DCA J33<3ci HISTOIRE DE BELGIQUE PAR H. PIRENNE Professeur à l'OniverSité de Gand VI LA CONQUÊTE FRANÇAISE LE CONSULAT ET L'EMPIRE LE ROYAUME DES PAYS-BAS LA RÉVOLUTION BELGE BRUXELLES MAURICE LAMERTIN, LIBRAIRE-ÉDITEUR 58-6o, Rue Coudenberg 1926 mm - -, i ■'■■■• • . ■ ' -v v.1 • ■'...,... . ' - " n i >; ' ■ ■■■ "l t 1 ci» HISTOIRE DE BELGIQUE LA CONQUÊTE FRANÇAISE LE CONSULAT ET L'EMPIRE LE ROYAUME DES PAYS-BAS LA RÉVOLUTION BELQE DU MÊME AUTEUR Histoire de la constitution de la ville de Dinant au moyen âge. Gand, 1889, in-8°. Histoire du meurtre de Charles le Bon, comte de Flandre, par Oalbert de Bruges, publiée avec une introduction et des notes. Paris, 1891, in-8°. La version flamande et la version française de la bataille de Courtrai, Bruxelles, 1890, in-8°. — Note supplémentaire. Bruxelles, 1892, in-8°. Le livre de l'abbé Guillaume de Ryckel (1249-1272). Polyptyque et comptes de l'abbaye de Saint-Trond au milieu du XIIIe siècle. Bruxelles, 1896, in 8°. La Hanse flamande de Londres. Bruxelles, 1899, in-8°. Le soulèvement de la Flandre maritime en 1323-1328. Bruxelles, 1900, in-8°. La nation belge. 4e édit. Bruxelles. H. Lamertin, 1917, in-8°. Chronique rimée des troubles de Flandre en 1379-1380, publiée avec une introduction et des notes. Gand, 1902, in-8°. Bibliographie de l'histoire de Belgique. 2e édition. Bruxelles, H. Lamertin. Gand, C. Vyt, 1902, in-8°. Histoire de Belgique. T. 1. Des origines au commencement du XIVe siècle, 4" édition. Bruxelles, H. Lamertin, 1909 [1917], in-8°. — T. II. Du commencement du XIVe siècle à la mort de Charles le Téméraire, 3e édit. 1922. — T. III. De la mort de Charles le Téméraire à l'arrivée du duc d'Albe dans les Pays-Bas (1567), 3e édit. 1923. — T. IV- La révolution politique et religieuse. Le règne d'Albert et d'Isabelle. Le régime espagnol jusqu'à la paix de Munster, 2e édit. 1919. — T. V. La fin du régime espagnol. Le régime autrichien. La révolution brabançonne et la révolution liégeoise. 2e édit. 1926. T. VI. La conquête française. Le royaume des Pays-Bas. La révolution belge. 1926. Même ouvrage, traduction allemande de F. Arnheim. Gotha, 1899-1907, 3 vol. in-8°. — Traduction flamande de R. Delbecq. Gand, 1902-1926, 4 vol. in-8°. Recueil de documents relatifs à l'histoire de l'industrie drapière en Flandre (en collaboration avec M- Georges Espinas). Bruxelles, 1906-1925, 4 vol. in-4°. Les anciennes démocraties des Pays-Bas. Paris, 1910, in-8°. (Bibliothèque de philosophie scientifique.) Traduction anglaise. Manchester, 1915. Les périodes de l'histoire sociale du capitalisme. Bruxelles, 1914, in-8°. Le pangermanisme et la Belgique. Bruxelles, Lamertin, 1919, in-8°. Souvenirs de captivité en Allemagne. Bruxelles, Lamertin, 1920. Les villes du moyen âge. Essai d'histoire sociale et économique. Bruxelles, Lamertin, 1926. Texte anglais (Médiéval CitiesJ. Princeton, 1925. HISTOIRE DE BELGIQU PAR H. PIRENNE Professeur à l'Université de Gand VI LA CONQUÊTE FRANÇAISE LE CONSULAT ET L'EMPIRE LE ROYAUME DES PAYS-BAS LA RÉVOLUTION BELGE BRUXELLES MAURICE LAMERTIN, LIBRAIRE-ÉDITEUR 58-6o, Rue Coudenberg 1926 E AVANT-PROPOS Le contenu de ce volume, renfermé entre la bataille de Jemappes (6 novembre 1792) et le vote de l'indépendance de la Belgique par le Congrès National (18 novembre 1830), ne comprend pas tout à fait quarante années d'histoire. Mais que d'événements dans ces quarante années et avec quelle intensité ces événements ne se sont-ils pas imposés aux destinées du pays! Jamais peut-être son caractère européen ne s'est attesté aussi clairement. C'est par sa conquête que s'ouvre l'expansion de la Révolution française, et il en subit si complètement depuis lors toutes les péripéties, qu'il m'a paru indispensable, pour en faire saisir la répercussion sur lui, de débuter par un exposé rapide de leur développement depuis la proclamation des droits de l'homme jusqu'à celle de l'Empire. La chute de Napoléon le livre au bon plaisir des Puissances qui, dans leur intérêt, 1' « amalgament » à la Hollande en un État destiné à servir de bastion à l'Europe de la Sainte-Alliance. La Révolution de 1830, enfin, apparaît comme un coup droit porté à l'œuvre du Congrès de Vienne sous l'action des idées nationales et libérales qui domineront le XIXe siècle. L'intérêt propre de notre histoire durant cette période réside essentiellement dans le passage de la nation de l'Ancien Régime au régime nouveau né de la Révolution. Après l'avoir reçu par force de la République, elle s'y accoutume sous le Consulat et sous l'Empire et s'y adapte définitivement sous le règne du roi Guillaume. C'est la transformation rapide des institutions, des mœurs, de l'état économique et de l'état social que je me suis donc attaché à décrire. En revanche, je devais négliger d'embarrasser mon récit des guerres et des événements diplomatiques dans lesquels notre peuple a été entraîné de 1792 à 1815, mais qui lui sont aussi étrangers qu'au XVIIe et au XVIIIe siècle l'histoire d'Espagne ou l'histoire d'Autriche. La vie interne de la nation au milieu de la crise formidable qui l'a ballottée, voilà l'unique sujet de ce livre. Sujet sans grand éclat, certes, mais instructif, et qui même, je crois, serait singulièrement attachant s'il m'avait été possible de le traiter comme il devrait l'être. Je n'ignore point que l'on n'en trouvera ici qu'une ébauche sommaire et provisoire. En dépit de l'heureuse multiplication, dans les dernières années, des études relatives à cette période, tout à la fois si courte et si dense, bien des côtés en demeurent encore dans l'ombre et la connaissance que nous en avons comporte de nombreuses lacunes. Pour bien des questions, j'en ai été réduit, en l'absence de travaux antérieurs, à recourir à des investigations d'archives trop rapides et trop superficielles pour qu'elles aient pu me fournir autre chose que des approximations. Le mérite de ce livre, s'il en a un, consiste dans le groupement des faits suivant la perspective générale de notre histoire. Ayant eu la bonne fortune de la parcourir tout entière, il me semble — peut-être est-ce une illusion — que j'ai pu saisir certaines concordances entre son passé lointain et son passé proche et qu'en éclairant celui-ci par celui-là, je le voyais apparaître plus vivant et plus compréhensible. Je voudrais croire aussi que cette méthode m'a permis d'exposer les faits d'une manière purement historique, je veux dire d'une manière purement explicative et indépendante des controverses encore brûlantes auxquelles quantité d'entre eux n'ont cessé de servir d'aliments. On s'étonnera peut-être de ce que mon récit, au lieu de se prolonger jusqu'aux traités de 1839 qui ratifient l'indépendance de la Belgique, se termine brusquement à la déclaration de cette indépendance par le Congrès National. Du point de vue européen, cet étonnement se justifierait; il ne se justifie pas du point de vue belge qui est le point de vue de cet ouvrage. C'est la volonté nationale et non la volonté des Puissances qui devait déterminer la date finale du présent volume. Je dois naturellement beaucoup aux travaux de mes devanciers, publications de textes, dissertations spéciales ou exposés d'ensemble. Ne pouvant les citer partout, je me suis borné à n'y guère renvoyer en note que quand je leur emprunte une citation ou un fait caractéristique. Il m'a paru d'autant plus inutile de multiplier les références qu'une nouvelle édition de ma Bibliographie de l'Histoire de Belgique mettra très prochainement à la disposition des travailleurs la nomenclature critique des sources et des livres que j'ai consultés et utilisés. On comprendra facilement que j'aie évité toute espèce de polémique là où ma manière de voir s'écarte de celle des auteurs précédents ou se trouve en contradiction avec elle. Je tiens à exprimer toute ma gratitude à M. le comte de Kerchove de Denterghem, gouverneur de la Flandre Orientale, qui a bien voulu mettre à ma disposition les notes réunies par son regretté père en vue.de la rédaction d'une Histoire du royaume des Pays-Bas à laquelle il travaillait depuis longtemps déjà au moment de sa mort. Ce m'est aussi un agréable devoir de remercier M. Paul Bergmans, bibliothécaire en chef de l'Université de Gand, M. Joseph Cuvelier, archiviste général du Royaume, M. Charles van den Haute, conservateur des archives de l'État à Gand, et M. Emile Fairon, conservateur des archives de l'État à Liège, de l'inépuisable obligeance dont ils n'ont cessé de faire preuve à mon égard. Gand, 31 mai 1926. INTRODUCTION Si l'on jette un coup d'œil d'ensemble sur la Révolution française, on aperçoit qu'elle achève une évolution historique et qu'elle en inaugure une autre. Elle met fin à l'Ancien Régime non seulement en lui substituant l'unité et la centralisation de l'État, mais aussi en fondant l'État sur la souveraineté nationale. Ces deux réformes ne s'accomplissent pas successivement, mais en même temps. Elles se développent pour ainsi dire enchevêtrées l'une dans l'autre, et il leur arrive de se gêner, parfois même de s'opposer. De plus, les contingences ont lourdement pesé sur elles. Il est impossible de comprendre la Révolution si l'on ne tient pas compte des événements qui l'ont obligée à prendre des mesures qui ne répondaient pas à ses principes. Oublier qu'elle s'est trouvée en guerre avec l'Europe, qu'elle a dû tout sacrifier à la défense du sol national et en même temps à la sauvegarde du régime qu'elle a établi, ne point observer que la passion révolutionnaire et le patriotisme s'y sont inspirés mutuellement, c'est se condamner tout à la fois à en faire la caricature et à ne pouvoir distinguer ce qu'elle a de proprement français de ce qu'elle a d'universel. Car elle apparaît, à ses débuts tout au moins, comme un fait cosmopolite plus encore que comme un fait national. Elle découle de cette philosophie qui au XVIIIe siècle domine la pensée européenne, et elle prétend la réaliser non seulement à son profit, mais au profit de tous les peuples. Et, en effet, dans la mesure même où elle s'en est inspirée, ils en ont tous subi l'influence; tous jusqu'aujourd'hui, et la Belgique plus qu'aucun autre, en portent encore la marque. A cet égard, il en est de la Révolution comme du protestantisme. Comme lui, elle est la manifestation d'un mouvement général d'idées et de sentiments ; pas plus que lui, en ce qu'elle a d'essentiel, elle n'est l'œuvre d'une race. Il serait plus faux encore d'y voir un phénomène roman que de voir dans la Réforme un phénomène germanique. Elle-même, d'ailleurs, a eu clairement conscience de cette universalité de ses tendances et de ses principes. Au lieu de se rattacher au passé national, elle se glorifie de rompre avec lui si complètement qu'elle se considère comme le point de départ d'une ère nouvelle. Prétendant s'appliquer à tous les hommes, elle n'a pas voulu être seulement française, mais en dépit d'elle-même elle l'est devenue, et son caractère national a été en se développant sans cesse au détriment de son caractère cosmopolite. C'est que les circonstances ont obligé les Français à la défendre en se défendant eux-mêmes, à en faire leur bien propre, à confondre leurs destinées avec les siennes, bref à la nationaliser et en la nationalisant à la dénaturer. Qu'était-elle au début ? Une tentative de remanier l'État et la société conformément à ce rationalisme qui porte en Allemagne le nom d'Aufklarung et en France celui de philosophie. Et il apparaît clairement qu'en ceci, elle ne fait que s'avancer plus loin dans la voie où se sont engagés avant elle, en Prusse, Frédéric II et, en Autriche comme en Belgique, Joseph II. Le programme de l'Assemblée nationale et de la Constituante se confond en grande partie avec celui du « despotisme éclairé ». Pour le réaliser, il n'était nullement besoin d'une révolution, la monarchie absolue y suffisait. On oublie peut-être trop qu'en France même, elle avait déjà accompli, avant 1789, bien des réformes caractéristiques. Il suffira de rappeler ici, durant le règne de Louis XVI, la suppression du servage dans le domaine royal, l'égalité civile accordée aux protestants, le retrait de la législation sur les Juifs, le mariage considéré comme contrat civil, l'introduction du divorce, l'abolition de la torture. Évidemment, sous la poussée de l'esprit du temps, le gouvernement commençait à rompre avec la tradition si impitoyablement raillée par Voltaire. Les économistes et les encyclopédistes applaudissaient à ces initiatives. On put croire un instant, lorsque Turgot fut appelé au ministère, que le coup de barre était donné définitivement. Ce qui empêcha sans doute la monarchie française de persister dans cette direction, ce n'est pas, comme les révolutionnaires devaient le croire, que le roi fût un tyran, c'est au contraire qu'il était trop faible. Si Louis XVI eût possédé le pouvoir d'un Frédéric II ou d'un Joseph II, il n'eût probablement pas renvoyé Turgot. Mais absolu en théorie, il ne l'était pas du tout dans la pratique. La tradition de Louis XIV pesait sur lui de tout son poids et le paralysait. Pour enlever à la noblesse et au clergé tout pouvoir politique, Louis XIV les avait domestiqués. Il les avait exclus du gouvernement, mais il leur avait livré le palais. Ses successeurs devaient être les prisonniers de leurs courtisans. Ils ne purent régner qu'à condition de tolérer les innombrables abus dont vivait la cour; ils durent laisser mettre l'État au pillage. Pour réformer celui-ci, il eût fallu tout d'abord expulser les parasites de Versailles. Qui l'eût osé ? Au milieu de sa noblesse et de ses prélats de cour, le roi pouvait tout se permettre, à condition qu'il ne se permît rien à leur détriment. Comment eût-il pu rompre avec une aristocratie à laquelle il reconnaissait le droit de vivre de lui et dont il se considérait comme le père nourricier ? Il pouvait avoir des velléités de réformes, il n'avait ni le pouvoir ni d'ailleurs la volonté de les pousser au point où elles eussent sacrifié les privilégiés à la nation. Force fut bien pourtant de s'adresser à celle-ci lorsque le déficit grandissant eut amené le gouvernement au bord de la banqueroute. Mais convoquer les États-Généraux, que la royauté avait cessé de réunir depuis 1614, ce n'était pas se tourner vers l'avenir, mais vers le passé. C'était avouer sa faiblesse tout en refusant d'en reconnaître la cause. Car cette cause, elle était dans la prépondérance des privilégiés et les privilégiés allaient dominer aux États puisque des trois ordres dont se composait l'assemblée, ils en possédaient deux. Pour sortir de la crise, on faisait appel au peuple, non tel qu'il existait, mais tel qu'il avait existé deux siècles plus tôt. Le Tiers-État de 1789 si formidablement enrichi, si éclairé, si clairvoyant sur les vices du gouvernement, pouvait-il être sacrifié plus longtemps à la noblesse et au clergé ? Là où il aurait fallu une mesure radicale, on n'avait recours qu'à un expédient archaïque. Louis XVI est là tout entier, aussi faible que bien intentionné, voulant et n'osant pas, incapable de réaliser le bien qu'il souhaite et, dans sa conscience d'honnête homme timoré, espérant qu'on lui tiendra compte de ses bonnes intentions dans le moment même où il se donne les apparences de conspirer contre elles. La transformation des États-Généraux en Assemblée nationale était fatale. Le Tiers l'exigea dès le 17 juin, et dix jours plus tard les deux autres ordres acceptèrent le fait accompli, malgré le roi, malgré la cour, malgré eux-mêmes. La Révolution était commencée. Elle débuta par établir sur les ruines de l'Ancien Régime l'État moderne qu'appelaient à la fois de leurs vœux la bourgeoisie et le peuple. Ce que la monarchie avait timidement commencé, elle l'acheva avec une hardiesse et une ampleur qu'elle dût au sentiment de sa force. Son œuvre en ceci s'apparente à celle des souverains «éclairés» de Berlin et de Vienne. La seule différence, c'est qu'elle établit par la loi, ce qu'ils avaient établi par décrets. Joseph II ne s'y trompe point. Il se glorifie de voir son exemple si exactement suivi et ne se refuse pas le plaisir de montrer aux Belges que ses réformes, contre lesquelles ils protestent si obstinément, l'Assemblée nationale les adopte. Égalité civile, abolition des droits féodaux, réforme des codes, des tribunaux, du clergé, suppression des corporations de métier, il avait déjà voulu tout cela et son obstination avait pris les devants sur la France. En votant les lois qui sont restées depuis lors à la base de l'État moderne, celle-ci n'a donc fait que réaliser, si l'on peut ainsi dire, un programme international de réformes, conçu et en partie appliqué déjà non seulement en Prusse et en Autriche, mais même dans le grand-duché de Toscane et en Savoye. Rien en cela qui soit proprement français d'origine. Et si la Révolution s'en était tenue là, elle ne serait pas plus révolutionnaire que ne l'avaient été avant elle tant de despotes « éclairés ». Mais son originalité réside justement en ceci, que si elle emprunte au despotisme son programme, elle s'élève en même temps contre le despotisme. Ailleurs, les souverains absolus ont fait l'État; en France, au contraire, c'est contre le souverain qu'il a été fait. Et c'est en cela que l'œuvre de l'Assemblée nationale est une œuvre révolutionnaire. Elle se tourne contre la royauté parce que la royauté semble avoir failli à sa tâche. Sous Louis XV et sous Louis XVI, elle a trop sacrifié le peuple aux privilégiés pour que son impuissance, en présence des abus, n'apparaisse pas comme une complicité. Si on a tant souffert de l'aristocratie, c'est que le roi s'est solidarisé avec elle. Aux yeux de Camille Desmoulins, qui n'est en cela que l'interprète de l'opinion courante, tous les rois de France, à l'exception du seul Henri IV, ami des paysans, ne sont que des «monstres», des «débauchés» et des «tyrans». Le passé national n'apparaît aux réformateurs que comme un entassement effroyable d'aberrations et de crimes. L'éducation classique qu'ils ont reçue et la philosophie qu'ils professent renforcent encore l'aversion qu'il leur inspire. L'une et l'autre les dressent contre le despotisme : la première, en leur assignant comme idéal la liberté républicaine du citoyen antique, la seconde, en les convainquant que l'homme, bon par nature, n'a été corrompu que par les vices de la société et du gouvernement. La révolution des colonies américaines de l'Angleterre est arrivée juste à point pour les renforcer dans leur opinion. S'ils applaudissent avec tant d'enthousiasme à sa «déclaration des droits», c'est que précisément ils l'interprètent comme une justification de leur théorie. Ce qu'ils y découvrent, c'est l'application d'une politique fondée sur le droit naturel. Contre INTRODUCTION lui ne prévaut aucun pouvoir, et cependant tous le méconnaissent ou le violent. Aussi toute insurrection est-elle légitime et apparaît-elle même comme le plus sacré des devoirs. «Le peuple a toujours raison parce que le peuple veut toujours le bien, même s'il ne le voit pas toujours ». Les « aristocrates » du Brabant eux-mêmes sont dignes de sympathie puisqu'ils se soulèvent contre un « tyran ». Rien d'étonnant si l'Assemblée nationale, sous l'empire de ces idées, fut hantée par la terreur du despotisme. Elle salue la prise de la Bastille comme l'aube de la liberté politique, et quelques semaines plus tard (août 1789) en proclamant les droits de l'homme et du citoyen, elle se flatte de fonder la constitution sur des principes inébranlables et universels puisqu'ils sont ceux de la nature humaine. En conséquence, la souverainté est transférée du roi à la nation, c'est-à-dire d'un homme à l'ensemble de tous les hommes. Mais ne pouvant l'exercer elle-même, la nation la délègue à des législateurs. Le roi en sera réduit au pouvoir exécutif et toutes les précautions sont prises pour qu'il ne puisse pas abuser de son autorité pour rétablir la « tyrannie ». Elles sont même si bien prises qu'en réalité elles suppriment le gouvernement. Le chef de l'État est amoindri au point de n'avoir plus la force de faire exécuter les lois. Ses ministres sont de simples commis; il ne dispose d'aucun agent ni dans les départements, ni auprès des municipalités ; le veto qu'on lui a reconnu est purement suspensif, et s'il conserve en théorie le commandement de l'armée, la garde nationale, qui lui échappe, pourra, en cas de besoin, se tourner contre l'armée. En fait, la constitution de 1789, par crainte du despotisme, a organisé l'anarchie. Et c'est ici que son œuvre apparaît viciée d'une contradiction fondamentale. Car enfin, pour appliquer toutes les réformes qu'elle a décrétées, pour démolir l'Ancien Régime et construire à sa place le régime nouveau, pour refaire l'État et la société, pour accomplir en un mot une transformation si radicale, si profonde, si étendue et si rapide que jamais, sauf peut-être lors des invasions musulmanes, dans aucun pays et dans aucun temps on n'en a vu de semblable, il faudrait que le pouvoir fût doué d'une force et d'un prestige correspondants à la tâche gigantesque qui lui est imposée. Or, on l'a énervé par défiance. Toute l'administration lui échappe. Elle appartient tout entière à des autorités électives sur lesquelles il n'a aucune prise et qui, faute de direction, s'entrechoquent et s'agitent dans l'incohérence. Manifestement on a trop compté sur la bonté naturelle des hommes. Joseph II s'en amusait et raillait l'Assemblée nationale qui remontait, disait-il, jusqu'à Adam pour trouver les vrais principes du gouvernement. Passe encore si la France avait pu se livrer sans péril à l'expérience formidable qu'elle tentait. Mais à partir du printemps de 1792, elle est en guerre avec l'Autriche, avec la Prusse, et bientôt avec l'Europe entière. Et alors se dévoile dans toute sa gravité la faiblesse du pouvoir central. L'impuissance du roi fait celle de l'armée, et cette impuissance, en même temps qu'elle les incline à s'entendre avec l'ennemi, les discrédite dans la nation. En revanche, sous la menace de l'étranger, le patriotisme se réveille. Le Français réapparaît sous l'homme libre. Paris, qui depuis si longtemps déjà dirige l'opinion, assume la tâche de sauver la France et avec elle la Révolution. Jusque-là, celle-ci n'avait été qu'humaine, et voici qu'elle devient française. La souveraineté du peuple proclamée en théorie va devenir la plus terrible des réalités, car dans la crise qui l'assaille, il ne peut plus être question d'énerver le pouvoir sous prétexte de garantir la liberté des citoyens. Le salut public doit l'emporter maintenant sur toute autre considération. Ce qu'il faut à la France menacée sur toutes ses frontières par l'invasion et au dedans d'elle-même par l'insurrection, c'est un pouvoir ramassé, centralisé, capable des réactions rapides qui sont indispensables, ayant la force, ne voyant que le but à atteindre et y allant à travers tout. L'ennemi intérieur sera abattu commel'enneini extérieur repoussé. Plus de monarchie, puisque le roi conspire contre la nation. La République est proclamée et, pour se défendre, elle a recours à la dictature jacobine. La passion politique et la passion nationale s'exaltent. Pour trouver semblable sursaut de fanatisme, il faut remonter à l'époque des guerres de religion. Le massacre des prisonniers en septembre 1792 fait penser à la Saint-Barthélemy. Comme jadis aux protestants, on reproche aux aristocrates de pactiser avec l'étranger. Les modérés sont suspects. Tous ceux qui avaient rêvé d'un régime constitutionnel à l'américaine ou à l'anglaise sont aussi honnis que jadis les adeptes de la tolérance religieuse. Dumou-riez trahit, Lafayette émigré, la Terreur est à l'ordre du jour, et le gouvernement révolutionnaire asservit la nation pour mieux l'affranchir. Dans une sorte de délire lucide, au cri de « guerre aux tyrans » s'institue la tyrannie. La Convention règne, mais c'est le Comité de salut public qui gouverne. Un régime aussi terrible ne pouvait être qu'un régime provisoire. L'exaltation dont il est né est un état trop violent pour être durable. 11 disparaîtra en même temps que s'apaiseront les passions qui le soutiennent, ou, pour mieux dire, aussitôt que tombera l'accès de fièvre jacobine auquel est en proie la Commune de Paris. Car c'est Paris qui impose à la France, avec la dictature, la démocratie égalitaire des sans-culottes. De l'autonomie administrative et du libéralisme humanitaire de la constitution de 1789, nulle trace ne subsiste. L'une et l'autre sont également suspects et c'est pour y être restés fidèles que les Girondins périront. Pour rallier à Paris les départements, la constitution de 1793 proclame le suffrage universel. Mais au milieu de la tourmente qu'on traverse, elle n'est pas appliquée et la grande ville continue à imprimer au pays les soubresauts de sa violence. Il ne suffit plus d'avoir soumis l'Église à la nation, on s'en prend maintenant à la religion elle-même. Elle n'est qu'une superstition dangereuse, l'alliée de l'aristocratie et, comme celle-ci, elle doit disparaître. Au reste, ni dans le domaine politique, ni dans le domaine religieux, le gouvernement révolutionnaire n'a poussé ses tendances jusqu'à leurs dernières conséquences. Son représentant le plus complet, Robespierre, n'est pas plus athée qu'il n'est communiste. S'il veut déchristianiser la France, c'est pour l'unir dans le culte de l'Être suprême, et s'il déclame contre les riches, ce n'est pas pour socialiser les fortunes, mais pour les égaliser. Son idéal, comme celui de tous les jacobins, c'est l'homme vertueux et libre, également affranchi des dogmes et du joug de l'aristocratie, revenu dans la cité à la bonté native qu'avaient pervertie en lui les rois, les nobles et les prêtres, rendant hommage à Dieu dans son cœur et dont la liberté a pour base l'égalité. Les athées sont aussi dangereux que les communistes. Les uns sont des monstres, les autres, des anarchistes, et pêle-mêle avec les aristocrates, les prêtres, les tyrans et les hypocrites, c'est-à-dire les modérés, ils monteront à la guillotine. Cette philanthropie fanatique et sanguinaire lui destinait aussi ses apôtres. La Terreur, après avoir sauvé la République, repoussé l'ennemi, écrasé les révoltes intérieures, devait périr de son triomphe. Elle n'avait été qu'un moyen : la France la rejeta dès que sa tâche fut accomplie. Née de la défaite, elle mourut de la victoire. La chute de Robespierre et la réaction de Thermidor (27 juillet 1794) ne suivent que d'un mois la bataille de Fleurus. Avec le Directoire et la constitution de l'an III s'ouvre la réaction inévitable. On a horreur de tant de sang versé; la guillotine a compromis la démocratie. Ce dont la France a besoin maintenant, c'est d'ordre et de repos. On cherche à stabiliser la Révolution et à organiser l'État conformément aux droits de l'homme et aux intérêts de la classe nouvelle qui, enrichie des dépouilles de l'Ancien Régime, attend l'occasion de prendre le pouvoir et d'affermir sa fortune récente. La Terreur s'appuyait sur le jacobinisme parisien, le Directoire s'appuiera sur les bourgeois et les paysans que la vente des biens nationaux a enrichis. La propriété est proclamée la base de l'ordre social, non sans doute l'ancienne propriété privilégiée, mais la propriété nouvelle qui des mains de l'Église et des émigrés a passé aux mains de la nation. Par un curieux mais bien compréhensible retour des choses, tous les nouveaux propriétaires considèrent maintenant la République comme la condition indispensable de la conservation de la société. C'est ce qui explique les fluctuations à première vue si étranges de la politique du Directoire. Les royalistes, en effet, la Terreur abattue, ont repris courage. La modération du nouveau régime, au lieu de les rallier autour du gouvernement, les excite à le renverser, si bien qu'ils le contraignent, chaque fois que le péril paraît menaçant, à se rejeter vers les jacobins, pour maintenir grâce à eux la République qu'il veut pourtant organiser contre eux. De là, au milieu de mouvements contradictoires, la continuation d'une anarchie entrecoupée de « journées » et d'insurrections que l'on ne parvient finalement à abattre qu'en faisant appel à l'armée. Car de plus en plus l'influence de l'armée grandit dans la nation. Elle a le prestige et la force et, puisqu'elle est l'armée, elle est l'ordre. Par elle, on se sent aussi rassuré contre un retour de l'ennemi que contre un retour de la Terreur. Elle a donné à la France cette frontière du Rhin que si longtemps la monarchie a visée sans pouvoir y atteindre. Au début, dans le premier enthousiasme de la Révolution, l'Assemblée nationale s'était magnanimement proclamée la libératrice des peuples et avait répudié la conquête. Les mêmes principes humanitaires qui dictaient sa conduite au dedans devaient diriger sa politique au dehors. Mais bientôt la guerre avait mis fin à ce généreux désintéressement. Comment abandonner à eux-mêmes les pays que l'on avait affranchis ? Leur annexion s'imposait, non seulement pour s'en faire une défense, mais encore pour profiter de leurs ressources, entretenir la guerre par la guerre et sauver la République de la banqueroute. C'eût été une duperie d'assumer plus longtemps le rôle d'apôtres désintéressés et, au milieu de l'Europe hostile, de ne prétendre combattre que pour l'humanité. L'idéologie révolutionnaire, qui était encore de mode après Jemappes, cessa de l'être après Fleurus. Désormais on accepte franchement la réalité. La République n'agit plus pour le genre humain mais pour elle-même, et son intérêt est la règle de sa conduite. Elle devient franchement impérialiste dans le même temps où elle renonce à son idéal humanitaire. Ainsi la Révolution a rompu tout à la fois et avec la démo- cratie et avec le cosmopolisme. La tâche qui s'impose maintenant à elle, c'est de s'organiser. Elle ne renonce à aucun de ses principes ; elle continue à se réclamer des droits de l'homme et de la souveraineté du peuple, mais elle va les adapter à ses besoins, qui sont les besoins de la France. Après avoir jeté les bases de l'État moderne, elle va fonder l'État national. C'est à lui, en effet, qu'aboutit l'immense effort auquel mit fin le coup d'État de brumaire. Repétri par les mains de Napoléon, il n'en conservera pas moins son esprit originel. Au lieu de renier les droits de l'homme, l'Empire, au contraire, en a imprégné le corps politique et le corps social. Il n'est point jusqu'à la souveraineté nationale qu'il n'ait respectée puisque c'est d'elle qu'il se réclame. A première vue, rien ne paraît plus incompatible avec l'Assemblée nationale de 1789 que le Corps législatif de 1800. L'une est omnipotente, l'autre n'est qu'une façade derrière laquelle agit le despotisme. Mais qu'on y prenne garde, ce despotisme, ce n'est pas celui de l'Ancien Régime, c'est à vrai dire la toute-puissance de l'État administré et centralisé conformément aux principes révolutionnaires. Cet État, on l'a vu, l'Assemblée nationale avait été incapable de le réaliser. Après elle, ni la Terreur ni le Directoire n'y avaient réussi. Ce fut le rôle de Napoléon de l'établir si solidement que son armature subsiste encore dans tous les pays auxquels il s'est imposé. Les révolutions du XIXe siècle ne seront plus comme celles du XVIIIe des révolutions contre l'État, mais des révolutions dans l'État. L'édifice est construit où jusqu'à nos jours se sont combattus tous les partis et ceux-là même qui l'ont le plus ébranlé ou remanié, n'ont pas voulu le détruire, mais s'en emparer. CHAPITRE PREMIER JBMAPPES I Depuis Philippe-Auguste, les rois de France n'avaient cessé de tendre avec autant d'énergie que de patience à la domination de la Belgique. A travers les siècles elle était restée l'objectif principal de leur politique extérieure. Elle leur était également indispensable, soit qu'ils songeassent à la défense de leur royaume, dont elle constitue vers le nord le prolongement naturel, soit qu'ils eussent en vue d'imposer leur hégémonie à l'Europe en menaçant à la fois, par elle, l'Angleterre et l'Allemagne. Mais à toutes les époques aussi, l'Europe s'était acharnée à leur en disputer la possession. C'est à coup de guerres européennes que la monarchie avait lentement progressé dans les Pays-Bas, et l'annexion d'Arras, de Lille, de Douai, de Valenciennes avait été le résultat de luttes formidables et de congrès internationaux. Après avoir un instant touché au but, Louis XIV avait dû céder à la coalition de ses adversaires. Le traité d'Utrecht lui avait imposé enfin une limite que le traité de la Barrière avait aussitôt transformée en un rempart contre la France. L'œuvre séculaire de la monarchie restait inachevée : ni la côte de Flandre, ni la ligne de la Meuse n'étaient tombées en son pouvoir. MÉCONTENTEMENT DES BELGES CONTRE L'AUTRICHE l5 Il était réservé à la Révolution de continuer la tradition de l'Ancien Régime et d'accomplir en ceci la mission de la royauté. Sa grandiose et fougueuse expansion sur le monde devait tout d'abord la précipiter sur la Belgique. Dans la voie que Philippe-Auguste avait ouverte par la victoire de Bouvines (1214), elle débuta par celle de Jemappes. La déclaration de guerre lancée par Louis XVI à l'Autriche, le 20 avril 1792, sous la pression de l'opinion publique et de la force des circonstances, allait donc rouvrir l'ère des guerres européennes en rouvrant la question de la Belgique. Il importait peu que, dans un élan d'idéalisme humanitaire, l'Assemblée nationale eût solennellement déclaré qu'elle ne voulait pas de conquêtes et n'ambitionnait que d'affranchir les peuples du joug des tyrans. On ne déchaîne point la guerre sans s'y asservir. La lutte entreprise au nom des droits de l'homme devait fatalement aboutir aux dures réalités de l'annexion. Cette lutte, la Belgique l'attendait, ou pour mieux dire, elle l'espérait. La restauration autrichienne l'avait laissée en proie à un mécontentement et à un malaise incurables (l). Tous les partis étaient également exaspérés. A peine réinstallés à Bruxelles, les gouverneurs, Marie-Christine et Albert de Saxe Teschen, s'étaient rendu compte des périls qui les entouraient. Sauf quelques fonctionnaires, personne ne s'était rallié à un régime qui ne se maintenait que par l'occupation militaire. Il ne servait à rien de prodiguer les bonnes paroles et les promesses. Les avances faites aux Vonckistes n'arrivaient qu'à aigrir davantage le clergé et le parti des États : elles ne ramenaient au gouvernement aucun démocrate. Si forte qu'elle fût, l'hostilité que les factions nourrissaient l'une contre l'autre, ne les empêchait point de s'associer en un même sentiment de résistance au gouvernement. L'indépendance dont on avait joui un instant durant la révolution brabançonne demeurait dans les vœux de tous, et tous l'espéraient de la France. Par haine de l'Autriche, les conservateurs applaudissaient à la Révolution et attendaient avec impatience le moment où ses (1) Histoire de Belgique, t. V. 2e édit., p. 537 et suiv. l6 JEMAPPES armées les délivreraient du joug et leur apporteraient la liberté. Les Joséphistes même étaient furieux de ce qu'on ne leur eût pas « sacrifié tout le reste des habitants » (l). Le pays, au surplus, regorgeait d'agents et d'émissaires français. Une habile propagande soutenait les espoirs des démocrates et leur gagnait de nouvelles recrues. Le peuple commençait à s'agiter et à s'enthousiasmer des réformes édictées par l'Assemblée législative. En 1791, Marie-Christine écrit à l'empereur que les idées subversives se répandent, que, dans le Luxembourg, des paysans protestent contre la dîme, qu'une fermentation dangereuse se propage et qu'elle s'attend à une insurrection (2). Bruxelles vit dans la fièvre. La jactance des émigrés royalistes dont la ville regorge surexcite encore l'opinion en faveur du «système français». La fameuse Théroigne de Méricourt, qui y passe au mois de décembre 1791, s'y vante tapageusement d'avoir vu l'empereur à Vienne et déclare qu'il applaudit « à ses principes et sentiments » (3). A cela s'ajoute l'agitation entretenue de Lille, de Douai et de Paris par les réfugiés belges et liégeois qui ont fui le pays lors de la rentrée des troupes autrichiennes. Anciens soldats et officiers de l'armée brabançonne et de l'armée liégeoise, hommes politiques ou simples intrigants, ils s'efforcent de hâter le moment où les événements leur permettront de rentrer en vainqueurs dans la patrie. Entre eux, d'ailleurs, aucune entente. Vonck malade et désorienté par les progrès trop rapides des idées françaises, ne parvient pas à retenir sous son influence les partisans qui sont venus le rejoindre à Lille. Effrayé de leur hardiesse, il n'ose les suivre pour rester leur chef; abandonné et aigri, il mourra tristement en exil le 1er décembre 1792. Van der Mersch, aussi dérouté que lui et débilité par une vieillesse prématurée, renonce à jouer un rôle qui l'effraye et finit par regagner, pourvu d'un sauf-conduit (1) H. Schlitter, Briefe der Erzherzôgin Marie-Christine an Leopold IL, p. 157 (Vienne, 1896). (2) Ibid., p. 159. Cf p. 165, 177, 181. (3) Ibid , p. 211. LE COMITÉ DES BELGES ET LIÉGEOIS UNIS 17 autrichien, sa propriété de Dadizeele, où il s'éteint peu de mois après (14 septembre 1792). A Douai, un jeune écervelé, le comte de Béthune-Charost, prétendant descendre des comtes de Flandre, cherche, en s'adressant à la fois aux «statistes» et aux «démocrates», à risquer un coup de force contre Bruxelles (l). En rapport avec des professeurs de l'université de Louvain et des membres des États de Brabant, il dilapide sa fortune à mettre sur pied un corps de «confédérés». Il excite les troupes autrichiennes à la désertion et va jusqu'à faire rédiger en latin des brochures destinées à débaucher les soldats hongrois. Rien ne pouvait évidemment sortir de cette équipée. Elle prit fin lorsque le gouvernement français eut décidé, au mois de décembre 1791, à la demande de celui de Bruxelles, de ne plus tolérer de rassemblements armés dans les places fortes de la frontière. En revanche, les réfugiés que Paris attire de plus en plus nombreux, déployent une énergie qui s'alimente et s'excite de celle de la grande ville. Les démocrates belges y rencontrent les démocrates liégeois et de la communauté de leurs rancunes, de leurs aspirations et de leurs principes, nait, dès le 20 janvier 1792, le «Comité révolutionnaire des Belges et Liégeois unis». Plus rien chez eux de la modération de Vonck. Dans la capitale enfiévrée, ces exilés se laissent entraîner par l'idéalisme passionné des Jacobins et des Montagnards. A leur exemple, ils veulent «régénérer» leur patrie et, sentant la guerre inévitable, ils s'y préparent. Une légion liégeoise se (1) Il s'occupait déjà des troubles de la Belgique en 1790. Voy. E. Hubert, Correspondance des Ministres de France accrédités à Bruxelles de 1780 à 1790, t. II, p. 311 et suiv. (Bruxelles 1924). Sur lui, cf. A. Borgnet, Histoire des Belges à la fin du XVIIIe siècle, t. I, p. 327 (Bruxelles, 1861); H. R. von Zeissberg, Zwei Jahre belgischer Geschichte, t. I, p. 207 (Vienne, 1891); Schlitter, Briefe der Marie-Christine, p. 213, 266, 270, 274, 334; A. Chuquet, Jemappes et la conquête de la Belgique, p. 53 (Paris. 1890); H. Boulanger, L'Affaire des Belges et Liégeois unis. Revue du Nord 1910, p. 235 et suiv. L'arrêt par lequel le Conseil de Brabant le décréta de prise de corps le 27 mars 1792 (imprimé à Qand « bi] L. Lemaire, op den Kalanderberg ») fournit sur lui des détails intéressants. Son rôle est d'ailleurs encore très mal connu et pourrait faire la matière d'une étude qui serait au moins curieuse. Hist. de Bblg. VI forme à Givet, trois légions belges, à Lille, qui entreront en campagne avec les armées françaises. La victoire obtenue, une constitution nouvelle sera donnée au pays. Puisqu'on aura la force, rien ne sera plus simple que d'y organiser l'ordre nouveau sur les ruines du passé. De celui-ci, rien ne subsistera plus. La constitution dont le « manifeste des Belges et Liégeois unis » promulgue les principes, est un des symptômes les plus caractéristiques de cette foi naïve dans les lumières de la raison abstraite et dans la vertu du peuple qui, en ces premiers temps d'enthousiasme révolutionnaire, s'est imposée avec l'ascendant irrésistible d'une révélation (l). Basée sur les droits de l'homme, la république belge de l'avenir sera réellement une démocratie. Le pouvoir législatif y appartiendra à une assemblée élue au suffrage direct et universel par tous les citoyens majeurs ; l'exécutif, à un sénat de quinze membres doué du droit de véto, mais dont les décisions seront soumises au referendum. Il est impossible de réaliser plus complètement la souveraineté du peuple. Avec un zèle de néophytes, les Belges et Liégeois unis ne se contentent pas delà constitution française de 1791. Évidemment influencés par les partisans de la démocratie égalitaire et républicaine qui commencent à s'affirmer dans les clubs parisiens, ils vont du premier coup à l'extrême et, dès le mois d'avril 1792, témoignent d'un radicalisme politique où la Convention elle-même n'atteindra pas. Si fort qu'elle fasse abstraction de l'histoire et des réalités, leur ardeur novatrice pourtant n'en porte pas moins, et d'une façon frappante, un caractère national. Car cette république dont ils rêvent, ce n'est pas seulement une république indépendante de la France, mais une république qui comprendra en une même nation les Pays-Bas autrichiens et le pays de Liège. En même temps qu'ils anéantissent au nom des droits de l'homme les institutions séculaires de leur patrie, ils abolissent les suzerainetés particulières qui s'imposent à elle. Et (1) Le manifeste a paru à Paris « l'an IV de la liberté française ». En réalité il date d'avril 1792. PREMIÈRES OPÉRATIONS MILITAIRES '9 ce faisant, ils suivent, sans qu'ils s'en doutent, la direction de l'histoire. Cette séparation artificielle que la politique a maintenue si longtemps, au mépris de leurs intérêts et de leurs traditions, entre les populations de la Belgique et du pays de Liège, ils la suppriment. Des deux peuples si bizarrement enchevêtrés l'un dans l'autre et qui ne peuvent se passer l'un de l'autre, ils ne font plus qu'un seul peuple. La Belgique qu'ils se croient appelés à fonder sur la démocratie, c'est déjà la Belgique moderne, telle qu'elle sortira de la révolution de 1830. Le Comité des Belges et Liégeois unis ne pouvait avoir d'ailleurs et n'eut en effet que l'importance d'un groupe d'agitateurs et de recruteurs militaires. Son ardeur servait trop bien la politique française pour qu'elle ne lui permît pas de s'abandonner à ses illusions. Soigneusement tenu à l'écart des desseins du gouvernement, il collabora sans le savoir à préparer un avenir bien différent de celui qu'il espérait. Les opérations militaires sur la frontière belge avaient immédiatement suivi la déclaration de guerre à François II (l). Les Autrichiens étaient prêts à recevoir le choc. Si leur armée des Pays-Bas ne comptait que 30,000 hommes, c'étaient des troupes d'élite commandées par des chefs excellents : Bender, Clerfayt et Beaulieu. Les Français avaient la supériorité du nombre, mais on savait qu'ils étaient travaillés par l'indiscipline, qu'ils se méfiaient de leurs officiers et que les volontaires étaient incapables de tenir en rase campagne contre de vieux régiments. Les premières rencontres ne justifièrent que trop bien ces prévisions. Le 29 avril 1792, Dillon marchant de Lille sur Tournai, voyait ses soldats pris de panique s'enfuir éperduement, pendant qu'une même débandade dispersait ceux (1) Je me borne à renvoyer le lecteur à l'excellent ouvrage d'A. Chuquet, Jemappes et la conquête de la Belgique (Paris, 1890), auquel on pourra ajouter les études plus spécialement militaires de C. de La Jonquière, La bataille de Jemappes (Paris, 1902), et de de Sérignan, La première invasion de la Belgique (Paris, 1903). Le livre d'E. Cruyplants, Dumouriez dans les ci-devant Pays-Bas autrichiens (Bruxelles, 1912), donne des détails intéressants sur la participation des volontaires belges et liégeois aux opérations. Du côté autrichien, voy. H. R. von Zeissberg, Zwei Jahre belgischer Geschichte, 1791-1792. JEMAPPES de Biron autour deQuiévrain. La Fayette qui de Givet avait avancé ses avant-postes jusque Bouvignes, devait rétrograder par suite de ce double échec de ses camarades. Dans la nuit, les Bruxellois, réveillés par le bourdon de Sainte-Gudule, apprenaient ces nouvelles. Le lendemain ils voyaient avec étonne-ment passer par les rues les canons conquis sur l'ennemi et défiler un lamentable cortège de prisonniers. Luckner, substitué à Rochambeau comme généralissime des forces françaises, n'améliora pas la situation. Au mois de juin, son avant-garde entrait à Menin, puis à Courtrai. Mais dès le 29, elle était obligée de se réfugier sous le canon de Valen-lenciennes. L'intérêt de la lutte venait d'ailleurs de se déplacer du Nord dans l'Argonne. Le 14 juillet, la Prusse avait déclaré la guerre à la France et, le 19 août, le duc de Brunswick franchissait la frontière. Pour appuyer son mouvement, Clerfayt lui amenait 12,000 hommes de l'armée des Pays-Bas. La défaite de la France paraissait certaine. L'insurrection de la commune de Paris, la suspension du roi, la fermeture des couvents, le bannissement des prêtres insermentés, le massacre des prisonniers, la défection de La Fayette semblaient annoncer l'agonie de la Révolution. L'échec des Prussiens à Valmy (20 septembre) puis leur retraite renversèrent d'un seul coup la situation. Le duc de Saxe-Teschen, qui venait de mettre le siège devant Lille (29 septembre), s'empressa de décamper au bruit que Dumouriez, le vainqueur des invincibles Prussiens, se hâtait vers le Nord. Dumouriez était décidé à fonder décidément son prestige par une campagne courte et glorieuse. Ambitieux et intrigant, il rêvait de dominer la France en s'acquérant par la conquête de la Belgique un ascendant militaire irrésistible. 11 allait se montrer aux Belges en libérateur et il comptait sur une insurrection de leur part. Il les connaissait depuis longtemps, ayant jadis, durant la révolution brabançonne, été chargé de missions politiques parmi eux. S'il entendait les conquérir, il n'entendait pas les annexer. Son plan était de les constituer en en une république dont il eût été l'arbitre, sur laquelle il eût pu compter dans les projets qu'il méditait contre la Convention, et qui lui eût servi au besoin à se ménager un rapprochement avec l'Autriche. Durantson ministère(mars-juinl792), il avait expédié quantité de militaires à Bruxelles. Il était en rapport avec des hommes de tous les partis, se donnant comme étranger à leurs querelles et n'ambitionnant que l'affranchissement du pays. Au moment de franchir la frontière, il se fait précéder par des manifestes. Il donne pour instructions à ses généraux de laisser les populations libres de se prononcer à leur guise et de ne point influencer les opinions d'un peuple « qui veut se donner une constitution parce qu'il en a le droit » (l). Il ne se présente que comme l'ennemi du «tyran autrichien». Les commissaires de la Convention qui suivent son armée s'arrêtent à Valenciennes pour bien montrer que la France n'entend pas s'imposer à la Belgique. «Nous entrerons incessamment sur votre territoire, proclame-t-il le 28 octobre, pour vous aider à planter l'arbre de la liberté, sans nous mêler en rien de la constitution que vous voudrez vous donner. Pourvu que vous établissiez la souveraineté du peuple et que vous renonciez à vivre sous les despotes, nous sommes vos frères »(2). Comment pourrait-on douter d'ailleurs de ses intentions, quand on voit marcher dans son armée les régiments belges et liégeois, et le Liégeois Philippe Devaux faire partie de son état-major ? L'armée autrichienne attendait à Jemappes, sous le commandement de Bender, le choc des républicains. La position avait été soigneusement fortifiée et les avantages du terrain compensaient l'infériorité numérique de ses défenseurs. II ne paraissait pas douteux que les solides régiments impériaux repousseraient sans peine l'attaque des carmagnoles. On savait maintenant que Valmy n'avait été qu'une simple canonnade et que la dysenterie avait joué le rôle principal dans la retraite de Brunswick. Il serait beau de voir l'Autriche battre (1) A. Sorel, L'Europe et la Révolution française, t. III, p. 160. (2) Cruyplants, op. cit.. t. I, p 313. JEMAPPES les révolutionnaires devant lesquels la Prusse avait cédé. Marie-Christine attendait la nouvelle d'une victoire, et les émigrés royalistes de Bruxelles s'apprêtaient à reprendre enfin, dans quelques jours, le chemin de Paris. En marche depuis le 27 octobre, à la tête de 60,000 hommes, Dumouriez, après avoir refoulé les avant-postes ennemis, parut le 6 novembre devant les hauteurs de Jemappes. La bataille dura toute la journée avec autant d'acharnement dans la défensive que de fougue dans l'assaut. L'élan des Français eut enfin raison de l'obstination autrichienne. L'attaque en masse, qui devait plus tard devenir une tactique, révéla pour la première fois sa puissance durant ce choc entre deux armées dont le duel était celui du passé et de l'avenir. A la fin du jour, la position était emportée au chant de la Marseillaise. Bender battait en retraite en bon ordre et sans être inquiété. Mais l'inattendu de sa défaite la rendait plus éclatante. Jemappes affirmait la force de la République comme Bouvines avait affirmé jadis celle de la royauté. Elle inaugurait triomphalement son expansion sur le monde en lui donnant la Belgique. Il ne fallait pas songer, en effet, à la lui disputer. Depuis la démolition par Joseph II des places de la Barrière, Luxembourg seul pouvait encore arrêter l'ennemi. La retraite s'imposait et Bender n'hésita pas à l'ordonner. Dès le 7 novembre, Bruxelles était évacué par le gouvernement, et la foule lamentable des émigrés fuyait en désordre vers l'Allemagne ou vers la Hollande, au milieu des huées et des injures. Car, dans un sursaut d'enthousiasme, la Belgique acclamait les vainqueurs. La Révolution française vengeait la Révolution brabançonne et rapportait l'indépendance à la nation. Les manifestes de Dumouriez ne l'attestaient-ils pas solennellement, et la Convention nationale ne promettait-elle pas son appui à tous les peuples qui voudraient s'affranchir? La République récemment proclamée en France (21 septembre) ne pouvait offusquer les Belges : ne l'avaient-ils pas proclamée eux-mêmes dès 1790 en se soulevant contre Joseph II? Le sentiment monarchique avait sombré chez eux avec l'attache- PROJETS DE DUMOURIEZ SUR LA BELGIQUE 23 ment à la dynastie. Pour l'État libre qu'ils s'attendaient à constituer, il n'existait d'autre forme possible que la forme républicaine. Ce fut donc au milieu des effusions de tous les partis, momentanément réconciliés dans la joie générale, que Dumouriez fit son entrée à Mons le lendemain de la bataille. Le cri de « Vivent les sauveurs des Belges » saluait le défilé des troupes. L'aigle impériale était abattue et remplacée par le bonnet de la liberté. Les discours du vainqueur provoquaient autant d'allégresse que de confiance. « Nous venons, décla-rait-il aux magistrats qui lui apportaient les clefs de la place, nous venons comme frères et amis pour vous engager à fermer vos portes à vos anciens oppresseurs et à défendre la liberté que nous vous avons conquise (l). » Les mêmes scènes se renouvelèrent quelques jours plus tard à Bruxelles, où les Français entraient le 14 novembre au bruit des salves de l'artillerie et des cloches sonnant à pleine volée. Puis ce fut au tour de toutes les villes d'y assister à mesure que les libérateurs les occupaient. L'armée autrichienne réduite à 18,000 hommes se retirait lentement, livrant de loin en loin de petits combats d'arrière-garde. Par Louvain et Tirlemont les Français la suivirent jusqu'à Liège, où ils furent reçus avec transport le 28 novembre, puis jusqu'à la Roer, où ils s'arrêtèrent. La citadelle d'Anvers résista quatre jours avant d'ouvrir ses portes à Miranda (28 novembre) (2). Celle de Namur se rendit à Valence le 2 décembre. Le drapeau autrichien ne flottait plus que sur la forteresse de Luxembourg. Et comme pour mieux marquer encore l'affranchissement de la Belgique, le 16 novembre était solennellement proclamée l'ouverture de l'Escaut. La libération économique semblait descendre de Jemappes avec la libération politique. (1) A. Chuquet, Jemappes, p. 101. (2) C. Parra-Pérez, Miranda et la Révolution française, p. 49 et suiv. (Paris, 1925). Voir ibid. des détails intéressants sur l'ouverture de l'Escaut par une flottille militaire. 24 JEMAPPES II S'il eût été l'arbitre des événements, il n'est point douteux que Dumouriez n'eût doté les Belges de cette indépendance qu'ils acclamaient en lui avec tant de naïve confiance. Ses promesses n'étaient pas mensongères. Une république amalgamant les Pays-Bas autrichiens avec le pays de Liège, qui l'eût reconnu comme protecteur, lui eût donné la force et le prestige auxquels aspirait son ambition inquiète. S'il avait affecté quelque temps des allures jacobines, il rêvait maintenant de restaurer en France un gouvernement constitutionnel. Déjà son « modérantisme » était dénoncé à la Convention et dans les clubs de Paris. Ce lui était un motif de plus pour fonder en Belgique une constitution républicaine qui, par l'alliance de la liberté et de la sagesse, l'eût désigné comme chef aux modérés et aux conservateurs libéraux épouvantés par l'arrivée au pouvoir de Danton et des Montagnards. L'autonomie qu'il imaginait pour la Belgique était ainsi subordonnée à ses projets sur la France, et il ne s'y intéressait que dans la mesure où elle pouvait leur être utile. Dès le début, il s'était efforcé de se gagner les Belges. Il n'ignorait pas que le radicalisme jacobin n'avait parmi eux qu'un nombre infime d'adhérents. Tout de suite il avait rompu avec le Comité des Belges et Liégeois unis dont les outrances l'eussent irrémédiablement compromis. Il se dépouillait de toute morgue révolutionnaire, s'ingéniait à ne pas froisser la bourgeoisie et cherchait même à se rapprocher de la noblesse. Le bruit courut dans les salons de Bruxelles que Mlle de Crum-pipen était sa maîtresse (l). Quant au clergé, s'il était impossible de lui témoigner une faveur qui eût fait scandale parmi les troupes, du moins s'abstenait-il d'afficher à son égard l'arrogance et le dédain des sans-culottes. Surtout, il continuait à s'affirmer l'ami et le libérateur de la nation. (1) Revue historique de la Révolution française, t. V, [1914], p. 55. Le 25 novembre, il déclarait aux députés des communes du Hainaut qu'il était constitué agent de la nation française auprès du « peuple belge ». 11 affirmait que les Français étaient les frères des Belges et ne voulaient que leur indépendance. Il fallait se hâter, disait-il, de constituer aussitôt un peuple libre et de convoquer une « convention nationale ». Ses lieutenants recevaient l'ordre d'annoncer partout que si la France n'entendait pas imposer une constitution à la Belgique, il fallait du moins que celle-ci en fît une. En attendant, il importait d'élire des « administrations provisoires » qui prendraient les « conseils » des généraux français. Ce n'est que là seulement où les populations seraient assez « abruties » pour refuser les bienfaits de la liberté, qu'elles seraient traitées en ennemies. Quoiqu'il prétendît rester en dehors et au-dessus des partis, Dumouriez, en agissant ainsi, était fatalement entraîné à rompre avec les « statistes ». C'était les heurter en face que de prétendre substituer aux États souverains une convention nationale, que d'ordonner des élections, que de vouloir fondre les provinces et le pays de Liège en une seule et même nation, que de prôner la liberté comme si la Joyeuse-Entrée n'existait pas. Pour ces conservateurs obstinés, la désillusion était amère de voir le « libérateur » fouler aux pieds leurs convictions les plus chères et se révéler comme un Vonckiste déguisé sous l'uniforme républicain. Car, qu'il le voulût ou non, c'est sur les Vonckistes que Dumouriez en était réduit à s'appuyer. Il ne pouvait trouver que dans ce groupe de bourgeois « éclairés » et novateurs, acquis au culte des droits de l'homme et au dogme de la souveraineté du peuple, les auxiliaires décidés à fonder de commun accord avec lui la république belge. Mais en s'alliant avec eux, il allait se brouiller nécessairement avec les jacobins et avec les « statistes ». Si les premiers ne constituaient qu'une minorité remuante, ceux-ci en revanche, étaient redoutables. Soutenus par l'influence du clergé, ils pouvaient compter que les masses populaires se prononceraient en leur faveur dès qu'ils feraient appel au sentiment religieux. Dumouriez n'allait donc avoir pour lui qu'une partie de la bour- geoisie. Et encore ses adhérents étaient-ils fort loin de s'entendre. D'accord pour fonder une république belge, ils n'avaient ni organisation ni programme communs. Ces démocrates ne concevaient pas de même la démocratie. Presque tous se défiaient de la « populace » et n'acceptaient le suffrage universel que pourvu de garanties conservatrices. Un projet de constitution élaboré à cette époque est caractéristique de leur état d'esprit (l). « Tout en adoptant les principes démocratiques qui ont servi de base à la constitution française », il recommande « de les appliquer avec les réserves que l'on doit à un pays qui diffère de mœurs et d'opinions et qui n'est travaillé ni par les mêmes abus, ni par les mêmes besoins qui ont amené et nécessité la révolution en France ». Il ne peut être question de donner à la république belge la forme fédérative proposée par Vonck en 1790. L'idéal est d'unir en un seul corps politique les Pays-Bas et le pays de Liège. La souveraineté du peuple et l'égalité des citoyens sont à la base de l'ordre de choses nouveau. Le corps législatif sera élu au suffrage direct de tous les citoyens, à la seule exception des mendiants et des domestiques. Mais ce corps législatif comprendra une chambre spéciale élue par les seuls propriétaires. La propriété, en effet, étant accessible à tous, ne peut prêter au soupçon d'aristocratie. Bien différente de la noblesse, la propriété n'est pas un privilège. Les nobles pourront, s'ils le veulent, conserver leurs titres désormais dépouillés de toute signification politique. Les droits féodaux seront supprimés, avec indemnité pour ceux qui proviennent d'une concession de terre, sans indemnité pour ceux qui découlent de la servitude. Ainsi, de l'Ancien Régime rien ne subsistera plus. Mais dans la nouvelle république affranchie de l'Autriche, du morcellement provincial, des privilèges, des traditions et des droits acquis, une place prépondérante est réservée à la classe possédante ou, si l'on veut, à cette classe bourgeoise dont l'influence sociale n'a cessé de grandir depuis (1) 11 fut publié en décembre 1792, sous le nom de Constitution pour ta République Belgique par un citoyen belge. le milieu du XVIIIe siècle. Évidemment le rédacteur du projet reste fidèle aux principes formulés en 1789 par l'Assemblée nationale de France. Il a horreur du jacobinisme qui, de plus en plus, commence à soulever les pauvres contre les riches. Il est aussi libéral en politique qu'il est conservateur au point de vue social, et ses idées correspondent sans doute à celles de cette classe d'industriels, d'hommes d'affaires et d'avocats qui, après s'être groupés jadis autour de Vonck, empruntent maintenant leur programme à Mirabeau et à Lafayette. En un point d'ailleurs, et il est essentiel, ils restent bien en deçà de leurs modèles. Le projet insiste avec force sur la nécessité de ne pas toucher à l'Église. Celui qui l'a écrit sait que ses compatriotes sont essentiellement religieux. Il comprend que heurter le sentiment catholique du peuple ce serait tout perdre, et que l'abolition des privilèges de la noblesse a pour condition le respect des privilèges du clergé. Ainsi, dès la première rencontre de la Belgique avec la Révolution, surgit cette question religieuse qui, jusqu'au bout, et à travers les péripéties les plus diverses, ne cessera d'occuper le premier plan. Mais réclamer la destruction du passé en prétendant épargner l'Église, c'était proprement réclamer l'impossible. Car l'Église était trop intimement mêlée à l'État pour pouvoir subsister intacte parmi les ruines de celui-ci. Qu'on le voulût ou non, c'était la froisser dans ses intérêts et l'inquiéter pour son influence, que de prétendre détruire les antiques constitutions provinciales qui la reconnaissaient comme un ordre de l'État et l'associaient intimement au gouvernement de la nation. La question politique et la question religieuse s'enchevêtraient l'une dans l'autre, et le malentendu tragique qui, durant dix ans, devait troubler la France ne pouvait être épargné à la Belgique. Par intérêt autant que par conviction les conservateurs allaient identifier leur cause à celle de l'Église et contraindre ainsi leurs adversaires à diriger leurs coups tout ensemble contre elle et contre eux. On s'en aperçoit tout de suite partout où la démocratie se manifeste. Si ses partisans sont clairsemés dans les provinces autrichiennes, sauf en Hainaut, à Bruxelles et à Gand où 28 JEMAPPES l'influence des idées françaises leur a préparé la voie (l), dans le pays de Liège au contraire dès l'arrivée de Duinouriez, ils s'emparent de la direction du mouvement. La première révolution liégeoise avait déjà manifesté un caractère nettement anticlérical (2). Il était impossible que, menée maintenant par des hommes dont les idées s'étaient exaspérées durant leur exil à Paris, elle n'accentuât pas ce caractère. Ses chefs, les Fabry, les Bassenge, les Defrance, s'attaquent résolument à l'Église. Dans cette principauté épiscopale, c'est elle qu'on rend responsable de tous les « abus de l'Ancien Régime ». Aux yeux des démocrates, elle apparaît comme l'ennemie jurée des droits de l'homme. A peine la « cité » a-t-elle réinstallé le 3 décembre son « conseil municipal proscrit par les tyrans et rétabli provisoirement par les vengeurs des droits des peuples », que pour sanctionner le triomphe de la liberté, la cathédrale de Saint-Lambert, autour de laquelle s'est concentrée à travers les siècles non seulement l'histoire des évêques mais celle du peuple liégeois tout entier, est condamnée à la démolition. L'inspiration jacobine qui domine à Liège en maîtresse rend impossible, au surplus, cette fusion du pays de Liège avec la Belgique dont avait rêvé quelques mois plus tôt le Comité des Belges et Liégeois unis et qui était dans les plans de Dumouriez. Il est trop évident qu'elle aurait nécessairement pour conséquence une politique moins radicale et surtout moins hostile au clergé. Dumouriez lui-même sent bien qu'il faut céder ici à la passion politique sous peine de provoquer aussitôt une rupture. Dès le 7 décembre, il engage les Liégeois à créer une Convention nationale, et le jour même décide de réunir en assemblées primaires tous les citoyens âgés de dix-huit ans et de procéder sans retard à l'élection de 120 députés. En Belgique cependant, s'organisait le nouveau régime. Dès le lendemain de l'entrée des Français à Mons, le 8 novembre, des « administrateurs provisoires » avaient été nommés tumul- (1) Encore n'y forment-ils qu'une minorité, mais assez active et influente pour qu'il faille compter avec elle. (2) Histoire de Belgique, t. V, 2e édit., p. 503 et suiv. LES ADMINISTRATIONS PROVISOIRES ET LES CLUBS 29 tuairement à Sainte-Waudru. Quelques jours plus tard, Bruxelles assistait au même spectacle. Puis, au fur et à mesure des progrès de l'occupation, chaque ville avait substitué à ses anciens magistrats une nouvelle autorité municipale. Au début, sous l'action des Vonckistes, des volontaires et des troupes françaises, les choix, acclamés d'enthousiasme, avaient tous porté sur des démocrates ; mais bientôt les conservateurs et les «statistes» avaient repris courage. Partout, ils formaient la majorité et il leur suffisait de prendre part aux élections pour y dominer. A Namur, à Malines, à Louvain, à Anvers, à Bruges, les nouveaux administrateurs avaient été désignés parmi eux. Bientôt même ils prétendirent faire procéder à des élections nouvelles partout où, comme à Mons, à Bruxelles et à Gand, ils se trouvaient exclus du pouvoir. Il fallut que Dumouriez intervînt et donnât l'ordre aux généraux d'interdire leurs assemblées. De quel droit cependant les empêcher d'agir ? Et que pouvait-il répondre à leurs protestations ? N'avait-il pas promis solennellement de laisser le peuple exercer sa souveraineté ? Qu'était-ce donc que cette souveraineté si on ne pouvait l'exercer sans contrainte ? Les conservateurs s'en réclamaient au même titre que les démocrates. Ne leur était-il pas loisible de trouver la Joyeuse Entrée compatible avec les droits de l'homme ? Évidemment, en parlant comme il l'avait fait, Dumouriez avait commis une grave imprudence. Il ne pouvait plus se maintenir en dehors des partis. Il devait choisir et il se prononcerait nécessairement pour la « faction vonckistique ». Dans les villes où celle-ci avait pris le pouvoir, elle se hâtait fiévreusement d'agir. Se croyant appelés à constituer un monde nouveau et pleins de foi dans l'efficacité de leurs principes, les administrateurs provisoires y allaient de tout cœur. Leurs chefs sont des avocats sincèrement républicains et désintéressés. Une simplicité austère règne dans leurs séances, où personne ne porte d'insignes, où l'on reste couvert et où l'on délibère en présence du public. Coup sur coup, ils démolissent et ils édifient. A Bruxelles, ils prononcent la déchéance de la maison d'Autriche, votent l'égalité devant 3o JEMAPPES l'impôt, établissent un tribunal provisoire. A Mons, ils invitent toutes les communes de la province à nommer des municipalités et à constituer une assemblée générale des représentants du peuple souverain du Hainaut qui, réunie dès le 22 novembre, supprime la dynastie, les États, le Conseil de Hainaut, les ordres et les droits féodaux, et un peu plus tard décrète l'érection à Jemappes d'un monument en l'honneur des Français «morts en combattant pour la liberté des Belges» (l). Ils savent bien qu'ils ne représentent que la minorité de la nation, mais ils ont confiance dans leurs principes, comptent sur le triomphe inévitable des « lumières de la raison » et se sentent soutenus par Dumouriez. Suivant ses exhortations, ils s'efforcent de mettre sur pied une armée nationale et d'organiser la propagande en faveur de la réunion d'une Convention. En revanche, ils s'abstiennent prudemment d'attaquer l'Église. Ils savent trop bien que rompre avec le clergé, ce serait susciter contre eux l'hostilité des masses. Malheureusement, cette hostilité qu'ils redoutent, les clubs s'acharnent à la faire naître (2). Dès le lendemain de Jemappes, une « Société des Amis de la Liberté et de l'Égalité » s'est ouverte à Mons, puis au fur et à mesure des progrès de l'occupation, chaque ville a possédé la sienne. Ici, ni prudence ni réserve. Les officiers français y paradent, y pontifient et y prêchent, aux applaudissements d'une poignée de Jacobins locaux, l'anticléricalisme le plus outrancier et la démagogie la plus radicale. Le général Verrière, inaugurant le club d'Anvers, vient, dit-il, «lever la cataracte des yeux des Belges». Il se fait une gloire d'être « l'ennemi des despotes à crosse et à mître, des tyrans à blason et à parchemins ». La raison d'un peuple instruit n'est-elle pas « l'anathème des rois, l'ana-thème du clergé, l'anathème des autorités usurpées ? (3). Le (1) L. Devillers, Inventaire analytique des archives des États de Hainaut, t. III, p. 279 (Mons, 1906). (2) Sur les clubs, voy. P. Verhaegen, La Belgique sous la domination française, t. I, p. 126 et suiv. (Bruxelles, 1922). (3) J'emprunte ces citations à son discours publié en français et en flamand en 1792. OPPOSITION DES CONSERVATEURS 3i club de Bruxelles, présidé par le Français d'Espagnac, a emprunté son règlement aux Jacobins de Valenciennes. Il répand une lettre de Walckiers affirmant que les ennemis du peuple sont le haut clergé et les États, ses amis, ceux qui « veulent que le pauvre soit soulagé dans les impôts, et les riches taxés davantage » (l). A Louvain, on exhibe théâtralement un citoyen emprisonné pour avoir braconné un lièvre sur les terres du duc d'Arenberg. On cherche évidemment par ces manifestations à se concilier le sentiment populaire. Leurs auteurs oublient que la Belgique n'est pas la France, que la foi y est restée vive, que la noblesse n'y est pas oppressive, qu'il n'y subsiste presque plus rien des droits féodaux, qu'on ne s'y plaint pas des privilèges du clergé. Ils se figurent naïvement que leur éloquence porte au dehors et ils prennent les applaudissements de leurs auditeurs, dont la plupart sont des soldats sans-culottes, pour l'adhésion du peuple souverain. Ils ne tiennent pas compte surtout que, dans les campagnes flamandes, les « citoyens » chez lesquels ils exportent leur anticléricalisme ne saisissent pas un traître mot de leurs discours. Le seul effet qu'ils produisent c'est de compromettre irrémédiablement les droits de l'homme et la république. Et au mécontentement qu'ils suscitent s'ajoute l'exaspération produite par les réquisitions et la circulation des assignats. Dumouriez a beau vouloir ménager les Belges, l'administration de la guerre l'abandonne à lui-même, casse ses marchés, veut l'obliger à vivre sur le pays, et il se voit bien forcé, pour faire subsister ses troupes, d'accabler les couvents de levées d'argent et les villes de logements militaires. Bientôt, les pauvres administrateurs provisoires auxquels on s'en prend, n'osant s'en prendre à l'armée, sont assaillis de plaintes. On les insulte et on les menace dans les rues. Déjà plusieurs d'entre eux, épouvantés, cessent de remplir leurs fonctions. Un emprunt décrété par ceux de Bruxelles échoue lamentablement. Faute d'argent, ils (1) Je cite cette lettre d'après l'exemplaire imprimé de la Bibliothèque de l'Université de Qand (127 0 . 21). 32 JEMAPPES doivent interrompre le recrutement de l'armée nationale. Leur propagande en faveur de la Convention tourne visiblement contre son propre but. Le 9 décembre, le « peuple de Grim-berghe » y répond en déclarant ne vouloir vivre « que dans la sainte religion catholique», adopter la constitution'brabançonne et exiger sans retard l'assemblée des États de Brabant (l). Et ce qu'ils disent, c'est ce que partout disent ou pensent les « statistes » encouragés par le désarroi de leurs adversaires. L'anarchie du pays ne l'affirme que trop bien. 11 semble se dissoudre dans l'éparpillement de l'autorité et le conflit des opinions. Le Hainaut et le Namurois ont constitué des assemblées provinciales, mais, si l'un accepte le régime nouveau, l'autre y est profondément hostile. Partout ailleurs, ne fonctionnent que des administrations locales, presque toutes conservatrices ou, pour mieux dire, réactionnaires. Dans quantité d'endroits on a même cessé de nommer des administrations provisoires et les autorités anciennes demeurent en place. Au milieu de ce désordre, les clubs, se sentant soutenus par l'opinion parisienne de plus en plus excitée contre Dumouriez, se déchaînent avec fureur. Les Français qui y dominent les inspirent de leurs passions : on y dénonce des officiers « royalistes », on y organise des manifestations bruyantes contre les administrateurs provisoires de Bruxelles, on y acclame la troupe de la citoyenne Montansier que le gouvernement subventionne pour donner des représentations républicaines auxquelles n'assistent que des soldats et des jacobins (2). Cependant Dumouriez attaque à son tour ses ennemis. Brouillé à mort avec Pache, le ministre de la guerre, il l'accuse de laisser l'armée manquer de tout et de tyranniser les Belges (3). Surtout il s'indigne et il s'effraye de voir la Convention abandonner cette politique de désintéressement dont (1) Procès-verbaux des séances des ci-devant représentants provisoires de la ville libre de Bruxelles, p. 178 et suiv. (Bruxelles, 1792). (2) Dumouriez, Mémoires, t. I, p. 36 (Londres, 1794). Cf. L. H. Lecomte, La Montansier,ses aventures, ses entreprises (Paris, 1905) et un article de H. Monin dans la Revue historique de la Révolution française, t. V, [1914], p. 42 et suiv. (3) A. Chuquet, Jemappes, p. 134 et suiv. ANNEXION IMMINENTE DE LA BELGIQUE 33 elle s'était fait une gloire au début de la campagne et dont il espérait bien tirer parti. Elle se demande, maintenant que la Belgique est conquise, s'il ne serait pas absurde de l'abandonner. Pourquoi renoncer à ce pays que la monarchie s'est efforcée durant tant de siècles d'unir à la France ? La guerre exige que l'on tienne compte des réalités, et c'en est une que la possession d'une contrée qui couvre la frontière du nord et dont la richesse raffermira le crédit ébranlé de la République. Au surplus, qu'est-ce qu'affranchir une nation, sinon la franciser ? Ne vient-on pas de voir la Savoye demander sa réunion à la France et un décret (27 novembre 1792) ne vient-il pas d'exaucer le vœu de son peuple souverain ? Mais la Belgique n'est pas la Savoye. Elle ne se lasse pas de réclamer cette indépendance que la France lui a promise et qu'elle attend toujours. Le 4 décembre, des députés de Bruxelles, de Mons et de Tournai se présentent à la barre de la Convention. Ils demandent que la nation française s'engage envers les Belges et Liégeois à ne conclure aucun traité « qui ne les reconnaîtrait pas formellement comme peuple souverain ». Le président Barrère leur répondit par des effusions dont la grandiloquence enveloppait une amphibologie inquiétante : « Vous tenez votre souveraineté de la nature, vous ne pouvez la tenir de nous » (l). Il rappela le décret promettant fraternité et secours aux peuples qui combattaient pour leur liberté. Des applaudissements crépitèrent ; la délégation fut admise aux honneurs de la séance ; on décida d'imprimer les discours que l'on venait d'entendre, mais on ne décida rien d'autre. Les pauvres Belges ne furent pas dupes de cette comédie. Ils continuaient pourtant à affecter une confiance qu'ils n'avaient plus. Leurs actes officiels étaient datés de « l'an premier de la liberté belgique ». Les représentants du Hainaut protestaient à Paris contre un huissier qui, instrumentant dans leur province, l'avait qualifiée de « pays conquis » (2). (1) Je suis le texte du compte-rendu imprimé par ordre de la Convention. Cf. Ad. Borgnet, Histoire des Belges à la fin du XVIIIe siècle, t. II, 2e édit., p. 84 (Bruxelles. 1862). (2) L. Devillers, loc. cit., p. 280. Hist. de Bblg. VI 3 En revenir simplement aux procédés de la monarchie et invoquer la raison d'État pour violer la parole solennellement donnée au peuple belge, la République n'y pouvait penser. Elle devait donc trouver un moyen de conserver, sans violer les droits de l'homme, un pays qu'elle était décidée à ne pas rendre. Les formes seraient sauvées si les Belges eux-mêmes, comme avaient fait les Savoyards, demandaient leur réunion à la France. Il n'était que de les y amener, et la Convention, après quelque hésitation, rendit le décret du 15 décembre 1792. III Il s'ouvre par une répudiation solennelle de la conquête. La République ne convoite point les territoires étrangers. Ce sont ses ennemis qui en l'attaquant l'ont forcée à sortir de ses frontières et à se défendre sur leur sol. Son devoir est maintenant d'affranchir les pays qu'elle occupe. Pour cela, il est indispensable de les soumettre à une « tutelle temporaire », d'y établir « une puissance provisoire qui ordonne les mouvements désorganisateurs, qui démolisse avec méthode toutes les parties de l'ancienne constitution sociale ». Ainsi naîtra une communauté d'intérêts, une solidarité qui unira naturellement la France aux nations libérées et les fera pencher vers elle. Des commissaires seront chargés des moyens d'exécution. Ils auront à préparer les voies à la souveraineté du peuple en supprimant toutes les autorités anciennes, tous les impôts, tous les vestiges de la tyrannie et de la superstition : féodalité, noblesse, droits seigneuriaux, corvées, dîmes, banalités, etc. Ils devront, pour hâter le progrès des lumières, encourager les sociétés patriotiques et prendre part à leurs travaux. Là même où des administrations nouvelles ont été constituées, elles seront abolies, car elles ont été formées dans le désordre et sous l'influence des privilégiés. Tout ayant disparu, des assemblées primaires ou communales seront convoquées pour organiser une administration et une justice provisoires. Le droit de vote sera reconnu à ceux-là qui seuls LE DÉCRET DU I5 DÉCEMBRE I792 35 prêteront serment à la liberté et à l'égalité et jureront de renoncer aux privilèges. Les administrations provisoires établies, les commissaires « fraterniseront » avec elles. Ils les initieront à leurs devoirs dont le premier sera de liquider les biens du prince et de ses fauteurs ainsi que ceux des établissements publics et des corps et communautés ecclésiastiques et laïques. Ils leur enseigneront à s'intéresser avant tout à la «partie indigente et laborieuse du peuple». Ils auront, au surplus, à prendre de concert avec les généraux les mesures nécessaires au recrutement des troupes, aux travaux de fortification, aux rapports entre les soldats et les habitants. Enfin, une de leurs attributions les plus essentielles sera de faire circuler les assignats et de veiller à leur échange au pair contre espèces. La liberté est à ces conditions. Qui les refuse sera considéré par la République comme un ennemi (l). Dégagé de ses déclarations humanitaires, le décret se révèle au premier coup d'œil comme un formidable instrument d'oppression. La souveraineté qu'il reconnaît au peuple n'a plus rien de commun avec la souveraineté nationale, puisque non seulement elle est subordonnée aux commissaires de la Convention, mais encore qu'elle dépend chez les citoyens d'un acte de foi révolutionnaire. Le despotisme éclairé de Joseph II était bien moins dur et bien moins humiliant que celui de la République. Car s'il prétendait moderniser les institutions, du moins s'abstenait-il de violenter les consciences, de bouleverser la constitution sociale et de sacrifier la Belgique aux intérêts de l'Autriche. Ici, tout est foulé aux pieds à la fois. Il ne suffit pas d'imposer au pays le joug d'une minorité jacobine dont l'immense majorité de la nation a horreur, il faut encore que sa richesse serve à raffermir le cours des assignats et que son numéraire s'écoule en France. L'exploitation économique va de pair avec la servitude. Au surplus, le régime qu'institue le décret va plonger le pays déjà si désordonné dans une anarchie intolérable. A peine commence-t-il à se transformer que (1) Voir le texte du décret, voté sur la proposition de Cambon, et la discussion à laquelle il donna lieu, dans le Moniteur, N°s 352 et 353, des 17 et 18 décembre 1792. JEMAPPES d'un seul coup l'armature non seulement de ses nouvelles institutions, mais de ses institutions anciennes est jetée par terre. Comment la nation pourra-t-elle vivre en l'absence de tout service public, et est-il rien de plus cruel et de plus insensé que de la livrer à cette « puissance désorganisatrice » qui va disposer d'elle? Enfin, entre l'autorité militaire et l'autorité des commissaires de la Convention, doit nécessairement éclater un conflit insoluble. Dumouriez ne peut tolérer une mesure prise en dépit de ses objurgations et qui, aux yeux des Belges, le met en contradiction avec lui-même (l). Ne leur a-t-il pas promis de les laisser libres de choisir leur gouvernement et se résignera-t-il à passer auprès d'eux pour un imposteur ? Voudra-t-il surtout consentir à la ruine du plan que son ambitieuse imagination a échafaudé en spéculant sur leur indépendance ? Afin de détourner le coup qui le menace, il tente un suprême effort pour constituer la République belge. Dès le 14 décembre, il déclare que le « peuple français ne veut traiter avec le peuple belge que de souverain à souverain ». II ordonne de procéder sans retard à des élections. Des assemblées primaires, une par deux cents maisons, désigneront au suffrage universel les électeurs chargés de nommer les membres d'une Convention nationale qui se réunira à Alost (2). Les généraux sont chargés de distribuer partout des convocations et la date des élections est fixée au 10 janvier. Mais cette suprême tentative se heurte, une fois de plus, à l'obstination conservatrice des « statistes ». A Bruxelles, le 29 décembre, ils se rassemblent spontanément et protestent de ne reconnaître d'autre juge suprême que le Conseil de Brabant et d'autres représentants du peuple que les trois États. Le décret du 15 décembre devait entrer en vigueur le 1er jan- (0 Pour ses démarches contre le décret, voy. A. Chuquet, La trahison de Dumouriez, p. 2 et suiv. (Paris, 1891). (2) Il avait voulu d'abord désigner Bruxelles, mais il avait dû y renoncer à la suite des protestations des Gantois qui proposèrent, faute de leur ville, Alost ou Termonde. Voy. sur cet épisode caractéristique du particularisme provincial le journal gantois contemporain Vader Roeland, n° 8. PROTESTATIONS CONTRE LE DÉCRET 37 vier 1793. A peine fut-il connu que de toutes parts s'élevèrent des protestations. Sauf à Liège, à Mons et à Charleroi, où l'administration était dominée par les avancés, ce fut un tollé général. La nation n'était pas plus disposée à se laisser « enjoindre » la liberté par la République, qu'elle ne l'avait été à se laisser enjoindre le progrès par Joseph II. On invoquait contre le décret cette même souveraineté du peuple qu'il prétendait instaurer à sa façon. On s'indignait de se voir mis « en tutelle » et traité en pays conquis. Car il était visible, et personne sur ce point ne se faisait d'illusion, que l'on allait tomber en un état d'annexion à peine déguisé et tellement insupportable que, pour en finir, il n'y aurait d'autre moyen que de demander l'annexion pure et simple. La Convention était assiégée de plaintes et de remontrances. Les représentants de Namur la suppliaient de retirer ce « décret terrible qui porte une atteinte mortelle à notre souveraineté, à notre liberté, à notre égalité » (l). « Législateurs, lui faisaient dire ceux de Bruxelles, les Belges ne sont pas ingrats, mais jaloux du droit de souveraineté dont la République française leur a reconquis l'exercice, ils ne seront jamais assez lâches pour se donner volontairement un maître », et ils qualifiaient le décret «d'attentat contre la souveraineté belgique » (2). « Nos mœurs, écrivaient ceux de Louvain, nos usages, nos habitudes, nos penchants, notre caractère national et notre sol même, tout, en un mot, présente des différences trop marquées entre ces provinces et les nombreux départements de la France pour qu'une seule et même législation puisse nous conduire au bonheur par l'absorption dans l'immense république française» (3). Dans plusieurs villes, les autorités refusaient de proclamer le décret. A Bruges, un général le faisait publier, faute de mieux, devant les troupes et quelques petits (1) Procès-verbaux des séances des représentants provisoires du peuple souverain du pays de Namur, N° du 30 décembre 1792. (2) Procès-verbaux... de Bruxelles, N° du 24 décembre 1792. (3) Adresse des représentants provisoires du peuple libre de la ville de Louvain à la Convention nationale de France (1793).Sur l'ensemble des protestations, cf. Ad. Borgnet, loc. cit., t. II, p. 108 et suiv. garçons ^1). A Gand, la municipalité provisoire suppliait Dumouriez d'intervenir. Celle de Malines engageait le Hainaut à soutenir ses protestations (2). Devant le péril commun, les partis cherchaient à se rapprocher. On s'apercevait trop tard de la faute que l'on avait commise en n'installant pas la représentation nationale vainement préconisée par Dumouriez et qui eût pu élever la voix au nom de tout le pays (3). Cependant les commissaires de la Convention se mettaient à l'œuvre. Danton et Delacroix étaient désignés pour diriger les opérations à Namur et à Liège, Camus et Treilhard, dans le Hainaut et la Flandre, Gossuin et Merlin, dans Je Brabant. Sous eux, trente autres commissaires, appelés commissaires nationaux, devaient exécuter les ordres et seconder l'action de ces «dictateurs ambulants» (4). C'étaient des « têtes exaltées », des jacobins aveuglés par l'idéologie révolutionnaire, convaincus qu'il leur suffirait de s'adresser au peuple pour le conquérir et le dresser d'un seul élan contre les privilégiés et la superstition. Leur arrivée eut pour premier résultat de surexciter les « Sociétés des amis de la liberté et de l'égalité », qui, désormais, se croient tout permis. Celle de Bruxelles leur donne l'exemple, se conformant elle-même, sous la direction du commissaire Alexandre Courtois, et aux applaudissements des Français qui y dominent, à l'exemple de Paris. On dirait qu'elle s'acharne à exaspérer par ses outrances l'opinion publique. On y propose de fraterniser avec les jacobins, ces « mécaniciens delà Révolution », de substituer aux anciens noms des rues, vestiges honteux de la superstition, ceux de Marathon, de Salamine, de Voltaire, du Divorce, etc., et de transformer le Parc en Cours de la Liberté. D'autres motions s'attaquent (1) R. Coppieters, Journal, publié par P. Verhaegen, p. 240 (Bruges, 1907). (2) L. Devillers, op. cit., t. III, p. 290. (3) Le 14 janvier 1793, les représentants provisoires de la Westflandre exhortent ceux du Hainaut à les seconder en vue de hâter la réunion de la « Convention nationale belge ». Ils déclarent qu'elle est le seul moyen de « sauver la patrie ». Ibid., p. 289, 293. (4) Voy. leurs instructions dans Aulard, Recueil des actes du Comité de Salut Public, t. I, p. 331 et suiv. LES COMMISSAIRES DE I.A CONVENTION 3g aux moines, «peste de l'humanité», demandent la vente de leurs biens, réclament la destruction des archives de la Chambre héraldique, s'en prennent à l'archevêque de Malines, tapi dans son « épiscopière ». Le 3 janvier 1793, une fête solennelle est organisée. Au son du « Ça ira », les clubistes, portant le buste de van der Mersch, coiffé du bonnet phrygien, se dirigent processionnellement vers Sainte-Gudule. Ils y font bénir leurs drapeaux dont l'étoffe rouge porte l'inscription fulgurante : «Tremblez tyrans et vous esclaves...». Puis, après avoir entendu le citoyen Charles de Mons célébrer dans la « chaire dite de vérité» le décret du 15 décembre et le Dieu de la liberté « qui est le vrai Dieu », leur bande va renverser la statue de Charles de Lorraine, brûle des mannequins représentant van der Noot et van Eupen, après avoir livré aux flammes le texte de la Constitution brabançonne, et achève la journée en abattant les figures des rois, ducs et « autres despotes » parsemées dans le Parc qu'elles souillent de leur présence (l). Mais ces manifestations n'ont d'autre résultat que de provoquer la désertion dans la société. Le commissaire Publicola Chaussard a beau affirmer « qu'un club est le refuge des opprimés et le temple de la justice » (2), la plupart des membres, épouvantés par les violences où on les entraîne, abandonnent bientôt presque exclusivement la place aux Français. Les commissaires s'aperçoivent avec dépit du fiasco de leur éloquence. « Le Belge, dit l'un d'eux, ne connaît que l'hostie et l'argent; le premier mobile l'emporte encore sur le second. Voilà sa donnée réduite à sa plus simple expression » (3). Ils constatent que l'attachement de la population à ses vieilles coutumes la retient sous l'influence des autorités traditionnelles. Ils ne peuvent se dissimuler que le mécontentement est général et les plus nerveux vont jusqu'à redouter des « vêpres siciliennes ». Pourtant, ils s'épuisent en vains efforts pour se rallier les masses. « Les pauvres et les malheureuses vic- (1) Voy. le Journal de la société, à partir du 31 décembre 1792. (2) Publicola Chaussard, Mémoires historiques et politiques sur la révolution de la Belgique et du pays de Liège en 1793, p. 134 (Paris, 1793). (3) A. Sorel, op. cit., t. III, p. 474. times de l'aristocratie, proclame Chaussard, sont les favoris de la Révolution ». Et pour les amadouer, il conseille de restituer les objets déposés aux monts-de-piété. Il recommande encore de « louvoyer avec le fanatisme », de montrer que la France, respectueuse de la vraie religion du Christ, ne combat que les prêtres orgueilleux, mais protège les pauvres curés. Au reste, si les Belges s'obstinent dans leur doctrine « clérico-sacerdotale » et prétendent, à l'abri de leur indépendance, conserver leur « constitution nationicide », il ne faudra pas hésiter à les contraindre au bonheur que refuse leur ignorance. Leur opinion ne compte pas. « Le vœu d'un peuple enfant ou imbécile serait nul parce qu'il stipulerait contre lui-même ». Et le commissaire Chépy ne craint pas d'affirmer que « le droit de conquête devenu pour la première fois utile au monde et juste, doit faire l'éducation politique du peuple belge » (l). Si dans les villes l'agitation d'une poignée de jacobins fait quelque figure, dans les campagnes la propagande révolutionnaire se brise contre une inertie complète. En Flandre, l'obstacle de la langue lui oppose une difficulté de plus. Chaussard s'indigne de n'avoir pu se faire comprendre du bourgmestre de Meerhout qu'en lui parlant latin. Il n'est pas éloigné de croire que la diversité des idiomes a été soigneusement entretenue par le «despotisme» pour rendre le pays plus réfractaire à la diffusion des lumières (2). Manifestement, ni la brochure dans laquelle l'avocat Verloy s'efforce de démontrer en flamand que les droits de l'homme sont compatibles avec la religion, la liberté et la propriété (3), ni le « Klokke Roeland », sorte de Père-Duchêne publié par un imprimeur de Gand, ne parviennent à troubler le conservatisme des masses rurales. La circulation des assignats augmente encore le méconten- (1) J'emprunte ces citations aux Mémoires de Chaussard, p. 81, 83, 124, 125, 132. (2) « Je remarquerai en passant qu'une des barrières qui sépare le plus les peuples et les connaissances, est cette diversité de langage entretenue avec soin par le despotisme qui ne vit que de notre isolement ». Mémoires, p. 365. (3) Zijn geloof, vrijheid en eigendommen in gevaar? Cette brochure fut imprimée par ordre des représentants provisoires de Bruxelles. MÉCONTENTEMENT GÉNÉRAL 41 tement. Partout elle se heurte à une résistance obstinée. Les jacobins eux-mêmes protestent contre l'obligation de les recevoir au pair. Personne n'en croit les commissaires quand ils affirment que «ce sont des arpents qui circulent» et que «le papier-terre est lié au système de la liberté » (l). Mais ce « système », on dirait que les commissaires et leurs agents s'acharnent à le discréditer en soulevant contre lui le sentiment religieux. Leur impiété apparaît d'autant plus odieuse qu'elle n'est bien souvent que le prétexte de leurs rapines. Dans quantité de villes, à Bruges, à Hal, à Nivelles, à Alost, à Tournai, à Qrammont, ils enlèvent les argenteries «inutiles» des églises. A Bruxelles, du 6 au 11 mars, la basilique de Sainte-Gudule est pillée à fond, tandis que des soldats et des ivrognes s'y livrent à des mascarades sacrilèges et foulent aux pieds les hosties consacrées (2). Il est évident que le décret du 15 décembre n'a que trop bien réussi à désorganiser le pays. En fait, il l'a livré à l'exploitation la plus brutale et soumis au bon plaisir des dictateurs de la Convention et des rares jacobins qu'ils soutiennent. On ne cherche même pas à appliquer ses stipulations. Ici, on destitue les autorités provisoires, ailleurs, on les laisse en place. Plus aucun service ne fonctionne. Les clubs terrorisent les administrateurs, usurpent leurs fonctions. Une telle situation devait conduire à une catastrophe. Déjà, sur plusieurs points du territoire, on signalait des émeutes. A Ostende, les habitants quittaient la cocarde tricolore et criaient «Vive l'Empereur». Dans les villages, dans les petites villes sans garnison, la population prenait une attitude menaçante. Il fallait couper court à cette agitation et se hâter de faire demander par la Belgique sa réunion à la France. Dès le 3 février, une assemblée de commissaires avait déclaré qu'il était temps d'y procéder. Si aveugles qu'ils fussent, ils ne pouvaient se dissimuler que l'opinion exaspérée se prononcerait presque unanimement contre elle. Aussi étaient-ils bien décidés (1) Chaussard, Mémoires, p. 111. (2) L. Galesloot, Chronique des événements les plus remarquables arrivés à Bruxelles de 1780 à 1827, t. I, p. 115 et suiv. (Bruxelles, 1870). à lui appliquer des «moyens de tactique révolutionnaire», c'est-à-dire à employer la force pour obtenir l'adhésion du pays au «système de la liberté». Le 9 février, le peuple était convoqué en assemblées pri maires chargées d'émettre un vœu « sur la forme du gouvernement». On eut soin de ne pas les réunir le même jour : il fallait que les troupes qui «devaient contenir les malintentionnés» eussent le temps de se déplacer de ville en ville et de permettre, par leur présence, à la minorité jacobine de faire la loi à la majorité. Les opérations débutèrent à Mons le 11 février (l). Pour capter les voix du peuple, l'administration municipale où dominait le parti avancé, avait promis du travail aux ouvriers sans ouvrage. Dès le matin la population s'était portée à l'église Sainte-Waudru. Le général Ferrand ouvrit l'assemblée par un discours saluant à l'avance la «réunion de deux peuples libres». 11 avait à peine fini que les jacobins munis de poignards et coiffés du bonnet rouge éclataient en acclamations, se précipitaient sur les opposants désarmés et les rejetaient au dehors, où les soldats massés devant les portes les accueillirent à coups de fusil. Ainsi préparé, le vote n'était pas douteux : la réunion du peuple souverain de Mons à la République Française fut décidée à l'unanimité. Des scènes analogues se passèrent successivement dans les autres villes. A Gand le 22, à Bruxelles le 25, le vœu du peuple fut exprimé par les mêmes moyens et avec la même spontanéité. Les «activistes» des clubs et les officiers français dirigèrent partout le mouvement. Nulle part il n'y eut ni listes électorales, ni débats contradictoires. Sous la protection des bayonnettes, les coryphées de la réunion eurent la naïveté ou l'ironie d'insister sur la liberté des votes. «Ma patrie, disait à Gand le commissaire Courtois, ne mendie pas (1) Je suis les récits de A.-P. Raoux, Mémoire sur le projet de réunion de la Belgique à la France, p. 9 (Paris, 1795), de A -J. Paridaens, Journal historique, publ. par A. Wins, t. Il, p. 174 (Mons, 1905), de P.-P. Harmignies et de N.-J. Descamps, Mémoires sur la ville de Mons, publ. par J. De Le Court et Ch. Rousselle, p. 56 et 198 (Mons, 1882), tous témoins oculaires. Ajouter Aulard, Recueil des actes du Comité de Salut Public, t. II, p. 114. LES VOTES DE RÉUNION A LA FRANCE 43 votre incorporation, mais elle vous ouvre son sein. Elle veut votre bonheur, mais elle vous laisse libres dans votre choix. Vous êtes peuple et souverain; fixez votre destinée» (l). Comment eût-il été possible de résister à des paroles appuyées par des moyens si efficaces de persuasion? Il y eut des tentatives de résistance dans quelques petites villes, comme à Enghien ou à Grammont. A Namur, il fallut menacer les opposants de les noter comme «traîtres à la patrie». Partout ailleurs, on s'abandonna. Bruges vota la réunion le 26 février, puis les autres villes et quantité de villages adressèrent leurs vœux à la Convention. Celle-ci, au fur et à mesure, les déclarait «parties intégrantes du territoire de la République». L'une après l'autre, les communes belges franchissaient le pas. Le Hainaut fut même englobé en entier et d'un seul coup le 5 mars, sous le nom de département de Jemappes. Ce n'est guère que dans le pays de Liège que le vote répondit plus ou moins à la volonté populaire. Le marquisat de Franchimont s'y était même signalé en émettant dès le 23 décembre 1792 un vœu de réunion à la France. Le radicalisme de cette petite contrée, peuplée de paysans à idées égalitaires et où l'industrie verviétoise avait multiplié le nombre des ouvriers salariés, s'était déjà manifesté en 1789 dans les délibérations du « Congrès de Poleur ». Il devait nécessairement la porter maintenant vers la France. Le 25 février, la Convention nationale liégeoise votait à son tour sa réunion à la République. Encore ce vote n'était-il que conditionnel et dépendrait-il de la faculté pour les Liégeois de ne point accepter les assignats pour le remboursement des dettes. Les commissaires étaient indignés de cette restriction. .D'après eux, elle était le fait du «parti prussien» (2). Il fallait empêcher qu'elle ne s'ébruitât, car elle encouragerait certainement les Belges à l'imiter. N'avait-elle pas pour but de favoriser les riches, alors que la révolution a été faite «pour le le bonheur de la classe indigente ». (1) Ce discours fut publié en français et en flamand. (2) Aulard, Recueil, t. II, p. 206. En annexant par force tant de territoires belges, la Convention ne fit, sans s'en douter, que suivre, en 1793, l'exemple des chambres de réunion de Louis XIV en 1679-1680. En dépit de la différence des principes et des procédés, la politique de la République fut aussi réaliste que celle du grand roi. Elle ne violenta pas moins la justice. De part et d'autre, les prétextes invoqués ne servirent qu'à masquer le droit du plus fort, et les magistrats à mortier de l'Ancien Régime comme les commissaires en bonnet rouge du nouveau, firent preuve de la même absence de scrupules. Les uns et les autres crurent ou feignirent de croire qu'il était de l'intérêt des populations d'être annexées. C'est l'éternel sophisme des conquérants. Cependant, au moment même où elle se décidait à l'absorber, la France était sur le point de perdre la Belgique. En s'installant sur la côte de Flandre et en proclamant la liberté de l'Escaut, elle avait rompu à son profit l'équilibre européen et menacé l'Angleterre dans ses intérêts les plus sensibles. La guerre devait sortir fatalement de l'expansion de la République dans les Pays-Bas. Si elle n'éclata pas tout de suite, c'est que les deux adversaires hésitèrent quelque temps devant une rupture dont ils prévoyaient les terribles conséquences. Car entre l'Angleterre et la France, la lutte ne serait pas une lutte de république à monarchie, mais une lutte de nation à nation, le duel de deux peuples dressés l'un contre l'autre dans la plénitude de leur orgueil et qui ne se terminerait que quand l'un des adversaires serait à bout de forces. Et, en effet, lat déclaration de guerre que la France lança à l'Angleterre le 1er février 1793 ouvrit le conflit grandiose qui ne devait se terminer que vingt-deux ans plus tard sur le champ de bataille de Waterloo. En déclarant la guerre à l'Angleterre, la France la déclarait aussi au stadhouder de Hollande, Guillaume V, dont la politique était déterminée par le cabinet de Londres. Dumouriez RETOUR OFFENSIF DES AUTRICHIENS 45 reçut l'ordre d'envahir les Provinces-Unies. La campagne ne devait être ni longue ni difficile, car la Hollande, affaiblie par la lutte des républicains contre Guillaume, ne pouvait offrir une sérieuse résistance. Dès le 25 février, les Français s'étaient emparés de Bréda et, le 4 mars, ils occupaient Geertruidenberg. Mais trois jours plus tôt, l'armée autrichienne rentrait en scène. Massée derrière la Roer, elle avait profité de l'hiver pour se réorganiser et le 1er mars, sous la direction du duc de Cobourg, elle marchait sur Maestricht, et forçait Dumouriez à se retourner en hâte vers la Belgique. Il y arrivait plein de rancœur, furieux de sa nouvelle déception et décidé cette fois à rompre avec la République. A peine de retour à Anvers, il jette le gant aux commissaires de la Convention. Dans des proclamations qu'il fait répandre par tout le pays, il les accuse de « brigandage et de profanation », flétrit leur « indiscrétion sacrilège » et exhorte les Belges à porter plainte contre eux. Dès le 12 mars, il les dénonce à la Convention, se plaignant avec amertume de ce qu'ils rendent impossibles les opérations militaires. En même temps, il sévit contre les jacobins. A Bruxelles, il dissout la légion des sans-culottes et envoie leur général Estienne à la prison de la porte de Hal. Il défend aux clubs, sous peine d'être fermés, de se mêler encore d'administration, fait remettre en liberté les otages arrêtés par eux et décide la restitution aux églises des argenteries confisquées. Comptant toujours sur l'appui des Belges pour l'exécution des aventureux projets qu'il médite contre le gouvernement révolutionnaire, il s'affirme de nouveau leur protecteur et leur ami (l). Cependant l'armée autrichienne, culbutant les avant-postes français, est entrée à Aix-la-Chapelle, a forcé Miranda à lever le siège de Maestricht et a occupé Liège le 5 mars. Elle attendait des renforts et il ne fallait point songer à lui opposer une défensive stratégique dont les troupes républicaines, démoralisées et travaillées par l'indiscipline, seraient incapables. Le seul espoir de Dumouriez était de frapper un grand coup. Une (1) A. Chuquet, La trahison de Dumouriez, p. 85 et suiv. victoire rendrait le courage à ses soldats et lui ramènerait la confiance des Belges. Le 16 mars, il livre à Tirlemont un heureux combat. Mais deux jours plus tard, le 18, la journée de Neerwinden « décida la perte de la Belgique, comme la bataille de Jemappes en avait décidé la conquête » (l). Après une lutte également énergique de part et d'autre, les Français, vaincus à leur aile gauche, n'avaient plus, le soir venu, qu'à battre en retraite. Vainement, ils tentèrent encore (21 mars) d'arrêter l'ennemi devant Louvain. Ce fut leur dernier effort. L'armée était trop épuisée pour fournir une plus longue résistance et il ne restait qu'à la ramener sous les places fortes du Nord de la France d'où elle s'était élancée l'année précédente à la conquête de la Belgique. Cobourg se borna à la suivre sans l'inquiéter. Ses échecs militaires n'empêchaient point Dumouriez de conspirer contre la République. Après l'avoir sauvée, il ne songeait plus qu'à la détruire avec la complicité de l'Autriche. Demeuré homme d'Ancien Régime, il sous-évaluait l'esprit républicain de ses soldats. Il crut que son prestige personnel suffirait à les entraîner dans la défection. Abandonné par eux, il n'eut plus, le 5 avril, qu'à passer à l'ennemi. Du régime chaotique qui avait été celui de la Belgique pendant l'occupation française, il ne subsistait rien. Il s'était débattu dans le provisoire, et la désorganisation qu'il avait amenée avec lui n'avait fait que bouleverser les institutions sans les détruire. Des manigances de clubs, des administrations bâclées, des réquisitions, des pillages et des impiétés, c'était à cela en somme que se réduisait son œuvre. De la Terreur qui venait de s'organiser à Paris, la Belgique n'avait rien connu et la guillotine n'avait pas fonctionné sur son sol. S'il y avait eu des violences contre les personnes et surtout contre les propriétés, il n'y avait pas eu de sang répandu. La fortune publique avait en somme assez peu souffert. Mais la bourgeoisie avait été inquiétée, le clergé malmené et le sentiment religieux froissé plus encore que le sentiment national. (1) A. Chuquet, La trahison de Dumouriez, p. 99. LA RESTAURATION AUTRICHIENNE 47 On le ressentait d'autant plus amèrement que l'on avait nourri plus d'illusions. Et il paraît bien que le résultat le plus clair de la conquête fut de détourner des idées révolutionnaires bon nombre de ceux-là mêmes qui, au début, y avaient adhéré. Aussi, les villes évacuées recevaient-elles les Autrichiens avec le même enthousiasme qu'elles avaient manifesté dix mois plus tôt à l'entrée des carmagnoles. Pendant que les clubistes et les jacobins prenaient la fuite ou se cachaient, on brûlait les arbres de la liberté et on traînait dans la boue le bonnet rouge. Des transparents montraient « l'aigle autrichienne et le lion belgique se tenant par la patte » (l). Les anciennes autorités, États, Conseils de justice, magistrats municipaux se pressaient aux Te Deum d'actions de grâce, moins avides de montrer leur loyalisme que leur rentrée en fonctions. V La restauration de l'Ancien Régime fut donc aussi facile que complète. Dans le pays de Liège, où le mouvement révolutionnaire avaient été beaucoup plus profond et plus intense que dans les provinces belges, elle s'accompagna de mesures de rigueur. Le prince-évêque de Méan laissa exécuter à Verviers le docteur Chapuis, contre lequel on ne pouvait invoquer d'autres griefs que ses principes républicains. On ne put se résigner à passer l'éponge sur le passé et l'amnistie qui fut proclamée comprenait trop d'exceptions pour ramener le calme dans les esprits. Mais si Méan suivit à Liège l'exemple de Hoensbroech, dans les provinces belges, au contraire, François II eut la prudence d'agir comme l'avait fait Léopold II en 1790. Il n'entreprit aucune poursuite contre les partisans, même les plus compromis, de la France, et donna pour consigne de couvrir le passé d'un oubli général. D'adroites mesures furent prises pour ramener l'opinion. Au lieu de renvoyer à Bruxelles l'odieuse (1) Paridaens, Journal historique, t. II, p. 249. Marie-Christine, l'empereur désigna comme gouverneur ce même archiduc Charles, auquel les États, pendant l'agonie de la Révolution brabançonne, avaient offert la souveraineté de la Belgique. On lui adjoignit comme ministre plénipotentiaire le comte de Metternich-Winneburg, qui jouissait de la confiance générale. Leur entrée à Bruxelles, le 26 mars, fut un triomphe. Les « capons du rivage » dételèrent le carrosse de l'archiduc et le traînèrent jusqu'au palais. Mais ce n'était pas l'Autriche que l'on acclamait en sa personne. Depuis Joseph II, trop de rancoeur et trop de défiance s'étaient accumulées entre la nation et la dynastie pour que leur réconciliation fût possible. On ne portait la cocarde noire qu'en haine de la cocarde tricolore. En criant «Vive l'Empereur», la foule entendait crier « A bas les Jacobins». En réalité, elle ne saluait que son affranchissement et, pour contenter les Belges, il eût fallu que le gouvernement de Vienne, après les avoir délivrés de la France, se réduisît au rôle de les protéger contre elle sans se mêler de leurs affaires. En fuyant devant Dumouriez en 1792, Marie-Christine avait cru habile de promettre le rétablissement intégral de la Joyeuse-Entrée, et cette promesse, faite pour rallier les « statistes » à l'Autriche, se retournait maintenant contre celle-ci. Les États entendaient bien s'en prévaloir pour rentrer en possession de la « souveraineté » à laquelle ils prétendaient et pour reprendre, sous l'autorité nominale de l'empereur, l'autorité effective dont ils s'étaient emparés pendant la révolution brabançonne. Et ils étaient d'autant plus arrogants que lesVonckistes, discrédités par l'adhésion qu'ils avaient apportée tout d'abord au « système français », se trouvaient incapables de leur tenir tête. Mais comment penser que l'empereur, ayant repris possession de la Belgique, capitulerait devant les États? Comment eût-il pu leur abandonner l'administration d'un pays qui devait lui servir de base d'opérations dans la guerre contre la France? Décidé à céder en apparence et prêt à sacrifier son amour-propre dans les questions secondaires, il était ferme- OPPOSITION DES CONSERVATEURS 49 ment résolu à conserver l'essentiel du pouvoir. Il venait de constituer à Vienne, auprès de sa personne, une chancellerie des Pays-Bas, et, en la confiant à Trauttmansdorff, il avait clairement fait paraître qu'elle devait être un instrument de centralisation et d'absolutisme. Il n'en fallait pas plus pour inspirer une insurmontable défiance aux bonnes paroles dont, à Bruxelles, l'archiduc Charles et Metternich se montraient prodigues. Et elle n'était que trop justifiée. Leurs instructions leur prescrivaient de remettre en vigueur les institutions telles qu'elles avaient existé à la fin du règne de Marie-Thérèse. Mais ils devaient s'abstenir de toutes promesses embarrassantes, éviter les discussions et agir avec fermeté (l). Encore trouvait-on à Vienne qu'ils se montraient beaucoup trop conciliants et taxait-on de faiblesse ce qui n'était chez eux qu'opportunisme (2). Les États profitèrent naturellement de cette mésintelligence entre Vienne et Bruxelles. De jour en jour, ils se montraient plus intraitables. Ils exigeaient le renvoi des fonctionnaires joséphites, demandaient le rétablissement des couvents supprimés, faisaient céder le gouvernement dans l'irritante querelle provoquée par la réorganisation du Conseil de Brabant. En vain, Metternich s'efforçait-il, dans des pourparlers confidentiels avec les conservateurs les plus modérés parce qu'ils étaient les plus intelligents, d'établir un modus vivendi tolérable. En présence de l'obstination de réactionnaires obtus ou aigris, il fallut abandonner tout espoir d'améliorer les choses. Ceux-là mêmes qui avouaient la nécessité de réformes, reconnaissaient l'impossibilité de les accomplir (3). D'autres, exaspérés par les violences anticléricales du régime français, ne voyaient de salut que dans l'Église. L'évêque d'Anvers, Nélis, abjurant son joséphisme, proposait un retour aux pratiques gouvernementales d'Albert et d'Isabelle et voulait introduire un évêque (1) Bulletin de la Commission Royale d'Histoire, 2e série, t. IX, [1857], p. 250. (2) Von Zeissberg, Belgien unter der Generalstatthalterschaft Erzherzog Caris, t. I, p. 4 et suiv. (Vienne, 1893). (3) Voir à ce sujet uue curieuse lettre du magistratde Bruges dans le Bulletin de la Commission Royale d'Histoire, 2e série, t. VIII, [1856], p. 251. Hist. de Belg. VI 4 au Conseil d'État. Au milieu de tant de déboires et de résistances, la patience de l'archiduc Charles commençait à se lasser. Dès la fin du mois d'août, il pensait à recourir à la force. On parlait dans son entourage d'arrêter « sans bruit » le comte de Mérode. L'exaspération n'était pas moindre au au sein des États et elle s'exprimait sans ménagement. Le comte de Limminghe s'emportait jusqu'à déclarer que « le retour des carmagnoles était préférable aux vexations actuelles » (l). On disait publiquement que « Sa Majesté n'aime pas ce pays », qu'elle n'a rien oublié et qu'elle le fera bien voir quand elle reviendra victorieuse de la guerre de France (2). Au lieu de se réjouir des succès remportés par les Autrichiens, on n'y puisait qu'un motif d'inquiétude. Ne voyait-on pas le gouvernement administrer les parties des départements du Nord que ses troupes venaient d'envahir, suivant les principes du despotisme éclairé (3)? Aussi, loin de s'intéresser à la conduite des opérations militaires, l'opinion comme les autorités montraient-elles à leur égard la mauvaise volonté la plus évidente. Les États refusaient d'aider à la levée de recrues. Ils réclamaient l'organisation d'une armée nationale et rien n'atteste mieux la tension de leurs rapports avec le gouvernement que l'obstination de celui-ci à s'y opposer. Vainement, il faisait appel au sentiment religieux pour fléchir une résistance qui l'exaspérait. Des manifestes montraient aux Belges, en François II, le sauveur de la religion contre les « ennemis communs du genre humain ». Qu'arriverait-il si « les trois couleurs, ce symbole actuel de l'impiété, venaient à reparaître dans nos contrées et à y remplacer le religieux lion » (4)? La défiance était devenue telle que ces objurgations restaient sans force. Seuls, ou à peu près, des monastères et quelques agents du gouvernement participèrent aux souscriptions ouvertes en faveur des troupes. (1) P. Verhaegen, La Belgique sous la domination française, t. I, p. 277. (2) Bulletin de la Commission Royale d'Histoire, loc. cit., p. 266. (3) Q. Lefebvre, Les paysans du Nord pendant la Révolution française, p. 549 (Lille, 1924). (4) Adresse aux Flamands. (Gand, 1793.) FRANÇOIS II A BRUXELLES 5l François II arriva à Bruxelles le 9 avril 1794 pour assister aux débuts de la nouvelle campagne contre la France. Il s'y fit inaugurer le 23 avril, en plein air, sur la place Royale, comme duc de Brabant et de Limbourg. C'était la première fois, depuis Philippe II, qu'un souverain prenait part en personne à cette cérémonie. On espérait qu'elle galvaniserait l'opinion : elle ne fit qu'attester par sa morne froideur la mort du sentiment dynastique. Les Belges ne voyaient plus qu'un étranger dans le successeur de Joseph II. Ses lettres aux États de Brabant pour leur demander des subsides, pour leur remontrer que les engagements volontaires n'avaient « rien produit » et pour les exhorter à décider la levée d'un homme sur cent, n'eurent aucun effet. Comment eût-il été possible de les induire à renforcer l'armée autrichienne qui, au point où on en était arrivé, formait le seul obstacle à l'explosion d'une nouvelle révolution brabançonne ? CHAPITRE II FLEURUS I La coalition que William Pitt venait de grouper contre la Révolution devait faire de la Belgique une place d'armes. Tandis que la Prusse envahirait la France par le Rhin, les forces de l'Angleterre, de l'Autriche et de la Hollande l'attaqueraient, en effet, par les Pays-Bas. L'Autrichien Mack, qui passait alors pour un génie militaire, avait dressé le plan des opérations. Le succès paraissait d'autant plus assuré que l'insurrection de la Vendée, celle des départements du Midi, puis celle de Toulon (mars-août 1793) plaçaient les révolutionnaires en face du double péril de la guerre étrangère et de la guerre civile. On croyait d'ailleurs leurs armées désorganisées par l'expulsion des officiers nobles et la dissolution des anciens régiments. Personne ne pouvait s'imaginer la puissance de l'exaltation patriotique sur un peuple appelé à défendre lui-même sa liberté. On jugeait la Révolution avec des idées d'ancien régime. Les mesures formidables auxquelles elle demandait son salut : la Terreur, la levée en masse, la loi des suspects, ne semblaient être que les convulsions d'une folie furieuse, les forfaits sanguinaires d'une horde de déments et d'assassins (l). (1) Voy. là-dessus les observations très intelligentes de de Pradt, De la Belgique depuis 1789 jusqu'en 1794, p. 96 et suiv. (Paris, 1820). Or, les catastrophes qui fondaient sur elle n'avaient même pas abattu la superbe confiance de la République. Dès le 13 avril, un décret delà Convention déclarait les « pays réunis » partie intégrante du territoire et affirmait qu'elle ne les abandonnerait jamais aux « tyrans avec lesquels elle était en guerre », proclamant ainsi, avec une assurance grandiose, au moment même où elle était contrainte d'évacuer la Belgique, sa résolution de la reprendre et en pleine défaite prédisant sa victoire. Pourtant si les alliés, se hâtant de profiter des circonstances, avaient marché droit sur Paris après la trahison de Dumouriez, le désarroi, sinon le découragement de l'ennemi, leur eût peut-être permis d'atteindre au but. Mais d'accord pour écraser la France, chacun d'eux se préoccupait tout d'abord, avant d'entrer en campagne, des avantages qu'il en rapporterait. A la différence de la République, ils ne combattaient point pour la vie. La divergence de leurs intérêts les empêchait de s'unir en une cause commune et ils se proposaient beaucoup moins d'abattre la Révolution que de s'en servir. Les conférences qu'ils ouvrirent à Anvers au mois d'avril 1793, se traînaient dans le conflit des ambitions et des jalousies (l). L'Autriche, inquiète des progrès de la Prusse en Pologne, réclamait des compensations. Elle parlait de Cracovie et de la Bavière beaucoup plus que de la Belgique. Pour qu'elle se décidât à la conserver, il fallut que le cabinet de Londres lui promît, avec les départements du Nord, la ceinture des forteresses construites par Vauban, qui serviraient désormais de défense aux Pays-Bas après les avoir menacés si longtemps. Exception serait faite pour Dunkerque, l'Angleterre se réservant cette base militaire dont elle n'avait cessé, depuis 1662, de déplorer la perte. De vagues assurances d'agrandissement furent données au stadhouder de Hollande, et chacun, pourvu d'espérances proportionnées à ses appétits, ne pensa plus qu'à se tailler sa part dans le démembrement de l'ennemi de tous. (1) Sur ces négociations, voy. A. Sorel, L'Europe et la Révolution française, t. III et IV. Add. P. Verhaegen, La Belgique sous la domination française, t. I, p. 194 et suiv. Cobourg, à la tête de 45,000 Autrichiens, de 13,000 Anglais, de 12,000 Hanovriens, de 8,000 Hessois, de 15,000 Hollandais et de 8,000 Prussiens, n'avait utilisé le printemps qu'à prendre Condé (10 juillet) et Valenciennes (28 juillet). Puis, au lieu de précipiter sa marche en avant, il s'arrêta aux sièges du Quesnoy et de Maubeuge, tandis que le duc d'York, se séparant de lui, allait entreprendre celui de Dun-kerque (22 août), flanqué par les Hollandais postés à Menin. Du côté du Luxembourg on se borna à des escarmouches au cours desquelles fut bombardée l'abbaye d'Orval (23 juin). Cette politique et cette tactique d'ancien régime sauvèrent la France. Les méthodes surannées des cabinets se montrèrent aussi impuissantes devant les audaces du Comité de Salut Public que la prudente et pédante stratégie de Mack devant les géniales initiatives de Carnot. Le 8 septembre, Houchard battait les Anglo-Hanovriens à Hondschoote et forçait le duc d'York à lever le siège de Dunkerque. Le 13, il attaquait les Hollandais commandés par le prince d'Orange Guillaume-Frédéric, le futur roi des Pays-Bas, et les faisait fuir éperdus jusqu'à Gand. Quelques semaines plus tard, l'offensive se portait sur les Autrichiens. La victoire de Watti-gnies (16 octobre) obligea Cobourg, désorienté par les manœuvres de Jourdan, d'abandonner le blocus de Maubeuge et de se replier sur Mons. La campagne eût pu être un coup de massue pour la République. Elle s'achevait en ne laissant aux mains de ses ennemis que les places fortes de Valenciennes et du Quesnoy, et en donnant à la France nouvelle la conscience de sa supériorité sur l'ancienne Europe (l). Carnot mit l'hiver à profit pour préparer un plan décisif. Aux alliés, de plus en plus paralysés par la mésintelligence de l'Autriche et de la Prusse, il allait opposer des masses pleines d'entrain et commandées par de jeunes chefs avides d'illustrer en eux la République. Il a résolu d'en finir cette (1) Pour les opérations militaires, voy. A. Chuquet, Hondschoote (Paris 1896); V. Dupuis, La campagne de 1793 à l'armée du Nord et à l'armée des Ardennes : /. De Valenciennes à Hondschoote. II. D'Hondschoote à Wattignies (Paris, 1906-1909) ; Coutanceau, La campagne de 1794 à l'armée du Nord (Paris, 1903-1908). CONQUÊTE DE LA BELGIQUE 55 année et de battre l'ennemi « jusqu'à sa destruction complète ». Jourdan et Charbonnier attaqueront la gauche des Autrichiens, tandis que Pichegru opérera en Flandre sur leur droite. Le 18 mai, ses lieutenants, Souham et Moreau, remportent sur Clerfayt la victoire de Tourcoing ; Ypres est pris le 18 juin et, le 23, Clerfayt, de nouveau battu à Deynze, est rejeté sur l'Escaut. Cependant Jourdan arrive par Neufchâteau, Saint-Hubert et Rochefort à la rescousse de Charbonnier qui tente en vain de franchir la Sambre. Il culbute, à Dinant, Beaulieu qui essaye de lui disputer le passage de la Meuse. Le 18 juin, malgré les efforts du prince d'Orange, il investit Charleroi et s'en empare le 25. Le même jour, Cobourg était arrivé avec 100,000 hommes en face de ses lignes. Il lui livra bataille le lendemain. On combattit de 5 heures du matin à 7 heures du soir dans les blés mûrs qui prenaient feu sous la canonnade. Les régiments autrichiens n'avaient pas changé depuis Jemappes; ils montrèrent la même discipline et la même vaillance. Du côté des Français tout était neuf : les cadres, les uniformes et la tactique. L'armée de Dumouriez avait encore été une armée d'ancien régime grossie de volontaires. Celle de Jourdan était une création du Comité de Salut Public. Kléber, Championnet, Marceau, Bernadotte dirigeaient ses mouvements, tous, comme leurs soldats, sortis des rangs du peuple. La victoire, à laquelle reste attaché le nom de Fleurus, est la première grande victoire de la France républicaine (l). Comme Carnot l'avait prévu, elle terrassait la coalition. Vaincus au Sud et menacés à l'Ouest, il ne restait aux alliés qu'à battre en retraite. Le 11 juillet, Jourdan faisait à Bruxelles sa jonction avec Pichegru qui avait occupé sans résistance Tournai, Bruges, Ostende, Audenarde et Gand. Puis leurs armées se séparèrent, le premier continuant à pousser Cobourg vers l'Allemagne, tandis que le second, marchant au Nord, chassait devant lui les Anglo-Hollandais. Des deux côtés la conquête s'élargissait en même temps. Après avoir évacué (1) v. Dupuis, Les opérations militaires sur la Sambre en 1794. Bataille de Fleurus (Paris, 1907). Liège dont ils bombardèrent, en se retirant, le faubourg d'Amercœur (28-30 juillet), les Autrichiens, battus à Esneux-Sprimont (18 septembre), puis à Aldenhoven (2 octobre), étaient refoulés en janvier sur la rive droite du Rhin, cependant que Pichegru, passant sur la glace fleuves et canaux, entrait le 20 du même mois à Amsterdam. Ainsi les Provinces-Unies qui, depuis le XVIIe siècle, s'étaient si obstinément acharnées à se faire de la Belgique une barrière contre la France, allaient à leur tour servir de barrière à celle-ci. Un instant, l'oligarchie bourgeoise des patriotes qui, en haine du stadhouder, avait salué Pichegru en libérateur, espéra pouvoir traiter d'égal à égal avec le Comité de Salut Public. Dans leur naïve outrecuidance, les États-Généraux lui proposèrent un partage de la Belgique (l). Il leur fallut après quelques chicanes abandonner leurs illusions. Si la République française reconnut par le traité de La Haye ( 16mai 1795) la République des Provinces-Unies comme puissance libre et indépendante, en fait, elle la soumit à son protectorat. Non seulement elle lui imposait jusqu'à la fin de la guerre une alliance offensive et défensive, mais elle l'obligeait encore à reconnaître la liberté de l'Escaut, à accepter la co-souveraineté de la France sur Flessingue, à céder la Flandre Zélandaise, ainsi que Venlo, Maestricht et leurs dépendances. La frontière militaire que les Maurice de Nassau et les Frédéric-Henri avaient arrachée à l'Espagne durant les guerres glorieuses du XVIIe siècle, était maintenant retournée, si l'on peut dire, contre les Provinces-Unies. Elles abandonnaient à la France les forteresses qu'elles avaient élevées pour défendre les passages de l'Escaut et de la Meuse. Elles se trouvaient désormais vis-à-vis d'elle dans le même état d'impuissance auquel, pendant deux siècles, elles avaient réduit la Belgique à leur profit. L'annexion de cette dernière paraissait d'autant plus assurée que, six semaines avant le traité de La Haye, la Prusse, sortant de la coalition, avait reconnu le Rhin comme frontière (1) Colenbrander, Gedenkstukken der algemeene Geschiedenis van Nederland 1789-1795, p. 662. de la France. De puissantes barrières entouraient ainsi de toutes parts les ci-devant Pays-Bas autrichiens. En fait, jusqu'en 1814, ils ne devaient plus voir d'armées étrangères sur leur territoire, et au milieu des guerres incessantes de la République et de l'Empire, ils jouirent d'une sécurité singulière. Luxembourg, défendu par le vieux Bender, y maintint encore pendant quelque temps les couleurs impériales. La place ne capitula que le 7 juin 1795, après un siège de six mois et demi. II La seconde invasion de la Belgique coïncide à peu près avec la fin de la Terreur : il ne s'est guère écoulé qu'un mois entre la bataille de Fleurus et la chute de Robespierre (27 juillet 1794). La période tragique et grandiose où la République, régie par la démagogie, la guillotine et l'Être Suprême, a excité tout ensemble d'admiration et l'horreur des contemporains, se place entre l'évacuation et la reconquête du pays. Le régime qui allait être imposé à celui-ci fut déterminé par la réaction de thermidor. A ce moment, la France a parcouru le cycle de la Révolution. Elle abandonne l'idéalisme humanitaire, pour s'imprégner d'un esprit de plus en plus réaliste. Elle ne prétend plus affranchir les peuples, mais les dominer : elle devient ouvertement impérialiste. Épuisée par la lutte gigantesque qu'elle soutient contre le monde, elle est forcée d'ailleurs, sous peine de mourir de faim et de misère, d'exploiter les pays conquis. Elle leur applique sans scrupule la loi du vainqueur. N'a-t-elle pas sur eux, en même temps que la supériorité de la force, la supériorité des principes? Aussi bien, aucun d'eux ne s'est soulevé en sa faveur. Elle a dû s'en emparer de haute lutte et, les ayant arrachés à leurs « tyrans», elle se reconnaît le droit de les mettre en coupe réglée, de faucher à coups de décrets leurs institutions, en attendant le jour où elle pourra leur «ouvrir son sein» et transformer ces sujets, purifiés du despotisme, en citoyens français. Après Jemappes, Dumouriez s'était présenté aux Belges avec des manifestes, des discours et des effusions. Plus rien de tel après Fleurus. Jourdan et Pichegru ne sont pas des libérateurs : ce sont des vainqueurs. Ils ne parlent pas, ils agissent et ils agissent conformément aux ordres des représentants en mission qui les accompagnent pour les diriger et les surveiller. Et ces représentants évitent le contact de la nation avec le même soin qu'ils mettaient deux ans plus tôt à le rechercher. Évidemment le mot d'ordre leur a été donné de traiter le pays en pays conquis. Des vœux de réunion qu'elle a provoqués et acceptés quelques mois plus tôt, la Convention ne se souvient plus. Elle a oublié sa promesse de traiter les « pays réunis» comme parties intégrantes de la République. Le régime que le Comité de Salut Public a décidé d'imposer aux Belges est un régime d'occupation militaire tel qu'ils n'en ont encore jamais vu, eux qui pourtant en ont tant vus. Jusqu'alors, en effet, l'invasion du pays n'avait entraîné que sa mise sous tutelle. L'administration restait confiée aux indigènes sous la surveillance de l'étranger. Des « capitulations » réglaient les rapports des autorités nationales avec le pouvoir occupant (l). Pourvu qu'elles s'abstinssent d'entraver ses mouvements et qu'elles se soumissent à ses réquisitions, il les laissait en place, et les habitants, en présence même de leurs vainqueurs, conservaient l'impression d'être chez eux. Il en avait été ainsi sous le régime de la « Conférence», avant la paix d'Utrecht et plus tard pendant l'occupation française avant la paix d'Aix-la-Chapelle. Si Dumouriez, en 1792, avait bouleversé l'organisation du pays, du moins n'avait-il appelé que des Belges à le gouverner. Les commissaires de la Convention eux-mêmes, en imposant au peuple ses vœux de réunion, avaient reconnu son indépendance, car c'était l'admettre que de lui demander d'y renoncer. Il en alla tout autrement après Fleurus. Le Comité de Salut Public était décidé à exploiter à fond sa victoire, à appliquer (1) Voy. à cet égard l'ouvrage d'I. Lameire, Théorie et pratique de la conquête dans l'ancien droit (Paris, 1903 et suiv.). LES REPRÉSENTANTS EN MISSION 59 sans restriction la loi du plus fort, à sacrifier impitoyablement l'intérêt du vaincu à l'intérêt de la France. «Nous ne voulons ni soulever le pays, ni fraterniser avec lui », écrit-il dès le 11 juillet 1794 aux représentants en mission en Belgique, « c'est un pays de conquête qui a bien ses restitutions à nous faire et duquel il faut se hâter d'extraire toutes les ressources qui pourraient favoriser une nouvelle invasion de la part de l'ennemi » (l). Il importe donc de profiter sans scrupule de cette riche proie. Plus de ménagements comme ceux de «l'infâme Dumouriez». Il faut «dépouiller la Belgique de subsistances, de chevaux, de cuirs, de draps, de tout ce qui peut être utile à notre consommation... faire circuler les assignats,établir des contributions, enlever tout l'argent possible » (2). 11 faudra même, pour embellir Paris, y envoyer sans retard les œuvres d'art qui font de ce pays « le plus beau de l'univers » (3). Ainsi la consigne est d'organiser la rafle, et les représentants ne s'en acquittent que trop bien. Ils n'ont même pas attendu, pour agir, de recevoir leurs instructions. Dès le 8 juillet, Laurent écrit de Mons au président de la Convention que les églises y regorgent de saints. « Ils n'ont pas plus tôt recouvré la liberté qu'ils ont voulu aller voir la Convention nationale à Paris. Je te les envoie par la diligence de Maubeuge. Ils sont les précurseurs de deux millions en numéraire que nous avons imposé, Gillet et moi, sur les richards de Mons » (4). Et deux jours plus tard, il annonce au Comité de Salut Public qu'il a établi dans la ville une municipalité, un district, un comité de surveillance, des juges de paix, un tribunal civil et un tribunal criminel. «Ce sont des patriotes persécutés et des sans-culottes qui occupent les places». De plus, il a pris dix otages et ouvert une Société populaire. « On dira la messe en tremblant et en nous donnant les tabernacles d'argent; on priera les chapelets en évacuant les bourses» (5). Et le 13, (1) Aulard, Recueil des arrêtés du Comité de Salut Public, t. XV, p. 84. (2) Ibid., p. 640. ' (3) Ibid., t. XVI, p. 101. (4) Ibid., t, XV, p. 12. ; (5) Ibid., t. XV, p. 63. de plus en plus joyeux et goguenard à mesure qu'il avance à la suite des troupes, il mande de Bruxelles qu'il va lever un impôt de trois millions en numéraire qui sera versé dans les vingt-quatre heures, et qu'on pourra bien tirer de la ville douze à quinze millions. Il ramènera ainsi les riches « à l'égalité par la bourse». Chemin faisant, il s'est emparé de quelques émigrés français, quatre capucins et trois religieuses, qu'il envoie « sur les derrières pour l'entretien de la guillotine» (l). A mesure que l'invâsion progresse, le rouleau passe sur le pays et l'écrase. Le 9 août, un impôt de 60 millions est frappé sur les « nobles, prêtres, maisons religieuses, gros propriétaires et capitalistes». Des otages sont journellement envoyés en France, les prisons s'emplissent de détenus, des journaux sont supprimés. Les assignats seront reçus au pair des monnaies métalliques, sous peine pour les contrevenants d'être proclamés ennemis de la République et traduits devant les tribunaux révolutionnaires. En même temps, l'uniforme républicain est passé de force à la Belgique. Le port de la cocarde est obligatoire « depuis l'enfant qui commence à marcher jusqu'au vieillard » (2). Dans chaque ville, une ou plusieurs églises sont transformées en temples de la Raison. Des troupes d'acteurs français représentent dans les théâtres des pièces républicaines; on promulgue le calendrier républicain, on organise des fêtes de la liberté. A Gand, au mois de septembre, le carillon du beffroi ne joue plus que des airs républicains : à l'heure, la Marseillaise ; à la demi-heure, le Ça ira ; aux quarts d'heure, la Carmagnole et la Danse républicaine (3). Le 14 août, les représentants en mission établissent les principes de l'occupation du pays. La police des places sera exercée par les commandants militaires jusqu'à ce qu'il en soit autrement décidé; les habitants livreront leurs armes dans les vingt-quatre heures sous peine de mort; tous ceux qui seront convaincus d'avoir tramé contre la sécurité de la République (1) Aulard, Recueil des arrêtés du Comité de Salut Public, t. XV, p. 149. (2) Ch. Pergameni, L'esprit public bruxellois au début du régime français, p. 154 et suiv. (Bruxelles, 1914). (3) P. Claeys, Mémorial de la ville de Gand, p. 33 (Gand, 1902). LES REPRÉSENTANTS EN MISSION 6l seront traduits devant les tribunaux révolutionnaires de France; tous les « absents » ayant porté les armes contre le peuple français ou favorisant la contre-révolution, seront cités, s'ils rentrent dans le pays, devant les commissaires établis près des armées pour juger les émigrés, et exécutés dans les vingt-quatre heures; tous les autres « absents » devront rentrer avant quinze jours, faute de quoi ils seront assimilés aux émigrés. Pour faciliter l'exploitation et la surveillance de la Belgique, on l'isole. Défense est faite d'y entrer ou d'en sortir sans passe-port. Au reste, les lois et règlements antérieurs à la conquête sont provisoirement maintenus, s'il n'en est pas disposé autrement par les représentants, et il en est de même des impositions. Il ne pourra être prononcé de jugements criminels définitifs et il ne se pourra faire d'arrestations que par la force armée et sur l'ordre des représentants, des généraux ou des commandants de place. Tout le numéraire des caisses publiques, des caisses municipales et des dépôts de consignation sera versé entre les mains du payeur général de l'armée contre remboursement en assignats. Les banquiers et notaires déclareront les sommes qui leur sont confiées. Pour prévenir l'augmentation des prix que les « malveillants » pourraient provoquer, le maximum de la ville de Lille sera provisoirement étendu aux pays conquis. Le droit d'imposer des contributions appartient exclusivement aux représentants et aux généraux qui l'auront reçu du Comité de Salut Public. Ces contributions ne frapperont que le clergé, les nobles, les privilégiés, les grands propriétaires et les riches. Quant aux réquisitions, elle seront faites par les commissaires des guerres si elles concernent l'armée et par des agents appointés par les représentants si elles sont destinées à l'intérieur de la République (l). (1) On trouvera ce texte dans la collection intitulée : Arrêtés des représentants du peuple en mission et lois françaises publiées dans la ci-devant Belgique avant sa réunion à la République par la loi du 9 vendémiaire, quatrième année, pour servir de complément au Recueil des lois et arrêtés publiés dans les neuf départements, postérieurement à leur réunion, p. 5 et suiv. (Gand, s. d-, in-4°). Elle est complétée par un autre recueil publié chez le même éditeur en treize volumes in-4° sous le titre de Recueil des arrêtés des commissaires du gouverne- fLeurus Ce programme vise, on le voit, à exprimer toute la substance du pays sous la pression de l'occupation militaire et de la dictature des représentants. Ce n'est pas à l'exploitation de la nation qu'il doit aboutir, mais à son épuisement. Il coupe l'arbre pour en avoir le fruit et l'imprévoyance dont il fait preuve dans sa cruauté ne s'explique sans doute que par l'indécision où l'on se trouvait encore au moment de sa promulgation, sur le sort de la Belgique. Les opérations militaires n'étaient pas achevées. Quel en serait le résultat? Le 20 juillet, Carnot avait écrit aux représentants de la part du Comité de Salut public qu'il n'était question de conserver des Pays-Bas « que ce qui peut assurer notre propre frontière... de manière qu'Anvers et Namur soient nos deux points d'appui » (l). Aucun motif n'existait donc d'épargner un territoire destiné au rôle de confins militaires. Il fallait se hâter d'en pomper les ressources au profit des armées et du trésor de la République. Mais pour le tenir sous le joug et le rançonner, le personnel manquait. Demander aux Belges de collaborer à la ruine et à l'annexion de leur patrie, il n'y fallait pas songer. Les bourgeois vonckistes qui, après Jemappes, avaient offert leur concours à Dumouriez, se renfermaient maintenant, pleins de rancœur, dans l'amertume de leurs désillusions. A leur place ne s'offrait plus qu'un petit groupe de sans-culottes rentrés au pays à la suite des armées ou qui, durant la restauration ment français dans les pays réunis à la République par la loi du 9 vendémiaire an IV et des lois de la République française dont la publication a été par eux ordonnée dans lesdits pays à commencer de l'époque de la réunion de ces pays à la République française, imprimés et traduits par ordre de l'Administration du département de l'Escaut. Dans mes notes, le mot Arrêtés non suivi d'une indication de volume se rapporte à la première série ; quand cette indication existe, c'est qu'il est question delà deuxième série. On se référera encore pour les décrets et arrêtés divers publiés en Belgique avant la période où les lois françaises y devinrent obligatoires, aux Recueils de Hayez et de Huyghe, publiés à Bruxelles depuis l'an IV. Quant aux lois, on les trouvera dans la Pasinomie de J.-B. Duvergier, complétée pour la Belgique par J Plaisant, dont la publication a commencé à Bruxelles en 1833. En règle générale, je m'abstiendrai de renvoyer le lecteur à ces recueils, la date des textes suffisant pour les y retrouver facilement. (1) Aulard, Recueil, t. XV, p. 317. MISE AU PILLAGE DU PAYS 63 autrichienne, avaient attendu en se cachant le retour des Français. Aigris par l'exil ou avides de revanche, ils étaient prêts à tout et leurs passions politiques, avivées par la rancune, les excitaient contre leurs compatriotes en qui ils ne voyaient plus que des ennemis. Leur cause se confondait avec celle de l'étranger; par intérêt aussi bien que par conviction, ils ne concevaient d'autre avenir pour la Belgique que son absorption et sa régénération par la France républicaine. Côte à côte avec les vainqueurs, ils siégeaient dans les Comités de surveillance, dans les Sociétés populaires, avides de pouvoir et de faire trembler devant eux les aristocrates, les riches et les prêtres. Des haines privées, des jalousies de famille ou de voisinage contribuaient encore à exaspérer la violence de beaucoup d'entre eux. En général ces ex-persécutés se montrèrent pour leurs concitoyens beaucoup plus tyranniques que les Français. Mais sauf à Liège, dans le Franchimont, à Mons et à Gand, leur nombre était vraiment trop infime pour qu'ils pussent suffire à la besogne. Il fallut réquisitionner, sous menace «d'être considéré comme suspect et traité suivant les lois révolutionnaires» d'anciens employés des États ou des Conseils de justice. Il fallut surtout faire venir de France quantité d'auxiliaires. Le temps manquait pour s'assurer de leur moralité ou de leur compétence. On accepta pêle-mêle tout ce qui se présentait et l'occasion était trop belle de prendre part à la curée pour qu'une tourbe d'aventuriers et de fripons ne s'abattît pas aussitôt sur la Belgique. Ils emplirent les bureaux de la commission des armées et de celle des transports, ceux de l'agence du commerce surtout, à qui était dévolue la fonction de saisir et d'exporter en France tous les vivres, produits du sol et fabri-cats, non indispensables aux habitants. Dès lors l'exploitation du pays se transforme en pillage. La rapacité des commis se fait d'autant plus éhontée qu'elle est assurée de l'impunité. Qui oserait se plaindre quand il suffit du moindre soupçon pour être noté comme suspect et sur l'ordre des Sociétés populaires, arrêté et jeté en prison ? Plus on est riche, plus on est exposé. La réaction de thermidor, si elle a mis fin à la terreur, continue à flatter les démagogues. Le 1er octobre, le comité des contributions de Bruxelles expose que « le but du républicanisme est de niveler les fortunes pour faire disparaître autant que possible l'aristocratie des richesses». Et par richesse, il fallait surtout entendre, disait-il, celle qui vient « du hasard », c'est-à-di e de la naissance ou du privilège, et non celle qui a sa source dans le talent et dans le travail (l). Ainsi, tandis que l'impôt devait épargner cette classe d'hommes nouveaux et de capitalistes dont l'habileté avait su profiter de la Révolution pour faire fortune, il tomberait de tout son poids sur la noblesse et le clergé. L'anticléricalisme, d'ailleurs, reparaissait avec le jacobinisme. L'Église n'était-elle pas le plus ferme appui de l'Ancien Régime? Dès le mois de septembre, la Société populaire de Bruxelles demandait que tous les prêtres fussent expulsés dans les vingt-quatre heures. A Mons « pour complaire aux patriotes républicains », le tribunal révolutionnaire faisait fusiller un Dominicain qui, pendant la restauration autrichienne, « avait fait imprimer l'apologie de Louis XVI martyr » (2). Les malversations des uns, les violences des autres ne pouvaient continuer sans compromettre la République. Elles inquiétèrent tout de suite les représentants (3). Dès le 22 août, ils dénonçaient au Comité de Salut public les scandales de l'agence du commerce. Ils s'effrayaient de voir que, sous prétexte de patriotisme, trop de gens ne recherchaient « que des emplois et de l'argent ». Ils commençaient à sévir contre les outrances et les illégalités des Sociétés populaires et le 13 septembre fermaient celle de Bruxelles à cause des « déclarations incendiaires» qui s'y faisaient. S'ils recommandaient de « saigner (1) Rapport du [Comité des contributions au Magistrat de Bruxelles (Bruxelles, 1794). (2) Descamps, Mémoires de la ville de Mons, p. 220 et suiv. — Au mois de septembre, on avait organisé des tribunaux criminels extraordinaires à Bruxelles, Anvers, Mons, Liège, Aix-la-Chapelle, afin de remplacer les juridictions militaires en matière d'attentats contre la République. Voy. P. Verhaegen, Le tribunal révolutionnaire de Bruxelles. Annales de la Soc. Archéologique de Bruxelles, t. VII [1893], p. 412 et suiv. (3) Aulard, Recueil, t. XVI, p. 276 et suiv., p. 665 et suiv., XVII, p. 91 et suiv., XVIII, p. 585 et suiv. ADOUCISSEMENT DE L OCCUPATION 65 le clergé et les riches en pressurant leur bourse», ils ne voulaient, ni que les personnes fussent persécutées, ni que le peuple fut froissé dans ses « préjugés religieux ». Au surplus, le progrès des armées est tel, que les Belges ne peuvent plus caresser l'idée de repasser sous le joug de « leurs anciens dominateurs». Il importe maintenant de se les concilier, d'autant plus que la conquête de leur pays ne fait plus de doute. Dès le 8 novembre, le Comité de Salut public décide d'adoucir le régime. Il ordonne aux représentants de dissoudre les Comités révolutionnaires, d'interdire les arrestations arbitraires et de s'attacher à faire aimer la République « par un gouvernement fondé sur les principes sacrés de la justice » (l). A l'improvisation hâtive des débuts commence à se substituer une organisation régulière. Le 15 octobre, les représentants ont institué dans la Belgique des administrations d'arrondissement destinées à remplacer les anciens États. Chaque province a la sienne composée de six membres. Au reste, par une innovation due à des nécessités militaires, le pays est partagé en deux administrations générales, la première, placée à Bruxelles, pour le territoire en deçà de la Meuse, la seconde, fixée à Aix-la-Chapelle, pour la région d'entre-Meuse-et-Rhin. Choisi par les représentants, le personnel des administrations ne se compose naturellement que de Français ou de Belges francophiles : Delneufcourt à Mons, Meyer à Gand, de Deuwardere à Bruges, Lambrechts à Bruxelles, Metdepenningen à Anvers, etc. Depuis lors, la vis se desserre peu à peu. Le 16 novembre, la liberté du trafic est rétablie partiellement avec la France et, le même jour, l'agence du commerce est supprimée à cause des malversations de plusieurs de ses préposés. Puis la poste est déclarée libre (13 janvier 1795) et soustraite au contrôle des Comités de surveillance qui, à leur tour, sont abolis (l 1 février) en même temps que le maximum. Les otages sont remis en liberté. Les municipalités sont chargées de la sûreté générale (1) Aulard, Recueil, t. XVIII, p. 21. Le même jour, le Comité avait reçu la nouvelle de la prise de Maestricht qui, « ôtant à la Belgique toute idée de retour à ses anciens dominateurs, doit rallier tous les esprits à la République. » Ibid., p. 23. Hist. de Belg. VI et exemptées de l'obligation de verser leurs revenus dans les caisses militaires (23 février, 21 août). Le 13 mars, on édicté des mesures contre les agents de la République qui ont « abusé de leurs pouvoirs pour satisfaire leur cupidité ou compromettre la loyauté du gouvernement (l). Parallèlement à cet adoucissement du régime, s'opère peu à peu l'initiation du pays aux « bienfaits de la Révolution ». En fait de nouveautés, on ne lui avait imposé tout d'abord que les tribunaux d'exception, les assignats et le maximum. Il est temps désormais de moderniser un peuple destiné à la République. Le 16 novembre 1794, le mariage civil est institué pour « ceux qui le veulent », et le lendemain prennent place dans le droit commun de la Belgique quantité de réformes « que la philosophie appelle». La torture, le bannissement, les galères sont rayés du texte des coutumes. Les condamnés à mort seront fusillés, à moins que les magistrats ne préfèrent « l'emploi de l'instrument des supplices usité en France » (2). Le 1er mars 1795, le « régime bienfaisant des jurés » est introduit, et, le 21 mars, on charge les municipalités du contrôle de la bienfaisance publique. L'exploitation économique s'atténue. On autorise le payement des contributions moitié en assignats, moitié en numéraire; on abolit les réquisitions non destinées aux armées, et remise est faite des amendes encourues par les contribuables en retard. Le clergé lui-même se voit traité avec moins de rigueur. On ferme les yeux sur l'application des règlements qui lui imposent la livraison des cloches et interdisent aux processions de sortir des églises. Si on n'hésite pas à l'humilier, si, par exemple, le 6 janvier 1795, ordre lui est donné de lire au prône une déclaration présentant le peuple comme la victime des hauts dignitaires ecclésiastiques, du moins n'a-t-il plus à craindre de persécution. Pourvu qu'il paye sa part dans les impôts, on ne l'inquiète pas. Le séquestre mis tout d'abord sur ses propriétés n'atteindra plus que les maisons religieuses dont la moitié des membres plus un, auront émigré. (1) Arrêtés, p. 289. (2) Ibid., p. 107. Si oppressif qu'il soit encore, du moins le régime n'est-il pas cruel (l). Au début de la conquête, ç'avait été une fuite éperdue de fonctionnaires autrichiens, de nobles, de prélats, de propriétaires, de fabricants, de rentiers. Petit à petit, ils se hasardent à rentrer et profitent de plus en plus largement des mesures prises pour faciliter leur retour. En fait, fort peu d'entre eux s'obstinèrent dans l'exil. La plaie de l'émigration, si terrible et si persistante en France, a été épargnée à la Belgique. Le pays n'a fourni que bien peu de soldats aux armées qui ont combattu la République. Après un premier mouvement de terreur, les ci-devant privilégiés se sont ressaisis. Et sans doute, c'est le souci de leurs biens qui les a rappelés dans la patrie, mais il n'en est pas moins vrai qu'en venant reprendre leur place au sein du peuple et en partageant son sort, ils ont conservé sur lui et peut-être même renforcé leur ascendant traditionnel (2). Cependant la situation du pays semblait désespérée. Depuis six ans, il vivait dans un état de crise permanente. Affaibli par les secousses que lui avaient successivement infligées la révolution brabançonne, la restauration autrichienne, la conquête de Dumouriez et le retour des impériaux, il s'était effondré sous le choc de Fleurus. Et quand bien même il eût été plus robuste, eût-il pu supporter un régime qui l'asservis-sait, sans résistance possible, au bon plaisir du vainqueur? (1) Il y eut pourtant, au début, quelques exécutions capitales, mais elles furent peu nombreuses. Voy. à cet égard, l'étude de P. Verhaegen sur le tribunal révolutionnaire de Bruxelles, citée p. 64, n. 2, et du même, Le procès et la mort de P.-J. d'Herbe, fusillé à Bruxelles le 17 octobre 1794. Messager des Sciences historiques, t. LXVIIl, p. 257 et suiv. (2) Il serait intéressant d'étudier l'émigration belge. Sauf un petit groupe de prélats et de grands seigneurs qui ne rentrèrent pas, elle ne dura qu'un moment. Dès le 28 novembre 1794, on constate que les émigrés rentrent journellement (Arrêtés, p. 150). Le 10 mars 1795, le mouvement ne cesse de s'accentuer (Au-ard, Recueil, t. XX, p. 781). Le 28 mai, on prend des mesures pour le faciliter (Arrêtés, p. 433). La même année, la liste des émigrés publiée pour le département de la Dyle ne comprend que 343 personnes, à peu près tous membres de la haute noblesse ou fonctionnaires du gouvernement autrichien. Celle des Deux-Nèthes ne signale que 93 noms. Cf. les Mémoires du comte de Mérode-Westerloo t.I , p. 62 et suiv- (Bruxelles, 1864). La fermeture des frontières, le cours obligatoire des assignats, le maximum, les réquisitions, les contributions et le pillage avaient étouffé les derniers restes de son activité économique. Les affaires étaient paralysées, les ateliers se fermaient, les marchés n'étaient plus approvisionnés. L'agiotage et le commerce clandestin accaparant les subsistances, la misère publique allait croissant par la spéculation qu'elle suscitait. Dès le mois de novembre, il fallait obliger les municipalités à créer des greniers d'abondance, supprimer la fabrication du genièvre et de l'amidon, restreindre celle de la bière. Un hiver précoce et rigoureux aggrava encore la détresse. En décembre, on dut ouvrir des ateliers de charité, distribuer des cartes de pain. Des gens mouraient de faim. Des troubles éclataient dans le Luxembourg. Les représentants écrivaient en février 1795 que «la Belgique est épuisée, ses habitants réduits au désespoir». Naturellement les sans-travail et les vagabonds deviennent un danger public : on calcule à Verviers en 1794 que la ville renferme 5,548 indigents sur 13,897 habitants (l). Les brigands infestent les routes, attaquent les maisons isolées : on commence à colporter ces histoires degarotteurs, de chauffeurs, de branders qui, pendant si longtemps, restèrent l'entretien des veillées campagnardes. La classe populaire, à laquelle la Révolution avait fait tant de promesses, est naturellement la plus cruellement atteinte par cette misère. Son esprit est si mauvais que les Français craignent une insurrection. Ils s'inquiètent aussi des agissements « d'une foule de déserteurs autrichiens qui tâchent de fomenter des troubles » (2). En vain s'adressent-ils au dévoûment des Belges et les exhortent-ils à faire des sacrifices qui les rendent dignes «de la liberté et de la confiance de la République», personne ne les écoute. Sous l'aiguillon de la faim, le mécontentement général s'exaspère en sens divers. Les restrictions apportées à la liberté du culte, l'impiété affichée par les soldats et les fonctionnaires, l'enlèvement des tableaux, des livres, des manuscrits, le boule- (1) J'emprunte ce renseignement aux archives de la ville de Verviers. (2) Arrêtés, p. 409. versement de tous les usages et de tous les errements administratifs, la crainte des lois révolutionnaires indignent, irritent et effrayent à la fois le clergé, la noblesse, la bourgeoisie et par eux la masse du peuple dont ils dirigent l'opinion. Leur opposition se manifeste, faute d'autres moyens, par le refus d'accepter des fonctions publiques. En revanche, depuis que les représentants ont adopté une ligne de conduite plus modérée, les jacobins font rage contre eux. Dans le pays de Liège, où ils sont plus influents qu'ailleurs, ils résistent ouvertement aux mesures des administrations et les accusent de trahir la République au profit des aristocrates (l). Une question angoissante se pose qui augmente encore l'inquiétude des esprits. Que va-t-on devenir? Quel sort la France réserve-t-elle à la Belgique? On avait pu croire, au début, qu'ayant accepté les vœux de réunion qu'elle avait provoqués naguère, la Convention traiterait les Belges en citoyens français. Mais la nécessité lui imposait l'oubli du passé. La République avait trop besoin d'exploiter sa conquête pour se souvenir qu'elle l'avait proclamée jadis partie intégrante de de son territoire. Elle ne pouvait la mettre en coupe réglée qu'à condition de lui refuser la jouissance de ses lois et le bénéfice de sa nationalité. Les démocrates du Hainaut, transformé en 1793 en «département de Jemappes», assaillaient vainement de leurs plaintes le Comité de Salut Public. Repoussés par lui, ils s'adressaient à la Convention : «Législateurs, suppliaient-ils, faites cesser cet amalgame incohérent qui tue l'esprit public ». S'il paraissait dangereux de les doter en une fois de toutes les lois de la République, du moins qu'elles leur fussent appliquées graduellement, de sorte que «semblables à ceux à qui l'art, par un de ses miracles, permet de voir la lumière des cieux, nous recevions par rayons les bienfaits de la législation française» (2). Des conservateurs demandaient, eux (1) Voy. par exemple la curieuse brochure intitulée : Jugement du tribunal criminel d'Aix libre (Aix-la-Chapelle) contre les citoyennes Brixhe, de Spa. (Liège, an IV.) (2l Protestation des administrateurs du ci-devant Hainaut à la Convention. (Mons 1795.) aussi, leur annexion. Si hostiles qu'ils fussent à la République, ils préféraient encore être absorbés par elle plutôt que de supporter plus longtemps le régime qu'elle leur imposait. Les trois « membres » de Bruxelles décidaient, à la fin de juillet 1794, d'envoyer une «députation solennelle» porter à Paris le vœu du peuple d'être réuni à la nation française. Luxembourg, Anvers, d'autres villes encore se prononçaient dans le même sens. Et pourtant les représentants signalaient comme détestable l'opinion de Bruxelles, et à Anvers il avait fallu, le 28 octobre 1794, saisir quatre-vingts otages et mettre en arrestation une centaine de prêtres. La Convention était bien décidée à régler le sort de la Belgique sans en consulter les habitants. Sa résolution était certaine d'avance. La doctrine des frontières naturelles, qui avait été si souvent invoquée par la monarchie, l'était maintenant par la République. Bien rares ceux qui songeaient encore à constituer les Pays-Bas autrichiens et le pays de Liège en une république indépendante. L'impérialisme thermidorien ne pouvait plus tolérer un projet aussi timide et auquel se rattachait d'ailleurs le souvenir de « l'infâme Dumouriez ». En Belgique même, les républicains avancés en étaient adversaires. Ils appréhendaient que l'indépendance du pays n'eût pour résultat de le livrer au «fanatisme». Il n'est pas douteux cependant qui si l'opinion eût pu s'exprimer librement, elle se fût à une écrasante majorité prononcée contre l'annexion.Mais il fallait du courage pour oser dire tout haut ce que presque tout le monde pensait. Un ancien conseiller au Conseil Souverain du Hainaut, A.-P. Raoux, rompit le silence général. Dans un mémoire adressé au Comité de Salut Public, il ne craignit point d'affirmer que les quatre cinquièmes de ses compatriotes ne voulaient pas du régime français. En fallait-il d'autres preuves que leur répugnance à accepter les fonctions de jurés ou celles d'officiers municipaux? Les Belges n'avaient-ils pas leurs mœurs et leur caractère? La piété n'était-elle pas chez eux aussi honorée qu'elle l'était peu en France? Et l'Ancien Régime, tel qu'ils l'avaient connu, n'était-il pas exempt de la plupart des abus qui en avaient amené la chute chez leurs voisins? Une seule solution était acceptable : constituer la Belgique en une république autonome rattachée à la France par une union douanière (l). Mais le siège de la Convention était fait. Merlin de Douai exprimait l'opinion de ses collègues en affirmant que si les Belges avaient le droit d'être Français, la France avait intérêt à posséder la Belgique. Indépendants, les Belges seraient trop faibles comme barrière ; unis à la Hollande ils seraient trop forts. « Il importe à la République, que les Belges et les Liégeois ne soient libres qu'autant qu'ils seront Français ». Portiez de l'Oise opinait qu'il fallait annexer la Belgique pour l'empêcher de tomber dans la guerre civile. Il était inutile de la consulter. « Le peuple veut toujours le bien, mais il ne le voit pas toujours » (2). Et il est trop évident que le bien des Belges est dans une union qui les garantira désormais contre de nouvelles guerres. Après un débat de deux jours, la Convention passa au vote. Le 1er octobre 1795 (9 vendémiaire an IV), un décret réunit la Belgique et le pays de Liège à la France, reconnut à leurs habitants les droits des citoyens français, divisa leur territoire en départements et supprima la ligne des douanes qui le séparait de la République. (1) A.-P. Raoux, Mémoire sur le projet de réunion de la Belgique à la France remis au Comité de Salut Public le 4 vendémiaire an IV. (Paris, 1795.) (2) Vues sur la Belgique par Portiez, représentant du peuple. (Bruxelles, 1795). CHAPITRE III LA RÉUNION I Le décret du 1er octobre faisait bien plus qu'annexer la Belgique à la France : il l'y absorbait. En proclamant deux millions et demi de Belges citoyens français, il poussait jusqu'à ses plus extrêmes conséquences le droit de la conquête. A la nationalité des vaincus, il substituait la nationalité des vainqueurs. Il anéantissait un peuple en le fusionnant avec un autre peuple. Et c'est en cela qu'apparaît sa nature essentiellement révolutionnaire. Tel que l'avait pratiqué l'Ancien Régime, le droit de conquête avait porté sur le sol beaucoup plus que sur les habitants. Les gouvernements monarchiques visaient à agrandir leur territoire mais non point leur nation. Ils n'avaient aucun intérêt à assimiler à leurs anciens sujets leurs sujets nouveaux. Il leur suffisait de prendre à l'égard de ceux-ci la place du souverain auquel ils succédaient. Ils se substituaient dans son autorité, s'attribuaient ses prérogatives, respectaient les errements de son administration et laissaient les populations annexées en possession de leurs institutions traditionnelles. C'est ainsi que la Belgique, en passant successivement sous le pouvoir de la maison d'Espagne, puis sous celui de la maison DISPARITION DE L'AUTONOMIE NATIONALE 73 d'Autriche, n'avait pas cessé de jouir de l'autonomie politique. Le régime sous lequel elle avait vécu était celui de l'union dynastique. Elle avait eu en commun avec les Espagnols, puis avec les Autrichiens, le même prince, sans être pour cela le moins du monde amalgamée à ces peuples. Les vieilles constitutions provinciales étaient restées en vigueur, l'administration s'était faite dans les langues nationales, les États avaient conservé le droit de voter les impôts. Jamais les rois d'Espagne ou les empereurs n'avaient considéré le pays comme partie intégrante de l'Espagne ou de l'Autriche. C'était une possession de leur maison, une propriété héréditaire sur laquelle leur nation n'avait rien à prétendre. S'ils lui imposaient leur politique extérieure, s'ils y entretenaient des garnisons et s'ils se faisaient représenter à Bruxelles par un gouverneur, ils n'en reconnaissaient pas moins aux « pays de par delà » leur individualité nationale. Ils régnaient sur eux à titre particulier, ils se considéraient comme les héritiers des ducs de Bourgogne, et les habitants eux-mêmes les considéraient comme leurs « princes naturels ». Sous leur règne, la civilisation nationale n'avait pas reçu la moindre atteinte. Aucune trace d'espagno-lisation sous les rois d'Espagne, aucune trace de germanisation sous les Habsbourg d'Autriche. Joseph II lui-même s'était toujours efforcé d'enlever à ses réformes l'apparence d'importations allemandes. Bref, depuis le règne de Charles-Quint, si la Belgique n'avait plus eu de souverains indigènes, jamais pourtant elle n'avait été soumise à la domination étrangère. D'un seul coup, le décret de la Convention anéantissait cet antique régime d'union dynastique et d'autonomie nationale. La République n'eût pu le reconnaître qu'en se mettant en contradiction avec ses principes, car il l'eût obligée à tolérer sur son propre sol des institutions politiques et une organisation sociale dont la destruction était précisément sa raison d'être. Ayant fait table rase du passé, elle ne pouvait le laisser subsister sur aucune partie de son territoire. Elle devait nécessairement s'identifier la Belgique dès lors qu'elle s'en agran- dissait, et n'y rien tolérer qui la différenciât d'elle-même. Le pays n'était plus désormais qu'une partie indivisible de la France. Son nom même disparaissait. A la place des Pays-Bas autrichiens et du pays de Liège, il n'y avait plus que neuf « départements nouvellement réunis ». On disait encore la Belgique comme on disait la Champagne ou la Bourgogne : le mot perdait sa signification nationale pour ne plus être qu'une expression géographique. En transformant les Belges en citoyens français, le décret du 1er octobre les dotait de tous les droits politiques de ceux-ci. Mais versés dans un peuple de trente millions d'hommes, quelle action seraient-ils à même d'exercer sur le gouvernement et sur la législation? Minorité perpétuelle, ils ne pourraient que les subir sans qu'il leur fût même loisible de protester puisqu'ils seraient censés y collaborer. En théorie, ils participaient à la souveraineté du peuple français ; en fait, elle leur était imposée. Depuis des siècles et sous l'influence du voisinage, de la ressemblance des mœurs, des relations économiques, la langue et la civilisation de la France avaient largement rayonné sur la Belgique. La francisation obligatoire allait y remplacer la francisation spontanée et volontaire. Ainsi la Belgique était effacée de la carte de l'Europe et son histoire paraissait s'achever avec celle de l'Ancien Régime. Mais la République aurait-elle pu la traiter autrement qu'elle ne le fit? La partager avec la Hollande, comme les États-Généraux de La Haye le proposèrent un instant, c'eût été donner à la République Batave une puissance incompatible avec la sécurité de la France. La soumettre au protectorat sans lui ravir l'indépendance paraissait plus réalisable. Cette solution aurait répondu au vœu de la très grande majorité des Belges et quelques députés la recommandèrent à la Convention. Mais il était évident qu'une Belgique libre eût adopté aussitôt une attitude hostile à la France et fût devenue contre elle une base d'opérations politiques et militaires au profit de l'Angleterre et de l'Autriche. Était-il possible d'ailleurs de l'évacuer sans abandonner en même temps la ligne du Rhin? Et puis quel avantage sa possession CONSÉQUENCES INTERNATIONALES DE LA RÉUNION 75 n'assurait-elle pas à la République ! En l'acquérant, elle acquérait l'hégémonie en Europe. Installée sur la côte de Flandre, à Anvers, à Maestricht et à Luxembourg, elle menaçait l'Angleterre, dominait la Hollande et couvrait Paris. Pouvait-on s'attendre à la voir renoncer à une conquête que la monarchie avait vainement ambitionnée? C'était pour elle un magnifique triomphe que de réussir là où Louis XIV avait échoué. Au surplus, sa détresse financière lui commandait de garder un territoire dont les ressources affermiraient son crédit et le cours des assignats. Sans doute, en s'y installant, elle éternisait la guerre. Elle ne pouvait se dissimuler que l'Angleterre, son adversaire le plus terrible et le plus tenace, ne tolérerait jamais une annexion que depuis des siècles elle s'était acharnée à empêcher. En rendant le décret du 1er octobre, la Convention lançait au gouvernement de Londres le même défi que Louis XIV lui avait lancé en acceptant le testament de Charles II. Et le sort de la Belgique allait dépendre d'une lutte qui devait à la longue embraser toute l'Europe. Mais la République ne craignait pas l'Europe. Elle avait fait la paix avec la Prusse, avec l'Espagne, avec les Provinces-Unies. Sur le continent, elle n'avait plus qu'un ennemi, l'Autriche, et elle se flattait de la mettre hors de cause. Elle n'ignorait pas que l'empereur tenait moins que jamais à la possession des Pays-Bas. Le Comité de Salut Public se flatta un moment de l'amener à y renoncer en lui promettant de l'aider à acquérir la Bavière. Il fallut les instances de l'Angleterre pour que François II se résignât à conserver ses prétentions sur la Belgique, maisàconditionqu'ellefutaugmentéedela ligne des forteresses françaises du Nord et du Brabant hollandais (novembre 1795). Ainsi, la conquête du pays, au lieu de dissoudre la coalition austro-anglaise, la renforça. II A dix-neuf siècles d'intervalle, l'analogie s'impose entre l'absorption de la Belgique par la République française et son annexion à l'Empire Romain. Toutes deux furent l'œuvre de la guerre, mais toutes deux aussi eurent pour résultat une transformation profonde et durable du pays et du peuple. La Belgique romanisée et civilisée du IIIe siècle diffère autant de la Belgique décrite par César, que la Belgique modernisée, centralisée, unifiée et uniformisée de 1814 diffère des Pays-Bas autrichiens et du pays de Liège, avec leur bigarrure de provinces à demi souveraines et l'infinie diversité de leurs privilèges, de leurs institutions et de leurs coutumes. Au début de notre ère comme au commencement du XIXe siècle, la conquête marqua la physionomie du pays de traits ineffaçables. A travers tout le moyen âge, les diocèses de la Belgique perpétuèrent les circonscriptions des « cités » romaines, et de nos jours, il suffit d'un coup d'œil jeté sur la carte du royaume pour y découvrir, sous les provinces, les départements français de l'an IV. La division départementale, imposée par la nécessité d'emboîter le pays dans l'administration française, réalisa du même coup l'indissoluble union du pays de Liège à la Belgique. En les répartissant dans les mêmes cadres, elle effaça définitivement les frontières qui, durant des siècles, les avaient séparés. L'histoire avait agi contre la nature en maintenant sous des princes différents leurs populations enchevêtrées que tout portait à se confondre. Elle avait fait naître entre elles des conflits et accusé des contrastes d'institutions et d'idées qui agissaient au rebours de leurs affinités naturelles et de la communauté évidente de leurs intérêts. Après l'échec des tentatives des ducs de Bourgogne pour englober le pays de Liège dans leurs possessions, la politique habile de Charles-Quint avait amené une entente à laquelle les troubles du XVIe siècle, puis la diplomatie française avaient mis fin. La France avait trop grand besoin de posséder une base d'action dans les Pays-Bas pour ne pas avoir très habilement cherché à conserver les Liégeois sous son influence. Ainsi la politique étrangère contribua largement à entretenir un état de choses dont elle profitait. Mais la crise révolutionnaire qui, à la fin du XVIIIe siècle, avait également secoué les Belges et les Liégeois, les avait en même temps rapprochés. Durant la révolution brabançonne on avait envisagé de vagues projets d'union. Ils s'étaient précisés au sein du Comité des Belges et Liégeois unis, puis Dumouriez s'était vu sur le point de les accomplir. Tout cela avait échoué par l'étroitesse de vues qui avait empêché démocrates liégeois et Vonckistes belges de se tendre la main. La conquête de 1794 imposa la fusion. En proclamant Français les habitants des provinces autrichiennes comme ceux de la principauté ecclésiastique, la République, en se les assimilant, les assimilait les uns aux autres. Les deux parties de la Belgique furent soudées en un même tout, et le décret du Ie octobre, détruisant l'ancienne Belgique, prépara la Belgique moderne. Dès le 31 août 1795, un décret du Comité de Salut Public avait réparti le pays en départements, tant son annexion était certaine à l'avance. Les principes suivant lesquels ils furent constitués sont naturellement ceux qui, en 1789-1790, avaient présidé à la nouvelle division du territoire français. On considéra la surface à répartir entre eux comme une table rase et les limites départementales furent tracées comme si, avant elles, rien n'avait existé sur la carte. Les noms féodaux des provinces disparurent avec les provinces elles-mêmes auxquelles furent substitués neuf départements. On inséra dans quelques-uns d'entre eux les territoires cédés le long de l'Escaut et de la Meuse par la République des Provinces-Unies. Le département de Jemappes, chef-lieu Mons, engloba le Tournaisis avec la plus grande partie du comté de Hainaut et les contrées ci-devant liégeoises qui y étaient enchevêtrées ; celui de la Dyle, chef-lieu Bruxelles, comprit le sud du duché de Brabant; le nord du même duché, plus la principauté de Malines, constituèrent celui des Deux-Nèthes, chef-lieu Anvers; celui de l'Escaut, chef-lieu Gand, et celui de la Lys, chef-lieu Bruges, furent découpés dans le comté de Flandre et la bande de territoire qu'avaient possédée les Provinces-Unies au sud de l'Escaut fut ajoutée au premier d'entre eux ; celui de la Meuse-Inférieure, chef-lieu Maestricht, et celui de l'Ourthe, chef-lieu Liège, furent formés de parties du duché de Limbourg, du Limbourg hollandais et de la principauté de Liège, la petite principauté abbatiale de Stavelot-Malmédy étant attribuée tout entière à celui de l'Ourtlie; le duché de Luxembourg avec des lambeaux du territoire liégeois forma celui des Forêts, chef-lieu Luxembourg; celui de Sambre-et-Meuse, chef-lieu Namur, fut un composé de régions appartenant jadis au comté de Namur, à la principauté de Liège, au duché de Brabant et au duché de Luxembourg. Lorsque, le 26 octobre 1795, le duché de Bouillon, enlevé par Louis XIV à l'évêque de Liège au profit de la maison de La Tour d'Auvergne, fut à son tour réuni à la France, son territoire vint accroître ceux des départements des Forêts, de Sambre-et-Meuse et des Ardennes (l). Il est intéressant de constater que la division départementaie modifia somme toute moins complètement la physionomie de la Belgiquequ'elle n'avait modifié celle delaFrance. Lescommis-saires du Comité de Salut Public furent bien obligés de placer les centres de la nouvelle organisation dans les villes qui, depuis des siècles, étaient les foyers principaux de l'activité sociale et économique. Les nécessités de la vie l'emportèrent sur les combinaisons de la politique. Le caractère essentiellement urbain du pays le sauva d'une perturbation totale. Dépouiller ses grandes villes de leur importance traditionnelle, c'eût été rendre impossible le fonctionnement de l'administration qu'on lui imposait. Il fallut les adopter comme chef-lieux des départements, si bien que l'édifice républicain construit sur les ruines de l'Ancien Régime, reposa sur les mêmes colonnes qui avaient soutenu ce dernier et par cela même fut obligé dans une large mesure d'en conserver les dispositions principales. Cela explique sans doute la facilité avec laquelle les habitants s'accoutumèrent à leur nouvelle demeure. Elle était en réalité bien plus commode que l'ancienne. De bonne heure ils apprécièrent la simplicité et la régularité de son plan. Sans violenter leurs habitudes, elle leur apportait l'inappréciable (1) Voy. la carte des départements dressée et commentée par M. F. Qanshof dans l'Atlas de géographie historique de la Belgique publié par L. van der Essen (Bruxelles, 1919). avantage de pouvoir aller et venir par le pays comme dans un appartement de plain-pied. La circulation y était aussi aisée qu'elle avait été pénible jadis. C'en était fait de cet enchevêtrement bizarre de frontières et de ces enclaves dont on sentait mieux les inconvénients maintenant qu'on en était affranchi. L'archaïsme suranné de l'ancien système contrastait trop avec le caractère pratique et rationnel du nouveau pour qu'il fût possible de le regretter. Sa disparition fut définitive. De toutes les innovations auxquelles la République française devait initier la Belgique, l'organisation départementale se présente non seulement comme la première en date, mais comme la plus durable. Les retouches qui lui furent apportées dans la suite se bornent à bien peu de chose. Encore ne proviennent-elles point du désir de l'améliorer, mais de considérations ou de nécessités politiques. Il en fut ainsi par exemple de l'agrandissement du département des Deux-Nèthes, lors de l'annexion de la Hollande à l'Empire français, et des modifications que les traités de 1815 apportèrent aux départements de l'Escaut et de I'Ourthe qu'ils amputèrent, celui-ci des territoires cédés à la Prusse, celui-là de la Flandre Zélandaise qu'il fallut rendre au prince d'Orange. La délimitation des départements fut exclusivement l'œuvre des commissaires du Comité de Salut Public. Ils ne tinrent pas compte des quelques protestations qu'elle souleva sous l'influence d'un particularisme mal avisé ou de la passion politique. C'est ainsi qu'ils écartèrent le vœu formulé dès le mois de juin 1793 par les jacobins franchimontois de former avec Aix-la-Chapelle et les pays de Stavelot et de Logne, un département dit des Eaux-Minérales, afin d'éviter leur union avec les Liégeois qu'ils traitaient de brissotins, de girondins et de modérés. De même que les départements avaient été formés du démembrement des anciennes provinces, de même leurs cantons se partagèrent les débris des seigneuries, châtellenies, bailliages, ammanies ou quartiers, dont elles se composaient. Il y en eut 30 dans la Dyle, 41 dans l'Escaut, 28 dans les Forêts, 32 dans Jemappes, 36 dans la Lys, 23 dans laMeuse-Inférieure, 21 dans les Deux-Nèthes, 32dansl'Ourthe, 21 dans Sambre-et-Meuse, qui furent groupés en arrondissements. Ainsi demeurèrent constitués, sauf de légères retouches postérieures, les « neuf départements réunis » qui vinrent s'adjoindre en 1795 aux 85 départements de la République. Privée des antiques circonscriptions sur lesquelles elle était construite et qui délimitaient sa compétence et ses pouvoirs, l'organisation politique, administrative et judiciaire de la Belgique s'effondrait tout entière. La France n'avait plus qu'à prolonger la sienne sur le pays qu'elle venait d'adapter à son fonctionnement. Ce n'est certainement pas le hasard qui a fait coïncider, avec les diverses phases de la conquête des provinces belges, autant de transformations dans le régime intérieur de la République. Leur première invasion est contemporaine de la suspension de Louis XVI et de la suppression de la royauté; leur perte après Neerwinden, du gouvernement révolutionnaire ; leur occupation après Fleurus, de la chute de Robespierre et de la fin de la Terreur; leur réunion enfin, de la Constitution de l'an III et du Directoire. Ce curieux parallélisme atteste l'extraordinaire importance attribuée par la France révolutionnaire à la possession de la Belgique. Pour s'en emparer, elle a bandé tous les ressorts de son énergie et recouru aux plus extrêmes mesures de salut public. Au moment où elle est arrivée au but de ses efforts, sa fièvre se calme et elle se donne, dans ses frontières agrandies, l'organisation politique par laquelle s'achève la Révolution. Car avec la Constitution de l'an III (22 août 1795) s'arrête la poussée démocratique qui, depuis 1789, n'avait cessé de grandir. Il n'est plus question de « régénérer » la nation, mais de l'organiser. On veut maintenant fonder les droits de l'homme sur un régime stable et, si l'on peut dire, conservateur. On se défie autant des royalistes que des « anarchistes », et la propriété est déclarée la base de l'ordre social. LE RÉGIME TRANSITOIRE 8l C'est par ce régime nouveau, entré en vigueur quatre semaines après sa réunion à la France, que la Belgique a été initiée à la Révolution. Celle-ci commence pour elle au moment où elle se clôt en France. Mais comment eût-il été possible de lui appliquer de but en blanc la Constitution de l'an III ? Depuis Jemappes rien ne l'y avait préparée ; le seul résultat des crises qu'elle avait traversées avait été de la désorganiser et de l'exploiter. Du nouvel ordre des choses elle ne connaissait encore que les violences qu'il lui avait prodiguées. Sans doute, il ne pouvait plus être question d'abandonner les habitants, devenus citoyens français, aux rigueurs de l'occupation militaire. Mais les soumettre brusquement à toutes les lois de la République, c'eût été bouleverser de fond en comble leur organisation politique et leur organisation sociale, puisque ces lois innovaient également dans tous les domaines et qu'elles transformaient aussi profondément le droit privé que le droit public. On se décida à n'avancer que par étapes et à ne détruire qu'au fur et à mesure que l'on édifierait. Le 5 octobre 1795, un arrêté des représentants déclara que les « pays réunis » continueraient d'être gouvernés « sur le pied actuel » en attendant que les nouvelles lois de la République y fussent proclamées. A vrai dire, le « pied actuel » c'était le chaos. Depuis Fleurus, on avait improvisé au gré des circonstances. Les représentants s'étaient contentés de jeter par dessus les anciennes institutions une administration provisoire fonctionnant tant bien que mal en marge de l'occupation militaire. Nul effort de coordination. Les anciens impôts subsistaient côte à côte avec les réquisitions ; les cours de justice conservaient un reste d'existence et les vieilles institutions municipales fonctionnaient toujours. Ni les confréries religieuses, ni les corporations de métiers, ni les bailliages et les châtellénies n'avaient été supprimés. En attendant mieux, ils rendaient encore quelques services et garantissaient contre l'anarchie. Après un premier moment de confiscations hâtives, il avait fallu revenir en arrière. Les dîmes avaient été rétablies et Hist. de Belg. VI 6 les revenus des communes remis à la disposition de celles-ci (l). Le décret du 1er octobre imposait l'obligation de substituer à ce désordre l'organisation républicaine dont les départements devaient former les cadres. C'était une tâche singulièrement difficile. Il ne fallait point compter sur l'appui de la nation. Dans toutes les classes, elle était mécontente, soupçonneuse, aigrie ou décidément hostile. Les commerçants capitalistes, les entrepreneurs industriels enrichis par le renouveau économique du XVIIIe siècle et qui, au début, en Belgique comme en France, avaient applaudi à la Révolution et à la chute de l'Ancien Régime, étaient ruinés et désillusionnés. Aucun de leurs espoirs ne s'était réalisé. La réouverture de l'Escaut, si pompeusement proclamée, n'avait servi de rien, puisque les Anglais tenaient la mer et bloquaient l'embouchure du fleuve. La réunion du pays à la France ouvrait bien à l'industrie belge l'immense marché de la République, mais elle lui fermait en même temps les Provinces-Unies, l'Allemagne et tous ses débouchés traditionnels. Les bureaux de douanes que l'on se hâtait d'établir sur les frontières la soumettaient à un régime tout nouveau, qui n'était pas fait pour elle et qui l'emboîtait de force dans le cadre économique de la France. D'ailleurs les réquisitions, le maximum, les nécessités de l'occupation militaire avaient étouffé les derniers restes du commerce. Les capitaux se cachaient, les matières premières n'arrivaient plus. Seuls l'agiotage et la contrebande alimentaient un trafic aléatoire, illégal et clandestin. La situation était d'autant plus critique que l'on n'avait pas confiance dans sa durée. L'Autriche n'avait pas renoncé à la possession de la Belgique. La guerre se prolongeait avec des chances diverses et rien ne pouvait garantir qu'une fois de plus, les armées impériales ne réapparaîtraient pas dans le pays. Sans doute, la vieille fidélité dynastique avait disparu depuis la révolution brabançonne. Sauf quelques familles de la haute aristocratie et quelques anciens fonctionnaires, personne ne souhaitait le retour de François II. Il n'y avait pas (1) P. Verhaegen, La Belgique sous la domination française, t. II, p. 14. en Belgique comme en France un parti royaliste. Si la nation eût été maîtresse de ses destinées, elle se fût certainement constituée en république comme elle l'avait fait en 1790 et comme elle l'avait essayé trop tard en 1792. Rien n'était changé à cet égard. Au lieu que la maison de Habsbourg fût, comme était en France la maison de Bourbon, le centre de ralliement de tous les mécontents et l'espoir des conservateurs, on n'éprouvait pour elle que froideur sinon hostilité. L'insignifiance de l'émigration en donne la preuve frappante. La liste des émigrés publiée en l'an III dans le département de la Dyle ne comprend qu'un peu plus de trois cents individus, presque tous grands seigneurs, employés de la cour ou de l'administration ; celle du département des Deux-Nèthes n'en renferme qu'une centaine, parmi lesquels dix-sept religieux anglais (l). Mais si la grande majorité des Belges ne voulaient pas redevenir « autrichiens », ils ne voulaient pas non plus, et peut-être voulaient-ils moins encore, devenir français. Appauvris, froissés et humiliés par la conquête, ils regrettaient l'autonomie dont ils avaient joui avant elle. C'était un moyen de protester contre le régime que l'on subissait, que de se targuer de loyalisme. Faute de mieux, les » malveillants » criaient Vive l'empereur. Quelques agents autrichiens, d'ailleurs, se glissaient dans le pays, y répandant des bruits inquiétants sur la situation militaire, y distribuant de l'argent. Le moindre échec des armées républicaines était grossi et relevait les courages. Les fonctionnaires se sentent entourés d'une hostilité qui leur fait craindre parfois une « nouvelle Vendée » ou des « Vêpres siciliennes ». Ils signalent avec indignation les affiches « incendiaires » que des inconnus placardent sur les murs et qui « jettent le refroidissement dans le cœur de nos amis » (2). Mais l'occupation est trop rigoureuse pour qu'un soulèvement soit possible. La trahison de Pichegru (31 décembre (0 Voy. plus haut, p. 67, n 2. (2) J'emprunte ces détails à une lettre de Bouteville du 6 janvier 1796, insérée dans le registre n° 1 de sa Correspondance (n° 50), aux Archives générales du royaume à Bruxelles. 1795) et un peu plus tard les succès de l'archiduc Charles sur le Rhin, ne provoquèrent que des coups de mains isolés et sans portée. Le 3 janvier 1796, un ancien soldat au service de l'Autriche, Charles de Loupoigne dit Jacquemin, entre à Genappe à la tête d'une bande de 40 à 50 hommes et au cri de Vive l'empereur y abat l'arbre de la liberté, y foule aux pieds la cocarde tricolore, puis se retire en enlevant, outre 104 chevaux, le frère de l'un des administrateurs du département. En automne, des désordres sont signalés à Afflighem et dans diverses communes des environs de Bruxelles. L'opinion, si elle n'ose prendre ouvertement parti pour les révoltés, leur est évidemment favorable. Le jury acquitte systématiquement ceux d'entre eux que les autorités françaises sont bien obligées de traduire devant les tribunaux (l). Le sentiment public est tellement mauvais que, malgré l'insécurité générale et le nombre croissant des bandits et des «chauffeurs», le Directoire refuse, au mois de mai 1796, d'organiser dans le pays des gardes nationales. On n'ose même permettre aux habitants de faire des patrouilles. En revanche, un des premiers soins du gouvernement est d'organiser la gendarmerie. Le 17 novembre 1795, le général Wirion est placé à sa tête. Dès le milieu de l'année suivante, elle comprend 200 brigades de 5 hommes et son action est d'autant plus efficace qu'elle se compose presque exclusivement de Français et que la population est désarmée (2). Plus que tout le reste, le mépris affiché par les fonctionnaires et les soldats pour le clergé et pour le culte catholique irrite et aigrit le peuple. Le Directoire a beau recommander de ménager « les préjugés des Belges», il ne peut empêcher chez ses subordonnés, et moins encore parmi les troupes, les manifestations d'un anticléricalisme que lui-même professe et affirme en toute occasion. Pour la plupart des agents français, c'est un scandale insupportable que de « voir encore des moines promener leurs frocs dans les communes», et de (1) Correspondance de Bouteville, ibid., nos 50, 65. (2) Arrêtés, t. I, p. 348, II, p. 159, 163, 167. V, p. 77. tolérer « l'impudeur des prêtres qui portent avec clochettes, ombrelle et huit torches le viatique en plein jour». L'administration centrale de l'Escaut écrit au ministre de l'Intérieur que « l'attachement à tout ce qui fait la domination des prêtres est porté jusqu'au fanatisme le plus hébété et le plus opiniâtre» (l). Et ce dépit s'augmente encore de constater que personne n'observe le repos du décadi, que l'on n'employe pas le calendrier républicain et que les fêtes nationales n'ont d'autre assistance que les militaires et les enfants des écoles qui y viennent par ordre. Même insuccès pour les représentations patriotiques et républicaines organisées dans les théâtres. Y joue-t-on au contraire une pièce anti-jacobine, les spectateurs affluent aussitôt (2). La presse ou pour mieux dire ce qui subsiste de la presse, ne cache pas son hostilité au régime. (3) A Liège, le Troubadour de Delloye le crible d'allusions et de brocards. Le Républicain du Nord, fondé à Bruxelles en décembre 1795 par Lambrechts, commissaire du directoire du département, rédigé par Norbert Cornelissen et dont il paraît deux fois par décade des résumés en flamand destinés aux campagnes, ne se soutient qu'à coups de subventions officielles. L'emprunt forcé, décrété moins de trois mois après la réunion du pays, paraît d'autant plus insupportable qu'il est exigé des habitants à titre de citoyens français. Si l'opposition est profonde et générale, elle n'est pourtant pas très dangereuse parce qu'elle manque de centre. Mais il est presque impossible de vaincre la résistance passive et l'apathie voulue par lesquelles elle déconcerte, en échappant à ses prises et en évitant tout éclat, l'action des pouvoirs publics. Pour le seconder dans une tâche que rend encore plus malaisée son ignorance des gens et des choses dans ce pays mécontent, le gouvernement ne peut compter que sur un bien petit nombre (1) L. de Lanzac de Laborie, La domination française en Belgique, t. I, p. 75 (Paris, 1895). (2) Descamps, loc. cit., p. 239. (3) Voy. P. Verhaegen, Essai sur la liberté de la presse en Belgique durant la domination française. Annales de la Société Archéologique de Bruxelles, t. VI [1892], p. 194, 324, t. VII [1893], p..52, 145. de collaborateurs ralliés à ses principes : anciens joséphistes, comme Lambrechts, prêtres défroqués, comme Rouppe, démocrates convaincus, comme les Bassenge. Encore sont-ils eux-mêmes en butte à la haine déclarée des jacobins auxquels le Directoire se montre de plus en plus hostile et que la phraséologie à la mode taxe d'anarchistes. Peu nombreux, ils sont actifs et remuants et, dans les contrées industrielles du pays de Liège où la crise économique exaspère les esprits, il semble bien que plusieurs d'entre eux adhèrent au communisme de Babeuf. Dès avant même l'entrée en fonctions du Directoire, la Convention, deux jours avant de se séparer, avait confié la mission de républicaniser et de moderniser le « peuple égoïste et mécontent de tout gouvernement », qu'elle venait d'annexer, à deux de ses membres : Portiez de l'Oise et Pérès de la Haute-Garonne (24 octobre 1795). Ils appartenaient au parti que la réaction de thermidor avait appelé à la direction des affaires. Avec tant d'autres, ils considéraient la Révolution comme terminée et que la grande affaire était maintenant d'organiser l'État, quand bien même l'État cesserait d'être républicain. Pérès, après avoir été préfet de Sambre-et-Meuse, devait mourir baron de l'Empire et Portiez, doyen de la Faculté de droit de Paris. Leur consigne était de rallier la Belgique au gouvernement et de se méfier des « anarchistes ». Ils eurent à cœur de s'inspirer surtout de ce dernier point et encoururent le reproche d'avoir redouté beaucoup plus les « satellites de Robespierre que ceux de Stoffel et de Charette » (l). Leurs fonctions de Commissaires de la République auprès du Conseil de gouvernement siégeant à Bruxelles ne durèrent d'ailleurs que quelques semaines. Le Directoire leur substitua, dès le 22 novembre 1795, un titulaire nommé par lui : le citoyen Bouteville (2). (1) Voy. une lettre de Bouteville dans le Bulletin de la Commission Royale d'Histoire, 4e série, t. IV [1877], p. 62. (2) Cf. P. Verhaegen, La Belgique sous la domination française, t. II p. 35 et suiv. ADMINISTRATION DE BOUTEVILLE Il avait fait son apprentissage en qualité d'agent national auprès de l'administration d'arrondissement de Liège. C'était un homme actif, zélé, plein d'idéalisme républicain, également ennemi des « tyrans » et du « fanatisme ». A ses yeux, les « sectaires du culte catholique » ne sont que des « imbéciles » et des « raisons faibles », les tenants de l'Ancien Régime, que des «troupeaux d'esclaves» (l). Mais s'il parle encore comme Publicola Chaussard, il agit tout autrement. Son mépris pour la « superstition » ne l'empêche pas d'exiger qu'on en respecte les manifestations extérieures (2). Il ne prétend pas imposer les droits de l'homme, mais les faire aimer. Il voit dans les Belges de « nouveaux frères » qu'il faut traiter avec bienveillance. Il recommande à la sollicitude du Directoire « le ci-devant Liégeois, amant idolâtre, et le ci-devant Belge, ami aussi sage que solide de la liberté ». Il ne se dissimule pas d'ailleurs « qu'une grande partie des habitants, toujours aveuglés par le fanatisme, déteste le gouvernement républicain » (3). La besogne qui lui incombait était formidable. Il fallait fournir de leur personnel les administrations départementales, les tribunaux, les municipalités. Conformément à la constitution de l'an III, ce personnel était électif. Mais il était trop certain que les électeurs n'eussent choisi que des opposants, et le Directoire avait prudemment confié à Bouteville le soin de désigner, sous son approbation, les hommes chargés d'initier les Belges au fonctionnement des nouvelles institutions. Que d'obstacles à surmonter pour mener à bien cette tâche au milieu d'une population soupçonneuse et hostile! A qui se fier pour trouver des hommes sûrs? Comment faire entrer au service de la République des gens qui, soit par scrupules de conscience, soit par crainte de se compromettre, se refusaient à (1) Voy. Bulletin de la Commission royale d'Histoire, loc. cit., p. 71. (2) 11 faut se garder, dit-il, de «piquer le ballon rempli de gaz fanatique et en exciter indiscrètement l'explosion ». Ibid. (3) Voy. son rapport au gouvernement intitulé : Compte de la mission du citoyen Bouteville, commissaire du gouvernement dans les neuf départements réunis (Bruxelles, an V;. accepter aucune fonction? Dans le pays flamand, la langue compliquait encore les difficultés. 11 était même impossible d'en appeler à l'intérêt pour amadouer les récalcitrants. Car les fonctions municipales étaient gratuites, et les traitements des juges et des administrateurs départementaux, trop modiques pour séduire personne, étaient en outre payés avec une irrégularité déplorable. Le pauvre Bouteville voyait son travail se défaire à mesure. Sauf dans le département de l'Ourthe, les titulaires, à peine désignés, envoyaient leur démission. Des personnes qui avaient accepté la veille refusaient le lendemain. Les municipalités faisaient attendre indéfiniment les listes des candidats qui leur étaient demandées. Parmi ceux qui se présentaient spontanément, se glissaient des « anarchistes, les plus mortels ennemis de la liberté ». Il fallait les écarter avec la certitude d'encourir leur rancune et d'être dénoncé par eux comme fauteur des ci-devant et instigateur d'une nouvelle Vendée. Et à tout cela s'ajoutaient encore les directives envoyées de Paris par le ministre de la police, les conflits provoqués sur place par l'autorité militaire, les observations ou les remontrances du Directoire sur les frais de bureau et les déplacements du malheureux commissaire. L'administration alla jusqu'à lui retirer la disposition de l'hôtel d'Arenberg où on l'avait tout d'abord logé à Bruxelles et à exiger de lui une reddition de comptes assez humiliante. Au milieu de tant de déboires, il continuait pourtant à faire de son mieux, passant jours et nuits en correspondances ou en conférences, mais non sans ressentir cruellement les morsures de la « dent d'acier de la calomnie ». Vers la fin de l'année, en dépit de tous les obstacles, il était arrivé au bout de sa tâche. La nouvelle organisation est constituée et ce qui subsistait encore de celle de l'Ancien Régime a vécu. Au chef-lieu de chaque département, siège « l'administration départementale » composée de cinq membres flanqués d'un « commissaire du gouvernement ». Les municipalités fonctionnent. Il en existe une dans toutes les communes de plus de 5000 habitants. Les autres sont groupées en « administrations municipales de canton » où chacune d'elles INTRODUCTION DE LA LÉGISLATION FRANÇAISE 89 délègue un « agent municipal ». Un « commissaire national » représente le gouvernement auprès de chaque municipalité de ville ou de canton. Dans chaque canton, la justice est rendue par un juge de paix. Au-dessus d'eux il y a par département un tribunal criminel, un tribunal civil et de trois à six tribunaux correctionnels. A cette machine toute neuve, il appartient d'appliquer les lois votées en France puisqu'elles sont devenues celles de la Belgique. Elles sont innombrables et touchent à toutes les parties de l'ordre social. C'est pourquoi il importe de ne les promulguer qu' « avec une sage lenteur ». 11 en est de tout à fait essentielles et qu'il faut introduire immédiatement. Pour d'autres, qui heurteraient trop brutalement les «préjugés» du peuple, on attendra qu'il les puisse recevoir sans dommage. Le Directoire s'inspire en ceci d'un opportunisme qui tient compte plus encore de l'intérêt de la France, que de celui des départements réunis. Plus ils sont précieux, plus il convient de les ménager. « Si nous ne savons pas nous assurer la mine féconde que la ci-devant Belgique nous ouvre, écrit Bouteville, alors et seulement alors pourrions-nous concevoir de véritables craintes sur le salut de l'affermissement de la République », et plus loin il affirme que « la ci-devant Belgique est la véritable ressource pour la restauration de nos finances » (l ). La promulgation commença au mois d'octobre 1795. Elle débuta naturellement par les lois qui, dès l'origine de la Révolution, avaient sapé les fondations de l'Ancien Régime. La Belgique eut sa nuit du 4 août par voie d'arrêtés. Les plus « bienfaisantes » des lois françaises, c'est-à-dire celles qui abolissent la féodalité, les dîmes, le retrait lignager, les substitutions, les maîtrises et les jurandes y furent coup sur coup décrétées. Nul effort d'ailleurs pour les adapter aux particularités locales du pays. La nomenclature des droits féodaux supprimés en comprend quantité dont on n'avait jamais entendu parler en Belgique et n'en mentionne pas d'autres qui (1) Registre n° 1 desaCorrespondanceaux Archives générales du royaume, n°56. y existaient. Évidemment, c'est le principe seul qui est en cause. L'ancien édifice féodal saute en l'air comme par un coup de mine. La destruction de la noblesse, des corporations de métiers, des entraves que le droit coutumier impose à la mobilité du sol est aussi brutale qu'elle est nécessaire à l'établissement de l'ordre nouveau. On touche ici aux « bases fondamentales de la constitution française ». Nul ménagement, nul régime transitoire n'est admissible en faveur d'institutions dont il est indispensable tout d'abord de déblayer le terrain. Dès qu'elles ont disparu, c'est-à-dire dès que tous les groupements juridiques, sociaux et professionnels qui protégeaient les individus contre l'emprise de l'État sont anéantis et que la propriété, affranchie des survivances du droit coutumier, n'est plus qu'une chose commerçable, l'œuvre de reconstitution commence. Le 15 décembre 1795, est publié le Code des délits et des peines qui remplace, par l'uniformité de la législation, la variété des coutumes et des jurisprudences. Le régime financier qu'a inauguré, le 8 octobre de la même année, la suppression de toutes les douanes intérieures, se complète, le 20 décembre, par l'application au pays du tarif douanier français. Le 30 décembre, le système nouveau des impôts est introduit par les lois sur le timbre et l'enregistrement; le 16 juin 1796, la contribution foncière substitue aux irrégularités et aux inégalités du passé « une contribution sage, régulière, commune à tous les biens, égale à tous les citoyens, proportionnée à leurs revenus et n'admettant aucun privilège ». Le 25 août 1796, apparaît la loi des patentes en matière de commerce et d'industrie. Enfin, le 14 novembre 1796, les anciennes impositions directes, aides, subsides, tailles, etc. sont abolies et les impôts de la République établis à leur place « pour faire jouir les départements réunis de la constitution française dans toute sa plénitude ». En même temps, l'état des biens et celui des personnes sont remaniés conformément aux principes républicains. Le 15 février et le 22 mai 1796, on promulgue les lois organiques du régime hypothécaire et du notariat. Le 17 juin est institué l'état- 'SITUATION DU CLERGE civil et avec lui le divorce par consentement mutuel. Ainsi, de même que la terre est arrachée à la féodalité, l'homme l'est à l'Église. L'État dépouille la religion du contrôle qu'elle avait exercé jusqu'alors sur la vie humaine par les sacrements qui président à la naissance, au mariage et à la mort. La société dépouille son caractère catholique et l'État y assigne la même place au croyant, à l'hérétique ou au dissident. L'histoire de chaque famille se trouvait jusqu'ici dans les sacristies ; la voici confiée aux archives municipales. L'État désormais ignore le prêtre. Dans le même temps où il rompt avec l'Ancien Régime il sort de l'Église. Sans doute, il ne la détruit pas ; il se borne à la confiner dans la sphère des intérêts religieux et lui défend d'empiéter sur son domaine. Conséquent avec lui-même, il lui enlève l'instruction et la bienfaisance qu'elle avait jusqu'alors possédées presque sans partage. Le 7 octobre 1796, il introduit en Belgique la loi sur les hospices civils, et Bouteville est chargé d'organiser des écoles primaires et des écoles centrales. Mais il est indispensable encore de soumettre le clergé à la surveillance de la police. On ne peut lui laisser, chez les nouveaux Français, une situation qu'il a perdue chez les anciens. L'opération est délicate, car il est populaire, respecté et aussi influent que le peuple est religieux. La loi du 21 février 1795 sur la liberté des cultes ayant virtuellement supprimé la constitution civile du clergé, celle-ci ne fut pas introduite en Belgique. On se contenta provisoirement d'y imposer (6 décembre 1796) la disposition de la loi du 7 vendémiaire an IV, interdisant de paraître en public « avec les habits, ornements ou costumes affectés à des cérémonies religieuses ou à un ministre d'un culte ». Au reste, on ferma les yeux sur son application. Durant les premiers temps du Directoire, les prêtres séculiers furent traités avec une modération relative. Mais il n'en pouvait aller de même pour les réguliers. La Constitution de l'an III ne reconnaissant « ni vœux religieux, ni aucun engagement contraire aux droits naturels de l'homme», les condamnait à disparaître. Au surplus, tous les « amis de la Liberté » insistaient sur l'urgence de mettre à la raison ces suppôts du « fanatisme » et de la superstition. Joseph II n'avait-il pas déjà porté la hache dans les couvents inutiles? La République ne pouvait évidemment se refuser à achever l'œuvre commencée par un « despote ». Le 1er septembre 1796, toutes les maisons conventuelles des neuf départements réunis étaient supprimées conformément à l'acte constitutionnel et à l'uniformité des principes. Par mesure transitoire, on tolérait les congrégations adonnées « à l'éducation publique ou au soulagement de malades ». Toutes les autres devaient se disperser et défense était faite à leurs membres de continuer à porter l'habit. Leur subsistance serait assurée par des bons « qui ne pourront être employés qu'en acquisition de biens nationaux situés dans la ci-devant Belgique ». On peut estimer à une dizaine de milliers le nombre des religieux atteints par la loi (l). Dès le 5 janvier 1797, ils étaient obligés de se présenter devant les administrations municipales et d'y faire connaître leurs nom, âge, profession future, résidence et moyens d'existence « sous peine d'être regardés comme vagabonds, gens sans aveu et traités comme tels » (2). En les sécularisant, la République, du même coup, sécularisait leurs biens. L'immense capital immobilier que la piété des fidèles avait affecté, au cours des siècles, à l'entretien des moines passait de la propriété de l'Église dans celle de l'État dont il raffermissait le crédit et garantissait le maintien. Tous les acheteurs de «biens noirs» seront désormais ses plus fermes appuis et une indissoluble solidarité unira leurs intérêts à sa conservation. Durant les quelques mois qui s'écoulent de la fin de 1795 au commencement de 1797, la Belgique passa donc de l'An- (1) Bouteville, dans le Compte de sa mission, p. 24, estime de 13 à 14.000 le nombre des bons à délivrer aux ex-religieux mais il exagère peut-être pour faire ressortir la difficulté de sa situation. En 1796, la population des couvents de Bruxelles comprenait 571 individus, dont 275 hommes répartis en onze communautés et 296 femmes appartenant à douze communautés. C. Pergameni, La population des communautés religieuses de Bruxelles en 1796. Bulletin de la Commission royale d'Histoire, t. LXXV11 [1908] p. 204 et suiv. P. Verhaegen, op., cit., t. II, p. 508, évalue le nombre des religieux à environ 10.000. (2) Arrêtés, t. VI, p. 378. FRANCISATION DE L ADMINISTRATION cien Régime à la Révolution. En un an, elle reçut passivement du Directoire l'organisation que la France avait mis sept ans à se donner au milieu des péripéties tragiques de la guerre civile et de la guerre étrangère. Tout le passé national était balayé : circonscriptions, coutumes, autorités, institutions politiques, judiciaires, administratives, ecclésiastiques, et la vie sociale comme la vie religieuse fut atteinte en son fond. On ne se reconnaissait plus dans son propre pays. Jamais un bouleversement aussi complet et une refonte aussi totale ne s'accomplirent en un temps aussi court. Pourtant, la transformation était moins frappante par la nouveauté de ses principes que par la rigueur, le radicalisme et la rapidité de leur application. Ce qui triomphait, c'était ce « Jo-séphisme » contre lequel six ans plus tôt, la Belgique s'était insurgée. Dans l'État comme dans l'Église, l'œuvre de la Révolution continuait et achevait celle de l'Empereur. Elle reprenait pour ainsi dire les mêmes thèmes, mais combien amplifiés ! Toutes les réformes qu'elle imposait, Joseph avait songé avant elle à les introduire. N'avait-il pas voulu substituer des cercles aux provinces, refondre et régulariser le fonctionnement des institutions, soumettre le clergé au contrôle du gouvernement, instaurer la tolérance religieuse, faire même du mariage un contrat civil (l)? Les droits de l'homme l'emportaient là où le despotisme éclairé avait échoué. Mais ce que Joseph avait tenté de faire, il l'avait fait comme souverain légitime des Belges et en vertu de ses prérogatives constitutionnelles. Il n'avait pas prétendu « austriaciser » ses sujets, et si maladroitement qu'il s'y fût pris, il n'avait cessé de se conduire, à leur égard, en « prince naturel », discutant la portée de leurs libertés sans en nier l'existence et cherchant à les amener, par les voies légales, à accepter ses réformes. Maintenant, au contraire, on n'avait plus qu'à subir la loi et à se laisser assimiler à une constitution étrangère. Proclamés Français, les Belges devaient nécessairement passer sous le régime que la France avait fait pour elle et non pour eux. (1) Voy. Histoire de Belgique, t. V, 2e édit.. p. 381 et suiv. Tout moyen de protester leur était enlevé du fait même que leur nationalité n'existait plus. En les réformant, la République, fatalement, devait les « franciser ». C'est à des Français de France, en effet, que fut confiée la tâche de mettre en action les institutions nouvelles. Tous les postes les plus importants leur furent attribués. A côté des quelques Belges ralliés au régime et qu'ils ont mission de surveiller et d'initier à leur besogne, ils remplissent les fonctions de commissaires nationaux, d'administrateurs des départements, de juges, de percepteurs des impôts, d'agents des douanes, d'officiers d'état-civil. Ils occupent les bureaux des administrations et l'on en trouve jusque dans ceux des municipalités. Partout, avec les nouveaux usages administratifs, ils introduisent leur langue. Dans les régions flamandes, ils la substituent à l'idiome national. « Les agents des communes rurales, écrit le ministre de l'Intérieur en 1796, qui ne savent pas la langue française... sont incapables de remplir leurs fonctions et doivent être remplacés » (l). Et parmi les étrangers chez qui le gouvernement recrute son personnel, que d'éléments suspects ! « La République, dit Bouteville, a longtemps et trop longtemps vomi ce qu'elle avait de plus impur dans la ci-devant Belgique » (2). Et il s'en prend surtout aux agents militaires de toute espèce à qui l'on a bien dû s'adresser, et dont le style et l'orthographe ont laissé parfois de si curieux spécimens dans les archives. Il faut reconnaître d'ailleurs que dans son ensemble, l'administration républicaine est active, zélée, intelligente. On reste confondu devant l'énormité du travail accompli par elle dans un pays où tout était à faire. Au surplus, elle n'est ni rogue, ni pédantesque, ni brutale. Quantité de ses agents se sont fixés en Belgique, y ont pris femme et y ont fondé des familles par lesquelles leurs idées et leurs mœurs s'infiltrent dans la nation. Néanmoins, le dédain railleur qu'ils affichent pour les usages et surtout pour les croyances du peuple, (1) Lanzac de Laborie, op. cit., t. I, p. 331. (2) Bulletin de la Commission royale d'Histoire, A - série, t. IV [1877] p. 58. DISPARITION DEFINITIVE DE L ANCIEN REGIME le choque ou l'indigne. Ils font scandale en s'abstenant ostensiblement le dimanche d'assister à la messe. Et les moines défroqués, que la suppression des couvents a fait revenir dans leurs foyers, y entretiennent contre eux une sourde hostilité. Dans son ensemble, la nation, si elle se résigne, est mécontente. Le sentiment qui y domine est celui de gens devenus des étrangers dans leur propre pays, traités en incapables et d'autant plus irrités qu'ils jouissaient jadis d'un plus large degré d'autonomie. Et pourtant, c'est durant cette année 1796, qu'au milieu de la stupeur des uns et de la résistance passive des autres, la Belgique moderne s'est constituée. Ce qui a été détruit ne devait pas être réédifié et presque tout ce qui a été construit subsiste encore de nos jours. Le passé contre lequel s'essayait depuis le règne de Marie-Thérèse, l'esprit des temps nouveaux, a disparu sans retour. Liée à la France, la Belgique a conservé l'empreinte qu'elle en a reçue. Sous sa pression, les cadres dans lesquels la tradition retenait les hommes se sont brisés. Les institutions et la société elle-même se sont simplifiées, régularisées et rationalisées. La notion du citoyen s'est dégagée en même temps qu'une conception nouvelle de la propriété. Satisfaction a été donnée à des besoins que l'évolution économique comme l'évolution morale rendaient de plus en plus impérieux. Dégagée de l'archaïsme que le respect des droits acquis laissait peser sur elle, l'activité humaine a pris un cours plus rapide et des allures plus souples. La France d'aujourd'hui, disait Dumouriez en 1793, est plus différente de celle de 1788 que de l'état des Gaules au temps de Jules César (l). On relève le même contraste entre la Belgique de 1794 et celle de 1796. En moins de deux ans, la Révolution française l'a transformée en lui imposant ces réformes nées de l'esprit et des désirs du XVIIIe siècle, qui ont trouvé dans la déclaration des droits de l'homme leur expression la plus complète. (1) Mémoires, t II, p. 118 (Londres, 1794). Le 20 janvier 1797 (1 pluviôse an V) un arrêté du Directoire constatant que les neuf départements réunis sont organisés et que « les administrations, familiarisées avec les lois républicaines, portent chaque jour quelque perfection dans leur exécution», mettait fin à la mission de Bouteville. Le moment était donc venu où les Belges, suffisamment amalgamés à leur nouvelle patrie, allaient pouvoir participer à la souveraineté du peuple français. Déjà depuis le 6 décembre 1796, toutes les lois de la République leur étaient applicables aussitôt après leur promulgation en France. Pour substituer le droit commun au régime d'exception, il ne restait plus qu'à étendre au pays le droit électoral conformément à la constitution de l'an III. Très prudemment, la Convention avait ajourné le 25 octobre 1795 (3 brumaire an IV) toutes les élections dans la ci-devant Belgique. On savait trop bien quel en aurait été le résultat. Par mesure provisoire, Pérès et Portiez, puis Bouteville avaient donc été chargés de désigner au choix du gouvernement tous les administrateurs et tous les magistrats qui eussent dû normalement être nommés par les électeurs. De même, aucun député belge ne siégeait encore ni au Conseil des Cinq-Cents, ni à celui des Anciens. On sait que la constitution de l'an III avait instauré un système électoral à deux degrés, dans lequel le suffrage universel se combinait avec des garanties de cens et de capacité. Étaient électeurs tous les Français âgés de vingt-et-un ans, payant une contribution directe et inscrits au registre civique comme sachant lire et écrire. Ces « citoyens actifs », réunis en « assemblées primaires de canton», choisissaient les juges de paix et les officiers municipaux. Ils désignaient en outre, dans la proportion de un par deux cents votants, des « électeurs » âgés de vingt-cinq ans et propriétaires. Les « assemblées électorales », constituées par ceux-ci, nommaient les fonctionnaires et juges des départements, certains hauts magistrats LES ÉLECTIONS DE I797 97 ainsi que les membres du Corps législatif (Conseil des Cinq-Cents et Conseil des Anciens). Cette organisation s'inspire, on le voit, de l'esprit antidémocratique de la réaction de thermidor. Elle fait dépendre de la fortune le droit politique. Mais si elle est censitaire, elle n'en reste pas moins en harmonie avec les principes républicains, tels que les comprend la bourgeoisie nouvelle née de la Révolution. La fortune étant accessible à tous n'est pas un privilège, et l'on ne viole pas les droits de l'homme, on ne fait que les entourer d'une garantie salutaire, en lui donnant dans l'État, le pouvoir que l'Ancien Régime abandonnait à la naissance. « Un pays gouverné par les propriétaires, disait Boissy d'Anglas, est dans l'ordre social ; celui où les non-propriétaires gouvernent est dans l'état de nature» (l). Tel est le système dans lequel les Belges firent le 21 mars 1797 (1 germinal an V) leur apprentissage électoral. Pour la première fois, la participation à la vie publique leur apparaissait comme un droit et les assemblées politiques comme des interprètes de l'opinion. Dans ce pays d'autonomies locales si développées, rien, en effet, n'existait plus depuis le XVIIe siècle qui méritât le nom d'élection. Les États provinciaux ou les Conseils urbains se recrutaient parmi un certain nombre de familles, de collèges ou de corporations. Ils reposaient en réalité sur le privilège et s'ils pouvaient se targuer d'être des corps souverains, il n'était pas permis de les considérer comme des représentants du peuple. Seuls, au surplus, le clergé, la noblesse et la bourgeoisie de quelques villes y avaient accès ; les masses rurales qui formaient la grande majorité de la nation en étaient complètement exclues. Dès la fin du XVIIIe siècle des critiques de plus en plus vives s'étaient élevées contre un état de choses dont l'archaïsme heurtait les idées régnantes et plus encore les besoins d'une société en voie de transformation. Une réforme s'imposait. Il était impossible de tenir plus longtemps à l'écart de la vie politique ces hommes nouveaux que l'industrie et le commerce avaient enrichis et qui (1) A. Aulard, Hist. politique de la Révolution française, p. 550 (Paris, 1901). Hist. de Bklg. VI 7 aspiraient à jouer un rôle proportionné à leur importance. C'est parmi eux que s'était constitué le parti démocrate dont Vonck avait été l'interprète et qui réclamait, avec l'accession du peuple au suffrage, la constitution d'une assemblée nationale (l). Écrasé au début de la Révolution brabançonne, il avait espéré un instant, grâce à Dumouriez, pouvoir réaliser son programme. Mais ses tentatives, on l'a vu, avaient échoué, contrariées par l'opposition des « statistes » et les menées des commissaires de la Convention. On n'avait pu, au milieu des passions surexcitées, organiser d'élections régulières, et la Belgique s'était montrée incapable de se donner une représentation nationale. La pratique du droit électoral auquel elle fut appelée pour la première fois le 21 mars 1797 y est donc, comme tant d'autres innovations politiques, une importation française. Ce que les Belges n'avaient pas voulu recevoir de leurs compatriotes leur fut imposé par l'étranger. Ils avaient repoussé le programme de Joseph II comme celui de Vonck. La République les soumit à l'un comme à l'autre, en leur donnant ses lois. Au nom des droits de l'homme, elle avait détruit tous ces «corps intermédiaires», tous ces groupements privilégiés qui s'étaient si jalousement réservé, au nom de leur prétendue souveraineté, l'exercice du pouvoir politique. Elle ne reconnaissait plus que des citoyens : elle uniformisait la vie publique comme la vie civile. Il ne subsistait dans son sein que des individus tous égaux, sinon en fait, du moins en théorie, puisque les différences qu'elle établissait entre eux ne reposaient plus sur la naissance, mais sur la propriété, et qu'en mobilisant la propriété, en la débarrassant des restrictions auxquelles l'avaient soumise le droit coutumier et le droit féodal, elle se flattait de l'avoir rendue accessible à tous. On ne peut s'étonner de ce que les Belges ne se soient pas empressés de jouir de ce droit de suffrage dont elle les dotait. Ils montrèrent autant de répugnance à voter qu'ils en avaient manifesté à accepter des fonctions publiques, et pour les mêmes (1) Histoire de'Belgique, t. V, 2e édit., p. 463 et suiv. SUCCES ELECTORAL DES CONSERVATEURS raisons. Voter, n'était ce point, en effet, faire acte d'adhésion au nouveau régime. Et, d'ailleurs, à quoi bon? Quelle action pouvait exercer le pays sur l'immense république à laquelle il était annexé? Il n'y comptait pas même pour un dixième avec les quarante-cinq sièges qui étaient attribués aux neuf départements réunis dans le Conseil des Cinq-Cents et les vingt-deux dont il disposait dans celui des Anciens. Il est vrai que les électeurs avaient à nommer les administrateurs et les juges des cantons et des départements. Ici leur influence se ferait directement sentir, et il faut que l'impopularité du régime ou la crainte de se compromettre aient été bien fortes pour que tant d'entre eux se soient abstenus. Au reste, les élections eurent lieu dans le plus grand désordre. C'est seulement le 13 mars, huit jours avant leur ouverture, que les instructions nécessaires arrivèrent de Paris. La plupart des électeurs se dispensèrent de se faire inscrire sur les registres civiques. Il n'y en eut que 2,757 à Bruxelles, 1,100 à Mons, 300 à Anvers, 150 à Louvain, 56 à Nivelles (l). Dans certaines communes, seuls l'agent municipal et son adjoint avaient rempli cette formalité. La mauvaise volonté ou la négligence furent telles que le ministre de l'Intérieur décida que l'inscription au registre ne serait pas requise pour cette fois et que les listes des « citoyens actifs » seraient dressées par les municipalités. Les opérations électorales se passèrent dans la confusion. Dans certains cantons, les inscrits seuls votèrent, dans d'autres, on accepta des non-inscrits. A Anvers et ailleurs, deux « assemblées primaires » se réunirent, chacune se prétendant la seule légale. La grande majorité de la nation fit preuve d'une apathie évidemment voulue sinon concertée. Il en résulta que le nombre des « électeurs » nommés par les « assemblées primaires » fut ridiculement minime : 128 pour le département de Jemappes, 19 pour celui des Deux-Nèthes! Le résultat du vote n'en fut que plus caractéristique. (1) Lanzac de Laborie, op. cit., t. I, p. 105 et suiv. Pour le Hainaut, cf. Harmonies, op. cit., p. 127. Add pour l'ensemble des élections : P. Verhaegen, La Belgique sous la domination française, t. II, p. 367 et suiv. (Bruxelles, 1924). Presque partout, les électeurs portèrent leurs suffrages sur des adversaires déclarés de la République ou du moins sur des conservateurs avérés. La défaite des jacobins et des partisans du gouvernement fut éclatante. La plupart des élus, tant au Corps législatif que dans les administrations, furent choisis parmi les « fanatiques », les « royalistes », les « créatures des prêtres ». On relevait même parmi eux des membres de 1' « infâme congrès belgique > (l). De tous les administrateurs nommés par Bouteville, c'est à peine si quelques-uns conservèrent leurs mandats. Les électeurs s'étaient évidemment donné pour mot d'ordre de faire place nette des étrangers. Le cri de ralliement, écrit le commissaire central du département des Forêts, fut : « point de Français, ni d'origine, ni d'opinion » (2). Sauf dans les départements de l'Ourthe et de la Meuse-Inférieure, les élections trahirent une tendance à la fois nationale et conservatrice : elles furent anti-républicaines et anti-françaises. Les conservateurs n'avaient sans doute point espéré un tel succès : il les grisa. Il le fit d'autant plus que les nouvelles arrivées de France étaient plus encourageantes. Là aussi, le corps électoral avait nettement favorisé le parti modéré dans lequel se groupaient royalistes et catholiques. II semblait qu'une réaction générale dût emporter bientôt la République. A peine introduites, toutes ses innovations n'allaient-elles point disparaître? Elles étaient trop récentes encore pour qu'il ne fût pas permis d'espérer une restauration de l'Ancien Régime. Presque tous les nouveaux élus en étaient partisans et ils ne cachaient point leurs projets. Une pétition demandant le retour à la liberté religieuse était envoyée aux Cinq-Cents. On parlait ouvertement du rétablissement des couvents, de faire rendre gorge aux acquéreurs de biens nationaux ; certains même se flattaient de « faire annuler la réunion » et de rétablir la République belgique. Les administrateurs des départements et les municipalités se hâtaient de purger leurs bureaux des (1) Lanzac de Laborie, op. cit., t. (2) Ibid., p. 115. p. 114. REACTION CONSERVATRICE Français que l'on y avait intallés l'année précédente. Ils laissaient impunément violer la loi sur le port du costume ecclésiastique, proscrivaient le mot de « citoyen », se remettaient à « monsieuriser » et poussaient l'impudence jusqu'à saluer les gens du nom de M. le comte ou de M. le baron « en présence même des employés que l'on connaît patriotes ». Beaucoup d'entre eux refusaient de prêter serment de haine à la royauté. Ils laissaient tomber en désuétude les fêtes républicaines, se gardaient bien de veiller à l'observation du décadi, favorisaient la représentation de pièces aristocratiques dans les théâtres. Les Commissaires du gouvernement, dont la constitution a réduit le rôle à celui de simples agents d'observation, ne peuvent que gémir sur ces abus auxquels ils sont incapables de mettre fin. Et cette impuissance encourage naturellement l'audace des ci-devant. Dans le département de la Lys, l'administration centrale tolère la rentrée des religieuses dans leurs couvents et laisse sortir les processions dans les rues. Çà et là on se met à exiger le payement des dîmes sous peine d'excommunication. On surprend même de vagues tentatives de reconstitution des corps de métiers (l). Les préliminaires de Léoben (18 avril 1797), puis la paix de Campo-Formio (17 octobre) par lesquels l'Autriche cédait enfin la Belgique à la France, empêchant de croire encore à une restauration impériale, firent apparaître définitive la réunion à la République. On faisait bien circuler le bruit que des arrangements ultérieurs entre le Directoire et François II, donneraient le pays à l'archiduc Charles qui épouserait une fille de Louis XVI (2). Mais pour ajouter foi à des combinaisons aussi manifestement fantastiques, il fallait être plus crédule encore qu'irréconciliable. En revanche, on commençait décidément à se flatter de voir la France revenir à l'Église et à la monarchie. Et l'annexion durerait-elle plus longtemps que la République? Celle-ci paraissait condamnée. Le Corps légis- (1) Sur tout cela, voy. les curieux détails donnés par Lanzac de Laborie, op. cit., t. I, p. 119 et suiv., et par P. Verhaegen, op. cit.. t. Il, p. 388 et suiv. (2) Arrêtés, t. VII, p. 376. latif recevait et accueillait favorablement des pétitions d'ecclésiastiques (l). Plusieurs de ses membres plaidaient éloquem-ment en faveur de l'Église. On observait avec joie les progrès incontestables de l'opposition royaliste, on les grossissait encore dans la presse et le ton des journaux, l'Impartial Européen, l'Esprit des Gazettes, l'Impartial Bruxellois, se faisait de plus en plus agressif. Le coup d'État du 4 septembre 1797 (18 fructidor an V) par lequel le Directoire déjoua les projets des royalistes, fut un coup de foudre pour la Belgique. Tous les espoirs écha-faudés depuis six mois s'écroulaient. Le gouvernement, pour se défendre, renouait partie avec les jacobins. Le retour de l'arbitraire semblait présager celui de la Terreur. Les élections des Deux-Nèthes étaient cassées, quantité de municipalités destituées et reconstituées d'autorité, des journalistes jetés en prison. Les ci-devant nobles étaient rayés des registres civiques et on épurait à tour de bras le personnel des bureaux. L'anticléricalisme recommençait à sévir. On était dénoncé comme suspect pour le simple fait de s'être marié à l'église. A Gand, un des motifs de la destitution de la municipalité est d'avoir empêché de sonner la cloche du travail « les jours connus dans le calendrier romain sous le nom de dimanche ». Enfin Lambrechts, cet ancien joséphiste qui, depuis les débuts de la conquête, s'était montré le partisan convaincu de toutes les nouveautés et de toutes les « impiétés » républicaines, entrait dans le ministère. Et sa nomination était aussi significative qu'effrayante. L'Église française était royaliste et la réaction de fructidor devait nécessairement s'abattre sur elle. Celle de Belgique ne l'était pas, mais son hostilité à la République s'affirmait trop hautement pour que le même sort pût lui être épargné. Jusqu'alors, le Directoire l'avait traitée avec certains ménagements. S'il avait supprimé les couvents et confisqué leurs biens, il s'efforçait visiblement de ne pas inquiéter le clergé (1) P. de la Oorce, Histoire religieuse de la Révolution française, t. IV, 7e édit., p. 172 et suiv. (Paris, 1921). LES CONSÉQUENCES DU l8 FRUCTIDOR séculier. Après une courte émigration, le cardinal de Franc-kenberg avait réintégré son palais de Malines. Le fameux van Eupen résidait au su de tout le monde à Anvers. La loi du 7 vendémiaire an IV, léguée par la Convention à ses successeurs comme code de police en matière religieuse, n'avait pas été imposée à la Belgique. Le port du costume ecclésiastique n'y avait été interdit que le 6 décembre 1796. C'est seulement le 27 janvier 1797 que le gouvernement s'était décidé à aller plus loin et à imposer aux ministres des cultes l'obligation de reconnaître comme souverain l'universalité des citoyens français et de promettre soumission et obéissance aux lois de la République. Mais le revirement général de l'opinion en faveur des modérés, bientôt suivi du triomphe de ceux-ci aux élections de germinal, avait aussitôt empêché l'exécution de cette mesure. La persécution religieuse qui débuta en fructidor ne fut pas un simple retour à celle dont la Terreur avait marqué l'apogée. 11 n'était plus question de «déchristianiser» la République, et la loi sur la liberté des cultes ne fut pas retirée. Mais l'État prétendit en régler l'exercice et le soumettre étroitement à son intérêt. Il frappa le clergé d'une sorte d'excommunication laïque. Il fallut qu'il cédât à ses injonctions sous peine de voir les églises se fermer et cesser l'administration des sacrements. Tant pis pour les fidèles si le culte souffrait de l'obstination de leurs prêtres à refuser de se courber sous la loi. Dès le 24 août 1797, le Directoire avait fait publier dans les départements réunis la loi supprimant les confréries et corporations religieuses épargnées l'année précédente, car «un État vraiment libre ne doit souffrir dans son sein aucune corporation, pas même celles qui, vouées à l'enseignement public, ont bien mérité de la patrie». Une semaine plus tard, le 31 août, il y promulgait la loi du 7 vendémiaire an IV (29 septembre 1795) qu'il avait hésité jusqu'alors à y introduire. Elle reconnaissait, en effet, la liberté des cultes d'une manière qui devait paraître intolérable aux catholiques, dans un pays où leur religion avait joui jusqu'alors d'une influence et d'un respect incontestés et où l'idée même de la tolérance religieuse paraissait impie. Sans doute, l'exercice de tous les cultes était libre, mais il était si étroitement confiné à l'intérieur des églises, si sévèrement proscrit en public, qu'il semblait que la législation le considérât comme une provocation ou un scandale. Il était interdit à tous les prêtres de percevoir des taxes cultuelles, de se mêler des fonctions d'officier d'état-civil, de faire de l'agitation politique. Et, pour garantir leur soumission à la République, on leur imposait quelques jours plus tard (5 septembre) un serment de haine à la royauté. Cette dernière exigence déchaîna la tempête. Seuls quelques ecclésiastiques qui avaient adhéré jadis, sous l'influence de leurs tendances jansénistes, au fébronianisme de Joseph II, consentirent à prêter serment. Comme Huleu, le vicaire général de Malines, comme le savant Ernst, c'étaient des hommes pieux, rêvant d'une réconciliation de l'Église avec l'État et les «lumières du siècle». Ils expliquèrent leur conduite dans des brochures; leurs adversaires répondirent, et une polémique amère et irritante s'engagea. L'opinion publique n'était que trop disposée à s'exaspérer. La question du serment fut l'exutoire des passions politiques et du mécontentement général. L'étroitesse et l'intransigeance des idées religieuses, jointes à l'irritation provoquée par les journées de fructidor, soulevèrent la nation presque tout entière contre les « jureurs ». Obligé de prendre parti, le cardinal de Franckenberg les condamna, tout en offrant de promettre sous serment de ne jamais coopérer au rétablissement de la monarchie en France. Mais le Directoire ne pouvait consentir à un compromis qui eût été une preuve de faiblesse. Le vieux prélat fut expulsé et déporté au delà du Rhin. Ce départ (20 octobre 1797) privait la Belgique de son dernier évêque, tous les autres ayant émigré ou étant morts depuis peu. La disparition de la hiérarchie catholique coïncidait ainsi dans le pays avec le déchaînement de la crise religieuse. Soutenu par les fidèles, le clergé fit preuve d'une invincible opiniâtreté. Presque partout, l'immense majorité des prêtres refusa le serment. Conformément à la loi, les VEXATIONS ANTI-RELIGIEUSES autorités durent ordonner la fermeture de leurs églises. Les fidèles s'attroupaient devant elles, il fallait les disperser par la force ; des bagarres éclataient sur tous les points du territoire. Seul le département de l'Ourthe ne fut point gravement troublé. Mais dans les campagnes flamandes, la résistance était unanime. A Anvers, le 2 octobre, le citoyen Roché était massacré par la foule. A cette opposition le gouvernement répondit par une recrudescence de mesures policières. Le 26 septembre, il réitérait la défense de porter le costume religieux, «costume bizarre qui ne tend qu'à ranimer les étincelles d'une dangereuse superstition». Il interdisait, le 3 octobre, la sonnerie des cloches. Le 25, il supprimait l'université de Louvain et, le 25 novembre, il abolissait dans les neuf départements les «chapitres séculiers, bénéfices simples, séminaires, ainsi que toutes les corporations laïques des deux sexes», afin de ne pas «rompre l'uniformité des principes républicains». Par ordre, les autorités empêchaient d'organiser des fêtes populaires le dimanche, sauf quand il tombait le jour du décadi. Elles faisaient enlever les croix des clochers au péril de la vie des ouvriers, que les habitants indignés essayaient d'éblouir d'en bas au moyen de miroirs (l). En fait, la célébration du culte catholique avait cessé. Par scrupule de conscience, les fidèles les plus fervents préféraient s'abstenir de la messe plutôt que d'assister à celle des prêtres jureurs. Pour eux la religion ne se pratiquait plus que de façon précaire et clandestine, dans des chambres reculées, où l'officiant se glissait par un escalier dérobé. Dans les contrées proches de la frontière, les habitants cherchaient le dimanche à tromper la surveillance de la gendarmerie pour aller entendre à l'étranger le service divin. Dans beaucoup de villages, où, grâce à la complicité de l'agent municipal, l'église restait ouverte, les paysans s'y réunissaient pour se donner l'illusion de la messe en priant ensemble. Ailleurs, c'était au cimetière que se tenait l'assemblée. Parfois, le curé insermenté (1) A. Bergman, Geschiedenis der stad Lier, p. 452 (Lierre, 1873). célébrait l'office à la même heure, caché au fond d'un bois ou dans une maison, pendant que loin de lui ses ouailles, dont les sentiments s'accordaient aux siens, se recueillaient ou chantaient, soulageant leur piété inassouvie par cette « messe aveugle ». En somme, les catholiques en étaient revenus à la situation que leur avait faite au XVIe siècle les protestants partout où ils avaient triomphé. Et longtemps le souvenir se conserva, parmi le peuple flamand, de ce « gesloten tijd » où les âmes avaient si cruellement souffert. Des arrêtés de déportation rendus contre les prêtres les plus opiniâtres ou les plus suspects ne réussirent pas à terroriser le clergé. La complicité de la population, parfois même celle des autorités, permit à beaucoup d'entre eux d'échapper aux rigueurs directoriales. Des 585 condamnés en l'espace d'un an environ, une trentaine seulement, parmi lesquels le recteur de l'université de Louvain, J.-J. Havelange, furent internés à la Guyane où plusieurs d'entre eux moururent. Par une conséquence logique de ses principes, le Directoire en arriva à instituer, à côté des religions positives, une religion d'État. Puisque les cultes traditionnels n'étaient à ses yeux que des superstitions qu'il fallait bien laisser subsister tout en reléguant leurexcercice à huis-clos et en le soumettant à la police, il était indispensable qu'un culte public réunissant tous les citoyens, les pénétrât de la vérité et de la bienfaisance des principes républicains. La Théophilanthropie, créée au commencement de l'année 1797, parut d'abord répondre à ces fins. Avec l'appui officieux du gouvernement, « cette religion aimable qui fera comme la liberté le tour du monde » fit au moins le tour de Paris. Il y eut des tentatives pour l'introduire dans les départements. Jean-Nicolas Bassenge espéra un instant l'acclimater à Liège où elle végéta quelques mois (2). Mais la froi- (1) De la Qorce,op. cit., p. 245 et suiv.; V. Pierre,Ladéportation ecclésiastique sous le Directoire (Paris, 1896). Pour la Meuse-Inférieure, on trouvera de nombreux détails dans Daris, Histoire du diocèse et de la principauté de Liège. XVIII' siècle, t. IV, p. 71 et suiv. (Liège, 1873). (2) Lanzac de Laborie, op. cit., t. I, p. 191. Cf. Daris, Histoire du diocèse de Liège. XVIII' siècle, t. III, p. 170. VEXATIONS ANTI-RELIGIEUSES deur et la fadeur de son rationalisme humanitaire la fit bientôt sombrer dans le ridicule et dans l'ennui. La stricte observance du calendrier républicain était encore « le moyen le plus propre à faire oublier jusqu'aux dernières traces du régime royal et sacerdotal ». C'est à cette époque qu'elle fut imposée à la Belgique sans autre résultat d'ailleurs que d'y multiplier les vexations inutiles. Il fallut chômer le décadi et les jours consacrés aux fêtes républicaines, changer ies dates des marchés, modifier quantité d'habitudes prises, supporter une contrainte d'autant plus exaspérante qu'elle atteignait l'activité journalière de chacun. On alla jusqu'à interdire l'impression des antiques almanachs qui, comme celui de Mathieu Lansberg dans le pays de Liège, fournissaient aux paysans leur seule lecture. Partout on s'ingéniait à faire disparaître les innombrables empreintes dont le catholicisme séculaire avait marqué la vie nationale. Les façades des églises étaient dépouillées de leurs statues. On démolissait les petites chapelles et les oratoires éparpillés par lacampagne. On enlevait des carrefours des villes les vieux crucifix ou les madones devant lesquelles durant si longtemps avait brûlé une petite lampe entretenue par les habitants du voisinage. Le mot « saint » était banni du langage. Les noms traditionnels des rues, trop souvent entachés d'allusions cléricales ou aristocratiques, étaient remplacés par des appellations nouvelles. Enfin, le culte décadaire organisé par la loi du 30 août 1798 imposait aux enfants des écoles le prône laïc du « chorège » municipal. 11 faut ajouter à tout cela le scandale que causait aux dévots la mise en adjudication des biens d'Église dont la vente avait commencé en décembre 1796. L'abstention en masse des catholiques favorisait les achats des spéculateurs et des républicains, de sorte que la religion fournissait précisément à ceux qui ne s'embarrassaient pas de ses scrupules, le moyen de s'enrichir à ses dépens. La réprobation qui les frappait ne faisait que les attacher davantage au gouvernement. Le nombre de ses partisans augmentait proportionnellement au progrès des ventes. Chaque acquéreur nouveau devenait un adhérent du régime, à moins qu'il n'eût acheté avec l'intention de restituer à l'Église. Cependant l'immense opération qui s'effectuait à la fois sur tous les points du pays achevait d'en transformer la physionomie. Quantité d'églises tombaient en ruines, leurs acquéreurs s'étant hâtés d'en enlever les châssis de fenêtre, les plombs et les tuiles de toiture. D'autres étaient transformées en magasins ou en ateliers. Ailleurs, les administrations publiques faisaient servir les innombrables couvents désaffectés de bureaux, d'écoles ou de casernes. Faute d'argent et faute aussi d'intérêt pour les « asiles de la superstition », personne ne songeait à en sauvegarder ni le mobilier, ni la décoration. Appropriés tant bien que mal à leur destination nouvelle, on les abandonnait au vandalisme, au pillage ou à l'incurie. Le délabrement était général. Les opulentes abbayes où, vingt ans auparavant, quelques moines entouraient leur oisiveté de tant d'élégance artistique et d'une économie si bien ordonnée, ne présentaient plus que le spectacle de façades croulantes au sein de jardins encombrés de végétations folles. Si l'opinion eût été libre de s'exprimer, il n'est pas douteux que les élections de l'an VI eussent marqué un nouveau triomphe de l'opposition. Mais le gouvernement avait bien pris ses mesures. La loi imposant aux électeurs le serment de haine à la royauté amena l'abstention des mécontents, si bien que les républicains l'emportèrent presque partout. Le Directoire s'effraya même du succès obtenu dans le département de l'Ourthe par les « anarchistes ». Il dut y invalider le général Fion, compromis jadis dans la conspiration de Babeuf. Il est certain que le sentiment public était trop découragé pour réagir. Le peuple se rendait compte de son impuissance et se résignait à subir son sort. Comment soulever le poids énorme de la République qui l'écrasait ? On ne pouvait plus même espérer, depuis la paix de Campo-Formio, une restauration autrichienne. Visiblement on s'abandonnait. Il semblait que la société à laquelle on avait été habitué tombât en ruines. On ne se reconnaissait plus dans son propre pays. La noblesse, la bourgeoisie riche quittaient les villes pour se confiner à la campagne. MENÉES ANTI-RÉPUBLICAINES Tous les centres d'intérêt qui avait soutenu et alimenté l'activité de la nation avaient disparu : corporations de métiers, institutions d'enseignement, université de Louvain, académie de Bruxelles, associations de bienfaisance, de piété ou de simple agrément. La vie sociale n'était pas moins désemparée que la vie religieuse. Le commerce et l'industrie continuaient à languir. Nulle part encore ne se dessinaient, au sein du désordre général, les premiers contours de l'ordre nouveau. Au milieu de la misère commune le luxe bruyant affiché par quelques spéculateurs paraissait plus choquant. Dans les villes ruinées et dépeuplées, les hommes en place eux-mêmes commençaient à s'inquiéter de l'avenir. V Les ennemis de la France n'auraient pas manqué de tirer parti, s'ils l'avaient pu, de cet état de l'opinion. Ils ne s'étaient pas fait faute de répandre dans le pays de fausses nouvelles et d'y envoyer des agents secrets pour y nourrir le mécontentement. Les émigrés belges, pour la plupart établis en Allemagne, leur venaient spontanément en aide. Depuis le mois d'octobre 1797, plusieurs d'entre eux avaient rejoint à Eminerich, sur la rive droite du Rhin, non loin de la frontière hollandaise, des Orangistes expulsés par la République Batave. Une sorte de comité politique s'était formé là, en rapport avec les cabinets de Vienne et de Londres, ainsi qu'avec le prince d'Orange. On y faisait de la propagande clandestine, et on y élaborait de ces vagues projets dont se nourrissent toujours la tristesse et l'espoir des exilés. Les uns comptaient intéresser Dumouriez à un plan d'insurrection de la Belgique, d'autres rêvaient de la reconstitution des dix-sept provinces sous le sceptre du prince d'Orange (l). Ces menées n'échappaient pas à la police du Directoire. Il ne s'en inquiétait guère, sans négliger pourtant de prendre (1) P- Verhaegen, op. cit., t. II, p. 426 et suiv. (1) P. Verhaegen, La détention d'Henri van der Noot en 1796-1797. Bulletin de la Commission royale d'Histoire, 5e série, t. I [1891], p. 167 et suiv. (2) P. Verhaegen, Le baron d'Hartemberg. Mém. in-8" de l'Académie de Belgique, 2< série, t. VII [1910]. des mesures de précaution. Au mois d'octobre 1796, il avait imposé par prudence, à la République Batave, l'arrestation du vieux van der Noot, dont le nom eût pu servir de ralliement aux « statistes » (l). En janvier 1797, le baron J.-J. de Meer avait été fusillé pour avoir tenté de provoquer un soulèvement. Un peu plus tard, les lois contre l'Église avaient permis d'expulser du pays van Eupen, le chanoine Duvivier et le cardinal de Franckenberg. On sentait bien que des mécontents s'agitaient ça et là, mais l'impuissance de leurs efforts témoignait de l'absence de tout péril sérieux. Le baron d'Hartemberg, un des émissaires les plus actifs du Comité d'Emmerich, n'aboutissait à rien (2). Et on peut supposer que le « club monarchique», que le Commissaire Mallarmé se vante d'avoir fait fermer en mars 1798, n'était pas bien redoutable. Les seuls excitateurs à craindre étaient les moines, dont la dispersion favorisait d'autant plus les manœuvres que l'interdiction de porter l'habit les rendait plus difficiles à dépister. Tout cela était gênant sans doute, mais rien de plus. En 1795, en pleine guerre, les agents de la République avaient encore pu croire à l'explosion d'une « nouvelle Vendée ». Après la paix de Campo-Formio, plus rien de tel n'est à redouter. Il est trop évident que toute tentative d'insurrection serait écrasée dans l'œuf. Le Directoire est si rassuré qu'il a réduit au strict minimum l'occupation militaire du pays. Au milieu de 1798, les troupes stationnées dans la Dyle comprenaient à peine 700 hommes. Il n'y en avait certainement pas plus de sept à huit mille dans toute la Belgique. On en était là quand l'approche d'une nouvelle coalition contre la France poussa le Corps législatif à voter, le 3 septembre 1798, la loi organisant la conscription. Elle déclarait soldats et répartissait en cinq classes tous les hommes non mariés de 20 à 25 ans. La première classe, convoquée le LA GUERRE DES PAYSANS III 24 septembre (3 vendémiaire an VII) devait fournir un conti-gent de 200.000 hommes. En Vendée, où les appels de 1793 avaient déchaîné l'insurrection, on différa par prudence la levée des conscrits. Mais le gouvernement se croyait si sûr de la Belgique, qu'il ne songea pas à lui appliquer un tempérament analogue. Jamais la conscription n'avait été connue dans le pays. Sous le régime espagnol comme sous le régime autrichien, l'armée ne s'y était recrutée que par engagements volontaires. Le tirage au sort, que Louis XIV avait voulu introduire pendant l'éphémère occupation française de 1701, avait soulevé des fureurs. S'il n'avait pas provoqué de troubles graves, c'est sans doute que le clergé, au lieu d'attiser la rage du peuple, s'était appliqué à la calmer au profit d'un roi ennemi des jansénistes (l). Mais pouvait-on espérer le voir agir de même en faveur de la République qui le persécutait? Eh quoi! Il allait falloir porter les armes non seulement pour soutenir un régime impie, mais pour le défendre contre l'ennemi extérieur qui promettait de le détruire ! On allait être forcés de combattre au profit des contempteurs de l'Église et du pape ! Dans les campagnes flamandes, où la foi était si vive et où le clergé seul avait prise sur les paysans dont il parlait la langue, l'exaspération monta tout de suite à son paroxysme. Quelle impression devaient faire sur un peuple ainsi disposé les proclamations des administrations départementales ! Il était trop facile de retourner contre la République leurs belles phrases sur le devoir de chacun de se dévouer « à la société qui le protège », et sur le soldat qui n'est plus « l'instrument de la tyrannie de quelques despotes ». Dès le commencement du mois d'octobre, la Campine et le nord de la Flandre sont en fermentation. Dans plusieurs communes les agents municipaux ne veulent pas ou n'osent pas faire proclamer la loi. « Elle est regardée comme une calamité ». Les affiches tricolores qui en contiennent le texte sont arrachées ou couvertes d'immondices. Nulle préparation (0 Histoire de Belgique, t. V, 2° édit-, p. 99. d'ailleurs dans cette révolte. Elle fut toute spontanée et son explosion surprit autant ses fauteurs que ses adversaires. C'est un simple sursaut de fureur, une impulsion irrésistible bientôt propagée de proche en proche par la contagion de l'exemple et la communauté des sentiments. Que veulent les insurgés? Au fond ils n'en savent rien si ce n'est qu'ils haïssent la République, et cette haine les dresse contre elle. Sur quels alliés peuvent-ils compter? Sur aucun, puisque la paix règne en ce moment (l). S'ils avaient agi en vertu d'un plan concerté, ils eussent attendu la nouvelle guerre qui s'annonçait inévitable. Manifestement ils n'obéissent pas à un mot d'ordre, ils ne sont les instruments de personne. Leur piété contrariée et leur liberté violentée sont les seuls mobiles de la terrible aventure dans laquelle ils se lancent avec une naïve audace (2). Il leur fallait un signe de ralliement et un drapeau. Faute de mieux ils prirent les couleurs autrichiennes et crièrent Vive l'Empereur. Mais leurs bandes s'appellent l'armée catholique ou l'armée chrétienne, et les proclamations qu'ils sèment dans les villages s'adressent à la « roomsch katholijke jonkheid ». En marchant ils chantent des cantiques, et des images pieuses ornent leurs chapeaux. Ils sont armés à la diable de fusils de chasse, de fourches, de faulx, de bâtons. Pour chefs, ils ont d'anciens soldats autrichiens ou plus souvent des fils de notables de campagne, notaires ou juges de paix, flanqués de prêtres ou de moines. (1) Tout au plus leur vint-il un peu d'argent et quelques munitions par la Hollande où les Orangistes sympathisaient avec eux. (2) Pour la guerre des paysans, l'ouvrage fondamental reste celui d'A. Orts, La guerre des paysans, 1798-1799 (Bruxelles, 1863). On le complétera paf les renseignements empruntés par Lanzac de Laborie, op. cit., t. 1, p. 219 et suiv., aux archives françaises. Voir aussi A. Thijs, De Belgische conscrits in 1798 en 1799 (Louvain, 1890) avec une riche documentation de provenance belge. Le centenaire de la révoltea provoqué la publication de plusieurs ouvrages destinés à la glorifier et pour lesquels il suffira de renvoyer Ici aux Archives belges de 1898, p. 11 et suiv. Voy. encore F. van Caneghem, Onze boeren verheerlijkt (Ypres, 1904) et P. F. Qebruers, Eenige aanteekeningen over den besloten ti/'d en den boeren-krijg in de Kempen (Gheel, 1899-1900, 2 vol.). On consultera pour le Kluppei-Krieg : J. Engling, Geschichte des sogenannten Kliippel-Kriegs (3e édit. Luxembourg, 185S) et Zorn, Der Luxembiirger Kliippel-Krieg (Luxembourg, 1898). LA GUERRE DES PAYSANS II3 L'insurrection débuta le 12 octobre 1798 à Overmeire près de Termonde. Ce ne fut qu'une simple échauffourée que la gendarmerie réprima sans peine. Mais l'élan était donné. Partout sonne le tocsin ; les « jongens » s'assemblent et leurs troupes vigoureuses se mettent à parcourir les villages. Dès qu'elles arrivent dans une commune, elles abattent l'arbre de la liberté, rouvrent l'Église et brûlent les registres de l'état-civil parce qu'ils renferment les noms des conscrits. Parfois on pille la caisse municipale, et s'il arrive qu'un fonctionnaire fasse de l'opposition, on le force à crier Vive l'Empereur Les brutalités furent nombreuses; il y eut çà et là des meurtres abominables, mais dans l'ensemble, rien de comparable aux atrocités de la chouannerie. Du pays de Waes, l'insurrection s'étendit rapidement à toute la région flamande. Elle provoqua même dans le Luxembourg, tout au moins dans le Luxembourg de langue allemande, un soulèvement parallèle. Mais elle n'entraîna que les masses rurales et c'est à juste titre qu'elle a conservé le nom de « guerre des paysans » (Boerenkrijg). Sa violence surprit et effaroucha la bourgeoisie. Par crainte du pillage, les villes fermèrent leurs portes à « l'armée catholique ». A Lierre, où des bandes s'introduisirent un moment, la population épouvantée monta la garde jusqu'à leur départ. Au surplus, il suffisait du moindre bon sens pour comprendre que les insurgés ne pouvaient réussir. La soudaineté de leur soulèvement avait pris les autorités au dépourvu. Mais leur triomphe sur de pauvres gens convaincus que les images bénites fixées à leurs vêtements les protégeraient contre le canon (l), n'était que trop certain. Tout de suite les commandants de place avaient proclamé l'état de siège. Dans le département de l'Escaut, l'administration menaçait de faire brûler les maisons d'où on tirerait sur les troupes et organisait une « traque générale ». Le 25 octobre, le Directoire requérait les administrateurs du Nord, des Ardennes, de l'Aisne, de la Somme et du Pas-de-Calais de (1) Bergman, Geschiedenis der stad Lier, p. 465. mettre des colonnes mobiles de gardes nationaux à la disposition du général commandant la division de Bruxelles. La consigne était donnée de ne voir dans les insurgés que des « brigands », réunis pour « piller les propriétés et massacrer les fonctionnaires publics », et de les traiter comme tels. Dès la fin d'octobre, le mouvement était enrayé. 11 avait atteint à ce moment la région de Roulers et de Courtrai en Flandre, d'où il cherchait à déborder sur le Tournaisis. Du Luxembourg, le Kiiïppelkrieg, se propageant vers le Nord et vers l'Ouest, avait menacé un instant Saint-Hubert et Stavelot. La technique des paysans de cette région boisée était celle que les Vendéens avaient pratiquée. « Ils se réunissent en masse pour résister; sont-ils rompus et repoussés, ils se sauvent chacun chez eux et la troupe qui les poursuit les rencontre à travailler paisiblement dans les champs et dans les villages» (l). La lutte fut le plus opiniâtre en Campine. Un chef énergique et habile, Emmanuel-Benoit Rollier, avait réussi à en prendre la direction. Il avait constitué entre le canal de Willebroeck, le Rupel et l'Escaut, une sorte de camp retranché où il parvint à se maintenir assez longtemps. Sur le point d'être tourné, il s'était échappé par une adroite retraite et, au moment où le général Collaud, croyant tout danger écarté, venait de lever l'état de siège à Bruxelles, il paraissait tout à coup devant Diest et s'en emparait. Aussitôt encerclé par les troupes du général Jardon qui le poursuivaient, il refusa de se rendre, contint l'ennemi par de vigoureuses sorties et, à la faveur de la nuit, se glissa hors de la place en traversant les marais du Démer (15 novembre). Durant quelques jours, traqué par les Français, il manœuvra entre Diest, Tirlemont et Saint-Trond, puis se jeta enfin dans Hasselt (4 décembre). Trois mille cinq cents paysans le suivaient encore. A l'aube du jour suivant, sur la Grand'Place, des prêtres leur donnèrent l'absolution générale. On combattit de dix heures du matin à quatre heures du soir. Mais les insurgés étaient vaincus d'avance. Leur courage céda lorsque le canon eut abattu les portes de la ville. (1) Lanzac de Laborie, op. cit., t. I, p. 228. FIN DE LA GUERRE DES PAYSANS Les survivants s'enfuirent en désordre à travers les morts et les blessés qui encombraient les rues, et la cavalerie française n'eut plus qu'à les « hacher » le long des routes. La guerre des paysans était finie : elle avait duré un peu moins de deux mois. Durant quelque temps, des bandes de désespérés errèrent encore par les bois, pousuivis par les colonnes mobiles. Puis ces derniers remous de l'agitation s'apaisèrent : avant le commencement du printemps, l'ordre régnait de nouveau dans les campagnes. On ne peut s'étonner ni de l'issue ni de la courte durée de la lutte. Elle ne rappelle en rien l'insurrection de la Vendée ou celle qui devait, en 1808, éclater dans le Tyrol. Les Vendéens prirent les armes au moment où la guerre civile déchirait la République ; l'Angleterre leur faisait passer des munitions et de l'argent ; des nobles et d'anciens officiers les dirigeaient et la confiance dans le retour du roi soutenait leur énergie. En Tyrol, le loyalisme traditionnel pour la maison de Habsbourg et l'attachement aux antiques libertés locales, n'expliquent pas seuls le succès de la révolte (l). Elle fut favorisée par la nature de ce pays de montagnes et il ne faut pas oublier que sans les troupes régulières de l'archiduc Jean et l'habileté des mesures prises par le marquis du Chasteler, Andréas Hofer n'eut pas eu, peut-être, plus de bonheur que Rollier. De ces circonstances favorables, tout manqua aux paysans belges. Avec les Tyroliens et les Vendéens, ils n'eurent de commun que le catholicisme, la haine de la conscription et le courage. Privés de tout secours extérieur, abandonnés par la noblesse et la bourgeoisie, ne pouvant compter et d'ailleurs ne comptant pas sur l'Autriche, ils devaient fatalement succomber sans retard au moindre effort du pouvoir militaire. Ce fut une fronde campagnarde, un mouvement de simples conduits par des simples, vif et court comme un feu de paille. Les insurgés n'avaient que trop raison de compter sur le miracle; c'en eût été un que leur succès. Il ne semble 'pas même qu'ils aient (1) Sur le vrai caractère de celle-ci, voy. von Voltelini, Forschungen und Beitrdge zur Geschichte des Tiroler Aufstandes im Jahre 1809 (Gotha, 1909). fait grand peur au gouvernement. Les forces mobilisées contre eux ne furent que de médiocre importance et somme toute vinrent facilement à bout d'une lutte vraiment trop inégale. Cependant la répression fut impitoyable. Jusqu'à la fin de 1799, des centaines de malheureux furent condamnés par les Conseils de guerre à la guillotine ou à la fusillade. Des otages répondirent sur leur tête de la tranquillité du pays. Le tribunal de la Somme fut chargé de recevoir les plaintes des victimes de la révolte et d'infliger des réparations collectives aux communes coupables. Le clergé expia cruellement les sympathies qu'il avait montrées à « l'armée catholique ». L'occasion était bonne de mater définitivement les «coquins sacerdotaux». Le 4 novembre 1798, un mois avant la fin des troubles, neuf arrêtés collectifs conçus dans les mêmes termes, accusant les « prêtres et moines des départements réunis » de s'être montrés les plus cruels ennemis de la France, d'avoir « avili les institutions républicaines, aigri les passions..., dénoncé les fonctionnaires publics au poignard des assassins... et organisé l'insurrection générale qui vient d'éclater dans ces contrées », condamnaient à la déportation 7,478 d'entre eux. On n'en put saisir que quatre à cinq cents qui furent internés aux îles de Ré et d'Oléron (l). Pêle-mêle on avait inscrit sur les listes tous les prêtres insermentés, et l'énormité même du chiffre des bannis ne permettait pas de songer à les atteindre tous. Évidemment, on avait voulu terroriser et forcer au silence ce clergé indomptable. Les autorités municipales, parfois même les Commissaires départementaux chargés de l'exécution des arrêtés ne les appliquèrent qu'avec mollesse sinon avec répugnance. Si quelques-uns firent du zèle, beaucoup fermèrent les yeux et laissèrent les habitants cacher leurs prêtres. « On ne sait lequel doit le plus surprendre, écrivait le Commissaire du département des (1) De la Qorce, op. cit., t. IV, page 264 et suiv. ; Lanzac de Laborie, op. cit , t. I, p. 237 et suiv. ; Victor Pierre, op. cit. ; A. Thys, La persécution religieuse sous le Directoire (Anvers, 1898). Sur l'existence des déportés, voy. le curieux journal de A, de Braeckenier, Description de la route et du lieu d'exil, publ. par A. de Mets (Anvers, 1913). PERSISTANCE DU MECONTENTEMENT Forêts, ou de la force de séduction (du clergé) ou de l'accord unanime d'un peuple chez lequel, dans un si petit espace, tant d'individus errants et fugitifs trouvèrent partout protection et sûreté » (l ). La guerre des paysans et la persécution du clergé eurent pour conséquence une recrudescence de sévérité et d'arbitraire chez les fonctionnaires français et d'apathie chez les administrés. Plus que jamais, les fonctions publiques semblaient odieuses et plus que jamais on s'efforçait d'y échapper. Dans plusieurs communes il n'y avait plus d'administration municipale. Les « chauffeurs » et les brigands, favorisés par le désarroi général, sévissaient de plus belle. L'anarchie provoquait chez les Commissaires départementaux des excès de pouvoir intolérables. Aux Cinq-Cents, les députés belges stigmatisaient leur conduite « proconsulaire ». Frison, représentant des Deux-Nèthes, proposait une motion tendant à dénoncer au Directoire les « abus qui se commettaient dans les départements réunis et à l'inviter à les faire cesser ». Mallarmé, le commissaire central de la Dyle, dut être destitué et remplacé par Rouppe; celui de l'Escaut était cassé et son ennemi, van Wambeke, lui succédait ; à Liège, Hauzeur-Simonon était substitué à Lambert Bassenge. Ces changements de personnel s'expliquent par l'évolution du Directoire, que le coup d'État du 30 prairial (18 juin 1799) venait de soumettre à l'influence du Corps législatif renouvelé par des élections anti-jacobines. Un député de l'Ourthe, Digneffe, ne craignait pas de comparer Merlin de Douai à Verrès et au duc d'Albe, et d'affirmer que « d'un bout de la Belgique à l'autre, il n'y avait qu'un cri sur sa politique astucieuse ». Cependant, la guerre avait repris et cette fois elle menaçait la Belgique. Le pays était rempli d'agents étrangers dont les menées se contrariaient. Les uns, soudoyés par l'Angleterre qui dès lors songe à relever contre la France la barrière des (1) Lanzac de Laborie, op. cit., t. I, p. 244. (2) A. Orts, op. cit., p. 318. Pays-Bas, travaillent pour le prince d'Orange. Les autres sont au service de l'Autriche, dont le gouvernement revendique de nouveau les provinces, soit pour les conserver, augmentées au détriment de la France, soit pour les échanger avantageusement après la victoire. Mais il est trop tard pour soulever une opinion découragée. L'énergie des paysans, déclanchée prématurément l'année précédente, était épuisée. D'ailleurs dans le pays maintenant plein de troupes, quelle chance pourrait avoir une insurrection ? Personne ne bougea lorsque, le 19 mai, les Anglais s'emparèrent d'Ostende. Le commandant de Bruges, Relier, les repoussa facilement et la tentative n'eut pas de lendemain. La présence du prince d'Orange, appuyée par un corps anglo-russe de 50,000 hommes débarqué au Helder, ne souleva point la République Batave, et après la défaite infligée par Brune aux envahisseurs, ils reprirent la mer pour ne plus reparaître. Les Autrichiens ne réussirent pas mieux. Une proclamation du général Starhay appelant les « braves Belges à se ranger sous les drapeaux de leur ancien et auguste maître » fut inutilement semée sur les routes par des agents en cabriolet. Elle n'eut d'autre résultat que de faire sortir Charles de Loupoigne de la retraite où il se cachait depuis trois ans. Il devait trouver la mort dans le coup de main ou plutôt dans le coup de désespoir qu'il risqua au milieu de l'apathie générale. Découvert le 30 juillet près de Neeryssche, il fut tué en se défendant. Le lendemain sa tête était exposée par le bourreau sur la Grand' Place de Bruxelles. Ni les succès des alliés sur le Rhin, ni la proclamation de la patrie en danger par le Directoire (13 juillet 1799) ne produisirent aucun mouvement. Évidemment personne n'espérait plus secouer la domination française. Pourtant elle pesaitplus lourdement que jamais sur lanation. Ce n'est pas que l'on puisse apercevoir chez elle de bien vifs regrets de l'Ancien Régime. Sauf le petit groupe de ceux qui en avaient profité, le peuple en avait accepté sans peine la disparition. Il semble bien que l'on s'était accoutumé tout de suite à la simplicité logique des institutions nouvelles. Bouteville remarquait déjà la faveur avec laquelle avaient été accueillies, DÉCOURAGEMENT GÉNÉRAI. à peine introduites, la réforme du notariat et celle du régime hypothécaire (l). On reconnaissait que l'organisation judiciaire présentait des garanties jadis inconnues. Le jury était devenu tout de suite populaire et, grâce à lui, bien des ennemis du gouvernement et bien des prêtres avaient été acquittés (2). Quant à la suppression des dîmes, des droits féodaux, des péages, on l'avait certainement reçue comme un bienfait. On se fût même accommodé sans doute de la séparation de l'Église et de l'État si elle n'avait été le prétexte de la persécution religieuse. En somme, ce n'était pas tant le régime que l'on trouvait odieux, que la manière dont il était appliqué. On était excédé et dégoûté de se sentir sous le joug. Proclamés Français, les Belges s'indignaient de n'être point traités comme tels. Ils ne sentaient que trop leur subordination et qu'en fait ils restaient les sujets de leurs nouveaux compatriotes. Pourquoi leur refusait-on de présider eux-mêmes à l'exercice des droits qui leur avaient été octroyés? Pourquoi étaient-ils écartés, dans leur patrie, de tous les postes importants? Il n'était personne qui ne se plaignît d'être administré « par des individus venus de l'intérieur de la France, sans moyens d'existence sur le sol qui les a vus naître, étrangers aux mœurs, aux coutumes du pays, dénués de toute connaissance locale, qui, pour la plupart, regardant leur mission comme des privilèges pour vexer, en aggravaient le poids par la manière dont ils la remplissaient et qui, après être entrés dans le pays dans un état de dénuement absolu, y insultaient à la misère commune par le luxe scandaleux qu'ils étalaient ou s'en retournaient chargés des dépouilles de ses habitants » (3). Protestations aussi justifiées qu'inutiles ! Ceux qui les formulaient ne remarquaient pas que le gouvernement n'eût pu y satisfaire qu'en abdiquant devant eux. Il était trop évident (1) Dans le Compte rendu de sa mission, p. 17, il dit que «les départements réunis paraissent plutôt disposés à devancer les anciens qu'à demeurer en arrière sur cette salutaire institution». (2) Voy. la Correspondance de Bouteville aux Archives générales du royaume, reg. 1, n° 60 ; A. Orts, La guerre des paysans, p. 48. (3) Lanzac de Laborie, op. cit., t. I, p. 299. qu'enlevés à son contrôle, les Belges eussent aussitôt appliqué à leur guise les lois révolutionnaires. Leur abandonner le recrutement de l'administration, c'eût été reconstituer en fait leur autonomie. Laissés à eux-mêmes, ils ne se fussent pas emboîtés dans l'uniformité du régime que la réunion leur avait imposé sans se soucier de l'adapter à leur mœurs et à leurs besoins. Bon gré mal gré, ils devaient rester en tutelle aussi longtemps que le sentiment national ne se serait point évanoui — et il ne s'évanouissait pas. Ceux-là seuls chez qui l'étouf-faient l'intérêt ou la passion politique, anticléricaux comme Lambrechts et Rouppe ou acheteurs de biens nationaux, supportaient une situation qui s'accordait avec leurs principes ou qui garantissait leur fortune récente. Les autres en étaient à ce point où l'on accepte tout changement pourvu qu'il mette fin aux maux dont on souffre. Qu'il vînt de France, ou qu'il vînt des alliés, on attendait un sauveur. Le coup d'État du 18 brumaire devait être salué comme une délivrance. CHAPITRE PREMIER LE NOUVEAU RÉGIME Pour la Belgique bien plus encore que pour la France, le Consulat et l'Empire forment bloc. Ils se détachent nettement dans son histoire comme une période de stabilisation pendant laquelle le nouveau régime s'infiltre dans la nation, la pénètre et la transforme. Ils ont amené la Belgique au point où ils ramenaient la France, et la Révolution contre laquelle ils réagirent dans celle-ci, ils l'ont définitivement implantée dans celle-là. Les souvenirs des Belges ne les reportaient point aux années héroïques de l'idéalisme républicain. Ils n'avaient pas chanté la Marseillaise, pris part à la fête de la Fédération, fourni des volontaires aux armées, éprouvé l'orgueil d'affranchir le monde. La République que leur avait fait connaître le Directoire, n'avait été pour eux qu'une forme de la servitude. C'est seulement à partir du coup d'État de brumaire qu'ils s'accoutumèrent à voir dans les droits de l'homme les principes de leur vie collective. Si les alliés s'étaient emparés de la Belgique en 1799, on conçoit très bien que la restauration de l'Ancien Régime y eût été possible. Elle ne l'était plus quand ils s'en emparèrent en 1814. L'œuvre constructive de la Révolution ne commence dans ce pays qu'avec Bonaparte : il y inaugure l'ère moderne. A la fin du Directoire, la Belgique ancienne était par terre; à la fin de l'Empire, il s'en est élevé une autre sur ses ruines. De 1800 à 1814, notre histoire se résume dans ce passage de la nation d'un état de choses à un autre. Son intérêt réside là tout entier. Pour les Belges, l'épopée napoléonienne est un fait étranger et la participation qu'ils y ont prise n'a été que la rançon terrible du nouveau régime. De toutes les expéditions, de toutes les victoires où leurs soldats combattirent pêle-mêle avec les vieux et les nouveaux Français que l'empereur menait à la conquête de l'Europe, ils n'éprouvèrent aucune fierté. Ils les subirent comme un impôt plus cruel et plus dur que les autres. Lës Te Deum auxquels ils assistèrent par ordre durant tant d'années leur apparurent comme les services funèbres de leurs enfants sacrifiés à l'ambition du maître. S'ils contribuèrent à agrandir l'insatiable Empire dans lequel ils étaient englobés ils n'y virent qu'un corps politique mais non une patrie, et quand il fallut enfin le défendre, ils lui donnèrent leur sang tout en souhaitant sa défaite. Et cependant, après tant d'agitations, d'angoisses, d'humiliations et de ruines, cet Empire qui exigeait de si lourds sacrifices, leur apporta la paix intérieure. Si l'on combattait pour lui, c'était au loin. Jusqu'en 1814, sauf pendant la courte expédition de Walcheren, on n'entendit plus le canon en Belgique et les seuls soldats étrangers que l'on y vit, ce furent des prisonniers. La sécurité dont on jouit fit oublier par ses avantages le prix qu'elle coûtait. On vit s'instaurer enfin une organisation ferme, stable, cohérente, renaître la prospérité matérielle et la liberté religieuse. De nouvelles mœurs, de nouvelles idées, un nouveau tour de vie s'imposèrent. Sans que l'on se sentît Français, on se francisa dans la mesure où l'on s'initiait à l'État moderne né de la Révolution. A l'ordre social traditionnel en succédait un autre fondé sur la libre expansion de l'individu et la concurrence universelle. La destruction des privilèges de classes et de corporations ouvrait à tous le champ des possibilités économiques. Jamais l'esprit d'initiative, mais jamais non plus le capitalisme n'avaient trouvé de conditions aussi favorables. L'essor de EFFETS DU l8 BRUMAIRE EN BELGIQUE l'industrie qui faisait naître la bourgoisie moderne préludait en même temps à la prolétarisation des travailleurs. Au contraste juridique des privilégiés et des non-privilégiés se substituait, en préparant à l'avenir de nouveaux problèmes, celui des riches et des pauvres. Sous l'armature du despotisme impérial s'esquissaient les premières lignes du régime censitaire qui devait lui succéder. Parallèlement, l'Église s'accommodait à l'État moderne. Elle aussi, dégagée du passé, rompait son alliance avec l'Ancien Régime. Mais entre elle et le pouvoir civil qui avait cru résoudre les conflits religieux en la séparant de lui, en lui enlevant l'instruction et la bienfaisance et en s'imprégnant d'un caractère purement laïque, la lutte n'allait pas plus cesser qu'elle ne devait le faire dans l'ordre social. Elle allait seulement changer de terrain et de méthode, si bien que la période napoléonienne, en stabilisant les conquêtes de la Révolution, marqua en même temps les positions où s'affronteraient à l'avenir les intérêts et les principes dont les poussées, sans cesse changeantes, déterminent le mouvement de l'histoire. Le coup d'État du 18 brumaire (9-10 novembre 1799) ne semble avoir produit tout d'abord aucune émotion en Belgique. La nation le subit comme elle avait déjà subi tant de « journées » révolutionnaires. Courbée sous la domination étrangère, il devait lui être fort indifférent que celle-ci lui fût imposée par trois consuls plutôt que par cinq directeurs. Depuis sept ans, elle avait éprouvé de trop amères désillusions pour témoigner au nouveau pouvoir sous lequel elle allait vivre, cette confiance que Sieyès réclamait pour lui. D'ailleurs la guerre durait encore et les succès des alliés permettaient d'entrevoir l'affranchissement. Il fallut les foudroyantes victoires de Moreau à Ulm et de Bonaparte à Marengo, puis la paix de Lunéville (9 février 1801) par laquelle l'Autriche, une fois de plus, cédait les Pays-Bas à la France, pour dissiper les derniers espoirs. Le triomphe de la République sur la formidable coalition de ses ennemis sembla sceller définitivement le sort du pays. Pourtant, on commençait à remarquer, dans la conduite du gouvernement, les symptômes d'une orientation nouvelle. Bonaparte s'affirmait, après tant d'années de luttes formidables, comme le restaurateur de l'ordre européen. La signature de la paix d'Amiens avec l'Angleterre (25 mars 1802) parut l'aube d'une ère de pacification générale. On se plaisait à croire que l'ouverture de l'Escaut, si vainement proclamée en 1792, allait devenir, grâce à la liberté des mers, une réalité, et que le retour de la prospérité commerciale compenserait enfin la longue période de misères et d'humiliations que l'on avait traversée. Aussi rassurant était le changement d'allures de l'administration. Les fonctionnaires ne montraient plus ni morgue ni jactance. A qui mieux mieux ils parlaient maintenant de liberté, daubaient sur les jacobins, stigmatisaient la tyrannie du Directoire. Et surtout la cessation de la persécution religieuse apportait aux consciences des fidèles un allégement délicieux. On sentait que quelque chose était changé qu'on ne s'expliquait pas bien encore, mais dont on s'empressait de jouir. Pour la première fois depuis Dumouriez, la République ne traitait plus les Belges en suspects et leur témoignait une surprenante bienveillance. Ils se méfiaient pourtant et restaient sur leurs gardes. Lors du plébiscite sur la constitution de de l'an VIII (18 février 1800), s'il n'y eut pas d'opposants parmi eux, le nombre des votants fut très faible. « C'est tout ce que l'on pouvait espérer, écrit un Français, dans un pays où l'esprit public a été tué par une infinité d'actes arbitraires » (l). Néanmoins l'opinion s'améliorait incontestablement. La mise en vigueur des lois sur la conscription qui avait naguère excité la révolte, passa cette même année inaperçue. Jusqu'à la chute du Directoire, le gouvernement n'avait jamais pu compter en Belgique que sur l'appui d'une minorité de jacobins et d'anticléricaux. Leur petit nombre les avait (1) Lanzac de Laborie, op. cit., t. I, p. 310. CARACTERE CENSITAIRE DU REGIME obligés à se soumettre entièrement à sa direction, sinon même à se signaler par un zèle de néophytes, si bien que la grande masse de la nation les avait doublement abominés, non seulement par répulsion pour leurs idées, mais aussi parce qu'elle voyait en eux des fauteurs de l'étranger ligués avec lui contre leurs compatriotes. 11 était visible cependant que, depuis la réaction de thermidor, leur influence ne se maintenait plus que pour des motifs d'opportunisme politique. La constitution de l'an III avait cherché à endiguer, si l'on peut ainsi dire, les tendances démocratiques et anti-religieuses, et le Directoire ne s'était tourné vers leurs adeptes que pour combattre en France les royalistes et en Belgique l'Église. Au fond, il les avait tolérés bien plus qu'il ne les avait soutenus, et c'en fut fait de leur crédit après le 18 brumaire. Ce qui n'était encore qu'ébauché dans la constitution de l'an III prend forme définitive dans celle de l'an VIII. Délibérément elle divise la nation en deux groupes dont la distinction repose sur la fortune. Si elle reconnaît encore le suffrage universel, elle le réduit à la simple fonction de désigner les « notables » qui possèdent seuls le droit politique. Encore ces « notables », choisis par les électeurs des arrondissements, n'ont-ils pour fonction que de nommer d'autres notables par départements, parmi lesquels un troisième triage formera enfin la « liste de confiance nationale » comprenant de 5 à 6,000 individus pour toute la France, au sein desquels le Sénat désignera les membres du Corps législatif et du Tribunat. Ainsi la souveraineté du peuple se trouve déléguée à un groupe de censitaires. Les classes possédantes seules représentent la nation et sont associées à l'action gouvernementale. Désormais le propriétaire est le citoyen par excellence et le pouvoir nouveau qui s'institue repose sur la confiance des détenteurs de la fortune dont les intérêts se solidarisent avec les siens. En s'appuyant sur eux, il consolide définitivement le régime sorti de la Révolution, car il rassure à la fois et les anciens et les nouveaux riches. Pour les premiers, il est la garantie de ce qu'ils ont conservé, pour les seconds, la garantie de ce qu'ils ont acquis. Grâce à lui, les ci-devant nobles n'ont plus à craindre d'être dépossédés par les jacobins, ni les acheteurs de biens nationaux par les royalistes. Il protège les uns contre le péril de gauche et les autres contre le péril de droite. En arrêtant la Révolution, il la consolide donc au point où elle est arrivée. Ni progressiste, ni réactionnaire, il est conservateur de l'ordre social tel qu'il s'est formé après tant de bouleversements. Il le consacre, pour ainsi dire, et en le consacrant il le fait accepter par tous ceux « qui ont à perdre ». A ce caractère fondamental du régime auquel le 18 brumaire a ouvert la voie, ni le Consulat à vie conféré à Bonaparte (2 août 1802) ni la proclamation de l'Empire (18 mai 1804) n'ont rien modifié d'essentiel. Ils ont substitué à la forme républicaine de l'État la forme monarchique, ils ont restreint, en fait plus encore qu'en droit, l'exercice de la liberté politique et finalement fait peser sur toute la France le poids d'un despotisme militaire centralisateur et policier, sans ébranler l'alliance du pouvoir avec les classes possédantes. Dans leur fond essentiel, le Consulat comme l'Empire ont été des gouvernements censitaires. Sans doute les censitaires ou, pour parler la langue du temps, les notables y ont joué un rôle de moins en moins important, mais c'est eux qui ont bénéficié du régime et c'est grâce à eux qu'il s'est soutenu jusqu'au jour où il les a forcés de rompre avec lui et de revendiquer pour eux-mêmes le pouvoir qui lui échappait. Si la constitution de l'an VIII répondait aux aspirations de l'énorme majorité des Français, en Belgique elle devait accoutumer enfin la nation au régime qu'elle n'avait jusqu'ici supporté que par la force. « Elle est fondée, disait la proclamation par laquelle les consuls la présentèrent au peuple, sur les droits sacrés de la propriété, de l'égalité et de la liberté. Les pouvoirs qu'elle constitue seront forts et stables, tels qu'ils doivent être pour garantir les droits des citoyens et les intérêts de l'État. Citoyens, la Révolution est fixée aux principes qui l'ont commencée ; elle est finie ». On conçoit l'effet que durent produire, après tant d'agitations violentes, tant de démolitions et tant de reconstructions, ACCUEIL FAVORABLE DU RÉGIME I2g ces promesses de stabilité. Les nobles et la vieille bourgeoisie aux frais de qui s'étaient accomplies toutes les nouveautés des dernières années, qui avaient perdu leurs privilèges et leurs places et qu'avaient épouvantés tant de déclamations contre les riches, apprenaient avec délices que les droits de la propriété seraient maintenant pour le gouvernement des « droits sacrés » et même plus sacrés sans doute que ceux de la liberté et de l'égalité, puisque les consuls les plaçaient en première ligne. Bien rares étaient ceux d'entre eux qui rêvaient encore d'une restauration du passé. Pour la plupart, ils étaient prêts à accepter l'ordre de choses créé par la Révolution, du moment que la Révolution était «finie». Car ils n'étaient pas sans remarquer que cette révolution, dont ils avaient eu si grand peur, tournait finalement à l'avantage des propriétaires. Le droit nouveau qu'elle avait introduit rendait bien plus facile et entourait en même temps de garanties jadis inconnues, l'achat, la vente, l'engagement des biens. Il suffirait de jouir de la sécurité pour disposer à l'avenir de moyens nouveaux de faire fructifier les capitaux que l'on avait jusqu'alors soigneusement dissimulés par crainte des réquisitions et des emprunts forcés. La liberté et l'égalité n'avaient plus rien d'inquiétant et de subversif du moment que leur exercice serait contrôlé par un État s'appuyant sur les « notables ». Jusqu'ici, les acheteurs de biens nationaux avaient seuls joui des faveurs du gouvernement. Désormais, entre les anciens et les nouveaux riches, la solidarité des intérêts allait amener un rapprochement qui serait à l'avantage de tous deux. Ni les préjugés sociaux, ni les préventions religieuses ne pourraient empêcher les acquéreurs de biens noirs et les détenteurs héréditaires de la fortune de s'unir en une même classe possédante sous la protection de l'État. La petite bourgeoisie et les petits propriétaires ruraux voyaient aussi l'avenir sous les couleurs les plus rassurantes. Le rétablissement de l'ordre allait leur permettre de profiter de la liberté économique qui, au milieu de la misère générale, n'avait encore été qu'un vain mot. L'abolition des corporations de métiers donnait maintenant à chacun le droit de Hist. de Belg. VI l3o LE NOUVEAU RÉGIME choisir sa profession et d'ouvrir boutique. A la campagne, la suppression des dîmes, du droit de chasse et des droits féodaux se révélait enfin comme un bienfait. Au bas de l'échelle sociale, les ouvriers et les travailleurs manuels avaient moins de motifs de se réjouir. La stabilité d'un régime d'ordre, qui était promise à tout le monde, n'était pas pour satisfaire ceux d'entre eux qui, dans les districts industriels de Liège, s'étaient lancés dans l'agitation babou-viste, ou avaient espéré du moins être traités par la République comme « la classe la plus intéressante des citoyens ». Déjà d'ailleurs, sous le Directoire, ils avaient vu disparaître leurs illusions. On avait cassé les élections où leurs voix avaient été prépondérantes et les orateurs qu'ils avaient applaudis s'étaient vus traités d'anarchistes. Mais ils étaient sans organisation, et au surplus trop peu nombreux pour pouvoir agir. La misère était la source de leur mécontement. C'est elle, beaucoup plus que les théories sociales auxquelles la plupart d'entre eux étaient incapables de rien comprendre, qui avait déterminé leur conduite. Ils seraient satisfaits s'ils avaient du pain. Et le retour de la paix leur en assurait, car, réunie à la France, la Belgique disposait d'un marché immense et il était clair que du jour où les circonstances permettraient à son industrie de se ranimer, une période de prospérité indéfinie s'ouvrirait devant elle. Ainsi tout se réunissait pour faire bénir par les Belges le coup d'État de brumaire. Sans doute, la nouvelle constitution, et plus encore les transformations qu'elle subit sous le Consulat à vie et sous l'Empire, les rivaient plus étroitement que jamais à la France. Sans doute encore, les « vrais principes du gouvernement représentatif », qui devaient être le ressort du nouveau régime, ne jouèrent jamais que très incomplètement et bientôt même ne jouèrent plus qu'en apparence. Mais n'était-on pas résigné, depuis la paix de Lunéville, à considérer l'annexion comme définitive, et pourquoi se serait-on soucié d'exercer des droits politiques qui, vu le petit nombre des députés belges au Corps législatif, ne permettaient pas d'exercer une influence réelle sur le gouvernement? L ORGANISATION PREFECTORALE Dans les conditions où l'on se trouvait et dont personne ne pouvait prévoir la disparition, le vœu général se bornait à souhaiter une réforme administrative grâce à laquelle le pays pût panser ses plaies et se remettre au travail. Et ce vœu ne tarda pas à être exaucé. La loi du 17 février 1800 (28 pluviôse an VIII) créa l'organisation qui non seulement devait fonctionner jusqu'à la fin de l'Empire, mais qui, après la chute de Napoléon, subsista dans ses traits essentiels pendant toute l'existence du royaume des Pays-Bas et sur laquelle repose encore en partie celle de la Belgique moderne (l). De cette solide machine à administrer, le rouage central est la préfecture, dont le nom, emprunté à la langue officielle de l'Empire Romain, implique déjà l'idée d'autorité qui inspire le nouveau gouvernement. Les Commissaires placés par le Directoire auprès des administrations départementales créées par l'élection, n'avaient été que des agents de liaison entre celles-ci et le pouvoir central. Conformément aux principes révolutionnaires, la constitution de l'an III avait confié aux citoyens les affaires locales tant dans les départements que dans les communes, et n'avait réservé aux Directeurs qu'une sorte de « droit de regard » sur leur conduite. En fait, en Belgique surtout, la pratique avait été tout autre que la théorie. Le gouvernement ne s'était pas fait scrupule d'annuler les élections qui lui déplaisaient, de casser les administrateurs mal pensants et de laisser ses Commissaires outre-passer la limite de leurs attributions locales. L'anarchie à laquelle avait nécessairement abouti ce conflit perpétuel entre ce qui aurait dû être et ce qui était, appelait une réforme radicale. Elle s'effectua par la substitution des préfets aux administrations électives et aux Commissaires. Désormais, dans chaque département, le pouvoir central possède en la personne du préfet un fonctionnaire nommé par lui, responsable devant lui seul, agissant sous son impulsion (1) Pour les détails de l'administration impériale et les modifications qu'elle a subies, il suffira de renvoyer le lecteur au livre très précis de P. Poullet,£es institutions françaises de 1795 à 1814. Essai sur les origines des institutions belges contemporaines, p. 537 et suiv. (Bruxelles, 1907). i32 le nouveau régime directe, c'est-à-dire, dans toute la force du terme, un agent d'exécution. Vis-à-vis du préfet, il n'y a plus que des administrés. Il les gouverne et ils obéissent; on dira sous l'Empire qu'il est un « empereur au petit pied ». Et pour empêcher que la population n'exerce sur lui la moindre influence, on a soin le plus souvent de le choisir, comme jadis les podestats et les baillis du moyen âge ou les intendants de l'Ancien Régime, dans un milieu aussi étranger qu'il se peut à celui dont il a la charge. En Belgique, sauf une exception passagère, tous les préfets viendront de France et parfois même d'Italie. Ainsi toute l'administration de l'État, rattachée à Paris comme elle l'était à Rome à la fin de l'Empire Romain, est animée d'un même mouvement qu'elle communique àlasociété. Elle est à la fois régulière et uniforme. Elle a pour mission d'anéantir dans les 102 départements de l'immense Empire ce qui subsiste encore de diversités régionales, pour les façonner sur le même modèle comme les écus frappés par la monnaie. Sa tâche essentielle est d'obéir et de faire obéir. Elle ne peut prendre aucune initiative sans autorisation. Jusqu'ici, tous les fonctionnaires de la République avaient été en même temps des agents de propagande révolutionnaire; ils ne seront plus à l'avenir que les apologistes du gouvernement. « Soyez toujours le premier magistrat du département, jamais l'homme de la Révolution », leur a dit, dès leur institution, le ministre de l'Intérieur, Lucien Bonaparte. Et tous, quelle que soit leur origine, anciens régicides, jacobins, feuillants ou ci-devant, obéissent ponctuellement au mot d'ordre. Rien de plus bigarré que leur personnel, rien de plus frappant que sa discipline. On dirait que le rétablissement de l'ordre leur a fait oublier le rôle qu'ils ont joué dans la crise dont on sort. Pour eux comme pour Bonaparte, la Révolution est finie. Il ne s'agit plus que d'en accommoder les principes à la politique de restauration sociale dont s'inspire désormais le pouvoir. La grande affaire est de donner confiance aux classes possédantes. « Et vous, s'écrie Faipoult en prenant possession de la préfecture du département de l'Escaut, et vous citoyens aisés, propriétaires, l'administration locale i33 négociants justement considérés, soyez prêts à seconder les intentions bienfaisantes du gouvernement ! » (l). A côté du préfet, le Conseil de préfecture, dont les membres sont nommés par le premier consul, et plus tard par l'empereur, exerce la juridiction contentieuse. Sous lui, dans les « arrondissements communaux » du département, fonctionnent les sous-préfets qu'il désigne au choix du gouvernement et qu'il contrôle. Si la volonté des habitants n'a plus aucune prise sur l'administration, les « notables » cependant y sont associés dans une certaine mesure. Quelques-uns d'entre eux, de 16 à 24, choisis par le chef de l'État sur la liste des notabilités départementales, constituent le Conseil général du département. Au début on n'y fit guère entrer, en Belgique, que des acquéreurs de biens nationaux dont le dévouement au régime était tout acquis. Plus tard, après le Concordat et de plus en plus après la proclamation de l'Empire, des grands propriétaires et des citoyens distingués par leurs lumières y siégèrent à leur tour. Les Conseils généraux étaient d'ailleurs dépouillés de toute influence politique. Leurs attributions se bornaient à la répartition des contributions et à faire connaître au ministre de l'Intérieur leur opinion sur l'état du département. Les Conseils d'arrondissement, dans chaque sous-préfecture, étaient recrutés de la même manière et remplissaient le même rôle dans leur sphère plus étroite. Tout ce que la constitution de l'an III avait attribué d'autonomie, d'une manière assez maladroite, aux municipalités, disparut dans la constitution de l'an VIII. Les municipalités cantonales furent supprimées en même temps qu'elles cessèrent d'être électives. Chaque commune, grande ou petite, eut son maire, son adjoint-au-maire et son Conseil municipal. Ils étaient nommés par le gouvernement dans les localités de plus de 5000 habitants, par le préfet dans les autres, si bien qu'ils ressemblaient beaucoup plus à des fonctionnaires qu'à des magistrats communaux. Le maire et l'adjoint exerçaient seuls (1) Recueil des arrêtés du préfet du département de l'Escaut, p. 15. 134 le nouveau régime l'administration locale. Le Conseil municipal, recruté parmi les habitants les plus imposés, ne s'assemblait que quinze jours par an au maximum et n'était compétent qu'en matière de dépenses, de recettes et de travaux publics. Toute cette organisation minutieusement surveillée parle préfet et anxieuse de ne pas encourir de remontrances, ne conservait plus la moindre trace de l'indépendance qui pendant des siècles avait imprégné le régime communal de la Belgique. Elle heurtait de front la tradition nationale et il n'est pas surprenant qu'à la différence de l'administration préfectorale, elle n'ait pas survécu à la chute de l'Empire. En revanche, le système judiciaire, tel que le Consulat puis l'Empire l'ont constitué, est demeuré presque intact jusqu'à nos jours, avec ses juges de paix, ses tribunaux de première instance et ses cours d'appel (cours impériales). Il en existait une à Liège et une à Bruxelles.Seul le département des Forêts était compris dans le ressort d'une cour, celle de Metz, située en dehors des anciennes frontières du pays. Il faut ajouter à cela l'institution des cours d'assises dans lesquelles le jury fut maintenu par une contradiction assez singulière avec l'esprit général des institutions. Quant aux magistrats, la législation garantit leur impartialité et leur prestige en les déclarant inamovibles, en leur attribuant de hauts traitements et en leur assignant la primauté parmi les fonctionnaires civils. Mentionnons encore la création des tribunaux de commerce (1807) et celle des Conseils de prud'hommes dont le premier en Belgique fut installé à Gand en 1810. Rappelons enfin, pour compléter cette esquisse sommaire d'une organisation qui fonctionne encore sous nos yeux, la promulgation des codes : code civil en 1804, code de procédure civile en 1806, code d'instruction criminelle en 1808, code de commerce en 1807, code pénal en 1810, dans lesquels se manifeste peut-être le plus clairement l'idéal à la fois révolutionnaire et conservateur du nouveau régime. En matière de finances, il fut peu innové à l'impôt foncier tel que l'avait institué le Directoire. Le cadastre, décrété en l'an XI, servit de base à sa perception. D'autres impôts directs, en partie plus anciens, en partie nouveaux, les patentes, la contribution mobilière et la contribution sur les portes et fenêtres, existaient à côté de lui. Mais l'Empire développa surtout les impôts indirects frappés sur les boissons, vins, cidres, bières et eaux-de-vie et qui devinrent si odieux au peuple sous le nom de «droits réunis». Le monopole des tabacs fut aussi une source précieuse de revenus pour le trésor. Les administrations de l'enregistrement et du timbre continuèrent naturellement à exister. Quant aux douanes, elles évoluèrent dans une direction de plus en plus protectionniste pour arriver enfin, avec le blocus continental, à la prohibition presque absolue. Plus que le calme et la stabilité, ce qui acheva de concilier les Belges au nouveau régime, ce fut le retour de la paix religieuse. En fait, après le coup d'État de brumaire, la persécution s'était interrompue. Des arrêtés remettaient à la disposition du culte les églises non aliénées par les communes; les serments exigés des prêtres étaient remplacés par une simple promesse de fidélité à la constitution ; les autorités laissaient de plus en plus libre la célébration des offices. Pourtant, on se méfiait encore. D'Einmerich, l'archevêque de Malines engageait le clergé à ne rien promettre au gouvernement. Une nouvelle guerre de brochures mettait aux prises les intransigeants et les opportunistes. Mais cette agitation même était un symptôme de la tolérance du pouvoir. D'ailleurs, elle n'avait pour cause que le scrupule de se conformer en tout aux directions du Saint-Siège. Lorsqu'on apprit que le pape avait ratifé le Concordat, ce fut un soulagement général. Par cela même que le clergé belge était « ultramontain », il n'avait plus aucune raison de persévérer dans la résistance du moment que Pie VII était d'accord avec Bonaparte. Les survivants de l'épiscopat (c'étaient, outre l'archevêque, les évêques émigrés de Liège et d'Ypres), déférant à l'invitation du pape, s'empressèrent d'envoyer à Rome leur démission. Depuis la création des nouveaux diocèses sous Philippe II (1559), les circonscriptions ecclésiastiques n'avaient plus été modifiées. La bulle du 29 novembre 1801, annexée au Concordat, les remania aussi profondément que l'institution des départements avait remanié les circonscriptions civiles. Au lieu de neuf diocèses, il n'y en eut plus que cinq, ceux de Bruges, d'Ypres, d'Anvers et de Luxembourg étant supprimés. Comme sous l'Empire romain, l'Église adaptait ses cadres à ceux de l'État. Les départements de la Dyle et des Deux-Nèthes constituèrent l'évêché de Malines, celui de Jemappes, l'évêché de Tournai, ceux de l'Escaut et de la Lys l'évêché de Gand, celui de Sambre-et-Meuse, l'évêché de Namur, ceux de l'Ourthe et de la Meuse-Inférieure, l'évêché de Liège. Malines conserva son rang de métropole et la juridiction de son archevêque s'étendit non seulement sur l'ancienne Belgique, àl'exceptiondu département du Forêts, rattaché au siège de Metz, mais encore sur les diocèces d'Aix-la-Chapelle, de Trêves et de Mayence. Les articles organiques que le Corps législatif ajouta au Concordat et avec lesquels il fut promulgué (18 avril 1802) lui donnèrent une saveur gallicane bien propre à raviver chez le clergé belge l'amertume des anciennes querelles jansénistes et fébroniennes. Il y eut des protestations, et le grand vicaire de Namur, Corneille Stevens, entreprit aussitôt contre lui une lutte qu'il devait continuer jusqu'à la fin de l'Empire. Ancien professeur de l'université de Louvain, son point de vue reste sous Napoléon celui qu'avaient adopté sous Joseph II les van Eupen et les Duvivier. Aux droits que le gouvernement s'arroge sur l'Église, il oppose, tantôt dans des dissertations latines, tantôt dans des brochures en français ou en flamand, les principes de la théologie louvaniste. Traqué par la gendarmerie, non seulement il reste insaisissable, mais il trouve encore des imprimeurs pour les écrits clandestins qu'il date e latebris nostris ou « de la caverne mise à notre disposition parla Providence». La colère de Napoléon excite en vain contre lui le zèle de Fouché, de Champagny, des préfets : la police ne parvient à mettre la main, ça et là, que sur quelque agent subalterne de l'agitateur. Car des concours bénévoles s'offrent courageusement à lui et il est le centre d'une sorte de conspiration cléricale groupant des maires de village, d'anciens moines, des prêtres de campagne, qui se chargent de distribuer sous main ses pamphlets. C'est certainement à tort que Monge, revenant d'un voyage d'inspection en Belgique, l'a soupçonné d'être à la solde de l'Angleterre. Nulle trace de politique dans sa propagande. Il n'est que le champion de l'Église, telle qu'il la conçoit et, plus papiste que le pape, il s'embarrasse fort peu des concessions que le malheur des temps a pu arracher à Pie VII. Il lui suffit de n'être pas condamné par Rome pour continuer ses protestations. Elles eurent assez de succès pour provoquer dans la région de Hal la constitution d'une petite secte de catholiques anti-concordataires, les Stévenistes, dont les derniers débris n'ont pas encore disparu (l). Néanmoins, l'immense majorité du clergé et des fidèles reçurent le Concordat comme un bienfait. L'accommodation du passé au présent s'accomplissait grâce à lui dans l'ordre religieux comme dans l'ordre civil. En l'acceptant, l'Église rompait avec l'Ancien Régime et acceptait la Révolution. S'il supprimait ses privilèges, s'il la dissociait de l'État tout en la soumettant au contrôle du gouvernement, il assurait en revanche son existence, se chargeait de l'entretien de son clergé et entourait le culte restauré d'un prestige salutaire à la paix sociale et aux intérêts conservateurs que Bonaparte voulait rallier à sa politique. II importait peu que, dans l'idée du premier consul, l'Église fût surtout destinée à être un instrument de règne : les conséquences n'en devaient apparaître que plus tard. Sur le moment, les catholiques ne virent en lui que le protecteur de la religion et lui prêtèrent les sentiments qui les animaient. Ils s'abandonnaient à la joie de voir les églises se rouvrir, les croix et les coqs reparaître sur les clochers, les statues des saints aux façades des temples, les prêtres (1) Voir sur Stevens et le Stévenisme : F.-J. Lamy, Notice sur la vie et les écrits de l'abbé Corneille Stevens. Revue Catholique, 1857, p. 267, 345, 391, 459; E. Cauwenbergs, Le Stévenisme dans les environs de Hal. Annales du Cercle archéologique d'Enghien, t. VI [1898-1907]; A. Kenis, Eene godsdienstsecte in Belgie, 1903; F. Courtois, Autour du Stévenisme. Annales de la Soc. arch. de Namur, t. XXXII [1914]. I38 LE NOUVEAU RÉGIME reprendre leurs habits, porter les sacrements aux malades et la pompe des processions se dérouler de nouveau par les rues des villes et onduler au printemps à travers les champs. On entendait avec joie le tintement des cloches si longtemps muettes et leur sonnerie semblait saluer le retour à toutes les vielles habitude bannies par le Directoire. Plus de temples de la loi, plus de froides cérémonies décadaires, plus de calendrier républicain. Ces nouveautés, qui avaient révolté les âmes pieuses et agacé tout le monde, tombèrent en désuétude avant même leur abolition officielle. Le dimanche redevenait le jour du Seigneur pour les fidèles et pour les autres, le jour traditionnel du repos. La messe était chantée devant des foules recueillies et reconnaissantes, mais ellein'était plus obligatoire. Car si le Concordat apportait la liberté aux catholiques, il l'apportait également aux incroyants, aux indifférents et aux hérétiques. Les protestants eux aussi jouissaient de cette tolérance que Joseph II avait vainement tenté de leur octroyer. La neutralité de l'État en matière de religion devenait un des principes fondamentaux de la vie moderne. A partir de 1803, grâce à la vigilance et au tact des préfets, les dernières dissensions au sein du clergé étaient apaisées. Tous les prêtres promettaient fidélité à la constitution ; ser-mentés et insermentés se réconciliaient et acceptaient la communion de leurs nouveaux évêques. Les séminaires et les petits séminaires commençaient tout de suite à assurer le recrutement du sacerdoce, depuis si longtemps interrompu. Et de tous côtés, entourés de la vénération de leurs ouailles, les ecclésiastiques déportés revenaient des îles de Ré et d'Oléron. Le contentement était général. Pourtant le nouveau régime, s'il calme les consciences et s'il rassure les intérêts, est moins national encore que celui du Directoire. L'absorption dans la France apparaît maintenant complète et définitive. Malgré son despotisme, le Directoire BONAPARTE EN BELGIQUE (l8o3) l3g avait cherché, par intérêt politique, à recruter le personnel des administrations départementales de la Belgique au sein de la minorité républicaine du pays. Des hommes comme les Bas-senge à Liège, comme du Bosch à Gand, comme Rouppe à Bruxelles, avaient été pour lui, non seulement des auxiliaires dévoués, mais d'actifs agents de propagande. Mais leurs convictions personnelles les attachant au gouvernement renversé par le coup d'État de brumaire, ils tombèrent avec lui. Leur « jacobinisme » les rendait suspects à un pouvoir qui exigeait avant tout l'obéissance. Ils végétèrent désormais pour la plupart dans des emplois subalternes ou rentrèrent dans l'obscurité. L'exemple de Rouppe, destitué en janvier 1802 pour avoir protesté contre l'incarcération au fort de Ham de quelques Bruxellois prévenus de contrebande, leur montra qu'il était dangereux de parler haut. La leçon ne fut pas perdue. Jusqu'à la fin, l'Empire fut en Belgique le règne du silence. Même aux approches de la catastrophe finale, l'opposition n'osa se manifester que par une réprobation muette. Napoléon, qui n'hésita pas à confier à des Italiens des fonctions importantes, montra toujours à l'égard des Belges une méfiance caractéristique. Il avait trop de tact politique et il était trop exactement renseigné pour ne pas comprendre que la population des départements réunis était beaucoup plus attachée à sa personne qu'elle ne l'était à la France. Il put s'en rendre compte par lui-même lors du voyage qu'il fit en Belgique durant l'été de 1803. Décidé à substituer la monarchie à la république, cet admirable metteur en scène avait voulu éprouver sur les Belges, loin des railleries parisiennes, l'effet des pompes impériales dont il rêvait de s'entourer. Tout avait été combiné pour rehausser son prestige personnel et le faire apparaître en souverain. Joséphine l'accompagnait, parée, souriante et bienveillante comme une reine. Le cardinal Caprara attestait par sa présence la réconciliation du grand homme avec l'Église, tandis que les deux autres consuls ne semblaient être là que pour faire mieux ressortir par leur insignifiance la toute-puissance de leur collègue. Partout où il passa ce fut un enthousiasme sincère et spontané. L'étonnement que sa jeunesse inspirait aux foules augmentait leur admiration. Il laissait derrière lui l'impression d'un être extraordinaire et privilégié, d'une sorte de messie. Tous ses gestes étaient étudiés et tous portaient. A Gand, où il assista publiquement à la messe, on s'extasia de lui voir donner les marques de la plus vive dévotion. A Bruxelles, au milieu de la splendeur des fêtes et des adulations qui l'entourèrent pendant plusieurs jours, il posa tour à tour en monarque débonnaire et en chef suprême de l'État, arbitre de la paix et de la guerre. Infatigable, il passait des revues, donnait des audiences, visitait des manufactures, travaillait avec les ministres, décrétait des travaux d'embellissement et de fortification. C'est alors que furent décidés les énormes ouvrages qui devaient faire d'Anvers le plus grand port de guerre de l'Europe. Car déjà c'en était fait de l'accalmie de la paix d'Amiens. La lutte avec l'Angleterre venait de reprendre (mai 1803) et Bonaparte, en visitant la Belgique, n'avait pas voulu seulement se rendre compte par lui-même de l'esprit de la nation, mais encore de l'exécution des préparatifs militaires qu'il y avait ordonnés et du fonctionnement de l'administration nouvelle. Il dût en revenir satisfait, mais décidé aussi à maintenir sous une surveillance étroite un peuple si nombreux, si proche de l'Angleterre et dont il avait certainement remarqué combien les mœurs, les sentiments et les idées différaient de ceux de la France. Aussi se garda-t-il pendant tout son règne d'ouvrir aux Belges l'administration de leur pays. Tous les postes essentiels y furent dès l'origine exclusivement réservés à des Français de France. Français furent les préfets, Français les évêques, Français tous les fonctionnaires les plus importants de l'ordre administratif et judiciaire. On ne réserva aux Belges que les fonctions secondaires. Ils furent conseillers des cours impériales, sous-préfets, conseillers de préfecture, maires, juges de paix. En dehors même de leur pays, ils ne firent carrière que bien rarement au service de l'Empire. Les quelques exceptions que l'on peut citer comme celles de J.-F. Beyts, préfet ACCEPTATION DE L'ÉTAT DES CHOSES de Loir-et-Cher, de A.-P. de Celles, préfet de la Loire-Inférieure puis du Zuyderzée, de G.-I. de Stassart, préfet de Vaucluse, de de Coninck-Outerive, préfet de l'Ain, de Jemappes, puis des Bouches-de-l'Escaut et des Bouches-de-l'Elbe, du prince de Gavre, préfet de Seine-et-Oise, ne font que confirmer une règle aussi générale dans les emplois civils que dans les emplois militaires ou les dignités religieuses. En droit, les Belges sont devenus des Français. Le gouvernement ne laisse passer aucune occasion de le rappeler et eux-mêmes acceptent la situation qui leur est faite. Mais cette acceptation est loin d'être volontaire. A vrai dire, elle n'est qu'une forme de la résignation. Personne, durant les années triomphales du Consulat et des premiers temps de l'Empire, ne conserve l'espoir d'un retour à l'autonomie. Elle n'est plus qu'un souvenir lointain, qu'un rêve trop souvent déçu pour que l'on puisse croire qu'il devienne jamais une réalité. Si on ne se sent pas Français, on ne se sent pas Belge non plus. On se contente de vivre, profitant du mieux dont on jouit sans le considérer comme le bien. Au lieu d'un véritable sentiment national, il n'y a que de vagues aspirations vers un avenir meilleur, mais qu'il est impossible de préciser. D'où pourrait-on attendre l'affranchissement? De l'Autriche? Mais n'a-t-elle pas deux fois déjà, à Campo-Formio, puis à Lunéville, renoncé formellement à la Belgique? Et depuis lors les éclatantes défaites d'Ulm et d'Austerlitz, puis l'humiliant traité de Presbourg (décembre 1805) ne l'ont-ils pas mise définitivement hors de cause? Ce François II, que l'on avait vu un instant à Bruxelles en 1794, ne s'était-il pas révélé aussi nul com-mesouverain qu'il était apparu peu sympathiquecomme homme? Vainqueur, il eût certainement ranimé parmi les Belges la fidélité dynastique que le règne de Joseph II avait fait s'évanouir. Car enfin, qu'avait été le despotisme de Joseph en comparaison de celui du Directoire? Si la maison de Habsbourg avait conservé quelque prestige, on se fût certainement rappelé qu'elle avait jadis donné au pays Marie-Thérèse et le bon Charles de Lorraine. Mais elle avait fait vraiment trop mauvaise figure sur les champs de bataille pour que l'on pût compter encore LE NOUVEAU REGIME sur cette éternelle vaincue. Et, en dehors d'elle, vers qui se tourner? Une restauration des Bourbons en France n'eût rien changé au sort des Belges. Sous le roi comme sous l'empereur, ils fussent demeurés Français. Les héritiers de Louis XVI n'étaient pour eux que des étrangers dont les noms mêmes leur étaient inconnus et dont la conduite n'avait certainement rien qui pût les passionner. On ne voit pas qu'ils se soient intéressés aux conspirations de Cadoudal et de Pichegru, ni que l'assassinat judiciaire du duc d'Enghien, qui souleva l'indignation de toute l'Europe, ait eu un grand retentissement parmi eux. Fallait-il attendre le salut de l'Angleterre? Incontestablement, des ennemis de Napoléon elle était le plus terrible et le plus acharné. Mais aussi les coups qu'elle lui portait tombaient directement sur la Belgique. Elle bloquait l'Escaut, elle paralysait le commerce maritime et l'on ne pouvait songer sans angoisse qu'un débarquement de ses troupes sur la côte de Flandre replongerait le pays dans les horreurs de la guerre. Ainsi, de quelque côté que l'on tournât les yeux, rien n'annonçait un changement probable ou souhaitable. L'incertitude de l'avenir faisait plus facilement accepter le présent. Qu'arriverait-il si le régime actuel était emporté dans une nouvelle tourmente de l'Europe? On commençait à s'y accoutumer et, sauf un petit groupe de vieillards qui n'avaient rien oublié et rien appris, le nombre allait croissant de ceux qui envisageaient maintenant un retour à l'ancien ordre des choses, comme une nouvelle révolution. Si l'Empire disparaissait, qu'adviendrait-il des institutions qu'il avait édifiées? Allait-on rétablir sur leurs ruines celles qu'elles avaient anéanties? Comment concevoir encore la substitution des anciennes provinces aux départements, la restauration des privilèges, des dîmes, de l'antique organisation de la justice, des impôts, des finances avec tous ses inconvénients, toutes ses lenteurs, toutes sesiniquités même quel'on ne se dissimulaitplusdepuis que l'on en était affranchi? Tout compte fait, l'administration nouvelle l'emportait sur l'ancienne et le gouvernement des préfets était incontestablement préférable à celui des États. Le mémoire de van der Noot sur la constitution brabançonne n'apparaissait plus que comme une dissertation archaïque ; les archives des administrations supprimées n'étaient plus que des documents d'histoire ; le passé était bien mort et l'on ne souhaitait pas qu'il ressuscitât. Car sa résurrection eût été une catastrophe aussi terrible que celle qui avait provoqué sa chute. Non seulement, elle eût amené une nouvelle perturbation politique, mais elle eût encore ébranlé l'ordre social. Trop d'intérêts dépendaient maintenant du nouveau régime pour qu'il pût s'effondrer sans déchaîner un cataclysme. Les acheteurs de biens nationaux, dont le nombre allait croissant depuis que le pape, en signant le Concordat, avait ratifié la confiscation des biens ecclésiastiques, voyaient en lui le garant de leur fortune récente. Les préfets avaient reçu ordre de dissiper les inquiétudes suscitées par la bienveillance que le pouvoir affichait maintenant à l'égard du clergé. Faipoult annonçait solennellement que « les propriétés nationales, en passant dans la main des acquéreurs, sont devenues inviolables et que le gouvernement ne les rendra pas plus qu'il ne rendra la France à la famille des Bourbons » (l). On pouvait donc continuer à acheter en toute sécurité, et chaque vente nouvelle gagnant à l'État un partisan, sa solidité croissait dans la même mesure où les terres d'Église venaient augmenter le capital de la bourgeoisie. La prospérité renaissante de l'industrie ne contribuait pas moins à affermir la situation. Plus les usiniers et les entrepreneurs profitaient du nouveau système douanier et de l'immense marché que la France ouvrait à leurs produits, plus ils souhaitaient le maintien d'un ordre de choses dont plus que personne ils éprouvaient les bienfaits. L'État pouvait donc compter sur l'adhésion de cette classe de nouveaux riches qui préludait sous sa protection au rôle de plus en plus considérable qu'elle allait jouer au cours du siècle. Tous étaient directement intéressés à sa conservation, qui se confondait avec la leur. Si les nobles et les patriciens n'avaient pas les mêmes motifs (1) Recueil desarrêtés du préfet du département de l'Escaut, p. 477. ACCEPTATION DE L ETAT DES CHOSES de le soutenir, du moins n'en avaient-ils aucun de désirer sa chute. Pour la première fois depuis Jemappes, ils se sentaient rassurés tant pour leurs personnes que pour leurs biens; ils respiraient à l'aise. A vrai dire, il n'éprouvaient aucune sympathie pour un gouvernement qui les avait ramenés au niveau commun et, du moins au début, se targuait volontiers de ses origines révolutionnaires. Mais à partir du jour où Napoléon proclamé empereur sembla revenir à l'Ancien Régime et afficha de plus en plus ouvertement ses tendances monarchiques, beaucoup d'entre eux cessèrent de bouder un pouvoir qui prodiguait ses avances à l'aristocratie. L'exemple de la noblesse française ne justifiait-il pas ce revirement? Peu à peu, les membres des anciennes familles acceptèrent des emplois. Le comte de Mérode-Westerloo et le duc d'Ursel furent maires de Bruxelles, le comte Duval de Beaulieu, maire de Mons, le baron de Sélys-Longchamps, maire de Liège ; d'autres se laissèrent nommer au Corps législatif ou au Sénat. Pour manifester leur loyalisme, les parents donnèrent à leurs fils le nom de Napoléon et à leurs filles celui de Marie-Louise. Les mérites de l'administration contribuèrent largement, sans doute, à ce résultat. Il est incontestable que le choix des préfets fut en général très habile (l). Bien rares ceux d'entre eux qui, comme l'Alsacien Birnbaum, dans les Forêts, ou le général Ferrand, dans la Meuse-Inférieure, durent être remplacés au bout de quelques mois. Pour la plupart, ils s'acquittèrent de leurs fonctions avec autant de zèle que de dévouement et d'intelligence. Ce furent des modèles achevés de fonctionnaires. Ils initièrent la Belgique aux méthodes administratives de la vie moderne, et la bureaucratie a conservé jusqu'à nos jours, avec une persistance dont l'obstination même leur fait honneur, les formes qu'ils lui ont imposées. Membres de l'ancienne noblesse comme Doulcet de Pontécoulaut, de Chaban, La Tour-Dupin ou d'Houdetot dans la Dyle, comme de Viry ou Chauvelin dans la Lys, comme d'Herbouville ou (1) Sur les préfets, on consultera, en l'absence de monographies, les renseignements que donne Lanzac de Laborie, op■ cit., t. I, p. 313 et suiv., et t. II, p. 7 et suiv. I.E NOUVEAU REGIME REGULARITE DE L ADMINISTRATION Voyer d'Argenson dans les Deux-Nèthes; jacobins convertis comme Faipoult dans l'Escaut, Lacoste dans les Forêts, Loy-sel dans la Meuse-Inférieure, Cochon dans les Deux-Nèthes ; ex-thermidoriens ou girondins comme Pérès en Sambre-et-Meuse, Desmousseaux dans l'Ourthe, Garnier dans Jemappes, ils s'attachent avec la même conscience à bien servir le maître. On ne peut reconnaître leur origine qu'à la distinction plus ou moins grande de leurs manières. Pour leur conduite publique, elle est partout la même et conforme aux vues du gouvernement dont ils dépendent. L'unique Belge qui ait figuré parmi eux, de Coninck-Outerive qui, après avoir été préfet de l'Ain, dirigea le département de Jemappes de 1808 à 1810, ne se distingue en rien de ses collègues français. Il est aussi souple, aussi obéissant, aussi obséquieux à l'égard du pouvoir. Nulle velléité d'indépendance chez ces hommes dont beaucoup pourtant ont donné des preuves d'énergie et de caractère. Ils ne sont et ils ne veulent être que des instruments dans la main toute-puissante de Napoléon. Voyer d'Argenson, le seul qui ait fait exception à la règle, a payé de sa destitution la liberté d'allures qu'il s'est permise. Étrangers au pays par leur naissance, les préfets se gardèrent bien de s'initier aux mœurs et aux usages de leurs administrés. Par principe, ils s'affichèrent comme Français au milieu de ces Belges qu'ils considéraient comme des compatriotes arriérés qu'il fallait élever au niveau de la grande nation. Quelques-uns d'entre eux firent scandale par le voltai-rianisme de leurs propos et le dédain qu'ils manifestaient à l'égard du clergé. Presque aucun d'eux ne parvint à se concilier une popularité que le gouvernement craignait d'ailleurs de leur voir acquérir. D'Herbouville fut gourmandé par Napoléon parce qu'il « faisait la cour à la ville d'Anvers ». Son successeur, Voyer d'Argenson, s'attira les mêmes reproches. Sa femme avait si bien conquis la sympathie des dames de la ville qu'elles ne la considéraient plus comme une étrangère. On l'invitait dans l'intimité « entre Belges », et cela ne fut point sans contribuer à la disgrâce de son mari. Dans chaque département, le préfet s'efforçait pourtant de faire de son hôtel Hist. dk Belg. VI un centre de vie sociale et mondaine. On venait à ses soirées par crainte de se compromettre en n'y assistant pas, mais la contrainte y dominait les conversations et y glaçait les sourires. Et comment se fût-on abandonné à parler librement dans des salons où les murs avaient des oreilles et où le moindre propos compromettant était aussitôt transmis à la police ? Cependant, si on n'aimait pas les préfets, on les estimait. Après la chute de Napoléon, van Bylandt écrivait en 1814 : « On doit être juste; le Brabant n'a pas été malheureux sous les préfets français. Tous les habitants l'avoueront. Ils étaient fermes et adroits. Les Belges ont été moins tracassés sous la tyrannie française que sous le gouvernement indulgent et faible des Autrichiens » (l). Et en 1817, les États de la Flandre Orientale reconnaissaient que « Faipoult avait été un administrateur éclairé et auquel rien n'échappait de ce qui pouvait être utile » (2). 11 suffit de parcourir les archives ou de consulter les « mémoriaux administratifs » des départements pour s'expliquer ces éloges. L'activité qui s'y révèle ne nous frappe point tout d'abord parce que nous y sommes habitués. Pour l'apprécier à sa valeur et dans sa nouveauté, il faut songer à l'Ancien Régime, à ses procédés routiniers et, pour parler comme Joseph II, à ses habitudes « ténébreuses ». Ici, l'administration fonctionne rapidement et inlassablement dans l'intérêt public. L'idéal du « despotisme éclairé » est atteint. Les circulaires et les arrêtés se multiplient dans toutes les directions : police, hygiène, agriculture, industrie, enseignement, etc. Des instructions tracent aux maires la conduite à suivre dans leurs communes et leur recommandent la mise en pratique de tous les perfectionnements dus au « progrès des lumières ». Des encouragements sont promis aux inventions ou aux initiatives utiles. Les préfets s'attachent à propager la vaccine, combattent les abus du truck-system, veillent à la (1) H. T. Colenbrander Gedenkstukken der algemeene geschiedenis van Nederland 1813-1815, p. 531 (La Haye, 1914). (2) Exposé de la situation de la Flandre Orientale en 1817, p. 84. — Cf. encore P. Mullendorff, Das Grossherzogtum Luxemburg unter Wilhelm /., p. 104 (Luxembourg, 1921). RETOUR DE LA PROSPÉRITÉ I47 sécurité des mineurs, cherchent à répandre parmi les ouvriers les sociétés de secours mutuels. Leurs « mémoriaux » constituent la source la plus précieuse que nous possédions pour nous rendre compte de l'élaboration de la société nouvelle. L'idée même de publier périodiquement les actes administratifs est une nouveauté caractéristique. Elle s'explique par le désir d'éclairer et d'instruire l'opinion. L'État met la presse à son service et en fait la collaboratrice de ses fonctionnaires. La sécurité dont on jouit et les innovations utiles qui s'introduisent grâce à elle font accepter l'absence complète de liberté politique, l'immixtion constante de la police dans la vie sociale, la reprise de la guerre et l'asservissement du peuple à la conscription. Elle a cessé d'être odieuse aux riches depuis qu'ils ont la faculté d'en exonérer leurs fils à prix d'argent (l ). Pour eux, elle n'est plus qu'un impôt d'autant moins lourd que la reprise des affaires augmente rapidement leurs revenus. Tout favorise maintenant le retour si longuement attendu de laprospérité : la suppression des assignats (23 décembre 1796), l'introduction du système métrique pour les poids et les mesures (1800) et pour la monnaie (2). Toutes les institutions nouvelles fonctionnent si bien qu'on ne conçoit plus leur disparition. Elles font éprouver l'impression de fraîcheur, de clarté et de confortable que donne l'installation dans une maison neuve au sortir d'un logis obscur et mal commode. Les avantages du présent font que l'on ne voit plus du passé que (0 Le remplacement, aboli en principe depuis 1793. fut rétabli par la loi du 17 ventôse an VIII (8 mars 1800). Théoriquement, il n'était autorisé que pour les hommes valides qui seraient reconnus plus utiles à l'État en continuant leurs travaux ou leurs études qu'en servant dans l'armée. Mais il fut bientôt loisible à tous les conscrits qui en avaient les moyens, de se faire remplacer. — Pour la conscription, elle fut appliquée à la Belgique durant le Consulat et aux premiers temps de l'Empire avec des tempéraments qu'explique le soulèvement de 179S. Voy. Lanzac de Laborie, op. cit., t. 1, p. 364. (2) La loi établissant les nouvelles mesures métriques est du 18 germinal an III (7 avril 1795), mais elle ne fut appliquée qu'en vertu de l'arrêté des consuls du 13 brumaire an IX (4 novembre 1800), la rendant obligatoire à partir du 1er vendémiaire an X (23 septembre 1801). A partir du 1er vendémiaire an VIII (23 septembre 1799), toute la comptabilité publique dut se faire en francs et centimes (Arrêtés, t. XIII, p. 123). ses inconvénients. Rien, d'ailleurs, ne le rappelle plus à la génération qui grandit. Son mépris et son inintelligence de l'Ancien Régime sont comparables à ceux des humanistes du XVIe siècle pour l'art « gothique » du moyen âge. Avec Napoléon, Joseph II a triomphé en Belgique. Presque tout ce qu'a voulu faire ce dernier est fait, et l'on s'aperçoit maintenant de l'utilité des réformes que l'on avait jadis si obstinément combattues. Le despotisme éclairé l'a emporté, mais il reste pourtant le despotisme. Là est le point sensible et douloureux, la gêne quotidienne à laquelle on se résigne sans l'accepter. Mais que faire? La force du gouvernement est trop grande pour ne pas décourager toute velléité d'opposition. L'attitude du pays en 1809, lors du débarquement des Anglais dans l'île de Walcheren, est bien caractéristique de l'apathie avec laquelle il supporte son sort. Elle l'a laissé dans une indifférence qui paraîtrait étonnante si elle ne s'expliquait par deux craintes contradictoires. La victoire ou la défaite de l'empereur paraissent, en effet, également redoutables : sa victoire, parce qu'elle prolongera la servitude de la nation, sa défaite, parce qu'elle anéantira tous les avantages dont on jouit et qu'elle lancera de nouveau la Belgique dans les affres de l'inconnu et de l'incertain. Ainsi tiraillée en sens divers par ses appréhensions, la population est restée immobile et l'on pourrait croire qu'elle s'est désintéressée des événements. Elle n'a donné nul signe de joie en apprenant la prise de Flessingue par lord Chatam (9 août 1809); mais aussi elle a répondu avec une tiédeur significative aux appels du gouvernement pour la levée des gardes nationales. Visiblement, elle attend et elle se réserve. Et pourtant la situation est grave. Napoléon combat en Autriche et s'il vient de remporter la victoire de Wagram (6 juillet 1809), elle a été bien chèrement achetée. Que serait-il arrivé si les Anglais, profitant de l'insuffisance des forces commandées en Belgique par Bernadotte, avaient pu s'emparer d'Anvers? Mais décimés par la maladie et conduits par un chef incapable, il fut bientôt évident que leurs efforts n'aboutiraient pas. Ils reprirent la mer le 30 septembre sans avoir même mis le pied sur le sol belge, et, peu après, la NAPOLÉON EN BELGIQUE (l8lo) 149 paix de Vienne (14 octobre), en imposant de nouvelles humiliations à l'Autriche, faisait s'évanouir les vagues espoirs qui avaient pu agiter les esprits. La domination française sembla plus que jamais assurée. L'île de Walcheren fut provisoirement rattachée au département de l'Escaut (1er février 1810). Le vainqueur profita de cette même année 1810 pour se montrer de nouveau aux Belges, pour visiter Anvers, où se continuaient fébrilement les travaux de fortification et la construction de navires de guerre, et pour préparer enfin l'annexion prochaine de la Hollande. Cette fois il était accompagné de Marie-Louise. Peut-être espérait-il, en exhibant sa seconde épouse à la nation, raviver et attirer sur lui ce qui pouvait subsister encore d'attachement à la maison de Habsbourg. S'il fit ce calcul, il se trompa. On profita de la présence de l'impératrice pour lui prodiguer des hommages qui eussent dû s'adresser à l'empereur. Les acclamations qu'elle reçut ne furent qu'une manière de protestation. Les adulations officielles ne purent dissimuler l'absence de l'enthousiasme qui s'était déployé si général et si spontané en 1803, car déjà le sentiment public se reprenait. Le Concordat avait rallié les Belges à Napoléon : le conflit qui, l'année précédente, l'avait mis aux prises avec le pape, commençait à les en détacher. CHAPITRE II LA SITUATION ECONOMIQUE La paix constante dont la Belgique avait joui depuis le milieu du XVIIIe siècle y avait ranimé l'agriculture aussi bien que l'industrie et le commerce (1 ). Tous les voyageurs s'accordent à prôner la prospérité du pays. Young oppose la belle apparence et la fécondité des campagnes flamandes à la négligence et à l'incurie qu'il reproche aux paysans français. De 1750 à 1785 environ, on constate que le prix des terres augmente, que la population s'accroît, que la production et le trafic se développent. Tandis que la vieille industrie linière fait preuve d'une activité à laquelle elle n'avait jamais atteint auparavant, l'extraction du charbon, la métallurgie et la verrerie multiplient dans le Hainaut, dans l'Entre-Sambre-et-Meuse, dans le sud du Luxembourg, les entreprises nouvelles. Même spectacle dans le pays de Liège où la fabrication des armes, la clouterie, la draperie, l'exploitation de l'alun alimentent une exportation croissante. Les finances de l'État sont aussi satisfaisantes que le crédit public est solide. Où que l'on regarde, la situation paraît pleine de promesses. Après les (1) Histoirede Belgique, t. V. 2e édit.,p. 260 et suiv. Cf. H. van Houtte, Histoire économique de la Belgique à la fin de l'Ancien Régime (Gand, 1920) PROSPÉRITÉ DU PAYS AU XVIIIe SIÈCLE misères et la longue atonie du XVIIe siècle, l'énergie nationale s'est ranimée dans tous les domaines. Elle est bien loin toutefois de s'épancher sans obstacles. Tout d'abord, l'Escaut reste impitoyablement fermé et c'est par les ports de Hollande que doivent arriver les matières premières et s'exporter les produits nationaux. Les efforts de Joseph II pour rouvrir au pays cette admirable voie naturelle, ont échoué devant la résistance combinée des Provinces-Unies et de la France. De plus, le régime douanier est singulièrement défavorable. Vers l'est, les Liégeois s'obstinent à entraver inintelligemment le transit. Au sud, le protectionisme français ourle la frontière d'un cordon de droits quasi prohibitifs. Ce n'est que grâce au bon marché de la vie et au taux très bas des salaires que l'industrie parvient à écouler ses fabricats à l'étranger. L'Espagne reste legrand marchédes toiles flamandes et, en dépit de toutes les difficultés, on cherche à s'assurer de nouveaux clients et de nouveaux débouchés. Le gouvernement « éclairé » de Marie-Thérèse et de Joseph II seconde en cela les initiatives des États provinciaux. Pour faciliter le transit, des canaux sont creusés, des chaussées ouvertes, des entrepôts établis. Les réclamations des Provinces-Unies, inquiètes de cette renaissance d'un pays qui depuis le milieu du XVIIe siècle a subi passivement toutes leurs exigences, n'effrayent plus les ministres plénipotentiaires envoyés à Bruxelles par le cabinet de Vienne. Dans les villes comme dans les campagnes, l'État suscite par des octrois, la fondation de manufactures privilégiées, et à côté d'elles il en est d'autres qui doivent leur naissance à l'esprit d'entreprise des particuliers. Déjà des fabriques apparaissent, attestant que le capitalisme cherche à prendre son essor. Sans doute, il est encore bien timide et bien neuf. L'épargne ne l'alimente qu'avec une parcimonie craintive et il ne participe que pour une faible part à l'accroisement des revenus nationaux. L'aristocratie et la haute bourgeoisie ne se laissent guère entraîner par la spéculation et l'esprit d'entreprise. Elles employ-ent leurs fonds disponibles à acheter des terres ou à alimenter leurs dépôts à la banque de Vienne. Les institutions de crédit LA SITUATION ECONOMIQUE sont rudimentaires. Le pays ne possède aucune banque de commerce : il dépend entièrement d'Amsterdam à cet égard. Ajoutez à cela que les corporations de métiers et les « nations » entravent les progrès de l'industrie capitaliste. Legouvernement ne se fait pas faute cependant de rogner autant qu'il le peut leurs privilèges. Mais il importe d'être prudent, car elles interviennent et dans la constitution des magistrats urbains et dans celle des États provinciaux, où leur opposition peut être et en fait est souvent très gênante. Joseph II, en 1787, a voulu les supprimer sans y réussir. Néanmoins, le mouvement qui pousse la société dans la voie nouvelle de la liberté économique et du capitalisme est trop puissant pour qu'on l'arrête. Ni la fermeture de l'Escaut, ni le protectionnisme français, ni la jalousie hollandaise, ni le conservatisme des riches, ni l'esprit réactionnaire des métiers ne parviennent à contrecarrer son expansion. La seconde moitié du XVIIIe siècle voit se former en Belgique comme en France cette nouvelle classe sociale d'où est sortie la bourgeoisie moderne. Presque tous parvenus, les hommes qui la composent sont animés de ce génie d'entreprise impatient de toute tradition et de toutes entraves, qui est proprement 1' « esprit capitaliste ». Entrepreneurs, manufacturiers, spéculateurs, ils aspirent tous à une réforme qui leur permettra l'usage illimité de cette liberté économique dont lesphysiocrates prêchent la bienfaisance. Et l'État leur prête ouvertement son appui. Ce que Turgot fait pour eux en France, Cobenzl et Nény cherchent à l'imiter en Belgique, en attendant que Joseph II prétende les dépasser tous. Au début, il a pu compter sur l'adhésion des hommes nouveaux, des nouveaux riches qui, autant que lui, condamnaient le passé. Et quand a éclaté la Révolution brabançonne, ils n'ont abandonné l'empereur que pour se ranger dans le parti vonckiste, c'est-à-dire dans le parti qui, tout en s'insurgeant contre le despotisme éclairé, n'en aspirait pas moins à une transformation « libérale » de la société (l). L'action que (1) Histoire de Belgique, t. V, 2e édit., p. 481. I.A BOURGEOISIE ET LA RÉVOLUTION 153 la bourgeoisie a exercée en France au début de la Révolution, elle l'a aussi exercée en Belgique. Les Proli et les Walckiers ont applaudi aux nouveautés de 1789, et il n'a pas tenu à eux qu'elles ne fussent proclamées à Bruxelles comme elles l'étaient à Paris. Mais le rapport des forces en conflit n'était pas le même ici et là. En France, les partisans du mouvement étaient les plus forts ; en Belgique, ils furent les plus faibles. La Révolution brabançonne a rapidement tourné, on le sait suffisamment, au profit des conservateurs. A l'envisager du point de vue économique, on pourrait dire qu'elle marque la victoire momentanée et sans lendemain des artisans privilégiés et des grands propriétaires sur les industriels et les entrepreneurs capitalistes. Il ne faut donc point s'étonner si l'on voit, en 1792, presque tous ces industriels et ces entrepreneurs saluer avec enthousiasme la victoire de Jemappes. La jouissance des droits de l'homme leur promettait la libre expansion de leurs facultés dans une société rendue à son équilibre naturel et débarrassée des survivances de la féodalité et des privilèges. Liberté politique et liberté économique, indispensables l'une à l'autre, allaient se développer de conserve. Le triomphe de la Révolution devait ouvrir l'âge d'or... Il n'ouvrit tout d'abord qu'une crise épouvantable. Car il mettait fin à cette longue paix qui avait été la condition première du relèvement du pays et grâce à laquelle la bourgeoisie s'était enrichie. De 1792 à 1795, la Belgique ne devait plus cesser d'être foulée et rançonnée par les armées fluant et refluant sur elle, soit de France, soit d'Allemagne. La première occupation, aussi longtemps du moins qu'elle fut dirigée par Dumouriez, n'altéra pas très sensiblement la fortune nationale. Le vainqueur s'efforça de ménager la population : elle ne souffrit que du minimum des maux que la guerre entraîne nécessairement avec elle. Il y eut des réquisitions et des impositions, mais elles furent compensées par l'argent que les armées introduisaient dans le pays. II semble même que la fourniture des subsistances et des équipements militaires fut pour beaucoup de spéculateurs une source I.A SITUATION ECONOMIQUE abondante de profits. Du moins la Convention estimait-elle en 1794 que la Belgique s'était enrichie durant cette courte période d'un milliard en numéraire, et rien ne permet de croire que, dans son ensemble, cette évaluation soit inexacte (l). Le retour des Autrichiens après Neerwinden ne modifia pas la situation. Les alliés furent sans doute des hôtes encombrants et désagréables, mais ils payaient et il n'apparaît pas que l'on se soit plaint d'avoir été appauvris par leur séjour. En somme, quand la bataille de Fleurus ramena les Français en Belgique, tout semble indiquer que le capital national était encore intact. Mais on a déjà vu que la République était décidée cette fois à exploiter les ressources de sa conquête. Elle le devait sous peine de périr. Son crédit était à bout et l'on se demande si, vaincue à Fleurus, elle eût pu continuer la guerre. Ce fut pour elle une nécessité inéluctable que de sacrifier la Belgique au relèvement de ses finances et à l'entretien de ses armées. Tout ce que le pays possédait fut considéré comme butin de guerre. Jamais encore aucune occupation n'avait eu pour conséquence une spoliation aussi complète, aussi cruelle et d'ailleurs aussi imprévoyante. Visiblement on ne songea tout d'abord qu'à prendre et à tout prendre, parce que l'on avait besoin de tout. Le Comité de Salut Public agit comme un affamé qui se jette sur une table bien servie et la dépouille gloutonnement. Aucune préoccupation de l'avenir. On ne pense qu'au présent et à profiter de la chance qui s'offre. La Belgique est mise non pas même en coupe réglée, mais au pillage. Matières premières, produits fabriqués, objets d'art, tout y est réquisitionné pêle-mêle et envoyé en France ou aux armées. Le numéraire s'écoule du pays, chassé par le cours forcé des assignats. Le maximum de Lille brutalement imposé tue le commerce, arrête l'approvisionnement des marchés et plonge la population des villes dans la disette. Aux spoliations officielles s'ajoutent les rapines privées des centaines d'em- (1) Aulard, Recueil des actes du Comité de Salut Public, t. XV, p. 142. Ceci est confirmé par le fait qu'en 1793, le pays regorge d'argent. P. Verhaegen, La Belgique sous la domination française, t. I, p. 281. LA CRISE DE 1794-1798 ployés civils et militaires qui de France accourent prendre part à la curée. L'agence du commerce, instituée pour centraliser les biens et marchandises à exporter dans la République, se livre à des abus tellement scandaleux que le gouvernement, qu'elle vole sous prétexte de le servir, se voit forcé de la supprimer. Pour comble de malheur les Anglais tiennent la mer et bloquent la côte. L'Escaut, dont l'affranchissement a été solennellement proclamé, est en fait plus étroitement fermé que jadis. La flottille de pêche qui, depuis le règne de Marie-Thérèse, s'était si rapidement développée, est capturée ou, n'osant plus se risquer au large, pourrit dans les bassins d'Ostende et de Nieuport. Tous les marchés extérieurs sont rendus innacces-sibles par la guerre : on se bat sur le Rhin comme en Hollande. Impossible même de rien exporter en France, puisque le Comité de Salut Public a interdit aux Belges d'y faire le commerce. En outre, quantité d'industriels et de négociants ont émigré; les autres, privés de matières premières, ferment leurs ateliers ou font faillite. Tous ceux qui ont pu expédier leurs capitaux au dehors n'y ont pas manqué. Les paysans, comme il arrive toujours durant les périodes de crise, trouvent dans la vente clandestine de leurs produits une compensation aux réquisitions qui les frappent. Mais la condition des travailleurs industriels est épouvantable. Les autorités qui leur prodiguent les bonnes paroles et les encouragements, qui déclament contre les riches et affirment que la Révolution est le triomphe des classes laborieuses, sont incapables de soulager leur misère. Tout au plus peuvent-elles détourner leur mécontentement contre les « aristocrates ». Sans argent, comment combattre le chômage général et la cherté croissante des vivres ? Les municipalités ouvrent bien çà et là quelques ateliers nationaux (l), ou font venir de Hollande à grand peine et à grand prix quelques bateaux de blé, sans pouvoir atténuer un mal qui va sans cesse en empirant. L'hiver de 1795 est pour les ouvriers un véritable (I) Th. Gobert, Histoire des rues de Liège, t. II, p. 437. martyre. Les détaillants refusent d'accepter au pair les assignats, les boulangers cachent leurs pains. La suppression des monts-de-piété livre les malheureux aux manœuvres éhontées des prêteurs sur gages. L'excès de souffrance pousse naturellement à tous les désordres. On dévaste les bois, on attaque les fermes; les grandes routes, défoncées parles charrois militaires, deviennent des coupe-gorge et tout homme qu'on y rencontre est suspect. La désorganisation de la police favorise le brigandage à la campagne et la prostitution dans les villes. Partout rôdent les « chauffeurs » et les bandits de toute espèce. Pour trouver une semblable anarchie, il faut remonter à cette période de troubles civils qui a marqué la fin du XVe siècle, entre la mort de Marie de Bourgogne et l'avènement de Philippe le Beau (l). Maintenant comme alors, il semble que se tarissent les sources de la vie nationale et, sous l'action du désespoir ou de la misère physiologique, la population, maintenant comme alors, décroît avec une rapidité effrayante. Bruxelles en 1783 comptait 74,427 habitants : il n'en a plus que 66,297 en 1800. Bassenge, en 1797, affirme que Liège a perdu 20,000 âmes et Verviers 5,000. De 1797 à 1801, le département de l'Escaut tombe de 578,562 habitants à 560,850, et celui de la Lys de 477,723 à 459,436. La crise atteignit son maximum d'intensité à la fin de 1795. En se prolongeant plus longtemps, elle eût amené la ruine totale d'un pays que la République avait décidé de conserver et dont il lui importait dès lors de ménager les ressources. Déjà le Comité de Salut Public avait pris quelques (1) Sur la situation durant l'hiver de 1794-1795, les renseignements abondent. Voy. entre autres la Correspondance de Bouteville, les documents publiés par Aulard, les histoires locales. En décembre 1794, des gens meurent de faim dans la région de Stavelot et de Spa (Aulard, Actes du Comité de Salut Public, t. XIX, p. 69). Le 26 novembre 1794, l'administration centrale ordonne la formation de greniers d'abondance et la réquisition de toutes les subsistances (Arrêtés, p. 136). Le 1er mai 1795, arrêté contre les vagabonds, les pillards, etc. (Ibid., p. 401). Le 18 février 1795, les représentants Cochon et Ramel disent que «la Belgique est épuisée et ses habitants réduits au désespoir ». Ils ont donné des ordres pour y faire venir de Hollande des secours en grains et fourrages (Sorel, L'Europe et la Révolution française, t. IV, p. 240). LA LIBERTÉ ÉCONOMIQUE mesures protectrices ; il avait supprimé l'agence du commerce et rétabli les relations commerciales entre la France et la Belgique. Sous le Directoire, la situation s'améliora en se stabilisant. Au provisoire et à l'improvisé des débuts, succéda l'introduction progressive des institutions et de l'administration françaises. La suppression du maximum, puis celle des assignats rétablirent les conditions normales de la vie économique. Et peu à peu, à mesure que s'installait l'ordre de choses nouveau, se dévoilèrent les possiblités qu'il offrait au capitalisme et à l'entreprise. A vrai dire, la Révolution n'eut pas, à proprement parler, de doctrine économique. Son œuvre est essentiellement politique et juridique. Elle a voulu affranchir les hommes du despotisme et du privilège, et il semble qu'elle ait considéré qu'il suffisait, pour les rendre libres, de les rendre égaux en droits. Son ennemi, c'est le privilégié, et elle entend par là le privilégié héréditaire. C'est lui qu'elle stigmatise du nom d'aristocrate, nom aussi odieux à ses adeptes et aussi chargé de malfaisance que celui de « capitaliste » l'est de nos jours parmi les travailleurs socialistes. De socialisme d'ailleurs ou de communisme, on chercherait vainement la trace parmi les jacobins même les plus avancés. Leur but n'est pas la suppression de la propriété, mais sa répartition entre tous. Le travail, accessible à chacun, doit être en même temps imposé à chacun. Plus de citoyens inutiles se bornant à vivre.de la fortune acquise. La fortune sera désormais la récompense de tous ceux qui auront assez de talent et d'énergie pour l'acquérir dans une société où plus rien ne subsiste des différences qu'établissaient entre les hommes la naissance ou la corporation. Il suffit que la République ouvre la carrière à tous, qu'elle leur assure l'égalité du point de départ : à eux de se distinguer par leur génie ou leur vertu. La propriété, fruit du travail, apparaît comme un droit naturel, comme une conséquence même de la liberté. Partant, elle est aussi sacrée que celle-ci et le communisme n'est pas moins incompatible avec les droits de l'homme que ne l'était la féodalité. De toutes les lois républicaines, les plus « bienfaisantes » sont donc celles qui libèrent l'individu des liens par quoi il était jadis attaché à sa classe ou à sa profession et qui lui permettront d'épanouir, comme il le veut, son activité. Rien de plus salutaire que l'abolition des droits féodaux et du retrait lignager, puisqu'elle mobilise, au profit de tous, la propriété foncière; que la suppression des corporations de métiers, des monopoles, des coalitions, puisqu'elle institue la libre concurrence; que le partage égal des successions, puisqu'il empêche l'hérédité des grandes fortunes. Désormais il n'y a plus, en face les uns des autres, que des citoyens égaux, et l'harmonie de la vie sociale sera la conséquence naturelle de leur compétition. L'optimisme du XVIIIe siècle arrive ici à son apogée : bon par nature, l'homme ne peut abuser de sa liberté, et toute intervention de l'État dans son domaine serait un retour au despotisme. Si l'État doit s'abstenir de restreindre cette liberté, il lui appartient en revanche d'en faciliter l'usage. Ici l'utilité générale se confond avec celle des particuliers et l'intérêt de la République est solidaire de celui des citoyens. De là tant d'innovations de tout genre : disparition des douanes intérieures, des péages et des tonlieux, établissement à la frontière de droits protecteurs, introduction d'un système uniforme d'imposition, améliorations de toutes sortes dans les procédés de la comptabilité publique, lois spéciales sur le timbre, l'enregistrement, les hypothèques, les patentes, etc. En accomplissant ce programme, la Révolution n'a fait d'ailleurs que réaliser l'idéal du despotisme éclairé. En France Turgot, en Belgique Joseph II avaient ouvert la voie où elle les a dépassés. La seule différence c'est que, chez eux, les réformes découlent avant tout de l'intérêt de l'État, tandis que, chez elle, c'est au nom des droits de l'homme qu'elles sont proclamées. Et cela leur confère la dignité et le caractère absolu d'un principe. Le despotisme, ne s'inspirant que de l'utilité générale, se réservait le contrôle de l'activité économique de ses sujets; la Révolution, en faisant de celle-ci un attribut de la liberté du citoyen, la place en dehors de ses atteintes. Elle ne peut plus admettre d'exceptions au « laissez faire et laissez passer », et il en résulte qu'elle va fournir au capitalisme une LA VENTE DES BIENS NATIONAUX puissance qu'il n'a jamais possédée, et qu'en affranchissant au point où elle l'a fait, le commerce et l'industrie, c'est lui surtout que, sans le vouloir, elle a favorisé. Non seulement elle aplanit devant lui tous les obstacles, mais, par une conséquence nécessaire des lois qu'elle porte contre l'Église, elle augmente son volume et ses forces. En effet, pour la plus grande partie, il s'appropriera l'immense richesse foncière consacrée par les générations passées à l'entretien du clergé et à sa mission. En Belgique, plus encore qu'en France, la vente des biens nationaux a tourné à l'avantage de la bourgeoisie. Durant les premiers temps de l'annexion, en 1794, la République n'avait confisqué et mis à l'encan, dans les départements réunis, que les terres appartenant à des établissements religieux de France ou à des émigrés français. C'est seulement après la promulgation dans le pays des lois abolissant les corporations ecclésiastiques comme les corporations civiles, que leurs biens subirent le même sort. Il est impossible d'apprécier avec quelque exactitude leur superficie et leur valeur. On ne sera sans doute pas très loin de la vérité en estimant qu'ils recouvraient plus d'un quart du sol national (l ). Comparée à cette formidable richesse, celle des métiers apparaît négligeable : elle ne comprenait dans chaque ville que quelques maisons. Quant aux biens des émigrés, c'est à peine s'il en fut question, la plupart des absents étant rentrés de bonne heure et ayant ainsi évité la confiscation. Somme toute, les adjudications n'atteignirent guère en Belgique que les domaines de l'Église ou, pour employer l'expression populaire, que les « biens noirs ». La mise aux enchères commença au mois de décembre 1796. Le gigantesque transfert de capital foncier qui s'en suivit est sans conteste un des phénomènes les plus importants de l'histoire économique du XIXe siècle. Son étude a malheureusement été si négligée en Belgique, qu'il faut se borner à n'en donner qu'une esquisse tout à fait indigne de son (1) P. Verhaegen, op. cit., t. Il, p. 508. intérêt (l). Ce que l'on peut affirmer en tous cas, c'est, qu'à la différence de ce qui s'est passé en France, les paysans n'en ont profité que dans une très faible mesure. La cause en doit être cherchée certainement dans les scrupules religieux qui les empêchèrent de s'approprier, au début, des terres dont la confiscation leur apparaissait comme une monstrueuse impiété. L'ascendant que le clergé exerçait sur eux explique suffisamment leur abstention. Elle ne peut provenir de leur incapacité d'acheter car, dans les premiers temps au moins, les ventes se firent à vil prix et tout porte à croire que la population rurale, enrichie par la vente des denrées aux habitants des villes pendant la crise que l'on venait de traverser, possédait des épargnes assez abondantes. Si elle ne fournit que très peu d'acquéreurs, c'est donc que les considérations religieuses furent plus puissantes chez elle que l'amour du gain. La signature du Concordat contribua certainement à diminuer sa réprobation. Mais alors, il était trop tard pour pouvoir encore acquérir à des conditions avantageuses et lutter à armes égales avec la bourgeoisie. Celle-ci même paraît ne s'être décidée qu'assez lentement, soit que la religion, la crainte de se compromettre ou le manque de ressources l'aient fait hésiter. Durant les premiers temps, on trouve surtout comme acquéreurs d'anciens moines, utilisant les bons qu'ils ont reçus du gouvernement à l'achat de terres dont ils se promettent de faire plus tard restitution à l'Église, des notaires ou des hommes d'affaires agissant comme intermédiaires pour des clients anonymes, et enfin des spéculateurs étrangers : la Compagnie Paulée, de Paris, des gens du département du Nord, des Suisses de Genève, de Berne, de Lausanne, des habitants d'Amsterdam, etc. Mais la tentation était trop grande pour ne pas triompher bientôt de la timidité (1) Je me suis surtout basé sur l'examen des documents relatifs à la vente des biens nationaux, déposés aux Archives de l'État à Gand. Il est évident que, suivant les régions, les ventes ont dû présenter des aspects différents. Il est fort probable que ce qui se constate dans un département n'apparaît pas ailleurs de la même manière. On ne pourra rien dire de définitif et d'exact avant d'avoir institué une enquête approfondie. Je crois cependant que, dans ses conclusions générales, mon exposé ne s'écarte pas sensiblement de la réalité. LA VENTE DES BIENS NATIONAUX ou des scrupules de conscience. On voyait au surplus que de riches propriétaires ne se faisaient pas faute de profiter de l'occasion et leur exemple était contagieux. On se persuadait facilement qu'il fallait surtout éviter le scandale. Plusieurs se mettaient à acheter de seconde main et réalisaient encore de beaux bénéfices. D'autres, et de plus en plus, se rendaient acquéreurs par « command ». A partir du coup d'État de brumaire, la confiance plus grande dans la stabilité du régime, augmente la hardiesse et le nombre des amateurs. Quantité de bourgeois prennent maintenant part aux adjudications. Des industriels, Bauwens, par exemple, et Lousberg, à Gand, se font adjuger des bâtiments conventuels qu'ils transforment en ateliers. Des maîtres de forges, dans le pays de Liège, deviennent possesseurs de moulins et de cours d'eau. Par blocs ou par parcelles, la propriété monastique entre ainsi dans le capital des entrepreneurs et vient grossir l'épargne bourgeoise. Ce sont naturellement les partisans du régime qui ont ouvert la voie et qui continueront jusqu'au bout à s'y presser les plus nombreux. Il suffit de parcourir les registres d'adjudication pour y relever les noms d'une foule de présidents et de juges de tribunaux, de juges de paix, de maires, de notaires, de membres des Conseils généraux, ou des Conseils d'arrondissement. Non seulement en ville, mais à la campagne, ils se hâtent d'afficher un loyalisme rémunérateur. Au milieu de cette cohue d'acheteurs républicains, les autres se faufilent progressivement. Des conservateurs, des ci-devant, ne résistent plus à la tentation. La noblesse même s'y laisse aller. «Quand on peut suivre la destinée de quelques familles d'acquéreurs ou les transferts successifs d'un domaine, ce n'est pas toujours des amis de la Révolution que l'on rencontre chemin faisant» (l). A côté des aristocratiques acheteurs de parcs monastiques et (1) J'emprunte cette phrase à G. Lefebvre, Les paysans du Nord pendant la Révolution française, p. 489. Vraie pour le Nord de la France, elle ne l'est pas moins pour la Belgique. Cf. Colenbrander, Gedenkstukken (1813-1815)■ t. 1, p- 501. En 1805 « plusieurs personnes de la plus grande distinction achètent de ces biens en seconde main », Lanzac de Laborie, op, cit., t. Il, p. 385. Hist. de Belg. VI de résidences abbatiales, les spéculateurs se ruent à la curée. Dès 1797, leurs agissements étaient si scandaleux que Noailles les dénonçait au Conseil des Cinq-Cents et demandait que l'on suspendît en Belgique l'aliénation des domaines nationaux (l). Parmi eux, à côté des étrangers, moins nombreux à partir de 1800, se rencontrent de grossiers mercantis, ne sachant ni lire ni écrire, et dont l'âpreté et le fruste génie font penser à certains héros de Balzac (2). Des paysans proprement dits, bien peu sont sortis de la réserve effarouchée dans laquelle ils se sont confinés dès l'origine. Et encore est-il certain que très souvent ils n'ont acheté que comme hommes de paille des anciens possesseurs ou même avec l'idée préconçue de ne conserver leurs acquisitions que pour les rendre en des temps meilleurs (3). Le plus souvent, les acheteurs campagnards, brasseurs, meuniers, notables de village, appartiennent à ce que l'on pourrait appeler la bourgeoisie rurale. Malgré la déplorable insuffisance de nos renseignements, nous en savons assez pour conclure avec assurance que, tout compte fait, l'aliénation des domaines nationaux a tourné, en Belgique, au profit de la classe possédante. Elle n'a guère augmenté la petite propriété ; elle a surtout dilaté la grande et rendu les riches plus riches qu'ils n'étaient. Des mains du clergé, le sol a passé surtout aux détenteurs du capital. Parmi ceux-ci d'ailleurs, les « nouveaux riches » semblent en avoir recueilli beaucoup plus que les anciens propriétaires de la noblesse et de la bourgeoisie, de sorte que la grande opération dont les républicains espéraient l'égalisation des fortunes, n'a servi qu'à affermir le crédit et les ressources des capitalistes au moment même où, vers l'année 1800, le pays prend son essor industriel. Leur situation est d'autant plus favorable qu'ils disposent (1) Ph. Sagnac, La législation civile de la Révolution, p. 186. (2) Bergman, Geschiedenis der stad Lier, p. 487. (3) J. Cuvelier, Een kijkje in de goederenverdeeling op het einde der XVIII'' eeuw. Limburgsch Jaarboek 1894-1895 ; Janssens, Geschiedenis van Turnhout, t. I, p. 355, n. DÉBUTS DU RENOUVEAU ÉCONOMIQUE 163 maintenant d'un marché pratiquement illimité (1). Toute la France s'ouvre à leur esprit d'entreprise. Englobée dans le cordon de ses douanes et protégée par lui contre la concurrence étrangère, l'industrie belge va pouvoir dilater sa production et utiliser, dans des conditions qu'elle n'a plus connues depuis le XVIe siècle, l'énergie et l'habileté technique de ses travailleurs. L'ère napoléonienne sera pour elle une ère de renaissance. Et il n'est point jusqu'aux guerres de l'empereur dont elle n'ait profité, puisque ses fabriques ont eu à pourvoir à l'entretien des armées. Déjà d'ailleurs, on constate, sous le Directoire, les premiers symptômes d'un renouveau. Le gouvernement prend quelques mesures pour panser les blessures que la conquête a faites aux départements réunis. Il conseille à Bouteville de porter vers le commerce et l'industrie une sollicitude requise par trop d'affaires urgentes pour qu'elle ait pu se traduire en actes. En 1797, le ministre de l'Intérieur, Bénézech, est envoyé en Belgique avec mission de rechercher les moyens d'y développer le trafic et les manufactures. La même année, une « foire générale » est instituée à Bruxelles, qui doit devenir pour le Nord de la France, ce que celle de Beaucaire est pour le Midi. Les instructions des autorités départementales leur recommandent de favoriser l'activité économique. Mais cette bonne volonté ou pour mieux dire ces velléités sont trop fortement contrecarrées par le découragement et le mécontentement de la population pour qu'elles puissent aboutir. Comment songer à la reprise des affaires pendant que la République transforme toutes les institutions, heurte à la fois les idées et les croyances, bouleverse le régime douanier en même temps que le système des impôts, les conditions du travail et celles du transit? Si des esprits clairvoyants distinguent déjà, au milieu du chaos, la voie à suivre et s'y engagent hardiment, la masse demeure apathique et défiante. Au surplus, on est apeuré par la fuite des capitaux. L'insécurité est générale et, en 1798, (1) Pour l'influence de cette extension du marché sur le développement de l'industrie, voy. J. Lewinsky, L'évolution industrielle de la Belgique (Bruxelles, 1911). la guerre des paysans, puis la persécution contre le clergé empirent encore une situation qui, dans son ensemble, reste déplorable. Elle favorise pourtant les spéculateurs. L'agio sur les assignats, l'achat et la vente des biens nationaux, les marchés conclus avec les autorités militaires pour l'approvisionnement des armées, la contrebande enfin suscitent trop d'affaires fructueuses pour que, la corruption du Directoire aidant, les scrupules de conscience aient pu retenir de s'y livrer ceux qui se croyaient assez habiles pour arriver ainsi à la fortune. Le renchérissement de la vie leur était une autre occasion de profits. Il est certain que, depuis le début de l'occupation française, tous les prix ont haussé rapidement. En 1789, on estime que la moyenne des dépenses journalières est de 4 francs 36, tandis qu'elle atteint 5 francs 32 vers 1800 ; durant la même période, le taux de l'intérêt passe de 4 1/2 à 9 pour cent (1). Il faut évidemment conclure de tout cela que l'époque directoriale, si elle a mis fin à l'exploitation brutale du pays, est bien loin en revanche d'y avoir instauré un régime économique satisfaisant. Mais c'est moins le gouvernement que la situation amenée par la conquête qu'il faut en rendre responsable. A partir de 1795, l'administration de la Belgique est la même que celle des autres départements de la République. Aucune mesure d'exception ne lui est appliquée. L'impôt n'y est pas plus lourd qu'ailleurs. En 1797, la contribution foncière du département de l'Escaut est inférieure à celle du Calvados, de la Manche, du Nord, de l'Oise, de la Somme qui sont pourtant moins peuplés. Les plaintes provoquées par la fiscalité française ne doivent pas en imposer. En réalité, si l'impôt a produit beaucoup plus depuis l'annexion qu'il ne le faisait sous le régime autrichien, c'est qu'il fut mieux réparti. Le (1) J'emprunte ces détails à C. Viry, Mémoire statistique du département de la Lys, p. 102 et suiv. (Paris, an XII)- Cf. aussi Faipoult, Statistique du département de l'Escaut, p. 151 (Paris, an XIII); Van der Mersch, Mémoire sur la mendicité, p. 219 (Bruxelles, 1852). ACCROISSEMENT DE LA POPULATION l65 contribuable au lieu de payer davantage, payait moins (l). Ici, comme en tant d'autres domaines, il faut le redire encore, l'abolition des pratiques surannées de l'Ancien Régime répondait aux nécessités de la vie moderne, au vœu que les économistes et les capitalistes, bien avant 1789, ne cessaient de formuler. La Belgique en devait fournir la preuve dès quele coup d'État de brumaire l'eut enfin placée dans les conditions d'existence normale. La stabilité des institutions, l'établissement de l'ordre, la restauration de la sécurité publique y ramènent avec une rapidité surprenante la confiance et l'énergie. Le retour de la paix intérieure avec l'avènement de Bonaparte produit les mêmes conséquences qu'en 1748, le retour de la paix avec l'étranger. Mais il les produit beaucoup plus vite, parce que tout à coup, sur le terrain préparé par les institutions nouvelles, l'activité économique se déploie sans entraves. Depuis 1800 jusque vers 1810, le progrès s'accomplit avec tant de vigueur qu'il imprime au pays une physionomie nouvelle dont les traits principaux persisteront depuis lors. C'est à cette époque que s'ouvre l'histoire de l'industrie moderne de la Belgique. L'accroissement de la population est la marque la plus irrécusable de cette renaissance. Sous Bonaparte, comme jadis sous Philippe le Beau, il atteste que le pays a surmonté la crise par laquelle il vient de passer. Les chiffres abondent qui confirment son relèvement et l'on a plaisir à les voir s'aligner dans leur éloquence muette. De 1801 à 1816, le département (1) D'après un rapport évidemment exagéré de Feiz à Metternich, la Belgique rapportait 20 millions sous le régime autrichien et de 150 à 160 millions sous Napoléon! Colenbrander, Gedenkstukken (1813-1815), t. I, p. 328. — Faipoult, op. cit., p 124, constate que le contribuable paye moins en 1805 qu'en 1789, mais qu'il ne le croit pas, parce que l'impôt direct est plus fort. Cf. dans le même sens van der Mersch, op. cit., p. 162. Voy. dans P. Verhaegen, op. cit., t. II, p. 501, une évaluation du produit des impôts en 1810. Elle aurait atteint la somme de 76 millions, donc la moitié de la supputation de Felz. Il ne faut naturellement pas attacher d'importance aux plaintes des contribuables : elles sont les mêmes sous tous les régimes. Il est d'ailleurs probable que l'impôt français a été plus lourd dans le pays de Liège et dans le Namurois, fort peu taxés sous l'Ancien Régime, que dans la Flandre qui l'était beaucoup. De plus, il a dû peser particulièrement sur les classes pauvres, à cause du grand nombre des taxes indirectes. de l'Escaut passe de 560,850 habitants à 615,689; celui de la Lys, de 459,436 à 519,436, celui de l'Ourthe, de 352,333 à 366,676. Gand comptait en 1798, 56,098 âmes, il en compte 62,226 en 1815; Liège, qui après avoir eu 50,260 habitants en 1790, était tombé à 38,196 en 1798, remonte à 48,520 en 1811. La population de Bruxelles présente des fluctuations également significatives : 74,427 habitants en 1783, 66,297 en 1800, 72,105 en 1803, 75,086 en 1812. D'une manière générale, il semble que le mouvement ascensionnel de la population ait été beaucoup plus rapide en Belgique que dans le reste de la France. Et cette vigoureuse croissance est d'autant plus remarquable que les guerres napoléoniennes ont été plus dévoratrices. La densité des habitants atteint son maximum dans les départements réunis. Sauf le Nord, aucun département français ne rivalise avec la Lys et l'Escaut qui comptent respectivement 125 et 200 personnes au kilomètre carré. Une fois de plus, les Belges attestent donc au commencement du XIXe siècle, cette vigueur et cette énergie laborieuse que les catastrophes déchaînées sur leur pays par les fluctuations de la politique internationale n'ont jamais pu abattre. Comme à la fin du XVe siècle, comme sous Albert et Isabelle, comme après 1748, ils ont à peine recouvré le calme qu'ils se remettent au travail. Si la position centrale de leur pays le destine à être le champ de bataille de l'Europe, il en fait aussi un centre admirable d'activité économique, de sorte que, perpétuellement ballotté par les remous de l'histoire, les périodes de marasme et de renaissance y alternent de même que la paix et la guerre. Nulle part ailleurs elles ne sont aussi nombreuses et nulle part non plus elles ne présentent un contraste aussi frappant. Car les conditions mêmes qui vouent ce pays au passage des armées et à leurs chocs y favorisent également le transit et l'échange des marchandises. Périodiquement elles attirent sur lui la ruine, mais elles lui permettent aussi de se relever avec une rapidité surprenante. A peine a-t-il cessé d'être un camp, il se transforme en une manufacture et en un marché. Le relèvement économique de la Belgique après brumaire a donc pour cause essentielle l'énergie nationale. C'est parce qu'elle est restée intacte qu'elle a pu s'adapter tout de suite au changement de l'ordre politique et de l'ordre social, comme au changement du marché. Sans doute le gouvernement n'a pas laissé de l'y aider. On sait que le Consulat et l'Empire, reprenant pour leur compte la tradition du mercantilisme et du despotisme éclairé, ont prodigué leurs faveurs au commerce, à l'industrie, à l'agriculture. Les départements réunis en ont ressenti, comme le reste de la France, les heureux effets. L'organisation d'expositions industrielles, les primes accordées aux fabricants et aux inventeurs, l'ouverture de crédits aux entrepreneurs de manufactures nouvelles, la législation sur les brevets, la protection officielle des sociétés d'agriculture, l'institution des chambres de commerce, la sollicitude des préfets à encourager dans tous les domaines les initiatives utiles et les applications des découvertes scientifiques à l'industrie, l'introduction enfin du système métrique pour les monnaies, les poids et les mesures ont exercé une influence salutaire mais qu'il convient pourtant de ne pas exagérer. Elles ont accéléré l'impulsion ; elles ne l'ont pas provoquée. Au surplus, elles ont plutôt créé des conditions favorables au développement industriel qu'elles ne l'ont doté de ressources et de moyens d'action. La guerre mettait trop largement le trésor à contribution pour qu'il fût possible d'en détourner des sommes bien considérables. A tout prendre, les subventions aux entreprises privées furent toujours assez maigres. On constate surtout avec étonnement l'abstention presque complète de l'État en matière de travaux publics. Malgré l'institution du corps des ponts et chaussées (25 août 1804), la période française ne peut à cet égard soutenir la comparaison avec la période autrichienne. Tandis que l'outillage économique du pays s'est accru d'une manière si remarquable durant la seconde, c'est à peine s'il s'est amélioré au cours de la première. De 1795 à 1814, le réseau routier de la Belgique, qui était de 450 kilomètres, ne s'est accru que de 38 kilomètres. Quant aux voies navigables, on ne peut signaler durant le même laps de temps que la construction du canal de Mons à Condé, entreprise en 1807 et achevée seulement en 1814. En revanche, et le contraste est caractéristique, les millions ont été prodigués sans compter au port d'Anvers. Jusqu'à la fin de l'Empire, le gouvernement y a entretenu à frais immenses des milliers d'ouvriers, employés au creusement des bassins, à l'établissement des quais, à la création d'une flotte militaire. Mais cet énorme effort ne devait profiter au pays qu'après la chute de Napoléon. Durant son règne il demeura stérile. Le blocus de l'Escaut par l'Angleterre empêcha toujours les vaisseaux de l'empereur de prendre la mer. Le public les comparait à des paralytiques (l) : ils ne furent qu'une menace inutile et, somme toute, quelque peu ridicule. La grandeur du port et la nouveauté de ses installations n'en faisaient que mieux ressortir l'abandon. C'est tout au plus s'il recevait quelques bateaux d'intérieur venus de Flandre ou de Hollande. A tout prendre, il n'était qu'une caserne navale, comme Anvers même n'était qu'une place de guerre. Son commerce demeura aussi chétif sous le maître de l'Europe, qu'il l'avait été depuis 1648, et Napoléon ne réussit pas mieux que Joseph II à rouvrir le fleuve qui destine cette place à être la métropole commerciale de la Belgique. De toutes les grandes villes du pays, elle est la seule dont la population n'ait pas augmenté de 1800 à 1814. Le silence de ses rues paraissait plus frappant aux étrangers par le contraste de l'agitation fiévreuse qui régnait au bord des eaux désertes de l'Escaut. Elle fut la victime des projets grandioses de Napoléon, ou, pour mieux dire, elle fut la victime de l'antagonisme irréductible qui se prolongea, jusqu'à sa chute, entre la France et l'Angleterre. Base navale inutilisée et inutilisable, elle végéta dans l'isolement au milieu de la renaissance économique dont en d'autres temps elle eût décuplé l'essor. Le pays que la nature avait doté d'un des plus beaux ports du monde, fut privé de son emploi par la politique. Il suffit de songer à cela pour se rendre (1) Bulletin de l'Académie royale d'Archéologie, 1923, p. 131 les classes rurales 169 compte que le relèvement de la Belgique s'effectua, somme toute, dans des circonstances anormales, qui ne font que le rendre plus significatif et, si l'on peut dire, plus honorable. II Ce qui frappe dans ce relèvement, c'est qu'il est essentiellement de nature industrielle. C'est l'industrie qui l'a provoqué, qui lui imprime ses traits caractéristiques et qui l'oriente dans la voie où il ne doit plus cesser de progresser jusqu'à nos jours. Sans doute, elle avait déjà donné depuis le milieu du XVIIIe siècle des promesses pleines d'avenir (l). Dans l'ensemble pourtant, la Belgique était encore, lors de son annexion à la République française, un pays surtout agricole. Et il put sembler tout d'abord que la grande crise qu'elle traversa de 1792 à 1798, aurait pour conséquence d'accentuer encore ce caractère. Car elle fut bien moins cruelle pour les campagnes que pour les villes. La population rurale se trouva beaucoup plus froissée dans ses sentiments religieux que dans ses intérêts par le régime instauré depuis Fleurus. Si étonnant que cela paraisse à première vue, on peut dire que les institutions républicaines ne modifièrent qu'à la surface ses conditions d'existence. Les réformes introduites sous Marie-Thérèse et Joseph II n'avait laissé subsister que bien peu de chose du régime féodal. Quand son abolition fut proclamée en Belgique, on ne s'aperçut guère du changement. Les dîmes, qui furent supprimées en même temps que lui, étaient une charge plus lourde et dont la disparition fut certainement saluée avec joie. C'est elle, constatent en 1796 les agents du Directoire « qui est notre premier et principal titre à l'attachement du cultivateur à la cause française » (2). Encore ne faut-il pas exagérer ses résultats. Elle (1) Histoire de Belgique, t. V, 2e édit., p. 273 et suiv. (2) P. Verhaegen, La Belgique sous la domination française, t. II, p. 500. profita sûrement aux propriétaires; pour les fermiers et les locataires, elle eut pour contre-partie une augmentation correspondante des baux fonciers, et le préfet de Sambre-et-Meuse remarquait, en 1802, que cette classe de cultivateurs n'avait pas gagné au change (l). Il est donc assez probable que la condition générale des classes rurales ne fut pas sensiblement affectée par le nouveau régime. Ainsi qu'on l'a vu plus haut, le nombre des paysans propriétaires n'a pas augmenté, comme il a fait en France, lors de l'acquisition des biens nationaux. Après la signature du Concordat, beaucoup de petits cultivateurs se rendirent, il est vrai, acquéreurs de parcelles de terre. Mais elles étaient de trop faible importance pour les transformer en propriétaires indépendants. Tout au plus, peut-on admettre que ces achats contribuèrent à généraliser dès lors la situation qui est encore aujourd'hui si frappante dans beaucoup de régions de la Belgique, où les fermiers possèdent souvent quelques ares de terrain employés à la culture des légumes ou des pommes de terre. La grande propriété se développa, nous l'avons déjà dit, beaucoup plus largement que la petite, les biens ecclésiastiques étant passés surtout aux mains des bourgeois ou des anciens propriétaires. Mais en revanche, on n'observe aucune modification dans le système des exploitations. Les petites fermes continuèrent à dominer dans les régions du pays où, comme en Flandre, elles étaient déjà dominantes auparavant; les grandes se maintinrent là où elles avaient existé : dans le Hainaut, dans le Brabant, en Hesbaye. C'est seulement dans les régions les plus stériles de l'Ardenne que la petite propriété paraît s'être multipliée. L'établissement du cadastre y fut pour les paysans l'occasion d'acquérir à vil prix les lots de bruyères qu'ils avaient jusqu'alors cultivés à titre précaire. Là aussi, ils profitèrent de la vente des biens communaux, favorisée par le gouvernement français comme elle l'avait été par le gouvernement autrichien. Partout ailleurs, le résultat de cette vente fut bien différent : elle tourna surtout au profit des (1) P. Verhaegen, La Belgique sous la domination française, t. II, p. 501. « notables » qui se constituèrent, grâce à elle, de beaux domaines forestiers ou achetèrent en vue de défricher ou d'instituer de ces fermes modèles propres à l'élevage des moutons-mérinos dont les préfets et les sociétés d'agriculture préconisaient l'établissement. La culture de la bettrave qui se propagea rapidement depuis que la guerre maritime eut rendu inabordable le prix du sucre de canne, poussa aussi aux progrès de la grande exploitation. Elle paraît s'être répandue très largement depuis 1811 et les profits en durent être d'autant plus considérables qu'un décret du 1er janvier 1812 prohiba l'entrée du sucre des Indes. L'industrie sucrière belge date de cette époque : des raffineries s'établirent, dès la fin de l'Empire, en Hesbaye, en Hainaut et en Flandre. A côté de ces innovations, les pratiques de l'Ancien Régime se maintinrent à peu près sans changement. L'agriculture flamande conserva les procédés qui avaient fait d'elle un modèle universellement admiré et prôné comme exemple par les sociétés agricoles (l). Le renchérissement du blé et des denrées alimentaires, favorisa constamment la prospérité des cultivateurs. En revanche, la progression des salaires ne suivant que très lentement celle du coût de l'existence, il en résulta pour les ouvriers ruraux une véritable catastrophe, attestée par les progrès du paupérisme et de la mendicité. Cette misère des travailleurs devait tourner au profit de l'industrie, en les poussant vers elle et en maintenant l'étiage des salaires au minimum, par la surabondance de la main d'œuvre. Dès le commencement du Consulat, les industries traditionnelles de la région flamande, celle de la dentelle et celle du lin reprennent leur essor. Comme jadis, elles sont dirigées par des marchands-entrepreneurs, écoulant pour leur propre compte les produits fabriqués à domicile par les dentellières ou les tisserands de toile. La dentelle, dont les progrès du (1) Voir de Lichtervelde, Mémoire sur les fonds ruraux du département de l'Escaut (Gand, 1815). les classes rurales luxe à partir de la fin du XVIIIe siècle, ranime l'exportation vers Paris, occupait en 1810 douze mille femmes dans le Brabant. Pour le lin, Faipoult estime en 1805 le nombre des fileuses et des fileurs dans l'Escaut à 101,033 personnes et celui des tisseurs à 21,821, produisant par an 175,370 pièces de 75 aunes. Rien n'est changé d'ailleurs, ni dans la structure économique ni dans les procédés de cette industrie. Aucune concentration, aucun perfectionnement technique. Le métier à tisser reste ce qu'il était; le blanchiment continue de se faire en prairie suivant la routine ancestrale. Nulle part, aucun atelier ne comprend plus de trois métiers, et le marché de Gand continue à attirer chaque semaine les tisserands de la campagne apportant leurs produits aux marchands de toile. La manufacture se développe ici sous l'influence exclusive du capital commercial. De la fabrique et du machinisme, on ne surprend pas encore la moindre trace. Ni la verrerie ni la fonte du fer ne paraissent non plus s'être dégagées des liens du passé. Cette dernière atteste une activité croissante, grâce à l'extension du marché, mais cette prospérité même l'attache à ses anciennes méthodes. Les hauts fourneaux se multiplient sans que leur construction se perfectionne; le charbon de bois reste le seul combustible employé. Personne ne semble faire effort pour s'initier aux procédés nouveaux qui, en Angleterre, atteignent à des résultats si surprenants. La draperie verviétoise présente une physionomie plus moderne. Déjà à la fin du XVIIIe siècle, elletémoigned'un esprit novateur qu'explique la liberté de développement dont elle jouit. N'étant point entravée par le régime corporatif, l'initiative de ses entrepreneurs avait pu se donner carrière. Au système de la manufacture, la fabrique commençait à se substituer. Sans doute, le filage de la laine s'effectuait encore à la campagne et les tisserands à domicile abondaient aux alentours de la ville, dans le pays de Herve et le Franchimont. Mais de plus en plus, les industriels les plus riches et les plus hardis réunissaient dans leurs ateliers les métiers à tisser aux les industries textiles instruments servant au foulage, à la tonte, à la teinture et aux apprêts des draps. Le capitalisme, commercial à l'origine, se faisait industriel et s'investissait toujours plus largement dans les machines. On cherchait à augmenter la production et à diminuer le prix de revient en perfectionnant sans trêve la technique. Dison devenait un centre important de fabrication d'étoffes bon marché pour lesquelles les « queues et pennes » remplaçaient la laine. Après la crise terrible de 1792-1798, on s'était remis au travail avec ardeur. Les besoins des armées et la faculté d'exporter en France fournissaient aux fabricants des perspectives indéfinies de progrès : ils s'ingénièrent à en profiter. Dès 1797, des efforts étaient faits pour introduire à Ver-viers les mécaniques inventées en Angleterre. John Cockerill, subventionné par les maisons les plus importantes de la place, construisait des assortiments de filatures dont un seul permettait à onze ouvriers d'exécuter la besogne de cent, et procurait par semaine au fabricant une économie de 464 livres. Cette substitution de la machine au travail à la main enlevait ieur gagne-pain aux fileurs de la campagne. Ils affluèrent aussitôt vers la ville, où leur immigration eut pour conséquence d'empêcher tout relèvement des salaires. Le bas prix de la main d'œuvre et les progrès réalisés par la technique stimulèrent dès lors de plus en plus l'activité de l'industrie. Jusqu'à la fin de l'Empire, Verviers et les localités avoisinantes adonnées à la draperie, Hodimont, Ensival, Dison et Eupen, connurent une période ininterrompue de prospérité et, favorisés par la liberté de la concurrence, quantité d'hommes nouveaux y échafaudèrent des fortunes considérables. En 1810, quatre-vingt-six gros fabricants verviétois occupaient au moins 25,000 ouvriers (l). En même temps, à l'autre extrémité du pays, Gand devenait le centre d'une fabrication nouvelle : la filature du coton. Liévin Bauwens avait réussi en 1798 à faire passer sur le continent (1) Archives de l'État à Liège. Correspondance du Préfet de l'Ourthe, 24 octobre 1811. des machines anglaises et à débaucher, pour les mettre en œuvre, des ouvriers de Manchester. Soutenu dans son entreprise par le Directoire, et trouvant dans la spéculation les ressources nécessaires à la réalisation de ses plans, il fonda tout d'abord à Passy une filature de coton. Bientôt après, il en établissait une seconde à Gand, dans les vastes bâtiments du couvent des Chartreux, acquis par lui comme bien national, On estime que dix ans plus tard, 3,000 ouvriers étaient employés dans sa fabrique, et il obtint l'autorisation de faire travailler en outre, à son compte, les détenus de la maison de force. Son exemple et ses bénéfices, qu'expliquent aisément le protectionnisme croissant et la prohibition absolue des cotonnades anglaises, suscitèrent les imitateurs autour de lui. Faipoult estime que Gand est devenu la troisième ville industrielle de l'Empire et n'y est surpassé que par Lyon et Rouen. La fabrication du coton y propagea bientôt la fabrication des indiennes et des toiles peintes. De Gand, elle gagna les environs. Lokeren et Saint-Nicolas, où la main d'œuvre est encore plus abondante et moins chère que dans la ville, commencent à devenir à leur tour des centres industriels. De plus en plus nombreuses, des fabriques pourvues de mécaniques perfectionnées s'installent dans les couvents achetés par les entrepreneurs. La production augmente à mesure qu'elle se centralise sous la direction des nouveaux capitalistes. Plusieurs imprimeries d'indiennes consomment de 800 à 1,000 pièces de toile de coton par semaine. Dans le Hainaut et dans le pays de Liège, la houillerie, après la période de marasme et de désorganisation qu'elle a traversée aux débuts de la conquête, entre enfin dans la phase décisive de son développement. Durant la seconde moitié du XVIIIe siècle, la généralisation de l'emploi du charbon pour le chauffage des appartements et pour certaines branches secondaires d'industrie lui avait fait réaliser des progrès considérables. Mais elle était bien loin encore de présenter l'importance essentielle que la multiplication des fabriques et l'emploi de plus en plus répandu des machines lui donnèrent à partir des premières années du XIXe siècle. Dès ce moment elle ap- l'industrie minière I75 paraît comme l'élément primordial de l'essor industriel du pays. La houille devient le combustible par excellence, et son extraction grandit à mesure qu'à la surface du sol l'emploi de la vapeur se répand. Le charbon de terre se substitue de plus en plus largement au bois. A Sart-lez-Spa, en 1817, le Conseil communal constate que l'exploitation des forêts a presque cessé depuis que les teinturiers de Verviers se servent de houille pour chauffer leurs cuves (l). Ici comme partout la demande stimule l'offre. Un champ démesurément extensible s'offre à l'entreprise et elle s'empresse de perfectionner et d'élargir ses moyens de production. Dès 1807, la machine à vapeur commence à être employée pour la manœuvre des « bennes » ; les galeries des mines sont pourvues de rails et de wagonnets; des chevaux sont descendus dans les bures. D'année en année les stocks de charbon sont plus abondants. Le prix du combustible diminue à mesure que la quantité s'en accroît et le bon marché stimule la création d'industries nouvelles qui, à leur tour, exercent leur répercussion sur la prospérité des houillères. Il en est ainsi par exemple de la fabrication du gaz d'éclairage, découvert en 1784 par Minkelers, et qui, aux environs de 1810, est employé dans les ateliers d'usine. Aussi les mines s'approfondissent-elles d'année en année et poussent-elles toujours plus loin leurs galeries. Les accidents qui s'y produisent donnent la preuve funèbre de leur extension. En 1811, un « coup de feu » fait trente-cinq victimes à la houillère de Marihaye; un autre, à celle de Massillon, coûte la vie à treize ouvriers. L'histoire industrielle commence à avoir ses martyrs : elle a aussi ses héros. Le préfet de l'Ourthe signale à la bienveillance du ministre un enfant dont le courage à sauvé la vie d'une cinquantaine d'hommes (2), et la mémoire s'est conservée du dévouement de Hubert Qoffin qui, en 1812, à la mine de Beaujonc, enseveli avec ses compagnons par un éboule-ment, les a ramenés au jour. A côté des houillères qui fournissent le pain de l'industrie, (1) Mémoire conservé aux Archives communales de Sart-lez-Spa. (2) J'emprunte ces détails à la Correspondance du Préfet de l'Ourthe, conservée aux Archives de l'État à Liège. se développe la construction des machines qui lui donnent la force et le mouvement. John Cockerill, en 1807, a jeté les bases du célèbre établissement qui continue de porter son nom. Deux cent-cinquante personnes y travaillent dès l'origine. Il en sort en nombre de plus en plus considérable des assortiments de filature, des mécaniques de toute espèce et des machines à vapeur (l). Cependant, les inventeurs qu'excite le progrès constant de l'industrie, cherchent à lui appliquer les découvertes de la science. La fonte de l'acier est introduite à Liège en 1802. En 1810, J.-J. Dony s'ingénie à découvrir un procédé pour la fabrication du zinc, et ses efforts assureront, après sa ruine, la fortune de la société de la Vieille-Montagne. Si le développement industriel du pays a largement profité des conditions favorables que lui offraient le nouveau régime politique, l'extension du marché, la grande production du charbon, il faut aussi reconnaître qu'il eût été impossible sans l'abondance et le bon marché de la main d'œuvre. Le capitalisme qui lui donne son essor a pour contre-partie la formation du prolétariat ouvrier. A vrai dire, le phénomène n'est pas surprenant. Il se reproduit périodiquement chaque fois que sous l'action de la liberté, l'expansion économique s'engage dans des voies nouvelles. Son élan déconcerte alors ou brise les contrôles auxquels elle s'est pliée jusque-là. L'initiative individuelle s'épanche souverainement jusqu'au jour où l'abus de la liberté qui l'a soutenue et qui est la condition de ses progrès, la soumettra de nouveau à la réglementation. Au XIIIe siècle, les drapiers des villes flamandes, au XVIe, les hommes d'affaires de la Renaissance, au XIXe siècle enfin, les fondateurs de l'industrie moderne ont également réduit ou prétendu réduire les travailleurs à la condition de simples salariés. Jamais pourtant leurs efforts n'ont réussi aussi complètement qu'à cette dernière époque. La législation révolutionnaire, on l'a déjà dit, avait pour but d'affranchir les hommes (1) E. Mahaim, Les débuts de l'établissement John Cockerill à Seraing-Vierteljahrschrift fur Social und Wirtschaftsgeschichte, t. III. [1905], p. 627. LE TRAVAIL ET LE CAPITAL en les dégageant des liens dans lesquels le passé les retenait. La suppression des corporations d'artisans s'était faite dans l'intérêt des travailleurs. Elle s'explique par le dessein de permettre à chacun de choisir librement sa profession et de briser le monopole que, dans chaque ville, un petit groupe de maîtres, exerçait à son profit. Le peuple lui-même la réclamait et il faut reconnaître que l'institution des métiers privilégiés était depuis longtemps condamnée par l'opinion. Faite d'ailleurs pour la petite industrie et adaptée à ses nécessités, elle n'avait d'autre effet que de gêner les progrès du capitalisme sans avantage pour personne. Jamais elle ne s'était imposée ni n'avait pu l'être aux ouvriers des manufactures de l'Ancien Régime. On n'en trouve trace dans aucune des nouvelles industries nées au cours du XVIIe et du XVIIIe siècle, ni en France dans les manufactures royales, ni en Belgique dans les usines à octroi ou dans la draperie verviétoise. Hors des villes, elle a toujours été inconnue : il suffit de citer ici comme exemple, soit en Flandre, l'industrie linière, soit en Hainaut ou dans le pays de Liège, celle de l'extraction du charbon. Ce n'est donc pas sa disparition qui a empiré la situation des travailleurs, puisque, à partir du XIXe siècle, ceux-ci sont précisément employés par les entreprises auxquelles elle ne s'appliquait pas. On ne voit pas, quand bien même le régime corporatif eût continué à protéger les artisans urbains, en quoi la condition des fileurs de coton, des imprimeurs d'indiennes, des tisserands de lin ou de laine ou des mineurs et des métallurgistes en eût été améliorée. Pour les protéger, il eût fallu que l'État, s'apercevant qu'entre eux et les capitalistes, la partie n'était pas égale, fût intervenu dans leur intérêt. Mais comment supposer qu'il y songeât? C'eût été, suivant les idées de l'époque, ressusciter le privilège en faveur d'un groupe de citoyens, et c'eût été en même temps, au moment où le grand besoin était de galvaniser la production, la restreindre à coup sûr en entravant ses initiatives. Non seulement ni l'Assemblée nationale, ni l'Assemblée législative, ni la Convention ne légiférèrent en faveur des ouvriers, mais elles leur interdirent même toute espèce de coalition (loi Chapelier, 1791.) Hist. de Belg. VI Elles crurent avoir fait assez pour « la classe la plus intéressante de la société » en lui ouvrant toute grande la carrière de la libre concurrence. C'était faire du salaire un contrat entre employeur et employé; c'était donc le livrer à toutes les fluctuations du marché du travail; c'était le subordonner, en d'autres termes, à l'offre du travail, et cette demande était surabondante. Car, toute restriction étant abolie, ce ne furent point seulement des hommes, mais aussi des femmes et des enfants qui s'offrirent aux industriels. Et puisque le bon marché de la main d'œuvre était pour ceux-ci une condition indispensable de succès, ce fut aux enfants et aux femmes qu'ils s'adressèrent de préférence. Le machinisme permettant de les employer à des besognes dont leur faiblesse les excluait jadis, on les préféra parce qu'ils coûtaient moins. Comme en Angleterre, c'est eux qui, de plus en plus, remplissent les ateliers. En 1808, Bauwens déclare qu'ils constituent les trois quarts de son personnel. Faipoult remarque qu'ils abondent dans les fabriques d'indiennes. Dans les ateliers de Cockerill, pour 150 adultes, il y a 150 enfants, et, avec les femmes, ils peinent dans les mines, tant à la surface que dans les galeries du fond. Les abus furent bientôt tellement intolérables qu'il fallut que le gouvernement se décidât à intervenir : en janvier 1813, un décret fixait à dix ans l'âge d'admission des enfants dans les houillères. La législation révolutionnaire, en affranchissant les ouvriers et en leur interdisant même de se réunir pour délibérer sur leurs intérêts professionnels, avait du moins tenu la balance égale entre eux et les patrons. Il n'en fut plus de même à partir du Consulat. Ici comme en tant d'autres choses, Napoléon s'inspira des pratiques de l'Ancien Régime. L'obligation du congé par écrit que la monarchie avait imposée aux employés d'usine, fut reprise et développée par la loi du 22 germinal an XI et par l'arrêté du 9 frimaire an XII sur les livrets d'ouvriers. Désormais le travailleur ne peut être embauché s'il n'est porteur d'un livret signé par le patron qu'il a quitté, de sorte qu'il se trouve en fait à la merci de celui-ci. En 1811, à Liège, l'exiguité des salaires poussant condition des ouvriers 179 les ouvriers chapeliers à quitter la ville, les patrons, pour les y retenir, refusent la restitution de leurs livrets (l). L'ouvrier sans livret est considéré comme un vagabond et il dépend de la police de l'envoyer par le fait même en prison. Rien d'étonnant si, dans le langage de l'époque, les mots « ouvrier » et « indigent » sont trop souvent des synonymes. La misère physique et la misère morale dégradent la classe des travailleurs. C'est une populace de « prolétaires », et l'usage croissant de ce mot est singulièrement caractéristique. Les salaires maintenus au plus bas par la multiplication de la main d'œuvre ne suivent que de loin le renchérissement de l'existence. D'après Viry, un journalier qui gagnait en 1789 1 fr. 40, gagne seulement 1 fr. 46 en 1803, tandis que le taux moyen de la dépense par individu a passé durant la même période de 4 fr. 36 à 5 fr. 32. Dans de telles conditions, il est fatal que la femme et les enfants de l'ouvrier soient chassés vers l'usine. Grâce à elle, le ménage peut vivre, mais à quel prix! Plus de vie de famille et plus d'instruction, puisque la mère est arrachée au foyer et que ses petits n'iront pas à l'école. Tous les renseignements nous dépeignent une situation navrante. L'ignorance est aussi générale parmi les pauvres gens que la brutalité des moeurs. Entassés dans des taudis, ils végètent au milieu d'une hygiène déplorable. Le moindre chômage les met à la charge des bureaux de bienfaisance dont les ressources, par suite de la conversion des rentes de l'État, ne suffisent pas à les soutenir et contraignent quantité d'entre eux à recourir à la mendicité. Aigris par leurs souffrances, ils sont travaillés par un esprit de révolte qui éclate çà et là en brusques et brèves échappées. En 1810, l'introduction de nouvelles mécaniques à Eupen provoque des troubles. A Verviers, en 1812, les tondeurs se mettent en grève parce que l'on a augmenté leur besogne sans augmenter leurs salaires. Une autre grève est fomentée à Gand en 1806 par les ouvriers des imprimeries du coton. Mais le (1) Archives de l'État à Liège. Correspondance du Préfet de l'Ourthe, 8 mai 1811. code pénal interdit les grèves, et le tribunal correctionnel condamne les chômeurs à des peines variant de trois mois à deux ans d'emprisonnement. Pourtant, l'année suivante, les patrons réclament des « règlements sévères pour la police des ouvriers dans les fabriques » (l). Les municipalités ne sont pas moins vigilantes. Toute tentative d'organisation parmi les travailleurs est aussitôt étouffée. En 1810, les fileurs de coton de Gand ayant sollicité du maire l'autorisation d'établir une « bourse de charité et de bienfaisance », voient rejeter leur demande parce que « l'expérience a prouvé que la bienfaisance peut n'être que le prétexte des réunions d'ouvriers de différentes fabriques, lesquelles tendent quelquefois à provoquer la cessation du travail ou une augmentation de salaire et sont conséquemment défendues par les articles 4 et 6 de la loi » (2). Tout ce que l'on accorde, c'est qu'il puisse être institué par fabrique des bourses pour les ouvriers malades de toute espèce, à condition que les délibérations relatives à l'établissement de ces bourses aient lieu en présence du fabricant ou d'un chef d'atelier désigné par lui. Au reste, les épisodes de ce genre sont exceptionnels. Les travailleurs sont trop dénués d'esprit de corps, trop ignorants et trop misérables pour pouvoir s'entendre sur la défense de leurs intérêts. Ils ne comprennent pas les causes de leur misère et leur mécontentement ne se traduit que par des cris, des bagarres et des attroupements. Les Conseils de prud'hommes créés en vue de « terminer par la voie de la conciliation les petits différends qui s'élèvent journellement soit entre des fabricants et des ouvriers, soit entre des chefs d'atelier et des compagnons ou apprentis», laissent aux patrons une prépondérance marquée sur les « principaux ouvriers » qui seuls ont le droit d'y siéger. Encore eurent-ils très peu de succès en Belgique où il n'en fut institué que deux, l'un à Gand (28 août 1810) et l'autre à Bruges (1er mars 1813). La situation que l'on vient d'esquisser, si criante qu'elle (1) Lanzac de Laborie, op. cit., t. II. p. 53. (2) Arrêté du maire de Gand publié dans le journal La Flandre Libérale, du 19 juin 1924. paraisse à distance, ne frappa point du tout les contemporains. A leurs yeux la question ouvrière ne se posait pas, et elle ne pouvait pas se poser. La liberté économique était un dogme : il eût paru aussi monstrueux de la violer en faveur des travailleurs qu'en faveur des capitalistes. Puisque le privilège ne barrait plus le chemin de la fortune, il semblait que la misère fût la peine de l'incapacité ou de l'inconduite. Le pauvre n'était pas intéressant; il n'avait qu'à faire son chemin comme tout le .monde. « Parvenus » pour la plupart, les fabricants justifiaient, par leur propre exemple, la doctrine qu'ils professaient avec une bonne foi dont il ne serait pas équitable de douter sous prétexte qu'elle répondait à leur intérêt. Au surplus on ne songeait qu'à produire et pour favoriser la production il fallait avant tout favoriser l'esprit d'entreprise. Le sentiment public était d'accord en ceci avec les désirs du gouvernement. Chaque époque conçoit le progrès suivant ses besoins et ce qui le facilite lui paraît juste et bon. Toutes les pensées tendaient alors à développer l'industrie, à perfectionner la technique, à susciter des innovations. Des expositions, celle de Mons en 1806, celle de Liège en 1810, mettaient sous les yeux des fabricants les résultats obtenus par leurs confrères et servaient à la fois de réclame, d'enseignement et de moyen d'émulation. L'empereur lui-même manifestait sa sympathie aux initiatives des capitalistes. A Gand, en 1810, il daignait visiter les établissements de Liévin Bauwens. La fortune des nouveaux riches paraissait la récompense des services rendus par eux à la société et à l'État, car la renaissance économique du pays était incontestablement leur œuvre. La noblesse, les anciens propriétaires, les rentiers de vieille date n'y participèrent que très faiblement et, si l'on peut ainsi dire, d'une manière passive. Presque tous avaient des fonds à la banque de Vienne : on ne voit pas qu'ils les en aient retirés. Le capital qui fut investi dans l'industrie a pour origine, presque chaque fois qu'on en peut surprendre la naissance, soit d'heureuses spéculations, soit le génie des affaires. La grandeur des bénéfices réalisés par les entrepreneurs l'augmenta rapidement. Dès 1805, Faipoult estime que « le grand capital », qui est sorti du pays pendant la crise, est probablement reconstitué. Et il s'est reconstitué aux mains des parvenus qu'a suscités le nouveau régime et qui en sont le plus ferme appui. Une brochure, publiée en 1804 par le fabricant Lous-berg, en exalte les bienfaits et en reporte la gloire sur le gouvernement, qui se fait «chérir et bénir». N'a-t-il pas, grâce à la suppression de « l'état monastique, des distinctions nobiliaires et de trente-six états civils » ouvert la carrière à «l'extrême concurrence, ce grand maître de l'industrie » ? CHAPITRE III LA. SITUATION INTELLECTUELLE ET MORALE Depuis les débuts du moyen âge, l'Église, héritière et continuatrice de la civilisation antique, avait été, à tous les degrés, la maîtresse de l'enseignement. Instituées par elle, toutes les écoles, depuis celle de la paroisse jusqu'à l'Université, s'inspiraient de son esprit, se développaient sous son contrôle, recevaient d'elle leurs maîtres et employaient sa langue : le latin. L'instruction n'existait qu'en fonction de la religion et dans ses parties les plus hautes servait avant tout à la formation du clergé. Ni la Renaissance, ni la Réforme n'avaient essentiellement transformé cet état de choses. L'introduction de méthodes nouvelles, l'élargissement du champ de la science, l'ouverture aux laïques de la carrière de l'enseignement n'avaient pas soustrait l'école au monopole de l'Église. Si on y respirait plus librement, on continuait pourtant d'y respirer une atmosphère religieuse. C'est seulement vers le milieu du XVIIIe siècle que l'État avait commencé à intervenir dans un domaine si complètement soustrait jusqu'alors à son emprise. Le despotisme éclairé, en Prusse tout d'abord, puis en Autriche, par cela même qu'il s'assignait la tâche de répandre les lumières ou, comme on dirait au- jourd'hui, de travailler au progrès, devait nécessairement se servir de l'école et partant mettre la main sur elle. Pour former des hommes utiles ou, si l'on veut, des hommes modernes, il faut qu'il surveille et adapte à ses desseins, non seulement l'instruction, mais l'éducation. Il ne peut pas plus longtemps les abandonner à un pouvoir étranger. Sa souveraineté et son intérêt s'accordent en cela. L'école était orientée vers l'Église : il l'orientera vers l'État. De cléricale qu'elle était, elle deviendra laïque. Et dès lors, il en faudra modifier nécessairement et les méthodes et les programmes. Le latin perdra la place prépondérante qu'il y occupe, au profit des disciplines plus utiles qu'exige le développement des sciences et le bien de la société. Les maîtres seront choisis, formés et rétribués par le pouvoir civil. Bref, l'instruction apparaissant désormais comme un service public, sera soumise à l'autorité publique. Sans doute, la religion ne cessera pas d'y conserver sinon au-dessus, du moins à côté des autres branches de l'enseignement, le rang que lui assigne son importance morale : mais il n'est plus question qu'elle les régente et les soumette à ses dogmes. La science, qui s'est affranchie d'elle dans le monde, doit aussi s'en affranchir dans l'école. Tels sont les principes dont témoigne la réforme des études, qui, sous le ministère de Cobenzl s'était opérée en Belgique (l). Les collèges thérésiens institués en 1777 sont les premiers établissements modernes d'instruction qu'ait connus le pays. Le succès en devait être et en fut médiocre. L'Église avait trop de prestige et trop d'influence pour ne pas détourner d'eux la très grande majorité des élèves. La sourde opposition qu'elle leur fit les rendit suspects. En 1785, la population des collèges religieux l'emportait de quatre fois sur la leur. La République française mit fin à cette concurrence en supprimant les concurrents. Après Fleurus, il ne subsista bientôt plus rien ni des uns, ni des autres. Les collèges thérésiens furent balayés en même temps que les collèges monastiques, et les petites écoles disparurent avec eux dans la tourmente. (1) Histoire de Belgique, t. V, 2e édit., p. 315. (1) Th. Gobert, Liège à travers les âges, t. I. p. 286 (Liège, 1924). desorganisation de l enseignement Tous les étages de l'édifice scolaire, les anciens comme les nouveaux, s'abîmèrent dans le naufrage de l'Ancien Régime. Dès 1795, un rapport officiel déclare qu'il n'existe plus, dans la commune de Liège, d'enseignement public (l). Bas-senge, trois ans plus tard, gémit sur la démoralisation et l'ignorance de la jeunesse privée de toute espèce d'instruction. La municipalité a beau ordonner la création d'écoles, les instituteurs ne se présentent pas. Tout au plus subsiste-t-il çà et là quelques établissements privés où, sous la direction d'un ancien moine, d'une religieuse sécularisée ou d'un sacristain, des enfants apprennent à lire et à écrire dans des conditions aussi lamentables au point de vue de la pédagogie qu'à celui de l'hygiène. Et si l'on songe que Liège est de toutes les grandes villes du pays la plus favorable aux idées nouvelles, on devinera sans peine ce que devait être la décadence générale. Pourtant, jamais gouvernement ne prôna plus sincèrement que celui de la République, les bienfaits de l'instruction. L'ignorance n'était-elle pas le plus ferme soutien de la tyrannie, et la diffusion des lumières, la condition indispensable de la liberté et de l'affranchissement des peuples? Dès 1792, la Convention avait rendu obligatoire la fréquentation de l'école primaire et mis à charge de l'État la rétribution des instituteurs. Mais au milieu des troubles civils et de la guerre, le temps et l'argent avaient également manqué. Le marasme n'avait fait que s'accentuer. La situation n'était guère meilleure en France qu'en Belgique, IorsquelaConventionvota, quelques jours avant de se séparer, la loi du 3 brumaire an IV (25 octobre 1795) qui fut promulguée en 1797 dans les départements réunis. Elle organisait un système d'enseignement à la fois démocratique et laïque. Si l'État ne revendiquait pas le monopole de l'école, il en exerçait soigneusement l'inspection. Officielles ou privées, toutes les écoles, placées sous sa surveillance, devaient donner les mêmes garanties de civisme. Dans l'enseignement élémentaire, les droits de l'homme prenaient la place qu'avait jadis occupée le catéchisme. Les maîtres devaient employer les livres adoptés par la Convention, faire observer le décadi, amener les enfants aux fêtes républicaines et leur apprendre à honorer le nom de citoyen. Libre à eux d'enseigner la religion, pourvu qu'ils s'abstiennent soigneusement de la confondre avec le « fanatisme » et « l'aristocratie ». Le but essentiel était d'inspirer l'amour des institutions républicaines, et en l'éclairant, de former l'esprit public. Mais, à part un bien petit nombre de démocrates, ces institutions apparaissaient trop haïssables aux Belges pour qu'ils n'envisageassent point avec répugnance sinon avec horreur l'obligation d'y faire initier leurs enfants. Ils préféraient les priver d'écoles plutôt que de les confier à des écoles qu'ils réprouvaient et qu'à partir de 1797 la persécution religieuse leur rendit plus abominables encore. En fait, la situation demeura après la loi de brumaire ce qu'elle était auparavant. On n'institua pas ou on institua à peine des écoles officielles. Surtout, les municipalités se gardèrent presque toutes de surveiller les écoles privées et quand elles les surveillèrent, ce fut pour les couvrir d'une protection à l'abri delaquelle leurs maîtres purent continuer presque toujours à enseigner, au lieu des principes républicains, les principes religieux. Arrivait-il que les Commissaires du Directoire en ordonnassent la fermeture, on obéissait sans que l'enseignement public en profitât. Presque personne ne se présentait pour faire partie des jurys scolaires chargés de choisir les instituteurs. Ceux-ci d'ailleurs, plus insuffisants encore par leur qualité que par leur nombre, contribuaient à jeter le discrédit sur l'enseignement officiel. Il eût dû être un modèle. En réalité, il était au moins aussi lamentable que celui des écoles libres, où se perpétuait, à la fureur impuissante des autorités, l'ignorance et l'esprit de «catéchistes superstitieux». En 1801, à Liège, on ne comptait que trois instituteurs primaires. A Bruxelles, les écoles municipales n'étaient fréquentés que par trois cents enfants environ (l). (1) A. Sluys, L'enseignement en Belgique sous le régime français, p. 25 (Bruxelles 1898); Geschiedenis van het onderwijs in België tijdens de fransche overheersching en onder de regeering van Willem /, p. 95 et suiv. (Qand, 1913.) Les Écoles Centrales, dont une devait être érigée dans chaque département, contrastent par leur activité et leur vigueur avec cette misère. En matière d'enseignement, elles furent certainement la création la plus intéressante et la plus féconde de la Révolution. L'esprit qui les anime est résolument l'esprit moderne. Le latin n'y figure plus que comme adjuvant de l'enseignement du français. Les sciences exactes, les mathéma-tiquesetlessciencesnaturelles, physique, chimie, botanique, sont appelées à concourir à la formation de l'intelligence. Chaque École Centrale a sa bibliothèque, son jardin botanique, son laboratoire. Les professeurs sont autant que possible recrutés parmi les hommes les plus savants du département. Leurs cours, accessibles au public, ne s'adressent pas seulement aux élèves, mais encore à tous ceux qui cherchent à s'instruire ou à perfectionner leurs connaissances. A peine sont-elles ouvertes que se prononce un mouvement scientifique trop tôt interrompu. Jusqu'aujourd'hui, leur influence a laissé des traces durables : c'est d'elles que plusieurs de nos villes tiennent leur bibliothèque publique ou leur jardin botanique, et il suffira pour se convaincre de leur valeur de rappeler que des hommes comme van Hulthem, comme Cornelissen, comme Lesbroussart y ont fait leurs débuts, soit dans la carrière du professorat, soit dans celle de la science (l). Mais l'opinion publique resta défiante à leur égard et elles furent loin d'obtenir le succès qu'elles eussent mérité. La neutralité de leur enseignement suffit à les rendre suspectes. Elles ne furent guère fréquentées que par des familles de fonctionnaires et d'acheteurs de biens nationaux. Assister à leurs cours, c'était faire acte d'adhésion au régime, et il n'en fallut pas davantage pour que l'on s'abstînt. Au surplus, les événements ne leur laissèrent pas le temps de s'acclimater. Elles ne survécurent guère au 18 brumaire. La création des lycées en 1802, amena leur disparition. 11 n'en existait plus une seule en 1804. (1) Pour l'activité de l'École Centrale de Mons, voir J. Becker, Un établissement d'enseignement moyen à Mons depuis 1545, p. 327 et suiv. (Mons 1913). i.es ecoles centrales Créé en vue d'adapter les principes de la Révolution aux besoins d'une société où domine désormais l'influence des classes possédantes, le lycée apparaît comme une institution spécifiquement napoléonienne. Il conserve une partie du programme des Écoles Centrales, qu'il tempère par les méthodes pédagogiques de l'Ancien Régime. Si les sciences exactes y restent en honneur, la prépondérance y revient cependant à l'enseignement littéraire. La religion n'en est plus bannie : elle y occupe la place que lui assigne le Concordat. Puisque le catholicisme est « la religion de la majorité des Français », les classes s'ouvriront par une prière, et les élèves, placés sous la direction spirituelle d'un aumônier, assisteront le dimanche, dans la chapelle, à la messe et au salut. Nul exclusivisme d'ailleurs : les dissidents sont conduits à leurs temples par les ministres des cultes qu'ils professent. Au surplus, l'esprit de la maison comme celui de l'État reste laïque et l'enseignement n'est pas plus confessionnel que le code civil. A tout prendre, les lycées ont dû apparaître aux yeux des Belges comme une restauration des collèges thérésiens. Comparaison d'autant plus légitime que le lycée ne prétend plus former des citoyens mais donner aux enfants des classes dirigeantes une instruction et une éducation qui leur permettent de servir utilement l'État. Car l'État, comme au temps du despotisme éclairé, exerce sur eux un contrôle étroit. De là l'internat obligatoire, l'institution de censeurs chargés du maintien de l'ordre et de la conservation du « bon esprit », l'initiation des élèves au maniement des armes et l'introduction d'une discipline qui leur donne, dès l'école, la préparation militaire. Tout était combiné, dans les collèges de l'Ancien Régime, pour conduire les élèves vers l'Église ; tout l'est ici pour les dresser au rôle de fonctionnaires ou d'officiers. Par les bourses qu'il attribue, le gouvernement met la main à l'avance sur les sujets les plus méritants et les enrôle, dès l'enfance, à son service. Un lycée au moins devait exister dans le ressort de chaque cour d'appel. La Belgique en posséda quatre, institués à Bruxelles, à Liège, à Gand et à Bruges. Sous eux, des écoles secondaires ou collèges, subventionnées par l'État, pouvaient être organisées soit par les communes, soit par des particuliers. Soumises à l'inspection du gouvernement, elles devaient former la transition entre les lycées et les écoles primaires. Quant à ces dernières, qu'elles soient instituées par les communes ou qu'elles relèvent de l'initiative privée, elles sont déléguées à la surveillance des sous-préfets. En fait, la très grande majorité d'entre elles furent des écoles libres et, partant, des écoles catholiques. Pour les filles, il n'y en eut guère d'autres que celles qu'ouvrirent les religieuses sécularisées par la Révolution. L'institution de l'Université impériale (10 mai 1806) substitua à ce régime le monopole exclusif de l'État. Désormais, nul ne put ouvrir d'école ni enseigner publiquement, à quelque degré que ce fût, sans en avoir reçu licence en due forme. De même que l'Empire était réparti en circonscriptions militaires, il le futen « Académies », chacune pourvue de son recteur, subordonné lui-même au Grand Maître siégeant à Paris, et chargé, sous sa direction, d'imprimer à l'enseignement l'esprit « uniforme » dont devait sortir, au profit de l'empereur, « l'unanimité » des sentiments et des volontés. Liège et Bruxelles furent les chefs-lieux des deux Académies qui étendaient leur ressort sur la Belgique. Au reste l'Université, dont l'organisation définitive date de 1811, n'eut pas le temps d'y modifier sensiblement la situation. Elle ne contribua guère qu'à renforcer le mécontentement provoqué par la rupture de Napoléon avec le pape, et tandis qu'aujourd'hui encore elle subsiste en France dans ses traits essentiels, elle ne survécut pas en Belgique aux événements de 1814. Dans le système napoléonien, il n'existe pas à proprement parler d'enseignement supérieur. La rhétorique des lycées achève la formation de l'esprit. Au delà, il n'y a plus que des écoles spéciales destinées non à la culture de la science mais à l'enseignement professionnel. Tel fut l'école, plus tard faculté de droit, organisée à Bruxelles le 25 mars 1807 et à laquelle fut adjointe, le 5 novembre 1810, une faculté des Lettres destinée à la formation des professeurs des lycées et des collèges. Des écoles de médecine, dues à l'initiative privée et encouragées par les préfets, s'ouvrirent à Gand et à Liège. Des jurys médicaux, un par département, s'acquittaient du soin de délivrer les diplômes exigés par la loi aux officiers de santé, pharmaciens, herboristes et sages-femmes. La pacification générale des esprits après le coup d'État de brumaire, assura en Belgique aux lycées et aux collèges le succès qui avait été refusé aux Écoles Centrales et qu'expliquent d'ailleurs leurs concessions au sentiment religieux et aux traditions pédagogiques du passé. Si la noblesse s'abstint en général de les fréquenter, la bourgeoisie assura leur recrutement. Quantité de collèges furent institués soit par les municipalités des villes, soit par des maîtres particuliers, et l'instruction, interrompue depuis l'invasion de 1794, reprit son cours normal. Il faut constater cependant que l'enseignement populaire resta déplorable. Manifestement, les autorités s'en désintéressèrent presque toujours, et cela s'accorde bien avec la disparition croissante des tendances démocratiques et le caractère de plus en plus « censitaire » du gouvernement et de la société. De son côté, le clergé se méfiait des écoles ouvertes par les municipalités et l'obligation de se soumettre à l'inspection le détournait d'en organiser lui-même. L'indifférence des pouvoirs publics et les scrupules religieux nuisirent donc également à l'instruction du peuple. En 1812, Thomassin constate que, dans le département de l'Ourthe, les écoles élémentaires sont bien moins nombreuses qu'avant la Révolution (l). Dans l'Escaut, Faipoult note l'ignorance générale des paysans, presque tous illettrés. Dans l'Ourthe, Micoud d'Umons, en 1807, remarque que plusieurs communes n'ont ni écoles primaires ni écoles particulières. La situation n'était pas meilleure dans les villes où, comme on l'a vu plus haut, l'atelier détournait de l'école les enfants de la classe ouvrière. Le gouvernement ne fît rien pour remédier à cet état de choses (2). Il semble l'avoir accepté comme une conséquence de l'ordre social. Était-il nécessaire au recrutement des armées (1) Mémoire statistique du département de l'Ourthe, p. 288. Il ajoute, p. 276, qu'un septième à peine de la population sait lire et écrire. (2) Cf. A. Sluys, Geschiedenis van het onderwijs, p. 156 et suiv. la francisation linguistique i9i et à celui des fabriques que les gens du peuple sussent lire et écrire? II L'uniformité de l'enseignement eut pour résultat d'en faire, dans les départements réunis, un puissant instrument de francisation. Il ne pouvait être question de l'adapter aux mœurs, aux idées ou au langage de la ci-devant Belgique devenue partie intégrante de l'empire français. L'intérêt de l'État exigeait trop évidemment l'assimilation des peuples annexés pour que le gouvernement pût voir dans leurs caractères nationaux autre chose que des obstacles à abattre. Sa mission était de dresser ses nouveaux sujets et de les amener par la communauté de l'instruction et de l'éducation à être dignes de la grande nation à laquelle ils avaient désormais le bonheur d'appartenir. Il était d'ailleurs trop sûr de sa force pour redouter aucune opposition. Il lui suffit de proclamer, sous la République comme sous l'Empire, que le français était la seule langue officielle (l). Pour les mesures d'application, il les délégua à ses fonctionnaires. Généraliser l'usage du français dans les parties flamandes de la Belgique fut naturellement un de leurs premiers soucis. La tâche n'était pas difficile. Le français y avait fait de tels progrès au XVIIIe siècle, que Shaw, dès 1788, prévoyait la disparition prochaine de la langue nationale (2). Bien rares étaient ceux qui, comme Verloy, comme Braeckenier, s'intéressaient encore à son sort. Et quand bien même ils eussent eu le courage d'élever la voix en sa faveur, qui les aurait écoutés? Tout s'unissait, depuis l'annexion, pour hâter l'évolution commencée spontanément avant elle. La connaissance du français s'imposait aux rapports sociaux comme aux relations économiques. Sans la posséder, nul moyen de faire carrière. Elle était désormais un besoin primordial de l'exis- (1) J. des Cressonnières, Essai sur la question des langues dans l'histoire de Belgique, p. 340 (Bruxelles, 1920). (2) Histoire de Belgique, t. V, 2e édit., p. 330. tence et on acceptait cette situation sans protester. D'elle-même, la population s'inclinait au but et il était inutile de la contraindre. Sans doute, dans les campagnes et dans beaucoup de petites villes, la langue flamande était seule ou presque seule en usage et il ne pouvait être question de l'imposer aux écoles dont les maîtres, pour la plupart, n'en connaissaient pas d'autre. Mais les préfets encouragèrent par des récompenses les instituteurs qui ouvriraient des leçons de français, et leurs instructions s'accordant aux vœux des parents, le succès répondit tout de suite à leurs efforts. Dès 1804, Viry, dans la Lys, se réjouit des progrès accomplis. La langue française se répand, dit-il, en même temps que les modes françaises. Les fermiers désirent la faire apprendre à leurs enfants (l). Dans les écoles de filles surtout, elle occupe une grande partie des programmes. Les instituteurs formés par les écoles normales la connaissent tous et se font gloire de l'enseigner. Incontestablement, ce qui nuit à sa diffusion parmi le peuple ce n'est pas la répugnance à l'apprendre, c'est le trop petit nombre des écoles et leur fréquentation insuffisante. En revanche, dans les collèges officiels et naturellement dans les lycées, elle règne en maîtresse, et les collèges libres suivent l'exemple. Si on y enseigne encore le flamand, c'est à titre de seconde langue et presque de langue étrangère. La génération qu'ils ont formée de 1800 à 1814 a été élevée exclusivement en français, et il suffit de noter ce fait pour se rendre compte de la francisation rapide de la bourgeoisie. L'administration ne manque pas d'accélérer le mouvement. Peu à peu, le flamand est exclu de toutes les positions qu'il occupait. En 1800, les fonctionnaires de l'enregistrement demandent, en vue d'éviter les fraudes, que tous les actes qui leur sont soumis soient exclusivement rédigés en français et, le 13 juin 1803, un arrêté leur donne satisfaction, tout en tolérant que les officiers publics puissent annexer aux expéditions officielles une traduction dans l'idiome du pays. Encore cette concession tombe-t-elle bientôt en désuétude. Dans les (0 Mémoire statistique du département de la Lys, p. 54 et suiv. LA FRANCISATION LINGUISTIQUE bureaux des préfectures, des municipalités, de tous les chefs des grands services de l'État comme dans les greffes des tribunaux, non seulement les fonctionnaires ne correspondent et ne tiennent les écritures qu'en français, mais très souvent, étant eux-mêmes Français d'origine, ils ne savent point d'autre langue. C'est en français que délibèrent les Conseils Généraux des départements ainsi que les Conseils communaux, que les juges rendent leurs sentences et que plaident les avocats. Et bientôt, le français débordant au dehors, multiplie ses emprises sur la vie sociale. Aux yeux de beaucoup de préfets, c'est un devoir que d'extirper l'usage de l'idiome national. A Anvers, Voyer d'Argenson est « ardent à interdire les publications périodiques en langue flamande (l). Dans l'Escaut, ses collègues se signalent par l'intransigeance de leur zèle. En 1806, Faipoult ordonne la fermeture de tous les théâtres flamands du département. D'Houdetot oblige l'éditeur de la Gazette van Gent à publier désormais son journal en français, interdit, en 1810, l'impression de tout livre et de tout journal en flamand et, en 1812, impose la traduction du nom des rues et jusqu'à celle des inscriptions peintes sur les enseignes (2). Mais cette persécution administrative ne fut pas générale. La plupart du temps les préfets se bornèrent à bannir le flamand de l'usage officiel. Les vieilles sociétés de rhétorique continuèrent à subsister et à organiser des concours entre leurs membres (3). On y rima, dans une langue déplorablement abâtardie, les victoires de l'empereur. D'autre part, le clergécontinuaitd'enseignerle catéchisme et de prêcher, au moins à la campagne, dans la langue du peuple, qui apparut ainsi solidaire de la religion. La poésie pieuse qui avait inspiré au XVIIe siècle le Masker van de Wereld du jésuite Poirters (1646) continua de trouver des lecteurs. C'est à elle que se (1) Lanzac de Laborie, op. cit., t. II, p. 270. (2) F. van der Haeghen, Bibliographie gantoise, t. V. p. 9 et suiv. (3) En 1812, à Gand, on rouvre la chambre de rhétorique de Fonteyne et J.-F. Wlllems y remporte un prix pour un poème sur la bataille de Friedland. En 1805 et 1806, E.-D. van Daele fit paraître sous le pseudonyme de Vaillant, un périodique, Ti/dverdrijf, consacré à l'étude de la langue flamande. Hist. db Belg. VI rattache la Jerusalems herstelling, publiée en 1811 par le curé Stichelbaut, dans laquelle s'exprime, sous une forme symbolique, les souffrances d'un peuple opprimé par l'impiété et aspirant à la libération, La centralisation administrative et la francisation du pays qui en résulta, orientèrent naturellement vers la France ou, pour mieux dire, vers Paris, toute l'activité intellectuelle de la Belgique. 11 serait vain d'y chercher la moindre trace de spontanéité ou d'originalité. Elle n'est plus qu'un pâle reflet de la capitale. C'est vers elle que se tournent tous les regards et que se dirigent les jeunes gens désireux de faire carrière soit au barreau, comme de Gerlache, soit dans la littérature, comme de Stassart, soit dans les arts, comme tant d'autres. Les neuf départements réunis ne forment plus qu'une grande province soumise à l'influence et à l'attraction de Paris. Madrid, sous le régime espagnol, Vienne, sous le régime autrichien, n'avaient été que la résidence des princes et n'avaient jamais imposé aux Pays-Bas ni leurs moeurs, ni leurs idées. Bien plus, lorsque, sous Marie-Thérèse, le gouvernement avait voulu ranimer en Belgique la culture littéraire et scientifique, il avait cherché à lui fournir, par la création de l'Académie de Bruxelles, un centre autonome autour duquel elle pût se grouper. Mais l'Académie a été entraînée dans la suppression des corporations. Sa bibliothèque et ses instruments sont dispersés comme ses membres. D'ailleurs personne ne s'intéresse plus aux antiquités nationales auxquelles elle avait consacré le meilleur de ses forces. Frappées de la réprobation qui s'attache à l'Ancien Régime, elles ne paraissent plus qu'un passe-temps de réactionnaires ou tout au moins de pédants. Sauf quelques rares bibliophiles, comme van Hul-them à Gand, on laisse se dilapider le trésor des bibliothèques provenant des institutions religieuses supprimées et que le gouvernement a d'ailleurs écrémées au profit de Paris. En 1811, Liège « n'offre ni un manuscrit ni un livre à consulter » (l). Çà et là, dans le silence du cabinet, quelque antiquaire, (1) Th. Gobert, Liège à travers les âges, t. I, p. 276. la situation intellectuelle et morale l attraction de paris quelque amateur, un Raepsaet, un de Bats, un S.-P. Ernst, un Diericx, s'adonne encore à des recherches d'érudition dont il conserve le plus souvent, faute d'éditeur, les résultats dans ses porte-feuilles. Ni l'opinion ni le gouvernement ne les encouragent. Malgré les instances de Camus et du préfet d'Herbouville, aucune subvention n'est accordée aux Bollan-distes pour leur permettre de reprendre leurs travaux (l). L'Institut honore bien, de loin en loin, quelques « nouveaux Français » de sa bienveillance. Il s'est associé le vieux Lens pour la peinture, le commandeur de Nieuport pour la mécanique, van Mons pour la chimie. Mais ces distinctions ne font qu'accentuer encore l'attraction de Paris. Tous les talents se dirigent vers la grande ville qui concentre en elle toutes les ressources et seule dispense la renommée. Celle de Grétry et de Gossec stimule l'ambition de leurs compatriotes et les attire. C'est à Paris que le Brugeois Suvée reçoit la direction de l'École de France à Rome, que son concitoyen J.-B. van Praet devient un des conservateurs de la bibliothèque impériale. D'autres Belges s'y distinguent aux « concours de Rome» : en 1804 et 1807, les Brugeois Odevaere et van Calloigne, en 1808, le Liégeois Ruxthiel, en 1812, l'Ostendais Suys. Le jeune Bériot y fait ses études au conservatoire et c'est à Paris encore que vont s'établir le chimiste Brizé-Fardin, le médecin Nysten, le physicien Robertson, le mathématicien Christian. Paris impose à la Belgique dans tous les domaines le ton ou la méthode. L'art se met à l'école de David, la littérature à celle de Delille, la science, mieux partagée, à celle des maîtres qui illustrent l'Institut. Tous ceux qui n'ont ni les moyens ni les loisirs d'aller puiser à la source, s'efforcent au moins d'en détourner le ruissellement vers le pays. Dans les grandes villes se fondent des sociétés littéraires, des sociétés scientifiques, des sociétés artistiques, qui organisent des concours et des expositions de tableaux (2). Mais, (0 H. Delehaye, L'œuvre des Boltandistes, p. 181 (Bruxelles, 1920). (2) La plus ancienne est la Société des Arts de Gand fondée en 1808, en même temps que la Société de Botanique et d'Horticulture qui organisa un « Salon de flore » dès 1809. Sur ce mouvement, voy. E. Mailly, Études sur la culture intel- en dépit de la bonne volonté de ses promoteurs, toute cette activité ne dépasse pas le niveau d'une honnête médiocrité provinciale « à l'instar de Paris ». Le théâtre s'alimente naturellement de pièces françaises, jouées par des acteurs français. Nulle part, ni accent original ni inspiration sincère. La nation s'efforce à porter l'habit d'uniforme qui lui est imposé et à n'en pas déranger les plis. Comment aurait-elle pu s'abandonner à elle-même et s'exprimer à sa guise sous la surveillance constante d'une censure qui, à mesure que se prolonge le régime impérial, devient d'année en année plus soupçonneuse et plus oppressive? (l). Sous la République, la presse avait encore joui d'une liberté bien précaire sans doute et bien limitée. A partir du Consulat, l'étau qui l'enserre a été se refermant sans cesse. Jamais une telle servitude ne lui a été imposée, car, si l'Ancien Régime la contrôlait par raison d'orthodoxie et par raison d'État, du moins ne prétendait-il pas la contraindre au silence. Aujourd'hui, en dehors des matières de simple agrément ou de science pure, tous les sujets lui sont interdits. Elle ne peut traiter ni de politique, ni de morale, ni de philosophie, ni d'administration. Toute idée est suspecte, toute phrase peut contenir une allusion ou une insinuation. Seuls les fonctionnaires ont le droit de parler au public et de lui communiquer la bonne doctrine. Tout papier imprimé est du ressort de la police, car tout papier imprimé peut être dangereux. A lire la correspondance des préfets, il apparaît que de plus en plus leur mission essentielle est de surveiller l'opinion et de faire observer les lois qui I'étouffent. En vertu de l'arrêté du 27 nivôse an VIII (17 janvier 1800) aucun nouveau journal ne peut être lectuelle à Bruxelles pendant la réunion à la France (Bruxelles, 1887); La Société de Littérature de Bruxelles (Bruxelles, 1888). (1 ) P. Verhaegen, Essai sur la liberté de la presse en Belgique durant la domination française. Annales de la Société Archéologique de Bruxelles, t. VI, [1892] et VII [1893] ; F. Donet, Un quart de siècle de censure. Bulletin de l'Académie d'Archéologie, 1907, p. 278 et suiv.; Th. Qobert, Imprimerie et journaux à Liège sous le régime français. Bulletin de l'Institut Archéologique liégeois. 1924, p. 1 et suiv. Cf. E- Roche, La censure en Hollande pendant la domination française (La Haye-Paris, 1923). publié sans licence, et le gouvernement a le droit de supprimer sur-le-champ toute feuille qui lui paraîtrait hostile au « pacte social ». Une circulaire de Fouché, en 1807, interdit aux journalistes d'insérer « aucun article quelconque relatif à la politique, excepté seulement ceux qu'ils pourront copier dans le Moniteur ». Et là-dessus, le zèle des préfets s'emporte. Pour mieux obéir, ils s'arrogent un droit de censure préalable et se font envoyer avant qu'elles ne soient tirées, les épreuves des gazettes. Les journalistes ne doivent être que les « notaires de l'esprit public ». La moindre incartade, la plus petite « inconvenance de style » attirent sur leurs feuilles un arrêt de mort. D'ailleurs, à partir de 1810, un décret a décidé que, sauf dans la Seine, il n'y aurait plus qu'un journal par département. Et quel journal ! A part ce qu'y laisse passer la préfecture, on n'y trouve plus que des annonces et des anas. Quant aux livres, on n'en peut introduire de l'étranger sans qu'ils aient subi à la douane un examen dont on peut deviner la compétence et l'esprit. Pour les autres, la censure se montre si impitoyable qu'elle décourage à l'avance les auteurs. Rien n'est épargné. En 1811, dans l'Ourthe, le préfet se fait envoyer les épreuves des almanachs et de ces petits livres « qui sont la bibliothèque du vulgaire et de l'enfance », en vue moins encore d'en écarter les obscénités et la superstition que d'y introduire les louanges de l'empereur (l). A partir de 1810, pour exercer la profession de libraire ou d'imprimeur, il faut se procurer un brevet du gouvernement. Quant au théâtre, est-il besoin de dire qu'il ne peut jouer que des pièces approuvées par l'autorité ? Le despotisme le plus étroit et le plus rigide s'impose ainsi à la pensée. La République avait voulu, en s'emparant du contrôle de l'éducation et de la presse, faire des citoyens. Napoléon ne leur assigne plus d'autre but que de dresser, au profit de l'État, des administrés. (0 Correspondance du préfet de l'Ourthe. Archives de l'État à Liège. CHAPITRE IV LA FIN DU RÉGIME De toutes les causes qui, aprèsle 18brumaire, avaient concilié les Belges à Bonaparte, la principale avait été la proclamation du Concordat. Sans doute, il restait bien en deçà de ce que l'opinion catholique eût souhaité. Mais puisque le pape l'approuvait, quel motif eût-on pu invoquer pour n'accepter point de bon cœur le bienfait de la paix religieuse enfin restaurée après une si longue persécution? Au lieu de s'étonner des difficultés que les « insermentés » lui suscitèrent encore jusqu'en 1803, il faut plutôt admirer la facilité avec laquelle le clergé s'y rallia dans son ensemble. Le sentiment public était trop avide de repos pour persister plus longtemps dans la résistance. L'agitation que Stevens s'obstinait à fomenter s'apaisa à partir de 1806. Les fidèles n'étaient point d'humeur à discuter sur les « articles organiques »; il leur suffisait que les églises se rouvrissent et qu'ils pussent, le dimanche, s'éveiller au son des cloches annonçant la messe. On sentait vaguement que l'inévitable s'était accompli et que, dans l'ordre nouveau des choses, les privilèges ecclésiastiques avaient aussi définitivement disparu que les privilèges nobiliaires. Le clergé régulier se résigna sans mot dire à sa déposses- consequences du concordat sion, commencée d'ailleurs sous l'Ancien Régime, achevée sous la Révolution et légalisée par le Concordat. Il se courba sous la force et disparut sans bruit. Les moines se confinèrent dans leurs familles ou s'adonnèrent soit à l'enseignement, soit au ministère paroissial. Les religieuses, pieusement associées en petits groupes dans des maisons louées, se consacrèrent à l'instruction des filles, aux soins des malades et à des travaux d'aiguille. En 1808, le préfet de l'Ourthe vantait leur dévouement et rendait hommage à l'innocence de leurs mœurs et de leurs sentiments. Évidemment, la police pouvait dormir tranquille. Il n'y avait rien à craindre des survivants des corporations supprimées : chaque année la mort diminuait leur nombre, et on pouvait prévoir le moment où il n'en subsisterait plus que le souvenir (l). Quant aux prêtres séculiers, le désintéressement dont ils firent preuve frappa vivement les contemporains. Dans la plupart des communes, la cure avait été vendue comme bien national, et ils s'accommodèrent sans protester d'installations de fortune. La résistance de beaucoup d'entre eux à prêter le serment d'obéissance aux nouveaux évêques ne s'explique que par des scrupules de conscience. Elle mit souvent à une rude épreuve la patience des préfets et provoqua çà et là des violences fâcheuses. A Malines, la police arrêta l'abbé de Lantsheere qu'elle accusait de soutenir les protestataires. Il fallut que Portalis lui-même intervînt pour prêcher le calme et la soumission. Enfin, en 1803, toutes les difficultés furent aplanies et, l'année suivante, l'assistance du pape au couronnement de Napoléon fit disparaître ce qui pouvait subsister encore d'une agitation à laquelle le chef suprême de l'Église enlevait lui-même ses derniers prétextes. Tandis qu'en 1559, Philippe II n'avait guère désigné que des Belges pour administrer les nouveaux diocèses (2), Napoléon ne nomma que des Français aux évêchés réorganisés par le Concordat. Il agit en cela, et pour les mêmes motifs, comme (0 Correspondance du préfet de l'Ourthe aux Archives de l'État à Liège, 30 mai 1808. (2) Histoire de Belgique, t. III, 3e édit., p. 413. il avait agi pour les préfets. Mais ses choix ne furent pas aussi heureux. Sauf l'évêque de Namur, Mgr. Bexon, qui, âgé de soixante-treize ans, scandalisa ses ouailles par des aventures galantes trop bruyantes, leurs mœurs étaient aussi correctes que leur orthodoxie. Par considération de l'ultra-montanisme du pays, on avait eu soin de les recruter tous en dehors du clergé constitutionnel. En revanche, on n'avait tenu nul compte de l'esprit et des traditions du clergé qu'ils allaient avoir à administrer. L'archevêque de Malines, Jean-Armand de Roquelaure, était un prélat d'Ancien Régime, jadis aumônier de Louis XVI, qui, à quatre-vingt-un ans, conservait les allures et les habitudes d'un grand seigneur, et dont « les formes lestes, ouvertes et entièrement françaises, contrastent singulièrement avec les formes lourdes et ténébreuses des prêtres brabançons » (l). A Gand, Mgr. Fallot de Beaumont se considère bientôt comme en exil et on doit, en 1807, le remplacer par un favori de l'empereur, Mgr. de Broglie. A Liège, l'Alsacien Zaepfel et à Tournai, son compatriote F.-J. Hirn s'adaptèrent plus facilement à l'esprit de leur entourage. Pourtant, cette première rencontre entre des éléments si disparates n'alla point sans froissements de toutes sortes. En 1807, Roquelaure faisait part à Portalis de son intention d'envoyer à Paris ou à Lyon une partie de ses séminaristes « pour franciser la Belgique en peu de temps » (2). Au reste, il n'y eut ni éclat ni rupture. L'accoutumance usa peu à peu les premières aspérités du début. Certains évêques se laissèrent même assez rapidement conquérir par leur clergé. Hirn à Tournai et de Broglie à Gand ne tardèrent pas à tomber sous l'influence de leurs grands vicaires, Duvivier et van de Velde, qui s'étaient signalés jadis par l'outrance de leur opposition aux édits de Joseph II. Ce que le gouvernement exigeait avant tout des évêques, c'était une conformité absolue à ses desseins et une obéissance (1) Lanzac de Laborie, op, cit., t. I, p. 410. (2) Ibid., t. II, p. 102. — D'après la marquise de La Tour du Pin, Mémoires, t. II, p. 314, son successeur, de Pradt, aurait dénoncé au commissaire général de la police, les prêtres anti-concordataires. désaffection du clergé passive à ses ordres. Il put compter sur l'une et sur l'autre. Tous acceptèrent de se conduire, dans leurs rapports avec lui, en « préfets ecclésiastiques » et de dresser leur clergé au service de l'État. Les curés eurent à chanter les innombrables Te Deum requis par les victoires et les événements du règne, à exposer au prône les beautés de la conscription et les bienfaits de la vaccine. Les grands vicaires s'empressaient de communiquer à l'examen du préfet le texte de leurs sermons. L'adulation était de règle. En 1804, le supérieur du séminaire de Malines exprimait au ministre de l'Intérieur la joie qu'il avait ressentie en apprenant l'élévation à l'Empire « du grand Bonaparte envoyé de Dieu comme un autre Cyrus pour rétablir la religion et la paix, tant dans l'ancienne France que dans les départements réunis » (l). Et pour être exubérante dans son expression, cette joie n'en était sûrement pas moins sincère. Car si l'Église servait l'empereur, l'empereur la comblait de bienfaits très réels. Partout les séminaires et les petits séminaires s'organisaient, les fabriques d'église rentraient en possession de leurs biens non aliénés, le clergé, jusqu'au grade de sous-diacre, était exempté du service militaire. Pourtant la lune de miel de l'État et de l'Église ne pouvait durer bien longtemps. Napoléon plus encore que Joseph II entendait soumettre celle-ci à celui-là et en faire un instrument de règne. Dans sa volontéd'enajusterlesinstitutions auxnéces-sités de la société moderne, il était peu à peu entraîné au delà du point de rupture. Au lieu de laisser la société ecclésiastique se développer et agir à côté et en dehors de la société civile, il avait résolu de l'y faire entrer de force et de l'y soumettre. Depuis 1806, ses exigences croissantes le précipitent fatalement à un conflit avec la papauté. L'obligation imposée aux prêtres d'enseigner le catéchisme impérial commence à provoquer une fermentation dangereuse. En France, où le gallicanisme1 était courant, elle fut assez facilement acceptée; en Belgique, elle raviva aussitôt les cendres encore chaudes de la querelle fébronienne. Des brochures (1) Archives Nationales de Paris, F. 1, c. III. Deux-Nèthes, 5. 201 commencent à circuler sous le manteau ( 1 ). Çà et là, les curés cessent de chanter le Domine salvum fac imperatorem. Les séminaristes s'agitent et aussitôt les autorités et la police d'entrer en campagne. Les préfets organisent la traque aux catéchismes prohibés, les font saisir chez les imprimeurs et les libraires, ordonnent aux maires de signaler les incartades des prêtres, se font rendre compte des sermons et instruisent des moindres incidents de l'agitation cléricale le ministre de la police. De département en département, ils se signalent les prédicateurs ambulants et jusqu'aux marchands qui débitent des papiers à filigrane suspect (2). Le plus grave, c'est que le conflit du pape et de l'empereur commence à se répercuter sur l'organisation de l'Église. En 1808, l'abbé de Praet, désigné comme successeur à Mgr. de Roquelaure à Malines, ayant reçu de Rome des bulles motu proprio, le gouvernement refuse de les lui remettre, si bien que, ne pouvant les exhiber en prenant possession de son siège, il y fait figure d'intrus. Incessamment d'ailleurs, la querelle du sacerdoce et de l'empire avive et aggrave le mécontentement et l'inquiétude non seulement du clergé mais des fidèles. En 1809, coup sur coup, l'annexion de États du Pape (17 mai), l'excommunication tacite de Napoléon (10 juin), l'enlèvement de Pie VII (5 juillet) augmentent une indignation à laquelle le divorce de l'empereur, prononcé par le Sénat le 16 décembre, ajoute le scandale. On commence à se demander si le nouveau Cyrus n'est pas l'Anté-Christ. Pendant le voyage de 1810, ses fureurs contre les prêtres l'ont encore plus diminué à leurs yeux qu'elles ne les ont effrayés. Ils se sentent maintenant soutenus par l'opinion. Les béguines d'Anvers, dont le curé a été saluer Napoléon lors de son passage dans la ville, rompent tout rapport avec lui (3). A Liège, le chanoine Barrelt (1) Il en existe une collection considérable à la Bibliothèque de l'Université de Gand. L'une de celles que j'y ai vues porte cette note manuscrite : « Ontvangen door eene onbekende hand ». (2) J'emprunte ces détails à la Correspondance du préfet de l'Ourthe aux Archives de l'État à Liège. (3) Lanzac de Laborie, op, cit., t. Il, p. 272. rupture avec le clergé 203 s'oppose énergiquement à reconnaître l'évêque nommé, Mgr. Lejeas, et plutôt que de céder se laisse exiler à Besançon (l). Évidemment, contre le renouveau du joséphisme qui se manifeste plus brutal encore que jadis, l'opposition se reforme. Stevens publie de nouveaux pamphlets contre le « héros philosophe » qu'il qualifie de renégat et de sectateur de Mahomet. Les grands vicaires van de Velde et Duvivier dirigent la conduite de leurs évêques, à Gand, celle de Broglie, à Tournai, celle de Hirn. Nommés pour servir d'instruments à la politique napoléonienne, l'un et l'autre, gagnés par l'ultra-montanisme de leurs ouailles (2), ont passé à l'opposition. En 1811, au concile national de Paris, ils résistent courageusement aux desseins de l'empereur. Seul parmi les prélats français, l'évêque de Troyes s'est rangé à leurs côtés. On ne peut douter que le clergé belge ne se soit exprimé par leurs bouches, et c'est lui qui est châtié aussitôt en leurs personnes. Leur emprisonnement à Vincennes ne fait d'ailleurs que surexciter la résistance. Il est trop tard pour arrêter un mouvement que la persécution accélère. A Bruxelles, Mme d'Houdetot cherche vainement à amadouer l'opinion en se faisant recevoir prévote de la Sainte-Vierge dans l'église de N.-D. du Bon Secours (3). La passion religieuse se déchaîne désormais contre l'empereur. Des curés cherchent visiblement à soulever les paysans. D'étranges récits commencent à circuler. A Meldert, une image de la Vierge s'est décollée du mur et est venue sonner les cloches. Ailleurs, on a remarqué sur les feuilles des avoines des signes miraculeux (4). Cependant, les évêques envoyés à Tournai et à Gand pour prendre la place des confesseurs de la foi que le despote a jetés dans les fers, sont accueillis par une opposition obstinée. (1) Daris, Histoire du diocèse et de la principauté de Liège, 1724-1852 t. IV, p. 232. (2) En arrivant à Qand, de Broglie avait déclaré les Belges « plus ultramon-tains que les Italiens mêmes». Voy. son autobiographie publiée par R. van den Qheyn dans les Annales de la Soc. Hist. de Gand, t. XVII [1923], p. 47. (3) Qalesloot, Chronique des événements les plus remarquables arrivés à Bruxelles de 1780 à 1827, t. II, p. 95. (Bruxelles, 1870-72). (4) Archives Nationales de Paris. F. 1. c. III. Deux-Nèthes, 5. Les séminaristes se montrent indomptables. En vain, les préfets essayent tour à tour sur eux de la conviction et de la menace. En vain leur affirme-t-on que Hirn et de Broglie ont donné leur démission. Plutôt que de céder, ils se laisseront enrôler dans l'armée. Cent quatre-vingt-treize d'entre eux furent envoyés de Gand dans les casemates de Wezel, où plusieurs moururent de maladie (l). Le mécontentement provoqué par la rupture de Napoléon avec le pape fut très profond : il ne fut pas général. Depuis l'occupation française, l'influence de l'Église sur la nation avait diminué d'une manière très sensible. Il ne lui était plus possible de fermer la bouche à ses adversaires, elle avait perdu le monopole de l'enseignement, et l'administration tout en la surveilllant la tenait à l'écart. L'État la protégeait à condition qu'elle se soumît à sa tutelle et obéît à ses directives. Il ne s'intéressait à elle que par considération politique et il n'était que trop visible que les sentiments qu'il professait à son égard étaient ceux d'une indifférence dédaigneuse. S'il admettait qu'il fallût une religion pour le peuple, c'est qu'il considérait le peuple comme trop inculte pour s'en pouvoir passer. Il était utile de le laisser sous l'empire des croyances arriérées qui réprimaient ses instincts et lui rendaient sa misère plus tolérable. Mais comment admettre que les hommes éclairés attachassent encore quelque importance à des dogmes et à des cérémonies que Voltaire avait accablés de ses sarcasmes? L'attitude des préfets leur indiquait celle qu'ils devaient prendre : on ne les voyait à l'église qu'aux jours de Te-Deum ; ils se contentaient, le dimanche, d'y envoyer leurs (1) Voy. la relation de ces événements dans la relation imprimée à la fin de la Chronique publiée par Galesloot, t. II, p. 191 et suiv. Add. J. van der Moere, De jonge levieten van het seminarie van Gent te Wezel (Bruxelles, 1856); Claeys-Bouuaert, Un séminaire belge sous la domination française. Le séminaire de Gand (Qand, 1913). nouvelle crise economique femmes. Une froideur de bon goût dissimulait chez eux ce qui subsistait de l'anticléricalisme révolutionnaire. Il s'affirmait avec moins de retenue chez les anciens jacobins, qu'il consolait de tant de choses auxquelles il avait fallu renoncer après brumaire. Beaucoup d'entre eux restaient énergique-ment « anti-prêtres ». A leurs yeux, l'Église demeurait l'ennemie irréconciliable de la Révolution. Les regrets qu'on lui attribuait de la disparition de l'Ancien Régime la rendait suspecte aussi aux acheteurs de biens nationaux et aux notables ralliés au gouvernement. Sans doute, ils ne constituaient qu'un groupe au sein de la.nation. Mais leur fortuneet leur importance sociale compensaient leur petit nombre. Aussi longtemps qu'ils soutiendraient le gouvernement, celui-ci n'aurait pas à s'inquiéterd'une agitation fomentée par un clergé dont le prestige, si grand qu'il fût encore, n'était plus comparable à ce qu'il avait été au temps de Joseph II. Contre l'Église il existait désormais, sinon officiellement, du moins d'une manière latente, un parti anticlérical, tout acquis à la défense des prérogatives de l'État. Malheureusement, l'État devait bientôt mettre ses partisans à une épreuve trop rude pour leur dévouement. Les fabricants et les entrepreneurs étaient les plus fidèles d'entre eux. Ils avaient applaudi à sa politique parce qu'elle avait ranimé, dès ies débuts du Consulat, la prospérité économique. La guerre entreprise contre le commerce anglais et l'organisation du blocus continental parles décrets de Berlin (21 novembre 1806) et de Milan (23 novembre et 17 décembre 1807) avaient soulevé tout d'abord leur enthousiasme. Les Chambres de commerce de Verviers, de Tournai, de Courtrai et de Gand n'avaient pas manqué de féliciter le gouvernement de mesures qui abolissaient si complètement la concurrence étrangère (l). Elles s'aperçurent assez tôt que leurs espoirs ne se réalisaient pas. Si le blocus avait tout d'abord galvanisé l'activité de l'industrie, ses conséquences ne tardèrent pas à lui susciter de graves difficultés. La fabrique des toiles de coton, dont les progrès avaient été si surprenants tout d'abord, se trouva la (0 Levasseur, Histoire des classes ouvrières en France, t. 1, p. 486. première atteinte. Car, pour frapper le commerce anglais, Napoléon avait augmenté la taxe perçue sur l'entrée du coton brut et il en résulta une hausse désastreuse de la matière première. Le gouvernement avait espéré compenser le fléchissement de l'industrie cotonnière par le développement de celle des toiles de lin. Mais dès 1808, la guerre d'Espagne fermait aux linières belges le marché de la péninsule, qui avait été jusqu'alors leur débouché principal et, en généralisant la crise, généralisait les inquiétudes. Il devenait trop évident que le blocus continental ne favorisait guère que la contrebande et qu'entrel'Empire, si démesurément qu'il s'agrandttsur le continent et l'Angleterre, qui possédait la maîtrise des mers, la partie n'était pas égale. Les efforts obstinés de Napoléon pour abattre son adversaire exerçaient une répercussion de plus en plus sensible sur les impôts. Les droits réunis augmentaient sans cesse et avec eux augmentait le coût de l'existence. De 40 centimes par hectolitre, la taxe sur la bière finit par monter à 3 francs (l), et l'on peut mesurer à cette hausse formidable les souffrances du public et la gêne de l'industrie. Le prix des denrées coloniales devenait inabordable. L'institution, en 1809, de licences d'importation des produits anglais à condition d'exporter pour la même valeur de marchandises françaises, avait échoué devant les mesures prohibitives prises par la Grande-Bretagne. C'est à peine si, durant quelque temps, elle avait ramené dans le port d'Ostende une activité factice. En 1813, le mouvement économique était tombé dans un marasme complet. Le préfet de l'Escaut constatait que la fabrication des toiles était réduite au dixième de ce qu'elle avait été. A l'automne, 1,300 ouvriers étaient renvoyés à Gand des filatures de coton. Dans la Dyle, les manufactures, qui occupaient encore 15,725 travailleurs en 1808, n'en comptaient plus trois ans après que 9,362. A partir de 1811 déjà, les faillites se multipliaient, même à Verviers, la ville la plus prospère des départements réunis (2). En 1814, Liévin Bauwens devait suspendre ses payements. (1) Lanzacde Laborie, op. cit., t. II, p. 205. (2) Ibid., p. 42-44. la conscription 207 f I La situation était d'autant plus fâcheuse qu'on ne doutait pas qu'elle ne fût due à la politique du gouvernement et à l'ambition de l'empereur. Le peuple souffrait plus encore que les classes aisées. Outre le renchérissement de l'existence et le manque de travail, il avait à supporter le fardeau de plus en plus lourd de la conscription. Elle pesait sur lui de tout son poids puisque la faculté du remplacement, introduite et constamment élargie depuis 1799, en exonérait les riches. Au début, quelques mesures avaient été prises pour la rendre moins oppressive en Belgique. Mais les souvenirs de la guerre des paysans n'avaient pas tardé à s'évanouir et il avait fallu se courber sous la loi commune. A partir de 1806, les exigences de l'armée vont croissant avec une rapidité effrayante. En 1807, on appelle non seulement les conscrits de la classe, mais encore, par anticipation, ceux de l'année suivante. Même mesure en 1808, aggravée par un appel supplémentaire des recrues de 1806 à 1809. En 1809, le contingent, grossi des jeunes gens de 1810 convoqués à l'avance, atteint le chiffre de 110,000 hommes; il passe à 120,000 en 1812 et à 160,000 en 1813, grâce aux appels anticipés des classes de 1814 et de 1815, auxquelles il faut ajouter encore 100,000 gardes nationaux mis en activité. Naturellement, les recrues cherchent à échapper à ces exigences, mais plus elles s'y efforcent et plus le gouvernement les pourchasse et resserre autour d'elles les mailles du filet. Une véritable traque à l'homme s'organise, aussi ingénieuse que brutale: Depuis 1808, elle absorbe l'activité des préfets au point qu'il s'en faut de peu qu'ils n'apparaissent comme des agents recruteurs. Leur zèle, inlassablement, fouaille l'apathie et la mauvaise volonté des maires et impose aux évêques et aux curés de mettre leur autorité morale au service de l'armée. La gendarmerie patrouille en permanence à la recherche des réfractaires ; des garnisaires sont logés au domicile des parents dont le fils a disparu, à leurs frais s'ils peuvent payer, aux frais de la commune s'ils sont insolvables. A partir de 1808, on va jusqu'à arrêter les pères et mères (1) Publ. de la Soc. Hist. du Limbourg, t. XXX [1894], p. 23. (2) Mémorial administratif du département de l'Ourthe, 1808, t. I, p. 165. des récalcitrants et même leurs « bonnes amies » (l). Des colonnes mobiles, semant la terreur sur leur passage, parcourent les départements. Il semble que, comme l'esclave antique, le conscrit en fuite soit réputé voleur de son propre corps. Et, en effet, ce corps n'appartient-il pas à l'empereur? Il est criminel non seulement de le lui dérober, mais de l'endommager en vue de le rendre inapte au service. Tous ceux qui se seront volontairement mutilés, qui se seront fait enlever le pouce ou arracher des dents, afin de ne pouvoir presser la détente du fusil ou déchirer la cartouche, seront incarcérés. Et inlassablement, avec des détails dignes de négriers, les préfets signalent aux maires les subterfuges des jeunes gens qui s'exercent au strabisme ou qui simulent des hernies « par une simple introduction d'air » (2). La guerre dévore tant d'hommes que force est bien de lui sacrifier les enfants des notables que le gouvernement a épargnés aussi longtemps qu'il l'a pu. Les nécessités sont trop pressantes pour qu'il puisse s'embarrasser plus longtemps de les ménager. Le mécontentement s'en agrandira sans doute, mais les fils incorporés dans l'armée répondront, en qualité d'otages militaires, de l'obéissance des pères. Il importe peu que l'opinion se révolte, si sa révolte, comprimée par la crainte, n'ose se manifester. Dès 1809, les jeunes gens des familles les plus riches sont désignés pour les écoles militaires. S'ils se cachent, leurs pères, déclarés responsables, sont amenés à Paris par lagendarmerieetgardés à vue. En 1813, l'institution des gardes d'honneur astreint au service les fils des cinq cents contribuables les plus imposés de chaque département. Ajoutez que l'étau de la police se resserre en même temps que celui de l'armée. La liberté de l'esprit est aussi étroitement comprimée que la liberté du corps. Une véritable inquisition civile pèse sur la société. Personne n'est plus sûr de n'être pas dénoncé au préfet ou même au ministre par les espions qui grouillent partout. A la moindre imprudence on la police est suspect et plus on est élevé dans l'échelle sociale, plus on est en péril. M. et Mme de Beaufort et bien d'autres de leurs pareils reçoivent l'ordre d'aller s'installer à Paris. Le gouvernement refuse la démission des gens en place qu'il oblige à participer aux mesures odieuses auxquelles il a recours, car rien n'est respecté dès qu'il s'agit du service de l'empereur. Il faut que les préfets se résignent à violer l'intimité des familles et à recenser les héritières qui pourront être contraintes à épouser des officiers. De même qu'ils sont devenus agents recruteurs, ils deviennent agents de police. Il est visible qu'à partir de 1811 la « haute police », organisée en commissariats généraux, tend à se subordonner le gouvernement civil. Elle fait arrêter ou jeter en prison, sans autre motif, les suspects, les indésirables ou les « mal pensants », qui gênent ou inquiètent l'autorité. Avec la vitesse croissante d'un corps qui tombe, le gouvernement glisse au bon plaisir et au despotisme pur. A Anvers, le préfet d'Argenson, qu'indignent les progrès de l'illégalité et de l'arbitraire et qui voudrait se concilier ses administrés par la bienveillance et la justice, est dénoncé à Savary par le commissaire Bellemare, et la protection du ministre de l'Intérieur ne parvient pas à le sauver. S'il réussit à déjouer les intrigues ourdies avec la complicité du parquet pour l'impliquer dans une affaire de concussion, le procès Werbroeck devait causer sa chute. Ce que l'affaire Anneessens avait été au début du régime autrichien, l'affaire Werbroeck le fut au déclin du régime impérial (l). L'émotion qu'elle souleva s'explique beaucoup moins par son importance et par la personnalité de l'accusé que par le prétexte qu'elle offrit au public d'épancher son ressentiment et ses rancoeurs. Werbroeck avait toujours passé pour un adhérent convaincu du système français. Jadis, au Conseil des Anciens, il avait voté pour Bonaparte et il en avait été récompensé par sa nomination de maire d'Anvers. Mais depuis longtemps la police le soupçonnait de favoriser la (1) Voy. Lanzac de Laborie, op. cit., t. II, p. 286 et suiv. ; A. Thijs, Un drame judiciaire sous l'empire français (Anvers, 1901); P. Verhaegen, Le procès de Werbrouck et l'octroi d'Anvers. Revue Oénérale, t. CVII, [1922], p. 381 et suiv. contrebande et de frauder l'octroi, et après une longue campagne, contrecarrée par les préfets, elle avait enfin obtenu, grâce aux efforts de Bellemare, le 8 juin 1811, un arrêté qui le suspendait de ses fonctions. Quelques mois plus tard, le dossier de l'affaire ayant été placé sous les yeux de Napoléon, l'empereur avait ordonné, pour faire un exemple, des poursuites criminelles. En dépit des objurgations du préfet, le prévenu avait été jeté en prison et, au mépris de la loi, on avait séquestré ses biens. L'affaire fut plaidée à Bruxelles, devant la cour d'assises de la Dyle, au printemps de 1813. Les précautions avaient été minutieusement prises pour amener une condamnation. Tous les jurés, triés sur le volet, étaient Français. Parmi les avocats de Werbroeck on se montrait Pierre Berryer, venu de Paris pour prêter son assistance à l'accusé. Soit que la culpabilité fût douteuse ou que l'éloquence du défenseur l'ait fait passer pour telle, les débats aboutirent, contre toute attente, à une sentence d'acquittement. L'opinion s'était passionnée pour une affaire dont chacun savait l'importance qu'y attachait l'empereur. L'échec personnel que le verdict lui infligeait fut accueilli par un enthousiasme significatif. « La foule attendit le maire à sa sortie du palais de justice, détela sa voiture et la traîna triomphalement jusqu'à son hôtel, sous les fenêtres duquel les fanfares se succédèrent pendant toute la soirée. » Acclamer la victime du despotisme, c'était huer le despote. Napoléon ne s'y trompa point. Son orgueil était en jeu : la loi n'avait qu'à se plier à sa volonté. De Dresde, où il dirigeait les opérations militaires qui allaient aboutir au désastre de Leipzig, ses ordres s'abattirent aussitôt, cassants et hautains. Il fit incarcérer un avocat bruxellois qui avait plaidé avec trop de vivacité, et Berryer n'échappa au même sort que sur les instances de Cambacérès. Une lettre impériale, insérée au Moniteur, accusa le jury de corruption et, par une illégalité flagrante, le Sénat fut saisi de l'affaire sous le prétexte que la constitution lui donnait le droit d'intervenir en cas d'actes attentatoires à la sûreté de l'État, et que « le souverain étant la loi suprême et toujours vivante, c'est le propre de la souveraineté de renfermer en soi tous les pouvoirs nécessaires pour assurer le bien, pour prévenir et réparer le mal » (l). Ainsi l'Empire, au bord de l'abîme, en arrivait à formuler la doctrine du pur absolutisme et à emprunter le langage non plus de César, mais de Dioclé-tien. Le procès fut renvoyé devant la cour de Douai. Les événements ne lui laissèrent pas le temps de rendre un arrêt qui eût incontestablement été un service. Quant au vieux Werbroeck, il mourut en prison. Mais l'émotion soulevée par ses malheurs et son triomphe se perpétua dans le peuple. 11 a conservé le souvenir de Werbroeck comme celui d'Anneessens, en les embellissant, et sur les scènes flamandes, on représente encore devant des auditoires attendris et indignés «De Maire van Antwerpen » (2). En 1810, le préfet de la Dyle, La Tour du Pin, pouvait écrire au ministre de l'Intérieur : « Le pays marche dans la route que le gouvernement a tracée, mais il y marche et n'y court pas (3) ». En 1813, il n'était que trop évident que cette marche s'accélérait, mais à rebours. Dès avant même la débâcle de Leipzig, la désaffection était complète. On en avait assez d'un régime qui froissait chez les Belges le sentiment le plus invétéré : celui de la liberté personnelle. Se passer de vie politique, soit, mais se sentir continuellement épié par la police, voir sa maison exposée aux visites domiciliaires, n'avoir plus cet asile où l'on peut parler à cœur ouvert et dauber le pouvoir, c'en était plus qu'on ne pouvait supporter. Toutes les classes étaient également irritées : le clergé, par la persécution, les industriels, par la crise des affaires, la noblesse, par l'arbitraire, la compression administrative et l'institution des gardes d'honneur, le peuple, (1) Lanzac de Laborie, op. cit., t. II, p. 299. (2) La pièce est de Fr. Gittens. (3) Lanzac de Laborie, op. cit. t. II, p. 58. enfin, par la conscription. Déjà, on remarquait çà et là de fâcheux symptômes (l). A Bruges, en avril 1813, les conscrits convoqués au conseil de recrutement se mutinent, assomment le chef du bureau militaire, maltraitent les gendarmes et déchirent les registres. La levée des gardes d'honneur excite parmi les familles riches, qui ont déjà dépensé 5 à 6,000 francs pour faire remplacer leur fils, « une sorte de fureur ». A mesure que le régime français s'impose plus lourdement à elle, la nation se reporte vers le passé. Le souvenir et le désir de l'autonomie, qui s'étaient engourdis durant les années prospères, se réveillent. Par contraste, le régime autrichien paraît aimable et l'on se prend à le regretter. D'ailleurs, après la campagne de Russie, on commence à douter de la stabilité de l'Empire. Des « bruits perfides », colportés par des « malintentionnés », se répandent et égarent l'opinion des habitants des campagnes. Dans la Lys, « à peine la retraite de Moscou fut-elle connue, les personnes qui avaient pu conserver quelque attachement pour le gouvernement autrichien se flattaient ouvertement que la Belgique allait repasser sous sa domination ». Il suffit d'écouter le comte de Mérode : « Alors, dit-il, on leva les yeux vers le ciel et une lueur d'espérance à laquelle on osait à peine croire nous apparut » (2). Là même où les habitants ont le cœur « le plus français », dans le département de l'Ourthe, Thomassin avoue, en 1812, que le vœu général est de « former un État séparé » (3). Évidemment on ne tient plus à la France que par force. Vienne l'occasion, et les neuf départements, travaillés par un mécontentement qui y ranime le sentiment national, s'en détacheront d'un bloc. Déjà on se dit à l'oreille, au mois de mars 1813, qu'il est question de joindre en un seul royaume la Belgique et la Hollande « pour les donner à je ne (1) Les quelques faits cités ici à titre d'exemples sont empruntés à Lanzac de Laborie, op. cit., t. II, p. 308 et suiv., et à P. Poullet, Quelques notes sur l'esprit public en Belgique pendant la domination française. Messager des sciences historiques, 1895. (2) Mérode-Westerloo, Souvenirs, t. I, p. 328 et suiv. (3) Thomassin, Statistique du département de l'Ourthe, p. 218. état des esprits en iSl 3 sais qui ». Au mois d'avril, d'Houdetot, qui vient d'arriver dans la Dyle, s'effraye d'y voir affichés des « écrits incendiaires ». On a écrit « à bas le tyran » à la porte de l'hôtel de ville de Bruxelles. A Anvers, « les bonnes nouvelles se traînent tandis que les autres volent ». L'esprit des campagnes devient inquiétant. Il ne s'y présente pas le tiers des conscrits, et à Jodoigne des bandes de jeunes gens parcourent les rues en criant Vivent les cosaques ! Cependant, la campagne de 1813, ouverte par de nouvelles victoires, empêche les espoirs de se donner carrière. La neutralité de l'Autriche et son offre de médiation pourraient peut-être, enfin, amener la paix. « Elle est l'objet de tous les vœux et de toutes les conversations », car elle panserait les maux dont on souffre. Mais l'entrée de l'empereur François dans la coalition, après l'échec des pourparlers, provoque un revirement décisif. Micoud-Dumont croit que dans l'Ourthe les six dizièmes de la population restent attachés à la France, mais il est sûr que dans les autres départements les huit dixièmes sont contre elle. Et, après la bataille de Leipzig (16-18 octobre 1813), « il en est, dit-il, de l'insubordination comme d'une traînée de poudre ». Les vieilles sympathies autrichiennes du pays de Herve et du Limbourg s'affirment publiquement. On imprime, à Gand, les proclamations de Moreau au peuple français contre Napoléon (l). Le préfet de la Dyle pense « qu'il ne faudrait qu'une étincelle pour produire de fâcheuses conséquences ». Il supplie le gouvernement de ne pas convoquer la garde nationale sédentaire qui pourrait tourner. Le colonel-major de la gendarmerie d'élite, envoyé en mission dans la 24e division militaire, écrit que « les conscrits que l'on lève dans ce moment marchent avec une gaieté qui ne leur est pas naturelle et disent hautement qu'ils vont au devant des cosaques ». On devine l'effet que durent produire, au milieu de cette fermentation, les nouvelles du soulèvement de la Hollande et du débarquement du prince d'Orange à Scheveningen (1) F. van der Haeghen. Bibliographie gantoise, t. V, p. 40. (30 novembre 1813). Le lamentable défilé des fonctionnaires français qui fuyent ce pays et passent par la Belgique augmente la certitude de la débâcle prochaine de l'Empire. Dès le 21 novembre, le préfet de la Dyle s'attend au pire. « Des gens qui ont été témoins de la révolution brabançonne m'assurent que ce sont aujourd'hui les mêmes symptômes et qu'à chaque instant il peut éclater une grande insurrection ». Le bruit que les alliés approchent fait craindre un soulèvement populaire des masses appauvries, désœuvrées et aigries. Les impôts ne rentrent plus. Les propriétaires inquiets font des patrouilles. Des gardes urbaines s'organisent pour « contenir la multitude » et empêcher l'anarchie. Mais il est certain qu'elles ne résisteront pas à l'étranger. Le préfet de Jemappes se demande même si elles ne sont pas un simple « moyen de transition inauguré pour passer avec le moins de désordre possible d'une domination à une autre» (l), et il a l'impression que la population de son département se considère déjà comme « appartenant à l'ennemi ». Les faits semblent lui donner raison, car, en octobre, les Conseils municipaux se sont refusés à envoyer des adresses de dévouement à l'impératrice régente, et le sénatus-consulte du 15 novembre appelant sous les armes 300,000 conscrits ne reçoit pas même un commencement d'exécution. On sait d'ailleurs que les alliés ont franchi le Rhin. Bulow, à la tête d'un corps prussien, marche sur la Hollande ; Winzin-gerode s'avance vers la Meuse avec une armée russe. Dès le milieu de décembre, leur cavalerie commence à s'infiltrer dans le pays. Le 15, une sotnia de cosaques est entrée à Lierre; le 19, un peloton de 150 hulans a pénétré dans Louvain et y a enlevé le maire; le 29, des partis de cosaques battent la campagne aux environs de Gand. L'empereur a confié la défense de la Belgique au général Maison (2). A l'est, les garnisons de Venlo, de Maestricht (1) P. Poullet, La Belgique et la chute de Napoléon Ier■ Revue Générale, t. LXI [1895], p. 191. (2) Calmon-Maison.Ie général Maison et le premier corps de la Grande Armée. Campagne de Belgique. (Paris, 1914). I.ES OPÉRATIONS MILITAIRES EN 1814 et de Luxembourg ont été renforcées. Macdonald occupe la vallée de la Meuse de Namur à Liège. Maison lui-même, avec 30,000 hommes, est chargé de manœuvrer de façon à empêcher le blocus d'Anvers, pivot de la résistance. Le vieux Carnot vient de solliciter le commandement de la place, se résignant à servir l'Empire pour sauver la France et pour lui conserver cette Belgique dont son génie militaire a jadis assuré l'annexion à la République. Mais le désarroi fait d'effrayants progrès. On sent que la partie est perdue et l'attitude des autorités ne laisse que trop apparaître leur découragement. Les sénateurs Monge et Doulcet de Pontécoulant, envoyés à Liège et à Bruxelles pour ranimer l'esprit public, le démoralisent davantage encore par leur timidité et leur inertie craintive. Si quelques préfets donnent un bel exemple d'énergie, comme Savoye-Rolin à Anvers, et Roggieri à Maestricht, si à Gand Desmousseaux fait afficher sur les murs que la France ne renoncera jamais aux Pays-Bas, il est visible que la plupart des fonctionnaires se préparent à lâcher pied. Les combats qui, dès le mois de janvier 1814, se déroulent en Campine, marquent les étapes de l'avance des Prussiens. Le 13, ils sont à Merxein, le 31, à Lierre, et le 1er février, pendant que les Français évacuent Gand, leur avant-garde occupe Bruxelles. A cette date, Macdonald, reculant devant Winzingerode qui atteint Liège le 22 janvier, bat en retraite dans la direction de Charleroi où l'ennemi pénètre le 2 février, si bien que Maison, menacé d'être coupé par le sud, est obligé de se concentrer autour de Lille. Les places fortes sont maintenant livrées à elles-mêmes. Un corps anglais, avec les Prussiens de Bulow et les Suédois de Bernadotte, installe le blocus autour d'Anvers, dont la belle résistance provoque à la fois l'admiration des habitants et celle de l'ennemi. Les étonnantes victoires remportées par Napoléon durant la campagne de France laissent un instant entrevoir sa délivrance. A la nouvelle des journées de Champeaubert et de Montmirail, Maison reprend l'offensive. Dès la fin de février il marche vers le Nord, entre à Courtrai, atteint Gand et lie ses communications avec Carnot, pendant que d'heureuses sorties des garnisons d'Anvers et d'Ostende font retomber, pour quelques heures, Bruges et Saint-Nicolas aux mains des Français. Mais ce n'est là qu'un coup de surprise, qu'un choc en retour du génie militaire de l'empereur, s'obstinant sans espoir à vaincre l'inévitable. Dès le 31 mars, le lendemain de l'arrivée de Napoléon à Fontainebleau, Maison s'est replié sur Lille. Il eut encore le temps de pousser une pointe sur Tournai avant d'apprendre l'abdication de l'empereur (6 avril). Quelques jours plus tard, les garnisons arborèrent le drapeau blanc. Le 13, il flottait sur Ostende, le 18, sur Anvers, le 19, sur Flessingue, le 22, sur Berg-op-Zoom. Le 5 mai 1814, l'évacuation de la Belgique était complète. II y avait un peu moins de vingt ans que la victoire de Fleurus l'avait donnée à la France. LIVRE III LE ROYAUME DES PAYS-BAS / CHAPITRE PREMIER LA NOUVELLE BARRIERE L'occupation de la Belgique par les alliés en 1814 la replaçait dans une situation identique à celle qu'elle avait connue après la bataille de Ramillies (l). Pour la seconde fois, l'Europe coalisée par l'Angleterre arrachait à la France ces Pays-Bas dont la possession assurait l'hégémonie sur le continent. La lutte grandiose qu'avait déchaînée leur envahissement en 1792, s'achevait par leur reprise. Les vainqueurs étaient bien résolus à ne pas les abandonner aussi longtemps qu'ils n'auraient pas décidé de leur sort. Leur droit d'en disposer découlait de la conquête et devait être déterminé par leur intérêt. Plus que jamais au sortir de cette crise formidable, c'étaient des raisons d'équilibre européen qui allaient imposer aux Belges leur destinée. Il ne pouvait être question ni de les consulter, ni, s'ils parlaient, de les entendre. Évidemment les généraux, les généraux prussiens surtout, qui avaient dirigé l'invasion, eussent été bien aises de les voir coopérer avec eux et faciliter les opérations militaires. Le 9 décembre 1813, Biilow avait lancé d'Utrecht une (1) Histoire de Belgique, t. V, 2e édit., p. 109 et suiv. proclamation exhortant les Brabançons à se soulever. Mais pour excédée que fût la nation de la domination française, elle ne prit aucune part à son affranchissement. Si quelques nobles avaient, à huis clos, caressé des projets d'insurrection, la masse attendait le dénouement sans y participer (l). Ni Bruxelles ni aucune des grandes villes ne suivit l'exemple d'Amsterdam et ne trahit la moindre velléité d'insurrection. « Le peuple, disait le préfet des Deux-Nèthes, ne s'est point agité... Il n'a manifesté aucun désir d'imiter le peuple de la Hollande... Mais il n'a montré aucune intention de défendre ni même de servir d'une manière indirecte, le gouvernement actuel... Les habitants n'ont pas fait de mal aux fonctionnaires français chassés par les cosaques, mais ils ne leur ont pas offert asile non plus », et un peu plus tard il ajoute : « II ne faut pas compter sur l'affection des habitants... Ils ne se croient pas forcés de souffrir pour une cause qui leur est étrangère. Ils ne prendront pas les armes contre nous, voilà tout ce que l'on peut attendre d'eux. » (2) Cette apathie ne cessa pas même après l'occupation de Bruxelles. Le manifeste du duc de Saxe-Weimar annonçant le 7 février 1814 que « le despotisme a fini de régner, que l'ordre va renaître, que l'indépendance de la Belgique n'est pas douteuse », et appelant les habitants à être leurs propres libérateurs, semble avoir passé inaperçu. Peut-être la population sentait-elle confusément le vide de ces belles paroles et que son avenir ne dépendait point de sa volonté mais de celle des vainqueurs. Désorientée et soupçonneuse, elle se laissait entraîner par les événements. Aucun enthousiasme ne saluait la marche en avant des alliés. On illuminait à leur entrée dans les villes, on sonnait les cloches, on chantait des Te Deum, et on regardait avec une curiosité craintive s'écouler par les rues tant de troupes diverses, tantôt russes, tantôt prussiennes, tantôt suédoises, tantôt anglaises. Les plus (1) Mérode-Westerloo, Souvenirs, t. I, p. 328. Cf. Lanzac de Laborie, op. cit., t. II, p. 327. (2) P. Poullet, La Belgique et la chute de Napoléon Ier. Revue Générale, f. LXI, p. 196. LES BELGES ET LES ALLIES EM 1814 riches prodiguaient des amabilités aux officiers, la populace s'amusait de la bonhomie et de l'étrangeté des cosaques; on arborait, faute de mieux, de vieux drapeaux autrichiens et l'on s'empressait de gratter de la façade des bâtiments publics l'aigle impériale. Puis on retournait à ses affaires et et l'on attendait (l). « Si les Belges, écrivait dédaigneusement Hogendorp au mois de janvier 1814, avaient eu assez d'énergie pourchasser seuls les Français, ils auraient eu le droit de disposer d'eux-mêmes. Mais ils vous disent de tous côtés qu'ils veulent voir les troupes alliées, c'est-à-dire qu'ils veulent être conquis » (2). On comprend aisément ce reproche sous la plume de l'un des instigateurs de l'insurrection hollandaise. Il n'en est pas moins complètement injuste. Comment, au milieu de leur pays occupé par les troupes françaises, les Belges eussent-ils pu tenter un soulèvement ? Pour qui surtout eussent-ils pris les armes ? Une révolution nationale ne s'improvise pas. Il faut qu'elle soit dirigée par un chef et orientée vers un but auquel aspirent unanimement les esprits et les cœurs. Les Hollandais avaient l'un"et l'autre : leur chef, dans le prince d'Orange, leur but, dans la restauration de leur indépendance perdue depuis trois ans à peine. Les Belges, au contraire, n'avaient ni l'un ni l'autre. Par delà les vingt années de l'annexion de leur pays à la France, ce qu'ils découvraient, c'était l'Autriche dont ils avaient répudié la dynastie en 1790, qui deux fois, à Campo-Formio et à Lunéville, avait cédé leur pays et qui, depuis lors, ne leur avait ni témoigné de sympathie ni donné d'encouragements. Parmi eux, sauf chez un petit groupe de grands seigneurs et d'anciens fonctionnaires, la maison de Habsbourg était aussi décriée que la maison d'Orange était populaire en Hollande. Pouvait-on s'attendre qu'ils exposassent à son profit leurs vies et leurs biens ? Tous désiraient sans doute le retour de l'autonomie. (0 Cf. Ch. Terlinden, L'entrée des alliés à Bruxelles en 1814. Annales de la Soc. d'Archéologie de Bruxelles, t. XXVII (1913). (2) H. T. Colenbrander, Qedenkstukken der algemeene geschiedenis van Nederland van 1795 tôt 1840, 7e partie (1813-1815), p. 468. » Mais ils ne s'unissaient que dans ce désir. En supposant qu'ils eussent été capables de secouer le joug napoléonien, que lui auraient-ils substitué ? Le clergé et les vieux conservateurs ne cachaient pas leur regret de l'Ancien Régime. Mais contre eux s'élevaient avec force les jeunes gens élevés dans le culte des droits de l'homme et la nouvelle classe des industriels et des acheteurs de biens nationaux. Entre les deux partis, l'opposition était aussi nette et aussi absolue que celle qui, mettant jadis aux prises vonckistes et statistes, avait amené le lamentable échec de la révolution brabançonne. Les passions politiques étouffaient le sentiment national et ne lui permettaient pas d'entraîner les masses dans le même mouvement. On aspirait à l'indépendance, et l'impossibilité où l'on se trouvait de la concevoir de la même manière faisait renoncer à y atteindre. Les alliés, au surplus, préféraient qu'il en fût ainsi. Ils n'avaient appelé les Belges à l'aide que dans l'intérêt de leurs armées. Dès qu'ils furent certains de la victoire, ils gardèrent prudemment le silence. C'était une bonne fortune que la nation ne fût pas venue se jeter intempestivement au travers de leurs desseins. Puisqu'elle n'avait rien fait pour eux, ils n'avaient pas à tenir compte d'elle. Ils pourraient en disposer d'autant plus librement, qu'elle paraissait s'être résignée à leur abandonner son avenir. En attendant de se mettre d'accord, ils se hâtèrent de jeter la main sur cette belle conquête et de la conserver à leur disposition. « Les Pays-Bas délivrés du joug de la France, disait lord Castlereagh, doivent rester^ quelque temps sous l'administration commune des hauts alliés » (l). Cependant chacun de ceux-ci ne pensait qu'à soi. La Prusse, avide de saisir sa revanche des humiliations dont Napoléon l'avait abreuvée, était la plus impatiente et la plus rapace. Tout de suite elle avait fixé ses convoitises sur la ligne de la Meuse et sur le Luxembourg. Pressée de prendre des gages et de marquer la frontière de ses ambitions, elle avait rattaché au gouvernement (1) Gedenkstukken, 1813-1815, p. 448. GOUVERNEMENT DU PAYS SOUS LES ALLIÉS 223 général du Bas-Rhin (capitale Aix-la-Chapelle) établi par elle dès les débuts de l'invasion, les départements de l'Ourthe et de la Basse-Meuse, tandis qu'elle avait englobé celui des Forêts dans le gouvernement du Rhin moyen (capitale Trêves) (l). Le reste du pays forma le « gouvernement général de la Belgique ». Dès le 15 janvier 1814, les chefs des états-majors des armées avaient placé à sa tête deux Commissaires, Prussiens l'un et l'autre, le comte de Lottum et M. Délius, chargés de l'administrer au nom des « hauts alliés ». Pour masquer à la population cette armature militaire, on l'avait dissimulée sous une façade. Le duc de Beaufort, le représentant le plus en vue de l'aristocratie belge, avait reçu le titre de gouverneur général, et on l'avait flanqué d'un Conseil administratif pourvu de secrétaires, délégués à la police, aux finances et à la justice, le tout recruté parmi la noblesse ou d'anciens fonctionnaires du régime autrichien. En réalité, le pouvoir appartenait aux Commissaires, et le gouverneur général dut se contenter et se contenta du reste fort aisément de ses apparences. Le rôle qu'il joua fut très exactement celui auquel en 1706 la Conférence des ministres anglais et hollandais avait réduit le Conseil d'État (2). Les vieilles gens qui, soit par intérêt, soit par fidélité à la tradition, s'obstinaient à regretter le passé, avaient cru que les alliés agiraient en 1814 comme les Autrichiens en 1793. Pour eux, la Révolution et l'Empire n'avaient été qu'une parenthèse ; elle était fermée et ils attendaient naïvement une restauration. Les syndics des nations de Bruxelles demandaient au duc de Saxe-Weimar le rétablissement de leurs privilèges (3). Les États de Brabant, ceux de Hainaut aspiraient à reprendre leurs prérogatives constitutionnelles. Ils ne voyaient pas que pour les satisfaire il eût fallu sacrifier (1) A [la suite du premier traité de Paris (30 mai 1814), le gouvernement du Rhin-moyen disparut en juin 1814 et un gouvernement du Bas et Moyen Rhin fut institué, comprenant, en fait de territoires belges, le département de la Basse-Meuse (à droite du fleuve), celui de l'Ourthe, celui des Forêts et celui de Sambre-et-Meuse (à droite du fleuve). (2) Histoire de Belgique, t. V., 2e édit., p. 113. (3) Bulletin de la Commission Royale d'Histoire, t. XII [1847], p. 230. les parties vivantes de la société à ses parties mortes, substituer le privilège à l'égalité, le droit coutumier aux nouveaux codes, la bigarrure et l'incohérence à la régularité et à la logique, ruiner les acquéreurs de biens nationaux et les industriels au profit de l'Église, briser les départements pour faire rentrer la nation dans ses vieux cadres provinciaux, bref, bouleverser si complètement la vie administrative, l'organisation de la justice, des finances, des impôts, qu'une telle tentative, quand bien même elle eût été réalisable, eût conduit tout droit à l'anarchie, à la ruine et à la guerre civile. Les alliés ne songèrent pas un instant à entreprendre cette tâche impossible. Leur intérêt eût suffi d'ailleurs à les en détourner. L'organisation administrative de l'État napoléonien était un instrument trop commode pour qu'ils voulussent le détruire, lis ne songèrent qu'à en tirer parti. Ses rouages si exactement agencés continuèrent à tourner pour eux comme ils l'avaient fait pour l'Empereur. Il suffit de modifier le personnel qui leur donnait l'impulsion : ce furent les hommes, ce ne furent point les institutions qui changèrent. On se préoccupa seulement de donner quelques satisfactions à l'opinion. Les prisonniers incarcérés par ordre de la police furent remis en liberté. Les droits réunis et l'odieuse conscription disparurent. Pour le reste, on se contenta de modifier les noms pour dissimuler le maintien des choses. Les préfets furent baptisés « intendants », et les cours impériales, « cours supérieures». Les fonctionnaires, même Français, demeurèrent en place à condition de prêter serment de n'avoir aucun rapport avec l'ennemi. Il y eut très peu de destitutions : celle du maire de Bruxelles, le duc d'Ursel, suspect de sympathies napoléoniennes, est à peu près la seule que l'on puisse citer. Les postes vacants, soit par le départ, soit par la démission de leurs titulaires, furent confiés à des membres de la noblesse qui, sous l'Empire, s'étaient abstenus de se mêler aux affaires. Du moins appartenaient-ils tous au pays et leur entrée dans l'administration, dont les grades supérieurs avaient été jusqu'alors réservés à des Français, contribua-t-elle à la réconcilier avec ceux qui lui reprochaient encore son origine GOUVERNEMENT DU PAYS SOUS LES ALLIÉS 225 étrangère. Pourtant, elle fonctionnait comme par le passé. On ne songea pas même à déposséder la langue française de son rôle de langue officielle. Dans les départements flamands, on se contenta de permettre aux autorités de dresser les actes dans l'idiome national, mais en leur adjoignant une traduction. Le clergé seul put espérer un retour à la situation qu'il avait occupée avant la Révolution. L'influence qu'il exerçait était si grande que les alliés voulurent s'assurer ses sympathies. Le 7 mars 1814, un arrêté du gouvernement déclara que « la puissance spirituelle et la puissance civile seraient maintenues dans leurs bornes respectives ainsi qu'elles sont fixées par les lois canoniques de l'Église et les anciennes lois constitutionnelles du pays... et que c'est donc aux autorités ecclésiastiques que l'on devra s'adresser pour tout ce qui concerne la religion » (l). Ainsi, d'un trait de plume, le pouvoir occupant supprimait le Concordat et, en faisant dépendre des lois canoniques les rapports de l'Église et de l'État, soumettait en réalité celui-ci à celle-là. Ce n'était plus à l'Ancien Régime, c'était au moyen âge que l'on en revenait. Manifestement, dans sa hâte de se rallier le clergé, le gouvernement avait improvisé, et les militaires prussiens qui le dirigaient l'avaient laissé employer des termes dont ils n'avaient pesé ni la signification ni les conséquences. Au surplus, que leur importait ? Sachant bien que l'occupation du pays était provisoire, il ne se souciaient que d'aller au plus pressé. Ils ne seraient plus là quand il faudrait résoudre le problème qu'ils venaient de poser si légèrement. Pour le moment, l'essentiel était de pouvoir compter sur l'Église et d'apaiser chez elle un mécontentement qui eût pu aggraver celui qui se manifestait dans le peuple. Il n'avait fallu, en effet, que quelques semaines pour transformer en indignation la méfiance avec laquelle on avait reçu les alliés. Le despotisme, dont le duc de Saxe-Weimar, le 7 février, annonçait si pompeusement la fin, n'avait disparu (1) Journal officiel du gouvernement de la Belgique, t. I, p. 61 (Bruxelles, 1814). Hist. de Belg. VI 15 que pour reparaître sous une forme plus brutale. Les troupes qui submergeaient la Belgique, la confondant avec la France, s'y conduisaient « avec une brusquerie à laquelle les gens du pays sont peu familiarisés » (l). La brutalité des Russes était dépassée encore par celle des Prussiens. Les vexations qu'ils infligeaient à la population étaient telles que « le souvenir ne s'en effacera jamais » (2). Partout où ils prenaient leurs quartiers, ils apportaient un régime de terreur rendu plus abominable encore par ses procédés. Habitués à la bastonnade, ils l'appliquaient à tout propos et à tout le monde. Des maires abandonnaient leurs fonctions pour s'épargner les coups. La mauvaise discipline allait de pair avec les mauvais traitements. Il n'avait servi de rien de remplacer au mois de mars Lottum et Délius par un nouveau Prussien, le baron de Horst. La proclamation qu'il avait lancée de Bruxelles, saluait dans les Belges un peuple « célèbre déjà dans l'histoire par sa valeur et l'amour de sa patrie, et qui allait recouvrer l'existence politique dont un tyran l'avait dépouillé » (3). En attendant, les exactions et le bon plaisir étaient pires qu'auparavant. Lord Clancarty constatait, le 25 avril, que le pays est épuisé de réquisitions et que l'esprit est si mauvais qu'il faut s'attendre à tout (4). Le public était d'autant plus indigné que la suppression des droits réunis n'avait apporté aucun allégement. On y avait bientôt substitué un octroi départemental sur la bière et les eaux-de-vie, et le 26 avril une contribution de guerre de 4,987,366 francs avait été imposée aux six départements compris dans le gouvernement général de la Belgique (5). Visiblement, ce que l'on demandait au pays, c'était son argent et qu'il payât les frais de la guerre qui l'avait « affranchi ». On eût été bien aise aussi qu'il fournît des (1) De Bas et de 'T Serclaes de Wommerson, La campagne de 1815 aux Pays-Bas, t. I, p. 59. (2) Sur la conduite des Prussiens, voy. Gedenkstukken, 1813-1815, p. 513, 531,535, 571. (3) Journal officiel du gouvernement de la Belgique, t. I, p. 118. (4) Gedenkstukken 1813-1815, p. 109. Cf. Ibid., p. 118. (5) Journal officiel du gouvernement de la Belgique, t. I, p. 245. LES BELGES ET LA MAISON D'AUTRICHE 227 soldats. Dès le début de l'occupation, la formation d'une « armée belge » avait été décidée. Le duc de Beaufort avait lancé un appel invitant des volontaires à s'y faire inscrire, et le comte de Lottum exhortait les femmes à faire des dons patriotiques à l'exemple des « généreuses Prussiennes et Hollandaises » (l). Quelques régiments avaient été organisés, mais les gens prudents se demandaient si, au milieu de l'exaspération générale, il était sage de pousser plus loin les enrôlements. La déception des conservateurs qui avaient compté sur la restauration de l'Ancien Régime aggravait encore la confusion et l'insécurité. Le plus convaincu et le plus désillusionné d'entre eux, J.-J. Raepsaet, envisageait l'avenir sous les couleurs les plus sombres. Pour tous ceux qui réfléchissaient, il était impossible, en effet, de ne pas se demander avec angoisse ce que l'on allait devenir. La restauration autrichienne avait paru tout de suite à la noblesse et au clergé la conséquence naturelle de la victoire des alliés. La chute de Napoléon annulant les traités de Campo-Formio et de Lunéville, ils se persuadaient que l'empereur François allait faire valoir les droits de sa maison sur la Belgique. A vrai dire, bien peu d'entre eux admettaient sincèrement la légitimité de ces droits contre lesquels la révolution brabançonne s'était si vivement soulevée. Croire que la plupart des Belges éprouvaient pour la dynastie habsbourgeoise « un ancien attachement qui leur fait honneur » (2), c'était se laisser tromper par les apparences. A part un très petit nombre de légitimistes, ses partisans ne songeaient qu'à eux-mêmes. S'ils témoignaient tant de tendresse pour cet empereur qu'ils avaient si aigrement reçu en 1793, c'est qu'ils espéraient de lui le rétablissement de l'ancienne constitution. Leur loyalisme ne s'alimentait que de leurs aspirations conservatrices. Leur vœu aurait été de constituer, sous un prince de la famille impériale, un État distinct, vaguement rattaché à la monarchie et dans lequel les États eussent possédé, confor- (1) Journal officiel du gouvernement de la Belgique, t. I, p. 30-42. (2) Gedenkstukken 1813-1815, p. 560. \ mément à la Joyeuse Entrée, la réalité du pouvoir. Ils voulaient l'autonomie nationale, mais ils la voulaient comme les Statistes de 1790, à la condition d'en être les maîtres. Dès le 20 février 1814, une députation aristocratique conduite par le duc de Beaufort, s'était rendue à Chaumont, au quartier général des alliés et y avait été admise en présence de François Ier (l) et de lord Castlereagh. Elle était rentrée à Bruxelles découragée. L'empereur ne lui avait pas caché que les circonstances ne lui permettaient ni de reprendre la Belgique ni de la confier à un archiduc. Au reste, il avait affecté le-plus grand zèle pour ses anciens sujets. Et lord Castlereagh avait encore ajouté à l'eau bénite de cour qu'il leur avait prodiguée. Il ne les avait congédiés qu'après les avoir assurés de la sollicitude des Puissances. Elles ne songeaient, à l'en croire, qu'à leurs intérêts et à les doter d'un gouvernement « sage et libéral », plein de respect pour leur indépendance, leur religion et leurs finances. Et il leur laissait entendre que pour leur garantir tant de félicité, elles les uniraient à la Hollande (2). Les députés en purent à peine croire leurs oreilles. Ainsi, non seulement l'empereur les abandonnait, mais ce qu'il trouvait de mieux pour les dédommager, c'était de les faire passer sous le pouvoir d'un prince protestant, et de confier leur sort à ces Provinces-Unies qui, en 1648 avaient ruiné la Belgique par la fermeture de l'Escaut, qui, en 1715, lui avaient infligé l'humiliation du traité de la Barrière et dont l'hostilité constante et la jalousie n'avaient cessé d'entraver depuis lors toutes ses tentatives de relèvement (3). Le plan qu'on leur dévoilait froissait à la fois leurs sentiments catholiques et leurs sentiments nationaux. Le clergé, dès qu'il en eut connaissance, exprima publiquement ses alarmes. A peine débarrassé du Concordat, allait-il passer sous le joug d'un hérétique ? Que lui parlait-on d'un gouvernement (1) A partir de la disparition du Saint-Empire Romain de nation germanique et de son remplacement par l'Empire d'Autriche, en 1804, le souverain qui, dans le premier s'était appelé François 11, devint François 1er dans le second. (2) Gedenkstukken 1813-1815, p. 88 et suiv., 522 et suiv. (3) Histoire de Belgique, t. V, 2e édit., p. 192, 236, 276. « libéral » ? Ce mot seul excitait ses inquiétudes. La foi, plus encore que sous Napoléon qui du moins professait le catholicisme, allait être soumise à de nouveaux périls. Les souvenirs du XVIe siècle se réveillaient. Et déjà, profitant de cette inquiétude, des agents français s'empressaient de travailler l'opinion au profit de Louis XVIII. L'intérêt le plus évident des Belges ne leur commandait-il pas de rester unis à la France revenue, en même temps qu'à son roi légitime, à la religion et aux vrais principes de la conservation sociale ? Les industriels y trouveraient autant de garanties que le clergé et la noblesse. Elle offrirait son marché à leurs produits et les débarrasserait de la concurrence anglaise que la levée du blocus continental allait rendre plus menaçante (l). Mgr. de Broglie qui venait de se réinstaller à Gand, faisait chorus. Son « ultramontanisme » plus encore que son influence personnelle le rendaient un dangereux instrument de propagande française (2). Cependant les brochures répandues par les émissaires du prince d'Orange discréditaient sa cause au lieu de lui rallier l'opinion (3). Personne ne voulait de la Hollande. Seuls, les acheteurs de biens nationaux et un groupe d'industriels comptant sur les débouchés de ses colonies, lui montraient des dispositions favorables (4). Mais qu'arriverait-il si on parvenait à lui échapper ? Lord Castlereagh avait parlé de la Prusse, et tout le monde en avait horreur. Au milieu de l'incertitude et des appréhensions on s'aigrissait, et les partis s'accusaient réciproquement de trahir les intérêts du peuple. Les anciennes querelles des « constitutionnaires » et des démocrates se réveillaient et s'aggravaient de l'impuissance où ils se voyaient les uns et les autres d'agir sur les Puissances qui s'arrogeaient le droit de disposer de la nation. (1) Voy. par exemple, la brochure intitulée Lettre d'un Belge à S. M. Louis XVIII, roi de France (s. d. 1814). (2) De Qerlache, Histoire du royaume des Pays-Bas, t. I, p. 335. (3) Voy. Le vœu du peuple belge (Gand, 1815), et La réunion de la Belgique à la Hollande serait-elle avantageuse ou désavantageuse à la Belgique? (par A. van Bylandt). Cf. Gedenkstukken 1813-1815, p. XXI et 531. (4) H. T. Colenbrander, Onststaan der Grondwet, t. II, p. LXIV. Cf. Gedenkstukken 1813-1815, p, 307, 586. C'est au milieu de cette agitation que le baron Vincent, désigné par François Ier, vint remplacer Horst au gouvernement (5 mai 1814). Lord Castlereagh avait conseillé ce changement de personnes. Il s'inquiétait de voir Horst agir trop ouvertement en faveur de la Prusse, et sans doute espérait-il aussi que la présence d'un Autrichien ramènerait quelque calme dans les esprits. Elle ne devait d'ailleurs influer en rien sur le régime imposé à la Belgique. Les instructions remises par Metternich au nouveau gouverneur lui recommandaient de tirer le plus grand parti possible du pays «pour les moyens militaires», et de faire entendre aux Belges que dans aucun cas ils ne pourraient retourner à leur ancienne constitution» (l). Furieux de l'arrivée d'un successeur qui ne prenait sa place que pour ôter à la Prusse « ses avantages dans ce pays et la brouiller avec l'Angleterre » (2), Horst prit congé de la population en se recommandant avec une lourde ironie à son souvenir, et en se déclarant « heureux d'avoir été témoin de sa prospérité » (3). Au reste, on ne s'aperçut pas de son départ. Les réquisitions des troupes revenant de France se substituèrent sans rien y changer, à celles qu'elles avaient imposées en s'y dirigeant. Le pays continua de servir d'aliment à leur appétit. Vincent se contenta du rôle de figurant auquel il était destiné. Il savait bien que le sort de la Belgique serait tranché dans quelques semaines et qu'il n'avait jusque-là qu'à tenir en respect « les gens d'un pays où l'on a trop la manie des affaires publiques pour que l'autorité ne courre pas le risque de se trouver placée entre le choc des prétentions démocratiques et des réminiscences des constitutions également dangereuses à réveiller. » II observait avec curiosité les mouvements désordonnés du patriotisme anarchique qui se manifestaient autour de lui, n'y voyant que des prétentions « d'isolement et de provincialisme » et, en diplomate de cabinet, s'étonnant de « l'exubérance des prétentions nationales de la Belgique » (4). (1) Gedenkstukken 1813-1815, p. 329, 331, 334. (2) Ibid., p. 306. (3) Journal officiel du gouvernement de la Belgique, t. I, p. 273. (4) Gedenkstukken 1813-1815, p. 335 et suiv. PROJETS DES AI.LIÉS SUR I.A BELGIQUE 23 I Sa mission prit fin dès que les puissances se furent mises d'accord sur la réunion de la Belgique et de la Hollande. Il quitta Bruxelles le 31 juillet. « La paix disait-il, dans sa dernière proclamation, va consolider le bonheur des Belges et des Bataves... Habitants de la Belgique, l'intérêt général de l'Europe vous assigne un sort inestimable »(l). II En 1792, l'invasion de la Belgique avait déterminé l'Angleterre à entreprendre contre la France une lutte qui ne devait cesser que le jour où elle aurait chassé son adversaire d'un pays d'où il la menaçait directement. Plus Napoléon s'acharnait à faire d'Anvers une base d'attaque, plus elle s'obstinait à l'en expulser. C'était là son but de guerre principal. C'est pour y atteindre qu'elle avait si longtemps combattu et si largement prodigué ses trésors à ses alliés, se réservant le droit de leur imposer la solution qu'elle avait préparée en attendant leur victoire et de disposer des Pays-Bas, enfin reconquis, au mieux de ses intérêts. L'Autriche et la Russie ne l'inquiétaient pas. La première qui, depuis le milieu du XVIIIe siècle, n'avait jamais vu dans la Belgique qu'un territoire d'échange à céder au plus offrant contre la Bavière ou l'Italie (2), avait définitivement fixé son choix sur cette dernière. Elle ne pensait qu'à la Lombardie, et il suffisait de la satisfaire de ce côté pour la désintéresser de provinces qu'elle n'affectait même plus de vouloir conserver. Quant à la Russie, elle n'avait évidemment aucun motif de contrecarrer dans les Pays-Bas les plans de l'Angleterre. Tout au plus devait-elle chercher à lui vendre à bon prix son acquiescement. Mais la Prusse était moins accommodante. Avide d'agrandissements, elle s'était tout de suite établie sur la ligne de la Meuse et paraissait résolue à s'y cramponner. (1) Journal officiel du gouvernement de la Belgique, t. II, p. 449. (2) Histoire de Belgique, t. V, 2e édit., p. 222, 231. Heureusement ses appétits effrayaient tout le monde, et il ne serait pas trop difficile de l'amener à lâcher prise quand elle serait convaincue que ses forces ne correspondaient pas à ses convoitises. Le cabinet de Londres avait mûrement élaboré un plan que l'on pourrait appeler une revision du traité de la Barrière. En 1715, c'est d'accord avec les Provinces-Unies qu'il avait transformé la Belgique en un rempart contre la France, et qu'il avait contraint l'Autriche d'accepter ce pays, grevé, au profit des puissances maritimes, d'une hypothèque militaire. Cependant la décadence rapide des Provinces-Unies avait enlevé toute valeur à une combinaison qui remettait à leur garde les forteresses de la Barrière. Les Hollandais n'avaient pas même résisté à l'invasion française de 1744, et en 1781 ils avaient laissé expulser leurs garnisons par Joseph IL II ne pouvait plus être question, en 1814, de leur assigner de nouveau un rôle qu'ils seraient moins capables encore de jouer. D'autre part, reconnaître l'indépendance de la Belgique et lui confier la mission de se défendre elle-même au profit de l'Europe, il n'y fallait pas songer. Le pays était trop faible pour son importance. Si l'on voulait qu'en une prochaine guerre un nouvel assaut de la France vînt se briser contre lui, il n'existait qu'un moyen : ajouter son territoire à celui de la Hollande, « amalgamer » les deux peuples et faire de leurs faiblesses réunies une force assez grande pour se défendre et pas assez pour inquiéter leurs voisins. Ainsi une barrière nouvelle, plus solide et plus efficace que l'ancienne, serait érigée. La servitude militaire à laquelle la Belgique seule avait été astreinte en 1715 serait imposée cette fois à la Belgique et à la Hollande. Déjà pendant la révolution brabançonne, Londres et Berlin avaient envisagé l'éventualité d'une entente étroite, au profit de la maison d'Orange, des deux parties des Pays-Bas. Il avait suffi de flatter la vanité du pauvre van der Noot pour le rallier à ce projet qui n'avait d'autre but que d'utiliser, au détriment de l'Autriche, l'insurrection des Belges (l). (1) Histoire de Belgique, t. V, 2e édit., p. 462. LES ORIGINES DE L'UNION BELGO-HOLLANDAISE 233 Au reste, la facile victoire des Autrichiens sur les troupes du Congrès avaient remis les choses en état et interrompu les pourparlers ébauchés. Mais les événements ne tardèrent pas à ramener l'attention sur une idée que la situation internationale devait naturellement réveiller dans la mémoire des diplomates. L'Autriche laissait trop clairement apparaître sa tiédeur à l'égard des Pays-Bas pour que l'on pût encore espérer les confier à sa garde après les avoir enlevés à la France. Il fallait donc les assigner à un prince qui, par la situation de ses propres États, fût en mesure de les défendre à l'avenir. Guillaume d'Orange était tout désigné au choix des puissances alliées. Il l'était d'autant plus, qu'expulsé par la République batave, il ne comptait que sur elles pour reprendre le pouvoir et que son intérêt le solidarisant à leurs desseins, elles pouvaient sans hésitation augmenter ses forces sans craindre qu'il en abusât. Aussi, lors du traité anglo-russe de 1798, avait-on étudié une vaste opération en vue de reconquérir la Hollande d'abord, la Belgique ensuite, et dont l'aboutissement eût été l'union des deux pays qui, soudés l'un à l'autre, eussent formé bloc contre la France. Lord Gran-ville était tout acquis à cette combinaison (l). Le pitoyable résultat du débarquement du Helder en 1799 ruina les espoirs que l'on avait échafaudés sur elle. Son seul résultat fut d'aigrir l'Autriche, vexée d'avoir vu ses partenaires disposer d'un pays dont elle ne voulait plus, mais dont elle ne voulait pas qu'on s'occupât sans elle, et d'exciter la défiance du cabinet de Londres contre le prince Guillaume dont les agents secrets avait maladroitement laissé entrevoir une ambition trop impatiente et trop indépendante(2). Pourtant, on ne devait plus s'écarter de la voie qu'on s'était fixée (3). En 1803, après la rupture de la paix d'Amiens, on (1) H. T. Colenbrander, Ontstaan der grondwet,t. II, p. 1 et suiv. Cf. A. Sorel, L'Europe et la Révolution française, t. V, p. 357. (2) Gedenkstukken 1798-1801, t. I, p. 425. (3) Voy. Ch. Piot, Les agissements de la politique étrangère en Belgique vers la fin du XVIIIe siècle. Bulletin de la Comm. Royale d'Histoire, 4e série, t. IV [1877], p. 15 et suiv. ; Colenbrander, De Bataafsche Republiek, p. 187; Lanzac de Laborie, op. cit., t. I, p. 289. s'entretenait de nouveau de la fondation d'un royaume des Pays-Bas, dont la protection eût été confiée à la Prusse (l). Le tsar en conférait en 1804 avec William Pitt et, en 1805, on en insérait le projet dans le traité du 11 avril entre l'Angleterre et la Russie. Il était décidé en principe que la Hollande recevrait un « arrondissement convenable » dans les Pays-Bas autrichiens. Et à la même date, l'abbé Piatoli envisageait l'érection future d'un royaume des deux Belgiques. Une question d'ordre colonial contribuait encore à affermir dans ses vues le gouvernement de Londres qui, en guerre avec la République batave, s'était emparé successivement de toutes les colonies hollandaises et comptait fermement en conserver sa part. Dès lors, il lui était indispensable de fournir, au jour du règlement des comptes, un dédommagement à Guillaume d'Orange. Quel coup de génie que de désintéresser ce créancier en lui procurant une situation qui, tout en protégeant l'Angleterre sur le continent, la laisserait encore maîtresse d'un superbe domaine au delà des mers. Aussi, lorsque la catastrophe de Russie permit enfin d'entrevoir la chute prochaine de Napoléon, lors Castlereagh estima-t-il le moment venu de préparer une solution doublement profitable à son pays. Durant l'année 1813, il ne cesse plus d'en causer avec Guillaume. Conversation épineuse, car les appétits du prince se révèlent plus grands à mesure qu'il aperçoit plus nettement qu'on a besoin de lui, et il faut prendre garde encore, en abattant prématurément le jeu, d'exciter les susceptibilités de l'Autriche et de décevoir les convoitises de la Prusse (2). On ne cesse donc de tracer sur la carte des frontières qui vont et viennent au gré des péripéties du marchandage. Pour l'Angleterre, il importe avant tout de couvrir Anvers et les bouches du Rhin ; pour Guillaume, de tailler le plus largement possible son futur domaine. Nul souci dans tout cela de l'intérêt ou des aspirations des peuples. Dans le silence du cabinet, la raison d'État (0 A. Sorel, op. cit., t. VI, p. 315, 391, 416. (2) Sur ces pourparlers, voir Colenbrander, Ontstaan, etc., p. 1 et suiv. et son introduction aux Gedenkstukken 1813-1815, où se trouve une bonne carte des différents projets ébauchés pour les frontières du royaume des Pays-Bas. GUILLAUME D'ORANGE ET LES ALLIÉS 235 et l'intérêt dynastique disposent des hommes et des territoires. Le prince revendique non seulement la Belgique, mais la rive gauche du Rhin jusqu'à la Moselle. Castlereagh, préoccupé de la Prusse, veut restreindre ses prétentions à une ligne qui ne dépasserait pas Malines, Maestricht, Juliers et Cologne ou même Dusseldorf. Pourtant les terres dont on dispose ainsi sont toujours occupées par la France, et l'imagination peut se donner carrière aussi longtemps qu'elle ne se donne carrière que sur le papier. Mais l'insurrection de la Hollande, le débarquement de Guillaume à Scheveningen et bientôt après l'occupation de la Belgique par les alliés transformèrent, en 1814, la possibilité en réalité. Aussitôt l'activité de Guillaume se déploie. Il cherche fébrilement à prendre les devants et à placer les Puissances devant le fait accompli. Ses émissaires se répandent par la Belgique (l); il envoie à l'état-major de Bulow, le comte van Zuylen van Nievelt comme agent politique; à Gand, il est en rapport avec les industriels Huyttens et Bauwens. Des brochures pleines de promesses cherchent à lui gagner le clergé et la noblesse. Elles dévoilent les perspectives les plus engageantes. Les Belges étant plus nombreux que les Hollandais, quel rôle ne sont-ils pas appelés à jouer dans un royaume où ils exerceront évidemment l'influence essentielle ! Tout est mis en œuvre pour capter l'opinion. A Bruxelles, des gens du bas peuple, gagnés à prix d'argent crient « Oranje boven ! » Le duc de Clarence fait applaudir à l'opéra le fils de Guillaume, le jeune prince Frédéric (2). Les gazettes regorgent d'articles de propagande. Sans doute, la répugnance des Belges à accepter une union avec un peuple calviniste n'est pas douteuse. Mais enfin tant d'efforts risquent de créer parmi eux une agitation fâcheuse. Il importe qu'ils attendent sans parler l'avenir qu'on leur réserve, et l'impatience de Guillaume pourrait les pousser à protester. D'ailleurs elle est intempestive et outrecuidante. Lui aussi, doit s'incliner devant le droit de conquête des alliés. (1) Ch. van Outryve d'Ydewalle, Une campagne de propagande hollandaise en Belgique en 1815. Revue Générale, 1925. (2) Gedenkstukken 1813-1815, p. 42, 56, 327, 428, 460, 470, 513, 515. Ses menées irritent l'Angleterre et inquiètent la Prusse qui compte toujours sur la ligne de la Meuse et, plus fermement, sur l'Allemagne rhénane. Cependant, le 1er mars 1814, à Chaumont, les Puissances ont décidé, par un article secret, que « la Hollande, État libre et indépendant sous la souveraineté du prince d'Orange » recevra un « accroissement de territoire » et « une frontière convenable ». Mais quelle sera cette frontière? Le 30 mai, le traité de Paris rétablissant la paix entre la France et les alliés, ne résoud pas encore la question. S'il reconnaît, également dans un article secret, que l'établissement d'un juste équilibre en Europe exigé que « la Hollande soit constituée dans des proportions qui la mettent à même de soutenir son indépendance par ses propres moyens », s'il lui transfère « les pays compris entre la mer, les frontières de la France telles qu'elles sont déterminées par le traité, et la rive gauche de la Meuse », il remet à plus tard de fixer « suivant ses convenances et celles de ses voisins » l'étendue de ce qu'elle recevra à droite du fleuve. Ici, force est bien de tenir compte des revendications prussiennes et de se borner à dire que les régions rhénanes réunies à la France depuis 1792 « serviront à l'agrandissement de la Hollande et à des compensations pour la Prusse et d'autres États allemands ». Il ne suffisait pas de délimiter le territoire du futur royaume, il fallait encore en assurer la solidité. C'est à quoi pourvurent les « huit articles » que lord Castlereagh amena, non sans peine, le prince souverain à accepter le 21 juillet. Tout y est combiné de telle sorte que « l'amalgame le plus parfait » entre la Belgique et la Hollande garantisse l'unité de l'État. La volonté de l'Europe sur ce point est formelle, et elle s'arroge le droit d'imposer au prince les conditions qui l'empêcheront de compromettre cette unité en avantageant les Hollandais au détriment des Belges. En conséquence, il s'engage à garantir à tous les cultes protection et faveur égales, à rendre tous les citoyens accessibles aux emplois publics, à reconnaître à toutes les provinces les mêmes avantages commerciaux, à faire modifier de commun accord par les Belges et les Hollandais la consti- GUILLAUME GOUVERNEUR DE LA BELGIQUE tution déjà établie en Hollande et enfin à assurer aux premiers une « représentation convenable » aux États-Généraux qui se réuniront alternativement tantôt dans une ville belge, tantôt dans une ville hollandaise. Ainsi la force de l'État découlera de son unité, et cette unité sera sauvegardée par les précautions prises pour qu'elle résulte de l'égalité imposée à ses parties. Si l'on déclare commune la dette qui, écrasante en Hollande, est très légère en Belgique, cet inconvénient n'est-il pas largement compensé par le droit qu'auront les Belges de trafiquer auxcolonies hollandaises et par l'attribution aux seuls Hollandais des frais résultant de l'entretien des digues ? On avait enfin réglé l'essentiel. Guillaume était satisfait. La cession du Cap, d'Essequibo, de Demerary et de Berbice à l'Angleterre ne lui paraissait pas payer trop chèrement la couronne qu'il allait ceindre. Il ne lui restait plus qu'à solliciter le Congrès de Vienne pour la délimitation définitive des frontières. En attendant, il obtint le gouvernement de la Belgique auquel il aspirait impatiemment. Le 31 juillet 1814, il venait prendre à Bruxelles la place du baron Vincent. Sa proclamation aux Belges, le 1er août, leur laissa croire que c'était à eux et non à la Hollande ou pour mieux dire au prince-souverain de la Hollande que les Puissances avaient accordé un « accroissement de territoire ». Mais elle abondait en effusions sincères et la joie du succès y avivait encore la bienveillance des promesses. Guillaume y annonçait la beauté d'un avenir où l'intérêt de l'Europe allait se concilier avec celui de ses sujets «heureux, disait-il, si en multipliant mes titres à votre estime, je parviens à préparer et à faciliter l'union qui doit fixer votre sort et qui me permettra de vous confondre dans un même amour avec un peuple que la nature elle-même semble avoir destiné à former avec ceux de la Belgique un État puissant et prospère » ( 1 ). Pourtant il restait encore des difficultés à vaincre. La Prusse, furieuse d'avoir dû céder devant l'Angleterre, cherchait à prendre sa revanche. Elle parlait de faire entrer les Pays-Bas dans la Confédération germanique. Elle se déclarait opposée à (1) Journal officiel du gouvernement de la Belgique, t. II, p. 451. toute extension de leur part dans des pays allemands et même dans le Luxembourg. Elle taxait Guillaume d'ingratitude et Hardenberg déclarait que les Prussiens étaient les seuls auteurs de l'affranchissement de la Hollande et que sans eux son soulèvement n'aurait servi de rien (l). Ces accès de mauvaise humeur n'effrayaient pas le prince. Le cabinet de Londres garantissait sa situation. Au mois d'août, le gouvernement anglais, en signant avec lui la répartition des colonies, lui promettait deux millions sterling destinés à la construction des forteresses à ériger contre la France et trois autres millions à affecter aux frais de consolidation du futur royaume. Des mesures furent prises aussitôt pour prouver à l'Europe que sa « barrière » serait bien gardée. La principale était l'organisation d'une armée. Le 15 août les régiments constitués en Belgique par les alliés étaient fusionnés avec les troupes hollandaises ou plutôt confondues avec elles dans une seule masse, grâce à l'application à ceux-là des règlements en usage dans celles-ci. La discipline, pour bien affirmer sans doute la rupture avec la tradition française, rétablissait pour les soldats la peine de la bastonnade. En revanche, les commandements importants furent réservés à des Hollandais, comme Chassé ou Trip, formés au service de Napoléon. A côté d'eux, d'autres officiers généraux, comme de Constant Rebecque comme Cruykenbourg et le duc de Saxe-Weimar, sortaient du service des alliés. Le fils aîné de Guillaume, le prince d'Orange, qui avait brillamment combattu en Espagne avec Wellington, recevait aussi un commandement. Pour les Belges sans doute, cette armée, dont l'état-major ne renfermait que bien peu de leurs compatriotes et dont le drapeau portait les couleurs de la maison d'Orange, apparaissait comme une armée étrangère. Mais leurs soldats, comme leur territoire, pouvaient-ils être, dans les conditions où l'on se trouvait, autre chose qu'un « accroissement » ? En somme, on avait fait tout ce qu'il était possible de faire. C'était déjà beaucoup que d'avoir pu constituer rapidement une force d'à peu près 30,000 hommes. (0 Gedenkstukken 1813-1815, p. 718. CRÉATION DU ROYAUME DES PAYS-BAS C'était beaucoup aussi pour Guillaume que d'avoir été reçu paisiblement à Bruxelles. Il savait bien que l'opinion était mal disposée à son égard. Mais il lui suffisait qu'elle ne protestât pas, et elle s'abstint, en effet, de toute démonstration, se résignant à l'inévitable. Très habilement d'ailleurs, il s'efforça d'apaiser les répugnances du clergé à passer sous le pouvoir d'un prince calviniste. Il savait que les vicaires généraux du diocèse de Gand venaient d'envoyer au Congrès de Vienne une pétition demandant le rétablissement de l'Église dans tous ses droits : dîmes, tribunaux écclésiastiques, monopole de l'enseignement, etc. Il fallait au moins donner des gages à ces obstinés et leur témoigner des sentiments rassurants. 200,000 francs furent affectés aux traitements des prêtres. L'interdiction de travailler les dimanches et les jours de fête, fort négligée « par suite des principes révolutionnaires que la réunion de la Belgique à la France y a propagés au mépris des lois divines, ecclésiastiques et civiles » rentra strictement en vigueur. Et quelques jours plus tard, le gouvernement, pour être agréable aux catholiques, leur imposait de se munir, avant le mariage civil, d'un certificat de leur curé, et rétablissait, dans les serments en justice, l'invocation de la divinité. Cependant le Congrès de Vienne délibérait et la Prusse restait accrochée à la ligne de la Meuse. Sans se préoccuper de se mettre d'accord avec les théories linguistiques qui, à partir de cette époque, commencent à servir de prétexte aux ambitions allemandes (l), elle se montrait décidée à englober dans ses frontières les territoires wallons de la rive droite du fleuve et revendiquait obstinément le Luxembourg. Elle était une voisine insupportable, rogue, hargneuse et habile à faire naître d'irritants incidents de frontières. Pour s'en débarrasser, il fallut bien consentir, sur les conseils impératifs de l'Angleterre, (1) Le 19-20 avril 1814, van Spaen écrit à van Nageli que certains princes allemands, pour contrecarrer les projets de Guillaume « ont constamment tâché de répandre et de faire goûter la maxime, malheureusement assez spécieuse mais dont l'application deviendrait fort étendue, que ce ne sont ni les montagnes ni les fleuves mais la conformité du langage, qui forment les limites naturelles des États». Gedenkstukken 1813-1815, p. 538. à de nouveaux sacrifices. Moyennant l'abandon de ses États héréditaires de Nassau, Guillaume obtint enfin la cession de l'ancien duché de Luxembourg. 11 dut consentir toutefois à l'entrée de celui-ci dans la Confédération germanique, dont les troupes furent chargées de tenir garnison à Luxembourg même. A ce prix, les Prussiens consentirent à évacuer la ligne de la Meuse. Encore fallut-il leur céder, en compensation des prétentions qu'ils élevaient sur Rolduc, les territoires d'Eupen, de Malmédy et de Saint-Vith. Mais enfin le but essentiel était atteint. Dans son ensemble, le bloc des neuf départements réunis était assigné au royaume des Pays-Bas. La fusion du pays de Liège avec la Belgique, telle que l'avait consacrée l'organisation départementale en 1795 restait acquise. En dépit des convoitises prussiennes, le sol belge demeurait, à bien peu de chose près, ce qu'il était depuis la paix d'Utrecht. L'emprise de la Confédération germanique sur le Luxembourg ne pouvait, en aucun cas, influer sur l'unité de l'État. A ce point de vue, elle n'était et elle ne fut jusqu'en 1830 qu'une satisfaction théorique accordée à l'Allemagne. Si le Congrès de Vienne s'y rallia, c'est qu'elle augmentait, en intéressant celle-ci à la défense d'une forteresse de premier ordre, la solidité de la barrière élevée contre la France. Leur libération suscita parmi les populations d'Outre-Meuse, une joie dont Guillaume ne manqua pas de profiter. Elles avaient été traitées en pays ennemi, soumises au recrutement, obligées de porter la cocarde prussienne, excédées de la brutalité et de l'arrogance des occupants. Leur vœu le plus cher s'accomplissait par leur union à leurs anciens compatriotes, et la décision de Vienne fut saluée par elles comme un bienfait. Brusquement, le débarquement de Napoléon Ier sur la côte de Provence le lermars 1815, remettait tout en question. Dans cette nouvelle péripétie, Guillaume agit avec autant d'adresse que de résolution. Sans attendre la promulgation de l'acte définitif du Congrès de Vienne, qui n'eut lieu que le 9 juin, il prenait à La Haye, le 16 mars, le titre de roi des Pays-Bas. Si son impatience mettait l'Europe devant le fait accompli, elle ne GUILLAUME ROI DES PAYS-BAS faisait que devancer la décision déjà prise et personne ne pouvait en prendre ombrage. Au contraire, en agissant comme il le faisait, le prince se compromettait irrémédiablement aux yeux de l'ex-empereur et en brusquant ses alliés, il affirmait du même coup l'indissolubilité de sa cause avec la leur. Certes il était bien aise aussi de profiter de la crise qui s'ouvrait, pour échapper à l'ennui de devoir longuement préparer et discuter les formalités de son couronnement. Et il y trouvait encore l'avantage de n'avoir point à recevoir à Bruxelles une couronne que Napoléon lui fournissait un excellent prétexte de ceindre à La Haye en même temps que son épée. Un esprit aussi réfléchi que le sien ne se fit sans doute aucune illusion sur le dénouement du dernier épisode de l'épopée napoléonienne. Il ne pouvait se dissimuler que la victoire était aussi certaine que la guerre et qu'il était plus certain encore que les Pays-Bas seraient le théâtre de l'une et de l'autre. Déjà les Anglais débarquaient à Ostende et les armées prussiennes se pressaient de nouveau vers la Meuse, tandis que, derrière elles, s'ébranlaient les masses de l'Autriche et de la Russie. La catastrophe de l'empereur se ferait peut-être chèrement payer mais elle était inévitable. Et elle serait à coup sûr d'autant plus lucrative qu'elle aurait coûté davantage. Car cette fois, ce n'était plus à Napoléon seul qu'on allait s'en prendre, mais à la France elle-même dont la volte-face était un défi jeté à l'Europe. Il fallait s'attendre à ce qu'on lui imposât de fructueuses rectifications de frontières, occasion inespérée de renforcer la barrière qui, à peine établie, allait être soumise à une si rude épreuve. Le gouvernement laissait des brochures réclamer l'annexion aux Pays-Bas de toutes les forteresses françaises de première ligne entre Calais et le Rhin. Louis XVIII venait de se réfugier à Gand. On remarqua que Guillaume affecta de ne pas le voir, et cette réserve ne fut sans doute qu'un moyen d'échapper à des conversations qui eussent pu être embarrassantes. Aucune agitation cependant ne se manifestait dans le pays. Le « vol de l'aigle » n'y avait provoqué que de l'inquiétude. Après tant de bouleversements, on était trop las pour aspirer Hist. db Bbi.g. VI à quoi que ce soit qui ne fût pas le repos. Vainement quelques impérialistes cherchaient à discréditer Guillaume auprès des « libéraux » en exploitant contre lui ses récentes concessions à l'Église. Un pamphlet Le cri de l'oppression recommandait aux Belges de se « jeter dans les bras de la France » puisque « le Congrès de Vienne n'a pas encore disposé de nous ». Le 14 mars, le duc d'Ursel écrivait à Falck que les troupes belges étaient « animées d'un mauvais esprit», que les jeunes gens ayant servi sous les drapaux de l'empereur avaient été « ensorcelés » par lui, et que si Napoléon mettait le pied sur le territoire, « il aurait bientôt employé à son profit les ressources qui doivent nous servir à l'écarter. » (l) Ces craintes ne devaient pas se réaliser. Aucune émotion ne se manifesta quand l'armée française franchit la frontière (15 juin). A Waterloo, les soldats belges firent leur devoir. Ils combattirent aussi bravement sous les ordres de Wellington qu'ils l'avaient fait sous ceux de Napoléon (2). Mais on ne peut s'étonner que la victoire n'ait pas causé dans le pays le moindre enthousiasme. Pour les Belges, en effet, ce qu'elle avait tranché, ce n'était pas la question de leur indépendance, mais celle de leur annexion. Sans doute, ils avaient été excédés du despotisme impérial. Mais que leur réservait l'avenir ? Courbés jadis sous la volonté de Napoléon, ils l'étaient maintenant sous la volonté de l'Europe. Les Puissances avaient disposé d'eux en vertu du droit de conquête. Il leur semblait, et il devait leur sembler, qu'en passant sous le pouvoir de Guillaume, ils n'avaient fait que changer de domination. Seuls les gens en place faisaient éclater, comme ils l'avaient fait si souvent aux jours glorieux de l'Empire, une joie de commande. Ils assistèrent aux Te Deum après Waterloo comme ils y avaient assisté après Austerlitz. Pour le public, il n'y avait de possible qu'une seule attitude, celle du recueillement dans l'attente. (1) Gedenkstukken 1813-1815, p. 746. Cf. p.!343. (2) Sur leur conduite, voir H. Houssaye, 1815, p. 341, 347, 363, 386, 391, 395, 415 et F. de Bas et J. de T' Serclaes de Wommersom, La campagne de 1815 aux , Pays-Bas d'après les rapports officiels néerlandais. La deuxième paix de Paris (20 novembre 1815) ne répondit pas aux espérances de Guillaume. Il en avait attendu un nouvel « accroissement » et tout au moins l'adjonction à son royaume de Charlemont, de Givet, de Condé, de Valenciennes, du Quesnoy et de Maubeuge. Il dut se contenter d'être mis à la portion congrue. L'Europe, à qui il devait tout, ne le voulait pas trop puissant. Le rôle qu'elle lui avait assigné était d'être utile sans pouvoir être dangereux. La prétention de cet ancien Stadhouder à passer pour un prince de droit divin, agaçait les monarques au rang desquels il voulait se hausser. Force lui fut d'accepter ce qu'on lui offrit. Les vainqueurs, plus sévères envers la France qu'ils ne l'avaient été l'année précédente, la ramenaient cette fois à ses limites de 1789. Elle dût céder Philip-peville, Marienbourg et Bouillon qui furent adjoints au royaume des Pays-Bas, avec quelques villages jadis détachés du Hainaut et entrés dans le département du Nord. Désormais, la frontière franco-belge ne devait plus subir de remaniements. Elle est restée jusqu'aujourd'hui conforme au tracé qu'elle reçut alors. Des conventions ultérieures réglèrent en 1816 quelques questions litigieuses. La maison de La Tour d'Auvergne renonça, moyennant une indemnité, aux droits qu'elle revendiquait sur le duché de Bouillon. Des traités passés avec la Prusse (26 juin et 7 octobre) précisèrent, de son côté, les délimitations réservées par le Congrès de Vienne. L'impossibilité de se mettre d'accord sur la possession des mines de zinc de la Vieille Montagne, fit remettre à plus tard une solution. En attendant, Moresnet fut laissé dans l'indivision et jouit en fait d'une sorte de neutralité qui devait se prolonger jusqu'au jour de son attribution à la Belgique par le traité de Versailles en 1919. Le royaume des Pays-Bas constitué par l'Europe en devenait une pièce essentielle, et son intégrité, liée au système général de l'équilibre politique, devait être garantie à jamais. De l'indemnité de guerre payée par la France, soixante millions furent affectés à la construction des forteresses qui allaient constituer cette barrière dont l'érection était la raison d'être du nouvel État. Le duc de Wellington en inspira le plan général et en surveilla l'exécution. La double préoccupation de parer à une agression française et de garantir, en cas de guerre, les communications avec la Grande-Bretagne, décida du choix des places. Sur la côte, Ostende et Nieuport; sur la ligne de l'Escaut, Anvers, Termonde, Gand, Audenarde et Tournai; sur celle de la Meuse, Liège, Huy, Namur, Dinant; le long de la frontière Ypres, Menin, Ath, Mons, Charleroi, Philippeville, Mariembourg, s'appuyant vers l'est aux formidables bastions de Luxembourg, constituèrent un système de défense qui dût paraître impénétrable dans sa surabondance. La Belgique, qui avait été jusqu'alors le champ de bataille de l'Europe, en devenait le camp retranché. Mais la sollicitude que les Puissances manifestaient à son égard était naturellement intéressée. Les Pays-Bas, disait Gourieff, sont « la clef de l'Europe » (l). Leur roi en était donc le portier, et de là à s'arroger le droit de surveiller sa conduite, il n'y avait qu'un pas. Il dut accepter une sorte de tutelle militaire. On lui fit sentir qu'il n'était pas seul maître chez lui et que, si ses alliés le protégaient, ils entendaient aussi qu'il se conformât à leurs « conseils ». L'Angleterre, l'Autriche, la Russie et la Prusse s'engageaient à garantir l'existence du royaume, mais il fallait en revanche que Guillaume s'obligeât à en organiser la défense conformément à leurs vues. Le 15 novembre 1818, la « convention des forteresses » lui « recommandait » de faire occuper en cas de casus foederis, les forteresses d'Ostende, d'Ypres, de Nieuport et de l'Escaut par les troupes de Sa Majesté britannique, les autres, par les troupes Sa Majesté prussienne. Si désagréablement qu'il ressentît cette main-mise, Guillaume ne pouvait y échapper. Du moins voulut-il, en se plaçant sous l'égide de l'Angleterre, parer à ce qu'une immixtion collective dans ses affaires pouvait avoir de trop déplaisant. La reconnaissance eut sa part aussi dans une déférence qui (1) Gedenkstukken 1830-1840, t. III, p. 401. Nesseirode considère que les forteresses des Pays-Bas sont « pour ainsi dire des forteresses européennes ». Ibid., p. 396. ressembla parfois de bien près à celle d'un client. Le duc de Wellington fut créé prince de Waterloo et une rente perpétuelle, que la Belgique paye encore, fut constituée sur la forêt de Soignes, en faveur de sa maison. L'affectation de se régler en tout sur les désirs de la cour de Londres alla si loin que le public s'en aperçut et s'en amusa. « Voilà le roi qui va faire visite à notre préfet », disaient les Bruxellois quand ils voyaient le carrosse de Guillaume se diriger vers l'ambassade d'Angleterre (l). Ce n'est pas seulement d'une hypothèque militaire, mais aussi d'une hypothèque politique qu'était grevé le royaume. En acceptant les huit articles, au mois de juillet 1814, Guillaume s'était imposé l'obligation de constituer l'État suivant les vues de ses alliés. Par considération pour eux, il avait à l'avance limité l'exercice de ses droits souverains. Et peut-être n'attachait-il tant de prix à s'intituler roi par la grâce de Dieu que pour dissimuler qu'il ne l'était que par la grâce de l'Europe. (1) Gedenkstukken 1815-1825, t. I, p 603. CHAPITRE II L'AMALGAME Le royaume des Pays-Bas, en « amalgamant » la Belgique et les Provinces-Unies, reconstituait sur la carte de l'Europe cet État bourguignon dont l'existence avait pris fin avec leur séparation dans les dernières années du XVIe siècle. Il semblait que la tradition interrompue depuis si longtemps se renouât. Il le semblait si bien qu'il fut question un moment de donner le nom de Bourgogne au nouveau royaume (l). D'elles-mêmes, les idées se reportaient à l'époque glorieuse où sous Philippe le Bon et sous Charles-Quint, les dix-sept provinces avaient étonné l'Europe par leur richesse et l'éclat de leur civilisation. Un tel passé pouvait faire présager un pareil avenir. Dans son discours d'inauguration, le 21 septembre 1815, Guillaume n'avait pas manqué de faire miroiter ces beaux souvenirs aux yeux des Belges. Ce descendant de Guillaume le Taciturne s'y réclamait de Charles-Quint et, par la plus étrange des équivoques, il qualifiait son grand ancêtre d'« élève de l'Empereur » (2). Pouvait-on oublier cependant (1) Gedenkstukken 1813-1815, p. 591. Il est curieux de constater qu'en 1830, quand il fut question de la séparation des deux parties du royaume, Guillaume se demanda s'il ne conviendrait pas d'appeler les provinces du sud < royaume de Bourgogne ou de Belgique ». Gedenkstukken 1825-1830, t. V, p. 342, 346. (2) De Gerlache, Histoire du royaume des Pays-Bas, t. I, p. 323. CONTRASTE DES BELGES ET DES HOLLANDAIS 247 que la fatalité des événements avait obligé cet élève à détruire l'œuvre de son maître, que sous lui, à la Belgique catholique s'était opposée la république calviniste des Provinces-Unies, que ses descendants, les Stadhouders, après avoir soutenu contre l'Espagne une lutte victorieuse, avaient profité de leur triomphe pour fermer l'Escaut, pour transformer en barrière les provinces belges dont la faiblesse et la misère devaient assurer la grandeur et l'opulence de la Hollande, que le contraste politique et économique des deux pays s'était aggravé à mesure que l'un s'attachait davantage au calvinisme et l'autre au catholicisme, qu'avec la divergence des religions avait été de pair la divergence des idées et des mœurs, si bien qu'en passant aujourd'hui la frontière, on se trouvait dans un autre monde? Partis du même point, les deux peuples avaient été en s'éloignant sans cesse. Il n'y avait plus entre eux rien de commun. Brusquement réunis après une si longue séparation ils se regardaient sans se reconnaître, et avec une méfiance trop compréhensible. Odieuse aux Belges, l'union n'était pas plus sympathique aux Hollandais. Sous l'empire de leurs préjugés traditionnels, ils se demandaient si Anvers, grâce à l'ouverture de l'Escaut, n'allait pas éclipser Amsterdam, si, pour favoriser l'industrie du Sud, le gouvernement ne sacrifierait pas le commerce du Nord, si enfin, l'entrée dans l'Etat de plus de trois millions de Belges n'y ferait pas dominer le catholicisme sur la Réforme. Ils comparaient avec fierté leur histoire à celle de leurs nouveaux compatriotes. Ils leur reprochaient dédaigneusement de ne pas s'être soulevés en 1813. A entendre beaucoup d'entre eux, il eût semblé que les Provinces-Unies en fussent encore à cet « âge d'or » où elles figuraient parmi les grandes puissances de l'Europe. Il est évident que si les peuples avaient été consultés, ils eussent refusé l'un et l'autre le mariage politique qu'on leur imposait (l). Mais l'Europe, endoctrinée par l'Angleterre, était (1) D'après Brockhausen « Il n'existe dans toute la Hollande qu'un seul individu qui désire la réunion, et cet individu, c'est le prince-souverain »• Gedenkstukken 1813-1815, p. 309. résolue à sacrifier leurs désirs à ses convenances. Les Hollandais avaient été aussi soigneusement exclus que les Belges des conciliabules secrets où leur sort s'était décidé. Le temps était passé où leurs plénipotentiaires traitaient d'égal à égal avec les rois. Seul, Guillaume avait été admis, non pas même à délibérer avec les puissances, mais à discuter avec elles du rôle qu'elles lui assignaient et qui convenait trop bien à son ambition pour qu'il pût y renoncer. Ce n'est pas d'ailleurs comme prince-souverain de la Hollande, mais comme futur roi des Pays-Bas qu'il avait pris part aux négociations. Sauf quelques conseillers intimes, personne ne savait, pas plus à Amsterdam qu'à Bruxelles, quelles conditions il avait dû accepter. 11 était trop avisé pour se dissimuler les difficultés de sa tâche. Elles apparaissaient si nettement qu'elles effrayaient tous ceux qui songeaient à l'avenir. Beaucoup d'hommes d'État pensaient qu'il était au moins prématuré de contraindre les Belges et les Hollandais à une union qu'il ne suffisait pas de proclamer « intime » pour qu'elle le fût. Quelle chance y avait-il de faire naître l'intimité au milieu du désaccord des idées, des sentiments et des intérêts ? Lord Liverpool se demandait si le plus sage n'eût pas été de traiter provisoirement la Belgique en « État distinct, mais annexé à la Hollande et soumis au même souverain » (l). Guillaume lui-même et la plus grande partie de son entourage inclinaient dans le même sens, c'est-à-dire pour un simple régime d'union personnelle qui eût permis de ne faire violence ni à l'un ni à l'autre des deux conjoints. Mais excellent sans doute si l'on se plaçait au point de vue des Pays-Bas, ce système apparaissait inadmissible du point de vue de l'Europe. Ce qu'elle voyait dans le nouveau royaume c'était une barrière contre la France, et il était indispensable (1) Ibid.., p. 588. Encore en 1817, les ministres d'Autriche, de Prusse et de Russie pensaient que la séparation administrative s'imposait, mais l'Angleterre ne voulut rien entendre. Voy. à ce sujet un curieux mémoire de Roëll dans Gedenkstukken 1815-1825, t. III, p. 66 et suiv. Cf. encore Ibid., p. 356, 388, 496, 509. qu'il appliquât toutes ses forces à remplir la mission qui lui était dévolue. Le diviser en deux moitiés autonomes, c'eût été, en l'affaiblissant, lui enlever toute utilité. Car si le dévoûment de la Hollande était acquis au roi, les Belges montraient à son égard les dispositions les moins rassurantes. Ils s'étaient courbés sous Napoléon, mais ils ne se courberaient certainement pas sous Guillaume. Ils eussent peut-être accepté un archiduc en raison du droit héréditaire. Mais ils s'indignaient de se voir imposer un étranger et par surcroît un calviniste. Pourquoi ne les jugeait-on pas dignes de l'indépendance? Si on leur déléguait un prince, qu'on les laissât au moins libres de prendre des garanties et de limiter son autorité. Sur ce point tous les partis s'entendaient, et la diversité de leurs vues avait pourtant ceci de commun de les unir en une même hostilité contre la puissance du souverain. Les démocrates souhaitaient un gouvernement parlementaire. Les conservateurs, par la voix des vicaires généraux de Gand, demandaient au Congrès devienne l'autorisation de réunir les notables du pays « en États, suivant la forme qui serait jugée la plus convenable et autant que possible analogue à l'ancienne Constitution des peuples belges, afin de traiter ensemble de leurs plus chers intérêts ». Et ils proposaient que cette assemblée conclût avec le prince un pacte solennel qui eût pour principal objet le maintien inviolable de la religion catholique apostolique et romaine et de tous les avantages dont elle avait constamment joui avant l'invasion des Français (l ). Partisans et adversaires de la Révolution arrivaient donc par des voies différentes au même but : la subordination du pouvoir à leurs desseins. Leur agitation exaspérait les Anglais. Lord Castlereagh appelait les Belges « an irascible people », et lord Clancarty les taxait dédaigneusement de « peuple vain et futile toujours disposé à trouver tout mauvais » (2). Pourtant, il fallait bien tenir compte de leurs dispositions. S'il ne pouvait être question de leur conférer une autonomie (1) De Gerlache, op. cit., t. I, p. 313. (2) Gedenkstukken 1813-1815, p. 271. qui eût sans doute déchaîné parmi eux les passions politiques et eussent livré l'État à la compétition des partis, on ne pouvait pas non plus leur imposer brutalement un roi contre lequel tous aussitôt eussent uni leurs rancunes. La prudence exigeait de prendre des mesures qui leur donnassent l'assurance que le souverain, placé au-dessus des peuples et des partis, ne gouvernerait qu'en vue du bien commun et, de même qu'il ne sacrifierait pas les Belges aux Hollandais, ne favoriserait pas les protestants au détriment des catholiques. On crut avoir résolu le problème en subordonnant la constitution du royaume aux principes inscrits dans les huit articles. Un silence prudent fut gardé à leur sujet. Il eût été déplorable de les discréditer à l'avance en les livrant aux discussions du public. Il ne devait en être question que le jour où l'existence du royaume étant enfin proclamée à la face de l'Europe, le moment serait venu de régler l'exercice du gouvernement. Ce moment, on l'a vu, fut hâté par Napoléon. Dès le 16 mars, dans le manifeste même où il annonçait à ses sujets qu'il prenait la couronne, Guillaume déclarait que la «Loi fondamentale» de la Hollande allait subir « les modifications qui doivent la mettre en harmonie avec les intérêts et les vœux de tous » (l). Le même jour, il affirmait d'ailleurs aux États-Généraux que ces modifications ne pouvaient « regarder les principes salutaires sur lesquels elle est basée et auxquels nos compatriotes mettent, à juste titre, un si haut prix » (2). Les préoccupations du moment empêchèrent les Belges d'observer que parler ainsi c'était supposer un consentement qu'ils n'avaient pas donné. Mais l'attention était concentrée sur la France et l'imminence d'une nouvelle invasion. On ne remarqua pas non plus que la nation n'avait pas été consultée sur le choix des membres de la commission chargée de la revision constitutionnelle (22 avril). Tous avaient été désignés par le roi, et comme elle comprenait autant de Belges que de Hollandais, on pouvait tenir pour assuré qu'elle (1) Journal officiel du gouvernement de la Belgique, t. V, p. 3. (2) De Gerlache, op. cit., t. I, p. 297. n'altérerait en rien d'essentiel une législation dont le souverain avait à l'avance proclamé l'excellence. II En acceptant au mois de décembre 1813 la souveraineté des Provinces-Unies, Guillaume avait promis de l'exercer suivant une « sage constitution » (wijze Constitutie). Quelques jours après (21 décembre), une commission formée de nobles et d'anciens régents avait été chargée de rédiger un projet. Soumis à l'avis de six cents notables et approuvé par eux, ce projet était ratifié et promulgué par le prince sous le nom de Loi fondamentale (Grondwet), terme moins compromettant parce que moins révolutionnaire que celui de constitution. Après avoir passé successivement par la République batave, le royaume de Louis Napoléon et enfin l'Empire français, la nation hollandaise se trouvait trop profondément transformée pour qu'un retour au passé y fût, non pas même possible, mais concevable. Personne ne songea à une restauration qui eût remis en présence et en conflit le Stadhouder et l'aristocratie des régents, et soumis le peuple à une organisation sociale périmée, que les réformes des derniers temps avaient définitivement détruite. Si conservateur que l'on fût, il fallait bien reconnaître que « l'ancien est maintenant entièrement oublié en politique comme en toute autre chose, et que l'on ne marche plus que dans les souliers de Napoléon » (l). Quelques-uns se demandèrent même, comme van Maanen, si le meilleur parti n'eût pas été de ne rien changer et de conserver simplement, sous le nouveau prince, le système napoléonien. En réalité, on en conserva le plus possible. Ainsi que la charte de Louis XVIII en France, la Loi fondamentale hollandaise se présente comme une conciliation ou plutôt comme une adaptation des institutions du nouveau régime avec les traditions du passé (2). Elle est anti-révolutionnaire, en ce sens (1) Gedenkstukken 1813-1815, p. 698. (2) Sur cette constitution voy. H. T. Colenbrander, Ontstaan der Grondwet, t. I. qu'elle substitue la monarchie à la souveraineté du peuple, mais de l'œuvre napoléonienne, elle respecte tout l'essentiel : l'égalité civile, la communauté des droits et des devoirs, l'abolition des privilèges héréditaires et surtout la puissance conférée au chef de l'État. Le prince est, à vrai dire, un empereur au petit pied. Tous les pouvoirs essentiels, il les possède. En face de lui, l'assemblée nationale, à laquelle on a conservé le vieux nom historique d'États-Généraux, privée d'initiative et ne votant annuellement que le budget des dépenses extraordinaires, n'a guère plus d'influence que le Corps législatif de Napoléon. Aucune trace de régime parlementaire. Les ministres, choisis par le prince et responsables devant lui seul, ne sont que de simples commis. L'unique Chambre dont se composent les États-Généraux ne délibère pas en public et n'est en réalité qu'un intermédiaire entre le pays légal et la couronne, sans qu'elle puisse exercer d'action sur le gouvernement. Ce n'est pas un régime constitutionnel, c'est un pur régime monarchique qu'instaure cette constitution. Comme dans l'Empire français, l'administration tout entière dépend du souverain. En revanche, et en cela apparaît la tradition nationale, les provinces jouissent d'une autonomie assez large : elles sont dirigées par des États-Provinciaux qui désignent leurs représentants aux États-Généraux. Tout est soigneusement combiné d'ailleurs pour soumettre ces assemblées à la classe possédante. Par elles, les censitaires sont, dans une certaine mesure, appelés sinon à partager le pouvoir, du moins à collaborer avec lui. S'ils abandonnent beaucoup au prince, en revanche le prince est le garant de leur prépondérance sociale. Dans cette loi fondamentale faite pour le descendant de ces stadhouders qui si souvent, contre les régences aristocratiques, se sont appuyés sur le peuple, on ne découvre pas le moindre soupçon de démocratie. Évidemment, ce qu'attendent du prince les bourgeois qui l'ont appelé, c'est avant tout le rétablissement de l'ordre, le retour de la prospérité commerciale, la renaissance des affaires, et s'ils se rangent sous son sceptre, c'est qu'il leur apparaît sous la forme d'un caducée. Ils lui font confiance encore parce qu'il renoue le REVISION DE LA LOI FONDAMENTALE 253 présent au passé tant par les traditions historiques de sa maison que par la religion qu'il professe. En reconnaissant le prince d'Orange comme souverain héréditaire et le protestantisme comme religion de l'État, la Loi fondamentale rattache directement la nouvelle monarchie à l'ancienne République des Provinces-Unies. En somme, elle s'adaptait très exactement au caractère et aux circonstances sociales et politiques de la Hollande. Quant au prince, dont elle comblait les désirs, il s'en montrait enchanté. Mais les Belges auxquels il dut la soumettre après s'être proclamé leur roi, montrèrent moins d'enthousiasme. Les membres qui les représentaient dans la Commission de revision, nommée le 22 avril 1815, appartenaient tous soit à la noblesse, soit à la haute bourgeoisie. Mais Guillaume avait eu soin de les choisir de manière qu'ils en représentassent les diverses tendances politiques, On rencontrait parmi eux un partisan obstiné de l'Ancien Régime, J.J. Raepsaet, un prélat de tendances joséphites, le comte César de Méan ci-devant prince-évêque de Liège, des conservateurs catholiques, comme le comte Charles de Mérode, le comte de Thiennes et F. Dubois, puis des personnages soit penchant vers les réformes modernes comme le comte d'Arschot, soit tout à fait ralliés à elles comme les anciens préfets de Coninck et Holvoet ou comme les juristes Gendebien, Leclercq et Dotrenge. Ils se réunirent à La Haye à leur onze collègues hollandais le 1er mai 1815. Ils eussent eu sans doute bien de la peine à s'entendre avec eux si, dès la première séance, le président ne leur avait exhibé le texte des huit articles (l). Devant cette arche sainte, renfermant la volonté de l'Europe, il n'y avait qu'à s'incliner. Elle coupait court aux débats qu'eût infailliblement provoqués la question religieuse. Pour les catholiques, il n'était plus question de réclamer, comme ils n'eussent pas manqué de le faire, la reconnaissance exclusive de leur religion, puisqu'elle assurait protection à tous les cultes. (1) Sur les discussions de la Commission, voy. Colenbrander, Ontstaan der Grondwet, t. II. Il fallut bien accepter aussi le partage .égal des dettes : 589 millions de florins pour la Hollande contre 27 millions pour la Belgique. Mais la lutte s'engagea sur tous les points où la discusssion était possible. Malgré la divergence de leurs conceptions politiques, tous les Belges étaient d'accord pour réclamer, en faveur de leur patrie, une égalité complète avec la Hollande. Que fallait-il entendre par la représentation « convenable » qui leur était promise aux États-Généraux? Ce « convenable » devait signifier sans doute qu'elle serait proportionnelle à la population. Mais c'eût été donner au Midi, qui comptait plus de trois millions d'habitants, une écrasante prépondérance sur le Nord qui n'en renfermait guère que deux millions. Après des débats orageux, on s'entendit enfin pour donner à chaque partie du royaume la même représentation aux États. Des 110 membres de l'assemblée, 55 seraient députés par la Hollande, 55 par la Belgique. Du coup l'égalité était rompue par celle-là au détriment de celle-ci et l'« amalgame» des deux pays paraissait à l'avance bien problématique. A mesure que la discussion se prolongeait, l'opposition se révélait de plus en plus frappante entre les commissaires. Évidemment, sur les questions fondamentales, ils ne s'entendaient pas. On ne pouvait demander aux Belges de partager la confiance et l'attachement que les Hollandais professaient pour le roi. Il leur était inconnu et sa qualité d'étranger avivait encore la répugnance qu'ils nourrissaient tous à l'égard du pouvoir central. Conservateurs et libéraux s'accordaient en ceci que la nation devait l'emporter sur le prince. Si les uns regrettaient les anciens États dont les privilèges s'étaient jadis opposés à l'absolutisme de Joseph II, les autres, comme les libéraux français, avaient pour idéal politique un gouvernement parlementaire à l'anglaise, et leurs collègues hollandais leur reprochaient leur goût pour les « théories » et s'indignaient de les voir imbus « d'idées françaises » et pour tout dire « démocratiques » (l). Ils allaient jusqu'à se considérer comme les « mandataires » (1) Gedenkstukken 1813-1815, p. 774. du peuple et il fallut leur rappeler qu'ils n'étaient que ceux du roi. Dépités d'être pris pour de simples enregistreurs d'une constitution faite sans eux, ils disaient qu'il ne fallait pas les convoquer si on ne voulait pas les laisser parler. Ils s'obstinaient à réclamer deux Chambres au lieu d'une seule, à exiger la publicité des débats parlementaires, la responsabilité des ministres, le vote annuel des budgets, bref, à vouloir soumettre le roi au parlement. On leur fit quelques concessions sans importance. Ils obtinrent la division des États-Généraux en deux Chambres dont la seconde délibérerait en public, et le budget fut réparti de telle sorte que les dépenses permanentes seraient consenties tous les dix ans et les dépenses courantes chaque année. Pour le reste, la Loi fondamentale ne subit d'autres modifications que celles que lui imposaient les huit articles et que rendait indispensable l'adjonction de la Belgique à la Hollande. Elle s'élargit sans se transformer. L'égalité des cultes, l'admissibilité de tous aux emplois, la communauté financière et la communauté économique ne pouvaient altérer son caractère essentiellement monarchique. Elle devait donc apparaître aux Belges, et elle leur apparut ce qu'elle était en effet, une constitution faite pour mettre à l'abri de leurs atteintes le pouvoir du souverain hollandais qui leur était imposé par l'Europe. Pour consentir au roi la prépondérance écrasante qu'il exerçait dans l'État, ils auraient dû professer à son égard la même confiance que leurs compatriotes du Nord et, comme eux, lui remettre le soin de leurs destinées. Telle qu'elle sortit, le 13 juillet 1815, des délibérations des commissaires, la nouvelle Loi fondamentale établissait comme l'ancienne « un gouvernement monarchique tempéré par une constitution ». Le roi devait dire plus tard qu'il y avait « restreint de son propre mouvement les droits de sa maison » (l). Il considérait donc ces droits comme illimités. A aucun égard il n'admettait qu'il les tînt de la nation. Il consentait seulement à modérer son absolutisme en associant les États-Généraux à son pouvoir. Et cette association, très (1) De Qerlache, op. cit. t. III, p. 176. L AMALGAME limitée en théorie, l'était encore beaucoup plus en pratique car, en fait, la représentation nationale était directement soumise à l'influence du souverain. Non seulement il nommait lui-même les membres de la première Chambre, mais il pouvait encore intervenir de la façon la plus efficace dans le recrutement de ceux de la seconde Chambre élue par les États-Pro-vinciaux et par suite soumise à la pression des gouverneurs. Ajoutez à cela que les règlements électoraux fixant le mode d'élection des députés aux États des provinces sont soumis à l'approbation du roi et qu'il nomme lui-même tous les membres de « l'ordre équestre » auquel appartient la nomination du tiers de ces députés. De plus, une partie importante de la législation lui est réservée exclusivement. Toute l'instruction publique ne relève que de lui. Quant aux garanties accordées par la constitution, plusieurs d'entre elles sont provisoirement suspendues. L'inamovibilité de la magistrature doit être réglée par une loi, mais cette loi ne sera promulguée qu'en 1830; la liberté de la presse est réglementée par un arrêté pris en 1815 et qui, en fait, la supprime. Enfin, une « addition » décide que toutes les lois resteront en vigueur aussi longtemps qu'elles n'auront pas été abrogées, et comme l'initiative des lois n'appartient qu'au roi, il dépend donc de lui de décider de leur maintien. Bref, à l'envisager dans la réalité, la Loi fondamentale est en somme une constitution absolutiste, mais dans laquelle l'absolutisme est entouré de précautions contre l'arbitraire (l). Le pouvoir royal y est pourvu d'une force qui lui permettra d'opérer P« amalgame » exigé par les puissances. Par une contradiction assez singulière et qui dévoile le caractère hétérogène de cet État que l'on prétend unifier, le souverain cependant est tenu de se faire inaugurer à Amsterdam et dans une ville des provinces méridionales, et de se transporter d'année en année avec la Cour, les ministères et les Chambres, de Bruxelles à La Haye, rappelant sans cesse aux Belges et aux Hollandais, (1) Le diplomate prussien Qalen observe que «la Loi fondamentale ne sera jamais qu'un jouet dans la main d'un souverain qui veut le pouvoir». Gedenk-stukken 1825-1830, t. I, p. 208. LA LOI FONDAMENTALE REVISÉE 257 par ce déménagement périodique, la dualité du royaume et la différence de leurs nations. Si pourtant les commissaires belges finirent après de violents débats par accepter la Loi fondamentale, c'est qu'elle leur donnait satisfaction en un point essentiel. Elle choquait leurs idées politiques, mais elle s'accordait avec leurs idées sociales. En tant que propriétaires, notables et censitaires, elle les rassurait par son caractère anti-révolutionnaire et anti-démocratique. Ils se résignèrent à abandonner le gouvernement au pouvoir royal, parce qu'il apparaissait comme le protecteur de leur propriété ancienne ou récente, de leurs droits acquis, de leur prépondérance économique. Acheteurs de biens nationaux, nobles et bourgeois de vieille souche étaient assurés par elle de conserver leur situation. C'est à eux seuls, au surplus, qu'elle réservait le droit électoral et l'entrée aux États-Géné-raux. Si maigre qu'elle fût, la participation du pays au gouvernement leur appartenait tout entière. Quant aux Puissances, elles n'accueillirent qu'avec une désillusion très marquée cette constitution dont il leur fallut bien se contenter. Pour les Anglais, elle était trop peu parlementaire et trop hollandaise. Au gré des souverains absolus, elle n'accentuait pas suffisamment le pouvoir monarchique. L'Autrichien Binder l'appelle « la plus mauvaise constitution qu'on ait jamais fabriquée dans aucun temps et dans aucun pays » (l). Le Hollandais van der Duyn y voit « un monstre moitié libéral, moitié féodal » (2). A l'exception du roi qui la considérait comme un « chef-d'œuvre » (3), elle ne satisfaisait personne, et le plus étonnant ce n'est pas qu'elle ait disparu en 1830, mais qu'elle ait pu durer jusqu'à cette date. (1) Gedenkstukken 1815-1825, t. I, p. 496. (2) Gedenkstukken 1830-1840, t. IV, p. 198. Voy. encore Ibid. 1815-1825, t. III, p. 344, le jugement très intelligent qu'il porte sur elle. (3) Gedenkstukken 1815-1825, t. I, p. 16. Hist. db Bblg. VI L'attention du public était si absorbée par les événements de France, au printemps de 1815, que la commission chargée de reviser la loi fondamentale délibéra au milieu d'une indifférence complète (l). Un mois après la bataille de Waterloo, le 18 juillet, on apprit que ses travaux étaient terminés, que le roi acceptait le projet, mais qu'il allait, avant de le sanctionner, le soumettre en Belgique à l'avis d'une assemblée de « notables ». C'est ainsi qu'il avait agi en Hollande en 1814, après la première rédaction de la Grondwet. En cela évidemment, il suivait l'exemple des plébiscites qui, en France, avaient accepté les constitutions du Consulat et de l'Empire. Mais au principe démocratique de ces plébiscites, il substituait le principe censitaire. Un petit groupe de notables serait censé représenter l'ensemble des citoyens; il n'était plus question de s'appuyer sur la souveraineté nationale, et l'acquiescement de la bourgeoisie suffirait. Encore ses délégués devaient-ils être choisis, non par elle-même, mais par les « intendants » des départements, c'est-à-dire par les fonctionnaires du pouvoir qui demandait leur consentement. Toutes les précautions étaient prises pour que leur consultation ne fût qu'un simple simulacre. Pourtant le roi n'était pas sans éprouver quelques inquiétudes. Il se doutait bien que le principe constitutionnel de l'égalité de tous les cultes allait troubler la conscience des catholiques. Pour couper court aux protestations, il crut habile, en publiant le texte du « chef-d'œuvre » de la commission, d'y adjoindre celui des huit articles sur lequel il avait gardé jusqu'alors un silence si complet. Le 8 août, il faisait écrire au comte de Thiennes que les notables n'avaient pas à considérer, comme soumis à leur vote, les stipulations constitu- (1) On publia naturellement quelques brochures. La plus intéressante est celle de C. de Keverberg, Réflexions sur la loi fondamentale qui se prépare pour le royaume des Pays-Bas (Clèves, 1815). AGITATION CONTRE LA LOI FONDAMENTALE 25g tionnelles relatives à la religion, puisqu'elles étaient la conséquence de son accord avec les Puissances (l). Cette habileté était une maladresse. Elle découvrait aux Belges qu'on les plaçait devant un fait accompli et que la soi-disant approbation qu'on leur demandait n'était qu'une vaine formalité. Ils se résigneraient sans doute à l'inévitable. Mais pouvait-on attendre qu'ils s'y résigneraient sans crier ? Comment leur clergé qu'un Napoléon n'avait pu terroriser, se serait-il empressé de complaire à un Guillaume d'Orange ? A peine la Loi fondamentale fut-elle connue, qu'une agitation formidable éclata. L'Église fit preuve d'une intransigeance et d'une âpreté d'autant plus grande, qu'-elle se crut trompée, après avoir reçu et des alliés et de Guillaumme lui-même tant de promesses rassurantes. Ce n'était pas seulement les droits égaux accordés à la « vérité » et à 1' « erreur » qui l'exaspéraient. Elle ne pouvait supporter de voir la police des cultes exercée par un prince protestant, l'instruction tout entière placée entre ses mains, et enfin le divorce implicitement admis par la clause constitutionnelle qui laissait en vigueur toutes les lois existantes. Le 28 juillet, les évêques adressaient au roi des « représentations respectueuses » contre la violation du décret du 7 mars 1814, annonçant qu'elle compromettait la tranquillité publique et était un « sinistre augure pour l'avenir ». Le 2 août, le plus bouillant d'entre eux, Mgr. de Broglie, évêque de Gand, lançait une « instruction pastorale » déclarant que les catholiques ne pouvaient en conscience approuver la Loi fondamentale. L'évêque de Tournai l'imitait huit jours plus tard, et l'évêque de Namur allait faire demêmequandlapolice saisit son mandement chezl'imprimeur. Le mouvement était déclanché. Dans les campagnes, les curés se déchaînent et endoctrinent fougueusement les paysans. A Bruxelles, le comte de Robiano publie un manifeste récusant à l'avance le vote des notables vu qu'ils n'ont pas reçu mandat de la nation. Des placards menaçant de mort ceux qui accepteront la constitution, sont affichés sur les murs. A Courtrai, (1) H. T. Colenbrander, Ontstaan der Grondwet, t. Il, p. 577. on chante une messe pour détourner du pays le malheur qui le menace. Les gardes bourgeoises s'agitent. Les femmes mêmes, écrit le comte de Thiennes, ne parlent que de la constitution. Et les partisans de la France, au milieu de cette exaspération, recommencent leurs manœuvres. Les anticléricaux de leur côté compromettent le roi par les attaques qu'ils lançent contre les prêtres. Le gouverneur militaire de Gand fait le plus grand mal en distribuant des pamphlets anti-catholiques. Les agitateurs ont beau jeu quand ils prétendent que Guillaume veut imposer le protestantisme à la Belgique (l). C'est sous l'influence de cette fermentation que, du 14 au 18 août, votèrent les 1603 notables choisis par le roi. Ils avaient été désignés dans la proportion de 1 par 2000 habitants et presque personne n'avait réclamé de radiations. Le gouvernement pouvait s'attendre, les ayant lui-même triés sur le volet, à une majorité favorable. La surexcitation de l'opinion explique facilement le petit nombre des absents : il n'y en eut que 280. Des 1323 votes émis, 527 approuvèrent la constitution, 796 la rejetèrent. Contre toute attente, elle était repoussée à la majorité de 269 voix ! Pour peu que l'on envisage les votes, on se convainc qu'ils furent essentiellement déterminés par la question religieuse. Ce n'est pas pour ou contre la constitution qu'on se prononça, mais pour ou contre l'Église. Dans toutes les régions où le peuple obéissait à son ascendant, les notables montrèrent à la Loi fondamentale la même hostilité qu'ils avaient jadis montrée aux droits de l'homme. A Verviers, à Luxembourg, à Neuf-château, à Diekirch, il n'y eut pas un seul opposant. En revanche, Ypres et Anvers ne fournirent que des votes négatifs. En dépit de ses affinités linguistiques avec la Hollande, la partie flamande du pays se prononça dans sa très grande majorité contre la loi; la plupart de ses adhérents se rencontrèrent dans les provinces wallonnes (2). Pour tous ceux qui avaient cru à la possibilité de l'amal- (1) Colenbrander, loc. cit., p. 597 et suiv. (2) Pour la répartition des votes, voy. Ibid. p.~fil5. REJET ET RATIFICATION DE LA I.Ol FONDAMENTALE 2ÔI game, ce fut une amère désillusion. Ils avaient surtout compté sur la Flandre qui les abandonnait. Quelques jours avant le vote, dans une adresse aux États-Généraux, Guillaume avait exprimé l'espoir que tous les habitants du royaume « liés par les mêmes lois et les mêmes institutions, fussent comme les enfants de la même famille ». L'événement le détrompait cruellement. Il le plaçait dans une situation un peu ridicule, mais surtout fort embarrassante devant l'Europe qui l'observait. Que faire ? Accepter le verdict des notables et remettre une fois de plus sur le métier la Loi fondamentale, il n'y fallait pas songer. Les Hollandais, dont les États-Généraux venaient de l'approuver à l'unanimité, n'eussent évidemment pas consenti à abdiquer devant les Belges. La nécessité s'imposait donc de passer outre aux vœux de ceux-ci. On s'apercevait un peu tard de la faute qu'on avait commise en les consultant, puisqu'on était décidé à ne pas tenir compte de leur avis. Il était pourtant impossible, après s'être adressé à eux, de leur montrer qu'ils n'avaient rien à dire. On s'en tira par un subterfuge. On considéra comme acquis à la loi les 280 notables qui n'avaient pas voté. Des 796 votes négatifs, 126 ayant été motivés par des considérations religieuses en contradiction avec le texte des huit articles, ils furent déclarés nuls. Grâce à cette « arithmétique hollandaise » (l), la minorité se transformait en majorité; huit cent-sept suffrages étaient censés favorables. Le consentement des Belges ainsi escamoté, le roi proclama, le 24 août 1815, l'acceptation de la Loi fondamentale. Il ne parvint pas à cacher son ressentiment à l'égard des évêques. Son manifeste rappelait sévèrement leur devoir à « quelques hommes de qui le corps social devait attendre l'exemple de la charité et de la tolérance évangélique ». C'était une nouvelle maladresse que de rompre ainsi en visière avec l'opposition épiscopale au moment même où elle venait de (1) II faut constater d'ailleurs que dès le 10 août l'anticlérical belge Dotrenge, prévoyant le rejet de la constitution par les notables avait déjà suggéré de ne pas tenir compte des votes négatifs justifiés par les scrupules religieux. Ibid-, p. 589. prouver sa force, et d'affecter, après avoir été réduit à un assez piteux stratagème, les allures et le langage de Joseph II ou de Napoléon. Si étrange pourtant qu'elle apparaisse, la conduite du roi ne pouvait être autre qu'elle ne le fut. II était prisonnier de ses engagements envers l'Europe. Coûte que coûte, il devait accomplir « l'amalgame » des deux parties de son royaume. Son erreur fut de se tromper sur les dispositions des Belges. Il eût dû procéder franchement, leur déclarer qu'il n'était pas plus libre qu'eux-mêmes d'adapter la constitution à leurs désirs et leur imposer dès l'abord cette Loi fondamentale à laquelle il fut bien obligé de les contraindre après qu'ils l'eurent rejetée. La nation était tellement convaincue que son sort était fixé d'avance, qu'elle n'eût pas protesté. Elle ne s'agita que parce qu'en la consultant, on lui donna l'occasion de manifester ses sentiments. Au fond, elle s'attendait à ce qui arriva. Elle se soumit à la décision royale qu'elle savait inévitable de par la volonté des Puissances. Au moment où il prit le titre de roi des Pays-Bas, Guillaume-Frédéric, rié à La Haye le 24 août 1772, était âgé de quarante-trois ans. Il était le fils aîné du Stadhouder Guillaume V et de la princesse Frédérique de Prusse. Lui-même avait épousé, le 1er octobre 1791, une autre Prussienne, fille de son oncle le roi Frédéric-Guillaume II, et qui portait aussi le nom de Frédérique. Comme presque tous les princes de sa génération, il avait été longtemps ballotté par les remous de la Révolution française. Après l'éphémère expédition de Dumouriez dans les Provinces-Unies, il avait coopéré avec les alliés aux opérations contre la France. Ses campagnes n'avaient guère été marquées que par des revers. Battu par Houchard à Menin en 1793, il avait dû ensuite lever précipitamment le siège de Maubeuge, et si, en 1794, il collaborait à la prise de Landrecies, il était entraîné, quelques mois plus tard, dans la débâcle de Fleurus. L'invasion de Pichegru en Hollande et la proclamation de la Répu- blique batave l'avaient bientôt contraint à un exil qui devait durer dix-neuf ans". Ne pouvant compter sur la Prusse, qui venait de signer la paix avec la France, il se mit d'abord à la remorque de l'Angleterre. En 1799, il prenait part à la malheureuse expédition du Helder. Le dépit qu'il en éprouva contribua sans doute à l'orienter vers le soleil levant, c'est-à-dire vers Bonaparte. Son esprit réaliste était plus sensible à la raison du plus fort qu'au point d'honneur. Les domaines de la maison d'Orange dans le Nassau ayant été conquis par la France, il finit par obtenir en compensation, l'évêché de Fulda, les abbayes de Corvey et de Weingarten avec quelques localités avoisinantes ( 1802). Mais il s'était bien vite convaincu que l'empereur ne lui sacrifierait pas la République batave et quand, en 1806, la Prusse entra dans la coalition aux côtés de l'Autriche, de la Russie et de l'Angleterre, il se décida à courir de nouveau la chance des alliés. Il refusa d'accéder à la Confédération du Rhin, laissa confisquer ses principautés allemandes et prit du service dans l'armée prussienne. Le coup de foudre d'Iéna le rejeta aux pieds du vainqueur, devant lequel il s'humilia inutilement. L'entrée en guerre de l'Autriche en 1809, lui fut l'occasion d'une nouvelle volte-face. Blessé à la bataille de Wagram et déçu une fois de plus par les événements, il se retira à Berlin, assez dépité de ses déconvenues et du peu de confiance, qu'avec certaine raison, lui témoignaient les alliés. L'issue de la campagne de Russie ranima son espoir et son énergie. Sous la protection du tsar Alexandre, il revint en Angleterre, et entama avec le cabinet de Saint-James les pourparlers dont devait sortir le royaume des Pays-Bas. La mort de son père, le 9 avril 1806, en le faisant chef de sa maison, lui avait donné une situation politique dont il sut habilement profiter. Le soulèvement de la Hollande après Leipzig acheva de le réhabiliter en le rendant indispensable. L'adhésion de ses compatriotes l'imposait aux Puissances. Le 30 novembre 1813, il débarquait sur la plage de Scheve-ningen, accueilli par ce cri d'Oranje boven, qui avait si souvent salué ses ancêtres les Stadhouders. L AMALGAME Mais ce n'était plus en stadhouder qu'il revoyait sa patrie. La bourgeoisie, après la tentative avortée de la République batave, abdiquait dans ses mains. C'est en qualité de souverain (souverein vorst) qu'il allait rétablir l'indépendance nationale. En l'acclamant, d'ailleurs, ses compatriotes ne se doutaient pas qu'il arrivait en mandataire des Puissances et que la tâche qu'il avait assumée était beaucoup plus européenne que hollandaise. Moins d'un an après son débarquement, sans que Belges et Hollandais eussent été consultés, il prenait, sous le nom de Guillaume Ier, la couronne de roi des Pays-Bas. La mission qui lui incombait était grosse de difficultés et de périls. Le succès en devait dépendre essentiellement de lui-même puisque, dans le gouvernement tel que l'avait réglé la Loi fondamentale, le moteur suprême était la personne même du monarque. Qu'il se fît une haute idée de ses devoirs, qu'il fût décidé à les accomplir, qu'il identifiât l'intérêt de l'État avec celui de ses sujets, que sa sincérité fût entière quand il leur promettait de les considérer comme une seule famille, sans distinction de religion ou de nationalité, bref qu'il voulût traiter avec la même bienveillance et la même justice Belges catholiques et Hollandais protestants, durant les quinze années de son règne, sa conduite n'a cessé de l'attester. Rien n'est plus digne de respect que ses intentions, et s'il a certainement une grande part de responsabilité dans la catastrophe où finalement il sombra, du moins faut-il lui rendre cette justice que cette responsabilité fut involontaire ou, si l'on veut, inconsciente. Avec plus de génie, plus de souplesse ou plus d'énergie, eût-il pu d'ailleurs accomplir l'œuvre dont il était chargé ? Elle dépassait, semble-t-il, les forces humaines. Tout ce que l'on peut dire, c'est que son caractère et l'éducation qu'il avait reçue ne laissèrent pas de contribuer à son échec. C'était un honnête homme et, à bien des égards, un homme intelligent : ce n'était pas un homme supérieur. Les influences qui avaient agi sur lui étaient surtout des influences prussiennes. 11 s'était laissé dominer par elles et la conception qu'il se faisait du pouvoir royal était tout à la fois absolutiste et patriarcale. Son idéal semble avoir été celui du Landesvater, se consacrant à faire le bonheur de ses sujets par voie administrative. Suivant la formule du grand Frédéric, il se considéra certainement comme le premier serviteur de l'État. Au fond, sous des apparences de simplicité et de bonhomie, il se rattache directement à la lignée des despotes éclairés du XVIIIe siècle. Des ressemblances souvent très frappantes, surtout aux yeux des Belges, l'apparentent à Joseph II. Comme lui, il est un disciple de la Prusse. Et de là, son activité tournée tout entière vers l'utile, sa simplicité, son économie, son ardeur au travail, son dévoûment à la chose publique. S'il affecte parfois de se considérer comme un monarque de droit divin, ce n'est que pour mieux légitimer son pouvoir, ce n'est pas pour entourer sa personne, comme le fait en France Louis XVIII, d'un éclat et d'une majesté qui lui paraissent aussi vains qu'ils répugnent à ses goûts personnels. Car par nature, il est pratique et prosaïque. Il n'est pas d'homme moins vaniteux, plus indifférent au mirage des apparences et des éloges. Il ne s'intéresse qu'au solide et au réel. Son penchant l'incline à confondre le bien-être avec le bonheur et à considérer la richesse comme la plus haute récompense du devoir. Cette richesse qu'il aime, il excelle à se la procurer. C'est un économiste ou même plus simplement un homme d'affaires. Il se délecte à compulser des rapports industriels, des comptes de banques, des états de recettes et de dépenses. Et jugeant des autres par lui-même, il lui semble avoir tout fait quand il a multiplié pour l'État et pour ses habitants, les sources de la fortune (l). Au fond, le point de vue de ce souverain, c'est celui d'un financier et d'un bourgeois. Chez lui, tout se ramène à l'utile, mais à un utile qui s'évalue en chiffres. S'il s'intéresse à l'instruction, c'est surtout que l'instruction est (1) On lui prêtait le mot : « Si je n'étais le roi, je voudrais être van Hoboken », c'est-à-dire le plus grand homme d'affaires de la Hollande. Mansvelt, Geschiedenis van de Nederlandsche Handelmaatschappij, t. 1, p. 44 (Harlem, 1924). En 1826, Kaisersfeld dit «qu'il stmble voir le but principal de la société dans ses intérêts matériels, et sa civilisation dans la culture des facultés de l'intelligence pour les appliquer à ces mêmes intérêts ». Gedenkstukken 1825-1830, t. If p. 274. 266 l'amalgame indispensable au développement du commerce et de l'industrie, et par cela même à la mission essentielle de l'État. L'État s'emparera donc de la formation des esprits, tant dans son intérêt propre que dans l'intérêt des sujets eux-mêmes. Et c'est au roi de veiller à ce que l'État accomplisse correctement sa tâche. En ceci l'abnégation de Guillaume est aussi remarquable que son étroitesse de vues. Chaque jour au travail, il s'y épuise, s'y disperse et finit par s'y perdre. Il n'a pas assez d'envergure pour voir les choses de haut et d'ensemble. Il n'a confiance qu'en lui-même et veut tout faire, ne comprenant pas que s'absorber dans le gouvernement c'est se condamner à se laisser entraîner par lui et à en perdre la direction. Il dégrade ses ministres au rang de simples commis. Il revoit lui-même leurs rapports et un moyen de lui faire sa cour, c'est d'y laisser de menues erreurs pour lui donner le plaisir de les corriger (l). Autour de lui, il ne veut que des gens médiocres ou des serviteurs. Ses conseillers ne sont là que pour l'approuver. Toute supériorité intellectuelle lui est importune, tout partage de son autorité insupportable. Il vit au plus mal avec son fils aîné, le prince d'Orange, dont il ne peut supporter le franc parler et la liberté d'allures, tandis que toutes ses complaisances vont au prince Frédéric, caractère obéissant, timide, effacé et respectueux. Malgré l'impopularité croissante de van Maanen, il met son point d'honneur à le couvrir parce qu'avec lui, nulle contradiction n'est à craindre. D'un autre de ses ministres, Mey van Streefkerk, on dit qu'il est comme une cloche qui ne tinte que frappée par la main du roi. Ainsi entouré, il n'entend et ne voit que lui-même. Infatué de sa sagesse, il se laisse entraîner par ses préjugés que personne ne combat. Ses intentions étant excellentes, il croit que son gouvernement l'est aussi. Il va imperturbable à une crise que personne n'ose ou ne peut lui faire prévoir et quand tout à coup il ouvrira les yeux, il se trouvera au bord de l'abîme. (1) H. T. Colenbrander, Gedenkschriften van A. R. Falck, p. XIX (La Haye, 1913). II manque d'ailleurs autant de finesse que d'ouverture d'esprit. Il se croit populaire parce qu'il est facilement accueillant, sans morgue, sans grands airs et qu'il prend pour la voix du peuple, la voix des gens en place qui l'adulent lorsqu'il parcourt le royaume. En Hollande, elle correspondait certainement au sentiment public. Là, tout le monde lui faisait confiance. Il était le prince national, le restaurateur de l'indépendance, de la paix et du commerce. On ne lui demandait pas autre chose. Il comprenait ses compatriotes, qui étaient en même temps ses corréligionnaires. Son tort fut de n'avoir pas essayé de comprendre les Belges qui n'étaient ni l'un ni l'autre. Avec plus de pénétration et de tact, il aurait évité tout ce qui pouvait froisser ce peuple que sa religion, son histoire, ses intérêts, son tempérament avaient fait si différent de lui-même. II crut que c'était assez pour se le concilier que de vouloir sincèrement son bien. Trop honnête pour jouer la comédie et affecter d'être ce qu'il n'était pas, il s'indignait de voir le prince d'Orange, préférer le séjour de Bruxelles à celui de La Haye, fréquenter la noblesse et la haute bourgeoisie, amuser la ville par sa gaieté et ses aventures et s'attirer cette espèce de popularité un peu vulgaire qui avait jadis entouré Charles de Lorraine. Pour lui, au contraire, on eût dit qu'il lui suffisait d'imposer l'estime, bien moins utile à un prince que la sympathie. Sa cour était sérieuse, maussade, morne, sans grâce, figée dans une rigidité et une étiquette importées d'Allemagne et qui détonnaient au milieu d'une société habituée à prendre le ton à Paris. II laissait trop voir son mépris pour ces élégances françaises qu'il dédaignait parce qu'il n'en saisissait ni le charme ni l'importance sociale. Sa gravité ne choquait pas seulement, elle inquiétait. Les catholiques y voyaient une sorte d'affectation calviniste et quelle que fût la sincérité de sa tolérance, il ne parvint jamais à les en persuader. Le conflit qui le mit tout de suite aux prises avec l'Église, lui aliéna, dès le début de son règne, le clergé qu'il eût dû tout faire pour se concilier. Ce fut là sa faute initiale. Ce qu'on n'avait pu supporter de Joseph II, comment l'eût-on supporté d'un roi protestant? Mais il faut reconnaître aussi que ce conflit était inévitable. Il était la conséquence nécessaire de 1' « amalgame » de deux peuples de confessions différentes. Fatalement, le roi des Pays-Bas devait gouverner contre l'Église de Belgique. La même raison explique aussi qu'il ait favorisé dans l'État les Hollandais au détriment des Belges. Chez eux seulement, il était sûr de trouver ce dévoûment à sa personne et cette concordance de principes qu'exigeait le bien du royaume. Plus instruits d'ailleurs, plus expérimentés aussi que leurs concitoyens du Sud, ils convenaient mieux à un régime dans lequel l'administration était toute-puissante. Sans doute, en laissant plus de liberté au Parlement, en associant davantage au gouvernement la bourgeoisie belge, eût-on évité bien des froissements. Mais Guillaume, durant son séjour en Angleterre, avait contracté une aversion insurmontable du régime parlementaire. Si « par ostentation » et parfois par nécessité politique, il affecta un libéralisme qui trompa durant quelque temps ses contemporains, il était, comme le remarque très justement Hatzfeld, monarchiste par principe et l'on peut ajouter par tempérament (l). Son gouvernement personnel était la conséquence et de ses tendances prussiennes et de sa nature intime. Son caractère et ses idées répugnaient également au caractère et aux idées des trois millions de Belges que l'Europe lui avait confiés. Son zèle, sa conscience, sa bonne foi et ses qualités mêmès ne firent que hâter une révolution qui ne surprit que lui. Il lui sembla qu'il gouvernait bien parce qu'il voulait bien gouverner. Au surplus, la prospérité matérielle du royaume ne prouvait-elle pas l'excellence de sa politique? Il s'y tint malgré les protestations, convaincu de son bon droit et ne doutant pas qu'il suffisait de faire condamner par ses tribunaux les journalistes de l'opposition, pour étouffer le mécontentement public. Ayant la même foi que Napoléon dans la puissance de l'administration, il ne semble (1) Gedenkstukken 1815-1825, t. I, p. 377. En 1825, von Galen constate que le roi « proclame son adhésion aux maximes modernes de la science politique en théorie, mais se garde bien de les mettre en pratique s>. Ibid. 1825-1830, t. I, p. 213. pas s'être douté qu'il n'était pas Napoléon. Infatué de lui-même, obstiné, se laissant de plus en plus dominer par son amour-propre, il finit par mépriser les Belges qui ne voulaient pas s'en remettre à sa sagesse (l). Ce que de bons juges avaient prévu dès les premiers jours, il ne s'en rendit compte enfin que quand il était trop tard. (1) Sur son obstination et sa confiance en lui-même, tous les témoignages sont d'accord. D'après Bulwer, il est « one of those clever men who constantly do foolish things and one of those obstinate men who support one bad measure by another worse ». The life of Henry John Timple viscount Palmerston, t. II, 2e édit., p. 2 (Londres, 1870). CHAPITRE III L'INSTALLATION DU RÉGIME La Loi fondamentale établissait les principes de 1' « amalgame » ; il importait maintenant de l'organiser. En Hollande, la tâche ne présentait aucune difficulté. Toutes les institutions essentielles du régime y fonctionnaient déjà et il y suffisait d'une simple mise au point. La question se présentait tout autrement en Belgique où, depuis 1814, on n'était pas encore sorti du provisoire et de l'improvisé. Le moment était venu de donner à cet « accroissement de territoire » son état définitif en l'englobant dans le royaume, c'est-à-dire en étendant aux provinces du Sud le système constitutionnel et administratif des provinces du Nord. Sans doute le roi trouvait-il que la manière un peu hâtive dont, quatre mois auparavant, il s'était emparé du titre royal, manquait de décorum. Conformément à la Loi fondamentale, il voulut se montrer à ses nouveaux sujets dans la pompe d'une « inauguration » et renouer ainsi, en apparence, la tradition des anciens souverains. La cérémonie s'accomplit à Bruxelles, le 21 septembre 1815, en plein air, suivant l'antique coutume, devant l'église Saint-Jacques-sur-Coudenberg, à l'endroit même où, en 1794, l'empereur François II avait juré le maintien de la Joyeuse Entrée et reçu le serment des États de Brabant (l). Après les derniers événements, on ne pouvait guère compter sur l'enthousiasme du peuple. C'eût été un motif de frapper les esprits par une solennité éclatante. Malheureusement, par raison d'économie, on avait visé au bon marché. L'estrade n'était pas même achevée et les ouvriers y travaillaient encore quand le cortège y monta. On remarqua en souriant que sous le manteau de velours des ducs de Brabant, dont le roi s'était paré pour la circonstance, il portait un pantalon blanc et des bottes à l'écuyère (2). On observa surtout que parmi ses ministres figurait un seul Belge, le duc d'Ursel. Le discours qu'il prononça en hollandais devant les États-Généraux, détonna singulièrement aux oreilles des nobles et des bourgeois francisés auxquels il s'adressait. Quant à la foule, qui avait compté sur une abondante distribution de médailles d'argent, son indignation fut grande de n'être aspergée que de pièces de cuivre. La « canaille » s'en vengea en donnant à Guillaume le surnom de « Koperen Koning » (3). Les ministres étrangers durent emporter de ce commencement de règne, une impression assez morne. L'ambassadeur anglais, lord Clancarty, le plus dépité parce que le plus intéressé à l'avenir du royaume, se borna à écrire à Londres que tout s'était très bien passé. Durant la première année que la cour et le gouvernement passèrent à Bruxelles (octobre 1816 - septembre 1817), l'impression de malaise laissée par ce début ne fit que s'accentuer. La noblesse trouvait les soirées du palais mortellement ennuyeuses. Le roi la rebutait par sa gravité et ses allures autoritaires. Il parlait le français avec répugnance et il le parlait mal. La reine était mal habillée et voulait trop visiblement être aimable pour l'être en effet (4). On se sentait désorienté (1) H. Vander Linden, L'inauguration de Guillaume 1er, roi des Pays-Bas-Bulletin de l'Acad. Roy. de Belgique. Classe des Lettres, 1921, p. 378 et suiv. (2) Son portrait dans la salle des séances de l'Académie de Belgique le représente sous ce costume. (3) Vander Linden, loc. cit., p. 394. (4) Gedenkstukken 1813-1815, p. XXVI. au milieu des Hollandais de l'entourage des souverains. Leur calvinisme, leur politesse cérémonieuse, leur froideur, tout ce qui dans leurs goûts et leurs habitudes différait des mœurs belges, paraissait bizarre, archaïque ou ridicule. Dans les bureaux des ministères et des administrations où ils foisonnaient comme à la cour, il en allait de même. Aux États-Généraux, les députés du Nord et ceux du Midi se regardaient en étrangers. La communauté de religion ne parvenait pas à rapprocher les uns des autres catholiques belges et catholiques hollandais. Nulle mauvaise volonté d'ailleurs. On cherchait à s'accorder sans y parvenir. Par condescendance pour leurs collègues du Sud, les députés du Nord se servaient fréquemment de la langue française. Mais on se choquait malgré soi ; on eût voulu s'unir et on restait divisés. Tout indiquait la juxtaposition de deux peuples : la faconde des Belges, leur liberté d'allures, contrastaient avec le décorum, le flegme et le sérieux de leurs nouveaux compatriotes. A part soi, ceux-ci se considéraient comme les plus solides et ceux-là comme les plus modernes (l). A cela s'ajoutait l'agitation que le clergé continuait à entretenir contre la Loi fondamentale. La réprobation que le roi avait témoignée publiquement aux évêques au lieu de leur en imposer, n'avait eu pour résultat que d'accentuer chez eux une résistance qui leur apparaissait comme un devoir de conscience. Dominés et excités par Mgr. de Broglie, ils étaient décidés à ne pas faiblir. Au mois de septembre, ils publiaient un « jugement doctrinal » qui n'allait à rien moins qu'à soulever les fidèles contre l'État. Ils y déclaraient que c'était « se rendre coupable d'un grand crime » que de « con- (1) Sur cette incompatibilité, les contemporains sont unanimes. Le ministre russe, Phull, va jusqu'à parler de haine nationale. Gedenkstukken 1815-1825,1.1, p. 591 et suiv. Son compatriote Czernicheff dit que les Belges et les Hollandais sont comme le feu et l'eau. Ibid-, p. 633. Voy. encore Ibid., p. 453, l'opinion de l'Autrichien Binder. D'après un Hollandais, les Belges sont « verbitterd tegen ailes wat ult Holland komt... Elk herbergier, elk daglooner is een politiek en acht zich meer in staat om regent te zijn dan in Holland de verstandigste man-nen ». Ibid., t. II, p. 62. D'après un autre, la réunion avec la Belgique est « een temporair onheil » dont Dieu a voulu châtier la Hollande, /bld., t. III, p. 390. (1) Ch. Terlinden, Guillaume Ier et l'Église catholique, t. I, p. 103 et suiv. (Bruxelles, 1906). Hist. de Belg. VI courir au maintien et à l'observation de la Loi fondamentale» ; ils interdisaient de prêter le serment qu'elle imposait aux fonctionnaires; ils affirmaient enfin qu'en abandonnant la direction de l'instruction à un souverain non catholique, elle trahissait « honteusement » les plus chers intérêts de l'Église (l). Ainsi, au moment même où le roi jurait d'observer la constitution, le peuple entendait ses pasteurs non seulement la condamner comme impie, mais le provoquer à n'y pas obéir. Ni sous Joseph II, ni sous la République, ni sous l'Empire, le pouvoir spirituel n'avait jamais revendiqué en des termes aussi catégoriques et aussi hardis, sa prééminence sur le pouvoir temporel. Le péril était d'autant plus grand que ces excitations agissaient sur des masses aigries par la misère. La victoire des alliés sur Napoléon avait plongé l'industrie belge dans une crise douloureuse. Ce n'était pas assez qu'un cordon de douanes et des droits quasi prohibitifs lui fermassent le marché français, elle se trouvait encore en butte à la concurrence de l'Angleterre dont les manufactures, depuis la disparition du blocus continental, inondaient les Pays-Bas de leurs produits. Il avait fallu diminuer la fabrication, congédier des ouvriers, réduire le taux des salaires. De 1815 à 1816, le nombre des toiles de lin vendues au marché de Gand, passe de 78,265 à 56,923. Des grèves et des émeutes éclatent dans tous les centres industriels. A Gand, le peuple brûle des étoffes anglaises sur les places publiques. Cependant, l'exportation des blés vers la Hollande fait hausser le prix du pain. En 1817, la disette est affreuse. En Flandre, dès le mois de mai, on coupe les grains et les fourrages et l'on arrache les pommes de terre sans attendre leur maturité. Le sac de pommes de terre qui coûtait six francs un an auparavant, en coûte vingt. Des gens meurent de misère ; dans quantité de villes on pille les marchés. La mendicité se répand en même temps que le chômage. Rien qu'à Gand, 15,000 ouvriers des usines de coton se trouvent sans travail. Les progrès récents de l'industrie aggravent la situation : plus elle nourrissait de gens, plus son arrêt en plonge dans la détresse. Et naturellement le peuple s'en prend au gouvernement de ses souffrances. Il accuse les ministres hollandais du roi de s'entendre avec les marchands d'Amsterdam et de Rotterdam pour accaparer les grains et affamer les Belges. Pour comble d'embarras, les finances de l'État sont inquiétantes. Le budget de 1815 accuse un déficit de 40 millions de florins. Incontestablement le règne commençait mal. Pourtant Guillaume ne s'en inquiéta pas : il avait raison. Soutenu par le concert des Puissances, il savait qu'il n'avait rien à craindre du mécontentement des Belges. Se soulever contre lui, c'eût été se soulever contre l'Europe dont il était le mandataire et la « sentinelle ». Au surplus, c'était l'Europe qui portait la responsabilité des griefs qu'on lui attribuait injustement. Il était évident que la crise industrielle n'était que la conséquence de la crise internationale dont on sortait à peine. Quant au clergé, son exaspération contre la Loi fondamentale découlait de la conformité de celle-ci aux huit articles. Ses protestations, par-dessus de la tête de Guillaume, s'en prenaient donc à une décision solennellement ratifiée par le Congrès de Vienne. Il s'insurgeait en réalité contre l'irrévocable, et par cela même, si bruyante et si gênante qu'elle fût, sa campagne ne pouvait aboutir qu'à un échec. Les puissances catholiques, l'Autriche en tête, la désapprouvaient formellement. Le pape lui-même n'osait l'encourager et par considération pour Metternich, se montrait moins ultramontain que Mgr. de Broglie et ses collègues (l). Aux motifs de sécurité que le roi trouvait à l'extérieur, s'adjoignaient ceux qu'il puisait dans la constitution même de son pouvoir. Qu'avait-il à craindre de la Belgique? D'avance, toute opposition légale y était impossible. Aux États-Généraux, où chacune des deux parties du royaume, en dépit de la différence des populations, possédait le même nombre de 55 dépu- (1) Terlinden, op. cit., p. 147. CARACTERE MONARCHIQUE DE L ETAT tés, le gouvernement, certain de l'adhésion des Hollandais, n'avait qu'à détacher une seule voix du bloc belge pour disposer d'une majorité conforme à ses vues. Et rien ne lui était plus facile que d'agir sur la représentation nationale, car il la façonnait à son gré. D'après la Loi fondamentale, le roi nommait directement les membres de la première Chambre. Par étroitesse de vues et par excès de confiance en lui-même, il eut soin de n'y faire entrer que des vieillards timides ou fatigués, dépourvus de la moindre énergie et qui s'empressèrent toujours respectueusement de lui complaire (l). Dans son mépris pour le parlementarisme, l'idée ne lui vint pas qu'un jour peut-être il serait la victime de la nullité et de l'impuissance auxquelles il les avait réduits et qu'en les écrasant sous son autorité, il les mettait dans l'impossibilité de la défendre. Par sa faute, ils se montrèrent incapables de servir autrement qu'en obéissant. A la différence de cette première Chambre, que son servi-lisme eut bientôt discréditée, la seconde Chambre était élective, mais elle l'était sous la pression constante du gouvernement. Ses membres étaient nommés, non point au suffrage direct, mais par les États-Provinciaux. Ceux-ci eux-mêmes émanaient du vote de trois catégories d'électeurs : l'ordre équestre, l'ordre des villes et l'ordre des campagnes. L'ordre équestre se trouvait à la disposition du roi qui en désignait les membres. Dans l'ordre des villes, c'étaient les « régences » municipales (conseils communaux) élues par un petit nombre de censitaires, qui procédaient au choix de leurs députés (2). L'ordre des campagnes, enfin, se composait (1) Gedenkstukken 1815-1825,1.1, p. 667. Meyendorff dit qu'elle ne se compose que « d'invalides pensionnés qui ne sont considérés ni individuellement ni collectivement ». (2) A Verviers, par exemple, il y a 514 votants et 293 éligibles parmi lesquels sont pris les électeurs nommant le collège électoral de 24 membres qui désigne les membres de la « régence ». A Gand (1817) les ayant droit de voter (stem-gerechtigde) doivent payer 50 florins d'impôts directs non compris le droit de patente. Ils nomment les 60 électeurs (kiezers) qui choisissent les membres de a Régence parmi les contribuables payant au moins 100 florins d'impôts directs non compris le droit de patente. d'électeurs nommés au second degré par les propriétaires les plus imposés (l). Nulle unité d'ailleurs dans ce corps électoral déjà si compliqué. La Loi fondamentale réservait au roi le droit d'édicter les règlements qui en déterminaient dans chaque ville et dans chaque province la composition. Suivant les régions le cens variait, mais il était toujours très élevé, et s'il arrivait qu'on le modifiât, c'était pour l'élever encore davantage. De plus on votait à domicile, les autorités se chargeant de recueillir et de dépouiller les bulletins. Une semblable organisation laissait filtrer partout l'influence du pouvoir. En fait, par pression directe ou déguisée, il déterminait à son gré la majorité des États-Provinciaux et par cela même celle des États-Généraux. Les gouverneurs qui, dans chaque province, présidaient les États, leur recommandaient ouvertement les candidats officiels, et il était bien rare qu'on ne déférât point à leurs désirs. Très souvent, c'est sur des fonctionnaires que se portait le choix. Ils abondaient à la seconde Chambre et leur complaisance était d'autant plus grande que le roi pouvait casser ceux d'entre eux dont le vote lui avait déplu (2). C'était en même temps un moyen de se débarrasser pour toujours de leur opposition, un arrêté ayant rendu inéligibles les fonctionnaires révoqués. Ainsi constituée, on voit quelle illusoire garantie la seconde Chambre des États-Géné-raux fournissait à la nation en face du souverain. Il fallut attendre l'éveil de l'opinion et la constitution de partis politiques, pour voir se dessiner peu à peu une opposition devant laquelle le gouvernement se sentit d'autant plus désorienté qu'il ne l'avait pas crue possible. On était encore loin de là en 1815. Complètement rassuré sur l'exercice de son pouvoir, le roi affichait volontiers des allures de souverain constitutionnel et libéral. Il avait sans (1) En Hainaut, suivant les localités, le cens de ces électeurs était de 20 à 60 florins de contributions directes. (2) En février 1818, le budget n'ayant passé qu'à la majorité des deux tiers des voix, il ordonne de rayer de la liste des personnes invitées à la Cour, les trente-trois membres des États qui ont voté contre. Gedenkstukken 1815-1825, t. I, p. 246. cesse à la bouche la Loi fondamentale et l'on ne peut méconnaître qu'il la respectait rigoureusement « comme il la comprenait ». Il la comprenait, cela va sans dire, dans le sens le plus étroit. A ses yeux, elle abandonnait à la couronne tous les pouvoirs qu'elle ne lui refusait pas expressément. Toutes les questions .qu'elle n'avait pas explicitement tranchées, toutes celles dont elle remettait la solution à plus tard, c'était au roi à en décider. La presse, dont elle reconnaissait en principe la liberté (§ 227), demeura sous l'empire d'un arrêté pris en 1815 (20 avril) et qui la soumettait au régime le plus sévère (l). L'inamovibilité de la magistrature ne fut établie qu'en 1830. Largement interprétée, la constitution eût pu donner naissance à une sorte de régime parlementaire. Interprétée suivant les vues de Guillaume, elle se prêta très bien à l'absolutisme. Le respect que le roi professa toujours pour elle n'avait rien d'hypocrite. Il ne lui fit pas violence : il se contenta de pousser jusqu'au bout les droits qu'elle lui reconnaissait. En 1819, van der Duyn observait très justement que tout en ménageant les formes, il exerce « la puissance réelle pour ne pas dire absolue » (2). On l'a accusé d'avoir voulu « hollandiser » la Belgique. Il ne paraît pas que cette accusation soit plus fondée que celle d'avoir voulu la « protestantiser ». Rien dans sa conduite n'indique qu'il ait eu le dessein de la violenter. Son but fut incontestablement d'unir en un même tout les deux peuples sur lesquels l'Europe l'avait appelé à régner, de les « amalgamer » non seulement par le territoire mais par la communauté des mêmes institutions et de la même administration. Il n'était pas et ne voulait pas être le roi de la Hollande mais le roi des Pays-Bas, et il se proposa de faire de ceux-ci sinon une seule nation, du moins un même État. On ne découvre chez lui aucune intention de traiter les Belges comme les Prussiens, (0 Le 6 mars 1818, la cour spéciale que cet arrêté instituait pour les délits de presse fut supprimée. Mais les pénalités demeurèrent draconiennes et la facilité de poursuivre était si grande qu'en fait les journalistes ne pouvaient se permettre aucune critique sans s'exposer à une accusation. (2) Gedenkstukken 1815-1825, t. III, p. 347. parexemple, traitèrent les Polonais. Il se proposa non de subordonner une partie de ses sujets à l'autre, mais de les adapter les uns aux autres par l'action de son gouvernement. Son œuvre, comme celle des souverains éclairés du XVIIIe siècle, fut purement monarchique. C'est moins l'unité de civilisation que l'unité politique qu'il eut en vue. Sa tentative même d'imposer la langue néerlandaise aux provinces belges s'explique avant tout par l'intérêt de l'État. Mais pour atteindre au but qu'il visait, il fut bien obligé de recourir de préférence à des Hollandais. Il était sûr de rencontrer parmi eux un dévoûment absolu à sa personne et à ses desseins. S'il les favorisa ce fut sans doute beaucoup plus à cause de leurs sentiments monarchiques qu'à cause de leur nationalité. Pour peu qu'on y réfléchisse, on comprend qu'il lui était impossible de livrer l'administration à ces Belges qui avaient rejeté la Loi fondamentale et dont la plupart soutenaient contre lui les protestations des évêques. Il utilisa tous ceux d'entre eux qui étaient utilisables. Ce n'est pas sa faute s'ils ne constituèrent jamais qu'une minorité. S'il fut ou plus exactement, s'il parut être injuste à leur égard, on doit reconnaître que cette injustice était inévitable. Son administration ne s'inspira pas du tout de l'esprit hollandais mais de l'esprit napoléonien. Si bizarre que cela puisse paraître à première vue, on y retrouve tous les traits fondamentaux du gouvernement impérial. Qu'importe que les préfets et les départements portent maintenant les noms de gouverneurs et de provinces s'ils n'en continuent pas moins à fonctionner comme auparavant ? Sans doute, l'identité n'est pas complète. La Loi fondamentale ne permet pas le retour à l'arbitraire et au despotisme policier des derniers temps de l'Empire. Mais il n'en est pas moins évident que, sous le règne de Guillaume, l'administration a été aussi complètement l'instrument du souverain, a exercé une action aussi profonde, a été aussi irresponsable vis-à-vis de la nation, que sous le règne de Napoléon. N'est-il pas caractéristique que, dès les premiers jours, le roi se soit entouré de parti-pris d'hommes formés au service de l'État français? Si van Maanen, de Coninck-Out- caractère napoléonien de l'état rive, de Celles, Holvoet, Gagel, Wichers, Appelius, van Gob-belschroy, de Keverberg et quantité d'autres sont d'anciens préfets ou d'anciens maîtres des requêtes au Conseil d'État, n'est-ce pas la preuve évidente que sous le nouveau régime se continue la tradition du régime antérieur ? Le royaume des Pays-Bas a beau constituer la barrière de l'Europe contre la France, sa politique a beau s'opposer à la politique française, ce n'en est pas moins la tradition française qui inspire et qui dirige sa monarchie administrative. Guillaume comprend que les agents de l'empereur constituent son meilleur appui contre les réactionnaires et les cléricaux. Car c'est l'État moderne qu'ils ont édifié sur les ruines de l'Ancien Régime et, en servant le roi, c'est lui qu'ils servent. « Il est à remarquer, dit un rapport confidentiel, que les fonctionnaires et les partisans modérés du gouvernement précédent sont aujourd'hui les sujets les plus zélés et les plus affectionnés du roi, et c'est ce que les prêtres et les complices de leurs cabales sentent fort bien, lorsqu'ils disent que ce ne sont que les Buonapartistes qui ont accepté la constitution » (l). Qu'entendaient-ils par Buonapartistes ? Évidemment cette classe d'hommes nouveaux, acheteurs de biens nationaux, jacobins nantis, fonctionnaires et industriels qui, sous le Consulat et sous l'Empire, sont devenus, par conviction et par intérêt, les plus fermes soutiens de l'État. Toutes les raisons qui les ont ralliés à Napoléon les groupent maintenant autour de Guillaume, puisque Guillaume comme Napoléon est le garant du régime moderne. Comme lui, ils.se disent libéraux, et ils le sont en effet dans la mesure où le libéralisme se confond avec l'attachement aux principes de la société civile. Cela revient à dire qu'ils sont avant tout anticléricaux, car c'est l'Église qui maintenant, par la revendication de ses anciennes prérogatives, dirige le mouvement contre la société nouvelle que la Révolution triomphante a stabilisée. Qu'elle l'emporte, et c'en sera fait de toutes les conquêtes obtenues après tant de formidables épreuves. Par la brèche (1) Gedenkstukken 1815-1825, p. 20. qu'elle aura ouverte passera tout le reste de l'Ancien Régime, et sur les ruines de l'État moderne se rétabliront, par l'alliance du trône et de l'autel, tous les abus et tous les privilèges qui, à mesure que l'on s'en éloigne, paraissent plus monstrueux. Ne voit-on pas, en France, le clergé grouper autour de lui tous les ennemis de la Charte, susciter à Louis XVIII des difficultés incessantes, conspirer avec le comte d'Artois, exiger le retour des jésuites, organiser la « terreur blanche » contre les partisans des droits de l'homme, bref, se poser en adversaire irréconciliable de l'ordre social, menacé par lui d'une révolution réactionnaire ? Et dans les Pays-Bas, sa conduite n'est-elle pas plus significative encore ? Ne proteste-t-il pas contre la Loi fondamentale, contre la tolérance, contre les lois civiles les plus essentielles à la liberté de conscience et à l'égalité des citoyens? Pour lui résister, il n'est évidemment qu'un moyen : faire bloc autour du roi, protecteur de l'État, et par cela même protecteur des principes sur lesquels il est fondé. La liberté politique importe peu : ce qui importe, c'est la défense de la liberté civile contre l'Église qui la menace. Le libéralisme consiste en ce moment-là, non point à attaquer les prérogatives royales, mais au contraire à les soutenir, puisqu'elles sont le rempart indispensable à la défense du régime nouveau contre l'Ancien Régime. Ainsi pense Reyphins, ainsi pense Dotrenge (l), juristes formés par la législation et l'administration napoléoniennes et qui, durant les premières années de l'existence du royaume, seront les coryphées de ces libéraux belges dont l'attachement à l'État laïc et à la société civile fera les plus fermes appuis de la couronne. S'ils la défendent, ce n'est point par attachement à la Hollande. Leurs principes, leur formation, leur langue, tout cela vient de France, et c'est un spectacle curieux et paradoxal que de voir Guillaume, cette sentinelle de l'Europe contre la France, forcé de s'appuyer, par nécessité politique, sur une clientèle de libéraux d'éducation toute française. (1) Voy. à cet égard sa lettre à Falck du 10 août 1815, tout à fait caractéristique de son anticléricalisme. Colenbrander, Ontstaan der Grondwet, t. II, p. 579 et suiv. Bien plus ! On le voit protéger ces émigrés français qui, forcés par la Restauration de chercher un asile dans son royaume, abondent à Bruxelles ou s'installent, au gré des hasards de leur existence cahotée, dans les grandes villes de Belgique. C'est un pêle-mêle extraordinaire que ces réfugiés : régicides frappés par la loi du 12 janvier 1816, anciens dignitaires de l'Empire, hommes politiques, pamphlétaires, journalistes, appartenant aux classes sociales les plus diverses, mais unis en une haine commune contre les Bourbons (l). Quelques-uns, arrivés à la fin de leur carrière, comme Cam-bacérès, Sieyès ou Merlin, ne songent plus qu'à se ménager dans les Pays-Bas un exil confortable. D'autres, moins bien nantis, s'inscrivent au barreau, vivent de leçons et surtout cherchent dans le journalisme un exutoire à leur activité et à leurs passions politiques. Une ancienne « merveilleuse » du temps du Directoire, Mme Hamelin, a fait de son salon leur quartier général. C'est là que, groupés autour de Vadier, de Cambon, de Rouyer de l'Hérault, de Prieur de la Marne et de bien d'autres, ils entretiennent leurs espoirs et leurs rancunes. C'est là qu'on prépare les articles de cette quantité de gazettes, L'Observateur allemand, La Gazette de Brème, La Gazette du Rhin, Le Nain Jaune, Le Mercure Surveillant, qui inlassablement attaquent, persiflent et raillent le gouvernement de Paris, la réaction, l'obscurantisme, le cléricalisme, le drapeau blanc et la Sainte-Alliance. Bruxelles devient un foyer d'intrigues bonapartistes et libérales contre la France de la Restauration. Et malgré les représentations des ministres de Louis XVIII, malgré les conseils de prudence qu'il reçoit de la Russie, de l'Autriche et même de l'Angeterre (2), le roi laisse faire et (1) Sur leur rôle, voy. P. Duvivler, L'exil du comte Merlin dans les Pays-Bas (Malines, 1911) et Les anciens conventionnels sous la Restauration. L'exil de Cambacérès à Bruxelles, t. I. (Bruxelles, 1923). Add. Notes et souvenirs inédits de Prieur de la Marne, publ. par 0. Laurent (Paris, 1912) ; Colenbrander, Gedenkschriften van A. R. Falck, p. 188, 191, 194. (2) Gedenkstukken 1815-1825, t. I, p. 204, 207, 213, 594-596. En septembre 1816, le roi finit par proposer une loi réprimant les attaques contre les souverains étrangers. Ibid , p. 597. témoigne en faveur des pamphlétaires français une mansuétude qui touche à la complicité. Lui, si ardent à poursuivre les journalistes belges, il se retranche maintenant derrière la Loi fondamentale et invoque la liberté de la presse. Visiblement il est bien aise d'une campagne qui, puisqu'elle attaque le cléricalisme des Bourbons, condamne en même temps le cléricalisme belge. Il jouit agréablement, au surplus, des louanges dont le comblent ses protégés et du libéralisme dont ils lui font gloire. Il laisse le prince d'Orange leur manifester publiquement des sympathies compromettantes. Il n'a vraisemblablement pas tout connu du complot ridicule où la vanité du prince l'a entraîné en 1816 dans l'espoir insensé de détrôner Louis XVIII à son profit, avec l'aide des bonapartistes (l). Il est impossible pourtant qu'il en ait tout ignoré et du moins peut-on lui reprocher, en cette affaire, d'avoir sacrifié à sa complaisance pour les libéraux français et à son antipathie pour les Bourbons, la correction que lui imposait sa mission européenne. Il n'a pas assez de pénétration d'ailleurs pour observer que les réfugiés, par leur prestige, par leur talent, par l'action sociale qu'ils exercent, répandent autour d'eux cette influence française dont il voudrait affranchir la Belgique. Sous l'Empire, Bruxelles, réduit à n'être plus qu'une simple préfecture, n'avait eu que l'activité intellectuelle d'une ville de province. Et voici que dans le même moment où il est élevé au rang de seconde capitale du royaume des Pays-Bas, il devient un ardent foyer de propagande politique libérale et d'agitation politique. L'activité qu'y déployent les réfugiés le fait sortir peu à peu de son engourdissement et de son apathie. L'opinion se passionne pour leurs polémiques, s'intéresse à leurs principes, s'inspire de leurs idées, s'éprend de leur style, de leur esprit, de leur faconde et, dominée par eux, s'oriente toujours davantage vers la France et vers Paris. Incontestablement, les gens (1) Gedenkstukken 1815-1825, t. I, p. 486, 601, 605. 609, 611, 615. Il recommença en 1820- Ibid., p. 264, 278. Pour sa participation au complot bonapartiste d'août 1821, voy. de Noailles, Le comte Molè, t. IV, p. 958 (Paris, 1925). V 4 qui lisent ne lisent que des journaux français. Ceux du pays cherchent à en imiter le ton et se forment à leur exemple. La presse, attentive à tout ce qui paraît à Paris, en lance aussitôt des contrefaçons. Le théâtre du Parc, où les réfugiés font venir des troupes françaises, joue devant une salle comble. Jamais, semble-t-il, depuis la fin du XVIIIe siècle, l'emprise de la France sur la Belgique n'a été aussi grande qu'à ce moment. On s'y abandonne parce qu'on n'a plus à la craindre, parce qu'elle n'agit plus que par son prestige, et qu'elle ne s'impose plus comme jadis par la violence et la conquête. Aussi bien, ne sont-ce point les mêmes problèmes qui, des deux côtés de la frontière, se trouvent à l'ordre du jour ? Ici et là, la même lutte ne se livre-t-elle pas entre adversaires et partisans du monde nouveau né de la Révolution ? La portée du conflit allait bien au delà des questions de l'heure, mais personne encore ne pouvait en prévoir les répercussions lointaines. Pour le moment, elle semblait circonscrite aux limites de la Loi fondamentale et le roi, satisfait de l'appui que lui apportaient les libéraux, comptait sur leur adhésion perpétuelle et se croyait habile en secondant partout leurs progrès. Dans presque toutes les grandes villes, ils dominaient dans les loges maçonniques. Elles s'étaient reconstituées sous l'Empire, au gré des circonstances, et elles avaient attiré vers elles la bourgeoisie anticléricale. Peu influentes d'ailleurs et n'entretenant les unes avec les autres que des rapports peu suivis, elles s'étaient soigneusement abstenues d'attirer sur elles l'attention de la police napoléonienne. Mais, après 1815, elles aussi avaient ressenti l'influence des réfugiés français. A Bruxelles, Prieur de la Marne était secrétaire et orateur des « Amis philadelphes », et dans toutes les autres loges l'action des proscrits de la Restauration était prépondérante. Le roi songea tout de suite à les utiliser à son profit et à les détacher du Grand-Orient de France pour les unir en un seul corps national. En 1818, il parvint à faire reconnaître son second fils, le prince Frédéric, comme grand-maître de toutes les loges du Royaume (l). En même temps, une propagande entretenue dans l'armée par les plus hautes autorités militaires s'efforça de faire entrer les officiers dans la maçonnerie (2). Ainsi le gouvernement aurait la haute main sur les centres les plus actifs de l'opinion libérale qu'il s'obstinait à confondre, au moins en Belgique, avec l'opinion monarchique. Évidemment, le roi travaillait à se constituer un parti. Il ne s'avisait pas qu'en s'alliant aux libéraux et aux francs-maçons il approfondissait le fossé qui le séparait des catholiques. S'en fût-il avisé d'ailleurs, il ne s'en fût pas inquiété. Il savait bien que dans les provinces du Sud, ils étaient beaucoup plus nombreux que leurs adversaires, que seuls, grâce au clergé, ils atteignaient et influençaient l'opinion du peuple, que, dans les régions flamandes surtout, leur situation était d'autant plus forte que la foi était plus vive ; mais qu'avait-il à en redouter ? Il est certain qu'ils ne pouvaient songer et qu'ils ne songeaient pas à une révolte. Agir sur les États-Généraux leur était plus impossible encore, puisque le gouvernement disposait à sa guise des élections et qu'au surplus, assuré du vote des Hollandais et des libéraux belges, il ne craignait aucune opposition. Il suffirait donc au roi de parler haut et au besoin d'agir ferme pour rappeler à l'ordre et maintenir dans le devoir les « fanatiques » ou les mauvais citoyens qui boudaient l'État. De très bonne foi, il était convaincu qu'ils constituaient un péril pour le royaume et que son devoir était de les mater. Ne protestaient-ils pas contre la Loi fondamentale? Ne les voyait-on pas applaudir publiquement aux mesures par lesquelles la « Chambre introuvable » cherchait en France à restaurer le règne de l'Église au profit de l'Ancien Régime? L'influence française, qui lui apparaissait si bienfaisante chez les libéraux, lui apparaissait chez les catholiques comme une (1) Gedenkstukken 1815-1825, t.1, p. 249. Cf. Colenbrander, Gedenkschriften van A. R. Falck, p. 195, 402, 403. (2) R. Starklof, Das Leben des Herzogs Bernhard von Sachsen-Weimar-Eisenach, t. I, p. 238 (Gotha, 1865); H. von Gagern, Das Leben des Générais Friedrich von Gag'ern, t. 1, p. 569 (Leipzig, 1856). Le « jugement doctrinal » publié par les évêques après la promulgation de la Loi fondamentale avait suscité au sein du clergé une agitation factieuse puisqu'elle s'en prenait à la constitution même de l'État. Elle apparaissait d'autant plus intolérable que son instigateur, Mgr. de Broglie, ne cachait (1) F. van der Haeghen, Bibliographie gantoise, t. V, p. 322. menace permanente pour la sécurité des Pays-Bas. Sa politique interne et sa politique extérieure lui commandaient également de combattre une faction si dangereuse. Son anticléricalisme, pur de toute arrière-pensée confessionnelle, se justifiait à ses yeux par raison d'État. Il n'était que de tenir la dragée haute aux « apostoliques ». La manière forte à leur égard était la seule bonne. Joseph II et Napoléon lui avaient montré la voie à suivre. L'essentiel pour réussir était de ne pas se brouiller avec les libéraux. Mais leur concours ne lui était-il pas garanti ? Comment eussent-ils hésité à collaborer avec lui contre des gens qui rejetaient leurs principes avec horreur, les abreuvaient d'outrages et osaient railler leurs doctrines « qu'on a nommées libérales comme les Grecs appelaient les furies euménides »? (l) Si l'on jette un coup d'œil sur la situation politique telle qu'elle se dégage immédiatement après 1815, elle apparaît donc sous un aspect assez simple. Pour le roi, la tâche essentielle est de constituer l'« amalgame » des deux parties du royaume. II le doit, de par le mandat qu'il a reçu de l'Europe, et il le veut, de par son intérêt de souverain. Pour accomplir cette œuvre difficile, il ne compte que sur son pouvoir personnel, appuyé par les Hollandais et par les libéraux de Belgique. Un obstacle se dresse devant lui : la résistance catholique qui se confond à ses yeux avec le péril français. Le bien de l'État exige qu'elle soit abattue. Sa cohésion politique, sa prospérité et sa sécurité sont à ce prix. pas ses sympathies pour la France de Louis XVIII. Dès le mois d'août 1815, le roi l'accusait « de ne se servir de son ministère que dans des vues politiques » (l), et les apparences lui donnaient raison. En réalité, le palais épiscopal de Gand était un foyer d'influence française. A l'ancien vicaire général Duvivier avait succédé un Français, l'abbé Lesurre, qu'inspirait l'outrance réactionnaire du clergé de la Restauration. L'attachement des prêtres flamands à leur évêque, dans lequel ils vénéraient depuis son exil sous Napoléon un martyr de la foi, ne garantissait que trop bien leur obéissance à ses directions. Ils formaient bloc autour de lui, et le diocèse de Gand, uni dans une même volonté d'opposition au pouvoir civil, semblait, au milieu du royaume, une petite Église combative et rebelle. On eût dit que son chef s'obstinait par orgueil à braver le roi. Ne tenant compte ni du Concordat ni des lois (2), il nommait des curés sans les faire agréer par le gouvernement, appelait de France des congréga-nistes, installait des jésuites français dans son château de Destelberghen, et, en obligeant le pouvoir à les expulser, le contraignait à prendre des allures persécutrices qui révoltaient l'opinion. Le conflit s'aigrissant de jour en jour, avait fini par prendre les apparences d'une querelle personnelle entre le roi et le prélat. Les scrupules d'orthodoxie que Mgr. de Broglie avait invoqués en octobre 1816 pour refuser des prières publiques à l'occasion de la délivrance de la princesse d'Orange, une schismatique (3), sans y être formellement autorisé par le pape, avaient laissé dans l'âme de Guillaume une rancune inoubliable. Mais le plus grave était la campagne que le clergé, et à sa tête le clergé des Flandres, continuait de mener contre la Loi fondamentale. Son intransigeance semblait s'exaspérer par la (1) Gedenkstukken 1813-1815, p. 791. (2) Une ordonnance du 10 mai 1816 avait déclaré que le Concordat, y compris les articles organiques, restait en vigueur en Belgique. (3) Après la rupture de ses fiançailles avec la princesse Charlotte d'Angleterre, en 1815, le prince d'Orange, en 1816, avait épousé la grande-duchesse Anna Paulowna sœur du tsar. Sur l'incident provoqué par de Broglie, voy. Terlinden, op. cit., t. I, p. 207. durée. Les curés interdisaient aux fidèles de prêter serment à la loi, leur faisant ainsi une obligation de conscience de renoncer aux fonctions publiques pour lesquelles ce serment était requis. On allait jusqu'à refuser l'absolution, non seulement à ceux qui l'avaient prêté, mais même aux notables qui avaient approuvé la constitution. A cette obstination, le roi opposait une obstination semblable. Des ordonnances étendaient l'obligation du serment à tous les fonctionnaires publics. Il fallait prendre parti : ou pour l'Église contre la couronne, ou pour la couronne contre l'Église. L'excommunication civile répondait à l'excommunication religieuse. Cependant le gouvernement se préoccupait de trouver une issue à la situation dans laquelle il s'enfermait faute de vouloir et de pouvoir céder. Le siège archiépiscopal de Malines était toujours vacant, et il fallait obtenir de Rome la nomination d'un prélat dont la modération pût être opposée à l'intolérance du prince de Broglie. Les négociations étaient difficiles. Par point d'honneur sans doute et pour bien affirmer en face même du Vatican son hostilité à l'ultramontanisme, Guillaume avait choisi comme représentant auprès du pape un ministre, M. de Reinhold, qui affichait des convictions anticléricales, si non même antireligieuses. Son salon était un rendez-vous de libres penseurs. On y rencontrait, entre autres, le jeune Louis de Potter dont le premier ouvrage, Les considérations sur l'histoire des principaux conciles (1816), attaquait avec âpreté l'Église catholique. Évidemment le roi des Pays-Bas ne croyait pas nécessaire de donner à Rome des gages de bienveillance. Il prétendait traiter avec le pape d'égal à égal, sans rien promettre et surtout sans rien sacrifier des principes joséphistes suivant lesquels il avait résolu, à l'exemple des princes allemands, de régler sa politique ecclésiastique. Ce n'était un secret pour personne que le baron Goubau d'Hovorst, un des rares Belges qu'il avait fait entrer au ministère et auquel il avait confié la direction des cultes, était un adepte aussi convaincu des tendances fébroniennes que l'avaient été, à la veille de la Révolution brabançonne, les Cobenzl et les Trauttmansdorff. Guillaume n'ignorait pas cependant, qu'au commencement de 1816, une commission de cardinaux avait condamné la Loi fondamentale, approuvé la conduite des évêques et déclaré le Concordat non applicable à un État gouverné par un souverain protestant. Mais il savait aussi que ses alliés étaient trop intéressés à la bonne marche de son gouvernement pour ne pas intervenir en sa faveur. Grâce aux instances de Metternich, le pape finit par consentir à nommer au siège de Malines le candidat du roi, Mgr. de Méan. Cet ancien prince-évêque de Liège, resté fidèle aux traditions monarchiques de la haute Église d'Allemagne, jouissait depuis longtemps déjà de la confiance de Guillaume. 11 avait accepté en 1815 de siéger dans le comité chargé de remanier la Loi fondamentale. 11 n'était donc pas possible qu'il s'insurgeât contre une constitution dont il était en partie responsable. Et en effet, en qualité de membre de la première Chambre des États-Généraux, il avait prêté le serment qui avait torturé tant de pauvres gens sur leur lit de mort. Mais cette complaisance l'avait compromis aux yeux du pape. Il lui était dur de placer à la tête des évêques belges un homme qui les avait ouvertement désavoués. Pour obtenir ses bulles, Méan dut se résigner à déclarer qu'il n'avait prêté serment que dans un sens purement civil et qui n'impliquait nulle adhésion dogmatique à la tolérance religieuse (18 mai 1817). Il ajoutait d'ailleurs quelque temps après, que Sa Sainteté n'avait pas condamné le serment, et que les explications qu'elle lui avait demandées n'avaient eu pour but que de calmer les esprits et les consciences (l). Rome le blâma sans lui tenir rigueur de cette incartade. Au fond, elle-même souhaitait la fin d'un conflit qui l'embarrassait fort puisqu'elle n'osait se brouiller avec Guillaume. Le 28 juillet, Méan était préconisé comme archevêque. Dès lors la résistance de l'Église belge devenait impossible. Comment eût-elle pu continuer à interdire aux fidèles un serment que son chef avait prêté ? Le pape lui-même, en acceptant Méan, abandonnait de Broglie. Le gouvernement (1) Terlinden, op. cit., t. I, p. 192, 247. CONDAMNATION DE MONSEIGNEUR DE BROGLIE 289 triomphait et il n'eut pas la magnanimité d'épargner son adversaire. Dès le 24 février 1817, l'évêque de Gand avait été cité sur l'ordre du ministre de la justice van Maanen, devant la cour d'assises de Bruxelles, comme coupable de manœuvres contre la sûreté de l'État. Décrété de prise de corps après avoir récusé la compétence de la juridiction laïque, il s'était prudemment réfugié en France, d'où il chercha, vainement d'ailleurs, à intéresser à sa cause les empereurs d'Autriche et de Russie ainsi que Louis XVIII. Le 8 novembre, il était par contumace condamné à la déportation. Le gouvernement rejeta, sans convaincre personne, sur le zèle indiscret d'un fonctionnaire, l'indignation provoquée par l'affichage de cette sentence, en plein marché de Gand, entre les piloris auxquels étaient attachés deux voleurs de profession. Désormais, plein de confiance dans ses forces, il reprend exactement vis-à-vis du clergé, les allures cassantes et brutales de l'administration napoléonienne. Considérant l'évêque de Gand comme « mort civilement », il prétend imposer au chapitre l'élection de vicaires capitulaires, et, sur son refus, expulse du royaume le vicaire général Lesurre, fait jeter ses collègues en prison, met l'embargo sur les traitements des chanoines, soumet les séminaristes au service militaire et suspend les curés nommés par de Broglie sans l'agrément du roi. En 1818, il intime à tous les ordres religieux voués à la vie contemplative la défense d'admettre des novices. Et le pape, redoutant une rupture qui livrerait les catholiques de Belgique au bon plaisir d'un roi calviniste, s'abstient de protester. Il négocie au lieu d'agir, et sa longanimité tolérant des mesures qu'il réprouve, décourage et déconcerte la résistance. La mort du prince de Broglie, le 20 juillet 1821, fut l'occasion d'un apaisement souhaité par tout le monde. Cette fois, l'évêché de Gand était bien réellement vacant. Le roi n'avait plus à craindre, en montrant moins de raideur, de paraître capituler devant l'adversaire qui lui avait tenu tête durant si longtemps. Il autorisa la prestation du serment des fonctionnaires suivant la formule employée par Méan. Mais sa victoire le confirma Hist. dk Bslg. VI 19 I. INSTALLATION DU REGIME dans l'idée que la manière forte qui lui avait si bien réussi, était la vraie manière d'en agir avec l'opposition. Il se flattait d'ailleurs de l'avoir appliquée à la presse avec autant de succès qu'à l'Église. Tous les journaux qui s'étaient permis de critiquer sa conduite ou même seulement de la discuter, avaient été impitoyablement poursuivis. En fait, la presse était soumise à l'arbitraire. Car si l'arrêté draconien qui l'avait régie depuis 1815 avait été, le 6 mars 1818, remplacé par une loi, celle-ci n'en continuait pas moins à taxer de délit toute tentative malveillante d'exciter l'opinion. Et les accusés se trouvaient dans une situation d'autant plus redoutable que le jury étant aboli, ils ne relevaient que de tribunaux enclins à témoigner au pouvoir une complaisance que l'absence de l'inamovibilité explique aisément. Aussi de 1816 à 1821, une véritable persécution s'était-elle abattue sur la presse et plus spécialement sur la presse catholique. Des procès retentissants aboutissaient à des condamnations exemplaires. En 1817, l'abbé de Foere, appréhendé au seuil de son église, subissait deux années d'emprisonnement pour avoir attaqué, dans le Spectateur Belge, les « absurdes prétentions antireligieuses du gouvernement » (l). En 1820, un ouvrage de F. van der Straeten sur l'organisation défectueuse du royaume attirait à son auteur une amende de 3000 florins, et ses avocats, coupables d'avoir défendu leur client avec trop d'énergie, étaient arrêtés et suspendus (2). D'autres poursuites furent intentées au Journal de la province d'Anvers, au Journal de Gand, au Flambeau, au Vrai Libéral, etc. L'abolition du régime de 1815 n'avait donc eu pour conséquence que de soumettre la presse à la surveillance des tribunaux. Il était loisible à chacun de publier un journal à condition de n'y rien dire qui pût offusquer les autorités. Rien d'étonnant si, sous un tel régime, les organes de l'opinion catholique cessèrent de paraître ou se confinèrent dans une peureuse insignifiance. Seuls les journaux libéraux conservèrent le droit de (1) De Qerlache, op. cit., t. I, p. 332. (2) P. Bergmans, Un patriote belge d'avant 1830. Ferdinand van der Straeten. Bullet. de la Soc. Hist. de Gand, 1923. critiquer leurs adversaires, aussi longtemps du moins que ces adversaires se confondirent avec ceux du gouvernement. Plus attentifs à leurs intérêts qu'à leurs principes, ils s'abstinrent de revendiquer pour autrui l'indépendance dont ils ne jouissaient qu'à charge de n'en pas abuser. En les laissant attaquer les catholiques et le gouvernement français, l'administration leur donna l'illusion qu'ils étaient libres (l). Si les procès de presse soulevèrent çà et là quelque agitation, si, par exemple, l'amende encourue par van der Straeten fut payée par souscription publique, les sévérités prodiguées à la presse n'émurent pas profondément l'opinion. On s'y accoutuma comme à une conséquence du régime. La politique dans l'enfance n'éprouvait pas encore le besoin impérieux d'élever la voix. Ce n'était point par vaine satisfaction d'absolutisme que le roi s'attachait à écraser les résistances et à étouffer les protestations. 11 voulait sincèrement le bien du royaume et il était non moins sincèrement persuadé que lui seul était à même de l'accomplir. Il ne concevait le gouvernement que sous la forme d'une administration soumise, sans obstacles et sans interventions intempestives, à sa volonté, organe et instrument de la prospérité générale. Ses idées, il importe de le redire encore, restaient au fond celles du despotisme éclairé du XVIIIe siècle. Anti-révolutionnaire en ce sens qu'il repoussait comme une absurdité malfaisante le dogme de la souveraineté du peuple, il admirait en revanche, parce qu'il y voyait le dernier perfectionnement de l'État, cette centralisation politique et ce fonctionnarisme d'esprit moderne que l'Empire avait recueilli de la (1) En 1825, l'attaché prussien von Galen observe qu'il existe dans les Pays Bas « une liberté et même jne licence absolue de la presse pour tout ce qui a rapport aux pays étrangers, mais nulle part dans tous les États constitutionnels les journaux et feuilles périodiques n'osent si peu se prononcer contre les mesures de leur gouvernement. Dans tout autre pays l'esprit du libéralisme pourrait être choqué par cette contrainte, mais ici on lui a ouvert un immense champ de bataille dans un pays voisin (la France), trop étroitement lié avec la Belgique pour que celle-ci ne prenne pas un vif intérêt à tout ce qui s'y passe, et en ayant pleine liberté de discuter les querelles des autres, on a moins remarqué que le gouvernement savait faire taire et punir ceux qui avaient osé élever leurs voix contre ses mesures administratives ». Gedenkstukken 1825-1830, t. I, p. 213. i. installation du regime République et qu'il avait porté à sa perfection. Joseph II s'alliait ainsi en lui à Napoléon. Son idéal eût été sans doute d'appliquer, dans l'esprit du premier, le système gouvernemental du second. Mais en conservant tout ce qu'il est possible de conserver de l'administration impériale, il en dirige, si l'on peut ainsi parler, le fonctionnement contre la France. Car son devoir comme son intérêt lui imposent une politique anti-française. 11 y est obligé tant comme gardien de la barrière de l'Europe, que comme souverain d'un État dont la solidité croîtra dans la mesure où il s'imprégnera d'une individualité politique distincte unissant en un tout homogène les deux parties disparates dont il se compose. Pour que le royaume des Pays-Bas soit viable, il importe avant tout que la Belgique, rompant les liens qui depuis vingt ans l'ont attachée à la France, s'unisse étroitement à la Hollande dans la communauté des mêmes institutions, des mêmes intérêts, du même attachement à la dynastie, de la même conscience nationale. Et c'est à cette tâche que le roi se consacre avec un zèle sincère et impatient (l). On dirait qu'il a hâte de prouver à l'Europe qu'il mérite sa confiance. Dans tous les domaines il suscite et surveille l'activité de ses agents. Les ingénieurs militaires poussent la construction des forteresses avec une énergie qui ravit le duc de Wellington. En 1820 cette grande œuvre est achevée. En face des places françaises fortifiées par Vauban, s'élèvent maintenant, pourvue de tous les perpectionnements modernes, une ligne de défense si serrée et si redoutable qu'elle paraît justifier l'orgueilleuse inscription gravée aux portes de ses citadelles : « Nemo me impune lacesset ». Et en même temps qu'il s'arme, le jeune royaume s'organise (1) En 1829, l'ambassadeur autrichien Mier dit que « la politique du gouvernement était principalement dirigée à détacher les Belges de leurs anciennes liaisons avec la France, de les isoler de leurs anciens maîtres, de mettre leurs idées, leurs coutumes, leur langue, leurs croyances même en opposition avec ceux de leurs voisins. C'est à cette politique bonne pour le fond mais appliquée maladroitement, qu'il faut attribuer des mesures malheureuses ». Gedenkstukken 1825-1830, t. I, p. 309. nationalisation administrative et s'affirme. Son administration dépouille les formes françaises que la conquête lui a imposées pour se rattacher en apparence au passé national. Les préfets, déjà mués en intendants dès 1814, reprennent le titre traditionnel de gouverneurs. Les « provinces » se substituent aux départements, et leurs vieux noms historiques remplacent ceux dont la République les avait baptisées en les absorbant. A la place des départements de Jemappes, de l'Ourthe, des Forêts, de la Dyle, des Deux-Nèthes, de Sambre-et-Meuse, de l'Escaut, de la Lys, de la Basse-Meuse, apparaissent maintenant, pour subsister jusqu'à nos jours, les provinces de Hainaut, de Liège, de Luxembourg, de Brabant, d'Anvers, de Namur, de Flandre Orientale, de Flandre Occidentale et de Limbourg. En réalité, il n'y a là qu'une transformation de pure forme. Car sous leurs noms antiques, les provinces ne sont que des départements, comme les gouverneurs, des préfets. Mais les mots, en politique, ont la valeur d'un programme et les transformations du langage indiquent une transformation de l'esprit. En reprenant pour l'opposer au vocabulaire de la République et de l'Empire, le vocabulaire historique et national, le gouvernement, tout en conservant l'administration française, indique nettement sa volonté d'élever entre les Pays-Bas et la France, en même temps qu'une barrière militaire, une barrière morale. La même tendance s'atteste dans d'autres réformes. Le système métrique des poids et mesures reste en vigueur, mais le mètre, désormais, s'appellera aune {elle), le décimètre, palme (palm), le centimètre, pouce (duim), et le millimètre, ligne fstreep). De même, si l'organisation judiciaire de l'Empire continue de fonctionner à peu près sans changements, il importe de nationaliser les codes imposés par la conquête, et une commission de juristes hollandais est chargée de leur revision. Quant à la monnaie, le florin, rendu décimal à l'exemple du franc, devient, en se substituant à lui, le symbole et l'instrument de l'indépendance économique du royaume (28 septembre 1816). Les tarifs douaniers édictés en 1816 et en 1819 affirment davantage encore cette autonomie. Leur protectionnisme n'a pas seulement pour but de répondre au protection- nisme français, mais encore de rallier à l'État les industriels de Belgique. L'instruction publique, que la Loi fondamentale abandonne à la direction exclusive du roi, est l'objet principal de la sollicitude du gouvernement. Les soins dont il l'entoure attestent l'importance qu'il lui reconnaît. Comme les princes éclairés du XVIIIe siècle, Guillaume y voit le moyen le plus efficace de gagner la nation à l'esprit moderne, de lui permettre d'apprécier les réformes bienfaisantes du souverain et de développer, au profit du bien général, ses énergies engourdies et paralysées par l'ignorance. Mais pour qu'elle y réussisse, il faut, qu'arrachée à l'Église, elle se développe et s'organise sous le contrôle et la protection de l'État. En cela, Guillaume ne fait que continuer ou plutôt ne fait que reprendre l'œuvre tentée dès la fin du XVIIIe siècle par Marie-Thérèse et Joseph II, et que la République française puis l'Empire s'étaient efforcés de réaliser sans y réussir. C'est en vain que la Révolution avait revendiqué le monopole de l'instruction et prétendu former par elle le sentiment civique. Ses tentatives, contrariées par les troubles civils et par la guerre, se trouvèrent bientôt déformées et remaniées par l'Université impériale, pour laquelle le but suprême de l'enseignement avait été de façonner l'esprit de la bourgeoisie au service du gouvernement. Seul l'enseignement secondaire l'avait intéressée. Sa sollicitude s'était portée avant tout sur les lycées et les collèges. Lors de l'effondrement de l'Empire en 1814, les maigres facultés établies à Bruxelles disparurent. Quant aux écoles populaires, elles présentaient le spectacle le plus lamentable. La tâche s'imposait d'accomplir ce que l'État français n'avait pas réalisé en Belgique. Et heureusement, pour substituer son action à la sienne, le roi n'avait qu'à s'inspirer de l'exemple de la Hollande. Par opposition à la Belgique où, depuis le XVIIe siècle, l'enseignement populaire ne comprenait guère que le catéchisme, en Hollande, comme dans tous les pays protestants, la religion, en imposant à tous la lecture de la Bible, avait fait de l'école l'indispensable auxiliaire du temple. Le reforme de l enseignement calvinisme avait appris à lire à la nation et l'avait tout entière, en la pénétrant de son esprit, passionnée pour les controverses qu'il suscitait incessamment entre les « ministres ». Il y avait répandu, du savant à l'instituteur, une ardeur querelleuse et sectaire qui entretenait, dans toutes les classes sociales, l'activité intellectuelle. Des universités, le mouvement se répercutait sur les gymnases et jusqu'aux plus humbles écoles de village. Il stimulait la production de la presse et, naturellement, le goût de la lecture, contracté sous l'influence des luttes confessionnelles, s'était étendu peu à peu à tous les domaines. Tous les voyageurs qui parcourent les Provinces-Unies au XVIIe et au XVIIIe siècle y sont frappés par la généralité de l'instruction. En 1805, le préfet de l'Escaut, Faipoult, constatait que par contraste avec les paysans flamands presque tous illettrés, leurs voisins de Zélande sont si instruits que chacun d'eux possède une petite bibliothèque et « consacre plus ou moins de son temps à la lecture » (l). Le souci de l'enseignement n'avait disparu en Hollande ni sous la République batave, ni sous le gouvernement éphémère de Louis-Napoléon. L'État était intervenu aussitôt dans ce domaine, abandonné jusqu'alors à l'initiative des autorités ecclésiastiques et des autorités municipales. La loi sur l'instruction, promulguée en 1806, passait pour un modèle. L'organisation qu'elle avait créée était si remarquable qu'après l'annexion du pays à l'Empire, l'Université napoléonienne, par mesure exceptionnelle, l'avait laissé subsister dans ses traits principaux. Dès 1814, elle était rentrée en vigueur, et la Loi fondamentale avait eu soin de la confier, pour en mieux garantir l'existence, au pouvoir personnel du roi. L'idée d'en étendre le bienfait à la Belgique s'imposait donc d'autant plus irrésistible à son gouvernement, qu'en la transportant aux provinces du Sud, il obtenait le double avantage d'y soumettre l'enseignement à son autorité, et de le faire servir en même temps à l'amalgame intime des deux parties du royaume. (0 Mémoire sur le département de l'Escaut, p. 154. Rien n'est plus caractéristique des tendances de Guillaume à cet égard que la promulgation, le 27 septembre 1815, moins d'une semaine après son inauguration à Bruxelles, d'un arrêté décidant l'érection en Belgique d'une ou de plusieurs universités. Un comité formé de savants et de professeurs belges fut chargé d'étudier la question. Le rapport très intéressant qu'il soumit au roi (18 février 1816) se caractérise par un alliage singulier de propositions inspirées les unes par la tradition nationale, les autres, par le progrès des idées modernes. Il conclut en faveur d'une seule université qui aurait repris la place de celle de Louvain abolie en 1797, et dont tous les professeurs seraient catholiques. L'enseignement de la théologie ne relevant que des évêques, serait abandonné par les universités aux séminaires. En revanche, et en ceci le comité apparaît singulièrement novateur, une faculté des sciences politiques serait instituée (l). Ces suggestions furent repoussées par le gouvernement. Il ne pouvait, sans violer la Loi fondamentale, réserver aux seuls catholiques les chaires universitaires. D'autre part, par besoin d'uniformité, il décida que de même qu'il y avait trois universités dans le Nord, à Leyde, à Utrecht et à Groningue, il y en aurait trois dans le Sud qui furent placées à Gand, à Louvain et à Liège. La seule concession faite aux Belges fut de remettre à plus tard la création de facultés de théologie. On ne constitua pour le moment que celles de philosophie et lettres, de droit, des sciences et de médecine, s'en tenant exclusivement à l'organisation et aux programmes hollandais. Comme les universités hollandaises aussi, les universités belges furent dans toute la force du terme des universités d'État. L'État seul, après avoir pris l'avis du Collège des curateurs, nommait les professeurs, et seul aussi il subvenait aux traitements et aux dépenses provoquées par l'outillage scientifique. L'érection et l'entretien des bâtiments universitaires incombait toutefois aux communes. Peut-être eût-il été préférable de ne créer, suivant la proposition du comité, qu'une seule université. (1) Gedenkstukken 1815-1825, t. III, p. 195. reforme de l enseignement Elle eût suffi aux besoins de la population et, en concentrant sur elle tous les subsides que l'État dut répartir en trois, elle eût offert les conditions les plus favorables au développement scientifique. Telle qu'elle fut cependant, l'œuvre de Guillaume ne laissa pas d'être hautement bienfaisante. C'est à juste'titre qu'aujourd'hui encore les armoiries hollandaises ornent les salles académiques de Gand et de Liège. L'ouverture des universités, qui eut lieu au mois d'octobre 1817, demeure une date mémorable de l'histoire intellectuelle de la Belgique, dont l'enseignement supérieur a conservé depuis lors les traits essentiels de leur organisation. L'enseignement moyen ou secondaire, s'il n'était pas à créer de toutes pièces, fut largement répandu. A la place des deux lycées de Bruxelles et de Liège, le gouvernement créa dans toutes les grandes villes du pays des athénées réglementés et subventionnés par lui. Les collèges libres subsistèrent, mais l'État les soumit à son inspection, prélude d'une emprise plus complète qui, par prudence, fut différée. Quant à l'enseignement populaire qui croupissait dans «l'abjection», il attira principalement la sollicitude du roi (l). Le principe de la liberté n'y subit tout d'abord aucune atteinte. Mais tout fut mis en œuvre pour multiplier le nombre des écoles, pour perfectionner leurs méthodes et pour garantir la compétence des instituteurs. Des circulaires enjoignirent aux gouverneurs de surveiller et de stimuler l'instruction populaire, de la conformer autant que possible aux prescriptions de la loi hollandaise, d'imposer aux communes l'entretien d'une école. Déjà les États de la Flandre Orientale adoptaient, le 23 juillet 1817, un règlement scolaire excellent. Et le 3 juin de la même année, un arrêté du gouvernement instituait dans plusieurs villes, sous le nom d'écoles royales, des écoles modèles. A Harlem, s'ouvrit une école normale pour la formation des instituteurs. Le désir du gouvernement de ranimer en Belgique la vie (1) Gedenkstukken 1815-1825, t. III, p. 35, 224, 226. Sur la situation de cet enseignement au moment de ia fondation du royaume, voy. Keverberg, Du royaume des Pays-Bas, t. I, p. 166 (La Haye, 1834). intellectuelle se manifeste encore par la reconstitution, le 18 novembre 1816, de l'« Académie des Sciences et Belles-Lettres de Bruxelles », créée en 1772, et que la conquête française avait balayée pêle-mêle avec les anciennes corporations. A côté des rares survivants de la Compagnie et des quelques érudits belges qui leur furent adjoints, le roi prit soin d'y faire entrer bon nombre de savants hollandais. Cette innovation ne modifia pourtant qu'en apparence le caractère de l'institution. La fondation par Louis-Napoléon, en 1808, de l'« Institut royal d'Amsterdam » avait doté le nord du royaume d'une Académie distincte qui continua d'y rester le centre de l'activité scientifique. L'Académie de Bruxelles, aux séances de laquelle ne participèrent que de loin en loin les membres néerlandais, n'éprouva donc que très faiblement leur influence. Elle demeura essentiellement une Académie belge. Comme au XVIIIe siècle, elle ne fit usage que de la langue française et la seule action qu'elle subit fut celle de la France. Autant que la France, elle ignora les méthodes qui en Allemagne renouvelaient la critique historique et philologique, tandis qu'elle témoignait plus d'activité dans le domaine des sciences exactes, au progrès desquelles la Révolution avait si puissamment collaboré. En somme, elle necontribuanullement, comme le roi l'avait espéré, au rapprochement intellectuel des deux parties du royaume. Elle ne s'orienta point vers Amsterdam mais vers Paris, dont son activité apparaît comme un reflet d'ailleurs assez faible. Si le gouvernement ne fit rien pour combattre le prestige séculaire dont la langue française jouissait en Belgique, il se préoccupa en revanche, dès 1819, de lui enlever dans les provinces flamandes la situation de langue officielle qu'elle y occupait depuis la conquête française. Le 11 septembre de cette année, un arrêté royal décidait qu'à partir de 1823, la langue nationale (landstaal) serait seule employée par l'administration et pour les plaidoiries dans les deux Flandres ainsi que dans les provinces d'Anvers, de Limbourg et de Brabant à l'exception de l'arrondissement de Nivelles. En attendant la mise en vigueur de la loi, il était permis aux autorités de s'y conformer à l'avance. Cette faculté leur était même recom- imposition de la langue nationale mandée et l'obligation était imposée aux notaires de dresser leurs actes, dès maintenant, si les parties le demandaient, dans l'idiome du pays. Ainsi, l'unité politique du royaume serait cimentée et définitivement établie par la communauté du langage. Car l'intention du roi apparaissait clairement d'étendre aux provinces wallonnes la loi qui ne s'appliquait encore qu'à la partie flamande du pays. Il la dévoilait en déclarant qu'il serait statué « plus tard » à leur égard. Évidemment, elles devaient passer à leur tour sous le régime commun. Guillaume croyait d'ailleurs ou feignait de croire que le français ne s'y était introduit que sous l'action de l'étranger et qu'en le faisant disparaître il restaurerait, au profit de sa politique, la tradition nationale. Imposées par la nécessité d'« amalgamer » intimement le royaume, ces mesures linguistiques ne pouvaient manquer de soulever au sein de la bourgeoisie, francisée par vingt années d'occupation, un mécontentement très vif. On ne voit pas qu'on ait nulle part protesté contre le principe dont s'inspirait l'arrêté de 1819. Mais la hâte qui s'y manifestait de réaliser, en l'espace de trois ans, une réforme qui devait bouleverser si complètement les habitudes des fonctionnaires et du barreau paraissait intolérable. Que fallait-il entendre au surplus par langue nationale? Incontestablement, il était question du néerlandais parlé dans les provinces du Nord. Mais pour les parties flamandes de la Belgique, restées fidèles à leurs dialectes, ce néerlandais littéraire, organe d'une nation hérétique dont l'Église s'était victorieusement appliquée depuis trois cents ans à leur éviter le contact, apparaissait comme une langue étrangère (l). La défiance du clergé pour toutes les initiatives gouvernementales devait nécessairement le porter à croire que la hollan-disation linguistique n'était que le prélude de la hollandisation confessionnelle. Ainsi, les susceptibilités religieuses venaient renforcer les appréhensions des gens en place et des avocats. (1) Même le libéral Reyphins était de cet avis. De Gerlache, op. cit., t. I, p- 400. Tout le monde se sentait heurté par une innovation dont la conséquence première serait d'ailleurs, incontestablement, de subordonner plus complètement encore qu'elle ne l'était déjà la Belgique à la Hollande. Les barreaux se signalaient par l'ardeur de leurs protestations. En 1822, celui de Gand pétitionnait pour le retrait de la loi, et une pétition en sens contraire ne récoltait aucune signature (l). Le gouverneur du Limbourg écrivait en 1821 au ministre de la justice, que les membres des États Provinciaux étaient incapables de se servir de la « langue nationale » (2). Les étrangers ne comprenaient pas l'obstination avec laquelle le gouvernement imposait une mesure irritante au lieu de laisser faire la liberté (3). Vainement, les conseillers les plus avisés du roi s'attachaient à lui remontrer le péril d'une transformation trop rapide (4). Sa confiance en lui-même le rendait sourd à leurs avis. La crainte même d'indisposer les libéraux, qui se recrutaient parmi la classe la plus francisée de la Belgique (5), ne le retenait pas. Il se disait sans doute que ses réformes en matière d'enseignement compenseraient à leur yeux ses réformes linguistiques et qu'ils s'abstiendraient de soutenir contre lui l'opposition cléricale. Les catholiques, c'est-à-dire la très grande majorité des Belges, ne protestaient pas seulement contre la conduite du gouvernement. Derrière le roi, ils visaient la Hollande. Les esprits étaient montés au point qu'à en croire les ambassadeurs étrangers, la constitution du royaume ne pouvait subsister telle quelle sans provoquer une catastrophe. Il était indispensable d'y substituer une séparation administrative qui, tout en (1) Gedenkstukken 1815-1825, t. II, p. 593, 595. (2) Ibid., p. 518, 519. (3) D'après l'anglais Bagot < The attempt to force the dutch language upon the southern provinces appears to be so absurd, and is, in fact, so impossible, that it is scarcely to be supposed that the King should not be eventually compelled to abandon such a hopeless project ». Gedenkstukken 1825-1830, t. I, p. 51. (4) Gedenkstukken 1815-1825, t. II, p. 422 et suiv., 520 et suiv. Cf. Kever-berg, op. cit„ t. I, p. 302. (5) En 1829, de la Coste écrit au roi que, même dans les provinces flamandes, « Degenen die zich aan U. M. 's regeering meest verknocht toonen, meer gemeen-zaam zijn met de fransche dan met de vlaamsche taal ». Gedenkstukken 1825-1830, t. II, p. 753. impopularite du regime conservant l'unité du souverain, eût rendu leur autonomie à deux peuples incapables de se comprendre. Les fonctionnaires hollandais s'étonnaient et s'irritaient d'une hostilité dans laquelle ils voyaient un outrage pour leur nation. La liberté de langage des Belges les indignait : « Chaque aubergiste, chaque manœuvrier, dit l'un d'eux, se prend ici pour un politique et se croit plus à même de gouverner que le Hollandais le plus intelligent» (l). Les sentiments de la haute société se manifestaient à Bruxelles, en présence même de la cour, sous une forme insultante. On affectait de ne pas se lever quand la reine entrait au théâtre. On chutait les personnes qui se permettaient d'applaudir (2). La sympathie que l'on témoignait au prince d'Orange était une manière de manifester contre le roi, dont personne n'ignorait la mésintelligence avec son fils (3). Entre le clergé et l'administration, une mauvaise volonté réciproque provoquait des froissements continuels. Les curés refusaient de chanter la messe pour la rentrée des athénées; les magistrats s'abstenaient d'assister aux processions. Et ces coups d'épingle, incessamment renouvelés, entretenaient un malaise et une irritation qu'il aurait fallu peu de chose pour transformer en haine nationale. Ainsi, vers 1821, après six ans d'exercice, le gouvernement de Guillaume restait aussi impopulaire qu'à ses débuts et pourtant personne ne niait qu'il ne fût bienfaisant. La crise industrielle au milieu de laquelle il s'était constitué avait pris fin et une nouvelle période de prospérité s'ouvrait pour le pays. Le tarif protectionniste de 1816 avait sorti rapidement ses effets, tandis que les colonies hollandaises ouvraient de nouveaux débouchés aux manufactures. L'ouverture de l'Escaut, proclamée dès 1792, mais que les circonstances politiques (1) Voy. plus haut, p. 272 n. (2) Gedenkstukken 1815-1825, t. Il, p. 542. (3) Ibid., t. I, p. 243. 3o2 l'installation du régime avaient rendue illusoire sous la domination française, devenait enfin une réalité. Anvers reprenait une activité qu'il n'avait plus connue depuis la fin du XVIe siècle. L'admirable situation de la ville lui restituait le rang d'où la politique impitoyable des Provinces-Unies l'avait fait déchoir en 1648. Dès avant 1826, les principales maisons d'Amsterdam y établissaient des succursales, et l'on pouvait prévoir qu'elle deviendrait un jour le premier port du royaume. Dans toutes les provinces la reprise du travail ramenait le bien-être. De nouvelles usines s'ouvraient ; la population urbaine augmentait grâce à l'afflux des ouvriers de la campagne. Le luxe du costume attestait visiblement le confort renaissant de la bourgeoisie. En 1820, plus de six cents fabricants participaient à une exposition des produits de l'industrie nationale ouverte dans la ville de Gand. On savait que le roi s'intéressait de tout cœur à ce renouveau et que son initiative personnelle y avait largement contribué. Il s'imposait à lui-même et imposait à sa cour l'usage des produits indigènes. Sa cassette intervenait libéralement en faveur des industriels. Son cabinet était encombré de rapports qu'il étudiait avec une conscience inlassable et la compétence d'un économiste. Quoi qu'en aient pensé tantôt les Hollandais et tantôt les Belges, sa préoccupation s'avérait de favoriser également les deux parties du royaume, ou pour mieux dire de les unir, à leur égal avantage, en une activité commune (l). La divergence de leurs intérêts et la situation financière de l'État lui imposaient des problèmes singulièrement épineux. Il fallait tout d'abord répartir proportionnellement la dette de la Hollande sur tout l'ensemble du royaume et y faire contribuer les provinces belges. Une augmentation considérable des impôts devait fatalement en résulter. Ils furent en réalité plus lourds qu'ils ne l'avaient été sous le régime français et ils dépassèrent, semble-t-il, ceux de tous les autres pays du continent (2). Combattus âprement par la majorité des députés belges aux États-Généraux, ils ne justifièrent point cependant (1) Voy. le rapport'de Kaisersfeld sur les progrès réalisés en 1826. Gedenkstukken 1825-1830, t. I, p. 264 et suiv. (2) Gedenkstukken 1825-1830, t. i, p. 267, 290. renouveau economique les appréhensions qu'ils avaient soulevées. La contribution personnelle, imposée parla loi du 28 juin 1822, est restée en vigueur après la révolution de 1830. Les impôts sur la mouture (gemaal) et sur l'abatage (geslacht), établis la même année, provoquèrent des clameurs plus violentes encore. Il faut reconnaître qu'ils furent dès le début et restèrent jusqu'au bout une charge très pesante pour les classes inférieures de la population des provinces méridionales et qu'ils fournirent à leurs députés une occasion excellente de rendre leur opposition populaire. Quoi qu'il en soit, la politique de Guillaume aboutit au but qu'il s'était proposé. Le déficit budgétaire des premières années avait disparu en 1826. Le régime douanier provoqua des discussions aussi passionnées et des critiques aussi acerbes que celui des impôts. Quand, en 1821, le roi adoucit le tarif de 1816 et substitua à son protectionnisme un système plus libéral, les Belges l'accusèrent de trahir les intérêts de leur industrie en faveur du commerce hollandais. De leurs 53 députés présents à la seconde Chambre, 51 votèrent contre la loi « fratricide » qui devait, à les entendre, ruiner les manufactures. Son adoption coïncida au contraire avec une recrudescence de leur activité. D'excellentes mesures montrèrent que le gouvernement, au lieu de les abandonner, les entourait d'une sollicitude dont l'octroi de subsides et de crédits aux entreprises industrielles et la fondation de la Société Générale, sont les marques les plus significatives. L'agriculture se ressentit également de l'initiative gouvernementale. Le commerce des grains fut organisé de manière à avantager autant que possible les producteurs belges, sans exclure pourtant l'importation étrangère indispensable au trafic des ports hollandais. Enfin, des travaux publics conçus suivant un plan d'ensemble galvanisèrent, à mesure de leur réalisation, un mouvement économique qui, jusqu'à la séparation des deux parties du royaume, s'amplifia d'année en année. Le syndicat d'amortissement, créé en 1822, et qui devait plus tard fournir à l'opposition tant de griefs contre le roi, se fit accepter tout d'abord par la facilité qu'il offrait aux industriels de l'intéresser à leurs affaires. Cette singulière institution, soustraite à tout contrôle et ne dépendant que du roi, lui abandonnait en matière économique une influence extraordinaire. Le syndicat possédait l'administration des domaines, celle des capitaux avancés par l'État pour l'encouragement des fabriques, de la pêche et de l'agriculture et celle de la caisse de consignation. Propriétaire d'immeubles, de canaux, de mines, il se lançait dans des spéculations couvertes d'un « voile légal » sous lequel se confondaient, dans une obscurité mystérieuse, l'intérêt privé du souverain avec celui de l'État. 11 faut ajouter encore que la politique extérieure de Guillaume, tout en continuant à entretenir son prestige auprès des libéraux, contribua très habilement à fortifier la situation économique du royaume. S'il reconnut sans hésiter, au grand scandale de la Sainte Alliance, la révolution d'Espagne et celle des colonies de l'Amérique du Sud, c'est que les débouchés commerciaux que cet opportunisme assura à son royaume, lui parurent bien valoir une stérile satisfaction d'amour-propre monarchique (l). Des résultats aussi tangibles et aussi avantageux ne pouvaient manquer d'agir sur l'opinion publique. Guillaume put s'en apercevoir à l'accueil qu'il reçut en 1823 durant un voyage d'inspection dans les provinces méridionales. En 1824, le ministre autrichien constate que la situation s'est singulièrement améliorée en Belgique, où l'on commence à reconnaître que le roi ne sacrifie pas la nation à la Hollande. D'après le Prussien Galen, en 1826, l'état du royaume est hautement satisfaisant et une « véritable solidarité » commence à s'établir entre ses deux parties (2). La bourgeoisie catholique se ressent trop favorablement de la reprise des affaires pour ne pas mettre une sourdine à son opposition. A partir de la mort du prince de Broglie, elle cesse de combattre la Loi fondamentale. Sans doute, la politique libérale du roi continue à (1) Gedenkstukken 1825-1830, t. 1, p. 207. (2) Sur cette amélioration de l'opinion, voy. Gedenkstukken 1815-1825, t. I, p. 325, 575, 673, 691. Ibid., 1825-1830, t. I, p. 207, 258, 261, 264, 349. MECONTENTEMENT DU CLERGE la scandaliser. Mais du moins accepte-t-elle désormais la constitution de l'État, et son mécontentement se confine-t-il dans les bornes de la légalité. On ne voit pas qu'elle se soit associée aux protestations des évêques contre l'institution des universités ni qu'elle ait fait campagne contre la réforme de l'enseignement. En somme, elle n'attache pas grande importance aux mesures encore bien timides prises par l'État dans le domaine de l'instruction. Elles suscitèrent même de la part des catholiques une concurrence qui eut pour résultat de multiplier les écoles libres à côté des écoles officielles. Pour la première fois depuis la fin du XVIe siècle, on vit l'Église s'intéresser à la culture du peuple, parce qu'elle dut la disputer au pouvoir civil. Quant à l'enseignement de la bourgeoisie, la fondation des athénées, exclusivement fréquentés par les enfants des familles libérales, ne porta pas d'atteinte bien sensible à la prospérité des collèges religieux qui restaient soumis à la direction du clergé et empreints de son esprit. Mais cet esprit commence à inquiéter le gouvernement parce que, de plus en plus, il s'oriente vers la France. Le renouveau du catholicisme qui se manifeste dans ce pays à partir du ministère de Villèle( 1821 ) et que, depuis l'avènement de Charles X (29 mai 1825), le pouvoir favorise de toutes ses forces, a exercé immédiatement sa répercussion sur la Belgique. Tandis que les libéraux se déchaînent contre lui, le clergé en suit les péripéties avec une attention passionnée. Quel contraste entre la défiance et la froideur que le roi des Pays-Bas lui témoigne et la protection dont l'entoure le roi de France ! D'un œil d'envie, il voit au sud de la frontière les congrégations se rétablir, les jésuites rouvrir leurs collèges, l'enseignement confessionnel se répandre et se développer, et l'État, au lieu de s'opposer à l'Église, l'aider dans sa mission et se conformer à ses principes. Cette France d'où si longtemps se sont propagés l'impiété et le scepticisme, est redevenue la grande nation catholique et le champion de la vraie foi. Comment se soustraire à son exemple et ne pas chercher à l'imiter? On sait d'ailleurs que Charles X s'intéresse à la triste situation des catholiques Hist. db Bblg. VI (1) Terlinden, op. cit., t. I, p. 412. (2) Gedenkstukken 1815-1825, t. 111. p. 264. belges et que s'il le pouvait, il interviendrait en leur faveur (l). On ne peut s'étonner que leur sympathie réponde à la sienne. Et il est plus naturel encore de voir le clergé belge, s'abandon-nant à l'influence française, lui ouvrir ses séminaires et ses collèges. Il ressent maintenant avec plus d'acrimonie les restrictions qui entravent sa liberté. Il s'indigne de ne pouvoir correspondre librement avec Rome, de voir les autorités épier les jésuites et les « Ignorantins » qui franchissent la frontière, et le gouvernement, en 1823, dissoudre, comme dangereuse pour la sécurité publique, la société catholique qui s'est fondée à Bruxelles en vue de propager la littérature religieuse. Aussi, tous les jeunes gens dont les familles sont assez aisées pour leur permettre d'étudier en France, vont-ils s'y initier aux bons principes. Quantité d'entre eux fréquentent les établissements que les jésuites possèdent à Paris et le célèbre collège qu'ils ont fondé à Saint-Acheul près d'Amiens. L'action de cette grande école rayonne au loin sur la Belgique. En 1825, Schrant gémit des ravages qu'elle y fait en y répandant « l'esprit jésuitique » et parallèlement avec lui, l'esprit français. Au collège d'Alost, le jour de la distribution des prix, les élèves ont représenté une pièce de circonstance relative au meurtre du duc de Berry, et la cérémonie s'est terminée au cri de « Vive le roi de France !» (2). Sans doute, la situation n'est point partout aussi affligeante. Dans le Luxembourg, le clergé, grâce au voisinage de Trêves et à ses rapports avec l'Allemagne, professe des principes moins subversifs. L'influence catholique est combattue dans le pays de Liège, à Bruxelles, à Gand et dans les villes des régions wallonnes, par celle des libéraux. Mais les catholiques des Flandres, chez qui se conserve l'esprit du prince de Broglie, s'abandonnent si fougueusement aux tendances du « fanatisme » français, qu'ils menacent de pervertir l'opinion publique et de compromettre la sûreté de l'État. Sous la forme nouvelle qu'elle avait prise, l'action catholique le clergé sous l'influence française 307 était d'autant plus inquiétante que le gouvernement ne pouvait plus invoquer contre elle des griefs palpables. La Loi fondamentale ne fournissait aucun moyen de s'opposer à la propagande qu'elle exerçait par l'enseignement. Il avait été facile de la combattre et de la vaincre aussi longtemps qu'elle avait tenté de lutter ouvertement sur le terrain politique. Elle devenait insaisissable du moment qu'elle se bornait, sous le couvert de la liberté des cultes, à imprégner de son esprit les fidèles, à agir sur la jeunesse par les écoles et les collèges. Et c'est cela précisément qui préoccupait le roi. Il s'exaspérait de son impuissance à refréner le clergé qui, en soumettant les catholiques belges aux « principes jésuitiques », les soumettait en même temps à l'influence étrangère contre laquelle son devoir l'obligeait impérieusement de les prémunir, puisqu'elle était l'influence de la France. Le péril clérical se doublait à ses yeux du péril français. Alors que tous ses efforts visaient à consolider et à « amalgamer » le royaume, il ne pouvait tolérer « qu'un parti agît d'intelligence avec l'étranger pour le désunir », ni laisser plus longtemps se répandre des principes « tendant non seulement à éloigner la confiance des sujets dans le souverain, mais encore à dissoudre tous les liens qui les attachent à lui, et à exciter dans ses États des troubles sérieux et dont les conséquences ne peuvent être prévues» (l). Il était convaincu que le gouvernement français entretenait sous main cette agitation si avantageuse pour les visées d'annexion dont il le soupçonnait et que les apparences semblaient justifier. Imbu comme il l'était de la tradition joséphiste et napoléonienne, il était incapable de comprendre les tendances nouvelles qui se manifestaient au sein du clergé et qui de France se répandaient en Belgique. Son point de vue restait celui d'un Fébronien; son idéal, la constitution d'une Église nationale, c'est-à-dire respectueuse du droit du souverain et soumise à sa police, comme elle l'était dans les États « mixtes » de l'Allemagne, ou comme elle l'avait été en France aux beaux temps (1) H. T. Colenbrander, De Belgische Omwenteling, p. 139, 140. du Gallicanisme. La prétention des jeunes ultramontains d'affranchir la religion de la tutelle de l'État, de rompre l'union traditionnelle du trône et de l'autel pour mettre l'Église à même de s'acquitter, en pleine liberté, de sa mission divine ou, pour employer une expression de Lamennais, d'opposer la puissance spirituelle du pape à la souveraineté humaine et d'entamer « la lutte du parti du ciel contre le parti de l'enfer », lui apparaissait l'aberration monstrueuse d'une doctrine aussi menaçante pour la monarchie que pour l'ordre social. Et puisque l'ultramontanisme français infecte la Belgique par l'intermédiaire des écoles, il n'est d'autre moyen pour arrêter son action malfaisante que de mettre dans les mains de l'État ces écoles qui la déversent sur le pays et, suivant l'exemple salutaire des princes allemands, de revendiquer pour le souverain le monopole de l'instruction. Aussi bien suffira-t-il sans doute d'éclairer le clergé pour le rallier aux principes du gouvernement, car son ignorance est aussi incontestable que son zèle et sa piété. Là-dessus tout le monde est d'accord; le nonce du pape et le comte de Mérode constatent et déplorent comme le roi l'instruction rudimentaire des prêtres belges (l). Une réforme nouvelle de l'enseignement, plus complète et plus radicale que celle de 1815, aura sûrement pour résultat de purger le pays des idées néfastes qui, dans l'opinion de Guillaume, n'ont pu s'imposer qu'à des esprits trop incultes pour en reconnaître l'insanité. Du même coup, on enlèvera au clergé le pouvoir qu'il possède grâce à la liberté de l'enseignement, de former les jeunes générations. L'État doit à ses habitants de les préparer dès l'enfance à le servir et à seconder ses efforts, qui ne tendent qu'à leur avantage et à leur progrès. A l'avance, il sait qu'il peut compter sur l'appui des libéraux dont l'anticléricalisme s'exagère à mesure que s'affirment plus nettement les tendances ultramon-taines. Car c'est elles seules qu'il importe de combattre. Guillaume n'est animé contre le catholicisme d'aucune hostilité confessionnelle. Et pour le prouver, au moment même où (1) Terlinden, op. cit., t. II, p. 221, 238. LES ÉDITS DE JUIN l825 3og il va entamer la lutte, il confie la direction de l'enseignement à laquelle jusqu'alors il n'avait appelé que des protestants, à un catholique belge : van Gobbelschroy. Ce nouveau titulaire appartient d'ailleurs et nécessairement aux tendances joséphistes. Catholique, il l'est sans doute, mais c'est un catholique d'État, et cela suffit pour que sa nomination excite précisément les soupçons qu'elle est destinée à dissiper. Le 25 juillet 1822, un arrêté avait subordonné les fonctions d'instituteur primaire dans les écoles communales des provinces méridionales à l'octroi d'une autorisation officielle. Le 1er février 1824, cette autorisation était imposée aux associations civiles ou religieuses vouées à l'instruction publique. Le 11 du même mois, un autre arrêté soumettait les écoles congréga-nistes à la loi commune, en déclarant que personne ne pourrait être reçu membre d'une corporation enseignante s'il n'était pourvu d'un brevet de capacité. Ainsi, le pouvoir de désigner à sa guise les maîtres de l'enfance était enlevé à l'autorité ecclésiastique. L'État, considérant l'instruction comme un service public, revendiquait pour lui seul la compétence d'apprécier la capacité des instituteurs. L'obligation du brevet lui permettait en outre de connaître la nationalité de ceux-ci. Il en profita pour faire reconduire à la frontière les frères ignorantins d'origine française qui, durant les dernières années, s'étaient largement répandus dans les provinces wallonnes. Ces premières mesures du gouvernement ne sont que le prodrome de celles qu'imposèrent les arrêtés du 14 juin 1825. Leur but est de faire passer sous le contrôle officiel tous les établissements d'enseignement secondaire dans lesquels se forment les jeunes gens destinés aux professions libérales et à la cléricature. C'est par ces établissements, en effet, dont la plupart sont des collèges religieux, que l'Église maintient sous son influence la bourgeoisie catholique, et c'est chez eux qu'elle recrute les élèves de ses séminaires. Pour lui enlever la direction de l'esprit public, pour combattre les principes ultramon-tains, pour fonder une instruction vraiment nationale, c'est donc là qu'il importe avant tout de restreindre la liberté dont elle jouit au détriment de l'État (l). En conséquence, le roi, invoquant l'article 226 de la Loi fondamentale qui confie l'instruction publique à sa sollicitude, décrète qu'à l'avenir aucun collège ou athénée ne pourra être ouvert sans l'autorisation du département de l'Intérieur, que tous seront placés sous sa surveillance et que nul ne pourra y enseigner à moins d'avoir obtenu à l'une des universités du royaume le grade de candidat ou de docteur ès-lettres. Le même jour était institué, en vue de former « des ecclésiastiques capables pour l'Église catholique romaine », un « Collège philosophique » dont la fréquentation préalable était imposée aux futurs élèves des séminaires. Il était décidé que les professeurs de ce collège seraient nommés par le ministre de l'Intérieur « après avoir entendu l'archevêque de Malines ». Le roi comptait évidemment que Mgr. de Méan ferait preuve de nouveau de la complaisance qu'il lui avait témoignée en 1816, lors de l'affaire du serment, et que l'adhésion du primat de Belgique au Collège philosophique entraînerait sans peine celle du clergé. Mais comment supposer que ce clergé accepterait des mesures qui lui faisaient apparaître Guillaume sous les traits d'un nouveau Joseph II? Pour se figurer qu'il se courberait docilement sous la tutelle de l'État, il fallait non seulement avoir oublié la résistance qu'il avait jadis opposée si inébranla-blement à Joseph et à Napoléon, mais encore méconnaître la puissance des tendances nouvelles qui lui faisaient rejeter avec horreur toute intervention du pouvoir civil dans le domaine religieux. Tout ce qu'il y avait de plus actif, de plus jeune et de plus vivant dans l'Église devait considérer la conduite du roi comme une provocation intolérable. Au moment même où la liberté devenait le mot d'ordre des catholiques, le gouvernement prétendait les ramener en arrière et leur imposer la tradition du despotisme monarchique. Entre ses principes et ceux du jeune parti ultramontain, aucune conciliation n'était possible. S'il crut que le clergé belge imiterait la déférence (1) Van Gobbelschroy dit que les arrêtés ont été pris pour combattre l'ultra-montanisme, relever l'instruction du clergé et lui donner des idées conformes aux principes de la Loi fondamentale. Gedenkstukken 1825-1830, t. II, p. 507. le college philosophique dont le clergé allemand faisait preuve vis-à-vis des princes, c'est qu'une fois de plus sa confiance en lui-même le persuada qu'il lui suffisait de vouloir pour être obéi. Il n'avait d'ailleurs, à son habitude, consulté que des approbateurs : un van Gob-belschroy, joséphiste attardé, un Schrant, esprit pieux mais obsédé par la crainte des jésuites, un Warnkoenig, savant adepte des principes du droit public allemand. A l'envisager de haut, la crise ouverte en Belgique par les édits du 14 juin, mettait aux prises, en réalité, non seulement deux doctrines, mais deux influences : l'influence allemande du côté du roi et, du côté du clergé, l'influence française. Le 23 juillet, Mgr. de Méan écrivait au roi que sa conscience ne lui permettait pas d'approuver le Collège philosophique, et le 12 août il lui témoignait « son plus vif regret » de ne pouvoir accepter le poste de curateur de cet établissement (l). Le concours sur lequel Guillaume avait compté lui échappait donc. Mais il était trop tard pour reculer et le 17 octobre le Collège philosophique, établi à Louvain dans le même bâtiment qui avait jadis abrité le séminaire de Joseph II, ouvrait ses portes. Il avait été aménagé pour 1200 étudiants; il n'en compta que 167 et ce nombre devait aller sans cesse en décroissant. Guillaume n'était pas homme à capituler devant l'opinion. La mauvaise volonté à laquelle il se heurtait ne fit qu'accentuer son obstination. En créant le Collège philosophique, il s'était inspiré de Joseph II. Son absolutisme froissé lui dicta bientôt une mesure qui semble empruntée à Philippe II. Son arrêté du 14 août 1825 enlevant aux Belges qui avaient étudié hors du royaume, le droit d'entrer aux universités et celui d'être nommés à des fonctions publiques, rappelle étrangement la défense faite par le roi d'Espagne, aux jeunes gens des Pays-Bas, en 1570, de fréquenter les écoles de l'étranger (2). La même mesure à laquelle Philippe avait recours pour garantir ses sujets de l'influence calviniste, Guillaume l'emploie pour les (1) Terlinden, op. cit., t. I, p. 383 et suiv. (2) Histoire de Belgique, t. IV, 2<= édit., p. 18. 3i2 l'installation du régime arracher à l'ultramontanisme français. Car c'est la France qu'il vise, comme Philippe visait Genève. Et dans sa conviction d'avoir raison, le roi libéral impose à ses sujets le même despotisme que le roi catholique. Au surplus, il se sentait de force à braver le mécontentement des catholiques. La bourgeoisie répugnaitévidemmentà rompre en visière avec un gouvernement dont la politique économique lui était si bienfaisante. Si plusieurs députés belges avaient défendu aux États-Généraux la liberté de l'enseignement, les budgets n'en avaient pas moins été votés à une majorité considérable. Quant au clergé, il se lamentait plutôt qu'il ne protestait. Méan manquait totalement de l'énergie d'un Franckenberg ou d'un de Broglie. Son grand âge et sa respectueuse déférence pour la couronne enlevaient toute valeur à ses remontrances parce que l'on savait qu'elles ne seraient suivies d'aucun effet. La désorganisation de l'épiscopat était pour l'Église belge une autre cause de faiblesse. Il n'y avait plus d'évêque à Liège depuis 1808, à Tournai, depuis 1819, à Gand, depuis 1821, et Mgr. Pisany de la Gaude, qui occupait le siège de Namur, mourait le 28 février 1826. Rome enfin se montrait manifestement défavorable au déchaînement d'une lutte religieuse. Sans doute, le pâpe condamnait la nouvelle organisation de l'enseignement et le Collège philosophique. Il envoyait à Méan des brefs de félicitations et d'encouragement, mais il évitait avec soin d'exciter au sein du clergé la résistance violente qu'un mot de lui eût suffi à déchaîner. Son désir d'amener le roi à un arrangement qui eût réglé le statut de l'Église dans le royaume et rattaché au Saint-Siège les catholiques de Hollande, explique suffisamment cette prudence sur laquelle d'ailleurs le roi savait bien qu'il pouvait compter. Certain de venir à bout d'une opposition que tout conspirait à paralyser, Guillaume la traitait de haut, avec une assurance dédaigneuse et brutale. Il enjoignait aux gouverneurs des provinces de fermer les petits séminaires, fût-ce par la force. II faisait exercer sur la correspondance de Mgr. de Méan avec Rome « une surveillance d'une rigidité qui surpasse toute agitation des catholiques 3i3 imagination », et rendait publique une lettre ministérielle accusant l'archevêque d'avoir oublié les « convenances » et le respect dCi au souverain (l). Des poursuites étaient intentées au curé de Hauthem-St-Liévin, qui avait attaqué en chaire le gouvernement, et à un prêtre de Lierre, auteur d'une ode latine contre les calvinistes (2). Les applaudissements de la presse libérale et ministérielle augmentaient encore l'amertume des catholiques. Ils soupçonnaient le roi de professer personnellement l'animosité qu'elle témoignait à l'Église. Une audience qu'il avait accordée à Mgr. Vet, chef de l'Église dissidente d'Utrecht, était interprétée comme une manifestation en faveur du jansénisme. Enfin, les subsides accordés aux établissements d'enseignement mutuel dans le même moment où les frères de la doctrine chrétienne étaient expulsés du royaume, dévoilaient, disait-on, l'intention de bannir la religion de l'école. Au milieu de l'exaspération des esprits, l'intransigeance confessionnelle se réveillait. En prétendant imposer la tolérance par voie administrative, le roi n'avait abouti qu'à ramener l'Église belge à un exclusivisme étroit et soupçonneux. L'adhésion bruyante des calvinistes aux arrêtés du 14 juin leur donnait comme un relent d'hérésie. Des paroles malheureuses avaient été prononcées. Aux États-Généraux un député du Nord, van Utenhove van Heemstede, avait reproché au clergé belge, au milieu des marques d'approbation de ses collègues protestants, d'être « plongé dans les ténèbres de l'ignorance et de se montrer animé du plus intolérant fanatisme » (3). A ces attaques, l'Église répondait par un redoublement d'orthodoxie. Un prêtre français qui avait prêché à Bruxelles contre l'archevêque, se voyait frappé d'interdit. La vie de Jésus, récemment publiée par le professeur Schrant, était mise à l'index. Dans plusieurs communes des Flandres, les curés refusaient l'absolution aux membres de la société de (1) Terlinden, op. cit., t. I, p. 404, 462. (2) Bergman, Geschiedenis der stad Lier, p. 563. (3) De Oerlache, op. cit., t I, p. 386. propagande hollandaise Tôt Nut van 't Algemeen (l). Le roi trouva sans doute dans cette agitation une occasion favorable de reprendre avec Rome les négociations entreprises dès 1822 en vue d'un concordat. Confiées cette fois à un catholique, le comte de Celles, elles aboutirent enfin, après de longs pourparlers, le 25 juillet 1827 (2). Le statut qu'elles étendaient à tout le royaume comblait le vœu de la papauté de rattacher directement à son autorité les catholiques de Hollande. 11 établissait des diocèses à Amsterdam, à Bois-le-Duc et à Utrecht dans le Nord. Dans le Sud, il relevait le siège de Bruges supprimé en 1801, à côté de ceux de Liège, de Tournai, de Namur et de Gand. D'aussi précieux avantages avaient amené Léon XII à céder au roi une large part d'intervention dans les élections épiscopales. Le Concordat lui reconnaissait le droit de se faire soumettre par les chapitres la liste des candidats et d'en écarter les noms qu'il ne désirerait pas y voir figurer. Après leur institution canonique, les élus auraient à lui prêter serment de fidélité. Les ecclésiastiques de rang inférieur prêteraient le même serment devant les autorités qu'il désignerait à cette fin. En revanche, conformément aux principes universellement admis, chaque diocèse posséderait son séminaire placé sous la direction de l'évêque. Le pape crut que l'acceptation du Concordat, abolissait implicitement le Collège philosophique. Du moins en exprima-t-il la conviction dans le discours plein d'effusions de reconnaissance, qu'il prononça le 17 septembre devant le Consistoire. Il devait être bientôt détrompé. Soit que la joie manifestée par les catholiques lui ait porté ombrage, soit qu'il ait craint le mécontentement des libéraux et des calvinistes, soit qu'enfin il n'ait pu se résigner à une concession cruelle à son amour-propre, Guillaume adressait, le 5 octobre, aux gouverneurs des provinces une circulaire déclarant que le Concordat ne serait appliqué « qu'avec les réserves que les lois exigent..., que rien (1) Gedenkstukken 1825-1830, t. II, p. 89 ; P. Claeys, Mémorial de la ville de Gand, p. 481. (2) Sur la négociation du Concordat, voy. Terlinden, op. cit., t. II, p. 60 et suiv. rupture des catholiques avec le roi 315 n'était donc changé à l'ordre des choses existant », qu'au surplus, en attendant la nomination d'évêques » sages et éclairés », la législation actuelle restait en vigueur tant en matière d'enseignement qu'à l'égard du Collège philosophique. Ainsi le roi retirait d'une main ce qu'il avait accordé de l'autre. Par une imprudence inconcevable, il se donnait, aux yeux des catholiques, l'apparence de les avoir joués. A l'instant même où la pacification allait se faire, il leur fournissait un grief plus grave encore que tous ceux qu'il avait déjà suscités. « Jusqu'au moment où cette pièce (la circulaire du 5 octobre) s'ébruita, écrit de Gerlache, notre opposition avait été modérée, patiente, respectueuse; mais elle changea de ton lorsque nous reconnûmes qu'aucune paix n'était possible avec des gens qui violaient aussi impudemment toutes leurs promesses » (l). (1) De Gerlache, op. cit., t. I, p. 408. CHAPITRE IV LES PARTIS ET LE GOUVERNEMENT I Au sortir de la crise de 1815-1820, le réveil de l'industrie avait eu pour conséquence d'incliner peu à peu vers Guillaume la bourgeoisie belge. Les catholiques lui savaient autant de gré que les libéraux de la sollicitude qu'il témoignait aux intérêts matériels. Au lieu de le railler, comme faisait la noblesse, de ce qu'il engageait sa propre fortune dans les spéculations et les entreprises et s'enrichissait lui-même en même temps que ses sujets, les gens d'affaires lui étaient reconnaissants d'une conduite qui non seulement affermissait leur confiance dans l'avenir, mais qui établissait encore une sorte de solidarité entre eux et le roi. La bienfaisance de son gouvernement personnel en matière économique rendait bien difficile de le combattre ouvertement sur les autres terrains. Malgré leurs griefs, les catholiques n'avaient pas osé entrer avec lui en lutte ouverte. La classe possédante ne pouvait rompre avec un souverain si attaché à l'augmentation de la richesse publique et si complètement d'accord avec elle sur la nécessité de conserver à l'État le caractère censitaire que lui avait conféré la Loi fondamentale. Mais si les progrès constants de la prospérité de la Belgique impossibilité de l'amalgame 3l7 tournaient à l'avantage du roi, ils ne profitaient en rien à la consolidation du royaume. Il n'est même pas exagéré de dire qu'ils agissaient à son détriment, et que la politique de Guillaume au lieu de pousser à 1' « amalgame » en éloignait le pays à raison même de son succès. L'activité économique qu'elle suscitait en Belgique devait fatalement y réveiller le sentiment national engourdi sous la domination étrangère. Tout se tient dans l'ordre social, et lorsque l'énergie d'un peuple se ranime, il est impossible de lui imposer des limites. De même qu'à la fin du XVIIIe siècle, la prospérité de la bourgeoisie française l'avait soulevée contre l'Ancien Régime, de même la bourgeoisie belge, en devenant consciente de sa force et de son importance, se trouvait nécessairement amenée à supporter avec impatience la situation qui lui était faite dans l'État. Sans doute elle ne protestait plus, comme en 1815, contre son union avec la Hollande. Elle en avait trop largement profité pour avoir la moindre velléité de la rompre. Mais elle commençait à ressentir d'autant plus amèrement la subordination des provinces du Sud aux provinces du Nord, que celles-ci étaient bien loin de rivaliser avec celles-là. Tandis que la Belgique se transformait à vue d'œil, la Hollande, fidèle à ses traditions, montrait beaucoup moins de ferveur novatrice et d'esprit de progrès. Elle aussi se développait, mais elle se développait lentement, sans ardeur ni précipitation. Son commerce ne suivait que de loin la marche ascensionnelle de l'industrie flamande et wallonne. Vis-à-vis de ces travailleurs hardis et impatients qu'étaient les Belges, les Hollandais faisaient figure de patriciens conservateurs, gérant avec une sagesse prudente leur solide fortune. Bref, entre les deux pays se marquait le contraste des deux peuples, l'un attaché au passé, l'autre orienté vers l'avenir. Au lieu d'atténuer l'opposition séculaire de leurs tempéraments et de leurs idées, l'évolution économique ne faisait donc que l'accentuer. Et elle l'accentuait encore par les conflits qui continuellement mettaient aux prises, en matière de législation commerciale, les négociants du Nord avec les manufacturiers du Sud. Il était impossible que les Belges ne ressentissent pas avec une amertume croissante, l'injustice qui leur était faite dans un État où ils avaient conscience de mériter le premier rang et qui les reléguait au second. La préférence accordée aux Hollandais dans toutes les branches de l'administration, l'égalité de la représentation des deux parties du royaume aux États-Généraux en dépit de l'inégalité des populations, le néerlandais imposé à la bourgeoisie francisée des provinces flamandes, fournissaient autant de griefs contre lesquels on ne protestait pas encore à haute voix, mais qui deviendraient des armes terribles dès que l'opposition se déciderait à entreprendre une lutte que les circonstances avaient retardée mais qu'elles étaient, en 1828, sur le point de déchaîner avec une violence d'autant plus grande qu'elle avait été plus longtemps différée. Le gouvernement, ou pour mieux dire le roi, puisque le roi et le gouvernement c'était tout un, ne semble pas avoir prévu le péril dont il était menacé. Appuyé dès l'origine par les libéraux belges, il s'était habitué à croire qu'il pourrait compter sur eux en toute occasion. Il les considérait comme un parti ministériel acquis à ses vues et aussi attaché que lui-même aux intérêts de la couronne. C'était là une erreur fondamentale. La persévérance et l'énergie avec lesquelles les amis de Dotrenge et de Reyphins avaient soutenu Guillaume n'avaient d'autre cause que la communauté de leurs adversaires. Partisans comme lui de la subordination de l'Église à l'État, ces libéraux joséphistes ou plus exactement bonapartistes, s'étaient résolument placés à ses côtés pour combattre les cléricaux. Mais leur anticléricalisme ne s'inspirait pas, comme celui du roi, de la nécessité de consolider l'unité du royaume. Il n'était que la conséquence de leur adhésion aux principes de l'État moderne tel que Napoléon l'avait construit au sortir de la Révolution. Ce n'était pas au profit des traités de 1815 et en faveur de 1' « amalgame » qu'ils avaient applaudi aux mesures prises par Guillaume contre leurs compatriotes catholiques : c'était par conviction intime, et leur conduite eût été exactement la même sous n'importe quel régime. Le roi se trompait donc du tout au tout en les croyant, quoi qu'il arri- orientation nouvelle du libéralisme 3lg vât, attachés à sa politique. Leur alliance avec lui ne s'expliquait que par des motifs d'opportunisme. Ils s'y tenaient parce que la question cléricale l'emportait à leurs yeux sur toutes les autres. Leur horreur des jésuites les eût jetés dans les bras de tout gouvernement décidé à leur tenir tête. Mais aux abords de 1828, cet anticléricalisme dans lequel s'étaient absorbés les libéraux de leur génération, commençait à céder le pas à des préoccupations d'un autre ordre. Aux jeunes gens qui n'avaient pas connu l'Ancien Régime et qui entraient alors dans la carrière, l'Église n'apparaissait plus l'adversaire irréductible de la société nouvelle. Peu croyants, par suite de l'instruction qu'ils avaient reçue dans les lycées et dans les athénées, ils restaient sans doute défiants à son égard mais ils ne l'étaient pas moins à l'égard de l'État qui, sous prétexte de défendre contre elle les libertés modernes, les confisquait en réalité à son profit. Le napoléonisme de leurs aînés ne leur suffisait plus. Le despotisme politique leur était aussi odieux que le fanatisme confessionnel. Formés par la lecture de ces journaux de réfugiés que Guillaume avait laissés complaisamment en Belgique déverser l'opprobre non seulement sur les cléricaux mais sur les Bourbons, ils avaient perdu insensiblement le respect de la monarchie absolue. Leur jeunesse s'intéressait passionnément à la lutte retentissante que, depuis le ministère de Villèle, les libéraux français soutenaient contre les « ultras » et la royauté de droit divin. Ils s'enthousiasmaient aux discours de Royer Collard. Les écrits politiques de Benjamin Constant les initiaient à la théorie du gouvernement constitutionnel et parlementaire, dont l'arrivée au pouvoirdu ministèreMartignac àParis (5 janvier 1828) semblait annoncer le triomphe. Quel contraste entre les États-Généraux et le parlement français! Ici, des partis luttant pour imposer leur programme à la couronne et disposant par leurs votes du sort de ministres responsables devant les Chambres, c'est-à-dire devant la nation. Là, les députés régentés de haut par les ministres qu'il plaisait au roi de leur imposer et réduits au rôle de solliciteurs. Comment hésiter entre deux régimes dont l'un se réclamait de la souveraineté du peuple et des « immortels principes » proclamés par la Révolution, tandis que l'autre s'obstinait dans la tradition archaïque de l'absolutisme? Aussi, les jeunes « jacobins » n'hésitaient-ils pas. La liberté telle qu'ils la comprenaient, c'était la liberté dans tous les domaines, affranchie de la tutelle de l'État, ne relevant que de la volonté des citoyens, égale pour toutes les opinions comme pour toutes les croyances. Le Globe, qui depuis son apparition en 1824 nourrissait la pensée de ces néo-libéraux, ne réclamait-il pas la liberté de l'instruction, apportant ainsi à l'Église le concours inattendu de l'avant-garde de ce parti qu'elle avait toujours considéré jusqu'alors comme son irréconciliable adversaire? La direction nouvelle du libéralisme belge s'explique, on le voit, par cette influence française que le roi lui-même avait, en matière politique, si imprudemment favorisée. Elle ne doit rien, quoi qu'on en ait cru, à l'enseignement des universités fondées en 1817. Sans doute, les jeunes libéraux, pour la plupart avocats ou gens de lettres, en avaient fréquenté les cours. Mais s'ils en avaient emporté des connaissances juridiques et des diplômes, ils n'en avaient reçu ni en tous cas conservé aucune de leurs idées. Les professeurs les plus éminents, un Schrant ou un Warnkoenig par exemple, avaient professé devant eux les principes de cet absolutisme éclairé contre lequel précisément ils s'insurgeaient. Le gouvernement avait pris soin de ne choisir que des maîtres dont les doctrines correspondissent à ses vues. Hollandais, Allemands ou formés à l'école de l'Allemagne, ils étaient tous, par origine ou par principe, aussi respectueux des droits de la monarchie qu'hostiles aux théories révolutionnaires et démocratiques. Ces savants et ces érudits s'abstenaient d'ailleurs pour la plupart de s'aventurer sur le terrain politique. Et l'objectivité même de leur enseignement l'empêchait d'avoir prise sur une jeunesse tout entière tournée vers l'action et qui sortait de leurs cours pour courir se griser de la lecture des journaux. En fait, les universités n'exercèrent aucune action sur l'esprit public. Leur rôle, dont elles s'acquittèrent consciencieusement, était de (1) Histoire de Belgique, t. III, 2e édit., p. 427. (2) J'emprunte cette citation, comme celles qui suivent, à la correspondance inédite de de Potter, conservée à la Bibliothèque Royale. Hist. de Bki.g. VI préparer les jeunes gens à l'exercice des professions libérales et non pas d'en faire des citoyens. Ainsi, l'influence française qui, au XVIe siècle, avait déterminé l'évolution du protestantisme en Belgique (l), y détermina de même celle du libéralisme au commencement du XIXe siècle. La transformation qu'elle opéra dans les esprits entre 1825 et 1828 ne peut mieux s'attester que par l'exemple de Louis de Potter dont les circonstances allaient faire bientôt le maître de l'heure. Ce descendant d'une vieille famille brugeoise avait tout d'abord fait scandale par son scepticisme voltairien. En 1822, son ami Chênedollé le félicitait de « chercher des armes dans l'arsenal des papes pour les combattre et renverser le colosse sacerdotal »(2). Son Histoire des Conciles et sa Vie de Scipion de Ricci avaient attaqué l'Église avec virulence, et Vilain XIIII lui écrivait, en manière de compliment, « qu'il sentait la grillade d'une lieue». Son anticléricalisme l'avait naturellement rapproché du gouvernement. Il appartenait au petit nombre de ces Belges qui « permettent aux Hollandais de les appeler compatriotes ». Il était au mieux avec Falck, fréquentait à Rome le salon de Rein-hold, et son ami Groovestins lui faisait part de l'intérêt avec lequel le roi lisait la Vie de Ricci. Mais à la haine du prêtre s'alliait en lui celle du noble. En 1824, après la mort de son père, il avait refusé, par une lettre d'une ironie dédaigneuse, le titre de noblesse que celui-ci avait sollicité. De plus en plus, il accentuait ses allures démocratiques. L'absolutisme, fût-il même aussi « éclairé » que celui de Joseph II et de Guillaume, lui apparaissait comme un opprobre à la souveraineté du peuple. Il n'admettait pas que sous prétexte de combattre les jésuites, le gouvernement usurpât un pouvoir arbitraire et il voyait dans sa prétention d'organiser en Belgique une Église nationale le dessein de « soumettre l'Église au joug de la politique ». Cet ennemi des papes en arrivait ainsi, en 1824, à considérer la question catholique comme la «question vitale». Pour la résoudre par la liberté et en même temps pour terrasser le pouvoir qui s'en faisait un instrument de despotisme, il était prêt à tendre la main à ses anciens adversaires. En même temps, débutaient dans la carrière politique une foule de jeunes gens que la passion de la liberté emplissait d'une ardeur généreuse. Leur idéalisme, nourri des principes de 1789 et de la déclaration des droits de l'homme, leur montrait . dans le régime parlementaire l'aboutissement final de la Révolution dont ils se proclamaient les disciples. C'étaient à Bruxelles, à côté de Ducpétiaux, de Levae, de Jottrand, de Charles de Brouckère, le Louvaniste Sylvain van de Weyer, le Brugeois PaulDevaux,le Luxembourgeois J.-B. Nothomb; à Liège, Charles et Firmin Rogier, Joseph Lebeau, génération nouvelle dont les cadets avaient vingt ans à peine, dont les aînés pour la plupart n'avaient pas trente ans, et qui par sincérité et désintéressement, au sortir de l'université, s'étaient lancés dans la carrière ingrate et périlleuse du journalisme. Sous l'action de ces propagandistes bénévoles, la presse s'animait brusquement d'une vie nouvelle. Le Mathieu Lansberg (devenu Le Politique en 1828), était fondé à Liège, en 1824, par les deux frères Rogier; Le Belge paraissait à Bruxelles en 1826. Les vieux journaux où s'était épanché jusqu'alors le libéralisme ministériel se voyaient avec dépit détrônés par des feuilles nouvelles, débordantes de hardiesse et d'entrain. En vertu même de leurs principes, les jeunes libéraux ne pouvaient manquer de contracter tôt ou tard avec les catholiques une alliance que leur imposait d'ailleurs l'intérêt le plus évident de leur parti. Ils ne se dissimulaient pas que la lutte qu'ils brûlaient d'entreprendre contre le gouvernement n'avait aucune chance d'aboutir aussi longtemps qu'ils ne pourraient compter que sur leurs forces. Car malgré les progrès qu'elle n'avait cessé de faire depuis l'Empire, l'opinion libérale, confinée dans la bourgeoisie urbaine, n'était que l'opinion d'une minorité dont l'énergie ne pouvait compenser la faiblesse numérique. Aussi longtemps que les catholiques s'étaient obstinés à exiger pour l'Eglise la prééminence dont elle avait joui sousl'Ancien Régime, lamennais et les catholiques belges 323 aucune entente avec eux n'avait été possible. Mais voici qu'évoluant à leur tour, ils invoquaient les principes qu'ils avaient si longtemps combattus. Au lieu de revendiquer la liberté pour eux seuls, ils l'admettaient maintenant pour leurs adversaires. Ils répudiaient le privilège en faveur du droit commun. Ils étaient prêts à se réconcilier avec la société moderne pourvu que, rompant avec la tradition absolutiste du XVIIIe siècle, elle cessât de les soumettre à la raison d'État et de leur refuser l'égalité qu'elle reconnaissait à tout le monde. En vain le Journal de Gand croyait les embarrasser en republiant le manifeste épiscopal du 8 octobre 1814, en faveur du rétablissement des dîmes, des tribunaux ecclésiastiques et des privilèges du clergé. Les jeunes catholiques avaient aussi complètement abandonné ces prétentions que les je.unes libéraux avaient rompu avec l'anticléricalisme de leurs aînés. A la place de Mgr. de Broglie, c'était maintenant Lamennais qu'ils reconnaissaient comme leur chef spirituel. En proclamant la nécessité pour l'Église de ne chercher son salut que dans la liberté « dont la puissance temporelle aspire à la dépouiller peu à peu », et en lui faisant un devoir de ne pas entretenir plus longtemps avec les gouvernements « des rapports qui la constituent dans un état de dépendance incompatible avec ses droits essentiels », il donnait aux catholiques belges un programme qui répondait trop complètement à leurs besoins et à leurs tendances pour qu'ils s'effrayassent, comme le faisait une grande partie du clergé français, de sa nouveauté et de sa hardiesse (l). A peine son retentissant manifeste avait-il (1) Pour l'influence de Lamennais sur les catholiques belges, voy. Terlinden, op. cit-, t. Il, p. 240, 353 et suiv. et surtout p. 405 et suiv. (rapport de l'inter-nonce à Rome). Cf. Delplace, La Belgique sous Guillaume Ier, roi des Pays-Bas, p. 165 (Louvain, 1899) ; Q. Monchamp, L'évêque van Bommel et la Révolution belge. Bullet. de l'Acad. Roy. de Belgique, Classe des Lettres, 1905, p. 393 et suiv. ; Colenbrander, De Belgische Omwenteling, p. 149 ; Gedenkstukken 1825-1830, t. I, p. 184; Thonissen, Vie du comte Félix de Mérode (Bruxelles, 1861). Comme spécimens des brochures du temps à ce sujet, voy. : de Robiano Borsbeek, Exposition des sentiments des catholiques (Bruxelles, 1830); L. de Potter, Réponse à quelques objections sur la question catholique dans les Pays-Bas (Bruxelles, 1829). paru (1828) qu'il se trouvait dans toutes les mains. Dès 1829, on en relève quatre éditions à Bruxelles. L'abbé van Bom-mel en donnait une traduction hollandaise. Les deux principaux organes de l'opinion catholique, Le Courrier de la Meuse et Le Catholique des Pays-Bas le propageaient avec zèle. Au sein du clergé comme au sein des fidèles, c'était une adhésion complète à la formule libératrice. Nulle hésitation, nul scrupule, une ardeur d'autant plus grande et plus confiante que dans l'Église belge désorganisée par la mort de ses évêques, personne ne peut en réfréner les emportements. A Bruxelles l'internonce du pape, Mgr. Capaccini, se méfie de cette fougue. « Les catholiques les plus pieux, écrit-il avec inquiétude à Rome, et ceux-là même qui refusèrent en 1815 d'accepter des fonctions publiques pour ne pas devoir prêter le serment à la Loi fondamentale parce que celle-ci reconnaissait la liberté des cultes et de la presse, ne désirent aujourd'hui que cette liberté, parce qu'ils sont convaincus que c'est là l'œuvre de leur salut » (l). Les libéraux contemplèrent d'abord avec surprise une conversion si étonnante. Ils ne pouvaient se dissimuler que cette même liberté qu'ils revendiquaient par principe, leurs adversaires ne l'exigeaient que dans l'intérêt de l'Église et faute d'avoir pu la confisquer à son profit. Mais quoi? Devaient-ils refuser l'alliance qui s'offrait et renoncer à l'occasion inespérée de marcher côte à côte contre l'ennemi commun pour s'obstiner dans de vieilles querelles et perpétuer leur impuissance? « Dira-t-on, demandait le Mathieu Lansherg, que Le Catholique prêchant la liberté, il nous faille à toute force prêcher le despotisme » (2)? L'opportunisme n'imposait-il pas l'union, quitte à la briser quand, la victoire obtenue, il ne serait plus possible de s'accorder? N'existait-il pas d'ailleurs, entre catholiques et libéraux belges un terrain d'entente? Ne souffraient-ils pas les uns et les autres des mêmes griefs? Acharnés à se combattre, ils s'étaient mutuellement empêchés (1) Terlinden, op. cit., t. II, p. 352. (2) Th. Juste, Histoire de la révolution belge de 1830. t. I, p, 100. union des catholiques et des libéraux 325 jusqu'alors d'opposer à la politique du gouvernement un front unique. Leurs dissentiments avaient fait leur faiblesse ou, pour mieux dire, avaient sacrifié la nation à leurs intérêts de parti. 11 n'était que de s'entendre pour transformer leurs oppositions contradictoires en une opposition nationale. Puisque la divergence de leurs principes avait momentanément fait place à leur accord, il s'imposait donc de profiter de cette trêve pour le bien de la patrie. Unis, ils seraient invincibles. Plus ardents, plus révolutionnaires, plus hardis, les libéraux formeraient l'avant-garde. Derrière eux s'avanceraient les masses compactes du peuple que le clergé mettrait en branle. Car ce n'est pas sur elle seule que la bourgeoisie comptait pour amener le gouvernement à capituler. Elle n'entendait pas confiner la lutte dans le « pays légal ». La nation tout entière devait y prendre part. Froissée dans ses sentiments religieux, vexée par les impôts de l'abatage et de la mouture, il suffirait de se mettre à sa tête pour qu'elle marchât, et son élan serait irrésistible. Ainsi, du mouvement des idées qui par des voies diverses avait amené au même point catholiques et libéraux, résulta non seulement l'union des partis, mais, par une conséquence nécessaire, l'union nationale. Dès 1817, van Meenen en avait prévu la naissance. Elle n'avait été retardée que par l'opposition du clergé aux libertés modernes. Du jour où il les acceptait, elle ne devenait pas seulement possible : elle était fatale. La naissance d'une opposition nationale en Belgique était incompatible avec l'existence du royaume des Pays-Bas. Elle déjouait les précautions prises par les Puissances en 1815 pour assurer l'amalgame de l'Etat. 11 était dans la logique des événements que tôt ou tard elle aboutît à une scission. Rien cependant ne permet de croire que l'on ait entrevu dès 1828 les conséquences qu'elle devait entraîner, ni surtout que personne ait souhaité qu'elles se produisissent. L'alliance des catholiques et des libéraux ne s'était faite qu'en vue du redressement de leurs griefs. Elle ne visait qu'à réaliser légalement un programme de réformes. Ce n'est point à l'État, c'est au gouvernement qu'elle s'en prenait. Non seulement elle acceptait la Loi fondamentale, mais elle se réclamait de ses principes. De même que les libéraux français, à partir de 1825, s'étaient ralliés autour de la Charte, elle se plaçait résolument sur le terrain constitutionnel. On pourrait même dire qu'elle s'y retranchait contre le gouvernement. Elle se donnait l'apparence d'une opposition dynastique. Pour n'avoir point à combattre le roi, elle le reléguait respectueusement dans une inviolabilité qui le plaçait en dehors de la lutte, et elle portait tous ses efforts contre les ministres. Interprétant elle aussi la Loi fondamentale à sa manière, elle prétendait y découvrir le parlementarisme auquel elle aspirait. A l'en croire, le gouvernement personnel, tel qu'il avait été pratiqué jusqu'alors, n'était qu'une usurpation permanente, non point du souverain mais des agents du souverain, sur les droits de la nation. Attentive à ne pas mettre Guillaume en cause, elle s'acharnait contre le plus impopulaire de ses conseillers, van Maanen, comme au XVIe siècle, catholiques et protestants avaient chargé Granvelle de tous les griefs dont ils ne voulaient pas accuser Philippe II. Et c'était un moyen fort habile de mettre le roi devant l'alternative ou d'accepter le principe parlementaire de la responsabilité ministérielle, ou de s'exposer lui-même à tous les coups de l'opposition. Dès la fin de 1828, celle-ci entre en campagne, soutenue par l'action combinée de la presse catholique et de la presse libérale. Ses efforts se déploient tout ensemble au sein des États-Généraux et au sein de la nation. Au mois de novembre, Charles de Brouckère propose à la seconde Chambre des États d'abroger ce qui subsiste de l'arrêté-loi du 20 avril 1815 dans le régime de la presse. Pour la première fois, le débat s'élève, et les ministres entendent avec surprise invoquer contre eux la « bonne doctrine constitutionnelle » que les députés belges les accusent de fouler aux pieds au mépris de la Loi fondamentale. Leur voix qui s'est élevée si longtemps au milieu de opposition parlementaire la déférence de l'assemblée n'en impose plus désormais. On leur objecte Benjamin Constant, on les rappelle à l'observation de la « division des pouvoirs », on ose taxer d'absolutisme le système politique du gouvernement (l). Jusqu'alors aucune incompatibilité de principes ne s'était révélée entre les ministres et la Chambre. Et voilà que brusquement elle éclate, et qu'à la théorie du gouvernement personnel répond dans toute sa netteté la théorie du gouvernement parlementaire. Déjà des bancs de l'opposition s'élève la menace de refuser le budget, « cette ultima ratio d'un député » (2). Manifestement un esprit nouveau vient de se révéler qui désoriente le pouvoir. Et c'est là un symptôme d'autant plus grave que la Chambre, soigneusement triée sur le volet par les gouverneurs des provinces, semblait devoir échapper à l'influence de l'opinion. Puisqu'elle la subit cependant, il faut donc que les électeurs censitaires, si longtemps indifférents à la vie politique, aient secoué leur apathie. En effet, à partir de 1828, ils commencent à s'intéresser aux élections et ne craignent point d'entamer la lutte contre l'autorité qui prétend déterminer leurs choix. L'offensive parlementaire de l'opposition eut pour premier résultat de séparer définitivement au sein des Etats-Généraux, les députés belges des députés hollandais. Si marquée qu'eût été jusqu'alors la division entre les deux groupes nationaux qui siégaient côte à côte dans la seconde Chambre, jamais encore elle n'avait été poussée au point de devenir une cassure. La communauté de vues qui durant longtemps avait existé entre les anciens libéraux belges et les représentants du Nord, avait tant bien que mal retardé le moment où l'assemblée devait se répartir en fractions, inconciliables parce que la différence de leurs principes coïncidait désormais avec celle de leurs nationalités. Ici, les Belges gagnés au régime parlementaire, là, les Hollandais, obstinément fidèles au gouvernement personnel. La session des États se termina pourtant sans éclat décisif. Après des discussions passionnées, la motion de (1) De Qerlache, op. cit., t. III, p. 136. (2) Ibid., p. 148. de Brouckère fut rejetée par 61 voix contre 44. Les députés du Nord votèrent contre elle à l'unanimité; parmi ceux du Sud, sept seulement firent cause commune avec eux. La constitution censitaire du royaume restreignait trop exclusivement l'action parlementaire au «pays légal» pour que la nation pût se ranger derrière ses députés et s'abandonner à leur direction. Ce n'était pas elle, c'était seulement la classe possédante qu'ils représentaient. Leurs discours et leurs journaux ne s'adressaient qu'à la bourgeoisie. Pour émouvoir les masses et les intéresser à la lutte, il fallait aller à elles, parler leur langue, exciter leurs sentiments et s'initier à leurs besoins, à leurs souffrances et à leurs mécontentements. Il le fallait d'autant plus que le seul moyen de faire capituler le gouvernement était de le placer en face d'une agitation populaire. Ce que voulait l'opposition, c'était avant tout une réforme parlementaire. Mais elle comprenait fort bien que, sans le concours de la nation, un parlement est incapable de se réformer, et c'est donc la nation qu'elle appela à la rescousse. Elle se sentait capable de réussir parce que son programme tenait tout entier dans ce mot de liberté qui a toujours suffi à soulever les peuples. C'est au nom de la liberté que catholiques et libéraux avaient conclu leur alliance. C'est elle qu'ils invo-quaienten faveurde leur politique comme en faveur de la nation. Par elle prendraient fin l'injuste subordination des Belges à l'égard des Hollandais, l'absolutisme qui pesait sur l'Église, sur l'enseignement et sur la presse, l'ostracisme dont les habitants du Sud étaient frappés au profit de ceux du Nord, les impôts odieux qui écrasaient de leur poids les ouvriers de Flandre et Wallonie. Son triomphe ferait disparaître à la fois tous les griefs et, les condamnant tous également, elle pouvait donc compter sur l'adhésion générale des mécontents, quelle que fût leur classe et quels que fussent leurs motifs de se plaindre. Grâce à elle, le combat de la bourgeoisie devenait celui du peuple. Elle allait faire marcher côte à côte avec l'avocat et le journaliste, le prêtre, le paysan et le prolétaire. Pauvres gens dont les impôts de l'abatage et de la mouture augmentaient la misère, croyants froissés dans leur foi religieuse et forcés de confier leurs enfants à des écoles qu'ils réprouvaient, libéraux et partisans du régime parlementaire devaient égalementgrossir les rangs d'une opposition qui s'adressait à chacun d'eux puisqu'elle s'adressait à tous les Belges. Mais comment diriger leurs masses contre le gouvernement sans provoquer une agitation révolutionnaire ? Les chefs du mouvement le voulaient irrésistible, mais aucun d'eux ne songeait à le conduire en dehors des voies légales. L'histoire nationale leur rappela-t-elle le compromis des nobles par lequel avait débuté au XVIe siècle l'opposition contre Philippe II ? S'inspirèrent-ils de la campagne d'O'Connell pour l'émancipation de l'Irlande qui enthousiasmait alors les catholiques ? Toujours est-il qu'ils trouvèrent dans le pétitionnement en masse l'arme redoutable à laquelle ils eurent recours. Il fut par excellence leur moyen d'agitation, comme les meetings l'étaient en Angleterre et comme les - banquets populaires devaient bientôt l'être en France. Dès les derniers mois de 1828, sur toute la surface du pays, des propagandistes aussi actifs que désintéressés se mettent à récolter des signatures. Suivant les classes et les opinions, les pétitions diffèrent. Les unes réclament la liberté de l'enseignement, d'autres celle de la presse, ou le rétablissement du jury ou le redressement de quelque grief. Beaucoup d'entre elles, comme les cahiers du Tiers-État de France à la veille de la Révolution, énoncent tout un programme de réformes. La presse soutient le mouvement de toutes ses forces. Pour encourager les timides, des membres de la plus haute aristocratie inscrivent leurs noms en tête des listes. Les gens du peuple signent ou tracent une croix au bas des manifestes qu'on leur présente et que beaucoup d'entre eux ne comprennent pas toujours. Un grand nombre d'adhésions furent sans doute extorquées de l'ignorance ou imposées par le prestige ou par la crainte. C'est le sort commun de toutes les manifestations populaires que de se voir accusées par ceux qu'elles menacent, de n'être que des intrigues de « meneurs ». La presse hollandaise ne manqua pas de tourner en dérision un mouvement qui la surprenait moins encore qu'il ne l'inquiétait; 33o les partis et le gouvernement ses railleries ne firent que l'exciter davantage. En quelques semaines plus de 40.000 signatures étaient recueillies et par ballots, les pétitions affluaient à la seconde Chambre des États-Généraux. La maladresse du gouvernement ne fut pas sans contribuer à un succès si étonnant. N'ayant jamais eu à combattre l'opinion, il en ignorait la puissance. 11 crut qu'il suffirait pour l'intimider d'une ou deux condamnations retentissantes. Le procès de Mgr. de Broglie n'avait-il pas, en 1817, mis fin à l'opposition cléricale? Que l'on fît un exemple, et tout le bruit soulevé par quelques brouillons se calmerait infailliblement. Van Maanen crut habile sans doute de frapper cette fois parmi les libéraux. La défection de leur parti, qui avait si longtemps soutenu le pouvoir, méritait un châtiment qui les amènerait peut-être à récipiscence. Les tribunaux reçurent l'ordre d'agir. Au mois de novembre 1828, Louis de Potter était traduit devant la Cour d'appel de Bruxelles. Ce choix était caractéristique. De Potter venait, en effet, dans un article du Courrier des Pays-Bas, de tendre la main à ces catholiques, qu'il n'avait jusqu'alors cessé de combattre, et de sonner le ralliement de toute la nation contre le ministère. Cette palinodie aurait peut-être passé inaperçue si le gouvernement, qui la considérait, après tant de marques de bienveillance données à son auteur, comme une trahison, ne lui avait fait en le poursuivant la plus retentissante des réclames. Le procès de de Potter fut en réalité le procès de l'alliance des libéraux et des catholiques. Au lieu de la dissoudre, il la renforça. La condamnation de l'accusé à dix-huit mois de prison et à 1000 florins d'amende le para d'un prestige qui en fit le symbole de l'union nationale. Son nom n'appartint plus à aucun parti : il appartint à tous les Belges. Le verdict porté contre lui parut un défi jeté à toute la nation. Il l'entoura d'une popularité, éphémère sans doute parce qu'elle n'était due qu'aux circonstances, mais qui n'avait eu d'égale ni durant la Révolution au XVIe siècle, ni durant la Révolution brabançonne. L'union persécutée en sa personne en acquit une force irrésistible. La victime de van Maanen devint « l'homme du peuple, attitude du roi en face de l'opposition 33i l'idole universelle » (l), et jusqu'en 1830, le cri de Vive de Potter devait rallier en une même action les partis et les classes sociales, les libéraux comme les catholiques, le peuple comme la bourgeoisie (2). Depuis son avènement aucune opposition n'avait réussi ni à enlever au roi sa confiance en lui-même ni moins encore à le faire dévier de la conduite qu'il s'était tracée. Mais l'unanimité et la violence d'un mouvement auquel il ne s'était pas attendu, déconcertèrent son esprit positif et réaliste. Il était incapable de comprendre ce qu'il y a d'instinctif et de passionné dans une agitation populaire. Il cherchait à se l'expliquer sans y parvenir et son incertitude ébranlait son assurance habituelle. Il s'imagina certainement que le gouvernement français n'était pas étranger à des événements si extraordinaires. Les projets élaborés en 1829 dans l'entourage de Charles X pour amener la Prusse et la Russie à un remaniement des traités de 1815, dont le royaume des Pays-Bas eût fait les frais, semblaient justifier ses soupçons. Le ton de la presse parisienne l'inquiétait; il savait que des brochures prônant l'union de la Belgique à la France se répandaient dans les provinces du Sud (3), et il n'en fallait pas davantage pour l'incliner à croire que, sous prétexte de réformes, les agitateurs dissimulaient une campagne annexionniste. Il pouvait se le figurer avec d'autant plus de vraisemblance, qu'à ses yeux c'était conspirer contre l'État que de vouloir lui imposer des institutions parlementaires. Fait comme il l'était, le royaume ne pouvait subsister qu'à la condition d'obéir à l'action directe du souverain. L'abandonner au vote d'une assemblée, accepter la responsabilité des ministres et renoncer à conserver la haute main sur l'administration, c'était à bref délai le conduire à la ruine. Car il était évident que les Belges et les Hollandais s'opposeraient les uns aux autres du jour où la main du roi cesserait de leur imposer cet « amalgame » qui (0 De Gerlache, op. cit., t. II, p. 29. (2) Voy. le témoignage de de Potter lui-même dans ses Souvenirs personnels. t. I, p. 40 (Bruxelles, 1839). (3) Ad. Bartels, Les Flandres et la Révolution belge, p. 124 (Bruxelles, 1834). était la condition de l'existence de l'État. L'adoption du régime parlementaire entraînerait d'ailleurs forcément la disparition de cette clause essentielle de la Loi fondamentale qui avait accordé au Sud comme au Nord, le même nombre de sièges aux États-Généraux. Plus nombreux que leurs compatriotes septentrionaux, les Belges ne manqueraient pas d'exiger tôt ou tard, en vertu des principes du gouvernement constitutionnel, une représentation proportionnelleau chiffre de leur population. Ils ne supporteraient pas longtemps l'égalité fallacieuse qui leur était imposée au mépris de l'égalité véritable (l). Or l'État ne pouvait se maintenir que par cet artifice. Il se disloquerait infailliblement du jour où le pouvoir politique y étant équitableinent réparti, les Belges y domineraient sur les Hollandais. C'était donc moins l'amour-propre que la nécessité qui poussait Guillaume à s'obstiner dans le gouvernement personnel. Son devoir vis-à-vis de la Hollande comme vis-à-vis de l'Europe lui dictait sa conduite. Pourtant, il ne pouvait se dissimuler la gravité de la situation. La prudence lui conseillait d'apaiser un mécontentement qui devenait de jour en jour plus général et plus profond. Déjà les catholiques hollandais commençaient à signer les pétitions en faveur de la liberté de l'enseignement. Qu'arriverait-il s'ils se laissaient entraîner dans le mouvement déchaîné par leurs coreligionnaires du Sud ? Sans rien sacrifier de ses principes, le roi pouvait enlever à l'opposition les griefs qu'elle invoquait contre lui. La raison d'État lui imposait une reculade. Si humiliante qu'elledût lui paraître, il s'y résigna. Le 16 mai 1829, une loi sur la presse abrogeait le décret d'avril 1815; le 20 juin, un arrêté rendait facultative pour les séminaristes la fréquentation du Collège philosophique; le 2 octobre, un autre arrêté autorisait les évêques à organiser leurs séminaires conformément au Concordat et supprimait la défense de faire (1) Le Courrier de la Meuse constate que « les trois quarts de la population ont été gouvernés jusqu'aujourd'hui au profit d'un quart ». Gedenkstukken 1825-1830, t. I, p. 318. L'ambassadeur autrichien, Mier, en envoyant l'article à Met-ternich, trouve qu'il a raison. imprudences du roi 333 des études à l'étranger. De plus, les sièges épiscopaux de Nainur, de Gand, de Liège et de Tournai étaient enfin pourvus de titulaires. Pour calmer le peuple, le gouvernement promettait l'abolition de l'impôt sur l'abatage. Mais céder à l'opposition, c'est la renforcer. Loin de désorganiser l'union des catholiques et des libéraux, les concessions du pouvoir la cimentèrent en lui donnant conscience de sa force. La conduite du roi ne permettait pas, au surplus, de croire à un revirement sincère de sa politique. Les acclamations qui l'accueillirent au mois de juin, durant un voyage en Belgique, le trompèrent sur les dispositions du peuple. Elles ne s'adressaient qu'à sa personne : il les interpréta comme une adhésion à son gouvernement. Se sentant rassuré, il fut imprudent. A Liège, devant le conseil communal, il se laissa entraîner jusqu'à taxer d' « infâme » la conduite de l'opposition. Il appelait ainsi sur lui-même les coups que l'on s'ingéniait à ne frapper que sur ses ministres. C'était Philippe II couvrant Granvelle. Et la comparaison s'imposait tellement qu'à l'incartade royale répondit aussitôt une riposte inspirée par l'exemple de ces Gueux du XVIe siècle dont le cours des événements réveillait le souvenir dans les esprits. Il en alla du discours de Liège comme du mot de Berlaymont à Marguerite de Parme. Les mécontents relevèrent l'injure lancée contre eux. Un « ordre des infâmes » fut créé, dont les membres portèrent une médaille avec ces mots en exergue, « fidèles au roi jusques à l'infamie ». En même temps, de sa prison des Petits-Carmes, de Potter attisait l'agitation. On dévorait ses brochures. La presse se faisait de plus en plus agressive. Les journaux ministériels alimentés par les fonds secrets, perdaient toute influence. Le gouvernement commit la faute de se jeter lui-même dans la mêlée. Une gazette officieuse, Le National, reçut mission de le soutenir (mai 1829) (l). La direction en fut confiée à un aventurier, Libri-Bagnano, dont la faconde injurieuse ne fit (1) D'autre journaux avaient été créés déjà sans succès pour défendre le gouvernement : le Janus à Bréda, l'Observateur à Namur, le Landmansvriend à Gand, qui ne vécurent pas. qu'exaspérer le sentiment public. La révélation d'une condamnation infamante jadis subie en France par ce folliculaire, acheva de discréditer les ministres. C'était donc un repris de justice qu'ils chargeaient du soin de leur défense ! Cependant, le pétitionnement reprenait de plus belle. Cette fois, le clergé qui s'était tout d'abord abstenu, se lança ouvertement dans la propagande. Elle eut l'ampleur d'un referendum populaire. Au mois de novembre 1829, on avait récolté environ 360.000 signatures. La violence de cette crise poussa le roi à une résolution extrême. Il crut le moment venu de risquer le tout pour le tout et de placer les adversaires de sa politique en face de la couronne. Le message qu'il envoya le 11 décembre aux États-Généraux en même temps qu'un projet de loi contre les abus de la presse, était une prise à partie de l'opposition. Il lui signifiait son « opinion personnelle », condamnait le gouvernement parlementaire et la responsabilité ministérielle au nom de la « monarchie tempérée » établie par la Loi fondamentale, attaquait la licence des journaux et faisait l'apologie de sa conduite « libérale et forte qui conservera pour la postérité et pour notre maison les grands exemples de nos ancêtres, dont la sagesse et le courage servirent d'égide à la liberté politique, civile et religieuse des Pays-Bas contre les usurpations d'unefoule égarée et contre l'ambition d'une domination étrangère » (l). Ces paroles étaient plus qu'une déclaration de guerre à l'opposition belge : on eût dit qu'elles étaient choisies pour la braver. En parlant comme il le faisait, le roi n'employait plus le langage d'un souverain des Pays-Bas, mais celui d'un souverain des Provinces-Unies. Quedechemin parcouru depuis son discours inaugural où il représentait Guillaume d'Orange comme un élève de Charles-Quint! Aujourd'hui, il confondait sa cause avec celle des stadhouders calvinistes. Il ressuscitait (1) De Gerlache, op. cit., t. III, p. 175 et suiv. Ce message avait été inspiré par le prince d'Orange et van Maanen. Gedenkstukken 1825-1830, t. II, p. 673, 681. Il faut en rapprocher la curieuse conversation du roi avec de Gerlache quelques jours auparavant et que celui-ci a reproduite dans son Histoire du Royaume des Pays-Bas, t. II, p. 16 et suiv. la lettre de démophile 335 l'antique conflit des Pays-Bas catholiques et des Pays-Bas protestants. C'est à peine s'il dissimulait l'accusation lancée contre ses sujets du Sud de pactiser avec la France comme les « malcontents » du XVIe siècle avaient pactisé avec l'Espagne. Justifiant le mot de Bartels, cet « inviolable malgré lui » (l) aspirait plus que jamais à s'imposer. Le lendemain même de la lecture du message, une circulaire de van Maanen à tous les membres du Parquet, leur intimait l'obligation « d'admettre les principes du gouvernement de Sa Majesté », et exigeait leur réponse dans les quarante-huit heures (2). L'hésitation n'était pas permise. Il fallait se déclarer pour le roi ou contre lui. L'opposition anti-ministérielle devait devenir, malgré elle, une opposition anti-monarchique. La Belgique répondit au roi par la plume de de Potter. La Lettre de Démophile rendait à Guillaume la leçon qu'il avait donnée au peuple (20 décembre) (3). C'était, disait-elle, un « mensonge odieux » et une « absurdité » que d'invoquer la Loi fondamentale en faveur de la monarchie tempérée. « Une loi fondamentale ne tempère rien : elle fonde. Avant elle, rien n'était; depuis elle, tout est légitimement et ne l'est que par elle. Sans elle, rien ne serait et nous, Sire, nous faisons partie de ce tout, et l'État que nous composons avec vous et vous-même le faites également. Vous n'êtes, Sire, que par la Loi fondamentale et en vertu de la Loi fondamentale. Votre pouvoir, vos droits, vos prérogatives vous viennent d'elle et d'elle seule. Elle n'a pas tempéré notre monarchie : elle nous a fait ce que nous sommes, savoir : État constitutionnel représentatif, et dans cet État elle vous a, Sire, sous les conditions qu'elle exprime, fait roi. A nous, elle nous a prescrit nos devoirs de peuple réellement libre ». Et, après avoir conjuré le roi de « repousser avec indignation les lâches insinuations des perturbateurs du repos public qui ont l'impudeur de faire passer pour ses propres vues leurs principes désorganisateurs et les doctrines ~~(1) Bartels, loc. cit., p. 95. (2) De Gerlache, op. cit., t. III, p. 180. (3) Lettre de Démophile au roi sur le nouveau projet de loi contre la presse et le message royal qui l'accompagne (Bruxelles, 1829). au moyen desquelles ils espèrent gouverneur l'État et son chef », ce réquisitoire s'achevait par la menace d'exiger la séparation administrative de la Belgique d'avec la Hollande(l). Le conflit constitutionnel en arrivait donc à se transformer en un conflit portant sur l'existence même de l'État. L'opposition poussée à bout glissait du terrain légal à l'agitation révolutionnaire. Aucune conciliation n'était plus possible. La force seule pourrait décider entre des adversaires qui avaient définitivement cessé de s'entendre sur les bases mêmes de la constitution. Le 8 janvier 1830, six fonctionnaires belges ayant voté contre le budget à la seconde Chambre des États-Généraux étaient destitués. Aussitôt, une souscription patriotique s'organise en leur faveur. Dans le Courrier des Pays-Bas, de Potter expose le plan d'une « confédération » destinée à soutenir tous ceux qui résisteraient au pouvoir (2). Le gouvernement la considéra comme un appel à la révolte et l'indice d'un complot tramé contre lui. Un nouveau procès, où furent impliqués avec de Potter, le libéral Tielemans et les catholiques Bartels et de Néve, souleva une agitation passionnée. Entre le ministère public et les défenseurs, ce n'étaient plus les accusés qui étaient en cause, mais l'État et le peuple. L'issue des débats n'était pas douteuse. Les prévenus furent condamnés au bannissement (30 avril 1830). Quatre mois plus tard, ils devaient rentrer à Bruxelles en triomphateurs. (1) Pour apprécier le chemin parcouru, il faut se rappeler que le 21 août 1829, le Catholique des Pays-Bas protestait contre le « désir coupable qu'on nous suppose d'une séparation entre le Nord et le Midi ». Bartels, loc. cit., p. 124. Quatre mois plus tard, Jottrand consacre une brochure à démontrer la solidité du royaume des Pays-Bas (Garanties de l'existence du royaume des Pays-Bas. Bruxelles, 1829). Déjà pourtant les idées commençaient à ce moment à se prononcer pour « le régime qui est à la veille de trouver son application en Irlande» (Bartels, loc. cit., p. 167), c'est-à-dire pour la séparation. (2) De Potter, Souvenirs personnels, t. I, p. 68 et suiv. CHAPITRE V LA BELGIQUE DE 1815 A 1830 A la veille de la révolution de 1830, le royaume des Pays-Bas semble bien avoir été l'État le plus prospère de l'Europe continentale, et cette prospérité se manifeste d'une manière plus éclatante encore dans sa partie belge que dans sa partie hollandaise. De l'« amalgame » qui leur a été imposé par les Puissances, la Belgique, au point de vue économique, a sans nul doute profité beaucoup plus largement que sa voisine. Pour restaurer son commerce, la Hollande n'avait pas besoin d'un « accroissement de territoire ». Ses capitaux, sa flotte et ses colonies lui permettaient de reprendre par ses seules forces la situation d'où les circonstances l'avaient fait déchoir depuis la fin du XVIIIe siècle. Il suffisait, pour la ranimer, de lui rendre l'indépendance et la paix. On peut même se demander si l'union avec la Belgique ne lui a pas été, tout compte fait, plus nuisible qu'utile. Sans doute, elle en a retiré de précieux avantages. Le poids de sa dette, rendue commune à tout le royaume, a été allégé de moitié, en même temps que l'industrie belge suscitait l'activité de ses armateurs et fournissait à ses capitalistes des placements fructueux. Ce qu'elle gagnait d'une part ne s'est-il pas trouvé cependant trop largement compensé Hist. dk Belg. VI par ce qu'elle perdait de l'autre? N'a-t-elle pas été lésée par les tarifs douaniers que le gouvernement, obligé de tenir compte des intérêts divergents des deux parties du royaume, a été forcé de lui imposer? Et les progrès de l'industrie belge n'ont-ils pas entravé, sinon même étouffé chez elle le développement des manufactures? Pour la Belgique, au contraire, l'union, à l'envisager du point de vue économique, fut incontestablement un bienfait. Abandonné à lui-même, le pays eût été incapable de se maintenir au point où il était arrivé sous l'Empire. L'exportation était pour lui un besoin vital. Que fût-il devenu, confiné dans d'étroites frontières hérissées de droits protecteurs ? Sa jeune industrie eût été condamnée à disparaître si, au moment même où la Restauration lui fermait le marché français qui depuis quinze ans excitait et soutenait son activité, elle n'avait trouvé, grâce au commerce et aux colonies de la Hollande, des débouchés nouveaux. La création du royaume des Pays-Bas lui apporta le salut. C'est à lui qu'elle a dû non seulement de ne pas périr, mais d'acquérir une vigueur qui assura désormais son existence. En passant d'un régime à l'autre, elle eût naturellement à traverser une crise très cruelle. Brusquement détournée de la France, elle se trouvait obligée de modifier ses habitudes pour s'initier à des méthodes commerciales et à des marchés qu'elle ne connaissait pas. Elle avait à faire un apprentissage et pour ainsi dire à opérer un redressement auquel rien ne l'avait préparée. Elle perdait une clientèle assurée, en vue de laquelle elle avait organisé sa production et aux besoins de qui elle était accoutumée. Rien d'étonnant si elle se trouva tout d'abord désorientée. Ce qui doit surprendre, c'est beaucoup moins la gravité que la courte durée de la crise qui la frappa. Comme on l'a vu plus haut, elle ne dura guère que cinq ans (l). En 1820, les difficultés du début étaient surmontées. Après une période de tâtonnements et d'incertitude, on s'était accoutumé aux circonstances et tout de suite un mouvement de (1) Voy. ci-dessus, p. 273. reprise s'était manifesté avec une énergie qui ne devait plus cesser de s'accroître. Le gouvernement et en particulier l'initiative intelligente du roi ont contribué largement à cette renaissance de l'industrie ( 1 ). Mais elle suppose des causes plus profondes sans lesquelles elle eût été impossible. La plus essentielle est, sans contredit, le bon marché de la main-d'œuvre, conséquence de la densité de la population et de la liberté économique (2). Sous Guillaume comme sous Napoléon, elles eurent les mêmes effets. Peut-être même furent-elles plus actives encore sous le premier, qu'elles ne l'avaient été sous le second. Depuis 1815, en effet, tandis que le chiffre des habitants ne cesse de grandir, aucune mesure n'est prise pour protéger l'employé contre l'employeur. Le prolétariat ne s'aperçoit guère que par l'abolition de la conscription qu'il a changé de souverain. Sa situation reste déplorable. Aucune restriction n'est mise à l'emploi des femmes et des enfants dans les usines ou dans les mines; aucune mesure n'est prise pour combattre le paupérisme. Les villes s'efforcent bien, par l'institution d'écoles gratuites, de développer l'instruction populaire. A Gand, l'administration communale organise une banque de prêt (3). Mais on ne voit pas la moindre velléité d'intervenir contre les abus dont les patrons se rendent trop souvent coupables en réduisant les salaires ou en forçant les ouvriers à recevoir en payement des denrées évaluées à un prix excessif (4). Les lois sur l'obligation du livret et sur l'interdiction des grèves et des coalitions restent strictement en vigueur. Çà et là, des associa- (1) Ch. Terlinden, La politique économique de Guillaume Ier, roi des Pays-Bas, en Belgique. Revue Historique, t. CXXXIX [1922], p. 1 et suiv.; R. Hapke, Die wirtschaftliche Politik im Kônigreich der Niederlanden, 1815-1830 Vier-teljahrschrift fur Social- und Wirtschaftsgeschichte, 1923, p. 152 et suiv. (2) Tous les contemporains sont d'accord sur ce point. D'après Roentgen, le salaire d'un ouvrier belge est de cinquante pour cent inférieur à celui d'un ouvrier anglais. (3) Règlements de la ville de Gand, t. III, p. 253 (Gand, 1833). II y en eut d'autres à Termonde et Saint-Nicolas. Ibid., p. 363. (4) J. Lejear, Histoire de la ville de Verviers. Période hollandaise et Révolution belge de 1830. Bullet. de la Soc. verviètoise d'archéologie et d'histoire, t. VII [1906], p. 180. tions de bienfaisance sont autorisées, à condition de fonctionner sous le contrôle de l'autorité municipale (l). Bref, conformément à l'esprit censitaire qui l'anime, le gouvernement ne fait rien pour les classes laborieuses, mais aussi, conformément à ses principes libéraux, il ne se croit pas le droit de rien faire pour elles. La théorie confirme la conduite que conseille l'intérêt. Le travail étant accessible à tous, c'est aussi le travail qui doit être le seul recours du pauvre. Le rôle de la bienfaisance publique se borne à l'empêcher de mourir de faim si par malheur ou par sa faute il se trouve sans emploi. Les vrais bienfaiteurs de la société sont donc les industriels par cela seul qu'ils attirent les misérables vers leurs ateliers. En conséquence, le vrai remède contre la pauvreté est d'intensifier la production. On ne s'avise pas que c'est un cercle vicieux que de prétendre abolir la misère en suscitant des fabriques dont la prospérité sera d'autant plus grande que les travailleurs seront plus mal payés. Ils le sont très mal en effet. Vers 1820, on estime que le gain moyen d'un ouvrier belge correspond à la moitié de celui d'un ouvrier anglais. Ajoutez à cela que l'impôt pèse surtout sur les classes pauvres, puisqu'il consiste pour la plus grande partie en perceptions sur le commerce et les denrées alimentaires. A partir de 1822, la mouture et l'abatage ont encore empiré leurs conditions d'existence en faisant hausser les prix du pain et de la viande (2). Néanmoins, si elles sont malheureuses et mécontentes, on ne surprend chez elles aucun esprit de révolte. Il semble bien que le babouvisme, dont on avait distingué quelques traces sous le Directoire, ait complètement disparu. Les travailleurs sont pieux, obéissants, résignés à leur sort. Ils n'ont ni l'idée, ni les moyens de s'organiser. C'est tout au plus si de loin en loin, en dépit de la loi, ils se laissent entraîner à quelque grève mal préparée etimpitoyablementréprimée(3). Ilfaudra attendre (1) Règlements de Gand, t. III, p. 314. (2) II faut ajouter que l'agglomération des gens de la campagne venant chercher du travail dans les fabriques urbaines depuis que l'introduction des mécaniques restreint de jour en jour le domaine de l'industrie rurale à domicile, provoque dans les villes une hausse des loyers. Lejear, loc. cit., p. 145. (3) Exemples dans P. Claeys, Mémorial de la ville de Gand, p. 331, 404, 407 situation de l industrie 1830 pour que, excités par l'agitation politique qui exploite leurs griefs et leurs rancunes, ils se déchaînent tout à coup. On les verra alors briser des machines, piller des fabriques et faire le coup de feu sur les barricades. Ils seconderont la bourgeoisie et l'effrayeront tout à la fois par les excès d'une violence qui, ne sachant à qui s'en prendre et confondant l'ordre social et l'ordre politique se tourne, dans un brusque sursaut de fureur, contre l'un et contre l'autre. La crise industrielle de 1815 à 1820 eût sans doute été moins grave si le développement de la technique avait marché du même pas que celui de la production. Mais les fabricants, assurés jusqu'alors de l'écoulement rapide de leur produits sur l'immense marché de l'Empire, ne s'étaient guère souciés de perfectionner leur outillage. Le bas prix du travail suffisait à garantir et même à augmenter leur situation. Protégés contre la concurrence, ils n'éprouvaient guère le besoin d'innover. Leurs bénéfices servaient à multiplier beaucoup plus qu'à moderniser leurs établissements. La métallurgie, par exemple, continuait à employer des méthodes vieillies et depuis longtemps abandonnées en Angleterre (l). L'activité des entrepreneurs contrastait avec leur manque d'initiative. Il y avait sans doute quelques exceptions. Dans le pays de Liège notamment, des progrès remarquables avaient été réalisés. John Cockerill commençait à répandre l'emploi des machines de Manchester (2). Mais ce n'étaient là que les prodromes d'une transformation peu prononcée encore quand l'Empire s'écroula. Cet écroulement fut, pour les fabricants belges, une double catastrophe. Non seulement il les privait tout à coup de leur unique marché, mais il ouvrait en même temps le pays à la concurrence anglaise. Un tarif douanier imposé par les Puissances en 1814 mettait fin au protectionnisme à l'abri duquel (1) M. G. de Boer, Twee memoriën over den toestand der Britische en Zuid-Nederlandsche ijzerindustrie door G. M. Roentgen uit de jaren 1822 en 1823. Economisch-historisch Jaarboek, 1923. (2) E. Mahaim, Les débuts de l'établissement John Cockerill à Seraing. Vier-teljahrschriftfiir Social-und Wirtschaftsgeschichte, 1905, p. 627 et suiv.; M. G. de Boer, Guillaume 1er et les débuts de l'industrie métallurgique en Belgique-Revue belge de philologie et d'histoire, t. III [1924], p. 527 et suiv. leur industrie s'était si largement développée (l). Elle semblait destinée à périr sous l'inondation des produits britanniques, et sans doute elle périssait si, en créant le royaume des Pays-Bas, la politique internationale ne fût venue, sans le vouloir, à son secours. L'intérêt de l'État aussi bien que ses penchants personnels poussèrent Guillaume, dès son avènement, à étudier et à mettre en œuvre les moyens de la rétablir. Déjà, comme gouverneur, il avait eu soin de se mettre au courant de ses besoins et de ses ressources. Il avait inspecté les houillères du Hainaut, acclamé par les mineurs rangés sur son passage en costume de travail, la bougie plantée sur le chapeau de cuir (2). Des rapports lui avaient été adressés; il avait conféré avec des ingénieurs et des patrons et il savait que de l'avis unanime des fabricants, la question à résoudre était avant tout une question de tarifs. Pour les uns, il fallait conclure au plus tôt un traité de commerce avec la France; pour les autres, il importait d'en revenir à l'ancien protectionnisme et de fermer le pays à l'étranger. Ni l'une ni l'autre de ces alternatives cependant n'était possible. La politique anti-française de Guillaume ne lui permettait pas de songer à la première; les intérêts du commerce hollandais l'empêchaient d'admettre la seconde. Il en arriva, faute de mieux, à promulguer, le 3 avril 1816, une loi douanière qui, sans aller aussi loin que l'auraient souhaité les Belges, tenait compte cependant de leurs réclamations. Les droits d'entrée furent portés au taux moyen de 8 à 10 °/0; on édicta certaines prohibitions et on eut recours à des primes et à des droits différentiels pour favoriser l'exportation (3). Les nouveaux tarifs ne durèrent pas plus longtemps que la crise à laquelle ils remédièrent en partie. En 1821-1822 le système douanier subit une refonte complète. Il réduisait tous (1) Posthumus, Nederlandsche handelspolitiek, t. III, p. 7. (2) Nederl. Staatsblad, 1814, n° 235. (3) Posthumus, op. cit., t. III, p. 55; W. L. Groeneveld-Meijer, De tariefwet-geving van het Koninkrijk der Nederlanden, 1816-1819 (Rotterdam, 1924). Cf. Gedenkstukken 1815-1830, t. I, p. 41. intervention du roi en faveur de l'industrie 343 les droits d'entrée et remaniait le système des droits différentiels en vue d'avantager le transit et la navigation. Il laissait d'ailleurs au roi la faculté de prendre, suivant les circonstances, des mesures spéciales et même de prohiber certaines marchandises. En fait, dès l'année suivante, une guerre douanière était entreprise contre la France. Dans son ensemble cependant, le nouveau tarif était plus libéral quecelui d'aucun autre État (l). Les Belges s'élevèrent contre lui avec violence. Il provoqua des discussions passionnées dans la seconde Chambre des États-Généraux. On accusa le roi de s'être laissé dominer par sa prédilection pour ses compatriotes et de leur avoir sacrifié ses nouveaux sujets. Rien n'était plus injuste. L'industrie apparaissait à Guillaume la source essentielle de la prospérité de l'État et il était trop avisé pour consentir à des mesures qui eussent compromis son avenir. Mais avec un tact très sûr de la situation, il comprenait qu'il fallait la garantir du séduisant péril d'un protectionnisme outrancier. Il ambitionnait pour elle un champ d'action bien plus vaste que le marché national. Il voulait la mettre à même de se répandre largement au dehors. Il lui réservait d'ailleurs le débouché des colonies où des droits d'entrée prohibitifs lui permettraient de défier la concurrence anglaise. C'était à elle à se créer d'autres débouchés par une réforme de ses procédés, par l'intelligence, l'initiative et l'énergie. Le devoir du souverain n'était pas de construire autour d'elle une muraille de Chine, mais de soutenir et de promouvoir son expansion. Etil s'y ingénia de toutes ses forces. A l'exemple de Napoléon, il prodigua les subventions aux inventeurs et aux entrepreneurs. Il leur ouvrit sa cassette avec une générosité d'autant plus active qu'en s'intéressant lui-même à leurs affaires, il participait à leurs risques. Dès 1817, il vendait àjohn Cockerill le château de Seraing, ancienne demeure de plaisance des princes-évêques de Liège, pour lui permettre de concentrer ses ateliers de construction de machines jusqu'alors éparpillés, et il devenait le principal actionnaire de l'usine. En 1821, il envoyait Roentgen en Angleterre pour (1) Posthumus, op. cit., t. III, p. 314. étudier les récents progrès de la métallurgie. Il consultait d'Homalius d'Alloy sur les moyens de perfectionner l'industrie du fer. Comme sous l'Empire, des expositions industrielles, dont la première fut ouverte à Gand en 1820, stimulaient l'émulation des fabricants. Une loi instituait, le 12 juillet 1821, le « fonds de l'industrie » (1,300,000, plus tard 1 million de florins) destiné à encourager les manufactures, l'agriculture et la pêche. L'institution l'année suivante du mystérieux «syndicat d'amortissement», leur vint aussi largement en aide. Cependant, de grands travaux publics étaient entrepris. Le canal de Charleroi, réclamé depuis la fin du XVIIIe siècle par les charbonniers du Hainaut et que Napoléon n'avait pas eu le temps de faire creuser, était mis en construction en 1826. Celui de Pommerœul à Antoing (1823-1826) permit aux houilles du Borinage d'atteindre l'Escaut sans devoir passer par le territoire français. Dès 1822, le canal latéral de la Meuse était conduit de Maestricht à Bois-le-Duc. De 1825 à 1827, la grande entreprise du canal de Terneuzen, pour laquelle on avait été jusqu'à employer 500 femmes embauchées dans le pays de Liège, avait été activement poursuivie. Gand se trouvait en communication directe avec la mer et en 1828 on y creusait les bassins du dock. D'autres projets étaient à l'étude dont la réalisation eût doté le pays d'un réseau de voies navigables le mettant en rapports, jusqu'au fond du Luxembourg, avec Anvers et les ports hollandais. Et en même temps, l'État se préoccupait de former le personnel d'ingénieurs que réclamait la complication croissante de l'exploitation des houillères. En 1825, l'école des mines de Liège était ouverte. De tous les bienfaits dus par la Belgique à l'initiative royale, le plus efficace fut la création de la Société générale des Pays-Bas pour favoriser l'industrie nationale (Algemeene Neder-landsche maatschappij ter begunstiging der volksvlijt), fondée à Bruxelles le 13 décembre 1822 (l). Elle était destinée à (1) J. Malou, Notice historique sur la Société Générale 1822-1862 (Bruxelles, 1863) ; La Société Générale de Belgique 1822-1922 (Bruxelles, 1922). Sur l'excellente organisation de cet établissement, cf. J. H. Clapham, The economic deve-lopment of France and Germany 1815-1914 (Cambridge, 1921). mettre fin à l'état déplorable du crédit qui avait été jusqu'alors le point faible de l'organisation économique du pays. Ni au XVIIIe siècle, ni sous l'Empire, les manufacturiers n'avaient trouvé parmi les capitalistes la collaboration qui les eût mis à même de prendre tout leur essor. L'initiative des entrepreneurs s'achoppait à l'inertie des grandes fortunes qui, par défiance et par routine, restaient attachées à la terre, plus soucieuses de sécurité que de bénéfices. C'est tout au plus si, dans quelques villes, des banques privées limitaient timidement leur activité aux opérations de change et d'avances sur marchandises. La circulation des billets au porteur était à peine connue. Une réforme s'imposait. Le roi qui en avait reconnu la nécessité en fut personnellement l'auteur. Il prit part lui-même aux discussions des commissions chargées d'étudier le plan et les statuts de l'établissement qu'il voulait fonder. Il l'avait conçu de la manière la plus large et dès sa création, il passa à bon droit pour un modèle. Ses attributions consistaient à émettre des billets au porteur payables à présentation et en argent comptant, à escompter les effets de commerce, à se charger du recouvrement des effets, à recevoir des sommes en comptes courants et des dépôts volontaires, à faire des avances sur titres, marchandises ou propriétés foncières, à émettre des engagements portant intérêt. L'importance de son capital le mettait à même de s'acquitter largement de sa mission. Il consistait en 30 millions représentés par 60,000 actions de 500 florins et en 20 millions consistant en domaines assignés par le roi. Ainsi la Belgique possédait désormais la grande banque qui était indispensable au plein développement de ses énergies. Le public ne comprit pas tout de suite l'importance de cette nouveauté. Il ne souscrivit que lentement aux actions de la société. Le 30 juin 1823, on ne relevait encore que 31,226 actions souscrites dont 1,500 à 2,000 par des particuliers et 25,800 par le roi. Néanmoins, la prospérité de la banque prouva tout de suite son utilité. De 1823 à 1827, les dividendes distribués passèrent de 14 fr. 81 à 39 fr. 15 par action. On peut dire que la Société Générale fut le couronnement de l'œuvre économique de Guillaume. Elle avait été si solide- ment construite qu'elle fut capable de traverser sans faiblir toutes les vicissitudes et qu'aujourd'hui encore elle reste l'un des premiers établissements financiers du pays. Deux ans après sa naissance, Guillaume lui donna une sœur. La Neder-landsche Handelmaatschappij, établie à La Haye le 29 mars 1824, au capital de 12 millions de florins, eut surtout pour but de favoriser l'exportation, spécialement l'exportation vers les Indes, et de promouvoir tout à la fois, en les fécondant l'un par l'autre, le commerce hollandais et l'industrie belge (l). Celle-ci répondit brillamment aux espoirs et à l'initiative du roi. A partir de 1825, elle se développe avec une rapidité qui commence à inquiéter l'Angleterre elle-même. Les fabriques sont surchargées de commandes et il s'en fonde partout de nouvelles. On estime que Gand, en 1830, compte plus de 30,000 ouvriers répartis en quatre-vingts usines, filatures de coton, fabriques d'indiennes, blanchisseries de lin. La confection des étoffes de coton auxquelles les colonies hollandaises fournissent un débouché inépuisable, attire de préférence les entrepreneurs (2). Elle est pratiquée non seulement à Lokeren et à Saint-Nicolas, où elle s'était déjà introduite sous l'Empire, mais elle pénètre encore à Courtrai etaux environs de Bruxelles. A l'autre extrémité du pays, la draperie verviétoise, après une décadence momentanée, reprend une nouvelle vigueur. La métallurgie grandit dans le pays de Liège, dans le Namurois, dans le Hainaut. Partout l'outillage se perfectionne. L'emploi des machines à vapeur se généralise. Elles sortent de plus en plus nombreuses des établissements Cockerill, en même temps que les mécaniques servant à filer la laine et le coton, ou à tondre les étoffes. Vers 1823, la création de la société Le Phœnix fournit à la région gantoise un grand atelier de constructions mécaniques (3). L'activité des manufactures suscite (1) W. M. Mansvelt, Geschiedenis van de Nederlandsche Handelmaatschappij, t. I (Harlem, 1924). (2) A Gand, de 1823 à 1825, on établit onze nouvelles filatures de coton P Claeys, Mémorial, p. 456. (3) En 1829, on estime qu'il y a soixante machines à vapeur dans la Flandre Orientale, dont cinquante à Gand. P. Claeys, Mémorial, p. 507. l'agriculture et le commerce 347 naturellement le travail du fer et celui des mines. En 1827, les premiers hauts fourneaux du continent sont établis à Seraing. Les gisements de houille du pays de Liège, du bassin de Charleroi et du Borinage, sur lesquels repose de plus en plus la prospérité de l'industrie à mesure qu'elle requiert plus largement la force de la vapeur, sont exploités avec une énergie qui fait appel à tous les perfectionnements de la science et de la technique. L'agriculture participe nécessairement à cette poussée de prospérité. L'augmentation de la population dilate le marché de ses produits. Les forêts de l'Ardenne fournissent aux houillères les bois dont elles font une consommation de plus en plus grande à mesure que leurs galeries se prolongent et que leurs puits s'approfondissent. En dépit de la réalisation des biens nationaux, qui a pendant un certain temps pesé lourdement sur les transactions immobilières, on note depuis 1825 une hausse constante dans le prix des terres. Le gouvernement, malgré sa prédilection pour l'industrie, ne se désintéresse pas cependant du travail agricole. Il en a confié, dès 1818, la surveillance aux commissions d'agriculture installées dans chaque province. Le commerce, en même temps, ranime la place d'Anvers. Les craintes des conservateurs hollandais se sont justifiées : le grand port de l'Escaut commence à rivaliser avec ceux d'Amsterdam et de Rotterdam. Son activité est pourtant assez différente de la leur. Il ne se consacre pas comme eux au transit et à la navigation vers les Indes. II présente très nettement le caractère d'un port belge et son importance grandit dans la même mesure que l'industrie nationale dont il est le point d'embarquement naturel. Au reste, les vaisseaux qui le fréquentent sont tous ou hollandais ou étrangers. Il possède de florissantes maisons d'exportation : il ne possède pas d'armateurs. Au moment où la Révolution va éclater, la Belgique a donc repris, grâce à ce gouvernement dont elle combat si âprement la politique, une position correspondant à ses ressources naturelles et aux aptitudes de sa population. Elle semble travaillée par une sève de jeunesse. Pour trouver un spectacle comparable à celui qu'elle offre, il faut passer par-dessus la longue période de malheurs et d'engourdissement qu'elle a subie, et remonter jusqu'au règne de Charles-Quint. L'augmentation de la population qui avait commencé à se manifester sous l'Empire est la preuve la plus frappante de cette renaissance. Elle se constate également dans les villes et dans les campagnes les plus reculées. Elle se développe deux fois plus rapidement qu'en France, et son accroissement est plus grand que celui qu'elle présente dans les provinces du Nord où pourtant la natalité est très vigoureuse. De 1815 à 1829, la population totale du royaume passe de 5,424,502 habitants à 6,235,169. Mais, si on envisage chacune de ses parties, on remarque que la Belgique intervient dans ce dernier chiffre pour 3 millions 921,082 habitants et la Hollande pour 2,314,087 (l). incontestablement la vigueur et l'énergie sont beaucoup moins accentuées chez celle-ci que chez celle-là. On a remarqué avec raison que les éloges donnés par les contemporains à l'extraordinaire prospérité des Pays-Bas ne se justifient pleinement que pour la Belgique (2). Les provinces septentrionales ont marché d'un pas plus lent. Il leur a fallu longtemps pour s'adapter aux circonstances nouvelles et transformer leur commerce d'entrepôt en commerce de transit. Entre les Hollandais et les Belges, on relève le même contraste qu'entre un parvenu énergique et le propriétaire opulent d'une fortune acquise. Le bien-être et le niveau général de l'existence sont plus élevés chez les premiers que chez les seconds. La quotité moyenne de l'impôt atteint en Hollande 15 fl. 48 par tête, tandis qu'elle n'est que 9 fl. 16 en Belgique. La fréquentation des écoles fournit un indice non moins significatif de l'état social des deux peuples. Sur 1000 habitants, on relève en 1827, 109 élèves dans les provinces du Nord ; celles du Sud n'en présentent que (1) A. Quetelet, Recherches sur la population dans le royaume des Pays-Bas (Bruxelles, 1827). Cf. Keverberg, op. cit.. t. II, p. 290, t. III, p. 128. (2) Mansvelt, op. cit., p. 152, 237. Posthumus, Handelspolitiek, p. 382, constate que durant la réunion de la Belgique avec la Hollande, l'industrie de cette dernière a plutôt décliné. échec du gouvernement en matière intellectuelle 349 79. Dans les unes, à la même date, il n'y a que 5,50 individus pour mille dépourvus de tous moyens d'instruction; il y en a 59 pour mille dans les autres (l). II La création du royaume des Pays-Bas, qui a exercé une action si féconde et si durable sur le développement matériel de la Belgique, n'en a exercé presque aucune sur l'état des idées et des mœurs. Au lieu de s'atténuer, le contraste moral du Nord et du Sud n'a cessé de s'accentuer de 1815 à 1830, au point d'en arriver à la séparation des deux conjoints unis contre leur gré par les Puissances. Il fallait que l'incompatibilité d'humeur qui les opposait l'un à l'autre fût vraiment irréductible pour qu'elle ait poussé les Belges à rompre une association qui, au point de vue économique, leur procurait les plus précieux avantages. A n'envisager que les intérêts, la révolution de 1830 apparaît inexplicable ; sa cause profonde est essentiellement d'ordre psychologique. Pourtant, le gouvernement qui a déployé tant d'intelligente activité pour relever le commerce et l'industrie, ne s'est pas moins attaché, on l'a vu plus haut, à s'emparer des esprits par l'enseignement. Il a créé des universités, des écoles normales, des athénées, et largement répandu l'instruction primaire. Avec persévérance, disons même avec obstination, il a poursuivi le dessein d'éduquer les Belges, comptant que le « progrès des lumières » les concilierait à ses vues et que 1' « amalgame » moral irait de pair avec l'amalgame économique. Et non seulement tous ses efforts ont été vains, mais ils ont tourné contre lui. Par une curieuse ironie du sort, c'est dans ces athénées et ces universités qui devaient former la jeunesse à son service, que les chefs de la Révolution de 1830 ont presque tous fait leurs études. (1) Quetelet, op. cit., p. 62 et suiv. ; Gedenkstukken 1825-1830, t. II, p. 911 et suiv. C'est qu'il ne suffit pas d'instruire un peuple pour transformer ses idées. L'école augmente ses facultés d'agir sans qu'elle puisse diriger son action. Le rendant plus capable, elle le rend plus utile ou plus redoutable, selon l'usage qu'il fera des ressources qu'elle lui a fournies. Elle ne peut seconder les vues de l'État que si l'éducation qu'elle donne à l'intelligence s'accorde avec cette autre éducation plus intime et plus prenante que chacun reçoit au sein du milieu où il est né, des croyances, des traditions, des besoins et des penchants héréditaires en quoi consiste sa vie sentimentale et inconsciente. Or, si cet accord existait en Hollande, il n'existait pas en Belgique. Au cours si divergent de leur histoire, la nature des deux peuples s'était trop profondément différenciée pour qu'il fût possible d'effacer cette différence en appliquant à l'un d'eux un système d'enseignement qui répondait au caractère de l'autre. Le roi eut beau multiplier les écoles, veiller à la formation des instituteurs, faire venir de Hollande et d'Allemagne de très savants hommes pour occuper les chaires des universités, il ne réussit qu'à perfectionner, si l'on peut ainsi dire, l'outillage pédagogique du pays. Les idées échappèrent à son emprise. Son œuvre, dont il était fier à juste titre et qui constitue un progrès si éclatant sur celle de l'Université impériale, se borna à répandre dans le peuple et dans la bourgeoisie des connaissances techniques sans influer sur leur attitude morale. C'est précisément parce qu'il ne parvint pas à comprendre cette attitude qu'il se trompa complètement sur les moyens qu'il eût fallu appliquer pour réussir. Jugeant la Belgique du point de vue de la Hollande et de l'Allemagne, il la considérait simplement comme un pays arriéré que le clergé conservait de parti pris dans l'ignorance. Et il est incontestable qu'elle ne justifiait que trop bien ce mépris aux yeux des Hollandais. Tout les y choquait : le peuple regorgeant d'illettrés, la bourgeoisie n'ayant d'autre lecture que les journaux, les prêtres réduits au dressage des séminaires et ne sachant de latin que ce qu'il en faut pour dire la messe, l'aristocratie dédaigneuse de toute curiosité intellectuelle. Où que l'on regardât, nul continuation de l'influence française 351 goût pour les études sérieuses. Ni bibliothèques publiques, ni bibliothèques privées. Ajoutez à cela que la francisation des classes supérieures leur inspirait un dédain frivole pour la langue et la littérature néerlandaises, que le clergé, par crainte du calvinisme, s'en détournait autant qu'elles (l) et que, grâce à cette double prévention, le flamand dégradé à l'état de patois, était abandonné aux amusements surannés des chambres de rhétorique. En 1819, le professeur Schrant écrit que Gand, au point de vue intellectuel, est en retard sur un village de Hollande (2). Et certainement, dans un certain sens, il a raison, parce qu'il compare Gand à Leyde ; mais il a tort aussi parce que cette comparaison n'est pas de mise et que la faire c'est précisément montrer que l'on se trompe sur la situation. Pour l'apprécier exactement, il ne suffisait pas de la constater, il fallait s'en rendre compte. C'était une double erreur de l'expliquer tout entière par l'intransigeance confessionnelle du clergé et par la frivolité des « fransquillons ». Elle était le résultat et d'une évolution séculaire et d'un choc brusque. La vogue dont jouissait le français n'était pas un fait nouveau. Dès le XIIe siècle, il avait peu à peu gagné droit de cité dans les provinces flamandes, où il était devenu, pour les classes supérieures, une seconde langue nationale. Son expansion n'avait nui en rien à la culture du flamand. Deux littératures avaient grandi côte à côte, celle-ci romane, celle-là germanique, aussi longtemps que la civilisation nationale était demeurée saine et robuste. Mais les guerres religieuses du XVIe siècle et le déchirement des Pays-Bas avaient amené une décadence dont la langue flamande eut surtout à souffrir. Elle tomba au rang d'une langue provinciale parce que le clergé catholique, pour empêcher l'infiltration de l'hérésie triomphante dans les Provinces-Unies, eut soin de couper toutes les communications intellectuelles que la Belgique eût pu entretenir avec celles-ci. Elle ne fut plus qu'un moyen de ne pas correspondre avec le (1) Gedenkstukken 1825-1830, t. II, p. 611. (2) Ibid. 1815-1825, t. II, p. 211. dehors. Non seulement elle ne reçut aucune effluve de la puissante effloressence de la littérature néerlandaise du XVIIe siècle, mais elle se confina dans un particularisme qui finit par différencier si fortement ses dialectes de l'idiome hollandais, qu'elle prit l'apparence d'une langue propre à la Belgique. La conquête française ne fit qu'accentuer cette détresse. Banni de l'administration et de l'école, suspect aux autorités, dédaigné par ceux-là même qui, faute de mieux, continuaient à s'en servir, le flamand, au commencement du XIXe siècle, n'apparaissait plus que comme un simple patois dont les jours étaient comptés. Les mêmes causes qui agirent contre lui agirent naturellement en faveur du français. Depuis le milieu du XVIIe siècle, son emploi s'était généralisé de plus en plus rapidement. Sous le régime autrichien, il est à peu près universellement parlé dans la noblesse et dans la haute bourgeoisie. La République et l'Empire n'eurent qu'à assurer et à étendre la situation qu'il avait acquise au moment de l'annexion du pays. Tout au plus activèrent-ils un mouvement qui leur était bien antérieur et en faveur duquel conspiraient à la fois et le prestige de la France et l'intérêt des particuliers et le développement de l'industrie et la centralisation administrative. Aussi, ne peut-on s'étonner si, en 1815, la classe censitaire sur laquelle repose la constitution du royaume des Pays-Bas est francisée, pour ainsi parler, jusque dans les moelles. Kever-berg observe que « dans la haute société de la Belgique, la langue française est devenue dominante et à peu près exclusive » (1). Le barreau de Gand affirme en 1822 qu'elle « s'est en quelque sorte identifiée avec nos mœurs et est devenue depuis trente ans la langue usuelle de toutes les relations civiles et commerciales » (2). En 1821, les membres des États du Limbourg sont incapables de délibérer en flamand (3). Aux États-Généraux, le français est seul en usage à la première Chambre et à la seconde Chambre, non seulement il est parlé (1) Keverberg, op. cit., t. I, p. 292. (2) Gedenkstukken 1815-1825, t. II. p. 593. (3) Ibid., t. II, p. 518, 519. par tous les députés belges mais encore par bon nombre de députés hollandais, désireux de donner à leurs collègues cette marque de courtoisie (l). Quant à la presse, tous ses organes, ceux du gouvernement aussi bien que ceux de l'opposition, n'employent pas d'autre langue. C'est tout au plus si, avant la grande agitation politique de 1828, une petite gazette locale ou une feuille d'annonces paraît çà et là en flamand. Dans les provinces flamandes et plus encore à Bruxelles, les jeunes gens des classes supérieures sont élevés dans l'ignorance complète de la langue nationale. Un séjour à Paris est le couronnement de toute bonne éducation. Le collège des jésuites de Saint-Acheul regorge d'élèves belges. Quantité de parents se contentent par économie, d'envoyer leurs fils aux athénées et aux collèges des provinces wallonnes, à Tournai, à Namur, à Liège (2). Bref, pour qui n'envisage que la surface des choses, la Belgique apparaît désormais un pays de langue française. Toute la bourgeoisie, d'un bout à l'autre du territoire, présente le même spectacle. Il n'y a plus de frontière linguistique que pour le peuple. Le pays légal, c'est-à-dire les électeurs censi-sitaires, constitue un bloc francisé, aussi étroitement uni par la langue qu'il parle que par le privilège politique dont il jouit. La généralisation de l'emploi du français contraste d'ailleurs avec l'indigence de la vie intellectuelle dont il est l'organe. De 1815 à 1830, la littérature se réduit à de pâles imitations de l'école de Delille. C'est un simple délassement d'amateurs ou de professeurs de rhétorique. Nul accent original, nulle inspiration, nulle vigueur de pensée. Du mouvement romantique qui déjà s'affirme si brillamment en France, les versificateurs belges semblent tout ignorer. Ils riment conformément aux modèles surannés du XVIIIe, et cet archaïsme accentue encore leur puérilité. Quelques-uns y déploient d'ailleurs, comme Raoul, comme Lesbroussart, comme de Stassart, comme de Reiffenberg, une virtuosité qui fait mieux ressortir la platitude de leurs émules. Au reste, cette littérature scolaire est en (1) P. Bergmans, Etude sur l'éloquence parlementaire belge sous le régime hollandais (Bruxelles, 1892). (2) Em. Dony, L'Athénée de Tournai, p. 24. Hist. de Belg. VI 23 même temps une littérature officielle. Elle célèbre à l'envi les vertus du roi, la gloire de son règne, l'illustration de sa maison, la naissance des fils du prince d'Orange ou la bataille de Waterloo (l). Le mouvement scientifique n'est pas beaucoup plus encourageant que le mouvement littéraire. La reconstitution de l'Académie en 1816 n'eut guère pour effet que de fournir à quelques vieillards, survivants du régime autrichien, l'occasion de lire devant leurs confrères des mémoires d'une érudition désuète restée fidèle aux méthodes du XVIIIe siècle. Des étonnants progrès que la critique historique et la critique philologique réalisaient en ce temps là même en Allemagne, ils ont tout ignoré. Ni les Raepsaet (1750-1832), ni les Martin de Bast (1753-1825), ni les van Hulthem (1764-1832) ne se sont élevés au-dessus du niveau d'honnêtes antiquaires ou de savants bibliophiles. L'influence de la France, la seule qu'éprouvât le pays, donna plus d'élan aux sciences naturelles et mathématiques. Il suffit de citer les noms de Dandelin, de Cauchy et surtout de Quetelet pour l'attester et faire prévoir ce que leur réservait l'avenir. Les universités, on l'a déjà vu, n'exercèrent point l'action à laquelle la valeur de plusieurs de leurs maîtres semblait les destiner. Dès l'abord, elles eurent à souffrir des préventions du clergé et de l'opposition de plus en plus accentuée qui se prononça contre le gouvernement. La nationalité de beaucoup de leurs professeurs, Allemands ou Hollandais, les rendaient suspects aux étudiants. Très rares d'ailleurs furent ceux qui, comme Kinker à Liège, comme Schrant ou Thorbeck à Gand, cherchèrent à agir sur leurs élèves. Pour la plupart, ils se contentèrent de dicter leurs cours, d'autant moins attrayants que, conformément à la tradition hollandaise, ils étaient débités en langue latine, ou ils se confinèrent dans leurs travaux personnels. Leur influence scientifique sur la nation fut aussi nulle que leur influence morale et politique. Il semble que parmi (1) F.Masoin, Histoire de la littérature française en Belgique de 1815 à 1830. Mém. in 8°, de l'Acad. Roy. de Belgique, t. LXII [1902], DÉFAUT D'INFLUENCE HOLLANDAISE 355 les auditeurs de Warnkoenig, durant son séjour à Gand, aucun ne se soit douté que leur maître préparait le célèbre ouvrage qui est resté si longtemps la base de l'histoire du droit et des institutions de la Flandre. Si sérieux et si sincères qu'ils aient été, les efforts du gouvernement pour instruire les Belges, à son profit et au leur, n'aboutirent donc qu'à un échec. Comment en eût-il été autrement? De la Hollande ne pouvait venir aucune idée susceptible d'agir sur un peuple que tout orientait vers la France. On l'avait constaté dès les premiers contacts entre gens du Nord et gens du Midi. Il suffit de rappeler ici l'incompatibilité de leurs vues lors de la discussion de la Loi fondamentale et le reproche adressé aux Belges par leurs collègues d'avoir la tête farcie de théories françaises. Ce reproche, ils ne devaient que le mériter davantage au cours des années. L'activité des réfugiés français que le roi eût l'imprudence de tolérer à Bruxelles et dans toutes les grandes villes parce qu'elle secondait sa politique, accentua encore le prestige que Paris exerçait déjà. La presse française fut par excellence l'aliment intellectuel de la bourgeoisie et elle le devint de plus en plus à mesure que grandit l'opposition au gouvernement. Catholiques et libéraux se passionnèrent pour les débats des Chambres françaises, pour les doctrines parlementaires de Benjamin Constant, pour la liberté religieuse revendiquée par Lamennais. Les Hollandais cependant, fidèles aux doctrines monarchiques par loyalisme et par adhésion aux théories politiques des juristes et des philosophes allemands, condamnaient ces nouveautés. Ainsi, entre eux et les Belges, le malentendu allait croissant. On se rendait mépris pour mépris. On s'accusait mutuellement, faute de se comprendre, de ne rien comprendre du tout. Le Nord s'apitoyait dédaigneusement sur l'ignorance et la futilité du Sud; le Sud se moquait du pédantisme et de l'esprit réactionnaire du Nord. En 1830, les deux peuples étaient plus loin de s'entendre qu'ils ne l'avaient jamais été. Aucune pénétration de l'un à l'autre. L'accord des idées était encore plus rare entre eux que les mariages. Dans ces conditions, on ne peut s'étonner de l'insuccès des tentatives du roi en vue de relever la langue flamande de la déchéance où elle était tombée. Pour des gens accoutumés comme nous le sommes au déchaînement des passions linguistiques, le fait peut paraître étrange à première vue. Il s'explique pourtant très aisément. Ce n'est point l'intérêt du peuple, c'est uniquement l'intérêt de l'État qui provoqua les mesures du gouvernement. L'idée de faire appel au sentiment démocratique et à l'amour-propre des masses lui était complètement étrangère. Sa conduite n'eut d'autre mobile que le désir de combattre chez la bourgeoisie l'influence française et de l'« amalgamer » à la bourgeoisie hollandaise en lui imposant l'usage de la « langue nationale ». Sa politique linguistique ne visait que le « pays légal ». Elle négligea les paysans et les ouvriers, chez lesquels elle aurait pu réussir, pour s'attaquer aux classes francisées qui devaient nécessairement y résister. Le clergé d'ailleurs ne manqua pas de la combattre. Il s'effrayait à l'idée que le calvinisme eût pu se glisser parmi ses ouailles en même temps que l'idiome du Nord. Pour conserver intacte son influence sur elles, il se cantonna plus obstinément que jamais dans le particularisme, et, opposant le flamand au hollandais, il excita contre ce dernier le sentiment national que le gouvernement prétendait justement se concilier. Ce que le clergé fit par conviction catholique, la bourgeoisie le fit par intérêt. L'obligation imposée aux fonctionnaires et aux avocats de ne faire usage que de la « langue nationale » froissait trop d'habitudes, menaçait trop de gens en place ou en quête de places, était en contradiction trop flagrante avec les moeurs pour ne pas soulever de toutes parts des protestations. Évidemment la mesure était maladroite. Il eût suffi, comme le proposaient les esprits modérés, d'instituer la liberté des langues et de laisser faire le temps (l). Mais ici, comme en tant d'autres occurrences, le roi ne voulut ni rien entendre, ni rien attendre. Ses plus fidèles partisans, cependant, les vieux libéraux, se recrutaient parmi la partie la plus (1) Gedenkstukken 1825-1830, t. II, p. 709. LA LANGUE FLAMANDE 357 francisée de la nation (l), et il est piquant de voir Reyphins, faisant chorus avec les curés, proclamer devant les États-Généraux que le flamand et le hollandais sont deux langues différentes. Le gouvernement ne trouva d'appui que chez les très rares bourgeois restés fidèles, à travers l'occupation française, à l'idiome du peuple. A Gand, quelques-uns de ces « flamingants » de la première heure, se groupaient autour de Vervier. On republiait en 1829, la brochure de Verloy sur la décadence de la langue flamande. Des concours littéraires étaient organisés. A Bruxelles, la société Concordia prenait pour mission de favoriser la culture de la langue nationale. Aucune arrière-pensée politique d'ailleurs dans ce mouvement. Il est purement littéraire et beaucoup plus flamand que hollandais. Seul, J.-F. Willems se pose en adepte convaincu et passionné de l'orangisme. Néerlandais avant tout, il combat tout à la fois pour l'unification linguistique et pour l'unification politique. A côté de lui, pour plaire aux ministres, quelques officieux se donnent pour tâche de faire connaître aux Belges la littérature de leurs compatriotes du Nord. En 1827, Lebrocquy traduit en français le précis de l'histoire littéraire des Pays-Bas de Siegenbeck. Mais manifestement l'intérêt du public est bien lent à s'émouvoir. A l'université de Gand, le cours du professeur Schrant sur Vondel se fait devant un auditoire à peu près vide (2). A Liège, son collègue Kinker parvient à grouper autour de lui quelques étudiants attirés par sa verve, son esprit et sa bonhomie, et dont il excite la bonne volonté à apprendre le néerlandais par celle qu'il montre à apprendre le wallon. Plus gourmé et plus officiel, le procureur du roi, Schuerinans, compte sur l'appui des fonctionnaires. Il fonde pour eux, en 1819, à Bruxelles, une Maatschappij voor vader-landsche Letterkunde voor ambtenaren en 's lands bedienden ingericht, dont le désir de l'avancement ne suffit pas à assurer (1) Gedenkstukken 1825-1830, t. II, p. 753. (2) Gedenkstukken 1815-1825, t. II, p. 263. 358 LA BELGIQUE DE l8l5 A l83o la prospérité. Les efforts de la puissante association hollandaise Tôt Nut van 't Algemeen pour prendre pied en Belgique ne réussissent pas mieux (l). La protection des autorités civiles et militaires ne parvient guère à y attirer que des fonctionnaires, d'anciens officiers ou des Hollandais établis dans le pays. Presque aucun Belge parmi ses membres, et en tous cas aucun catholique, carie clergé qui la considère comme un organe de propagande calviniste employe contre elle toute son influence. Elle finit cependant par s'établir à Dixmude, à Ostende, à Nieuport, à Ypres, à Bruges, à Anvers, à Termonde, à Gand, à Bredene, à Thielt, à Louvain, à Bruxelles et à installer même une section en pays wallon, à Namur. Mais elle ne comptait en 1829 que 641 adhérents, et ses directeurs reconnaissaient tristement l'année suivante qu'elle n'était pas « une plante qui pût enfoncer ses racines dans le sol belge ». Toutes ces déconvenues sont significatives. Dans les circonstances où il se trouvait, le gouvernement ne pouvait que donner à la bourgeoisie un grief de plus en prétendant choisir pour elle la « langue nationale » dont elle aurait à faire usage. Cette présomption parut une atteinte insupportable à la liberté. En fait, la situation linguistique ne fut en rien modifiée par les arrêtés de 1819, et on ne s'aperçut de leur existence que dans les bureaux. Encore les fonctionnaires y déro-geaient-ils partout où la loi ne le leur interdisait pas formellement. De 1815 à 1830, non seulement le français conserva dans l'existence sociale la place qu'il s'y était faite, mais il semble même qu'il l'ait agrandie. La presse contribua certainement à augmenter sa diffusion à mesure que l'accentuation du mouvement politique multiplia le nombre et le tirage des journaux. La cour elle-même semblait justifier, en le partageant, le goût du public. Si le roi, pendant ses séjours à Bruxelles, affectait de n'assister qu'aux représentations théâtrales données en hollandais, son fils, le (1) Gedenkstukken 1815-1825, t. II, p. 470, 472. (2) P. Fredericq, De maatschappij Tôt Nut van 't Algemeen in Zuid-Neder-land tôt aan de Belgische omwenteling van 1830. Bullet. de l'Acad. Roy. de Belgique. Classe des Lettres, 1913, p. 269 et suiv. PRÉDOMINANCE DE L'INFLUENCE FRANÇAISE prince d'Orange, était aussi français de langage que de mœurs. C'est en français qu'il faisait élever ses fils et en français encore qu'il rédigea les instructions de leurs précepteurs (l). Toute la vie intellectuelle semblait liée à cette langue. Le Conseil académique de l'université de Gand priait le gouvernement de lui en permettre l'emploi afin de retenir les étudiants (2). La France fournissait leurs troupes à tous les théâtres et leur assortiment à tous les libraires. Une librairie allemande qui, sur le désir du roi, s'ouvrit à Bruxelles, n'eut aucun succès. Les étudiants, leurs études achevées, couraient les compléter à Paris : aucun ne songeait à se diriger vers la Hollande. Le prestige français ne s'imposait pas moins aux artistes. David, durant son exil à Bruxelles, les avait vus se presser autour de lui : Navez est tout pénétré de son influence. A Liège, l'école de musique, fondée en 1826, est confiée à la direction de Daussoigne-Méhul. Roelandt, le seul architecte de talent que possède le royaume, s'est formé à Paris. (1) C. Terlinden, Un programme d'éducation princière il y a un siècle. Bullet. de la Comm. Roy. d'Hist., t. LXXXV [1923], p. 150 et suiv. (2) Archives du Conseil Académique de l'Université de Gand, 1818. CHAPITRE PREMIER LA SÉPARATION I L'agitation politique provoquée en 1828 par l'union des catholiques et des libéraux devait prendre tôt ou tard un caractère révolutionnaire. Elle le prit très tôt. Dès les premiers mois de 1830 on ne peut plus se faire d'illusions sur ses tendances. De simple opposition constitutionnelle qu'elle était au début, le sentiment populaire et le sentiment national qu'elle a déchaînés l'ont bientôt poussée à une lutte de front contre le gouvernement. Pourtant les griefs qu'elle invoquait à l'origine avec tant d'âpreté n'existent plus. Il n'y a plus de Collège philosophique, plus d'arrêté de 1815, plus d'abatage et de mouture; le Concordat est maintenant appliqué, et le 4 juin le roi retirera même les mesures linguistiques imposées en 1819. Ces concessions, qui auraient dû mettre fin au mouvement, n'ont fait qu'en augmenter la violence, car, si elles lui ont enlevé ses prétextes, elles n'en ont pas atteint la cause profonde. Il apparaît désormais que cette cause gît dans l'existence même du royaume. Ce qui arrive, c'est ce que de bons juges avaient prédit dès 1815 : la dissolution de l'« amalgame » prématuré de deux nations trop différentes l'une de l'autre. Avec des ménagements, de la souplesse et de la prudence, il eût sans doute été possible de consolider l'État et de lui assurer un avenir aussi heureux pour lui-même que pour l'Europe. Au rôle international qui lui était dévolu pouvait correspondre une civilisation également internationale où serait venu confluer, comme au XVIe siècle, les grands courants de la pensée européenne : la française par l'intermédiaire de la Belgique, l'allemande par celui de la Hollande. Une tolérance largement humaine pouvait naître du rapprochement des catholiques du Sud et des protestants du Nord. Mais pour accomplir une œuvre aussi grandiose, le temps était indispensable. La précipitation gâta tout. Il aurait fallu essayer d'une lente accoutumance, d'une assimilation graduelle, d'une marche par étapes qui eût permis aux peuples de se comprendre et de se joindre dans la communauté des mêmes destinées. En la leur imposant prématurément on la rendit impossible, et son impossibilité conduisit à la rupture. Sans doute, les premiers froissements ne parurent pas bien inquiétants. Aussi longtemps que l'opposition se confina dans le pays légal, le gouvernement en vint facilement à bout. Mais du jour où elle atteignit les masses, tout fut perdu. Ce n'était plus le fonctionnement du régime, c'était le régime lui-même qui setrouvaitmisenquestion. Queleschefsdumouvement s'en soient nettement rendu compte, on en peut douter. Bien rares certainement étaient ceux qui, au commencementde 1830, se proposaient la destruction du royaume. Les censitaires ne souhaitaient rien au delà d'une réforme constitutionnelle et parlementaire. S'ils étaient tous gagnés au principe de la responsabilité ministérielle, aucun d'eux n'en voulait la conquête par la violence. Leur conflit avec le roi était d'ordre purement politique ; leur loyalisme demeurait intact et leur agitation conforme aux lois. Leur lutte contre le gouvernement se confinait dans l'enceinte des États-Généraux. Ce petit groupe de privilégiés ne compte que sur lui-même. Les associations constitutionnelles qu'il organise pour agir sur les élections et diriger la propagande parmi la bourgeoisie respectent soigneusement la légalité. Les réunions de plus de vingt personnes étant interdites, elles se composent de FERMENTATION GÉNÉRALE DES ESPRITS 365 dix-neuf membres, délibérant à huis-clos en politiciens de bonne compagnie, et, à l'exemple de leurs modèles, les doctrinaires français, profondément convaincus de leur importance. Ces modérés avaient vu tout d'abord avec satisfaction les jeunes libéraux et le clergé se lancer dans la lutte politique. Mais s'ils s'étaient flattés de trouver en eux des auxiliaires bénévoles, ils ne tardèrent pas à se détromper. Ils durent se convaincre que l'agitation, à mesure qu'elle allait s'élar-gissant, leur échappait. Ils la voyaient avec inquiétude affecter des allures de plus en plus populaires et démocratiques, et ses chefs, encouragés par le succès, ne prendre conseil que d'eux-mêmes. En somme, le mouvement débordait maintenant le pays légal. Entre l'opposition parlementaire des députés aux États-Généraux et l'opposition nationale suscitée par les partis, il n'y avait ni point de contact ni entente. Les jeunes « jacobins » (l) menaient la propagande libérale comme les curés et les vicaires, la propagande catholique, ceux-là sans s'inquiéter des associations constitutionnelles, ceux-ci sans se soucier de leurs évêques. Le nonce du pape s'effrayait de leur audace et de leur fougue. Ils placent au-dessus de tout, écrit-il, l'autorité du Saint-Siège. Mais ils sont tellement « imbus et infatués » de leur ultramontanisme libertaire et du système politique de Lamennais que si même le Saint-Siège l'essayait, il ne parviendrait pas à les modérer (2). Ils se déchaînent contre le gouvernement et ne cachent plus leur hostilité à la personne du roi. Beaucoup de prêtres cessent de prononcer son nom en chantant le Te Deum. Et la presse catholique et libérale ne montre pas plus de retenue. On distribue gratuitement les journaux dans les campagnes flamandes; pour les rendre accessibles au peuple, on traduit leurs articles les plus sensationnels que l'on glisse sous les portes des fermes. Un des plus zélés informateurs du gouvernement, l'instituteur allemand Bergman, constate que les paysans, jadis si apathiques, sont maintenant transformés (1) A partir de 1828, c'est ainsi que les ministériels désignent habituellement les jeunes libéraux. (2) Terlinden, op. cit., t. II, p. 411. en politiciens de cabarets (heethoofdige politieke tinnegieters). L'exaspération, avoue-t-il au ministre van Maanen, est générale, et « si Votre Excellence me demandait dans quelle classe de la population le gouvernement compte encore des partisans, je serais forcé de répondre dans aucune» (l). Au sein du prolétariat industriel, l'effervescence provoquée par l'introduction récente de machines perfectionnées qui font appréhender aux ouvriers la perte de leur gagne-pain, favorise dangereusement les effets de l'excitation politique. Des symptômes menaçants annoncent des émeutes. Et brochant sur tout cela, une campagne dirigée de Paris s'ingénie à exploiter le mécontentement en faveur des projets d'annexion écha-faudés par Polignac. Le ton des journaux français est inquiétant. Une brochure retentissante du général de Richemont démontre la nécessité pour la France de s'agrandir des Pays-Bas. Ainsi, le trouble était partout. La Belgique, travaillée tout à la fois par une opposition constitutionnelle, par une opposition nationale et par les intrigues de l'étranger, semblait destinée à sombrer dans l'anarchie. En dépit de sa confiance en lui-même, le roi se sentait déconcerté. L'œuvre dont il était si fier s'écroulait sous ses yeux, et son insuccès le compromettait devant l'Europe. En vain, il avait essayé tout à la fois de la modération et de la violence. Ses concessions n'avaient été prises que pour des preuves de faiblesse ; ses rigueurs n'aboutissaient qu'à des provocations ou à des insolences. Des médailles étaient frappées en l'honneur des fonctionnaires révoqués (2), des acclamations saluaient les pamphlétaires condamnés par les tribunaux. De toutes parts et jusque parmi les industriels qui lui devaient leur prospérité, on lui rapportait des bravades insupportables. A Bruges, le président de la Chambre de commerce ayant refusé l'Ordre du Lion belgique, ses collègues lui avaient présenté en corps leurs félicitations(3). (1) Gedenkstukken 1825-1830, t. II, p. 663. (2) V. Tourneur, Catalogue des médailles du royaume de Belgique, t. I, (1830-1847), p. 2, 3 (Bruxelles, 1911). (3) Archives Générales du Royaume. Chambres de commerce, n° 212. I.E ROI EN FACE DE L'OPPOSITION 367 Malgré les procès de presse, les gazettes ne craignaient plus de parler haut et clair. La personne même du souverain était prise directement à partie, et en quels termes ! « Il ne faut qu'une minute, imprimait le Journal de Louvain (mai 1829), pour attacher une corde de chanvre à un cou royal. Il n'en a pas fallu plus pour attacher un Capet sur la planche de la guillotine » (l). Pour être exceptionnel, ce langage n'en est pas moins significatif. Il est grave surtout parce que c'est le roi lui-même qui l'a provoqué. Par son obstination à soutenir, malgré l'unanimité de l'opinion, un ministre aussi odieux que van Maanen, il a jeté aux Belges un défi qu'ils ont relevé. Son message du 11 décembre l'a mis en conflit direct avec eux. De parti-pris, il s'est dénoncé comme l'organe de ce gouvernement personnel qu'ils s'accordent tous à combattre. Au lieu de laisser ses ministres le couvrir, c'est lui qui les couvre. Et comment échapperait-il désormais aux coups qu'on leur porte? Il se fait gloire de s'y exposer couronne en tête et sceptre à la main. Les emblèmes de la monarchie sont devenus ses armes; rien d'étonnant si on cherche à les lui arracher. Fidèle à la devise de sa maison, il est d'ailleurs bien décidé à « maintenir » ce pouvoir dont il a fait l'enjeu de la lutte. S'il le faut, il n'hésitera pas à recourir à un coup d'État et à violer cette Loi fondamentale que l'opposition l'accuse d'ailleurs de fouler aux pieds. Il fait pressentir à ce sujet le roi de Prusse et le tsar. Les fonctionnaires disent qu'en cas d'insurrection des troupes prussiennes entreront dans le royaume, et les démentis officiels ne persuadent personne(2). En janvier 1830, le ministre autrichien écrit que le public est convaincu que le gouvernement veut provoquer des émeutes pour avoir un prétexte de changer la constitution (3). En réalité, entre le roi et l'opposition, il n'y a plus de conciliation possible. On est dans une impasse : il faut que l'un ou (1) De Gerlache, op. cit., t. Il, p. 34. (2) Gedenkstukken 1825-1830, t. I, p. 149, 174, 176, 179. Sur ces projets, voy. Ibid., p. 379, et H. T. Colenbrander, De Belgische Omwenteling, p. 148. (3) Gedenkstukken, ibid., p. 329. l'autre des adversaires capitule. Les diplomates étrangers à La Haye ou à Bruxelles ne se font aucune illusion sur la gravité du conflit. Si la légalité n'a pas encore été heurtée de front, on sent qu'elle le sera bientôt. Dès le mois de novembre 1829, le prince d'Orange reconnaît que l'on va à une catastrophe (l). « Je suis persuadé, écrit en février 1830 le chargé d'affaires du Danemark, que la marche des choses dans ce pays conduit tout droit à l'anarchie pour ne pas dire à la révolution » (2). Le Français La Moussaye ne pense pas autrement (3). En véritable parlementaire, son collègue anglais ne voit aucun remède à la situation si le roi ne prend au plus tôt des ministres responsables, n'introduit l'ordre et la clarté dans les finances et « n'adopte pas une balance parfaitement égale entre la Hollande et la Belgique » (4). L'internonce s'attend au pire, et le cardinal Albani ne se rassure qu'en songeant qu'une révolution ne serait pas tolérée par l'Europe (5). Mais parmi les chefs du mouvement, déjà les plus avancés ne s'embarrassent plus de ce scrupule. S'ils attendent, ce n'est pas qu'ils hésitent, mais que le moment ne leur semble pas venu encore de recourir à la force. Les événements de Paris ne firent donc que brusquer un dénouement qui était fatal. « Ce que la révolution belge a de plus mauvais, écrira Bartels, sa date, ne nous appartient pas... Elle est descendue dans les carrefours avant d'avoir suffisamment pénétré les esprits » (6). Cela paraît la vérité même. Les journées de juillet n'ont pas moins surpris le gouvernement que l'opposition. On flottait entre un coup d'État et une révolution. Elles ont empêché le premier et déchaîné la seconde. (1) Gedenkstukken 1825-1830, t. II, p. 673. (2) Ibid., t. I, p. 436. (3) Ibid., p. 145. (4) Ibid., p. 172. Cf. ibid., t. II, p. 745- (5) Terlinden, op. cit., t. II, p. 379, 428. (6) Ad. Bartels, Les Flandres et la Révolution belge, p. 4, 6. INFLUENCE DE LA RÉVOLUTION DE JUILLET 36g II Si l'alliance des catholiques et des libéraux avait été moins solide, la nouvelle inattendue des journées de juillet eût sans doute provoqué sa dissolution. L'agitation anticléricale qui se manifesta tout de suite à Paris était bien faite pour effrayer le clergé belge. On ne constate pas cependant qu'il ait éprouvé la moindre crainte ni trahi la moindre hésitation. L'union des partis demeura aussi inébranlable après la chute de Charles X qu'elle l'était auparavant. Il n'en faut pas davantage pour montrer qu'entre les révolutionnaires de France et les mécontents de Belgique, il n'existait aucune entente. Manifestement, ceux-ci n'avaient point partie liée avec ceux-là. Loin de chercher à les imiter, ils semblent même, au premier moment, déconcertés par un événement qu'ils n'avaient pas prévu et dont la violence ne fut pas sans leur inspirer quelques appréhensions. La bourgeoisie s'effrayait du déchaînement des passions populaires. A part de rares démocrates comme de Potter et Bartels, elle ne voyait dans le peuple qu'un auxiliaire et n'entendait ni lui abandonner la direction du mouvement qu'elle avait suscité, ni les profits de la victoire. L'exemple de Paris la faisait réfléchir et la révolution, depuis son triomphe, lui paraissait moins souhaitable. Rogier écrivait dans son journal que la Belgique, plus heureuse que la France, n'avait pas besoin de faire une révolution pour acquérir la liberté (l). Par un curieux retour des choses, la conséquence immédiate des journées de juillet fut donc plutôt de calmer l'agitation que de la surexciter. On était sur le point de rompre avec la légalité : on résolut momentanément de s'y tenir. Aucune effervescence ne se manifeste. Le 3 août, le prince d'Orange et le prince Frédéric affirment à l'ambassadeur anglais que l'esprit public est excellent. Bruxelles paraît ne s'inté- (1) E. Discailles, Charles Rogier, t. I, p. 181 (Bruxelles, 1892). Hist. db Bhlg. VI 24 resser qu'à l'exposition industrielle qui vient de s'y ouvrir. Le roi, qui y est venu du 8 au 12 août, a été bien reçu. Tout au plus, pour éviter d'entendre crier « à bas van Maanen », s'est-il abstenu d'aller au théâtre. La situation reste donc ce qu'elle était : elle n'est pas meilleure, mais elle n'est pas pire. Ce que le gouvernement redoutait, ce n'était pas le soulèvement de la Belgique, mais une brusque agression de la France, à laquelle il aurait été incapable de faire face. Car l'état militaire du royaume était déplorable. Les forteresses manquaient d'artillerie. L'armée, composée de volontaires auxquels s'ajoutaient des miliciens tirés au sort et ne se réunissant qu'un mois par an, ne comportait que 35,000 hommes. La garde communale (schutterij), organisée sur le papier en 1827, ne comptait pas. En somme, le royaume n'était pas à même de jouer ce rôle de barrière auquel l'Europe l'avait destiné. Rassuré par la tranquillité générale des dernières années, le roi avait évidemment négligé sa mission internationale au profit de sa politique interne. A l'heure du péril, il se dérobait. Sur les conseils de l'Angleterre, il en était réduit à faire le mort et à éviter toute apparence de provocation. Pour ne point irriter la France, il s'abstenait de masser des troupes à la frontière, se bornant à prendre timidement et sans bruit quelques mesures en vue de mettre les forteresses à l'abri d'un coup de main (l). Heureusement, l'avènement de Louis-Philippe (9 août) le rassurait. Il était certain que le « roi des Français », pour affermir sa couronne, éviterait avec le plus grand soin de se brouiller avec les Puissances en menaçant les Pays-Bas. Il recherchait visiblement l'amitié de l'Angleterre. On savait qu'il résistait de tout son pouvoir aux bonapartistes et aux républicains qui, sous l'influence combinée du souvenir de Napoléon et de l'idéalisme humanitaire, le poussaient à déchirer les traités de Vienne et à marcher sur la Belgique et sur le Rhin. Sa prudence et sa circonspection les exaspéraient. Ils comptaient (1) Voy. les lettres de Bagot dans Gedenkstukken 1825-1830, t. 61, 63. p. 59, 60, ATTITUDE DES FRANCOPHILES 37I bien lui forcer la main et tout de suite ils s'ingénièrent à se ménager des intelligences parmi les Belges, espérant exploiter leur mécontentement au profit de leurs desseins. S'ils n'avaient rien à attendre des catholiques, ils se flattaient au moins d'entraîner les libéraux et les démocrates. Il en était parmi ceux-ci qui ne s'étaient résignés qu'à contre cœur à marcher la main dans la main avec le clergé. L'opportunité seule les avait décidés à conclure une alliance qui répugnait à leurs sentiments anticléricaux. Ils la rompraient sans doute si l'appui de la France leur assurait la victoire sans qu'il en coûtât rien à leurs principes. A vrai dire, à s'appuyer sur la France, on risquait de compromettre ou même de sacrifier l'indépendance nationale. Mais cette alternative n'était-elle pas préférable au maintien de l'oppression hollandaise? S'unir à la France, qu'était-ce autre chose que s'associer à sa mission libératrice? La Belgique ne pouvait échapper à l'enthousiasme provoqué dans toute l'Europe par la révolution de juillet. C'était le moment où Heine la chantait comme un printemps, où Borne saluait le « pavé sacré du boulevard », où le président du gouvernement provisoire de Bologne comparait les trois journées de Paris aux six jours de la création (l). Cette griserie d'idéalisme s'empara certainement de beaucoup d'esprits. Mais il serait tout à fait inexact de croire qu'elle ait suscité la formation d'un parti français travaillant, de propos délibéré, à l'annexion du pays. Il y eut des efforts isolés, mais aucune action organisée et persévérante. Encore les hommes qui entrèrent alors en rapport avec La Fayette, avec Mauguin ou le général Foy, étaient-ils loin de s'entendre. Les uns, comme Gendebien, étaient des natures ardentes et généreuses, s'abandonnant à l'entraînement général sans aucun souci d'ambition personnelle; d'autres, comme le comte de Celles et d'anciens fonctionnaires impériaux, n'exploitèrent la situation qu'à leur profit. Dans la confusion de la (1) A. Stern, Geschichte Europas seit den Vertrûgen von 1815. 2,e Abt., t. I, p. 75 (Stuttgart, 1905). crise, l'intrigue collabora sous main avec l'impulsion sentimentale. A Paris, le parti du mouvement mettait tout en œuvre pour gagner les Belges à sa cause. Des banquets démocratiques étaient offerts à de Potter et à Tielemans, où l'on acclamait l'affranchissement de la Belgique. Ce que l'on apprenait justifiait les espérances les plus optimistes. Gendebien assurait à la France, en cas d'attaque, un succès complet (l). Des agents français travaillaient à Bruxelles et y « montaient les têtes». Peut-être excités par eux, les ouvriers commençaient à protester contre la cherté des vivres. La police notait que l'on voyait circuler dans le peuple des « pièces françaises toutes neuves » (2). Toutefois, ce n'était là qu'une agitation de surface. Les informateurs du gouvernement ne lui attribuent aucune importance. Les chefs de l'opposition y sont complètement étrangers. Il leur paraît évident que le triomphe en France des idées qu'ils défendent en Belgique, assure leur succès sans qu'ils aient besoin de recourir à l'insurrection. Il augmente leur force en augmentant leur prestige. Ils sentent bien d'ailleurs que si Louis-Philippe n'ose pas les soutenir par les armes, il les soutiendra par sa sympathie. Car leur cause se confond avec la sienne. Il ne pourrait les désavouer qu'en se condamnant lui-même, puisqu'en face de Guillaume, ils se trouvent dans la même position que lui-même vis-à-vis de Charles X. Le roi des Pays-Bas hésitera certainement à refuser plus longtemps aux Belges le régime parlementaire et constitutionnel que vient d'accepter le roi des Français. Dès le 18 août, reprenant le mot de Louis-Philippe sur la Charte, le Courrier de la Meuse écrit que la Loi fondamentale va devenir enfin « une vérité ». (1) De Potter, Souvenirs personnels, t. I. p. 123. Cf. Juste, Révolution belge, t. II, p. 189. De Bavay, Histoire de la Révolution belge, p. 140, attribue aux excitations françaises une importance tout à fait exagérée. L'homme le plus influent du mouvement révolutionnaire belge, Louis de Potter, était foncièrement partisan de l'indépendance. Il n'est pas douteux qu'il eût dévoilé dans ses Souvenirs personnels, si médisants à l'égard de ses anciens collaborateurs, les projets annexionnistes de ceux-ci, s'ils avaient été vraiment sérieux. (2) Gedenkstukken 1830-1840, t. IV, p. 40. LA MUETTE DE PORTICI 373 Mais il faut se hâter car l'opinion est nerveuse et à mesure que les jours passent, elle s'énerve davantage. A Bruxelles, « on devient plus inquiet, plus remuant, et les groupes dans les rues deviennent plus bruyants ». Les journaux ne gardent plus aucune retenue. « Ils deviennent tellement hostiles au gouvernement qu'on ne conçoit pas comment, jusqu'à présent, il n'a pas eu recours à des mesures légales pour réprimer leur audace et faire cesser ce scandale » (l). C'est qu'il sait trop bien que ces mesures provoqueraient infailliblement l'éclat qu'il veut éviter à tout prix. Son mot d'ordre est de s'abstenir de toute apparence de provocation, d'empêcher tout bruit inutile. Les fêtes et l'illumination préparées à Bruxelles pour le mercredi 25 août à l'occasion de l'anniversaire du roi, sont remises à plus tard, sous prétexte de pluie. La police n'ose interdire une représentation de la Muette de Portici, annoncée pour le même jour. Elle sait pourtant que le public saisira l'occasion d'y manifester (2). Mais elle ne s'attend qu'à des criailleries et peut-être à ce que l'on réclame la Marseillaise. Les précautions qu'elle prend sont si anodines qu'elles attestent évidemment sa sécurité. La population n'était ni mieux informée ni plus inquiète. Nulle trace parmi elle de cette angoisse qui précède les jours d'émeute; elle est seulement curieuse de voir « s'il se passera quelque chose ». La badauderie l'attire vers un spectacle qui sera sans doute aussi intéressant dans le parterre que sur la scène. Le soir du 25 août, la salle de la Monnaie est comble. On s'y montre des dames de la société en grande toilette et des officiers hollandais en uniforme. A mesure que la représentation se déroule, à l'extérieur du théâtre s'amasse une foule de jeunes gens munis de leurs cannes et qui, visiblement, se préparent à une manifestation (3). On dit que dans les cafés (1) Gedenkstukken 1830-1840, t. I, p. 339. (2) Dès le 23 août, l'ambassadeur autrichien Mier parle pour ce jour-là d'un « coup monté ». Gedenkstukken 1825-1830, t. I, p. 310. (3) Voir surtout, pour les événements de cette soirée et des jours suivants, le rapport de de Knijff, le directeur de la police, au ministre van Maanen, dans C. Buftin, Mémoires et documents inédits sur la révolution belge, t. I, p. 564'et voisins des inconnus distribuent de l'argent. Un piquet de gendarmerie dissiperait sans peine cet attroupement. Mais personne ne se montre. L'inertie des autorités est complète. Elles aussi attendent... Tout à coup, des acclamations frénétiques s'élèvent de la salle et se répandent sur la place. Le ténor La Feuillade vient d'entamer l'air « Amour sacré de la patrie ». Toute l'assistance est debout, étouffant sous ses voix celle du chanteur. Des jeunes gens se précipitent au dehors et, comme si elle attendait un signal, la foule aussitôt se met en branle. Elle roule vers les bureaux du National. En un instant, les vitres volent en éclats, puis on court rue de la Madeleine assaillir la maison de Libri Bagnano. Au milieu des cris et des plaisanteries, elle est dévastée de fond en comble. Des curieux se sont amassés qu'amuse ce spectacle et qui encouragent les exécutants. Une intervention énergique mettrait fin au désordre qui n'est encore que bruyant. Mais en se prolongeant l'excitation s'aggrave. Au milieu des bandes tapageuses, des figures suspectes commencent à se mêler aux « gens bien mis » qui disparaissent peu à peu noyés dans la populace et s'éclipsent. Déjà on enfonce des boutiques d'armuriers; on y enlève de la poudre et des fusils. Le tumulte se transforme en émeute et la bravade en audace. La cohue s'en prend maintenant aux autorités. Elle brise les vitres du bourgmestre et du procureur du roi. La demeure du chef de la police est dévastée. Le feu est mis à celles de van Maanen et du général commandant la ville. En route, on arrache et on foule aux pieds les armoiries royales qui décorent les magasins des fournisseurs de la cour. Surprises et ahuries, les autorités ont perdu la tête. Des forces de police, assaillies à coups de bouteilles, battent en retraite. Des détachements de chasseurs et de gendarmes n'osent charger. Plusieurs corps de garde se laissent désarmer, abandon- suiv. (Bruxelles, 1912), et la relation de l'Autrichien Mier, témoin oculaire. Gedenkstukken 1830-1840, t. III, p. 141 et suiv., ainsi que 1 'Ausfiirliche Dar-stellung der Ursachen und Begebenheiten der belgischen Révolution am 25■ Au-gust und den folgenden Tagen von einem Briisseler Augenzeugen (Stuttgart, 1830). L'origine non belge de ces témoignages est une garantie de leur exactitude. INTERVENTION DE LA GARDE BOURGEOISE 375 nant leurs fusils aux agresseurs. Ça et là quelques coups de feu sont tirés sur la foule sans l'effrayer. Durant toute la nuit, la ville est au pouvoir de l'émeute. Le matin, les troupes l'abandonnent et se retirent sur la place du Palais, d'où elles ne bougeront plus. L'incapacité et la lâcheté de leurs chefs a permis le succès d'une échauffourée qu'il eût suffi d'un peu d'énergie pour écraser. Cependant la bourgeoisie prend peur. Le soulèvement qu'elle applaudissait la veille au soir, se déchaîne maintenant contre la propriété. On pille partout; en ville même et dans la banlieue des fabriques sont envahies ; on incendie des ateliers ; on brise des machines à Uccle, à Forest, à Anderlecht. Des agitateurs français fomentent visiblement le désordre. On entend crier : Vive Napoléon! Vive le duc d'Orléans! Vive la France! en même temps que : Vive de Potter! et : Vive la liberté ! Des groupes chantent la Marseillaise. On remarque aux boutonnières des cocardes bleu-blanc-rouge, et un instant les couleurs françaises ont été arborées à l'hôtel de ville. Le mouvement prend donc les allures d'une insurrection prolétarienne dirigée par l'étranger. Elle alarme en même temps les sentiments conservateurs et les sentiments nationaux de la bourgeoisie. Et contre elle, aussitôt, s'organise spontanément la résistance que les troupes ont été incapables de lui opposer. Dès le 26 au matin, quelques hommes résolus ont pris comme chef le baron Emmanuel d'Hoogvorst. Ils se rendent à l'hôtel de ville où l'échevin qui remplace le bourgmestre, prudemment parti pour la campagne, leur donne l'autorisation d'organiser et d'armer une garde bourgeoise (l). De la Schut-terij, dont cependant l'intervention s'imposerait, il n'est pas question. Comme l'armée, elle se dérobe; on dirait que les autorités conspirent contre la légalité. En face de l'anarchie menaçante et de l'abdication du pouvoir, il n'existe plus d'autre moyen de maintenir l'ordre que des mesures de salut public. La destitution du gouvernement est la conséquence nécessaire de son inertie. La bourgeoisie ne se soulève pas contre lui : (1) Les textes du temps l'appellent aussi garde urbaine ou garde civile. elle prend tout simplement la place qu'il lui abandonne ou pour mieux dire qu'il lui offre. Car, épouvantés eux-mêmes par les événements, magistrats civils et chefs militaires s'empressent de se décharger sur elle de leurs responsabilités. Le dépôt d'armes de la Schutterij est mis à sa disposition. Une proclamation annonce que la garde bourgeoise est constituée à « l'invitation de l'administration et des citoyens ». Les troupes resteront consignées autour du palais. Ainsi, dans la ville abandonnée par l'autorité officielle, il n'existe plus d'autre pouvoir que le quartier-général de d'Hoogvorst. Avec autant d'énergie que d'habileté, il se met à l'œuvre. De toutes parts les volontaires affluent. Au bout de deux jours on en compte de 8 à 10,000, armés à la diable, ne disposant que de 3000 fusils, et reconnaissables seulement au numéro de leur section qu'ils portent au chapeau. Aucun caractère de classe dans cette troupe improvisée. Les nobles, les rentiers, les industriels en redingote y coudoient les boutiquiers et les petits bourgeois et jusqu'à des ouvriers en blouse. D'anciens officiers exercent le commandement, disposent les postes, organisent les patrouilles. La bonne volonté est générale et il n'en faut pas davantage pour venir à bout d'une émeute qui, suscitée par les circonstances, ne s'est aggravée que par l'impunité, et qui suit sans conviction les meneurs étrangers qui l'excitent et les pillards qui l'exploitent. Pour en détacher les ouvriers et les sans-travail, des cartes de pain sont promises à ceux qui rentreront chez eux. L'impôt de la mouture que, par une imprudence inconcevable, la municipalité a laissé en vigueur comme taxe communale, est supprimé. On menace de priver des secours du bureau de bienfaisance tous ceux qui auront fait partie d'un attroupement et les rassemblements de plus de cinq personnes sont interdits. Pour la plupart', les ouvriers se laissent désarmer sans résistance. Quelques coups de fusil dispersent les groupes les plus acharnés. Dès le 28, tout est rentré dans l'ordre. Les pillages ont cessé et l'on n'entend plus crier Vive la France. A l'hôtel de ville flotte le drapeau brabançon et aussitôt la ville se BRUXELLES AU POUVOIR DE LA BOURGEOISIE 377 pavoise de ses couleurs ; la garde bourgeoise les adopte pour ses étendards, ses chefs les portent en écharpe, d'innombrables cocardes les répandent parmi la population. De l'agitation superficielle provoquée par les émissaires des clubs parisiens, nulle trace ne subsiste. Le procureur du roi Schuermans constate son échec (l). « Si les révolutionnaires français, écrit un témoin oculaire, le ministre autrichien Mier, ont souhaité connaître l'opinion du pays, ils savent aujourd'hui avec certitude qu'il ne veut pas d'annexion » (2). Incontestablement, la garde bourgeoise n'obéit pas seulement à l'esprit d'ordre. Il s'allie chez elle à l'esprit national. Sa tâche serait finie si elle n'avait eu pour dessein que de rétablir la tranquillité. Maintenant que la rue est paisible, pourquoi ne confie-elle pas aux troupes la mission sans péril de la suppléer ? Bien plus ! pourquoi ne les a-t-elle pas appelées à la recousse? Or, non seulement elle ne leur cède pas la place, mais au lieu de se dissoudre, elle se renforce et atteste visiblement sa volonté de conserver le pouvoir dont elle s'est emparée. Elle est décidée à ne pas laisser les Hollandais se réinstaller dans cette ville qu'ils lui ont abandonnée. Son attitude est si résolue qu'elle en impose aux généraux réfugiés dans le palais royal. Prudemment, ils décommandent les renforts qui arrivent d'Anvers et de Gand. Ils se sentent en face d'une volonté d'autant plus impressionnante qu'elle est unanime. Pas une voix ne s'élève en faveur du gouvernement, pas une défection n'est signalée, pas un drapeau orange ne se montre. Si les troupes font un mouvement, nul doute que ce qui s'est passé à Paris ne se reproduise à Bruxelles. « Les Belges, dit Schuermans avec l'emphase de la terreur, sont courageux comme des lions quand on les excite, et ils n'hésiteront pas à tirer sur les soldats » (3). Aussi, pour la seconde fois, l'autorité capitule. Le général de Bylant promet aux « chefs (1) Quelques Français, dit-il, qui parlaient en faveur de la France : « vonden geen bijval ». Gedenkstukken 1830-1840, t. IV, p. 55. Plus tard, il constate que tous les journaux sont hostiles à l'annexion. Ibid., p. 99. (2) Gedenkstukken 1830-1840, t. III, p. 143. (3) Ibid., t. IV, p. 99. de la bourgeoisie armée » de s'abstenir de toute action aussi longtemps que les habitants respecteront les autorités civiles et maintiendront le bon ordre. N'osant attaquer l'insurrection, il la reconnaît. Les événements de Bruxelles avaient éclaté à l'improviste, mais la situation était trop tendue pour que le pays ne dût pas vibrer aussitôt à l'unisson de la capitale. Louvain, Ath, Wavre, et Mons sont en rumeur. Dans le pays de Liège surtout, la répercussion fut immédiate et profonde. Les tendances libérales et démocratiques dont s'était inspirée au XVIIIe siècle la révolution liégeoise, s'étaient encore renforcées durant la révolution française. Dans cette contrée essentiellement industrielle, les traditions de l'Ancien Régime avaient disparu plus complètement que partout ailleurs. L'influence du clergé et de la noblesse y était bien moindre que dans le reste de la Belgique. Nulle part l'adhésion de la bourgeoisie aux idées libérales n'était aussi complète (l). Nulle part non plus le prolétariat n'était aussi nombreux et par cela même aussi enclin à se laisser emporter par la violence. A peine les nouvelles de Bruxelles sont-elles connues, les têtes se montent. A Liège, à Huy et à Verviers, les ouvriers s'assemblent en tumulte. Le mécontentement social et le mécontentement politique les lancent dans une agitation confuse dont les meneurs étrangers, les vagabonds et les pillards cherchent à tirer parti. On brise des machines, on saccage les maisons des receveurs des contributions ou des partisans notoires du gouvernement, on arrache des façades les armoiries royales. A Verviers, un drapeau français est planté sur le perron par des inconnus. Cependant le travail cesse dans les usines et dans les mines. Déjà, dans les environs de Liège, des bandes de houilleurs sans ouvrage se répandent par la campagne et terrorisent les fermiers. A Namur, il faut protéger les magasins de blé pour les sauver du pillage. Le mouvement se propage (1) Bartels, Les Flandres et la Révolution, p. 19, dit que Liège est le « centre des hommes les plus capables et les plus influents dans les divers partis ». On constate que la province de Liège est < la plus exaltée dans le libéralisme ». Terlinden, op. cit., t. Il, p. 409. PROPAGATION DE L'INSURRECTION 379 jusque dans l'Allemagne rhénane. Le 31 août, à Cologne, des proclamations excitent le peuple à se soulever à l'exemple des « braves Belges ». A Aix-la-Chapelle, le 1er septembre, des émeutes ouvrières éclatent provoquées par les troubles qui agitent Verviers (l). En province comme à Bruxelles, les pouvoirs officiels épouvantés passent la main à la bourgeoisie. Les troupes n'osent faire usage de leurs armes et restent consignées dans les casernes. Des « Commissions de sûreté» s'installent dans les hôtels de ville que les Régences leur abandonnent. Dès le 27 août, celle de Liège, avec l'assentiment du gouverneur, est entrée en fonctions. Et, comme il arrive habituellement, cette abdication du pouvoir calme l'effervescence. Le peuple adopte les hommes nouveaux qui sont arrivés grâce à lui et leur fait confiance. Il s'abandonne à l'impression de s'être affranchi, de n'obéir plus qu'à lui-même, d'avoir recouvré son autonomie. Les couleurs françaises qui se sont montrées aux premiers jours disparaissent. A Liège, on arbore les couleurs liégeoises, à Verviers, les couleurs franchimontoises, comme Bruxelles a arboré les couleurs brabançonnes. Et la diversité de ces emblèmes montre bien ce que cette première explosion du sentiment national a d'improvisé. Chacun agit pour soi. Il n'y a encore entre les efforts décousus d'autre lien que la communauté des aspirations. La révolution belge a pour prologue une série d'insurrections locales. Cependant, les Commissions de sûreté se mettent à l'œuvre. Elles organisent des gardes bourgeoises dont la consigne est de calmer le peuple en se le conciliant, et qui appellent à elles, sans distinction de classes, tous les hommes de bonne volonté. Leur uniforme, une blouse bleue et un bonnet de police, atteste leur caractère populaire. Elles n'ont qu'à se montrer pour mettre fin aux troubles et déconcerter ceux qui ne s'y sont jetés que par amour du pillage. Quelques mesures habiles achèvent de rétablir l'ordre. A Liège, en faveur des ouvriers (1) Sur cette agitation, voir Gedenkstukken 1830-1840, t. III, p. 4, t. IV, p. 68, 81, 88, 108. Lejear, Verviers, loc. cit., p. 208-215. le prix du pain est diminué. Bref, le 7 septembre, la vague qui s'est un moment soulevée est retombée sur elle-même. Mais le choc qu'elle a produit a suffi pour faire glisser le pouvoir des mains de ses représentants officiels dans celles de la bourgeoisie. En Flandre, le mécontentement du peuple, aussi vif que dans les régions wallonnes, s'est heurté dès l'abord à une résistance plus ferme. Aussitôt après les journées de Bruxelles, la fermentation qui s'est emparée de Gand, de Bruges et de Courtrai a été efficacement combattue. Les autorités n'ont pas abandonné le terrain. Le gouverneur de la Flandre Orientale, plus énergique que ses collègues de Bruxelles et de Liège, ne s'est pas laissé déborder par les événements. Les Régences, au lieu de céder, demeurent en place. La Schutterij se rassemble; les bourgmestres font leur devoir (l). Les libéraux qui ont conservé ici, beaucoup plus qu'à Bruxelles ou dans le pays de Liège, leurs vieux principes anticléricaux, n'ont aucun motif de ménager une agitation à laquelle le clergé est favorable. Fabricants pour la plupart, ils n'ont d'autre souci que de veiller à la sécurité de leurs usines et ils sont décidés à protéger leurs machines. Il suffit que leurs ouvriers descendent dans la rue pour qu'ils se groupent autour du pouvoir. Leur attitude s'explique par des motifs de conservation sociale : elle n'a rien de politique. S'ils soutiennent le gouvernement, ce n'est pas par principe, mais parce que la cause du gouvernement, en ce moment de crise, se confond à leurs yeux avec la cause de l'ordre. A Bruxelles et à Liège d'ailleurs, les hommes qui viennent de prendre le pouvoir ne sont pas des radicaux. Leur but n'est que d'amener le gouvernement à accomplir les réformes que l'opinion exige. Ils ne songent pas à un changement de dynastie. Ce qu'ils demandent, c'est l'application « loyale » de la Loi fondamentale, c'est-à-dire son application conforme au vœu de l'union des partis : liberté complète de la presse et de l'enseignement, régime parlemen- (1) Gedenkstukken 1830-1840, t. IV, p. 82. DEPUTATIONS AU ROI taire, intervention des Belges dans l'État en proportion de leur nombre, suivant les principes de tout gouvernement constitutionnel (l). Que cela doive aboutir à la séparation administrative, les esprits les plus pénétrants ne peuvent se le dissimuler. Mais cette séparation n'est incompatible ni avec le maintien du royaume, ni avec celui du souverain. Si elle est inévitable, d'avance on l'accepte. Ce qui est impossible, ce dont personne ne veut, c'est la conservation de ce qui est. Les Belges, dit le Courrier des Pays-Bas, « ont senti se ranimer dans leurs âmes le sentiment de leur dignité nationale. » Ils exigent des garanties et le temps presse. Le pouvoir doit agir au plus tôt, sous peine d'attirer sur lui « les plus grandes calamités ». A Liège, dès le 27 août, la Commission de sûreté a décidé d'envoyer au roi une députation, et le lendemain, à Bruxelles, une cinquantaine de notables assemblés à l'hôtel de ville ont agi de même. L'adresse qu'ils remettent à leurs délégués affirme leur fidélité au souverain, mais sous le respect de ses formes, elle laisse entrevoir la gravité de la situation. Ses signataires « ne peuvent dissimuler à Sa Majesté que le mécontentement a des racines profondes », que le « système funeste suivi par des ministres qui méconnaissaient nos vœux et nos besoins » ne peut durer plus longtemps, et qu'il importe de convoquer sans retard les États-Généraux (2). Une réforme est indispensable et, au bord de la guerre civile, on s'illusionne de l'espoir d'y arriver par la voie légale. Si inattendue, si grave qu'elle soit, la nouvelle de ce qui se passe en Belgique n'a pas sérieusement alarmé le roi. Les événements de Bruxelles ne lui paraissent qu'une échauffourée. L'incapacité des fonctionnaires ne l'émeut pas, habitué qu'il est à n'avoir confiance qu'en lui-même. Mal instruit d'ailleurs (1) Le 31 août, le Courrier de la Meuse demande « que le gouvernement se montre désormais franchement constitutionnel, qu'il renonce sincèrement aux principes du message du 11 décembre, que les doctrines de M. van Maanen et des Nederlandsche Gedachten soient répudiées sans restrictions». Les autres journaux ne parlent pas autrement. Tous se bornent à demander une réforme constitutionnelle. (2) De Gerlache, op. cit., t. II, p. 40. des événements, il se flatte d'en venir à bout sans devoir employer la violence. L'ordre est donné à ses deux fils, le prince d'Orange et le prince Frédéric, de partir en hâte pour Bruxelles, à la tête de quelques régiments. Il leur suffira sans nul doute de se montrer pour en imposer aux têtes chaudes et rétablir le calme. Pas n'est besoin de leur tracer leur conduite en cas de conflit, puisqu'un conflit est trop improbable et serait d'ailleurs une provocation trop directe à la couronne pour qu'il faille y songer. Les princes quittèrent La Haye en même temps que partait de Bruxelles la députation envoyée au roi : ils la croisèrent en chemin. Les directions étaient différentes ; le but était le même. Des deux côtés on voulait éviter l'irréparable : le roi, en se ramenant le peuple, le peuple, en se conciliant le roi. Mais ni l'une ni l'autre de ces tentatives ne pouvait réussir. Elles échouèrent en même temps, et leur échec eut pour résultat de hâter la catastrophe qu'elles étaient destinées à écarter. Guillaume reçut les députations de Bruxelles et de Liège le 31 août. A l'exposé de leurs griefs, à leurs accusations contre ses ministres, il ne répondit qu'en objectant la Loi fondamentale et l'impossibilité de capituler devant l'émeute. Il avait résolu de convoquer les États-Généraux, seuls compétents pour juger de la nécessité d'une revision constitutionnelle. Il lui était impossible en attendant de rien promettre « le pistolet sur la gorge ». Il fallait avant tout que les princes entrassent à Bruxelles à la tête de leurs troupes, et fissent cesser ainsi « l'état apparent d'obsession auquel il ne pouvait céder sans donner un exemple pernicieux pour toutes les autres villes du royaume ». Au reste, il protestait de son horreur à faire couler le sang de ses sujets (l). Mais cette protestation, si sincère qu'elle fût, laissait entrevoir qu'il s'y résignerait au besoin. Bref, la possibilité de l'entente dont s'étaient flattés les députés s'évanouit dès les premiers mots de la conversation. Ils durent s'avouer d'ailleurs que le langage du roi était le seul qu'il pût tenir. Parler autrement qu'il le fît, c'eût été donner (1) De Gerlache, loc. cit., p. 48. LE PRINCE D'ORANGE DEVANT BRUXELLES 383 des gages à l'insurrection. Il ne se doutait pas qu'au moment même où il exigeait qu'elle s'inclinât devant son pouvoir, elle obligeait ses fils à s'incliner devant elle. Les princes, faisant diligence, étaient arrivés à Vilvorde, aux portes de Bruxelles, dès la soirée du 30 août. Ils disposaient de 6000 hommes de troupes et d'une vingtaine de canons, auxquels eût pu se joindre la garnison de Bruxelles qui continuait à bivouaquer autour du palais. Peut-être un coup de force leur eût-il livré la capitale. Mais, ils ne voulaient y entrer qu'en pacificateurs. Le prince d'Orange comptait sur le prestige personnel dont il y avait joui si longtemps. Son caractère glorieux lui faisait entrevoir l'occasion de jouer un beau rôle. Dès le lendemain, il convoquait à son quartier-général le duc d'Arenberg, le duc d'Ursel et le chef de la garde bourgeoise, le baron d'Hoogvorst. Il s'étonna de les voir arriver flanqués de plusieurs officiers de la garde et tous ceints d'écharpes aux couleurs brabançonnes. Il le prit tout d'abord de très haut. Puis, suivant son habitude, il céda et recouvra sa bonne grâce coutumière. Il affecta de n'attribuer les événements des derniers jours qu'à l'exubérance d'une « multitude égarée ». Il ferait le lendemain son entrée dans la ville, à la tête de ses soldats; tout serait oublié; il demandait seulement que l'on s'abstînt d'exhiber sur son passage des « insignes non légaux ». La députationrapporta cette réponse à l'hôtel de ville. A peine connue, elle provoqua dans la population un sursaut de fureur. Permettre l'entrée des troupes, n'était-ce pas, en effet, renoncer du même coup à l'autonomie reconquise pour retomber sous le joug hollandais? Ni la garde, ni les habitants ne balancèrent un moment. Plutôt que de céder aux exigences du prince, ils étaient prêts à la lutte. L'exemple de Paris montrait la conduite à suivre. Fiévreusement, les plus ardents commençaient à dépaver les rues et à élever des barricades. Sous la direction d'anciens soldats de Napoléon, ouvriers et bourgeois travaillaient d'un même cœur. A toutes les fenêtres se montrait le drapeau brabançon. La résolution de combattre était si évidente et si unanime, que le ministre # d'Autriche, affolé, prenait la fuite avec son collègue d'Espagne. Pourtant une nouvelle députation s'acheminait vers le prince. Ce qu'elle lui dit le fit réfléchir. La joyeuse entrée qu'il se promettait quelques heures plus tôt serait donc une sanglante bataille de rues. Ses soldats réussiraient-ils mieux que ne l'avaient fait les vétérans de Charles X ? Quelle perspective d'ailleurs, pour un prince royal, que de mitrailler sa capitale! Et puis, ne serait-il pas désavoué par son père? Sa mission ne consistait qu'à rétablir l'ordre. Avait-il le droit de tirer? Fallait-il demander des instructions à La Haye et, après avoir promis tout à l'heure d'entrer dans la ville, se résigner à attendre devant ses portes? Il était brave. La perspective de payer de sa personne le séduisit. Il promit qu'il arriverait le lendemain et entrerait seul dans Bruxelles, pourvu que la députation répondit de sa sûreté. Le lendemain, en effet, suivi de quelques officiers d'ordonnance, il se présentait au pont de Laeken (l). De ce point jusqu'à l'hôtel de ville, la garde civique était alignée le long des rues, les bourgeois en habit noir, les gens du peuple en blouse bleue. De distance en distance, des bouchers pourvus de leurs haches jouaient le rôle de sapeurs. Çà et là, des groupes de paysans étaient armés de piques. Derrière le cordon des gardes se pressait le peuple; les femmes garnissaient toutes les fenêtres ; au-dessus de la foule, aux façades des maisons, les trois couleurs brabançonnes revêtaient la ville d'une livrée révolutionnaire. Un sombre silence régnait. Quelques cris de « Vive le prince » furent aussitôt étouffés sous les sifflets. Lui pourtant, pâle mais résolu, s'enfonçait dans la foule dont les flots se refermant derrière lui, l'emprisonnaient. Ses sourires et son amabilité ne rencontraient que visages fermés et tendus. Il s'efforçait à faire bonne mine et saluait de la main, causant avec son entourage, consentant à laisser crier «Vive la liberté», pourvu qu'on criât «Vive le roi». A le voir ainsi, abandonné et visiblement déconcerté, des femmes pleuraient. LA SÉPARATION (1) Voy. surtout les récits de Chazal (Buffin, Mémoires et documents inédits, t. I, p. 39 et suiv.) et de du Monceau (Ibid-, p. 442 et suiv.), ainsi]que le rap-* port de l'adjudant du prince, de Grovestins. Gedenkstukken 1830-1840, t. IV, p. 85. LE PRINCE D'ORANGE A BRUXELLES 385 Son supplice dura jusqu'à l'hôtel de ville, où il fut harangué par la Régence. Mais la foule devenait houleuse. Sur la place de Ruysbroeck, le prince se croyant en péril, éperonna tout à coup son cheval et, sautant par-dessus les barricades, courut bride abattue jusqu'au palais. On ne le poursuivit pas. Là, au milieu des troupes hollandaises, sa personne était en sûreté. Mais il n'en avait pas moins perdu la liberté de sa conduite. En entrant dans la ville il avait toléré l'insurrection et pactisé avec elle. Tout ce qu'il pouvait faire, et il allait l'essayer, c'était de mettre sa responsabilité à l'abri sous une équivoque. A peine remis des émotions de la matinée, il convoquait autour de lui une commission composée du gouverneur de la province, du bourgmestre, de deux membres de la Régence sortis de leurs cachettes, du duc d'Arenberg, du duc d'Ursel, du général d'Aubremé et du baron d'Hoogvorst. Il ramenait ainsi au jour les autorités officielles qui, depuis le 25 août, s'étaient si prudemment éclipsées. Mais à côté d'elles, il plaçait le chef de la garde bourgeoise. La proclamation qu'il lança affectait, il est vrai, de ne considérer la garde que comme un auxiliaire bénévole du gouvernement. Il la remerciait au nom du roi d'avoir rétabli l'ordre et la faisait féliciter par le pauvre bourgmestre, du zèle infatigable qu'elle avait montré et d'avoir pris les armes « dans un but si louable ». Le voile était prudemment jeté sur tout le reste. Dans cette ville où le palais était le seul édifice qui n'arborât pas les couleurs brabançonnes, le prince parlait comme si chacun n'eût eu en vue que le service royal. 11 donnait sa parole que les troupes n'entreraient pas à Bruxelles et promettait de prendre, d'accord avec la commission, « les mesures nécessaires pour ramener le calme et la confiance ». Subrepticement, le régime légal allait être restauré et l'insurrection déjouée. Le peuple s'en aperçut tout de suite. Il n'avait pas dépossédé les autorités pour leur permettre, sous le couvert du prince d'Orange, de reprendre leurs fonctions, ni rompu avec le gouvernement pour se laisser ramener sous son pouvoir. Il ne se refusait pas à une entente, mais à condition d'y prendre part et de délibérer d'égal à égal. Il fallut Hist. dk Bulg. VI 25 bien lui ouvrir le cénacle dont on avait cherché à l'exclure et se résigner à reconnaître l'existence de cette révolte que l'on se proposait, si l'on peut ainsi dire, d'escamoter. Dès le lendemain, deux nouveaux membres entraient dans la commission pour l'y représenter : un vieux jacobin, Rouppe, et un jeune libéral, Sylvain van de Weyer. Mais déjà la situation avait changé. Le soir du premier septembre, les délégués envoyés auprès du roi étaient rentrés à Bruxelles. On apprenait que leur mission avait échoué, qu'aucune concession n'avait été faite, aucune promesse donnée et qu'il fallait s'en remettre à la décision des États-Généraux. A l'opinion surexcitée s'imposait donc un nouveau délai. Passe encore s'il eût autorisé quelque espoir ! Mais il était trop évident que les Belges n'avaient rien à attendre en suivant la voie légale. Les renvoyer aux États-Généraux, c'était les soumettre au bon plaisir des Hollandais qui y possédaient la moitié des sièges. En ce moment décisif, l'absurdité de la constitution s'affirmait aussi flagrante que révoltante. Puisque l'unité du royaume imposait à la majorité de la nation le joug de la minorité, il n'était pas possible d'en tolérer plus longtemps l'existence. L'affranchissement de la Belgique était à ce prix. La dignité et la justice ne lui permettaient pas de se sacrifier au maintien de l'État hybride qui l'opprimait. La séparation des deux parties du royaume que dès 1815 les esprits les plus clairvoyants avaient prévue, et dont de Potter avait récemment menacé le gouvernement, apparaissait maintenant comme la solution inévitable du conflit. Elle seule pouvait encore empêcher la guerre civile et la révolution. Elle devenait l'ultimatum des partis, le programme minimum de leurs revendications. A l'agitation confuse des derniers jours, elle assignait le but auquel il fallait tendre. 11 n'y avait plus d'autre alternative que de l'obtenir ou de combattre. Et des symptômes menaçants montraient qu'il fallait se hâter. La population était houleuse. On avait brûlé dans les rues le rapport de la délégation faisant part de la réponse du roi. Des attroupements tumultueux se formaient, que la garde bourgeoise ne parvenait qu'avec peine à disperser. Ses chefs corn- ORANGE CONSENT A LA SÉPARATION 387 mençaient à craindre pour la sécurité du prince d'Orange. Lui-même s'épouvantait de la situation qu'il s'était faite. Aussi brave qu'imprudent, il avait affronté le péril sans en mesurer la grandeur et sans prévoir les conséquences de sa conduite. Il se sentait maintenant à la merci des événements et ne songeait plus qu'à sortir du mauvais pas où il s'était jeté. Les pouvoirs officiels qu'il avait voulu grouper autour de lui se dérobaient. Il s'épuisait en conversations compromettantes avec les députés aux États-Généraux, avec les chefs de la garde, avec les représentants des partis. Tous s'accordaient à lui affirmer « que le désir le plus ardent de la Belgique est la séparation complète entre les provinces méridionales et les provinces septentrionales, sans autre point de contact que la dynastie régnante ». Quelques-uns même osaient le croire capable d'ambitionner le titre de roi des Belges. Demeurer plus longtemps à Bruxelles au milieu de semblables sollicitations, devenait impossible. Il accepta de faire connaître à son père les désirs du peuple « et de les appuyer de toute son influence ». II laissa entendre qu'il reviendrait chargé de bonnes nouvelles et les chefs de la garde bourgeoise lui promirent sur l'honneur de ne pas souffrir, en attendant, de changement de dynastie. Une proclamation qu'il apostilla des mots « conforme à la vérité », fit connaître cette convention. La commission qu'il avait créée à son arrivée fut dissoute. Et il s'empressa de partir, emmenant avec lui la garnison et abandonnant Bruxelles aux chefs de l'insurrection à laquelle il s'était si légèrement flatté de mettre fin par sa présence (3 septembre). On ne devait plus le revoir. Le seul résultat de son intervention avait été de précipiter les événements et d'accroître la confiance des hommes qui les dirigeaient. Se croyant assurés de son appui, les plus modérés d'entre eux ne doutaient plus de la solution pacifique de la crise. « Concitoyens, disait une proclamation, soyons calmes, car nous sommes forts, et restons unis pour conserver et accroître notre force » (l). (1) J'ai surtout suivi pour ces événements, le récit contemporain des Esquisses historiques de la Révolution de la Belgique en 1830, p. 87 et suiv. (Bruxelles, 1830). Cf. Du Monceau, loc. cit., p. 475 et suiv. III Pourtant, le calme qu'ils prêchaient était impossible. La certitude de la victoire enflammait les esprits et ne permettait pas aux masses enfiévrées de contenir leur impatience. De Bruxelles, le mouvement se répandait dans tout le pays. Les insurrections locales des premiers jours s'unissaient en une même impulsion gravitant vers la capitale. Une députation liégeoise venait mettre à la disposition de « ses frères de Bruxelles tous les secours qui seraient jugés nécessaires en hommes, fusils, munitions et même artillerie ». Des localités voisines, des bandes de jeunes gens accouraient s'offrir aux chefs de la garde bourgeoise. Dès le 1er septembre, les premiers étaient arrivés de Wavre. La Flandre s'associait aux autres provinces. Le 3 septembre, le drapeau tricolore flottait à Qrammont, le 6, à Alost, à Ninove, à Deynze; en se généralisant, les couleurs brabançonnes devenaient les couleurs belges. On n'en voyait plus d'autres dans les provinces wallonnes. Seul le Luxembourg se réservait encore. Le mot d'ordre est désormais la séparation du royaume. Personne ne croit plus à la possibilité du statu quo. C'est l'opinion des diplomates étrangers comme celle des fonctionnaires hollandais (l). L'impatience est d'ailleurs égale à la confiance. Un même espoir d'affranchissement et de liberté soulève le peuple et les jeunes démocrates de la bourgeoisie. A Liège surtout, l'enthousiasme déborde. Charles Rogier, endossant la blouse bleue, agit en tribun. La Commission de sûreté, désemparée, laisse faire. Il serait aussi dangereux de réprimer l'opinion déchaînée que de la laisser s'énerver dans l'attente. A Bruxelles même, la Régence écrit piteusement au roi « qu'elle adhère pleinement aux vœux des Belges » pour la séparation (2). (1) Voy. dans Gedenkstukken 18301840, t. IV, p, 99, l'opinion de Schuermans, calle du ministre de Prusse (Ibid., t. III, p. 6) et celle du ministre d'Autriche (Ibid., p. 152). (2) Esquisses, p. 110. appel du roi a la prusse 38g Mais quelle décision le roi va-t-il prendre? Il en cherchait une sans la trouver. Cet obstiné n'était pas un volontaire. Écrasé par le sentiment de ses responsabilités envers l'Europe et envers son peuple, blessé dans son amour-propre, doutant pour la première fois de lui-même, il hésite et semble atterré. « Il n'a plus son air d'assurance, son air moqueur. On voit qu'il se sent humilié; il est entièrement à bas » (l). Un instant, au début des troubles, il avait compté sur l'aide de la Prusse. Le 28 août il suppliait Frédéric-Guillaume d'intervenir. Sans doute, il n'ignore pas que si l'armée prussienne entre dans les Pays-Bas, l'armée française y entrera aussi. Mais une guerre générale tranchera la question qu'il n'ose résoudre. Il se persuade qu'il appartient aux Puissances qui lui ont donné la couronne de le défendre à l'heure du péril. Cependant la Prusse ne marchera pas sans l'Angleterre et l'Angleterre est résolue à ne pas marcher. Wellington ne veut ni rompre avec Louis-Philippe ni, à la veille des élections dont dépend son ministère, provoquer l'opinion libérale qui se prononce avec force en faveur des Belges. S'il refuse au cabinet de Paris d'entreprendre une action commune pour amener Guillaume à céder, il est pourtant décidé à ne pas tirer l'épée en sa faveur. D'ailleurs il ne croit pas que les Belges iront jusqu'à braver l'Europe et il ne les prend pas au sérieux. « Messieurs les Bruxellois, dit-il en riant, connaissent les traités aussi bien que nous, et ils ne voudront pas se faire conquérir et soumettre par les Puissances alliées » (2). Ils ne le voulaient certainement pas, mais ils le craignaient encore moins. Confiants dans l'aide immanquable de la France en cas de conflit, l'idée d'une guerre générale ne les effrayait pas plus qu'elle n'effrayait le roi. Si souvent, au cours des siècles, le sort de la Belgique avait dépendu des rivalités internationales ! Pourquoi devraient-ils sacrifier leur liberté à la paix du monde ? Il ne tenait qu'à Guillaume de la sauvegarder en leur faisant justice. D'ailleurs, il lui fallut bientôt se résigner (1) Gedenkstukken 1830-1840, t. III, p. 153. (2) Ibid., t. I, p. 13. à son sort. Le 7 septembre, Frédéric-Guillaume s'excusait de ne pouvoir lui venir en aide. A défaut de la solution militaire, restait la solution diplomatique. La constitution des Pays-Bas, découlant du traité des huit articles, il appartenait aux Puissances de prendre la responsabilité de sa révision. Elles se refuseraient sans doute à y porter atteinte et le roi, fort de leur sentence et couvert par elles, n'aurait plus qu'à l'imposer aux Belges. Il suggéra dans cet espoir, au cabinet de Londres, de convoquer à La Haye une conférence des signataires du traité. Comme la France ne l'avait pas signé, elle serait exclue des délibérations, et c'était là le principal avantage de l'expédient. Car la complaisance du gouvernement français pour les Belges ne faisait pas de doute. En dépit de ses assurances officielles, il laissait franchir la frontière aux auxiliaires que Paris envoyait à Bruxelles et il ne répondait pas aux instances du cabinet de La Haye le pressant d'interdire à de Potter de rentrer en Belgique (l). En attendant que l'Europe mît fin à ses perplexités, Guillaume se décida pourtant à une concession qui dut lui être cruelle. Le 3 septembre, il acceptait la démission de van Maanen. Ce dur sacrifice venait trop tard. Qu'importait encore van Maanen à un peuple qui déjà considérait comme accomplie sa séparation d'avec la Hollande? La surexcitation croissante de l'opinion ne permettait pas, en effet, d'attendre que ses désirs devinssent une réalité légale. Les modérés, qui avaient promis au prince d'Orange de demeurer dans l'expectative jusqu'à la décision des États-Généraux, étaient désormais débordés. On n'arrête pas une révolution et la révolution était commencée. Elle l'était puisque la volonté populaire s'arrogeait le droit de disposer de la nation et se substituait à la loi. L'enthousiasme national s'alliait à l'enthousiasme démocratique et le gouvernement apparaissait doublement odieux, comme l'instrument de l'étranger et comme celui de la réaction. On le méprisait trop pour le redouter. Personne ne se souciait plus des autorités, et la facilité (1) Gedenkstukken 1830-1840, t. I, p. 22. les modérés débordés par les violents 3g i avec laquelle elles se laissaient déposséder attestait qu'elles considéraient la séparation comme irrévocable. L'armée elle-même commençait à se dissoudre. Dès le 5 septembre, un manifeste était répandu parmi les troupes engageant les soldats belges à ne pas imiter « la poignée de misérables qui à Paris s'est couverte d'infamie en tirant sur les citoyens » (l), et tout de suite des bandes de déserteurs se mettaient à quitter les drapeaux. On apprenait que Louvain venait de chasser sa garnison (2 septembre). De jour en jour, l'aspect de Bruxelles devenait plus menaçant. Charles Rogier y entrait le 7 septembre à la tête de volontaires liégeois, ouvriers pour la plupart, bien armés, pleins d'élan et d'ardeur révolutionnaire (2). De Paris arrivaient pêle-mêle avec des Belges accourant au secours de leurs compatriotes, des jacobins, des vagabonds, des aventuriers, des agents politiques, pêcheurs en eau trouble, entrepreneurs d'émeutes et maîtres ès-barricades. Déjà des bandes indisciplinées sortaient des portes et échangeaient des coups de feu avec les avant-postes hollandais. Et à ces provocations, le prince Frédéric, toujours campé à Vilvorde, ne répondait que par la promesse de disloquer incessamment ses troupes. Le manifeste du roi convoquant les États-Généraux pour le 13 septembre vint à souhait pour porter l'agitation à son comble. C'était provoquer l'opinion que de lui parler, en un tel moment, de la Loi fondamentale et des traités et de lui annoncer que les États allaient examiner « s'il y avait lieu à modifier les institutions nationales ». C'était faire le jeu des « agitateurs » que d'engager les « bons citoyens » à se séparer d'eux. En vain d'Hoogvorst s'efforçait-il de calmer l'effervescence et de conserver « cette dignité qui convient à notre belle position » (3); en vain promettait-il au peuple la récompense prochaine « de son beau dévouement », les têtes se montaient de plus en plus. Déjà, sans attendre d'ordres, on (1) Esquisses, p. 124. (2) Voy. dans Discailles, Charles Rogier, t. 1, p. 198, la liste de ses 124 compagnons. (3) Esquisses, p. 129. (1) Esquisses, p. 138. (2) Ibid., p. 138. (3) Les pourparlers à ce sujet avaient commencé le 8. Voy. le curieux récit des Esquisses, p. 141 et suiv. abattait les arbres des boulevards et on élevait de nouvelles barricades, Les étrangers affluaient de plus en plus; ils trompaient leur désœuvrement par l'agitation politique qui s'accroissait en durant. L'état-major de la garde bourgeoise s'effrayait de leur outrance. Le 8 septembre, il faisait afficher une proclamation, où tout en les remerciant de leur zèle, il les engageait « à suspendre momentanément leur marche et à se tenir prêts à voler au secours de leurs frères de Bruxelles si l'intérêt de la patrie l'exige » (l). L'attitude du peuple avivait encore ses inquiétudes. Il défendait « d'exciter les bons ouvriers à se rassembler et à se porter à des excès », et il leur promettait du travail « pour faire disparaître le malaise qui est la conséquence nécessaire des événements qui viennent de se passer » (2). Le moment était venu où le pouvoir qu'il avait lui-même usurpé allait glisser de ses mains. En prêchant la modération et la légalité, il semblait renier l'illégalité de ses origines et sa prudence, le rendant suspect, le discréditait. Pour se maintenir, il devait se transformer : il l'essaya. Le 11 septembre, avec l'assentiment de la Régence, les huit sections de la garde nommèrent une Commission de sûreté dans laquelle une place fut faite aux éléments les plus avancés de la bourgeoisie (3). Son programme dépassait de beaucoup celui d'un simple corps municipal. Elle ne prétendait pas agir pour Bruxelles seulement. Si elle avait à veiller au maintien de l'ordre, elle devait aussi s'occuper de la séparation du royaume. Elle fut la première institution nationale que provoqua le cours irrésistible des événements. Depuis le début des troubles, les libéraux n'avaient cessé de jouer le rôle prépondérant. Beaucoup plus nombreux, mais plus conservateurs et plus timides, les catholiques les laissaient faire, se bornant à les soutenir de leur adhésion. Rien d'étonnant, dès lors, si l'influence de Paris se marque si visible dans i.es libéraux et la france 3g3 les agitations de Bruxelles. Conduite par des libéraux, la révolution belge devait nécessairement s'inspirer de celle de juillet. La Commission de sûreté n'est en somme qu'une réplique du gouvernement provisoire installé sous la présidence de La Fayette, à la veille de l'avènement de Louis-Philippe. L'analogie des principes explique suffisamment l'analogie des événements. L'imitation fut spontanée. Le cabinet de Paris n'eut qu'à laisser faire. Il s'abstint d'intervenir non seulement parce que son intervention l'eût brouillé avec l'Europe, mais encore parce qu'elle était inutile. « Ce ne sont pas les armes de la France, écrit très justement Mercy-Argenteau, qui triompheront de nous (c'est-à-dire du gouvernement). Elle ne l'essayera même pas : ce sont ses principes libéraux. Il n'y a pas de force contre cela, ni moyen de se garantir » (l). Au reste, les libéraux belges étaient bien résolus, en cas d'échec, à s'unir à la France. Ils la considéraient, en quelque sorte, comme une position de repli, comme un refuge assuré. Et en cela, leurs alliés catholiques pensaient comme eux. « La presque totalité des Belges, écrit le ministre d'Autriche, ne désire pas d'être réunie à la France. Mais si leurs désirs pour la refonte entière de leur constitution et leur séparation de la Hollande rencontraient une forte opposition et s'ils prévoyaient d'être soumis par la force des armes, alors ils préféraient de devenir province française plutôt que de rentrer sous la domination de la Hollande » (2). Tout ce que l'on sait confirme l'exactitude de ces paroles. Le vœu général réclamait un gouvernement à la fois constitutionnel et national : la liberté dans l'indépendance. Ni les fonctionnaires hollandais ni les ministres étrangers dont nous possédons les témoignages ne font la moindre allusion à l'existence d'un parti travaillant de propos délibéré en faveur de l'annexion à la France. Il est certain d'ailleurs que les républicains français qui voulaient à Paris forcer la main à Louis-Philippe et le lancer dans la guerre, trouvèrent en (1) Gedenkstukken 1830-1840, t. IV, p. 109. (2) Ibid., t. III, p. 152. Belgique un certain nombre d'adhérents, soit parmi les soldats et les fonctionnaires de l'Empire que Napoléon avait « ensorcelés », soit parmi les impatients qui doutaient de la possibilité pour les Belges de l'emporter sur le gouvernement hollandais, soit parmi les exaltés auxquels la France imposait irrésistiblement son prestige. A peine installée, la Commision de sûreté s'inquiétait de leurs menées. Le 11 septembre, elle proclamait la nécessité « de faire converger les opinions et les efforts des citoyens vers un même but patriotique, en sorte qu'ils ne soient détournés de cet intérêt légitime par aucune influence étrangère » (l). Ce n'était plus aux seuls Bruxellois qu'elle s'adressait. Elle voulait agir « de commun accord avec les autres villes », c'est-à-dire prendre la direction du mouvement national. Mais pour en assurer le succès, elle se voyait forcée à son tour de recommander le calme et la légalité. Comme d'Hoogvorst, elle se défiait des étrangers qui poussaient aux résolutions extrêmes. Elle les engageait à rentrer chez eux ou à se faire inscrire à l'hôtel de ville. Elle recommandait aux industriels de rouvrir leurs ateliers et, pour occuper les ouvriers que leur oisiveté livrait aux manœuvres des intrigants ou des impatients, elle décrétait des travaux à la porte de Hal et à la porte d'Ander-lecht. Cette prudence n'était plus de mise. A mesure que l'agitation se généralisait et attirait à elle la « populace », elle s'imprégnait de tendances démocratiques et républicaines. Ses promoteurs Rogier, Ducpétiaux, Gendebien, Lesbroussart, correspondaient avec de Potter et s'enthousiasmaient à l'idée de fonder la souveraineté du peuple. Ils se laissaient entraîner par les souvenirs de la Révolution française. Déjà des clubs s'ouvraient, où dans un langage renouvelé des Jacobins, on parlait d'arrêter les suspects, de prendre des mesures de salut public et de courir aux armes contre les « tyrans ». Un manifeste accusait le gouvernement de La Haye de pousser à la guerre civile. Il faut, disait-il, « aux résolutions fortes faire (1) Esquisses, p. 157. tendances démocratiques et révolutionnaires 3g5 succéder l'action prompte et énergique », et il encourageait les Belges à voler au secours de Bruxelles, « généreuse cité qui la première arbora le drapeau tricolore à l'ombre duquel se fonderont et se consolideront nos libertés » (l). Les nouvelles du pays entretenaient et augmentaient l'agitation. On apprenait qu'à Liège, quelques citoyens s'étaient emparés du fort de la Chartreuse (20 septembre), que le fort de Huy était tombé aux mains du peuple, qu'à Alost 300 hussards avaient été désarmés par la foule, qu'à Mons, à Namur, à Louvain, les esprits étaient aussi montés qu'à Bruxelles. Le Luxembourg, qui avait d'abord hésité, envoyait une députation chargée de réclamer la séparation du royaume. De plus en plus, les déserteurs affluaient de l'armée et le nombre des auxiliaires venus des provinces allait croissant de jour en jour. La Brabançonne, récemment composée par Jen-neval, remplaçait maintenant la Marseillaise. Il y était encore question du roi, mais du roi sommé d'obéir au peuple (2). Le maintien de la dynastie n'était plus qu'une formule vide. On tolérait encore la couronne à condition qu'elle sanctionnât le fait accompli. Ainsi, à la légalité dont la Commission de sûreté s'efforçait encore de sauvegarder les apparences, s'opposait nettement l'action révolutionnaire. Vis-à-vis du roi, les avancés prenaient l'attitude qui avait été au XVIe siècle celle de Guillaume d'Orange vis-à-vis de Philippe II. Sans rompre formellement (1) Esquisses, p. 159. (2) Le texte primitif de la Brabançonne, chanté pour la première fois par La Feuillade au théâtre de la Monnaie le 12 septembre 1830, exprime l'espoir de ... greffer l'Orange Sur l'arbre de la Liberté. Il s'achève pourtant par la menace de la faire « tomber » si le roi ne renonce pas à « l'arbitraire » Après les journées de septembre, Jenneval modifia des paroles qui ne répondaient plus ni à la situation ni au sentiment public. II acheva le premier couplet par ces mots : La mitraille a brisé l'Orange Sur l'arbre de la Liberté. On sait que cette seconde version de la Brabançonne est restée officielle jusqu'à son remaniement par Charles Rogier en 1860. Voy. Bullet. de l'Académie Roy. de Belgique. Classe des Beaux-Arts, 1922, p. 158 et suiv. avec lui, ils étaient résolus à n'en pas tenir compte et à lui imposer leur volonté. Aussi avaient-ils tout mis en œuvre pour empêcher les députés belges de se rendre à la session des États-Généraux. La solution légale du conflit eût sans doute rallié les modérés et restitué au gouvernement une influence que redoutaient également les démocrates et les patriotes les plus exaltés. Au point où l'on en était arrivé, il n'était plus question de s'embarrasser de scrupules constitutionnels, de Loi fondamentale et de respect des traités. La souveraineté nationale s'était prononcée, et c'était la mettre en doute que de se rendre à la convocation du roi. Mais les députés se faisaient un point d'honneur de respecter la constitution. Leur modération s'effrayait d'ailleurs de l'allure prise par les événements. Les mêmes motifs qui détournaient les démocrates d'une pacification la leur faisaient souhaiter. La séparation qu'ils voulaient comme eux, ils ne voulaient y arriver que par la voie légale. En dépit des menaces et des objurgations, ils partirent. Les cris de mort et les injures qui les accueillirent à La Haye leur montrèrent qu'ils n'y arrivaient pas en représentants du royaume, mais en ennemis. Ce n'étaient plus des partis, c'étaient deux peuples qui allaient s'affronter dans la salle des États. Le discours du trône qui ouvrit la session le 13 septembre détonna par son style officiel et ambigu. Rien de plus maladroit que l'affectation qu'il mettait à cacher la nécessité inéluctable de la séparation et à faire l'apologie du gouvernement au moment même où il venait de provoquer une révolution. Cette révolution, le roi, il est vrai, n'y voyait qu'une « émeute » (oproer) devant laquelle il se déclarait décidé à ne pas plier. Et cette menace, après les tergiversations dont il n'avait cessé de faire preuve depuis le 25 août, trahissait bien plus son désarroi que son énergie. Son but n'était d'ailleurs que de gagner du temps grâce à la lenteur de la procédure parlementaire et de réserver l'avenir. Les débats se déroulèrent au milieu des passions qu'attisaient encore les nouvelles arrivées de Belgique. Pendant que les députés délibéraient, le roi dévoilant son jeu, faisait attaquer les états-généraux votent la séparation Bruxelles par le prince Frédéric. Manifestement, ce n'était point des États mais de ses troupes qu'il attendait la réponse au discours du trône. Les fusillades du Parc en décidèrent et les États ne firent que ratifier la victoire des « émeutiers » dont le roi, quelques jours auparavant, parlait de si haut, quand, le 29 septembre, ils se prononcèrent par 55 voix contre 43 pour la séparation des deux parties de l'État. Les députés belges poussèrent le scrupule jusqu'à prendre part à ce vote. A la date où il fut émis il n'était plus qu'une formalité vide de sens, la dernière manifestation d'une assemblée expirante. Le royaume des Pays-Bas avait vécu. La compétence des États-Généraux ne s'étendait plus en fait qu'à la Hollande. Leur convocation avait hâté la rupture qu'elle devait éviter. L'espoir même qu'elle inspirait aux modérés et aux timides avait poussé aux extrêmes, chez les avancés, l'impatience d'en finir et de couper les ponts. Les réticences et l'ambiguïté du discours du trône, dont le texte fut connu à Bruxelles dans la soirée du 14 septembre, avaient renforcé leur influence et découragé leurs adversaires. Que pouvaient-ils répondre encore à ceux qui accusaient le roi de tromper l'opinion et de préparer la guerre, et le prince d'Orange d'avoir menti en se portant fort des intentions de son père ? Le soir même, au milieu d'un banquet offert aux officiers des volontaires liégeois, Rogier faisait crier aux armes. Au dehors, la foule s'ameutait; on brûlait le discours royal et il fallut que la garde bourgeoise déblayât les abords de l'hôtel de ville où la Commission de sûreté siégeait en permanence. Les troubles s'aggravèrent le lendemain. Les Liégeois, suivis par des bandes d'étrangers auxquels s'adjoignent les démocrates de Bruxelles conduits par l'avocat Ducpétiaux, exigent la constitution d'un gouvernement provisoire. Le club de la salle Saint-Georges vote une adresse aux députés, les sommant de quitter les États-Généraux si la séparation n'est pas immédiatement décidée. L'anarchie commence à s'emparer de la ville livrée aux auxiliaires qui continuent à y affluer du dehors. Les impôts ne rentrant plus, la caisse communale est vide et la Société Générale refuse à la Commission de sûreté l'avance de quelques milliers de florins. Cependant, l'audace des Liégeois ne cesse de croître. Le 19, ils vont faire le coup de feu contre les Hollandais postés à Tervueren et à Vilvorde, s'emparent des chevaux de la « maréchaussée » et arrêtent la diligence d'Amsterdam. La Commission de sûreté qu'ils compromettent leur inflige un blâme. C'en est assez pour qu'ils l'accusent de trahison et marchent tambour battant sur l'hôtel de ville, entraînant à leur suite des bandes de peuple. La nuit se passe en agitations et en clameurs. D'Hoogvorst tente vainement de ramener le calme ; son prestige ne suffit plus à en imposer. Aucun chef ne possède assez d'autorité pour dominer les événements : ils échappent à toute direction, n'obéissant plus qu'à l'impulsion des plus violents. Au matin du 20, la garde bourgeoise se laisse désarmer par la foule, abandonne ses postes et cède ses fusils. La Commission de sûreté se dissout ; l'hôtel de ville est envahi et le peuple est maître de Bruxelles. Parcourue par des bandes armées défilant en bon ordre le long des rues où toutes les boutiques ont clos leurs fenêtres, la ville présente un aspect formidable et sinistre. Nul pillage; les vainqueurs ne songent évidemment qu'à la lutte. Aux troubles des derniers jours succède un calme impressionnant. Le club Saint-Georges, où se rassemblent les chefs du mouvement, cherche à organiser un gouvernement provisoire. Des noms sont répandus parmi les masses, discutés dans les sections, inscrits sur les drapeaux des volontaires. On propose de Mérode et van de Weyer pour Bruxelles, d'Oultremont et Raikem pour Liège, de Stassart pour Namur, Gendebien pour Mons, van Meenen pour Louvain, de Potter pour Bruges, et le choix de ces hommes, presque tous démocrates ou passant pour tels, est caractéristique. Mais, au milieu de l'émotion générale, comment procéder à des élections ? On vit dans la fièvre et dans l'attente. Des bruits de toute sorte circulent. On raconte que 10,000 gardes nationaux accourent de Paris, que le général Exelmans a passé la frontière. Seul d'Hoog-vorst installé à l'hôtel de ville représente encore un semblant l anarchie a bruxelles 3Ç9 d'autorité au milieu de l'insurrection que la rapidité de son triomphe et l'absence de chefs font s'agiter en remous confus. Le moment est venu qu'espérait le roi. Il a prévu qu'en durant l'agitation sombrerait dans l'anarchie et lui fournirait l'occasion qu'il attend. Il sait que parmi les modérés beaucoup lui reviennent, et que la terreur d'une révolution sociale les détourne de la révolution politique. Les revendications des ouvriers épouvantent les fabricants. La séparation violente des deux parties du royaume les menace d'ailleurs de perdre le marché des Indes et la protection rémunératrice de la couronne. A Gand, dès le 8 septembre, la Chambre de commerce, la Société Industrielle, les quatre loges maçonniques pétitionnent en faveur de l'unité de l'État, et, le 13, leur exemple est imité à Anvers. De Bruxelles, des avis parviennent au prince Frédéric, le suppliant de profiter du désordre pour entrer dans la ville, l'assurant qu'il n'y rencontrera pas de résistance. De La Haye, l'ordre lui arrive de se préparer à marcher. Il concentre ses régiments à Vilvorde et, le 21, ses patrouilles de cavalerie se répandent aux alentours de la capitale. Une proclamation annonce son arrivée « à la demande des meilleurs citoyens » et promet un pardon généreux dont ne seront exclus que les étrangers et les fauteurs d'actes trop criminels. Mais le même jour, le premier sang a coulé. Des Liégeois sortis à la rencontre de quelques partis de dragons ont vu tomber plusieurs de leurs hommes. La lutte est commencée et ses instigateurs sont décidés à la soutenir. Ils font demander des secours à Liège, à Louvain, à Wavre et jusque dans le Borinage. Des villages de la banlieue, où sonne le tocsin, des paysans se mettent en marche. Pendant que des familles aisées prennent la fuite, la ville se prépare au combat. On renforce les barricades, on en construit de nouvelles. Les anciens militaires gradés sont invités à se présenter à l'hôtel de ville. On passe en revue les compagnies de volontaires parmi lesquelles figurent nombre de soldats en uniforme au milieu des blouses bleues. D'Hoogvorst abandonne le commandement de la garde bourgeoise mais continue à en porter le costume. De Louvain arrivent trois cents hommes conduits par Adolphe Roussel. Le bruit de la fusillade crépite en dehors des murs. Le 22, 2000 hommes ont tenté une sortie vers Dieghem. Les Hollandais ne sont plus qu'à une lieue de Bruxelles. Le 23, à huit heures et quart du matin, retentit le premier coup de canon annonçant leur attaque. CHAPITRE II LES JOURNÉES DE SEPTEMBRE Le prince Frédéric disposait de 14,000 hommes et de 26 bouches à feu (l). C'était relativement beaucoup plus que n'en avait eu Marmont, deux mois auparavant, pour soumettre Paris. La nationalité hollandaise de la plupart des régiments garantissait leur fidélité. A la tête de l'état-major se trouvait le général de Constant Rebecque, celui-là même dont les habiles dispositions avaient si largement contribué, la veille de Waterloo, à l'échec deNey auxQuatre-Bras. Les rapports arrivés de la ville en faisaient prévoir la reddition. Tout indiquait que les bandes indisciplinées de l'émeute n'oseraient affronter le choc des troupes régulières. L'imprudente démarche de Ducpétiaux, qui venait d'être arrêté comme il se présentait aux avant-postes en parlementaire, paraissait attester le découragement des rebelles. (1) Pour éviter une annotation inutile, il suffira de renvoyer ici le lecteur aux sources que j'ai surtout utilisées pour le récit des combats de Bruxelles. Ce sont les Esquisses historiques de la Révolution de la Belgique, p. 252 et suiv. ; les Mémoires du lieutenant-général Pletinckx (Buffin, Mémoires et documents inédits, t. I, p. 314 et suiv ); le Journal du lieutenant-général de Constant Rebecque (ibid., t. II, p. 32 et suiv.); la Relation d'un témoin oculaire (ibid., t. II, p. 462); les rapports de l'agent anglais Cartwright à lord Aberdeen (Gedenkstukken 1830-1840, t. I, p. 31 et suiv ). Hist. dk Bei.g. VI Timide, mais réfléchi et obéissant, Frédéric ne concevait aucun doute sur la mission dont son père l'avait chargé : ce serait tout au plus une opération de police. Dans Bruxelles même, les apparences justifiaient cet optimisme. Le général Valazé, qui venait d'y arriver comme ministre de Louis-Philippe, écrivait à Paris que la fin des troubles était proche, que la bourgeoisie en avait assez, que les « ouvriers guerriers » qu'il voyait passer devant ses fenêtres étaient incapables de combattre et que « les soldats entreraient dans la ville comme ils voudraient ». Ceux que le souci de de leurs intérêts avait rejetés vers le gouvernement ne se cachaient plus. Dans la soirée du 22, ils avaient risqué une manifestation orangiste au théâtre de la Monnaie, et le matin du 23, on rencontrait dans les rues des dames en grande toilette, impatientes d'assister au défilé des troupes hollandaises(l). Depuis trois jours aucune autorité n'existait plus. Les bandes armées, qui avec l'appui des Liégeois et des étrangers s'étaient emparées du pouvoir, abandonnées à elle-mêmes à l'heure décisive, flottaient au hasard, n'obéissant à aucune direction, incapables, dans le décousu de leurs efforts, de prendre des mesures et de s'organiser. Les orateurs du club, les jeunes démocrates, les membres de la Commission de sûreté, bref, tous ceux qui, dans les derniers jours, avaient collaboré au mouvement révolutionnaire, sentant leur impuissance à le diriger, s'épouvantaient de leur responsabilité et de l'imminence d'une catastrophe. Pas plus que le prince, ils ne croyaient à la possibilité de la résistance. Aucun d'eux n'avait prévu une attaque en règle. Ils s'étaient flattés jusqu'au bout de l'espoir que les Hollandais ne répondraient pas à leurs provocations. De même que leurs compatriotes du XVIe siècle avaient compté sur la longanimité de Philippe II, ils avaient compté sur celle de Guillaume, si bien que l'arrivée de Frédéric les désemparait comme l'arrivée du duc d'Albe avait désemparé leurs pères. Affronter une lutte ouverte était aussi impossible que de conseiller la soumission. Le seul parti à prendre était (1) Gedenkstukken 1830-1840, t. II, p. 22-24. les défenseurs de bruxelles 403 celui qu'avait pris le Taciturne en 1566 : se replier momentanément pour attendre la revanche et la préparer. Les circonstances donnaient raison à ceux qui, comme Gendebien, n'avaient cessé de préconiser le retour à la France et d'affirmer que d'elle seule pouvait venir le salut. Dès la soirée du 22, c'est vers elle en effet que s'acheminaient les agitateurs devenus les victimes de l'agitation qu'ils avaient provoquée. Les uns coururent d'une traite jusqu'à Valenciennes, d'autres s'arrêtèrent en Hainaut. Rogier parti le dernier, bourrelé par le remords d'abandonner ces Liégois qu'il avait quelques jours plus tôt amenés à Bruxelles, rôdait plein d'angoisse dans la forêt de Soignes. Personne ne s'aperçut de leur départ. La désorganisation qui les épouvantait n'était que le résultat de l'exaltation des patriotes. Ils s'y abandonnaient sans redouter l'inégalité de la lutte, sans se soucier de se subordonner à des chefs, sans compter sur rien d'autre que sur eux-mêmes. En dépit des menaces de Frédéric contre les «étrangers», aucun de ceux-ci n'abandonna la place. Décidés à risquer leurs vies, que pouvaient-ils craindre? Le péril même où ils s'étaient placés les mettait dans l'obligation de combattre. Liégeois, Louva-nistes, Tournaisiens, Namurois, paysans de la banlieue, hommes du Brabant, de la Flandre et du Hainaut prenaient position derrière les barricades ou aux fenêtres des maisons, suivant les indications des vieux soldats qui se mettaient à leur tête. Les Bruxellois disparaissaient au milieu de ces auxiliaires qui jouèrent le rôle principal dans la bataille, si bien que la capitale de la Belgique fut défendue par les Belges plus encore que par ses habitants, et que la nation tout entière collabora à sa résistance. C'est en cela peut-être que s'atteste le mieux le caractère des journées de septembre, et c'est aussi par quoi elles diffèrent de la révolution purement parisienne de juillet, à qui elles ressemblent à tant d'autres égards. Ce serait une erreur de croire, comme on l'a dit trop souvent, que les combattants sortaient uniquement de la « populace ». En réalité, ils appartenaient à tous les groupes sociaux. Il semble même que le prolétariat ne leur fournit que peu de renforts. Les ouvriers de fabrique ne furent parmi eux qu'une minorité. Pour la plupart, ils appartenaient à la classe des artisans ou à la petite bourgeoisie. On y rencontre des bouchers, des menuisiers, des peintres en bâtiments, des journaliers, des marchands de liqueurs, des boutiquiers, des commis. D'autres sont des habitants de la campagne, accourus sous la conduite du inaréchal-ferrant, comme à Uccle, du vétérinaire, comme à Waterloo, de l'instituteur, comme à Gosselies. Du Hainaut, des maîtres de houillères et de verreries amenèrent des défenseurs (l). A côté d'eux, on remarque des avocats, des propriétaires, des fabricants. Ainsi parmi les combattants les rangs se confondent comme s'y confondent aussi Flamands et Wallons. Sans doute ceux-ci et particulièrement les Liégeois, furent les plus nombreux. De Gand et d'Anvers, où les Orangistes, grands industriels et commerçants, réussirent à maintenir l'ordre, il ne vint presque personne. Le sentiment catholique qui l'emportait dans les provinces flamandes, comme le sentiment libéral dans les provinces wallonnes, y poussait moins directement à la lutte. Mais le peuple s'y prononça partout en faveur de la Révolution. Durant les combats de Bruxelles, on vit à Saint-Nicolas les ouvriers des filatures agenouillés sous les plis du drapeau belge, autour d'une chapelle rustique, prier pour la victoire des patriotes (2). Les mesures prises par Frédéric pour l'attaque de Bruxelles attestent sa certitude de l'emporter du premier coup. Les troupes furent dirigées simultanément en quatre colonnes sur le front qui leur faisait face. Deux d'entre elles devaient entrer dans la ville basse par les portes de Flandre et de Laeken, puis, tournant à gauche, tomber par derrière sur les défenseurs de la ville haute, assaillis eux-mêmes par les portes de Lou-vain et de Schaerbeek. L'attaque principale fut dirigée sur cette dernière, d'où la rue Royale conduit directement aux palais qui constituaient son objectif. Ce fut aussi le point où se concentra l'effort de la lutte et où se prononça la vic- (1) Voy. la liste des décorés de la Croix de fer jointe à l'arrêté royal du 2 avril 1835. Cf. De Bavay, op. cit., p. 35, 114, 150, 184, 380, 392, 478, 638. (2) Willemsen, Les événements de 1830 à Saint-Nicolas (Saint-Nicolas, 1905). l'attaque de bruxelles toire. Partout ailleurs l'échec des troupes fut si rapide qu'il désorganisa complètement ^ensemble des opérations (l). A la porte de Flandre, la cavalerie s'est à peine engagée entre les maisons, qu'elle recule en désordre sous la fusillade, les pavés, les meubles, la chaux vive qui s'abattent sur elle du haut des fenêtres. Même échec à la porte de Laeken, où les troupes cèdent au premier abord. A la porte de Louvain, les soldats, après s'être avancés jusqu'à la hauteur du palais des États-Généraux, se heurtent à une barricade et s'arrêtent. Au début, les choses avaient mieux tourné à la porte de Schaerbeek. Après en avoir démoli à coups de canon les défenses improvisées, les régiments dirigés par Constant Rebecque s'élancent au pas de charge vers la Place Royale. Une fusillade terrible brise bientôt leur élan. Constant Rebecque est blessé; surpris, les officiers hésitent et se troublent. Impossible de s'arrêter pour répondre au feu des tirailleurs postés dans les maisons. Et voici que du bout de la rue le feu de la barricade construite devant la Place Royale s'ajoute en front à celui qui de côté tombe des fenêtres sur les assaillants. Ils sont arrivés à la hauteur du Parc ; l'abri tentateur de ses grands arbres est irrésistible et, tournant brusquement à gauche, ils s'y précipitent et s'y entassent : l'attaque est rompue. Bien plus, son succès est désormais impossible. La supériorité numérique des Hollandais était si écrasante qu'ils eussent sans doute emporté la barricade s'ils en avaient tenté l'assaut. En se réfugiant dans le Parc, ils perdaient l'avantage du nombre. Pour risquer de nouveaux efforts, il leur faudrait défiler par les ouvertures des grilles sous les coups de fusil et se laisser décimer en détail. Vainement ils exécutèrent quelques sorties, vainement aussi ils tentèrent de prendre à revers la barricade de la Place Royale, en cheminant par le palais et l'hôtel de Belle-Vue. Le soir venu, ils purent se convaincre qu'ils ne passeraient pas. « L'affaire est manquée », écrit Constant Rebecque. Visiblement, l'armée s'est engagée dans un guêpier, et le (1) L'effectif des colonnes d'attaque se montait à 8.900 hommes, dont 4.700 furent dirigés sur la porte de Schaerbeek. plus terrible, c'est qu'elle ne peut songer à battre en retaite. Ce serait une honte intolérable de reconnaître devant l'Europe, à laquelle elle devait servir d'avant-garde contre la France, qu'elle ne peut venir à bout d'une poignée d'insurgés. Et surtout, il est trop certain qu'à la moindre apparence de recul, la Belgique entière se soulèvera. Le prince Frédéric a perdu la tête. Il comptait sur une promenade militaire et le voici lui-même presque assiégé! Il se croit victime d'un complot. Les assurances qu'il a reçues des Orangistes ne lui paraissent plus que des machinations combinées pour l'attirer dans un guet-apens. Dans son désarroi, il se résigne à négocier avec les rebelles et, la nuit venue, se met secrètement en rapport avec d'Hoogvorst. Plus intelligent et moins désorienté, il se fût épargné cette humiliante démarche. Elle ne pouvait qu'augmenter la résolution des patriotes. Le matin, ils avaient combattu sans espoir; l'arrêt des Hollandais leur donnait maintenant la certitude de vaincre. Leurs forces croissaient en même temps que leur confiance en eux-mêmes. L'ennemi n'ayant pas pris la précaution d'encercler la ville, l'accès en était libre du côté du sud, et sur toutes les routes se pressaient des renforts. De Nivelles, du Borinage, des bandes d'hommes armés de piques marchaient sur Bruxelles ; des femmes même venaient prendre part à la lutte. D'Ath, on amenait des canons dont le peuple s'était emparé après avoir chassé la garnison. En Flandre, des paysans se mettaient en mouvement sous la conduite de leurs curés. Au début du combat, les défenseurs n'étaient encore que quelques centaines; à la fin de la journée ils étaient des milliers. Plus leur succès était inattendu, plus il était éclatant. L'enthousiasme patriotique se déchaînait et s'imposait aux irrésolus et aux timides. Les Orangistes, si arrogants quelques heures plus tôt, avaient disparu. Les promoteurs de l'insurrection ne s'étaient éloignés que parce qu'ils désespéraient de la bataille. Ils firent volte-face en apprenant qu'elle était engagée. Parti le dernier, Rogier rentra le premier dans Bruxelles au bruit de la fusillade. D'Hoogvorst, imperturbable, n'avait pas quitté l'hôtel de ville. i.a commission administrative 407 Son adjudant, le baron de Felner, Pletinckx, Jolly et quelques anciens officiers étaient comme lui demeurés au poste, ne sachant que faire, ni s'ils avaient le droit de faire quelque chose. Ce droit pourtant, il fallait le prendre. Pour transformer l'insurrection en révolution, il était indispensable que des chefs décidés à en accepter la responsabilité et s'autorisant par cela même à parler en son nom, se missent à sa tête. Nul moyen de trouver ces chefs s'ils ne s'imposaient pas eux-mêmes. Au milieu du combat, ils devaient s'emparer du pouvoir comme on s'empare d'un fusil sur une barricade. Rogier le comprit sans doute et sa volonté l'emporta. D'Hoogvorst et Jolly consentirent à former avec lui une « Commission administrative » dont les attributions, n'étant pas définies, étaient aussi vagues et aussi étendues que la tâche qu'elle assumait. Cette tâche, c'était, tout en continuant la lutte, de donner un centre de ralliement à la Belgique soulevée. Pour sauver les apparences, les Commissaires firent afficher qu'ils avaient « accepté » provisoirement le pouvoir en attendant de le remettre « à des mains plus dignes ». On ne se demanda pas qui le leur avait offert. Mais personne ne douta de leur affirmation de n'avoir agi que « dans l'intérêt de la cause nationale, dont le succès dès hier est assuré ». Et avec une confiance magnifique dans ce succès, ils décrétaient le même jour que les braves tués en combattant seraient enterrés à la place Saint-Michel et qu'un monument « transmettrait à la postérité le nom de ces héros et la reconnaissance de la patrie ». La Commission administrative est le germe du « Gouvernement provisoire » qui fut institué le 25 septembre. Il ne diffère d'elle que par le nombre plus grand de ses membres et par le nom plus significatif que les circonstances lui imposaient. Félix de Mérode, Gendebien et van de Weyer, que Rogier avait devancés dans la capitale, s'adjoignirent dès leur retour aux trois Commissaires. Le Gouvernement provisoire apparaît donc comme un simple élargissement de la Commission. Il ramène aussi au pouvoir les hommes que l'émeute du 22 septembre en avait dépossédés. En venant partager les périls des combattants, ils ont conquis leur confiance. L'exaltation patriotique et la joie de la victoire font oublier le passé. Les sentiments sont si unanimes que, pour la seconde fois, on accepte l'autorité par cela même qu'elle s'affirme. Pour se faire admettre de tous, il a suffi au Gouvernement provisoire de se proclamer. Il n'a d'autres titres que l'adhésion populaire et l'union des volontés. Si la nation le soutient, c'est parce qu'elle se reconnaît en lui et que pour ainsi dire il la personnifie. L'activité de la Commission administrative avait tout de suite légitimé son installation. Dès le 24, elle chargeait un révolutionnaire espagnol, don Juan van Halen, de prendre le commandement des patriotes. Sans s'inquiéter de leurs origines, elle acceptait les services de tous les anciens officiers belges ou étrangers qui se mettaient à sa disposition. Le 26, elle lançait une proclamation déliant les soldats belges de leur serment de fidélité et les exhortant à se rallier au drapeau national, en même temps qu'elle assurait aux officiers qui quitteraient le service un avancement de grade. Elle faisait hospitaliser les blessés dans les maisons bourgeoises. Elle organisait l'arrière de la bataille tout en parant aux nécessités les plus immédiates de l'administration. A l'ordre légal détruit, elle s'efforçait de substituer un ordre nouveau par son autorité révolutionnaire. Elle ne s'imposait pas seulement aux patriotes, les conservateurs et les Orangistes eux-mêmes se tournaient vers elle comme vers la seule force qui pût s'opposer à l'anarchie. La Société Générale, qui deux jours auparavant avait refusé tout crédit à la Commission de Sûreté, s'empressait de lui avancer 10.000 florins au lieu de 5.000 qu'elle demandait (l). La bataille cependant continuait à faire rage autour du Parc. Toutes les sorties des Hollandais étaient repoussées. Déjà des bandes de patriotes passaient à l'offensive. Le désarroi du prince Frédéric se trahissait par les contradictions de sa conduite. Une nouvelle tentative de négociation ayant échoué, il recourait brusquement à la terreur et faisait tirer sur la ville basse à boulets rouges, sans autre résultat que d'attiser l'énergie (1) Discailles, Charles Rogier, t. II, p. 24. la retraite des hollandais des combattants. Les nouvelles reçues de l'extérieur contribuaient encore à l'exaltation des Belges. On apprenait que le générai Cort-Heiligers, venant de Maestricht à la rescousse du prince, harcelé par les paysans, repoussé de Louvain, trouvant Tirle-mont en état de défense, errait aux environs de Wavre. Ses troupes désemparées ne rallièrent Bruxelles que le 27 et n'y renforcèrent que la démoralisation de l'armée. Ainsi, les défenseurs de la capitale se sentaient soutenus par tout le pays. Leur victoire n'était plus qu'une question d'heures. Les Hollandais ne s'en rendaient que trop bien compte. L'indiscipline se mettait dans leurs rangs; les officiers ne pouvaient empêcher le pillage des hôtels qui le long de la rue Ducale bordaient les derrières du Parc. 11 était évident qu'à s'obstiner à tenir cette armée impuissante sous le feu de l'ennemi on risquait de la voir se débander. Ce risque était d'autant plus grand que l'audace et la force des agresseurs s'affirmaient davantage. Leur résolution de s'emparer du Parc de haute lutte était visible. Le 26 septembre, ils avaient dirigé contre lui une furieuse attaque. Sauf Constant Rebeque, tous les généraux étaient d'accord sur l'inutilité de prolonger le combat. Le prince désespéré se laissa convaincre. Sous le couvert de l'obscurité, l'armée décampa le 27, entre trois et quatre heures du matin. Au lever du soleil, lorsque les tirailleurs, étonnés du silence qui répondait à leurs coups de fusil se glissèrent dans le Parc, il était vide. L'échec des Hollandais s'explique certainement, en grande partie, par l'imprudence de leurs chefs, leur ignorance de l'état réel des esprits, la gaucherie de leurs manœuvres et la mauvaise qualité de leurs troupes. Il leur eût été facile de bloquer Bruxelles en occupant les routes par lesquelles ne cessèrent d'y arriver les vivres et les renforts. Isolés et affamés, ses défenseurs eussent été infailliblement contraints de déposer les armes. Permettre à la Belgique de collaborer à la défense de sa capitale, c'était rendre celle-ci imprenable, c'était aussi donner à la lutte ce caractère national qui s'y atteste d'une façon si frappante. Les volontaires des provinces, dont le sang mêlé à celui des Bruxellois coula sur la barricade de la Place Royale, eurent conscience que ce qu'ils défendaient sur ce tas de pavés, c'était la patrie et la liberté. Leur courage et leur enthousiasme ne le cédèrent pas à ceux dont avaient fait preuve, quelques semaines auparavant, les révolutionnaires de Paris. Le nombre des morts et des blessés atteste suffisamment l'acharnement de la bataille. Pour s'en tenir aux évaluations les plus modérées, il fut de 290 et de 373 du côté des Belges, de 108 et de 628 du côté des Hollandais (l). Des témoins oculaires comparent la violence de la lutte à celle des combats de Saragosse (2). Le sentiment national inspira si complètement les gens de toute origine et de toute condition qui y prirent part que nul acte de pillage ou de cruauté ne souilla la victoire. Les prisonniers hollandais furent bien traités. La fureur du peuple ne s'en prit qu'à une église calviniste qui fut dévastée et à la maison d'un Orangiste qu'on incendia. En pleine bataille, le caractère national se montra aussi réfrac-taire aux emportements de la haine qu'aux rigueurs de la discipline. La nuit venue, les hommes descendant des barricades se retrouvaient à l'estaminet. Le verre de bière coutumier leur était indispensable à la veille de la mort. Et cette bonhomie de leur héroïsme ne fait que le rendre plus touchant. II Le Gouvernement provisoire avait pris la responsabilité des journées de septembre, mais il ne les avait pas dirigées. Constitué au plus fort de la lutte, il n'avait eu qu'à laisser les événements suivre leur cours. S'il collabora à la victoire, elle ne fut pas son œuvre et elle n'augmenta ni son prestige, ni son autorité. (1) De Bavay, op. cit., p. 178. Juste, Révolution Belge, t. Il, p. 140, estime le nombre des tués à plus de 400 pour les Belges et à plus de 750 pour les Hollandais. Pour ces derniers, les chiffres que je donne, et auxquels il faut ajouter celui de 165 prisonniers, sont empruntés aux documents officiels utilisés par Buffin, Documents, p. 192. (2) Gedenkstukken 1830-1840, t. IV, p. 173. Cartwright, loc. cit., p. 68, dit aussi : « The résistance of the people has been far beyond ail exemple save per-haps of Saragossa ». le gouvernement provisoire 411 Pourtant il était indispensable de songer au lendemain et, sous peine de compromettre le triomphe de la Révolution, d'en guider la marche, d'en discipliner les efforts et de lui donner un programme. Maintenant que la bataille des rues était finie et Bruxelles délivré, surgissaient dans toute leur ampleur de nouveaux devoirs : refouler l'ennemi au delà des frontières, généraliser l'insurrection, organiser le pays, faire reconnaître son indépendance non seulement par le roi, mais par l'Europe. Bref, une politique s'imposait à la Révolution, et cette politique ne pouvait qu'être l'œuvre d'un pouvoir volontairement reconnu par les vainqueurs des barricades. Aucun des membres du Gouvernement provisoire ne jouissait d'une popularité ni d'une réputation assez générales pour s'imposer et forcer la confiance et l'enthousiasme au milieu de l'anarchie menaçante (l). La notoriété de chacun d'eux se restreignait à un groupe ou à un parti. D'Hoogvorst s'appuyait sur la garde bourgeoise de Bruxelles, deMéroden'étaitconnu que de l'aristocratie catholique; sauf quelques militaires, personne n'avait entendu le nom de Jolly. Ceux de leurs jeunes collègues van de Weyer, Gendebien et Rogier n'avaient pas encore dépassé les limites de leur ville natale ou l'enceinte des clubs où ils s'étaient fait applaudir. Et à l'insuffisance de leur renommée s'ajoutait encore le désaccord de leurs opinions. Sauf sur la question de l'indépendance nationale, leurs idées divergeaient en tous sens. C'était un amalgame de tendances bourgeoises (d'Hoogvorst), ultramontaines (Mérode), libérales (van de Weyer, Rogier) et francophiles (Gendebien). A l'heure décisive où l'on se trouvait, le Gouvernement provisoire ne possédait évidemment pas la force nécessaire à l'accomplissement de la tâche formidable qu'il avait assumée. Pour être à même d'agir, il devait se faire consacrer par l'adhésion du peuple. Il eut la sagesse de le comprendre. Le 27 septembre, le jour même de la victoire, il faisait afficher sur les murs l'invitation à Louis de Potter « de rentrer (1) Voy. à cet égard une lettre de Gendebien à de Potter dans Juste, Révolution Belge, t. Il, p. 192. dans sa patrie ». On ne peut guère douter qu'il n'agit ainsi que par nécessité. Il était évident que de Potter n'avait pas besoin de cet appel et qu'il fallait s'attendre d'un jour à l'autre à le voir arriver à Bruxelles paré du prestige qui, depuis son exil, l'avait transformé en héros national. En se l'associant, les membres du Gouvernement provisoire assuraient leur existence et les moyens d'accomplir leur mission. Sans lui, ils ne pourraient rien. Avec lui, ils disparaîtraient sans doute, éclipsés par son rayonnement, mais du moins conserveraient-ils les apparences du pouvoir en attendant le moment de le ressaisir. L'habileté eut autant de part que le désintéressement dans leur conduite. Ils ne pouvaient se faire d'illusions : ou de Potter ferait partie avec eux du Gouvernement provisoire, ou il s'emparerait de la dictature. Car lui seul s'imposait à tout le pays et possédait assez d'autorité pour entraîner derrière lui toute la nation. Brugeois, il était aussi populaire à Bruxelles et à Liège, qu'à Bruges même; libre-penseur, il jouissait de la confiance des catholiques ; démocrate, il s'imposait au « jacobinisme » des jeunes libéraux et soulevait l'enthousiasme de la foule. Son entrée à Bruxelles, le 28 septembre, fut aussi triomphale que l'avait été, en 1577, celle de Guillaume le Taciturne (l). Depuis la frontière française il avait voyagé au milieu des acclamations, harangué par les magistrats, bombardé de fleurs, escorté par les volontaires. A Ath,sa vue avait électriséla population au point qu'elle s'était aussitôt jetée sur la citadelle et s'en était emparée. Quand il arriva le soir à la porte d'Anderlecht, ce fut du délire. La foule traîna sa voiture à travers les rues jusqu'à l'hôtel de ville où l'attendaient les membres du Gouvernement provisoire. Pour se sentir leur maître, il n'avait qu'à écouter le bruit des vivats qui le saluaient. Dès le lendemain, il s'arrogeait le droit de parler en leur nom et de leur attribuer ses sentiments. Le manifeste qu'il fit répandre se terminait par ces mots : « Il faut vivre libres on nous ensevelir sous des monceaux de ruines. Liberté pour tous, égalité de tous devant (1) Histoire de Belgique, t. IV. 2e édit., p. 103. insurrection generale du pays le pouvoir suprême, la nation, devant sa volonté, la loi... Peuple, ce que nous sommes, nous le sommes par vous, ce que nous ferons, nous le ferons pour vous ». Ainsi, le Gouvernement provisoire qui s'était institué lui-même, obtenait, grâce à de Potter, la sanction du peuple. Sans doute, plus d'un de ses collègues s'effarouchait en secret des tendances démagogiques de son manifeste. Mais au milieu de l'effervescence héroïque du moment, ce qu'il avait dit était ce qu'il fallait dire. Au surplus, il exhortait les citoyens à se grouper autour du Gouvernement provisoire « qui est leur ouvrage », et il prêchait la continuation de la lutte à outrance, Son patriotisme rassurait ceux qu'inquiétaient les menées françaises et les fauteurs d'annexion. Ce n'est point par hasard que le 28 septembre, jour où de Potter entre effectivement en fonctions, le Gouvernement provisoire prend le titre de « Gouvernement provisoire de la Belgique ». En se mettant ainsi à la tête de la nation, il ne faisait qu'obéir aux événements. Aux journées de Bruxelles avait répondu aussitôt l'insurrection de tout le pays. La volonté nationale s'affirmait avec tant d'énergie que nulle part elle n'eut à briser de résistances. Épouvantées par la violence et la soudaineté du mouvement, les autorités se laissaient déposséder sans protestations. Il était à peine besoin de heurter le régime : il s'effondrait de lui-même. Les troupes capitulaient devant des bandes de gardes civiques et d'ouvriers. Il suffisait de montrer de l'audace pour réussir. A Mons, le 29 septembre, le général Howen s'en laissait imposer par le jeune Chazal, lui remettait son épée et lui ouvrait la forteresse (l). Des faits analogues se passaient à Tournai le 30, à Namur le 1er octobre, à Philippeville le 3, à Mariembourg le 4, à Charleroi le 5. A Gand, une partie des troupes quitte la ville le 2 octobre; l'autre se tapit, en attendant d'en être chassée le 15, derrière les bastions de la citadelle. Des bandes de Liégeois et de Verviétois ne craignent pas d'attaquer en rase campagne, à (1) Le récit quoique sans doute un peu emballé que Chazal a donné de cet épisode dans ses Mémoires (Buffin, op. cit., t. I, p. 131 et suiv.) est très caractéristique de l'état de découragement et de désarroi des autorités. 4i4 les journées de septembre Rocour (30 septembre), un convoi envoyé de Maestricht pour ravitailler la citadelle de Saint-Walburge qui domine Liège et dont la garnison, bloquée par la garde bourgeoise, capitule le 6 octobre. Les nouvelles de Bruxelles n'ont pas seulement démoralisé l'armée; la désertion en masse des soldats belges et la défection de plusieurs officiers ne permettent plus à ses chefs de compter sur elle. Leur seule préoccupation est de regagner la Hollande et, en attendant, de s'abstenir de tout conflit pour éviter à leurs hommes la tentation d'une débandade. Le spectacle est lamentable et ridicule de ces belles fortifications toutes neuves, élevées pour en imposer à la France, et qui se laissent insulter par des volontaires équipés à la diable quand elles ne leur ouvrent pas leurs portes. A mesure que l'affolement des Hollandais s'accuse plus visiblement, la confiance en soi-même grandit chez les insurgés ( l). Leurs forces augmentent en même temps que leur résolution. De toutes parts, les combattants affluent : déserteurs de l'armée, bourgeois patriotes, ouvriers sans travail, que des chefs improvisés agglomèrent pêle-mêle dans des « corps francs. » Chaque ville organise une garde civique. Une solde est payée aux hommes et, grâce à la reddition des forteresses, on ne manque ni d'armes, ni de poudre, ni même de canons. De France arrivent journellement des renforts, car si le gouvernement de Louis-Philippe est décidé à ne pas intervenir officiellement, le succès de la révolution lui est trop avantageux pour qu'il puisse s'abstenir de la favoriser sous main. Il n'ose d'ailleurs exaspérer les républicains de Paris en leur interdisant de courir à la rescousse de leurs « frères » belges. En apparence, il ferme la frontière, mais il a soin de n'en pas surveiller tous les passages. Il laisse le vicomte de Ponté- (1) « Es ist erstaunlich, écrit le général prussien von Goedeke, welch ein einheitlicher Wille in dieser Révolution kundgiebt ». Mullendorf, Das Gross-herzogthum Luxemburg unter Wilhelm /, p. 205. L'Allemand J. F. Staedtler constate « qu'il y a dans toutes les têtes une exaltation patriotique dont aucun pays peut-être n'offrirait l'exemple dans les mêmes circonstances », Buffin, Documents, p. 204. l'armée révolutionnaire 415 coulant lever à Paris une « légion parisienne » formée de Français et de Belges ou de soi-disant Belges habitant Paris et qui, dès le mois d'octobre, arrive en Flandre, pêle-mêle d'aventuriers, de têtes chaudes et de républicains espérant obliger la France à sortir de sa réserve en la compromettant. A leur exemple, tous les Français de Bruxelles prennent les armes ou s'offrent à diriger les opérations militaires : anciens officiers commeMellinetetNiellon, simples intrigants comme Grégoire, idéalistes de la liberté comme ce Jenneval qui composa les paroles de la Brabançonne et qu'attendait une mort glorieuse au combat de Lierre (18 octobre). De Paris encore, Frédéric de Mérode apporte à la Révolution le prestige de son nom, et l'adhésion de ce grand seigneur catholique à la cause nationale atteste que l'union des partis demeure indéfectible. Sans doute, la plupart des chefs militaires appartiennent à l'opinion libérale et républicaine. Mais à la voix des curés, des paysans accourent renforcer les troupes. Les campagnes se soulèvent à l'exemple des villes. Un même élan entraîne en dépit de la différence des langues, du rang social et des croyances, la nation tout entière (l). Les divergences ne se révéleront que plus tard. En ce moment comme à l'époque de la Pacification de Gand, une même volonté s'impose à tous : refouler l'ennemi. Les Belges de 1830 se sont trouvés aussi unanimes contre les Hollandais que ceux de 1577 contre les Espagnols. Leur énergie soutient etrenforce le Gouvernement provisoire. Le 29 septembre il crée dans son sein, sous le nom de « Comité • (1) Gedenkstukken 1830-1840, t. III, p. 20. Cf. le rapport de Cartwright, Ibid-, t. I, p. 136. Quizot, Mémoires pour servir à l'histoire de mon temps, t. II, p. 90 et suiv. (Paris, 1859) Il est assez probable que l'on a exagéré l'importance des secours pécuniaires envoyés de Paris à Bruxelles. Le ministre russe Qourieff donnecommeunepreuvedeceux-cilegrandnombre de pièces de5 francs nouvellement frappées qui circulent dans la ville. (Gedenkstukken 1830-1840, t. III, p. 404). Or, cette circulation peut parfaitement s'expliquer par le fait que le 31 août précédent, la Société Générale, craignant de devoir faire face à cause des troubles, au remboursement de ses billets, avait demandé à la banque Rothschild de lui envoyer un million de francs en espèces françaises. La Société Générale de Belgique, p. 31. central », une sorte de directoire auquel sont dévolus le pouvoir exécutif et les affaires courantes. Avec de Potter, y siègent Rogier et van de Weyer, mais, pour rassurer les catholiques que pourrait effrayer le radicalisme de ces « jacobins », on a soin de leur adjoindre Félix de Mérode. Bientôt des commissions spéciales sont instituées pour les finances, les affaires militaires et les négociations diplomatiques. Des « Commissaires » sont envoyés dans les provinces à la place des gouverneurs. Au milieu du chaos de la révolution, s'organise ainsi un centre d'action, une institution permanente et acceptée de tous, qui, avec autant de zèle que d'intelligence, transforme rapidement son autorité morale en une autorité officielle. Grâce à l'assentiment des masses, le Gouvernement provisoire devient un gouvernement national, et il est admirable qu'au milieu du déchaînement des passions, jamais le pouvoir qu'il s'est arrogé n'ait été contesté ni seulement discuté. C'est qu'il justifie par les services qu'il rend la mission qu'il s'est attribuée. C'est aussi qu'il a soin de conserver étroitement le contact avec le peuple dont il est censé représenter la souveraineté, qu'il l'encourage, l'exhorte et le flatte par ses manifestes, que la simplicité de ses allures, son absence de toute étiquette, le dévouement de tous ses membres à la cause commune et leur intégrité scrupuleuse lui assurent la popularité et l'estime. Il fut dans toute la forme du terme un gouvernement d'honnêtes gens et la nation lui accorda sa confiance parce qu'il la méritait. Après les journées de Bruxelles, une question angoissante se posait. Quelle serait l'attitude de l'Europe ? On savait que le roi appelait à son aide les Puissances dont il tenait sa couronne. Une intervention de leur part écraserait infailliblement la révolution. Se produirait-elle ? Songer à entrer en rapports avec des monarchies légitimes, le Gouvernement provisoire n'en avait ni le temps, ni la possibilité, ni d'ailleurs le désir. Il comprenait que ce n'était pas des Puissances, mais de la France que dépendait l'avenir. Si elle opposait son véto à l'invasion de la Belgique, si elle déclarait nettement que toute armée étrangère entrant dans le pays y ferait entrer en même temps l'armée française et déchaînerait ainsi une guerre générale, personne n'oserait prendre la responsabilité d'une telle catastrophe et, profitant de la crainte universelle, les Belges, n'ayant en face d'eux que les Hollandais, combattraient à armes égales. Gendebien, envoyé à Paris par ses collègues le 28 septembre, leur transmit sans retard la réponse sur laquelle ils comptaient. Louis-Philippe ne tolérerait pas d'intervention. La guerre demeurerait circonscrite aux Pays-Bas et l'indépendance de la Belgique ne dépendrait que de la Belgique elle-même. Dès lors elle ne faisait plus de doute et la certitude de la victoire allait décupler les forces des combattants. Car si le duc Bernard de Saxe-Weimar, qui avait succédé dans le commandement en chef des troupes royales au prince Frédéric, disposait encore d'environ 13,000 hommes, ils se trouvaient dans un état trop lamentable non seulement pour prendre l'offensive, mais pour opposer même une résistance efficace à la moindre agression. Démoralisés par leur défaite de Bruxelles, ne comptant plus sur leurs chefs, attaqués le long des routes par les paysans du Brabant et de la Campine, les soldats ne demandaient qu'à en finir. La désertion des Belges faisait fondre de jour en jour les effectifs, et ceux qui demeuraient sous les drapeaux n'y étaient qu'un ferment d'indiscipline et répandaient autour d'eux le « défaitisme ». Énergique, hautain et brutal, Saxe-Weimar s'exaspérait vainement de voir l'armée se dissoudre dans ses mains, et de ne commander qu'une retraite sous la pression des bandes désordonnées de la « canaille » (l). A la désorganisation de la résistance correspondait le désordre de l'attaque. Du côté des Belges, nul plan d'ensemble, nul chef capable de diriger des opérations méthodiques, un armement de fortune, des corps agissant chacun pour soi et marchant en avant sans s'éclairer, sans se couvrir, avec une imprudence et une insouciance justifiées d'ailleurs par le (1) Voy. son portrait dans Gagern, op. cit.. t. II, p. 73. Hist. de Belg. vi succès (l). Et à cela s'ajoutaient encore la jalousie des officiers volontaires à l'égard des officiers de carrière que le Gouvernement provisoire, pour rester fidèle à ses promesses, récompensait par ses faveurs de quitter l'armée hollandaise, et les soupçons trop bien fondés de trahison qui trouvaient tout naturellement créance parmi des hommes inconnus les uns aux autres, recrutés au hasard et dont le passé donnait souvent naissance à des bruits fâcheux. 11 avait fallu, le 5 octobre, retirer son commandement à don Juan van Halen, soupçonné de correspondre avec le prince d'Orange et d'avoir fomenté parmi les mineurs du Borinage des troubles qui ne tardèrent pas à s'apaiser à la voix de Charles Rogier (2). Mais les volontaires et les gardes civiques ne s'embarrassaient pas plus de ces intrigues que l'ennemi ne songeait à en profiter. Ils marchaient en avant, pleins d'une ardeur joyeuse, acclamés à la traversée des villages, salués du haut des églises par les drapeaux tricolores et se pressant en désordre aux trousses de l'ennemi comme des traqueurs à une battue. Dès le lendemain des journées de Bruxelles, sans ordre ni direction, ils s'étaient jetés sur les avant-postes hollandais, certains qu'ils reculeraient, et ils avaient reculé. Depuis lors, ils n'avaient plus cessé de les talonner, entrant derrière eux à Diest, à Aerschot, à Malines et croyant conquérir un terrain que l'armée se repliant sur Anvers s'empressait de leur céder. La lutte devint plus chaude lorsque les Hollandais furent arrivés sur la Nèthe. Il leur eût été facile de la défendre, mais ils étaienttrop abattus pour le vouloir. L'imprudente audacedes Belges aurait dû causer leur perte : elle leur donna la victoire. Le 13 octobre, Niellon, avec 2,1 lOhommes, marche sur Lierre. Terrorisé par l'attitude de la population qui sonne le tocsin et encourage de loin les assaillants, le commandant de la place demande à parlementer et consent à se retirer avec la garnison, (1) Cf. à ce sujet, outre les Mémoires de Pletinckx, l'Histoire des événements militaires de la Révolution en Belgique par Niellon (Bruxelles, 1868) et le Journal de campagne du comte Frédéric de Mérode par Pierre Peeters, son compagnon d'armes, dans les Souvenirs du comte F. de Mérode, t. II, p. 215 et suiv. (2) Discailles, Charles Rogier, t. II, p. 32. Cf. Niellon, op. cit., p. 299. dont 400 soldats se joignent à leurs compatriotes. Les efforts de Saxe-Weimar pour reprendre la ville, position essentielle à la défense d'Anvers, échouent les 18 et 19 octobre. Menacé vers Waelhem par les bandes de Mellinet qui sortent de Ma-lines, il se résigne à se replier sur Berchem et Borgerhout. Le 24, Mellinet et Niellon l'attaquent à Berchem. Un vif combat s'engage. La mort de Frédéric de Mérode excite le courage des Belges. Le lendemain, les Hollandais se réfugient dans Anvers. Depuis trois semaines déjà, le prince d'Orange y était arrivé (5 octobre), et pendant que les troupes abandonnaient la Belgique, il s'efforçait de la regagner par la politique. Dans son désarroi, Guillaume avait risqué ce dernier expédient. Puisque les États-Généraux avaient voté le 29 septembre la séparation des deux parties du royaume, il crut qu'en feignant de se rallier à leur avis, une chance lui resterait encore de sauvegarder au moins, en attendant mieux, la situation de la dynastie. Des membres des États l'avaient flatté de l'espoir que les Belges continueraient à le considérer comme leur souverain à condition qu'il leur reconnût l'autonomie (l). Et sans doute, s'il eût agi ainsi quelques semaines plus tôt, la nation n'eût pas demandé davantage et eût accepté avec reconnaissance ce régime d'union personnelle en quoi s'était tout d'abord résumé son programme. Mais quelle chance y avait-il encore qu'elle consentît à accepter pour roi celui dont elle venait de vaincre l'armée ? Pour que Guillaume se soit décidé à une tentative aussi humiliante que vaine, il fallait qu'il se proposât secrètement de gagner du temps et aussi de dissocier les forces de la révolution en se ralliant ses éléments les plus modérés et en se conciliant l'appui des industriels et des commerçants dont elle bouleversait les affaires (2). Il ne (1) Gedenkstukken 1830-1840, t. III, p. 21. (2) « Le parti du prince d'Orange est nombreux parmi tous ceux qui souffrent par la stagnation complète des affaires ou qui craignent de grandes pertes dans leurs propriétés immobilières; mais ce ne sont pas là les hommes qui décident de la marche des événements dans une révolution comme celle-ci ». Staedtler, loc. cit., p. 242. s'avisa pas qu'en envoyant son fils parlementer avec elle, il en reconnaissait la force et, qu'il le voulût ou non, prenait l'attitude d'un solliciteur etd'un vaincu demandantuneaudience au vainqueur. Rien n'était plus maladroit qu'une telle démarche parce que rien n'attestait plus clairement l'impuissance de son auteur et que rien ne pouvait renforcer davantage la confiance de ses adversaires. Le prince s'était fait accompagner des trois membres belges du ministère, flanqués du nonce du pape, de Reyphins et de Dotrenge. Le choix de cet entourage prouvait les illusions au sein desquelles on s'attardait encore à La Haye. Quelle naïveté de s'imaginer que le nonce pourrait en imposer aux jeunes catholiques et Reyphins et Dotrenge aux jeunes libéraux ! C'étaient des revenants que le prince amenait avec lui et qui jouèrent sans conviction le rôle de comparses. Lui, cependant, se prodiguait. Le lendemain de son arrivée (6 octobre), il lançait une proclamation pleine de promesses. Il venait, disait-il, chargé par le roi du gouvernement des « provinces méridionales ». Il avait porté aux pieds du trône leur vœu pour la séparation et ce vœu avait été « accueilli ». Sa Majesté leur accordait « provisoirement » une administration distincte, exclusivement composée de Belges et dont il serait le chef. Il garantissait en même temps le libre emploi des langues, la liberté de l'instruction et une amnistie complète. Pour croire à l'effet de cette déclaration, il fallait l'incurable légèreté du prince. Il ne s'apercevait pas même qu'elle insultait la Belgique en la qualifiant de « provinces méridionales », en lui offrant ce qu'elle avait conquis, et en opposant au gouvernement qu'elle s'était donné un autre gouvernement au nom'du roi. L'avant-veille même du jour où elle paraissait, le Gouvernement provisoire avait proclamé l'indépendance du pays ! Le pont sur lequel tentait de s'avancer le prince était coupé. Il n'y eut pas même un commencement de négociations. Le 7, un manifeste signé par Félix de Mérode et van de Weyer dévoilait au peuple les intentions d'Orange, déclarait qu'il n'en serait tenu aucun compte, que les actes du roi étaient « nuls et non avenus», et que si le prince «voulait affaiblir l'indigna- (1) Gedenkstukken 1830-1840, p. 165. (2) Ibid., t. I, p. 97 et suiv. (3) Ibid., t. III, p. 406. (4) Ibid., t. IV, p. 493. Voy. la défense que van Halen a essayé de donner de sa conduite dans Les quatre journées de Bruxelles (Bruxelles, 1831). le prince d'orange a anvers tion publique et détourner (de lui) une solidarité qui plane sur tous les membres de la maison de Nassau », il devait donner aux troupes l'ordre de se replier au delà du Moer-dijk (1). Après une réponse aussi outrageante, il ne restait au prince qu'à s'en aller. S'il n'en fit rien, c'est qu'il n'ignorait pas qu'un petit groupe de Belges songeaient à terminer la crise en lui offrant la couronne. Le gouvernement de Louis-Philippe était favorable à cette solution qui eût empêché la reconstitution des Pays-Bas (2). Le prince s'efforça d'y rallier son père. Il lui conseilla même de renoncer formellement à ses droits sur la Belgique et de lui permettre d'en assumer la souveraineté, lui promettant de tout faire pour n'être proclamé que prince souverain ou vice-roi. Il lui écrivait le 11 octobre que « l'essentiel est de s'emparer du pouvoir, n'importe comment. L'ayant une fois repris, c'est comme si vous l'aviez, car nos intérêts sont les mêmes et je n'oublierai jamais que je suis l'héritier de la couronne des Pays-Bas, quoique je puisse être obligé de faire des actes qui auront l'air de ne pas m'en souvenir (3) ». En attendant, pour donner le change sur ses intentions, il affectait de ne s'entourer que de conseillers belges, se promenait dans les rues d'Anvers accompagné de chefs de la garde civique, affichait pour son frère, logé avec lui au palais royal, une froideur voisine de la haine, remettait en liberté Ducpé-tiaux, Everaert et Plétinx. Bref, sa conduite était si choquante que les officiers hollandais l'accusaient publiquement de trahison et que plusieurs d'entre eux lui refusaient le salut. II se prêtait en même temps à de louches intrigues et écoutait les propositions de van Halen, que son ambition déçue avait brouillé avec le Gouvernement provisoire (4). On ne peut douter de l'intervention de ses agents dans une émeute qui éclata à Bruges et dans les troubles du Borinage où, au milieu d'octobre, les mineurs détruisirent les « chemins ferrés » (l) établis récemment dans les houillères. Ces manœuvres n'eurent d'autre résultat que de le mettre en butte aux déclamations des clubs et de soulever contre lui l'indignation publique. Peut-être même contribuèrent-elles à hâter l'offensive de Mellinet et de Niellon contre Anvers. Le prince alors perdit la tête. S'adressant aux Belges dans un nouveau manifeste (16 octobre) : « Je comprends votre situation, leur disait-il, et je vous reconnais comme nation indépendante. Je me mets ainsi, dans les provinces que je gouverne, à la tête du mouvement qui vous mène vers un idéal de choses nouveau et stable dont la nationalité fera la force. Voilà le langage de celui qui versa son sang pour l'indépendance de votre sol et qui veut s'associer à vos efforts pour établir votre nationalité politique » (2). Et deux jours plus tard, pour prouver la sincérité de ces déclarations, il ordonnait de séparer dans l'armée les Belges des Hollandais. Cette conduite ne peut s'expliquer que par un coup de folie. Envoyé pour enrayer la révolution, le prince pactisait publiquement avec elle et, trahissant à la fois son père et l'Europe, en affirmait la légitimité et prenait l'initiative de reconnaître l'indépendance de la Belgique. Bien plus, en pleine guerre, il ne craignait pas en divisant l'année, de la désorganiser encore davantage. Il ne désavouait pas seulement le roi, il le désarmait. Dans son affolement, il croyait se relever aux yeux des Belges en se jetant à leurs pieds. La réponse qu'il reçut du gouvernement provisoire lui donna le coup de grâce (18 octobre) : « C'est le peuple qui a fait la révolution, c'est le peuple qui a chassé les Hollandais du sol de la Belgique; lui seul et non le prince d'Orange est à la tête du mouvement qui lui a assuré son indépendance et qui établira sa nationalité politique (3)». Pourtant le pauvre prince se cramponnant à ses illusions ne se décide pas à quitter la place, où il n'est plus pour ses compatriotes qu'un objet de mépris. C'est seulement (1) Van Halen, Les quatre journées, p. 109, 126. (2) Ibid., t. I, p. 130. Cf. de Gerlache. op. cit., t. II, p. 75. (3) De Gerlache, op. cit., t. II, p. 75. le 26 octobre, le lendemain du combat de Berchem, qu'il se résigne. A quatre heures du matin, le bateau à vapeur sur lequel il s'est réfugié dès la veille, l'emporte vers la Hollande. Il n'a pas le courage d'attendre l'arrivée de ces Belges dont, dix jours auparavant, il se déclarait le chef. Sa retraite ne précéda que de quelques heures la prise d'Anvers. L'armée en était arrivée à ce degré de décomposition où tout effort devient impossible. Il eût suffi de ne pas ouvrir les portes pour empêcher les Belges, ne disposant que de six à huit mauvaises pièces d'artillerie et incapables de franchir les larges fossés creusés devant les remparts, de pénétrer dans la place. Mais la population devenait menaçante (l). La garde civique se mettait à fraterniser avec le peuple. Déjà des coups de feu partaient des maisons. Les soldats affolés s'abandon-nant, le vieux général Chassé n'osa risquer un combat de rues. Le matin du 27, il consentit à retirer les troupes dans la citadelle à condition qu'elles ne seraient pas attaquées, et il livra les clefs de la ville. Les Belges y pénétrèrent sans coup férir. Soit qu'ils ignorassent la convention, soit qu'il fût impossible de maîtriser leur fougue indisciplinée, ils se mirent aussitôt à tirailler. Une vive fusillade fut dirigée sur l'arsenal où le septième régiment hollandais perdit environ 300 hommes. Les instances de Saxe-Weimar arrachèrent alors à Chassé l'ordre de bombarder Anvers. Les navires de guerre embossés dans l'Escaut appuyèrent le feu de la citadelle. Le soir, une mer de flammes, au milieu de laquelle la flèche de la cathédrale s'élevait « comme un géant noir », s'étendait sur la ville (2). Ce bombardement ne fut qu'une barbarie inutile, (1) Pour les événements d'Anvers, voy. la relation orangiste publiée par Buf-iin, op. cit., t. II, p. 177 et suiv. (2) Von Qagern, op. cit., t. II, p. 106. Sur ces événements, outre les détails qu'il donne ibid., p. 87 et suiv., voy. R. Starklof, Das Leben des Herzogs Bernhard von Sachsen-Weimar-Eisenach, t. I, p. 306 et suiv. Il résulte de ce récit que Chassé ne se décida à taire bombarder la ville que sur les instances de Saxe-Weimar. Qagern, loc. cit., p. 106, décrit aussi ses scrupules. « Hertog, dat repugneert mij », aurait-il répondu avant de se décider. Sur le bombardement d'Anvers, voy. quelques détails nouveaux dans R. Fruin, Beschrijving eener verzameling stukken betrekking hebbende op generaal Chassé. Verslagen omirent 's Rijks oude archieven, 1923. III En rompant avec le roi, les Belges rompaient en même temps avec l'Europe. Leur révolution fut le premier coup porté à « l'édifice construit par les puissances alliées en 1815 ». Elle l'ébranlait d'autant plus dangereusement qu'elle en mettait tout à la fois en péril les résultats et les principes. Non seulement elle renversait la barrière si soigneusement élevée contre digne de la brutalité du soudard saxon qui l'inspira. Sans doute espérait-il terroriser les volontaires auxquels il n'avait pu résister en rase campagne et venger sa défaite au détriment de la population. S'il avait compté sur la terreur, il s'aperçut/ bientôt qu'il s'était trompé. Pas un drapeau blanc ne se montra au milieu des drapeaux tricolores qui flottaient de toutes parts. Le 28, Rogier signait avec Chassé un armistice indéfini. Les Hollandais conservaient la citadelle et les forts du Nord; la ville était abandonnée aux Belges. Cet armistice clôt la phase militaire de la Révolution. Elle était arrivée à son but : l'affranchissement du sol national. Elle ne se proposait pas autre chose. Le gouvernement hollandais craignit vainement de voir les Belges profiter de leurs succès et de sa faiblesse pour envahir les provinces du Nord : ils n'y songèrent pas. Déjà les volontaires, considérant leur tâche comme terminée, regagnaient spontanément leurs foyers. Ils avaient combattu pour la liberté non pour la conquête, et il leur suffisait d'avoir repoussé l'armée royale au delà de la frontière. Sauf la citadelle d'Anvers, Maestricht et Luxembourg où elle tenait encore garnison, elle avait maintenant évacué toutes les places. La séparation était chose faite. Le refus du roi de l'accomplir quand il en était temps encore avait rendu la guerre inévitable. Au reste, cette guerre n'avait pas été dirigée contre les Hollandais. Nulle haine nationale ne soulevait les Belges contre leurs voisins au Nord dont les puissances avaient prétendu faire leurs compatriotes. C'est le royaume des Pays-Bas, ce n'était pas la Hollande qui était l'ennemi. la France, mais elle affirmait encore, en face des souverains, le droit des peuples à disposer d'eux-mêmes. Ce fut une grande chose faite par un petit peuple. En confondant la cause nationale avec celle de la liberté politique, les Belges donnaient à leur insurrection une portée internationale. Le sort du libéralisme et du régime constitutionnel semblait dépendre de la lutte qu'ils avaient entreprise. Ce n'était pas seulement l'équilibre territorial, c'était aussi l'équilibre moral de l'Europe que leur insurrection mettait en jeu. Une fermentation menaçante ne faisait que trop clairement apparaître le péril. Des troubles éclataient dans les provinces rhénanes de la Prusse, en Suisse, en Italie ; la Pologne se préparait à prendre les armes. Aux inquiétudes des vainqueurs de 1815 correspondait, en les accentuant, la joie de la France. Pour elle, la révolution belge était la revanche du Congrès de Vienne. La menace suspendue sur son territoire par l'érection du royaume des Pays-Bas s'évanouissait. Sans tirer I'épée, elle obtenait l'affranchissement de sa frontière du Nord et récupérait, si l'on peut ainsi dire, la liberté de ses mouvements. Qu'allait-elle faire ? L'idéalisme républicain et le souvenir de Napoléon qu'avaient réveillés tout ensemble les journées de juillet, allaient-ils de nouveau la dresser contre l'Europe dans un effort de conquête et de propagande ? La ligne du Rhin, qui avait tenté la monarchie légitimiste de Charles X, ne tenterait-elle pas aussi la monarchie libérale de Louis-Philippe ? A tout le moins, pouvait-on se demander si le cabinet de Paris n'avait pas partie liée avec les Belges et s'il ne considérait pas leur révolution comme un simple prélude de l'annexion. On fut bientôt rassuré sur ses intentions. Visiblement, loin d'avoir suscité les événements de Bruxelles, il avait été surpris par eux. Son dessein était d'en profiter sans se laisser entraîner dans une guerre générale. Si Louis-Philippe ne pouvait, sous peine de trahir la France, tolérer la restauration du royaume des Pays-Bas, il était fermement décidé, d'autre part, à n'agir qu'avec le concert de l'Europe et à trouver un modus vivendi qui fût acceptable et par les libéraux auxquels il devait sa couronne et par les Puissances aux yeux desquelles il la légiti- (1) Gedenkstukken 1830-1840, t. I, p. 95. merait en coopérant avec elles. Sa ligne de conduite lui imposait de sanctionner les résultats de la révolution belge sans rien prétendre de plus. Par sagesse politique et intérêt dynastique, il devait, quoi qu'il pût lui en coûter, se borner à revendiquer pour la Belgique le droit à l'indépendance et, en affectant le désintéressement le plus complet, amener la Sainte-Alliance à y consentir. Pour la réalisation de ce plan, l'appui de l'Angleterre était indispensable. De toutes les Puissances, elle semblait la plus intéressée à protéger le royaume des Pays-Bas dans lequel elle s'était longtemps complu à admirer l'un des plus beaux succès de sa diplomatie. Elle s'était flattée d'exercer sur lui un protectorat perpétuel. L'attitude de Clancarty, son représentant à La Haye, avait même fini par devenir insupportable à Guillaume. Des incidents assez vifs avaient montré en 1823 qu'il n'entendait pas se réduire au rôle d'une sorte de vice-roi britannique, et les rapports entre Londres et La Haye avaient perdu peu à peu de leur intimité première. D'autre part, la prospérité de l'industrie belge n'était pas sans inquiéter les manufacturiers anglais. Ce n'est pas seulement par libéralisme qu'ils avaient applaudi à la révolution de concurrents si dangereux, mais aussi parce qu'ils espéraient bien [qu'elle affaiblirait leur force (l). Enfin, l'Angleterre répugnait à se lancer dans une guerre générale pour laquelle elle n'était pas prête. Aussi, quand Wellington reçut l'appel adressé par Guillaume, le 29 septembre, aux Puissances signataires du traité des huit articles, son premier soin fut-il de sonder le gouvernement de Paris sur l'éventualité d'une intervention armée (1er octobre). La réponse qu'il reçut de Molé proposait une négociation entre les Puissances, étant bien entendu qu'on n'imposerait en aucun cas à la Belgique un régime dont elle ne voudrait pas. A entrer dans cette voie, on faisait de la question belge une question internationale dont la solution ne dépendait plus des intérêts du roi, mais des convenances de l'Europe. La dissolution du royaume des Pays-Bas serait, comme l'avait été sa naissance, le résultat d'un « european agreement». Guillaume eut beau supplier ses alliés de ne pas l'abandonner et leur rappeler leurs promesses. La guerre générale dont, pour cause, il affectait de ne pas s'inquiéter, inspirait à l'Autriche et à la Prusse une prudence salutaire. Dès le 10 octobre, Metternich constatait que le royaume des Pays-Bas n'était plus viable et qu'il fallait se borner à empêcher la réunion de la Belgique à la France (l). L'Angleterre d'ailleurs n'avait pas attendu les suggestions de Molé pour agir. Après un premier mouvement de colère, Wellington avait repoussé l'idée d'une descente en Belgique, à laquelle il s'était arrêté un instant. Le 3 octobre, il faisait inviter les Puissances à se réunir à Londres en une Conférence qui s'ouvrit le 4 novembre (2). Dès lors, le danger d'un conflit immédiat disparaissait. La France allait prendre part à côté de ses anciens vainqueurs à la destruction du bastion qu'ils avaient, quinze ans plus tôt, élevé contre elle. Ses intérêts furent confiés au vieux diplomate qui l'avait jadis représentée au Congrès de Vienne, à Talleyrand. La Conférence, qui fut une amèredésillusionpourGuillaume, renforçait en revanche la position des Belges, puisque du moins elle les reconnaissait comme belligérants et entrait en rapports avec le Gouvernement provisoire. Le 4 novembre, elle décidait une suspension d'armes et le retrait des armées sur la frontière telle qu'elle existait le 30 mai 1814, c'est-à-dire, avant le premier traité de Paris. Sans doute, lord Aberdeen le prenait de haut avec Sylvain van de Weyer que le Gouvernement provisoire avait envoyé à Londres-. Le 7 novembre, il lui déclarait que l'Angleterre était décidée à faire respecter les traités, et il s'emportait contre les intrigues de Gendebien à Paris et le projet qu'il lui attribuait de donner la couronne de la Belgique au duc de Nemours, fils de Louis-Philippe. Les protestations du jeune diplomate lui révélèrent que ses compatriotes étaient décidés à tout pour conserver leur indépen- (1) Gedenkstukken 1830-1840, t. III, p. 166, Cf. Ibid., p. 182. (2) K. Hampe, Das Belgische Bollwerk, p. 34. dance mais que, si on les poussait au désespoir, ils n'hésiteraient pas « à se jeter dans les bras d'une puissance voisine ». Ainsi, le sort de l'Europe était à la merci de ce petit peuple obstiné. Car il était évident que si on l'obligeait à s'offrir à la France, la France ne pourrait le repousser. Le cabinet du Palais-Royal envisageait avec terreur la possibilité d'un tel coup de tête. « Ces malheureux Belges, soupirait Madame Adélaïde, ne craignent pas la guerre » (l). Mais autour d'eux, tout le monde la craignait et, sauf le tsar qui se déclarait décidé à envoyer une armée dans les Pays-Bas, personne n'osait prendre la responsabilité d'une catastrophe universelle. En vain Guillaume avait-il témoigné, le 18 octobre, devant les États-Généraux, sa confiance dans l'appui des alliés, en vain Thorbecke s'efforçait-il de démontrer que l'indépendance de la Belgique serait « la fin de l'Europe ». Dès le 10 novembre, Wellington déclarait à van de Weyer que l'Angleterre n'interviendrait pas, sauf pour empêcher la réunion du pays à la France, et trois jours plus tard, à Paris, devant la Chambre des députés, Bignon sommait les monarques de la Sainte-Alliance de respecter le droit des Belges de choisir leur gouvernement, et de ne pas se mêler d'une affaire qui ne concernait que ceux-ci. L'attitude des Puissances occidentales, en écartant la menace d'une intervention armée, assurait donc momentanément la victoire de la révolution, et faisait présager la reconnaissance par l'Europe de l'indépendance nationale que le Gouvernement provisoire avait affirmée dès le 4 octobre. 11 était dur sans doute d'accepter l'armistice imposé par la Conférence, de laisser Maestricht, Luxembourg et la citadelle d'Anvers aux mains des Hollandais et, en évacuant la Flandre Zéelandaise, de renoncer à l'espoir d'appuyer la frontière à l'Escaut Occidental. Mais outre que le peuple, qui n'avait pris les armes que pour s'affranchir, se montrait impatient de les déposer, c'eût été une faute impardonnable que de se confiner dans une intransigeance qui eût été une provocation à l'égard (1) Talleyrand, Mémoires, t. III, p. 464. de la Conférence et qui eût aliéné à la Belgique la sympathie des libéraux de tous les pays. L'acceptation de la suspension d'armes par le Gouvernement provisoire (21 novembre) le mit dans une posture d'autant meilleure que Guillaume n'y consentit pour sa part qu'avec des réserves. CHAPITRE III LE GOUVERNEMENT PROVISOIRE ET LE CONGRÈS NATIONAL I Une révolution n'a pas le temps de se donner des chefs ; elle suit ceux qui se mettent à sa tête, quitte à les renverser plus tard. Les périls qu'ils courent et les responsabilités qu'ils assument justifient leur usurpation. Ainsi en était-il du Gouvernement provisoire. En réalité, ses membres risquaient leur vie et leur honneur — leur vie, si le roi l'emportait, leur honneur, s'ils se montraient incapables de la tâche dont ils s'étaient chargés. Cette tâche, ils l'avaient définie eux-mêmes. Elle consistait à créer un « centre général d'opérations » en vue « de vaincre l'ennemi et de faire triompher la cause du peuple belge » c'est-à-dire de réaliser l'indépendance nationale. Dix jours après la naissance de la Commission administrative, ce but était atteint. Le 4 octobre, le Gouvernement provisoire déclarait solennellement que « les provinces de la Belgique, violemment détachées de la Hollande, constituent un État indépendant ». Il avait le droit de parler au nom de la nation, car « l'assentiment du peuple avait confirmé son mandat ». La révolution ne pouvait, sans se désavouer elle-même, désavouer les hommes qui, au moment décisif, en avaient pris la direction. En faisant entrer de Potter parmi eux, ils s'étaient assuré d'ailleurs le bénéfice de la popularité. Il était arrivé au moment de la victoire, juste à point pour en récolter les fruits sans en avoir couru les dangers. Mais son prestige était trop grand pour n'être pas indispensable, et ses collègues se résignèrent, en acceptant sa primauté, à sacrifier leur amour-propre au salut public. En s'associant à leur autorité improvisée, il la légitimait. Dès les premiers jours d'octobre, des députations apportaient au Gouvernement provisoire, l'adhésion de toutes les provinces. Il se sentait soutenu aussi par l'union des partis. Sans doute, la plupart de ses membres appartenaient aux diverses nuances de l'opinion libérale et beaucoup d'entre eux « n'allaient pas à la messe ». Mais la présence de Félix de Mérode suffisait à rassurer les catholiques. Personne ne songeait, au surplus, à soulever des questions irritantes. L'unanimité du sentiment patriotique s'accompagnait d'une confiance généreuse des uns dans les autres. Les catholiques s'abstinrent de revendiquer dans le Gouvernement provisoire une importance en rapport avec la majorité qu'ils possédaient dans le pays. Ils firent confiance à ces libéraux qui, depuis le début des événements, s'étaient toujours, en dépit de leur petit nombre, trouvés à l'avant-garde, et leur confiance fut bien placée. L'esprit national l'emporta sur l'esprit de parti. La jalousie et les intrigues qui, mettant aux prises les Vonckistes et les Vandernootistes, avaient provoqué la chute de la Révolution brabançonne, furent épargnées à la Révolution de 1830. En fait, les pouvoirs du Gouvernement provisoire étaient illimités. N'ayant reçu aucune délégation, il n'avait non plus de comptes à rendre à personne. Il jouissait « d'une puissance arbitraire et dictatoriale » (l) dont il n'appartenait qu'à lui de fixer les limites. Dans les circonstances où l'on se trouvait, il était indispensable qu'il en fût ainsi. Tout étant à faire et tout pressant, il fallait que le pouvoir exécutif n'eût d'autre souci que celui de décider, que personne n'eût à (1) J'emprunte ces mots très justes à de Gerlache, op. cit., t. II, p. 84. discuter ses ordres, et que son autorité ne fût contenue que par le sentiment de sa responsabilité. Il importe de reconnaître à son honneur qu'il n'en fît usage que dans l'intérêt de sa mission, qu'aucun de ses membres n'encourut l'accusation d'en avoirabusé et qu'avec le désintéressement le plus complet, il s'empressa de prendre les mesures qui devaient réaliser sa promesse de déposer le pouvoir aussitôt qu'il le pourrait. Son premier arrêté, prorogeant de vingt-cinq jours l'échéance de tous les effets de commerce créés antérieurement au 26 septembre, a visiblement pour but de faire renaître, au sein du chaos, la confiance du public. Le lendemain, un autre arrêté, jetant les premières bases de l'organisation de la garde civique, atteste sa résolution de maintenir l'ordre et la sécurité. Puis tout de suite, il s'adapte aux fonctions de tout genre auxquelles il doit satisfaire. Le pouvoir exécutif est délégué au « Comité central » institué dans son sein (28 septembre). Des comités de la guerre, de l'intérieur, de la sûreté publique, des finances, de la justice et enfin des affaires diplomatiques, dirigés par des administrateurs généraux, lui constituent des ministères responsables devant lui seul. Des « Commissaires » remplacent les gouverneurs de province destitués ou en fuite. Dès le 5 octobre est créé le « Bulletin des arrêtés et actes du Gouvernement provisoire de la Belgique ». A cette date, le gouvernement s'est transporté de l'hôtel de ville, où il s'était d'abord installé, dans le palais des États-Généraux et a établi ses services dans les bureaux de l'administration centrale. Avec une rapidité merveilleuse, il institue le régime nouveau. Peu de révocations d'ailleurs, les autorités hollandaises ayant spontanément quitté leurs postes. On se borne à destituer les agents les plus impopulaires, et à introduire à leur place des patriotes, jeunes gens pour la plupart, que signalent leur activité politique ou le rôle qu'ils ont joué dans la presse. Le plus grand soin fut pris de ne pas ébranler le principe de l'inamovibilité des magistrats. On laissa même en fonctions plusieurs juges dont l'orangisme était notoire. D'autres furent remplacés par des membres du barreau. Dès le 11 octobre, la justice était régulièrement rendue dans tout le pays « au nom du Gouvernement provisoire de la Belgique ». Pour les finances, les impôts furent maintenus à l'exception de la taxe sur l'abatage que certaines communes avaient conservée. En octobre, ils rapportaient 1.230.000 florins, en novembre-décembre, 2.600.000. On se garda soigneusement d'inquiéter le crédit et les capitalistes. Dès le 7 novembre, une ligne de douanes était établie le long de la frontière hollandaise. Il s'en fallait naturellement de beaucoup, que le trésor pût se contenter des revenus ordinaires gravement atteints par la cessation des affaires et par l'insuffisance d'une administration de fortune. Il fallut, le 22 octobre, décider un emprunt de 5 millions de florins qui réussit mal, et solliciter le concours de banquiers parisiens. En même temps, le Gouvernement provisoire s'ingéniait à mettre sur pied une armée régulière. Les généraux Goethals et L.-P. Nypels étaient chargés de son recrutement. Le 1er octobre, Chazal, nommé munitionnaire général, organisait tant bien que mal l'intendance militaire en créant des dépôts de vivres, d'armes et de munitions. Il était indispensable de s'assurer l'appui des administrations communales. Dans les « régences » des grandes villes, les partisans du régime disparu étaient nombreux, et cela se comprend sans peine si on se rappelle qu'elles avaient été élues sous la pression des autorités. L'arrêté du 8 octobre qui ordonna de les « recomposer par voie électorale », substitua aux opérations compliquées et aux triages successifs dont elles étaient sorties jusqu'alors, le système de l'élection directe. Le corps électoral ne perdit pas son caractère restreint, mais conformément aux principes libéraux, la fortune cessa d'être la seule condition du droit électoral : on le fit dépendre non seulement du cens, mais de la « capacité » présumée des adeptes de certaines professions. Les élections nouvelles se passèrent presque partout dans le calme le plus parfait. Presque partout aussi, elles tournèrent naturellement en faveur de la révolution. Dans les villes où il en fut autrement, les vaincus accusèrent les vainqueurs, comme il fallait s'y attendre, de ne l'avoir emporté que par l'intrigue, et on ne s'étonnera hist. dk bhlg. vi 28 point de l'accueil que leurs réclamations trouvèrent auprès du Gouvernement provisoire. Le 17 novembre, il cassait, sous prétexte d'irrégularité, les élections qui à Gand avaient maintenu au pouvoir l'administration orangiste. Si, en pleine crise révolutionnaire, l'activité du Gouvernement provisoire réussit à empêcher la Belgique de tomber dans l'anarchie, c'est grâce au dévouement et à l'activité de ses membres, mais c'est aussi que son autorité fut volontairement acceptée par la nation. Ni les appels du prince d'Orange, on l'a vu plus haut, ni les tentatives de quelques meneurs soudoyés par sa cassette, ni les attaques furibondes de la presse orangiste ne réussirent à ébranler sa situation. Il est remarquable encore que, malgré la divergence de leurs opinions et l'opposition de leurs caractères, les hommes dont il se composait aient eu l'abnégation de se tolérer mutuellement. Des scènes violentes les mirent souvent aux prises (l), qu'ils réussirent à cacher au public et dont aucun d'eux ne chercha à tirer parti par ambition personnelle ou esprit d'intrigue. Leur force reposa sur leur union, sur la communauté de leur esprit civique et de leur sentiment du devoir. Grâce à eux, ils purent sinon surmonter du moins supporter les difficultés et les périls de l'heure. Car, s'ils firent tout qu'ils devaient faire, il n'était pas en leur pouvoir d'épargner au pays une crise redoutable. La révolution, en arrêtant l'industrie, avait plongé le peuple dans la misère. Les impôts rentraient mal. Il était impossible de payer les créanciers de l'État et de rétribuer les fonctionnaires. Les expédients auxquels on avait recouru pour occuper les travailleurs ne suffisaient pas, et on devait refuser aux fabricants les avances qu'ils réclamaient sous menace de fermer leurs ateliers. Dans quantité de villes, la charité publique était le seul soutien des pauvres. A Gand, le 4 octobre, le Conseil communal empruntait 100.000 florins destinés à venir en aide à la classe ouvrière. Et cette détresse qui explique suffisamment les troubles du mois d'octobre dans le Borinage, était (1) De Potter, Souvenirs personnels, t. I., p. 179 et suiv. d'autant plus dangereuse que des émissaires orangistes ne laissaient pas de l'exploiter à leur profit. Pourtant la confiance dans l'avenir restait entière. Le succès de la Révolution consolait du reste. Tout en s'occupant de parer aux nécessités les plus urgentes, le Gouvernement provisoire préparait avec ardeur le statut définitif de la Belgique. Le jour même (4 octobre) où il proclamait l'indépendance du pays, il annonçait que son « Comité central s'occupera au plus tôt d'un projet de constitution et qu'un Congrès national sera immédiatement convoqué ». Fidèle à sa promesse, il créait, deux jours plus tard, une commission chargée d'élaborer cette constitution et, le 10, convoquait le corps électoral à nommer les membres du Congrès. Sans en attendre d'ailleurs la réunion, il réalisait à l'avance, par une série d'arrêtés, les grandes réformes libérales que réclamait depuis 1829 l'union des partis : liberté complète de l'enseignement (12 octobre), droit d'association illimité (16 octobre), liberté absolue de la presse et de l'exercice de tous les cultes (16 octobre), abolition de la censure des théâtres (21 octobre), suppression de la haute police (22 octobre), publicité obligatoire des budgets et des comptes des administrations publiques (26 octobre) ainsi que des instructions et des débats judiciaires (7 octobre), abolition de la bastonnade pour les soldats (7 octobre). Il était impossible de répondre plus complètement au sens profond de la Révolution. La Belgique était comblée de ces libertés qu'elle avait été contrainte de conquérir par les armes. Un mois après les journées de septembre, elle les possédait toutes. Le Gouvernement provisoire en avait fait la récompense de la victoire. Il en avait jonché, si l'on peut ainsi dire, la route qu'allait parcourir le Congrès national. Il était certain qu'elle le conduirait à la constitution la plus libérale de toute l'Europe. II Le Congrès de 1830 n'a pas reçu seulement son nom du Congrès de la Révolution brabançonne, il lui ressemble encore en ceci qu'il est comme lui une assemblée souveraine succédant au monarque dépossédé. La ressemblance, il est vrai, s'arrête là. Elle fait place au contraste le plus absolu dès que l'on compare et la composition et l'esprit des deux assemblées. L'une ne s'ouvre qu'à un petit nombre de privilégiés prétendant exercer, en vertu des antiques constitutions du pays, la souveraineté nationale : elle fonde ses droits et sa légitimité sur le passé, et c'est en vertu de la tradition qu'elle se substitue à l'empereur (l). L'autre, au contraire, ne s'attribue les pouvoirs du roi que parce que ces pouvoirs, d'après la théorie révolutionnaire, n'appartiennent qu'à la nation dont elle émane et qu'elle représente. Le Congrès de 1789 invoque, en face de Joseph II, les droits acquis ; celui de 1830, en face de Guillaume, invoque les droits de l'homme. L'indépendance nationale que celui-là voulait organiser par un retour à l'Ancien Régime, celui-ci la fonda conformément à la pure doctrine du libéralisme politique. Un seul, parmi les membres du gouvernement provisoire, eût souhaité d'aller plus loin et de profiter des circonstances, non seulement pour réformer la constitution politique mais la constitution elle-même de la société. Louis de Potter appar-nait à ce groupe de démocrates pour lesquels la liberté n'était que le prélude de l'égalité économique. Humanitaire et radical, il s'intéressait au sort des prolétaires et des humbles, exploités par le « boueux bourgeoisisme » qui en France venait de détourner la révolution à son profit. Son idéal paraît avoir été celui d'une république de citoyens jouissant des mêmes droits, où il n'y aurait ni riches ni pauvres et où la médiocrité des conditions et des désirs répondrait à un gouvernement économe et faible. Pour mieux assurer encore la liberté, cette (0 Histoire de Belgique, t. V, 2e édit., p. 474 et suiv. république serait fédérative, la centralisation du pouvoir poussant nécessairement ses détenteurs à en abuser. Par une contradiction curieuse, il entendait imposer au peuple le bonheur qu'il lui réservait. Défiant du suffrage universel, qui d'ailleurs eût infailliblement soumis le pays aux catholiques, il rêvait d'une réforme venant d'en haut. Le Gouvernement provisoire lui paraissait tout désigné pour purifier le « cloaque d'immondices » qu'était la société. A ses yeux, il avait le droit de se servir pour le bien général du pouvoir dictatorial qui lui avait été délégué par la nation. La révolution avait été faite par le peuple ; le moment était venu de la terminer pour le peuple en faisant régner la justice. S'en remettre aux décisions d'une assemblée, ce serait fatalement capituler entre les mains de la bourgeoisie et sans doute, comme en France, retomber bientôt sous le joug d'un roi. S'il fallait absolument convoquer un Congrès, du moins convenait-il de borner sa mission à l'acceptation pure et simple de la constitution qui lui serait proposée par le Gouvernement provisoire (l). Peut-être l'ambition personnelle ne laissa-t-elle pas d'influencer l'attitude de de Potter. Sa popularité lui permettait d'aspirer à la présidence de cette république belge dont il portait le plan dans son esprit. Mais ses collègues avaient les meilleures raisons du monde de ne pas le suivre. Tout d'abord, la loyauté les poussait à déposer le plus tôt possible une autorité qu'ils n'avait prise que pour suppléer à la carence de tout pouvoir. Ils étaient bien décidés à remettre leur démission au Congrès, organe de la souveraineté nationale, au lieu de profiter de leur situation pour disposer des destinées du peuple. Leur libéralisme s'effarouchait et de l'esprit autoritaire de de Potter et de ses projets de réforme sociale. Leur programme n'allait pas au delà de la liberté politique. Sincèrement démocrates et même pour la plupart républicains, ils considéraient que, pour servir le peuple, il suffisait de lui donner la liberté. Il serait aussi injuste qu'inexact de les soupçonner d'avoir (1) Je résume ici les idées qu'il exprime dans ses Souvenirs personnels, 1.1, p. 179, 214, 342, t. II, p. 178, 181 et passim. voulu, de propos délibéré, fonder la domination de la bourgeoisie. Ce qui est vrai, c'est que, comme tous les démocrates de leur temps, ils se défiaient de l'ignorance et de l'incapacité des masses. Par respect pour la souveraineté du peuple, ils voulaient en garantir la durée et l'efficacité en n'appelant à y coopérer que ceux-là seulement qui en seraient dignes. Ce n'est point pour donner un privilège à la fortune et à l'instruction qu'ils exigèrent des électeurs du Congrès le payement d'un cens et des conditions de capacité : c'est parce qu'ils voulurent entourer leurs votes de toutes les garanties de l'indépendance (l). Dans la situation où se trouvaient alors les classes populaires, ce ne sont point les conservateurs qu'effrayait le suffrage universel, car il eût joué, sans doute possible, en faveur de la réaction, et c'est parce que les libéraux et les démocrates en étaient convaincus qu'ils laissèrent subsister le suffrage restreint. Leur bonne foi apparaît d'ailleurs dans les précautions qu'ils prirent pour le mettre à l'abri de toute pression. La pratique de l'élection à plusieurs degrés, si habilement machinée pour confisquer au profit du pouvoir la volonté des électeurs, fit place à l'élection directe. Le secret du vote, cette autre sauvegarde de la démocratie, fut imposé. Les membres du Gouvernement provisoire ne doutèrent point d'avoir constitué le corps électoral du Congrès de telle sorte que celui-ci fût vraiment l'émanation de la nation et eût le droit de parler au nom du peuple belge. Respectueux de son pouvoir, ils se gardèrent bien de lui tracer un programme. (1) Benjamin Constant, Cours de politique constitutionnelle, p. 48 (Bruxelles, 1837), ne reconnaît de droits politiques qu'aux citoyens possédant « le revenu nécessaire pour exister indépendamment de toute volonté étrangère ». Il en prive les salariés comme «dépendant d'autrui ». Ses idées, qui n'envisagent le gouvernement que du côté politique, étaient celles de tous les libéraux belges. Ils croyaient sincèrement instituer la démocratie (Voy. Huyttens, Congrès national, t. I, p. 248), et c'est en réalité de la vouloir instituer que le roi et les Hollandais les blâmaient. Il faut reconnaître d'ailleurs que le système électoral établi par le Gouvernement provisoire fut attaqué comme trop peu populaire par des membres du club de Bruxelles et par quelques journaux. Voy. Buffin, Documents, p. 273. Le 16 octobre, à la suite des réclamations d'un grand nombre d'habitants des campagnes, le cens fut réduit de moitié pour les électeurs ruraux. A lui seul appartenait de définir et d'accomplir sa tâche avec l'indépendance qui découlait de sa souveraineté. Le Congrès devait se composer de deux cents membres et d'autantdesuppléants. Les élections eurent lieu le 3 novembre. Pour y prendre part, il fallait être âgé d'au moins vingt-cinq ans, exercer certaines professions libérales ou payer le cens, proportionnel à la richesse présumée des localités, fixé par les règlements hollandais. Le minimum dans les campagnes en était de treize florins ; le maximum dans les grandes villes, de cent-cinquante. Il y eut en tout 46,099 électeurs inscrits dont les deux tiers, soit 30,000 environ, firent usage de leur droit, chiffre très élevé si l'on tient compte des mœurs politiques de l'époque et de la situation troublée du pays. Un grand nombre des abstentions doit être attribué aux Orangistes, soit qu'ils aient craint de se compromettre en prenant part au vote, soit qu'ils aient voulu protester contre lui en restant chez eux. Les opérations électorales se passèrent dans le calme le plus complet. Fidèles au principe de l'union, les partis s'abstinrent de lutter l'un contre l'autre et leurs candidats figurèrent souvent côte à côte sur la même liste. Très souvent même, les électeurs ne purent savoir à quelle opinion ils appartenaient, tous se réclamant du même programme de liberté nationale. Aucune condition d'éligibilité n'ayant été fixée, il était loisible à chacun de solliciter un mandat. En fait, les électeurs n'eurent à choisir que parmi des candidats que leur condition sociale, leurs fonctions, leur expérience et leur notoriété locale recommandaient à leur choix. Tel qu'il fut composé, le Congrès apparaît nettement comme une assemblée de propriétaires et de membres des professions libérales, bref, pour employer l'expression courante, comme une assemblée bourgeoise. On y relève 45 nobles, 34 membres des ex-États-Généraux, 13 propriétaires, 38 avocats, 13 prêtres, 21 magistrats, 13 bourgmestres et échevins, 3 professeurs d'université, 1 journaliste, 14 négociants. Les villes nommèrent surtout des membres-du barreau et des professions libérales. Le petit nombre des industriels s'explique peut-être par le fait que plusieurs d'entre eux étaient orangistes. Quant aux campagnes, leurs élus appartenaient presque tous à la noblesse ou à la classe des propriétaires fonciers. A la différence du Gouvernement provisoire où les libéraux possédaient la majorité, les catholiques l'emportèrent par le nombre au sein du Congrès (l). Il faut remarquer cependant que, respectueuse de l'union, l'assemblée ne se divisa point en partis. Nul engagement n'en liait les membres à une opinion déterminée, nulle discipline extérieure ne s'imposait à eux, et elle ne connut officiellement ni droite ni gauche. Néanmoins il va de soi que les deux tendances politiques de la nation se retrouvèrent dans son sein. Les hommes qui y jouèrent le rôle le plus actif s'y répartissent en nombre à peu près égal en un groupe catholique et un groupe libéral comportant chacun une soixantaine de députés. Mais la masse des unionistes votant la plupart du temps avec les premiers, leur assurait la prépondérance. En cela, le Congrès ne fit que réfléter exactement la situation du pays. Plus catholiques que les provinces wallonnes, les provinces flamandes étant aussi plus peuplées, furent naturellement les plus largement représentées, mais cette prépondérance de l'élément flamand et catholique n'altéra nullement la bonne entente des députés. Il y eut moins d'opposition encore entre Flamands et Wallons qu'entre catholiques et libéraux. Appartenant tous au même milieu social, parlant tous la même langue, le français, dévoués tous à la même cause et, pour créer la patrie commune, attentifs à éviter ce qui divise, les membres de l'assemblée ne voulurent être et ne furent que des Belges. Une dernière caractéristique du Congrès, c'est la jeunesse de la plupart de ses membres. On ne peut s'en étonner si l'on se rappelle que ce sont des jeunes gens qui, en 1828, avaient fondé, les uns s'inspirant de Lammenais, les autres du libéralisme parlementaire, l'union dont la révolution était sortie. On retrouve sur les bancs de l'assemblée presque tous les hommes (1) L. de Lichtervelde, Le Congrès national de 1830, p. 35 et suiv. (Brux., 1922). qui avaient naguère soulevé l'opinion. Le corps électoral les chargea d'achever, à titre de législateurs, l'œuvre qu'ils avaient commencée comme agitateurs politiques. Et c'est un symptôme bien significatif de la profondeur du mouvement qu'ils avaient déchaîné que cette fidélité de la confiance publique. Le Congrès s'ouvrit solennellement le 10 novembre, au milieu d'une simplicité républicaine,- dans la salle où avaient siégé avant 1830, les États-Généraux. Le Gouvernement provisoire, au nom duquel de Potter prit la parole, fut accueilli par des acclamations enthousiastes. Le moment était venu où, sa tâche achevée, il allait remplir sa promesse de disparaître. L'opposition de de Potter se brisa contre l'unanimité de ses collègues. Le 12 novembre, Rogier communiquait au Congrès leur décision de «remettre à cet organe légal et régulier du peuple belge le pouvoir qu'ils avaient exercé depuis le 24 septembre dans l'intérêt et avec l'assentiment du pays ». La réponse de l'assemblée n'était pas douteuse. Elle témoigna au Gouvernement provisoire la reconnaissance de la nation et lui exprima son désir et « sa volonté même » de le voir « conserver le pouvoir exécutif jusqu'à ce qu'il y ait été autrement pourvu par le Congrès ». Le lendemain de Potter envoyait sa démission. S'il avait espéré que le peuple empêcherait qu'elle fût acceptée, il se trompa. Elle ne produisit pas plus d'émotion que la lettre qu'il adressa dix jours plus tard « à ses concitoyens » pour en exposer les motifs. Sa popularité, née au milieu de l'agitation politique, avait disparu avec elle. La persécution la lui avait donnée, le pouvoir la lui fit perdre. Ce démocrate personnel et autoritaire était au fond un homme de cabinet, un agitateur en chambre. Il n'avait rien de ce qu'il faut pour soulever les masses auxquelles il ne portait qu'un amour de tête. Trop orgueilleux pour servir le Congrès qu'il aurait voulu dominer, il préféra n'être rien plutôt que de se contenter d'un rôle secondaire. L'indifférence du peuple pour son idéal républicain et démocratique le remplit d'amertume. Brouillé avec ses amis, aigri, désillusionné, considérant la révolution comme man-quée, il finit par se retirer à Paris dans une retraite qu'il ne réussit pas à faire prendre pour celle d'un philosophe désabusé. III La commission chargée le 6 octobre( par le Gouvernement provisoire d'élaborer un projet de constitution se composait de van Meenen, de Gerlache, Tielemans, P. Devaux, Ch. de Brouckère, H. Fabry, Bailliu, Zoude, Thorn, auxquels on adjoignit bientôt Lebeau, Nothomb, du Bus, Jullien et Blargnies. Ces noms prouvent que l'opinion libérale y était plus largement représentée que l'opinion catholique. Personne n'y prit garde, puisque tout le monde était d'accord pour réaliser le programme d'union sur lequel les deux partis s'entendaient. Aussi les travaux marchèrent-ils avec une rapidité extraordinaire. Le 25 octobre, la commission avait rédigé le projet. Il fut soumis au Congrès dès sa réunion. Telle qu'elle sortit, le 7 février 1831, des délibérations de l'assemblée, la constitution belge apparaît comme le type le plus complet et le plus pur que l'on puisse imaginer d'une constitution parlementaire et libérale. Durant un demi-siècle, elle a passé en son genre pour un chef-d'œuvre de sagesse politique. Elle a exercé une action directe et souvent profonde sur tous les États qui, au cours du XIXe siècle, ont remanié ou élaboré leurs institutions suivant les principes du parlementarisme. Aucun d'eux pourtant n'a poussé aussi loin qu'elle les conséquences de ces principes, dispensé aussi largement la liberté et abandonné aussi entièrement le gouvernement de la nation à la nation elle-même. Un concours de circonstances aussi extraordinaire que fugitif a entouré sa naissance. A vrai dire, elle est une réussite. Sans l'accord momentané du catholicisme libéral et du libéralisme politique, elle eût été impossible. Elle se trouve pour ainsi dire au point de croisement de deux courants d'idées qui avaient divergé dans le passé comme ils devaient diverger dans l'avenir, et elle a bénéficié de leur rencontre momentanée. L'union des catholiques et des libéraux conclue en 1828 n'eût plus été concevable après la publication, en 1832, de l'encyclique lancée par Grégoire XVI contre les libertés modernes, si bien que la constitution belge s'explique en réalité par sa date. Elle est le fruit de l'alliance imprévue qui unit en un même enthousiasme pour la liberté les fidèles et les adversaires de l'Église. Lamennais fut l'instrument de la brève entente des catholiques belges avec les libéraux ou, plutôt, il les transforma pour un instant en libéraux. Il importe peu que les uns aient revendiqué la liberté en faveur de la société religieuse, les autres, en faveur de la société civile. L'essentiel est qu'ils la revendiquèrent en commun. Leurs buts lointains différaient, leur but immédiat était le même, et de cette collaboration, dans laquelle chaque parti avec une bonne foi entière céda aux désirs de l'autre, sortit l'œuvre commune qui, ayant confondu en un seul deux programmes, ayant donné à chacun ce qu'il demandait, ayant prodigué les libertés à l'Église comme elle les prodiguait aux citoyens, n'ayant ni marchandé, ni restreint, ni chicané, trouva finalement sa sauvegarde dans les satisfactions qu'elle donnait à tout le monde. Ce n'est pas assez de dire que la constitution belge est libérale. Elle est encore démocratique et quasi-républicaine. Dans les conditions où se trouvait le Congrès, aucune tradition ne pesait sur lui. Il n'avait à tenir compte d'aucun droit acquis, d'aucune légitimité historique. Seul maître des destinées de la nation, il n'avait à légiférer que pour elle. Rien de semblable en Belgique aux légitimistes, ou même aux Orléanistes de France. Le petit groupe d'Orangistes qui eût voulu conserver au moins la dynastie était à peine représenté au Congrès et n'y joua aucun rôle. La noblesse, au lieu de se grouper autour du trône, n'avait cessé de lui être hostile. Le pouvoir monarchique contre lequel la révolution s'était faite, était l'objet d'une défiance universelle. On voulait bien un roi, mais en se réservant de le choisir dans la plénitude de la souveraineté nationale et en l'obligeant à la reconnaître. Les constituants de 1830 se trouvent en présence d'une table rase. Rien ne les gêne dans l'application de leurs principes et ces principes découlent directement des droits de l'homme. En France, la charte de Louis-Philippe, par ménagement pour la couronne, n'a pas reproduit l'affirmation républicaine de la souveraineté de la nation. La constitution belge, au contraire, l'emprunte à la constitution française de 1789, mais en l'empruntant, elle l'accentue. Au lieu de dire « tous les pouvoirs émanent essentiellement de la nation », elle dit « tous les pouvoirs émanent de la nation », et cette suppression de l'adverbe rend la déclaration plus catégorique et plus absolue. L'esprit républicain va de pair avec l'esprit démocratique. Sans doute, le Congrès n'a admis ni le suffrage universel ni l'appel au peuple. Il y voyait un danger pour la liberté, et les plébiscites de l'Empire ne justifiaient que trop ses appréhensions. L'indépendance de l'électeur lui a paru la condition primordiale du gouvernement libre. Il la garantit contre le pouvoir en organisant l'élection directe, et contre les tentations de la misère en la faisant reposer sur le bien-être. Visiblement, il ne conçoit pas que le pauvre puisse échapper aux atteintes de la brigue et de la corruption. Il va même si loin dans cette voie qu'il n'admet plus que l'instruction suffise à légitimer le droit de suffrage. Il en prive les « capacitaires » que le Gouvernement provisoire avait appelé à l'élire et il fonde exclusivement sur le cens, le droit électoral. Il suffit pourtant de lire ses délibérations pour se persuader qu'il n'a pas voulu confisquer le pouvoir au profit de la classe possédante. Aux yeux des constituants, la bourgeoisie apparaissait comme l'élite du peuple, comme un groupe ouvert à tous les travailleurs intelligents et économes, comme ce Tiers-État qui, affranchi par la Révolution, avait le droit de représenter la nation puisqu'il en rassemblait dans son sein les forces vitales et qu'il était accessible à tous. Ce n'est certainement pas par sentiment conservateur que les jeunes idéalistes soucieux de baser la constitution sur la liberté ont restreint le suffrage: c'est par sentiment civique. Autant ils redoutaient la « populace », autant ils faisaient confiance au peuple. Ils se crurent d'autant plus autorisés à agir comme ils le firent, que le peuple ne réclamait pas le droit de vote. Son indifférence lors de la démission de de Potter venait tout récemment de le prou- ver (l). La question sociale ne se posait pas encore et l'esprit de classe n'était pas né; on ne voyait que la question politique. Pour affranchir le peuple, on était convaincu qu'il suffisait de lui donner la liberté. Cette liberté, on ne la lui donne pas seulement, on la lui prodigue. Si tous les pouvoirs émanent de la nation, leur exercice doit être limité par les droits du citoyen. L'individualisme libéral qui imprègne la constitution ne recule devant aucune conséquence. Son idéal est de réduire au minimum la contrainte gouvernementale et la contrainte sociale. La communauté est souveraine, mais chacun de ses membres étant également souverain dans la sphère propre de ses intérêts, sa souveraineté particulière doit être respectée par la souveraineté collective. La liberté individuelle doit donc n'avoir d'autres bornes que la liberté d'autrui. Elle ne peut être ni restreinte, ni même surveillée. Seuls les tribunaux sont compétents pour réprimer ses abus. Aussi les bornes dont l'ont entourée les gouvernements de toutes les époques et de tous les régimes sont-elles abolies si complètement que la constitution belge, comparée à celles qui l'ont précédée, semble, par l'outrance de son libéralisme, aboutir à l'anarchie. Le pouvoir de l'État y est réduit à la portion congrue. Par crainte du despotisme, on l'énerve ; par réaction contre l'absolutisme éclairé de Guillaume et par principe libéral, on n'a foi que dans la liberté. Sur ce point, catholiques et non-catholiques pensent de même. Leur confiance dans la liberté est aussi robuste que celle de Rousseau dans la bonté native de l'homme. Contraindre l'individu, c'est le diminuer et en même temps l'avilir. La liberté est aussi salutaire dans l'ordre moral que le libre échange dans (1) De Potter, lui-même était d'ailleurs partisan du suffrage restreint. Voy. Souvenirs personnels, t. 1, p. 154. 11 est intéressant de remarquer que Condorcet, dont la pensée a tant agi sur les démocrates au début du XIXe siècle, se défiait aussi du suffrage universel. II se flattait de parer à ses inconvénients par l'élection à deux degrés. Voy. H. Sée, L'évolution de la pensée politique en France au XVIIIe siècle, p. 288 et suiv. (Paris, 1925). Au contraire, les constituants de 1830, par crainte de la pression gouvernementale à laquelle se prête l'élection à deux degrés, considéraient l'élection directe comme indispensable à l'établissement de la liberté. l'ordre économique. Abandonné à lui-même, l'individu trouvera spontanément ce qui lui convient. L'État n'est pas là pour le guider mais pour lui faire place; son rôle est de s'abstenir. Il ne lui appartient pas de s'imposer au peuple ; son devoir est de le laisser librement se manifester. Aussi le Congrès reprend-t-il pour les préciser et les garantir toutes les libertés déjà promulguées par le Gouvernement provisoire et les accueille-t-il sous la forme la plus illimitée : celle de la presse, celle de la parole, celle des langues, celle des cultes, celle de l'enseignement. Sur chacune d'elles, le gouvernement perd tout contrôle. Et, donnant l'exemple, le Congrès laisse la presse orangiste se déchaîner contre lui avec impunité. Il ne lui suffit pas d'admettre la liberté confessionnelle, il affranchit encore l'exercice de toutes les religions du contrôle de la police. Non seulement chacune d'elles pourra sans obstacles organiser ses cérémonies à l'intérieur ou à l'extérieur des églises, mais aucune autorisation ne sera imposée aux ordres monastiques, confréries ou corporations quelconques qui s'établiront à l'avenir dans le pays, à condition qu'ils en respectent les lois. Plus de concordat. L'Église étant parfaitement libre, l'État n'a plus à conclure avec elle de modus vivendi et renonce à toute influence sur les nominations épiscopales. En revanche, il assume l'obligation de rétribuer les ministres de tous les cultes, puisque les Églises, ayant cessé d'être des personnes juridiques, ont perdu le patrimoine qui subvenait jadis à leurs besoins. Bref, son abdication est aussi complète qu'il est possible, et l'attitude qu'il adopte répond exactement à la formule de Nothomb : « il n'y a pas plus de rapports entre l'État et la Religion, qu'entre la Religion et la géométrie ». Cette abdication n'est pas moins frappante dans le domaine de l'instruction. Elle ne laissa pas de provoquer ici certaines résistances. Abandonner les écoles sans le moindre contrôle à l'initiative des particuliers et au choix des pères de famille, effrayait ceux des libéraux chez lesquels l'anticléricalisme l'emportait sur la logique. Si la liberté de l'enseignement découlait de leurs principes, ils ne pouvaient se dissimuler qu'elle soumettrait en fait presque toutes les écoles libres à l'influence du clergé. Ils ne se résignaient pas à voir l'État ne disposer que d'un enseignement soumis aux surenchères de la concurrence. Il leur était dur de laisser disparaître toutes les réformes excellentes que Guillaume avait réalisées dans l'enseignement public. Mais l'union des partis était à ce prix. Pour les catholiques, la liberté de l'école avait été l'un des buts essentiels de la Révolution (l). Elle fut admise sans autres restrictions que le recours aux tribunaux en cas d'abus. La publicité de toutes les assemblées publiques ou judiciaires, de tous les budgets, de tous les comptes d'administration est une conséquence, au même titre que le rétablissement du jury, de l'esprit libéral de la constitution. Et l'on peut en dire autant de l'institution de la garde civique, armée de citoyens que le Congrès établit à côté de l'armée régulière comme une garantie indispensable de l'ordre et un recours contre la possibilité d'un coup d'État militaire. Cet État, sur lequel l'emprise des citoyens s'exerce si puissante et dont le domaine est si étroitement restreint par la liberté de ses membres, comment convient-il de l'organiser ? En théorie, la plupart des constituants étaient républicains. Ils l'étaient, non seulement par principe mais aussi par l'absence de tradition monarchique. Les quelques légitimistes qui, en 1815, avaient encore défendu les droits de la maison de Habsbourg sur le pays avaient disparu. La maison d'Orange était trop impopulaire pour que ses partisans osassent élever la voix en sa faveur. La noblesse, au lieu de se grouper autour d'elle, lui avait toujours témoigné une hostilité déclarée. Bref, à défaut d'une dynastie qui eût des titres à faire valoir, aucun parti ne pouvait opposer la souveraineté d'un prince à la souveraineté nationale. Personne d'ailleurs ne s'effrayait de la République. N'était-ce pas elle qu'après la chute de Joseph II, la Belgique avait adoptée ? Le préjugé monarchique n'avait aucune raison d'être dans ce pays qui, depuis l'époque (1) Elle fut votée par 75 voix contre 71. Félix de Mérode, s'attendant à la voir repoussée, s'écria : « Il ne valait pas la peine de faire une révolution. » Voy. ses Souvenirs, t. II, p. 244. 448 le gouvernement provisoire et le congrès bourguignonne, n'avait plus vécu que sous des souverains étrangers et qui venait de renverser le dernier d'entre eux. Van de Weyer et Rogier se déclaraient républicains en principe. Leclercq considérait la république américaine comme l'idéal à atteindre. Pourtant, après de longs débats, la monarchie constitutionnelle fut admise comme forme de l'État par 174 voix contre 13. Si l'on se prononça pour elle, c'est d'une part que l'exemple de l'Angleterre la recommandait au jugement de la majorité comme le summum de la sagesse politique, c'est que l'avènement de Louis-Philippe en France justifiait cette opinion, c'est qu'enfin et surtout l'Europe n'eût pas admis que la Belgique, après le scandale de son indépendance, donnât au monde le spectacle plus scandaleux encore d'une constitution républicaine. Entre la monarchie telle qu'elle fut instituée par le Congrès et la république, la différence ne consistait guère d'ailleurs que dans l'hérédité du chef de l'État. Comme le disait très exactement Rodenbach, c'était une «monarchie républicaine». Toutes les précautioms avaient été prises pour que le roi ne pût abuser du pouvoir qu'on lui laissait. Beaucoup se flattaient d'avoir renoué la tradition nationale en établissant, comme sous la maison de Bourgogne ou Marie-Thérèse, un régime intermédiaire entre la monarchie et la république. Le futur roi des Belges aurait à prêter serment à la constitution, et, dès lors, à reconnaître que ses pouvoirs il les tenait non de lui-même, mais de la nation. Il ne pourrait gouverner que d'accord avec elle. Il serait, sur le continent, le modèle achevé d'un roi parlementaire. Chargé du pouvoir exécutif, il ne peut prendre aucune décision qui ne soit contre-signée par un ministre, et les ministres sont responsables devant le parlement. Organe de la volonté nationale, le parlement est appelé par cela même à jouer le rôle essentiel dans la constitution politique. Plusieurs membres du Congrès eussent voulu le concentrer en une assemblée unique. Ils faisaient valoir que les anciennes constitutions du pays n'avaient institué qu'un seul corps représentatif, que, sous le régime hollandais, la première Chambre des États-Généraux n'avait exercé aucune influence, et qu'au surplus, un Sénat héréditaire tel que l'avait proposé la Commission constitutionnelle, était incompatible avec la souveraineté du peuple. Le Congrès cependant adopta le système des deux Chambres que prônaient tous les théoriciens politiques : Benjamin-Constant, Lanjuinais, Thiers, Adams, etc. Il institua un Sénat à côté de la Chambre des représentants. Mais, par scrupule libéral et démocratique, il le priva du caractère que présentait, en Angleterre, la Chambre des lords ou, en France, celle des pairs. Il voulut qu'il émanât du même corps électoral qui nommait les représentants. Sa mission devait être simplement celle d'une assemblée modératrice et conservatrice, composée de propriétaires payant un cens élevé et capable de faire contre-poids à la Chambre populaire, pour laquelle aucune condition d'éligibilité n'était exigée. Ainsi le dogme de la souveraineté nationale était intact. Aucun privilège politique n'était réservé à la noblesse et le pouvoir était d'avance enlevé au roi d'influencer le parlement en y faisant entrer des « fournées » de pairs. Les deux Chambres sortaient également du peuple. Elle ne différaient point par leur nature mais uniquement par leur fonction, comme avaient différé dans la constitution de l'an III, le Conseil des Anciens et le Conseil des Cinq-Cents. L'une et l'autre d'ailleurs possédaient le même pouvoir. Toutes les lois leur étaient soumises et ne pouvaient être sanctionnées par le roi qu'après avoir été votées dans chacune d'elles. En somme, les rapports du Sénat et de la Chambre des représentants ressemblaient de très près à ceux d'une cour d'appel et d'un tribunal de première instance, avec cette différence pourtant que le Sénat n'avait point le pouvoir de casser les décisions de la Chambre. Toute loi modifiée par lui revenait devant celle-ci pour lui être soumise à nouveau et autant de fois qu'il serait nécessaire pour aboutir au consentement des deux assemblées. La constitution consacre naturellement ce principe de la responsabilité ministérielle vis-à-vis du parlement, que l'opinion avait si obstinément réclamé de Guillaume durant les Hist. db Bblg. VI 29 45o le gouvernemént provisoire et i.e congrès dernières années. 11 en résulte que si le roi nomme les ministres et peut même les choisir en dehors de la représentation nationale, il est obligé de les prendre dans l'opinion qui possède la majorité au sein de celle-ci. Les agents du pouvoir exécutif sont donc soumis tout à la fois et au contrôle et à la volonté du parlement. Entre eux et lui, l'opposition n'est pas concevable parce qu'elle rendrait immédiatement impossible, en entraînant le refus des budgets, l'exercice même du gouvernement. Et pour mieux encore assurer leur subordination, la constitution s'est bien gardée d'instituer un Conseil d'Etat. Elle n'a pas voulu permettre au pouvoir exécutif de collaborer avec les Chambres à la confection des lois. Elle restreint aussi, autant qu'elle le peut, sa participation à l'administration du pays. Chaque commune possédera dans son Conseil communal une sorte de petit parlement local auprès duquel les échevins et le bourgmestre, recrutés dans son sein, exerceront le pouvoir exécutif. En ceci, se manifeste cetespritd'autonomie communale qui caractérise d'une manière si frappante l'histoire de la Belgique. Le Congrès s'est gardé, en revanche, de rétablir les anciennes autonomies provinciales. L'indépendance des communes ne pouvait mettre en péril l'unité de l'Etat: elle ne diminuait que l'autorité du gouvernement. Laisser au contraire à chaque province la faculté de s'administrer elle-même, c'eût été risquer d'en revenir à l'État fédératif de l'Ancien Régime. La souveraineté nationale entraînait comme corollaire l'unité nationale. On s'abstint soigneusement de ressusciter le particularisme de l'Ancien Régime, dans la crainte d'en ressusciter en même temps les abus. L'État conserva donc le caractère unitaire que lui avait donné l'annexion française et qu'avait soigneusement respecté le royaume des Pays-Bas. Aussi, rien ne fut-il changé au système général de l'administration. Dans ses lignes principales, elle resta fidèle au type napoléonien tel qu'il avait été remanié par le roi Guillaume, avec ses gouverneurs de province, ses cours de justice, ses bureaux ministériels, sa cour des comptes, son corps des mines et des ponts et chaussées, etc. Mais l'autorité centrale étant étroitement tenue en lisière par le parle- ment, ses agents jouirent d'une influence et d'un prestige bien moindre que ceux qu'ils avaient possédés auparavant. A partir de 1830, l'administration fut considérée comme un « mal nécessaire ». On se préoccupa beaucoup plus d'en restreindre l'intervention et surtout les dépenses, que d'en assurer le bon fonctionnement et le bon recrutement. Conformément à l'esprit général des institutions, la seule autorité qui parût naturelle, ce fut l'autorité élective. Avec cette défiance qu'elle pousse jusqu'à l'énervement du pouvoir, la constitution belge ne pouvait convenir qu'à un petit pays. N'ayant à s'occuper ni de défendre de grands intérêts à l'extérieur, ni à imposer sa puissance et à la faire respecter, le Congrès a restreint son horizon au peuple même pour lequel il légiférait. La force du gouvernement central qui est, dans un grand État, la garantie primordiale de l'existence de la nation, lui est apparue comme un danger pour la liberté. Si la Belgique eût été une grande puissance, jamais elle n'eût poussé aussi loin les conséquences du libéralisme politique dont procèdent ses institutions. Mais, c'est justement parce qu'elle s'en est inspirée avec tant de logique que sa constitution est apparue à tous les peuples comme la charte par excellence des libertés modernes. Elle pouvait leur convenir à tous parce qu'elle formulait vraiment le programinedugouvernementconstitutionnelet parlementaire. Répondant au sentiment intime d'une nation traditionnellement attachée à la liberté politique, elle sut donner à cette liberté la forme qui lui convenait au XIXe siècle. Son éclectisme, ses emprunts aux constitutions et aux théories politiques de France, d'Angleterre et d'Amérique la préparaient encore à la fortune cosmopolite qui fut la sienne (l). L'Espagne, le Portugal, l'Italie, la Roumanie, la Hollande elle-même devaient plus tard s'en inspirer largement. Quant aux Belges, ils furent fiers de l'œuvre du Congrès. Ils se considérèrent comme le (1) Sur les sources de la constitution, voy. E. Descamps, La constitution belge comparée aux sources modernes et aux anciennes constitutions nationales (Bruxelles, 1887), et La mosaïque constitutionnelle. Essai sur les sources du texte de la constitution belge (Louvain, 1892). peuple le plus libre de l'Europe et cette conviction contribua à assurer la stabilité du régime qu'ils s'étaient donné. Jamais la constitution ne fut l'enjeu des luttes de partis qui devaient dans la suite agiter la nation. Par cela même qu'elleétaitl'œuvre commune de ces partis, elle demeura au-dessus et en dehors de leurs querelles. L'influence politique qu'elle réservait à la bourgeoisie, influence qui devait devenir à la longue de plus en plus exclusive, était trop largement compensée par les droits qu'elle reconnaissait au peuple, pour que celui-ci pensât à s'élever contre elle. Comme le disait déjà Jottrand, en 1838, elle lui fournissait les moyens de partager un jour la puissance dont elle n'avait gratifié que les seuls censitaires (l). IV Le jour même de l'ouverture du Congrès, le 10 novembre, le Gouvernement provisoire avait adhéré à la trêve imposée par la Conférence de Londres aux Belges et au roi Guillaume. Les Puissances reconnaissaient donc implicitement à la nation soulevée la qualité de belligérant. Mais elles se réservaient le droit de régler ses destinées et il n'était pas douteux que leur décision dépendrait de l'ajustage de leurs convoitises, de leurs rivalités et de leurs intérêts. La question de la Belgique étant une question européenne, les Belges n'auraient qu'à attendre la solution qu'il plairait à l'Europe de lui donner, et tout semblait indiquer que cette solution ne serait pas celle pour laquelle ils avaient pris les armes et que, dès le 4 octobre, le Gouvernement provisoire avait proclamée, c'est-à-dire l'indépendance de la Belgique. Pour éviter la guerre générale, elles s'accorderaient probablement sur un expédient qui, sans donner satisfaction complète à chacune d'elles, serait pourtant acceptable par toutes. On pouvait prévoir que tout en conservant la dynastie, elles reconnaîtraient aux provinces soulevées (1) Voy. sa brochure intitulée : L'association du peuple de la Grande-Bretagne et de l'Irlande (Bruxelles, 1838). une autonomie plus ou moins étendue. En divisant le gouvernement du royaume, mais en maintenant la souveraineté de la couronne, les monarchies absolutistes éviteraient de reconnaître le droit à l'insurrection, l'Angleterre n'aurait plus à craindre de voir la France à Anvers, et la France elle-même, satisfaite de la disparition ou tout au moins de l'affaiblissement de la barrière élevée contre elle en 1815, se contenterait de cet avantage. Peut-être aussi, le prince d'Orange recevrait-il la Belgique à titre de royaume séparé. On savait qu'il intriguait à Londres, et ses chances de succès paraissaient considérables, car, appelé à régner un jour sur la Hollande, il réunirait tôt ou tard les deux parties des Pays-Bas sous le pouvoir de la dynastie. De quelque façon que l'on envisageât l'avenir, il apparaissait donc que la Conférence réservait au conflit l'une des deux issues que les Belges avaient rejetées : soit la séparation administrative, soit une indépendance provisoire et fallacieuse sous le prince d'Orange. L'une et l'autre méconnaissaient également le sentiment populaire et le principe de la souveraineté nationale. Elles résultaient de nécessités diplomatiques et de combinaisons d'intérêts; elles s'inspiraient de la force et non de la justice; elles sacrifiaient la Belgique à la tranquillité de l'Europe. Le Congrès s'empressa de faire entendre la voix de cette Belgique dont les Puissances prétendaient disposer sans la consulter. Le 18 novembre, reprenant la déclaration du Gouvernement provisoire et la sanctionnant définitivement au nom de la nation, il proclamait à l'unanimité des cent quatre-vingt-huit députés présents et au milieu des acclamations des tribunes, l'indépendance du peuple belge. Par égard pour l'Europe et en considération de ce que la révolution ne s'était faite que contre le roi de Hollande, cette déclaration réservait « les relations du Luxembourg avec la Confédération germanique ». Le vote du Congrès n'affirmait pas seulement les droits du peuple à disposer de soi-même, il renouait encore la tradition historique. Par-dessus les trente-six années qu'avaient duré sa réunion à la Hollande et son annexion à la France, la Belgique moderne se rattachait à cette Belgique ancienne dont l'autono- mie, depuis l'époque bourguignonne, s'était conservée sous les rois d'Espagne comme sous les souverains autrichiens. En face de la Conférence, elle fondait son droit à l'existence non seulement sur sa volonté présente, mais sur son passé. Ce n'était pas une nation nouvelle qui sollicitait son entrée dans le monde, c'était une nation ancienne qui, après avoir subi des régimes imposés par la conquête ou la diplomatie, revendiquait l'indépendance dont elle avait été dépossédée. Ce que voulait le Congrès, c'est ce qu'avaient voulu en 1789 les États-Généraux de la Révolution Brabançonne, en 1792, le Comité des Belges et Liégeois unis, en 1814, les négociateurs de Châtillon. Ce que les querelles des partis avaient alors empêché de réaliser, on l'atteignait enfin grâce à l'union des partis dans le sentiment national. Sans doute, si le vote du 18 novembre fut unanime, les tendances ne l'étaient pas. Parmi les députés eux-mêmes, quelques-uns eussent souhaité le maintien du royaume des Pays-Bas sous une forme nouvelle, ou un retour à la France. Ces préférences s'expliquent sans peine. Les uns doutaient que la Belgique, privée des débouchés que les colonies hollandaises avaient fournis à son industrie, pût subsister par elle-même. D'autres se rappelaient la prospérité que le marché français avait jadis donné aux fabriques. D'autres, enfin, ne croyaient pas à la possibilité d'une séparation définitive d'avec la Hollande et, plutôt que de revenir au royaume des Pays-Bas et de retomber sous le gouvernement de Guillaume, préféraient se donner à la monarchie libérale de Louis-Philippe. Ce qui est étonnant, ce n'est pas que ces divergences aient existé, c'est qu'elles n'aient pas été plus nombreuses, et que le sentiment de l'indépendance se soit manifesté si vigoureusement après tout ce que la République française, l'Empire et le gouvernement de Guillaume avaient fait pour l'anéantir. En votant l'indépendance de la Belgique, le Congrès, s'il froissait la Conférence en prenant les devants sur sa décision et en lui signifiant la volonté du peuple, la rassurait en même temps. Il faisait disparaître, en effet, la crainte des Puissances et particulièrement de l'Angleterre, de voir le pays se donner à la France, mais il laissait subsister la possibilité d'un retour sous la dynastie hollandaise, soit en la personne de Guillaume, soit en celle du prince d'Orange. Tout en admettant l'indépendance de la Belgique, la Conférence pourrait se réserver le choix de son souverain et ce choix n'était pas douteux. Dès les premières séances du Congrès, quelques membres, pour parer à ce péril, avaient proposé d'exclure la maison d'Orange-Nassau du droit de régner sur le pays. La question ayant été écartée, les Orangistes avaient aussitôt repris courage. C'est pour couper court à leurs menées et pour mettre l'Europe devant un fait accompli, que le député le plus populaire des Flandres, Constantin Rodenbach, la reprit le 23 novembre. Elle souleva une discussion passionnée. Les adversaires de la proposition invoquaient les dangers que son vote ferait courir à Anvers et à Maestricht, les catastrophes qu'elle attirerait sur le commerce et sur l'industrie, l'effet désastreux qu'elle produirait sur l'Europe. Mais le sentiment populaire s'imposait trop violent aux députés pour les rallier à cette argumentation opportuniste. Le 24 novembre, par 161 voix contre 28, le Congrès écartait « à perpétuité de tout pouvoir en Belgique » les membres de la famille d'Orange-Nassau. C'était provoquer la Conférence que d'empiéter ainsi sur les droits qu'elle s'était réservés. L'impression à Londres fut déplorable. Les libéraux, en revanche, applaudirent à cette affirmation du droit révolutionnaire. Lafayette en l'apprenant, félicita le Congrès d'avoir « si fièrement répondu à l'Europe » (l). Par bonheur, les événements tournaient à l'avantage de la cause belge. Le 19 novembre, la victoire des Whigs venait de faire succéder, en Angleterre, le cabinet Grey au cabinet Wellington et de donner le portefeuille des affaires étrangères à lord Palinerston. Quelques jours plus tard (29 novembre), l'insurrection de Varsovie empêchait le tsar d'envoyer ses troupes au secours de Guillaume. Il n'était plus douteux désormais que la Conférence consentît à laisser aux Belges l'indépendance qu'ils s'étaient donnée sans la consulter. (1) Lafayette, Mémoires, correspondance et manuscrits, t. VI, p. 474. Elle la reconnut par son protocole du 20 décembre. C'était reconnaître en même temps le principe de la souveraineté nationale dont cette indépendance se réclamait. De même que la création du royaume des Pays-Bas avait été en 1815 la manifestation la plus caractéristique de la réaction contre le droit des peuples, de même sa dissolution en 1830 attesta le recul de la politique monarchique et légitimiste de la Sainte-Alliance. Une ère nouvelle s'ouvrait dont la révolution belge fut le prélude. Mais par cela même que le protocole du 20 décembre avait une signification plus haute, il importait de l'entourer de plus de garanties pour en assurer la durée et l'accommoder à l'équilibre européen. Comment s'y prendre afin de conserver à la Belgique, ce point sensible de l'Occident, l'indépendance qu'elle venait de conquérir, mais qu'elle serait évidemment incapable de protéger contre les convoitises, les ambitions ou les agressions de ses voisins dont elle avait été depuis tant de siècles le champ de bataille ? Le problème était d'autant plus délicat que chacune des Puissances se réservait d'interpréter à sa manière la déclaration à laquelle les circonstances l'avaient acculée. Bien des difficultés restaient à vaincre, bien des intrigues à déjouer, avant que l'œuvre fût achevée et que la Belgique reçût enfin le statut qui devait placer sa nationalité restaurée sous la sauvegarde de l'Europe. INDEX ALPHABÉTIQUE A Aberdeen (lord), 427. Adams ijohn), président des États-Unis d'Amérique, 449. Adélaïde, sœur de Louis-Philippe, 428. Afflighem, arr. de Bruxelles, 84. Aix-la-Chapelle, 45, 64 n., 65, 79, 136, 223, 379. Albani (le cardinal), 368. Aldenhoven, près d'Aix-la-Chapelle, 56. Alexandre I, tsar de Russie, 263, 289. Alost, 36, 41, 306, 388, 395. Amsterdam, 56, 152, 160, 247, 256, 274, 302, 314, 347. Anderlecht, 375. Anna Paulowna, princesse d'Orange, 286 n. Anneessens (François), 209, 211. Anvers, 23, 29, 30, 53, 62, 64 n., 70, 99, 103, 105, 136, 140, 145, 148, 149, 168, 193, 202, 209, 213, 215, 216, 231, 234, 244, 247, 260, 302, 344, 347, 358, 377, 399, 404, 418, 419, 421, 422, 423, 424, 428. Appelius, ministre hollandais, 279. Arenberg (le duc d'), 31, 383, 385. Aroenson, voy. Voyer d'Argenson. Arras, 14. Arschot, 418. Arschot (le comte d'), 253. Artois (le comte d'), frère de Louis XVIII. 280. Ath, 244, 378, 406, 412. Aubremé (le général d'), 385. Audenarde, 55, 244. B Babeuf (Qracchus), 86. Bagot (Sir Charles), diplomate anglais, 300 n. Bailliu membre du Congrès, 442. Barrêre, conventionnel, 33. Barret, (J. A.), chanoine, 202. Bartels (A.), journaliste, 335, 336, 368, 369. Bassenge (les), démocrates liégeois, 28, 86, 139. Bassenge (J. N.), 106. Bassenge (Lambert), 117, 156, 185. Bast (M. J. de), érudit, 195, 354. Bauwens (Liévin\ industriel, 161, 173, 174, 178, 181, 206. Bauwens, industriel, 235. Beaufort (le duc de), 209, 223, 227, 228. Beaujonc, houillère, 175. Beaulieu, général autrichien, 19, 55. Bellemare, commissaire de police, 209, 210. Bender, général autrichien, 19,21,22,57. Bénézech, ministre français, 163. Berbice, 237. Berchem, près d'Anvers, 419. Bergman (Georges), 365. Berg-op-Zoom, 216. Bériot (Ch. A. de), violoniste, 195. Berlaymont (Charles, comte de), 333. Berlin, 263. Bernadotte, général français, 55, 148, 215. Berne, 160. Berryer (Pierre), avocat, 210. Besançon, 203. Béthune-Charost (le comte de), 17. Bexon(C. L. de), évêquede Namur, 200. Beyts (J. F.), préfet, 140. Biqnon (L. P. E ), homme politique français, 428. Binder (baron von), diplomate autrichien, 257, 272. Birnbaum, préfet des Forêts, 144. Biron (le duc de), général français, 20. Blargnies, membre du Congrès, 442. Bois-le-Duc, 314. Boissy d'Anglas, 97. Bommel(C. R- A. van), évêque de Liège, 324. Bonaparte, voy. Napoléon. Bonaparte, Lucien, 132. Borgerhout, près d'Anvers, 419. Borne (Louis), poète allemand, 371. Bosch (du), démocrate gantois, 139. Bouillon, 78, 243. Bouteville, commissaire de la République en Belgique, 86, 87, 88, 89, 91, 92 n., 94, 96, 100, 118, 163. Bouvignes, 20. Bouvines, 15, 22. Braeckenier, journaliste, 191. Bréda, 45. Bredene, arr. d'Ostende, 358, Brizé Fardin, chimiste, 195. Brockhausen (baron von), diplomate prussien, 247 n. Broglie, (Maurice, prince de) évêque de Gand, 200, 203, 204, 229, 259, 272, 274, 285, 286, 287, 288, 289, 304, 306, 312, 323, 330. Brouckère (Ch. de), 322, 326, 328, 442. Bruges, 29, 37, 41, 43, 49 n., 55, 77, 136, 180, 188, 212, 216, 314, 358, 366, 380, 398, 421. Brune, général français, 118. Brunswick (le duc de), général prussien, 20, 21. Bruxelles, 16, 17, 20, 22, 23, 24, 27,29, 31, 33, 36, 38, 41, 42, 45, 48, 51, 55, 60, 64, 65, 70, 77, 85, 88, 92 n., 99, 114, 118, 134, 140, 156, 163, 166, 186, 188, 189, 210, 213, 215, 220, 223, 231, 235, 237, 239, 256, 259, 271, 281, 282, 283, 294, 297, 301, 306, 313, 357, 358, 359, 369, 372, 373, 380, 381, 382, 383, 384, 385, 386, 387, 388, 389, 391, 395, 397, 398, 399, 400, 402, 403, 409. Bulow (F. G. von), général prussien, 214, 215, 219, 235. Bus (François du), membre du Congrès, 442. Bylandt (van), fonctionnaire hollandais, 146. Bylant (de), général hollandais, 377. G Cadoudal (Georges), 142. Calloigne(J. R. van), sculpteur, 195. Cambacérès (J. J. R.) 210, 280. Cambon (J.), conventionnel, 35 n., 281. Camus (A. G.), conventionnel, 38, 195. Cap (Le), 237. Capaccini, internonce du pape à Bruxelles, 324. Caprara, cardinal, 139. Carnot (Lazare), 54, 62, 215. Castlereagh (lord), 222, 228, 229, 230, 234, 235, 236, 249. Cauchy (F. P.), géologue, 354. Celles (A. P., comte de), 141, 278, 314, 371. Chaban (de), préfet de la Dyle, 144. Champagny (J. B.de),ducdeCadore, 136. Championnet, général français, 55. Chapuis (Grégoire), 47. Charbonnier, général français, 55. Charlemont, 243. Charleroi, 37, 55, 215, 244, 413. Charles X, roi de France, 305,331, 372-Charles, démocrate montois, 39. Charles, archiduc d'Autriche, 48, 49, 50. Charles de Lorraine, 267. Charles-Quint, 246, 334. Charlotte, princesse d'Angleterre, 286 n. Chassé, général hollandais, 238, 423, 424. Chasteler (le marquis de), 115. Chatam (lord), 148. Chaumomt, arr. de la Haute-Marne, 229, 236. Chaussard (Publicola), commissaire de la Convention, 39, 40, 87. Chauvelin, préfet de la Lys, 144. Chazal (Félix, baron), 413, 433. Chênedollé (J. L. Lioult de), écrivain, 321. Chépy, commissaire de la Convention, 40, Christian (G. L), mathématicien, 195. Clancarty (lord), 226, 249, 271, 426. Clarence (le duc de), 235. Clerfayt, général autrichien, 19, 20, 55. Cobenzl(C. P. comte de), 152, 184, 287. Cobourg (le prince de), 45, 46, 54, 55. Cochon, préfet des Deux-Nèthes, 145, 156 n. Cockerill (John), industriel, 173, 176, 178, 341, 343, 346. Collaud, général français, 114. Cologne, 235, 379. Condé, 54, 243. Condorcet (M. J. C. marquis de), 445 n. Coninck-Outerive (de), préfet de Jemappes, 141, 145, 253, 278. Constant (Benjamin), 319, 327, 355, 449. Constant-Rebecque (J. V. de), général hollandais, 238, 401, 405, 409. Cornelissen (Norbert), 85, 187. Cort-Heiligers, général hollandais, 409, Corvey, 263. Coste (de la), ministre hollandais, 300 n- Courtois (Alexandre), commissaire de la Convention, 38, 42. Courtrai, 20, 114, 205, 215, 259, 346, 380. Crumpipen (M"a de), 24. Cruykenbourg (le comte de), général hollandais, 238. Czernicheff, adjudant du tsar, 272 n. D Dadizeele, arr. de Roulers, 17. Daele (E. D. van), 193 n. Dandelin (G. P.), mathématicien, 354. Danton, 24, 38. Daussoigne-Méhul, musicien, 359. David (J. L.), peintre, 195, 359. Defrance, démocrate liégeois, 28. Delacroix, conventionnel, 38. Delille (J.), poète, 195, 353. Délius, commissaire civil en Belgique, 223, 226. Delloye, journaliste, 85. Delneufcourt, administrateur à Mons, 65. Demerary, 237. Desmoulins (Camille1, 7. Desmousseaux, préfet de l'Ourthe, 145, 215. Destelberghen, arr. de Gand, 286. Deurwardere (de), administrateur à Bruges, 65. Devaux (Paul), 322, 442. Devaux (Philippe), militaire liégeois, 21. Deynze, 55, 388. Dieghem, arr. de Bruxelles, 400. Diekirch, 260. Diericx (C. L.), érudit, 195. Diest, 114, 418. Digneffe, député aux Cinq-Cents, 117. Dillon (le comte de), général français, 19. Dînant, 55, 244. Dison, près Verviers, 173. Dixmude, 358. Dony fj. J.), inventeur, 176. Dotrenge (Th.), 253, 261 n., 280, 318, 420. Douai, 14, 16, 17, 211. Doulcet de Pontécoulant, préfet, 144, 215. Doulcet de Pontécoulant (L. A. vicomte), 414. Dubois (F.), 253. Ducpétiaux (Édouard), 322, 394, 397, 401, 421. Dumouriez, 10, 20, 21, 22, 23, 24, 25, 28, 29, 30, 31, 32, 36, 38, 44, 45, 46, 58, 59, 62, 77, 95, 98, 109, 126, 153, 262. Dunkerque, 53, 54. Dusseldorf, 235. Duval de Beaulieu (le comte), 144. Duvivier (J. H.), chanoine, 110, 136, 200, 203, 286. Duyn (comte van der), gouverneur hollandais, 257, 277. E Emmerich, 109, 110, 135. Enghien, 43. Enghien (le duc d'), 142. Ensival, près Verviers, 173. Ernst (S. P ), érudit, 104, 195. Esneux, arr. de Liège, 56. Espagnac (d'), jacobin français, 31. Essequibo, 237. Estienne, démagogue bruxellois, 45. Eupen, 173, 179, 240. Eupen (P. van), pénitencier d'Anvers, 103, 136. Everaert (ou Evrard), parlementaire belge envoyé au prince d'Orange, 421. Exelmans(R. J. I.), général français, 398. F Fabry, démocrate liégeois, 28. Fabry (H.), membre du Congrès, 442. Faipoult, préfet de l'Escaut, 132, 143, 145, 146, 165 n., 172, 174, 178, 181, 190, 193, 295. Falck (A. R.), 242, 280 n-, 321, Fallût de Beaumont (E. A.), évêque de Oand. 200. Felner (le baron de), 407. Felz, diplomate autrichien, 165 n. Ferrand, général français, 42, 144. Fion (J. J.), général, 108. Flessinque, 56, 148, 216. Fleurus, arr. de Charleroi, 55. Foere (l'abbé de), 290. Forest, près Bruxelles, 375. Fouché (Joseph), duc d'Otrante, 136, 197. Foy (M. S. comte), homme politique français, 371. Franchimont (le pays de), 63. Franckenberg (le cardinal de), archevêque de Malines, 103, 104, 110, 135, 312. François 1er, voy. François II. François II, empereur (François Ier, empereur d'Autriche), 19, 47, 51, 75, 82, 101, 141, 213, 227, 228, 230, 270, 289, Frédéric II, roi de Prusse, 4, 5. Frédéric, prince des Pays-Bas, 235, 266, 283, 369, 382, 391, 397, 399, 401, 402, 403, 404, 406, 408, 417. Frédéric-Guillaume II, roi de Prusse, 262, 389, 390. Frédéric-Henri, prince d'Orange, 56. Frédérique de Prusse, mère du roi Guillaume 1er, 262. Frédérique de Prusse, femme du roi Guillaume I", 262, 271. Frison, représentant des Deux-Nèthes, 117. Fulda, 263. Gr Galen (von), diplomate prussien, 268, 291 n., 304, Gand, 27, 29, 36 n., 38, 40, 42, 54, 55, 60, 63, 77, 102, 134, 136, 140, 161, 166, 172, 173, 174, 179, 180, 181, 188, 189, 193 n., 195 n., 200, 203, 204, 205, 206, 213, 214, 215, 235, 241, 244, 260, 273, 275 n., 289, 296, 297, 300, 302, 306, 312, 314, 333, 339, 344, 346, 351, 352, 357, 358, 377, 380, 399, 404, 413, 434. Garnier, préfet de Jemappes, 145. Gavre (le prince de), 141. Genappe, arr. de Nivelles, 84. Gendebien (Alexandre), 371, 372, 394, 398, 403, 407, 411, 417, 427. Gendebien (J. F.), 253. Genève, 160. Gerlache (E. C. de), 194. 315, 442. Givet, 18, 20. Geertruidenberg, 45. Gillet, représentant en mission, 59. Givet, 243. Gobbelschroy (P. J- S. van), ministre, 279, 309, 310 n., 311. Goethals (C A. E- baron), général, 433. Goffin (Hubert), houilleur, 175 Gossec (F. J.), 195. Gosselies, 404. Gossuin, conventionnel, 38. Goubau d'Hovorst, directeur général, 287. Gourieff, diplomate russe, 244, 415 n. Grammont, 41, 43, 388. Granvelle (le cardinal), 326. Granville (lord), 233. Grégoire XVI, pape, 443. Grégoire (Ernest), 415. Grétry, 195. Grey (lord), 455. Grimberghe, arr. de Bruxelles, 32. Groovestins, 321. Guillaume Ier, roi des Pays-Bas, 54,118, 213, 229, 233, 234, 235, 236, 237. 238, 239, 240, 241, 242, 243, 244, 245, 246, 248, 249, 250, 251, 253, 255, 257, 258, 259, 260, 261, 262, 263, 264, 265, 266, 267, 268, 269, 270, 271, 274, 276, 277, 278, 279, 280, 281, 282, 283, 286, 287, 288, 289, 291, 292, 294, 296, 297, 299, 301,303, 304, 307, 308, 310, 311, 314, 316, 318, 319, 321, 326, 331, 332, 334, 335, 342, 343, 345, 346, 372, 381, 382, 389, 390, 419, 426, 427, 428, 429. Guillaume V, stadhouder de Hollande, 44, 109, 262. Guillaume, prince d'Orange, fils de Guillaume Ier, 238, 266, 267, 282, 301, 334 n., 354, 359, 368, 369, 382, 383, 384, 385, 387, 390, 397, 418, 419, 420, 421, 422, 423, 434, 453, 455. Guillaume-Frédéric, prince d'Orange, voy, Guillaume Ier, roi des Pays-Bas. Guillaume le Taciturne, prince d'Orange, 246, 334, 395, 403, 412. Groningue, 296. H Hal, 41, 137. Halen (don Juan van), 408, 418, 421. Ham, le fort de, 139. Hamelin (Mme), 281. Hardenberg, ministre prussien, 238. Harlem, 297. 461 Hartemberg (le baron d'), 110. Hatzfeld (le prince de), ambassadeur prussien, 268. Hauzeur-Simonon, commissaire du Directoire, 117. Hasselt, 114. Hauthem-Saint-Liévin, arr. d'Alost, 313. Havelange (J J.), recteur de l'Université de Louvain, 106. Heine (Henri), poète allemand, 371. Helder (Le', 118, 233, 263. Henri IV, roi de France, 7. HERBOuviLLE(d'), préfet des Deux-Nèthes, 144, 145, 195. Hirn (F. J.), évêque de Tournai, 200, 203, 204. Hoboken (van), 265 n. Hodimont, près Verviers, 173. Hoensbroech (C. de), évêque de Liège, 47. Hofer (Andréas), 115. Hogendorp (G. K. van), 221. Holvoet (B. J.), 253, 278. Hondschoote, dép. du Nord, 54. Hoogvorst (Emmanuel van der Linden, baron d'), 375, 376, 383, 385, 391, 394, 398, 399, 406, 407, 411. Horst (le baron de), 226, 230. Houchard, général français, 54, 262. Houdetot (d'), préfet de la Dyle, 144, 193, 213. Houdetot (Mme d'), 203. Howen, général hollandais, 413. Huleu (J. F.), vicaire général de Malines, 104. Hulthem (C. J. van), érudit, 187, 194, 354. Huy, 244, 378, 395. Huyttens, industriel gantois, 235. I iéna, 263. J Jenneval (L. A. Dechez, dit), 395 n. 415. Jacquemin voy. Loupoigne. Jardon (H. A.) général, 114. Jean, archiduc d'Autriche, 115. Jemappes, arr. de Mons, 15, 21, 22, 23, 30, 46. jodoigne, 213. Jolly (A. E. baron), membre du Gouvernement provisoire, 407, 411. Joseph II, empereur, 4, 5, 6, 9, 22, 37, 73, 92, 93, 98, 138, 141, 146, 148, 151, 152, 158, 168, 201, 232, 265, 285, 292, 294, 310, 311,321. Joséphine, l'impératrice, 139. Jottrand (L.), 322, 336 n., 452. Jourdan, général français, 54, 55, 58. Juliers, 235 Jullien (Isidore), membre du Congrès, 442. K Kaisersfeld, diplomate autrichien, 265 n., 302 n. Keller, commandant de Bruges, 118. Kevereerg, (Ch. L. J. de Kessel, baron de), 279, 352. Kinker (Jean), 354, 357. Kléber, général français, 55. L Lacoste, préfet des Forêts. 145. La Fayette, 10, 20. 27, 371, 392, 455. La Feuillade, ténor, 374, 395 n. La Haye, 240, 253. 256, 262, 382. Lambrechts. administrateur à Bruxelles, ministre du Directoire, 65, 85, 86. 102, 120. Lamennais (H. F. R. de), 308, 320, 323, 355, 365, 440, 443. La Moussaye, diplomate français, 368. Landrecies, 262. Lanjuinais (J. D. comte), homme politique français, 449. La Tour d'Auvergne (maison de), 78, 243. La Tour-Dupin, préfet de la Dyle, 144, 211. Laurent, représentant en mission, 59, 60. Lausanne, 160. Lebeau (Joseph), 322, 442. Lebrocquy (Pierre), journaliste, 357. Leclerq (M. N. J.), membre du Congrès, 448. Leclercq (01.), 253. Lejeas (F. A.), évêque de Liège, 203. Lens (A. C.), peintre, 195. Léon XII, pape, 314. Léopold 11, empereur, 47. Le Quesnoy, 54, 243. Lesbroussart (Ph.), écrivain, 187, 353, 394. Lesurre, grand vicaire de Gand, 286,289. Levae (Adolphe), 322. Leyde, 296, 351. Libry-Bagnano, 333, 374. Liège, 23, 28, 37, 43, 45, 47, 56, 63, 64 n., 69, 77, 79, 85, 87, 106, 107, 130, 134, 136, 1*50, 151, 161, 178, 181, 185, 186, 188, 189, 194, 200, 202, 215, 244, 296, 297, 306, 312, 314, 333, 344, 346, 353, 378, 379, 380, 381, 388, 391, 395, 397, 398, 399, 403, 413, 414. Lierre, 113, 214, 215, 313, 418. Lille, 14, 16, 18, 19, 61. 215, 216. Limminghe (le comte de), 50. Liverpool (lord), 248. Logne, 79. Lokeren, 174, 346. Londres, 427. Lorraine (Charles de), 141. Lottum (le comte de), 223, 226, 227. Louis XIV, roi de France, 5, 14, 44, 75, 111. Louis XVI, roi de France, 4, 5, 6, 15. Louis XVIII, roi de France, 229, 241, 265, 280, 282, 286, 289. Louis-Napoléon, roi de Hollande, 295, 298. Louis-Philippe Ier, roi des Français, 370, 372, 389, 414, 417, 421, 425, 427, 448. Loupoigne (Charles de), dit Jacquemin, 84, 118. Lousberg, industriel, 161, 182. Louvain, 23, 29, 31, 37, 46, 99, 105,214, 296, 311, 358, 378, 391, 395, 398, 399, 400, 403, 409. Loysel, préfet de la Meuse-Inférieure, 145. Luckner, général français, 20. Luxembourg, 22, 23, 57, 70, 78, 136, 215, 244, 260. 424, 428. Lyon, 174, 200. M Maanen (C. F. van), ministre hollandais, 251, 266, 278, 289, 326, 330, 334 n., 335, 366, 374, 381 n., 390. Macdonald (E.-J.), général français, 215. Mack, général autrichien, 53, 54. Maestricht, 45, 56, 65 n., 77, 214, 235, 409, 414, 424, 428. Maison(N.-J.), général français, 214,215, 216. Malines, 29, 38, 77, 136, 199, 200, 201, 202, 235, 288, 418, 419. Mallarmé, commissaire du Directoire, 110, 117. Malmédy, 240. Manchester, 174. Marceau, général français, 55. Marie-Christine, gouvernante des Pays-Bas, 15, 16, 22, 48. Marie-Louise, l'impératrice, 149. Marie-Thérèse, l'impératrice, 141, 151, 294. Mariembourg, 243, 244, 413. Marihaye. houillère, 175. Marmont (A -F.-L., duc de Raguse), maréchal de France, 401. Martignac (J.-B. de) ministre français, 319. Massillon, houillère, 175. Maubeuge, 54, 243, 262 Mauguin (François), homme politique français, 371. Maurice de Nassau, prince d'Orange, 56. Mayence, 136. Méan (F de), prince-évéque de Liège, archevêque de Malines, 47, 253, 288, 289, 310, 311, 312. Meenen (P.-F. van), 325, 398, 442. Meer (le baron de), 110. Meerhout, arr de Turnhout, 40. Meldert, arr. de Louvain, 203. Mellinet (A.-F.), 415, 419, 422. Menin, 20, 54, 244, 262. Mercy-Argenteau (F -J., comte de), gouverneur du Brabant, 393. Méricourt (Théroigne de), 16. Merlin de Douai, conventionnel, 38, 71, 117, 281. Mérode (Charles, comte de), 50,144, 253. Mérode (Félix, comte de), 308, 398, 407, 411, 416, 420, 431, 447 n. Mérode (Frédéric, comte de), 415, 419. Mérode (Henri, comte de), 212. Mersch (Jean-André van der), 16, 39. Mf.rxem, arr. d'Anvers, 215. Metdepenningen, administrateur à Anvers, 65. Metternich (le prince de), 230, 274, 288, 332 n., 427. Metternich-Winnebourg (le comte de), 48, 49. Metz, 134, 136. Mey van Streefkerk (de), 266. Meyendorff (le baron de), diplomate russe, 275 n. Meyer, administrateur à Gand, 65. Micoud d'Umons, préfet de l'Ourthe, 190, 213. Mier, diplomate autrichien, 292, 332 n-, 373 n., 377. Minkelers (J -P ), physicien, 175. Mirabeau, 27. Miranda. général français, 23, 45. Molé (le comte). 426. 427. Monge (Gaspard), 137, 215. Mons, 23. 28. 29, 30, 33, 37, 42, 54, 59, 63. 64. 77, 99, 181, 187 n., 244, 378, 395, 39H, 413. Mons (J.-B. van), 195. Montansier, actrice française, 32. Moreau(J -V-), général français, 55, 125, 213. Moresnet, 243. N Naoell (van), 239 n. Namur, 23. 29, 37, 43, 62, 78, 136, 200, 244, 312, 314, 333, 346, 353, 358, 378, 395, 398, 403, 413. Napoléon Ier, 13, 125, 126, 128,136, 139, 140, 145, 148, 149, 168, 178, 197, 199, 201, 202, 206, 210, 213, 215, 216, 231, 240, 241, 242, 263, 278, 279, 285, 292, 310, 318, 343, 344. Navez (F. J.), peintre, 359. Neerwinden, arr. de Waremme, 46. Neeryssche, arr. de Louvain, 118. Nélis, évêque d'Anvers, 49. Nemours (le duc de), 427. Nény (P. comte de), 152. Nesselrode (comte de), ministre russe, 244 n. Neufchateau, 55, 260. Nève (J. B. de), 336. Ney (M.), maréchal de France, 401. Niellon (Charles), 415, 418, 419, 422. Nieuport, 155, 244, 358. NmupoRT (le commandeur de), 195. Ninove, 388. Nivelles, 41, 99, 406. Noailles (le vicomte de), 162. Noot (Henri van der), 110, 143, 232. Nothomb (J. B.), 322, 442, 446. Nypels (L. P.), général, 433. Nysten (P. H.), médecin, 195. O O' Connell, 329. Odevaere (J. D.), peintre, 195. Oléron (l'île d'), 116, 138. Omalius d'Alloy (J. B. d'), 344. Orange, voy. Anna Paulowna, Frédéric, Frédéric-Henri, Guillaume Ier, Guillaume V, Guillaume prince d'Orange, Guillaume - Frédéric, Guillaume le Taciturne, Maurice de Nassau. Orval (l'abbaye d'), 54. Ostende, 41, 55, 118, 155, 206, 216, 241, 244, 358. Oultremont (Emile comte d'), 398. Overmeire, arr. de Termonde, 113. P Pache, ministre de laguerre en France, 32. Palmerston (lord), 455. Paris, 16, 17, 20, 59, 172, 194, 195,200, 209, 306, 353, 359, 366, 368, 391, 392, 401, 415, 441. Parme (Marguerite de), 333. Passy, près Paris, 174. Paulée (la Cie), 160. Pérès de la Haute-Garonne, conventionnel, 86, 96, 145. Philippe-Auguste, roi de France, 14, 15. Philippe II, roi d'Espagne, 135,199, 311, 326, 329. Philippeville, 243, 244, 413. Phull (von), diplomate russe, 272 n. Piatoli (l'abbé), 234. Pichegru, général français, 55, 56, 58, 83, 142, 263. Pie VII, pape, 135, 137, 202. Pisani de la Gaude, évêque de Namur, 312. Pitt (William), 52, 234, Pletinckx (Ch. J. p.), 407, 421. Poirters (le P.), 193. Polignac (J. A. prince de), ministre français, 366. Pontécoulant, voy. Doulcet. Portalis, ministre français, 199, 200. Portiez de l'Oise, conventionnel, 71, 86, 96. Potter (Louis de), 287, 321, 330, 333, 335, 336, 369, 372, 386, 390, 394, 399, 411, 412, 413, 416, 436, 437, 441, 444, 445 n. Pradt (D. de) archevêque de Malines, 200 n., 202. Praet (J B. van), érudit, 195. Prieur de la Marne, 281, 283. Proli, capitaliste anversois, 153. Q Quetelet (L.-A-), 354. Quiévrain, arr. de Mons, 20. R Raepsaet (J.-J.), 195, 227, 253, 354. Raikem (J.-J.), membre du Congrès, 398. Ramel, représentant du peuple, 156 n. Raoul (Louis V ), 353. Raoux (A.-P.), 70. RÉ (l'île de), 116, 138. Reiffenberq (F.-A., baron de), 353. Reinhold (J. Q. de), ministre des Pays- Bas à Rome, 287, 321. Reyphins (L.-A.), 280, 299 n., 318, 357, 420. Richemont (le général de), 366. Robertson (E.-Q.), physicien, 195. Robespierre, 10, 11, 57. Robiano (le comte de), 259. Rochambeau (le comte de), général français, 20. Roché, agent fiançais, 105. Rochefort, 55. Rocourt, arr. de Liège, 414. Rodenbach (Constantin), membre du Congrès, 448, 455. Roelandt (L.-J ), architecte, 359. Roëll (W. F., baron), ministre hollandais, 248 n. Roentgen (Q. M.), homme d'affaires hollandais, 339 n., 343. Roooieri, préfet, 215. Rooier (Charles), 322, 369,388, 391, 394, 395 n , 403, 407, 411, 416, 418, 424, 441, 448. Rooier (Firmin), 322. Rolduc, 240. Rollier (Emm.-Benoît), 114, 115. Roquelaure (J -A. de), archevêque de Malines, 200, 201. Rothschild (la banque), 415 n. Rotterdam, 274, 347. Rouen, 174. Roulers, 114. Rouppe (N.-J.), maire de Bruxelles, 86, 117, 120, 139, 386. Roussel (Adolphe), 400. Rouyer de l'Hérault, 281. Royer-Collard(P.-P-), homme politique français, 319. Ruxthiel (H.-J.), sculpteur, 195. S Saint-Acheul, près d'Amiens, 306, 353. Saint-Hubert, 55, 114. Saint-Nicolas, 174, 216, 346, 404. Saint-Trond, 114. Saint-Vith, 240. Saraoosse, 410. Sart-lez-Spa, 175. Savary (A-J-, duc de Rovigo), ministre de la police, 209. Savoye-Rolin, préfet, 215. Saxe-Teschen (Albert, duc de), gouverneur des Pays-Bas, 15, 20. Saxe-Weimar (Bernard, duc de), général hollandais, 238, 417, 419, 423. Saxe-Weimar (Charles-Auguste, duc de), 220, 223, 225. Scheveningen, près La Haye, 213. 235, 263. Schrant (J.-M.), 306, 311,313, 320, 351, 354, 357. Schuermans, procureur du roi à Bruxelles, 357, 377. Seraing, 343, 347. Shaw, écrivain, 191. Siegenbeck, écrivain, 357. Siéyês, 125, 281. Sélys-Longchamps (le baron de), 144. Souham, général français, 55. Spaen (van), 239 n. Sprjmont, arr. de Liège, 56. Starhay, général autrichien, 118. Stassart (G.-I. de), 141, 194, 353, 398. Stavelot, 78, 79, 114. Stévens (Corneille), grand vicaire de Namur, 136, 137, 198, 203. Stichelbaut, écrivain, 194. Straeten (F. van der), 290, 291. Suvée (J.-B.), 195. Suys (T. F.), architecte, 195. Hist. db Bhlg. VI 30 T Talleyrand (C. M. prince de), 427. Termonde, 36 n., 244, 358. Tervueren, 398. Thielt, 358. Thiennes (le comte de), 253, 258, 260. Thiers (Ad.), homme politique français, 449. Thomassin (L. F.), fonctionnaire, 190, 212. Thorbecke (Jean Rodolphe), homme politique hollandais, 354, 428. Thorn (J. B.), membre du Congrès, 442. Tielemans (Fr.), membre du Congrès, 336, 372, 442. Tirlemont, 23, 46, 114, 409. Tourcoing, 55. Tournai, 19, 33, 41, 55, 114, 136, 200, 203, 205, 216, 244, 312, 314, 333, 353, 403, 413. Trauttmansdorff (le comte de), 49, 287. Treilhard, conventionnel, 38. Trêves, 136, 223, 306. Trip, général hollandais, 238. Turgot, 5, 152, 158. U Uccle, 375, 404. Ursel, (le duc d'), maire de Bruxelles, 144, 224, 242, 271, 383, 385. Utenhove van Heemskerke, député aux États-Généraux, 313. Utrecht, 219, 296. 314. V Vadier (M. G.), 281. Valazé (le général), diplomate français, 402. Valence, général français, 23. Valenciennes, 14, 20, 21, 31, 54, 243. 403. Valmy, en Argonne, 20, 21. Vauban (le maréchal), 53, 292. Velde (van de), grand vicaire, 200, 203. Venlo, 56, 214. Verloy, avocat, 40, 191, 357. Verrière, général français, 30. Vervier (C. A.), poète flamand, 357. Verviers, 47, 68, 156, 172, 173, 175, 179, 205, 206, 260, 275 n., 346, 378, 379, 413. Vet (Mgr), 313. Vieille-Montagne, usine, 176, 243. Vilain XI111 (le comte), 321. Villèle (J. comte de), ministre français, 305, 319. Vilvorde, 383, 391, 398, 399. Vincennes, 203. Vincent (le baron), 230, 231, 237. Viry (de), préfet de la Lys, 144, 179, 192. Voltaire, 5, 204. Vonck (Jean-François), 16, 17,26,27, 98. Voyer d'Argenson, préfet des Deux-Nèthes, 145, 193, 209. W Waelhem, arr. de Malines, 419. Waqram, 263. Walcheren (l'île de), 148, 149. Walckiers (le vicomte Edouard), 31, 153. Wambeke (van), commissaire du Directoire, 117. Warnkoenig (L.-A.), 311, 320, 355. Waterloo, 242, 404. Wattignies, dép. du Nord, 54. Wavre, 378, 388, 399, 409. Weingarten, 263. Wellington (le duc de), 238, 242, 243. 245, 292, 389, 426, 427, 428, 455. Werbroeck, maire d'Anvers, 209, 210, 211. Weyer (Sylvain van de), 322, 386, 398, 407, 411, 416, 420, 427, 428, 448. Wezel, 204. Wichers (H.-L.), directeur général, 279. Willems (J.-F.), 193 n., 357. Winzingerode. général russe, 214, 215. Wirion, général français, 84. York (le duc d'), 54. Younq (Arthur), 150. Ypres, 55, 136, 244, 260, 358. Zaepfel (J.-E.), évêque de Liège, 200. Zuylen van Nievelt (le comte de), 235. Zoude (Charles), membre du Congrès, 442. ADDITIONS ET CORRECTIONS Page 72, ligne 5, au lieu de deux millions et demi, lire : trois millions. Page 195, ligne 1, au lieu de de Bats, lire : de Bast. Page 202, ligne 13, au lieu de de Praet, lire : de Pradt. Page 202, ligne 31, au lieu de Barrelt, lire : Barret. Page 213, ligne 16, au lieu de Dumont, lire : d'Umons. Page 253, ligne 18, au lieu de César, lire : François. Page 279, ligne 1, supprimez Gagel. Page 344, ligne 2, au lieu de d'Homalius, lire : d'Omalius. Page 344, note, ajoutez aux travaux cités : B. S. Chlepner, La Banque Belgique, t. I (Bruxelles, 1926). p. 33 et suiv. TABLE DES MATIÈRES Avant-propos, v. LIVRE PREMIER LA. CONQUÊTE FRANÇAISE INTRODUCTION Coup d'oeil sur le développement de la Révolution française jusqu'à l'Empire, 3-13. CHAPITRE PREMIER Jemappes. I. — La Révolution continue à l'égard de la Belgique la politique d'expansion de la monarchie, 14. — Mécontentement des Belges contre l'Autriche en 1792, 15. — Agitation des réfugiés belges en France, 16. — Le Comité révolutionnaire des Belges et Liégeois unis, 17. — Premières opérations militaires, 19. — Dumouriez, 20. — La bataille de Jemappes, 21. — Enthousiasme des Belges, 22. II. — Projet de Dumouriez sur la Belgique, 24. — Il est obligé de s'appuyer sur les Vonckistes, 25. — Inquiétudes des catholiques, 27. — Les jacobins liégeois, 28. — Les administrations provisoires et les clubs, 29. — Opposition des conservateurs, 31. — Annexion imminente de la Belgique, 33. III. — Le décret du 15 décembre 1792, 34. — Hostilité de Dumouriez au décret, 36. — Protestations des Belges, 37. — Les Commissaires de la Convention en Belgique, 38. — Mécontentement général, 40. — Les votes de réunion à la France, 42. IV. — L'occupation de la Belgique pousse l'Angleterre à la guerre, 44. — Retour offensif des Autrichiens, 45. — La bataille de Neerwinden et la trahison de Dumouriez, 46. V. — La restauration autrichienne, 47. — Animosité qu'elle provoque, 48. — Rentrée en scène des États, 49. — François II à Bruxelles, 51. CHAPITRE II Fleurus. I. — Mésintelligence des alliés, 52. — La campagne de 1793, 54. — Carnot et la campagne de 1794. La bataille de Fleurus, 55. — Conquête de la Belgique, 55. II. — Exploitation du pays, 57. — Les représentants en mission, 59- — Première phase de l'occupation, 60. — La Belgique au pillage, 63. — Adoucissement de l'occupation, 65. — Détresse générale, 67. — Désarroi de l'opinion, 69. — La Convention réunit la Belgique à la France, 71. •CHAPITRE III La réunion. I. — Disparition de l'autonomie nationale, 72. —• Le seul régime possible est l'annexion, 74. — Ses conséquences internationales, 75. II- — Amalgame du pays de Liège avec la Belgique, 75. — Division du pays en départements, 77. III. — État chaotique du pays au moment de l'annexion, 80. — Les partisans de l'Autriche, 82. — Inquiétude et mécontentement surtout chez les calho-liques, 84. — Portiez de l'Oise et Pérès de la Haute-Garonne, 86. — L'administration de Bouteville, 87. — Introduction de la législation française, 89. — Mesures à l'égard du clergé, 91. — Francisation de l'administration, 93. — Disparition définitive de l'Ancien Régime, 95. IV. — Les élections de 1797, 96. — Succès électoral des conservateurs, 99. —• Réaction conservatrice, 100. — Conséquences du 18 fructidor en Belgique, 102. — Persécution du clergé, 103. — Vexations antireligieuses, 105. — Les déportations de prêtres, la théophilanthropie, la mise en vente des biens de l'Église, 106. — Découragement de l'opinion, 108. V. — Menées des émigrés, 109. — La conscription, 110- — La guerre des paysans, 111. — Sa répression, 113. — Comparaison de la guerre des paysans avec les insurrections de la Vendée et du Tyrol, 115. — Recrudescence des rigueurs contre le clergé, 116. — Les alliés et la Belgique, 117. — Croissance du mécontentement, 118- LIVRE II LE CONSULAT ET L'EMPIRE CHAPITRE PREMIER Le Nouveau Régime. Introduction, 123. I. — Le coup d'état du 18 brumaire, 125. — La constitution de l'an VIII, 127. — Accueil favorable fait par le pays au nouveau régime, 129. — L'organisation préfectorale, 131. — L'administration locale, 133. — Le système judiciaire, 134. — Le Concordat, 135. — Pacification religieuse, 137. II. — Voyage de Bonaparte en Belgique, 138. — Les Belges citoyens français, 141.— Les soutiens du nouveau régime, 143. — Activité et régularité de l'administration, 144. — Francisation systématique du pays, 145. — Retour de la prospérité, 147. — Attitude de la population pendant l'expédition de Walcheren, 148. — Napoléon en Belgique en 1810, 149. CHAPITRE II La situation économique. I. — Prospérité du pays à la fin du XVIIIe siècle, 150. — Les nouveaux riches adhèrent à la Révolution, 152. — Leur déception après Jemappes, 154. — La crise de 1794 à 1798, 154. — Conséquences de la liberté économique, 157. — La vente des biens nationaux, 159. — Elle profite surtout à la classe possédante, 161. — Débuts du renouveau économique, 163. — Accroissement de la population, 165. — Le rôle de l'État en matière économique, 167. — Les travaux du port d'Anvers, 168. II. — Les classes rurales, 169. — Peu de changement dans leur situation, 170. — Les industries textiles, 171. — L'introduction des machines, 173. — La filature du coton, 173. — L'industrie minière, 174. — Le travail et le capital, 176. — La condition des ouvriers, 179. — La libre concurrence, 180. CHAPITRE III La situation intellectuelle et morale. I. — La réforme de l'enseignement tentée sous Marie-Thérèse, 183. — L'annexion française supprime les collèges religieux et les collèges thérésiens; désorganisation de l'enseignement, 184. — La loi du 3 brumaire an IV; son insuccès, 185. — Les écoles centrales, 187. — Les lycées, 188. — Insuffisance de l'enseignement supérieur, 189. — Situation déplorable de l'enseignement populaire, 190. IL — La francisation linguistique, 191. — L'administration et la langue flamande, 192. — L'attraction de Paris, 194. — Le régime de la presse, 196. — Le despotisme intellectuel, 197. CHAPITRE IV La fin du régime. I. — Le clergé belge sous le Concordat, 198. — Les nouveaux évêques, 199. — Premiers froissements entre le clergé et l'État, 201. — Accentuation du conflit depuis 1809, 202. — Attitude des évêques de Qand et de Tournai et ses conséquences, 203. II. — L'agitation du clergé et l'opinion, 204. — Le blocus continental, 205. — Nouvelle crise économique, 206. — La conscription, 207. — Recrudescence du régime policier, 208. — L'affaire Werbroeck, 209. Désaffection croissante et générale à l'égard du gouvernement, 211. — État des esprits en 1813, 213. — Conséquences de ia révolution de la Hollande et de l'approche des alliés sur l'opinion, 214. — Les opérations militaires en 1814, 215. — La fin du régime, 216. LIVRE III LE ROYAUME DES PAYS-BAS CHAPITRE PREMIER La nouvelle barrière. Les Belges et les alliés en 1814, 219. — Désarroi et incertitude de l'opinion, 220. — Impossibilité d'un mouvement national, 221. — Occupation et gouvernement du pays par les alliés, 223. — Ils laissent subsister l'organisa'ion napoléonienne, 224. — Leurs concessions au clergé, 225- — Exploitation et mécontentement du pays, 226. — Vœux en faveur d'une restauration nationale sous la maison d'Autriche, 227. — Insuccès des démarches auprès de François II, 228. — Inquiétudes de l'opinion, 229. — Le baron Vincent, 230. Projets des alliés sur la Belgique, 231. — Les plans du cabinet de Londres, 232. — Les origines de l'union belgo-hollandaise, 233. — Avances de l'Angleterre à Guillaume d'Orange, 234. — Menées de Guillaume en Belgique, 235. — Les conventions de Chaumont et les huit articles, 236. — Guillaume gouverneur de la Belgique, 237. — Il y organise une armée, 238. — Son attitude à l'égard du clergé, 239. — Création du royaume des Pays-Bas, 239. — Guillaume prend le titre royal, 240. — Ses espérances durant les cent jours, 241. — Les Belges indifférents au retour de Napoléon, 242. — Constitution définitive du royaume des Pays-Bas, 243. — II forme la barrière de l'Eutope contre la France, 244. CHAPITRE II L'amalgame. Incompatibilité des Belges et des Hollandais, 246. — L'amalgame leur est imposé par les Puissances, 247. — Mauvaises dispositions des Belges à son égard, 249. — Garanties décrétées en leur faveur, 250. La Loi fondamentale hollandaise, 251. — Sa revision en vue de l'amalgame des Belges aux Hollandais, 253. — Désaccord au sein de la Commission de revision, 254. — La Loi fondamentale revisée, 255. — Son caractère absolutis'e et censitaire, 256. Agitation contre la Loi fondamentale, 258. — Elle est rejetée par les notables, 260. — Sa promulgation par le roi, 261. Le roi Guillaume, 262. CHAPITRE III * L'installation du régime. I. — Inauguration de Guillaume à Bruxelles, 270. — Commencements maussades de son règne, 271. — Hostilité du clergé, 272. — Crise économique, 273. — Caractère monarchique de l'État, 274. — Les États-Généraux subordonnés au pouvoir royal, 275. — Allures libérales du roi, 276. — Prépondérance des Hollandais dans l'État, 277. — Caractère napoléonien de l'État, 278. — Les bonapartistes anticléricaux soutiennent le gouvernement, 279. — Émigrés français et libéraux belges, 281. — Le roi et les émigrés, 283. — La franc-maçonnerie, 283. — Le roi en face des libéraux et des catholiques, 284. II. — Conflit du roi avec les évêques. Le jugement doctrinal. Mgr. de Broglie, 285. — Attitude de Rome, 287. — Mgr. de Méan et la question du serment, 288. — Condamnation de Mgr. de Broglie, 289. — Le régime de la presse, 290. — Politique anti-française du roi, 292. — Nationalisation administrative, 293. — Réforme de l'enseignement, 294. — Fondation des universités, 296. — Les athénées et les écoles primaires, 297. — L'Académie de Belgique, 298. — Imposition de la langue nationale, 299. — Impopularité du régime, 300. III. — Bons résultats de la politique royale, 301. — Renouveau économique, 302. — Amélioration de l'état des esprits, 304. — Mécontentement du clergé, 305. — Le clergé sous l'influence française, 307. — Les édits de juin 1825, 309. — Le collège philosophique, 310. — Agitation des catholiques, 313. — Le Concordat, 314. — Rupture des catholiques avec le roi, 315. CHAPITRE IV Les partis et le gouvernement. I. — Impossibilité de l'amalgame belgo-hollandais, 316. — Illusions du roi, 318. — Orientation nouvelle du libéralisme, 319. — Louis de Potter, 321. — Les jeunes libéraux, 322. — Influence de Lamennais sur les catholiques, 323. — Union des catholiques et des libéraux, 325. II. — Les partis et le roi, 325. — L'opposition parlementaire, 326. — L'oppo- sition en dehors du parlement, 328. — Le pétitionnement, 329. — Procès de de Potter, 330. — Attitude du roi, 331. — Son imprudence, 333. — La lettre de Démophile, 335. — Second procès de de Potter, 336. CHAPITRE V La Belgique de 1815 à 1830. I. — Avantages pour la Belgique de son union à la Hollande, 337. — Renaissance économique, 338. — Le prolétariat, 339. — Les industriels, 341. — Intervention du roi en faveur de l'industrie, 342. — Travaux publics, 344. — La Société Générale, 345. — Prospérité industrielle, 346. — L'agriculture et le commerce, 347. — Augmentation de la population, 348. Échec du gouvernement dans le domaine intellectuel, 349. — Continuation de l'influence française, 351. — La langue et la littérature françaises, 352. — Le mouvement scientifique, 354. — Défaut d'influence hollandaise, 355. — La langue et la littérature flamandes, 357. — La presse, 358. LIVRE IV LA RÉVOLUTION CHAPITRE PREMIER La séparation. L'union des partis incompatible avec l'existence de l'État, 363. — L'agitation politique échappe aux parlementaires, 365. — Fermentation générale des esprits, 365. — Le roi en face de l'opposition, 367. — Imminence d'une révolution, 368. Influence de la révolution de juillet, 369. — Désarroi du gouvernement, 370. — Attitude des francophiles, 371. — Menées françaises, 372. — La Muette de Portict, 373. — Bruxelles au pouvoir de l'émeute, 374. — Intervention de la garde bourgeoise, 375. — Bruxelles au pouvoir de la bourgeoisie, 377. — Insurrection dans la plus grande partie du pays, 378. — Les commissions de sûreté, 379. — La situation en Flandre, 380. — Députation au roi, 381. — Impossibilité d'une entente, 382. — Le prince d'Orange devant Bruxelles, 383- — Son entrée dans la ville, 384. — Ses essais de rétablir la légalité, 385. — Projet de séparation administrative de la Belgique et de la Hollande, 386. — Le prince s'y rallie, 387. — Son départ, 387. Le pays se groupe autour de Bruxelles, 388. — Appel du roi à la Prusse, 389. — Confiance des Belges dans la France, 389. —- Les modérés débordés par les violents, 390. — La commission de sûreté de Bruxelles, 392. — Les libéraux et la France, 393. — Tendances démocratiques et révolutionnaires, 394. — Les États-Généraux votent la séparation des deux parties du royaume, 396. — Émeutes démocratiques à Bruxelles, 397. — L'anarchie, 399. CHAPITRE II Les journées de septembre. Le prince Frédéric devant Bruxelles, 401. —• Les défenseurs de la ville, 403. — Échec des attaques hollandaises, 404. — La commission administrative; Charles Rogier, 407. — Le Gouvernement provisoire 407. — Retraite de Frédéric, 409. — Causes de son échec, 409. - «tfcjçff».; - , ji-.-,y. table des matières 477 II. — Situation du Gouvernement provisoire, 410 — II fait appel à de Potter, 412. — Progrès de la révolution, 413. — Renforts envoyés de France, 414. — L'armée révolutionnaire, 415. — Activité du Gouvernement provisoire, 416. — Attitude de Louis-Philippe, 417. — Les Hollandais repoussés sur Anvers, 418. — Le prince d'Orange à Anvers, 419. — Échec de ses tentatives pour organiser la séparation, 420. — Il reconnaît la nationalité belge, 422. — Prise d'Anvers, 423. — Le bombardement, 423. — Armistice, 424. III. — Intervention des Puissances, 424. — La France et l'Angleterre, 425. — La Conférence de Londres, 427.— Suspension d'armes entre la Belgique et la Hollande, 428. CHAPITRE III Le Gouvernement provisoire et le Congrès national. I. — Puissance du Gouvernement provisoire, 430. — Ses premières mesures, 432. — Organisation du pays, 433. — Dangers de la situation, 434. — Proclamation des libertés, 435. II. — Caractère du Congrès national, 436. — Attitude de de Potter vis-à-vis du Congrès, 437. — Le Gouvernement provisoire et la démocratie, 438. — Élection du Congrès, 439. — Sa composition, 440. — Ouverture du Congrès, 441. — Démission de de Potter, 441. III. — La Constitution belge, 442. — Son caractère républicain et démocratique, 443. — Son caractère libéral, 445. — Les libertés nationales, 446. — La monarchie constitutionnelle, 448. — Le Parlement, 448. — Rôle du pouvoir exécutif, 450. — L'administration, 450. — La Constitution belge et son influence, 451. IV. — La Conférence de Londres et la Belgique, 452. — Proclamation de l'indépendance nationale par le Congrès, 453. — Exclusion de la maison d'Orange-Nassau, 455. — La Conférence reconnaît l'indépendance de la Belgique, 456. Index alphabétique, 457. Additions et corrections, 469. fl | • ^ IL: ' s >1 • - -w . V ,'0 f S,*"* /•• ' ..y-' yt