fr ■fi; Ifjc, ttloUte « Lu. i m. { Vl /ve /v M aw :/M Dt * * Aie t ?t £ IMKa fr>t v**4k' UN MALE y».' If t. fli* / / IX./X-, Au*, * A, f * ùL/t^-t * ' i A 6 a. 1M >fl V* & A ti é), Avr «vtf / / J Au» » mT +tn * a k L* u 4km t» M Collection in-18 jésus à 3fr. 50 ENVOI FRANCO AU REÇU DU PRIX EN MANDAT OU TIMBRES-POSTE • \ DU MÊME AUTEUR * » • Ht • I* Un Coin de Village. Les Cii^çnieiis. Le Miht?'* Thérèse Monique. L'Hïsthîuque. IIappe-Chaik. Noels Flamands. Les Peintres de là Vie. En Allemagne. OEUyKES DE J.-IL ROSNY Nell IIorn. Le Bilatéral. L'Immolation. *■ T Marc Fane. Les Corneilles. tJAMILLf LEMÔNftIER T JLTJL'iJË 1J ÉniTIO.N fiftWfr; 1-XlvS ' . AVEC UN «ESS'IN DÏ: XAVIER MELLERï » PRÉFACE DE J.-tf. ROSNY • PUMS ■ XOUVBÛ.^ tWa'.IBIE PARISIENNE ALBERT - A V I S E, ÉDJIT 5. : >. 18, line 'Lronot, 18 1888 CAMILLE LEMONNIER UN MALE édition définitive AVEC UN DESSIN DE XAVIER MELLERY PRÉFACE DE J.-H. ROSNY PARIS nouvelle librairie parisienne ALBERT SAVINE, ÉDITEUR 18, Rue Drouot, 18 A J. BARBEY D'AUREVILLY Je dédie cette étude, avec f admiration et le respect profonds que tout homme de lettres, qui a gardé la religion de la probité littéraire, doit aux vétérans glorieux, ses prédécesseurs dans la carrière difficile où quelques-ujis ont été des Esprits, où très peu, comme le Maître dont je place ici le nom et de qui, non moins que mes meilleurs Con-frères de France, je révère lart hautain, mélange d'Idéal et de Réel, ont su être à la fois des Esprits et des Caractères. Camille LEMONNIER. Une préface au Mâle? Une analyse froide, au seuil même du beau livre, un fantôme ennuyeux alors que la réalité est si charmante? Non, n'est-ce pas? Laissez-moi répéter seulement, après tant d'autres, en quelques mots, que le Mâle est un des chefs-d'œuvre de l'époque, qu'un bonheur merveilleux d'inspiration et de poésie , la sincérité, la patience et la vigueur de l'observation, le charme de la fable, des silhouettes d'êtres rustiques admirablement vivantes et mouvantes, le pathétique dans le primitif des sensations, l'amour rendu en nuances émues, tout ensemble rude et attendrissant, sont les qualités qui éclatent partout; que dès le début, alors que le braconnier Cachaprès guette la jeune fermière Germaine et « qu'une bête s'éveille en lui, féroce et douce », une magie parfume les pages, une large senteur do nature et de volupté; que les amours de la belle iille et du demi-sauvage , les dialo- gues nets et précis, les naïvetés et les ruses de l'homme, la chute de Germaine captent, enchaînent et dominent l'âme ; que les scènes de transition, la ducasse, la chasse nocturne, les forestiers , la vente de la vache , la terrible bataille des Hulotte et des Hayot, sont superbes dans le détail comme dans l'ensemble et que la fatalité de la fin, les péripéties de la rupture, la grande battue finale où le braconnier succombe, c'est parmi les plus tragiques et les plus belles choses qu'on peut lire ! Et quant aux êtres que le roman évoque, et qui ne sont pas étrangers en dépit de la frontière, quant à ces Gaulois, fils de la langue d'oïl, aux finesses d'attitude et de parole, aux impétuosités de tempérament, à la légèreté celtique, le Mâle est le premier livre qui les ait analytique-ment décrits, le premier qui les ait révélés dans leur originalité , et vraiment, depuis la vieille mendiante jusqu'au bon Hulotte, tous, dans leur simplicité et leur complexité rustiques, dans les cris de leurs passions et de leurs astuces, résument une race entière évoquée par un grand et noble artiste. j.-H. ROSNY. UN MALE i Une fraîcheur monta de la terre et tout à coup le silence de la nuit fut rompu. Un accent lent, sourd, sortit de l'horizon, courut sur le bois, traîna de proche en proche, puis mourut dans un froissement de jeunes feuilles : l'énorme silence recommença. Il y eut alors dans l'air comme une volonté de s'anéantir dans les profondeurs du sommeil. Les hêtres reprirent leur immobilité engourdie. Un calme noya les feuillages, les herbes, la vie qui s'attardait dans l'ombre pâle. Pour un instant seulement. De nouveau, les rumeurs s'élevèrent plus hautes cette fois. La rigidité des formes dormantes fut secouée d'un frisson qui s'étendit, se posa sur les choses comme un attouchement de mains éparses, et la terre trembla. Le matin descendait. Des pointes d'arbres émergèrent dans un commencement de clarté ; une blancheur envahissait le bas du 1 ciel, et cette blancheur grandit, fut comme une échappée sur le jour qui attendait de l'autre côté de la nuit. Une musique lointaine et solennelle ronflait à présent dans l'épaisseur des taillis. La clarté prenait des élargissements d'eau qui s'épand, lorsque les vannes sont levées. Elle coulait entre les branches, filtrait dans les feuillées, dévalait les pentes herbues, faisait déborder de partout l'obscurité. Une transparence illuminait les fourrés; les feuilles criblaient le jour de taches glauques ; les troncs demi-gris ressemblaient à des prêtres couverts de leurs étoles dans l'encens des processions. Et petit à petit le ciel se lama de tons d'argent neuf. Alors il y eut un chuchotement vague, indéfini dans la rondeur des feuillages. Des appels furent siffles à mi-voix par les pinsons. Les becs s'aiguisaient, grinçaient. Une secouée de plumes se mêla à la palpitation des arbres; des ailes s'ouvraient avec des claquements lents ; et tout d'une fois, ce fut un large courant de bruits qui domina le murmure du vent. Les piaillements des moineaux se répondaient à travers les branches; les fauvettes trillèrent ; les mésanges eurent des gazouillis ; des ramiers roucoulèrent ; les arbres s'emplirent d'un égosillement de roulades. Les merles s'éveillèrent à leur tour, les pies crièrent et le sommet des chênes fut raboté par le rauquement des corneilles. Toute cette folie salua le soleil levant. Une raie d'or pâle fendit l'azur, semblable à l'éclair d'une lance. L'aurore pointa sous bois, rejaillissant en éclats d'étincelles comme un fer passé sur la meule. Puis une illumination constella les hautes branches, ruissela en égouttements sur les troncs, alluma les eaux au fond des clairières, tandis que des buées violettes s'allongeaient dans le haut du ciel. Au loin, une lisière de futaie semblait fumer dans un brouillard rose. Et la plaine était toute pommelée d'arbres en fleur qui, à chaque instant, s'éclairaient un peu plus. Une tiédeur détendit alors les choses. Les feuillées se déroulèrent ; des fleurs s'ouvrirent avec un bruit soyeux d'éventails ; une poussée vers la lumière fit bouger les branches d'un mouvement incessant. Ce fut une ivresse. Les arbres semblaient étreindre le matin dans leurs ramures étendues comme des bras. Subitement, le soleil creva le ciel. Une bousculade sembla refouler l'ombre dans le bois. La clarté, comme un ennemi qui prend possession, se débanda, s'épan-dit par gerbes, par torrents, bouchant tous les trous, mettant la déroute dans les taillis, éclaboussant tout de ses ondées magnifiques. Le ras de sol scintilla dans un ensoleillement de rosée, et la lumière, se haussant par-dessus le bois, gagna les vergers, les fermes, couvrit d'une blondeur vermeille une large étendue de pays. Maintenant, la rumeur s'augmentait de tous les bruits des nids. Un frémissement ailé battait le bois. Des jacassements attachaient d'un arbre à l'autre des traînées sonores. Les merles sifflotaient ; les pies, les bouvreuils, les linottes, les pinsons, les fauvettes, les rouges-gorges stridaient, susurraient, strettaient, faisaient un surprenant cailletis coupé du croassement saccadé des corbeaux, et cela montait dans l'air avec des ralentissements, des reprises, des silences tout à coup suivis d'un tutti d'instruments à l'unisson. Le coucou fila dans cette symphonie sa note grave d'horloge sonnant la première heure du jour, et aussitôt, de dessous les feuilles, un long bourdonnement s'éleva; les mouches grises au ventre bleu, aplaties conlre les gommes des arbres, les bourdons soûls des orgies de la veille, les gloutonnes abeilles ronflèrent, les ailes détendues ; et toute cette grosse sensualité de vie finit par planer sur le paysage, dans la splendeur du matin. Lentement les nuées violettes se fondirent dans la nacre perlée du ciel ; puis le soleil monta, faisant bouillir les sèves et craquer les capsules des bourgeons. Un homme était couché au milieu de cette allégresse de mai, jeune, grand, robuste, les deux mains repliées sous la tète, touchant du dos la terre gardée sèche par son corps. Un sarrau enveloppait son torse sur lequel béait une chemise écrue : il avait les pieds déchaux, ayant mis près de lui ses larges bottines, garnies de clous luisants. Et un apaisement profond l'enveloppait. Il dormait du grand sommeil de la terre dormant sa nuit. L'énorme torpeur nocturne des bètes et des arbres s'attardait sur cette silhouette confondue à la ■nature. Il dormait sans rêves, heureux, tranquille, ■bercé par les souilles de l'air, ainsi que les forts. Tout à coup, le soleil, jaillissant du fourré, coula ■jusqu'à sa masse immobile. Une clarté dora les hàles iBde sa peau, fit reluire sa barbe noire, lustra ses Retins bruns. Il eut un mouvement, se mit sur le |;|côté, parut se rendormir. Mais le soleil, passant entre lusses cils, lutiuait sa rétine. Il se dressa sur son séant, "%t ses yeux gris, pleins de ruse, s'ouvrirent. !■ Tandis qu'il regardait autour de lui, la terre tiède ^communiquait à ses membres une effervescence. Il Wiuma l'air, les narines dilatées; puis, d'un geste Jbrusque étirant les bras, il se pâma dans un bâillement ■$|qui ne finissait pas. Devant lui s'étendait un verger aux pommiers pen-jîacliés et bossus. Le verger descendait en pente insen-Msible jusqu'aux bâtiments d'une ferme qu'on voyait ••^sii masser en carré, la cour au milieu, sous des toits d'ardoises jaunies parles mousses. Des coqs chantaient *'.;sur les fumiers, secouant leur crête écarlate, parmi • ''■les poules, les pintades et les dindons ; un bruit de ■sabots battait le pavé le long des élables. L'homme regarda les fumiers, les poules, les murs j? de la ferme, de sa prunelle noyée dans un engourdis-■sement. La porte charretière était large ouverte, |«ayant déjà livré passage aux vaches qui remplissaient ,|le verger. Une chaleur montait des purins, confondue ?f à la vapeur qui flottait sur le seuil des étables. Et celles-ci laissaient passer le mugissement des mères demeurées à la litière et qui sentaient l'herbe proche des champs. De la fumée tire-bouchonnait du toit. Il se hissa, eut une curiosité machinale de tout voir. Le ciel bleu découpait la rondeur fleurie des pommiers. Une gaieté de bouquet s'épanouissait dans leurs blancheurs roses, posées là par grosses touffes retombantes. Dessous, les herbes hautes se lustraient de l'emperlement des rosées, et une gaze grise, très fine, noyait les toits, les fumiers, le fond des écuries. Le claquement d'un volet qu'on ouvrait fit tourner les yeux de l'homme vers un point de la maison. Le volet glissa, vert, éclatant de peinture neuve, et sur la pénombre foncée de la chambre une tète de femme mit sa chair amollie par le repos de la nuit. Alors l'homme s'avança sur le ventre jusque sous les pommiers. Il vit la fille, de la tête au buste, et, la trouvant belle, eut un large éclair dans l'œil. Elle accrochait à présent les ferrures, ses bras nus au soleil, penchée en avant, et cette besogne terminée, demeura immobile, comme endormie encore, baignée dans la magnificence du jour. Lui se poussa plus près, attiré par l'odeur de sommeil qui flottait autour de l'inconnue. Une rougeur de sang empourprait ses joues saines, brunies par les soleils. Son cou souple et rond posait sur des épaules larges, mal cachées par le corsage dénoué. Elle avait l'éclat rude, un peu sauvage, des charbonnières du Flénu, avec des yeux au regard mordant, et ses che- veux mal tordus en chignon épanchaient sur sa nuque un flot noir allumé de rouges reflets. L'homme fit claquer sa langue en signe d'appel. Elle haussa les sourcils, plongea les yeux dans la lumière verte du verger, lo vit debout sur ses poings, le torse tendu, le reste du corps traînant à plat dans l'herbe. Quelque chose d'extraordinaire se passa alors. Il la regardait, ses larges dents étalées. Un sourire béait sur sa joue, câlin, humide, et ses yeux semblaient perdus dans un nuage. Une bête s'éveillait en lui, féroce et douce. Elle se sentit convoitée et ne s'en fâcha pas : son regard brun l'enveloppa, hardi et caressant ; et, de même qu'il lui souriait, elle laissa tomber sur lui, de ses lèvres pourprées, un sourire tranquille, où il y avait de la reconnaissance. Ce fut comme l'ouverture du jour dans l'espace. Il glissa, ce sourire, jusqu'à l'homme, mêlé à l'illumination rosée des arbres, à l'é-tincellemeut des herbes, à l'ardeur du jour, comme une clarté et un parfum : et cela dura une seconde, une éternité; puis tout à coup la fenêtre se ferma, la fille disparut ; cette chair blanche cessa d'emplir le paysage. L'homme retomba vaincu, alors, et les pommiers jetèrent sur lui une pluie lente d'étamines qui finit par le couvrir, l'énervant d'une odeur àcre. Le bourdonnement accru des abeilles et des mouches alourdissait l'air. Les arbres oscillaient sous l'ébat- tement ininterrompu des moineaux piaillant parmi leurs touffes pâles. Au loin, le vent, comme quelqu'un, marchait dans le bois, et sa rumeur profonde, continue, était scandée par le beuglement grave des bœufs. Par moment, une jument s'ébrouait; l'aigre hennis-ssmeut des roussins ensuite finissait dans le clairon-nement grêle des poulains lâchés à travers la cour. La vie se faisait haute partout. L'homme eut l'air de se réveiller d'un songe. Il étira ses bras, secoua la tête, et, lentement, se mit debout, cherchant à la revoir. Une femme, en jupe courte, sortit de l'étable, portant des seaux de lait à chaque main : un sang bleu fouettait son cou sous ses cheveux couleur de chanvre, et ses genoux montraient à nu leurs pommes bosselées. Ce n'était pas elle. 11 la regarda passer, indifférent: l'autre seule le préoccupait. Puis un homme de haute taille, le père peut-être, sortit de la ferme, se rapprocha du verger; et il rentra dans le bois, appréhendant d'être découvert. Une clarté laiteuse descendait des feuilles et l'enveloppait. Les mains dans les poches, il allait, sifflant entre ses dents. De temps en temps il s'arrêtait, regardait le vide fixement, coupait une branche ou lançait des coups de pied aux herbes, absorbé. Des merles jabotaienl. Un pic donnait des coups secs dans le tronc d'un arbre. Une pluie de notes cristallines s'égouttait des ramures. 11 ne voyait rien, n'entendait rien, empli d'une sensation confuse de plaisir non satisfait, et constamment une forme blanche tremblait devant ses yeux. 11 n'était pas bien sûr de marcher droit : c'était comme une griserie, et il éprouvait parfois le besoin de fendre l'air d'un geste violent. Il marcha longtemps, heurtant les arbres, nageant à plein corps dans les taillis, frappé par les branches, puis d'un coup s'abattit dans l'herbe, sa tète dans ses poings. Il eut une rancune. Pourquoi n'était-elle pas venue dans le verger? 11 l'aurait prise par les poignets, lui aurait dit son fait. Non, il l'aurait embrassée seulement. Les filles, ça se prend par la douceur, comme les oiseaux à la glu : sûrement, il l'aurait embrassée. Et sur ses grosses lèvres rouges encore bien ! Grande béte, va ! Elle s'était ensauvée! 11 battait la terre de sou poing, à coups répétés. Yoilà pour elle et toutes celles de son espèce. Il y eu avait bien d'autres: les filles qu'on ramasse dans les kermesses sont moins farouches. Et souvent aussi jolies. Puis la concupiscence le reprit. Il revoyait le coin de son épaule. 11 pensait au velours de son regard brun. Il était captivé parl'énervement qui se dégageait de sa personne noire et il s'enfonçait dans un rêve aigu. Il prit de l'herbe, la mâcha, calmant avec cette fraîcheur le feu de ses veines. Et tandis qu'il brûlait, en proie à ces frénésies, le midi lourd assoupissait i. l'air, semblait endormir le bois dans un charme d'anéantissement. Alors, de même qu'il avait dormi la nuit, dans la pâleur des ombres, l'homme dormit un large somme au soleil. Les taillis recourbaient leurs voussures glauques sur son front ; une neige d'aubépine pleuvait dans ses cheveux. Il redevint l'époux de la terre: celui pour qui elle dentelle ses feuillages dans des perspectives d'or pâle; celui pour qui elle distille la verte odeur du serpolet, de la menthe, du thym et de la lavande; celui pour qui elle fait chanter les oiseaux, bourdonner les insectes, couler avec un froissement de soie les sources sous les mousses, Quand il ouvrit les yeux, le soleil descendait à l'horizon. Des rumeurs inintelligibles pour tout autre montèrent à lui du cœur des bois : il ressentit comme la commotion d'une galopée de bêtes à travers le crépuscule : le braconnier s'éveillait après l'homme. Mystérieusement, il s'enfonça dans les senfes vertes, un peu plus couvert d'ombre à chaque pas. Il L'homme revint, à l'aube, se coucher dans le verger de la ferme. Une clarté opaline trouait, comme la veille, l'épaisseur des pommiers. Les coqs claironnaient sur le fumier, et, dans les étables, les bœufs mugissaient. Des banderoles de vapeurs, légères comme des gazes, s'enroulaient au ciel, couvraient le bleu d'une blancheur mince qui s'effumait. Une transparence flottait autour des choses, illuminée par le soleil qui ne se montrait pas encore; et des douceurs roses se mêlaient aux gris perlés du matin, dans les lointains. Pas un souffle de vent n'agitait les feuillées ; elles s'étendaient, immobiles, largement étalées, avec leur ton vermeil de pousses printanières, et un silence pesait sur la campagne, comme un alanguissement après une nuit d'amour. Mais petit à petit, la chaleur montant, tout remua; un fourmillement agita les herbes ; et les arbres se nouèrent entre eux avec des enlacements d'époux. Des bourgeons craquaient; des feuilles, grasses de sève, se déroulaient ; un spasme sembla soulever le terreau fumant et mou. L'homme épiait les fenêtres de la ferme. Elles étaient closes encore et la maison semblait dormir, bien que le toit fumât et que la vie investit déjà les cours. Toute la nuit, il s'était repu de la vision de la belle et l'avait mêlée à sa noire besogne de vagabond des bois. Il ramassa des pierrailles et les lança du côté de la fenêtre; mais elle était trop éloignée. Il se rapprocha. Des vaches sortirent, se suivant à la file et ballant leur tête cornue. Une fille, la même qu'il avait aperçue la veille, les chassait devant elle, criant : Hue ! la ! et frappant du plat de la main, comme d'un battoir, celles qui s'écartaient. Ses jambes faisaient une tache rouge dans l'herbe. Il ne les vit pas. Le troupeau s'engouffra dans le verger, monta la pente, s'étala avec sa belle tache mouchetée sur le vert des herbes, et la fille, ayant fermé les clôtures, reprit le chemin de la cour. L'homme gagna les bois. Un chêne avait poussé parmi les hêtres. Il monta sur le chêne, atteignit une haute branche et s'assit dessus, les jambes pendantes : de là, il dominait la ferme. Des allées et venues remplissaient la cour. 11 vit brouetter à la fosse les fumiers de la nuit. Une charretée de colza fraîchement coupé encombrait un hangar de son jaune éclatant. Et, par moments, une silhouette remuait derrière la fenêtre au rez-de-chaus- sée, agitée, et furtive. Ses yeux se dilataient alors, cherchant à reconnaître dans cette ombre vague la femelle de ses songes. Le fournil soudainement fuma et une odeur de bois brûlé se répandit dans l'air. Puis une voix sortit de la maison,- et la silhouette se détachant de la vitre, un instant demeura confondue à l'ombre grise du corridor, le moment d'après émergea dans la clarté du seuil. C'était elle. 11 la vit traverser l'aire, portant sans fléchir, le buste droit, de massives formes à pain comblées d'une pâte éclatante. Il lui paraissait qu'il la voyait pour la première fois : elle était grande, large d'épaules, les hanches saillantes, et ses bras nus avaient le ton bis du seigle. Sur sa gorge haute et drue, une jaquette de laine brune s'aplatissait. Elle entra dans le fournil. C'était jour de cuisson. Il l'entendit enfourner l'écou-villon, ratisser les cendres, gourmander la servante d'une voix vibrante et brève. Un instant, elle se campa sur le seuil, suante et rouge de la chaleur du four, et regarda les pommiers, les yeux demi-plissés. Ce fut une bousculade dans le chêne; haussé sur sa branche, il s'agitait et lança un appel. Une gaîté la prit, et riant à pleines dents, elle montra du doigt à la servante cette masse noire qui se balançait dans les feuilles et la saluait d'un grand geste. Quelqu'un appela : elle rentra à la ferme. De temps en temps, elle approchait son visage d'une des fenêtres et le regardait continuer sa garde obsti- née. Cette ténacité la charmait : elle avait la curiosité de cette curiosité qui ne se lassait pas. Et, résolument, elle alla se planter sur le seuil, la tête tournée vers lui. Elle tenait enlre ses dents une branchette de lilas ; elle l'ôta, en couvrit son visage, puis l'agita du côté du chêne, et ce mouvement avait une douceur d agacerie. La brume s'était levée : un bleu profond tapissait le ciel, et sous une large coulée de soleil, le chêne sonore et superbe rutilait; un bourdonnement sour-dait de ses branches; dans ses feuilles tourbillonnaient de grosses mouches saphir. Et il avait l'air d'un homme plein de pensées dans la clarté d'une gloire. Midi tomba sur l'arbre, avec son accablement. Ensuite s'entendit un choc d'écuelles dans la ferme, et presque aussitôt les domestiques rentrèrent des champs, brisés, la peau rôtie. Il y eut un large cliquetis de fourchettes, dans le silence des voix; puis, au bout d'une demi-heure, des claquements de sabots et de souliers ferrés traînèrent sur le pavé de la cour, décroissant insensiblement du côté des hangars, et, un à un, les rustres allèrent s'aplatir sur les bottelées de paille, engourdis. La ferme dormit. La jeune fermière alors gagna le sentier qui longe le verger et mène aux champs. Un chapeau de grosse paille tressée abritait sa figure, la rayant d'une ombre grise à mi-joue, et dans sa main uuo serpe se balançait. Elle prit à travers un labouré, côtoya un champ de blé et se trouva dans un pré de luzernes. Elle marchait lentement, du pas qu'ont les paysans à midi, sans tourner la tète, et ses fortes épaules se découpaient sur le ciel avec fermeté. Une fois dans le pré, elle s'accroupit sur ses genoux, et, seulement alors, regarda le chêne, au loin. L'homme n'y était plus. Avec une certitude d'instinct, elle sentit qu'il arrivait. Elle emmêla ses doigts aux touffes vertes, et du tranchant de la serpe se mit à les couper circulaire-ment. Son sac était posé près d'elle, ouvert, et de temps en temps elle y tassait les luzernes, à la force des poignets. Une tranquillité pesait sur les campagnes muettes. On n'entendait que le coassement des grenouilles dans la mare voisine, et, par moments, ce cri rauque se ralentissait, mourait dans la somnolence de l'air. Quelqu'un toussa derrière elle. Elle tourna vivement la tète et le vit planté droit à la lisière du champ, avec un sourire immobile. Elle ne l'avait pas entendu venir. Machinalement elle regarda ses pieds, croyant qu'il s'était déchaussé pour la surprendre plus facilement. Mais il avait de gros souliers de cuir à forte semelle et les souliers n'avaient pas fait plus de bruit sur le chemin que des pieds nus. Un étonnement lui fit hausser les sourcils. Lui la regardait de ses yeux gris, très doucement. 11 n'y avait plus la moindre hardiesse dans ce regard. Au contraire, ses yeux semblaient noyés dans une moiteur. Une timidité le tenait là, sans oser rien dire. Elle était demeurée à genoux dans la luzernière, les bras nus, son ventre plongé dans la verdure sombre et haute. La téte à demi inclinée sur l'épaule, elle l'observait, satisfaite de le voir humble devant elle; et tout d'un coup, le tutoyant sans y penser, elle lui dit : — Qui es-tu ? — Cachaprès, répondit-il. Elle eut un étonnement. — Le braconnier ? Il agita sa tête de bas en haut, plusieurs fois de suite. Alors elle reprit, comme perdue dans une pensée : — Ah ! c'est toi qu'es Cachaprès? Et de nouveau, il répondit en hochant la tête d'un mouvement lent et continu. Elle contemplait sa beauté rude d'homme des bois. Son torse carré se reposait sur des reins larges et souples. Il avait les jambes droites, la cuisse saillante, les genoux fermement dessinés, et ses mains étaient fines, sans callosités. Elle admira ses cheveux crépus et noirs, retombant sur un front court, et une admiration plus haute se joignait à celle-là : c'est que l'homme qu'elle avait devant elle était Cachaprès. Une terreur s'attachait à ce nom. On savait que partout où passait celui qui le portait, le gibier était en danger; et cet homme redoutable baissait la tête devant elle, soumis comme un animal. Au bout d'un temps, elle reprit : — Pourquoi braconnes-tu ? — Tiens ! dit-il, parce que c'est mon idée. Sa timidité s'en allait. 11 continua : — Y en a qui fendent du bois; y en a qui labourent; y en a qui font des métiers. -Moi, j'aime les.bêtes. 11 parlait en se dandinant, le corps redressé, fier de la besogne qu'il faisait. Elle s'était remise à couper de la luzerne, avançant la poitrine à chaque coup de sa serpe. — Ça donne-t-il de l'argent? demanda-t-elle. — Des fois beaucoup et des fois moins. Moi, d'abord, y m'fautrien. Elle s'informa comment il faisait pour vendre. Cela dépendait. Quelquefois il allait porter son gibier en ville, à la tombée de la nuit. Il avait des rendez-vous avec des marchands. On faisait le marché en buvant une chope. Et d'autres fois, les marchands venaient le trouver. Mais c'était plus difficile, car il logeait le plus souvent à l'auberge de la belle étoile, sauf les jours de gros temps, qu'il passait chez ses amis les bûcherons. Du reste, tout le monde était de ses amis ; il n'avait de haine pour personne. Ah '. si fait! pour les brigands de gendarmes. Il en parlait avec dédain, en haussant les épaules. Cachaprès s'interrompit. Une prudence l'avertissait de briser là. La fréquentation des bêtes l'avait habitué à se surveiller, et il paraissait à présent étonné d'en avoir tant dit : — C'est histoire de Elle le regarda fixement moi ? tout ca, dit-il. - T'as ■Non. peur — Y a pas de danger que j'te vende. Il eut un air de défi. — Oh ! moi, dit-il, ça m'est bien égal. Il se fit un silence. Puis, à son tour, il lui demanda qui elle était. — J'suis la fille aux Hulotte. C'est à nous la ferme. Et montrant du doigt les alentours : — Ça aussi, jusqu'à la baie qui est là-bas. Et y a aussi les prairies, de l'autre côté de l'étang. Il haussa les épaules. — J'suis plus riche que toi. Moi, j'ai tout ce que j'veux. S'y avait du lapin dans les terres de ta ferme, je l'aurais. J'suis un môssieu le baron partout où j'suis, moi. Il lui demanda son petit nom. — Pourquoi faire? — Tiens, pour savoir. Elle s'appelait Germaine. Elle avait trois frères ; le plus jeune était en pension; il avait dix-huit ans ; il savait jouer du piano. Les deux ainés travaillaient aux champs. Elle s'interrompit pour rire et, les deux poings sur les hanches : — Devine un peu mon ûge, pour voir. — Dix-neuf ans, quoi ! — Avec deux ans en plus. J'suis déjà vieille, tu vois. — Peuh ! c'est le bon temps pour les galants, dit-il après un instant. — Oh ! pour ça ! Elle hocha la tète, sembla dire qu'elle n'y pensait seulement pas. Mais il tenait à son idée ; une curiosité jalouse le stimulait. Et, brusquement, il l'interrogea : — Voyons, qui ? — Moi? Personne. — Si fait. — Non. 11 s'avança résolument. — Alors, ce sera moi. Elle se dressa sur ses poignets, riant d'un air hardi : — Toi? Cachaprès? 11 s'avança jusque près d'elle et riant, troublé, il prononça son nom avec douceur. — Germaine... Elle attendait, troublée, elle aussi. 11 n'acheva pas et continua à la regarder de son œil gris, amoureux. — Quoi? fit-elle au bout d'un instant. — Tu sais bien, répondit-il. Elle se releva, mit dans le sac la luzerne coupée, et lui dit : — Aide-moi à charger le sac sur mes épaules. Il haussa d'un tour de main le sac jusqu'à son dos, UN MALE et, comme elle se mettait en marche, il l'arrêta par le bras : — Tu t'en vas comme ça? Elle leva les yeux sur lui et ils demeurèrent à se regarder un long temps, souriants, émus, amollis d'une même tendresse. Une rougeur était montée aux joues de Germaine. Cachaprès tendit les bras. Elle lui échappa et descendit en courant le chemin qui mène à la ferme. Il resta debout à la regarder; puis, quand elle eut disparu dans la cour, il s'enfonça dans le bois, furieux d'avoir été lâche et se déchirant la chair avec les ongles. C'était un vrai fils de la terre. Comme l'écorce des arbres, sa peau rude s'était durcie au soleil et au gel ; il tenait du chêne par la solidité de ses membres, l'ampleur épanouie de son torse, la large base de ses pieds fortement attachés au sol; et sa vie au grand air avait fini par composer en lui un être indestructible qui ne connaissait ni la lassitude ni la maladie. De son vrai nom il s'appelait Hubert. 11 était le plus jeune des trois garçons du bûcheron Hornu, et sa mère l'avait mis bas pendant une halte en forêt, au milieu d'un campement. A la gueulée qu'il avait faite en naissant, le père avait reconnu sa race. Les Hornu étaient de grands gaillards, ne craignant ni Dieu ni diables. Et il avait poussé à la vie d'un jet vigoureux, avec une indépendance de jeune fauve. Des mains calleuses le prenaient bien par moments, lui imprimaient la secousse d'un bercement brusque ; ses yeux sauvages voyaient alors des visages calcinés et durs comme la souche qui sert à faire le feu des pâtres ; mais le plus ordinairement, il demeurait couché l'hiver dans les feuilles sèches et l'été dans les touffes d'herbe, sans autre chanson que le vent féroce ou assoupi selon les saisons, sa chair nue mordue par les mouches, frôlée par les bousiers, caressée par les pluies d'étamines ; et le soleil descendant sur cette grosse blancheur d'enfant calme, l'avait tannée petit à petit. Une après-midi, les Hornu le déposèrent sous un arbre, dans une litière de mousse tiède. Ayant à charrier un faix de fagots chez un paysan, ils l'avaient mis là à la garde du Ciel. Ils étaient revenus trois heures après, et n'avaient plus trouvé l'enfant. Lentement, sans inquiétude, sûrs qu'il n'avait pu être dévoré par une bête, ni dérobe par un voleur, dans cette profondeur des bois habitée seulement par les lapins et les geais, ils avaient battu les alentours. L'enfant s'était traîné sur le ventre et les mains, s'aidant des racines et des branches basses du taillis, jusqu'à un trou creusé dans le talus. Quelque chose en était sorti qui l'avait rendu curieux, un gibier roux pareil à celui que rapportaient quelquefois son père et ses frères. L'animal avait un instant bondi dans l'herbe, puis était rentré ; et Hubert s'était poussé jusqu'au terrier, étonné, ravi, guettant ce joujou sauvage avec un tremblement de tout son petit corps. Ses parents le retrouvèrent sur la pente du talus, les épaules enfoncées dans la cavité. Il avait quinze mois. Ce fut comme l'annonce de sa passion pour les bêtes. A deux ans, il s'amusait des araignées qui arpentent le dessous des herbes et des mouches qui s'aplatissent sur les feuilles en ronflant. Une peau de lapin lui faisait tendre les bras avec avidité, il geignait pour l'avoir, battait l'air de ses poings, était pris de convoitises d'enfant gâté devant cette douceur chaude du poil. Il fallait la lui abandonner. Ses dents aiguës pointaient alors dans un sourire ; il saisissait la peau, en arrachait la toison par touffes, montrant une sorte de gaieté féroce à tourmenter ce morceau inerte d'une ancienne existence. Le bûcheron Hornu, vieillard sec et maigre, planté sur ses hauts fuseaux qui craquaient aux jointures, riait d'un bon rire muet en voyant ce goût de la destruction, et, par moments, se laissant aller à une confidence, disait que le petit homme ferait, à coups de hache et de couteau, son chemin dans la vie. 11 y avait dans ces mots du père une finesse sombre, avec un fond de satisfaction point dissimulée. Pour cet homme, qui avait vécu sa pleine vie dans les solitudes, côte à côte avec sa femelle, prenant le boire et le manger où il les trouvait, sans notion du bien et du mal, mais jugeant vaguement que la terre était à tous comme l'air, les sources, la pluie et le soleil, le fait d'être redouté pour sa force et sa ruse était une supériorité. Lui-même n'aurait pas fait grand cas de la vie d'un homme ; seulement il n'avait pas été dans la nécessité de tuer; et, son écrasement social l'ayant rendu dissimulé, sans lâcheté toutefois, il vivait d'une vie sournoise, heureux de penser que son fils Hubert n'aurait pas ses scrupules et ferait au besoin le coup de feu contre ceux qui l'empêcheraient de vivre à sa guise. Hubert fut très jeune un dénicheur de nids terrible. C'était un jeu pour lui de monter aux arbres, de grimper dans les branches, de se hisser au plus haut, et, balancé par les roulis du vent, de guetter sa proie dans l'enfoncement des troncs. Il redescendait, embrassant l'arbre d'une main, l'autre main emplie d'un pépiement d'oisillons, et par une ondulation lente, avec des mouvements de reptile qui se déroule, il se laissait couler jusqu'en bas, retombait sur ses pieds sans avoir dérangé la couvée. Plein d'astuce, il avait fini par connaître les habitudes des espèces aussi nettement qu'il connaissait les cinq doigts de sa main. Il savait quand les mères vont à la provende, le temps où elles conçoivent, celui où elles ont fini de couver, connaissant à un nid près ce qu'il y avait de plumes dans un large rayon d'arbres. Sa chasse faite, il l'apportait à sa mère. Elle prenait les oiseaux, leur tordait le cou, les mettait cuire sur un feu de bois. Leur maigreur ne faisait qu'une bouchée sous la dent vorace des Hornu. Il chassait aussi aux mouches, aux papillons, aux hannetons, les écrasant, leur arrachant les ailes, en faisant de grands carnages, et ce petit avait la volupté de la destruction. Tout ce qui était vie remuait en lui des acharnements sourds. Une aile dans l'air, un ram-pement dans l'herbe, un passage brusque de gibier le ON MALE 25 trouvaient prêt à la poursuite. Quand on était proche d'un étang, il allait se poster dans les roseaux, y demeurait des jours entiers, rigide, muet, uniquement occupé de gauler des grenouilles. A chaque éclair de leur dos vert, la verge s'abattait, faisant jaillir l'eau, et elles s'aplatissaient, les cuisses gigottantes, leurs gros yeux ronds pleins de stupeur. D'autres jours, pour varier ses plaisirs, il les péchait avec de petits lambeaux d'étoffe rouge pendillant à une ligne, s'amusait prodigieusement de les voir sauter après la loque et, lorsqu'elles étaient accrochées, de les tirer à lui brusquement. 11 les achevait d'un choc sec de leur tête contre une pierre, une souche ou l'angle de son sabot. Et il en tuait ainsi dans les bons jours un cent ou deux. Il avait déjà les ruses du chasseur. Il marchait sur la pointe des pieds, levant haut les jambes de peur du bruit, s'immobilisant des heures à guetter, sans bouger. La proie apparue, sa décision était aussi forte que sa prudence : il frappait d'un coup net qui ne pardonnait pas. Ce furent ses commencements. Il vivait de la large liberté du plein air, filant matin, rentrant de nuit et quelquefois passant le temps du sommeil à battre les bois, très peu chez ses parents, qui le laissaient vaguer, indifférents. Les Ilornu habitaient pendant l'hiver une masure, bâtie en torchis, sur la limite d'un bois ; une lucarne fichée de travers dans le mur, comme un gros oeil, laissait pénétrer un petit jour glauque dans une pièce à plafond bas, coupé de travées demi-pourries, 2 par delà lesquelles s'étendait le grenier, avec ses cadres de Lois bourrés de feuilles sèches qui servaient de lits aux garçons. A l'arrière de la maison, un appentis servait à remiser les haches, les cognées et les pics. L'été, l'habitation se vidait. On descendait au cœur des bois, et l'on y construisait des abris au moyen de paillassons tendus sur des piquets. Puis commençait, loin des villages, dans la solitude des grandes coupes sombres, une vie âpre de travail, détendue par de courts repos au soleil grillant de midi ou des sommeils à poings fermés dans la fraîcheur humide des nuits. Un peu de fumée montait au soir des souches qu'on allumait sur le pas de la porte pour y cuire la soupe aux légumes, et les visages se penchaient sur les écuellées, graves, ayant dans les plis du front l'effort delà journée; quelques mots étaient échanges, brefs et sans gaieté, mais suffisants pour maintenir le sentiment de la famille. Dans le jour, au contraire, les retombées régulières de la cognée et les coups sourds de la hache retentissaient seuls dans les silences énormes de la forêt. Cela durait jusqu'aux brouillards d'automne. Le bois devint pour l'enfant une tentation de tous les instants. 11 vivait dans les arbres et les buissons, mêlé à l'animalité qui les remplit. Il était lui-même un jeune animal, nourri des sèves de la terre ; le soleil frappait àerûson épaule ; lapluie le transperçait ; la neige le fouettait ; il rôdait dès l'aurore, les pieds meurtris par les ronces, insensible aux déchirures de sa chair, déjà grand à douze ans comme un garçon qui en aurait vingt. Comme délectations, il avait la rosée du matin qui rafraîchissait sa peau sèche, le bourdonnement du vent qui lui emplissait les oreilles d'une musique éternelle, la tombée de la nuit avec ses apaisements; et il éprouvait, au milieu de ces choses, une jouissance muette de tout son être. Pareil à l'arbre qui, de toutes ses branches à la fois, plonge dans les gloires du ciel et pompe le vent, la chaleur et l'ombre, insatiablement il absorbait la nature dans la plénitude de sa vie. Ce vagabond était chez lui dans les bois, sentant vaguement remuer quelque chose dans l'ombre, il ne savait quoi, de la vie, des êtres, de la substance et comme le frisson d'une création farouche et douce. Petit à petit le massacre des oiseaux avait fait place à des massacres plus téméraires. Le gamin, se sentant pousser bec et ongles, s'armait à présent contre une proie moins souple, d'une poursuite virile. Il déserta les hautes feuillées, fouilla la profondeur des dessous de bois, et comme il avait connu les nids, il connut les terriers. Il avait des malices de singe pour déjouer les ruses des bêtes, était extraordinairement patient et contemplatif, se raidissait comme un pieu pendant les silences de l'affût, ses deux yeux sauvages tournant seuls effroyablement ; et une volonté tenace d'être le chasseur de ces rôdeurs de l'ombre entrait en lui. Chasser, c'était avoir un fusil. Sa cervelle avait gardé 28 DN MALE le retentissement des coups de feu entendus à l'époque des battues; et, une fois, il avait vu rouler deux lapins sous une même décharge. Gela lui remuait les moelles comme une volupté, qu'un canon de fusil contint l'anéantissement de ce qui est la vie. Et, en attendant, il se servait d'une fronde qu'il avait fabriquée et dont il jouait avec une sûreté implacable; son bras nerveux imprimait une secousse rude à la machine qui tournait, ronflait, lançait la pierre droit au but ; puis la bête s'abattait ; un spasme tordait son échine et il avait une palpitation d'aise à la voir ruer, baver, mordre l'air de la pointe de ses dents, s'allonger enfin d'un grand étirement qui avait déjà la forme du cadavre. Il tuait ainsi les belettes, les putois, les mulots, les lapins, les lièvres. Un jour, il avait failli atteindre au front un chevreuil ; mais la bête s'était alertement dérobée en se jetant d'un bond sur le côté ; la pierre était allée frapper un arbre d'un coup terrible, qui avait secoué les feuilles. Et l'enfant était resté pâle, les bras ouverts, sous l'émotion de cette magnifique robe brune et de ce corps bondissant, d'une grâce bruyante. Son désir d'avoir un fusil se réalisa enfin. Ne pouvant l'acquérir, il le déroba. Un paysan qui leur achetait du bois l'hiver, possédait une carabine, pendue tout le jour à un crochet, dans l'angle de la cheminée. Il se cacha derrière une baie, attendit la sortie de l'homme et s'empara du fusil. Ce fut une joie pleine de surprise. Il le tourna, le regarda par en haut, par en bas, la gorge battante, émerveillé, et tout à coup, comme il pressait la détente sans le savoir, la charge d'un des canons partit et persilla d'une volée de plombs les feuilles d'un coudrier. C'était donc ça ! Il garda jalousement son second coup pour une bonne occasion. Elle se présenta le soir du même jour sous la forme d'une chevrette finement découplée. La bête traversait un ravin par petits bonds, la tète haute, avec des rythmes légers de danse; dans l'ombre verte, plus loin, une troupe de chevreuils s'espaçait proche d'une mare ; et une quiétude les tenait là dans le frisson murmurant du bois. Il visa. Un fracas déchira l'air. A travers la fumée bleuâtre il aperçut alors une galopée alfolée, toute la bande se ruant droit devant elle, et il resta l'arme contie la joue, ne voyant plus, n'entendant plus, comme effrayé de sa puissance. Le trouble dissipé, il courut à l'endroit où il avait tiré. La chevrette avait détalé : il avait manqué son coup. 11 raisonna, se dit qu'il avait tiré trop bas, réfléchit longuement au moyen de faire mieux ; et brusquement, un vacarme de voix s'éleva dans le fond du bois. 11 entrevit des hommes se démenant, coupant à grandes enjambées par le taillis, et l'un d'eux, qui avait une carnassière à l'épaule et le fusil à la main, vint à lui, demandant s'il n'avait vu personne. C'était un garde. — Non, fit le petit, qui sifflotait entre ses dents, très calme. Leste comme la ruse, il avait caché son fusil sous les ronces. Et les hommes passèrent, ne se doutant pas que ce gamin était déjà un tueur. Il savait à présent bien des choses : d'abord, comment on se sert d'un fusil, le bruit que ça fait, ies gens que ça attire; et l'aventure remua cette cervelle énormément. Les gardes partis, il eut un rire en dedans : il serait plus malin dorénavant. Il se procura de la poudre. Il tiraillait après les oiseaux; mais la poudre partait avec un bruit mousseux de fusée, sans blesser. Il y ajouta de la pierraille menue, et des morts tombèrent, mais rares, tandis que les survivants filaient, secouant leurs plumes par dérision. Ce n'était donc pas suffisant encore. Et comme il s'abîmait dans des recherches, son père arriva et le vit couché, son fusil près de lui. — Biesse ! dit-il, c'est pas avec la pierre qu'on charge. Faut du plomb. Et l'enfant qui s'attendait à une colère, vit un attendrissement sur la face boucanée du vieux. Le père partit un dimanche pour la ville, un peu avant qu'il fit jour; et tout en cheminant, il s'émerveillait de ce vaurien précoce, sa chair et son sang. Même le bois l'entendit rire, farouchement gai, d'une gaité de solitaire. Et à midi il rentra, ayant dans sa poche de la poudre et des chevrotines. — Tiens, fieu, dit-il à Hubert; c'est pour t'amuser. Les chevreuils, ça va jusqu'à des trente francs ; et les lièvres, on en donne des deux et même des trois. Mais y a les gardes, les gendarmes, des canailles ! Faut voir à voir. Dès ce jour-là, l'enfant fut braconnier. Il tua pour de l'argent après avoir tué pour son plaisir, faisant du massaci'e à tant la tête, et son adresse de tueur augmentant d'année en année, il devint bientôt un ennemi redoutable qui enserrait dans le réseau de ses ruses les tanières, les terriers et les clapiers, à plusieurs lieues à la ronde. Puis, trouvant que cela se dépeuplait, traqué par les gardes, il déserta le bois, gagna les villages, y colporta son état. Pour son coup d'essai, il avait franchi une haie de clôture, courte, ventrue, et le lendemain il franchissait une palissade en planches, énorme, qui faisait le tour d'un bois de seigneur ; la belle chasse gardée qu'il trouva le mit en goût. Alors il ne regarda plus à rien, entra dans la propriété des gens, fit son butin de ce qu'il pouvait attraper. C'était à présent un garçon bâti en hercule, avec des jambes taillées pour la course, des poumons de cheval, un poing à assommer les bœufs ; les jours de chômage, par défi ou passe-temps, il s'amusait à soulever les charrettes, d'un mouvement gradué de ses reins de fer, et, dans les bagarres, fracassait tout sous la volée de ses coups. Il avait des marchands et se piquait d'honnêteté en affaires. On l'estimait pour sa manière large de trai- ter les marchés. Quelquefois, par bravade, il allait lui-même porter son gibier à la ville, trinquant, en chemin, avec les gardes, auxquels il disait ses ruses, et leur offrant de leur proeurer du gibier pour la table de leurs maîtres. — Des battues, disait-il, y font des battues, et y sont dix, vingt ! Moi, j'fais ma battue à moi tout seul ! Et j'connais les bêtes parleur petit nom, je les appelle ; é viennent comme à leur mère. ! Il raillait les chasseurs, les gardes, les gendarmes, leur promettait du plomb en riant, si jamais ils le serraient de trop près, finissait parleur montrer ses bras nus, avec leurs biceps roulant comme des boules. Il était très surveillé pourtant. Des gardes s'étaient mis un jour à quatre pour le pincer. Il était monté sur un arbre, avait épié leurs mouvements, entendu leui's projets, et tout à coup leur avait crié d'en haut : — Cache après ! C'est-à-dire « cherche après, » dans la langue du pays. Le nom lui était resté, prenant graduellement une consistance de renommée : on le prononçait dans les récits de chasse, aux tablées de cabarets, aux veillées de fermes, avec des pointes contre les gendarmes si c'étaient des parlotes de paysans, des invectives contre le braconnage si c'étaient des causeries de chasseurs : et cette célébrité se grossissait de l'impossibilité de le surprendre, de l'impénétrabilité de ses retraite» quand il était traqué, d'une queue d'histoires dont il était le héros. Les gens de la campagne l'aimaient, le sentant avec eux dans leur révolte basse, leur rancune inavouée contre l'autorité. Et Cachaprès avait la chaude paille de l'écurie, les jours où il venait demander la nuitée aux fermes, et en tout temps de larges chanteaux de pain, de la bière et du café à discrétion. Du reste, il gagnait de l'argent, et les villageois voyaient avec émotion des monnaies blanches reluire dans ses mains. 11 avait gardé pour les bois son vieil amour d'enfant; mais depuis qu'il connaissait les gaietés de la bière, le désir de la noce l'attardait dans les bouchons, jouant aux quilles, lampant, s'éjoyant à faire des paris. Il avait l'humeur haute en gueule du Wallon ; son rire grêle de gamin s'était changé en une hilarité sonore qui avait l'éclat du cuivre. Et ce rire sortait de sa poitrine, fréquent, puissant, fait pour dominer la rumeur des buveurs sous les tonnelles où on lance la boule. Toute cette expression de vie semblait se renfoncer au plus profond de son être lorsqu'il était dans la forêt, faisant le guet, tendant ses pièges, posant ses cols, mêlant son immobilité à celle des arbres, et de son oreille en cornet, pareille à celle des satyres, recueillant les significations de l'énorme bruissement confus qui traîne dans les crépuscules. Le père Hornu, devenu très vieux, habitait toujours sa masure aux limites du bois. Sa longue carcasse droite se dessinait maintenant en creux, avec des hauts-reliefs d'os, et il traînait des jambes engourdies par les rhumatismes. Ne pouvant plus monter aux arbres, il fendait à coups de hache le bois coupé par ses garçons, le taillait en bûches, en faisait des tas ; et petit à petit, la force lui manquant pour cette besogne, il ne s'occupa plus qu'à brouetter les ramées, de son pas lent qui chancelait sous la tension de la courroie. Un des fils s'était marié : la sombre hutte avait pris des airs de nichée, et le grand'père, un peu plus délabré à chaque saison, gardait à présent les enfants, abritant de son lambeau de vie leur grosse petite existence. La forêt se vengeait des outrages qu'il lui avait fait subir en le desséchant comme une vieille souche déchaussée, et, par étapes, il s'acheminait à la mort, ayant déjà dans les membres la raideur des trépassés. Un jour Cachaprès, rentrant au logis, trouva le vieux sur un matelas de feuilles, l'oeil démesurément ouvert, glacé. Ce fut un lourd ennui pour ces hommes des bois de se conformer aux prescriptions de la loi. D'instinct, ils auraient creusé une fosse dans le huilier, auraient mis le corps dedans, au lieu de courir à la mairie, passer par des tas de formalités, finalement le mener au cimetière commun. Les frères fabriquèrent une bière avec de la volige, étendirent le mort au fond, sur une couche de feuilles, puis, tous ensemble s'y mettant, y compris Cachaprès et la vieille Ilornu, on porta le cercueil. Elle n'avait pas pleuré, la mère : son dur visage en bois s'était seulement étiré comme une planche détraquée au soleil. Et elle allait, sa haute taille sèche pliant un peu sous le poids du cadavre. Cette petite troupe se perdit dans le matin bleu du bois, tous les merles sifflant à la fois, comme pour saluer celui qui s'en allait. A la sortie du cimetière, le cadet paya à boire. Jamais il n'avait songé à faire aux siens une distribution de l'argent qu'il gagnait largement. Il était généreux pourtant. Mais les pauvres gens ayant besoin de peu, ne demandaient rien, et il ne pensait pas à leur donner. Ce jour-là, il soûla ses frères. Les femmes burent aussi. Il eût voulu soûler tout le village, dans son désir de faire quelque chose pour le mort. Seule, la vieille Hornu ne toucha pas à son verre. Elle demeura tout le temps immobile, les mains posées sur ses genoux, regardant vaguement le trou noir que faisait l'absent auprès d'elle, sans penser à rien. Le soir venu, comme les garçons ronflaient à terre, ivres-morts, Cachaprès prit l'un et la vieille prit l'autre. Elle le hissa sur son dos, comme elle eût fait d'un sac, et le porta jusque chez elle, courbée en deux, les mains robustement posées sur ses hanches. Elle rentrait, son fils sur le dos, dans la maison d'où elle était sortie le matin, son mari sur les épaules. Et, à quelques jours de là, elle mourut à son tour, sans maladie, comme meurent les femelles quand les mâles n'y sont plus. Cachaprès reprit sa vie. On ne hante pas les cabarets sans connaître les filles. La fermentation des printemps mettait une flambée d'étincelles dans ses veines. Il se rapprochait alors des étables, des seuils sur lesquels bavardent le soir des garces aux bras rouges. Cette chair mafflue satisfaisait ses appétits d'homme pour qui l'amour est une hôtellerie. Il ne voyait rien au delà de la grosse sensation d'être à deux un instant. La tendresse lui échappait. Le temps des kermesses était surtout pour lui une occasion de s'amuser avec les commères. Il leur payait bouteille, les lançait dans les entrechats des contredanses, les entraînait derrière les haies. Il lui suffisait qu'elles fussent amples et dodues, avec des dents propres. Et il n'avait pas connu les fréquentations durables. C'est alors qu'il vil s'épanouir le sourire de Germaine dans un sourire de mai. La fleur des pommiers fit neiger en lui la floraison d'amour; cela germa comme une graine, monta comme une sève, le remplit des pieds à la tête comme une folie. Il l'aima sans s'en rendre compte, à travers la neige des étamines, l'aile des papillons, la blancheur du matin, comme l'incarnation de tout ce qu'il y avait pour lui de désirable sur la terre, l'ombre des bois, la tiédeur de la plaine, les vergers pleins de fruits, le meurtre, le vol, la liberté. Il l'aima comme un gibier rare et difficile, comme une proie inaccoutumée, sentant s'accroitre son goût pour elle de la supposer vierge, c'est-à-dire gardée, à l'égal des chasses dont il avait du escalader les clôtures. Cachaprès se mit à rôder autour de la ferme, à la façon de l'épervier qui rétrécit petit à petit ses cercles autour de sa proie. Il s'attardait derrière les haies, traînait à la lisière du bois, l'attendait venir juché dans les arbres. 11 voyait par échappées un peu de sa personne, un bout de sa robe, et cela alimentait son désir. Une préoccupation plus forte s'était jetée à travers ses rages de destruction. Il négligeait les gîtes et les terriers. Le'poil roux des lièvres ne lui faisait plus penser au coup de fusil qui le découd et le crible de ses hachis. Sa carabine reposait dans une cachette, au fond d'un fourré. Il connaissait déjà les habitudes de la maison. Au petit jour, quelqu'un conduisait les vaches pâturer. Il y avait deux pâtures, celle du verger et celle du pré dans le bois. Quelquefois Germaine ramenait les bétes. Il l'avait suivie deux fois. Ils s'étaient dit des choses insignifiantes en se souriant, heureux d'être l'un près de l'autre. Et tout à coup elle lui avait crié : bonsoir, près de la ferme. L'après-midi, elle allait aux champs. On plantait les dernières pommes de terre. Hulotte avait engagé des femmes pour planter, et elle était au milieu, travaillant comme elles, penchée sur les labours bruns. Des heures entières il l'épiait, immobile derrière un arbre ou les broussailles, une prudence lui conseillant de ne pas se montrer. Elle passait entre les sillons, la banne aux pommes de terre pressée contre sa hanche, prenant dans la banne, puis jetant devant elle; et ce geste, qui recommençait, avait une grandeur. Ensuite une des femmes ramenait la terre d'un coup de bêche, chaque fois qu'elle avait jeté la plante. Il admirait les mouvements de son grand corps dans la brume chaude des après-midi. Par moments, elle se mettait droite, se reposait sur ses reins, les deux poings plantés dans le côté, et demeurait sur place, se détendant, rafraîchie, les yeux mi-clos. Une fois, il imita le cri de la chouette pour lui faire tourner la tète de son côté. Elle vit une agitation dans les arbres du bois, et, devinant qu'il était là, elle agita la main au-dessus de sa tète. Alors il se mit à hennir du hennissement grêle d'un poulain d'un an. — 11 est drôle, pensa-t-elle. Ce jour-là, quand le soleil marqua quatre heures au ciel, les femmes revinrent seules à la ferme. Elle n'avait pas faim; elle préférait continuer à planter; la besogne n'avançait pas. Et d'autres raisons pour demeurer au champ, les.femmes parties. Cachaprès descendit de son arbre ; en quelques enjambées il fut auprès d'elle. — C'est toi ? — Oui. — Et que faisais-tu dans l'arbre ? — Rien. — Si fait. — Quoi ? — Tu me regardais, tiens ! Il balança la tète. — C'est vrai. Elle l'enveloppa d'un sourire singulier et lui dit : — Vaurien ! T'as là un beau métier ! llien faire et passer le jour à regarder les filles ! 11 cherchait une réponse. — Moi, fit-il, en une nuit je gagne de quoi rien faire trois jours. Et puis, ça me plait de te regarder. J'aime autant ça que de me fouler les pieds à marcher. Elle lui dit qu'étant jeune, elle aimait à courir daus les bois ; mais cela lui arrivait rarement, son premier père ne voulant pas. Et, tout à coup, il y eut comme une joie sur son visage. — C'est juste, je ne t'ai pas dit. Mon père était garde. Il crut qu'elle se moquait de lui. Alors elle lui expliqua le mariage de sa mère avec le fermier Hulotte. Le meilleur de sa vie s'était passé à la ferme. Toute petite, elle n'avait pas été heureuse : non pas que son père fût méchant pour elle; mais il avait l'hu- meur un peu noire des gens qui vivent dans les bois. Et en disant cela, elle lui lançait un regard pour le faire parler. — Oh ! moi, répondit-il, j'suis bon comme le pain. Je ne sais pas ce que c'est que de faire de la peine à quelqu'un. Il se vantait, se laissa aller à un éloge immodéré de son caractère. Et il ajouta que celle qui l'aurait le verrait bien. Puis, revenant de son étonnement de la savoir la fille de Maucord, alors qu'il la croyait engendrée de Hulotte, il eut une traînée de petits rires sourds. — Ah ben ! en v'ià une histoire ! Si ton père était vivant, j'aurais p't être tiré sur lui ! Elle se redressa, blessée dans une mémoire chère. — C'était un homme, celui-là! dit-elle rudement, il t'aurait coulé bas comme une charogne. — Bien sûr, dit-il, comprenant qu'il avait été un peu loin. Et il parla d'autre chose. C'était bientôt le temps des kermesses. Il lui demanda si elle aimait la danse, et comme elle répondait oui, il lui dit : — Moi aussi. On saute, on fait des bêtises, on s'embrasse. Nous nous embrasserons, hein ! Germaine ! — A savoir. Il s'approcha d'elle, et la tirant par les poignets de toute sa force, la tint contre sa joue. — Ça se fait comme ça, dit-il en riant. — Et ça comme ça, répondit Germaine en lui lâchant un large soufflet à travers le visage. Une rougeur de colère lui était montée aux joues. Elle lui en voulait d'avoir été plus fort qu'elle : il l'avait prise en traître, sinon... Il fixait sur elle des yeux gris, ardents. — Yeux-tu recommencer, Germaine? dit-il. Elle ne put retenir un éclat de rire. — Non, répondit-elle; il n'y a pas de raison pour ne pas recommencer après et encore après. Des voix s'approchaient. — Encore une petite fois seulement, disait Cachaprès, et il marchait sur elle les bras ouverts, les narines dilatées. — Approche ! fit-elle en saisissant une bêche. Il écarta la bêche d'un coup sec de la main et colla ses lèvres sur sa peau chaude. — Démon ! vaurien ! fit Germaine, riante et furieuse. Elle jeta la bêche après lui sans l'atteindre. Il courait à larges enjambées, le corps plié en deux, la tête à la hauteur des reins, comme font les braconniers poursuivis. Une fois dans le bois, il lança un coque-rico retentissant. Les femmes arrivaient. Germaine regarda devant elle, longuement, perdue dans ses idées. Y Comme elle l'avait dit à Caehaprès, Germaine était la fille du garde forestier Narcisse Maucord, tué par la foudre, il y avait à peu près quinze ans, dans le bois des Chêneaux. Elle avait passé la première partie de sa vie dans une maison triste, froidement correcte, en long tête-à-tête avec sa mère, une femme d'ordre qui, à la mort de Maucord, était encore la plus belle femme de la contrée. Le garde passant presque toutes ses journées à surveiller les domaines de l'Etat, elles demeuraient seules dans cette maison qui attenait à la forêt, regardant à travers les rideaux tirés onduler les arbres, poudroyer le soleil et ruisseler la pluie. Le père rentrait à midi. Un instant la maison s'animait du remuement des vaisselles ; une apparence de vie bourdonnait sous les plafonds en cbêne, le long des murs tapissés d'un papier à fleurs bleues, et la mère, le garde, l'enfant s'asseyaient à la même table, comme étonnés de se trouver ensemble. Aucune gaité ne détendait la placidité silencieuse de ces trois êtres réunis pendant une heure ou deux. Mélancolique et farouche, Narcisse Maucord aimait sa femme et sa fille d'une tendresse régulière, comme dérobée au plus profond de ses moelles. Il vivait au milieu d'elles, replié sur lui-même, avec des accès de goutte lors des changements de temps. Gourd, immobile, ses jambes posées sur un escabeau, il restait alors accroupi dans l'àtre, regardant aller et venir autour de lui Madeleine, sa femme, et la petite Germaine, sans rien dire; et les jours se suivaient, démesurément longs. Petit à petit, un froid glacial s'était mis dans le ménage, brisé seulement entre la mère et l'enfant par une affection plus vive, qui s'épanchait naturellement quand le père était parti. Madeleine, en se mariant, avait apporté un champ, quelques meubles et la literie; Narcisse, lui, avait apporté la maison, qu'il tenait de son père, garde forestier comme lui ; et, à force d'économies, une petite aisance avait fini par entrer dans cette demeure soigneusement entretenue, dont la façade, badigeonnée au lait de chaux tous les ans, annonçait la bonne tenue intérieure. Germaine avait six ans, quand, à la tombée de la nuit, un samedi du mois de juillet, des bûcherons rapportèrent sur des branches entrelacées le garde foudroyé pendant sa ronde de l'après-midi. Ce fut pour Madeleine une douleur sérieuse et sans éclat. Elle perdait en Narcisse moins un homme aimé d'amour que le soutien de la maison et le père de son enfant. Elle prévoyait une charge plus lourde et des responsabilités plus graves pour elle. Puis cela rompait une habitude, et il allait y avoir désormais à la table une place vide, qui avait été largement occupée autrefois. Des mois se passèrent. Les portes et les fenêtres demeurèrent fermées comme par le passé. La mort n'avait pas fait hausser la vie. Seulement, la petite n'étant plus inquiétée par la sévérité du père, se reprenait à faire sa rumeur d'enfant. On voyait dans le jour sa joue en fleur au milieu des fleurs du jardin se mêler au vol des papillons, s'animer des rougeurs du jeu, par moments disparaître dans la toison des hautes herbes. Et tout à coup un grand changement s'opéra autour d'elle. Elle avait vu un homme grand et fort s'asseoir dans l'àtre, venir d'abord irrégulièrement, puis prolonger ses visites, et cet homme l'avait levée un jour à la hauteur de sa bouche et lui avait dit : — Germaine sera not'fille à présent. Puis on l'avait menée dans une grande ferme, où elle avait grandi au milieu d'un train bruyant, et sa mère lui avait dit : — Tu aimeras le fermier comme ton père. Tout doucement, elle comprit que sa mère s'était remariée. Hulotte, demeuré veuf comme Madeleine, avec un garçon de dix-huit ans, s'était toujours senti du goût pour cette femme calme et belle, alors que lui-même, déjà marié, connaissait les aigreurs d'une union 3. i<5 mal assortie : aussi fut-il heureux de la retrouver libre. Madeleine entra donc à la ferme et continua avec ce nouveau mari, plus vieux qu'elle de quinze ans, la même vie ordonnée et droite qu'elle avait menée avec son premier mari. Ils eurent deux fils ensemble, et leur bonne entente ne fut rompue que par un coup terrible : Madeleine mourut des suites d'une affection charbonneuse dans le même mois où était mort Maucord. Il y avait de cela trois ans déjà, et un accablement était demeuré sur le fermier depuis ce temps. A chaque saison, il laissait un peu plus le soin des affaires à Philippe, son aîné, se reposant sur Germaine de la charge des étables, de la basse-cour et de la maison. Calme comme sa mère et comme elle douée d'une force intérieure égale et continue, la rude fermière tenait de Maucord l'énergie et la décision, avec une apparence de brusquerie. Cependant, elle n'avait d'eux que la ressemblance des caractères; sa ressemblance physique se rattachait plutôt à la mère de son père, femme amoureuse et féconde, qui s'était remariée quatre fois et, comme elle, avait senti brûler ses joues du rouge sang des brunes. Germaine, en effet, était de la race des belles filles faites pour la caresse et l'enfantement : son large cou tournait avec fermeté sur ses épaules ; elle avait les reins développés, la poitrine saillante, les chevilles fortes ; et les besognes viriles la tentaient. Plus jeune, elle s'amusait à lutter avec des garçons de son âge et n'avait pas toujours UN MALE 47 été terrassée. Elle savait descendre les bois de la charrette, charger un sac de farine, s'atteler à la herse, transporter à la pointe de la fourche les fumiers lourds de suint, et son geste avait une décision rude. Germaine Maucord avait été aimée en fille par Hulotte. Il n'avait pas voulu faire de différence enlre cette progéniture qui lui venait d'un autre lit et celle qui lui était venue du sien propre. On l'appelait Germaine Hulotte dans les villages. Elle était vigilante, vaillante, l'œil à tout. Levée avant les domestiques dans la ferme, elle cuisait le pain, mettait la main à la lessive, repassait le linge, aidait aux grosses besognes de la maison. Elle n'avait ni le goût de la dépense ni l'amour exagéré de la toilette. C'était une fille gaie, aimant à rire, assez libre quand elle causait avec les hommes. Sa mère l'avait menée à des kermesses. Elle avait gardé de l'une d'elles, où l'on avait beaucoup mangé et dansé, un souvenir qui se confondait avec une figure de danseur, un étudiant beau garçon, venu là en partie de plaisir. Elle avait longtemps pensé à sa peau blanche, à sa joue dorée par l'ombre de sa moustache, à ses manières douces, aux chatouilles qu'il lui avait faites dans la main. Cela avait môme un peu occupé ses rêves, la nuit. En d'autres occasions, elle avait dansé avec des fermiers, des paysans riches, la jeunesse dorée des campagnes. De ce contact avec des danseurs qui la serraient de près, mettaient leurs genoux entre les siens, et par moments laissaient traîner leurs mains sur sa taille, il était resté g i en elle une douceur tentante qui l'acheminait à songer au reste. Elle avait pleuré une fois, dans son lit, se sentant seule, tandis que des amies à elle avaient des maris et des fiancés. Elle avait par moment le désir et le besoin d'un homme. C'était un trouble vague, une sourde fermentation de son être ardent et jeune, avec des amollissements profonds. Sa position de fille à marier n'étant pas nette, les épouseurs tardaient à se présenter : ce n'était que la fille aux Maucord, après tout, et les Maucord n'avaient eu qu'une aisance modeste. Ah ! si elle avait été la fille aux Hulotte ! Il y avait des sous de ce côté. Ces rumeurs se colportaient, arrêtaient l'élan des fils de fermiers riches, et d'année en année on s'habituait un peu plus à la voir demeurer fille. Quant à se marier avec un simple paysan, elle ne pouvait y penser. JamaisHulotte n'eût supporté qu'un gendre médiocre vint s'installer auprès de lui dans la ferme. Et cette mélancolie de n'être pas femme souvent se jetait au travers de la gaîté de Germaine. Elle éprouvait alors un sentiment de révolte. Une colère la prenait contre ces hommes, qui étaient assez bêtes pour ne pas s'emparer de sa beauté. Imbéciles ! La vue du beau gars couché dans le verger, amoureux et souriant, la charma comme une promesse d'assouvissement. Il paraissait cloué sur place, dans une fixité d'admiration. Son sourire montait à elle, tremblant et doux, ainsi qu'une prière. Elle vit qu'il avait les épaules larges, la tète énergique et fière, la robus- tesse des vrais mâles, et cela la toucha. Elle se prit alors à sourire aussi et il y eut dans ce sourire comme un appel vague de la chair, comme une instinctive sollicitation de ne pas la laisser avec son désir. Quand elle le revit sur l'arbre, une chaleur lui passa dans le cœur. 11 était donc revenu! C'était donc vrai qu'il la trouvait à son goût ! Et elle rôva au moyen de lui parler, de voir de près sa peau, la couleur de ses yeux, la largeur de ses mains. A midi, la ferme dormant, elle sortit, gagna les luzernes, sûre qu'il y viendrait. Il était venu. Alors elle avait appris cette chose extraordinaire, c'est que l'audacieux qui lui avait souri et qu'elle avait devant elle, plein de convoitises, était Cachaprès. C'est-à-dire un bandit, un maraudeur, un voleur des bois, qui finirait par la prison ou peut-être pis, à moins qu'il ne crevât dans un fourré. Soit, mais ce bandit faisait un métier mâle, était un gaillard comme elle les aimait, rude et ne connaissant pas la peur ; c'était presque un héros. Des histoires se pressaient dans sa mémoire. Elle se souvint des tours qu'on lui prêtait ; et le sang du garde-forestier se réveillant en elle, elle l'admira de ruser avec les bêtes, de vivre au fond des bois, d'être plus fort que les gardes. Puis, sa pensée s'approfondissant, elle eut une perception confuse que l'amour d'un tel homme devait être supérieur à celui des rustres à face pâle et à grêles épaules. YI L'enclos où pâturaient les vaches du fermier Hulotte était à dix minutes de la ferme. Les hôtes gagnaient la grand'route, descendaient un sentier à travers bois, et par un pont jeté sur le ruisseau qui longeait l'herbe grasse de la prairie, entraient au pacage. Des piquets formaient une clôture tout autour; et le pré montait en pente douce vers les vergers de la ferme des Osiers, située à l'extrémité d'un large plateau cultivé. A droite et à gauche, de hauts talus s'élevaient, couverts de petits arbres, entre d'autres plus grands, hêtres et peupliers, qui mettaient sur ces emmêlements de jeunes branches leur ombre vigoureuse. Une floraison énorme de pâquerettes s'épanouissait entre les clôtures, répandait sur l'herbe une traînée de clartés qui se perdait près de la ferme dans le bleu du ciel. Et sur les berges du ruisseau la bar-dane, le pissenlit, la valériane, la jacinthe sauvage, le populage, la renoncule des bois avaient poussé en larges touffes éclatantes. Régulièrement les vaches quittaient l'étable à cinq heures du matin, les coqs sonnant leur fanfare. Elles demeuraient au vert jusqu'à midi, puis on les menait bouser à l'étable jusqu'à deux heures, et de nouveau elles allaient à la prairie jusqu'à la tombée delà nuit. Aucun sentier ne traversant le pré, les vaches cornant de leurs mufles en l'air faisaient entendre la seule rumeur qui se mêlât au gloussement du ruisseau, sous les arbres balancés par le vent. Et Cachaprès, voyant ce grand silence, avait pensé qu'ils seraient bien là tous les deux pour se causer les yeux dans les yeux. Le bois s'élargissait à droite et à gauche, et un peu plus loin s'escarpait, prenant graduellement une dénudation sévère de forêt. Il se sentait autrement à l'aise dans cette solitude que dans les vergers toujours traversés par quelqu'un ; et il regardait par moments les rouges litières des feuilles sèches sous les hêtres, avec l'idée plus nette de deux corps roulant dessus. La nuit, il s'y couchait, tàtant du plat de ses mains leur douceur tiède. La pluie seule le faisait détaler. Il s'enfonçait alors sous les arbres et gagnait un abri de planches et de paille, délaissé dans le recoin d'une clairière parles bûcherons. Une grande fainéantise avait pris ce travailleur de la mort. Une après-midi, il s'était allongé près du ruisseau, à plat ventre dans l'herbe. Une de ses mains pendait à travers l'eau, faisant au flot tranquille un obstacle contre lequel il bouillonnait en clapotant ; et, les veux noyés de somnolence, il regardait la transparence du fond s'allumer sous lui de clartés de soleil. Des nèpes remontaient cette coulée de source, ramant par saccades furieuses. De très petits poissons les croisaient, rapides comme des éclairs. Et le ruisseau s'encavant un peu plus loin dans une mare, toutes les grenouilles à la fois renâclaient, avec un bruit de gargarisme. Une chaleur d'étuve s'était abattue sur la campagne. Lui se sentait envahi de cette immense torpeur qui saisit la terre au printemps, comme une accouchée. Il se vautrait dans l'herbe avec la jouissance des bœufs cherchant le frais. Il avait besoin d'un calmant à la fermentation sourde de son corps. Et des feuillages glauques de la berge en fleurs, du ruisseau montait une âcreté qui le rendait lascif. Des bâillements convulsaient ses mâchoires. 11 se tordait les bras au-dessus de sa tête, ou serrait ses poignets dans ses doigts à les briser. Par moments, il se roulait dans les herbes, collait sa peau chaude contre leur moiteur, passait une feuille sur sa langue; et des soupirs soulevaient sa poitrine. Un rossignol, caché dans un coudrier, chantait sur cette peine solitaire. Tout à coup les feuillages furent secoués d'une ondulation. Le coassement des grenouilles s'exaspéra. Et Cachaprès vit le fond de l'eau, doré la minute d'avant, s'ardoiser d'un gris lourd. Puis de grosses bouffées traînèrent à ras du sol, avec ce froissement long des herbes heurtées; et un grondement roula dans la profondeur de la forêt. Les oiseaux se taisaient. Au même instant une voix retentit dans le sentier par où descendait le troupeau et la tache massive des vaches apparut à la barrière. — Iîu ! hia ! criait la voix. Il se leva d'un bond, traversa la prairie et vit Germaine en train de lever les traverses. — Salut ! dit-il, y va faire gros temps. Un éclair déchira le ciel et tout aussitôt de larges gouttes de pluie s'aplatirent sur les feuilles. Le tonnerre gronda; puis, subitement, la nuée creva, s'écroula dans une formidable averse. L'eau tombait par rayures droites, larges comme des lanières, fouettant le bois d'un crépitement clair qui, par moments, ressemblait à une musique de grêlons sur un bassin de cuivre. Ils s'étaient réfugiés sous un arbre, l'un près de l'autre, se serrant un peu. D'abord, la pluie ne perça pas l'épaisseur des feuilles. Elle traçait tout autour du tronc un cercle brillant, laissant la terre sèche au pied. Mais les hautes feuilles se mirent bientôt à dégoutter sur les feuilles plus basses ; des filtrées d'eau glissaient à présent de proche en proche jusque sur eux. Il ôta sa veste. — Tiens ! prends-la, dit-il. Moi, ça me connaît, la pluie. J'en ai eu sur le dos de quoi remplir des étangs. Et il la passa au cou de Germaine. Elle se laissait faire, un peu troublée par le contact de ses doigts qui la frôlaient. Il se rapprocha d'elle. Leurs hanches se'touchaient, une rougeur chauffait leurs joues, et résolument il prit sa main, la garda dans la sienne. En même temps il cherchait des mots. Il eût voulu dire quelque chose. Mais sa langue demeurait inerte, et à force de chercher, se violentant, il finit par bégayer : — J'en ai bien bien six comme ça. — Quoi ? — Six vestes, dà! Oui, à la maison. Puis j'ai une veste en velours, avec le pantalon et le gilet pareils. — Tout ça? — Oui, et d'autres encore, ah bien oui ! Puis il y eut un silence. Il chatouillait le creux de sa main, à présent, à petites fois lentes et douces. Alors ce fut elle qui éprouva le besoin de parler. Elle montra une vache noire et blanche, très ballonnée. — Elle aura son veau ce soir, dit-elle, à moins que ce soit demain. On ne sait pas. Mais, pour sur, elle l'aura. Et elle nomma ses vaches l'une après l'autre, ra-raconta des particularités. La blanche avait coûté 000 francs. Les vaches étaient très chères. Elle s'était mise le dos à l'arbre et se donnait des secousses d'arrière en avant, machinalement. Tout à coup, elle sentit une main remonter sous ses aisselles, et cette main cherchait à l'attirer. — Si tu voulais, dit-il, 011 serait une bonne paire d'amis. Il la regardait d'en haut, plongeant ses yeux dans les siens, les laissant descendre ensuite dans son cou. Elle fit. un mouvement pour se dégager et vit qu'elle UN" MALE était tenue. Si c'était cela ce qu'il appelait être amis, ah bien non ! elle ne voulait pas, et elle lui cria de la laisser. Il lui reparla de son caractère, de l'argent qu'il gagnait, de sa vie dans le bois, et elle l'écoutait, les yeux vagues. — Oh ! moi, dit-elle, je ne prendrai jamais qu'un homme à mon goût? — Faudrait savoir alors quel est ton goût. — D'abord, dit-elle, c'est pas que je tienne à l'argent. Pour ça, non. Y a des gens que l'argent ne rend pas plus heureux. — Comme moi. De l'argent, c'est bon à riboter. Aujourd'hui vingt francs, et demain rien. Y a des fois que mes poches sont remplies comme ça. Eh ben, quoi ? Est-ce que j'ai besoin de rentes moi ! On mange tout à boire, à danser avec les filles, à faire le diable dans les villages. Et puis, que je dis, y a toujours le bois, après. La pluie avait cessé. Des trouées d'un bleu lavé et doux s'apercevaient dans le haut du ciel. Tout autour, les nuages pendaient déchiquetés, en masses lourdes qui s'effrangeaient sur les bords. Cette déroute d'orage finissait dans un ruisellement de clartés blondes. Des arcs-en-ciel brillaient à toutes les feuilles. Des égouttées d'eau continuaient à tomber, ressemblaient à des chutes de perles. Il pleuvait à présent de la lumière le long des arbres, dans l'épaisseur des taillis, et les fonds du bois scintillaient dans une large averse de lueurs et de rosées. Dans la prairie, les herbes avaient des ardeurs d'émeraude. Des myriades de paillettes fourmillaient sous les feuilles ; et la vapeur montant resplendissait au soleil comme une coulée de métal en fusion. Au bout de la prairie, le verger des Osiers s'étalait dans une nappe d'or immobile. La terre resuait le déluge qu'elle avait reçu. Une odeur vireuse monta alors avec un relent de fermentation. Ils étaient restés sous l'arbre, n'ayant rien vu de la pluie qui cessait, du soleil qui allumait le paysage. Ils continuaient à se sourire, fixés sur place par une sensation indéfinissable. Et subitement, une voix appela dans le sentier : — Germaine ! Alors elle eut peur d'être vue avec lui. — Bonsoir, cria-t-elle. — Psitt, fit-il à demi voix, c'est dimanche kermesse au village. T'y viendras? Elle tourna à demi la tète et le regarda de ses yeux clairs, sans dire oui ni non. Elle viendra, pensa Cachaprès. Et aussitôt la pensée qu'il lui fallait de. l'argent lui passa par la tête. On danse, on boit, on fait de la casse : cela ne va pas sans quelques sous dans la poche. Et depuis que l'amour l'avait pris, il avait vécu de l'air du temps, ne pensant ni au gibier ni aux marchands. Même il n'avait pas mangé tous les jours. Celte grosse faim, qu'il nourrissait les jours ordinaires de proies prises dans le bois, s'était fondue sous l'ardeur sèche de son désir. Il aurait pu compter ses repas. Au petit jour, une fois, il avait massacré un lapin d'une volée de coups de bâton. Il avait fait un feu de brandes et l'avait mis rôtir au bout de la baguette de son fusil. 11 aurait mangé la peau avec, ce matin-là, tant son ventre était creux. Et deux jours après, il avait raflé un coq derrière la haie de la ferme des Osiers. Cette fois, une gourmandise s'est mêlée à son appétit. Son coq sous sa blouse, il avait fait une lieue de chemin à travers la forêt. Il avait gagné les acculs, UN MALE et là, une hutte de bûcherons amis lui avait permis de préparer cette viande au thym, avec sel et poivre. Malheureusement le coq était dur. — J'suis volé ! Et tout de même, de ses dents aiguës, il l'avait mis en pièces. Un demi-pain de seigle et un pot d'eau avaient fait le reste du déjeuner. Il y avait eu d'ailleurs une aile et un morceau de la carcasse pour le bûcheron et sa femme. Une petite à tète de bête, qui vivait avec eux, avait sucé les os ensuite. Et cela avait été une belle nourriture en somme, dont s'était largement repu Cachaprès. Les autres jours, flâtré de son long dans les herbes, il s'était contenté de manger des racines, de la sauge, du cresson, les choses qu'il trouvait sous la main. Gomme les cerfs en octobre, occupés à raire et ne songeant plus à viander, des rages de femelle remplissaient son flanc creux. Il avait passé les trois premières nuiîs dans la forêt. Une jonchée de feuilles sèches avait préservé ses membres de l'humidité de la terre et il avait secoué en s'éveillant ses cheveux mouillés de rosée. Mais il était tombé des pluies, le quatrième jour. Des pluies de mai, aiguës comme des lances, ça n'est pas drôle. Il avait traversé la forêt alors et il était allé coucher à la hutte, dans la tiédeur des bûches équarries au plein soleil. C'étaient de vieux amis à lui, les bûcherons. Ils l'avaient connu grand comme un chevrillard de six mois. Bien des fois, il s'était caché chez eux quand les gardes le traquaient dans les fourrés. Et la vieille, une carcasse efflanquée et sans sexe, lui rappelait sa mère avec ses dents en pointe, sa face cave, sa dure peau tannée comme celle des bêtes. — Hé ! vieille hase, lui disait-il en terme d'amitié. Et cela déridait un peu le cuir immobile de ce rude visage de femme. Quant au vieux, c'était un petit homme sec, plié en deux. Un coup de hache lui ayant emporté la main gauche, son bras se terminait par un moignon qu'il maniait à peu près comme une main. La vie de la forêt avait fini par lui façonner un museau allongé de loup, éclairé d'un clignotement d'yeux gris, sous un buisson de sourcils roux ; du poil s'é-chevelait de ses longues oreilles cornues. Il avait une malice, qui était de se faire passer pour sourd. Cela lui permettait de ne pas répondre quand il était interrogé ou que sa mégère, qui avait la voix haute, laissait crever sur lui ses bourrasques. L'homme dans ce ménage était la femme. Elle fendait le bois à coups de hache, dans la forêt, d'un han ! puissant, sans se lasser. Une chemise de grosse toile bouffant sur sa gorge plate, le cou et les bras nus, elle levait et baissait l'énorme fer d'un mouvement régulier qui faisait rouler les billes de ses biceps à temps égaux. Et la peau sèche, sans une goutte de sueur, elle commençait à l'aube et finissait à la nuit cette besogne qui lui faisait gagner la journée d'un homme. Le mari, lui, brouettait les bûches, liait en fagots les brindilles ou taillait les ramons pour en faire des balais. C'étaient les Duc. Il y avait près de quarante ans qu'ils habitaient leur hutte, la replâtrant à chaque hiver d'un peu de terre glaise, rempaillant de chaume les trous faits par l'ouragan au toit, maintenant debout la bicoque avec des rapiéçages rappelant le travail de reprises des vieux tricots usés. Une colère était demeurée entre ces vieilles gens: ils n'avaient pas eu d'enfant. La Duc accusait l'homme; lui, grondait contre le ventre infécond de sa femme. Petit à petit, à force de l'entendre recommencer cette querelle, il s'était tu, finissant par croire que les torts étaient de son côté. Mais elle s'était obstinée dans son âpre concupiscence de femelle stérile, et cette torture graduellement avait démoli le petit homme rabougri qui faisait à présent dans le ménage la besogne d'une femme. Tout d'un coup, la fureur de la femme était tombée. Un matin, en allant au bois, elle avait trouvé au pied d'un arbre, dans des linges tachés de sang, un petit enfant bleu de froid, demi-mort. Une mère avait dû s'accoucher là. Le sang allait en traînée jusqu'au sentier. Puis ou ne voyait plus rien. La marâtre, ayant mis bas sa portée, s'était dérobée. Ce fut une grande douceur pour ces créatures farouches. Les Duc ramassèrent le nouveau-né et, l'ayant porté dans leur hutte, l'élevèrent au lait de chèvre. Elle devint vraiment leur fille. Ils l'avaient aimée comme si elle leur était sortie des entrailles, et elle avait poussé dans leur vie comme une partie d'eux-mêmes, ayant leur rudesse, leurs instincts, leur haine de tout ce qui n'était pas la forêt. Dans les commencements, une peur les avait empêchés bien des fois de dormir. La mère se trouverait un jour peut-être ; elle réclamerait son enfant : cela ferait des affaires. Non pas que la Duc se fût résignée à rendre la petite ; elle l'aurait tuée plutôt d'un coup de son sabot ; car si elle ne l'avait pas nourrie de son lait, c'est qu'elle n'avait pu; et elle n'en avait pas moins été la mère délinitive pour cette fillette abandonnée par une mère de hasard. Heureusement, la peur avait été vaine. Aucun être vivant ne s'était présenté pour réclamer cette œuvre de la chair lâchée au coin d'un bois. Elle avait continué à vivre à un pas de l'arbre au pied duquel elle avait été trouvée. La forêt avait pris possession de cette vie commencée dans la forêt, lavant de ses soleils, de ses pluies, de ses neiges, l'horreurdu crime originel et berçant cette souillure comme elle eût bercé une royauté. Et elle avait grandi dans l'ignorance de ce qu'elle était, obscurément, comme les couleuvres, les lézards et les scarabées au milieu desquels elle courait. Les Ducs ne lui avaient jamais rien dit, d'ailleurs, ayant presque oublié qu'elle n'était pas leur fille. Elle les appelait Pa et Ma de sa voix aiguë, qui glapissait par moments ; et cette paternité avait fini par être indestructible comme de la pierre maçonnée dans du ciment. Dureste, on ne s'était pas même occupé de lui trouver un nom. A quoi ça eût-il servi, un nom, dans la forêt? Est-ce que les milliers de vies qui germent dans un espace large comme la main ont un nom ? Il suffit que cela pousse, et cela s'appelle de la vie, simplement. Les Ducs obéissaient sans s'en rendre compte à cet instinct de l'existence sauvage, pour qui vivre est tout. Ils l'avaient appelée la P'tite dès la première minute qu'ils avaient reconnu son sexe, et ce nom, qui n'en était pas un, lui était resté. Cachaprès seul, avec son habitude de donner aux gens le nom des bêtes, l'appelait : Gadelette. — Hardi, Gadelette ! disait-il en entrant, saute à guiguitte sur mes genoux. Et elle sautait, leste comme un cabri, se ventrouil-lant dans ses larges pectoraux. Elle l'avait aimé comme une habitude, comme une connaissance, d'une amitié vague de petite fille. Elle tirait ses cheveux, le battait de son poing, cherchait à le mordre dans le cou, avec des férocités de jeune chien. Ou bien elle se pendait à ses jambes, cherchait à le renverser, de ses doigts de fer lui pinçait le mollet comme avec des tenailles. 11 se débarrassait en riant et d'une main la soulevait jusqu'à sa bouche, malgré ses trépignements. Il y avait un moyen très simple pour Caehaprès de se procurer de l'argent : c'était de faire le bois. L'après-midi s'achevait, dans un apaisement. Le ciel, débarrassé de nuages, élargissait-sur les arbres un azur pâle, qui commençait à se dorer vers l'horizon. Une vapeur montait des terres trempées par l'averse. Il se dirigea vers un fourré. Un passage étroit, presque invisible, conduisait à Tin enchevêtrement, de ronces. Il se coula, plié en deux, sous l'enlacement des branches. Par moments, des épines l'éraillaient. Et sans avoir fait plus de bruit qu'un lapin filant sous bois, il arriva à la cachette où se mussait son fusil, en une solide gaine de cuir goudronné. Il le tira doucement à lui et, rampant cette fois, sortit du fourré par une sente où l'on ne passait qu'aplati sur le ventre. Une fois dehors, il écouta, la tête tendue dans le vent. Personne. Alors il ouvrit sa veste, laissa couler son fusil le long de sa chair et s'enfonça dans la forêt. Il avait pris l'allure d'un homme éreinté et vieux. Appuyé sur un bâton qu'il venait de couper, il traînait la jambe contre laquelle pendait sa carabine. La largeur de ses épaules s'était effacée. Il marchait le corps oblique, la tète ravalée, rapetissant sa haute stature. Ainsi, les gardes ne se défiaient pas. Cette mince silhouette passait presque inaperçue, dans les arbres. Ou bien aperçue, elle semblait appartenir à un pauvre hère cheminant vers son logis. C'était une des mille ruses de Cachaprès de prendre dans l'ombre des postures équivoques; et, tout en ayant l'air de se mouvoir lentement, il faisait de larges enjambées. Il avait emporté son fusil à tout hasard ; une bête peut vous partir dans les jambes. Puis, on a des chances de tomber sur quelqu'un qui n'aime pas les braconniers. Ça, c'est la chasse à la grosse bête, alors; il faut toujours être prêt à tout. Cependant, il était prudent depuis quelque temps. Il évitait de tirer. Un coup de feu est entendu des gardes, et il sentait leliesoin d'être un peu oublié. Un collet, au contraire, se pose sans bruit et l'on court moins le risque d'être pourchassé. Les yeux de Cachaprès sondaient les profondeurs de la forêt. L'intensité du guet leur donnait une sorte de phosphorescence. Ils étaient effroyablement tendus et roulaient en tous sens, embrassant presque à la fois toute l'étendue qu'ils avaient devant eux. Un peu plus d'agitation dans les branches, une ondulation inhabituelle des taillis, un clair piquant un objet sur le noir des fonds les arrêtaient. Ils s'agrandissaient alors et l'énorme forêt semblait tenir à l'aise dans leur dilatation. Le cou tendu, avec ces veux aigus et froids « O dévorateurs de l'ombre et du silence, l'homme en ce moment prenait des airs de bête fauve à l'affût. L'alerte passée, le regard se détendait dans des cercles petit à petit diminués. Devant lui la forêt enfonçait ses enfilades de hêtres en des perspectives de minute en minute plus assombries. Du côté du couchant, une criblée de lumière trouait la masse nocturne des feuillages. Par places, un largo rayon de soleil fendait obliquement l'air, semblait couper en deux les arbres, traînait sur le sol rouge ; et les oiseaux l'un après l'autre se taisant, un silence s'appesantissait. Le ciel ardoyait à présent comme un brasier. Des bouts de laque pendaient accrochés au fourmillement des feuilles. Les arbres prenaient une immobilité de fûts en bronze sur l'or pâle du soir. Un instant, tout le dessous de la forêt nagea dans une tourbillonnante vapeur vermeille. Une lueur d'incendie alluma les lointains, empourprant les filées d'arbres, et les flaques d'eau eurent un étincellement froid de sang. Puis, comme une braise qui s'éteint, la rouge clarté se mit à pâlir, prenant par degrés une douceur mourante de rose qui, à son tour, se fondit dans la nuit grise. Et, subitement, les feuillages s'obscurcirent. Alors, il se redressa. Un reste de jour blanchissait la terre sous ses pieds. Il entra dans un large découvert planté de jeunes 4. arbres. Un chemin charretier le coupait en deux, et de part et d'autre la clairière s'étendait en broussailles crespelées qui, plus loin, accumulaient des épaisseurs de fourré. Des coulées filaient sous les ronces, pratiquées à coups de dents par les lièvres et les lapins. Il s'était baissé, était demeuré un instant immobile à regarder les voies empreintes dans la terre. Quelques-unes, toutes fraîches, allaient de la partie de la clairière qui était à sa droite vers celle qui était à sa gauche. Des abattures plus rapprochées se mêlaient à des foulées larges. Nul doute, une chevrette avait passé là de compagnie avec son brocard. Il retira son fusil de dessous sa cotte, ouvrit la gaine, en retira du laiton. Puis immobile, érigé de toute sa taille dans le silence de la forêt, il écouta s'il n'entendait pas les approches des gardes. La nuit était muette. Des froissis de branches, un vent lent dans les feuilles seuls s'échappaient des fourrés, et parfois un cri de bête rauque et doux. L'homme mit son fusil sur une épaule, passa la gaine de l'arme en bandoulière autour de l'autre, et le corps plié, retenant son haleine, posant ses pieds sourdement l'un après l'autre, il s'avança dans la direction qu'avaient prise les bêtes. Dos moquettes s'éparpillaient à présent parmi les empreintes; il les voyait distinctes, bien que la nuit fût tombée complète. Mais la clarté du jour semblait être demeurée en ses prunelles et, comme les chats, il les avait lumineuses et profondes. Il était sûr de tenir un bon passage. A une certaine distance du chemin, l'herbe, très piétinée, dénonçait même une habitude de gagner par là le haut de la forêt. Selon toute probabilité, le brocard et sa chevrette reprendraient la môme route pour rentrer à la remise, et il se mit à regarder autour de lui, cherchant un arbre flexible et jeune. Un petit bouleau se dressait au milieu des touffes de bruyère. Il l'attira à lui, le courba, et, avec du fil de laiton, fit un large nœud coulant. Puis il prit une touffe de bruyères et en parfuma le collier pour dissiper l'humaine odeur de ses mains. Sûrement, si le couple revenait par le passage, le brocard, qui va devant dans les coulées, passerait sa téte à travers la bricole, et, à en juger par la largeur de la pince, c'était viande de bonne prise. 11 détala. Une lune claire s'arrondissait dans les arbres, noyait la forêt dans un crépuscule bleuâtre. Et un souflle lent, continu, semblait être la respiration de la terre. Cachaprès se mit à quatre pattes, et. sautant à petits bonds, s'effaçant derrière le hérissement des buissons, il descendit le chemin qui coupait la clairière sur un assez large parcours. Un chevreuil, c'est déjà de l'argent. Mais le brocard pouvait se dérober, et, en fin de compte, il valait mieux deux bêtes qu'une. Ces idées de proie se mêlaient dans sa tête à la sensation amoureuse de presser Germaine contre lui, de la griser avec du vin et puis, peut-être, de l'entraîner dans la nuit. Sa silhouette arquée se confondait avec l'ombre des genêts, très abondants en cet endroit. Le seul bruit qu'il faisait en courant était de mettre parfois le pied sur une branche sèche qui craquait. Il ouvrait largement à terre la paume de ses mains, reposant tout son corps sur celles-ci et imprimant à ses reins des secousses légères, de façon à toucher à peine le sol du pied. Il cherchait un passage commode pour se glisser dans l'épaisseur du fourré, qu'on voyait, à une portée de fusil du chemin, faire une large tache noire sous la clarté de la lune. Il finit par trouver une refuite visiblement élargie par les bêtes à leur rentrée : elle filait dans la bruyère, estampée par le martèlement des soles, et par moments se dérobait sous des couverts de taillis. Un petit chêne râblé avait poussé là, en compagnie de trois bouleaux, et ces quatre arbres mettaient un tremblement d'ombre sur la nudité des solitudes. Cachaprès posa le pied sur un des nœuds du chêne, la main sur un autre, et, s'aidant des genoux, grimpa jusqu'au premier rang de branches. De ce point, il dominait le taillis, les genêts, le déroulement de la sente jusqu'aux fourrés. Il ouvrit son couteau, piqua la lame dans la branche, tendit l'oreille. Un murmure profond flottait dans l'énorme clarté bleue de la nuit. C'était la douceur d'un éventement qui se prolongeait, régulier, continu, très lent et solennel. Cela traînait dans les arbres, sortait des taillis, montait des profondeurs, lointain et tout proche. Et une autre rumeur, sourde également, se mêlait à celle-là, composée du broutement de toutes les bêtes rôdant à travers la nuit. Une curée s'accomplissait, des ventres se gorgeaient dans l'ombre, et toutes ces voracités réunies formaient au fond de la forêt un bruit pareil à celui du vent dans les pins. Cachaprès, lui, était habitué à cet orchestre extraordinaire de mâchoires broyant et de coups de dents happant. Il reconnaissait au froissement des branches les reins glissant dans les taillis, les croupes frôlant le dessous des arbres, l'ondulation souple des chevreuils filant dans le mystère des remises, le bondis-sempnt des lièvres coupant de leurs dents aiguës leur passage à ras'du sol. Et par moments, ce vaste grouillement obscur était dominé par les retombées saccadées d'un galop. Des pourchas remplissaient les fourrés d'une colère vague, avec des heurts secs de cornes et des rumeurs de voix grêles. Puis le tapage cessait, se terminait dans le piétinement étouffé d'une marche incessante et l'halètement continu de tous les ventres vautrés en des ripailles. Et Cachaprès écoutait monter à lui l'inexprimable horreur de cette animalité éparse à travers les ténèbres. Une odeur s'échappait des cohues confuses qu'il sentait battre la nuit autour de lui, et cette odeur le grisait, finissait par l'emplir d'un vertige. Il aurait voulu tenir toutes ces proies l'une après l'autre au bout de sa carabine, se prendre corps à corps avec elles, rouler dans leur sang après les avoir égorgées à coups de couteau. De ses yeux agrandis, il les regardait moutonner dans les transparences des taillis, silhouettes indécises et fuyantes; puis, ce va-et-vient farouche paraissait s'immobiliser au milieu du sommeil du bois ; et des soupirs, des vagissements d'amour et de douleur répondaient seuls alors à la voix grave du vent, qui continuait à ronfler dans le silence de la nuit. Tout à coup, un cri déchira l'air. C'était l'homme qui imitait, le chevrotement de la femelle; en môme temps, il oignait ses habits d'une graisse puante qu'il avait prise dans une de ses poches. Il écouta. Une agitation émana du fourré. Il y eut un long friselis de feuillées. Et, presque aussitôt, un chevrotin bondit dans la clairière, la tête haute. Là, une hésitation parut le prendre. Il demeura un moment immobile, aspirant à plein mufle cette senteur maternelle. La bleue vapeur lunaire l'enveloppait, lustrait son pelage, allumait une paillette dans son œil rond, et, subitement, il recommença ses bonds, du côté du chêne cette fois. Cachaprès, arc-bouté sur sa branche, la tête ramassée clans les épaules, leva son terrible bras, plus ferme en ce moment qu'un pieu de fer. Une férocité le remplissait, sa narine battait. Mais, froid comme son couteau, son œil guettait la place où il allait frapper. Le chevrotai avança d'un bond encore et tendit sa fine tête avec un mouvement inquiet. Un sifflement perça l'air alors, et, lourd comme une masse, le couteau vint s'enfoncer entre les épaules de la bête, qui poussa un cri déchirant, se dressa sur ses pieds de derrière, et, la minute après, roula deux fois sur elle-même. D'un saut, il fut à bas de la branche. Une trépidation continue secouait l'animal. Ses soles battaient les feuilles par saccades violentes, et un spasme déchaussait sa mâchoire, d'où coulait du sang à flots. Cachaprès posa la main sur son couteau, l'enfonça d'un coup jusqu'au manche, puis le retira. Le chevrotin eut alors un redressement effroyable. 11 se leva sur ses genoux, détendit ses mandibules comme pour clamer, et tout à coup retomba, la tête ballante, ses larmiers largement ruisselants. La lune mettait sa clarté pâle sur cette agonie. Lui, demeurait là, les bras croisés, regardant se tordre et gigotter sa proie. Il admirait sou coup, satisfait d'avoir frappé en bon endroit. Et muet, insensible à la mort qui tardait, il attendait le moment d'emporter la bête. Une secousse suprême mit fin à cette torture. 11 souleva l'animal par les pieds, pour juger du poids. C'était un chevrotin d'un an. Les broches lisses et solides commençaient à sortir du merrain. Il boucha de terre le trou fait par son couteau pour arrêter le saignement. Puis, d'une secousse enlevant le corps, il le fit retomber sur ses épaules. Ainsi chargé, la tète de la bête battant ses reins, il gagna à travers la forêt une coupe de bois récemment abandonnée, où se massaient des bûchers. Là, il creusa de ses ongles et de son couteau un large trou, y coula le chevreuil et par-dessys étendit une couche de feuilles sèches. Il avait son plan. La lune éclairait perpendiculairement la forêt. Sa large illumination blanche s'élargissait entre les arbres, trainait en nappe argentée sur les terrains, faisait luire l'écorce polie des bouleaux clans la pâleur des lointains. C'était la lumière de minuit. Elle s'épanchait énorme et sereine sur le sommeil lourd des bois. Cachaprès calcula qu'il avait quatre heures encore avant le jour. Une heure de marche pour gagner la cabane des Duc, une heure pour se reposer, puis deux heures pour chercher le gibier, le charger et se mettre en route pour la ville, cela lui suffisait. Il coupa à travers la forêt. Il marchait dressé de toute sa taille, continuant seulement à étouffer le bruit de ses souliers, par une vieille habitude. Et, le cœur gai, sifflotant un air entre ses dents, il passait à travées les éclaircies de lune, sous les hêtres balancés au vent. Des lapins partaient de dessous ses pieds. Il les écoutait filer dans les genêts, leurs ongles égrati-gnant la terre d'un grattement sec. Et, d'autres fois, des fouines, des mulots, des blaireaux le frôlaient de leurs corps minces. Il abattit une fouine du plat de son talon, tua à coups de couteau deux lapins, atteignit d'une énorme volée de sa trique un harret, accomplissant ainsi sa besogne d'extermination et couvert d'un peu plus de sang à chaque massacre. Il était l'oreille ouverte à toutes les agitations de la nuit, la ruse éternellement vigilante, la main invisible qui cogne, frappe et tue ; il était la mort. Les bois semblaient secoués d'un long frisson à son approche. 11 marcha pendant une heure et arriva à la hutte des Duc. — Hé ! vieille hase ! cria-t-il en heurtant à la porte. Une voix éraillée grommela de l'intérieur : — Est-ce toi, fieu ? — Oui. Au bout d'une minute, un pied nu claqua à terre, et la vieille apparut, sèche connue un squelette, ses vertèbres moulées dans sa chemise de grosse toile. Elle était habituée à ces apparitions matinales. — Qué nouvelle? hl-elle. — Y a qui faudra venir au bois à l'piquette du jour, dans deux heures, toi et ta brouette. — Où ça? — Au Rond-Chêne. Tu ramèneras des ramons. — Y a lourd à porter ? 11 haussa les épaules. — Une pièce, deux pièces. A voir. — D'abord que c'est dans deux heures, j'ai le temps de me mettre cor' une heure contre mon homme. Et toi? — Moi ! J'vas dormir le même temps là-dessus. Il montrait une botte de paille posée droit dans un coin. Il l'ouvrit, l'étendit à terre, s'allongea. Il vit alors le tibia calciné de la vieille qui se glissait sous la couverture où Duc, les yeux demi-ouverts, faisait semblant de ronfler. — Bonsoir, la compagnie, cria-t-il. Un mouvement lui répondit du fond d'un tas de feuilles, à côté de lui : — Tiens ! dit-il, c'est toi, Gadelette ? P'tite ramena ses jambes sous son ventre, se retourna sans rien dire, et, deux heures durant, tandis qu'il dormait son puissant sommeil à pleins poumons, elle demeura éveillée, se rongeant les doigts et le regardant de ses yeux de chat. Au bout de deux heures, la vieille Duc tira l'une après l'autre ses maigres jambes hors du lit. Elle passa un jupon, boutonna une jaquette sur sa chemise et chaussa ses pieds nus de gros souliers à clous. Cela fait, elle alla tirer de l'appentis une brouette. Le petit jour pointa entre les arbres. — Debout, garçon ! cria-t-elle. 11 ne bougeait pas. Aplati sur la paille, il laissait aller sa forte respiration dans un soulèvement régulier de ses pectoraux. Elle le secoua alors de sa poigne rude. — Hein ! fit-il en se dressant. Et il la vit debout dans le carré de la porte, vaguement blanchie par l'aube. Il se frotta les yeux, bâilla, s'étira : — M'est avis, la mère, que Gadelette n'serait pas de trop. Le tas de feuilles sèches s'agita, vola en l'air, et P'tite se mit debout d'un bond. De la paille s'était entortillée à ses cheveux bruns, crespelés comme de la broussaille. Un petit jupon noué autour de ses reins minces descendait jusqu'à ses genoux, largement troué à la cuisse et laissant voir la chemise sale. L'étoffe bridait sur un petit ventre plat, d'une maigreur sèche. De môme, la gorge n'avait pas plus de renflement que celle d'un garçon, et les jambes, sous leur croûte de terre poissée, montaient droites, sans mollets. Elle jeta sur ses épaules un lambeau de veste, passa la tête dans la bricole et se mit à pousser la brouette devant elle, tapotant de ses pieds nus l'herbe trempée de rosée. — Moi, fit Cachaprès, j'file par ici. J'ai mes raisons. On s'attendra au Rond-Chêne, comme c'est dit. Et à larges enjambées il refit la route parcourue quelques heures auparavant. Le gris fumeux qui s'entrevoyait dans les feuillages avait bleui petit à petit, et ce bleuissement gagnait les taillis, rampait à ras du sol avec une pâleur aigre do givre. Un reste d'obscurité s'emmêlait aux troncs, dans laprofondeur. Puis la clarté élargit sa trouée à travers les arbres. Une clarté de minute en minute plus éclatante remplit l'épaisseur des branches, et subitement une rumeur de gosiers gazouillants s'éleva de la mer glauque des verdures, agitée par moments de lentes oscillations toujours plus longues. Il arriva à la clairière avant le soleil. La lumière mettait dans le levant comme uue énorme palpitation de chair amoureuse. Un lac d'or s'étendait par-dessus les bois, lentement fondu à des bleus éteints; et, du côté de l'occident, une traînée de flocons blancs avait le frisottement des sables quittés par la marée, semblait voguer à la dérive dans la splendeur croissante du matin. Cachaprès étouffa un cri de joie. Il venait d'apercevoir sur l'herbe grise de rosée la silhouette couchée d'un brocard. La tète, étranglée dans le collet, ouvrait d'énormes yeux demi-sortis des orbites. Une bave coulait des naseaux. Et la bête, ayant râlé la mort, avait laissé pendre sa langue blême dans une grimace convulsée du mufle. Il la chargea sur ses épaules ; puis courbé, bondissant d'arbre en arbre, il prit sa course. Au Rond-Chêne, la Duc l'attendait. C'était un arbre très large et le plus gros chêne de cette partie du bois. Cela lui avait valu d'avoir un nom parmi les autres. Il avait poussé au milieu d'un fourré. — Hardi ! vieille hase ! cria le gars, v'ià le soleil qui tape ! Un éblouissement passa dans l'air : c'était le premier rayon qui s'abattait à travers la forêt. Alors Cachaprès fut pris d'une rage d'activité. Avec des gestes rapides et précis dont aucun n'était perdu, il aida la vieille à couper les ramons, les entassant ensuite et les liant avec de la corde. Et quand il y en eut une pleine charge, il étendit le chevreuil sur une première couche, le corps tourné en rond, les pattes repliées et la tête au ventre. Une seconde épaisseur couvrit la bête, et il tassa le tout de toute la force de ses bras, pesant à plein corps sur la brouettée. P'tite, pendant ce temps, allait et venait, faisant le guet. On entendait continuellement le grincement des feuilles sèches sous son piétinement pressé. — Hardi ! hardi ! criait toujours le gaillard. Il leva la brouette et la poussa à travers le taillis jusqu'à la coupe de bois. Là, il fit halte. Il commanda à la Duc de ramasser des ramées. — Et toi, Gadelette, aie l'œil. Il alla à la cachette du chevrotin. La bête avait gardé de son effroyable agonie une douceur triste. Une désolation mêlée de stupeur nageait dans son œil large ouvert, comme un retour de vie. — Il vit ! s'écria Gadelette, trompée. Cachaprès haussa les épaules et posa le chevreuil sur la brouette. Il était plus facile à masquer que l'autre, étant de douze mois seulement. Un rang de ramées suffit à le dérober. Et tout à coup, satisfait, l'homme battit ses mains l'une dans l'autre et cria : — Hue! vieille hase! Chez Romiron, à présent! Tu sais, le boulanger. Et il ajouta le nom de la rue, avec quelques recommandations. Ne pas balancer la brouette, ne parler à personne, et si elle était interrogée, répondre qu'elle allait chez Romiron vendre des ramées. — Ah ! donc ! fit la vieille, crois-tu que je me laisse moucher le nez par les gens ? Elle raidit son échine, et d'un coup de bras vigoureux enleva la brouette. P'tite s'était mise en avant et, de toutes ses forces, tirait, les deux mains accrochées à l'attelle. Il leur laissa prendre une avance. La brouette à présent longeait un chemin uni qui menait à une chaussée. A un détour, celle-ci apparut avec son pavement gris, inégal. La vieille Duc avait été ses souliers, son pied déchaussé emboîtant mieux le pavé, et elle allait d'un bon train, raidie sous sa charge. Il y avait deux heures de marche de la forêt à la ville. D'abord, la chaussée côtoyait des taillis, puis les taillis s'espaçaient; des champs cultivés s'élargirent , alors de chaque côté; et, mêlés aux cultures, des fermes, des maisons finissaient par former des villages. On apercevait leurs toits rouges entre les arbres, bien avant d'arriver, et par delà les rangées de maisons qui bordaient la route, d'autres maisons, reculées dans la profondeur, prenaient un Ion rose pâle demi-effacé par les fumées du matin. Une grande chaleur alourdissait la campagne. Cachaprès flânait, entrait dans les cabarets. Debout devant le comptoir, il avalait une chope. Comme il était connu, on lui demandait des nouvelles du bois. Il clignait de l'œil. — Vous voudriez savoir de quoi, pas vrai? Eh ben, non. Le bois, c'est mon affaire. Y en a qui disent que les braconniers font tort au bois, qu'y a plus de chevreuils, plus de lapins, plus de faisans. Moi, je vous dis que c'est pas vrai. C'est les gardes qui disent ça pour amuser le monde. Moi, je m'en fiche des gardes. Je leur y dirais ça à eux-mêmes. Qu'y fassent notre métier donc, et y verront s'y a plus de bêtes au bois. Le genièvre le mettant en gaieté, il raconta qu'il avait descendu deux chevreuils la nuit. Et même les chevreuils avaient pris la route de la ville. Il ne s'en cachait pas. Au contraire, il faisait le pari d'aller le dire aux gardes si quelqu'un tenait pour une tonne de bière à boire avec les camarades. Il frappait sur les tables de la largeur de son poing. Une expression de défi troussait sa lèvre. Il regardait les paysans la tête haute, avec son instinct de sauvage indépendance. Et il s'en allait, disant qu'il repasserait payer en revenant de la ville. Il frappait ses poches du plat de la main. — J'serai riche ! La Duc et Gadelette, pendant ce temps, arpentaient le long ruban de chaussée. L'enfant haletait; à force de tirer, le rude épiderme de ses mains s'était crevassé; un peu de sang rougissait l'attelle. Quant à la vieille, elle avait conservé son large pas égal. Les bretelles entraient dans la peau de son crâne. Elle plissait les yeux, gagnée par un étourdissement; mais comme la bêle à la charrette, elle serait tombée sur ses deux genoux plutôt que de s'arrêter. Ce groupe farouche traversa les faubourgs. Romiron le boulanger habitait une des premières maisons de la ville. Il vit s'arrêter à sa porte la brouette chargée de ramées et descendit. Romiron était un des relais de Cachaprès quand il apportait son gibier à la ville. Il y avait un hangar dans sa cour. On y débattait les conditions de la fraude et, la nuit les marchands venaient s'y approvisionner. La surveillance des gens de police passait ainsi par-dessus la tête des coupables, les agents ne s'avisant pas qu'un boulanger se mêlât de cacher du gibier. Romiron connaissait la bûcheronne. Ce n'était pas la première fois que Cachaprès la chargeait de ses commissions. Il lui fit un signe et alla ouvrir une porte charretière par laquelle on pénétrait dans sa cour. Pas un mot n'avait été dit. La vieille, alors, donna une dernière poussée à la brouette. Du bois mort encombrait le hangar. Elle remisa sa charge derrière un tas. Puis, débarrassée enfin, elle s'assit sur un des bras du véhicule, hoquetant. Sa peau couleur de cuir s'était tatouée de plaques livides, à côté d'autres d'un rouge vif. Un tremblement secouait ses mains. Elle s'abattit avec l'éreintement lourd des bœufs. Sa chemise trempée collait à ses os, et dessous battait sa gorge plate, par saccades. P'tite, elle, s'était couchée de son long sur l'aire froide. Cette fraîcheur calmant la brûlure de ses mains et de ses pieds, elle demeura là, son ventre touchant la terre, la joue contre ses mains, à dormir son somme interrompu de la nuit. Gachaprès arriva avec un marchand. Ils enlevèrent les ramées. — Pèse ça, dit Cachaprès au marchand en lui passant le chevrotin. Puis, enlevant la seconde couche de branches et tirant à lui le brocard, il reprit : — Et c'ti-ci, donc! Si j'avais écouté mon sentiment, vrai, je l'aurais laissé dans le bois. Un amour de bête, et qui n'a pas sa pareille! Regarde son museau. Y en a-t-il beaucoup qui t'apportent de la marchandise comme ça? Tiens, Bayole, ça m'émeut de le voir couché là. Une si belle pièce ! M'en faut des deux, cinquante francs et vingt avec, ou rien de fait. J'repars, j'reporte mon chevreuil avec moi. J'aime mon métier, moi; j'suis pas un boucher, nom de Dio ! Il s'attendrissait sur "sa chasse. Il se trouvait bien bon de penser aux marchands par ce beau soleil. Il y avait trois nuits qu'il était à l'affût de son brocard. Il avait failli être pincé par les gardes. Et d'autres choses semblables. Puis il s'emporta contre les gens qui ne savent pas reconnaître une pièce rare d'une pièce ordinaire. Sa voix eut même en cet instant un tremblement d'indignation. Et, tout à coup, il poussa le coude à Bayole, lui reparla de son prix. Bayole était en veste de toile blanche : un large tablier blanc pendait le long des cuisses. Il avait un magasin de gibier très connu, dans une rue voisine. C'était un petit homme court et gras, la figure pâle, avec des joues glabres retombant sur son col de chemise. Il se balançait devant Cachaprès, les yeux tournés du côté des chevreuils, ses mains dans les poches, le laissant dire. — Eh ben quoi ? Combien ? répéta le braconnier. A la fin, il se décida. Il haussait les épaules, plissait la bouche avec indifférence. — Pour ce que ça vaut, dit-il, soixante francs c'est un bon prix. Alors l'autre s'encoléra pour de bon. — Soixante francs ! T'en rirais toute ta vie. T'as donc pas de cœur au ventre que tu m'offres soixante francs! Et pourquoi? pour deux pièces dont on me dirait partout que ça m'fait honneur. Et il ajouta : — Bayole, t'es mon ami, est-ce pas ! Eh ben, si tu l'étais pas, vrai comme j'suis ici, on verrait un peu. Puis, se radoucissant : — Non vrai, là, j'perdrais au-dessous de soixante-quinze. Bayole finit par donner soixante et dix. Mais c'était bien parce que c'était lui. Cela sortait de ses prix. On gâtait les gens à leur payer trop cher la marchandise. Et Cachaprès le poussait de petits coups d'épaule, lui riait dans le cou, répétant : •— Tu sais ben qu'non, menteux ! Bayole le mena à sa boutique. Une grosse femme en manches blanches, le nez troussé, rose et fraîche, s'étalait au comptoir dans l'odeur des jambonneaux. Cachaprès tira d'un geste brusque sa casquette. — Excusez, mame Bayole, j'suis mis comme à l'ordinaire. J'ai ma veste de travail. Les bétes, voyez-vous, y z'aiment pas qu'on soit babillé comme les môssieu. _ 11 frottait ses gros souliers poissés de terre au paillasson, sans voir qu'il éraillait la paille. Un large sourire aimable ouvrait ses joues. Il y avait dans ce sourire une intention manifeste de se gagner les bonnes grâces de Mm0 Bayole. Et celle-ci le regardait avec la bonne humeur de ses yeux clairs, à demi noyés sous la chair. A la fin il entra, passa dans l'ar-rière-boutique, et là se carra sur une chaise avec l'importance d'un homme bien accueilli. — Bayole, fit-il, t'es un homme. Vrai comme y a un Dieu, tu serais pas un homme que j'te le dirais. Il s'allongea, se mit àl'aise. Le marchandlui compta l'argent, par écus de cinq francs. Il se leva alors et secoua la main de Bayole énergiquement. — Si mame Bayole et les petits ont une fois l'idée de venir, fit-il, on les mènera tuer des lapius. Elle a l'air bonne femme, ta femme. Tu lui diras ça, à mame Bayole, avec mes compliments. C'était à peu près la même scène chaque fois qu'il arrivait. Cachaprès sortit. Il avait laissé la bûcheronne chez Romiron. Il voulut absolument la promener en ville, elle et la P'tite. — T'faut-y un chapeau ? une robe ? T'as qu'à parler. J'suis riche. Elle haussait les épaules. Il les mena dans une gargote. Il commandait en maître, frappait du poing les tables, gourmandait les garçons, installé sur le banc de toute sa largeur. Il fit apporter du bœuf, et à lui seul lampa une bouteille de vin. Puis il en demanda une seconde. Gadelette n'en avait jamais bu. Deux verres la grisèrent. Elle eut alors une quinte de rires qui ne finissait pas et qui fit éclater sa large hilarité d'homme. Dans l'après-midi, la Duc alla prendre la brouette chez Romiron. Le repas de la gargote lui avait fait une ample provision de forces. Une allégresse de vin déridait sa sévérité et sous elle allongeait son pas. Le jour de la kermesse arriva. Les eabaretiers s'étaient approvisionnés de bières. Des pains d'épice avaient été étalés par tas àla fenêtre des épiciers. Et toute l'après-midi de la veille, les fours avaient brûlé pour la cuisson des tartes. Devant les portes, le pavé balayé reluisait. Des rideaux frais, relevés par un nœud de couleur, mettaient leur blancheur sur le noir des vitres. Un tapage de ménagères achevant à grands coups de balais la toilette des chambres, traînait dans l'air. Puis dix heures firent sonneries cloches de la grand'messe. Alors, les brosses et les seaux furent rencognés, les bras rouges enfilèrent les manches des robes, et la gaieté commença. Des hommes montraient sur le seuil des'cabarets leurs faces détendues par une naissante ivresse. Ceux-là étaient en train depuis la sortie de la messe de huit heures. Une odeur de lampées montait de leurs blouses. Quand des groupes passaient sur le cbemin, ils cognaient au carreau et les appelaient pour trinquer avec eux. Cela faisait petit à petit des rassemblements. La chaleur étant très grande, on se mettait à la porte debout devant les tables. On se parlait nez à nez, l'un en face de l'autre, avec des gestes amples. Des affaires se traitaient. La finesse, aiguisée par le genièvre, mettait aux prises les marchands de grains et les marchands de bestiaux, arrivés du matin. On se secouait les mains; des démonstrations d'amitié rendaient les yeux tendres ; et la tendresse augmentant, on se régalait de tournées réciproques. Des verres vides encombraient par files inégales les tables poissées d'écume. Quelquefois un mouvement brusque d'un buveur faisait bouger les verres, qui s'entre-choquaient avec des cliquetis. Ce bruit des verres se mêlait à la rumeur des conversations, celles-ci formant un grand bourdonnement sourd qui avait l'air de rouler sous les tables et par moments était dominé par des éclats de voix plus hauts. Dans l'intérieur des cabarets, une fumée bleue battait les plafonds et de là retombait en nuage sur les gens assis. Des dos s'arrondissaient dans les sarraux indigo, lustrés par les filées de jour qui passaientsous les stores demi-clos. Des coudes nageaient dans de la bière ; sur les faces plus rouges grandissait l'ivresse. Tout le monde fumait. Des étincelles braséaient au creux des pipes. Çà et là, une allumette éclatait, lueur phosphorescente dans l'obscurité brune. Les bouches rejetaient les bouffées de tabac, bruyamment ; des salives claquaient à terre ; parfois, un hoquet mettait comme une coupetée brusque sur le ronflement de toutes les voix parlant ensemble. On entendait tinter les verres sur les plateaux portés parles servantes. Celles-ci, la robe troussée, circulaient difficilement, bousculées par l'animation générale. Un juron leur sortait des lèvres alors, tandis que les plateaux chaviraient à moitié dans un large épanchement de liquide. Puis des poussées les prenaient en flanc. Des mains tàtaient leurs gorges, par-dessus les plateaux, et elles avaient à se défendre contre des libertés de gestes. L'échaufFement des esprits se mêlait d'un peu de lubricité à la vue de cette cliair mafllue qui frôlait les tables ; et à chaque verre, l'effervescence s'accroissait. Les torses se tassaient sur les chaises. Il y avait des écrasements d'épaules le long des murs. Des gens avaient l'air de s'être effondrés sous une tapée de coups de poing. Los mains faisaient dans le vide des mouvements vagues. Lentement, la bicre assommait cette cohue. Et une odeur de brassin montant des caves où fermentaient les futailles, achevait de griser les cerveaux. Dans les cours, le brouhaha n'était pas moindre. On criait, on cognait les tables, des rires battaient les feuillages, et le bruit s'augmentait, autour des jeux de quille, du roulement des boules et du chamaillis des disputes. A tout instant, la boule partait, frappait la planche d'un coup sec, puis ronflait à ras du sol jusqu'à l'instant où les quilles cognées s'abattaient. Toutes les voix éclataient alors, criant le nombre des quilles abattues. Les joueurs avaient des trognes rouges sur lesquelles les charmilles balançaient un reflet vert clair. Midi tomba sur la soûlerie. Des grillements de beurre à la poêle sifflèrent dans les maisons. On entendit remuer les vaisselles dans les bahuts. Sur le relent des fumiers chauffés par le soleil, passa une odeur grasse de soupe au lard. La faim crispant les estomacs, les cabarets se vidèrent. Les hommes allèrent nourrir leur ivresse d'une tranche de bœuf; quelques-uns, après avoir mangé, se jetèrent pendant une heure sur des bottes de paille, au fond des hangars. Le soleil cuisait, du reste, allumant une réverbération aveuglante à ras du pavé. Les toits de chaume, tapés à cru du jaune d'or de la lumière de midi, avaient des tons de poisson rissolant à la poêle. Des bouffées d'étuve sortaient des maçonneries surchauffées. Et, tout à coup, la gaieté un instant assoupie se réveilla. Cette fois, elle allait durer jusqu'à la nuit. Les cabarets se bondèrent de tablées plus compactes alors. Un moutonnement de foule ondula aux abords des endroits où l'on buvait. Les pompes à bière gloussèrent sans discontinuer. Et le houblon fut absorbé par baquets. Sur le seuil des portes, les vieilles femmes, en cornettes propres, étaient assises, leurs mains repliées sur les genoux, et regardaient passer la joie dans le chemin. Le plaisir d'être encore de ce monde, après tant de kermesses dont elles avaient eu leur part, mettait une détente sur leurs faces boucanées, éraflées d'une infinité de raies. Leurs rides souriaient. Et elles demeuraient là, réjouies, remplies du temps passé. Le village, à présent, débordait dans la rue. Des bandes de filles, bras dessus bras dessous, passaient, occupant la largeur du pavé. Leurs robes bleues, vertes, blanches, à pois rouges et jonquille, faisaient dans la lumière comme des trous de couleur. Et elles s'avançaient, marchant lentement et se balançant sur leurs hanches. La pommade donnait à leurs chevelures des brillants de plaques de métal. Des collerettes montaient en tuyaux dans leurs cous bruns. Les niaises baissaient les yeux, étourdies de leur luxe de toilette, et les autres hardiment jetaient de leurs lèvres rouges des volées de sourires aux garçons qui se poussaient du coude sur leur passage. Une grosse concupiscence s'allumait dans la foule. Celle-ci s'écoulait le long des maisons, d'un glissement continu, et un peu plus loin gagnait la campagne, enfilait les sentiers, se débandait derrière les haies. Des marchandes avaient installé des tables contre le mur de l'église. C'était une invitation qui arrêtait les hommes, les filles et les enfants, les retenait devant les étalages avec des regards de convoitise. Il y avait là, sur des nappes à carreaux rouges et blancs, des bocaux de pains aux amandes, de boules en sucre, de gimblettes et de macarons. Des paquets de saucissons pendaient, plaqués de rondelles de graisse. Des pains d'épices s'amoncelaient, avec leurs croûtes luisantes. Et sur les assiettes séchaient des tartes à la confituro de pruneaux, saupoudrées de sucre et de poussière. On voyait, en outre, des cigares, des pipes, des poupées à tête de cire, des mirlitons, des trompettes en bois, et, dans un carton spécial, des boucles d'oreille, des broches, des anneaux, toute une joaillerie de pacotille, émaillée de pierres rouges, jaunes et vertes, auxquelles le soleil arrachait des flambées. En face des marchandes, de l'autre côté de la place, des êtres noirs, patibulaires, avaient installé des tirs à la chandelle. Là surtout le monde oscillait, planté sur les deux jambes, bouche bée. Des hommes à la file attendaient le moment de tirer. L'amorce posée, on prenait les fusils, on épaulait, les pieds distants, les coudes relevés, puis la capsule éclatait. Ce pétardement sec, qui ne finissait pas, s'ajoutait aux appels rauques des marchandes. Et tout à coup un orgue de barbarie fit son apparition au milieu des groupes. Le musicien tournait la manivelle, les yeux perdus devant lui, hébété par la route qu'il avait faite, et de temps en temps d'une secousse des épaules remontait la bricole qui lui labourait la nuque. L'orgue, étant sonore, s'entendait de loin. Des ribambelles arrivaient en courant pour être plus près de la musique, et celle-ci grinçait avec d'aigres piaulis de flûtes sur une basse de tambourin roulant constamment. La gaieté à présent s'augmentait de tout ce qui était bruit, lumière, spectacle, prétexte à crier et à rire. Des rondes s'épanchaient sur la place, déhanchées, les bras des hommes dessinant des oves au-dessus de la tête des danseuses. Gela cessait, recommençait ailleurs, avec des entraînements irrésistibles, en attendant que le bal s'ouvrit à l'estaminet du Soleil. Et une sueur montait de cette vaste flânerie sous un soleil brûlant. Les dos bouillaient ; les chemises collaient à la peau ; l'eau, par filets, ruisselait le long des tempes. On voyait les femmes cambrer leurs reins pour décoller de la chair leurs robes mouillées. A trois heures, une poussée se produisit du côté du Soleil. On montait deux marches. Elles étaient assaillies d'un flot qui se tassait, se poussait, au milieu des indignations des filles froissées et des éclats de rire des garçons bourrant à coups de poing les rangs devant eux. Le flot se brisait dans la salle, allait s'abattre sur les bancs qui garnissaient les quatre murs, ou bien incontinent se mettait à tournoyer avec un élan effréné. Deux clarinettes, un cornet à pistou, un trombone et un tambour étaient installés dans la cage des musiciens, en surplomb sur la salle, et le cornet à piston, d'un mouvement continu de la tête, battait la mesure, dirigeait son orchestre. La gaieté éparse à travers le village sembla alors se concentrer dans cette large salle du Soleil qui tremblait, secouée par l'immense trépignement de tous les couples lancés à travers une danse endiablée. Germaine, pendant ce temps, gagnait le village à petits pas de promenade. La fille du fermier des Ose-raies, Gélina Malouin, était allée la prendre avec sa mère, après le repas de midi, et elles avaient résolu de faire la route à pied. Elles marchaient avec des douceurs de flânerie, toutes trois sur le môme rang ou à la file, selon la largeur des chemins. Et, quelquefois, Gélina et Germaine prenaient les devants, se disant des choses à demi voix. Gélina avait vingt ans. Elle était petite, sans tournure, les yeux glauques, presque laide ; mais l'âge la rendant amoureuse, elle ne songeait qu'à se marier rêvant sans cesse au mari qui ne se présentait pas. Un Malouin de leur parenté était droguiste à la ville. Il avait une clientèle, il était garçon. C'était un bel homme. Trente ans environ. Il était venu à la ferme il y avait deux mois. Elle prétendait qu'il l'avait regardée d'un œil attendri, et même il lui avait pincé la taille en l'appelant par son petit nom, uii soir, dans le vestibule. Elle vivait de cette possession incertaine depuis deux mois. Son cœur était remué d'une espérance douce qui la berçait et l'irritait. Elle reconnaissait pourtant que le cousin tardait un peu à reparaître. Et tremblante, elle demanda à Germaine si elle ne lui voyait pas un moyen de hâter cette arrivée. Germaine l'écoutait avec un peu de dédain pour sa niaiserie de campagnarde éprise, et de temps en temps interrogée, lui répondait un mot, puis la laissait dire, finissant par ne plus être touchée que de l'amour qu'il y avait au fond de ses mots. Une langueur la faisait défaillir à de certaiues conjectures. Elle avait beau vouloir les rejeter, elles s'obstinaient à remplir son cerveau. Elle sentait par moments comme un brûle-ment dans la gorge, comme une boule de feu qui montait et descendait, et d'autres fois un flot bouillant qui l'amollissait et la parcourait des pieds à la tète. Cachaprès apparaissait au bout de ces crises, avec ses tentations d'homme fort et résolu, et tandis que Célina lui parlait de son cousin, l'idée qu'elle n'avait qu'à s'abandonner pour goûter enfin la plénitude du bonheur, la gagnait, l'envahissait. Les sourcils tendus, ses yeux vagues errant dans les feuillées, elle songeait à ce garçon étrange, à sa beauté rude, à la douceur de ses paroles. — L'aimait-il après tout ? Elles avaient pris à travers bois un sentier qui ac-courcissait la distance. Une mousse tapissait le pied des arbres d'uu velours lustré. A droite et à gauche, des taillis tendaient un rideau de verdure qui pâlissait dans la profondeur, petit à petit prenait une transparence d'eau. Et au-dessus de leurs tètes, les branches, en se joignant, tissaient une voussure légère entre les trous de laquelle s'égouttait le soleil. Une fraîcheur montait du sol humide. Quelquefois, les taillis se rapprochaient au point qu'ils semblaient fermer le sentier. Alors, il fallait écarter les branches, et Germaine sentait une douceur à être caressée par le frôlement des feuillages. Gela coulait un apaisement dans son sang et en même temps chatouillait sa chair comme un attouchement. Un gazouillis d'oiseau remuait les hautes ramures. Des battements d'ailes frissonnaient dans l'ombre. Et cette tendresse des nids en amour s'ajoutait à l'immense allégresse de la terre bourdonnant dans la splendeur d'une après-midi de printemps. Une lasciveté traînait; des végétations s'échappait une odeur acre de sèves fermentées ; un désir de s'é-treindre rapprochait les branches. Et saisies toutes les deux alors d'un frémissement de tout leur être, demi-suffoquées, Gélina et Germaine se taisaient. On entendait parfois la voix de la fermière, distancée, qui leur criait de l'attendre. Elles alentissaient un peu le pas, sans répondre. Le sentier débouchait dans les champs. Là, elles ouvrirent leurs parasols, et cette tache brune des alpagas se balançait par-dessus les blés déjà hauts, dans la magnificence bleue de l'air. Un souflle léger chassait la poussière à ras du sol, par nuées, qui allaient mourir dans les champs de froment. Elles déclosaient alors la bouche, aspirant cette douceur, ou détendaient un peu les bras. La plaine brûlait comme une tournaise, et cette chaleur brusque avait empourpré leurs joues d'une large rougeur. Elles s'avançaient l'une après l'autre, un peu lasses, ayant dans l'œil un aveuglement de lumière. Au loin, l'horizon poudroyait. Germaine d'une main relevait à demi sa robe de soie noire sur laquelle retombait la basque du corsage. Un jupon blanc, raide d'empois, battait à chaque pas le talon de sa bottine. Tandis qu'elle marchait, le soleil lustrait son corsage, étroitement bridé aux rondeurs fermes de sa gorge. Un chapeau de paille, très garni de fleurs, la coiffait. Gélina avait une robe de soie grise qui tranchait sur la toilette noire de la fille du fermier Hulotte. Et tout, d'une fois, la musique du bal leur arriva, avec le bourdonnement lointain des voix. Alors une gaieté les prit. Elles allongèrent le pas, et au bout d'un petit temps se trouvèrent sur la place, mêlées à la foule. Des connaissances les appelaient par leurs petits noms. Elles étaient très entourées. Des fils de fermiers leur demandaient des danses « pour tout à l'heure ». Et elles passaient au milieu des groupes, riant d'être poursuivies dès leur arrivée. Le fermier Champigny, debout devant sa porte, les 6 vit venir de loin. Il alla à elles et les obligea à entrer à la ferme. — Une petite tarte avec un verre de quelque chose, ça n'est pas de refus, disait-il en les poussant devant lui. Au même moment, arrivèrent la fermière et leur fille Zoé. Elles avaient fait un tour de bal et elles rentraient prendre leur café. — Tout de même ! n'faut pas se laisser tomber, disait la mère Champigny, grosse petite femme rieuse. On a besoin de jambes donc, pour danser. Est-il pas vrai, Germaine et Célina ! Elle les complimentait, les trouvait superbes toutes deux, les regardait avec admiration, la téte sur le côté, en battant ses mains l'une dans l'autre, puis parlait de sa Zoé qui allait avoir dix-neuf ans, un bel âge. Et Zoé, ayant entraîné un peu Célina et Germaine, leur raconta qu'elle avait dansé deux fois avec le fils des Mortier, vous savez bien, le fermier du Grand-Champ, à deux lieues de là. Il était étudiant en médecine, mais il était revenu pour les vacances. Et ils avaient bien ri, à un moment, quand la foule, qui était grande au bal, les avait collés l'un contre l'autre sans pouvoir bouger. Puis on entra dans la chambre du rez-de-chaussée, où les Champigny recevaient leur monde. Il y avait une belle toile cirée sur la table, et sur la toile une énorme tarte au riz, avec une croûte couleur safran. La fermière plongea son couteau dans la tarte, en fit des quartiers, et chacun tira le morceau qui lui convenait le mieux. Une grosse fille de ferme entra alors, en disant : « Bonjour, tout le monde, » la face largement fendue d'un rire, et mit sur la table une cafetière du bec de laquelle s'échappait une fumée brune, exhalant une odeur de chicorée. — Encore une tasse ! Encore un morceau de tarte ! répétait à tout bout de champ la fermière. — Non, merci. Ça ne se peut pas. Je suis toute enflée déjà, disait la femme du fermier Malouin, — Si fait ! Tout de même. — Alors, une petite tasse, pour vous faire honneur. C'est ça. Merci. Et elle continuait auprès de Célina et de Germaine : — C'est-y qu'elle est mauvaise, la tarte, que vous n'en mangiez point? Hé! fermier, astique donc les demoiselles ! Ah! sic'étions pas de vieilles gens comme nous, mais d'beaux gàs ! — Pour ça, oui, disait Gelina en riant. — Allez! allez! c'est l'âge! Et Zoé qu'en dira autant bientôt ! Elle sera comme toutes les filles ! Voyons ! Une petite tasse ! une seule ! Les assiettes se tendaient alors et de nouveaux quartiers de tarte épaississaient l'estomac. Puis, on parla des veaux, des porcs, de la récolte. L'odeur des fumiers entrait par les fenêtres ouvertes, avec le meuglement des vaches dans l'étable. Et dehors, le village en liesse criait, battait l'air de vivats. On sortit. Les Champigny les accompagnaient. Le meunier Izard était malheureusement sur le pas de sa porte. Il fallut entrer chez lui comme on était entré chez les Champigny. Il était seul à la maison, mais ce n'était pas une raison ; il allait envoyer le domestique prévenir ses filles, qui étaient chez les Ronllette. Izard était veuf. Tout en parlant, il leur ouvrait les portes de son salon, tendu d'un papier de velours gaufré d'or. Une glace à moulures dorées était posée sur la cheminée. Des fauteuils en velours recouverts de housses blanches entouraient une table à pied tourné, recouverte d'une feuille de marbre. Un tapis étendait sur le parquet sa laine moelleuse à rosaces rouges. Le meunier les laissa seuls un instant, contemplant cette opulence, et l'instant d'après reparut, trois bouteilles de vin dans les bras. Les femmes se récrièrent ; elles avaient pris du café, des liqueurs ; le vin leur tournerait l'estomac, pour sûr. — Bon ! Un petit verre de trop, ça ne fait rien en temps de kermesse, répondait Izard. Et puis, vous allez avoir de la compagnie. J'ai fait appeler mes neveux. 11 clignait de l'œil du côté des jeunes filles. Trois bouteilles se vidèrent. Des assiettes garnies de bonbons passaient de main en main, constamment. On entendait le bruit sec des dents croquant les pâtes sèches. Champignv dégustait le vin, en faisant claquer sa langue contre son palais. Le meunier le regardait alors d'un air goguenard, secouant la tète et disant : Hein? hein ? avec satisfaction. Unbruitde pieds remplitle corridor et presqueaussi-tôt la porte s'ouvrit. C'étaient les filles du meunier qui rentraient avec leurs cousins, ceux-ci au nombre de trois. Deux d'entre eux étaient meuniers au moulin de leur père, et le troisième était commis de l'Enregistrement, à la ville. On fit les présentations. Germaine et Célina se levèrent, échangèrent des poignées de main avec les arrivants ; et tout le monde se plaça autour de la table, sur des chaises en canne qu'il fallut aller prendre dans la chambre voisine. Izard sortait à tout bout de champ, rentrait avec des bouteilles sous le bras ; les garçons de leur côté ^'occupaient de faire boire les femmes, et les bouchons claquaient coup sur coup, tirés des goulots avec fracas. Les trois neveux rentraient du bal, ils s'étaient amusés. Ils racontaient que la fille du marchand Herbeaux était tombée au milieu d'un quadrille, entraînant son cavalier; les autres danseurs avaient culbuté sur le couple échoué ; cela avait fait un large tassement très comique. Ils donnaient à entendre qu'il s'était alors passé des choses, et ils souriaient sans rien préciser. Le commis, au contraire, dédaignait ces vulgaires gaietés. A la ville, on avait mieux que des dondons. Les filles, d'ailleurs, ne savaient pas valser au village. Et il affectait des airs blasés, en homme qui a pris sa part de plaisirs plus délicats. Germaine écoutait, distraite. Une impatience la gagnait. Ces longues lampées sur place l'étourdissaient; un feu rougissait ses pommettes. Champigny donna le signal du départ. — Y a de la jeunesse. Faut ben qu'elle s'amuse ! Et toute la bande alors se leva. Il ne resta à la maison que le vieil Izard, un peu souffrant d'un rhumatisme. Une animation régnait parmi les hommes. Ils avaient la voix haute et le regard hardi, avec douceur. Le commis arquait sa personne sur le côté pour parler à Germaine. Et Célina, Zoé, les deux filles Izard, suivaient, riant, se moquant des paysannes en robes bleues et vertes, qui passaient, là tête chargée de i potagers en plein rapport ». C'était Irma, l'aînée des Izard, qui avait trouvé le mot. Elle avait été en pension à Givet, et elle en avait rapporté le goût de la moquerie. Des cabarets s'échappait à présent un large courant d'ivresse. On entendait des bruits de querelles, avec des coups de poing sur les tables, et les chamailleries se mêlaient à des chansons psalmodiées par des langues épaisses. Dans les jardins, les boules frappaient les quilles avec fureur. Il y avait des paris désordonnés. Des paysans qui n'avaient qu'un toit de chaume et crevaient de misère, pariaient cinq cents francs sur les jeux. Une mangeaille immodérée accompagnait la soif de boire qui tenait les estomacs. Des femmes plongeaient leur visage dans dévastés quartiers de tartes au riz. Des enfants, barbouillés de prunes, aiguisaient leurs dents sur de la pâtisserie sèche. Et les hommes, tenant à deux mains des saucisses de viande de cheval, en tiraillaient à la force des mâchoires la chair filamenteuse. Ailleurs, on se bourrait d'reufs durs, et les pains d'épices achevaient de prédisposer les gosiers à des buveries incessantes. La bande arriva au Soleil. UN MALE Il fallut bousculer en entrant une file de monde qui sortait. Les garçons se mirent en avant, ouvrant un passage avec les coudes, et les filles, pressées l'une contre l'autre, poussèrent de tout leur corps. Un large rayon de soleil filtrant obliquement par les fenêtres ouvertes, mettait sur la salle un poudroiement vermeil. Cette clarté les aveuglant, ils ne virent rien d'abord, et ils demeuraient sur place, la main sur les yeux, cherchant à se reconnaître. Puis leurs yeux s'habituèrent. Ils nommèrent par leur nom les danseurs et les danseuses. Les musiciens s'étaient mis en bras de chemise. Une des clarinettes, assommée par la chaleur, gonflait les joues ettenaitson instrument en fermant les yeux et ballant à demi la tète. Le cornet à piston continuait à marquer la mesure avec de petits hochements écourtés. Le tambour, qui était le plus vigoureux, roulait imperturbablement ses baguettes, les sourcils froncés. Et de la cage où tous se tassaient, partait une musique aigre et glapissante, à laquelle les bourdonnements de la peau d'âne ajoutaient un peu de gravité. Les couples tournoyaient. Chaque fois qu'ils passaient dans le rais de soleil, une lueur jaune illuminait les visages, enveloppait les vestes et les robes qui ensuite s'obscurcissaient dans la pénombre. Des sourires immobiles crevaient la face béate des filles. Les'garçons, sérieux, les yeux baissés, semblaient se livrer à un devoir de profession. Quelques-uns, demi- gris, cramponnés à leurs danseuses et les entourant de toute la largeur de leurs bras, mettaient leur gloire à sauter très baut en frappant fortement leurs pieds à terre. Ceux-là bousculaient tout sur leur passage. Un cigare planté dans le coin de la bouche, ils traversaient le bal avec des ruades de poulain lâché, sans tenir compte de la mesure. Par moments, un danseur, furieux, les rembarrait d'un coup d'épaule. Une vapeur montait des habits et formait au-dessus du bal une buée, grossie des fumées de tabac. Des filets de sueur sillonnaient les visages. Germaine sentit une main se couler sous son aisselle. Elle se retourna vivement et vit le commis qui lui souriait. Alors, sans se l'être demandé, ils se balancèrent, et, au bout d'un instant, se trouvèrent emportés dans la danse. Ce fut comme une contagion. Zoé fut empoignée à bras-le-corps par un des meuniers, Célina par l'autre, puis des cavaliers se présentèrent aux demoiselles Izard, et toute la bande se mit à danser. Le commis était un grand garçon maigre, desséché par la noce. Tandis que les deux frères traversaient la bousculade des danseurs, s'aidant de leurs coudes et de leurs larges dos, lui se laissait entraîner, ne savait pas résister à la poussée des couples ; et tous deux alors étaient obligés de piétiner sur place, l'un en face de l'autre. Cela finit par une déroute. Le commis, qui soufflait, à court d'haleine, avoua qu'il lui était impossible de continuer, et il reconduisit Germaine à sa place. Elle eut un haussement d'épaules, dédaignant d'instinct les êtres faibles. En ce moment, du renfort envahit la salle. La Société des fanfares de l'endroit, son chef en tête, venait d'entrer. L'orchestre entama un air de valse. Il y eut un reflux général, comme d'un trop-plein qui déborde, et Germaine se vit séparée du commis. Des visages rouges l'entouraient, crispés de larges rires. Et tout d'un coup, elle haussa les sourcils, prise d'un saisissement. Cachaprès était à deux pas d'elle. D'un coup d'œil, elle le vit tout entier, dominant cette cohue de toute sa taille, et une comparaison se lit dans son esprit, instantanée. Il était bien plus fort qu'eux tous : cela était visible. Et plus grand. Et mieux bâti. Il n'avait qu'à remuer les coudes pour les écarter. Et il arriva à elle, le sourcil irrité. 11 lui prit le bras. — Germaine ! Elle le regarda. Il frappa son cœur d'un coup de poing et une moiteur perla dans ses yeux. — J'vivais plus, depuis ce matin, fit-il. A présent, j'vis, puisque t'es là. Elle fut touchée du cri. Il avait mis sa fameuse veste, celle dont il lui avait parlé; elle était de velours brun, à côtes. Le gilet et le pantalon étaient d'étoffe pareille. Et un col de che- mise très blanc retombait, sur un nœud de cravate vert, éclatant. Son torse carré se dessinait sous l'étoffe avec puissance, faisant bomber les pectoraux. Et comme les gens habitués aux besognes corporelles, il portait son costume avec aisance. Germaine fut reprise de la pensée que les autres hommes étaient bien étriqués comparés à lui, et machinalement elle regarda devant elle les dos bombés, les ventres débridés, le flottement des habits sur les épaules en biseau. Un chapeau de feutre mou, posé en. travers sur ses cheveux noirs, lui donnait une crà-nerie martiale. La cohue, tassée, incapable d'avancer, sautait sur place. Des têtes vacillaient, on ne voyait que des bouts d'épaules remuant, et un énorme battement de pieds faisait trembler le plancher. — A nous deux ! dit-il. D'un geste rapide, il lui prit la main, mit la sienne sur sa taille, et l'entraina. Elle n'eut pas même l'idée de résister. Le large courant de sa force l'emportait, et subitement un vide se fit autour d'eux. Cachaprès tournait, cambré sur ses reins, comme pour une rixe. Ses pieds s'attachaient au sol de toute la férmeté de ses inébranlables jarrets. 11 élargissait les coudes et carrait ses épaules. Ce fut une trouée. La foule, repliée, oscillait, faisait des efforts pour s'écarter. Des cris partaient, lié ! Attention, Hubert!, Hé ! Cachaprès, pas de bêtises ! 11 n'écoutait rien, avançait droit devant lui, la couvrant de son corps, luttant de ses reins, de ses épaules, de son dos. Des protestations s'élevèrent. Un homme lâcha un mot vif. Cachaprès lui lança un regard froid et lui répondit : — Toi, j'te repincerai t'à l'heure. Le passage ouvert, d'autres couples se mirent en branle derrière eux. La circulation se refaisait. Il y eut une détente dans cette immobilité de toute une foule, et Germaine, balancée contre la poitrine de son danseur, avait un'vertige doux. Un moment il cessa de tourner, et ils demeurèrent isolés au milieu de la foule. Elle sentait ses genoux contre les siens; sa main froissait son dos. Et il là regardait avec un large sourire heureux, en lui chuchotant des mots caressants : — Germaine, disait-il, t'faut-y que j'ies ramasse par dix, vingt, cinquante? Veux-tu que j'me batte contre eux tous ? Dis, que t'faut-y ? Elle pensait alors à son premier danseur, le neveu de Izard, et elle admirait la force tranquille du braconnier. Ils repartirent. La musique aigre la berçait entre ses bras, voluptueusement, et le brouhaha, les fumées, l'odeur humaine répandue dans l'air la grisant petit à petit, elle se sentait par moments défaillir. Une ébriété sale fermentait, du reste, dans celte salle où les chairs humides se massaient. Des rires récompensaient la hardiesse des hommes dépoitraillant les femmes. La pudeur de Germaine se défaisait au milieu de cette paillardise générale. Quand la danse fut finie, il voulut l'entraîner. — Nous boirons un coup. Mais elle était avec des amies. Elle n'osait pas. Et puis, qu'est-ce qu'on dirait? Et il répondait : — Des idées ! Viens ! Elle céda. Une polka venait de commencer. Célina, Zoé et les filles du meunier dansaient. Personne n'était plus là pour la surveiller. Il fit déboucher une bouteille de Champagne. Comme elle le regardait étonnée, il frappa sur la poche de son gilet : — Pas peur ! Et il commanda trois bouteilles d'un coup pour les camarades. Cela fit sensation. Des mains se tendaient vers les coupes, et des cris, des bravos se croisèrent. — Vive Hubert ! A toi, Hubert ! T'as donc vendu le bon Dieu et ses créatures ? Vivat ! Ils étaient debout l'un contre l'autre, près de la porte, celle-ci les masquant à moitié. Elle agitait son verre, et de temps en temps y mettait les lèvres, à petites fois. Lui, tenait la bouteille posée sur sa cuisse. — Moi, j'boirais comme ça pendant six heures. Y en a pas qui boivent comme moi. En désignant d'un mouvement de tête les autres buveurs, il ajouta, en haussant les épaules avec mépris — C'est pas des hommes ! Il se versa une rasade et continua : — J'tai vue t'à l'heure. Tu dansais avec le neveu à Izard. Une fois, ça n'est rien, que je m'suis dit. Mais 7 si elle danse deux fois, j'iui donne un mauvais coup, au neveu à Izard. Germaine, j'suis jaloux. Elle se m.it à rire. — De quoi? — Tu l'sais ben, de quoi. De toi, d'abord. Elle remuait les épaules, secouait de pelites tapes de son mouchoir sa robe grise de poussière, et répondait, un peu ironique : — Eh bien, moi, non. J'suis pas jalouse. Il se balança alors devant elle, souriant et lui disant : — Si tu voulais, nous serions une bonne paire d'amis, tout de même. Elle l'écoutait sans rien dire, les sourcils écarqués, gagnée par des songeries mauvaises. Et il répéta sa phrase, d'une voix sourde, très caressante : — Nous serions une bonne paire d'amis, si tu voulais. Elle fit un effort. — Rentrons, dit-elle. Le Champagne qu'elle avait bu dispersait ses idées. Elle voulut trouver un appui auprès de ses amies, mais elle les vit de loin, mêlées à un quadrille. Alors, comme elle faisait un mouvement d'impatience, il eut un mot brutal, terrible : — C'est pas la peine. Faudra ben une fois que tu y passes. Elle le regarda avec stupeur. C'était à elle que cela s'adressait, à elle, la fille du fermier Hulotte ! Une révolte gronda dans son sang ; puis, le voyant auprès d'elle souriant, paisible, avec son humilité de colosse comme s'il n'avait rien dit, elle oublia le mot, n'en garda qu'une sensation vague de domination. Elle se sentait aller à cet homme. Et elle se mita rire en pensant à son assurance si peu déguisée. Ils dansèrent. Le soir était tombé. Un soir bleu, criblé d'un fourmillement d'étoiles, avec un vent tiède qui soufflait par bouffées. Des quinquets avaient été accrochés aux murs de la salle. Leur lumière coupait l'obscurité de larges rayures rouges, laissant traîner l'ombre sous le plafond. Et le bal continuait là-dedans ses entrechats, avec ses assourdissantes retombées de pieds, qui faisaient monter la poussière en nuages. Des éclabous-sures de clartés tombaient sur les couples qui passaient dans le rayon des quinquets, puis le noir reprenait, et des baisers surpris craquaient, mêlés au brouhaha des voix. La salle étant trop petite, une partie du bal s'était déversée dans la rue, devant la porte de l'auberge, et là battait la nuit d'une bourrée qui ne cessait pas. Pat-moments, un des danseurs, assommé par la bière, tombait. On le remisait sur le rebord de la route. Et la danseuse continuait avec un autre la danse interrompue. Une fin d'ivresse lourde s'abattait à présent sur le village. Des hoquets partaient des tablées. Derrière l'auberge, des champs montaient en pente douce, coupés de haies, avec des bouquets d'arbres qui dentelaient en noir le bleu sombre du ciel. La chaleur du bal suffoquant Germaine, Cachaprès l'entraîna dans cette grande paix fraîche de la nuit. 11 lui prit la main et leurs épaules se touchant, ils s'avancèrent sous l'ombre des feuillages. Des lilas jetaient leurs senteurs fortes dans la vague odeur des terrains suant la rosée. Et l'aubépine trouait de ses masses blanches le chemin, secouait devant eux ses parfums qui achevaient de les griser. Ils montèrent le long des champs. Elle s'abandonnait à présent : il avait roulé son bras autour de sa taille, et par moments la pressait contre lui d'une large étreinte. Une mollesse la rendait faible contre ses hardiesses et elle s'appuyait à lui, mettait contre son flanc la rondeur de sa gorge frémissante. Elle n'avait plus ni conscience ni pensée. Les yeux noyés, elle marchait dans les blancheurs de la lune, confuses comme l'atmosphère des songes, regardant sans les voir les silhouettes des arbres confondues dans une buée; et le frisson de la terre amoureuse pénétrait au fond de ses veines, faisait couler en elle des sensualités. D'en bas leur arrivait un bruit sourd de voix et de musique, très doux. Ils virent, au détour d'une haie, la tache blanche de deux visages posés l'un contre l'autre, et Cachaprès se mit à rire. Alors une pensée occupa Germaine : sa mère. En un instant, elle revit ses calmes années d'enfance, le temps passé à igno- rer l'homme, la paix profonde de son cœur. Ét tout cela allait aboutir à cette chose, être aimée par ce vagabond comme une bête, dans les campagnes pleines de nuit ! Il fit un mouvement et colla sur sa bouche ses lèvres chaudes. Elle ferma les" yeux, demeura un instant à savourer cette blessure faite à sa chair, et tout à coup, se détachant de lui, brusque, redressée, hautaine, elle poussa un cri et se mit à courir devant elle, sur le chemin en pente. Ce fut une chasse dans la nuit. Il l'atteignit, manqua la renverser. Elle le supplia. Pas cette nuit. Demain. Elle se pendait à lui, cherchant à comprimer ses poignets dans ses mains, et ce groupe battait l'ombre avec une fureur de rixe. Des voix qui approchaient lui firent lâcher prise. Elle s'échappa. On la cherchait partout. Il fallut inventer des prétextes. Elle dit qu'elle avait rencontré des connaissances. Elle cita dos noms. Même on l'avait obligée à danser sur le chemin. Cela expliquait un peu le désordre de sa toilette. Du reste, à force d'être serrées dans les bras de leurs danseurs, Célina et Zoé étaient aussi mal arrangées. Le feu de ses joues se confondit dans leur rougeur à toutes deux. 11 y avait de l'homme dans leurs robes fripées comme dans sa robe lacérée, à elle. Ce soir de kermesse fut une crise sérieuse dans la vie de Germaine. Elle en garda une anxiété vague. Le baiser de Cachaprès avait labouré sa chair déjà faible. Comme le soc mord la glèbe, elle l'avait senti entrer eu elle, terrible et bon. Et le lendemain fut un jour de rêveries troublantes. Des paresses la prenaient au milieu des occupations de la ferme. Elle demeurait comme assoupie sous le souvenir engourdissant de ce qui s'était passé. Ses mains maniaient les choses distraitement. A midi, les chevaux ramenèrent des champs une pleine charretée de trèfles, Les verdures bombaient par-dessus les ridelles comme un gros ventre de bête, et des coquelicots les étoilaient de clartés rouges, éclatantes sur ce vert sombre. Les chevaux dételés, on laissa la charrette sous l'auvent de la porte, à l'entrée de la cour. L'ombre maintenait la fraîcheur en cet endroit, quand partout ailleurs le soleil rissolait. Et l'amas des trèfles, épanoui sur la lumière haute du dehors, eut alors, avec ses épaisseurs moelleuses, l'air d'un énorme lit préparé pour le sommeil. Les écuelles avaient été posées sur la table de la cuisine, à côté des fourchettes et des cuillers en fer. Une odeur de soupe à la graisse de porc traînait dans la maison. C'était l'heure du repas. Il se fit sur les dalles bleues un bruit de semelles et de sabots qui se dirigea vers la grande table creusée par les écurements. Les domestiques et les filles rentraient de la campagne. L'un à côté de l'autre, ils se placèrent sur les escabeaux en bois disposés le long de la table, et se mirent à manger. Un large appétit donnait de l'activité aux fourchettes, qui cliquetaient incessamment contre le fond des assiettes. Et par moments, des lampées gloussaient dans les gosiers, tandis que les tètes se renversaient, les yeux demi-clos, avec béatitude. Le cuir des peaux, gercé, avec des roséoles aux pommettes, luisait, ayant gardé le feu du soleil. Des poitrines d'hommes, velues et nues sous la chemise entr'ouverte, s'évaporait une sueur fauve ; et l'on voyait sous les chaises les jambes rougesdes femmes, pareilles àde la viande fraîchement tuée. Le reflet vert des arbres entrait par les fenêtres ouvertes, s'allongeait sur les murs blanchis à la chaux. Et tout ce monde faisait entendre un grand bruit de mâchoires se détendant dans une cuve repue. Puis, le broiement parut languir, une somnolence engourdit la tablée, et les mangeurs, l'un après l'autre, gagnèrent à pas lourds l'ombre des haies et des greniers pour y mideronner. Germaine était une rude travailleuse. Ordinaire- ment, le repas achevé, elle aidait une des filles à laver la vaisselle, et les assiettes rentraient au bahut, luisantes et blanches, bien avant le réveil des domestiques. Mais, ce jour-là, prise d'une torpeur, elle bâilla, étendit les bras, songea à la douceur de s'étendre comme les autres. Justement, la charrette des trèfles arrondissait sous le porche sa large litière. Elle posa le pied sur la roue, et d'un bond s'enlevant, alla rouler dans les verdures, au milieu desquelles son corps s'enfonça. Un silence s'était appesanti sur la ferme; la vie semblait avoir expiré dans la cour et dans les corridors. Les toits, calcinés par le soleil, ardaient, envoyant une réverbération dans l'air. Des pailles amoncelées dans les greniers sortait une chaleur sèche, qui se mêlait à la torréfaction des murs. La fraîcheur d'une motte de fourrages jetée contre le seuil de l'étable s'effumait en buée grise. Germaine ferma les yeux, essayant de dormir. Couchée à plat sur le dos, elle éprouvait une volupté à sentir sur sa chair le froid des trèfles. Ses mains tapotaient leur rondeur soyeuse. Elle avait défait son corsage, et une petite brise soufflait sur sa peau avec des chatouilles. Cela lui rappelait le frôlement de main de Cachaprès, quand furtivement il avait glissé, pour rire, le doigt entre son poignet et sa manchette. Et elle repensa à ce baiser brutal qu'il lui avait imprimé sur les lèvres. Elle était bête, après tout, de tant faire de manières. Est-ce que les femmes qu'elle connaissait n'avaient pas eu des liaisons ? Elle n'était plus d'âge à demeurer fille, du reste, et puisque les épouseurs ne se présentaient pas, elle prendrait un amant. Autant celui-là qu'un autre. Il y eut alors une lutte au fond de cette conscience déjà faible. C'était mal de se laisser aller à de semblables idées. Elle aurait dû les étouffer dès le premier moment. Qui était ce Cachaprès? Un bandit, quelqu'un qu'on n'avouait pas. Et un regret vague qu'il ne fût pas un autre s'empara d'elle : un fils de fermier, par exemple, môme un garde. Elle l'aurait aimé à son aise ; puis le mariage s'en serait suivi, honnête. Le mariage ! Elle s'en moquait pas mal. Elle ne voulait épouser qu'un homme de son choix, un être fort comme lui, par exemple. Elle avait la haine de ce qui n'était pas robuste, vaillant, hardi, bien planté sur ses pieds. Robuste, elle l'était elle-même. Et elle repensait à ce neveu de Isard, à ce commis de bureau qui n'avait pas même eu la force de la faire danser au bal. Tandis que lui ! Elle fut ramenée alors à se rappeler cette poussée en avant à travers les danses immobilisées. Elle le revit, l'enlevant dans ses bras comme une plume, bousculant toute une salle. C'était un homme, celui-là. Et elle entendait sa voix lui demander sourdement : « T'faut-y que je les abatte tous ? » Elle aurait dû répondre oui. C'eût été drôle. Et cet homme l'aimait. Un homme n'est pas aussi enragé après une fille quand il n'aime pas. Il avait des mots tendres que les amoureux ont seuls. Et elle se répétait à elle-même, en souriant, ceux qu'elle avait retenus. Au fait, pourquoi ne l'aurait-il pas aimée? Il aimait à sa manière, avec violence et douceur. C'était comme cela qu'elle-même comprenait l'amour. Les bêtes, ça n'aime pas autrement. Puis, il y avait peut-être moyen de l'avoir pour amant, sans qu'on y vit rien. Il fallait des précautions, seulement. Elle n'en serait pas plus damnée, parce qu'elle se serait un peu amusée, étant encore tille. Plus tard, il ne serait plus temps. L'âge vient ; on ne peut plus aimer ; on n'en a plus le goût. Ou bien on se marie et on n'a pas eu le plaisir des aventures. Une lâcheté la rendait accommodante. Elle préparait le terrain à sa défaite. Elle se persuadait que pécher avec prudence n'était pas pécher. Et elle cherchait à justifier l'idée de la faute par des exemples pris dans l'animalité à laquelle, toute jeune, elle avait été mêlée. Est-ce que ce n'est pas dans le sang, l'amour ? La stupeur qui pesait sur les choses aidait à ce délabrement de ses pudeurs. Un accablement tombait du ciel bleu, poudroyant de soleil. Des mouches bourdonnaient, faisant à sa pensée un accompagnement assoupissant, et de l'ombre elle entendait monter un grand souffle doux, qui était le ronflement des vaches dans l'étable et le broutement régulier, continu, des chevaux à l'écurie. Elle distinguait dans les pailles, sous les hangars, des croupissements de formes immo- UN MALE biles, qui étaient (les dormeurs ; un ronflement sortait de leurs bouches béantes, se mêlait à la respiration lente des bœufs. Des colombes roucoulaient sur le rebord du pigeonnier. Et par hoquets retentissants, les coqs jetaient leur clameur, qui avait l'air de rythmer toute cette rumeur silencieuse. Au milieu de la cour gisaient les fumiers. C'était un bloc carré, brun, avec des épaisseurs de pourriture. Un tassement de matières en décomposition lui faisait une rondeur qui, par places, s'effondrait et ailleurs se haussait. On voyait dessous, dans un croupissement fétide, grouiller l'amas des détritus anciens. Cela baignait dans uu jus noir, compacte comme la glu, où des larves vaguement remuaient. Puis apparaissaient des amoncellements de litières plus récentes et, pardessus celles-là, des pailles fraîches, desquelles le suint s'était égoutté, s'étalaient, rutilantes, avec des flambes d'or neuf. Cette énorme putréfaction s'épanouissait, vive, heureuse. Une fermentation extraordinaire faisait bouillonner dans ses profondeurs une animalité sourde. Des embryons, par myriades, éclo-saient,. Et un bruissement inexprimable annonçait la circulation de la vie sous l'agglomération des choses. Gomme les jardins et les champs, le fumier avait son heure d'amour. Une création monstrueuse s'engendrait de ses tendresses. Le soleil mettait son ébullition sur ce fourmillement. La masse des fumiers, grasse, fumante, laissait aller comme une sueur. Et des vapeurs chaudes, par bouffées constantes, émanaient. En même temps, des odeurs montaient. Ces dégorgements du ventre changés en fumier dégageaient une pestilence forte qui sentait le marécage et l'étable. Les bouses de vache volatilisaient des traînées de musc. Des ferments secs signalaient les déjections chevalines et une puanteur Acre les pissées de porcs. Cela formait un large courant de senteurs irritantes et lourdes qui grisait Germaine. Un besoin de tendresse la faisait défaillir. Et à cette heure elle pensait moins à lui qu'à l'amour, à la connaissance de l'homme, à l'assouvissement de la nature. La femme, c'est fait pour aimer, pour enfanter, pour nourrir des petits. Toute cette joie lui avait été refusée. Elle s'était enfermée dans le dédain jusqu'alors. Aucun homme n'avait trouvé grâce à ses yeux. A présent, elle portait la peine de cette dureté de cœur. El se sentant effroyablement seule, dans cette gaieté de la campagne amoureuse, elle eut une douleur sombre, sans larmes. XV — Germaine, fit une voix près de la charrette. Elle se dressa sur son coude. — Toi ? ici ? Il y avait de la joie au fond de son étonnement. Elle lui était reconnaissante de venir ail moment où elle succombait sous la pensée de son isolement. Il hocha la tète affirmativement, un sourire sur la bouche, et tous deux demeurèrent un instant à s'observer. Il parla le premier : — D'abord, j'suis venu pour venir. J'avais des choses à t'dire. Je sais plus quoi. Puis ça me tenait de t'avoir fait de la peine hier soir. Moi, j'dis ce que je pensé. J'étais bu, faut croire. On a des jours comme ça. Enfin, faudrait pas que tu te tourmentes, je suis guéri, je recommencerai plus. Il lui parlait avec humilité. Une sorte d'aplatissement volontaire était sur sa mine rusée. Il allongeait le cou, effaçait les épaules, semblait vouloir se diminuer devant elle, pour lui faire oublier sa violence de la veille. Un repentir traînait dans ses yeux. Et il conti- nuait à l'envelopper de son sourire patelin, avec un air d'homme embarrassé. — C'est vrai, tout d'même, fit Germaine, que t'as été un peu loin. Elle avait plongé les mains dans une touffe de trèfles et la tiraillait machinalement. — Germaine, dit-il. — Quoi? — Dis-moi que c'est fini. Non, vrai, j'suis pas méchant. Tiens, si tu veux, j'viendrai plus. Tout sera fini. Tu s'ras la fille à Hulotte et moi j'serai Hubert le braconnier comme dans l'temps. On s'regardera de loin. On s'dira bonjour, puis plus rien. Mais faudrait pas qu'tu m'gardes rancune. Germaine, descends-moi ta main pour dire que c'est fini. Elle allongea la main. Il la prit et la garda dans les siennes. Elle le trouva bon garçon. — Alors, c'est dit que tu ne recommenceras plus? — Pour sûr. Il mit de la conviction dans sa voix, évitant de paraître avoir une arrière-pensée. Puis ils se turent et tous deux se regardèrent avec un long sourire. Il avait la peau tirée, les yeux battus. Elle lui demanda pourquoi. Alors il lui raconta qu'il avait passé la nuit dans le bois, à pleurer. Et il agitait très vivement ses paupières, pour les faire rougir. •— Menteux, dit-elle en remuant les épaules. Mais il jura ses grands dieux que c'était vrai. — A preuve que j'ai gardé mes habits. Regarde. Comme il élevait la voix, dans un élan de sincérité, elle mit un doigt sur sa bouche. — Tais-toi. — Que j'in'tais, quand j'm'entends dire que j'suis un menteux? 11 jouait l'indignation. Elle le laissait se détendre, heureuse de le croire, avec une satisfaction d'amour-propre qu'il eût passé la nuit à pleurer pour elle. Et tout à coup sa colère tomba, fit place à des douceurs dans l'œil et dans la voix. — Descends une miette, dit-il. On s'causera derrière les pommiers, là-bas. Il avait gardé sa main dans les siennes et lui donnait de petites secousses, comme pour attirer toute sa personne. Elle disait non, de la tète, mais il s'obstinait, réitéra sa demande. Alors elle lui déclina ses raisons. Le fermier s'éveillerait d'un moment à l'autre. Ses frères aussi. On n'aurait qu'à s'apercevoir de quelque chose. Ils ne pourraient plus se voir. — J'te montrerai mes bricoles. Tu prendrais du plaisir, vrai, dit-il. Et il raconta ses promenades dans la forêt, la nuit. Il y avait des fois qu'il était obligé de se battre avec les bêtes. Un jour, il avait pris un chevreuil vivant, à a course. 11 entrait dans des détails, dépeignait le silence de la nuit, imitait le passage des fauves, était emporté par sa passion de chasseur. Elle l'écoutait, les yeux fixés sur les siens. Le sang' du garde Maucord se réveillait en elle. Toute jeune, dans les rares moments où son père parlait, elle avait entendu des choses semblables, mais dites autrement, avec la voix maussade d'un causeur qui n'aimait pas s'expliquer. Ces souvenirs lui revenant, elle était prise du désir de rôder, elle aussi, dans la forêt. Le mystère des ruses la tentait. Et elle finit par dire qu'elle regrettait de n'être pas un homme, pour chasser ensemble, avoir à deux les sensations fortes de l'affût. Il eut un sourire. — Viens, dit-il, j'te montrerai ma fausse barbe. Des fois, j'mets un masque à cause des gardes. Faut avoir de la prudence. Puisj'me fais tout petit, comme ça, et je passe dans le taillis comme un lapin. Et des fois, faut voir, on s'colle une peau de chevreuil sur l'dos : on a l'air d'une bête. C'est drôle. La curiosité la tentait. Le garçon lui apparaissait sous un jour nouveau, avec des adresses subtiles qui le grandissaient et mettaient au-dessus de lui comme une surprise d'inconnu, et cet homme terrible, qui avait tant de stratagèmes pour échapper aux gardes, était là, devant elle, avec son humilité d'homme amoureux ! — Vrai, dit-elle, t'as une barbe? Elle réfléchissait à présent. Si elle avait pu se faire libre, elle serait partie immédiatement. Mais il eût fallu des prétextes, et elle n'en trouvait pas. Il y avait un moyen, peut-être. Elle dirait à la ferme qu'elle allait faire visite à la Cougnole. Cette femme était vieille et vivait misérablement.. La fermière l'avait aidée, de son vivant, et le fermier continuait à lui passer de petits secours. Elle habitait à une demi-heure environ de la ferme. Elle se décida — Ecoute, dit-elle très vite, je serai chez Cougnole dans deux heures. Tu m'attendras sur le chemin. Un bâillement sortit d'une botte de paille, à quelques pas d'eux; et presque aussitôt des sabots cognèrent le pavé, dans la cour. La maison se réveillait. Elle lui retira sa main et se laissa glisser à bas de la charrette. — Dans deux heures, tope ! fit Cachaprès en se coulant derrière une haie. Il se mit à rôder dans la forôt. L'attente glissait à présent sous sa peau comme des picotements d'aiguilles. Il était secoué par cette idée qu'elle allait venir. Ils seraient seuls, cette l'ois. Et par moments il se couchait de son long à terre avec des impatiences terribles, bâillant et tordant ses poignets. Et d'autres fois, talonné par des rages, il se levait, marchait à grands pas, devant lui. Toute la nuit dernière s'était passée à la désirer. 11 était resté au village jusqu'à la ronde du garde champêtre, traînant dans les cabarets et s'étourdissant avec de la bière. Puis, les cabarets fermés, il avait gagné les champs. La lune bleue mettait sa fraîcheur sur la campagne brûlée par la chaleur du jour; mais l'apaisement universel ne l'avait pas calmé. Il emportait avec lui la sensation de cette peau chaude de Germaine, touchée dans le petit sentier qui monte. Un peu de l'odeur de ses cheveux était resté à la manche de sa veste, et il s'en grisait à pleines narines jusqu'à en défaillir. C'était bien la peine de s'être moqué des filles jusqu'alors. Maintenant il était pris, bien pris; il en ressentait une colère, comme d'une déchéance. L'amour intraitable des bêtes lui brûlait le sang, comme une plaie répandue par tout le corps. Il gémissait, enfonçant ses ongles dans sa chair pour en étouffer les révoltes, et des cris rauques de douleur et de désir lui sortaient d'entre les dents. «■ Germaine ! Germaine!» grondait-il. Ses bras battaient l'air, se tendaient dans la nuit, comme pour la saisir. Il frappait les arbres de son poing, gagné par une fièvre. Ce jour-là, à pointe d'aube, il était entré en forêt.. Le premier soleil avait éclairé ce visage ravagé, dans la pâleur des ombres décroissantes; son corps était à l'agonie ; il le sentait se dérober sous lui. Alors il avait clamé, pareil à un faon. Des larmes chaudes avaient coulé sur ses joues. Et comme un petit vent frais passait, secouant le matin dans les arbres engourdis, il s'était laissé tomber sur le ventre, et, la tête dans l'herbe, avait mordu la terre avec- acharnement. Puis un amollissement l'avait rendu plus faible qu'un enfant. Il avait fermé les yeux. Autour de lui le jour montait. 11 s'était réveillé, calmé. Des ruses avaient traversé son cerveau. Il s'était promis de se faire humble devant Germaine, pour la rassurer. 11 affecterait le repentirde ce qui s'étaitpassé. 11 mettrait ses hardiesses sur le compte de la bière. 11 aurait le sang-froid de 1 attendre, de la guetter comme à l'affût d'une proie. et il s'était pris à rire, voyant sa malice lui revenir. Mais ses résolutions croulaient à présent qu'il l'avait revue. Toute sa convoitise l'avait ressaisi. C'était donc vrai qu'elle allait venir, qu'elle lui avait donné rendez-vous ? Il se répétait tout haut ces mots d'elle : « Tu m'attendras sur le chemin. » Et il l'attendait, allant et venant comme une femme en gésine. Une joie cruelle était sur son visage. Il avait l'air féroce et doux des chats près de lacérer la souris. La Cougnole habitait une masure sur la route qui traversait le bois des Chèneaux. Six hectares de terre environ avaient été gagnés, en cet endroit, par la culture. Une ferme les exploitait. Elle était occupée par le fermier Brichard, qui avait avec lui sa femme et ses deux garçons, et faisait un peu aussi le commerce de billettes. Trois maisons de paysans, parinilesquellcs deux cabarets côte à côte, étaient situées plus loin. Puis venait la masure de la Cougnole, avec son toit de chaume en surplomb qui, à l'arrière, avait fléchi, lors d'un ouragan. Un très petit jardin s'étendait en carré, entre les haies sèches, au dos de la maison. Le bois continuait ensuite. A tout instant, Cachaprès sortait des taillis, et, planté au milieu de la roule, regardait devant lui. Le pavé s'allongeait entre les files de grands arbres, dans une pleine solitude. Pas une tache noire ne signalait un passant, au loin. Et il lui semblait que les deux heures étaient écoulées depuis longtemps. Il eut un moment d'inquiétude furieuse. Si elle allait rie pas venir ! Si elle s'était moquée de lui! Il serra ses poings, le cœur crispé et tout à coup eut un haut-le-corps : Germaine là-bas débouchait le pavé. Il se rejeta dans le bois et se mit à courir à travers les taillis. Puis une réflexion lui vint, et, sur le point de l'atteindre, il marcha très doucement, ses mains dans ses poches, en sifflant d'un air bonasse. Elle avait au bras un panier dans lequel se trouvait du pain, un quartier de jambon et des pommes de terre. Elle était très rouge. Elle lui expliqua qu'elle s'était pressée, puis s'interrompit, embarrassée, et de nouveau, avec un flux de paroles, continua à parler, lui raconta l'histoire de la Cougnole. Son mari était mort il y a deux ans. Il avait servi longtemps à la ferme. C'était un brave homme, un peu simple, et qui passait pour n'avoir pas grand'chose à dire chez lui. La Cougnole n'était pas une méchante créature, du reste. Mais elle avait fait tout de même des métiers drôles. Et elle souriait en le regardant du coin de l'œil. Il hochait la tête pour dire oui, machinalement, pensant à autre chose. Elle reprit : — Après tout, ça n'est pas not'affaire. Elle a fait ce qu'elle a fait. Ce n'est pas une raison pour la laisser sans rien, la pauv'femme. Et comme ça, quand elle n'a pas son mal, elle vient à la ferme, on lui donne, et quand elle a son mal, c'est facile à voir, elle vient pas, et alors, c'est moi qui viens. Il ne répondit pas. Ce silence la troubla extraordi- nairement. Elle voulut parler encore, pour parler et n'avoir pas l'air de remarquer sa préoccupation, mais elle s'embrouillait dans ses paroles, et elle finit par répéter plusieurs fois la même chose. A savoir qu'il ne fallait pas dédaigner les vieilles gens. Ils approchaient de la maison de Cougnole. — Attends-moi ici, lui dit-elle. Le temps de vider mon panier. Et elle allongea le pas, le laissant debout sur la route. Il la vit pousser la.porte et pénétrer dans la maison. De l'endroit où il était, il distinguait dans l'enfoncement sombre de la chambre un grand corps de femme qui remuait. Il lui parut même que cette femme lui faisait avec la main le signe d'approcher. Mais, comme il n'en était pas sûr, il mit la main sur ses yeux pour mieux voir. La femme s'était campée sur le seuil, et nettement cette fois, d'un grand mouvement de bras, lui disait de venir. — Tiens ! tiens ! se dit-il. C'est la Cougnole qui m'appelle ! Elle m'veut du bien, p't-ôtre. Et se rappelant les différents métiers de la vieille, il eut vaguement la pensée qu'elle pourrait servir à leurs amours. 11 répondit à l'appel en secouant son chapeau dans l'air. Et à petits pas, tranquillement, il arriva à la maison. — C'est toi qu'es avec Germaine? dit-elle. Pourquoi n'entres-tu pas ? C'est sa maison, donc, à elle et à tous ceux pour qui elle a de l'amitié. Elle leur faisait des clins d'yeux, à tous deux, agitait une longue échine sèche et plate, sous des vêtements rapiécés, très propres. Un châle de laine couvrait sa tète aux yeux vifs, qui louchaient. Elle avait la peau dure et jaune des femmes vivant dans les bois, et ses grands gestes brusques avaient l'air, à chaque mouvement, de la casser en deux. Le visage du gars parut lui rappeler quelqu'un. Elle le regardait curieusement : — J'tai vu. Sûr comme Tes là... Mais pour dire quant à où. Elle cherchait dans sa mémoire. Brusquement elle frappa ses cuisses du plat de la main et s'écria qu'elle le reconnaîtrait entre mille, qu'il était Cachaprès, qu'on le lui avait montré un jour dans un village, et elle citait l'enseigne d'un cabaret où elle se trouvait à boire avec des femmes quand il avait passé. Il se souvenait du cabaret. Oui, il avait de ces côtés un bon camarade. Et il souriait. La vieille finit par dire qu'elle n'avait jamais vu de garçon ni plus beau ni plus brave, ajoutant : — T'as là un fier homme, Germaine. Le panier avait été posé sur la table. Germaine en tira le jambon, le pain et les pommes de terre. Et à chaque chose nouvelle, la vieille poussait des exclamations, claquait des mains, prenait des airs de bénis-seuse. — Béni bon Dieu ! T'as pensé à tout, m'fille. Que la sainte vierge Marie te récompense dans ce monde et dans l'autre ! La Cougnole ne mourra cor'pas de faim, cette fois. Fille de Dieu, j'irai à l'chapelle, avant qu'y soit soir, bien sûr, et je te dirai une bonne prière aux saints du paradis pour ton salut. Elle n'a pas même oublié les canadas, vierge Marie ! Elle s'a dit que la vieille manquait d'tout. Y a plus qu'une petite robe, là, une petite robe qu'on ne mettrait plus, qui nous ferait ben plaisir, à présent. Non, y a plus que ça. Puis j'attendrai mon jour, m'fille, en t'bénissant, comme une bonne et belle fille que t'es. Y a ben un peu de genève aussi qu'ça m'aurait t'ait une petite douceur. J'ai des fois comme qui dirait l'stomac qu'est tout esclefTé. Ça m'aurait fait une douceur, donc. Béni bon Dieu, que je m'dis, qui est-ce qui penserait àm'la donner, cette petite douceur, si c'est pas Germaine ! Mais elle peut pas tout savoir non plus, là, comme quoi qu'un peu d'argent, là, un petit peu, comme qui dirait là un très petit peu ferait bien à unepauv'vieille femme comme moi. Son sourire la suivait, avec une humilité basse, l'implorant en même temps que sa voix qui traînait, monotone et continue, comme une litanie. Germaine tira de sa poche une pièce blanche et la lui donna; et Cachaprès, de son côté, mit la main à sa poche, en tira de la monnaie qu'il jeta sur la table, disant : — V'ià pour 1' a péquet», la vieille ! Alors, elle les combla de ses vœux tous deux, leur souhaitant de s'aimer toujours, puis elle croisa les mains et marmota une prière, la tète sur le côté et les yeux au ciel, faisant aller ses lèvres par moments sans rien dire, et l'instant d'après, ayant l'air de tirer du fond de sa gorge des paroles ferventes, qui s'achevaient dans un large signe de croix. Cela fait, elle leur montra d'un clignotement de l'oeil la chambre, les chaises, le lit. — J'tirerai la porte quand vous viendrez. Moi, j'irai dans l'bois. Une rougeur enflamma les joues de Germaine. Elle se dressa, méprisante et froide: — Cougnole ! Cachaprès s'éjoyait au contraire devant cette possibilité de se rencontrer dans une masure écartée, où personne n'irait les chercher. Et l'air méprisant de Germaine se jetant à travers son idée, il eut un rire en dedans, mauvais. Elle s'était dirigée vers la porte. Il la suivit. La femme, du seuil, continuait à les bénir. Ils marchèrent un instant sans se parler. Puis il l'arrêta : — Germaine, dit-il. — Quoi ? F-lle ne s'était pas retournée, — Regarde-moi. F.lle se retourna cette fois, et le vit montrant d'un hochement de tête la masure de ia Cougnole, avec un sourire. — Elle est folie, pour sur. Elle eut un plissement d'yeux étrange, alors, et la réflexion de la vieille lui revenant avec la drôlerie de son geste, elle fut prise d'un rire nerveux, interminable. Il avait passé son bras autour de sa taille, et doucement l'attirait dans les taillis. Elle continuait à rire, répétant : — Cette Cougnole ! Puis ses nerfs se calmant, elle pensa qu'après tout la vieille avait peut-être cédé à une bonté d'âme. On ne sait pas : les vieilles, c'est si singulier; ça a des idées ! Et elle reparla du temps où sa mère vivait, où la Cougnole venait à la ferme. On l'appelait quand une vache était sur le point de vêler. Elle connaissait les bêtes. Quelquefois elle soignait aussi les gens comme garde-malade. Même elle avait aidé sa mère, pour son dernier garçon. Et cela la remettant sur le chemin du passé, elle se revit petite fille, esseulée dans la maison du garde Maucord; elle avait grandi au fond d'une ombre froide; elle n'avait pas été heureuse. Du reste, elle ne l'était pas davantage à présent. Des choses lui manquaient; elle aurait dû se marier jeune. Et elle cita le nom des prétendants qu'elle avait refusés. — On est si bête I Un attendrissement la gagnait. Il la serra contre lui, disant de bon cœur, dans une soudaineté d'émotion: — Vrai ? T'es pas heureuse ? Elle leva les yeux sur lui. Sa face résolue s'amollissait sous une douceur. Tous deux se regardèrent alors et il l'embrassa. Elle se laissa faire. Le sentier filait dans un emmêlement de taillis. Il écartait les branches à mesure. Quand ils avaient passé, les branches se rejoignaient avec un bruit de soie froissée et quelquefois leur cinglaient le dos. Des brindilles s'accrochaient aux cheveux de Germaine. Par instants un morceau de sa robe demeurait pris. Et ils avançaient dans la senteur des terres humides, ayant sur eux le verdissement pâle' des feuillées. Entre les feuilles, des bouts de ciel faisaient des trous bleus, éclatants. Gomme en cet autre jour où Célina et elle avaient gagné à travers bois la kermesse, elle éprouvait un engourdissement vague de la pensée et du corps. La gaieté des choses agissait sur elle avec traîtrise. Mais surtout c'était le silence profond du bois qui l'impressionnait; cela mettait en elle comme une invitation à dormir, à s'abandonner, à vivre de la vie des arbres. Pour la première fois, elle trouvait la nature bonne et le bon Dieu grand : et elle sentit son cœur monter à ses lèvres dans un sourire. Le sentier s'élargissait à son extrémité. Une large ondée de soleil les enveloppa alors, faisant reluire leurs peaux brunes. Et comme une clairière était au bout du sentier, ils y entrèrent en se tenant parla main. Des bouleaux et des hêtres se dressaient là, faisant un petit cercle d'ombre mobile sur la clarté des terrains pelés. Ils s'assirent sous un des hêtres, lui allongé près d'elle, sa tête dans ses poings et la regardant. Elle glissa la main dans ses cheveux. — T'as les cheveux comme de la soie. — La chair aussi, répondit-il. Et mettant son bras à nu, il l'obligea à passer le doigt sur sa peau, très lisse. Il releva un peu plus haut sa manche, ensuite, et lui montrant ses énormes biceps, en fit rouler la rondeur formidable, comme des boulets. Puis entraiué, il parla de sa force. Une souche d'arbre garnie de sa terre gisait près d'eux. 11 la fit mouvoir, d'un large coup de reius. Il parla aussi de sou agilité, et par bravade, monta à un arbre, leste cornme un écureuil. Il imitait des combats, expliquait comment il s'y prenait pour bousculer dix hommes à la fois, tapant des pieds, des mains et de la tète, et tout en se vantant, étalait devant elle son torse puissant, avec une satisfaction de colosse. Le soleil mêlait une splendeur à ses gestes immenses. Elle l'admirait, subjuguée. Le sentiment de sa toute-puissance la remplissait de nouveau. Et elle pensa que vraiment c'était bien là l'homme qui lui fallait. Alors les arbres virent une sauvagerie. îl arriva sur elle, les bras ouverts, avide. Un hébétement flottait dans ses yeux, une dilatation de la bouche et des narines niellait comme une vague extase sur sa face. Elle le sentit venir plus encore qu'elle ne lé vit et cria. Le jour suivant fut douloureux pour Germaine. Cette volupté finie, elle se regardait avec la stupeur d'une personne dégrisée qui, pendant son ivresse, aurait commis une action noire. Et elle se demandait si c'était bien elle, la fille méprisante, qui s'était oubliée dans les bois. Elle se revoyait intacte, ignorante de l'homme, telle qu'elle avait été jusqu'alors. Et une minute avait suffi pour anéantir tout cela! Elle ressemblait à présent à toutes les tilles qui se perdent. Elle avait un amant et elle répétait ce mot à satiété. Un amant! Elle, Germaine, avait un amant! Puis, à force de penser à la chose, elle finit par trouver au mot des tendresses, une soumission inexprimablement douce, qui la charma. Après tout, bien d'autres en avaient qui n'en étaient pas mortes. Ce jour-là. un mercredi, était consacré, selon ia coutume de chaque semaine, aux reprises de la lingerie. Une chambre servait spécialement à serrer le linge de la ferme. Deux placards en étaient encombrés, et le reste s'étalait par tas, sur des planches clouées contre le mur. Un amas de raccommodages emplissait la table. Sur une chaise posaieut le carreau de travail, les étuis et les bobines de fil. Elle demeurait là, les mains inoccupées, songeant à cette curiosité satisfaite, au bonheur, au silence des taillis. Par moments, des chaleurs l'étouffaient. Elle se levait, comme suffoquée, prenait l'ouvrage et le laissait retomber. Un instant, elle pensa à fuir la ferme; ils iraient ensemble n'importe où, devant eux ; rien ne les empêcherait plus d'être comme mari et femme. Ce n'était qu'une idée, qui se mêlait à toutes autres, dans cette déroute de sa conscience. Et petit à petit alourdie, elle pencha sa tète sur sa gorge et s'endormit. Une voix qui l'appelait la réveilla en sursaut. De l'autre côté de la fenêtre, le fermier Hulotte se tenait debout devant elle, dans la cour. Il avait poussé du poing la fenêtre mal close, et la regardait dormir, nar-quoisement, avec bonté. — Parait, Germaine, que t'as cor' la kermesse dans les doigts ! dit-il. Un saisissement la prit; elle devint blanche. Et les sourcils tendus comme à l'aspect d'une chose extraordinaire, elle demeurait immobile, sans trouver une parole. Qu'est-ce qu'il avait dit? Elle ne le savait pas. Un mot seul lui était demeuré : il avait parlé de la kermesse. — Bah ! fit Hulotte, ce que j'en dis c'est pour rire. On n'a pas toujours le cœur à la besogne. Elle fit un effort, lui répondit une chose vague. Et il la laissa pour courir après le poulain, qui se gorgeait de paille dans la grange. Elle le suivit des yeux un peu rassérénée: il avait ri ; il ne savait rien. Elle se trouva d'autant plus lâche de l'avoir trompé dans sa confiance paternelle. La journée se passa dans ces défaillances. Un ciel gris s'apercevait à travers les arbres, noyait leur verdure dans des tons sourds d'une douceur triste; et une pluie fine tomba. Les fumiers dorés s'embrumèrent alors d'une vapeur pâle. Une humidité monta des pavés. Lentement les bruits s'étouffèrent dans un demi-silence lourd, et elle continuait d'être obsédée par ses idées, sentant son cœur se gonfler des mélancolies de la pluie claquant à terre et coulant des gouttières avec un gloussement monotone. Les poules s'étaient tassées sous les charrettes, dans les hangars. Elle voyait les vaches pelotonnées se remuer avec de grands mouvements lents dans les fumiers bleus de l'étable. Par moments un chat traversait le pavé en trottant, les oreilles couchées, très vite. La pluie mettait ses rayures minces sur la cour demeurée vide, où personne ne passait plus. Cette tranquillité lui rappela le silence de la veille, alors qu'elle s'était couchée sur la charrette aux trèfles ; un engourdissement l'avait saisie sous le midi brûlant, et elle se revoyait languissante, préparée à l'amour par les complicités de l'air. Elle ouvrit la fenêtre, aspira longuement la fraîcheur de la pluie, pour oublier. C'était bon, cela, ah, oui! et elle fermait les yeux, se réfugiait dans des pensées calmantes. Peine inutile ! L'odeur des fumiers, pénétrant dans la chambre, lui remettait en mémoire les lâchetés de sa chair ; et cette odeur était plus âpre encox-e sous cette pluie qui remuait les fermentations anciennes. Des vagues de senteurs montaient de l'énorme fosse, caressaient sa narine. Elle eut une colère et poussa la fenêtre, ne voulant plus se perdre au milieu de ces sensations. A quoi bon, du reste ? Elle 11e le reverrait plus. Elle y était décidée. Cet homme aurait passé dans sa vie : voilà tout. Est-ce qu'il n'y a pas tous les jours des histoires de lilles qui se paient 1111 caprice? Elle avait voulu connaître l'amour: à présent qu'elle le connaissait, elle redeviendrait la Germaine d'autrefois. Elle était bien bête de tant se chagriner. Puis elle se rappela les paroles de la Cougnole, et petit à petit ce souvenir l'obséda, au point de faire bouillir son sang. Il leur serait facile de se revoir ; la vieille leur était acquise ; on paierait sa discrétion. Et des idées de bonheurs interminables de nouveau hantèrent sa cervelle en proie aux obsessions de l'amour. Le soir glissa le long des toits dans la cour. La pluie avait cessé. Des bouts de nuées violettes se défaisaient dans la pâleur du ciel ; sur l'horizon clair, les bois couchaient leurs noires masses dormantes. Une gravité se répandit sur la campagne. Un banc en pierre était accoté au mur, près d'une touffe de chèvrefeuilles, en dehors de la cour. De là, on voyait le bossellement deschampsà travers la plaine inégale. Germaine alla s'asseoir sur le banc. Le noir de la nuit l'enveloppa bientôt, demi-sommeillante, tranquillisée et comme bercée dans les ombres muettes. Elle aurait voulu s'endormir, sous le ciel, là, près de lui. ■ En ce moment, un gémissement lent s'éleva, grandit. plana au-dessus du sommeil des étables. Et un peu après, le gémissement se fit entendre de nouveau, infiniment douloureux, avec une tristesse presque humaine. Cela déchira la nuit, et, sans savoir pourquoi, Germaine tressaillit. C'était une vache en train de vêler. Les maux la faisaient meugler, tantôt debout, tantôt couchée, et les autres vaches la regardaient de leurs yeux ronds, le mufle tendu, inquiètes. La vachère était auprès d'elle et l'aidait, lui passant les mains sur le ventre de chaque côté et pressant le veau vers le bas, vigoureusement. Et les douleurs de la gésine grandissant, la bête geignait de moment en moment, la gorge sourde et râlante. Ses lamentations s'entendaient à présent de loin, et il y avait dans ces lamentations de la douleur et de l'épouvante. Elle aussi avait connu le puissant amour du taureau, et bouleversée, Germaine Ils se revirent. Le mystère des rendez-vous ajoutait à la douceur d'être l'un près de l'autre. Ils s'attendaient dans les bois, au profond des fourrés, ayant des cachettes, comme des coupables. Et ils jouissaient délicieusement de s'aimer autrement que les autres, à la faveur de l'ombre et du silence. L'heure aussi avait des charmes pour eux. Ils évitaient la pleine clarté, le passage au plein midi qui aurait pu les trahir. Ils étaient bien plus seuls, au tomber du jour. La complicité du soir alors les défendait; ils se sentaient protégés par la barrière épaisse des bois noirs. Elle avait inventé des motifs pour se faire libre souvent; la fille du fermier des Oseraies, Célina, surtout lui fournissait un prétexte plausible. Elle s'était prise pour cette Célina d'une subite ferveur d'amitié à laquelle ni Hulotte ni ses fils ne trouvaient à redire. Cela leur semblait naturel que les deux filles fussent amies, ayant toujours été bonnes camarades, avec cette familiarité que le voisinage met entre gens de même fortune. Puis, on ne sait pas, un des garçons pouvait faire son affaire de cette amitié qui avait l'arr de si bien les unir. La demoiselle aux Malouin était un parti sérieux et le père était connu pour un brave homme. Un rapprochement entre les deux familles devait amener forcément de bons résultats. C'était là l'idée du fermier Hulotte, et il prenait des manières engageantes quand Célina arrivait à la ferme. En réalité, Germaine ne voyait pas Célina aussi souvent qu'elle le disait. Le plus ordinairement, elle entrait chez les Malouin, comme on va en visite, et n'y restait que peu de temps. Des impatiences faisaient titiller ses doigts, quand la fermière insistait, l'obligeait à prendre de la bière ou du café. Elle s'asseyait alors, les paupières battantes, furieuse qu'on crût si bien à son amitié. Enfin, une raison se présentait do s'en aller, elle se levait. Quelle joie de se sentir libre ! Célina avait le cœur prompt à l'attendrissement. Vivant un peu loin des maisons, elle fut touchée de cette passion soudaine de Germaine pour elle. Le besoin d'aimer quelqu'un s'imposait à sa nature tendre. Et Germaine fut comme un prétexte à laisser déborder le trop-plein de sa chaude jeunesse. Une fois, comme elles se promenaient sous les aubépines, son émotion la grisa au point qu'elle lui prit la main, tout en larmes, et lui avoua que de longtemps elle n'avait été aussi heureuse. Le beau droguiste était demeuré dans sa pensée ; elle en parlait avec l'abondance des espoirs déçus. Germaine n'était pas gagnée par cet abandon. Au contraire, elle lui en voulait d'être si sotte dans son affection et de ne pas voir qu'après tout ce n'était pas pour l'entendre roucouler ses chansons qu'elle, Germaine, venait aux Oseraies. Elle avait la cruauté des amants heureux. Une chose unique l'emplissait, ses reudez-vous avec Cachaprès; le reste de la terre n'existait pas. Et elle était assommée que cette petite Célina se mît à tout bout de champ pour elle dans des étals ridicules. Elle haussait les épaules, pinçait les lèvres, avait toute la peine du monde à ne pas la remballer. Célina ne voyait rien. Ses yeux pâles et mouillés semblaient faits pour flotter dans des atmosphères vagues, par-dessus les choses réelles. Elle revenait à Germaine avec l'obstination humble du chien que ne rebutent pas les coups. Germaine, pourtant, avait avec elle des moments d'abandon. Quelquefois, un besoin invincible de confidences amollisant sa dureté, elle aurait voulu l'écraser sous ses bonheurs d'amour, la faire saigner au récit de ses rendez-vous avec le braconnier, être pour elle un objet d'admiration profonde. Une clarté noyait alors ses yeux : elle posait sur Célina son sourire tranquille ; des aveux lui montaient aux lèvres, et elle restait à la regarder, toute frémissante, la bouche ouverte, comme pour parler. Ce qui la rendait indécise, c'était de commencer. Elle cherchait le premier mot. Mais une défiance s'emparait d'elle tout à coup ; le sourire s'effaçait au coin de sa bouche ; son œil redevenait sec, et elle se renfermait dans son silence prudent de paysanne. Cette petite Célina n'aurait eu qu'à bavarder ; cela ferait un beau grabuge, et elle la plantait là, avec un large dédain de la savoir ignorante des choses qu'elle connaissait. Célina la regardait partir de ses yeux étonnés et doux, trouvant toute chose naturelle de sa part. Elle ne se gênait pas d'ailleurs pour dire aux gens, avec une conviction naïve, qu'elle était peu de chose à côté de cette grande fille brune. Elle s'était amourachée de ses larges épaules et de ses mouvements brusques, où perçait une virilité lointaine. Elle, au contraire, était blonde, petite, l'épaule un peu déjetée, avec une sorte d'infériorité dont elle ne souffrait pas, mais qui grandissait encore Germaine. Elle lui disait : — T'es bien au-dessus de nous, toi ! T'es belle ! T'es presque aussi belle qu'un homme ! Germaine trouvait dans ces mots un écho de ce que lui répétait sans cesse Cachaprès. Cette admiration d'une fille simple lui donnait des satisfactions vaines. Elle la questionnait alors, riant, heureuse, lui demandant ce qui était beau en elle. Et Célina répondait : — Je ne sais pas. T'es belle. Y'ià tout! Cela lui suffisait, du reste; autrefois, elle avait bien souvent interrogé son miroir avec inquiétude, au temps où la pensée de l'homme la travaillait. Elle s'était trouvé le nez gros, les sourcils trop fournis, le menton insuffisamment ovale. Mais à présent, elle se savait belle. L'amour lui avait appris à considérer son corps comme un outil merveilleux. Elle connaissait l'empire que la beauté exerce sur les cœurs. Et seule dans sa chambre, elle s'admirait par moments, orgueilleuse et frissonnante. Elle finit par dominer entièrement Célina. Le garde son père reparaissait dans cette fierté impérieuse qui était le fond de son caractère. Elle aimait commander. Elle avait la voix brève des gens qui savent ordonner, et Célina, toujours troublée par l'absence de l'homme, subissait avec un charme étrange les violences douces de cette femme, qui avait sur elle l'autorité de la force et de la résolution. Elle lui faisait à présent des recommandations. Il ne faudrait pas qu'elle s'avisât de la trahir, sinon elle deviendrait son ennemie, au lieu d'être une bonne amie comme elle était. Célina, ne comprenant pas très bien de quelle manière elle pourrait la trahir, Germaine lui expliqua le mol, dans un sens que Célina ne comprit pas davantage. Et la pauvre fille continuait à la regarder, ahurie d'être si bête. Alors Germaine précisa : — Mais oui, comprends donc! Si j'avais un amant, est-ce pas, et que t'irais le dire, tu m'vendrais ! Célina haussa les sourcils. — T'as un amant ? — C'est une supposition. Mais ça peut arriver. Seulement, faudrait pas le dire. Et elle partit de là pour lui défendre nettement de rien révéler du temps qu'elles passaient ensemble, ni des heures auxquelles elle arrivait ni de celles auxquelles elle partait. Chacun a ses petites affaires. On n'aime pas que les gens y mettent le nez. — Bien sûr, répondit Célina, perdue dans ses songeries. Germaine la quittait ensuite pour aller rejoindre Cachaprès. Quelquefois Célina s'offrait à l'accompagner. Elle avait une manière un peu brusque de la repousser alors. Cependant, elle n'osait pas toujours. Célina lui prenait le bras et elles marchaient quelques instants ensemble, jusqu'au moment où Germaine, n'y tenant plus, la renvoyait d'un mot décisif. Seule enfin, elle s'enfonçait dans le bois avec une joie extraordinaire. Ils variaient leurs rendez-vous pour n'être pas surpris, choisissant tantôt un arbre aisément recon-naissable, un sentier dans un taillis ou bien un embranchement de chemins. D'abord elle s'avançait lentement, avec précaution, regardant de tous côtés. Des formes d'arbres avaient des silhouettes humaines dans la demi-obscurité du crépuscule. Il lui fallait un peu de temps pour s'enhardir. Mais bientôt l'impatience la gagnait. Elle se mettait à courir, enjambant les bruyères, coupant court à travers l'embroussaillement des taillis. Des branches accrochaient sa robe, parfois. Elle avait un petit frisson de peur ; et tout à coup, haletante, la chair en sueur, elle le voyait apparaître. C'était des bonheurs. Il lui disait qu'il l'attendait depuis des heures, sans oser bouger de place. Il ne lui faisait pas de reproches. Il était bien trop content de la voir. Et elle se sentait remuée dans ses entrailles d'être ainsi aimée. Il la prenait dans ses bras, la portait, riant, bégayant, pris de folie. Toute robuste qu'elle était, elle pesait le poids d'une plume dans ses larges mains. Il goûtait un plaisir farouche à la tenir contre lui, longtemps. — Si j'te lâchais plus ? lui disait-il. Elle lui donnait des tapes sur la tête ou bien, le bras autour de son cou, posait sur sa nuque sa bouche chaude. Elle répondait : — Ça va. Garde-moi pendue après toi ! Ses bras l'étreignaient alors à la briser. Il avait des élans d'amour féroce. Les baisers qu'il donnait étaient douloureux comme des morsures. 11 ouvrait la bouche sur sa chair, les mâchoires secouées d'un tremblement. Et il lui répétait à satiété qu'il mourrait si jamais elle cessait de l'aimer ; on verrait sa carcasse quelque part sur le chemin ou bien pendue à un arbre. Et il se meurtrissait avec les ongles pour lui montrer combien peu il tenait à son corps. Elle se jetait sur lui, retenait ses mains, le suppliant avec colère de croire à elle : — Quand j'te dis que j't'aimerai jusqu'en enfer ! Il la regardait, les yeux fixés sur sa bouche, toute sa face dilatée dans une clarté, et balbutiait : — Dis-moi ça toujours, si c'est vrai. Elle ne le lui disait jamais assez. Il mettait son visage contre le sien, dardant du fond de ses yeux ses regards aigus, et l'obligeait à lui répéter constamment la même chose. — Voyons... Là, encore... Regarde-moi bien en face. Quelquefois il l'arrêtait : — Non, t'as pas bien dit cette fois. Elle le battait, impatientée. . — Grande biesse ! Puis, un peu de tristesse le prenait. — T'as raison, j'suis bête. Mais quand j'pense qu'ça peut venir que t'aurais plus rien pour moi, ben ! j'sens ma tête qui tourne comme un moulin. Elle haussait les épaules, doucement. Ils demeuraient ensemble jusqu'à l'ombre pleine. Le silence s'abaissait autour d'eux, sévère sur leur isolement. Leurs visages découpaient une tache plus claire dans le noir. Ils s'asseyaient l'un près de l'autre, regardant augmenter cette blancheur et se chuchotant des choses caressantes, à mi-voix. D'autres fois, muets, ils écoutaient frissonner le bois, au fond de cette marée de nuit qui, petit à petit, s'élargissait de la terre au ciel. Et rien ne leur était bon comme d'être à chaque instant un peu plus engloutis dans l'énorme vague obscure. C'était elle qui lui rappelait l'heure, toujours. — Déjà? disait-il. Et il se lamentait, ne pouvant se résigner à la sépa- ration. Il prenait sa tète à deux mains, avec désespoir, et suppliait Germaine de rester encore. Ou bien, il l'emprisonnait dans ses bras, et riant de son mauvais rire, il lui criait : — Pars à c'te h éure I Elle devait le supplier à son tour de la lâcher. Elle invoquait des raisons, son père, ses frères, la nécessité d'être prudente. Il s'emportait, piétinait de colère, cognait les troncs d'arbres à coups de poing, et une jalousie s'en mêlant : — Et ben, quoi, tes frères? Est-ce que t'es leur femme, à tes frères? Est-ce que t'aimes mieux tes frères que moi, ton homme? Elle se fâchait. — J'en ai assez. Laisse-moi. Cette volonté le rendait soumis, avec un peu de lâcheté. Ses mains se détendaient autour des poignets de Germaine. Chargées de tendresse, elles la caressaient au lieu de l'étreindre. Et il poussait des soupirs tristes, pour l'attendrir, sans plus chercher à lui faire violence. Il l'accompagnait jusqu'à la lisière du bois. Quelquefois elle était troublée à la pensée de rentrer, et cela mettait un peu de froideur dans ses adieux. La jalousie le reprenait alors ; il la suivait, de loin, la voyait traverser la cour, de son pas tranquille, et bientôt les portes se fermaient. Il était sur d'elle, ces fois-là. fa ^ ' * J^U «s- ^ £ ^/fe '2