Claes qui mangea & but le prix des indulgences, mais Lamme Goedzak, lequel mangea tant qu'il gonflait à vue d'œil, tandis que Claes débitant sa mar-chandife allait & venait dans la taverne. Grypftuiver tournant vers lui son aigre trogne ; — En as-tu pour dix jours? dit-il. — Non, répondit Claes, c'eft trop difficile à couper. Et chacun de rire, & Grypftuiver de manger sa colère. Puis Claes s'en fut en sa chaumine, suivi de Lamme, cheminant comme s'il eût eu des jambes de laine. LVÏI Vers la fin de sa troifième année de banniffement, Katheline rentra à Damme en son logis. Et sans ceffe elle difait affolée : « Feu sur la tête, l'âme frappe, faites un trou, elle veut sortir. » Et elle s'enfuyait toujours voyant des bœufs & des moutons. Et elle se mettait sur le banc sous les tilleuls, derrière sa chaumine branlant la tête & regardant, sans les reconnaître, ceux de Damme, qui difaient en passant devant elle : « Voici la folle ». Cependant, voguant par chemins & par sentiers, Ulenfpiegel vit sur la grand'route un âne enharnaché de cuir à clous de cuivre, & la tête ornée de flocquarts & pendilloches de laine rouge. Quelques vieilles femmes se tenaient autour de l'âne difant et parlant toutes à la fois : « Personne ne peut s'en emparer, c'eft l'horrifîque monture du grand sorcier, le baron de Raix, brûlé vif pour avoir sacrifié huit enfants au diable. — Commères, il s'eft enfui si vite qu'on ne l'a pu rattraper. Satan y eft qui le protège. — Car tandis que, fatigué, il s'était arrêté sur sa route, les sergents de la commune vinrent pour l'appréhender au corps, mais il ruait & brayait si terriblement qu'ils n'en osèrent approcher. — Et ce n'était point braire d'âne mais braire de démon. — Ainsi on le laiffa brouter le chardon sans lui faire son procès ni le brûler vif comme sorcier. — Ces hommes n'ont point de courage. Nonobftant ces beaux discours, sitôt que l'âne dreffait les oreilles ou se battait les flancs de sa queue, elles s'enfuyaient en criant, pour se rapprocher enfuite, caquetant & jacaffant, & faire le même manège au moindre mouvement du baudet. Mais Ulenfpiegel les confidérant & riant : — Ah! dit-il, curiollté sans fin & sempiternel parlement sortent comme fleuve des bouches des commères & notamment des vieilles, car chez les jeunes, le flot en eft moins fréquenta caufe de leurs amoureufes occupations. Considérant alors le baudet : — Cet animal sorcier, dit-il, eft alerte & ne trotte point des épaules sans doute, je puis le monter ou le vendre. Il s'en fut, sans mot dire, chercher un picotin d'avoine, le fit manger à l'âne, lui sauta sur le dos preftement &, lui tenant la bride, se tourna vers le septentrion, l'orient & l'occident & de loin bénit les vieilles. Celles-ci, pâmées de peur, s'agenouillèrent, & il fut dit ce jour-là, à la veillée, qu'un ange coiffé d'un feutre à plume de faifan était venu, les avait toutes bénies & avait emmené l'âne du sorcier, par faveur spéciale de Dieu. Et Ulenfpiegel s'en allait califourchonnant son âne au milieu des graffes prairies où bondiffaient en liberté les chevaux, où pâturaient les vaches & géniffes, couchées au soleil, pareffeufes. Et il le nomma Jef. L'âne s'était arrêté & bien joyeux dînait de chardons. Quelquefois cependant il friffonnait de toute la peau, & de la queue se battait les flancs afin d'écarter les taons voraces qui, comme lui, voulaient dîner, mais de sa viande. Ulenfpiegel, dont l'eftomac criait la faim, était mélancolique : — Tu serais bien heureux, difait-il, Monfieur du baudet, dînant comme tu le fais de gras chardons, si nul ne te venait déranger en ton aife & te rappeler que tu es mortel, c'eft-à-dire né pour endurer toutes sortes de vilenies. Ainfi que toi, pourfuivit-il, serrant les jambes, ainfi que toi, l'homme à la Sainte Pantoufle a son taon, c'eft monfieur Luther ; & sa Haute Majefté Charles a le sien aufli, c'eft meftire François premier du nom, le roi au nez très-long & à l'épée plus longue encore. Il eft donc bien permis à moi, pauvre petit bonhomme errant comme un juif, d'avoir aufli mon taon, monfieur du baudet. Las ! toutes mes pochettes sont trouées, & par le trou s'en vont courant la pretantaine, tous mes beaux ducats, florins & daelders, comme une légion de souris fuyant la gueule d'un chat. Je ne sais pourquoi l'argent ne veut point de moi, moi qui voudrais tant de l'argent. Fortune n'eft point femme, quoi qu'on die, car elle n'aime que les ladres avares qui l'encoffrent, l'enfacquent, l'enferment à vingt clefs, & jamais ne lui permettent de pouffer à la fenêtre seulement un petit bout de son nez tout doré. Voilà le taon qui me ronge & démange, & me chatouille sans me faire rire. Tu ne m'écoutes point, monfieur du baudet & ne songes qu'à paître. Ah! panfard empliffant ta panfe, tes longues oreilles sont sourdes au cri des ventres vides. Écoute-moi, je le veux. Et il le fouetta bien amèrement. L'âne se prit à braire. — Venons-nous-en maintenant que tu as chanté, dit Ulenfpiegel. Mais l'âne ne bougeait pas plus qu'une borne & semblait avoir formé le projet de manger jufqu'au dernier tous les chardons de la route. Et il n'en manquait point. Ce que voyant Ulenfpiegel, il mit pied à terre, coupa un bouquet de chardons, remonta sur son âne, lui mit le bouquet sous la gueule, & le mena par le nez jufque sur les terres du landgrave de Heffe. — Monfieur du baudet, difait-il cheminant, tu cours derrière mon bouquet de chardons, maigre pâture, & laiffe derrière toi le beau chemin tout rempli de ces plantes friandes. Ainfi font tous les hommes, flairant les uns le bouquet de gloire que Fortune leur met sous le nez, les autres le bouquet de gain, d'aucuns le bouquet d'amour. Au bout du chemin, ils s'aperçoivent comme toi avoir pourfuivi, ce qui eft peu, & laiffé derrière eux ce qui eft quelque chofe, c'eft-à-dire santé, travail, repos & bien-être au logis. Devifant de la sorte avec son baudet, Ulenfpiegel vint devant le palais du landgrave. Deux capitaines d'arquebufiers jouaient aux dés sur l'efcalier. L'un des deux, qui était roux de poil & de ftature gigantefque, avifa Ulenfpiegel se tenant modeftement sur Jef & les regardant faire. — Que nous veux-tu, dit-il, face affamée & pèlerinante? — J'ai grand'faim, en effet, répondit Ulenfpiegel, & pèlerine contre mon gré. — Si tu as faim, repartit le capitaine, mange par le cou la corde qui se balance à la potence prochaine deftinée aux vagabonds. — Meflire capitaine, répondit Ulenfpiegel, si vous me donniez le beau cordon tout d'or que vous portez au chapeau, j'irais me pendre avec les dents à ce gras jambon qui se balance là-bas chez le rôtiffeur. — D'où viens-tu? demanda le capitaine. — De Flandre, répondit Ulenfpiegel. — Que veux-tu? — Montrer à Son Alteffe Landgraviale une peinture de ma façon. — Si tu es peintre & de Flandre, dit le capitaine, entre céans, je te vais mener près de mon maître. Étant venu auprès du landgrave, Ulenfpiegel le salua trois fois & davantage. _ Que Votre Alteffe, dit-il, daigne exculer mon infolence d'ofer venir à ses nobles pieds dépofer une peinture que je fis pour elle, & où j'eus l'honneur de pourtraire madame la Vierge en atours impériaux. Cette peinture, pourfuivit-il, lui agréera peut-être &, en ce cas j'outre-cuide affez de mon savoir-faire pour efpérer de hauffer mon séant jufqu'à ce beau fauteuil de velours vermeil, où se tenait, en sa vie, le peintre à jamais regrettable de Sa Magnanimité. Le sire landgrave ayant confidéré la peinture, qui était belle : — Tu seras, dit-il notre peintre, sieds-toi là sur le fauteuil. Et il le baifa sur les deux joues joyeufement. Ulenfpiegel s'aflit. — Te voilà bien loqueteux, dit le sire landgrave, le confidérant. Ulenfpiegel répondit : — En effet, Monfeigneur, Jef, c'eft mon âne, dîna de chardons, mais moi, depuis trois jours, je ne vis que de mifère & ne me nourris que de fumée d'efpoir. — Tu souperas tantôt de meilleure viande, répondit le landgrave, mais où eft ton âne? Ulenfpiegel répondit : — Je l'ai laiffé sur la grand'place, vis-à-vis le palais de Votre Bonté; je serais bien aife si Jef avait pour la nuit gîte, litière & pâture. Le sire landgrave manda incontinent à l'un de ses pages de traiter comme sien l'âne d'Ulenfpiegel. Bientôt vint l'heure du souper qui fut comme noces & feftins. Et les viandes de fumer & les vins de pleuvoir dans les gofiers. Ulenfpiegel & le landgrave étant tous deux rouges comme braife, Ulen-spiegel entra en joie, mais le landgrave demeurait penfif. — Notre peintre, dit-il soudain, il me faudra pourtraire, car c'eft une bien grande satisfaction, à un prince mortel, de léguer à ses defcendants la mémoire de sa face. — Sire landgrave, répondit Ulenfpiegel, votre plaifir eft ma volonté, mais il me semble à moi chétif que, pourtraite toute seule, Votre Seigneurie n'aura pas grande joie dans les siècles à venir. Il lui faut être accompagné de sa noble époufe, Madame la Landgravine, de ses dames & seigneurs, de ses capitaines & officiers les plus guerriers, au milieu defquels Monfeigneur & Madame rayonneront comme deux soleils au milieu de lanternes. — En effet, notre peintre, répondit le landgrave, & que me faudrait-il te payer pour ce grand travail ? — Cent florins d'avance ou autrement, répondit Ulenfpiegel. — Les voici d'avance, dit le sire landgrave. — Compatiflant seigneur, repartit Ulenfpiegel, vous mettez de l'huile dans ma lampe, elle brûlera en votre honneur. Le lendemain, il demanda au sire landgrave de faire défiler devant lui ceux auxquels il réfervait l'honneur d'être pourtraits. Vint alors le duc de Lunebourg, commandant des lanfquenets au service du landgrave. C'était un gros homme, portant à grand'peine sa panfe gonflée de viande. Il s'approcha d'Ulenfpiegel & lui coula en l'oreille ces paroles : — Si tu ne m'ôtes, en me pourtraitant, la moitié de ma graifle, je te fais pendre par mes soudards. Le duc pafla. Vint alors une haute dame, laquelle avait une bofle au dos & une poitrine plate comme une lame de glaive de juftice. — Meffire peintre, dit-elle, si tu ne me mets deux boffes au lieu d'une que tu ôteras, & ne les place par devant, je te fais écarteler comme un empoifonneur. La dame pafla. Puis vint une jeune demoifelle d'honneur, blonde, fraîche & mignonne, mais à laquelle il manquait trois dents sous la lèvre supérieure. — Meffire peintre, dit-elle, si tu ne me fais rire & montrer trente-deux dents, je te fais hacher menu par mon galant qui eft là. Et lui montrant le capitaine d'arquebufiers qui tantôt jouait aux dés sur les eïcaliers du palais, elle pafla. La proceffion continua ; Ulenfpiegel refta seul avec le sire landgrave. — Si, dit le sire landgrave, tu as le malheur de mentir d'un trait en pourtraitant toutes ces phyfionomies, je te fais couper le cou, comme à un poulet. — Privé de la tête, penfa Ulenfpiegel, écartelé, haché menu ou pendu pour le moins, il sera plus aifé de ne rien pourtraire du tout. J'y aviferai. — Où eft, demanda-t-il au landgrave, la salle qu'il me faut décorer de toutes ces peintures ? — Suis-moi, dit le landgrave. Et lui montrant une grande chambre avec de grands murs tout nus : — Voici, dit-il, la salle. — Je serais bien aife, dit Ulenfpiegel, que l'on plaçât sur ces murs de grands rideaux, afin de garantir mes peintures des affronts des mouches & de la pouflière. — Cela sera fait, dit le sire landgrave. Les rideaux étant placés, Ulenfpiegel demanda trois apprentis, afin, difait-il, de leur faire préparer ses couleurs. Pendant trente jours, Ulenfpiegel & les apprentis ne firent que mener noces & ripailles, n'épargnant ni les fines viandes ni les vieux vins. Le landgrave veillait à tout. Cependant, le trente & unième jour il vint pouffer le nez à la porte de la chambre où Ulenfpiegel avait recommandé qu'il n'entrât point. — Eh bien, Thyl, dit-il, où sont les portraits? — Ils sont loin, répondit Ulenfpiegel. — Ne peut-on les voir? — Pas encore- Le trente-sixième jour, il pouffa de nouveau le nez à la porte : — Eh bien, Thyl ? interrogea-t-il. — Hé ! sire landgrave, ils cheminent vers la fin. Le soixantième jour, le landgrave se fâcha, & entrant dans la chambre : — Tu me vas incontinent, dit-il, montrer les peintures. — Oui, redouté seigneur, répondit Ulenfpiegel, mais daignez ne point ouvrir ce rideau avant d'avoir mandé céans les seigneurs capitaines & dames de votre cour. — J'y confens, dit le sire landgrave. Tous vinrent à son ordre. Ulenfpiegel se tenait devant le rideau bien fermé. — Monfeigneur landgrave, dit-il, &• vous, madame la landgravine, & vous, monfeigneur de Lunebourg, & vous autres belles dames & vaillants capitaines, j'ai pourtrait de mon mieux, derrière ce rideau, vos faces mignonnes ou guerrières. Il vous sera aifé de vous y reconnaître chacun très-bien. Vous êtes curieux de vous voir, c'eft juftice, mais daignez prendre patience & laiffez-moi vous dire un mot ou six. Belles dames & vaillants capitaines, qui êtes tous de sang noble, vous pouvez voir & admirer ma peinture ; mais s'il en eft parmi vous un vilain, il ne verra que le mur blanc. Et maintenant daignez ouvrir vos nobles yeux. Ulenfpiegel tira le rideau : — Les nobles hommes seuls y voient, seules elles y voient les nobles dames, auffi dira-t-on bientôt : Aveugle en peinture comme vilain, clairvoyant comme noble homme ! Tous écarquillaient les yeux, prétendant y voir, s'entre-montrant, défi- la légende d'ulenspiegel ioq gnant & reconnaiflant, mais ne voyant en effet que le mur nu, ce qui les faifait penauds. Soudain le fou qui était préfent sauta de trois pieds en l'air & agitant ses grelots : — Qu'on me traite, dit-il, de vilain, vilain vilenant vilenie, mais je dirai & crierai avec trompettes & fanfares que je vois là un mur nu, un mur blanc, un mur nu. Ainfi m'aide Dieu & tous ses saints ! Ulenfpiegel répondit : — Quand les fous se mêlent de parler, il eft temps que les sages s'en aillent. Il allait sortir du palais quand le landgrave l'arrêtant : — Fou folliant, dit-il, qui t'en vas par le monde louant chofes belles & bonnes & te gauflant de sottife à pleine gueule, toi qui ofas, en face de tant de hautes dames & de plus hauts & gros seigneurs, te gaufler populairement de l'orgueil blafonnique & seigneurial, tu seras pendu un jour pour ton libre parler. — Si la corde eft d'or, répondit Ulenfpiegel, elle caftera de peur en me voyant venir. — Tiens, dit le landgrave en lui donnant quinze florins, en voici le premier bout. — Grand merci, monfeigneur, répondit Ulenfpiegel, chaque auberge du chemin en aura un fil, fil tout d'or qui fait des Créfus de tous ces auber-giftes larrons. Et il s'en fut sur son âne, portant haut sa toque, la plume au vent, joyeufement. LVIII Les feuilles jauniflaient sur les arbres & le vent d'automne commençait de souffler. Katheline était parfois raifonnable pendant une heure ou trois. Et Claes difait alors que l'efprit de Dieu en sa douce miféricorde venait la vifiter. En ces moments, elle avait pouvoir de jeter, par geftes & par langage, un charme sur Nele, qui voyait à plus de cent lieues les chofes qui se paflaient sur les places, dans les rues ou dans les maifons. Donc ce jour-là Katheline étant en son bon sens mangeait des ohe-koekjes bien arrofées de dobbel-cuyt, avec Claes, Soetkin & Nele. Claes dit : — C'eft aujourd'hui le jour de l'abdication de Sa Sainte Majefté l'empereur Charles Quint. Nele, ma mignonne, saurais-tu voir jufqu'à Bruxelles, en Brabant? — Je le saurai, si Katheline le veut, répondit Nele. Katheline alors fit affeoir la fillette sur un banc, & par ses paroles & geftes, agiffant comme charme, Nele s'affaiffa tout ensommeillée. Katheline lui dit : — Entre dans la petite maifon du Parc, qui eft le séjour aimé de l'empereur Charles Quint. — Je suis, dit Nele parlant baffement & comme si elle étouffait, je suis en une petite salle peinte à l'huile, en vert. Là se trouve un homme tirant sur les cinquante-quatre ans, chauve & gris, portant la barbe blonde, sur un menton proéminent, ayant un mauvais regard en ses yeux gris, pleins de rufe, de cruauté & de feinte bonhomie. Et cet homme, on l'appelle Sainte Majefté. Il eft catarrheux & touffe beaucoup. Auprès de lui en eft un autre, jeune, au laid mufeau, comme d'un singe hydrocéphale, celui-là, je le vis à Anvers, c'eftle roi Philippe. Sa Sainte Majefté lui reproche en ce moment d'avoir découché la nuit; sans doute, dit-Elle, pour aller trouver en un bouge quelque guenon de la ville baffe. Il dit que ses cheveux ont une odeur de taverne, que ce n'eft pas là un plaifir de roi n'ayant qu'à choifir corps mignons, peaux de satin rafraîchies dans des bains de senteurs & mains de grandes dames bien amoureufes, ce qui vaut mieux, dit-Elle, qu'une truie folle, sortie à peine lavée des bras d'un soudard ivrogne. Il n'eft point, lui dit-il, de femme pucelle, mariée ou veuve, qui lui voulût réfifter, parmi les plus nobles & belles éclairant leurs amours avec bougies parfumées, & non aux graiffeufes lueurs de puantes chandelles. Le roi répond à Sa Sainte Majefté qu'il lui obéira en tout. Puis Sa Sainte Majefté touffe & boit quelque gorgées d'hypocras. « Tu vas, dit-Elle en s'adreffant à Philippe, voir tantôt les états généraux, prélats, nobles & bourgeois : d'Orange le Taifeux, d'Egmont le Vain, de Hornes l'Impopulaire, Brederode le Lion; & aufli tous ceux de la Toifon d'or, dont je te ferai souverain. Tu verras là cent porteurs de hochets, qui se couperaient tous le nez s'ils pouvaient le porter à une chaîne d'or sur la poitrine, en signe de plus haute nobleffe » ■ : m:.-.- SU© Puis, changeant de ton & bien dolente, Sa Sainte Majefté dit au roi Philippe : « Tu sais que je vais abdiquer en ta faveur, mon fils, donner à l'univers un grand spedacle & parler devant une grande foule, quoique hoquetant & touffant, — car je mangeai trop toute ma vie, mon fils, — & tu devras avoir le cœur bien dur si, après m'avoir entendu, tu ne verfes pas quelques larmes. « — Je pleurerai, mon père,» répond le roi Philippe. » Puis Sa Sainte Majefté parle à un valet qui a nom Dubois : « Dubois, dit-Elle, baille-moi un morceau de sucre de Madère : j'ai le hoquet. Pourvu qu'il ne m'aille pas saifir quand je parlerai à tout ce monde. Cette oie d'hier ne paffera donc jamais! Si je buvais un hanap de vin d'Orléans? Non, il eft trop cru! Si je mangeais quelques anchois? Ils sont bien huileux. Dubois, donne-moi du vin de Romagne. » Dubois donne à Sa Sainte Majefté ce qu'Elle demande, puis lui met une robe de velours cramoifi, la couvre d'un manteau d'or, la ceint de l'épée, lui met aux mains le sceptre & le globe, & sur la tête la couronne. Puis Sa Sainte Majefté sort de la maifon du Parc, montée sur une petite mule & suivie du roi Philippe & de maints hauts perfonnages. Ils vont ainli en un grand bâtiment qu'ils nomment palais, & y trouvent en une chambre un homme de haute & mince taille, richement vêtu, & qu'ils nomment d'Orange. Sa Sainte Majefté parle à cet homme & lui dit : « Ai-je bonne mine, coufin Guillaume? » Mais l'homme ne répond point. Sa Sainte Majefté lui dit alors, moitié riant, moitié fâchée : « Tu seras donc toujours muet, mon coufin, même pour dire leurs vérités aux antiquailles? Faut-il que je règne encore ou que j'abdique, Taifeux? « — Sainte Majefté, répond l'homme mince, quand vient l'hiver les plus forts chênes laiffent tomber leurs feuilles. » Trois heures sonnent. « Taifeux, dit-Elle, prête-moi ton épaule, que je m'y appuie. » Et Elle entre avec lui & sa suite dans une grande salle, s'affied sous un dais & sur une eftrade couverts de soie ou de tapis cramoifis. Là sont trois sièges, Sa Sainte Majefté prend celui du milieu, plus orné que les autres & • surmonté d'une couronne impériale; le roi Philippe s'affied sur le deuxième, & le troifième eft pour une femme, qui eft une reine sans doute. A droite & à gauche, sont aflis, sur des bancs tapifles, des hommes vêtus de rouge & portant au cou un mouton en or. Derrière eux se tiennent plufieurs perfon-nages qui sont sans doute princes & seigneurs. Vis-à-vis & au bas de l'eftrade sont aflis, sur des bancs non tapifles, des hommes vêtus de drap. Je leur entends dire qu'ils ne sont aflis & vêtus si modeftement que parce qu'ils payent à eux seuls toutes les charges. Chacun s'eft levé quand Sa Sainte Majefté eft entrée, mais Elle s'eft bientôt affife & a fait signe à chacun de l'imiter. Un homme vieux parle alors de la goutte longuement, puis la femme, qui semble être une reine, remet à Sa Sainte Majefté un rouleau de parchemin où il y a des chofes écrites que Sa Sainte Majefté lit en touflant & d'une voix sourde & baffe, & parlant d'Elle-même, dit : « J'ai fait maints voyages en Efpagne, en Italie, aux Pays-Bas, en Angleterre & en Afrique, le tout pour la gloire de Dieu, le renom de mes armes & le bien de mes peuples. » Puis, ayant parlé longuement, Elle dit qu'Elle eft débile & fatiguée & veut remettre la couronne d'Efpagne, les comtés, duchés, marquifats de ces pays aux mains de son fils. Puis Elle pleure. Et tous pleurent avec Elle. Le roi Philippe se lève alors, & tombant à genoux : « Sainte Majefté, dit-il, m'eft-il permis de recevoir cette couronne de vos mains, quand vous êtes si capable de la porter encore. » Puis Sa Sainte Majefté lui dit à l'oreille de parler bénévolement aux hommes qui sont aflis sur les bancs tapifles. Le roi Philippe, se tournant vers eux, leur dit d'un ton aigre & sans se lever : « J'entends affez bien le français, mais pas aflez pour vous parler en cette langue. Vous entendrez ce que l'évêqued'Arras, monsieur Grandvelle, vous dira de ma part. « — Tu parles mal, mon fils, dit Sa Sainte Majefté. » Et de fait, l'aflemblée murmure en voyant le jeune roi si fier & si hautain. La femme, qui eft la reine, parle aufli pour faire son éloge, puis vient le tour d'un vieux dodeur qui, lorfqu'il a fini, reçoit un signe de main de Sa Sainte Majefté, en façon de remerciement. Ces cérémonies & harangues finies, Sa Sainte Majefté déclare ses sujets libres de leur serment de fidélité, signe les aftes pour ce drefles, & se levant de son trône, y place son fils. Et chacun pleure dans la salle. Puis ils s'en revont à la maifon du Parc. Là, étant derechef en la chambre verte, seuls & toutes portes closes, Sa Sainte Majefté rit aux éclats, & parlant au roi Philippe, qui ne rit point : « As-tu vu, dit-Elle, parlant, hoquetant & riant à la fois, comme il faut peu pour attendrir ces bonshommes? Quel déluge de larmes! Et ce gros Maes qui, en terminant son long difcours, pleurait comme un veau. Toi-même parus ému, mais pas affez. Voilà les vrais spedacles qu'il faut au populaire. Mon fils, nous autres hommes, nous chériffons d'autant plus nos amies, qu'elles nous coûtent davantage. Ainfi des peuples. Plus nous les faisons payer, plus ils nous aiment. J'ai toléré en Allemagne la religion réformée que je puniffais sévèrement aux Pays-Bas. Si les princes d'Allemagne avaient été catholiques, je me serais fait luthérien & j'aurais confifqué leurs biens. Ils croient à l'intégrité de mon zèle pour la foi romaine & regrettent de me voir les quitter. Il a péri, de mon fait, aux Pays-Bas, pour caufe d'héréfie, cinquante mille de leurs hommes les plus vaillants & de leurs plus mignonnes fillettes. Je m'en vais, ils se lamentent. Sans compter les confifcations, je les ai fait contribuer plus que les Indes & le Pérou : ils sont marris de me perdre. J'ai déchiré la paix de Cadzant, dompté Gand, supprimé tout ce qui pouvait me gêner; libertés, franchifes, privilèges, tout eft soumis à l'aéfion des officiers du prince.Ces bonshommes se croient encore libres parce que je les laiffe tirer de l'arbalète & porter proceffion-nellement leurs drapeaux de corporations. Ils sentirent ma main de maître; mis en cage, ils s'y trouvent à l'aife, y chantent & me pleurent. Mon fils, sois avec eux tel que je le fus : bénin en paroles, rude en adions; lèche tant que tu n'as pas befoin de mordre. Jure, jure toujours leurs libertés, franchifes & privilèges, mais s'ils peuvent être un danger pour toi, détruis-les. Ils sont de fer quand on y touche d'une main timide, de verre quand on les brife avec un bras robufte. Frappe l'héréfie, non à caufe de sa différence avec la religion romaine, mais parce qu'en ces Pays-Bas elle ruinerait notre autorité; ceux qui s'attaquent au pape, qui porte trois couronnes, ont bientôt fini des princes qui n'en ont qu'une. Fais-en, comme moi de la libre confcience, un crime de lèfe-majefté, avec confifcations de biens, & tu hériteras comme j'ai fait toute ma vie, & quand tu partiras pour abdiquer ou pour mourir, ils diront : — « Oh! le bon prince! » Et ils pleureront. » 114 la légende d'ulenspiegel — Et je n'entends plus rien, pourfuivit Nele, car Sa Sainte Majefté s'eft couchée sur un lit & dort, & le roi Philippe, hautain & fier, le regarde sans amour. Ce qu'ayant dit, Nele fut éveillée par Katheline. Et Claes, songeur, regardait la flamme du foyer éclairer la cheminée. LIX Ulenfpiegel, en quittant le landgrave de Hefle, monta sur son âne &, tra-verfant la grand'place, rencontra quelques faces courroucées de seigneurs & de dames, mais il n'en eut point de souci. Bientôt il arriva sur les terres du duc de Lunebourg, & y fit rencontre d'une troupe de Smaedelyke broeders, joyeux Flamands de Sluys qui mettaient tous les samedis quelque argent de côté pour aller une fois l'an voyager au pays d'Allemagne. Ils s'en allaient chantant dans un chariot découvert & traîné par un vigoureux cheval de Vuerne-Ambacht, lequel les menait batifolant par les chemins & marais du duché de Lunebourg. Il en était parmi eux qui jouaient du fifre, du rebec, de la viole & de la cornemufe avec grand fracas. A côté du chariot marchait souventes fois un dik^ak jouant du rommel-pot & cheminant à pied, dans l'efpoir de faire fondre sa bedaine. Comme ils étaient à leur dernier florin, ils virent venir à eux Ulenfpiegel, lefté de sonnante monnaie, entrèrent en une auberge & lui payèrent à boire. Ulenfpiegel accepta volontiers. Voyant toutefois que les Smaedelyke broeders clignaient de l'œil en le regardant & souriaient en lui verfant à boire, il eut vent de quelque niche, sortit, & se tint à la porte pour écouter leurs difcours. 11 entendit le dik\ak difant de lui : — C'eft le peintre du landgrave qui lui bailla plus de mille florins pour un tableau. Feftoyons-le de bière & de vin, il nous en rendra le double. — Amen, dirent les autres. Ulenfpiegel alla attacher son âne tout sellé à mille pas de là, chez un fermier, donna deux patards à une fille pour le garder, entra dans la salle de l'auberge & s'aflit à la table des Smaedelyke broeders, sans mot dire. Ceux-ci lui versèrent à boire & payèrent. Ulenfpiegel faifait sonner dans sa gibecière les florins du landgrave, difant qu'il venait de vendre son âne à un payfan pour dix-sept daelders d'argent. Ils voyagèrent mangeant & buvant, jouant du fifre, de la cornemufe & du rommel-pot & ramaffant en chemin les commères qui leur semblaient avenantes. Ils procréèrent ainfi des enfants du bon Dieu, & notamment Ulenfpiegel, dont la commère eut plus tard un fils qu'elle nomma Eiden-spiegelken, ce qui veut dire petit miroir & hibou en haut allemand, & cela parce que la commère ne comprit pas bien la signification du nom de son homme de hafard & aufli peut-être en mémoire de l'heure à laquelle fut fait le petit. Et c'eft de cet Eulenfpiegelken qu'il eft dit fauffement qu'il naquit à Knittingen, au pays de Saxe. Se laiffant traîner par leur vaillant cheval, ils allaient le long d'une chauffée au bord de laquelle étaient un village & une auberge portant pour enfeigne : In den Ketele : Au Chaudron. Il en sortait une bonne odeur de fricaffées. Le dik\ak qui jouait du rommel-pot alla au baes & lui dit en parlant d'Ulenfpiegel : — C'eft le peintre du landgrave : il payera tout. Le baes, confidérant la mine d'Ulenfpiegel, qui était bonne, & entendant le son des florins & daelders, apporta sur la table de quoi manger & boire. Ulenfpiegel ne s'en faifait point faute. Et toujours sonnaient les écus de son efcarcelle. Maintes fois il avait auffi frappé sur son chapeau en difant que là était son plus grand trésor. Les ripailles ayant duré deux jours & une nuit, les Smaedelyke broeders dirent à Ulenfpiegel : — Vidons de céans & payons la dépenfe. Ulenfpiegel répondit : — Quand le rat eft dans le fromage, demande-t-il à s'en aller ? — Non, dirent-ils. — Et quand l'homme mange & boit bien, cherche-t-il la pouffière des chemins & l'eau des sources pleines de sangfues? — Non, dirent-ils. - Donc, pourfuivit Ulenfpiegel, demeurons ici tant que mes florins & daelders nous serviront d'entonnoirs pour verfer dans notre gofier les boissons qui font rire. Et il commanda à l'hôte d'apporter encore du vin & du sauciffon. Tandis qu'ils buvaient & mangeaient, Ulenfpiegel difait : — C'eft moi qui paye, je suis landgrave préfentement; Si mon efcarcelle était vide, que feriez-vous, camarades? Vous prendriez mon couvre-chef de feutre mou & trouveriez qu'il eft plein de carolus, tant au fond que sur les bords. — LaifTe-nous tâter, difaient-ils tous ensemble. Et soupirant, ils-y sentaient entre leurs doigts de grandes pièces ayant la dimenfion de carolus d'or. Mais l'un d'eux le maniait avec tant d'amitié qu'Ulenfpiegel le lui reprit, difant : — Laitier impétueux, il faut savoir attendre l'heure de traire. — Donne-moi la moitié de ton chapeau, difait le smaedelyk-broeder. — Non, répondait Ulenfpiegel, je ne veux pas que tu aies une cervelle de fou, la moitié à l'ombre & l'autre au soleil. Puis donnant son couvre-chef au baes : — Toi, dit-il, garde-le toutefois, car il eft chaud. Quant à moi, je vais me vider dehors. Il le fit, & l'hôte garda le chapeau. Bientôt il sortit de l'auberge, alla chez le payfan, monta sur son âne & courut le grand pas sur la route qui mène à Embden. Les smaedelyke broeders, ne le voyant pas revenir, s'entre-difaient : — Eft-il parti? Qui payera la dépense? Le baes, saifi de peur, ouvrit d'un coup de couteau le chapeau d'Ulen-spiegel. Mais, au lieu de carolus, il n'y trouva entre le feutre & la doublure que de méchants jetons de cuivre. S'emportant alors contre les smaedelyke broeders, il leur dit : — Frères en friponnerie, vous ne sortirez pas d'ici que vous n'y ayez laifTé tous vos vêtements, la chemife seule exceptée. Et ils durent se dépouiller tous pour payer leur écot. Ils allèrent ainfi en chemife par monts & par vaux, car ils n'avaient pas voulu vendre leur cheval ni leur chariot. Et chacun, les voyant si piteux, leur donnait volontiers à manger du pain, de la bière & quelquefois de la viande; car ils difaient partout qu'ils avaient été dépouillés par des larrons. Et ils n'avaient à eux tous qu'un haut-de-chaufles. Et ainfi ils revinrent à Sluys en chemife, danfant dans leur chariot & jouant du rommel-pot. LX Dans l'entre-temps, Ulenfpiegel califourchonnait sur le dos de Jef, à travers les terres & marais du duc de Lunebourg. Les Flamands nomment ce duc Water-Sigrorke, à caufe qu'il fait toujours humide chez lui. Jef obéiffait à Ulenfpiegel comme un chien, buvait de la bruinbier, dansait mieux qu'un Hongrois maître ès arts de soupleffes, faifait le mort & se couchait sur le dos au moindre signe. Ulenfpiegel savait que le duc de Lunebourg, marri & fâché de ce qu'Ulenfpiegel s'était gauffé de lui, à Darmftadt, en la préfence du landgrave de Heffe, lui avait interdit l'entrée de ses terres sous peine de la hart. Soudain il vit venir Son Alteffe Ducale en perfonne, & comme il savait qu'elle était violente, il fut pris de peur. Parlant à son âne : — Jef, dit-il, voici Monfeigneur de Lunebourg qui vient. J'ai au cou une grande démangeaifon de corde; mais que ce ne soit pas le bourreau qui me gratte. Jef, je veux bien être gratté, mais non pendu. Songe que nous sommes frères en mifère & longues oreilles; songe auffi quel bon ami tu perdrais me perdant. Et Ulenfpiegel s'effuyait les yeux, & Jef commençait à braire. Continuant son propos : — Nous vivons enfemble joyeufement, lui dit Ulenfpiegel, ou triftement, suivant l'occurrence; t'en souviens-tu, Jef ?—L'âne continuait de braire, car il avait faim. — Et tu ne pourras jamais m'oublier, difait son maître, car quelle amitié eft forte .sinon celle qui rit des mêmes joies & pleure des mêmes peines ! Jef, il faut te mettre sur le dos. Le doux âne obéit & fut vu par le duc les quatre sabots en l'air. Ulen-spiegel s'affit preftement sur son ventre. Le duc vint à lui : — Que fais-tu là? dit-il. Ignores-tu que, par mon dernier placard, je t'ai défendu, sous peine de la corde, de mettre ton pied poudreux en mes pays? Ulenfpiegel répondit : — Gracieux seigneur, prenez-moi en pitié ! Puis montrant son âne : — Vous savez bien, dit-il, que, par droit & loi, celui-là eft toujours libre qui demeure entre ses quatre pieux. Le duc répondit : — Sors de mes pays, sinon tu mourras. — Monfeigneur, répondit Ulenfpiegel, j'en sortirais si vite monté sur un florin ou deux ! — Vaurien, dit le duc, vas-tu, non content de ta défobéiflance, me demander encore de l'argent? — Il le faut bien, monfeigneur, puifque je ne peux pas vous le prendre. Le duc lui donna un florin. Puis Ulenfpiegel dit, parlant à son âne : — Jef, lève-toi & salue monfeigneur. L'âne se leva & se remit à braire. Puis tous deux s'en furent. LXI Soetkin & Nele étaient aflifes à l'une des fenêtres de la chaumière & regardaient dans la rue. Soetkin difait à Nele : — Mignonne, ne vois-tu pas venir mon fils Ulenfpiegel? — Non, difait Nele, nous ne le verrons plus ce méchant vagabond. — Nele, difait Soetkin, il ne faut point être fâchée contre lui, mais le plaindre, car il eft hors du logis, le petit homme. — Je le sais bien, difait Nele ; il a une autre maifon bien loin d'ici, plus riche que la sienne, où quelque belle dame lui donne sans doute à loger. — Ce serait bien heureux pour lui, difait Soetkin; il y eft peut-être nourri d'ortolans. — Que ne lui donne-t-on des pierres à manger : il serait vite ici, le goulu! difait Nele. Soetkin alors riait & difait ! — D'où vous vient donc3 mignonne, cette grande Colère? Mais Claes^ qui tout songeur aufli liait des fagots dans un coin I — Ne vois-tu pas, difait-il, qu'elle en eft affolée? — Voyez-vous, difait Soetkin, la rufée cauteleufe qui ne m'en a point sonné mot ! Eft-il vrai, mignonne, que tu en veuilles ? — Ne le croyez pas, difait Nele. — Tu auras là, dit Claes, un vaillant époux ayant grande gueule, le ventre creux & la langue longue, faifant des florins des liards & jamais un sou de son labeur, toujours battant le pavé & mefurant les chemins à faune de vagabondage. Mais Nele répondit toute rouge & fâchée : — Que n'en fîtes-vous autre chose? — Voilà, dit Soetkin, qu'elle pleure maintenant; tais-toi, mon homme! LXII Ulenfpiegel vint un jour à Nuremberg & s'y donna pour un grand médecin vainqueur de maladies, purgateur très-illuftre, célèbre dompteur de fièvres, renommé balayeur de peftes & invincible fouetteur de gales. Il y avait à l'hôpital tant de malades qu'on ne savait où les loger. Le maître hofpitalier, ayant appris la venue d'Ulenfpiegel, vint le voir & s'en-quit de lui s'il était vrai qu'il pût guérir toutes les maladies. — Excepté la dernière, répondit Ulenfpiegel; mais promettez-moi deux cents florins pour la guérifon de toutes les autres, & je n'en veux pas recevoir un liard que tous vos malades ne se difent guéris & ne sortent de l'hôpital. Il vint le lendemain audit hôpital, le regard affuré & portant doftorale-ment sa trogne solennelle. Étant dans les salles, il prit à part chaque malade, & lui parlant : — Jure, difait-il, de ne confier à personne ce que je vais te conter à l'oreille. Quelle maladie as-tu? Le malade le lui difait & jurait son grand Dieu de se taire. — Sache, difait Ulenfpiegel, que je dois, par le feu, réduire l'un de vous en pouflière, que je ferai de cette poufflère une mixture merveilleufe & la donnerai à boire à tous les malades. Celui qui ne saura marcher sera brûlé. Demain, je viendrai ici, &, me tenant dans la rue avec le maître hofpitalier, je vous appellerai tous criant : Que celui qui n'eft pas malade troufle son bagage & vienne. Le matin, Ulenfpiegel vint & cria comme il l'avait dit. Tous les malades boiteux, catarrheux, toufleux, fiévreux, voulurent sortir enfemble. Tous étaient dans la rue, de ceux-là mêmes qui depuis dix ans n'avaient pas quitté leur lit. Le maître hofpitalier leur demanda s'ils étaient guéris & pouvaient marcher. — Oui, répondirent-ils, croyant qu'il y en avait un qui brûlait dans la cour. Ulenfpiegel dit alors au maître hofpitalier : — Paye-moi, puifqu'ils sont tous dehors & se déclarent guéris. Le maître lui paya deux cents florins. Et Ulenfpiegel s'en fut. Mais le deuxième jour, le maître vit revenir ses malades dans un pire état que celui où ils se trouvaient auparavant, sauf un qui, s'étant guéri au grand air, fut trouvé ivre & chantant dans les rues : « Noël au grand dodeur Ulenfpiegel! » LXIII Les deux cents florins ayant couru la pretantaine, Ulenfpiegel vint à Vienne où il se loua à un charron qui gourmandait toujours ses ouvriers, parce qu'ils ne faifaient pas aller aflez fort le soufflet de la forge : — En mefure, criait-il toujours, suivez avec les soufflets! Ulenfpiegel, un jour que le baes allait au jardin, détache le soufflet, l'emporte sur ses épaules, suit son maître : Celui-ci s'étonnant de le voir si étrangement chargé, Ulenfpiegel lui dit : — Baes, vous m'avez commandé de suivre avec les soufflets, où faut-il que je dépose celui-ci pendant que j'irai chercher l'autre. — Cher garçon, répondit le baes, je ne t'ai pas dit cela, va remettre le soufflet à sa place. Cependant il songeait à lui faire payer ce tour. Dès lors, il se leva tous les jours à minuit, éveilla ses ouvriers & les fit travailler. Les ouvriers lui dirent : — Baes, pourquoi nous éveilles-tu au milieu de la nuit? — C'eft une habitude que j'ai, répondit le baes, de ne permettre à mes ouvriers de ne refter qu'une demi-nuit au lit pendant les sept premiers jours. La nuit suivante il éveilla encore à minuit ses ouvriers. Ulenfpiegel, qui couchait au grenier, mit son lit sur son dos & ainli chargé defcendit dans la forge. Le baes lui dit : — Es-tu fou? Que ne laiffes-tu ton lit à sa place? — C'eft une habitude que j'ai, répondit Ulenfpiegel, de paffer, les sept premiers jours, la première moitié de la nuit sur mon lit & l'autre moitié deffous. — Eh bien, moi, répondit le maître, c'eft une seconde habitude que j'ai, de jeter à la rue mes effrontés ouvriers avec la permiffion de paffer la première semaine sur le pavé & la seconde deffous. — Dans votre cave, baes, si vous voulez, près des tonneaux de bruinbier, répondit Ulenfpiegel. LXIV Ayant quitté le charron & s'en retournant en Flandre, il dut se donner à louage d'apprenti à un cordonnier qui reftait plus volontiers dans la rue qu'à tenir l'alêne en son ouvroir. Ulenfpiegel, le voyant pour la centième fois prêt à sortir, lui demanda comment il lui fallait couper le cuir des empeignes. — Coupes-en, répondit le baes, pour de grands & de moyens pieds, afin que tout ce qui mène le gros & le menu bétail puiffe y entrer commodément. — Ainfi sera-t-il, baes, répondit Ulenfpiegel. Quand le cordonnier fut sorti, Ulenfpiegel coupa des empeignes bonnes seulement à chauffer cavales, âneffes, géniffes, truies & brebis. De retour à l'ouvroir, le baes voyant son cuir en morceaux : — Qu'as-tu fait là, gâcheur vaurien? dit-il. — Ce que vous m'avez dit, répondit Ulenfpiegel. — Je t'ai commandé, répartit le baes, de me tailler des souliers où puiffe ir> entrer commodément tout ce qui mène les bœufs, les porcs, les moutons, & tu me fais de la chauffure au pied de ces animaux. Ulenfpiegel répondit : — Baes, qui donc mène le verrat sinon la truie, l'âne sinon l'ânelfe, le taureau sinon la géniffe, le bélier sinon la brebis, en la saifon où toutes bêtes sont amoureufes? Puis il s'en fut & dut refter dehors. LXV On était pour lors en avril, l'air avait été doux, puis il gela rudement & le ciel fut gris comme un ciel du jour des morts. La troilième année de ban-niffement d'Ulenfpiegel était depuis longtemps écoulée & Nele attendait tous les jours son ami : « Las ! difait-elle, il va neiger sur les poiriers, sur les jafmins en fleur, sur toutes les pauvres plantes épanouies avec confiance à la tiède chaleur d'un précoce renouveau. Déjà de petits flocons tombent du ciel sur les chemins. Et il neige aussi sur mon pauvre cœur. « Où sont-ils les clairs rayons se jouant sur les vifages joyeux, sur les toits qu'ils faifaient plus rouges, sur les vitres qu'ils faifaient flambantes? Où sont-ils, réchauffant la terre & le ciel, les oifeaux & les inseéïes? Las! maintenant, de nuit & de jour, je suis refroidie de trifteffe & longue attente. Où es-tu, mon ami Ulenfpiegel? » LXVI Ulenfpiegel, approchant de Renaix en Flandre, eut faim & soif, mais il ne voulait point geindre, & il effayait de faire rire les gens pour qu'on lui donnât du pain. Mais il riait mal toutefois, & les gens passaient sans rien donner. Il faifait froid : tour à tour il neigeait, pleuvait, grêlait sur le dos du vagabond. S'il paffait par les villages, l'eau lui venait à la bouche rien qu'à voir un chien rongeant un os au coin d'un mur. Il eut bien voulu gagner A I iMl t fi . y m .t'Mi v * un florin, mais ne savait comment le florin pourrait lui tomber dans la gibecière. Cherchant en haut, il voyait les pigeons qui, du toit d'un colombier, laissaient, sur le chemin, tomber des pièces blanches, mais ce n'était point des florins. Il cherchait par terre sur les chauffées, mais les florins ne fleurissaient pas entre les pavés. Cherchant à droite, il voyait bien un vilain nuage qui s'avançait dans le ciel, comme un grand arrofoir, mais il savait que si de ce nuage quelque chofe devait tomber, ce ne serait point une averfe de florins. Cherchant à gauche, il voyait un grand fainéant de marronnier d'Inde, vivant sans rien faire : «Ah! se difait-il, pourquoi n'y a-t-il pas de floriniers? Ce seraient de bien beaux arbres ! » Soudain le gros nuage creva, & les grêlons en tombèrent dru comme cailloux sur le dos d'Ulenfpiegel : « Las! dit-il, je le sens affez, on ne jette jamais de pierres qu'aux chiens errants. « Puis, se mettant à courir : « Ce n'eft point de ma faute, se difait-il, si je n'ai point un palais ni même une tente pour abriter mon corps maigre. Oh ! les méchants grêlons : ils sont durs comme des boulets. Non, ce n'eft pas de ma faute si je traîne par le monde mes guenilles, c'eft seulement parce que cela m'a plu. Que ne suis-je empereur ! Ces grêlons veulent entrer de force dans mes oreilles comme de mauvaifes paroles. » Et il courait : « Pauvre nez, ajoutait-il, tu seras bientôt percé à jour & pourras servir de poivrier dans les feftins des grands de ce monde sur lesquels il ne grêle point. » Puis, essuyant ses joues : « Celles-ci, dit-il, serviront bien d'écumoires aux cuifiniers qui ont chaud près de leurs fourneaux. Ah! lointaine souvenance des sauces d'autrefois! J'ai faim. Ventre vide, ne te plains point; dolentes entrailles, ne gargouillez pas davantage. Où te caches-tu, fortune propice? mène-moi vers l'endroit où eft la pâture. » Tandis qu'il se parlait ainfi à lui-même, le ciel s'éclaircit au soleil qui brilla, la grêle ceffa & Ulenfpiegel dit : « Bonjour, soleil, mon seul ami, qui viens pour me sécher ! » Mais il courait toujours, ayant froid. Soudain il vit venir de loin sur le chemin un chien blanc & noir courant tout droit devant lui, la langue pendante & les yeux hors la tête. « Cette bête, dit Ulenfpiegel, a la rage au ventre! » Il ramaffa à la hâte une groffe pierre & monta sur un arbre : comme il en atteignait la première branche, le chien paffa & Ulenfpiegel lui lança la pierre sur le crâne. Le chien s'arrêta, & triftement &raidement voulut monter sur l'arbre & mordre Ulenfpiegel, mais il ne le put^& tomba pour mourir. » Ulensfpiegel n'en fut pas joyeux, & bien moins lorfque, desfcendant de l'arbre, il s'aperçut que le chien n'avait pas la gueule sèche ainll que l'ont de coutume ses pareils atteints de malerage. Puis, confidérant sa peau, il vit qu'elle était belle & bonne à vendre, la lui enleva, la lava, la pendit à son épieu, la laiffa se sécher un peu au soleil, puis la mit dans sa gibecière. La faim & la soif le tourmentant davantage, il entra dans plufieurs fermes, n'ofa y vendre sa peau, de crainte qu'elle ne fût celle d'un chien ayant appartenu au payfan. Il demanda du pain, on le lui refufa. La nuit venait. Ses jambes étaient laffes, il entra dans une petite auberge. Il y vit une vieille baejjinne qui careffait un vieux chien touffeux dont la peau était semblable à celle du mort. — D'où viens-tu, voyageur? lui demanda la vieille baejjinne. Ulenfpiegel répondit : — Je viens de Rome, où j'ai guéri le chien du pape d'une pituite qui le gênait extraordinairement. — Tu as donc vu le pape? lui dit-elle en lui tirant un verre de bière. — Hélas! dit Ulenfpiegel vidant le verre, il m'a seulement été permis de baifer son pied sacré & sa sainte pantoufle. Cependant le vieux chien de la baejjinne touffait & ne crachait point. — Quand fis-tu cela? demanda la vieille. — Le mois avant-dernier, répondit Ulenfpiegel, j'arrivai, étant attendu, & frappai à la porte : — Qui eft là? demanda le camérier archicardinal, archisecret, archiextraordinaire de Sa Très-Sainte Sainteté. — C'eft moi, répondis-je, monfeigneur cardinal, qui viens de Flandre expreffément pour baifer le pied du pape & guérir son chien de la pituite. — Ah! c'eft toi, Ulenfpiegel? dit le pape parlant de l'autre côté d'une petite porte. Je serais bien aife de te voir, mais c'eft chofe impoflible préfentement. Il m'eft défendu par les saintes Décrétales de montrer mon vifage aux étrangers quand on y paffe le saint rafoir. —Hélas! dis-je, je suis bien infortuné, moi qui viens de si lointains pays pour baifer le pied de Votre Sainteté & guérir son chien de la pituite. Faut-il m'en retourner sans être satisfait? — Non, dit le Saint-Père; puis je l'entendis criant : — Archicamérier, gliffez mon fauteuil jufqu'à la porte & ouvrez le petit guichet qui eft au bas. Ce qui se fit. — Et je vis paffer par le guichet un pied chauffé d'une pantoufle d'or, & j'entendis une voix, parlant comme un tonnerre, disant: — Ceci eft le pied redoutable du Prince des Princes, du Roi des Rois, de l'Empereur des Empereurs. Baife, chrétien, baife la sainte pantoufle. Et je baifai la sainte pantoufle, & j'eus le nez tout embaumé du célefte parfum qui s'exhalait de ce pied. Puis le guichet se referma, & la même redoutable voix me dit d'attendre. Le guichet se rouvrit & il en sortit, sauf tout respect, un animal au poil pelé, chaflieux, touffeux, gonflé comme une outre & forcé de marcher les pattes écartées, à caufe de la largeur de sa bedaine. Le Saint-Père daigna me parler encore : — Ulenfpiegel, dit-il, tu vois mon chien ; il fut pris de pituite & d'autres maladies en rongeant des os d'hérétiques auxquels on les avait rompus. Guéris-le, mon fils : tu t'en trouveras bien. — Bois, dit la vieille. — Verfe, répondit Ulenfpiegel. Pourfuivant son propos : Je purgeai, dit-il, le chien à l'aide d'une boiffon mirifique par moi-même compofée. Il en piffa pendant trois jours & trois nuits, sans cefle, & fut guéri. — Jésus God en Mariai dit la vieille; laiffe-moi te baifer, glorieux pèlerin, qui as vu le pape & pourras auffi guérir mon chien. Mais Ulenfpiegel, ne se souciant point des baifers de la vieille, lui dit : Ceux qui ont touché des lèvres la sainte pantoufle ne peuvent, endéans les deux ans, recevoir les baifers d'aucune femme. Donne-moi d'abord à souper quelques bonnes carbonades, un boudin ou deux & de la bière à suflifance, & je ferai à ton chien une voix si claire qu'il pourra chanter les avés en e la au jubé de la grande églife. — Puisses-tu dire vrai, geignit la vieille, & je te donnerai un florin. — Je le ferai, répondit Ulenfpiegel, mais seulement après le souper. Elle lui servit ce qu'il avait demandé. Il mangea & but tout son soûl, & il eut bien, par gratitude de gueule, embraffé la vieille, n'était ce qu'il lui avait dit. Tandis qu'il mangeait, le vieux chien mettait les pattes sur ses genoux pour avoir un os. Ulenfpiegel lui en donna plufieurs, puis il dit à l'hôtesse : — Si quelqu'un avait mangé chez toi & ne te payait pas, que ferais-tu? — J'ôterais à ce larron son meilleur vêtement, répondit la vieille. — C'eft bien, repartit Ulenfpiegel; puis il mit le chien sous son bras & entra dans l'écurie. Là, il l'enferma avec un os, sortit de sa gibecière la-peau du mort, &, revenant près de la vieille, il lui demanda si elle avait dit qu'elle enlèverait son meilleur vêtement à celui qui ne lui payerait point son repas. — Oui, répondit-elle. — Eh bien! ton chien a dîné avec moi & il ne m'a pas payé; je lui ai donc enlevé, suivant ton précepte, son meilleur et son seul habit. Et il lui montra la peau du chien mort. — Ah! dit la vieille pleurant, c'eft cruel à toi, monfieur le médecin. Pauvre chiennet! il était, pour moi veuve, mon enfant. Pourquoi m'enlevas-tu le seul ami que j'euffe au monde? Je puis bien mourir maintenant. — Je le reffufciterai, dit Ulenfpiegel. — Reffufciter! dit-elle. Et il me careffera encore, & il me regardera encore, & il me léchera encore, & il fera encore aller en me regardant son pauvre vieux bout de queue! Faites-le, monfieur le médecin, & vous aurez dîné gratis ici, un dîner bien coûteux, & je vous donnerai encore plus d'un florin par-deflus le marché. — Je le reffufciterai, dit Ulenfpiegel; mais il me faut de l'eau chaude, du sirop pour coller les jointures, une aiguille & du fil & de la sauce de carbo-nades; & je veux être seul durant l'opération. La vieille lui donna ce qu'il demandait; il reprit la peau du chien mort & s'en fut à l'écurie. Là, il barbouilla de sauce le mufeau du vieux chien, qui se lailfa faire joyeufement; il lui traça une grande raie au sirop sous le ventre, il lui mit du sirop au bout des pattes & de la sauce à la queue. Pouffant trois fois un grand cri, il dit alors : Staet op! staet op ! ik 't bevel vuilen hond ! Puis, mettant preftement la peau du chien mort dans sa gibecière, bailla un grand coup de pied au vivant & le pouffa ainfi dans la salle de l'auberge. La vieille, voyant son chien en vie et se pourléchant, voulut tout aise l'embrafler; mais Ulenfpiegel ne le permit pas. — Tu ne pourras, dit-il, careffer ce chien qu'il n'ait lavé de sa langue tout le sirop dont il eft enduit; alors seulement les coutures de la peau seront fermées. Compte-moi maintenant mes dix florins. — J'avais dit un, répondit la vieille. — Un pour l'opération, neuf pour la réfurrection, répondit Ulenfpiegel. Elle les lui compta. Ulenfpiegel s'en fut jetant dans la salle de l'auberge la peau du chien mort & difant : — Tiens, femme, garde sa vieille peau : elle te servira à rapiécer la neuve quand elle aura des trous. LXVII Ce dimanche-là, eut lieu à Bruges la proceffion du Saint-Sang. Claes dit à sa femme & à Nele de l'aller voir & que, peut-être, elles trouveraient Ulenfpiegel en ville. Quant à lui, difait-il, il garderait la chaumine en attendant que le pèlerin y rentrât. Les deux femmes partirent à deux; Claes, demeuré à Damme, s'afïït sur le pas de sa porte & trouva la ville bien déserte. Il n'entendait rien sinon le son criftallin de quelque cloche villageoife, tandis que de Bruges lui arrivaient, par bouffées, la mufique des carillons & un grand fracas de fauconneaux & de boîtes d'artifice tirées en l'honneur du Saint-Sang. Claes, cherchant tout songeur Ulenfpiegel sur les chemins, ne voyait rien, sinon le ciel clair & tout bleu sans nuages, quelques chiens couchés tirant la langue au soleil, des moineaux francs se baignant en pépiant dans la poufllère, un chat qui les guettait, & la lumière entrant amie dans toutes les maifons & y faifant briller sur les dreffoirs les chaudrons de cuivre & les hanaps d'étain. Mais Claes était trifte au milieu de cette joie, &, cherchant son fils, il tâchait de le voir derrière le brouillard gris des prairies, de l'entendre dans le joyeux bruiffement des feuilles & le gai concert des oifeaux dans les arbres. Soudain il vit sur le chemin venant de Maldeghem un homme de haute ftature & reconnut que ce n'était pas Ulenfpiegel. Il le vit s'arrêter au bord d'un champ de carottes & manger de ces légumes avidement. — Voilà un homme qui a grand'faim, dit Claes. L'ayant perdu de vue un moment, il le vit reparaître au coin de la rue du Héron, & il reconnut le meffager de Joffe qui lui avait apporté les sept cents carolus d'or. Il alla à lui sur le chemin & dit : — Entre chez moi. L'homme répondit : — Bénis ceux qui sont doux au voyageur errant. II y avait sur l'appui extérieur de la fenêtre de la chaumière du pain émietté que Soetkin réfervait aux oifeaux des alentours. Ils y venaient l'hiver chercher leur nourriture. L'homme prit de ces miettes quelques-unes qu'il mangea. ■ — Tu as faim & soif, dit Claes. L'homme répondit : — Depuis huit jours que je fus détrouffé par les larrons, je ne me nourris que de carottes dans les champs & des racines dans les bois. — Donc, dit Claes, c'eft l'heure de faire ripaille. Et voici, dit-il en ouvrant la huche, une pleine écuellée de pois, des œufs, boudins, jambons, sauciffon de Gand, water{oey : hochepot de poiffon. En bas dans la cave sommeille le vin de Louvain préparé à la façon de ceux de Bourgogne, rouge & clair comme rubis ; il ne demande que le réveil des verres. Or ça, mettons un fagot au feu. Entends-tu les boudins chanter sur le gril ? C'eft chanfon de bonne nourriture. Claes les tournant & retournant dit à l'homme : — N'as-tu pas vu mon fils Ulenfpiegel ? — Non, répondit-il. — Apportes-tu des nouvelles de Joffe mon frère ? dit Claes mettant sur la table les boudins grillés, une omelette au gras jambon, du fromage & de grands hanaps, le vin de Louvain rouge & clairet brillant dans les flacons. L'homme répondit : — Ton frère Joffe eft mort sur la roue, à Sippenaken, près d'Aix. Et ce pour avoir, étant hérétique, porté les armes contre l'empereur. Claes fut comme affolé & il dit tremblant de tout son corps, car sa colère était grande : — Méchants bourreaux ! Joffe ! mon pauvre frère ! L'homme dit alors sans douceur : — Nos joies & douleurs ne sont point de ce monde. Et il se mit à manger. Puis il dit : — J'afliftai ton frère en sa prifon, en me faifant paffer pour un payfan de Niefwieler, son parent. Je viens ici parce qu'il m'a dit : « Si tu ne meurs point pour la foi comme moi, va près de mon frère Claes ; mande-lui de vivre en la paix du Seigneur, pratiquant les œuvres de miféricorde, élevant son fils en secret dans la loi du Chrift. L'argent que je lui donnai fut pris sur le pauvre peuple ignorant, qu'il l'emploie à élever Thyl en la science de Dieu & de la parole. » Ce qu'ayant dit, le meffager donna à Claes le baifer de paix. Et Claes se lamentant disait : — Mort sur la roue, mon pauvre frère ! Et il ne pouvait se ravoir de sa grande douleur. Toutefois comme il vit que l'homme avait soif & tendait son verre, il lui verfa du vin, mais il mangea & but sans plaifir. Soetkin & Nele furent abfentes pendant sept jours; durant ce temps le meffager de Jolfe habita sous le toit de Claes. Toutes les nuits ils entendaient Katheline hurlant dans la chaumine : — Le feu, le feu ! Creufez un trou : l'âme veut sortir ! Et Claes allait près d'elle, la calmait par douces paroles, puis rentrait en son logis. Au bout de sept jours, l'homme partit & ne voulut recevoir de Claes que deux carolus pour se nourrir & s'héberger en chemin. LXVIII Nele & Soetkin étant revenues de Bruges, Claes, dans sa cuifine, alfis par terre à la façon des tailleurs, mettait des boutons à un vieux haut-de-chauffes. Nele était près de lui agaçant contre la cigogne Titus Bibulus Schnouffius qui, se lançant sur elle & se reculant tour à tour, piaillait de sa voix la plus claire. La cigogne, debout sur une patte, le regardant grave & penfive, rentrait son long cou dans les plumes de sa poitrine. Titus Bibulus Schnouffius, la voyant paifible, piaillait plus terriblement. Mais soudain l'oifeau, ennuyé de cette mufique, décocha son bec comme une flèche dans le dos du chien qui s'enfuit en criant : — A l'aide! Claes riait, Nele pareillement, & Soetkin ne celfait de regarder dans la rue, cherchant si elle ne verrait point venir Ulenfpiegel. Soudain elle dit : — Voici le prévôt & quatre sergents de juftice. Ce n'eft pas à nous, sans doute, qu'ils en veulent. 11 y en a deux qui tournent autour de la chaumine. Claes leva le nez de deffus son ouvrage... — Et deux qui s'arrêtent devant, continua Soetkin. Claes se leva. — Qui va-t-on appréhender en cette rue? dit-elle. Jéfus Dieu! mon homme, ils entrent ici. Claes sauta de la cuifine dans le jardin, suivi de Nele. Il lui dit : — Sauve les carolus, ils sont derrière le contre-cœur de la cheminée. Nele le comprit, puis voyant qu'il palfait par-dessus la haie, que les sergents le happaient au collet, qu'il les battait pour se défaire d'eux, elle cria & pleura : — Il eft innocent ! il eft innocent ! ne faites pas de mal à Claes mon père ! Ulenfpiegel, où es-tu ? Tu les tuerais tous deux ! Et elle se jeta sur l'un des sergents & lui déchira le vifage de ses ongles. Puis criant : « Ils le tueront ! » elle tomba sur le gazon du jardin & y roula éperdue. Katheline était venue au bruit, &, droite & immobile, confidérait le spedacle difant, branlant la tête : « Le feu ! le feu ! Creufez un trou : l'âme veut sortir. » Soetkin ne voyait rien, & parlant aux sergents entrés dans la chaumine : — Melfieurs, que cherchez-vous en notre pauvre demeure ? Si c'eft mon fils, il eft loin. Vos jambes sont-elles longues? Ce difant, elle était joyeufe. En ce moment Nele criant à l'aide, Soetkin courut dans le jardin, vit son homme frappé au collet & se débattant sur le chemin près de la haie. — Frappe! dit-elle, tue! Ulenfpiegel, où es-tu? Et elle voulut aller porter secours à son homme, mais l'un des sergents la prit au corps, non sans danger. Claes se débattait & frappait si fort qu'il eût bien pu s'échapper, si les deux sergents auxquels avait parlé Soetkin ne fulfent venus en aide à ceux qui le tenaient. Ils le ramenèrent les deux mains liées, dans la cuifine où Soetkin & Nele pleuraient à sanglots : — Melfire prévôt, difait Soetkin, qu'a donc fait mon pauvre homme pour que vous le liiez ainfi de ces cordes ? — Hérétique, dit l'un des sergents. — Hérétique? répartit Soetkin; tu es hérétique, toi? Ces démons ont menti. Claes répondit : — Je me remets en la garde de Dieu. Il sortit, Nele & Soetkin le suivirent pleurant & croyant qu'on les allait auffi mener devant le juge. Bonshommes & commères vinrent à elles; quand ils surent que Claes marchait ainfi lié parce qu'il était soupçonné d'héréfie, ils eurent si grande peur, qu'ils rentrèrent en hâte dans leurs maifons en fermant derrière eux toutes les portes. Quelques fillettes seulement osèrent venir à Claes & lui dire : — Où t'en vas-tu ainfi lié, charbonnier ? — A la grâce de Dieu, fillettes, répondit-il. On le mena dans la prifon de la commune, Soetkin & Nele s'affirent sur le seuil. Vers le soir, Soetkin dit à Nele de la laiifer pour aller voir si Ulenfpiegel ne revenait point. LXIX La nouvelle courut bientôt dans les villages voifins que l'on avait emprisonné un homme pour caufe d'héréfie & que l'inquifiteur Titelman, doyen de Renaix, surnommé l'inquifiteur Sans Pitié, dirigerait les interrogatoires. Ulenfpiegel vivait alors à Koolkerke, dans l'intime faveur d'une mignonne fermière, douce veuve qui ne lui refufait rien de ce qui était à elle. Il y fut bien heureux, choyé & carelfé, jufqu'au jour où un traître rival, échevin de la commune, l'attendit un matin qu'il sortait de la taverne & voulut le frotter de chêne. Mais Ulenfpiegel, pour lui rafraîchir sa colère, le jeta dans une mare d'où l'échevin sortit de son mieux, vert comme un crapaud & trempé comme une éponge. Ulenfpiegel, pour ce haut fait, dut quitter Koolkerke & s'en fut à toutes jambes vers Damme, craignant la vengeance de l'échevin. Le soir tombait frais, Ulenfpiegel courait vite : il eût voulu déjà être au logis ; il voyait en son efprit Nele coufant, Soetkin préparant le souper, Claes liant des fagots, Schnouffius rongeant un os & la cigogne frappant sur le ventre de la ménagère pour avoir quelques miettes de nourriture. Un colporteur piéton lui dit en paifant : — Où t'en vas-tu ainfi courant ? — A Darame, en mon logis, répondit Ulenfpiegel. Le piéton dit : — La ville n'eft plus sûre à caufe des réformés qu'on y arrête. Et il paffa. Arrivé devant l'auberge du Roode-Schildt, Ulenfpiegel y entra pour boire un verre de dobbel-kuyt. Le baes lui dit : — N'es-tu point le fils de Claes ? — Je le suis, répondit Ulenfpiegel. — Hâte-toi, dit le baes, car la maleheure a sonné pour ton père. Ulenfpiegel lui demanda ce qu'il voulait dire. Le baes répondit qu'il le saurait trop tôt. Et Ulenfpiegel continua de courir. Comme il était à l'entrée de Damme, les chiens qui se tenaient sur le seuil des portes lui sautèrent aux jambes en jappant & en aboyant. Les commères sortirent au bruit & lui dirent, parlant toutes à la fois : — D'où viens-tu? As-tu des nouvelles de ton père? Où eft ta mère? Eft-elle auffi avec lui en prifon? Las ! pourvu qu'on ne le brûle pas ! Ulenfpiegel courait plus fort. Il rencontra Nele, qui lui dit : — Thyl, ne va pas à ta maifon : ceux de la ville y ont mis un gardien de la part de Sa Majefté. Ulenfpiegel s'arrêta : — Nele, dit-il, eft-il vrai que Claes mon père soit en prifon? — Oui, dit Nele, & Soetkin pleure sur le seuil. Alors le cœur du fils prodigue fut gonflé de douleur & il dit à Nele : — Je vais les voir. — Ce n'eft pas ce que tu dois faire, dit-elle, mais bien obéir à Claes, qui m'a dit, avant d'être pris : « Sauve les carolus; ils sont derrière le contrecœur de la cheminée. » Ce sont ceux-là qu'il faut sauver d'abord, car c'eft l'héritage de Soetkin, la pauvre commère. Ulenfpiegel n'écoutant rien courut jufqu'à la prifon. Là il vit sur le seuil Soetkin aflife, elle l'embraffa avec larmes, & ils pleurèrent enfemble. Le populaire s'affemblant, à caufe d'eux, en foule devant la prifon, des sergents vinrent & dirent à Ulenfpiegel & à Soetkin qu'ils eussent à déguerpir de là au plus tôt. La mère & le fils s'en furent en la chaumine de Nele, voiline de leur logis, devant lequel ils virent un des soudards lanfquenets mandés de Bruges par crainte des troubles qui pourraient survenir pendant le jugement & durant l'exécution. Car ceux de Damme aimaient Claes grandement. Le soudard était affis sur le pavé, devant la porte, occupé à humer hors d'un flacon la dernière goutte de brandevin. N'y trouvant plus rien, il le jeta à quelques pas, &, tirant son bragmart, il prit son plaifir à déchaufler les pavés. Soetkin entra chez Katheline toute pleurante. Et Katheline, hochant la tête : « Le feu ! Creufez un trou : l'âme veut sortir », difait-elle. LXX La cloche dite borgstorm (tempête du bourg) ayant appelé les juges au tribunal, ils se réunirent dans la Vierfchare, sur les quatre heures, autour du tilleul de juftice. Claes fut mené devant eux & vit, siégant sous le dais, le bailli de Damme, puis à ses côtés, & vis-à-vis de celui-ci, le mayeur, les échevins & le greffier. Le populaire accourut au son de la cloche, en grande multitude, & disant : Beaucoup d'entre les juges ne sont pas là pour faire œuvre de juftice, mais de servage impérial. Le greffier déclara que, le tribunal s'étant réuni préalablement dans la Vierfchare, autour du tilleul, avait décidé que, vu & entendu les dénonciations & témoignages, il y avait eu lieu d'appréhender au corps Claes, charbonnier, natif de Damme, époux de Soetkin, fille de Jooftens. Ils allaient maintenant, ajouta-t-il, procéder à l'audition des témoins. Hans Barbier, voilin de Claes, fut d'abord entendu. Ayant prêté serment, il dit : « Sur le salut de mon âme, j'affie & allure que Claes, préfent devant ce tribunal, eft connu de moi depuis bientôt dix-sept ans, qu'il a toujours vécu honnêtement & suivant les lois de notre mère sainte l'Églife, n'a jamais parlé d'elle opprobrieufement, ni logé à ma connaiflance aucun hérétique, ni caché le livre de Luther, ni parlé dudit livre, ni rien fait qui .\\^>\VN«-Mvvw\\V v.vvfW.v VV'V_'__ le puiffe faire soupçonner d'avoir manqué aux lois & ordonnances de l'empire. Ainli m'aient Dieu & tous ses saints. » Jan Van Roofebeke fut alors entendu & dit « que, durant l'abfence de Soetkin, femme de Claes, il avait maintes fois cru entendre dans la maifon de l'accusé deux voix d'hommes, & que souvent le soir, après le couvre-feu, il avait vu, dans une petite salle sous le'toit, une lumière & deux hommes, dont l'un était Claes, devifant enfemble. Quant à dire si l'autre homme était ou non hérétique, il ne le pouvait, ne l'ayant vu que de loin. Pour ce qui eft de Claes, ajouta-t-il, je dirai, parlant en toute vérité, que, depuis que je le connais, il fit toujours ses Pâques régulièrement,communia auj grandes fêtes, alla à la meffe tous les dimanches, sauf celui du Saint-Sang & les suivants. Et je ne sais rien davantage. Ainfi m'aient Dieu & tous ses saints. » Interrogé s'il n'avait point vu dans la taverne de la Blawve-Torre Claes vendant des indulgences & se gauffant du purgatoire, Jan Van Roofebeke répondit qu'en effet Claes avait vendu des indulgences, mais sans mépris ni gaudifferie, & que lui, Jan Van Roofebeke, en avait acheté, comme auffi avait voulu le faire Joffe Gripftuiver, le doyen des poiffonniers, qui était là dans la foule. Le bailli dit enfuite qu'il allait faire connaître les faits & geftes pour lefquels Claes était amené devant le tribunal de la Vierfchare. « Le dénonciateur, dit-il, étant d'aventure refté à Damme, afin de n'aller point à Bruges dépenfer son argent en noces & ripailles, ainfi que cela se pratique trop souvent dans ces saintes occafions, humait l'air sobrement sur le pas de sa porte. Étant là, il vit un homme qui marchait dans la rue du Héron. Claes, en apercevant l'homme, alla à lui & le salua. L'homme était vêtu de toile noire. Il entra chez Claes, & la porte de la chaumine : fut laiffée entr'ouverte. Curieux de savoir quel était cet homme, le dénonciateur entra dans le veftibule, entendit Claes parlant dans la cuifine avec l'étranger d'un certain Joffe, son frère, qui, ayant été fait prifonnier parmi les troupes réformées, fut, pour ce fait, roué vif non loin d'Aix. L'étranger dit à Claes que l'argent qu'il avait reçu de son frère étant de l'argent gagné sur l'ignorance du pauvre monde, il le devait employer à élever son fils dans la religion réformée. 11 avait auffi engagé Claes à quitter le giron de notre mère sainte Églife & prononcé d'autres paroles impies auxquelles Claes répondait seulement par ces paroles : « Cruels bourreaux! mon * pauvre frère ! » Et l'aCcufé blafphémait ainfi notre saint-père le Pape & Sa Majefté Royale, en les accufant de cruauté parce qu'ils puniffaient jus- tement l'héréfie comme un crime de lèfe-majefté divine & humaine. Quand l'homme eut fini de manger, le dénonciateur entendit Claes s'écrier : « Pauvre Joffe, que Dieu ait en sa gloire, ils furent cruels pour toi. » Il accufait ainfi Dieu même d'impiété, en jugeant qu'il peut recevoir dans son ciel des hérétiques. Et £laes ne ceffait de dire : « Mon pauvre frère ! » L'étranger, entrant alors en fureur comme un prédicant à son prêche, s'écria : « Elle tombera la grande Babylone, la proftituée romaine, & elle « deviendra la demeure des démons & le repaire de tout oifeau exécrable ! » Claes difait : « Cruels bourreaux ! mon pauvre frère ! » L'étranger, poursuivant son propos, difait : « Car l'ange prendra la pierre qui eft grande « comme une meule. Et elle sera lancée dans la mer, & il dira : « Ainfi sera « jetée la grande Babylone, & elle ne sera plus trouvée. — Meffire, difait « Claes, votre bouche eft pleine de colère; mais dites-moi quand viendra « le règne où ceux qui sont doux de cœur pourront vivre en paix sur la « terre ? — Jamais ! répondit l'étranger, tant que régnera l'Antechrift, qui « eft le pape & l'ennemi de toute vérité. — Ah! difait Claes, vous parlez « sans respeft de notre Saint-Père. Il ignore affurément les cruels supplices « dont on punit les pauvres réformés. » L'étranger répondit : « Il ne les « ignore point, car c'eft lui qui lance ses arrêts, les fait exécuter par l'Em-« pereur, & maintenant par le roi, lequel jouit du bénéfice de confifcation, « hérite des défunts, & fait volontiers aux riches des procès pour cause « d'héréfie. » Claes répondit : « On dit de ces chofes au pays de Flandre, « je dois les croire; la chair de l'homme eft faible, même quand c'eft chair « royale. Mon pauvre Joffe! » Et Claes donnait ainfi à entendre que c'était par un vil défir de lucre que Sa Majefté puniffait les héréfiarques. L'étranger le voulant patrociner. Claes répondit : « Daignez, meffire, ne plus me tenir « de pareils difcours, qui, s'ils étaient entendus, me sufciteraient quelque « méchant procès. » « Claes se leva pour aller à la cave & en remonta avec un pot de bière. « Je vais fermer la porte », dit-il alors, & le dénonciateur n'entendit plus rien, car il dut sortir preftement de la maifon. La porte, ayant été fermée, fut toutefois rouverte à la nuit tombante. L'étranger en sortit, mais il revint bientôt y frapper, difant : « Claes, j'ai froid; je ne sais où loger; donne-« moi afile; perfonne ne m'a vu entrer, la ville eft déferte ». Claes le reçut chez lui, alluma une lanterne, & on le vit, précédant l'hérétique, monter l'escalier & mener l'étranger sous le toit, dans une petite chambre dont la fenêtre ouvrait sur la campagne... » .......■ ...........JCT.ro:-» ......' "'V • i 136 LA LÉGENDE D'ULENSPIEGEL — Qui donc, s'écria Claes, peut avoir rapporté tout cela, si ce n'eft toi, méchant poiffonnier, que je vis le dimanche sur ton seuil, droit comme un poteau, regardant hypocritement en l'air voler les hirondelles ? Et il désigna du doigt Joffe Grypftuiver, doyen des poiffonniers, qui montrait son laid mufeau dans la foule du peuple. Le poiffonnier sourit méchamment en voyant Claes se trahir de la sorte. Tous ceux du populaire, hommes, femmes & fillettes, s'entre-dirent : — Pauvre bonhomme, ses paroles lui seront caufe de mort sans doute. Mais le greffier continuant sa déclaration : « L'hérétique & Claes, dit-il, devifèrent cette nuit-là enfemble longuement, & auffi pendant six autres, durant lefquelles on pouvait voir l'étranger faire force geftes de menace ou de bénédiction, lever les bras au ciel comme font ses pareils en héréfie. Claes paraiffait approuver ses propos. « Certes, durant ces journées, soirées & nuits, ils devisèrent opprobrieu-sement de la meffe, de la confeffion, des indulgences & de Sa Majefté Royale... » — Nul ne l'a entendu, dit Claes, & l'on ne peut m'accufer ainfi sans preuves ! Le greffier repartit : — On a entendu autre chofe. Lorfque l'étranger sortit de chez toi, le septième jour, à la dixième heure, le soir étant déjà tombé, tu lui fis route jus-ques près de la borne du champ de Katheline. Là il s'ènquit de ce que tu avais fait des méchantes idoles, — & le bailli se signa, — de madame la Vierge, de monfieur saint Nicolas & de monfieur saint Martin? Tu répondis que tu les avais brifées & jetées dans le puits. Elles furent, en effet, trouvées dans ton puits, la nuit dernière, & les morceaux en sont dans la grange de torture. A ce propos, Claes parut accablé. Le bailli lui demanda s'il n'avait rien à répondre, Claes fit signe de la tête que non. Le bailli lui demanda s'il ne voulait pas rétrader la maudite penfée qui lui avait fait brifer les images & l'erreur impie en vertu de laquelle il avait prononcé des paroles opprobrieufes à Sa Majefté divine & à Sa Majefté royale. Claes répondit que son corps était à Sa Majefté Royale, mais que sa confcience était à Chrift, dont il voulait suivre la loi. Le bailli lui demanda si cette loi était celle de notre mère sainte Église. Claes répondit : — Elle eft dans le saint Évangile. la légende d'ulenspiegel i3y Sommé de répondre à la queftion de savoir si le pape eft le repréfentant de Dieu sur la terre : — Non, dit-il. Interrogé s'il croyait qu'il fût défendu d'adorer les images de Madame la Vierge et de Messieurs les saints, il répondit que c'était de l'idolâtrie. Questionné sur le point de savoir si la confeflion auriculaire eft chofe bonne & salutaire, il répondit : — Chrift a dit : « Confelfez-vous les uns aux autres ». Il fut vaillant en ses réponfes, quoiqu'il parût bien marri & effrayé au fond de son cœur. Huit heures étant sonnées 8c le soir tombant, meilleurs du tribunal se retirèrent, remettant au lendemain le jugement définitif. LXXI En la chaumine de Katheline, Soetkin pleurait de douleur affolée. Et elle difait sans ceffe : — Mon homme ! mon pauvre homme ! Ulenfpiegel 8c Nele l'embraffaient avec grande effufion de tendreffe. Elle, les preffant alors dans ses bras, pleurait silencieufe. Puis elle leur fit signe de la laiffer seule. Nele dit à Ulenfpiegel : — Laiffons-la, elle le veut; sauvons les carolus. Us s'en furent à deux ; Katheline tournait autour de Soetkin, difant : — Creufez un trou : l'âme veut partir. Et Soetkin, l'œil fixe, la regardait sans la voir. Les chaumines de Claes 8c de Katheline se touchaient, celle de Claes était en un enfoncement avec un jardinet devant la maifon, celle de Katheline avait un clos planté de fèves donnant sur la rue. Le clos était entouré d'une haie vive, dans laquelle Ulenfpiegel, pour aller chez Nele, 8c Nele, pour aller chez Ulenfpiegel, avaient fait un grand trou en leur jeune âge. Ulenfpiegel 8c Nele vinrent dans le clos, et de là virent le soudard-gardien qui, le chef branlant, crachait en l'air, mais la salive retombait sur son pourpoint. Un flacon d'ofier gifait à côté de lui : 13 — Nele, dit tout bas Ulenfpiegel, ce soudard ivre n'a pas bu à sa soif; il faut qu'il boive encore. Nous serons ainfi les maîtres. Prenons le flacon. Au son de leurs voix, le lanfquenet tourna de leur côté sa tête lourde, chercha son flacon, & ne le trouvant pas, continua de cracher en l'air & tâcha de voir, au clair de la lune, tomber sa salive. — Il a du brandevin jufqu'aux dents, dit Ulenfpiegel; entends-tu comme il crache avec peine ? Cependant le soudard, ayant beaucoup craché & regardé en l'air, étendit encore le bras pour mettre la main sur le flacon. Il le trouva, mit la bouche au goulot, pencha la tête en arrière, renverfa le flacon, frappa deflus à petits coups pour lui faire donner tout son jus & y teta comme un enfant au sein de sa mère. N'y trouvant rien, il se réfigna, pofa le flacon à côté de lui, jura quelque peu en haut allemand, cracha derechef, branla la tête à droite & à gauche, & s'endormit marmonnant d'inintelligibles patenôtres. Ulenfpiegel, sachant que ce sommeil ne durerait point & qu'il le fallait appefantir davantage, se gliffa par la trouée faite dans la haie, prit le flacon du soudard & le donna à Nele, qui l'emplit de brandevin. Le soudard ne ceflait de ronfler; Ulenfpiegel repafla par le trou de la haie, lui mit le flacon plein entre les jambes, rentra dans le clos de Kathe-line & attendit avec Nele derrière la haie. A caufe de la fraîcheur de la liqueur nouvellement tirée, le soudard s'éveilla un peu, & de son premier gefte chercha ce qui lui donnait froid sous le pourpoint. Jugeant par intuition ivrognale que ce pourrait bien être un plein flacon, il y porta la main. Ulenfpiegel & Nele le virent à la lueur de la lune secouer le flacon pour entendre le son de la liqueur, en goûter, rire, s'étonner qu'il fût si plein, boire un trait puis une gorgée, le pofer à terre, le reprendre & boire derechef. Puis il chanta : Quand seigneur Maan viendra Dire bonfoirà dame Zee... Pour les hauts Allemands, dame Zee, qui eft la mer, eft l'épouse du seigneur Maan, qui eft la lune & le maître des femmes. Donc il chanta : Quand Seigneur Maan viendra Dire bonfoir à dame Zee, Dame Zee lui servira Un grand hanap devin cuit. Quand seigneur Maan viendra, Avec lui elle soupera Et maintes fois le baifera; Et quand il aura bien mangé, Dans son lit le couchera, Quand seigneur Maan viendra, Ainfi faffe de moi m'amie, Gras souper & bon vin cuit; Ainfi faffe de moi m'amie, Quand seigneur Maan viendra. Puis tour à tour buvant & chantant un quatrain, il s'endormit. Et il ne put entendre Nele disant : « Ils sont dans un pot derrière le contrecœur de la cheminée »; ni voir Ulenfpiegel entrer par l'étable dans la cuifine de Claes, lever la plaque du contre-cœur, trouver le pot & les carolus, rentrer dans le clos de Katheline, y cacher les carolus à côté du mur du puits, sachant bien que, si on les cherchait, ce serait dedans & non dehors. Puis ils s'en retournèrent près de Soetkin & trouvèrent la dolente époufe pleurant & difant : — Mon homme ! mon pauvre homme ! Nele & Ulenfpiegel veillèrent près d'elle jufqu'au matin. LXXII Le lendemain, la Borgflorm appela à grandes volées les juges au tribunal de la Vierfchare. Quand ils se furent affis sur les quatre bancs, autour de l'arbre de juftice, ils interrogèrent de nouveau Claes & lui demandèrent s'il voulait revenir de ses erreurs. Claes leva la main vers le ciel : 140 la légende d'ulenspiegel — Chrift, mon seigneur, me voit d'en haut, dit-il. Je regardais son soleil lorfque naquit mon fils Ulenfpiegel. Où eft-il maintenant, le vagabond? Soetkin, ma douce commère, seras-tu brave contre l'infortune? Puis regardant le tilleul, il dit le maudiffant : — Autan & séchereffe ! faites que les arbres de la terre des pères périffent tous sur pied plutôt que de voir sous leur ombre juger à mort la libre confcience. Où'es-tu, mon fils Ulenfpiegel? Je fus dur envers toi. Meffieurs, prenez-moi en pitié & jugez-moi comme le ferait Notre Seigneur miféri-cordieux. Tous ceux qui l'écoutaient pleuraient, fors les juges. Puis il demanda s'il n'y avait nul pardon pour lui, difant : — Je travaillai toujours, gagnant peu; je fus bon aux pauvres & doux à un chacun. J'ai quitté l'Églife romaine pour obéir à l'efprit de Dieu qui me parla. Je n'implore nulle grâce que de commuer la peine du feu en celle du banniffement perpétuel du pays de Flandres sur la vie, peine déjà grande toutefois. Tous ceux qui étaient présents crièrent : — Pitié, meffieurs! miféricorde ! Mais Josse Grypftuiver ne cria point. Le bailli fit signe aux affiftants de se taire & dit que les placards contenaient la défenfe expreffe de demander grâce pour les hérétiques; mais que, si Claes voulait abjurer son erreur, il serait exécuté par la corde au lieu de l'être par le feu. Et l'on difait dans le peuple : — Feu ou corde, c'eft mort. > Et les femmes pleuraient, & les hommes grondaient sourdement. Claes dit alors : — Je n'abjurerai point. Faites de mon corps ce qu'il plaira à votre miféricorde. Le doyen de Renaix, Titelman, s'écria :] — Il eft intolérable de voir une telle vermine d'hérétiques lever la tête devant leurs juges; brûler leurs corps eft une peine paffagère, il faut sauver leurs âmes & les forcer par la torture à renier leurs erreurs, afin qu'ils ne donnent point au peuple le spedacle dangereux d'hérétiques mourant dans l'impénitence finale. A ce propos, les femmes pleurèrent davantage & les hommes dirent : — Où il y a aveu, il y a peine, & non torture. Le tribunal décida que, la torture n'étant point prefcrite par les ordonnances, il n'y avait pas lieu de la faire souffrir à Claes. Sommé encore une fois d'abjurer, il répondit : — Je ne le puis. Il fut, en vertu des placards, déclaré^ coupable de simonie, à caufe de la vente des indulgences, hérétique, recéleur d'hérétiques, &, comme tel, condamné à être brûlé vif jufqu'à ce que mort s'enfuivît devant les bailles de la Maifon commune. .Son corps serait laiffé pendant deux jours attaché à l'eftache pour servir d'exemple, & ensuite inhumé au lieu où le sont de coutume les corps des suppliciés. Le tribunal accordait au dénonciateur Joffe Grypftuiver, qui ne fut point nommé, cinquante florins sur les cent premiers florins carolus de l'héritage, & le dixième sur le reftant. Ayant entendu cette sentence, Claes dit au doyen des poiflbnniers : — Tu mourras de malemort, méchant homme, qui pour un petit denier fais une veuve d'une époufe heureufe, & d'un fils joyeux un dolent orphelin ! Les juges avaient laiffé parler Claes, car eux auffi, sauf Titelman, tenaient en grand mépris la dénonciation du doyen des poiflbnniers. Celui-ci parut tout blême de honte & de colère. Et Claes fut ramené dans sa prifon. LXXIII Le lendemain, qui était la veille du supplice de Claes, la sentence fut connue de Nele, d'Ulenfpiegel & de Soetkin. Ils demandèrent aux juges de pouvoir entrer dans la prifon, ce qui leur fut accordé, mais non pas à Nele. Quand ils entrèrent, ils virent Claes attaché au mur avec une longue chaîne. Un petit feu de bois brûlait dans la cheminée, à caufe de l'humidité. Car il eft de par droit & loi, en Flandre, commandé d'être doux à ceux qui vont mourir, & de leur donner du pain, de la viande ou du fromage & du vin. Mais les avares geôliers contreviennent souvent à la loi, & il en eft beaucoup qui mangent la plus grofle part & les meilleurs morceaux de la nourriture des pauvres prifonniers. Claes embrafla en pleurant Ulenfpiegel & Soetkin, mais il fut le premier qui eut les yeux secs, parce qu'il le voulait, étant homme & chef de famille. Soetkin pleurait & Ulenfpiegel difait : — Je veux brifer ces méchants fers. Soetkin pleurait, difant : — J'irai au roi Philippe, il fera grâce. Claes répondit : — Le roi hérite des biens des martyrs. Puis il ajouta : — Femme & fils aimés, je m'en vais aller triftement de ce monde & douloureufement. Si j'ai quelque appréhenfion de souffrance pour mon corps, je suis bien marri auffi, songeant que, moi n'étant plus, vous deviendrez tous deux pauvres & miférables, car le roi vous prendra votre bien. Ulenfpiegel répondit, parlant à voix baffe : — Nele sauva tout hier avec moi. — J'en suis aife, repartit Claes; le dénonciateur ne rira pas sur ma dépouille. — Qu'il meure plutôt, dit Soetkin, l'œil haineux, sans pleurer. Mais Claes, songeant aux carolus, dit : — Tu fus subtil, Thylken mon mignon; elle n'aura donc point faim en son vieil âge, Soetkin ma veuve. Et Claes l'embraffait, la serrant fort contre sa poitrine, & elle pleurait davantage, songeant que bientôt elle perdrait sa douce proteftion. Claes regardait Ulenfpiegel & difait : — Fils, tu péchas souvent courant les grands chemins, ainfi que font les mauvais garçons ; il ne faut plus le faire, mon enfant, ni laiffer seule au logis la veuve affligée, car tu lui dois défenfe & protection, toi le mâle. — Père, je le ferai, dit Ulenfpiegel. — O mon pauvre homme! difait Soetkin l'embraflant. Quel grand crime avons-nous commis? Nous vivions à deux paifiblement d'une honnête & petite vie, nous aimant bien, Seigneur Dieu, tu le sais. Nous nous levions tôt pour travailler, & le soir, en te rendant grâces, nous mangions le pain de la journée. Je veux aller au roi & le déchirer de mes ongles. Seigneur Dieu, nous ne fûmes point coupables ! Mais le geôlier entra & dit qu'il fallait partir. Soetkin demanda de refter. Claes sentait son pauvre vifage brûler le sien, & les larmes de Soetkin, tombant à flots, mouiller ses joues, & tout son pauvre corps friflonnant & treflaillant en ses bras. 11 demanda qu'elle reliât près de lui. Le geôlier dit encore qu'il fallait partir & ôta Soetkin des bras de Claes. Claes dit à Ulenfpiegel : — Veille sur elle. Celui-ci répondit qu'il le ferait. Et Ulenfpiegel & Soetkin s'en furent à deux, le fils soutenant la mère. LXXIV Le lendemain, qui était le jour du supplice, les voilins vinrent, & par pitié enfermèrent enfemble, dans la maifon de Katheline, Ulenfpiegel, Soetkin & Nele. Mais ils n'avaient point penfé qu'ils pouvaient de loin entendre les cris du patient, & par les fenêtres voir la flamme du bûcher. Katheline rôdait par la ville, hochant la tête & difant : — Faites un trou, l'âme veut sortir. A neuf heures, Claes en son linge, les mains liées derrière le dos, fut mené hors de sa prifon. Suivant la sentence, le bûcher était drefle dans la rue de Notre-Dame, autour d'un poteau planté devant les bailles de la maison commune. Le bourreau & ses aides n'avaient pas encore fini d'empiler le bois. Claes, au milieu de ses happe-chair, attendait patiemment que cette befogne fût faite, tandis que le prévôt à cheval, & les ellafiers du bailliage, & les neuf lanfquenets appelés de Bruges, pouvaient à grand'peine tenir en refped le peuple grondant. Tous difaient que c'était cruauté de meurtrir ainfi en ses vieux jours injuftement un pauvre bonhomme si doux, miféricordieux & vaillant au labeur. Soudain ils se mirent à genoux & prièrent. Les cloches de Notre-Dame sonnaient pour les morts. Katheline était aufli dans la foule de peuple, au premier rang, toute folle. Regardant Claes & le bûcher, elle difait hochant la tête : 144 la legende d ulenspiegel — Le feu ! le feu! Faites un trou : l'âme veut sortir. Soetkin et Nele, entendant le son des cloches, se signèrent toutes deux. Mais Ulenfpiegel ne le fit point, difant qu'il ne voulait point adorer Dieu à la façon des bourreaux. Et il courait dans la chaumine, cherchant à enfoncer les portes & à sauter par les fenêtres; mais toutes étaient gardées. Soudain Soetkin s'écria, en se cachant le vifage dans son tablier : — La fumée ! Les trois affligés virent en effet dans le ciel un grand tourbillon de fumée toute noire. C'était celle du bûcher sur lequel se trouvait Claes attaché à un poteau, & que le bourreau venait d'allumer en trois endroits au nom de Dieu le Père, de Dieu le Fils & de Dieu le Saint-Efprit. Claes regardait autour de lui, & n'apercevant point dans la foule Soetkin & Ulenfpiegel, il fut aife, en songeant qu'ils ne le verraient point souffrir. On n'entendait nul autre bruit que la voix de Claes priant, le bois crépitant, les hommes grondant, les femmes pleurant, Katheline difant : « Otez le feu, faites un trou : l'âme veut sortir », & les cloches de Notre-Dame sonnant pour les morts. Soudain Soetkin devint blanche comme neige, friffonna de tout son corps sans pleurer, & montra du doigt le ciel. Une flamme longue & étroite venait de jaillir du bûcher & s'élevait par inftants au-deffus des toits des baffes maifons. Elle fut cruellement douloureufe à Claes, car, suivant les caprices du vent, elle rongeait ses jambes, touchait sa barbe & la faifait fumer, léchait les cheveux & les brûlait. Ulenfpiegel tenait Soetkin dans ses bras & voulait l'arracher de la fenêtre. Ils entendirent un cri aigu, c'était celui que jetait Claes, dont le corps ne brûlait que d'un côté. Mais il se tut & pleura. Et sa poitrine était toute mouillée de ses larmes. Puis Soetkin & Ulenfpiegel entendirent un grand bruit de voix. C'étaient des bourgeois, des femmes & des enfants criant : — Claes n'a pas été condamné à brûler à petit feu, mais à grande flamme. Bourreau, attife le bûcher ! Le bourreau le fit, mais le feu ne s'allumait pas affez vite. — Étrangle-le, crièrent-ils. Et ils jetèrent des pierres au prévôt. — La flamme ! la grande flamme ! cria Soetkin. En effet, une flamme rouge montait dans le ciel au milieu de la fumée. — Il va mourir, dit la veuve. Seigneur Dieu ! prenez en pitié l'âme de l'innocent. Où est le roi, que je lui arrache le cœur avec mes ongles? Les cloches de Notre-Dame sonnaient pour les morts. Soetkin entendit encore Claes jeter un grand cri, mais elle ne vit point son corps se tordant & criant à caufe de la douleur du feu, ni son vifage se contractant, ni sa tête qu'il tournait de tous côtés & cognait contre le bois de l'ellache. Le peuple continuait de crier & de siffler, les femmes & les garçons jetaient des pierres, quand soudain le bûcher tout entier s'enflamma, & tous entendirent, au milieu de la flamme & de la fumée, Claes difant : — Soetkin! Thyl ! Et sa tête se pencha sur sa poitrine comme une tête de plomb. Et un cri lamentable & aigu fut entendu sortant de la chaumine de Katheline. Puis nul n'ouït plus rien, sinon la pauvre affolée hochant la tête & difant : « L'âme veut sortir ». Claes avait trépaffé. Le bûcher ayant brûlé s'affaiffa aux pieds du poteau. Et le pauvre corps tout noir y refta pendu par le cou. Et les cloches de Notre-Dame sonnaient pour les morts. LXXV Soetkin était chez Katheline debout contre le mur, la tête baffe & les mains jointes. Elle tenait Ulenfpiegel embrafle, sans parler ni pleurer. Ulenfpiegel aufli demeurait silencieux; il était effrayé de sentir de quel feu de fièvre brûlait le corps de sa mère. Les voifins, étant revenus du lieu d'exécution, dirent que Claes avait fini de souffrir. — Il eft en gloire, dit la veuve. — Prie, dit Nele à Ulenfpiegel; et elle lui donna son rofaire; mais il ne voulut point s'en servir, parce que, difait-il, les grains en étaient bénits par le pape. La nuit étant tombée, Ulenfpiegel dit à la veuve : — Mère, il faut te mettre au lit; je veillerai près de toi. J II m ■ Mais Soetkin : — Je n'ai pas befoin,, dit-elle, que tu veilles; le sommeil eft bon aux jeunes hommes. Nele leur prépara à chacun un lit dans la cuifine;'& elle s'en fut. Ils reftèrent à deux tandis que les reftes d'un feu de racines brûlaient dans la cheminée, Soetkin se coucha, Ulenfpiegel fit comme elle, & l'entendit pleurant sous les couvertures. Au dehors, dans le silence nocturne, le vent faifait gronder, comme la mer, les arbres du canal &, précurfeur d'automne, jetait contre les fenêtres la pouffière par tourbillons. Ulenfpiegel vit comme un homme allant & venant; il entendit comme un bruit de pas dans la cuifine. Regardant, il ne vit plus l'homme; écoutant, il n'ouït plus rien que le vent huïant dans la cheminée & Soetkin pleurant sous ses couvertures. Puis il entendit marcher de nouveau, & derrière lui, contre sa tête, un soupir. — Qui eft là? dit-il. Nul ne répondit, mais trois coups furent frappés sur la table. Ulenfpiegel prit peur, & tremblant: —Qui eft là? dit-il encore. Il ne reçut pas de réponfe, mais trois coups furent frappés sur la table & il sentit deux bras l'étreindre & sur son vifage un corps se penchant, dont la peau était ru-gueufe & qui avait un grand trou dans la poitrine & une odeur de brûlé : — Père, dit Ulenfpiegel, eft-ce ton pauvre corps qui pèfe ainfi sur moi? Il ne reçut point de réponse, &, nonobftant que l'ombre fût près de lui, il entendit crier au dehors : « Thyl ! Thyl ! » Soudain Soetkin se leva & vint au lit d'Ulenfpiegel : — N'entends-tu rien? dit-elle. — Si, dit-il, le père m'appelant. — Moi, dit Soetkin, j'ai senti un corps froid à côté de moi, dans mon lit; & les matelas ont bougé, & les rideaux ont été agités & j'ai ouï une voix difant : « Soetkin » ; une voix toute baffe comme un souffle, & un pas léger comme le bruit des ailes d'un moucheron. Puis, parlant à l'efprit de Claes : Il faut, dit-elle, mon homme, si tu défires quelque chofe au ciel où Dieu te tient en sa gloire, nous dire ce que c'eft, afin que nous accompliffions ta volonté. Soudain, un coup de vent entr'ouvrit la porte impétueufement, en emplissant la chambre de pouffière, & Ulenfpiegel & Soetkin entendirent de lointains croaffements de corbeaux. ---—--. . Ils sortirent enfemble & ils vinrent au bûcher. La nuit était noire, sauf quand les nuages chaffés par l'aigre vent du Nord & courant comme des cerfs dans le ciel, laiffaient brillante la face de Taftre. Un sergent de la commune se promenait gardant le bûcher. Ulenfpiegel & Soetkin entendaient, sur la terre durcie, le bruit de ses pas & la voix d'un corbeau en appelant d'autres sans doute, car de loin lui répondaient des croaffements. Ulenfpiegel & Soetkin s'étant approchés du bûcher, le corbeau defcendit sur les épaules de Claes, ils entendirent ses coups de bec sur le corps, & bientôt d'autres corbeaux vinrent. Ulenfpiegel voulut se lancer sur le bûcher & frapper ces corbeaux; le sergent lui dit : — Sorcier, chérches-tu des mains de gloire? Sache que les mains de brûlé ne rendent point invifible, mais seulement les mains de pendu comme tu le seras quelque jour. — Meffire sergent, répondit Ulenfpiegel, je ne suis point sorcier, mais le fils orphelin de celui qui eft attaché là, & cette femme eft sa veuve. Nous ne voulons que le baifer encore & avoir un peu de ses cendres en mémoire de lui. Permettez-le-nous, melfire, qui n'êtes point soudard étranger, mais bien fils de ces pays. — Qu'il en soit fâit comme tu le veux, répondit le sergent. L'orphelin & la veuve, marchant sur le bois brûlé, vinrent au corps ; tous deux baisèrent le vifage de Claes avec larmes. * Ulenfpiegel prit à la place du cœur, là où la flamme avait creufé un grand trou, un peu des cendres du mort. Puis, s'agenouillant, Soetkin & lui, prièrent. Quand l'aube parut blémiffante au ciel, ils étaient encore là tous deux; mais le sergent les chaffa de peur d'être puni à caufe de son bon vouloir. En rentrant, Soetkin prit un morceau de soie rouge & un morceau de soie noire; elle en fit un sachet, puis elle y mit les cendres; & au sachet, elle mit deux rubans, afin qu'Ulenfpiegel le pût toujours porter au cou. En lui mettant le sachet, elle lui dit : — Que ces cendres qui sont le cœur de mon homme, ce rouge qui eft son sang, ce noir qui eft notre deuil, soient toujours sur ta poitrine, comme le feu de vengeance contre les bourreaux. — Je le veux, dit Ulenfpiegel. Et la veuve embraffa l'orphelin, & le soleil se leva. 'i48 la legende d ulenspiegel LXXV1 Le lendemain, les sergents & les crieurs de la commune vinrent au logis de Claes afin d'en mettre tous les meubles dans la rue & de procéder à la vente de juftice. Soetkin voyait de chez Katheline defcendre le berceau de fer & de cuivre qui, de père en fils, avait toujours été dans la maifon de Claes où le pauvre mort était né, où était né auffi Ulenfpiegel. Puis ils defcendirent le lit où Soetkin avait conçu son enfant & où elle avait paffé ' de si douces nuits sur l'épaule de son homme. Puis vint auffi la huche où elle serrait le pain, le bahut où étaient les viandes au temps de fortune, des poêles, chaudrons & coquaffes non plus reluifants comme au bon temps de bonheur, mais souillés de la pouffière de l'abandon. Et ils lui rappe- « lèrent les feftins familiers alors que les voifins venaient alléchés à l'odeur. Puis vinrent auffi une tonne & un tonnelet de simpel & dobbel kuyt, & dans un panier des flacons de vin dont il y avait au moins trente ; & tout fut mis sur la rue, jufques au dernier clou que la pauvre veuve entendit arracher avec grand fracas des murs. Affife, elle regardait sans crier ni se plaindre &, toute navrée, enlever ces humbles richeffes. Le crieur ayant allumé une chandelle, les meubles furent vendus à l'encan. La chandelle était près de sa fin que le doyen des poiffonniers avait tout acheté à vil prix pour le revendre; & il semblait se réjouir comme une belette suçant la cervelle d'une poule. Ulenfpiegel difait en son cœur : « Tu ne riras pas longtemps, meurtrier ». La vente finit cependant, & les sergents qui fouillaient tout ne trouvaient point les carolus. Le poiffonnier s'exclamait : — Vous cherchez mal : je sais que Claes en avait sept cents il y a six mois. Ulenfpielgel difait en son cœur : « Tu n'hériteras point, meurtrier ». Soudain, Soetkin se tournant vers lui : — Le dénonciateur ! dit-elle en lui montrant le poiffonnier. — Je le sais, dit-il. — Veux-tu, dit-elle, qu'il hérite du sang du père? — Je souffrirai plutôt tout un jour sur le banc de torture, répondit Ulenfpiegel. Soetkin dit : — Moi auffi, mais ne me dénonce point par pitié, quelle que soit la douleur que tu me voies endurer. — Hélas ! tu es femme, dit Ulenfpiegel. — Pauvret, dit-elle, je te mis au monde & sais souffrir. Mais toi, si je te voyais... Puis blémiffant : Je prierai madame la Vierge qui a vu son fils en croix. Et elle pleurait careffant Ulenfpiegel. Et ainfi fut fait entre eux un paéte de haine & force. LXXVI1 Le poiffonnier ne dut payer que la moitié du prix d'achat, l'autre moitié devant servir à lui payer sa dénonciation jufqu'à ce que l'on retrouvât les sept cents carolus qui l'avaient pouffé à vilenie. Soetkin paffait les nuits à pleurer & le jour à faire œuvre de ménagère. Souvent Ulenfpiegel l'entendait parlant toute seule & difant : — S'il hérite, je me ferai mourir. Comprenant qu'elle le ferait comme elle le difait, Nele et lui firent de leur mieux pour engager Soetkin à se retirer en Walcheren, où elle avait des parents. Soetkin ne le voulut point, difant qu'elle n'avait pas befoin de s'éloigner des vers qui bientôt mangeraient ses os de veuve. Dans l'entre-temps, le poiffonnier était allé derechef chez le bailli & lui avait dit que le défunt avait hérité depuis quelques mois seulement de sept cents carolus, qu'il était homme chichard & vivant de peu, & n'avait donc pvas dépenfé cette groffe somme, cachée sans doute en quelque coin. Le bailli lui demanda quel mal lui avaient fait Ulenfpiegel & Soetkin pour qu'ayant pris à l'un son père, à l'autre son homme, il s'ingéniât encore à les pourfuivre cruellement? Le poiffonnier répondit qu'étant haut bourgeois de Damme, il voulait faire refpeder les lois de l'empire & mériter ainfi la clémence de Sa Majefté. Ce qu'ayant dit, il laiffa entre les mains du bailli une accufation écrite & produilit des témoins qui, parlant en toute vérité, certifièrent malgré eux que le poiffonnier ne mentait point. Meffieurs de la Chambre échevinale, ayant ouï les témoignages, décla- illHHMimw ...............mu 'lt'''»MIMH!lipM naob .^u- il ôînmsb V Par un jour de juin, clair & doux, fut dreflé à Bruxelles, sur le marché devant la Maifon de Ville, un échafaud couvert de drap noir & y attenant deux poteaux élevés, garnis de pointes de fer. Sur l'échafaud étaient deux 30 couffins noirs & une petite table sur laquelle il y avait une croix d'argent. Et sur cet échafaud furent mis à mort par le glaive, les nobles comtes d'Egmont & de Hornes. Et le roi hérita. Et l'ambaffadeur de François, premier du nom, dit parlant d'Egmont : — Je viens de voir trancher la tête à celui qui deux fois fit trembler la France. Et les têtes des comtes furent pofées sur les pointes de fer. Et Ulenfpiegel dit à Lamme : — Les corps & le sang sont couverts de drap noir. Bénis soient ceux qui . tiendront haut le cœur, droite l'épée dans les jours noirs qui vont venir! VI En ce temps-là le Taifeux réunit une armée & fit envahir de trois côtés les Pays-Bas. Et Ulenfpiegel dit en une affemblée de gueux sauvages de Marenhout : — Sur l'avis de ceux de l'Inquifition, Philippe, roi, a déclaré tout & un chacun habitant des Pays-Bas coupable de lèfe-majefté, du fait des héréfies tant pour y avoir adhéré que pour n'y avoir pas mis obflacle, & vu cet exécrable crime, les condamne tous, sans avoir égard au sexe ou à l'âge, excepté ceux qui sont défignés nominalement, aux peines réfervées à de telles forfaitures; & ce, sans nulle efpérance de grâce. Le roi hérite. La mort fauche dans le riche & vafte pays que bornent la Mer Septentrionale, le comté d'Emden, la rivière [d'Amife, les pays de Weftphalie, de Clèves, de Juliers & de Liège, l'évêché de Cologne & celui de Trêves, le pays de Lorraine & de France. La mort fauche sur un sol de trois cent quarante lieues, dans deux cents villes murées, dans cent cinquante villages ayant droits de villes, dans les campagnes, les bourgs & les plaines. Le roi hérite. — Ce n'eft pas, pourfuivit-il, trop de onze mille bourreaux pour faire la befogne. D'Albe les nomme des soldats. Et la terre des pères eft devenue un charnier, d'où les arts fuient, que les métiers quittent, que les induftries abandonnent pour aller enrichir l'étranger, qui leur permet chez lui d'adorer le Dieu de la libre confcience. La Mort & la Ruine fauchent. Le roi hérite. ✓ « Les pays avaient conquis leurs privilèges à force d'argent donné à des princes befogneux; ces privilèges sont confifqués. Ils avaient efpéré, d'après les contrats paffés entre eux & les souverains, jouir de la richesse fruit de leurs travaux. Ils se trompent : le maçon bâtit pour l'incendie, le manou-vrier travaille pour le voleur. Le roi hérite. « Sang & larmes I la mort fauche sur les bûchers ; sur les arbres servant de potences le long des grand'routes; dans les folfes ouvertes où sont jetées vivantes de pauvres fillettes ; dans les noyades des prifons, dans les cercles de fagots enflammés au milieu defquels brûlent à petit feu les patients; dans les huttes de paille en feu où les vidimes meurent dans la flamme & la fumée. Le roi hérite. « Ainfi l'a voulu le pape de Rome. « Les villes regorgent d'efpions attendant leur part du bien des vidimes. Plus on efl riche, plus on eft coupable. Le roi hérite. « Mais les vaillants hommes du pays ne se laifleront point égorger comme des agneaux. Parmi ceux qui fuient, il en eft d'armés qui se réfugient dans les bois. Les moines les avaient dénoncés afin qu'on les tuât & que l'on prît leurs biens. Aufli la nuit, le jour, par bandes, comme des fauves, ils se ruent sur les cloîtres, y reprennent l'argent volé au pauvre peuple sous forme de chandeliers, de châlfes d'or & d'argent, de ciboires, de patènes, de vafes précieux. N'eft-ce pas, bonshommes? Ils y boivent le vin que les moines gardaient pour eux seuls. Les vafes fondus ou engagés serviront pour la guerre sainte. Vive le Gueux! « Ils harcèlent les soldats du roi, les tuent, les dépouillent, puis s'enfuient dans leurs tanières. On voit, jour & nuit, dans les bois s'allumer & s'éteindre des feux nodurnes changeant sans ceffe de place. C'eft le feu de nos feftins. A nous le gibier de poil & de plume. Nous sommes seigneurs. Les payfans nous donnent du pain & du lard quand nous voulons. Lamme, regarde-les. Loqueteux/farouches, réfolus & l'œil fier, ils errent dans les bois avec leurs haches, hallebardes, longues épées, bragmarts, piques, lances, arbalètes, arquebufes, car toutes armes leur sont bonnes, & ils ne veulent point marcher sous des enfeignes. Vive le Gueux! » Et Ulenfpiegel chanta : Slaet op den trommele van dirre dom deyne, Slaet op den trommele van dirre doum, doum. Battez le tambour I van dire dom deyne, Battez le tambour de guerre. Qu'on arrache au duc ses entrailles ! Qu'on lui en fouette le vifage ! Slaet op den trommele, battez le tambour. Que le duc soit maudit ! A mort le meurtrier! Qu'il soit livré aux chiens 1 A mort le bourreau! Vive le Gueux! Qu'il soit pendu par la langue Et par le bras, par la langue qui commande Et par le bras qui signe l'arrêt de mort. Slaet op den trommele. Battez le tambour de guerre. Vive le Gueux! Que le duc soit enfermé vivant avec les cadavres des victimes ! Que, dans la puanteur. Il meure de la pefte des morts! Battez le tambour de guerre. Vive le Gueux! Chrift, regarde d'en haut tes soldats, Rifquant le feu, la corde, Le glaive pour ta parole. Ils veulent la délivrance de la terre des pères. Slaet om den trommele van dire dom deyre. Battez le tambour de guerre. Vive le Gueux ! Et tous de boire & de crier : — Vive le Gueux ! Et Ulenfpiegel, buvant dans le hanap doré d'un moine, regardait avec fierté les faces vaillantes des gueux sauvages. — Hommes fauves, dit-il, vous êtes loups, lions & tigres. Mangez les chiens du roi de sang. — Vive le Gueux ! dirent-ils chantant : Slaet op den trommele van dirre dom deyre ; Slaet op den trommele van dirre dom dom ; Battez le tambour de guerre. Vive le Gueux! VII Ulenfpiegel, étant à Ypres, recrutait des soldats pour le prince : poursuivi par les happe-chair du djuc, il se préfenta comme bedeau chez le prévôt de Saint-Martin. Il y eut pour compagnon un sonneur nommé Pom-pilius Numan, couard de haute futaie qui, la nuit, prenait son ombre pour le diable & sa chemife pour un fantôme. Le prévôt était gras & dodu comme une poularde engraiffée à point pour la broche. Ulenfpiegel vit bientôt quelle herbe il paiffait pour se faire ainfi tant de lard. Selon qu'il l'apprit du sonneur & le vit de ses yeux, le prévôt dînait à neuf heures & soupait à quatre. 11 refiait au lit jufqu'à huit heures & demi ; puis, avant le dîner, s'allait promener dans son églife, voir si les troncs des pauvres étaient bien remplis. Et il en mettait la moitié dans son efcarcelle. A neuf heures, il dînait d'une jatte de lait, d'un demi-gigot, d'un petit pâté de héron & vidait cinq hanaps de vin de Bruxelles. A dix heures, suçant quelques pruneaux & les arrofant de vin d'Orléans, il priait Dieu de ne l'induire jamais en gloutonnerie. A midi, il croquait, pour paffer le temps, une aile & un croupion de volaille. A une heure, songeant à son souper, il vidait un grand coup de vin d'Efpagne; puis, s'étendant sur son lit, s'y rafraîchiffait d'un petit somme. Se réveillant, il mangeait un peu de saumon salé pour s'aiguifer l'appétit & vidait un grand hanap de dobbel-knol d'Anvers. Puis il defcendait dans la cuifine, s'afTeyait devant la cheminée & le beau feu de bois qui y flambait. Il y regardait rôtir & brunir pour les moines de l'abbaye une grofie pièce de veau ou un petit cochon bien échaudé, qu'il eût mangé plus volontiers qu'une miche de pain. Mais l'appétit lui manquait un peu. Et il contemplait la broche qui tournait toute seule comme par merveille. C'était l'œuvre de Pieter van Steenkifle, forgeron, demeurant en la châtellenie de Courtrai. Le prévôt lui paya une de ces broches quinze livres parifis. Puis il remontait dans son lit &, s'y affoupiffant à caufe de la fatigue, il se réveillait vers deux heures pour gober un peu de gelée de cochon arrofée de vin de Romagne à deux cent quarante florins la pièce. A trois heures, il mangeait un oifillon au sucre de Madère & vidait deux verres de malvoifie à dix-sept florins le barillet. A trois heures & demie, il prenait la moitié d'un pot de confiture & l'arrofait d'hydromel. Bien éveillé alors, il prenait l'un de ses pieds dans ses mains & se repofait penlif. Le moment de souper étant venu, le curé de Saint-Jean venait souvent lui faire vifite à cette heure succulente. Ils se difputaient parfois à qui mangerait le plus de poiffon, de volaille, de gibier & de viande. Le plus vite rempli devait payer à l'autre un plat de carbonades aux trois vins chauds, aux quatre épices & aux sept légumes. Ainfi buvant & mangeant, ils caufaient enfemble des hérétiques, étant d'avis au demeurant qu'on n'en pouvait affez détruire. Aufii ne se prenaient-ils jamais de querelle, le cas excepté où ils difcutaient des trente-neuf façons de faire de bonnes soupes à la bière. Puis, penchant leurs têtes vénérables sur leurs bedaines sacerdotales, ils ronflaient. Parfois, se réveillant à demi, l'un d'eux difait que la vie est chofe bien douce en ce monde & que les pauvres gens ont tort de se plaindre. Ce fut de ce saint homme qu'Ulenfpiegel devint le bedeau. 11 le servait très-bien à la meffe, non sans emplir trois fois les burettes, deux fois pour lui & une fois pour le prévôt. Le sonneur Pompilius Numan l'y aidait à l'occafion. Ulenfpiegel, qui voyait Pompilius si fleuri panfard.& joufflu, lui demanda si c'était au service du prévôt qu'il avait théfaurifé cette santé enviable. — Oui, mon fils, répondit Pompilius; mais ferme bien la porte de peur que nul ne nous écoute. Puis parlant tout bas : — Tu sais, dit-il, que notre maître prévôt aime tous les vins & bières, toutes les viandes & volailles d'amour tendre. Aulfi serre-t-il ses viandes en une huche & ses vins en un cellier dont il a sans ceffe les clefs dans son efcarcelle. Et il s'endort les mains deffus... La nuit, quand il dort, je vais lui prendre ses clefs sur la panse & les y remets non sans trembler, mon fils ; car, s'il savait mon crime, il me ferait bouillir tout vif. — Pompilius, dit Ulenfpiegel, il ne faut point prendre tant de peine, mais seulement une fois les clefs; j'en ferai sur ce modèle & nous laisserons les autres sur la bedaine du bon prévôt. — Fais-les, mon fils, dit Pompilius. Ulenfpiegel fit les clefs : sitôt que lui & Pompilius jugeant, vers les huit heures de nuit, que le bon prévôt était endormi, ils defcendaient prendre à leur choix, viandes & bouteilles. Ulenfpiegel portait les bouteilles & Pompilius les viandes, parce que Pompilius tremblait toujours comme une feuille, & que les jambons ni les gigots ne se caffent point en tombant. Ils s'emparèrent plufieurs fois de volailles avant leur cuiffon, ce dont furent accufés plufieurs chats du voifinage, mis à mort de ce fait. Ils allaient enfuite dans la Ketel-Straat, qui eft la rue des folles-filles. Là, ils n'épargnaient rien, donnant libéralement à leurs mignonnes bœuf fumé & jambon, cervelas & volailles, & leur donnaient à boire du vin d'Orléans & de Romagne, & de YIngelfche hier, qu'ils nomment aie de l'autre côté de la mer, & qu'ils verfaient à flots dans le frais gofier des belles. Et ils étaient payés en careffes. Toutefois, un matin, après le dîner, le prévôt les fit mander tous deux. Il avait l'air redoutable, suçant, non sans colère, un os à moelle en soupe. Pompilius tremblait dans ses chauffes, & sa bedaine était secouée par la peur. Ulenfpiegel, se tenant coi, tâtait agréablement dans ses poches, les clefs du cellier. Le prévôt, lui parlant, dit : — On boit mon vin & on mange mes volailles, eft-ce toi, mon fils? — Non, répondit Ulenfpiegel. — Et ce sonneur, dit le prévôt en montrant Pompilius, n'a-t-il point trempé les mains dans ce crime, car il eft blême comme un agonifant, à caufe affurément que le vin volé lui sert de poifon. — Las ! Meffire, répondit Ulenfpiegel, vous accufez à tort votre sonneur, car s'il eft blême, ce n'eft point d'avoir bu du vin, mais faute d'en humer affez, de quoi il eft si relâché, que si on ne l'arrête, son âme s'en ira par ruiffeaux dans ses chauffes. — Il eft de pauvres gens en ce monde, dit le prévôt buvant en son hanap un grand coup de vin. Mais, dis-moi, mon fils, si toi, qui a des yeux de lynx, tu n'as point vu les larrons? — J'y ferai bonne garde, Meffire prévôt, répondit Ulenfpiegel. — Que Dieu vous tienne en joie tous deux, mes enfants, dit le prévôt, & vivez sobrement. Car c'eft de l'intempérance que nous viennent bien des maux en cette vallée de larmes. Allez en paix. Et il les bénit. Et il suça encore un os à moelle en soupe, & il but encore un grand coup de vin. Ulenfpiegel & Pompilius sortirent. — Ce vilain ladre, dit Ulenfpiegel, ne t'aurait pas seulement donné à boire une goutte de son vin. Ce sera pain bénit que de lui en voler encore. Mais, qu'as-tu donc, que tu trembles? — J'ai mes chauffes toutes mouillées, dit Pompilius. — L'eau sèche vite, mon fils, dit Ulenfpiegel. Mais, sois joyeux, il y aura ce soir mufique de flacons dans la Ketel-Straet. Et nous soûlerons les trois gardes de nuit qui, en ronflant, garderont la ville. Ce qui fut fait. Cependant, l'on était près de la Saint-Martin • l'églife était parée pour la fête. Ulenfpiegel & Pompilius y entrèrent la nuit, enfermèrent bien les portes, allumèrent tous les cierges, prirent une viole & une cornemufe, & se mirent à jouer de leur mieux de ces inflruments. Et les cierges flambaient comme des soleils. Mais ce ne fut point tout. Leur befogne étant faite, ils allèrent près du prévôt, qu'ils trouvèrent debout, nonobflant l'heure avancée, grignotant une grive, buvant du vin de Rhin & écar-quillant les yeux, en voyant les vitraux de l'églife éclairés. — Meflire prévôt, lui dit Ulenfpiegel, voulez-vous savoir qui mange vos viandes & boit vos vins? — Et cette illumination, dit le prévôt en montrant les vitraux de l'églife : Ah! Seigneur Dieu, permettez-vous à Monfieur saint Martin de brûler ainfi, nuitamment, sans payer, les cierges des pauvres moines? — Il fait bien autre chofe, Meflire prévôt, dit Ulenfpiegel, mais venez. Le prévôt prit sa crosse & les suivit; ils entrèrent dans l'églife. Là, il vit, au milieu de la grande nef, tous les saints defcendus de leurs niches, rangés en rond & commandés, semblait-il, par saint Martin, qui les dépaffait tous de la tête & à l'index de sa main, étendue pour bénir, tenait une dinde rôtie. Les autres avaient dans la main ou portaient a la bouche, des morceaux de poulet ou d'oie, des sauciffons, des jambons, du poiffon cru & du poiffon cuit, &, entre autres, un brochet qui pefait bien quatorze livres. Et chacun, à ses pieds, avait un flacon de vin. A ce spedacle, le prévôt, ne se sentant point de colère, devint si rouge & sa face fut si gonflée, que Pompilius & Ulenfpiegel crurent qu'elle allait éclater, mais le prévôt, sans faire attention à eux, marcha droit sur saint Martin en le menaçant, comme s'il eût voulu lui imputer le crime des autres, lui arracha la dinde du doigt & le frappa de si grands coups, qu'il lui caffa le bras, le nez, la crolfe & la mitre. Quant aux autres, il ne leur épargna point les horions, & plus d'un laiffa sous ses coups : bras, mains, mitre, croffe, faux, hache, gril, scie & autres emblèmes de dignité & de martyre. Puis le prévôt, secouant sa bedaine, alla lui-même éteindre tous les cierges avec fureur & célérité. Il emporta tout ce qu'il put de jambons, de volailles & de sauciffons, &, pliant sous le faix, il rentra dans sa chambre à coucher, si marri & fâché qu'il but, coup sur coup, trois grands flacons de vin. Ulensfpiegel, étant affuré qu'il dormait, emporta dans la Ketel-Straet tout ce que le prévôt croyait avoir sauvé, & aufli tout ce qui reftait dans l'églife, non sans y avoir soupé préalablement des meilleurs morceaux. Et ils en mirent les débris aux pieds des saints. Le lendemain, Pompilius sonnait la cloche de matines, Ulenfpiegel monta au dortoir du prévôt & lui demanda de redefcendre dans l'églife. Là, lui montrant les débris des saints & des volailles, il lui dit : — Meffire prévôt, vous avez eu beau faire, ils ont mangé tout de même. — Oui, répondit le prévôt, ils sont venus jufqu'au dortoir, comme des larrons, prendre ce que j'avais sauvé. Ah! Meffieurs les saints, je m'en plaindrai au pape. — Oui, répondit Ulenfpiegel, mais c'eft après-demain la proceffion, les ouvriers vont venir tantôt dans l'églife, s'ils y voient tous ces pauvres saints mutilés, ne craignez-vous point d'être accufé d'iconoclaftie? — Ah! Monfieur saint Martin, dit le prévôt, épargnez-moi le feu, je ne savais ce que je faifais. Puis se tournant vers Ulenfpiegel, tandis que le peureux sonneur se balançait aux cloches : — On ne pourra jamais, dit-il, d'ici à dimanche, raccommoder saint Martin. Que vais-je faire & que dira le peuple? — Meffire, répondit Ulenfpiegel, il faut ufer d'un innocent subterfuge. Nous collerons une barbe sur le vifage de Pompilius, qui eft bien refpec-table, étant toujours mélancolique; nous l'affublerons de la mitre, de l'aube, de l'aumuffe & du grand manteau de drap d'or du saint; nous lui recommanderons de se bien tenir sur son socle, & le peuple le prendra pour le saint Martin de bois. Le prévôt alla vers Pompilius, qui se balançait aux cordes : — Ceffe de sonner, dit-il, & m'écoute : Veux-tu gagner quinze ducats? Dimanche, jour de la proceffion, tu seras saint Martin, Ulenfpiegel t'affublera comme il faut, & si, porté par tes quatre hommes, tu fais un gefte ou dis une parole, je te fais bouillir tout vif dans l'huile du grand chaudron que le bourreau vient de maçonner sur la place des Halles. 242 LA LÉGENDE D ULENSPIEGEL — Monfeigneur, je vous rends grâces, dit Pompilius; mais vous savez que je retiens mes eaux difficilement. — Il faut obéir, repartit le prévôt. — J'obéirai, monfeigneur, dit Pompilius bien piteufement. VIII Le lendemain, par un clair soleil, la proceffion sortit de l'églife. Ulen-spiegel avait raccommodé de son mieux les douze saints qui se balançaient sur leurs socles entre les bannières des corporations, puis -venait la statue de Notre-Dame; puis les filles de la Vierge tout de blanc vêtues & chantant des cantiques, puis les archers & [arbalétriers, puis la plus proche du dais & se balançant plus que les autres, Pompilius pliant sous les lourds accoutrements de Monfieur saint Martin. Ulenfpiegel, s'étant muni de poudre à gratter, avait vêtu lui-même Pompilius de son coflume épifcopal, lui avait mis les gants & la crolfe & enfeigné la manière latine de bénir le peuple. Il avait aulfi aidé les prêtres à se vêtir. Aux uns il mettait l'étole, aux autres l'aumulfe, aux diacres l'aube. II courait de ci, de là dans l'églife, rétablilfant en ses plis un pourpoint ou un haut-de-chaulfes. Il admirait & louait les armes bien fourbies des arbalétriers & les arcs redoutables de la confrérie des archers. Et à chacun il verfait sur la fraife, le dos ou le poignet, une pincée de poudre à gratter. Mais le doyen & les quatre porteurs de saint Martin furent ceux qui en eurent le plus. Quant aux filles de la Vierge, il les.épargna en conlidération de leur grâce mignonne. La proceffion sortit bannières au vent, enfeignes déployées, dans un bel ordre. Hommes & femmes se signaient en la voyant paffer. Et le soleil luifait chaud. Le doyen fut le premier qui sentit l'effet de la poudre & se gratta un peu derrière l'oreille. Tous, prêtres, archers, arbalétriers se grattaient le cou, les jambes, les poignets, sans ofer encore le faire ouvertement. Les quatre porteurs se grattaient auffi, mais le sonneur, plus démangé que les autres, car il était plus expofé à l'ardent soleil, n'ofait pas seulement remuer de peur d'être bouilli vif. Pinçant le nez, il faifait une laide grimace & il tremblait sur ses jambes flageolantes, car il manquait de tomber chaque fois que les porteurs se grattaient. Mais il n'ofait bouger &, de peur, laiflait aller ses eaux, & les porteurs difaient : — Grand saint Martin va-t-il pleuvoir maintenant? Les prêtres chantaient un hymne à Notre-Dame. Si de cœ... cœ... cœ... lo defcenderes O sanc... ta... ta... ta... Ma... ma... ria. Car leurs voix tremblaient à caufe de la démangeaifon, qui devenait exceffive ; mais ils se grattaient modeftement. Le doyen & les quatre porteurs de saint Martin avaient toutefois le cou & les poignets en pièces. Pompilius se tenait coi flageolant sur ses pauvres jambes, qui étaient le plus démangées. Mais voilà soudain tous les arbalétriers, archers, diacres, prêtres, doyen & les porteurs de saint Martin de s'arrêter pour se gratter. La poudre démangeait aux plantes des pieds de Pompilius, mais il n'ofait bouger de peur de tomber. Et les curieux difaient que saint Martin roulait des yeux bien farouches & faifait une mine bien menaçante au pauvre populaire. Puis le doyen fit de nouveau marcher la proceffion. Bientôt le chaud soleil qui tombait d'aplomb sur tous ces dos & ces bedaines proceffionnels rendit intolérable l'effet de la poudre. Et alors, prêtres, archers, arbalétriers, diacres & doyen furent vus comme une troupe de singes s'arrêter & se gratter sans pudeur partout où il leur démangeait. Les filles de la Vierge chantaient leur hymne & c'étaient comme des chants d'ange, toutes ces fraîches voix montant vers le ciel. Tous, au demeurant, s'en furent où ils pouvaient : le doyen, tout en se grattant, sauva le Saint-Sacrement; le peuple pieux tranfporta les reliques dans l'églife; les quatre porteurs de saint Martin jetèrent rudement Pompilius par terre. Là, n'ofant se gratter, remuer ni parler, le pauvre sonneur fermait les yeux dévotement. Deux jeunes garçonnets le voulurent emporter, mais, le trouvant trop lourd, ils le mirent tout droit contre un mur, & là, Pompilius pleura de grofles larmes. Le populaire s'affemblait autour de lui; les femmes étaient allées chercher des mouchoirs de toile fine & blanche & lui effuyaient le vifage pour conserver ses larmes comme des reliques & lui difaient : « Monfeigneur, comme vous avez chaud ! » Le sonneur les regardait lamentablement & faifait du nez, malgré lui, des grimaces. Mais comme les larmes coulaient à flots de ses yeux, les femmes difaient : « Grand saint Martin, pleurez-vous sur les péchés de la ville d'Ypres? N'eft-ce pas votre noble nez qui bouge? Nous avons cependant suivi les confeils de Louis Vivès & les pauvres d'Ypres auront de quoi travailler & de quoi manger. Oh! les greffes larmes! Ce sont des perles. Notre salut eft ici. » Les hommes difaient : « Faut- il, grand saint Martin, démolir chez vous la Stetel-Kraat ? Mais enfeignez-nous surtout les moyens d'empêcher les fillettes pauvres de sortir le soir & de courir ainfi mille aventures. » Soudain le peuple cria : « Voici le bedeau ! » Ulenfpiegel vint alors &, prenant Pompilius à bras-le-corps, l'emporta sur ses épaules suivi de la foule des dévots & dévotes. — Las! lui difait tous bas à l'oreille le pauvre sonneur, je vais mourir démangé, mon fils. — Tiens-toi raide, répondait Ulenfpiegel, oublies-tu que tu es un saint de bois? 11 courut le grand pas & dépofa Pompilius devant le prévôt qui s'étrillait de ses ongles jufqu'au sang. — Sonneur, dit le prévôt, t'es-tu gratté comme nous ? — Non, meffire, répondit Pompilius. — As-tu parlé ou fait un gefte? — Non, meffire, répondit Pompilius. — Alors, dit le prévôt, tu auras tes quinze ducats. Va te gratter maintenant. IX Le lendemain, le peuple ayant appris le fait par Ulenfpiegel, dit que c'était méchante raillerie de leur faire adorer comme saint un pleurard qui laiffait aller ses eaux sous lui. Et beaucoup devinrent hérétiques. Et partant avec leurs biens, ils couraient grofiir l'armée du prince. Ulenfpiegel s'en retourna vers Liège. Étant seul dans le bois s'afiit & rêvaffa. Regardant le ciel clair, il dit : « La guerre, toujours la guerre, pour que l'ennemi efpagnol tue le pauvre peuple, pille nos biens, viole nos femmes & filles. Cependant notre bel argent s'en va, & notre sang coule par ruiffeaux sans profit pour personne, sinon pour ce royal maroufle qui veut mettre un fleuron d'autorité de plus à sa couronne. Fleuron qu'il croit glorieux, fleuron de sang, fleuron de fumée. Ah! si je te pouvais fleuronner comme je le défire, il n'y aurait que les mouches qui te voudraient tenir compagnie. » Comme il penfait à ces chofes, il vit paffer devant lui tout une bande de cerfs. Il y en avait de vieux & grands ayant encore leurs daimtiers & portant fièrement leurs bois à neuf cors. De mignons broquarts, qui sont leurs écuyers, trottinaient à côté d'eux semblant tout prêts à leur donner aide de leurs bois pointus. Ulenfpiegel ne savait où ils allaient, mais il jugea que c'était à leur repofée. — Ah ! dit-il, vieux cerfs & broquarts mignons, vous allez, gais & fiers, dans le parfond du bois à votre repofée, mangeant les jeunes pouffes, flairant les senteurs embaumées, heureux jufqu'à ce que vienne le chaffeur-bourreau. Ainfi de nous, vieux cerfs & broquarts ! Et les cendres de Claes battirent sur la poitrine d'Ulenfpiegel. X En septembre, quand les coufins ceffent de piquer, le Taifeux, avec six pièces de campagne. & quatre gros canons parlant pour lui, & quatorze mille Flamands, Wallons & Allemands, pafïa le Rhin à Saint-Vyt. Sous les enfeignes jaunes & rouges du bâton noueux de Bourgogne, bâton qui longtemps meurtrit nos pays, bâton de commencement de servitude que tenait d'Albe, le duc de sang, marchaient vingt-six mille cinq cents hommes; roulaient dix-sept pièces de campagne & neuf gros canons. Mais le Taifeux ne devait avoir nul bon succès en cette guerre, car d'Albe refufait sans cefle la bataille. Et son frère Ludwig, le Bayard de Flandre, après maintes villes gagnées & maints bateaux rançonnés sur le Rhin, perdit à Jemmingen, au pays de Frife, contre le fils du duc, seize canons, quinze cents chevaux & vingt enfeignes, à caufe des lâches soudards mercenaires, qui demandaient argent quand il fallait bataille. ■ Et par ruines, sang & larmes, vainement Ulenfpiegel cherchait le salut de la terre des pères. Et les bourreaux, par les pays, pendaient, détranchaient, brûlaient les pauvres vidimes innocentes. Et le roi héritait. t XI Cheminant par le wallon pays, Ulenfpiegel vit que le prince n'y avait nul secours à efpérer, & il vint ainfi près la ville de Bouillon. Il vit peu à peu se montrer sur le chemin boffus de tous âge, sexe & condition. Tous, pourvus de grands rofaires, les égrenaient dévotement. Et leurs prières étaient comme des croaffements de grenouilles dans un étang, le soir, quand il fait chaud. Il y avait des mères boffues portant des enfants bolTus, tandis que d'autres petits de même couvée s'attachaient à leurs jupes. Et il y avait des boffus sur les collines & des boffus dans les plaines. Et partout sur le ciel clair Ulenfpiegel voyait se deffiner leurs maigres silhouettes. Il alla à l'un d'eux & lui dit : — Où vont tous ces pauvres hommes, femmes & enfants? L'homme répondit : — Nous allons au tombeau de Monfieur saint Remacle, le prier de nous donner ce que notre cœur défire, en ôtant de notre dos son paquet d'humiliation. Ulenfpiegel repartit : — Monfieur saint Remacle pourrait-il me donner auffi ce que mon cœur défirë, en ôtant du dos des pauvres communes le duc de sang, qui y pèfe comme une boffe de plomb ? — Il n'a point charge d'enlever les boffes de pénitence, répondit le pèlerin. — En enleva-t-il quelques autres? demanda Ulenfpiegel. — Oui, quand les boffes sont jeunes. Si alors se fait le miracle de guéri-son, nous menons noces & feftins par toute la ville. Et chaque pèlerin donne une pièce d'argent, & souvent fois un florin d'or au bienheureux guéri, devenu saint de ce fait & pouvant efficacement prier pour les autres. Ulenfpiegel dit : — Pourquoi le riche Monfieur saint Remacle fait-il comme traître apothicaire payer les guérifons? — Piéton impie, il punit les blafphémateurs ! répondit le pèlerin secouant sa boffe furieufement. — Las! geignit Ulenfpiegel. Et il tomba courbé au pied d'un arbre. Le pèlerin, le confidérant, difait : — Monfieur saint Remacle frappe bien ceux qu'il frappe. Ulenfpiegel courbait le dos, &, s'y grattant, geignait : — Glorieux saint, ayez pitié. C'eft le châtiment. Je sens entre les épaules douleur cuifante. Las! aïe! Pardon, monfieur saint Remacle. Va, pèlerin, va, laiffe-moi seul ici, comme parricide, pleurer & me repentir. Mais le pèlerin s'était enfui jufques à la grand'place de Bouillon, où tous les boffus se trouvaient raffemblés. Là, friffant de peur, il leur dit, parlant par saccades : — Rencontré pèlerin droit comme peuplier... pèlerin blafphémateur... boffe dans le dos... boffe enflammée! Ce qu'entendant les pèlerins, ils pouffèrent mille clameurs joyeufes, difant: — Monfieur saint Remacle, si vous donnez des boffes, vous en pouvez ôter. Otez nos boffes, Monfieur saint Remacle ! Dans l'entre-temps, Ulenfpiegel quitte son arbre. En paffant par le faubourg défert, il vit, à la porte baffe d'une taverne, deux veffies se balançant à un bâton, veffies de cochon, ainfi accrochées en signe de kermeffe à boudins, Pancli kermis, comme l'on dit au pays de Brabant. Ulenfpiegel prit une des deux veffies, ramaffa par terre l'épine dorfale d'une schol, les Français difent plie sèche, se saigna, fit couler de son sang dans la veffie, la gonfla, la ferma, la mit sur le dos, & par-deffus plaça l'épine dorfale de la schol. Ainfi accoutré, le dos voûté, le chef branlant & les jambes flageolantes comme un vieux boffu, il vint sur la place. Le pèlerin témoin de sa chute l'aperçut & cria : — Voici le blafphémateur. Et il le montra du doigt. Et tous de courir pour voir l'affligé. Ulenfpiegel hochait la tête piteufement : — Ah! difait-il, je ne mérite grâce ni pitié; tuez-moi comme un chien enragé. Et les boffus, se frottant les mains, difaient : — Un de plus en notre confrérie. Ulenfpiegel, marmonnant entre ses dents : « Je vous le ferai payer, méchants », parai fiait tout supporter patiemment, & difait : — Je ne mangerai ni ne boirai même pour raffermir ma boffe, jufqu'à ce que Monfieur saint Remacle m'ait voulu guérir comme il m'a frappé. Au bruit du miracle, le doyen sortit de l'églife. C'était un homme grand, panfard & majeflueux. Le nez au vent, il fendit comme un navire le flot des boffus. On lui montra Ulenfpiegel; il lui dit : — Efl-ce toi, bonhommet, qu'a frappé le fléau de saint Remacle ? — Oui, Mefllre doyen, répondit Ulenfpiegel, c'eft moi en effet son humble adorateur qui veut se faire guérir de sa boffe neuve, s'il lui plaît. Le doyen, flairant sous ce propos quelque malice : — Laiffe-moi, dit-il, tâter cette boffe. — Tâtez, meffire, répondit Ulenfpiegel. Ce qu'ayant fait, le doyen : — Elle eft, dit-il, de date fraîche & mouillée.- J'efpère cependant que Monfieur saint Remacle voudra bien agir miféricordieusement. Suis-moi. Ulenfpiegel suivit le doyen & entra dans l'églife. Les boffus, marchant derrière lui, criaient : « Voici le maudit ! Voici le blafphémateur ! Combien pèfe-t-elle, ta boffe fraîche ? En feras-tu un sac pour y mettre tes patacons ? Tu t'es moqué de nous toute ta vie, parce que tu étais droit; c'eft notre tour maintenant. Gloire à Monfieur saint Remacle ! Ulenfpiegel, ne sonnant mot, courbant la tête, suivant toujours le doyen, entra dans une petite chapelle où se trouvait un tombeau tout en marbre, couvert d'une grande table qui était de marbre pareillement. Il n'y avait pas entre le tombeau & le mur de la chapelle la longueur d'une grande main étendue. Une foule de pèlerins boffus, se suivant à la file, paffaient entre le mur & la table du tombeau, à laquelle ils se frottaient leurs boffes silen-cieufement. Et ils efpéraient ainfi en être délivrés. Et ceux qui frottaient leurs boffes ne voulaient point faire place à ceux qui ne l'avaient pas encore frottée, & ils s'entre-battaient, mais sans bruit, n'ofant frapper que des coups sournois, coups de boffus, à caufe de la sainteté du lieu. Le doyen dit à Ulenfpiegel de monter sur la table du tombeau, afin que tous les pèlerins le puffent bien voir. Ulenfpiegel répondit : Je ne le puis tout seul. Le doyen l'y aida & se plaça près de lui en lui commandant de s'agenouiller. Ulenfpiegel le fit & demeura en cette pofture, la tête balfe. Le doyen alors, s'étant recueilli, prêcha & dit d'une voix sonore : — Fils & frères en Jéfus-Chrift, vous voyez à mes pieds le plus grand impie, vaurien & blafphémateur que Monfieur saint Remacle ait jamais frappé de sa colère. Et Ulenfpiegel, se frappant la poitrine, difait : Confiteor. — Jadis, pourfuivit le doyen, il était droit comme une hampe de hallebarde, & s'en glorifiait. Voyez-le maintenant, boffu & courbé sous le coup de la malédidion célefte. — Confiteor, ôtez ma boffe, difait Ulenfpiegel. — Oui, pourfuivait le doyen, oui grand saint, Monfieur saint Remacle, qui, depuis votre mort glorieufe, fîtes trente-neuf miracles, ôtez de ses épaules le poids qui y pèfe. Et puiffions-nous, pour ce, chanter vos louanges dans les siècles des siècles, in sœcula sœculorum. Et paix sur la terre aux boffus de bonne volonté. Et les boffus de dire en chœur : — Oui, oui, paix sur la terre aux boffus de bonne volonté : paix de 32 bolîes, trêves de contrefaits, amnifties d'humiliations. Otez nos boffes, Monfieur saint Remacle ! Le doyen commanda à Ulenfpiegel de defcendre du tombeau & de se frotter la boffe contre le bord de la table. Ulenfpiegel le fit, difant toujours meâ culpâ, confiteor, ôtez ma boffe. Et il la frottait très-bien au vu & sçu des aiïiftants. Et ceux-ci de crier : — Voyez-vous la boffe, elle plie! voyez-vous, elle cède! elle va fondre à droite. — Non, elle rentrera dans la poitrine; les boffes ne se fondent pas, elles defcendent dans les inteftins d'où elles sortent. — Non, elles rentrent dans l'eftomac où elles servent de nourriture pour quatre-vingts jours. — C'eft le cadeau du saint aux boffus débarraffés. — Où vont les vieilles boffes? Soudain tous les boffus jetèrent un grand cri, car Ulenfpiegel venait de crever sa boffe en s'appuyant lourdement sur le bord de la table du tombeau. Tout le sang qui était dedans tomba, coulant de son pourpoint, à greffes gouttes, sur les dalles. Et il s'écria, se redreffant en étendant les bras : — Je suis débarraffé ! Et tous les boffus de s'écrier enfemble : — Monfieur saint Remacle le bénit, c'eft doux à lui, dur à vous. — Monfieur, ôtez nos boffes! — Moi, je vous offrirai un veau. — Moi, sept moutons. — Moi, la chaffe de l'année. — Moi, six jambons. — Moi, je donne machaumine à l'églife. — Otez nos boffes, Monfieur saint Remacle! Et ils regardaient Ulenfpiegel avec envie & refped. Il y en eut un qui voulut tâter sous son pourpoint, mais le doyen lui dit : — Là eft une plaie qui ne peut voir la lumière. — Je prierai pour vous, difait Ulenfpiegel. — Oui, pèlerin, difaient les boffus parlant tous enfemble, oui monfieur le redreffé, nous nous sommes gauffés de vous, pardonnez-le-nous, nous ne savions ce que nous faifions. Monfeigneur Chrift a pardonné sur la croix, baillez-nous auffi pardon. — Je pardonnerai, difait bénévolement Ulenfpiegel. — Donc, difaient-ils, prenez ce patard, acceptez ce florin, laiffez-nous bailler ce réal à Votre Droiture, lui offrir ce crufat, mettre en ses mains ces carolus... — Cachez bien vos carolus, leur difait tout bas Ulenfpiegel, que votre main gauche ignore ce que votre droite donne. Et il parlait ainfi à cause du doyen qui mangeait des yeux la monnaie des boffus, sans voir si elle était d'or ou d'argent. — Grâces vous soient rendues, Meffire sanctifié, difaient les boffus à Ulenfpiegel. Et il acceptait fièrement leurs dons comme un homme miraculeux. Mais les avares frottaient leurs boffes au tombeau sans rien dire. Ulenfpiegel alla le soir en une taverne où il mena noces & feftins. Avant de s'aller mettre au lit, songeant que le doyen voudrait bien avoir sa part du butin sinon tout, il compta son gain, y trouva plus d'or que d'argent, car il y avait bien là1 trois cents carolus. Il avifa un laurier desséché dans un pot, prit le laurier par la perruque, tira à lui la plante & la terre & mit l'or deffous. Tous les demi-florins, patards & patacons furent par lui étalés sur la table. Le doyen entra dans la taverne & monta près d'Ulenfpiegel. Celui-ci le voyant : — Meffire doyen, dit-il, que voulez-vous à ma chétive perfonne? — Je ne veux que ton bien, mon fils, répondit celui-ci. — Las! gémit Ulenfpiegel, eft-ce celui que vous voyez sur la table? — Celui-là, repartit le doyen. Puis, allongeant la main, il nettoya la table de tout l'argent qui y était & le fit tomber dans un sac à ce deftiné. Et il donna un florin à Ulenfpiegel, feignant de geindre. Et il lui demanda les inftruments du miracle. Ulenfpiegel lui montra l'os de schol & la vefïïe. Le doyen les prit tandis qu'Ulenfpiegel se lamentait, le suppliant de lui vouloir donner davantage, difant que le chemin était long de Bouillon à Damme, pour lui pauvre piéton, & qu'il mourrait de faim sans doute. Le doyen s'en fut sans sonner mot. Étant seul, Ulenfpiegel s'endormit l'œil sur le laurier. Le lendemain, à l'aube, ayant ramaffé son butin, il sortit de Bouillon, s'en fut au camp du Taifeux, lui remit l'argent & narra le fait, difant que c'était là la vraie façon de lever sur l'ennemi des contributions de guerre. Et le prince lui donna dix florins. Quant à l'os de schol, il fut enchâffé en une boîte de criftal & placé entre les bras de la croix du maître-autel, à Bouillon. Et chacun dans la .ville sait ^que ce que la croix enclôt, eft la boffe du blafphémateur redreffé. XII Le Taifeux, étant aux environs de Liège, faifait, avant de paffer la Meufe, des marches & des contre-marches, déroutant ainfi le duc en sa vigilance. Ulenfpiegel, vaquant à ses devoirs de soudard, maniait dextrement l'ar-quebufe à rouet & tenait bien ouverts les yeux'& les oreilles. En ce temps-là vinrent au camp des gentilshommes flamands & brabançons, lefquels vivaient bien avec les seigneurs, colonels & capitaines de la suite du Taifeux. Bientôt se formèrent dans le camp deux partis s'entre-querellant sans ceffe, les uns difant : « Le prince eft traître », les autres répondant que les accufateurs avaient menti par la gorge & qu'ils leur feraient avaler leur menfonge. La méfiance grandiffait comme une tache d'huile. Ils en vinrent aux mains par troupes de six, de huit & de douze hommes, s'entre-battant à toutes armes de combat singulier, voire même d'arquebufes. Un jour, le prince vint au bruit, marchant entre les deux partis. Une balle emporta son épée de son côté. Il fit ceffer le combat & vifita tout le camp pour se montrer, afin que l'on ne dît point : Mort le Taifeux, morte la guerre. Le lendemain, vers la mi-nuit, par un temps de brouillard, Ulenfpiegel étant prêt à sortir d'une maifon où il avait été chanter chanfon d'amour flamand à une fillette wallonne, entendit à la porte de la chaumine proche de la maifon le croaffement d'un corbeau trois fois répété. D'autres croaffements y répondirent de loin, trois fois par trois fois. Un manant vint sur le seuil de la chaumine. Ulenfpiegel entendit des pas sur le chemin. Deux hommes, parlant efpagnol, vinrent au manant, qui leur dit en la même langue : — Qu'avez-vous tait? — Bonne befogne, dirent-ils, en mentant pour le roi. Grâce à nous, capitaines & soudards méfiants s'entre-difent : « C'eft par vile ambition que le prince réfifte au roi ; il s'attend ainfi à « en être craint & à recevoir en gage de paix des villes & seigneuries; pour « cinq cent mille florins, il abandonnera les vaillants seigneurs combat- « tant pour les pays. Le duc lui a fait offrir une amniftie complète avec « promeffe & serment de faire rentrer leurs biens, lui & tous les hauts « chefs d'armée, s'ils se remettaient sous l'obéiffance du roi. D'Orange va « traiter seul avec lui. » Les fidèles du Taifeux nous répondaient : a Offres du duc, traître piège, il n'y cherra point, se souvenant de Mes-« fieurs d'Egmont & de Hoorn. Ils le savent bien, le cardinal de Granvelle « étant à Rome a dit, lors de la capture des comtes : On prend les deux « goujons, mais on laiffe le brochet; on n'a rien pris, puifque le Taifeux « refte à prendre. » — La divifion grande dans le camp? dit le manant. — Grande eft la divilîon, dirent-ils; plus grande chaque jour. — Où sont les lettres?. Ils entrèrent dans la chaumine, où une lanterne fut allumée. Là, regardant par une petite lucarne, Ulenfpiegel les vit décacheter deux miffives, se réjouir à leur ledure, boire de l'hydromel & sortir enfin, difant au manant, en langue efpagnole : « Camp divifé, Orange prife. Ce sera bonne limonade. — Ceux-là, se dit Ulenfpiegel, ne peuvent vivre. Ils sortirent par le brouillard épais. Ulenfpiegel vit le manant leur apporter une lanterne qu'ils prirent. La lumière de la lanterne étant souvent interceptée par une forme noire, il supposa qu'ils marchaient l'un derrière l'autre. Il arma son arquebufe & tira sur la forme noire. Il vit alors la lanterne .abaiffée & relevée plufieurs fois, & jugea que, l'un des deux étant tombé, l'autre cherchait à voir de quelle sorte était sa bleffure. 11 arma derechef son arquebufe. Puis la lanterne allant seule, vite & se balançant dans la diredion du camp, il tira de nouveau. La lanterne vacilla, puis tomba s'éteignant, & l'ombre se fit. Courant alors vers le camp, il vit le prévôt en sortant avec une foule de soudards éveillés par les coups d'arquebufe. Ulenfpiegel, les accoftant, leur dit : — Je suis le chaffeur, allez relever le gibier. — Joyeux Flamand, dit le prévôt, tu parles autrement que de la langue. — Paroles de langue, c'eft vent, répondit Ulenfpiegel; paroles de plomb demeurent dans le corps des traîtres. Mais suivez-moi. 11 les mena, munis de leurs lanternes, jufqu'à l'endroit où les deux étaient tombés. De fait ils les virent étendus par terre, l'un mort, l'autre râlant & tenant la main sur sa poitrine, où se trouvait une lettre froiffée en un dernier effort de vie. Ils emportèrent les corps, qu'ils reconnurent aux vêtements pour corps de gentilshommes, & vinrent ainfi avec leurs lanternes près du prince, empêché à tenir confeil avec Frédéric de Hollenhaufen, le Marckrave de Heffe, & d'autres seigneurs. Suivis de landskneckts, de reiters, de verts & de jaunes cafaquins, ils vinrent devant la tente du Taifeux, demandant avec cris qu'il les voulût recevoir. Il en sortit. Alors, coupant le verbe au prévôt, touffant & se préparant à l'accufer, Ulenfpiegel dit : — Monfeigneur, j'ai tué, au lieu de corbeaux, deux traîtres nobles de votre suite. Puis il narra ce qu'il avait vu, ouï & fait. Le Taifeux ne sonna mot. Ces deux corps furent fouillés, étant préfents, lui, Guillaume d'Orange, le Taifeux, Friedrich de Hollenhaufen, le marckrave de Heffe, Dieterich de Schoonenbergh, le comte Albert de Naffau, le comte de Hooghftraete, Antoine de Lalaing, gouverneur de Malines; les soudards & La m me Gpedzak tremblant en sa bedaine. Des lettres scellées de Gran-velle & de Noircarmes furent trouvées sur les gentilshommes, les engageant à semer la divifion dans la suite du prince, pour diminuer d'autant ses forces, le forcer à céder & le livrer au duc pour être décapité suivant ses mérites. « Il fallait, difaient les lettres, procéder subtilement & par mots couverts, pour que ceux de l'armée cruffent que le Taifeux avait déjà fait, à son seul profit, accord particulier avec le duc Ses capitaines & soudards, fâchés, le feraient prifonnier. Il leur était pour récompense envoyé à chacun un bon de cinq cents ducats sur les Fugger d'Anvers; ils en auraient mille auffitôt que seraient arrivés d'Efpagne en Zélande les quatre cent mille qu'on attendait. » Ce complot étant découvert, le prince sans parler se tourna vers les gentilshommes, seigneurs & soudards, parmi lefquels il en était un grand nombre qui le soupçonnaient; il montra les deux corps sans parler, voulant par ce gefte leur reprocher leur défiance. Tous s'exclamèrent en grand tumulte : — Longue vie à d'Orange! D'Orange eft fidèle aux pays! Ils voulurent par mépris jeter les cadavres aux chiens; mais le Taifeux: — Ce ne sont point les corps qu'il faut jeter aux chiens, mais la faiblesse d'efprit, qui fait douter des pures intentions. Et les seigneurs & soudards crièrent : — Vive le prince ! Vive d'Orange, l'ami des pays ! Et leurs voix furent comme un tonnerre menaçant l'injuftice. Et le prince montrant les corps : — Enterrez-les chrétiennement, dit-il. — Et moi, demanda Ulenfpiegel, que va-t-on faire de ma carcaffe fidèle ? Si j'ai mal fait qu'on me baille des coups, si j'ai bien fait que l'on m'oftroie récompenfe. Le Taifeux alors parla & dit : — Cet arquebufier recevra cinquante coups de bois vert en ma préfence pour avoir sans mandement tué deux gentilshommes, au grand mépris de toute difcipline. Il recevra auffi trente florins pour avoir bien vu & entendu. — Monfeigneur, répondit Ulenfpiegel, si l'on me donnait premièrement les trente florins, je supporterais les coups de bois vert avec patience. — Oui, oui, gémiffait Lamme Goedzak, donnez-lui d'abord les trente florins, il supportera le refte avec patience. — Et puis, difait Ulenfpiegel, ayant l'âme nette, je n'ai nul befoin d'être lavé de chêne ni rincé de cornouiller. — Oui, gémiffait derechef Lamme Goedzak, Ulenfpiegel n'a point befoin d'être lavé ni rincé. Il a l'âme nette. Ne le lavez point, meffeigneurs, ne le lavez point. Ulenfpiegel ayant reçu les trente florins, il fut par le prévôt ordonné au stockmeefter, aide-maître du bâton, de se saifir de lui. — Voyez, meffeigneurs, difait Lamme comme sa mine eft piteufe. Il n'aime du tout le bois, mon ami Ulenfpiegel. — J'aime, repartit Ulenfpiegel, à voir un beau frêne bien feuillu, croissant au soleil en sa native verdeur; mais je hais à la mort ces laids bâtons de bois saignant encore leur séve, débranchés, sans feuilles ni ramilles, d'afpedt farouche & de dure accointance. — Es-tu prêt? demanda le prévôt. — Prêt, répéta Ulenfpiegel, prêt à quoi? A être battu? Non, je ne le suis point & ne le veux être, monfieur du stockmeefter. Votre barbe eft rouffe & votre air redoutable; mais, j'en suis affuré, vous avez le cœur doux & n'aimez point d'éreinter un pauvre homme tel que moi. Je dois Vous le dire, je n'aime à le faire ni à le voir; car le dos d'un chrétien eft un temple sacré qui, pareillement à la poitrine, renferme les poumons par lefquels nous refpirons l'air du bon Dieu. De quels cuifants remords ne seriez-vous point rongé si un brutal coup de bâton allait me les mettre en pièces. — Hâte-toi, dit le stockmeefter. — Mohfeigneur, dit Ulenfpiegel parlant au prince, rien ne preffe, croyez-moi; il faudrait d'abord faire sécher ce bâton, car on dit que le bois vert entrant dans la chair vive lui communique un venin mortel. Votre Alteffe voudrait-elle me voir mourir de cette laide mort? Monfeigneur, je tiens mon dos fidèle au service de Votre Alteffe; faites-le frapper de verges, cingler du fouet; mais, si vous ne voulez me voir mort, épargnez-moi, s'il vous plaît, le bois vert. — Prince, faites-lui grâce, dirent enfemble meffire de Hoogftraeten & Diederich de Shoonenbergh. Les autres souriaient miféricordieufement. Lamme auffi difait : — Monfeigneur, monfeigneur, faites grâce; le bois vert, c'eft pur poifon. Le prince alors dit : — Je fais grâce. Ulenfpiegel, sautant en l'air plufieurs fois, frappa sur la bedaine de Lamme & le forçant à danfer, dit : — Loue avec moi monfeigneur, qui m'a sauvé du bois vert. Et Lamme effayait de danfer, mais ne le pouvait à caufe de sa bedaine. Et Ulenfpiegel lui paya à manger & à boire. XIII Ne voulant point livrer bataille, le duc sans trêve harcelait le Taifeux vaguant par le plat pays entre Juliers & la Meufe, faifant sonder partout le fleuve à Hondt, Mechelen, Elfen, Meerfen, & partout le trouvant rempli de chauffe-trapes, pour blesser hommes & chevaux voulant passer à gué. A Stockem, les sondeurs n'en trouvèrent point. Le prince ordonna le paffage. Des reiters traverfèrent la Meufe & se tinrent en ordre de bataille sur l'autre bord, afin de protéger le paffage du côté de l'évêché de Liège ; puis s'alignèrent d'un bord à l'autre, rompant ainfi le cours du fleuve, dix rangs d'archers & d'arquebufiers, emmi lefquels se trouvait Ulenfpiegel. Il y eut de l'eau jufqu'aux cuiffes, souventes fois quelque vague traitreffe le soulevait, lui & son cheval. Il vit paffer les soudards piétons portant un sachet de poudre sur leur couvre-chef & en l'air leurs arquebufes; puis venaient les chariots, hacquebutes à croc, soudards de manœuvre, boute-feus, couleuvrines, doubles-couleu-vrines, faucons, fauconneaux, serpentins, demi-serpentins, doubles-serpentines, courtauds, doubles-courtauds, canons, demi-canons, doubles-canons; sacres, petites pièces de campagne montées sur avant-trains, conduites par deux chevaux, pouvant manœuvrer au galop & en tout point semblables à celles qui furent nommées les Piftolets de l'empereur; derrière eux, protégeant la queue, des landfkneckts & des reiters de Flandre. Ulenfpiegel chercha quelque boiffon réchauffante. L'archer Riefen-craft, haut Allemand, homme maigre, cruel & gigantal, ronflait à côté de lui sur son deftrier, &, soufflant, embaumait le brandevin. Ulenfpiegel, cherchant un flacon sur la croupe de son cheval, le trouva paffé en baudrier au moyen d'une cordelette qu'il coupa; et il prit le flacon, le huma joyeufement. Les archers compagnons lui dirent : — Baille-nous-en. Ce qu'il fit. Le brandevin étant bu, il noua la cordelette du flacon & le voulut remettre sur la poitrine du soudard. Comme il levait le bras pour le paffer, Riefencraft se réveilla. Prenant le flacon, il voulut traire sa vache accoutumée. Trouvant qu'elle ne donnait plus de lait, il entra dans une grande colère : — Larron, dit-il, qu'as-tu fait de mon brandevin? Ulenfpiegel répondit : — Je l'ai bu. Entre cavaliers trempés, le brandevin d'un seul eft le brandevin de tous. Méchant eft le ladre. — Demain je taillerai ta viande en champ clos, répondit Riefencraft. — Nous nous taillerons, répondit Ulenfpiegel, têtes, bras, jambes & tout. Mais n'es-tu conftipé, que tu as la trogne si aigre? — Je le suis, répondit Riefencraft. — Il faut donc, repartit Ulenfpiegel, te purger & non te battre. 11 fut convenu entre eux qu'ils se rencontreraient le lendemain, montés & accoutrés chacun à sa fantaifie & s'entre-tailleraient leur lard avec un court & raide eftoc. Ulenfpiegel demanda de remplacer pour lui l'eftoc par un bâton, ce qui lui fut permis. Dans l'entre-temps, tous les soudards ayant paffé le fleuve & se mettant en bon ordre à la voix des colonels & capitaines, les dix rangs d'archers paffèrent également. Et le Taifeux dit : — Marchons sur Liège ! Ulenfpiegel en fut joyeux, & avec tous les Flamands, s'exclama : — Longue vie à d'Orange, marchons sur Liège ! Mais les étrangers, & notamment les Hauts-Allemands, dirent qu'ils étaient trop lavés & rincés pour marcher. Vainement le prince les affura qu'ils allaient à une sûre victoire, en une ville amie, ils ne voulurent rien entendre, allumèrent de grands feux & se chauffèrent devant, avec leurs chevaux déharnachés. L'attaque de la ville fut remife au lendemain où d'Albe, grandement ébahi du hardi paffage, apprit, par ses efpions, que les soudards du Taifeux n'étaient point encore prêts à l'attaque. Sur ce, il fit menacer Liège & tout le pays d'alentour de les mettre à feu & à sang, si les amis du prince y faifaient quelque mouvement. Gérard de Groelbeke, le happe-chair épifcopal, fit armer ses soudards contre le prince qui arriva trop tard, par la faute des Hauts-Allemands, qui avaient eu peur d'un peu d'eau dans leurs chauffes. XIV Ulenfpiegel & Riefencraft ayant pris des seconds, ceux-ci dirent que les deux soudards se battraient à pied jufqu'à ce que mort s'enfuivît, s'il plaifait au vainqueur, car telles étaient les conditions de Riefencraft. Le lieu du combat était une petite bruyère. Dès le matin, Riefencraft se vêtit de son coftume d'archer. Il mit la salade à gorgerin, sans vifière, & une chemife de maille sans manches. L'autré chemife s'en allant par morceaux, il la plaça dans sa salade pour en faire au befoin de la charpie. Il se munit de l'arbalète de bon bois des Ardennes, d'une trouffe de trente flèches, d'une dague longue, mais non d'une épée à deux mains, qui eft épée d'archer. Et il vint au champ de combat monté sur son deftrier, portant sa selle de guerre & le chanfrein de plumes, & tout bardé de fer. Ulenfpiegel se fit un armement de gentilhomme d'armes : son deftrier fut un âne; sa selle furent les jupes d'une fille folle; le chanfrein orné de plumes fut en ofier, garni au-deffus de beaux copeaux bien voltigeants. Sa barde fut de lard, car, difait-il, le fer coûte trop, l'acier eft hors de prix, & quant au cuivre, on en a fait tant de canons, ces jours derniers, qu'il n'en refte plus de quoi armer un lapin en bataille. Il mit en guife de couvre-chef une belle salade que les limaçons n'avaient point encore mangée; la salade était surmontée d'une plume de cygne, pour le faire chanter s'il trépaffait. Son eftoc, raide & léger, fut un bon, long, gros bâton de sapin, au bout duquel il y avait un balai de branches du même bois. Au côté gauche de sa selle pendait son couteau, qui était de bois pareillement; au côté droit se balançait sa bonne maffe d'armes, qui était de sureau, surmontée d'un navet. Sa cuiraffe était toute de défauts. Quand il vint ainfi accoutré ' au champ de combat, les seconds de Riefencraft éclatèrent de rire, mais celui-ci demeura confit en son aigre trogne. Il fut alors demandé par les seconds d'Ulenfpiegel, à ceux de Riefencraft, que l'Allemand ôtât tout son armement de mailles & de fer, vu qu'Ulen-spiegel n'était armé que de loques. Ce à quoi Riefencraft confentit. Les seconds de Riefencraft demandèrent alors à ceux d'Ulenfpiegel d'où il venait qu'Ulenfpiegel fût armé d'un balai. — Vous m'odroyâtes le bâton, mais vous ne me défendîtes point de l'égayer de feuillage. — Fais comme tu l'entends, dirent les quatre seconds. Riefencraft ne sonnait mot & tailladait à petits coups de son eftoc les plantes maigres de la bruyère. Les seconds rengagèrent à remplacer son eftoc par un balai, pareillement à Ulenfpiegel. Il répondit : — Si ce bélitre a choifi de son plein gré une arme auffi inaccoutumée, c'eft qu'il croit pouvoir défendre sa vie avec elle. Ulenfpiegel difant derechef qu'il voulait se servir de son balai, les quatre seconds convinrent que tout était bien. Ils étaient tous deux en préfence, Riefencraft sur son cheval bardé de fer, Ulenfpiegel sur son baudet bardé de lard. Ulenfpiegel s'avança au milieu du champ. Là, tenant son balai comme une lance : — Je trouve, dit-il, plus puants que pefte, lèpre & mort, cette vermine de méchants, lefquels en un camp de soudards bons compagnons, n'ont d'autres soucis que de promener partout leur aigre trogne & leur bouche baveufe de colère. Où ils se tiennent, le rire n'ofe se montrer & les chanfons se taifent. Il leur faut toujours grommeler ou se battre, intro-duifant ainfi, à côté du combat légitime pour la patrie, le combat singulier, qui eft ruine d'armée & joie de l'ennemi. Riefencraft, ci-préfent, occit pour d'innocentes paroles vingt & un hommes, sans qu'il ait jamais fait dans la bataille ou l'efcarmouche un afte de bravoure éclatant, ni mérité par son courage la moindre récompenfe. Or, il me plaît de brolfer aujourd'hui à contre-poil le cuir pelé de ce chien hargneux. Riefencraft répondit : — Cet ivrogne a rêvé de belles chofes sur l'abus des combats singuliers'; il me plaira aujourd'hui de lui fendre la tête, pour montrer à un chacun qu'il n'a que du foin dans la cervelle. Les seconds les forcèrent à defcendre de leurs montures. Ce que faifant, Ulenfpiegel laiffa tomber de sa tête la salade que l'âne mangea coîment; mais le baudet fut interrompu en cette befogne par un coup de pied que lui bailla un second pour le faire sortir de l'enceinte du champ de combat. Il en fut fait de même au cheval. Et ils s'en allèrent ailleurs, paître de compagnie. Alors, les seconds, portant balai, — c'étaient ceux d'Ulenfpiegel, — & les autres, portant eftoc, — c'étaient ceux de Riefencraft, — donnèrent, en sifflant, le signal du combat. Et Riefencraft & Ulenfpiegel s'entre-battirent furieufement, Riefencraft frappant de son eftoc, Ulenfpiegel parant de son balai; Riefencraft jurant par tous les diables, Ulenfpiegel s'enfuyant devant lui, vaguant par la bruyère obliquement & circulairement, zigzaguant, tirant la langue, faifant mille autres grimaces à Riefencraft, qui perdait le souffle & frappait l'air de son eftoc comme un soudard affolé. Ulenfpiegel le sentit près de lui, se retourna soudain, & lui bailla de son balai sous le nez un grand coup. Riefencraft tomba bras & jambes étendus comme une grenouille en son trépaffement. Ulenfpiegel se jeta sur lui, lui balaya la face à poil & à contre-poil, sans pitié, difant : — Crie grâce, ou je te fais manger mon balai! Et il le frottait & refrottait sans cette, au grand plaifir des affiliants, & difait toujours : — Crie grâce, ou je te le fais manger! Mais Riefencraft ne pouvait crier, car il était mort de rage noire. — Dieu ait ton âme, pauvre furieux! dit Ulenfpiegel. Et il s'en fut braffant mélancolie, XV On était pour lors à la fin d'oétobre. L'argent manquait au prince, son armée eut faim. Les soudards murmuraient, il marcha vers la France & présenta la bataille au duc, qui ne l'accepta point. Partant de Quefnoy-le-Comte pour aller vers le Cambréfis, il rencontra dix compagnies d'Allemands, huit enfeignes d'Efpagnols & trois cornettes de chevau-légers, commandés par don Ruffele Henricis fils du duc, qui était au milieu de la bataille, & criait en efpagnol : — Tue ! tue ! Pas de quartier ! Vive le pape ! Don Henricis était alors vis-à-vis la compagnie d'arquebufiers où Ulen-spiegel était dizenier, & se lançait sur eux avec ses hommes. Ulenfpiegel dit au sergent de bande : — Je vais couper la langue à ce bourreau. — Coupe, dit le sergent. Et Ulenfpiegel, d'une balle bien tirée, mit en morceau la langue & la mâchoire de don RufFele Henricis, fils du duc, Ulenfpiegel abattit auffi de son cheval le fils du. marquis Delmarès. Les huit enfeignes, les trois cornettes furent battues. Après cette viétoire, Ulenfpiegel chercha Lamme dans le camp, mais ne le trouva point. — Las ! dit-il, voici qu'il eft parti, mon ami Lamme, mon ami gros. En son ardeur guerrière, oubliant le poids de sa bedaine, il aura voulu poursuivre les fuyards efpagnols. Hors de souffle, ii sera tombé comme sac sur le chemin. Et ils l'auront ramaffé pour en avoir rançon, rançon de lard chrétien. Mon ami Lamme, où donc es-tu, où es-tu, mon ami gras? Ulenfpiegel le chercha partout, &, ne le trouvant point, braffa mélancolie. XVI En novembre, le mois des neigeufes tempêtes, le Taifeux manda par devers lui Ulenfpiegel. Le prince mordillait le cordon de sa chemife de mailles. — Écoute & comprends, dit-il. Ulenfpiegel répondit : — Mes oreilles sont des portes de prifon ; on y entre facilement, mais en sortir eft affaire malaifée. Le Taifeux dit . — Va par Namur, Flandre, Hainaut, Sud-Brabant, Anvers, Nord-Bra-bant, Gueldre, Overyflel, Nord-Holland, annonçant partout que si la fortune trahit sur terre notre caufe sainte & chrétienne, la lutte se continuera sur mer contre toutes iniques violences. Dieu dirige en toute grâce cette affaire, soit en heur ou malheur. Arrivé à Amfterdam, tu rendras compte à Paul Buys, mon féal, de tes faits & geftes. Voici trois pafles signées par d'Albe lui-même, & trouvées sur les cadavres à Quelnoy-le-Comte. Mon secrétaire les a remplies. Peut-être trouveras-tu en route quelque bon compagnon en qui tu te pourras fier. Ceux-là sont bons qui au chant de l'alouette répondent par le clairon guerrier du coq. Voici cinquante florins. Tu seras vaillant & fidèle. — Les cendres battent sur mon cœur, répondit Ulenfpiegel. Et il s'en fut. XVII Il avait, de par le roi & le duc, pouvoir de porter toutes armes, à sa convenance. Il prit sa bonne arquebufe à rouet, cartouches & poudre sèche. Puis, vêtu d'un mantelet loqueteux, d'un pourpoint en guenilles & d'un haut-de-chauffes troué à la mode d'Efpagne, portant la toque, la plume au vent & l'épée, il quitta l'armée vers les frontières de France & marcha sur Maeftricht. Les roitelets, meffagers du froid, volaient autour des maifons, demandant afile. Il neigea le troifième jour. Maintes fois, en route, Ulenfpiegel dut montrer son sauf-conduit. On le laiffa paffer. Il marcha sur Liège. Il venait d'entrer dans une plaine; un grand vent chaffait par tourbillons les flocons sur son vifage. Il voyait devant lui s'étendre la plaine toute blanche & les neigeux tourbillons chaffés par les rafales. Trois loups le suivirent, mais en ayant abattu un de son arquebufe, les autres se jetèrent sur le bleffé & s'en furent dans le bois, emportant chacun un morceau de cadavre. Ulenfpiegel ainfi délivré & regardant s'il n'y avait point d'autre bande dans la campagne, vit au bout de la plaine des points comme de griles ftatues se mouvant parmi les tourbillons, & derrière des formes noires de soudards cavaliers. Il monta sur un arbre. Le vent lui apporta un bruit lointain de plaintes. « Ce sont peut-être, se dit-il, des pèlerins vêtus d'habits blancs; je vois à peine leurs corps sur la neige. » Puis il diftingua des hommes courant nus & vit deux reiters, noirs harnas, qui, montés sur leurs grands deftriers, pouffaient devant eux, à grands coups de fouet, ce pauvre troupeau. Il arma son arquebufe. Il vit parmi ces affligés des jeunes gens, des vieillards nus, grelottants, tranfis, recroquevillés, & courant pour fuir le fouet des deux soudards, qui prenaient plaifir, étant bien vêtus, rouges de brandevin & de bonne nourriture, à cingler le corps des hommes nus pour les faire courir plus vite. Ulenfpiegel dit: « Vous aurez vengeance, cendres de Claes. » Et il tua d'une balle au vifage l'un des reiters, qui tomba de son cheval. L'autre, ne sachant d'où venait cette balle imprévue, prit peur. Croyant qu'il y avait dans le bois des ennemis cachés, il voulut s'enfuir avec le cheval de son compagnon. Tandis que, s'étant emparé de la bride, il descendait pour dépouiller le mort, il fut frappé d'une autre balle dans le cou & tomba pareillement. Les hommes nus, croyant qu'un ange du ciel, bon arquebufier, venait à leur défenfe, churent à genoux. Ulenfpiegel alors defcendit de son arbre & fut reconnu par ceux de la troupe qui avaient, comme lui, servi dans les armées du prince. Ils lui dirent : Ulenfpiegel, nous sommes du pays de France, envoyés en ce piteux état à Maeftricht, où eft le duc, pour y être traités comme prifonniers rebelles, ne pouvant payer rançon & d'avance condamnés à être torturés, détranchés, ou à ramer comme bélitres & larrons sur les galères du roi. Ulenfpiegel, donnant son opperji-kleed au plus vieux de la troupe, répondit : — Venez, je vous mènerai jufqu'à Mézières, mais il faut premièrement dépouiller ces deux soudards & emmener leurs chevaux. Les pourpoints, hauts-de-chauffes, bottes & couvre-chefs & cuiraffes des soudards furent partagés entre les plus faibles & malades, & Ulen-spiegel dit : — Nous allons entrer dans le bois, où l'air eft plus épais & plus doux. Courons, frères. Soudain un homme tomba & dit : — J'ai faim & froid, & vais aller devant Dieu témoigner que le pape eft l'antechrift sur la terre. Et il mourut. Et les autres voulurent l'emporter, afin de l'enterrer chrétiennement. Tandis qu'ils cheminaient sur une grand'route, ils aperçurent un payfan conduifant un chariot couvert de sa toile. Voyant les hommes nus, il eut pitié & les fit entrer dans le chariot. Ils y trouvèrent du foin pour s'y coucher & des sacs vides pour se couvrir. Ayant chaud, ils remercièrent Dieu. Ulenfpiegel, chevauchant à côté du chariot sur l'un des chevaux des reiters, tenait l'autre en bride. A Mézières ils defcendirent; on leur y bailla donc de bonne soupe, de la bière, du pain, du fromage, & de la viande aux vieillards & aux femmes. Ils furent hébergés, vêtus & armés derechef aux frais de la commune. Et tous ils donnèrent l'accolade de bénédiction à Ulenfpiegel, qui se laiffa faire joyeufement. Celui-ci vendit les chevaux des deux reiters quarante-huit florins, dont il en donna trente aux Français. Cheminant solitaire, il se difait : « Je vais par ruines, sang & larmes, sans rien trouver. Les diables m'ont menti sans doute. Où eft Lamrne? où eft Nele ? où sont les sept ? » Et les cendres de Claes battirent derechef sur sa poitrine. Et il entendit une voix comme un souffle, difant : « En mort, ruines & larmes, cherche. » . Et il s'en fut. XVIII Ulenfpiegel arriva à Namur en mars. Il y vit Lamme qui, s'étant épris d'un grand amour pour le poiffon de Meufe, & notamment pour les truites, avait loué un bateau & péchait dans le fleuve par permiffion de la commune. Mais il avait payé cinquante florins à la corporation des poissonniers. Il vendit & mangea son poiffon, & gagna à ce métier meilleure bedaine & un petit sac de carolus. Voyant son ami & compagnon cheminant sur les bords de la Meule pour entrer en la ville, il fut joyeux, pouffa son batelet contre la rive, & gravissant la berge, non sans souffle, il vint à Ulenfpiegel. Bégayant d'aife : — Te voilà donc, dit-il, mon fils, fils en Dieu, car mon arche panfale pourrait en porter deux comme toi. Où vas-tu? Que veux-tu? Tu n'es pas mort sans doute? As-tu vu ma femme? Tu mangeras du poiffon de Meufe, le meilleur qui soit en ce bas monde ; ils font en ce pays des sauces à se manger les doigts jufques à l'épaule. Tu es fier & superbe, ayant sur les joues le hâle des batailles. Le voilà donc mon fils, mon ami Ulenfpiegel, le gai vagabond. Puis parlant bas : — Combien as-tu tué d'Efpagnols ? Tu n'as pas vu ma femme dans leurs chariots pleins de bagaffes? Et le vin de Meufe si délicieux aux gens constipés, tu en boiras. Es-tu bleffë, mon fils? Tu reftes donc ici, frais, dispos, alerte comme jeune aigle. Et les anguilles, tu en goûteras. Nul goût de marécage. Baife-moi, mon bedon. Noël à Dieu, que je suis aife! Et Lamme danfait, sautait, soufflait & forçait à la danfe Ulenfpiegel. Puis ils cheminèrent vers Namur. A la porte de la ville Ulenfpiegel montra sa paffe signée du duc. Et Lamme le conduifit dans sa maifon. Tandis qu'il préparait le repas, il lui fit raconter ses aventures & lui narra les siennes, ayant, difait-il, quitté l'armée pour suivre une fille qu'il penfait être sa femme. Dans cette pourlùite il était venu jufqu'à Namur. Et sans ceffe il difait : — Ne l'as-tu point vue? — J'en vis d'autres très-belles, répondit Ulenfpiegel, & notamment en cette ville, où toutes sont amoureufes. — De fait, dit Lamme, l'on me voulut avoir cent fois, mais je reftai fidèle, car mon cœur dolent eft gros d'un seul souvenir. — Comme ta bedaine de nombreufes platelées, répondit Ulenfpiegel. Lamme répondit : — Quand je suis affligé il faut que je mange. — Ton chagrin eft sans trêve? demanda Ulenfpiegel. — Las oui! dit Lamme. Et, tirant une truite d'une cuvelle : — Vois, dit-il, comme elle eft belle & ferme. Cette 'chair eft rofe comme celle de ma femme. Demain nous quitterons Namur, j'ai un plein sachet de florins, nous achèterons chacun un âne & nous nous en irons ainfi chevauchant vers le pays de Flandre. — Tu y perdras gros, dit Ulenfpiegel. — Mon cœur tire à Damme, qui fut le lieu où elle m'aima bien; peut-être y eft-elle retournée. — Nous partirons demain, dit Ulenfpiegel, puifqu'ainfi tu le veux. Et de fait ils partirent montés chacun sur un âne & califourchonnant côte à côte. XIX Un aigre vent soufflait. Le soleil, clair comme jeunette le matin, grifonna comme homme vieux. Une pluie grêleufe tomba. La pluie ayant ceffé, Ulenfpiegel se secoua, difant : — Le ciel qui boit tant de vapeurs doit se soulager quelquefois. Une autre pluie plus grêleufe que la première s'abattit sur les deux compagnons. Lamme geignait : — Nous étions bien lavés, faut-il qu'on nous rince maintenant ! Le soleil reparut, & ils califourchonnèrent allègres. Une pluie tomba si grêleufe & meurtrière qu'elle hachait menu, comme d'un tas de couteaux, les branches sèches des arbres. / Lamme difait : — Ho ! un toit ! Ma pauvre femme ! Où êtes-vous, bon feu, doux baifers & soupes graffes? t Et il pleurait, le gros homme. Mais Ulenfpiegel : — Nous nous lamentons, dit-il, n'eft-ce pas de nous-même, toutefois, que nous viennent nos maux? Il pleut sur nos épaules, mais cette pluie de décembre fera trèfles de mai. Et les vaches meugleront d'aife. Nous sommes sans abri, mais que ne nous mariions-nous? Je veux dire, moi, avec la petite Nele, si belle & si bonne, qui me ferait maintenant une bonne étuvée de bœuf aux fèves. Nous avons soif malgré l'eau qui tombe, que ne nous fimes-nous ouvriers confiants en un seul état? Ceux qui sont reçus maîtres ont dans leurs caves de pleins tonneaux de bruinbier. Les cendres de Claes battirent sur son cœur, le ciel se fit clair, le soleil y brilla & Ulenfpiegel dit : — Monfieur du soleil, grâces vous soient rendues, vous nous réchauffez les reins ; cendres de Claes, vous nous réchauffez le cœur, & nous dites que ceux-là sont bénis qui vaguent pour la délivrance de la terre des pères. — J'ai faim, dit Lamme. XX Ils entrèrent dans une auberge, on leur y donna à souper dans une salle haute. Ulenfpiegel, ouvrant les fenêtres, vit de là un jardin où se promenait une fillette avenante, bien en chair, les seins ronds, la chevelure dorée, & vêtue seulement d'une cotte, d'une jacque de toile blanche & d'un tablier troué de toile noire. Des chemiles & autres linges de femme blanchiffaient sur des cordes; la fillette, se tournant toujours vers Ulenfpiegel, ôtait des chemifes des cordes, les y remettait, & souriant, & le regardant toujours, s'affeyait sur des bandes de linge, se balançant sur les deux bouts noués. Dans le voifinage Ulenfpiegel entendait chanter un coq & voyait une nourrice jouant avec un enfant dont elle tournait la face vers un homme debout, difant : — Boelkin, faites des petits yeux à papa. \ L'enfant pleurait. Et la fillette mignonne continuait à se promener dans le clos déplaçant & replaçant le linge , — C'eft une efpionne, dit Lamme. La fillette mettait les mains sur ses yeux &, souriant entre ses doigts, regardait Ulenfpiegel. Puis, à pleines mains, relevant ses deux seins, elle les lailfait retomber, & se balançait de nouveau sans que ses pieds touchaffent le sol. Et les linges en se détreffant la faifaient tourner comme une toupie, tandis qu'Ulen-spiegel voyait ses bras nus jufqu'aux épaules, blancs & ronds au soleil pâle. Tournant & souriant, elle le regardait toujours. Il sortit pour l'aller trouver. Lamme le suivit. A la baie du clos, il chercha une ouverture pour y paffer, mais il n'en trouva point. La fillette, voyant le manège, regarda de nouveau souriant entre ses doigts. Ulenfpiegel tâchait de paffer à travers la haie, tandis que Lamme, le retenant, lui difait : — N'y va point, c'eft une efpionne, nous serons brûlés. Puis la fillette se promena dans le clos, se couvrant la face de son tablier, & regardant à travers les trous pour voir si son ami de hafard ne viendrait pas bientôt. Ulenfpiegel allait d'un élan sauter par-deffus la haie, mais il en fut empêché par Lamme, qui, lui prenant la jambe, le fit choir, difant : — Corde, glaive & potence, c'eft une efpionne, n'y va point. Affis par terre, Ulenfpiegel se débattait contre lui. La fillette cria, pouffant la tête au-deffus de la haie : — Adieu, meffire, qu'Amour tienne pendante Votre Longanimité. Et il entendit un éclat de rire moqueur. — Ah! dit-il, c'eft à mon oreille comme un faifceau d'épingles! Puis une porte se ferma bruyamment. Et il fut mélancolique. Lamme lui dit, le tenant toujours : — Tu énumères les doux tréfors de beauté perdus ainfi à ta honte. C'eft une efpionne. Tu tombes bien quand tu tombes. Je vais faire ma crevaille à force de rire. Ulenfpiegel ne sonna mot, & tous deux remontèrent sur leurs ânes. XXI Ils cheminaient ayant chacun jambe de ci jambe de là sur leur baudet. Lamme mâchait son dernier repas, humait l'air frais joyeufement. Soudain Ulenfpiegel lui cingla d'un grand coup de fouet son séant, formant bourrelet sur la selle. — Que fais-tu là? s'écria Lamme piteufement. — Quoi? répondit Ulenfpiegel. — Ce coup de fouet? dit Lamme. — Quel coup de fouet? — Celui que je reçus de toi, repartit Lamme. — Du côté gauche, demanda Ulenfpiegel. — Oui, du côté gauche & sur mon séant. Pourquoi fis-tu cela, vaurien scandaleux? — Par ignorance, répondit Ulenfpiegel. Je sais très-bien ce que c'eft qu'un fouet, très-bien auffi ce que c'eft qu'un séant à l'étroit sur une selle. Or, en voyant celui-ci large, gonflé, tendu & dépaffant la selle, je me dis : Puisqu'on n'y peut pincer avec le doigt, un coup de fouet n'y saurait non plus pincer avec la mèche. Je fis erreur. Lamme souriant à ce propos, Ulenfpiegel pourfuivit en ces termes : — Mais je ne suis pas seul en ce monde à pécher par ignorance, & il eft plus d'un maître sot étalant sa graiffe sur la selle d'un âne qui me pourrait rendre des points. Si mon fouet pécha à l'endroit de ton séant, tu péchas bien plus lourdement à l'endroit de mes jambes en les empêchant de courir derrière la fille qui coquetait dans son jardin. — Viande à corbeaux! dit Lamme, c'était donc une vengeance? — Toute petite, répondit Ulenfpiegel. XXII A Damme, Nele l'affligée vivait solitaire près de Katheline, appelant d'amour le diable froid qui ne venait point. — Ah ! difait-elle, tu es riche, Hanske, mon mignon, & me pourrais rapporter les sept cents carolus. Alors Soetkin vivante reviendra des limbes sur la terre, & Claes rirait dans le ciel; bien tu le peux faire. Otez le feu, l'âme veut sortir, faites un trou l'âme veut sortir. Et elle montrait sans cefle du doigt la place où avaient été les étoupes. Katheline était bien pauvre, mais les voilins l'aidaient de fèves, de pain & de viande selon leurs moyens. La commune lui donnait quelque argent. Et Nele coufait des robes pour les riches bourgeoifes, allait chez elles re-paffer le linge, & gagnait ainll un florin par semaine. Et Katheline difait toujours : — Faites un trou, ôtez mon âme. Elle frappe pour sortir. Il rendra les sept cents carolus. Et Nele pleurait l'écoutant. XXIII Cependant Ulenfpiegel & Lamme, munis de leurs pafles, entrèrent en une petite auberge adoffée aux rochers de la Sambre, lefquels sont couverts d'arbres en certains endroits. Et sur l'enfeigne il était écrit : Chez Marlaire. Ayant bu maint flacon de vin de Meufe à la façon de Bourgogne & mangé force poiffons à l'efcavêche, ils devifaient avec l'hôte papille de haute futaie, mais bavard comme pie, à caufe du vin qu'il avait bu, & sans cefle clignant de l'œil malicieufement : Ulenfpiegel, devinant sous ce clignement quelque myftère, le fit boire davantage, si bien que l'hôte commença à danfer & à s'éclater de rire, puis, se remettant à table : — Bons catholiques, difait-il, je bois à vous. — A toi nous buvons, répondirent Lamme & Ulenfpiegel. A l'extinction de toute pefte de rébellion & d'héréfie. Nous buvons, répondirent Lamme & Ulenfpiegel, qui sans ceffe rempliffaient le gobelet que l'hôte ne savait jamais voir plein. — Vous êtes bonshommes, difait-il, je bois à Vos Générofités, je gagne sur le vin bu. Où sont vos palfes? — Les voici, répondit Ulenfpiegel. — Signées du duc, dit l'hôte. Je bois au duc. — Au duc nous buvons, répondirent Lamme & Ulenfpiegel. L'hôte, pourfuivant ses propos : — En quoi prend-on les rats, souris & mulots. En ratières, [mulottières, souricières. Qui eft le mulot? C'eft le grand hérétique orange comme le feu de l'enfer. Dieu eft avec nous. Us vont venir. Hé! hé! A boire! Verfe; je cuis, je brûle. A boire! Très-beaux petits prédicants réformés... Je dis petits... beaux petits vaillants, forts soudards, des chênes... A boire! N'irez-vous pas avec eux au camp du grand hérétique? j'ai des pafles signées de lui... Vous verrez leur befogne. — Nous irons au camp, répondit Ulenfpiegel. — Ils s'y feront bien, & la nuit, si l'occafion se préfente (& l'hôte fit en sifflant d'un homme en égorgeant un autre), Vent-d'Acier empêchera le merle Naffau de siffler davantage. Or çà, à boire, çà! — Tu es gai, nonobftant que tu sois marié, répondit Ulenfpiegel. L'hôte dit : — Je ne le suis ni ne le fus. Je tiens les secrets des princes. A boire. — Ma femme me les volerait sur l'oreiller, pour me faire pendre & être veuve plutôt que Nature ne le veut. Vivè Dieu! ils vont venir... Où sont les paffes nouvelles? Sur mon cœur chrétien. Buvons! Ils sont là, là, à trois cents pas sur le chemin, près de Marche-les-Dames. Les voyez-vous? Buvons! — Bois, lui dit Ulenfpiegel, bois; je bois au roi, au duc, aux prédicants, à Vefit-d'Acier; je bois à toi, à moi; je bois au vin & à la bouteille. Tu ne bois point. Et à chaque santé, Ulenfpiegel, lui rempliffait son verre, & l'hôte le vidait. Ulenfpiegel le confidéra quelque temps; puis, se levant : — Il dort, dit-il; venons nous-en, Lamme. Quand ils furent dehors : — Il n'a point de femme pour nous trahir... La nuit va tomber... Tu as bien entendu ce que difait ce vaurien, & tu sais ce que sont les trois prédicants ? — Oui, dit Lamme. — Tu sais qu'ils viennent de Marche-les-Dames en longeant la Meufe, & qu'il fera bon de les attendre sur le chemin avant que ne souffle le Vent-d' Acier. — Oui, dit Lamme. — Il faut sauver la vie au prince, dit Ulenfpiegel. — Oui, dit Lamme. — Tiens, dit Ulenfpiegel, prends mon arquebufe, va-t'en là dans le taillis, entre les rochers; charge-la de deux balles & tire quand je croafferai comme le corbeau. — Je le veux, dit Lamme. Et il difparut dans le taillis. Et Ulenfpiegel entendit bientôt le craquement du rouet de l'arquebufe. — Les vois-tu venir? dit-il. — Je les vois, répondit Lamme. Ils sont trois, marchant comme soudards, & l'un d'eux dépaffe les autres de la tête. Ulenfpiegel s'affit sur le chemin, les jambes en avant, marmonnant des prières sur un chapelet, comme font les mendiants. Et il avait son couvre-chef entre les genoux. Quand les trois prédicants paffèrent, il leur tendit son couvre-chef; mais ils n'y mirent rien. Ulenfpiegel, alors se levant, dit piteufement : — Mes bons sires, ne refufez point un patard à un pauvre ouvrier carrier qui s'efl caffé les reins tout dernièrement en tombant dans une mine. Ils sont durs dans ce pays & ne m'ont rien voulu donner pour soulager ma trifte misère. Las! donnez-moi un patard, & je prierai pour vous. Et Dieu tiendra en joie, pendant toute leur vie, Vos Magnanimités. — Mon fils, dit l'un des prédicants, homme robufte, il n'y aura plus de joie pour nous en ce monde tant qu'y régneront le pape & l'Inquifitiori. Ulenfpiegel soupira pareillement, difant : — Las! que dites-vous, meffeigneurs? Parlez bas, s'il plaît à Vos Grâces. Mais donnez-moi un patard. — Mon fils, répondit un petit prédicant de trogne guerrière, nous autres, pauvres martyrs, n'avons de patards que ce qu'il nous faut pour nous sustenter en route. / Ulenfpiegel se jeta à genoux. — Béniffez-moi, dit-il. Les trois prédicants étendirent la main sur la tête d'Ulenfpiegel sans dévotion. Remarquant qu'ils étaient maigres & avaient toutefois de puilfantes bedaines, il se releva, fit mine de choir, & cognant du front la bedaine du prédicant de haute taille, il y entendit un joyeux tintinabulement de monnaie. Alors, se redreflant & tirant son bragmart : — Mes beaux pèrès, dit-il, il fait frais, je suis peu vêtu, vous l'êtes trop. Donnez-moi de votre laine, afin que je m'y puifle tailler un manteau. Je suis Gueux. Vive le Gueux ! Le grand prédicant répondit : — Gueux accrêté, tu portes haut la crête; nous te l'allons couper. — Couper! dit Ulenfpiegel en se reculant; mais Vent-d'Acier soufflera pour vous avant de souffler pour le prince. Gueux je suis, vive le Gueux ! Les trois prédicants ahuris s'entre-dirent : — D'où sait-il la nouvelle? Nous sommes trahis. Tue ! Vive la Meffe ! Et ils tirèrent de deflous leurs chauffes de beaux bragmarts bien affilés. Mais Ulenfpiegel, sans les attendre, recula du côté des brouflailles où Lamme se trouvait caché. Jugeant que les prédicants étaient à portée d'ar-quebufe, il dit : — Corbeaux, noirs corbeaux, Vent-de-Plomb va souffler. Je chante votre crevaille. Et il croaffa. Un coup d'arquebufe partit des brouflailles, renverfa la face contre terre le plus grand des prédicants, & fut suivi d'un second coup qui jeta sur le chemin le deuxième. Et Ulenfpiegel vit entre les brouflailles la bonne trogne de Lamme, & son bras levé rechargeant en hâte son arquebufe. Et une fumée bleue montait au-dessus des noires brouffailles. Le troificme prédicant, furieux de maie rage, voulait à toute force débrancher Ulenfpiegel, lequel difait : — Vent-d'Acier ou Vent-de-Plomb, tu vas trépafler de ce monde en l'autre, infâme artifan de meurtres ! Et il l'attaqua, & il se défendit bravement. Et ils se tenaient tous deux face à face raidement sur le chemin, portant & parant les coups. Ulenfpiegel était tout saignant, car son adverfaire, habile soudard, l'avait bleffé à la tête & à la jambe. Mais il attaquait & se défendait comme un lion. Le sang qui coulait de sa tête l'aveuglant, il rompit toutefois à grandes enjambées, s'effuya de la main gauche & se sentit faiblir. 11 allait être tué si Lamme n'eût tiré sur le prédicant & ne l'eût fait tomber. Et Ulenfpiegel le vit & ouït vomir blafphème, sang & écume de mort. Et la fumée bleue s'éleva au-deffus des noires brouffailles, erarai lesquelles Lamme montra derechef sa bonne trogne. — Eft-ce fini? dit-il. — Oui, mon fils, répondit IJlenfpiegel. Mais viens... Lamme, sortant de sa niche, vit Ulenfpiegel tout couvert de sang. Courant alors comme cerf, nonobftant sa bedaine, il vint à Ulenfpiegel, affis par terre, près des hommes tués : — Il eft bleffé, dit-il, mon ami doux, bleffé par ce vaurien meurtrier. Et d'un coup de talon, caffant les dents au prédicant le plus proche : Tu ne réponds pas, Ulenfpiegel ! Vas-tu mourir, mon fils ? Où eft ce baume? Ha ! dans le fond de sa gibecière, sous les sauciffons. Ulenfpiegel, ne m'entends-tu point? Las! je n'ai point d'eau tiède pour laver ta bleffure, ni nul moyen d'en avoir. Mais l'eau de Sambre suffira. Parle-moi, mon ami. Tu n'es point si rudement bleffé, toutefois. Un peu d'eau, là, bien froide, n'eft-ce pas? Il se réveille. C'eft moi, mon fils, ton ami; ils sont tous morts! Du linge! du linge pour bander ses bleffures. Il n'y en a point. Ma chemife donc. — Il se dévêtit. — Et Lamme, poursuivant son propos : En morceaux, la chemife ! Le sang s'arrête. Mon ami ne mourra point. Ha! difait-il, qu'il fait froid le dos nu à cet air vif. Rhabillons-nous. 11 ne mourra point. C'eft moi, Ulenfpiegel, moi, ton ami Lamme. Il sourit. Je vais dépouiller les meurtriers. Ils ont des bedaines de florins. Tripes dorées, carolus, florins, daelders, patards & des lettres ! Nous sommes riches. Plus de trois cents carolus à partager. Prenons les armes & l'argent. Vent-d'Acier ne soufflera pas encore pour Monfeigneur. Ulenfpiegel, claquant les dents à caufe du froid, se leva. — Te voilà debout, dit Lamme. — C'eft la force du baume, répondit-Ulenfpiegel. — Baume de vaillance, répondit Lamme. Puis, prenant un à un les corps des trois prédicants, il les [eta dans un trou, entre les rochers, leur laiffant leurs armes & leurs habits, sauf le manteau. Et tout autour d'eux, dans le ciel, croafTaient les corbeaux attendant leur .pâture. Et la Sambre coulait comme fleuve d'acier sous le ciel gris. Et la neige tomba, lavant le sang. Et ils étaient soucieux toutefois. Et Lamme dit : — J'aime mieux tuer un poulet qu'un homme. Et ils remontèrent sur leurs ânes. Aux portes de Huy, le sang coulait toujours; ils feignirent de se prendre de querelle, defcendirent de leurs ânes & s'efcrimèrent de leurs bragmarts, bien cruellement en apparence; puis ayant ceffé le combat, ils remontèrent & entrèrent dans Huy après avoir montré leurs paffes aux portes de la ville. Les femmes voyant Ulenfpiegel bleffé & saignant, & Lamme jouant le vainqueur sur son âne, regardaient avec tendre pitié Ulenfpiegel & montraient le poing à Lamme, difant : « Celui-ci eft le vaurien qui blelfa son ami. » Lamme, inquiet, cherchait seulement parmi elles s'il ne voyait point sa femme. » Ce fut en vain,. & il braffa mélancolie. XXIV — Où allons-nous? dit Lamme. — A Maeftricht, répondit Ulenfpiegel. — Mais, mon fils, on dit que l'armée du duc eft là tout autour, & que lui-même se trouve dans la ville. Nos paffes ne nous suffiront point. Si les soudards efpagnols les trouvent bonnes, nous n'en serons pas moins retenus en ville & interrogés. Dans l'entre-temps ils apprendront la mort des prédicants, & nous aurons fini de vivre. Ulenfpiegel répondit : — Les corbeaux, les hiboux & les vautours auront bientôt fini de leur viande; déjà, sans doute, ils ont le vifage méconnaiffable. Quant à nos pafl"es, elles peuvent être bonnes ; mais si Ton apprenait le meurtre, nous serions, comme tu le dis, appréhendés au corps. Il faut, toutefois, que nous allions à Maeftricht en paffant par Landen. — Ils nous pendront, dit Lamme. — Nous pafferons, répondit Ulenfpiegel. Ainfi devifant, ils arrivèrent à l'auberge de la Pie, où ils trouvèrent bon repas, bon gîte & du foin pour leurs ânes. Le lendemain, ils se mirent en route pour Landen. Étant arrivés à une grande ferme auprès de la ville, Ulenfpiegel siffla comme l'alouette, & tout auflitôt de l'intérieur lui répondit le clairon guerrier du coq. Un cenfier de bonne trogne parut sur le seuil de la ferme. Il leur dit : — Amis, comme libres, vive le Gueux! entrez céans. — Quel eft celui-ci? demanda Lamme. Ulenfpiegel répondit : — Thomas Utenhove, le vaillant réformé; ses servants & servantes de ferme travaillent comme lui pour la libre confcience. Utenhove dit alors : — Vous êtes les envoyés du prince. Mangez & buvez. Et le jambon de crépiter dans la poêle & les boudins pareillement, & le vin de trotter & les verres de s'emplir. Et Lamme de boire comme le sable sec & de manger bien. Garçons & filles de ferme venaient tour à tour pouffer le nez à la porte entrebâillée pour le contempler befognant des mâchoires. Et les hommes, jaloux de lui, difaient qu'ils sauraient faire comme lui. A la fin du repas, Thomas Utenhove dit : — Cent payfans partiront d'ici cette semaine sous prétexte d'aller travailler aux digues à Bruges & aux environs. Ils voyageront par troupes de cinq à six & par différents chemins. Il y aura des barques à Bruges pour les tranfporter à Emden par la mer. — Seront-ils pourvus d'armes & d'argent? demanda Ulenfpiegel. — Ils auront chacun dix florins & de grands coutelas. — Dieu & le prince te récompenferont, dit Ulenfpiegel. — Je ne befogne point pour la récompenfe, répondit Thomas Utenhove. — Comment faites-vous, dit Lamme en croquant de gros boudins noirs, comment faites-vous, monfieur l'hôte, pour obtenir un mets si parfumé, si succulent & de si fine graiffe? — C'eft, dit l'hôte, que nous y mettons de la cannelle & de l'herbe aux chats. Puis parlant à Ulenfpiegel : — Edzard, comte de Frife, eft-il toujours l'ami du prince? Ulenfpiegel répondit : — Il s'èn cache tout en donnant à Emden afile à ses navires Et il ajouta : — Nous devons aller à Maeftricht. — Tu ne le pourras point, dit l'hôte ; l'armée du duc eft devant la ville & aux alentours. Puis, le conduifant au grenier, il lui montra au loin les enfeignes & guidons des cavaliers & piétons, chevauchant & marchant dans la campagne. Ulenfpiegel dit : — Je pafferai au travers si vous, qui êtes puiffant en ce lieu, me baillez permiffion de me marier. Quant à la femme, il me la faut mignonne, douce & belle, & voulant m'époufer, sinon pour toujours, au moins pour une semaine. Lamme soupirait & difait : — Ne le fais point, mon fils, elle te laifferait seul, brûlant au feu d'amour. Ton lit, où tu dors si coiment, te sera comme matelas de houx, t'enlevant le doux sommeil. — Je prendrai femme, répondit Ulenfpiegel. Et Lamme, ne trouvant plus rien sur la table, fut bien marri. Toutefois ayant découvert deS caftrelins dans une écuelle, il les croqua mélancoliquement. Ulenfpiegel difait à Thomas Utenhove : — Or çà, à boire çà, baillez-moi une femme riche ou pauvre. Je vais avec elle à l'églife & fais bénir le mariage par le curé. Celui-ci nous donne le certificat d'époufaille, non valable puifqu'il eft d'un papifle inquifiteur; nous y faifons ftipyiler que nous sommes tous bons chrétiens, ayant con-feffé & communié, vivant apoftoliquement suivant les préceptes de notre sainte mère Églife romaine, qui brûle ses enfants, & appelant ainfi sur nous les bénédiéïions de notre saint-père le Pape, des armées célefte & terreftre, des saints, des saintes, des doyens, curés, moines, soudards, happe-chair & autres bélitres. Munis dudit certificat, nous faifons les préparatifs du voyage accoutumé du feftoiement de noces. — Mais la femme? dit Thomas Utenhove. — Tu me la trouveras, répondit Ulenfpiegel. Je prends donc deux chariots, je les fleuris de cercles garnis de branches de sapin, de houx & de fleurs de papier, je les remplis de quelques bonshommes que tu veux envoyer au prince. — Mais la femme? dit Thomas Utenhove. — Elle eft ici sans doute, répondit Ulenfpiegel. Et poufuivant son propos : — J'attèle deux de tes chevaux à l'un des chariots, nos deux ânes à l'autre. Je mets dans le premier chariot ma femme & moi, mon ami Lamme, les témoins de mariage; dans le second des joueurs de tambourin, de fifre & de scalmeye. Puis portant les joyeufes bannières d'époufailles, tambourinant, chantant, buvant, nous paffons au grand trot de nos chevaux par le grand chemin qui nous conduit au Galgen-Veld, Champ de Potences, ou à la liberté. — Je te veux aider, dit Thomas Utenhove. Mais les femmes & filles voudront suivre leurs hommes. — Nous irons à la grâce de Dieu, dit une mignonne fillette pouffant la tête à la porte entrebâillée. — Il y aura, si befoin eft, quatre chariots, dit Thomas Utenhove; ainfi nous ferons paffer plus de vingt-cinq hommes. — Le duc sera fait quinaud, dit Ulenfpiegel. — Et la flotte du prince servie par quelques bons soudards de plus, répondit Thomas Utenhove. Faifant alors mander à son de cloche ses valets & suivantes, il leur dit : — Vous tous qui êtes de Zélande, hommes & femmes, oyez : Ulenfpiegel le Flamand, ci préfent, veut que vous pafliez par l'armée du duc nuptia-lement accoutrés. Hommes & femmes de Zelande crièrent enfemble : — Danger de mort ! nous le voulons ! Et les hommes s'entredifaient : — Il nous eft joie de quitter la terre de servitude pour aller vers la mer libre. Si Dieu eft pour, qui sera contre? Des femmes & des filles difaient : — Suivons nos maris & amis. Nous sommes de Zélande & y trouverons afile. Ulenfpiegel avifa une jeune & mignonne fillette, & lui dit se gauffant : — Je te veux époufer. Mais elle, rougiffante, répondit : — Je veux de toi, mais à l'églife seulement. Les femmes riant s'entredirent : — Son cœur tire à Hans Utenhove, fils du baes. Il part avec elle sans doute. — Oui, répondit Hans. Et le père lui difait : — Tu le peux. Les hommes se mirent en habit de fête, pourpoint & haut-de-chauffes de velours, & le grand opperji-kleed par-dessus, & coiffés de larges couvre-chefs, garants de soleil & de pluie; les femmes en bas-de-chauffes noirs & souliers déchiquetés; portant au front le grand bijou doré, à gauche pour les fillettes, à droite pour les femmes mariées; la fraife blanche au cou, le plaftron de broderie en or, écarlate & azur, le jupon de laine noire, à larges raies de velours de la même couleur, les bas de laine noire & les souliers de velours à boucle d'argent.. Puis Thomas Utenhove s'en fut à l'églife prier le prêtre de marier incontinent, pour deux rycksdaelders qu'il lui mit dans la main, Thylbert, fils de Claes, c'était Ulenfpiegel, & Tannekin Pieters, ce à quoi le curé confentit. Ulenfpiegel alla donc à féglife suivi de toute la noce, & là il époulà devant le prêtre Tannekin si belle & mignonne, si accorte & bien en chair, qu'il eût volontiers mordu dans ses joues comme en une pomme d'amour. Et il le lui dit n'ofant le faire par refped qu'il avait de sa douce beauté. Mais elle, boudeufe, lui dit : — Laiffez-moi; voici Hans qui vous regarde pour vous tuer. Et une fillette, jaloufe, lui dit : — Cherche ailleurs; ne vois-tu point qu'elle a peur de son homme? Lamme, se frottant les mains, s'écriait : — Tu ne les auras point toutes, vaurien. Et il était tout aife. Ulenfpiegel, prenant son mal en patience, retourna à la ferme avec la noce. Et là, il but, chanta & fut joyeux, trinquant avec la fillette jaloufe. Ce dont Hans fut joyeux, mais non Tannekin, ni non plus le fiancé de la fillette. A midi, par un clair soleil & un vent frais, les chariots s'en furent verdoyants & fleuris, toutes enfeignes déployées, au son joyeux des tambourins, des scalmeyes, des fifres & des cornemufes. Au camp dAlbe était une autre fête. Les vedettes & sentinelles avancées, ayant sonné l'alarme, revinrent les unes après les autres, difant : « L'ennemi eft proche; nous avons entendu le bruit des tambourins & fifres, & aperçu les enfeignes. C'eft un fort parti de cavalerie venu là pour vous attirer en quelque embufcade. Le corps d'armée eft plus loin sans doute. » Le duc fit auflitôt avertir les meftres de camp, colonels & capitaines, ordonna de mettre l'armée en bataille & envoya reconnaître l'ennemi. Soudain apparurent quatre chariots allant vers les arquebufiers. Dans les chariots, les hommes & les fèmmes danfaient, les bouteilles trottaient & joyeufement glapiflaient les fifres, geignaient les scalmeyes, battaient les tambours & ronflaient les cornemufes. La noce ayant fait halte, d'Albe vint lui-même au bruit & vit la nouvelle époufée sur l'un des quatre chariots; Ulenfpiegel, son époux, tout fleuri, à côté d'elle, & tous les payfans & payfannes, defcendus à terre, danfant tous autour & offrant à boire aux soudards. D'Albe & les siens s'étonnaient grandement de la simplicité de ces payfans qui chantaient & feftoyaient quand tout était en armes autour d'eux. Et ceux qui étaient dans les chariots donnèrent tout leur vin aux soudards. Et ils furent par eux bien applaudis & fêtés. Le vin manquant dans les chariots, les payfans & payfannes se remirent en route au son des tambourins, fifres & cornemufes, sans être inquiétés. Et les soudards, joyeux, tirèrent en leur honneur une salve d'arquebufades. Et ils entrèrent ainfi à Maeftricht, où Ulenfpiegel s'entendit avec les agents réformés pour envoyer, par bateaux, des armes & des munitions à la flotte du Taifeux. Et ils firent de même à Landen. Et ils s'en allaient ainfi par tout vêtus en manouvriers. Le duc apprit le ftratagème; & il en fut fait une chanfon, laquelle lui fut envoyée, & dont le refrain était : Duc de sang, duc niais, A s-tu vu l'époufée ? Et chaque fois qu'il avait fait une fauffe manœuvre les soudards chantaient : Le duc a la berlue ; Il a vu l'époufée. XXV Dans Fentre-tenips, le roi Philippe braffait farouche mélancolie. En son orgueil dolent, il priait Dieu de lui donner pouvoir de vaincre l'Angleterre, de conquérir la France, de prendre Milan, Gênes, Venife, &, grand dominateur des mers, de régner ainfi sur l'entière Europe. Songeant à ce triomphe, il ne riait point. Il avait froid sans ceffe; le vin ne le réchauffait point, ni non plus le feu de bois odorant brûlant toujours en la salle où il se tenait. Là, sans ceffe écrivant, affis au milieu de tant de lettres qu'on en eût rempli cent tonnes, il songeait à l'univerfelle domination du monde, telle que l'exerçaient les empereurs de Rome; à sa haine jaloufe pour son fils don Carlos, depuis que celui-ci avait voulu aller aux Pays-Bas, à la place du duc d'Albe, pour tâcher d'y régner sans doute, penfait-il. Et le voyant laid, contrefait, fou féroce & méchant, il le prenait en haine davantage. Mais il n'en parlait point. Ceux qui servaient le roi Philippe & son fils don Carlos, ne savaient lequel des deux il leur fallait craindre le plus ou du fils agile, meurtrier, déchirant à coups d'ongle ses serviteurs, ou du père couard & sournois, se servant des autres pour frapper, & comme une hyène vivant de cadavres. Les serviteurs s'effrayaient de les voir rôdant l'un autour de l'autre. Et ils difaient que bientôt il y aurait quelque mort à l'Efcurial. Or, ils apprirent bientôt que don Carlos avait été emprifonné pour crime de haute trahifon. Et ils surent que de noir chagrin il se rongeait l'âme, qu'il s'était bleffé au vifage en voulant paffer à travers les barreaux de sa prifon pour s'échapper, & que madame Ifabelle de France, sa mère, pleurait sans ceffe. Mais le roi Philippe ne pleurait point. Le bruit leur vint que l'on avait donné à Don Carlos des figues vertes & qu'il était mort le lendemain, comme s'il fût endormi. Les médecins dirent : Sitôt qu'il eut mangé les figues le sang ceffa de battre, les fondions de la vie, telles que les veut Nature, furent interrompues ; il ne sut plus ni cracher, ni vomir, ni rien faire sortir de son corps. Son ventre gonfla au trépassementi 3G Le roi Philippe entendit la mefle des morts ponr Don Carlos, le fit enterrer dans la chapelle de sa royale réfidence & mettre la pierre sur son corps, mais il ne pleura point. Et les serviteurs s'entredifaient, narguant la princière épitaphe qui se trouvait sur la pierre du tombeau : ci git celui qui, mangeant des figues vertes, mourut sans avoir été malade. A qui ja\e qui en para desit verdâd, Morio s'in infirmidad. Et le roi Philippe regarda d'un œil de luxure la princeffe d'Eboli, laquelle était mariée. 11 la pria d'amour, & elle céda. Madame Ilàbelle de France, dont on difait qu'elle avait favorifé les desseins de Don Carlos sur les Pays-Bas, devint maigre & dolente. Et ses cheveux tombèrent par groffes mèches à la fois. Elle vomit souvent, & les ongles de ses pieds & de ses mains tombèrent. Et elle mourut. Et Philippe ne pleura point. Les cheveux du prince d'Eboli tombèrent pareillement. Il devint trifte & se plaignit toujours. Puis les ongles de ses pieds & de ses mains tombèrent auffi. Et le roi Philippe le fit enterrer. Et il paya le deuil de la veuve & ne pleura point. XXVI En ce temps-là, quelques femmes & filles de Damme vinrent demander à Nele si elle voulait être la fiancée de mai & se cacher dans les brouflailles avec le fiancé qu'on lui trouverait; car, difaiént les femmes, non sans ja-loufie, il n'ell: pas un seul homme jeune en tout Damme & aux environs, qui ne voudrait se fiancer à toi, qui reftes si belle, sage & fraîche : don de sorcière, sans doute. — Commères, répondait Nele, dites aux jeunes hommes qui me recher- client : Le cœur de Nele n'eft point ici, mais à celui qui vague pour délivrer la terre des pères. Et si je suis fraîche, ainfi que vous le dites, ce n'eft pas don de sorcière, mais de santé. Les commères répondaient : — Katheline eft soupçonnée, toutefois. — Ne croyez point aux paroles des méchants, répondait Nele : Katheline .n'eft point sorcière. Meffieurs de la juftice lui brûlèrent des étoupes sur la tête & Dieu la frappa de folie. Et Katheline, hochant la tête dans un coin où elle était accroupie, disait : — Otez le feu, il reviendra Hanske, mon mignon. Les commères demandant quel était ce Hanske, Nele répondait : — C'eft le fils de Claes, mon frère de lait, qu'elle croit avoir perdu depuis que Dieu l'a frappée. Et les bonnes commères donnaient des patards d'argent à Katheline. Et quand ils étaient neufs, elle les montrait à quelqu'un que nul ne voyait, difant : — Je suis riche, riche d'argent reluifant. Viens, Hanske, mon mignon; je payerai mes amours. Et les commères s'en étant allées, Nele pleurait en la chaumine solitaire. Et elle songeait à Ulenfpiegel vaguant dans les lointains pays sans qu'elle le pût suivre, & à Katheline qui gémiffant : Otez le feu! tenait souvent à deux mains sa poitrine, montrant par là que le feu de folie brûlait la tête & le corps fiévreufement. Et dans l'entre-temps, le fiancé & la fiancée de mai se cachèrent dans les herbes. Celui ou celle qui trouvait l'un d'eux était, selon le sexe de sa trouvaille & le sien, roi ou reine de la fête. Nele entendit les cris de joie des garçons & des filles lorfque la fiancée de mai fut trouvée au bord d'un foffé, cachée dans les hautes herbes. Et elle pleurait songeant au doux temps où on la cherchait, elle & son ami Ulenfpiegel. XXVII Cependant Lamme & lui califourchonnaient jambe de ci, jambe de là sur leurs ânes : — Or çà, écoute, Lamme, dit Ulenfpiegel, les nobles des Pays-Bas, par jaloufie contre d'Orange, ont trahi la caufe des confédérés, la sainte alliance, vaillant compromis signé pour le bien de la terre des pères. D'Egmont & de Hornes furent traîtres pareillement & sans profit pour eux; Brederode eft mort, il ne nous refte plus en cette guerre que le pauvre populaire de Brabant & de Flandres attendant des chefs loyaux pour aller en avant; & puis, mon fils, les îles, les îles de Zélande, la Noord Hollande auffi, dont le prince eft gouverneur; & plus loin encore, sur la mer, Edzard comte d'Emden & de l'Ooft Frife. — Las! dit Lamme, je le vois clairement, nous pérégrinons entre la corde, la roue & le bûcher, mourant de faim, baillant de soif, sans nul espoir de repos. — Nous ne sommes qu'au début, répondit Ulenfpiegel. Daigne confp dérer que tout y eft plaifir pour nous, tuant nos ennemis, nous gaufrant d'eux, ayant des florins plein nos gibecières; bien leftés de viande, de bière, de vin & de brandevin. Que te faut-il de plus, sac de plumes? Veux-tu que nous vendions des ânes & achetions des chevaux? — Mon fils, dit Lamme, le trot d'un cheval eft bien dur pour un homme de ma corpulence. — Tu t'afleiras sur ta monture ainfi que font les payfans, répondit Ulenfpiegel, & nul ne se gauflera de toi, puifque tu es vêtu en payfan & ne portes point l'épée comme moi, mais seulement l'épieu. — Mon fils, dit Lamme, es-tu sûr que nos deux pafles pourront servir dans les petites villes ? — N'ai-je point le certificat du curé, dit Ulenfpiegel, avec le grand cachet de cire rouge de l'églife y pendant à deux queues de parchemin, & nos billets de confeflion? Les soudards & happe-chair du duc ne peuvent rien contre deux hommes si bien munis. Et les patenôtres noires que nous avons à vendre? Nous sommes reiters tous deux, toi Flamand & moi Allemand, voyageant, par ordre exprès du duc, pour gagner à la sainte foi ■ catholique, par vente de chofes bénies, les hérétiques de ce pays. Nous entrerons ainfi partout, chez les nobles seigneurs & dans les graffes abbayes. Et ils nous donneront une ondueufe hofpitalité. Et nous surprendrons leurs secrets. Lèche-toi les babouines, mon ami doux. — Mon fils, dit Lamme, nous faifons-là le métier d'efpions. — Par droit & loi de guerre, répondit Ulenfpiegel. — S'ils apprennent le fait des trois prédicants, nous mourrons sans doute, dit Lamme. Ulenfpiegel chanta : J'ai mis vivre sur mon drapeau, Vivre toujours à la lumière. De cuir eft ma peau première, D'acier ma seconde peau. Mais Lamme, soupirant : — Je n'ai qu'une peau bien molle, le moindre coup de dague la trouerait incontinent. Nous ferions mieux de nous adonner à quelque utile métier que de courir ainfi la pretantaine par monts & par vaux, pour servir tous ces grands princes qui, les pieds dans des houfeaulx de velours, mangent des ortolans sur des tables dorées. A nous les coups, dangers, bataille, pluie, grêle, neige, soupes maigres des vagabonds. A eux, les fines andouilles, gras chapons, grives parfumées, poulardes succulentes. — L'eau t'en vient à la bouche, mon ami doux, dit Ulenfpiegel. — Où êtes-vous, pain frais, koekebacken dorées, crèmes délicieufes?Mais où es-tu, ma femme? Ulenfpiegel répondit : — Les cendres battent sur mon cœur & me pouffent à la bataille. Mais toi, doux agneau qui n'as à venger ni la mort de ton père ni de ta mère, ni le chagrin' de ceux que tu aimes, ni ta préfente pauvreté, laiffe-moi seul marcher où je dois si les fatigues de guerre t'effraient. — Seul? dit Lamme. Et il arrêta tout net son âne, qui se mit à ronger un bouquet de chardons, dont il y avait sur ce chemin grand planté. L'âne d'Ulenfpiegel s'arrêta & mangea pareillement. — Seul? dit Lamme. Tu ne me laifferas point seul, mon fils, ce serait une infigne cruauté. Avoir perdu ma femme & perdre encore un ami, cela ne se peut. Je ne geindrai plus, je te le promets. Et, puifqu'il le faut,—& il leva la tête fièrement, —j'irai sous la pluie des balles, oui ! Et au milieu des épées, oui! en face de ces vilains soudards qui boivent le sang comme des loups. Et si un jour je tombe à tes pieds saignant & frappé à mort, enterre-moi, &, si tu vois ma femme, dis-lui que je mourus pour n'avoir pas su vivre sans être aimé de quelqu'un en ce monde. Non, je ne le pourrais point, mon fils Ulenfpiegel. Et Lamme pleura. Et Ulenfpiegel fut attendri voyant ce doux courage. XXVIII En ce temps-là le duc, divifant son armée en deux corps, fit marcher l'un vers le duché de Luxembourg, & l'autre vers le marquifat de Namur. — C'eft, dit Ulenfpiegel, quelque militaire réfolution à moi inconnue; ce m'eft tout un, allons vers Maeftricht avec confiance. Comme ils longeaient la Meufe près de la ville, Lamme vit Ulenfpiegel regarder attentivement tous les bateaux qui voguaient sur le fleuve & s'arrêter devant l'un d'eux portant une firène à la proue. Et cette firône tenait un écuflon où était marqué en lettres d'or sur fond de sable le figne J-H-S, qui eft celui de Notre-Seigneur Jésus-Chrift. Ulenfpiegel fit ligne à Lamme de s'arrêter & se mit à chanter comme alouette joyeufement. Un homme vint sur le bateau, chanta comme le coq, puis, sur un signe d'Ulenfpiegel, qui brayait comme un âne & lui montrait le populaire affemblé sur le quai, se mit à braire comme un âne terriblement. Les deux baudets d'Ulenfpiegel & de Lamme couchèrent les oreilles & chantèrent leur chanfon de nature. Des femmes paflaient, des hommes aufli montant des chevaux de halage, & Ulenfpiegel dit à Lamme : — Ce batelier se gaufle de nous & de nos montures. Si nous l'allions attaquer sur son bateau ? — Qu'il vienne ici plutôt, répondit Lamme. Une femme alors parla & dit : — Si vous ne voulez revenir les bras coupés, les reins cafles, le mufle en pièces, laiflez braire à l'aife ce Stercke Pier. — Hi han ! hi han! hi han! faifait le batelier. — Laiffez-le.chanter, dit la commère, nous l'avons vu l'autre jour lever sur les épaules une charrette chargée de lourds tonneaux de bière, & arrêter une autre charrette traînée par un vigoureux cheval. Là, dit-elle en montrant l'auberge de la Blauwe-Torren, la Tour Bleue, il a percé de son couteau, lancé à vingt pas, une planche de chêne de douze pouces d'épaiffeur. — Hi han ! hi han ! hi han ! faifait le batelier, tandis qu'un garçonnet de douze ans montait sur le pont du bateau & se mettait à braire pareillement. Ulenfpiegel répondit : — Il ne nous chault de ton Pierre le Fort! Si Stercke Pier qu'il soit, nous le sommes plus que lui, & voilà mon ami Lamme qui en mangerait deux de sa taille sans hoqueter. — Que dis-tu, mon fils? demanda Lamme. — Ce qui eft, répondit Ulenfpiegel; ne me contredis point par modeftie. Oui, bonnes gens, commères & manouvriers, tantôt vous le verrez befogner des bras & réduire à néant ce fameux Stercke Pier. — Tais-toi, dit Lamme. — Ta force eft connue, répondit Ulenfpiegel, tu ne la pourrais cacher. — Hi han! faifait le batelier, hi han! faifait le garçonnet. Soudain Ulenfpiegel chanta de nouveau comme une alouette bien mélo-dieufement. Et les hommes, les femmes & manouvriers, ravis d'aife, lui demandaient où il avait appris ce divin sifflement. — En paradis, d'où je viens tout droit, répondit Ulenfpiegel. Puis, parlant à l'homme qui ne ceffait de braire & de le montrer du doigt par moquerie : — Pourquoi refles-tu là, vaurien, sur ton bateau? N'ofes-tu point venir à terre te gauffer de nous & de nos montures? — Ne l'ofes-tu point? difait Lamme. — Hi han ! hi han ! faifait le batelier. Mefflres baudets baudoyant, montez sur mon bateau. — Fais comme moi, dit tout bas Ulenfpiegel à Lamme. Et parlant au batelier : — Si tu es le Stercke Pier, moi je suis Thyl Ulenfpiegel. Et ces deux-ci sont nos ânes Jef & Jan, qui savent mieux braire que toi, car c'eft leur parler naturel. Quant à monter sur tes planches mal jointes, nous ne le voudrions point. Ton bateau eft comme une cuvelle^ chaque fois qu'une vague le pouffe il recule, & il ne saurait marcher que comme les crabes, de côté. — Oui, comme les crabes! difait Lamme. Le batelier alors parlant à Lamme : — Que marmounes-tu là entre les dents, bloc de lard? Lamme, entrant en rage, dit : — Mauvais chrétien, qui me reproches mon infirmité, sache que mon lard eft à moi & provient de ma bonne nourriture, tandis que toi, vieux clou rouillé, tu ne vécus que de vieux harengs saurs, de mèches de chandelles, de peaux de stockfifch, à en juger par ta viande maigre, que l'on voit paffer à travers les trous de ton haut-de-chauffes. — Ils vont s'entrecogner raidement, difaient les hommes, femmes & manouvriers, réjouis & curieux. — Hi han! hi han! faifait le batelier. Lamme voulut defcendre de son baudet pour ramaffer des pierres & les jeter au batelier. — Ne jette pas de pierres, dit Ulenfpiegel. Le batelier parla à foreille du garçonnet hihannant à côté de lui sur le bateau. Celui-ci détacha un batelet des flancs du bateau, &, à l'aide d'une gaffe qu'il maniait habilement, s'approcha de la rive. Quand il fut tout près, il dit, se tenant debout fièrement : — Mon baes vous demande si vous osez venir sur le bateau & engager a bataille avec lui par le poing & le pied. Ces bonshommes & commères seront témoins. — Nous le voulons, dit Ulenfpiegel bien dignement. — Nous acceptons le combat, dit Lamme avec grande fierté. 11 était midi, les manouvriers diguiers, paveurs, conftruéfeurs de navires, leurs femmes munies de la pitance de leurs hommes, les enfants qui venaient voir leurs pères se reftaurer de fèves ou de viande bouillie; tous riaient, battaient des mains à l'idée d'une bataille prochaine, efpérant avec gaieté que l'un ou l'autre des combattants aurait la tête caffée, ou tomberait en pièces dans la rivière pour leur réjouiffement. — Mon fils, difait Lamme tout bas, il va nous jeter à l'eau. — Laiffe-toi jeter, difait Ulenfpiegel. — Le gros homme a peur, difait la foule des manouvriers. Lamme, toujours affis sur son âne, se retourna sur eux & les regarda avec colère, mais ils le huèrent. — Allons sur le bateau, dit Lamme, ils verront si j'ai peur. A ces mots il fut hué de nouveau, & Ulenfpiegel dit : — Allons sur le bateau. Etant defcendus de leurs ânes, ils jetèrent les brides au garçonnet, lequel careffait les baudets amicalement & les menait où il voyait des chardons. Puis Ulenfpiegel prit la gaffe, fit entrer Lamme dans le batelet, cingla vers le bateau, où, à l'aide d'une corde, il monta précédé de Lamme, suant & soufflant. Quand il fut sur le pont de la barque, Ulenfpiegel se baiffa comme s'il voulait lacer ses bottines, & dit quelques mots au batelier, lequel sourit & regarda Lamme. Puis il vociféra contre lui mille injures, l'appelant vaurien, bouffi de graiffe criminelle, graine de prifon, pap~eter, mangeur de bouillie, & lui difant : « Greffe baleine, combien de tonnes d'huile donnes-tu quand on te saigne ? » Tout soudain, sans répondre, Lamme se lança sur lui comme un bœuf furieux, le terraffa, le frappa de toute sa force, mais ne lui faifait pas grand mal à caufe de la graffe faibleffe de ses bras. Le batelier, tout en faifant semblant de rélifter, se laiffait faire, & Ulenfpiegel difait : « Ce vaurien payera à boire. » Les hommes, femmes & manouvriers, qui de la rive regardaient la bataille, difaient : « Qui eût cru que ce gros homme fût si impétueux ? » Et ils battaient des mains tandis que Lamme frappait comme un sourd. Mais le batelier ne prenait d'autres soins que de préferver son vifage. Soudain, Lamme fut vu, le genou sur la poitrine du Stercke Pier, le tenant d'une main à la gorge & levant l'autre pour frapper. — Crie grâce, difait-il furieux, ou je te fais paffer à travers les planches de ta cuvelle ! Le batelier, touffant pour montrer qu'il ne savait crier, demanda grâce de la main. Alors Lamme fut vu relever généreufement son ennemi, qui bientôt se trouva debout, &, tournant le dos aux spectateurs, tira la langue à Ulen-spiegel, lequel éclatait de rire de voir Lamme, secouant fièrement la plume de son béret, marcher en grand triomphe sur le bateau. Et les hommes, femmes, garçonnets & fillettes, qui étaient sur la rive, applaudiffaient de leur mieux, dilànt : « Vive le vainqueur du Stercke Pier ! C'eft un homme de fer. Vîtes-vous comme il le dauba du poing 37 & comme d'un coup de tète il le renverfa sur le dos ? Voici qu'ils vont boire maintenant pour faire la paix. Le Stercke Pier monte de la cale avec du vin & des sauciflons. » De fait, le Stercke Pier était monté avec deux hanaps & une grande pinte devin blanc de Meufe. Et Lamme & lui avaient fait la paix. Et Lamme, tout joyeux à caufe de son triomphe, à caufe du vin & des sauciffons, lui demandait, en lui montrant une cheminée de fer qui dégorgeait une fumée noire & épaifle, quelles étaient les fricaifées qu'il faifait dans la cale. — Cuifine de guerre, répondait le Stercke Pier en souriant. La foule des manouvriers, des femmes & des enfants s'étant difperfée pour retourner au travail ou au logis, le bruit courut bientôt de bouche en bouche qu'un gros homme, monté sur un âne & accompagné d'un petit pèlerin, monté également sur un âne, était plus fort que Samfon & qu'il fallait se garder de l'offenfer. Lamme buvait & regardait le batelier vidorieufement. Celui-ci dit soudain : — Vos baudets s'ennuient là-bas. Puis, amenant le bateau contre le quai, il defcendit à terre, prit un des ânes par les pieds de devant & les pieds de derrière, &, le portant comme Jéfus portait l'agneau, le dépofa sur le pont du bateau. Puis, en ayant fait de même de l'autre sans souffler, il dit : — Buvons. Le garçonnet sauta sur le pont. Et ils burent. Lamme ébahi ne savait plus si c'était lui-même, natif de Damme, qui avait battu cet homme robufte, & il n'ofait plus le regarder qu'à la dérobée, sans aucun triomphe, craignant qu'il ne lui prît envie de le prendre comme il avait fait des baudets & de le jeter tout vif dans la Meufe, par rancune de sa défaite. Mais le batelier, souriant, l'invita gaiement à boire encore, & Lamme se remit de sa frayeur & le regarda derechef avec une afllirance viftorieufe. Et le batelier & Ulenfpiegel riaient. Dans l'entre-temps, les baudets, ébahis de se trouver sur un plancher qui n'était point celui des vaches, avaient baifle la tête, couché les oreilles, & de peur n'ofaient boire. Le batelier leur alla quérir un des picotins d'avoine qu'il donnait aux chevaux qui hâlaient sa barque, après l'avoir acheté lui-même, afin de n'être point volé par les condufteurs sur le prix du fourrage. Quand les baudets virent le picotin, ils marmonnèrent les patenôtres de gueule en regardant le pont du bateau mélancoliquement & n'y ofant, de peur de gliffer, bouger du sabot. Sur ce, le batelier dit à Lamme & à Ulenfpiegel : — Allons à la cuifine. — Cuifine de guerre, dit Lamme inquiet. — Cuifine de guerre, mais tu peux y defcendre sans crainte, mon vainqueur. — Je n'ai point de crainte & je te suis, dit Lamme. Le garçonnet se mit au gouvernail. En defcendant, ils virent partout des sacs de grains, de fèves, de pois, des choux, des carottes & autres légumes. Le batelier leur dit alors en ouvrant la porte d'une petite forge : — Puifque vous êtes des hommes au cœur vaillant qui connailfez le cri de l'alouette, l'oifeau des libres, & le clairon guerrier du coq, & le braire de l'âne, le doux travailleur, je veux vous montrer ma cuifine de guerre. Cette petite forge, vous la trouverez dans la plupart des bateaux de Meufe. Nul ne la peut sufpefter, car elle sert à remettre en état les ferrures des navires; mais ce que tous ne poflfèdent point, ce sont les beaux légumes contenus en ces placards. Alors, écartant quelques pierres qui couvraient le fond de la cale, il leva quelques planches, en tira un beau faifceau de canons, d'arquebufes, & le levant, comme il l'eût fait d'une plume, il le remit à sa place, puis il leur montra des fers de lance des hallebardes, des lames d'épées, des sachets de balles & de poudre. — Vive le Gueux I dit-il; ici sont les fèves & la sauce, les croffes sont les gigots, les salades ce sont les fers de hallebardes, & ces canons d'ar-quebufe sont des jarrets de bœuf pour la soupe de liberté. Vive le Gueux ! Où me faut-il porter cette nourriture? demanda-t-il à Ulenfpiegel. Ulenfpiegel répondit : — A Nimègue, où tu entreras avec ton bateau plus chargé encore de vrais légumes, à toi apportés par des payfans, que tu-prendras à Etfen, à Stephanfweert & à Ruvemarde. Et ceux-là aussi chanteront comme l'alouette, oifeau des libres, tu répondras] par le clairon guerrier du coq. Tu iras chez le dodeur Pontus, demeurant près du Nieuwe-Waal; tu lui diras que tu viens en ville avec des légumes, mais que tu crains la séche-reffe. Pendant que les payfans iront au marché vendre les légumes trop cher pour qu'on les achète, il te dira ce qu'il faut faire de tes armes. Je penfe toutefois qu'il t'ordonnera de paffer, non sans péril, par le Wahal, la Meufe ou le Rhin, échangeant les légumes contre des filets à vendre, pour vaquer avec les bateaux de pêche d'Harlingen, où sont beaucoup de matelots connaiffant le chant de l'alouette; longer la côte par les Waden, gagner le Lauwer-Zee, échanger les filets contre du fer & du plomb, donner des coftumes de Marken, de Vlieland ou d'Ameland à tes paysans, te tenir un peu sur les côtes, péchant & salant ton poilfon pour le garder & non pour le vendre, car boire frais & guerroyer salé eft chofe légitime. — Adoncques, buvons, dit le batelier. Et ils montèrent sur le pont. Mais Lamme, braffant mélancolie : — Monfieur le batelier, dit-il soudainement, vous avez ici en votre forge un petit feu si brillant, que pour sûr on y ferait cuire le plus suave des hochepots. Mon go lier eft altéré de soupe. — Je te vais rafraîchir, dit l'homme. Et bientôt il lui servit une soupe graffe, où il avait fait bouillir une groffe tranche de jambon salé. Quand Lamme en eut avalé quelques cuillerées, il dit au batelier : — La gorge me pèle, la langue me brûle : ce n'eft point là du hochepot. — Boire frais & guerroyer salé, c'était écrit, repartit Ulenfpiegel. Le batelier remplit donc les hanaps, & dit : — Je bois à l'alouette, oifeau de liberté. Ulenfpiegel dit : — Je bois au coq claironnant la guerre. Lamme dit : i — Je bois à ma femme; qu'elle n'ait jamais soif, la bonne aimée. — Tu iras jufqu'à Emden par la mer du Nord, dit Ulenfpiegel au batelier. Emden nous eft un refuge. — La mer eft grande, dit le batelier. — Grande pour la bataille, dit Ulenfpiegel. — Dieu eft avec nous, dit le batelier. — Qui donc contre nous? repartit Ulenfpiegel. — Quand partez-vous? dit-il. — Tout de suite, repartit Ulenfpiegel. — Bon voyage & vent arrière. Voici de la poudre & des balles.' Et, les baifant, il les conduifit, après avoir porté comme des agnelets sur son cou & ses épaules les deux baudets. Ulenfpiegel & Lamme les ayant montés, ils partirent pour Liège. — Mon fils, dit Lamme tandis qu'ils cheminaient, comment cet homme si fort s'eft-il laifle dauber par moi si cruellement? — Afin, dit Ulenfpiegel, que partout où nous irons la terreur te précède. Ce nous sera une meilleure efcorte que vingt landsknechts. Qui ofera désormais attaquer Lamme, le puiflant, le victorieux; Lamme, le taureau sans pareil, qui terrafla d'un coup de tête, au vu & au sçu d'un chacun le Stercke Pier, Pierre le fort, qui porte les baudets comme des agneaux & lève d'une épaule toute une charrette de tonneaux de bière? Chacun te connaît ici déjà, tu es Lamme le redoutable, Lamme l'invincible, & je marche à l'ombre de ta protection. Chacun te connaîtra sur la route que nous allons parcourir, nul ne t'ofera regarder de mauvais œil, & vu le grand courage des hommes, tu ne trouveras partout sur ton chemin que bonnetades, salutations, hommages & vénérations adreflees à la force de ton poing redoutable. — Tu parles bien, mon fils, dit Lamme, se redreflant sur sa selle. — Et je dis vrai, repartit Ulenfpiegel. Vois-tu ces faces curieufes aux premières maifons de ce village ? On se montre du doigt Lamme, l'horri-fique vainqueur. Vois-tu ces hommes qui te regardent avec envie & ces couards chétifs qui ôtent leurs couvre-chefs? Réponds à leur salut, Lamme, mon mignon; ne dédaigne point le faible populaire. Vois, les enfants savent ton nom & le répètent avec crainte. Et Lamme paffait fièrement, saluant à droite & à gauche comme un roi. Et la nouvelle de sa vaillance le suivit de bourg en bourg, de ville en ville, jufques à Liège, Chocquien, la Neuville, Vefin & Namur qu'ils évitèrent, à caufe des trois prédicants. Ils marchèrent ainfi longtemps, suivant les rivières, fleuves & canaux. Et partout au chant de l'alouette répondait le chant du coq. Et partout pour l'œuvre de liberté, l'on fondait, battait & fourbiflait les armes qui partaient sur des navires longeant les côtes. Et elles paflaient- aux péages dans des tonneaux, dans des caifles, dans des paniers. Et il se trouvait toujours de bonnes gens pour les recevoir & les cacher en lieu sûr, avec la poudre & les balles jufques à l'heure de Dieu. Et Lamme cheminant avec Ulenfpiegel, toujours précédé de sa réputation vitftorieufe, commença de croire lui-même à sa grande force, &, devenant fier & belliqueux, il se laiffa croître le poil. Et Ulenfpiegel le nomma Lamme le Lion. Mais Lamme ne demeura point confiant en ce deffein à caufe des chatouillements de la pouffe, le quatrième jour. Et il fit paffer le rafoir sur sa face vidorieufe, laquelle apparut de nouveau à Ulenfpiegel ronde & pleine comme un soleil, allumé au feu de bonne nourriture. Ce fut ainfi qu'ils vinrent à Stockem. XXIX Vers la tombée de la nuit, ayant laiffé leurs ânes à Stockem, ils entrèrent dans la ville à Anvers. Et Ulenfpiegel dit à Lamme : — Voici la grande cité, l'entier monde entaffe ici ses richeffes : or, argent, épices, cuir doré, tapis de Gobelin, draps, étoffes de velours, de laine & de soie; fèves, pois, grains, viande & farine, cuirs salés, vins de Louvain, de Namur, de Luxembourg, de Liège, Landtwyn de Bruxelles & d'Aerfchot, vins de Buley dont le vignoble eft près de la porte de la Plante à Namur, les vins du Rhin, d'Efpagne & de Portugal; huile de raifin d'Aerfchot qu'ils appellent Landolium; les vins de Bourgogne, de Malvoifie & tant d'autres. Et les quais sont encombrés de marchandises. Ces richeffes de la terre & de l'humaine befogne attirent en ce lieu les plus belles filles folles qui soient. — Tu deviens songeur, dit Lamme. Ulenfpiegel répondit : — Je trouverai parmi elles les sept. Il m'a été dit : En ruines, sang & larmes cherche. Qu'eft-ce donc qui plus que filles folles eft caufe de ruine? N'eft-ce pas auprès d'elles que les pauvres hommes affolés perdent leurs beaux carolus, brillants & clinquants; leurs bijoux, chaînes, bagues, & s'en revont sans pourpoint, loqueteux & dépenaillés, voire sans linge ; tandis qu'elles engraissent de leurs dépouilles ? Où eft le sang rouge & limpide qui courait dans leurs veines? C'eft jus de poireau maintenant. Ou bien, pour jouir de leur doux & mignons corps, ne se battent-ils point au couteau, à la dague, à l'épée sans miféricorde? Les cadavres emportés, blêmes & saignants, sont des cadavres de pauvres affolés d'amour. Quand le père gronde & demeure siniftre sur son siège, que ses cheveux blancs semblent plus blancs & plus raides, que de ses yeux secs, où brûle le chagrin de la perte de l'enfant, les larmes ne veulent point sortir; que la mère1, silencieufe & blême comme une morte, pleure comme si elle ne voyait plus devant elle que ce qu'il y a de douleurs en ce monde, qui fait couler ces larmes? Les filles folles qui n'aiment qu'elles & l'argent, & tiennent le monde penfant, travaillant, philofophant, attaché au bout de leur ceinture dorée. Oui, c'eft là que sont les sept & nous irons, Lamme, chez les filles. Ta femme y eft peut-être; ce sera double coup de filet. — Je le veux, dit Lamme. On était pour lors en juin, vers la fin de l'été, quand le soleil déjà rouffit les feuilles des marronniers, que les oifelets chantent dans les arbres & qu'il n'eft ciron si petit qui ne fufurre d'aile d'avoir si chaud dans l'herbe. Lamme errait à côté d'Ulenfpiegel par les rues d'Anvers, baiffant la tête & traînant son corps comme une maifon. — Lamme, dit Ulenfpiegel, tu braffes mélancolie; ne sais-tu donc point que rien ne fait plus de mal à la peau ; si tu perliftes en ton chagrin, tu la perdras par bandes. Et ce sera une belle parole à entendre quand on dira de toi : Lamme le pelé. — J'ai faim, dit Lamme. — Viens manger, dit Ulenfpiegel. Et ils allèrent enfemble aux Vieux-Degrés, où ils mangèrent des choefels & burent de la dubbel-kuit tant qu'ils en purent porter. Et Lamme ne pleurait plus. Et Ulenfpiegel difait : — Bénie soit la bonne bière qui te fait l'âme tout ensolleillée ! Tu ris & secoues ta bedaine. Que j'aime à te voir, danfe de tripes joyeufes ! — Mon fils, dit Lamme, elles danferaient bien davantage si j'avais le bonheur de retrouver ma femme. — Allons la chercher, dit Ulenfpiegel. Ils vinrent ainfi dans le quartier du Bas-Efcaut. — Regarde, dit Ulenfpiegel à Lamme, cette maifonnette tout en bois, avec de belles croifées bien ouvrées & feneftrées de petits carreaux; confi-dère ces rideaux jaunes & cette lanterne rouge. Là, mon fils, derrière quatre tonneaux de bruinbier, d'uitzet, de dobbel-kuit & de vin d'Amboife, siège une belle baellnne de cinquante ans ou davantage. Chaque année qu'elle vécut lui fit une nouvelle couche de lard. Sur l'un des tonneaux brille une chandelle, & il y a une lanterne accrochée aux solives du plafond. Il fait là clair & noir, noir pour l'amour, clair pour le payement. — Mais, dit Lamme, c'eft un couvent de nonnains du diable, & cette baefinne en eft fabbeffe. — Oui, dit Ulenfpiegel, c'eft elle qui mène, au nom du seigneur Belze-buth, dans la voie du péché, quinze belles filles d'amoureufe vie, lefquelles trouvent chez elle refuge & nourriture, mais il leur eft défendu d'y dormir. — Tu connais ce couvent? dit Lamme. — J'y vais chercher ta femme. Viens. — Non, dit Lamme, j'ai réfléchi & n'y entre point. — Laifferas-tu ton ami s'expofer tout seul au milieu de ces Aftartés? — Qu'il n'y aille point, dit Lamme. — Mais s'il y doit aller pour trouver les sept & ta femme? repartit Ulen-spiegel. — J'aimerais mieux dormir, dit Lamme. — Viens donc alors, dit Ulenfpiegel ouvrant la porte & pouffant Lamme devant lui. Vois, la baefinne se tient derrière ses tonneaux, entre deux chandelles : la salle eft grande, à plafond de chêne noirci, aux solives enfumées. Tout autour régnent des bancs, des tables aux pieds boiteux, couvertes de verres, de pintes, de gobelets, de hanaps, de cruches, de flacons, de bouteilles & d'autres engins de buverie. Au milieu sont encore des tables & des chaifes, sur lefquelles trônent des heuques, qui sont capes de commères, des ceintures dorées, des patins de velours, des cornemufes, des fifres, des' scalmeyes. Dans un coin eft une échelle qui mène à l'étage. Un petit boflu pelé joue sur un clavecin monté sur des pieds de verre qui faifaient grincer le son de Tinftrument. Danfe, mon bedon. Quinze belles filles folles sont aflifes, qui sur les tables, qui sur les chaifes, jambe de ci, jambe de là, penchées, redreffées, accoudées, renverfées, couchées sur le dos ou le côté, à leur fantaifie, vêtues de blanc, de rouge, les bras nus ainfi que les épaules & la poitrine jufqu'au milieu du corps. Il y en a de toutes sortes; choifis! aux unes la lumière des chandelles, careffant leurs cheveux blonds, laiffe dans l'ombre leurs yeux bleus dont on ne voit que l'humide feu briller. D'autres, regardant le plafond, soupirent sur la viole quelque ballade d'Allemagne. D'aucunes, rondes, brunes, graffes, éhon-tées, boivent à pleins hanaps le vin d'Amboife, montrent leurs bras ronds, nus jufqu'à l'épaule, leur robe entrebâillée, d'où sortent les pommes de leurs seins, &, sans vergogne, parlent à pleine bouche, l'une après l'autre ou toutes enfemble. Ecoute-les : « Foin de monnaie aujourd'hui! c'eft amour qu'il nous faut, amour à notre choix, difaient les belles filles, amour d'enfant, de jouvenceau & de quiconque nous plaira, sans payer. — Que ceux en qui Nature mit la force virile qui fait les mâles viennent à nous en ce lieu, pour l'amour de Dieu & de nous. — Hier était le jour où l'on payait, aujourd'hui eft le jour où l'on aime ! — Qui veut boire à nos lèvres, elles sont humides encore de la bouteille. Vin & baifers, c'eft feftin complet ! — Foin des veuves qui couchent toutes seules ! —Nous sommes des filles! C'eft jour de charité aujourd'hui. Aux jeunes, aux forts & aux beaux, nous ouvrons nos bras. A boire! — Mignonne, eft-ce pour la bataille d'amour que ton cœur bat le tambourin dans ta poitrine? Quel balancier ! c'eft l'horloge des baifers. Quand viendront-ils cœurs pleins, les efcarcelles vides? Ne flairent-ils point les friandes aventures? Quelle différence y a-t-il entre un jeune Gueux &M. le margrave? c'eft que monfieur paye en florins & le jeune Gueux en careffes. Vive le Gueux! Qui veut aller éveiller les cimetières? Ainfi parlaient les bonnes, ardentes & joyeufes d'entre les filles d'amou-reufe vie. Mais il en était d'autres au vifage étroit, aux épaules décharnées qui faifaient de leurs corps boutique pour l'économie, & liard à liard graphi-naient le prix de leur viande maigre. Celles-là maugréaient entre elles : « 11 eft bien sot, à nous, de nous paffer de salaire en ce métier fatigant, pour ces lubies saugrenues paffant par la cervelle de filles folles d'hommes. Si elles ont quelque quartier de lune en la tête, nous n'en avons point, & préférons en nos vieux jours ne point traîner, comme elles, nos guenilles dans le ruiffeau & nous faire payer, puifque nous sommes à vendre. — Foin du gratis! Les hommes sont laids, puants, grognons, gourmands, ivrognes. Eux seuls font tourner à mal les pauvres femmes ! Mais les jeunes & belles n'entendaient point ces propos, & toutes à leur plaifir & buveries, difaient : Entendez-vous les cloches des morts sonnant 38 à Notre-Dame? Nous sommes de feu ! Qui veut aller réveiller les cimetières? Lamme voyant tant de femmes à la fois, brunes & blondes, fraîches & fanées, fut honteux; baiffant les yeux, il s'écria : Ulenfpiegel, où es-tu? — Il eft très-paffé, mon ami, dit une groife fille en le prenant par le bras. — Très-paffé? dit Lamme. — Oui, dit-elle, il y a trois cents ans en la compagnie de Jacobus de Cofter van Maerlandt. — Laiffez-moi, dit Lamme, & ne me pincez point. Ulenfpiegel, où es-tu? Viens sauver ton ami! Je m'en vais incontinent, si vous ne me lailfez. — Tu ne partiras point, dirent-elles. — Ulenfpiegel, dit encore Làmme piteufement, où es-tu, mon fils? Madame, ne me tirez point ainfi par mes cheveux ; ce n'eft point une perruque, je vous l'affure. A l'aide ! Ne trouvez-vous pas mes oreilles afiez rouges, sans que vous y fafliez encore monter le sang? Voilà que cette autre me chiquenaude sans ceffe. Vous me faites mal! Las! de quoi me frotte-t-on la figure à préfent? Le miroir? Je suis noir comme la gueyile d'un four. Je me fâcherai tantôt si vous ne finiffez; c'eft mal à vous de maltraiter ainfi un pauvre homme. Laiffez-moi! Quand vous m'aurez tiré par mon haut-de-chauffes à droite, à gauche, de partout & m'aurez fait aller comme une navette, en serez-vous plus graffes?; Oui, je me fâcherai sans doute. — 11 se fâchera, difaient-^elles se gauffant; il se fâchera, le bonhomme. Ris plutôt, & chante-nous un lied d'amour. — J'en chanterai un de coups, si vous le voulez; mais laiffez-moi. — Qui aimes-tu ici? — Perfonne, ni toi, ni les autres. Je me plaindrai au magiftrat, & il vous fera fouetter. — Oui dà! dirent-elles, fouetter? Et si nous te baifions de force avant ce fouettement ? — Moi? dit Lamme. — Toi ! dirent-elles toutes. Et voilà les belles & les laides, les fraîches & les fanées, les brunes & les blondes de se précipiter sur Lamme, de jeter sa toque en l'air, en l'air son manteau, & de le careffer, baifer sur la joue, le nez, l'eftomac, le dos, de toute leur force. La baefinne riait entre ses chandelles. — A l'aide! criait Lamme; à l'aide ! Ulenfpiegel; balaie-moi toute cette guenaille. Laiffez-moi! je ne veux pas de vos baifers; je suis marié, sang de Dieu! & garde tout pour ma femme. — Marié, dirent-elles ; mais ta femme en a de trop : un homme de ta corpulence. Donne-nous-en un peu. Femme fidèle, c'eft bien fait; homme fidèle, c'eft chapon. Dieu te garde ! il faut faire un choix, ou nous te fouettons à notre tour. — Je n'en ferai pas, dit Lamme. — Choifis, dirent-elles. — N'on, dit-il. — Veux-tu de moi? dit une belle fillette blonde; vois, je suis douce, & j'aime qui m'aime. — Laiffe-moi, dit Lamme. — Veux-tu de moi ? dit une mignonne fille, qui avait des cheveux noirs, des yeux & un teint tout bruns, au demeurant faite au tour par les anges. — Je n'aime point le pain d'épices, dit Lamme. — Et moi, ne me prendrais-tu point? dit une grande fille, qui avait le front prefque tout couvert par les cheveux, de gros sourcils se joignant, de grands yeux noyés, des lèvres groffes comme des anguilles & toutes rouges, & rouge aufli de la face, du cou & des épaules. — Je n'aime point, dit Lamme, les briques enflammées. — Prends-moi, dit une fillette de seize ans au mufeau d'écureuil. — Je n'aime point les croque-noifettes, dit Lamme. — Il faudra le fouetter, dirent-elles. De quoi? De beaux fouets à mèche de cuir séché. Fier cinglemerit. La peau la plus dure n'y réfifte point. Pre-nez-en dix. Fouets de charretiers & d'àniers. — A l'aide ! Ulenfpiegel, criait Lamme. Mais Ulenfpiegel ne répondait point. — Tu as mauvais cœur, difait Lamme, cherchant de tout côté son ami. Les fouets furent apportés; deux d'entre les filles se mirent en devoir d'ôter à Lamme son pourpoint. — Hélas! difait-il; ma pauvre graiffe, que j'eus tant de peine à former, elles l'enlèveront sans doute avec leurs cinglants fouets. Mais, femelles sans pitié, ma graiffe ne vous servira de rien, pas même à mettre dans les sauces. Elles répondirent î — Nous en ferons des chandelles N'eft-ce rien d'y voir clair sans payer! Celle qui dorénavant dira que de fouet sort chandelle paraîtra folle à un / chacun. Nous le soutiendrons jufqu'à la mort, & gagnerons plus d'une gageure. Trempez les verges dans le vinaigre. Voici que ton pourpoint eft enlevé. L'heure sonne à Saint-Jacques. Neuf heures. Au dernier coup, si tu n'as pas fait ton choix, nous frapperons. Lamme tranfi difait : — Ayez de moi pitié & miféricorde, j'ai juré fidélité à ma pauvre femme & la garderai, quoiqu'elle m'ait laifie bien vilainement. Ulenfpiegel, à l'aide, mon mignon ! Mais Ulenfpiegel ne se montrait point. — Voyez-moi, difait Lamme aux filles folles, voyez-moi à vos genoux. Y a-t-il pofe plus humble? N'eft-ce affez dire que j'honore comme des saints, vos beautés grandes? Bienheureux qui, n'étant point marié, peut jouir de vos charmes ! C'eft le paradis sans doute; mais ne me battez point, s'il vous plaît. Soudain la baefinne, qui se tenait entre ses deux chandelles, parla d'une voix forte & menaçante : —Commères & fillettes, dit-elle, je vous jure mon grand diable que si, dans un moment, vous n'avez point, par rire & douceur, mené cet homme à bien, c'eft-à-dire dans votre lit, j'irai quérir les gardes de nuit & vous ferai toutes ici fouetter à sa place. Vous ne méritez point le nom de filles d'amoureufe vie, si vous avez en vain la bouche lefte, la main libertine & des yeux flambants pour agacer les mâles, ainfi que font les femelles des vers luifants qui n'ont de lanterne qu'à cet ufage. Et vous serez fouettées sans merci pour votre niaiferie. A ce propos, les filles tremblèrent & Lamme devint joyeux. — Or çà, dit-il, commères, quelles nouvelles apportez du pays des cinglantes lanières? Je vais moi-même quérir la garde. Elle fera son devoir, & je l'y aiderai. Ce me sera plaifir grand. Mais voici qu'une mignonne fillette de quinze ans se jeta aux genoux de Lamme : — Meflire, dit-elle, vous me voyez ici devant vous humblement rélignée; si vous ne daignez choisir perfonne d'entre nous, devrai-je être battue pour vous, monfieur. Et la baefinne qui eft là me mettra dans une vilaine cave, sous l'Efcaut, où l'eau suinte du mur, & où je n'aurai que du pain noir à manger. — Sera-t-elle vraiment battue pour moi, madame la baefinne? demanda Lamme. — Jufqu'au sang, répondit celle-ci. Lamme alors confidérant la fillette, dit : — Je te vois fraîche, embaumée, ton épaule sortant de ta robe comme une grande feuille de rofe blanche. Je ne veux point que cette belle peau, sous laquelle le sang coule si jeune, souffre sous le fouet, ni que ces yeux clairs du feu de jeuneffe pleurent à caufe de la douleur des coups, ni que le froid de la prifon faffe friffonner ton corps de fée d'amour. Doncques, j'aime mieux te choilir que de te savoir battue. La fillette l'amena. Ainfi pécha-t-il, comme il fit toute sa vie, par bonté d'âme. Cependant Ulenfpiegel & une grande belle fille brune aux cheveux cres-pelés se tenaient debout l'un devant l'autre. La fille, sans mot dire, regardait, coquetant, Ulenfpiegel & semblait ne vouloir point de lui. — Aime-moi, difait-il. — T'aimer, dit-elle, fol ami qui n'en_veux qu'à tes heures? Ulenfpiegel répondit : — L'oifeau qui paffe au-deffus de ta tête chante sa chanfon & s'envole. Ainfi de moi, doux cœur : veux-tu que nous chan tions enfemble ? — Oui, dit-elle, chanfon de rire & de larmes. Et la fille se jeta au cou d'Ulenfpiegel. Soudain, comme tous deux se pâmaient d'aife aux bras de leurs mignonnes, voilà que pénètrent en la maifon, au son d'un fifr.e & d'un tambour, & s'entre-boufculant, preffant, chantant, sifflant, criant, hurlant, vociférant, une joyeufe compagnie de meefepatigers, qui sont à Anvers les preneurs de méfanges. Ils portaient des sacs & des cages tout pleins de ces petits oifeaux, & les hiboux qui les y avaient aidés écarquillaient leurs yeuX dorés à la lumière. Les meefevangers étaient bien dix, tous rouges, enflés de vin & de cer-voife, portant le chef branlant, traînant leurs jambes flageolantes & criant d'une voix si rauque & si caflee, qu'il semblait aux filles peureufes entendre plutôt des fauves en un bois que des hommes en un logis. Cependant, comme elles ne ceffaient de dire, parlant seules ou toutes enfemble : « Je veux qui j'aime. — A qui nous plaît nous sommes. Demain aux riches de florins! Aujourd'hui aux riches d'amour! » Les meefevangers répondirent : « Florins nous avons, amour pareillement; à nous donc les folles filles. Qui recule eft chapon. Celles-ci sont méfanges, nous sommes chafleurs. A la refcouffe ! Brabant au bon duc ! » Mais les femmes difaient, ricaffant : « Fi ! les laids mufeaux qui nous penfent manger ! Ce n'eft point aux pourceaux que Ton donne les sorbets. Nous prenons qui nous plaît & ne voulons point de vous. Tonnes d'huile, sacs de lard, maigres clous, lames rouillées, vous puez la sueur & la boue. Videz de céans, vous serez bien damnés sans notre aide. » Mais eux : « Les Galloifes sont friandes aujourd'hui. Mefdames les dégoûtées, vous pouvez bien nous donner ce que vous vendez à tout le monde. » Mais elles : « Demain, dirent-elles, nous serons chiennes efclaves & vous prendrons; aujourd'hui, nous sommes femmes libres & vous rejetons. » Eux : « Aflez de paroles, crièrent-ils. Qui a soif? Cueillons les pommes ! » Et ce difant, ils se jetèrent sur elles, sans diftinction d'âge ni de beauté. Les belles filles, réfolues en leur deffein, leur jetèrent à la tête chaifes, pintes, cruches, gobelets, hanaps, flacons, bouteilles, pleuvant dru comme grêle, les bleffant, meurtriffant, éborgnant. Ulenfpiegel & Lamme vinrent au bruit, laiffant au haut de l'échelle leurs tremblantes amoureufes. Quand Ulenfpiegel vit ces hommes frappant sur ces femmes, il prit en la cour un balai dont il fit sauter le fagotage, en donna un autre à Lamme, & ils en frappèrent les meefevangers sans pitié. Le jeu paraiflant dur aux ivrognes ainfi daubés, ils s'arrêtèrent un instant, ce dont profitèrent incontinent les filles maigres qui se voulaient vendre & non donner, voire même en ce grand jour d'amour volontaire, ainfi que le veut Nature. Elles se gliffèrent comme des couleuvres entre les blefles, les careffèrent, panfèrent leurs plaies, burent pour eux le vin d'Amboife & vidèrent si bien leurs efcarcelles de florins & autres monnaies, qu'il ne leur refla pas un traître liard. Puis, comme le couvre-feu sonnait, elles les mirent à la porte, dont Ulenfpiegel & Lamme avaient déjà pris le chemin. XXX Ulenfpiegel & Lamme marchaient sur Gand, & vinrent à l'aube à Loke-ren. La terre au loin suait de rofée; des vapeurs blanches & fraîches glissaient sur les prairies. Ulenfpiegel, en paffant devant une forge, siffla comme l'alouette, l'oifeau de liberté. Et auflitôt une tête parut, déchevelée & blanche, à la porte de la forge, & d'une voix faible imita le clairon guerrier du coq. Ulenfpiegel dit à Lamme : — Celui-ci eft le smitte Wafteele, forgeant le jour des bêches, des pioches, des socs de charrue, battant le fer quand il eft chaud pour en façonner de belles grilles pour les chœurs d'églife, & souventes fois, la nuit, faifant & fourbiffant des armes pour les soudards de la libre confcience. Il n'a point gagné bonne mine à ce jeu, car il eft pâle comme un fantôme, trifte comme un damné, & si maigre que les os lui trouent la peau; Il ne s'eft point encore couché, sans doute ayant befogné toute la nuit. — Entrez tous deux, dit le smitte Wafteele, & menez vos ânes dans le pré, derrière la maifon. Cela étant fait, Lamme & Ulenfpiegel se trouvant dans la forge, le smitte Wafteele defcendit dans la cave de sa maifon tout ce qu'il avait, pendant la nuit, fourbi d'épées & fondu de fers de lance, & prépara la befogne journalière pour ses manouvriers. Regardant Ulenfpiegel d'un œil sans lumière, il lui dit : . — Quelles nouvelles m'apportes-tu du Taifeux? Ulenfpiegel répondit : — Le prince eft chafle du Pays-Bas avec son armée à caufe de la lâcheté de ses mercenaires, qui crient : Geld, geld ! argent, argent ! quand il faut se battre. Il s'en eft allé vers France avec les soudards fidèles, son frère le comte Ludovic & le duc des Deux-Ponts, au secours du roi de Navarre & des Huguenots; de là il paffa en Allemagne, à Dillenbourg, où maints réfugiés des Pays-Bas sont près de lui. 11 te faut envoyer des armes & l'argent par toi recueilli, tandis que nous nous ferons sur la mer œuvre d'hommes libres. — Je ferai ce qu'il faut, dit le smitte Wafteele; j'ai des armes & neuf mille florins. Mais n'êtes-vous point venus sur des ânes? — Oui, dirent-ils. — Et n'avez-vous pas eu, chemin faifant, de nouvelles de trois prédicants, tués, dépouillés & jetés en un trou sur les rochers de Meufe ? — Oui, dit Ulenfpiegel avec grande aflurance, ces trois prédicants étaient des |efpions du duc, des meurtriers payés pour tirer le prince de liberté. A deux, Lamme & moi, les fîmes paffer de vie à trépas. Leur argent eft à nous & leurs papiers semblablement. Nous en prendrons ce qu'il nous faut pour notre voyage, le refte nous le donnerons au prince. Et Ulenfpiegel ouvrant son pourpoint & celui de Lamme, en tira les papiers & parchemins. Le smitte Wafleele les ayant lus : — Ils renferment,' dit-il, des plans de bataille & de confpiration. Je les ferai remettre au prince, & il lui sera dit qu'Ulenfpiegel & Lamme Goedzak, ses vagabonds fidèles, sauvèrent sa noble vie. Je vais faire vendre vos ânes pour qu'on ne vous reconnaître point à vos montures. Ulenfpiegel demanda au smitte Wafteele si le tribunal des échevins à Namur avait déjà lancé les happe-chair à leurs chauffes. — Je vous vais dire ce que je sais, répondit Wafteele. Un forgeron de Namur, vaillant réformé, paffa l'autre jour par ici, sous le prétexte de me demander mon aide pour les grilles, girouettes & autres ferrures d'un caftel que l'on va bâtir près de la Plante. L'huiffier du tribunal des échevins lui a dit que ses maîtres s'étaient déjà réunis, & qu'un cabaretier avait été appelé, parce qu'il demeurait à quelques cents toifes de l'endroit du meurtre. Interrogé s'il avait ou non vu les meurtriers ou ceux qu'il pourrait soupçonner comme tels, il avait répondu : « J'ai vu des manants & des manantes cheminant sur des ânes, me demandant à boire & reftant sur leurs montures, ou en defcendant pour boire chez moi de la bière pour les hommes, de l'hydromel pour les femmes & fillettes. Je vis deux vaillants manants parlant de raccourcir d'un pied meffire d'Orange. » Et ce difant, l'hôte, sifflant, imita le paffage d'un couteau dans les chairs du cou. « Par le Vent d'Acier, dit-il, je vous entretiendrai secrètement, ayant pouvoir de le faire. » Il parla & fut relâché. Depuis ce temps, les confeils de juftice ont sans doute adreffé des miffives à leurs confeils subalternes. L'hôte dit n'avoir vu que des manants & manantes montés sur des ânes, il s'enfuivra que l'on donnera la chaffe à tous ceux que l'on trouvera califourchonnant un baudet. Et le prince a befoin de vous, mes enfants. — Vends les ânes, dit Ulenfpiegel, & gardes-en le prix pour le tréfor du prince. Les ânes furent vendus. — Il vous faut maintenant, dit Wafteele, que vous ayez chacun un métier libre & indépendant des corporations ; sais-tu faire des cages d'oifeaux & des souricières? — J'en fis jadis, dit Ulenfpiegel. — Et toi ? demanda Wafleele à Lamme. — Je vendrai des eete-koecke & des olie-koecken; ce sont des crêpes & des boulettes de farine à l'huile. — Suivez-moi; voici des cages & des souricières toutes prêtes; les outils & le filigrane de cuivre qu'il faut pour les réparer & en faire d'autres. Elles me furent rapportées par un de mes efpions. Ceci eft pour toi, Ulenfpiegel. Quant à toi, Lamme, voici un petit fourneau & un soufflet ; je te donnerai de la farine, du beurre & de l'huile pour faire les eete-koecken & les olie-koecken. — Il les mangera, dit Ulenfpiegel. — Quand ferons-nous les premières? demanda Lamme. Wafteele répondit : — Vous m'aiderez d'abord pendant une nuit ou deux; je ne puis seul achever ma grande befogne. — J'ai faim, dit Lamme, mange-t-on ici ? — Il y a du pain & du fromage, dit Wafteele. — Sans beurre, demanda Lamme. — Sans beurre ? dit Wafteele. — As-tu de la bière ou du vin? demanda Ulenfpiegel. — Je n'en bois jamais, répondit-il, mais j'irai in het Pelicaen, ici près, vous en chercher si vous le voulez. — Oui, dit Lamme, & apporte-nous du jambon. — Je ferai ce que vous voulez, dit Wafleele, regardant Lamme avec grand dédain. Toutefois il apporta de la dobbel- claujvaert & un jambon. Et Lamme joyeux mangea pour cinq. c! t*. Et il dit : — Quand nous mettons-nous à l'ouvrage ? — Cette nuit, dit Wafteele; mais refte dans la forge & n'aie point de peur de mes manouvriers. Ils sont réformés comme toi. — Ceci eft bien, dit Lamme. A la nuit, le couvre-feu ayant sonné & les portes étant clofes, Wafteele s'étant fait aider par Ulenfpiegel & Lamme defcendant & remontant de sa cave dans la forge des lourds paquets d'armes : — Voici, dit-il, vingt arquebufes qu'il faut réparer, trente fers de lance à fourbir, & du plomb pour quinze cents balles à fondre; vous allez m'y aider. — De toutes mains, dit Ulenfpiegel, que n'en ai-je quatre pour te servir. — Lamme nous viendra en aide, dit Wafteele. — Oui, répondit Lamme piteufement & tombant de sommeil à caufe de l'excès de boiffon & de nourriture. . — Tu fondras le plomb, dit Ulenfpiegel. — Je fondrai le plomb, dit Lamme. • Lamme, fondant son plomb & coulant ses balles, regardait d'un œil farouche le smitte Wafteele qui le forçait de veiller quand il tombait de sommeil. Il coulait les balles avec une colère silencieufe, ayant grande envie de verfer le plomb fondu sur la tête du forgeron Wafteele. Mais il se retint. Vers la minuit, la rage le gagnant en même temps que l'excès de fatigue, il lui tint ce difcours d'une voix sifflante, tandis que le smitte Was-teele avec Ulenfpiegel fourbiffait patiemment des canons, arquebufes & fers de lance : — Te voilà, dit Lamme, maigre, pâle & chétif, croyant à la bonne foi des princes & des grands de la terre, & dédaignant, par un zèle exceffif, ton corps, ton noble corps que tu laiffes périr dans la mifère & l'abjection. Ce n'eft pas pour cela que Dieu le fit avec dame Nature. Sais-tu que notre âme, qui eft le souffle de vie, a befpin, pour souffler, de fèves, de bœuf, de bière, de vin, de jambon, de sauciffons, d'andouilles & de repos; toi, tu vis de pain, d'eau & de veilles. • — D'où te vient cette abondance parlière? demanda Ulenfpiegel. — Il ne sait ce qu'il dit, répondit triftement Wafteele. Mais Lamme se fâchant : — Je le sais mieux que toi. Je dis que nous sommes fous, moi, toi & Ulenfpiegel pareillement, de nous crever les yeux pour tous ces princes & grands de la terre, qui riraient fort de nous s'ils nous voyaient crevant dû fatigue, ne point dormir pour fourbir des armes & fondre des balles à leur service. Tandis qu'ils boivent le vin de France & mangent les chapons d'Allemagne dans des hanaps d'or & des épuelles d'étain d'Angleterre, ils nû s'enquerront point si, tandis que nous cherchons en l'air Dieu, par la grâcè duquel ils sont puiffants; leurs ennemis nous coupent les jambes de leur faux & nous jettent dans le puits de la mort. Eux, dans l'entre-temps, qui ne sont ni réformés, ni calviniftes, ni luthériens, ni catholiques, mais sceptiques & doubteurs entièrement, achèteront, conquerront des principautés, mangeront le bien des moines, des abbés & des couvents, auront tout: vierges, femmes & filles-folles, & boiront dans leurs hanaps d'or à leur perpétuelle gaudifferie, à nos sempiternelles niaiferies, folies, âneries, & aux sept péchés capitaux qu'ils commettent, ô smitte Wafteele, sous le nez maigre de ton enthoufiafme. Regarde les champs, les prés, regarde les moiffons, les vergers, les bœufs, l'or sortant de la terre; regarde les fauves des forêts, les oifeaux du ciel, les délicieux ortolans, les grives fines, la hure du sanglier, la cuiffe du chevreuil : tout eft à eux, chaffe, pêche, terre, mer, tout. Et toi tu vis de pain & d'eau, & nous nous exterminons ici pour eux, sans dormir, sans manger & sans boire. Et quand nous serons morts, ils bailleront un coup de pied à nos charognes & diront à nos mères : « Faites-en d'autres, ceux-ci ne peuvent plus servir. » Ulenfpiegel riait sans mot dire, Lamme soufflait d'indignation, mais Wafteele, parlant d'une voix douce : — Tu parles légèrement, dit-il. Je ne vis point pour le jambon, la bière ni les ortolans, mais pour la vidoire de la libre confcience. Le prince de liberté fait comme moi. Il sacrifie ses biens, son repos & son bonheur pour chaffer des Pays-Bas les bourreaux & la tyrannie. Fais comme lui & tâché de maigrir. Ce n'eft point par le ventre que l'on sauve les peuples, mais par les fiers courages & les fatigues supportées jufqu'à la mort sans murmure. Et maintenant va te coucher, si tu as sommeil. Mais Lamme ne le voulut point, étant honteux. Et ils fourbirent des armes & fondirent des balles jufqu'au matin. Et ainfi pendant trois jours. Puis ils partirent pour Gand, la nuit; vendant des cages, des souricières & des olie-koekjes. Et ils s'arrêtèrent à Meuleflee, la villette des moulins, dont on voit partout les toits rouges, y convinrent de faire séparément leur métier & de se retrouver le soir avant le couvre-feu In de Zjvaeti, à l'auberge du Cygne. Lamme vaguait par les rues de Gand vendant des olie-koekjes, prenant goût à ce métier, cherchant sa femme, vidant force pintes & mangeant sans ceffe. Ulenfpiegel avait remis des lettres du prince à Jacob Scoelap, licencié' en médecine, à Lieven Smet, tailleur de drap, à Jan de Wulffchaeger, à Gillis Coorne, teinturier en incarnat, & à Jan de Roofe, tuilier, qui lui donnèrent l'argent récolté par eux pour le prince, & lui dirent d'attendre encore quelques jours à Gand & aux environs, & qu'on lui en donnerait davantage. Ceux-là ayant été pendus plus tard au Gibet-Neuf, pour héréfie, leurs corps furent enterrés au Champ de Potences, près la porte de Bruges. XXXI Cependant le prévôt Spelle le Roux, armé de sa baguette rouge, courait de ville en ville, sur son cheval maigre, dreflant partout des échafauds, allumant des bûchers, creufant des foffes pour y enterrer vives les pauvres femmes & filles. Et le roi héritait. Ulenfpiegel étant à Meuleftee avec Lamme, sous un arbre, se sentit plein d'ennui. Il faifait froid nonobftant qu'on fût en juin. Du ciel, chargé de grifes nuées, tombait une grêle fine. — Mon fils, lui dit Lamme, tu cours sans vergogne depuis quatre nuits la pretantaine & les filles folles, tu vas coucher in de Zoeten Inval, à la Douce Chute, tu feras comme l'homme de l'enfeigne, tombant la tête la première dans une ruche d'abeilles. Vainement je t'attends In de Zivaen, & j'augure mal de cette paillarde exiftence. Que ne prends-tu femme ver-tueufement? — Lamme, dit Ulenfpiegel, celui à qui une eft toutes, & à qui toutes sont unes en ce gentil combat que l'on nomme amour, ne doit point légèrement précipiter son choix. — Et Nele, n'y penfes-tu point? — Nele eft à Damme, bien loin, dit Ulenfpiegel. Tandis qu'il était en cette attitude & que la grêle tombait dru, une jeune & mignonne femme paffa courant & se couvrant la tête de sa cotte. — Hé, dit-elle, songe-creux, que fais-tu sous cet arbre? — Je songe, dit Ulenfpiegel, à une femme qui me ferait de sa cotte un toît contre la grêle. — Tu l'as trouvée, dit la femme, lève-toi. Ulenfpiegel se levant & allant vers elle : — Vas-tu encore me laiffer seul? dit Lamme. — Oui, dit Ulenfpiegel ; mais vas In de Zwaen, mange un gigot ou deux, bois douze hanaps de bière, tu dormiras & ne t'ennuieras point. — Je le ferai, dit Lamme. Ulenfpiegel s'approcha de la femme. — Lève, dit-elle, ma jupe d'un côté, je la lèverai de l'autre, & courons maintenant. — Pourquoi courir? demanda Ulenfpiegel. — Parce que, dit-elle, je veux fuir Meuleftee; le prévôt Spelle y eft avec deux happe-chair, & il a juré de faire fouetter toutes les filles-folles qui ne voudront lui payer cinq florins. Voilà pourquoi je cours; cours aufli & refte avec moi pour me défendre. — Lamme, cria Ulenfpiegel, Spelle eft à Meuleftee. Va-t'en à Deftelbergh, à lÉtoile des Mages. Et Lamme, se levant effaré, prit à deux mains sa bedaine & commença de courir. — Où s'en va ce gros lièvre? dit la fille. — En un terrier où je le retrouverai, répondit Ulenfpiegel. — Courons, dit-elle, frappant du pied la terre comme cavale impatiente. — Je voudrais être vertueux sans courir, dit Ulenfpiegel? — Que signifie ceci? demanda-t-elle. Ulenfpiegel répondit : — Le gros lièvre veut que je renonce au bon vin, à la cervoife & à la peau fraîche des femmes. La fille le regarda d'un mauvais œil : — Tu as l'haleine courte, il faut te repofer, dit-elle. — Me repofer, dit-il, je ne vois aucun abri, répondit Ulenfpiegel. — Ta vertu, dit la fille, te servira de couverture. — J'aime mieux ta cotte, dit-il. — Ma cotte, dit la fille, serait indigne de couvrir un saint comme tu le veux être. Ote-toi que je coure seule. — Ne sais-tu pas, répondit Ulenfpiegel, qu'un chien va plus vite avec quatre pattes qu'un homme avec deux? Voilà pourquoi ayant quatre pattes, nous courrons mieux. — Tu as le parler vif pour un homme vertueux. — Oui, dit-il. — Mais, dit-elle, j'ai toujours vu que la vertu eft une qualité coîte, endormie, épaiffe & frileufe. C'eft un mafque à cacher les vifages grognons, un manteau de velours sur un homme de pierre. J'aime ceux qui ont dans la poitrine un réchaud bien allumé au feu de virilité, qui excite aux vaillantes & aux gaies entreprifes. — C'était ainfi, répondit Ulenfpiegel, que la belle diablefle parlait au glorieux saint Antoine. Une auberge était à vingt pas sur la route. — Tu as bien parlé, dit Ulenfpiegel, maintenant il faut bien boire. — J'ai encore la langue fraîche, dit la fille. Ils entrèrent. Sur un bahut sommeillait une groffe cruche nommée bedaine, à caufe de sa large panfe. Ulenfpiegel dit au baes : — Vois-tu ce florin? — Je le vois, dit le baes. i — Combien en extrairais-tu de patards pour remplir de dobbele-clau-waert la bedaine que voilà? Le baes lui dit : . — Avec negen mannekens (neuf hommelets), tu en seras quitte. — C'eft, dit Ulenfpiegel, fix mites de Flandre, & trop de deux mites. Mais remplis-la cependant. Ulenfpiegel en verfa un gobelet à la femme, puis, se levant fièrement & appliquant à sa bouche le bec de la bedaine, il se la vida tout entière dans le gofier. Et ce fut un bruit de cataracte. La fille, ébahie, lui dit : — Comment fis-tu pour mettre en ton ventre maigreune si groffe bedaine? Ulenfpiegel, sans répondre, dit au baes : — Apporte un jambonneau & du pain, & encore une pleine bedaine, que nous mangions & buvions. Ce qu'ils firent. Tandis que la fille grignottait un morceau de couenne, il la prit si subtilement, qu'elle en fut tout à la fois saifie, charmée & soumife. Puis, l'interrogeant : — D'où sont donc venues, dit-elle, à votre vertu, cette soif d'éponge, cette faim de loup & ces audaces amoureufes? Ulenfpiegel répondit : • — Ayant péché de cent manières, je jurai, comme tu le sais, de faire pénitence. Cela dura bien une grande heure. Songeant pendant cette heure à ma vie à venir, je me suis vu nourri de pain maigrement; rafraichi deau fadement; fuyant amour triftement; n'ofant bouger ni éternuer, de peur de faire méchamment; eftimé de tous; redouté d'un chacun; seul comme lépreux ; trifte comme chien orphelin de son maître, &, après cinquante ans de martyre, finiffant par faire sur un grabat ma crevaille mélancoliquement. La pénitence fut longue affeZ, donc baife-moi, mignonne, & sortons à deux du purgatoire, — Ah ! dit-elle obéiffant volontiers, que la vertu eft une belle enfeigne à mettre au bout d'une perche! Le temps se paffa en ces amoureux ébattements; toutefois ils se durent lever pour partir, car la fille craignait de voir au milieu de leur plailir surgir tout soudain le prévôt Spelle & ses happe-chair : — TroulTe donc ta cotte, dit Ulenfpiegel. Et ils coururent comme des cerfs vers Deftelberg, où ils trouvèrent Lamme mangeant à l'Étoile des Trois Mages. XXXII Ulenfpiegel voyait souvent à Gand Jacob Scoelap, Lieven Smet & Jan de Wulffchaeger, qui lui donnaient des nouvelles de la bonne & de la mau-vaife fortune du Taifeux. Et chaque fois qu'Ulenfpiegel revenait à Deftelbergh, Lamme lui difait : — Qu'apportes-tu ? Bonheur ou malheur? — Las! difait Ulenfpiegel, le Taifeux, son frère Ludwig, les autres chefs & les Français étaient rélolus d'aller plus avant en France & de se joindre au prince de Condô. Il sauveraient ainli la pauvre patrie belgique & la libre confcience. Dieu ne le voulut point, les reiters & landsknechts allemands refufèrent de paffer outre, & dirent que leur serment était d'aller contre le duc d'Albe & non contre la France. Les ayant vainement suppliés de faire leur devoir, le Taifeux fut forcé de les mener par la Champagne & la Lorraine jufques Strasbourg, d'où ils rentrèrnt en Allemagne. Tout manque par ce subit & obftiné partement : le roi de France, nonobftant son contrat avec le prince, refufe de livrer l'argent qu'il a promis; la reine d'Angleterre eût voulu lui en envoyer pour recouvrer la ville & le pays de Calais;; ses lettres furent interceptées & remifes au cardinal de Lorraine, qui y forgea une rèponfe contraire. Ainfi nous voyons se fondre comme des fantômes au chant du coq cette belle armée, notre efpoir; mais Dieu eft avec nous, & si la terre manque, l'eau fera son œuvre. Vive le Gueux ! XXXIII La fille vint un jour, toute pleurante, dire à Lamme & à Ulenfpiegel : — Spelle laiffe, à Meuleftee, échapper, pour de l'argent, des meurtriers & des larrons. Il met à mort les innocents. Mon frère Michielkin se trouve parmi eux. Las! laiflez-moi vous le dire : Vous le vengerez, étant hommes. Un sale & infâme débauché, Pieter de Roofe, sédufteur coutnmier d'enfants & de fillettes, fit tout le mal. Las ! mon pauvre frère Michielkin & Pieter de Roofe se trouvèrent un soir, mais non à la même table, à la taverne du Valck, où Pieter de Roofe était fui d'un chacun comme la pefte. Mon frère, ne le voulant point voir en la même salle que lui, l'appela bougre paillard, & lui ordonna de purger la salle. Pieter de Roofe répondit : — Le frère d'une bagaffe publique ne devrait point montrer si haute trogne. Il mentait, je ne suis point publique, & ne me donne qu'à celui qui me plaît. Michielkin, alors, lui jetant au nez sa pinte de cervoife, lui déclara qu'il en avait menti comme un sale débauché qu'il était, le menaçant, s'il ne déguer-piffait, de lui faire manger son poing jufqu'au coude. L'autre voulut encore parler, mais Michielkin fit ce qu'il avait dit : il lui donna deux grands coups sur la mâchoire & le traîna par les dents dont il mordait, jufque sur la chauffée, où il le laiffa meurtri, sans pitié. Pieter de Roofe, guéri & ne sachant vivre solitaire, alla In 't Vagevuur, vrai purgatoire & trifte taverne, où il n'y avait que des pauvres gens. Là auffi il fut laiffé seul, même par tous ces loqueteux. Et nul ne lui parla, sauf quelques manants auxquels il était inconnu, & quelques bélîtres vagabonds, ou déferteurs de bande. Il y fut même plufieurs fois battu, car il était querelleur. Le prévôt Spelle étant venu à Meuleftee avec deux happe-chair, Pieter de Roofe les suivit partout comme chien, les saoûlant à ses dépens, de vin, de viande, & de maints autres plaiîirs qui se payent par argent. Ainfi devint-il leur compagnon & camarade, & il commença à agir de son l méchant mieux pour tourmenter ce qu'il déteftait : c'étaient tous les habitants de Meuleftee, mais notamment mon pauvre frère. Il s'en prit d'abord à Michielkin. De faux témoins, pendards avides de florins, déclarèrent que Michielkin était hérétique, avait tenu de sales propos sur la Notre-Dame, & maintes fois blafphémé le nom de Dieu & des saints à la taverne du Valck, & qu'en outre il avait bien trois cents florins en un coffre. Nonobftant que les témoins ne fuffent point de bonne vie & mœurs, Michielkin fut appréhendé, & les preuves étant déclarées par Spelle & ses happe-chair suffifantes pour mettre l'accufé à torture, Michielkin fut pendu par les bras à une poulie tenant au plafond, & on lui mit à chaque pied un poids de cinquante livres. Il nia le fait, difant que, s'il y avait à Meuleftee un bélître, bougre, blasphémateur & paillard, c'était bien Pieter de Roofe, & non lui. Mais Spelle ne voulut rien entendre, & dit à ses happe-chair -de hifler Michielkin jufqu'au plafond & de le laifler retomber avec force avec ses poids aux pieds. Ce qu'ils firent,.& si cruellement, que la peau & les muscles des chevilles du patient étaient déchirés, & qu'à peine le pied tenait-il à la jambe. Michielkin perfiftant à dire qu'il était innocent, Spelle le fit torturer de nouveau, en lui faifant entendre que, s'il voulait lui bailler cent florins, il le laifferait libre & quitte. Michielkin dit qu'il mourrait plutôt. Ceux de Meuleftee, ayant appris le fait de l'appréhenlîon & de la torture, voulurent être témoins par turbes, ce qui eft le témoignage de tous les bons habitants d'une commune. Michielkin, dirent-ils unanimement, n'eft en aucune façon hérétique, allait chaque dimanche à la meffe & à la sainte table ; qu'il n'avait jamais d'autre propos sur Notre-Dame que de l'appeler à son aide dans les circonflances difficiles ; que, n'ayant jamais mal parlé, même d'une femme terreftre, il ne l'eût, à plus forte raison, pas ofé le faire de la célefte Mère de Dieu. Quant aux blafphèmes que les faux témoins déclaraient l'avoir entendu proférer en la taverne du Valck, cela était de tout point faux & menlonger. Michielkin ayant été relâché, les faux témoins furent punis, & Spelle traduifit devant son tribunal Pieter de Roofe, mais le relâcha sans information ni torture, moyennant cent florins une fois payés. Pieter de Roofe, craignant que l'argent qui lui reftait n'appelât de nou- 40 veau sur lui l'attention de Spelle, s'enfuit de Meuleftee, tandis que Michielkin, mon pauvre frère, se mourait de la gangrène qui s'était mile à ses pieds. Lui qui ne voulait plus me voir, me fit appeler toutefois pour me dire de bien prendre garde au feu de mon corps qui me mènerait en celui de l'enfer. Et je ne pus que pleurer, car le feu eft en moi. Et il rendit son âme entre mes mains. < Ha ! dit-elle, celui qui vengerait sur Spelle la mort de mon aimé & doux Michielkin serait mon maître à toujours, & je lui obéirais comme une chienne. Tandis qu'elle parlait, les cendres de Claes battirent sur la poitrine d'Ulenfpiegel. Et il réfolut de faire pendre Spelle le meurtrier. Boelkin, c'était le nom de la fille, retourna à Meuleftee, bien affurée en son logis contre la vengeance de Pieter de Roofe, car un bouvier, de palfage à Deftelberg, l'avertit que le curé & les bourgeois avaient déclaré que, si Spelle touchait à la sœur de Michielkin, ils le traduiraient devant le duc. Ulenfpiegel l'ayant suivie à Meuleftee entra en une salle baffe dans la maifon de Michielkin & vit y une pourtraiture de maitre-pàtiffier qu'il supposa être celle du pauvre mort. Et Boelkin lui dit : — C'eft celle de mon frère. Ulenfpiegel prit la pourtraiture &, s'en allant, dit : — Spelle sera pendu ! — Comment feras-tu? dit-elle. — Si tu le savais, dit-il, tu n'aurais nul plaifir à le voir faire. Boelkin hocha la tête & dit d'une voix dolente : — Tu n'as en moi aucune confiance. — N'eft-ce point, dit-il, te montrer une confiance extrême que de te dire « Spelle sera pendu ! » car avec ce seul mot, tu peux me faire pendre moi avant lui. — De fait, dit-elle. — Donc, repartit Ulenfpiegel, va me chercher de bonne argile, une double pinte de bruinbier, de l'eau claire & quelques tranches de bœuf. Le tout à part. Le bœuf sera pour moi, le bruinbier pour le bœuf, l'eau pour l'argile & l'argile pour la pourtraiture. Ulenfpiegel mangeant & buvant pétrifiait l'argile, & en avalait parfois un morceau, mais s'en souciait peu, & regardait bien attentivement la pour-traiture de Michielkin. Quand l'argile fut pétrie, il en fit un mafque avec un nez, une bouche, des yeux, des oreilles si reffemblants au portrait du mort, que Boelkin en fut ébahie. Ce après quoi il mit le mafque au four, & lorfqu'il fut sec, il le peignit de la couleur des cadavres, indiquant les yeux hagards, la face grave & les diverfes contractions d'un agonifant. La fille, alors ceffant de s'ébahir, regarda le mafque, sans pouvoir en ôter ses yeux, pâlit, blêmit, se couvrit la face, & friffante dit : — C'eft lui, mon pauvre Michielkin ! Il fit auffi deux pieds saignants. Puis ayant vaincu sa première frayeur : — Celui-là sera béni, dit-elle, qui meurtrira le meurtrier. Ulenfpiegel, prenant le mafque & les pieds, dit : — Il me faut un aide. Boelkin répondit : — Vas In den Blautve Gans, à l'Oie Bleue, près de Joos Lanfaem d'Ypres, qui tient cette taverne. Ce fut le meilleur camarade & ami de mon frère. Dis-lui que c'eft Boelkin qui t'envoie. Ulenfpiegel fit ce qu'elle lui recommandait. Après avoir befogné pour la mort, le prévôt Spelle allait boire à In f Valck, au Faucon, une chaude mixture de dobbele clauipaert, à la cannelle & au sucre de Madère. On n'ofait en cette auberge rien lui refufer, de peur de la corde. Pieter de Roofe, ayant repris courage, était rentré à Meuleftee. Il suivait partout Spelle & ses happe-chair pour se faire protéger par eux. Spelle payait quelquefois à boire. Et ils humaient enfemble joyeufement l'argent des viétimes. L'auberge du Faucon n'était plus remplie comme aux beaux jours où le village vivait en joie, servant Dieu catholiquement, & n'étant point tourmenté pour le fait de la religion. Maintenant il était comme en deuil, ainli qu'on le voyait à ses nombreufes maisons vides ou fermées, à ses rues défertes où erraient quelques maigres chiens cherchant sur les monceaux leur pourrie nourriture. Il n'y avait plus de place à Meuleftee que pour les deux méchants. Les craintifs habitants du village les voyaient, le jour, infolents & marquant les maifons des futures victimes; dreflant les liftes de mort, &, le soir, s'en revenant du Faucon en chantant de sales refrains, tandis que deux happe-chair, ivres comme eux, les suivaient armés jufqu'aux dents pour leur faire efcorte. Ulenfpiegel alla In den Blaujve Gans, à l'Oie Bleue, auprès de Joos Lanfaem, qui était à son comptoir. Ulenfpiegel tira de sa poche un petit flacon de brandevin, & lui dit : — Boelkin en a deux tonnes à vendre. — Viens dans ma cuifine, dit le baes. Là, fermant la porte & le regardant fixement : — Tu n'es point marchand de brandevin; que signifient tes clignements d'yeux? Qui es-tu? Ulenfpiegel répondit : — Je suis le fils de Claes brûlé à Damme ; les cendres du mort battent sur ma poitrine : je veux tuer Spelle, le meurtrier. — C'eft Boelkin qui t'envoie? demanda l'hôte. — Boelkin m'envoie, répondit Ulenfpiegel. Je tuerai Spelle; tu m'y aideras. — Je le veux, dit le baes. Que faut-il faire? Ulenfpiegel répondit : — Va chez le curé, bon pafteur, ennemi de Spelle. Réunis tes amis & trouve-toi avec eux demain, après le couvre-feu, sur la route d'Everghem, au-delà de la maifon de Spelle, entre le Faucon & ladite maifon. Mettez-vous tous dans l'ombre & n'ayez point d'habits blancs. Au coup de dix heures, tu verras Spelle sortant du cabaret & un chariot venant de l'autre côté. N'avertis point tes amis ce soir; ils dorment trop près de l'oreille de leurs femmes. Va les trouver demain. Venez, écoutez bien tout & souvenez-vous bien. — Nous nous souviendrons, dit Joos. Et, levant son gobelet : Je bois à la corde de Spelle. — A la corde, dit Ulenfpiegel. Puis il rentra avec le baes dans la salle de la taverne où buvaient quelques fripiers gantois qui revenaient du marché du samedi, à Bruges, où ils avaient vendu cher des pourpoints, des man-telets de toile d'or & d'argent, achetés pour quelques sous à des nobles ruinés qui voulaient par leur luxe imiter les Efpagnols. Et ils menaient noces & feftins à caufe du grand bénéfice. Ulenfpiegel & Joos Lanfaem, affis en un coin, convinrent en buvant & sans être entendus, que Joos irait chez le curé de l'églife, bon pafteur, fâché contre Spelle, le meurtrier d'innocents. Après cela, il irait chez ses amis. Le lendemain, Joos Lanfaem & les amis de Michielkin étant avertis, quittèrent la Blauwe Gans, où ils chopinaient comme de coutume & afin de cacher leurs deffeins, sortirent au couvre-feu par différents chemins, vinrent à la chauffée d'Everghem. Ils étaient dix-sept. A dix heures, Spelle sortit du Faucon suivi de ses deux happe-chair & de Pieter de Roofe. Lanfaem & les siens s'étaient cachés dans la grange de Samlon Boene, ami de Michielkin. La porte de la grange était ouverte. Spelle ne les vit point. Ils l'entendirent paffer, brimballant de boiffon ainfi que Pieter de Roofe & ses deux happe-chair, & difant, d'une voix pâteufe avec force hoquets : — Prévôts! prévôts! la vie leur eft bonne en ce monde; soutenez-moi, pendards qui vivez de mes reftes. Soudain furent ouïs, sur la chauffée, du côté de la campagne, le braire d'un âne & le claquement d'un fouet. — Voilà, dit Spelle, un baudet bien rétif, qui ne veut pas avancer malgré ce bel avertiffement. Soudain on entendit un grand bruit de roues & un chariot bondiffant qui venait du haut bout de la chauffée. — Arrêtez-le, cria Spelle. Comme le chariot paffait vis-à-vis d'eux, Spelle & ses deux happe-chair se jetèrent à la tête de l'âne. —• Ce chariot eft vide, dit l'un des happe-chair. — Lourdaud, dit Spelle, les chariots vides courent-ils la nuit, tout seuls? Il y a dans ce chariot quelqu'un qui se cache; allumez les lanternes, élevez-les, j'y vais voir. Les lanternes furent allumées & Spelle monta sur le chariot, tenant la sienne; mais à peine eut-il regardé qu'il pouffa un grand cri, &, tombant en arrière, dit : — Michielkin ! Michielkin ! Jéfus, ayez pitié de moi ! Alors se leva, du fond du chariot, un homme vêtu de blanc comme les pâtiiïiers & tenant dans ses deux mains des pieds sanglants. Pieter de Roofe, en voyant l'homme se lever, éclairé par les lanternes, cria avec ses deux happe-chair : — Michielkin! Michielkin, le trépaffé! Seigneur, ayez pitié de nous! Les dix-sept vinrent au bruit pour conlidérer le spectacle & furent effrayés de voir, à la lueur de la lune claire, combien était reffemblante l'image de Michielkin, le pauvre défunt. Et le fantôme agitait ses pieds sanghlnts. C'était son même plein & rond vifage, mais pâli par la mort, menaçant, livide & rongé de vers sous le menton. Le fantôme, agitant toujours ses pieds sanglants, dit à Spelle qui gémissait, couché sur le dos : — Spelle, prévôt Spelle, éveille-toi ! Mais Spelle ne bougeait point. — Spelle, dit derechef le fantôme, prévôt Spelle, éveille-toi ou je te fais defcendre avec moi dans la gueule du béant enfer. Spelle se leva &, les cheveux tout droits de peur, cria douloureufe-ment : — Michielkin! Michielkin, aie pitié! Cependant les bourgeois s'étaient approchés, mais Spelle ne voyait rien que les lanternes qu'il prenait pour des yeux de diables. Il l'avoua ainfi plus tard. — Spelle, dit le fantôme de Michielkin, es-tu préparé à mourir? — Non, répondit le prévôt, non meflire Michielkin, je n'y suis point préparé, & ne veux paraître devant Dieu l'âme toute noire de péchés. — Tu me reconnais? dit le fantôme. — Que Dieu me soit en aide, dit Spelle; oui, je vous reconnais; vous êtes le fantôme de Michielkin, le pâtifller qui mourut, innocent, en son lit, des suites de torture, & les deux pieds saignants sont ceux à chacun defquels je fis pendre un poids de cinquante livres. Ha! Michielkin, pardonnez-moi, ce Pieter Roofe était si tentant; il m'offrait cinquante florins, que je reçus, pour mettre votrç nom sur le regiftre. — Tu veux te confeffer ? dit le fantôme. — Oui, mefAre, je veux me confeffer, tout dire & faire pénitence. Mais daignez écarter ces démons qui sont là, prêts à me dévorer. Je dirai tout. Otez ces yeux de feu! J'ai fait de même à Tournay, à l'égard de cinq bourgeois; de même à Bruges, à quatre. Je ne sais plus leurs noms, mais je vous les dirai si vous l'exigez; ailleurs aufli j'ai péché, seigneur, &, de mon fait, soixante-neuf innocents sont dans la fofle. Michielkin, il fallait de l'argent au roi. On me l'avait fait savoir, mais il m'en fallait pareillement; il eft à Gand, dans la cave, sous le pavement, chez la vieille Grovels, ma vraie mère. J'ai tout dit, tout, grâce & merci! Otez les diables. Dieu Seigneur, ■vierge Marie, Jéfus, intercédez pour moi; éloignez les feux de l'enfer, je vendrai tout, je donnerai tout aux pauvres 8c je ferai pénitence, Ulenfpiegel, voyant que la foule des bourgeois était prête à le. soutenir, sauta du chariot à la gorge de Spelle & le voulut étrangler. Mais le curé vint. — Laiffez-le vivre, dit-il; mieux vaut qu'il meure de la corde du bourreau que des doigts d'un fantôme. — Qu'allez-vous en faire? demanda Ulenfpiegel. — L'accufer devant le duc & le faire pendre, répondit le curé. Mais qui es-tu? demanda-t-il. — Je suis, répondit Ulenfpiegel, le malque de Michielkin & le perfonnage d'un pauvre renard flamand qui va rentrer au terroir de peur des chaffeurs efpagnols. Dans l'entre-temps, Pieter de Roofe s'enfuyait à toutes jambes. • Et Spelle ayant été pendu, ses biens furent confifqués. Et le roi hérita. XXXIV Le lendemain, Ulenfpiegel marcha sur Courtray en longeant la Lys, la claire rivière. Lamme cheminait piteufement. Ulenfpiegel lui dit : — Tu geins, lâche cœur regrettant la femme qui te fit porter la couronne cornue du cocuage. — Mon fils, dit Lamme, elle me fut toujours fidèle, m'aimant affez comme je l'aimais trop moi, mon doux Jéfus. Un jour, étant allée à Bruges, elle en revint changée. Dès lors, quand je la priais d'amour, elle me difait : — Il me faut vivre avec toi comme amie, non autrement. Alors, trille en mon Cœur : — Mignonne aimée, difais-je, nous fûmes mariés devant Dieu. Ne fis-je point pour toi tout ce que tu voulais? Ne m'accoutrai-je point maintes fois d'un pourpoint de toile noire & d'un manteau de futaine afin de te voir, malgré les royales ordonnances, vêtue de soie & de brocard? Mignonne, ne m'aimeras-tu plus ? — Je t'aime, difait-elle, selon Dieu & ses lois, selon les saintes difcipline & pénitence. Toutefois, je te serai vertueufe compagne. —r 11 ne me chault de ta vertu, répondais-je; c'eft toi que je veux, toi, ma femme. Hochant la tête : — Je te sais bon, difait-elle; tu fus jufqu'aujourd'hui cuifinier au logis pour m'épargner les labeurs de fricaffées; tu repaffas nos draps, fraifes & chemifes, les fers étant trop lourds pour moi ; tu lavas notre linge, tu balayas la maifon & la rue devant la porte, afin de m'épargner toute fatigue. Je veux maintenant befogner à ta place, mais rien de plus, mon homme. — Ce m'eft tout un, répondais-je ; je serai, comme par le passé, ta dame d'atours; ta repafïeufe, ta cuifinière, ta lavand:ère, ton efclave à toi, soumis ; mais femme, ne sépare point ces deux cœurs & corps qui ne firent qu'un; ne romps point ce doux lien d'amour qui nous serrait si tendrement. — Il le faut, répondait-elle. — Las ! difais-je, eft-ce à Bruges que tu pris cette dure réfolution? Elle répondait : — J'ai juré devant Dieu & ses saints. — Qui donc, m'écriais-je, te força de faire serment de ne remplir point tes devoirs de femme ? — Celui qui a l'efprit de Dieu & me range au nombre de ses pénitentes, difait-elle. Dès ce moment, elle ceffa autant d'être mienne que si eût été la femme fidèle d'un autre. Je la suppliai, tourmentai, menaçai, pleurai, priai. Mais vainement. Un soir, revenant de Blanckenberghe, où j'avais été recevoir la rente d'une de mes fermes, je trouvai la mailon vide. Fatiguée sans doute de mes prières, fâchée & trifte de mon chagrin, ma femme s'était enfuie. Où eft-elle maintenant? p Et Lamme s'alfit sur le bord de la Lys, baiffant la tête & regardant l'eau. — Ah ! difait-il, m'amie, que vous étiez graffe, tendre & mignonne ! Trouverai-je jamais poulette comme vous ? Pot-au-feu d'amour, ne man-gerai-je plus de toi? Où sont tes bailers embaumant comme le thym; ta bouche mignonne où je cueillais le plaifir comme l'abeille le miel à la rofe; tes bras blancs qui m'enlaçaient careffants? Où eft ton cœur battant, ton sein rond & le gentil friffon de ton corps de fée tout haletant d'amour? Mais où sont tes vieux flots, rivière fraîche qui roules si gaiement tes nouveaux au soleil ? XXXV Paflant devant le bois de Peteghem, Lamme dit à Ulenfpiegel : — Je cuis; cherchons l'ombre. — Cherchons, répondit Ulenfpiegel. Ils s'aflirent dans le bois, sur l'herbe, & virent paffer devant eux une troupe de cerfs. — Regarde bien, Lamme, dit Ulenfpiegel en armant son arquebufe allemande. Voici les grands vieux cerfs qui ont encore leurs daimtiers & portent fièrement leurs bois à neuf cors ; de mignons broquarts, qui sont leurs écuyers, trottinent à côté d'eux, prêts à leur rendre service de leurs bois pointus. Ils vont à leur repofée. Tourne le rouet de l'arquebufe, comme je le fais, moi. Tire. Le vieux cerf eft bleffé. Un broquart eft atteint à la cuifïe; il fuit. Suivons-le jufqu'à ce qu'il tombe. Fais comme moi, cours; saute & vole. — Voilà de mon fol ami, difait Lamme, suivre des cerfs à la courfe. Ne vole point sans ailes, c'eft peine perdue. Tu ne les atteindras point. Ah ! le cruel compagnon! Crois-tu que je sois auffl agile que toi? Je sue, mon fils; je sue & vais tomber. Si le foreftier te prend, tu seras pendu. Cerf eft gibier du roi; laiffe-les courir, mon fils, tu ne les prendras point. — Viens, dit Ulenfpiegel. Entends-tu le bruit de son bois dans le feuillage? C'eft une trombe qui paffe. Vois-tu les jeunes branches brifées, les feuilles jonchant le sol? Il a une nouvelle balle dans la cuifle, cette fois; nous le mangerons. — Il n'eft pas encore cuit, dit Lamme. Laiffe courir ces pauvres animaux. Ah ! qu'il fait chaud! Je vais tomber là sans doute & ne me releve-rai point. Soudain, de tous les côtés, des hommes loqueteux & armés emplirent la forêt. Des chiens aboyèrent & se lancèrent à la pourfuite des cerfs. Quatre hommes farouches entourèrent Lamme & Ulenfpiegel & les menèrent dans une clairière, au milieu d'un fourré, où ils virent, parmi des femmes & des enfants, campés là, des hommes en grand nombre, armés diverfement d'épées, d'arbalètes, d'arquebufes, de lances, d'épieux, depiftolets dereiters. Ulenfpiegel les voyant leur dit : — Êtes-vous les feuillards ou Frères du bois, que vous semblez vivre en commun ici pour fuir la perfécution? — Nous sommes Frères du bois, répondit un vieillard aflfls auprès du feu & fricaffant quelques oifeaux en un poêlon. Mais qui es-tu? — Je suis, répondit Ulenfpiegel, du beau pays de Flandre, peintre, manant, noble homme, sculpteur, le tout enfemble. Et par le monde ainfi je me promène, louant chofes belles & bonnes & me gaufrant de sottife à pleine gueule. — Si tu vis tant de pays, dit le vieil homme, tu sais prononcer : Schild ende Vriendt, bouclier & ami, à la façon de ceux de Gand, sinon tu es faux Flamand & mourras. Ulenfpiegel prononça : Schild ende Vriendt. — Et toi, groffe bedaine, demanda le vieil homme, parlant à Lamme, quel eft ton métier ? Lamme répondit : — De. manger & boire mes terres, fermes, cenfes & manfes, de chercher ma femme & de suivre en tous lieux mon ami Ulenfpiegel. — Si tu voyageas tant, dit le vieil homme, tu n'ignores point comment on nomme ceux de Weert en Limbourg ? — Je ne le sais, répondit Lamme; mais ne me direz-vous point le nom du vaurien scandaleux qui chaifa ma femme du logis? Baillez-le-moi, j'irai le tuer tout soudain. Le vieil homme répondit : — Il eft en ce monde deux chofes, lesquelles jamais ne reviennent s'étant enfuies : c'eft monnaie dépenfée & femme lalfe qui s'envole. Puis, parlant à Ulenfpiegel : — Sais-tu, dit-il, comment on nomme ceux de Weert en Limbourg ? — De raekftekers, les exorcileurs de raies, répondit Ulenfpiegel, car un jour une raie vivante étant tombée d'un chariot de poiffonnier, de vieilles femmes, en la voyant sauter, la prirent pour le diable. « Allons quérir le curé pour exorcifer la raie, » dirent-elles. Le curé l'exorcifa, &, l'emportant, en fit belle fricaffée en l'honneur de ceux de Weert. Ainfi faffe Dieu du roi de sang. Dans l'entre-temps, les aboiements des chiens retentiffaient en la forêt. Les hommes armés, courant dans le bois, criaient pour effrayer la bête. — C'eft le cerf & le broquart que j'ai relancés, dit Ulenfpiegel. — Nous le mangerons, dit le vieil homme. Mais comment nomme-t-on ceux d'Eindhoven en Limbourg? — De pinnemakers, les verroutiers, répondit Ulenfpiegel. Un jour, l'ennemi étant à la porte de leur ville, ils la verrouillèrent avec une carotte. Les oies vinrent à grands coups de bec goulu manger la carotte, & les ennemis entrèrent dans Eindhoven. Mais ce seront des becs de fer qui mangeront les verroux des prifons où l'on veut enfermer la libre confcience. — Si Dieu eft avec nous, qui sera contre? répondit le vieil homme. Ulenfpiegel dit : — Aboiements de chiens, hurlements d'hommes & branches caffées : c'eft une tempête dans la forêt. — Eft-ce de bonne viande que la viande de cerf? demanda Lamme regardant les fricaffées. — Les cris des traqueurs se rapprochent, dit Ulenfpiegel à Lamme; les chiens sont tout près. Quel tonnerre! Le cerf! le cerf! gare-toi, mon fils. Fi ! la laide bête; elle a jeté mon gros ami par terre au milieu des poêles, poêlons, coquaffes, marmites & fricaffées. Voici que les femmes & filles s'enfuient affolées de terreur. Tu saignes, mon fils ? — Tu ris, vaurien, dit Lamme. Oui, je saigne, il m'a baillé de son bois dans le séant. Là, vois mon haut-de-chauffes déchiré, & ma viande pareillement, & par terre toutes ces belles fricaffées. Voilà que je perds tout mon sang par le bas. — Ce cerf eft chirurgien prévoyant; il te sauve d'apoplexie, répondit Ulenfpiegel. .— Fi! le vaurien sans cœur, dit Lamme. Mais je ne te suivrai plus. Je relierai ici au milieu de ces bonshommes & de ces bonnes femmes. Peux-tu, sans vergogne, être si dur à mes peines, quand je marche sur tes talons, comme un chien, par la neige, la gelée, la pluie, la grêle, le vent, & quand il fait chaud, suant mon âme hors de ma peau ! — Ta bleffure n'eft rien. Mets-y une olie-koekje, ce lui sera emplâtre de friture, répondit Ulenfpiegel. Mais sais-tu comment on nomme ceux de Louvain? Tu l'ignores, pauvre ami. Hé bien, je vais te le dire pour t'em-pêcher de geindre.. On les nomme de koeye-schieters, les tireurs de vaches, car ils furent un jour affez niais pour tirer sur des vaches, qu'ils prenaient pour des soudards ennemis. Quant à nous, nous tirons sur les boucs efpa-gnols, la chair en eft puante, mais la peau en eft bonne pour faire des tambours. Et ceux de Tirlemont? Le sais-tu? Pas davantage. Ils portent le surnom glorieux de kirekers. Car chez eux, dans la grande églife, le jour de la Pentecôte, un canard vole du jubé sur l'autel, & c'eft l'image de leur Saint-Efprit. Mets une koeke-backe sur ta blefTure. Tu ramaffes sans mot dire les coquaffes & fricaffées renverfées par le cerf. C'eft courage de cuifine. Tu rallumes le feu, remontes le chaudron de potage sur ses trois pieux; tu t'occupes de la cuiffon bien attentivement. Sais-tu pourquoi il y a quatre merveilles à Louvain? Non. Je vais te le dire. Premièrement, parce que les vivants y paffent sous les morts, car l'églife Saint-Michel eft bâtie près de la porte de la ville. Son cimetière eft donc au-deffus. Deuxièmement, parce que les cloches y sont hors des tours, comme on le voit à l'églife Saint-Jacques, où il y a Une groffe cloche & une petite cloche; la petite ne pouvant être placée dans le clocher, on l'a placée dehors. Troifièmement, à caufe de l'autel hors de l'églife, car la façade de Saint-Jacques reffemble à un autel. Quatrièmement, à caufe de la Tour-sans-Clous, parce que la flèche de l'églife Sainte-Gertrude eft conftruite en pierre au lieu de l'être en bois, & que l'on ne cloue point les pierres, sauf le cœur du roi de sang,-que je voudrais clouer au-deffus de la grande porte de Bruxelles. Mais tu ne m'écoutes point. N'y a-t-il point de sel dans les sauces? Sais-tu pourquoi ceux deTermonde se nomment les baffinoires, de vierpannen? Parce qu'un jeune prince devant venir coucher, en hiver, à l'auberge des Armes de Flandre, l'aubergifte ne sut comment chauffer les draps, car il manquait de baffinoire. Il fit réchauffer le lit par sa jeune fille, qui, entendant le prince venir, s'en fut toute courante, & que le prince demanda pourquoi on n'y avait pas laiffé la baffinoire. Que Dieu faffe que Philippe, enfermé dans une boîte de fer rouge, serve'de baffinoire au lit de madame Aftarté. — Laiffe-moi en repos, dit Lamme; je me moque de toi, des vierpannen, de la Tour-sans-Clous & des autres balivernes. Laiffe-moi à mes sauces. — Gare-toi, lui dit Ulenfpiegel. Les aboiements ne cessent de retentir; ils deviennent plus forts; les chiens hurlent, le clairon sonne. Prends garde au cerf. Tu fuis. Le clairon sonne. — C'eft la curée, dit le vieil homme; reviens, Lamme, auprès de tes fricaffées, le cerf eft mort. — Ce nous sera un bon repas, dit Lamme. Vous m'inviterez au feftin, a caufe des peines que je me donne pour vous. La sauce des oifeaux sera bonne; elle croque un peu toutefois. C'eft le sable sur lequel ils sont tombés quand ce grand diable de cerf me déchira le pourpoint & la viande tout enfemble. Mais ne craignez-vous point les foreftiers? — Nous sommes trop nombreux, dit le vieil homme; ils ont peur & ne nous inquiètent point. Il en eft de même des happe-chair & des juges. Les habitants des villes nous aiment, car nous ne faifons point de mal. Nous vivrons encore quelque temps en paix, à moins que l'armée efpagnole ne nous enveloppe. Si cela arrive, hommes vieux & jeunes, femmes, filles, garçonnets & fillettes, nous vendrons chèrement notre vie & nous entretuerons plutôt que de souffrir mille martyres sous la main du duc de Sang. Ulenfpiegel dit : •— Il n'eft plus temps de combattre sur terre, le bourreau. C'eft sur la mer qu'il faut ruiner sa puiffance. Allez du côté des îles de Zélande, par Bruges, Heyft & Knocke. — Nous n'avons point d'argent, dirent-ils. Ulenfpiegel répondit : — Voici mille carolus de la part du prince. Longez les cours d'eau, canaux, fleuves ou rivières; quand vous verrez des navires portant le signe JHS, que l'un de vous chante comme l'alouette. Le clairon du coq lui répondra. Et vous serez en pays ami. — Nous le ferons, dirent-ils. Bientôt les chaffeurs, suivis des chiens, parurent traînant par des cordes le cerf mort. Tous alors s'affirent en rond autour du feu. Ils étaient bien soixante, hommes, femmes & enfants. Le pain fut tiré des gibecières, les couteaux des gaînes; le cerf dépecé, dépouillé, vidé, mis à la broche avec du menu gibier. Et, à la fin du repas, Lamme fut vu ronflant, la tête penchée sur la poitrine & dormant adoffé à un arbre. Au soir tombé, les Frères du bois rentrèrent dans des huttes sous la terre pour dormir, ce que firent auffi Lamme & Ulenfpiegel. Des hommes armés veillaient, gardant le camp. Et Ulenfpiegel entendait gémir sous leurs pieds les feuilles sèches. Le lendemain il s'en fut avec Lamme, tandis que ceux du camp lui difaient : — Bénis sois-tu; nous irons vers la mer. XXXVI A Harlebeke, Lamme renouvela sa provifion de olie-koekjes, en mangea vingt-sept & en mit trente dans son panier. Ulenfpiegel portait ses cages à la main. Vers le soir, ils arrivèrent à Courtrai & defcendirent à l'auberge de in de Bieh, à l'Abeille, chez Gillis Van den Ende, qui vint à sa porte aufïïtôt qu'il entendit chanter comme l'alouette. Là, ce leur fut tout sucre & tout miel. L'hôte, ayant vu les lettres du prince, remit cinquante carolus à Ulenfpiegel pour le prince & ne voulut point être payé de la dinde qu'il leur servit ni de la dobbele claujvaert dont il l'arrofa. Il le prévint auffi qu'il y avait à Courtrai des efpions du Tribunal de Sang, ce pourquoi il devait bien tenir sa langue ainll que celle de son compagnon. — Nous les reconnaîtrons, dirent Ulenfpiegel & Lamme. Et ils sortirent de l'auberge. Le soleil se couchait dorant les pignons des maifons; les oifeaux chantaient sous les tilleuls; les commères jafaient sur le seuil de leurs portes, les enfants se roulaient dans la pouffière, & Ulenfpiegel & Lamme vaguaient au hasard par les rues. Soudain Lamme dit : — Martin Van den Ende, interrogé par moi s'il avait vu une femme pareille à la mienne — je lui fis sa mignonne pourtraiture, — m'a dit qu'il y avait chez la Stevenyne, chauffée de Bruges, à l'A rc-en-Ciel, hors de la ville, un grand nombre de femmes qui se'réuniffaient tous les soirs. J'y vais de ce pas. — Je te retrouverai tout à l'heure, dit Ulenfpiegel. Je veux vifiter la ville; si je rencontre ta femme, je te l'enverrai tantôt. Tu sais que le baes t'a recommandé de te taire, si tu tiens à ta peau. — Je me tairai, dit Lamme. Ulenfpiegel vaguant à l'aife, le soleil se coucha, & le jour tombant rapidement, Ulenfpiegel arriva dans la Pierpot-Straetje, qui eft la ruelle du Pot-de-Pierre. Là il entendit jouer de la viole mélodieufetnent; s'appro-chant, il vit de loin une forme blanche l'appelant, le fuyant & jouant de la viole. Et elle chantait comme un séraphin une chanfon douce & lente, s'ar-rêtant, se retournant, l'appelant & le fuyant toujours. Mais Ulenfpiegel courait vite; il l'atteignit & allait lui parler, quand elle lui mit sur la bouche une main de benjoin parfumée. — Es-tu manant ou noble homme? dit-elle. — Je suis Ulenfpiegel. — Es-tu riche? — Affez pour payer un grand plaifir, pas affez pour racheter mon âme, — N'as-tu point de chevaux, que tu vas à pied? — J'avais un âne, dit Ulenfpiegel, mais je l'ai laiffé à l'écurie. — Comment es-tu seul, sans ami, dans une ville étrangère? — Parce que mon ami vague de son côté, comme moi du mien, mignonne curieufe. — Je ne suis point curieufe, dit-elle. Eft-il riche, ton ami? — En graiffe, dit Ulenfpiegel. Finiras-tu bientôt de me queftionner ? — J'ai fini, dit-elle, laiffe-moi maintenant. — Te laiffer? dit-il; autant vaudrait dire à Lamme, quand il a faim, de laiffer là un plat d'ortolans. Je veux manger de toi. — Tu ne m'as pas vue, dit-elle. Et elle ouvrit une lanterne qui luit soudain, éclairant son vifage. — Tu es belle, dit Ulenfpiegel. Ho ! la peau dorée, les doux yeux, la bouche rouge, le corps mignon ! Tout sera pour moi. — Tout, dit-elle. Elle le mena chez la Stevenyne, chauffée de Bruges, à l'Arc-en-Ciel (in den Reghen-boogh). Ulenfpiegel vit là un grand nombre de filles portant au bras des rouelles de couleur différente de celles de leur robe de futaine. Celle-ci avait une rouelle de drap d'argent sur une robe de toile d'or. Et toutes les filles la regardaient jaloufes. En entrant, elle fit un signe à la baefine, mais Ulenfpiegel ne le vit point : ils s'affirent à deux & burent. — Sais-tu, dit-elle, que quiconque m'a aimée eft à moi pour toujours? — Belle gouge parfumée, dit Ulenfpiegel, ce me serait délicieux feftin que de manger toujours de ta viande. Soudain il aperçut Lamme en un coin, ayant devant lui une petite table, une chandelle, un jambon, un pot de bière, & ne sachant comment difputer son jambon & sa bière à deux filles qui voulaient à toute force manger & boire avec lui. Quand Lamme aperçut Ulenfpiegel, il se drefla debout & sauta de trois pieds en Pair, s'écriant : — Béni soit Dieu, qui me rend mon ami Ulenfpiegel! A boire, baefinne! Ulenfpiegel, tirant sa bourfe, dit : — A boire jufqu'à la fin de ceci. Et il faifait sonner ses carolus. — Vive Dieu ! dit Lamme, lni prenant subtilement la bourfe dans les mains, c'eft moi qui paie & non toi; cette bourfe est mienne. Ulenfpiegel voulut de force lui reprendre sa bourfe, mais Lamme la tenait bien. Comme ils s'entre-battaient lun pour la garder, l'autre pour la reprendre, Lamme, parlant par saccades, dit tout bas à Ulenfpiegel : — Écoute : Happe-chair céans... quatre... petite salle avec trois filles... Deux dehors pour toi, pour moi... Voulu sortir... empêché... La gouge brocard efpionne... Efpionne Stevenyne! Tandis qu'ils s'entre-battaient, Ulenfpiegel écoutant bien s'écriait : — Rends-moi ma bourfe, vaurien ! — Tu ne l'auras point, difait Lamme. Et ils se prenaient au cou, aux épaules, se roulant par terre pendant que Lamme donnait son bon avis à Ulenfpiegel. Soudain le baes de l'Abeille entra suivi de sept hommes, qu'il semblait ne connaître point. Il chanta comme le coq, & Ulenfpiegel siffla comme l'alouette. Voyant Ulenfpiegel & Lamme s'entre-battant, le baes parla : — Quels sont ces deux? demanda-t-il à la Stevenyne. La Stevenyne répondit : — Des vauriens que l'on ferait mieux de séparer que de les laiffer ici mener si grand vacarme avant d'aller à la potence. — Qu'il ofe nous séparer, dit Ulenfpiegel, & nous lui ferons manger le carrelage. — Oui, nous lui ferons manger le carrelage, dit Lamme. — Le baes sauveur, dit Ulenfpiegel à l'oreille de Lamme. Sur ce, le baes, devinant quelque myftère, se rua dans leur bataille tête baillée. Lamme lui cogna en l'oreille ces mots : — Toi sauveur? Comment? Le baes fit semblant de secouer Ulenfpiegel par les oreilles & lui difait tout bas : — Sept pour toi... hommes forts bouchers... M'en aller... trop connu en ville... Moi parti, 't is van te beven de klinkaert... Tout cafler... — Oui, dit Ulenfpiegel, se relevant & lui baillant un coup de pied. Le baes le frappa à son tour. Et Ulenfpiegel lui dit : — Tu tapes dru, mon bedon. — Comme grêle, dit le baes, en saililfant preftement la bourfe de Lamme & la rendant à Ulenfpiegel. — Coquin, dit-il, paie-moi à boire maintenant que tu es rentré dans ton bien. — Tu boiras, vaurien scandaleux, répondit Ulenfpiegel. — Voyez comme il eft insolent, dit la Stevenyne. — Autant que tu es belle, mignonne, répondit Ulenfpiegel. Or, la Stevenyne avait bien soixante ans & un vifage comme une nèfle, mais tout jaune de bilieufe colère. Au milieu était un nez pareil à un bec de hibou. Ses yeux étaient yeux d'avare sans amour. Deux longs crochets sortaient de sa bouche maigre. Et elle avait une grande tache lie de vin sur la joue gauche. Les filles riaient, se gaulfant d'elle & difant : — Mignonne, mignonne, donne-lui à boire. — Il t'embraffera. — Y a-t-il longtemps que tu fis tes premières noces? — Prends garde, Ulenfpiegel, elle te veut manger. — Vois ses yeux, ils brillent non de haine, mais d'amour. — On dirait qu'elle te va mordre jufqu'au trépaffement. — N'aie point de peur. — C'eft ainsi que font toutes femmes amoureufes. — Elle ne veut que ton bien. — Vois comme elle eft en belle humeur de rire. Et de fait, la Stevenyne riait & clignait de l'œil à Gilline, la gouge à la robe de brocard. Le baes but, paya & partit. Les sept bouchers faifaient des grimaces d'intelligence aux happe-chair & à la Stevenyne. L'un d'eux indiqua du gefte qu'il tenait Ulenfpiegel pour un niais & fallait trupher très-bien. Il lui dit à l'oreille, tirant la langue moqueufement du côté de la Stevenyne qui riait, montrant ses crocs : — 'T is van te beven de klinkaert. (Il eft temps de faire grincer les verres.) Puis tout haut, & montrant les happe-chair : — Gentil réformé, nous sommes tous avec toi; paie-nous à boire & à manger. Et la Stevenyne riait d'aife & tirait auffl la langue à Ulenfpiegel quand celui-ci lui tournait le dos. Et la Gilline, à la robe de brocard, tirait la langue pareillement. Et les filles difaient tout bas : « Voyez l'efpionne qui, par sa beauté, 42 mena à la cruelle torture, & à la mort plus cruelle, plus de vingt-sept réformés, Gilline se pâme d'aife en songeant à la récompenfe de sa délation, — les cent premiers florins carolus sur la succeflion des victimes. Mais elle ne rit point, songeant qu'il lui faudrait les partager avec la Stevenyne. » Et tous, happe-chair, bouchers & filles, tiraient la langue pour se gaufler d'Ulenfpiegel. Et Lamme suait de greffes gouttes, & il était rouge de colère comme la crête d'un coq, mais il ne voulait point parler. — Paye-nous à boire & à manger, dirent les bouchers & les happe-chair. — Adoncques, dit Ulenfpiegel faifant sonner de nouveau ses carolus, baille-nous à boire & à manger, ô mignonne Stevenyne, à boire dans des verres qui sonnent. Sur ce, les filles de rire de nouveau & la Stevenyne de pou fier ses crochets. Elle alla toutefois à la cuifine & à la cave, elle en rapporta du jambon, des sauciflons, des omelettes aux boudins noirs & des verres sonnants, ainfi nommés parce qu'ils étaient montés sur pied & sonnaient comme carillon lorfqu'on les choquait. Ulenfpiegel alors dit : — Que celui qui a faim mange, que celui qui a soif boive ! Les happe-chair, les filles, les bouchers, Gilline & la Stevenyne applaudirent des pieds & des mains à ce difcours. Puis chacun se place de son mieux, Ulenfpiegel, Lamme & les sept bouchers à la grand'table d'honneur, les happe-chair & les filles à deux petites tables. Et l'on but & mangea avec un grand fracas de mâchoires, voire même les deux happe-chair qui étaient dehors, & que leurs camarades firent entrer pour prendre part au feftin. Et l'on voyait sortir de leurs gibecières des cordes & des chaînettes. • La Stevenyne alors tirant la langue & ricaffant, dit : — Nul ne sortira qu'il ne m'aît payé. Et elle alla fermer toutes les portes, dont elle mit les clefs dans ses poches. Gilline, levant le verre, dit : — L'oifeau eft en cage, buvons. Sur ce, deux filles nommées Gena & Margot lui dirent : — En eft-ce encore un que tu vas faire mettre à mort, méchante femme? -— Je ne le sais, dit Gilline, buvons. Mais les trois filles ne voulurent point boire avec elle. Et Gilline prit sa viole & chanta en français : Au son de la viole. Je chante nuit & jour; Je suis la fille-folle, La vendeufe d'amour. Aftarté de mes hanches Fit les lignes de feu ; J'ai les épaules blanches, Et mon beau corps eft Dieu. Qu'on vide l'efcarcelle Aux carolus brillants : Que l'or fauve ruiffelle A flots sous mes pieds blancs. Je suis la fille d'Ève, Et de Satan vainqueur, Si beau que soit ton rêve, Cherche-le dans mon cœur. Je suis froide ou brûlante, Tendre au doux nonchaloir; Tiède, éperdue, ardente, Mon homme, à ton vouloir. Vois, je vends tout : mes charmes, Mon âme & mes yeux bleus; Bonheur, rires & larmes, Et la Mort si tu veux. Au son de la viole, Je chante nuit & jour ; Je suis la fille-folle, La vendeufe d'amour. En chantant sa chanfon, la Gilline était si belle, si suave & mignonne, que tous les hommes, happe-chair, bouchers, Lamme & Ulenfpiegel étaient là, muets, attendris, souriant, domptés par le charme. Tout à coup, éclatant de rire, la Gilline dit, regardant Ulenfpiegel : — C'eft comme cela qu'on met les oifeaux en cage. Et son charme fut rompu. Ulenfpiegel, Lamme & les bouchers s'entre-regardèrent : — Or çà, me payerez-vous? dit la Stevenyne, me payerez-vous, meffire Ulenfpiegel, qui faites si bonne graiffe de la viande de prédicants ? Lamme voulut parler, mais Ulenfpiegel le fit taire, & parlant à la Stevenyne : — Nous ne payerons point d'avance, dit-il. — Je me payerai donc après sur ton héritage, fit la Stevenyne. — Les goules vivent de cadavres, répondit Ulenfpiegel. — Oui, dit l'un des happe-chair, ces deux-là ont pris l'argent des prédicants; plus de trois cents florins carolus. C'ert un beau denier pour la Gilline. Celle-ci chantait : Cherche ailleurs de tels charmes. Prends tout, mon amoureux, Plaifirs, haifers & larmes, Et la Mort si tu veux. Puis, ricaffant, elle dit : — Buvons! — Buvons ! dirent les happe-chair. — Vive Dieu! dit la Stevenyne, buvons! les portes sont fermées, les fenêtres ont de forts barreaux, les oifeaux sont en cage; buvons! — Buvons! dit Ulenfpiegel. — Buvons ! dit Lamme. — Buvons ! dirent les sept. — Buvons ! dirent les happe-chair. — Buvons! dit la Gilline, faifant chanter sa viole. Je suis belle, buvons ! Je prendrai l'archange Gabriel aux filets de ma chanfon. — A boire donc, dit Ulenfpiegel, du vin pour couronner la fête, & du meilleur; je veux qu'il y ait une goutte de feu liquide à chaque poil de nos corps altérés. — Buvons! dit la Gilline; encore vingt goujons comme toi, & les brochets cefferont de chanter. La Stevenyne apporta du vin. Tous étaient affis, buvant & bouffant, les happe-chair & les filles enfemble. Les sept, affis à la tablG d'Ulenfpiegel & de Lamme, jetaient de leur table à celle des filles des jambons, des sau-ciffons, des omelettes & des bouteilles, qu'elles prenaient au vol comme des carpes happant des mouches au-deffus d'un étangt. Et la Stevenyne riait pouffant ses crocs & montrant des paquets de chandelles de cinq à la livre, qui se balançaient au-deffus du comptoir. C'étaient les chandelles des filles. Puis elle dit à Ulenfpiegel : — Quand on va au bûcher on y porte un cierge de suif; en veux-tu un dès à préfent ? — Buvons! dit Ulenfpiegel. — Buvons ! dirent les sept. La Gilline dit : — Ulenfpiegel a les yeux brillants comme un cygne qui va trépaffer. — Si on les donnait à manger aux cochons ? dit la Stevenyne. — Ce leur serait feftin de lanternes : buvons! dit Ulenfpiegel. — Aimerais-tu, dit la Stevenyne, qu'étant échafaudé on te perçât la langue d'un fer rouge ? — Elle en serait meilleure pour siffler : buvons ! répondit Ulenfpiegel. — Tu parlerais moins si tu étais pendu, dit la Stevenyne, & ta mignonne te viendrait contempler. — Oui, dit Ulenfpiegel, mais je pèferais davantage & tomberais sur ton mufeau gracieux : buvons ! — Que dirais-tu si tu étais fuftigé, marqué au front & à l'épaule ? — Je dirais qu'on s'eft trompé de viande, répondit Ulenfpiegel, & qu'au lieu de rôtir la truie Stevenyne, on a échaudé le pourceau Ulenfpiegel : buvons ! — Puifque tu n'aimes rien de cela, dit la Stevenyne, tu seras mené sur les navires du roi, & là condamné à être écartelé à quatre galères. — Alors, dit Ulenfpiegel, les requins auront mes quatre membres, & tu mangeras ce dont ils ne voudront pas : buvons ! — Que ne manges-tu, dit-elle, une de ces chandelles ; elles te serviraient en enfer à éclairer ton éternelle damnation. — Je vois assez clair pour contempler ton groin lumineux, ô truie mal échaudée : buvons! dit Ulenfpiegel. Soudain il frappa du pied de son verre sur la table, en imitant avec les mains le bruit que fait un tapiffier battant en mefure la laine d'un matelas sur un lit de bâtons, mais tout coiment & difant : — Tis (tydt) van te beven de klinkaert : Il eft temps de faire frémir le — clinqueur, — le verre qui réfonne. C'eft en Flandre le signal de fâcherie de buveurs & de saccagement des maifons à lanterne rouge. Ulenfpiegel but, puis fit trembler le verre sur la table en dilant : — Tis van te beven de klinkaert. Et les sept l'imitèrent. Tous se tenaient cois : la Gilline devint pâle, la Stevenyne parut étonnée. Les happe-chair difaient : — Les sept sont-ils avec eux ? Mais les bouchers, clignant de l'œil, les rafluraient, tout en difant sans ceffe & de plus en plus haut avec Ulenfpiegel : — 'T is van te beven te klinkaert, 't is van te beven de klinkaert. La Stevenyne buvait pour se donner courage. Ulenfpiegel alors frappa du poing sur la table, dans la mefure des tapissiers battant les matelas; les sept firent comme lui : verres, cruches, écuelles, pintes & gobelets entrèrent en danfe lentement, se renverfant, se caffant, se relevant d'un côté pour tomber de l'autre; & toujours reten-tiffait plus menaçant, grave, guerrier & monotone : « T is van te beven de klinkaert. » — Hélas! dit la Stevenyne, ils vont tout caffer ici. Et de peur, ses deux crocs lui sortirent plus longs hors de la bouche. Et le sang, de fureur & de colère, s'allumait en l'âme des sept & en celles de Lamme & d'Ulenfpiegel. Alors, sans ceffer le chant monotone & menaçant, tous ceux de la table d'Ulenfpiegel prirent leurs verres, & les caffant sur la table en mefure, ils chevauchèrent les chaifes en tirant leurs coutelas. Et ils menaient si grand bruit de leur chanfon, que toutes les vitres de la maifon tremblaient. Puis, comme une ronde de diables affolés, ils firent le tour de la salle & de toutes les tables, difant sans ceffe : « T is van te beven de klinkaert. » Et les happe-chair alors se levèrent tremblants de peur, prirent leurs chaînes & cordelettes. Mais les bouchers, Ulenfpiegel & Lamme, remettant leurs coutelas dans les gaînes, se levèrent, sailirent leurs chaifes, &, les brandiffant comme des bâtons, ils coururent alertes par la chambre, frappant à droite & à gauche, n'épargnant que les filles, caffant tout le refte, meubles, vitres, bahuts, vaiffelle, pintes, écuelles, verres & flacons, frappant les happe-chair sans pitié, & chantant toujours sur la mefure du bruit du tapiffier battant les matelas : 'T is van te beven de klinkaert, 'Tis van te beven de klinaert, tandis qu'Ulenfpiegel avait baillé un coup de poing à la Stevenyne sur le mufle, lui avait pris les clefs dans sa gibecière, & lui faifait de force manger ses chandelles. La belle Gilline, grattant les portes, volets, vitres, feneftrage de ses ongles, semblait vouloir paffer à travers tout, comme une chatte peureufe. Puis, toute blême, elle s'accroupit en un coin, les yeux hagards, montrant les dents, & tenant sa viole comme si elle l'eût dû protéger. Les sept & Lamme difant aux filles : « Nous ne vous ferons nul mal, » garrottaient, avec leur aide, de chaînettes & de cordes, les happe-chair tremblants dans leurs chauffes, & n'ofant réfifler, car ils sentaient que les bouchers choifis parmi les plus forts par le baes de VAbeille, les euffent taillés en morceaux de leurs coutelas. A chaque chandelle qu'il faifait manger à la Stevenyne, Ulenfpiegel difait : — Celle-ci eft pour la pendaifon ; celle-là pour la fuftigation ; cette autre pour la marque; cette quatrième pour ma langue trouée; ces deux excellentes & bien graffes pour les navires du roi & l'écartèlement à quatre galères; celle-ci pour ton repaire d'efpions; celle-là pour ta gouge à la robe de brocard, & toutes ces autres pour mon plaifir. Et les filles riaient de voir la Stevenyne éternuant de colère & voulant cracher ses chandelles. Mais en vain, car elle en avait la bouche trop pleine. Ulenfpiegel, Lamme & les sept ne ceffaient de chanter en mefure : T is van te beven de klinkaert. Puis Ulenfpiegel ceffa, leur faifant signe de murmurer doucement le refrain. Ils le firent pendant qu'il tint aux happe-chair & aux filles ce propos : — Si quelqu'un de vous crie à l'aide, il sera occis incontinent. — Occis ! dirent les bouchers. — Nous nous tairons, dirent les filles, ne nous fais point de mal, Ulenfpiegel. Mais la Gilline, accroupie en son coin, les yeux hors la tête, les dents hors la bouche, ne savait point parler & serrait contre elle sa viole. Et les sept murmuraient toujours : T is van te beven de klinkaert! en mesure. La Stevenyne, montrant les chandelles qu'elle avait en la bouche, faisait figne qu'elle se tairait pareillement. Les happe-chair le promirent comme elle. Ulenfpiegel continuant son propos : — Vous êtes ici, dit-il, en notre puiffance, la nuit eft tombée noire, nous sommes près de la Lys où l'on se noie facilement quand on vous pouffe» Les portes de Courtrai sont fermées. Si les gardes de nuit ont entendu le vacarme, ils ne bougeront point étant trop parefieux & croyant que ce sont de bons Flamands qui, buvant, chantent joyeufement au son des pintes & flacons. Adoncques tenez-vous cois & coîtes devant vos maîtres. Puis, parlant aux sept : — Vous allez vers Peteghem trouver les Gueux. — Nous nous y sommes préparés à la nouvelle de ta venue. — De là vous irez vers la mer. — Oui, dirent-ils. — Connaiflez-vous parmi ces happe-chair un ou deux que l'on puifle relâcher pour nous servir ? — Deux, dirent-ils, Niklaes & Joos, qui ne pourfuivirent jamais les pauvres réformés. — Nous sommes fidèles! dirent Niklaes & Joos. Ulenfpiegel dit alors : — Voici pour vous vingt florins carolus, deux fois plus que vous n'auriez eu si vous aviez reçu le prix infâme de dénonciation. Soudain les cinq autres s'écrièrent : — Vingt florins! Nous servons le prince pour vingt florins. Le roi paye mal. Donnes-en la moitié à chacun de nous, nous dirons au juge tout ce que tu voudras. Les bouchers & Lamme murmuraient sourdement : — 'T is van te beven de klinkaert; t'is van te beven de klinkaert. — Afin que vous ne parliez point trop, dit Ulenfpiegel, les sept vous mèneront garrottés jufqu'à Peteghem, chez les Gueux. Vous aurez dix florins quand vous serez sur la mer, nous serons certains jufque-là que la cuifine du camp vous tiendra fidèles au pain & à la soupe. Si vous êtes vaillants, vous aurez votre part du butin. Si vous tentez de déferter, vous serez pendus. Si vous vous échappez, évitant ainfi la corde, vous trouverez le couteau. — Nous servons qui nous paye, dirent-ils. — T is te beven de klinkaert! 'T is te beven de klinkaert! difaient Lamme & les sept en frappant sur les tables avec des teflons de pots & de verres brisés. — Vous mènerez pareillement avec vous, dit Ulenfpiegel, la Gilline, la Stevenyne & les trois gouges. Si l'une d'elles veut s'échapper, vous la coudrez en un sac & la jetterez à la rivière. — 11 ne m'a point tuée, dit la Gilline, sautant de son coin & brandiffant en l'air sa viole. Et elle chanta : Sanglant était mon rêve, Le rêve de mon cœur : Je suis la fille d'Eve Et de Satan vainqueur. La Stevenyne & les autres faifaient mine de pleurer. '— Ne craignez rien, mignonnes, dit Ulenfpiegel, vous êtes si suaves & douces, que l'on aimera, feftoyera & careffera partout. A chaque prile de guerre vous aurez votre part de butin. — On ne me donnera rien à moi, qui suis vieille, pleura la Stevenyne. — Un sou par jour, crocodile, dit Ulenfpiegel, car tu seras serve de ces quatre belles filles, tu laveras leurs cottes, draps & chemifes. — Moi, seigneur Dieu ! dit-elle. Ulenfpiegel répondit : — Tu les as longtemps gouvernées, vivant du profit de leurs corps & les laiffant pauvres & affamées. Tu peux geindre & braire, il en sera comme je l'ai dit. Sur ce les quatre filles de rire & de se moquer de la Stevenyne, & de lui dire en tirant la langue : — A chacune son tour en ce monde. Qui l'aurait dit de Stevenyne l'avare? Elle travaillera pour nous comme serve. Béni soit le seigneur Ulenfpiegel ! Ulenfpiegel dit alors aux bouchers & à Lamme : — Videz les caves à vin, prenez l'argent; il servira à l'entretien de la Stevenyne & des quatre filles. — Elle grince les dents, la Stevenyne, l'avare, dirent les filles. Tu fus dure, on l'eft pareillement pour toi. Béni soit le seigneur Ulenfpiegel ! Puis les trois se tournèrent vers la Gilline : — Tu étais sa fille, son gagne-pain, tu partageais avec elle le fruit de l'infâme efpionnage. Oferas-tu bien encore nous frapper & nous injurier, avec ta robe de brocard? Tu nous méprifais parce que nous ne portions que de la futaine. Tu n'es vêtue si richement que du sang des vidimes, Otons-lui sa robe afin qu'elle soit ainfi pareille à nous. — Je ne le veux point, dit Ulenfpiegel. Et la Gilline, lui sautant au cou, dit : — Béni sois-tu, qui ne m'as point tuée & ne me veux point laide ! Et les filles jaloufes regardaient Ulenfpiegel & difaient : — Il eft affolé d'elle comme tous. La Gilline chantait sur sa viole. Les Sept partirent vers Peteghem, menant les happe-chair & les filles le long de la Lys. Cheminant ils murmuraient : — 'T is van te beven de klenkaert! 'T is van te beven de klenkaert! Au jour levant, ils vinrent au camp, chantèrent comme l'alouette, 8: le • clairon du coq leur répondit. Les filles et les happe-chair furent gardés de près. Toutefois, le'troifième jour, à midi, la Gilline fut trouvée morte, le cœur percé d une grande aiguille. La Stevenyne fut accufée par les trois filles & conduite devant le capitaine de bande, ses dizeniers & sergents conftitués en tribunal. Là, sans qu'il la fallût mettre à la torture, elle avoua qu'elle avait tué la Gilline par jaloufie de sa beauté & fureur de ce que la gouge la traitât comme serve sans pitié. Et la Stevenyne fut pendue, puis enterrée dans le bois. La Gilline aufli fut enterrée, & l'on dit les prières des morts sur son corps mignon. Cependant les deux happe-chair patrocinés par Ulenfpiegel étaient allés devant le châtelain de Courtray, car les bruits, vacarmes & pillages faits dans la maifon de la Stevenyne devaient être punis par ledit châtelain, la maifon de la Stevenyne se trouvant dans la châtellenie hors de la juridiction de la ville de Courtray. Après avoir raconté au seigneur châtelain ce qui s'était paffé, ils lui dirent avec grande convidtion & humble sincérité de langage : — Les meurtriers des prédicants ne sont point du tout Ulenfpiegel & son féal &. bien-aimé Lamme Goedzak, qui ne sont venus à YArc-en-Ciel que pour leur délaffement. Ils ont même des paffes du duc, & nous les avons vues. Les vrais coupables sont deux marchands de Gand, l'un maigre & l'autre très-gras, qui s'en furent vers le pays de France après avoir tout caffé chez la Stevenyne, l'emmenant avec ses quatre filles, pour leur ébat-tement. Nous les euffions bien happés au croc, mais il y avait là sept bouchers des plus forts de la ville qui ont pris leur parti. Ils nous ont tous garrottés, & ne nous ont lâchés que quand ils étaient bien loin sur la terre de France. Et voici les marques des cordes. Les quatre autres happe-chair sont à leurs chauffes, attendant du renfort pour mettre la main sur eux. Le châtelain leur donna à chacun deux carolus & un habit neuf pour leurs loyaux services. Il écrivit enfuite au confeil de Flandre, au tribunal des échevins de Courtray & à d'autres cours de juftice pour leur annoncer que les vrais meurtriers avaient été découverts. Et il leur détailla l'aventure tout au long. Ce dont frémirent ceux du confeil de Flandre & des autres cours de juftice. Et le châtelain fut grandement loué de sa perfpicacité. Et Ulenfpiegel & Lamme cheminaient paifiblement sur la route de Pete-ghem à Gand, le long de la Lys, défirant arriver à Bruges, où Lamme espérait trouver sa femme, & à Damme où Ulenfpiegel, tout songeur, eût déjà voulu être pour voir Nele qui, dolente, vivait auprès de Katheline , l'affolée. XXXVII Depuis longtemps, au pays de Damme & dans les environs, avaient été commis plufieurs crimes abominables. Fillettes, jeunes gars, hommes vieux, que l'on savait s'en être allés chargés d'argent vers Bruges, Gand ou quelque autre ville ou village de Flandre, furent trouvés morts, nus comme des vers & mordus à la nuque par des dents si longues & si aiguës que l'os du cou était caffé à tous. Les médecins & chirurgiens-barbiers déclarèrent que ces dents étaient celles d'un grand loup. « Des larrons, difaient-ils, étaient venus sans doute, après le loup, & avaient dépouillé les victimes. » Nonobftant toutes recherches, nul ne put découvrir quels étaient les larrons. Bientôt le loup fut oublié. Plufieurs notables bourgeois, qui s'étaient mis fièrement en route sans efcorte, disparurent sans que l'on sût ce qu'ils étaient devenus, sauf parfois que quelque manant, allant au matin pour labourer la terre, trouvait des traces de loup dans son champ, tandis que son chien, creufant de ses pattes les sillons, mettait au jour un pauvre corps mort & portant les dents du loup marquées sur la nuque ou sous l'oreille, & maintes fois auffi à la jambe, & toujours par derrière. Et toujours aufli l'os du cou & de la jambe était brifé. Le payfan, peureux, allait tout soudain donner avis au bailli qui venait avec le greffier criminel, deux échevins & deux chirurgiens au lieu où gilàit le corps de l'occis. L'ayant vifité diligemment & soigneufement, ayant parfois, quand le vifage n'était point mangé par les vers, reconnu sa qualité, voire son nom & lignage, ils s'étonnaient toutefois que le loup, qui tue par faim, n'eût point enlevé de morceau du mort. Et ceux de Damme furent bien effrayés, & nul n'ofait plus sortir la nuit sans efcorte. Or il advint que plufieurs vaillants soudards furent envoyés à la recherche du loup, avec ordre de le chercher, de jour & de nuit, dans les dunes, le long de la mer. Ils étaient alors près de Heyft, dans les grandes dunes. La nuit était venue. L'un d'eux, confiant en sa force, voulut les quitter pour aller seul à la recherche, armé d'une arquebufe. Les autres le laiffèrent faire, certains que, vaillant & armé comme il l'était, il tuerait le loup si celui-ci ofait se montrer. Leur compagnon étant parti, ils allumèrent du feu & jouèrent aux dés en buvant à même à leurs flacons de brandevin. Et de temps en temps, ils criaient : — Or çà, camarade, reviens; le loup a peur; viens boire! Mais il ne répondait point. Soudain, entendant un grand cri comme d'un homme qui meurt, ils coururent du côté où le cri était parti, difant : — Tiens bon, nous venons à la refcoufle. Mais ils furent longtemps avant de trouver leur camarade, car les uns difaient que le cri était venu de la vallée, & les autres de la plus haute dune. Enfin, ayant bien fouillé dune & vallée avec leurs lanternes, ils trouvèrent leur compagnon mordu à la jambe & au bras, par derrière, & le cou brifé comme les autres vidimes. Couché sur le dos, il tenait son épée dans sa main crifpée; son arquebufe gifait sur le sable. A côté de lui étaient trois doigts coupés, qu'ils emportèrent & qui n'étaient point les siens. Son efcarcelle avait été enlevée. Ils prirent sur leurs épaules le cadavre de leur compagnon, sa bonne épée & sa vaillante arquebufe, &, dolents & colères, ils portèrent le corps au bailliage où le bailli le reçut en la compagnie du greffier criminel, de deux échevins & de deux chirurgiens. Les doigts coupés furent examinés & reconnus pour être des doigts de vieillard, lequel n'était manouvrier en aucun métier, car les doigts étaient effilés & les ongles en étaient longs comme ceux des hommes de robe ou d'églife. Le lendemain, le bailli, les échevins, le greffier, les chirurgiens & les soudards allèrent à la place où avait été mordu le pauvre mort & virent qu'il y avait des gouttes de sang sur les herbes & des pas qui allaient jufqu'à la mer où ils s'arrêtaient. XXXVIII C'était au temps des raifins mûrs, au mois du vin, le quatrième jour, quand en la ville de Bruxelles on jette, du haut de la tour Saint-Nicolas, après la grand'meffe, des sacs de noix au peuple. A la nuit, Nele fut éveillée par des cris venant de la rue. Elle chercha Katheline dans la chambre & ne la trouva point. Elle courut en bas & ouvrit la porte, & Katheline entra difant : — Sauve-moi! sauve-moi! Le loup! le loup! Et Nele entendit dans la campagne de lointains hurlements. Tremblante, elle alluma toutes les lampes, cierges & chandelles. — Qu'efl-il advenu, Katheline? difait-elle en la serrant dans ses bras. Katheline s'affit, les yeux hagards, & dit, regardant les chandelles : — C'eft le soleil, il chaffe les mauvais efprits. Le loup, le loup hurle dans la campagne. — Mais, dit Nele, pourquoi es-tu sortie de ton lit où tu avais chaud, pour aller prendre la fièvre dans les nuits humides de septembre? Et Katheline dit : — Hanske a crié cette nuit comme l'orfraie; & j'ai ouvert la porte. Et il m'a dit : « Prends le breuvage de vifion; » & j'ai bu. Hanske eft beau. Otez le feu. Alors, il m'a conduite près du canal & m'a dit : « Katheline, « je te rendrai les sept cents carolus, tu les donneras à Ulenfpiegel, fils de « Claes. En voici deux pour t'acheter une robe; tu en auras mille bientôt. » « Mille, dis-je, mon aimé, je serai riche alors. » « Tu les auras, dit-il. Mais « n'en eft-il point à Damme qui, femmes ou filles, sont maintenant auiïi « riches que tu le seras? Je ne sais point, répondis-je. » Mais je ne voulais point dire leurs noms de peur qu'il ne les aimât. Il me dit alors : « Informe-toi & dis-moi leurs noms quand je reviendrai. » L'air était froid, le brouillard gliffait sur les prairies, les ramilles sèches tombaient des arbres sur le chemin. Et la lune brillait, & il y avait des feux sur l'eau du canal. Hanske me dit : « C'eft la nuit des loups-garous; « toutes les âmes coupables sortent de l'enfer. Il faut faire trois signes de « croix de la main gauche & crier : Sel! sel! sel! qui eft emblème d'immor-« talité; & ils ne te feront point de mal. » Et je dis : « Je ferai ce que tu « veux, Hanske, mon mignon. » Il m'embraffa difant : « Tu es ma « femme. » « Oui, » difais-je. Et à sa douce parole, un bonheur célefte gliffait sur mon corps comme un baume. Il me couronna de rofes & me dit : vi Tu es belle. » Et je lui dis : « Tu es beau aufli, Hanske, mon « mignon, en tes fins habits de velours vert à paffements d'or, avec ta « longue plume d'autruche qui flotte à ta toque, & avec ta face pâle comme « le feu des vagues de la mer. Et si les filles de Damme te voyaient, elles « courraient toutes après toi, te demandant ton cœur ; mais il ne le faut « donner qu'à moi, Hanske. » Il dit : « Tâche de savoir quelles sont les « plus riches, leur fortune sera pour toi. » Puis il s'en fut, me laiffant après m'avoir défendu de le suivre. Je reftai là, faifant sonner dans ma main les trois carolus, toute friffante & tranlie, à caufe du brouillard, quand je vis sortir d'une berge, graviffant le talus, un loup qui avait la face verte & de longs rofeaux dans son poil blanc. Je criai : Sel! sel! sel! faifant le signe de la croix, mais il ne parut point en avoir peur. Et je courus de toutes mes forces moi criant, lui hurlant, & j'entendis le bruit sec de ses dents près de moi, & une fois si près de mon épaule que je crus qu'il m'allait saifir. Mais je courais plus vite que lui. Par grand bonheur, je rencontrai au coin de la rue du Héron la veille-de-nuit avec sa lanterne. « Le loup! le loup! » criai-je. « N'aie point peur, « me dit la veille-de-nuit, je te vais ramener chez toi, Katheline, l'affolée. » Et je sentis que sa main, qui me tenait, tremblait. Et il avait peur pareillement. — Mais il a repris courage, dit Nele. L'entends-tu maintenant chanter, traînant sa voix : De clock is tien, tien aen de clock : Il eft dix heures à la cloche, à la cloche dix heures! Et il fait grincer sa crécelle. ' n H LELOU? G-AROÏÏ » — Oîez le feu, difait Katheline, la tête brûle. Reviens, Hanske, mon mignon. Et Nele regardait* Katheline; & elle priait Notre Dame la Vierge d'ôter de sa tête le feu de folie; & elle pleura sur elle. XXXIX A Bellem, sur les bords du canal de Bruges, Ulénfpiegçl & Lamme rencontrèrent un cavalier portant au feutre trois plumes de coq & chevauchant à toute bride vers Gand. Ulenfpiegel chanta comme l'alouette & le cavalier, s'arrêtant, répondit par le clairon de Chanteclair. — Apportes-tu dçs nouvelles, cavalier impétueux? répondit Ulenfpiegel. — Nouvelles grandes, dit le cavalier. Sur l'avis de M. de Châtillon, qui eft, au pays de France, l'amiral de la mer, le prince de liberté a donné des commiffions pour équiper des navires de guerre, outre ceux qui sont déjà armés à Emden & dans l'Ooft-Frife. Les vaillants hommes qui ont reçu ces commiffions sont Adrien de Berghes, sieur de Dolhain; son frère Louis de Hainaut ; le baron de Montfaucon ; le sieur Louis de Brederode ; Albert d'Egmont, fils du décapité & non pas traître comme son frère; Berthel Enthens deMentheda, le Frifon; Adrien Menningh, Hemubyfe le fougueux & orgueilleux Gantois, & Jan Brock. Le prince a donné tout son avoir, plus de cinquante mille florins. — J'en ai cinq cents pour lui, dit Ulenfpiegel. — Porte-les à la mer, dit le cavalier. Et il s'en fut au galop. — 11 donne tout son avoir, dit Ulenfpiegel. Nous autres, nous ne donnons que notre peau. — N'eft-ce donc rien, dit Lamme, & n'entendrons-nous jamais parler que de sac & maffacre? L'orange eft par terre. — Oui, dit Ulenfpiegel, par terre, comme le chêne; mais avec le chêne on confirait les navires de liberté ! — A son profit, dit Lamme. Mais, puifqu'il n'y a plus nul danger, rachetons des ânes. J'aime à marcher affis, moi, & sans avoir aux plantes des pieds un carillon de cloches. — Achetons-nous des ânes? dit Ulenfpiegel; ces animaux sont de facile revente. Ils allèrent au marché & y trouvèrent, en les payant, deux beaux ânes & leur harnachement. XL Comme ils califourchonnaient jambe de ci, jambe de là, ils vinrent à Ooft-Camp, où eft un grand bois dont la lifière touchait au canal. Y cherchant l'ombre & les douces senteurs, ils y entrèrent, sans rien voir que les longues allées allant en tous sens vers Bruges, Gand, la Zuid & la Noord-Vlaenderen. Soudain Ulenfpiegel sauta à bas de son âne. — Ne vois-tu rien là-bas? Lamme dit : — Oui, je vois. Et tremblant : Ma femme, ma bonne femme! C'eft elle, mon fils. Ha! je ne saurais marcher à elle. La retrouver ainfi! — De quoi te plains-tu? dit Ulenfpiegel. Elle eft belle ainfi demi-nue, dans ce pourpoint de moufleline tailladée à jour qui laiffe voir la chair fraîche. Celle-ci eft trop jeune, ce n'eft pas ta femme. — Mon fils, dit Lamme', c'eft elle, mon fils; je la reconnais. Porte-moi, je ne sais plus marcher. Qui l'aurait penfé d'elle? Danfer ainfi vêtue en Égyptienne, sans pudeur! Oui, c'eft elle; vois ses jambes fines, ses bras nus jufques à l'épaule, ses seins ronds & dorés sortant à demi de son pourpoint de moufleline. Vois comme elle agace avec ce drapeau rouge ce grand chien sautant après. — C'eft un chien d'Égypte, dit Ulenfpiegel; le Pays-Bas n'en donne point de cette sorte. — Égypte... je ne sais... Mais c'eft elle. Ha! mon fils, je n'y vois plus. Elle retrouffe plus haut son haut-de-chauffes pour faire plus haut voir ses jambes rondes. Elle rit pour montrer ses blanches dents, & aux éclats pour faire entendre le son de sa voix douce. Elle ouvre par le haut son pourpoint & se rejette en arrière. Ha! ce cou de cygne amoureux, ces épaules nues, ces yeux clairs & hardis! Je cours à elle. Et il sauta de son âne. Mais Ulenfpiegel l'arrêtant : — Cette fillette, dit-il, n'eft point ta femme. Nous sommes près d'un camp d'Égyptiens. Garde-toi. Vois-tu la fumée derrière les arbres? Entends-tu les aboiements des chiens? Tiens, en voici quelques-uns qui nous regardent, prêts à mordre peut-être. Cachons-nous mieux dans le fourré. — Je ne me cacherai point, dit Lamme; cette femme eft mienne, flamande comme nous. — Fol aveugle, dit Ulenfpiegel. — Aveugle, non ! Je la vois bien danfer, demi-nue, riant & agaçant ce grand chien. Elle fait mine de ne pas nous voir. Mais elle nous voit, je te l'affure. Thyl, Thyl! Voilà le chien qui se jette sur elle & la renverfe pour avoir le drapeau rouge. Et elle tombe en jetant un cri plaintif. Et Lamme tout soudain s'élança vers elle, lui difant : — Ma femme, ma femme! Où t'es-tu fait mal, mignonne? Pourquoi ris-tu aux éclats? Tes yeux sont hagards. Et il l'embraffait, la careffait & dit : — Cette marque de beauté que tu avais sous le sein gauche. Je ne la vois point. Où eft-elle? Tu n'es point ma femme. Grand Dieu du ciel! Et elle ne ceflàit de rire. Soudain Ulenfpiegel cria : — Garde-toi, Lamme. Et Lamme, se retournant, vit devant lui un grand moricaud d'Égyptien, de maigre trogne, brun comme peper-lcoek, qui eft pain-d'épices au pays de France. Lamme ramaffa son épieu, & se mettant en défenfe, il cria : — A la refcouffe, Ulenfpiengel ! Ulenfpiegel était là avec sa bonne épée. L'Égyptien lui dit en haut-allemand : — Gibt mi ghelt, ein Richsthaler auf tsein (donne-moi de l'argent, un ricksdaelder ou dix). — Vois, dit Ulenfpiegel, la fillette s'en va riant aux éclats & se retournant sans ceffe, pour demander qu'on la suivît. — Gibt mi ghelt, dit l'homme. Paye tes amours. Nous sommes pauvres & ne te voulons nul mal. Lamme lui donna un carolus. — Quel métier fais-tu? dit Ulenfpiegel. — Tous, répondit l'Égyptien : étant maîtres ès arts de soupleffes, nous faifons des tours merveilleux & magiques. Nous jouons du tambourin & danfons les danfes de Hongrie. Il en eft plus d'un parmi nous qui fait des cages & des grils à y rôtir les belles carbonades. Mais tous Flamands & Wallons ont peur de nous & nous chaflent. Ne pouvant vivre de gain, nous vivons de maraudage, c'eft-à-dire de légumes, de chair & de volailles qu'il nous faut prendre au payfan, puifqu'il ne veut ni nous les donner ni vendre. Lamme lui dit : — D'où vient cette fillette, qui reffemble si fort à ma femme? — Elle eft fille de notre chef, dit le moricaud. Puis, parlant bas comme homme peureux : — Elle fut frappée par Dieu du mal d'amour & ignore pudeur de femme. Sitôt qu'elle voit un homme, elle entre en gaieté & folie, & rit sans celle. Elle parle peu, on la crut muette longtemps. La nuit, dolente, elle refte devant le feu, pleurant parfois ou riant sans caufe & montrant le ventre, où elle a mal, dit-elle. A l'heure de midi, l'été, après le repas, sa plus vive folie la prend. Alors elle va danfer prefque nue aux environs du camp. Elle ne veut porter que des vêtements de tulle ou mouffeline, & l'hiver, à grand'peine la couvrons-nous d'un manteau de drap de chèvre. — Mais, dit Lamme, n'a-t-elle point quelque ami pour l'empêcher de s'abandonner ainfi à tout venant? Elle n'en a point, dit l'homme, car les voyageurs, s'approchant d'elle & conlîdérant ses yeux affolés, ont pour elle plus de peur que d'amour. Ce gros homme fut hardi, dit-il, montrant Lamme. — Laiffe-le dire, mon fils, répliqua Ulenfpiegel; c'eft le stockvish qui parle mal de la baleine. Quel eft celui des deux qui donne le plus d'huile? — Tu as la langue aigre ce matin, dit Lamme. Mais Ulenfpiegel, sans l'écouter, dit à l'Égyptien : — Que fait-elle lorsque d'autres sont hardis comme mon ami Lamme? L'Égyptien répondit triftement : — Alors elle a plaifir & profit. Ceux qui l'obtiennent paient leur joie, & l'argent sert à l'habiller & aufli aux befoins des vieillards & des femmes. — Elle n'obéit donc à perfonne ? dit Lamme. L'Égyptien répondit : — Laissons faire leur vouloir à ceux que Dieu frappe. Il marque ainfi sa volonté. Et telle eft notre loi. Ulenfpiegel & Lamme s'en furent. Et l'Égyptien s'en retourna grave & hautain à son camp. Et la fillette, riant aux éclats, danfait dans la clairière. XLI Chemin faifant vers Bruges, Ulenfpiegel dit à Lamme : — Nous avons dépenfé une groffe somme d'argent en engagements de soudards, paiement aux happe-chair, don à l'Égyptienne & en ces innombrables olie-koekjes qu'il te plaifait de manger sans ceffe plutôt que d'en vendre une seule. Or, nonobftant ta ventrale volonté, il eft temps de vivre plus honnêtement. Baille-moi ton argent, je garderai la bourfe commune. — Je le veux, dit Lamme. Et le lui donnant : Ne me laiffe point toutefois mourir de faim, dit-il; car songes-y, gros & puiffant comme je le suis, il me faut une subftantielle & abondante nourriture. C'eft bon à toi, maigre & chétif, de vivre au jour le jour, mangeant ou ne mangeant point ce que tu trouves, comme les planches qui vivent d'air & de pluie sur les quais. Mais moi, que l'air creufe & que la pluie affame, il me faut d'autres feftins. — Tu les auras, dit Ulenfpiegel, feftins de vertueux carêmes. Les panfes les mieux remplies n'y réfiftent point; se dégonflant peu à peu, elles rendent léger l'homme le plus lourd. Et l'on verra bientôt, dégraiffé suffifamment, courir comme un cerf, Lamme mon mignon. — Las! difait Lamme,'quel sera déformais mon maigre sort? J'ai faim, mon fils, & voudrais souper. Le soir tombait. Ils arrivèrent à Bruges par la porte de Gand. Ils montrèrent leurs paffes. Ayant dû payer un demi-sol pour eux & deux pour leurs ânes, ils entrèrent en ville : Lamme, songeant aux paroles d'Ulens-piegel, semblait navré : — Souperons-nous bientôt ? difait-il. — Oui, répondait Ulenfpiegel. Ils descendirent in de Meermin, à la Sirène, girouette, qui, tout en or, eft placée au-deffus du pignon de l'auberge. Ils mirent leurs ânes à l'écurie, & Ulenfpiegel commanda pour son souper & pour celui de Lamme du pain, de la bière & du fromage. L'hôte ricalfait en servant ce maigre repas : Lamme mangeait à longues dents, regardant avec défefpoir Ulenfpiegel, befognait des mâchoires sur le pain trop vieux & le fromage trop jeune, comme si c'eût été des ortolans. Et Lamme buvait sa petite bière sans plaifir. Ulenfpiegel riait de le voir si dolent. Et il était auffi quelqu'un qui riait dans la cour de l'auberge & venait parfois montrer le mufeau aux vitres. Ulenfpiegel vit que c'était une femme qui se cachait le vifage. Penfant quelque maligne servante, il n'y songea plus, & voyant Lamme pâle, trifte & blême à caufe de ses amours ventrales contrariées, il eut pitié & songea à commander pour son compagnon une omelette aux boudins, un plat de bœuf aux fèves ou tout autre mets chaud, quand le baes entra & dit, ôtant son couvre-chef : — Si meffires voyageurs veulent un meilleur souper, ils parleront & diront ce qu'il leur faut. Lamme ouvrit de grands yeux & la bouche plus grande encore, & regardait Ulenfpiegel avec une angoiffeufe inquiétude. Celui-ci répondit : — Les manouvriers cheminant ne sont point riches. — Il advient toutefois, dit le baes, qu'ils ne connaiffent point tout ce qu'ils poffèdent. Et montrant Lamme : Cette bonne trogne en vaut deux autres. Que plairait-il à Vos Seigneuries de manger & de boire ? une omelette au gras jambon, des choefels, on en fit aujourd'hui, des caftrelins, un chapon qui fond sous la dent, une belle carbonade grillée avec une sauce aux quatre épices, de la dobbel-knol d'Anvers, de la dobbel-kuyt de Bruges, du vin de Louvain apprêté à la façon de Bourgogne? Et sans payer. — Apportez tout, dit Lamme. La table fut bientôt garnie, & Ulenfpiegel prit son plaifir à voir le pauvre Lamme qui, plus affamé que jamais, se ruait sur l'omelette, les choejels, le chapon, le jambon, les carbonades, & verfait par litres en son go fier la dobbel-knol, la dobbel-kuyt, & le vin de Louvain apprêté à la façon de Bourgogne. Quand il ne sut plus manger, il souffla d'aife comme une baleine & regarda autour de lui sur la table pour voir s'il n'y avait plus rien à mettre sous la dent. Et il croqua les miettes des caftrelins. Ulenfpiegel ni lui n'avaient vu le joli mufeau regarder souriant aux vitres, paffer & repaffer dans la cour. Le baes ayant apporté du vin cuit à la cannelle & au sucre de Madère, ils continuèrent à boire. Et ils chantèrent. A l'heure du couvre-feu, il leur demanda s'ils voulaient monter chacun à LA LÉGENDE D'ULENSPIEGEL 34g leur grande & belle chambre. Ulenfpiegel répondit qu'une petite leur suffisait pour deux. Le baes répondit : — Je n'en ai point; vous aurez chacun une chambre de seigneurs, sans payer. Et de fait il les conduilit dans des chambres richement garnies de meubles & de tapis. Dans celle de Lamme était un grand lit. Ulenfpiegel, qui avait bien bu & tombait de sommeil, le laifïa aller se coucher & fit comme lui promptement. . Le lendemain, à l'heure de midi, il entra dans la chambre de Lamme & le vit dormant & ronflant. A côté de lui était une mignonne gibecière pleine de monnaie. Il l'ouvrit & vit que c'était des carolus d'or & des patards d'argent. Il secoua Lamme pour l'éveiller; celui-ci sortit de sommeil, se frotta les yeux, & regardant autour de lui, inquiet, il dit : — Ma femme ! Où eft ma femme ? Et montrant une place vide à côté de lui dans le lit : — Elle était là tantôt, dit-il.1 Puis, sautant hors du lit, il regarda de nouveau partout, fouilla tous les coins & recoins de la chambre, l'alcôve & les armoires, & difait frappant du pied : — Ma femme! Où eft ma femme? Le baes monta au bruit : — Vaurien, dit Lamme le prenant à la gorge, où eft ma femme? Qu'as-tu fait de ma femme? — Piéton impatient, dit le baes, ta femme? Quelle femme? Tu es venu seul. Je ne sais rien. — Ha ! il ne sait pas, dit Lamme ; il ne sait pas, dit Lamme furetant de nouveau tous les coins & recoins de la chambre. Las! Elle était là, cette nuit, dans mon lit, comme au temps de nos belles amours. Oui. Où es-tu, mignonne ? Et jetant la bourfe par terre : m — Ce n'eft pas ton argent qu'il me faut, c'eft toi, ton doux corps, ton bon cœur, ô mon aimée! O joies du ciel! vous ne reviendrez plus. Je m'étais accoutumé à ne plus te voir, à vivre sans amour, mon doux trélor. Et voilà que, m'ayant repris, tu me délaiffes. Mais je veux mourir. Ha ! ma femme ? où eft ma femme ? Et il pleurait à chaudes larmes par terre où il s'était jeté. Puis tout à coup ouvrant la porte, il se mit à courir dans toute l'auberge & dans la rue, en chemife, & criant : — Ma femme? où eft ma femme? Mais il revint bientôt, car les mauvais garçons le huaient & lui jetaient des pierres. Et Ulenfpiegel lui dit, en le forçant de se vêtir : — Ne te défoie point, tu la reverras, puifque tu l'as vue. Elle t'aime encore, puifqu'elle eft revenue à toi, puifque c'eft elle sans doute qui a payé le souper & les chambres de seigneur, & qui t'a mis sur le lit cette pleine gibecière. Les cendres me difent que ce n'eft point là le fait d'une femme infidèle. Ne pleure plus, & marchons pour la défenfe de la terre des pères. — Reftons encore à Bruges, dit Lamme; je veux courir par toute la ville, & je la trouverai. — Tu ne la retrouveras point, puifqu'elle se cache de toi, dit Ulen-spiegel. Lamme demanda des explications au baes, mais celui-ci ne lui voulut rien dire. Et ils s'en furent vers Damme. Tandis qu'ils cheminaient, Ulenfpiegel dit à Lamme : — Pourquoi ne me dis-tu pas comment tu la trouvas près de toi, cette nuit & comment elle te quitta? — Mon fils, répondit Lamme, tu sais que nous avions fêté la viande, la bière & le vin, & que j'avais grand'peine à souffler lorfque nous marchâmes nous coucher. Je tenais pour m'éclairer une chandelle de cire, comme un seigneur, & avais mis le chandelier sur un bahut pour dormir; la porte était reftée entre-baillée, le bahut était tout auprès. En me déshabillant, je regardais mon lit avec grand amour & défir de sommeil; la chandelle de cire s'éteignit tout à coup. J'entendis comme un souffle & un bruit de pas légers dans ma chambre;, mais ayant plus sommeil que peur, je me couchai pefamment. Comme j'allais m'endormir, une voix, sa voix, ô ma femme, ma pauvre femme! me dit : As-tu bien soupé Lamme? & sa voix était près de moi & son vifage auffi, & son doux corps. XLII Ce jour là, Philippe roi, ayant mangé trop de pâtifferie, était plus que de coutume mélancolique. Il avait joué sur son clavecin vivant, qui était une caifie renfermant des chats dont les têtes paffaient à des trous ronds, au-deffus des touches. Chaque fois que le roi frappait sur une touche, celle-ci, à son tour, frappait le chat d'un dard; & la bête miaulait & se plaignait à caufe de la douleur. Mais Philippe ne riait point. Sans ceffe il cherchait en son efprit comment il pourrait vaincre Elila-beth, la grande reine, & remettre Marie Stuart sur le trône d'Angleterre. Dans ce but, il avait écrit au pape befoigneux & endetté; le pape avait répondu qu'il vendrait volontiers, pour cette entreprife, les vafes sacrés des temples & les tréfors du Vatican. Mais Philippe ne riait point. Ridolfi, le mignon de la reine Marie, qui efpérâit, en la délivrant, l'époufer après & devenir roi d'Angleterre, vint voir Philippe pour comploter avec lui le merutre d'Elifabeth. Mais il était si « parlanchin, » ainfi que l'écrivit le roi, qu'on'avait' parlé tout haut de son deffein à la Bourfe d'Anvers ; & le meurtre ne fut point commis. Et Philippe ne riait point. Plus tard, d'après les ordres du roi, le duc de sang envoya en Angleterre deux couples d'affafiins. Ils réuffirent à être pendus. Et Philippe ne riait point. Et ainfi Dieu trompait l'ambition de ce vampire, qui comptait bien enlever son fils à Marie Stuart & régner à sa place, avec le pape, sur l'Angleterre. Et le meurtrier s'irritait de voir ce noble pays grand & puiffant. Il ne ceffait de tourner vers lui ses yeux pâles, cherchant comment il l'é-craferait pour régner enfuite sur le monde, exterminer les réformés & notamment les riches & hériter des biens des vidimes. Mais il ne riait point. Et on lui apporta des souris & des mulots dans une boîte de fer, à hauts bords, ouverte d'un côté ; & il mit le fond de la boîte sur un feu vif & prit son plailir à voir & entendre sauter, crier, gémir & mourir les pauvres bestioles. Mais il ne riait point. Puis, pâle & les mains tremblantes, il allait dans les bras de madame d'Eboli, verler son feu de luxure allumé à la torche de cruauté. Et il ne riait point. Et madame d'Éboli le recevait par peur & non par amour. XLIII L'air était chaud : de la mer calme ne venait nul souffle de vent. A peine frémiffaient les arbres du canal de Damme, les cigales demeuraient dans les prés, tandis que dans les champs les hommes deséglifes et abbayes venaient chercher le treizième de la récolte pour les curés & abbés. Du ciel bleu, ardent, profond, le soleil verfait la chaleur & Nature dormait sous le rayon comme une belle fille nue & pâmée aux careffes de son amant. Les carpes faifaient des cabrioles au-deflus de l'eau du canal pour happer les mouches qui bourdonnaient comme une chaudière; tandis que les hirondelles au long corps, aux grandes ailes, leur difputaient leur proie. Delà terre s'élevait une vapeur chaude, moirée & brillante à la lumière. Le bedeau de Damme annonçait du haut de la tour, par une cloche fêlée sonnant comme un chaudron, qu'il était midi & temps d'aller dîner pour les manants qui travaillaient à la fenaifon. Des femmes criaient dans leurs mains fermées en entonnoir, appelant leurs hommes, frères ou maris de leurs noms : Hans, Pieter, Joos; & l'on voyait au-dessus des haies leurs rouges capelines. De loin, aux yeux de Lamme & d'Ulenfpiegel, s'élevait haute, carrée & malfive la tour de Notre-Dame, & Lamme dit : — Là, mon fils, sont tes douleurs & tes amours. Mais Ulenfpiegel ne répondit point. — Bientôt, dit Lamme, je verrai mon ancienne demeure & peut-être ma femme. Mais Ulenfpiegel ne répondait point. — Homme de bois, dit Lamme, cœur de pierre, rien ne peut donc agir sur toi, ni le voifinage prochain des lieux où tu païïas ton enfance, ni les ombres chères du pauvre. Claes & de la pauvre Soetkin, les deux martyrs. Quoi! tu n'es ni trille ni joyeux, qui t'a donc ainll deiïeché le cœur? Vois-moi anxieux, inquiet, bondiffant en ma bedaine; vois-moi... Lamme regarda Ulenfpiegel & le vit la tête blême & penchée, les lèvres tremblantes & pleurant sans rien dire. Et il se tut. Ils marchèrent ainfi sans sonner mot jufqu'à Damme, & y entrèrent par la rue du Héron, & n'y virent perfonne à caufe de la chaleur. Les chiens, la langue pendante & couchés sur un côté, bâillaient devant le seuil des portes. Lamme & Ulenfpiegel paffèrent tout contre la Maifon commune, en face de laquelle avait été brûlé Claes; les lèvres d'Ulenfpiegel tremblèrent davantage, & ses larmes se séchèrent. Se trouvant en face de la maifon de Claes, occupée par un maître charbonnier, il lui dit y entrant : — Me reconnais-tu ? Je veux me repofer ici. Le maître charbonnier dit : — Je te reconnais, tu es fils de la vidime. Va où tu veux dans cette maifon. Ulenlpiegel alla dans la cuifine, puis dans la chambre de Claes & de Soetkin, & là pleura. Quand il en fut defcendu, le maître charbonnier lui dit : — Voici du pain, du fromage & de la bière. Si tu as faim, mange; si tu as soif, bois. Ulenfpiegel fit signe de la main qu'il n'avait ni faim ni soif. Il marcha ainfiavec Lamme qui se tenait, jambe de ci, jambe de là, sur son âne, tandis qu'Ulenfpiegel tenait le sien par le licol. Ils arrivèrent à la chaumine de Katheline, attachèrent leurs ânes & entrèrent. C'était l'heure du repas. Il y avait sur la table des haricots-princeffe en coffe, mêlés de grandes fèves blanches. Katheline mangeait; Nele était debout & prête à verfer dans l'écuelle de Katheline une sauce au vinaigre qu'elle venait de prendre sur le feu. Quand Ulenfpiegel entra elle fut si saille qu'elle mit le pot & toute la sauce dans l'écuelle de Katheline, qui, hochant la tête, allait avec sa cuiller chercher les fèves autour de la saucière, &, se frappant le front, difait comme femme folle : — Otez le feu ! la tête brûle ! L'odeur du vinaigre donnait faim à Lamme. Ulenfpiegel reliait debout, regardant Nele en souriant d'amour dans sa grande trifleffe. Et Nele, sans rien lui dire, lui jeta les bras autour du cou. Elle auffi semblait folle; elle pleurait, riait, & rouge de grand & doux plaifir, elle difait seulement: Thyl ! Thyl ! Ulenfpiegel, heureux, la regardait; puis elle le laiffait, s'allait placer un peu loin, le contemplait joyeufe & de là s'élançait de nouveau sur lui, lui jetant les bras au cou; & ainfi plufieurs fois. Il la soutenait bien heureux, ne sachant se séparer d'elle, jufqu'à ce qu'elle tomba sur une chaife, laffe & comme hors de sens; & elle difait sans honte : — Thyl ! Thyl ! mon aimé, te voilà donc revenu ! Larame était debout à la porte; quand Nele fut calmée, elle dit, le montrant : — Où ai-je vu ce gros homme? — C'efl mon ami, dit Ulenfpiegel. Il cherche sa femme en ma compagnie. — Je te reconnais, dit Nele, parlant à Lamme ; tu demeurais rue du Héron. Tu cherches ta femme, je l'ai vue à Bruges, vivant en toute piété & dévotion. Lui ayant demandé pourquoi elle avait fui si cruellement son homme, elle me répondit : « Telle était la sainte volonté de Dieu & l'ordre de la sainte Pénitence, mais je ne puis vivre avec lui déformais. » Lamme fut trifte à ce propos & regarda les fèves au vinaigre. Et les alouettes, chantant, s'élevaient dans le ciel & Nature pâmée se laiffait ca-reffer par le soleil. Et Katheline piquait tout autour du pot, avec sa cuiller, les fèves blanches, les coffes vertes & la sauce. XLIV En ce temps-là, une fillette de quinze ans, alla de Heyft à Knokke, seule en plein jour, dans les dunes. Nul n'avait de crainte pour elle, car on savait que les loups-garous & mauvaifes âmes damnées ne mordent que la nuit. Elle portait, en un sachet, quarante-huit sols d'argent valant quatre florins carolus, que sa mère Toria Pieterfon, demeurant à Heyft, devait, du fait d'une vente, à son oncle Jan Rapen, demeurant à Knokke. La fillette, nommée Betkin, ayant mis ses plus beaux atours s'en était allée joyeufe. Le soir, sa mère fut inquiète de ne la voir point revenir : songeant toutefois qu'elle avait dormi chez son oncle, elle se raffura. Le lendemain, des pêcheurs, revenus de la mer avec un bateau de poisson, tirèrent leur bateau sur la plage & déchargèrent leur poiffon dans des chariots, pour le vendre à l'enchère, par chariot, à la mingue de Heyft. Ils montèrent le chemin semé de coquillage & trouvèrent, dans la dune, une fillette dépouillée toute nue, voire de la chemife, & du sang autour d'elle. S'approchant, ils virent, à son pauvre cou brifé, des marques de dents longues & aiguës. Couchée sur le dos, elle avait les yeux ouverts, regardant le ciel, & la bouche ouverte pareillement comme pour crier la mort ! Couvrant le corps de la fillette d'un opperft-kleed, ils le portèrent jufques Heyft, à la Maifon commune. Là bientôt s'affemblèrent les échevins & le chirurgien-barbier, lequel déclara que ces longues dents n'étaient point dents de loup tels que les fait nature, mais de quelque méchant & infernal weer-wolf, loup-garou, & qu'il fallait prier Dieu de délivrer la terre de Flandre. Et dans tout le comté & notamment à Damme, Heyft & Knokke, furent ordonnés des prières & des oraifons. Et le populaire, gémiffant, se tenait dans les églifes. En celle de Heyft, où était le corps de la fillette, exposé, hommes & femmes pleuraient voyant son cou saignant & déchiré. Et la mère dit en l'églife même : — Je veux aller au weer-wolf & le tuer avec les dents. Et les femmes, pleurant, l'excitaient à ce faire. Et d'aucunes difaient : — Tu ne reviendras point. Et elle s'en fut, avec son homme & ses deux frères bien armés, chercher le loup par plage, dune & vallée, mais ne le trouva point. Et son homme la dut ramener au logis, car elle avait pris les fièvres à caufe du froid nocturne; & ils veillèrent près d'elle, remaillant les filets pour la pêche prochaine. Le bailli de Damme, conlidérant que le weer-wolf eft un animal vivant de sang & ne dépouille point les morts, dit que celui-ci était sans doute suivi de larrons vaguant par les dunes, pour leur méchant profit. Donc il manda par son de cloche, à tous & un chacun, de courir sus bien armés & embâtonnés à tous mendiants & bélitres, de les appréhender au corps & de les vifiter pour voir s'ils n'avaient pas en leurs gibecières des carolus d'or ou quelque pièce des vêtements des victimes. Et après les mendiants & bélîtres valides seraient menés sur les galères du roi. Et on laifferait aller les vieux & infirmes. Mais on ne trouva rien. Ulenfpiegel s'en fut chez le bailli & lui dit : — Je veux tuer le weer-wolf. — Qui te donne confiance? demanda le bailli. — Les cendres battent sur mon cœur, répondit Ulenfpiegel. Baillez-moi permilfion de travailler à la forge de la commune. — Tu le peux, dit le bailli. Ulenfpiegel sans sonner mot de son projet à nul homme ni femme de Damme s'en fut en la forge & là, secrètement, façonna un bel & grand engin à prendre fauves. Le lendemain samedi, jour aimé du weer-wolj, Ulenfpiegel, portant une lettre du bailli pour le curé de Heyft & l'engin sous son mantelet, armé au demeurant d'une bonne arbalète & d'un coutelas bien affilé, s'en fut, difant à ceux de Damme : — Je vais chaffer aux mouettes & ferai de leur duvet des oreillers à Madame la baillive. Allant vers Heyft il vint sur la plage, ouït la mer houleufe ferlant & déferlant de greffes vagues grondant comme tonnerre, & le vent venant d'Angleterre, huïant dans les cordages des bateaux échoués. Un pêcheur lui dit : — Ce nous eft ruine que ce mauvais vent. Cette nuit, la mer fut calme, mais après le lever du soleil elle monta tout soudain fâchée. Nous ne pourrons partir pour la pêche. Ulenfpiegel fut joyeux, affuré ainfi d'avoir de l'aide la nuit si befoin était. A Heyft, il alla chez le curé, lui donna la lettre du bailli. Le curé lui dit : — Tu es vaillant : sache toutefois que nul ne paffe seul le soir, dans les dunes, le samedi, qu'il ne soit mordu & laiffé mort sur le sable. Les manouvriers diguiers & autres n'y vont que par troupes. Le soir tombe. Entends-tu le weer-wolf hurler en la vallée? Viendra-t-il encore comme cette nuit dernière, crier au cimetière effroyablement l'entière nuit? Dieu soit avec toi, mon fils, mais n'y va point. Et le curé se signa. — Les cendres battent sur mon cœur, répondit Ulenfpiegel. Le curé dit : — Puifque tu as si brave volonté, je veux t'aider. — Meffire curé, dit Ulenfpiegel, vous feriez grand bien à moi & au pauvre pays défolé en allant chez Toria, la mère de la fillette, & chez ses deux frères pareillement pour leur dire que le loup eft proche & que je veux l'attendre & le tuer. Le curé dit : — Si tu ne sais encore sur quel chemin il te faut placer, tiens-toi dans celui qui mène au cimetière. Il eft entre deux haies de genêts. Deux hommes n'y sauraient marcher de front. — Je m'y tiendrai, répondit Ulenfpiegel. Et vous, meffire vaillant curé, coadjuteur de délivrance, ordonnez & mandez à la mère de la fillette, à son mari & à ses frères de se trouver dans l'églife, tout armés, avant le couvre-feu. S'ils m'entendent siffler comme la mouette, c'eft que j'aurai vu le loup-garou. Il leur faut pour lors sonner jpacharm à la cloche & me venir à la refcouffe. Et s'il eft quelques autres braves hommes?... — Il n'en eft point, mon fils, répondit le curé. Les pêcheurs craignent plus que la pefte & la mort le weer-ivolf. Mais n'y va point. Ulenfpiegel répondit : — Les cendres battent sur mon cœur. Le curé dit alors : — Je ferai comme tu le veux, sois béni. As-tu faim ou soif? — Tous les deux, répondit Ulenfpiegel. Le curé lui donna de la bière, du pain & du fromage. Ulenfpiegel but, mangea & s'en fut. Cheminant & levant les yeux, il vit son père Claes en gloire, à côté de Dieu, dans le ciel où brillait la lune claire, & regardait la mer & les nuages, & il entendait le vent tempétueux soufflant d'Angleterre : — Las ! difait-il, noirs nuages paffant rapides, soyez comme Vengeance aux chauffes de Meurtre. Mer grondante, çiel qui te fais noir comme bouche d'enfer, vagues à l'écume de feu courant sur l'eau sombre, secouant impatientes, fâchées, d'innombrables animaux de feu, bœufs, moutons, chevaux, serpents vous roulant sur le flot ou vous dreffant en l'air, vomiffant pluie flamboyante, mer toute noire, ciel noir de deuil, venez avec moi combattre le weer-wolf, méchant meurtrier de fillettes. Et toi, vent qui huïes plaintif dans les ajoncs des dunes & les cordages des navires, tu es la voix des vidimes criant vengeance à Dieu qui me soit en aide en cette entreprife. Et il defcendit en la vallée, brimballant sur ses poteaux de nature comme s'il eût eu en la tête crapule ivrogniale & sur l'eftomac une indigeition de choux. Et il chanta hoquetant, zigzaguant, bâillant, crachant & s'arrêtant, jouant feintife de vomiffement, mais de fait ouvrant l'œil pour tout bien conlidérer autour de lui, quand il entendit soudain un hurlement aigu, s'arrêta vomiffant comme un chien & vit, à la clarté de la lune brillante, la longue forme d'un loup marchant vers le cimetière. Brimballant derechef il entra dans le sentier tracé entre les genêts. Là, feignant de choir, il plaça l'engin du côté où venait le loup, arma son arbalète & s'en fut à dix pas, se tenant debout en pofture ivrogniale, sans celle feignant les brimballement, hoquet & purge de gueule, mais de fait bandant son efprit comme un arc & tenant grands ouverts les yeux & les oreilles. Et il ne vit rien, sinon les noires nuées courant comme folles dans le ciel & une large, greffe & courte forme noire, venant à lui; & il n'ouït rien, sinon le vent huïant plaintif, la mer grondant comme un tonnerre & le chemin coquilleux criant sous un pas pefant & treffautant. Feignant de se vouloir affeoir, il chût sur le chemin comme un ivrogne pefamment. Et il cracha. Puis il ouït comme ferraille cliquetant à deux pas de son oreille, puis le bruit de l'engin se fermant & un cri d'homme. — Le weer- wolf, dit-il, a les pattes de devant prifes dans le piège. Il se relève hurlant, secouant l'engin, voulant courir. Mais il n'échappera point. Il lui tira un trait d'arbalète aux jambes. — Voici qu'il tombe bleffé, dit-il. Et il siffla comme une mouette. Soudain la cloche de l'églife sonna wacharm, une voix de garçonnet aiguë criait dans le village : — Réveillez-vous, gens qui dormez, le weer-wolf efl pris. — Noël à Dieu ! dit Ulenfpiegel. Toria, mère de Betkin, Lanfaem, son homme, Joffe & Michiels, ses frères, vinrent les premiers avec des lanternes. — Il eft pris ? dirent-ils. — Voyez-le sur le chemin, répondit Ulenfpiegel. Noël à Dieu! dirent-ils. Et ils se signèrent. — Qui sonne-là ? demanda Ulenfpiegel. Lanfaem répondit: — C'eft mon aîné ; le cadet court dans le village frappant aux portes & criant que le loup eft pris. Noël à toi ! — Les cendres battent sur mon cœur, répondit Ulenfpiegel. Soudain le weer-ivolf parla & dit: — Aie pitié de moi, pitié, Ulenfpiegel. — Le loup parle, dirent-ils se signant tous. Il eft diable & sait déjà le nom d'Ulenfpiegel. — Aie pitié, pitié, dit la voix, mande à la cloche de se taire ; elle sonne pour les morts, pitié, je ne suis point loup. Mes poignets sont troués par l'engin; je suis vieux & je saigne, pitié. Quelle eft cette voix aiguë d'enfant éveillant le village ? Pitié ! — Je t'ouïs parler jadis, dit véhémentement Ulenfpiegel. Tu es le poissonnier, meurtrier de Claes, vampire des pauvres fillettes. Compères & commères, n'ayez nulle crainte. C'eft le doyen, celui par qui Soetkin mourut de douleur. Et d'une main le tenant au cou sous le menton, de l'autre il tira son coutelas. Mais Toria, mère de Betkin, l'arrêta en ce mouvement : « — Prenez-le vif, cria-t-elle. Et elle lui arracha ses cheveux blancs par poignées, lui déchirant la face de ses ongles. Et elle hurlait de trifte fureur. Le weer-wolf, les mains prifes dans l'engin & treffautant sur le chemin, à caufe de la vive souffrance : — Pitié, difait-il, pitié! ôtez cette femme. Je donnerai deux carolus. Caffez ces cloches ! Où sont ces enfants qui crient? — Gardez-le vif! criait Toria, gardez-le vif, qu'il paye! Les cloches des morts, les cloches des morts pour toi, meurtrier. A petit feu, à tenailles ardentes. Gardez le vif! qu'il paye ! Dans l'entre-temps, Toria avait ramaffé sur le chemin un gaufrier à longs bras. Le confidérant à la lueur des torches, elle le vit, entre les deux plaques de fer profondément gravé de lofanges à la mode brabançonne, mais armé en outre, comme une gueule .de fer, de longues dents aiguës. Et quand elle l'ouvrit, ce fut comme une gueule de lévrier. Toria alors tenant le gaufrier, l'ouvrant & refermant & en faisant résonner le fer, parut comme affolée de maie rage &, grinçant les dents, râlant comme agonifante, gémifTant à caufe de sa douleur d'amère soif de revanche, mordit de l'engin le prifonnier aux bras, aux jambes, partout, cherchant surtout le col, & à toutes fois qu'elle le mordait difant : — Ainfi fit-il à Betkin avec les dents de fer. Il paye. Saignes-tu, meurtrier? Dieu eft jufte. Les cloches des morts. Betkin m'appelle à la revanche. Sens-tu les dents, c'eft la gueule de Dieu ! Et elle le mordait sans ceffe ni pitié frappant du gaufrier quand elle n'en pouvait mordre. Et à caufe de sa grande impatience de revanche elle ne le tuait point. — Faites miféricorde, criait le prifonnier. Ulenfpiegel, frappe-moi du couteau, je mourrai plus tôt. Ote cette femme. Caffe les cloches des morts, tue les enfants qui crient. Et Toria le mordait toujours, jufqu'à ce qu'un homme vieux ayant pitié lui prit des mains le gaufrier. Mais Toria alors cracha au vifage du weer-wolf & lui arrachant les cheveux difait : — Tu payeras, à petit feu, à tenailles ardentes : tes yeux à mes ongles ! Dans l'entre-temps étaient venus tous les pêcheurs, manants & femmes de Heyft, sur le bruit que le weer-wolf était un homme & non un diable. D'aucuns portaient des lanternes & des torches flambantes. Et tous criaient : — Meurtrier larron, où caches-tu l'or volé aux pauvres victimes ? Qu'il rende tout. — Je n'en ai point; ayez pitié, difait le poiffonnier. Et les femmes lui jetaient des pierres & du sable. — 11 paye ! il paye ! criait Toria. — Pitié, gémiffait-il, je suis mouillé de mon sang qui coule. Pitié! — Ton sang, difait Toria. Il t'en reftera pour payer. Vêtiffez de baume ses plaies. Il payera à petit feu, la main coupée, avec tenailles ardentes. Il payera, il payera ! Et elle le voulut frapper; puis hors de sens, elle tomba sur le sable comme morte ; et elle y fut laiffée jufqu'à ce qu'elle revînt à elle. Dans l'entre-temps, Ulenfpiegel ôtant de l'engin les mains du prifonnier vit que trois doigts manquaient à la main droite. Et il manda de le lier étroitement & de le placer en un panier de pêcheur. Hommes, femmes & enfants s'en furent alors portant tour à.tour le panier, cheminant vers Damme pour y quérir juftice. Et ils portaient des torches & des lanternes. Et le poiffonnier difait sans ceffe : — Caffez les cloches, tuez les enfants qui crient. Et Toria difait : — Qu'il paye, à petit feu, à tenailles ardentes, qu'il paye ! Puis tous deux se turent. Et Ulenfpiegel n'entendit plus rien, sinon le souffle treffautant de Toria; le lourd pas des hommes sur le sable & la mer grondant comme tonnerre. Et trifte en son cœur, il regardait les nuées courant comme folles dans le ciel, la mer où se voyaient les moutons de feu &, à la lueur des torches & lanternes, la face blême du poiffonnier le regardant avec des yeux cruels. Et les cendres battirent sur son cœur. Et ils marchèrent pendant quatre heures jufqu'à Damme, où était le populaire en foule affemblé, sachant déjà les nouvelles. Tous voulant voir le poiffonnier, ils suivirent la troupe des pêcheurs en criant, chantant, danfant & difant : — Le weer-wolf ei\ pris, il eft pris, le meurtrier! Béni soit Ulenfpiegel! Longue vie à notre frère Ulenfpiegel! Lange leven onsen braeder Ulens-piegel. Et c'était comme une révolte populaire. Quand ils paffèrent devant la maifon du bailli, celui-ci vint au bruit & dit à Ulenfpiegel : — Tu es vainqueur; noël à toi ! — Les cendres de Claes battaient sur mon cœur, répondit Ulenfpiegel. Le bailli alors dit : — Tu auras la moitié de l'héritage du meurtrier. — Donnez aux victimes, répondit Ulenfpiegel. Lamme & Nele vinrent; Nele, riant & pleurant d'aile, baifait son ami Ulenfpiegel; Lamme, sautant pefamment, lui frappant sur la bedaine, difant : — Celui-ci eft brave, léal & fidèle ; c'eft mon aimé compagnon : vous n'en avez point de pareils vous, autres gens, du plat-pays. Mais les pêcheurs riaient, se gauffant de lui. XLV La cloche, dite borgjlorm, sonna le lendemain pour appeler les bailli, échevins & greffiers à la vierfchare, sur les quatre bancs de gazon, sous l'arbre de juftice, qui était beau tilleul. Tout autour se tenait le commun peuple. Étant interrogé, le poiffonnier ne voulut rien avouer, même quand on lui montra les trois doigts coupés par le soudard, et qui manquaient à sa main droite. Il difait toujours : — Je suis pauvre & vieux, faites miféricorde. Mais le commun peuple le huait, difant : — Tu es vieux loup, tueur d'enfants; n'ayez nulle pitié, meffieurs les juges. Les femmes difaient : — Ne nous regarde point de tes yeux froids, tu es un homme & non un diable : nous ne te craignons point. Bête cruelle, plus couard qu'un chat croquant au nid des oifelets, tu tuais les pauvres fillettes demandant à vivre leur mignonne vie en toute braveté. — Qu'il paye à petit feu, à tenailles ardentes, criait Toria. Et nonobftant les sergents de la commune, les femmes-mères excitaient les garçonnets à jeter des pierres au poiffonnier. Et ceux-ci le faifaient volontiers, le huant, chaque fois qu'il les regardait, & criant sans ceffe : cBloed-iuyger, suceur de sang! Sla dood, tue, tue ! Et sans ceffe Toria criait : — Qu'il paye à petit feu, à tenailles ardentes ! qu'il paye ! Et le populaire grondait. — Voyez, s'entre-difaient les femmes, comme il a froid sous le clair soleil luifant au ciel, chauffant ses cheveux blancs & sa face déchirée par Toria. — Et il tremble de douleur. — C'eft juftice de Dieu. — Et il se tient debout avec air lamentable. — Voyez ses mains de meurtrier liées devant lui & saignantes à caufe des bleffures du piège. — Qu'il paye, qu'il paye! criait Toria. Lui dit, se lamentant : — Je suis pauvre, laiffez-moi. Et chacun, voire même les juges, se gauffait, l'écoutant. Il pleura par feinte, voulant les attendrir. Et les femmes riaient. Vu les indices suffifants.à torture, il fut condamné à être mis sur le banc jufques à ce qu'il avouât comment il tuait, d'où il venait, où étaient les dépouilles des victimes & le lieu où il cachait son or. Étant en la chambre de géhenne, chauffé de houfeaulx de cuir neuf trop étroit, & le bailli lui demandant comment Satan lui avait soufflé si noirs deffins & crimes tant abominables, il répondit : — Satan c'est moi, mon être de nature. Enfantelet déjà, mais de laide apparence, inhabile à tous les exercices corporels, je fus tenu pour niais par chacun & battu souventes fois. Garçon ni fillette n'avait pitié. En mon adolefcence, nulle ne voulut de moi, même en payant. Alors je pris en haine froide tout être né de la femme. Ce fut pourquoi je dénonçai Claes, aimé d'un chacun. Et j'aimai uniquement Monnaie, qui fut ma mie blanche ou dorée; à faire tuer Claes, je trouvai profit & plaifir. Après, il me fallut plus qu'avant vivre comme loup, & je rêvai de mordre. Paffant par Brabant, j'y vis les gaufriers de ce pays & penfai que l'un d'eux me serait une bonne gueule de fer. Que ne vous tiens-je au col, vous autres tigres méchants, qui vous ébattez au supplice d'un vieillard ! Je vous mordrais avec une plus grande joie que je ne le fis au soudard & à la fillette. Car, celle-là, quand je la vis si mignonne, dormant sur le sable au soleil, tenant entre les mains le sacquelet d'argent, j'eus amour & pitié; mais, me sentant trop vieux & ne la pouvant prendre, je la mordis... Le bailli, lui demandant où il demeurait, le poiffonnier répondit : — A Ramskappelle, d'où je vais à Blanekenberghe, à Heyft, voire jufque Knokke. Les dimanches & jours de kermeffe, je fais des gaufres à la façon de ceux de Brabant, dans tous les villages, avec l'engin que voici. Il eft toujours bien net & graifle. Et cette nouveauté d'étranges pays fut bien reçue. S'il vous plaît d'en savoir davantage & comment perfonne ne me pouvait reconnaître, je vous dirai que le jour je me fardais la face & peignais en roux mes cheveux. Quant à la peau de loup que vous montrez de votre doigt cruel m'interrogeant, je vous dirai, vous défiant, qu'elle vient de deux loups par moi tués dans les bois de Ravelchoot & de Maldeghen. Je n'eus qu'à coudre les peaux enfemble pour m'en couvrir. Je la cachais en une caiffe dans les dunes de Heyft; là sont auffi les vêtements par moi volés pour les vendre plus tard en une bonne occasion. — Otez-le de devant le feu, dit le bailli. Le bourreau obéit. — Où eft ton or? dit encore le bailli. — Le roi ne le saura point, répondit le poiffonnier. — Brûlez-le de plus près avec les chandelles ardentes, dit le bailli. Appro-chez-le du feu. Le bourreau obéit & le poiffonnier cria : — Je ne veux rien dire. J'ai parlé trop : vous me brûlerez. Je ne suis point sorcier, pourquoi me- replacer près du feu? Mes pieds saignent à force de brûlures. Je ne dirai rien. Pourquoi plus près maintenant? Ils saignent, vous dis-je^ ils saignent; ces houfeaulx sont des bottines de fer rouge. Mon or? hé bien, mon seul ami en ce monde il efl.... ôtez-moi du feu; il eft dans ma cave à Ramskappelle, dans une boîte... laiffez-le moi; grâce & merci, meilleurs les juges, maudit bourreau, ôte les chandelles... Il me brûle davantage... il eft dans une boîte à double fond, enveloppé de laine, afin d'empêcher le bruit si l'on secoue la boite; maintenant, j'ai tout dit; ôtez-moi. Quand il fut ôté de devant le feu, il sourit méchamment. Le bailli lui demandant pourquoi : — C'eft d'aife d'être délivré, répondit-il. Le bailli lui dit : — Nul ne te pria de laiffer voir ton gaufrier endenté. Le poiffonnier répondit : — On le voyait pareil à tous les autres, sauf qu'il eft percé de trous où je viffais les dents de fer; à l'aube, je les ôtais; les payfans préfèrent mes gaufres à celles des autres marchands ; et ils les nomment : Waefels met brabandfche knoopen, gaufres à boutons de Brabant, à caufe que, les dents ôtées, les creux vides forment de petites demi-sphères pareilles à des boutons. Mais le bailli : — Quand mordais-tu les pauvres victimes? — De jour & de nuit. Le jour, je vaguais par les dunes & les grands chemins, portant mon gaufrier, me tenant à l'affût, & notamment le samedi, jour du grand marché de Bruges. Si je voyais paffer quelque manant vaguant mélancolique, je le laiffais, jugeant que son mal était flux de bourfe; mais je marchais à côté de celui que je voyais cheminant joyeufement; quand il ne s'y attendait point, je le mordais au col & prenais sa gibecière. Et ce non-seulement dans les dunes, mais sur tous les sentiers & chemins du plat-pays. Le bailli alors dit : — Repens-toi & prie Dieu. Mais le poiffonnier blafphémant : — C'eft le Seigneur Dieu qui voulut que je fuffe comme je suis : je fis tout malgré moi, incité par vouloir de Nature. Tigres méchants, vous me punirez injuftement. Mais ne me brûlez... je fis tout malgré moi; ayez pitié, je suis pauvre & vieux : je mourrai de mes bleffures; ne me brûlez point. Il eft amené alors en la vierfchare, sous le tilleul, pour y ouïr sa sentence, devant tout le populaire affemblé. Et il fut condamné, comme horrible meurtrier, larron & blafphémateur, à avoir la langue percée d'un fer rouge, le poing droit coupé, & à être brûlé vif à petit feu, jufqu'à ce que mort s'enfuivît, devant les bailles de la Mailon commune. Et Toria criait : — C'eft juftice, il paye ! Et le peuple criait : — Lang leven de Heeren van de jvet, longue vie à Meffieurs de la loi. Il fut ramené en prifon, où on lui donna de la viande & du vin. Et il fut joyeux, difant qu'il n'en avait jamais bu ni mangé jufque-là, mais que le roi, héritant de ses biens, pouvait lui payer ce dernier repas. Et il riait aigrement. Le lendemain, à l'aube blanche, tandis qu'on le menait au supplice, il vit Ulenfpiegel debout près du bûcher, & il cria, le montrant du doigt : — Celui qui eft là, meurtrier de vieillard, doit mourir pareillement; il me jeta, il y a dix ans, dans le canal de Damme, parce que j'avais dénoncé son père. Je servis en ceci comme un sujet fidèle Sa Catholique Majefté. Les cloches de Notre-Dame sonnaient pour les morts. — Pour toi pareillement sonnent ces cloches, difait-il à Ulenfpiegel, tu seras pendu, car tu as tué. — Le poiffonnier ment, crièrent tous ceux du populaire; il ment, le meurtrier-bourreau. Et Toria, comme affolée, cria, lui jetant une pierre qui le bleffa au front : — S'il t'avait noyé, tu n'aurais pas vécu pour mordre comme Lin vampire suceur de sang, ma pauvre fillette. Ulenfpiegel ne sonnant mot, Lamme dit : — Quelqu'un l'a-t-il vu jeter à l'eau le poiffonnier? Ulenfpiegel ne répondit point. — Non, non, cria le populaire; il a menti, le bourreau! — Non, je n'ai point menti, cria le poiffonnier, il m'y jeta, tandis que je le suppliais de me bailler pardon, à telles enfeignes, que j'en sortis m'aidant d'une chaloupe accrochée à la berge. Mouillé & friffant, j'eus peine à trouver mon trifte logis; j'y eus les fièvres, nul ne me soigna, & je cuidai mourir. — Tu mens, dit Lamme; nul ne l'a vu. — Non ! nul ne l'a vu, cria Toria. Au feu, le bourreau ! Avant de mourir, il lui faut l'innocente vidfime, au feu, qu'il paye! Il a menti. Si tu le fis, n'avoue point, Ulenfpiegel. Il n'y a point de témoins. Qu'il paye à petit feu, à tenailles ardentes. — As-tu commis le meurtre? demanda le bailli à Ulenfpiegel. Ulenfpiegel répondit : — J'ai jeté à l'eau le dénonciateur meurtrier de Claes. Les cendres du père battaient sur mon cœur. — 11 avoue, dit le poiffonnier; il mourra pareillement. Où elt la potence, que je la voie? Où eft le bourreau avec le glaive de juftice? Les cloches des morts sonnent pour toi, vaurien, meurtrier de vieillard. Ulenfpiegel dit : — Je t'ai jeté à l'eau pour te tuer : les cendres battaient sur mon cœur. Et dans le peuple, les femmes difaient : — Pourquoi l'avouer, Ulenfpiegel? Nul ne l'a vu; tu mourras maintenant. Et le prifonnier riait, sautant d'aigre joie, agitant ses bras liés & couverts de linges sanglants. — Il mourra, difait-il, il paffera de la terre aux enfers, la corde au cou, comme bélitre, larron, vaurien : il mourra; Dieu eft jufte. — Il ne mourra point, dit le bailli. Après dix ans, le meutre ne peut être puni sur la terre de Flandre. Ulenfpiegel fit une méchante adtion, mais par filial amour : Ulenfpiegel ne sera point recherché de ce fait. — Vive la loi, dit le peuple. Lang leven de Wet. Les cloches de Notre-Dame sonnaient pour les morts. Et le prifonnier grinça les dents, baiffa la tête & pleura sa première larme. Et il eut le poing coupé & la langue percée d'un fer rouge, & il fut brûlé vif à petit feu devant les bailles de la Maifon commune. Près de trépaffer, il s'écria : — Le roi n'aura point mon or; j'ai menti... Tigres méchants, je reviendrai vous mordre. Et Toria criait : — Il paye, il paye! Ils se tordent les bras & jambes qui coururent au meurtre : il fume, le corps du bourreau; son poil blanc, poil de hyène, brûle sur son pâle mufeau. Il paye ! il paye ! Et le poiffonnier mourut, hurlant comme un loup. Et les cloches de Notre-Dame sonnaient pour les morts. Et Lamme & Ulenfpiegel remontèrent sur leurs ânes. Et Nele, dolente, demeura auprès de Katheline, laquelle difait sans ceffe : — Otez le feu ! la tête brûle, reviens, Hanske, mon mignon. ' h-Slhàï .-.l;-: , ii.';1, ■ 1 ■ LIVRE QUATRIÈME i Étant à Heyft, sur les dunes, Ulenfpiegel & Lamme voient venir d'Os-tende, de Blanckenberghe, de Knokke, force bateaux pêcheurs pleins d'hommes armés & suivant les Gueux de Zélande, qui portent au couvre-chef le croilfant d'argent avec cette infcription : « Plutôt servir le Turc que le pape. » Ulenfpiegel eft joyeux, il siffle comme l'alouette; de tous côtés répond le clairon guerrier du coq. Les bâteaux, voguant ou péchant & vendant leur poiffon, abordent, l'un après l'autre, à Emden. Là eft détenu Guillaume de Blois qui, par com-miffion du prince d'Orange, équipe un navire. Ulenfpiegel & Lamme viennent à Emden, tandis que sur l'ordre de Très-Long, les bateaux des Gueux regagnent la haute mer. Très-Long, étant à Emden depuis onze semaines, se morfondait amèrement. Il allait du navire à terre & de terre au navire, comme un ours enchaîné. Ulenfpiegel & Lamme, vaguant sur les quais, y avifent un seigneur de bonne trogne, braffant quelque mélancolie & empêché à déchauffer d'un épieu l'un des pavés du quai. N'y pouvant parvenir, il effayait toutefois de mener à bonne fin l'entreprife, tandis qu'un chien rongeait un os derrière lui. Ulenfpiegel vient au chien & fait mine de lui vouloir voler son os. Le chien gronde ; Ulenfpiegel ne ceffe : le chien mène grand vacarme de roquetaille. Le seigneur, se retournant au bruit, dit à Ulenfpiegel : — A quoi te sert-il de tourmenter cette bête? — A quoi, meffire, vous sert-il de tourmenter ce pavé? — Ce n'eft point même chofe, dit le seigneur. — La différence n'eft pas grande, répond Ulenfpiegel : si ce chien tient à son os & le veut garder, ce pavé tient à son quai & y veut refter. Et c'eft bien le moins que des gens comme nous tournent autour d'un chien quand des gens comme vous tournent autour d'un pavé. Lamme se tenait derrière Ulenfpiegel, n'ofant parler. — Qui es-tu? demanda le seigneur. — Je suis Thyl Ulenfpiegel, fils de Claes, mort dans les flammes pour la foi. Et il siffla comme l'alouette & le seigneur chanta comme le coq. — Je suis l'amiral Très-Long, dit-il; que me veux-tu? Ulenfpiegel lui conta ses aventures & lui bailla cinq cents carolus. — Qui eft ce gros homme? demanda Très-Long montrant Lamme du doigt. — Mon compagnon & ami, répondit Ulenfpiegel : il veut, comme moi, chanter sur ton navire, à belle voix d'arquebufe, la chanfon de la délivrance de la terre des pères. — Vous êtes braves tous deux, dit Très-Long, vous partirez sur mon navire. On était pour lors en février: aigre était le vent, vive la gelée. Après trois semaines d'attente dépiteufe, Très-Long quitte Emden avec protella tion. Penfant entrer au Texel, il part du Vlie, mais eft contraint d'entrer à Wieringen, où son navire eft cerné par la glace. Bientôt ce fut tout autour un joyeux spectacle : traîneaux & patineurs tout en velours ; patineufes aux cottes & vafquines brodées d'or, de perle, d'é-carlate, d'azur ; garçonnets & fillettes allaient, venaient, gliffaient, riaient, se suivant en ligne, ou deux à deux, par couples, chantant la chanfon d'amour sur la glace, ou allant manger & boire, dans des échoppes ornées de drapeaux, du brandevin, des oranges, des figues, du peperkoek, des schols, des œufs, des légumes chauds & des eâte-kaeken, ce sont des crêpes & des légumes au vinaigre, tandis qu'autour d'eux traînelets & traîneaux à voile faifaient crier la glace sous leur éperon. Lamme, cherchant sa femme, vaguait patinant comme les joyeux bonshommes & commères, mais il tomba souvent. Dans rentre-temps, Ulenfpiegel allait s'abreuver & se nourrir dans une petite auberge sur le quai où il ne lui fallait point payer cher sa pitance; & il devifait avec la vieille baefinne volontiers. Un dimanche, vers neuf heures, il y entra demandant qu'on lui donnât son dîner. — Mais, dit-il à une mignonne femme s'avançant pour le servir, baefinne rafraîchie, que fis-tu de tes rides anciennes? Ta bouche a toutes ses dents blanches & jeunettes, & les lèvres en sont rouges comme cerifes. Eft-il pour moi ce doux & malicieux sourire? — Nenni, dit-elle; mais que te faut-il bailler? — Toi, dit-il. La femme répondit : — Ce serait trop pour un maigrelet comme toi ; ne veux-tu point d'autre viande? Ulenfpiegel ne sonnant mot : — Qu'as-tu fait, dit-elle, de cet homme beau, bien fait & corpulent que je vis souvent près de toi ? — Lamme? dit-il. — Qu'en as-tu fait? dit-elle. Ulenfpiegel répondit : — 11 mange, dans les échoppes, des œufs durs, des anguilles fumées, des poiffons salés, des {ueei'tjes & tout ce qu'il peut se mettre sous la dent; le tout pour chercher sa femme. Que n'es-tu la mienne, mignonne? Veux-tu cinquante florins? veux-tu un collier d'or? Mais elle se signant : — Je ne suis point à acheter ni à prendre, dit-elle. — N'aimes-tu rien? dit-il. — Je t'aime comme mon prochain; mais j'aime avant tout Monfei-gneur le Chrift & Madame la Vierge, qui me commandent de mener prude vie. Durs & pefants en sont les devoirs, mais Dieu nous aide, pauvres femmes. Il en eft cependant qui succombent. Ton gros ami est-il joyeux ? Ulenfpiegel répondit : — Il eft gai en mangeant, trifte à jeun & toujours songeur. Mais toi, es-tu joyeufe ou dolente? — Nous autres femmes, dit-elle, sommes efclaves de qui nous gouverne ! — La lune? dit-il. — Oui, dit-elle. — Je vais dire à Lamme de te venir voir. — Ne le fais point, dit-elle ; il pleurerait & moi pareillement. — Vis-tu jamais sa femme? demanda Ulenfpiegel. Elle, soupirant, répondit : — Elle pécha avec lui & fut condamnée à une cruelle pénitence. Elle sait qu'il va sur la mer pour le triomphe de l'héréfie, c'eft une chofe dure à penfer pour un coeur chrétien. Défends-le si on l'attaque ; soigne-le s'il eft bleffé : sa femme m'ordonna de te faire cette demande. — Lamme eft mon frère & ami, répondit Ulenfpiegel. — Ah ! difait-elle, que ne rentrez-vous au giron de Notre Mère sainte Églife! — Elle mange ses enfants, répondit Ulenfpiegel. Et il s'en fut. Un matin de mars, le vent qui soufflait aigre, ne ceffant d'épaiffir la glace & le navire de Très-Long ne pouvant partir, les marins & soudards du navire menaient nopces & ripailles de traîneaux & de patins. Ulenfpiegel étant à l'auberge, la mignonne femme lui dit, toute dolente & comme affolée : — Pauvre Lamme! pauvre Ulenfpiegel! — Pourquoi te plains-tu? demanda-t-il. — Hélas! hélas! dit-elle, que ne croyez-vous à la meffe? Vous iriez en paradis, sans doute, & je pourrais vous sauver en cette vie. La voyant aller à la porte écouter attentive, Ulenfpiegel lui dit : — Ce n'eft pas la neige que tu écoutes tomber? — Non, dit-elle. — Ce n'eft pas au vent gémiffant que tu prêtes l'oreille? — Non, dit-elle encore. — Ni au bruit joyeux que font dans la taverne voifine nos vaillants matelots? — La mort vient comme un voleur, dit-elle. — La mort! dit Ulenfpiegel, je ne te comprends pas; rentre & parle. — Ils sont là, dit-elle. — Qui? — Qui? répondit-elle. Les soldats de Simonen-Bol, qui vont venir, au nom du duc, se ruer sur vous tous; si l'on vous traite si bien ici, c'eft comme les bœufs qu'on va tuer. Ah! pourquoi, dit-elle tout en larmes, ne le saisie que de tantôt seulement? — Ne pleure ni ne crie, dit Ulenfpiegel, & demeure ! — Ne me trahis point, dit-elle. Ulenfpiegel sortit de la maifon, courut, s'en fut à toutes les échoppes & tavernes, coulant en l'oreille des marins & soudards ces mots : « L'Espagnol vient. » Tous coururent au vaiffeau, préparant en grande hâtiveté tout ce qu'il fallait pour la bataille, & ils attendirent l'ennemi. Ulenfpiegel dit à Lamme : — Vois-tu cette mignonne femme debout sur le quai, avec sa robe noire brodée d'écarlate, & se cachant le vifage sous sa capeline blanche? — Ce m'efl: tout un, répondit Lamme. J'ai froid, je veux dormir. Et il s'enveloppa la tête de son opperfikleed. Et ainfi il fut comme un homme sourd. Ulenfpiegel reconnut alors la femme & lui cria du vaiffeau : — Veux-tu nous suivre? dit-il. — Jufqu'à la foffe, dit-elle, mais je ne le puis... — Tu ferais bien, dit Ulenfpiegel; songes-y cependant : quand le rofïi-gnol refte en la forêt, il eft heureux & chante ; mais s'il la quitte & rifque ses petites ailes au vent de la grande mer, il les brile & meurt. — J'ai chanté au logis, dit-elle, & chanterais dehors si je le pouvais. Puis, s'approchant du navire : Prends, dit-elle, ce baume pour toi & ton ami qui dort quand il faut veiller. Et elle s'éloigna difant : — Lamme ! Lamme ! Dieu te garde de mal, reviens sauf. Et elle se découvrit le vifage. — Ma femme, ma femme! cria Lamme. Et il voulut sauter sur la glace. — Ta femme fidèle ! dit- elle. Et elle courut le grand trotton. Lamme voulut sauter du pont sur la glace, mais il en fut empêché par un soudard, lequel le retint par son opperjî-kleed. Il cria, pleura, supplia qu'on lui voulût permettre de partir. Mais le prévôt lui dit : — Tu seras pendu si tu laiffes le vaiffeau. Lamme voulut derechef se jeter sur la glace, mais un vieux Gueux le retint, lui difant : — Le plancher eft humide, tu pourrais te mouiller les pieds. Et Lamme tomba sur son séant, pleurant & sans ceffe difant : — Ma femme, ma femme ! lailfez-moi aller à ma femme ! — Tu la reverras, dit Ulenfpiegel. Elle t'aime, mais elle aime Dieu plus que toi. — La diableffe enragée, cria Lamme. Si elle aime Dieu plus que son homme, pourquoi se montre-t-elle à moi mignonne et désirable? Et si elle m'aime, pourquoi me laiffe-t-elle? — Vois-tu clair dans les puits profonds? demanda Ulenfpiegel. —• Las! difait Lamme, je mourrai bientôt. Et il refta sur le pont, blême & affolé. Dans l'entre-temps vinrent les gens de Simonen-Bol, avec force artillerie. Ils tirèrent sur le navire, qui leur répondit. Et leurs boulets caffaient la glace tout autour. Vers le soir une pluie tomba tiède. Le vent soufflant du ponant, la mer se fâcha sous la glace & la souleva par blocs énormes, lefquels furent vus se dreffant, retombant, s'entre-heur-tant, paffant les uns sur les autres non sans danger pour le navire qui, lorfque l'aube creva les nuages nocturnes, ouvrit ses ailes de lin comme un oifeau de liberté & vogua vers la mer libre. Là ils rejoignirent la flotte de meffire de Lumey de la Marche, amiral de Hollande & Zélande, & chef & capitaine général, & comme tel portant une lanterne au haut de son navire. — Regarde-le bien, mon fils, dit Ulenfpiegel; celui-ci ne t'épargnera point, si tu veux de force quitter le navire. Entends-tu sa voix éclater comme tonnerre? Vois comme il eft large & fort en sa haute stature! Regarde ses longues mains aux ongles crochus ! Vois ses yeux ronds, yeux d'aigle & froids, & sa longue barbe pointue qu'il laiffera croître jufqu'à ce qu'il ait pendu tous les moines & prêtres pour venger la mort des deux comtes! Vois-le redoutable & cruel; il te fera pendre haut & court, situ continues de geindre & de crier toujours : Ma femme ! — Mon fils, répondit Lamme, tel parle de corde pour le prochain qui a déjà au col la fraife de chanvre. — Toi-même la porteras le premier. Tel eft mon vœu amical, dit Ulenfpiegel. — Je te verrai à la potence pouffer, longue d'une toife hors du bec, ta langue venimeufe, répondit Lamme. Et tous deux penfaient rire. Ce jour-là, le vaiffeau de Très-Long prit un navire de Bifcaye chargé de mercure, de poudre d'or, de vins & d'épices. Et le navire fut vidé de sa moelle, hommes & butin, comme un os de bœuf sous la dent d'un lion. Ce fut en ce temps auffi que le duc ordonna aux Pays-Bas de cruels & d'abominables impôts, obligeant tous les habitants vendant des biens mobiliers ou immobiliers à payer mille florins par dix mille. Et cette taxe fut permanente. Tous les marchands & vendeurs quelconques durent payer au roi le dixième du prix de vente, & il fut dit dans le peuple que des marchan-difes vendues dix fois en une semaine, le roi avait tout. Et ainfi le commerce & l'induftrie s'en allaient vers Ruine & Mort. Et les Gueux prirent la Briele, forte place maritime qui fut nommée le Verger de liberté. II Les premiers jours de mai, par un ciel clair, le navire voguant fièrement sur le flot, Ulenfpiegel chanta : Les cendres battent sur mon cœur. Les bourreaux sont venus, ils ont frappé Par le poignard, le feu, la force & le glaive. Ils ont payé l'efpionnage vil. Où était Amour & Foi, vertus douces, Ils ont mis Délation & Méfiance. Que les bouchers soient frappés, Battez le tambour de guerre. Vive le Gueux ! Battez le tambour! La Briele est prife, Et auffi Fleffingue, clef de l'Efcaut ; Dieu eft bon, Camp-Veere eft prife, Où était l'artillerie de Zélande? Nous avons balles, poudre & boulets, Boulets de fer & boulets de fonte. Dieu eft avec nous, qui donc contre? Battez le tambour de guerre & gloire! Vive le Gueux ! Battez le tambour ! Le glaive eft tiré, hauts soient nos cœurs, Fermes nos bras, le glaive eft tiré. Foin du dixième denier l'entier de ruine, Mort au bourreau, la hart au spoliateur, A roi parjure peuple rebelle. Le glaive eft tiré pour nos droits, Pour nos maifons, nos femmes & nos enfants. Le glaive eft tiré, battez le tambour! Hauts sont nos cœurs, fermes nos bras. Foin du dixième denier, foin de l'infâme pardon. Battez le tambour de guerre, battez le tambour! Oui, compères & amis, dit Ulenfpiegel, oui, ils ont dreffé à Anvers, devant la Maifon Commune, un éclatant échafaud couvert de drap rouge ; le duc y eft affis comme un roi sur son trône au milieu des eftafîers & des soudards. Voulant sourire bénévolement, il fait aigre grimace. Battez le tambour de guerre ! Il a oftroyé un pardon : faites silence : sa cuiraffe dorée reluit au soleil, le grand prévôt eft à cheval à côté du dais : voici venir le héraut avec ses timbaliers ; il lit : c'eft le pardon pour tous ceux qui n'ont point péché; les autres seront punis cruellement. Oyez, compères, il lit l'édit qui commande, sous peine de rébellion, le payement des dixième & vingtième deniers. Et Ulenfpiegel chanta : O duc! entends-tu la voix du populaire, La forte rumeur? C'eft la mer qui monte Au temps des grandes houles. Affez d'argent, allez de sang, Allez de ruines! Battez le tambour! Le glaive eft tiré. Bâtiez le tambour de deuil! C'eft le coup d'ongle sur la plaie saignante. Le vol après le meurtre. Te faut-il donc . Mêler tout notre or à notre sang pour le boire ? Nous marchions dans le devoir féaux A Sa Majefté Royale, Sa Majefté eft parjure. Nous sommes dégagés de serments. Battez le tambour de guerre. Duc d'Albe, duc de sang, Vois ces échoppes & ces boutiques fermées, Vois ces braffeurs, boulangers, épiciers, Refufant de vendre pour ne payer point. Qui donc te salue quand tu paffes? Perfonne. Sens-tu, comme un brouillard de pefte, Haine & Mépris l'environner? m, La belle terre de Flandres, Le joyeux pays de Brabant, Sont trilles comme,des cimetières. Là où jadis, au temps de liberté, Chantaient les violes, glapiflaient les fifres, Sont le silence & la mort. Battez le tambour de guerre. Au lieu des faces joyeufes De buveurs & d'amoureux chantants, Sont les pâles vilages De ceux qui attendent, réfignés, Le coup du glaive de l'injuftice. Battez le tambour de guerre. Nul n'entend plus dans les tavernes Le cliquetis joyeux des pintes, Ni la claire voi-x des filles Chantant par troupes dans les rues. Et Brabant & Flandres, pays de joie, Sont devenus pays de larmes. Battez le tambour de deuil. Terre des pères, souffrante aimée, Ne courbe point le front sous le pied du meurtrier. Abeilles laborieufes, ruez-vous par efTaims Sur les frélons d'Efpagne. Cadavres des femmes & filles enterrées vives, Criez à Chrift : Vengeance! ■ Errez la nuit dans les champs ■ pauvres âmes, Criez vers Dieu ! Le bras frémit pour frapper. Le glaive eft tiré, duc, nous t'arracherons les entrailles Et t'en fouetterons le vifage. Battez le tambour. Le glaive eft tiré. Battez le tambour. Vive le Gueux ! Et tous les mariniers & soudards du navire d'Ulenfpiegel & ceux auffi des navires chantaient pareillement : Le glaive eft tiré, vive le Gueux! Et leurs voix grondaient comme un tonnerre de délivrance. III Le monde était en janvier, le mois cruel qui gèle le veau au ventre de la vache. 11 avait neigé & gelé par-deffus. Les garçonnets prenaient à la glu les moineaux cherchant sur la neige durcie quelque pauvre nourriture, & apportaient ce gibier en leurs chaumines. Sur le ciel gris & clair, se détachaient immobiles les squelettes des arbres dont les branches étaient couvertes de neigeux couffins, couvrant pareillement les chaumines & le faîte des murs où se voyaient les empreintes des pattes des chats, qui, eux auffi, chaffaient aux moineaux sur la neige. Tout au loin les prairies étaient cachées par cette merveilleufe toifon, tenant tiède la terre contre l'aigre froid d'hiver. La fumée des maifons & chaumines montait noire dans le ciel, & on n'entendait nul bruit. Et Katheline & Nele étaient seules en leur logis ; & Katheline, hochant la tête, difait : — Hans, mon cœur tire à toi. Il te faut rendre les sept cents carolus à Ulenfpiegel, fils de Soetkin. Si tu es befoineux, viens cependant que je voie ta face brillante. Ote le feu, la tête brûle. Las ! où sont tes neigeux bai-fers? où eft ton corps de glace? Hans, mon aimé. Et elle se tenait à la fenêtre. Soudain paffa, courant le grand trotton, un poet-looper, courrier portant des grelots à la ceinture & criant : — Voici venir le bailli, le haut-bailli de Damme! * Et il alla ainfi jufqu'à la Maifon commune, afin d'y affembler les bourg-meftres & échevins. Alors dans l'épais silence Nele entendit sonner deux clairons. Tous ceux de Damme vinrent aux portes, croyant que c'était Sa Royale Majefté qui s'annonçait par de telles fanfares. Et Katheline alla auffi à la porte avec Nele. De loin elles virent de brillants cavaliers chevauchant par troupe, & devant eux chevauchant pareillement perfonnage couvert d'un opperjl-kleed de velours noir brodé de martres, ayant le pourpoint de velours palfementé d'or fin & les bottines de veau fauve fourrées de martres. Et elles reconnurent le haut-bailli. Derrière lui chevauchaient jeunes seigneurs qui, nonobftant l'ordonnance de feue Son Impériale Majefté, portaient à leurs accoutrements de velours des broderies, paiements, bandes, profilures d'or, d'argent & de soie. Et leurs opperji-kleederen qui-, sous leurs vêtements de deffus, étaient pareillement à ceux du bailli bordés de fourrure. Ils chevauchaient gaiement, secouant au vent les longues plumes d'autruche garniffant leurs toques boutonnées paffementées d'or. Et ils semblaient être tous de bons amis & compagnons du grand bailli, & notamment un seigneur d'aigre trogne vêtu de velours vert paffementé d'or, & dont le manteau était de velours noir ainfi que la toque ornée de longues plumes. Et il avait le nez en forme de bec de vautour, la bouche mince, le poil roux, la face blême, le port fier. Tandis que la troupe de ces seigneurs paffait devant le logis de Kathe-line, celle-ci tout soudain sauta à la bride du cheval du seigneur blême, & de joie affolée s'écria : — Hans! mon aimé, je le savais, tu reviens. Tu es beau ainfi tout en velours & tout en or comme un soleil sur la neige ! M'apportes-tu les sept cents carolus? T'entendrai-je encore crier comme l'orfraie? Le haut-bailli fit arrêter la troupe des gentilshommes, & le seigneur blême dit : — Que me veut cette gueufe? Mais Katheline, tenant toujours le cheval à la bride : — Ne t'en reva point, difait-elle, j'ai tant pleuré pour toi. Douces nuits, mon aimé, baifers de neige & corps de glace. L'enfant eft ici! Et elle lui montra Nele qui le regardait fâchée, car il avait levé son fouet sur Katheline; mais Katheline pleurant : — Ah! difait-elle, n'as-tu point souvenance? Prends en pitié ta servante. Amène-là où tu veux avec toi. Ote le feu, Hans, pitié ! -Va-t'en! dit-il. Et il pouffa son cheval si fort en avant que Katheline, lâchant la bride, tomba; & le cheval marcha sur elle & lui fit au front une sanglante bleffure. Le bailli dit alors au seigneur blême : — Meffire, connailfez-vous cette femme? — Je ne la connais point, dit-il, c'eft quelque folle sans doute. Mais Nele, ayant relevé Katheline : — Si cette femme eft folle, je ne le suis point, Monfeigneur, & demande à mourir ici de cette neige que je mange, — & elle prit de la neige avec les doigts, —si cet homme n'a pas connu ma mère, s'il ne lui emprunta point tout son argent, s'il ne tua point le chien de Claés, afin de prendre contre le mur du puits de notre maifon sept cents carolus appartenant au pauvre défunt. — Hans, mon mignon, pleurait Katheline, saignante & à genoux, Hans, mon aimé, donne-moi le baifer de paix : vois le sang qui coule : Famé a fait le trou & veut sortir : je mourrai tantôt: ne me laiffe point. Puis, parlant tout bas : Jadis tu tuas ton compagnon par jaloulie, le long de la digue. Et elle étendit le doigt du côté de Dudzule. Tu m'aimais bien en ce temps. Et elle prenait le genou du gentilhomme & l'embraffait, & • elle prenait sa bottine & la baifait. — Quel eft cet homme tué? demanda le haut-bailli. — Je ne le sais, Monfeigneur, dit-il. Nous n'avons nul soucis des propos de cette gueufe, marchons. Le populaire s'afTemblait autour d'eux; grands & petits bourgeois, manouvriers & manants, prenant le parti de Katheline, s'écriaient : — Juftice, Monfeigneur bailli, juftice. Et le bailli dit à Nele : — Quel eft cet homme tué? Parle selon Dieu & la vérité. Nele parla & dit, montrant le gentilhomme blême : — Celui-ci eft venu tous les samedis dans le Keet pour voir ma mère & lui prendre son argent : il a tué un sien ami, nommé Hilbert, dans le champ de Servaes Van der Vichte, non par amour, comme le croit cette innocente affolée, mais pour avoir à lui seul les sept cents carolus. Et Nele raconta Jes amours de Katheline, & ce que celle-ci entendait quand elle était la nuit cachée derrière la digue qui traverfait le champ de Servaes Van der Vichte. — Nele eft méchante, difait Katheline, elle parle durement à Hans, son père. — Je jure, dit Nele, qu'il criait comme une orfraie pour annoncer sa préfence. — Tu mens, dit le gentilhomme. — Oh non! dit Nele, & monfeigneur le bailli & tous ces hauts seigneurs ici préfents le voient bien : tu es blême non de froid, mais de peur. D'où vient que ton vifage ne brille plus : tu as donc perdu ta mixture enchantée dont tu te frottais afin qu'il parût clair, comme les vagues en été quand il tonne. Mais, sorcier maudit, tu seras brûlé devant les baillies de la maifon de ville. C'eft toi qui caufas la mort de Soetkin, toi qui réduifis son fils or- \ phelin à la mifère ; toi noble homme, sans doute, & qui venais chez nous, bourgeois, pour apporter à ma mère une seule fois de l'argent & lui en prendre toutes les autres. — Hans, difait Katheline, tu me mèneras encore au sabbat & tu me frotteras encore de baume; n'écoute point Nele, elle eft méchante : tu vois le sang, l'âme a fait le trou & veut sortir : je mourrai tantôt & j'irai dans les limbes où il ne brûle point. • — Tais-toi, folle sorcière, je ne te connais point, dit le gentilhomme, & ne sais ce que tu veux dire. — Et pourtant, dit Nele, c'eft toi qui vins avec un compagnon & me le voulus donner pour mari : tu sais que je n'en voulus point; qu'a-t-il fait, ton ami Hilbert, qu'a-t-il fait de ses yeux après que j'y eus jeté mes ongles? — Nele eft méchante, difait Katheline, ne la crois point, Hans, mon mignon : elle eft fâchée contre Hilbert qui la voulut prendre de force, mais Hilbert ne le peut plus maintenant, les vers l'ont mangé : & Hilbert était laid, Hans, mon mignon, toi seul es beau, Nele eft méchante. Sur ce le bailli dit : — Femmes, allez en paix. Mais Katheline ne voulait point quitter la place où était son ami. Et il la fallut conduire de force en son logis. Et tout le peuple qui s'était affemblé criait : — Juftice, Monfeigneur, juftice! Les sergents de la commune étant venus au bruit, le bailli leur manda de demeurer, & il dit aux seigneurs & gentilshommes : — Meffeigneurs & meffires, nonobftant tous privilèges protégeant l'ordre illuftre de nobleffe au pays de Flandre, je dois sur les acculations, & notamment sur celle de sorcellerie portées contre meffire Joos Damman, le faire appréhender au corps jufqu'à ce qu'il soit jugé suivant les lois & ordonnances de l'empire. Remettez-moi votre épée, meffire Joffe. — Monfeigneur bailli, dit Joos Damman, avec grande hauteur & fierté nobiliaire, en m'appréhendant au corps vous forfaites à la loi de Flandre, car vous n'êtes point juge vous-même. Or, vous savez qu'il n'eft permis d'appréhender sans charge de juge que les faux monnayeurs, les détrousseurs de chemins & voies publiques; les boute-feux, les efforceurs de femmes; les gendarmes abandonnant leur capitaine; les enchanteurs ufant de venin pour empoifonner les eaux; les moines ou béguines enfuis de religion & les bannis. Or ça, meffires & meffeigneurs, défendez-moi ! Quelques-uns voulant obéir, le bailli leur dit : — Meffeigneurs & meffires, repréfentant ici notre roi, comte & seigneur, auquel.eft réfervée la décilion des cas difficiles, je vous mande & ordonne sous peine d'être déclarés rebelles, de remettre vos épées au fourreau. Les gentilshommes ayant obéi, & mefflre Joos Damman héfitant encore, le peuple cria : — Juftice, Monfeigneur, juftice, qu'il rende son épée. Il le fit alors bien malgré lui, &, defcendant de cheval, il fut conduit par deux sergents à la prifon de la commune. Toutefois il n'y fut point enfermé dans les caves, mais bien en une chambre grillée, où il eut, en payant, bon feu, bon lit & bonne nourriture dont le geôlier prenait la moitié. IV Le lendemain, le bailli, les deux greffiers criminels, deux échevins & un chirurgien-barbier allèrent du côté de Dudzeele pour voir s'ils trouveraient dans le champ de Servaes Van der Vichte le corps d'un homme le long de la digue qui traverfait le champ. Nele avait dit à Katheline : Hans, ton mignon, demande la main coupée de Hilbert : ce soir, il criera comme forfraie, entrera dans la chaumine & t'apportera les sept cents florins carolus. Katheline avait répondu : Je la couperai Et de fait, elle prit un couteau & s'en fut accompagnée de Nele & suivie des officiers de juftice. Elle marchait vite & fièrement avec Nele, dont l'air vif faifait tout rouge le vifage mignon. Les officiers de juftice, vieux & touffeux, la suivaient, tranlis; & ils étaient tous pareils à des ombres noires sur la plaine blanche; & Nele portait une bêche. Quand ils arrivèrent dans le champ de Servaes Van der Vichte & sur la digue, Katheline, marchant jufqu'au. milieu, dit, montrant à sa droite la prairie : Hans, tune savais point que j'étais cachée là, friffante, au bruit des épées. Et Hilbert cria : Ce fer elt froid. Hilbert était laid, Hans eft beau. Tu auras sa main, laiffe-moi seule. Puis elle defcendit à gauche, se mit à genoux dans la neige & cria trois fois en l'air, pour appeler refprit. Nele, alors, lui donna la bêche sur laquelle Katheline fit trois signes de croix, puis elle traça sur la glace la figure d'un cercueil & trois croix ren-verfées, une du côté de l'Orient, une du côté de l'Occident & une du côté du Septentrion; & elle dit : Trois, c'eft Mars près Saturne, & trois c'eft découverte sous Vénus, la claire étoile. Elle traça enfuite autour du cer-cueil un grand cercle en difant : Va-t'en, méchant démon qui gardes les le corps. Puis, tombant à genoux en prière : Diable ami, Hilbert, dit-elle, Hans, mon maître & seigneur, m'ordonne de venir ici te couper la main & de la lui apporter : je lui dois obéiffance : ne fais point contre moi jaillir le feu de la terre, parce que je trouble ta noble sépulture : & pardonne-moi de par Dieu & les saints. Puis elle caffa la glace en suivant la figure du cercueil ; elle vint au gazon humide, puis au sable, & monfeigneur le bailli, ses officiers, Nele & Katheline virent le corps d'un homme jeune, blanc de chaux à caufe du sable. 11 était vêtu d'un pourpoint de drap gris, d'un manteau semblable ; son épée était pofée à côté de lui. Il avait à la ceinture une aumônière de mailles & un large poignard planté sous le cœur; & il y avait du sang sur le drap du pourpoint; & ce sang avait coulé sous le dos. Et l'homme était jeune. Katheline lui coupa la main & la mit dans son efcarcelle. Et le bailli la laiffa faire, puis lui manda de dépouiller le cadavre de tous ses in-lignes & vêtements. Katheline s'étant enquis si Hans l'avait ainfi commandé, le bailli répondit qu'il n'agiffait que par ses ordres; & Katheline fit dès lors ce qu'il voulut. Quand le cadavre fut dépouillé, on le vit sec comme du bois, mais non pourri : & le bailli & les officiers de la commune s'en furent, l'ayant fait recouvrir de sable : & les sergents portaient les dépouilles. En paffant devant la prifon de la commune, le bailli dit à Katheline que Hans l'y attendait; elle y entra joyeule. Nele voulut l'en empêcher & Katheline répondit toujours : Je veux voir Hans, mon seigneur. Et Nele pleurait sur le seuil, sachant que Katheline était appréhendée au corps comme sorcière pour les conjurations & figures qu'elle avait faites sur la neige. Et Ton difait à Damme qu'il n'y aurait nul pardon pour elle. Et Katheline fut mile dans la cave occidentale de la prifon. V Le lendemain, le vent soufflant de Brabant, la neige fondit & les prairies furent inondées. Et la cloche dite borgjiorm appela les juges au tribunal de la Yierfchare, sous l'appentis, à caufe de l'humidité des bancs de gazon. Et le populaire entourait le tribunal. Joos Damman y fut amené libre de tous liens, en ses nobles atours ; Katheline y fut aulfi amenée les mains liées devant elle & vêtue d'une robe de toile grife, qui eft robe de prifon. Joos Damman, étant interrogé, avoua qu'il avait tué son ami Hilbert en combat singulier, à l'épée. Lorfqu'on lui dit : Il a été frappé d'un poignard, Joos Damman répondit : Je l'ai frappé par terre parce qu'il ne mourait pas alfez vite. J'avoue ce meutre volontiers, étant sous la protection des lois de Flandre qui défendent de pourfuivre, au bout de dix ans, le meurtrier. Le bailli lui parlant : — N'es-tu point sorcier? dit-il. — Non, répondit Damman. — Prouve-le, dit le bailli. — Je le ferai en temps & lieu, dit Joos Damman, mais il ne me plaît point maintenant de le faire. Le bailli interrogea alors Katheline; elle ne l'entendit point, & regardant Hans : — Tu es mon seigneur vert, beau comme soleil. Ote le feu, mon mignon ! Nele alors, parlant pour Katheline, dit : — Elle ne peut rien avouer que ce que vous savez déjà, Monfeigneur & melfieurs; elle n'eft point sorcière, & seulement affolée. Le bailli alors parla & dit : — Sorcier eft celui qui, par moyens diaboliques employés sciemment, s'efforce de parvenir à quelque chofe. Or, ces deux, homme & femme, sont sorciers d'intention & de fait : lui, pour avoir baillé l'onguent de sabbat & s'être fait le vifage clair comme Lucifer afin d'obtenir argent & satisfaction de paillardife; elle, de s'être soumife à lui, le prenant pour un diable & de s'être abandonnée à ses volontés; l'un étant fauteur de maléfices, l'autre étant sa complice manifefte. Il ne faut donc avoir nulle pitié, & je le dois dire, car je vois les échevins & ceux du peuple trop bienveillants pour la femme. Elle n'a, il eft vrai, tué ni volé, ni jeté sort sur bêtes ni gens, ni guéri nul malade par remèdes extraordinaires, mais seulement par simples connus, en honnête & chrétienne médecine; mais elle voulut livrer sa fille au diable, & si celle-ci n'eut point en son jeune âge rélifté d'une si franche & vaillante braveté, elle eût cédé à Hilbert & fût devenue sorcière comme celle-ci. Donc, je demande à melfieurs du tribunal s'ils ne sont point d'avis .de les mettre tous deux à torture? Les échevins ne répondirent point, montrant allez que tel n'était point leur déiir quant à Katheline. Le bailli dit alors, pourfuivant son propos : — Je suis comme vous ému pour elle de pitié & miféricorde, mais cette sorcière affolée, obéiffant si bien à diable, ne pouvait-elle, si son paillard co-accufé le lui avait commandé, couper la tête de sa fille avec une serpe, ainfi que Catherine Daru, au pays de France, le fit à ses deux filles sur l'invitation du diable? Ne pouvait-elle, si son noir mari le lui avait commandé, faire mourir les animaux ; tourner le beurre dans la baratte en y jetant du sucre ; alfifter de corps à tous les hommages au diable, danfes, abominations & copulations de sorciers? Ne pouvait-elle manger de la chair humaine, tuer les enfants pour en faire des pâtés & les vendre, ainfi que fit un pâtilfier à Paris; couper les cuilfes des pendus & les emporter pour y mordre à belles dents & être ainfi infâme voleufe & sacrilège? Et je demande au tribunal qu'afin de savoir si Katheline & Joos Damman n'ont commis nul autre crime que ceux connus & recherchés déjà, ils soient tous deux mis à la torture. Joos Damman refufant d'avouer rien de plus que le meurtre & Katheline n'ayant point tout dit, les lois de l'empire nous mandent de procéder ainfi que je l'indique. Et les échevins rendirent la sentence de torture pour le vendredi, qui était le surlendemain. Et Nele criait : Grâce, meffeigneurs ! & le peuple criait avec elle. Mais ce fut en vain. Et Katheline, regardant Joos Damman, difait : — J'ai la main d'Hilbert, viens la prendre cette nuit, mon aimé. Et ils furent ramenés dans la prifon. Là, par ordre du tribunal, il fut commandé au geôlier de leur donner à chacun deux gardiens, qui les battraient chaque fois qu'ils voudraient s'endormir; mais les deux gardiens de Katheline la biffèrent dormir la nuit & ceux de Joos Damman le battaient cruellement chaque fois qu'il fermait les yeux ou penchait seulement la tête. Ils eurent faim toute la journée du mercredi, la nuit & tout le jeudi juf-qu'au soir, où on leur donna à manger & à boire, de la viande salée & sal-pêtrée, & de l'eau salée & salpêtrée pareillement. Ce fut le commencement de leur torture. Et au matin, criant la soif, les sergents les menèrent dans la chambre de géhenne. Là, ils furent placés l'un en face de l'autre & liés chacun sur un banc couvert de cordes à nœuds qui les faifaient souffrir grièvement. Et ils durent boire chacun un verre d'eau salée & salpêtrée. Joos Damman commençant de s'endormir sur le banc, les* sergents le frappèrent. Et Katheline difait : — Ne le frappez point, meilleurs, vous brilez son pauvre corps. Il ne commit qu'un seul crime, par amour, quand il tua Hilbert. J'ai soif & toi auffi Hans, mon aimé. Baillez-lui à boire premièrement. De l'eau! de l'eau! le corps me brûle. Épargnez-le, je mourrai tantôt pour lui. A boire ! Hans lui dit : — Laide sorcière, meurs & crève comme une chienne. Jetez-la au feu, meffieurs les juges. J'ai soif! Les greffiers écrivaient toutes ses paroles. Le bailli alors lui dit : — N'as-tu rien à avouer? — Je n'ai plus rien à dire, répondit Damman; vous savez tout. — Puilque, dit le bailli, il perfifte en ses dénégations, il réitéra jufqu'à nouvel & complet aveu sur ces bancs & sur ces cordes, & il aura soif, & il sera empêché de dormir. — Je réitérai, dit Joos Damman, & prendrai mon plaifir à regarder cette sorcière souffrir sur ce banc. Comment trouves-tu le lit de noces, mon amoureule? Et Katheline répondait, gémiffant : — Bras froids & cœur chaud, Hans, mon aimé. J'ai soif, la tête brûle! — Et toi, femme, dit le bailli, n'as-tu plus rien à dire? — J'entends, dit-elle, le chariot de la mort & le bruit sec d'os. J'ai soif ! Et elle me mène en un grand fleuve où il y a de l'eau, de l'eau fraîche & claire ; mais cette eau, c'eft du feu. Hans, mon ami, délivre-moi de ces cordes. Oui, je suis en purgatoire & je vois en haut monfeigneur Jéfus dans son paradis & madame la Vierge si miféricordieufe. Oh! notre chère Dame, donnez-moi une goutte d'eau; ne mordez point seule en ces beaux fruits. — Cette femme eft frappée de cruelle folie, dit l'un des échevins. Il la faut ôter du banc de torture. — Elle n'eft pas plus folle que moi, dit Joos Damman, c'eft pur jeu & comédie; & d'une voix menaçante : Je te verrai dans le feu, dit-il à Katheline, qui joues si bien l'affolée. Et grinçant des dents, il rit de son cruel menfonge. — J'ai soif, difait Katheline, ayez pitié, j'ai soif. Hans, mon aimé, donne-moi à boire. Comme ton vifage eft blanc ! Laiffez-moi aller à lui, meffieurs les juges. Et ouvrant la bouche toute grande : Oui, oui, ils mettent le feu maintenant dans ma poitrine, & les diables m'attachent sur ce lit cruel. Hans, prends ton épée & tue-les, toi si puiffant. De l'eau, à boire! à boire! — Crève, sorcière, dit Joos Damman : il lui faudrait mettre une poire d'angoiffe dans la bouche afin de l'empêcher de s'élever ainfi, elle manante, contre moi noble homme. A ce propos, un échevin, ennemi de nobleffe, répondit : — Meffire bailli, il eft contraire aux droits & coutumes de l'empire de mettre des poires d'angoiffe dans la bouche de ceux qu'on interroge, car ils sont ici pour dire vérité & afin que nous les jugions d'après leurs "propos. Cela n'eft permis que lorfque l'accufé étant condamné peut, sur l'échafaud, parler au peuple, l'attendrir ainli, & sufciter des émotions populaires. — J'ai soif, difait Katheline, donne-moi à boire, Hans, mon mignon. — Ah ! tu souffres, dit-il, maudite sorcière, seule caufe de tous les tourments que j'endure; mais en cette chambre de géhenne tu subiras le supplice des chandelles, l'eftrapade, les morceaux de bois entre les ongles des pieds & des mains. On te fera nue chevaucher un cercueil dont le dos sera aigu comme une lame, & tu avoueras que tu n'es point folle, mais une vilaine sorcière, à qui Satan a commandé de faire du mal aux nobles hommes. A boire ! \ — Hans, mon aimé, difait Katheline, ne te fâche point contre ta servante! je souffre mille peines pour toi, mon seigneur. Épargnez-le, meffleurs les juges : .donnez-lui à boire un plein gobelet, & ne me gardez qu'une goutte : Hans, n'eft-ce point encore l'heure de l'orfraie ? Le bailli dit alors à Joos Damman : — Lorfque tu tuas Hilbert, quel fut le motif de ce combat? — Ce fut, dit Joos, pour une fille de Heyft que nous voulions tous deux avoir. — Une fille de Heyft, s'écria Katheline, voulant à toute force se lever de son banc; tu me trompes pour une autre, diable traître. Savais-tu que je t'écoutais derrière la digue quand tu difais que tu voulais avoir tout l'argent, qui était celui de Claes. C'était sans doute pour l'aller dépenfer avec elle en licheries & ripailles! Las! & moi qui lui euffe donné mon sang s'il eût pu en faire de l'or! Et tout pour une autre.! Sois maudit! Mais soudain, pleurant & effayant de se retourner sur son banc de torture : — Non, Hans, dis que tu aimeras encore ta pauvre servante, & je gratterai la terre avec mes doigts, & je trouverai un tréfor; oui, il y en a un; & j'irai avec la baguette de coudrier qui s'incline du côté où sont les métaux; & je le trouverai & je te l'apporterai; baife-moi, mignon, & tu seras riche; & nous mangerons de la viande, & nous boirons de la bière tous les jours; oui, oui, ceux qui sont là boivent auffi de la bière, de la bière fraîche, mouffeufe. Oh! meffieurs, donnez-m'en une goutte seulement, je suis dans le feu; Hans, je sais bien où il y a des coudriers, mais il faut attendre le printemps. -— Tais-toi, sorcière, dit Joos Damman, je ne te connais point. Tu as pris Hilbert pour moi : c'eft lui qui vint te voir. Et, en ton efprit méchant, tu l'appelas Hans. Sache que je ne m'appelle point Hans, mais Joos: nous étions de même taille, Hilbert & moi ; je ne te connais point; ce fut Hilbert, sans doute, qui vola les sept cents florins carolus; à boire; mon père payera cent florins un petit gobelet d'eau; mais je ne connais point cette femme. — Monfeigneur & meffires, s'exclama Katheline, il dit qu'il ne me connaît point, mais je le connais bien, moi, & sais qu'il a sur le dos une marque velue, brune & grande comme une fève. Ah! tu aimais une fille de Heyft. Un bon amant rougit-il de sa mie? Hans, ne suis-je point belle encore? — Belle ! dit-il, tu as un vifage comme une nèfle & un corps comme un cent de cotrets : voyez la guenille qui se veut faire aimer par de nobles hommes ! à boire ! — Tu ne parlas point ainfi, Hans, mon doux seigneur, dit-elle : quand j'étais de seize ans plus jeune qu'à préfent. Puis, se frappant la tête & la poitrine : C'eft le feu qui eft là, dit-elle, & me sèche le cœur & le vifage : ne me le reproche point; te souvient-il quand nous mangions salé pour mieux boire, difais-tu? maintenant le sel eft en nous, mon aimé, & monfeigneur le bailli boit du vin de Romagne. Nous ne voulons point de vin : donnez-nous de l'eau. Il court entre les herbes le ruiffelet qui fait la source claire; la bonne eau, elle eft froide. Non elle brûle. C'eft de l'eau infernale. Et Katheline pleura, & elle dit : Je n'ai fait de mal à perfonne, & tout le monde me jette dans le feu. A boire; on donne de l'eau aux chiens qui vaguent. Je suis chrétienne, donnez-moi à boire. Je n'ai fait nul mal à perfonne. A boire. Un échevin parla alors & dit : — Cette sorcière n'eft folle qu'en ce qui concerne le feu qu'elle dit lui brûler la tète, mais elle ne l'eft point ès autres chofes, puifqu'elle nous aida avec un efprit lucide à découvrir les reftes du mort. Si la marque velue se trouve sur le corps de Joos Damman, ce signe suffit pour conftater son identité avec le diable Hans, duquel Katheline fut affolée ; bourreau, fais-nous voir la marque. Le bourreau, découvrant le cou & l'épaule, montra la marque brune & velue. — Ah ! difait Katheline, que ta peau eft blanche ! on dirait des épaules de fillette; tu es beau, Hans, mon aimé; à boire. Le bourreau alors paffa une longue aiguille dans la marque. Mais elle ne saigna point. Et les échevins s'entredifaient l'un à l'autre : — Celui-ci eft diable, & il aura tué Joos Damman & pris sa figure pour tromper plus sûrement le pauvre monde. Et les bailli & échevins prirent peur : — Il eft diable & il y a maléfice. Et Joos Damman dit : — Vous savez qu'il n'y a point de maléfice, & qu'il eft de ces excroissances charnues que l'on peut piquer sans'qu'elles saignent. Si Hilbert a pris de l'argent à cette sorcière, car celle-ci l'eft qui confeffe avoir couché avec le diable, il le put de la bonne & propre volonté de cette vilaine, & fut ainfi, noble homme, payé de ses careffes ainfi que le font chaque jour les filles folles. N'eft-il donc point en ce monde, pareillement aux filles, de fous garçons failànt payer aux femmes leur force & beauté ? Les échevins s'entredifaient : — Voyez-vous la diabolique affurance? Son poireau velu n'a point saigné : étant affaffin, diable & enchanteur, il veut se faire paffer pour duel-lifte simplement, rejetant ses autres crimes sur le diable ami qu'il a tué de corps, mais non d'âme... Et conlidérez comme sa face eft pâle. — Ainfi paraiffent tous les diables, rouges en enfer, & blêmes sur terre, car ils n'ont point le feu de vie qui donne la rougeur au vifage, & ils sont de cendres au dedans. — Il faut le remettre dans le feu pour qu'il soit rouge & qu'il brûle. Katheline dit alors : — Oui, il eft diable, mais diable bon, diable doux. Et monfeigneur saint Jacques, son patron, lui a permis de sortir de l'enfer. Il prie pour lui monfeigneur Jéfus tous les jours. Il n'aura que sept mille ans de purgatoire : madame la Vierge le veut, mais monfieur Satan s'y oppofe. Madame fait ce qu'elle veut toutefois. Irez-vous contre elle? Si vous le confidérez bien, vous verrez qu'il n'a rien gardé de son état de diable, sinon le corps froid, & auffi le vifage brillant comme sont, en août, les flots de la mer quand il va tonner. Et Joos Damman dit : — Tais-toi, sorcière, tu me brûles. Puis, parlant aux bailli & échevins : Regardez-moi, je ne suis point diable, j'ai chair & os, sang & eau. Je bois & mange, digère & rejette comme vous; ma peau eft pareille à la vôtre, & mon pied pareillement; bourreau, ôte-moi mes bottines, car je ne puis bouger avec mes pieds liés. Le bourreau le fit, non sans peur. — Regardez, dit Joos, montrant ses pieds blancs : sont-ce là des pieds fourchus, pieds de diable? Quant à ma pâleur, n'en eft-il aucun de vous qui soit pâle comme moi. J'en vois plus de trois parmi vous. Mais celui qui pécha ce n'eft point moi, mais bien cette laide sorcière & sa fille, méchante accufatrice. D'où lui vient l'argent qu'elle a prêté à Hilbert, d'où lui venaient ces florins qu'elle lui donna? N'était-ce point le diable qui la payait pour accufer & faire mourir les hommes nobles & innocents? C'eft à elles deux qu'il faut demander qui égorgea le chien dans la cour, qui creufa le trou & s'en fut après le laiffant vide, pour cacher sans doute en un autre endroit le tréfor dérobé. Soetkin, la veuve, n'avait point de confiance en moi, ne me connaiffant point, mais bien en elles & les voyait tous les jours. Ce sont elles deux qui ont volé le bien de l'empereur. Le greffier écrivit, & le bailli dit à Katheline : — Femme, n'as-tu rien à dire pour ta défenfe ? Katheline, regardant Joos Damman, dit bien amoureufement : — C'eft l'heure de l'orfraie. J'ai la main d'Hilbert, Hans, mon aimé. Ils difent que tu me rendras les sept cents carolus. Otez le feu! otez le feu! cria-t-elle enfuite. A boire! à boire! la tête brûle. Dieu & les anges mangent des pommes dans le ciel. Et elle perdit connaiffance. — Détachez-la du banc de torture, dit le bailli. Le bourreau & ses aides obéirent. Et elle fut vue chancelante & les pieds gonflés, car le bourreau avait serré trop fort les cordes. — Donnez-lui à boire, dit le bailli. Il lui fut donné de l'eau fraîche, qu'elle avala avidement, tenant le gobelet dans les dents comme un chien fait d'un os, & ne le voulant point lâcher. Puis on lui donna encore de l'eau, & elle voulut aller en porter à Joos Damman, mais le bourreau lui ôta le gobelet des mains. Et elle tomba endormie comme une maffe de plomb. Joos Damman s'écria alors furieufement : — Moi auffi, j'ai soif & sommeil. Pourquoi lui donnez-vous à boire? Pourquoi la laiflez-vous dormir? — Elle eft faible, femme & folle, répondit le bailli. — Sa folie eft un jeu, dit Joos Damman, elle eft sorcière. Je veux boire, je veux dormir ! Et il ferma les yeux, mais les knechts du bourreau le frappèrent au vifage. — Donnez-moi un couteau, cria-t-il, que je coupe en morceaux ces manants: je suis noble homme, & n'ai jamais été frappé au vifage. De l'eau, laiffez-moi dormir, je suis innocent. Ce n'eft point moi qui ai pris les sept cents carolus, c'eft Hilbert. A boire ! Je ne commis jamais de sorcellerie ni d'incantations. Je suis innocent, laiffez-moi. A boire ! Le bailli alors : — A quoi, demanda-t-il, paffas-tu le temps depuis que tu quittas Katheline? — Je ne connais point Katheline, je ne l'ai point quittée, dit-il. Vous m'interrogez sur des faits étrangers à la caufe. Je ne vous dois point répondre. A boire, laiffez-moi dormir. Je vous dis que c'eft Hilbert qui a tout fait. — Déliez-le, dit le bailli. Ramenez-le en sa prifon. Mais qu'il ait soif & ne dorme point jufqu'à ce qu'il ait avoué ses sorcelleries & incantations. Et ce fut à Damman une cruelle torture. 11 criait en sa prifon : A boire! à boire! si haut, que le peuple l'entendait, mais sans nulle pitié. Et quand, tombant de sommeil, ses gardiens le frappaient au vifage, il était comme tigre & criait : — Je suis noble homme & vous tuerai, manants. J'irai au roi, notre chef. A boire. Mais il n'avoua rien, & on le laiffa. VI i V.-; '"j ; • V.; T r.'L' ! " !; ■ ;)DiJ i:(lfl <■. puis revenaient dans les polders comme s'ils n'eulfent point voulu abandonner les corps dont ils étaient sortis. Une nuit, Nele dit à Ulenfpiegel : — Vois comme ils sont nombreux en Dreiveland & volent haut : c'eft du côté des îles des Oifeaux que j'en vois le plus grand nombre. Y veux-tu venir, Thyl? nous prendrons le baume qui montre chofes invifibles aux yeux mortels. Ulenfpiegel répondit : — Si c'eft de ce baume qui me fit aller à ce grand sabbat, je n'y ai pas plus de confiance qu'en un songe creux. — Il ne faut pas, dit Nele, nier la puiffance des charmes. Viens, Ulens-piegel. — J'irai. Le lendemain, il demanda au magiftrat qu'un soudard clairvoyant & fidèle le remplaçât, afin de garder la tour & de veiller sur le pays. Et il s'en fut avec Nele vers les îles des oifeaux. Cheminant par champs & par digues, ils virent de petites îlettes verdoyantes, entre lefquelles courait l'eau de la mer; & sur des collines de gazon allant jufqu'aux dunes, une grande foule de vanneaux, de mouettes & d'hirondelles de mer, qui se tenant immobiles faifaient de leurs corps les îlettes toutes blanches; au-delfus volaient des milliers de ces oifeaux. Le sol était plein de nids : Ulenfpiegel, se baiffant pour ramaffer un œuf sur le chemin, vit venir à lui, voletant, une mouette qui jeta un cri. Il en vint à cet appel plus de cent, criant d'angoiffe, planant sur la tête d'Ulenfpiegel & au-deffus des nids voifins; mais elles n'ofaient s'approcher de lui. — Ulenfpiegel, dit Nele, ces oifeaux demandent grâce pour leurs œufs. Puis devenant tremblante, elle dit : — J'ai peur, voici le soleil qui se couche, le ciel eft blanc, les étoiles s'éveillent, c'eft l'heure des efprits. Vois, rafant la terfe, ces rouges exhalaifons ; Thyl, mon aimé, quel eft le monftre d'enfer ouvrant ainfi dans le nuage sa gueule de feu ? Vois, du côté de Philips-land, où le roi bourreau fit deux fois, pour sa cruelle ambition, tuer tant de pauvres hommes, vois les feux follets qui danfent : c'eft la nuit où les âmes des pauvres hommes tués dans les batailles quittent les limbes froids du purgatoire pour se venir réchauffer à l'air tiède de la terre : c'eft l'heure où tu peux demander tout à Chrift, qui eft le Dieu des bons sorciers. 60 1 — Les cendres battent sur mon cœur, dit Ulenfpiegel. Si Chrift pouvait montrer ces sept dont les cendres jetées au vent feraient heureufe la Flandre & l'entier monde. — Homme sans foi, dit Nele, tu les verras par le baume. — Peut-être, dit Ulenfpiegel montrant du doigt Sirius, si quelque efprit defcend de la froide étoile. A ce gefte, un feu follet voltigeant autour de lui s'attacha à son doigt, & plus il s'en voulait défaire, plus le follet tenait ferme. Nele, tachant de délivrer Ulenfpiegel, eut aufli son follet au bout de la main. Ulenfpiegel, frappant sur le sien, difait : — Réponds! es-tu l'âme d'un Gueux ou d'un Efpagnol? Si tu es l'âme d'un Gueux, va en paradis; si tu es celle d'un Efpagnol, retourne en l'enfer d'où tu viens. Nele lui dit : — N'injurie point les âmes, fuffent-elles des âmes de bourreaux. Et, faifant danfer son feu follet au bout de son doigt : — Follet, difait-elle, gentil follet, quelles nouvelles apportes-tu du pays des âmes? A quoi sont-elles empêchées là-bas? Mangent-elles & boivent-elles, n'ayant pas de bouche? car tu n'en as point, follet mignon! ou bien ne prennent-elles la forme humaine que dans le benoît paradis? — Peux-tu, dit Ulenfpiegel, perdre ainfi le temps à parler à cette flamme chagrine qui n'a point d'oreilles pour t'entendre, ni de bouche pour te répondre? Mais sans l'écouter : — Follet, difait Nele, réponds en danfant, car je te vais interroger trois fois : une fois au nom de Dieu, une fois au nom de madame la Vierge, & une fois au nom des efprits élémentaires qui sont les meflagers entre Dieu & les hommes. Ce qu'elle fit, & le follet danfa trois fois. Alors Nele dit à Ulenfpiegel : — Ote tes habits, je ferai de même : voici la boîte d'argent où eft le baume de vifion. — Ce m'eft tout un, répondit Ulenfpiegel. — Puis s'étant dévêtus & oints du baume de vifion, ils se couchèrent nus l'un près de l'autre sur l'herbe. Les mouettes se plaignaient; la foudre grondait sourde dans le nuage où LA LÉGENDE D'ULENSPIEGEL 475 brillait l'éclair; la lune montrait à peine entre deux nuées les cornes d'or de son croiflant; les feux follets d'Ulenfpiegel & de Nele s'en furent danfer avec les autres dans la prairie. Soudain Nele & son ami furent pris par la grande main d'un géant qui les jetait en l'air comme des ballons d'enfants, les reprenait, les roulait l'un sur l'autre & les pétrifiait entre ses mains, les jetant dans les flaques d'eau entre les collines & les en retirait pleins d'herbes marines. Puis les promenant ainfi dans l'efpace, il chanta d'une voix éveillant de peur toutes les mouettes des îles : lis veulent d'un œil bigle, Ces pucerons chétifs, Lire les divins sigles Que nous tenons captifs. Lis, puce, le myftère; Lis, pou, le mot sacré Qui dans l'air, ciel & terre Par sept clous eft ancré. Et de fait, Ulenfpiegel & Nele virent sur le gazon, dans l'air & dans le ciel, sept tables d'airain lumineux qui y étaient attachées par sept clous flamboyants. Sur les tables il était écrit : Dans les fumiers germent les sèves; Sept eft mauvais, mais sept eft bon; Diamants sortent du charbon; De sots dofteurs, sages élèves : Sept eft mauvais, mais sept eft bon. Et le géant marchait suivi de tous les feux follets, qui, sufurrant comme des cigales, difaient : Regardez bien, c'eft leur grand maître, ' Pape des papes, roi des rois, C'eft lui qui mène Céfar paître : Regardez bien, il eft de bois. Soudain ses traits s'altérèrent, il parut plus maigre, trifte & grand. Il tenait d'une main un sceptre & de l'autre une épée. Il avait nom Orgueil. Et jetant Nele & Ulenfpiegel sur le sol, il dit : — Je suis Dieu. Puis à côté de lui, montée sur une chèvre, parut une fille rougeaude, les seins nus, la robe ouverte & l'œil émérillonné : elle avait nom Luxure; vint alors une vieille juive ramaffant des coquilles d'œufs de mouettes : elle avait nom Avarice ; & un moine gloutu goulu, mangeant des andouilles, s'em-piffrant de sauciffes & mâchonnant sans ceffe comme la truie sur laquelle il était monté : c'était la Gourmandife; vint enfuite la Pareffe, traînant la jambe, blême & bouffie, l'œil éteint, que la Colère chaffait devant elle à coups d'aiguillon. La Pareffe, dolente, se lamentait, & toute en larmes, tombait de fatigue sur les genoux : puis vint la maigre Envie, à la tête (le vipère, aux dents de brochet, mordant la Pareffe parce qu'elle avait trop d'aife; la Colère parce qu'elle était trop vive; la Gourmandife parce qu'elle était trop repue; la Luxure parce qu'elle était trop rouge; l'Avarice pour les coquilles; l'Orgueil parce qu'il avait une robe de pourpre & une couronne. Et les follets danfaient tout autour. Et parlant avec des voix d'hommes, de femmes, de filles & d'enfants plaintifs, ils dirent, gémiffant : — Orgueil, père d'ambition, Colère, source de cruauté, vous nous tuâtes sur les champs de bataille, dans les prifons & les supplices, pour garder vos sceptres & vos couronnes! Envie, tu détruifis en leur germe bien de nobles & d'utiles penfées, nous sommes les âmes des inventeurs perfécutés; Avarice, tu changeas en or le sang du pauvre populaire, nous sommes les efprits de tes vidimes ; Luxure, compagne & sœur de meurtre, qui enfantas Néron, Meffaline & Philippe, roi d'Efpagne, tu achètes la vertu & payes la corruption ; nous sommes les âmes des morts ; Pareffe & Gourmandife, vous saliffez le monde, il faut vous en balayer ; nous sommes les âmes des morts. Et une voix fut entendue difant : Dans les fumiers germent les sèves; Sept eft mauvais, mais sept eft bon A sots do&eurs, sages élèves. Pour avoir cendres & charbon, Que fera le pou vagabond ? Et les follets dirent : — Le feu c'eft nous, la revanche des vieilles larmes, des douleurs du populaire; la revanche des seigneurs chaffant au gibier humain sur leurs terres; revanche des batailles inutiles, du sang verfé dans les prifons, des hommes brûlés; des femmes, des filles enterrées vives; la revanche du pafTé enchaîné & saignant. Le feu c'eft nous; nous sommes les âmes des morts. A ces mots les sept furent changés en statues de bois sans rien perdre de leur forme première Et une voix dit : — Ulenfpiegel, brûle le bois. Et Ulenfpiegel se tournant vers les follets : — Vous qui êtes de feu, dit-il, faites votre office. Et les follets en foule entourèrent les sept, qui brûlèrent & furent réduits en cendres. Et un fleuve de sang coula. De ces cendres sortirent sept autres figures; la première dit : — Je me nommais Orgueil, je m'appelle Fierté noble. Les autres parlèrent aufli, & Ulenfpiegel & Nele virent d'Avarice sortir Économie; de Colère, Vivacité; de Gourmandife, Appétit; d'Envie, Émulation, & de Pareffe, Rêverie des poètes & des sages. Et la Luxure, sur sa chèvre, fut changée en une belle femme qui avait nom Amour. Et les follets dansèrent autour d'eux une ronde joyeufe. Ulenfpiengel & Nele entendirent alors mille voix d'hommes & de femmes cachés sonores, ricaflântes, qui, donnant un son pareil à celui de cliquettes, chantaient : Quand sur la terre & quand sur l'onde Ces sept transformés régneront, Hommes, alors levez le front : Ce sera le bonheur du monde. Et Ulenfpiegel dit : « Les efprits se gauffent de nous. » Et une puiffante main saifit Nele par le bras & la jeta dans l'efpace. Et les efprits chantèrent : Y Quand le septentrion Baifera le couchant, Ce sera fin de ruines : Cherche la ceinture. — Las! dit Ulenfpiegel : septentrion, couchant & ceinture. Vous parlez obfcurément, meffieurs les Efprits, Et ils chantèrent ricaffant : Septentrion, c'eft Neerlande; Belgique, c'eft le couchant. Ceinture, c'eft alliance; Ceinture, c'eft amitié. — Vous n'êtes point fous, meilleurs les Efprits, dit Ulenfpiegel. Et ils chantèrent ricaffant derechef : La ceinture, pauvret, Entre Neerlande & Belgique, Ce sera bonne amitié, Belle alliance. Met raedt En daedt; Met doodt En bloodt. Alliance de confeil Et d'aélion, De mort Et de sang S'il le fallait, N'était l'Efcaut, Pauvret, n'était l'Efcaut. — Las ! dit Ulenfpiegel), tel eft donc notre vie tourmentée : larmes d'hommes & rire du deflin. % 1 Alliance de sang Et de mort, N'était l'Efcaut. repartirent ricaffant les efprits. Et une puiflante main saifit Ulenfpiegel & le jeta dans l'efpace. X Nele, tombant, se frotta les yeux & ne vit rien que le soleil levant dans des vapeurs dorées, les pointes des herbes toutes d'or aufli & le rayon jauniffant le plumage des mouettes endormies, mais elles s'éveillèrent bientôt. Puis Nele se regarda, se vit nue & se vêtit à la hâte; puis elle vit Ulens-piegel nu pareillement & le couvrit ; croyant qu'il dormait, elle le secoua, mais il ne bougeait pas plus qu'un mort; elle fut de peur saille. « Ai-je, dit-elle, tué mon ami avec ce baume de vilion ? Je veux mourir auffi ! Ah ! Thyl, réveille-toi ! Il elï froid comme marbre ! » Ulenfpiegel ne se réveillait point. Deux nuits & un jour se paffèrent, & Nele, de douleur enfiévrée, veilla son ami Ulenfpiegel. On était au commencement du second jour, Nele entendit un bruit de clochette, & vit venir un payfan portant une pelle; derrière lui marchaient, un cierge à la main, un bourgmeftre & deux échevins, le curé de Staveniffe & un bedeau lui tenant le parafol. Ils allaient, difaient-ils, adminiftrer le saint-sacrement de l'onétion au vaillant Jacobfen qui fut Gueux par peur, mais qui, le danger paffé, rentra pour mourir dans le giron de la Sainte Eglife Romaine. Bientôt ils se trouvèrent face à face avec Nele pleurant, & virent le corps d'Ulenfpiegel étendu sur le gazon, couvert de ses vêtements. Nele se mit à genoux. — Fillette, dit le bourgmeftre, que fais-tu près de ce mort ? N'ofant lever les yeux, elle répondit : — Je prie pour mon ami tombé ici comme frappé par la foudre; je suis seule maintenant & veux mourir aufli. Le curé alors soufflant d'aife : — Ulenfpiegel le Gueux eft mort, dit-il, loué soit Dieu ! Payfan, hâte-toi de creufer une foffe; ôte-lui ses habits avant qu'on ne l'enterre. — Non, dit Nele se dreffant debout, on ne les lui ôtera point, il aurait froid dans la terre. — Creule la foffe, dit le curé au payfan qui portait la pelle. — Je le yeux, dit Nele tout en larmes; il n'y a point de vers dans le sable plein de chaux, & il reliera entier & beau, mon aimé. Et tout affolée, elle se pencha sur le corps d'Ulenfpiegel & le baifa avec des larmes & des sanglots. Les bourgmeftre, échevins & payfan eurent pitié, mais le curé ne ceffait de dire joyeufement : « Le grand Gueux eft mort, Dieu soit loué ! » Puis le payfan creufa la foffe, y mit Ulenfpiegel & le couvrit de sable. Et le curé dit sur la folfe les prières des morts : tous s'agenouillèrent autour; soudain il se fit sous le sable un grand mouvement, & Ulens-piegel, éternuant & secouant le sable de ses cheveux, prit alors le curé à la gorge : — Inquifiteur ! dit-il, tu me mets en terre tout vif pendant mon sommeil. Où eft Nele ? l'as-tu aufïï enterrée? Qui es-tu? Le curé cria : — Le grand Gueux revient en ce monde. Seigneur Dieu ! prenez mon âme. Et il s'enfuit comme un cerf devant les chiens. • Nele vint à Ulenfpiegel : — Baife-moi, mignonne, dit-il. Puis il regarda de nouveau autour de lui; les deux payfans s'étaient enfuis comme le curé, avaient jeté par terre, pour mieux courir, pelle, chaife & parafol ; les bourgmeftre & échevins, se tenant les oreilles de peur, geignaient sur le gazon. Ulenfpiegel alla vers eux, & les secouant : — Eft-ce qu'on enterre, dit-il, Ulenfpiegel, l'efprit, Nele le cœur de la mère Flandre? Elle auffi peut dormir, mais mourir, non! Viens, Nele. Et il partit avec elle en chantant sa sixième chanfon, mais nul ne sait où il chanta la dernière. FIN Paris. — Imprimerie L, Poupart-Davyl, rue du Bac, 30. i ' 's